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Full text of "Histoire universelle de l'Église catholique"

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Ih 


2. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE 


DR 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


XV 


HISTOIRE    UNIVERSELLE 


DE 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 

PAR 

L'ABBÉ    ROHRKACHER 

DOCTEUR    EN    THÉOLOGIE  DE    L'UNIVERSITE  CATHOLIQUE    DE    LOUVAIN,    ETC.,   ETC. 

NOUVELLE    ÉDITION 

REVUE,    ANNOTÉE,  AUGMENTÉE  D'UNE  VIE  DE  IU/HRBACHIÎR,  DE  CONSIDÉRATIONS  GÉNÉRALES, 
DE   DISSERTATIONS    ET  CONTINUÉE  JUSQU'EN  1900 

Par  Monseigneur  FÈVRE 

PROTONOTAIRE    APOSTOLIQUE 


S  .  Épifhake,  1.  T,  c.  v,  Contre  les  Hérésies. 

Ubi  Peints,   ibi   F.  c  cl  esta. 

S.  Amdr.,  In  Psalm.  xl,  n.  30. 


TOME    QUINZIÈME 


PONTIFICAT      DR     LEON      XIII 


PARIS 
LIBRAIRIE    LOUIS   VIVES 

13,    RUE    DEL  AMBRE.    13 
1901 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/histoireuniver15rohr 


PRÉFACE 


En  1872,  au  moment  où  nous  terminions  notre  édition  de  Rohrbacher,  nous  annoncions, 
comme  devant  la  continuer,  une  Histoire  contemporaine  de  l'Eglise  catholique.  Nous 
venons  accomplir  notre  promesse  ;  le  présent  volume  forme  le  complément  de  Uohrbacher 
l'histoire  contemporaine  de  l'Eglise. 

Dans  notre  précédent  travail,  nous  étions  parvenus  à  la  mort  de  Pie  IX  ;  pour  le  con- 
tinuer, nous  devons  écrire  les  annales  du  pontificat  de  Léon  XIII. 

A  cause  de  la  publication  antérieure  des  tables,  nous  ne  pouvons  plus,  dans  cet  ou- 
vrage, nous  contenter  de  sommaires  brefs.  Dans  le  dessein  de  donner,  à  ce  travail,  toute 
la  clarté  nécessaire,  nous  en  avons  multiplié  les  chapitres.  Sans  abandonner  la  division 
par  livres  et  par  paragraphes,  nous  avons  pensé  qu'en  donnant  aux  paragraphes,  une 
plus  précise  détermination  et  à  la  table  particulière  du  volume  tout  le  développement 
que  réclament  les  faits,  nous  aurions,  sans  changer  de  méthode,  atteint  d'utiles  amélio- 
rations. 

À  ces  perfectionnements  de  pure  forme,  nous  avons  dû  ajouter  le  travail  nécessaire 
pour  nous  procurer  d'exactes  informations.   Nous  avons  cherché,  pendant  des  années 
dans  les  livres,  dans  les  revues,  parfois  dans  les  journaux,  les  documents  indispensables.' 
L'avenir  apportera  sans  doute,  plus  tard,  par  la  publication  des  mémoires  et  correspon- 
dances, d'importantes  révélations,  qui  permettront  de  préciser  mieux  quelques  points  de 
fait.  Mais,  par   l'expérience  que  nous  en  avons,  nous  ne  croyons  pas  que  ces  révélations 
si  précieuse  soient-elles,  puissent  changer  beaucoup,  sur  les  événements  et  les  person- 
nages, le  jugement  à  intervenir.  Le  présent  n'a  pas  connu  les  motifs  secrets  des  actes  et 
les  trames  cachées  qui  ont  pu  amener  les  faits  visibles  ;  mais  il  connaît  les  faits  et  les 
actes,  et  l'on  sait  à  peu  près  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  plus  mystérieux  personnages  de 
notre  temps. 

Quant  à  l'esprit  qui  inspire  et  anime  nos  travaux,  tel  il  était  il  y  a  quarante  ans,  tel 
il  est  resté.  Les  années  donnent  plus  de  solidité  à  la  main,  plus  de  maturité  au  juge- 
ment, plus  d'assurance  à  la  conviction  ;  elles  donnent  même,  à  la  foi,  des  confirmations 
expérimentales;  mais  la  foi  ne  change  pas.  Fidèle  à  nous-même,  nous  disons,  avec  Veuillot  : 
«  Il  n'y  a  pas  d'autre  base  de  la  civilisation  que  l'Evangile;  pas  d'autre  architecte  de 
l'ordre  social,  que  le  Vicaire  de  Jésus-Christ.  »  Nous  ne  croyons,  à  aucun  degré,  aux 
idées  libérales  de  conciliation,  nous  avons  vécu  dans  la  pleine  certitude  de  l'ordre  surna- 
turel ;  nous  avons  écrit  pour  rendre  hommage  au  droit  certain  et  souverain  de  la  Sainte 
Eglise  et  du  Saint-Siège  Apostolique.  Les  illusions  et  les  séductions  dont  nous  avons  vu 
miroiter,  sous  les  yeux  de  notre  siècle,  les  idées  coupables  et  les  projets  impuissants,  ne 
sont  à  nos  yeux  que  des  défauts  de  foi  et  de  vertu.  Nous  disons  avec  don  Sarda  :  «  Le  libé- 
ralisme est  un  péché  »  et  le  catholicisme  libéral  est  le  pins  satanique  de  tous  les  libéra- 
lismes.  Ce  n'est  pa.->  seulement  un  énerveraient  ;  c'est  une  trahison. 

Pour  nous,  comme  auteur,  nous  n'avons  ni  amis,  ni  ennemis.  Défenseur  de  l'Eglise 
nous  combattrions  notre  frère  s'il  trahissait  la  vérité,  et  nous  bénirions  notre  meurtrier 
s'il  lui  rendait  hommage.  En  présence  de  l'erreur,  nous  éprouvons  une  invincible  horreur; 
nous  connaissons  trop,  par  la  théologie,  l'inanité  de  ses  prétextes,  et,  par  l'histoire,  ses 
terribles  résultats,  pour  ne  pas  sentir  le  besoin  de  la  frapper  à  mort.  Selon  nous,  exister, 
c'est  combattre.  Dans  ce  combat  sans  trêve  ni  repos,  si  nous  prenons  à  partie  les  per- 
sonnes, c'est  parce  qu'on  n'a  rien  fait  contre  l'erreur,  tant  qu'on  n'a  pas  abattu  ceux 
qui  la  soutiennent.  Que  si  parfois  un  grain  de  sel  nous  tombe  des  lèvres,  nous  n'avons  pas 
de  fiel  au  coeur.  Nous  supposer  la  haine  contre  quelqu'un,  c'est  nous  méconnaître.  A 
l'homme  qui  nous  a  voulu  le  plus  de  mal,  nous  ne  souhaitons,  comme  à  notre  meilleur 
ami,  que  l'abondance  «les  grâces  de  Dieu.  Quant  à  nous  faire  réellement  du  mal,  il  n'y  a 
que  nous  qui  en  ayons  le  pouvoir  et  nous  tâcherons  de  n'en  pas  user. 


T.    XV. 


PREFACE 

autrement,  nous  De  Borames  poinl  un  homme  de  parti,  mais  un  homme  d'Eglise.  \ 
ootre  Bens,  Jésus-Christ  est  le  pontife  et  le  roi  de  l'humanité  régénérée  parla  grâce  du 
Calvaire.  Les  princes  el  les  prêtres  doivent  également,  dans  des  sphères  et  par  des  voies 
différentes,  appliquer  l'Evangile  au  salut  des  hommes  et  au  bonheur  des  peuples.  L'his- 
toire nous  a  appris  que  les  lois  prévariquent  aussi  bien  que  les  démagogues  ;  des  prêtres 
même  n'ont  pas  toujours  eu  l'intelligence  parfaite  de  leur  mission  sociale  ;  mais  Dieu  qui 
a  éprouve  les  prêtres  et  brise  la  couronne  des  rois,  cassera  aussi  facilement  la  tête  des 
impies  sans  couronne.  Sans  attache  à  personne,  sans  recherche  d'aucun  intérêt,  nous  i ■<•- 
vendiquons  la  reconnaissance  explicite,  pleine  et  entière,  des  droits  surnaturels  de  Jésus- 
Ghrist  et  des  droits  sacrés  du  Pape  son  vicaire.  Tous  les  faits,  tous  les  prétendus  droits 
qui  se  dressent  à  l'encontre.  doivent  être  écartés  par  la  sagesse  des  hommes,  ou  ils  seront 
balayés  par  les  justices  de  la  Providence. 

Je  ne  crois  pas  à  la  fin  du  pouvoir  temporel,  parce  que  je  ne  crois  pas  à  la  fin  de  la 
Papauté;  je  ne  crois  pas  à  la  fin  de  la  Papauté,  parce  que  je  ne  crois  pas  à  la  fin  du 
monde.  Je  crois  à  la  fin  de  la  civilisation  moderne  dans  une  prompte  et  profonde  barbarie, 
conséquence  inévitable  des  principes  dont  la  société,  a  favoris/-  le  développement  ;  nou 
voyons  présentement  les  conséquences  finales  et  les  dernières  perspectives.  Le  genre 
humain  ne  sera  tiré  de  cette  barbarie,  savante  et  lâche,  que  par  la  main  de  l'Eglise,  avec 
les  seuls  secours  de  son  immuable  foi.  Ce  sera  un  accroissement  du  Christianisme  et  un 
rajeunissement  de  la  terre.  Les  catastrophes  qui  vont  se  précipiter  sur  l'Europe  emporte- 
ront les  hérésies  et  le  Vicaire  de  Jésus-Christ,  pontife  et  roi,  sera  encore  le  pasteur  du  genre 
humain.  On  parle  beaucoup  de  progrès;  voilà  le  seul  progrès  réel,  celui  que  nous  atten  - 
dons.  Nous  saurons  l'attendre,  d'une  espérance  inébranlable,  au  milieu  de  l'écroulement  de 
toutes  les  constitutions  humaines,  et  quand  même  les  champs  seraient  jonchés  de  ca- 
davres, nous  l'attendrions  encore.  L'Eglise  rachètera  le  genre  humain  de  cette  nouvelle 
barbarie  où  il  subira  les  horreurs  de  l'esclavage  ;  elle  rallumera  l'astre  du  Christ,  la  li- 
berté ;  elle  fera  ce  grand  travail  sans  verser  d'autre  sang  que  le  sien,  fidèle  à  son  œuvre 
unique,  qui  est  de  donner  la  vie.  L'Eglise  est  le  chef-d'œuvre  de  Dieu.  Dieu  ne  laissera 
pas  détruire  son  œuvre  de  prédilection,  scellée  du  sang  de  son  Fils,  par  un  petit  nombre 
de  politiques  vils  et  de  soudards  ignorants.  Sa  justice  leur  abandonne  l'empire;  sa  misé- 
ricorde le  leur  ôtera.  Fût-ce  au  milieu  des  abîmes  de  l'apostasie,  par  cette  faible  main 
de  l'Eglise,  il  ressaisira  l'imbécile  humanité,  il  la  rendra  témoin  des  merveilles  de  sa 
parole.  Alors  ce  miracle  de  dix-neuf  siècles  de  durée,  au  milieu  de  tant  d'orages,  ne  pa- 
raîtra plus  qu'un  essai  de  la  toute- puissance  qui  veille  sur  l'Eglise  et  qui,  par  elle,  se 
plaît  à  vaincre  le  monde.  A  la  force  brutale,  aux  coups  précipités  de  la  passion,  aux  cal- 
culs de  l'astuce,  aux  conceptions  du  délire,  sans  même  que  sa  main  soit  visible  pour  d'in- 
dignes regards,  Dieu  opposera  ces  dispositions  victorieuses  qu'il  a  mises  au  fond  de  la 
nature  et  qui  l'obligent  d'accomplir  ses  desseins.  Avec  les  armes  qu'ils  ont  forgées  pour 
les  vaincre,  il  écrasera  ses  ennemis,  il  les  ramènera  par  la  pente  des  routes  où  ils 
s'égarent.  Ce  sera  la  force  des  choses  qui  rétablira  l'Eglise  dans  le  domaine  agrandi  que 
la  force  des  choses  lui  a  fait  :  mais  ceux-là.  seulement  que  Dieu  voudra  bénir  sauront  que 
la  force  des  choses  est  la  force  de  Dieu  (1). 

Le  pauvre  auteur  de  ce  volume  est  l'homme  de  ce  ferme  espoir.  Dans  l'obscurité  de  la 
plus  humble  condition,  il  élève  son  âme  jusqu'à  la  hauteur  de  ses  espérances,  et  quoiqu'il 
ne  soit  rien,  il  veut  apporter,  à  l'œuvre  divine,  son  grain  de  sable.  Un  grain  de  sable, 
c'est  bien  peu  de  chose,  mais  si  Dieu  le  met  à  sa  place,  il  peut  faire  crouler  de  fragiles 
grandeurs. 

C'est  dans  cette  espérance  que  nous  avons  toujours  combattu  ;  nous  espérons  combattre, 
pour  la  même  cause,  jusqu'au  dernier  soupir. 

guère,  nous  combattions  dans  un  évêque  une  fausse  théorie  des  Concordats.  Nous  la 
combattions,  parce  qu'elle  place  l'Eglise  sur  un  terrain  ennemi,  parce  qu'elle  égalise  les 
deux  souveraines  puissances,  parce  qu'elle  rabaisse  la.  papauté  et  nous  ramène  la  question 
des  investitures. 

Hier  nous  appelions  les  foudres  de  l'Index  sur  une  méchante  traduction  des  saints  Evan- 
giles, traductions  approuvées  pourtant  par  plusieurs  évêques.  Avant-hier,  nous  osions,  le 
premier  parmi  les  historiens,  reprocher  à  une  grande  école  d'avoir  professé  pendant  deux 
siècles  des  opinions  fautives,  d'avoir  déserté  les  hautes  traditions  de  la  science  catho- 

(I)Veuillot,  Mélanges,  2e  série,  t.  VI,  p.  52(3. 


PRËFA.CE 

lique,  d'avoir  professé  des  doctrines  complices  de  ions  les  malheurs  de  la  France  et  de 
L'Eglise. 

Précédemment,  au  tome  XIV*  de  Rohrbacher,  nous  avions  pris  fortement  à  partie  tout 

le  groupe  des  catholiques  libéraux  :  c'est  mi  poinl  que  nous  devons  expliquer. 

Nous  défendions  donc,  il  y  a  quelques  années,  cette  éternelle  cause  des  Papes  dans  notre 
édition  de  Rohrbacher,  et,  dans  le  tome  xiv  de  V Histoire  universelle  de  l'Eglise  catho- 
lique, nous  donnions,  contre  les  catholiques  libéraux  de  France,  une  foule  de  monu- 
ments accusateurs.  Ce  travail,  bienvenu  du  clergé  français,  accueilli  favorablement  par  la 
presse  savante,  loué  même  à  l'étranger,  non  seulement  en  Italie  et  en  Belgique,  mais  en 
Allemagne,  en  Angleterre  et  jusqu'aux  Etats-Unis,  ne  l'ut  pas  du  goût  des  catholiques  li- 
béraux. Faibles  sur  les  thèses  positives,  très  libéraux  tant  qu'on  les  laisse  dogmatiser  en 
paix,  fidèles  à  la  tactique  du  silence  et  résolus  à  ne  parler  que  pour  dire  qu'ils  n'existent 
point,  ils  excellaient  dès  lors  aux  intrigues  et  s'ingénièrent  à  nous  ruiner  par  des  procès 
ou  à  nous  diffamer  par  des  attaques.  Dans  cette  guerre  ténébreuse  et  pleine  de  perfidies, 
ils  eurent  l'appui  non  seulement  des  libéraux  purs,  mais  encore  des  protestants  et  des  ré- 
volutionnaires. Cet  accord  ne  nous  étonna  point  :  tous  ces  gens-Là  font  bon  ménage  en- 
semble, parce  que,  sauf  les  nuances  de  doctrines,  avec  plus  ou  moins  de  hardiesse  dans  la 
déduction  des  conséquences,  ils  professent,  au  fond,  les  mêmes  principes  et  soutiennent 
les  mêmes  intérêts.  A  part  quelques  brefs  démentis,  nous  n'avions  pas  jugé  à  propos  jus- 
qu'ici de  nous  défendre.  Les  discussions  entre  personnes  ne  sont  guère  que  des  querelles  ; 
lorsqu'on  les  soutient,  il  s'y  mêle  volontiers  un  peu  d'aigreur  et  beaucoup  de  parti  pris  ;  en 
les  prolongeant,  on  voit  qu'on  manque  aisément  de  respect  aux  autres,  à  soi-même  et  à  la 
vérité.  En  fin  de  compte,  ces  pugilats  d'amour-propre  ne  servent  qu'aux  passions.  Nous 
ajournâmes  donc  alors  une  justification  qui  n'était,  du  reste,  pas  nécessaire  ;  eût-elle  été 
nécessaire,  elle  devenait  inutile.  Puisque  l'occasion  s'en  présente,  nous  dirons  ici  un  mot 
de  ces  attaques. 

Le  triumvirat  catholique-libéral  essaya  d'abord  de  nous  citer  devant  le  tribunal  de 

première  instance  de  la  Seine  comme  prévenu  de  diffamation.  Un  ancien  ministre,  irès 

connu  pour  la  part  funeste  qu'il  avait  prise  aux  affaires  de  l'Eglise  et  de  la  France,  Alfred 

de  Falioux,  s'en  fut  trouver  le  procureur  général,  Imgarde  de  Leffemberg,  qui  déclara 

n'avoir  point  à  s'occuper  de  l'affaire.  Le  procureur  fit  toutefois  observer  au  plaignant  que 

cette  démarche  cadrait  mal  avec  ses  principes  ;  qu'une  critique,  fort  désagréable,  il  est 

vrai,  n'appelait,  en  bonne  discussion,  qu'une  défense;  qu'un  procès  pourrait  bien  n'être 

pas  suivi  de  condamnation,  et  qu'en  cas  de  triomphe  du  prévenu,  outre  le  tort  de  se  mettre 

en  contradiction  avec  eux-mêmes,  les  catholiques  libéraux  auraient  encore  le  désagrément 

de  meitre  plus  en  relief  les  accusations  dont  ils  étaient  l'objet.  Sur  quoi,  maître  Renard, 

ayant  bien  médité  son  cas,  jugea  prudent  de  frapper  un  grand  coup  en  laissant  tomber 

l'affaire. 

Le  triumvirat,  sans  prise  près  de  la  justice  civile  (que  le  droit  canon  lui  interdisait  d'in- 
voquer), nous  dénonça,  par  un  autre  de  ses  membres,  Félix  Dupanloup,  à  l'officialité  mé- 
tropolitaine de  Paris,  comme  coupable,  envers  un  suffragant,  nous  ne  savons  pas  bien  de 
quel  crime.  L'archevêque  confia  l'examen  de  notre  ouvrage  à  un  rédacteur  de  L  Univers, 
Jules  Morel,  nommé  depuis  peu  Consulteur  de  l'Index.  L'examinateur  lut  le  volume  et  en 
fit  rapport  au  prélat,  rapport  où,  dans  une  intention  bienveillante  pour  notre  personne,  il 
chargeait  notre  ouvrage,  afin  d'éviter  un  coup  d'éclat.  Cette  aimable  férocité  dont  nous 
remercions  l'examinateur,  atteignit  le  but  qu'il  se  proposait  ;  mais  toutefois  nous  dirons 
ici  que  cette  conduite,  habile  peut-être,  ne  nous  paraît  pas  d'une  entière  justice.  Un  juge 
d'instruction  n'est  pas  un  diplomate,  c'est  un  magistrat;  il  doit  s'enquérir  exactement  des 
faits,  les  présenter  tels  quels,  sans  fausses  couleurs,  même  à  bonne  intention,  et  ne  point 
charger,  même  pour  innocenter.  Bref,  l'archevêque  de  Paris,  un  peu  irrité  par  les  grosses 
couleurs  du  rapport,  s'abstint  toutefois  de  tout  acte  extra-judiciaire,  et,  pour  un  jugement 
canonique,  se  déclara  incompétent.  En  effet,  l'archevêque  de  Paris  n'est  pas  notre  juge. 
Nous  relevons  de  notre  évoque,  qui  esta  Langres  ;  de  notre  métropolitain,  qui  est  à  Lyon; 
et  du  Pape,  qui  est  à  Home.  Tout  en  faisant  profession  du  plus  profond  respect  pour 
l'épiscopat,  nous  ne  reconnaissons  pourtant,  à  chaque  évêque,  que  le  pouvoir  qui  est  ins- 
crit au  Corps  du  droit.  Hors  de  là,  il  n'y  a  plus  qu'excès  de  pouvoir,  arbitraire  pur,  pas- 
sion, choses  que  nous  n'imputons  à  aucun  pasteur  et  que  n'admet  en  aucun  cas  la  Sainte 
Eglise. 
Sans  espoir  de  ce  côté,  le  même  membre  du  triumvirat,  le  grand  et  implacable  Dnpan- 


4  PRÉFACE 

loup,  chargea  un  vicaire  général  de  nous  poursuivre  devant  le  tribunal  Romain  de  l'Index. 
Celte  lois  la  cause  était  dévolue  à  ses  juges  naturels,  mais  l'équité  du  tribunal  ne  pouvait 
nous  inspirer  beaucoup  d'effroi.  Docile  aux  enseignements  et  aux  avertissements  du  Saint- 
Siège,  nous  avions  mis  les  lecteurs  en  garde  contre  les  sophismes  des  libéraux  et  des  con- 
ciliateurs: nous  nous  étions  appliqué  à  faire  comprendre  l'affligeante  situation  de  l'Eglise 
et  à  renverser  les  forces  de  l'ennemi.  Nous  l'avions  fait  en  soldat  d'avant-garde,  sans 
haine,  sans  crainte,  avec  le  plus  pur  dévouement.  Nous  n'avions  donc  rien  à  redouter 
d'une  Eglise  qui  ne  tire  pas  sur  ses  soldats  lorsqu'ils  combattent  devant  l'ennemi.  Nous 
nous  doutions  dès  lors,  nous  avons  appris  depuis,  que  «  ce  dévouement  est  rendu  plus 
digne  d'éloges  par  les  incessantes  sollicitudes,  par  les  fatigues,  par  les  dépenses,  par  les 
contradictions  que  soulève  la  lmine  de  la  vérité,  et  enfin  par  cette  résolution  où  nous 
étions  de  prévenir  les  embûches  tendues  chaque  jour  au  peuple  pour  les  détacher  des 
Papes,  non  seulement  par  les  ennemis  de  l'Eglise,  mais  encore,  ce  qui  est  plus  dangereux, 
par  des  hommes  qui,  sous  prétexte  de  prudence  et  de  charité,  rêvent  d'absurdes  et  im- 
possibles conciliations,  et  qui,  croyant  avoir  reçu  du  Ciel,  pour  conduire  opportunément 
et  utilement  les  affaires  de  l'Eglise,  des  lumières  plus  abondantes  que  son  Chef  suprême; 
imposent  leurs  idées  à  tous,  comme  l'unique  voie  à  suivre  pour  arriver  au  rétablissement 
de  l'ordre  (1).  » 

La  dénonciation  à  l'Index  aboutit  à  une  lettre  où  l'on  nous  priait,  en  particulier  et  sans 
injonction  judiciaire,  d'adoucir  la  forme  de  quelques  passages,  vingt  au  plus,  par  égard 
pour  des  personnes  qui  avaient  été  au  pouvoir  et  qui  étaient  susceptibles  d'y  revenir.  Nous 
adoucîmes  ces  passages,  sauf  deux,  où  il  nous  l'ut  impossible  de  deviner  en  quoi  nous 
avions  pu  excéder  et  pour  bien  marquer  que  nous  adoucissions  de  notre  plein  gré.  Mais 
ces  adoucissements,  il  faut  le  répéter,  ne  touchaient  en  rien  au  fond  de  l'ouvrage  ;  ils 
étaient  de  pure  forme,  et  en  les  concédant,  nous  articulions  parfois  plus  fortement  en- 
core notre  réprobation  de  ce  qu'un  prélat,  dignitaire  de  Nonciature  Apostolique,  appelle 
Y  apostasie  des  catholiques  libéraux. 

Dans  le  dépit  causé  par  ces  échecs  successifs,  nos  adversaires  répandirent  méchamment 
le  bruit  que  nous  étions  usurpateur  de  titres,  un  de  ces  aventuriers  qui  déshonorent  les 
meilleures  causes,  et  que  si  nous  nous  disions  Protonotaire  Apostolique,  c'était  de  notre 
part  un  audacieux  mensonge.  L'attaque  nous  avait  laissé  jusque-là  assez  indifférent  ;  à  cet 
incident,  elle  nous  fit  peine.  Nous  croyons  les  catholiques  libéraux  de  plus  fière  nature  et 
de  plus  noble  caractère.  Et  quand  encore  nous  serions  un  usurpateur  de  titres,  est-ce  que  les 
faits  seraient  moins  des  faits  ?  Et  quand  nous  ne  serions  qu'un  intrigant  misérable,  est-ce 
que  nos  raisonnements  auraient  moins  de  valeur?  Des  avocats,  sans  être  des  modèles  de 
vertu,  soutiennent  tous  les  jours  avec  de  très  solides  arguments,  de  très  justes  causes. 
Nous  pouvions  ressembler  à  ces  avocats  ;  nous  avions  toutefois  sur  eux  un  avantage.  Nos 
papiers  étaient  en  règle.  Nos  parchemins  authentiques  prouvèrent  qu'il  n'y  avait,  ici,  de 
menteuse,  que  l'accusation. 

Alors  le  dépit  alla  jusqu'à  la  folie  Une  démarche  fut  faite,  près  du  Saint-Siège,  pour 
nous  arracher  le  titre  que  nous  tenions  personnellement  motu  proprio  du  Souverain- 
Pontife.  Démarche  étrange,  car  enfin  l'examen  de  notre  ouvrage  avait  prouvé  son  inno- 
cence, et  lorsque  l'Eglise  venait  de  prononcer  sur  la  parfaite  orthodoxie  d'un  livre  on  lui 
demandait  d'en  frapper  l'auteur.  L'Eglise  n'est  pas  assez  libérale  pour  se  permettre  si 
énorme  contradiction  ;  et  le  Saint-Siège,  que  tant  d'écrivains  aveugles  dénoncent  comme 
l'école  de  la  tyrannie,  est  surtout  le  refuge  des  petits  et  l'abri  des  faibles.  Pie  IX  rejeta 
ces  indécentes  réclamations  ;  nous  fûmes  Protonotaire  deux  fois  :  une  fois  par  nomination 
régulière  de  l'autorité  légitime  ;  une  autre  fois  par  confirmation  solennelle,  après  d'ar- 
dentes attaques  et  une  solennelle  dénonciation  (2). 

Jusqu'ici  l'affaire  avait  été  secrète.  A  ce  point  elle  entra  dans  le  domaine  public  :  des 
sycophantes  du  catholicisme  libéral  appelèrent  à  leur  secours,  contre  nous  et  contre  l'Eglise, 
le  député  Gambetta  et  le  sénateur  Challemel-Lacour.  Le  Génois  de  Cahors  reçut  notre  livre, 
on  ne  dit  pas  de  qui,  mais  certainement  pas  de  nous.  Par  un  tour  de  sa  façon,  il  montra 
le  livre  dans  les  couloirs  de  l'Assemblée,  en  découvrit  les  énormités  et  se  déclara  prêt  à 

(1)  Lettre  du  17  janvier  1878  de  S.  S.  Pie  IX  aux  rédacteurs  de  VOsservatore  caltolico  de  Milan. 

(2)  Les  libéraux  ont  réitéré  depuis  deux  fois  cette  demande  au  Saint-Siège,  toujours  avec  le  même 
succès.  Que  nous  soyons  ou  non  protonotaire,  qu'est-ce  que  cela  peut  bien  faire  à  la  valeur  d'un  argu- 
ment ou  à  la  constatation  d'un  fait  ? 


PREFACE 

le  dénoncer  à  la  tribune.  Alors,  an  compère  catholique  libéral  intervint,  apprit  au  député 

que  le  livre  en  question  avait  été  frappé  par  l'archevêque  de  Taris  et  que,  'les  lors,  il  n'y 
avait  pas  lieu  «le  s'en  prévaloir.  Une  noie  toutefois  fut  rédigée  sur  l'incident,  publiée 
dans  Paris- Journal,  et  reproduite  dans  tous  les  journaux  affiliés  à  la  secte.  Le  coup  était 
monté  sans  aucun  sentiment  ni  de  convenance  ni  de  justice  ;  il  visait,  ce  qui  est,  en  effet, 
très  libéral,  à  nous  diffamer,  à  nous  écraser,  sans  que  la  défense  nous  fût  possible.  Dans 
l'impossibilité  de  nous  défendre,  nous  adressâmes  au  Courrier  de  ta  Haute-Marne  une 
lettre  de  protestation. 

L'année  suivante,  1870,  la  tactique  révolutionnaire  était  modifiée.  Nous  n'étions  plus 
un  certain  prélat  sans  mine,  rôdant  le  soir  entre  chien  et  loup,  mais  un  grand  personnage, 
parlant  avec  autorité  et  daubant  d'importance  sur  tous  les  gros  bonnets  du  catholicisme 
libéral.  Voici  comment  s'en  exprimait,  dans  le  discours  où  il  accusait  d'athéisme  les  Pères 
de  l'Eglise,  le  sénateur  Challemel-Lacour. 

«  Lorsqu'on  vient,  dit-il,  nous  parler  ici  de  liberté,  de  droit  commun,  de  respect  des  ins- 
titutions, ah  !  Messieurs,  je  crois  à  la  sincérité  de  votre  langage,  j'en  suis  touché  ;  mais 
il  m'est  bien  permis  de  dire,  oui,  je  suis  obligé  de  dire  :  «  Vous  êtes  désavoués  !  Votre  es- 
prit de  transaction,  il  est  traité  de  complaisance  coupable,  de  faiblesse  inadmissible.  Voilà 
vingt  ans  qu'on  prépare  votre  condamnation  !  Elle  est  aujourd'hui  partout  ;  dans  les  ency- 
cliques, dans  les  conciles,  dans  les  livres  orthodoxes,  dans  tout  ce  qui  nous  arrive  de 
Rome.  C'est  contre  vous,  c'est  contre  votre  esprit  de  transaction,  au'a  été  préparé,  que 
sera  dirigé  l'enseignement  de  ces  Universités  dont  vous  vous  faites  si  généreusement  les 
avocats,  avec  tant  d'imprudence  aussi  les  garants. 

»  Si  quelques  personnes  s'y  trompent,  il  est  certain  pour  tous  ceux  qui  sont  quelque 
peu  au  courant  des  affaires,  que  cette  condamnation  n'est  point  dirigée  contre  ceux  qui  se 
déclarent  les  fils  reconnaissants  de  la  Révolution  française  ;  qu'elle  n'est  pas  dirigée  contre 
les  rationalistes,  contre  les  positivistes,  contre  les  radicaux.  Non  !  elle  est  dirigée  contre 
ceux  qui  ne  répudient  pas  d'une  manière  formelle  l'espoir  d'une  conciliation  à  quelque 
degré  que  ce  soit  entre  les  principes  modernes  et  les  principes  qu'on  déclare  orthodoxes. 

»  A  cet  égard,  il  n'y  a  point  d'équivoque  possible.  Eh  !  Messieurs,  si  je  voulais,  je 
trouverais  des  noms,  ,1e  n'aurais  qu'à  ouvrir  une  histoire  de  l'Eglise,  que  j'ai  là  sous  la 
main,  la  plus  récente,  la  plus  moderne,,  signée  par  un  homme  en  crédit  à  la  cour  de 
Rome,  par  un  prélat  ;  et  j'y  trouverais  ces  noms  que  vous  respectez,  que  je  respecte  avec 
vous,  qualifiés  en  termes  qui  dépassent  l'injure  et  que  le  Sénat  ne  supporterait  pas  (1)  ». 

Dans  les  grognements  que  fit  entendre,  en  1877,  l'ours  opportuniste,  il  y  avait  ce  cri  de 
bête  fauve  :  «  Le  cléricalisme,  voilà  l'ennemi!  »  A  l'appui  de  ce  cri,  l'ours,  qui  est  un 
ours  savant,  produisait  mon  livre,  ce  livre  d'un  prélat  en  grand  crédit  dans  la  cour  de 
Home,  où  l'on  dénonce  le  duel  irrévocable  entre  la  Révolution  et  l'Eglise,  où  l'on  frappe 
d'anathème  tous  Jes  principes  de  89,  où  l'on  raille,  amèrement  et  insolemment,  les  pensées 
conciliatrices  des  catholiques  libéraux,  etc.  En  conséquence,  maître  Martin,  qui  est  aussi 
grand  politique  que  grand  docteur,  met  deux  pieds  dans  les  pantoufles  adultères  de 
Louis  XIV,  deux  autres  pieds  dans  les  bottes  de  fer  de  Napoléon  et  saute,  lui  libéral,  sur 
l'Eglise  qu'il  veut  contraindre,  en  vertu  de  la  liberté,  au  respect  des  lois  très  libérales  du 
Césarisme.  Ce  fait  est  la  marque  de  fabrique  du  libéralisme  de  l'ours  Martin. 

Enfin  le  2  septembre  1877,  le  journal  protestant  le  Temps,  par  la  plume  d'Edmond 
Schérer,  agrafait,  à  son  tour,  le  tome  XIV  de  Rohrbacher  et  tombant  dessus,  wiguibus  et 
rostro,  le  dépeçait  avec  une  férocité  sans  rémittence.  Lorsque  les  chiens  de  Luther,  de 
Calvin  et  de  Jansénius  rencontrent  les  chiennes  de  Mirabeau,  de  Robespierre  et  de  Napo- 
léon, ils  les  courtisent  volontiers.  De  leur  commerce,  naissent  des  critiques  littéraires  dont 
la  spécialité  est  de  lever  la  patte  contre  les  ouvrages  orthodoxes.  De  ces  aboyeurs,  nous 
avons  maintenant  une  invasion  dans  la  presse.  Tous  portent  au  cou  la  plaque  de  la  répu- 
blique et  la  lanterne  du  progrès;  ils  représentent  la  grammaire,  la  littérature  fine,  la 
haute  érudition,  surtout  ils  jappent,  avec  délices,  contre  la  soutane. 

Je  ne  dis  pas  cela  pour  le  critique  un  peu  lourd  du  Temps;  il  m'a  envoyé,  toutefois, 
dans  une  cotonnade  peu  académique,  un  gros  paquet  de  fiel  genevois.  Je  lui  répondais  le 
24  septembre,  comme  j'avais  répondu  précédemment  au  Paris-Journal  ;  mais  ces  lettres 
n'ont  point,  que  je  sache,  paru  ni  dans  Paris-Journal  (2),  ni  dans  le  Temps.  Voilà  comme 

M ,  Journal  offidel  de  la  République  française,  n°  du  mercredi  10  juillet  1870,  p.  5306. 
(2)  Paris- Journal,  par  la  plume  d'Henri  de  l'ene,  a,  depuis,  loué  chaudement  notre  Histoire  apologé- 
tique de  la  Papauté. 


0  PRÉFACE 

ils  sont  lou9  ces  grands  libéraux.  Leur  libéralisme,  qui  n'est,  an  fond,  que  l'impiété,  leur 
permet  d'aboyer  au  clérical  el  de  manger  du  prêtre;  mais  lorsque  le  prêtre  répond  à  la 
critiqi  e  ou  réfute  la  calomnie,  ils  suppriment  sans  bruit  la  réponse.  Le  fait  esl  tuste  à 
constater,  mais  il  esl  réel.  Dans  ce  dévergondage  répugnant  où  esl  tombée  la  presse  fran- 
çaise, tout  prêtre  en  évidence  est  l'objet  d'infâmes  attaques  ;  il  n'obtient  presque  jamais 
la  loyale  réparation  d'une  réponse  légale;  pour  obtenir  justice,  il  n'a  guère  d'autre 
ressource  que  le  recours  aux  tribunaux.  Je  le  dis  comme  je  le  pense,  ce  trait  de  mœurs  est 
lâcbe  ;  ce  déni  de  justice  est  une  insigne  malhonnêteté. 

Je  veux  remarquer  ici  un  trait  bizarre  de  l'école  libérale.  D'après  la  doctrine  des  libé- 
raux, il  est  permis  de  tout  dire  ;  mais  d'après  leur  pratique,  dès  que  vous  touchez,  du  bec 
de  la  plume,  à  leur  auguste  personne,  vous  commettez  un  crime.  Parce  que  nous  avons, 
dans  un  volume  de  seize  cents  colonnes,  parlé  longuement  de  leurs  prouesses,  ils  ont  voulu 
nous  écraser;  parce  que  nous  avons,  dans  un  article  de  revue,  ramené  à  la  juste  mesure 
l'histoire  du  cardinal  Mathieu,  ils  ont  voulu  nous  écraser  encore  ;  parce  que  nous  avons 
parlé  de  Saint-Sulpice,  comme  nous  croyons  qu'il  en  faut  parler,  ils  ont  essayé  de  nous 
écraser  une  troisième  fois;  parce  que  nous  avons  dit  la  vérité  sur  Mgr  Darboy,  coupable 
d'avoir  voulu  provoquer  l'abandon  de  Rome  et  porter  atteinte  à  la  liberté  du  Concile,  ils 
ont  proposé  un  quatrième  écrasement  ;  parce  que  nous  avons  posé  de  justes  bornes  au 
congrès  scientifique  international,  cinquième  écrasement,  et  parce  que  nous  avons  traversé 
une  intrigue  et  empêché  l'appel  d'un  indigne  à  l'épiscopat,  sixième,  dernier  et  définitif 
écrasement.  Nous  sommes  tué,  retué,  mis  en  poussière,  soit;  mais  enfin  est  ce  ainsi  que 
vous  mettez  vos  actes  en  harmonie  avec  vos  principes,  et  s'il  est  permis  de  tout  dire, 
pourquoi  prenez-vous  la  massue  dès  qu'on  veut  vous  dire  la  vérité? 

Ah  !  je  la  connais,  la  résolution  de  cette  antinomie.  La  terrible  vérité,  c'est  que  le  libé- 
ralisme, même  catholique  et  soi-disant  orthodoxe,  est  une  déviation  de  la  vérité,  et  une 
complicité  commençante  avec  tous  les  attentats.  Ces  messieurs  sont  sympathiques  à  tous 
les  hommes  d'aventure,  à  tous  les  bandits  de  plume  ou  d'épée  ;  ils  sont  hostiles,  d'une 
implacable  haine,  à  tous  leurs  frères,  criminels  à  leurs  yeux,  parce  qu'ils  soupçonnent  leur 
vertu,  rejettent  leurs  doctrines  et  font  avorter  les  complots  de  leur  ambition.  Le  dernier 
mot  de  ce  logogriphe,  c'est  que  le  libéralisme  est  le  synonyme  d'impuissance  et  que  tous 
les  libéraux,  nihilistes  par  quelque  endroit,  veulent  imputer  leur  impuissance  à  leurs 
censeurs,  comme  si  leurs  censeurs  étaient  des  criminels  du  premier  degré. 

Il  est,  toutefois,  un  reproche  dont  l'impudence  m'indigne.  Par  une  ruse,  habile  peut- 
être,  mais  aussi  violente  que  mal  fondée,  les  adversaires  révolutionnaires  et  catholiques 
libéraux  me  représentent  comme  un  homme  incapable  de  respect,  parce  qu'il  est  inca- 
pable de  raison,  et  qu'il  faut  écraser  comme  on  écrase  un  serpent,  sans  lui  répondre.  C'est, 
je  crois,  Dieu  me  pardonne,  pour  se  dispenser  de  répondre,  qu'ils  agissent  de  la  sorte  et 
se  mettent  ainsi  en  contradiction  avec  leurs  théories  de  libre-échange  dans  les  idées  et 
leurs  frivoles  vantardises  de  libéralisme. 

J'ai  l'honneur  d'être  l'antagoniste  résolu  de  la  Révolution  sous  toutes  ses  formes  et  à 
tous  les  degrés.  Depuis  quarante  ans,  je  lui  fais  la  guerre.  Pour  soutenir  cette  guene,  j'ai 
écrit  dans  vingt  journaux  et  composé  cent  ouvrages.  Dans  ces  compositions,  j'ai  pris  à 
partie  certainement  quelquefois  les  personnes  et  en  les  attaquant  je  m'exposais,  de  plein 
cœur,  aux  représailles  :  je  ne  m'en  repens  ni  ne  m'en  plains.  Mais  je  me  suis  appliqué  aussi 
à  préciser  les  idées,  à  défendre  les  principes  éternels,  à  démasquer  les  erreurs  courantes. 
Or,  je  m'aperçois  que  les  adversaires  songent  beaucoup  plus  à  mettre  leur  personne  à 
couvert  et  à  ménager  leur  petite  fortune,  qu'a  se  justifier  des  accusations. 

résumerai  ici,  le  plus  brièvement  possible,  l'ensemble  de  doctrines  et  d'objections  que 
nous  opposons  aux;  coryphées  du  gâchis  révolutionnaire  et  des  conciliations  illiciu 

D'abord,  nous  autres,  écrivains  catholiques,  nous  ne  mettons  pas  en  cause  le  Code  civil 
de  notre  pays  et  nous  ne  songeons  nullement,  comme  le  répètent,  avec  autant  de  mé- 
chanceté que  d'ignorance,  de  frivoles,  discoureurs,  nous  ne  songeons  point  à  revenir  à 
l'ancien  régime.  L'état  des  terres,  tel  qu'il  existe  sous  le  régime  de  la  propriété  divisée  et 
de  la  libre  concurrence,  nous  l'acceptons  ;  l'état  des  personnes,  tel  qu'il  est  établi  dans  les 
conditions  régulières  d'égalité  civile  et  politique,  nous  l'acceptons  encore,  et  certainement 
sans  regret.  Le  régime  politique,  qui  assure  cet  état  des  terres  et  des  personnes,  quelle 
que  soit  la  forme  de  gouvernement,  république  ou  monarchie,  pourvu  qu'il  garantisse  les 
biens  qu'il  doit  protéger,  nous  l'avons  accueilli  depuis  89  ;  nous  pourrions  même  ajouter 
que  ce  régime,  inauguré  en  89,  fut  l'œuvre  collective  des  nobles'et  des  prêtres;  Une  fut 


PRÉFACE  7 

gâté  que  plus  lard  par  d'aveugles  théoriciens  et  par  de  criminels  législateurs.  Que  lonty 

soit  pour  le  mieux  dans  le,  meilleur  des  inondes,  nous  no.  le  noyons  point  :  il  n'y    a  pas  do, 

bien  absolu  soi-  la  terre.  Que  ce  régime  ait,  comme  tout  autre,  besoin  du  concours  de 
toutes  les  lumières,  de  tontes  les  vertus  et  de  tous  les  dévouements,  cela  est  hors  de 
doute.  Mais,  pourvu  qu'il  respecte  dans  leur  constitution  divine,  les  institutions  anté- 
rieures et  supérieures  à  tout  ordre  social,  te  mariage,  la  famille,  Ja  propriété,  Je  pouvoir, 
la  religion  et  l'Eglise,  encore  une  fois,  nous  acceptons  sans  arrière  pensée  le  régime  con- 
temporain quelle  que  soit  d'ailleurs  la  forme  gouvernementale  qu'il  affecte  et  quel  que 
puisse  être  le  personnel  politique  qui  l'exploite  à  son  profit.  Et  si  quelqu'un  ose  encore 
nous  accuser  de  vouloir  ramener  l'ancien  régime,  nous  disons,  après  une  telle  déclaration, 
que  c'est  un  sot  à  mépriser  ou  un  misérable  à  punir.  Nous  voudrions  même  que,  contre 
tout  auteur  de  cette  accusation  venimeuse,  il  y  eut  une  peine  édictée  par  la  loi.  Tant 
qu'on  pourra  troubler  les  esprits  et  exaspérer  les  passions  avec  le  fantôme  de  l'ancien  ré- 
gime, il  n'y  aura  pas  de  sérieux  dans  nos  controverses,  ni  d'équité  dans  nos  élections. 

Ce  point  acquis,  nous  croyons  la  société  française  menacée  des  plus  graves  périls,  par 
les  théories  très  fausses  de  la  Révolution  et  par  les  erreur?  très  dangereuses  du  Catholi- 
cisme libéral. 

La  Révolution  nie  Dieu  et  affirme  l'homme.  L'homme,  affublé  du  triple  droit  de  penser, 
de  dire  et  de  faire,  ce  qu'il  juge  vrai,  bon  et  utile,  l'homme  est  le  Dieu  de  la  terre.  Far  sa 
pensée,  il  fait  la  vérité  ;  par  sa  volonté,  il  fait  le  droit;  par  ses  actes,  il  incarne  la  justice. 
La  collectivité  des  membres  d'une  même  nation  est  une  collection  de  dieux  terrestres  qui 
jouissent,  comme  tels,  d'un  droit  souverain,  et  la  souveraineté  du  peuple,  au  lieu  de  se 
borner  à  désigner  les  détenteurs  du  pouvoir  et  à  leur  déléguer  un  mandat,  crée  bel  et  bien 
la  vérité,  la  vertu  et  la  justice  sociales,  dette  souveraineté  absolue,  sans  limites  et  sans 
conditions  sur  la  terre,  devrait  s'exercer  directement,  si  ce  pouvoir  direct  avait  une  pos- 
sibilité d'exercice  ;  mais,  à  cause  de  la  fatalité  qui  s'y  oppose,  la  souveraineté  se  délègue, 
d'une  manière  provisoire,  à  des  mandataires  toujours  révocables  qui  jouissent  d'ailleurs, 
par  leur  majorité,  de  toutes  les  prérogatives  de  la  souveraineté  absolue  de  la  nation.  Les 
députés,  souverains  parleur  majorité,  exercent,  sur  les  institutions  sociales,  la  toute-puis- 
sance législative  et  l'absolutisme  du  droit  national.  Pour  l'expédition  des  affaires  ils  délè- 
guent une  vaine  présidence  à  un  magistrat  qu'ils  subalternisent  au  Corps  législatif;  ils 
sont  d'ailleurs,  chacun  dans  sa  circonscription  électorale,  comme  autant  de  rois  absolus 
contrôlant  et  réduisant  tous  les  délégués  du  pouvoir  central.  En  deux  mots,  le  peuple  est 
souverain  par  ses  députés,  les  députés  du  peuple  sont  les  dieux  de  la  nation.  Gela  s'ap- 
pelle le  droit  divin,  de  la  république,  et  qui  le  conteste  ou  l'attaque,  coupable  du  crime  de 
lèse-divinité  nationale,  est  passible  de  la  plus  haute  peine.  Doctrine  insensée,  scélérate,  que 
les  jacobins  de  93  traduisaient  très  exactement  par  cette  sanguinaire  formule  :  «  La  Répu- 
blique ou  la  mort  !  » 

Les  catholiques  libéraux,  qui  ne  diffèrent  pas  beaucoup  des  révolutionnaires  purs,  dis- 
tinguent dans  la  Révolution  française,  certaines  choses  qu'ils  admettent  et  certaines 
choses  qu'ils  rejettent.  Ce  jugement  en  partie  double,  est  le  point  d'où  ils  tirent,  par  voie 
de  conséquence,  leurs  idées  très  fausses  sur  la  constitution  de  la  société  civile  et  de  la  so- 
ciété religieuse,  sur  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  La  révolution  de  89,  avec  sa  dé- 
claration des  droits  de  l'homme,  est  le  point  de  départ  de  leur  doctrine  sociale,  un  complé- 
ment naturel  de  la  Révélation,  une  lumière  supérieure  qu'ils  veulent  imposer  même  à  la 
Chaire  Apostolique,  sous  peine,  pour  les  Papes,  de  méconnaître  ce  qu'ils  appellent  les  idées 
motif  ri  tes,  la  société  moderne,  le  progrès  et  la  civilisation. 

L'esprit  de  la  révolution,  accepté  comme  évolution  naturelle  et  légitime  de  l'ordre  so- 
cial, conduit  à  régler  sur  de  nouveaux  principes  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  La 
vie  ci\ile  reposant  sur  la  théorie  vague  des  droits  de  l'homme,  la  vie  politique  est  déter- 
minée eo  conséquence  sur  la  loi  du  séparatisme.  On  est  amené  à  considérer  les  deux  puis- 
sances comme  réciproquement  et  absolument  indépendantes,  la  société  civile  comme  com- 
plote par  elle-même,  la  société  religieuse,  comme  un  aide  admissible  si  l'on  veut,  pour 
l'Etat,  mais  licitement  rejettable  au  gré  de  la  partie  civile.  Les  affaires  entre  l'Eglise  et 
l'Etat  ne  peuvent  être  réglées  que  par  cette  concordance  dont  parlait  Louis  de  Marca,  si 
mieux  n'aime  l'Etat  se  retrancher  et  se  fortifier  derrière  son  principe  de  séparation.  L'Eglise, 
il  est  vrai,  est  réputée  libre  dans  les  régions  spirituelles;  mais  on  les  entend  d'un  manière 
tellement  métaphysique  que  l'Eglise  n'a  guère  qu'une  existence  idéale.  Quant  à  l'Etat, 
maître  absolu  des  biens  et  des  personnes,  régentant  les  biens  et  les  personnes  au  gré  de 


8  PRÉFACE 

l'arbitraire  humain,  il  supprime  en  fait  tout  l'ordre  ecclésiastique.  Ici  chaque  mot  a  sa 
valeur,  et  suivant  la  manière  dont  les  entendent  les  catholiques  libéraux,  ils  troublent 
l'économie  providentielle  des  choses  divines  et  humaines,  ils  mettent  Jésus-Christ  â  la 

porte  (!'■  la  société  civile  et  considèrent  comme  une  perfection  son  exil. 

Jésus-Christ  évincé  de  l'ordre  social,  on  constitue  lu  société  humaine  seulement  d'après 
les  doctrines  du  naturalisme.  On  prend,  dans  la  société  elle-même,  les  éléments  de  sa  cons- 
titution et  de  sa  perfection  ;  c'est  le  point  de  jonction  des  catholiques  libéraux  avec  les  ré- 
volutionnaires purs.  La  nation  souveraine  parle  par  la  majorité  des  électeurs  ;  la  majorité 
des  électeurs  légifère  par  la  majorité  des  députés,  la  majorité  des  députés  agit  par  les 
ministres  ;  les  ministres  ont  pour  président  fictif  un  mannequin.  Dans  cette  organisation  il 
n'y  a  point  de  place  pour  Dieu  et  son  Eglise.  L'idée  d'un  suffrage  et  la  désignation  des 
électeurs  est  le  fait  du  pouvoir;  la  majorité  des  électeurs  et  la  majorité  des  députés  ne 
représente  qu'un  chiffre  mobile  sans  moralité  ni  lumière  ;  la  publication  des  lois  et  leur 
applicntion  par  les  ministres  n'est  qu'une  formalité  du  machinisme  parlementaire.  Les 
élections  sont  une  loterie.  Le  suffrage  universel  est  inintelligible,  inintelligent,  brutal, 
anarchique,  impie.  Le  député  est  dispensé  de  raison  ;  il  vote  sans  phrase.  Le  détenteur  du 
pouvoir  (je  n'ose  pas  dire  le  prince,  puisqu'il  n'est  qu'un  valet)  est  dispensé  de  conscience: 
il  exécute  les  lois  les  mains  liées  et  en  fermant  les  yeux  ;  c'est  une  divinité  comme  les  stu- 
pid.es  idoles  de  l'Orient.  Tout  l'ensemble  suppose  l'athéisme,  c'est  l'Etat  sans  Dieu. 

Les  catholiques  libéraux  avaient  autrefois  leurs  idées  sur  le  89  de  l'Eglise  et  le  parle- 
mentarisme des  conciles  :  tout  cela  a  été  frappé  par  le  Concile  de  1870  ;  ils  tiennent  ce- 
pendant toujours  à  ces  chimères,  mais  sans  oser  le  dire.  Quant  à  l'harmonie  des  choses  en 
ce  monde,  ils  l'espèrent  du  parallélisme  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  rêve  qui  juxtapose  la  so- 
ciété civile  et  la  société  religieuse,  ne  les  unissant  comme  deux  cercles  que  par  la  ligne 
externe  de  leur  circonférence.  Le  tout  se  couronne  de  la  phrase  banale,  si  elle  n'est  pas 
menteuse  :  la  liberté,  c'est  l'ordre,  c'est  la  paix,  c'est  le  progrès,  c'est  l'idéal  de  la  perfection. 
De  ces  deux  théories,  catholiques  libéraux  et  révolutionnaires  purs  tirent  ces  consé- 
quences : 

1°  11  faut  supprimer  toute  loi  religieuse,  du  moins  autant  qu'elle  entrerait  dans  la  légis- 
lation civile  ; 

2°  Il  faut  ôter  à  la  religion  toute  existence  publique  et  indépendante,  la  réduire  à  l'état 
privé  et  individuel  ; 

3°  11  faut  établir  seulement  des  pouvoirs  qui  régnent,  non  par  la  grâce  de  Dieu,  les  vé- 
rités de  la  révélation  et  les  lois  de  l'Evangile,  mais  selon  la  volonté  bonne  ou  mauvaise  du 
peuple,  au  mieux  de  ses  intérêts  matériels,  et  pour  la  satisfaction  décente,  si  cela  se 
peut,  de  ses  passions  ; 

4°  11  faut  que  la  législation  civile  n'ait  plus  de  rapport  qu'aux  intérêts  matériels,  et  que, 
sous  ce  rapport,  elle  ouvre  la  voie  la  plus  large  à  la  liberté  civique,  sans  se  soucier  aucu- 
cunement  qu'elle  cadre  avec  aucun  principe  surnaturel.  C'est  pourquoi  la  liberté  des 
cultes  est  proclamée  non  pas  en  ce  sens  que  les  cultes  soient  libres,  mais  en  ce  sens  que 
ceux  qui  n'ont  pas  de  croyances  empêchent  ceux  qui  en  ont  de  les  suivre  publiquement. 

Mais  une  fois  établi  cet  ordre  de  libertés  antichrétiennes,  une  répression  sévère  devra 
peser  sur  quiconque  essaierait  d'y  porter  atteinte.  D'après  ce  principe  que  l'ordre  libéral 
a  le  droit  d'être  défendu  par  celui  que  la  volonté  nationale  en  a  constitué  le  gardien,  le 
despotisme  le  plus  absolu  est  légitime  pour  la  protection  de  la  liberté.  Le  parlementarisme 
et  la  révolution  disent  comme  Mahomet  :  «  Crois  ou  meurs  !  » 

Jetez  un  regard  sur  le  monde.  Partout  où  les  libéraux  prévalent,  vous  voyez  éclater  la 
persécution  ;  et  la  persécution  est  d'autant  plus  ardente,  d'autant  plus  violente,  que  le 
libéralisme  est  plus  complet.  Le  fond  du  libéralisme,  c'est  la  haine  de  Jésus-Christ  et  la 
guerre  à  l'Eglise. 

J'ose  dire  que  ces  sectaires  du  libéralisme  ne  comprennent  ni  la  liberté,  ni  la  morale 
historique,  ni  même  la  probité  gouvernementale.  Ils  ne  comprennent  pas  la  liberté  puis- 
qu'ils la  confondent  avec  le  droit  ;  ils  méconnaissent  les  principes  de  la  morale  et  l'expé- 
rience de  l'histoire,  s'ils  s'imaginent  que  les  peuples  sont  plus  libres,  parce  qu'ils  ont  plus 
de  facilités  pour  la  licence  et  sont  moins  défendus  contre  leurs  propres  faiblesses.  Surtout 
ils  ne  sont  pas  sincères  devant  le  public,  puisque,  en  somme,  il  ne  s'agit  pas  pour  eux 
d'augmenter  la  somme  des  libertés  populaires;  mais  seulement  d'accorder  des  libertés 
immorales,  ou  plus  inclinées  à  la  dépravation  et  de  ne  sévir  plus  que  contre  les  choses 
saintes,  de  proscrire  la  religion,  d'exterminer  l'Eglise. 


PRÉFACE  9 

C'est  là  ce  qu'ils  entendent  bous  le  mol  d'ordre  :  a  Le  cléricalisme,  voilà  l'ennemi  ». 

Un  libéral,  catholique  ou  révolutionnaire,  c'est  un  athée  honteux  de  lui  même,  qui  par- 
fois fait  ses  Pâques,  et  qui  B'entortille  dans  la  politique  pour  voiler  son  athéisme,  l  n  libé 
rai,  c'est  un  despote  hypocrite,  qui  se  rouvre  du  voile  de  la  liberté,  pour  s'ériger  person- 
nellement un  trône  d'absolutisme.  Un  libéral,  c'est  parla  force  des  cho  la  portée 
fatale  des  pratiques  de  la  secte,  un  ennemi  de  Dieu  ci  de  Jésus-Christ,  un  persécuteur-né 
de  l'Kglise  et  du  Saint-Siège.  Si  vous  me  dites  qu'un  libéral  peut  être  catholique,  je  vous 
dirai  que  c'est  un  fou  qu'il  faut  plaindre  ou  un  coupable  qu'il  faut  punir.  La  Révolution  à 
tous  les  degrés  est  athée  et  doit  l'être  ;  elle  veut  tuer  Dieu,  c'est-à-dire  ceux  qui  y  croient 
pour  établir  ce  qu'il  lui  plaît  d'appeler  «  le  bonheur  sur  la  terre  ». 

Présentement,  nous  avons  au  pouvoir,  en  France,  les  révolutionnaires  d'entre-deux.  Les 
catholiques  libéraux  leur  ont  frayé  la  voie  ;  ils  préparent  eux-mêmes  la  voie  aux  révolu- 
tionnaires du  radicalisme  niveleur  et  anthropophage.  Personnellement,  je  les  liens  pour 
peu  capables  ;  mais  je  suis  très  assuré  qu'ils  sont  condamnés  par  leurs  erreurs  à  une  irré- 
médiable impuissance.  Faibles  par  leurs  doctrines,  plus  faibles,  par  leur  inexpérience,  au 
milieu  d'un  peuple  désorienté,  il  est  fatal  qu'ils  recourent  à  la  violence  croyant  faire  de  la 
force  :  violence  qui  sera  la  marque  suprême  de  leur  faiblesse,  la  cause  de  leur  ruine  et  de  la 
nôtre,  Pour  l'heure,  ils  en  sont  à  la  guillotine  sèche  des  laïcisations  et  des  confiscations 
légales.  Patience  !  ça  ira,  ça  ira  ;  et,  comme  disait  Maury,  ils  ne  verront  pas  plus  clair. 

Quant  aux  catholiques  libéraux  définitivement  tombés  du  pouvoir,  je  ne  saurais  dire  de 
quelle  immense  pitié  ils  ont  rempli  mon  âme.  A  les  entendre,  ils  n'avaient  pris  le  pouvoir 
que  pour  sauver  la  France,  de  gens  séditieux  et  affamés,  dont,  par  parenthèse,  ils  parta- 
gent les  principaux  dogmes  politiques.  Nous  jouissons  maintenant  de  cet  étrange  salut.  La 
France  coulait  tout  doucement  vers  le  radicalisme  légal  ;  elle  y  a  été  précipitée  par  ses 
sauveurs,  et  la  voilà  réduite  à  piétiner  dans  le  plus  abominable  gâchis.  A  coup  sur,  nous 
ne  nions  point  que  Dieu  ne  puisse  tirer  de  ce  désordre  affreux  quelque  bien;  on  peut  même 
croire  qu'il  ne  le  permet  qu'à  cette  condition.  Mais,  laissant  de  côté  la  part  de  Dieu,  il  est 
certain  que  la  faute  des  hommes  est  grande  et  leur  responsabilité  terrible.  Ce  qui  éclate  le 
plus  c'est  leur  insuffisance.  En  même  temps  qu'ils  donnaient  contre  l'Eglise  et  le  Christia- 
nisme, occasion  ou  prétexte  aux  plus  furieuses  colères,  ils  ne  faisaient  que  s'effacer  et  renier 
la  cause  qu'on  les  accusait  de  vouloir  servir.  Leur  christianisme  n'avait  rien  à  démêler  avec 
leur  politique  ;  en  se  défendant  du  reproche  absurde  de  songer  à  rétablir  l'ancien  régime, 
ils  déclaraient  ne  point  vouloir  nous  ramener  aux  principes  du  pouvoir  chrétien  ;  en  protes- 
tant qu'ils  ne  voulaient  point  la  guerre  avec  l'Italie,  ils  abandonnaient  de  plus  en  plus  la 
cause  du  Pape  qui  est  la  cause  de  Dieu.  En  un  mot,  ils  n'avaient  aucune  solidarité  avec 
l'Eglise;  ils  se  bornaient  à  défendre  le  texte  de  la  constitution  et  les  droits  du  Président, 
ils  se  faisaient  aussi  petits,  aussi  inoffensifs,  aussi  nuls  que  possible,  et  ils  étaient  là 
tout  à  fait  dans  la  sincérité  de  leur  vertu  et  dans  la  mesure  de  leur  mérite  réel.  Crands 
enfants,  qui  ne  savent  pas  que  gouverner,  c'est  oser  et  que,  pour  inspirer  confiance  aux 
autres,  il  faut  d'abord  croire  à  soi-même,  ils  abdiquaient  pour  se  ménager  un  triomphe  et 
ils  n'ont  rencontré  qu'une  banqueroute. 

Le  résultat  de  leurs  finesses  incomparables  et  de  leur  habileté  si  vantée  —  par  eux  bien 
entendu  —  est  sous  les  yeux  du  monde.  La  constitution  est  déchirée  impunément  par  les 
radicaux  ;  les  catholiques  sont  traqués  comme  un  cerf  aux  abois,  par  une  meute  altérée  de 
sang.  Les  prêtres  voient  s'ouvrir  à  l'horizon  les  cellules  de  Mazas  et  il  ne  manque  pas  de 
communards  pour  réclamer  leur  chair  crue.  Où  sont  les  ministres  dont  l'imprévoyance,  la 
maladresse,  l'impéritie,  l'inertie,  la  timidité  ont  réduit  à  ce  néant  et  à  ce  péril,  le  parti 
des  gens  de  bien?  Oh  !  ils  sont  là,  dans  la  pénombre,  se  lavant  les  mains  comme  Pilate, 
les  uns  gravement  assis  dans  leurs  riches  prébendes,  les  autres  ourdissant,  dans  la  cou- 
lisse, de  nouvelles  trames  pour  se  préparer  de  petites  vengeances.  La  France,  gouvernée 
par  ces  enfants  éternels,  n'avait  jamais  eu  pire  gouvernement.  En  vérité,  je  vous  le  dis,  ce 
qui  se  passe  à  l'heure  présente,  c'est  la  faillite  politique,  définitive  et  éclatante,  des  catho- 
lique.-, libéraux. 

Oui,  c'est  une  faillite.  Nous  les  avions  vus  à  la  porte  du  Concile,  à  peine  voilés,  clamant 
leurs  vains  conseils,  parlant  du  80  de  i' Eglise  et  voulant  escamoter  les  lumières  du  Saint- 
prit.  Nous  les  avions  entendus,  au  dedans  et  au  dehors  du  Concile,  tantôt  soupirant, 
tantôt  faisant  éclater  les  puériles  frayeurs  de  L'opportunisme.  Ces  gens  d'esprit,  ces  habiles 
d'académie,  ils  auraient  voulu  mettre  le  Pape  en  fourrière  et  gouverner  l'Eglise  à  sa  place. 
A  les  entendre,  ce  n'était  pas  d'-.r,  Zouaves  Pontificaux  qu'il  fallait  au  Saint-Siège,  mais  des 


10  PREFACE 

diplomates  comme  eux,  des  gens  rompus  aux  entortillagea  constitutionnels  et  faisant 
triompher,  dans  les  assises  conciliaires,  quoi?  les  futiles  opinions  de  L'humaine  sagesse. 

L'Eglise  fut  délivrée  de  leurs  obsessions;  les  décrets  du  Vatican  furent  promulgués  au 
milieu  des  foudres  du  Sinaï.  C'était  le  salut  d'Israël.  Mais  la  France  leur  fui  livrée,  la 

France  anéantie  par  la  guerre,  énervée  par  l'impiété,  cependant,  la  France  toujours  féconde 
en  ressources  et  avec  son  vieux  fond  de  foi.  même  quand  elle  est  près  de  périr,  toujours 
prompte  à  se  régénérer.  Eh  bien  !  qu'ont-ils  fait  de  la  France? 

La  France,  dans  ses  tristesses,  réfléchissant  profondément  sur  les  causes  de  ses  malheurs, 
avait  nommé  des  députés  catholiques  et  monarchistes  ;  elle  s'était  arrachée  elle-même  aux 
griffes  de  la  Révolution.  Les  catholiques  libéraux,  au  lieu  de  refaire  immédiatement  la 
royauté,  s'allièrent  à  l'un  des  plus  grands  malfaiteurs  de  ce  temps-ci  pour  faire  avorter  la 
monarchie.  A  défaut  d'une  monarchie  constitutionnelle  où  ils  eussent  été  ce  qu'ils  n'avaient 
pu  être  au  Concile,  ils  formèrent  une  république  à  eux,  avec  une  constitution  calculée 
pour  assurer  leur  prépotence.  Puis,  lorsqu'ils  virent  cette  république  leur  échapper,  ils 
firent  un  coup  d'état  parlementaire  pour  ressaisir  le  pouvoir.  La  France,  découragée  par 
leurs  finesses  et  dégoûtée  par  leurs  mensonges,  s'est  livrée  elle-  même  à  cette  Révolution 
qu'elle  répudiait  il  y  a  bientôt  trente  ans. 

Nous  en  sommes  là.  Les  faits  crèvent  les  yeux  et  le  rôle  de  la  négation  est  impossible. 
Maîtres  du  pouvoir,  les  catholiques  se  sont  montrés  en  France  comme  en  Belgique,  sans 
principes  fixes,  mous,  incertains,  timides,  maladroits  ;  ils  sont  allés  dans  leur  impuissance, 
jusqu'à  cette  limite  lointaine  et  indécise  qu'on  ne  peut  franchir  sans  se  faire  accuser  de 
lâcheté  et  de  trahison  ;  mais  si  l'on  doit  leur  épargner  ces  accusations  flétrissantes,  per- 
sonne au  monde  ne  contestera  qu'ils  aient  livré  la  place  qu'ils  avaient  entrepris  de  dé- 
fendre et  qu'ils  devaient  sauver. 

Dieu,  pour  les  anéantir,  n'a  eu  besoin  que  de  les  laisser  à  leur  sagesse:  C'est  avec  cette 
meule  qu'il  les  a  mis  en  poussière.  Maintenant  qu'ils  soient  tout  ce  qu'on  voudra,  des  gens 
bien  posés  dans  le  monde,  de  rusés  matois,  d'ingénieux  académiciens  ;  nous  n'y  voulons 
pas  contredire  ;  mais  politiquement  ce  sont  des  morts  ;  moins  que  cela,  des  suicidés. 

A  présent  c'est  au  radicaux  à  s'user  de  même.  Nous  vivons  dans  des  temps  singuliers, 
où  la  cause  de  Dieu,  en  ce  monde,  n'étant  plus  servie,  comme  elle  devrait  l'être,  par  les 
puissances  constituées,  marche  cependant  par  la  déroute  successive  de  ses  adversaires. 
Depuis  89,  nous  n'avons,  en  France,  guère  fait  autre  chose  que  d'user  des  gouvernements. 
En  attendant  que  viennent  le  grand  Pape  et  le  grand  Roi,  en  attendant  que  luise  l'ère  de 
paix,  Dieu  fait  ses  solutions  avec  les  débris  d'ennemis  usés  par  leur  propre  sagesse  ;  et  le 
bien  provisoirement  ne  paraît  plus  possible  que  par  l'excès  de  nos  maux. 

Dieu  protège  la  France  ! 


HISTOIRE  UNIVERSEL!,!', 


DE 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 

DEPUIS  LA  MORT  DE  PIE  IX  JUSQU'AU  TEMPS  PRÉSENT,  LA  RÉVOLUTION  TENUE  EN  BRIDE  PAR  CE 
GRAND  PAPE,  SE  RUE  SUR  IE  MONDE.  LE  SUCCESSEUR  DE  PIE  IX,  LÉON  XIII,  LA  COMBAT  PAR 
L'AFFIRMATION  SOLENNELLE  DES  VRAIES  DOCTRINES  OU  PAR  LES  TEMPÉRAMENTS  DE  LA  DIPLOMATIE. 
LE  MONDE  SE  LEFUSE  AUX  TEMPÉRAMENTS  DIPLOMATIQUES  ET  AUX  AFFIRMATIONS  DOCTRINALES  ;  PAR 
LES  AVEUGLEMENTS  ET  LES  INIQUITÉS,  IL  PRÉPARE  DE  GRANDES  CATASTROPHES  ET  APPELLE  UNE 
COMPLÈTE   RÉNOVATION. 


Le  xixe  siècle  aura  été  un  long conflit  de  doc- 
trines entre  l'aveuglement  des  Etats  et  la  sa- 
gesse de  l'Eglise.  La  Révolution  française  avait 
confié  le  gouvernement  du  monde  à  la  raison 
séparée  de  la  foi;  elle  ne  se  contenta  pas  de 
cette  hégémonie.  Unie  à  la  société  politique, 
mais  distincte  d'elle,  la  société  religieuse  ne 
devait,  à  la  raison,  ni  son  origine,  ni  sa  règle 
suprême;   elle  échappait,  par  sa  nature,  aux 
entreprises  des  réformateurs.  Leur  idolâtrie 
pour  l'intelligence  humaine,  devenue  une  reli- 
gion d'orgueil,  ne  souffrait  pas  d'autre  culte; 
la  profession  du  christianisme  leur  parut  un 
acte  de  rébellion.  C'est  pourquoi  la  ruine  du 
sentiment  religieux  leur  sembla  nécessaire  à 
la  délivrance  de  la  société.   Cette  raison,  qui 
s'insurgeait  contre  les  pouvoirs  absolus,  en 
répudiant  toute  limite,   s'érigeait  en  absolu- 
ti-me. 

L'Eglise  ne  tomba  pas  danscette  intolérance. 
Tant  que  la  Révolution  parut  uniquement  hos- 
tile aux  abus  de  l'ancien  régime,  Home  garda 
le  silence  et  le  clergé  français  ne  refusa  pas 
son  concours.  Juge  et  partie  dans  la  première 
querelle  des  Etats  généraux,  il  abandonna  la 
noblesse  pour  se  joindre  au  tiers,  et  renonçant 
,i  son  intérêt  de  première  classe  politique,  il 
donna,  aux  justes  réformes,  cette  première 
victoire,  qui  détruisait  l'antique  société.  Non 
lie  ment  il  se  résigna  aux  réformes  qui  lui 
enlevaient  son  rang,  ii  provoqua,  par  un  dé- 
sintéressement spontané,  la  suppression  de  ses 
privilèges  ;  il  consentit  même,  pour  une  grande 
part,  sont  l'inspiration  dn  patriotisme,  au  sa- 


crifice de  ses  biens.  La  résistance  ne  commença 
que  le  jour  où  le  pouvoir  politique,  en  édictant 
la  constitution  civile  du  clergé,  envahit  à  la 
fois  la  discipline  et  le  dogme  ;  elle  devint  plus 
intraitable  à  mesure  que  la  fureur  déicide  ins- 
pira plus  radicalement  les  lois  de  la  Terreur. 
Dès  qu'elle  espéra  la  paix,  l'Eglise  renouvela 
dans  le  Concordat,  l'abandon  de  ses  privilèges 
et  de  ses  biens.  La  rupture  avec  le  promoteur 
du  Concordat  ne  se  produisit  que  le  jour  où 
celui-ci  prétendit  faire,  du  Pape,  le  chapelain 
de  l'Empereur,  redevenu  César.  Et  soit  que  sur 
les  échafauds  elle  versât  son  sang;  soit  que, 
dans  la  France  domptée,  le  clergé  sut  seul  dé- 
sobéir ;  soit  que,  dans  l'Europe  vaincue,  le 
Pape  osât  seul  contredire  le  maître  du  monde, 
l'Eglise  était  le  garant  du  droit  et  de  la  li- 
berté. Sans  anathèmes  contre  la  société  nou- 
velle, elle  se  contenta  de  défendre  sa  vie  contre 
ceux  qui  voulaient  la  tuer  et  son  indépendance 
contre  ceux  qui  voulaient  l'asservir. 

Quand  de  telles  épreuves  eurent,  plus  de 
vingt  ans,  affermi  la  constance  religieuse,  elles 
avaientépuiséla  foi  dans  les  progrès  politiques. 
Les  prêtres  avaient  vu  les  promesses  les  pi  us  gé- 
néreuses préparer  les  pires  réalités  ;  les  rêveurs 
engendrer  des  scélérats  ;  le  même  peuple  qui 
ne  voulait  plus  de  limites  à  ses  droits,  suppor- 
ter un  violent  despotisme  ;  et  les  régimes  les 
plus  contraires  se  transmettre,  comme  leur 
unique  mot  d'ordre,  la  guerre  aux  croyances 
catholiques.  Après  avoir  tendu  si  longtemps  sa 
voile  et  n'avoir  recueilli  que  la  tempête,  la 
barque  de  Pierre  ne  voulait  plus  rien  de  la 


12 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  i.A'l  HnLKjl  E 


mer  toujours  trompeuse  et  De  cherchait  (iue 

le  |iorl. 

L'Eglise  crut  le  reconnaître  quand  les  prin- 
cipes ci  les  dynasties  ébn  niés  ou  détruits  parla 
révolution  furent  restai  -  après  notre  défaite. 
Ces  méthodes  éprouvées  de  gouverner  el  de 
vivre,  c'était,  pensait-on,  le  repos.  Epuisée  par 
les  antagonismes  de  doctrines  1 1  de  peuples,  la 
génération  de  89  tombait  de  lassitude;  et  la 
révolte  de  la  raison  survivait  à  pei".e  chez  quel- 
ques-uns, comme  le  dernier  stecès  d'une  fièvre 
prête  a  B'éteindre  dans  le  sommeil.  D'ailleurs, 
contre  la  force  internationale  d'idées  révolu- 
tionnaires, lesgouvernements  restaurésavaient 
la  force  internationale  des  traités  et  des  armes. 
Un  grand  calme  se  lit;  l'Eglise  y  entra;  les 
dernières  années  de  Pie  VU,  les  pontificats  de 
Léon  XII  cl  de  Pie  VIII  y  puisèrent  quelques 
consolations. 

A  leur  retour,  les  anciens  pouvoirs  n'avaient 
pas  retrouvé  les  anciens  peuples.  Les  graines 
emportées  par  les  grands  souffles  ne  retournent 
pas,  quand  le  vent  change,  aux  arbres  dont 
elles  se  sont  détachées  ;  telles  les  idées  semées 
dans  le  monde.  Les  idées  de  liberté,  d'égalité 
avaient  disparu,  noyées  dans  le  sang  des  écha- 
fauds,  écrasées  bous  la  marche  furieuse  des 
soldats.  Il  se  trouva  que  la  boue  sanglante  des 
batailles  avait  été,  pour  elle,  engrais  et  labour. 
A  peine  la  génération,  découragée  de  la  liberté, 
avait  disparu  qu'avec  la  génération  nouvelle, 
verdissait  un  nouveau  printemps  de  89.  Les 
souverains  qui,  en  1815,  s'étaient  garanti  leurs 
couronnes,  eurent  assez  à  faire  de  défendre 
chacun  la  sienne,  contre  leurs  sujets  devenus 
citoyens.  La  France  redevint  l'école  de  la  Ré- 
volution, et  la  double  victoire  qui  y  substi- 
tuait à  la  monarchie  traditionnelle,  la  mo- 
narchie élective;  à  la  royauté  élective,  la 
République,  ébranla  de  nouveau,  dans  le 
monde,  le  principe  nécessaire  de  l'autorité. 

Au  moment  où  commençaient  les  crises  de 
1830  et  de  IS48,  s'ouvraient  les  longs  pontifi- 
cats de  Grégoire  XVI  et  de  Pie  IX. 

Dès  son  avènement,  Grégoire  XVI  dut 
prendre  parti.  Lamennais,  au  nom  des  inté- 
rêts religieux,  demandait  à  l'Eglise  de  rompre 
avec  lesgouvernements,  de  s'unir  aux  peuples 
et  de  réduire,  jusqu'à  ses  dernières  consé- 
quences, la  logique  de  la  liberté.  La  vigueur, 
froide  et  véhémente,  du  chef,  la  valeur  et 
l'ardeur  des  principaux  disciples,  l'éclat  et 
la  sincérité  de  leur  zèle,  enthousiasmaient  les 
foules.  Grégoire  XVI  coupa  court  à  ces  enthou- 
siasmes. Non  qu'il  méconnut  les  faiblesses, 
les  fautes  et  les  desseins  suspects  des  gouver- 
nements ;  non  qu'il  fût  insensible  au  sort  des 
nationalités  étouffées  et  desdémocraties  prison- 
nières ;  mais  il  savait  par  trop  de  preuves  com- 
bien les  idées  généreuses,  pour  aboutir,  ont 
besoin  du  concours  des  circonstances;  il  ne 
voulait  pas  que  la  naïveté  des  honnêtes  gens 
tombât  dans  les  pièges  de  la  démagogie;  il 
pensait  que  la  véritable  pitié  pour  les  hommes, 
c'était  de  conserver  la  société  en  repos. 

Malgré  lui,  tout  continua  à  se  mouvoir,  l'opi- 


nion et  lesgouvernements.  La  plupart,  pour 
n'être  pas  Bubmergés,  prirent  la  cocarde  trico- 
lore, quitte  à  en  éluder  lec  conséqui  nces.  Afin 
de  donner  le  change  à  celle  démocratie  qui  les 
menaçait,  ils  favorisèrent  l'esprit  d'irréligion 
et  soulevèrent,  contre  l'Eglise,  au  moment  où 
elle  essayait  de  les  soutenir,  la  défiance  des 
masses  populaires.  La  démocratie  éventa  la 
ruse;  elle  refusa,  pour  des  querelles  reli- 
gieuses, d'oublier  ses  griefs  politiques.  Par 
un  retour  imprévu,  l'impopularité  des  gouver- 
nements rendit  l'Eglise  populaire;  en  se  sépa- 
rant d'elle,  ils  l'avaient  désignée  aux  sympa- 
thies des  nations.  Les  réformateurs  d'alors  in- 
voquaient l'Evangile  et  demandaient  à  l'Eglise 
de  reconnaître,  dans  leurs  théories,  ses  propres 
doctrines. 

Celte  évolution  contraire  des  gouvernements 
qui  abandonnaient  la  papauté  et  des  peuples 
qui  se  recommandaient  à  sa  protection,  était,  à 
l'avènement  de  Pie  IX,  la  grande  nouveauté. 
En  France,  la  république  s'annonçait  comme 
la  revanche  d'une  nation  religieuse  contre  une 
oligarchie  sceptique  ;  en  Italie,  les  revendica- 
tions nationales  invoquaient  l'appui  du  Pape. 
La  démocratie  semblait  offrir,  à  l'Eglise,  dans 
la  péninsule,  la  primauté  politique,  et,  dans 
le  monde,  le  patronage  moral  que  les  royau- 
tés n'avaient  pas  voulu  subir.  Envers  celte- 
liberté,  une  bénédiction  pouvait  porter  ses 
fruits.  Pie  IX,  qui  se  sentait  aimé,  offrit  aux 
peuples  le  baiser  de  paix  et  consacra  les  libertés 
politiques  en  réformant  l'Etat  pontifical. 

A  la  place  des  libertés,  ce  fut  la  révolution 
qui  entra.  Une  première  fois,  en  1849,  elle  fit, 
de  Rome,  le  club  central  de  l'Europe  et  obligea 
Pie  IX  à  fuir;  une  seconde  fois,  en  1859,  elle 
s'incarna  dans  les  deux  souverains  de  France 
et  de  la  Sardaigne,  pour  déposséder  le  Pape 
en  faisant  l'unité  de  l'Italie.  Pie  IX,  précipite' 
de  son  trône,  n'était  plus  qu'une  voix  ;  il  vou- 
lut la  faire  entendre  et  rendre  témoignage  à  la 
plénitude  de  la  vérité. 

Jusqu'à  nos  temps,  ce  qui,  dans  les  sociétés, 
avait  paru  le  principal, c'était  la  société  même. 
Avant  tout  on  maintenait  l'unité  morale  qui 
seule  tient  en  paix  les  volontés  ;  un  gouverne- 
ment, pour  l'armée,  la  justice  et  l'administra- 
tion, pourvoyait  aux  besoins  du  corps  social  ; 
enfin  une  production  régulière,  un  travail 
collectif  assurait  l'existence  matérielle  de 
chaque  homme.  Ces  intérêts  étaient  confiés  à 
des  corps  permanents  qui  protégeaient  la  po- 
pulation. La  tutelle  des  consciences  étail  con- 
fiée à  l'Eglise  ;  le  gouvernement,  à  trois  classes 
subordunnées,  dont  la  royauté  formait  le  cou- 
ronnement ;  le  travail,  aux  ouvriers  et  aux 
paysans,  groupés  eux-même=  par  corps  de 
métier.  Chaque  corps  possédait  les  privilèges 
nécessaires  à  l'exercice  de  son  office  public. 
L'individu  n'était  point  sacrifié,  puisque  cet 
ordre  avait  pour  but  le  bien  matériel  et  moral 
de  tous  ;  mais  les  droits  des  particuliers  de- 
vaient se  subordunner  au  bien  commun.  Cette 
primauté  du  droit  social  avait  fait  la  force  et 
la  splendeur  de  la  civilisation  ;  son  vice,  qui 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


13 


s'accrut  avec  le  temps,  était  d'imposer,  sou-; 
prétexls  de  bien  général,  îles  entraves  su- 
perflues et  oppressives  à  l'indépendance  de 
l'homme. 

ESq  voulant  supprimer  ce  vice,  la  Révolution 
ne  se  trompait  pas;  mais  où  elle  se  trompa, 
ce  fut  de  croire  y  remédier,  en  ne  voyant,  dans 
l'univers,  que  l'individu.  La  religion,  L'Eglise, 
les  classes  sociales,  les  corporations  de  tra- 
vailleurs :  elle  enveloppa  tout  dans  une  com- 
mune ruine.  Ce  fut  son  illusion,  son  châtiment 
de  croire  que  l'ordre  social  se   créerait  tout 
seul.  Et  cet  ordre  aurait  trois  caractères:  la 
liberté  constituerait  chaque  homme  maitre  de 
son  sort  ;  le  plein  exercice  de  cette  liberté  assu- 
rerait l'égalité  ;  et  les  hommes,  dépourvus  de 
toute  contrainte,  pratiqueraient  la  fraternité. 
Or,  en  admettant  que  la  volonté  de  l'homme 
esta  elle-même  sa  règle  exclusive,  la  Révolu- 
tion émancipait  ce  que  la  raison  commande 
de  contenir  :  elle  affranchissait  l'égoïsme.Que 
chaque   homme,    ayant  charge  de   lui  seul, 
veuille  étendre  sa  personnalité  par  la  pensée, 
par  le  travail,  par  le  pouvoir,  il  se  heurte  à 
des  ambitions  semblables,  il  amène  des  con- 
flits et  nul  état  social  n'est  plus  contraire  à  la 
fraternité.  L'égalité  n'y  règne  pas  davantage; 
par  cela  seul  que  les  forces  de  ces  adversaires 
sont  diverses,  une  minorité,  mieux  pourvue  de 
qualités  ou  de  vices,  est  excitée  à  dépouiller 
la  multitude  des  faibles,  des  maladroits  ou  des 
malheureux.  Et  ce  qui  manque  le  plus  à  cet 
élat  social,  c'est  la  liberté.  Donnée  sans  limite 
à  l'individu,  elle  n'est  autre  chose  que  le  droit 
reconnu  à  chacun  d'envahir  le  droit  de  tous. 
Si  elle  s'exerce  par  des  actes,  elle  autorise  les 
excès  contre   les   personnes   et   les  attentats 
contre  les  biens  ;  si  elle  s'exerce  par  les  idées, 
elle  est  le  privilège,  pour  la  minorité,  de  me- 
nacer ou  de  détruire  les  institutions  que  presque 
tous  environnent  de  respect  ;  elle  est  le  droit, 
pour   un   simple  particulier,    d'empêcher  la 
paix  du  genre  humain.  Ce  n'est  pas  une  forme 
de  société,  c'en  est  l'absence  et  le  retour  à  l'état 
sauvage,  ou,  du  moins,  un  élément  de  dissolu- 
tion et  une  cause  de  décadence. 

L'expérience  avait  révélé  vite  la  contradic- 
tion entre  la  théorie  et  les  résultats.  Au  lieu 
de  liberté,  d'égalité,  de  fraternité,  d'âge  d'or, 
on  n'avait  d'abord  obtenu  que  l'anarchie  spon- 
tanée et  les  saturnales  sanglantes  de  la  vile 
multitude.  Les  théoriciens  de  l'état  sauvage  ne 
s'obstinèrent  pas  moins  à  considérer  le  droit 
social  comme  une  création  du  droit  individuel. 
En  cas  de  conflit,  ils  tempérèrent  la  souve- 
raineté absolue  de  l'individu  par  la  souverai- 
neté absolue  de  la  nation.  Or,  la  souveraineté 
du  peuple,  s'exprimant  par  le  suffrage  uni- 
versel, n'est  plus  que  la  souveraineté  de  la 
majorité  électorale.  La  minorité  est  supposée 
avoir  toujours  tort  et  ne  plus  garder  de  droits 
que  ceux  qu'on  veut  lui  laisser;  la  majorité 
elle-même  est  à  la  merci  de  ses  représentants 
et  ne  conserve  que  les  avantages  dont  l'égoïsme 
ne  peu'  pas  la  dépouiller.  Au  fond,  ce  régime 
crée  un  gouvernement  de  minorité  ;  il  appar- 


tienl  à  une  bourgeoisie  instruite  et  riche,  parce 
qu'il  assure  a  l'intelligence  et  à  l'argent  la  do 
mination  du  monde  et  dégage  les  vainqueurs 

de  tout  devoir  envers  les  vaincus. 

Alors  le  peuple  est  à  la  merci  du  bon  plai- 
sir, les  intérêts  permanents  de  la  société  Bont 
livrés  à  l'inconstance  des  foules.  Ce  gouverne- 
ment ne  permet  même  pas  que  les  lois  soient 
l'expression  fugitive,  mais  fidèle,  de  la  fantai- 
sie publique.  L'opinion,  maîtresse  de  tout,  est 
elle-même  matière  à  conquête  ;  les  plus  habiles, 
les  plus  violents,  les  plus  menteurs  ont  encore 
chance  de  séduire,  de  duper  ou  de  contraindre 
les  plus  nombreux.  Il  y  a  une  manière  de 
jouer  du  suffrage  universel.  Alors  le  peuple  se 
lasse  d'une  souveraineté  nominale  où  il  est 
dupe  et  victime;  il  acclame  le  pouvoir  d'un 
seul  comme  le  dernier  terme  d'une  réforme 
commencée  par  l'émancipation  de  tous.  Et  de- 
puis qu'il  n'y  a  plus  de  limites  aux  droits  de 
la  raison,  il  n'y  a  plus  de  limites  à  l'exploita- 
tion des  foules.  Et  ce  mensonge  universel 
aboutit  à  une  servitude  que  n'a  pas  connu 
l'ancien  régime,  grâce  à  ses  traditions,  à  ses 
corps  autonomes  et  aux  digues  élevées  partout 
contre  les  envahissements  du  pouvoir. 

En  un  mot,  le  régime  créé  par  la  révolution 
est  un  état  social  où  les  mauvais  ont  une  supé- 
riorité permanente  sur  les  bons.  Maladresse 
ou  combinaison  profonde,  tout  y  est  organisé 
pour  cette  fin.  L'absence  de  principes  supé- 
rieurs que  sauvegarde,  contre  ses  défaillances, 
la  volonté  humaine,  laisse,  dans  la  brigue  du 
pouvoir  et  le  conflit  des  autorités,  le  champ 
libre  entre  le  bien  et  le  mal.  La  lutte  libre  n'est 
pas  à  égale  chance.  Les  bons  portent  avec  eux 
les  obstacles  de  leur  foi  et  les  scrupules  de 
leur  conscience  ;  la  vérité,  le  devoir,  l'honneur, 
les  rendent  incapables  de  certaines  besognes 
et  de  certains  succès.  Comment  l'emporte- 
raient-ils  sur  îles  hommes  au  cœur  léger,  ca- 
pables de  tout,  pourvu  qu'ils  montent.  Eux 
seuls  sont  libres  ;  une  force  fatale  pousse  au 
sommet  ce  qu'il  y  a  de  pire.  Une  telle  concep- 
tion ne  délivre  pas  le  monde  ;  c'est  d'elle  qu'il 
faut  la  délivrer. 

Et  telle  est  l'œuvre  qu'entreprit  le  grand 
Pie  IX.  Au  programme  des  dissolutions  révo- 
lutionnaires, il  opposa,  dans  le  Syllabus,  le 
programme  des  restaurations  catholiques,  l'en- 
semble des  affirmations  doctrinales  qui  contre- 
disent l'Islam  de  la  Révolution.  Le  bien  social 
exige  qu'avant  tout  la  religion  reprenne  sa 
place.  De  toutes  les  religions,  la  plus  certaine 
dans  ses  dogmes,  la  plus  pure  en  morale,  la 
plus  civilisatrice  est  la  religion  chrétienne  ; 
et,  des  religions  chrétiennes,  la  plus  efficace 
par  la  solidité  de  sa  hiérarchie,  la  perfection 
de  sa  discipline,  la  variété  de  ses  œuvres,  est 
l'Eglise  catholique.  Le  Pape  réprouve  la  scis- 
sion entre  l'Eglise  et  le  monde  ;  il  veut  que  les 
croyances  intimes  règlent  la  vie  publique;  il 
le  veut  pour  établir  la  dignité  des  caractères, 
la  logique  dans  la  conduite  du  monde,  l'unité 
dans  la  vie  :  il  proclame  que  si  le  catholicisme 
fait  les  hommes  meilleurs,  il   rend   les  plus 


H 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATIlOLlgUl 


.  iœa  a  Ii  -  et  -'il  i  Bt  utile, 

L'intérêt,  le  devoir   n'esl    pas  d'ignorer  100 
•  ,.;,  ,•.  maia  de  favoi  iser  son  action. 
Le  Syllabu»  retentit  dans  le  inonde  comme 
un  grand  Bcandale.  Par  mie  singulière  inter- 
version des  rôles,  l'I  -  il     svait  employé  la 
raison  a  tracer  le  plan  d'un  gouvernement  hu- 
main ;  les  partisane  de  la  raison  B'offensèrent 
comme  s'ils  étaient  outragés  dans  leur  foi  re- 
ligieuse.  Dan-  leur  aveuglement,  ils  préten- 
dirent que  l'Eglise,  en  posant  des  bornes  à   la 
liberté  de  l'individu,  portait  préjudice  à  la  li- 
berté ;    qu'en    réglant    la    souveraineté    du 
peuple,  elle  portait  atteinte  à  l'indépendance 
des  nations  ;    qu'en    réclamant  sa   place   au 
Boleil,  elle    voulait    s'arroger    l'omnipotence. 
La  vérité  est  que  l'Eglise  affermissait  tous  les 
pouvoirs  en    leur  posant    de    justes  borne 
et  l'Etat,  en  repoussant  les  bornes,  se  vouait 
irrémédiablement  aux    plus  détestables  alter- 
natives d'anarchie   et  de   despotisme. 

Cette  rupture  intellectuelle  porta  le  dernier 
coup  à  la  vieille  solidarité  entre  la  puissance 
politique  et  la  puissance  religieuse.  Les  Etats 
croyaient  se  fortifier  en  rendant  public  leur 
désaccord  avec  l'Eglise  ;  l'Eglise,  certaine  que 
la  logique  révolutionnaire  minait  leurs  fonde- 
ments, déclinait  toute  compromission  avec 
leur  imprévoyance  et  refusait  d'être  ensevelie 
sous  leurs  ruines. 

Dans  cette  condition,  n'ayant  plus  à  compter 
que  sur  elle-même,  l'Eglise  sentit  le  besoin  de 
concentrer  son  gouvernement  et  de  fortifier 
son  chef.  C'était  sa  croyance  que  l'infaillibi- 
lité avait  été  promise  aux  successeurs  des 
apôtres,  réunis  en  concile.  C'était  une  tradi- 
tion ancienne,  non  définie  comme  article  de 
foi,  que  la  même  assistance  avait  été  conférée 
aux  successeurs  de  saint  Pierre,  quand,  en 
vertu  de  L'autorité  apostolique,  il» définissent, 
même  hors  d'un  concile,  les  vérités  du  dogme 
ou  de  la  morale.  Cette  tradition  emprunta 
aux  circonstances  comme  une  mise  en  de- 
meure de  se  formuler  dogmatiquement  et  de 
se  définir.  On  craignait  que  la  prise  de  Home 
ne  laissât  plus  à  l'Eglise  un  seul  asile  où  elle 
fût  indépendante  des  pouvoirs  humains  ;  on 
craignait  que  les  obstacles  apportés  à  la 
tenue  des  conciles,  ne  vinssent  à  suspendre  la 
vie  du  catholicisme.  Le  péril  serait  écarté,  si 
les  Papes,  même  exilés  et  captifs,  étaient  dé- 
clares infaillibles.  Un  concile  fut  convoqué,  et 
ce  concile,  en  définissant  l'infaillibillité  person- 
nelle du  Pontife  Romain,  lui  reconnut  le  droit 
de  vouloir  et  de  parler  pour  l'Eglise. 


Pie  IX  avait  accompli  son  œuvre;  il  avait 
rompu  avec  les  allures  ordinaire-  d'une  méti- 
culeuse prudence  et  s'était  montré  d'autant 
plus  net  dans  ses  enseignements  qu'ils  s-oule- 
vaient  plus  d'opposition.  L'essentiel  n'était 
pas  de  rendre  la  loi  facile,  mais  de  la  main- 
tenir pure,  et  il  avait  coupé  toutes  les  racines 
de  l'erreur,  par  une  orthodoxie  tranchante 
comme  le  glaive.  Sa  résistance  aux  faux  dieux 
du  siècle  préparait  à  L'Eglise  un  éclatant  re- 
tour d'autorité  le  jour  où  les  peuples  recon- 
naîtraient sa  sagesse  et  rougiraient  de  leur 
injustice.  Dés  maintenant,  la  définition  de 
l'infaillibilité  donnait,  aux  Souverains  Pon- 
tifes, le  moyen  d'opposer  aux  difficultés  des 
mesures  promptes  I  définitives  ;  elle  suppri- 
mait cet  appel  au  futur  concile,  mot  d'ordre 
de  tous  les  mécontents,  dernier  abri  des  re- 
belles, qui  avait  entretenu  dans  l'Eglise  l'obéis- 
sance sous  condition  et  la  révolte  a  terme. 

Pie  IX  avait  dit  toute  la   vérité  ;  il   devait 
souffrir  pour  elle.   Elevé  à  un    pouvoir  que 
nulle  créature    n'avait  atteint,  il  fallait  que 
cette  souveraineté  n'eût  rien  de  commun  avec 
les  grandeurs  terrestres  ;  et,  pour  attester  son 
origine,   qu'elle   fût  accompagnée,  sans   être 
amoindrie,  par  les  insultes,  les  défaites  et  les 
désastres.  Le  lendemain  de  la  définition  vati- 
cane  éclatait  la  guerre  entre  la  France  et  la 
Prusse.  Le  pouvoir   temporel,  constitué  défi- 
nitivement  par  Pépin  et   Charlemagne,  suc- 
combait le  jour  où  nos  soldats,  rappelés  à  la 
frontière  de  l'Alsace,  ne  suffisaient  plus  à  la 
défendre.    Bientôt    le     vainqueur    ourdissait 
contre  l'Eglise   ce  qu'il  avait  appelé   la  lutte 
pour  la    civilisation   et  soulevait    dans    tout 
l'univers    une    coalition    contre    Home.    Un 
schisme  se  produit   en  Allemagne,  un  autre 
en  Suisse.  La  France  elle-même,   la  France 
soi-disant  républicaine,  mais  plutôt  impie,  se 
mettait,  pour  persécuter  l'Eglise,  à  la  remor- 
que du  Tartare  qui  venait  de  l'écraser  et  de 
la  mettre  au  pillage.  Et  l'Eglise,  qui  a  contre 
elle  les  attentats  des  gouvernements,  se  voit  en- 
core dépouillée  de  l'affection  des  peuples.  De 
toutes  parts  les  liens  semblent  se  rompre.  Les 
derniers  regards  de    Pie  IX  voient    l'ombre 
s'étendre  sur  le  tabernacle  ;  à  sa  mort,  il  n'em- 
porte, comme  consolation,  d'avoir  tant  perdu, 
que  la  conscience  de  n'avoir  rien  cédé.  La  vé- 
rité, dite  par  Pie  IX,  c'est  la  charte   de  l'ave- 
nir ;  la  charge  de  son  successeur  sera  de   la 
faire    reconnaître    et    d'assurer    ses    triom- 
phes (1). 


(1)  Cf.  La  France  chrétienne  dans  l'histoire,  les  deux  derniers  chapitres. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


15 


§  1" 


LA    MORT    DE   PIB  IX    ET  L'ÉLECTION    DE    LÉON    XIII 


La  mort  de  Pie  IX  fut  un  deuil  pour  l'Eglise 
et  une  grande  perle  pour  l'humanité'.  Durant 
son  ponlilicat  de  trente-deux  années,  tra- 
versé d'ailleurs  par  de  cruelles  infortunes, 
Pie  IX  avait  occupé  la  chaire  de  saint  Pierre  en 
thaumaturge  :  il  avait  frappé  victorieusement 
toutes  les  erreurs  ;  il  avait  donné  au  monde 
le  Syllabus,  défini  dogmatiquement  l'Imma- 
culée Conception  de  la  très  sainte  Vierge  et 
convoqué  un  concile  œcuménique  ;  il  avait 
attiré  à  lui  toutes  les  affaires  du  monde,  civi- 
lisé ou  barbare  ;  et,  par  un  contraste  étrange, 
en  résistant  aux  séditions,  royales  et  popu- 
laires, conjurées  contre  lui,  il  avait  assuré,  à 
l'univers,  une  paix  et  une  prospérité  inexpli- 
cables. Humainement  parlant,  il  est  impossible 
de  comprendre  ce  phénomène  ;  on  devrait 
plutôt  croire  que  ces  résistances  pontificales 
vont  susciter  des  inquiétudes  ;  et  les  catholi- 
ques libéraux,  habitués  à  voir  à  l'envers  les 
choses  de  l'Eglise,  ne  manqueront  pas  de  dé- 
couvrir, pour  l'Eglise,  une  c?-ise,  terrible, 
mais  terrible  seulement  pour  leur  faible  foi. 
La  conduite  de  Pie  XI  rassure  les  âmes  ;  elle 
inspire  partout  la  confiance;  on  sent  que  tant  . 
qu'il  tiendra,  il  contiendra  tout  ;  et  proscrit 
ou  triomphant,  mais  toujours  vainqueur,  ii 
sert  et  sauve,  dans  la  réalité,  toutes  les  forces 
de  la  civilisation.  Lorsqu'il  est  enfermé  dans 
Rome,  on  n'espère  plus  tant  voir  le  triomphe 
de  l'Eglise  ;  le  tableau  s'assombrit  et  les  pu- 
nitions de  Dieu  ne  se  font  pas  attendre.  Pen- 
dant huit  années  qu'il  survit  à  la  perte  de  son 
pouvoir  temporel,  nombre  d'hommes  quittent 
la  terre  pour  aller  voir  la  face  irritée  de  Dieu. 
Des  nations  entières  sont  appelées  devant  le 
juge.  La  France  pécheresse  commence  et  ne 
verra  pas  de  sitôt  la  fin  de  ses  malheurs. 
D'autres  entendent  distinctement  la  trompette 
formidable,  dont  les  éclats  redoublent,  lorsque 
meurt  Pie  IX.  Dieu,  disait  Joseph  de  Maistre, 
a  fait  disparaître  les  Bourbons  de  France, 
comme  le  Père  de  famille  éloigne  la  mère, 
lorsqu'il  veut  punir  les  enfants.  Que  dirait  ce 
voyant,  quand  Pie  IX  meurt,  lorsque  Dieu 
semble  permettre  aux  maîtres  du  monde  de 
voiler  même  la  face  de  l'Eglise. 

Non  seulement  Pie  IX  rassurait  les  âmes  et 
maintenait  la  paix  du  monde,  il  jouissait  en- 
core, surtout  à  Rome  et,  partout,  dans  le 
monde,  prés  des  catholiques,  d'une  inexpri- 
mable popularité.  On  ne  connaîtrait  pas  Pie  IX 
si  l'on  ignorait  le  sentiment  qu'il  inspirait  au 
peuple  chrétien.  Veuillot,  qui  savait  entendre 
toutes  les  grandeurs,  va  nous  initiera  ce  mys- 
térieux côté  du  pontifical.  En   1870,  à  propos 


de  la  fête  commémorative   de  l'incident   de 
sainte  Agnès,  il  écrivait  : 

«  Il  y  a  dans  le  monde  un  souverain  qui. 
durant  un  quart  de  siècle,  a  su  garder  invio- 
lahlement  le  principe  de  la  souveraineté,  qui 
l'a  défendu  contre  l'erreur  du  monde,  contre 
la  trahison  et  l'abandon  des  autres  souverains, 
qui  l'a  sauvé,  qui  l'a  maintenu  en  dépit  de  la 
défaite,  et  qui  reste  populaire  parce  qu'il  a 
voulu  et  su  rester  roi.  11  y  a  dans  le  monde  un 
peuple  qui  est  demeuré  inviolablement  fidèle 
à  son  roi  vaincu  et  dépouillé,  qui  lui  a  voué 
plus  d'amour  à  mesure  que  l'iniquité  euro- 
péenne lui  infligeait  plus  de  désastres,  qui  a 
connu  la  justice  et  la  majesté  de  sa  cause  et 
ne  l'a  point  trahie,  qui,  par  son  noble  dédain, 
a  déconcerté  les  séducteurs,  et,  par  la  cons- 
tance de  ses  acclamations,  a  vaincu  le  men- 
songe persévérant  de  la  presse,  de  la  tribune 
et  de  la  diplomatie.  Ce  souverain,  c'est  Pie  IX , 
le  souverain  prêtre;  ce  peuple,  c'est  le  sage, 
pieux  et  véritablement  auguste  peuple  ro- 
main, dont  la  foi,  toujours  vivifiée  par  celle 
de  Pierre,  ne  peut  défaillir. 

«  Je  le  dis  avec  une  conviction  profonde, 
parce  que  je  le  vois  et  parce  que  je  le  sens  ;  il 
y  a  ici  un  mystère  de  construction  politique 
qui  n'existe  point  ailleurs,  et  ce  peuple  de 
l'Eglise  a  reçu  de  Dieu  quelque  chose  de  par- 
ticulier, une  vertu  que  n'ont  pas  les  autres. 
Certes,  il  est  facile  d'aimer  Pie  IX,  et  ce  ré- 
gime politique  de  l'Etat  papal,  si  libéral,  si 
doux,  si  vraiment  paternel.  Mais,  ce  qui  est 
étrange  et  miraculeux  en  tous  les  temps,  et 
davantage  au  temps  où  nous  sommes,  c'est 
qu'un  peuple  soit  en  majorité  patient,  juste, 
reconnaissant,  sache  se  souvenir,  sache  at- 
tendre, sache  espérer,  connaisse  en  un  mot  le 
bienfait  de  Dieu.  Or,  ce  sont  là  les  rares  mé- 
rites, et,  pour  bien  dire,  les  grâces  spéciales  du 
peuple  romain.  11  possède  à  un  point  très 
élevé  le  sentiment  et  l'intelligence  de  l'hon- 
neur que  Dieu  lui  a  t'ait  en  lui  donnant  la 
garde  domestique  de  la  papauté.  Il  n'ignore 
pas  la  grandeur  de  ce  rôle,  il  veut  n'en  être 
pas  indigne.  Sans  doute,  si  vous  interrogez  un 
Transtéverin  ou  un  petit  marchand  de  la  place 
Navone,  il  ne  vous  fera  pas  une  théorie  ob- 
jective et  subjective  sur  la  fonction  du  peuple 
romain  à  l'égard  de  la  papauté,  mais  vous 
sentirez  en  lui  l'impérissable  instinct  de  ce 
glorieux  office.  L'esprit  romain  va  par  là,  il 
monte  vers  cette  hauteur  et  ne  consent  pas  à 
descendre.  » 

A  la  mort  de  Pie  IX,  Louis  Veuillot,  insis- 
tant sur  cette  juste  idée,  ajoute  : 


IG 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


■  Pie  IX  a  régné  trente-deux  ans,  dans  lea 
circonstan  plus  difficiles,  au  milieu  dea 

conjuraliona  tes  plus  pérille  irdiea  par 

loua  les  gouvernements  de  l'Europe.  I. 'Angle- 
terre'. ^Allemagne,  la  Russie,  la  France, 
l'Italie,  l'Espagne  même,  quoique  moins  que 
les  autres,  sy  sonl  mises  tour  à  tour  et  sou- 
vent toutes  à  la  fois,  on  sait  avec  quelle  habi- 
leté, quelle  perfidie  et  quelle  constance  im- 
pitoyable cl  diabolique.  Il  a  toujours  été  si 
bon,  si  ferme,  si  juste,  qu'il  n'a  pas  cessé  un 
instant  d'être  vénéré  et  chéri  de  son  peuple 
faillie,  sans  défense  et  abominablement  tenté. 
Durant  hou  règne  de  trente-deux  ans,  ce 
prêtre  sans  soldats,  sans  tribune,  Bans  jour- 
naux, sans  aristocratie  et  sans  commerce,  au 
milieu  de  sou  petit  peuple  de  laboureurs  et  de 
prêtres,  en  butte  à  des  outrages  et  à  une  cons- 
piration universelle,  non  seulement  a  su  faire 
respecter  tout  ce  qu'il  représentait  et  tout  ce 
qu'il  devait  défendre,  mais  il  a  été  le  plus  po- 
pulaire des  souverains.  C'est  le  seul  honneur 
que  puisse  invoquer,  dans  le  monde  moderne 
et  dans  l'histoire,  le  suffrage  universel  qu'il 
ne  reconnaissait  pas  dans  la  forme  actuelle  et 
mensongère  que  le  monde  a  la  prétention  de 
lui  donner.  Et  ce  prêtre  est  mort  prisonnier 
de  guerre,  lui  qui  n'a  jamais  fait  la  guerre  ; 
mais  toujours  vainqueur  par  la  hauteur  et  la 
sainteté  de  son  âme,  en  pleine  possession  de 
sa  royauté,  au  milieu  de  son  peuple  toujours 
fidèle  et  toujours  roi  ;  Roi  sacré  du  peuple 
roi.  Il  a  défendu  et  conservé,  quoi  que  fasse 
l'avenir,  les  deux  couronnes  placées  sous  sa 
tutelle  ;  et  le  peuple  romain,  délégué  du  grand 
peuple  du  Christ,  incontestable  possesseur  du 
monde,  les  garde  au  Christ  et  au  monde  sur 
l'inviolable  tombeau  de  Pie  IX,  le  grand  et  le 
saint  prêtre  du  Christ.  » 

Lorsque  le  Pape  est  mort,  le  pouvoir  passe 
au  Sacré-Collège.  Le  Sacré-Collège  célèbre 
pendant  neuf  jours  les  funérailles  du  Pape 
défunt,  puis  entre  en  conclave,  pour  procéder 
à  l'élection  du  nouveau  pape.  Nous  n'avons 
pas  à  parler  ici  de  cette  procédure.  Les 
hommes  y  figurent  ;  ils  peuvent  s'y  agiter, 
plusieurs  du  moins,  c'est  Dieu  qui  les  mène. 

Six  mois  avant  sa  mort,  Pie  IX  disait  :  «  Hé 
mon  Dieu  1  la  guerre  d'Orient  aura  aussi  son 
utilité  pour  l'Eglise;  le  Pape  mourra,  et  les 
puissances  engagées  dans  l'inextricable  fouillis 
de  la  question  d'Orient,  laisseront  toute  li- 
berté au  conclave.  »  Ce  pronostic  devait  s'a- 
complir. 

Je  cite  volontiers  Louis  Veuillot  ;  c'est  un 
voyant  que  Dieu  a  donné  à  son  Eglise,  en  des 
jours  de  ténèbres;  et,  parce  qu'il  regarde 
toutes  choses  à  la  lumière  du  ciel,  il  a  toujours 
la  note  juste.  Voici  donc  ce  qu'il  écrit  à  l'ou- 
verture du  conclave  :  la  profondeur  de  ses 
doctrines  forme  la  plus  belle  histoire  de  cette 
assemblée  : 

«  L'impertinence  humaine  s'est  toujours 
targuée  d'agir  sur  les  conclaves.  Cette  vanité 
lui  reste.  11  n'y  a  pas  à  douter  que  le  monde 
ne  soit  encore  plein  de  gens  qui  se  flattent 


d'exercer  leuï  hauteur  et  leur  profondeur  sur 
la  personne  et  sur  lea  résolutions  du  Pape 
futur,  avant  même  qu'il  soit  connu.  Les  his- 
toires sonl  pleines  de  contes  plus  ou  moins 
ingénieux  sur  les  résultais  qu'auraient  ob- 
tenus en  ce  genre  les  habiletés  de  la  faqui- 
iii  rie  politique.  La  vraie  histoire  s'en  tait,  et 
tout  au  plus  note  quelques  anecdotes  qu'elle 
ne  sait  pas  et  qu'elle  ne  croit  pas.  Son  bon 
sens  et  sa  probité  n'admettent  qu'une  chose: 
c'est  que  les  Papes  furent  choisis  tels  que 
Dieu  les  a  voulus,  pour  faire  son  œuvre  dans 
le  moment  qu'ils  devaient  la  faire.  Il  y  eut  des 
Papes  plus  ou  moins  vertueux,  plus  ou  moins 
animés  de  zèle  :  il  n'y  en  eut  point  de  traîtres; 
et  c'est  un  doute  qu'il  y  en  ait  eu  d'absolu- 
ment mauvais.  Plusieurs  que  l'obscurité  des 
temps  a  permis  de  calomnier  sont  aujourd'hui 
justifiés  avec  éclat.  Aucun  n'a  osé  ni  voulu 
trahir  la  vérité  ;  et  s'il  plaît  de  voir  des  Papes 
dans  l'enfer,  un  autre  crime  les  y  a  poussés. 
Ce  crime-là  semble  avoir  été,  en  leurs  per- 
sonnes, épargné  à  la  fragilité  mortelle.  C'est 
le  crime  des  anti-Papes,  créatures  des  rois  de 
la  terre  ;  ils  sont  connus.  L'indéfectible  Eglise 
les  a  expulsés.  Les  Papes  réguliers  ont  été 
fidèles  ;  et  l'ennemi  attend  encore  celui  qui 
portera  la  tiare  sur  son  front  répudié.  Lors- 
qu'on parcourt  la  liste  des  Papes,  il  faut 
d'aborJ  saluer  ce  miracle:  sur  269,  point  de 
traîtres,  poiut  de  lâches,  point  d'ineptes,  à  qui 
la  séduction,  le  vice  et  la  peur  ait  lait  aban- 
donner le  droit  de  la  vérité. 

«  La  foi,  l'espérance  et  la  paix  sont  au 
dehors  et  au  dedans  du  Conclave.  Le  trouble 
est  partout  dans  le  monde  :  les  empires 
tombent,  les  tyrannies  s'élèvent,  la  démocratie 
vient,  l'apostasie  éclate.  Au  milieu  de  tant 
d'armées  et  de  tant  d'embûches,  l'enceinte 
sans  gardes  où  soixante-trois  vieillards, 
soixante-trois  prêtres  catholiques  s'apprêtent 
à  désigner  l'un  d'entre  eux  comme  chef  spi- 
rituel du  monde  qui  dit  ne  vouloir  point  de 
chef,  reste  paisible  et  inviolée.  Cette  sécurité 
n'est-elle  pas  étrange?  Cependant  l'homme 
est  là.  Il  attend  tranquille  l'épouvantable  far- 
deau qu'il  va  porter.  Demain  l'un  de  ses  élec- 
teurs, choisi  comme  lui  par  le  Pape  qui  vient 
de  mourir,  s'avançant  devant  son  siège,  lui 
dira  ces  paroles  écrasantes  :  «  Reçois  la  tiare 
«  aux  trois  couronnes  ;  tu  es  le  Père  des 
«  princes  et  des  rois,  le  Pasteur  de  l'univers  et 
«  le  Vicaire  ici-bas  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
ci  Christ.  »  0  poids  de  gloire  !  ô  comble  de  dé- 
mence, si  ce  n'était  pas  le  comble  de  la  vé- 
rité; si  dix-neuf  cents  ans  d'histoire  n'étaient 
pas  là  !  si  cet  homme  ne  tenait  pas  du  Ciei  le 
droit  d'entendre  ces  choses,  et  cet  autre 
homme  le  droit  de  les  dire,  à  deux  pas  de 
l'autel  du  Vatican,  en  face  de  Rome,  de  la 
terre  et  de  Dieu  !  Et  cela  sera  dit.  Et  immé- 
diatement le  nouveau  Pape  prendra  posses- 
sion de  ces  couronnes,  devant  Dieu  content  et 
les  hommes  à  genoux.  Et  ce  miracle  se  sera 
renouvelé  deux  cent  soixante-dix  fois  en  dix- 
neuf  siècles  écoulés  depuis  l'avènement  du  ba- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATOUZIÉME 


17 


telier  juif  qui  fut  sain!  Pierre,  apôtre  de  Jésu 
Christ.   Néron   étail    empereur  alors,  et   vil 
cela.  Et  d'autres  Bont  empereurs  et  vont  le 
voir. 

«  Or,  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  dire,  ces 
hommes  du  Conclave  sont  paisibles  comme 
jamais  peut-être  Conclave  ne  l'a  été.  Mais 
quoi  !  c'est  le  Conclave. 

«  Quoiqu'un  tel  exemple  soit  rare  dans  l'his- 
toire des  hommes,  cependant  notre  e'poque 
l'aura  contemplé,  en  moins  de  quarante  ans, 
deux  fois.  Certes,  le  monde  aura  passé  ces 
quarante  ans  à  s'entendre  prédire  autre  chose. 
Ces  quarante  ans  ont  vu  tomber  Louis-Phi- 
lippe, Napoléon,  la  France.  Ils  ont  vu  passer 
une  foule  de  prophètes  qui  n'avaient  rien 
tant  annoncé  que  la  chute  des  Papes,  de  leur 
Conclave  et  de  leur  Eglise.  Tout  cela  reste, 
tout  cela  est  en  paix... 

<(  Pie  IX  avait  été  l'artisan  sublime  de  cette 
magnificence  inattendue  et  immortelle  qui 
fut  dans  la  monde,  et  pour  toute  la  durée  du 
monde,  une  création  nouvelle  de  l'autorité. 
Gioire  à  ce  grand  homme  !  L'avenir  retrou- 
vera partout  la  trace  féconde  de  son  passage 
qui  a  devancé  les  temps.  11  prépara  le  concile 
par  sa  prévoyanee  hardie  ;  il  le  sanctionna  par 
la  fermeté  de  son  âme  ;  il  l'appliqua  par  sa 
puissante  sagesse.  Nul  Pontife  n'a  eu  davan- 
tage ce  large  et  prophétique  esprit  de  l'Eglise 
qui  sait  qu'elle  grandira  toujours  et  ne 
vieillira  jamais,  que  tout  lui  appartient, 
qu'elle  doit  saus  cesse  ouvrir  des  chemins 
dans  l'avenir  et  dans  l'immensité,  parce  que 
son  empire  atteindra  partout.  Elle  a  pour  tra- 
vail de  se  donner  toute  la  terre,  afin  de 
donner  à  ce  qui  est  un  moment  le  monde  et 
rien,  la  possession  de  Dieu  et  de  l'éternité. 

«  Pie  IX  a  formé  tout  le  Sacré-Collège.  11  l'a 
muni  de  toutes  les  vertus,  de  tous  les  services, 
de  toutes  les  illustrations.  On  y  voit  tous  les 
âges,  toutes  les  sciences,  tous  les  peuples.  Par 
les  promotions  qui  ont  illustré  les  dernières 
années  de  son  pontificat,  il  y  a  fait  entrer  des 
nations    nouvelles,    des    pays    oubliés    dans 
l'Eglise,  et  il  a  ouvert  les  routes  de  la  royauté 
spirituelle  à  des  foules   devenues  ou  restées 
obscures,  pour  qui  le  trône  suprême  semblait 
demeurer    inaccessible.   L'Angleterre    ressus- 
citée  a  ses  cardinaux.  La  Prusse  a  le  sien,  un 
illustre  banni,    fils  d'une   nation  morte.  Les 
Slaves  ont  le  leur.  L'Amérique  du  Nord,  cette 
catholique  née  d'hier  mais  si  vivante,  cette  ré- 
publicaine  orthodoxe  si   entreprenante  et  si 
iièi      est  entrée  pour  la  première  fois  dans  le 
Conclave  sous  la  figure  savante  et  vénérée  du 
grand  archevêque  de  New-York;  elle  entre  du 
même  coup  dans  l'ancienneté  et  dans  les  droits 
de  l'Europe,  et  c'est  de  quoi  faire  réfléchir 
beaucoup  de   stupides  et   ambitieux  ingrats. 
Quand    le    jeune    abbé    Maslaï,     attaché    à 
L'humble  nonciature  du  Chili,  visitait  l'Ame' 
riqne  il    y  a  cinquante-cinq  ans,  qui  eût  dit 

3ii';,  devenu   picu&UH  D'HOMMES,  au  bout  d'un 
emi-siècle,  il  jetterait  son  filet  dans  ces  eaux 
encore  ténébreuses  pour  y  prendre  un  élec- 

T.    XV. 


leur  du  Pape  qui  lui  succéderait.  Dieu  sait 
que  tous  les  hommes  qu'il  envoi.:  pour  faire 
ci'  qu'il  veut  veulent  ce  qu'ils  font.  Pie  IX  n'a 
manqué  à  rien,  cl,  n'ayant  désiré  que  lu  vo- 
lonté de  Dieu,  si  vie  n'a  été  pleine  que  de 
grandes  et  incalculables  actions.  Et  la  ruse  qui 
a  voulu  interrompre  ou  corrompre  ses  des- 
seins est  ridicule  et  vaine.  Sa  vertu  lui  a  donné 
Dieu,  Dieu  lui  a  donné  le  temps.  Jusqu'à  sa 
dernière  heure  il  en  a  bien  usé,  i  l  ses  œuvres 
ne  périront  pas.  Parce  qu'il  eut  la  patience 
des  saints,  qui  gardent  les  commandements 
et  la  foi  de  Jésus,  il  est  de  ceux  qui  ue  re- 
posent pour  l'éternité  dans  la  fécondité  crois- 
sante de  leurs  travaux  :  Opéra  illorum  se- 
quunlur  illos. 

Ces  réflexions  de   Veuillot    répondent  aux 
visées   de   la    politique   révolutionnaire.    C'a 
été,  de   tout  temps,   l'ambition  des   hommes 
de  vouloir  corriger  l'œuvre  de  Dieu  et  se  substi- 
liluer  aux  directions  de  la  Providence.  Celte 
ambition  a  cherché  des  succès  dans  la  vie  pu- 
blique encore   plus  que  dans  la  vie   privée. 
Depuis  surtout  que  la  Révolution  a  pris,  dans 
les  conseils  delà  politique,  une  place  prépon- 
dérante, les  diplomates  n'y  voient  rien  de  plus 
pressé  que  de  contrarier  ou  d'asservir  l'Eglise. 
En  vain,  pour   eux,  il  a  été  dit  :  «  les  portes 
de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle.  Non 
praevalebunt  :  »  ces  habiles  se  flattent  toujours 
de  contredire  l'Evangile  et  d'y    réussir.    Les 
portes  s'ouvrent,  elles  se  ferment,  elles   s'en- 
trebâillent,  on   y   cause,  on  y    rit,   on   chu- 
chotte  surtout  beaucoup.  Ou  croit   avoir  be- 
soin de  se  défendre   contre  la  grâce  de  Dieu, 
et  si  l'on  y  parvient,  c'est  pour  sa  ruine.  Déjà 
David  avait  prédit  que  tous  ces  conjurés  contre 
Dieu  et  contre  son  Christ  seraient  l'objet  des 
moqueries  de  Jéhovah  et  que  sa  main  les  bri- 
serait comme  des  vases  d'argile.  Depuis,  l'hio- 
toire,  h  chaque  siècle,  a  fait  voir  les   funé- 
railles des  persécuteurs;  leurs  fils  n'en  con- 
tinuent pas  moins  l'œuvre  maudite.  Dès  1875, 
Bismarck  avait  saisi  les  cabin  ts  des  éventua- 
lités de  la  mort  du  Pape  et  s'était  enquis  des 
moyens  d'empêcher  le  conclave  ou   de  ne  pas 
reconnaître  son  successeur.  Le  Nord,  journal 
russe  de  Bruxelles,  avait  disserté  longuement 
des  mérites  à   requérir  du   nouveau  Pape  et 
des  moyens  qu'on  aurait  de  résister  à  ses  con- 
seils. La  mort  du  Pape  avait  fait  échanger  je 
ne  sais  combien  de  dépêches;  en  1877, Victor- 
Emmanuel  était  même  venu  à  Borne  pour  si- 
gner   le    décret    relatif    aux    funérailles   de 
Pie  IX,  et,  terrible  leçon    de  la  Providence, 
c'est  lui,   Victor-Emmanuel,  qui  fut   enterré. 
Son  fils  venait  de  lui  succéder,  lorsque, au  mi- 
lieu des  embarras  de  son  avènement,  mourut 
Pie  IX.  Le  roi  personnellement  eut  voulu  peut- 
être  se  montrer  bon  prince,  on  n'accueillit  pas 
ses  ouvertures;  les  ministres   firent  aussi  va- 
loir des  exigences  qui  furent    écartées.   Les 
cardinaux  se  réunirent  dans  la  plénitude  de 
leurs  droits  et  de  leurs  libertés;  et,  après  les 
pourparlers  indispensables, aboutirent  promp- 
tement.  Les  cardinaux  volent;  c'est  Dieu  qui 


JS 


HISTOIKE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


nomme, et, quand  il  faut  déjouer  des  compl 
Dieu  lui  vite  son  œuvre  :  Qui  habitat  in  < 
irridebit  eoi  |  Psal.  il). 

Le  Conclave  s'était  ouvert  le  F'.  Le  premier 
vote,  <ii  les  voix  s'étaient  éparpillées,  fui  dé- 
claré nul  pour  vice  de  forme.  Le  cardinal  Bilio, 
qui  avait  obtenu  nu  certain  nombre  de  suf- 
frages, déclara  qu'il  n'était  point  candidat  et 
qu'il  refusait  d'être  pape.  Le  cardinal  Pecci, 
nommé  depuis  peu  camerlingue  cl  qui  en  avait 
remplj  les  fonctions  pendant  l'interrègne,  avec 
distinction,  avait  obtenu,  à  ce  vole,  17  voix. 
Le  soir  du  19,  au  second  lour.il  obtint  trente- 
quatre  voix,  l.a  nuit  porte  conseil  ;  parfois  elle 
renverse  les  desseins  de  la  veille,  plus  souvent 
elle  les  confirme.  Au  troisième  scrutin,  le 
c  Lrdinal  Pecci  ayant  obtenu  t/uaratit^-quatre 
voix,  l'assemhlée  du  conclave,  debout  tout 
entière,  accède  au  cardinal  l'ecci. 

A  1'inlerrogalion  qui  lui  est  faite,  le 
nouvel  élu,  après  avoir  prié,  répond  qu'il  ac- 
cepte ;  il  déclare  vouloir  prendre  le  nom  de 
L  ùO  N,  puis  il  va  revêtir  les  babils  de  sa  dignité; 
après  quoi,  assis  sur  le  trône  devant  l'autel,  il 
reçoit  l'bommage  des  cardinaux. 

A  ce  moment,  le  cardinal  Guibert  demande 
la  bénédiction  du  Pontife  pour  lui,  pour  le 
diocèse  de  Paris,  pour  la  France  tout  entière. 
Léon  XII]  la  lui  donne,  ajoutant  qu'il  aime 
beaucoup  la  France,  dont  il  connaît  le  grand 
cœur  et  le  dévouement  à  l'Eglise. 

A  une  heure  et  demie,  le  cardinal  Caterini 
apparaissaut  à  la  loge  extérieure  proclame  le 
nouveau  Pape.  Bientôt  la  ville  entière  se  pré- 
cipite  vers  la  basilique,  où  se  presse  une  foule 
immense,  attendant  le  Pape  qui  ne  vient  pas. 
Le  bruit  court  alors  qu'il  paraîtra  à  l'extérieur 
de  la  basilique  ;  mais,  à  quatre  heures  et  de- 
mie, Léon  XIII  vient  à  la  loge  intérieure,  et, 
d'une  voix  forte,  donne  la  bénédiction  solen- 
nelle. 

Les  acclamations  retentissent.  Le  cri  de  : 
Vive  Léon  XIII  !  est.  poussé  par  des  milliers 
de  voix,  l'émotion  est  indsscriplible. 

A  la  nouvelle  de  cette    prompte  élection, 
Yeuillot  écrivait  : 

<(  Il  y  a  quelques  jours,  le  Pape  était  mon. 
Héjouissons-nous,  le  Pape  est  vivant  !  Dans  la 
monarchie  pontificale,  la  mort  apparaît  sou- 
vent, mai3  pour  apporter  une  assurance  plus 
parfaite  de  la  perpétuité  de  la  force  et  de  la 
vie.  Il  le  faut  ainsi  pour  que  la  Papauté  soit 
toujours  jeune  sans  cesser  d'être  antique  et  le 
Pape  toujours  vieux  sans  avoir  sujet  d'appré- 
hender de  périr  tout  entier   à  la   façon   des 
autres  humains.  Il  ne  perd  que  le  trône,   et 
ce  trône  qui  n'est   pas  à  lui  et  que  la  mort 
seule  peut  lui  ravir  selon    la   permission    de 
Dieu  ne  s'en  va  pas  avec  lui  ;  il  le  laisse  a  un 
successeur  qu'il  ne  connaît  pas,  mais  qui  sera 
légitime  comme  lui.  Vieux,  non  cassé,  il  n'est 
point  chassé,  il  va  prendre  son  repos  bien  ga- 
gné   par   des   œuvres  vivantes  ;    et   la   chose 
sainte  et  unique  qu'il  a  aimée  et  servie  ne  sera 
point  mise  en  péril  par  sa  mort  et  ne  l'a  point 
élu  par  sa  vie.  11  n'a  eu  de  la  vieillesse  que  les 


avantages,  il  n'a  attendu  et  ne  connaîtra  la 
mort  que  pour  avoir  a  son  tour  le  gain  de 
mourir.  Telle  est  la  Papauté.  Des  hommes  qui 
veulent  être  justes  ivouenl  qu'elle  e-i  la  pi  us 
des  institutions  humaines.  Ils  ni  disent 
pas  assez  :  la  Papauté  est  la  grande  institution 
de  Dieu  pour  le  bien  de  l'humanité. 

«  L'humanité  esl  faite  pour  admirer  la  vertu, 
la  grandeur  et  la  beauté.  La  Papauté  vit  parce 
qu'elle  enfante  perpétuellement  ces  choses  ab- 
solument nécessaires  à  la  vie  du  genre  humain. 
Là  le  genre  hnmain  trouve  la  seule  force,  le 
seul  enthousiasme,  le  seul  amour  dont  il  ne 
rougisse  pas  et  dont  sa  faiblesse  ne  se  I; 
pas.  Le  reste  esl  l'amusement  puéril  ou  mau- 
vais de  la  sottise  et  de  la  méchanceté.  La  Pa- 
pauté nourrit  les  âmes,  c'est  elle  qui  parle  de 
Dieu.  C'est  elle  qui  sans  cesse,  par  ses  œuvres 
et  par  ses  exemples,  dit  :  sursum  corda. 

Ces  grandes  vues  ne  diminuent  pas  Tintent 
des  détails,  elles  l'augmentent  plutôt.  J'en 
emprunte  quelques-unes  à  la  correspondance 
de  V Univers  : 

Je  reviens  de  Saint-Pierre,  et  c'est  sou<  le 
coup  d'une  indescriptible  émotion  que  je  vous 
écris  à  la  hâte  le  récit,  nécessairement  incom- 
plet, de  celte  grande  journée.  Ce  matin  le  troi- 
sième scrutin  avait  donné  44  voix  à  l'Eme 
cardinal  Pecci.  C'est  à  midi,  d'après  le  récit 
de  YOsservatore  romarto,  que  fut  connu  ce  ré- 
sultat. Le  cardinal  était  ainsi  désigné  de  plein 
droit  pour  occuper  la  chaire  du  prince  des 
apôtres,  pour  être  docteur  universel,  in- 
faillible, de  l'Eglise  de  Jésus-Christ. 

A  peine  le  vote  fut-il  terminé,  que  le  car- 
dinal di  Pietro,  sous-doyen  du  Sacré-Collège, 
appela  et  introduisit  dans  l'enceinte  Mgr  Mar- 
tinucci,  auquel  il  prescrivit  de  prendre  ses 
dispositions  pour  toutes  les  cérémonies  qui  le 
concernaient.  Le  préfet  des  cérémonies  lit  ve- 
nir aussitôt  les  autres  cérémoniers,  et  immé- 
diatement tous  les  baldaquins  qui  étaient  au- 
dessus  des  trônes  des  cardinaux  s'abaissèrent, 
sauf  celui  du  n°  9  placé  du  côté  de  l'Evangile, 
qui  était  occupé  par  l'éminenliàsime  caidmal 
Pecci. 

Les  trois  chefs  d'ordre  se  présentèrent  alors 
devant  le  siège  de  l'élu  auquel  le  cardinal- 
doyen  adressa  l'interrogation  suivante  : 

Acceptasne  eleçtionem  in  summum  pontifi- 
cem  ? 

L'élu  répondit  aussitôt  qu'il  ne  se  croyait 
pas  digne  d'une  si  haute  charge,  mais  que,  tous 
étant  d'accord,  il  s'en  remettait  à  la  volonté 
de  Dieu. 

Alors  le  cardinal  doyen  adressa  au  Pontife 
cette  autre  demande  :  Quomodo  vis  vocarl  ? 

Le  Saint  Père  répondit  qu'il  voulait  .-'ap- 
peler Léon  XIII,  en  mémoire  de  Léon  XII, 
pou;  lequel  il  avait  toujours  eu  la  plus  grande 
vénération. 

En  conséquence,  Mgr  Martinucci,  en  sa 
qualité  de  protonotaire  apostolique,  dressa 
l'acte  d'acceptation  du  pontificat  suprême, 
ayant  pour  témoins,  dans  cet  acte  solennel, 
Mgr  Lasagni,  secrétaire  du  Sacré-Collège,   et 


LIVRE  QUA.TRË-VINGT-QC  ITORZIÈMt 


M 


Mgr  Marinelli,  évoque  de  Porphyre.  Puis,  les 
trois  chefs  d'ordre  s'étanl  retirés,  Mgr  Marti- 
nucci  appela  deux  cardinaux  diacres,  Les 
EEmes  Mertel  et  Gonsolini,  lesquels  condui- 
nl  le  n.mvcl  élu  à  la  sacristie,  où  il  fut  re- 
vêlu  des  habits  du  Pape, c'est-à-dire  delà  sou- 
taue  el  dos  bas  blancs,  des  souliers  rouges 
avec  la  croix,  du  rochet,  de  la  mosette,  de 
l'étole  et  de  la  calotte  blancs. 

Le  Pape  paraissait  profondément  ému. 

Rentrant  dans  la  chapelle,  le  souverain 
Pontife  donna  sur  son  chemin  la  bénédiction 
papale  à  tous  les  cardinaux,  et,  s'étant  assis 
sur  la  sedia  gestatoria,  déjà  placée  sur  l'estrade 
de  l'autel,  il  reçut  la  première  adoration  des 
cardinaux,  qui  lui  baisèrent  la  maiu  et  furent 
admis  à  l'accolade. 

Ensuite  le  cardinal  Schwarzemberg,  nommé 
par  Sa  Sainteté  pro  camerlingue,  lui  mit  au 
doigt  l'anneau  du  pécheur.  Cela  fait,  tous  les 
autres  conclavistes  furent  admis  au  baisement 
du  pied. 

Sa  Sainteté  ayant  donné  de  nouveau  sa  bé- 
nédiction au  Sacré  Collège,  quitta  la  chapelle 
fine  pour  rentrer  dans  sa  cellule,  où  il  de- 
vait rester  jusqu'à  la  grande  bénédiction. 

Ces  préliminaires  avaient  pris  quelques 
temps.  Aussi  il  était  une  heure  et  quart  quand 
le  cardinal  Caterini  vint,  selon  l'usage,  annon- 
cer au  peupie  la  nouvelle  de  l'élection.  A  ce 
moment,  il  y  avait  peu  de  monde  sur  la  place, 
car  personne  n'espérait  un  résultat  si  prompt. 
Mais  bientôt  la  nouvelle  court  avec  la  rapi- 
dité de  la  foudre  et  en  un  clin  d'oeil  Rome 
s'agite  tout  entière.  En  un  moment,  la  popu- 
lation se  répand  dans  les  rues  et  une  foule  im- 
mense sort  de  partout,  roulant  ses  flots  pressés 
vers  la  basilique.  Par  toutes  les  voies  qui,  de 
la  place  d'Espagne,  aboutissent  au  Vatican,  le 
long  du  Corso,  vers  tous  les  abords  du  Pan- 
théon, de  la  Minerve  et  de  la  place  Navone,  on 
voit  s'avancer  une  interminable  foule  de  voi- 
tures. Bientôt  la  circulation  se  trouve  absolu- 
ment interrompue. 

A  quatre  heures,  l'immense  place  Saint- 
Pierre  est  littéralement  couverte  de  monde. 
Mais  comment  c  denier  la  foule  qui  remplit  la 
ilique?  En  dépit  du  bruit  qu'on  faisait 
courir,  et  qui  retenait  les  curieux  sur  la 
place  où  ils  comptaient  qu'apparaîtrait 
le  nouveau  Pape,  le  sûr  instinct  de  la  grande 
majorité  des  fidèles  les  avait  entraînés  dans 
l'enceinte  de  la  basilique,  où  ils  savaient  bien 
qu'allait  venir  le  souverain  Pontife,  bientôt, 
eu  effet,  tous  les  regards  se  tournent  au  même 
moment  vers  1'  s  fenêtres  de  la  loge  intérieure, 
qui  viennent  de  s'ouvrir.  Sur  la  corniche  de 
pierre,  on  voit  les  cérémoniers  placer  un  voile 
de  pourpre  et  au-dessus  un  coussin  de  même 
couleur.  Plus  de  doute,  le  Pape  s'approche  ; 
voici  Mgr  Cataldi,  maître  des  cérémonies  pon- 
tificales, précédant  la  croix,  et  enfin   le  non- 

au  Pape,  Léon  XIII,  apparaît  dans  l'embra- 

ure  de  la  Lo/  livi  du  cortège  des  cardi- 

IX. 

A  ce  moment,  un  long  fn  nenl  s'éli 


et  le  bruit  aussitôt  étouffé  de  trente  mille  poi- 
trines  haletantes   prête     à  crier,  malgré   la 
sait  tetô  du  lieu,  pour  témoigner  de  la  joie  qui 
déborde.  Les  applaudissements  éclatent,  una- 
nimes et  puissants  comme  mi   Vrai    tonnelle 
C'est  l'acclamation  du  peuple  chrétien.  Peu  à 
peu  cependant  il  se  fait  une  sorte  de  silence. 
Le  Pape  est  ,'i  genoux.  D'une  voix  qui  retentit 
dans  toute   la  basilique,  il   récite   les   prie, 
ordonnées  par  le  rituel  ;   puis,  élevant  encore 
cette    voix    qui,    désormais,    commande    au 
monde,  il  fait  descendre  sur  son  peuple,  au* 
milieu  des  larmes  de  l'assistance  prosternée, 
la  première  de  ses  bénédictions. 

C'en  est  trop  et  l'émotion  de  la  foule  ne  se 
peut  plus  contenir.  De  nouveaux  applaudisse- 
ments, des  cris  de  :  Vive  le  Pape  !  Vive  Léon 
XIII  !  partent  à  la  fois  de  mille  et  mille  poi- 
trines, éveillant  sous  les  voûtes  de  la  basilique 
un  écho  formidable.  Non,  rien  ne  saurait 
rendre  la  grandeur  ni  la  beauté  d'un  tel  spec- 
tacle. Ceux  qui  furent  assez  heureux  pour  le 
voir  ne  le  peuvent  redire  ;  mais  dans  leurs 
âmes  quel  profond,  quel  ineffaçable  souvenir  ! 

Le  Pape  s'était  retiré  presque  aussitôt,  et, 
conformément  aux  instructions  qu'il  avait 
reçues,  le  maréchal  gardien  du  Conclave, 
prince  Chigi,  procédait  à  l'ouverture  définitive 
du  Conclave.  Après  avoir,  en  présence  du 
doyen  des  protonotaires  apostoliques,  constaté 
la  fermeture  régulière  de  la  porte  extérieure, 
il  procédait  à  l'ouverture  de  cette  porte, 
comme  il  avait  fait,  pour  la  porte  intérieure, 
incontinent  après  l'élection.  Par  cette  porte, 
le  maréchal  et  Mgr  Ricci  Paracciani,  gouver- 
neur du  Conclave,  s'avancèrent  à  la  rencontre 
du  Pape  lorsque  Sa  Sainteté  revenait  de 
donner  la  bénédiclion.  Le  maréchal  se  mit 
alors  à  genoux  devant  le  Souverain  Pontife, 
déposant  à  ses  pieds  l'expression  de  ses  senti- 
ments de  fidélité  et  son  espoir  que  Dieu  con- 
serverait longtemps  le  Pape  à  l'amour  et  à  la 
filiale  dévotion  du  peuple  chrétien. 

Après  cette  premièrecérémonie,  Sa  Sainteté, 
pénétrant  dans  la  chapelle  Sixtine,  entra  dans 
la  salle  des  Paramentioù  elle  admit  au  baise- 
ment des  pieds  les  prélats  et  les  personnages 
qui  se  trouvaient  ce  jour-là  de  garde  pour  le 
service  extérieur  du  conclave.  Après  quoi, 
ayant  revêtu  ses  habits  pontificaux,  le  Saint- 
Père,  précédé  de  deux  notaires  apostoliques, 
ayant  à  ses  côtés  les  cardinaux-diacres,  Mertel 
et  Consolini,  et  suivi  par  Mgr  Ricci,  qui  avait 
repris  l'office  de  majordome,  et  par  messei- 
gneurs  l'aumônier  et  lesacriste,  s'avança  jus- 
qu'à l'autel  de  la  chapelle  Sixtine.  Là  s'étant 
mis  à  genoux  et  ayant  prié  quelque  temps,  il 
se  releva  et  s'assit  sur  la  sedia  placée  sur  l'es- 
trade de  l'autel  pour  recevoir  l'adoration  des 
cardinaux. 

Enfin,  après  la  récitation  des  prières  faites 
par  le  cardinal-doyen  super  Pontificem etectum, 
il  donna  solennellement  la  bénédiction  apos- 
tolique. Enfin,  étant  descendu  de  la  sedia  et 
ayant  l'ail  une  nouvelle  oraison,  à  genoux  de- 
vant l'autel,  le  Pape  retourna  à  la  salle  des 


20 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


Paramenti,  où,  après  avoir  déposé  les  habits 

sacrés,  il  daigna  admettre  de  nouveau  au  bai- 
sement  des  pieds  1rs  prélats  et  les  autres  per- 
sonnages survenus  pendant  cette  cérémonie, 
puis  il  rentra  dans  ses  appartements. 

Pendant  ce  temps,  tontes  les  cloches  de 
Rome  sonnaient  à  grandes  volées, faisant  écho 
à  la  joie  du  peuple.  A  l'heure  où  j'écris,  on 
entend  le  long  murmure  qui,  à  la  suite  de  la 
foule  revenant  du  Vatican,  traverse  les  rues  et 
témoigne  de  l'allégresse  générale.  Que  pour- 
rais-je  ajouter  de  plus! 

Un  autre  correspondant  écrit  : 

«  Nous  avons  un  Pape,  et  Rome  est  dans  la 
joie. 

«  Le  premier  acte  de  Léon  XIII  est  la  con- 
firmation des  protestations  de  Pie  IX  contrc 
l'usurpation  piémontaise.  Le  Pape  a  refusé  de 
paraître  à  la  loge  d'où  l'on  donne  la  bénédic- 
tion au  peuple  réuni  sur  la  place  Saint-Pierre  ; 
il  n'est  pas  non  plus  descendu  dans  la  basi- 
lique ;  c'est  du  haut  de  la  loge  intérieure  qu'il 
a  béni  les  milliers  de  fidèles  qui  remplissaient 
Saint-Pierre. 

«  Ce  fait,  sur  lequel  les  dépèches  ne  pou- 
vaient appuyer  parce  que  l'administration  eût 
pu  les  retenir,  est  l'objet  de  toutes  les  re- 
marques ;  il  prouve  que  Léon  XIII  sera, 
comme  Pie  IX,  le  prisonnier  du  "Vatican.  En 
entrant  au  Conclave,  d'où  il  sort  Pape,  le  car- 
dinal Pecci  a  sacrifié  à  l'Eglise  sa  liberté. 

«  Les  révolutionnaires  seuls  pouvaient 
penser  qu'il  en  serait  autrement.  11  suffit  de 
passera  Rome  pour  voir  que  le  Pape  est  con- 
damné par  l'occupation  italienne  à  rester  dans 
son  palais. 

«  Tout  le  monde  s'accorde  à  reconnaître  à 
Léon  XIII  une  grande  fermeté  et  un  grand 
calme.  C'est  la  conviction  générale  que  nous 
avons  un  Pape  bienveillant  et  sévère,  un  jus- 
ticier ». 

La  mort  du  Pape  et  l'élection  de  son  suc' 
cesseur  sont,  pour  la  ville  et  pour  le  monde, 
un  grand  événement.  Le  monde,  en  pensant 
au  chef  spirituel  que  les  cardinaux  vont  lui 
assigner,  s'inquiète  justement,  tout  en  mettant 
sa  confiance  en  Dieu  ;  lorsqu'il  apprend  son 
élection,  l'allégresse  éclate  et  les  adresses 
partent  pour  Rome.  A  Rome,  les  réceptions 
absorbent  le  nouveau  Pape  ;  les  changements 
de  personnel  réclament  ses  préoccupations  ; 
les  cérémonies  et  les  fêles  occupent  l'avant- 
scène  de  la  vie  publique.  Ces  fêtes  se  closent 
par  le  couronnement  du  Pape  ;  pour  Léon  XIII, 
il  fut  fixé  au  trois  mars.  Ce  jour-là  Veuillot 
écrivait  : 

«  Aujourd'hui  est  un  jour  de  grande  fête  et 
de  grand  combat.  Le  Pape  sera  couronné  au 

Vatican,  portes  closes,  en  prison Dans  le 

monde  entier  les  fidèles  en  prières  demande- 
ront à  Dieu  que  ce  règne  nouveau  soit  long, 
soit  glorieux,  soit  triomphant.  Les  périls  sont 
immenses  et  sans  nombre.  Toutes  les  victoires 
de  la  foi  catholique  semblent  les  avoir 
agrandis  et  multipliés,  mais  la  foi  sait  aussi 
qu'elle  peut  agrandir  et  multiplier  encore  plus 


les  victoires  ;  qu'il  en  fui  ains'  toujours,  qu'il 
en  sera  ainsi  dans  ton-  les  temps.  Les  chré- 
tiens sont  toujours  jeunes,  toujours  grands, 
toujours  forts,  et  tant  qu'ils  voudront  com- 
battre, c'est-à-dire  tant  qu'ils  seront  fermes, 
confiants  et  fidèles,  ils  vaincront.  Leurs  en- 
nemis sont  de  ce  monde,  leur  force  n'en  est 
pas.  «  Ayez  confiance, j'ai  vaincu  le  monde  I  » 

«  L'Evangile  qui  sera  chanté  à  la  messe  du 
couronnement,  sous  les  verroux  (mais  qu'im- 
porte les  verroux  !  ils  sont  de  ce  monde),  est 
celui  de  la  Chaire  de  Saint-Pierre.  Avant  la 
messe  on  brûlera  devant  le  Saint-Père  les 
étoupes  qui  l'avertissent  de  la  courte  durée 
des  pompes  et  aussi  des  souffrances  de  ce 
monde:  une  flamme  qui  s'allume  et  passe  au 
môme  moment,  sic  transit  gloria  mundi  !  C'est 
la  gloire  cependant,  et  dans  ce  lieu  c'est  la 
bonne  gloire,  pleine  de  vie,  de  chaleur  et  d'es- 
pérance ;  elle  vit,  elle  est  pure,  elle  passe  au 
ciel,  où  elle  ne  s'éteindra  pas.  Ensuite  on  dé- 
posera sur  le  front  du  Pontife  la  tiare  rayon- 
nante :  «  Reçois  la  tiare  aux  trois  couronnes, 
et  sache  que  lu  es  sur  la  terre  le  Vicaire  de 
Notre  Sauveur  Jésus-Christ,  à  qui  soient 
l'honneur  et  la  gloire  dans  les  siècles  de 
l'éternité.  »  Et  cela  ne  passera  point  et  le 
peuple  de  Jésus-Christ  en  aura  la  joie  éter- 
nelle. » 

Le  couronnement  de  Léon  XIII  ne  put 
avoir  lieu  dans  la  loge  intérieure  de  Saint- 
Pierre.  La  Révolution  ne  l'avait  pas  permis. 
Des  agitateurs,  bien  vus  du  gouvernement  et 
travaillant  pour  son  compte,  eussent  troublé 
les  cérémonies  en  agitant  des  drapeaux  ou  des 
mouchoirs  aux  couleurs  italiennes  et  en 
criant  :  Conciliation  !  le  gouvernement  lui- 
même  craignait  d'autres  désordres  et  en  donna 
officieusement  avis.  De  son  propre  aveu,  la 
loi  des  garanties  ne  garantissait  pas  même,  à 
Saint-Pierre,  la  liberté  du  Pa,.e  et  la  sécurité 
des  fidèles.  Le  couronnement  eut  donc  lieu  à 
la  chapelle  Sixtine  dans  les  formes  et  avec  les 
cérémonies  accoutumées.  Le  cardinal  doyen, 
lui  offrant  les  félicitations  du  Sacré-Collège, 
lui  souhaita  de  longues  années  de  règne  et  le 
compara  au  roi  David.  Dans  sa  réponse. 
Léon  XIII  déclara  que  le  poids  des  clefs  lui 
paraissait  redoutable,  surtout  aujourd'hui; 
pour  appuyer  sa  faiblesse,  il  comptait  sur  la 
protection  de  la  Sainte-Vierge  et  des  saints 
Apôtres. 

Mais  il  faut  entendre  les  commentaires  de 
Louis  Veuillot  :  «  Nous  n'avons  pu  lire  sans  dou- 
leur les  récits  assombris  du  couronnement.  La 
liturgie  et  nos  souvenirs  nous  représentent 
cette  cérémonie,  telle  qu'elle  devait  se  passer 
dans  le  Vatican  et  dans  Rome,  délivrée  de  la 
barbarie  révolutionnaire.  De  quelle  noble  fête 
la  sauvagerie  politique  a  privé  non  seulement 
les  infortunés  Romains,  mais  encore  le  monde 
avec  eux  !  Car,  s'il  y  a  dans  Rome  même  des 
traîtres  qui  ont  voulu  proscrire  ces  pompes 
non  moins  secourables  à  l'esprit  que  douces  et 
agréables  aux  yeux,  il  est  vrai,  du  moins,  que 
tous  en  déplorent  l'absence.  Tous  les  peuples 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


21 


oui  besoin  de  fêtes  ;  mais  ces  fêtes  là,  si 
oobles,  si  intellectuelles,  si  parlantes  et  qui 
étaient  les  vraies  fêtes  du  monde,  touchaient 
particulièrement  le  peuple  de  Rome,  le  plus 

heureux  de  la  terre  et  le  plus  intelligent.  Il 
sent  maintenant  combien  elles  lui  étaient  né- 
cessaires. Elles  formaient  l'incomparable  or- 
nement de  sa  glorieuse  cité;  elles  en  étaient 
la  merveille  et  même  la  fortune.  Home  deve- 
nait alors,  à  tous  les  yeux  et  à  tous  les  cœurs, 
un  lieu  vraiment  unique,  vraiment  auguste, 
où  chacun  voulait  venir  et  se  sentait  dans  les 
jours  les  meilleurs  de  sa  vie.  L'admiration, 
l'amour,  l'espoir,  s'y  rassemblaient  dans  leur 
plénitude  charmante.  Là,  le  cœur  le  plus  aride 
sentait  l'indicible  joie  de  se  trouver  dévoué  à 
quelque  chose  de  bon,  de  sérieux  et  de  grand 
et  voyait  se  former  en  lui  des  souvenirs  et  des 
désirs  qu'il  n'oublierait  pas.  On  emportait 
dans  la  vie  un  rayon  de  l'inaltérable  beauté. 

«  L'aurore,  la  soie,  l'encens,  les  chants  di- 
vins, les  mémoires  héroïques,  toutes  les  gran- 
deurs du  ciel  et  de  la  terre  ruisselaient  des 
temples  dans  les  rues  où  se  répandaient  les 
costumes  austères  et  magnifiques.  On  voyait 
que  l'humanité  peut  faire  quelque  chose  pour 
l'éternité,  peut  lui  consacrer  la  matière  et  la 
vie,  et  atteindre  au-delà  de  ses  bornes  mes- 
quines et  de  ses  jours  d'un  moment.  Qn  avait 
la  splendeur  de  l'impérissable.  On  se  sentait 
soulevé  par  delà  les  horizons  et  les  pauvretés 
d'ici-bas.  On  vivait  encore  de  la  vie  présente, 
enfermée  dans  ses  cercles  étroits  ;  mais  on  en- 
jambait, sans  même  y  penser,  tout  espace  et 
toute  vie.  Nulle  part  on  n'avait  davantage 
Theureux  sentiment  de  son  infirmité,  et,  en 
même  temps,  nulle  part  ne  s'élargissait  autant 
l'être  humain.  C'est  au  sein  de  cette  Rome  pa- 
pale, centre  de  la  chrétienté,  qu'on  pouvait 
savourer  tout  à  la  fois  le  quasi-rien  de 
l'homme  et  la  grandeur  infinie  de  ses  voca- 
tions et  de  ses  fraternités.  Tous  les  dons  que 
Dieu  a  faits  à  cette  ville  unique,,  la  ville 
choisie  où  il  daigne  séjourner  et  parler,  et 
dont  toute  la  terre  est  devenue  l'écho,  se  réu- 
nissaient et  abondaient  pendant  les  fêtes 
qu'elle  donnait  au  monde. 

«  Alors  apparaissait  la  vérité  de  ces  grandes 
paroles  de  saint  Pierre  répétées  par  le  Pape 
Léon  :  «  Vous  êtPS  la  race  choisie,  l'ordre  de 
«  Prêtres-Rois,  la  nation  sainte,  le  peuple  con- 
«  guis  afin  que  vous  publiiez  les  grandeurs  de 
■lui  gui  vous  a  appelés  des  ténèbres  à  son 
"  admirable  lumière.  »  Et  le  Pape  saint  Léon 
ajoutait:  «  Le  signe  de  la  Croix  fait  autant  de 

/fois  de  ceux  gui  ont  été  régénérés  par  Jésus- 
o  Christ,  » 

«Jadis  nous  avons  vu  ces  fêtes.  Aujourd'hui 
elles  sont  proscrites.  » 

A  la  promotion  d'un  nouveau  pape,  tout  le 

monde  ï'enquiert  de  sa  personne,  de   ses  pa- 

role^,  de  ses  actes.  Dans  les  plus  simples  ma- 

nifestations  chacun  veut  découvrir   la  trace 

'!  i    pontife   ou    la   marque    de 

volonté.   Le    témoignage  le   plus  curieux 

leillir    ici,    c'est    celui    des    Jésuites  ; 


h-    voici  ni  extenso,    extrait  de  la  Civi/tn  CùttO- 
lica  : 

«  Le  nouveau  Pontife  dont  l'élection  mer- 
veilleuse remplit  d'allégresse  tout  le  monde 
chrétien,  est  né  le  2  mus  1810,  à  Carpinetto, 
gros  bourg  «lu  diocèse  d'Anagni,  dans  les 
Etats  de  l'Eglise  ;  son  père  était  le  comte 
Louis  Pecci.samère  s'appelait  Anna  Prosperi. 
Il  reçut  au  baptême  les  deux  noms  de  Vincent 
et  de  Joachim.  Sa  mère  le  désignait  toujours 
par  le  premier  nom  et  il  n'en  eut  pour  ainsi 
dire  pas  d'autre  jusqu'à  la  fin  de  ses  études. 
Mais,  depuis,  il  prit  le  second  et  le  conserva 
constamment. 

En  1818,  alors  qu'il  avait  huit  ans,  son  père 
le  mit  en  pension  avec  son  frère  aîné  Joseph 
chez  les  religieux  de  la  compagnie  de  Jésus, 
dans  leur  collège  de  Viterbe.  C'est  là  que, 
sous  la  direction  du  P.  Léonard  ^aribaldi, 
homme  d'une  grande  intelligence  et  d'une 
nature  très  sympathique,  il  fit  toutes  ses 
études  de  grammaire  et  d'humanités  jusqu'en 
1824,  année  où,  ayant  perdu  sa  mère,  il  se 
rendit  à  Rome.  Là,  sous  la  garde  d'un  oncle, 
il  s'établit  au  palais  des  marquis  Muti.  Au 
mois  de  novembre  de  la  même  année,  il  com- 
mença à  suivre  les  cours  du  collège  romain, 
que  le  Pape  Léon  XII  venait  de  confier  de  nou- 
veau à  la  compagnie  de  Jésus.  11  y  eut  pour 
maîtres  les  PP.  Ferdinand  Minini  et  Joseph 
Ronvicini,  tous  deux  célèbres  par  leur  élo- 
quence et  leurs  vertus. 

Pendant  trois  ans  il  cultiva  au  collège  ro- 
main les  sciences  philosophiques.  Parmi  les 
maîtres  dont  il  reçut  l'enseignement,  il  con- 
vient de  citer  le  P.  Jean-Baptiste  Pianciani, 
savant  illustre  et  neveu  du  Pape  Léon  XII,  et 
le  P.  André  Carafa,  mathématicien  très  dis- 
tingué. Le  jeune  Pecci  donna  les  preuves  d'un 
remarquable  talent,  soit  dans  la  partie  ra- 
tionnelle de  la  philosophie,  soit  dans  les 
autres  parties  ;  il  résulte  en  effet  du  palmarès 
imprimé  en  1828  qu'il  remporta,  cette  année, 
le  premier  prix  de  physique  et  de  chimie  et  le 
premier  accessit  de  mathématiques. 

Se  sentant  porté  à  servir  Dieu  et  l'Eglise 
dans  le  ministère  sacerdotal,  après  avoir  ter- 
miné avec  le  plus  grand  succès  le  cours  de 
philosophie,  il  commença  ses  ôtudes  de  théo- 
logie; pendant  les  quatre  ans  qu'il  y  consacra, 
il  eut  pour  maîtres  des  hommes  d'une  grande 
renommée,  tels  que  les  Pères  Jean  Perrone, 
François  Manera,  Michel  Zecchinelli,  Cor- 
neille Van  Everbrock  et  le  vénérable  et  savant 
exégèle  François-Xavier  Patrizzi  qui,  encore 
vivant  et  plus  qu'octogénaire,  a  la  consolation 
de  voir  son  ancien  disciple  glorieusement 
élevé  sur  la  chaire  de  Saint-Pierre. 

Or,  tandis  qu'il  étudiait  la  théologie,  il  fut 
prié,  bien  que  très  jeune  encore,  de  donner 
des  répétitions  de  philosophie  aux  élèves  du 
collège  germanique,  charge  qui  ne  pouvait 
être  conférée  qu'à  une  personne  d'une  intelli- 
gence remarquable  et  d'un  savoir  éprouvé. 
Le  jeune  professeur  Pecci  s'en  acquitta  à  la 
satisfaction  générale.  La  troisième  année  de 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLIi  MOLIQUE 


ses  études  Ihéologi  [u  lire  en    1830, 

il  soutint  d'une  façon  1res  digne  d'éloges  une 
thèse  publique  de  théologie  «(  remporta  je 
premier  prix,  comme  L'indique  la  note  sui- 
vante des  registres  du  collège  : 

«  Vinceutius  Pecci  de  seleclia   queslionibus 

.  Lraclatu  de  Indulgenliis,  aec  non  de  sa- 
«  oramentis  Extremas  Dnctionis  alque  Ordinis, 

in  aula  collegii  maxima,  publiée  dispen- 
te savil,  facta  omnibus,  in  frequentiPrœsulum 

aliorumque  insignium  virorum  corona,  post 

très  designatos,  arguendi  protestale.  In  qua 
«  disputatione  idem  adolescens  ta'e  ingenii 
«  sui  spécimen  prsebuit  ut  ad  altiora  proludere 
«  visus  s i L.  » 

Dans  la  liste  des  prix  de  l'année  1830,  avant 
l'annonce  du  premier  prix  obtenu  en  Ihéo- 
logie  par  le  jeune  Pecci,  on  lit  ces  paroles  : 

«  Inter  theologice  academicos,  \  incentius 
«  Pecci  slrenue  certavit  de  indulgenliis,  in 
«  aula  maxima,  coram  doctoribus  collegii, 
«  aliisque  viris  doctrina  spectatissimis.  Quum 
u  vero  in  bac  publica  exercitalione,  academico 
«  more  peracta.  industrius  adolescens  non 
«  parvam  ingenii  vim  et  diligentiam  impen- 
«  deril.  placuit  ejus  nomen  honoris  causa  hic 
«  recensere.  » 

L  année  suivante,  il  termina  également  son 
cours  d'études  avec  les  honneurs  des  palmes 
doctorales.  11  avait  alors  vingt-un  ans. 

Un  condisciple  de  l'abbé  Pecci,  homme  très 
digne  de  foi,  nous  écrit  ce  qui  suit  dans  une 
lettre  privée  :  «  Je  puis  attester  que,  tant  qu'il 
fut  à  Vilerbe,  tout  le  monde  admirait  sa  vive 
intelligence  et  plus  encore  l'exquise  bonté  de 
son  caractère.  L'ayant  fréquenté  au  cours 
d'humanités  où  nous  étions  condisciples, 
toutes  les  fois  que  je  le  voyais,  je  me  plaisais 
à  contempler  son  âme  pleine  de  vie  et  d'intel- 
ligence. Pendant  ses  études  à  Rome,  il  ne 
connut  jamais  les  fréquentations,  les  conver- 
sations, les  divertissements  et  les  jeux.  Sa 
table  de  travail  était  tout  son  monde,  appro- 
fondir les  sciences  était  son  bonheur.  Dès 
l'âge  de  douze  ou  treize  ans,  il  écrivait  le  la- 
tin en  prose  et  en  vers  avec  une  facilité  et  une 
élégance  merveilleuses  pour  son  âge.  » 

Entré  à  l'académie  des  nobles  ecclésiasti- 
ques, l'abbé  Pecci  fréquenta  les  cours  de 
l'université  romaine  pour  y  étudier  le  droit 
canonique  et  civil.  Une  personne,  très  auto- 
risée, qui  l'eut  pour  compagnon  clans  ces 
études,  nous  assure  qu'il  se  distinguait  entre 
tous  par  la  supériorité  de  son  esprit  et  la  ré- 
gularité parfaite  de  sa  vie.  Lui  et  1p  duc  Riario 
Sforza,  qui  fut  depuis  cardinal  archevêque  de 
Naples,  où  il  est  mort  en  odeur  de  sainteté, 
au  mois  de  septembre  dernier,  étaient  les 
deux  étoiles  de  cette  nombreuse  assis- 
tance. 

A  cette  époque,  l'abbé  Pecci  fut  pris  en 
affection  par  le  cardinal  Sala,  qui  l'encou- 
ragea de  ses  sages  conseils.  Ayant  été  quelque 
temps  après  reçu  docteur  dans  l'un  et  l'autre 
droit,  Sa  Sainteté  le  Pape  Grégoire  XVI  le 
nomma  prélat  domestique  et  référendaire  de 


la  signature,  le  ii;  mai-  1837.  Le  cardinal 
prince  Odescalchi,  célèbre  par  l'humilité  a 

laquelle  il  quitta  la  pourpre  pour  entrei 
l'institut  de    Saint-Ignace,  qui    lui   avait    dé, 
conféré  les  ordres  dans  la  chapelle  de 

Saint-Stanislas-Kostka  a  -  tint— André  du  (jui- 
rinal,  l'ordonna  pieire,  le  23  décembre  de 
cette  année-là,  dan?  la  chapelle  du  Vicariat. 
I.'  Saint-Père  envoya  alors  le  jeune  prélat 
gouverner  cm  qualité  de  délégal  apostolique 
successivement  les  provinces  de  Bénéveut,  de 
Spolète  et  <j<  Pérouae. 

Dans  tous  ce-  postes,  il  acquit  la  réputa- 
tion d'une  justice  inflexible  et  d'une  insigne 
modestie,  'tout  le  monde  sait  qu'il  réussit  à 
purger  le  territoire  de  Bénévent  des  brigands 
qui  l'infestaient.  On  raconte  notamment  que 
pendant  qu'il  gouvernait  la  province  de  Pé- 
rouse,  il  arriva  un  jour  ce  fait  bien  rare  que 
toutes  les  prisons  étaient  vides.  Le  23  sep- 
tembre 1841.  il  eut  l'honneur  et  la  joie  d'ac- 
cueillir au  milieu  des  fêtes  et  de  l'enthou- 
siasme populaire,  dans  la  ville  de  Pérouse,  le 
souverain  Pontife  qui  voyageait  pour  visiter 
une  partie  de  ses  Ktats.  Le  Pape,  voulant  ré- 
compenser les  vertus  et  les  services  de 
Mgr  Pecci  et  lui  confier  des  charges  plus  im- 
portantes, le  créa  archevêque  de  Damielle 
dans  le  consistoire  du  27  janvier  1843,  [jour 
l'envoyer  comme  nonce  à  Bruxelles  auprès  du 
roi  Léopold  Ier.  Le  19  février  suivant,  il  fut 
consacré  à  Rome  par  le  cardinal  Lambrus- 
chini,  dans  l'église  de  Saint-Laurent///  Panis- 
perna.  Il  n'avait  donc  que  trente-trois 
quand  il  fut  promu  à  l'épiscopat. 

Il  arriva  à  Bruxelles  le  6  avril  de  la  même 
année.  Le  roi,  dès  qu'il  le  connut,  le  prit  en 
grande  estime.  Les  journaux  catholiques  de 
Belgique  ont  rapporté  dans  ces  derniers  jour.. 
de  nombreux  et  précieux  souvenirs  des  trois 
années  de  sa  nonciature  dans  ce  royaume,  de 
son  zèle  pour  l'éducation  chrétienne  de  la 
jeunesse,  de  son  amour  pour  les  bonnes 
études,  du  dévouement  avec  lequel  il  favo- 
risa et  honora  plusieurs  belles  institutions  de 
charité  qui  s'y  trouvaient  établies  et  qu'il 
voulut  transplanter  plus  tard  dans  son  dio- 
cèse de  Pérouse,  de  l'aimable  et  noble  cour- 
toisie qui  lui  gagna  tous  les  coeurs.  11  visita 
toutes  les  grandes  villes  du  royaume  et  sé- 
journa dans  chacune  d'elles. 

Le  2  juin  1844  il  présida  à  Bruxelles  la  cé- 
lèbre procession  du  centenaire  de  Notre- 
Dame  de  la  Chapelle  au  milieu  d'un  concours 
extraordinaire  de  fidèles.  Enfin  il  prit  en  une 
telle  affection  ce  religieux  pays  que  plus  lard 
il  fit  de  son  palais  épiscopal  de  Pérouse 
l'asile  de  tout  citoyen  belge  qui  s'y  présentait. 
Il  y  accueillait  souvent  pendant  les  vacances 
les  élèves  du  collège  belge  de  Home,  et  c'est  à 
ce  collège  qu'il  avait  coutume  de  se  loger 
quand,  pour  les  affaires  de  son  diocèse,  il  était 
obligé  de  se  rendre  à  la  métropole  du  chris- 
tianisme. 

Lorsque  le  Pape  Grégoire  XVI  rappela 
Mgr  Pecci  en  Italie  peur  lui  confier  le  diocèse 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QU  \  rORZIÈMK 


23 


de  Pérouse,  le  roi  Léopold,  par  un  décret  du 
1  ui.ii  1846,  voulut  le  décorer  du  grand  cor- 
dpn  tic  son  ordre  et  lui  témoigner,  par  ce 
titre  honorifique,  «  l'estime  el  la  bienveillance 
particulière  o  qu'il  avail  pour  l'illustre  prélat. 

Le  siège  île  Pérouse  lui  fui  assigné  dana  le 
consistoire  du  1!)  janvier  1846  ;  il  lit  son 
entrée  solennelle  dans  la  ville  épiscopale  le 
2(i  juillet  suivant,  fêle  de  sainte  Anne  ;  il  avait 
choisi  ce  jour  en  souvenir  de  la  comtesse 
Anna  l'ecci,  sa  mère  bien-aimée.  11  a  cons- 
tamment occupé  ce  siège  pendant  trente- 
deux  ans,  c'est-à-dire  jusqu'au  jour  de  son 
élévation  au  suprême  pontificat.  Sept  ans 
après, dans  le  consistoire  du  11)  décembre  1850, 
le  Pape  Pie  IX  le  créa  et  publia  cardinal  du 
titre  de  Saint-Chrysogone.  Il  est  à  remarquer 
que,  dans  ce  même  consistoire,  l'immortel 
Pontife  prononça  son  allocution  In  Apostolicae 
Sedis  fastigio  où  il  rappelait  au  Sacré-Collège 
toute  longanimité  qu'il  avait  eue  envers  le 
gouvernement  subalpin,  qui  ne  la  reconnais- 
sait qu'en  foulant  aux  pieds  les  droits  les 
plus  sacrés  de  l'Eglise. 

Nous  ne  pouvons  dans  ces  quelques  pages 
énumérer  les  actes  du  long  épiscopat  du  car- 
dinal Pecci,  les  œuvres  de  son  zèle  pour  le 
bien  des  âmes  et  pour  l'instruction,  la  piété 
et  la  discipline  de  son  clergé.  Nons  nous  con- 
tenterons d'indiquer  simplement  la  liste  des 
faits  les  plus  mémorables,  telle  qu'elle  nous 
est  transmise  par  l'exquise  courtoisie  de 
Mgr  Laurenzi,  évèque  d'Amata  et  auxiliaire 
de  Pérouse,  à  qui  nous  l'avons  demandée. 
Nous  la  publions  dans  l'ordre  chronologique, 
certains  d'être  agrpables  à  nos  lecteurs.  Ce 
catalogue  sommaire  parle  de  lui-même  et  ex- 
prime, mieux  que  la  plume  ne  pourrait  le  faire, 
quelle  a  été  l'activité  apo-tolique  du  Pape 
Léon  XIII  pendant  son  épiscopat  de  Pérouse. 

1848.  Il  reconstitue  matériellement  le  collège 
du  séminaire  pour  le  rouvrir  sous  une 
forme  et  une  discipline  nouvelles. 

1849.  Il  entreprend  de  refaire  le  pavé  en  mar- 
bre de  sa  cathédrale. 

Il  assiste  à  une  assemblée  générale  des 
évéques  de  l'Umbrie,  réunis  à  Spoléte 
pour  discuter  sur  le  bien  qu'il  y  aurait  à 
faire  dans  leurs  diocèses,  et  il  est  chargé 
de  la  rédaction  des  actes. 

1850.  Il  publie  un  mandement  pour  le  carême 
contre  le  vice  de  l'impureté. 

Il  est  établi  visiteur  apostolique  de  la 
congrégation  de  Saint-Philippe  in  Monte 
Falco. 

Il  assiste  à  l'heureuse  découverte  du 
corps  de  sainte  Claire,  à  Assise. 

Il  publie  une  instruction  pastorale  et 
diverses  dispositions  pour  la  sanctifica- 
tion des  fêtes. 

1851.  Il  institue  la  congrégation  des  lieux 
pies  avec  des  statuts  et  des  règlements 
organiques  p  mr  leur  admi.  isl ration. 

Il  rend  un  décret  pour  régler  la  disci- 
pline des  clercs  exten 


Il  fonde  ei  ouvre  le  sanctuaire  de 
Ponte  delta  Pittra,  près  de  Pérouse,  en 
l'honneur  de  l'image  miraculeuse  do 
Marie,  Mère  des  misi  ricoi  di 

Il    institue    et   préside    une    nouvelle 
commis  ion  pour  les  travaux  d'architec- 
ture et  de  peinture  de  son  église  calhé 
drale. 

1852.  Il  publie,  de  concert  avec  plusieurs  de 

ses  collègues,    île    sages   règlements    pour 

la  bonne  administration  du  mont-de-piété. 

1853.  Tout  son  diocèse  célèbre   par  des   fêl 
sa  nomination  de  cardinal-prêtre  du  titre 
de  Saint-Chrysogone. 

Il  publie  un  édit  avec  des  dispositions 
particulières  contre  le  blasphème. 

Au  début  de  sa  seconde  visite  aposto- 
lique, il  publie  une  homélie,  prononcée 
dans  sa  cathédrale,  contenant  des  aver- 
tissements sur  les  vices  principaux  qui 
dominent  dans  la  société  actuelle. 

1854.  Il  revendique  devant  la  congrégation 
du  concile  le  droit  de  visite  pastorale  sur 
les  coirfréries. 

A  l'occasion  de  la  disette  des  vivres,  il 
prend  des  dispositions  charitables  pour 
secourir  la  détresse  publique. 

Il  publie  un  mandement  pour  le  ju- 
bilé. 

Il  est  nommé  visiteur  apostolique  du 
noble  collège  Pie. 

1855.  En  qualité  de  visiteur  apostolique  de 
Panicale,  il  publie  un  règlement  organi- 
que et  administratif  pour  sa  réorganisa- 
tion. 

Il  appelle  et  installe  les  frères  de  la 
Miséricorde  de  Belgique  comme  directeurs 
de  l'orphelinat  masculin,  après  l'avoir 
reconstruit  et  avoir  réformé  sa  disci- 
cipline. 

Il  couronne  solennellement  l'image  mi- 
raculeuse de  Sainte-Marie  des  Grâces 
dans  la  cathédrale  de  Pérouse. 

Il  ouvre  pour  les  jeunes  filles  en  danger 
un  asile  de  préservation  et  prépose  à  sa 
direct  ion  les  sœurs  belges  de  la  Divine- 
Providence. 

Il  publie  un  mandement  à  l'occasion  du 
solennel  anniversaire  de  la  définition  du 
dogme  de  l'Immaculée  Conception  et 
pour  remercier  Dieu  de  la  cessation  du 
choléra. 

1856.  Comme  chancelier  de  l'université  des 
études,  il  prend  des  dispositions  pour  ré- 
gler les  admissions  et  les  cours  universi- 
taires. 

Il  publie  une  nouvelle  édition  du  caté- 
chisme diocésain,  et  donne  à  son  clergé, 
par  une  lettre  pastorale,  des  instructions 
sur  l'enseignement  de  la  doctrine  chré- 
tienne. 

Il  bénit  et  inaugure  le  nouvel  asile  Do- 
nini,  pour  les  femmes  incurables. 

1857.  11  ouvre  le  noble  pensionnat  de  Sainte- 
Anne  dans  un  édifice  construit  par  ses 
soins;   il  lui  donne   le  nom  et  le   place 


9.\ 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATlIOUni  E 


sons  le  patronage  de  Sa  Sainteté  Pie  IX, 
et  v  appelle  comme  institutrices  les  'lames 
du  Sacré-Cœur. 

Il  rend  un  ('dit  contre  l'abus  du  inngné- 
tisme. 

Il  reçoit  du  Pape  Pie  IX  le  don  d'un  ca- 
lice  en  or  pour  sa  cathédrale. 

Il  accueille  le  Saint-Père  Pie  lX  dans 
son  voyage  et  l'accompagne,  de  retour 
de  l'Etrurie  jusqu'à  Itome. 

Il  adresse  des  instructions  aux  cure's, 
et  y  joint  un  manuel  de  règles  pratiques 
pour  l'exercice  de  leur  ministère,  en  ce 
qui  concerne  la  discipline  extérieure. 
1S'38.  Il  institue,  par  une  lettre  pastorale,  ce 
qu'on  appelle  les  Jardins  de  saint  P/ii- 
lippe  de  Néri,  pour  catéchiser  les  petits 
enfants  les  jours  de  fête  et  les  éloigner  des 
jeux  mauvais  et  de  la  dissipation. 

1859.  11  inaugure  l'Académie  scientifique  de 
Saint-Thomas  d'Aquin  pour  favoriser 
l'étude  de  la  scolastique. 

11  obtient  pour  son  diocèse  l'office  du 
très  saint  Cœur  de  Marie. 

1860.  Il  écrit,  une  lettre  pastorale  sur  le  pou- 
voir temporel  du  Pape. 

11  proteste  contre  le  décret  qui  sup- 
prime les  congrégations  religieuses. 

Il  se  joint  aux  évéques  de  l'Ombrie 
pour  protester  contre  les  dispositions  du 
commissaire  général  du  royaume  subal- 
pin. 
1861 .  Il  rend  un  décret  indiquant  les  règles 
liturgiques  à  suivre  pour  les  cérémonies 
extraordinaires  du  culte. 

Il  écrit  deux  lettres  à  Victor-Emma- 
nuel pour  protester  contre  le  mariage  ci- 
vil et  contre  l'expulsion  des  moines  ca- 
maldules  de  Monte  Corona. 

11  se  joint  aux  évéques  de  l'Ombrie 
pour  publier  une  déclaration  doctrinale 
contre  le  mariage  civil  et  donne  par 
lettre-circulaire  des  instructions  spéciales 
à  son  clergé 

Il  est  cité  devant  le  tribunal  de  Pérouse 
par  trois  ecclésiastiques  qu'il  avait  sus- 
pendus pour  avoir  signé  une  adresse 
contre  le  pouvoir  temporel  du  Pape  ;  il 
gagne  son  procès. 
1863.  Par  une  lettre  pastorale  il  met  en  garde 
le  peuple  de  Pérouse  contre  les  écoles  pro- 
testantes. 

Il  publie,  de  concert  avec  l'épiscopat 
de  l'Ombrie,  un  acte  solennel  sur  les  me- 
sures du  Regio  exequatur. 

Il  écrit  une  lettre  pastorale  contre 
l'œuvre  de  Renan. 

1861.  Il  rend  un  décret  pour  régler  l'aumône 
synodale  des  messes. 

Il  écrit  un  lettre  pastorale  sur  les  er- 
reurs qui  courent  contre  la  religion  et  la 
vie  chrétienne. 
1866.  11  prescrit  au  clergé  des  règles  de  con- 
duite pour  les  temps  de  troubles  politiques. 

Il  écrit  une  lettre  pastorale  sur  les 
prérogatives  de  l'Eglise  catholique. 


1868.  Il  écrit  une  lettre  pastorale  sur  la  lutte 
chrétienne. 

1869.  Il  annonce  le  Jubilé  et  publie  une  ins- 
truction pastorale  sur  le  Concile  œcumé- 
nique du  Vatican. 

Il  institue  une  œuvre  pour  racheter  les 
clercs  du  service  militaire. 

Il  célèbre  au  milieu  des  hommages  et 
des  fêtes  de  son  clergé  et  de  son  peuple 
le  vingt-cinquième  anniversaire  de  son 
épiscopat. 

1871.  Il  envoie,  de  concert  avec  les  évéques 
de  l'Ombrie,  une  adresse  à  Sa  Sainteté 
Pie  IX  relativement  à  l'occupation  de 
Home. 

Il  obtient  de  Sa  Sainteté  Pie  IX  des  in- 
dulgences pour  l'insigne  relique  du  saint 
Anneau. 

Il  publie  une  homélie  sur  les  préroga- 
tives du  Pontife  romain. 

Par  mandat  apostolique,  il  consacre 
dans  sa  cathédrale  l'évêque  d'Orvieto  et 
l'évêque  de  Ptolémaïde. 

1872.  Il  consacre  solennellement  la  ville  de 
Pérouse  au  Sacré-Cœur  de  Jésus,  après 
avoir  publié  à  ce  sujet  une  lettre  pasto- 
rale. 

Il  publie  un  Programme  normal  des 
études  pour  son  séminaire  épiscopal. 

Il  écrit  un  mandement  contre  la  viola- 
tion des  fêtes  et  le  blasphème. 

II  règle  l'horaire  des  messes  et  les  ins- 
tructions catéchisliques  dans  les  églises 
de  la  ville  pour  les  jours  de  fêtes. 

1873.  Il  publie  un  mandement  pour  le  carême 
sur  les  dangers  de  perdre  la  foi. 

Il  consacre  la  ville  et  le  diocèse  de  Pé- 
rouse à  la  Vierge  Immaculée. 

Il  fonde  la  pieuse  association  de  Saint- 
Joachim  pour  les  ecclésiastiques  indi- 
gents. 

Il  institue  la  première  communion  so- 
lennelle dans  sa  ville  épiscopale. 

1874.  Il  publie  un  mandement  pour  le  carême 
sur  les  tendances  du  siècle  présent  contre 
la  religion. 

Il  institue  pour  la  seconde  fois  des  mis- 
sionnaires diocésains  pour  la  prédica- 
tion. 

1875.  Il  écrit  et  publie  des  hymnes  latines  en 
l'honneur  du  patron  principal  du  diocèse, 
saint  Ercolano,  évêque  et  martyr. 

Il  écrit  une  lettre  pastorale  sur  Y  Année 
sainte. 

Il  établit  et  répand  le  tiers-ordre  de 
saint  François  d'Assise  dans  son  diocèse, 
et  ayant  été  nommé  protecteur  de  cette 
confrérie,  à  Assise,  il  y  prononce  une 
allocution  en  prenant  possession  de  sa 
charge. 

1876.  11  invile  les  curés  à  faire  des  catéchismes 
pour  les  adultes. 

Il  écrit  une  lettre  pastorale  sur  l'Eglise 
catholique  et  le  dix-neuvième  siècle. 

1877.  Il  écrit  une  lettre  pastorale  sur  l'Eglise 
et  la  civilisation.  « 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÊM 


Il  eel  nommé  camerlingue  de  la  Bainte 

Eglise  romaini'.   Il  consacre  »on  évoque 
auxiliaire  dans  l'église   de  Saint-Cbryso- 

gome,  à  Itonic. 
1878.  Il  l'ait  restaurer  et  pein.l i  .<  à  ses  frais  la 
chapelle  de  Saint-Onofrio,  dans  sa  cathé- 
drale. 

Il  écrit  et  puhlie  dix  jours  avant  d'être 
nommé  Pape  une  seconde  lettre  pasto- 
rale sur  l'Eglise  et  la  civilisation. 

Le  cardinal  Pecci  a  accompli  sept  fois  la  vi- 
site pastorale  complète  de  son  diocèse  et  il  en 
avait  commencé  une  huitième  quand  le  Pape 
Pie  IX  le  créa  camerlingue  de  la  sainte  Eglise 
romaine. 

Durant  son  épiscopat,  trente-six  églises  de 
son  diocèse  ont  été  totalement  construites  à 
nouveau  ;  six  sont  en  cours  de  construction  ; 
beaucoup  ont  été  restaurées  ou  agrandies.  La 
cathédrale  de  Pérouse  doit  à  sa  munificence 
des  décorations  et  des  ornements  précieux  ; 
le  séminaire  diocésain  doit  également  à  sa  gé- 
nérosité son  entretien  presque  entier,  surtout 
depuis  les  lois  spoliatrices  qui  ont  confisqué 
son  patrimoine. 

Ce  résumé  succinct  de  ses  actes  nous  paraît 
suffire  à  donner  une  idée  du  zèle,  de  la  ma- 
gnanimité et  de  l'intelligence  de  l'homme  que 
Dieu  a  choisi  pour  succéder  à  Pie  IX,  dans  le 
gouvernement  de  l'Eglise  universelle. 

Nous  ajouterons  qu'il  se  trouva  enveloppé 
dans  trois  révolutions  :  celle  de  1848-49,  qui 
dura  presque  un  an;  celle  de  1859,  qui  fut 
passagère  et  qui  se  termina  par  la  prise  de 
Pérouse  par  les  troupes  pontificales,  que  la 
secte  a  poursuivies  depuis  de  ses  calomnies 
haineuses  ;  et  celle  qui  eut  lieu  dans  l'au- 
tomne de  1860,  par  l'invasion  des  troupes 
piémonlaises.  Dans  toutes,  il  eut  beaucoup  à 
souffrir  ;  mais  dans  toutes,  il  se  montra  égal  à 
lui-même, ferme,  charitable,  attentif,  prudent  ; 
et  il  sut  inspirer  aux  ennemis  eux-mêmes  du 
sacerdoce  et  de  la  pourpre  le  respect  de  sa 
personne  et  de  sa  dignité. 

Dieu  qui  avait  prédestiné  le  cardinal  Pecci 
au  souverain  pontificat,  a  voulu  qu'il  n'aban- 
donnât son  bien-aimé  diocèse  que  peu  de 
mois  avant  la  mort  de  Pie  IX,  qui,  par  une 
inspiration  divine,  l'appela  auprès  de  lui  pour 
exercer  à  Rome  l'office  de  camerlingue  de  la 
Sainte-Eglise  romaine,  dans  le  consistoire  du 
21  septembre  1877.  I!  eut  ainsi  la  charge  dif- 
ficile de  préparer  en  grande  partie  le  conclave 
de  février  1878.  C'est  en  lui  que  le  Sacré- 
Collège,  le  Siège  apostolique  étant  devenu  va- 
cant, a  découvert  tontes  les  qualités  néces- 
saires à  un  Pape  qui  devait  succéder  au  glo- 
rieux et  douloure-jx  pontificat  de  Pie  IX  ; 
c'est  °.ur  lui,  Italien  et  né  dans  les  états  de 
l'Eglise,  sur  lui  familiarisé  avec  les  affaires  di- 
plomatiques et  administratives  du  Saint- 
Sièg(  ir  lui  qui  avait  résidé  comme  évêque 
pendant  trente-deux  ans  dans   le  môme  dio- 

e  ;  sur  lui,  savant  en  théologie,  en  droit, 
en  philosophie,  en  littérature  ;  sur  lui,  riche 
de  tant  de  vertus  et  de    méritée  naturels  ou 


acquis  ;  sur  lui  si  éminent,  si  pieux,    i  ch 
pour  la  cause  du  règne  de  Jésus-Christ  dan 
le  monde,  que  les  suffrages  des  princi 

teurs  se  sont  promptement  réunis,  \n--i  le 
20  février,  après  .'{<>  heures  de  conclave,  au 
troisième  scrutin,  il  fut  élu  Pape  au  milieu  de 
I  allégresse  de  la  chrétienté. 

Celle-ci,  d'un  cœur  et  d'une  voix  unanime, 
prie  Dieu  de  le  conserver  longtemps  à  son 
Eglise,  de  le  rendre  heureux  et  prospère  et  de 
lui  accorder  de  voir  bientôt  le  triomphe  de  la 
vérité  et  de  la  justice,  qui  peut  encore  tarder, 
mais  non  pas  manquer. 

En  Italie,  et  en  particulier  à  Rome,  beaucoup 
d'ecclésiastiques  ont  des  armes  non  pascomme 
marque  d'une  noblesse  actuelle,  mais  en  sou- 
venir des  services  rendus  soit  dans  l'admi- 
nistration des  municipes,  soit  dans  le  gouver- 
nement des  républiques  italiennes.  Les  Pecci, 
qui  avaient  rempli  des  fonctions  à  Sienne,  ber- 
ceau de  leur  famille,  avaient  donc  aussi  des 
armes.  Voici  à  ce  propos  quelques  réflexions 
d'un  noble  français  : 

«  Les  armoiries  du  nouveau  Pape  Léon  XIII 
nous  semblent  être  significatives  et  renfermer 
dans  leur  symbolisme  quelques  leçons.  Sur 
champ  d'azur  (bleu)  se  dresse  un  peuplier 
(populus)  de  sinople  (vert)  ;  lequel  paraît  fixé 
au  champ  de  l'écu  par  une  banderolle  d'ar- 
gent posée  en  bande,  c'est-à-dire  en  travers; 
commepour  indiquer  que  le  peuple,  dont  cet 
arbre  est  l'emblème,  a  besoin  d'être  maintenu 
par  les  liens  de  la  religion  et  des  lois. 

«  La  religion  est  symbolisée  par  une  étoile 
posée  en  chef  et  à  dextre,  c'est-à-dire  en  haut 
et  du  côté  droit  de  l'écu  lui-même,  et  par  con- 
séquent à  la  gauche  de  qui  le  regarde.  N'est- 
ce  pas  le  lumen  in  eœîo  annoncé  par  la  prédic- 
tion célèbre  du  prêtre  Malachie  ?  Ce  qui  figure 
l'empire  des  lois,  ce  sont  deux  fleurs  de  lys, 
emblème  de  tout  ce  qui  est  juste  et  légitime, 
dont  le  peuplier  est  accosté  en  pointe,  c'est-à- 
dire  qui  sont  placées  en  bas  de  l'écu,  des  deux 
côtés  de  l'arbre,  un  peu  au-dessus  de  la  Cham- 
pagne ou  terrain  qui  supporte  ce  peuplier.  La 
lumière  de  la  foi  éclairant  les  peuples  du  haut 
du  ciel,  et  les  fleurs  de  lys,  emblème  des  lois, 
régnant  sur  la  terre;  les  armes  des  Pecci  ne 
sont  pas  pour  nous  déplaire. 

«  Obtiendrons-nous,  sous  le  pontificat  de 
Léon  XIII,  tout  ce  qui  semble  ainsi  présagé? 
Ce  serait  trop  heureux  :  les  peuples  de  ce 
temps  ne  le  méritent  guère.  Ils  sont  trop  de 
l'espèce  qui  figure  sur  les  armes  que  nous 
avons  décrites,  des  peupliers  d'Italie  à  l'aspect 
grêle  et  raide.  Ces  arbres,  dont  la  vie  est 
courte,  dont  le  bois  a  peu  de  valeur,  dont  le 
cœur  est  trop  souvent  rongé  par  les  vers, 
semblent  vouloir  menacer  le  ciel  follement  de 
leur  pointe  aiguë.  Mais  celui  de  la  maison 
Pecci  est  lié  d'un  lien  d'argent  et  sans  aucun 
na;ud  ;  ce  qui  signifierait,  non  une  servitude, 
mais  une  discipline  librement  acceptée,  noble 
et  point  gênante,  infiniment  préférable  à  l'es- 
clavage des  passions  révolutionnaires,  qui  rai- 
dissent les    peuples   contre    toute  justice  et 


2(3 


1  NIVEHSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


toute  vérité,  sans  li  ur  donner  aucune  foi 
ni  aucune  »  igu<  ur. 

i  permise  chai  un  de  ne  voir  en  ceci  qu'un 
.■.impie  jeu  d'esprit.  Nous  ne  pouvons  nous  dé- 
fendre de  la  peusée  qu'il  yapeut-êlrequelque 
chos  de  providentiel  dans  celte  symbolique. 
'i  jours  est-il  que,  dès  le  premier  moment, 
nous  en  avons  été  frappé.  » 

Telles  Bont  les  réflexions  de  M.  de  Lau- 
aade. 

Pour  connaître  les  pensées  du  nouveau 
Pape,  L'Univers  publia  son  mandement  de 
l'année  précédente.  Presque  jour  pour  jour, 
un  an  avant  son  exaltation,  le  cardinal  avait 
publie,  à  Pérouse,  une  lettre  pastorale,  où  il 
traite  île  la  Religion  et  de  la  Société  el  du  be- 
soin qu'a  celle-ci.  pour  vivre,  d'écouter  et  de 
suivie  les  instructions  que  Lui  donne  celle-là. 
Il  n'y  a  point  de  travail  fécond  et  nourricier, 
il  n'y  a  point  de  repos  heureux  et  réparateur, 
il  n'y  a  point  de  pain  quotidien  sur  la  terre, 
ni  pain  éternel,  ni  pain  corporel,  s'il  n' 
d'abord  demandé  au  Père  qui  est  aux  deux  et 
ensuite  gagné  suivant  les  lois  qu'il  enseigne 
par  son  Kglise,  lesquelles  sont  à  la  fois  les  lois 
de  la  bénédiction  divine  et  les  lois  même  de 
la  nature. 

L'archevêque  de  Pérouse  expose  puissam- 
ment cette  économie  divine,  et  nous  osons 
dire  que,  par  ce  temps  d'écrits  et  de  traité?  de 
tout  genre  sur  ce  qu'on  appelle  la  question  so- 
ciale, nulle  part  cette  matière  si  importante 
n'est  plus  approfondie  et  plus  clairement  dé- 
montrée. L'évêque  philosophe  et  théologien 
en  sait  plus  long  que  tous  les  professeurs.  En 
quelques  mots,  il  fait  l'histoire  de  la  pauvreté 
bonne  et  mauvaise  et  de  la  bonne  et  mauvaise 
riebesse  ;  il  dit  d'où  vient  le  mal  et  d'où  peut 
revenir  le  bien  ;  il  résume  avec  une  admirable 
concision  et  une  non  moins  brillante  sûreté 
de  doctrines,  ce  que  l'histoire,  la  philosophie 
et  la  théologie  n'ont  cessé  d'enseigner  au 
monde. 

Naguère,  nous  entendions  saint  Léon  le 
Grand  nous  dire  celle  parole  savante  et  ma 
gnifique  qui  contient  le  secret  des  ambitions 
humaines  et  de  la  bonté  de  Dieu  :  Le  signe  de 
la  Croix  fait  autant  de  rois  de  tous  ceux  qu>  ont 
été  régénérés  en  Jésus-Christ.  L'instruction 
donnée  par  le  cardinal  Pecci  à  son  peuple  de 
Pérouse  est  une  démonstration  de  ce  mystère 
que  la  science  moderne  a  rendu  obscur  et  im- 
pénétrable, et  que  l'Eglise  avait  expliqué 
depuis  si  longtemps.  Au  ve  siècle,  le  même 
saint  Léon,  parlant  de  la  Piome  païenne  de- 
venue moderne  à  son  tour  et  ne  pouvant 
qu'obscurcir  ce  qui  lui  restait  des  insuffisantes 
vérités  primitives,  disait  que  cette  ville,  qui 
avait  commando  à  presque  toutes  les  nations 
de  l'univers,  gémissait  néanmoins  dans  les  té- 
nèbres les  plus  grossières  :  Elle  se  flattait  de 
s'être  fait  une'  grande  philosophie  parce  qu'elle 
n  avait  rejeté  aucune  erreur.  C'est  notre  condi- 
tion actuelle.  L'archevêque  de  Pérouse,  sou- 
levant le  bandeau  que  l'orgueil  nous  a  mis  sur 
les  yeux,  nous  dit  que  nous  sommes  cepen- 


dant enfanl  el  nous  presse  de  re- 

connaître notre  dignité  el  la  vérité. 

Puisque,  par  la  grâce  de  Dieu,  que, 

-i  au  courant  de  nos  mi-  i  u  Pape 

à  la   place  d'un   autre  Voyant,    espérons    que 
ces  constantes  miséricordes  ue  seront  pas  ; 
dues  el  que  le  monde  se  décidera  enfin  à  écou- 
ter el  à  suivre  les  guides  que  la  Providence  ne 
se  lasse  pas  de  lui  envoyer. 

Les  actes  commentent  les  paroles.  A  Pérouse, 
le  cardinal  avait  eu,  vis-à-vis  du  gouvernement 
italien,  une  attitude  particulièrement  nette  et 
ferme,  en  même  temps  qu'habite.  Jamais  il 
n'avait  fait  aucune  concession,  ni  de  fond,  ni 
de  forme,  et  cependant  il  avait  su  éviter  les 
conflits.  Sa  popularité  était  si  grande,  qu'elle 
imposait  une  extrême  réserve  aux  fonction- 
naires du  gouvernement  usurpateur.  Use  fai- 
sait d'ailleurs  craindre  autant  qu'aimer  :  c'est 
une  double  condition  nécessaire  pour  bien 
gouverner  les  hommes.  Ni  grue,  ni  soliveau, 
mais  une  puissance  intègre  et  bonne,  douce  et 
inflexible. 

Le  cardinal  Pecci,  comme  camerlingue,  avait 
montré  le  même  caractère.  Le  travail  énorme 
qu'il  avait  fallu  s'imposer  pour  les  funérailles 
de  Pie  1K  et  pour  la  tenue  du  conclave,  il 
avait  su  s'en  acquitter  avec  force,  décision  et 
exactitude.  Il  ne  faut  pas  oublier,  >iu  reste, 
que  ce  membre  influent  du  Sacré-Collège  avait 
eu  nécessairement  une  paît  prépondérante 
dans  l'acte  par  lequel  les  cardinaux  avaient 
prolesté  contre  la  présence,  à  Home,  d'une 
puissance  étrangère  et  affirmé  le  droit  impres- 
criptible du  pouvoir  temporel  des  Papes.  De 
plus.  Léon  XIII  avait  tout  de  suite  confirmé 
l'acte  du  cardinal  Pecci  ;  il  avail  refusé  de  pa- 
raître à  la  loge  extérieure  de  Saint-Pierre  et 
agi  de  même  le  jour  du  couronnement. 

Quant  aux  processions  interminables  des 
Humains  au  Vatican  et  aux  audiences  offertes 
aux  étrangers,  un  pape,  récemment  élu,  s'y 
prête  sans  effort.  Un  maître  de  chambre  lui 
annonce  les  visiteurs,  dit  leurs  mérites,  loue 
leur  piété.  Le  Pape  y  répond  aussitôt  par  des 
paroles  de  tendresse  et  achève,  par  une  béné- 
diction, la  grâce  de  sa  parole.  Les  audiences 
succèdent  aux  audiences  ;  le  Pape  a,  pour 
tous,  d'exquises  paroles  et  d'inépuisables  bé- 
nédictions. Douze  cents,  quinze  cents,  deux 
mille  personnes  s'agenouillent  devant  lui  en 
un  seul  jour;  sa  main  peut  se  lasser,  son 
coeur  s'ouvre  toujours.  La  fatigue  même  u'in- 
lerrompl  pas  les  audiences.  Comment  voulez- 
vous  qu'un  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu, 
au  début  de  son  règne,  se  refuse  au  service, 
surtout  en  présence  de  chères  âmes,  venues 
parfois  de  bien  loin  ? 

Dans  ces  audiences  toutefois,  il  y  eut  un 
trait  qui  manifesta  immédiatement  le  caractère 
du  Pape.  Léon  XIII  avait  des  paroles  d'encou- 
ragement pour  toutes  les  oeuvres  de  charité 
et  d'apologétique  ;  mais  il  ne  disait  rien  qui 
put  prêter  aux  interprétations  politiques. 
Lorsque  les  députations  se  présentent,  elles 
sont  accueillies  avec  utie  extrême  bienveillance; 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈME 


j< 


chacun  de  ceux  qui  lea  composenl  entend  un 
mol  paternel;  mais  les  discours  Boni  proscrits 
et  l'on  n'est  pas  autorisé  à  lire  des  adrei 
L  •  Pape  ne  l'ail  pas,  non  plus,  imprimer  les 
réponses;  on  les  reproduit  seulement  para 
:  pfès.  Le  jour  où  Léon  Mil  voudra  indi- 
quer la  voie  qu'il  veut  suivie,  il  s'adressera 
au  monde  par  une  encyclique. 

Le  cardinal  Pecci  n'avait  jamais  désespéré 
tic  l'avenir  temporel,  de  la  foi  de  la  France; 
c'était  sa  conviction  qu'elle  se  relèverait  de 
ses  mauvaises  doctrines  comme  de  ses  dé- 
sastres ;  il  admirait  le  nombre  et  la  fécondité 
de  ses  oeuvres;  il  connaissait  sa  promptitude  à 
dominer;  il  aimait  son  élan,  cette  furia  fran- 
cese,  même  quand  elle  nous  fait  aller  un  peu 
loin.  Devenu  pape,  il  fit,  à  ses  réceptions,  une 
exception  en  faveur  des  universités  catholiques 
de  France.  Ces  universités  s'étaient  fait  repré- 
senter aux  funérailles  du  Pape  et  à  l'élection 
du  successeur.  Après  l'élection  de  Léon  XIII, 
leurs  délégués  furent  admis  en  sa  présence. 
Après  présentation  d'une  adresse  lue  par  Mgr 
Sauvé,  de  l'Université  d'Angers,  le  Pape  ré- 
pondit : 

«  Je  suis' profondément  ému  des  sentiments 
que  vous  venez  d'exprimer  au  nom  de  votre 
excellent  évèque,  dont  je  connais  dès  long- 
temps le  mérite  et  les  vertus.  Les  universités 
catholiques,  dont  vous  êtes  les  représentants, 
sont  pour  l'Eglise  une  consolation  et  une  es- 
pérance. Comment  ne  pas  admirer  la  généro- 
sité des  catholiques  français  qui,  en  si  peu  de 
temps,  ont  pu  fonder  des  œuvres  si  mer- 
veilleuses? Entre  toutes,  l'université  de  Lille 
se  distingue  par  la  rapidité  avec  laquelle  ont 
été  recueillies  les  sommes  considérables  né- 
cessaires à  l'organisation  de  ses  cinq  facultés. 
Celles  d'Angers,  de  Paris,  de  Lyon,  de  Tou- 
louse marchent  dans  la  même  voie  et  pro- 
mettent des  résultats  également  heureux. 

"  C'est  ainsi  que  la  France,  en  dépit  de  ses 
malheurs,  reste  toujours  digne  d'elle-même, 
et  montre  qu'elle  n'a  pas  oublié  sa  vocation. 
Personne,  plus  que  le  vicaire  de  Jésus-Christ, 
n'a  de  motifs  pour  compatir  aux  douleurs  de 
la  France,  car  c'est  en  elle  que  le  Saint-Siège 
a  toujours  trouvé  l'un  de  ses  plus  vaillants 
soutiens. 

«  Aujourd'hui,  hélas!  elle  a  perdu  une 
partie  de  sa  puissance;  affaiblie  parla  divi- 
sion des  partis,  elle  est  empêchée  de  donner 
libre  essor  à  ses  nobles  instincts.  Et  pourtant 
que  n'a-t-elle  pas  fait  pour  le  Saint-Siège, 
même  après  ses  désastres  ?  Elle  lui  avait  déjà 
donné  les  rejetons  de  ses  plus  illustres  familles, 
la  petite  armée  du  Pape  étant  en  grande  partie 
composée  des  enfants  de  la  France  ;  et,  du 
moment,  qu'il  n'a  plus  été  possible,  pour  eux, 
servjr  la  cause  du  Pape  avec  l'épée,  la 
France  a  témoigné  de  mille  autres  manières 
son  attachement  an  Saint-Siège;  ce  sont  les 
offrandes  de  la  France  qui  forment  toujours 
une  part  considérable  du  Denier  de  Saint- 
Pierre. 

«  Une  si  grande  générosité  ne  saurait  rester 


tans  récompense.  Dieu  bénira  une  nation 
pahle  desi  nobles  sacrifices,  et  l'histoire  écrira 

encore  île  belles    pages    sur  les  Gesta    Dei   per 

I'' ri  nu-os.   » 

Dans  la  matinée  du  i2<s  mais,  parlant  pour 
la  première  fois  au  Sacré  Collège,  le  nouveau 
Pape  s'exprime  en  ces  termes  : 

Vénérables  frères, 

Dès  que  Nous  fûmes  appelé,  le  mois  précé- 
dent, par  vos  suffrages,  à  prendre  le  gouver- 
nement de  toute  l'Eglise  et  a  tenir  sur  la  terr< 
la  place  du  Prince  des  pasteurs,  Jésus-Christ, 
Nous  avons  senti  notre  esprit  tout  saisi  de 
trouble  et  d'effroi.  D'un  côté,  en  effet,  Nous 
étions  effrayé  surtout  et  par  l'intime  convic- 
tion de  notre  indignité,  et  par  l'impuissance 
de  nos  forces  à  supporter  un  fardeau  d'autant 
plus  lourd  que  la  renommée  de  notre  prédéces- 
seur le  Pape  Pie  IX,  d'immortelle  mémoire, 
s'était  répandue  avec  plus  d'éclat  et  d'illustra- 
tion dans  le  monde.  Car  cet  insigne  pasteur 
du  troupeau  catholique,  qui  a  toujours  com- 
battu invinciblement  pour  la  vérité  et  pourla 
justice,  et  qui  a  accompli,  d'une  manière 
exemplaire,  de  si  grands  travaux  pour  le  gou- 
vernement de  la  république  chrétienne,  non- 
seulement  il  a  illustré  le  Siège  apostolique  de 
l'éclat  de  ses  vertus,  mais  encore  il  a  tellement 
rempli  toute  l'Eglise  de  son  amour  et  de  son 
admiration  que,  de  même  qu'il  a  surpassé 
tous  les  évêques  de  Rome  par  la  durée  de  son 
pontificat,  ainsi  il  a  obtenu  peut-être  plus  que 
les  autres  de  plus  grands  et  de  plus  constants 
témoignagesde  respect  public  et  de  vénération. 
D'un  autre  côté,  Nous  étions  vivement  préoc- 
cupé de  la  condition  critique  où  se  trouve 
presque  partout,  de  notre  temps,  non  seule- 
ment la  société  civile,  mais  l'Eglise  catholique 
elle-même,  et  surtout  ce  Siège  apostolique  qui, 
dépouillé  par  violence  de  sa  souveraineté 
temporelle,  en  a  été  amené  à  ce  point  de  ne 
plus  pouvoir  du  tout  jouir  de  l'usage  plein, 
libre  et  sans  opposition  de  son  pouvoir. 

Mais  quoique  pour  ces  raisons,  Nous  fus- 
sions porté  à  récuser  l'honneur  qui  Nous  était 
conféré,  comment  pouvions-Nous  résister  à  la 
volonté  divine,  si  clairement  manifestée  à 
Nous  par  l'accord  de  vos  suffrages  et  par  celte 
pieuse  préoccupation  de  terminer  le  plus 
promptement  possible,  pour  le  bien  de  l'Eglise 
que  vous  avez  uniquement  en  vue,  l'élection 
du  souverain  Pontife? 

Aussi  avons-Nous  cru  devoir  accepter  cette 
charge  du  suprême  apostolat  qui  Nous  était 
offerte  et  obéir  à  la  volonté  divine,  mettant 
toute  notre  confiance  en  Dieu,  et  espérant  fer- 
mement que  Celui  qui  Nous  avait  conféré 
l'honneur  donnerait  aussi  la  vertu  à  Notre  hu- 
milité. 

Et  maintenant  qu'il  nous  est  donné  d'adres- 
ser pour  la  première  fois  de  cette  place  la  pa- 
role à  votre  insigne  collège,  Nous  attestons 
surtout  solennellement  devant  vous,  que  Nous 
n'aurons  jamais  rien  de  plus  à  cœur,  dans  ce 
ministère   du  service   apostolique,  que  d'em- 


28 


HISTI  [RE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ployer,  avec  la  grâce  de  Dieu,  tous  nos  .-Mina 
à  conserver  sainteraenl  le  dépôl  de  la  foi  catho- 
lique, à  maintenir  fidèlement  les  droits  et  les 
intérêts  de  l'Eglise  el  du  Siège  apostolique,  à 
pourvoir  au  aalul  de  tous,  prêt  que  Nous 
Bommc8  à  n'éviter  on  toute  chose  aucun  tra- 
vail, à  ne  récuser  aucune  épreuve,  el  à  ne  ja- 
mais rien  faire  qui  puisse  montrer  que  iNous 
estimons  Notre  vie  plus  que  Nous-même. 

Dans  l'accomplissement  desdevoirs de  notre 
ministère,  Nous  avons  la  confiance  que  votre 
conseil  et  votre  sagesse  ne  Nous  manqueront 
point  ;  Nous  désirons  ardemment  et  Nous  vous 
demandons  qu'ils  ne  Nous  manquent  jamais  ; 
et  vous  ne  devez  pas  prendre  seulement  cet 
appel  pour  un  effet  de  la  sollicitude  de  notre 
charge,  mais  nous  voulons  qu'il  soit  entendu 
par  vous  comme  la  manifestation  solennelle  de 
Notre  volonté.  Car  Nous  avons  profondément 
gravé  dans  l'esprit  ce  que  racontent  les  saintes 
lettres  que  fit  Moïse  par  l'ordre  de  Dieu, 
lorsque,  effrayé  du  lourd  fardeau  de  régir  tout 
le  peuple,  il  s'adjoignit  soixante-dix  des  an- 
ciens d'Israël  pour  qu'ils  portassent  la  charge 
avec  lui  et  le  secourussent  de  leur  zèle  et  de 
leur  conseil  dans  les  soucis  du  gouvernement 
de  la  nation  d'Israël.  Nous  Nous  sommes  pro- 
posé cet  exemple,  Nous  qui  sommes,  malgré 
notre  indignité,  le  chef  et  le  recteur  de  tout  le 
peuple  chrétien  ;  en  l'ayant  devant  les  yeux, 
Nous  ne  pouvons  manquer  de  vous  demander, 
à  vous  qui  tenez  dans  l'Eglise  de  Dieu  la  place 
des  soixante-dix  d'Israël,  un  concours  dans 
Nos  travaux  et  une  assistance  pour  Notre  esprit. 

Nous  savons  d'ailleurs,  comme  Nous  l'ap- 
prennent les  saintes  Ecritures,  que  le  salut  est 
là  où  le  conseil  abonde  ;  Nous  savons,  par 
l'enseignement  du  concile  de  Trente,  que  l'ad- 
ministration de  toute  l'Eglise  s'appuie  sur  le 
conseil  des  cardinaux  constitués  auprès  du 
souverain  Pontife  ;  Nous  savons  enfin  par 
saint  Bernard  que  les  cardinaux  sont  appelé» 
les  assistants  et  les  conseillers  du  Pontife  ro- 
main, et  c'est  pourquoi,  Nous  qui  avons  par- 
tagé pendant  près  de  vingt-cinq  ans  l'honneur 
de  votre  collège,  Nous  avons  apporté  sur  ce 
Siège  non-seulement  un  esprit  plein  d'affec- 
tion et  de  bienveillance  pour  vous,  mais  aussi 
la  ferme  intention  d'avoir  pour  compagnons 
et  collaborateurs  de  nos  travaux  et  de  nos  dé- 
libérations, dans  l'expédition  des  affaires  de 
l'Eglise,  ceux  que  Nous  avons  eus  autrefois 
pour  collègues  en  dignité. 

Au  reste,  Nous  ne  doutons  nullement  que, 
joignant  vos  efforts  aux  Nôtres,  vous  ne  tra- 
vailliez ardemment  avec  Nous  à  la  protection 
et  au  maintien  de  la  religion,  à  la  défense  de 
ce  siège  apostolique  et  àl'accroi>sement  de  la 
gloire  divine,  car  vous  savez  que  nous  aurons 
une  commune  récompense  dans  le  ciel  si  nous 
avons  on  commun  travaillé  à  mener  à  bien  les 
affaires  de  l'Eglise.  Suppliez  donc  humble- 
ment le  Dieu  riche  en  miséricorde,  par  l'inter- 
vention puissante  de  sa  mère  immaculée,  de 
saint  Joseph,  le  céleste  patron  de  l'Eglise,  et 
des  saints  apôtres  Pierre  et  Paul,  afin  que  sa 


bonté  Nous  assiste,  qull  dirige  nos  pense'eset 
no«  actes,  qu'il  dispose  heureusement  le  temps 
de  Notre  ministère  el  enfin  que  cette  barque 
de  Pierre  qu'il  Nous  a  confiée  à  gouverner  sur 
une  mer  furieuse,  Il  la  conduise,  après  avoir 
dompté  et  apaisé  les  vents  et  les  flots,  jusqu'au 
port  désiré  de  la  tranquillité  et  de  la  paix. 

Trait  caractéristique  des  temps  où  nous  vi- 
vons !  Le  premier  acte  des  fidèles  pour  répondre 
aux  bénédictions  du  pape,  fui  l'ouverture 
d'une  collecte,  comme  don  de  joyeux  avène- 
ment. L'Univers  en  prit  l'initiative.  Louis 
Veuillot  n'était  pas  seulement  le  publicisle  aux 
grandes  idées,  c'était  l'homme  aux  profondes 
tendresses  el  aux  saintes  effusions.  Voici  son 
appel  à  la  charité  de  l'Eglise  : 

«  Un  journal  a  inventé  dernièrement,  au 
profit  des  journaux  qui  lui  ressemblent,  que 
Pie  IX,  enrichi  par  le  Denier  de  Saint-Pierre, 
a  laissé  trois  ou  quatre  millions  de  rente  à  son 
successeur  et  une  somme  de  150,000  francs  à 
sa  famille.  C'est  une  imagination  qui  n'a  au- 
cun fondement.  Pie  IX  n'avait  rien  ;  il  n'a  rien 
laissé  ni  à  son  successeur  ni  à  se3  héritiers. 
Ses  livres,  peu  rares,  et  qui  consistaient  en 
hommages  d'auteur,  assez  proprement  reliés, 
ont  été  donnés  à  des  établissements  publics  ou 
appartenaient  à  la  Papauté.  Le  Denier  de 
Saint-Pierre  était  pour  saint  Pierre,  en  argent 
ou  en  nature  ;  il  l'a  donné  à  mesure  qu'il  le 
recevait.  Tout  le  monde  sait  que  le  Piémont  a 
ôté  à  saint  Pierre  les  rentes  et  le  sol,  et  tout 
ce  qu'il  pouvait  lui  prendre,  mais  lui  a  laissé 
considérablement  de  pauvres  à  nourrir.  Par 
les  aumônes  des  catholiques,  Pie  IX,  qui  n'a 
rien  voulu  accepter  de  ses  spoliateurs  impies, 
—  Pecunia  tua  tecitm  in  sit  perditionem  —  a 
soutenu  lui-même  avec  l'argent  multiplié  des 
fidèles  les  services  et  les  serviteurs  qui  tom- 
bèrent à  sa  charge  :  des  églises,  des  prêtres, 
des  missions,  des  employés  nécessaires  et 
d'autres  dont  il  n'avait  plus  besoin  mais  que 
les  rapines  piémontaises  réduisaient  à  la  né- 
cessité. Quelque  abondantes  qu'aient  été  les 
ressources  du  Denier  de  Saint-Pierre,  elles 
n'auraient  pu  suffire  sans  quelques-uns  des 
prodiges  que  Dieu  a  coutume  de  faire  en  ces 
rencontres,  pour  assister  si  longtemps  la  géné- 
rosité de  ses  ministres.  Ainsi  l'Eglise,  si  sou- 
vent dépouillée,  a  pu  de  tout  temps  suffire  à 
ces  nécessités  perpétuellement  renaissantes  et 
pressantes.  Le  christianisme, disait  Mgr  (rerbet, 
est  une  grande  aumône  faite  à  une  grande  mi- 
sère. Depuis  le  Golgotha,  cela  n'a  pas  cessé 
d'être  vrai  dans  tous  les  sens.  Sans  la  charité 
de  Dieu,  l'humanité  n'a  pas  ce  qu'il  faut  pour 
vivre.  Pie  IX  a  été  l'un  des  hommes  qui  l'ont 
le  mieux  su  et  qui  ont  les  plus  hardiment 
compté  sur  la  charité.  11  a  donné  ce  qu'il  avait, 
n'a  rien  ramassé  pour  lui-même,  et  n'a  rien 
légué  à  son  successeur.  Des  trésors,  lui  !  Il  sa- 
vait trop  ce  que  la  rouille  dévore  et  ce  que 
mange  le  ver.  Il  a  laissé  à  son  successeur  le 
trésor  vide  de  saint  Pierre  où  il  avait  tant 
puisé,  sachant  bien  que  saint  Pierre  le  rem- 
plira toujours.  ■« 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATOHZIEME 


29 


«  Il  appartient  à  la  presse  catholique,  <jui 
veut  cire  et  qui  sera  de  plus  en  plus  la  pri 
de  Saint-Pierre,  de  dire  que  cette  fontaine  ne 
doit  pas  tarir.  Léon  XIII,  soumis  aux  exac- 
tions qui  ont  accru  les  souffrances  de  Pic  IX, 
n'est  pas  plus  riche  et  n'a  pas  heaucoup  moins 
de  besoins.  Disons-le  au  monde  qui  ne  veut 
pas  que  ces  besoins  deviennent  insuppor- 
tables. 

«  Dans  quelques  jours  aura  lieu  le  couron- 
nement de  S.  S.  Léon  XIII.  Les  catholiques 
doivent  lui  présenter  un  don  de  joyeux  avène- 
ment qui  sera  l'annonce  et  le  présage  de  leur 
dévouement  futur.  La  souscription  pour 
Pie  IX  ouverte  dans  nos  bureaux  n'est  pas 
fermée  et  restera  permanente.  Cette  aumône 
obstinée  fournit  encore  aux  catholiques  un 
moyen  d'être  les  faibles  soldats  de  Dieu  et  de 
rester  au  moins  sous  les  armes.  Par  là, 
Pie  IX  a  été  moins  détrôné,  et  Léon  XIII  pourra 
l'être  moins  longtemps.  » 

Les  fidèles  répondirent  à  cet  appel  et  L'Uni- 
vers, pour  sa  part,  dépa  sa  le  million. 

L'encyclique  Inscrutabili notifiant  au  monde 
l'avènement  de  Léon  XIII,  parut  le  jour  de 
Pâques,  21  avril.  A  son  début,  elle  dépeint  les 
maux  qui  affligent  l'humanité.  «  A  peine 
élevé,  dit  le  Pontife,  par  un  impénétrable  des- 
sein de  Dieu  et  sans  le  mériter,  au  faite  de  la 
Dignité  Apostolique,  Nous  Nous  sommes  senti 
poussé  par  un  vif  désir  et  par  une  sorte  de 
nécessité  à  Nous  adresser  à  vous  par  lettre, 
non-seulement  pour  vous  manifester  les  sen- 
timents de  Notre  profonde  affection,  mais  en- 
core pour  remplir  auprès  de  vous  les  devoirs 
de  la  charge  que  Dieu  Nous  a  confiée  en  vous 
encourageant,  vous,  qui  avez  été  appelés  à 
partager  Notre  sollicitude,  à  soutenir  avec 
Nous  la  lutte  des  temps  actuels  pour  l'Eglise 
de  Dien  et  le  salut  des  âmes. 

«  Dès  les  premiers  instants,  en  effet,  de 
Notre  Pontificat,  ce  qui  s'offre  à  Nos  regards, 
c'est  le  triste  spectacle  des  maux  qui  accablent 
de  toutes  parts  le  genre  humain  :  Nous  voyons 
cette  subversion  si  étendue  des  vérités  su- 
prêmes qui  sont  comme  les  fondements  sur 
lesquels  s'appuie  l'état  de  la  société  humaine; 
cette  audace  des  esprits  qui  ne  peuvent  sup- 
porter aucune  autorité  légitime  ;  cette  cause 
perpétuelle  de  dissensions  d'où  naissent  les 
querelles  intestines  et  les  cruelles  et  sanglantes 
guerres;  le  mépris  des  lois  qui  règlent  les 
mœurs  et  protègent  la  justice  ;  l'insatiable  cu- 
pidité des  choses  qui  passent  et  l'oubli  des 
choses  éternelles  poussés  l'un  et  l'autre  jusqu'à 
cette  fureur  insensée  qui  conduit  tant  de  mal- 
heureux à  oser  à  chaque  instant  porter  sur 
eux-mêmes  des  mains  violentes  ;  Nous  voyons 
encore  l'administration  inconsidérée,  la  profu- 
sion, la  malversation  fies  deniers  publics; 
comme  aussi  l'impudence  de  ceux  qui  com- 
mettent les  plus  grandes  trahisons  pour  se 
donner  l'apparence  de  champions  de  la  liberté 
et  de  tout  droit  ;  enfin  Nous  voyons  cette  sorte 
de  peste  meurtrière  qui  coule  intérieurement 
dam  les  membres  de  la  société  humaine,  ne 


la  laisse  point  reposer  et  lui  pi 

velles  révolutions  et  de  fune  te    résultats. 

Voici,  dans  leur  texte  officiel,  les  protesta 
lions  en  faveur  du  pouvoir  temporel  des  Pon- 
tifes Romains:  «  C'est  pourquoi,  pour  maintenir 
avant  tout  et  du  mieux  que  nous  pouvons  les 
droits  et  la  liberté  du  Saint-Siège,  Nous  no 
cesserons  jamais  de  lutter  pour  conserver  à 
notre  autorité  l'obéissance  qui  lui  est  due, 
pour  écarter  les  obstacles  qui  empêchent  la 
pleine  liberté  de  notre  ministère  et  de  notre 
pouvoir  ,  et  pour  obtenir  le  retour  à  cet  état 
de  choses  où  les  desseins  de  la  divine  Provi- 
dence avaient  autrefois  placé  les  Pontifes  Ro- 
mains. Et  ce  n'est  ni  par  esprit  d'ambition, 
ni  par  désir  de  domination,  que  Nous  sommes 
poussé  à  demander  ce  retour,  mais  bien  par 
les  devoirs  de  notre  charge  et  par  les  engage- 
ments religieux  du  serment  qui  Nous  lie  ;  Nous 
y  sommes  en  outre  poussé  non-seulement  par 
la  considération  que  ce  pouvoir  temporel 
Nous  est  nécessaire  pour  défendre  et  conser- 
ver la  pleine  liberté  du  pouvoir  spirituel,  mais 
encore  parce  qu'il  a  été  pleinement  constaté 
que  c'est  la  cause  du  bien  public  et  du  salut 
de  toute  la  société  humaine  dont  il  s'agit.  Il 
suit  de  là  que,  à  raison  du  devoir  de  notre 
charge,  qui  Nous  oblige  à  défendre  les  droits 
de  la  sainte  Eglise  quand  il  est  question  du 
pouvoir  temporel  du  siège  apostolique,  Nous 
ne  pouvons  Nous  dispenser  de  renouveler  et 
de  confirmer  dans  ces  lettres  toutes  les  mêmes 
déclarations  et  protestations  que  notre  prédé- 
cesseur Pie  IX,  de  sainte  mémoire,  a  plusieurs 
fois  émises  et  renouvelées  tant  contre  l'occu- 
pation du  pouvoir  temporel  que  contre  la  vio- 
lation des  droits  de  l'Eglise  romaine.  Nous 
tournons  en  même  temps  notre  voix  vers  les 
princes  et  les  chefs  suprêmes  des  peuples,  et 
Nous  les  supplions  instamment,  par  l'auguj'^ 
nom  de  Dieu  très  puissant,  de  ne  pas  repousser 
l'aide  que  l'Eglise  leur  offre,  dans  un  moment 
aussi  nécessaire  ;  d'entourer  amicalement, 
comme  de  soins  unanimes,  cette  source  d'au- 
torité et  de  salut,  et  de  s'attacher  de  plus  en 
plus  à  elle  par  les  liens  d'un  amour  étroit  et 
d'un  profond  respect.  Fasse  le  Ciel  qu'ils  re- 
reconnaissent la  vérité  de  tout  ce  que  Nous 
avons  dit,  et  qu'ils  se  persuadent  que  la  doc- 
trine de  Jésus-Christ,  comme  disait  saint  Au- 
gustin, est  le  grand  salut  du  pays  quand  on  y 
.conforme  ses  actes  !  puissent-ils  comprendre  que 
leur  sûreté  et  la  tranquillité  aussi  bien  que  la 
sûreté  et  leur  tranquillité  publiques  dépendent 
de  la  conservation  de  l'Eglise  et  de  l'obéis- 
sance qu'on  lui  prête.  » 

«  Ainsi,  les  vérités  suprêmes  sont  niées  ;  le 
joug  des  autorités  légitimes  partout  secoué; 
des  guerres  cruelles  ravagent  les  peuples  ;  les 
lois  sont  méprisées,  et  les  choses  éternelles 
tenues  dans  un  coupable  oubli.  C'est  partout 
une  fureur  de  cupidité  et  une  série  de  dépré- 
dations publiques  commises  sous  prétexte  de 
patriotisme,  de  droit  et  de  liberté.  De  tout 
cela  il  faut  chercher  la  cause  dans  le  refus 
d'obéissance  à  l'autorité  de  l'Eglise,  qui  coin- 


30 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


,11 1 ne  1  •-  au  nom  du  I)icu  vengeur  et  soutien  de 
cette  autorité. 

Le  souverain  Pontife  énumère  ensuite  les 
atti  ontre  les  évé  lues  et  les  ministres  du 

culte,  les  ordres  religieux,  les  écoles  et  les  ins- 
tituts  il»!  charité  ;  contre  le  principal  civil  cons- 
titué par  Jésus-Christ,  pour  assurer  la  liberté 
spirituelle  de  son  Eglise  et  lui  faciliter  la  con- 
duite des  peuples  vers  le  salut  éternel.  Si  nous 
parlons  ainsi,  ajoute  le  Pape,  ce  n'est  pas 
pour  augmenter  votre  tristesse,  mais  pour 
vous  demander  aide,  afin  de  défendre  et  de 
venger  la  dignité  du  Siège  apostolique  déchi- 
rée par  d'odieuses  calomnies. 

L'Encyclique  continue  en  exaltant,  dans  un 
langage  sublime,  le  rôle  maternel  et  civilisa- 
teur de  l'Eglise,  en  redisant  ses  magnificences, 
ses  bienfaits,  son  abnégation,  tout  ce  qu'elle  a 
t'ait  pour  les  sciences  et  les  arts,  pour  les  mis- 
sions, pour  la  restauration  de  la  dignité  et  de 
la  liberté  humaines.  Le  Pape  donne  pour 
exemple  les  royaumes  unis  sous  l'influence  de 
l'Eglise  et  qui  furent  prospères.  Au  contraire, 
les  peuples  orientaux  séparés  offrent  l'exemple 
de  la  plus  affreuse  barbarie.  A  qui,  s'écrie 
Léon  XIII,  l'Italie  dut-elle  d'être  grande  et 
Rome  d'être  glorieuse?  N'est-ce  pas  aux  sou- 
verains Pontifes,  à  saint  Léon,  à  Alexandre  III, 
à  Pie  V,  à  Léon  X,  dont  Rome  porte  inscrite 
la  mémoire  en  ses  plus  beiux  monuments? 

Il  est  nécessaire,  poursuit  le  Pape,  de  con- 
server la  dignité  de  la  chaire  romaine  et 
d'affirmer  davantage  l'union  des  membres  avec 
la  tète,  des  fils  avec  le  père.  C'est  pourquoi 
Nous  ne  cesserons  jamais  de  revendiquer  les 
droits  et  d'écarter  les  obstacles  opposés  à  la 
liberté  de  Notre  pouvoir,  afin  de  le  rétablir 
dans  les  conditions  où  la  sagesse  divine  a  éta- 
bli les  Pontifes  romains.  Nous  réclamons  cette 
restitution  non  par  ambition,  mais  par  devoir, 
car  le  pouvoir  temporel  est  nécessaire  à  la 
plénitude  du  pouvoir  spirituel,  au  bien  et  au 
salut  de  la  société  humaine. 

Nous  renouvelons  donc  et  Nous  confirmons 
les  déclarations  et  les  protestations  de  Pie  IX, 
Notre  prédécesseur,  tant  contre  l'occupation 
de  notre  pouvoir  civil  que  contre  la  violation 
des  droits  de  l'Eglise.  Et  au  nom  auguste  de 
Dieu,  Nous  adjurons  les  rois  et  les  princes  de 
revenir  à  la  véritable  source  de  l'autorité,  de 
se  rattacher  à  l'Eglise  par  les  liens  de  l'amour, 
de  travailler  à  faire  disparaître  les  maux  dont 
l'Eglise  et  son  chef  visible  sont  affligés,  afin 
que  leurs  peuples  marchent  dans  les  voies  de 
la  justice  et  jouissent  ainsi  de  la  vraie  gloire 
et  de  la  vraie  prospérité. 

Voici,  du  reste,  d'après  XUnita  cattolica,  un 
tableau  synoptique  de  ce  document. 

l'encyclique  examine 

1.  Les  plaies  de  la  Société. 

2.  Les  causes  qui  les  ont  produites. 

3.  Les  rerr.è  les  qui  peuvent  les  guérir. 

4.  Les  espérances  de  la  guérison. 


LES    PLAIE-    DE    LA    S0C1  NT  : 

1.  La  négation  des  principes  fondamentaux. 

2.  La  rébellion  a  l'autorité  légitime. 

3.  Le  mépris  de  la  morale  et  de  la  jusl 

4.  Les  discordes  intestines  et  les  guerres. 

0.  L'avidité  des  richesses  et  les  suicid-- 

6.  L'hypacrisie  de  la  liberté  et  du  patrio- 
tisme. 

7.  La  manie  des  révolutions  toujours  renou- 
velées. 

CAUSES    DE   CES    PLAIES 

1 .  Le  mépris  de  Dieu  et  de  l'Eglise. 

2.  Les  calomnies  contre  le  Pape. 

3.  Les  loi-  injustes  et  impies. 

I,  La  guerre  à  l'épiscopat  catholique. 

5.  La  dispersion  des  ordres  religieux. 

6.  Le  vol  des  biens  ecclésiastiques. 

7.  La  sécularisation  delà  bienfaisance. 

8.  L'enseignement  laïque  et  athée. 

9.  La  suppression  du  pouvoir  temporel. 

LES    REMÈDES 

1.  Les  vérités  éternelles. 

2.  Le  magistère  ecclésiastique. 

3.  La  liberté  de  l'Eglise. 

4.  Le  retour  à  la  civilisation  chrétienne. 

5.  Le  rétablissement  de  l'autorité  pontificale. 

6.  L'union  des  deux  pouvoirs. 

7.  L'éducation  religieuse. 

8.  Le  sacrement  du  mariage. 

9.  La  sanctification  delà  famille. 

LES    ESPÉRANCES    Ï)Z    LA    GUÉRISON 

1.  L'union  de  l'épiscopat. 

2.  L'amour  envers  le  Pontife  romain. 

3.  Les  pèlerinages  à  Rome. 

4.  Le  denier  de  Saint-Pierre. 

5.  La  dévotion  à  Marie  et  à  saint  Joseph. 

A  l'aide  de  ce  tableau  les  amis  du  Saint- 
Siège  pourront  mieux  graver  dans  leur  esprit 
les  grands  traits  de  l'Encyclique. 

Bientôt  les  ennemis  auront  épuisé  leurs  co- 
lères :  ils  se  tairout,  d'abord  parce  que  la  pru- 
dencel'exige,  ensuite  pareequedesévénements 
viendront  qui  les  rempliront  d'effroi  et  leur 
montreront  comment  Léon  XIII,  à  l'égal  de 
Pie  IX,  est  l'homme  de  Dieu,  1  homme  des 
temps,  l'homme  des  grandes  justices  et  des 
grands  apaisements. 

Ainsi  débutait  le  pontificat  de  Léon  XIII. 
Après  le  glorieux  règne  de  Pie  IX,  la  mi- 
séricorde divine  accordait  aux  vœux  de  son 
Eglise,  un  Pape  qui,  par  son  passé,  se  trou- 
vait tout  préparé  pour  celte  sublime  et  re- 
doutable mission.  Tout  aussitôt  les  com- 
mentaires, qui  traduisaient  à  la  fois  les  solli- 
citudes et  la  joie  du  peuple  fidèle,  allaient 
chercher  dans  les  armes  du  nouveau  pape  le 
présage  de  ce  que  serait  son  pontificat.  On 
rappelait  la  prophétie  de  saint  IVîalachie, 
d'après  laquelle  on  peut  d'avance  résumer  le 


LIVRE  QUATRE-VINGT  MUATOliZIl.Mi: 


3f 


règne  du  Pape  Léon  Mil  dans  une  lumineuse 
devise,  et,  rassemblant  ces  indications  concor 
dan  tes,  on  ee  répétail  avec  confiance  que, 
dans  les  ténèbres  où  nous  sommes,  le  nouveau 
Chef  de  l'Eglise  apparat'  rait  comme  le  Lumen 
in  cœlo  dont  nous  avons  tant  besoin  ! 
Un  an  s'est,  écoulé  depuis,  et  cetU;  confiance 
.  doit  aujourd'hui  s'accroître,  car  il  est  vrai  que 
Léon  XIII,  dans  toutes  les  manifestations  de 
son  autorité  pontificale,  montre  le  grand  souci 
de  porter  la  lumière  dans  tout  le  corps  social, 
pour  en  éclairer  les  parties  malades  et  faire 
voir,  du  môme  coup,  quels  remèdes  peuvent 
et  doivent  seuls  être  appliqués  à  ces  maux. 
Qui  n'a  présente  à  l'esprit  cette  admirable 
Encyclique  dans  laquelle,  après  avoir  notifié 
son  avènement  aux  évéques,  ses  frères,  il  jetait 
sur  la  société  tout  entière  le  coup  d'œil  du  mé- 
decin et  du  père,  désignant  sans  illusion, 
comme  sans  faiblesse,  les  causes  des  troubles 
dont  le  monde  est  rempli,  marquant  avec  une 
miséricorde  et  une  tendresse  sans  égales  par 
quels  moyens  l'on  pourrait  seulement  retrou- 
ver la  paix,  et  à  cette  occasion  faisant  de  la 
famille  chrétienne,  dont  le  type,  hélas  !  est  si 
délaissé  de  nos  jours,  cet  émouvant  tableau 
qui  s'offrait  comme  le  modèle  à  suivre  par  les 
individus  et  les  gouvernements? 

Naguère  encore,  avec  quel  courage  sa 
grande  voix,  s'élevant  au  milieu  de  l'Europe 
révolutionnée,  ne  faisait-elle  pas  le  jour,  sur 
les  attentats  de  la  Révolution  contre  les  peuples 
et  contre  les  trônes  victimes  à  leur  tour  des 
attentats  contre  l'Eglise  ?  Pendant  que  rois  et 
peuples,  pris  comme  de  vertige  au  milieu  de 
la  tourmente,  ne  savent  même  plus  à  qui  crier  : 
«  Sauvez-nous,  nous  périssons  »,  lui,  le  pilote 
assuré,  serein  et  calme,  parce  qu'il  a  les  pro- 
messes divines,  se  tient  debout  et  montre  le 
port,  avec  la  route  qui  nous  y  doit  conduire. 
Gomment  ne  le  suivrions-nous  pas? 

Ponr  nous  y  exciter  davantage,  il  faudrait 
pou/oir  énumérer  tous  les  actes  de  cette  année 
si  féconde.  Rappelons  seulement  la  sollicitude 
avec  laquelle,  dans  son  premier  discours, 
Léon  XIII  parlait  des  Universités  catholiques 
de  France  à  la  délégation  que  présidait 
Mgr  Sauvé  ;  ses  fortes  exhortations  aux  pèle- 
rins espagnols,  français,  belges,  polonais,  alle- 
mands; la  fière  revendication  des  droits  du 
prince  temporel  dans  son  discours  aux  anciens 
officiers  pontificaux  conduits  par  le  général 
Kanzler  ;  sa  mémorable  lettre  au  cardinal 
La  Valette  sur  l'instruction  religieuse  à  don- 
ner aux  enfants  de  Rome  et  de  la  chrétienté  ; 
-/.  lettre  au  cardinal  Nina  où  étaient  si  large- 
ment exposées  les  vues  de  la  politique  chré- 
tienne dan-  Bes  rapports  avec  les  gouverne- 
ments et  les  peuples;  Les  conseils  fortifiants 
qu'il  adressait  en  décembre  dernier  a  la  société 
pour  les  intérêts  catholiques,  afin  de  recom- 
mander  une  forte  organisation  des  forces  ca- 
ri vue  des  luttes  à  venir;  la  solen- 
nelle flétrissure  qu'il  imprimait  au  nom  de 
Voltaire,  dan-,  ce  discours  du  30  mai  OÙ  le  hon- 
teux centenaire  était  stigmatisé  à  la  face  de  la 


chrétienté  tout  entière ,  bs  vigoureu  e  l<  i1 
l'archevêque  de  Cologne,  où  était  si  admira- 
blement exaltée  la  feine  ince  des  catho- 
liques aux  persécuteurs,  en  même  temps  que 
l'inaltérable  patience  des  persécutés;  ses  hau- 
tes leçons  de  philosophie  données  aux  éli 
des  éminaires  romains  dans  l'audience  du 
30  juin,  et,  les  encouragements  donnés  aux 
beaux-arts  dans  ses  éloges  aux  membres  de 
l'académie  des  Arcades,  enfin  les  paternels 
avis  aux  femmes  chrétiennes  dans  sa  réponse 
à  l'union  des  pieuses  daines  romaines,  et  com- 
bien d'autres  discours  qu'il  serait  trop  long 
d'énumérer. 

Est-ce  tout,  et  pouvons-nous  ne  pas  nous 
souvenir  de  la  hiérarchie  catholique  restaurée 
en  Ecosse  par  un  acte  qui  a  été  comme  la 
première  conquête  du  nouveau  pontificat? 

Pouvons-nous  oublier  ces  missionnaires  hé- 
roïques portant  la  bénédiction  du  Pape  aux 
extrémités  de  l'Afrique  centrale,  désignée  par 
lui  pour  être  une  terre  chrétienne?  Pouvons- 
nous  ne  pas  songer  aux  marques  singulières 
d'estime  et  d'affection  pour  notre  épiscopal 
dont  le  prochain  consistoire  doit  nous  révéler 
toute  l'étendue?  Mais  surtout  pouvons-nous 
omettre  le  témoignage  de  reconnaissance  que 
les  fidèles  doivent  au  souverain  Pontife  pour 
cette  grande  grâce  du  jubilé,  dont  lui-même  a 
dit  que  c'était  comme  un  don  de  joyeux  avène- 
ment, pour  la  solennisation  de  son  anniver- 
saire ?  Cet  anniversaire,  la  France  catholique 
a  résolu  dès  longtemps  de  le  fêler  avec  ardeur, 
et  nous  savons  que  de  tous  les  diocèses  de 
France  des  adresses  de  dévouement  et  de  fidé- 
lité sont  signées  dans  toutes  les  congrégations, 
les  associations,  les  œuvres,  afin  de  porter  au 
père  commun  les  vœux  de  sa  famille  tout  en- 
tière. 

Après  la  grande  faveur  du  jubilé,  ces  témoi- 
gnages doivent  se  multiplier  encore  et,  pour 
que  le  Pape,  au  moment  où  l'Eglise  est  par- 
tout en  butte  à  la  persécution  ou  aux  menaces, 
sache  bien  que  tous  ses  enfants  l'entourent, 
l'écoutent  et  le  veulent  suivre,  on  ne  saurait 
trop  souhaiter  que  les  particuliers  eux-mêmes, 
ceux  du  moins  qui  le  pourront,  suivant 
l'exemple  des  confréries  et  sociétés  religieuses, 
envoient  au  Pape,  dans  une  adresse  ou  dans 
une  dépêche,  le  cri  de  leur  cœur.  Que  ceux 
qui  ne  l'auraient  pas  fait  encore,  ne  se  laissent 
pas  décourager  par  le  peu  de  temps  qui  leur 
est  laissé  !  Toute  fête  a  son  octave,  et  à  Rome 
même,  c'est  pendant  une  semaine  entière  que 
Léon  XIII  recevra  les  vœux  de  ses  fils  accou- 
rus de  toutes  parts. 

Dans  ce  concours,  la  presse  religieuse  ne 
saurait  être  la  dernière,  car  si  elle  est,  avant 
toutes  choses,  l'humble  écho  de  la  voix  du 
Pape  et  les  évèques,  pour  la  propagation  des 
vérités  que  le  Vatican  répand  sur  le  monde,  il 
semble  qu'elle  ait  quelque  titre  à  se  faire,  en 
certains  jours,  le  porte-voix  du  peuple  catho- 
lique acclamant  son  Père.  Puisse-t-elle  un 
jour,  dans  une  société  revenue  à  la  pratique 
des    enseignements    de    l'Eglise,    publier     le 


32 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


tri  imphe  de  la  papauté  obtenu  par  l'éclat  et      cessé  de  faire  luire  aux  yeux  mêmes  de  ceux 
la  forci  de  cette  vérité  dont  Léon  XIII  est  l'or-      qui  la 


gane  infaillible,  ci  que,  depuis  un  an,  il  n'a 


repoussent,  mais  qui  ne  sauraient  tou- 
jours la  méconnaître  ! 


Il 


LA    PEHSKCUT10N    EN    PKUSSK 


L'erreur  et  le  péché,  frères  par  nature,  ne 
se  présentent  jamais  en  leur  propre  nom  dams 
le  combat  contre  la  vertu  et  la  vérité  :  iis  em- 
pruntent, pour  tromper,  les  apparences  de  ce 
qui,  aux  yeux  des  hommes,  est  réputé  la  vé- 
rité et  le  bien,  et  c'est  sous  ce  faux  dehors  qu'ils 
surprennent  l'esprit  des  peuples.  Au  retour  de 
sa  campagne  contre  laFrance,  Bismarck  se  mit 
à  persécuter  les  catholiques  d'Allemagne,  et, 
pour  abuser  la  population  surprise  de  cette  at- 
taque gratuite,  il   l'intitula  une  lutte  pour  la 
civilisation,  ou  mieux  pour  la  culture  intellec- 
tuelle, qui  n'en  est  que  la  superficie.  De  là  le 
Kurliurkampf.   Une  telle  dénomination  pro- 
cède d'une  double  hypocrisie.  S'intituler  défen- 
seurs de  la  civilisation,   cela  suppose  qu'on  a 
devant  soi  une  puissance  hostile  ;  comme  l'at- 
taque se   prend  à  l'Eglise,  source  et  agent  de 
toute  civilisation,  son  nom  seul  est  un  blas- 
phème. Ce  flambeau  de  l'Evangile  que  Dieu  a 
allumé  au  milieu  des  peuples  pour  les  tirer 
des  erreurs  et  des  ombres  de  la  mort  ;    cette 
lumière  divine  qui, pendant  vingtsiècles,éclaira 
les  hommes  et  les   fit  sortir  de  la  barbarie 
pour  les  introduire  dans  les  splendeurs  de  la 
civilisation  chrétienne,  c'est  cela  qu'on  veut, 
au  nom  de  la  civilisation,  éteindre  et  étouffer. 
On  appelle  ce  crime  une  lutte,  un  combat; 
mais  la  lutte  suppose  un  antagonisme  d'armes 
et  de  forces;  ici  nous  ne  voyons  ni  l'un  ni 
fautre.  D'un  côté,  ie  gouvernement  prussien 
avec  tout  l'attrait  de  ses  forces  et  toutes  les 
ressources   de   sa  brutalité   orgueilleuse  ;    de 
l'autre,   des  catholiques  sans   armes  et   sans 
défense,  mais  avec  leur  foi,  leur  conscience 
et  leur  invincible  fidélité.  D'un  côté,  une  op- 
pression violente  exercée  par  les  amendes,  les 
confiscations,  la  prison,  l'exil;  de  l'autre  une 
patience  invincible   à  souffrir  la  persécution 
pour  la  justice.  Tous  nous  laissons  de  côté  le 
faux  prétexte  et  les  ironies   menteuses,  nous 
rie  voyons  dans   ce  Kulturkampf  que  ce  que 
le  monde,  depuis  mille  ans,  appelle  la  persé- 
cution de  la  religion  catholique.   A  côté  des 
persécutions  que  le  Christianisme  a  subies  de 
la   part  des  Césars  Romains,  des  rois  Persans, 
des  chefs  barbares,  des  musulmans,  des  héré- 
tiques   et    des  infidèles  de  la  Chine  ou    du 
ronkin,   l'histoire  doit  placer  la  persécution 
prussienne.  Et  ni  la  grande  puissance  militaire 
de  la  Prusse,  ni  l'intelligence  allemande   ne 
réussiront,  par  aucun  sophisme,  a  elfacer  cette 
tache  de  son  acte  de  naissance.  Il  s'agit,  sauf 


l'effusion  du  s;ing,  d'une  persécution  analogue 
à  la  persécution  de  Dioclétien  :  Nornine  chris- 
tianurum  deleto. 

Rien,  dans  la  législation  prussienne,  n'auto- 
risait ce  retour  offensif.  Depuis  les  violences 
accomplies  en  IBii'J  contre  les  aichevêques  de 
Cologne  et  de  Posen,  la  position  des  catho- 
liques avait  commencé,  sous  le  règne  de  Fré- 
déric-Guillaume IV,  à  devenir  non  seulement 
tolérable,  mais,  dès  1848,  -ous  certains  points 
de  vue,  on  pouvait  l'envisager  comme  plus 
prospère  que  dans  certains  états  catholiques. 
La  constitution  de  1850  avait  rendu  à  l'Eglise 
des  libertés  dont  elle  n'avait  pas  joui  depuis 
longtemps.  La  création  d'un  département  ca- 
tholique au  ministère  de  l'instructian  pu- 
blique et  des  cuites,  effectuée  dans  le  but 
d'éclairer  le  ministre  sur  les  droits  et  les  in- 
térêts de  l'Eglise,  témoignent  des  bonnes  dis- 
positions du  gouvernement.  La  valeur  de  ces 
dispositions  était  exagérée  par  les  éloges;  on 
oubliait  que  l'application  des  lois  était  con- 
fiée à  la  bureaucratie, composée  presque  exclu- 
sivement de  protestants  et  qu'à  chaque  pas, 
lorsqu'elle  le  pouvait,  elle  disputait  à  l'Eglise 
la  jouissance  de  ses  droits.  Ce  qui  était  dû 
sans  restriction  n'était  départi  que  d'une  main 
avare.  Les  prédicants  protestants,  les  surin- 
tendants surtout  ne  voyaient  pas  d'un  bon 
œil  cette  prospérité  de  l'Eglise  catholique,  à 
laquelle  ils  ne  pouvaient  prétendre,  faute  de 
vitalité  religieuse  et  d'indépendance  sociale. 
Aussi  favorisaient-ils,  par  leurs  plaintes,  les 
iniquités  de  la  bureaucratie  prussienne,  de 
toutes  la  plus  tracassière.  Malgré  ces  misères 
sans  nombre,  souvent  en  désaccord  avec  les  in- 
tentions du  gouvernement,  l'Eglise  se  sentait 
libre  et  la  Prusse  s'était  acquis,  parmi  les  ca- 
tholiques, même  à  Rome,  une  réputation  de 
justice  et  d'équité. 

Rien  non  plus,  dans  les  sentiments  des  ca- 
tholiques, n'autorisait  les  vexations.  Les  ca- 
tholiques de  nationalité  allemande,  croyant  à 
la  légitimité  de  la  guerre  contre  ia  France, 
avaient  combattu  avec  ce  même  enthou- 
siasme qui  enivrait  les  combattants  des  autres 
croyances.  La  catholique  Cologne  avait  sur- 
passé en  sacrifices  volontaires  des  villes  pro- 
testantes supérieures  en  population.  Les  régi- 
ments catholiques  s'étaient  battus  avec  bra- 
voure. Les  prêtres,  les  religieux,  les  religieuses 
avaient,  pendant  la  campagne  et  sans  distinc- 
tion de  culte,  prodigué  leurs  services  à  l'ar- 


LIVRE  QUATRE-V1NGT-QUA.T0RZIÈM] 


33 


mée  prussienne.  Grand  nombre  d'entre  eux 
avaient  été  décorés  de  croix,  d'ordres  honori- 
fiques, de  gages  d'estime.  Même  parmi  les  ca- 
tholiques polonais,  il  n'y  avait  pas  la  moindre 
cause  apparente  qui  pût  prêter  à  la  persécu- 
tion. Chez  tous,  mais  surtout  dans  l'épiscopat, 
le  gouverne  m  eut  prussien  avait  trouvé,  à 
l'heure  des  épreuves,  l'appui  le  plus  assuré  et 
le  plus  constant.  Qu'il  suffise  de  rappeler  le 
cardinal  Drepenbrock,  le  député Ketteler  et  le 
général  Radowitz.  Les  dispositions  du  clergé 
en  Silésie  étaient  connues  pour  si  profondé- 
ment patriotiques  à  l'égard  du  gouvernement, 
qu'elles  lui  valurent,  delà  part  des  autres  pro- 
vinces, le  titre  de  clergé  plus  prussien  que  catho- 
lique. Jusqu'à  1870,  on  eut  pu  adresser,  aux 
catholiques  d'Allemagne,  le  reproche  de  s'être 
trop  confiés  à  un  gouvernement  protestant,  qui 
leur  avait  été  trop  longtemps  hostile.  Les 
sentiments  des  populatious  si  favorables  au 
gouvernement  avaient-ils  pu  changer  en  une 
nuit?  Est-il  admissible,  qu'ardent  patriote  en 
temps  de  paix  et  sur  le  champ  de  bataille, ils  se 
soient  transformés  en  ennemis  de  cette  patrie 
pour  laquelle  ils  avaient  prodigué  leur  or  et 
leur  sang? 

A  l'avènement  du  roi  Guillaume,  qui  appar- 
tenait à  la  secte  des  francs-maçons,  les  catho- 
liques   avaient    éprouvé    quelques    craintes  ; 
néanmoins,   sans    favoriser  l'Eglise,   comme 
l'avaient  fuit  ses  prédécesseurs, il  l'avait  laissée 
en  paix  durant  les  premières  années.  Les  rela- 
tions du  gouvernement  prussien  avec,  le  Saint- 
Siège  étaient  même  si  amicales  que,  lors  du 
couronnement  du  roi  à  Kfmigsberg   et  même 
plus  tard,  Guillaume  pouvait  dire  :  «  La  con- 
dition de   l'Eglise  Catholique  dans  mes  états 
est  si  bien  réglée,  que  le  chef  même  de  cette 
Eglise  m'en  félicite.  »  Bismarck,  de  son  côté, 
faisait  son  possible  pour  conserver  et  augmen- 
ter la  confiance  des  catholiques.  C'est  à  cette 
fin   qu'il   présenta,  aux  évêchés  vacants,  de 
purs    ultramontains,  comme  Lidochowski  et 
Melchore,  plus    soucieux,  disait    le   Kircken- 
blalt  de  Berlin,  que  le  chapitre  de  procurer  de 
bons  évêques  à  l'Eglise.  Ces  relations  amicales 
durèrent  au  moins  jusqu'à  la  proclamation  de 
l'Empire  à  Versailles  :  «  Je  considère,  disait 
le  roi  de   Prusse,  l'occupation  de   Home  par 
les  Italiens  comme  un  acte  de  violence  et  je  ne 
manquerai  pas,  une  fois  la  guerre  finie,  de  la 
prendre,  de  concert  avec  d'autres  princes,  en 
considération.   Quant  à  Bismarck,  le  vrai  pro- 
moteur de  l'invasion  italienne,  l'homme  qui, 
pour  faire  son  jeu,  précipita  la  révolution  sur 
l'orne,  il  dissimula  son  dessein  d'inaugurer  à 
bref  délai   une  persécution  contre  les  catho- 
liques.  Quand  l'archevêque  de  Posen  se  pré- 
senta à  Versailles,  il  fut  reçu   avec  toutes  les 
marques   de     respect  et  obtint  au   moins  de 
bonnes    paroles.    Quelques     mois    après,    re- 
virement complet  dans  la  politique  prussienne. 
Etait-ce  le  fruit  d'un  roi  insatiable  de  domina- 
it), qui,  ébloui   par  ses  succès,    ne  pouvait, 
dans    on  orgueil, rien  souffrir  d'indépendant  ni 
-té  de  soi  !  EStait-ce  le  résultat 

T.    XV. 


d'une  coalition  de  francs  maçons  et  de  pro- 
ie tants,  li  [uence  des  principes  révo- 
lutionnaires, admis  depuis  1866,  et  renfer- 
mant en  eux-mêmes  une  logique  de  consé- 
quences implacables?  Etait-ce  une  superstition, 
à  ce  point  maîtresse  des  esprits,  que  la  Prus 
née  d'un  sacrilège,  voulait  poursuivit!,  contre 
l'Eglise,  la  politique  destructive  de  Luther? 
L'avenir  expliquera  ces  problèmes  ;  pour  nous, 
en  histoire,  nous  ne  pouvons  que  vérifier  les 
éléments  fournis  par  les  faits. 

Or,  sans  nous  arrêter  à  une  foule  d'alléga- 
tions trop  dépourvues  de  sens,  le  chancelier 
Bismarck  élevait  contre  l'Eglise  pour  motiver 
sa  persécution  ces  trois  arguments  :  1°  La  pro- 
clamation   du    dogme    de    l'infaillibilité    du 
Pape,  à  laquelle  on  accrochait  ordinairement 
l'Encyclique  de  1864  et  le  Syllabus  ;  i*°  l'accu- 
sation dont  on  chargeait  l'Église,  d'agression 
contre  les  lois  de  l'Etat,  contre  les  libertés  po- 
pulaires, contre  les  conquêtes  de  la  civilisa- 
tion moderne  ;  3°  la  formation  d'une  fraction 
parlementaire  nommée  centre,  que  Bismarck 
qualifiait  de  «  mobilisation  contre  l'Etat  ».  — 
En  ce   qui   regarde   l'infaillibilité,  Bismarck, 
avec  l'argent  pris  au  roi  de  Hanovre, avait  cons- 
titué un  fond  de  reptiles  chargés,  par  ce  noble 
personnage,  de  poursuivre  de  leurs  sifflements 
et  de  couvrir  de  leur  bave,  ce  qu'il  voudrait 
faire  tomber  sous  ses   coups.  Les  reptiles  se 
prirent  donc  à  crier  de  toute  leur  force  à  la 
déification  de  l'homme, à  l'affront  fait  à  la  raison 
humaine.àl'outrage  pour  la  liberté  des  peuples 
et  l'indépendance  des  Etats.  Ce  que  peuvent 
bien  signifier,  à  propos  de  l'infaillibilité,  ces 
criailleries  bêtes,  on  ne  le  devine  pas  ;  mais 
cela  suffirait  pour  fanatiser  l'imbécile  multi- 
tude.  Bismarck,  obligé   à    plus    de   décence, 
écrivait,  dans  sa  dépêche  du  14  mai  1872  : 
«  Ces   décisions  (du  Concile  du  Vatican)  ont 
mis   entre  les  mains  du  Pape  la  faculté  de 
s'arroger  les  droits  épiscopaux  de  chaque  dio- 
cèse et  de  substituer   l'autorité  papale  à  celle 
des  évoques  nationaux...  La  juridictien  épis- 
copale  à  être  absorbée  par  la  juridiction  pa- 
pale... Le  Pape  n'est  plus  aujourd'hui  l'exé- 
cuteur de  certains  cas  réservés,  mais  les  droits 
épiscopaux    reposent    entièrement   entre    ses 
mains...    En    principe,  il  occupe  la  place   de 
chaque  évèque  particulier,  et  il  ne  dépend  que 
de  lui  de  se  substituer  pratiquement  à  la  place 
des   évêques   vis-à-vis   des   gouvernements... 
Les  évoques  ne  sont  que  ses  instruments,  des 
employés  sans  aucune  responsabilité  indivi- 
duelle, vis-à-vis  des  gouvernements  ils  sont 
devenu?  les  employés  d'un  monarque  étran- 
ger... qui  plus  est,  d'un  monarque  qui,   par 
son   infaillibilité,   est   entièrement  absolu    et 
plus  absolu  qu'aucun  monarque  du  monde». 
En  multipliant,  sans  preuve,  ces   allégations, 
Bismarck  oublie  d'expliquer  comment  l'anéan- 
tissement de  l'épiscopat  a  été  volé     par  les 
évêques  en  Concile,  ou  si  la  condition  de  l'épis- 
copat, comme  on  doit  le  croire,  réglée  par  le 
fondateur  de  l'Eglise,  les  reproches  des  Prus- 
siens retombent  sur  Jésus-Christ. 

3 


u 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISl    CATHOLIQUE 


L'Eglise  a  toujours  cru  que  le  Paateur  su- 
prême avait  reçu,  de  Jésus-Chriat,  le  privilège 
dr  l'infaillibilité.  Comment,  demande  un  lu-- 
i  hm),  celui  a  qui  Jéaua-Cbrist  a  donné  le  soin 
de  paiire  ses  agneaux  el  «es  brebis,  pour  les- 
quels il  a  prié  afin  que  Ba  !l"  "'*  défaille  point, 
. « 1 1 . 1 1 j f •  1  il  a  donné  le  pouvoir  de  confirmer 
fr,  ,,  .  dana  la  foi,  comment  donc  pourrait-il 
être  laissé   sans   aucun   .secours    surnaturel   et 
■a  une  protection  qui  le  garantisse  de  toute 
erreur?  Ne  Berait-il  pas  exposé  à  se  perdre 
avec  tout  son  troupeau,  à  détruire  le  royaume 
de  Dieu  et  à  rendre  entièrement  inutile  l'œuvre 
de  la  Rédemption.  Etait-il  possible  que  le  Fils 
de  Dieu  exposât  le  prix  de  -a  mort -ur  la  croix 
à  un  sort   aussi   incertain,  a   un  danger  si  évi- 
dent ?  il  avait  la  mission  de  paître  tout  le  trou- 
I h'.iu  de  Jésns -Christ.  Mais  de  quoi?  Evidem- 
ment de  la  doctrine  de  vérité.  Comment  cela 
serait-il    possible,   s'il    n'avait   l'assurance,    à 
l'abri  de  tout  doute,  qu'il    sera  toujours   en 
possession  de  cette  vérité?  Comment  Jésus- 
l'brist  aurait-il  pu  lui  conférer  dans  son  Eglise 
l'office  du  suprême  enseignement,  s'il  ne  lui 
avait  pas  laissé  en  même  temps  le  don  surna- 
turel d'enseigner  toujours  la  vérité?  Comment 
aurait-il  pu  l'autoriser   pour  jamais  a  confir- 
mer ses  frères  dans  la  foi,  s'il  ne   l'avait  pas 
en  même  temps  favorisé  de  la  grâce  de  ne  ja- 
mais faillir  dans  cette  même  foi  (1)  »  ?  On  dit 
que  les  conciles  généraux  suffiraient  pour  pré- 
server l'Eglise  de  toute  erreur  et  pour  conser- 
ver intact  le  dépôt  de  la  foi.   Sans  doute,  les 
conciles  œcuméniques  sont  aussi  des  organes 
infaillibles   de   la    foi.   Mais,  outre  qu'ils   ne 
peuvent  être  œcuméniques  sans  le  pape,  ils  ne 
peuvent  pas  être  toujours  assemblés,  et,  dans 
le  long  intervalle  de  leur  session,  il  faut,  à 
l'Eglise,  un  pasteur  permanent  et  un  confir- 
mateur  infaillible  qui  sache  résister  à  l'erreur 
et  ne  laisse  jamais  les  fidèles  sans  instruction. 
D'ailleurs  l'infaillibilité  personnelle  du  Pape, 
par  sa  nature,  par  son  objet  et  par  ses  condi- 
tions d'exercice,  n'offre  rien  qui    puisse  por- 
ter ombrage  aux  pouvoirs  civils.  Oue  dit,  en 
effet,  le  décret  du  Vatican?  Cette  constitution 
renferme  quatre  articles.  Le  premier  traita  de 
l'institution  de  la  Primauté  apostolique  en  La 
personne  de  saint  Pierre.    Il    démontre   que 
Notre-Seigneur  établit  le  chef  de  l'Eglise  en 
la  personne  de  saint  Pierre  et  fit  reposer  immé- 
diatement sur  lui  non  seulement  la  primauté 
en  suprématie  honoraire,  mais  de  plus  le  pou- 
voir de  juridiction.  11  n'est  question  ici  que  du 
pouvoir  spirituel.  Le  deuxième  article  définit 
que  cette  autorité  donnée  à  saint  Pierre  dure 
toujours  :  1"    parce   que  saint    Pierre   a   une 
chaîne    non     interrompue     de     successeurs; 
c2°  parce  que  c'est  dans  cette  primauté  en  su- 
prématie que  le  Pape  est  successeur  et  héri- 
tier de  saint  Pierre.  Le  troisième  article  de'finit 
que  la  juridiction  du  Pape  est  absolue  et   su- 
prême aussi  bien  dans  l'enseignement  des  doc- 
trines sur  la  foi  et  sur  les  mœurs  que  dans  la 


discipline  et   le  gouvernement   de  l'Eglise,  de 
plu-,  que  cette  juridiction  est  ordinaire  et  im- 
médiate et  s'étend   sur  toute-  les  églises  el  -ur 
toutes   les    personnes.    Le   quatrième   article 
parle  de  l'infaillibilité  de  l'enseignement  (magis- 
terium)  ou  de  la  suprême  autorité  d'enseigner 
du  Pape.  Cel   article  définit,  qu'en  cette  ma* 
lière,  U  Sauveur  du    monde  dota  saint  Pi 
et  tous  ses  successeurs,  en   sa   personne,   d'un 
ours  surnaturel,  afin  qu'il-  pussent  effica- 
cement exercer  leur  charge.  Il  ajoute  que  cette 
doctrine  a  été  transmise,  depuis  le  commence- 
ment du  christianisme,  p  ir   une  tradition  non 
interrompue.  De  plus,  le  concile  constate  que 
ce  n'est  que  quand  le  Pape  enseigne  ex-eaike- 
dra,  c'est-à-dire  comme  docteur  suprême  de 
L'Eglise,  qu'il  reçoit  d'en  haut  ce  secours  sur- 
naturel qui   le   préserve   de   toute  erreur,  i.e 
Pape   parle   ex-cal hedra  :    1°   Lorsqu'il    parle 
comme  docteur   suprême;  2°  à  l'Eglise  tout 
entière;    'A "  pour  définir  une  doctrine  ;  4°  que 
toute  l'église  doit  accepter  :  S  '  qui  se  rapporte 
à  l'enseignement  sur  la  foi  et  la  morale.  Voila 
le  résume  de  tout  le  décret.  La  matière  de  l'In- 
faillibilité du  Pape  n'est  que  la  vérité   révélée. 
Tout  ce  qui  est  en  dehors  des   vérité-  révélées 
n'est  pas  sujel  à  ses  décrets  infaillibles,  'fois 
ses  actes  et  dispositions  concernant  le  gouver- 
nement de  l'Eglise,  quoiqu'ils  obligent  ses  sub- 
bordonnés  ne  sont  pas  l'objet  de  l'Infaillibilité. 
Il  est  donc  ridicule  que  les  ennemis  de  l'Eglise, 
pour  inspirer  l'aversion  et  provoquer  la  haine 
contre  sa  doctrine,  citent  comme  preuve  que 
le  Pape  se  trompe   souvent,  la  bulle  Dominus 
ne  Redemptor,  par  laquelle  l'un  des  Papes  sup- 
prime  la  Compagnie  de  Jésus,   tandis  qu'un 
autre  plus  tard  la  rétablit.  C'est  que  les  Papes 
non   seulement  changent   leurs  ordonnances, 
mais  souvent  même  le  devoir  les  y  oblige.  Ce 
qui  était  utile  et  salutaire  à  l'Eglise  il  y  a  trois 
cents  ou  mille  an-,  peut  luiètre  inutile  et  même 
nuisible  aujourd'hui.  L'Esprit  Saint  qui  dirige 
l'Eglise  fait  agir  les  hommes  en  faveur  d'autres 
hommes,  et  ceux-ci  sont  sujets   aux  change- 
ments des   temps  et  des  lieux.   Dans  l'Eglise, 
deux   éléments    s'allient  :   l'élément  divin  et 
l'élément  humain.  Ce  premier  immuable,  tou- 
jours le  même,  les  vérités  révélées;  le  second 
sujet  aux  changements,  comme  tout  ce  qui  est 
crée'. 

Le  second  grief  de  Bismarck  contre  l'Eglise, 
ce  seraient  ses  attaques  contre  l'Allemagne. 
Il  est  difficile  d'en  parler  sérieusement,  à 
moins  que  ce  ne  soit  pour  en  faire  ressortir  la 
contradiction.  Dès  que  le  concile  avait  été  an- 
noncé, la  diplomatie  prussienne  avait  ourdi 
un  complot  pour  le  faire  avorter.  Pour  dé- 
pister la  critique  on  avait  donné  pour  siège  à 
cette  conspiration,  la  Bavière;  on  lui  avait, 
pour  chefs,  assigné,  Dollinger  et  le  prince  de 
Hohenlohé.  Celui-ci  par  ses  circulaires,  celui- 
là  par  ses  brochures  avaient  excité,  dans  les 
cours  et  dans  les  églises,  une  forte  opposi- 
tion, qui  se  trouva  faible  parce  qu'elle   luttait 


(l)  Janiszewski,  Hisl.  de  la  persécution  religieuse  en  Prusse,  p.  2i. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


contre  Dieu.  De  cette  manière,  La  Prusse  exci- 
tait, en  secret,  toutes  les  (lassions  contre 
L'Eglise,  et,  en  môme  temps,  au  dehors,  lie 
lui  montrait  plus  de  bonne  volonté  que  les 
fpuy  ernement-;  catholiques.  Le  concile  8e  tint  ; 
ses  décrets  furent,  pour  la  conspiration  alle- 
mande, une  déroute.  Quand  la  persécution 
éclata,  les  organes  officiels  et  semi-officiels 
de  Bismarck  ne  cessèrent  de  crier  qjue  Le  gou- 
vernement prussien  ne  faisait  que  se  défendre 
contre  les  agressions  de  l'Eglise.  Un  gouver- 
nement qui  venait  de  vaincre  l'Autriche  et  la 
France,  qui  disposait  d'un  million  de  baïon- 
nettes, avait  le  front  d'alléguer  la  nécessite  de 
se  défendre.  Mais  contre  qui?  Contre  l'Eglise 
desarmée.  Si  le  gouvernement  ne  peut  tou- 
jours se  justifier,  lorsqu'il  emploie  des  ma- 
nœuvres indignes,  des  intrigues  abjectes  ou 
d'ineptes  faussetés  à  l'e'gard  de  ses  ennemis, 
comment  pourra-t-il  le  faire  lorsqu'il  emploie 
ces  moyens  contre  ses  propres  sujets,  qui  pro- 
diguaient hier,  pour  sa  défense,  leurs  biens  et 
leur  vies?  L'argument  était  si  futile  que  les 
gens  sérieux  n'y  voulaient  voir  qu'un  malen- 
tendu. Les  plus  avisés  croyaient  que  le  gou- 
vernement se  servait  de  ces  moyens  d'in- 
quiéter l'Eglise,  afin  d'obtenir,  des  autorités 
ecclésiastiques,  quelques  concessions  de  haute 
valeur.  Les  crédules  étaient  confirmés  dans 
leurs  illusions  puériles,  par  le  soin  que  prenait 
le  gouvernement  d'affirmer  usque  adnunquam, 
qu'il  ne  voulait  en  rien  toucher  à  l'Eglise. 
Cette  menteuse  allégation  se  répétait  partout, 
dans  les  journaux,  dans  les  cercles,  dans  les 
chemins  de  fer,  dans  les  restaurants.  Si  les 
journaux,  catholiques  essayaient  d'y  contre- 
dire, les  amendes,  la  prison,  la  confiscation 
leur  apprenaient  comment  il  faut  parler.  Tant 
et  si  bien  que  Bismarck  put  poursuivre  et 
poursuivit,  comme  crimes,  le  fait  de  dire  la 
messe,  d'administrer  les  sacrements,  de  prê- 
cher, de  bénir  les  saintes  huiles  ;  pendant  que, 
d'autre  part,  il  prétendait  ne  toucher  en  rien 
à  l'Eglise.  D'après  cette  logique  extravagante, 
Bismarck  aurai'  pu  frapper  tous  les  prêtres  et 
tous  les  fidèles,  anéantir  tout  le  matériel  du 
culte  et  se  vanter  encore  de  respecter  l'Eglise. 
On  ne  réfute  pas  de  semblables  prétentions. 

Les  catholiques  ne  pouvaient  pas  se  pren- 
dre à  de  ridicules  gluaux.  En  prévision  des 
dangers  que  couraient  simultanément  la  reli- 
gion et  l'ordre  social,  ils  avaient  formé  un 
parlement  impérial,  une  fraction  du  centre, 
pour  combattre  les  libéraux  et  les  radicaux, 
mais  non  le  gouvernement.  Le  programme 
primitif  de  la  fraction  était:  1°  De  défendre 
comme  fondamental,  le  caractère  fédéral  de 
l'Empire  allemand  (Jutlitia  fundamenta  re- 
gnorum)  et  conséquemment  d'empêcher,  par 
tons  le3  moyen-  possibles,  le  changement  du 
caractère  fédéral  de  la  constitution  de  L'Em- 
pire et  de  ne  rien  céder,  de  l'indépendance 
états  particuliers  que  ce  qui  serait  abso- 
lument nécessaire  à  l'intégrité  du  susdit  Em- 
pire. 2°   Ue  soutenir,  autant  que  possible,  le 


bien-être  moral  el  matériel  de  toutes  li  •  cl  i 
de  la  population,  de  Lâcher  de  faire  garantit 

par  la  constitution  les  libertés  civile-  il  reli- 
gieuses, et  surtout  Les  droits  des  associations 
religieuses,  contre  les  violences  de  La 
ture.  3°  Selon  <■>•>  principes,  la  fraction  déli- 
bérera et  décidera  sur  tous  Les  sujets  présenté 
aux  délibérations  duParlemenl  de  L'Empire, 
laissant  toutefois  a  ses  membres  la  liberté  de 
voter  contrairement  aux.  décisions  prises  par 
la  majorité.  Le  oui  principal  de  ce  programme 
était  de  tenir  tête  a  cette  politique  sans  autre 
but  que  la  prospérité  et  L'utilité  matérielle,  à 
laquelle  le  gouvernement  sacrifiait  tout 
qui  jusqu'alors  avait  été  juste  et  sacré  dans 
les  convictions  des  hommes  et  des  peuples, 
c'est-à-dire  la  religion,  la  morale  et  le  droit. 
Les  partis  libéraux  s'étaient  prosternés  de 
tout  temps  devant  cet  idole  de  l'intérêt  et  de 
la  prospérité,  et  sous  prétexte  du  bien  public 
l'exploitaient  à  leur  propre  profit.  Une  pareille 
politique  ne  choisit  pas  les  moyens,  tous  lui 
sont  légitimes  pourvu  qu'elle  réussisse.  On 
met  le  jeu  de  bourse,  les  friponueries  et  les 
fourberies  criminelles  au-dessus  des  plus 
graves  intérêts  et  des  biens  les  plus  précieux 
de  la  société,  c'est-à-dire  la  religion,  la  jus- 
tice et  la  vertu.  La  seconde  tâche,  non  moins 
importante,  de  celte  fraction,  était  de  s'op- 
poser à  une  centralisation  absolue,  à  l'instar 
de  celle  de  la  France.  La  France  vaincue 
avait  transmis  à  ses  vainqueurs  toutes  les  er- 
reurs et  les  défauts  qui  avaient  amené  son 
abaissement.  Cette  centralisation  est  le  fruit 
et  la  suite  d'une  monarchie  absolue.  Le  sys- 
tème de  centralisation  n'est  qu'un  forma- 
lisme vide  et  abstrait,  se  renfermant  dans 
un  certain  nombre  de  lieux  communs  sans 
conviction,  sans  esprit,  sans  religion  ni  mo- 
rale, qui  s'efforce  d'extorquer  par  la  vio- 
lence, partout  et  toujours,  une  espèce  d'appli- 
cation mécanique  de  ses  principes.  Nul 
homme,  jusqu'à  l'enfant  qui  fréquente  les 
écoles,  ne  peut  être  citoyen  sans  être  resserré 
dans  son  étroit  uniforme.  Et  tout  cela  doit  être 
une  œuvre  nationale  découlant  du  pur  esprit 
germanique.  Mais  comme  les  lois  mécaniques 
ne  sont  ni  polonaises  ni  allemandes,  de  même 
ce  formalisme  abstrait  ne  porte  sur  lui  aucun 
caractère  de  nationalité.  La  preuve  la  plus 
évidente  de  cela  et  qui  mérite  une  sérieuse  ré- 
flexion, c'est  que  les  représentants  de  ce  «  ger- 
manisme pur  sang  »,  par  opposition  au  «  Ro- 
manisme  »  sont  des  Juifs.  C'est  une  chose 
étonnante  que  les  libéraux  allemand-  ap- 
prennent des  Juifs  ce  qui  appartient  à  l'es- 
sence de  la  nationalité  allemande  !  Ce  syslèmc, 
faux  en  lui-même,  est  la  source  de  la  plus  af- 
freuse tyrannie,  car  ne  reconnaissant  d'autre 
loi  que  lui-même,  il  ne  peut  respecter  la  loi  ni 
dans  les  individus  ni  dans  les  corporations,  ni 
dans  la  société  ;  selon  lui,  ce  n'est  plus  l'Etat 
qui  est  pour  les  hommes,  mais  bien  les 
hommes  qui  sont  pour  l'Etat.  Comment  donc 
peut-il    être   question   d'une  liberté    quelcon- 


36 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


que?    i    Qu'y  a-t-il  de  blâmable  dans  ce  pro- 
Quel  Bujel  donne-t-il  d'être  qualifié 
de  mobilisation  contre   l'Etat?  V  a-t-il,  di 

plan  d'action,  une  ombre  de  prétexte  pour 
commencer  la  persécution  contre  l'EglU 

Ce  n'esl  donc  pas  le  décret  du  Vatican,  ce 
oe  Bont  poinl  les  empêchements  supposés  de 
la  hiérarchie  ecclésiastique,  ni  la  formation  de 
la  fraction  du  centre  qui  furent  causes  d'une 
-ucrre  «lotit  le  gouvernement  devra  rougir. 
L'infaillibilité  du  Tape  était  seulement  un 
prétexte  favorable,  on  la  saisit.  Les  deux 
autres  ai  gumenls  furent  jetés  au  public,  pour 
embrouiller  les  esprits  et  confondre  les  juge- 
ments ;  autrement  personne  n'eut  compris 
qu'une  persécution  religieuse  fût  possible  au 
xix'  siècle. Les  vraies  raisons  de  la  persécution 
furent  premièrement  les  idées  répandues  en 
Allemagne  et  surtout  en  Prusse  sur  l'absolu- 
tisme de  l'Etat.  Lutber,  par  haine  de  la  pa- 
pauté, avait  mis  l'Eglise  à  la  discrétion  du 
prince  ;  en  Bubalternisant  l'Eglise,  le  pseudo- 
réformaleur  avait  exailé  l'Etat  et  posé  le  prin- 
cipe de  son  omnipotence,  principe  qui  dé- 
truisait successivement  toutes  les  garanties 
traditionnelles  de  la  liberté  sociale.  Depuis 
longtemps,  en  Prusse,  sous  tous  les  régimes, 
avait  prédominé  l'idée  de  la  toute  puissance 
de  l'Etat.  La  loi  nationale  était  basée  sur  ce 
principe;  il  devait  en  résulter  que  l'Etal  ab- 
sorberait tous  les  droits:  ce  n'était  pas  l'Etat 
qui  existait  pour  le  peuple,  mais  le  peuple  qui 
existait  pour  l'Etat.  Tant  que  subsistèrent  les 
convictions  et  les  usages  chrétiens,  ils  adou- 
cirent la  rudesse  de  ce  froid  mécanisme  ; 
mais  à  mesure  que  disparurent  les  formes  et 
les  impressions  du  christianisme,  l'autocratie 
prit  le  dessus.  Les  philosophes  systémati- 
sèrent les  idées  prussiennes,  de  Statolatrie, 
Fichte  fit  beaucoup  en  cette  matière  ;  le  pan- 
théisme de  lligel  perfectionna  le  système.  Ce 
que  la  révolution,  dans  son  délire,  avait  ef- 
fectué, la  philosophie  prussienne  en  fit  un 
code.  «  Ce  panthéisme,  dit  Mgr  Janisrewski, 
reconnaît  pour  être  suprême,  un  certain  Ab- 
solu, qui,  conformément  aux  divers  systèmes 
panthéistes,  est  tantôt  idéal  et  tantôt  maté- 
riel. Cela  est  déjà  vrai  de  Spinosa  qui  ren- 
verse par  ses  principes  tout  le  système  chré- 
tien, en  niant  le  Dieu  vivant,  Seigneur  et 
Créateur  de  toutes  choses.  Cette  idée  absolue, 
ce  suprême  quelque  chose  a,  dans  son  système, 
divers  titres  ou  dénominations,  et  est,  de  sa 
nature,  sans  raison  et  sans  conaissance.  Ainsi 
l'un  des  derniers  philosophes  de  cette  école, 
Hartmann,  put  l'appeler  la  philosophie  de  ce 
qui  n'a  pas  conscience  de  lui-même  ou  la  phi- 
losophie de  Y  inconscient.  Ce  que  le  monde 
chrétien  avait  jusqu'à  présent  nommé  Dieu, 
est,  dans  ce  système,  une  unité  idéale,  un  tout 
universel,  qui  n'a  effectivement  d'existence  que 
dans  la  tète  des  philosophes  et  l'imagination 
de   ses   adhérents.  Cette  création  de  l'esprit 


exalté  el  déréglé  de  l'homme,  à  laquelle  les 

inventeurs  du  système  onl  bien  voulu  donner 
le  nom  de  Dieu,  traverse,  dans  Bon  dévelop] 
menl  nécessaire  et  inconscient,  toutes  les 
formea  de  l'être,  commençant  par  les  plus 
lusses  ;  et  ne  trouvant  de  lumière  que  <j 
l'esprit  de  l'homme,  il  se  reconnaît  lui-même 
et  acquiert  la  connaissance  qu'il  es)  Die 
donc,  pour  parler  clairement,  la  déification  la 
plus  complète  de  l'homme,  et  puisque, dans  ce 
système,  l'Etat  n'est  qu'un  idéalisme  collectif 
élevé  en  puissance,  il  s'ensuit  nécessairement 
que  c'est  la  déification  de  l'Etat  au  suprême 
degré.  Le  rapport  de  l'homme  à  l'Etat,  dès 
lors,  celui  de  la  goutte  d'eau  à  la  mer,  où  elle 
se  perd.  Et  comme  cette  unité  n'<  Bl  pat  indi- 
viduelle (dans  le  système  panthéiste),  elle  ne 
peut  aspirer  à  aucun  droit  inviolable;  elle  ne 
peut  avoir  que  les  droits  et  privilèges  que  lui 
accordera  la  déité  de  l'Etat,  qui  est  toute 
puissante,  et  ne  peut  être  soumise  à  aucune 
loi,  étant  absolument  elle-même.  Il  résulte  de 
là  qu'il  faut,  dans  le  monde,  compter  autant 
d'absolus  ou  de  dieux  qu'il  y  a  d'Etats,  car 
chacun  dans  ses  limites  est  absolu.  Qu'y  a-t-il 
d'étonnant  que,  se  basant  sur  ces  théories, 
nous  entendions  des  voix  s'élever  pour  de- 
mander une  Eglise  nationale?  Car  si  Dieu  est 
renfermé  dans  les  limites  d'une  nation,  d'un 
Etat,  comment  l'Eglise,  établie  pour  sa  glori- 
fication, peut-elle  être  universelle?  (2)  » 

Avec  ces  idées  de  panthéisme  grossier,  il 
est  clair  que  la  société  se  composant  d'atomes 
qui  reçoivent  tout  de  l'Etat,  la  propriété,  le 
mariage,  la  famille,  les  conditions  de  l'exis- 
tence et  les  garanties  du  travail,  il  n'y  a  au- 
cune place,  dans  un  tel  Etat,  pour  l'Eglise. 
L'Eglise  ne  doit  pas  seulement  être  à  la  merci 
de  la  puissance  civile,  elle  doit  être  sup- 
primée ;  ou  si  les  chefs  de  l'Etat  maintiennent 
un  culte  quelconque,  c'est  comme  concession 
à  l'imbécile  humanité  et  moyen  de  river  sa 
chaîne.  C'est  le  retour  pur  et  simple  au  paga- 
nisme, plus  que  cela,  au  bestialisme.  Que  les 
promoteurs  de  la  persécution  ne  se  soient  pas 
clairement  exprimés  pour  ne  pas  déshonorer 
leur  œuvre  et  se  déshonorer  eux-mêmes,  cela 
se  conçoit  :  l'habileté  la  plus  vulgaire  faisait 
un  devoir  de  cette  hypocrisie.  D'ailleurs,  pour 
se  borner  au  possible,  on  ne  visait  pas  à  un 
si  radical  anéantissement;  on  voulait  seule- 
ment arracher  les  églises  de  Prusse  au  corps 
de  l'Eglise  catholique,  et  remplacer  l'Eglise  de 
Jésus-Christ,  qui  s'étend  à  toutes  les  nations 
de  l'univers,  par  une  église  nationale  ren- 
fermée dans  les  bornes  d'un  Etat.  Et  au  cas 
où  il  fut  impossible  d'extirper  entièrement  la 
vérité  chrétienne,  on  voulut,  du  moins,  si  bien 
la  garrotter  et  l'assujettir,  qu'elle  ne  put  plus 
entraver  l'omnipotence  de  l'Etat. 

Une  seconde  cause  de  persécution  fut  l'idée 
vulgarisée  par  les  savants  prussiens,  de  la 
mission  historique  de  la  Prusse.  En  quoi  con- 


(1)  Janisrewskv,  Hist.  de  la  persécution,  p.   -14. 

(2)  Uisl.  de  la  persécution,  p.  56. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME  31 

sislo  celte  mission,  quelle  est  son  idée  propre,  Quatrièmement,  les  circonstances  politiques 
sa  raison  d'être,  son  but,  son  plan,  nul  ne  l'a  no  pouvaient  être  plus  favorables,  h u mai- 
dit  et  probablement  nul  ne  le  sait.  C'est  plutôt  nement  parlant,  pour  diriger  le  coup  d'Etat 
une  espèce  de  dogme  incompréhensible  que  contre  l Eglise,  aussi  l'on  en  profita.  Il  n'y 
la  France  a  une  grande  mission  à  accomplir,  avait  aucune  crainte  de  la  part  de  l'Autriche 
oon  seulement  en  Allemagne,  mais  pour  toute  et  de  la  France  vaincues;  ni  l'une  ni  l'autre 
l'humanité.  Cette  mission  aveugle  <loil  s'ac-  ne  pouvait  tendre  la  main  aux  catholiques,  ni 
complir,  comme  le  destin,  avec  une  impla-  même  élever  la  voix  en  leur  faveur-.  Le  Saint- 
cable  fatalité.  Tout  ce  qui  lui  résiste  doit  être  Père  étaiL  dépouillé  de  ses  Etats  et  même  de  sa 
renversé  et  détruit.  Cette  mission  d'un  mysti-  résidence';  abandonné  de  tous  les  gouverne- 
cisme  athée  s'appelle  le  Borussianisme  :  c'est  ments  et  courbé  sous  le  poids  de  l'àge,quel  se- 
la  résurrection  d'Attila,  deGenséric  et  dô  Ta-  cours  pourrait-il  porter  à  ses  brebis  opprimées? 
merlan.  De  telles  idées  n'ont  pu  naître  que  Tous  les  évoques  allemands  et  prussiens,  à 
dans  des  tètes  déjà  obsédées  par  les  théories  l'exception  de  deux,  se  trouvaient  dans  l'oppo- 
de  l'Etat  absolu  ;  elles  ne  constituent  que  sition  contre  le  Pape.  Cette  circonstance, 
l'application  de  ces  théories  à  la  Prusse.  La  faussement  interprétée,  faisait  croire  à  une 
substance  de  cette  mission  est  vague  et  arbi-  division  de  l'Eglise,  et  cela  en  faveur  de 
traire.  Le  politique  se  ligure  un  grand  Etat,  l'Allemagne.  Enfin,  on  comptait  sur  la  révolte 
un  empire  universel  ;  le  soldat,  une  grande  soulevée  contre  l'église  catholique  par  les 
armée  qui  oblige  le  monde  à  la  paix  ;  le  théo-  professeurs  et  autres  savants,  qui  se  vantaient 
logaslre,  le  triomphe  du  protestantisme  sur  que  «  toute  l'intelligence  allemande  catholi- 
le  catholicisme  ;  le  libéral,  une  organisation  que  partageait  leurs  opinions.  Pour  ceux  qui 
de  la  société  selon  ses  principes  ;  et  le  blond  ne  possédaient  pas  de  profondes  convictions 
enfant  de  la  Germanie  s'imagine  trouver  enfin  religieuses,  et  par  là  ne  connaissaient  pas  la 
le  triomphe  complet  de  son  orgueil.  Mais  force  de  la  foi  ni  la  puissance  invincible  de 
chacun  admet  que,  dans  cette  marche  de  la  l'Eglise  de  Jésus-Christ,  ce  moment-là  n'a-t-il 
Prusse,  la  religion,  la  morale,  le  droit,  tout  pas  dû  paraître  unique  pour  accomplir  leurs 
enfin  doit  céder  le  pas  ;  car  rien  n'a  le  droit  rêves  les  plus  chers,  pour  frapper  ce  vieil  édi- 
de  barrer  le  chemin  à  l'absolu  d'une  fatalité  fice  ébranlé  et  l'anéantir  à  jamais?  C'était  une 
historique.  tentation  trop  forte  pour  l'illustre,  le  hardi 

Le  doctrinarisme  n'entrait  pas  seul  dans  et  heureux  homme  d'Etat, 
cette  trame  ;  la  religion  jouait  aussi  son  Ces  raisons,  en  effet,  et  ces  circonstances 
rôle.  Toutes  les  haines  séculaires  des  proies-  n'auraient  pu  seules  prendre  corps  :  il  fallait 
tants  contre  les  catholiques  furent  exploitées  un  agent  pour  les  mettre  en  œuvre.  Le  chan- 
avec  art  et  se  ruèrent  aveuglement  à  l'assaut,  celier  de  fer  dut  les  saisir  pour  les  convertir  à 
Ces  protestants,  qui  comptent  presque  autant  ses  ennemis.  Depuis  longtemps,  il  partageait 
de  sectes  que  d'individus,  ont,  du  moins,  un  ce  rêve  chéri  de  l'Allemagne,  séparer  de  Rome 
lien  commun,  la  haine  du  Pape.  Dans  la  con-  les  catholiques  allemands  et  fonder  une  église 
fusion  de  leurs  concepts,  ces  innombrables  nationale  où  prendraient  place  même  les  pro- 
sectes du  protestantisme  se  partagent  en  deux  lestants.  Quelle  pensée  pouvait  être  plus  en 
branches,  les  conservateurs  et  les  libéraux.  Les  harmonie  avec  les  idées,  les  sentiments  et  les 
conservateurs  se  tiennent  à  la  dogmatique  vœux  de  Bismarck,  que  le  projet  d'un  Etat 
de  Luther  ou  de  Calvin  avec  les  nuances  absolu?  A  la  vérité,  il  savait,  dans  l'occasion, 
qu'il  leur  plaît  d'y  introduire  ;  les  libéraux  faire  taire  ses  préférences,  mais  ici  la  politi- 
rejetant  toute  dogmatique  appuient  sur  le  que  s'accordait  parfaitement  avec  ses  rêve  s  de 
libre  examen,  dissolvent  par  l'acide  ratio-  jeunesse.  Pour  nous,  catholiques,  nous  ne 
naliste  le  corps  des  Ecritures  et  aboutissent  pouvons  pas  comprendre  qu'un  homme  élevé 
au  nihilisme.  Les  uns  aveuglés  par  la  haine,  si  haut  par  la  victoire,  put  se  passer  au  cou 
soutiennent  un  gouvernement  qui,  faisant  la  l'ingrat  carcan  des  persécuteurs;  pour  lui,  et 
guerre  à  toute  croyance,  doit  effacer  aussi  le  rien  ne  marque  mieux  la  faiblesse  de  l'homme, 
protestantisme;  les  autres,  emportés  parle  fa-  quand  il  crut  le  moment  propice,  il  se  jeta  à 
natisme  athée,  font  à  cœur  joie  la  guerre  à  corps  perdu  dans  l'entreprise.  Partout  nous 
tout  symbole.  Les  Juifs  leur  viennent  en  aide.  le  voyons  payer  de  sa  personne  ;  il  n'a  même 
Toute  foi  appuyée  sur  la  révélation  surnatu-  pas  confiance  dans  le  ministre  de  son  choix. 
relie,  toute  autorité  dans  les  choses  de  la  re-  De  tous  les  discours  de  Bismarck,  il  est  aisé 
ligion,  leur  est  odieuse.  Aussi  de  tout  temps  de  conclure  que  c'est  lui  qui  a  mis  en  mouve- 
lès  hérésies  trouvèrent-elles,  dans  les  Juifs, de  ment  toutes  les  puissances  de  l'enfer,  qui, 
puissants  auxiliaires.  Les  principes  du  Borus-  jusqu'alors,  ne  grinçaient  les  dents  que  dans 
sianisme  sont  d'ailleurs  tirés  de  Talmud  ;  là  l'ombre  contre  l'Eglise.  Le  chancelier  Bis- 
il  est  question  du  peuple  choisi,  les  Juifs  marck,  voilà  le  promoteur  effectif,  voilà  la 
prussiens  entendent  qu'il  s'agit  de  la  Prusse.  cause  efficiente  de  la  persécution  prussienne. 
Ce  n'est  pas  un  cas  accidentel,  surtout  en  L'empereur  Guillaume,  qui  n'était  qu'un 
Allemagne,  où  l'utilité  est  la  base  de  toute  po-  soldat,  se  laissa  aisément  gagner.  Le  désir 
[itique,  que  les  Juifs  y  acquièrent  une  grande  de  la  domination  ne  lui  était  pas  étranger; 
importance.  Les  ennemis  du  lord  sont  là  puis  la  soif  de  la  gloire,  sa  sœur  naturelle,  et, 
dans  leur  élément.  comme  l'ambition,  fille  de  l'orgueil.  On  conta 


38 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


au  roi  que  La  nécessité  historique,  ou,  pour 
parler  plus  chrétiennement,  lu  l*rovidence 
l'appelait  à  accomplir  la  plus  grande  d  s 
œuvres,  une  œuvre  devanl  laquelle  pâlissaienl 
ses  victoires,  et  le  vieux  roi  se  laissa  persua- 
der. La  pensée  qu'il  Be  vengerait  sur  Rome 
des  prétendus  torts  faits  aux  Hohenstaufen, 
qu'il  acquerrait  par  toute  L'Allemagne  une  pn- 
pularité  sans  exemple,  et  affermirai I  par  là 
sa  dynastie  sur  le  trône,  le  liront  adopter  les 
plans  de  Bismarck.  Si  l'ange  du  Seigneur  lui 
avait  montré,  à  bref  délai,  L'Allemagne  chré- 
tienne hostile  à  son  trône,  l'Allemagne  révo- 
lutionnaire ennemie  jurée  de  sa  dynastie,  Bon 
fils  pris  d'une  tumeur  à  la  gorge,  son  petit-fils 
menacé  à  la  poitrine,  son  arrière  pelit-fils 
menacé  du  trône,  sans  avoir,  pour  l'assister, 
ni  Moltke,  ni  Bismarck,  peut-être  Le  vieux  roi 
ont-ils  hésité;  tout  au  contraire,  il  crut  prévoir 
pour  ses  successeurs  un  accroissement  par  la 
persécution  et  voulut  profiter  du  moment  pro- 
pice pour  briser  cet  ennemi  de  l'Allemagne 
qui  ne  pourrait  jamais  être  favorable  à  l'em- 
pire protestant  :  il  jeta  le  dé  à  la  fortune. 

Avant  de  commencer  les  hostilités,  I.is- 
marck  essaya  d'intimider  les  catholiques  par 
des  menaces  dans  les  journaux  à  sa  dévotion  ; 
il  oublia  qu'on  ne  peut,  ni  faire  peur  à  l'Eglise 
ni  la  surprendre  ;  et  recourant  aux  artifices 
de  mélodrame,  il  se  représenta  comme  poussé 
à  bout  par  les  excès  du  jésuitisme  et  contraint 
bien  malgré  lui,  la  bonne  âme  !  de  se  défendre 
contre  ces  féroces  adversaires.  Toujours  sui- 
vant la  rubrique  des  bons  apôtres,  il  déclara 
ne  vouloir  en  rien  (c'était  sa  formule)  toucher 
à  l'Eglise,  Après  ces  menaces  couvertes,  il 
commença  l'attaque  sur  deux  points  :  à  Berlin, 
en  supprimant  la  section  catholique  du  mi- 
nistère des  cultes  ;  en  province,  en  soutenant, 
contre  l'évéque  de  Warmie,  un  piètre  excom- 
munié. La  section  catholique  n'avait  nue  voix 
consultative;  sauf  un  membre,  elle  ne  se  com- 
posait que  de  protestants.  Quant  au  ministre, 
il  était  toujours  protestant,  vicaire  général  du 
roi  pour  les  affaires  ecclésiastiques.  Le  roi  est 
le  pape  du  protestantisme.  L'existence  de  ce 
décastère  ne  devait  donc  inspirer,  aux  protes- 
tants, aucune  crainte  ;  c'était  seulement  une 
marque  d'entente  cordiale,  et  comme  on  vou- 
lait la  rompre,  on  ne  voulut  pas  s'en  payer 
l'hypocrisie.  Cette  suppression  écartait  jus- 
qu'à l'ombre  possible  d'une  résistance  et  de- 
vait cacher,  aux  catholiques,  les  projets  du 
gouvernement  ;  elle  montrait  ainsi  que  le 
gouvernement  n'avait  plus  aucun  souci  d'être 
instruit  des  intérêts  catholiques.  Cette  sec- 
tion fut  donc  supprimée  simplement  sur  l'allé- 
gation gratuite  de  son  inutilité. 

Le  second  coup  portait  atteinte  à  la  juridic- 
tion d'un  évèque  et  à  la  foi.  Le  professeur  de 
religion  du  Lycée  de  Braunsben?  avait  refusé 
de  se  soumettre  à  l'infaillibilité.  L'évéque, 
aptes  les  admonitions  canoniques,  le  frappa 
d'excommunication  et  présenta,  pour  cette 
charge,  un  autre  titulaire.  Le  gouvernement 
refusa  le  second  professeur,  et  maintint  l'abbé 


\\  olmann,  professeui  hérétique, dans  la  charge 
d'enseignement  catholique.  Les  parents  ï'op- 
posèrenl  A  ce  que  leurs  enfants,  dans  la  patrie 

du  libre  examen,  fussent  contraints  à  un  en- 
seignement que  réprouvait  leur  croyance  :  le 
ivernement  menaça  d'expulsion  immédiate 
Ions  les  enfants  qui  ne  .suivraient  pas  le  cours 
de  L'excommunié.  «  La  conduite  du  gouverne- 
ment, dit  Janisrewski,  ne  fut  approuvée  que 
par  la  presse  ministérielle  ;  les  protestants  sé- 
rieux, quoique   hostiles  à  l'Eglise  catholique, 
la  condamnèrent.   Ainsi  le  premier   pas    du 
gouvernement  dans  la  voie  de  la  persécution 
fut  un  échec.  Violer  et  fouler  ainsi  aux  pieds, 
tout  à  la  fois  et   d'une    manière    si    évidente, 
tout  principe  de  droit,  de  justice,  de    logique 
et  toute  la  liberté  de  conscience  assurte  par 
la  constitution,  était   un  acte  compromettant 
et  maladroit  aux  yeux  d'un  esprit  juste.  Depuis 
lors,  aucune  marque  ne  suffit  plus  pour  cacher 
les  machinations  du  gouvernement,    surtout 
aux  yeux   des  catholiques.  Cet  avis,   énoncé 
par  l'autorité  ministérielle,  que  la  reconnais- 
sance ou  la  non-reconnaissance  du  dogme  de 
l'Infaillibilité  n'influe  en  rien  sur  la  position 
d'un  habitant  du  pays  vis-à-vis  du  gouverne- 
ment, et  encore  moins  sur  celle  d'un  employé, 
est  simplement  une    vaine  phrase  ;  car    qui 
doute  en  Prusse  que  la  créance  ou  la  non- 
créance  de  l'Infaillibilité   du  Pape   n'est  pas 
l'objet  d'une  loi  pénale?  Du  reste,  s'agissait-il 
ici  du  citoyen  Wolmann  ou  bien,  dans  la  per- 
sonne île  l'abbé  Wolmann,   n'y  avait-il  qu'un 
employé  prussien,  tenant  son  office  de    pro- 
fesseur de  religion  catholique  du  gouverne- 
ment seul  ?  Son  caractère  officiel  vis-à-vis  du 
gouvernement  ne  reparait-il  pas  nécessaire- 
ment sur  le  fondement  de  son  caractère  ecclé- 
siastique, et  ne  devait-il  pas  être  ruiné  de  fond 
en  comble,  par  l'excommunication? 

Il  ne  s'agissait  en  réalité  dans  celte  affaire, 
ni  du  dogme  de  l'Infaillibilité,  ni  d'aucun 
antre  dogme,  car  il  n'appartient  pas  au  gou- 
vernement d'examiner,  ni  de  prononcer  sur 
les  dogmes  catholiques.  La  question  simple  et 
claire  était  celle-ci  :  le  gouvernement  a-t-il  le 
droit  de  regarder  comme  professeur  de  reli- 
gion et  de  maintenir  comme  tel,  un  prêtre 
d'un  culte  quelconque,  quand  celui-ci  a  été 
eanoniquement  excommunié  par  ses  supérieurs 
ecclésiastiques  légitimes?  Ni  la  loi,  ni  aucune 
coutume,  ni  le  bon  sens,  ne  peut  concéder  ce 
droit  à  aucun  gouvernement,  sans  violer  les 
principes  delà  liberté  religieuse  et  de  la  cons- 
cience. 

C'est  une  violence  et  un  despotisme  contre 
lesquels  l'Eglise  a  combattu  300  ans  avec  le  pa- 
ganisme seul,  sans  compter  l'hérésie;  pour 
acheter  sa  liberté,  des  millions  de  martyrs 
ont  sacrifié  leur  sang  et  leur  vie;  cette  vio- 
lence était  d'autant  plus  déraisonnable  en 
Prusse,  que  l'excommunication  ecclésiastique 
n'entraînait  aucune  peine  civile.  La  maladresse 
avec  laquelle  le  gouvernement  s'est  emparé  de 
celle  affaire,  le  manque  d'habileté  et  de  savoir 
faire  avec  lequel  illVconduile  est  une  preuve 


I.IYIIK  ni   \TllK  VINGT- QUATORZIÈME 


évidente  de  l'impatience  avec  laquelle  il 
guettai!  le  moindre  prétexte,  pour  corn mencei 
la  persécution  depuis  longtemps  projetée,  G<  d 
ouvrit  leB  yeux  aux  catholiques  sur  1rs  pro- 
ies du  gouvernement  et  sur  ce  qu'ils  avaient 
a  en  attendre.  Dès  lors  ceux-là  seuls,  qui  vou- 
laient s'illusionner,  purent  encore  être  trom- 
péB<i).  » 

Devant  une  oppression  aussi  inouïe  de  cons- 
ciences, les  feuilles  protestantes  lurent  ré- 
duites à  se  taire.  La  haine  de  la  religion  et  de 
l'Eglise  les  privait  de  bon  sens  et  de  justice; 
les  protestante  moins  passionnés  leur  en  fai- 
saient même  le  reproche.  A  la  dernière  heure, 
lorsque  le  centre  préparait  une  interpellation 
ces  feuilles  commencèrent  à  rougir  et  Unirent 
par  se  déclarer  contre  le  gouvernement  qui 
forçait  les  enfants  à  suivre  les  cours  de  Wol- 
mann,  Les  discussions  à  la  Chambre  forcèrent 
Bismarck  à  battre  en  retraite;  mais  le  centre 
fat  seul  à  le  combattre  ;  à  sa  courte  honte,  le 
chancelier  révoqua  l'obligation  d'assister  au 
cours.  Le  premier  acte  positif  de  persécution 
n'aboutit  qu'a  un  échec. 

Bismarck  prit  alors  un  détour  ;  il  se  servit 
du  ministère  bavarois  et  de  son  chef,  Lutz, 
patron  avéré  des  vieux  catholiques,  pour  di- 
riger une  loi  exceptionnelle  contre  les  prédica- 
teurs. Le  ministère  de  la  parole  est  le  mandat 
propre  de  l'Eglise  ;  à  ce  titre,  la  police  de  la 
chaire  lui  appartient  ;  et  c'est  son  intérêt  de 
la  maintenir  dans  de  justes  bornes  ;  autrement, 
à  faire  retentir  en  chaire  les  accents  de  la 
passion  politique,  il  y  aurait  tout  à  perdre  et 
rien  à  gagner.  Aussi  les  évèques  ont-ils  dès 
longtemps  réglé  la  discipline  de  la  prédication 
et  les  prêtres  fidèles  n'ont  garde  de  contreve- 
nir aux  injonctions  des  évèques.  Quoique  au- 
cun fait  ne  motivât  la  présentation  de  cette 
loi,  le  ministre  Lutz,  à  la  dernière  heure  de  la 
session  parlementaire,  fit  noter  ce  paragraphe  : 
«  Un  ecclésiastique  ou  autre  desservant  de 
l'Eglise,  qui,  pendant  l'exercice  ou  à  cause  de 
l'exercice  de  son  ministère,  en  présence  d'une 
multitude,  dans  une  église,  ou  dans  un  autre 
lieu  destiné  aux  réunions  du  culte,  devant  plu- 
sieurs personnes,  a  pris  les  affaires  de  l'Etat 
comme  thèse  de  ses  discussions,  s'il  le  fait  de 
manière  à  mettre  en  danger  la  tranquillité  pu- 
blique, sera  puni  par  un  emprisonnement,  ou 
détention  dans  une  forteresse,  qui  pourra  du- 
rer jusqu'à  deux  ans.  »  Les  paragraphes  130 
et  13 1  du  Code  pénal,  obligatoire  pour  tout 
l'Empire,  menaçaient  déjà  de  peine  toute  pro- 
pagation malicieuse  et  toute  fausse  affirmation 
de  faits,  dans  le  but  de  rendre  méprisables  les 
Eléments  de  l'Etat;  ils  suffisaient  pour  tous 
les  autres  citoyens,  pourquoi  pas  pour  les 
ecclésiastiques?  a  Parce  que,  répond  la  loi,  on 
peut  miner  le  respect  dû  aux  règlements  du 
sans  inventer  ou  contourner  les  fait-, 
et  aussi  sans  dessein  d'exposer  au  mépris  ces 
mêmes  règlements  n.  Ain-i  'ont  citoyen,  de- 
vant un    tribunal,  avait,  pour  délit  de  fausse 


nouvelle,  le  droit  de  se    défendre;  il    pouvait 
prouver  qu'il  n'avait  pas  l'intention  d'exciter 
au  mépris  du  gouvernement   el   que.  les  ! 
qu'il  avançait  i  taient  vrais.  A  l'ecclésiastique, 
ce  droit  était  interdit  ;  il  ne  pouvait   [trouver 

ni  que  ce  qu'il  avait  dit  des  institutions  du 
pays  était  la  vérité,  ni  (pie  la  manière  dont  il 
s'était  exprimé  excluait  toute  intention  ma- 
licieuse. Voilà  en  quels  termes  le  conseil  fé- 
déral présentait,  au  parlement  de  l'empire,  la 
loi  Lutz. 

Le  gouvernement  usait  de  tous  les  moyens 
possibles,  «les  souvenirs  nationaux,  des  anni- 
versaires de  victoires,  de  la  naissance  de  l'Em- 
pereur, pour  faire  proclamer  en  chaire  les 
gloires  de  l'Empire.  Et,  par  une  contradiction 
grossière,  lui  qui  portail  la  politique  en  chaire 
voulait  interdire  à  la  chaire  la  politique.  La 
conséquence  à  tirer  de  là  c'est  qu'au  retour 
des  anniversaires  nationaux,  les  curés  catho- 
liques devaient  garder  le  silence.  Les  prêtres 
sont  hommes,  les  ministres  protestants  pou- 
vaient excéder  comme  les  prêtres  catholiques  : 
pourquoi  la  loi  les  dérobait-elle  à  ses  at- 
teintes ?  D'autre  part,  les  socialistes  atta- 
quaient sans  cesse  la  constitution  et  les  lois  de 
l'Empire  ;  et  personne  ne  proposait  de  loi  pour 
les  réprimer:  pourquoi  contre  les  catholiques 
cette  exception  ?  Par  le  fait  de  la  loi,  le  clergé 
ne  pourra  plus  combattre  les  doctrines  révolu- 
tionnaires, et  c'est  une  force  de  moins  pour  la 
défense  sociale,  une  prime  offerte  à  la  propa- 
gande des  idées  subversives.  D'ailleurs  le  mi- 
nistère évangélique  a  pour  but  de  rattacher 
aux  années  éternelles  les  réalités  de  la  vie 
présente  ;  il  a,  pour  objet,  un  devoir  de  cen- 
sure contre  tous  les  excès,  même  des  tètes 
couronnées  ;  si  cette  charge  glorieuse  devient 
un  péril,  un  Ambroise  ou  un  Chrysostome 
n'y  verra  qu'une  raison  de  plus  pour  parler 
avec  force:  apôtre  de  la  vérité,  il  en  sera 
aussi  joyeusement  le  martyr.  Les  autres  cultes 
ne  sont  pas  jugés  dignes  d'attaque,  parce 
qu'ils  ont  perdu  le  caractère  de  religion  ;  le 
gouvernement  réserve,  à  l'Eglise,  la  préfé- 
rence de  ses  fureurs.  Désormais,  il  enverra 
ses  commissaires  déguisés  dans  les  églises  et 
la  prédication  ne  sera  plus  pour  lui  que  ce 
qu'elle  était  pour  les  pharisiens,  une  occasion 
de  prendre  Jésus-Christ  dans  ses  discours.  Dès 
que,  parmi  les  ouailles  de  pasteur,  il  se  trou- 
vera quelque  faible  esprit  el  quelque  faible 
cœur,  pour  se  venger  des  plus  justes  répri- 
mandes, il  n'aura  plus  qu'à  déposer  plainte 
au  parquet.  Le  gouvernement  se  hâtera  d'ins- 
trumenter, de  grossoyer,  de  broyer  du  noir 
et  d'envoyer  en  prison  les  vaillants  apôtres 
de  la  vérité.  Malgré  toute  sa  bonne  volonté, 
il  ne  trouvera  à  procéder  que  contre  cinq  ou 
six  prêtres  que  le  gouvernement  aura  eu  in- 
térêt de  punir.  Rien  ne  prouve  mieux  l'inuti- 
lité de  la  loi  el  l'iniquité  de  la  persécution. 

Le  quatrième  coup  dirigé  contre  l'Eglise, 
eut  lieu   en   février  1S72,   cette   fois    dans  la 


(1)  Ih.i.  <ir,  la  ],  ion,  p.  '.)'■. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


chambre  prussienne  :  Bismarck  Be  présenta  de 
sa  personne  pour  exclure  l'Egli  e  de  L'école, 
oie,  pour  L'instruction  et  l'éducation  de  La 
jeunesse,  ne  peut  pas  être,  pour  L'Etat,  chose 
indifférente  :  il  doit  toujours  y  exercer  un  cer- 
tain contrôle  ;  mais  il  ne  peut  en  exclure  ni 
Les  parents,  ni  les  prêtres.  Les  parents  doivent 
aux  enfants  les  soins  corporels  et  spirituels; 
L'accomplissement  de  ce  devoir  crée  un   droit 

ré,  contre  lequel  tout  ce  qui  se  fait  cons- 
titue un  attentat.  Les  prêtres,  charge's  par 
Dieu  de  procurer  le  salut  des  âmes,  doivent  y 
pourvoir,  par  la  collation  des  grâces  sacra- 
mentel!^ et  par  Le  ministère  de  la  prédication, 
qui  embrasse  l'instruction  et  l'éducation  des 
enfants  :  exclure  les  prêtres  de  l'e'cole,  c'est 
un  crime  contre  Dieu  ;  c'est  aussi  un  crime 
contre  l'ordre  social  et  politique  ;  car,  com- 
munément, les  enfants  empoisonnés  dès  le 
berceau  sont  de  mauvais  époux,  de  mauvais 
pères  et  de  mauvais  citoyens.  Depuis  1850, 
la  constitution  prussienne  garantissait  la  li- 
berté d'enseignement  :  d'un  côté,  le  droit 
d'enseigner  par  la  parole  et  par  la  presse  ; 
de  L'autre,  la  faculté  de  s'instruire  dans  une 
école  quelconque,  sans  être  forcé  de  fréquen- 
ter les  écoles  de  l'Etat.  Dans  un  pays  où 
coexistent  différentes  confessions,  le  gou- 
vernement, pour  se  montrer  impartial  et  res- 
ter juste,  devait  tenir  grand  compte  des  droits 
sacré-  de  l'Eglise  et  des  pères  de  famille.  Dans 
sa  conception  d'Etat  visant  au  despotisme  mi- 
litaire, Bismarck  voulut  écraser  toute  celte 
économie  ;  il  voulut  dresser  l'esprit  dans 
l'école  comme  il  dressait  les  corps  dans  la  ca- 
serne. De  toutes  les  tyrannies  que  les  hommes 
peuvent  exercer  sur  leurs  semblables,  il  n'y 
en  a  pas  de  plus  révoltante  et  qui  s'en  rend 
coupable  sort  de  la  catégorie  des  hommes  po- 
litiques pour  entrer  dans  celle  des  malfai- 
teurs. 

Quelques  doyens  et  curés  du  grand  duché 
de  Posen.  de  la  Prusse  occidentale  et  de 
la  haute  Sibérie,  en  exerçant  leurs  fonc- 
tions de  surveillants  des  écoles  primaires, 
avaient  donné,  disait-on,  plus  d'attention  à  la 
langue  polonaise  et  à  l'Eglise  catholique  qu'à 
la  langue  allemande.  Dans  cette  circonstance, 
le  gouvernement  apercevait  un  préjudice  en- 
vers la  langue  et  la  nationalité  allemandes. 
Pour  empêcher  à  l'avenir  cet  abus,  le  gou- 
vernement proposa  que  la  surveillance  des 
écoles  élémentaires,  appartenant  jusqu'alors 
aux  curés  dans  les  paroisses,  et  aux  doyens 
dans  les  décanats  leur  fût  entièrement  ùtée  et 
remise  entre  les  mains  d'employés  de  l'Etat, 
nommés  par  le  gouvernement  pour  remplir 
ces  fonctions  et  rétribués  par  le  trésor  public. 
Ce  qui  parut  le  plus  extraordinaire  dans  cette 
loi  et  ce  qui  choque  à  la  fois  la  logique,  la  jus- 
tice et  la  liberté  individuelle  c'est  le  règle- 
ment qui  oblige  le  clergé  de  continuer  à 
remplir  gratuitement  ces  fonctions  là  où  le 
gouvernement  ne  nomme  pas  des  inspecteurs 
séculiers,  et  cela  jusqu'à  ce  que  l'on  trouve 
bon  de  les  remplacer.  Mais  si  une  nécessité 


île  principe  et  la  sécurité  de  L'Etat  exigeaient 
l'expulsion  du  clergé  des  écoles,  comment 
pourrait-on  l'y  laissera  l'avenir,  et  cela  tout 
a  fait  contre  le  gré  du  législateur?  Je  dis 
contre  son  gré,  car  celte  loi  n'était  qu'une 
parcelle  détachée  de  l'article  Ji>  de  la  loi  sur 
l'éducation,  qui  alors  n'était  encore  qu'an- 
noncée. La  saine  raison,  le  compte  qu'il  fallait 
tenir  de  l'ensemble  de  la  loi  projetée  n'exi- 
geaient-ils pas  qu'on  ajournât  la  pré.-cntation 
d'une  petite  partie  qui  faisait  préjuger  les 
principes  essentiels  de  l'ensemble?  Les  soi- 
disant  abus  (que  nous  savons  avec  certitude 
n'avoir  pas  existé]  de  plusieurs  curés  et  doyens 
étaient-ils  si  dangereux  pour  l'intégrité  de  la 
monarchie  prussienne,  qu'on  ne  put  pas  de- 
meurer dans  le  statu  quo  jusqu'à  la  présenta- 
tion à  la  diète  de  toute  la  loi  sur  l'éducation  ? 
Mais  si  le  danger  était  réellement  m  grand, 
pourquoi  conserver  les  doyens  et  curés  à  leurs 
postes  d'inspecteurs  pour  un  temps  illimité? 
Comment  comprendre  cette  anomalie?  De 
plus,  les  lois  existant  jusqu'alors  n'off raient- 
elles  pas  au  gouvernement  des  moyens  efli- 
caces  pour  réprimer  ces  abus  supposés,  si 
vraiment  le  gouvernement  les  envisageait  de  la 
sorte?  En  effet,  quiconque  connaît  un  peu  la 
législation  prussienne  dans  celte  matière,  sait 
que  toutes  les  écoles  étaient  sous  l'empire 
d'une  espèce  de  monopole  relatif.  Le  gouver- 
nement ne  manquait  donc  pas  de  moyens  pour 
empêcher  le  mal  ou  ce  qu'il  regardait  comme 
tel. 

Le  parti  libéral  guettait  depuis  longtemps 
le  moment  propice  de  soumettre  absolument 
les  écoles  au  monopole  et  de  former,  avec 
l'appui  de  l'Etat,  une  génération  hostile  à 
l'Eglise.  L'Etal  avait  repou>sé  ces  décevantes 
théories  ;  Bismarck  l'y  fit  venir.  En  éloignant 
l'Eglise  de  l'école,  il  limitait  l'influence  du 
clergé  sur  le  peuple  et  se  rendait  maître  ab- 
solu de  l'enseignement  et  de  l'éducation.  Ce 
qu'était  pour  le  soldat  le  casque  et  l'uniforme, 
l'école  devait  l'être  même  pour  l'enfant.  Au- 
cun établissement  d'instruction  particulier* 
ne  pouvait  se  maintenir  sans  être  formé  sur  ce 
modèle.  Cette  question  scolaire,  tranchée  si 
inconsidérément,  mettait  de  côté  toutes  les 
traditions  nationales,  opprimait  les  cons- 
ciences et  le  droit  du  père  de  famille,  violait 
tout  droit  humain  et  divin;  elle  devait  donc 
provoquer  une  réaction  inévitable  et  peut-être 
un  jour  ébranlerait-elle  l'Etat.  Eu  atten- 
dant l'heure  des  catastrophes  Bismarck  se 
précipitait  avec  l'âpreté  de  sa  rudesse 
aveugle  ;  il  prenait  ses  maîtres  et  ses  inspec- 
teurs parmi  les  serviteurs  de  la  politique  et 
jetait  le  gant  à  l'Eglise.  Les  inspecteurs  dé- 
fendaient aux  enfants  de  saluer  à  la  manière 
chrétienne  ;  d'autres  jetaient  hors  de  l'école 
les  crucifix  et  les  images  saintes  ;  d'autres  at- 
taquaient les  saintes  Ecritures  et  les  règles  les 
plus  élémentaires  de  la  pudeur.  De  quelle 
amertume  ne  doit  pas  être  rempli  le  cœur 
du  pauvre,  quand,  de  l'argent  gagné  à  la 
sueur  de  son  front,  il 'doit  payer  de  sembla- 


LIVRE  t.il  VTRE-VINGT-QUATORZIÈME 


ij 


blea  maîtres  et  se  voir  contrainl  d'envoyer  ses 
enfanta  à  L'école  de  la  corruption.  Cette  dou- 
leur est  d'autant  plus  sensible,  qu'auparavant 
L'inspection  il»;  L'école  e'tuil  gratuite  et  confiée 
à  des  personnes  compétentes  et  respectables, 
sur  lesquelles  la  conscience  pouvait  se  reposer. 
Le  gouvernement  qui,  autrefois,  manquait 
d'urgent  pour  fonder  des  écoles  dans  les  pa- 
roisses catholiques,  prodigue  maintenant  son 
or  pour  payer  les  nouveaux  maîtres  et  s'ap- 
plique à  déraciner  lu  foi  dans  les  unies  in- 
nocentes. On  ne  saurait  trop  flétrir  cette  abo- 
minable politique. 

La  cinquième  attaque  fut  dirigée  contre  les 
Jésuites,  et,  en  leur  personne,  contre  l'Eglise 
même.  L'affaire  dudiocèse  deWarmie, la  loi  Lulz, 
l'inspection  des  écoles  n'étaient,  en  comparai- 
son, que  des  jeux  d'enfants  ;  ici,  on  veut  une 
loi  des  suspects,  et  l'on  va  à  la  proscription.  Le 
complot  des  professeurs  de  Munich  avait  le 
premier  poussé  contre  les  Jésuites.  Les  vieux 
catholiques,  réunis  en  congrès  à  Munich  et  les 
prolestants  réunis  à  Darmsladl,  avaient  ré- 
pondu à  ces  provocations.  Les  loges  maçon- 
niques avaient  pris  part  à  l'agitation  et  les 
feuilles  officielles  avaient  réchauffé  les  vieilles 
calomnies.  Les  évèques,  voyant  se  former 
l'orage,  protestèrent  successivement  contre 
ces  accusations.  À  l'exemple  des  évèques,  le 
clergé,  les  congrégations  d'ouvriers,  les  cor- 
porations, les  sociétés,  la  noblesse,  enfin  tout 
ce  qui  était  resté  catholique,  adressait  des  pé- 
titions au  Parlement.  Le  rapporteur  de  ces 
pétitions  osa  être  juste  :  «  Les  Jésuites,  dit- 
il,  étaient  loin  de  faire  du  prosélytisme  et 
de  fomenter  la  discorde  entre  les  différents 
cultes.  C'est  pourquoi  leurs  travaux  ont  reçu 
l'approbation  des  protestants  eux-mêmes.  La 
démocratie  seule  s'acharne  contre  eux,  parce 
qu'ils  se  posent  toujours  en  apôtres  du  pou- 
voir, tant  ecclésiastique  que  séculier,  et  qu'ils 
arrachent  sans  ménagement  au  socialisme  le 
masque  trompeur  avec  lequel  il  séduit  les 
masses.  Les  adeptes  de  la  démocratie  les  ap- 
pellent des  agents  vendus  au  gouvernement 
et  les  menacent  de  pamphlets.  Les  indifférents 
qui,  depuis  vingt  ans,  n'avaient  pas  mis  le 
pied  dans  une  église,  ont  été  obligés  d'avouer, 
à  leur  honte,  qu'ils  ont  vu  dans  ces  hommes 
une  force  et  une  profondeur  de  fui  qu'ils  ne 
croyaient  plus  possibLe  dans  notre  siècle.  Tous 
les  landrath  sont  unanimes  et  ne  peuvent 
assez  laver  les  résultats  sanitaires  des  missions. 
Ces  résultats  se  montrent  non  seulement  au 
dehors  par  l'amélioration  des  mœurs,  l'hon- 
nêteté, la  cessation  de  la  contrebande,  de 
l'ivrognerie,  des  danses  nocturnes,  des  dé- 
lits, etc.,  mais  par  le  réveil  de  l'esprit  chré- 
tien, par  la  modestie,  l'union  dans  les  mé- 
nages, entre  les  parents  et  les  enfants,  les 
maîtres  et  les  serviteurs,  ainsi  que  dans  les 
rapports  domestiques,  de  la  vie  de  famille  et 
de  société  !  » 

Aii  témoignage  du  rapporteur  s'ajoutè- 
rent les  hommages  plus  explicites  des  lan- 
drath. La  vie  et,  les  travaux   apostoliques  de9 


Jésuites  obtenaient  la  reconnaissance  'le  leui 
ennemis.  Ces  documents  dérangèrent  un  peu 
les  plans  de  Bismarck.  Aussi,  quand  L'affaire 

vint  en  discussion,  les  libéraux,  offusqués  pai 

tanl  de  lumières,  ne  voulurent  plus  (h;  disci 

sion.  Deux  orateurs  seulement  purent  .m:  faire 
entendre  en  laveur  des  religieux  qu'on  voulait 

proscrire;  quant  aux  adversaires,  ils  ne  se 
donnèrent  pas  la  peine  de  répondit;  ;  l'un 
d'eux,  démasquant  les  batteries  des  sectaii 
s'écria  :  «  Il  n'y  a  point  d'autre  moyen  ;  écrasez 
Vitifâme.  »  L'infâme,  c'est  Jésus-Christ  et  tout 
ce  qui  le  représente;  la  grande  puissance  pro- 
testante parle  de  l'écraser.  On  statua:  «  Que 
toutes  les  pétitions  envoyées  au  parlemenl 
seraient  envoyées  au  chancelier  avec  les  re- 
commandations suivantes  :  1°  Qu'il  lâche 
d'établir  dans  les  limites  de  l'Empire  une  loi 
publique  qui  puisse  garantir  suffisamment  la 
tranquillité  religieuse,  l'égalité  des  cultes  et 
protéger  les  citoyens  du  pays  contre  la  ty- 
rannie ecclésiastique  empiétant  sur  leurs 
droits.  2°  Qu'il  présenle  en  particulier  au  par- 
lement un  projet  de  loi  qui,  en  vertu  de  l'ar- 
ticle 4,  nos  13  et  16,  de  la  constitution  de  l'Em- 
pire, règle  la  position  légale  des  ordres  reli- 
gieux, des  congrégations  et  des  associations, 
et  dans  quelles  conditions  ces  ordres  peuvent 
être  admis  dans  le  pays  ainsi  que  leur  action, 
surtout  celle  de  la  «  Compagnie  de  Jésus», 
dangereuse  pour  l'Empire,  et  la  manière  de 
leur  imposer  des  peines.  »  Bref,  le  nouvel 
empire  protestant,  libre-penseur  et  radicale- 
ment impie  d'Allemagne  se  croyait  dans  la 
nécessité  de  se  défendre  par  l'extirpation  du 
catholicisme.  Après  divers  tripotages  de  cui- 
sine parlementaire  et  toute  honte  bue,  le  Rie- 
chstag  vota,  pour  le  chancelier,  une  loi  por- 
tant :  i°  L'ordre  des  Jésuites  ainsi  que  tous 
les  ordres  ou  congrégations  qui  lui  sont  affi- 
liés, sont  exclus  des  frontières  de  l'Empire.  La 
fondation  de  nouvelles  maisons  est  défendue. 
Les  maisons  existantes  doivent  être  dissoutes 
dans  un  temps  déterminé  par  le  conseil  fé- 
déral, qui  ne  doit  pas  cependant  dépasser  six 
mois. 

2°  Les  membres  de  la  société  de  Jésus,  ainsi 
que  de  tous  les  ordres  ou  congrégations  qui 
lui  sont  affiliés,  pourront  être  chassés  des 
frontières  de  l'Empire,  s'il  sont  étrangers; 
s'ils  sont  du  pays,  on  peut  leur  défendre  ou 
leur  assigner  un  lieu  de  résidence. 

3°  Les  ordres  relatifs  à  l'exécution  de  cette 
loi  seront  donnés  par  le  conseil  fédéral. 

La  loi  était  draconienne,  son  exécution  fut 
encore  plus  dure.  Le  conseil  fédéral,  chargé 
de  l'application,  défendit  aux  Jésuites  toute 
fonction  monastique,  dans  l'église,  dans 
l'école  et  dans  les  missions  ;  et  par  le  mot 
élastique  de  fonctions,  il  visait  la  plupart 
des  actes  du  ministère  sacerdotal.  La  police 
se  chargea  d'exagérer  encore  les  ordonnances 
du  conseil  fédéral  et  défendit  aux  Jésuites 
même  de  dire  la  messe.  Exécuter  la  loi  de  cette 
façon  équivalait  â  expulser  tous  les  Jésuites 
et  par  là  des  citoyens  de  l'Empire.  Au  fond, 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLH 


Bismarck  proscrivait  l'observance  des  conseils 
évangéliques  el  gênai!  la  liberté  'les  voi 
lion- ;  il  empêchait  les  évoques  el  les  piètres 
de  s'aider  du  Becours  des  religieux  ;  il  privait 
les  fidèles  de  ce  Burcrotl  d'efforts  et  de  vertu  ; 
il  frustrail  le  Biècle  du  bienfait  des  exemples 
des  cénobites  ;  enfin  il  restreignait  formidable* 
ment  la  lihcrté  de  l'Eglise.  »  En  général,  dit 
Mur  Janiszewski,  là  où  l'Eglise  a  Je  droit 
d'exister,  elle  a  le  droit  d'être  telle  qu'elle  est, 
c'est-à-dir*'  ave  les  ordres  religieux  qui  lui 
appartiennent.  Les  ordres  religieux  ne  sont 
pas  un  fait  du  hasard,  mais  une  institution  ap- 
partenant à  l'essence  de  l'Eglise.  Là  ou  l'Eglise 
n'a  pas  le  droit  de  fonder  désordres  religieux, 
sa  liberté  est  limitée,  elle  ne  peut  développer 
toutes  ses  forces  vitales.  Aucun  Etat  ne  peut, 
sans  empiétement,  lui  refuser  ce  droit  ». 

Le  but  du  gouvernement  était  visible,  avant 
d'attaquer  l'Église  il  avait  voulu  l'affaiblir: 
maintenant  il  allait  pénétrer  au  cœur  de  la 
place.  Parmi  les  actes  les  plus  violents  de  la 
persécution,  nous  comptons  les  lois  suivante-, 
sanctionnées  au  mois  de  mai  1S71  :  l°De  l'édu- 
cation du  clergé  et  de  la  nomination  aux  poste- 
ecclésiastiques;  2°  De  l'autorité  disciplinaire 
ecclésiastique  —  de  la  formation  d'un  tribunal 
royal  pour  les  affaires  de  l'Eglise;  3°  De  la  li- 
mite des  droits  concernant  les  peines  ecclésias- 
tiques et  les  moyens  disciplinaires;  4°  De  la 
sortie  de  l'Eglise.  Au  parlement  de  l'Empire, 
où  dominaient  les  libéraux,  valets  ordinaires 
de  tous  les  pouvoirs  persécuteurs, il  fallut  tout 
juste  quatre  jours  pour  fagoter  ces  quatre 
lois  de  persécution. 

La  première  de  ces  lois  statue  d'abord  que, 
pour  remplir  les  fonctions  ecclésiastiques  en 
Prusse,  il  faut  être  allemand,  avoir  fait  ses 
études  à  la  prussienne  el  n'avoir  encouru  au- 
cun blâme  du  gouvernement.  Pour  être  admis 
à  remplir  ces  fonctions,  il  est  indispensable  de 
passer  un  examen  de  maturité  dans  un  gvm- 
nase  allemand,  de  suivre  trois  ans  les  cours 
de  théologie  dans  une  université,  et  de  su- 
bir avec  succès  un  examen  théorique  du 
gouvernement.  Cet  examen  doit  prouver  que 
le  candidat  possède  une  instruction  suffisante 
en  philosophie,  histoire  et  littérature  alle- 
mande; pendant  qu'il  s'y  préparc,  l'élève  n'a 
pas  le  droit  d'appartenir  à  un  séminaire;  les 
établissements  destinés  à  l'éducation  des 
clercs  sont  d'ailleurs  soumis  à  la  surveillance 
du  gouvernement.  Les  supérieurs  ecclésias- 
tiques, évêques  ou  administrateurs  de  dio- 
cèses sont  obligés,  pour  nominations  aux 
postes  ecclésiastiques,  de  désigner  le  poste 
vacant  et  de  présenter  le  sujet  nommé,  au 
premier  président  de  la  province  ;  la  nomina- 
tion n'est  valable  que  par  son  accueil.  Si  le 
supérieur  différait  de  nommer,  il  serait  mis  à 
l'amende  ;  et  s'il  nomme  sans  l'agrément 
civil,  il  est  passif  également  d'amende.  Les 
étrangers  qui,  avant  la  promulgation  de  la 
présente  loi,  occupaient  déjà  de?  emplois, 
doivent,  sous  peine  de  perdre  emplois  et  émo- 
luments, se  faire  naturaliser  dans  les  six  mois. 


La  seconde  loi,  relative  à  l'autorité  disci- 
plinaire,  n'affecte  pas  une  moindre  portée.  Le 
pouvoir  disciplinaire  ecclésiastique  ne  petit 
être  exercé  que  par  des  autorités  ecclésias- 
tiques allemande*  et  toujours  en  forme  de 
procès,  les  peines  corporelles  étant  exclues. 
Chacun  a  le  droit  d'en  appeler  aux  autorités 
civiles,  contre  les  arrêts  de  l'autorité  ecclé- 
siastique :  t°  Pi  l'arrêt  a  été  rendu  par  une 
autorité  «  supprimée  par  les  lois  du  paye 
2°  Si  les  ordonnances  de  cette  loi  n'ont  | 
été  accomplies  ;  3°  Si  la  peine  n'est  pas  auto- 
risée par  la  loi  ;  4°  Si  l'arrêt  a  été  prononcé  : 
a  pour  une  action  ou  bien  pour  une  omission 
à  laquelle  les  lois  du  pays  et  les  règlements  de 
l'autorité  civile  obligent  ;  h)  pour  l'accom- 
pli-sement  ou  non  des  droits  d'élection  et 
pour  des  votes;  c)  pour  avoir  usé  du  droit  à 
l'appel  dans  le  cas  :  1°  de  privation  d'emploi, 
ou  de  toute  autre  peine  contre  le  gré  du  délin- 
quant, et  lorsque  cette  sentence  est  évidem- 
ment contraire  aux  lois  ou  aux  principes  gé- 
néraux des  lois  du  pays  ;  2°  dans  le  cas  où, 
après  une  suspension  téméraire,  la  procédure 
serait  exposée  à  durer  trop  longtemps.  Tout 
ecclésiastique,  frappé  d'un  arrêt,  possède  le 
droit  d'appel.  Non  seulement  l'inculpé  a  le 
droit  d'en  appeler,  mais  même  si  l'intérêt  pu- 
blic l'exige,  le  premier  président  a  le  droit  d'en 
appeler  pour  lui,  et  cela  même  contre  sa  volonté. 
Les  ecclésiastiques,  qui  offensent  gravement 
les  lois  du  pays,  se  rapportant  à  leur  office 
ou  les  ordonnances  dn  même  genre,  ou  qui, 
laissés  dans  leur  emploi,  seraient  une  cause 
de  trouble  pour  l'ordre  public,  peuvent  être, 
à  la  demande  des  autorités  gouvernementales 
et  par  un  arrêt  judiciaire,  destitués  de  leur 
charge.  Les  résultats  de  la  destitution  sont 
l'incapacité  de  remplir  l'emploi,  la  perte  des 
revenus  et  la  vacance  du  poste.  Pour  décider 
et  juger  ces  sortes  d'affaires,  il  est  établi,  à 
Berlin,  un  tribunal  royal,  composé  de  onze 
membres,  à  la  dévotion  du  ministre.  Ces  deux 
lois  forment  une  sorte  de  con>tituiion  civile 
du  clergé  et  posent  en  principe  l'anéantisse- 
ment de  l'Eglise.  Au  lieu  de  tant  d'articles  de 
lois,  il  eut  été  plus  simple  de  dire  :  «  11  est  dé- 
fendu, en  Prusse,  de  professer  la  religion  ca- 
tholique ». 

La  troisième  loi  complète  la  seconde  et  la 
quatrième  est  une  porte  ouverte  à  l'apostasie. 
La  discipline  ecclésiastique,  qui,  en  droit,  ap- 
partient à  l'évêque,  par  le  fait  de  son  contrôle, 
"est  remise  à  l'autorité  civile.  L'évêque  peut 
encore  infliger  des  peines,  mais  elles  ne  sont 
exécutoires  qu'avec  la  sanction  du  gouverne- 
ment, et,  trait  particulièrement  ridicule,  avec 
l'assentiment  du  condamné.  Afin  d'éviter,  au 
moins  en  apparence,  le  reproche  que  le  gou- 
vernement séculier  veut  s'immiscer  dans  des 
affaires  essentiellement  spirituelles,  on  chan- 
gea les  termes.  Au  lieu  de  dire  appel  comme 
d'abus,  on  dit,  recours  contre  les  abus.  La  diffé- 
rence entre  l'un  et  l'autre  consistait  en  ce  que 
la  juridiction  séculière,  dans  le  recours  en 
cassation,  n'a  pas  le  droit  d'examiner  la  chose 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


5  ; 


en  elle-même;  ui  dans  son  application  au  droit 
canonique,  mais  doit  veiller  officiellement 
pour  empocher  l'empiétement  de  la  discipline 
ecclésiastique  but  la  législation  civile.  Seule- 
ment comme  la  loi  civile  contredit  en  tous 
points  la  1  « > ï  canonique,  qu'elle  soustrait  aux 
évêques  l'éducation,  la  nomination  et  le  gou- 
vernement du  clergé,  il  B'ensuil  que  son  appli- 
cation supprime  tout  le  droit  do  l'Eglise. 
L'Eglise  continuera,  si  elle  le  vent,  d'ap- 
pliquer un  droit,  «à  ses  risques  et  périls  ;  mais 
l'Etat  en  détruira,  par  le  recours  contre  les 
abus,  toutes  les  applications.  L'abus  auquel 
veut  remédier  Bismarck,  c'est  la  loi  de 
l'Eglise;  la  justice  qu'il  veut  sauvegarder, 
c'est  son  propre  absolutisme.  Le  gouverne- 
ment usurpe  le  pouvoir  suprême  de  l'Eglise 
catbolique  en  Prusse.  Que  faut-il  pour  orga- 
niser l'Eglise  territoriale  prussienne  ?  Fré- 
déric-Guillaume avait  déjà  formé  son  église 
évangélique,  par  la  fusion  des  Calvinistes  et 
des  Luthériens.  Guillaume  veut  former  une 
église  nationale  par  la  fusion  des  catholiques 
avec  les  évangéliqucs.  La  loi  de  Corlée  offre, 
aux  vieux  catholiques,  une  prime  d'encoura- 
gement. Le  tribunal  pour  les  causes  ecclésias- 
tiques est  à  la  dévotion  du  roi  et  le  roi  de 
Prusse  c'est,  dans  le  système  de  Bismarck, 
aussi  le  Pape  de  Prusse. 

En  résumé,  les  lois  de  mai  constituaient 
l'anéantissement  complet  du  pouvoir  épiscopal 
et  pontifical,  la  dissolution  de  l'organisation 
de  l'Eglise,  depuis  le  fondement  de  l'édifice 
jusqu'au  faîte.  Le  Pape  était  exclu,  les  évêques 
ne  pouvaient  plus  rien.  L'autorité  et  la  disci- 
pline prussiennes  remplaçaient  la  discipline  et 
l'autorité  ecclésiastique.  C'était  miner  et  dis- 
soudre l'œuvre  surnaturelle  de  l'éducation  et 
du  gouvernement  du  monde  ;  c'était  livrer  le 
pays  à  la  violence.  Au  fait,  il  y  avait,  en  Prusse, 
une  constitution  qui  garantissait,  aux  diverses 
communions,  la  libre  confession  de  leur  foi. 
Les  membres  du  centre  avaient  prouvé,  par 
des  arguments  incontestables,  que  les  lois  de 
mai  étaient  en  opposition  directe  avec  la  cons- 
titution prussienne.  Pour  des  gens  sans  foi  et 
sans  conscience,  une  feuille  de  papier  pou- 
vait-elle être  un  obstacle?  Pour  les  défenseurs 
de  l'Etat  absolu,  la  constitution  devait  cesser 
d'être,  pour  le  pouvoir  civil,  une  barrière.  Il 
fut  résolu  qu'on  changerait  les  articles  de  la 
constitution.  La  commission,  chargée  d'éla- 
borer ce  changement,  se  mit  à  l'œuvre  et  pro- 
posa les  modifications  suivantes  aux  articles 
lo  et  18,  ainsi  conçus  : 

Art.  15.  —  L'Eglise  protestante  et  l'Eglise 
catholique  romaine,  ainsi  que  toute  associa- 
tion religieuse,  administrent  et  dirigent  per- 
sonnellement leurs  affaires,  restent  dans  la 
ion  et  la  jouissance  de  leurs  legs  et 
fonds  destinés  aux  cérémonies  du  culte 
et  institutions  d'éducation  et  de  bienfai- 
sance. 

.  18.  —  Le  droit  de  nomination,  de  pré- 

itation,  de   choix    et,  de  confirmation    aux 

poste-;  ecclésiastiques,  en  tant  qu'il  dépend  de 


l'Etat  et.  repose  sur  h;  patronage  ou  autres 

titres  légaux  est  supprimé. 

Pour  l'occupation  des  postes  ecclésiastiques 
dans  l'armée  et  dans  les  établissement  pu- 
blics, ce  règlement  ne  sent  pas  adopté.  Il  sera 

modifié  de  la  manière  suivante. 

Art.  15.  L'Eglise  protestante  et  l'Eglise 
catholique,  ainsi  que  toute  association  reli- 
gieuse, administrent  et  dirigent  personnelle- 
ment leurs  affaires,  elles  restent  cependant  sou- 
mises aux  lois  et  à  ta  surveillance  detEtaL 

La  même  restriction  doit  être  adoptée  à 
toute  société  religieuse  étant  en  possession  et 
jouissant  de  ses  legs  et  fonds  destinés  aux  cé- 
rémonies et  institutions  d'éducation  et  de 
bienfaisance. 

Art.  18.  —  Cet  article  a  été  conservé  mol  à 
mot  comme  l'ancien,  seulement  on  y  ajouta 
celte  restriction  : 

D'ailleurs  les  lois  de  l'Etat  règlent  la  conduite 
à  suivre  concernant  l'éducation,  la  nomination 
au  c  postes  et  la  révocation  des  ecclésiastiques  et 
desservants  de  l'Eglise,  et  établit  des  limites  à 
l'autorité  disciplinaire. 

En  d'autres  termes,  la  constitution  avait 
garanti  l'indépendance  de  l'Eglise;  les  libé- 
raux lui  retirent  cette  garantie.  Pourquoi  ce 
changement?  Parce  que  les  libéraux,  en 
édictant  la  liberté,  croyaient  déchaîner  un 
fléau  contre  l'Eglise;  maintenant,  après  avoir 
éprouvé  la  vitalité  indestructible  de  l'Eglise, 
ils  font  volte-face  et  arment  l'Etat  de  toutes 
les  rubriques  de  la  tyrannie,  pour  que  Bis- 
marck, au  nom  de  l'absolutisme  royal,  puisse 
écraser  l'Eglise  et  terroriser  les  consciences. 
Autrefois,  les  libéraux  ambitionnaient  le 
pouvoir  et,  pour  y  atteindre,  promettaient 
la  liberté  ;  ils  savaient  d'ailleurs  que  les 
classes  moyennes  et  encore  moins  le  peuple, 
n'étaient  pas  mûres  pour  leur  impiété  radi- 
cale, et  ils  se  refusaient  à  dévoiler  leurs  des- 
seins attentatoires  à  l'orthodoxie.  Aujourd'hui, 
ils  croient  les  ravages  des  âmes  assez  profonds 
et  ils  en  appellent  à  l'intelligence  allemande 
pour  opprimer  l'obscurantisme  catholique. 
Leur  conduite  criminelle  envers  l'Eglise,  est 
criminelle  aussi  contre  leurs  théories.  Le  li- 
béralisme aboutit,  par  l'apostasie,  à  la  ban- 
queroute. 

Dans  la  discussion  de  cette  revision  consti- 
tutionnelle, un  ancien  secrétaire  d'Etat, 
Gruner,  parla  ainsi  :  «  On  peut  se  déclarer 
contre  ces  lois  pour  différents  motifs  ;  mais  il 
y  a  un  point  indubitable  et  sur  lequel  on  ne 
peut  pas  se  faire  d'illusion  :  si  ces  projets  sont 
acceptés,  alors,  Messieurs,  ragez  de  nos  institu- 
tions intérieures  tout  principe  de  h  lier  té  ;  si 
vous  les  sanctionnez,  alors,  au  lieu  du  grand 
principe  de  la  liberté,  vous  placez  un  système 
de  contrôle  bureaucratique,  une  immixtion 
bureaucratique  en  toutes  choses  ;  si  vous  ac- 
ceptez ces  projets,  alors,  non  seulement  vous 
arrêtez  le  développement  de  nos  rapports  avec 
l'Eglise,  mais  encore  vous  retournez  en  ar- 
rière, jusqu'aux  temps  du  plus  complet  absolu- 
tisme !  »  Après  un  court  résumé  d'histoire,  où 


14 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CAÏlIhl.Kjri. 


il  dii  combien  la  conquête  de  cette  liberté  a 
coûté  de  lattes,  comment  les  plus  illustres  es- 
prite  et  les  plus  grands  caractères  de  tous  les 
pays  Be  sont  efforcés  de  l'introduire  dans  leurs 
lois,  il  témoigne  le  désir  qu'une  personne  de 
plus  grande  autorité  <j m;  lui  avertisse 
partis  libéraux,  et  obtienne  d'eux  qu'ils  aban 
donnent  la  voie  dangereuse  où  ils  -.e  sont  en- 
gagés  dans  les  deux  chambres.  Eus  uile  il  con 
tinue  :  «  Pour  ces  raisons  (pardon  s1  j'emploie 
une  expression  un  peu  rude),  je  regarde  la 
conduite  du  parti  libéral  comme  une  espèce 
d'apostasie,  voyant  qu'il  vole  le  contraire  ab- 
solu de  ses  anciennes  traditions,  et  cet  éloi- 
gnement  des  anciennes  traditions  est  encore 
plus  marquant  dans  le  parti  qui  s'est  le  plus 
rapproché  de  la  gauche,  je  parle  ici  du  parti 
des  progressistes  qui  s'est  constitué  en  Prusse 
en  18G1  et  s'est  partagé,  en  181)0,  en  national 
libéral  et  en  progressiste.  Ce  parti  dit  textuel- 
lement dans  fon  programme  de  1861  :  «  Dans 
la  loi  sur  l'instruction  et  surtout  dans  les  lois 
concernant  le  mariage,  nous  réclamerons  l'éta- 
blissement du  mariage  civil  pour  séparer  com- 
plètement l'Eglise  de  l'Etat.  »  Par  conséquent, 
ce  parti  a  adopté  pour  principe  et  pour  tâche 
d'amener  une  complète  séparation  entre 
l'Eglise  et  l'Etat.  Je  vous  demande  donc, 
Messieurs,  quelque  opinion  que  vous  ayez  des 
projets,  n'est-ce  pas  un  fait  notoire  que  ces 
lois  renvoient  à  un  avenir  bien  éloigné  la  réa- 
lisation de  cette  idée?  Assurément,  pour  cette 
démarche,  nous  nous  éloignons  du  but  que 
nous  nous  sommes  proposé  d'atteindre.  C'est 
tout  à  fait  la  même  chose  que  si  quelqu'un 
voulant  aller  à  Paris  prenait  le  chemin  de 
Pélersbourg.  ><  En  effet,  on  ne  veut  plus  de 
la  séparation  ;  c'est  parce  qu'elle  serait  favo- 
rable à  l'Eglise,  funeste  au  protestantisme  et 
deviendrait,  contre  le  vieux  catholicisme,  un 
arrêt  de  mort.  On  veut  suivre  un  ordre  in- 
verse, mener  à  mort  le  catholicisme,  galva- 
niser le  cadavre  du  protestantisme  et  créer, 
aux  vieux  catholiques,  des  titres  frauduleux 
de  hoirie. 

L'exécution  des  lois  de  mai,  c'est-à-dire  la 
persécution  de  l'Eglise  catholique  ne  pou- 
vait passer  sans  protestation.  Pendant  la 
préparation  de  ces  lois,  les  évêques,  par  un  mé- 
morandum collectif,  en  avaient  dénoncé  les 
excès.  Il  avait  été  facile  aux  prélats  de  dé- 
montrer qu'un  évèque  dépend  du  Pape  et  qu'il 
est  indépendant  de  droit  divin  en  regard  du 
pouvoir  civil.  En  vertu  de  son  titre  d'évêque, 
il  a  une  triple  obligation  :  garder  le  dépôt 
de  la  foi  et  de  la  morale  ;  former  les  prêtres 
et  les  instituer  ;  les  surveiller  dans  Eexercice 
de  leurs  fonctions.  Si  des  lois  s'opposent  à 
l'accomplissement  de  ces  obligations,  elles 
s'élèvent  contre  l'ordre  de  Dieu  et  sont  nulles 
de  plein  droit.  Après  la  promulgation  des  lois, 
les  évêques  élèvent  de  nouveau  la  voix.  Dans 
une  lettre  pastorale,  ils  disent  :  En  face  des 
dangers  qui  menacent  prochainement  l'Eglise, 
vous  avez  uni  à  votre  déclaration  la  promesse 
solennelle  que,  quoi  qu'il  arrivât,  vous  reste- 


riez fidèles  au  Pape,  notre  commun  Pasteur, 
l'instituteur  de  tous  les  chrétiens,  à  nous,  ses 
évêques  légitimes,  et  que  vous  partagerez  nos 
luttes  et  nos  souffrances  comme  vous  par- 
tagez maintenant  notre  sollicitude.  Ces  té- 
moignages spontanés  et  consolants  de  notre 
foi  et  de  notre  attachement  à  l'Eglise,  qui 
nous  parviennent  de  toutes  parts,  sont  notre 
plus  douce  consolation  dans  ces  temps  ora- 
ux. Réunis  pour  d'importantes  délibérations 
auprès  du  tombeau  de  saint  Uoniface,  nous 
vous  envoyons  à  tous,  du  fond  de  nos  cœurs, 
des  remerciements  sincères  pour  ces  témoi- 
iges  réitérés  de  votre  fidélité.  Nous  les  gar- 
derons comme  uu  souvenir  précieux  d'une 
époque  douloureuse  et  à  jamais  mémorable 
pour  l'Eglise  ;  nous  nous  reposons  sur  ces  té- 
moignages, avec  une  inébranlable  confiance 
comme  sur  une  garantie  de  votre  inviolable 
fidélité,  et  nous  vous  conjurons,  pour  l'amour 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  de  persévérer, 
quoiqu'il  arrive,  dans  vos  dispositions,  afin 
de  confirmer  vos  promesses  par  des  actes.  La 
grâce  de  Dieu  ne  nous  fera  pas  défaut  ;  car 
celui  qui  a  commencé  son  oeuvre  en  vous, 
l'accomplira  jusqu'au  jour  de  Jésus-Christ. 

«  Les  projets  en  question  n'ont  pas  encore 
force  de  lois  ;  quoiqu'il  arrive  cependant, 
avec  la  grâce  de  Dieu  nous  défendrons  unani- 
mement et  constamment  les  principes  exprimés 
dans  nos  mémoires,  ces  principes  étant  non  pas 
les  nôtres,  mais  ceux  du  Christianisme  lui- 
même  et  de  l 'éternelle  justice.  Xous  accompli- 
rons ainsi  notre  devoir  pastoral  afin  qu'à  l'heure 
de  la  mort,  devant  le  tribunal  du  Divin  Pas- 
teur qui  nous  a  appelés  et  adonné  sa  vie  pour  ses 
brebis,  nous  ne  soyons  pas  rejetés  comme  des 
mercenaires.    » 

Aussitôt  que  cette  circulaire,  signée  par 
tous  les  évêques  de  l'Etat  prussien,  parut  dans 
les  diocèses, les  chapitres  et  le  clergé  s'empres- 
sèrent d'exprimer  a  leur  évêque,  leur  fidélité 
immuable  et  leur  résolution  de  tout  souffrir 
pour  la  foi  de  Jésus-Christ.  L'exemple  du 
clergé  fut  bientôt  suivi  parles  séculiers  ;  dans 
le  seul  diocèse  de  Posen-Quesen,  il  fut  envoyé 
plus  de  quarante  adresses.  La  chaire  ne  pou- 
vait plus  diriger  les  fidèles,  on  eut  recours  à 
la  presse.  Dans  les  diocèses  allemands,  la  no- 
blesse voulut  aussi  payer  de  sa  personne.  A 
ces  protestations  locales  vinrent  se  joindre  des 
protestations  venues  d'Autriche,  de  France, 
de  Belgique,  d'Angleterre,  d'Italie  et  même 
d'Amérique.  Le  gouvernement  prussien  se 
voyait  l'objet  d'une  réprobation  universelle. 
Pour  parer  le  coup,  il  imagina  une  contre- 
adresse  qui  fut  rédigée  par  le  roi  de  Prusse  et 
endossée  par  le  prince  de  Ratibor.  Ratibor 
avait  trempé,  avec  Stroussberg,  dans  l'affaire 
des  chemins  de  fer  de  Roumanie;  son  crédit 
ne  portait  pas  loin  ;  les  pauvretés  de  son 
adresse,  la  vieille  rengaine  surtout  relative  à 
la  nécessité  de  défendre  l'Empire,  n'excitèrent 
que  la  pitié.  Pour  obtenir  des  signatures,  il 
fallut  persécuter  les  fonctionnaires  :  La  signa- 
ture ou  la  vie!  telle  -.était  la  formule.  Lors- 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈME 


•'.., 


qu'on  sut  bien  éprouvé  la  difficulté  d'en  ob- 
tenir, on  y  renonça.  Mais  alors  on  eul  recours  à 
un  autre  subterfuge;  on  reconnut  aux  schi 
matiques  de  la  faction  Dœllinger  la  qualité 
de  catholiques  et  on  leur  fil  frairie,  moyen 
détourné  pour  persécuter  les  catholiques. 
Ensuite  ou  publia  une  lettre  de  Pie  IX  à 
Guillaume,  et  la  réponse  de  Guillaume,  aussi 
peu  polie  que  possible,  niais  rachetant  par 
l'outrecuidance  doctrinale  son  défaut  de  po- 
litesse. Tous  ces  artifices  avaient  pour  but  de 
préparer  îles  élections  générales.  On  a  beau 
s'appeler  Bismarck,  on  ne  gouverne  qu'avec 
l'opinion,  et,  après  de  pareils  attentats,  il 
est  difficile  de  garder  son  estime. 

D'autre  part,  il  se  trouva  des  tribunaux 
pour  battre  en  brèche  la  nouvelle  législation. 
Le  gouvernement  alléguait  que  les  prêtres 
destitués  étaient  sans  titre  canonique  et  que 
les  mariages  célébrés  par  eux  étaient  nuls.  Le 
tribunal  de  Proda,  dans  le  grand  duché  de 
Posen,  déclara  valable  le  titre  de  ces  curés 
et  valides,  même  au  civil,  les  mariages  cé- 
lébrés par  eux.  Le  gouvernement  avait  pro- 
cédé contre  les  curés  qui  avaient  béni  ces  ma- 
riages en  vertu  de  leur  titre  canonique;  le 
tribunal  de  Tarnovitz,  dans  la  Haute-Sibérie, 
déclara  que  ces  curés  n'avaient  commis  aucune 
faute  et  que  toute  procédure  contre  eux  était 
une  iniquité.  Le  tribunal  de  Cologne  rendit  un 
arrêt  semblable  et,  par  son  jugement,  pro- 
testa contre  les  sévices  dont  était  l'objet  un 
grand  nombre  d'ecclésiastiques.  Le  ministre 
des  cultes,  pris  dans  ce  triple  traquenard, 
crut  se  venger  de  ces  humiliations,  en  pu- 
bliant des  instructions  plus  sévères.  Chaque 
fonction  des  ecclésiastiques  doit  être  l'objet 
d'une  enquête  pénale.  Ces  ecclésiastiques  doi- 
vent être  tourmentés  de  peines  pécuniaires 
aussi  longtemps  qu'il  ne  se  seront  pas  soumis 
aux  nouvelles  lois,  et  si,  en  agissant  ainsi,  on 
en  venait  au  point  que  les  prêtres  ne  pouvant 
plus  payer  les  amendes,  devront  être  jetés 
en  prison,  alors  même  on  ne  doit  pas  reculer 
devant  cette  éventualité,  tant  sont  dange- 
reuses les  suites  que  peut  amener  le  fonction- 
nement des  prêtres  illégalement  institués. 
Ainsi,  d'un  côté,  ces  sentences  de  trois  tri- 
bunaux tournèrent  fort  mal  pour  le  gouver- 
nement, mais,  de  l'autre,  plus  elles  étaient 
sensibles  pour  lui  et  pour  les  deux  corps  lé- 
gislatifs, plus  elles  augmentèrent  l'acharne- 
ment avec  lequel  sévissait  la  persécution. 

Ce  drame  commença,  au  même  moment, 
dans  tout  le  pays  qui  s'étend  des  frontières 
de  la  France  à  celles  de  Lithuanie,  depuis 
Ilildesheim  jusqu'aux  frontières  de  l'Autriche. 
Le  gouvernement  tourna  tous  ses  efforts  de  ce 
côté,  -i  bien  qu'on  aurait  pu  croire  qu'il  n'avait 

i  autre  chose  à  faire.  Une  impression  dou- 
loureuse se  faisait  généralement  sentir.  L'épée 
de  Damoclès  était  suspendue  au-dessus  de  la 
chaire,  les  prétre3  n'avaient  plus  aucune  fonc- 
tion dans  les  écoles,  les  communautés  reli- 
étaient  expulsées  du  pays,  le  gouver- 
nement ne  voulait  [dus  comprendre  les  intérêts 


de  l'Eglise,  l'Empereur  lai-môme  avail  éle 
la  vois  pour  accuser  les  catholiques  ;  toute  la 
bureaucratie  animée  de  ce  même  esprit  d'hi 
tiliié  manifestai!  Ba  malveillance  à  chaque  pas, 
tandis  que  la  presse  officielle  répandait  par- 
tout son  venin  de  calomnie  et  de  haine.  Toul 

Catholique  fidèle  portait,  pour  ainsi  dire,  écrit 
sur  son  front,  le  nom  «  d'ennemi  de  l'Empire  » 
comme  au  temps  du  paganisme  chaque  chré- 
tien, kostis  imperii  romani.   Les  Polonais  ne 

doutaient  nullement  qu'ils  ne  fussent  attaqués 
les  premiers.  La  haine  profonde  qu'on  ressent 
pour  celui  qu'on  a  fait  le  plus  souffrir,  envers 
lequel  on  a  eu  le  plus  de  torts,  dirigea  natu- 
rellement les  premières  attaques  contre  les 
Polonais  et  en  particulier  contre  le  grand 
duché  de  Posen.  De  plus,  le  gouvernement 
comptait  beaucoup  sur  cette  circonstance  que 
l'archevêque  -Ledochowski  ne  jouissait  pas 
d'un  grand  crédit  auprès  des  Polonais,  qui 
constituent  la  grande  majorité  de  la  popula- 
tion catholique  du  grand-duché.  On  supposait 
que  le  clergé  polonais  très  patriote,  bien  qu'il 
lui  eût  envoyé  des  adresses  et  des  députations, 
n'était  pas  au  fond  favorablement  disposé 
pour  l'archevêque  ;  on  croyait  enfin  qu'il 
s'était  aliéné  les  cœurs  des  prêtres  en  vou- 
lant les  maintenir  dans  une  discipline  ecclé- 
siastique plus  sévère.  Le  gouvernement  espé- 
rait donc  qu'il  lui  serait  plus  facile  qu'autre 
part  de  briser,  dans  le  duché  de  Posen,  les 
liens  qui  unissent  l'évèque  à  son  clergé  et  de 
faire  ainsi  une  brèche  d'une  haute  impor- 
tance dans  la  phalange  de  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique. 

L'attaque  commença  sur  les  écoles  pri- 
maires. Chaque  élève  recevait  l'enseignement 
religieux  dans  sa  langue  maternelle  :  s'il  était 
polonais,  c'était  en  polonais  ;  s'il  était  alle- 
mand, c'était  en  allemand.  Le  gouvernement 
prussien  ordonna  que  l'enseignement  religieux 
ne  se  donnerait  plus  qu'en  allemand  ;  c'était 
décider  qu'il  ne  se  donnerait  pas  du  tout,  car 
la  plupart  des  enfants  n'entendaient  pas  cette 
langue.  Dès  que  l'archevêque  eut  appris  le 
coup  cruel  dirigé  contre  la  population  catho- 
lique de  ses  deux  diocèses,  il  écrivit  d'abord 
au  gouvernement,  puis  au  roi,  mais  sans 
succès.  En  présence  d'une  attaque  si  injuste 
et  d'un  silence  si  déraisonnable,  le  prélat  ne 
pouvait  se  désintéresser  du  salut  des  âmes  ; 
il  maintint  l'ancien  droit.  «  Nous  enseignons 
la  religion  aux  enfants,  dit-il,  pour  la  leur 
faire  connaître  et  non  pour  leur  faciliter  par 
là  l'étude  de  la  langue  allemande.  En  user  de 
la  sorte,  ce  serait  de  notre  part  une  offense 
sacrilège,  commise  contre  la  dignité,  la  ma- 
jesté de  la  foi  et  de  la  morale  chrétienne. 
Nous  enseignons  la  religion  non  seulement 
pour  familiariser  l'intelligence  de  l'homme 
avec  les  vérités  révélées  de  Dieu  et  les  pré- 
ceptes de  la  vie  chrétienne,  mais  avant  tout 
afin  d'inculquer  à  son  cœur  l'amour  de  ces  vé- 
rités et  la  fidélité  à  ses  préceptes.  Il  est  donc 
de  notre  devoir  d'enseigner  cette  doctrine  de 
la  manière  la  plus  compréhensible  à  l'intelli- 


46 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQU1 


mit  humaine  si  la  pi  a  a  sible  aux  sen- 
Umenla  du  eœar.  Cette  métho  le  consiste  jus- 
tement à  employer  dans  l'enseignement  de  la 
religion  aux  enfants,  la  langue  maternelle, 
dont  1rs  nuances  Les  plus  déli  mt  connues 

a  chacun  el  ne  nécessitent,  pour  être  saisies, 
aucune  tension  de  l'intelligence.  »  Un  ne  pou- 
vait mieux  dire;  mais  il  n'y  a  pire  sourd  que 
celui  <|ui  ne  veut  pas  entendre.  Le  gouverne- 
ment somma  aussitôt  les  professe  ura  de  dé- 
elarer  s'ils  obéiraient  à  l'ordonnance  du  prélat 
ou  à  la  votante  du  gouvernement.  Sur  leur 
réponse,  un  les  destitua  et  on  priva  à  la  fois 
les  élèvea  des  collèges  polonais  de  l'enseig 
nient  régulier  de  la  religion.  D'ailleurs  le 
gouvernement  ne  permit  pas  d'enseigner  la 
religion  hors  des  écoles,  ni  dans  les  locaux 
préparés  à  cet  effet  et  quand  l'archevêque 
transporta  cet  enseignement  dans  les  églises, 
la  police  commença  à  poursuivre  le  clergô. 
De  plus,  il  menaçait  d'expulser  des  collèges 
les  élèves  réf'ractaires  à  sa  tyrannie.  En  deux 
mots,  le  gouvernement  supprimait  l'instruc- 
tion religieuse  et  menaçait  de  supprimer  toute 
instruction. 

Celte  guerre  à  la  langue  et  à  la  nationalité 
polonaise  ne  larda  pas  à  s'aggraver.  Comme 
prélude,  le  gouvernement  modifia  le  mode  de 
paiement  des  traitements  ecclésiastiques  et, 
par  le  nouveau  mode,  s'appliqua  à  jeter  la  di- 
vision parmi  les  gens  d'église,  ainsi  qu'à  les 
tenir  sous  son  arbitraire.  Pour  persécuter  à  la 
manière  basse  de  ce  temps,  le  gouvernement 
crut  faire  merveille  en  s'attribuant  la  faculté 
de  retenir  les  traitements.  Ensuite  il  se  prit 
aux  séminaires.  La  bulle  De'  salute  animarum 
du  16  juillet  1821,  avait  statué  qu'il  y  aurait 
un  séminaire  au  moins  dans  toute  ville  épis- 
copale.  Sous  prétexte  d'en  inspecter  l'ensei- 
gnement, le  gouvernement  retint  les  pensions 
annuelles  el  déclara  que  les  séminaristes, 
instruits  sur  la  théologie,  ne  seraient  plus 
aptes  aux  fonctions  pastorales.  L'autorisation 
fut  ensuite  retirée  aux  séminaire  de  Posen  et 
de  Paderborn  ;  ils  durent  être  fermés.  On  agit 
de  la  môme  manière  dans  les  autres  diocèses, 
ou,  comme  à  Paderborn,  à  défaut  d'univer- 
sités, on  formait  les  prêtres  dans  les  sémi- 
naires. C'était  un  renouvellement  de  la  persé- 
cution de  Dioclétien.  Toutes  les  autres  insti- 
tutions catholiques  partagèrent  le  sort  des 
séminaires.  Les  petits  séminaires  de  Guesdouk 
dans  le  diocèse  de  Munster  et  de  Péplin  dans 
le  diocèse  de  Chalus,  les  pensionnats  de  Pa- 
derborn, de  Trêves,  de  Munster,  de  Breslauet 
de  Bonn,  de  Posen  près  du  gymnase  Sainte- 
Marie-Madeleine,  ces  vrais  sanctuaires  du  tra- 
vail intellectuel  et  des  bonnes  mœurs,  furent 
fermés.  Ce  que  le  dévouement,  la  piété,  le  zèle, 
la  munilicence  des  évèques  et  des  fidèles  ca- 
tholiques avaient  réussi  à  fonder  avec  tant 
d'efforts,  mais  aussi  avec  tant  d'avantages 
pour  les  classes  inférieures,  la  persécution  le 
détruisit  d'une  main  barbare,  au  nom  du 
progrès.  Bismarck,  pour  anéantir  le  catholi- 
cisme, voulait  détruire  toutes  les  sources  de  la 


fui,  de  la  science   orthodoxe   et  dea  honnes 
mceui  >. 

Bismarck  conçut  aussi  ce  projet  aatanique, 
[tour  hâter  l'achèvement  de   son  entreprise, 
de  corrompre  les  établissemenla  d'instruction 
religieuse  pour  les  jeunes  filles.  Le8  première* 
victimes  «le  ce  système  furent  les  Dames  du 
Sacré-Cœur  de  Posen.  Le  chancelier  s'occupa 
aussi  des  prêtres  déméritants   et   prit   des  me- 
sures pour  s'attacher  ces  fléaux  du  sanctuaire. 
C'était  encore  un  coup  de  maitre;    pour  dé 
soler  la  aainte  Eglise,  rien  déplus  efficace  que 
de  s'adjoindre  les  émules   de  Judas.   Mais  le 
moyen  le  plus  usuel  de  vexations, ce  fut  l'agré- 
ment requis  pour  toutes  les  nominations  ecclé- 
siastiques. Les  prêtres  meurent  ;  aux  défunts, 
il    faut   des  successeurs  ;   ces   successeurs  le 
gouvernement  ne  les  tenait  pour  valables  que 
s'il  les  avait  approuvés.  Les   évèques   usèrent 
de  leur  droit  divin  de  gouverner  l'Eglise.  Les 
ordinations,    les    nominations    furent    l'objet 
d'autant  de  sévices.  11  y  a  unejuslice  à  rendre 
aux  Hohenzollern,  c'est  qu'ils  savent  tondre 
de  près.  Le  gouvernement  poursuivait    à  la 
fois  l'évéque  ordonnant  et  le  prêtre  ordonné, 
l'évéque  nommant  et  le  prêtre  nommé.  D'abord 
il  sai.-issait  les  traitements,  puis  les  mobiliers 
et  les  vendait  à   l'encan,  puis  les  hommes   et 
les  mettait  en   prison  ou  les  jetait  en    exil. 
L'archevêque  de  Posen  eut  jusqu'à  30,000  tha- 
lers  d'amende  ;  on  lui  saisit  sa  voiture  et  ses 
chevaux,  puis  son  mobilier  par  parties  succes- 
sives, puis   sa  personne    qui  fut    incarcérée 
à  Ustrow.  Par  un  reste  de  pudeur,  on  ne   se 
portait  pas  à  ces  attentats  en  plein  midi  ;  mais 
entre  chien  et  loup,  à  l'heure   incertaine  où 
les  voleurs  s'embusquent  au  coin  d'un  bois. 
Des  agents   de  police  déguisés,  des   voitures 
dissimulées,  des  coups  habilement  faits,  pour 
ne  pas  provoquer  des  séditions:  c'étaient  là 
des  agissements  de  Bismarck.  Depuis  les  em- 
pereurs romains  personne  n'avait   su,  comme 
Bismarck,   persécuter  la  sainte  Eglise  ;    son 
nom  doit  prendre,  dans  l'histoire,  la  succes- 
sion des  anathèmes. 

La  fermeture  de  tous  les  instituts  religieux, 
l'éloignement  complet  des  prêtres  des  écoles 
élémentaires,  les  jeunes  générations  tant  clé- 
ricales que  séculières  menacées  de  ne  pouvoir 
pas  du  tout  s'instruire  dans  la  religion,  les 
prêires  poursuivis  dans  leur  diocèse,  forcés  de 
comparaître  et  mis  en  prison,  la  défense  faite 
même  aux  petits  enfants  d'approcher  de  leur 
évêque  pour  en  recevoir  la  bénédiction,  des 
évèques  au  cachot,  ce  n'était  pas  encore  assez 
pour  prouver  qu'on  ne  voulait  loucher  en 
rien  à  la  religion.  Le  tin  et  audacieux  Bis- 
marck tenait  encore,  dans  son  bissac,  un  tour 
de  sa  façon  pour  mieux  établir  qu'il  était 
même  un  bon  ami  de  l'Eglise  ;  il  voulut,  sans 
le  Pape,  la  doter  d'un  évêque  et  fixa  son  choix 
sur  Hubert  Reinkens.  Dœllinger,  le  sot  pro- 
moteur de  toutes  ces  ignominies,  n'eut  point 
voulu  aller  jusque-là.  «  Dès  que  vous  oppo- 
serez, dit-il,  un  autel  à  un  autel,  un  curé  à 
un  curé,  une  commune  à  une  commune,  vous 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


47 


vous  précipiterez  dans  Le  schisme;    vous  ne 
pourrez  avoir  Les  privilèges  qu'autant  que  tous 
remplirez   les  devoirs  ;  maintenant,  dans   la 
voie  nouvelle  où  vous  vous  jetez,  vos  protes- 
tations d'appartenir  à  L'Eglise  catholique  ne 
sont  qu'une  illusion  ;  car  «  vos  actions  don- 
nent un  démenti  à  vos  paroles  ».  De  plus,  il 
est  impossible  de  s'arroger  des  droits  tout  à 
fait  opposés  les  uns  aux  autres;  c'est  pourtant 
ce  que  vous  faites,  en  vous  disant,  d'un  côté, 
membre  de  l'Eglise  catholique, en  vous  appro- 
priant ses  privilèges,  ses  fonctions  pastorales, 
ses  biens,  et  d'un    autre  côte',  en  vous   attri- 
buant le  droit  d'ériger  des  communes  et   des 
paroisses  séparées.  Si  nous  sommes  et  si  nous 
voulons  rester  membre  de  l'Eglise  catholique, 
nons  devons  la  reconnaître  dans  sa  constitu- 
tion actuelle,  dans  sa  forme  actuelle,  et,  jus- 
qu'à un  certain  point,  reconnaître  même  celui 
qui  possède  l'autorité  suprême.  Si  nous  ne  le 
faisons  pas,  nous    deviendrons    les    ennemis 
d'un  grand  nombre  de  peuples  catholiques.  » 
Utéllinger  attribuait,   aux  uns,  plus  de  logi- 
que, aux  autres,  plus  de   loyauté,  qu'il  n'en 
avait  lui-même  ;  mais   il  s'abusait.  En  1873, 
au  congrès  de  Cologne,  congrès  que  Dœllinger 
quitta  avec  indignation,  les  vieux  catholiques 
élurent  comme   évêque,   le  professeur   d'his- 
toire à  l'université  de  Breslau,  curé  manqué 
de  l'Eglise  cathédrale  de  Posen.  Dans  tout  le 
monde  catholique,  on  ne  trouva  pas  un  seul 
e'véque  pour  le  sacrer;    Iteinkens  se    rendit  à 
Rotterdam,  où  l'évêque  janséniste  de  Deventer 
le  sacra  évêque  des  vieux  catholiques  d'Alle- 
magne. Bismarck  lui  donna   la    juridiction  ; 
dans  le   diplôme  d'investiture,  il  est  dit  que 
Reinkens  s'engage  à  observer  toutes  les  lois 
de  l'Etat  et  que,  pour  les  observer,  il  ne  sera 
pas  gêné  par  ses  engagements  envers  le  Saint- 
Siège.  Avant  qu'on  eut  commencé   cette  co- 
médie sacrilège,  le  gouvernement  avait  pro- 
mis à  ses  auteurs   de  doter  convenablement 
leur  évêque.   L'affaire  s'était   traitée  secrète- 
ment ;quand  on  eut  découvert  le  pot  aux  roses, 
les    vieux  catholiques  ne  surent  pas  rougir. 
Personne,  au  surplus,  ne    fut    étonné  de  ce 
qu'une  poignée  de  sectaires  orgueilleux  et  de 
présomptueux  doctrinaires  se  fût  jetée  misé- 
rablement dans  cette  voie  du   schisme,  allé- 
chés par    l'appât  des  avantages  matériels  et 
excités  par  Je  pouvoir  civil.    C'est  ainsi  que 
procèdent   toujours    l'hérésie  et    le   schisme, 
enfants  ordinaires  des  trois  premiers  péchés 
Capitaux. 

Par  cette  création,  Bismarck  avait  violé  la 
bulle  De  Salule  animarum  et  le  concordat  prus- 
sien  ;  mais  la  dernière  chose  dont  il  s'occupait 
c'était  d'observer  les  loiâ.  Pour  Bismarck,  il 
n'y  avait  d'autre  raison  que  la  volonté  et 
d'autre  loi  que  son  dessein  personnel.  Mais  il 
est  une  chose  à  laquelle  il  s'est  toujours  beau- 
coup exposé  et  dont  il  n'a  jamais  bien  su  se 
défendre,  c'est  le  ridicule.  «  En  présence  des 
représentants  de  l'Etat  et  de  l'Etal  tout  entier, 
lit  le  brave  llerman  Mollinskrodt,  qui 
allait  bientôt  mourir,  j'accuse  le  ministre  des 


affaires  ecclésiastiques  qui  ne  cesse  de  répéter 
•pic  les  droits  de  L'Etat  doivent  être  absolu- 
ment respectés,  je  l'accuse,  dis-je,  iui-mémi 
de  violer  ces  droits.  La  violation  consiste  dan 
l'ordre  donné  par  Le  cabinet,  le  l(.)  septembre 
LST.'i,  concernanl    L'approbation  de  L'évêque 
Reinkens  et  contresigné  par  le  ministre 
affaires  ecclésiastiques,  le  n'aurais  rien  à  dire 
si  vous   le   reconnaissiez  comme   évêque  des 

vieux  Catholiques  et  même  si  vous  en  nommiez 
dix  ;  je  ne  m'inquiéterais  nullement  si  vous  le 
doliez  plus  généreusement  «pie  vous  n'avez 
l'habitudede  le  faire  ;  mais  si  vous  reconnais- 
sez pour  évêque  catholique  celui  qui  a  été 
élu  par  les  vieux  catholiques,  et  si  vous  le 
placez,  au  rang  des  évêques  de  l'Eglise  catho- 
lique romaine,  alors  vous  violez  les  lois  de  la 
Prusse.  »  C'était  bien  un  comble  de  ridicule 
que  de  donner  pour  évêque  catholique,  un  ex- 
communié notoire  et  d'instituer  pasteur  une 
brebis  galeuse.  Terrible  châtiment  de  la  ty- 
rannie !  Bismarck  exaltait  un  Reinkens  et  fai- 
sait célébrer  son  génie,  pendant  qu'il  mettait 
en  prison  un  Ledochowski  et  un  IMelchen. 

En  1874,  eurent  Meules  élections  générales. 
L'aveugle  fanatisme  du  gouvernement  contre 
l'Eglise  le  conduisit  beaucoup  plus  loin  qu'il 
ne  l'avait  désiré  lui-même.  L'Eglise  et  l'Etat 
sont  deux  sociétés  différentes  par  leur  objet, 
par  leur  but  et  par  l'ensemble  de  leur  orga- 
nisation ;  mais  ce  sont  deux  sociétés,  et  en 
sapant  par  la  base  la  société  chrétienne,  on 
ébranle  en  proportion  la  société  civile.  Bis- 
marck persécuteur  avait  rompu  avec  les  élé- 
ments conservateurs  de  la  société  prussienne, 
il  s'était  jeté  dans  les  passions  libérales  un 
peu  à  corps  perdu  et,  par  la  force  des  choses, 
il  devait  être  entraîné  jusqu'au  socialisme.  Le 
parti  conservateur,  sans  lequel  il  est  presque 
impossible  de  régir  un  pays  qui  a  une  forme 
de  gouvernement  monarchique,  fut  anéanti 
par  ses  manœuvres.  Bes  111  membres  de 
cette  fraction  (qui  comptait  encore  129  mem- 
bres en  1870),  il  n'eu  demeura  que  11  après 
les  élections  !  En  échange,  les  libéraux  na- 
tionaux gagnèrent  50  voix  et  le  reste  passa 
aux  progressistes.  Les  actes  officiels,  ainsi 
que  le  chancelier,  rappelaient  sans  cesse  aux 
libéraux  qu'ils  devaient  leur  triomphe  au  gou- 
vernement, et  le  prince  de  Bismarck  dit  ou- 
vertement «  que  c'est  grâce  à  son  nom  qu'ils 
ont  été  élus  ».  Par  là,  bon  gré,  mal  gré,  ils 
furent  forcés  à  la  reconnaissance.  Lorsque  la 
chambre  des  pairs  s'opposa  à  l'ordination  des 
districts,  le  gouvernement  y  introduisit  autant 
d'éléments  étrangers  qu'il  en  fallait  pour  se 
donner  à  l'avenir  une  prépondérance  com- 
plète. Il  expulsa  ainsi  par  force  tout  conserva- 
tisme du  corps  législatif.  C'est  donc  avec  jus- 
tiee  que  la  Gazelle  de  la  Croix  (Kreuzzeitung) 
lit  la  remarque  suivante  :  «  Encore  une  vic- 
toire comme  celle-ci  et  nous  périrons.  »  Le 
gouvernement  désirait-il  un  pareil  résultat  des 
lions,  ou  du  moins  le  désirait-il  dans  de 
telles  conditions?  t)n  pourrait  en  douter  pour 
beaucoup  de  motifs. 


18 


HISTOIRE  UiNIVEnSRLLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Ce  (|ni  mortifia  le  plus  le  gouvernement,  ce 
fui  l'accroissement  considérable  de  la  fraction 
du  centre;  olle  «jui  se  composai!  jusqu'alors 
de  52  membres,  en  compta  89  après  les  élec- 
tions. Les  arguments  du  gouvernemenl   et  de 
la  majorité  des  chambres,  soutenant  que  la 
fraction  du  centre  n'avail  pour  appui  qu'une 
poignée  de  catholiques  ultramontains  «  cnta- 
chés  de  l'esprit  jésuitique  «  et  non  pas  le  peu- 
pli'  catholique  en  général,  durent  se  (aire  en 
présence  d'un  pareil   fait.  Ce  détour  auquel 
«  les  catholiques  impériaux  »  avaient  surtout 
recours,  parut  bientôt,  ce  qu'il  était  en  efTet, 
un  mensonge  évident.  Il  y  eut  des  catholiques 
qui  ne  se  laissèrent  ni  Bubjuguer  par  la   vio- 
lence, ni  séduire  par  la  ruse,  ni  entraîner  par 
l'exaltation  nationale.    La  publication   de  la 
correspondance  du  Pape  avec  l'Empereur  leur 
ouvrit  au  contraire  les  yeux,    resserra   leurs 
rangs  et  les  porta  aux  plus  grands  efforts  pour 
faire  passer  leurs  candidats.  Depuis  ce  temps, 
le  gouvernement  ne  pouvait  plus  soutenir  que 
le  peuple  catholique  ne  partageait  pas  l'oppo- 
sition des  évoques,  et,  à  partir  de  cette  date, 
tout  l'univers  apprit  que  l'assertion   contraire 
était  un  mensonge.  Celte  arme  lui  fut  arrachée 
des  mains  par  les  élections  et  il  dut  chercher 
un  autre  détour.  L'adresse  du   prince   de  Ra- 
libor,  c'est-à-dire  des  catholiques   impériaux, 
perdit  aussi    de    sa  valeur.  Néanmoins  dans 
cette  nouvelle  composition  de  la  chambre,  le 
gouvernement  avait  toujours  une  majorité  as- 
surée, des  instruments  souples  et  dociles  à  ses 
vues.    Par    conséquent,  l'accroissement    des 
forces  de  l'opposition,  quoiqu'il  lui  fût  on  ne 
peut  plus  désagréable,   ne   renversa  pas  son 
œuvre.  En  effet,  n'était-il  pas  décidé  à  venir 
à  bout  de  tout  par  la  violence? 

Déjà  les  évêques  étaient  dispersés  ;  les  prê- 
tres remplissaient  les  prisons  ;  tous  les  moyens 
d'éducation  étaient  réduits  à  l'impuissance, 
les  séminaires,  collèges,  gymnases,  orpheli- 
nats, salles  d'asile  même  étaient  fermés.  Avant 
d'être  empêchés  de  parler,  les  évêques  éle- 
vèrent encore  la  voix  :  «  Le  Christ,  Fils  de 
Dieu,  dirent-ils,  n'a  pas  confié  la  publication 
de  sa  doctrine,  la  distribution  de  ses  grâces, 
la  direction  de  la  vie  religieuse  et  ecclésiasti- 
que aux  souverains  de  ce  monde,  mais  aux 
apôtres  et  à  leurs  successeurs,  et,  pour  con- 
server l'unité,  il  mit  à  leur  tête  un  seul  pas- 
teur et  évêque  suprême  dans  la  personne  de 
saint  Pierre,  qui  vit  dans  son  successeur  le 
Pape  ;  c'est  pourquoi  on  ne  peut  être  catho- 
lique qu'autant  qu'on  reste  en  union  avec  lui. 
Mais  les  nouvelles  lois  politico-ecclésiastiques, 
considérées  aussi  bien  dans  leur  ensemble  que 
dans  leur  rapport  avec  le  principe  sur  lequel 
on  a  basé  la  relation  entre  l'Etat  et  l'Eglise, 
détruisent  l'essence  de  la  constitution  de 
l'Eglise  chrétienne.  Elles  anéantissent,  de 
plus,  la  parfaite  indépendance  que  l'Eglise  a 
reçue  de  Dieu, qui  lui  est  indispensable,  et  cela 
dans  son  domaine  absolu  ;  elles  la  rendent  dé- 
pendante d'un  pouvoir  séculier  et  passager, 
dépendante  des  avis  et  des  opinions  qui  rè- 


gnenl  dans  les  ministères   et  qui  servent  de 
guide  à  la  plupart  des  partis  et  à  la  majorité 

<le<  corps  publiques.  Convient-il  aux  évêques 
catholiques  de  contribuer  à  l'exécution  de  pa- 
reilles lois,  leur  convient-il  de  garder  le  si- 
lence? Gomment  pouvait-on  espérer  que  I 
évêques  n'opposeraient  pas  à  de  pareilles  lois 
qui,  du  reste,  sont  en  contradiction  avec  celles 
qui  existaient  jusqu'à  ce  moment, la  résistance 
que  leur  imposent  et  leur  conscience  et  leur 
devoir?  Rien  ne  montre  mieux  combien  est 
déplacée  l'ingérence  de  l'autorité  séculière 
dans  le  gouvernement  de  l'Eglise,  que  la  no- 
mination faite  par  elle,  en  qualité  d'évéqoe 
catholique,  d'un  homme  qui  a  renié  les  prin- 
cipes de  l'Eglise  catholique.  » 

Pendant    que    l'épiscopat     protestait,   Bis 
marc  k  préparait  une  loi  pour  le  bannissement 
du  clergé.  Cette  loi  nous  est  une  preuve  frap- 
pante des  excès  monstrueux   où   l'ou  est   en- 
traîné  lorsqu'on  persécuta    l'Eglise  et   de  la 
contradiction  cafarde  ou  s'angarient  les  libé- 
raux quand  ils  lèvent  le  masque.  Au  nom  de 
la  liberté,  ils  vous  mettent  en  prison,  au  nom 
de  la  liberté  de  conscience  ils  proscrivent,  au 
nom  du  progrès  ils  marchent   à  l'extermina- 
tion de   l'Evangile.  De  par  Bismarck,  «  tout 
ecclésiastique  ou  autre  desservant  de  l'Eglise 
qui,  en  vertu  d'un  arrêt  de  justice,  a  été  démis 
de  son  emploi  et  malgré  cela  se  permet  des 
actes  montrant  qu'il  s'approprie  la  possession 
de  cet  emploi  qui  lui  a  été  retiré,   peut  être 
contraint  par  la  police  centrale  à  habiter  cer- 
tains arrondissements  ou  localités  et  l'accès 
d'autres  localités  peut  lui  être  interdit.  Si  cet 
acte  porte  un  signe  évident  de  l'appropriation 
de  l'emploi  ou  une  preuve  manifeste  de  son 
exercice,  ou  s'il   agit  ouvertement  contre  les 
ordonnances  de   police,  dans   ce  cas,  il  peut 
être,  par  une   ordonnance  de  l'autorité   cen- 
trale de  l'Etat,  privé  de  ses  droits  de  citoyen 
et  expulsé  des  frontières  de  l'Empire.  Ces  rè- 
glements concernent  aussi  les  personnes  qui, 
pour  avoir  accompli  des  fonctions  ecclésias- 
tiques qui  leur  avaient  été  confiées  malgré  les 
règlement  faits  à  ce  sujet,  ont  déjà  été  con- 
damnées à  une  peine  ».  Il  n'y  a,  dans  l'histoire 
contemporaine,   que   la  loi  des  suspects,  de 
notre  révolution  de  93,  qui  puisse  avoir  quel- 
que analogie  avec  cette  liberté  à  la  Bismarck. 
Les  ukases  russes  condamnent  tous  les  cou- 
pables, vrais  ou  supposés,  mais  elles  ne  flé- 
trissent et  n'outragent  pas  la  vérité  comme  la 
loi  en  question,  car  ils  sont  l'expression  de  la 
volonté  d'un  autocrate  et  ne  se   couvrent  pas 
des  mensonges  du  libéralisme.  En  deux  mots, 
tous  les  prêtres  et  évêques  qui  ont  été  con- 
damnés  par  arrêt  d'un  tribunal,  pour  avoir 
enfreint  les  lois  de  mai,  peuvent  être  internés, 
externes  et  bannis  ;  tout  prêtre  et  évêque  qui 
seront  destitués  à  l'avenir  parle  tribunal,  sont 
passibles  de  la  même  peine.  C'est  la  guillo- 
tine sèche. 

Une  loi  si  révoltante  ne  passa  pas  sans  pro- 
testation. La  position  qu'occupèrent  dans 
cette  affaire  les  libéraux,  demandant  toutes  les 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


49 


libertés  jusqu'à  la  licence,  esl  curieuse.  La 
loi  elle  même  était  en  contradiction  avec  leurs 
principes  ;  mais  le  but  était   l'anéantissement 
de  l'Eglise  catholique,  objel  de  leur  ardent  dé- 
sir.  Ce  principe  «  le  but  sanctifie  les  moyens»;, 
si  injustement  imputé  aux  jésuites,  c'esl  eux 
qui  s'en   prévalent  maintenant.  Ils  s'efforcent 
seulement  de  le  justilier  par  des  sophismes 
«  .Nous    désirons,   s'écrit;   un  député,   une   li- 
berté de  conscience  individuelle,  mais  non  la 
liberté  de  l'Eglise  I  »  C'est  une  phrase  connue 
déjà  (pie  répètent  les  nihilistes  et  les  partisans 
de  l'Etat  absolu,  mais  que  signifie  cette  pom- 
peuse parole?  Signifie-t-elle  que  les  progres- 
sistes demandent,  pour  chaque  individu,   la 
liberté  de  confesser  une  religion  selon  sa  cons- 
cience ?  Non,  car  en  Prusse   et  dans   toute 
l'Allemagne,  presque  dans  le   monde  entier, 
excepté  en  Russie  et  en  Asie,  il   est  permis  à 
tout  le  monde   de  confesser  la  religion  qu'il 
veut;  en  Prusse,  il  peut  même  les  désavouer 
toutes.  Si  un  individu  a  la  liberté  de  confesser 
une  religion  ou  de  n'en  confesser  aucune,  ou 
de  ne  croire  à  rien,  en  vertu  de  quelle  logique 
peut-on  lui  interdire  de  confesser  une  certaine 
religion,  comme  la  religion  chrétienne  catho- 
lique, qui,  sans  l'Eglise,  ne  peut  exister  dans 
le  monde?  Ceci  n'est-il  pas  aussi  une  œuvre 
delà  liberté  individuelle?  Y  a-t-il  des  lois  et 
peuvent-elles  exister,  qui  forceraient  les  indi- 
vidus à  confesser  la  religion  catholique  ?  Non. 
Alors,  que  signifient  ces   paroles  pompeuses 
sur  la  liberté  individuelle?  Rien  autre  si  ce 
n'est  ceci  :  au  nom  de  la  liberté,  au  nom  de 
l'athéisme, au  nom  de  l'irréligion  absolue  nous 
supprimons  la  liberté  des  consciences,  nous 
refusons  la  liberté  religieuse  à  ceux  qui  ont  de 
la  religion,  à  ceux  qui  coufessent  une  certaine 
religion  et  veulent  vivre  selon  ses  préceptes. 
Selon  ces  principes,  tout,  est  permis  à  un  ci- 
toyen du  pays  ;  il   lui   est  permis  de  ne  pas 
croire  en    Dieu,   en   Jésus-Christ,  en  aucune 
vérité  divine,  immuable,  éternelle  ;   pour  ces 
négations,  il  a  une  liberté  illimitée  ;  mais  croire 
en  Dieu, en  Jésus-Christ,  à  la  révélation  divine, 
reconnaître  les   commandements  de   Dieu  et 
s'y  soumettre,  cela  s'appelle     un    esclavage 
dont  les  progressistes,  allemands   et  autres, 
veulent  délivrer  l'humanité. 

Auguste  Reichensperger,  au  nom  des  catho- 
liques, releva  ces  énormités.  Ce  que  Bismarck 
recommençait,  c'était  cela  même  qui  avait  été 
tenté,  à  Jérusalem, contre  les  Apôtres,  à  Rome 
contre  les  premiers  chrétiens  et  partout  où 
s'est  produit  la  persécution.  «  Le  projet,  dit 
l'auteur,  demande  de  nous  des  choses  qui,  il 
y  a  peu  d'années,  auraient  été  impossible-,  et 
qui,  aujourd'hui  encore,  doivent  amener,  sur 
le  front  de  tout  homme  aimant  la  liberté,  la 
rougeur  de  l'infamie  et  de  l'indignation.  Ce 
projet  condamne  à  l'exil   des   ecclésiastiques 

3ui,  vis-à-vis  de  certaines  lois  ou  pour  mieux 
ire  d'une  seule  loi,  occupent  la  même  posi- 
tion que  Luther  en  face  de  la  diète  de 
Worms...  Ce  projet  repose  sur  le  même  prin- 
cipe que  la  loi  contre  lesjésuites,  mais  croyez - 

T.    XV. 


*OUS    par    là    sauver    l'empire  ?    Croyez,    vous 

qu'au  xix'  sieele  il  sera  ,,ius  facile  d'aci  om 
phr  ce  qu'on  a  tente  infructueusemenl  à  Jéru- 
salem, a  Rome,  a  Worms  '  Croyez-vous  que, 
par  la  proscription,  vous  parviendrez  à  étouf- 
fer la  voix  delà  conscience  qui  arme  ces  héros 
de  tant  de  l'orée  et  de  courage  qu'ils  n'hé- 
sitent pas  ;'i  abandonner  une  position  sociale 
brillante  et  à  l'échanger  contre  les  murs  d'un 
cachot?  Après  uni;  pareille  loi,  l'on  ne  peut 
plus  s'attendre  qu'à  la  guillotine  1  » 

L'épiscopat  allemand  ne  repondit,  à  ces  at- 
tentats, que  par  une  résistance  passive.  La  loi 
n'oblige  qu'autant  qu'elle  est  juste  ;  une  loi  in- 
juste est  une  œuvre  de  violence  et    la  force 
mise  en  œuvre  pour  en  obtenir  l'observation, 
n'est  qu'une  brutalité.  En  Prusse,  comme  par- 
tout, les  lois  civiles  expirent  aux  limites  dv.  ter- 
ritoire et  si,  à  l'intérieur,  elles  veulent  entre- 
prendre sur  la  conscience,  elles  sont  sans  qua- 
lité. La  conscience  est  libre  de  plein  droit.  Si 
vous  lui  imposez  une  consigne  infâme,  la  dé- 
sobéissance est  un  devoir  et  un  honneur.  Des 
conditions  prescrites  par  les  lois  de   mai,  les 
éyêques  n'en  remplirent  aucune.  Ils  ne  renon- 
cèrent à  aucun  des  devoirs  de  leur  charge  di- 
vine,   acceptant  avec   soumission   les  peines 
que  la  fidélité  allait  appeler  sur  leur  tète.  En 
quittant  forcément  leurs  diocèses  pour  la  pri- 
•son  ou    l'exil,  ils    recommandaient    à    leurs 
ouailles  de  supporter    avec    résignation    les 
grandes  épreuves  qui  les  attendaient  et  de  ne 
conniver  en  aucune  façon  au  schisme.  Quoi- 
que cette  conduite  fût  parfaitement  correcte, 
le  gouvernement  la  blâma  avec   furie  et   osa 
qualifier  les  évêques  de  révolutionnaires.  En 
face  de  ces  lois  qui  dépendaient  des  actes  impo- 
sés par  l'Eglise,  les  évêques  continuaient  sim- 
plement   d'agir   comme    par    le    passé,  sans 
égard  pour  un  législateur  dont  ils  ne  pou- 
vaient reconnaître  la  compétence.  Quand   le 
gouvernement  leur  infligeait  une  peine  comme 
la  prison,  l'exil,  les  amendes  considérables, 
ils  se  soumettaient  à  la  force,  la  résistance 
matérielle  n'étant  ni  de  leur  devoir,  ni  de  leur 
pouvoir.  Notre-Seigneur  et  les  apôtres  avaient- 
ils  fait  autre  chose  en    proclamant  l'Evangile 
malgré  la  résistance  des  lois  judaïques?  Les 
évoques  et   les   catholiques    allemands  souf- 
fraient, à    leur    exemple,    persécution    pour 
la  justice  ;  ils  ne  cherchèrent  ni  à  renverser 
le  pouvoir,  ni  même  à  lui  résister  :  ils  se  bor- 
nèrent à  prier  pour  les  persécuteurs,  sans  po- 
ser le  cas  de  résistance  à  la  tyrannie. 

La  persécution  en  était  arrivée  à  ce  point  où 
l'innocence  et  le  calme  de  la  victime  ne  font 
qu'augmenter  l'exaspération  du  bourreau.  La 
déposition  des  évêques  avait  été  votée  le 
12  mai  1873.  Maintenant  il  s'agissait  d'as- 
surer, dans  chaque  diocèse,  les  conséquences 
de  celle  déposition,  savoir:  1°  D'empêcher 
tout  genre  de  communication  entre  î'évèque 
dépossédé  et  le  clergé  de  son  diocèse,  ainsi 
que  d'introduire  un  administrateur  et  au  be- 
soin un  évéque  imposé  par  le  gouvernement. 
2°  De  surveiller  l'accomplissement  des  droits 


BO 


HISTOIRE  I MW-.H.-i  l-I.i:  1)10  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


de  l'Etal   pendant  l'interrègne,  afin  que  tout 
ie  aelon  tea  nouvelles  lois.  3°   De  con- 
traindre le  chapitre  à  choisir  un  remplaçant 
pour  le  piscopal  ci,  en  ca    de  refus,  de 

lui  .-H  imposer  un,  de  par  l'ordre  du  ^ouver- 
aement.  Cette  éventualité,  qui  ne  pouvait 
manquer  de  se  présenter  dès  la  première  dé- 
position d'évêque,  entraînait  avec  clic  la  prise 
,1,.  possession,  par  l'intrus,  de  tous  les  re- 
venus du  diocèse,  des  instituts  relevant  de 
lui.  des  donations  qui  lui  ont  été  laites,  ainsi 
que  des  revenus  de  toutes  les  enlises  de  ce 
diocèse.  Elle  autorise  les  collateurs  et  les  pa- 
roisMrns  à  t;lire  eux-mêmes  les  curés.  Ce  der- 
nier moyen  devait  surtout  agir  sur  les  masses 
peu  éclairées  du  peuple,  en  leur  prouvant  que 
les  évoques  et  les  prêtres,  par  leur  opposition 
aux  ordres  du  gouvernement,  privaient  leurs 
ouailles  des  secours  de  la  religion,  ('/était  les 
pousser  ouvertement  à  la  révolte  contre 
l'Eglise.  Précédemment  Bismarck  voulait  dé- 
moraliser le  clergé,  maintenant  c'est  la  pa- 
lience  des  masses  qu'il  veut  désoler.  Une  des 
suites  cruelles  qui  en  découlent  c'est  qu"en 
abolissant  l'épiscopat,  on  supprime  toutes  les 
fonctions  saintes,  on  tarit  la  source  où  se  re- 
trempe l'Eglise.  Là  où  l'évêque  manque,  per- 
sonne ne  peut  conférer  les  ordres  et  au  bout 
de  quelque  temps,  les  fidèles  ss  trouvent  privés 
de  sacrements  et  l'Eglise  de  toute  juridiction 
spirituelle.  Cette  juridiction,  le  gouvernement 
se  l'approprie  pour  en  déverser  une  part  sur 
les  communes  ou  sur  les  collateurs  de  bonne 
volonté.  Agir  de  la  sorte,  c'est  renverser  l'or- 
ganisation séculaire  de  l'Eglise;  car  enfin,  qui 
a  institué  l'Eglise,  Jésus-Cbrist  ou  la  Com- 
mune? Est-ce  Jésus-Christ  ou  la  Commune 
qui  a  envoyé  les  Apôtres  à  toutes  les  nations -> 
Est-ce  des  apôtres  ou  de  la  Commune  que 
nous  devons  recevoir  la  semence  du  salut 
éternel  ?  et  ne  sont-ce  pas  les  apôtres  qui  ont 
organisé  la  première  commune  chrétienne? 
Comment  donc  la  Commune,  qui  est  leur 
création  spirituelle,  peut-elle  leur  conférer  des 
droits?  Mais  Bismarck  était  le  plus  fort  ;  il 
avait,  à  son  gré,  une  majorité  mercenaire  ;  et 
la  force,  parlementaire  ou  militaire,  cela  dis- 
pense de  raison  et  de  justice. 

L'application  de  ces  lois  ne  pouvait  qu'ag- 
graver la  persécution.  Les  milliers  de  thalers 
en  amendes  et  les  années  de  prison  ne  se 
comptaient  plus.  D'après  le  code  prussien,  la 
peine  de  la  prison, pour  remplaceras  amendes, 
ne  pouvait  excéder  deux  ans.  Bismarck  fit  une 
loi  pour  tenir  en  prison  aussi  longtemps  qu'il 
lui  conviendrait.  Si  l'on  jugeait  des  événe- 
ments au  point  de  vue  humain,  on  croirait 
impossible  que  tant  de  rigueurs  n'aient  pas  ré- 
duit les  persécutés.  L'Eglise  est  faite  pour  la 
persécution;  elle  est  douée,  pour  la  subir, 
d'une  force  divine  de  résistance  ;  elle  a 
d'ailleurs  tellement  l'habitude  des  iniquités, 
qu'elle  ne  s'en  étonne  ni  ne  s'en  afflige.  Le 
gouvernement  ne  put  ébranler  ce  roc  inébran- 
lable ;  au  contraire,  par  le  fait  avéré  de  6on 
impuissance,  il  se  couvrit  de  ridicule.  Quant 


aux  preuves  de  son  impuissance,  vous  croirii  / 
qu'une  fatalité  puérile  le  poussait  à  les  mul- 
tiplier. Après  l'incarcération  de  l'archevêque 
de  Posen,  il  incarcéra  ses  deux  suffragants, 
sévit  contre  les  chanoines,  directeurs  et  su- 
périeurs de  séminaires  ;  un  nombre  inlini  de 
prêtres  durent  payer  par  la  prison,  i  exil,  la 
pauvreté,  plusieurs  par  la  perte  de  leur  santé, 
la  fidélité  au  devoir.  Les  agents  de  Bismarck 
cependant  se  démenai,  nt  pour  faire  élire  des 
curés  d'Etat,  par  un  nombre  habituellement 
risible  d'électeurs.  Etre  sans  pasteur  était 
déjà  une  grande  douleur  pour  les  fidèles  ;  com- 
bien elle  s'augmentait  quand,  dans  leur  église 
déserte,  ils  voyaient  un  renégat  faire  des  fonc- 
tions sacrilèges.  Malgré  toutes  les  exécutions 
de  Bismarck,  il  restait  cependant  des  prêtres 
au  service  des  âmes  et,  dans  chaque  diocèse, 
un  administrateur  inconnu  pour  veiller  à  la 
discipline  pendant  la  persécution.  Ce  que  Bis- 
marck se  donna  de  peine  pour  découvrir  par- 
tout cet  administrateur  mystérieux,  on  ne  le 
saurait  dire. Sur  10  doyens  du  diocèse  de  Posen- 
(luésen,  il  en  saisit  30,  sans  mettre  la  main 
sur  celui  qu'il  voulait  prendre.  Quant  à  sa 
campagne  de  démoralisation,  elle  fit  un  fiasco 
complet.  A  Posen,  sur  800  prêtres,  il  eut  2  dé- 
missionnaires ;  dans  la  Haule-Silésie,  sur 
1200,  o.  Autant  dire  rien.  On  ne  tient  pas  une 
Silésie  avec  cinq  apostats.  Parturient  montes, 
nascetur  ridiculus  mus. 

On  aurait  cru  que  les  moyens  coercilifs 
étaient  à  bout.  Mais  non  ;  l'année  187o  apporta 
encore  cinq  nouvelles  lois  dans  le  même  sens, 
savoir:  lu celle  de  l'administration  des  deniers 
de  l'Eglise  par  des  agents  de  Bismarck  ; 
2°  celle  qui  supprimait  toutes  les  dotations 
de  l'Etat  en  faveur  des  évèques  ;  3°  celle  qui 
conférait  aux  associations  des  vieux  catho- 
liques les  revenus  de  l'Eglise  ;  4°  celle  contre 
les  couvents  et  les  congrégations  religieuses  ; 
5°  celle  qui  supprimait  trois  paragraphes  de 
la  constitution,  précédemment  remaniés  en 
un  sens  qui  les  rendait  ridicules  :  Et  tyranni 
ejus  erunt  ridiculi. 

Vains  efforts.  Après  avoir  frappé  les  pas- 
teurs et  dispersé  les  troupeaux,  Bismarck 
n'était  pas  plus  avancé  que  le  premier  jour. 
Cinq  ans  de  persécution  n'avaient  apporté,  ni 
aux  vieux  catholiques,  ni  aux  protestants,  ni 
au  gouvernement,  aucun  avantage.  Ni  me- 
naces, ni  flatteries  n'avaient  pu  réduire  ou 
ébranler  les  catholiques.  En  revanche,  il  res- 
tait au  gouvernement  l'odieux  de  tous  ses 
excès  :  de  grandes  brèches  dans  cette  unité 
allemande  conquise  à  tant  de  frais  ;  l'absence 
totale  de  confiance  dans  une  grande  partie  de 
la  population,  l'ébranlement  de  tout  l'édifice 
sur  lequel  repose  la  sécurité  de  l'Etat,  les 
lois  pour  abattre  l'Eglise  servant  à  sortir  des 
communions  protestantes  pour  entrer  dans  le 
paganisme;  une  réaction  matérialiste  et  impie 
dans  le  sein  de  l'Allemagne,  le  socialisme 
seul  bénéficiaire  de  la  persécution.  L'Eglise, 
quoique  douloureusement  atteinte,  comptait 
sur  les    promesses  du    Seigneur.  Ce   qu'elle 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈME 


.il 


avait  scinr  dans  les  larmes,  L'avenir  devail  le 
récolter  dans  l'allégresse.  Il  esl  écrit:  Non 
prsemlebunt.  Les  portes  de  l'enfer  B'insurgent 
contre  l'Eglise,  elles  ne  pourront  jamais 
l'abattre. 

La  situation  était  tristn  en  Allemagne  à 
l'avènement  de  Léon  XIII.  C'est  la  coutume 
qu'un  nouveau  Pape  signifie  aux  souverains 
son  avènement.  Dans  sa  lettre  au  roi  de 
Prusse,  Léon  XIII  introduisit  ce  paragraphe  : 
«  Affligé  de  ne  pis  trouver  entre  le  Saint- 
Siège  et  Votre  Majesté  les  relations  qui  exis- 
taient naguère  si  heureusement,  nous  faisons 
un  appel  à  la  magnanimité  de  votre  cœur, 
pour  obtenir  qu'à  une  grande  partie  de  vos 
sujets,  la  paix  et  la  tranquillité  de  leur  cons- 
cience soient  rendues.  »  Guillaume  répondit  : 
«  Me  référant  au  coup  d'œil  que  Votre  Sainteté 
a  jeté  sur  le  passé,  je  puis  ajouter  que,  pen- 
dant des  siècles,  les  sentiments  chrétiens  du 
peuple  allemand  ont  conservé  la  paix  dans  le 
pays  et  l'obéissance  envers  les  autorités  de  ce 
pays,  et  qu'ils  garantissent  que  ces  hiens  pré- 
cieux seront  également  sauvegardés  dans 
l'avenir.  »  Cette  réponse,  contresignée  Bis- 
marck, ouvrait  la  porte  aux  pourparlers  con- 
fidentiels. La  conversation  s'engagea  entre  le 
comte  Holnstein,  écuyer  de  la  cour  de  Munich 
et  le  prélat  Aloysi-Mazella,  nonce  près  de 
cette  même  cour.  Le  comte  assura  que  l'Em- 
pereur d'Allemagne  nourrissait  des  intentions 
pacificatrices  ;  le  nonce  déclara  qu'elles  ne 
pouvaient  aboutir  que  par  des  changements 
dans  la  législation  et  proposa,  comme  base 
de  négociation,  la  bulle  De  salute  animarum. 
Des  visites  et  des  correspondances  furent 
échangées  entre  le  nonce  et  Bismarck,  entre 
le  prince  impérial  et  le  souverain  pontife  : 
elles  servirent  surtout  à  accentuer,  entre  la 
Curie  et  l'Empire,  la  différence  de  points  de 
vue.  Une  lettre  du  cardinal  Caterini  contre  les 
ecclésiastiques  qui  acceptaient  un  traitement 
de  l'Etat  et  le  quatre-vingtième  anniversaire 
de  Dollinger  vinrent  un  instant  troubler  l'opi- 
nion et  tendre  les  rapports.  Les  idées  intran- 
sigeantes à  Rome  et  en  Allemagne  se  prêtaient 
d'ailleurs  fort  peu  à  un  rapprochement.  Ces 
nuages  disparurent  de  l'horizon  d'abord  par 
le  transport  de  la  négociation  de  Munich  h 
Vienne  et  la  rencontre  du  Nonce  Jacobini 
avec  Bismarck  à  Gastein,  puis  par  l'envoi  à 
Rome  du  diplomate  Von  Schlœzer,  homme 
très  capable  et  trè3  digne  d'entendre  la  jus- 
tice. Comme  gage  de  succès,  le  prince  de 
Bismarck  obtenait,  du  Landtag,  le  pouvoir  de 
suspendre,  selon  son  bon  plaisir,  l'application 
lis  de  mai. 

L'ensemblede  ces  lois  constituait,  un  réseau 
à  mailles  tellement  serrées,  que  l'Eglise, selon 
les  prévisions  humaines,  aurait  dû  y  périr 
étouffée  ;  le  Saint-Siège  ne  pouvait  entrer 
dans  la  voie  des  transactions,  sans  être  au 
préalable  fixé  sur  la  nature  et  la  portée  des 
arrange  nents  <\'i".  le  cabinet  de  Merlin  pro- 
iit.  pour  mettre  fin  au  Culturkampf.  L'em- 
pereur admettait  l'éventualité  d'une  revision 


île  ces  lois;   mais,  comme   gage,  il   exigeait  la 
notification  au  pouvoir  civil,  par  les  évêqi 
des  nominations  aux  emplois  ecclésiastiqi 

Or,  si  l'Eglise  avait  admis  ce  veto  dan-  toute 

son   étendue,   l'Empire  allemand   eût   été   Je 

maître  de  L'Eglise'.  En    janvier  1883,   une  note 

de  Jacobini,  devenu  secrétaire  d'Etat,  et  une 

nouvelle  lettre  de  Léon  Mil  réclament  que 
les  deux  pouvoirs  marchent  pari  passu  vers 
l'entente,  par  une  simultanéité  de  concessions. 
Le  représentant  de  la  Prusse  voit,  dans  celte' 
prudente  réserve,  un  défaut  de  confiance  à  la 
magnanimité  de  l'Empereur.  La  presse  alle- 
mande, de  son  côté,  jetait  de  l'huile  sur  le  feu 
en  critiquant  la  présence  du  cardinal  Ledo- 
chowski  au  Vatican  et  le  refus  du  Vatican 
d'admettre  le  cardinal  Hohenlohé  pour  ar- 
chevêque de  Cologne.  Ces  deux  obstacles 
étaient  faciles  à  écarter  :  il  est  contraire  aux 
usages  qu'un  cardinal  quitte  la  Curie  pour 
prendre  un  archevêché  et  il  y  avait  beaucoup 
de  raisons  pour  ne  pas  déroger  à  l'usage  en 
faveur  d'un  Hohenlohé.  Quant  au  cardinal 
Ledochowski,  l'Allemagne  n'avait  aucun  droit 
d'exiger  son  extradition  et  il  put,  en  deve- 
nant secrétaire  des  mémoriaux,  quitter  le 
Vatican. 

Bismarck,  bien  qu'il  eût  passé  des  années 
dans  les  fonctions  diplomatiques,  n'était  rien 
moins  que  diplomate  ;  c'était  surtout  le  chan- 
celier de  fer.  Discuter  avec  lui  pour  obtenir, 
par  la  discussion,  quelque  avantage,  c'était 
perdre  son  temps.  Sa  théorie  et  sa  pratique 
étaient  que  ce  qui  est  bon  à  prendre  est  bon  à 
garder  ;  en  négociant,  il  ne  voulait  que 
prendre  encore  plus,  sans  donner  jamais  rien. 
D'après  lui,  dans  la  circonstance,  il  fallait 
seulement  relâcher  un  peu  les  freins  et  traiter 
les  personnes  avec  une  moindre  rudesse. 
L'Eglise  ne  pense  pas  et  n'agit  pas  ainsi  ;  elle 
n'est,  sans  doute,  pas  indifférente  à  la  condi- 
tion des  personnes,  mais  elle  se  préoccupe 
avant  tout  des  principes  et  des  droits.  C'est, 
au  fait,  en  cas  de  différend,  le  meilleur  secret 
pour  promptement  aboutir.  Le  bon  sens  suffit 
à  nous  l'apprendre.  Dès  que,  sur  des  matières 
litigieuses,  vous  avez  posé  des  règles  certaines 
de  solutions,  les  difficultés  s'effacent  comme 
par  enchantement.  D'autre  part,  pour  arriver 
à  une  paix  solide,  il  faut  désarmer  les  passions 
et  rapprocher  les  cœurs.  Si  les  passions  dis- 
paraissent, si  les  cœurs  s'entendent,  les 
mains  ne  tardent  pas  à  fraterniser.  C'est  la 
morale  de  l'histoire. 

Uismarck,  si  intraitable  dans  la  discussion, 
eut,  dans  l'affaire,  une  idée  de  génie.  Un  diffé- 
rend s'était  élevé  entre  l'Espagne  et  l'Alle- 
magne, au  sujet  des  îles  Carolines  et  Palaos. 
Libre  de  toutes  préventions,  quand  il  le  vou- 
lait, Bismarck  jugea  cette  querelle  plutôt 
d'après  la  vérité  que  d'après  les  opinions  et 
les  inclinations  d'autrui  :  il  s'en  remit  à  l'ar- 
bitrage de  Léon  XI IL  L'histoire  nous  apprend 
que  cette  tâche  n'est  pas  nouvelle  pour  le 
Saint-Siège;  mais,  bien  qu'il  ne  soit  pas  de 
fonction    plus  conforme  à  l'esprit  et  à  la  na- 


52 


HISTOIRE  l  NIVEUSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ture  du  pontifical  romain,  il  y  avail  bien 
longtemps  qu'il  n'avait  eu  à  en  remjlii  là 
charge.  D'un  bond,  Bismarck  nous  ramène  au 
yen  Age  et  à  l'arbitrage  du  Pape  sur  les 
cations  de  la  chrétienté.  Le  Pape  tranche  le 
conllit  éventuel,  et,  pour  remercier  Bismarck 
de  son  concours,  le  nomme  chevalier  de  l'un 
des  ordres  pontificaux.  Bismarck  remercie  et, 
en  tête  de  sa  lettre,  appelle  Léon  XIII  Sire, 
donnant  à  entendre  que  la  présence  de  la 
royauté  italienne  à  Home  ne  compte  pas  à  ses 
yeux  :  le  jour  ou  il  s'occupera  de  la  question, 
il  tranchera  dans  le  vif,  il  saura  se  montn  r 
plus  grand  que  Napoléon  et  que  tous  les  Bar- 
berousse  d'Allemagne.  Après  une  telle  dé- 
marche et  une  si  haute  déclaration,  le  conflit 
entre  l'Allemagne  et  l'Eglise  n'était  plus 
qu'une  question  de  temps.  Les  vœux  étaient 
à  l'unisson  ;  les  actes  ne  tarderont  pas  à 
suivre. 

Celte  paix,  virtuellement  signée,  ne  s'établit 
pourtant  qu'avec  lenteur.  La  cause  en  était  la 
devise  de  Bismarck  :  Donnant,  donnant  :  il 
voulait,  s'il  donnait  quelque  chose,  recevoir 
quelque  chose  en  retour  et  ne  fonder  la  paix 
que  sur  une  réciprocité  de  bons  offices.  De 
prime  abord,  il  proposait  quelques  restrictions 
à  son  code  pénal  ;  les  négociateurs  pontificaux 
répondirent  que  les  rigueurs  envers  les  per- 
sonnes, à  les  supposer  absentes,  ne  change- 
raient rien  à  la  situation.  Le  point  capital, 
c'était  de  reconnaître  l'indépendance  de 
l'Eglise,  l'autorité  des  évêques,  la  nécessité 
des  séminaires,  la  formation  normale  du 
clergé,  le  libre  gouvernement  des  paroisses. 
Quand  l'Eglise  a  été  dépouillée  de  ses  préro- 
gatives, il  n'y  a  plus  qu'à  les  lui  rendre  ;  elle 
n'a  rien  à  donner  pour  cette  restitution,  que 
la  promesse  d'un  concours,  d'autant  plus 
bienfaisant  pour  la  société  civile,  que  l'Eglise 
est  plus  libre  dans  la  collation  de  ses  bien- 
faits. 

La  négociation  fut  suspendue  jusqu'à  quatre 
fois;  quatre  fois  elle  fat  reprise.  Les  conces- 
sions, faites  graduellement,  se  traduisirent  par 
une  première  loi  en  1880.  De  1880  à  1888,  il 
n'y  eut  guère  d'aunée  où  quelque  loi  nou- 
velle ne  vint  étendre  la  liberté  de  l'Eglise,  ou 
plutôt  briser  l'une  après  l'autre  ses  chaînes. 
Les  discussions  se  poursuivaient  sans  inci- 
dent, tantôt  entre  les  négociateurs  officiels, 
tantôt  entre  les  souverains.  Un  seul  trait  mé- 
rite mention,  la  demande  adressée  au  Pape 
de  presser,  sur  le  Centre,  pour  en  obtenir  Je 
vote  du  septennat  militaire.  Ce  septennat  était 
une  invention  de  Bismarck,  pour  se  dérober 
au  contrôle  du  Parlement  et  obtenir,  pour  sept 
ans,  son  budget  de  l'armée  allemande.  On 
craignait  fort  que  Bismarck,  une  fois  nanti  de 
ce  budget  pour  si  long  laps  de  temps,  n'en 
profitât  pour  faire  sentir  à  la  France  le  poids 
de  ses  armes.  Le  chancelier  protestait  de  ses 
intentions  pacifiques  ;  mais  plus  il  prolestait, 
moins  on  le  croyait.  Le  Pape,  plus  confiant 


que  les  autres  dans  la  loyauté  de  Bismarck, 
intervint  près  du  Centre  allemand,  mais  seu- 
lement dans  l'intérêt  de  l'Ej  t  sans  au- 
cune intention  d'appuyer  une  politique  cl' i ri— 
vasion  et  de  conquête.  Le  temps  a  justifié  la 
conlianc.edu  Pape;  l'Empereur  lui  en  témoi- 
gna sa  reconnaissance  en  oiïranl  au  Papi 
l'occasion  du  jubilé  pontifical,  une  mitre  d'or 
ornée  de  pierreries. 

Depuis  1888,  l'Eglise  jouit  en  Allemagne 
des  bienfaits  de  la  politique  de  Léon  XIII.  Les 
évêques  sont  rentrés  de  l'exil,  les  curés  ont 
été  remis  à  la  tète  des  paroisses,  les  sémi- 
naires sont  florissants,  le-  congrégations  reli- 
gieuses ont  repris  leur  place  dans  l'armée  ca- 
tholique. L'archevêque  de  Cologne,  devenu 
cardinal  Melchcrs,  a  eu  pour  successeur 
M^r  Krémenlz;  Mgr  Dinder  a  recueilli,  à 
Posen,  la  succession  du  cardinal  Ledo- 
chowski.  Aux  mesures  personnelles  se  sont 
jointes  les  réparations  matérielles;  peu  à  peu 
s'effacent  les  désastres  et  les  ruines  de  la  per- 
sécution. 

«  Aujourd'hui,  dit  Lefebvre  de  Behaine, 
l'Eglise  catholique  jouit  en  Allemagne  d'une 
paix  profonde,  libre  dans  ses  enseignements, 
dégagée  de  toutes  les  entraves  qu'elle  avait 
été  si  sérieusement  menacée  de  subir,  il  y  a 
vingt-cinq  ans,  et  à  l'abri  des  querelles  intes- 
tines qui  divisent,  dans  des  conditions  de  plus 
en  plus  graves,  la  communion  protestante 
dans  l'empire  évangélique.  Sans  aucun  doute, 
le  Centre,  le  grand  parti  qui  a  soutenu  la 
lutte  entre  les  prétentions  aveugles  de  l'Etat 
dans  les  Chambres  prussiennes  et  au  Rei- 
chslag,  de  1873  à  1886,  a  beaucoup  contribué 
à  l'œuvre  dont  bénéficient,  à  l'heure  présente, 
les  évêques  et  les  fidèles  demeurés,  au  jour  du 
danger,  fermes  dans  la  foi  comme  dans  leur 
obéissance  au  Saint-Siège.  Mais  si  on  se  re- 
porte par  la  pensée  à  tous  les  événements  qui 
se  sont  déroulés  depuis  le  jour  où  Pie  IX  n'a 
pas  craint  de  tenir  tête  à  l'hégémonie  prus- 
sienne triomphante,  jusqu'au  moment  où 
Léon  XIII  a  pu  se  flatter  d'avoir  achevé 
l'œuvre  de  réparation  qu'il  avait  entreprise 
dès  le  lendemain  de  son  élection,  on  conclura 
que  la  politique  du  Saint-Siège  à  l'endroit  de 
l'Allemagne  fut  tout  à  fait  propice  aux  droits 
de  la  liberté  religieuse  et  aux  intérêts  de  la 
paix  religieuse  (1)  ». 

La  critique  n'a  pas  épargné  la  politique  de 
Léon  XIII.  Dans  une  brochure  imprimée  à 
Home,  nous  lisons  :  o  Bismarck,  c'est  l'en- 
nemi ;  c'est  l'auteur  responsable  de  la  terrible 
hécatombe  de  1870  ;  c'est  l'oppresseur  de 
l'Eglise,  le  geôlier  des  évêques,  le  créateur  de 
la  rébellion  des  vieux  catholiques.  Par  ses 
conseils,  Rome  a  été  arrachée  au  Saint-Père, 
tandis  que  les  armées  de  son  maître  enlevaient 
au  successeur  des  apôtres  ses  derniers  dé- 
fenseurs. Lorsque  Pie  IX,  abreuvé  d'amer- 
tume, expira  dans  son  refuge  du  Vatican,  qui 
eut    le    cœur    rempli   d'une  joie    sacrilège? 


(1)  Léon  XIII  et  le  •prince  de  Bismarck,  p.  220. 


LIVHK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


N'est-ce  pas  le  chancelier  de  l'Empire  aile 
mand  ?  »   L'auteur  anonyme  de  la  brochure 
voudrait  que  Léon  XIII  eut  dil  à  Bismarck  : 

«  Toi,  la  main  rouge  encore  de  sang  catho- 
lique ;  toi,  dont  la  haine  implacable  a  empri- 
sonne les  derniers  jours  de  Pie  IX,  tu  oses  de- 
mander l'appui  du  chef  des  catholiques!... 
Rends-moi  les  évoques  morls  en  exil,  les 
prélats  incarcérés  dont  le  cachot  a  abrégé  la 
vie  ;  rends-moi  les  âmes  que  les  troubles  de 
l'Eglise  et  le  manque  de  pasteurs  par  toi  ar- 
rachés à  leurs  sièges  ont  perdus;  rends-moi  les 
millions  de  soldats  tués  par  ton  ambition  sans 
frein.  Confesse  le  Christ,  reconnais  tes  fautes 


et  peut  riic  le  Seigneur   aura   pitié   de    ton 
âme  ». 

C'est    ainsi  que  saint  Ambroise  avait  parlé  a 

Théodose;   niais  il    n'y  avait  pas  Théodose 

dans  Bismarck.  Léon  \lll  se  contenta  de  né- 
■ier.  Le  Pape,  est  le  chef  de  l'Eglise  ;  il  la 
gouverne  l'œil  fixé  sur  le  ciel,  sans  autre 
souri  que  le  salut  des  âmes  et  à  la  gloire  de 
Dieu.  S'il  n'est,  dans  son  gouvernement,  ni 
infaillible,  ni  impeccable,  il  est,  du  moins,  as- 
sisté, et  préservé,  par  l'assistance  divine,  des 
pires  fautes.  Dans  le  cas  présent,  sa  politique 
a  obtenu  un  gage  de  succès  et  sauvegardé: 
toutes  les  promesses  de  l'avenir. 


§  m 


LA    PERSECUTION   EN    SUISSE 


Parmi  les  tyranneaux  libérâtres,  qui  emboî- 
tèrent  avec  le  plus  d'empressement,    contre 
l'Eglise  et  le  Saint-Siège,  le  pas  du  prince  de 
Bismarck,  il  faut    citer    les  persécuteurs   de 
Berne  et   de  Genève.  La  Suisse,  qui  se  disait 
et  qui  peut-être  se  croyait  une  terre  de  liberté, 
va  nous   offrir  l'exemple  de  la  violation  du 
droit,  de  l'oubli  des  traités,  de  l'emportement 
aveugle  et  fanatique,  à  ce  point  qu'on  se  de- 
mande si  les  auteurs  de  pareils  sévices  mé- 
ritent encore  le  titre  d'honnêtes  gens  et  si  la 
civilisation  qu'ils  représentent  n'est  pas,  sous 
un  vernis  trompeur  ou  menteur,  le  retour  pur 
et  simple  aux  brutalités  de  la  barbarie. 

Ce  spectacle  est  d'autant  plus  instructif  que 
Genève  se  donnait  comme  un  champ  d'expé- 
rimentation où  toutes  les  idées  pouvaient 
venir,  en  pratique,  à  leurs  extrêmes  consé- 
quences. Une  sorte  de  prescription  lui  avait 
acquis  le  titre  de  terre  classique  de  la  liberté. 
De  nos  jours,  on  allait  à  Genève  comme  au 
temps  de  Calvin,  non  plus  pour  dogmatiser, 
m  lis  pour  pérorer.  Les  proscrits  politiques, 
les  interprètes  de  tous  genres  s'y  donnaient 
rendez- vous,  aussi  bien  que  les  criminels  qui 
fuyaient  la  justice  de  leur  pays.  La  république 
de  Genève  était  fière  de  sa  réputation  d'hospi- 
talité et  de  liberté  :  elle  croyait  posséder  au 
plu-  haut  point  l'intelligence  pratique  de  la 
vie  sociale  ;  elle  s'attribuait  même  volontiers, 
par  la  voie  des  progrès  libéraux,  une  mission 
d'avant-garde.  Il  faut  voir  plus  d'ingénuité 
que  d'outrecuidance  flans  cette  parole  de  l'un 
enfants  :  «  Genève  est  le  grain  de  musc 
qui  parfumera  l'Europe  ». 

Mai-  Genève  se  glorifiait  du  titre  de  borne 

protestante,  et  elle  qui  reprochait  à  la  vraie 

Rome,  et  très  à  tort,    son   fanatisme,  elle  va 

usci ter,  contre  l'Eglise,  sans  foi  aucune  et 

bonne  foi,   tout  le  vieux  fanatisme  de 

in. 

Ku  1535,  le  protestantisme,  maître  de  Ge- 


nève, s'était  hâté  de  détruire  tous  les  éléments 
du  culte  catholique.  La  Réforme  ne  s'était  in- 
troduite,  là  comme  ailleurs,  que  par  la  vio- 
lence ;  elle  n'avait  pu  s'implanter  que  par  des 
forces  étrangères  ;  elle  avait  excité,  dans  la 
population  locale,  une  très  vive  répulsion,  et 
le  catholicisme  n'avait  jamais  été  totalement 
éteint.  Au  xvne  et  au  xvinc  siècles,  les  ambas- 
sadeurs de  France  et  de  Piémont  avaient  ou- 
vert, à  Genève,  leur  chapelle  privée  ;  en  1803, 
l'abbé  Vuarin  avait   ouvert,  pour  trois  mille 
catholiques,  une  petite  chapelle.  Les   traités 
de  1815  reprirent   à  la  France  les  pays  en- 
levés par  les  armes  de  la  Révolution.  Genève 
fut  rendue  aux  Genevois  ;  il  y  fut  ajouté  un 
territoire   pris   en   partie  sur   la   Savoie,    en 
partie  sur  la   France.   Le  canton   de  Genève, 
vingt-deuxième  de  la  Confédération  Helvétique, 
comprenait,  après  sa  reconstitution,  environ 
les  deux  tiers  des  habitants  protestants,  et  un 
tiers  de  catholiques.   Les    puissances  signa- 
taires des  traités  ne  voulurent  point  livrer  ce 
tiers  de  catholiques  à  la  merci  de  la  majorité 
protestante,  d'autant  plus  que,  dans  la  prévi- 
sion  d'un    agrandissement    de   territoire,    le 
gouvernement    provisoire    de   Genève    avait 
déjà  fait  des  lois  éventuelles,  pour  restreindre 
les  droits  politiques  et  religieux  des  catho- 
liques annexés.  Il  fut  donc  convenu  à  Vienne 
et  accepté  par  les  représentants  de  Genève  au 
Congrès,  que  : 

Art.  III,  §  1. —  La  religion  catholique  sera 
maintenue  et  protégée  de  la  même  manière 
qu'elle  l'est  maintenant  dans  toutes  les  com- 
munes cédées  par  Sa  Majesté  le  roi  de  Sar- 
daigne,  et  qui  seront  réunies  au  canton  de 
Genève. 

§2.  —  Les  paroisses  actuelles  qui  ne  se 
trouveront  ni  démembrées,  ni  séparées,  par 
la  délimitation  des  nouvelles  frontières,  con- 
serveront leurs  circonscriptions  actuelles  et 
seront  desservies  par  le  même  nombre  d'ec- 


54 


BISTOIRÉ  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATIIGl.inri. 


clésiastiques  ;  et  quanl  aux  portions  démem- 
brées,qui  seraient  trop  Faibles  pour  constituer 
une  paroisse,  on  a  l'év(  que  dio- 

,n  pour  obtenir  qu'elles  soient  annexé* 
quelque  autre    |  aroisse    du   canton  de  Ge- 
nèv<  . 

s,  li.  —  Dans  les  communes  codées  par  Sa 
Maji  les  habitants  prolestants  n'égalent 

pas  i  ii  nombre  les  habitants  catholiques,  les 
maîtres  d'école  seront  toujours  cathuliques. 
11  ne  sera  établi  aucun  temple  protestant,  a 
L'exception  de  la  ville  de  Carouge  qui  pourra 
en  avoir  un. 

§4.  —  Les  officiers  municipaux  seront  tou- 
jours, au  moins  pour  les  deux  tiers,  catho- 
liques el  spécialement  sur  les  trois  individus 
qui  occuperont  les  places  de  maire  et  des 
deux  adjoints,  il  y  en  aura  toujours  deux  ca- 
tholiques. En  cas  que  le  nombre  des  protes- 
tants vînt,  dans  quelques  communes,  à  égaler 
celui  des  catholiques-,  l'égalité  et  l'alternative 
seront  établies  tant  pour  la  formation  du 
conseil  municipal  que  pour  celle  de  la  mairie. 
En  ce  cas  cependant,  il  y  aura  toujours  un 
maitre  d'école  catholique,  quand  même  on  en 
établirait  un  protestant. 

11  ne  sera  point  touché,  soit  pour  les  fonds 
et  revenus,  soit  pour  l'administration,  aux  do- 
nations et  fondations  pieuses  et  existantes,  et 
on  n'empêchera  pas  les  particuliers  d'en  faire 
de  nouvelles. 

§  5.  —  Le  gouvernement  fournira  aux 
mêmes  frais  que  fournit  le  gouvernement 
actuel,  pour  l'entretien  des  ecclésiastiques  du 
culte. 

g  0.  —  L'Eglise  catholique,  actuellement 
existante  à  Genève,  y  sera  maintenue  telle 
qu'elle  existe,  à  la  charge  de  l'Etat,  ainsi  que 
les  lois  éventuelles  de  la  constitution  l'avaient 
déjà  décrété;  le  curé  sera  logé  et  doté  con- 
venablement. 

î;  7.  —  Les  communes  catholiques  du  can- 
ton de  Genève  continueront  à  faire  partie  du 
diocèse  qui  régira  les  provinces  du  Chablais  et 
du  Faucigny,  sauf  qu'il  en  soit  réglé  autre- 
ment par  le  Saint-Siège. 

i;  S.  —  Dans  tous  les  cas,  Vévêque  ne  sera 
jan.ais  (rouf/lé  dans  ses  visites  pastorales. 

i5  '■).  —  Les  habitants  du  territoire  cédé  sont 
pleinement  assimilés,  pour  les  droits  civils  et 
politiques,  aux  Genevois  de  la  ville  ;  ils  les 
exerceront  concurremment  avec  eux,  sauf  la 
réserve  des  droits  de  propriété,  de  cité  ou  de 
commune. 

§  10.  —  Les  enfants  catholiques  seront 
admis  dans  les  maisons  d'éducation  publique; 
l'enseignement  de  la  religion  n'y  aura  pas  lieu 
en  commun  mais  séparément  el  on  emploiera  à 
cet  effet,  i  our  les  catholiques,  des  ecclésias- 
tiques de  leur  communion. 

§  11.  —  Les  biens  communaux  ou  propriétés 
appartenant  aux  nouvelles  communes  leur 
seront  conservés,  et  elles  continueront  à  les 
administrer,  comme  par  le  pas.-é,  et  à  en  em- 
ployer les  revenus  à  leur  profit. 

-.  —  Ces  nouvelles  communes  ne  seront 


point  sujettes  à  des  charges  plus  considérables 

que  les  anciennes  coiiimui 

Ces  stipulations  du  traité  de  Vienne  furent 
confirmées,  en  1816,  par  le  traité  de  Turin 
qui  maintint  les  droits  des  catholiques  en 
leur  état,  ei  sauf  qu'il  en  fui  réglé  autrement 
par  le  Saint-Siège,  les  syndics  et  conseils  de  la 
République  acceptèrent  les  deux  traités;  la 
constitution,  en  son  article  139,  leur  donna 
force  de  loi  civile  et  politique. 

Le  territoire  catholique  annexé  à  Genève 
faisait  alors  partie  du  diocèse  de  Chambéry  ; 
les  délégués  genevois  au  Congrès  de  Vienne 
demandèrent  qu'il  lût  détaché  de  ce  diocèse 
pour  être  donné  à  un  évêque  suisse.  La  Savoie 
et  le  Saint-Siège  n'agréaient  point  cette  prO|  o- 
sition.  En  ÎM'J  cependant,  sur  les  instances 
de  l'ambassadeur  prussien,  Niebuhr,  Pie  VII, 
par  un  bref  qui  se  référait  aux  stipulations 
internationales  de  Turin  et  de  Vienne,  réunit, 
au  diocèse  de  Lausanne,  les  catholiques  de 
Genève.  Le  bref  fut  accepté  sans  réserve, 
comme  un  acte  d'autorité  pontificale  indiscu- 
table, en  même  temps  comme  une  faveur  bien- 
veillante de  celte  même  autorité.  Cependant, 
suivant  l'auteur  du  Code  de  procédure  (j< 
voise,  le  bref  n'était  ni  une  convention,  ni  une 
capitulation  ;  c'était  un  acte  d'autorité  du 
genre  de  ce  que  l'on  appelle  à  Genève,  dans 
le  langage  des  lois,  une  concession  à  bien 
plaire,  c'est-à-dire  révocable  lorsque  des  rai- 
sons majeures  l'exigeaient,  le  Saint-Siège  de- 
meurant seul  juge  de  ces  raisons,  comme  il 
avait  été  seul  juge  des  raisons  qui  l'avaient 
déterminé  à  accorder  le  bref. 

En  suite  du  bref,  le  titre  d'évêque  de  Ge- 
nève fut  transféré  de  l'archevêque  de  Cham- 
béry à  l'évêque  de  Lausanne.  Lorsque  ce  der- 
nier prélat  fut  exilé  à  Divonne,  il  nomma 
l'abbé  Dunoyer,  curé  de  Genève,  son  vicaire 
général,  pour  celte  partie  si  importante  de 
sen  diocèse.  En  1863,  l'abbé  Mermiilod  suc- 
céda au  vieil  abbé  Dunoyer  dans  sa  double 
charge  de  curé  et  de  vicaire  général  de  Ge 
i  ève. 

A  cette  époque,  la  population  catholique 
de  Genève  avait  presque  triplé  depuis  1815. 
Le  recensement  de  1843  accusait,  27,000  ca- 
tholiques; celui  de  1866,  42,000  ;  et  celui  de 
1870,  -47,808  (5,229  de  plus  que  les  protes- 
tants). Cette  augmentation  rapide  du  nombre 
des  catholiques,  en  même  temps  qu'elle  fai- 
sait redoubler  la  haine  et  les  attaques  des 
prolestants,  rendait,  par  elle-même,  toujours 
plus  nécessaire,  la  présence  d'une  autorité 
ecclésiastique  forte  et  vigilante  au  milieu  de 
Genève.  Quelques  hommes  influents,  com- 
prenant ce  nouveau  besoin,  proposèrent  à 
Mgr  Marilley  de  se  faire  nommer  un  évêque 
auxiliaire  pour  le  canton  de  Genève.  La  per- 
sonne du  curé  de  Genève, Gaspard  Mermiilod, 
qui  avait  rédigé  avec  un  grand  succès  les 
Annales  catholiques  de  Genève,  dont  la  réputa- 
tion de  zèle  et  d'éloquence  était  déjà  fort 
grande,  fui  naturellement  désigné  pour  celte 
charge   importante.  ,Le  22    septembre  1864, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


Pie    l\   nommait  l'abbé    Mermillôd,   évéque 
d'Hébron,  in  partibus  infidelium,  auxiliaire  de 
Genève,  et  le  25,  Sa  Sainteté  lai  donnait,  de 
ses  propres    mains,  la   consécration    épisco 
pale. 

Grande  fut  la  joie  du  clergé  et  de  la  popu- 
lation catholique  de  Genève,  qui  tirent  une 
touchante  réception  à  leur  compatriote  et 
cure,  devenu  évéque  par  la  grâce  de  Dieu  et 
l'autorité  du  Saint-Siège  Apostolique.  I  <■ 
protestants  eux-mêmes,  malgré  les  excitations 
haineuses  d'une  presse  inspirée  par  les  pas- 
teurs, voyaient  avec  une  certaine  satisfaction 
un  de  leurs  concitoyens  occuper  un  rang 
illustre  dans  la  hiérarchie  de  l'Eglise.  Plu- 
sieurs lui  adressèrent  des  félicitations.  Le 
jeune  et  aimahle  évéque  fut  invité  à  des  réu- 
nions intimes  de  la  société  protestante,  où 
l'on  admirait  sa  grâce  et  son  esprit.  Il  sem- 
blait que  son  élévation  à  l'épiscopat  devenait, 
entre  les  deux  confessions  religieuses,  un 
gage  de  paix  et  de  conciliation. 

En  effet.  Mgr  Mermillôd,  présenté  au  con- 
seil d'Etat  par  Mgr  Marilley,  démissionnaire 
en  sa  faveur,  comme  évéque  administrateur 
du  canton  de  Genève,  fut  agréé  en  cette  qua- 
lité ;  il  remplit  ses  fonctions  sans  aucune  en- 
trave depuis  la  tin  de  1864  jusqu'au  milieu  de 
1872,  où  s'ouvrit  la  persécution.  Nous  avons 
à  suivre  les  événements. 

li  ne  faut  pas  croire  que  les  vexations  aient 
attendu,  pour  se  produire,  jusqu'à  1872.  Le 
protestantisme,  vis-à-vis  des  sectes  dissidentes 
et  des  niasses  libres-penseuses,  est  naturelle- 
ment complaisant  et  inerte  ;  mais  vis-à-vis 
des  catholiques,  il  est,  il  a  été  et  il  sera  tou- 
jours essentiellement  persécuteur.  Depuis  181.'), 
il  y  avait,  entre  les  déclarations  constitution- 
nelles et  la  réalité  des  choses,  une  contradic- 
tion chaque  jour  grandissante.  Les  garanties 
assurées  aux  catholiques  par  les  traités  et  les 
lois  étaient  foulées  aux  pieds  par  le  gouverne- 
ment, tantôt  d'une  manière,  tantôt  d'une  autre. 
Comme  les  Romains  n'avaient  rien  de  plus 
pressé  que  d'imposer  leurs  dieux,  leurs  idoles 
et  leur  culte  aux  peuples  qu'ils  venaient  de 
conquérir,  afin  de  mieux  les  fondre  dans 
l'unité  de  l'empire;  ainsi  les  Genevois  vou- 
lurent que  le  calvinisme  prit  possession  des 
communes  réunies.  Quel  moyen  choisir  pour 
atteindre  un  tel  but? 

"  Trois  moyens  se  présentaient  :  Détruire  le 
catholicisme,  absorber  les  catholiques,  ou,  en 
la  dominant,  annuler  l'Eglise. 

«  Le  premier  moyen  aboutissait  à  la  vio- 
lence ;  or,  la  violence,  interdite  par  les  traités, 
par  les  idées  du  temps,  par  la  vigilance  ou 
la  réprobation  des  puissances,  n'était  dans  la 
volonté  de  personne  ;  non  pas,  comme  on  l'a 
si  souvent  et  arbitrairement  prétendu,  qu'elle 
fût  incompatible  avec  le  protestantisme,  mais 
parce  qu'elle  était  devenue  impossible. 

"  L'absorption  des  catholiques  et  leur  in- 
sensible  transformation    par  Jes    voies   d'une 


incessante  pression  exempte  de  rigueurs,  en 
(raienl  dans  l<  -  mœurs  «tu  i<  mps,   particuliè- 
rement à    Genève.   Le    pro  élyti&me   des  nu 
nistres,  la  fortune  de  l  aristocratie,  la  supé- 
riorité non  miee  en  doute  «le  la  population  ré- 

l'oiniee,   les     un     ures    habilement     pn-r    .   pril- 

demment  exécutées  jour  annuler  l'influence 
du  clergé,  pour  l'isoler  de  ses  chefs,  pour 
rendre  son  influence  inefficace,  pian-  l'inféoder 
à  l'Etal  on  l'en  exclure  Buivant  les  circons- 
tances, pour  Iroubler  au  besoin  dans  ga  source 
l'éducation  ecclésiastique,  pour  entraver  la 
juridiction  de  l'évêque  et  l'exercice  de  ses 
droits  ;  l'action  lente,  mais  corrosive  du  pou 
voir,  les  faveurs  distribuées  à  la  complai- 
sance, l'exclusion  prononcée  contre  les  con- 
victions indociles  :  il  y  avait  là  plus  qu'il  n'en 
fallait,  aux  yeux  de  ce  parti  qui  n'aspirait  à 
rien  moins  qu'à  proteslantiser  les  catholiques, 
il  y  avait  là,  disons-nous,  plus  qu'il  n'en 
fallait,  pour  réduire  à  l'unité  la  population 
tout  entière. 

«  Les  hommes  de  ce  bord  n'auraient  assu- 
rément pas  reculé  devant  tout  cet  appareil  de 
persuasion  un  peu  vive,  et  même,  au  besoin, 
devant  quelque  chose  de  plus  ;  et  comme  il 
est  dans  l'habitude  du  protestantisme  auquel 
appartenaient  ces  hommes,  de  n'envisager  la 
religion  que  comme  une  formule  extérieure, 
sans  esprit  et  sans  vie,  acceptée  des  ancêtres, 
transmise  par  la  tradition,  gardée  par  le  glaive 
de  l'autorité  civile,  sans  racines  réelles  dans  la 
raison,  ni  dans  le  cœur  des  individus,  et,  par 
conséquent,  ne  tenant  pas  plus  à  l'âme  qu'un 
vêtement  ne  tient  au  corps,  ils  se  flattaient  de 
ne  rencontrer  qu'une  faible  résistance  et  de 
voir  en  peu  de  temps  leur  expérience  réussir. 
11  n'est  pas  douteux  qu'en  1816,  l'espérance 
d'absorber  ainsi,  avec  modération,  habileté  et 
patience,  les  catholiques,  ne  fut  au  fond  de 
bien  des  esprits  et  n'exerçât  une  influence 
considérable  sur  la  marche  des  affaires. 

«  Toutefois,  la  pensée  la  plus  générale 
des  hommes  d'Etat  de  (ienève  se  réfugiait, 
selon  nous,  dans  le  troisième  moyen,  celui  de 
dominer  l'Eglise  et  de  l'annuler  en  la  domi- 
nant (1).  » 

Les  différentes  violations  des  lois  eonsiitu- 
tionnelles  furent,  de  1810  à  1857,  les  sui- 
vantes :  1°  annulation  du  règlement  ecclésias- 
tique de  surveillance  des  écoles  et  attribu- 
tions de  ce  pouvoir  à  une  commission  mixte  ; 
2°  suppression  de  la  sanction  légale  donnée 
aux  fêtes  religieuses;  3°  introduction  du  ma- 
riage civil  dans  les  communes  catholiques  ; 
4°  soumission  de  la  nomination  des  curés  à 
l'approbation  du  conseil  d'Etal  ;  5n  destruc- 
tion du  droit  des  fabriques  à  posséder,  acqué- 
rir et  aliéner;  6°  attribution  de  la  propriété 
des  églises  et  cimetières  aux  municipalités; 
7°  sécularisation  des  cimetières  soumis  seu- 
lement à  la  police  civile;  8°  interdiction  des 
fondations  pieuses  ;  9°  interdiction  des  com- 
munautés religieuses  même  sous  la  forme  ci- 


(i)  Martin  et  Fleort,  Vie  de  M.  Vuarin,  t.  II,  p.  124. 


56 


IIISImiiii.  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


cile  d'association  ou  comme  congrégation  na- 
turelle de  personnes  libres;  10'  suppression 
du  coite  public  a  Chêne  et  à  Garouge  ; 
M  refus  aux  prêtres  d'une  indemnité  conve- 
nable; 12°  opposition  mise  à  Ja  visite  pasto- 
rale de  l'évèque. 

\  partir  de  IH.'w,  la  direction  prise,  en 
Italie,  par  le  gouvernement  piémontais  fit  voir 
au  gouvernement  de  Genève  qu'il  n'avait  plus 
,i  craindre  de  se  voir  rappeler  le  traité  de 
Turin.  En  1866,  lorsque  lavicloire  de  Sadowa 
eut  suffisamment  dessiné  l'avenir  de  la  révo- 
lution en  Italie  et  en  Prusse,  le  gouvernement 
de  Genève,  croyant  n'avoir  plus  à  craindre  les 
puissances  catholiques  signataires  des  traite's 
de  Arienne,  résolut  de  mettre  fin  de  son  propre 
chef  à  ceH  traités,  en  ce  qui  concernait  les  ca- 
tholiques de  Genève.  Il  fit  donc  voter  par  le 
peuple  une  loi  qui  abolissait  l'article  18'J  de  la 
constitution  genevoise  et  prétendait  réduire  à 
néant  en  droit,  comme  elles  l'étaient  déjà  en 
grande  partie  en  fait,  les  garanties  religieuses 
des  traités  de  Vienne  et  de  Turin.  Celte  loi 
fut  votée  le  26  août  1868,  par  5,110  voix  sur 
15,323  électeurs  inscrits.  Les  électeurs  ca- 
tholiques n'étant  qu'un  tiers  contre  deux 
tiers  protestants,  et  se  trouvant  de  plus  dans 
l'impossibilité  matérielle  de  prendre  part  en 
masse  au  scrutin  à  cause  de  leur  éloignement 
et  du  temps  affreux  qui  régnait  pendant  la 
journée  du  vote,  furent  ainsi  dépouillés,  par 
leurs  concitoyens  protestants,  des  garanties 
qui  avaient  été  prises  précisément  contre  les 
usurpations  éventuelles  de  cette  majorité  pro- 
testante. 

Ce  vote  de  la  loi  de  1868,  abrogatoire  des 
traités  de  1815,  est  l'acte  le  plus  grave  com- 
mis par  le  protestantisme  genevois  contre  les 
catholiques.  Au  point  de  vue  religieux,  c'est, 
avec  le  principe  dogmatique  du  libre  examen, 
avec  le  principe  moral  de  l'honnêteté,  avec  le 
principe  social  du  respect  des  lois,  la  contra- 
diction la  plus  manifeste:  le  calvinisme  pro- 
duit, en  plein  xix'  siècle,  un  fanatisme  non 
moins  aveugle  et  non  moins  cruel  que  le  fa- 
natisme de  l'Islam.  Au  point  de  vue  politique, 
le  canton  de  Genève  a  renversé  le  rempart 
qui  protégeait  son  intégrité  territoriale-  ;  il  a 
renoncé  à  des  stipulations  positives  qui  le  ga- 
rantissaient contre  tout  morcellement  et  toute 
annexion.  Ce  canton  a  soixante  ans  d'exis- 
tence :  ce  n'est  pas  une  prescription  telle- 
ment longue  qu'il  puisse  déchirer  son  acte 
d'origine  et  se  croire  invulnérable  aux  reven- 
dications légales  delà  France  et  du  Piémont. 
Les  paroisses  catholiques  ne  lui  ont  été  con- 
cédées que  dans  des  conditions  déterminées 
par  des  lois  ;  les  conditions  violées,  le  rappel 
de  l'acte  d'union  est  de  plein  droit. 

Mais  pour  pressentir  où  va  nous  mener,  par 
la  logique  de  ses  passions  et  le  servilisme  de 
sa  politique,  ce  maladroit  canton  de  Genève, 
il  faut  jeter  un  coup  d'œil  sur  son  état  politi- 
que et  religieux. 

«  La  forme  du  gouvernement  de  Genève, 
dit  l'art.  1er  de  la  Constitution,  est  une  démo- 


cratie représentative.  ■•  Si  telle  est  la  forme, 
nous  pouvons  dire  que  l'esprit  du  gouverne- 
ment est  une  théocratie  proie  mute.  Le  mot 
est  un  peu  forcé,  en  ce  sens  que,  dans  ses 
actes,  le  gouvernement  ne  s'inquiète  nulle- 
ment de  Pieu  ;  mais  il  est  juste  en  ce  sens  que 
l'idée  protestante,  orthodoxe  ou  libérale, 
chrétienne  encore  ou  tout  incrédule,  a  tou- 
jours été  lame  de  la  politique  cantonale,  sauf 
peut-être  sous  le  régime  de  James  la/y.  Cet 
esprit  se  manifeste  d'abord  dans  le  choix  des 
membres  du  Conseil  d'Etat,  pouvoir  exécutif, 
et  du  Grand  Conseil,  pouvoir  législatif,  et 
plus  encore  dans  la  détermination  du  droit 
électoral.  Dans  une  république  à  peu  près  ra- 
dicale, d'ailleurs  aristocratique  par  sa  compo- 
sition et  mixte  pour  ses  confessions  religieuses, 
il  serait  naturel  de  reconnaître,  à  tout  habi- 
tant, le  droit  électoral  ;  mais  là  on  distingue 
entre  habitant  et  électeur,  et,  quel  que  soit  le 
mouvement  de  la  population,  les  électeurs 
sont  restés  dans  la  proportion  sensiblement 
constante  de  deux  protestants  contre  un  catho- 
lique. L'n  instant,  les  catholiques  allaient  dé- 
passer le  tiers  ;  mais,  de  nouvelles  lois  ayant 
donné,  aux  Suisses  d'autres  cantons  établis  à 
Genève,  le  droit  de  vote  en  matière  cantonale, 
il  résulte, de  ce  chef,  un  accroissement  de  3.000 
électeurs,  presque  tous  protestants.  Par 
suite,  l'assemblée  constituante  de  1847  se 
composait  de  75  protestants  contre  18  catho- 
liques. En  1872,  le  Grand  Conseil  comprenait 
82  protestants  contre  29  catholiques,  la  plupart 
catholiques  d'origine,  mais  libres-penseurs 
de  profession.  En  1872,  il  ne  resta  plus  qu'un 
seul  catholique  ;  il  disparut  en  1876.  Aujour- 
d'hui, sur  une  population  à  peu  près  numéri- 
quement égale  entre  les  deux  cultes  dans  la 
ville  de  Genève,  par  suite  d'exclusions  électo- 
rales, de  découpages  des  circonscriptions  et  de 
coups  d'arrosoirs  frauduleux  épanchés  sur  les 
boîtes  à  scrutin,  le  Grand  Conseil  est  tout 
protestant  :  il  est  composé  de  fonctionnaires 
de  l'Etat,  de  membres  du  Consistoire  proles- 
tant et  du  Consistoire  des  schismatiques  ;  il 
est  beaucoup  plus  un  corps  religieux  protes- 
tant, qu'un  corps  politique.  Genève  proles- 
tante a  donné  au  monde  cet  exemple  d'impru- 
dence et  d'injustice  d'un  Etat  inféodé  au  libre 
examen,  poussant  le  libre  examen  jusqu'à  ses 
dernières  conséquences  pratiques,  et,  suivant 
le  mot  célèbre  de  Rousseau,  se  dispensant  de 
raisons  pour  valider  ses  actes. 

D'autre  part,  à  Genève,  le  protestantisme 
s'identifie  avec  l'Etat  et  veut  que  l'Etat  s'iden- 
tifie avec  lui  dogmatiquement.  En  sorte  que, 
aujourd'hui  comme  au  siècle  passé,  le  mot 
nationalité  genevoise,  pour  tout  calviniste,  est 
synonyme  de  protestantisme.  Quand  nous  en- 
tendons, à  la  tribune  ou  dans  Ja  presse,  de 
bonnes  gens  s'écrier,  avec  un  grand  geste 
d'héroïsme,  qu'ils  défendent  la  nationalité  ge- 
nevoise contre  les  empiétements  de  l'ultra- 
montanisme,  nous  savons  qu'il  s'agit  simple- 
ment de  conserver,  au  protestantisme,  sa  su- 
prématie civile  et  politique  sur  le  pays,  et,  pour 


LIVRE  QUATRE-VINGT  Ql  \mi:zi:.\ii; 


:,l 


assurer  cetle  suprématie,  de  détruire,  au  mé- 
pris iiu  droit  el  des  traités,  la  religion  catho- 
lique. La  clef  de  tous  les  événements  est  là, 
dans  ce  caractère  tout  spécial,  fanatique  et 
dominateur,  du  protestantisme  genevois,  do- 
mination et  fanatisme,  sinon  inconnus,  du 
moins  peu  pratiqués  par  les  protcstantismes 
va u dois,  anglais  et  Français. 

Avant  les  dernières  lois,  les  deux  autorités 
du  protestantisme  genevois  étaient  la  Com- 
pagnie des  pasteurs  et  le  Consistoire.  Jusqu'en 
1848,  ces  deux  corps  se  recrutaient  eux- 
mêmes  par  voie  d'élection  et  deux  conseillers 
d'Etat  siégeaient  de  droit  au  Consistoire.  La 
constitution  de  1842  donna  le  droit  d'élection 
de  la  partie  laïque  du  Consistoire  aux  mem- 
bres des  conseils  municipaux  :  il  fut  composé 
de  vingt-quatre  laïques  ainsi  élus  et  de  quinze 
ministres  nommés  parla  vénérable  Compagnie. 
Le  Consistoire  et  la  Compagnie  des  pasteurs 
réunis  nommaient  les  ministres  des  paroisses. 
La  constitution  de  1847  opéra  une  nouvelle 
transformation.  Jusque-là  c'était  la  Compagnie 
des  pasteurs  qui,  seule,  ou  unie  au  Consis- 
toire, avait  la  haute  main  dans  l'administra- 
tion de  l'Eglise.  Les  laïques,  atteints  par  le 
libéralisme  incrédule  et  impie,  supportaient 
avec  peine  cette  autorité.  «  Nous  avons  une 
Eglise-clergé,  disaient-ils,  il  nous  faudrait  une 
Eglise-troupeau  ».  Les  ministres,  au  lieu  de 
conduire  les  fidèles,  subiraient  leur  impulsion 
et  ne  les  administreraient  plus  que  suivant 
leur  bon  plaisir.  Le  radicalisme  entra  dans 
ces  vues.  Après  de  longs  débats,  il  fut  résolu  : 

1°  Que  l'administration  de  l'Eglise  serait 
exclusivement  dévolue  au  Consistoire; 

2°  Que  l'élément  laïque  du  Consistoire  au- 
rait la  prépondérance  absolue  ; 

3°  Que  le  Consistoire  tout  entier  serait  élu 
par  un  collège  unique  de  tous  les  ('lecteurs 
protestants  du  canton; 

4"  Que  les  ministres  de  chaque  paroisse  se- 
raient élus  par  les  électeurs  protestants  de  la 
commune. 

La  Compagnie  des  pasteurs,  en  attendant 
qu'on  supprime  la  consécration,  n'avait  plus 
qu'à  s'occuper  de  l'instruction  [et  de  la  consé- 
cration des  ministres. 

Telle  était  l'organisation  de  l'Eglise  protes- 
tante sur  laquelle  devait  se  calquer  le  boule- 
versement do  l'Eglise  catholique.  C'était  une 
église  démocratique,  se  recrutant  par  l'élec- 
tion ;  n'ayant  plus,  pour  tabernacle,  que 
l'urne  électorale  ;  et  conduisant,  avec  son 
arche  vide,  à  l'oublj  de  toutes  les  croyances, 
toutes  les  lois,  de  toutes  les  vertus.  Aussi 
ne  tarda-ton  pas  à  voir  des  ministres,  comme 
Cougnard  et  Bungener,  exclure  le  surnaturel 
et  la  révélation,  dépouiller  la  Bible  <le  toute 

ipiralion,  enlever  à  Jésus-Christ  son  carac- 
tère divin,  rejeter  le  Dieu  créateur  et  admettre 
même  l'éternité  de  la  matière. 

Cette  révolution  dans  le  protestantisme 
était  le  prélude  d'une  tentative  semblable 
contre  le  catholicisme.  Le  nouve.au  Consis- 
toire,   composé    presque    exclusivement    de 


laïques,  réoevail  de  Y  Alliance  libérale, 
mais  :  nu  organe  officiel,  le  mot  d'ordre  de 
mettre  résolument  à  L'oeuvre  pour  harmoniier 
les  règlements  ecclésiastiques  avec  la  volonté 

nationale,  en  conformité  parlait*;  avec  l'esprit 
des  institutions  démocratiques  el  républi- 
caines ■•  De  ce  travail  d'harmonisation  allai) 
sortir,  pour  le  culte  catholique,  un  nouvel 
ii  de  Constitution  civile  du  clergé. 

La  victoire  de  la  Prusse  sur  la  France,  en 
1K70,  vint  précipiter  cette  entreprise.  Le 
1er  décembre  187:2,  les  vieux  catholiques  de 
la  Suisse,  réunis  à  Olten,  sous  la  présidence 
du  prussien  Heinkens,  votaient  ces  résolu- 
tions : 

1°  Faire  tous  les  efforts  possibles  pour 
amener  les  communes  à  protester  contre  l'in- 
faillibilité du  Pape  et  contre  le  Syllabus  ; 

2°  Faire  nommer  dans  les  paroisses  des  ec- 
clésiastiques protestant  contre  l'infaillibilité; 

3°  Faire  des  démarches  auprès  des  gouver- 
nements cantonaux  pour  qu'ils  rendent  pos- 
sible la  formation  d'ecclésiastiques  libéraux  ; 

4°  Admettre  (ce  point  est  à  noter)  les 
évoques  étrangers  à  remplir  les  fonctions 
épiscopales  en  Suisse  ; 

5°  Demander,  à  l'assemblée  fédérale,  le  ren- 
voi du  Xonce  Apostolique  ; 

6°  Demander,  à  la  même  assemblée,  la  re- 
prise de  la  revision  fédérale,  rejetée  le 
12  mai  1872,  spécialement  en  ce  qui  con- 
cerne la  liberté  de  la  conscience  et  des  cultes. 

D'ores  et  déjà,  les  protestants  et  les  vieux 
catholiques  de  la  Suisse  étaient,  entre  les 
mains  de  Bismarck,  une  arme  contre  l'Eglise, 
arme  à  peine  voilée,  mais  maniée  d'autant 
plus  vigoureusement,  que,  s'exerçant  sur  des 
choses  en  apparence  médiocres,  elle  enga- 
geait au  fond  toutes  les  grandes  questions  de 
droit  catholique. 

Sur  ces  entrefaites  était  arrivé,  au  pouvoir, 
en  1871,  un  sieur  Carteret,  enrichi  par  l'in- 
dustrie, fabuliste  à  ses  heures,  homme  de  peu, 
mais  d'autant  plus  propre  aux  basses  besognes. 
Ce  Lafontaine  manqué  joignait,  à  une  haine 
profonde  de  l'Eglise  catholique,  une  haine 
personnelle  contre  le  jeune  évêque  de  Genève, 
qui  était,  lui,  une  des  gloires  contemporaines 
de  la  Suisse,  et  était  considéré  comme  tel  par 
toute  la  chrétienté.  Par  une  lettre  du  30  août, 
le  haineux  Myrmidon  avait  enjoint  à  Mgr  Mer- 
millod  de  s'abstenir  «  de  tout  acte  qu'il  ferait 
en  qualité  de  vicaire  général  ou  de  fondé  de 
pouvoirs  de  l'évêque  diocésain  ».  C'était  im- 
plicitement destituer  l'évêque,  car  l'évêque  de 
Lausanne  ne  pouvait  pas  administrer  le  can- 
ton de  Genève  autrement  que  par  un  vicaire 
général,  et  si  on  liait  les  mains  à  son  grand 
vicaire.  l'Eglise  de  Genève  n'avait  plus  d'ad- 
ministrateur. Le  prélat  répondit  qu'il  trans- 
mettait cette  lettre  à  ses  supérieurs.  Sans  at- 
tendre leur  examen, le  petit  versificateur  posa, 
le  V)  septembre,  cette  question  qui  exigeait 
une  réponse  immédiate  :  «  M.  Mermillod,  curé 
de  Genève,  entend- il  se  conformer  dès  à 
présent  aux   prescriptions  du    conseil  d'Etat 


5s 


HKl'olHE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


contenues  dans  sa  lettre  do  30  ao  Sam 

hésiter,  Mgr  Mermillod  dicta  cette  icponse 
au  chancelier  du  ('.uni-cil  d'Etal  : 

u  Mgr  Mermillod  ne  reconnaît  pas  la  com- 
pétence du  Conseil  d'Etat  dans  une  question 
d'administration  ecclésiastique...  Il  ne  pent 
donc  cesser  ses  fonctions  spirituelles  que 
lorsque  l'autorité  religieuse  qui  les  lui  a  con- 
Dées  les  lui  retirera. 

«  Jamais,  depuis  1815,  les  vicaires  généraux 
n'ont  été  agréés  ni  suspendus  par  aucun  Con- 
seil d'Etat. 

«  En  conséquence,  en  son  honneur  et  en  sa 
conscience,  Mgr  Mermillod  ne  peut  obtem- 
pérer aux  ordres  et  aux  menaces  du  Conseil 
d'Etat  d'avoir  à  cesser  les  fonctions  d'évéque 
auxiliaire  et  de  vicaire  général  ;  c'est  pour  lui 
un  devoir  d'inviolable  fidélité  aux  droits  de 
l'Eglise,  qui  sont  compatibles  avec  le  dévoue- 
ment à  son  pays.  » 

Au  lieu  d'admirer  cette  ferme  réponse,  le 
rimeur  genevois  se  porta  tout  de  suite  aux 
dernières  extrémités.  Le  20  septembre,  le 
Conseil  d'Etat  porta  deux  ukases,  dont  l'un 
destituait  Mgr  .Mermillod  de  ses  fonctions  de 
curé  et.  de  vicaire  général,  lui  interdisait  tout 
exercice  de  ses  fonctions  et  supprimait  le  trai- 
tement de  curé  de  Genève;  l'autre,  adressé  à 
tous  les  curés  du  canton,  leur  interdisait 
toute  relation  hiérarchique  avec  leur  évêque. 

L'épiscopat  suisse,  réuni  en  ce  moment  à 
l'abbaye  de  Saint-Maurice  en  Valais,  exprima 
aussitôt  ses  vives  sympathies  à  l'évéque  persé- 
cute. L'éyéque  répondit  en  rappelant  les 
traités,  la  constitution,  les  lois,  cl  en  énumé- 
rant  les  attentats  dont  avaient  été  l'objet  :  la 
propriété  des  églises,  la  liberté  du  culte  exté- 
rieur, la  liberté  des  cimetières  chrétiens,  le 
caractère  religieux  des  écoles,  la  liberté  de 
l'enseignement,  la  liberté  des  associations  re- 
ligieuses, les  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne 
et  les  Sœurs  de  charité.  Fuis  venant  au  fait 
actuel  et  aux  droits  acquis  par  sept  ans  de 
possession,  Mgr  Mermillod  disait  : 

*  A  son  arrivée  au  pouvoir,  M.  le  Président 
du  Conseil  d'Etat  actuel  déclara  qu'il  y  venait 
avec  un  programme.  Je  ne  sais  quelle  puis- 
sance occulte  lui  avait  donné  le  mandat  im- 
pératif de  détruire  nos  établissements  reli- 
gieux, de  fermer  nos  écoles  libres  et  gratuites 
et  d'annuler  ma  situation.  Il  révéla  ses  des- 
seins en  séance  du  Grand  Conseil,  désignant 
même  le  clergé  catholique  par  un  mot  peu 
parlementaire  (pie  je  ne  reproduirai  pas.  Dès 
lors,  nous,  catholiques,  nous  l'avons  compris, 
nous  n'avions  plus  à  la  tête  du  pouvoir, 
comme  le  réclame  un  pays  mixte,  un  homme 
d'Etat  indépendant,  un  magistrat  impartial 
sauvegardant  les  droits  de  tous  ;  mais  nous 
avions  devant  nous  le  mandataire  d'un  parti 
résolu  à  comprimer  notre  vie  religieuse,  notre 
développement  légitime  et  pacifique  au  sein 
des  libertés  publiques  dont  Genève  est  juste- 
ment hère.  C'est  donc  la  guerre  déclarée  à 
l'Eglise  et  nul  ne  s'y  méprendra.  Ma  dignité 
épiscopale    sert   de    prétexte    pour    masquer 


des  entreprises  contre  ses  droits  et  ?on  ac- 
tion. » 

l'n  peu  plus  loin,  l'évéque  disait  encore  : 
«  Depuis  deux  an-,  le  pouvoir  civil  ne  s'oc- 
cupe que  de  multiplier  des  actes  d'hostilité 
contre  nous,  alors  que  notre  pays  libre  et  nos 
terres  noblement  hospitalières  sont  un  asile 
ouvert  à  toutes  les  infortunes,  un  champ  clos 
livré  à  toutes  les  utopies  sociales,  un  refuge 
des  meurt  lis  de  tous  les  régimes  politiques.  Le 
catholicisme  seul  n'aurait  pas  ici  son  droit  de 
cité.  Je  ne  puis  donc  accepter  vos  arréi 
inexacts  dans  les  considérants,  illégaux  dans 
leurs  conclusions,  et  remplaçant  l'é<|uité,  la 
loi,  le  droit  par  des  mesures  oppressives  ' 
tholique,  prêtre,  évéque,  j'en  appelle  donc  au 
Saint-Siège,  gardien  de  vos  droits,  prolecteur 
des  opprimés.  Citoyen  genevois,  j'en  appelle 
au  bon  sens  et  à  l'impartialité  de  mes  com- 
patriotes. Toujours  j'ai  voulu  servir  et  honorer 
Genève,  aider  à  sa  prospérité  par  la  création 
libre  d'églises,  dans  les  quartiers  populeux, 
parle  développement  des  écoles  gratuites  et 
d'oeuvres  de  bienfaisance  pour  les  pauvres, 
pour  les  malades  et  pour  les  vieillards.  Jamais 
je  n'ai  méconnu  l'autorité  des  lois  et  du  pou- 
voir civil  dans  la  sphère  qui  leur  appartient. 
J'ai  observé  mon  serment  dans  ce  que  je  dois 
à  l'Etat,  et  je  ne  le  trahirai  pas  dans  ce  que 
je  dois  à  l'Eglise  et  à  son  divin  Fondateur.  Je 
ne  puis  donc  déserter  la  garde  du  sanctuaire 
de  Dieu,  ni  le  service  des  âmes  dont  je  suis  le 
pasleur,  ni  abandonner  la  défense  des  droits 
de  la  conscience  chrétienne.  » 

Le  Conseil  d'Etat  avait  voulu  livrer  l'évéque 
en  otage  à  la  haine  publique;  il  avait  pensé 
effrayer  les  catholiques  et  le  clergé  par  un 
grand  coup.  Loin  de  là,  prêtres  et  fidèles  ré- 
pondirent avec  vigueur.  Le  lendemain  du  dé- 
cret, une  protestation  signée  des  principaux 
noms  catholiques  était  affichée  dans  tout  le 
canton.  Le  clergé  répondait,  d'autre  part,  à 
l'unanimité,  par  un  refus  d'obtempérer  aux 
injonctions  injustes  et  inconstitutionnelles  du 
Conseil  d'Etal.  L'évéque  de  Lausanne  fit  ob- 
server, aux  questions  de  Genève,  qu'en  desti- 
tuant un  curé  et  un  vicaire  général,  ils  avaient 
gravement  méconnu  l'autorité  de  l'Ordinaire 
et  du  Souverain  Pontife.  Enfin  Fie  IX  consta- 
tait avec  joie  qu'au  moment  où  l'on  [réparait, 
aux  catholiques  de  Genève,  de  nouvelles 
épreuves,  ils  s'élevaient,  avec  force  contre 
l'injustice.  Quant  au  traitement  du  curé  de 
Genève,  VUnivers  le  trouva  promptement  par 
une  souscription.  «  Le  fond  de  l'affaire,  disait, 
à  ce  propos  Veuillot,  est  que  la  tyrannie  du 
protestantisme  révolutionnaire  veut  supprimer 
l'exercice  du  culte  catholique  ».  En  effet,  il 
n'y  avait  pas  d'autre  chose  en  question,  et, 
per  nefas,  Carteret  ne  désespérait  pas  d'y 
réussir.  Pauvre  homme,  qui  n'ayant  pas, 
comme  Bismarck,  des  millions  d'hommes  a 
jeter  dans  l'arène  des  combats  et  des  pro- 
vinces à  accaparer,  espérait  au  moins  se  créer 
une  couronne  en  enlevant  un  évêque  et  en 
crochetant  des  porter  d'églises. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


59 


Le  "-2'A  octobre  1872,  une  affiche  appelait  les 
électeurs  aux  urnes  pour  le  Renouvellement 
du  Grand  Conseil.  Le  l<>  novembro,  jour  des 
élections,  une  bande  d'assommeurs  dispersait 
les  électeurs  des  campagnes,  pendant  que 
d'autres,  unissant  la  fraude  à  la  violence, 
composaient  le  Grand  Conseil  uniquement  de 
libres-penseurs.  Cependant  le  Conseil  d'Etat 
nommait  une  commission  consultative  pour 
préparer  un  projet  <le  loi.  Le  projet,  envoyé 
au  Grand  Conseil,  fut  l'objet  de  délibérations 
contradictoires,  l'assemblée  hésitant  à  l'adop- 
ter et  flottant  à  l'idée  d'une  séparation  dé 
l'Eglise  et  de  l'Etat.  Celte  idée  de  séparation, 
dont  les  impies  se  font  une  arme  quand  ils 
croient  pouvoir  s'en  servir,  n'est  en  somme, 
pour  eux,  qu'une  arme  compromettante,  et, 
séparés  ou  unis  par  des  concordats,  tant  qu'ils 
ne  nous  tyranniseront  pas  avec  la  brutalité  im- 
bécile du  goujat  qui  met  le  pied  sur  une 
montre  ils  n'obtiendront  sur  nous  aucun 
avantage  ;  encore  la  brutalité,  si  elle  est  jus- 
tifiée par  nos  torts,  ne  pourra  que  nous  ra- 
mener au  devoir,  et  si  elle  se  heurte  à  nos 
vertus,  ne  pourra  jamais  qu'en  provoquer, 
bien  malgré  elle,  le  providentiel  accroisse- 
ment. Enfin,  après  maints  débats  où  les  dé- 
putés ne  contestaient  que  sur  le  moyen  d'étran- 
gler plus  sûrement  leur  victime,  le  Grand 
Conseil  accoucha  de  cette  loi  : 

A  ht.  t.  —  Les  curés  et  les  vicaires  sont 
nommés  par  les  citoyens  catholiques  inscrits 
sur  le  rôle  des  électeurs  cantonaux.  Ils  sont  ré- 
vocables. 

Aht.  II.  —  L'Evêque  diocésain  reconnu  par 
ÏElal  peut  seul,  dans  les  limites  de  la  loi,  faire 
acte  de  juridiction  et  d'administration  épis- 
copales.  Si  l'évêque  diocésain  délègue  ses  pou- 
voirs à  un  mandataire,  il  ne  peut  le  faire  que 
sous  sa  responsabilité  et  ce  délégué  doit  être 
ayréc  par  le  Conseil  d'Etat.  L'assentiment 
donné  par  le  Conseil  d'Etat  peut  toujours  être 
retire 

Les  paroisses  catholiques  doivent  faire  partie 
d'un  diocèse  suisse.  Le  si^ge  de  l'évêque  ne 
pourra  être  établi  dans  le  canton  de  Ge- 
nève. 

Aht.  [II.  —  La  loi  détermine  le  nombre  et 
la  circonscription  des  paroisses,  les  formes  et 
les  conditions  de  l'élection  des  curés  et  vicaires, 
l<  \erment  qu'ils  prêtent  en  entrant  en  fonc- 
tion, les  cas  et  le  mode  de  leur  révocation, 
^organisation  des  conseils  chargés  de  l'admi- 
nistration temporelle  du  culte,  ainsi  que  les 
sanctions  législatives  qui  le  concernent. 

Cette  constitution  civile  du  clergé  catholique, 
visiblement  calquée  sur  l'œuvre  janséniste  et 
schismatique  de  l'Assemblée  Constituante, 
était  complétée  par  un  règlement  pour  l'élec- 
tion des  curé-  par  la  voie  du  scrutin  décidant 
à  la  majorité  des  voix.  Etait  électeur  tout  ei- 
de  Genève,  même  prote  tant,  se  fai- 
sant inscrire  sur  la  liste  des  électeurs  catholi- 
que- ;  pour  l'élection,  le  quart  des  suffrages 
était  requis,  mais  bientôt  on  se  contenta  d 
seul  suffrage  pour  imposer  un  curé  a  une  pa- 


roisse qui  à  L'unanimité,  par  voie  d'ab  li 
lion,  l'aurait  rejeté;   un  conseil  laïque  était 

donne  a  ebaque  paroisse   pour    régler    l'ordre 

des  offices  et  commander  le  curé  ;  le  curé,  en- 
trant en  fonction,  devait  prétei  serment  à 
L'organisation  du  culte  catholique  de  la  Ré- 
publique ;  enfin  le  sultan  Carteret  se  réservait 
le  droit  de  suspension!  En  deux  mots,  élec- 
tion des  curés  par  des  électeurs  raccolés,  élec- 
tion d'un  curé  même  par  un  électeur,  soumis- 
sion du  curé  aux  fidèles  et  au  sieur  Carteret, 
tyran  ecclésiastique  de  Genève.  On  ne  com- 
prend pas  comment  (\(^  hommes,  qui  ne  doi- 
vent pas  être  ni  des  fous,  ni  des  misérables, 
peuvent  porter  de  semblables  règlements.  Il 
serait  beaucoup  plus  simple  de  dire  :  «  Je 
m'appelle  Carteret  ;  les  curés  sont  mes  es- 
claves ».  Alors  on  aurait  le  mérite  de  la  fran- 
chise, et,  sans  déguiser  autrement  sa  tyrannie, 
on  s'épargnerait  ce  vain  luxe  de  slupide  lé- 
gislation. Mais  pour  parler  ainsi  à  des  prêtres, 
avec  franebise  ou  hypocrisie,  il  faut  bien  peu 
les  connaître  ou  beaucoup  les  mépriser.  Vive 
Dieu  !  on  verra,  à  Genève,  ce  que  c'est  qu'un 
prêtre,  et  ce  qu'il  peut  faire,  même  écrasé. 

Les  protestants  et  les  libres-penseurs  n'épar- 
gnèrent pas,  du  reste,  à  ces  actes  odieux, 
l'expression  publique  de  leur  pitié.  A  Genève 
même  Ernest  Naville  et  William  de  la  Ilive, 
hommes  très  avantageusement  connus,  se 
firent  l'honneur  de  protester  contre  cette  con- 
trefaçon grossière  de  l'Eglise  catholique.  Dans 
la  Revue  des  deux  Mondes,  le  pasteur  de  Pres- 
sensé  écrivait:  «  Il  n'est  pas  admissible  qu'un 
corps  délibérant,  composé  en  majorité  de  pro- 
testants, soit  appelé  à  déterminer  les  condi- 
tions de  l'autorité  catholique.  On  ne  saurait 
contester  que  le  catbolicisme,  ainsi  remanié, 
n'est  plus  ce  qu'on  a  cdnuu  jusqu'ici  sous  ce 
nom.  C'est  en  réalité,  selon  la  formule  du 
serment,  le  culte  catholique  de  la  Républi- 
que. »  «  Le  Grand  Conseil  de  Genève,  ajoutait 
Renan,  fit  pour  les  catholiques  une  véritable 
constitution  civile,  réglant  l'organisation  in- 
térieure de  l'Eglise,  consommant  le  schisme 
avec  Home,  mettant  à  l'élection  les  ebarges 
ecclésiastiques.  Voilà  des  actes  qu'un  ami  de 
la  liberté  ne  peut  approuver.  Que  dirions-nous 
si  un  gouvernement  catholique  se  donnait  le 
droit  de  pénétrer  dans  l'intérieur  des  églises 
protestantes,  d'en  modifier  de  fond  en  comble 
l'ordonnance,  de  toucher  à  des  points  que 
les  prolestants  tiennent  pour  leur  foi.  » 

La  lactique  du  gouvernement  genevois 
avait  toujours  été  de  séparer  les  catholiques 
du  clergé  et  de  diviser  les  catholiques  entre 
eux.  Si  un  catholique  devenait  libre-penseur, 
hostile  à  son  Eglise,  aussitôt  h  s  faveurs  et 
même  les  obséquiosités  des  hommes  ou  gou- 
vernement lui  étaient  assurées;  c'était  celui-là 
qu'on  félicitait  de  sou  patriotisme,  de  ses  lu- 
mières et  finalement  qu'on  poussait  à  une 
charge  rétribuée  ou  au  Grand  Conseil.  On  re- 
fusait à  la  foi  persévérante  ce  qu'on  accor- 
dait h  l'apostasie.  Cette  fois  la  tactique  n'était 
pas  changée,  mais  elle  ne  devait  pas  trouver 


(-,<) 


IIIS'l'OUIE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQU] 


sa  possibilité  d'application.  Par  une  lettre  <lu 
l  i  janvier,  fête  de  sainl  Hilaire,  qui  avait  au- 
trefois si  héroïquement  répondu  à  Constance, 
le  clergé  du  canton  de  i  lenève  protesta  contre 
le  projet  comme  <>  méconnaissant  l'immaculée 
organisation  de  l'Eglise,  rabaissant  l'Eglise 
universelle  au  rôle  d'une  mesquine  institution 
locale,  soumise  à  tous  les  caprices  humains; 
réduisant  les  organes  du  Très-Haut,  les  aidi  ■ 
et  coopérateurs  de  Dieu  au  rang  de  fonction- 
naires civils,  qui,  grâce  à  leur  mode  d'élec- 
tion, d'approbation  et  de  révocation,  ne  se- 
raient,;'! précisément  parler,  1<>  délégués  ni  de 
Dieu,  ni  de  l'Etal,  ni  du  peuple.  »  «  Mais 
depuis  des  siècles,  ajoutaient  les  prêtres  per- 
sécutés, l'Eglise  subit,  supporte  et  use  la  force. 
Ni  les  violences  des  césars  païens,  ni  celles 
des  despotes  théologiens  du  Bas-Empire, ni  les 
tentatives  de  Henri  et  Frédéric  d'Allemagne, 
avides  de  mettre  la  main  sur  les  droits  et  les 
intérêts  sacrés  des  âmes,  n'ont  pu  détruire, 
ni  modifier  l'Eglise  de  Jésus-Christ.  Les  per- 
sécuteurs ont  passé,  tandis  que  l'Eglise  n'a 
rien  perdu  de  sa  vivace  et  inaltérable  consti- 
tution, de  sa  foi,  de  son  immortelle  et  tou- 
jours renaissante  énergie.  » 

A  la  protestation  des  curés  se  joignit  immé- 
diatement la  protestation  des  maires.  «  Quand 
le  pouvoir,  disaient  ces  magistrats,  au  lieu  de 
chercher  une  solution  au  conflit  actuel  par 
une  entente  avec  l'autorité  ecclésiastique,  brise 
l'ancien  état  de  chose  et  propose  au  vote  d'une 
assemblée  libre,  une  loi  contraire  à  la  consti- 
tution et  à  la  liberté  des  cultes,  il  entre  dans 
une  voie  d'intolérance  qui  nous  déshonore  au 
yeux  de  l'Europe.  Pour  mettre  fin  à  ce  con- 
ilit  religieux,  il  faut  en  sortir  ou  par  l'article 
130  de  la  Constitution  ou  en  se  ralliant  fran- 
chement au  projet  de  la  minorité  de  la  com- 
mission, déclarant  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat  sur  des  bases  qui  respectent  les 
droits  acquis.  Du  reste,  nous  pouvons  vous 
le  déclarer  à  l'avance,  votre  loi  est  imprati- 
cable. Bien  que  nous  ne  parlions  qu'en  notre 
nom  personnel,  nous  connaissons  assez  l'es- 
prit des  communes  dont  nous  sommes  les 
maires,  adjoints  ou  conseillers  municipaux, 
pour  vous  dire  qu'elles  n'accepteront  jamais 
des  mesures  autoritaires.  Elles  savent  que  les 
presbytères  et  les  églises  sont  des  bâtiments 
municipaux,  par  conséquent  une  propriété 
inviolable  et  sacrée.  Elles  doivent  en  rester 
maîtresses  et  en  avoir  la  garde.  » 

A  la  protestation  des  curés  et  des  maires 
vint  se  joindre  la  protestation  des  fidèles  ca- 
tholiques qui  tous,  sans  exception,  s'abstin- 
rent de  voter  et  déclarèrent  ne  vouloir  jamais 
accepter  la  loi.  De  son  côté,  Mgr  Mermillod 
démontra,  par  une  savante  discussion,  que  le 
projet  de  loi  était  anti  catholique,  parce  qu'il 
blessait  le  dogme,  la  constitution  et  la  disci- 
pline essentielle  de  l'Eglise;  illibêral,  parce 
qu'il  plaçait  la  conscience  sous  la  main  de 
l'Etat  et  faisait  rétrograder  jusqu'au  despo- 
tisme des  césars  païens  ;  spoliateur,  parce 
qu'il  enlevait  aux  prêtres  les  indemnités  dues 


et  aux  catholiques  la  jouissance  de  leur  part 
au  budget;  antinational,  parce  qu'il  décli- 
nait la  constitution  cantonale,  le  pacte  fédéral 
et  les  titrée  sacrée  du  droit  des  gens;  enfin 
manquant  dt  sincérité  dans  son  nom,  dans  son 
but  et  dans  ses  motifs,  parce  qu'il  n'était 
qu'une  contrefaçon  des  mauvais  jours  de  la 
Révolution  française,  un  emprunt  aux  théories 
de  Mirabeau  et  de  Robespierre,  désignant  les 
prêtres  comme  des  officiers  de  morale  et  de 
culte  que  le  peuple  doit  élire.  Il  n'y  a  là,  ni 
christianisme,  ni  catholicisme  :  que  son  nom 
véritable  soit  donné  à  cette  loi  :  c'est  une  loi 
révolutionnaire. 

«  J'ai  besoin,  concluait  le  doux  et  éloquent 
prélat,  j'ai  besoin  de  vous  redire,  en  termi- 
nant, les  paroles  de  saint  Ambroise  :  «  Si  je 
suis  le  seul  obstacle  à  vos  desseins,  pourquoi 
faire  un  décret  qui  frappe  toutes  les  cons- 
ciences ?  sacrifiez-moi  et  laissez  l'Eglise  tran- 
quille. »  Je  vous  l'ai  déjà  écrit  à  plusieurs  re- 
prises :  ma  personne  n'est  rien  ;  les  droits  de 
l'Eglise  et  de  la  conscience  chrétienne  sont 
tout.  Entre  l'Eglise  et  l'Etat,  il  n'y  a  de  situa- 
tion légitime  que  l'accord  pacificateur  ou  la 
liberté  vraie  ;  sinon,  sous  l'ironie  de  la  léga- 
lité, il  ne  reste  que  l'oppression  des  âmes.  » 

Dans  ces  conjonctures,  pour  ne  pas  priver  de 
pasteurs  les  calboliques  de  Genève  et  laisser 
la  voie  ouverte  à  la  conciliation,  Pie  IX,  rem- 
plissant le  plus  strict  devoir  de  sa  charge, 
avait  nommé  l'évêque  d'Hébron,  vicaire  apos- 
lique  de  Genève.  Cette  disposition,  toute  de 
bienveillance  et  de  zèle  apostolique,  causa, 
parmi  les  protestants,  un  émoi  profond  et  mit 
au  comble  la  fureur  bouillonnante  du  sieur 
Carteret.  Le  dimanche  soir  à  sept  heures,  cet 
émule  de  la  Fontaine,  imitant  des  bêtes  plus 
les  emportements  que  la  sagesse,  convoquait 
le  Conseil  d'Etat  en  séance  extraordinaire  et 
proposait  de  jeter  immédiatement  Mgr  Mer- 
millod en  prison.  Cette  proposition  fut  re- 
poussée sans  discussion  par  le  Conseil  d'Etat. 
On  résolut  de  temporiser  et  de  s'entendre  avec 
la  Confédération.  Deux  membres  du  Conseil 
furent  délégués  à  Berne,  et  il  fut  convenu  que 
le  Conseil  d'Etat  de  Genève  sommerait  Mgr 
Mermillod  de  déclarer,  le  14  février  avant 
midi,  s'il  voulait  persi-ter  à  remplir  ses  fonc- 
tions de  vicaire  apostolique  ou  y  renoncer, 
selon  l'injonction  qui  lui  en  avait  été  faite  par 
les  autorités  fédérale  et  cantonale.  Vingt- 
quatre  heures  avaient  été  laissées  au  prélat 
pour  envoyer  sa  déclaration. 

Le  samedi,  à  midi,  la  réponse  demandée 
fut  déposée  à  la  chancellerie  du  Conseil  d'Etat  ; 
elle  débutait  par  ces  mots  qui  indiquent  com- 
bien le  prélat  procédait  loyalement  dans  tous 
ces  démêlés:  «  Je  dois,  disait-il,  à  Dieu  et  à 
la  sainte  Eglise  catholique  une  réponse  nette; 
je  dois  à  mes  concitoyens,  catholiques  et  pro- 
testants, de  sérieuses  et  franches  explica- 
tions. >-  Puis,  après  l'exposé  historique  de 
l'origine  et  de  la  marche  du  conflit;  après 
avoir  démontré  que  sa  dignité  de  vicaire 
apostolique  ne  portait  atteinte  à   aucun   des 


LIVKK  UUATIlK-VINGT-UUATOnZIKMK 


61 


droits  de  l'Eglise,  à  aucune  loi  cantonale 
et  fédérale,  il  proclamait  avec  fermeté  qu'il 
resterait  fidèle  au  grand  principe  qui  a  été  et 

qui  est  encore  le  principe  de  toutes  les  libelles 
civiles  et  politiques  :  «  Rendre  à  César  ce  qui 
est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  » 

Tous  les  esprits  étaient  agités  de  sinistres 
pressentiments.  A  la  séance  du  Grand  Conseil 
qui  avait  lieu  ce  môme  jour  à  deux  heures, 
le  rimeur  Oarteret  déclara,  en  prose  de 
marchand,  que  des  mesures  seraient  bientôt 
prises  par  le  gouvernement  cantonal  et  par  la 
confédération.  Un  financier,  dont  une  entre- 
prise n'avait  pas  eu  grand  crédit  dans  ses  an- 
nonces et  grandes  ressources  pour  ses  paie- 
ments (cela  est  dit  ainsi  par  euphémisme), 
un  sieur  Vaulier  s'était  rendu  à  Berne  la  veille 
et  avait  conclu  un  pacte  avec  le  président  Gé- 
résole.  L'évêque  cependant  convoquait  le 
Clergé  à  Notre-Dame,  le  15  février,  et  lui 
donnait,  pour  le  cas  éventuel  d'un  emprison- 
nement, les  directions  nécessaires.  «  Je  suis 
prêt  à  tout,  dit-il,  pour  Dieu,  pour  les  droits 
de  l'Eglise,  pour  sauvegarder  la  liberté  des 
catholiques.  Si  je  suis  mis  au  secret,  on  pu- 
bliera peut-être  des  paroles  ou  des  faits,  pour 
faire  croire  que  j'ai  fléchi  ;  n'en  croyez  rien  et 
détrompez  au  besoin  les  populations;  n'ad- 
mettez que  ce  qui  vou9  sera  certifié  par  le 
canal  de  l'autorité  ecclésiastique.  »  Le  prélat 
désigna,  pour  le  cas  d'emprisonnement,  ses 
fondés  de  pouvoirs  qui  exerceraient  l'autorité  ; 
tous  les  prêtres  renouvelèrent,  entre  ses  mains, 
les  promesses  cléricales. 

L'heure  était  solennelle.  Le  dimanche, 
l'évêque  prêcha  sur  la  parabole  du  Semeur 
et  présida  le  soir,  à  Saint-Germain,  la  réunion 
de  la  Société  des  domestiques.  Ce  fut  son  der- 
nier acte  de  ministère  pastoral.  Le  lundi, 
17  février,  à  onze  heures  et  demie  du  matin, 
le  commissaire  de  police  Coulin,  aidé  d'un 
agent  américain  nommé  Bastian,  vint  saisir 
en  son  domicile  Gaspard  Mermillod,  citoyen 
de  Genève,  évêque  catholique,  enfant  glorieux 
de  la  libre  Helvétie.  Le  prélat  fut  jeté  de  force 
dans  un  fiacre  et  conduit  à  la  frontière  par  la 
route  de  Fernex.  Quatre  prêtres  eurent  à  peine 
la  liberté  de  monter  dans  une  voiture  de  place  ; 
la  police,  qui  gardait  toutes  les  issues  de  la 
cure,  les  avait  retenus  prisonniers,  pendant 
que  l'évêque  dictait,  contre  cette  brutalité  in- 
fâme des  Carteret  et  des  Cérésole,  un  acte  de 
calme  et  forte  protestation.  Le  coup  de  main 
fut  d'ailleurs  exécuté  avec  tant  de  prompti- 
tude que  quelques  passants  seuls  s'en  aper- 
çurent par  hasard.  Ce  n'est  qu'après  la  con- 
sommation de  l'attentat  que  les  catholiques 
en  apprirent  la  douloureuse  nouvelle.  Le  soir, 
ils  se  réunirent  à  Notre-Dame  en  deuil,  pour 
le  chant  du  Miserere:  l'église  était  comble  ; 
le  recteur  adressa  aux  fidèles,  aussi  tristes 
qu'irrités,  quelques  paroles  de  consolation, 
les  exhortant  au  calme  et  à  la  confiance.  Les 
jours  suivants  les  mêmes  prières  eurent  lieu 


aux  églises  de  Saint-Germain,  de  Saint-Joseph 

et  à  Garouge,  ville  natale  du  nouvel  Athanase. 

Le  décret  d'exil  venait  du  Conseil  fédéral 

son  principal  auteur  était  le  fils  d'un  protes- 
tant vaudois,  Cérésole,  ci-devant  bas  Qagor 

iieur   du    clergé   suisse,  aujourd'hui  complice 

lâche  des  persécuteurs  genevois.  Un  président 
sérieux,  équitable  et  ferme  eût  prévenu  en 
grande   partie   les  excès    qui   déshonorèrent 

alors  la  Suisse;  mais  avec  un  homme  plein  de 
fatuité  et  d'égoïsme,  on  se  trouva  tout  à  coup 
jeté,  même  au  simple  point  de  vue  politique, 
dans  des  solidarités  compromettantes  et  inex- 
tricables. Même  au  Grand  Conseil  de  Genève 
plusieurs  députés  exprimèrent  hautement  leur 
indignation.  Un  naturaliste  célèbre  par  son 
adhésion  à  la  théorie  de  l'homme-singc,  Vogt, 
dit  entre  autres  :  «  J'accorde  que  le  gouver- 
nement veuille  défendre  le  domaine  du  pou- 
voir civil  contre  les  empiétements  du  clergé 
romain,  à  condition  toutefois  de  respecter  les 
textes  constitutionnels  et  de  ne  pas  mécon- 
naître les  droits  imprescriptibles  consacrés 
par  ces  textes.  J'ai  fait  une  étude  très  ap- 
profondie du  conflit,  mais  je  n'ai  pu  arriver  à 
cette  déduction  que  le  citoyen  suisse,  lorsqu'il 
aura  commis  un  délit  quelconque,  ne  sera  pas 
entendu  par  ses  juges.  Si  le  Conseil  fédéral  a 
le  droit  de  renvoyer  de  son  territoire  les 
étrangers  qui  compromettent  la  sécurité  inté- 
rieure, c'est  que,  bien  entendu,  la  Confédéra- 
tion ne  reconnaît  pas  posséder  ce  droit  pour 
les  nationaux.  Dans  la  circonstance,  on 
n'avait  pas  le  droit  d'agir  administrativement 
et  d'infliger  une  peine.  [Le  Conseil  fédéral 
doit  veiller  à  la  tranquillité  du  canton,  mais 
dans  la  limite  des  lois,  et  la  première  loi  à 
observer,  c'est  que  nul  ne  peut  être  distrait 
de  ses  juges  naturels  (1)  ». 

Aucun  député  n'osa  parler  en  faveur  du  dé- 
cret d'exil.  L'attitude  du  Grand  Conseil  fait  si 
manifestement  improbation  que  Carteret,  l'un 
des  grands  coupables,  s'écria  :  «  Si  vous  nous 
croyez  coupables,  mettez  le  Conseil  d'Etat  en 
accusation  ».  Plus  tard,  un  recours  fut  adressé 
à  l'Assemblée  fédérale  contre  le  décret  inique 
de  son  Conseil  exécutif.  La  Commission  re- 
connut que  «  ni  la  constitution  fédérale,  ni 
aucune  loi  fédérale  ne  contienne  un  article 
qui  autorise  expressément  cette  mesure  d'ex- 
pulsion contre  un  citoyen  suisse  »  ;  puis,  par 
une  contradiction  flagrante  et  par  une  fai- 
blesse qui  rend  l'Assemblée  complice  du  Con- 
seil, la  majorité  protestante  accorda,  à  ce 
Conseil  coupable,  un  bill  d'indemnité.  Et, 
pour  mettre  le  comble  à  l'injustice,  malgré  le 
principe  incontestable  de  la  non-rétroactivité 
de  la  loi,  l'indigne  Cérésole  voulut  faire  reviser 
la  Constitution  pour  consacrer  le  droit  d'exil. 
O  Suisse,  patrie  de  Guillaume  Tell,  autrefois 
vengeresse  de  la  liberté  et  du  droit,  mainte- 
nant courbée  sous  le  joug  d'imbéciles  petits 
tyrans  qu'on  ne  sait  comment,  même  pour  les 
flétrir,  élever  à  la  dignité  de  l'histoire. 


[1)  Mémorial  du  grand  Conseil,  p.  186. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


L'abîme  invoque  l'abîme.  Noua  alloua  voir 
les  pauvres  tyranneau*  de  la  Suisse,  battus 

a  justification  possible  Bur  le  terrain  du 
droit,  se  battre  de  plus  en  \>U\<}  el  de  leurs 
propres  main-.  Bur  le  terrain  des  faits. 

Dana    une    leilre    encyclique  du   21    no- 
vembre 1873,  adressée  à  l'épiscopat  du  monde 
lolique,   Pie  IX  qui,   l'année  précédente, 

■  il  déjà  déploré  inutilement  les  violences 
des  cantons,  Pie  IX  ajoutait  :  a  Après  l'expul- 
sion violente  de  notre  vénérable  frère  Gaspard, 
évoque  d'Hébron,  expulsion  aussi  honorable 

çloriense  pour  celui  qui  en  a  été'  victime, 
qu'ignominieuse  et  déshonorante  pour  ceux 
qui  l'ont  décrétée  et  exécutée,  le  gouverne- 
ment de  Genève  a  promulgué  deux  lois  tout  à 
fait  conformes  au  projet  publiquement  an- 
noncé, projet  que  nous  avions  désapprouvé. 
C'est  ce  même  gouvernement  qui  s'est  arrogé 
le  droit  'le  transformer  dans  le  canton  la  cons- 
titution de  l'Eglise  catholique,  de  la  plier  à 
une  l'orme  démocratique  en  subordonnant 
l'évéque  à  l'autorité  civile,  soit  pour  l'exer- 
cice de  sa  juridiction  et  de  son  administra- 
tion, soit  pour  la  délégation  de  ses  pouvoirs, 
en  lui  interdisant  de  résider  dans  ce  canton  ; 
en  fixant  le  nombre  et  la  limite  des  paroisses  ; 
en  décrétant  l'élection  des  curés  et  des  vi- 
caires, avec  sa  forme  el  ses  conditions,  les  cas 
et  le  mode  de  leur  révocation  et  de  leur  sus- 
pension ;  en  accordant  à  des  laïcs  le  droit  de 
les  nommer  ;  en  confiant  de  même  à  des  laïcs 
l'administration  temporelle  du  culte;  enfin  en 
leur  donnant  le  contrôle  et  la  direction  géné- 
rale des  choses  ecclésia-tiques. 

«  De  plus,  il  est  réglé  par  ces  lois  que,  sans 
l'autorisation  toujours  révocable  du  gouverne- 
ment, les  curés  et  vicaires  ne  peuvent  exercer 
aucune  fonction,  accepter  aucune  dignité  su- 
périeure à  celles  pour  lesquelles  ils  ont  été 
élus  par  le  peuple,  et  qu'ils  seront  astreints 
par  le  pouvoir  civil  à  un  serment,  rédigé  en 
termes  qui  en  font  une  véritable  apostasie. 

«  11  ne  peut  échapper  à  personne  que  de 
telles  lois  sont  non  seulement  nulles  et  de 
nulle  force  par  défaut  absolu  de  compétence 
dans  les  législateurs  laïques  et  prolestants 
pour  la  plupart,  mais  encore  que  leurs  pres- 
criptions sont  tellement  contraires  aux  dogmes 
de  la  foi  catholique  et  à  la  discipline  ecclésias- 
tique établie  par  le  concile  de  Trente  et  les 
constitutions  pontificales,  que  nous  sommes 
obligé  de  les  désapprouver  et  condamner  en- 
tièrement. 

«  C'est  pourquoi,  au  nom  du  devoir  qui 
incombe  à  notre  charge  et  en  vertu  de  notre 
autorité  apostolique,  nous  réprouvons  solen- 
nellement ces  lois  et  nous  les  condamnons. 
Nous  déclarons  en  même  temps  illicite  et 
tout  à  fait  sacrilège  le  serment  qu'elles,  pres- 
crivent. 

«  Eu  conséquence,  tous  ceux  qui,  dans  le 
territoire  de  Genève  ou  ailleurs,  auront  été 
élus  conformément  aux  dispositions  établies 
par  ces  lois  ou,  d'uue  manière  équivalente,  par 
les   suffrages  du   peuple    et   l'institution   du 


pouvoir  civil,  el  oseront  remplir  les  fonction 
du  ministère  ecclésiastique,  encourront  par  le 
(ail  même  l'excomunication  majeure  spéciale- 
ment réservée  à  ce  Saint-Siège,  et  les  antres 

peines  canoniques;  à  tel  point  que  les  fidèles, 
conformément  a  l'averti  sèment  du  divin 
Mailre,  doivent  les  fuir  tous  comme  des 
étrangers  et  des  voleurs,  qui  ne  viennent  que 
pour  piller,  égorger  et  délruir 

Toute  la  presse  européenne  avait  énorgi- 
quement  blâmé  la  conduite  du  canton  de  Ge- 
nève et  de  la  Confédération.  Mais  le  jugement, 
déjà  rendu  par  l'opinion  publique,  en  passant 
par  la  bouche  du  Souverain  Pontife,  devenait 
une  autorité  accablante.  \u>-i  le  président 
Cérésole,  profondément  blessé,  saisit  celte  oc- 
casion de  rompre  les  relations  diplomatiques 
avec  le  Saint-Siège.  La  nonciature  fut  sup- 
primée par  une  note  du  \2  décembre  1873, 
note  dans  laquelle  le  prote-tant  Cérésole  di- 
sait :  «  L'Encyclique  du  12  novembre  ren- 
ferme et  précise,  à  l'égard  des  diverses  auto- 
rités légitimement  constituées  en  Suisse  et  de 
certaines  décisions  que  ces  autorités  ont  régu- 
lièrement prises,  des  accusations  de  la  nature 
la  plus  directe  et  la  plus  grave.  Au  nombre 
de  ces  accusations  figurent  celle  d'avoir  violé 
la  foi  publique  et  celle  d'avoir,  par  l'expul- 
sion d'un  prêtre  du  territoire  suisse,  commis 
un  acte  honteux  et  plein  d'ignominie  pour 
ceux  qui  l'ont  ordonné,  comme  pour  ceux  qui 
l'ont  exécuté...  A  dater  de  ce  jour,  la  Confé- 
dération suisse  ne  peut  plus  reconnaître  le 
chargé  d'affaire  du  Saint-Siège  comme  repré- 
sentant diplomatique  accrédité  près  d'elle  ». 

Le  nonce  expulsé,  Mgr  Agnozzi,  avait  été 
nommé  représentant  du  Saint-Siège  en  Suisse, 
le  14  mars  1848.  Avec  les  regrets  unanimes 
des  catholiques  du  clergé  suisse,  il  emporta 
l'estime  et  les  louanges  même  de  ceux  qui 
frappaient  le  Saint-Siège  en  sa  personne.  Ce 
qui  prouve  que  l'intolérance  ne  voulait  pas 
plus  épargner  les  personnes  agréables  que 
les  personnes  désagréables.  «  évidemment, 
disait  un  journal  français,  le  Temps,  le  lan- 
gage tenu  par  Pie  IX  n'a  été  que  l'occasion 
d'une  rupture  que  les  nouvelles  lois  sur  le 
culte  catholique  avaient  ren  lue  inévitable  ». 
«  La  libre  Suisse,  ajoutait  le  Figaro,  la 
Suisse  qui  n'a  pas  voulu  qu'on  touchât  un 
cheveu  de  la  tête  de  Razona,  et  qui  considère 
comme  sacré  le  citoyen  Pilotell,  ne  veut  plus 
tolérer  une  représentation  permanente  de  la 
papauté  en  Suisse.  Tout  le  monde  est  libre  en 
Suisse,  sauf  les  catholiques  qui  veulent  prier 
Dieu  comme  le  priaient  leurs  pères.  »  La 
Suisse  devait  s'habituer,  petit  à  petit,  à  ce  ré- 
gime de  despotisme  à  la  Bismarck,  que  la  ré- 
vision, une  fois  votée,  inaugurera  définitive- 
ment à  Renie. 

Le  4  janvier  1874,  les  évèques  suisses  adres- 
sèrent, contre  la  suppression  de  la  nonciature, 
une  protestation  au  Conseil  fédéral  :  «  Les  at- 
taques contre  l'Eglise  catholique,  disaient-ils, 
sont  poussées  au  point  que  l'on  ose  publique- 
ment indiquer   la  destruction   de  cette  église 


LIVIIE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


63 


comme  le  but  final  de  cetle  guerre  acharnée. 
La  plaie  faite  à  l'Eglise  de  Genève  saignait 
encore,  lorsque  votre  décision  du  12  décembre 
a  Frappé  d'un  coup  plus  sensible  que  tous  les 
précédents  l'Eglise  catholique  dans  son  en- 
Bemble...  Une  celle  protestation  soit  la  preuve, 
pour  les  générations  présentes  et  futures, 
qu'aucune  puissance  de  la  terre  ne  saura  em- 
pêcher l'union  dans  la  foi  et  dans  la  charité, 
que  nous  sommes  décidés  à  maintenir  avec  la 
Chaire  de  saint  Pierre  à  Home.».  De  son  côté, 
Mgr  Agnozzi  écrivait  que  «  le  Saint-Père  ne 
pouvait  omettre  de  dire  que  la  foi  publique 
avait  été  violée  par  l'exil  de  Mgr  Mermillod  ; 
et  que  la  rupture  était  d'autant  moins  fondée 
que  l'Assemblée  fédérale,  le  27  novembre  18715, 
avait  décidé,  par  09  voix  contre  41.  le  main- 
tien de  la  nonciature  apostolique  dans  la 
Confédération  ». 

Les  protestations  d'amour  ne  manquèrent 
pas  non  plus  à  l'évêque  proscrit.  Le  25  fé- 
vrier, premier  dimanche  après  l'exil,  plus  de 
trois  mille  hommes  de  toutes  les  communes 
du  canton  accouraient  à  Fernex.  Lorsque  le 
prélat  parut  au  milieu  d'eux,  ce  fut  un  trans- 
port inexprimable,  des  battements  de  mains, 
des  cris  enthousiastes.  Après  la  première  ex- 
plosion de  joie,  divers  orateurs  présentèrent 
successivement  des  adresses  :  Un  cri  immense, 
sorti  de  toutes  ces  poitrines,  résuma  le  dis- 
cours :  «  Nous  jurons  fidélité  et  obéissance  !  » 
Pour  consoler  et  encourager,  l'évêque  trouva 
les  plus  beaux  accents  d'énergie  et  de  patrio- 
tisme :  «  Je  ne  marcherai  pas  sur  le  crucifix, 
s'écria-t-il,  pour  repasser  les  frontières  de 
mon  pays.  Le  catholicisme,  chassé  par  l'hé- 
résie, a  attendu  trois  cents  ans  aux  portes  de 
Genève  ;  je  puis  rester  trois  jours  à  la  fron- 
tière en  attendant  que  rentrent  le  droit  et  la 
liberté.  Ce  que  je  défends,  ce  n'est  pas  la  li- 
berté de  ma  personne;  c'est  la  liberté  du 
foyer  domestique,  l'éducation  chrétienne  des 
familles,  toutes  les  joies  et  les  espérances  de 
la  patrie...  Rentrez  dans  vos  foyers  calmes  et 
paisibles.  Je  vous  bénis,  vous  porterez  mes 
bénédictions  au  sein  de  vos  familles.  Soyez 
les  messagers  de  la  paix.  Qu'on  sache  qu'il 
n'y  a  pas  à  Genève  de  meilleurs  citoyens  que 
les  catholiques  (1)  ». 

Peu  de  jours  après,  Pie  IX  adressait  à 
Mgr  Mermillod  un  Bref,  l'exhortant  au  cou- 
e  par  l'exemple  des  premiers  évoques  de 
l'Eglise,  a  que  le  martyre  avait  l'habitude  de 
suivre  comme  l'ombre  suit  le  corps  ».  Deux 
évêquea  d'Allema^e,  Charles-Joseph  Héfélc 
et  Emmanuel  de  Ketlelcr,  lui  écrivirent  égale- 
ment et  rappelèrent,  dans  leurs  lettres,  que 
quand  un  évoque  lutte  pour  la  liberté  de 
1  Eglise,  l'Eglise  tout  entière  y  prend  part  ; 
qu'alors  c'est  Jésus-Christ  en  personne  qui 
combat  et  qui,  dans  l'évêque,  est  combattu  ». 
Henri  Plantier, é vêques  de. Nîmes,  saluait,  dans 
l'évêque  persécuté,  on  [autre  Athanase,  grand 
par  le  caractère,    grand    par    les  bienfaits, 


grand  par  l'éloquence,  tel  enfin  qu'il  le  fallait 
pour  accabler  de  son  éclat  les  obscurs  pei 
cuteurs    qui    l'avaient    frappé    d'ostracisn 
«    Les  neuf  dixièmes  du    monde  catholique, 
disait  à  ce  propos  un  vieux  ministre  protes- 
tant, sont  convaincus  que  c'est  bien  le  prêtre 
catholique  et   la   foi  catholique,  qui   ont  été 
chassés  de  Genève  ».  Tel  était,  en  effet,  le 
sentiment  catholique.  Les  vi-iles  de  Su 
de  France  et  les  messages  adressés  de  toutes 

les  pallies  de  l'Europe  ne  disroul  inuaient  pas 

à  Fernex,  et  ce  n'étaient  pas  seulement  les 
catholiques  qui  envoyaient  à  l'illustre  exilé 
leurs  respectueuses  et  affectueuses  protesta- 
tions :  un  grand  nombre  de  chrétiens  sépares 
voulaient  se  faire  l'honneur  de  décliner  toute 
responsabilité  dans  l'acte  brutal  du  fanatisme 
protestant  et  révolutionnaire  contre  l'un  des 
hommes  les  plus  connus  et  les  plus  justement 
aimés  du  monde  chrétien.  La  situation  du 
jeune  prélat  à  Genève,  son  zèle  apostolique, 
sa  participation  si  active  à  tant  de  bonnes 
œuvres,  l'avaient  mis  en  rapport  personnel 
avec  quantité  de  personnages  éminents  de 
tous  les  ordres  et  de  tous  les  pays.  L'aménité 
de  son  caractère  et  son  inépuisable  charité  ne 
lui  avaient  pas  fait  moins  d'amis  dans  les 
rangs  inférieurs  de  la  population.  On  pourrait 
dire  que  sa  parole,  toujours  prête  à  s'épan- 
cher avec  éloquence,  avait  fait  descendre  plus 
de  pain  dans  les  mains  des  indigents  et  jeté 
plus  de  vêtements  sur  les  membres  nus,  que 
n'en  ont  fourni  depuis  plus  de  cent  ans  toutes 
les  aumônes  et  surtout  toutes  les  lois  de  la 
république  de  Genève. 

Après  le  vote  des  lois  schismatiques,  après 
l'expulsion  de  Mgr  Mermillod  et  de  Mgr  Agnozzi, 
au  lendemain  de  la  grande  manifestation  de 
Fernex,  des  protestations  du  clergé,  des 
maires  catholiques  et  des  fidèles,  manifesta- 
tions et  protestations  qui  eurent,  dans  toute 
la  chrétienté, des  retentissements  si  solennels, 
les  francs-maçons  de  Genève  purent  se  flatter 
d'avoir  supprimé  l'Eglise.  Plus  de  nonce, 
plus  d'évêque,  plus  que  de  rares  prêtres 
tremblant  devant  les  menaces  de  l'avenir  et 
des  fidèles  désorientés  par  la  terreur  qu'inspi- 
rait le  fanatisme  du  Conseil  d'Etat.  Si  les 
meneurs  de  Genève  eussent  suivi  leurs  propres 
inspirations,  eux  qui  ne  fléchissaient  point  le 
genou  devant  Dieu  et  ne  professaient  le  pro- 
testantisme (pue  pour  marquer  leur  impiété, 
ils  eussent  fait  table  rase  de  tout  culte.  Mais 
la  notion  de  Dieu  est  si  puissante  et  si  pro- 
fonds sont  les  besoins  de  l'âme  humaine, 
qu'après  avoir  effacé,  par  leurs  lois,  l'organi- 
sation du  christianisme,  ils  voulurent  con- 
server certaines  apparences,  frauder  avec  les 
âmes  et,  si  j'ose  ainsi  dire,  faire  entrer  Dieu 
dans  la  complicité  de  leurs  crimes.  Une  cin- 
quantaine d'apostats  écrivirent  à  l'ex-frèrc 
Hyacinthe,  devenu  Loyson  tout  court  et  par 
surcroit  le  mari  concubinaire d'une  Merriman. 
On  incitait  ce  malheureux  à  venir  perpétrer 


<\)  L'exil  de  Mgr  Mermillod,  p 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQU1 


dans  Genève  1  -  parodiée  Bacrilègee  du  culle 
catholique.  Ceux  qui  l'appelaient  étaient  no- 
Loiremenl  libres-penseurs,  loua  pinson  moins 
■  Lia  pratiquement  du  Christianisme  ;  ils 
l'appelaient  pour  en  faire  l'instrument  d'un 
gouvernement  persécuteur:  ils  voulaient  lui 
donner,  dans  Genève,  contre  la  foi,  une  li- 
berté  de  parole  qu'ils  venaient  d'enlever  à  un 
oui  évêque.  Certes,  il  n'y  avait  là  ni  une 
Ouverture  pieuse,  ni  un  acte  de  liberté,  ni 
aucune  possibilité  de  rencontrer  l'honneur. 
D'ailleurs  les  amis  qu'il  avait  si  cruellement 
affligés  par  sa  défection,  n'avaient  pas  mé- 
nagé, à  Loyson,  les  suprêmes  avertissements. 
«  Si  vous  avez  le  malheur  de  céder  aux  invi- 
tations, aux  provocations  dont  1rs  libres-pen- 
seurs  et  les  protestants  surtout  vont  vous 
assaillir,  avait  écrit  Montalemhert  ;  si  vous 
entreprenez  de  vous  justifier  en  attaquant  de 
plus  en  plus  votre  mère  l'Eglise  ;  si  vous  de- 
venez un  orateur  de  réunions  vulgaires  et 
profanes  :  vous  tomberez  dans  le  néant  au 
dessous  de  Lamennais  lui-même,  qui  a  du 
moins  fini  par  se  retrancher  dans  le  silence  ; 
et  tandis  que  vos  amis  ne  pourront  plus  que 
pleurer  en  silence,  vous  deviendrez  le  jouet 
d'une  publicité  sans  frein  et  sans  entrailles, 
comme  ces  gladiateurs  captifs,  exploités  et 
déshonorés,  malgré  leur  noblesse  naturelle, 
par  les  caprices  de  la  foule  obscène  des 
païens.  » 

Le  malheureux  Loyson  ne  se  laissa  point 
arrêter  par  ses  souvenirs  et  par  les  perspec- 
tives d'un   nouvel    engagement  :    il   arriva  à 
Genève  le  12  mars  avec  la  veuve  Merrimant, 
et  le  18  il  faisait  sa  première  conférence  dans 
la  salle  protestante  de  la  Héformation.  Jamais 
foule  plus  obscène  et  plus  païenne  que  celle 
qui  vint  applaudir  la  trahison  de  cet  homme 
vivant  lui-même  dans  l'obscénité  d'un  pré- 
tendu  mariage,  dont  il   se  faisait  gloire   de- 
vant la  société  protestante.  Son  auditoire  fut 
l'assemblage  spontané  de  tous  les  ennemis  de 
la  vertu,  qui,  pour  se  consoler  de  leurs  bas- 
sesses, étaient  avides  de  contempler  un  scan- 
dale  tombé   des  rangs  de  la    Sainte  Eglise. 
Loyson  parla  sur  tous  les  sujets  qui  pouvaient 
flatter  les  vils  appétits  de  la  canaille  ;  il  tonna, 
comme  Chatel,  contre  l'autorité  dogmatique 
et  disciplinaire  de  l'Eglise,  contre  l'infaillible 
monarchie    des    Pontifes     Romains,    surtout 
contre  la  confession  et  le  célibat,  beaux  sujets 
de  discours  pour  le  prêtre  apostat  qui  traînait, 
à  sa  suite,  la  femme  d'un  autre.  Tout  allait  du 
reste  à  l'avenant.  Invité  à  dîner  de  préférence 
un  vendredi,  Loyson  faisait  gras  ;  il  prouvait, 
entre  le  gigot  et  le  poulet  rôti,  la  sincérité  de 
sa  vertu  et  les  facilités  de  sa  persévérance.  A 
la  place   de  la  confession,  que   le    gigot,  le 
poulet  et  les  femmes  avaient  rendue  inutile, 
l'apostat  donnait,  à  ses  fidèles  d'un  jour,  une 
absolution  que  ne  ratifiait  aucun  repentir.  Le 
jour  de  Pâques,  le  misérable  poussa  le   scan- 
dale et  le  sacrilège  jusqu'à  célébrer,  en  fran- 
çais, je  ne  sais  quelle   parodie  de  la  messe, 
dans  la  salle  d'une  bibliothèque  fondée  par 


Calvin.  Les   libres-penseurs  ajoutèrent,  à  ce 

rilège,  le  sacrilège  d'une  communion 
confession,  communion  qu'ils  firent  en   toute 
impiété,  uniquement  pour  protester  contre  la 
nécessité  du  sacrement  de  pénitence. 

I  n   moine  ne  fait  pas    une    abbaye  et  un 
apostat  ne  fait  pas  une  église.  Un  certain  He- 
verchon  qui ,  dans  sa  jeunesse,  avait  été  vêtu 
par  la  charité  catholique,  se  mit  à    la    tête 
d'une  association  qui  s'appela  successivement 
vieille  catholique,  catholique  libérale,  catho- 
lique  chrétienne  et  catholique  nationale 
riantes  qui  exprimaient  bien  l'incohérence  et 
la  contradiction   de  ses  principes).  Cette  so- 
ciété aux   noms   changeants,   pour  se  donner 
une  ombre  de  clergé,  fit  appel  à  tous  les  trans- 
fuges du    sacerdoce   qui  geignaient  dans  les 
limbes  de  la  pauvreté,  de  la  luxure  et  de  l'or- 
gueil.   Le   clergé   catholique   a,  comme   tous 
les    corps    constitués,  des  membres    qui    ne 
gardent    pas    la    santé    constitutionnelle    et 
l'union  hiérarchique.  A  raison  même  de  l'ex- 
cellence du  sacerdoce,  de  l'étendue  de  ses  de- 
voirs et  de  la  sublimité  de   ses  fonctions,  ces 
membres    réfraclaires   et   scissionnaire-   des- 
cendent d'autant  [dus  bas  qu'ils  tombent  de 
plus  haut.  Pour  cacher  leur  honte  et  se  dissi- 
muler leur  misère,  ils  se  réfugient  communé- 
ment  dans   les    grandes  villes,    et,   pour   la 
France,  surtout    à   Paris,   en   attendant  que, 
pour  quelque  accroc  au  Code  civil,  l'Etat  leur 
fournisse,  dans  les  maisons  centrales,  un  loge- 
ment gratuit  et  des   occupations  assorties  à 
leurs  beaux  élans.  Tristes  débris,  rebuts  mi- 
sérables de  tous  les  diocèses,  hommes  perdus 
de  réputation,  de  dettes  et  de  mœurs,  ils  vi- 
vent dans  l'ombre  et  meurent  dans  la  boue. 
Or,  c'est  à  cette  boue  que  l'association  catho- 
lique nationale  de  Genève  fil  appel  pour   ci- 
menter cette  Eglise  d'Etat  que  la  bande  Car- 
teret,  Reverchon,  Bard,  Vauthier  et  Cungert, 
venaient,  de  tirer  d'une  autre  fange  :    création 
étrange,   mélange    infâme    où  l'on   entrevoit 
tout  ce  qui  peut  braver  le  mépris  et  dépasser 
même  la  pitié. 

On  fit  donc  insérer  dans  le  Temps  de  Paris, 
dans  la  République  française  et  dans  le  Journal 
de  Genève  des  annonces-réclames  pour   faire 
sortir  ces  malheureux  des  recoins  où  ils  ca- 
chaient leur  honte.  On  envoya  également  des 
émissaires  à  Paris  pour  fouiller  les  carrefours 
et  en  retirer  d'anciens  défroqués  dont  on  se 
proposait  de  faire  des  curés   à   la   genevoise. 
On  trouva  ce  qu'on  peut  trouver  dans  ces  en- 
droits-là. Un  journal  italien  appela    cet  im- 
mortel trafic,    a  la  traite  des  apostats».  Un 
protestant  bernois,  révolté  de  ces  infections 
qui  ne  répugnaient  pas   aux  gouvernements 
de  Genève  et  de  Berne,  les  flétrit  dans  une 
brochure.  «  On  ne  voulait    rien    savoir    sur 
l'immoralité  de  ces  empoisonneurs  du  peuple; 
autrement  on  l'aurait  su  avant  leur  installa- 
tion.   Les  feuilles  ultramontaines  publièrent, 
sur  ces  aventuriers,  des  biographies  faisant 
dresser  les   cheveux  sur  la  tête  ;  elles   s'of- 
fraient à  fournir    devant    les    tribunaux,  la 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


68 


preuve  de  la  vérité  de  leurs  détails.  Comme  il 
eut  été  facile  do  connaître  la  vérité  sur  celle 
racaille  exotique  1  Mais  personne  ne  prit  le 
Pays  au  mot.  C'eut  pourtant  été  une  suprême 
jouissance  pour  les  actionnaires  du  Kultur- 
kampf  île  pouvoir  intenter  un  procès  de  presse 
à  ce  journal,  lin  présence  des  détails  diffama- 
toires  que  celte  feuille  répandait  dans  !c  public 
sur  le  compte  du  cierge'  étranger,  c'était  le 
devoir  du  gouvernement  de  forcer  ses  fonc- 
tionnaires à  se  justifier,  et,  s'ils  ne  le  voulaient 
pas,  de  les  congédier.  »  Il  y  avait  là,  pour  les 
nobles  sentiments,  un  immense  naufrage. 

Ce  qui  nous  reste  à  dire  du  schisme  n'est 
plus  que  le  tableau  d'une  sorte  de  brigandage 
à  main  armée.  Loyson  et  le  club  des  vieux 
catholiques  ont  employé  l'été  à  se  dresser  une 
mer.te  ;  il  faut  maintenant  ouvrir,  contre  les 
catboliques,  la  chasse  à  courre.  Le  12  oc- 
tobre 1873,  Loyson,  Chavard  et  Hurtaultsont 
nommés  pour  la  cure  à  trois  têtes  de  Genève  : 
cette  élection  se  fait  par  une  double  fraude  : 
par  une  fraude  électorale  qui  fait  couler  dans 
l'urne  les  bulletins  d'électeurs  absents  ;  par 
une  fraude  immorale  qui  remet  à  des  libres- 
penseurs  le  choix  de  curés  soi  disant  catho- 
liques. Deux  jours  après,  les  trois  apostats,  en 
échange  d'un  salaire  de  3.000  francs,  prê- 
taient, devant  un  Conseil  d'Etat  calviniste,  un 
serment  que  Pie  IX  avait  déclaré  sacrilège. 
Une  populace  d'une  centaine  d'individus  à 
figures  sinistres  les  applaudit  à  leur  sortie  de 
l'hôtel  de  ville.  Un  instant  après,  la  même  po- 
pulace se  ruait  sur  l'église  Saint-Germain 
dont  la  porte  fut  forcée.  Un  commissaire  de 
police,  Coulin,  se  trouva  tout  à  coup  à  la  tête 
de  cette  populace,  comme  s'il  l'eût  conduite  à 
l'assaut.  Le  lieu  saint  fut  profané  par  des  ri- 
canements sacrilèges  et  des  vociférations  : 
c'est  ainsi  que  le  catholicisme  genevois  con- 
quérait ses  temples. 

Le  7  décembre,  Loyson  allait  inopinément 
souiller,  par  une  messe  sacrilège,  l'église  de 
Chêne-Bourg.  Le  10,  le  Conseil  d'Etat  som- 
mait les  curés  de  Chêne,  de  Carouge  et  de 
Lancy  de  prêter  le  serment  d'apostasie  ;  sur 
leur  refus,  il  installait,  à  Carouge,  Marchai, 
de  Nancy  ;  à  Chêne,  Quily,  de  Tours  :  à 
Lancy,  Tacherot,  du  diocèse  d'Aix.  Ces  ins- 
tallations ne  se  firent  qu'après  des  élections 
dérisoires,  avec  accompagnement  de  serrures 
brisées  et  crochetage  des  portes.  Ces  drames 
misérables,  ou  des  maires,  des  commissaires 
de  police,  des  gendarmes  remplissent  des 
fonctions  pareilles  montrent  jusqu'où  permet 
d'aller  le  vertueux  clinamen  de  Calvin.  A 
Lancy,  le  drame  ce  compliqua  d'un  incident 
qui  met  en  beau  jour  la  douceur  et  l'esprit 
conciliant  du  fameux  Loyson  :  le  curé  ex- 
pulsé de  Lancy,  l'abbé  Berlhier,  était  son  ami 
de  séminaire. 

Le  11  mars  1874,  de  nouveaux  arrivages 
permirent  d'élire,  par  les  procédés  connus, 
quatre  vicaires  de  Genève  :  François  Pélissier, 
an  diocèse  'Je  Nimes,  venu  avec  quatre  en- 
fants; Jean  Cadion,  du  diocèse  de  Quimper, 

T.    XV 


prêtre  interdit  ;  Jacquei  Vergoin,  du  dioci 

de  Lyon,  el  Eugène  Méliudin,   du    dioee-c   de 

Chartres.  On  élut  ainsi  deux  vicaires  de  Ca- 
rouge: Gustave  Pourrel,  venu  d'Aix  avec  une 
mineure  à  marier;  et  Auguste  Hisse,  de  Clra- 
lons-sur-Marne,  qu'il  fallut  rendre  à  la  police 
française  pour  le  règlement  de  ses  comptes. 

Un  incident  vint  égayer  un  peu  le  public. 
On  était  peu  édifié  et  peu  flatté  de  la  valeur 
morale  des  curés  du  nouveau  schisme,  on  sen- 
tait le  besoin  de  se  donner  un  peu  de  lustre. 
Tout  à  coup  Loyson,  le  cœur  débordant  de 
joie,  annonce  qu'ils  vont  avoir  unévêque,  un 
véritable  évoque  sorti  des  cachots  de  l'Inqui- 
sition où  il  avait  contraclé  des  infirmités  qu'il 
devait  garder  jusqu'à  la  mort,  et  quedevaient 
suivre  bientôt  un  grand  nombre  de  prêtres  de 
son  diocèse.  L'évèque  arriva  ;  il  se  nommait 
Dominique  Panelli,  de  Naples,  archevêque  de 
Lydda,  qui  pourtant  n'est  qu'un  évéché, 
mais  à  Genève,  on  n'était  pas  obligé  de  savoir 
la  géographie  ecclésiastique.  Le  prélat  portait 
bravement  la  soutane  violette  et  la  croix  pec- 
torale; on  allait  lui  faire  faire  une  grande  or- 
dination. Information  prise,  il  se  trouva  que 
ce  Panelli  (en  français  Pani  tout  court)  était 
un  pauvre  fou,  un  toqué  ordonné  évêque  à 
Constantinoplepar  unévêque  russe.  On  recon- 
duisit tout  doucement,  chevronné  d'une  sen- 
tence pontificale  d'excommunication,  et  si 
jamais,  sous  le  chaume  genevois,  on  parle  de 
lui,  ce  ne  sera  pas  pour  s'entretenir  de  sa 
gloire. 

Le  10  mai,  un  peu  chiffonné  de  cet  es- 
clandre, on  élut  un  Conseil  supérieur  devant 
formerle  Consistoire  duschisme. Sur  6. 000  élec- 
teurs inscrits,  2.000  voix,  réunies  à  coup 
d'arrosoir,  élurent  25  laïques,  plus.  S  prêtres 
apostats.  Le  Consistoire  devait  régler  la  reli- 
gion nouvelle  et  constituer  l'Eglise.  Pour  la 
nouvelle  église  Loyson  voulait  être  pape, 
mais  ses  complices  ne  l'entendirent  pas  ainsi  ; 
ils  ne  s'étaient  pas  révoltés  contre  leurs  évoques 
pour  le  plaisir  de  s'en  imposer  un  de  leur 
choix  ;  l'un  d'eux,  Quily,  censura  même,  avec 
assez  d'esprit,  les  escapades  conjugales  de 
Loyson  et  se  fit  censurer  ;  Loyson,  ne  pou- 
vant pas  être  pape,  se  tint  d'abord  à  l'écart 
comme  Coriolan,  puis  donna  sa  démission, 
déclarant  tout  haut  que  cette  soi-disant  ré- 
forme de  Genève  n'était  qu'un  attentat  d'im- 
piété où  il  n'y  avait  rien  de  libéral  en  poli- 
tique, rien  de  catholique  en  religion.  C'est  le 
cas  de  rappeler  l'adage  vulgaire  :  Experto 
créât  Roberio.  Quant  à  la  religion,  dont  il 
fallait  pourtant  bien  s'occuper  un  peu,  les  uns 
voulaient  tout  garder,  les  autres  supprimer  la 
vierge  et  les  saints,  et  ne  conserver,  pour  la 
représentation,  que  l'Etre  suprême,  le  ci-de- 
vant Bon  Dieu  étant  trop  vieux  pour  les  na- 
turels de  Genève.  On  ne  put  s'entendre,  et, 
comme  dans  le  conseil  des  rats,  on  se  quitta 
sans  rien  faire,  laissant  à  sa  pourriture  natu- 
relle, le  soin  de  consumer  ce  sot  cadavre. 

L'évoque  de   Genève,    Gaspard    Mermillod, 
avait  lancé,  contre  tous  ces  farceurs  sinistres, 

5 


66 


HISTOIRE  l'MVl  aSELLB  DE  L'ÉGLISE  CATIIOLKjn. 


une  sentenci  d'excommunication.  «  Seigneur, 
avail  dit  le  prélat,  jetez  un  regard  de  bonté 
et  di!  miséricorde  sur  l'héritage  qne  voua 
m'avez  confié;  rendez  la  paix  à  ce  troupeau, 
lu  liberté  à  notre  ministère  ;  convertissez  les 
,  conservez  la  loi  de  nos  chères  popu- 
lal  ions.  »  Les  égarés  ne  se  convertirent  pas; 
mais  les  populations  se  levèrent,  comme  au- 
trefois l'Irlande,  sans  armes,  mais  sous  l'ceil 
de  Dieu  et  au  nom  du  droit  et  de  la  li- 
ber té. 

En  1873,  les  maires  s'étaient  unis  contre  le 
schisme  et  avaient  protesté  contre  ses  at- 
tentats. La  législation  municipale  avait  con- 
sacré depuis  longtemps  une  large  indépen- 
dance ;  le  maire  était  nommé,  pour  quatre  ans, 
par  l'élection  populaire  :  le  gouvernement,  il 
est  vrai,  pouvait  le  révoquer,  mais  ce  cas  était 
presque  inconnu.  En  présence  des  attaques  à 
la  foi,  l'union  des  maires  devait  amener,  pour 
la  résistance  à  l'oppression,  l'union  des  com- 
munes. On  se  réunit  à  Compesières  et  dans 
plusieurs  autres  endroits  pour  bien  établir 
que,  contre  la  persécution,  les  catholiques 
n'avaient  qu'un  cœur  et  qu'une  âme.  Carteret 
avait  dit,  à  propos  de  ses  majorités  com- 
plaisantes du  Conseil  d'Etat:  «  Nous  ne  croyons 
qu'à  la  majorité  qui  s'exprime  par  des  votes.  » 
Quand  vint  le  renouvellement  des  municipa- 
lités et  l'élection  des  maires,  les  candidats  ca- 
tholiques l'emportèrent  dans  toutes  les  com- 
munes, et  on  ne  réélut,  pour  maires,  que  les 
signataires  de  protestations  et  les  auteurs 
d'actes  signalés  de  résistance  aux  lâchetés 
de  la  tyrannie.  Pour  célébrer  ce  triomphe 
électoral,  les  dames  catholiques  de  Genève  of- 
frirent, à  l'Union  des  campagnes,  une  riche 
bannière  sur  laquelle  étaient  inscrits  les  mots  : 
Dieu,  droit,  patrie  et  liberté.  Un  chant  patrio- 
tique fut  composé,  non  pas  pour  électriser  les 
courages,  mais  pour  exprimer  leur  vaillance. 
Une  grande  fête  s'organisa  pour  bénir,  le 
30  août,  la  bannière  de  l'Union.  «  A  onze 
heures  et  demie,  lisons-nous  dans  le  Courrier 
de  Genève,  un  roulement  de  tambour  annonce 
que  la  cérémonie  va  commencer.  Au  fond 
d'une  charmante  petite  prairie,  sous  une 
voûte  de  verdure  formée  par  les  branches 
touffues  et  entrelacées  de  quelques  gros  arbres, 
s'élève  un  autel  décoré  avec  grâce  et  un  goût 
délicat.  Cette  bannière  blanche  et  brodée  d'or 
qui  surmonte  l'autel  et  qui  se  détache  sur  le 
fond  vert  des  arbres,  ces  lumières  qui  luisent 
dans  la  demi  obscurité  des  branchages,  ces 
fleurs  bleues  mariées  à  des  fleurs  rouges  et 
perdues  dans  la  verdure,  tout  cela  semble 
donner  à  l'auguste  cérémonie  quelque  chose 
de  plus  mystérieux. 

«  A  l'évangile,  M.  l'abbé  Jacquard,  qui  cé- 
lèbre la  sainte  messe,  se  tourne  vers  la  foule  re- 
cueillie et  lui  adresse  quelques  paroles  pour 
lui  recommander  de  chanter  avec  enthou- 
siasme le  Credo,  «  ce  symbole  de  la  foi  catho- 
lique qui  est  toujours  debout  dans  le  monde 
comme  un  drapeau  noirci  par  la  fumée  des 
batailles,  «  et  qui,  depuis  dix-neuf  siècles,  en- 


tend siffler  <(  les  balles  de  l'hérésie  et  de  l'in- 
crédulité ». 

L'Europe  admirait  ces  belles  manifestations. 
L'Union  des  campagnes  resta  lidele  a  sa  de- 
vise, jusqu'à  épuisement  des  moyens  légaux. 
Les  maires  et  les  adjoints  se  firent  tous  des- 
tituer, plutôt  que  de  livrer  les  clefs  des  églises. 
Par  cette  magnifique  unité  de  résistance,  le 
gouvernement  fut  mis  à  la  lettre  au  pied  du 
mur  ;  il  n'y  avait  plus  qu'à  fusiller  ;  mais 
les  catholiques  ne  font  point  ce  métier-là. 
C'est  te  gouvernement  qui  sera  réduit  à 
prendre  lui-même  le  fusil  et  la  pioche  pour 
marcher  à  l'assaut  des  églises. 

Après  deux  ans  d'efforts  inouïs,  Genève  ne 
possédait  encore,  en  fait  de  fidèles,  que  des 
libres-penseurs  sans  religion  pratique,  et,  en 
fait  de  curés,  que  des  balayures  du  clergé 
français.  Entre  cette  fripouille  et  le  gouver- 
nement factieux  de  Genève  s'établit  une  en- 
tente pour  voler, aux  catholiques,  leurséglises. 
Prendre  un  enfant  de  Genève  et  aller  le  faire 
baptiser,  par  un  apostat,  dans  une  église  ca- 
tholique ;  prendre  un  cadavre  et  le  faire  en- 
terrer de  même  avec  la  connivence  d'un 
membre  de  la  famille,  malgré  l'opposition  de 
tous  les  autres  :  tel  fut  le  plan  conçu  par  le 
club  dirigeant  du  schisme,  agréé  par  le  gou- 
vernement. Et  la  puissance  de  corruption 
d'un  gouvernement  persécuteur  sera  assez 
grande  pour  susciter  des  individus  qui  prête- 
ront, à  cette  infâme  comédie,  le  berceau  de 
leur  enfant  ou  le  cercueil  de  leur  mère. 

On  commença  la  campagne  par  un  baptême 
à  Compesières.  Un  certain  Maurice,  facteur  de 
poste,  prêta   son  enfant  ;  l'apostat  Marchai, 
son  ministère.  On  écrivit  aux  conseils  pour 
faire  ouvrir  l'église;  les  maires  Montfalcon  et 
Delétraz  répondirent  par  un  refus.   L'apostat, 
le  père,  le  parrain  et  la  marraine  arrivent  tout 
de    même    en    voiture.    Mais   la  population 
avait  eu  vent  de  l'affaire;  elle  était  debout, 
elle  accueillit  les  envahisseurs  avec  des  huées 
et  une  grêle  de  petits  graviers.  La  police,  mise 
sur  pied,  sans  doute  pour  recueillir  les  dra- 
gées, arrêta  quelques  personnes  ;  mais  il  fallut 
déguerpir.  On  revient  à  la  charge,  mot  qu'il 
faut  bien  prendre  à  la  lettre,  car  le  gouverne- 
ment avait  mis  sur  pied  des  fantassins,  des 
carabiniers,  des  cavaliers  et  des  gendarmes  ; 
plus   des  maçons,    crocheteurs   de   portes   et 
autres  gens  de  métiers  à  petites  infamies,  à 
l'usage  spécial    de    Carteret.   On    arrive  ;  le 
village  est  en  deuil  ;  pas  un  habitant  dans  les 
rues  ;  les  portes  et  les  fenêtres  sont  fermées. 
L'église  est  solidement  barricadée;  on  lit,  sur 
les  scellés,  une  affiche  portant  l'article  de  la 
constitution  genevoise.   «  La  propriété  est  in- 
violable et  sacrée  »  ;  au  faîte  flotte  un  drapeau 
noir  avec  l'inscription  :  «  La   force  prime  le 
droit  ».  Ne  pouvant  ni  enfoncer,  ni  crocheter 
les  portes,  les  gendarmes  firent  pratiquer  une 
brèche  au  mur  ;  c'est  par  là  que  s'introduisit, 
avec  sa  troupe  de  vandales,  le  pauvre  Marchai 
triomphateur.  Penser  qu'il  allait  ainsi  admi- 
nistrer un  sacrement,  quelle  horreur.  Dernier 


LIVRÉ  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


ffï 


trait  où  se  révèle  l'abominable  gouvernement, 
l'expédition  avait  coûte  3.785   Francs,  que  le 
sultan  Carte  ret   mit  à  la  charge  de  Gompe 
sïères.  C'est  horreur  sm-  horreur. 

A  liernex,  à  Hermance,  à  Meinier,  on  lit 
comme  à  Compesières,  conquête  d'église  par 
crochetage  de  portes  et  brèches  aux  murs. 
Les  maires  protestèrent  et  furent  destitués; 
les  curés  protestèrent  et  furent  ou  vexés  ou 
incarcérés.  Les  curés  de  Meinier,  Pissot,  et 
d'IIermance,  Péry,  sujets  français,  furent,  de 
plus,  expulsés  du  territoire  suisse,  sans  qu'on 
leur  laissât  libre  le  recours  à  l'ambassadeur 
de  France,  et  sans  que  le  gouvernement 
français  protestât  contre  cette  violation  du 
droit  des  gens.  Mais  alors  il  n'y  avait  pas  de 
gouvernement  en  France,  du  moins  il  n'y  en 
avait  pas  pour  protéger  les  citoyens  français 
à  l'étranger. 

Des  enfants  à  baptiser,  des,  morts  à  mettre 
en  terre,  on  n'en  a  pas  à  discrétion.  Cepen- 
dant la  passion  des  imbéciles  tyrans  de  la 
Suisse  les  poussait  toujours  à  l'envahisse- 
ment des  églises  ;  il  ne  leur  manquait,  [tour 
cela,  que  des  prétextes.  Ils  imaginèrent,  à 
cette  fin,  deux  choses  :  l'inventaire  du  mo- 
bilier des  églises,  et  l'inspection  ou  la  remise 
des  registres  de  catholicité.  En  principe,  le 
mobilier  des  églises  appartient  à  la  commu- 
nauté des  fidèles  qui  eu  fait  les  frais  ;  il  sert  à 
son  usage  pieux,  sous  l'administration  d'un 
conseil  de  fabrique  et  sous  la  surveillance  de 
l'évêque  ;  il  n'appartient  à  aucun  titre  à  l'Etat 
qui  n'a  point  à  l'inventorier.  Les  registres  de 
catholicité  pour  baptêmes,  mariages,  sépul- 
tures, confréries,  premières  communions,  con- 
firmations, sont  des  notes  d'administration 
curiale  où  l'Etat  non  plus  n'a  rien  à  voir. 
L'Etat  était  donc  sans  qualité  ;  mais  pour  les 
tyrans  de  Genève  et  d'ailleurs,  la  qualité  ju- 
ridique est  de  luxe,  la  passion  sert  de  raison 
et  les  prétextes  sont  motifs  à  brigandage.  On 
innocente  tout  par  le  fanatisme. 

Avec  ces  deux  prétextes  de  registres  à  vi- 
siter pour  les  empocher  et  d'inventaire  à 
dresser  en  vue  de  spoliations  éventuelles,  les 
schismatiques  envahirent  successivement  les 
églises  et  cures  de  Meyrin,  (irand-Saconnex, 
Corsier,  Versoix,  Thonex,  Collonge-Bellerive, 
Choulex,  Présinge,  Collex,Bossy.  L'envahisse- 
ment se  faisait  d'après  une  espèce  de  pro- 
gramme. Une  bande  de  gendarmes,  de  pro- 
testants et  de  canailles  arrivaient  dans  le 
village.  Le  commissaire  allait  demander  les 
clefs  de  l'église  au  maire  qui  les  refusait;  sur 
quoi  un  serrurier  crochetait  la  porte  et  y 
mettait  une  autre  serrure.  On  allait  de  là  au 
presbytère  d'où  l'on  expulsait  le  curé,  et, 
pour  que  la  chose  eût  plus  de  goût,  sous 
ilenr  de  déménager,  on  cassait  les  meubles. 
Les  gendarmes  couvraient  de  leur  protection 
ces  traits  de  banditisme.  Cependant  un 
apostat  quelconque  venait  empester  de  son 
haleine  le  presbytère  et  l'église  de  ses  masca- 
rade-.. Bientôt  l'herbe  poussait  sur  le  seuil  de 
l'église  polluée.  Cependant  le  curé  légitime, 


victime  de  la  force  brutale,  qui  n'avait  , 
triomphé   sans   lui    arracher   les    plus   éner- 
giques  protestations,  trouvait  abri  chez 
paroissiens.  Ces  pieux  fidèles,  d'autre  part,  se 

réunissaient  dans  des  granges  pour  les  actes 
du  culte  public.  S'il  leur  était  dur  d'être  ainsi 
spoliés,  il  leur  restait  la  consolation  et  aussi 
l'honneur  de  -e  retrouver  tous  après  la  ba- 
taille. 

Pour  donner  des  titulaires  à  ces  églises 
volées,  la  loi  du  schisme  avait  statué  qu'il 
fallait  le  quart  des  électeurs,  proportion  qui 
livrait  déjà  la  majorité  aux  caprices  de  la 
minorité.  Les  électeurs  catholiques  naturelle- 
ment ne  votaient  pas  ;  mais  ne  pas  voter  c'est 
uue  manière  de  voter  ;  l'abstention  a  sa  va- 
leur juridique  et  son  autorité  morale  de  pro- 
testation. Malgré  l'abstention,  Genève  et  les 
bicoques  fournirent  seules  le  quart  requis, 
surtout  avec  l'appoint  des  coups  d'arrosoir 
électoral.  Mais  dans  les  villages  où  les  élec- 
teurs sont  peu  nombreux  et  se  connaissent, 
les  tripotages  sont  difficiles  et  les  fraudes  à 
peu  près  impossibles.  On  ne  trouva  donc  pas 
dans  les  villages,  le  quart  de  moutons  com- 
plaisants qu'on  put  faire  bêler  en  faveur  des 
apostats.  A  bout  de  ressources,  un  des  séides 
deCarteret,  Keverchon,  proposa  de  supprimer 
la  condition  du  quart  ;  la  loi  fut  votée  en 
janvier  1875,  et  en  vertu  de  cette  loi,  la  popu- 
lation restant  fidèle,  pour  établir  un  apostat 
dans  une  commune,  il  suffisait  d'un  électeur. 
On  n'a  jamais  porté  plus  loin  le  cynisme  de  la 
tyrannie. 

Mais  encore  fallait-il  trouver  des  apostats. 
Après  une  première  récolte  de  fruits  véreux, 
la  cueillette  de  fruits  sains  n'était  pas  à 
espérer.  On  recourut  donc  à  l'amorce  gros- 
sière de  la  tyrannie  aux  abois,  à  l'amour  des 
gros  traitements.  On  vota  d'abord,  au  susdit 
Reverchon,  cuisinier  très  apte  à  devenir 
l'hôtelier  du  schisme,  une  somme  de 
10.000  francs  ;  avec  cette  somme,  il  put  tenir 
une  auberge  cantonale  d'abbés  en  déconfi- 
ture. Les  journaux  annoncèrent  que  les  curés 
en  expectative  trouveraient  leur  botte  à  ce 
râtelier  ;  ils  pourraient  boire  et  manger  à  leur 
aise  en  attendant  l'investiture  d'une  église. 
Cette  auberge  remplaçait  le  séminaire;  la  ri- 
paille tenaitlieu  d'inspirations  du  Saint-Esprit. 
Faire  une  église  dans  ces  conditions,  ou,  du 
moins,  essayer,  ce  n'est  pas  seulement  grande 
bassesse  ;  c'est  grande  sottise. 

En  outre  ces  curés  qui  entretenaient  femme 
et  enfants  avaient  l'appétit  vif  et  le  gosier  en 
feu.  On  porta  leur  traitement  à  3.01)0  francs 
pour  les  campagnes,  et  4.000  pour  les  villes, 
plus  une  indemnité  de  logement.  Avec  le 
clergé  catholique,  le  canton  de  Genève  avait 
payé,  à  ses  curés,  pour  moraliser  les  popula- 
tions, 47.000  francs  ;  en  moyenne  un  peu  plus 
de  mille  francs  par  ecclésiastique  ;  avec  les 
intrus  répugnants  et  sinécuristes  du  schisme, 
on  donna,  pour  un  même  nombre  d'ecclé- 
siastiques, et  à  seule  fin  de  scandaliser  ou  de 
démoraliser   les   fidèles,  132.000    francs.  On 


68 


I11ST01UI-:  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


voit  que  si  le  schisme  ne  vaut  rien,  il  coûte 
cher;  niais  on  ne  voit  pas  comment  des  lé- 
gislateurs peuvent  rester  honnête-,  en  gal- 
vaudant de  la  sorte  L'argent  des  contribuable». 
Cela  était  contraire  à  la  probité  et  dél'endu 
par  la  constitution. 

L'incatnération  des  églises,  du  mobilier 
liturgique  et  des  registres  de  catholicité  ne 
su  disant  pas  au  gouvernement  de  Carteret,  ce 
misérable  tyran  imagina  de  se  faire  prêter  je 
ne  sais  quel  serment  que  tous  les  curés  refu- 
sèrent, aux  grands  applaudissements  des  po- 
pulations catholiques.  Le  gouvernement  ré- 
pondit aux  curés  catholiques  en  les  destituant 
et  en  supprimant  le  traitement  que  leur 
allouait  le  budget.  Le  gouvernement  était 
vaincu  ;  la  misérable  vengeance  qu'il  se  don- 
nait, par  la  suppression  du  traitement,  accen- 
tuait encore  sa  défaite.  C'étaient  la  force  bru- 
tale et  la  séduction  vénale  tombant  méprisées 
devant  la  dignité  de  la  conscience.  Les  catho- 
liques jouissaient  avec  fierté  de  ce  spectacle, 
qui  était  la  revanche  morale  de  l'oppression 
d'une  majorité  protestante.  De  plus,  pour 
soutenir  leur  clergé,  ils  se  cotisèrent  entre 
eux  ;  et,  quoique  relativement  pauvres,  non 
seulement  ils  soutinrent  leurs  prêtres,  mais 
ils  firent  les  frais  de  toutes  les  églises  impro- 
visées qu'il  fallut,  à  bref  délai,  construire  en 
planches  ou  en  briques  pour  remplacer  celles 
que  venait  d'enlever  le  schisme. 

Le  gouvernement  n'avait  pas  encore  épuisé 
la  série  des  attentats;  il  allait  se  surpasser 
lui-même  en  arrachant,  aux  catholiques,  la 
splendide  église  de  Notre-Dame.  Cette  église 
n'était  pas,  comme  les  autres  églises  du  can- 
ton, une  propriété  municipale  ;  elle  avait  été 
bâtie  sur  un  terrain  donné  sans  condition  par 
l'Etat,  aux  frais  des  catholiques,  qui,  pour 
trouver  les  sommes  nécessaires,  avaient  quêté 
dans  toute  l'Europe.  Parmi  les  souscripteurs 
se  trouvaient  les  personnages  les  plus  élevés 
de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  les  familles 
princières  d'Italie,  de  France,  d'Autriche,  de 
Bavière  et  de  Saxe,  des  lords  anglais,  un 
grand  nombre  de  membres  de  l'ancienne  no- 
blesse. Le  gouvernement  ne  tint  compte  de 
rien  ;  malgré  les  protestations  des  catholiques 
et  des  souscripteurs  étrangers,  il  vola  cette 
église.  Et,  pour  pousser  jusqu'au  bout  sa 
résolution  de  brigandage  politique,  il  prit, 
par  dessus  le  marché,  le  presbytère,  propriété 
privée  de  l'abbé  Mermillod,  bâti  à  ses  frais, 
dont  il  jouissait  depuis  l'origine  dans  toutes 
les  conditions  ordinaires  des  propriétaires  ge- 
nevois. En  voyant  cette  église  et  ce  presbytère 
volés  par  le  gouvernement,  on  croit  voir, 
dans  un  coin,  le  spectre  de  Proudhon  rica- 
nant :  «  La  propriété,  c'est  le  vol  !  » 

Ce  n'était  pas  assez.  Le  canton  de  Genève 
possédait  des  maisons  religieuses  de  Frères  et 
de  Sœurs  voués  à  l'éducation  chrétienne,  au 
soin  des  pauvres  et  des  malades  ;  il  y  avait 
aussi  des  pensions  laïques,  mais  catholiques. 
Le  gouvernement  fit  main  basse  sur  tous  ces 


établissements.  En  prévision  de  ces  hauts 
faits,  les  religieuses  propriétaires  avaient 
vendu  leurs  maisons  à  des  propriétaires 
étrangers,  par  contrats  réguliers,  passés  par 
devant  notaire.  Le  gouvernement  cassa  ces 
contrats  et  garda  pour  lui  ce  qu'il  enlevait  à 
ces  propriétaires  légitimes.  C'était  l'atteinte 
brutale  à  la  propriété  ;  et  les  violences  de 
l'injustice  aboutissaient,  en  dernière  analyse, 
aux  bassesses  de  la  confiscation.  On  pense 
bien  que  ces  suppressions  de  maisons,  confis- 
cations de  propriétés,  expulsions  de  proprié- 
taires ne  se  perpétrèrent  pas  sans  résistance, 
ni  sans  procès.  «  Le  pouvoir  judiciaire,  dit 
Tocqueville,  est  principalement  destiné,  dans 
les  démocraties,  à  être  tout  à  la  fois  la  bar- 
rière et  la  sauvegarde  du  peuple.  »  A  Genève, 
on  ne  trouva  pas  de  juges;  il  y  avait,  pour 
les  tribunaux,  mandat  impératif  du  pouvoir 
politique,  de  refuser  toute  justice  aux  vic- 
times de  ces  prostitutions  gouvernementales. 
Les  magistrats  prévariquèrent  comme  Pijate 
en  se  lavant  les  mains  :  et  les  Genevois,  plus 
lâches  que  les  Juifs  déicides,  ouvrirent  leur 
trésor  aux  deniers  de  ces  Judas. 

Pour  finir,  le  gouvernement  de  Genève 
proscrivit  toutes  les  manifestations  extérieures 
du  culte  ;  il  défendit  non  seulement  la  proces- 
sion de  la  Fête-Dieu,  mais  le  convoi  même 
des  enterrements  qu'il  dépouilla  de  tout  signe 
religieux.  Des  personnes  qui  avaient  porté  un 
cierge  furent  mises  en  prison  ;  d'autres,  pour 
avoir  porté  une  croix  de  bois  noir  sur  une 
fosse,  subirent  la  même  peine,  plus  l'amende 
que  les  corsaires  genevois  n'oublient  jamais 
d'infliger.  Le  même  gouvernement  interdit  la 
soutane,  interdit  la  messe  aux  prêtres  étran- 
gers, édicta  la  promiscuité  des  cimetières. 
Les  Dioclétiens  de  Genève  purent  se  croire 
autorisés  a  écrire  sur  un  poteau  la  fameuse 
déclaration  de  Dioclétien  :  Nomme  christiano- 
rum  delelo. 

A  quels  résultats  sociaux  pouvaient  aboutir 
un  tel  abus,  de  tels  excès,  de  tels  crimes 
commis  par  des  chefs  de  gouvernement.  Je" 
cède  la  plume  à  un  protestant  de  Genève,  qui 
va  nous  l'expliquer  : 

«  Le  nom  de  justice,  dit-il,  n'existe  plus 
pour  la  génération  présente,  il  fait  place  à 
celui  du  progrès...  Quelles  sont  les  consé- 
quences sociales  de  cet  oubli,  de  cette  néga- 
tion des  droits  immuables  de  la  justice?  Qu'on 
lise  les  journaux  suisses!  On  y  verra  que  les 
environs  de  Berne  et  de  Zurich  sont  hantés 
par  des  vagabonds  qui  se  jettent  sur  les  pas- 
sants, qui  sèment  l'effroi  dans  toutes  les 
fermes  et  ont  attaqué  l'autre  jour,  vers  mi- 
nuit, un  Bernois  dans  les  rues  mêmes  de  sa 
ville  natale.  J'avais  eu  la  pensé.e  de  dresser 
ici  la  liste  des  meurtres  et  des  incendies  par 
malveillance  commis  en  Suisse  pendant  un 
seul  mois.  J'y  ai  renoncé  :  les  étrangers  au- 
raient pu  croire  que  notre  belle  patrie  est  une 
nouvelle  Calabre. 

«  Aux  incendies,  aux  meurtres,  s'ajoutent 


L1VHR  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


09 


ces  vols  en  grand  dont  sont  victimes  nos 
caisses  d'épargne,  nos  banques  et  les  Ktats. 

«  Kt  que  dire  de  cette  loi  sur  le  mariage 
que  le  peuple  vient,  à  sa  honte  et  pour  Bon 
malheur,  de  sanctionner  par  un  vote  solennel? 
Sous  un  faux  prétexte  de  faux  progrès  et  par 
une  réelle  connivence  avec  le  crime,  elle  auto- 
rise ce  que  toutes  les  législations  interdisent  : 
le  mariage  après  divorce,  entre  homme  et 
femme  adultères  ? 

«  Un  membre  des  assemblées  fe'dérales  me 
disait  que  si  les  vrais  Suisses  avaient  pu  as- 
sister aux  discussions  de  cette  loi,  les  che- 
veux se  seraient  dressés  d'horreur  sur  leur 
tête.  On  a  accordé  aux  jeunes  gens  de  vingt 
ans  la  liberté  absolue  de  se  marier,  dans  le 
but  avoué  de  les  soustraire  à  l'influence  de 
leurs  parents,  dont  on  iedoute  la   piété,  les 

f>ré jugés,  les  idées  rétrogrades.  On  veut  que 
a  jeunesse  n'écoute  que  la  voix  de  l'incrédu- 
lité et  du  radicalisme  et  rompe  d'emblée  avec 
tout  le  passé  religieux  et  politique  de  la 
Suisse. 

«  Ce  que  sera  la  troisième  génération  d'une 
société,  élevée  et  gouvernée  par  le  despotisme 
suisse  sans  la  crainte  de  Dieu,  sans  la  foi  à 
une  vie  future,  pour  la  terre  et  ses  voluptés, 
c'est  ce  que  Dieu  sait,  et  il  en  pleure  ;  ce  que 
le  diable  pressent,  et  il  en  rit  ;  ce  que  les 
hommes  verront  et  ils  en  reculeront  d'épou- 
vante (1).  » 

Qu'est  devenue  cependant  cette  entreprise 
schismatique?  Loyson,  Marchai,  Perthuisot, 
Pellissieret  plusieurs  autres  ont  quitté,  en  le 
maudissant,  le  canton  de  Genève.  Les  Gene- 
vois s'en  félicitent,  ils  ont  raison  ;  mais  ils  se 
félicitent  aussi  de  leur  succès  et  là  ils  se  trom- 
pent. Ils  n'ont  rien  fait  que  violer  les  lois,  se 
mettre  au  ban  de  l'Europe,  se  flétrir  de  leurs 
propres  mains  et  vider  inutilement  leurs 
coffres.  «  Toute  cette  fantasmagorie  de  décla- 
mations, dit  un  historien,  n'empêche  pas 
l'œuvre  de  crouler.  Le  budget,  si  complaisant 
soit-il,  ne  remplace  pas  la  foi  ;  la  religion  de 
l'argent  peut  garnir  les  bourses,  mais  elle  laisse 
vides  les  églises.  Les  schismatiques  d'Alle- 
magne, d'après  leurs  rapports  officiels  lus  au 
dernier  synode  de  Rome,  s'attribuent  dans 
toute  l'étendue  de  l'empire  le  chiffre  de 
33.640  adhérents,  sur  14.800.000  catholiques 
fidèles.  Ceux  de  la  Suisse,  dans  leur  rapport 
lu  à  la  même  époque  au  synode  d'Olten,  s'at- 
tribuent 70.000  adhérents,  sur  1.035.000  ca- 
tholiques fidèles,  et  2.400  prêtres  et  1 .21 S  pa- 
roisses. Ces  chiffres  sont  notoirement  exagérés. 
C'est  une  statistique  de  fantaisie  démentie 
chaque  jour  par  l'évidence  des  faits  (2)  ». 

"  lui  résumé,  dit  Pélissier,  une  apparence 
de  bien  dans  les  paroles,  une  immense  somme 
de  mal  dans  les  actes,  voilà  le  dernier  mot  de 
la  réforme  catholique  à  Genève.  C'est  ce  que 
j'appelle  une  farce  gigantesque',  d'autres  l'ap- 
pelleraient un  crime  de  lèse  conscience. 


«  Tout  ce  que  j'ai  enduré  de  souffrance 
morales,  en  cet  état  de  choses,  bien  seul  li- 
sait. Parfois  des  voix  amies  me  disaient: 
«  Prenez  patience;  dans  une  œuvre  d'une  si 
haute  importance,  il  est  fort  difficile  (pie  lo 
mal  soit  inséparable  du  bien  ».  Et,  confiant, 
j'attendais,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  l'abîme  se 
creusant  de  plus  en  plus,  la  réforme,  dont  le 
principal  caractère  aurait  dû  être  la  douceur 
et  la  persuasion,  a  jeté  bas  le  masque  et  nous 
est  apparue  une  vraie  guerre  religieuse.  Dès  lors, 
je  n'ai  pas  voulu  attacher  plus  longtemps  mon 
nom  à  cette  œuvre  d'hypocrisie,  d'oppression  et 
de  haine.  » 

«  11  y  a  longtemps,  dit  un  autre  fondateur 
de  la  secte,  Bard,  que  l'on  est  dans  une  posi- 
tion critique,  quoique  l'on  ait  cru  devoir  ca- 
cher ses  impressions...  Que  tous  les  Judas  s'en 
aillent...  Qu'ils  partent,  encore  une  fois,  et, 
s'il  leur  faut  de  l'argent,  qu'ils  nous  disent 
combien  ils  veulent  pour  s'en  aller  !  S'ils 
veulent  s'en  aller,qu'on  les  accélère  d'un  coup 
de  pied  !  Si  notre  œuvre  avait  dû  périr  pour 
cela,  elle  aurait  déjà  succombé  ;ily  a  deux  ans 
qu'elle  est  perdue  dans  l'opinion  publique,  mais 
pas  dans  la  nôtre...  C'est  à  nous  qui  avons 
formé  l'œuvre  à  la  maintenir,  et  aux  jeunes  à 
nous  soutenir.  Après  de  telles  désillusions,  il 
doit  nous  être  permis  de  déverser  le  trop  plein 
de  son  cœur.  » 

Il  convient  d'entendre  encore  un  dernier  té- 
moignage du  Journal  de  Genève,  autre  fonda- 
teur de  l'œuvre  : 

«  Dans  les  autres  communes  de  canton,  dit- 
il,  où  l'on  a  essayé  d'acclimater  le  culte  li- 
béral, le  curé  officiel  siège  encore  au  presby- 
tère, mais  cet  élu  d'une  infime  minorité  subit 
les  conséquences  de  la  position  déplorable  que 
lui  ont  faite  ses  artisans.  Il  attend,  avec  dou- 
leur s'il  est  sincère,  avec  indifférence  s'il  ne 
l'est  pas,  qu'il  vienne  des  ouailles  à  ses  messes 
et  des  auditeurs  à  ses  sermons.  Mais  nulle  part 
il  n'a  été  possible  jusqu'ici  de  signaler  un  seul 
progrès  fait  par  le  culte  officiel,  une  seule  con- 
quête opérée  par  lui  sur  le  culte  dissident. 

«  Est-ce  entièrement  la  faute  des  curés  offi- 
ciels? En  vérité,  non  ;  ceux  qui  les  ont  placés 
là,  leur  ont  rendu  d'avance  toute  propagande 
impossible  ;  ils  les  ont  faits  impopulaires, 
odieux  ;  ils  ont  creusé  entre  eux  et  ceux  qu'ils 
sont  chargés  de  ramener,  un  fossé  qui  ne  se 
comblera  jamais.  Ce  fossé  infranchissable,  c'est 
le  souvenir  de  l'injustice  commise,  de  la  vio- 
lence inique  en  elle-même,  mais  plus  inique 
encore,  parce  qu'elle  est  contraire  au  droit 
public  d'un  pays  républicain.  » 

Depuis  le  commencement  de  la  persécution, 
les  jeunes  enfants  du  canton  de  Genève  vont, 
sur  le  territoire  français,  recevoir,  des  mains 
de  leur  évèque  proscrit,  le  sacrement  de  con- 
firmation. Cette  cérémonie,  touchante  en  elle- 
même,  l'est  doublement  lorsqu'elle  s'accomplit 
sur  la  terre  d'exil.  Ce  sont  à  la  fois  des  fêtes 


l    Fréd.  de  Rougemond,  Cri  dtalarme,  p.   77.   {2)  Histoire  de   la  persécution   religieuse  à  Genève, 
102. 


7U 


HISTOIRE  UMM  RSELLE  DL  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


et  des  deuils;  on  est  réjoui  de  se  revoir,  on 
est  triste  parce  qu'il  faudra  bientôt  se  éparer. 
Non-  espérons  qu'un  jour  et  bientôt  ces  pro- 
cessions pieuses  se  convertiront  en  marches 
triomphales  :  ce  sera  pour  ramener,  dans  son 

grate  Genève,  L'homme  qui  la  comble  de 
bienfaits  <  I  de  gloire,  son  évèque. 

Pendant  (jue  la  persécution  -.vissait  à  fïc  - 
nève,  elle  se  déchaînait  également  dans  le 
Jura  bernois. 

La  contrée  connue  aujourd'hui  sous  le  nom 
de  Jura  bernois,  et  qui  a  fait  partie  de  l'an- 
cienne Rauracic,  formait,  avant  la  Révolution, 
un  petit  Etat  dépendant  de  l'empire  d'Alle- 
magne et  qu'on  appelait  la  Principauté  de  Por- 
rentnuj  ou  {'Evêché  de  Haie,  avec  l'évoque  de 
Bàle  pour  souverain.  Envahie  en  179:2  par  les 
troupes  de  la  République  française,  qui  obli- 
gèrent le  prince-évêque  à  prendre  la  fuite, 
elle  se  constitua  d'abord  en  république  à 
1  ombre  de  sa  puissante  voisine,  lui  fut  bientôt 
réunie  sous  le  nom  du  Mont-Terrible,  et  enfin, 
son  étendue  ne  se  trouvant  pas  en  rapport 
avec  celle  des  autres  départements,  devint 
une  simple  sous-préfecture  du  département 
du  Haut-Rhin.  Après  avoir  partagé  pendant 
plus  de  vingt  ans  toutes  les  vicissitudes  de  la 
France,  elle  en  fut  détachée  après  la  chute  de 
Napoléon  1",  à  l'époque  de  la  première  inva- 
sion, et,  malgré  les  désirs  contraires  qu'elle 
avait  manifestés,  elle  fut  cédée  par  le  congrès 
de  Vienne  au  canton  de  Berne,  sauf  quelques 
portions  de  territoire  données  aux  cantons  de 
Bàle  et  Xeufchàtel. 

Ce  fut  pour  elle,  au  point  de  vue  religieux 
surtout,  le  plus  grand  des  malheurs.  Les  an- 
ciens princes-évêques,  auxquels  les  protestants 
môme  ont  rendu  ce  témoignage,  que  leur  gou- 
vernement, avait  été,  en  général  paternel  et 
doux,  s'étaient  particulièrement  appliqués  à 
y  rendre  la  religion  florissante,  et  leurs  soins 
avaient  été  couronnés  d'un  tel  succès,  qu'un 
voyageur  français,  Raoul  Itochette,  qui  la  par- 
courait quelque  temps  après  sa  réunion  au 
canton  de  Berne,  pouvait  dire  en  décrivant  sa 
situation  sous  ce  rapport  :  «  La  Révolution 
française  a  passé  sur  ce  petit  pays  sans  y 
laisser  de  trace.  » 

11  est  vrai  que,  en  réunissant  les  catholiques 
de  l'ancien  Evêché  à  un  canton  tout  protes- 
tant, dans  lequel  ils  ne  devaient  formerqu'une 
très  faible  minorité,  le  congrès  de  Vienne 
avait  compris  la  nécessité  de  faire  des  ré- 
serves et  d'exiger  des  garanties  pour  la  sau- 
vegarde de  leurs  droits  tant  religieux  que 
civils  et  politiques.  Cette  précaution,  surtout 
en  ce  qui  concerne  les  premiers,  devait  lui  pa- 
raître d'autant  plus  indispensable  que  les  an- 
técédents du  gouvernement  bernois  n'étaient 
nullement  de  nature  à  inspirer  une  aveugle 
confiance  à  cet  égard.  Dans  sa  déclaration  du 
20  mars  1815,  le  congrès  s'exprimait  ainsi 
(art.  4)  : 

«  Les  habitants  de  l'évêché  de  Bâle  et  ceux 
de  Vienne  réunis  aux  cantons  de  Berne  et 
Bàlc  jouiront  à  tous   égards,  sans   différence 


de  religion  (qui  bebs  conservée  dans  l'ktat 
PBÉSEMt),  des  mêmes  droits  civils  dont  jouis- 

it  et  pourront  jouir  les  habitants  des  an- 
cienne- parties  desdits  cantons... 

«  Les  actes  respectifs  de  réunion  seront 
dressés,  conformément  aux  principes  ci-dessus 
énoncés,  par  des  commissions  composé»  d'un 
nombre  égal  de  députés  de  chaque  partie  in- 
téressée. . 

«  Lesdits  actes  seront  garantis  par  la  Confé- 
dération suisse... 

«  En  cas  que  l'évêché  de  Bâle  dût  être  con- 
servé, le  canton  de  Berne  fournira,  dans  la 
proportion  des  autres  pays  qui  à  l'avenir  se- 
ront sous  la  direction  spirituelle  de  l'évèque, 
les  sommes  nécessaires  à  l'entretien  de  ce 
prélat,  de  son  ebapitre  et  de  son  sémiuaire.  » 

A  ces  dispositions  de  la  Déclaration  du 
20  mars  il  faut  joindre  l'art.  118  du  traité  du 
'.)  juin  suivant,  qui  est  ainsi  conçu  : 

«  Les  traités,  conventions,  déclarations,  rè- 
glements et  autres  actes  particuliers  qui  se 
trouvent  annexés  au  présent  traité...  sont 
considérés  comme  parties  intégrantes  des 
arrangements  du  congrès,  et  auront  partant 
la  même  force  et  valeur  que  s'ils  étaient  in- 
sérés mot  à  mot  dans  le  traité  général. 

«  Nommément  : 

«  11.  La  Déclaration  des  puissances  sur  les 
affaires  de  la  confédération  helvétique  du 
20  mars  et  l'acte  d'accession  de  la  diète  du 
27  mai  1815.  » 

Cet  acte  d'accession  porte  : 

«  Art.  1.  La  diète  exprime  la  gratitude 
éternelle  de  la  nation  suisse  envers  les  hautes 
puissances  qui,  par  la  Déclaration  susdite, 
lui  rendent,  avec  une  démarcation  plus  favo- 
rable, d'anciennes  frontières  importantes, 
réunissent  trois  nouveaux  cantons  à  son 
alliance...  Elle  témoigne  les  mêmes  sentiments 
de  reconnaissance  pour  la  bienveillance  sou- 
tenue avec  laquelle  les  augustes  souverains 
se  sont  occupés  de  la  conciliation  des  diffé- 
rends qui  s'étaient  élevés  entre  les  cantons. 

«  Art.  2.  La  diète  accède,  au  nom  de  la 
confédération  suisse,  à  la  Déclaration  des 
puissances  réunies  au  congrès  de  Vienne,  en 
date  du  20  mars  1815,  et  promet  que  les  sti- 
pulations de  la  transaction  insérée  dans  cet 
acte  seront  fidèlement  et  religieusement  ob- 
servées. » 

Tels  sont  d'un  côté  les  stipulations  du  con- 
grès de  Vienne  et  de  l'autre  les  engagements 
pris  dès  lors  par  la  confédération  suisse  à 
l'égard  de  l'ancien  évêché  de  Bàle,  stipula- 
tions et  engagements  dont  ni  la  confédération 
ni  le  gouvernement  de  Berne  ne  peuvent  pré- 
tendre être  aujourd'hui  déliés,  d'autant  moins 
que  le  conseil  fédéral,  dans  une  note  officielle 
adressée  au  chargé  d'affaires  du  Saint-Siège 
le  11  février  1873,  invoque  encore  l'acte  du 
congrès  de  Vienne  du  20  mars  1815  comme 
faisant  partie  du  droit  public  européen. 

Pour  bien  saisir  toute  la  portée  de  la  ré- 
serve faite  par  le  congrès,  que,  dans  l'ancien 
évêché  de  Bàle,  la  religion  serait  conservée 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


l 


dans  l'état  où  elle  était  alors,  il  importe  dfl 
savoir  quelle  était  le  situation  religieuse  de  ce 
pays  à  l'époque  dont  il  s'agit.  Or,  après  avoir 
fait  partie  du  diocèse  de  Strasbourg  sou( 
re'gime  français,  il  avait  été  rendu  à  celui  de 
Bâle  par  un  bref  de  Pie  VII  en  date  du  t î  sep- 
tembre 1814,  et  Mgr  de  Neveu,  alors  ëvèque 
de  Baie,  en  avait  solennellement  repris  pos- 
session par  son  mandement  du  9  janvier  lo!5. 
Le  régime  du  concordat  de  1801  et  des  lois 
organiques  y  avait  fait  place  aux  prescrip- 
tions canoniques  qui  le  régissaient  avant  la 
Révolution,  et  en  général,  sous  le  rapport  re- 
ligieux, il  était  retourné  autant  que  possible 
à  l'état  où  il  se  trouvait  sous  ses  princes- 
évèques. 

Les  principes  posés  par  le  congrès  passè- 
rent presque  textuellement,  avec  quelques  ap- 
plications particulières,  dans  Y  Acte  de  réunion 
du  ci-devant  Evèché  de  Bâle  au  canton  de  Berne, 
arrêté  à  Vienne  en  novembre  1815  entre  les 
plénipotentiaires  du  gouvernement  de  Berne 
et  les  délégués  de  l'Evèché  de  Bâle  nommés 
par  le  canton  directeur  de  Zurich.  Je  me  con- 
tenterai pour  le  moment  de  citer  l'article  1 
renfermant  les  garanties  générales  ;  nous  y 
lisons  : 

«  La  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine  est  garantie  pour  être  maintenue 
dans  l'état  présent  et  librement  exercée  comme 
culte  public  dans  les  communes  de  l'Evèché  de 
Bâle  où  elle  se  trouve  actuellement  établie. 
L'évèque  diocésain  et  les  curés  jouiront  sans 
entraves  de  la  plénitude  de  leur  juridiction  spi- 
rituelle d'après  les  rapports  établis  par  le 
droit  public  entre  l'autorité  politique  et  l'au- 
torité religieuse  ;  ils  rempliront  de  même 
sans  empêchement  les  fonctions  de  leur  mi- 
nistère, notamment  celles  de  l'évêque  dans  les 
visites  pastorales,  et  tous  les  catholiques  les 
actes  de  leur  religion.  » 

La  garantie  exigée  par  le  congrès  fut 
donnée  à  ce  traité  par  la  confédération  suisse 
quelques  mois  plus  tard,  le  18  mai  1816.  De- 
puis, les  droits  de  l'Eglise  catholique  romaine 
ont  encore  été  expressément  garantis  par  les 
constitutions  cantonales  de  1831  et  de  1846, 
et  le  libre  exercice  du  culte  des  confessions  chré- 
tiennes reconnues,  par  la  constitution  fédérale 
de  1848  (1).  • 

Malgré  toutes  ces  garanties,  que  restet-il 
aujourd'hui  de  ces  droits?  qu'y  a-t-il  encore 
debout  des  traités  qui  les  consacrent  ?  C'est  ce 
que  noue  allons  rechercher. 

L'histoire  du  Jura  catholique,  depuis  sa 
réunion  au  canton  de  Berne,  n'est  guère  que 
l'histoire  de  la  violation  progressive,  par  le 
gouvernement  bernois,  de  toutes  les  condi- 
tion- religieuses  auxquelles  cette  réunion 
avait  eu  lieu.  L'acte  d'union  n'avait  pas  laissé 
aux  catholiques  la  liberté   de     prosélytisme 


qu'il  avait  accordés  aux  protestants;  de  pi 
il  avait  soumis,  au  placet gouvernemental,  les 
actes  de  l'évêque.  C'est  grâce  à  ces  deux  ar- 
ticles de  pure  police  que  seront  violés  tous  les 
traités,  que  la  liberté  fera  place  à  on  despo- 
tisme dont  l'absurdité  n'est  surpassée  que  par 
son  infamie. 

Jusqu'en  1830,  les  patriciens  de  Berne  mon- 
trèrent aux  catholiques  assez  de  bienveillance. 
Après  IH.'JO,  les  radicaux,  ayanl  renversé  les 
patriciens,  dressèrent  les  Articles  de  Iladen  en 
1836  et  vexèrenl  les  catholiques  d'une  ma- 
nière continue  jusqu'à  la  guerre  du  Sonder- 
bund  ;  mais  les  réclamations  de  la  France  et 
de  l'Autriche  ne  leur  permirent  pas  de  [tous- 
ser jusqu'au  bout  la  violation  des  traités. 
Après  1870,  les  victoires  de  la  Prusse,  l'abais- 
sement de  l'Autriche  et  de  la  France  leur 
fournirent  enfin  l'occasion  de  reprendre  la 
trame  de  leurs  perfidies.  Ainsi  la  guerre  était 
à  peine  terminée,  que  les  principaux  meneurs 
se  réunirent  à  Langenthal,  dans  le  canton  de 
Berne,  où  ils  dressèrent  leurs  batteries. 

Depuis  1815,  le  siège  de  S.  Pantale  avait 
vu  succéder  à  François-Xavier  de  Neveu,  An- 
toine Salzmann  et  Charles  Arnold.  Joseph-An- 
toine Salzmaun,  théologien  profond,  homme 
simple  et  laborieux,  était  d'une  rare  activité 
dans  l'administration  et  gérait  presque  tout 
seul  les  affaires  de  son  diocèse.  A  sa  mort  en 
1854,  le  diocèse  de  Bâle  avait  eu  pour  pasteur 
Charles  Arnold,  homme  d'une  douceur  inalté- 
rable et  d'une  exquise  urbanité,  dont  les 
suaves  et  délicates  vertus  rappelaient  le  divin 
pasteur  des  âmes.  En  1862,  les  chanoines-sé- 
nateurs composant  le  Chapitre  de  Bâle  éli- 
saient Aimable-Jean-Claude-Eugène  Lâchât, 
né  en  1819  à  Montavon,  paroisse  de  Damvant, 
au  district  de  Porrentruy.  Eugène  Lâchât,  or- 
phelin de  bonne  heure,  avait  eu,  pour  pre- 
mier maître,  son  frère  François  Lâchât,  tour 
à  tour  député,  publiciste  et  écrivain,  à  qui 
nous  devons  les  traductions  de  la  Symbolique 
de  Mœhler  et  de  la  Somme  de  saint  Thomas, 
plus  la  belle  et  définitive  édition  de  Bossuet, 
c'est-à  dire  trois  chefs-d'œuvre.  Mais  parmi 
les  chefs-d'œuvre  de  François  Lâchât,  le  chef- 
d'œuvre  des  chefs-d'œuvre  fut  son  frère  Eu- 
g<  ne  qui,  l'instruction  primaire  reçue,  avait 
étudié  à  Besançon  les  humanités,  la  Théo- 
logie à  Albano  et,  ordonné  prêtre,  avait  dé- 
buté comme  missionnaire  en  Italie.  Succes- 
sivement supérieur  du  pèlerinage  de  Trois- 
Epis  près  Colmar,  curé  de  Grandfontaine  et 
Doyen  de  Délémont,  traducteur  de  Y  Ecole  des 
miracles  du  Père  Ventura,  il  s'était  concilié 
partout  des  sympathies  qui  se  traduisirent  par 
sa  présentation  pour  le  siège  de  Bâle  (2). 
Dans  ce  nouveau  prélat,  on  distinguait  un 
juste  mélange  de  l'agneau  et  du  lion,  la  force 
et  la  douceur,  mais  surtout  la  douceur  sym- 


mpruntons  cet  exposé  juridique  à  une  brochure  de  l'abbé  Crélier,  L'Ours  devenu  pas- 
teur, /rapine  de  Mgr  Lâchai,  par  notre  ami  Edouard  Hornstein,  qui  fui  avec  Chavannes,Turherg 

et,  Schnurig,  Schmiedlin,  Migy,  Brichet  et  plusieurs  autres  noire  condisciple  au  sémi- 
naire de  hangres. 


72 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


pathique  donl  la  bonté  attirante  rend  inutile 
la  Fermeté.  <>r.  c'e6t  contre  cet  agneau  que  va 
se  déchaîner  la  fureur  de  l'Ours  bernois. 

Les  radicaux  commencèrent  la  campagne 
contre  l'Eglise  par  la  revision  de  la  constitu- 
tion fédérale.  La  constitution  de  1848,  par  la- 
quelle, à  la  suite  de  la  guerre  du  Sonderbund, 
ils  avaient  remplacé  l'ancien  pacte,  quoique 
déjà  1res  hostile  à  l'Eglise,  ne  l'était  pas  en- 
core assez  à  leur  gré.  En  la  revisant,  ils  se 
proposaient  un  double  but  :  d'abord,  d'ache- 
ver  de  mettre  l'Eglise  dans  les  fers,  pour  ar- 
river ensuite  à  l'éliminer  de  la  Suisse;  en- 
suite, de  concentrer  tous  les  pouvoirs,  surtout 
le  pouvoir  militaire  des  autorités  fédérales, 
afin  d'ôter  absolumenl,  aux  cantons  catho- 
liques, toute  possibilité  de  résistance.  La 
constitution  fédérale  ainsi  revise'e  ayant  été 
soumise  à  l'acceptation  du  peuple  fut  rejelée, 
il  est  vrai  ;  mais  les  auteurs  dece  plan,  quelque 
sensible  que  leur  fût  cet  échec,  ne  perdirent 
pas  néanmoins  courage  :  ils  se  mirent  immé- 
diatement à  l'œuvre  et  entreprirent  une  nou- 
velle revision  dans  laquelle,  profitant  de  l'ex- 
périence et  cédant  sur  d'autres  points,  ils 
donnent  encore  un  plus  libre  essor  à  leur 
haine  contre  l'Eglise  catholique. 

Mais  en  reprenant  en  sous-œuvre  la  revision 
delà  constitution  fédérale,  ils  n'en  attendirent 
pas  le  succès  pour  travailler  plus  directement 
à  la  réalisation  du  projet  qu'ils  ont  tant  à 
cœur. 

Ils  avaient  remarqué  que  la  majorité  leur 
était  acquise  dans  presque  tous  les  cantons 
qui  composent  le  diocèse  de  Bâle  :  ils  vou- 
lurent du  moins  faire  là  ce  qu'ils  n'étaient  pas 
encore  en  position  d'exécuter  dans  la  Suisse 
entière.  Ils  convoquèrent  donc  à  Soleure  une 
assemblée  dite  conférence  diocésaine,  parce 
qu'elle  se  compose  des  délégués  de  ces  can- 
tons, qui  s'y  réunissaient  pour  traiter  des  af- 
faires ecclésiastiques,  espèce  de  conciliabule 
laïque  qui,  le  19  novembre  1872,  trouvait  à 
propos  de  décréter,  et,  le  26  du  même  mois, 
signifiait  à  l'évéque  de  Bàle,  Mgr  Lâchât,  ce 
qui  suit  : 

«  Attendu  que  l'évéque  de  Bâle,  contraire- 
ment à  la  défense  portée  le  18  août  1870  par 
la  conférence  diocésaine,  a  promulgué  et 
maintient  le  dogme  de  l'infaillibilité  pa- 
pale, dogme  qui  viole  les  prérogatives  du 
diocèse,  les  droits  des  gouvernements,  et 
change  fondamentalement  la  constitution 
de  l'Eglise  ; 

«  Attendu  que,  par  cette  promulgation,  il  a 
violé  le  serment  qu'il  a  prêté  sur  l'Evangile  le 
30  novembre  1863,  jurant  obéissance  aux  can- 
tons, et  promettant  de  ne  prendre  part  hors  de  la 
Suisse  à  aucun  projet  et  de  n  entretenir  aucune 
intelligence  ni  aucune  relation  suspecte  qui  pour- 
raient troubler  la  paix  publique  ; 

«  Attendu  qu'il  a  effectivement  troublé  la 
paix  publique,  soit  en  déposant  ou  en  excom- 
muniant de  sa  propre  autorité  et  contre  le 
droit  des  curés  qui  combattaient  l'infaillibilité 
papale,  soit  en  refusant  de  ratifier  les  nomi- 


nations faites  par  les  gouvernements  ou  par 
les  paroisses  et  qu'il  méconnaît  dans  ses  écrits 
du  4  et  du  9  novembre  les  principes  de  la  lé- 
gislation des  Etats  sur  ce  dernier  point  de  la 
discipline; 

«  Attendu  qu'il  a  établi  et  maintient  un  sé- 
minaire de  sa  seule  autorité,  sans  la  coopéra- 
tion des  Etats  et  contrairement  au  concordat 
du  26  mars  et  à  la  bulle  du  7  mai  182N  ; 

u  Attendu  qu'il  ne  s'est  point  soumis  à  la 
demande  que  le  vorort  diocésain  lui  a  faite 
en  186;>  et  en  1867,  au  nom  des  cantons, 
d'abaisser  la  taxe  des  dispenses  dans  de  justes 
proportions,  mais  qu'il  continue  contre  sa  pro- 
messe d'en  faire  un  commerce  indigne,  comme 
on  le  voit  par  une  lettre  du  chancelier  Duret 
au  curé  de  Starrkirch  ; 
«  A  l'unanimité  : 

«  I.  Les  cantons  ne  reconnaissent  pas  le 
traité  porté  le  18  juillet  1870,  par  le  concile 
du  Vatican  sur  l'infaillibilité  papale  et  ne  lui 
accordent  aucune  autorité  légale. 

«  II.  Ils  refusent  le  droit  et  défendent  à 
l'évéque  de  frapper  de  censures  les  curés  qui 
combattent  le  dogme  de  l'infaillibilité  papale. 
«  111.  Ils  refusent  le  droit  et  défendent  à 
l'évéque  de  déposer  les  curés  sans  le  concours 
et  le  consentement  des  autorités  cantonales. 

«  IV.  L'évéque  est  sommé  de  répondre  dans 
le  délai  de  trois  semaines,  par  l'entreprise  du 
vorord  diocésain,  sur  les  faits  qui  lui  sont  re- 
prochés dans  les  considérants  de  ce  décret. 

«  V.  L'évéque  est  sommé  de  retirer  pareille- 
ment dans  le  délai  de  trois  semaines,  sans  ré- 
serves ni  conditions,  la  peine  de  suspense  et 
d'excommunication  contre  les  curés  Egli  et 
Gschwind. 

«  VI.  Il  est  invité  de  déposer  le  chancelier 
Duret.  » 

Les  délégués  qui  assistaient  à  la  séance  où 
fut  porté  ce  beau  décret  étaient  ceux  des  gou- 
vernements de  Soleure,  Berne,  Argovie,  Thur- 
govie  et  Bâle-campagne.  Les  gouvernements 
catholiques  et  conservateurs  de  Lucerne  et  de 
Zug,  sachant  de  quoi  il  s'agissait,  n'avaient 
pas  voulu  s'y  faire  représenter. 

Mgr  Lâchât  ayant  refusé,  comme  il  le  de- 
vait, d'obtempérer  à  ces  sommations  aussi  in- 
justes qu'insolentes,  la  conférence,  par  un 
nouveau  décret  en  date  du  29  janvier  1873, 
déclara  que  C approbation  accordée  le  30  no- 
vembre 1863  à  sa  nomination  au  siège  épiscopal 
de  Bâle  était  retirée,  et  qu'ainsi  le  siège  de 
l'évêché  était  vacant  ;  interdite  ce  prélat  l'exer- 
cice de  ses  fonctions  épiscopales,  chargea  le 
gouvernement  de  Soleure  de  le  mettre  à  la 
porte  de  son  palais  et  invita  le  chapitre  à 
nommer  dans  la  quinzaine  un  administrateur 
ad  intérim  du  diocèse  qui  agréât  aux  gouverne- 
ments. En  cela  elle  ne  faisait  qu'adopter  les 
propositions  présentées  par  le  gouvernement 
de  Berne  et  que  le  Bund,  journal  semi-officiel, 
avait  déjà  publiées  deux  jours  auparavant  (le 
27  janvier).  En  même  temps  elle  adressa  une 
proclamation  aux  catholiques  du  diocèse  pour 
leur  annoncer  les  qiesures  qu'elle  venait  de 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


73 


prendre  contre  leur  évoque,  sur  qui  naturelle- 
ment «'Ile  en  faisait  retomber  toute  la  respon- 
sabilité. 

Tous  les  gouvernements  radicaux  ratifièrent 
ces  mesures,  tfn  conséquence,  l'évèque  de 
Bâle,  chassé  de  Bàle  par  la  Itéforme  en  1527, 
de  Porrentruy  par  la  Révolution  en  1793,  fut 
chassé  de  Soleure  par  les  communards  en 
1873.  Le  matin  du  10  avril,  le  prélat  avait  dit 
la  messe,  comme  de  coutume,  dans  sa  cha- 
pelle. A  neuf  heures,  les  membres  du  chapitre 
cathedra!,  les  sénateurs,  plusieurs  prêtres  de 
la  ville  et  du  Jura,  accourus  pour  faire  cor- 
tège à  leur  père,  se  pressaient  autour  de 
Mgr  Lâchât.  Quelques  instants  après,  les  dé- 
légués du  gouvernement  de  Soleure  se  pré- 
sentent ;  ils  signifient  à  l'évèque  l'ordre  du 
conseil  exécutif  qui  l'expulse  de  sa  résidence 
et  qui  doit  recevoir  immédiatement  son  exé- 
cution. L'évèque,  d'une  voix  calme  et  résolue, 
déclare  à  ses  persécuteurs  qu'il  ne  quittera 
que  par  la  force  une  maison  qui  est  la  sienne, 
par  son  élection  et  par  les  fonctions  qu'il 
exerce  ;  si  on  le  laisse  libre,  il  y  restera  selon 
son  droit  ;  si  ou  lui  fait  violence,  il  cédera  à 
la  violence  en  protestant  hautement  contre 
l'injustice  et  contre  l'injure.  Le  chef  de  la  po- 
lice, Ackermann,  est  mandé  ;  il  se  déclare 
prêt  à  employer  la  force,  si  le  prélat  refuse 
de  sortir.  Aux  ordres  de  cet  agent  supérieur 
de  la  force  publique,  Mgr  Lâchât  cède  en 
protestant  ;  il  bénit  ses  prêtres  qui  l'entourent, 
il  bénit  sa  famille  en  larmes  dans  les  corridors 
de  sa  maison,  et  va,  dans  la  cathédrale, 
épancher  d'abord  son  âme  devant  le  Dieu 
crucifié  pour  la  cause  de  qui  il  souffre  persé- 
cution. Le  soir,  l'évèque  trouvait  un  abri  sous 
le  toit  de  la  famille  de  H  al  1er  ;  le  lendemain, 
il  se  rendait  à  Altishoffen,  près  de  Lu- 
cerne,  au  centre  de  la  Suisse,  à  quelques 
pas  de  Tirutli,  berceau  de  la  liberté  helvé- 
tique. 

Avant  de  se  porter  à  ces  criminelles  et  hon- 
teuses violences,  le  gouvernement  de  Berne, 
non  content  d'avoir  déposé  ^matériellement 
l'évèque,  avait  voulu  l'anéantir  hiérarchique- 
ment. Par  une  circulaire  aux  préfets,  en  date 
du  1er  février,  sommation  était  faite  à  tous 
les  ecclésiastiques  du  canton,  sous  les  menaces 
les  plus  graves,  «  de  rompre  dès  ce  moment 
toute  espèce  de  relations  quelconques  avec 
M.  l'évèque  Eugène  Lâchât  concernant  les  af- 
faires du  culte  »,  avec  interdiction  notoire, 
"  'l'exécuter  h  l'avenir  aucun  ordre,  comman- 
dement ou  mesure  émanant  de  lui  ».  Par  une 
seconde  circulaire,  expresse  prohibition  était 
faite  spécialement  de  lire  le  mandement  de 
carême.  Il  eut  été  difficile,  à  l'ours  bernois,  de 
se  montrer  plus  naïvement  et  plus  grossière- 
ment despote;  car  enfin,  il  -'occupe  là  de 
choses  qui  ne  regardent  pas  les  ours,  même 
habillés  en  législateurs.  L'ordre  civil  et  l'ordre 
religieux  sont  choses  distinctes,  et,  dans  une 
certaine  mesure,  séparées  ;  les  confondre,  c'est 
troubler  tout  l'ordre  de  la  rédemption  ;  c'est 
mettre  à  la  merci  du  pouvoir  civil,  la  foi  et  la 


conscience  ;  c'est  relever  le  type  augustal  des 
Césars. 

Se  soumettre  ;'■  de  pareils  ordres  eût  i 
trahir  L'Eglise  et  bs  déshonorer.  Au.-si  tout  le 
clergé  catholique  du  Jura,  sans  aucune  excep- 
tion, protesta-t-il,  auprès  du  gouvernement, 
contre  ces  injonctions  ainsi  que  contre  la  dé- 
position de  son  évoque,  comme  violant  les 
droits  de  l'église  et  conduisant  au  schisme. 
Dans  sa  réponse,  le  gouvernement  éleva 
contre  les  curés  jurassiens  ces  griel 

1°  Par  leur  protestation,  les  prêtres  du  can- 
ton de  Berne  refusent  de  se  soumettre  aux  in- 
jonctions de  l'Etat,  qui  leur  a  défendu  d'avoir 
une  relation  officielle  avec  Mgr  Lâchât,  et  leur 
a  notamment  interdit  d'exécuter  à  l'avenir  aucun 
ordre,  commandement  ou  mesure  émanant  de  lui. 

2°  La  protestation  du  clergé  jurassien,  en 
présence  des  décisions  de  la  Conférence  dio- 
césaine et  des  ordres  du  gouvernement  de 
Berne,  est  un  acte  de  rébellion  et  de  résis- 
tance ouverte  vis-à-vis  de  l'autorité  civile. 

3°  La  dite  protestation  dénie  à  l'Etat  toute 
espèce  d'autorité  vis-à-vis  de  l'Eglise  catho- 
lique, de  sa  constitution  et  de  ses  organes, 
dénote  l'intention  de  soulever  les  popula- 
tions catholiques  et  constitue  le  plus  grand 
péril  pour  la  paix  confessionnelle  et  la  pros- 
périté publique. 

4°  La  souveraineté  de  l'Etat,  la  prospérité 
publique  et  la  paix  confessionnelle  ne  peuvent 
dès  lors  être  maintenues  et  assurées  que  par 
une  intervention  ferme  de  l'autorité  civile. 

Les  curés  jurassiens  répondirent  : 

1°  Qu'ils  devaient,  comme  pasteurs  des 
âmes,  respect  et  obéissance  à  leur  évèque  ; 
que  le  pape  seul  pouvait  les  dispenser  de  ce 
double  devoir  ;  que  le  pouvoir  civil,  sans  au- 
torité dans  l'Eglise,  n'avait,  dans  l'Eglise, 
rien  à  leur  commander  ; 

2°  Que,  loin  d'être  rebelles,  ils  avaient  tou- 
jours été  soumis  au  for  extérieur  et  dans  la 
sphère  civile,  supportant  toutes  les  charges  de 
l'Etat  ;  mais  que  dans  l'ordre  ecclésiastique  et 
au  for  intérieur,  ils  ne  pouvaient  être  ni  re- 
belles, ni  même  désobéissants  à  un  pouvoir 
qui  était,  ici,  sans  compétence  ; 

3°  Que  soumis  à  l'Etat  et  à  l'Eglise,  chacun 
en  ce  qui  les  concerne,  ils  n'avaient  rien  fait 
qui  put  troubler  la  paix  publique  et  altérer  la 
bonne  harmonie  entre  les  deux  puissances  ; 

4°  Que  l'intervention  de  l'Etat  dans  les  af- 
faires religieuses  était  une  pure  tyrannie,  et 
qu'ils  n'avaient  qu'à  se  rappeler  la  règle  Apos- 
tolique :  «  Il  vaut  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux 
hommes  ». 

C'était  à  Berne  un  parti  pris  d'aller  jus- 
qu'au bout.  Le  conseil  exécutif  répondit  à  la 
protestation  du  clergé,  le  18  mars,  par  l'arrêté 
suivant  : 

I.  La  demande  sera  immédiatement  for- 
mulée auprès  de  la  Cour  d'appel  et  de  cassa- 
tion pour  la  révocation  de  tous  les  curés  rem- 
plissant des  fonctions  spirituelles  dans  le 
canton  de  Berne  et  qui  ont  signé  la  protestation 
précitée. 


74 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATIIOLIOUE 


II.  Jusqu'à  la  décision  de  la  Cour  d'appel, 
les  curés  dont  il  B'agil  Boni  tous  Buspendus 
dans  L'exercice  de  leurs  fonctione  publiques. 

III.  Pour  le  cas  OÙ,  dans  un  délai  de 
14  jouis,  à  partir  du  moment  où  la  présente 
leur  aura  été  notifiée,  les  curés  trappes  par  la 
d<  jision  ci-dessus  déclareraient  vouloir  se 
soumettre  aux  décisions  des  autorités  de 
l'Etat,  le  conseil  exécutif  se  réserve  de  retirer 
la  demande  de  révocation  de  la  suspension  en 
ce  qui  concerne  ces  curés. 

IV.  La   direction  des   cultes  est  invitée  à 
soumettre  le  plus  tôt  possible  des  propositions. 
touchant  le  remplacement  des  curés  dans  leurs 
fonctions  civiles  et  religieuses. 

D'après  la  législation  bernoise,  le  gouver- 
nement n'a  pas  le  droit  de  révoquer  ou  de 
destituer  lui-môme  les  fonctionnaires  de  l'Etat  ; 
il  ne  peut  que  les  suspendre  dans  leurs  fonc- 
tions, comme  il  s'exprime  en  son  français  de 
Berne,  et  les  traduire  devant  la  Cour  d'appel, 
seule  autorité  compétente  pour  prononcer  la 
révocation  ou  la  destitution.  Cette  procédure 
toutefois  n'était  pas  recevable  vis-à-vis  des 
curés,  qui  ne  sont  pas  fonctionnaires  de  l'Etat, 
mais  qui  relevant,  comme  tels,  exclusivement 
de  l'Eglise,  ne  peuvent  être  ni  nommés,  ni 
suspendus,  ni  révoqués  par  le  pouvoir  civil. 
Mais,  même  en  raisonnant  dans  l'hypothèse 
de  l'ours  bernois,  on  peut  encore  lui  reprocher 
la  violation  de  sa  loi  ;  car,  nonobstant  le  délai 
suspensif  pour  l'approbation,  et,  par  consé- 
quent, pour  l'application  de  son  décret,  il  des- 
titua immédiatement  et  expulsa,  sans  forme 
de  procès,  un  professeur  du  collège  de  Delé- 
mont,  l'abbé  Borne,  par  la  seule  raison  qu'il 
avait  signé  la  protestation  du  clergé.  On  voit 
que,  pour  l'ours  bernois  comme  pour  les  autres 
fauves  de  la  révolution  : 

11  est  avec  la  loi  des  accommodements. 

Le  lendemain  de  son  arrêté,  le  conseil  exé- 
cutif, qui  ne  se  dissimulait  pas  le  méconten- 
tement qu'allaient  soulever  des  mesures  si 
odieuses,  décrétait  éventuellement  l'occupa- 
tion militaire  du  Jura  Bernois,  nommait  le 
commandant  militaire  du  corps  d'occupation, 
lui  adjoignait  un  commissaire  civil  et  faisait 
tous  les  préparatifs  de  l'expédition.  La  pru- 
dence et  le  calme  que  les  catholiques  surent 
joindre  au  courage  et  à  la  fermeté  semblaient 
devoir  ôter  tout  prétexte  de  mettre  à  exécu- 
tion ce  décret  insultant  ;  mais  s'ils  prévinrent 
une  occupation  générale  du  pays,  ils  ne  purent 
empêcher  l'occupation  plus  ou  moins  longue 
de  plusieurs  communes.  Les  procédés  de 
l'autocratie  sont  partout  les  mêmes  :  on  est  li- 
béral à  Berne,  comme  on  est  tolérant  à  Saint- 
Pétersbourg. 

Le  grand  conseil, dans  sa  séance  du  26  mars, 
approuva  par  162  voix  contre  15  toute  la  con- 
duite du  gouvernement  dans  les  affaires  du 
diocèse,  sans  tenir  le  moindre  compte  ni  de 
la  pétition  des  catholiques,  ni  des  protesta- 
tions que  lui  avaient  aussi  adressées  Mgr  La- 
chat  et  le  clergé  jurassien. 

Le  clergé    fit    encore    au    gouvernement, 


contre  l'arrêté  du  18  mars,  de  nouvelles  ré- 
clamations et  protestations,  qui  n'aboutirent 
qu'a  un  nouvel  ukase  en  date  du  28  avril  in- 
titulé :  Ordonnance  d'exécution,  déclarant  dé- 
fendues et  interdites  à  tous  les  curé»  suspendus  : 

«  Toute  espèce  de  fonctions  ecclésiastiques 
dans  les  bâtiments  destinés  au  service  divin 
public  (églises, chapelles, etc.)  ;  en  outre  toutes 
fonctions  dans  les  écoles  ou  les  établissements 
publics  d'instruction,  ainsi  qu'au  sein  des  au- 
torités des  écoles  publiques,  et  enfin  toutes 
autres  fonctions  publiques,  notamment  la 
participation  aux  processions  et  aux  funé- 
railles en  ornements  sacerdotaux,  la  prédica- 
tion et  la  catéchisation,  etc.,  pour  autant 
qu'elles  ont  lieu  en  public.  » 

La  faculté  de  dire  une  messe  basse  est  tout  ce 
qui  leur  était  laissé  de  toutes  leurs  fonctions 
sacerdotales  et  pastorales.  A  cela  près,  le  culte 
public  était  complètement  supprimé. 

Il  est  bien  vrai  que  l'ordonnance  ajoutait  que 
chaque  conseil  de  fabrique  pouvait,  avec  /'au- 
torisation de  la  direction  des  cultes,  charger 
provisoirement  des  fonctions  ecclésiastiques  de 
la  paroisse  un  prêtre  catholique  qui  n'eût  pas 
été  atteint  par  l'arrêté  du  18  mars  ;  mais  elle  y 
mettait  les  conditions  suivantes  : 

«  Les  ecclésiastiques  qui,  bien  que  n'ayant 
pas  été  suspendu*  de  leurs  fonctions,  ont 
néanmoins  signé  des  protestations,  ne  peuvent 
être  employés  que  pour  le  cas  où  ils  déclare- 
ront retirer  leurs  signatures  de  ces  protesta- 
tions. 

»  Du  reste,  toute  nomination  de  cette  es- 
pèce ne  pourra  avoir  lieu  que  lorsqu'il  aura 
été  prouvé  au  préalable  que  l'ecclésiastique 
que  cela  concerne  est  disposé  à  entrer  en  fonc- 
tions sans  avoir  reçu  l'ordre  ou  l'assentiment 
du  ci-devant  évêque  Eugène  Lâchât.  » 

Or,  non  seulement  il  n'y  avait  pas  dans  tout 
le  pays  un  seul  prêtre  qui  remplît  ou  voulût 
remplir  ces  conditions,  mais  il  est  clair  en 
outre  que,  en  dépit  de  la  mître  surmontée  de 
la  tiare  qui  ornait  déjà  la  tête  de  M.  le  direc- 
teur des  cultes,  celui  qui  les  aurait  remplies 
n'eût  jamais  été  qu'un  schismatique  et  un  in- 
trus, sans  aucun  des  pouvoirs  nécessaires 
pour  exercer  le  ministère  pastoral,  et  avec 
qui  il  n'eût  pas  même  été  permis  aux  fidèles  de 
rester  en  communion.  On  voit  donc  à  quoi  se 
réduisait  la  gracieuse  concession  des  persécu- 
teurs de  l'Eglise  dans  le  Jura.  C'était  dire  à 
ses  enfants:  Nous  permettons  que  le  culte  ca- 
tholique soit  encore  pratiqué  parmi  vous, 
pourvu  que  vous  renonciez  au  catholicisme. 
Nous  avons  peine  à  trouver  des  prêtres  apos- 
tats, des  Judas,  pour  remplacer  vos  pasteurs 
légitimes  et  fidèles,  et  c'est  là  un  de  nos 
grands  embarras  ;  mettez-vous  vous-mêmes 
en  quête  pour  vous  en  procurer  et  nous  aider 
ainsi  à  vous  précipiter  au  fond  de  l'abîme  ! 

Lorsqu'on  apprit  en  Europe  que  les  protes- 
tants, qui  s'étaient  dit  gens  de  liberté  et  de 
tolérance,  tant  qu'ils  étaient  les  plus  faibles, 
devenus  les  plus  forts,  s'érigeaient  par- 
tout en  oppresseurs  et   en  persécuteurs,  op- 


LIVRE  QU  LTRE-VINGT-QUÀTORZIEMI 


presscurs  au  nom  de  U  liberté,  persécuteurs 
au  nom  d'un  athéisme  fanatique,  on  éprouva 
moins  de  surprise  que  d'indignation.  Ce  mé- 
pris «le  tout  dioil,  dfi  toute  raison,  de  toute 
justice,  ce  cynisme  dans  ce  mépris  révolta 
d'autant  plus  que  les  victimes  de  la  persécu- 
tion étaient  plus  innocentes.  On  persécutait 
parce  qu'on  voulait  persécuter,  on  proscrivait 
parce  qu'on  voulait  proscrire  ;  on  ne  déshono- 
rait pas  seulement  le  protestantisme  par  ces 
excès,  on  déshonorait  l'humanité.  On  trouvait, 
dans  les  tyrans  bernois,  moins  l'homme  que 
la  béte,  la  bête  civilisée  et  corrompue,  la  pire 
des  bête,  l'ours  de  Berne.  Les  gardiens  de  la 
foi  et  de  l'honneur  chrétien  élevèrent  tous  la 
voixpour  flétrir  ces  abominations  et  recueillir, 
pour  les  victimes,  l'obole  de  la  charité.  «  Les 
cantons  de  Soleure,  de  Berne,  d'Argovie,  de 
Bàle  et  de  Thurgovie,  disait  le  cardinal 
Othmar  de  Bauscher,  archevêque  de  Vienne, 
s'arrogèrent  le  droit  de  déposer  leur  évêque 
s'il  n'obtempérait  pas  à  leurs  demandes,  et 
déclarèrent  les  communautés  catholiques  au- 
torisées à  décider  des  questions  religieuses,  à 
choisir  leurs  curés  et  à  les  congédier  lorsqu'ils 
n'auraient  plus  pour  eux  la  majorité  de  la 
communauté.  Ces  prétentions  étaient  une  at- 
teinte formelle  à  l'existence  même  de  l'Eglise 
catholique  :  c'était  renverser  sa  constitution, 
attenter  à  sa  foi,  et  faire  dépendre  entière- 
ment de  l'Etat  l'administration  de  ses  intérêts. 
Les  gouvernements  de  ces  cantons  forcèrent 
même  les  catholiques  à  reconnaître  qu'ils 
n'avaient  fait  qu'user  de  leur  droit,  et  tous 
ceux  que  leur  devoir  obligerait  de  s'opposer  à 
des  mesures  qui  dépassaient  si  manifestement 
les  limites  du  pouvoir  de  l'Etat,  furent  traités 
comme  s'ils  avaient  été  coupables  de  révolte 
contre  l'autorité  légitime.  Yotre  Grandeur  a 
été  chassée  de  son  lùège  épiscopal,  des 
amendes  ont  été  imposées,  les  rapports  entre 
ecclésiastiques  interdits,  les  biens  de  l'Eglise 
mis  sous  le  séquestre,  les  églises  fermées.  Les 
ennemis  de  l'Eglise  catholique  se  sont  montrés 
tels  qu'ils  sont  ;  la  plus  légère  apparence  de 
la  tolérance  la  plus  nécessaire  a  disparu  ;  les 
jours  d'une  persécution  ouverte  sont  arrivés. 
Il  ne  reste  à  employer  de  plus  contre  les  ca- 
tholiques que  les  tourments  corporels.  » 

Les  treize  évèques  d'Angleterre  écrivaient 
aux  évèques  et  aux  prêtres  qui  combattent 
le  bon  combat  dans  les  Etats  confédérés  de  la 
Suisse  :  «  Souffrir  la  haine  des  hommes  sans 
religion,  être  continuellement  harcelés  par 
les  conspirations  des  sectaires,  n'est  pas  chose 
nouvelle  pour  vous  ;  car  depuis  trois  siècles 
L'Eglise,  dans  votre  Suisse,  a  dû  souvent,  à 
des  époques  diverses,  repousser  avec  une  in- 
vincible fermeté  les  assauts  et  les  embûches 
des  ennemis  de  la  foi  catholique. 

»  Aujourd'hui  encore,  les  exilés,  les  trans- 
fuge.-:, les  proscrits  et  les  vieux  routiers  de 
presque  toutes  les  autres  nations  se  sont  ré- 
fugiés et  ont  trouvé  un  asile  dans  vos  vallées 
hospitalières,  au  milieu  de  vos  montagnes  es- 
carpée 


»  Faut-il  donc  s'étonner  si  ci  ennemis  de 
la  vérité  et  de  toute  subordination  s'élè- 
vent et  se  déchaînent  avec  tant  de  fureur 
contre  vous,  ô  vigilants  Pasteurs  de  l'Egi. 

de  Dieu,  et  contre  vos  ouailles  demeurées  fi- 
dèles? 

»  Plusieurs  d'entre  nous  se  souviennent 
d'avoir  vu  autrefois  et  salue';  avec  vénération 
à  Home  votre  illustre  confrère,  l'évoque  de 
Lausanne  et  de  Genève,  lequel  avait  été  exilé, 
parce  qu'il  avait  confessé  la  foi,  en  soute- 
nant l'autorité  de  l'Eglise. 

»  Aujourd'hui  nous  contemplons  l'excellent 
évoque  d'IIébron,  marchant  comme  un  (ils 
sur  la  trace  de  son  père,  et  condamné  égale- 
ment à  l'exil  pour  la  défense  de  la  môme 
cause  sacrée. 

»  Même  dans  le  diocèse  de  Bâle,  où,  dans 
des  temps  plus  reculés,  les  complots  ourdis 
par  des  hommes  pervers  contre  le  Saint- 
Siège  avaient  fait  verser  des  larmes  et  pro- 
voqué l'indignation,  les  fidèles  prodiguent 
aujourd'hui  les  témoignages  d'une  filiale  vé- 
nération à  leur  invincible  évêque,  lequel, 
malgré  les  spoliationset  les  vexations  réitérées 
qu'on  lui  fait  subir,  combat  au  premier  rang, 
entouré  d'un  clergé  et  d'une  population  fidèle 
et  courageuse,  pour  défendre  la  liberté  de 
l'Eglise. 

»  Ces  ignobles  persécutions,  exercées  contre 
les  pasteurs  de  Jésus-Christ,  sont  la  honte  de 
la  Suisse,  mais  aussi  la  gloire  de  votre  Eglise  ; 
car  cette  odieuse  et  impuissante  conspiration 
des  hérétiques,  des  incrédules,  des  démolis- 
seurs, fait  briller  d'une  manière  éclatante,  aux 
yeux  des  nations  prévaricatrices,  la  lumière 
de  la  vérité  catholique,  laquelle  peut  seule 
inspirer  tant  de  constance  à  l'Episcopat,  tant 
d'unité  et  de  fidélité  au  clergé,  etaux  ouailles 
tant  d'attachement  inviolable  à  leurs  Pas- 
teurs. » 

«  Les  indignités  commises  et  qui  se  pour- 
suivent à  Rome,  en  Suisse,  en  Allemagne, 
contre  l'Eglise  catholique,  formeront,  dit  l'ar- 
chevêque de  Paris,  une  page  que  la  postérité 
jugera  sévèrement.  Cette  humiliation  était 
nécessaire  à  notre  siècle  infatué  d'orgueil  et 
qui  n'a  que  du  mépris  pour  tout  ce  qui  ne  date 
pas  d'hier.  Il  n'y  a  point  de  titres  fastueux 
qu'il  ne  se  soit  décernés  à  lui-même;  il  faut 
lui  savoir  gré  de  n'avoir  pas  encore  osé  s'ap- 
peler le  siècle  de  la  vertu.  S'il  n'était  aveuglé 
parla  passion  il  reconnaîtrait  qu'il  est  dé- 
pourvu de  toutes  les  choses  qui  constituent  la 
véritable  grandeur;  il  n'est  plus  en  notre 
puissance  de  cacher  au  monde  notre  abaisse- 
ment. 

»  En  quels  termes  pompeux  n'a-t-on  pas 
vanté  la  liberté  de  conscience.  C'était  la  con- 
quête, l'honneur  des  temps  modernes,  l'in- 
signe bienfait  acquis  sans  retour  à  l'humanité, 
et  voilà  que  l'on  est  en  train  de  prouver  à  la 
face  de  l'univers,  que  ce  grand  principe  de  la 
liberté  de  conscience  n'est  qu'un  mensonge 
de  plus  ajouté  à  tant  d'autres.  Il  faut  que  la 
démonstration  s'achève,  afin  qu'il   devienne 


7fl 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISl    CATHOL1QU1 


manifeste,  au  nom  de  tous,  que  la  vraie  li- 
berté n'a  pas  d'ennemis  plu-  perfides  el  plus 
acharnée  que  les  hommes  qui  invoquent  sans 
cesse  son  nom  pour  la  faire  servir  à  leurs 
passions  et  à  leurs  haines. 

»  Le?  évoques,  les  prêtres,  les  vrais  chré- 
tiens  savent  ce  qu'ils  ont  à  faire  en  présence 
de  ces  odieuses  et  violentes  injustices;  Dieu 
vous  donnera  la  force  d'accomplir  votre  de- 
voir. La  prière,  la  patience,  la  fermeté,  la  di- 
gnité, le  pardon,  voilà  nos  armes  pour  nous 
défendre.  La  vertu  des  chrétiens  a  vaincu  les 
ennemis  d'autrefois,  elle  vaincra  les  modernes 
ennemis  que  nous  avons  devant  nous  ». 

Les  viclimes  protestaient  aussi  contre  la 
persécution.  Le  dimanche,  25  mai,  fête  de 
S.  Grégoire  VII,  six  mille  catholiques  du  Jura 
bernois  se  réunissaient  sur  les  confins  des 
districts  de  Delémont  et  de  Moutier,  pour 
protester  publiquement  contre  les  mesures 
tyranniques  dont  le  clergé  était  l'objet  et 
aviser  aux  mesures  à  prendre,  dans  ces  cir- 
constances, pour  sauvegarder  la  foi.  Après 
avoir  entendu  plusieurs  orateurs,  l'assemblée 
vota,  par  acclamations  et  à  mains  levées,  les 
résolutions  suivantes  : 

1°  Protestation  de  fidélité  et  de  dévouement 
au  Pape,  à  l'Evêque  et  au  clergé  fidèle  ; 

2°  Protestation  contre  les  mesures  inconsti- 
tutionnelles et  illégales  dont  l'Eglise  catho- 
lique était  devenue  l'objet  dans  le  canton  de 
Berne  ; 

3°  Nomination  d'un  comité  chargé  de  la 
défense  des  intérêts  religieux  des  catholiques 
jurassiens,  par  toutes  les  voies  légales,  soit 
isolément,  soit  de  concert  avec  les  autres  ca- 
tholiques du  diocèse  ou  delà  Suisse. 

Ces  résolutions  votées,  le  président  Keller, 
avocat  de  Moutier,  proposa  d'acclamer  Pie  IX, 
«  le  grand  et  saint  vieillard  du  Vatican  », 
Mgr  Lâchât,  «  le  courageux  et  intrépide  dé- 
fenseur des  droits  de  l'Eglise  »,  et  le  clergé 
du  Jura,  «  suspendu,  persécuté  et  malgré  tout 
fidèle  à  ses  devoirs  et  à  sa  conscience  ».  Tous 
debout,  tête  nue,  s'écrièrent  :  «  Vive  Pie  IX  ! 
Vive  Mgr  Lâchai  !  Vive  le  clergé  du  Jura  !  »  et 
ces  acclamations,  expression  des  sentiments 
des  soixante  mille  catholiques  du  Jura  bernois, 
lurent  répétées  par  les  échos  des  montagnes. 

En  même  temps  qu'il  destituait  les  curés, 
afin  de  se  mettre  en  mesure  de  dépouiller 
complètement  l'Eglise  catholique,  quand  le 
moment  serait  venu,  le  conseil  exécutif  en- 
joignait aux  conseils  de  Fabrique  de  dresser 
un  inventaire  exact  des  vases,  ustensiles  et 
ornements  d'église,  ainsi  que  du  mobilier  ap- 
partenant à  la  paroisse,  le  chargeant,  sous 
leur  responsabilité,  de  veiller  à  ce  que  les 
objets  portés  sur  ces  inventaires  ne  fussent 
pas  détournés  de  leur  destination,  c'est-à-dire, 
suivant  son  style,  employés  à  d'autres  besoins 
que  ceux  de  la  religion  et  des  besoins  du  culte. 

En  parlant  aVaufres  besoins  que  ceux  des  be- 
soins  du  culte,  le  but  du  conseil  était  précisé- 
ment de  détourner  ces  objets  de  leur  destination 
pour  les  faire  servir  aux  besoins  du  schisme  et 


de  l'hérésie,  sans  laisser  absolument  rien  aux 
catholiques  de  ce  qui  est  nécessaire  pour 
l'exercice  de  leur  culte. 

Et  c'est  ce  qui  eut  lieu. 

L'ukase  frappait  les  curés  contrevenants 
d'une  amende  de  10  à  200  francs,  qui  devait 
être  douhlée  en  cas  de  récidive,  el  dont  il  dé- 
clarait encore  passible,  en  outre,  «  tout  ecclé- 
siastique qui  déclarerait  publiquement  que  le 
mariage  conclu  devant  le  fonctionnaire  civil  » 
(et  non  accompagné  du  mariage  religieux) 
«  est  seulement  un  concubinage  et  que  les  en- 
fants qui  en  naissent  gont  illégitimes  ». 

Dès  lors  les  rapports  de  gendarmes  et  les 
amendes  commencèrent  à  pleuvoir  comme 
grêle  sur  les  pauvres  curés,  privés  encore  du 
traitement  que,  aux  termes  de  l'Acte  de  réu- 
nion (art.  7),  le  gouvernement  était  tenu  de 
leur  payer.  Peureusement  que  la  charité  des 
catholiques,  de  ceux  de  France  vint  à  leur 
secours. 

Enfin,  comme  il  fallait  s'y  attendre  à  moins 
de  se  faire  la  plus  grossière  illusion,  et  comme 
chacun  s'y  attendait  en  effet,  le  15  septembre 
la  Cour  d'appel  rendit  la  sentence  que  lui 
avait  demandée  le  gouvernement.  En  vain  les 
curés,  dans  leur  Mémoire  de  défense,  comme 
l'abbé  Crélier  l'avait  déjà  fait  dans  une  cir- 
constance semblable,  avaient  prouvé  sans  ré- 
plique l'incompétence  de  la  Haute  Cour,  et, 
en  général,  du  pouvoir  civil  dans  cette  affaire  : 
la  Cour  d'appel  qui,  l'année  précédente,  s'était 
une  première  fois  déclarée  compétente  pour 
révoquer  l'abbé  Crélier  avec  un  autre  curé, 
persista  dans  cette  prétention  qu'elle  crut 
pouvoir  encore  établir  sur  tous  les  misérables 
arguments  dont  le  curé  de  Bebaveiler  avait 
démontré  dans  cette  occasion  les  incohérences, 
les  contradictions  et  la  parfaite  nullité.  Elle 
les  répéta  à  peu  près  mot  pour  mot  d'un  bout 
à  l'autre,  comme  s'ils  eussent  été  irréfutables 
et  péremptoires,  sans  y  ajouter  autre  chose 
qu'une  assertion  insoutenable  qui  la  mettait 
une  fois  de  plus  en  contradiction  avec  elle- 
même  et  le  prétexte  banal  des  empiétements 
de  YEglise  de  Rome,  qui,  s'ils  n'étaient  ré- 
primés, n'aboutiraient  à  rien  moins,  assurait- 
elle,  qu'au  renversement  des  lois  républicaines  et 
démocratiques  que  tous  nos  fonctionnaires  ont 
juré  de  respecter  et  de  faire  observer.  Oui, 
c'était  au  moment  où  l'Etat  de  Berne,  déchi- 
rant les  traités  et  foulant  aux  pieds  ses  ser- 
ments, s'emparait  ouvertement  de  toute  l'au- 
torité et  de  tous  les  droits  de  l'Eglise  catho- 
lique, se  substituait  complètement  à  elle,  et 
allait  même  jusqu'à  consacrer  cette  mons- 
trueuse iniquité  par  une  loi,  qu'il  osait  parler 
de  ses  prétendus  empiétements. 

Sa  déclaration  de  compétence  faite,  la  Cour 
d'appel,  statuant  sur  le  fond,  rendit  à  l'una- 
nimité moins  une  voix  l'arrêt  que  je  vais 
transcrire  avec  les  motifs  dont  elle  l'appuie  : 

«  Considérant,  dit-elle  : 

«  7°  Qu'en  déclarant,  comme  ils  l'ont  fait, 
que  les  mesures  prises  par  l'Etat  n'ont  pour 
eux  aucun  caractère  et  aucune  valeur,  qu'ils 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


77 


ne  reçoivent  pas  et  ne  peuvent  pas  admettre 
les  défenses  faites  par  le  gouvernement,  qu'ils 
continueront  à  recevoir  de  l'autorité  ecclésias- 
tique toutes  communications  et  écrits  pour 
être  lus  et  communiqués,  nonobstant  les  or- 
dres du  gouvernement,  et  qu'ils  n'admettront 
aucune  modification  à  l'organisation  exté- 
rieure du  culte  en  dehors  de  l'autorité  ecclé- 
siastique, MM.  les  curés  se  sont  mis  en  état  de 
résistance  ouverte  aux  lois  de  l'autorité  civile  ; 

«  8°  Qu'ils  ont  ainsi  contrevenu  à  leurs  de- 
voirs de  fonctionnaires  établis,  salariés  et  as- 
sermentés ; 

«  9°  Que  partant  ils  sont  indignes  ou  inca- 
pables d'être  maintenus  comme  curés  à  la  tête 
des  paroisses  respectives  qu'ils  ont  jusqu'ici 
administrées  ; 

«  Par  ces  motifs, 

«  Se  fondant  sur  les  articles  7  et  suivants 
de  la  loi  du  20  février  1857  ; 

«  La  Cour  d'appel  et  de  cassation 

«  Arrête  : 

g  1°  Les  69  curés  nommés  en  tête  des  pré- 
sentes sont  révoqués  de  leurs  fonctions  cu- 
riales. 

«  2°  Chacun  d'eux  est  déclaré  non  éligible 
à  une  cure  du  canton  aussi  longtemps  qu'il 
n'aura  pas  retiré  sa  protestation  de  fé- 
vrier 1873. 

«  3°  Ils  sont  en  outre  condamnés  solidaire- 
ment aux  frais.  » 

En  suite  de  cet  arrêt,  et  avant  même  qu'il 
eût  été  notifié  aux  curés,  le  conseil  exécutif 
leur  faisait  signifier  par  les  préfets  (la  missive 
de  celui  de  Porrentruy  est  du  7  octobre)  : 

1°  Qu'à  partir  de  l'époque  où  il  leur  aurait 
été  communiqué,  il  leur  était  interdit  d'exercer 
aucune  fonction  ecclésiastique,  même  celles  qui 
leur  étaient  encore  permises  à  teneur  de  l'ordon- 
nance d'exécution  du  28  avril  1873,  et  qu'il  se- 
rait procédé  avec  toutes  les  rigueurs  de  la  loi 
contre  eux  dans  le  cas  où  ils  n'obtempéreraient 
pas  à  cette  défense  ; 

2°  Qu'ils  auraient  à  quitter  le  presbytère  dans 
le  délai  de  14  jours,  à  partir  de  celui  où  l'arrêt 
leur  aurait  été  communiqué. 

Un  peu  plus  tard,  le  28  octobre,  le  conseil 
exécutif  étendit  encore  ces  mesures  aux  vi- 
caires catholiques  du  Jura  qui  avaient  signé 
la  protestation  du  clergé,  c'est-à-dire  à  tous 
sans  exception,  leur  défendant  d'exercer  au- 
cune /onction  pastorale,  soit  en  dedans,  soit  en 
dehors  de  l'Eglise,  dans  les  communes  du  Jura, 
et  leur  enjoignant  de  quitter  les  presbytère*  à 
la  même  époque  que  celle  qui  avait  été  fixée  aux 
curés  révoqués. 

En  même  temps,  ce  gouvernement  paternel, 
dans  l'intérêt,  disait-il,  d'une  exécution  conve- 
nable de  l'arrêt  de  révocation,  mais  surtout 
parce  qu'il  était  à  croire  qu'à  l'époque  où  cette 
exécution  aurait  lieu,  les  cures  révoqués  re- 
doubleraient  leurs  agitations,  renouvelait  au 
commandant  des  troupes  déjà  destinées  depuis 
longtemps  à  occuper  le  Jura  catholique  et  au 
commissaire  civil  qui  devait  l'accompagner, 


l'invitation  de  se  tenir  prôtsâ  suivn    luc  itôl 
l'appel  qu'il  pourrait  leur  adresser. 
Cependant,  tout  le  clergé  catholique  étant 

ainsi  supprimé  d'un  seul  coup  dans  le  Jura,  il 
s'agissait  de  le  remplacer  :  car  on  ne  pouvait 
pas  songer  k  laisser  tout  un  pays  si  religieux 
sans  un  simulacre  de  culte  ;  et  pour  remplacer 
le  clergé  catholique,  il  aurait  fallu  avoir  de 
quoi  faire  70  curés  intrus,  sans  compter  les 
vicaires.  Comme  le  chiffre  des  apostats  dont 
le  gouvernement  était  parvenu  à  faire  l'ac- 
quisition en  France  et  ailleurs  ne  s'élevait  pas 
si  haut  à  beaucoup  près,  il  para  comme  il  put 
à  cet  inconvénient  par  une  ordonnance  sur  le 
culte  datée  du  6  octobre  1873.  Dans  ce  nouvel 
ukase,  «  considérant,  dit-il  : 

«  1°  Que  par  arrêt  de  la  Cour  d'appel  et  de 
cassation  du  canton  de  Berne,  en  date  du 
15  septembre  dernier,  69  curés  catholiques 
ont  été  révoqués  de  leurs  fonctions  dans  les 
paroisses  qu'ils  desservaient  et  qu'ils  sont  dé- 
clarés non  rééligibles  pour  aussi  longtemps 
qu'ils  n'auront  pas  retiré  leur  protestation  du 
mois  de  février  1873  ; 

«  2°  Que  dans  ces  circonstances,  et  eu  égard 
à  la  dissolution  de  fait  du  ci-devant  évêché  de 
Bàle,  il  est  du  devoir  du  gouvernement  de 
pourvoir  à  la  satisfaction  des  besoins  religieux 
de  la  population  par  l'installation  de  nouveaux 
curés  et  d'un  culte  catholique  bien  ordonné, 
reconnu  et  subventionné  par  l'Etat  ; 

«  3°  Qu'à  cet  effet  la  nomination  et  l'ins- 
tallation des  nouveaux  curés  par  le  gouverne- 
ment est  le  seul  modus  vivendi  possible  ; 

«  4°  Que  l'étendue  minime,  ainsi  que  le 
chiffre  faible  de  la  population  d'une  partie  des 
paroisses  catholiques  actuelles,  justifie  une 
réduction,  soit  une  fusion  provisoire  des  dites 
paroisses  quant  aux  fonctions  pastorales  ; 

«  5°  Que,  du  reste,  il  n'y  a  pas  lieu  de  pré- 
juger une  organisation  future  et  définitive  de 
l'Eglise  catholique  dans  le  canton  de  Berne.  » 

Pour  ces  motifs,  il  réduit  provisoirement  les 
76  paroisses  catholiques  du  Jura  à  28  arron- 
dissements pastoraux,  dont  il  donne  la  circons- 
cription ; 

Il  statue  que  «  la  nomination  des  curés  ap- 
pelés à  desservir  ces  arrondissements  pasto- 
raux a  lieu  par  le  conseil  exécutif,  qui  délivre 
à  cet  effet  à  l'ecclésiastique  élu  un  acte  spécial 
de  nomination  »  ; 

Que  «  l'élu  sera  installé  dans  ses  fonctions, 
soit  présenté  à  la  commune,  avec  la  solennité 
religieuse  convenable,  par  le  préfet  ou  par  un 
fonctionnaire  municipal  qu'il  aura  désigné  à 
cet  effet  »  ; 

Que,  «  à  cette  occasion,  l'élu  prêtera,  en 
présence  de  la  commune  rassemblée,  le  ser- 
ment constitutionnel  prescrit  pour  les  autorités 
et  les  fonctionnaires  de  l'Etat  »  ; 

Que,  «  en  acceptant  sa  nomination  aux 
fonctions  de  curé  d'un  arrondissement  pastoral, 
l'élu  prend  l'engagement  de  n'avoir,  sans  l'as- 
sentiment des  autorités  de  l'Etat,  aucun  rap- 
port concernant  ses  fonctions  ecclésiastiques 
avec  une  autorité  épiscopale  ou  ecclésiastique 


78 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


quelconque,  et  à  ne  recevoir  aucun  ordre  de 
celle-ci  »  ; 

Que,  -  en  ce  qui  concerne  les  prestations 
en  nature  (logement,  bois  d'affouage,  jar- 
din, etc.),  les  communes  composant  ['arron- 
dissement pastoral  conservent  les  obligations 
qui  leur  incombent  à  teneur  des  bois  et  de 
l usage  »  ; 

Qu'  «  il  .sera  procédé  à  teneur  des  lois  contre 
les  conseils  de  fabrique  qui  refuseront  de  re- 
connaître le  curé  nouvellement  élu  et  qui  en- 
tretiendront des  rapports  officiels  avec  le  curé 
révoqué  par  sentence  judiciaire.  » 

C'est  ainsi  que  le  Conseil  exécutif  prétendait 
remplir  le  devoir  qu'il  s'était  forge,  en  usur- 
pant la  houlette  pastorale,  de  pourvoir  aux 
besoins  des  consciences  catholiques.  A  la  place 
du  culte  légitime  on  mettait  un  culte  schisma- 
tique  ;  au  lieu  des  pasteurs,  on  instituait  des 
loups.  On  n'espérait  pas,  au  reste,  avoir  beau- 
coup de  paroissiens,  puisque,  au  lieu  de 
soixante-seize  paroisses,  on  n'instituait  que 
vingt-huit  centres  pastoraux.  On  aurait  moins 
de  postes  à  pourvoir  et  plus  d'argent  à 
donner  :  double  avantage  pour  sortir  d'un 
mauvais  pas. 

En  exécution  de  la  nouvelle  ordonnance,  à 
partir  du  9  novembre,  le  gouvernement  s'em- 
para des  églises,  des  cures,  des  biens  de  fa- 
brique et  fit  appel,  pour  occuper  les  postes  de 
sa  création,  à  toutes  les  balayures,  à  toutes 
les  ordures  qui  traînaient  dans  les  recoins 
mal  famés  des  diocèses.  Le  conseiller  d'Etat 
Bodenheimer  recruta  un  certain  nombre  de 
pauvres  hères  qu'il  installa  avec  fracas.  On  vit 
briller  là  le  splendide  Portaz,  avec  la  Cantia- 
nille,  moitié  hystérique,  moitié  folle  ;  le  soi- 
disant  Sorbonnique  Pipy,  bien  nommé  pour 
servir  les  Bernois  ;  l'incomparable  Deramey, 
espèce  de  hanneton  mal  venu,  surtout  dans 
une  sacristie.  Faute  de  mieux,  on  les  célébrait 
à  son  de  trompe,  en  attendant  les  décon- 
venues. Les  honneurs  qu'on  leur  fit  furent 
surtout  une  nouvelle  occasion  de  vexer  et 
d'insulter  les  catholiques,  dont  l'argent  ser- 
vait à  payer  les  frairies  des  apostats. 

Les  catholiques,  outragés  si  cruellement, 
s'adressèrent  au  Conseil  fédéral.  Le  rappor- 
teur, Philippin,  se  déclara  contrôleur  recours 
en  se  fondant  sur  la  supériorité  de  l'Etat  vis- 
à-vis  de  l'Eglise,  sur  les  innovations  du  Syl- 
labus  et  sur  le  caractère  de  fonctionnaires 
inhérent  au  titre  de  curé.  Sutter,  du  canton 
d'Argovie,  opina  dans  le  même  sens.  Cheney 
et  Wuilleret  de  Fribourg  défendirent  vigou- 
reusement les  droits  de  la  Sainte  Eglise.  Après 
avoir  traité  la  question  de  droit,  «  ce  qu'il  y 
a  de  scandaleux,  ajoutait  Wuilleret,  c'est  que 
les  prêtres  apostats  sont  mis  en  possession, 
par  le  gouvernement  soleurois,  des  bénéfices 
et  des  églises,  de  ces  églises  qui  ont  été  cons- 
truites à  l'aide  des  sueurs  des  vrais  catholi- 
ques. En  Suisse,  voici  ce  qui  arrivera,  si  l'on 
va  plus  loin  :  une  imperceptible  minorité  sera 
mise  en  possession  des  biens  et  des  droits  de 
l'Eglise  catholique,  et  l'immense  majorité  des 


vrais  catholiques  sera  dépouillée  de  ses  biens, 
de  ses  droits  et  de  ses  libertés.  Heur  usement 
que  le  personnel  fait  défaut  ;  la  conduite  du 
clergé  suisse  est  admirable  ;  il  mérite  tout 
notre  respect  et  toute  notre  admiration. 
Jamais  les  catholiques  suisses  ne  Ci  msentiront 
à  bo omettre  leurs  âmes  au  pouvoir  de  l'Etat. 
On  veut  nous  séparer  de  Rome;  arrêtez-vous 
dans  celte  voie,  car  vous  vous  préparez  de- 
humiliations  et  des  échecs.  Des  potentats  plus 
puissants  que  ceux  de  Soleure  ont  attaqué 
l'Eglise  :  celle-ci  est  toujours  sortie  victo- 
rieuse des  luttes  qu'elle  a  subies.  La  Suisse  a 
conquis  l'admiration  de  l'Europe  parce  qu'on 
voyait  vivre  en  paix, les  unes  à  côté  des  autres, 
des  populations  ayant  des  langues  et  des  re- 
ligions différentes.  Que  deviendra  l'honneur 
de  la  Suisse,  si  vous  introduisez  le  despo- 
tisme religieux  ?  Au  nom  du  droit,  de  la 
justice,  de  la  liberté  et  du  serment  prêté  à  la 
constitution  fédérale,  l'orateur  supplie  l'as- 
semblée d'admettre  le  recours  de  la  confé- 
rence pastorale  de  Soleure  ». 

On  ne  répondit  point  à  l'avocat  des  catho- 
liques. Après  cinq  heures  de  discussion,  temps 
nécessaire  pour  trouver  des  semblants  de  rai- 
son et  donner  à  un  déni  de  justice  une  forme 
acceptable,  par  quatre-vingt-trois  voix  contre 
dix-huit,  le  Conseil  fédéral  rejeta  le  recours 
des  catholiques.  «  En  somme,  dit  l'abbé  Cré- 
tier,  dont  nous  suivons  les  indications,  le  Con- 
seil fédéral  déclare  ne  pouvoir  accueillir  la  ré- 
clamation des  catholiques  parce  que,  en  pre- 
nant les  mesures  dont  ils  se  plaignent,  les 
autorités  bernoises  n'ont  rien  fait  qui  ne  fût 
parfaitement  dans  leurs  droits.  L'arrêt  de  la 
Cour  d'appel  et  de  cassation  révoquant  tous  les 
curés  du  Jura  émane  d'une  autorité  judiciaire 
compétente,  il  y  a  chose  jugée,  et  le  Conseil  fé- 
déral n'a  ni  pouvoir  ni  vocation  pour  revoir  un 
acte  de  cette  nature.  Le  Conseil  exécutif,  en  in- 
terdisant aux  curés  révoqués  de  remplir  des 
fonctions  ecclésiastiques  dans  les  églises  affectées 
au  culte  catholique  et  en  prenant  d'urgence  di- 
verses mesures  relatives  à  la  circonscription  pro- 
visoire des  paroisses,  à  la  nomination  des  nou- 
veaux curés,  à  la  tenue  des  registres  de  l'état 
civil  et  à  la  célébration  civile  des  mariages,  a 
agi  comme  gouvernement  cantonal  en  vertu 
d'u?i  mandat  spécial  qui  lui  a  été  conféré  par  le 
grand  conseil.  Or,  sous  l'empire  de  la  constitu- 
tion fédérale  du  12  septembre  1848,  ce  qui  tient 
à  l'organisation  des  cultes  est  dans  la  compé- 
tence absolue  des  cantons.  11  est  bien  vrai  que 
la  confédération  peut  intervenir  dans  les  actes 
des  pouvoirs  cantonaux  qui  sont  contraires  aux 
droits  garantis  par  la  constitution  fédérale,  et 
que  l'article  44  de  cette  constitution  garantit 
dans  toute  la  confédération  le  libre  exercice 

DU  CL'LÏE  DES  CONFESSIONS  CHRÉTIENNES  RECON- 
NUES ;  mais  cette  garantie  est  respectée  tant  que 
les  citoyens  ne  sont  pas  contraints  à  suivre  un 
culte,  et  tant  qu'ils  sont  libres  d'en  célébrer  un 
qui  leur  convient.  Comme  donc  le  conseil  exé- 
cutif de  Berne  reconnaît  expressément  aux  re- 
courants le  droit  de  célébrer    le  culte  de  leur 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIEME  7!) 

choix,  et  que,  flans  .son  office   du    8    novem-  le  service  dirai  dans  les  communes  de  la  mnt- 

bre  LS73,  il  déclare  que  LES  CURÉS  RÉVOQUÉS  NE  velle  partir  du  canton  : 

tONT  EMPÊCHÉS  EN    AUCUNE    MAT'lKld-:   DI    BÉ-  «  ART.    I.  H  est  riront i-iisriin i'n I  interdit 

clamki;  comme  il  LKuit  convienï  un  culte  Pau-  cuivs  révoqués,  ainsi  qu'au*    ecclésiastiques. 

ticulier  (PrivatgottesdienfyiouKW  que  l'ordre  abbés,  vicaires  ou  desserrants  qui  ont  signé 

puislic  ne  soit  tas  troublé,  dès  lors  lu  liberté  la  protestation  du  mois  de  février  IHT.'J  et  qui 

des  cultes  chrétiens,  dans  les  limites  où  elle  est  n'ont  pas  jusqu'à    présent  retiré   leur   signa- 

garantie  j>ar  la  constitution  fédérale  actuelle,  ture  ;  en  un  mot,  à  tous  les  prêtres  catholi- 

nest  point  violée  dans    la  personne  des  recou-  ques  qui  n'ont  pas  reçu  une  autorisation  spé- 

vrants.   (Juanl  aux   dispositions  de  /'acte    de  ciale  de  l'Etat,  de  se   livrera  aucun  exercice 

réunion  du  Jura   bernois  avec  l'ancien   canton  du  culte  dans  les  locaux  ou  bâtiments  placés 

de  Berne,  des   14-23  novembre   1815,  quinvo-  sous  la  surveillance  de  l'Etat  ou  ayant  une 

quent  une  partie  des  recollants,   elles  ne  peu-  destination  publique. 

vent  pas, sous  l'empire  de  la  constitution  fédérale  «  Font  partie  des  lieux  et  locaux   ci-dessus 

du  12  septembre  1848,  créer  en  faveur  des  ha-  désignés  notamment  ceux  qui  servent  à  la  cé- 

bilants  et  du  clergé  catholique  du  Jura  bernois  lébration  du  culte  (églises  ou    chapelles),  les 

un  droit  spécial,  ni  faire  exception  au  droit  pu-  maisons     d'écoles,    les    bâtiments     commu- 

blic  de  la  confédération.  naux,  etc. 

«  Il  est  plus  facile,  disait  Papinien,  de  «  Art.  2.  Sont  pareillement  interdites  aux 
commettre  un  crime  que  de  le  justifier.  »  Avec  dits  ecclésiastiques  toutes  fonctions  dans  les 
la  logique  molle  et  la  déraison  parfaite  des  écoles  ou  établissements  d'instruction  pu- 
magistrats  bernois,  il  est  plus  facile  de  le  jus-  blique  et  dans  les  autorités  scolaires, 
tifier  que  de  le  commettre.  Les  catholiques  «  Art.  3.  Dans  les  bâtiments  et  locaux  qui 
se  plaignent  de  la  violation  des  traités  et  du  n'ont  aucune  distinction  publique,  l'exercice 
droit  qui  les  protège  ;  ils  dénoncent  l'enlève-  du  culte  est  permis  aux  ecclésiastiques  ci- 
ment de  leurs  églises,  de  leurs  presbytères  et  dessus  désignés  dans  les  limites  compatibles 
des  biens  de  leur  communion  ;  le  conseil  leur  avec  les  bonnes  mœurs  (sic  /)  et  l'ordre  public 
répond  que  cet  acte  de  spoliation  émane  d'une  (art.  80  de  la  constit.  canton.) 
autorité  compétente,  qu'il  y  a  chose  jugée,  et  «  Par  exception  à  la  disposition  ci-dessus, 
qu'on  ne  viole  pas  le  droit  public  en  leur  lais-  il  leur  est  toutefois  défendu  de  prendie  part 
saut  la  liberté  du  culte  privé.  Le  Conseil  fédé-  en  habits  sacerdotaux  aux  convois  funèbres 
rai  fait  mentir  la  loi  et  la  conscience  avec  et  processions  qui  se  font  dans  les  rues, 
impudeur.  Affirmer  que  le  droit  public  n'as-  «  Il  est  spécialement  défendu  aux  régents 
sure  pas  la  liberté  du  culte  public,  c'est  men-  et  régentes  des  écoles  publiques  de  con- 
tir  à  l'évidence  ;  couvrir  un  attentat  du  pré-  duire  leurs  enfants  auprès  des  ecclésiastiques 
texte  de  la  chose  jugée,  c'est  mentira  la  désignés  dans  l'art.  1,  pour  assister  au  service 
probité.  L'acte  du  gouvernement  contre  les  ca-  divin  ou  à  l'instruction  religieuse, 
tholiques  du  Jura  était  un  crime  ;  pour  inno-  «Art.  4.  Dans  le  cas  où  on  abuserait  du 
center  ce  crime,  le  grand  conseil  commettait  culte  privé  ou  de  toute  autre  circonstance  pour 
un  nouveau  crime,  se  mettait  au  ban  de  la  semer  la  discorde  ou  susciter  des  persécutions 
société  civilisée  et  devenait,  là  où  il  restait  au  sujet  des  croyances  et  des  opinions  reli- 
quelque  sentiment  d'honneur, la  risée  de  l'Eu-  gieuses,  ou  se  livrer  à  des  excitations  contre 
rope.  les  ecclésiastiques   reconnus    par    l'Etat,  ou 

La  liberté  d'un  culte  ne  consiste  pas  seule-  enfin  provoquera  la  violation  des  lois  et  actes 
ment  dans  la  faculté  de  se  réunir  dans  une  de  l'autorité,  le  délinquant,  à  moins  que  son 
église.  «  Quand  on  parle  de  liberté  des  cultes  délit  ne  soit  passible  de  peines  déjà  prévues  par 
dans  le  droit  public,  dans  les  constitutions,  la  loi,  sera  puni  en  vertu  de  l'art.  5  ci-après, 
dans  les  lois,  même  dans  le  langage  vulgaire,  «  De  plus,  les  assemblées  ou  réunions  dans 
dit  Mgr  Dupanloup,  ou  doit  entendre  par  là,  lesquelles  ces  délits  auront  été  commis  pour- 
non  seulement  le  cérémonial  religieux,  qui  ront  être  dissoutes  par  mesure  de  police, 
n'est  qu'une  partie  de  la  religion,  mais  la  re-  «  Art.  5.  Les  contraventions  aux  articles 
ligion  elle-même.  La  religion  catholique  ne  ci-dessus  de  1  à  4  inclusivement,  à  moins 
peut  donc  être  appelée  libre  dans  un  pays  qu'elles  ne  constituent  une  violation  plus 
que  si  tout  ce  qui  la  constitue,  cequi  est  néces-  grave  de  la  loi,  seront  punies  d'une  amende 
saire  à  son  existence,  à  sa  conservation,  à  sa  de  100  à  200  francs. 

transmission,   y  jouit,  sous  la  protection  des  «  En  cas  de  récidive,  l'amende  édictée  pour 

loi-,  d'une  vraie  liberté  (1).  »  Guizot  exprime  la  première    contravention    sera   augmentée 

la  même  pensée  en  disant  qu'il  ne  suffit  pas  dans  la  proportion  de  la  gravité  du  nouveau 

de  garantir  la  liberté  individuelle  des  croyants,  délit. 

mais  leur  liberté  sociale,  c'est-à-dire,  la  liberté  «Art.  6.  Il  est  spécialement  enjoint  aux 

du  corps  auquel  ils  appartiennent  (2).  agents  et  fonctionnaires  de  la  police  judiciaire 

N'ayant  plus  aucun  obstacle  à  craindre,  le  d'exercer  des  poursuites  rigoureuses  dans  les 

Conseil    exécutif  de    Berne    rendit     quelque  cas  d'usurpation  de  fonctions  (art.  83)  ei  dans 

temps  après  l'ordonnance  suivante  concernant  tous  les  cas  de  troubles  apportés  à  la  tranquil- 

(1)  Lettre  à  un  catholique  suisse.  Par.  1872.  (2)  CErjlùeet  la  Société  chrétienne,  ch.  x. 


«0 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


lité  publique  (art.  93,  94,  96  et  'J7  du  Code 
pénal;. 

«  Aht.  7.    La   présente    ordonnance,    qui 

abroge  celle  du  28  avril  1873,  entrera  immé- 
diatemenl  eu  vigueur.  Elle  sera  rendue  pu- 
blique par  son  insertion  dans  la  Feuille  offi- 
cielle et  par  voie  d'affiches  dans  les  localités 
intéressées.  » 

Dans  sa  Béance  du  14  janvier  1874,  le  grand 
conseil,  adoptant  les  propositions  du  Conseil 
exécutif,  approuva  à  la  majorité  de  45G  voix 
contre  7,  les  mesures  militaires  prises  contre 
les  catholiques,  et  donna  au  gouvernement  par 
143  voix  contre  21  plein  pouvoir  de  prendre 
ultérieurement  toutes  les  mesures  utiles  au  main  - 
t n  n  de  l'ordre  public  et  de  la  paix  confession- 
nelle dans  le  Jura,  c'est-à-dire,  d'achever  de 
détruire  les  catholiques.  Un  membre  du  grand 
conseil  proposait  l'addition  suivante  à  la  der- 
nière décision  :  dans  les  limites  de  la  constitu- 
tion ;  mais  cet  amendement  fut  rejeté,  de  sorte 
que  les  catholiques  furent  pleinement  aban- 
donnés à  l'ambition  d'un  gouvernement  qui 
avait  juré  leur  perte. 

Le  30  janvier  1874,  nouvel  arrêté  portant 
sentence  d'exil  par  interdiction  de  domicile  : 

1°  Il  est  interdit  jusqu'à  nouvel  ordre  aux 
curés  qui  ont  été  révoqués  de  leurs  fonctions 
par  la  sentence  judiciaire  du  15  septem- 
bre 1873,  ainsi  qu'aux  ecclésiastiques  catho- 
liques qui  ont  signé  avec  eux  la  protestation 
du  mois  de  février  1893,  de  séjourner  dans  les 
districts  de  Courtelary,  Délémont,  Franchis, 
Montagnes,  Laufon,  Moulier,  Porrentruy  et 
Bienne. 

2°  Cette  interdiction  cessera  de  sortir  son 
effet  du  moment  que  ceux  qu'elle  atteint  dé- 
clareront expressément  qu'ils  veulent  respecter 
l'ordre  public  et  se  soumettre  aux  lois  de 
l'Etat,  ainsi  qu'aux  décisions  rendues  par  les 
autorités  publiques. 

3°  Les  ecclésiastiques  qui  ne  se  soumettront 
pas  à  la  condition  posée  à  l'art.  2  devront 
quitter  les  districts  indiqués  ci-dessus  dans  le 
délai  de  deux  jours,  à  partir  du  jour  où  le 
présent  arrêté  leur  aura  été  notifié  officielle- 
ment. 

Quatre  jours  avant  ce  décret  de  proscription, 
un  sieur  Pritchard,  directeur  de  l'éducation, 
écrivait  aux  instituteurs  et  institutrices  du 
Jura  catholique  :  «  11  appert  de  rapports  of- 
ficiels que  les  enfants  de  beaucoup  d'écoles 
sont  menés  par  les  instituteurs  et  les  institu- 
trices chez  les  curés  révoqués  pour  y  recevoir 
l'enseignement  religieux,  ce  qui  est  sévère- 
ment interdit.  D'après  la  loi,  personne  ne 
peut,  dans  le  canton  de  Berne,  se  livrer  à 
l'enseignement  privé  sans  avoir  reçu  à  cet 
effet  l'autorisation  de  la  Direction  de  l'éduca- 
tion. Dès  lors  les  curés  révoqués  ne  possédant 
pas,  comme  on  le  conçoit,  d'autorisation  de 
ce  genre,  il  leur  est  conséquemment  dé- 
fendu DE  SE  LIVRER  A  AUCUN  ENSEIGNEMENT 
QUELCONQUE.  » 

Ainsi  les  protestants  de  Berne  avaient  en- 
levé, aux  catholiques  du  Jura,  leurs  églises, 


leurs  presbytères,  leurs  biens  de  fabrique  et 
leurs  écoles  ;  ils  avaient  défendu  aux  curés 
tout  acte  de  culte  public,  défendu  môme  un 
acte  privé  d'instruction  primaire;  ils  avaient 
proscrit  ces  mêmes  curés  de  leurs  cantons 
respectifs  et  les  avaient  forcés  la  plupart  à 
chercher  un  abri  en  France.  Quelquefois, 
comme  au  temps  de  la  Convention,  un  curé 
apprenait  qu'un  de  ses  paroissiens  allait 
mourir;  aussitôt,  soit  sur  appel  du  moribond, 
soit  sous  l'inspiration  de  son  zèle,  il  passait, 
avec  un  déguisement,  la  frontière  et  volait 
consoler  son  frère  à  l'agonie.  Mais  bien  que 
rien  ne  soit  plus  sacré  que  la  mort,  bien  que 
rien  ne  soit  plus  privé  qu'une  confession  in 
extremis  et  l'onction  qui  s'ensuit,  vite  les  gen- 
darmes se  mettaient  a  la  poursuite  du  délin- 
quant et  n'avaient  de  repos  qu'après  l'avoir 
mis  en  prison  ou  poussé  l'épée  aux  reins  jus- 
qu'aux frontières  de  France.  0  scélératesse  de 
la  liberté  moderne  !  o  scélératesse  du  protes- 
tantisme 1 

Car,  il  faut  le  dire  à  l'honneur  de  la  religion 
catholique,  celte  Eglise  à  laquelle,  protestants, 
libéraux,  libres-penseurs  et  révolutionnaires 
reprochent  sans  fin  l'Inquisition  et  la  Saint- 
Barthélemy,  cette  Eglise,  quand  ses  enfants 
étaient  au  pouvoir,  n'a  jamais  persécuté  per- 
sonne. Mais  eux,  révolutionnaires  athées,  li- 
bres-penseurs sans  doctrines,  libéraux  et 
protestants,  aussitôt  qu'ils  sont  les  maîtres, 
persécutent  sur  toute  la  ligne.  La  Saint-Bar- 
thélémy, ils  en  multiplient  les  éditions  ;  l'In- 
quisition, l'exécrable  Inquisition,  c'est  ce 
qu'il  font.  On  ne  peut  imaginer  contradiction 
plus  lâche,  hypocrisie  plus  profonde,  et  sur- 
tout plus  flagrante  iniquité. 

Il  y  avait  des  traités  à  Berne  et  l'ours  n'était 
pas  libre  de  les  violer,  puisque  ces  traités 
avaient  été  signés  dans  l'assemblée  des  nations. 
Vacte  d'union  avait  spécifié,  pour  l'évéque,  la 
plénitude  de  la  juridiction  spirituelle  ;  il  avait 
reconnu  le  séminaire  diocésain  et  l'évêché,  il 
avait  maintenu  Y  état  existant  et  proclamé  la 
liberté  des  cultes.  Mais  la  liberté  des  cultes 
n'est,  pour  les  sectaires,  qu'une  arme  ;  ils 
s'en  servent  quand  ils  sont  en  minorité  ; 
quand  ils  ont  la  majorité,  ils  suppriment  la 
liberté  des  cultes.  Conspirer  et  tyranniser, 
c'est  tout  ce  qu'ils  savent  faire  ;  rien  ne 
prouve  mieux  qu'ils  n'ont  pas  la  doctrine  af- 
franchissante de  l'Evangile. 

Les  catholiques  ne  se  laissèrent  point  abat- 
tre. A  Loug,  dans  l'assemblée  du  Pius-Verein, 
ils  firent  également  profession  de  foi  et  de  pa- 
triotisme. Soumis, en  matière  civile,  aux  auto- 
rités légitimes,  en  matière  religieuse  obéis- 
sant au  Pape  et  aux  évêques,  ils  entendaient 
concilier  leurs  droits  avec  leurs  devoirs, 
l'exercice  de  leur  liberté  avec  le  respect  de 
l'autorité.  C'est  pourquoi  ils  protestaient 
contre  le  bannissement  de  leur  évêque  et  de 
leurs  prêtres,  contre  la  fermeture  illégale  des 
églises  et  des  écoles,  contre  toutes  les  vio- 
lences de  police  et  de  gouvernement,  contre 
les    actes    d'injustice    et    de    spoliation.    — 


LIVHI-:  QUATHM-VING'I'-UUATOUZIKMK 


81 


L'évoque  et  les  prêtres  ne  défendirent  pas 
avec  moins  de  résolution  leur  droit  mé- 
connu ;  ils  n'eurent  pas  plus  de  Bucoèfl.  En 
sus  de  toutes  ses  grâces,  l'ours  de,  Berne  étail 
sourd  et  muet  ;  il  n'entendait  pas  les  réclama- 
lions,  il  ne  répondit  rien  à  l'invocation  du 
droit  et  des  traités. 

Pour  couronner  leur  abominable  masca- 
rade, les  schismatiques  de  Genève  et  les  vieux 
catholiques  de  Berne  s'entendirent  pour  se 
fabriquer  un  évêque.  Mais  comment  le  créer? 
d'où  le  tirer?  de  quelle  huile  oindre  cet  ab- 
surde prélat?  et  surtout  quelle  autorité  lui 
reconnaître?  Car  enfin  lût-il  protestant,  il 
faudrait  se  garantir  contre  son  influence  qui, 
à  un  moment  donné,  pourrait  contrarier  les 
scandales  des  athées.  Il  fut  donc  décidé  au 
congres  d'Olten,  le  21  septembre  1874  :  1°  Que 
l'évêque  serait  nommé  par  un  synode  ;  2°  que 
ce  synode  se  composerait  de  délégués  laïques 
envoyés  par  les  communes  et  qu'il  serait  la 
suprême  autorité  de  la  nouvelle  Eglise,  les 
apostats  en  service  ayant  droit  de  participer  à 
ses  délibérations  ;  3°  qu'une  autorité  execu- 
tive, permanente,  serait  instituée  sous  le  nom 
de  Conseil  synodal  et  composée  de  neuf  mem- 
bres, cinq  laïques  et  quatre  ecclésiastiques,  y 
compris  l'évêque;  4°  que  l'évêque  peut  être 
révoqué  par  le  synode.  Tel  est  tout  le  méca- 
nisme du  schisme  :  ceux  qui  votèrent  ces  déci- 
sions n'avaient  d'autre  autorité  que  celle 
qu'ils  s'étaient  arrogée  de  leur  propre  chef; 
c'était  un  gouvernement  spontané  comme 
celui  de  la  Commune  de  Paris. 

Après  deux  ans  de  tergiversations,  le  Con- 
seil fédéral  ayant  déclaré  qu'il  reconnaîtrait 
l'évêque  élu,  le  synode,  rassemblé  à  Olten, 
nomma,  le  7  juin  1876,  un  sieur  Herzog.  Cet 
Herzog  avait  été  d'abord  curé  catholique, 
puis  curé  schismalique  de  Créfeld  près  Co- 
logne, puis  professeur  schismatique  de  théo- 
logie à  Berne.  Enfin,  par  197  voix  contre  84 
données  à  Schrœter,.  curé  de  Reinfelden, 
Herzog  fut  élu  évêque  schismatique  ;  mais 
quatre  cantons  seulement,  Soleure,  Berne, 
Argovie  et  Genève,  lui  votèrent  une  pré- 
bende. 

Après  l'élection,  il  fallait  un  simulacre  de 
consécration.  On  ne  savait  trop  où  la  faire,  ni 
à  qui  la  demander.  D'abord  on  avait  cru  pou- 
voir choisir  la  cathédrale  de  Soleure,  mais 
l'indignation  du- peuple  y  fit  renoncer;  en- 
suite, oh  voulait  aller  jusqu'à  Bonn,  mais  on 
craignit  de  trop  laisser  voir  ses  attaches  prus- 
siennes ;  enfin,  au  risque  de  manquer  aux  dé- 
licatesses dues  à  Schrœter,  on  se  décida  pour 
Reinfelden.  Le  prélat  consécrateur  fut  le 
prussien  Hubert  Meinkens,  l'évêque  au  cœur 
tendre,  dont  les  prouesses  scandaleuses  étaient 
mieux  connues  que  les  doctrines.  A  propos  de 
cette  farce  de  Reinfelden,  nous  citons  un  mot 
de  Bœdeker  dans  son  Guide  en  Suisse  : 
"  Reinfelden,  dit-il,  était  autrefois  une  ville 
très  forte  et  l'un  des  avant-postes  de  l'empire 
germanique.  Elle  n'appartient  à  la  Suisse  que 
depuis  1801.  Sons  ses  murs  se  livrèrent  plu- 

T.  xv. 


sieurs  combats  pendant  la  guerre  religieuse 
de  Trente  ans.  »  Evidemment  Reinfelden 
rentrait  aujourd'hui  dans  ses  ancienne  1rs 
ditions  et  acquérait  un  nouveau  titre  à 
passer  pour  «  avant-poste  de  L'empire  germa- 
nique ». 

Après  la  parodie  sacrilège  de  consécration, 
il  y  eut  des  banquets  où  l'on  essaya  de  sup- 
pléer à  la  grâce  de  Dieu  parle  bon  vin.  Les 
protestants,  les  libres-penseurs,  les  athées 
fraternisèrent,  le  verre  à  la  main,  avec  Itein- 
kens  et  Herzog.  On  s'oignit  réciproquement  de 
tous  les  baumes  de  l'admiration.  Mais  ce 
n'était  là  qu'un  nouveau  ridicule  ajouté, 
comme  lustre,  à  des  choses  plus  dignes  de 
pitié  que  de  critique. 

Mais  quelqu'un  troubla  la  fête.  Dès  1813, 
Pie  IX  avait  flétri  ce  qui  s'était  passé  à  Genève 
et  à  Berne.  A  propos  de  Berne,  le  pontife 
avait  dit  entre  autres  :  «  Là  aussi  ont  été 
portées  touchant  les  paroisses,  ainsi  que 
l'élection  et  la  révocation  des  curés  et  des 
vicaires,  des  lois  qui  renversent  le  gouverne- 
ment de  l'Eglise  et  sa  divine  constitution,  sou- 
mettent le  ministère  ecclésiastique  à  la  puis- 
sance séculière  et  sont  tout  à  fait  schismatiques. 
En  conséquence,  Nous  les  réprouvons  et  con- 
damnons, nommément,  celle  qui  a  été  con- 
damnée par  le  gouvernement  de  Soleure,  le 
23  décembre  1872,  et  Nous  décrétons  qu'elles 
doivent  être  tenues  perpétuellement  pour  ré- 
prouvées et  condamnées.  En  outre,  Notre  vé- 
nérable Frère  Eugène,  évêque  de  Bâle,  ayant 
rejeté  avec  une  juste  indignation  et  une  cons- 
tance apostolique  certains  qui  avaient  été  ar- 
rêtés dans  le  conciliabule  ou,  comme  ils  di- 
sent, la  conférence  diocésaine,  à  laquelle 
s'étaient  rendus  les  délégués  des  cinq  cantons 
susdits,  et  lui  avaient  été  proposés,  articles 
qu'il  avait  les  motifs  les  plus  impérieux  de 
rejeter,  puisqu'ils  portaient  atteinte  à  l'auto- 
rité épiscopale,  bouleversaient  le  gouverne- 
ment hiérarchique  et  favorisaient  ouverte- 
ment l'hérésie  ;  il  fut  pour  cette  raison  déclaré 
déchu  de  l'épiscopat,  arraché  de  son  palais  et 
violemment  jeté  en  exil.  Alors  aucun  genre 
de  ruse  ou  de  vexation  ne  fut  omis  pour  en- 
traîner dans  le  schisme]le  clergé  et  le  peuple  de 
ces  cinq  cantons.  Tout  commerce  avec  le  pas 
teur  exilé  fut  interdit  au  clergé,  et  l'ordre  fut 
donné  au  Chapitre  de  la  cathédrale  de  Bâle 
de  se  réunir  pour  procéder  à  l'élection  d'un 
vicaire  capitulaire  ou  d'un  administrateur, 
comme  si  le  siège  épiscopal  eût  été  réellement 
vacant  :  indigne  attentat,  que  le  Chapitre  re- 
poussa courageusement  par  une  protestation 
rendue  publique.  Sur  ces  entrefaites,  par  dé- 
cret et  sentence  des  magistrats  civils  de  Berne, 
il  fut  d'abord  interdit  à  69  curés  du  territoire 
jurassien  de  remplir  les  fonctions  de  leur  mi- 
nistère, ensuite  ils  furent  révoqués  par  ce 
seul  motif  qu'ils  avaient  ouvertement  déclaré 
ne  reconnaître  que  Notre  vénérable  Frère 
Eugène  pour  légitime  évêque  et  pasteur,  ou 
ne  vouloir  pas  se  séparer  honteusement  de 
L'unité  catholique.  Il  en  est  résulté  que  tout  ce 

6 


82 


IMS  TOI  II  I    UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


territoire  qui  avait  constamment  gardé  la 
lui  catholique  et  avail  été  réuni  au  canton  <le 
Berne  boub  cette  condition  et  avec  cette  con- 
vention qu'il  jouirait  du  libre  cl  inviolable 
exercice  de  sa  religion,  a  été  |>rivé  des  ins- 
tructionB  paroissiales,  des  solennités  du  bap- 
i ,  1 1 m  .  de  celles  des  mariages  et  des  funérailles; 
et  cela,  malgré  les  plaintes  et  les  réclamations 
de  la  multitude,  réduite  par  une  souveraine 
injustice  à  celte  alternative,  ou  de  recevoir 
des  pasteurs  schismatiques  et  hérétiques  im- 
posés par  l'autorité  civile,  ou  ne  se  voir  privée 
de  tout  secours  et  de  tout  ministère  sacer- 
dotal. 

«  Certes,  nous  bénissons  Dieu,  qui,  de  cette 
même  grâce  par  laquelle  il  soulevait  et  affer- 
missait autrefois  les  martyrs,  soutient  et  for- 
tifie aujourd'hui  cette  portion  choisie  du  trou- 
peau catholique,  qui  suit  virilement  son 
évoque,  élevant  un  mur  pour  la  maison  dtlsraH 
afin  de  tenir  ferme  daus  le  combat  au  jour  du 
Seigneur,  et  qui,  ignorante  de  la  peur,  marche 
sur  les  traces  du  chef  des  martyrs,  Jésus-Christ 
lui-même,  lorsque,  opposant  la  douceur  de 
l'agneau  à  la  férocité  des  loups,  elle  défend 
sa  foi  avec  ardeur  et  constance.  » 

Le  G  décembre  1876,  Pie  IX,  informé  des 
progrès  du  schisme,  lança  de  nouveau  les 
foudres  apostoliques.  «  Nous  sommes  informé, 
dit  le  Pontife,  que  les  membres  de  cette  secte 
hérétique  et  schismatique  n'ont  pas  craint 
d'ajouter  un  nouveau  scandale  à  leur  inique 
témérité.  Ils  ont,  en  effet,  mis  en  avant  un 
certain  Edmond  Herzog,  Lucernois,  apostat 
notoire  déjà  excommunié  par  son  Ordinaire 
légitime.  Dans  leur  conciliabule  d'Olten,  ils 
l'ont  proclamé  leur  évêque  et  ils  l'ont  ensuite 
fait  sacrer  sacrilègement  à  Rheinfeld,  par  le 
faux  évoque  Joseph-Hubert  Reinkens,  précé- 
demment retranché  par  Nous  de  la  commu- 
nion de  l'Eglise.  Nous  avons  appris  de  plus, 
qu'apivs  avoir  reçu  une  telle  consécration,  ce 
malheureux  Herzog  n'a  pas  craint  de  publier 
un  écrit,  dans  lequel  il  attaque  impudemment 
le  Saint-Siège,  et  où  il  s'efforce  d'exciter  le 
clergé  catholique  de  la  Suisse  à  la  rébellion. 
En  outre,  quoique  privé  de  toute  juridiction 
et  mission  légitime,  il  a  eu  la  témérité  de  con- 
férer l'Ordre  sacerdotal  à  quelques  partisans 
de  sa  secte  coupable. 

»  Que  le  fait  criminel  d'une  élection  et  d'une 
consécration   de   ce   genre   Vous   ait  remplis 
d'amertume,    qu'il  Vous  ait  paru   indigne  et 
déplorable,   Vous,   Vénérables    Frères,   Vous 
l'avez  très   bien    fait   comprendre  par  Voire 
sus-mentionnée  déclaration.  Avpc  une  grande 
opportunité,  Vous  y  avez  examiné  et  signalé, 
soit  l'absurdité  du  fondement  sur  lequel  l'im- 
piété et  la  folie  d'hommes  pervers  ont  entre- 
pris d'établir  en  Suisse  une  faction  hérétique 
et    schismatique   dans  vos   contrées  ;  soit  la 
misérable  condition  des  prêtres  qui.  bravant 
Jcs  peines  et  les  censures  ecclésiastiques  et. 
foulant  aux  pieds  la  grâce  de  leur  ordination, 
ont  adhéré  à  cette  secte  ;  soit  le  crime  de  ce- 
lui qui,  abusant  d'une  consécration  reçue  illé- 


gitimement, entre  dans  le  bercail,  non  parla 
porte,  mais  d'un  autie  i  ôté,  comme  un  voleur 
et  un  brigand,  afin  de  porter  la  division  et  la 
ruine  dans  le  troupeau  de  Jésus-Chbist.  Nous 
aussi,  comme  Vous,  avone  été  rempli  d'amer- 
tume et  profondément  affligé  en  considérant 
les  sacrilèges  commis  et  les  très  grands  scan- 
dales donnés,  ainsi  que  l'audace  avec  laquelle 
les  déserteurs  de  la  vérité  et  les  perturbateurs 
de  l'unité  catholique  travaillent  a  la  perte  d'- 
âmes, dont  ils  auront  à  rendre  compte  au  Juge 
suprême.   En  vain  se   prévalent-ils  d'une  fa- 
veur et  d'un   patronage  qui  sont  refusés  uux 
pasteurs  légitimes,  à  l'Kvêquc  de  Uâle  et  au 
Vicaire  Apostolique  de   Genève,  lesquels,  le 
premier  séparé  d'une  grande    partie  de  son 
troupeau  et  l'autre   condamné  à  l'exil,  sont 
l'un  et  l'autre  gravement  entravés  dans  l'exer- 
cice  de    leur    ministère.    Ces   impies   et  I 
graves  attentats,  —  source  féconde  des  plus 
funestes  conséquences,  —  commis  dans  vos 
contrées  ont  été,  et  devaient  être,  pour  Vous 
et  pour  tous   les  ebrétiens  fidèles,  \u\  grand 
sujet  de  douleur,  tout  en  faisant  à  l'Eglise  de 
Dieu  de  nouvelles  blessures.  Nous,  en  veitu 
de  Notre  Autorité  Apostolique,  Nous  les  con- 
damnons et  réprouvons  ouvertement.  Consi- 
dérant d'ailleurs  que  la  charge  de  Notre  Su- 
prême ministère  Nous  impose  l'obligation  de 
défendre  la  foi  catholique  et  l'unité  de  l'Eglise 
universelle  ;  à  l'exemple  de  Nos  Prédécesseurs, 
conformément  aux    prescriptions  des  saintes 
lois  canoniques,  usant  du   pouvoir  que  le  Ciel 
Nous  a  donné,  Nous  prononçons  d'abord  que 
l'élection  prétendue  épiscopale  du  prénommé 
Edouard  Herzog,  faite  contrairement  aux  dis- 
positions canoniques,   a  été  illicite,  vaine  et 
tout  à  fait  nulle,  et  que  Nous   la  rejetons  et 
détestons  ainsi  que  sa  consécration  sacrilège. 
Quant  à  Edouard  Herzog  lui-même,  à   ceux 
qui  ont  eu  la  témérité  de  l'élire,  au  pseudo- 
évêque  Hubert  Reinkens,  consécrateur  sacri- 
lège, à  ceux  qui  l'ont  assisté  et  ont  coopéré  à 
la   cérémonie   de    la    consécration   sacrilège, 
ainsi  qu'à  tous  ceux  qui  les  ont  favorisés  et 
aidés,  ou  qui,  d'une  manière  quelconque,  ont 
pris  parti  pour  eux,  par  l'Autorité  du  Dieu 
Tout-Puissant   Nous     les    excommunions    et 
anathémalisons.  Nous  déclarons   et   pronon- 
çons  qu'ils    doivent    être    regardés    comme 
schismatiques  entièrement  séparés  de  la  com- 
munion de  l'Eglise,  Nous  statuons  et  décla- 
rons en  outre  que  Herzog,  élu  témérairement 
et  contre  tout  droit,  est  privé  de  toute  juridic- 
tion ecclésiastique  ou  spirituelle  pour  la  direc- 
tion des  âmes,  et  que  tout  exercice  de  l'ordre 
épiscopal  lui  est   interdit  comme  ayant ,  été 
consacré  illicitement.  Quant  à  ceux  qui  'au- 
raient reçu  de  lui  des  Ordres  ecclésiastiques, 
ils  ont  par  le  fait  encouru  la  suspense  et  ils 
seraient  immédiatement  placés  sous  le  coup 
de  l'irrégularité,  s'ils  osaient  remplir  les  fonc- 
tions attachées  à  ces  Ordres.  » 

Herzog  poursuivit  son  rôle.  L'excommunica- 
tion tombait  sur  une  âme  avilie,  où  le  ressort 
du  bien  était  brisé,  la  puissance  du  remords 


LIVKE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


83 


étouffée  déjà  dans  les  sacrilèges  précédents. 
11  essaya  de  raisonner  comme  l'ont  fait  l<»us 
les  hérétiques  contre  la  Bentence  qui  le  frap- 
pait, el  d engager  ses  adeptes  à  ne  point  Be 
laisser  effrayer.  «  La  sentence  du  pape,  dit-il, 
dans  une  lettre,  ne  change  rien  à  l'ordre  de 
choses  que  nous  avons  créé  nous  mômes.  Au 
synode  d'Olten,  nous  avons  consomme  notre 
séparation  avec  l'évoque  de  Rome.  C'est  nous- 
mêmes  qui  avons  supprime  la  communion 
avec  le  pape...  Notre  Eglise  décline  tout  lien 
avec  la  sienne.  »  Par  quelle  inconséquence 
peuvent-ils  donc  se  dire  encore  catholiques, 
puisqu'ils  se  proclament  totalement  séparés 
de  l'Eglise  du  pape,  hors  de  laquelle  rien  n'est 
catholique? 

Le  27  mai  1877,  Herzog  vint  parodier  la 
confirmation  à  Genève.  On  lui  ramassa  une 
cohue  de  gens  petits  et  gros,  de  cinq  à  vingt 
ans,  qui  consentirent  à  se  prêter  à  la  comédie. 
Mais  là  comme  au  sacre,  l'important  était  le 
banquet.  Il  eut  lieu  à  l'hôtel  de  Belle-Vue.  Les 
délégués  du  Consistoire  protestant,  du  Conseil 
d'Etat,  du  Grand  Conseil  et  de  la  ville  de  Ge- 
nève )  furent  invités  par  le  Conseil  supérieur 
du  schisme.  Ueverchon  ouvrit  la  série  des 
toasts;  il  salue  d'abord  «  le  Consistoire  de 
l'Eglise  prolestante,  cette  Eglise,  dit-il,  sœur 
aînée  de  la  nôtre  ».  Dès  ce  jour,  les  schisma- 
tiques  n'ont  plus  été  appelés  que  du  nom  de 
protestants  cadets,  que  leur  chef  venait  de  se 
donner  très  justement.  Carteret  porta  le  toast 
à  Herzog  :  «  Jamais  je  n'aurais  cru,  dit-il, 
porter  dans  ma  vie  santé  semblable.  Mais 
comme  on  dit  familièrement  :  il  y  a  fagot  et 
fagot;  je  sais  aussi  qu'il  y  a  évêque  et 
évêque».  Herzog  ne  comprenait  pas  même 
l'injure  qu'on  lui  jetait  à  la  face  par  de  sem- 
blables paroles.  Mais  en  échange  Carteret 
promettait  de  l'argent  :  «  Rassurez-vous,  lui 
dit-il,  pour  l'accomplissement  de  votre  œuvre; 
vous  trouverez  toujours  notre  ardent  con- 
cours. L'Etat  ne  peut  en  effet  se  désintéresser 
de  votre  Eglise,  car  aujourd'hui,  l'idée  libé- 
rale dans  le  catholicisme  et  le  protestantisme 
n'a  pas  pour  champions  des  hommes  assez 
riches  pour  tenir  tête  à  l'ultramontanismeet  à 
l'orthodoxie...  »  A  cette  annonce  de  bonne 
fortune  Herzog  s'empressa  de  répondre  avec 
joie  :  «  Le  gouvernement  de  Genève  nous  a 
donné  un  grand  appui  ;  sans  lui  nous  serions 
écrasés...  L'Eglise  protestante  nous  a  faci- 
lité notre  réforme,  il  faut  le  dire,  je  la  re- 
mercie ». 

Les  ministres  protestants,  nombreux  au 
banquet,  épanchèrent  à  leur  tour  la  joie  de 
leur  cœur,  en  présence  de  celte  «  sœur 
cadette  »  de  leur  Eglise,  si  fraîchement 
parée  de  toutes  les  générosités  du  budget. 
Enfin  un  des  membres  de  l'aristocratie  pro- 
testante, Turrettini,  vint  jeter  de  nouveau  son 
fiavé  aux  citoyens  catholiques  :  «  A  ceux- 
à,  dit-il,   Genève  criera  :  Arrière  !   Rétro  Sa- 

tanat!  » 
Toute  cette  fantasmagorie  de  déclamations 

n'empêche  pas  l'œuvre  de  crouler.  Le  budget, 


si  complaisant  soit-il,  ne  remplace  pas  la  foi; 

la     religion    de     l'argent     peut     remplir     | 

bourses,  mais  elle  laisse  vides  les  églisi  ,  I 
schismatiques  d'Allemagne,  d'après  leurs  rap- 
ports officiels  lus  au  dernier  synode  de  Bonn, 
s'attribuent  dans  toute  l'étendue  de  l'empire, 
le  chiffre  de  53.640  adhérents,  sur  14.800.000 
catholiques  fidèles.  Ceux  de  la  Suisse,  dans 
leur  rapport  lu  à  la  môme  époque  au  synode 
d'Olten,  s'attribuent  70.00!)  adhérents,  sur 
1.035.000  catholiques  lidèlcs,  2.400  prêtres  et 
1.218  paroisses.  Ces  chiffres  sont  notoirement 
exagérés.  C'est  une  statistique  de  fantaisie 
démentie  chaque  jour  par  l'évidence  des 
faits. 

Telle  est  encore  aujourd'hui  (31  décem- 
bre 1878)  la  situation  des  catholiques  à  fïe- 
nève  et  à  Berne.  Je  l'ai  mise  en  regard  des 
traités  et  du  droit;  chacun  peut  maintenant 
juger  si  elle  n'est  pas  aux  antipodes  de  tout 
droit,  de  toute  loi  et  de  toute  conscience. 
C'est  à  peu  près  un  régime  de  banditisme,  co- 
loré d'un  titre  menteur  de  légalité  et  s'effor- 
çant  de  s'appeler  la  nouvelle  civilisation,  le 
progrès  et  le  droit  nouveau.  En  effet,  cela  est 
tout  a  fait  nouveau,  et, en  même  temps,  aussi 
ancien  que  la  déraison  et  la  prévarication.  En 
somme,  ces  gouvernements  mettent  tout  en 
œuvre  pour  faire  disparaître  au  plus  tôt,  et 
même  pour  rendre  dès  maintenant  matérielle- 
ment impossible  jusqu'au  culte  privé,  dont  ils 
n'osent  pas  ouvertement  dénier  le  libre  exer- 
cice. Ce  n'est  pas  encore  assez  ;  ils  forcent 
les  catholiques  de  fournir  aux  intrus,  aux 
épluchures  de  toutes  les  chrétientés  du  monde, 
les  prestations  qu'ils  fournissaient  à  leurs  lé- 
gitimes pasteurs,  quoique  ceux-ci,  privés  de 
tout  traitement,  soient  maintenant  à  la  charge 
exclusive  des  catholiques.  Quant  au  soi-disant 
vieux  catholicisme,  dont  ces  intrus  sont  les 
dignes  ministres,  ce  n'est  en  réalité  qu'un 
nouveau  protestantisme.  Mais  vains  efforts. 
Le  siècle  est  trop  froid  pour  fournir  matière 
à  nouvelles  hérésies  ;  ces  scissions  ne  sont  que 
des  chutes  de  fruits  pourris  qui  tombent  au 
fond  des  abîmes.  L'Eglise  de  Jésus-Christ, 
purifiée  en  Suisse  comme  ailleurs,  par  ces 
lâches  défections,  sort  plus  pure  de  l'épreuve 
et  marche,  pleine  de  confiance,  à  de  nou- 
veaux triomphes. 

A  ces  lignes,  écrites  en  1878,  s'ajoute  un 
post-scriptum  écrit  en  1899.  Depuis  l'avène- 
ment de  Léon  XIII,  la  Suisse,  qui  suivait  les 
consignes  de  Bismarck,  s'est  désistée  de  ses 
violences.  Pour  rendre  plus  facile  un  accom- 
modement, le  Souverain  Pontife,  d'après  les 
usages  du  Saint-Siège,  fit  de  l'évêque  deBâle, 
Mgr  Lâchât,  un  archevêque  et  l'envoya  dans 
le  Tessin  ;  en  même  temps,  il  revêtit  de  la 
pourpre  romaine  l'évêque  de  Lausanne  [et 
Genève,  Mgr  Mermiliod  ;  du  même  coup,  il 
ôtait  les  prétextes  à  récriminations  et  décorait, 
comme  il  convient,  les  deux  intrépides  cham- 
pions de  la  sainte  Eglise.  Depuis,  la  Suisse 
n'a  plus  donné  de  scandale  en  Europe  ;  mais, 
protestante  en  partie,  elle  est  bien  trop  libé- 


84                          HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 

raie  pour  B'abstenir  longtemps  de  vexations  à  la  foi  et  dans  les  pratiques  de  la  vertu  ebré- 

l'adresse  dea  catholique-.  Par  le  fait  de  ces  tienne,  la  science  des  solides  progrès.  —  Les 

vexations,    les  cathoiïques    Bont   mis   en  de-  faits  les  plus  récents  de  leur  histoire  sont  sans 

meure  de  se  défendre  ;  ils  n'y  manquent  point  importance, 
et  cherchent  d'ailleurs,  dans  les  lumières  de 


§  iv 


LA    PERSÉCUTION    RELIGIEUSE    EN    FRANCE 


L'avènement  de  Léon  X11I  coïncida,  pour  la 
France,  avec  l'avènement  au  pouvoir  du  parti 
républicain  révolutionnaire.  Léon  XIII  est  un 

f>ape  pacifique,  diplomate,  résolu  à  toutes 
es  concessions,  prêt  à  toutes  les  bonnes 
grâces.  Mais  si,  comme  cbef  de  l'Eglise,  il  n'a 
point  une  politique  intransigeante,  il  doit, 
comme  docteur,  dire  toute  la  vérité,  et  comme 
pontife  inculquer  la  loi  du  devoir,  donner  le 
mot  d'ordre  à  l'Eglise  militante  et  aller,  s'il 
le  faut,  jusqu'à  l'effusion  du  sang.  Le  parti 
républicain  révolutionnaire  se  scinde  en  trois 
ou  quatre  factions:  l'une  se  dit  opportuniste, 
c'est-à-dire  sage;  l'autre  se  dit  radicale,  c'est- 
à-dire  à  cheval  sur  les  principes  ;  la  troisième 
se  dit  socialiste  pour  faire  entendre  qu'elle 
veut  refondre  la  société  ;  la  dernière,  seule 
franche,  se  dit  anarchiste,  c'est-à-dire  prête  à 
faire  table  rase,  sans  prétendre  rien  recons- 
tituer. Ces  quatre  factions  ont  un  principe 
commun  :  l'athéisme  ;  une  pratique  commune, 
la  guerre  à  la  religion  catholique  et  à  l'Eglise 
Romaine.  L'objet  propre  de  leur  politique  ne 
vient  qu'en  seconde  ligne  ;  le  premier  point 
de  leur  action  commune,  c'est  l'éradication 
du  Christianisme  et  l'établissement  d'un  ordre 
social  qui  nie  positivement  Dieu.  Expulser 
Jésus-Christ,  ils  estiment  que  c'est  chose  faite 
depuis  Voltaire  ;  introniser  l'athéisme, ils  disent 
que  c'est  un  principe  acquis  depuis  Mirabeau 
et  Napoléon.  Eux,  les  termites  delà  politique 
anti-chrétienne,  ils  croient  qu'ils  n'ont  plus, 
dût  la  France  en  périr,  qu'une  chose  à  faire: 
suivre  la  consigne  des  Juifs,  des  protestants, 
des  francs-maçons,  des  libres-penseur3  ;  dé- 
christianiser la  France,  seul  moyen  de  l'ame- 
ner, par  se3  institutions,  à  l'athéisme.  C'est, 
ici,  le  plus  grave  sujet  que  riiistoire  puisse 
approfondir.  Nous  avons  mis  tous  nos  soins  à 
en  mesurer  la  sinistre  grandeur  et  à  en  ra- 
conter, par  le  détail,  tous  les  attentats.  Les 
personnes,  en  cette  affaire,  sont  de  peu,  pres- 
que de  rien  ;  ce  qui  est  tout,  c'est  ce  cyclone, 
en  apparence  calme,  qui  va  lentement,  mais 
sûrement,  aa  but  qae  l'impiété  rêve  d'allein- 
dre  dans  tous  les  siècles,  et  qu'elle  se  flatte, 
cette  fois,  d'emporter. 


Le  di*<*oiu*s  «le  Kouians. 


Le  discours  de  Romans  donna  le  programme 
et  le  signal  de  la  persécution.  Ce  discours  fut 
prononcé  le  18  septembre  1878  par  Gambetta. 
Mac-Mahon  était  encore  au  pouvoir  ;  il  me- 
nait ou  plutôt  ses  ministres  menaient  pour  lui 
la  campagne  électorale  contre  les  363  députés 
mis  à  pied  par  le  président;  Gambetta  était  le 
grand  chef,  le  stratégiste,  le  porte-paroles 
l'entraîneur  et  le  docteur  du  parti  républi- 
cain. Sa  prodigieuse  fortune  et  son  influence 
énorme  nous  obligent  à  rechercher  les  an- 
técédents et  à  caractériser,  en  quelques  mots, 
le  personnage. 

Léon  Gambetta,  né  à  Cahors  en  1837,  d'un 
rouleur  italien,  d'origine  juive,  s'était  révélé, 
de  bonne  heure,  comme  un  enfant  intelligent, 
mais  paresseux,  négligé  et  têtu.  Une  tante 
pieuse  le  fit  passer  par  un  séminaire.  Au  temps 
des  humanités,  il  fut  envoyé  à  Paris  et  fit  ses 
études  de  droit,  comme  tant  d'autres,  tout  de 
travers.  L'école  de  droit  le  voyait  beaucoup 
moins  que  les  cafés  ;  les  filles  de  joie  l'intéres- 
saient beaucoup  plus  que  les  Pandectes  ;  mais 
déjà,  entre  le  cigare  et  la  demi-tasse,  au  mi- 
lieu de  la  fumée  des  tabagies  et  du  tumulte 
des  estaminets,  il  s'exerçait  au  métier  de 
dompteur  d'hommes.  Avec  des  harangues 
creuses,  il  se  fit  aisément  des  admirateurs  dans 
les  cafés, et  se  promit,  grâce  à  leur  concours,  de 
se  pousser  dans  la  vie  publique.  L'Empire 
alors  battait  son  plein  ;  on  ne  voyait  pas  en- 
core qu'il  dût  bientôt  tomber.  Gambetta  de- 
manda une  place  de  substitut  ;  Baroche  la  re- 
fusa, par  ce  motif,  hélas  !  trop  fondé,  que  le 
postulant  manquait  de  principes,  de  mœurs 
et  de  tenue.  Econduit  d'un  côté,  Gambetta  se 
tourna  d'un  autre  ;  il  fit  risette  à  l'opposition. 
11  y  avait  alors  l'opposition  purement  politique 
des  cinq  ;  l'opposition  littéraire  des  discours 
de  l'Académie  et  des  pamphlets  ;  l'opposition 
radicale  et  intransigeante  des  révolutionnaires. 


86 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DL  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Gambetta  eut  voulu  pouvoir  brouter  le  chou 
impérial  el  traire  la  chèvre  républicaine  ;  il 
lui  répugnait,  parce  qu'il  avait  de  lions  ins- 
lincts,  daller  jusquau  radicalisme.  Maie 
comme, pour  parvenir,  il  faut  un  point  de  dé- 
pari, le  futur  lril>im  Bd  voyait,  si  nous  osons 
ainsi  dire,  entre  deux  selles.  Les  députés  ré- 
publicain? étaient  trop  grands  seigneurs  pour 
qu'on  pût  les  joindre  de  prime-saut;  les  ré- 
volutionnaires, comme  Delescluze,  directeur 
du  Réveil,  riaient  beaucoup  trop  avancés 
pour  qu'on  se  jetât  dans  leurs  eaux.  Gam- 
betta, ne  pouvant  parvenir  que  par  les  élec- 
tions, donna  des  gages  et  fut  choisi  d'abord 
pour  défendre  Delescluze,  dans  le  procès 
Baudin.  Le  procès  alla  en  Cour  d'appel  ;  dans 
ses  deux  plaidoiries,  le  jeune  avocat  brûla 
ses  vaisseaux  :  ce  fut  le  début  de  sa  fortune. 
Jusque-là,  (îambetta  n'avait  pas  manqué  seu- 
lement de  principes,  de  mœurs  et  de  tenue  ;  il 
manquait  encore  de  chemise,  et,  en  1867, 
quand  il  voulait  se  glisser  dans  le  monde,  il 
empruntait  un  habit.  A  partir  du  procès  Bau- 
din, Gambetta  fut  l'avocat  du  pacte  révolu- 
tionnaire ;  son  rôle  était  d'ailleurs  très  simple: 
il  négligeait  d'étudier  ses  causes;  plaidait 
avec  une  violence  funeste  à  ses  clients,  mais 
favorable  à  son  ambition.  Tant  et  si  bien  que 
cet  homme  sans  études,  sans  pratique,  sans 
noviciat  pour  quoi  que  ce  soit,  par  le  simple 
fait  de  déclamations  insolentes,  se  vit  le  can- 
didat désigné  par  les  révolutionnaires  pour 
représenter,  au  parlement,  le  faubourg  le  plus 
pourri  de  la  capitale,  Belleville. 

Pour  être  élu,  Gambetta  dut  signer  le  pro- 
gramme que  voici  : 

Affirmation  des  principes  de  la  démocratie 
radicale  ; 

Les  délits  politiques  de  tout  ordre  déférés 
au  jury  ; 

La  liberté  de  la  presse  dans  toute  sa  pléni- 
tude ; 

La  liberté  de  réunion  sans  entrave  et  sans 
piège,  avec  la  faculté  de  discuter  toute  ma- 
tière religieuse,  philosophique,  politique  et 
sociale  ; 

L'abrogation  de  l'article  201  du  Code  pé- 
nal ; 

La  liberté  d'association  pleine  et  entière  ; 

La  suppression  du  budget  des  cultes  et  la 
séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat  ; 

L'instruction  primaire  laïque,  gratuite,  obli- 
gatoire ; 

La  suppression  des  gros  traitements  et  des 
cumuls  ; 

La  modification  de  notre  système  d'im- 
pôts ; 

La  suppression  des   armées  permanentes; 

L'abolition  des  privilèges  et  monopoles  qui 
sont  une  prime  à  l'oisiveté. 

«  Ce  programme,  dit  un  journaliste  ra- 
dical, n'émanait  pas  du  cerveau  d'un  seul 
homme  :  il  était  l'œuvre  collective  de  citoyens 
qui,  à  l'heure  du  grand  réveil  de  18G9,  vin- 
rent trouver  un  homme  et  lui  dirent  :  «  You- 
lez-vous    nous  représenter,  acceptez  ceci    et 


vous  serez  notre  députe!  »  L'homme  lut,  et 
répondit:  J'accepte  !  Il  ajouta  même  à  sa  pa- 
role sa  signature,  et  le  programme  accepté, 
qui  porte  un  nom  dans  l'histoire  de  notre 
temps,  et  s'appelle  le  programme  de  Belle- 
ville,  fut  affiché  sur  tous  les  murs  de  l'arron- 
dissement, avec  ces  mots  ci-dessous  :  «  Je  jure 
obéissance  au  présent  contrat  el  fidélité  au 
peuple  souverain  !  » 

Signé  :  Gambetta. 

En  1869,  Gambetta  fut  élu  député  ;  en  1870, 
après  le  4  septembre,  il  devint  ministre  de 
l'intérieur  ;  après  le  7  octobre,  Paris  cerné  et 
le  gouvernement  bloqué  dans  Paris,  il  se  vit, 
à  trente-trois  ans,  seul,  le  maître  absolu  de  la 
France.  Pendant  quatre  mois,  il  fut  le  ministre 
de  la  défaite  nationale,  le  dictateur  de  l'inca- 
pacité,l'homme  obstiné  d'une  politique  de  folie 
furieuse.  Chance  de  succès,  il  n'y  en  avait  au- 
cune, et  le  peu  qui  en  restait,  il  ne  devait,  son 
ignorance  et  sa  présomption  étant  données, 
que  les  détruire,  sans  retour  possible  d'espé- 
rance. Mais  le  rusé  compère  avait  fait  un 
calcul  :  c'est  que  si  la  France  était  ruinée,  et 
divisée,  réduite,  anéantie,  lui,  en  revanche, 
s'imposait  à  l'admiration  des  sots,  et  par  une 
conduite,  aussi  criminelle  que  folle,  se  faisait 
un  trône  dans  l'opinion. 

De  ces  temps  néfastes,  nous  ne  retiendrons 
que  deux  faits  :  l'un,  financier  ;  l'autre,  mili- 
taire. Pour  mener  sa  campague,  Gambetta 
n'avait  pas  le  sou  :  il  menaça  de  faire  sauter 
la  Banque  de  France  et  négocia  l'emprunt 
Morgan  à  Londres  avec  48  millions  de  com- 
missions, pour  202  millions  de  capital  prêté  : 
c'était  de  l'argent  à  2o  0/0.  Gambetta  le  dé- 
pensa en  un  clin  d'oeil,  et  lorsqu'il  fallut  jus- 
tifier ses  dépenses,  les  pièces  comptables  ve- 
nant de  Bordeaux  à  Paris  furent  brûlées  par 
un  incendie  qui  dévora  le  train  de  chemin  de 
fer  et  tous  les  papiers  avec.  On  ne  justifia  pas 
mieux  les  48  millions  de  commissions,  et  de 
ce  chef,  Gambetta  et  ses  compagnons  eurent 
mérité  d'être  pendus. 

Au  cours  de  la  guerre,  Trochu  et  Ducrot 
voulaient  faire  une  sortie  du  côté  de  l'ouest, 
percer  la  ligne  d'investissement  et  relever  la 
fortune  de  la  patrie.  On  avait  posté  les 
hommes,  les  chevaux,  l'artillerie,  tout  le  ma- 
tériel et  les  équipages  du  côté  de  Saint-Denis, 
tombeau  de  nos  rois.  Il  fallut,  pour  complaire 
à  Gambetta,  dans  une  ville  hérissée  de  barri- 
cades, ramener  l'armée  du  côté  de  Sceaux  et 
attaquer  les  Prussiens  dans  des  positions  inex- 
pugnables. Cependant,  toujours  par  ordre 
formel  de  Gambetta  et  malgré  les  refus  mo- 
tivés des  chefs  de  corps,  il  fallut  que  l'armée 
de  la  Loire  allât  attaquer,  à  Pithiviers,  les 
forces  réunies  de  l'armée  de  Metz.  L'armée  de 
la  Loire  fut  coupée  en  deux  ;  et  à  Paris  et  en 
province,  par  la  faute,  disons  par  le  crime  de 
Gambetta  et  de  tous  les  avocats  et  les  ingé- 
nieurs ses  complices,  furent  brisées  les  seules 
forces  qui  pouvaient  nous  sauver. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


m 


Ainsi  prit  son  vol  l'aigle  de  Gambetta  ;  il 
avait  pattes  crochues  et  n'était  pas  seulement 
borgne,  mais  aveugle. 

Député,  Gambetta  avait  reproché,  avec  une 

sorte  de  fureur,  à  l'Empire,  les  candidatures 
officielles  et  l'ajournement,  à  cause  du  plébis- 
cite, de  la  convocation  des  Chambres.  Dicta- 
teur, Gambetta  ne  se  contenta  pas  de  la  candi- 
dature officielle;  il  rendit  ses  adversaires  iné- 
ligibles et  n'admit  de  candidats  que  ses  amis; 
puis,  contraint  par  le  gouvernement  de  rap- 
peler ce  décret  absurde,  il  ne  lui  suffit  pas 
d'ajourner  les  Chambres,  il  renvoya  de  quatre 
mois  les  élections.  La  candidature  officielle 
admettait  encore  la  concurrence  de  deux  can- 
didats ;  Gambetta  la  rejeta  ;  l'ajournement 
ne  tuait  pas  les  Cbambres,  le  renvoi  des 
élections  les  empêchait  de  naître.  Si  Napo- 
léon III  avait  attenté  à  la  souveraineté  natio- 
nale, Gambetta  faisait  plus  qu'y  attenter,  il 
la  détruisait  sans  raison  et,  qui  plus  est,  sans 
titre.  Ministre,  dictateur,  il  était  tout  cela, 
non  par  élection,  mais  par  coup  d'Etat,  par 
main  mise  sur  le  pouvoir.  Au  2  décembre,  le 
président  était  élu  par  cinq  millions  de  suf- 
frages ;  il  pouvait  se  croire  autorisé  à  mainte- 
nir son  mandat  par  la  force  et  à  user  momen- 
tanément de  la  force  pour  rentrer  dans  le 
droit.  Au  i  septembre,  Gambetta,  député  de 
Paris,  avait  tout  simplement  pris  d'assaut  le 
ministère  de  l'intérieur  et  pris  de  même  la 
dictature  de  Tours. 

Aussi,  à  la  paix,  craignit-il  d'avoir  à  passer 
devant  une  Cour  des  comptes  ou  une  Com- 
mission militaire  :  il  s'enfuit  bravement  à 
Saint-Sébastien.  Là,  sous  le  frais  ombrage  des 
orangers,  il  put  méditer  à  loisir,  comme  César, 
de  bello  çjallico,  et  se  préparer,  en  franchissant 
la  Bidassoa,  à  la  guerre  civile.  Son  bagage 
financier  et  politique  était  mince  ;  en  six 
mois,  il  devint  puissant  et  riche.  Comme  beau- 
coup de  gens  de  sa  race,  s'il  n'avait  pas  le  cou- 
rage, il  avait  l'audace  :  Sinon  liment,  tument. 
Peu  à  peu  la  confiance  lui  revint  :  l'habileté 
de  son  ami,  Clément  Laurier,  venait  si  facile- 
ment à  bout  des  commissions  de  l'Assemblée. 
Alors  Gambetta  reparut,  reprit  son  jeu  avec 
une  mise  centuplée,  nouant  des  intrigues,  ren- 
versant ses  adversaires  et  gagnant  toujours. 

En  matière  de  religion,  l'ancien  séminariste 
de  Cahors  était  à  cent  degrés  au-dessous  de 
zéro,  sans  principe,  sans  base,  flottant  à  tout 
vent  de  doctrine.  S'il  n'avait  pas  de  croyance 
positive,  il  avait  au  moins  une  haine  pro- 
fonde contre  la  religion  catholique.  La  Ré- 
publique française  explique  ainsi  son  pro- 
gramme :  «  Il  appartient  à  l'Etat  d'empêcher 
tout  enseignement  qui,  en  maintenant  dans 
les  esprits  les  idée»  religieuses,  méconnaît  les 
besoins  de  la  société  contemporaine  et  em- 
péche  de  fonder,  sur  l'absence  de  toute  croyance, 
l'accord  dos  enfants  d'une  même  génération.  » 
Lui-même  s'en  explique  en  ces  termes  : 

"  lie  tous  les  efforts  que  peuvent  tenter  les 
penseurs,  les  tribuns,  les  hommes  d'Etat,  il 
n'en  est  qu'un  seul,  entendez-le  bien,  qui  soit 


véritablement  efficace  et  fécond  :  é'esl  le  dé- 
veloppement de  ce  capital  premier  que  nous 
avons  reçu  de  la  nature  et  qui  s'appelle /a  rai- 
son . 

«  Oui,  notre  tâche  la  plus  élevée  consiste  à 
développer  chez  tout  homme  qui  vient  au 
monde,  el  par  ce  mot  j'embrasse  l'espèce  en- 
tière, à  développer  l'intelligence  qui  réveille; 
ce  capital  à  l'aide  duquel  on  peut  conquérir 
tous  les  autres  et,  par  conséquent,  réaliser  la 
paix  sociale  sur  la  terre,  sans  force  ni  vio- 
lence, sans  guerre  civile,  rien  que  par  la  vie 
toire  du  droit  et  de  la  justice. 

«  Voilà  notre  religion,  mes  amis,  la  religion 
de  la  culture  intellectuelle.  Ce  mot  sublime  de 
religion  ne  veut  pas  dire  autre  chose,  en  effet, 
que  le  lien  qui  rattache  l'homme  à  V homme,  et 
qui  fait  que  chacun,  égal  à  celui  qu'il  ren- 
contre en  face,  salue  sa  propre  dignité  dans 
la  dignité  d'autrui  et  fonde  le  droit  sur  le  res- 
pect réciproque  de  la  liberté. 

«  C'est  pour  un  acte  de  cette  religion  que 
nous  sommes  ici  tous  rassemblés  dans  un  es- 
prit de  solidarité  commune.  Nous  venons  ap- 
porter, vous,  votre  obole,  nous,  notre  parole 
à  cette  communion  que  l'on  peut  el  doit  nom- 
mer les  Pâques  républicaines  de  la  démocra- 
tie. » 

Par  défaut  de  religion  positive,  j'entends  de 
religion  qui  rattache  l'humanité  à  Dieu,  Gam- 
betta ne  peut  être  en  religion  que  rationaliste 
et  athée.  Personnellement  habile,  il  battra  le 
duc  de  Broglie,  plus  ingénieux  à  s'emparer  du 
pouvoir  qu'à  l'exercer  ;  il  battra  le  maréchal 
président,  si  brave  quand  il  marche  au  canon, 
si  incrédule  et  si  faible  quand  il  croit  gouver- 
ner. Mais,  homme  essentiellement  négatif, 
Gambetta  ne  sera  qu'un  artisan  de  destruc- 
tion, un  démolisseur.  Thiers,  aussi  très  intelli- 
gent, mais  sans  foi,  n'avait  su  que  renverser 
le  trône  des  Bourbons,  des  d'Orléans  et  des  Bo- 
naparte ;  et,  quand  il  était  au  pouvoir,  ne 
savait  que  se  renverser  lui-même.  De  même, 
Gambetta,  critique  habile,  adversaire  ardent, 
prompt  à  trouver  des  consignes  de  combat, 
des  mots  à  l'emporte-pièce,  des  mesures  d'op- 
position, une  fois  au  pouvoir,  ne  sera  qu'un 
grand  enfant,  craintif,  éperdu,  sans  aucune 
valeur.  Mais  déjà  il  se  voit  parvenu  au  pou- 
voir souverain  et  dans  le  discours  de  Romans 
il  signifie  les  projets  de  destruction  au  regard 
de  l'Eglise. 

Dans  ce  discours,  qui  sera  le  programme  de 
la  persécution,  Gambetta  exprime,  à  sa  ma- 
nière, l'histoire  des  derniers  événements.  En- 
suite il  pose,  comme  base  d'argumentation,  la 
toute-puissance  de  l'Etat  :  par  où  l'on  voit 
tout  de  suite  la  faiblesse  de  cet  esprit  et  le 
tempérament  despotique  de  ce  caractère. 
Voilà  un  homme  prompt  à  reprocher,  soit  à 
la  monarchie,  soit  à  l'empire,  leur  tyrannie, 
soi-disant  exécrable  ;  et  cet  homme,  qui  in- 
vective contre  la  tyrannie  d'un  souverain, 
commence  par  établir  l'omnipotence  de  l'Etat. 
D'un  souverain  en  chair  et  en  os,  il  ne  veut 
pas,  parce  qu'il  sera  un  despotisme,  et  le  pou- 


S8 


HISTOIRE  UNIVERSELLE   DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


voir  personnel  qu'il  écarte,  il  le  concri  le  dans 
une  institution  qui  sera  forcémenl  I»  tyrannie. 
Dans  une  Bérie  de  souverains,  même  absolus, 
il  s'en  trouve  «le  doux  cl  de  lions  ;  c'est  même 
L'ordinaire  ;  avec  une  institution  tyrannique, 
quel  que  soit  le  titulaire,'  du  pouvoir,  la  ma- 
chine écrase  toujours.  Dans  la  conception  de 
Gambelta,  il  n'y  a  plus  que  l'Etat  et  l'indi- 
vidu ;  les  individus,  c'est  la  poussière  ;  l'Etat, 
c'est  le  rouleau  de  nivellement.  Les  élections, 
c'est-à-dire  le  fait  brutal  du  nombre  votant 
dans  un  four  ou  dans  une  fournaise  :  voilà  la 
loi  et  les  prophètes.  Une  fois  que  le  Sinaï  dé- 
mocratique a  rendu  ses  oracles  :  Genoux, 
terre  ;  il  n'y  a  plus  qu'à  se  mettre  à  plat 
ventre  devant  l'idole.  Le  suffrage  universel, 
fonctionnant  dans  sa  pleine  liberté,  engendre 
l'universel  esclavage. 

Mais  il  faut  entendre  le  tribun  :  «  J'admire 
beaucoup,  dit-il,  l'organisation  de  notre  Etat 
français.  Je  ne  suis  pas  pour  les  abus  de  la 
centralisation,  mais  je  gémis  souvent  de  voir 
attaquer  l'Etat  qui  est  la  France,  qui  est  le 
suffrage  universel  lui-même,  et  de  voir  faus- 
ser les  ressorts  les  plus  précieux  et  les  plus 
utiles  de  ce  mécanisme  gouvernemental  qui, 
en  somme,  ne  doit  fonctionner  que  pour  le 
plus  grand  bien  et  pour  les  progrès  de  la  na- 
tion. Oui,  je  suis  un  défenseur  de  l'Etat,  et  ici 
je  n'emploierai  pas  le  mot  centralisation,  car 
le  mot  a  été  employé  souvent  abusivement,  je 
suis  un  défenseur  de  la  cenlralité  nationale  et 
je  ne  comprendrais  pas  qu'on  introduisît  chez 
nous  ces  formes  et  ces  doctrines  presque  anar- 
chiques,  qui  supposent  des  mœurs,  des  tradi- 
tions et  des  origines  différentes  des  nôtres.  Je 
suis  pour  l'unité,  pour  la  centi'alité  française, 
parce  que  je  suis  convaincu  que  ce  qui  a  con- 
tribué le  plus,  depuis  la  Convention,  à  la 
constitution  de  la  nation  française  que  nous 
connaissons,  doit  aussi  servir  à  la  maintenir 
et  à  la  faire  progresser  dans  son  intégrité  mo- 
rale, sociale  et  politique.  » 

Après  cette  profession  de  foi  à  la  tyrannie, 
l'orateur  exprime  ce  qu'il  y  a  à  faire  pour 
l'armée  et  la  magistrature.  Après  sa  campagne 
de  1870,  cet  avocat  improvisé  général  sait  à 
peu  près  ce  qu'il  faut  pour  désorganiser  l'ar- 
mée et  accabler  la  magistrature.  Par  corrup- 
tion, par  intrigue,  par  arbitraire,  il  veut  écar- 
ter toute  intégrité  et  toute  indépendance.  Qu'il 
n'y  ait  plus,  autour  de  lui,  que  des  instruments 
dont  sa  grossièreté  et  leur  servilisme  font  la 
valeur.  Les  Chambres,  les  ministres,  les  gé- 
néraux, les  parquets,  les  ambassadeurs  n'au- 
ront d'autre  volonté  que  la  sienne  :  voilà  son 
idéal  et  il  n'a  pas  été  loin  d'y  parvenir.  Avoir 
un  pareil  ennemi,  pour  la  religion  catholique 
et  l'Eglise  Romaine,  ce  ne  peut  être  qu'un 
honneur. 

Voici  maintenant  in  extenso  ce  qu'il  dit  de 
la  question  religieuse.  «  Il  y  a,  dit-il,  d'autres 
questions.  Ce  n'est  pas  nous  qui  les  créons  : 
nous  sommes  obligés  de  les  recueillir,  de  les 
examiner,  de  les  débattre,  et,  presque  tou- 
jours, celles  qui  sont  le  plus  difficiles  à  ré- 


soudre sont  difficiles,  non  pas  à  cause  des  di- 
vergence- doctrinales  et  théoriques,  mais  seu- 
lement parce  qu'elles  sont  envenimées  par  les 
passions  et  l'égoïsme  des  partis  qui  les  exploi- 
tent. 

«J'en  aborde  une  qui  est  grosse  de  passions 
et  de  véhémence  :  c'est  la  question  cléricale, 
c'est  la  question  des  rapports  «le  l'Eglise  et  de 
l'Etat.  Voilà,  certes,  une  immense  question, 
puisqu'elle  tient  en  suspens  toutes  les  autres, 
puisque,  comme  nous  l'avons  dit  —  et  nous 
ne  faisons,  en  cela,  qu'être  l'écho  du  monde 
entier  —  c'est  là  qu'est  le  principe  de  l'hosti- 
lité contre  la  pen-ée  moderne,  du  conflit  que 
nous  avons  à  régler. 

o  Que  n'a-t-on  pas  dit  à  ce  sujet?  On  est  des- 
cendu dans  le  domaine  inviolable  de  nos  cons- 
ciences et  on  a  voulu  interpréter  notre  po- 
litique à  la  lueur  de  notre  philosophie.  Je 
n'admets  pas  plus  cette  interprétation  que  je 
n'admets  que,  contre  un  adversaire  politique, 
je  puisse  m'emparer  des  sentiments  intimes  de 
sa  conscience  religieuse  pour  combattre  sa 
thèse  politique.  Mais  j'ai  le  droit  de  dénoncer 
le  péril  que  fait  courir  à  la  société  française, 
telle  qu'elle  est  constituée  et  telle  qu'elle  veut 
l'être,  l'accroissement  de  l'esprit  non  seule- 
ment clérical,  mais  vaticanesque,  monastique, 
congréganiste  et  syllabiste,  qui  ne  craint  pas 
de  livrer  l'esprit  humain  aux  superstitions  les 
plus  grossières  en  les  masquant  sous  les  com- 
binaisons les  plus  subtiles  et  les  plus  pro- 
fondes, les  combinaisons  de  l'esprit  d'igno- 
rance cherchant  à  s'élever  sur  la  servitude 
générale. 

«  Nous  ne  pouvons  donc  nous  dispenser  de 
poursuivre  la  solution  ou,  au  moins,  la  pré- 
paration de  la  solution  des  rappoitsde  l'Eglise 
—  je  sais  bien  que,  pour  être  correct,  je  de- 
vrais dire  des  Eglises  —  avec  l'Etat  ;  mais  si 
je  ne  dis  pas  des  Eglises,  c'est  que,  vous  l'avez 
senti,  je  vais  toujours  au  plus  pressé.  Or,  il 
faut  rendre  justice  à  l'esprit  qui  anime  les 
autres  Eglises,  et,  s'il  y  a  chez  nous  un  pro- 
blème clérical,  ni  les  protestants  ni  les  juifs 
n'y  sont  pour  rien  :  le  conflit  est  fomenté  uni- 
quement par  les  agents  de  l'ultramontanisine. 

«  Prenant  les  choses,  non  pas  au  point  de  vue 
du  sentiment  politique,  je  n'en  ai  et  n'en  re- 
connais à  personne  le  droit,  prenant  le  pro- 
blème au  point  de  vue  gouvernemental,  au 
point  de  vue  public,  au  point  de  vue  national, 
examinant  les  empiétements  et  les  usurpations 
incessantes  de  l'esprit  clérical  servi  par  ses 
400,000  religieux  en  dehors  de  son  clergé  sé- 
culier, j'ai  le  droit  de  dire  en  montrant  ces 
maîtres  en  l'art  de  faire  des  dupes  et  qui 
parlent  du  péril  social  :  Le  péril  social,  le 
voilà  !... 

«  Et  savez-vous  quelles  réflexions  m'a  depuis 
longtemps  inspirées  cet  antagonisme?  Je  vais 
vous  le  dire  sans  vous  apprendre  rien  de  nou- 
veau, car  je  me  suis  déjà  expliqué  sur  ce  point 
dans  une  autre  enceinte.  C'est  que  cet  Etat 
français,  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure, 
on  l'a  soumis  à  un  siège  dans  les  règles  et  que 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUAT0RZ1ÈME 


M 


chaquo  jour  on  fait  une  brèche  dans  pet  édi- 
fice. Hier  c'était  la  main-morte,  aujourd'hui 
c'est  l'éducation.  En  L848  c'était  L'instruction 
primaire,  en  1880  c'était  L'instruction  secon- 
daire, en  1X71»  c'est  l'instruction  supérieure. 
Tantôt  c'est  l'armée,  tantôt  c'est  l'instruction 
publique,  tantôt  c'est  le  recrutement  de  nos 
marins.  Partout  où  peut  se  glisser  l'esprit  jé- 
suitique, les  cléricaux  s'infiltrent  et  visent 
bientôt  à  la  domination  parce  que  ce  ne  sont 
pas  gens  à  abandonner  la  tâche.  Quand  l'orage 
gronde,  ils  se  font  petits,  et  il  y  a  ceci  de  par- 
ticulier dans  leur  histoire  que  c'est  toujours 
quand  la  patrie  baisse  que  le  jésuitisme  monte! 

«  Eh  bien ,  M  essieurs,  savez-vous  ce  que  disent 
les  défenseurs  de  l'ullramontanisme  ?  Ils  disent 
que  nous  sommes  les  ennemis  de  toute  reli- 
gion, de  toute  indépendance  de  la  conscience, 
que  nous  sommes  des  persécuteurs,  que  nous 
avons  soif  de  faire  des  martyrs  et,  si  je  pro- 
teste ici,  ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  de 
honte  d'avoir  à  relever  de  pareilles  inepties  ; 
mais,  puisque  j'y  suis  condamné  par  la  bas- 
sesse de  mes  adversaires,  je  vais  m'y  rési- 
gner. 

«  Non,  nous  ne  sommes  pas  les  ennemis  de  la 
religion,  d'aucune  religion.  Nous  sommes,  au 
contraire,  les  serviteurs  de  la  liberté  de  cons- 
cience, respectueux  de  toutes  les  opinions  re- 
ligieuses et  philosophiques.  Je  ne  reconnais  à 
personne  le  droit  de  ehoisir,  au  nom  de  l'Etat, 
entre  un  culte  et  un  autre  culte,  entre  deux 
formules  sur  l'origine  des  mondes  ou  sur  la 
fin  des  êtres.  Je  ne  reconnais  à  personne  le 
droit  de  me  faire  ma  philosophie  ou  mon  ido- 
lâtrie :  l'une  ou  l'autre  ne  relève  que  de  ma 
raison  ou  de  ma  conscience  ;  j'ai  le  droit  de 
me  servir  de  ma  raison  et  d'en  faire  un  flam- 
beau pour  me  guider  après  des  siècles  d'igno- 
rance ou  de  me  laisser  bercer  par  les  mythes 
des  religions  enfantines. 

«  Après  avoir  nettement  établi  mon  respect 
pour  les  religions,  je  tiens  encore,  pour  en 
finir  avec  la  calomnie  (on  n'en  finira  jamais, 
hélas  !),  à  dire  que  je  professe  le  plus  grand 
respect  pour  ceux  qui  en  exercent  le  minis- 
tère. Ils  ont  des  devoirs  à  remplir  envers  leurs 
semblables,  mais  ils  en  ont  aussi  à  remplir 
envers  l'Etat,  et  ce  que  je  réclame,  c'est  l'exé- 
cution de  ces  devoirs.  Je  demande  qu'on  leur 
applique  les  lois  existantes,  et  ici  je  m'adresse 
non  pas  à  ce  clergé  séculier  qui  est  bien  plus 
opprimé  qu'oppresseur,  qui  est  bien  plus  vic- 
time que  tyran,  qui  est  bien  plus  appauvri 
que  rente  par  les  communautés  qui  l'enserrent 
et  le  dominent,  et  qui,  né  du  peuple,  n'en  se- 
rait pas  l'ennemi,  s'il  était  livré  à  la  libre  im- 
pulsion de  sa  conscience,  mais  à  cette  milice 
multicolore  sans  patrie  ;  si,  elle  a  une  patrie, 
mais  elle  ne  repose  que  sur  la  dernière  des 
sept  collines  de  Home,  et  encore,  dans  Rome, 
le  pouvoir  qui  y  siège  la  déclare  ennemie  et 
ennemie  irréconciliable,  car  il  faut  bien  ré- 
pondre, dans  la  résidence  même  du  pontife, 
aux  anathèmes  qui  viennent  de  lui. 

«  Je  dis  que  le  devoir  de  l'Etat  républicain  et 


démocratique  est  de  respecter  les  religions  et 
de,  faire  respecter  leurs  ministres,  mais  leurs 
ministres  se  mouvant  dans  le  cercle  de  la  lé- 
galité, et  si  j'avais  à  émettre  une  formule, 
qu'il  est  peut-être  ambitieux  de  chercher, 
mais  qui  rendrait  nia  pensée,  je  dirais  que, 
dans  la  question  des  rapports  du  clergé  avec 
l'Etat,  il  faut  appliquer  les  lois,  toutes  les  lois 
et  supprimer  les  faveurs. 

«  Si  vous  appliquiez  les  lois,  toutes  les  lois  — 
dont  je  ne  vous  ferai  pas  rémunération,  mais 
ceux  dont  je  parle  les  connaissent  —  l'ordre 
rentrerait  en  France  et  sans  persécution,  car, 
encore  une  fois,  nous  ne  ferions  qu'appliquer 
les  traditions  du  Tiers-Etat  français  depuis  le 
jour  où  il  a  apparu  dans  notre  histoire  jus- 
qu'aux dernières  lueurs  de  la  République  de 
1848. 

«  Ce  n'est  que  depuis  l'empire,  depuis 
l'alliance  monstrueuse  entre  ceux  qui  mi- 
traillaient et  ceux  qui  bénissaient  les  mi- 
trailleurs, que  nous  avons  assisté  à  de  déplo- 
rables défaillances  et  que  l'Etat  se  trouve  sous 
le  joug  des  cléricaux  alors  que  ce  sont  eux  qui 
devraient  porter  le  joug  de  l'Etat. 

«  Oui,  il  faut  les  faire  rentrer  dans  la  loi.  Il 
faut  surtout,  si  l'on  veut  en  avoir  raison,  sup- 
primer les  faveurs,  car,  croyez-le  bien,  ce  sont 
les  complicités  de  la  faveur,  des  privilèges  et 
des  avantages  de  toute  nature  qu'ils  ont  ren- 
contrées pour  eux  et  pour  leurs  créatures  dans 
les  diverses  administrations  publiques,  c'est  là 
ce  qui  fait  la  moitié  de  leur  force.  Quand  ils  ne 
pourront  plus  compter  sur  le  favoritisme  gou- 
vernemental, soyez  convaincus  que  leur  clien- 
tèle se  réduira  bien  vite,  et,  comme  en  somme 
ils  ne  vivent  que  de  la  crédulité  publique,  plus 
de  crédit,  plus  de  crédulité. 

«  Enfin,  il  faut  les  faire  rentrer  dans  le  droit 
commun,  et,  pour  ne  citer  qu'un  privilège,  un 
seul,  mais  grave,  pour  l'indiquer  d'un  mot, 
car  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'appesantir  sur 
la  question  et  l'état  de  mes  forces  ne  me  le 
permet  pas  en  ce  moment,  je  dirai  qu'une  né- 
cessité s'imposera  aux  législateurs  qui  vou- 
dront faire  véritablement  du  service  obliga- 
toire une  vérité,  c'est  de  ne  faire  de  distinction 
pour  personne  et  d'exiger  que  la  vocation  ne 
se  prononce  qu'après  qu'on  a  rempli  la  vraie 
vocation  :  le  service  militaire. 

«  Voilà  une  indication  encore  sommaire, 
mais  cependant  précise,  je  le  crois,  dans  cette 
question  si  grave  et  si  délicate. 

«  Mais  il  y  a  bien  d'autres  questions.  Il  y  a 
cette  immense  entreprise,  si  nécessaire,  si  po- 
pulaire, si  fertile  en  résultats,  si  admirable- 
ment reproductrice  de  tous  les  trésors  qu'on 
dépense  pour  elle  :  je  veux  parler  de  l'éduca- 
tion. 11  faut  que  celte  question  soit  la  passion 
de  tous  les  députés  républicains.  Il  faut  que 
vos  sénateurs,  que  vos  députés,  que  votre 
pouvoir  exécutif,  que  tous  les  rouages  de 
l'Etat  concourent,  rivalisent  à  faire  de  ce 
pays-ci  le  pays  le  plus  instruit,  le  plus  éclairé, 
le  plus  cultivé,  le  plus  artiste  du  monde. 

«  Et,  pour  cela,  que  faut-il?  Il  faut  refouler 


90 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


l'ennemi,  le  cléricalisme,  et  amener  le  laïque, 
le  citoyen,  le  savant,  le  Français,  dans  nos 
établissements  d'instruction,  lui  ('lever  des 
les.  ère,  r  des  professeurs,  des  maîtres,  les 
doter,  ne  pas  craindre  la  dépense  sur  ce  cha- 
pitre, car  c'est  une  dépense  que  vous  retrou- 
verez, dans  l'abaissement  des  sommes  que  ré- 
clame l'entretien  des  prisons,  dans  la  valeur 
de  votre  armée,  dans  la  valeur  de  vos  indus- 
tries, dans  l'augmentation  de  vos  capitaux! 

«  .Mais  il  faut  que  les  méthodes  d'in-truction 
.oient  changées  à  la  base  même  de  l'enseigne- 
ment, car  il  ne  suffit  pas  d'envoyer  les  enfants 
à  l'école  primaire  :  il  faut  que  les  méthodes 
ouvrent  la  raison  et  n'y  déposent  que  des 
choses  saines  et  sûres  ;  il  faut  trouver  le  pro- 
cédé pour  faire  tomber,  des  sources  les  plus 
élevées,  le  rayon  prestigieux  de  la  science 
dans  les  cervelles  les  plus  tendres  et  y  dépo- 
ser le  germe  des  progrès  de  la  raison  pu- 
blique. 

«  Il  faut  modifier  les  méthodes  barbares  qu'on 
suit  encore  dans  les  écoles  primaires.  Il  faut  y 
enseigner  les  pages  de  notre  histoire,  les  prin- 
cipes de  nos  lois  et  de  nos  constitutions.  11  faut 
qu'on  y  apprenne  les  droits  et  les  devoirs  de 
l'homme  et  du  citoyen.  Il  faut  que  l'on  mette, 
sous  des  formules  parfaitement  compréhen- 
sibles, les  résultats  généraux  des  connais- 
sances humaines.  Je  ne  demande  pas  qu'on 
fasse  des  savants,  mais  des  hommes  sensés  et 
des  Français. 

«  Voilà  pour  l'éducation  primaire.  Et  je  parle 
pour  les  deux  sexes,  car  je  ne  distingue  pas 
entre  l'homme  et  la  femme.  Ce  sont  deux 
agents  dont  l'entente  est  absolument  néces- 
saire dans  la  société  et,  loin  de  les  séparer  et 
de  leur  donner  uue  éducation  différente,  don- 
nez-leur les  mêmes  principes,  les  mêmes  idées  ; 
commencez  par  unir  les  esprits  si  vous  voulez 
rapprocher  les  cœurs. 

«  Quant  à  l'enseignement  secondaire,  c'est 
encore  là  une  de  nos  gloires,  mais  dont  bien 
des  rayons  commencent  à  s'éteindre.  Là  aussi, 
les  méthodes  sont  à  transformer.  Je  voudrais 
que  cet  enseignement  secondaire  fût  de  deux 
ordres.  Je  voudrais  qu'au-dessus  de  l'ensei- 
gnement primaire  et  avant  d'arriver  à  l'ins- 
truction secondaire,  il  y  eût.  des  écoles  profes- 
sionnelles, mais  non  pas  dans  le  genre  de 
celles  qu'on  a  créées  —  ce  seraient  des  écoles 
de  métiers,  des  mechanics  insiilutes,  comme 
on  dit  ailleurs,  dans  lesquelles  on  donnerait  à 
la  fois  l'éducation  de  l'esprit  et  de  la  main,  où 
l'on  acquerrait  un  capital  manuel  et  où  se 
formeraient  des  légions  d'ouvriers  capables 
de  devenir  des  tâcherons,  des  entrepreneurs 
et  des  capitalistes  ;  et  nous  arrivons  par  là  à 
toucher  du  doigt  que  l'éducation  est  le  com- 
mencement de  la  solution  des  problèmes  so- 
ciaux qui  pèsent  sur  le  monde,  solution  qui 
n'appartient  à  personne,  mais  qui  est  par- 
cellaire, quotidienne  et  qui  dépend  de  la 
bonne  volonté  de  tous. 
_  c  Déplus,  je  voudrais  diriger  cette  instruc- 
tion secondaire,  de  manière  que  l'Etat  en  fût  le 


maître.  .le  ne  voudrai-  pas  île  ces  institutions 
dans  lesquelles  on  tronque  l'histoire,  où  l'on 
fausse  l'esprit  français,  et  ou  l'on  prépare  des 
générations  hostiles  préi  ruer  les  unes 

sur  les  autres.  11  faut  donner  une  éducation 
française,  et  des  citoyens  lihres  peuvent  seuls 
la  donner. 

«  llesle  l'enseignement  supérieur,  l'enseigne- 
ment de  nos  Facultés.  Vous  savez,  Messieurs, 
quelle  dernière  épreuve  a  subie  notre  Univer- 
sité. En  disant  qu'il  est  nécessaire  que  l'Uni- 
versité aussi  reçoive  des  réformes  et  des  per- 
fectionnements, je  ne  l'en  considère  pas  moins 
comme  l'asile  tutélaire  de  l'esprit  moderne  et 
je  demande  qu'un  gouvernement  soucieux  de 
ses  droits  et.  de  sa  mission  lui  restitue  ce  qu'on 
lui  a  arraché  par  surprise,  la  collation  des 
grades  et  le  droit  de  désigner  ceux  qui  sont 
ou  ne  sont  pas  capables  d'enseigner. 

«  Vous  voyez,  .Messieurs,  que  nous  aurons 
de  quoi  remplir  nos  sept  années  sans  aborder 
d'autres  questions.  » 

La  guerre  au  clergé,  la  suppression  de  la 
liberté  d'enseignement  à  tous  les  degrés,  les 
curés  sac  au  dos,  une  loi  militaire  calculée 
pour  tuer  les  vocations  ecclésiastiques,  voilà, 
avec  la  domestication  de  la  magistrature,  tout 
ce  que  recèle  l'esprit  de  Gambelta.  Gambetta 
n'est,  du  reste,  lui-même,  que  l'écho  des  pré- 
jugés, des  passions  et  des  fureurs  de  son  parti. 
A  l'heure  même  où  Gambetta  expose  ses  vues, 
en  style  à  peu  près  parlementaire,  d'autres  n'y 
mettent  point  tant  de  façons.  Louis  Blanc,  Ro- 
bespierre rabougri,  rappelle  que  la  Conven- 
tion ne  voulait  ni  président,  ni  sénat,  mais  des 
juges  électifs  et  amovibles.  Quant  à  lui,  il  vou- 
drait : 

Qu'aucun  fonctionnaire,  pas  même  le  plus 
haut  d'entre  eux  —  et  celui-là  surtout  —  ne 
fût  placé,  par  son  inamovibilité,  au-dessus  de 
la  souveraineté  du  peuple  ; 

Que  la  volonté  de  la  nation  eût  dans  le  pou- 
voir exécutif  un  instrument  toujours  ;  un  obs- 
tacle jamais  ; 

Que  l'Etat,  tiraillé  par  deux  puissances  ri- 
vales, ne  ressemblât  point,  selon  le  mot  de 
Franklin,  à  un  chariot  pourvu  de  deux  ti- 
mons d'égale  force  manœuvrant  dans  deux 
sens  opposés  ; 

Que  le  mandat  parlementaire  fut  d'assez 
courte  durée  pour  empêcher  les  serviteurs  du 
peuple  d'i  devenir  ses  maîtres; 

Que  le  principe  électif  dominât  dans  la  com- 
position du  jury  ; 

Que  la  presse  fût  absolument  libre,  comme 
elle  l'est  en  Angleterre  ; 

Que  le  droit  d'attenter  à  la  liberté  de  réu- 
nion et  d'association  n'appartînt  à  personne, 
pas  même  au  pouvoir  législatif,  comme  c'est 
le  cas  en  Amérique  ; 

Que  l'autonomie  de  la  Commune  embrassât 
tout  ce  qui  a  un  caractère  essentiellement 
communal  ; 

Que  l'Eglise  cessât  de  former  un  Etat  dans 
l'Etat  ; 

Que  les  ministres  d'un  culte  fussent  rétri- 


LIVIlF  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


91 


bues  seulement  par  ceux  qui  réclament  leur 
ministère  ; 

Que  L'enseignement,  étendu  ,ï  tous,  fût  laïque 
dans  les  écoles  publiques,  par  respect  pour  la 
liberté  de  conscience  ; 

Que   L'obligation  du   service    militaire   fût 

égale  pour  lous,  et  imposée  à  tous,  de  telle 
sorte  que  personne  ne  pût  y  échapper  en  se 
faisant  prêtre  ; 

Que  le  soldat,  dont  l'unique  mission  est  de 
défendre  la  patrie  attaquée,  ne  fût  jamais  con- 
damné à  cette  barbare  alternative,  ou  de  vio- 
ler la  discipline  au  péril  de  sa  vie,  ou  de  tour- 
ner ses  armes  contre  ses  concitoyens. 

Un  autre  parle  ainsi  : 

«  Je  bois  à  ces  hommes  immenses  qui  ne  re- 
culèrent pas  devant  la  mort  pour  fonder  la 
République  : 

«  A  Danton,  l'ex-tribun  aimé! 

«  A  Robespierre,  l'incorruptible  1 

«  A  Saint-Just,  le  jeune  homme  sévère  1 

«  A  Marat,  l'ami  du  peuple  ! 

«  A  Cambon,  le  merveilleux  financier! 

«  A  Camille  Desmoulins,  l'immortel  et  infor- 
tuné Camille,  l'incarnation  de  la  presse  répu- 
blicaine, à  Camille  qui  eut  l'insigne  honneur 
de  donner  à  la  nation  française  la  première 
cocarde. 

«  Je  bois  à  Carnot,  l'organisateur  de  nos  in- 
vincibles armées. 

s  Je  bois  aux  Montagnards  et  aux  Girondins, 
confondant  dans  mon  admiration  et  dans  mon 
amour  lous  ceux  de  tous  les  camps  qui  fon- 
dèrent la  liberté.  »> 


«  Citoyennes  et  citoyens, 

«  Je  bois  à  la  Convention  passée  et  à  la  Con- 
vention future,  b 

Un  troisième  s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Ici,  en  cet  anniversaire  du  grand  jour  où 
a  été  proclame'e  la  République, 

«  Renouvelons  ce  serment: 

«  Aux  mânes  des  Volontaires  de  92; 

«  Aux  morts  vénérés  de  1871  ! 

«  Nous  combattrons  jusqu'à  la  dernière 
goutte  de  notre  sang  pour  les  droits  du 
peuple,  pour  la  France  à  jamais  républicaine. 

a  Vive  la  République.  » 

Voilà,  dans  ces  trois  ou  quatre  discours,  le 
fond  et  le  tréfond  de  la  pensée  républicaine, 
volontaires  de  92,  les  scélérats  de  93,  la 
Terreur  de  94,  des  banquets,  des  discours  ab- 
surdes, la  corruption  en  permanence,  le  sang 
en  perspective,  le  vol  sur  une  grande  échelle, 
les  finances  au  pillage  :  c'est  cela  qu'ils  ap- 
pellent un  régime  de  liberté,  d'égalité  et  de 
fraternité.  Quant  aux  propos  féroces  qui 
tombent  des  lèvres  de  ces  agneaux,  si  vous 
voulez,  .savoir  à  qui  ils  s'adressent,  je  vous  prie 
de  lire  cet  extrait  du  Gavroche,  journal  à  cari- 
cature.-:. Ce  que  les  uns  disent  en  phrases  en- 
tortillée ,  les  autres  l'expriment  en  phrases 
guillotine. 


ru  ai:  OGNB    Cl.fclt  I  C  AIL  I." 


Désinfectons  la  société. 


«  Assez  longtemps  ces  oiseaux  de  proie  mil 
tenu  l'humanité  dans  leurs  serres  :  depuis 
trop  de  siècles,  ils  infectent  l'air  de  vapeurs 
putrédineuses  ;  forts  de  l'ignorance  des 
peuples,  ils  ont  régné  par  la  peur  du  spectre 
noir  ;  mais  enfin  le  goupillon  a  perdu  sa  puis- 
sance magique. 

«  A  la  nuit  a  succédé  le  jour. 

«  Ils  ont  été  tués  par  la  lumière,  eux  qui  ne 
pouvaient  vivre  que  par  l'obscurilé. 

«  Le  triomphe  delà  science  sur  ces  accapa- 
reurs n'a  que  trop  tardé. 

«  Et  maintenant  nous  allons  commencer  une 
jolie  lessive  à  la  potasse,  qui  ne  laissera  point 
la  moindre  trace  de  cette  crasse  dans  laquelle 
la  société  a  vécu  jusqu'à  nos  jours. 

«  Parbleu  :  ils  s'attendaient  bien  à  ce  qui 
leur  est  arrivé. 

«  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  ils 
savent  qu'ils  ont  fini  de  rire,  n 

Le  Gavroche  termine  ainsi  : 

«  Le  jour  de  la  lessive  est  arrivé.  On  va  donc 
anéantir  ces  noirs  ratichons.  » 

Il  faut  noter  que  ces  scélérats  se  croient 
gens  éclairés,  savants,  et  c'est  à  l'Eglise  qu'ils 
veulent  offrir  des  leçons,  mais  avec  un  cou- 
teau, genre  de  pédagogie  qui  montre  à  quoi 
se  réduisent  leurs  lumières  et  leurs  vertus. 

Une  telle  orgie  de  sophismes,  de  grossiè- 
retés et  de  menaces,  appelait  une  réponse  ;  elle 
fut  donnée  par  l'évèque  d'Angers.  Charles- 
Emile  Freppel,  né  à  Obernay,  en  1827,  avait 
été  précédemment  chapelain  de  Sainte-Gene- 
viève et  professeur  de  Sorbonne,  savant  et 
orateur  également  distingué.  Evèque  en  1870, 
il  prit  immédiatement  cette  attitude  militante 
qu'avaient  prise  autrefois  ou  que  gardaient 
encore  les  Parisis,  les  Pie,  les  Planlier  et  les 
Dupanloup.  Très  fondé  en  doctrine,  il  n'ad- 
mettait pour  aucune  raison  et  à  aucun  titre, 
ces  pratiques  d'absentéisme  qui  conviennent 
aux  cœurs  timides  et  aux  esprits  paresseux  ;  il 
se  croyait  débiteur,  non  seulement  envers  son 
diocèse,  mais  envers  son  pays,  envers  l'huma- 
nité, et  surtout  envers  la  Sainte  Eglise  catho- 
lique et  la  Chaire  du  Prince  des  Apôtres. 
D'une  grande  facilité  d'esprit,  d'une  grande 
énergie  de  caractère,  d'une  parfaite  résolu- 
tion, il  se  portait,  depuis  quelques  années  et 
sans  délai,  de  sa  personne,  partout  où  se  diri- 
geait l'effort  de  l'ennemi.  Déjà,  sous  l'Empire, 
Renan  le  premier  avait  subi,  et  pas  sans 
avaries  profondes,  les  assauts  de  cette  intré- 
pide vaillance.  Depuis,  les  conseillers  munici- 
paux d'Angers  et  des  professeurs  du  Collège  de 


92 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


France,  avaient  reçu,  pour  leurs  incartades, 
de  solennelles  et  décisives  réprimandes: 
Bientôt  appelé  au  Parlement,  il  vaudra,  à  lui 

tout  seul,  autant  qu'une  armée.  Maintenant 
qu'il  dégaine  contre  Gambetta,  nous  voyons, 
dans  la  disproportion  des  deux  adversaires, 
les  résultats  différents  de  l'éducation  ecclé- 
Biaslique.  Gambetta,  c'est  le  séminariste  fruit 
sec,  devenu  homme  de  vice  et  de  sophisme, 
démagogue  et  Irihun,  parce  que,  faute  de  sa- 
voir et  de  vertu,  il  n'a  pu  trouver  un  emploi 
régulier.  Freppel,  c'est  le  séminariste  de  ta- 
lent, laborieux  et  pieux,  qui  a  suivi  les  voies 
du  travail,  et  qui,  parvenu  à  sa  maturité,  se 
pose  en  champion  de  la  vérité,  du  droit  et  de 
la  justice. 

Voici  la  lettre  du  nouvel  Athanase  : 

«  Vous  venez  de  prononcer  à  Homansun  dis- 
cours dans  lequel  vous  attaquez  le  clergé  avec 
une  violence  qui  dépasse  toute  limite.  Yous 
ne  trouverez  pas  mauvais  que  l'on  vous  ré- 
ponde immédiatement,  ne  serait-ce  que  pour 
montrer  à  ceux  qui  auraient  pu  encore  garder 
quelque  illusion  sur  vos  vrais  sentiments,  à 
quelles  extrémités  vous  entendez  conduire  les 
affaires  religieuses  en  France. 

«  Il  paraît  que  c'est  dans  vos  paroles  qu'il 
faut  -chercher  le  programme  de  l'avenir. 
Quelque  humiliante  que  puisse  être  une  telle 
pensée  pour  tout  Français  qui  a  souci  de 
l'honneur  de  son  pays,  il  faut  bien  se  résigner 
à  vous  lire  pour  se  préparer  à  vous  combattre. 
Or,  ce  que  vous  nous  annoncez  pour  un  avenir 
prochain,  comme  le  résumé  de  vos  projets, 
c'est,  disons  le  mot,  la  persécution. 

«  Et  quel  moment  choisissez-vous  pour  nous 
déclarer  la  guerre?  Le  moment  où  des  espé- 
rances de  paix  se  font  jour  partout  ;  où  les 
gouvernements,  instruits  par  l'expérience, 
commencent  à  comprendre  que  ce  n'est  pas 
trop  de  toutes  les  forces  morales  réunies  pour 
préserver  la  société  moderne  des  dernières  ca- 
tastrophes. C'est  à  ce  moment-là  que  vous  es- 
sayez de  refaire  une  campagne  qui  n'a  réussi 
nulle  part,  et  de  choisir  la  France  catholique 
pour  théâtre  d'une  lutte  que  les  Etats  protes- 
tants eux-mêmes  cherchent  à  éloigner  d'eux. 
Si  vous  aviez  véritablement  le  sens  politique, 
vous  comprendriez  à  quel  point  un  pareil  lan- 
gage est  à  rencontre  des  idées  et  des  disposi- 
tions de  l'heure  présente.  C'est  de  vous  que 
nous  apprenons  qu'il  existe  «  une  question 
cléricale,  c'est-à-dire  la  question  des  rapports 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat  ».  Ne  vous  en  déplaise, 
cette  question  n'existe  pas  ;  elle  a  été  souve- 
rainement tranchée,  au  commencement  de  ce 
siècle,  par  un  concordat  que  tous  les  gouver- 
nements ont  respecté,  et  qui  est  parmi  nous 
la  base  de  la  paix  publique.  Le  jour  où  vous 
romprez  ce  pacte  fondamental,  vous  remettrez 
toutes  choses  en  question,  et  vous  déchaînerez 
sur  votre  pays  des  malheurs  dont,  peut-être, 
ni  vous  ni  moi  ne  verrons  la  fin. 


•  Tour  faire  accroire  à  vos  complaisants  au- 
diteurs qu'il  existe  «  une  question  cléricale  », 
vous  agitez  des  fantômes.  Yous  osez  parler 
<■  d'exploitation  de  l'ignorance  »,  au  lende- 
main du  jour  où  le  Journal  officiel  constatait 
que  nous  avons  rempli  la  France  de  foyers 
d'instruction,  que  l'enseignement  secondaire 
compte  plus  d'élèves  dans  nos  collèges  que 
dans  ceux  de  l'Etal  (l).  Quelque  nombreuses 
que  soient  vos  occupations,  vous  avez  dû 
avoir  assez  de  loisir  pour  apprendre  ce  que 
tout  le  monde  sait,  que  depuis  les  écoles  des 
Frères  jusqu'aux  grandes  écoles  du  gouverne- 
ment les  élèves  formés  par  les  soins  du  clergé 
et  des  ordres  religieux  n'occupent  pas  un  rang 
inférieur  dans  les  examens  publics. 

«  Quel  est  donc  cet  auditoire  de  Romans  où 
vous  avez  pu  parler  de  la  sorte,  sans  qu'il  s'y 
soit  trouvé  un  homme  as^ez  instruit  des 
choses  de  son  temps  pour  faire  à  de  telles  as- 
sertions l'accueil  qu'elles  méritaient.  Mais 
vous-même,  n'avez-vous  pas  été  élève  d'un 
petit  séminaire?  Yous  étiez-vous  jamais 
aperçu  que  l'on  eût  tenté  sur  votre  personne 
ce  que  vous  appelez  «  l'exploitation  de  l'igno- 
rance» ? 

«  C'est  bien  à  vous  qu'il  appartient  de  parler 
«  d'asservissement  général  »,  à  vous  qui,  dans 
votre  discours,  annoncez  l'intention  formelle 
d'écarter  des  fonctions  de  la  magistrature,  de 
l'administration  et  de  l'armée  quiconque  ne 
penserait  pas  comme  vous.  Voilà  le  despo- 
tisme que  vous  vous  proposez  d'inaugurer  en 
France.  Et  vous  osez  prononcer  le  mot  de  li- 
berté !  Ce  mot  n'a  aucun  sens  dans  votre 
bouche. 

a  Quant  au  clergé,  où  voyez-vous  la  moindre 
tendance  à  asservir  qui  que  ce  soit?  N'ête's- 
vous  pas  libres,  vous  et  ceux  qui  vous  sui- 
vent, d'aller  à  la  messe  ou  de  ne  pas  y  aller, 
de  faire  vos  Pâques  ou  de  ne  pas  les  faire,  de 
fréquenter  les  sacrements  ou  de  vous  en  abs- 
tenir? Yous  en  répondrez  devant  Uieu,  voilà 
tout.  Mais  de  la  part  des  hommes,  où  aperce- 
vez-vous la  moindre  velléité  de  vous  con- 
traindre à  une  pratique  religieuse?  Et  n'est-ce 
pas  vous  jouer  de  la  crédulité  publique  que 
de  feindre  une  oppression  quelconque,  là  où 
nul  ne  songe  à  vous  disputer  la  moindre  par- 
celle de  liberté. 

«  Il  m'est  impossible,  je  vous  l'avoue,  de 
m'imaginer  que  vous  ayez  voulu  parler  sérieu- 
sement, en  signalant  «  les  usurpations  inces- 
santes auxquelles  se  livre  l'ultramontanisme 
et  l'invasion  qu'il  fait  tous  les  jours  dans  le 
domaine  de  l'Etat  ».  A  vous  entendre,  l'on 
dirait  en  vérité  que  les  membres  du  clergé 
remplissent  les  conseils  municipaux,  les  con- 
seils généraux,  le  Sénat  et  la  Chambre  des  dé- 
putés. La  vérité  est  que  l'élément  ecclésias- 
tique n'est  représenté  nulle  part  ou  peu  s'en 
faut.  Il  y  a  trente  prêtres  au  Parlement  alle- 
mand ;  un  seul  évèque  siège  au  Sénat  français, 


_  (1)  Journal  officiel  du  1J   septembre  1878:  76.815  élèves  fréquentent  les  établissements  ecclésias- 
tiques, y  compris  les  petits  séminaires  ;  75.209  les  collèges  de  l'Eiat.  » 


LIVRE  QUATRE-VINGT  Q1  IT0RZ1ÈME 


pour  défendre  les  intérêts  religieux.  Jamais,  à 
aucune  »'■  |  m  » i  p i e ,  le  clergé  ne  B'esf  moins  oc- 
cupé des  affaires  de  l'Etat;  nulle  pari,  chez 

aucune  nation,  il  n'est  plus  tenu  a  l'écart  de 
lu  chose  publique.  Et  vous  venez,  devant  un 
auditoire  prévenu  ou  distrait,  représenter  le 
clergé  de  France  comme  prêt  à  envahir  tout 
le  domaine  de  L'Etat  !  De  quel  mot  voulez- vous 
que  l'on  qualifie  de  tels  excès  île  langage? 

«  C'est  toujours,  dites-vous,  quand  la  for- 
lune  de  la  patrie  baisse  que  le  jésuitisme 
monte  ».  Parole  imprudente,  et  que  nul  moins 
que  vous  n'a  le  droit  de  prononcer.  Car,  per- 
sonne ne  l'oublie,  c'est  quand  la  fortune  de  la 
France  a  baissé,  que  vous  êtes  monté  ;  c'est 
quand  la  France  était  à  terre,  que  vous  vous 
êtes  fait  de  ses  ruines  un  piédestal  pour  vous 
élever  au  pouvoir.  Alsacien,  j'aurais  le  droit 
de  vous  demander  compte,  au  nom  de  mon 
pays  natal,  de  ces  sanglantes  folies  qui  ont 
achevé  nos  malheurs  et  changé  une  défaite  en 
catastrophe  irrémédiable. 

«  Mais  laissons  là  ces  tristes  souvenirs  aux- 
quels vous  avez  associé  votre  nom,  pour  envi- 
sager l'avenir  que  vous  entendez  nous  pré- 
parer. C'est  bien  la  persécution  que  vous  nous 
promettez,  et  à  bref  délai.  Car  de  quel  autre 
nom  appeler  la  suppression  désordres  religieux, 
la  suppression  de  la  liberté  d'enseignement,  la 
suppression  des  vocations  ecclésiastiques  ?  C'est 
la  persécution  ouverte,  violente,  de  quelque 
apparence  de  légalité  que  vous  prétendiez  la 
couvrir. 

«  Dans  un  langage  que  vous  auriez  voulu 
rendre  spirituel  et  qui  n'est  qu'inconvenant, 
vous  parlez  de  «  ces  milliers  de  prêtres  multi- 
colores qui  n'ont  pas  de  patrie  ».  Ces  prêtres 
sont  au  service  de  vos  concitoyens  ;  du  matin 
au  soir,  ils  instruisent  les  enfants,  soignent  les 
malades,  consolent  les  pauvres.  Vous  n'avez 
pas  plus  droit  de  vous  occuper  de  la  couleur 
de  leur  habit,  qu'ils  n'ont  l'intention  d'exa- 
miner celle  du  vôtre.  Ils  sont  citoyens  au 
même  titre  que  vous  ;  ils  ont,  comme  vous  et 
vos  amis,  le  droit  de  se  réunir,  de  vivre  en- 
semble, de  prier  et  de  travailler  en  commun. 
Leur  patrie  est  la  France,  et  leur  nationalité 
est  certaine.  Que  voulez-vous  de  plus,  et  de 
qirel  droit  metlriez-vous  la  main  entre  leur 
conscience  et  Dieu  ? 

«  Après  la  liberté  de  l'association  religieuse, 
le  despotisme  dont   vous    êtes  le   porte-voix 

■  prête,  selon  vous,  à  détruire  une  autre  li- 
berté non  moins  précieuse,  celle  de  l'enseigne- 
ment. Et  cela,  dites-vous,  sous  prétexte  «  que 
nous  ne  devons  pas  laisser,  dans  nos  écoles, 
blasphémer  notre  histoire  ».  Quoi,  c'est  vous 
et  le  parti  violent  dont  vous  êtes  le  chef,  qui 
vous  constituez  le  gardien  et  le  défenseur  de 
notre  histoire  nationale!  vous  qui  datez  cette 
histoire  d e 80  ou  de  93,  et  qui  ne  voyezau-delà 
qu'une  série  d'horreurs  et  d'infamies  !  vous 
qui  n'êtes  occupé  qu'à  bafouer  nos  grandeurs 


'•i  Dos  gloiri  séculaire  s  insulter  nos  rois,  à 
(li  nigrer  dos  vieilles  institutions  el  a  parlei 
l'ancienne  France,  de  -on  clergé,  de  ta  no 
blesse,  de  sa  condition  politique  1 1  Bociale, 
comme  si  elle  avait  présenté,  pendant  quinze 
siècles,  le  spectacle  d'une  Mongolie  ou  d'une 
Tartarie  ! 

a  Et  c'est  sous  ce  prétextedà  que  le  despo- 
tisme dont  vous  formulez  le  programme  se 
prépare  à  nous  enlever  le  peu  de  liberté  que 
nous  tenons  de  la  loi  I  Car  c'est  un  minimum 
de  liberté,  que  celte  participation  si  subor- 
donnée, si  restreinte,  si  étroite,  non  pas  même 
à  la  collation  des  grades,  comme  vous  l'af- 
firmez à  faux,  car  elle  reste  tout  entière  dans 
la  main  de  l'Etat,  mais  à  la  simple  interroga- 
tion des  étudiants. 

«  Aussi,  quand  il  vous  plaira  de  remettre 
ces  choses  en  question,  nous  revendiquerons  à 
notre  tour  un  droit  qui  semblait  abandonné, 
et  nous  demanderons  à  notre  pays  s'il  est 
juste,  s'il  est  équitable,  s'il  est  utile  que  cent 
huit  mille  soixante-cinq  élèves  (1)  apparte- 
nant à  des  familles  françaises  soient  soumis 
aux  épreuves  du  baccalauréat  ès-lettres  et  du 
baccalauréat  ès-sciences,  sans  qu'un  seul  de 
leurs  professeurs  soit  admis  à  siéger  dans  les 
jurys  d'examens. 

«  Mais  là  où  le  despotisme  dont  vous  venez 
de  faire  entendre  les  menaces  éclate  davan- 
tage, c'est  dans  les  entraves  que  vous  préparez 
au  recrutement  du  clergé  de  France.  En  assu- 
jettissant les  élèves  du  sanctuaire  au  service 
des  armes,  vous  voulez  tarir  la  source  même 
du  sacerdoce.  Car,  ne  nous  parlez  pas  de 
l'obligation  de  servir  la  patrie  :  c'est  un  mot 
que  vous  jetez  à  la  foule  pour  tromper  les 
simples.  Il  y  a  bien  des  manières  de  servir 
sa  patrie.  L'instituteur,  le  professeur,  qui 
s'épuisent  à  instruire  leurs  élèves,  le  prêtre 
qui  se  consume  dans  les  travaux  de  son  mi- 
nistère, servent  leur  pays  aussi  utilement  que 
le  soldat.  Ce  sont  là  de  grands  services  publics, 
nécessaires,  indispensables  et  qui  valent  bien, 
en  fatigues  comme  en  résultats,  celui  des 
armes. 

«  Le  plus  simple  bon  sens  suffit  pour  com- 
prendre que  les  nécessités  sociales  imposent 
et  justifient  de  tels  équivalents.  Mais  non, 
sous  prétexte  d'égalité,  vous  visez  la  religion 
au  cœur.  Bien  que  vos  goûts  et  vos  antécé- 
dents ne  vous  aient  guère  permis  d'apprécier 
ces  choses,  vous  n'êtes  pas  sans  savoir  que  le 
régime  de  la  caserne  n'est  pas  une  prépara- 
tion au  régime  du  séminaire,  que  l'Eglise  de- 
mande à  ses  futurs  ministres  un  ensemble  de 
qualités  qui  ne  s'acquièrent  et  ne  se  dévelop- 
pent que  dans  le  silence  de  la  prière  et  du 
recueillement,  et  que  le  jour  où  de  pareilles 
exigences  viendront  à  s'ajouter  aux  devoirs  et 
aux  sacrifices  de  la  vie  sacerdotale,  c'en  sera 
fait  parmi  nous  des  vocations  ecclésiastiques. 

«  Mais  que  vous  importe,  et  n'est-ce  pas  là 


(1)  Chiffre  des  élèves  appartenant  aux  collèges  libres  et  aux  petits  séminaires   (Journal  officiel  du 
15  septembre  18; 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


gisement  le  résultai  que  vous  voulez  at- 
teindre? En  tout  cas,  non»  sommée  avertis; 
el  cK-s  ce  moment  vous  nous  autorisez  ■•  nous 
tourner  vers  les  catholiques  pour  leur  dire  : 

yez  ce  qui  vous  attend  :  rr*  hommes  qui 
parlent  de  cléricalisme  el  d'ultramontanisme 
pour  masquer  leurs  desseins,  c'est  la  religion 
même  qu'Us  veulent  détruire,  en  lui  enlevant 
l'une  après  l'autre  toutes  ses  forces  et  toutes 
ses  institutions.  Vos  libertés,  ils  en  feront  li- 
tière; vos  droits,  ils  n'aspirent  qu'à  les  sup- 
primer. Ordres  religieux,  enseignants  ou  hos- 
pitalier-, écoles  chrétiennes  à  tous  les  degrés, 
rien  n'échappera  à  leurs  mesures  d'oppres- 
sion, dès  l'instant  qu'ils  ne  trouveront  plus 
devant  eux  d'obstacle  légal. 

«  Enfin,  pour  achever  l'œuvre  de  destruc- 
tion, ils  arrêteront  les  vocations  ecclésiastiques 
à  leur  début  par  l'obligation  du  service  mili- 
taire, et,  faute  de  prêtres,  le  ministère  parois- 
sial deviendra  impossible.  Et  toutes  ces  ini- 
quités, ils  comptent  les  opérer  jusqu'au  bout 
sous  le  couvert  de  la  légalité.  Eh  !  grand  Dieu  ! 
y  a-t-il  eu,  dans  l'histoire,  une  seule  persécu- 
tion religieuse  qui  ne  se  soit  parée  de  ce 
nom  ?  La  Convention,  elle  aussi,  se  nommait 
l'ordre  légal  ;  et  nos  places  publiques  sont  en- 
core là  pour  rappeler  à  tous  comment  elle 
l'appliquait.  Une  fois  sur  la  pente  de  la  vio- 
lence, et  dans  un  pays  comme  le  nôtre,  qui 
peut  prévoir  où  l'on  s'arrêtera  ?  Que  tous  les 
catholiques  veuillent  donc  bien  réfléchir  à  la 
situation  qu'on  leur  annonce,  sérieusement,  et 
à  temps. 

c<  Peut-être  aurez-vous  contribué,  par  vos 
agressions  et  vos  menaces,  à  refaire  l'union  si 
désirable  entre  tous  ceux  qui  regardent  la  re- 
ligion comme  la  base  première  de  l'ordre  so- 
cial. En  la  choisissant  pour  l'objet  principal 
de  vos  attaques,  vous  indiquez  à  l'avance  le 
vrai  terrain  sur  lequel  tous  les  hommes  de 
bonne  foi  et  de  bonne  volonté  pourront  et  de- 
vront se  rencontrer  et  se  donner  la  main,  pour 
travailler  au  salut  de  leur  pays.  C'est  là  du 
moins  un  service  que  vous  nous  aurez  rendu 
par  votre  discours.  » 

Si  Gambetta  eût  été  homme  d'honneur,  il 
eût  essayé  d'une  réponse  :  il  s'en  abstint.  Ceux 
qui  veulent  opprimer,  ne  discutent  pas  ;  il 
leur  suffit  de  soulever  les  passions  et  de  les 
faire  entrer  dans  leurs  desseins.  Gambetta  se 
lancera  donc  les  yeux  fermés  dans  la  persé- 
cution ;  il  deviendra  président  de  la  Chambre 
des  députés,  et  il  ne  faudra  pas  moins  de 
quatre  cent  mille  francs  pour  préparer  les  ap- 
partements de  la  nouvelle  excellence  ;  il  de- 
viendra président  du  Conseil  et  ne  subira, dans 
son  court  passage  aux  affaires,  que  le  plus 
terrible  châtiment  de  l'orgueil,  la  preuve, 
faite  par  lui-même,  de  son  impuissance.  Im- 
puissant, mais  despote,  il  donnera,  en  outre, 
l'exemple  de  la  gourmandise  et  de  la  dé- 
bauche. A  ce  Vitellius  républicain  il  faudra  le 
cuisinier  Trompette,  et  des  commissionnaires, 
pour  lui  préparer  des  omelettes,  devront  faire 
venir  des  oeufs  de  vanneau  du  Danemarck.  A 


ce  tribun  repu  et  gros  comme  un  tonneau,  il 
faudra  des  filles.  Tant  et  h  bien  qu'il  crèvera 
de  gras  fondu,  flans  l'accident  ridicule  d'un 
revolver,  si  tant  est  qu'il  ne  succombe  pas, 
nne  halle  dans  le  ventre,  digne  dénouement 
de  la  tragédie  grossière  di    -         mours. 

Mais  pour  l'Eglise,  ce  discours,  même  misa 
exécution,  ne  constitue,  dans  sa  longue  vie, 
qu'un  petit  incident.  Gambetta  veut  détruire 
les  ordres  religieux,  fermer  les  séminaires, 
mettre  le  clergé  à  la  caserne.  Faisons,  dit 
Veuillot,  faisons  l'injure  au  bon  sens  de  croire 
que  ces  énormités  sont  accomplies,  voilà  le 
clergé  '....et  la  France  n'est  point  morte.  Voilà 
le  clergé  éteint  ou  du  moins  invisible.  Ou'arri- 
vera-t-il  alors? — Qu'il  n'y  aura  rien  de  fait, sauf 
un  crime  imbécile,  mais  inutile.  Quant  au  ré- 
sultat qu'on  s'était  proposé,  l'imbécile  Com- 
mune a  fait  sauter  le  Palais  de  justice,  et  l'ex- 
plosion a  poussé  d'abord  une  partie  de  la 
Commune  à  Nouméa.  Mais  elle  est  revenue. 
Kl  le  a  rebâti  son  palais,  et,  par  d'autres  juges 
ou  par  les  mêmes,  dans  tous  le?  cas  par  la 
même  loi,  elle  frappera  tous  les  coupables  et 
tout  le  crime.  Le  moment  et  les  hommes  im- 
portent peu. 

Les  hommes  hurlent,  c'est-à-dire  atten- 
dent; la  loi  dure  davantage;  la  justice  est 
éternelle  et  venge  éternellement  l'innocent. 
Nous  savons  que  les  coupables  n'en  jugent 
pas  ainsi.  Ils  ont  besoin  que  Dieu  paraisse  (au 
moins  par  moment)  coupable  et  vaincu.  Mais 
Dieu  a  fait  le  monde  pour  le  triomphe  de  sa 
justice,  et  la  victoire  permanente  de  l'inno- 
cence. La  première  récompense  des  justes  est 
de  n'attendre  pas  la  mort  et  de  voir  d'avance 
des  yeux  de  leur  chair  la  haute  fidélité  de  leur 
Dieu.  Nous  croyons  au  plan  de  nos  ennemis, 
mais  nous  ne  les  craignons  pas.  Dieu  a  rendu 
au  clergé  une  vie  abondante  et  forte.  Il  vou- 
dra se  servir  de  lui  pour  sauver  le  monde, 
parce  qu'il  est  tout  puissant,  parce  que  sa  mi- 
séricorde est  éternelle.  Qui  voudra  se  mettre 
en  état  de  sonder  ses  raisons,  les  trouvera 
plus  fortes  que  celles  des  partis  humains,  y 
compris  celles  de  Gambetta.  Nous  savons  tout 
ce  que  Gambetta  peut  dire,  mais  nous  ne 
le  croyons  pas  plus  fort  que  le  clergé  fidèle  à 
son  droit,  c'est-à-dire  sous  la  main  de  Dieu. 
Il  ne  dépend  que  du  clergé  de  se  lancer  sous 
la  main  de  Dieu.  Gambetta,  ou  tel  autre,  dis- 
pose dJune  force  inconcevable,  et  qui  peut 
s'accroître  encore,  mais  qui  cependant,  tôt  ou 
tard,  par  des  moyens  qu'il  ignore  comme 
nous,  finira.  Le  clergé,  fidèle  à  Dieu,  par  des 
moyens  que  nous  pouvons  ignorer  ou  con- 
naître, dispose  de  l'Eucharistie.  Dieu  peut  le 
réduire  à  cela,  mais  il  a  cela.  Cela,  c'est  le 
courage  inviucible  et  renaissant,  c'est  la  force 
d'affronter  la  défaite,  la  prison,  les  mauvais 
traitements,  la  mort  ;  c'est  la  force  de  vaincre 
la  force,  et  de  lui  prêcher  la  vérité  ;  c'est  la 
force  des  vieillards,  des  enfants,  des  femmes, 
et  enfin  des  pusillanimes.  La  Révolution 
n'est  après  tout  qu'un  travail  de  la  vie. 
Lorsque  Dieu  l'impose,  il  faut  bien  l'accep- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


g  i 


ter.  Si  cela  a  ses  dangers,  il  a   aussi  ses  mhî- 
ritts. 

On  peut  trouver  dur  d'être  Insulté,  rainé, 
comme  preuve  de  La  liberté.  La  révolution 
promet  tout  cela.  Pour  l'amour  de  Dieu,  et 
pour  l'honneur  de  la  vérité  tout  cela  B'appelle 
le  martyre,  (l'est  une  chose  inepte  et  vainc,  de 
le  donner.  Mais,  le  soufl'rir,  c'est  vaincre.  On 
entend  le  Nolite  timere  ;  on  voit  venir  le  Li- 
bérateur. 11  est  là.  On  est  enfin  délivré  de  celte 
bête,  et  de  l'importun  fantôme.  L'Esprit  saint 
souffle  sur  leur  orgueil,  et  dit  :  Que  la  lu- 
mière soit.  Un  craquement  soudain  se  fait 
entendre.  La  souveraineté  humaine  aveuglée 
doit  reprendre  sa  place  secondaire  devant 
L'autorité  infaillible. 

La  science  de  la  vie,  ce  don  royal  et  pater- 
nel du  Christ,  semble  aujourd'hui  perdue 
pour  l'humanité.  La  moitié  des  hommes  ne 
sont  plus  que  des  écoliers  qui  veulent  tuer  leur 
mailre,  pour  obéir  à  un  petit  nombre  de 
pervers  et  de  fous.  Les  plus  sages  sont  comme 
hébétés,  el  cherchent  encore  le  chemin,  dont 
leur  conscience  conserve  un  vague  souvenir, 
mais  que  leur  raison  affaiblie  ne  peut  plus 
retrouver.  L'Eglise  seule  ne  s'est  pas  égarée. 
Elle  voit  toujours  la  route  sûre  et  longtemps 
suivie,  qui  mène  à  la  justice   et  à  la  paix. 

Mais  quoique  ce  triomphe  de  la  brutalité 
humaine,  si  souvent  subi  et  si  vite  épuisé,  pa- 
raisse aussi  prochain  qu'il  sera  d'ailleurs  mé- 
prisable, une  espérance  semblable  à   l'espé- 
rance de  Joseph  de  Maistre  doit  consoler  nos 
survivants.  Si  l'Eglise  est  encore  une  fois  jetée 
dans  la  fournaise,  elle  en  sortira  plus  belle  et 
plus  vivante,  plus  appauvrie  encore,  et  d'une 
pauvreté  victorieuse,  car  Dieu  semble  prendre 
soin  d'appauvrir  l'Eglise,  pour  l'orner  davan- 
tage d'une  des  perfections  du  Christ.  La  tem- 
pête du  dernier  siècle  et  celle  du  siècle  présent 
semblaient  ne  lui  avoir  rien   laissé.  Quelques 
restes  pourront  encore  périr.   Malheur  à  ceux 
qui  voudront  s'en  engraisser  !   L'Eglise  s'en 
soucie  peu,  et  comprend  vite  que  Dieu  la  pré- 
pare à  des   œuvres  plus   grandes.   Elle  verra 
que  Dieu  ne  la  prépare  pas  à  la  perte  de  ses 
biens  ;   mais  à   porter    le  fardeau    de  pertes 
nouvelles,  signe  prochain  d'une  nouvelle  puis- 
sance. 


■  -«•.  traité  de  Iscrlin. 


rapports  entre  nations  se  règlent  par 
des  traités  qui  ont  force  de  lois.  Kn  1815,  les 
traités  de  Vienne  avaient  rétabli  l'équilibre  eu* 
>éen,  fortement  ébranlé  par  Napoléon,  et 
restauré  les  traités  de  Westphalie,  en  aggra- 
vant leur-  stipulations  hostiles  à  la  France  et 
al1  En  1856,  après  la  longue  guerre 


de  France  contre  la  Russie,  après  ta  victoire 
de  Boraarsund  et  la  prise  de  Séba  topol,  le 
traité  de  l'a  ris  avait  fait  échee  aux  agrandis- 
sements de  la  Russie  et  ajourné  L'accomplisse- 
ment du  pronostic  de  Napoléon  :  «  Dans  90  ans 
l'Europe  sera  cosaque  ou  républicaine  ••.  En 
1870,  les  victoires  de    la  Prusse    contre    la 
France,  avaient    occasionné  la    rescission  du 
traité  de  Paris  dans  ses  articles   opposés  aux 
envahissements  russes  ;  la  Prusse,  qui  prenait 
à    pleines    mains,  ne    pouvait   empêcher   la 
Russie  d'en  faire  autant,  ou,  au  moins,  de  se 
donner    licence  d'y   procéder,  à    l'occasion. 
L'occasion  lui  avait  paru  favorable  en  LS77  et 
elle  avait    déclaré    la    guerre    à    la   Turquie. 
Après  une  double  campagne  en  Europe  et  en 
Asie,  la  Russie  victorieuse  avait  dicté,  à  San- 
Stephano,  un  traité  qui  anéantissait  la  Turquie 
comme  grande  puissance,  ne  lui  laissait  en 
Europe  guère  que  Constantinople  et  la  confi- 
nerait bientôt  en  Asie.  Ce  traité,  pour  avoir 
force  de  loi  internationale,  devait  être  homo- 
logué par  l'aréopage  des  grandes  puissances. 
Le  prince   de    Bismarck,  par    sa    force,  son 
crédit  et  son   habileté,  obtint  qu'un  Congrès 
s'ouvrirait  à  Berlin,  devenue  la  capitale  poli- 
tique de  l'Europe.  Les  puissances  européennes 
y  déléguèrent  leurs  représentants  respectifs  ; 
de  communes    délibérations  sortit,  après  en- 
tente, le  traité  de  Berlin,  qui  fait  actuellement 
loi  pour  toutes   les   nations.    Nous  Je   ferons 
brièvement  connaître  :   c'est  le  premier  fait 
important  qui  se  présente  sous  le  pontificat  de 
Léon  XIII. 

Ce  fut  une  question  de  savoir  si  la  France 
se  ferait  représenter  à  Berlin.  L'Angleterre, 
depuis  longtemps,  soutenait  la  Porte  otto- 
mane, comme  la  corde  soutient  le  pendu  ;  au 
lieu  de  l'attaquer,  comme  la  Russie,  pour  la 
dévaliser,  elle  trouvait  plus  commode  de  la 
protéger  pour  la  voler  à  l'abri  de  cette  pro- 
tection. Au  cours  de  la  guerre,  on  apprit  que 
l'Angleterre,  qui  appuyait  les  Turcs,  avait 
reçu  d'avance,  de  la  Sublime-Porte,  son  paie- 
ment :  le  protectorat  de  l'île  de  Chypre  et  un 
libre  passage  dans  la  Turquie  d'Asie,  vers 
son  empire  des  Indes...  en  attendant  l'occu- 
pation de  l'Egypte,  de  plus  en  plus  pour  la 
protéger.  Dans  ces  conditions,  la  France 
n'avait  pas  grand'chose  à  faire  dans  la  capi- 
tale de  son  mortel  ennemi,  où  devaient  sien- 
tendre  d'autres  larrons. 

«  La  France,  écrivait  Louis  Veuillot,  n'a 
rien  à  dire  là  où  elle  n'émettrait  qu'un  avis 
que  l'on  pourrait  mépriser,  liïïe  ne  signe  pas 
des  traités  où  aucun  article  ne  serait  écrit  de 
sa  main.  Elle  ne  traite  pas  avec  les  forts  et 
se  borne  à  ne  point  reconnaître  les  traités 
qu'ils  font. 

«  Elle  ne  livrera  pas  sa  faiblesse  présente, 
elle  ne  vendra  pas  sa  force  future. 

«  Elle  restera  dans  son  tombeau  inexpu- 
gnable. Elle  y  restera  comme  morte,  mais  le 
tombeau  sera  vivant.  Il  n'en  sortira  point 
d'ambassadeurs,  et  les  ambassadeurs  n'y  en- 
treront point. 


06 


IlISTnIllE  DNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISI    <   \TI10IJGUE 


«  Elle  ne  a'occupera  de  paix  que  chez  elle 
et  pour  elle.  Elle  fera  du  ter,  elle  fera  du  blé, 
elle  ftT.i  «les  hommes.  Kilo  prendra  le  temps 
qu'il  Tant  pour  dégriser  Ba  populace  sur  la- 
quelle, compte  l'ennemi,  et  qui  a  pris  l'habi- 
tude de  ne  pas  compter  avec  les  lois.  Elle  a 
l'a  me  ot  le  cœur, -elle  se  refera  l'intelligence 
et  les  bras. 

«  Et  alors  elle  ouvrira  ses  portes  et  elle 
rentrera  dans  le  monde,  non  pour  étudier  les 
choses  qui  s'y  seront  faites,  non  pour  se  sou- 
mettre aux  arrangements  qu'on  aura  pris, 
mais  pour  voir  si  la  justice  règne  et  si  quel- 
que peuple  barbare  a  encore  son  pied  brutal 
sur  quelque  troupeau  de  la  famille  du  Christ. 
Alors  la  démocratie  chrétienne  sera  née. 

«  A  présent  donc,  arrangez-vous,  et  faites 
un  équilibre  européen.  Faites  des  conquêtes, 
des  annexions,  des  empires,  des  traités.  La 
France  n'en  est  pas,  n'est  de  rien. 

a  Nous  en  reparlerons  dans  dix  ou  quinze 
ans,  quand  nous  aurons  ce  qu'il  nous  faut  de 
fer  et  d'hommes,  quand  nous  aurons  enterré 
dans  la  chaux  vive  le  cadavre  pestilentiel  de 
la  Révolution,  et  quand  la  race  humaine  sur 
le  reste  de  la  terre  aura  besoin  du  libéra- 
teur. » 

Aujourd'hui  que  la  Révolution  détient  la 
France  et  paralyse  tout  ce  qui  pourrait  être 
tenté  pour  lui  rendre  ses  forces,  qui  peut  nier 
que  ce  programme,  publié  il  y  a  vingt  ans, 
ne  soit  encore  celui  qu'il  convient  de  suivre 
pour  que  la  France  ne  livre  pas  sa  faiblesse 
présente  et  ne  vende  pas  sa  force  future? 

La  jeune  république  n'avait  ni  la  tête,  ni  le 
cœur  à  comprendre  les  observations  de 
Veuillot.  Son  personnel,  composé  de  par- 
venus, entrés  dans  la  politique  pour  y  faire 
fortune,  était  en  train  de  s'acheter  des  che- 
mises et  de  brûler  son  casier  judiciaire.  Déjà 
maîtres  de  l'influence,  les  républicains  déci- 
dèrent qu'ils  iraient  s'asseoir  au  conseil  des 
rois,  et  afin  de  montrer  leur  largeur  d'esprit, 
ils  choisirent  pour  représenter  la  France  ca- 
tholique,au  Congrès  de  Berlin,  un  Anglais  pro- 
testant, nommé  Waddington,  naturalisé  depui3 
peu.  Or,  ce  naturalisé  expliquait,  aux  Cham- 
bres françaises,  comment,  la  France  voulant 
la  paix,  le  gouvernement  avait  compris  le 
rôle  de  sa  diplomatie.  On  ne  devait  s'occuper, 
à  Berlin,  ni  des  afïaires  d'Occident,  ni,  dit-il, 
des  affaires  d'Orient,  ni  de  la  question  des 
saints  lieux,  ni  de  rien  autre  que  de  souscrire 
aux  triomphes  de  la  force  et  aux  fourberies 
de  la  ruse  :  voilà  désormais  le  rôle  de  la 
France  de  saint  Louis  et  de  Charlemagne, 
représentée,  dans  l'aréopage  des  nations,  par 
un  protestant  anglais. 

En  présentant  à  la  Charrîbre  des  députés 
le  programme  du  gouvernement  au  Congrès, 
Waddington  ne  savait  évidemment  pas  ce  qui 
allait  s'y  passer.  C'est  avec  une  ignorance  ab- 
solue des  négociations  engagées  entre  les  puis- 
sances, que  notre  ministre  des  affaires  étran- 
gères définissait  le  rôle  de  la  France  et  se  fai- 
sait donner  un  vote   unanime  de   confiance 


pour  aller  la  représenter.  Il  semblait,  d'après 
ses  paroles,  que  dans  les  négociations  qui 
avaient  précédé  le  Congrès,  le  gouvernement 
français  eût  rempli  l'office  de  pacificateur 
entre  l'Angleterre  et  la  Russie,  qui  étaient  en 
train  de  s'arranger  à  l'amiable  sans  que  notre 
naïve  diplomatie  en  sût  rien.  On  devait  croire 
ensuite  que  les  conditions  mises  par  noire 
gouvernement  à  la  participation  de  la  France 
au  Congrès,  avaient  été  acceptées  par  les 
puissances,  tandis  qu'elles  apportaient  un 
programme  élaboré  en  dehors  du  nôtre.  Enfin, 
il  résultait  du  langage  du  ministre  des  affaires 
étrangères,  que  la  France  était  en  mesure  de 
faire  respecter  les  traités  au  bas  desquels 
elle  avait  apposé  sa  signature,  lorsque  ces 
traités,  par  suite  des  arrangements  pris  entre 
les  principales  parties  contractantes,  n'exis- 
taient déjà  plus.  —  Nous  verrons  si  les  faits 
répondent  à  ces  fanfaronnades. 

Le  Congrès  alla  vite  en  besogne.  L'affaire 
était  entendue  d'avance,  il  n'y  avait  qu'à 
passer  les  écritures.  Chaque  puissance  se  fit 
sa  part,  Ja  France  exceptée  :  l'anglo-français 
Waddington  suivait  la  politique  qu'il  a  qua- 
lifiée de  politique  des  mains  nettes.  L'Angle- 
terre prend  l'île  de  Chypre  et  protège  la  Tur- 
quie d'Asie.  La  Russie  reprend  la  Bessarabie, 
qui  la  rend  maîtresse  au  nord  des  Balkans  ; 
son  influence  est  augmentée  sur  les  petits 
Etats  slaves  ;  elle  prend  les  clefs  de  la  route 
des  Indes,  Batoum  et  Kars.  L'Autriche  se 
charge  de  l'occupation  des  pays  bosniaques, 
la  Servie  s'est  étenduejusqu'au  Kossovopoljé. 
Le  Monténégro  a  son  port  sur  l'Adriatique  et 
peut  naviguer  sur  le  lac  de  Scutari,  la  Bojana 
et  le  Lim.  Les  Bulgares  ont  leur  autonomie, 
avec  un  prince  national.  Les  Roumains  sont 
dédommagés  par  la  Dobroudscha.  La  Grèce 
aura  de  belles  et  fertiles  provinces.  L'Italie  ne 
désespère  pas  d'obtenir  le  Trentin.  Enfin  les 
Juifs  ont  obtenu  tous  les  droits  civils.  Quant 
à  nos  plénipotentiaires,  ils  ont  reçu  beaucoup 
de  politesses.  C'est  bien  quelque  chose,  mais 
on  pourra  trouver  que  ce  n'est  pas   suffisant. 

La  chose,  en  France,  n'alla  pas  aussi  ronde- 
ment. Le  président  du  Conseil,  Dufaure,  osa 
dire  que  si  le  traité  anglo-turc  était  pré- 
senté au  Congrès,  le  plénipotentiaire  français 
devait  se  retirer  plutôt  que  de  signer  au  proto- 
cole ;  Gambetta,  plus  libre,  parce  qu'il  n'était 
que  simple  député,  déclara  qu'il  serait  patrio- 
tique de  demander  aux  présidents  du  Sénat 
et  de  la  Chambre  des  députés  de  convoquer 
les  Chambres  pour  mettre  en  jugement  les 
plénipotentiaires  français. 

Le  traité  de  San-Stefano  était  beaucoup 
trop  lourd  pour  la  Turquie  ;  à  cet  égard,  l'in- 
tervention des  puissances  le  corrige  fort  à 
propos  et  donne,  pour  l'avenir,  des  gages  de 
paix.  Yoici  comment  s'explique  le  plénipo- 
tentiaire anglais,  lord  Salisbury  : 

«  Le  traité,  dit-il,  a  une  longueur  inusitée  et 
traite  à  fond  les  différentes  questions  soule- 
vées par  le  traité  de  San-Stefano  en  tant 
qu'elles  touchent  aux  dispositions   du  traité 


LIVRE  QUATïl E-VINGT-QUATORZ]  KM  E 


!>7 


de  Paris.  Les  changements  qui  ont  été  ap- 
portés au  traité  préliminaire  sont  considé- 
rables et  s'appliquent  à  presque  tous  les  ar- 
ticles de  cet  instrument.  L'ellel  général  de 
ces  changements  a  été  de  rendre,  avec  une  ga- 
rantie certaine  pour  une  bonne  administration, 
de  très  granits  territoires  au  gouvernement  du 
sultan,  et  ils  tendent  à  assurer  solidement 
contre  des  attaques  extérieures  la  stabilité  et 
l'indépendance  de  son  empire. Des  dispositions 
ayant  pour  but  d'assurer  une  complète  éga- 
lité de  toutes  les  religions  devant  la  loi  ont 
été  établies  dans  le  traité  pour  les  territoires 
dont  il  s'occupe.  La  politique  qui  a  reçu  la 
sanction  du  Congrès  de  Berlin  est,  en  général, 
conforme  à  celle  qui  a  été  défendue  par  le 
gouvernement  de  Sa  Majesté  depuis  la  publi- 
cation du  traité  de  San-Stefano.  » 

Lord  Salisbury  explique  comment  le  traité 
de  Berlin  rend,  à  la  Turquie,  les  deux  tiers 
de  la  Bulgarie;  éloigne  la  Bulgarie  de  la  mer 
Egée;  met  l'Autriche  à  sa  frontière;  laisse  à 
la  Russie  les  frontières  arméniennes;  mais 
l'Angleterre  a  pris  ses  précautions  contre  celte 
éventualité.  La  Turquie  a  donc  une  frontière 
parfaitement  défendable  ;  c'est  pour  elle 
une  bonne  occasion,  peut-être  la  dernière, 
de  garantir,  par  sa  sagesse,  son  indépen- 
dance. 

En  somme,  l'Angleterre  est  satisfaite  et 
même  fière.  Entrée  au  Congrès  avec  un  traité 
en  poche,  elle  en  sort  avec  la  ratification  des 
puissances.  S'il  suffit  d'avoir  part  aux  dé- 
pouilles d'un  vaincu  pour  être  victorieux  et 
glorieux,  dit  le  journal  Yfjnivers,  l'Angleterre 
est  en  droit  de  s'enorgueillir;  mais  si  la  poli- 
tique des  pourboires  et  même  les  preuves  de 
forces  ne  doivent  pas  tout  primer,  l'Angle- 
terre se  réjouit  trop.  En  somme,  sa  victoire 
diplomatique,  l'annexion  de  Chypre  et  son 
protectorat  sur  la  Turquie  d'Asie  n'empêchent 
pas  la  Hussie  de  garder  le  gros  lot. 

D'autre  part,  ce  n'est  pas  en  se  rapprochant 
sur  le  territoire  ottoman  que  ces  deux  puis- 
sances retarderont  la  lutte,  si  redoutable  pour 
l'une  et  l'autre,  qu'elles  doivent  engager  en 
Asie.  Les  arrangements  qui  viennent  d'être 
conclus  ne  sont,  au  total,  que  des  préparatifs 
de  guerre.  Des  deux  adversaires,  lequel,  par 
ce  partage,  fortifiera  le  plus  ses  moyens 
d'action?  C'est  le  point  à  résoudre.  Si  l'on 
est  content  à  Londres,  on  l'est  aussi  à  Saint- 
Pétersbourg,  et  même  la  satisfaction  y  paraît 
à  la  fois  plus  contenue  et  plus  confiante.  Il  en 
devait  être  ainsi,  car  la  Hussie,  par  le  traité 
de  Berlin,  se  rapproche  considérablement  du 
but  qu'elle  s'est  marqué,  tandis  que  l'Angle- 
terre, par  le  traité  de  Constantinople,  se 
borne  à  prendre  une  position  défensive.  Ce 
rôle  n'est  ni  le  plus  brillant  ni  le  plus  rassu- 
rant. L'Angleterre  aurait  pii  faire,  il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  le  marché  dont  elle  est  si  fière  au- 
jourd'hui, et  elle  s'y  refusa.  Mais  alors,  elle 
avait  la  France,  et  la  Russie  n'avait  pas  la 
Prusse.  Cette  différence  dans  la  situation  des 
grandes  puissances   et   l'affaiblissement  plus 

T.  xv. 


marqué  de  la  Turquie  expliquent  la  volte-face 
de  sa  politique. 

Quant  a  la  Russie,  elle  réalise  en  grande 
partie  son  programme  :  la  Roumanie  reste, 
bon  gré  mal  gré,  sous  sa  main  ;  la  Serbie  et  le 
Monténégro  agrandis  lui  doivent  tout  et  ne 
peuvent  se  soustraire  à  son  action;  ils  n'y 
songent  pas,  d'ailleurs,  car  leur  ambition, 
n'étant  pas  encore  satisfaite,  les  soumet  à 
l'influence  russe;  la  Bulgarie  va  former  un 
Etat  que  le  czar  aura  créé  et  protégera  ;  il  en 
sera  de  même  an  fond  pour  la  lloumélie,  qui 
puisera  dans  ses  nouvelles  institutions  le  désir 
d'une  pleine  indépendance  et  le  moyen  d'y 
parvenir.  D'autre  part,  la  Grèce,  dont  le  czar 
Nicolas  disait  en  1853  :  Je  ne  veux  pas  qu'elle 
obtienne  une  extension  de  territoire  qui  en 
ferait  un  Etat  puissant,  n'obtient  rien  du 
tout.  C'est  à  peine  si  on  lui  permet  d'espérer 
une  rectification  de  frontières.  L'Angleterre, 
qui  s'était  déclarée  sa  protectrice  et  lui  avait 
beaucoup  promis,  l'a  carrément  lâchée  ;  elle 
lui  donne  pour  consolation  l'assurance  de  ses 
sympathies.  Le  veto  russe  a  eu  son  plein  et 
entier  effet... 

Le  traité  de  Berlin,  en  même  temps  qu'il 
marque  la  fin  de  l'empire  ottoman,  détermine 
un  nouveau  classement  des  puissances  euro- 
péennes. La  Prusse,  qui  n'a  rien  pris  encore, 
mais  qui  a  fait  les  parts,  domine,  sans  con- 
teste, la  situation  ;  la  Russie  est  largement 
payée  de  ses  sacrifices  par  des  acquisitions 
de  territoire  et  un  accroissement  d'influence 
qui  lui  livrent  les  populations  chrétiennes  de 
l'Orient  ;  l'Angleterre  développe  sa  prépon- 
dérance maritime  même  dans  cette  Méditer- 
ranée qui  devrait  nous  être  soumise,  et  s'as- 
sure des  positions  importantes  pour  les  pro- 
chaines luttes  ;  l'Autriche  obtient  que  l'on 
compte  avec  elle,  s'agrandit  et  gagne  du 
temps.  Toutes  ce3  puissances  sont  donc  sorties 
du  Congrès,  plus  fortes  qu'elles  n'y  étaient 
entrées. 

Et  la  France?  notre  pauvre  ministre  des 
affaires  étrangères  nous  avait  dit  en  partant 
qu'il  allait  au  Congrès  pour  y  exercer  une  in- 
fluence décisive.  La  République  entrait  dans 
le  concert  européen  par  la  grande  porte,  après 
avoir  posé  et  imposé  ses  conditions.  Hélas  ! 
quels  sourires  narquois  cette  jactance  pru- 
dhommesque  a  dû  dessiner  sur  certains  vi- 
sages! comme  le  prince  de  Bismarck,  lord 
Beaconsfield,  le  comte  Andrassy,  le  prince 
Gorstchal<ofl  ont  dû  s'amuser  de  cette  assu- 
rance et  de  l'adhésion  unanime  dont  notre 
Chambre  des  députés,  obéissant  à  Gambetta, 
l'avait  récompensée  ! 

Quand  notre  gouvernement  parlait  ainsi,  se 
donnait  et  nous  donnait  ce  ridicule,  tout  ce 
qui  importait  était  déjà  réglé  sans  nous  et 
contre  nous.  L'Autriche  avait  ses  deux  pro- 
vinces, l'Angleterre  son  île  et  son  protectorat, 
la  Russie  prenait  la  Bessarabie,  gardait  Kars 
et  Ardahan,  s'assurait  Batoum  ;  les  parts 
étaient  faites,  sauf  d'insignifiants  détails,  aux 
anr-iens  vas°aux  ou   sujets  du  sultan.  Le  Cou- 

7 


HISTOIRE  I  NIVEUSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


i  n'avait  qu'un  but,  celai  do  faire  sanc- 
lionner  par  toutes  les  puissances,  et  surtout 
par  la  France,  ces  arrangements  qui  ac.'. 
vaient  de  nous  écraser.  Non  seulement  nous 
Sommes  plus  faillies  parce  que  nos  voisins, 
nos  rivaux,  nos  adversaires  onl  grandi,  mais 
aus-i  parce  que  nous  avons  rendu  plus  mani- 
feste notre  isolement,  mieux  prouvé  notre 
impuissance  et  notre  impéritie. 

Qu'importe  aux  hommes  du  jour  !  N'onl-ils 
pas  le  budget?  Qu'importe  aussi  au  peuple 
souverain  ?  N'a-t-il  pas  la  république,  des 
fêtes,  l'Exposition  et  la  Ma?'seillaise  ? 


L'Exposition  universelle  de  1H7S. 


Pendant  que  les  puissances  de  l'Europe  dis- 
posaient sans  nous  de  la  Turquie,  l'Exposition 
universelle  de  Paris  battait  son  plein.  Depuis 
deux  ans,  les  républicains  s'étaient  mis  en 
passe  de  convoquer,  dans  la  capitale  de  la 
France,  toutes  les  nations,  et  d'affirmer,  par 
ces  grandes  assises  du  travail,  la  vitalité  de  la 
république  et  la  prospérité  de  la  patrie.  Huit 
ans  après  la  guerre,  après  le  paiement  de 
cinq  milliards  et  la  perte  des  deux  provinces, 
il  ne  parait  pas  qu'il  y  eut  lieu  de  se  réjouir, 
ni  raison  de  se  pavaner.  On  eut  compris,  sans 
peine,  un  peu  de  recueillement,  de  silence  et 
de  modestie;  on  eut  pensé  qu'un  peuple,  re- 
cueilli dans  son  travail  et  humble  dans  ses 
efforts,  méritait  plus  de  considération,  et,  en 
tout  cas,  songeait  à  s'y  créer  des  titres.  Les 
républicains  n'eurent  pas  cette  délicatesse  et 
ne  reculèrent  pas  devant  la  dépense.  La  France 
avait  encore  assez  d'argent  pour  payer  des 
fêtes  ;  du  moins,  ces  patriotes,  bavards  et  va- 
niteux, le  pensaient  et  trouvaient  toujours 
bon  le  moment  de  se  goberger. 

Ce  n'est  pas  qu'en  principe,  nous  soyons 
l'ennemi  de  ces  expositions  périodiques  des 
produits  du  travail.  L'homme  est  le  contre- 
maître de  la  création,  et,  à  certains  égards,  il 
en  est  le  roi.  Dieu  l'a  chargé  d'établir  sa  do- 
mination sur  la  terre  ;  de  la  transformer  par 
son  travail  et  son  génie;  de  contraindre  la 
parcimonieuse  nature  de  contribuer  à  ses  be- 
soins. Que  l'homme  affirme  sa  royauté  sur  le 
monde,  qu'il  manque  les  étapes  de  son  travail 
et  célèbre  les  progrès  des  arts  ou  de  l'indus- 
trie, il  n'y  a  rien  là  qui  blesse  ni  la  foi,  ni  la 
morale.  Une  seule  condition  est  exigée,  c'est 
que  l'homme,  en  effectuant  et  en  exaltant  ses 
conquêtes,  n'en  fasse  pas  un  outrage  à  la 
vertu  ;  c'est  surtout  que,  en  se  rappelant 
l'honneur  de  sa  royauté,  il  se  rappelle  le  de- 
voir plus  grand,  de  ramener  tout  à  Dieu  en  s'y 
ramenant  lui-même.  Alors  sa  royauté,  si  écla- 
tante soil-clle,  n'est  plus  que  l'appoint  du  pon- 


tificat de  i'homme  sur  la  terre.  Dieu  est  glo- 
rifié dans  ses  créatures  et  l'homme  se  cons- 
titue l'agent,  intelligent  et  dévoué,  de  celte 
glorification. 

Le  parti  républicain,  il  faut  le  dire,  ne 
porta  pas  si  haut  ses  pensées  :  il  se  contenta 
de  vouloir  glorifier  l'orgueil  de  l'homme  en 
multipliant  ses  plaisirs.  Dieu  et  bote,  tell»1, 
était,  à  ses  yeux,  la  destinée  de  l'homme  ;  il 
croyait  le  grandir  en  l'exaltant  dans  ses  pas- 
sions et  en  le  flattant  dans  ses  bas  instincts. 
En  quoi  il  n'était  pas  aussi  novateur,  ni  aussi 
sage  qu'il  le  pensait.  Dans  le  fait,  cette  civili- 
sation splendide,  mais  purement  matérielle, 
ou  plutôt  charnelle,  c'est  la  civilisation  de 
tout  peuple  qui  déserte  les  traditions  de  la  foi 
et  du  culte  du  vrai  Dieu.  Dès  l'ère  patriarcale, 
les  populations,  encore  croyantes,  ne  voyaient 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  boire,  de  manger 
et  de  se  marier  :  Dieu  les  ensevelit  sous  les 
eaux  du  déluge.  A  la  vocation  d'Abraham,  les 
grands  empires  de  Babylone  et  de  Ninive 
restent  dans  la  mémoire  des  peuples  comme 
un  gigantesque  effort  pour  offrir  à  l'homme 
toutes  les  délices  de  la  terre  :  Dieu  les  jette 
sous  les  pieds  des  barbares.  A  mesure  que  la 
civilisation  orientale  s'avance  vers  l'Occident, 
la  Perse,  l'Egypte,  la  Grèce,  Rome  saisissent 
l'empire  du  monde,  et  ne  visent,  par  leurs 
agrandissements  territoriaux,  qu'à  accroître 
le  nombre  et  l'intensité  des  jouissances  :  Dieu 
envoie  les  anges,  ministres  de  sa  justice.  Dans 
l'antiquité,  tout  tombe,  tout  périt,  par  l'effet 
de  cette  jouissance  dissipatrice,  énervante  et 
criminelle,  qui  tue  les  vertus  et  ne  laisse  plus 
la  force  de  porter  l'épée.  Le  retour  à  la  bar- 
barie, ou  plutôt  son  établissement,  est  l'effet 
nécessaire  de  ce  cycle,  quatre  ou  cinq  fois 
millénaire,  d'une  civilisation  oublieuse  de 
Dieu  et  de  la  sainte  vocation  de  l'homme. 

A  l'extrémité  opposée  du  monde  moral,  les 
peuples  tombés  depuis  vingt  siècles  dans  l'ido- 
lâtrie et  la  barbarie  ne  comprennent  pas  au- 
trement la  vie  que  les  civilisés  sans  Dieu,  et, 
par  le  fait  de  cette  erreur  néfaste,  croupissent 
éternellement  dans  le  bourbier  de  leur  abjec- 
tion. Le  vice,  qui  tue  les  uns,  énerve  les  autres 
et  constitue  l'humanité  dans  l'état  du  plus  vil 
esclavage. 

Les  peuples,  nés  de  la  dissolution  de  l'em- 
pire Komain  et  campés  sur  les  ruines  de  ses 
provinces,  sont  baptisés  par  le  Christianisme 
et  substituent  à  l'idéal  charnel  des  barbares 
éternels  et  des  civilisés  antiques,  l'idéal  chré- 
tien :  la  réhabilitation  du  travail,  de  la  morti- 
fication, de  la  souffrance,  du  sacrifice  sous 
toutes  ses  formes.  Pendant  mille  ans  et  plus, 
ces  peuples  offreut  le  spectacle,  nouveau  pour 
le  monde,  de  races  qui  marchent,  paisibles  et 
progressives,  à  l'ombre  de  la  croix.  La  famille, 
la  commune,  la  province,  la  nation,  la  chré- 
tienté se  règlent  sur  le  patron  de  l'Évangile. 
L'individu  est  libre,  mais  seulement  pour  le 
bien  ;  on  ne  croit  pas  nuire  à  ses  prérogatives 
de  liberté  et  d'indépendance,  en  l'empêchant 
de  mal  faire.  L'Eglise  catholique  est  la  vraie 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


n< 


19 


mère  de  la  civilisation  européenne;  son  chef, 
unique  et  souverain,  le  Pape  infaillible,  con- 
duit le  vaisseau  qui  cingle  vers  l'éternité,  por- 
tant, à  son  bord,  la  Corinne  des  nations  régé 
nérées  par  la  grâce  de  Jésus-Christ. 

Depuis  trois  siècles,  l'idéal  païen  lutte 
contre  l'ide'al  chrétien  et  lui  dispute  l'empire. 
Divers  agents  prennent  part  à  cette  lutte  ;  dif- 
férentes phases  marquent  ses  péripéties.  Les 
républicains,  apostats  pour  la  plupart,  se  rat- 
tachent à  l'idéal  païen  et  s'efforcent  de  hâter 
son  triomphe.  Par  quoi,  ils  se  montrent  esprits 
bouchés  et  âmes  sans  pudeur;  car  ils  re- 
viennent tout  simplement  aux  turpitudes  de 
Babylone  et  aux  chants  lascifs  de  Ninive,  pré- 
lude ordinaire  des  catastrophes  nationales, 
dont  la  plus  grossière  barbarie  est  le  terme 
prévu.  Il  n'y  a  pas  là  matière  à  dithyrambes. 

Nous  ne  ferons  pas  l'histoire  de  l'Exposition 
universelle,  du  classement  des  produits,  des 
commissions  d'experts,  des  fêtes  et  des  solen- 
nités diverses  qui  en  marquent  la  durée.  Ces 
choses  sont  assez  connues  :  Il  suffit  de  rap- 
peler qu'on  trouve,  dans  les  musées  du  Tro- 
cadéro,  les  monuments  anciens  du  travail  na- 
tional et,  au  Champ  de  Mars,  dans  diverses 
constructions,  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  la 
nourriture,  au  vêtement,  à  l'habitation,  au 
travail  et  aux  plaisirs  de  l'homme.  Il  y  a  aussi 
une  gratide  part  pour  la  curiosité.  Cet  étalage 
peut  prêter  matière  à  des  emplois  utiles  ;  il 
peut  aussi  fournir  un  aliment  aux  sept  péchés 
capitaux. 

L'Exposition  s'ouvrit  le  premier  mai,  avec 
pompe,  sous  la  pluie  et  dans  la  boue.  Le  céré- 
monial était  bien  ordonné  ;  son  exactitude 
contribuait  à  faire  ressortir  le  côté  faux  de  la 
représentation.  Quoi  de  plus  misérable  et  de 
plus  agaçant  que  la  prétention  dans  l'impuis- 
sance? Or,  le  programme  d'inauguration  sup- 
posait quelque  chose  d'achevé  ;  il  promettait 
l'ordre,  tandis  que  le  désordre  éclatait  par- 
tout. Itien  n'était  terminé  :  l'Exposition  n'était 
encore  qu'un  fouillis,  dont  la  foule,  la  pluie, 
les  chemins  en  formation  et  détrempés  fai- 
saient un  gâchis.  Par  ce  côté,  l'Exposition  ré- 
pondait bien  à  l'ensemble  de  la  situation.  Ce 
vaste  champ  de  foire,  où  régnait  la  confusion, 
c'était  l'image  du  régime.  Avec  cette  différence 
que  l'Exposition  finira  par  s'organiser,  tandis 
que  la  république  montrera,  de  plus  en  plus, 
au  dehors,  son  impuissance,  au  dedans  son 
étroitesse  d'esprit,  sa  brutalité,  cet  amour  des 
places,  ce  mépris  du  devoir  social,  cette  haine 
de  la  religion  et  de  l'Eglise,  qui  la  font 
aboutir  à  l'imbécillité  et  au  sang. 

On  parla  beaucoup  :  c'est  la  coutume  des 
Français,  depuis  qu'ils  se  sont  condamnés  aux 
pdites  choses,  de  prononcer  de  grands  dis- 
cours. Au  simple  point  de  vue  de  la  prudence, 
il  ne  parait  pas  qu'il  y  ait  tant;!  se  rengorger. 
L' Univers  va  nous  en  donner  les  raisons  : 
"  L'Exposition,  même  si  elle  réussit,  ne  don- 
nera a  non  gouvernants  aucun  des  profits 
qu'ils  ont  la  sottise  d'en  espérer.  Le  renchéris- 
sement de  la  vie  ne  rendra  pas  la  république 


populaire,  et  les  milliers  d'ouvriers  qu'il  fau- 
dra mettre  sur  le  pavé,  à  mesure  que  les  tra- 
vaux s'achèveront,  ne  seront  pas  un  élément 
d'ordre.  La  république  conservatrice  qui  lésa 
appelés  à  Paris,  dans  une  pensée  de  lucre  et 
de  fanfaronnade,  aura  servi  par  là,  une  fois  de 
plus,  la  république  sociale;  elle  aura  recons- 
titué l'armée  de  la  Commune. 

«  Croit-on,  en  effet,  que  ces  ouvriers  venus 
de  toutes  parts,  gratifiés  longtemps  d'une 
haute  paye  et  dont  on  a  surcxciLé  les  appétits, 
accepteront  sans  murmure  le  salaire  amoindri 
ou  le  chômage,  c'est-à-dire  les  privations  ou 
la  misère  ?  Non  1  non  !  ils  iront  renforcer,  une 
fois  de  plus,  le  parti  du  désordre.  Et  vérita- 
blement, cela  est  très  logique.  Pourquoi  des 
hommes  condamnés  à  de  rudes  travaux,  aux- 
quels la  presse  révolutionnaire  dit  sans  cesse, 
au  nom  de  la  république,  que  la  foi  est  une 
sottise,  la  religion  un  mensonge,  la  loi  un  ins- 
trument d'oppression,  se  résigneraient-ils  à 
souffrir?  Pourquoi  ne  revendiqueraient-ils 
pas  le  droit  de  jouir  quand  on  leur  enseigne 
que  la  jouissance  doit  être  le  but  de  la  vie? 
Du  moment  où  ils  ne  sont  pas  chrétiens,  s'ils 
savent  réfléchir  et  conclure,  ils  appartiennent 
au  socialisme  pratique,  celui  que  nous  avons 
vu  à  l'œuvre  en  1848  et  1871. 

«  L'Exposition  ménage  d'autres  déceptions  à 
la  république.  Ces  commerçants  et  industriels 
qui  se  sont  mis  en  frais  de  drapeaux  et  de 
lampions  parce  qu'ils  comptent  faire  de  gros 
gains  sur  les  étrangers,  verront  bientôt  qu'il 
faut  en  rabattre.  Leurs  bénéfices,  même  s'ils 
atteignent  un  chiffre  raisonnable,  resteront 
de  beaucoup  au-dessous  de  leurs  espérances. 
Ceux-là  aussi  auront  mal  calculé,  et,  selon 
l'usage,  c'est  au  gouvernement  qu'ils  s'en 
prendront. 

«  Cette  fois,  du  moins,  ils  n'auront  pas  tort, 
car  l'Exposition  est  bien  l'œuvre  du  parti  ré- 
publicain, et  particulièrement  de  la  fraction 
qui  tient  aujourd'hui  le  pouvoir.  C'est  de  ce 
côté  que  l'on  a  cru,  dès  1876,  que  la  France, 
vaincue    dans    vingt    batailles,    démembrée, 
rançonnée,  abaissée,  portant   tout   frais   en- 
core les  stigmates  honteux  de  la  Commune, 
devait  songer  à  donner  des  fêtes  ;  qu'il  fallait 
y  convier  l'Europe,  lui  montrer  que  l'humilia- 
tion nous   pesait   peu,   que  si  nous  n'avions 
plus  de  gloire  il  nous  restait  de  l'argent,  que 
nous  pourrions  payer  encore  de  grosses  ran- 
çons, que  si  notre  armée  était  lente  à  se  re- 
lever,   nos    restaurants,    nos     théâtres,    nos 
cafés-concerts,  tous  nos  bastringues  restaient 
florissants.  Il  fallait  prouver  surtout  que  si 
d'autres  peuples,  après  des    désastres  moins 
grands  que  les  nôtres  et  des  luttes  mieux  sou- 
tenues, avaient  cru  nécessaire  de  se  recueillir 
en  vue  de  la  revanche,  la  Erance  républicaine 
et  libre-penseuse,  faisant  vite  son  deuil  des 
provinces  perdues  et  de  l'honneur  si  rudement 
atteint,  acceptait  les  faits  accomplis.  Et  pour 
mieux  marquer  le  caractère  de  la  fête,  on  y 
invitait    platement     nos     vainqueurs.     Quel 
triomphe  s'ils  venaient   s'amuser  â  Paris,  y 


ion 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


jeter  à  nos  cuisiniers,  à  nos  histrions  el  aux 
demoiselles  quelque  chose  des  milliards  que 
nmis  achevions  de  payer!  Comme  il  sérail 
('■vident  alors  que  la  France  voulait  la  paix  à 
tout  prix,  que  l'on  pouvait  vider  la  question 
d'Orient  et  toutes  les  autres  questions  euro- 
péennes sans  compter  avec  nous  ! 

a  Voilà  de  quels  sentiments,  de  quels  cal- 
culs est  née  l'Exposition.  Aujourd'hui,  pour 
relever  un  peu  l'entreprise,  on  nous  dit  que 
c'est  la  fêle  du  travail  et  de  la  paix. 

«  Le  travail,  le  développement  industriel 
peuvent  profiler  de  ces  exhibitions  quand  elles 
ne  sont  pas  trop  fréquentes  et  se  l'ont  avec 
maturité,  dans  des  conditions  d'ordre  et  de 
sécurité  générale.  Ce  n'est  pas  le  cas.  Nous  ne 
sommes  pas  dans  l'ordre  ;  la  sécurité  n'existe 
nulle  part  et  l'Exposition,  pour  ceux  qui  l'ont 
conçue  et  qui  la  dirigent,  est  surlout  une  af- 
faire politique.  L'industrie  et  le  commerce  y 
feront  peu  de  profit.  Quant  à  la  paix,  croire 
que  cette  prétendue  fêle  du  travail  lui  donne 
des  chances  de  s'établir  et  de  durer,  c'est  une 
sottise.  » 

Malgré  ces  très  justes  et  très  patriotiques 
réflexions,  les  républicains  n'en  voulaient  pas 
démordre.  L'Exposition,  disait  l'un  d'eux, 
mais  c'est  plus  beau  que  si  nous  avions  pris 
Berlin  ;  et  si  tout  n'était  pas  rose,  il  n'y  avait 
rien  à  craindre  du  grand  peuple  de  Paris.  Pen- 
dant quinze  jours,  ou,  pour  mieux  dire,  pen- 
dant six  mois,  feuilles  semi-conservatrices, 
feuilles  boulevardières,  feuilles  révolution- 
naires, s'accordaient  à  dire  que  l'Exposition, 
c'était  la  revanche  de  la  France.  Ce  propos 
prudhommesque  et  ses  corollaires  avaient 
grand  crédit.  On  les  entendait  partout.  De 
braves  gens,  faits  pour  répéter,  en  les  rendant 
tout  à  fait  bêtes,  ces  lieux  communs,  affir- 
maient que  nous  étions  relevés  de  toutes  nos 
disgrâces.  Les  prodigalités  de  drapeaux  leur 
paraissaient  une  de  ces  victoires  qui  rendent  à 
un  peuple  son  honneur  et  sa  puissance.  D'un 
air  capable  et  profond,  ils  ajoutaient  qu'une 
telle  victoire,  sans  effusion  de  sang,  vaudrait 
mieux  que  dix  batailles  gagnées  et  rapporte- 
rait plus  de  profit.  Ce  qu'ils  disaient,  ils  le 
croyaient,  et  comment  ne  l'eussent-ils  pas 
cru,  puisque  cela  se  répétait  sur  tous  les  tons, 
dans  un  si  grand  nombre  de  journaux. 

Le  très  digne  frère  de  Louis  Veuillot  crut 
devoir  souffler   sur    ces   folles   imaginations. 

«  Cette  satisfaction  quasi  générale,  dit-il,  cet 
empressement  à  crier  que  la  revanche  est 
prise  montrent  que  nous  sommes  bien  bas  et 
que  nous  pouvons  descendre  encore.  En  effet, 
si  l'esprit  de  parti,  l'esprit  de  lucre,  les  at- 
taches personnelles  expliquent  le  langage  des 
journaux,  le  succès  qu'il  obtient  prouve  que 
le  développement  du  matérialisme  au  point 
de  vue  des  intérêts  et  des  doctrines  étouffe 
de  plus  en  plus  chez  nous  la  dignité,  le  pa- 
triotisme et  même  le  bon  sens.  Nous  deve- 
nons un  peuple  de  Prudhommes  et  de  Co- 
quelets se  couronnant  de  lieux  communs, 
faisant  la  roue  comme  un   oiseau  de  basse- 


cour  sous  l'admiration  qu'il  s'inspire  à  lui- 
même  et  ne  voyant  pas  combien  l'ironie  et  le 
dédain  sont  mêlés  aux  applaudissements  qu'il 
reçoit. 

»  Il  serait  temps  de  réfléchir  un  peu  et  d'en 
finir  avec  cette  représentation  ridicule. 

Même  en  tenant  pour  as-uré  que  l'Exposi- 
tion réussira  pleinement  et  nous  fera  honneur, 
il  faut  bien  reconnaître  qu'il  n'y  a  pas  encore 
lieu  de  crier  victoire  et  surtout  de  clamer  que 
le  monde  étonné  nous  admire.  Ce  que  nous 
ayons  fait,  toute  autre  nation  assez  riche,  ou 
assez  vaine,  ou  assez  folle  pour  dépenser 
soixante  ou  quatre-vingts  millions  en  cons- 
tructions provisoires,  aurait  pu  le  faire  aussi. 
Les  hangars,  galeries,  allées,  jardins,  chalets 
d'opéra  et  palais  de  pacotille,  qui  couvrent 
nous  ne  savons  combien  de  kilomètres  de 
terrain,  sont,  quant  à  présent,  le  plus  clair  de 
notre  apport  dans  l'entreprise  dont  la  répu- 
blique est  si  fière.  Il  n'y  a,  dans  ce  prétendu 
trait  de  génie,  qu'une  question  d'argent.  Des 
fonds  ont  été  votés,  on  les  a  dépensés  et 
d'autres  encore.  Où  est  la  merveille?  Oui, 
c'est  grâce  aux  républicains  que  la  France, 
autrefois  si  fière,  donne  au  monde  le  spectacle 
d'une  nation  qui  paraît  confondre  l'honneur 
avec  l'argent,  qui  se  déclare  grande  parce 
qu'elle  reste  riche,  qui  oublie  le  désastre  de 
ses  armes,  ses  provinces  perdues,  son  efface- 
ment politique,  pour  se  glorifier  d'avoir  cons- 
truit en  deux  ans  le  plus  magnifique  bazar 
que  jamais  on  ait  vu.  Le  résultat  est  digne  de 
nos  maîtres,  et  la  joie  qu'ils  en  montrent 
donne  la  mesure  de  leur  patriotisme.  Mais, 
grâce  à  Dieu,  la  vraie  France,  celle  du  fond, 
celle  qui  prie,  qui  travaille  et  même  qui  ex- 
pose, nourrit  d'autres  sentiments.  On  le  verra 
lorsque  la  fièvre  républicaine,  aujourd'hui  à 
son  paroxysme,  sera  tombée.  » 

L'Exposition  universelle,  sauf  son  défaut 
d'à-propos  et  en  mettant  de  côté  les  rodo- 
montades républicaines,  offrait,  sous  le  rap- 
port de  l'art,  de  la  science  et  de  l'industrie, 
un  ensemble  digne  d'attention.  Les  peintres 
et  les  sculpteurs  s'y  étaient  donné  rendez- 
vous  ;  parmi  leurs  œuvres,  on  pouvait  ad- 
mirer les  plus  belles  toiles  des  musées  de 
France  et  de  l'étranger.  Les  amateurs  de 
beaux  livres  et  de  ce  qu'on  appelle  le  bibelot, 
y  trouvaient  des  échantillons  des  plus  beaux 
types  de  mobilier,  de  reliure  et  d'impression. 
Les  curieux  tombaient  en  pâmoison  devant 
les  richesses  de  la  collection  du  prince  de 
Galles.  Les  hommes  spéciaux  avaient,  dans 
les  envois  du  dehors,  une  belle  occasion  d'ins- 
pecter l'univers  sans  quitter  Paris.  Ce  pano- 
rama plaisait  aux  esprits  réfléchis  ou  simple- 
ment attentifs.  Le  confort,  moyennant  fi- 
nance, ne  manquait  pas;  on  avait  pensé  aux 
besoins  du  peuple.  Malgré  quelques  petites 
concessions  regrettables,  on  avait  écarté  de 
l'Exposition  ce  vil  ramas  de  prostituées  cos- 
mopolites qui  sera  la  honte  de  l'Exposition 
de  1889.  En  1878,  on  n'était  pas  trop  pudi- 
bond ;  on  n'était  pas,  non  plus,  bravement  et 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


101 


lâchement  canaille  comme  au  centenaire  de 
la  grande  Révolution.  Depuis,  nous  avons  fait 
des  progrès  dans  la  gangrène  :  cette  peste  est 
la  décoration  et  la  soupape  du  régime. 

Le  cAté  par  où  l'Exposition  était  absolu- 
ment intolérable,  c'était  par  parti  pris  de 
tourner  tout  contre  le  Christianisme.  Les  ré- 
publicains, dans  la  première  ardeur  de  leur 
prosélytisme,  avaient  profité  de  l'occasion 
pour  insinuer,  par  tous  les  moyens  plausibles, 
qu'il  n'y  a  pas  de  Dieu  et  qu'il  n'y  a  plus 
qu'à  enterrer  tous  les  cultes. Ce  dessein  impie, 
l'histoire  doit  le  dévoiler  et  le  répudier. 

Une  première  arme,  dont  les  organisateurs 
de  l'Exposition  s'étaient  impudemment  servis, 
c'était  la  préhistoire.  C'est  une  science  nou- 
velle ;  nous  ne  lui  faisons  pas  un  crime  de  sa 
nouveauté.  L'homme  ignore  encore  beaucoup 
de  choses;  les  siècles  passés  lui  ont  laissé  beau- 
coup à  découvrir.  Ce  qu'on  appelle  recher- 
ches préhistoriques  n'était  cependant  pas 
complètement  inconnu  avant  le  xix°  siècle. 
De  tous  temps,  on  avait  recueilli  des  instru- 
ments en  pierre  et  en  os;  les  cabinets  des  cu- 
rieux en  offraient  deséchantillons. Maisalorson 
ne  pensait  pas  à  s'appuyer  sur  ces  trouvailles, 
pour  renverser  la  foi  et  prolonger  outre  me- 
sure la  durée  des  siècles:  on  se  contentait 
d'attribuer  ces  instruments  aux  Celtes.  De 
nos  jours,  ces  recherches  ont  été  poussées 
avec  une  activité  fiévreuse.  On  a  interrogé 
les  diluviums,  les  cavernes,  les  monuments 
mégalithiques:  c'est  par  milliers  qu'on  a 
collectionné  les  silex  et  les  os  historiés.  Cette 
ardeur  scientifique  est  louable  et  mille  fois 
préférable  à  la  tendance  d'esprits  rêveurs  ou 
maladifs  qui  se  délectent  dans  les  conceptions 
du  roman.  Mais  si  ces  recherches  ont  quelque 
chose  de  bon  et  d'utile,  on  ne  peut  admettre 
que  des  esprits  obstinés  s'emparent  de  ces  re- 
cherches pour  déchirer  la  Bible  et  rendre,  au 
genre  humain,  une  aulhochtonie  et  une  au- 
tonomie qui  ne  peuvent  lui  appartenir  sous  au- 
cun prétexte. 

L'Exposition  s'était  donné  ce  premier  tort. 
Un  certain  Mortillet,  de  Saint-Germain-en- 
Laye,  avait  amené,  au  Trocadéro,  ses  collec- 
tions, renforcées  par  d'autres  ;  il  les  avait  dis- 
posées et  s'en  servait,  lui  et  ses  vicaires,  pour 
faire  acte  de  prosélytisme  impie.  Ce  Mortillet, 
député  depuis,  s'est  révélé  comme  un  fana- 
tique et  un  tyranneau  de  bas-lieu,  sans  res- 
pect du  droit,  de  la  liberté,  ni  de  rien;  mais 
il  était  dans  sa  première  ferveur  d'apostolat, 
ne  doutant  de  rien,  parce  qu'il  ne  se  doutait 
pas  de  grand'chose.  Un  de  nos  amis,  Barnabe 
Chauvelol,  condisciple  de  Jean  Carnandet, 
éditeur  des  liollandistes  ;  de  Bougaud,  l'au- 
teur du  Christianisme  des  temps  présents;  de 
Jeannin,  le  traducteurd'IIeltinger  :  Cbauvelot 
mil.  à  néant  cette  légende  de  l'âge  de  pierre  à 
l'Exposition. 

La  théorie  de  l'âge  fie  pierre, d'abord  simple- 
ment éclatée,puis  polie  ;  la  théorie  de  l'âge  de 
fer  et  de  l'âge  de  bronze, qui  s'ensuivirent,  sont 
des  affirmations   en    l'air,  qui    contredisent 


sain  preuve  la  succession  traditionnelle 
Ages,  le  premier  étant  invariablement  l'âge 
d'or.  Les  ouvrages  du  marquis  de  Nadaillac, 
les  Splendeurs  de  la  foi  de  l'abbé  Moigno  et  les 
publications  savantes  de  son  secrétaire,  l'abbé 
Dessailly,  ont  depuis  longtemps  mis  à  néant 
ces  fables.  L'invention  du  bathybius,  espèce 
de  gélatine  devenue  par  une  série  de  change- 
ments d'abord  singe,  puis  homme,  mais 
homme  animal,  ne  peuvent  pas  se  discuter  sé- 
rieusement. La  tradition  du  genre  humain  re- 
pose sur  la  Bible;  pour  essayer  de  mettre 
quelque  chose  en  place,  il  faudrait  d'abord 
la  renverser.  On  ne  s'y  essaie  môme  pas  ; 
depuis  qu'on  en  a  tenté  l'entreprise,  on  sait  à 
quoi  elle  peut  aboutir.  Evolutionisme,  série 
de  formations  embryologiques  soumises  à  la 
loi  du  progrès, série  d'âges  allant  de  l'extrême 
barbarie  à  l'état  de  civilisation  :  tout  ce  fatras 
n'a  pas  pu  être  prouvé  jusqu'à  présent  et^ne 
le  sera  jamais.  La  place  de  ces  choses-là  n'est 
pas  au  Trocadéro,  mais  au  musée  du  ridicule  ; 
ou  si  l'on  en  forme  des  musées,  qu'on  s'abs- 
tienne de  bâtir,sur  ces  pointes  d'aiguilles,  l'en- 
semble monumental  de  l'histoire  et  le  point 
de  départ  du  genre  humain. 

Une  autre  arme  que  les  républicains  impies 
voulaient  tourner  contre  le  Christianisme, 
c'était  l'étude  des  monuments  de  Ninive,  de 
Babylone  et  de  l'antique  Egypte.  Ce  dessein 
ne  datait  pas  d'eux,  il  remontait  à  l'aurore  du 
siècle  ;  souvent  il  avait  été  combattu  et  même 
abandonné;  il  fut  repris.  Pendant  que  la  sa- 
vante Allemagne  et  la  savante  Angleterre 
trouvaient,  comme  les  pays  catholiques,  dan3 
les  hiéroglyphes  et  les  inscriptions  cunéi- 
formes, la  confirmation  de  toutes  les  tradi- 
tions de  l'humanité,  des  républicains,  plus  ou 
moins  frottés  d'érudition,  mais  impies,  soute- 
naient que  ces  mêmes  inscriptions  et  hiéro- 
glyphes confirmaient  leur  impiété.  Il  faudrait 
pourtant  en  convenir  avec  loyauté  ;  si  ces  mo- 
numents prouvent  le  pour  et  le  contre,  ils  ne 
prouvent  rien.  En  mettant,  du  reste,  à  part 
les  inductions  qu'on  en  tire,  nos  saintes  Ecri- 
tures ont,  par  elles-mêmes,  une  valeur,  et  en 
leur  faveur,  des  appuis  indépendants  de  ce3 
découvertes.  J'invoque  ici,  en  notre  faveur,  la 
profession  de  foi  d'un  vrai  savant,  F.  de 
Saulcy. 

Cet  infatigable  explorateur  de  l'antiquité 
avait  le  génie  des  découvertes.  Emule  des 
Sacy,  des  Burnouf,  des  Champollion,  des 
Rougé,  des  Oppert,  il  a  abordé  les  régions  les 
plus  oubliées  du  temps  passé.  Dans  les  anti- 
quités judaïques,  babyloniennes,  celtibé- 
riennes,  celtiques,  il  a  planté  les  jalons  de  la 
conquête  ;  il  a  doté  le  Louvre  du  musée  de 
Terre-Sainte  ;  il  a  créé  les  numismatiques  de 
la  Gaule,  de  l'Espagne  ancienne,  de  la  Judée, 
du  Bas-Empire,  de  la  Lorraine,  sa  chère  pro- 
vince ;  partout  son  passage  aura  laissé  de3 
traces  ineffaçables  et  rien  n'aura  manqué  à  sa 
renommée,  pas  même  les  mesquines  criti- 
ques qui  ont  attristé  ses  derniers  jours. 

Nous    sommes   heureux  do    détacher    de 


102 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


V Histoire  des  Macchabéa,  une  note,  une  des 
dernières  pagei  qu'il  ait  écrites;  ce  témoi- 
gnage éclatant  «l'un  grand  esprit  en  faveur 
de  l'authenticité  des  livres  s  uni-  réjouit  ses 
.unis  chrétiens  ;  tous  ceux  qui  ont  eu  le  bon- 
heur de  l'approcher  peuvent  attester  qu'elles 
Boni  l'expression  fidèle  de  Bes  sentiments,  et 
qu'à  travers  les  variations  de  notre  siècle  af- 
folé d'orgueil  et  de  scepticisme,  le  savant 
qu'on  appellera  plus  tard  l'illustre  Saulcy,  n'a 
cherché  que  la  vérité  et  lui  a  rendu  au  seuil 
de  la  tombe  un  solennel  et  définitif  hom- 
mage. 

Voici  cette  note  (p.  3)  : 

Ainsi,  Flavius  Josèphe,  le  prêtre  juif  traître 
à  sa  patrie;  Flavius  Josèphe, qui  vivait  au  mi- 
lieu des  Romains  lorsqu'il  écrivit  ses  Anti- 
quités judnhjues,  sous  la  protection  toute  puis- 
sante de  Vespaaien  et  de  ses  deux  fils,  Tilus  et 
Domiticn,  qui,  sans  aucun  doute,  ne  tenaient 
guère  le  judaïsme  en  honneur;  Flavius  Jo- 
sèphe, au  contact  de  la  société  païenne  qu'il 
devait  éviter  de  froisser,  écrit,  sans  hésiter, 
ce  qu'il  pense  de  l'authenticité  des  prophéties 
invoquées  par  lui.  11  sait  bien  que  parmi  ses 
innombrables  lecteurs,  tout  païens  qu'ils  sont, 
il  ne  s'en  trouve  pas  un  seul  qui  osera  révo- 
quer en  doute,  non  pas  l'existence  des  pro- 
phètes et  de  leurs  écrits,  mais  bien  la  valeur 
même  de  ces  écrits  en  tant  que  prédictions 
d'inspiration  divine  ;  toutes  ses  assertions 
sur  les  prophètes  sont  donc  accueillies  et  res- 
pectées... Et  voilà  que  dix-huit  cent  ans  plus 
tard,  nos  contemporains,  pour  qui  la  tradi- 
tion de  père  en  fils  est  morte,  s'évertuent  à 
qui  mieux  mieux  à  taxer  d'imposture  tout  ce 
que  contiennent  les  écrits  de  ces  mêmes  pro- 
phètes. Pour  en  venir  à  leurs  fins,  tous  les 
moyens  sont  bons  ;  tantôt  ils  dédoublent  les 
personnages,  tantôt  des  découvertes  de  la 
science  moderne  ils  font  litière,  quand  elles 
leurs  paraissent  gênantes.  Ainsi,  par  exemple, 
le  déchiffrement  des  écritures  égyptiennes  et 
assyriennes  apporte-t-il  des  vérifications  inat- 
tendues des  assertions  bibliques,  ils  procla- 
ment ce  déchifTrement  plus  que  douteux  !  Ah  ! 
messieurs  les  négateurs,  osez  donc  vous  ha- 
sarder à  fournir  la  moindre  justification  de 
vos  doutes  !  vous  avez  beau  jeu,  certes;  car 
les  preuves  de  ces  déchiffrements,  on  les  a  gé- 
néralement mises  à  la  portée  de  tous  les  es- 
prits. Eh  bien  !  prenez-les  corps  à  corps,  dé- 
montrez qu'elles  ne  sont  pas  logiques,  rigou- 
reuses, mathématiques  même,  et  alors,  seu- 
lement alors,  vous  aurez  le  droit  de  garder 
votre  ton  de  persiflage  et  de  dédain  ;  jusqu'à 
ce  que  vous  ayez  prouvé  à  votre  tour,  logi- 
quement, rigoureusement,  mathématique- 
ment, que  vous  êtes  dans  le  vrai,  soyez 
moins  superbes,  s'il  vous  plaît  ! 

11  ne  suffit  plus,  en  effet,  de  nier,  du  haut 
de  son  orgueil  paresseux,  les  découvertes 
d  autrui,  parce  qu'elles  sont  longues  à  étu- 
dier, ou  qu'elles  embarrassent  les  idées  pré- 
conçues ;  on  exige  autre  chose  aujourd'hui  ; 
car  si  l'on  a  toujours  de  la  prédilection  pour 


Les  esprits  négateurs,  on  entend  désormais 
que  ceux-ci  justifient  quelque  peu  leur  droit 
denier.  Allons  doue!  à  l'œuvre!  s'il  a  été 
possible  de  faire  croire  à  Ja  réalité  des  décou- 
vertes que  vou3  déclarez  fausses,  combien  il 
vous  sera  plus  facile  d'en  démontrer  la 
fausseté  !  Essayez  donc,  et  ne  vous  bornez 
plus  à  émettre  des  doutes  que  vous  ne  res- 
sentez pas  peut-être!  Toutefois  notez  bien 
ceci  :  je  vous  défie  de  démolir,  quelque  ar- 
deur que  vous  y  mettiez,  le  noble  édifice  de 
ces  découvertes  qui  honorent  l'esprit  hu- 
main. Tant  que  vous  les  jugerez  sur  Féti- 
quette  exclusivement,  vous  serez  peut-être  à 
l'aise  ;  mais  si  vous  avez  l'honnêteté  élémen- 
taire d'y  regarder  de  plus  près,  je  vous  le  dé- 
clare à  l'avance,  vous  sentirez  vos  doutes  of- 
fensants fondre  comme  la  neige  au  soleil.  Mais 
aurez-vous  le  courage  et  la  loyauté  nécessaires 
pour  aborder  les  études,  dont  pourtant  les  lon- 
gueurs vous  sont  épargnées  par  ceux  que  vous 
dénigrez  à  tout  hasard?  Là  est  toute  la  ques- 
tion. Il  est  si  commode  pour  certains  esprits 
de  s'affranchir  d'un  travail  sérieux  et  de  ne 
s'en  tenir  qu'aux  appréciations  de  ce  qu'ils 
appellent  la  raison  !  et  puis  il  est  si  dur  de 
faire  amende  honorable,  et  de  désavouer  hau- 
tement les  erreurs  les  plus  monstrueuses,  dès 
qu'on  les  a  commises  1  » 

Voilà  certes  un  noble  et  honnête  lan- 
gage ;  ces  lignes  peignent  l'homme  qui  les  a 
écrites.  Saulcy,  comme  je  viens  de  le  dire,  a 
cherché  toute  sa  vie  la  vérité,  il  l'a  trouvée, 
et  n'a  jamais  craint  de  revenir  sur  ses  pas 
lorsqu'il  avait  fait  fausse  route. 

Mais  l'arme  qu'on  voulait,  par  l'Exposition, 
tourner  le  plus  évidemment  contre  l'Eglise, 
c'est  l'instruction  primaire.  Cette  humble 
école  de  village,  cette  école  qui  est  une  créa- 
tion de  l'Eglise  et  une  des  gloires  de  la  France, 
cette  école  où  l'on  apprend  si  péniblement  à 
lire,  à  écrire,  à  compter:  c'est  cette  école  dont 
on  voudra  bientôt  faire  une  machine  deguerre. 
En  attendant  les  lois  Ferry,  on  affiche,  à 
l'Exposition,  la  prétention  intolérable  de  sé- 
parer, dans  l'âme  de  l'enfant,  les  révélations 
de  la  foi  des  enseignements  de  la  science  et 
de  constituer  par  là,  dans  son  âme,  une  sorte 
d'état  philosophique  abstrait,  mais  surtout 
indifférent.  Ce  n'est  pas  seulement  une  chi- 
mère, c'est  une  entreprise  pleine  de  périls.  Les 
païens  disaient  qu'il  faut  commencer  parfaire 
connaître  Jupiter:  Ab  Jove  principium.  Ces 
mêmes  païens  voulaient  que  l'enfance  fut 
traitée  avec  respect  et  mise  à  l'abri  des  choses 
honteuses  : 

Maxima  debetur  puero  reverentia,  si  quid 
Turpe  paras,  ne  tu  pueri  contempseris  annos  : 

et  par  là  ils  témoignaient  d'une  grande  intel- 
ligence des  besoins  de  la  faible  humanité. 
Nos  républicains  dégénérés,  ou  plutôt  apos- 
tats, n'ont  pas  de  ces  délicatesses,  ni  de  ces 
scrupules.  L'enfant,  surtout  l'enfant  baptisé, 
est,  pour  eux,  une  matière  à  expérience,  avec 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


Htt 


la  résolution  très  arrêtée  d'annihiler  en  lui  la 
vertu  du  baptême.  On  préconisera,  dans  et; 
but,  l'instruction  primaire  ;  au  Lieu  de  sanc- 
tifier les  berceaux,  on  tentera  de  Les  empoi- 
sonner. Tentative  scélérate,  et  imbécile 
même  par  le  côté  plausible  de  raison  à  cul- 
tiver. Dans  l'enfance  comme  dans  la  vie,  tout 
ce  développement  de  la  raison  finit,  lorsque 
L'âme  est  privée  d'appui  religieux,  par  aboutir 
à  bien  peu  de  chose.  C'est  le  cas  de  rappeler 
le  mot  de  Voltaire  que  les  pbilosopbes  ne 
réussissent  pas  même  à  changer  l'opinion  de 
ceux  qui  habitent  dans  leur  rue. 

Nous  n'avons  pas  ici  à  défendre  la  religion 
et  l'enfance;  mais  nous  ne  pouvons  nous  em- 
pêcher de  signaler  le  double  mal  que  fait,  à 
l'instruction  publique,  un  aveugle  dessein. 

Le  premier  mal  consiste  à  croire  qu'il  suffit 
de  travailler  au  développement  de  l'intelli- 
gence pour  procéder  à  la  formation  du  ca- 
ractère et  à  l'éducation  de  la  volonté.  «  Cette 
erreur,  dit  Antonin  Rondelet,  semble  passée  à 
l'état  d'axiome  dans  tout  le  corps  enseignant. 
Répandre  des  lumières,  comme  on  le  dit  dans 
un  langage  un  peu  trop  confiant  et  un  peu 
trop  emphatique,  tel  paraît  être,  aux  yeux 
de  bien  des  gens,  le  but  suprême  et  la  fin  der- 
nière de  l'éducation,  en  ce  qui  concerne  l'en- 
fance. Etre  plus  instruit  voudrait  dire  être 
meilleur,  et  l'intelligence  se  porterait  fort 
pour  la  volonté.  » 

Il  faut  rappelerici  le  vieil  apologue  d'Esope, 
cette  histoire  de  la  langue  considérée  tour  à 
tour  comme  la  pire  et  la  meilleure  des  choses 
qui  se  puissent  trouver. 

Tout  de  même,  la  puissance  de  l'esprit  est 
une  force,  et  sa  culture  une  richesse,  qu'une 
bonne  ou  mauvaise  éducation  peuvent  mettre 
tour  à  tour  au  service  du  bien  ou  du  mal. 

Il  ne  suffit  pas  que  l'intelligence  soit  exaltée 
et  la  mémoire  pourvue,  pour  que  la  volonté  se 
fortifie  et  pour  que  les  habitudes  morales  l'em- 
portent dans  la  conduite  de  tous  les  jours  sur 
l'entraînement  précoce  des  mauvais  ins- 
tincts. 

Il  faut  que  l'enfant  apprenne  à  pratiquer 
l'obéissance  avant  d'en  discerner  les  motifs, 
et  ces  motifs  doivent  s'appuyer  sur  les  senti- 
ments du  cœur  avant  de  se  fortifier  par  les 
arguments  de  la  raison. 

Voilà  toute  l'économie  de  l'éducation  chré- 
tienne :  associer  dans  l'esprit  des  enfants 
l'amour  de  Dieu  et  de  ses  parents  avec  l'amour 
du  devoir;  apprendre,  lorsqu'on  est  jeune,  à 
remplir  ses  obligations,  pour  être  agréable  à 
ceux  qu'on  aime  sur  la  terre,  et  à  Celui  dont 
on  est  aimé  dans  le  ciel. 

A  ce  point  de  vue,  qui  est  le  véritable  point 
de  vue  de  la  formation  des  âmes,  les  leçons, 
les  devoirs,  les  exercices  d'école  ont  sans 
doute  pour  résultat  intellectuel  d'apprendre 
in  petit  garçon  et  à  la  petite  fille,  à  lire,  à 
écrire  et  à  compter;  mai-,  en  dépit  de  l'im- 
portance que  nos  docteurs  modernes  et  démo- 
cratiques attachent  à  ce  résultat  en  quelque 
e  extérieur,  le  vrai  but  n'est  pas  là,  et  il  y 


a  dans  les  écoles  un  résultat  plus  important  a 
atteindre.  Il  ne  faut  pas  oublier  que,  dans  ce 
système  d'éducation  où  L'enfant  passe  un 
nombre  d'heures  si  considérable  en  face  de 
Bon  maître  d'école,  celui-ci  est  chargé  avant 
tout  (l'une  besogne  à  Laquelle  beaucoup  de 
parents  semblent  avoir  renoncé.  Il   faut  plier 

et  façonner  cette  âme,  haletante  après  le  mal, 
des  les  premières  heures  de  la  vie  ;  il  faut  ob- 
tenir, non  pas  seulement  le  silence  et  l'immo- 
bilité que  la  discipline  impose,  mais  celle 
soumission  intérieure,  cet  abandon  de  soi- 
même  à  une  règle  acceptée,  qui  constitue 
l'obéissance  et  commence  par  la  domination 
d'autrui  sur  notre  âme,  la  domination  qu'il 
nous  sera  donué  à  nous-mêmes  d'exercer  plus 
tard. 

A  ce  point  de  vue,  qui  est  le  seul  vrai,  le 
seul  capable  de  former  les  générations,  le 
seul  digne  de  provoquer  et  de  mériter  les 
efforts  du  maître  chrétien,  les  exercices  par 
lesquels  on  appelle  et  on  retient  l'attention 
de  l'élève  sur  les  matières  de  l'enseignement, 
ne  sont  que  des  occasions  et  des  prétextes 
pour  occuper  celte  jeune  activité,  pour  s'em- 
parer d'elle  et  pour  la  consacrer  tout  entière  à 
la  vertu.  Comme  la  volonté  de  l'enfant  ne 
saurait,  à  l'état  naissant,  se  développer  d'une 
façon  utile  dans  l'ordre  social,  comme  il  a 
besoin,  d'autre  part,  ne  fût-ce  qu'à  un  point 
de  vue  professionnel,  d'un  certain  nombre  de 
connaissances  élémentaires,  rien  n'est  plus 
sage,  rien  n'est  mieux  ordonné  que  de  faire 
servir  l'acquisition  de  ces  connaissances  à  la 
discipline  et  à  la  formation  de  la  volonté. 

C'est  la  seconde  prétention  et  le  second  mal 
de  l'instruction  primaire  de  s'imaginer  que  les 
modernes  pédagogues  ont  trouvé,  pour  l'avan- 
cement et  l'affermissement  des  esprits,  des  pro- 
cédés nouveaux,  plus  efficaces  que  les  mé- 
thodes anciennes.  On  croit  qu'ils  préparent, 
dans  les  générations  actuelles,  des  intelli- 
gences plus  fermes,  mieux  dirigées,  mieux 
pourvues  qu'autrefois.  C'est  une  grande  pré- 
somption et  une  grande  sottise.  L'idée  que 
l'humanité  a  ignoré  jusqu'à  nous  l'économie 
de  l'éducation  ;  que  le  temps  ne  lui  a  rien  ap- 
pris ;  que  soixante  siècles  d'expérience  sont 
stériles,  c'est  une  idée  qui  ne  se  discute  pas. 
Nous  sommes  en  présence  de  la  plus  présomp- 
tueuse et  de  la  plus  stupide  infatuation. 

A  cet  égard,  si  l'on  s'en  rapporte  à  l'im- 
pression des  spectacles  extérieurs,  si  l'on  se 
contente  de  parcourir  la  mise  en  scène  de 
l'Exposition  universelle,  si  on  y  ajoute  la  lec- 
ture des  programmes  et  l'étude  des  cahiers 
de  devoirs  que  l'on  comptait  par  centaines  et 
par  milliers,  au  Champ  de  Mars,  il  n'est  pas 
extraordinaire  qu'on  se  trouve  pris  de  quelque 
éblouissement.  Il  y  a  là,  à  ne  voir  que  les  pro- 
grammes, un  effet  qui  ressemble  à  celui  d'un 
feu  d'artifice. 

On  avait  fait  des  plans  fort  beaux  sur  le  papier. 

Pour  moi,  dit  Antonin  Rondelet,  lorsque  je 


104 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


pense  à  ce  qu'il  faudrait  savoir  pour  enseiguer 
ce  qu'on  prétend  apprendre  aux  enfanta  de 
nos  jours,  je  ne  puis  m'em pécher  do  songer 
au  docteur  Pancrace  de  Molière  :  «  Homme  de 
«  suflisance,  homme  de  capacité,  homme  con- 
«  sommé  dans  toutes  les  sciences  naturelles, 
o  morales  et  politiques,  homme  savant,  sa- 
«  vanlissime,;;er  omnesmodos  etensus,  homme 
«  qui  possède  superlative  fahle,  mythologie 
«  et  histoire,  grammaire,  poésie,  rhétorique, 
«  didactique  et  sophistique,  mathématique, 
«  arithmétique,  optique,  onirocritique,  phy- 
«  sique  et  métaphysique,  cosmométrie,  géo- 
«  métrie,  architecture,  spéculoire  et  spécu- 
«  latoire,  médecine,  astronomie,  astrologie, 
«  physionomie,  métaposcopie,  chiromancie', 
«  géomancie,  etc.,  etc.  » 

On  ne  voudrait  point  faire  ici  de  plaisante- 
rie intempestive,  mais,  si  l'on  voulait  relever 
avec  quelque  rigueur  l'éQumération  de  toutes 
les  sciences  auxquelles  appartiennent  les  con- 
naissances si  diverses  qu'on  prétend  accumu- 
ler et  faire  tenir  dans  le  temps  si  rapide  de 
l'école,  la  liste  serait  sans  doute  moins  co- 
mique, mais  non  pas  mois  longue.  Ajoutez 
qu'il  n'est  peut-être  pas  de  jour  où  le  minis- 
tère de  l'instruction  publique,  ou  bien  les  di- 
recteurs des  écoles  normales  d'instituteurs  ne 
reçoivent  des  demandes  et  des  sollicitations 
pour  les  enseignements  les  plus  baroques. 

La  première  réflexion  qu'appelle  ce  pro- 
gramme d'école  primaire,  c'est  qu'il  surcharge 
les  intelligences  d'un  poids  qu'elles  ne  peuvent 
pas  porter.  Aux  prises  avec  l'impossible,  le 
maître,  au  lieu  d'enseigner  la  théorie  des 
choses,  se  borne  à  la  mettre  sous  les  yeux  par 
quelque  représentation  graphique.  Par  consé- 
quent, l'élève  connaît  le  matériel  des  opéra- 
tions, il  en  ignore  le  raisonnement.  Malgré 
tout  on  donne  le  pas  aux  sciences  et  aux 
lettres;  on  fait  étudier,  à  l'enfant,  le  monde 
extérieur  ;  on  néglige  la  partie  littéraire,  celle 
qui  initie  à  la  connaissance  de  l'homme  par 
lui-même  et  à  la  réflexion  sur  les  choses  de 
lame.  L  histoire  même  qui  devrait  être  une 
annexe  de  la  morale  en  action,  n'est  plus  en- 
seignée que  comme  une  science  spéculative 
sans  conséquence  morale.  D'ailleurs  la  partie 
pédagogique,  pour  la  formation  des  institu- 
teurs, est  fort  négligée  dans  les  écoles  nor- 
males ;  elle  n'est  guère  l'objet  que  d'un  cours  de 
pédagogie  historique.  D'où  il  suit  que  la  partie 
morale  de  l'éducation  élémentaire  est  très  ré- 
duite ;  la  cull  ure  morale  des  élèves  est  presque 
rien.  On  parle  beaucoup  d'examens,  de  certi- 
ficats d  études,  de  diplômes.  On  ne  parle  pas 
de  Dieu.  Faute  de  la  présence  de  Dieu  et  du 
secours  de  la  foi,  la  nature  humaine  reste 
dans  sa  déchéance,  la  volonté  dans  sa  fai- 
blesse, l'instruction  elle-même  s'affaiblit  et 
1  esprit  ne  reçoit  point  de  formation.  Nous 
allons  a  la  barbarie  par  les  idées,  disait  Do- 
noso  Cortez,  et  nous  ne  gardous  la  civilisa- 
tion que  par  les  armes.  Les  idées  fausses  ont 
Pour  véhicule  les  écoles  et  loin  que  l'institu- 
teur soit  pour  nous  le  préparateur  de  la  vic- 


toire, il  est  devenu,  au  contraire,  l'agent  le 
plus  néfaste  de  la  décadence. 


liil    félC    i<|»nlili<;iiii.-    ilu     |    |    juillet. 


L'homme  est  ici-bas  pour  travailler  ;  il  doit, 
par  suite,  se  reposer;  et,  pour  se  reposer,  il 
a  besoin  de  se  réjouir.  Tout  ce  qui  dilate  le 
cœur,  tout  ce  qui  élève  l'âme,  repose  le  corps. 
Le  repos  matériel,  c'est-à-dire  la  cessation  du 
travail  fatigant,  est,  sans  doute,  nécessaire  à 
l'entretien  de  nos  organes  ;  mais  si  ce  repos 
réparait  seul  nos  forces,  il  ne  répondrait  pas 
suffisamment  à  nos  besoins  et  à  nos  destinées. 
Nous  avons  une  âme  immortelle  ;  elle  se  nour- 
rit d'une  nourriture  spirituelle  et  divine.  Quand 
nous  cessons  de  travailler,  la  sueur  au  front, 
pour  gagner  le  pain  de  chaque  jour,  il  nous 
reste  à  cultiver  notre  esprit  et  à  grandir  notre 
âme.  C'est  dans  ce  but  qu'il  existe  partout  des 
jours  de  saint  repos  et  que  l'Eglise  a  institué 
des  fêtes.  Ces  fêtes  ne  sont  pas  seulement  né- 
cessaires pour  manifester  publiquement  la  foi; 
elles  sont  encore,  pour  la  civilisation,  un  bien- 
fait. L'homme  n'y  trouve  pas  seulement  le  re- 
pos ;  il  y  puise  un  accroissement  d'idées  et 
d'affections  ;  il  y  gravit  tous  les  échelons  de  la 
grandeur  morale. 

L'Eglise  avait  autrefois  doté  le  monde  du 
repos  hebdomadaire;  au  dimanche,  elle  avait 
rattaché  le  cycle  admirable  des  fêles  de  Jésus- 
Christ,  de  la  sainte  Vierge  et  des  saints.  Noël,  la 
Circoncision,  la  fête  des  rois  avec  son  gâteau, 
le  Carême  après  l'imposition  des  Cendres,  les 
Rameaux,  la  Semaine  Sainte,  Pâques,  les  Ko- 
gations,  la  Pentecôte,  la  Fête  Dieu,  l'Assomp- 
tion, la  Toussaint,  la  Commémoraison  des 
Morts,  réveillaient  chaque  année  d'inou- 
bliables souvenirs,  de  saintes  croyances  et 
des  devoirs  sacrés.  Le  simple  dimanche  avec 
sa  messe,  ses  vêpres,  son  chapelet,  sa  prière 
du  soir,  oflrait,  à  toute  âme,  les  plus  pré- 
cieux aliments.  Les  cérémonies  religieuses, 
les  chants  sacrés,  la  voix  des  cloches  vont 
naturellement  bien  à  l'âme.  On  sait  aujour- 
d'hui, par  expérience,  que  le  repos  du  di- 
manche, outre  qu'il  est  de  précepte  divin, 
répond  en  quelque  sorte  aux  plus  mysté- 
rieux besoins  de  nos  corps  et  de  nos  âmes. 
«  Le  dimanche,  dit  Chateaubriand,  réunissait 
deux  grands  avantages;  c'élait  à  la  fois  un 
jour  de  repos  et  de  religion.  Il  faut,  sans 
doute,  que  l'homme  se  délasse  de  ses  tra- 
vaux, mais  comme  il  ne  peut  être  atteint  dans 
ses  loisirs  par  la  loi  civile,  le  soustraire  en  ce 
moment,  à  la  loi  religieuse,  c'est  le  délivrer 
de  tout  frein,  c'est  le  replonger  dans  l'état  de 
nature,  c'est  lâcher  une  espèce  de  sauvage  au 
milieu  de  la  société. >Pour  prévenir  ce  danger, 


LIVRE  niJATRE-VINGT-OlJATORZIÈME 


108 


les  anciens  môme  avaient  fait  du  jour  de  re- 
pos un  jour  de  religion  et  le  christianisme 
avait  consacré  cet  exemple  (1)  ». 

Les  sectaires,   soi-disant   républicains,   qui 
voulaient  mettre  la  république  au  service  de 
la  franc-maçonnerie  et  ne  visaient  à  rien  moins 
qu'à  effacer  de  la  terre  de  France,  je  ne  dis 
pas  seulement  le  christianisme,  mais  toute  re- 
li^ion,  songèrent  tout  d'abord  à  faire  dispa- 
raître les  fêles  chrétiennes  et  à  les  remplacer. 
Déjà,  sous  les  régimes  précédents,  on  avait 
profané  beaucoup  le  jour  réservé  à  la  gloire 
de  Dieu  ;  sous  prétexte  de  comices  agricoles, 
de  sociétés  de  tir,   d'orphéons,  de   fanfares, 
d'expositions  d'agriculture,  d'industrie  ou  de 
commerce,  à  tout  propos  et  hors  de  propos, 
on  avait  essayé  de  ravir  le  dimanche  à  Dieu 
et  de  le  consacrer  soit  aux  intérêts,  soit  aux 
plaisirs.  Sous  ces  gouvernements,  ce  n'était 
qu'une  faiblesse  ;  sous  la  République,  ce  fut 
un  parti  pris.  Hien  ne  fut  négligé  pour  éloi- 
gner de  l'Eglise,  même  les  enfants.  Nous  ver- 
rons bientôt,  sur   ce  sujet,  les   plus  lamen- 
tables attentats. 

Ce  n'est  pas  tout  de  vouloir  supprimer,  il 
faut  remplacer.  A  la  place  du  dimanche,  oa 
se  mit  en  demeure  de  chercher  des  fêtes  ré- 
publicaines ;  et  à  la  place  des  saints,  on  se 
prit  à  exalter,  avec  une  sorte  de  piété  fu- 
rieuse, des  saints  aussi  peu  respectables  que 
Voltaire,  Rousseau,  Diderot,  Danton.  Nous 
parlons  ailleurs  de  l'apothéose  de  Voltaire, 
qui  fut  continuée  par  l'apothéose,  également 
stupide  et  infâme,  de  Victor  Hugo  ;  nous  dirons 
ici  quelques  mots  de  la  fête  du  14  juillet,  an- 
niversaire de  la  prise  de  la  Bastille. 

De  tous  les  anniversaires  de  la  Révolution, 
celui  de  la  prise  de  la  Bastille  est  le  plus  cé- 
lébré. Le  serment  du  jeu  de  paume  ressemble 
à  une  comédie,  étant  donnée  la  bonté  de 
Louis  XVI,  si  vite  dégénérée  en  faiblesse  ;  le 
6  octobre,  le  20  juin,  le  10  août,  le  21  jan- 
vier, répugnent  à  des  degrés  divers  ;  le  22  sep- 
tembre, date  de  la  proclamation  de  la  Répu- 
blique, est  trop  voisin  des  massacres  de  sep- 
tembre :  on  glisse  encore  dans  le  sang.  Avec 
le  14  juillet,  les  panégyristes,  même  les  plus 
réservés,  de  la  Révolution  sont  à  l'aise;  ils 
oublient  quelques  meurtres,  d'autant  plus  fa- 
cilement que  le  sang  versé  n'était  pas  si  pur, 
et  ils  célèbrent  à  l'envi  les  glorieux  vain- 
queurs de  la  Bastille.  A  les  entendre,  dès  que 
la  nouvelle  du  renvoi  de  Necker  fut  connue, 
Paris  indigné  se  souleva  ;  une  foule  héroïque 
se  précipita  à  l'assaut  de  la  Bastille  ;  la  sombre 
forteresse  du  despotisme  tomba,  et  cette  chute 
ouvrit  l'ère  de  la  liberté.  Le  peuple  fut  aussi 
généreux  dans  la  victoire  qu'il  avait  été  vaillant 
dam  la  lutte.  Telle  est  la  légende. 

Dans  le  choix  de  cette  fête,  la  première 
chose  qui  étonne,  c'est  son  objet,  la  ruine 
d'une  prison,  et  encore  d'une  prison  d'Etat. 
Des  prisons,  il  en  faut  dans  toute  société  ci- 
vilisée ;  la  répression  et  le  châtiment  du  crime 

I    Unie  du  christianisme,  liv.  IV,  ch.  iv. 


font  la  terreur  des  méchants  et  la  sécurité  de 
bons,  si  L'homme  était  resté  Adèle  aux  eom- 

maudementl  de  Dieu,  il  eut  écoulé  ses   jours 
dans    la    paix    el    dans   la    liberté;   ehas-c    de 

l'Eden,  condamné  a  gagner  son  pain  par  le 

travail  et  obligé  trop  souvent  à  l'arroser  de 
ses  larmes,  il  subit  uni"  condition  dont  tous 
les  fi Is  d'Adam  n'acceptent  pas  les  rigueurs. 
Les  honnêtes  gons,  sans  doute,  se  résignent  à 
toutes  les  duretés  du  sort;  les  autres  vou- 
draient s'en  procurer  tous  les  plaisirs,  sans 
les  payer  personnellement  à  leur  juste  prix. 
Ce  qu'ils  ne  veulent  pas  se  procurer  par  des 
voies  régulières,  ils  cherchent  à  l'arracher  aux 
autres  par  le  crime.  De  là,  la  nécessité  abso- 
lue de  prévenir  le  crime  par  la  police;  de  le 
saisir  par  les  gendarmes;  de  le  frapper  par  la 
main  de  justice  ;  et  de  le  faire  expier  par  des 
peines  proportionnelles  aux  forfaits.  La  des- 
truction d'une  prison  ne  peut  pas  réjouir  les 
honnêtes  gens,  qui  ne  se  savent  point  exposés 
à  en  subir  la  clôture  ;  elle  ne  peut  réjouir  que 
les  coquins.  En  faire  l'objet  d'une  fête  natio- 
nale, c'est  insulter,  dans  le  pays,  l'élite  de  la 
population  et  faire  chorus  avec  la  canaille. 

La  Bastille,  au  surplus,  n'était  pas  une  pri- 
son de  droit  commun  ;  c'était  une  prison 
d'Etat.  Le  roi  y  enfermait,  par  lettres  de  ca- 
chet, des  coupables  de  haut  rang  qu'on  ne 
pouvait  punir  assez  tôt,  ni  atteindre  suffisam- 
ment par  les  procédures  ordinaires  de  la  jus- 
tice. Dans  l'ancienne  France,  il  y  avait  beau- 
coup de  justices  spéciales;  il  y  en  avait  une 
plus  spéciale  pour  ceux  que  leur  situation  ou 
leur  habileté  pouvait  soustraire  à  l'action 
de  la  magistrature.  Dans  toute  société  bien 
organisée,  on  ne  peut  pas  négliger  ces  voies 
sommaires,  expéditives,  et,  au  fond,  indul- 
gentes de  répression.  11  s'en  trouve  aussi  bien 
dans  les  sociétés  démocratiques,  que  dans  les 
sociétés  d'autrefois,  peut-être  plus.  Les  ro- 
manciers de  l'histoire  ont  essayé  de  déconsi- 
dérer la  Bastille,  en  racontant  l'histoire  de 
tel  détenu,  enfermé  là  des  années  ;  et,  grâce 
à  la  mise  en  scène,  ils  en  ont  fait  un  objet 
d'horreur.  Victor  Hugo,  dans  le  Dernier  jour 
d'un  condamné,  a  prouvé  qu'on  peut  aisément 
obtenir  de  ces  effets  de  terreurs,  envers 
toutes  les  formes  sociales  du  châtiment.  Il 
serait  puéril  de  s'arrêter  à  ce3  grimaces  de 
sensiblerie,  recherchées  surtout  par  les  gens 
sans  cœur  et  sans  esprit.  Pour  juger  des 
choses,  il  faut  les  envisager  en  ce  qu'elles 
sont  réellement.  Or,  dans  l'ancienne  France, 
la  Bastille  était  une  prison  aristocratique  ;  le 
roi  vous  y  envoyait  avec  toutes  les  formes 
de  respect  ;  il  vous  y  détenait  avec  tous  les 
égards  dûs  à  votre  rang;  et  vous  en  sortiez 
encore  plus  facilement  que  de  toute  autre 
prison.  Il  était,  j'en  conviens,  aisé  d'y  aller; 
et  l'on  cite  bien  des  gens  qui  doivent  à  ce 
voyage  une  part  de  leur  célébrité  ;  il  était 
plus  aisé  encore  d'en  revenir.  Nous  ne  mépri- 
sons certes  pas  les  formes  de  la  justice  et  lea 


106 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


garanties  protectrices  de  I'  :   mais,  en- 

core une  fois,  la  Bastille  était  plutôt  un  tana- 
torium  qu'une  pri-on,  une  prévention  de  haut 
goût  plutôt  qu'une  condamnation  à  l'infamie. 

Sous  Louis  XVI,  en  particulier,  la  Bastille 
était  bien  dégénérée,  à  peu  près  inutile,  et  il 
avail  été  question  de  la  démolir.  Au  moment 
où  elle  succomba  dans  une  insurrection,  il  y 
avait  en  tout  sept  détenus  :  un  fou,  mis  là  sur 
la  demande  de  sa  famille  ;  deux  ou  trois  ban- 
queroutiers frauduleux  et  quelques  fabricants 
de  fausse  monnaie.  11  n'y  a  pas  de  quoi  api- 
loyer  un  peuple.  On  punit  encore  aujourd'hui 
les  faux  monnayeurs  et  les  banqueroutiers  ; 
à  défaut  de  la  Bastille,  on  les  enferme  parfai- 
tement à  Clairvaux  ou  ailleurs;  et  les  républi- 
cains, comme  les  autres,  trouvent  que  c'est 
bien  fait. 

Oh  !  si  les  progrès  de  la  morale  publique, 
si  le  respect  des  personnes  et  des  biens  étaient 
en  progrès;  si  la  justice  n'avait  plus  rien  à 
faire  ;  si  les  criminels  manquaient  pour 
remplir  les  prisons,  nous  serions  heureux 
d'en  voir  diminuer  le  nombre.  Mais  telle 
n'est  pas  notre  perspective.  Depuis  89,  la  cri- 
minalité va  sans  cesse  en  augmentant  et  il  a 
fallu,  bon  gré  mal  gre',  multiplier  les  prisons. 
Nous  n'avons  plus  la  Bastille  avec  ce  gouver- 
neur qui  invitait  les  détenus  à  sa  table; 
mais  nous  avons,  presque  à  la  même  place,  la 
grande  Roquette  pour  les  condamnés  à  mort, 
la  petite  Roquette  pour  les  jeunes  détenus, 
Mazas  avec  ses  innombrables  cellules  pour  les 
prisonniers  de  droit  commun  et  Sainte-Pélagie 
qui  continue,  même  en  république,  de  rece- 
voir son  quantum  de  détenus  politiques.  Les 
cent  cellules  de  la  Bastille  n'existent  plus  ;  les 
mille  cellules  de  quatre  ou  cinq  prisons  les 
remplacent.  Eh  bien,  dansez  maintenant  ; 
mais  souvenez-vous  que  les  danseurs,  s'ils  ne 
sont  pas  sages,  peuvent  se  faire  mettre  au 
violon  ;  et  il  y  en  a  maintenant  de  toutes  les 
catégories,  y  compris  la  relégation  chez  les 
Canaques,  genre  de  supplice  inconnu  de 
l'ancien  régime. 

Maintenant,  on  célèbre  une  fête  pour  offrir 
quelque  noble  exemple  à  l'imitation  des 
siècles.  Les  mystères  de  Jésus-Christ  et  de  la 
Sainte-Vierge  nous  rappellent  les  vérités  de 
la  foi  et  les  devoirs  du  salut;  les  fêtes  des 
saints  nous  offrent  des  exemples  à  imiter  et 
nous  provoquent  à  suivre  les  traces  des  héros 
que  nous  célébrons.  Qu'y  a-t-il  donc  à  imiter 
aujourd'hui,  pour  la  France,  dans  le 
14  juillet  1789  et  que  nous  dit  l'histoire  sur 
cette  triste  journée. 

L'histoire,  l'impartiale  et  véridique  histoire, 
nous  dit,  qu'avant  le  14  juillet  il  existait  à 
Paris,  grâce  aux  immunités  du  duc  d'Orléans, 
un  club  immense,  le  Palais- Royal,  qui  avait 
des  ramifications  dans  les  dernières  classes  de 
la  populace.  Ce  club  entretenait  une  agitation 
factice.  Quand  Necker  fut  renvoyé,  le  Palais- 
Royal  donna  le  signal  d'une  émeute  qui, 
mollement  réprimée,  ou  plutôt  laissée  libre, 
aboutit  à  la  journée  du  14  juillet. 


La  Bastille  ne  fut  pas  prise,  mais  rendue,  et 
sa  malheureuse  garnison,  composée  de  quel- 
ques suisses  et  de  quelques  invalides,  fut  en 
grande  partie  massacrée,  malgré  une  capitu- 
lation en  règle. 

Voilà  ce  que  dit  l'histoire. 

Dans  son  volume  sur  la  Révolution  qui  a 
soulevé  tant  de  colères,  Tainc,  avec  un  rare 
talent  et  avec  une  entière  bonne  foi,  a  refait 
le  tableau  de  ces  premières  journées  de  la 
Révolution,  de  celte  aurore  de  la  liberté,  qui 
présageait  la  'l'erreur. 

Voici  d'abord  le  Palais-Royal,  ce  «  berceau 
de  la  Révolution  ». 

Le  Palais-Royal  est  un  club  en  plein  air, 
où,  toute  la  journée  et  jusque  bien  avant  dans 
la  nuit,  les  agitateurs  s'exaltent  les  uns  les 
autres  et  poussent  la  foule  aux  coups  de 
main.  Dans  celte  enceinte  protégée  par  les 
privilèges  de  la  maison  d'Orléans,  la  police 
n'ose  entrer,  la  parole  est  libre,  et  le  public 
qui  en  use  semble  choisi  exprès  pour  en 
abuser.  C'est  le  public  qui  convient  à  un  pa- 
reil lieu.  Centre  de  la  prostitution,  du  jeu,  de 
l'oisiveté  et  des  brochures,  le  Palais-Royal 
attire  à  lui  toute  cette  population  sans  ra- 
cines qui  flotte  dans  une  grande  ville,  et  qui, 
n'ayant  ni  métier,  ni  ménage,  ne  vit  que  pour 
la  curiosilé  ou  pour  le  plaisir  :  habitués  des 
cafés,  coureurs  de  tripols,  aventuriers  et  dé- 
classés, enfants  perdus  ou  surnuméraires  de 
la  littérature,  de  l'art  ou  du  barreau,  clercs 
de  procureurs,  étudiants  des  écoles,  badauds, 
flâneurs,  étrangers  et  habitants  d'hôtels 
garnis.  Ils  remplissent  le  jardin  et  les  ga- 
leries ;  à  peine  y  trouverait-on  un  seul 
membre  de  ce  qu'on  appelait  les  six  corps, 
un  bourgeois  établi  et  occupé,  un  homme  à 
qui  la  pratique  des  affaires  et  le  souci  du  mé- 
nage donnent  du  poids  et  du  sérieux.  Il  n'y  a 
point  de  place  ici  pour  les  abeilles  indus- 
trieuses et  rangées  ;  c'est  le  rendez-vous  des 
frelons  politiques  et  littéraires.  Ils  s'y  abat- 
tent des  quatre  coins  de  Paris,  et  leur  essaim 
tumultueux,  bourdonnant,  couvre  le  sol, 
comme  une  ruche  répandue. 

C'est  là  qu'on  entend  Camille  Desmoulins 
dire  :  «  Puisque  la  bête  est  dans  le  piège, 
qu'on  l'assomme...  Jamais  plus  riche  proie 
n'aura  été  offerte  aux  vainqueurs.  Quarante 
mille  palais,  hôtels,  châteaux,  les  deux  cin- 
quièmes des  biens  de  la  France  seront  le  prix 
de  la  valeur.  Ceux  qui  se  prétendent  conqué- 
rants seront  conquis  à  leur  tour.  La  nation 
sera  purgée.  »  Dès  les  premiers  jours,  c'est 
«  le  programme  de  la  Terreur  ».  Là  on  éuu- 
mère  les  ennemis  de  la  patrie  dont  il  faudra 
purger  la  nation  :  «  Deux  altesses  royales 
(Monsieur  et  le  comte  d'Artois),  trois  altesses 
sérénissimes  (les  princes  de  Conti  et  de  Condé 
et  le  duc  de  Bourbon),  etc.  Ni  le  roi,  ni  la 
reine  ne  sont  épargnés.  On  propose  «  de 
brûler  la  maison  de  M.  d'Espreménil,  sa 
femme,  ses  enfants  et  sa  personne  »,  et  cela 
«  passe  à  l'unanimité  ».  Un  assistant,  que  ré- 
volte cette  motion  sanguinaire,  «  est  saisi  au 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


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collet;  on  l'oblige  à  se  mettre  a  genoux,  à 
Paire  amende  honorable,  à  baiser  la  terre;  on 
lui  inflige  le  châtiment  des  enfants,  on  l'en- 
fonce plusieurs  fois  dans  un  des  bassins,  après 
quoi  on  le  livre  a  la  populace,  qui  le  roule 
dans  la  houe  ».  Des  ecclésiastiques  sont 
fouettés  ;  une  femme  qu'on  ne  trouve  pas  suf- 
fisamment patriote  est  «  troussée  et  fouettée 
jusqu'au  sang  ».  Les  officiers,  les  hussards 
sont  insultés  et  attaqués  à  coups  de  pierres  ; 
seuls,  les  gardes  françaises,  devenus  les 
soldats  de  l'émeute,  trouvent  grâce.  Un  mal- 
heureux espion  de  police  est  martyrisé.  «  On 
a  saisi  un  espion  de  police,  on  l'a  baigné  dans 
le  bassin,  on  l'a  forcé  comme  on  force  un 
cerf,  on  l'a  harassé,  on  lui  jetait  des  pierres, 
on  lui  donnait  des  coups  de  canne,  on  lui  a 
mis  un  œil  hors  de  l'orbite  ;  enfin,  malgré  ses 
prières  et  qu'il  criait  merci,  on  l'a  jeté  une 
seconde  fois  dans  le  bassin.  Son  supplice  a 
duré  depuis  midi  jusqu'à  cinq  heures  et  demie, 
et  il  y  avait  bien  dix  mille  bourreaux  ».  C'est 
Camille  Desmoulins  qui  parle,  et  l'on  prétend 
non  seulement  nous  apitoyer  sur  ce  drôle  qui 
s'était  constitué  le  «  procureur  général  de  la 
lanterne  »,  mais  encore  l'imposer  à  notre  ad- 
miration. 

Le  12  juillet,  à  la  nouvelle  du  renvoi  de 
Necker,  qui  jouait  double  jeu  :  trahissant 
le  roi  et  ménageant  le  peuple,  une  émeute  a 
lieu.  Camille  Desmoulins  dénonce  la  cour,  qui 
médite  «  une  Saint-Barthélémy  de  patriotes  ». 
Sur  ces  absurdités,  dont  l'orateur  ne  croyait 
pas  un  mot,  les  théâtres  sont  fermés  en  signe 
de  deuil  ;  on  promène  les  bustes  du  duc  d'Or- 
léans et  de  Necker.  Cette  procession  d'un  nou- 
veau genre  rencontre  sur  la  place  Louis  XV, 
les  dragons  du  prince  de  Lambesc,  qui  se 
tiennent  sur  la  défensive  ;  la  foule  commence 
l'attaque;  on  leur  jette  des  chaises,  des 
pierres,  des  bouteilles  ;  on  leur  tire  des  coups 
de  pistolet;  le  prince  de  Lambesc,  assailli  par 
une  douzaine  d'hommes,  se  dégage  en  faisant 
caracoler  son  cheval  et  en  «  espadonnant 
avec  son  sabre  ;  un  homme,  qui  ne  veut  pas 
lâcher  le  cheval,  reçoit  à  la  main  «  une  égra- 
tignure,  longue  de  23  lignes,  qui  a  été  pansée 
et  guérie  au  moyen  d'une  compresse  d'eau-de- 
vie  ».  Les  dragons  tirent  en  l'air  et,  en  même 
temps,  les  gardes  françaises,  passées  à 
l'émeute,  faisaient  traîtreusement  feu  sur  un 
détachement  de  Iloyal-Allemand,  fidèle  à  son 
devoir.  Voilà  la  vérité  :  «  La  patience,  l'hu- 
manité des  officiers  ont  été  extrêmes  »  ;  elles 
sont  allées  jusqu'à  la  faiblesse.  Du  reste,  la 
force  de  la  vérité  obligea  d'acquitter  le  baron 
de  Bezenval  et  le  prince  de  Lambesc.  Malgré 
cela,  le  lendemain,  «  un  particulier  affichait  à 
la  pointe  du  carrefour  Bussy  un  placard  ma- 
nuscrit, portant  invitation  aux  citoyens  de  se 
f-aisir  du  prince  de  Lambesc  et  de  l'écarteler 
sur  le  champ.  » 

Du  reste,  la  journée  du  12  juillet  ne  fut  pas 
perdue  pour  Fa  Révolution  ;  les  boutiques 
d'armuriers  furent  pillées,  l'hôtel  de  ville  en- 
vahi et  quelques  électeurs  (une  quinzaine)  dé- 


cidèrent que  les  districts  seraient  convoqués 
et  armés.  La  journée  du  13  continua  celle 
du   iii;  les  barrières  lurent  incendiées;  des 

maisons     pillées;    des    brigands    allaient    de 

porte  en  porte  en  criant.  :  Des  armes  et  du 

pain  !  Les  lazaristes  virent  leur  maison  en 
vahie  ;  La  foule  se  précipita  dans  les  caves, 
défonça  Les  tonneaux  et  se  mil  a  boire  ;  vingt- 
quatre  heures  après,  on  y  trouva  une  tren- 
taine de  morts  et  de  mourants,  noyés  dans  le 
vin.  Dans  la  nuit  du  13  au  1-i,  l'orgie  con- 
tinua :  «  Paris  courut  risque  d'être  pillé  »,  dit 
liai  il  y.  Déjà,  en  pleine  rue,  de  l'aveu  du  ré- 
volutionnaire Dussault,  «  des  créatures  arra- 
chaient aux  citoyennes  leurs  boucles  d'oreilles 
et  de  souliers  »  ;  les  voleurs  se  donnaient  libre 
carrière.  Les  bourgeois  eurent  peur,  et 
48.000  hommes  se  formèrent  en  bataillons  et 
compagnies  ;  on  acheta  aux  bandits  leurs 
armes  ;  on  en  pendit  quelques-uns.  Les  vols 
s'arrêtèrent,  au  moins  en  apparence  ;  mais 
l'insurrection  continua.  Un  électeur,  Legrand, 
ne  sauva  l'hôtel  de  ville  menacé,  qu'en  mena- 
çant de  tout  faire  sauter.  Voilà  les  prélimi- 
naires, voici  maintenant  la  grande  journée  : 

A  la  Bastille,  de  dix  heures  du  matin  à 
cinq  heures  du  soir,  dit  Taine,  ils  fusillent 
des  murs  hauts  de  quarante  pieds,  épais  de 
trente,  et  c'est  par  hasard  qu'un  de  leurs 
coups  atteint  sur  les  tours  un  invalide.  On  les 
ménage  comme  des  enfants  à  qui  l'on  tâche 
de  faire  le  moins  de  mal  possible  :  à  la  pre- 
mière demande,  le  gouverneur  fait  retirer  ses 
canons  des  embrasures  ;  il  fait  jurer  à  la  gar- 
nison de  ne  point  tirer  si  elle  n'est  attaquée  ; 
il  invite  à  déjeuner  la  première  députation  ;  il 
permet  à  l'envoyé  de  l'hôtel  de  ville  de  vi- 
siter toute  la  forteresse  ;  il  subit  plusieurs  dé- 
charges sans  riposter  et  laisse  emporter  le 
premier  pont  sans  brûler  une  amorce  ;  s'il 
tire  enfin,  c'est  à  la  dernière  extrémité,  pour 
défendre  le  second  pont,  et  après  avoir  pré- 
venu les  assaillants  qu'on  va  faire  feu.  Bref, 
sa  longanimité,  sa  patience  sont  excessives, 
conformes  à  l'humanité  (à  la  sensiblerie)  du 
temps. 

Pour  eux,  ils  sont  affolés  par  la  sensation 
nouve'le  de  l'attaque  et  de  la  résistance,  par 
l'odeur  de  la  poudre,  par  l'entraînement  du 
combat  ;  ils  ne  savent  que  se  ruer  contre  le 
massif  de  pierres  ;  et  leurs  expédients  sont  au 
niveau  de  leur  tactique.  Un  brasseur  imagine 
d'incendier  ce  bloc  de  maçonnerie,  en  lançant 
dessus,  avec  des  pompes,  de  l'huile  d'aspic  et 
d'oeillette  injectée  de  phosphore.  Un  jeune 
charpentier,  qui  a  des  notions  d'archéologie, 
propose  de  construire  une  catapulte.  Quel- 
ques-uns croient  avoir  saisi  la  fille  du  gouver- 
neur et  veulent  la  brûler,  pour  obliger  le  père 
à  se  rendre.  D'autres  mettent  le  feu  à  un 
avant-corps  de  bâtiment  rempli  de  paille,  et 
se  bouchent  ainsi  le  passage.  «  La  Bastille  n'a 
pas  été  prise  de  vive  force,  disait  le  brave 
Klie,  l'un  des  combattants  ;  elle  s'est  rendue 
avant  même  d'être  attaquée  »,  par  capitula- 
tion, sur  la  promesse  qu'il  ne  serait  fait  de 


llis 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


mal  à  personne.  La  garnison,  trop  bien  ga- 
ranti!', n'avait  plus  le  cœur  de  tirer  sans 
péril  sur  des  corpe  vivants,  et  d'autre  part  elle 
était  troublée  par  la  vue  de  la  foule  immense. 
Huit  ou  neuf  cents  hommes  seulement  atta- 
quaient, la  plupart  ouvriers  ou  boutiquiers 
du  faubourg,  tailleurs,  charrons,  merciers, 
marchands  de  vin,  mêlés  à  des  gardes  fran- 
çaises. Mais  la  place  de  la  Bastille  et  les  rues 
environnantes  étaient  combles  de  curieux  qui 
venaient  voir  le  spectacle  ;  parmi  eux,  dit  un 
témoin,  «  bon  nombre  de  femmes  élégantes 
et  de  fort  bon  air,  qui  avaient  laissé  leurs 
voitures  à  quelque  distance.  »  Du  haut  de 
leurs  parapets,  il  semblait  aux  cent  vingt 
hommes  de  la  garnison  que  Paris  tout  entier 
débordait  sur  eux. 

Aussi  bien  ce  sont  eux  qui  baissent  le  pout- 
levis,  qui  introduisent  l'ennemi.  Tout  le 
monde  a  perdu  la  tête,  les  assiégés  comme 
les  assiégeants  ;  ceux-ci  encore  davantage, 
parce  qu'ils  sont  enivrés  par  la  victoire.  A 
peine  entrés,  ils  commencent  par  tout  briser, 
et  les  derniers  venus  fusillent  les  premiers,  au 
hasard  :  «  Chacun  tire  sans  faire  attention  ni 
où,  ni  sur  qui  les  coups  portent  ».  La  toute- 
puissance  subite  et  la  licence  de  tuer  sont  un 
vin  trop  fort  pour  la  nature  humaine  ;  le  ver- 
tige vient,  l'homme  voit  rouge,  et  son  délire 
s'achève  par  la  férocité. 
^  Car  le  propre  d'une  insurrection  populaire, 
c'est  que,  personne  n'y  obéissant  à  personne, 
les  passions  méchantes  y  sont  libres  autant 
que  les  passions  généreuses,  et  que  les  héros 
n'y  peuvent  contenir  les  assassins.  Elie,  qui 
est  entré  le  premier,  Cholat,  Hulin,  les  braves 
gens  qui  sont  en  avant,  les  gardes  françaises 
qui  savent  les  lois  de  la  guerre,  lâchent  de 
tenir  leur  parole  ;  mais  la  foule  qui  pousse 
par  derrière  ne  sait  qui  frapper,  et  frappe  à 
l'aventure.  Elle  épargne  les  Suisses  qui  ont 
tiré  sur  elle  et  qui,  dans  leur  sarrau  bleu,  lui 
semblent  des  prisonniers.  En  revanche,  elle 
s'acharne  sur  les  invalides  qui  lui  ont  ouvert 
la  porte  ;  celui  qui  a  empêché  le  gouverneur 
de  faire  sauter  la  forteresse  a  le  poignet  abattu 
d'un  coup  de  sabre,  est  percé  de  deux  coups 
d'épée,  pendu,  et  sa  main,  qui  a  sauvé  un 
quartier  de  Paris,  est  promenée  dans  les  rues 
en  triomphe.  On  entraîne  les  officiers,  on  en 
tue  cinq,  avec  trois  soldats,  en  route  ou  sur 
place.  Pendant  les  longues  heures  de  la  fu- 
sillade, l'iustinct  meurtrier  s'est  éveillé,  et  la 
volonté  de  tuer,  changée  en  idée  fixe,  s'est 
répandue  au  loin  dans  la  foule  qui  n'a  pas 
agh  Sa  seule  clameur  suffit  à  la  persuader  ;  à 
présent,  c'est  assez  pour  elle  qu'un  cri  de 
haro  ;  dès  que  l'un  frappe,  tous  veulent 
frapper.  «  Ceux  qui  n'avaient  point  d'armes, 
dit  le  commandant  des  trente-deux  Suisses, 
lançaient  des  pierres  contre  moi  ;  les  femmes 
grinçaient  des  dents  et  me  menaçaient  de 
leurs  poings.  Déjà  deux  de  mes  soldats 
avaient  été  assassinés  derrière  moi...  J'arrivai 
enfin,  sous  un  cri  général  d'être  pendu,  jus- 
qu'à quelques  centaines  de  pas  de  l'hôtel  de 


ville,  lorsqu'on  apporta  devant  moi  une  b'-te 
perchée  sur  une  pique,  laquelle  on  me  pré- 
senta pour  la  considérer,  en  me  disant  que 
c'était  celle  de  M.  de  Launay,  le  gouver- 
neur. » 

Celui-ci,  en  sortant,  avait  re<u  un  coup 
d'épée  dans  l'épaule  droite  ;  arrivé  dans  la 
rue  Saint-Antoine,  «  tout  le  monde  lui  arra- 
chait les  cheveux  et  lui  donnait  des  coups.  » 
Sous  l'arcade  Saint-Jean,  il  était  déjà  «  très 
blessé  ».  Autour  de  lui,  les  uns  disaient  :  <'  11 
faut  lui  couper  le  cou  »,  les  autres  :  «  Il  faut 
le  pendre,  »  les  autres  :  <'  Il  faut  l'attacher  à 
la  queue  d'un  cheval».  Alors,  désespéré  et 
voulant  abréger  son  supplice,  il  crie  :  «  Qu'on 
me  donne  la  mort  !  »  et,  en  se  débattant, 
lance  un  coup  de  pied  dans  le  bas-ventre 
d'un  des  hommes  qui  le  tenaient.  A  l'instant 
il  est  percé  de  baïonnettes,  on  le  traîne  dans 
le  ruisseau,  on  frappe  sur  son  cadavre  en 
criant  :  «  C'est  un  galeux  et  un  monstre  qui 
nous  a  trahis  ;  la  nation  demande  sa  tête  pour 
la  montrer  au  public,  b  et  l'on  invite  l'homme 
qui  a  reçu  le  coup  de  pied  à  la  couper  lui- 
même. 

Celui-ci,  cuisinier  sans  place,  demi  badaud 
qui  est  «  allé  à  la  Bastille  pour  voir  ce  qui  s'y 
passait  »,  juge  que,  puisque  tel  est  l'avis  gé- 
néral, l'action  est  patriotique  et  croit  même 
«  mériter  une  médaille  en  détruisant  un 
monstre  ».  Avec  un  sabre  qu'on  lui  prête,  il 
frappe  sur  le  col  nu  ;  mais  le  sabre  mal  af- 
filé ne  coupant  point,  il  tire  de  sa  poche  un 
petit  couteau  à  manche  noir,  et  «  comme  en 
sa  qualité  de  cuisinier,  il  sait  travailler  les 
viandes  »,  il  achève  heureusement  l'opéra- 
tion. Puis,  mettant  la  tête  au  bout  d'une 
fourche  à  trois  branches,  et  accompagné  de 
plus  de  deux  cents  personnes  armées,  «  sans 
compter  la  populace  »,  il  se  met  en  marche, 
et,  rue  Saint-Honoré,  il  fait  attacher  à  la  tète 
deux  inscriptions  «  pour  bien  indiquer  à  qui 
elle  était  ». 

Après  de  Launay,  c'est  Flesselles  que  le 
«  tribunal  improvisé  »  du  Palais-Royal  a  dé- 
noncé et  condamné. 

M.  de  Flesselles,  prévôt  des  marchands  et 
président  des  électeurs  à  l'hôtel  de  ville, 
s'étant  montré  tiède,  le  Palais-Royal  le  dé- 
clare traître  et  l'envoie  prendre  ;  dans  le 
trajet,  un  jeune  homme  l'abat  d'un  coup  de 
pistolet,  les  autres  s'acharnent  sur  son  corps, 
et  sa  tête,  portée  sur  une  pique,  va  rejoindre 
celle  de  M.  de  Launay. 

Quant  au  fameux  billet,  tant  reproché  au 
malheureux  prévôt  des  marchands,  «  nul  té- 
moin n'affirme  l'avoir  vu  et,  d'après  Dussault, 
il  n'aurait  eu  ni  le  temps  ni  le  moyen  de 
l'écrire  ». 

Voilà  le  14  juillet  dont  Malouet  a  dit,  avec 
raison,  que  c'était  le  commencement  de  la 
Terreur.  Si  l'on  en  pouvait  douter,  les 
meurtres  de  Foulon,  de  Berthier  et  d'autres 
moins  connus  le  prouveraient. 

Nous  reconnaissons,  du  reste,  que  nos  radi- 
caux, qui  se  disent'  les  héritiers  et  les  conti- 


LIVIIE  QUATRE-Y1NGT-QUAT0RZIÈM1 


10!) 


nualcurs  des  jacobins,  brusquement  Inter- 
rompus dans  leur  œuvre  de  régénération  so- 
ciale par  le  9  thermidor,  sont  conséquents 
avec  leur  doctrine  quand  ils  veulent  com- 
pléter la  «  fête  nationale  »  du  30  juin  parla 
fête  républicaine  du  14  juillet. 

A  ces  impies,  on  peut  en  opposer  un  autre, 
beaucoup  plus  raisonnable  et  de  plus  grande 
autorité  :  «  Grâces  en  soient  rendues  aux  Con- 
ciles qui  ont  statué  inllexiblement  sur  l'ob- 
servation du  dimanche,  écrivait  Proudhon,  et 
plût  à  Dieu  que  le  respect  de  ce  jour  lut  aussi 
sacré  pour  nous  qu'il  l'a  été  pour  nos  pères... 
Conservons,  restaurons  la  solennité  si  émi- 
nemment sociale  et  populaire  du  dimanche, 
comme  institution  conservatrice  des  mœurs, 
source  d'esprit  public,  lieu  de  réunion  inacces- 
sible aux  gendarmes,  et  garantie  d'ordre  et  de 
liberté  (1)  ». 

Ce  n'est  pas  avec  un  14  juillet  quelconque, 
même  paré  d'oripeaux  qui  ne  sauraient  lui  ap- 
partenir, qu'on  relève  et  qu'on  honore  un 
peuple;  c'est,  d'après  Proudhon,  avec  le  di- 
manche catholique,  avec  le  cortège  de  ses 
fêtes,  avec  les  lumières  pures,  les  grâces 
saintes  et  les  joies  innocentes  qui  l'accompa- 
gnent. Conclusion  d'autant  plus  évidente 
qu'on  examine  avec  plus  d'attention  avec 
quels  rites  on  célèbre  les  nouvelles  fêtes  et 
glorifie  les  saints  nouveaux.  Ça  et  là,  quelques 
orateurs  de  quarantième  grandeur  essaient 
bien  d'expectorer  des  discours  ;  mais  ces  dis- 
cours, pleins  d'emphases  et  de  mensonges,  ne 
peuvent  tourner  qu'à  la  confusion  des  idées 
et  à  l'exaltation  du  vice.  C'est  d'ailleurs  le 
sens  de  la  fête  souligné  par  toutes  ses  pra- 
tiques. Dans  les  villes,  les  théâtres  gratis,  les 
bastringues,  les  pétards,  les  illuminations  et 
le  saucisson  à  volonté:  voilà  le  menu  de  la 
fête.  Un  saucisson  qui  n'a  pas  de  fin,  voilà  la 
mystique  de  la  révolution.  Dans  les  villages, 
quelques  bouts  de  chandelles,  quelques  lam- 
pions, la  danse  pendant  la  nuit,  un  tonneau 
défoncé  dans  la  prairie  à  la  grande  joie  des 
ivrognes  :  c'est  toute  la  liturgie  de  cette 
bacchanale.  Ce  jour-là,  tout  est  permis,  et, 
dans  la  nuit,  en  effet,  on  se  permet  tout. 
Quand  la  canaille  se  mettra  en  mesure  d'éta- 
blir des  fêtes,  je  doute  qu'elle  puisse  inventer 
rien  de  pire. 

Mais  encore,  à  quoi  rime  une  république 
célébrant  89?  On  nous  clame,  sur  le  thyrse, 
que  c'est  la  fin  de  la  tyrannie,  l'installation  de 
la  liberté,  l'inauguration  de  tous  les  bien-êtres, 
la  patente  à  toutes  les  licences.  Que  signifient 
ces  dithyrambes  ?  Pour  un  homme  instruit, 
peu  de  chose.  La  liberté  nous  est  mesurée  à 
petites  doses  ;  le  bien-être  est  problématique  ; 
la  tyrannie  est  assise  à  toutes  les  portes  et 
bien  heureux  quand  elle  ne  vient  pas  s'as- 
seoir  au  foyer;  les  licences...  il  n'était  pas  né- 
cessaire de  les  permettre  pour  qu'on  s'auto- 
risât  à  les  prendre. 

J'aurais  compris  le  4  août,  jour  où  l'As- 


semblée, prise  de   vertige,  biffa   d'un   trait  le, 

régime  féodal,  plus  facile  à  biffer  qu'à  dé- 
truire. Les  gens  instruits  savent,  au  surplus, 
que,    depuis    l'avènement    de     Louis   XVI,    la 

plupart  des  réformes  de  l'Assemblée  consti- 
tuante étaient,  inscrites  dans  les  édils  royaux. 
Et  depuis  l'aurore  de  ce  siècle,  depuis  1830 
surtout,  qui  peut  ignorer  avec  quelle  puis- 
sance absorbante!  s'est  rétablie  la  féodalité 
dans  sa  forme  la  plus  basse,  j'allais  dire  la 
plus  vile,  celle  de  l'argent?  L'Assemblée,  pour 
qui  l'épithète  de  constituante  sera  une  épi- 
gramme  éternelle,  s'est  montrée,  au  14  juillet 
et  au  4  août,  comme  elle  se  montra  dans  tous 
le  cours  de  sa  durée  :  enthousiaste,  naïve, 
peu  sérieuse,  et  finalement  très  funeste.  Nous 
nous  agitons,  d'une  manière  stérile,  depuis 
un  siècle,  sur  ses  ruines. 

Reste  la  question  politique  et  c'est  ici 
qu'éclate  l'énorme  ignorance  des  républicains. 
A  la  publication  de  la  correspondance  entre 
Mirabeau  et  le  comte  de  la  Marck,  voici  ce 
qu'écrivait  Proudhon;  ses  réflexions  péremp- 
toires  montrent,  sous  leur  vrai  jour,  le  sens 
des  événements: 

«  Cette  correspondance  de  Mirabeau,  dit-il, 
donne  le  véritable  sens  de  la  Révolution 
française  de  1789  à  1792:  elle  témoigne  en 
outre  plus  que  les  discours  du  grand  orateur, 
et  contient  sa  justification. 

«  Il  est  démontré  par  les  lettres  et  les  notes 
de  Mirabeau  et  par  les  réponses  qu'elles  pro- 
voquent, qu'en  1789,  et  même  avant  la  réu- 
nion des  Etats  Généraux,  et  plus  encore  après 
la  prise  de  la  Bastille,  la  nuit  du  4  août  et  les 
journées  d'octobre,  le  problème  à  résoudre 
était  :  Accord  de  la  Monarchie  avec  la  Révolu- 
tion. 

«  Ce  n'est  pas  seulement  les  Mounier,  les 
Malouet  qui  le  comprennent  ainsi;  ce  n'est 
pas  seulement  Mirabeau,  Barnave,  lesLameth 
et  jusqu'à  Robespierre  ;  c'est  tout  le  monde 
sans  exception. 

«  Et  les  événements  ont  prouvé  que  la 
Révolution  de  89  à  1848  ne  dépassait  pas  ce 
but. 

«  Mais  comment  se  fera  cet  accord  ? 

a  Là,  tout  le  monde  se  divise  :  les  uns  ten- 
dent pour  cela  à  réduire  la  part  de  la  Révolu- 
tion et  à  grossir  celle  de  la  Royauté  ;  les 
autres  suivent  la  tendance  contraire  ;  par  dé- 
vouement à  la  Révolution  et  dévouement  au 
nouvel  ordre  de  choses,  ils  tendent  à  annihiler 
de  plus  en  plus  le  pouvoir  royal. 

«  Du  reste,  les  factions  diverses  ne  com- 
battent évidemment  que  pour  s'approprier, 
sous  la  Monarchie  telle  qu'elle  sera  organisée, 
la  plus  large  part  d'influence;  à  cet  égard,  la 
guerre  faite  à  la  Cour  par  les  Lameth  et  les 
Lafayelte  jusqu'à  la  mort  de  Mirabeau,  et  par 
les  Jacobins  eux-mêmes,  n'est  qu'une  manière 
de  réduire  celle-ci  à  se  placer  sous  leur  pro- 
tection. 

«  Au  fond,  ceux  qui  attaquent  la  Cour  et 


(1)  De  la  célébration  du  dimanche,  tout  cet  écrit  est  à  méditer  aujourd'hui. 


110 


HISTOIRE  I  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CAlIIOLKjUE 


menacent  la  Heine  veulent  la  même  chou  que 
roux  qui  les  flattent  (les  partisans  de  l'ancien 
régime  excepté»)  ;  la  préférence,  même  appa- 
rvnte,  accordée  à  l'un,  devient  aussitôt  un 
prétexte  de  jalousie,  qui,  parpure  hypocrisie, 
prend  aussitôt  la  forme  dune  accusation  de 
trahison. 

«  Il  faut  dévoiler  ce  secret  des  hommes  du 
temps;  c'est  là  ce  qui  explique  les  accusa- 
tions réciproques  d'orléanisme  et  de  courlisa- 
nisme,  et  toutes  ces  méfiances  qui  cachent 
autant  de  convoitise  que  de  zèle... 

«  Pendant  un  temps,  l'idée  vola  dans  l'air 
de  changer  de  dynastie...  Celle  idée  usée,  ils 
fallut  alors,  bon  gré  mal  gré,  se  rabattre  sur 
la  dynastie  existante  ;  on  ne  le  fit  pas  sans  y 
apporter  théoriquement  quelques  modifica- 
tions. On  songea  tantôt  à  remplacer  Louis  XVI 
par  Monsieur  ;  tantôt  à  lui  arracher  une  ab- 
dication et  à  nommer  un  Conseil  de  Régence; 
tantôt  à  provoquer  un  divorce  et  écarter  la 
Heine  pour  mieux  maîtriser  le  Hoi  ;  tantôt 
enfin  à  gagner  la  Heine  elle-même,  et  à  la  ré- 
concilier avec  la  Révolution... 

a  Quelques-uns,  sans  se  préoccuper  autant 
du  Hoi,  de  la  Heine,  de  la  dynastie,  son- 
geaient plutôt  à  former  un  parti  si  nombreux, 
si  puissant,  qu'il  s'imposât  de  lui-même;  ils 
voulaient  former  un  gouvernement  monar- 
chique qui  pût,  au  besoin,  aller  sans  le  mo- 
narque; ceux-là  devançaient  la  coalition  de 
18 18  qui  renversa  Louis-Philippe. 

«  L'esprit  de  Mirabeau  parait  avoir  flotté, 
suivant  les  probabilités  qu'il  y  trouvait,  entre 
ces  divers  plans;  et  c'est  là  une  des  causes  se- 
crètes qui  l'ont  fait  et  le  feront  encore  accu- 
ser avec  plus  d'injustice  ;  c'est  ce  qui  fera  pa- 
raître, aux  observateurs  superficiels,  sa  con- 
duite politique  si  souvent  immorale. 

«  Mirabeau  ne  croit  fermement  qu'à  une 
chose  :  La  Révolution. 

«  Mais,  en  même  temps,  il  aperçoit  plus 
nettement  qu'aucun  autre  la  nécessité,  pour 
l'époque  et  pour  la  chose  publique,  de  con- 
cilier cette  Révolution  avec  une  form*  de  gou- 
vernement monarchique  représentatif;  plus  que 
personne,  il  sent  la  nation  entraînée  sur  la 
pente  falale,  et  la  Révolution,  la  liberté,  tout, 
en  péril. 

«  Mirabeau  en  89  a  vu  93,  l'excès  de  la  dé- 
magogie, puis  le  despotisme  militaire.  Mira- 
beau, répondant  à  l'argument  pessimiste  de 
la  Cour,  qui  disait  que  l'excès  de  l'anarchie 
ramènerait  la  France  à  son  Roi,  Mirabeau  a 
vu,  il  le  dit  en  plusieurs  endroits,  qu'il  fau- 
drait plus  de  vingt  ans  pour  épuiser  les  consé- 
quences du  débordement  (en  effet,  de  90  on 
est  allé  jusqu'en  1814)  ;  il  a  donc  conclu,  de 
toute  la  puissance  de  sa  raison,  à  la  néces- 
sité d'enrayer  le  char  révolutionnaire,  en  ré- 
volutionnant la  royauté,  en  royalisant  (si  cela 
peut  se  dire  au  sens  constitutionnel;  la  Révo- 
lution. 

«  Ses  sollicitations  auprès  de  Lafayette,  et 
finalement  son  attitude  avec  la  Reine,  et  tout 
ce  qui  en  a  été  la  suite,  sont  la  conclusion  lo- 


gique de  celte  conception  parfaitement  rai- 
sonnée,  judicieuse  et  hautement  justifiée  par 
la  suite. 

«  Quel  est  donc  le  sens  de  son  fameux  pacte 
avec  la  Cour? 

«  Sauver  la  Révolution  de  la  seule  ma- 
nière qu'elle  pouvait  l'être  (puisque  la  Démo- 
cratie et  Y  Empire  prévus  par  Mirabeau  étaient 
deux  positions  également  instables;,  par  sa  ré- 
conciliation, au  moins  temporaire,  avec  la 
monarchie. 

a  C'était  tellement  dans  le  sens  commun, 
tellement  dans  la  donnée  universelle  que  Mi- 
rabeau dut  croire  que,  ses  services  acceptés, 
son  plan  l'était  par  conséquent  aussi.  11  fallait 
plus  que  de  la  folie  pour  vouloir,  pour  es- 
pérer autre  chose.  Il  parait  cependant  que  la 
Cour  ne  fut  jamais  tellement  convaincue  sur 
ce  point  qu'elle  ne  s'entretint  de  temps  en 
temps  des  idées  de  complète  contre-révolu- 
lion.  C'est  là  ce  qui  empêcha  le  succès  des 
conseils  de  Mirabeau  et  poussa  la  France  aux 
ex  l  rémités. 

«  Et  c'est  ici  qu'apparaît,  dans  tout  son 
jour,  la  grandeur  de  Mirabeau  ;  il  accuse,  ré- 
primande, fouette  dansce  sens  les  hésitations, 
les  faiblesses  du  prince.  Jamais  il  ne  soup- 
çonne qu'on  le  trahit  ;  il  ne  lui  vient  pas  à 
l'esprit  qu'on  puisse  attendre  de  lui  une  chose 
absurde  ;  il  marche,  il  avance,  frappant  sur 
la  contre-révolution  à  mesure  qu'elle  se  mon- 
tre (ce  qui  indigne  à  chaque  fois  la  Cour)  et 
fournissant  chaque  jour  des  conseils  qui  ne 
sont  jamais  suivis... 

«  Du  moment  qu'on  voulait  une  monarchie, 
il  ne  fallait  pas,  surtout  en  France,  l'amoin- 
drir, a  Bien  fous,  disait  Mirabeau,  ceux  qui 
croiraient  que  la  France  peut  se  passer  de  Roi.  » 
Et  1804  a  prouvé  combien  il  avait  raison.  11 
fallait  donc  enrayer  et  remonter  la  pente, 
chose  difficile... 

«  La  position  de  Mirabeau  vis-à-vis  de  la 
Cour  ainsi  exposée,  reste  à  la  juger. 

«  Au  point  de  vue  politique,  la  pensée  de 
conciliation  de  Mirabeau  était-elle  juste? 

«  Juste,  on  ne  saurait  le  dire,  le  sort  de  la 
monarchie  constitutionnelle  après  trente-trois 
ans  d'existence  a  prouvé  que  cette  conciliation 
n'est  jamais  une  vérité. 

«  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  tout  le 
monde  la  voulait,  et  qu'en  1789,  comme  en  99, 
comme  en  1814  et  1830,  elle  était  le  nec  plus 
ultra  de  ce  que  la  raison  publique  pouvait 
comprendre  ;  d'ailleurs,  elle  était  exigée  par 
la  tradition  ;  c'était  une  nécessité. 

«  Nécessité  d'autant  plus  grande  et  qui 
donnerait  à  noire  opinion  d'autant  plus  d'ap- 
parence, que  la  démocratie  s'est  constamment 
montrée  brutale,  inhabile,  et  nous  a  ramenés 
toujours  au  despotisme. 

«  Toute  la  question  se  réduit  donc  à  savoir 
si  Mirabeau,  se  liant  avec  la  Cour,  entamant 
avec  elle  des  négociations  suivies,  la  con- 
seillant, prenait  le  bon  moyen 

«  On  pourrait  demander  d'  abord  ce  qu'il 
y  avait  de  mieux  à  faire  ;   d'autant  qu'après 


LIVRE  UUATH1<;-Y1N(;ï  quatorzième 


111 


sa  mort,  Barnave  et  autres  Le  tentèrent  et 
que  ce  fut  l'éternelle  ambition  do  Lafayette. 
Pour  traiter  avec  une  dynastie,  agir  au  nom 
d'une  dynastie,  encore  faut-il  s'approcher  du 
dynaste  '}. 

«  Mais  la  question  porte  plus  loin  que  de 
simples  correspondances  ;  il  s'agit  de  savoir 
si,  dès  lors,  la  Cour,  si  le  pouvoir  exécutif 
devait  être  réduit  et  suballernisé  au  pouvoir 
législatif,  suivant  le  principe:  le  Roi  règne  et 
ne  gouverne  pas,  ou  bien  simplement  séparé 
et  corrélatif. 

«  Ici  encore,  il  est  impossible  de  n'être  pas 
de  l'avis  du  grand  révolutionnaire.  Plus  que 
Lafayette,  Thiers  et  autres,  il  est  dans  la  vé- 
rité constitutionnelle.  Comme  il  le  sentait  si 
vivement,  la  royauté,  entièrement  subaltcr- 
nisée,  n'est  plus  qu'un  rouage  inutile,  servant 
à  déguiser  la  dictature  honteuse  d'un  cbef  de 
parti,  d'une  aristocratie.  \.u  fond,  le  parti  du 
Roi  qui  règne  et  ne  gouverne  pas  est  un  parti 
aristocrate.  Mirabeau  n'en  voulait  pas. 

«  Mirabeau  voulait  donc,  pour  sauver  la 
Révolution,  relever  le  pouvoir  exécutif,  sans 
en  faire  une  dictature  comme  celle  de  93,  ni 
un  despotisme  militaire  comme  en  1804,  mais 
une  monarchie  constitutionnelle,  comme  fut 
à  peu  près  la  royauté  sous  les  ministères  De- 
cazes  et  Martignac,  Mirabeau  devait  s'appro- 
cher du  prince  régnant,  du  titulaire  de  ce 
pouvoir  et  chercher  à  l'entraîner... 

«  Ceci  entendu,  il  ne  reste  rien  contre  Mi- 
rabeau qui  vaille  la  peine  d'être  relaté  par 
l'histoire.  Une  démocratie  ridicule  autant 
qu'injuste  s'obstine  à  souiller  sa  grande  mé- 
moire, une  bourgeoisie  mesquine  et  bête  l'ac- 
cuse avec  ingratitude  ;  cela  mérite  à  peine 
l'honneur  de  la  plus  flétrissante  réplique. 

«  Mirabeau,  ruiné,  persécuté,  ayant  sa- 
crifié à  la  Révolution  ce  qui  lui  restait  de  for- 
tune et  de  vie,  donnant  à  l'accomplissement 
de  son  œuvre  ses  jours  et  ses  nuits,  et  ayant 
le  droit  de  supposer  que  ses  pensées  autant 
que  ses  services  étaient  accueillis,  Mirabeau 
reçoit  une  rémunération  qui  n'est  que  la  ga- 
rantie de  repos  et  de  sécurité  dont  il  a  un 
immense  besoin  ;  cette  rémunération,  que  la 
Révolution  aurait  dû  lui  voter,  c'est  la  mo- 
narchie, avec  laquelle  il  s'agit  de  le  réconci- 
lier, qui  en  attendant  la  lui  offre  !  Et  Mira- 
beau est  vendu  !  Mirabeau  est  traître  1 

«  Non,  non,  Mirabeau  ne  fut  point  traître, 
vil  encore  moins;  gans  doute  il  eut,  comme 
tout  honnête  homme,  la  pensée  de  faire  servir 
sa  cause  à  sa  fortune;  jamais,  pour  sa  for- 
tune, il  ne  déserte  sa  cause  ;  jamais  il  ne  sa- 
crifie un  hta  à  ses  convictions. 

"  La  calomnie  organisée  contre  Mirabeau 
fut  une  honte  pour  le  parti  révolutionnaire  de 
89  et  une  calamité  nationale. 

«  L'excès  de  travail  occasionné  à  Mirabeau 
par  les  négociations  avec  la  Cour  fut  pour 
beaucoup  dans  la  maladie  qui  l'emporta. 
Mai  -,  par  la  même,  les  reproches  d'orgies 
sont  réduits  à  peu  de  chose.  Des  séances  de 
comité  de  cinq  et  six  heures,  puis  les  luttes 


de  L'Assemblée, une  correspondance  effrayante, 
on  ne  sait  où  cet  homme  a  trouvé  le  temps  de 
faire  tant  de  rinces  !  » 


li«'  centenaire  <l«'  Vol  in  in*  <i  ,i-.- 


Le  30  mai  1878  était  le  centenaire  de  la 
mort  de  Voltaire  ;  c'était  aussi  l'anniversaire 
de  la  mort  de  Jeanne  d'Arc  :  par  une  coïnci- 
dence étrange,  et  qui  devait  être  significative, 
la  pure  victime  et  son  vil  insulteur  venaient 
simultanément  se  rappeler  au  souvenir  et 
s'offrir  aux  hommages  de  la  France.  Le 
30  mai  1778,  Voltaire  était  mort  en  réprouvé, 
agité  comme  Oreste  par  les  furies,  dévorant 
ses  ordures,  vomissant  le  blasphème  ;  le  len- 
demain, son  cadavre,  exclu  de  l'Eglise,  avait 
été  ramené  à  Mesnil-Scellières  et  inhumé  fur- 
tivement. C'était  aussi  un  30  mai  que  les  An- 
glais avaient  brûlé  la  libératrice  de  la  France, 
à  Rouen,  sur  la  place  du  Vieux-Marché  ;  pour 
la  soustraire  à  la  reconnaissance  de  la  patrie 
et  à  la  vénération  de  l'Eglise,  ils  avaient  jeté 
ses  restes  à  la  Seine  ;  mais  1  Eglise  avait  cassé 
le  procès  de  condamnation  ;  Dieu  avait  frappé 
les  misérables  juges  ;  et  un  temps  devait  venir 
où,  sous  l'inspiration  d'En  Haut,  la  chaire 
apostolique  ouvrirait  le  procès  de  canonisa- 
tion de  la  Pucelle  d'Orléans.  Le  30  mai  1878 
inaugurait  donc  une  sorte  d'information  pré- 
paratoire, sur  la  question  de  savoir  s'il  fallait 
placer  Jeanne  d'Arc  sur  les  autels  et  sceller 
Voltaire  dans  son  infâme  sépulcre. 

La  République  avait  été  administrée  jusque 
là  par  des  conservateurs  ;  elle  avait  encore, 
pour  président,  le  faible  et  inexpérimenté 
Mac-Mahon  ;  pour  ministres,  les  barres  de  fer 
en  bois  blanc  du  centre  gauche,  Bardoux, 
Marcère  et  le  dernier  des  jansénistes,  Dufaure. 
Les  républicains  qui  se  qualifient  modeste- 
ment de  purs,  comme  si  le  mot  républicain 
tout  seul  n'indiquait  pas  cette  qualité,  allaient 
arriver  au  pouvoir  ;  la  majorité  abusée  des 
électeurs  leur  promettaient  un  prochain 
triomphe  ;  et,  comme  c'est  l'usage  en  politique 
de  se  faire  arme  de  tout,  les  républicains  purs 
imaginèrent  de  se  placer  sous  le  patronage 
historique  de  l'impur  Voltaire.  A  la  vérité,  le 
parti,  dans  son  ensemble,  ne  se  donna  pas  ce 
tort,  à  la  fois  ridicule  et  immonde  ;  mais  il  se 
trouva  dans  le  parti  quelques  imbéciles  pour 
empaumer  cette  aventure.  Celui  que  le  public 
vit  le  plus  était  un  chocolatier  de  Seine-et- 
Marne,  nommé  Menier  ;  industriel,  il  avait 
fait  fortune  ;  parce  qu'il  était  député,  le  bon- 
homme se  crut  héritierde  l'esprit  de  Voltaire. 
Du  moins,  pour  s'essayer  à  le  faire  croire,  il 
avait   signé   quelques    livres    composés    par 


1 1  _> 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


d'autres  et  imprimés  ;'i  ses  frais;  il  avait 
fondé,  à  ses  Irais,  un  journal,  le  Bien  public, 
rédigé  par  dei  oisons  dont  il  était  le  Numa  ; 
et  il  s'intitula  Président  'le  la  Commission  pour 
te  Centenaire  de  Voltaire.  La  société  des  gens 
de  lettres  se  crut  aussi  oblige  à  quelque  dé- 
monstration en  faveur  de  Voltaire,  le  roi  des 
beaux  esprits  de  son  temps,  titre  qui  permet  à 
ceux  qui  l'encensent  de  se  croire  ses  sujets  et 
ses  légataires  universels.  A  certains  égards, 
Voltaire  appartient  aux  gens  de  lettres  ;  par 
ses  mérites,  il  les  surpasse  ;  par  ses  misères  et 
ses  vices,  il  les  surpasse  encore  ;  ce  n'est  pas 
seulement  un  type,  c'est  un  proto-type  ;  mais 
il  est  difficile  de  le  glorifier. 

Mais  enfin  puisque  les  lettres  et  les  politi- 
ciens font,  de  Voltaire,  leur  homme,  il  faut 
connaître  le  patron  et  juger,  par  là,  des  dé- 
vots. Voici  quelques  traits  de  son  caractère  : 

Voltaire,  dit  Eugène  Veuillot,  poussa  le  mé- 
pris de  la  famille  non  seulement  jusqu'à  renier, 
en  s'en  moquant,  le  nom  de  son  père,  mais 
encore  jusqu'à  flétrir  sa  mère,  qu'il  accusait 
volontiers  de  mœurs  légères.  C'était  connu  ; 
mais  que  penser  du  fils  qui  le  rappelait  en 
riant  ?  Il  croyait  peut-être  s'excuser  ainsi  de 
son  dédain  du  nom  paternel.  C'est  bien 
l'homme  qui,  vieillard,  chargeait  l'une  de  ses 
nièces,  Mmc  de  Fontaine,  de  lui  copier  des 
dessins  malpropres,  afin  de  le  ragaillardir. 
Ne  recherchons  pas  quel  fut  près  de  lui  le  rôle 
de  son  autre  nièce,  Mme  Denis,  et  tenons-nous 
à  ces  traits.  Peut-on  contester  qu'ils  soient 
d'un  polisson  ?  et  n'expliquent-ils  pas  que  le 
sentiment  de  la  famille  soit  méconnu,  raillé, 
insulté  dans  les  écrits,  dont  la  révolution  fait 
son  catéchisme? 

Ce  n'est  pas  sous  ces  formes  seulement  que 
Voltaire  traita  la  famille  en  ennemie.  L'adul- 
tère fut  l'un  des  éléments  de  sa  vie  et  comme 
son  état  naturel.  Il  y  introduisit  même  une 
bassesse  particulière  :  il  acceptait  que  Saint- 
Lambert  fut  à  peu  près  pour  lui  ce  qu'il  était 
lui-même  pour  le  marquis.  Du  reste,  dès  sa 
jeunesse,  son  libertinage  était  arrivé  à  la  dé- 
bauche, au  cynisme.  N'est-ce  pas  là  aussi  le 
cachet  constant  de  ses  écrits?  L'obscénité  ne 
fut-elle  pas  toujours  son  principal  instrument 
philosophique?  Comme  mœurs,  comme  aspi- 
ration et  habitude  de  son  esprit,  il  a  donné  sa 
mesure  dans  ce  poème  sur  Jeanne  d'Arc,  qu'il 
commença  à  30  ans,  et  qu'octogénaire  il  re- 
touchait encore.  Oui,  pendant  cinquante  ans, 
ce  type  du  libre-penseur  de  tous  les  âges,  ce 
modèle  des  républicains  de  nos  jours,  a  vingt 
fois,  cent  fois  remis  sur  le  mélier,  pour  la 
rendre  plus  salissante,  cette  polissonnerie,  son 
œuvre  de  prédilection,  qu'aucun  des  preneurs 
du  centenaire  n'a  osé  défendre,  mais  que  tous, 
en  somme,  ont  acceptée.  Et  il  devait  en  être 
ainsi,  puisque  la  Pucelle  résume  la  morale  de 
Voltaire,  qui  est  celle  de  la  libre-pensée. 

Si  Voltaire  a  mis  carrément  dans  ses  livres 
la  malpropreté  de  ses  mœurs,  il  n'y  a  pas  mis 
avec  le  même  cynisme  sa  ladrerie  et  sa  four- 
berie. Néanmoins  il  en  perce  quelque  chose. 


On  y  trouve  des  théories,  des  appréciations, 
des  traits  qui  dénoncent  l'absence  et  comme 
l'ignorance  de  la  probité.  Ce  qui  n'est  là 
qu'indiqué  abonde  dans  sa  correspondance  et 
dans  les  actes  les  plus  authentiques,  les  plus 
connus  de  sa  vie  privée.  11  ne  fut  pas  seule- 
ment avare,  il  fut  usurier,  il  fut  déloyal,  il  fut 
spéculateur  véreux,  il  fut  fripon.  Même  dans 
le  camp  voltairien  on  ne  nie  pas  l'avarice. 
Peut-on  nier  davantage  les  vilaines  spécula- 
tions, les  actes  de  déloyauté,  de  malhonnê- 
teté ? 

On  sait  à  quels  abus,  plus  étendus  encore 
que  ceux  que  Ton  a  vus  de  nos  temps,  don- 
naient lieu  alors  les  fournitures  militaires  et 
quelles  fortunes  scandaleuses  s'y  faisaient. 
Voltaire  se  mit  dans  ces  entreprises  et  y  ga- 
gna beaucoup  d'argent,  sans  trouver  jamais 
qu'il  en  eut  assez,  sans  s'inquiéter  jamais 
d'aucune  vilenie.  Il  s'enrichissait;  peu  lui  im- 
portait que  ce  fut  en  compromettant  la  vie  du 
soldat  et  les  intérêts  de  la  patrie.  De  nos  jours, 
il  eut  été  l'associé  du  citoyen  Ferrand,  ce  four- 
nisseur républicain  qu'une  justice  réaction- 
naire, le  tirant  du  château  où  il  attendait  son 
ami   Gambetta,  a  fourré    sous   les  verroux. 

Voltaire  ne  s'en  tînt  pas  à  écrire  pour  les 
traitants  et  à  travailler  avec  eux,  tout  en  les 
raillant  quelquefois.  Ce  philosophe,  cet  hu- 
manitaire, commandita  des  négriers,  il  fut 
marchand  d'esclaves  et  il  y  mit  du  cynisme  ; 
il  en  mettait  en  lout.  Dès  sa  jeunesse,  parlant 
d'une  de  ses  premières  entreprises  financières, 
il  l'appelait  une  juifrerie.  C'était  un  brasseur 
d'affaires,  il  avait  le  culte  du  pot  de  vin.  Toute 
entreprise  qui  pouvait  donner  du  gain,  fût-elle 
malpropre  ou  odieuse,  lui  allait.  Sa  devise, 
qu'il  ne  craignait  pas  d'afficher,  était  ce  mot 
d l'une  tragédie  anglaise  :  «  Mets  de  l'argent 
«  dans  ta  poche  et  moque-toi  du  reste.  »  En 
vertu  de  cet  axiome,  il  alla  jusqu'à  la  fripon- 
nerie. Peut-on  qualifier  autrement  ses  affaires 
avec  le  président  de  Brosse  et  le  libraire  Jore  ? 

Il  fut  plus  déloyal  encore  et  plus  vil  dans 
les  relations  personnelles  que  sur  les  ques- 
tions d'argent.  Quiconque  lui  portait  om- 
brage, avait  contrarié  ses  vues,  blessé  son 
extrême  vanité,  devenait  l'objet  de  sa  haine, 
était  en  butte  à  ses  injures  constamment  or- 
durières,  à  ses  dénonciations  toujours  lâches, 
souvent  infâmes.  Qui  oserait  nier  cela  !  Qui  ne 
sait  avec  quel  acharnement,  avec  quelle  bas- 
sesse il  persécutait  de  pauvres  gens  comme  les 
Travenol,  des  critiques  comme  Desfonlaine  et 
Fréron  ;  des  écrivains  qu'il  jalousait  comme 
Jean-Baptiste  Rousseau  et  ce  Jean- Jacques, son 
émule  en  vilenies  que  les  gens  du  centenaire 
voulurent  d'abord  lui  associer  ?  11  demandait 
contre  eux  l'amende,  la  confiscation,  l'exil,  la 
prison,  il  les  déclarait  dignes  de  mort.  Et 
comme  il  était  le  courtisan  des  grands  sei- 
gneurs, des  hommes  en  place,  des  lieutenants 
de  police,  des  maîtresses  royales,  il  obtint  sou- 
vent que  ses  adversaires  fussent  rudement 
frappés. 

On  parle  cependanl'du  courage  avec  lequel 


LIVRE  01IATR.K-V1N1T  QUATORZIÈME 


ll.'l 


ce    persécuteur    subit   la    persécution.   Quel 
conte  !  Bien  qu'il  ail  été  de  passage  à  la  Bi 
tille  et  qu'il  ait  vécu  longtemps  à  L'étranger, 
Voltaire  n'a  pas  été  perscuté  ;  il  n'a  même  été 

puni  ni  selon  les  lois  de  son  temps,  ni  dans  la 
mesure  où  son  pareil  le  serait  de  nos  jours. 
Pendant  plus  de  soixante  ans,  il  diffama  les 
particuliers,  lit  des  pamphlets  contre  les  lois, 
écrivit  des  livres  obscènes  et  il  en  fut  quitte 
pour  quelques  semaines  de  prison,  dans  des 
conditions  fort  adoucies.  11  en  coûterait  beau- 
coup pi  us  aujourd'hui. 

Ce  ^retendu  persécuté  eut  des  missions,  des 
pensions,  des  charges  de  cour  ;  il  fut  toujours 
eu  crédit  près  des  grands  seigneurs  les  plus 
influents.  La  Pompadour,  l'une  de  ses  protec- 
trices, le  recevait  «  en  roi  »  ;  une  autre  de  ses 
protectrices,  la  Du  Barry,  le  traitait  en  ami, 
el  il  était  assez  bien  avec  le  ministre  Dubois 
pour  lui  demander  d'être  employé  comme  es- 
pion. Quand  il  avait  fait  quelque  coup  dont 
la  justice  devait  connaître,  la  police,  avant  de 
le  poursuivre,  lui  faisait  dire  de  s'éloigner. 

Un  cite  ses  pamphlets  contre  les  magis- 
trats, la  magistrature,  les  lois,  les  mœurs, 
l'Etat,  l'Eglise  comme  des  actes  de  courage. 
Oublie-t-on  qu'il  les  lançait  de  loin,  à  l'abri, 
sous  de  faux  noms  ;  qu'il  les  désavouait,  qu'il 
allait  même  jusqu'à  les  attribuer,  en  les  flé- 
trissant, à  des  écrivains  morts  ou  à  des  vi- 
vants, ses  ennemis?  A  propos  du  Diction- 
naire philosophique,  il  écrivait  à  d'Alembert  : 
«  Dès  qu'il  y  aura  le  moindre  danger,  je  vous 
prie  en  grâce  de  m'avertir  afin  que  je  désavoue 
l'ouvrage  dans  tous  les  papiers  publics.  »  Il 
procéda  de  la  sorte  pour  tous  les  écrits  qui 
pouvaient  le  compromettre  ;  et  on  prétend  le 
glorifier  aujourd'hui  du  courage  qu'il  mit  à 
les  publier  !  Du  reste,  c'était  en  tout,  selon  le 
mot  de  son  ami  d'Argenson,  «  un  poltron 
avéré  ». 

Ses  célèbres  campagnes  en  l'honneur  de 
Calas,  de  Sirven,  de  La  Barre  le  montrent 
beaucoup  plus  désireux  de  faire  œuvre  de 
parti,  de  miner  la  justice,  d'insulter  l'Eglise 
que  de  venger  des  innocents  et  d'adoucir  les 
mœurs.  Il  choisit  le  terrain  de  ses  attaques, 
et  s'il  proteste  avec  véhémence  contre  les  pro- 
cédures barbares  communes  alors  à  toute 
l'Europe,  c'est  par  haine  de  la  protection  lé- 
gale donnée  à  l'Eglise  et  non  par  amour 
de  l'humanité  ;  ce  n'est  pas  d'Etalonde  et 
La  Barre  qu'il  défend,  c'est  la  liberté  du 
blasphème,  c'est  le  droit  de  briser  les  croix 
qu'il  veut  conquérir. 

D'autres  procès  où  l'on  appliqua  la  torture 
et  qui  furent  suivis  d'exécutions  terribles, 
eurent  Heu  du  temps  de  Voltaire  ;  mais 
rornme  aucun  intérêt  religieux  n'y  était  mêlé, 
s'il  en  parla,  ce  fut  pour  en  rire.  Jamais 
homme  ne  fut  plus  insensible  aux  souffrances 
d'autrui  et  ne  méprisa  plus  absolument  l'hu- 
manité. Cet  éducateur  de  nos  républicains,  en 
qui  V.  Hugo  reconnaît  «  l'âme  delà  Révolu- 
tion »,  ayant  attrapé  des  droits  seigneuriaux, 
y  tenait  beaucoup  et  traitait  lort  mal  ses  pay- 

T.  xv. 


sans.  Tout  son  esprit  ne  l'empêcha  pas  d'être 
une  variété  comique  du  bourgeois-gentil- 
homme. Il  avait,  d'ailleurs,  absolument  hor- 
reur «lu  peuple  ;  il  le  montre  dans  ses  livres  ; 
il  l'a  écrit  à  profusion,  avec  cynisme  et  bru- 
talité dans  scs  lettres.  S'il  adula  tous  les 
princes  de  son  temps,  il  lut  particulièrement 
épris  de  Frédéric  de  Prusse  et  de  Catherine 
de  Russie.  Leurs  vices,  leur  mépris  absolu  des 
pauvres  gens  et  de  la  vie  humaine,  leurs  at- 
tentats, le  caractère  abominable  de  leur  poli- 
tique le  séduisaient  et  l'enthousiasmaient. 
Dans  cette  absence  absolue  de  sens  moral,  que 
le  succès  avait  couronnée,  il  voyait  la  gran- 
deur et  il  admirait. 

Par  ce  côté  encore  Voltaire  est  bien  le  père 
de  nos  révolutionnaires  et  de  nos  libres-pen- 
seurs. On  pourrait  établir  sans  peine  que  la 
politique  du  mensonge,  de  la  violence  et  du 
sang  leur  plaît  comme  elle  lui  plaisait.  Sous 
les  différences  de  langage  et  de  procédés 
qu'imposent  le  temps  et  les  circonstances, 
nous  trouvons  chez  le  maître  et  les  disciples 
le  même  culte  de  la  force,  le  même  mépris  du 
droit,  qu'il  s'agisse  des  nations  ou  des  indivi- 
dus, le  même  besoin  de  s'aplatir  devant  toute 
puissance  qui  s'élève  contre  l'Eglise. 

C'est  aussi  la  même  hypocrisie.  Voltaire, 
tout  en  attaquant  sans  cesse  et  par  tous  les 
moyens  tout  le  christianisme,  prétendait  n'en 
vouloir  qu'au  fanatisme.  C'était  son  mot  de 
passe.  Nos  républicains,  ses  continuateurs, 
bien  que  leur  haine  et  leurs  outrages  enve- 
loppent toutes  les  institutions  catholiques,  dé- 
clarent ne  s'en  prendre  qu'au  cléricalisme  et 
protestent  misérablement  de  leur  respect  pour 
la  religion  qu'ils  veulent  détruire. 

Ce  vice  de  l'hypocrisie,  particulièrement 
lâche,  Voltaire  le  portait  partout.  L'athée,  qui 
faisait  par  intérêt  des  communions  sacrilèges, 
mentait  à  ses  amis  comme  à  Dieu.  Dans  toutes 
ses  relations  c'était  bien  l'homme  qui  écrivait 
à  Thiriot  :  «  Je  vous  aime  et  ne  vous  trompe 
point  »,  et  qui  la  veille  avait  écrit  à  d'Argen- 
tal,  à  propos  de  ce  même  Thiriot  :  «  Y  a-t-il 
une  came  de  boue  aussi  lâche,  aussi  mépri- 
sable? »  L'hypocrisie  était  ici  doublée  d'in- 
gratitude. Mais  qui  ne  sait,  selon  l'expression 
de  sa  nièce,  Mmo  Denis,  que  Voltaire  «  était 
le  dernier  des  hommes  par  le  cœur  ».  Et 
pourquoi  et  comment  n'aurait-il  pas  été  hy- 
pocrite et  ingrat,  le  cynique  qui  avait  érigé  le 
mensonge  en  système?  Les  amis  auxquels  il 
écrivait  :  «  Mentez,  mentez,  je  vous  le  rendrai 
dans  l'occasion»,  pouvaient-ils  s'étonner  qu'il 
leur  mentît? 

Voltaire  a  d'autres  droits  encore  à  repré- 
senter la  libre-pensée  triomphante  et  pouvant 
établir  enfin  le  régime  de  son  choix.  11  igno- 
rait le  patriotisme,  l'idée  de  patrie  ne  lui 
disait  rien.  Il  n'y  avait  là,  pour  lui,  qu'un  bon 
vieux  mot  propre  aux  effets  littéraires.  Nos 
révolutionnaires  en  sont  là.  Cependant,  sur 
ce  point,  entre  Voltaire  et  ses  continuateurs, 
il  faut  noter  une  différence.  Voltaire  ne  pré- 
tendait pas  sacrifier  la  patrie  à  l'humanité. 

8 


114 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


s'il   acceptail  Rosbach,   el    de   notre 

vainqueur  lui-même,  le  litre  de  «  bon  Prus- 
sien »,  s'il  se,  déclarait  Suisse  el  regrettait  de 
n'être  pas  Russe,  c'étail  loul  uniment  par 
bassesse  d'esprit,  absence  de  cœur  et  en  vue 
de  ses  intérêts.  Il  ne  philosophait  pas  là- 
dessus.  Nos  révolutionnaires  se  vantent 
d'agir  en  (tenseurs;  s'ils  sont  internationaux, 
cosmopolites,  s'ils  préfèrent  l'Europe  à  la 
Fiance,  c'est  par  système,  c'est  pour  établir 
la  fraternité  des  peuples.  Leur  négation  de  la 
patrie  est  donc  plus  raisonnée  et  plus  com- 
plète. Néanmoins,  ici  encore,  ils  relèvent  de 
Voltaire  et  ont  droit  comme  lui  aux  remercie- 
ments de  nos  ennemis. 

Tous,  sans  doute,  n'en  sont  pas  ou  n'en 
veulent  pas  être  là.  (Juelques-uns  se  croient 
sérieusement  patriotes.  D'autres  affectent  de 
l'être,  parce  que  les  masses  populaire*,  maî- 
tresses des  élections,  conservent  l'idée  de  pa- 
trie ;  mais  au  tond, l'esprit  national  s'éteint  chez 
tous.  Ils  l'ont  prouvé  le  jour  où  ils  ont  pris 
pour  leur  représentant  le  Français  qui  a  le 
plus  insulté,  le  plus  sali,  le  plus  ignoblement 
renié  la  France. 

Il  en  devait  être  ainsi.  La  haine  de  l'Eglise 
et  le  mépris  intéressé  de  ses  lois  ont  dominé 
Voltaire.  Ils  donnent  la  clef  de  sa  vie  et  de 
son  œuvre.  Les  mêmes  passions  dominent  nos 
révolutionnaires  et  devaient  les  faire  voilai- 
riens. 

Voltaire,  pourri  lui-mêoie,  avait  plu  beau- 
coup à  la  pourriture  du  xviue  siècle  ;  grand 
démolisseur,  il  avait  plu  davantage  encore 
aux  révolutionnaires,  grands  ravageurs  de 
l'Eglise  et  de  la  société  civile.  Napoléon  1er, 
qui  ne  se  croyait  pas  capable  de  gouverner  un 
peuple  qui  lisait  Frédéric  ou  Voltaire,  avait 
mis  Voltaire  en  échec  ;  les  Bourbons,  res- 
taurés et  en  partie  éclairés  sur  la  cause  de 
leurs  infortunes,  avaient  maintenu  la  disgrâce 
de  Voltaire;  mais  le  libéralisme,  pour  leur 
faire  pièce,  avait  multiplié  les  éditions  des 
œuvres  du  patriarche  de  Ferney  :  le  Voltaire 
des  Chaumières,  c'est-à-dire  Voltaire  semant 
dans  le  peuple  les  poisons  qu'il  avait  ino- 
culés d'abord  à  la  noblesse,  puis  à  la  bour- 
geoisie, date  de  celte  époque.  De  cette  époque 
aussi  date  le  portrait  de  Voltaire  buriné  par 
la  plume  vengeresse  du  comte  J.  de  Maistre  : 
«  Ne  me  parlez  pas  de  cet  homme,  je  ne  puis 
en  soutenir  l'idée.  Ah  !  qu'il  nous  a  fait  du 
mal  1  Semblable  à  cet  insecte,  le  fléau  des 
jardins,  qui  n'adresse  ses  morsures  qu'à  la 
racine  des  plantes  les  plus  précieuses,  Voltaire, 
avec  son  aiguillon,  ne  cesse  de  piquer  les 
deux  racines  de  la  société,  les  femmes  et  les 
jeunes  gens  ;  il  les  imbibe  de  ses  poisons, 
qu'il  transmet  ainsi  d'une  génération  à  l'autre. 
C'est  en  vainque,  pour  voiler  d'inexprimables 
attentats,  ses  stupides  admirateurs  nous  as- 
sourdissent de  tirades  sonores  où  il  a  parlé 
supérieurement  des  objets  les  plus  vénéras. 
Ces  aveugles  volontaires  ne  voient  pas  qu'ils 


achèvent  ainsi  la  condamnation  de  ce  cou- 
pable écrivain...  Le  grand  crime  de  Voltaire 
es)  L'abus  du  talent  et  la  prostitution  rélléchie 
d'un  génie  créé  pour  célébrer  Dieu  et  la 
vertu.  Il  ne  saurait  alléguer,  comme  tant 
d'autres,  la  jeunesse,  l'inconsidération,  l'en- 
traînement des  passions  et,  pour  terminer 
enfin,  la  faiblesse  de  notre  nature.  Hien  ne 
l'absout  :  sa  corruption  est  d'un  genre  qui 
n'appartient  qu'à  lui  ;  elle  s'enracine  dans  les 
dernières  libres  de  son  cœur  et  se  fortitie  de 
toutes  les  forces  de  son  entendement.  Tou- 
jours alliée  au  sacrilège,  elle  brave  Dieu  en 
perdant  les  hommes.  Avec  une  fureur  qui  n'a 
pas  d'exemple,  cet  insolent  blasphémateur  en 
vient  à  se  déclarer  l'ennemi  personnel  du 
Sauveur  des  hommes  ;  il  ose,  du  fond  de  son 
néant,  lui  donner  un  nom  ridicule,  et  cette  loi 
adorable  que  l'Homme-Dieu  apporta  sur  la 
tene,  il  l'appelle  V Infâme.  Abandonné  de 
Dieu  qui  punit  en  se  retirant,  il  ne  connaît 
plus  de  frein.  D'autres  cyniques  étonnèrent  la 
vertu  ;  Voltaire  étonne  le  vice.  11  se  plonge 
dans  la  fange,  il  s'y  roule,  il  s'en  abreuve  ;  il 
livre  son  imagination  à  l'enthousiasme  de 
l'enfer,  qui  lui  prêle  toutes  ses  forces  pour  le 
traîner  jusqu'aux  limites  du  mal.  Il  invente 
des  prodiges,  des  monstres  qui  font  pâlir. 
Paris  le  couronna,  Sodome  l'eut  banni.  Profa- 
nateur effronté  de  la  langue  universelle  et  de 
ses  plus  grands  noms,  le  dernier  des  hommes 
après  ceux  gui  l'aiment  !  comment  vous  pein- 
drais-je  ce  qu'il  me  fait  éprouver?  Quand  je 
vois  ce  qu'il  pouvait  faire'et  ce  qu'il  a  fait,  ses 
inimitables  talents  ne  m'inspirent  plus  qu'une 
espèce  de  rage  sainte,  qui  n'a  pas  de  nom. 
Suspendu  entre  l'admiration  et  l'horreur, 
quelquefois  je  voudrais  lui  faire  élever  une 
statue...  par  la  main  du  bourreau  (1)  ». 

Voltaire  était  un  homme  d'esprit  :  cela  est 
hors  de  doute  et  c'est  par  quoi  on  veut  le 
sauver.  Voltaire  était  aussi  un  homme  d'un 
certain  bon  sens  ;  son  style  en  porte  habi- 
tuellement le  reflet.  Surtout  c'était  le  char- 
meur d'une  société  légère,  et  c'est  surtout  un 
homme  léger.  Mais  il  n'est  point  ce  qu'on  ap- 
pelle un  homme  instruit;  il  n'était  fondé  ni 
en  histoire,  ni  en  philosophie,  ni  en  théologie, 
ni  en  rien  de  sérieux.  Au  fond,  c'est  un  plai- 
sant ;  et  à  tout  prendre,  lorsqu'on  a  parlé  de 
ses  plaisanteries,  on  a  dit  à  peu  près  tout  ce  en 
quoi  il  excelle.  >>  Voltaire,  dit  encore  le  comte 
de  Maistre,  avec  ses  cent  volumes,  ne  fut 
jamais  que  joli  ;  j'excepte  la  tragédie  où  la 
nature  de  l'ouvrage  le  forçait  à  exprimer  de 
nobles  sentiments...  Dès  que  Voltaire  parle 
en  son  nom,  il  n'est  que  joli;  rien  ne  peut 
l'échauffer,  pas  même  la  bataille  de  Fontenoi. 
Il  est  charmant,  dit-on,  je  le  dis  aussi,  mais 
j'entends  que  ce  mol  soit  une  critique.  Du 
reste,  je  ne  puis  souffrir  l'exagération  qui  le 
nomme  universel.  Certes,  je  vois  de  belles  ex- 
ceptions à  celte  universalité.  Il  est  nul  dans 
l'ode  :  et  qui  pourrait  s'en  étonner?  l'impiété 


(I)  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  t.  I,  p.  241. 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIKM 


118 


réfléchie  avait  tué  chez  lui  la  flamme  divine 
de  l'enthousiasme.  11  est  encore  nul  h  môme 
jusqu'au  ridicule  dans  le  drame  lyrique,  son 
oreille  ayant  été  absolument  fermée  aux 
beautés  harmoniques,  comme  ses  yeux 
l'e'taient  à  celles  de  l'art.  Dans  les  genres  qui 
paraissent  les  plus  analogues  à  son  talent  na- 
turel, il  se  traîne  :  il  est  médiocre,  froid,  et 
souvent,  qui  le  croirait?  lourd  et  grossier 
dans  la  comédie  ;  car  le  méchant  n'est  jamais 
comique.  Par  la  même  raison,  il  n'a  pas  su 
faire  un  épigramme  ;  la  moindre  gorgée  de 
son  fiel  ne  pouvait  couvrir  moins  de  cent 
vers.  S'il  essaie  la  satire,  il  glisse  dans  le  li- 
belle ;  il  est  insupportable  dans  l'histoire,  en 
dépit  de  son  art,  de  son  élégance  et  des  grâces 
de  son  style;  aucune  qualité  ne  peut  rem- 
placer celles  qui  lui  manquent  et  qui  sont  la 
vie  de  l'histoire,  la  gravité,  la  bonne  foi  et 
la  dignité.  Quant  à  son  poème  épique,  je  n'ai 
pas  le  droit  d'en  parler  :  car  pour  juger  un 
livre  il  faut  l'avoir  lu,  et  pour  le  lire,  il  faut 
être  éveillé.  Une  monotonie  assoupissante 
plane  sur  la  plupart  de  ses  écrits,  qui  n'ont 
que  deux  sujets  :  la  Bible  et  ses  ennemis  :  il 
blasphème  ou  il  insulte.  Sa  plaisanterie  si 
vantée  est  cependant  loin  d'être  irrépro- 
chable :  le  rire  qu'elle  excite  n'est  pas  légi- 
time ;  c'est  une  grimace.  N'avez-vous  jamais 
remarqué  que  l'analhème  divin  fut  écrit  sur 
-  n  visage.  Voyez  ce  front  abject  que  la  pu- 
deur ne  colora  jamais  ;  ces  deux,  cratères 
éteints  où  semblent  bouillonner  encore  la 
luxure  et  la  haine;  cette  bouche,  je  dis  mal, 
ce  rictus  épouvantable,  courant  d'une  oreille 
à  l'autre  ;  et  ces  deux  lèvres  pincées  par  la 
cruelle  malice,  comme  un  ressort  prêt  à  se 
détendre  pour  lancer  le  blasphème  ou  le  sar- 
casme (1)  ». 

Sous  Louis-Philippe,  Voltaire  fut  remis  en 
vogue.  Le  prince  qui  se  vantait,  en  frappant 
sur  son  ventre,  d'être  le  dernier  voltairien  de 
son  royaume,  arracha  sainte  Geneviève  au 
culte,  et  permit  qu'on  mit  Voltaire  au  Pan- 
théon ;  son  masque  fut  gravé  au  frontispice 
du  temple,  son  cénotaphe  placé  dans  la  cave 
de  l'édifice,  côte  à  côte  avec  Rousseau,  sans 
doute  pour  que  ces  deux  fils  du  chien  de 
Diogène  pussent  se  déchirer  jusque  dans  la 
mort.  L'Académie,  qui  n'a  jamais  été  une 
force  de  résistance,  mais  plutôt  la  complice 
ordinaire  des  faiblesses  du  pouvoir  ou  des 
égarements  de  l'opinion,  pour  faire  à  sa  façon 
la  cour  au  roi-citoyen,  mit  au  concours 
l'éloge  de  Voltaire,  j'emprunte,  sur  cet  inci- 
dent, à  l'historien  de  Royer-Collard,  à  Prosper 
de  Barante,  quelques  passages  où  ces  deux 
hommes  d'Etat  me  paraissent  refléter  exacte- 
ment les  sentiments  de  l'Académie.  Villemain, 
tout  voltairien  qu'il  était,  rapporteur  du  con- 
eours,  partagea  leurs  scrupules  et  en  déve- 
loppa les  motifs. 

«  L'Académie  avait  d'abord  proposé  l'éloge 


de  Voltaire  ;  elle  a  rétracté  en  quelque  sorte 
h;  premier  programme  :  elle  a  proposé  un 
discours  sur  Voltaire.  En  proposant  un  dis- 
cours sur  Voltaire,  au  lieu  de  l'éloge  de  Vol- 
taire, ce  que  l'Académie  demande,  c'est  sans 
doute  une  appréciation  équitable  et  impar- 
tiale, un  jugement  de  Voltaire,  OU  BUT  Vol- 
taire ;  le  sujet  esl  difficile.  Voltaire  est  bien 
vaste,  bien  divers,  et  peu  sont  capables  de 
l'embrasser  tout  entier.  Voltaire  comprend  un 
poète,  un  historien,  je  ne  dirai  pas  un  philo- 
sophe, car  il  n'a  pas  une  philosophie,  mais 
un  esprit  universel.  Ce  n'e>t  pas  tout,  Voltaire 
a  été  mêlé  à  tout  et  dans  tout,  et  il  n'y  a  rien 
où  vous  ne  le  rencontriez  ;  par  là  il  est 
unique.  Si  c'est  cette  gloire  qu'on  lui  assigne, 
je  ne  la  conteste  pas,  pourvu  qu'on  m'accorde 
qu'éminent  presque  partout,  il  n'est  supérieur 
nulle  part  ;  il  lui  manque  l'attribut  essentiel  de 
la  supériorité,  la  grandeur  et  la  dignité .  Je  ne 
définirai  pas,  je  citerai  des  exemples  et  des 
modèles  :  Homère  chez  les  anciens  ;  chez  les 
modernes,  Corneille,  Milton,  Bossuet,  je  vais 
presque  dire  Molière.  Je  ne  dirai  pas  que  Vol- 
taire soit  petit  à  côté  de  ces  hommes  :  mah  il 
n'est  pas  si  grand  qu'eux.  A  l'égard  des  dis- 
cours que  j'ai  entendus,  ils  ne  m'ont  pas  sa- 
tisfait ;  ils  tombent  du  jugement  dans  l'éloge, 
piège  inévitable  que  l'Académie  avait  elle- 
même  tendu. 

«  Il  y  a  un  autre  côté  de  Voltaire  qu'il 
semble  qu'on  n'a  point  osé  considérer  en  face,  et 
qui  est  une  partie  importante  de  lui-même, 
celle  à  laquelle  il  attachait  sa  plus  solide 
gloire  :  Voltaire  a  été,  dans  la  seconde  partie 
de  sa  vie,  Y  adversaire  ou  plutôt  l'ennemi  persé- 
vérant, infatigable  du  christianisme  ;  cela  ne 
peut  être  omis  dans  l'appréciation  de  Voltaire. 
Si  le  christianisme  a  été  une  dégradation, 
une  corruption,  s'il  a  fait  l'homme  pire  qu'il 
n'était,  Voltaire,  en  l'attaquant,  a  été  un  bien- 
faiteur du  genre  humain;  mais  si  c'est  le  con- 
traire qui  est  vrai,  le  passage  de  Voltaire  sur  la 
terre  chrétienne  a  été  une  grande  calamité  (2)  ». 

Sous  Napoléon  III,  sainte  Geneviève  fut 
rendue  au  culte,  sans  qu'on  dérangeât  ni  le 
masque,  ni  le  cénotaphe  de  Voltaire  :  ce  re- 
tour, dans  ces  conditions,  c'est  la  marque  du 
régime.  Pendant  que  ce  régime  était  dans  sa 
fleur,  le  directeur  politique  du  Siècle,  Louis 
Havin,  le  prince  des  cacographes,  put,  avec 
la  permission  des  autorites  constituées,  ou- 
vrir une  souscription  pour  ériger,  dans  Paris, 
une  statue  â  Voltaire.  La  souscription  se  fit 
longuement,  sou  par  sou  ;  elle  produisit  une 
édition  de  Voltaire  sur  papier  d'almanach,  et 
une  statue.  Le  1-i  août  1870,  après  deux  vic- 
toires des  Prussiens  sur  le  sol  français,  lorsque 
l'armée  française  battait  en  retraite,  et  pen- 
dant qu'une  sédition  sauvage  éclatait  à  Belle- 
ville,  pour  achever  de  montrer  où  en  était  la 
civilisation,  cette  statue  du  blasphème  fut 
érigée  dans  Paris.  Après  l'abandon  de  Rome, 


de  Saint-Pétersbourg ,  t.  I,  p.  239.  (2)  \,avic  politique  de  M.  Royer-Collard,  ses  discours  et 
tes  écrits,  par  M.  de  barante,  de  l'Académie  française.  Troisième  édition,  t.  II,  p.  530. 


[16 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


on  ne  pouvait  rien  faire  de  mieux  pour  at- 
tirer la  foudre.  Le  gouvernement  demandait 
alors  des  prières  el  la  fidélité  à  un  régime 
qui  faisait  ériger  une  statue  à  l'insulteur  de 
Jésus-Christ;  il  présentait,  d'autre  part,  un 
programme  de  liberté  dont  les  auteurs  ne  sont 
bien  fixés  que  sur  la  nécessité  de  renverser 
l'autel,  en  attendant  de  lui  substituer  la 
guillotine.  Et  cependant  le  sang  coulait,  la 
France  était  envahie,  le  trouble  était  dans 
la  rue,  dans  la  bataille  et  dans  les  con- 
seils. «  Mais,  dit  Louis  Veuillot,  ces  choses 
abjectes  et  inepte?,  mêlées  aux  choses  tra- 
giques, ces  chansons  avinées  quand  le  sang 
le  plus  généreux  arrose  la  terre,  ces  hommes 
d'Etat  qui  demandent  des  prières  et  qui  au- 
torisent le  blasphème,  ces  blasphèmes  sous 
la  foudre  qui  tombe,  ces  assassins  sur  le 
pavé  et  ces  orateurs  à  la  tribune,  toute  cette 
révélation  de  la  siupide  multitude  qui  ne  veut 
pas  être  sauvée,  c'est  cela  qui  tient  les  âmes 
sous  la  meule  (I)  ». 

La  Providence  a  parfois  des  ironies  su- 
perbes. Cette  statue  de  Voltaire-Havin  eut  des 
disgrâces.  Pendant  la  Commune,  un  boulet 
plein  vint  la  prendre  de  travers  ou  tout 
droit,  comme  un  bouton  dans  une  bouton- 
nière. Un  éclat  d'obus  avait  rayé  le  bras  du 
fauteuil  ;  d'autres  projectiles  avaient  traversé 
la  statue  à  la  hauteur  des  bras.  Le  Siècle 
promit  de  boucher  les  trous  avec  du  ciment. 
Cette  statue  avariée  par  la  mitraille,  c'est  un 
symbole  assez  réussi  de  la  gloire  des  héros  et 
de  ses  services;  quant  au  Voltaire  assis  sur 
une  chaise  percée,  n'est-ce  pas  typique  pour 
caractériser  les  œuvres  et  la  gloire  ? 

C'est  là  que  la  troisième  république  veut  le 
prendre,  pour  essayer  de  le  refondre.  Le  gou- 
vernement s'abstint  de  prendre  part  à  l'opé- 
ration ;  mais  le  Conseil  municipal  de  Paris  et 
le  Conseil  général  de  la  Seine,  réceptacles  et 
foyers  des  impiété?,  des  folies  et  des  fureurs 
du  socialisme,  eurent  licence  de  le  remplacer. 
A  la  demande  du  chocolatier  de  Seine-et- 
Marne,  l'un  vota  1.000  fr.,  l'autre  10.000  fr., 
pour  les  fêtes  du  Centenaire.  D'autres  con- 
seils, deux  cents  environ  sur  trente-six  mille 
communes,  trouvèrent  bon  d'allouer,  aux 
menus  plaisirs  des  Parisiens  en  goguette,  une 
part  des  deniers  publics.  Toute  question  à 
part,  c'est  une  singulière  façon  d'administrer 
le  bien  des  communes  ;  que  les  conseillers  mu- 
nicipaux vident  leur  escarcelle,  si  cela  leur 
convient,  pour  offrir,  à  Voltaire,  un  encens 
posthume,  cela  les  regarde  ;  mais  qu'ils  gas- 
pillent la  caisse  pour  un  tel  dessein,  cela  dé- 
passe leurs  attributions  ;  et  le  gouvernement, 
s'il  eut  eu  du  cœur,  devait  annuler  toutes  ces 
indignes  et  illicites  allocations.  Le  gouverne- 
ment tantôt  approuva,  tantôt  cassa  les  délibé- 
rations en  faveur  de  Voltaire.  Sous  le  gouver- 
nement du  catholique  libéral  Trochu,  dès 
1870,  les  partisans  de  l'idée  révolutionnaire 
avaient  pu  outrager  la  croix,  nier  le  droit  re- 


ligieux, violer  ed'rontément  la  justice  civile  et 
la  justice  militaire.  Sous  le  gouvernement  du 
catholique  libéral,  Mac-Mahon,  gouverne- 
ment formé  tout  expies  par  les  catholiques 
libéraux  et  à  leur  usage,  on  tomba  dans  lu 
même  inepte  et  funeste  tolérance.  Selon 
celte  doctrine,  la  politique  est  une  chose  et 
la  religion  une  autre;  tout  homme  a  le  droit 
de  faire  l'une  ou  l'autre  de  ces  choses  ;  ou  de 
faire  l'un  et  l'autre  à  part,  et  même  contra- 
dicloirement,  mais  n'a  jamais  le  droit  de  les 
unir  et  de  mettre  la  force  au  service  de  la  vé- 
rité. Les  hommes  qui  croient  ainsi  ne  sont 
pas  de  ceux  qui  sauvent  les  peuples  ;  ils  sont 
voués  à  l'impuissance  et  ne  tombent  qu'en 
victimes  sans  honneur.  Nous  les  regardons 
passer,  en  attendant  l'homme  qui  dira  avec 
l'Eglise  :  Convertissez-nous,  Seigneur,  et  nous 
verrons  le  jour  de  la  délivrance. 

Les  catholiques  sans  épilhète  ne  le  prirent 
pas  si  bonnement.  Pendant  que  les  républi- 
cains, opportunistes  et  radicaux,  voulaient  se 
donner,  pour  patron,  saint  Voltaire,  les  ca- 
tholiques ne  se  dissimulaient  pas  que  le  culte 
du  nouveau  saint  impliquait  un  progrès  dans 
la  dégradation  de  la  France  et  servait  de  pré- 
lude à  une  nouvelle  persécution  contre 
l'Eglise.  On  ne  canonise  pas  les  saints  seule- 
ment pour  les  honorer,  mais  encore  pour  les 
imiter.  Se  mettre  en  frais  pour  l'auteur  de  la 
Pucelle,  c'était  comme  un  attentat  à  la  pudeur 
de  la  France,  comme  le  prodrome  d'un  nouvel 
assaut  à  la  foi  de  la  vieille  patrie,  à  la  foi  de 
saint  Louis,  de  Clovis  et  de  Cbarlemagne. 
C'était  une  attaque,  il  fallait  une  défense. 

L'Univers  sonna  la  charge  ;  Dupanloup  fit 
éclater,  dans  une  série  de  lettres,  sa  grosse 
artillerie  ;  la  Société  bibliographique,  création 
nouvelle  qui  rendit  de  précieux  services,  fit 
appel  à  son  érudition.  Si  l'on  avait  laissé  Vol- 
taire dans  la  paix  du  tombeau,  les  catholi- 
ques l'eussent  laissé  dormir  dans  ses  igno- 
minies ;  du  moment  qu'on  voulait  faire,  de 
ses  os,  des  projectiles,  il  fallait  bien  parer  les 
coups.  Voltaire  fut  épluché,  et  haut  la  main. 

11  faut  distinguer,  dans  Voltaire,  l'homme, 
les  œuvres  et  Je  rôle.  Des  œuvres,  qui  sont 
nombreuses,  nous  avons  assez  parlé  ;  dans 
l'homme,  il  est  difficile  de  trouver  matière  à 
statue.  A  part  ses  talents  dont  il  a  fait  mau- 
vais usage,  Voltaire  est  un  type  de  bassesse 
morale  et,  par  le  caractère,  le  dernier  des 
hommes.  Il  n'y  a,  en  lui,  sous  ce  rapport, 
rien,  absolument  rien  qu'on  puisse  honorer 
et  qu'on  ne  doive  flétrir.  Des  récits  fabu- 
leux ont  pu  embellir  ce  triste  personnage  ; 
des  faits,  pris  à  leur  source  et  étudiés  sérieu- 
sement, ressort  un  homme  dont  la  vie  ne  fut 
qu'un  enchaînement  de  turpitudes.  Cet  être 
que  Frédéric  détrompé  reconnut  à  la  fin  pour 
avili,  pour  chef  de  cabale,  non  pas  seulement 
tracassier,  mais  méchant,  —  et  que  son  hu- 
meur, en  effet,  selon  l'aveu  de  Chabanon, 
«  rendait  injuste,  forcené,  féroce  »,  Voltaire, 


(1)  Paris  pendant  les  deux  sièges,  t.  I.  p.  30  ;  t.  II,  p.  456. 


LIVM.I5  QDATItK-VINirrOUATOItZIKMK 


117 


en  un  mot,  car  c'est  tout  dire,  cl  il  n'y  a  pas 
un  seul  vice  que  ce  nom  ne  rappelle:  le 
mauvais  fils,  le  mauvais  frère,  qui  av/iit,  par 
dédain,  abjuré  jusqu'au  nom   do  sa  famille; 

—  Le  mauvais  citoyen,  qui  répudiait  formelle- 
ment sa  patrie,  qui  lui  souhaitait  des  défaites 
et  ne  perdait  pas  une  seule  occasion  de  la  ra- 
baisser ;  —  le  vaniteux  bourgeois  gen- 
tilbomme  qui  brigua  la  clef  de  chambellan, 
s'affubla  du  titre  de  comte  et  aurait  atlacbé 
à  l'obtention  de  celui  de  marquis  «  la  gloire 
elle  bonbeur  de  sa  triste  vie  »  ;  —  l'ambitieux 
qui  consentait  à  descendre  au  rôle  d'espion 
pour  un  vain  espoir  d'ambassade,  trabissant 
ainsi  l'amitié  d'un  prince  dont  il  profana  plus 
tard  l'intime  confiance,  par  un  trait  plus  inex- 
cusable encore  de  félonie  ;  —  le  courtisan 
plein  de  tact  malgré  tout  son  esprit,  qui,  en 
Prusse,  s'attira,  de  son  royal  complice,  les 
plus  bumilianles  avances,  et  qui,  en  Lorraine, 
se  lit  chasser,  c'est  le  mot,  de  la  cour  du  plus 
indulgent  des  princes  ;  —  l'avare,  qu'au  ju- 
gement de  sa  propre  nièce,  l'amour  de  l'argent 
poignardait,  et  dont  les  prétendus  bienfaits  se 
bornent  à  cinq  ou  six  dons  médiocres,  pi- 
toyablement marqués  encore  des  violences  de 
l'esprit  de  parti  ou  des  chatouilleux  intérêts 
de  la  gloriole  ;  —  qui  empruntait,  par  lésine, 
les  habits  d'autrui,  et  qui, ayant  trouvé  moyen, 
par  mille  ruses,  de  ne  jamais  payer  d'impôts, 
malgré  son  opulence,  se  félicitait  de  ne  con- 
tribuer pour  aucune  part  aux  charges  d'un 
ordre  social  dont  il  recueillait  si  amplement 
les  avantages  ;  —  le  joueur,  qui,  parvenu  à 
près  de  quarante  ans,  risquait  encore,  sur  le 
hasard  des  cartes,  12  000  francs  en  un  mois; 

—  le  locataire  déloyal,  qui,  rejetant  sur 
d'honnêtes  gens  ses  propres  torts,  et  se  pré- 
sentant au  public  comme  victime  d'une  con- 
vention qu'il  avait  proposée  lui-même  et  que 
d'ailleurs  il  violait  d'une  manière  flagrante, 
dégradait  une  propriété  commise  à  son  hon- 
neur et  commettait  de  tels  dégâts  que,  pour 
effacer  le  scandale,  sa  famille  dut  payer 
30,000  francs  d'indemnité  ;  —  l'escroc  qui, 
bâtonné  à  Londres,  pour  fraude  envers  des 
libraires,  n'en  friponna  pas  moins,  en  Hol- 
lande, la  maison  Ledet  et  Desbordes,  par  un 
tour  digne  des  galères  ;  n'en  réduisit  pas 
moins,  en  France,  la  famille  Jore  à  la  misère, 
par  le  manque  de  parole  le  plus  insigne  ;  et 
plus  tard,  largement  payé  chez  le  roi,  devenu 
riche  d'ailleurs  par  le  gain  très  louche  d'une 
loterie  et  la  protection  des  fournisseurs 
d'armée,  ne  dédaignait  pas  d'accroîlre  ses 
économies  par  de  petites  bassesses  sordides  et 
par  de  menus  vol?,  dignes  d'un  laquais  ;  — 
l'intolérant,  l'infatigable,  le  fougueux  et  lâche 
persécuteur  de  Jean-Baptiste  exilé,  de  Jean- 
Jacques  malheureux,  de  la  Baumelle  pri- 
sonnier, de  Maupertuis  malade,  de  Travcnol 
octogénaire  ;  —  le  libertin,  qui  ne  respecta 
rien  au  monde  dans  ses  débordements  or- 
do riers,  et  qui  se  plut  à  salir,  sur  le  front  de 
l'héroïne  de  la  France,  le  triple  voile,  sans 
tache,  de  la  virginité,  du  patriotisme  et  du 


martyre;  —  L'hypocrite,  dont  le  mensonge 
sans  lin,  ni  trêve,  était  la  théorie  formelle, 
comme  la  pratique  journalière,  qui  passait  sa 
vie  à  désavouer  ses  ouvrages;  qui  se  jouait 
avec  le  Bacrilège,  et  trouvait  piquant  (sans 
déposer  ce  jour-là  sa  plume  licencieuse,  d  aller 
insulter  l'Homme-Dieu  dans  le  mystère  de 
son  amour,  en  se  faisant  donner,  par  bra- 
vade, le  plus  formidable  sacrement  des  chré- 
tiens. Qu'ajouter  enlin  ?  L'homme  sans  en- 
trailles, l'égoïste  sec  et  poltron,  toujours  ca- 
lomniateur des  faibles,  toujours  flagorneur 
des  puissants,  qui  ne  peut  pas  trouver,  dans 
son  âme,  un  seul  mot  de  douleur  pour  la  Po- 
logne déchirée  vive  ;  loin  de  là  !...  qui  se  fit, 
au  contraire,  l'apologiste  formel  du  crime  de 
ses  bourreaux,  et  dont  l'adulation  d'anti- 
chambre, exercée  jadis  aux  pieds  de  la  Pom- 
padour,  traînée  plus  lard  aux  pieds  de  la  I)u- 
barry,  conserva  son  hommage  intarissable 
pour  ies  deux  assassins  de  cette  héroïque  na- 
tion, le  Salomon  qui  n'aima  que  ses  chiens, 
la  Messaline,  qui  se  souilla  de  toutes  les  or- 
dures :  eh  bien,  cet  être  satanique,  dont  la 
conduite,  odieuse  à  tant  d'égards,  n'eût  été 
tolérée  dans  aucun  pays,  par  aucun  philo- 
sophe ;  qui  fût  sorti  du  tribunal  de  Marc-Au- 
rèle,  d'Aristide  ou  d'Epictète,  comme  d'un 
tribunal  de  chrétiens;  ce  vil  personnage,  en 
un  mot,  que  tout  honnête  homme,  de  quelque 
bord,  système  ou  religion  qu'il  soit,  doit 
clouer,  comme  un  misérable,  au  pilori  de  la 
honte  :  c'est  l'homme  que  les  représentants 
de  la  Ville-Lumière,  les  vachers  du  conseil 
municipal  voulaient  honorer  comme  un 
héros. 

L'affaire  n'alla  pas  toute  seule.  Le  conseil 
municipal  de  Paris  entraîna  bien,  à  sa  suite, 
quelques  allocations  pécuniaires  des  conseils 
municipaux  de  province.  La  presse  révolu- 
tionnaire soutint  le  païen  de  toutes  ses  forces  ; 
les  gens  de  plaisir  donnèrent  leur  consen- 
tement à  la  fête.  On  «  se  promettait  de  rigoler 
un  brin  ».  Mais  la  France,  la  vraie  France 
n'était  pas  encore  aussi  dégénérée  qu'aujour- 
d'hui. Les  journaux  simplement  honnêtes 
vouèrent,  d'un  accord  unanime,  au  mépris 
public,  les  traits  infâmes  de  la  vie  d'Arouet. 
Vilnivers  mena  une  campagne  superbe  ;  Du- 
panloup  écrivit  d'éloquentes  lettres.  Le  Figaro 
lui-même,  bien  peu  digne  de  cet  honneur,  ac- 
cabla Voltaire  de  citations  et  s'indigna  contre 
cette  pourriture.  Bref,  quand  vint  le  fameux 
jour  du  centenaire,  il  y  eut  fiasco.  Le  gouver- 
nement n'osa  pas  y  aller  de  sa  personne  ;  les 
quelques  conseils  municipaux  engagés  dans 
l'affaire,  ne  se  replièrent  pas  précisément  en 
bon  ordre;  mais  ils  ne  dansèrent  plus  que 
d'une  jambe,  avec  celte  espèce  d'embarra3 
que  cause  le  ridicule  de  se  réjouir  d'un  sujet 
honteux. 

Louis  Veuillot.  parlant  pour  tous,  comme  il 
avait  coutume,  posa  ces  conclusions: 

«  Remercions  Dieu.  La  France  ne  périra 
pas.  L'acte  de  foi  par  lequel  elle  a  répondu 
aux  provocations  et  aux  blasphèmes  du  cente- 


lis 


HISTOIRE  I  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


nairo   suffit    a    a  — urer   le  salut  d'iino    nation. 

<(  Elle  a  passé  aa  pied  dos  autels  celte 
journée  néfaste  du  30  mai.  Sur  toutr  la  sur- 
face de  Bon  territoire,  dans  la  dernière  église 
de  campagne  comme  dans  nus  glorieuses  ba- 
siliques, la  place  manquait  aux  lidèles  ac- 
courus à  la  voix  de  leurs  évoques  pour  prier, 
pour  réparer  et  pour  adorer. 

«  Qu'importe  si,  à  la  même  ljeure,  quelques 
échappe's  de  Genève  et  de  Bade,  quelques  ba- 
teleurs de  poésie  ou  de  presse  ont  réuni  dans 
un  ciique  ou  dans  un  théâtre  deux  ou  trois 
mille  badauds  pour  entendre  leurs  harangues 
emphatiques  et  boursoutlées,  leurs  reniements 
et  leurs  palinodies  ! 

«  Ils  ont  avec  eux  l'écume  cosmopolite 
qu'ont  fait  monter  à  la  surface  nos  convul- 
sions politiques;  mais  de  la  France,  pas  un 
atome!  Ils  ont  attaché  à  leur  chair  la  pourri- 
ture cadavérique  de  Voltaire  :  c'est  leur  af- 
faire. Je  suis  un  disciple  de  ~\~oltaire,  a  dit 
le  principal  d'entre  eux,  faisant  de  ce  nom, 
dont  l'infamie  est  aujourd'hui  dévoilée,  le  pro- 
gramme de  la  toute  puissance  à  laquelle  il 
aspire.  Ils  se  sont  intimement  unis  à  Voltaire, 
eux,  leur  parti,  leur  majorité,  leur  gouverne- 
ment, leur  République. 

«  Si,  foudroyés  dans  leur  impiété  et  dans 
leur  orgueil,  ils  périssent,  nous  n'avons  pas  à 
les  pleurer. 

«Ce  qui  était  essentiel  a  été  obtenu.  La 
France  catholique,  si  gravement  menacée 
d'une  représentation  officielle  à  ces  satur- 
nales, délaissée  par  ceux  qui  devaient  la  dé- 
fendre, abandonnée  à  ses  propres  forces,  a  re- 
trouvé toute  son  énergie.  Elle  a  fait  reculer  le 
mal.  Gloire  à  Dieu. 

«La  France  ne  périra  pas;  mais,  hélas! 
nous  craignons  fort  pour  les  hommes  d'Etat 
qui  se  sont  effrayés  d'une  couronne  déposée 
au  lieu  où  coula  le  sang  de  Jeanne  d'Arc 
sous  les  murs  de  l'ancien  Paris  ;  qui,  sans  ap- 
prouver le  centenaire,  ont  couvert  la  déroute 
de  ses  organisateurs,  et  qui  ont  validé  des 
allocations  illégales,  détournant  au  profit 
d'une  œuvre  d'impiété  les  ressources  des 
budgets  municipaux.  » 

Veuillot,  insistant  sur  ce  sujet,  écrivait  en- 
core :  «  Le  centenaire  est  venu  très  opportu- 
nément mûrir  l'opinion.  On  a  contemplé  le 
Yoltaiiïanisme  dans  la  politique,  dans  la  mo- 
rale, dans  la  littérature,  et  Voltaire  est  mort 
tout  entier.  On  lui  laisse  dire,  à  cause  du  per- 
sonnage de  Lusignan  :  Mon  Dieu,  j'ai  com- 
battu soixante  ans  pour  ta  gloire.  Le  reste,  au 
ruisseau  1  Voltaire  y  demeure  noyé,  et  c'est  la 
fête  du  centenaire. 

«  Cependant,  ce  projet  d'un  centenaire 
n'était  pas  complètement  absurde  pour  ceux 
qui  l'ont  conçu.  Croyant  que  leur  opinion 
peut  devenir  un  culte,  ils  voulaient  copier 
l'Eglise,  se  faire  un  passé,  se  donner  des 
saints.  Ils  se  sont  dit  :  Honorons  saint  Vol- 
taire. Le  peuple  suivra  les  musiques,  jettera 
des  fleurs,  brûlera  de  l'encens;  peu  à  peu  la 
religion  sera  fondée.  —  Voilà  l'idée.  Dans  un 


peuple  lardé  d'académies  et  bardé  de  jour- 
naux, elle  n'est  pas  trop  bête  el  semble  ne  ré- 
clamer (pie  du  temps,  fin  fait  obéir  les 
bommes  :  mais  il  faut  du  temps,  el  nous  ne 
l'avons  plu-. 

«  Le  temps  de  fonder  des  religions  est  passé. 
La  religion  est  faite.  Il  faut  l'embrasser  lelle 
qu'elle  est,  ayant  vécu,  survécu  et  répondu  à 
tout.  On  a  Dieu,  on  a  des  saints,  on  a  tout  ce 
qu'il  faut  depuis  longtemps.  Grands  hommes, 
grandes  maximes,  grande  histoire,  la  vieille 
religion  fournit  tout  cela  en  abondance,  le 
vieux  monde  sait  tout  cela  par  coeur  et  n'en 
est  point  lassé.  Comment  le  faire  oublier? 
Il  faudrait  détruire  trop  de  choses  et  tuer  trop 
de  gens.  Peut-être  qu'on  n'a  pas  assez  de 
couteaux.  Le  Tout  Nouveau  on  devrait  l'in- 
venter ;  c'est  très  difficile,  et  ce  nouveau-là 
encore  est  connu  par  cœur.  Bref,  quoique 
l'idée  paraisse  bonne,  toute  la  sottise  éclate 
dès  qu'il  s'agit  de  faire  non  plus  même  une 
religion,  mais  un  simple  saint.  Un  grand 
homme  ne  suffit  pas  ;  un  grand  esprit  est  ri- 
dicule ;  pour  faire  un  saint,  il  faut  première- 
ment la  sainteté.  La  saiuteté  est  premièrement 
catholique. 

«  La  fête  est  finie  et  ne  se  renouvellera  plus. 
La  France  s'est  est  débarrassée  avec  le  con- 
cours du  monde  chrétien. 

«  A  Paris,  pendant  la  fête,  quelques  oisons 
voulant  se  montrer,  et  embarrassés  de  leur 
figure,  ont  imaginé  de  promener  dans  les 
boues  un  drapeau  sur  lequel  ils  avaient  écrit  : 
Ecrasons  F  infâme.  Cette  jeunesse  croyait  que 
la  phrase  est  de  leur  grand  homme.  C'est 
simplement  une  consigne  que  le  vainqueur  de 
Rosbach  lui  a  donnée  et  à  laquelle  il  a  obéi. 
Elle  peut  être  gravée  sur  la  pierre  de  sa 
tombe,  maintenant  scellée.  Elle  résume  son 
histoire  éternelle  :  il  a  été  infâme,  il  est 
écrasé.  » 

La  France  catholique  tira,  de  ce  scandale, 
un  autre  profit,  en  honorant  Jeanne  d'Arc. 
La  vierge  de  Domrémy  n'avait  jamais  été  ou- 
bliée ;  mais  il  ne  semble  pas  que,  libératrice 
de  son  pays  et  martyre  de  son  patriotisme, 
elle  ait  reçu,  du  pays  délivré  par  sa  mission 
et  par  son  sacrifice,  une  suffisante  reconnais- 
sance. En  1850,  lorsque  nous  visitions,  humble 
pèlerin,  Domrémy-la-Pucelle,  quelle  ne  fut  pas 
notre  surprise  de  trouver  son  berceau  en  tel 
délabrement  et  son  village  natal  en  si  mé- 
diocre souci  d'honorer  sa  mémoire.  A  Orléans, 
il  y  avait,  sur  la  place  de  Martroy,  une  statue 
et  c'était  tout.  Ce  n'était  pas  assez.  Le  cente- 
naire de  Voltaire  vint  heureusement  repro- 
cher, aux  catholiques  français,  leur  négli- 
gence relative  et  les  provoquer  à  une  répara- 
tion :  Salutem  ex  inimicis. 

Un  groupe  de  dames  adressa  cet  appel  : 

«  Le  .10  mai  est  l'anniversaire  de  la  mort  de 
Jeanne  d'Arc.  Plaignons  ceux  qui  veulent 
évoquer  en  ce  jour  un  autre  souvenir,  et 
montrons  que  notre  pays  n'oublie  pas  la  plus 
pure  de  ses  gloires. 

«  Il  appartient  aux  femmes  de  France  de 


1,1  Vit E  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


I  I!) 


prendre  l'initiative  d'un  solennel  hommage  à 
la  mémoire  de  Jeanne  d'Are,  et  de  repous- 
ser ainsi  tout  ce  qui  pourrait  faire  croire  que 
le  patriotisme  n'est  plus  la  vertu  de  notre 
époque. 

«  Honorer  l'héroïque  fille  du  peuple  qui  a 
sauvé  la  fortune  de  la  France,  n'est-ce  pas  té- 
moigner que  la  foi  traditionnelle  entretient 
dans  les  âmes  le  culte  de  la  patrie  ? 

«  Qu'une  souscription  soit  ouverte  dans 
toutes  nos  provinces, pou?'  élever  à  Domrémy  un 
monument  digne  du  sentiment  national  que  per- 
sonnifie Jeanne  d'Are,  et  qui  puise  dans  sa 
mémoire  la  force  d'une  immortelle  espé- 
rance. 

«  Nous  avons  la  conGance  que  notre  appel 
sera  entendu  ;  mais,  dès  à  présent,  inaugu- 
rons noire  entreprise  en  célébrant  l'anniver- 
saire du  30  mai.  A  cette  date,  que  la  statue 
de  Jeanne  d'Arc,  élevée  sur  une  des  places  de 
Paris,  soit  environnée  de  couronnes  et  de 
fleurs. 

«  Que  chaque  province, chaque  ville, chaque 
corporation  s'associe  à  cette  patriotique  dé- 
monstration, et  fasse  déposer  ses  couronnes 
au  pied  de  la  statue  de  Jeanne  d'Arc. 

«  Déjà  de  nombreuses  adhésions  nous  sont 
parvenues;  mais  le  temps  presse,  et  pour  fa- 
ciliter la  rapide  exécution  de  notre  projet, 
nous  signalons  les  points  suivants  : 

«  1*  Les  couronnes  pourront  porter  l'indica- 
tion soit  de  la  province,  soit  de  la  ville  ou  du 
quartier,  soit  du  groupe  qui  les  enverra  ; 

«  2°  L'expédition  des  couronnes  pouvant 
présenter  quelques  difficultés, il  suffira  de  nous 
transmettre  les  indications  nécessaires  avec 
les  souscriptions  recueillies.  Nous  nous  char- 
gerons alors  de  veiller  à  la  confection  des 
couronnes  ;  toutes  les  mesures  sont  prises  à 
cet  effet. 

«  Les  communications  et  les  souscriptions 
seront  adressées  à  Mmo  Picard, 19,  rue  des  Gra- 
villiers;  les  couronnes  seront  reçues  chez 
Mme  la  comtesse  de  Brosses,  11,  rue  de  l'Uni- 
versité. 

«  A  l'oeuvre  donc  !  et  que  le  30  mai  soit  le 
signal  d'un  généreux  élan. 

«  Le  Comité  : 

«  Mesdames, 

«  La  duchesse  de  Chevreuse,  présidente  ; 
E.  Picard,  secrétaire. 

«  La  vicomtesse  d'Aboville  ;  —  Andriveau- 
CJoujon  ;  --  comtesse  de  Belmont  ;  —  Buis- 
son, dame  de  la  Halle  ;  —  baronne  Arthur 
de  Boissieu  ;  —  J.  Bouasse,  jeune  ;  — J.  de 
La  Bouillerie  ;  —  Boumard  ;  — ■  comtesse 
de  La  Bourdonnaye  ;  —  comtesse  de 
Brosses  ;  — ■  Cagnet"  dame  de  la  Halle  ;  — 
comtesse  Gaspard  deCastries  ;  — comtesse 
Albéric  de  Choiseul  ;  —  E.  Colin  de  Ver- 
dière; —  J.  Cornudet;  —  Amédée  Dau- 
chez  ;  —  Delabrierre-Vincenl  ;  —  Louis 
Durouchoux  ;  —  Uumon  ;  — Falluée,  dame 
de  la  Halle  ;  —  Gerlier  ;  -  Gilbert  ;  —  Gi- 
raol  ;  —  marquis';  de  l.ouvello  ;  —  Jean«,'i- 
rard,  dame  de  la  JJalle;  —  Josset  ;  —  Mo« 


reau,   dame  de   la   Balle;        Oudot;  — 

v.  Palmé;  de  Pontbriant  ;        Roussel; 

—  marquis  R.   de    Villeneuve-de  Barge- 

moi).  " 


Voilà  pour  Domrémy,  voici  pour  Vaucou- 
leurs.  Le  curé-doyen  llaux,  traducteur  de 
saint  Augustin,  éditeur  des  sermons  de  saint 
Thomas  et  de  la  collection  des  actes  ponti- 
ficaux en  faveur  du  Syllabus,  adresse  aux 
journaux  religieux  la  lettre  suivante  : 

«  Entre  les  localités  où  Jeanne  d'Arc  a 
laissé  des  souvenirs,  on  distingue  principale- 
ment Orléans,  Rouen,  Domrémy  et  Vaucou- 
leurs.  A  Orléans  et  à  Rouen,  on  a  élevé  à  sa 
mémoire  des  monuments  dignes  d'elle  ;  à 
Domrémy,  on  conserve  avec  piété  la  maison 
où  elle  est  née,  l'église  où  elle  a  grandi  dans 
l'amour  de  Dieu  et  des  hommes.  Mais  à  Vau- 
couleurs  on  déplore  un  triste  oubli. 

«  Cette  petite  ville  fut  la  première  qui  com- 
prit Jeanne  d'Arc  ;  là  elle  rencontra  de  nobles 
cœurs  qui  la  soutinrent,  qui  triomphèrent  des 
obstacles  élevés  devant  elle  par  le  représen- 
tant du  roi  de  France  ;  là  on  se  cotisa  pour 
l'équiper,  pour  l'armer  ;  là  encore  des  hommes 
généreux  s'exposèrent  à  tous  les  périls  pour 
la  conduire  au  dauphin  et  l'accompagner  sur 
les  champs  de  bataille.  C'est  donc  Vaucou- 
leurs  qui  a  fait  les  premiers  sacrifices  pour 
aider  Jeanne  à  remplir  sa  mission  libéra- 
trice. 

«  En  retour,  qu'a  fait  la  France  pour  Vau- 
couleurs  ? 

«  Rien. 

«  Pendant  le  séjour  de  Jeanne  d'Arc  dans 
ses  murs,  une  collégiale  établie  près  du  châ- 
teau-fort par  les  sires  de  Joinville,  seigneur 
de  Vaucouleurs,  était  desservie  par  les  cha- 
noines réguliers  de  Saint-Augustin.  C'estdans 
cette  église  principalement  que  la  vierge  de 
Domrémy  assistait  chaque  jour  aux  messes  du 
malin  et  faisait  très  souvent  la  sainte  commu- 
nion. Elle  descendait  ensuite  dans  la  partie 
souterraine  de  la  chapelle,  où  on  la  voyait, 
dit  un  témoin  oculaire,  «  à  genoux  devant  la 
bienheureuse  Marie,  le  visage  tantôt  abaissé 
vers  la  terre,  tantôt  élevé  vers  le  ciel  ». 

«  Cette  église  et  celte  crypte,  connues  dans 
le  pays  sous  le  nom  de  chapelle  de  Jeanne 
d'Arc,  ont  servi  au  culte  jusqu'à  la  Révolution. 
Depuis  cette  époque,  l'œil  attristé  ne  voit  plus 
là  que  des  ruines.  La  crypte  seule  est  con- 
servée, bien  que  mutilée  ;  l'église  est  détruite  ; 
il  n'en  reste  que  les  fondations  et  quelques  co- 
lonnes ;  assez  toutefois  pour  qu'on  puisse  la 
rebâtir,  telle  qu'elle  était  quand  y  priait 
Jeanne  d'Arc. 

«  En  l'honneur  de  la  libératrice  de  la  France 
et  pour  qu'elle  ait  un  monument  à  Vaucou- 
leurs où  elle  s'est  révélée  d'abord,  ne  convien- 
drait-il pas  de  reconstruire  cette  chapelle  ; 
d'y  replacer  la  sainte  image  devant  laquelle 
elle  a  tant  prié,  car  on  la  conserve  encore,  et 
de  procurer  aux  visiteurs,  toujours  affligés  de 
n'avoir  sous  les  yeux  que  des  débris,  la  douce 


120 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


consolation  de  joindre  pour  le  salut  de  là 
patrie,  leurs  supplications  aux  supplications 
de  Jeanne  d'Arc.  » 

Voici  maintenant  la  part  des  Orléanais  :  Ou 
lit  dans  les  Annules  religieuses  d'Orléans  : 


monument  expiatoire 
en  l'honneur  ue  jeanne  d'ahc 

Mgr  l'évêque  d'Orléans,  qui  avait  résolu, 
depuis  plusieurs  années  déjà,  de  relever  à  Or- 
léans le  monument  expiatoire  en  l'honneur  de 
Jeanne  d'Arc,  vient  d'ouvrir  une  souscription 
publique. 

Voici,  à  celte  occasion,  l'appel  que  le  co- 
mité Orléanais  vient  d'adresser  dans  toute  la 
France  aux  rédacteurs  des  feuilles  catholi- 
ques: 


LETTRE    AUX    REDACTEURS    DES    JOURNAUX 
CATHOLIQUES 


«  Les  manifestations  qui  auront  lieu  à  Paris 
le  30  mai,  soulèvent  dans  toute  la  France  des 
protestations  qui  ne  sont  nulle  part  plus  légi- 
times et  plus  ardentes  qu'à  Orléans. 

«  C'est  le  30  mai  1431  que  des  Anglais  brû- 
lèrent Jeanne  d'Arc,  et  c'est  le  30  mai  que  des 
Français  choisissent  pour  fêter  à  Paris  le 
triomphe  de  son  insulteur. 

«  Les  Orléanais  se  proposent  d'offrir  une  ré- 
paration à  leur  libératrice  et  de  relever  le  mo- 
nument expiatoire  qui  existait  déjà  dans  cette 
ville  avant  1703. 

«  Pour  cette  œuvre  toute  patriotique,  ils  font 
appel  à  tous  les  Français  qui  mettent  encore 
Jeanne  d'Arc  avant  l'homme  qui  a  essayé  de 
la  flétrir. 

«  Ils  vous  demandent  de  prêter  à  leur  sous- 
cription nationale  la  publicité  de  votre  jour- 
nal. » 

Dès  la  vingt-cinquième  année  du  supplice 
de  la  vierge  de  Domrémy,  son  procès  de  con- 
damnation était  revisé  à  Rome,  à  l'instiga- 
tion du  cardinal  d'Estouteville,  et  le  Saint- 
Siège  cassait  la  sentence  du  tribunal  anglo- 
ecclésiastique  de  Henri  V.  Mais  Rouen,  qui  a 
eu  la  honte  du  supplice  de  Jeanne  d'Arc,  ne 
t  pas  encore  racheté  par  l'éclat  d'un  mo- 
nument digne  de  la  victime.  Mgr  de  Bonne- 
chose,  jugeant  que  ce  n'est  pas  assez  pour 
l'honneur  de  son  siège  épiscopal  d'avoir  con- 
tribué à  la  réhabilitation  de  celte  pure  mé- 
moire, entreprend  d'élever  à  Jeanne  d'Arc 
une  statue  qui  rappelle  la  grande  leçon  de  la 
vie  de  l'héroïque  libératrice  de  la  France  et 
qui  perpétue  la  gloire  irréprochable  de  la 
vierge  : 

«  Une  pensée  chrétienne  et  patriotique  s'est 
emparée  avec  un  irrésistible  élan  de  tous  les 
cœurs  français. 


«  Il  faut  un  monument  nouveau  à  Jeanne 
d'Arc  pour  réparer  des  outrages  dont  on  a 
ravivé  le  honteux  souvenir  en  glorifiant  leur 
auteur,  et  pour  ranimer  au  sein  des  jeu; 
générations  les  sentiments  de  Foi  et  de  patrio- 
tisme mis  en  péril  par  les  doctrines  du  maté- 
rialisme et  du  cosmopolitisme  contemporains 
qui  relèvent  la  tête. 

«  Crs  doctrines  funestes,  qui  ont  préparé 
nos  désastres,  semblaient  vouées  à  un  éternel 
oubli.  Elles  ont  ictrouvé  leurs  anciennes  for- 
mules dans  la  bouche  d'orateurs  révolution- 
naires, que  ni  nos  récents  malheurs  ni  les 
ruines  encore  fumantes,  ni  la  mutilation  de  la 
France  n'ont  pu  loucher  et  éclairer. 

«  C'est  l'honneur  de  la  religion  chrétienne, 
qui  seule  a  enseigné  aux  hommes  la  charité 
et  la  fraternité,  d'avoir  en  même  temps  sau- 
vegardé et  entretenu  dans  las  cœurs  le  dé- 
vouement à  la  pairie.  Quand  Rossuet  rappe- 
lait, dans  sa  Politique  tirée  de  l'Ecriture,  que 
«  Jésus-Christ  a  établi  par  sa  doctrine  et  par 
ses  exemples  l'amour  que  les  citoyens  doivent 
avoir  pour  leur  patrie,  que  même  en  offrant 
ce  grand  sacrifice,  qui  devait  faire  l'expiation 
de  tout  l'univers,  il  voulut  que  l'amour  de  la 
patrie  y  trouvât  sa  place,  et  versa  son  sang 
avec  un  regard  particulier  pour  sa  nation  ; 
que  quiconque  n'aime  pas  la  société  civile 
dont  il  fait  partie,  c'esl-à-dire  l'Etat  où  il  est 
né,  est  ennemi  de  lui-même  et  de  tout  le 
genre  humain  ;  qu'il  faut  sacrifier  à  sa  patrie, 
dans  le  besoin,  tout  ce  qu'on  a  et  sa  propre 
vie  »  ;  Bossuet  était  l'interprète  de  la  tradi- 
tion et  de  l'enseignement  catholique. 

«  Or.  Jeanne  d'Arc  a  été  un  des  typeslesplus 
accomplis  et  les  plus  sublimes  de  ce  dévoue- 
ment à  la  patrie,  suscité  et  vivifié  par  la  foi. 

«  Il  faut  que  les  honneurs  rendus  à  sa  mé- 
moire protestent  contre  les  doctrines  contraires, 
qui,  si  elles  venaient  à  prévaloir,  entraîne- 
raient la  fin  de  la  nationalité  française.  Il 
faut  qu'ils  servent  de  leçon  à  la  jeunesse  qui 
nous  est  si  chère  et  sur  qui  reposent  nos  es- 
pérances. 

«  Le  moment  d'élever  un  nouveau  monu- 
ment à  cette  héroïne  chrétienne  ne  peut  donc 
être  différé  davantage. 

«  Déjà,  il  y  a  douze  ans,  nous  écrivions 
dans  une  circonstance  mémorable  : 

«  Ce  fut  un  de  mes  vénérables  prédéces- 
«  seurs,  le  cardinal  d'Estouteville,  qui  mit 
«  tous  ses  soins  à  la  revision  de  son  procès  et 
«  qui  provoqua  sa  réhabilitation.  En  venant 
«  m'asseoir  sur  le  siège  métropolitain  de  cette 
o  ville  j'aurais  été  heureux  de  provoquer  à 
«  mon  tour  sa  glorification.  Cette  pensée  fut 
«  mienne  dès  la  première  année  de  mon  épis- 
«  copat  à  Rouen.  Je  désirais  l'érection  d'un 
«  nouveau  monument,  digne  de  la  France  et 
c  de  Jeanne  d'Arc;  déjà  j'en  avais  conçu  le 
a  plan,  et  je  me  proposais  de  me  concerter  à 
«  ce  sujet  avec  nos  premiers  magistrats  et 
«  nos  premiers  concitoyens,  lorsque  la  crise 
«  commerciale,  les  malheurs  du  Saint-Siège 
«  et  l'œuvre  toujours  inachevée  de  la  flèche 


L1VM3  OUATIIK-VIN(JT-QII.\TOHZ1KV1 


121 


«  de  noire  belle  cathédrale  suspendirent  l'exé* 

«  culion  de  mes  projets.  » 

«  Ce  projet  rions  le  reprenons,  et,  sans  en 
préciser  eneore  les  moyens  d'exécution,  nous 
réservant  d'examiner  ultérieurement  le  côté 
pratique  de  la  question  avec  qui  de  droit, 
nous  vous  exhortons  dès  aujourd'hui  a  ré- 
server vos  offrandes  pour  le  monument  qui 
doit  s'élever  à  Rouen. 

«  Nous  n'avons  pas  à  insister  en  ce  moment 
sur  les  motifs  qui  doivent  nous  faire  préférer 
le  lieu  du  martyre  de  Jeanne  d'Arc  à  tout 
autre  théâtre  de  ses  hauts  faits,  au  lieu  môme 
de  sa  naissance.  Ces  motifs  s'imposent  d'eux- 
mêmes  à  tous  les  cœurs  rouennais.  Nous  trou- 
vons hien  que  partout  où  Jeanne  d'Arc  a  laissé 
sa  glorieuse  trace,  on  en  conserve  et  on  en 
perpétue  le  souvenir  ;  mais  nous  réclamons 
pour  Rouen,  qui  a  reçu  ses  dernières  prières 
avec  son  dernier  soupir,  l'honneur  de  lui 
vouer  un  monument  qui  atteste  dignement 
notre  pieuse  et  fidèle  vénération.  » 

Une  église  à  Domrémy,  une  chapelle  à 
Yaucouleurs,  un  monument  expiatoire  à  Or- 
léans, une  statue  à  Rouen  :  voilà  bien  quatre 
œuvres  provoquées  par  le  centenaire  de 
François  Arouet.  De  plus,  on  parle  d'un  bien- 
faiteur qui  veut  ériger,  à  Nancy,  une  statue 
que  1890  verra  inaugurer.  D'Amiens,  on 
écrit  : 

«  Nous  avons  annoncé  dans  notre  numéro 
d'hier  qu'une  souscription  était  ouverte  pour 
déposer  une  couronne  au  pied  de  la  statue  de 
Jeanne  d'Arc,  à  Paris,  à  titre  de  protestation 
contre  les  outrages  que  Voltaire  a  déversés 
sur  elle. 

«  Une  couronne  est  un  hommage  insuffi- 
sant. Un  comité  s'est  formé  dans  notre  ville 
pour  réunir  les  fonds  nécessaires,  afin  de  con- 
courir ù  l'érection  qui  doit  être  faite,  à  Dom- 
rémy, d'un  monument  digne  de  notre  hé- 
roïque vierge. 

<i  II  appartient  à  toutes  les  femmes  sincère- 
ment catholiques  et  vraiment  françaises  de 
notre  cité  d'y  prendre  part.  Aussi,  le  comité 
n'a-t-il  voulu  en  désigner  aucune,  faisant,  au 
contraire, appel  à  toutes  les  bonnes  volontés.  » 

Des  œuvres  de  cette  nature  ne  peuvent  s'ac- 
omplir  en  un  jour.  11  faut  du  temps  pour  re- 
cueillir les  souscriptions;  il  faut  du  temps 
pour  élever  une  église;  il  faut  aussi,  quand  il 
s'agit  des  œuvres  de  Dieu,  les  contradictions 
de  la  passion  et  de  l'imbécillité  humaines. Les 
catholiques,  par  eux-mêmes,  sont  un  peu 
mous  ;  les  idées  du  catholicisme  libéral  les 
émasculent  et  les  pratiques  du  bien-être  vo- 
luptueux les  énervent»  Quelques  coups  de 
fouet,  donnés  par  les  agents  du  gouvernement 
ou  par  les  sectaires  de  la  libre-pensée,  les  ré- 
veillent de  leur  torpeur  et  les  obligent  au  cou- 
rage. 

L'Univers,  qui  joua  dans  cette  affaire  le 
grand  rôle  qu'il  remplit  toujours  lorsque  les 
intérêts  de  L'Eglise  sont  enjeu,  Y  Univers  écri- 
vait à  ce  propos  : 

"  l.c»  couronnes  destinées  à  Jeanne  d'Arc 


im.iiI  cessé,  jeudi,  d'arriver  à  Paris.  Dei    dé 

pulal ions  él aient   chargée!    par    les   villes    ou 

les  diverses  corporations  d'accompagner  ces 
hommages  des  français  à  la  mémoire  de  la 
vierge  de  Domrémy,  ces  protestations  des 
âmes  chrétiennes  contre  les  farces  sacrilèges 
préparées  en  L'honneur  de  Voltaire  par  des 
radicaux  oublieux  de  l'honneur  et  de  lu  pairie. 

«  Il  y  avait,  parmi  ces  couronnes,  des  ob- 
jets de  grand  prix,  de  véritables  objets  d'art 
dont  la  délicatesse,  l'élégance  et  la  richesse 
témoignaient  de  la  générosité  et  de  l'enthou- 
siasme des  cœurs  qui  avaient  voulu  manifester 
leur  respect  et  leur  patriotisme.  Une  liste  de 
ces  hommages  a  dû  être  dressée,  et  nous  pen- 
sons qu'elle  sera  communiquée  à  la  presse. 
Aujourd'hui,  nous  ne  voulons  nommer  per- 
sonne. Nous  citerons  seulement  la  ville  de 
Metz  qui  a  voulu  adresser  un  hommage  de 
deuil  à  la  vierge  lorraine.  Nous  n'entrerons 
pas  dans  d'autres  détails. 

«  Nous  n'avons  pas  tout  vu  d'ailleurs  ;  nous 
avons  cependant  visité  d'immenses  salons 
remplis  de  ces  dons  spontanés  de  la  piété  et 
du  patriotisme.  Il  y  avait  dans  le  nombre 
beaucoup  de  couronnes  en  fleurs  naturelles. 
On  a  dû  les  porter  à  Notre-Dame.  Les  autres, 
plus  brillantes  et  plus  solides,  les  fleurs  en 
batiste,  en  étoffes  d'or  ou  d'argent  devront 
être  déposées  à  Domrémy, comme  nous  l'avons 
dit.  Le  nombre  en  est  beaucoup  plus  grand 
que  nous  n'aurions  osé  espérer.  Il  faudrait 
encore  tenir  compte  de  tout  ce  qui  a  pu  être 
décommandé.  Les  fleuristes  de  Paris  ren- 
draient, au  besoin,  témoignage  du  tort  que 
leur  a  fait  l'arrêté  de  M.  Gigot.  Heureuse- 
ment, cet  arrêté  un  peu  bien  pachalique  n'a 
pas  empêché  de  constater  l'immense  et  in- 
comparable popularité  de  Jeanne  d'Arc  :  à  la 
seule  pensée  de  l'outrage  que  les  républi- 
cains voulaient  adresser  à  la  vierge  de  Dom- 
rémy en  glorifiant  son  répugnant  insulteur, 
le  peuple  de  France,  on  peut  le  dire,  s'est 
soulevé  tout  entier.  » 

Le  préfet  de  police  dont  parle  l' Univers,  se 
nommait  Albert  Gigot  ;  c'était,  comme  E.  de 
Marcère,  un  comparse  du  Correspondant,  un  de 
ces  laïques  nouvelle  mode  que  les  théories  de 
Dupanloup  angariaient  dans  la  promiscuité 
des  doctrines  et  les  fausses  pratiques  de  la  to- 
lérance. Gigot  s'était  essayé  à  écrire  ;  une  fois 
qu'il  eut  attrapé  son  bureau  de  tabac,  il  ne 
songea  plus  qu'à  opprimer  pour  le  compte  de 
la  République  et  sous  le  couvert  de  la  li- 
berté. Par  ordre  du  préfet  Gigot,  agent  du 
ministre  Marcère,  défense  fut  faite  de  déposer 
des  couronnes  aux  pieds  de  lastatue  de  Jeanne 
d'Arc,  à  Paris  et  à  Orléans  ;  il  fut  défendu  de 
manifestera  Rouen  et  à  Domrémy.  A  Rouen, 
on  ne  tint  aucun  compte  de  la  défense  ;  à 
Paris,  deux  agents  de  police  montaient  la 
garde  au  bas  de  la  statue  et  interdisaient,  au 
public,  tout  acte  de  gratitude  ;  par  contre,  la 
statue  de  Voltaire  n'était  pas  gardée  et  elle 
fut  décorée  de  guirlandes  ;  à  Orléans,  des 
mains  pieuses  avaient  décoré  de  couronnes  la 


i22 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EOLISE  CATHOLk'll. 


grille  qui  entoure  la  statue  de  Jeanne  d'Arc  ; 
les  agents  de  la  mairie  les  enlevèrent.  Un  ou- 
vrier en  fut  outré  et  protesta  : 

«Quoique  je  sois  un  pauvre  ouvrier,  ga- 
gnant mon  pain  à  la  sueur  de  mon  front,  j'ai 
du  cœur  autant  qu'un  autre.  Aussi,  je  tiens  à 
vous  faire  connaître  l'impression  que  nous 
avons  éprouvée, mes  camarades  et  moi, lorsque 
nous  avons  vu  hier  la  police  enlever  toutes 
les  couronnes  déposées  au  pied  de  la  statue 
de  Jeanne  d'Arc. 

«  J'ignore  si  c'est  le  maire  ou  le  préfet  qui 
a  eu  cette  pensée  singulière  ;  dans  tous  les 
cas,  celui  qui  l'a  eue  a  été  bien  mal  inspiré. 
Ces  couronnes  ne  faisaient  de  mal  à  personne, 
et  ceux  qui  les  déposaient  ne  désobéissaient 
pas  aux  lois.  Aussi  nous  n'avons  jamais  com- 
pris quelle  avait  été  la  pensée  de  l'admi- 
nistration. Du  reste,  le  mécontentement 
était  si  général,  que  les^  agents  de  police 
étaient  honteux  du  métier  qu'on  leur  avait 
confié. 

«  Depuis  quand  des  hommages  rendus  à 
Jeanne  d'Arc  seraient-ils  considérés  comme 
un  délit  ?  Si  c'est  là  le  code  nouveau  de  la  Ré- 
publique, il  ne  nous  plaît  pas  ;  il  faut  bien 
que  M.  le  maire  le  sache.  C'est  pourquoi  je 
vous  ai  écrit  ces  lignes  en  vous  priant  de  les 
publier.  » 

Enfin,  et  pour  caractériser  l'interdiction 
dont  les  cœurs  reconnaissants  à  Jeanne  d'Arc 
étaient  victimes,  voici  ce  qu'écrit  le  descen- 
dant d'un  des  compagnons  d'armes  de  Jeanne 
d'Arc  : 

«  Non,  ils  ne  sont  ni  Français,  ni  Orléanais, 
ceux  qui  ont  ainsi  mis  obstacle  à  ce  pieux  et 
patriotique  hommage  rendu  à  celle  que  nous 
honorons  sans  cesse  de  nos  respects  et  de 
notre  reconnaissance.  Non,  il  n'y  avait  là  rien 
qui  puisse  troubler  la  tranquillité  publique, 
et  c'est  outrager  aux  mœurs  paisibles  de 
notre  cité  que  de  le  prétendre.  » 

Par  ces  citations,  le  gouvernement  put  voir 
à  quel  rôle  ses  complaisances  pour  les  radi- 
caux l'avaient  fait  descendre.  Il  avait  déjà 
son  châtiment. 

A   Domrémy,  la  fête  se   fit   la   veille.    Le 
29  mai,  arrivaient  des  pèlerins  et,  parmi  eux, 
les  élèves  du  petit  séminaire  de  Pont-à-Mous- 
son.  «  Vers  dix  heures,  écrit  un  témoin  ocu- 
laire, j'aperçus  un    grand    mouvement  à   la 
gare  de    Maxey-Domrémy,  puis  une  longue 
file  d'enfants   et  de  jeunes  gens    s'avançant 
sur  la  route.  Ils  sont  au  nombre  de  trois  cents. 
A  l'entrée  du  village,  une  véritable   proces- 
sion s'organise:  la  croix   d'abord,  puis   les 
élèves  en  tenue  de   fête,  avec  leurs  maîtres  ; 
derrière,  la  fanfare,  suivie  d'un    groupe    de 
chanteurs  ;  enfin  un  prêtre  vénérable,  à  che- 
veux blancs  et  aux  traits  remarquablement 
fins,  le  supérieur  sans  doute.  Au  milieu,  trois 
enfants  portent  des  bouquets  et  une  couronne 
de  roses  blanches  sur   un  coussin  de  velours. 
La  marche  lente  est  d'abord  silencieuse,  mais 
bientôt  la   musique  mêle    ses   accords  à  un 
chant  patriotique,  enlevé    avec  vigueur  par 


des  voix  fraîches  et  jeunes  ;  je  n'en  ai  pu  sai- 
sir que  le  refrain  : 

Honneur  à  Jeanne,  la  vaillante  I 
Honneur  à  Jeanne,    notre  saur  ! 

«  On  s'arrête  devant  la  maison  de  Jeanne, 
et  ces  jeunes  Lorrains,  groupés  autour  de  sa 
statue,  déposent  aux  pieds  de  leur  sœur,  avec 
la  couronne,  l'hommage  d'un  pieux  souve- 
nir. 

o  A  onze  heures,  ils  se  réunissent  à  l'église 
pour  entendre  la  messe.  Mais  tout  d'abord  le 
supérieur,  dans  des  paroles  élevées,  chaleu- 
reuses et  émues,  redit  les  grandeurs  de  la  Pu- 
celle,  et  propose  pour  modèle  à  ses  élèves 
celle  qui,  par  sa  foi,  accomplit  tant  de  mer- 
veilles, et  dont  la  devise,  si  noblement  rem- 
plie par  ses  œuvres  et  ses  souffrances,  doit  se 
graver  à  jamais  dans  leur  cœur  :  ]'ive  labeur  ! 
L'émotion  avait  gagné  toute  l'assistance,  et  je 
sentis  moi-même  grandir  dans  mon  cœur  et 
ma  foi  et  mon  ardeur  patriotique. 

«  Au  sortir  de  l'église,  les  élèves  et  les 
maîtres,  dispersés  par  petits  groupes  sur  la 
pelouse,  devant  la  maison  de  Jeanne,  prirent 
part  à  un  modeste  déjeuner.  C'était  plaisir  de 
voir  l'appétit,  l'entrain  et  la  gaieté  avec  les- 
quels on  y  fit  honneur.  Bientôt  l'heure  du  re- 
tour sonna,  et  après  qu'un  dernier  morceau 
de  musique  eut  remercié  M.  le  maire,  M.  le 
curé  et  la  population  tout  entière  de  leur 
bienveillant  accueil,  tous  repartirent  joyeux 
et  contents,  laissant  de  leur  passage  à  Dom- 
rémy le  meilleur  et  le  plus  touchant  souvenir. 
Pour  moi,  je  vais  quitter  ces  lieux,  me  pro- 
mettant bien  d'y  revenir,  et  espérant  que  le 
pèlerinage  patriotique  de  ces  enfants  sera  le 
prélude  de  beaucoup  d'autres,  et  que  de  tous 
les  points  de  notre  beau  pays  on  viendra  sa- 
luer celle  qui  sauva  Orléans  et  la  France.  » 

Ces  scènes  réjouissent  l'âme  ;  mais  voici 
des  documents  qui  l'attristent.  Il  faut  les  pro- 
duire pour  que  la  postérité  le  sache  :  sous  le 
maréchal  Mac-Mahon,  le  vaincu  des  Prussiens 
à  Keichshoffen  et  à  Sedan,  qui,  cette  fois,  fut 
d'accord  avec  les  Prussiens  pour  glorifier 
l'ami  Voltaire  ;  sous  le  gouvernement  catho- 
lique libéral  des  comparses  du  Correspondant, 
voués,  par  leurs  doctrines,  à  tous  les  efface- 
ments et  à  toutes  les  trahisons,  on  put  offrir 
des  fleurs  à  Voltaire  et  on  dut  les  refuser  à 
Jeanne  d'Arc.  En  voici  la  preuve. 


Le  comité  de  Jeanne  d'Are. 


«  En  engageant  les  vrais  Français  à  venir 
avec  calme  déposer  aux  pieds  de  la  vierge  de 
Domrémy  des  couronnes,   hommage  discret 


LIVHK  QlJATIŒ-VINOT-nlIATOIlZIK.NIK 


123 


de  souvenir  et  de  patriotisme,  le  comité  de 

Jeanne  d'Arc  pouvait  s'attendre  aux  insultes 
de  La  démagogie  et  aux  provocations  des  anus 
du  de'sordre  ;  il  se  sentait  assez,  suivi  pour 
braver  celles-là,  il  entendait  ne  répondre  a 
celles-ci  que  par  le  silence  et  le  recueille- 
ment. 

«  Mais  ce  qu'il  n'aurait  jamais  osé  supposer, 
c'est  que  celte  démonstration  éminemment 
pacifique  put  donner  de  l'ombrage  au  gouver- 
nement, ni  que  la  police  se  crût  en  droit  de  s'y 
opposer,  et  cependant  le  fait  est  maintenant 
constant.  M.  le  préfet  de  police  vient  de  pré- 
venir le  comité,  qu'en  exécution  d'une  déci- 
sion du  gouvernement,  il  prenait,  dès  à  pré- 
sent, les  dispositions  nécessaires  pour  empê- 
cher autour  de  la  statue  de  Jeanne  d'Arc, 
non-seulement  tout  attroupement  tumultueux, 
ce  qui  est  son  droit  et  même  son  devoir,  mais 
aussi  tout  dépôt  isolé  de  fleurs  et  de  cou- 
ronnes, ce  qui  montre  cequest  devenue  la  li- 
berté sous  la  République. 

«  A  Dieu  ne  plaise  que,  pour  fêter  Jeanne 
d'Arc,  les  femmes  de  France  veuillent  pousser 
les  Français  à  entrer  en  lutte  avec  l'autorité  ! 
Non  !  Nous  ne  ferons  pas  appel  à  la  force.  Et, 
comprimant  une  fois  de  plus  les  battements 
de  notre  cœur,  nous  céderons  puisqu'il  le 
faut.  D'ailleurs  si,  à  Paris,  il  n'est  plus  permis 
d'offrir  une  couronne  à  Jeanne  d'Arc,  le 
30  mai,  ou  aura  du  moins  bientôt  le  droit  de 
lui  élever  un  monument  digne  d'elle  à  Dom- 
rémy,  et  nous  ne  devons  pas  oublier  que 
c'était  le  but  réel  et  durable  de  notre  entre- 
prise. 

«  Pour  le  comité, 

«  Duchesse  de  Chevrëuse.  » 

Neufchàteau,  l,r  juin,  4  h.  41,  soir. 

Cinquante  caisses  remplies  de  couronnes 
viennent  d'arriver  à  Domrémy.  Mm"  la  du- 
chesse de  Chevrëuse  et  M.  le  comte  de  Puiseux 
ont  fait  déposer  ces  couronnes  dans  l'église 
et  dans  la  maison  de  Jeanne  d'Arc. 

On  attend  à  Domrémy  la  gendarmerie  de 
Neufchàteau  qui,  hier,  est  venue  prévenir  la 
municipalitéque  toute  manifestation  religieuse 
était  interdite. Le  brigadier  a  môme  cru  devoir 
s'enquérir  auprès  de  l'adjoint  si,  dans  son 
sermon  de  jeudi,  M.  le  curé  ne  s'était  pas  livré 
à  des  allusions  politiques. 

Neufchàteau,  1er  juin,  7  h.  51  du  soir. 

M.  Gabriel  Oautier,  sous-préfet  de  Neuf- 
château,  vient  d'informer  Mrae  la  duchesse  de 
Chevrëuse  qu'il  interdira  à  Domrémy  toute 
manifestation  et  démonstration  en  faveur  de 
Jeanne  d'Arc.  Par  contre,  il  ne  comprend  pas, 
aurait-il  ajouté,  qu'on  ait  interdit  les  mani- 
festations en  l'honneur  de  Voltaire  (1). 

Ainsi,  le  gouvernement  envoyait  des  gen- 


darmes contre  des  femmes  coupables  de  vou- 
loir honorer  la  libératrice  de  la  France! 
Qu'ajouter  a  ce  dernier  trait,  qui  couronne 
toutes  les  hontes  dont  le  ministre  avait  voulu 
se  décorer  ! 

lui  lisant  ces  documents,  il  ne  faut  pour- 
tant pas  trop  s'atlrister.  La  vie  est  un  combat. 
Le  bien  ne  s'accomplit  que  sous  la  contradic- 
tion et  dans  les  épreuves.  L'essentiel  est  de 
tenir  bon.  Les  catholiques  ont  résisté  assez 
énergiquemenl  pour  faire  avorter  le  cente- 
naire d l'Arouel  ;  ils  ont  été  assez  généreux 
pour  poser  la  première  pierre  de  monuments 
consacrés  à  Dieu  à  l'occasion  du  centenaire  de 
Jeanne  d'Arc.  Les  fleurs  oratoires  et  autres, 
offertes  à  Voltaire,  se  sont  vite  flétries  ;  les 
églises  s'élèvent,  les  statues  décorent  les 
places  publiques.  Aucune  ville  n'a  voulu  rester 
en  retard.  Au  moment  où  nous  écrivons  ces 
lignes,  les  évêques  de  Saint-Dié,  de  Nancy, 
de  Verdun,  d'Orléans,  de  Rouen  et  de  Paris, 
poursuivent,  après  vingt  années,  ces  desseins 
glorieux  ;  des  orateurs  comme  Mgr  Pagis, 
Mgr  Le  Nordez,  le  P.  Coubé  célèbrent  lalibéra- 
trice  champenoise  de  la  patrie  française.  C'en 
est  fait  ;  et  si  la  consécration  de  ces  églises 
est  différée,  c'est  afin  que,  la  canonisation 
marchant,  elles  puissent  être  consacrées  sous 
le  vocable  de  sainte  Jeanne  d'Arc.  Grâce  au 
Pontife  Homain,  Dieu  protège  toujours  la 
France,  et  Jeanne  d'Arc  doit,  encore  une  fois, 
la  délivrer. 


La  réorganisation  du  Protestantisme. 


Trait  curieux  et  significatif!  Au  moment  où 
la  république,  par  l'organe  de  Gambetta,  dé- 
clarait la  guerre  à  la  religion  catholique,  elle 
s'occupait  à  réorganiser  le  protestantisme  en 
France.  La  guerre  de  1870,  en  annexant  l'Al- 
sace à  la  Prusse,  avait  décapité,  en  deçà  du 
Rhin,  la  confession  luthérienne,  dont  le  con- 
sistoire général  résidait  à  Strasbourg.  Pour 
remédier,  en  France,  à  cette  décapitation,  à 
supposer  qu'on  le  crut  nécessaire  ou  utile,  il 
suffisait  de  fixer  ailleurs  l'institution  et  de  lui 
donner  des  titulaires.  Dès  1872,  on  y  avait 
pensé,  mais  le  projet  de  loi  dormait  dans  les 
bureaux,  lorsqu'en  1878  le  gouvernement  crut 
le  moment  venu  de  l'amener  à  exécution.  Le 
ministre  Bardoux  se  fit  le  promoteur  de  la 
mesure  ;  le  libre-penseur  Eugène  Pelletan  fut 
chargé  d'en  présenter  le  rapport  au  Sénat.  La 
loi  fut  discutée  et  votée,  non  pas  uniquement 
pour  transplanter  une  institution,  mais  pour 
l'améliorer  et  l'assortir  aux  vœux  de  la  Hévo- 


On  peut  mettre  ces  âneries  en  parallèle  avec  le  décret  de  Charles  VII  au   bailli   de   Chaumont, 
pour  honorer  à  jamais  la  famille  de  Jeanne  d'Arc.  La  comparaison  est  instructive. 


124 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


lulion  impie,  qui  voulait  monter  à  l'assaut  de 
la  sainte  Eglise. 

Sous  Louis  XIV,  par  la  révocation  de  l'Edit 
de  \antes,  l'organisai  ion  Française  du  protes- 
luntisme  avait  été  anéantie.  A  la  Révolution, 
le  protestantisme  s'était  reformé  selon  ses 
fantaisies,  ses  idées  et  le  premier  Consul,  en 
1801,  lui  donna  corps.  Par  les  articles  orga- 
niques du  culte  protestant,  Bonaparte  avait 
réglé  le  recrutement  des  ministres  du  saint 
Evangile,  leur  formation  dans  les  séminaires 
et  leur  assujettissement  entier  à  l'Etat.  Toute- 
fois, pour  le  régime  intérieur  des  commu- 
nautés protestantes,  il  avait  admis  des  consis- 
toires locaux  et  des  synodes,  les  uns  pour  le 
gouvernement,  les  autres  pour  la  législation  ; 
mais  les  uns  et  les  autres  étaient  des  créations 
de  l'Etat,  des  appartenances  de  son  Conseil  et 
des  sujets  relevant  de  ses  ministres.  Bona- 
parte ne  faisait  pas,  avec  le  protestantisme, 
qui  ne  peut  pas  avoir  de  tète  reconnue  et  d'in- 
dépendance réelle,  un  concordat  de  puissance 
à  puissance  ;  il  enrégimentait  le  protestan- 
tisme et  le  faisait  marcher  sur  sa  consigne. 
Sous  les  gouvernements  successifs  des  Bour- 
bons et  des  d'Orléans,  la  main  de  fer  de  Bo- 
naparte ne  se  faisait  plus  sentir  ;  les  synodes 
et  les  consistoires  purent  se  permettre  quel- 
ques libertés  et  même,  sous  Louis-Philippe, 
se  promettre  des  espérances.  Napoléon  111  les 
remit  dans  l'ornière  du  consulat  et  les  laissa 
végéter  dans  l'insignifiance  de  leur  symbo- 
lique. C'est  là  que  la  troisième  république 
vint  les  prendre. 

Les  luthériens  en  1802  possédaient  des  do- 
tations en  terre  ;  ces  dotations,  ils  se  les  étaient 
faites,  au  xvie  siècle,  par  la  trahison  et  la  vio- 
lence. A  l'origine,  ces  biens  avaient  été 
donnés  au  vrai  Dieu  et  à  son  unique  Eglise. 
Le  roi  Dagobert  avait  été  un  grand  fondateur 
de  monastères  en  Alsace.  Les  biens  donnés 
aux  Eglises  par  Charlemagne  et  ses  prédé- 
cesseurs, et  fécondés  par  les  mains  des  catho- 
liques, passèrent  aux  mains  des  luthériens, 
quaud  les  détenteurs  trahirent  leur  foi  et  leur 
culte  en  adhérant  à  l'hérésie  ;  et  quand  les 
détenteurs,  restés  fidèles,  furent  massacrés 
ou  expulsés  pour  avoir  refusé  de  trahir  la 
Sainte  Eglise.  Louis  XIV,  en  occupant  l'Al- 
sace, avait  respecté  en  partie  cette  dévolution 
attentatoire  à  la  volonté  des  donateurs.  D'un 
côté,  il  rendit  à  l'évêque  la  cathédrale  de 
Strasbourg  et  réintégra  le  chapitre  qui  avait 
résidé  près  d'un  siècle  à  Molsheim  ;  il  exigea 
encore  quelques  institutions,  mais,  d'autre 
part,  la  majeure  partie  des  biens  ecclésias- 
tiques restèrent  aux  mains  des  protestants. 

La  révocation  de  l'édit  de  Nantes  ne  chan- 
gea rien  à  cet  état  de  choses  ;  et  notre  Révo- 
lution qui  a  vendu  les  biens  des  hospices  et 
ceux  des  écoles  rurales,  qui  n'a  laissé  ni  un 
pan  de  mur  ni  un  lopin  de  terre  aux  mains 
des  catholiques,  respecta  les  possessions  pro- 
testantes. On  n'a  jamais  pu  savoir  à  quel 
chiffre  s'élevaient  les  revenus  de  ces  biens  ; 
on    ignore   les    transformations    qu'ils     ont 


subies.  Une  partie,  ceux  entre  autres  du  mo- 
nastère de  saint  Thomas,  fondé  au  vne  siè- 
cle par  saint  Florent,  évéque  de  Strasbourg, 
avaient  été  affectés  aux  professeurs,  aux  sur- 
veillants des  jeux  et  aux  élevés  et  sémina- 
ristes de  l'université  luthérienne.  Sous  le 
règne  de  Louis  XIV,  c'était  la  magistrature  de 
Strasbourg  qui  disposait  de  ces  prébendes. 
C'est  le  nom  qu'on  donnait  aux  diverses  parts 
plus  ou  moins  grosses  attribuées  à  chacun 
des  bénéficiers.  Depuis  la  Révolution,  on  n'a 
plus  su  par  quelles  mains  ni  à  quelles  mains 
étaient  attribuées  les  grosses  parts  de  ces 
prébendes.  Les  protestants  des  deux  églises  y 
avaient  part,  disait-on  ;  et  les  uns  et  les 
autres  ont  toujours  évité  et  refusé  les  éclair- 
cissements. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'annexion  de  l'Alsace  à 
l'Allemagne  avait  frustré  de  ces  biens  le  pro- 
testantisme français.  Ce  dépouillement  fut  le 
prétexte  de  la  loi  nouvelle.  En  bon  prince,  le 
ministre  Bardoux  acheta  pour  une  somme 
qui  dépassa  200.000  francs,  un  vaste  immeu- 
ble entre  cour  et  jardin,  situé  derrière  l'Ob- 
servatoire de  Paris,  et  y  fit  les  arrangements 
nécessaires  à  l'installation  de  la  faculté  pro- 
testante de  théologie.  C'était  à  la  fois  une  con- 
solidation et  un  progrès,  dit  le  Journal  de  Ge- 
nève, une  garantie  de  durée  pour  une  institu- 
tion dont  les  débuts  avaient  été  humbles  et 
pénibles.  Cette  nouvelle  faculté  était  censé- 
ment l'ancienne  faculté  protestante  de  Stras- 
bourg ;  seulement,  en  s'installant  à  Paris,  elle 
s'était  modifiée  et  de  luthérienne  était  de- 
venue mixte.  On  y  unissait,  on  y  confondait 
le  double  et  contradictoire  enseignement  de 
Luther  et  de  Calvin.  Le  Journal  de  Genève  as- 
sure qu'à  la  séance  de  rentrée,  l'auditoire 
était  nombreux  et  qu'on  voyait  aux  premiers 
rangs  les  deux  présidents  des  deux  consis- 
toires réformé  et  luthérien  de  Paris.  La 
séance  s'ouvrit  par  la  prière  et  la  lecture  de 
la  Bible.  Chacun,  sans  doute,  interpréta  à  son 
gré  la  prière  et  le  texte  sacré,  dont  l'église  de 
Luther  proclame  l'autorité  souveraine,  que 
l'orthodoxie  de  Calvin  n'ose  plus  confesser  et 
que  le  libéralisme  protestant  rejette  au  nom 
de  la  liberté. 

Mais  tout  ceci  est  du  passé,  et  l'avenir  sur- 
tout intéresse  le  Journal  de  Genève.  Cet  avenir 
s'annonce  plein  de  joie  et  de  splendeur  pour 
la  mixture  théologique  des  deux  religions.  Le 
nombre  des  étudiants  augmente.  Les  consis- 
toires de  Nîmes  et  de  Lyon,  tous  deux  calvi- 
nistes, mais  de  nuances  différentes,  celui  de 
Lyon  piétisle,  je  crois,  et  celui  de  Nîmes  sim- 
plement orthodoxe,  si  je  ne  me  trompe,  con- 
tinuent à  la  faculté  mixte  les  bourses  qu'ils 
avaient  votées.  Le  consistoire  luthérien  de 
Paris  accorde  aussi  une  demi-bourse  et  a  la 
«  Normandie  semble  enfin  s'intéresser  à  la 
«  faculté  ;  l'Eglise  réformée  du  Havre  lui  a 
«  donné  une  marque  effective  de  sympathie  ». 
L'Eglise  réformée  du  Havre  est  libérale,  et 
même,  dit-on,  très  libérale  ;  on  peut  deviner 
la  valeur  de  Venfin  du  Journal  de  Genève.  La 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


!  28 


discrétion  couvre  d'ailleurs  encore  la  nature 
de  celte  marque  •■il.-ctive  de  sympathie  de 
L'Eglise  libérale  du  Havre. 

[/accord  des  bourses  semblerait  donc  fait  ; 
des  bourses  de  charité,  s'entend  ;  la  di\  i-ion 
entre  orthodoxes  et  libéraux  calvinistes,  bien 
que  touchant  les  doctrines  sans  doute,  86  si 
gnale  surtout  dans  le  partage  demandé  d'une 
part,  et  refusé  de  l'autre,  des  avantages  tem- 
porels ou  concordataires,  comme  ils  disent 
pour  désigner  les  deniers  prélevés  6ur  tous  les 
citoyens  contribuables  de  la  république  fran- 
çaise. Cette  division,  «  les  rivalités  et  luttes 
intestines  du  protestantisme  français,  dit  en- 
core le  Journal  de  Genève,  paralysent  la  honne 
volonté  du  gouvernement  ».  Ainsi  deux 
chaires  restent  vacantes  à  la  faculté  de  Paris, 
parce  que  le  ministre  ne  sait  à  qui  les  livrer; 
son  cœur  hésite  entre  les  orthodoxes  et  les  li- 
béraux. En  attendant,  ces  chaires  sont  sup- 
pléées, nous  dit-on  :  serait-ce  par  des  luthé- 
riens ? 

Ces  rivalités  et  ces  dissensions  intestines 
des  réformés  ne  sont  pas  près  de  finir.  Le 
Journal  de  Genève,  pour  sa  part,  n'y  voit  de 
terme  possible  que  par  la  puissance  de  l'Etat. 
Encore  est-ce  là  un  terme  problématique.  «Si 
«  la  paix  se  fait  dans  l'Eglise,  dit-il,  eile  s'irn- 
«  posera  par  la  force  des  choses  et  par  la  né- 
«  cessité  même.  Ce  ne  sera  pas,  ajoute-t-il, 
«  par  la  fusion  des  éléments  opposés,  mais 
«  par  l'organisation  de  leur  juxtaposition  et 
«  par  l'établissement  d'un  modus  vivendi  qui 
«  rendra  leur  voisinage  possible  et  leur  coha- 
«  bitation  paisible  et  sans  orage  ». 

A  l'occasion  de  cette  translation  d'univer- 
sité protestante,  le  ministre  crut  devoir  ap- 
porter quelques  modifications  aux  articles  or- 
ganiques du  protestantisme.  Au  lieu  de  suivre 
la  tradition  de  1802  et  de  prendre  seulement 
les  instructions  dont  le  législateur  avait  be- 
soin pour  «  régler  »  lui-même,  lui  seul,  la  loi 
civile  de  cette  confession  protestante,  Bar- 
doux  prit  des  mains  des  pasteurs  le  texte  de 
la  loi  nouvelle  ;  au  nom  du  gouvernement,  il 
approuva  ces  articles  rédigés  sans  son  con- 
cours, et  le  ministre  demanda  au  Sénat  de  les 
ratifier  purement  et  simplement.  Ces  articles, 
au  nombre  de  27,  dont  le  premier  contient 
les  dispositions  générales  et  dont  les  autres  se 
divisent  en  cinq  litres,  sont  précédés  d'une 
déclaration  des  pasteurs,  où  ceux-ci,  donnant 
à  leur  réunion  le  nom  de  synode,  se  posent 
comme  «  fidèles  aux  principes  de  foi  et  de  li- 
berté du  fondateur  de  leur  église  »  et  procla- 
ment a  l'autorité  souveraine  des  Ecritures  en 
matière  de  foi». 

as  parler  de  la  bizarrerie  qu'il  y  a  à  pro- 
poser  une  telle  déclaration  à  la  république 
français':,  qui  n'a  aucune  foi,  ni  souveraine, 
ni  subordonnée,  les  catholiques  auraient  pu 
s'étonner  que  le  gouvernement  proclamât 
l'unique  autorité  souverain*!  des  Saintes  Ecri- 
tures. Ils  sont  loin  de  répudier  cette  autorité, 
et  elle  est  bien  une  des  sources  de  leur  foi  ; 
mail  leur  catéchisme  y  ajoute  celle  aussi  cer- 


taine et  aussi  souveraine  de  la  Tradition,  i 
protestants  répudient  cette  source  d'autorité 

el  de  vérité.  Le  Législateur  français,  dans  son 
indifférence  et  son  ignorance  de  ces  questions, 
serait  malvenu  d'y  prétendre  décider  quelque 
chose.  On  ne  voit  pas  quel  intérêt  il  pourrait 
avoir  à  y  prendre,  à  l'instigation  des  ministi 
luthériens,  un  parti  offensant  à  la  conscience 
et  à  la  foi  de  la  grande  majorité  des  Français, 
dépendant,  ce  ne  sont  pas  les  catholiques  qui 
se  sont  alarmés.  Est-ce  parce  que  la  répu- 
blique leur  enseigne,  de  trop  de  manières,  à 
se  désintéresser  de  ses  errements?  Ce  sont  les 
protestants,  ceux  des  Eglises  réformées,  qui 
se  sont  soulevés  contre  l'outrecuidance  des 
pasteurs  luthériens  et  la  simplicité  de  Bar- 
doux  à  traiter  avec  ses  ministres  d'Augs- 
bourg,  comme  s'ils  étaient  investis  d'une  au- 
torité quelconque.  C'est  au  nom  des  préroga- 
tives du  législateur  que  la  réclamation  fut 
faite. 

Dans  le  projet  de  loi  que  le  ministre  avait 
reçu  des  mains  des  pasteurs  luthériens  les 
noms  de  consistoire  supérieur  et  de  directoire 
ont  disparu.  Le  jeu  de  ces  corps  est  remplacé 
par  le  synode  général,  au-dessous  duquel 
fonctionnent  les  synodes  particuliers.  Le  sy- 
node général  se  réunit  de  son  propre  droit, 
sans  autorisation  préalable  ;  le  lieu  de  ses 
réunions  devra  alterner  entre  Montbéliard  et 
Paris.  Le  synode  ne  relève  que  de  soi  ;  il  peut, 
s'il  le  veut,  convoquer  un  synode  constituant. 
Tout  se  règle  en  dehors  de  la  dépendance  de 
l'Etat,  parla  seule  vertu  du  suffrage  universel 
et  l'unique  autorité  du  synode  général. 

Nous  ne  blâmons  pas  les  ministres  luthé- 
riens d'avoir  visé  à  établir  leur  puissance 
souveraine  et  leur  entière  liberté.  On  leur  de- 
mandait de  faire  leur  loi  ;  on  leur  en  recon- 
naissait le  droit  :  ils  eussent  eu  bien  tort  de 
ne  pas  en  user.  C'est  d'ailleurs  la  juste  pré- 
tention de  tout  corps  religieux  d'être  indé- 
pendant, comme  tel,  du  pouvoir  civil  ;  c'est, 
en  particulier,  pour  le  protestantisme  une 
exigence  imprescriptible,  de  maintenir,  en 
tout  état  de  cause,  son  libre  examen  et  le 
pouvoir  constituant  en  matière  de  dogme.  Ce 
qu'il  y  a  d'admirable,  c'est  que  ce  sont  les 
protestants,  —  et  les  protestants  libéraux  par- 
ticulièrement, —  qui  se  sont  montrés  les  plus 
ardents  contre  cette  tentative  d'indépendance 
religieuse.  Ils  sont  fidèles  à  la  tradition  schis- 
matique,  toujours  pliée  aux  volontés  et  au 
pouvoir  de  César.  Le  mot  de  synode  surtout 
les  exaspère.  Ils  voient  dans  toute  assemblée 
synodale  cette  grande  prostituée  dont  leurs 
pères  croyaient  voir  les  traits  à  Home  ;  et 
nous  ne  pouvons  taire  leur  indignation  quand 
Bardoux,  toujours  simple,  leur  avait  proposé 
un  nouveau  synode  pour  accommoder  leurs 
différends  de  calvinistes. 

Le  calviniste  républicain  Pellelan,  nommé, 
au  Sénat,  rapporteur  de  la  loi  Bardoux,  ac- 
cueillit, contre  les  prétentions  luthériennes, 
les  réclamations  de  ses  coreligionnaires  et  les 
observations  des  légistes.  A  aucun  prix,  il  ne 


120 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


pouvait  laisser  les  pasteurs  luthériens  dans 
cette  chaire  d'autorité,  dont  il*  B'étaient  fait 
cadeau.  De  prime  abord,  il  retrancha,  du 
projet,  le  caractère  concordataire  qu'avait 
accepté  Bardoox  et  maintint  que  le  protes- 
tantisme, comme  le  judaïsme,  n'avait  d'autre 
roi  que  César,  toujours  auguste  et  toujours 
pontife.  Ensuite  il  raya,  du  Frontispice  delà 
loi,  cette  profession  de  foi  par  laquelle  les 
pasteurs  luthériens  proclamaient  les  sources 
de  la  vérité  et  s'en  déclaraient  possesseurs.  La 
nouvelle  loi  ne  définira  rien,  elle  ne  portera 
pas  d'anathème.  Cette  loi  est  une  simple  loi 
civile  que  le  Sénat  discutera,  que  la  Chambre 
des  députés  amendera  et  où  le  ministre  des 
cultes  consent  à  laisser  faire  telles  radiations 
que  le  législateur  trouvera  nécessaires.  C'est 
assez  que  la  loi  française  respecte  la  fausse 
autorité  des  pasteurs;  c'était  trop  de  de- 
mander à  nos  législateurs  d'en  contresigner 
les  doctrines. 

Dans  l'ensemble,  la  loi,  qui  veut  remplacer 
le  consistoire  supérieur  et  le  directoire  orga- 
nique, ne  dit  mot  de  ces  deux  corps.  Elle 
conserve  le  nom  de  consistoire  pour  l'appli- 
quer seulement  aux  consistoires  locaux  définis 
par  les  articles  organiques  ;  et  elle  confie  les 
attributions  des  deux  corps  à  un  synode  gé- 
néral, à  des  synodes  particuliers  et  des  com- 
missions synodales.  Le  conseil  d'Etat  serait-il 
d'avis  que  le  silence  de  la  loi  nouvelle  sur  les 
deux  corps,  que  ce  silence  supprime,  implique 
pour  le  ministre  des  cultes  et  les  pasteurs 
protestants  la  liberté  de  reconstituer,  par  voie 
d'élection  et  de  nomination,  le  directoire  et  le 
consistoire  supérieur,  et  d'appeler  ces  deux 
corps  ressuscites  par  une  vertu  ministérielle 
quelconque  au  partage  des  attributions  dé- 
volues, selon  le  texte  de  la  loi  nouvelle,  aux 
synodes  généraux  et  particuliers  qu'elle  veut 
instituer? 

Voilà  cependant  comment  le  conseil  d'Etat 
a  autorisé  Jules  Simon  à  interpréter  les  ar- 
ticles organiques.  Leur  silence  à  l'égard  du 
synode  général  est  prohibitif.  Tout  le  con- 
texte de  la  loi,  tous  les  documents  qui  l'en- 
tourent, tous  les  précédents  qui  en  ont  amené 
la  rédaction  établissent  cette  prohibition  :  elle 
est  de  bon  sens  d'ailleurs.  Portalis  a  compris 
qu'un  synode  protestant  ne  pouvait  avoir  au- 
cune autorité.  L'autorité  n'est  pas  un  privi- 
lège qui  se  confère  par  un  texte  de  loi.  11  faut 
encore,  pour  constituer  une  autorité,  que  le 
texte  de  la  loi  soit  conforme  au  droit  naturel 
ou  au  droit  divin,  qui  sont  l'un  et  l'autre  de 
même  origine,  et  vivent  au  fond  des  cons- 
ciences. Si  le  synode  protestant  n'est  pas  de 
droit  naturel,  comment  serai!-il  de  droit  di- 
vin? Au  lieu  d'être  un  instrument  de  paix,  de 
lumière  et  d'autorité  au  sein  de  ces  Eglises, 
qui  croient  chercher  la  vérité  dans  ce  qu'elles 
appellent  la  liberté,  le  synode  ne  peut  être 
entre  leurs  mains  qu'un  instrument  de  divi- 
sion, de  désordre  et  de  guerre. 

Portalis  l'avait  compris.  Les  ministres  des 
cultes  qui  se  sont  succédés  depuis  Jules  Si- 


mon jusqu'à  Bardoux  ont  eu  le  même  senti- 
ment, et  ils  ont  énergiquement  refusé  de 
porter  aux  Chambres  le  travail  du  synode  de 
1872.  Ce  synode  luthérien  de  1X72  avait  fait 
peu  de  bruit  ;  celui  des  réformés  a  eu  un 
autre  lustre,  et  les  divisions  où  il  a  jeté  les 
Eglises  calvinistes,  les  schismes  qu'il  a  révélés 
ou  déchaînés  de  toutes  parts  dans  leur  sein, 
ont  démontré  la  sagesse  de  Portalis.  Ces  pré- 
tendues Eglises  de  la  liberté  n'ont  pas  la 
force  de  se  gouverner  elles-mêmes.  Elles  n'en 
ont  pas  la  mission.  Elles  le  sentent  bien  :  dès 
l'origine,  elles  se  sont  mises  à  la  dévotion  des 
Etats.  La  tutelle  de  l'Etat  seule  les  fait  vivre  ; 
l'Etat  seul  a  la  force  de  déterminer  virtuelle- 
ment !a  foi  que  ces  manières  d'Eglises  doivent 
prêcher  et  de  décider  de  leur  discipline.  Elles 
n'ont  point  de  puissance,  en  effet,  parce 
qu'elles  n'ont  point  de  vie.  Elles  peuvent 
parler  de  liberté  ;  elles  ne  sauraient  la  dé- 
fendre ni  la  mettre  en  pratique,  parce  qu'elles 
n'ont  pas  d'autorité. 

Quand  le  projet  de  loi  vint  en  discussion, 
Chesnelong,  sénateur  catholique,  protesta 
contre  le  principe  de  celte  législation  qui  fait 
l'Etat  maître  des  Eglises,  et  réclama  l'autono- 
mie de  l'Eglise  catholique.  Le  rapporteur 
avait  dit  que  l'Etat  ne  saurait  copartager  sa 
souveraineté  et  traiter  avec  une  Eglise  pour 
ainsi  dire  de  puissance  à  puissance.  En  quoi  il 
se  trompait  grossièrement,  car  il  ne  s'agit  pas 
dans  l'espèce  de  partager  la  souveraineté  ci- 
vile, mais  de  reconnaître  la  souveraineté  de 
l'Eglise,  qui  jouit,  en  effet,  de  cette  souverai- 
neté, par  le  droit  divin  de  sa  fondation.  Ches- 
nelong répondit  : 

«Je  proteste  contre  une  semblable  théorie, 
qui  n'est  pas  autre  chose  que  la  subordination 
de  l'Eglise  à  l'Etat. 

«  La  Commission,  contre  son  intention  sans 
doute,  nous  ferait  rétrograder  de  dix-huit 
siècles,  jusqu'à  celle  époque  où  Dieu  et  César 
étaient  confondus  dans  une  même  autocratie. 
Cette  théorie  aurait  pour  résultat  de  détruire 
la  plus  précieuse  des  libertés  :  la  liberté  des 
âmes.  Je  sais  très  bien  ce  que  l'on  objecte  ; 
M.  le  rapporteur  dit  :  ÎNous  ne  touchons  pas 
au  dogme,  qui  ne  nous  regarde  pas,  mais  seu- 
lement à  la  discipline,  et  cela  nous  regarde. 

«  En  1790,  on  a  fait  la  Constitution  civile  du 
clergé,  et  nous  avons  eu  les  proscriptions  et 
les  tyrannies,  provoquées  par  la  résistance  des 
convictions  religieuses  blessées.  La  discipline 
touche  donc  au  dogme  par  beaucoup  de 
points. 

«  Vous  avez  le  droit,  d'après  le  concordat,  de 
désigner  des  évêques,  mais  ils  ne  peuvent  en- 
trer en  fonction  que  lorsqu'ils  ont  reçu  l'insti- 
tution canonique  du  Pape.  Mais  vous  n'avez 
pas  le  droit,  et  vous  n'auriez  pas  le  droit 
même  par  une  loi,  de  nommer  des  évêques  qui 
n'auraient  pas  reçu  cette  institution  cano- 
nique. Ces  évêques  auraient  un  titre  usurpé  ; 
pas  un  catholique  ne  voudrait  les  reconnaître 
et  nous  n'accepterions  pas  leur  autorité,  nous 
n'accepterions  pas  leur  bénédiction. 


LIVRE  QUATRR-VINC.T4HJAT0RZIKMK 


I'j7 


a  Vous  pouvez  nous  demander  noire  vie  on  la 
vie  de  nos  enfants  pour  défendre  l'ordre  cl  le 
pays.  Vous  pouvez  nous  demander  noire  ar- 
gent pour  faire  face  aux  dépenses  publiques; 
vous  pouvez  édicter  des  lois,  nous  devons  les 
respecter.  Vous  pouvez  même  prendre  des 
dispositions  contre  les  manifestations  exté- 
rieures du  culte  :  nous  nous  soumettrons, 
mais  nos  âmes  sont  à  nous  et  à  Dieu. 

«Nos âmes  sont  à  Dieu  et  à  nous;  nousneles 
livrerons  jamais  à  personne. 

«Je  proteste  contre  le  principe  du  rapport  de 
la  Commission,  au  nom  de  la  liberté  des  âmes, 
au  nom  de  notre  droit  légal  actuel,  au  nom 
de  la  liberté  des  cultes.  Notre  droit  public, 
c'est  le  droit  concordataire,  qui  est  méconnu 
par  la  Commission. 

«  Récemment,  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
disait  à  cette  tribune  que  certains  catboliques 
reniaient  le  concordat.  Ce  concordat,  nous  le 
revendiquons,  au  contraire,  et  je  proteste 
contre  le  principe  de  la  commission  au  nom 
du  droit  légal,  au  nom  du  droit  éternel. 

«  Vous  pouvez  protester  contre  mes  paroles  ; 
elles  devraient  cependant  être  respectées 
comme  l'expression  des  sentiments  de  nos 
consciences.  » 

Un  sénateur,  Hervé  de  Saisy,  émit  l'avis  de 
laisser  les  protestants  faire  leurs  affaires;  le 
synode  lutbérien  n'attacba,  à  cette  réclama- 
tion, aucune  importance;  par  une  lettre  au 
rapporteur,  il  fit  savoir  qu'il  acceptait  la  loi 
telle  que,  amendée  par  le  Sénat.  Un  décret  de 
Napoléon  III  avait  introduit,  dans  la  constitu- 
tion des  corps  administratifs  des  sectes  pro- 
testantes, l'élément  électif,  le  suffrage  univer- 
sel. La  loi  de  1878,  réclamée  par  un  synode 
de  1872,  fit  prévaloir,  sur  les  corps  consisto- 
riaux,  l'élément  synodal,  la  doctrine  mise  en 
discussion,  livrée  au  principe  anarchique  du 
libre-examen.  C'est  le  côté  caractéristique  de 
la  loi.  A  la  vérité,  l'Etat  se  réserve  de  brider 
les  synodes  au  moment  où  il  les  institue,  et 
par  là  il  se  met  en  contradiction  avec  son 
propre  principe  de  neutralité  et  avec  le  prin- 
cipe protestant  du  libre-examen.  Mais  le  texte 
de  la  loi  doit  l'emporter  sur  les  réserves  de  la 
politique;  d'ailleurs,  l'entraînement  révolu- 
tionnaire du  libre-penseur,  prévu  par  la  pas- 
sion républicaine,  est,  depuis  longtemps,  le 
vice  inhérent  du  protestantisme,  sa  force 
constitutive  et  dissolvante,  ce  par  quoi  il  est 
religion  positive  et  machine  de  guerre  contre 
le  catholicisme. 

Cette  réinstitution  du  protestantisme  devait 
favoriser  les  menées  des  dissidents  ;  ils  multi- 
plient et  développent  leurs  entreprises,  cher- 
chant toujours  àéloigner  les  âmes  de  l'Eglise; 
et  s'aidant  de  la  misère  qui  sévit  dans  les  fau- 
bourgs de  Paris,  ils  y  tendent  leurs  filets  pour 
attirer  la  population  au  prêche.  La  propa- 
gande se  fait  doucement,  au  nom  de  l'huma- 
nité, et  tout  en  protestant  de  toutes  ses  forces 
qu'elle  reste  étrangère  et  indifférente  à  toute 
influence  religieuse. 

Au  fond,  cette  sympathie  d'un  parti  athée, 


qui  a  juré  haine  à  mort  contre  loute  religion 
et  tout  culte,  celte  sympathie  pour  le  prol 
tantisme,  qui,  au  fond,  est  une   religion  telle 
quelle,  étonne  de  prime  abord,  Mais  lorsqu'on 

y  réfléchit,  On  VOit   que  cette  sympathie,    m  | 
nifestée  par  des  actes  législatifs,  sert,  à  la  fois, 
à  couvrir  d'un  voile  et  à  favoriser  les  agisse- 
ments des  persécuteurs.   C'est  le  point   qu'il 
importe,  ici,  d'expliquer. 

Les  républicains  veulent  bien  persécuter  : 
la  haine  du  catholicisme  est  le  grand  mobile 
de  leur  politique  :  mais  ils  ne  veulent  pas  as- 
sumer l'odieux  de  la  persécution.  Prendre 
place,  en  histoire,  après  Néron,  Domitien  et 
Robespierre,  cela  ne  sourit  à  personne.  Pour 
cacher  leur  jeu,  ils  se  montrent  donc  grands 
protecteurs  des  sectes  protestantes.  Malgré  le 
poids  qui  entraîne  le  protestantisme  vers  l'in- 
crédulité, il  compte,  dans  son  sein,  des  âmes 
honnêtes,  religieuses,  naturellement  chré- 
tiennes; ces  âmes,  par  instinct,  par  éducation 
ont  besoin  de  croire,  conservent  des  lambeaux 
de  foi,  valent  mieux  que  leurs  principes  et  réa- 
gissent contre  avec  énergie.  Ces  âmes  en- 
lèvent, au  protestantisme,  un  air  trop  visible 
d'incrédulité.  De  plus,  dans  les  sectes  protes- 
tantes, alors  que  les  croyances  positives 
s'affaiblissent,  il  reste  une  couleur,  une 
marque,  quelque  chose  qui  dissimule  le  vide 
de  la  foi,  il  reste  une  forme  religieuse,  un 
culte,  des  temples,  des  cérémonies,  des  prières, 
une  chaire,  une  parole,  un  ministre,  des  for- 
mulaires, des  symboles  pour  l'enfant,  pour 
l'adulte,  pour  le  mort  :  c'est  un  second  avan- 
tage sur  l'incrédulité  qui  n'a  rien  pour  satis- 
faire le  besoin  religieux  de  l'humanité.  Enfin, 
à  quelques  extrémités  qu'aboutisse  le  libre- 
examen  du  sectateur  de  Calvin  ou  de  Luther, 
il  garde  un  livre  et  un  nom,  le  livre  de  la 
Bible  et  le  nom  de  Jésus-Christ.  Sans  la  Bible, 
le  protestantisme  s'évanouirait  comme  une 
ombre  insaisissable;  avec  elle>  il  prend  corps, 
du  moins  en  apparence.  Ce  livre,  c'est  un  fait 
matériel,  un  code;  on  peut  en  faire  une  lettre 
morte,  un  symbole  vague  et  impuissant  ;  mais 
il  reste  comme  trésor  de  la  foi.  Le  nom  du 
Christ  n'est  pas  un  moins  précieux  talisman, 
mais  on  en  prend  ce  qu'on  veut.  Le  Christ  est 
Dieu,  il  est  homme  ;  c'est  un  prophète,  un 
philosophe,  un  socialiste,  un  révolutionnaire, 
tout  ce  que  vous  voudrez.  Mais,  d'après  le  sy- 
node de  Lausanne,  on  reste  protestant  dès 
qu'on  se  réclame  du  Christ.  Par  ces  appa- 
rences, souvent  trompeuses,  le  protestantisme 
peut  donc  couvrir  d'un  certain  dehors  de  reli- 
giosité ces  sectaires  athées  qui  montent  à 
l'assaut  de  toute  religion  ;  ils  se  disent  favo- 
rables au  protestantisme  pour  ne  pas  trahir 
les  desseins  de  leur  radicalisme  impie.  Cela 
suffit  pour  les  innocenter  aux  yeux  des  imbé- 
ciles. 

Du  reste,  en  se  disant  protestants,  ils  ne 
perdent  rien  de  leur  puissance  destructive. 
Dans  leur  hardi  projet  de  favoriser  tous  les 
mauvais  instincts  de  l'humaine  espèce,  ils 
veulent  anéantir  Dieu   et  son  Christ.  Or,  le 


1-,'H 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'ÉGLISE  CATHOLKji  I 


protestantisme  leur  parait,  pour  ce  projet,  une 
excellente  machine.  Parson  principe  de  libre- 
examen,  Le  protestantisme  Be  confond  avec  la 
libre-pensée;  il   est   moins   répugnant,   mais 

pas  moins  subversif.  Eo  revotant  l'individu 
de  toutes  les  prérogatives  de  la  souveraineté 
doctrinale,  il  ouvre  la  voie  a  l'illuminisme,  au 
rationalisme,  au  scepticisme,  et  doit,  tôt  ou 

tard,    les    passions    et    le    faible    esprit    de 
l'homme  aidant,  s'engouffrer  dans  ces  abîmes. 
Parmi    les   protestants,    il   se   trouvera    bien 
quelques  esprits   droits,   qui  voudront  poser 
des  limites  et  qui  se  diront  orthodoxes.  Mais, 
dans  la  masse,  il  se  rencontrera  de  soi-disant 
libéraux,  pour  abaisser  toutes  les  barrières  et 
se  précipiter  bride  abattue.  Le  protestantisme, 
d'après  Yinet,  n'est  pas  une  religion,  mais  le 
lien  d'une  religion.  Ce  lieu  a  été  envahi  par 
des  milliers  de  sectes  ;  maintenant  il  devient 
un  désert.  Les  patriarches  du  protestantisme 
avaient  déclaré  que  la  Bible,  œuvre  de  Dieu, 
est  aussi  l'œuvre  des  hommes;  que   les  écri- 
vains sacrés  ont  mêlé,  à  la  révélation,  des  er- 
reurs inévitables;  et  que  le  rôle  de  la  raison, 
désormais  adulte  et  clairvoyante,  est  de  dé- 
gager la  vérité  de  cet  alliage  impur.  Dès  lors, 
ils  sont- toujours   protestants,    ceux  qui  re- 
jettent les  faits  merveilleux  de  l'Ecriture  et 
les  miracles  de  Jésus-Christ  ;    ou   qu'ils   per- 
mettent de  les  expliquer  par  le  magnétisme  ou 
par  les  forces  occultes  de  la  nature;  ou  bien, 
lorsqu'à  la  suite  de  Strauss,  ils  refusent  aux 
livres  saints  toute  authenticité  véritable,  et  ne 
veulent  reconnaître  en  eux  que  des  récits  lé- 
gendaires, élaborés  par  l'imagination  des  pre- 
miers   croyants.  Le  Lien,  journal  protestant 
(3  décembre  1859),  affirme  qu'on  peut  haute- 
ment et  honorablement  se  dire  non  seulement 
rationaliste,  mais  unitaire,  déiste,  panthéiste, 
sans  tomber  sous   l'anathème.   Gaberel,  mi- 
nistre à  Genève,  démontre  que  Rousseau,  vio- 
lent ennemi  du  Christianisme,  est  un  bon  pro- 
testant. Un  autre  ministre,  Chennevière,  nie  la 
Trinité,  la  divinité  de  Jésus-Christ,  le  péché 
originel,  la  grâce,  l'éternité  des  peines,  et  con- 
tinue son  ministère.  Un  troisième,  Pécaul.  dé- 
clare que  le  Christianisme  est  démoli   par   la 
critique  et  par  la  science,  et  que  si  le  protes- 
tantisme, religion  de  progrès  et  d'avenir,  veut 
subsister  encore,  il  ne  doit   plus  reconnaître 
que  l'unité  de  Dieu  et  la  fraternité  humaine. 
Les    deux    Coquerel  professent  hautement 
l'horreur  du  dogme.  Schérer  soutient  qu'il  n'y 
a  pas  de  vérité  absolue;  qu'il  n'y  a  que  des 
opinions  changeantes  ;  que  la  vérité,   mobile 
comme  les  opinions,  n'est  qu'un  devenir  per- 
pétuel, ou  bien   que,  repliée  dans  une  obscu- 
rité inaccessible,  elle  se  dérobe  aux  étreintes 
de  l'intelligence.   Enfin   Réville,   ministre  de 
l'Eglise   wallonne    à    Rotterdam,    proclame 
l'indifférence   entre  la  transcendance  et  l'im- 
manence de  Dieu;  que  Dieu  soit  ou  qu'il  n'y 
ait    que  la   nature,    qu'est-ce  que  cela    peut 
bien  lui  faire?Bref,  il  n'y  a  aucune  erreur  qui 
ne  puisse  être  protestante,  et  que  le  protes- 
tantisme ne  puisse  abriter  sous  son  drapeau. 


Ainsi  le  protestantisme  ménage,  d'un  coté, 
le  sons  divin  ;  de  l'autre,  il  donne  satisfaction 
à  tous  les  appétits  de  la  révolte. 

Les  ennemis  du  Christ  l'ont  enfin  compris. 
De  là,  conspiration  ouvertement  avouée,  de 
la  part  des  plus  ardents  incrédules,  de  laisser 
de  côté,   pour  le  moment  du   moins,  une   im- 
puissante philosophie,  et  de  travailler  à  pro- 
testantiser  le  peuple.  Le  Christ   est  sur  une 
rive,    disent-ils;     le   protestantisme    est    un 
pont  pour   passer  doucement  le  peuple   sur 
l'autre  rive,  loin  du  Christ  et  loin  de  Dieu.  Le 
protestantisme  devient  donc  la  ressource  su- 
prême de   l'incrédulité  et  par  là  même   de  La 
révolution.  C'est  ce  qui  en  fait  le  danger  reli- 
gieux et  social  :  les   républicains,  tout  obtus 
qu'ils  soient,  l'ont  tenté.  Le  protestantisme, 
comme   religion,  est  mort;   comme  principe 
de  révolte  et  amorce  de   passions,  il  est  im- 
mortel et   garde,   dans  nos   convulsions  ac- 
tuelles,   une   puissance  formidable.    Il  serait 
puéril  et  funeste  de  fermer  les  yeux  sur  un  si 
grave  danger.  Il  y  a.  péril  protestant,  a  dit  un 
auteur,  et  à  la  question  par  quoi  ils  remplace- 
raient l'Eglise  dont  ils   annoncent  hautement 
la  destruction,  l'un  des  plus  vils  adversaires 
du  Christianisme,  impie  fieffé,  a  répondu  :  Par 
le  protestantisme. 


L'amnistie. 


Avant  d'admettre,  comme  fête  nationale,  le 
tï  juillet,  la  république  avait  imaginé  de 
fêter  le  30  juin.  Pour  faire  couler  le  petit 
bleu  et  sauter  la  gourgandine,  30  juin  ou 
14  juillet,  cela  revient  au  même.  Louis 
Veuillot  écrivait  à  ce  propos,  le  17  juin  1878  : 

«  Les  gens  qui  gouvernent  la  république 
française  imposent  des  fêtes.  C'est  leur  plus 
ancienne  idée,  d'être  marchands  de  plaisir. 
Dès  l'abord  ils  ont  dit  que  leur  machine  serait 
la  république  athénienne.  Si  le  fameux 
M.  Wallon  avait  mieux  compris  leur  humeur, 
sa  Constitution  aurait  été  plantée  de  mâts  de 
cocagne.  Mais  parce  que,  au  contraire,  ils  y 
manquent  absolument,  voilà  que  cette  pauvre 
Constitution  est  totalement  labourée.  Ceux 
qui  ont  pris  le  terrain  veulent  y  planter  du 
plaisir,  espérant  qu'il  leur  donnera  des 
renies.  Déjà  il  leur  en  donne,  mais  pas  assez. 
C'est  pourquoi  ils  décrètent  ces  fêtes,  tou- 
jours plus  neuves,  et  qui  leur  promettent  des 
produits  dignes  d'assouvir  Gargantua.  L'ima- 
gination sèche  de  M.  Wallon  ne  pouvait 
s'élever  à  ces  conceptions  magnifiques.  La 
France  elle-même  ne  s'y  accoutume  pas.  Elle 
ne  veut  pas  savoir  qu'elle  est  une  France 
toute  nouvelle,  toute  régénérée,  épouvanta- 
blement  enrichie  de    ses  conseillers  munici- 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


1 29 


paux.  Elle  s'obstine  dans  son  ancienne  chéti- 

veté  d'avant  Sedan.  Mais  cola  ne  suffit  |>;is.  Il 
faut  maintenant  être  républicain  et  savoir 
prodiguer  la  dépense. 

«  C'est  ce  qu'on  est  en  train  de  lui  ap- 
prendre. Bon  gré  mal  gré  elle  apprendra. 
Déjà  elle  ne  peut  plus  nier  qu'elle  a  mainte- 
nant de  lions  maîtres. 

«  Il  a  donc  été  décrété  que  le  gouverne- 
ment devait  organiser  une  l'été  publique  pour 
la  population  de  Paris  et  pour  ses  hôtes.  Quelle 
fête?  A  propos  de  quoi?  En  l'honneur  de 
quel  saint  ?  Aux  frais  de  qui?  On  en  demande 
trop  long.  Ce  sera  une  Côte  organique,  puis- 
qu'elle sera  organisée  ;  elle  sera  payée,  et  qui 
voulez-vous  qui  la  paye,  si  ce  n'est  vous  qui 
en  avez  payé  et  qui  en  payerez  bien  d'autres? 
Après  cela,  que  vous  importe  le  reste  ?  Quant 
à  l'époque,  vous  la  connaîtrez  plus  tard. 
Pour  le  moment,  nous  savons  seulement  que 
la  chose  est  sûre  comme  une  invalidation  de 
député. 

«  Dans  l'Ours  et  le  Pacha,  une  vieille  co- 
médie du  temps  monarchique,  Shahabaham 
le  pacha,  annonçant  la  fêle  publique,  dit  à 
ses  invités  :  «  Or,  ça,  puisque  nous  nous  amu- 
sons, le  premier  qui  ne  s'amuse  pas,  je  lui  fais 
couper  la  tète  !  » 

«  Ainsi  parle  M.  de  Marcère.  Il  est  dans  son 
rôle  et  dans  son  droit.  Ce  fonctionnaire  sait 
qu'il  est  difficile  de  faire  célébrer  une  fête 
nouvelle,  de  la  faire  payer,  et  en  même 
temps  d'obtenir  une  marque  de  sympathie 
pour  le  gouvernement  ;  car  il  veut  tout  cela. 
Nous  devons  à  la  fois  nous  réjouir  de  la  fête, 
la  rendre  plus  grandiose,  fournir  le  calicot  et 
les  arbustes,  les  lampions,  la  foule  et  crier  : 
«  Vive  Chose  !  qui  nous  met  en  liesse  par  ses 
grâces  et  ses  bontés  ».  En  conséquence,  M.  de 
Marcère  espère  que  notre  concours  ne  man- 
quera pas  au  gouvernement  organisateur. 
Shahabaham  n'a  besoin  que  d'un  mot  pour 
exprimer  cette  pensée  compliquée  et  délicate  : 
«  Le  premier  qui  ne  s'amuse  pas,  je  lui  fais 
couper  la  tête  1  »  Le  turc  est  une  belle  langue 
et  M.  de  Marcère  la  traduit  bien.  » 

La  fêle  s'était  célébrée  le  30  juin  ;  rien  n'y 
avait  manqué  de  ce  que  les  hommes  peuvent 
offrir.  Les  illuminations,  les  drapeaux,  les 
fanfares,  les  retraites  sonnées,  la  Marseillaise 
avaient  tenu  la  foule  en  haleine  pendant  dix- 
huit  heures.  Les  discours  n'avaient  pas  man- 
qué ;  en  France,  c'est  toujours  ce  qui  manque 
le  moins.  Le  bouquet  spirituel  de  la  fêle 
ç'avaient  été  les  ribottes,  les  danses  et  ce 
qui  vient  après.  Les  incidents  grotesques 
n'avaient  pas  fait  défaut.  Entre  autres  avait 
sévi  la  manie  d'arborer  les  trois  couleurs. 
Des  particuliers  et  surtout  des  particulières 
s'étaient  mis  au  blanc,  au  bleu  et  au  rouge, 
comme  de  vulgaires  charlatans.  Quelques- 
unes,  pour  s'épargner  le  ridicule,  avaieut 
laissé  l'honneur  du  tricolore  à  leurs  chiens  ; 
'lo-;  chats  jaloux  se  mirent  de  la  partie.  Le 
tricolore  avait  tout  envahi  ;  on  remarqua,  et 
I  histoire  ne  doit  pas  oublier  que  les  mieux 

1.   XV. 


réussis,  en  tricolore,  c'étaient  les  serins.  Peut- 
être  est,  ce  la  morale  de  l'histoire. 

Louis  Veuillot  avait  présenté  quelques  ré- 
flexions  sur  les  ridicules  de  cette  initiative  ; 
Eugène  Veuillot  en  lit  d'antres  sur  l'objet 
de  la  fête  :  «  S'amuser  dit-il,  a  toujours 
été  la  loi  de  la  république.  Sous  la  Ter- 
reur, au  divertissement  permanent  de  Pécha- 
faud,  de  la  fusillade,  des  noyades,  si  cher 
aux  bons  républicains,  on  joignait  des  fêtes 
publiques  avec  lampions,  drapeaux,  lleurs, 
feux  d'artifice,  etc.  On  en  fit  autant  sous 
le  Directoire,  et  cette  tradition  revit  au- 
jourd'hui dans  toute  sa  splendeur.  Il  n'en 
peut  être  autrement.  La  république  a  tou- 
jours eu  besoiu  de  tromper  les  populations, 
de  les  étourdir,  de  les  griser;  ce  besoin  est 
aujourd'hui  plus  grand  que  jamais.  Si  le 
peuple  restait  de  sang-froid,  il  jugerait  son 
gouvernement;  il  comparerait  le  passé  au 
présent,  il  songerait  à  l'avenir  ;  son  patrio- 
tisme ou  tout  au  moins  son  amour-propre 
national  pourrait  se  réveiller,  et  qu'advien- 
drait-il alors  de  la  république? 

«  Par  exemple,  ne  faut-i!  pas  qu'on  l'amuse, 
ce  peuple  souverain,  pour  lui  cacher  ou  lui 
faire  accepter  la  situation  présente  du  pays? 

«  Un  congrès  est  réuni  à  Berlin  ;  quel  rôle 
y  joue  la  France?  Tout  s'y  passe  en  dehors 
d'elle.  Les  communications  officieuses  elles- 
mêmes,  bien  qu'habilement  tournées  et 
voilées,  établissent  que  les  questions  impor- 
tantes sont  décidées  dans  ces  conciliabules  où 
nos  plénipotentiaires  ne  sont  pas  admis.  La 
Russie,  l'Angleterre,  l'Autriche,  s'arrangent 
ensemble  sous  la  présidence  de  la  Prusse  et 
quand  elles  sont  d'accord  tout  est  dit. 

«  Ces  conquêtes,  ces  partages,  cette  coali- 
tion vont  annuler  définitivement  la  France. 
Qu'importe  à  la  république  :  elle  s'amuse  !  Le 
règlement  de  la  question  d'Orient  l'empêche- 
ra-t-elle  d'être  le  premier  gouvernement  du 
monde  pour  les  fêtes,  les  expositions  et  le 
nombre  des  fonctionnaires?  d'avoir  la  plus 
grosse  dette  nationale,  le  plus  lourd  budget? 
Une  nation  éclairée,  progressive  et  riche,  qui 
a  tant  de  républicains  à  faire  vivre,  peut-elle 
désirer  mieux  ? 

«  11  semble,  en  effet,  que  cela  suffise  aux 
aspirations  de  Paris,  du  gouvernement  et  du 
parti  révolutionnaire.  Mais  si  tout  en  s'amu- 
sant,  puisqu'il  faut  d'abord  s'amuser,  on 
pouvait  rélléchir,  peut-être  verrait-on  que  ce 
brillant  programme  n'est  pas  complètement 
garanti. 

«  La  richesse  d'une  nation  ne  saurait  durer 
longtemps,  quand  ses  rivales  grandissent  et 
qu'elle  diminue.  Déjà  notre  situation  indus- 
trielle est  mauvaise.  Beaucoup  de  nos  usines 
ralentissent  considérablement  leurs  travaux  ; 
les  faillites  sont  nombreuses,  les  grèves  ne 
prouvent  pas  la  prospérité,  et  même  à  Paris, 
où  l'on  donne  tant  de  fêtes,  la  misère  est 
grande.  Tandis  que  la  république  s'amuse, 
quarante-cinq  mille  familles  inscrites  sur  les 
registres  des  bureaux  de  bienfaisance  récla- 


130 


ÎIISÏOIUE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATIIOLlui'K 


ment  du  pain.  Combien  y  en  a-t-il  qui, 
n'ayant  ni  recours,  ni  droit  à  la  charité  offi- 
cielle, meurent  de  faim  ?  Cent  mille  par  an. 

u  Si  nos  républicains,  aujourd'hui  bien 
placés,  bien  rentes  et  tout  à  fuit  en  joie,  con- 
naissaient un  peu  mieux  l'organisation  géné- 
rale des  affaires  extérieures  et  leur  contre- 
coup sur  les  affaires  intérieures,  ils  sauraient 
que  les  décisions  de  Berlin  pèseront  beaucoup 
sur  notre  situation  commerciale,  industrielle, 
financière.  Ce  n'est  pas  le  Turc,  le  Bulgare, 
le  Grec,  l'Arménien  que  l'Angleterre  songe  à 
sauver  dans  le  conflit  oriental,  c'est  sa  ri- 
chesse. Nous  y  laisserons  la  nôtre  si  nous  sor- 
tons du  congrès  joués  et  amoindris.  Que  nos 
républicains,  s'ils  ne  s'inquiètent  pas  de 
l'honneur,  songent  au  moins  aux  intérêts. 
L'avenir  de  ce  gros  budget  qui  les  engraisse 
y  est  engagé. 

«  Mais  la  république  ne  sait  pas  prévoir  les 
malheurs  de  si  loin.  Elle  gorge  ses  fidèles,  elle 
s'amuse  et  se  promet  d'écraser  les  cléricaux. 
Cela  suffit  à  la  satisfaire.  11  est  douteux  que 
cela  suffise  à  lui  donner  la  considération  et  la 
durée.  Nous  l'en  avertissons,  et  si  nos  aver- 
tissements ne  sont  pas  entendus,  nous  pour- 
rons nous  en  consoler.  » 

Cette  fête,  qui  masquait  mal  notre  exclusion 
des  affaires  de  l'Europe,  découvrait  à  l'inté- 
rieur un  autre  péril,  l'amnistie.  Les  Débals  et 
la  Lanterne,  les  académiciens  et  les  juifs 
avaient  fait  écho  aux  complaisances  de 
compte  rendu  officiel  de  la  fête.  La  Lanterne 
avait  ajouté  cette  note  :  «  Maintenant,  après 
cette  journée  inénarrable,  qui  osera  protester 
contre  l'amnistie?  Par  moment,  au  milieu  de 
sa  joie,  le  peuple  se  prenait  à  penser  aux 
absents  et  criait:  Vive  l'amnistie!  Devant 
cette  pression  de  l'opinion  publique,  qui  donc 
essayera  d'empêcher  la  réconciliation  de  tous 
les  Français  ?  »  Le  gouvernement  n'y  songeait 
pas;  et  s'il  eût  pu  l'obtenir  à  ce  prix-là,  il  eut 
été  bien  injuste  de  le  refuser. 

Le  propre  de  Dieu,  c'est  d'être  miséricor- 
dieux et  compatissant  ;  sa  toute-puissance  se 
manifeste  surtout  par  le  pardon.  Mais  le  par- 
don, mais  l'indulgence  ne  s'accordent  pas  au 
pécheur  non  repentant  ;  pour  obtenir  l'abso- 
lution, il  faut  se  repentir,  se  confesser  et  sa- 
tisfaire à  la  justice.  Dans  ces  conditions,  rien 
n'est  plus  beau  et  surtout  rien  n'est  plus 
juste  que  la  grâce  qui  absout  ou  l'amnistie 
qui  veut  effacer,  du  crime,  jusqu'au  souvenir. 
Un  particulier  ne  se  montre  pas  ainsi  indul- 
gent, sans  montrer  quelque  grandeur  ;  un 
peuple  qui,  sorti  d'une  révolution,  veut  en 
effacer  les  traces  par  sa  magnanimité,  ne 
compromet  pas  non  plus  sa  situation,  mais  la 
confirme.  La  France  était-elle  dans  ce  cas? 

La  France  sortait  à  peine  des  horreurs  de 
la  Commune.  Paris  avait  été  livré  au  pillage, 
puis  aux  flammes,  par  la  partie  avancée  du 
parti  républicain.  Sous  couleur  de  défendre- 
la  Commune,  on  avait  brûlé  l'hôtel-de-vilie  ; 


sous  couleur  de  défendre  la  république,  on 

l'avait  souillée  par  toutes  sortes  de  forfaits,  et, 
par  le  plus  grand  de  tous,  par  un  attentat 
contre  la  capitale  du  pays,  et  cela  en  présence 
de  l'ennemi  victorieux,  de  l'ennemi  deux  fois 
triomphant  et  par  les  armes  et  par  l'émeute. 
Cette  incomparable  ville  de  Paris  qu'on  avait 
accusé  le  Prussien  de  mutiler,  c'est  le  Fran- 
çais qui  ne  se  bornait  plus  à  la  mutiler,  mais 
voulait  l'ensevelir  sous  une  de  ces  catastro- 
phes gigantesques,  matière  future  d'une  la- 
mentable épopée.  Je  pourrais  laisser  aux  his- 
toriens latins  la  lâche  de  rappeler  ces  lugubres 
souvenirs.  «  Tous  ceux,  dit  Suétone,  qui 
s'étaient  signalés  par  leurs  infamies  et  leur 
audace  turbulente,  tous  ceux  qui  avaient  hon- 
teusement dissipé  leur  patrimoine,  tous  ceux 
que  leurs  désordres  ou  leurs  attentats  avaient 
chassés  de  leur  patrie  étaient  venus  affluer 
dans  la  capitale  comme  dans  un  cloaque.  Ils 
excitèrent  un  soulèvement.  »  —  «  La  capitale, 
dans  son  ensemble,  continue  Tacite,  présen- 
tait un  spectacle  hideux  et  terrible  :  ici  des 
combats  et  des  blessures,  là,  des  bains  et  des 
tavernes  ;  plus  loin  des  prostituées  et  des  sou- 
teneurs auprès  des  monceaux  de  cadavres  et 
des  ruisseaux  de  sang;  en  un  mot,  tous  les 
excès  qu'enfante  la  corruption  pendant  la 
paix,  tous  les  crimes  qui  désolent  un  pays  de 
conquête,  pour  former  dans  la  même  ville  un 
tableau  de  fureurs  et  de  débauches.  Il  régnait 
une  sécurité  barbare;  les  plaisirs  ne  furent 
pas  interrompus  un  seul  instant.  Il  semblait 
que  tant  d'horreurs  fussent  un  surcroit  de  di- 
vertissements... Le  peuple  restait  spectateur 
du  combat  ;  et  comme  s'il  eût  été  donné 
pour  son  plaisir,  il  soutenait  tantôt  les  uns, 
tantôt  les  autres  par  ses  acclamations.  Voyait- 
il  faiblir  un  parti,  il  demandait  à  grands  cris 
qu'on  arrachât  des  boutiques  et  des  maisons 
ceux  qui  s'y  étaient  réfugiés  et  qu'on  les  égor- 
geât ;  il  augmentait  sa  part  de  butin.  Car  Je 
soldat,  tout  entier  au  carnage,  abandonnait 
les  dépouilles.  Jamais  la  capitale  ne  fut  en 
proie  à  plus  d'angoisses  et  de  frayeurs.  On  se 
tient  en  garde  même  contre  ses  plus  proches 
parents.  On  ne  s'aborde,  on  ne  se  parle  plus  : 
on  évite  ceux  que  l'on  connaît,  comme  ceux 
que  l'on  ne  connaît  pis.  On  craint  tout,  jus- 
qu'aux objets  muets  et  inanimés;  le  toit,  les 
murs  dont  on  est  environné,  on  les  parcourt 
des  yeux  en  tremblant  (1)  ». 

«  Dans  les  jours  qui  suivirent,  continue 
Tite-Live,  et  pendant  longtemps  la  ville  fut 
livrée  aux  égorgeurs  ;  chacun  d'eux  eut  le 
droit  de  choisir  f-a  victime.  Les  ennemis  pé- 
rirent les  premiers  ;  ensuite,  ils  frappèrent 
tous  ceux  dont  le  rang  excitait  l'envie  ou  dont 
la  fortune  permettait  le  pillage  d'un  riche  mo- 
bilier. »  —  «  Bientôt,  ajoute  Tacite,  la  licence 
accélérant  son  cours,  on  va  fouiller  dans  les 
maisons  ;  on  en  arrache  ceux  qui  s'y  cachaient. 
Rien  ne  peut  être  fermé;  les  vainqueurs  s'y 
opposent  ;   de   là,  les  visites  domiciliaires  à 


\i,   Slêtwse,   in   Othon.  N°   8.   —  Tacitf,   Annales,  liv.  IV,  art.  69. 


LIVIΠ QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


ni 


force  ouverte  et,  si  l'on  résiste,  la  mort.  D'in- 
fâmes serviteurs  dénonçaient  leurs  maîtres 
pour  leurs  richesses  ;  quelques-uns  étaient  si- 
gnales par  leurs  propres  amis.  Nous  eussions 
dit  des  limiers;  ils  flairaient,  ils  éventaient  si 
bien  ce  qu'il  y  avait  de  caché.  De  là  vint  la 
disette  du  numéraire.  Mais  bientôt  la  cupi- 
dité engendra  la  barbarie.  Tout  homme  riche 
fut  un  coupable,  d'autant  plus  criminel  qu'il 
avait  plus  d'argent  ;  la  victime  fut  le  salaire 
de  ses  bourreaux.  On  oublia  la  honte  du  crime 
pour  calculer  le  profit.  Mais  rien  n'était  aussi 
vexatoire  que  l'inquisition  dirigée  contre  bis 
fortunes  ;  de  tous  côtés,  on  dénonçait;  et  tout 
homme  riche  étaitsaisi  comme  uue  proie (1)  ». 

Telle  est,  en  abrégé,  l'histoire  de  la  Com- 
mune. Cette  progression  du  crime  ne  put 
suivre,  jusqu'au  bout,  la  fureur  de  ses  atten- 
tats ;  le  canon  de  la  république  dut  y  mettre 
fin.  Après  quoi,  les  Conseils  de  guerre  frap- 
pèrent ceux  qu'avaient  épargnés  la  mitraille, 
clouèrent  les  uns  au  poteau  d'exécution,  je- 
tèrent les  autres  dans  les  cachots  ou  en  exil. 
L'armée  de  la  Commune,  décimée,  condamnée 
et  proscrite,  voyait  donc  une  partie  de  ses 
soldats  sous  la  main  de  la  justice;  l'autre 
dans  les  lieux  de  relégation  lointaine  ;  la  der- 
nière, celle  qui  s'était  dérobée  par  la  fuite, 
réfugiée  chez  les  nations  voisines,  d'où  ils 
lançaient  d'incessantes  menaces.  C'est  dans 
ces  conditions  que  le  faible  gouvernement  du 
soldat,  vainqueur  de  la  Commune,  osa  parler 
de  grâce  et  se  vit  bientôt  acculé  à  l'amnistie. 
Triste  condition  des  peuples,  dont  les  chefs, 
au  lieu  de  les  conduire,  se  laissent  conduire 
et  viennent  à  des  actes  législatifs,  non  sous 
la  pression,  mais  sous  l'oppression  des  fac- 
tieux. Le  gouvernement,  en  effet,  ne  pou- 
vait recueillir,  du  retour  des  communards, 
qu'un  surcroit  de  difficultés  ;  les  partis  achar- 
nés à  sa  ruine  espéraient  bien,  au  contraire, 
y  trouver  du  renfort.  Les  proscrits  n'avaient 
que  l'avant-garde  de  leur  armée  ;  s'ils  n'avaient 
pas  pris  part  à  leurs  crimes,  ils  professaient 
toutes  leurs  doctrines  et  partageaient  toutes 
leurs  espérances.  L'amnistie,  c'était  une  vic- 
toire sur  le  gouvernement  qui  avait  la  faiblesse 
de  l'accorder. 

Le  ministre  anglo-franeais  Waddington 
présenta,  aux  Chambres,  un  projetd'amnistie. 
Le  texte  portait  : 

«  Art.  1er.  — L'amnistie  est  accordée  à  tous 
les  condamnés  pour  faits  relatifs  aux  insur- 
rections de  1871,  à  tous  les  condamnés  pour 
crimes  ou  délit»  relatifs  à  des  fait»  politiques, 
qui  ont  été  ou  seront  libérés,  ou  qui  ont  été 
ou  seront  graciés  par  le  président  de  la  flé- 
publique  dans  le  délai  de  trois  mois  après  la 
promulgation  de  la  présente  loi.  » 

Les  radicaux  présentèrent,  au  projet,  un 
amendement  portant  amnistie  de  tous  les 
condamnes  pour  crimes  et  délits  politiques, 
ainsi  que  pour  les  délits  de  presse  depuis  la 
dernière  amnistie  de  1870;  l'amnistie  s'éten- 


drait [aux  crimes  ou  délita  qualifiés  de  droit 

commun,  lorsqu'ils  auront  une  COnnexité  avec 

les  événements  de  1870. 

Le  projet  du  gouvernement  portait  dei 
serves;  l'amendement  des  radicaux  amnis- 
tiait indistinctement  tous  les  crimei  de  la 
Commune.  Politiquement,  ni  l'un,  ni  l'autre, 
n'avait  sa  raison  d'être.  Dès  le  commencement 
avait  été  instituée  une  commission  des  grâces 
et  tous  ceux  qu'une  ombre  de  résipiscence  ou 
quelque  motif  d'indulgence  venait  à  lui  si- 
gnaler, avaient  reçu  immédiatement  le  prix 
de  leur  vertu.  Maintenant,  il  s'agissait  d'abais- 
ser toutes  les 'barrières  devant  les  scélérats; 
seulement  les  uns  le  voulaient  faire  avec  l'hy- 
pocrisie de  la  sagesse  ;  les  autres,  avec  le  cy- 
nisme d'une  complicité  qui  se  glorifie  de  ses 
excès,  ou  plutôt  qui  les  atténue  en  les  glori- 
fiant. 

La  discussion  fut  ce  que  sont  ordinairement 
les  discussions  parlementaires  où  les  passions 
sont  en  jeu  et  où  l'on  parle  surtout  pour  être 
entendu  dehors.  Le  gouvernement  allégua  sa 
force,  qui  lui  permettait  de  jouer  avec  la  tem- 
pête ;  sa  générosité,  qui  l'inclinait  au  pardon  ; 
son  habileté,  qui  savait  distinguer  entre  fagot 
et  fagot  ;  et  surtout  l'assurance,  dont  il  se  van- 
tait, bien  à  tort,  de  vaincre  la  rébellion  en 
l'accablant  de  bienfaits.  L'opposition  de  gau- 
che déclama  ses  raisons  pour  pousser  l'am- 
nistie jusqu'au  bout;  l'opposition  de  droite  se 
réclama  du  péril  social. 

Louis  Blanc  dit  «  que  la  politique  de  l'oubli 
peut  trouver  d'ardents  adversaires  au  lende- 
main du  combat  ;  mais  quand  le  temps  a 
passé  sur  de  douloureux  événements,  on  ne 
comprendrait  pas  qu'une  nation  se  montrât 
inexorable  et  que  la  clémence  fût  marchan- 
dée. 

«  Le  système  du  projet  de  loi  ministériel 
tend  à  maintenir  l'arbitraire  dans  le  pardon, 
à  subordonner  le  droit  d'amnistie  au  droit  de 
grâce,  à  dépouiller  le  souverain  au  profit  de 
ses  mandataires. 

«  La  grâce  est  une  prérogative  dérobée  à  la 
souveraineté  nationale,  c'est  la  clémence  des 
rois,  tandis  que  la  clémence  des  républiques 
c'est  l'amnistie.  L'amnistie  doit  être  plénière. 
La  procédure  de  grâce  qu'on  veut  appliquer 
laisserait  en  dehors  de  la  clémence  1,300  ou 
1,400  condamnés,  sans  parler  des  commuta- 
tions. On  recherche  le  triste  avantage  d'être 
implacable  à  l'égard  de  certains  condamnés 
dont  on  appréhende  le  retour. 

«  C'est  une  insulte  à  l'égard  de  la  répu- 
blique et  du  suffrage  universel.  Craint-on  de 
voir  se  ranimer  les  cendres  de  la  guerre  ci- 
vile? Mais  la  république  n'est  plus  menacée, 
la  nation  est  assurée  de  faire  pacifiquement 
triompher  sa  volonté.  —  Voilà  ce  que  les  ra- 
patriés retrouveront  en  France.  Ils  écriront  ; 
mais  pourquoi  les  en  empêcher? 

«  C'est  en  se  préoccupant  sincèrement  des 
intérêts  du  peuple  que  la  république  se  rendra 


M    Iite-Livk,  Supplément, liv.  LXXXVIU,  n°  18;  —Tacite,  Histoire,  liv.  II,  n°  84. 


132 


HISTOIRE  l  NIVEUSÊLLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Invulnérable.  Plus  sera  restreint  le  nombre 
des  exclus,  plus  on  leur  donnera  de  l'impor- 
tance dans  l'opinion  publique.  Napoléon  di- 
sait aptes  Marengo  que  tout  lui  avait  réussi 
parce  qu'il  était  une  amnistie  vivante,  et  ce- 
pendant il  pouvait  croire  après  la  paix  d'A- 
miens qu'il  n'avait  pas  besoin  de  ce  moyen  de 
gouvernement.  » 

Le  sénateur  Clément,  de  l'Indre,  examinant 
la  situation  des  individus  condamnés  à  la  suite 
de  l'insurrection  de  la  Commune,  constate 
qu'après  10,000  condamnations  prononcées 
par  les  conseils  de  guerre,  il  ne  reste  plus 
qu'un  détenu  sur  huit  et  en  même  temps  on 
ne  compte  plus  que  2,400  contumax  réfugiés 
à  l'étranger.  On  voit  donc  que  le  pardon  a 
été  aussi  large  que  possible. 

De  plus,  il  y  avait  une  commission  des 
grâces  qui  amnistiait  généreusement  tous  les 
condamnés  ayant  des  titres  à  l'indulgence. 

L'amnistie  partielle  fut  votée.  Alors  le  sé- 
nateur de  la  Gironde,  Carayon-Latour,  par 
une  ironie  qui  portait  un  coup  droit,  déposa 
cette  proposition  de  réparation  due  aux  soldats 
de  l'ordre,  tombés  victimes  de  la  Commune  : 
«  Art.  1er.  —  Une  pension  annuelle  est  ac- 
cordée à  la  veuve,  ou  à  son  défaut  aux  eu- 
fanls  mineurs,  et  a  défaut  de  la  veuve  et  des 
enfants  mineurs,  au  père,  et  encore  à  son  dé- 
faut, à  la  mère  de  tout  sergent  de  ville  ou 
soldat  qui  aura  été  tué  pendant  l'insurrection 
de  la  Commune  de  Paris  en  1871,  ou  qui  sera 
mort  de  ses  blessures. 

«  Art.  2.  —  Le  taux  de  cette  pension  sera 
égal,  pour  les  familles  des  sergents  de  ville, 
au  quart  des  appointements  qui  étaient  attri- 
bués à  la  fonction  du  titulaire  au  moment  de 
sa  mort,  et  pour  les  familles  des  soldats,  au 
montant  de  la  retraite  qui  est  accordée  par  la 
loi  à  ces  derniers,  suivant  leur  grade,  pour 
infirmités  contractées  au  service. 

«  Cette  pension  se  cumulera  avec  la  pen- 
sion réglementaire  à  laquelle  auront  pu  donner 
droit  les  lois  du  11  avril  1831,  du  26  avril  1855 
et  du  25  juin  1861.  » 

Après  la  chute  de  Mac-Mahon,  les  répu- 
blicains, plus  libres  de  leurs  sentiments  et  de 
leurs  mouvements,  réclamèrent  l'amnistie 
totale.  Celte  fois,  il  n'est  plus  possible  de  s'y 
méprendre;  les  opportunistes  elles  radicaux, 
parvenus  au  pouvoir,  ouvrent  la  porte  au  so- 
cialisme. Les  chefs  de  la  Commune,  la  plupart 
soustraits  aux  poursuites  de  la  justice,  vont 
revenir  de  Suisse,  de  Belgique  ou  d'Angle- 
terre. Légalement,  ils  seront  ce  qu'ils  étaient 
avant  les  crimes  delà  Commune,  et,  redevenus 
de  libres  citoyens,  ils  pourront  poursuivre,  par 
des  voies  autorisées,  l'accomplissement  de 
leur  funeste  dessein. 

L'année  précédente,  le  garde  des  sceaux 
déclarait  qu'on  ne  pouvait  amnistier  ceux  qui 
avaient  volé,  incendié  Paris,  assassiné  les 
otages,  ceux  qui  continuent  à  exhaler  leurs 
haines  et  leurs  colères  ;  il  ajoutait  que  l'am- 
nistie ne  serait  plus  réclamée  que  par  des  am- 
nistieurs  de  profession,  et,  répondant  à  un 


illustre  poète,  il  lui  disait  que  sa  conscience 
condamnait  ces  crimes  mêmes  pour  lesquels  il 
demandait  l'amnistie. 

L'année  suivante,  Charles  de  Freycinet, 
l'homme  toujours  funeste,  proposait  l'amnis- 
tie sans  réserve.  A  ce  propos,  Victor  Hugo 
parla  encore,  selon  sa  coutume,  en  poète;  il 
s'étonna  des  vainqueurs  jugeant  les  vaincus  ; 
il  s'apitoya  sur  les  femmes  qui  tendent  les 
bras,  sur  les  mères  qui  pleurent;  il  déclara 
que  la  prise  de  la  Bastille,  c'était  l'écroule- 
ment de  toutes  les  tyrannies,  la  terre  tirée  de 
la  nuit,  la  destruction  de  l'édifice  du  mal;  il 
conclut  que  toute  action  humaine  est  une  ac- 
tion divine  et  réclama  la  clémence.  Jules  Si- 
mon lui  répondit;  il  écarta  le  fait  d'un  vœu 
populaire  et  en  déclina,  en  tout  cas,  l'autorité. 
Sans  doute,  il  n'accepta  pas  qu'on  pût  repro- 
cher d'être  impitoyable.  «  Cependant,  dit-il,  en 
général,  je  ne  suis  pas  partisan  de  l'amnistie  ; 
je  trouve  que  les  grâces  sont  l'ornement  et 
comme  la  fleur  des  réjouissances  publiques: 
mais  je  ne  veux  pas  de  l'amnistie.  Je  dis  cela 
en  passant. 

«  11  y  a  en  France  des  condamnés  qui  n'ont 
été  condamnés  que  d'une  faute  légère,  vous 
ne  pensez  pas  à  ceux-là.  Mais  ils  vont  voir  re- 
venir des  condamnés  de  la  Commune,  parmi 
lesquels  se  trouvent  des  assassins  et  des  in- 
cendiaires ;  vous  savez  ce  qu'ont  fait  les  incen- 
diaires, qui  ont  brûlé  la  bibliothèque  du  Lou- 
vre, qui  ont  failli  brûler  la  Bibliothèque 
nationale,  un  crime  de  lèse-nation,  de  lèse- 
humanité. 

«  Oh!  je  fais  appel  à  l'indignation  de  mon 
collègue  Victor  Hugo.  Eh  bien  !  ces  gens-là 
seront  jurés,  seront  éligibles,  peut-être  séna- 
teurs ;  les  assassins  du  général  Lecomte  pour- 
ront venir  s'asseoir  à  côté  des  vieux  compa- 
gnons d'armes  de  cet  infortuné.  C'est  l'oubli 
contre  la  France,  c'est  l'oubli  contre  la  répu- 
blique; je  ne  m'y  associerai  jamais. 

«  Si  les  coupables  donnaient  des  preuves  de 
repentir,  je  pourrais  consentir  à  l'amnistie, 
mais  ils  ne  veulent  pas  d'oubli  ;  ils  déclarent 
qu'ils  reviendront  avec  leur  haine.  Tant  qu'il 
n'y  aura  que  vous  pour  prononcer  ce  mot 
d'oubli,  je  dirai  que  c'est,  sinon  une  faiblesse, 
au  moins  une  défaillance  de  votre  part. 

a  Je  ne  puis  accorder  des  droits  politiques  à 
ceux  qui  regrettent  le  fusil,  la  torche,  et  qui 
veulent  faire  encore  des  revendications.  Ils  se 
déclarent  ennemis  du  pays,  ils  le  sont.  Qu'ils 
méritent  la  réhabilitation,  on  la  leur  accor- 
dera. » 

L'amnistie  fut  votée;  elle  fut  accordée  plé- 
nière  ;  et,  trait  qui  peint  le  gouverneur,  elle 
fut  légalement  ouverte,  au  moment  où  ce 
même  Freycinet,  qui  amnistiait  les  scélérats 
et,  en  les  amnistiant,  se  mettait  au  dessous 
d'eux,  jetait  en  exil  les  religieux  français 
de  divers  ordres,  en  vertu  des  décrets  du 
29  mars.  Voici  ce  qu'écrivait,  à  ce  propos, 
Eug.  Veuillot  : 

«  Les  incendiaires  et  assassins  réfugiés  à 
Londres  et  à  Genève  pourront  donc   rentrer 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈMI 


133 


asso/  vite  pour  concourir  à  L'expulsion,  par  la 
force,  des  religieux  qui  leur  ont  échappé 
en  1871.  Si  une  petite  émeute  était  nécessaire 
pour  donner  ;'i  l'œuvre  de  la  république  mu- 
ai rée  plus  de  montant,  les  chefs  du  mouve- 
ment auraient  là,  sous  la  main,  un  personnel 
expérimenté  et  sur,  ayant  fait  ses  preuves.  En 
effet,  parmi  les  citoyens  qui  vont  rentrer,  plus 
d'un  a  vu  et  pratiqué  comme  pillard  ou  bour- 
reau les  maisons  religieuses  que  l'autorité 
gouvernementale  veut  forcer,  vider  et  fermer; 
plus  d'un  a  joué  son  rôle  dans  les  exécutions 
communardes  et  sait  comment  les  jésuites,  les 
dominicains  et  autres  cléricaux  tombent  sous 
le  plomb  républicain. 

«  Ce  sera  une  vraie  fête,  un  vrai  triomphe 
pour  ces  hommes  de  progrès  et  de  pétrole  de 
reprendre  possession  de  leur  Paris  au  moment 
où  la  république  opportuniste,  frappant  les 
religieux  dans  leurs  droits,  leur  propriété, 
leur  liberté,  s'associe  en  un  point  capital  aux 
doctrines  de  la  Commune.  Ils  y  verront  l'am- 
nistie des  actes  comme  des  personnes,  lit  si 
quelque  gambettiste  leur  reproche  d'avoir  tué, 
ils  pourront,  en  invoquant  les  décrets,  ré- 
pondre comme  un  opportuniste  d'autrefois  : 
«  Le  sang  répandu  était-il  donc  si  pur  1  » 

Les  communards  revinrent  de  l'exil.  En 
rentrant  dans  la  patrie,  rapportèrent-ils  des 
idées  de  paix,  des  résolutions  de  travail,  de 
soumission  à  l'autorité  ? 

Les  sociétés,  bouleversées  par  les  révolu- 
tions, ne  se  remettent  pas  d'elles-même  dans 
leur  assiette  ;  il  est  nécessaire,  pour  les  y  re- 
mettre, d'une  maîtresse  main.  Encore  se  res- 
sentent-elles par  après  et  longtemps,  de  ces 
renversements  brutaux  de  la  hiérarchie  civile 
et  de  l'inégalité  providentielle  des  conditions 
humaines.  Deux  effets  de  ces  convulsions  sub- 
sistent :  d'une  part,  le  manque  de  respect 
qui  s'en  va  des  esprits,  le  respect  des  choses 
religieuses  et  des  personnes  de  tout  rang  ;  de 
l'autre,  l'envie,  qui  gagne  de  proche  en  proche 
et  dissimule,  sous  des  dénonciations  pom- 
peuses, la  bassesse  de  son  origine.  L'envie, 
c'est  toujours  cette  antique  Erynni*,  qui  se 
ronge  les  seins  et  répand  au  dehors  ses  fu- 
reurs. Le  socialisme  n'est  qu'un  des  vocables 
de  l'envie  :  Jampridem  mulavimus  vocabula 
rerurn,  dit  Tacite. 

Les  communards  ne  permirent  pas  qu'on  se 
méprît  sur  leurs  sentiments.  Au  débotté,  ils 
fondèrent  des  journaux  où  ils  ne  se  boruèrent 
pas  à  exhaler  leur  haine;  ils  déduisirent  lon- 
guement et  motivèrent  leur  programme  de 
revendication.  On  vit  paraître  La  Bataille,  qui 
était  à  recommencer,  ayant  avorté  en  1871  ; 
Ni  Jjieu  ni  Maître,  pour  bien  faire  entendre 
d'où  viennent  les  idées  révolutionnaires  et  où 
ellea  vont  ;  et,  pour  n'en  pas  citer  d'autres,  la 
Commune  libre.  Ce  dernier  journal  ne  réclame 
pas  seulement  l'autonomie  de  la  Commune, 
comme  l'entendaient  les  bandits  de  1871;  il 
ajoute  :  «  la  constitution  de  la  république  fran- 
çaise en  régions  confédérées  »,  le  suffrage  uni- 
versel   nommant    directement   à    toutes  les 


fonctions,  môme  à  celles  qui  réclament  des 
connaissances  spéciales,  et  les  autres  insanités 
qu'on  a  pu  rencontrer  déjà  disséminées  dans 
les  diverses  résolutions  du  gouvernement  de 
la  Commune,  mais  qui  sont  ici  rassemblées  en 
las.  Il  va  sans  dire  que,  tout  en  proclamant 
«  le  droit  absolu  d'association  et  de  réunion  », 
les  auteurs  du  programme  retirent  immédia- 
tement ce  droit  aux  associations  religieuses. 
Au  moins  l'illogisme  ici  n'est  pas  doublé  d'hy- 
pocrisie, carc'estavec  une  netteté  brutale  que 
la  Commune  Ubre  déclare  la  guerre  à  la  reli- 
gion et  à  toutes  les  institutions  sociales.  (Ju'on 
en  juge  par  cette  citation  : 

Déchéance  de  toutes  les  familles  ayant  régné 
et  vente  de  leurs  biens  au  profit  de  la  classe 
ouvrière. 
Liberté  de  la  presse  sans  censure. 
Suppression  du  cautionnement  des  journaux 
et  de  l'impôt  sur  le  papier. 
Abolition  du  serment. 
Liberté  complète  de  la  parole  et  des  mani- 
festations de  toute  espèce. 

Suppression  du  budget  des  cultes. 
Séparation  de  la  commune  et  de  V Eglise. 
Point  de  religion  reconnue  par  l'Etat  ni  par 
la  commune. 

Liberté  aux  prêtres,  religieux  et  religieuses 
de  tout  ordre  et  de  toute  nature,  de  se  marier 
sans  autorisation  préalable. 

Expulsion  des  jésuites  et  de  tout  ordre  reli- 
gieux quelconque  qui  s'occuperait  directement 
ou  indirectement  de  politique. 

Interdiction  d'enseigner  au  clergé  régulier  ou 
séculier.  Rappel  de  la  loi  sur  la  collation  des 
grades. 

Abolition  des  universités  catholiques. 
Retour  aux  communes  des  biens  de  main- 
morte et  de  tous  les  monuments  publics  (y 
compris  ceux  du  culte). 

Amovibilité  de  la  magistrature. 
Révision  des  codes. 
Réforme  du  système  pénitentiaire. 
Abolition  de  la  procédure  ordinaire  ;    les 
parties  admises  à  se  défendre  elles-mêmes. 

Institution  du  jury  dans  toutes  les  causes 
judiciaires. 

Abolition  delà  peine  de  mort. 
Gratuité  de  la  justice. 
Le  divorce. 

Abolition  delà  prostitution  légale. 
La  recherche  de  la  paternité  admise,  sauf 
quelques  cas  à  spécifier. 
Instruction  gratuite,  obligatoire  et  laïque. 
Enseignement  professionnel. 
Liberté  de  l'enseignement,  —  excepté  pour 
le  cteryé.  Création  d'universités  régionales. 

Service  militaire  actif  réduit  à  deux  ans; 
suppression  du  volontariat  ;  armement  des  ci- 
toyens jusqu'à  quarante-cinq  ans.  —  Créations 
d'armées  régionales. 

Aucune  exemption  du  service  militaire,  si- 
non  pour   infirmités  ;    et,   dans  ce  cas,    les 
exempts  devant  fournir  dans  d'autres  emplois 
publics  l'équivalent  de  ce  service. 
Si  nous  désirons  être  mieux  instruits   des 


131 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


dispositions  des  communards,  un  de  leurs 
journaux,  le  Travailleur,  répondant  à  FUnion 
nationale,  va  nous  édifier  :  «  Oui,  les  «  com- 
munards »  sont  des  martyrs,  des  héros  ! 

Oui,  His  aujourd'hui,  et  non  «  demain  »  ils 
ont  droit,  de  par  leur  long  martyre,  à  tous  les 
emplois,  à  tous  les  honneurs  ;  et,  vivants  ou 
morts,  je  vous  en  donne  l'assurance,  ces 
honneurs  et  ces  emplois  ne  leur  feront  point 
défaut. 

«  Prenez-en  votre  parti,  ma  vieille. ..  Natio- 
nale, si  vous  ne  voulez  donner  à  votre  visage 
ratatiné  les  teintes />m?WaZes  de  votre  vertuga- 
din  de  satin  vert-pomme, 

«  Oui,  après  l'ignominie,  les  honneurs;  après 
le  supplice,  l'apothéose;  après  les  gémonies, 
le  Panthéon  !... 

«  Nos  apôtres  ne  valent-ils  pas  les  vôtres? 
Certes,  beaucoup  plus  ! 

«  Nos  saints  ne  valent-ils  pas  vos  saints,  et 
nos  martyrs  vos  martyrs? 

«  Vous  faites  grand  bruit,  à  toutes  les  occa- 
sions, de  quelques  otages  dont,  au  reste,  on 
vous  offrait  la  vie  au  prix  de  la  vie  d'un  seul 
des  nôtres —  ce  que  vous  refusâtes. 

«  Et  nos  quarante  mille  frères  fusillés?...  Et 
leurs  femmes,  leurs  enfants  massacrés,  fu- 
sillés?... 

«  Quel  châtiment  serait  assez  grand  pour  ce 
forfait  inouï. 

«  Mais,  rassurez-vous,  vieux  trembleurs.  Pre- 
nez garde  à  la  cholérine,  rénes  de  mon  cœur. 

«  Nous^  ne  vous  souhaitons,  bien  que  nous 
soyons  vos  maîtres,  que  les  angoisses  du  re- 
mords. 

«  Malheureusement,  vos  cœurs  de  dévots 
sont  inaccessibles  à  ce  morne  sentiment  d'ex- 
piation. 

«  A  vous  donc  les  ténèbres  du  remords!  A 
nous  la  joie  du  devoir  accompli. 

«  Oui,  aux  nôtres  l'apothéose!  Mais  quel 
temple  sera  assez  grand  pour  les  recevoir,  ces 
légions  de  saints,  de  martyrs?  Et  quelle  mon- 
tagne assez  haute  pour  que  leurs  noms 
rayonnent  jusqu'aux  extrémités  du  monde? 

«  Cette  montagne,  vous  l'avez  déjà  nommée. 
Elle  leur  appartient.  Elle  porte  leur  titre  :1a 
Montagne  des  Martyrs  :  «Montmartre  ». 

«  C'est  là  que,  sur  les  assises  de  votre  slu- 
pide  création,  s'élèvera  le  Panthéon  des  mar- 
tyrs de  la...  Commune.  » 


De  la  franc-maçonnerie  comme  puissance 
initiatrice  de  la  persécution  religieuse 
en  France. 


L'historien  de  l'Eglise  au  temps  présent, 
s'il  veut  comprendre  les  faits  qui  s'accom- 
plissent sous  ses  yeux,  doit  en  rechercher  les 


causes.  Ces  causes  sont,  les  unes  apparentes, 
les  autres  cachées  :  les  causes  apparentes  se 
trouvent  dans  les  discours  publics  des  ora- 
teurs et  dans  le  mouvement  de  la  vie  poli- 
tique :  les  causes  cachées  sont  toujours  dans 
les  doctrines,  et  de  nos  jours,  dans  cette  cons- 
piration révolutionnaire,  que  mènent  de  con- 
cert le  maçonnisme  et  la  juiverie.  Avant 
d'être  des  hommes  politiques,  nos  députés,  sé- 
nateurs, ministres,  présidents,  sont  des  sec- 
taires; avant  d'agir  comme  citoyens,  pour  le 
bien  commun  de  leur  pays,  ils  agissent 
comme  sectaires  pour  l'accomplissement  des 
desseins  de  la  secte;  la  part  de  pouvoir  qui 
leur  est  dévolue  par  le  suffrage  universel  pour 
la  prospérité  du  pays,  ils  l'emploient  d'abord 
pour  leur  bien  propre,  puis  pour  le  bien  com- 
mun des  sectaires,  et,  dans  les  deux  cas,  ils 
font  la  guerre  à  Dieu  et  à  l'Evangile,  c'est-à- 
dire  à  la  France  chrétienne,  au  profit  de 
l'étranger.  Notre  histoire  a  ses  dessous,  et, 
pour  les  pénétrer,  il  suffit  de  prêter  les 
oreilles.  Longtemps  conspirateurs,  réduitsaux 
secrets  des  Loges,  les  francs-maçons  se  mur- 
muraient à  l'oreille  leurs  honteuses  con- 
signes; maîtres  aujourd'hui  par  la  force  et  la 
ruse,  ils  parlent  haut,  en  triomphateurs.  C'est 
d'eux-mêmes  que  nous  allons  recevoir  le  pro- 
gramme de  la  campagne  contre  la  vieille  or- 
ganisation chrétienne  de  la  France,  autrement 
dit,  contre  Jésus-Christ  et  son  Eglise. 

Assez  longtemps,  lorsqu'on  reprochait, 
aux  francs-maçons,  leur  conspiration  contre 
l'ordre  social  et  religieux,  ils  juraient  leurs 
grands  dieux  qu'étrangers  à  la  politique,  ils 
s'occupaient  exclusivement  de  philanthropie. 
A  les  entendre,  les  conspirations  maçonniques 
et  républicaines  n'existaient  que  dans  le  cer- 
veau des  réactionnaires,  comme  Gargantua 
dans  celui  de  Rabelais  et  Croquemitaine  dans 
l'esprit  des  enfants.  Ces  protestations  sont 
convaincues  d'hypocrisies.  Nous  serions  trois 
fois  stupidessi,  voyant  d'un  côté  les  actes,  de 
l'autre,  les  discours,  nous  nous  refusions  à 
l'évidence  même.  Les  discours  prononcés  dans 
les  Loges  par  les  frères  Brisson,  Jules  Ferry, 
Albert  Ferry,  Le  Royer,  Fioquet,  Andrieux, 
Clemenceau,  Emmanuel  Arago,  de  Hérédia, 
Caubet,  Paul  Bert,  Anatole  de  la  Farge,  Gam- 
betta,  etc.,  ne  laissent  aucun  doute.  Si  nous 
les  rapprochons  des  discours  des  francs-ma- 
çons italiens,  démolisseurs  de  la  Papauté,  ce 
rapprochement  produira  encore  de  nouvelles 
lumières,  et  donnera,  sur  le  sens  des  événe- 
ments politiques,  le  dernier  mot  de  leurs  au- 
teurs mêmes. 

Dans  l'Encyclique  aux  Italiens  du  15  oc- 
tobre 1890,  Léon  XIII  dit  :  «  L'idée  maîtresse 
qui,  par  cela  même  qu'elle  touche  à  la  reli- 
gion, préside  au  gouvernement  de  la  chose 
publique  en  Italie,  est  la  réalisation  du  pro- 
gramme maçonnique.  »  La  confirmation  de 
cette  parole  du  Pape,  nous  l'empruntons  au 
Courrier  de  Bruxelles. 


LIVRE  glJATHE-VINGT-gUATOliZIKMK 


1 35 


LES  LOGES  BELGES    ET  GARIBALDI 


((  Le  Bulletin  du  G.-.  Orient  d'Italie,  tome  II, 
page  525,  publie  l'adresse  de  félicitations  sui- 
vante que  la  Loge  belge  des  Amis  du  commerce 
et  de  la  Persévérance,  d'Anvers,  a  envoyée  à 
Joseph  Garibaldi  Souverain  grand  Inspecteur. 
En  voici  les  extraits  principaux. 

«  Très  Cher  et  Très  illustre 

F.'.  J.  Garibaldi. 

«  Grâces  à  vous  l'Italie  a  levé  son  véritable 
«  étendard  qui  est  celui  de  la  guerre  à  la  Pa- 
«  pauté  et  de  la  destruction,  dans  son  siège  même, 
«  de  cette  Eglise  universelle  dont  chaque 
(>  peuple  s'émancipe  au  jour  où  il  acquiert  la 
«  connaissance  de  soi-même.  Quand  vous  au- 
«  rez  vaincu  l'antique  autocratie,  ce  jour-là 
«  même  disparaîtra  le  trône  déraciné  et  sa 
«  puissance  définitivement  abattue.  Dans  les 
«  combats  que  vous  livrerez  encore,  sachez 
«  que  nous  sommes  pour  vous  et  que  par  vous 
«  nous  vaincrons.  Par  ordre  de  la  Loge  :  Les 
«  amis  du  Commerce  et  de  la  Persévérance,  à 
«  l'Orient  d'Anvers. 


«  Le  Secrétaire 
€  Huilster 


«  Le  Vénérable. 
«  Victor  Leynen.  » 


II 


LA    MAÇONNERIE    ITALIENNE    ET    LA 
MAÇONNERIE   BELGE 


«  sur  leurs  l.ien-aimés  frère»  de  Belgique  qui, 
«  en  ce  moment,  quoique  vaincus  dans  la 
«  dernière  lutte  politique,  par  leurs  adver- 
«  8aircs,  persévèrent,  avec  une  foi  inébran- 
«  lubie,  dans  la  pensée  d'un  triomphe  inéluc- 
«  table  et  imminent. 

«  Persistez  donc,  et,  de  même  qu'en  Italie, 
«  la  phalange  réactionnaire  a  été  annihilée 
a  pour  toujours,  de  môme  elle  sera  complè- 
«  tement  anéantie  en  Belgique...  » 


III 


LE  SUPRÊME    CONSEIL  DE  BELGIQUE 


«  Au  très  illustre  Fr.-.  P.  Varlet  83.-., 
«  grand  représentant  du  Suprême  Conseil  de 
«  Belgique,  à  Rome. 

«  Bruxelles,  14  décembre  1889. 
«   Très  cher  et  Trè$  Illustre  Fr.'. 

«  Le  Suprême  Conseil  de  Belgique  dans  sa 
«  séance  du  19  novembre  1889,  vous  a  voté 
«  des  remerciements  spéciaux  pour  avoir  si 
«  bien  interprété  ses  intentions,  en  faisant  ins- 
«  crire  le  nom  du  Suprême  Conseil  de  Bel- 
«  gique  parmi  les  corps  maçonniques  représen- 
«  tés  à  l'inauguration  du  monument  en  l'honneur 
a  de  Giordano  Bruno. 

«  Par  ordre  du  Suprême  Conseil, 

«    G.  JOTTERAND.  » 

(Rivista  délia  Massoneria  Italiana,  vol.  XXI, 
pag.  19.) 


«  Le  G.f.  Orient  d'Italie  (Document  de  sep- 
tembre 1884)  écrit  : 

«  Au  grand  Orient  de  Belgique. 

«  Très  Illustres  Frères, 

«...  En  Italie, qui  a  eu  le  bonheur  d'accom- 
«  plir  le  plus  grand  fait  de  l'histoire  hu- 
«  maine  :  c'est-à-dire  l'abaissement  du  pou- 
«  voir  temporel  des  Papes,  nous  tenons 
«  hardiment  tête  à  l'infâme,  qui  maudit  notre 
o  formule  sacrée  :  Liberté,  Egalité,  Frater- 
«  nité. 

«  Fiers  de  notre  œuvre  et  certains  de  nos 
-  destinées,  nous  envoyons  nos  vœux  et  nos 
«  pensées  à  nos  frères  qui,  dans  les  divers  Etats 
«  et  avec  un  égal  courage,  combattent,  au- 
"  jourd'hui,  ]e  combat  suprême  qm,  dans  notre 
«  pays,  est  terminé  par  la  défaite  denosenne* 
"  mis. 

"  Et  c'eut  avec  le  plus  vif  intérêt  que  les 
"  !•'.•.  d'Italie  fixent  aujourd'hui  leur  regard 


IV 

LA  CONSPIRATION  MAÇONNIQUE    CONTRE 
LA  PAPAUTÉ 


«  N'oubliez  pas,  chers  frères,  que  notre  su- 
«  blime  G.\  Maître  Garibaldi  nous  a  laissé 
«  un  legs  sacré,  un  devoir  à  remplir  à  tout 
«  prix  :  l'abolition  de  la  loi  des  garanties  et  du 
«  garanti;  l'abolition  de  la  Papauté.»  (Rivista 
délia  Massoneria  ltaliana  »,  t.  XIII,  pag. 
228). 

«  Extrait  du  Rapport  Officiel,  du  16  janvier 
1885,  à  l'Assemblée  Constitutionnelle  de  la 
Maçonnerie  italienne  : 

«  La  franc-maçonnerie  italienne,  sur  la- 
«  quelle  le  monde  entier  tient  les  yeux  fixés 
«  dans  l'expectative  du  mot  d'ordre  de  l'ave- 
u  nir,  ne  doit  pas  faire  défaut  à  l'attente  et  doit 
«  se  montrer  digne  de  la  Sainte  et  sublime  mis- 
«  sion  qui  lui  a  été  confiée  par  tous  les  Maçons 
«  de  la  terre  réunis  dans  une  admirable  et  ho- 


136 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


«  mogène  unité.  »  (  Revitta  délia  Massoneria 
«   Italiana,  t.  XVI,  page(i.) 

«  La  franc-maçonnerie  italienne  a  deux 
grandes  missions  à  accomplir  :  elle  doit 
donner  l'unité  nationale  à  L'Italie  et  Y  unité 
morale  au  monde  entier,  c'est-à-dire  se  substi- 
tuer à  la  Papauté  apiès  l'avoir  détruite. 

o  Elle  est  admirablement  propre  à  c  tte 
«  double  mission,  comme  le  prouve  la  véhé- 
«  mence  furieuse  de  l'anatbème  Humanum  ge- 
<•  nus  du  Vatican.  »  (Rivista  délia  Massoneria 
italiana,  t.  XVI,  p.  133.) 

«  La  Maçonnerie...  forme,  par  la  cohésion 
«  de  sa  solidarité,  une  phalange  compacte 
«  destinée  à  disperser  les  hordes  mercenaires 
«  du  Vatican... 

s  La  Maçonnerie  italienne...  a  donné  des 
«  grands  Maîtres  qui  peuvent  montrer  sur 
«  leurs  membres  les  cicatrices  des  chaînes 
«  portées  avec  impassibilité  pour  obtenir  que 
«  le  pouvoir  temporel  des  Papes  soit  anéanti 
«  pour  toujours.  »  (Rivista  de  la  Maçoneria  ita- 
liana, t.  XII,  page  339.) 

«  La  Papauté  maudit  la  Maçonnerie  qu'elle 
«  regarde  comme  l'inspiratrice...  comme  le 
«  véhicule  le  plus  osé  de  la  Révolution.  Elle 
«  a  raison,  parce  que  tout  ce  qu'elle  dit  est 
«  vrai.  C'est  à  la  Maçonnerie,  sinon  comme 
«  organisation,  du  moins  comme  esprit  vivi- 
«  ficateur,  que  Von  doit  tout,  absolument  tout 
«  ce  qui  s'est  accompli,  depuis  1859  jusqu'à  nos 
«  jours...  pour  secouer  le  joug  moral  du  Va- 
«  tican.  »  (Rivista,  t.  XVIII,  p.  114.) 

(«  Déclaration  du  Fr.\  M.  Bacci,  directeur 
de  la  Rivista,  le  11  février  1890.) 

«  En  présence  de  la  statue  de  Giordano 
«  Bruno,  le  Fr.\  Bovio  déclara  de  Home  au 
«  monde  entier  que  la  Papauté  était  morte  et 
«  qu'une  ère  nouvelle  commençait.»  (Rivista, 
t.  XXI,  pag.  15.) 

«  Sciara  Colonna  souffleta  le  pape  Boni- 
«  face  VIII,  à  Anagni,  mais  plus  cuisant 
«  a  été  le  soufflet  donné  à  la  Papauté  par  la 
«  main  de  bronze  de  Giordano  Bruno.  »  {lii- 
vista, t.  XX,  p.  130.) 

«  Déclaration  du  F.\  Cucurcillo  à  Rome,  le 
15  novembre  1898.  »  (Rivista,  t.  XIX,  p.  210.) 
«  Le  pouvoir  temporel  du  Pape  est  déjà  un 
«  cadavre  putréfié,  mais  la  Papauté  veut  l'unir 
«  indissolublement  au  pouvoir  spirituel  et  à  la 
«  vie  du  catholicisme. 

«  Laissons  ce  cadavre  et  ce  vivant  dans  leur 
«  embrassement  mortel  et  nous  hâterons  le 
«  jour  du  triomphe  si  ardemment  désiré. 

«  La  Maçonnerie  italienne  est  la  première 
«  sinon  la  seule  association  italienne  qui  soit 
«  provoquée  à  un  duel  à  mort  par  le  Vatican. 
«  Par  ses  liens  de  solidarité  avec  les  quinze 
«  millions  de  combattants  de  l'armée  maçon- 
«  nique,  la  Maçonneiie  italienne  se  déclare 
«  prèle  pour  la  lutte  et  se  sent  armée  puis- 
«  samment.  »  (Rivista,  t.  X,  p.  310.) 

«   Tant  que  la  Papauté  ne  sera  pas  expulsée 
«  de  Rome,  la    franc-maçonnerie  ne  pourra 
«  pas  proclamer  son  vrai  triomphe».  (Rivista, 
t.  XIX,  pag.  217.) 


«  Déclaration  officielle  du  'irànd  Maître  de 
la  Maçonnerie  italienne,  faite  le  premier  de 
février  1NH2,  dans  le  discours  d'ouverture  de 
l'assemblée  législative  de  la  Maçonnerie  ita- 
talienne.  »  (Rivista,  t.  XIII,  p.  1888.) 

«  La  Maçonnerie  italienne  combat  et  corn- 
et battra  sans  trêve  son  ennemi  éternel,  la 
«  Papauté.  » 

(Déclaration  du  F.'.  Bacci,  du  H  fé- 
vrier 1890:  Rivista,  XXI,  p.  15.) 

«  La  Maçonnerie  italienne  en  face  de  la  Pa- 
«  pauté  qui  brandit  la  croix...  et  qui  prétend 
«  être  la  barrière  de  la  révolution  et  la  garan- 
«  tie  de  la  paix  universelle,  lui  dit  : 

«  Oui  /  nous  voulons  la  révolution. 

«■  A  l'Eglise  de  se  défendre,  si  elle  le  peut.  » 


L  ACTION    MAÇONNIQUE    SUR    LES  LOIS 


«  Déclaration  du  G.*.  Maître  Adriano 
«  Lemmi,  le  2  de  mars  1890.  »  (Rivista,  t. 
XXI,  p.  2.) 

«  La  Maçonnerie  ne  sert  pas  les  gouverne- 
«  ments  ni  ne  s'impose  à  eux,  parce  qu'elle  a 
«  le  pouvoir  de  créer  et  de  diriger  l'opinion 
«  publique.  Et  c'est  ainsi  que,  la  force  irrésis- 
<i  tible  de  notre  incessante  propagande,  l'Italie 
«  a  vu  ses  lois  modifie'es  et  que  la  réforme  des 
«  œuvres  pies  s'est  accomplie  malgré  la  perfi- 
«  die  et  le  cri  de  protestation  des  évêques.  » 

«  Déclaration  du  F.-.  Bacci,  en  février 
1890.  »  (Rivista,  t.  XXI,  p.  15.) 

«  Notre  triomphe  est  démontré...  par  la  po- 
«  litique  religieuse  actuelle  qui  est  basée  sur 
«  la  formule  négative  :  «  L'Eglise  libre  dans 
«  l'Etat  libre  »tpar  les  lois  qui  sont  rédigées, 
«  approuvées  et  promulguées  par  nos  frères, 
«  pour  enlever  à  l'église  le  monopole  des  œuvres 
«  pies.  » 


VI 


CONFISCATION    DES    BIENS    ECCLÉSIASTIQUES 


«  Résolutions  adoptées  par  la  Maçonnerie 
italienne  en  vue  de  l'anéantissement  de  la  Pa- 
pauté, au  congrès  maçonnique  de  Milan,  du 
28  septembre  au  3  octobre  1881,  approuvées 
par  l'assemblée  constituante  de  la  Maçonnerie 
italienne,  du  2  juin  1882.  (Rivista,  t.  XII, 
pp.  37-195.) 

«  L'action  maçonnique  doit  s'essayer  avec 
«  la  transformation  des  œuvres  pies. 

o  8.  Que  la  Maçonnerie  italienne  organise 
«  secrètement  les  forces  libérales  du  pays. 

«  9.  Que  la  Maçonnerie  italienne  obtienne 
du  gouvernement  italien  : 

«  A.  La  régularisation  du  patrimoine  ecclé- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


i:n 


«  siastique,  dont  la  propriété  appartient  à 
«  l'Etat.  (Thèse  soutenue  en  Belgique  par  le 
«  Fiv.  Mesdach  de  Ter  Kiele,  avocat  géné- 
«  rai  à  la  Cour  de  Cassation)  et  dont  iadminis- 
«   (ration  appartient  aux  pouvoirs  civils. 

«  B.  L'observance  rigoureuse  des  lois  qui 
«  suppriment  les  corporations  religieuses. 

«  C.  La  promulgation  de  la  loi  sur  les  biens 
«  des  corporations  religieuses. 

«  D.  L'abolition  dans  les  écoles  de  toute  ac- 
«   tion  religieuse. 

«  Pour  atténuer  l'influence  malfaisante  du 
«  clergé  et  des  associations  cléricales,  il  n'y  a 
«  qu'un  seul  moyen  efficace  à  employer  :  «  il 
«  faut  tes  dépouiller  de  tous  leurs  biens;  il  faut 
«  les  appauvrir  complètement.  »  (Rivista,  t.  X. 
p.  310.) 

«  La  famille  maçonnique  doit  descendre  sur 
a  le  terrain  de  la  politique  pour  faire  valoir  son 
«  influence  et  celle  de  ses  membres,  afin  d'obte- 
«  nir  du  gouvernement  italien,  l'abolition  de 
«  ces  institutions  qui,  sous  prétexte  de  culte,  ne 
«  sont  que  des  associations  de  malfaiteurs...  Que 
«  le  gouvernement  s'empare  enfin  de  cet  im- 
«  mense  patrimoine  ecclésiastique  qui  s'est  accu- 
€  mule  autour  des  chapitres  des  cathédrales  et 
«  des  églises.  »  (/livisla,  t.  XX,  p.  IL) 


VII 


LE    SATANISME    MAÇONNIQUE    DÉVOILÉ 


«  L'édifice  social  qui  croule  a  besoin  d'une 
«  pierre  angulaire.  C'est  lui  qui  la  posera  et 
u  cette  pierre  sera  sur  la  terre  et  non  dans  les 
«  deux.  Saluez  le  génie  rénovateur,  et  vous 
«  tous  qui  souffrez,  lev<  z  haut  vos  fronts, 
«  frères  bien-aimés,  parce  que  c'est  Lui  qui 
«  arrive,  Satan  le  grand.  »  (Rivista,  t.  XI, 
p.  263. j  Vexilla  régis  prodeunt  in/erni,  a  dit 
le  Pape. 

«  Eh  bien,  oui  !  oui!  les  étendards  du  roi  de 
«  l'enfer  s'avancent,  et  il  n'y  aura  plus  un 
«  homme  qui  ait  la  conscience  d'être  tel,  qui 
«  n'aille  s'enrôler  sous  ses  étendards,  sous 
«  les  étendards  de  la  Maçonnerie.  Oui  !  oui  !  les 
«  étendards  du  roi  de  l'enfer  s'avancent  parce 
«  que  la  Maçonnerie...  a  le  devoir  de  com- 
«<  battre,  aujourd'hui  plus  énergiquement  que 
«  jamais,  toutes  les  menées  de  la  réaction 
«  cléricale.  »  (Rivista,  t.  XV,  p.  357.) 

a  Discours  du  F.*.  Jottrand,  prononcé  le 
28  de  janvier  1887  (Bulletin  du  Suprême  Con- 
seil, N°  30,  p.  31). 

'  Quand  nous  verrons  régner  en  Maître, 
«  sous  les  voûtes  de  nos  temples,  le  Père  de 
«  tous  les  sectaires  passés,  présents  et  futurs,  il 
«  pourra  dire  avec  son  ricanement  légen- 
«  daire  : 

«  Très  chers  et  illustres  frères,  faites-moi 
«  la  faveur  de  reconnaître  en  moi  : 

Le  terme  final  du  progris  maçonnique  ;  le 
t  parfait  sublime  Maçon  de  la  fin  du  xixc  siècle. 


«  Lu  Maçonnerie  doit  pouvoir  devenir  un  Etat 
«  dans  l'Etat,  de  telle  sorte  que  les  rênes  de 
«  la  chose  publique  86  trouvant  dan-  les  mains 
«  des  francs-maçons,  ceux-ci  puissent  réaliser 
«  les  vœux  de  leurs  frères.  »  (Rivista,  t.  X, 
p.  4). 


VIII 

LA    MAÇONNERIE  MAITUESSE    DE  L'ÉTAT 

«  La  Maçonnerie  italienne  a  reçu  de  l'Ila- 
«  lie  la  fonction  très  honorable  de  sentinelle 
«  du  Vatican;  mais  quelque  flatteuse  que 
«  puisse  être  cette  mission  de  surveiller  les 
<>  mouvements  de  l'ennemi,  cela  ne  suffit  pas  à 
«  son  activité. 

«  La  Maçonnerie  éprouve  le  besoin,  elle  sent 
«  la  nécessité  de  changer  en  celle  d'assaillant  sa 
«  fonction  d' observateur l  »  (Rivista,  t.  XV,  p. 
124.) 

«  Déclarations  du  grand  Maître  de  la  Franc- 
«  Maçonnerie  italienne  au  /<V.  Crispi,  ministre 
«  du  roi  Humbert.  »  (Rivista,  t.  XVI,  p.  371.) 

«  Par  communiqué  officiel,  en  date  du 
«  17  février  1886  à  Son  Excellence  le  Prési- 
«  dent  du  Conseil  des  ministres  dans  le 
«  royaume  d'Italie,  le  grand  Maître  de  la  Ma- 
«  çonnerie  lui  dit  : 

«  Au  nom  des  francs-maçons  italiens,  je 
«  demande  au  gouvernement  qu'en  présence 
«  des  graves  indices  de  conspiration  cléricale, 
«  dénoncée  par  presque  toute  la  presse  (ma- 
«  çonnique  comme  il  est  bien  entendu),  il  soit 
«  fait,  sans  relard,  pleine  lumière  ou  justice 
«  complète  (!) 

«  En  attendant,  il  est  déclaré  que  les  Loges 
«  maçonniques  ne  cesseront  jamais  de  main- 
«  tenir  vive  et  vigilante  la  conscience  pu- 
«  blique  contre  les  menées  du  Vatican. 

«  Le  grand  Maître  de  la  Maçonnerie-ita- 
lienne. 

«  Adriano  Lemmi.  » 


IX 


aduésion   du  ministre  crispi  a  la  politique 
de  la  maçonnerie  italienne. 

«  Au  grand  Maître  de  la  Maçonnerie  ita- 
a  tienne  Adriano  Lemmi, 

«  Rome,  2  mars  1890. 

«  Très  Honorable  et  Très  Puissant  F.-.  Je 
a  vous  envoie  mon  salut  fraternel.  Que  le  Gr.\ 
a  Architecte  de  l'Univers  vous  protège  pour 
«  le  bien  de  la  Patrie  et  de  l'humanité. 

«  François  Crispi  33. \  » 

(Extrait  de  la  Rivista  délia  Massonneria 
italiana,  tome  XX,  p.  4. 


138 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


«  Qu'ils  méditent  bien  tout  ceci  ceux  qui 
ne  connaissent  pas  encore  ce  qu'est  et  ce  que 
veut  la  Maçonnerie,  Maltresse  de  l'Italie,  et 
qui,  dans  les  prochaines  élections  politiques 
du  23  novembre,  veut  envoyer  100  de  ses  Ma- 
çons au  parlement  pour  écorcher  totalement 
les  Italiens.  » 

Ce  coup  d'oeil  jeté  sur  les  agissements  de  la 
franc-maçonnerie  italienne,  il  faut  venir  aux 
gestes  de  la  franc-maçonnerie  française. 
Sous  l'Empire,  elle  avait  conspiré,  selon  sa 
coutume;  au  4  septembre  1870,  comme  au 
24  février  1848,  elle  avait  poussé  ses  adeptes 
au  pouvoir  souverain  ;  plus  tard,  elle  avait 
inspiré  la  Commune,  et,  parmi  les  horreurs 
d'un  règne  d'environ  deux  mois,  avait  mis  en 
avant  tous  les  points  de  son  programme  ;  pen- 
dant le  septennat  infirme  de  Mac-Mahon,plus 
audacieuse  encore,  elle  avait  agité  le  pays  ; 
sous  la  république  des  vrais  républicains,  tous 
plus  ou  moins  francs-maçons,  c'est  elle  qui 
tient  les  rênes  du  gouvernement,  qui  com- 
mande les  projets  de  loi  et  qui  marche,  à  peu 
près  sans  voile,  à  la  destruction  du  chris- 
tianisme. Avant  d'énumérer  et  de  caractéri- 
ser les  actes,  il  faut  donc  recueillir  les 
paroles. 

Pour  l'intelligence  des  textes,  une  observa- 
tion préalable  s'impose.  La  franc-maçonnerie, 
il  ne  faut  pas  l'oublier,  est  une  société  secrète  ; 
elle  n'est  pas  secrète  seulement  par  la  tenue 
de  ses  assemblées,  interdites  aux  profanes, 
c'est-à-dire  à  qui  n'est  pas  maçon  ;  elle  l'est 
encore  par  le  langage  conventionnel  et  dissi- 
mulé dont  elle  se  sert  dans  ses  discours.  Ce 
n'est  pas  elle  qui  appelle  un  chat  un  chat  et 
le  franc-maçon  un  brigand.  Au  contraire,  le 
franc-maçon  est  l'enfant  de  la  lumière  ;  il  ne 
combat  que  les  ténèbres  ;  il  ne  revendique 
que  les  immunités  nécessaires  de  l'esprit  ;  il 
ne  préconise  que  les  conquêtes  de  la  raison  et 
les  progrès  de  la  science.  S'il  combat  la  su- 
perstition, il  ne  vous  dit  pas  que  la  supersti- 
tion pour  lui  c'est  l'Evangile  ;  s'il  déclare  la 
guerre  aux  trois  infâmes,  il  ne  dit  pas  que 
ces  trois  infâmes  sont,  les  papes,  les  évoques 
et  les  prêtres  ;  s'il  prend  pour  formule:  Dieu 
et  mon  droit,  il  ne  vous  dit  pas  que  les  ini- 
tiales de  sa  formule  latine  signifient  destruc- 
tion, matérialisation  et  règne  par  la  force. 
En  écartant  ces  ruses  de  l'hypocrisie,  ce  qui 
reste,  c'est  que  l'homme  est  dieu  ;  ce  qu'on 
appelle,  par  un  reste  de  préjugé,  sa  passion, 
n'est  que  le  légitime  exercice  de  son  activité 
divine.  Ce  que  les  vieilles  superstitions  ap- 
pellent la  trinité,  c'est  l'homme  complet  en 
trois  termes  :  le  mâle,  la  femelle  et  le  produit. 
Ce  qu'elles  appellent  l'éternelle  génération  du 
Verbe  dans  le  sein  de  la  divinité,  ce  n'est  que 
l'acte  générateur  de  l'homme  dans  le  sein  de 
la  femme,  perpétuant  ainsi  jusqu'à  l'éternité 
l'œuvre  divine  de  la  génération  humaine. 
«  Arrière  donc,  dit  le  Maçon,  prêtres,  pas- 
teurs, derviches  et  faquirs  ;  arrière  surtout 
vieux  papes,  dont  la  main  pèse,  comme  la 
main  d'un  spectre  pendant  le  cauchemar,  sur 


le  cœur  de  l'humanité,  endormie  dans  les  té- 
nèbres que  vous  accumulez  par  scélératesse 
et  que  vous  prolongez  par  intérêt.  Place  à 
l'aurore  qui  se  lève  à  l'Orient  et  fuyez  devant  le 
soleil  de  la  Maçonnerie.  Arrière  aussi,  despotes 
et  tyrans,  qui  faites  peser  sur  les  peuples  le 
joug  abominable  de  vos  lois,  de  vos  magis- 
trats, de  votre  police  et  de  votre  armée.  Et 
vous,  aristocrates,  estimez-vous  que  la  nation 
se  borne  à  raser  vos  châteaux,  à  brûler  vos 
archives  et  à  se  partager  vos  biens.  La  répu- 
blique démocratique  sociale,  c'est  le  régime 
de  l'avenir;  c'est  l'âge  d'or  où  l'homme  goû- 
tera les  joies  éternelles  que  les  théologiens  de 
l'obscurantisme  prêtent  à  la  divinité. 

En  1876,  lorsque  Broglie  et  quelques  con- 
servateurs teintés  de  catholicisme  libéral 
avaient  entrepris,  pour  empêcher  l'avènement 
des  opportunistes, une  espèce  de  coup  de  force, 
qu'ils  ne  soutinrent  par  aucune  mesure,  les 
adversaires  leur  reprochèrent  de  vouloir  éta- 
blir le  gouvernement  des  curés,  reproche  qu'ils 
repoussèrent,  mais  dont  ils  ne  méritaient  pas 
l'honneur.  Broglie  et  consorts  vaincus,  c'est 
aux  curés  que  la  franc-maçonnerie  voulut 
s'en  prendre  pour  se  venger  des  craintes 
qu'elle  avait  conçues  et  pour  assurer  son 
triomphe.  A  partir  de  1878,  retentissent,  dans 
les  Loges,  les  appels  à  la  lutte  contre  l'Eglise. 
Le  franc-maçon  pose,  comme  principe  sou- 
verain, sa  liberté  personnelle.  Dès  qu'une  au- 
torité se  présente,  il  se  croit  en  cas  de  légi- 
time défense  et  veut  l'anéantir.  Dieu  étant  la 
plus  gênante  des  autorités,  est  le  premier 
objet  de  haine  du  franc-maçon.  Le  prêtre  ca- 
tholique est  pour  lui  un  ennemi  avéré.  La  li- 
berté franc-maçonne  exige  l'anéantissement 
de  l'Eglise  ;  l'égalité  réclame  la  suppression 
de  tout  envoyé  de  Dieu,  et  c'est  seulement 
quand  on  aura  pilé  le  Pape  dans  un  mor- 
tier, qu'il  faudra  croire  la  fraternité  triom- 
phante. 

Au  convent  de  1878,  dans  le  discours  of- 
ficiel du  Grand-Orient  de  France,  le  f.  Jean 
dit  :  «  Les  ennemis  qui  nous  barrent  la  route 
ne  sont  pas  encore  complètement  vaincus  ;  et 
il  ne  sera  pas  de  trop  de  tous  nos  moyens 
d'action  pour  résister  aux  attaques  qu'en  ce 
moment  même  leurs  chefs  méditent  de  diriger 
contre  nous.  Nous  avons  inscrit  sur  notre 
bannière:  instruction  et  tolérance;  on  peut 
lire  sur  la  leur  :  ignorance  et  fanatisme.  La 
lutte  est  aujourd'hui  entre  les  deux  dra- 
peaux. » 

Plus  loin,  Jean  ajoute  :  «  Si,  dans  les  grands 
centres,  on  n'a  plus  à  redouter  l'envahissante 
cohorte  du  cléricalisme,  il  reste  quelque 
chose  à  faire  dans  les  campagnes,  où,  l'igno- 
rance aidant,  la  superstition  exerce  encore  un 
grand  empire.  11  faut  donc  compléter  l'affran- 
chissement et  c'est  aux  Loges  de  province 
qu'incombe  cette  lourde  tâche.  » 

En  1875,  le  chef  de  la  bande.  Gambetta, 
avait  dit  à  la  Clémente  amitié  :  «  Au  moment 
où  le  spectre  de  la^  réaction  menace  d'inquié- 
ter la  France,  au  moment  où  les  passions  ul- 


UYliK  nUATHK-VIN(iT-(JUATOaZIÈMB 


1 39 


tramonlaines  et  les  idées  rétrogrades  livrent 
;iss;iut  à  la  société  moderne  :  c'est  dan8  le  sein 
d'une  soeiélé  laborieuse,  progressive,  libre  et 
fraternelle,  comme  l'est  la  franc- maçonnerie, 
que  nous  trouvons  des  consolations  et  des  en- 
couragements pour  lutter  contre  les  outrages 
grossiers  faits  à  nos  lois  physiques,  sans  cesse 
violées  par  les  ridicules  exagérations  et  les 
prétentions  sans  bornes  de  l'Eglise.  Le  fana- 
tisme, l'ignorantisme,  l'obscurantisme  se  dé- 
chaînent violemment  contre  nous.  11  faut 
soutenir  vigoureusement  le  combat.  »  — 
L'Eglise  commande  la  chasteté  ;  Gambelta 
appelle  cela  un  outrage  grossier  aux  lois  phy- 
siques ;  et  il  mourra,  lui,  Gambetla,  pour 
avoir  outragé  grossièrement  ces  lois  physi-, 
ques,  au  inépris  de  la  vertu. 

En  1884,  Desmons,  député  du  Gard,  ins- 
tallant la  Parfaite  Union  du  Nord,  s'exprime 
plus  longuement  et  dévoile,  d'une  manière 
plus  explicite,  la  haine  satanique  de  la  franc- 
maçonnerie  contre  l'Eglise.  «  Vous  naissez, 
dit-il,  à  un  moment  où  la  lutte  entre  la  franc- 
maçonnerie  et  son  ennemi  séculaire  est  par- 
ticulièrement acharnée.  Dans  l'univers  entier 
la  presse  cléricale  est  déchaînée  contre  la  secte 
diabolique.  L'anathème  et  l'excommunication 
ne  suffisent  plus  ;  des  ligues  anti-maçon- 
niques se  constituent...  La  lutte  engagée  est 
une  lutte  sans  trêve  ni  merci  ;  il  faut  que  par- 
tout où  apparaît  Yhomme  noir,  apparaisse  le 
franc-maçon  ;  il  faut  que  partout  où  il  élève 
la  croix  en  signe  de  domination,  nous  élevions 
notre  drapeau  en  signe  de  liberté. 

«  L'œuvre  ténébreuse  des  fils  de  Loyola  est 
habile.  Chaque  jour,  par  de  nouveaux  efforts, 
ils  cherchent  à  envelopper  plus  étroitement 
le  monde.  Une  puissante  hiérarchie,  les  ri- 
chesses, une  discipline  implacable,  des  con- 
naissances étendues,  une  habileté  consommée, 
ont  fait  de  l'ordre  des  Jésuites  une  puissance 
redoutable  et  lui  ont  permis  de  se  substituer 
à  l'Eglise  elle-même.  Léon  XIII  continue  la 
série  des  papes  fainéants  sous  les  jésuites' du 
palais.  » 

Ce  que  dit  là  des  jésuites,  le  protestant  du 
Gard,  forme,  pour  tous  ses  congénères,  une 
sorte  de  lieu  commun.  Donnons  la  parole  aux 
frères  : 

«  Toi,  Léon,  s'écrie  le  Gr.*.  M.-.  Lemmi 
dans  la  fievisla  délia  Massoneria  Italiana,  tu 
bénis  les  jésuites  et  tu  maudis  les  francs- 
maçons.  Tu  nous  maudis  à  cause  de  nos 
crimes  et  de  nos  trahisons.  A  cause  de  quels 
crimes  et  trahisons?  Tu  n'en  désignes  pas  et 
tu  n'en  connais  peut-être  même  pas,  malgré 
ton  infaillibilité.  Ces  crimes,  je  veux  te  les 
confesser.  Nous  luttons  et  nous  lutterons  éter- 
nellement pour  la  délivrance  de  l'humanité 
de  cette  obéissance  de  cadavre  que  les  jé- 
suites veulent  lui  imposer.  » 

El  ailleurs  (t.  XVII,  p.  234  et  291)  Lemmi 
précise  encore  davantage  :  «  Tout  ce  que  les 
irancs-maçons  veulent  pour  le  bien  et  pour 
la  cause  de  la  liberté,  les  jésuites  le  veulent 
pour  le  mal  et  pour    l'asservissement.  C'est 


pourquoi  le  premier  devoir  des  franca  maçons 

est  de  s'opposer  partout  à  l'alliance  des  jé- 
suites avec  la  réaction  et  de  la  détruire  la  ou 
elle  existe.  Pour  atteindre  ce  but,  nous  de- 
vons nous  emparer  de  l'opinion  publique  et 

du  gouvernement  des  peuples. 

«  Vis-à-vis  des  tendances  du  cléricalisme, 
le  gouvernement  a  le  devoir  absolu  d'inter- 
venir d'office.  Plus  de  tolérance!  Liberté  pour 
tous ,  les  jésuites  seuls  exceptés  !  » 

A  côté  du  cri  de  r.ige  du  F.*,  italien, 
écoutez  la  diatribe  non  moins  cynique  d'un 
F.*,  allemand. 

«  La  franc-maçonnerie,  écrit  le  F.*.  Eimer 
dans  la  Freimaurerzeilung ,  se  trouve  dans 
l'opposition  de  principes  la  plus  vive  avec  le 
jésuitisme.  Ce  que  chacun  d'eux  poursuit  pour 
l'homme  et  pour  l'humanité,  est  en  opposition 
flagrante.  Les  jésuites  eux-mêmes,  esclaves 
d'un  supérieur  qui  joue  le  rôle  d'un  Dieu  om- 
nipotent et  omniscient,  veulent,  selon  leur 
guise,  manier  et  exploiter  les  hommes  comme 
des  esclaves  sans  volonté,  veulent,  au  moyen 
deleurs  fables  biscornues  qui  s'étendent  jusque 
dans  l'autre  vie,  au  moyen  de  haine,  ana- 
thème  et  bûchers,  les  réduire  à  des  instru- 
ments aveugles  et  immoraux  de  leur  tyrannie 
cléricale:  tandis  que  les  francs- maçons  tra- 
vaillent sans  relâche  à  leur  propre  perfection 
et  à  l'élévation  des  autres,  que  de  l'esclavage 
et  de  l'ignorance  ils  veulent  élever  à  la  plus 
haute  dignité  humaine.  C'est  pourquoi  le  jé- 
suite, dans  son  action  absolutiste,  rencontrera 
toujours  et  nécessairement  l'action  contraire  de 
l'homme  libre,  qui  ne  reconnaît  aucune  auto- 
rité, et  tout  aussi  nécessairement  le  franc- 
maçon  trouvera  partout  où  il  voudra  réaliser 
des  idées  humanitaires  un  adversaire  dans 
l'ennemi  mortel  de  ses  idées,  dans  le  jésuite.  » 

Le  protestant  du  Gard,  après  l'invective 
obligée  contre  les  jésuites,  montre  l'action  du 
clergé  sur  le  peuple,  sur  la  bourgeoisie,  sur 
la  noblesse,  sur  les  femmes,  sur  les  enfants; 
il  parle  des  coopérateurs  du  clergé,  frères  en- 
seignants, société  de  Saint-Vincent-de-Paul, 
des  œuvres  des  dames  patronesses,  etc.  A  son 
avis,  l'Etat  et  la  commune  ne  peuvent  pas 
leur  résister.  »  C'est  à  nous  à  intervenir,  dit-il, 
c'est  nous  qui  devons  faire  le  recrutement  de 
nos  écoles.  C'est  à  nos  Loges  qu'il  appartient 
de  lutter  pied  à  pied  contre  la  propagande 
cléricale,  en  étudiant  les  moyens  de  déve- 
lopper nos  œuvres  laïques  d'enseignement.  » 
Le  député  insiste  sur  la  nécessité  de  com- 
battre le  cléricalisme,  nom  de  guerre  du 
Christianisme.  «  Guerre  pour  guerre,  coup 
pour  coup,  dit-il.  Quand  le  guichet  de  la 
caisse  nationale  sera  fermé  au  prêtre,  quand 
le  fidèle  payera  son  culte  suivant  l'usage  qu'il 
en  fera,  on  verra  bien  sans  doute  pendant 
quelques  années  une  agitation  de  surface. 
Mais  laissez  tomber  ce  feu  de  paille.  Montrez 
la  loi,  toute  la  loi,  à  ces  agitateurs.  Demandez 
l'impôt  du  sang  avec  les  autres  impôts,  et 
soyez  convaincus  qu'avant  dix  ans,  le  pro- 
verbe   sera   vrai  :   «  Plus  d'argent,  plus   de 


HO 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


curés  !  »  Et  alors,  s'il  reste  des  ministres  du 
culte,  gallicans  et  patriotes,  ils  enseigneront 
une  saine  morale,  une  morale  laïque,  l'amour 
de  son  prochain  avec  l'amour  de  la  patrie.  » 

Voilà,  faite  par  ce  député  franc-maçon, 
l'annonce  de  la  suppression  du  budget  des 
cultes  et  de  la  loi  mettant  le  sac  au  dos  des 
curés. 

Quelques  années  auparavant,  Emmanuel 
Arago  avait  dit  :  «  Aujourd'hui  la  légion  noire 
se  dresse  devant  nous  plus  arrogaute  que 
jamais  ;  elle  veut  combattre,  par  tous  les 
moyens  possibles,  la  Maçonnerie  ;  dressons- 
nous  devant  cet  ennemi  qui  veut  ramener  le 
monde  aux  jours  de  la  superstition  et  faire 
revivre  un  passé  que  nous  avons  toujours 
combattu.  » 

L'Eglise  est  aujourd'hui  ce  qu'elle  était 
hier,  ce  qu'elle  sera  demain  ;  elle  reste  fidèle 
au  mandat  qu'elle  a  reçu  de  Jésus-Christ.  La 
Maçonnerie  entend  lui  opposer  le  mandat  de 
corruption  naturaliste  qu'elle  s'est  donné; 
elle  veut  l'éradication  de  l'Evangile.' 

«  Détruisez  tout  ce  qui  reste  de  foi  dans  les 
âmes  et  d'autorité  dans  les  sociétés,  voilà  la 
vraie  mission  que  s'arroge  la  franc-maçon- 
nerie ».  Ainsi  parle  rex-33°  Adrien  Leroux. 
Le  frère  Gounard, grand  Orient  du  Conseil  su- 
périeur, dans  un  discours  prononcé  le  27  dé- 
cembre 1884,  explique  cette  mission  par  ses 
visées  sur  l'histoire.  «  Pendant  de  longs  siècles 
d'enfance  morale,  l'homme  n'a  connu,  n'a 
suivi  qu'une  impulsion,  celle  du  bien  per- 
sonnelle l'égoïsme.Deux  formes  de  l'égoïsme, 
deux  puissances  s'imposent  au  respect,  à  la 
docilité,  au  culte  des  groupes  humains.  Ces 
deux  puissances  sont  la  force  et  la  ruse.  Dans 
la  tribu  primitive,  la  force  fait  le  chef,  la  ruse 
fait  le  sorcier.  De  ces  deux  puissances,  l'une 
revendique  les  corps,  l'autre  les  âmes  ;  l'une 
s'appelant  pouvoir  temporel,  l'autre  pouvoir 
spirituel.  L'histoire  nous  les  montre  parfois 
s'entre-dévorant;  plus  souvent  ces  deux  puis- 
sances se  liguent  pour  s'assurer  la  proie  com- 
mune, tantôt  réunies  sur  une  tête  unique, 
tantôt  formant  l'alliance  des  deux  glaives.  A 
une  heure  aussi,  surgit  dans  l'âme  humaine, 
se  dégageant  des  limbes  de  l'animalité,  un 
sentiment  longtemps  inconnu,  la  pitié,  qui 
ouvre  des  horizons  nouveaux  à  l'homme. 
Dès  l'heure  où  se  révèle  la  pitié,  un  autel 
nouveau  s'élève  contre  l'autel  primitif,  l'esprit 
maçonnique  a  soufflé  sur  le  monde.  Formuler 
le  programme  de  la  chevalerie  naissante,  dis- 
cipliner ses  efforts,  tel  dut  être  le  but  de  la 
Maçonnerie  en  s'organisant.  A  quelles  dates, 
en  quels  lieux,  sous  quelles  constitutions  appa- 
rurent et  travaillèrent  nos  ancêtres?  Problème 
insoluble  ;  pour  notre  œuvre,  le  mystère  fut 
toujours  une  nécessité  ;  des  archives  régu- 
lières auraient  trahi  la  sainte  conspiration.  » 
De  telles  idées,  pour  résumer  l'histoire  du 
genre  humain,  peuvent  passer,  à  bon  droit, 
pour  des  actes  de  grossière  ignorance,  de  stu- 
pides  niaiseries.  Mais  le  mot  propre  y  est: 
pour   qualifier  la   franc-maçonnerie,  il  l'ap- 


pelle la  sainte  conspiration  qui  doit  anéan- 
tir la  force  et  la  ruse,  le  pouvoir  temporel  et 
le  pouvoir  spirituel,  pour  inaugurer  le  règne 
de  la  pitié. 

En  novembre  4883,  Lanessan,  député  de 
Paris,  à  l'inauguration  de  la  Loge  Y  Etoile  de 
la  Haute-Marne,  dit  :  «  Le  rôle  de  la  franc- 
maçonnerie  est  de  travailler  d'abord  à  l'ins- 
truction mutuelle  de  ses  membres,  et  ensuite 
à  la  propagation  des  connaissances,  qui,  en 
faisant  disparaître  les  croyances  et  les  su- 
perstitions, supprimeront  la  puissance  du  prêtre 
beaucoup  plus  sûrement  que  toutes  les  me- 
sures de  rigueur  dont  il  pourrait  être  l'objet.  » 

Le  23  février  1878,  Albert  Joly,  membre 
du  Conseil  de  l'Ordre,  député  de  Seine-et-Oise, 
parle  à  la  Loge  de  Saint-Germain.  «Au  4  sep- 
tembre, dit-il,  la  République  est  arrivée  et, 
comme  ses  principes  sont  les  principes  de  li- 
berté et  de  solidarité  professés  dans  nos  Loges, 
on  s'est  dit  alors  qu'avec  la  République  la 
Maçonnerie  n'avait  plus  aucune  raison  d'être, 
qu'on  était  arrivé  à  l'idéal  de  ses  aspirations. 
Mais  lorsque  vous  voyez  se  déchaîner  la  co- 
lère de  tous  les  ennemis  du  progrès,  des  par- 
tisans du  cléricalisme,  de  tous  ceux  qui  cher- 
chent à  entraver  la  marche  de  la  république  et 
que,  ni  la  liberté  de  penser,  ni  la  liberté 
de  conscience  n'arrêtent  ;  lorsque  vous  les  voyez 
s'acharner  contre  la  Maçonnerie,  regardez-les 
comme  les  meilleurs  juges  de  ce  qu'elle  peut 
faire.  La  Maçonnerie  a  donc  sa  raison  d'être, 
et  il  est  nécessaire  que  tous  les  hommes 
distingués  qui  pourraient  maintenir  ces  prin- 
cipes et  la  Maçonnerie  elle-même  à  la  tête  du 
progrès,  fassent  partie  de  cette  institution.  r> 
Un  peu  plus  loin,  Albert  Joly  dit  encore  : 
«  Pourquoi  et  par  qui  les  trois  dynasties 
qui  voudraient  se  disputer  la  France,  sont- 
elles  unies?  Par  le  cléricalisme.  C'est  lui  avec 
son  organisation  puissante  qui  les  a  réunies 
et  ces  trois  dynasties  se  donnent  la  main  pour 
courber  la  France  sous  le  joug  de  l'Interna- 
tionale noire.  »  La  conclusion  n'est  pas  dif- 
ficile à  deviner. 

Le  10  juin  1883,  Charles  Brun,  sénateur 
du  Var,  installant  une  Loge  à  Nice,  prend 
pour  thème  les  travaux  de  la  Loge  et  conclut 
ainsi  :  «  La  République  a  pour  ennemis  jurés 
les  despotes  et  les  fanatiques  ;  elle  seule  repré- 
sente les  vrais  principes;  sa  devise  est  la  nô- 
tre ;  en  combattant  pour  sa  défense,  nous 
combattons  le  bon  combat.  » 

La  guerre  à  l'Eglise  sous  prétexte  de  dé- 
fense de  la  République,  identifiée  avec  la  Ma- 
çonnerie, voilà  la  mission  que  la  Maçonnerie 
se  donne  par  la  voix  de  ses  hérauts.  Quelle 
est  maintenant  la  philosophie?  La  franc- 
maçonnerie  se  définit  elle-même  une  institu- 
tion philosophique  et  déclare  qu'elle  a  pour 
objet  la  recherche  de  la  vérité.  Y  a-t-il  donc 
une  philosophie  maçonnique?  Non,  certes,  si 
l'on  entend  par  là  un  système  particulier  de 
philosophie  créé  par  les  Loges.  Oui,  si  l'on 
veut  dire  que  les  Loges  ont  adopté  et  propa- 
gent certaines  doctrines  philosophiques.  En 


LIVRE  QUATRE-VIN<  I T-QUATORZIÈM  E 


141 


fait  et  pour  l'ordinaire,  les  francs-maçons  ne 
sont  rien  moins  que  philosophes;  ce  sont  des 
gens  sans  culture  intellectuelle,  des  gobeurs 
qui  se  fourrent  sans  discernement  des  noms 
de  philosophes  dans  la  tête  et  qui  les  décla- 
ment dans  une  espèce  de  sarabande.  Le 
8  juillet  1875,  Littré,  qu'il  ne  faut  pas  confon- 
dre avec  les  grands  ignorants,  fut  reçu  à  la 
Clémente  Amitié;  pour  son  discours  de  récep- 
tion, il  exposa  le  positivisme  d'Auguste 
Comte,  théorie  qui  déclare  incognoscibles  Dieu 
et  l'âme  et  se  borne  aux  sciences  ayant  pour 
objet  la  matière.  Par  ses  oublis,  le  positivisme 
n'est  donc  que  le  matérialisme.  Or,  à  l'anni- 
versaire de  la  réception  de  Littré,  Jules  Ferry, 
qui  n'est  en  philosophie  que  comme  un  han- 
neton dans  un  tambour,  déclara  qu'il  y  avait 
affinité  intime,  secrète,  entre  la  Maçonnerie  et 
le  positivisme.  «  Et  si  le  positivisme  a  fait  son 
entrée  dans  la  Maçonnerie,  c'est  que  la  Ma- 
çonnerie était  depuis  longtemps  positiviste 
sans  le  savoir.  » 

Avec  des  théories  où  Dieu  et  l'âme  n'ont 
pas  de  place,  on  devine  ce  que  devient  la  con- 
clusion pratique  de  la  philosophie.  Dans  le 
matérialisme,  il  n'y  a  pas  de  morale,  l'idée  de 
devoir  et    l'obligation  de  vertu  n'a  rien  de 
commun  avec  la  pure  matière.  Un  membre 
du  Conseil  de  l'Ordre,  le  frère  Fleury,  dans  la 
Loge   des  Philanthropes   ou   des   Filous   en 
troupe,  disait  :  «  La  morale  n'a  pas  pour  base 
les  révélations;  elle  ne  s'appuie  ni  sur  les  pres- 
criptions dogmatiques,  ni  sur  les  légendes  bi- 
bliques ;  elle  n'est  ni  mystérieuse,  ni  divine.  La 
morale  est  essentiellement  terrestre  et  laïque; 
son  indépendance  est  complète  à  l'égard  de 
la  divinité.  Tout  homme  la  possède  en  lui; 
elle   est   sa  règle   de  conduite  ;  elle  le  guide 
vers  la  sagesse.  Pour  l'enseigner,  point  n'est 
besoin  de  la  lumière  du  Sinaï  ni  des  ténèbres 
du  Golgotha.  »  —  11  est  difficile  de  rencontrer 
une  plus  aveugle  passion  et  une  plus  grande  in- 
cohérence d'idées.  En  admettant  que  l'homme 
n'ait  pas   besoin   qu'on  lui   enseigne  la  mo- 
rale, il  a  besoin  qu'on  l'aide  à  la  pratiquer  ; 
s'il    n'a    pas    besoin    de    secours    extérieur, 
s'il  trouve  en  lui  une  pleine  suffisance,  tout 
ce  que  l'homme  fait  est   moral,  ou  plutôt  il 
n'y  a  pas  de  morale. 

Au  chapitre  V  de  la  brochure  intitulée  : 
Religion  et  raison,  ce  pauvre  fou  déclare  ne 
plus  vouloir  ni  religion,  ni  églises,  ni  prêtres  ; 
mais  il  faut  entendre  ses  raisons:  «  La  répu- 
blique s'est  implantée  dans  les  cœurs  par  la 
force  des  choses  ;  elle  a  cependant  des  en- 
nemis et,  ail  premier  rang,  il  faut  placer 
I  h.: lise  et  la  religion.  L'Eglise,  appuyée  par 
un  clergé  audacieux,  ne  se  soutient  que  grâce 
à  la  crédulité  des  ignorants,  aux  miracles  et 
aux  pèlerinages,  au  culte  idolâtre  d'une  divi- 
nité mystique.  La  religion,  appuyée  par  une 
entité  mystérieuse,  porte  chaque  jour  des  défis 
à  la  raison  humaine  :  ici,  des  abimes  que  l'es- 
prit ne  peut,  sonder;  là,  des  dogmes  que  les 


ténèbres  recouvrent  d'une  ombre  impénéii  ,- 
ble;  ailleurs,  L'Immaculée  Conception  jetée  â 

la  l'are  de  toutes  les  mères,  comme  pour  leur 
reprocher  d'avoir  accompli  un  devoir  naturel  ; 
plus  près  encore,  l'infaillibilité  papale  qui 
défend  aux  hommes  de  posséder  la  vérité,  et, 
au  dessus  de  tout  cela,  le  Syllabus,  déclara- 
lion  des  droit 8  de  la  religion,  qui  brave  im- 
punément liberté,  science  et  raison.  Partout 
enfin.  l'Eglise  et  la  religion  jettent  le  gant  à 
l'humanité.  11  y  a  là  un  orgueil  insensé  auquel 
l'homme  ne  peut  se  soumettre;  cet  orgueil 
mène  à  la  démence  et  la  démence  est  voisine 
de  l'agonie  ;  or,  plus  les  dogmes  seront  or- 
gueilleux, plus  près  ils  seront  de  la  tombe. 

«  L'Eglise,  avec  le  fanatisme  et  la  supers- 
tition pour  bases,  ne  peut  comprendre  la  réa- 
lité, elle  ne  l'envisage  point.  L'Eglise,  par  la 
direction  des  sentiments,  veut  conquérir  les 
cœurs  ;  il  y  a  péril  social.  La  religion  met  la 
main  sur  les  générations  présentes  et  les  gé- 
nérations futures  ;  par  son  enseignement  et 
ses  doctrines,  elle  asseoit  l'humanité,  au  profit 
de  qui?  Du  Christ,  dit-on,  être  imaginaire. 
N'est-ce  pas  plutôt  au  profit  de  son  représen- 
tant réel  effectif,  le  Pape,  dont  la  domination 
absolue,  exclusive,  se  fait  sentir  jusque  dans 
ses  ramifications  les  plus  infimes.  En  vertu 
du  droit  d'infaillibilité,  le  Pape  seul  possède 
la  vérité,  et  l'Eglise  envisageant  cette  vérité, 
elle  ne  peut  donc  faire  cause  commune  avec 
l'erreur;  donc  la  papauté  doit  gouverner  la 
terre  et  l'Eglise  diriger  les  consciences. 

«  Pour  s'en  convaincre,  il  n'y  a  qu'à  suivre 
les  étapes  de  celte  prétention  au  gouvernement 
du  monde...  Aujourd'hui  l'Eglise,  pour  intro- 
niser sa  foi,  ne  peut  plus  élever  de  bûchers, 
le  bras  séculier  lui  fait  défaut,  mais  il  lui 
reste  l'enfant,  et  c'est  par  son  éducation  qu'elle 
veut  lui  apprendre  que  l'homme  ne  peut  se 
diriger  seul  dans  la  vie,  elle  lui  offre  le  prêtre 
et  Dieu  (1).  »  —  Nous  avons  ici  l'annonce  de 
l'école  neutre  et  des  lois  Ferry  ou  Ferrand  ; 
mais  qu'a  cela  de  commun  avec  la  morale 
philosophique? 

A  l'inauguration  du  temple  lyonnais,  Le 
Royer,  président  du  Sénat,  démontre  la  supé- 
riorité de  la  raison  sur  la  foi  et  proclame  que 
la  foi  a  vécu,  parce  qu'elle  s'appuie  sur  le 
dogme  de  la  déchéance.  Le  député  Bancel 
établit  l'identité  des  principes  de  la  Révolution 
française  et  de  la  Maçonnerie.  Le  sénateur, 
Laurent  Pichat,  tire,  pour  ses  funérailles,  la 
conclusion  : 


Point  de  cierges  rangés  au  chœur,  en  promenoir! 
Pas  de  prèlres  autour  d'un  catafalque  noir! 
Sur  les  inursde  l'égliseendeuil,  pas  de  croix  blan- 
ches ! 
Pas  de  ces  chants   latins,   rien   sur  mes  quatre 

[planches  ! 

Cette  philosophie  qui  a  pour  objet  prétendu 
la  recherche,  et  pour  objet  réel,  la  fuite  de  la 


(1)  La  Franc-Maçonnerie,  tout  la  '■'■'■  république,  t.  I,  p.  92. 


H2 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  nATHOLIQlT 


vérité,  ne  put  aboutir  qu'à   la  négation   nni- 
\ n -clic,  en  religion  à  l'athéisme. 

Autrefois,  quand  les  papes  et  les  souverains 
Frappaient  les  docteurs  maçonniques    comme 
coupables  d'impiété  el   de  révolte,  les  Loges 
criaient  à   La  calomnie.   Pour  se  justifier,  lea 
Maçons  protestaient  de  leur  amour  et  de  leur 
respect  pour  le  grand  architecte  de  l'univers, 
ils  l'invoquaient  pieusement  et  chantaient  en 
Loge,  comme  on  chante  à  l'église,  des  psaumes 
et  des  oremut.  Au  fond,  le  diahle  n'y  perdait 
rien  ;  tout  cet  affichage  de  dévotion  ne  s'adres- 
sait qu'au  Dieu  inconscient  du  panthéisme,  ou 
à  l'humanité,  personnification  du  grand  Tout. 
Dans  la   réalité,    ils    ne    reconnaissaient,  les 
francs-maçons,  pas  d'autre  Dieu  que  l'homme, 
non  pas  l'homme  individuel,  dans  sa  passa- 
gère existence,  mais  l'homme  dans  l'évolu- 
tion   historique   de    son  espèce.  Jusqu'à  ces 
derniers  temps,  les  Maçons  se  disaient  encore 
volontiers  spiritualistes,  autant  du  moins  que 
cela  était  bon  pour  engluer  des  niais.   Dans 
ces   derniers  temps,    maîtres  de  la  situation, 
ces  sectaires  ont  mis  de  côté  le   masque  de 
l'hypocrisie.  Une  question  a  été  posée  solen- 
nellement aux    Loges  françaises,  à  savoir,  si, 
dans  le  sein  de  ces  assemblées,  on  continue- 
rait d'invoquer  le    dieu  du  déisme,  le  grand 
architecte  de   l'Univers.  Sur    un   rapport  du 
protestant  Desmons,   il  fut  déclaré  que  non. 
Le  rapporteur  fit  savoir  que  cette  suppression 
de   Dieu   avait  déjà  été  effectuée  à  Buenos- 
Ayres,  en  Hongrie,  en  Italie;  que  l'invocation 
de  Dieu,  en  France,   avait  été  introduite  en 
18S-9  et  qu'il  u'y  avait  pas  de  raison   pour  y 
tenir.  La  suppression  de  Dieu  ne  devait  d'ail- 
leurs exciter  aucun  trouble;  au  contraire,  elle 
ouvrait  toutes  grandes  les  portes  de  la  franc- 
maçonnerie    à    ceux   que   pourrait  offusquer 
le  nom  de  Dieu.  Par  où  l'on  voit  que  la  Ma- 
çonnerie n'est  que  l'égout  collecteur  de  l'a- 
théisme.  La  suppression  fut   en  effet  votée, 
mais  sans  tumulte,  et  les  Loges  d'autres  pays 
firent     schisme     avec    le    Grand-Orient    de 
France. 

Cette  suppression  de  Dieu  fit  du  bruit  ;  elle 
fut  remise  à  l'ordre  du  jour.  Au  cours  de  la 
discussion,  il  fut  dit  que  la  profession  de  foi 
ne  regardait  pas  plus  la  Maçonnerie  que  n'im- 
porte quelle  société  savante  et  qu'elle  n'avait 
pas  à  faire  de  déclaration  dogmatique.  Cet 
argument  porte  à  faux.  Une  société  qui  s'oc- 
cupe de  géologie,  d'archéologie,  d'agriculture 
ou  de  beaux-arts  n'a  pas  besoin  de  credo  en 
tête  de  ses  statuts  ;  mais  une  société  qui  s'oc- 
cupe de  régler  entre  eux  les  rapports  des 
hommes  ne  peut  pas  s'en  désintéresser,  par 
cette  très  simple  raison  que  ces  rapports  se  rè- 
glent tout  différemment  suivant  qu'il  va  un 
Dieu  ou  qu'il  n'y  en  a  pas.  S'il  y  a  un  Dieu, 
l'homme,  sa  créature  de  prédilection,  est  un 
être  sacré  pour  ses  semblables  et  consacré  à 
Dieu  ;  s'il  n'y  en  a  point,  l'homme  n'est  qu'un 
animal  comme  les  autres,  et  sa  morale  n'est 
pas  autre  que  celle  des  animaux.  L'homme  est 
pour  l'homme  un  loup.  —  En  vain,  l'on  dira 


que  la  Maçonnerie  tenant  pour  l'animalité  hu- 
iii  iine,  veut  la  régler  et  la  brider.  C'est  un 
beau  désir,  mais  où  sont  les  moyens?  Ce  n'est 
pas  avec  de  vaines  formules  qu'on  décide 
l'homme  à  vaincre  ses  passions.  Non  moins 
vainement,  on  pourrait  prétendre  qu'on  écarte 
Dieu  par  respect  pour  la  liberté  de  conscience. 
Dieu  écarté,  la  conscience  disparai!,  ou  si  le 
nom  reste,  ce  n'est  qu'une  ombre.  L'homme 
s;ins  Dieu  est  un  être  sans  conscience,  s'il  est 
logique  ;  et  s'il  suit  son  raisonnement  jusqu'au 
bout,  pour  se  satisfaire,  il  boira  du  sang.  — 
Nous  verrons,  au  surplus,  bientôt  quel  cas 
fait  la  Maçonnerie  de  la  conscience  catho- 
lique. 

Le  maire  de  Valence,  vénérable  de  VHuma- 
nitè  de  la  Drame,  un  nommé  Bélat,  crut  de- 
voir justifier  cette  éradication  de  Dieu.  «  Cette 
modification,  dit-il,  n'a  été  une  mesure  d'hosti- 
lité contre  aucune  religion,  un  acte  d'agression 
contre  aucune  croyance  théologique.  Ce  n'est 
point  une  innovation  perturbatrice  des  condi- 
tions de  tolérance,  de  respect  qui  nous  a  ani- 
més envers  la  foi  spiritualiste  ;  ce  n'est  que 
l'affirmation  de  la  liberté  de  conscience  dans  ses 
conséquences  logiques.  Et  en  cela,  nous  avons 
été  d'accord  avec  nos  principes,  avec  les  faits  ; 
il  n'y  avait  pas  de  milieu  en  ceci  :  il  fallait  ou 
supprimer  le  dogme  ou  le  subir.  Tous  nos  ins- 
tincts d'égalité,  de  liberté,  de  fraternité  nous 
criaient  qu'il  ne  fallait  pas  le  subir.  »  Le  bon- 
homme ne  fait  pas  étalage  d'impiété  ;  mais  il 
laisse  trop  voir  son  ignorance.  Xier  Dieu  pour 
affirmer  la  liberté  de  conscience,  c'est  une 
absurdité,  la  conscience  n'étant  que  l'impres- 
sion de  Dieu  dans  nos  âmes  ;  s'il  n'y  a  pas  de 
Dieu,  la  notion  de  conscience  est  détruite  et  sa 
liberté,  ou  ce  qu'on  décore  de  ce  nom  men- 
teur, n'est  plus  que  la  servitude  de  l'âme  sous 
le  joug  des  sens  :  c'est  le  bestialisme.  Sans 
doute,  il  faut  supprimer  un  dogme  ou  le  su- 
bir ;  du  moment  que  vous  l'avez  supprimé, 
vous  n'en  faites  plus  profession  ;  mais  tout  ce 
que  ce  nom  porte  de  lumière,  de  grâce  et  d'es- 
pérance est  entraîné  dans  une  même  ruine. 
C'est  à  des  instincts  qu'on  en  appelle  pour 
nier  Dieu;  en  effet,  il  n'y  a  que  des  instincts 
qui  pouvaient  donner  ce  conseil  ;  la  raison 
n'est  pour  rien  dans  cette  négation  impie  ;  et, 
ici  comme  partout,  vous  ne  voyez  dans  la 
franc-maçonnerie  que  faiblesse  d'esprit. 

La  République  maçonnique,  opérant  sur  le 
même  sujet,  vit,  dans  la  négation  de  Dieu,  une 
transformation.  En  mettant  Dieu  à  la  porte 
des  Loges,  on  pourrait  d'autant  mieux  s'y 
réunir  pour  festoyer,  jouer  la  comédie,  parler 
charabia  et  surtout  conspirer.  C'est  tout  sim- 
ple. Un  autre,  nommé  le  père  Saint-Léger, 
nom  prédestiné  à  la  légèreté  philosophique, 
ouvrant  sa'petite  bouche,  demande  :  «  Qu'est- 
ce  que  l'esprit?  je  n'en  sais  rien.  Qu'est-ce 
que  la  matière?  je  l'ignore.  Où  est  Dieu? 
Comme  chacun  de  nous  le  possède  en  lui,  je 
l'appelle  :  la  raison.  Donc,  comme  nous 
sommes  doués  de  raison  et  d'une  raison  ma- 
jeure, nous  n'avons  aucunement  bwoin  qu'un 


LIVIIE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


m 


pape,  un  évoque,  un  curé,  un  confesseur, 
viennent  se  placer  entre  Dieu  et  nous,  et, 
sous  prétexte  d'éclairer  notre  conscience, 
l'empêche  d'en  recevoir  les  rayons  de  la  lu- 
mière qui  nous  vient  d'en  liant.  »  Une  triple 
et  chaleureuse  batterie  est  tirée  en  L'honneur 
de  ce  Maçon;  mais  ces  applaudissements 
n'expliquent  rien.  Un  homme  qui  ne  sait  ce 
qu'est  l'esprit,  ce  qu'est  la  matière,  et  qui  con- 
fond Dieu  avec  la  raison,  ne  peut  rien  recevoir 
d'en  haut;  il  n'emprunte  ses  illuminations 
qu'aux  ténèbres  d'en  bas.  C'est  un  obscuran- 
tiste. 

D'autres,  mieux  avisés,  un  Yves  Guyot,  un 
Dreyfus,  félicitent  Bradlaugh,  l'athée  an- 
glais, d'avoir,  par  haine  de  Dieu,  refusé  le  ser- 
ment. Un  autre,  le  frère  Gaston,  sans  y  aller 
par  quatre  chemins,  met  sur  le  titre  d'un  li- 
vre :  Dieu  !  voilà  r ennemi  \  «  Car  évidemment, 
dit-il,  Dien  u'ayant  d'existence  que  dans  l'ima- 
gination (admirez  cette  logique!),  Dieu  est  un 
ennemi.  11  est  hostile  à  la  nature  de  l'homme  ; 
l'humanité  peut  logiquement  le  rendre  res- 
ponsable des  malheurs  sans  nombre  qui  l'as- 
siègent. A.  ce  titre,  elle  peut  et  doit  le  mau- 
dire. »  On  ne  comprend  pas  bien  qu'un  Dieu 
imaginaire  puisse  produire  tant  de  maux  et 
s'attirer  tant  d'anathèmes.  La  République  ma- 
çonnique recommande,  au  surplus,  fortement, 
ce  vil  ramas  d'inepties,  au  troupeau  de  ses 
lecteurs  :  ces  fortes  têtes  ne  goûtent  pas  Ba- 
con, Descartes  ouLebnitz;  Gaston  leur  suffit. 
Bien  obligés!  et  ces  gens-là  reprochent  aux 
catholiques  leur  servilisme. 

Ainsi,  d'après  les  francs-maçons,  le  premier 
devoir  des  hommes  c'est,  envers  Dieu,  la 
guerre.  Quelle  morale  peut-on  tirer  de  cet 
athéisme  ?  Tout  simplement  la  morale  de  l'in- 
térêt et  du  plaisir,  la  morale  des  instincts  ;  une 
morale  sans  base,  sans  garantie,  sans  obliga- 
tion ;  une  morale  indépendante,  humaine, 
que  chacun  se  fait  a  sa  guise,  et  dont  la  pra- 
tique consiste  surtout  en  récriminations  contre 
l'Eglise  catholique.  Depuis  que  les  francs- 
maçons  sont  nos  maîtres,  la  presse  a  été  en- 
vahie par  ce  style  canaille  qui  ne  sait  qu'ou- 
trager ce  qu'il  ne  sait  pas  comprendre.  C'est 
de  celte  époque  que  date  le  nommé  Dieu  ou 
le  ci-devant  Dieu,  le  bondieusardisme  et  au- 
tres fleurs  littéraires,  écluses  au  soleil  de  l'im- 
bécillité, seule  divinité  reconnue  etadoréepar 
les  francs-maçons.  Il  est  difficile  de  produire 
ces  ordures;  nous  en  citerons  toutefois  quel- 
ques échantillons. 

Kn  1886,  Paul  Bert,  alors  résident  général 
au  Tonkin,  établit  un  parallèle  entre  la  mo- 
rale franc-maçonne  et  la  morale  du  clergé  : 
"  Et  que  sont  donc,  dit-il,  nos  détracteurs? 
Ce  sentiment  qu'on  nomme  le  patriotisme  leur 
est  interdit,  car  ils  doivent  obéir  aveuglrmenlÇî) 
a  un  maître  étranger  (?),  à  un  homme  qui, 
quoique  de  même  nature  que  les  autre?,  se 
prétend  infaillible  et  leur  patrie  à  eux  se  borne 
au  po/ais  qu'habite  cette  espèce  de  demi- 
dieu.  Et  ils  nous  accusent  d'être  les  ennemis 
de  la  famille,  eux   qui    renoncent  complète- 


ment à  celte  famille,  à  ses  joies,  à  ses  affec- 
tions 1rs  plus  douces  ;  des  hommes  qui  ne  vi- 
vent que  pour   eux   et   pour   leur   association  ; 

des  hommes  qui  font  terment  (?)  de  tout  .sacri- 
fier, tOUt  pour  L'espèce  de   demi-dieu   dont  je 

parlais  tout  à  L'heure.  Et  nous  sommes  accu- 
ses d'être  les  ennemis  de  la  société  par  ceux 
qui  prêchent  l'abaissement  et  le  renoncement 
chez  les  autres,  abaissement  et  renoncement 

qui  sont  la  source  de  leur  richesse,  de  leur 
élévation  et  de  leur  puissance.  »  11  suffit  de 
constater  ces  notions  fantastiques  ;  les  réfuter 
serait  les  prendre  au  sérieux  ;  l'absurde  ne  se 
réfute  pas. 

Un  autre,  Decaudin-Labesse,  une  des 
grandes  trompettes  de  la  franc-maçonnerie, 
établit  que  la  morale  chrétienne  est  immo- 
rale. Les  dix  commandements  de  Dieu,  pour 
ce  Chrysoslôme  inattendu,  c'est  la  propre  for- 
mule de  l'immoralité.  Et  la  cause  de  cet 
oracle  vous  ne  la  devinez  pas?  Oyez  :  «  Toute 
société  doit  être  fondée  sur  la  justice  et  la  li- 
berté. Toute  religion  basée  sur  la  révélation 
détruit  fatalement  la  justice  et  la  liberté.  »  — 
Mais  comment  cela?  —  «  Admettre  la  révé- 
lation, c'est  admettre  la  grâce  et  la  prédesti- 
nation, c'est  nier  le  libre  arbitre,  nier  le  droit 
humain,  c'est  enlever  à  l'homme  ta  liberté 
d'agir  suivant  sa  conscience.  Admettre  que  le 
sentiment  de  la  justice  ne  naît  dans  le  cœur 
de  l'homme  que  sous  l'influence  de  la  grâce, 
c'est  ,tuer  la  morale,  puisque  c'est  en  nier 
l'unité  et  nier  l'innéité  de  la  justice.  »  —  Mais, 
grand  docteur,  si  la  justice  est  innée,  com- 
ment peut-on  nous  l'enlever,  et  puisque  la 
grâce  suppose  le  libre  arbitre,  comment  peut- 
elle  le  détruire? 

Un  autre,  Camille  Pellelan,  député  des 
Bouches-du-Rhône,  s'égare  au  détriment  des 
pèlerinages.  Selon  ce  profond  théologien,  les 
pèlerinages  doivent  déplaire  à  Dieu,  parce 
qu'ils  font  de  la  mauvaise  musique  et  parce 
qu'ils  cornent,  aux  oreilles  du  Père  Eternel, 
des  cris  désapprouvés  par  la  Constitution.  On 
n'est  pas  plus  profond. 

La  République  maçonnique,  brochant  sur  le 
tout,  se  moque  de  Lourdes  et  de  la  Saletle. 
La  Salette  est  attribuée  aux  fourberies  de 
M1"  La  Merlière  ;  quant  à  l'eau  de  Lourdes, 
on  lui  attribue  facétieusemenl  la  vertu  natu- 
relle de  guérir,  par  absorption  de  trois  verres, 
les  constipations  les  plus  invétérées,  les  rhu- 
matismes, les  entorses,  les  cors  aux  pieds,  les 
scrofules,  les  vices  du  sang,  les  maladies  se- 
crètes, les  dartres,  le  choléra.  Croyez  cela  et 
buvez  de  l'eau.  —  C'est  plaisant,  mais  c'est 
une  imputation  bêle.  Ce  n'est  pas  à  l'eau  de 
Lourdes  qu'on  attribue  des  vertus  curalives 
analogues  à  la  vertu  connue  des  eaux  de  Vi- 
chy, de  Vais  ou  de  Sauerbrunn  ;  c'est  à  l'in- 
tercession de  la  Sainte  Vierge,  et,  sur  ce  ter- 
rain, la  facétie  n'est  pas  de  mise. 

Cependant  Floquel,  en  1884,  proteste  contre 
l'Encyclique;  Clemenceau,  Lafont,  Songeon, 
Filassier,  Fromage,  protestent  contre  l'Eglise 
votive  de  Montmartre;  pour  conclure,  la  Hé- 


144 


HISTOIHK  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


publique  maçonnique  estime  le  moment  venu 
de  substituer  les  Maçons  aux  congrégations  re- 
ligieuses dans  la  direction  des  œuvres  de  bien- 
faisance. Les  Maçons  vivront  aux  dépens  de 
la  charité  catholique;  les  pauvres  se  brosse- 
ront le  ventre;  les  religieux  et  religieuses  se- 
ront frappé-  de  proscription  ;  et  :  Vive  la  Hc- 
pu  h  ligue  ! 

Telle  morale,  tel  culte.  .Mais  ici  les  francs- 
macons  se  fourrent  le  doigt  dans  l'œil  jus- 
qu'au coude.  Satan,  dit  Terlullien,  est  le  singe 
de  Dieu;  eux,  qui  se  targuent  d'être  libres- 
penseurs,  de  faire  table  rase  de  toute  pratique 
pieuse,  ils  viennent,  dans  leur  pratique,  tout 
bonnement  à  contrefaire  l'Eglise  catholique. 
Le  baptême,  la  première  communion,  le  ma- 
riage, les  funérailles,  ils  ont  copié  toutes  ces 
cérémonies;  seulement  ce  rituel  qui,  dans 
l'Eglise,  marque  les  effets  des  sacrements,  le 
respect  qu'ils  méritent  et  les  obligations  qu'ils 
imposent,  chez  eux  ne  marque  plus  que 
l'intention  de  singer  l'Eglise  d'une  façon  gro- 
tesque, comme  si  de  ridicules  simulacres  pou- 
vaient attacher  leur  propre  vice  à  d'augustes 
cérémonies.  On  ne  rend  pas  ridicule  tout  ce 
qu'on  ridiculise;  en  ridiculisant  les  choses 
saintes,  c'est  soi-même  qu'on  couvre  de  ridi- 
cule ;  et,  de  plus,  on  découvre  la  légèreté  de 
son  caractère  ainsi  que  les  défauts  de  sa  vertu. 

Voici  comment  se  passe  le  baptême  fran- 
maçon.  Un  poupon,  tout  habillé  de  blanc  et 
ceint  d'une  large  écharpe  tricolore,  est  pré- 
senté au  maire.  Les  parents,  qui  sont  des  gens 
pieux  à  rebours,  demandent,  au  maire,  le 
baptême  civil  ;  le  maire  baptise,  non  pas 
avec  de  l'eau,  mais  avec  des  phrases  en  l'air. 
On  chante  un  cantique  civil,  bien  entendu,  et 
on  revient  à  la  maison  en  jetant  des  dragées 
à  la  marmaille.  —  Le  Bulletin  de  la  Grande 
Loge  ne  crut  pas  devoir  admettre  ces  sima- 
grées. «  Si  la  libre-pensée,  dit-il,  devait  à  son 
tour  élever  des  autels,  baptiser,  confesser,  ma- 
rier, administrer,  en  un  mot  refaire  un  culte 
et  constituer  une  nouvelle  religion,  mieux 
vaudrait  s'en  tenir  à  ce  que  nous  avons  et 
renoncer  à  tout  jamais  à  la  liberté  de  cons- 
cience. Entre  deux  erreurs,  il  n'est  pas  besoin 
de  choisir,  il  faut  garder  celle  que  l'on  a.  » 

Dans  une  autre  Loge,  à  la  place  du  baptême 
à  l'écharpe  tricolore,  on  substitua  une  imita- 
tion, sacrilège  et  bouffonne,  de  baptême  ca- 
tholique. Au  lieu  de  baptiser  dans  l'eau,  on 
baptisait  avec  du  vin.  On  devenait  entant  de 
la  secte  en  se  faisant  asperger  avec  le  jus  de  la 
treille.  Pendant  que  l'enfant  le  recevait  en  as- 
persion, le  parrain,  la  marraine  et  les  assis- 
tants, dévots  à  Bacchus,  le  prenaient  par  in- 
gestion. Histoire  de  boire  un  coup  et  de  faire 
acte  de  religion  nouvelle,  en  buvant  chopine. 
Ce  nouveau  rite  paraît  tout  à  fait  conforme  à 
la  nature  maçonne  ;  d'après  ce  rituel,  on  se 
sanctifiera  en  buvant.  Les  Loges  seront  bien- 
tôt des  repaires  de  saints,  selon  Falstaf  et  San- 
cho  Pança.  saints  jusque-là  inconnus  au  ca- 
lendrier. 

Dans   la   Loge   Y  Indépendance,  le  baptême 


s'appelle  l'adoption.  Le  parrain  et  la  mar- 
raine se  déclarent  prêts  à  devenir  les  tuteurs 
naturels  de  l'enfant,  si  les  parents  viennent  à 
lui  manquer;  ils  lui  procureront  une  éduca- 
tion conforme  à  la  saine  morale,  et,  plus  lard, 
lui  laisseront  la  liberté  d'embrasser  telle  re- 
ligion qui  lui  conviendra.  Le  vénérable  sou- 
ligne ce  que  ces  généralités  signifient  :  a  Nous 
ne  voulons  pas  de  cette  éducation  cléricale, 
où  l'enfant  apprend  à  aimer  l'Eglise  avant  sa 
famille,  Home  avant  la  patrie,  la  théocratie 
avant  la  république.  Nous  ne  voulons  pas  de 
cette  éducation  qui  fausse  l'intelligence,  vicie 
les  sentiments  nobles,  atrophie  le  cœur  et 
dispose  singulièrement  le  cerveau  au  fana- 
tisme religieux,  la  pire  des  passions.  Nous  ne 
voulons  pas,  pour  nos  enfants,  et  surtout  pour 
nos  petites  filles,  de  cet  enseignement  dont  le 
premier  chapitre  commence  dans  le  coin  obs- 
cur du  confessionnal,  et  dont  l'épilogue  mal- 
heureusement, hélas  !  se  déroule  trop  souvent 
sur  les  bancs  de  la  Cour  d'assise  ou  de  la  po- 
lice correctionnelle.  »  On  voit  en  quoi  con- 
sistera, pour  l'enfant,  la  liberté  de  choisir  son 
culte,  et  s'il  prend  parti,  on  peut  croire  qu'il 
arrivera  plus  vite  au  bagne,  à  supposer,  ce 
qu'il  faudrait  [trouver,  que  l'Eglise  soit  l'école 
des  mauvaises  mœurs. 

La  franc-maçonnerie  n'a  pas  de  première 
communion;  le  baptême  sous  l'espèce  du  vin, 
peut  en  tenir  place.  Au  mariage,  elle  n'a  pas 
davantage  la  prétention  d'administrer  un  sa- 
crement. C'est,  dit  le  vénérable  de  la  Loge  de 
Boulogne-sur-Seine,  «  que  le  mariage  reli- 
gieux n'est  qu'une  comédie  de  pure  conve- 
nance, qui  se  joue  le  plus  souvent  par  respect 
humain,  hypocritement  et  avec  ostentation, 
dans  le  but  d'attirer  les  curieux,  pour  briller, 
lorsqu'on  est  assez  riche  pour  payer  large- 
ment tous  les  décors  d'une  mise  en  scène  qui 
ne  laisse  rien  de  durable  au  souvenir  des 
époux;  —  tandis  que  la  franc-maçonnerie 
remplace  avantageusement  les  momeries  inu- 
tiles du  prêtre,  en  enseignant  la  pure  morale, 
l'amour  du  bien,  du  vrai  et  du  juste,  en  leur 
apprenant  que  la  pratique  de  la  vertu  seule 
sanctifiera  leur  union  ».  Les  idées  francs- 
maçonnes  sur  le  mariage  chrétien  n'ont  pas 
besoin  de  se  discuter  ici  ;  mais  il  ne  suffit  pas 
d'inculquer,  aux  époux,  des  principes  de  sa- 
gesse, pour  qu'ils  se  fassent  un  devoir  de  les 
observer,  la  franc-maçonnerie  oublie  que  pour 
rendre  l'homme  vertueux,  Ja  parole  ne  suffit 
pas;  il  faut  des  secours  extérieurs  qui  nous 
prémunissent  contre  nos  faiblesses,  nous  re- 
lèvent de  nos  chutes  et  nous  élèvent  aux  dif- 
ficiles sommets  de  la  perfection. 

Les  francs-maçons,  confondant  les  acces- 
soires avec  le  principal,  veulent  au  mariage, 
purement  civil,  la  musique,  la  danse  et  les 
bons  fricolages.  Des  mairies,  ils  veulent  faire 
des  cathédrales  civiles,  avec  annexe  des  tables 
d'hôtes.  Un  des  leurs  a  répondu  à  ces 
émules  de  Gargantua  : 

«  Si  vous  considérez  le  mariage  comme  un 
sacrement,  autrement  comme  une  union  éter- 


UVUK  QUATRK'VINGT-Q0AT0R21ÊME 


143 


nelle  bénie  des  cieux,  avec  toutes  sorte!  «le 
personnages  surnaturels  qui  planent  au-des- 
sus, votre  musique  devient  superbe  ;  elle  em- 
porte votre  rêve  dans  les  colonnes,  au  delà 
des  voûtes,  dans  je  ne  sais  quel  empyrée  où 
foisonnent  les  mystères.  i\lais  I,-,  jour  où  le 
mariage  n'est  plus  qu'un  contrat  par  lequel 
un  homme  et  une  femme  s'engagent  à  vivre 
ensemble,  à  faire  des  enfants  et  à  joindre  le 
produit  de  la  ferme  de  l'un  aux  fruits  du  tra- 
vail de  l'autre,  je  vous  demande  un  peu  s'il  y 
a  là  matière  à  chanter. 

«  Je  ne  vois  pas  de  raisons  pour  faire  de  la 
musique  à  ce  contrat-là  plutôt  qu'à  tout  autre  : 
et  cela  est  tout  aussi  bouffon  que  si  je  faisais 
venir  un  ténor  chez  le  notaire  pour  y  célébrer 
une  vente  de  bois. 

«  Un  tas  de  gens,  prenant  le  cadre  pour  le 
tableau,  cherchent  ainsi  naïvement  à  rempla- 
cer ce  qu'ils  ont  de'truit.  Impossible  de  leur 
faire  comprendre  qu'on  ne  remplace  une  reli- 
gion que  par  une  autre.  Or,  ils  n'en  veulent 
plus  d'aucune  sorte  ;  donc,  ils  ne  peuvent 
garder  ce  qui  la  constitue.  La  divinité  n'est 
pas  une  simple  affaire  de  manteau. 

«  Il  y  a  dans  l'humanité  des  sentiments  qui 
peuvent  donner  lieu  à  des  spectacles  émou- 
vants. Le  sentiment  de  patrie,  par  exemple. 
C'est  pourquoi  nos  cœurs  peuvent  tressaillir 
dans  de  grandes  fêtes  militaires  ou  pa- 
triotiques, à  une  remise  de  drapeaux  au 
14  juillet,  etc.  La  musique  alors  nous  saisit. 
Mais  la  musique  qui  salue  M.  Lucien  au  mo- 
ment où  il  va  entrer  dans  la  chambre  de 
M"*  Antoinette,  ne  saurait  être  qu'une  mu- 
sique d'opérette. 

«  Il  est  déjà  assez  plaisant  qu'on  me  con- 
voque à  cette  aventure,  qui  m'est  totalement 
indifférente,  sans  me  forcer  encore  à  des  épi- 
thalames. 

«  11  y  a  des  choses  dont  il  faut  prendre  son 
parti.  Le  mariage  dépourvu  de  tout  caractère 
sacré  est  un  arrangement  comme  un  autre. 
La  loi  y  met  sa  sanction  dans  un  simple  but 
d'organisation,  afin  de  se  reconnaître  dans  les 
enfants,  et  afin  que  la  justice  préside  aux  hé- 
ritages. Cela  est  sérieux,  non  imposant.  C'est, 
en  réalité,  une  pure  formalité  administrative. 
«  Nous  sommes  extraordinaires.  Nous  vou- 
lons  et  nous  ne  voulons  pas.  Nous  admettons 
la  chose,  non  les  conséquences  de  la  chose. 
Nous  chassons  Dieu  du  ciel  ;  nous  ne  voulons 
plus  d'âme  ni  d'autre  vie;  nous  bafouons  les 
prêtres  et  les  cultes  ;  nous  ne  croyons  qu'à  la 
matière,  force  inconsciente.  Puis,  quand  tout 
cela  est  convenu,  quand  l'édifice  est  renversé, 
quand  il  n'y  a  [dus  rien,  nous  conservons  avec 
le  plus  grand  soin  toutes  les  poésies  et  toutes 
les  morales  qu'ont  enfantées  les  croyances  que 
nous  avons  tuées  ;  et  nous  disons  très  sérieu- 
sement :  «  Ah  !  non,  il  faudrait  aviser  à  gar- 
der tout  cela.  » 

"  Calino  n'était  pas  plus  stupide  le  jour  où, 

démolissant  tes   murs   de  sa  maison,  il    parut 

tout  étonné  que  le  toit  lui  tombât  sur  la  tête.  » 

Au  dé.  lient,   la   franc-maçonnerie 

/.    XV. 


conduit  ses  défunts  de  la  maison  mortuaire 
au  champ  du  repos,  sans  passer  par  l'Eglise. 
Au  mariage,  elle  offre,  en  perspective,  le  di- 
vorce ;  à  l'agonie,  elle  n'offre  aucune  consola- 
tion, et  ne  vous  promet  que  le  ne'ant  :  c'est 
pire  que  l'enfer.  En  revanche,  elle  débite,  sur 
lu  fosse,  force  discours.  Là,  en  présence  de 
ce  cadavre,  qui  demain  n'aura  plus  de  nom 
dans  aucune  langue,  elle  exalte  avec  em- 
phase les  souvenirs  d'un  passé  qui  n'est  plus. 
Ces  emphases  et  ces  poses  sur  un  cercueil, 
celte  idée  de  parader  en  louant  un  mort, 
choque  toutes  les  délicatesses.  Mais  que  dire, 
quand  on  enterre  l'homme  de  peu,  le  vulgaire 
épicier  ou  le  marchand  de  pommes  de  terre 
frites?  C'est  la  mort  sans  phrase,  mais  dans 
sa  simplicité,  quelle  horreur  et  surtout  quel 
contre-sens,  ltien  pour  assister  dans  les  affres 
du  trépas;  rien  pour  nous  réjouir  en  entrant 
dans  l'éternité. 

La  stratégie  maçonnique  concentre  ses  ef- 
forts sur  l'instruction  populaire.  Ce  qu'il  faut 
à  la  secte,  ce  n'est  pas  le  paysan  d'autrefois, 
peu  frotté  d'instruction,  mais  austère  et  noble, 
portant  sur  son  front  le  rayonnement  de  l'hon- 
neur et  dans  son  regard  la  fierté  du  courage. 
Ce  qu'il  lui  faut,  c'est  que  le  fils  de  ce  paysan 
devienne  un  électeur  obtus  et  d'autant  plus 
fidèle  ;  et,  pour  le  rendre  tel,  on  se  servira  de 
l'école,  des  journaux  et  de  la  caserne.  Dans 
ce  but,  la  franc-maçonnerie  célèbre  très  fort 
les  bienfaits  de  8'J  en  faveur  de  l'instruction 
et   promet  d'assigner,  aux  femmes,  dans  la 
société  moderne,  un  grand  rôle.  Puis,  pour 
devenir  plus  pratique,  elle  considère  l'instruc- 
tion primaire  comme  la  panacée  universelle. 
L'alphibet  a  des  vertus  nutritives  ;  le  livre  de 
lecture,  c'est  la  révélation  nouvelle.  Avec  les 
éléments  des  connaissances  humaines,  on  veut 
guérir  tous  les  maux  de  l'humanité.  De  l'édu- 
cation,  vous   n'en  entendez   plus  parler.  La 
morale  naturelle,  instinctive,  doit  suffire  à  la 
règle  des  mœurs  ;  cette  règle,  on  la  connaîtra 
assez  par  la   physique  ou   par  l'astronomie. 
Comment  la  cosmographie,  la  chimie,  la  phy- 
sique peuvent  enseigner  à  l'homme  ses  droits 
et  ses  devoirs,  ce  n'est  peut-être  pas  faede  à 
saisir.  Depuis  quand  la  grammaire  enseigne- 
t- elle  le  respect  des   parents  et  des  faibles? 
Depuis  quand  apprend-on  à  devenir  humble 
par  la  géographie,  chaste  par  l'arithmétique, 
laborieux  par    la  géologie,  économe  par   la 
mécanique.  Ce  qui  met  le  comble  à  l'absur- 
dité, c'est  qu'on   obtiendra  toutes  ces  vertus 
par    l'instruction    élémentaire.     Encore    que 
l'instruction  supérieure  développe  seulement 
les  facultés,  mais  sans  les  rectifier  ni  les  sou- 
tenir moralement,  on   pourrait  au  moins  pré- 
tendre que  l'enseignement  supérieur  initie  à 
la  connaissance  des  causes  et  amène  à  la  no- 
tion des  destinées.   Avec    l'infirmité    d'esprit 
qui    la    caractérise,  la    franc-maçonnerie    se 
préoccupe  fort  peu  d'objections  ;  elle  s'en  va 
à  l'aveugle  à    son  œuvre  scolaire,  imaginée 
surtout   comme   une   œuvre   anti-chrétienne, 
excellente  surtout  pour  détruire. 

10 


146 


HISTOIHK  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLK.'l  l 


Dèi  L866,  lesTirard,  Delattre,  Georges  Cou- 
Ion,  Elouxelle  avaient  posé  la  question  des  droits 
el  devoirs  du  père  en  matière  d'instruction. 

Suivant  eux,  le  père  devait  simplement  s'oc- 
cuper  de  l'évolution  des  facultés  de  l'enfant, 
suis  lui  imposer  un  objet.  Gomment  cela  peut- 
il  se  faire,  on  ne  le  voit  pas  bien.  Que  l'ins- 
truction soit  religieuse  ou  anli-religieuse,  elle 
dispose  également  de  l'enfant,  mais  en  sens 
contraire;  que  si  elle  supprime  la  religion 
sans  la  remplacer,  faire  le  vide  est  une  ma- 
nière de  religion,  c'est  la  religion  du  néant, 
celle  qui,  dit-on,  assure  l'indépendance  d'es- 
prit, mais  qui,  dans  la  réalité,  ne  fait  que  des 
esclaves.  Les  francs-maçons  tombèrent  d'ac- 
cord que  le  père  devait  enseigner  la  morale 
et  laisser  à  l'enfant  le  choix  de  sa  religion. 

En  1883,  le  frère  Galopin  réclame  le  con- 
cours des  femmes  pour  forcer  les  bastilles  du 
cléricalisme.  «  Il  est  de  toute  nécessité,  dit-il, 
que  la  femme  cesse  6es  visites  à  l'Eglise  et 
qu'elle  ne  subisse  pas  plus  longtemps  l'in- 
fluence du  prêtre,  dont  les  efforts  constants 
tendent  à  fausser  son  intelligence  pour  la  plus 
grande  gloire  de  Dieu  et  la  prospérité  de  la 
caisse.  Il  faut  que  la  femme  nous  appartienne  en- 
tièrement et  par  l'esprit  et  par  le  cœur.  Plus  de 
baptême  ;  plus  de  confession  ;  plus  île  com- 
munion ;  plus  de  mariage  religieux,  plus 
d'eau  bénite  à  la  mort  :  Voilà  les  bastilles  à 
prendre.  »  A  celuidà,  nous  ne  saurions  re- 
procher l'hypocrisie.  La  suppression  pratique 
du  catholicisme  par  les  femmes,  voilà  l'objec- 
tif de  la  secte. 

En  1884,  le  pasteur  protestant,  Jules  Steeg, 
député  de  la  Gironde,  oppose,  à  l'esprit  sa- 
cerdotal, l'esprit  laïque.  «  Lorsque  l'élément 
laïque  sera  partout  installé,  nous  aurons  de 
vrais  citoyens,  qui  ne  peuvent  être  ain-i 
que  formés  par  des  hommes  comprenant  les 
charges  qui  incombent  à  la  nature  humaine.  » 
Des  hommes  qui  ne  connaissent  pas  les  charges 
qui  incombent  à  leur  nature,  on  se  demande 
s'il  y  en  a  et  où  ils  résident  ;  mais  sous  ce 
charabia  vous  devinez  la  pensée  :  Plus  de 
prêtres  nulle  part,  c'est  une  autre  façon  de  se 
débarrasserdu  christianisme.» 

En  1877,  chez  les  Trinosophes  de  Bercy, 
Camille  Pelletan  revient  à  l'éternel  fémi- 
nisme et  veut  apprendre  à  la  femme  où  est  le 
serpent  qu'elle  doit  écraser.  Ce  serpent,  c'est 
l'Evangile  de  Jésus-Christ  ;  mais,  si  vous 
l'ôtez,  pour  cette  fois,  la  femme  sera  recon- 
quise par  le  serpent.  En  exemple,  je  puis 
citer,  Maria  Devaismes,  reçue  franc-maçonne 
par  les  libres-penseurs  du  Pecq  :  c'est  une 
furie,  et  jamais  Tisiphone  n'a  balancé  sur  sa 
tète  une  plus  belle  collection  de  vipères. 
Louise  Michel  ne  parait  pas,  non  plus,  un  ré- 
pertoire de  belle  humeur. 

En  1879,  à  l'Orient  de  Paris,  un  certain 
Fleury  déclame  longuement  contre  les  dan- 
gers de  l'éducation  religieuse.  «  C'est  l'Eglise 
qu'il  faut  supprimer,  dit-il  ;  c'est  son  in- 
fluence pernicieuse  qu'il  faut  faire  disparaître 
de  l'école  et  de  la  famille  :  rallions-nous  donc 


à  la  laïcité  la  plus  absolue  en  malien:  d 
seignement.  Trois  choses  -ont  nécessaii 
1°  donner  aux  enfants  une,  forte  éducation, 
basée  sur  une  morale  dégagée  de  toute  i<lec 
religieuse;  2°  détruire  l'influence  démoralna- 
trice  du  clergé  dans  L'enseignement  ;  3°  choi- 
sir des  maîtres  laïques  capables  de  former  des 
citoyens  civils,  sachant  discerner  le  bien  d'avec 
le  mal,  le  juste  d'avec  l'injuste,  des  travailleurs 
infatigables,  pour  le  triomphe  d'une  morale 
et  d'une  vérité  humaines.  »  Si  ce  déclamateur 
s'imagine  que  le  prêtre  n'a  pas  le  discerne- 
ment du  juste  et  du  bien,  il  est  superflu  de  le 
lui  prouver.  Des  adversaires  de  cette  force  ne 
méritent  que  le  dédain. 

A  partir  de  celte  époque  tous  les  francs- 
maçons  se  ruent  contre  l'enseignement  chré- 
tien. En  1883,  Floquet,  savant  comme  un 
âne,  ose  flétrir  les  gouvernements  monar- 
chiques, qui  n'ont  rien  fait  pour  l'instruction 
du  peuple.  Gatioeau,  député  de  l'Eure,  pro- 
clame que  la  Révolution  est  la  première  ins- 
titutrice du  peuple  français;  Georges  Martin, 
dit  Bâton,  ajoute  qu'elle  est  la  première  pro- 
tectrice des  orphelins.  Saint  Vincent  de  Paul 
passe  à  l'état  d'èlre  mythique.  Hérédia,  Tier- 
sot,  Nadaud,  Thulié,  et  autres  grandes  lu- 
mières du  xixe  siècle,  font  appel  à  toutes  les 
Loges  pour  faire  revendiquer  partout  l'instruc- 
tion gratuite,  obligatoire  et  laïque.  Le  franc- 
maçon  Ferry,  qui  empaume  ce  projet  ;  Na- 
quet,  Leroyer  et  Floquet,  qui  le  soutiennent, 
doivent  leurs  emplois  et  leur  célébrité  à  la  re- 
connaissance de  la  Maçonnerie. 

Voici  comment  s'en  exprime  la  Loge  de 
Toulouse.  «  Au  F.*.  Jules  Ferry,  ministre  de 
l'instruction  publique.  La  franc-maçonnerie 
toulousaine  nous  délègue  pour  vous  apporter 
l'expression  des  sentiments  qu'elle  professe  à 
l'égard  d'un  ministre  de  la  république  qui 
soutient,  avec  un  courage  persistant,  une  lutte 
difficile,  contre  les  éternels  ennemis  de  l'ordre 
civil.  La  franc  maçonnerie  ne  saurait  ou- 
blier que  le  ministre  de  l'instruction  publique 
est  un  de  ses  fils  les  plus  distingués.  Elle  vous 
soutiendra  dans  la  lutte  que  vous  avez  entre- 
prise, par  tous  les  moyens  qui  sont  en  son 
pouvoir;  car  elle  comprend  que,  puisqu'on 
ne  croit  pas  devoir  appliquer  aux  jésuites  une 
loi  non  abrogée,  il  est  urgent,  du  moins,  d'ar- 
racher à  leurs  étreintes  la  jeunesse  française. 
Veuillez  dire  au  gouvernement  que,  pour  cette 
question,  la  franc-maçonnerie  est  avec  lui.  » 
La  franc-maçonnerie  écrit  comme  une  vache 
espagnole  ;  mais  elle  ne  dissimule  pas  beau- 
coup ses  sentiments. 

De  ces  extraits,  il  résulte  que  la  franc-ma- 
çonnerie est,  contre  la  religion  révélée  et 
contre  l'Eglise,  en  état  de  conspiration  per- 
manente. Des  textes  plus  explicites  encore 
confirment  cette  conclusion. 

Le  maire  de  Valence,  dans  un  convent  so- 
lennel, célébrant  la  Maçonnerie,  s'exalte  jus- 
qu'à dire  :  «  Où  trouverez-vous,  pour  des 
hommes  faits,  une  pareille  école  de  progrès, 
une  semblable  diffusion  de  lumière?  Sera-ce 


LlV'ltc  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


147 


dans  l'enseignement  religieux?  Les  temples 
catholiques,  protestants  ou  Israélites,  mais 
c'est  contre  eux  précisément,  c'eal  contre  l'oeuvre 
tacerdotale  <lc  tous  las  temps  et  t(e  tous  les  paye 

que  la  franc-maçonnerie  s'est  fondée  ;  c'est 
contre  eux  qu'elle  livre  ces  combats  séculaires 
qui  ont  fait  gagner  au  progrès,  réfugié  sous 
nos  bannières,  tout  cet  espace  de  champ  et  de 
soleil  où  il  se  déploie  et  s'étend  aujourd'hui. 
Emprisonner,  pétrifier  l'esprit  humain  dans 
un  enseignement  dogmatique  immuable;  le 
subordonner  à  une  caste  sacerdotale,  voilà  le 
résultat  contre  lequel  s'indigne  et  s'élève  la 
franc-maçonnerie.  La  franc-maçonnerie,  elle, 
n'a  pas  de  croyances  et  de  systèmes  offi- 
ciels (1)  ».  On  ne  peut  pas  dire  plus  crûment 
que  la  Maçonnerie  est  ridiculement  hostile  à 
l'Eglise  et  à  la  religion,  et  ces  gens  s'excla- 
ment lorsqu'on  leur  reproche  d'être  les  en- 
nemis du  Christianisme.  C'est  le  comble  de  la 
déraison,  de  l'hypocrisie  ou  de  la  naïveté. 

Colfavru,  parlant  à  l'Orient  de  Versailles  en 
1884,  est  tout  aussi  décidé  et  plus  chaud  en- 
core :  «  Oui,  dit-il,  nos  adversaires,  les  im- 
placables ennemis  de  la  raison  et  de  la  cons- 
cience humaine,  ont  raison  de  dénoncer  notre 
institution  comme  une  puissance  qui  menace 
et  poursuit  leur  abominable»  domination  ;  nous 
sommes,  en  effet,  les  disciples  de  ce  libéra- 
teur qu'on  appelle  la  science  (il  faut  dire  libé- 
ratrice) et  qui,  le  front  couronné  de  lumière, 
va,  dans  les  horribles  ténèbres  d'ignorance  et 
de  fanatisme,  porter  la  bonne  nouvelle,  la  vé- 
rité. C'est  là  notre  devise,  qui  excite  jusqu'au 
vertige  les  haines  cléricales,  et  qui  détermine 
chaque  jour  ces  appels  furieux  à  la  persécu- 
tion, ces  débordements  de  calomnies  et  d'in- 
jures, auxquels  nous  nous  sommes  trop  long- 
temps bornés  de  ne  répondre  que  par  le 
dé'lain.  La  franc-maçonnerie  aura  à  combattre 
tant  que  le  dernier  soldat  du  cléricalisme  ne 
sera  pas  désarmé.  » 

A  propos  de  l'instfillation  d'une  nouvelle 
Loge,  Delattre  s'écrie  à  son  tour  :  «  C'est 
l'avant-garde  qui  a  pour  tâche  de  secouer  les 
vieilles  tapisseries  des  superstitions  et  de  faire 
envoler  les  préjugés  ». 

Vingt  autres,  Margaine,  Dutailly,  Achard, 
Faure,  Beauquier,  liochefort  sassent  et  ressas- 
sent les  mêmes  anathèmes  contre  Jésus-Christ 
et  son  Evangile.  L'un  d'eux  et  pas  le  moins 
pervers,  Félix  P.yat,  fils  d'un  prêtre  jureur, 
tout  en  faisant  chorus  à  ce  débordement  de 
passions,  fait  pourtant  observer  que  la  Ma- 
çonnerie n'est  qu'une  petite  église,  une  cha- 
pelle basse,  mesquine,  sombre,  jalouse,  aris- 
tocratique comme  l'ancien  paganisme.  Quel- 
ques traits  de  bon  sens  échappent  à  cet 
énergumène.  «  Le  Christianisme,  dit-il,  ad- 
met du  moins  les  faibles,  la  femme  et 
l'enfant.  La  franc-maçonnerie  les  exclut... 
moitié,  trois  quarts  du  genre  humain. 

»  Le  Christianisme  appelle  tout  le  monde, 
baptise  le  premier  venu.  La  Maçonnerie  n'ap- 


pelle personne,  elle  éprouve  qui  l'offre...  elle 
ëxceptâ..<  elle  ne  veut  gue  le  fort, 

«  Le  Christianisme  n'a  ni  juifs,  ui  gentils, 
ne  reconnaît  '/<<<■  des  frères*  La  Maçonnerie  ne 
reconnaît  que  l'élu. 

«  Le  Christianisme  veut  le  secours  au  pro- 
chain, même  samaritain.  La  Maçonnerie  le 

résen  e  au  Maçon. 

«  Le  Christianisme  veut  l'épée  au  fourreau 
et  la  lumière  sur  le  boisseau...  le  sermon  sur 
la  montagne,  le  verbe  prêché  au  peuple.  La 
Maçonnerie  veut  le  temple  clos,  portes  et  fe- 
nêtres bouchées  et  gardées. 

«  Quand  l'esprit  unitaire  de  la  race  sémi- 
tique substitua  l'idée  chrétienne  au  poly- 
théisme païen,  il  y  avait  autant  d'ennemis  que 
d'hommes,  autant  d'hommes  que  de  dieux  ! 
Variété,  haine  et  luttes  d'individus,  de  castes, 
de  races.  Le  Christianisme  trouva,  à  la  porte 
de  chaque  temple,  des  profanes,  des  parias, 
des  exclus.  Chaque  peuple  avait  son  dieu 
propre,  excluant  tout  autre  peuple  de  son 
rite  ;  l'étranger  était  maudit. 

«  Le  Christianisme,  et  ce  fut  là  son  progrès, 
son  succès,  dit  alors  :  «  Il  n'y  a  point  d'étran- 
gers, ni  Grecs,  ni  Romains.  Il  n'y  a  que  des 
hommes  en  Dieu.  Il  élargit  le  temple.  » 

Félix  Pyat  a  compris.  Le  Christianisme  est 
catholique;  la  franc-maçonnerie  est  une  secte 
fermée,  qui  ne  vit  que  de  haine  et  ne  tra- 
vaille qu'à  la  destruction.  Autrement,  elle  n'a 
ni  symbole,  ni  culte,  ni  prêtres  ;  ses  adeptes 
sont  des  conjurés,  et  le  fait  que  des  politiciens 
soient  francs-maçons,  cela  veut  dire  que  ces 
sectaires  mettent  la  puissance  publique  au 
service  de  leur  imbécile  fanatisme. 

Les  faits  vont  en  fournir  de  trop  tristes 
exemples.  —  En  attendant,  l'histoire  doit 
s'étonner  du  cynisme  de  ces  gens-là  dans  la 
contradiction.  Francs-maçons,  ils  constituent 
une  société  secrète  qui  tombe  sous  le  coup  de 
la  loi  ;  hommes  politiques,  ils  amnistient  na- 
turellement leur  délit  de  société  secrète,  et, 
en  même  temps,  ils  frappent  de  mort  les  as- 
sociations, non  pas  secrètes,  mais  autorisées 
ou  non,  en  tout  cas  légales,  qui,  par  motif  de 
religion,  se  dévouent  au  bien  de  la  pauvre 
humanité.  Deux  poids  et  deux  mesures,  ou 
plutôt  contradiction  cynique  et  politique  cri- 
minelle qui  doit  bien,  un  jour,  succomber 
sous  les  représailles  de  la  foi  et  de  la  cons- 
cience, de  la  probité  et  de  l'honneur. 


i  oiiiiiioiiI  h-  judaïsme  se  joint  à  la  l'ranc- 
■ii.'tcoiiiH-ric  pour  persérulor  Cl^lise  ca- 
tholique. 


«   Le   monde,  dit  le   premier  ministre  de 
la    Grande-Bretagne,   Benjamin    Disraeli,   le 


'1,  La  Franc-Maçonnerie  sous  la  troisième  Hnpublique,  t.  II,  p.  61. 


148 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


monde  est  gouverna  par  de  ton l  autres  per- 
sonnages que  ne  se  l'imaginent  ceux  dont 
l'œil  ne  plonge  pas  dans  les  coulisses...  Cette 
diplomatie  mystérieuse  de  la  Russie,  qui  est 
la  terreur  de  l'Europe  occidentale,  est  orga- 
nise par  les  Juifs  et  ils  en  sont  les  principaux 
agents...  Cette  puissante  révolution  qui,  ac- 
tuellement rréme,  se  prépare  et  se  brasse  en 
Allemagne,  où  elle  sera  de  fait  une  réforme 
plus  conside'rable  que  la  première,  et  dont 
l'Angleterre  sait  encore  si  peu  de  chose,  se 
développe  tout  entière  sous  les  auspices  du 
juif.  »  Ce  que  Disraeli  assure  de  l'Allemagne 
et  de  la  Russie,  est  encore  plus  vrai  de  la 
France.  La  franc-maçonnerie  fournit  les  sol- 
dats de  la  Révolution  anti-chrétienne;  le  ju- 
daïsme fournit  les  chefs  et  les  plans  de  cam- 
pagne. Vers  la  lin  de  l'empire,  les  chefs  de 
cette  conspiration  judéo-maçonne  ourdissaient 
déjà  leurs  complots  ;  depuis  sa  chute,  ils 
poussent  le  mouvement  à  toute  extrémité  et 
la  destruction  à  tous  les  attentats.  Nous  con- 
naîtrons exactement  les  dessous  de  l'histoire 
si  nous  parvenons  à  comprendre  ce  qu'est  le 
judaïsme  moderne,  en  quoi  il  diffère  du  mo- 
saïsme,  quelles  sont  ses  sources  d'enseigne- 
ment et  ses  doctrines,  par  quels  principes  il 
motive  ses  attaques  à  l'ordre  chrétien,  avec 
quelles  armes  il  les  accomplit,  vers  quel  avenir 
il  pousse  les  peuples  européens  dépouillés  de 
l'Evangile.  Il  n'y  a  pas,  dans  l'état  présent, 
de  plus  grave  question. 

Cette  question  embrasse,  au  surplus,  l'en- 
semble de  l'histoire.  Après  le  déluge,  quand 
les  familles  patriarcales  se  corrompent,  quand 
les  empires  naissants  se  précipitent  dans  l'ido- 
lâtrie, Dieu  se  choisit,  parmi  tous  les  peuples, 
un  peuple  qu'il  charge  de  garder  le  symbole 
primitif  de  l'humanité  et  de  préparer  l'avène- 
ment du  Messie.  Quand  paraît  le  Sauveur  des 
hommes,  les  juifs  charnels  le  méconnaissent 
et  le  crucifient  ;  en  punition  de  ce  déicide,  ils 
sont  frappés  momentanément  de  réprobation 
et  les  Gentils  entrent  dans  l'Eglise  pour  oc- 
cuper la  place  offerte  aux  aveugles  enfants  de 
la  Synagogue.  Tant  que  durera  cette  répro- 
bation des  juifs,  les  juifs  sont  les  ennemis 
acharnés  des  peuples  chrétiens  ;  ils  travaillent 
à  les  résoudre,  à  les  tromper  et  à  les  abattre. 
A  la  fin,  ils  croiront  au  Dieu  qu'ils  ont  cru- 
cifié. En  attendant  cette  révolution  des  des- 
tinées humaines,  le  fils  de  Sem,  le  juif,  est 
envers  les  autres  fils  de  Noé,  à  l'état  de 
perpétuel  conflit.  Ce  combat  forme  un  des 
grands  aspects  de  l'histoire. 

Le  rêve  du  Sémite,  dit  Edouard  Drumont, 
sa  pensée  fixe  a  été  constamment  de  réduire 
l'Aryen  en  servage,  de  le  mettre  à  la  glèhe.  11 
a  essayé  d'arriver  à  ce  but  par  la  guerre. 
Annibal,  qui  campa  sous  les  murs  de  Rome, 
fut  bien  près  de  réussir.  Abdérame,  qui,  maître 
de  l'Espagne,  arriva  jusqu'à  Poitiers,  put  es- 
pérer que  l'Europe  allait  lui  appartenir. 
Mahomet,  qui  prit  Constantinople.  et  encore 


plus  ses  successeurs,  purent  caresser  le  même 
rêve.  Aujourd'hui,  le  lémitisme  se  croit  sûr 
de  la  victoire.  Ce  n'est  plus  le  Carthaginois  ou 
le  Sarrazin  qui  conduit  le  mouvement,  c'est 
le  juif;  il  a  remplacé  la  violence  par  la  ruse. 
A  l'invasion  bruyante  a  succélé  l'envahisse- 
ment silencieux,  progressif,  lent.  Plus  de 
hordes  armées,  annonçant  leur  arrivée  par 
des  cris.  Rien  de  bruial  ;  mais  une  sorte  .de 
prise  de  possession  douce,  une  manière  insi- 
nuante de  chasser  les  indigènes  de  leurs  mai- 
sons, de  leurs  emplois,  une  façon  moelleuse 
de  les  dépouiller  de  leurs  biens  d'abord,  puis 
de  leurs  traditions,  de  leurs  moeurs  et  enfin 
de  leur  religion.  Ce  dernier  point,  je  crois, 
sera  la  pierre  d'achoppement  (1). 

Qu'est-ce  que  le  judaïsme?  —  Les  chrétiens 
croient  généralemenj  que  la  Bible  contient  la 
règle  de  foi  des  juifs  et  que  les  juifs  sont  les 
fidèles  de  l'Ancien  Testament..  Les  Juifs  n'ont 
pas  négligé  d'accréditer  cette  erreur.  Plu- 
sieurs petits  ouvrages  ont  été  rédigés  à  cette 
fin  ;  le  plus  adroit  est  celui  du  rabbin  Léon  de 
Modène,  Cérémonies  et  coutumes  qui  s'observent 
aujourd'hui  chez  les  juifs  ;  une  traduction  en 
a  été  faite  à  Paris,  en  1674,  par  Richard 
Simon.  On  y  cite  souvent  l'Ecriture  Sainte  ; 
on  insiste  habilement  sur  le  côté  biblique  du 
judaïsme,  sur  les  prières  ostensibles,  sans  en 
révéler  la  gnose,  toujours  connue  des  fidèles  ; 
on  appuie  sur  les  pratiques  de  la  bienfaisance 
judaïque,  sur  la  poésie  des  usages  de  la  Syna- 
gogue. Les  chrétiens,  même  savants,  s'y  sont 
laissés  prendre.  Richard  Simon,  quoique 
prêtre,  et  peu  naïf,  s'étonne  que  les  chrétiens 
et  les  juifs  n'aient  pas  toujours  vécu  dans  les 
rapports  de  la  plus  intime  parenté.  La  reli- 
gion des  juifs,  dit-il,  a  les  mêmes  principes 
que  la  religion  chrétienne,  presque  les  mêmes 
prières,  la  même  fête  hebdomadaire  en  mé- 
moire du  repos  de  Dieu  et  tant  de  rubriques 
semblables  dans  les  offices  et  tant  de  rapports 
dans  les  bénédictions!  Simon  observe  encore 
que  les  juifs  sont  très  recueillis  au  service 
divin,  très  charitables  envers  les  pauvres,  très 
pénitents  ;  qu'ils  pratiquent  généreusement  le 
pardon  des  injures,  qu'ils  font  l'examen  de 
conscience  avec  une  édifiante  rigueur.  Simon 
va  jusqu'à  regretter  que  les  grandes  usures 
qu'on  leur  permettait  dans  l'intérêt  public, 
les  aient  rendus  si  puissants  qu'on  ait  été 
obligé  de  les  détruire. 

Léon  de  Modène  a  eu  d'autres  imitateurs  et 
ceux-ci  ne  se  sont  pas  fait  faute  de  dire  nette- 
ment que  le  christianisme  n'est  qu'une  secte 
du  mosaïsme,  auquel  il  a  emprunté  sa  mo- 
rale, en  la  chargeant  de  superstitions.  Le  ré- 
dacteur de  Y Almanach  Israélite  pour  1859, 
nous  parait  aussi  naïf  que  Richard  Simon, 
sauf  qu'il  n'attribue  qu'au  fanatisme  du 
Moyen-Age,  les  anciennes  disgrâces  des 
juifs.  Après  avoir  donné  un  précis  de  la  re- 
ligion juive  qu'il  paraît  réduire  à  une  sorte 
de  théophilanlhropie  :    «   On  vient  de  voir, 


[%)  La  France  juive,  t.  I,  p.  7. 


LIYItK  QUATRE-VINGT  QU  \  TnitZILMI 


M!) 


dit-il,  ce  qui  constitue  ta  croyance  des  juifs. 
A  part  ce  qui  concerne-  les  mystères  et  le 
Messie,  qui,  pour  les  juifs,  n'est  pas  venu,  en 
quoi  celte  croyance  diffère- t-e lie  de  celle  des 
c.'i  retiens?  Et  lorsque  la  croyance  est  à  peu  près 
identique,  pourquoi  la  fraternité  ne  réunirail- 
elle  pas  les  enfants  d'un  môme  père?  La  mo- 
rale des  juifs  est  celle  que  le  christianisme 
leur  a  empruntée..  » 

Si  le  rédacteur  de  YAlmanach  veut  consi- 
dérer que,  pour  les  chrétiens,  le  Messie  est 
venu,  accomplissant  et  complétant  la  loi  de 
Moïse,  en  l'enlevant  de  la  pierre  où  elle  était 
tracée,  pour  l'inscrire,  radieuse  et  immortelle, 
dans  les  cœurs,  il  avouera  que  la  croyance 
de°  juifs  et  des  chrétiens  n'est  pas  à  peu  près 
identique.  Quant  à  la  morale,  les  chrétiens 
ne  l'ont  pas  empruntée  des  juifs  :  on  n'em- 
prunte pas  ce  que  l'on  possède.  La  morale  des 
livres  Saints,  conservés  non  possédés  par  la  Sy- 
nagogue ancienne,  était,  dès  l'origine,  le  bien 
propre  de  l'Eglise.  L'épouse  du  Christ  l'a 
reçue  des  mains  divines  et  communiquée  à 
ses  enfants  avec  toutes  les  lumières  dont  le 
Sauveur  l'a  revêtue,  lumières  que  la  Syna- 
gogue, jadis  aveugle  et  infidèle,  et  mainte- 
nant répudiée,  ne  vit  et  ne  goûta  jamais.  Loin 
donc  que  le  Christianisme  soit  une  pièce  dé- 
tachée du  mosaïsme,  il  est  le  mosaïsme  lui- 
même,  mais  ramené  à  sa  pureté  et,  en  même 
temps,  complété,  suivant  les  promesses  di- 
vines, par  l'avènement  du  Messie.  C'est  la 
même  Eglise.  «  Nous  pouvons,  depuis  notre 
souverain  Pontife,  dit  Bossuet,  remonter  sans 
interruption  jusqu'à  saint  Pierre,  établi  par 
Jésus-Christ,  d'où,  en  reprenant  les  Pontifes 
de  la  loi,  on  va  jusqu'à  Aaron  et  Moïse,  et  de 
là  jusqu'aux  patriarches,  jusqu'à  l'origine  du 
monde.  »  «  Et  le  judaïsme  actuel,  ajoute  Louis 
Veuillot,  loin  d'être  le  judaïsme  biblique  ou 
la  religion  de  Moïse,  n'est,  à  son  origine, 
qu'une  hérésie  de  cette  religion  véritable, 
l'hérésie  pharhaïque,  laquelle  s'entêtant  et 
s'enfonçant  de  plus  en  plus  dans  ses  or- 
gueilleuses ténèbres,  a  fini,  comme  toutes  les 
hérésies,  par  devenir  une  négation  radicale 
de  la  vérité  dont  elle  s'est  emparée.  Elle  se 
nomme  quelquefois  le  mosaïsme,  elle  n'y  a 
aucun  droit  ;  on  le  nomme  le  judaïsme  et  ce 
n'est  pas  encore  son  nom  ;  elle  doit  porter  un 
nom  plus  nouveau,  celui  du  code  relative- 
ment moderne  où  s'entasse  l'amas  confus  de 
ses  opinions  souvent  incompiéhensibles  et 
contradictoires  ;  c'est  le  thalmudisme  (1)  ». 

Les  juifs  actuels  sont  les  schismatiques  et 
les  hérétiques  de  l'ancienne  loi.  Leurs  an- 
cêtres, race  dure,  au  cœur  incirconcis  dans 
toute  la  durée  de  leur  carrière  nationale, 
n'ont  guère  fait  que  prolester  contre  la  loi  de 
Moïse.  Au  désert  ils  regrettaient  les  oignons 
d'Egypte  et  adoraient  le  veau  d'or,  le  seul 
Dieu  qu'ils  aient  conservé.  Au  temps  des 
juges  et  des  rois  vous  les  voyez  sans  cesse  en 
révolte  contre  l'autorité  de  Dieu  et  contre  sa 


loi  sainle.  Les  mauvaises  ihOBUrs  les  attirent, 
l'idolâtrie  les  entraîne  ;  ils  désertent  le  temple 
ou  n'y  apportent  qu'un  hommage  impur  ;  ils 

montent  aux   hauts  lieux   et   si;  cachent,,  pour 

leurs  orgies,  dans  'les  bois  soi-disant  sacrés. 
En  vains  les  pontifes  élèvent  la  voix  ;  en  vain 
les  prophètes  font  retentir  les  anathèmes.  Jé- 
rusalem tue  les  prophètes  et  lapide  les  envoyés 
de  Dieu.  D'un  coup  de  sifflet,  Jéhovah  fait 
venir,  contre  la  nation  prévaricatrice  et  la 
race  apostate,  les  exécuteurs  de  ses  ven- 
geances. La  famine,  la  peste,  la  guerre,  la 
transportation  à  Dabylone  ne  guérissent  pas 
ceux  que  la  vertu  n'a  pu  garder,  ceux  que  la 
vérité  n'a  pu  retenir.  Quand  vient  l'ange  du 
Nouveau  Testament,  ils  le  tuent,  et  récla- 
ment que  son  sang  retombe  sur  eux  de  géné- 
ration en  génération.  Cette  race  maudite  voit 
détruire  son  temple,  exterminer  ou  disperser 
ses  enfants  :  elle  s'aveugle  et  s'obstine  de  plus 
en  plus. Désormais,  comme  les  protestants,  ils 
protestent  contre  la  parole  de  Dieu  en  pré- 
tendant l'interpréter,  et  leur  protestation 
s'étendant  à  la  loi  de  Moïse  aussi  bien  qu'à 
la  loi  de  Jésus-Christ,  n'aboutit  logiquement 
qu'à  une  négation.  En  fait,  les  juifs  nient 
Moïse  comme  ils  nient  Jésus-Christ,  ils 
auraient  trouvé  Jésus-Christ  s'ils  étaient 
restés  fidèles  à  Moïse  ;  c'est  parce  qu'ils 
ont  corrompu,  altéré,  défiguré  l'ancienne 
alliance,  qu'ils  se  sont  refusés  à  contracter 
la  nouvelle.  Les  juifs  sont  traîtres  à  Dieu  ; 
leur  perfidie  les  a  rendus  complices  de 
ses  pires  ennemis,  et  ils  ont  eux-mêmes, 
parmi  ces  ennemis  de  Dieu,  une  place  de 
choix. 

Pour  découvrir  les  erreurs  du  judaïsme,  il 
est  nécessaire  de  connaître  les  sources  de  son 
enseignement.  Nous  les  trouvons  dans  le 
Thalmud.  Voici,  pour  nous  orienter,  les  dé- 
nominations eu  usage  chez  les  juifs.  Thora 
désigne  la  loi,  écrite  ou  orale  ;  Mikra  indique 
le  canon  des  Saintes  Ecritures.  La  tradition 
se  partage  en  deux  branches  :  le  Thalmud 
et  la  Cabbale.  Le  Thalmud  est  la  tradition 
exotérique  :  elle  fixe  le  sens  de  la  loi,  en  déter- 
mine les  ordonnances,  conserve  les  préceptes 
non-exprimés  ou  énoncés  implicitement  :  c'est 
le  côté  purement  pratique  de  la  loi.  La  Cab- 
bale est  ia  tradition  mystérieuse,  la  partie  spé- 
culative et  occulte  de  la  théologie  judaïque  ; 
elle  traite  de  Dieu,  des  esprits  et  du  monde 
visible,  d'après  les  idées  théoriques  et  mys- 
tiques de  l'Ancien  Testament.  En  d'autres 
termes,  c'est  la  physique  et  la  métaphysique 
sacrée  de  la  Synagogue. 

La  suite  des  traditions  orales  des  juifs  re- 
monte jusqu'à  Moïse.  Les  saints  Pères  en 
parlent  en  ce  sens;  c'est  d'ailleurs  la  seule 
manière  d'expliquer  certaines  obligations  des 
juifs  et  le  silence  des  Ecritures  sur  l'immor- 
talité de  l'àme.  Avant  d'être  confiées  à  l'écri- 
ture, ces  traditions  furent  conservées  d'abord 
par  un  pouvoir  spirituel,  je  veux  dire  par  les 


(lj  Mélanges,  z'-  térie,  t.  V,  p.  211, 


l  B  n 


HISTORIE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATIIOLlnLE 


Anciens  et  les  prophètes,  assistés  d'une  Sy- 
oode, qui  prit  plus  tard  Le  nom  de  Sanhédrin. 
aux  prophètes  succédèrent  les  thanaïstes:  le 
Siméoa  du  Nuncdimittistut  l'un  des  derniers  ; 
puis  les  Rabbins,  Rabbi  et  Rabboni,  au  nom- 
bre de  Bept,  tous  revêtus  de  La  dignité  de 
Naci  ou  grands  chefs  de  la  Synagogue  :  Rab- 
bins e.i  Thanaïtes  étaient  également  assistés 
d'un  consistoire.  Après  la  révolte  de  Birco- 
chébas,  Rabbi  Jurla,  malgré  la  défense  de  la 
Loi,  rédigea  Le  texte  officiel  de  la  tradition  ju- 
daïque :  c'esl  la  Mischna  ou  Deuterose.  Ce  re- 
cueil comprend  :  1°  les  explications  et  déve- 
loppements oraux  attribués  à  Moïse;  2*  les  or- 
donnances ajoutées  oralement  sur  le  Sinaï ; 
3°  les  constitutions  trouvées  par  les  docteurs 
au  moyen  de  la  conjecture  ou  de  l'argumen- 
tation ;  4"  les  décrets  émanés  des  prophètes  ; 
5°  les  renies  de  conduite  pour  la  vie  civile. 
H.  Juda  avait  omis  quelques  détails  qu'il 
communiquait  de  vive  voix.  Après  sa  mort, 
ses  disciples  complétèrent  son  œuvre:  de  là 
Les  Beraïtot,  les  Mehhillot  et  le  fameux  Zohar 
de  Siméon-ben-Johhaï. 

Quelque  temps  après  la  mort  de  R.  Juda, 
commencent  les  Emoraïm,  commentateurs 
de  la  Mischna.  On  leur  doit:  1°  la  Ghemara 
de  Jérusalem,  composée  en  279,  par  R.  Yoh- 
hanan,  à  l'usage  des  juifs  de  Palestine  :  2°  la 
(ihemara  de  Babylone,  composée  en  427  par 
II.  Asschi,  pour  expliquer  les  controverses 
énoncées  dans  la  Mischna,  résoudre  les  cas 
douteux,  enregistrer  les  nouvelles  constitu- 
tions et  donner  enfin  des  explications  allégo- 
riques de  plusieurs  passages  des  Ecritures. 
Ces  deux  Ghemares  unies  à  la  Mischna,  cons- 
tituent le  Thalmnd  (1);  elles  n'ont  pas  été  ré- 
digées avec  le  même  discernement  :  on  y 
trouve  beaucoup  de  choses  confuses,  incohé- 
rentes, peu  sérieuses  et,  pour  ne  rien  dire  de 
plus,  énormes. 

Aux  Emoraïm  succédèrent  les  Seburaïm 
et  les  Gaonim  :  ces  docteurs  n'exposent  plus 
que  des  opinions.  Cependant  les  juifs,  arrêtés 
par  les  dialectes  syriaques,  les  termes  étran- 
gers, le  style  obscur  et  les  formes  d'argumen- 
tation du  Thalmud,  éprouvaient  le  besoin 
d'abrégés  et  de  nouveaux  commentaires.  De 
là,  l'abrégé  du  Thalmud  d'Isaac  le  fezzan  ;  il 
donne  les  décisions  pratiques  ;  la  Glose  de  Sa- 
lomon  Yarrhi  :  c'est  la  plus  estimée  et  la  plus 
répandue  ;  le  Dictionnaire  thalmudique  de 
Nathan,  au  ixe  siècle  ;  l'abrégé  du  Thalmud 
et  le  commentaire  de  la  Mischna  de  Maymo- 
nides,  au  xme  siècle  ;  la  Somme  Thalmudique 
de  Jacob,  au  xme  siècle  ;  et  les  aphorismes  de 
Karo,  au  xive  siècle. 

Au  Thalmud,  il  faut,  pour  avoir  le  corps 
complet  des  traditions  judaïques,  joindre  la 
Cabbale.  Par  ce   mot,   on  entend    parfois  le 


Pentateuque,  parfois  le  Thalmud,  mais  plus 
communément  la  tradition  mystérieuse  de  la 
Synagogue.  Dans  ce  derniei  -  m  objet  se 

distingue  essentiellement    du  Tbalmud;  son 

existence  en  est  attestée  par  la  nation  juive, 
par  les  Père  de  L'Eglise  el  par  des  savants 
comme  Bonfrère,  Buddée,  Pic  de  la  Mi:an- 
dole  et  Sixte  de  Sienne.  L'opinion  commune 
esl  qu'elle  fut  révélée  à  Moïse  et  transmise  ora- 
lement, sans  qu'il  fut  permis  de  l'écrire.  Es- 
dras  voyant  que  les  malheurs  de  sa  nation 
L'exposaient  à  périr,  la  consigna  en  soixante- 
dix  volumes  en  partie  perdus.  Les  Pharisiens 
écrivirent  la  nouvelle  Cabbale  :  ils  l'ont  rem- 
plie de  rêveries  fantastiques,  de  vaines  sub- 
tilités et  même  de  théories  panthéistes  ou 
manichéennes.  Par  l'examen  du  style,  par  des 
appréciations  critiques  et  par  ce  principe 
qu'une  vérité  actuellement  niée  par  les  juifs 
et  clairement  enseignée  dans  la  Cabbale,  ap- 
partient à  l'ancien  texte,  on  peut,  sous  le  fa- 
tras pharisaïque,  découvrir  l'ancienne  cabbale. 
Pic  de  la  Mirandole  partit  de  ces  données 
pour  établir  les  vérités  chrétiennes  par  la 
science  secrète  des  hébreux.  Sa  thèse  a  paru 
assez  solide  pour  convertir  Ricci,  Léon  l'hé- 
breu, Galatinus,  Carret,  Rittangel  et  Prosper 
Ruggiéri. 

Des  traditions,  consignées  dans  le  Thalmud 
et  la  Cabbale,  il  appert  que  la  loi  judaïque 
contient  613  préceptes  :  248  affirmatifs,  305 
négatifs  Nous  devons  en  relater  les  disposi- 
tions et  en  étudier  l'esprit. 

Pour  préciser  plus  scrupuleusement  cette 
question,  les  juifs  d'Europe  se  distinguent  yéo- 
graphiquement  en  juifs  de  Portugal  et  en  juifs 
de  Pologne  :  les  juifs  du  Portugal, reste  desjuifs 
dispersés  dans  l'antiquité  sur  les  rives  de  la 
Méditerranée,  se  disent  étrangers  à  la  généra- 
tion qui  crucifia  le  Christ  ;  les  juifs  de  Po- 
logne sont  les  juifs  maudits  et  dispersés 
depuis  la  prise  de  Jérusalem  par  Titus.  Parmi 
ces  juifs  de  la  dispersion,  deux  sectes  seule- 
ment se  tiennent  à  la  Bible;  ce  sont:  1°  Les 
Samaritains  ou  Samaréens  dont  il  n'y  a  plus 
que  quelques  restes  dispersés  dans  le  Levant  : 
ils  reçoivent  seulement  les  cinq  livres  écrits 
par  Moïse  ;  2°  les  Karaïtes  (d'un  mot  hébreu 
qui  signifie  :  texte  de  la  loi  écrite),  à  peine 
plus  nombreux  que  les  Samaritains,  et  dont 
l'origine  semble  remonter  à  l'époque  de  l'In- 
troduction du  Thalmud  :  ils  s'en  tiennent  aux 
livres  de  la  Bible  qui  sont  le  canon  juif,  et 
sans  rejeter  absolument  la  tradition,  ils  re- 
fusent de  la  croire  inspirée.  Le  reste,  la  masse 
de  la  nation  juive,  est  rabbaniste.  Rabbaniste 
et  thalmudiste,  c'est  tout  un,  là  du  moins  où 
il  reste  de  la  foi. 

Léon  de  Modène,  malgré  sa  prudence  cau- 
teleuse, va  nous  dire  ce  qu'il  faut  penser  du 


(i)  Le  Thalmud  a  été  étudié  à  fond  ;  en  latin  par  Raymond  Martini,  par  Buxtorf  dans  son  Lexicon 
chaldaicum,  Basle,  162'.)  ;  et  par  Bartolucci,  dans  la  Biblwthcca  magna,  Rome,  1G75;  en  allemand, 
par  '  iespn meugla  dans  le  Judaïsme  dévoilé,  Kœnigsberg,  1711  ;  en  italien,  par  Guilio  Morosini,  dans 
Ira  délia  feie,  Rome,  1783;  et  en  français  par  Chiarini,  dans  la  Thcorie  du  judaïsme,  Paris  et  Ge- 
nève, 1830.  Moyennant  ces  clefs  on  peut  pénétrer  dans  les  ténèbres  très,épaisses  de  la  synagogue  mo- 
derne. 


M  VUE  (HIATUK-VlNGT-nifATOItZIKMK 


15  J 


Thalmud.  «  Et  parce  que,  dit-il,  la  base  de 
tous  tes  préceptes,  cérémonies  si  coutumei  dei 
juifs  vient  du  Thamuld,  il  osl  bon  de  décou- 
vrir son  origine,  et  de  dire  par  ordre  ce  qu'il 
contient.  J'ai  remarqué  que  les  juifs  ont  reçu 
la  loi  écrite  de  Moïse  et  la  loi  orale  des  rabbins, 
qui  est  l'exposition  de  la  première,  avec  le 
rainas  de  toutes  les  autres  'constitutions.  Tant 
que  le  Temple  a  subsiste',  les  juifs  no  pou- 
vaient rien  mettre  par  écrit  de  cette  seconde 
loi  ;  mais  environ  six  vingt  ans  après  la 
destruction  du  Temple,  le  rabbin  Juda,  voyant 
que  la  dispersion  des  juifs  faisait  oublier  celte 
loi  de  boucbe,  e'crivit  tous  les  sentiments, 
constitutions  et  traditions  des  rabbins  jusqu'à 
son  temps  ;  il  divisa  la  Mischnaen  six  parties  : 
la  première  traite  de  l'agriculture  et  des  se- 
mences ;  la  deuxième  des  jours  de  fête  ;  la 
troisième  des  mariages  et  de  ce  qui  concerne 
les  femmes  ;  la  quatrième  des  procès  et  des 
différends  qui  naissent  des  dommages  et  de 
toutes  sortes  d'affaires  civiles;  la  cinquième 
des  sacrifices  ;  la  sixième  des  puretés  et  im- 
puretés. Mais  comme  ce  livre  était  fort  suc- 
cinct et  peu  intelligible, cela  donna  lieu  à  beau- 
coup de  disputes,  qui,  venant  à  s'augmenter, 
firent  naître  l'envie  à  deux  rabbins  qui  étaient 
à  Babylone  de  recueillir  toutes  les  exposi- 
tions, disputes  et  additions  qui  avaient  été 
faites  pendant  350  ans  sur  la  Mischna:  à  quoi 
ils  ajoutèrent  plusieurs  récits,  sentences  et 
dits  notables  qui  étaient  venus  à  leur  con- 
naissance, me'tant  la  Mischna  comme  le 
texte,  et  le  reste  en  forme  d'explications, 
dont  ils  formèrent  le  livre  qu'on  appelle 
Thalmud  de  Babylone...  Il  y  a  eu  des  Papes 
qui  ont  défendu  le  Thalmud  et  d'autres  qui 
l'ont  souffert  ;  à  présent,  il  est  défendu,  par- 
ticulièrement en  Italie,  où  il  n'est  ni  lu,  ni 
vu.  » 

L'adroit  rabbin  sait  se  taire  et  parler  à 
propos.  Nous  l'avons  cité  pour  mettre  hors 
de  doute  i'origine  toute  humaine  et  rabbini- 
que  du  Thalmud  et  prouver,  aux  ignorants, 
que  le  judaïsme  thalmudique  ne  peut  passer 
pour  un  culte  divinement  révélé.  Ce  n'est  pas 
davantage  un  culte  politiquement  consacré,  at- 
tendu que  la  loi  française  n'a  nullement  en- 
tendu consacrer  le  thalmudisme  et  tout  au 
contraire. 

Mais  si  Léon  de  Modène  avoue  que  tous  les 
préceptes,  cérémonies  et  coutumes  des  juifs 
viennent  du  Thalmud  et  en  tirent  leur  autorité , 
il  se  garde  d'avouer  que  la  loi  écrite  a  com- 
plètement disparu  sous  l'amas  des  prétendues 
révélations  de  la  loi  orale  ;  comme  le  texte 
de  la  Mischna  elle-même,  tel  qu'il  a  été  ré- 
digé par  Juda  le  saint,  a  disparu  sous  la  Ge- 
mara,  l'éloignant  toujours  plus  du  mosaïsme. 
Léon  n'avoue  pas  que  la  Hible  n'est  étudiée 
que  peu,  et  jamais  sans  les  commentaires 
thalmudiques,  où  le  texte  sacré  devient  ce 
C6  que  veulent  les  rabbins  ;  en  sorte  que  c'est 
ore  le  Thalmud,  et  le  Thalmud  seul  que 
Léon  voit  dans  le  peu  que  l'on  étudie  de  la 
Hible.  Surtout  il  n'avoue  pa9,  il  ne  donne  pas 


même  à  entendre  que  la Gemara,  complément 
de  La  Mischna,  est  un  véritable  code  d'imo* 
Habilité  et  de  haine  contre  les  non-juifs, 
Suivant  la  définition  thalmudique,  la  Gemara 
est  la  liqueur  aromatique,  la  Mischna  est  Je 
vin,  et  la  Mikra  n'est  que  de  l'eau.  Cette  eau 
pure  a  reçu  toutes  les  couleurs  et  toutes  les 
saveurs  qu'a  voulu  lui  donner  le  rabbinisme 
en  délire;  elle  a  changé  de  figure,  de  nature 
et  d'esprit,  sous  la  multitude  des  interpréta- 
lions,  mille  fois  interprétées  à  leur  tour,  des 
commentaires  commentés  eux-mêmes  à  l'in- 
fini. La  somme  de  ces  gloses,  de  ces  légendes, 
de  ces  monstrueuses  conceptions,  forme  le 
vrai  Thalmud  de  Babylone.  Véritable  océan, 
dont  le  lit,  primitivement  creusé  par  la  tra- 
dition pharisaïque,  a  reçu  comme  révéla- 
tions également  sacrées,  tout  ce  que  les  rab- 
bins d'Orient  et  d'Occident  ont  pu  rêver  sous 
l'aiguillon  de  la  haine,  durant  onze  siècles 
d'ignominie. 

Au  dire  des  savants  les  plus  experts,  Bux- 
torf  entre  autres,  on  trouve,  dans  le  Thalmud, 
des  choses  ingénieuses,  brillantes,  savantes, 
sages,  même  utiles;  mais  on  ne  peut  l'ouvrir 
sans  y  reconnaître  l'esprit  enfiellé  des  pre- 
miers inspirateurs  et  rédacteurs,  de  ces  pha- 
risiens qui  attribuaient  à  Beelzébut  les  mi- 
racles du  Sauveur  et  voulaient  tuer  l'aveugle- 
né  parce  que  Jésus-Christ  l'avait  fait  voir 
clair.  Jésus,  flétrissant  leur  morale  injuste, 
leur  reproche  d'avoir  abandonné  la  loi  de 
Moïse,  pour  suivre  les  traditions  corrompues 
de  leurs  pères  ;  il  leur  reproche  encore  l'hy- 
pocrisie, l'avarice  et  des  observances  minu- 
tieuses. Interprétation  pharisaïque  de  la  Loi 
au  profit  des  passions  humaines,  raffine- 
ments ridicules  dans  les  pratiques  extérieures, 
orgueil  sans  bornes  envers  Dieu  et  les 
hommes,  haine  sans  borne  contre  le  Christ 
et  les  chrétiens  :  tel  est,  en  abrégé,  l'esprit  du 
Thalmud. 

Durant  tout  le  Moyen  Age,  la  synagogue  et 
la  nation  juive  n'ont  pas  eu  d'autres  livres. 
La  plupart  des  rabbins  proscrivaient  même 
l'enseignement  des  langues  grecque  et  latine, 
comparant  celui  qui  s'y  livrait  à  celui  qui 
élève  un  cochon  ;  et,  quant  à  la  langue 
sainte,  elle  était  à  peine  moins  dédaignée. 
«  Peu  de  juifs,  dit  Léon  de  Modène,  au  com- 
mencement du  xvu°  siècle,  sauraient  faire 
un  discours  en  hébreu,  qu'ils  appellent  langue 
sainte;  ils  ne  sont  plus  versés  dans  le  chal- 
déen.  Ils  parlent  la  langue  du  pays  qu'ils  ha- 
bitent, se  contentent  entre  eux  d'entremêler 
quelques  paroles  hébraïques  corrompues.  Les 
doctes  qui  possèdent  l'Ecriture  sont  rares;  il 
n'y  a  guère  que  les  rabbins  qui  sachent  faire, 
avec  esprit,  un  discours  de  suite  en  langue 
hébraïque.  »  Aujourd'hui,  les  rabbins  eux- 
mêmes  ne  sont,  plus  si  clercs.  En  Pologne  et 
en  Uussie,  où  ils  passent  leur  vie  à  pâlir  sur 
le  Thalmud,  ils  ne  savent  plus  l'hébreu;  en 
France,  pour  l'étude  de  l'hébreu,  les  chrétiens 
sont  plus  zélés  que  les  juifs.  Mais  en  France 
et  ailleurs,  lorsque  les  juifs  étaient  savants  et 


152 


HISTOIRE  UNIVERS]  LLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


connaissaient  la  Bible,  ils  l'étudiaient  dans  le 
Thalmud.  Ea  discutant  avec  les  chrétiens,  ils 
citaient  Le  texte  lacré,  mais  s  irdaient  pour 
eux  l'interprétation  thalmudique  et  n'en 
croyaient  nulle  autre. 

«  Les  juifs,  dit  Chiarini,  qui  étudient  la 
Rible,  en  se  servant  de  quelques-uns  des  com- 
mentateurs qui  ont,  à  leurs  yeux,  la  réputa- 
tion d'être  aussi  savants  que  pieux  thalutu- 
distes,  t'ont  un  cours  assez  étendu  de  doctrine 
thalmudique,  et  aussi  propre  que  le  Thalmud 
à  leur  faire  perdre  le  bon  sens  et  à  leur  cor- 
rompre le  cœur  au  nom  de  l'Eternel.  »  Chiarini 
cile  en  preuve  une  quarantaine  de  passages 
où  les  commentaires  thalmu<liques  respirent 
tout  le  fanatisme  judaïque  du  Moyen-Age. 

Lorsqu'on  objecte  aux  Juifs,  l'exécrable  esprit 
du  'Ihalmud,  ils  répondent  avec  Cohen  :  «  C'est 
un  recueil  de  dissertations,  de  conversations, 
où,  à  côté  de  choses  très  morales,  il  y  a  des 
inepties  et  des  bizarreries  ;  et  c'est  à  tort  que 
vous  confondez  des  légendes  qui  se  trouvent 
ailleurs  avec  le  Thalmud,  qui,  croyez-le  bien, 
n'exerce  depuis  fort  longtemps  aucune  influence 
sur  nos  coreligionnaires.  A  moins  donc  d'avoir 
intérêt  à  les  rendre  odieux,  comment  peut-on 
ressasser  sur  cette  collection  tout  ce  qui,  à 
des  époques  diverses,  a  été  mis  à  sa  charge? 
Elle  n'a  plus  qu'un  intérêt  purement  archéolo- 
gique. »  Voilà  un  reniement  du  Thalmud  et 
une  négation  de  son  influence  tout  à  fait  caté- 
goriques. Cependant  il  ne  faut  pas  trop  se 
presser  d'y  croire,  et  lorsqu'il  s'agit  du  Thal- 
mud, se  métier  des  sous-entendus  j  udaïques.  A 
la  vérité,  il  y  a.  parmi  les  Juifs,  les  orthodoxes 
et  les  progressistes  :  les  progressistes  sont  ra- 
tionalistes, aussi  ennemis  du  Thalmud  que  de 
la  Bible;  les  orthodoxes  seuls  suivent  la 
Mischua  et  la  Gemara.  Les  rationalistes  eux- 
mêmes  ne  sont  pas  étrangers  à  l'esprit  du 
Thalmud  ;  et  Cohen  lui-même,  l'un  des  éclai- 
rants du  parti  des  éclairés,  va  nous  en  fournir 
la  preuve. 

En  1844,  ce  Cohen  entreprenait  une  traduc- 
tion du  Thalmud  et  du  Schoul'han  Arouch. 
«  Nos  livres  dogmatiques  fondamentaux,  dit-il 
dans  son  prospectus,  sont  beaucoup  tmoins  con- 
nus que  ceux  des  habitants  de  l'extrémité  asia- 
tique. Ils  sont  inconnus  non  seulement  à  ceux 
du  dehors,  mais  à  nous  autres  qui  vivons  dans 
l'intérieur.  En  effet,  les  livres  de  Moïse,  l'An- 
cien Testament,  contiennent  bien  la  base  pri- 
mitive de  notre  culte  ;  mais  sur  cette  base  s'est 
élevé  l'immense  édifice  de  la  législation  thal- 
mudique  renfermée  dans  la  Gemara  et  résu- 
mée dans  le  Schoul'han  Arouch,  code  reli- 
gieux. Hormis  les  gens  de  profession,  hormis 
les  rabbins,  qui  de  nous  connaît  ces  ouvrages 
autrement  que  de  nom  ?  Ce  sont  pourtant  ces 
ouvrages  qui  règlent  la  vie  religieuse  du  juif, 
depuis  la  première  aspiration,  jusqu'au  der- 
nier soupir.  A  cela  on  répond  que  la  Gemara 
dérive  de  la  Bible  que  tout  le  monde  peut 
consulter  ;  soit,  mais  il  faut  considérer  que 


cette  dérivation  est  tellement  compliquée, 
tellement  éloignée,  que  la  connaissance  de 
l'une  ne  peut  donner  aucune  idée  de  l'autre. 
Aussi,  ceux  qui  se  flattent,  au  moyen  de  la 
Bible,  de  connaître  notre  religion,  sont  dans 
une  erreur  complète;  ils  n'en  connaissent  pas 
les  points  les  plus  importants,  le*  principaux 
développement».  —  Cette  erreur  est  pourtant  la 
cause  du  peu  d'intérêt  que  le  monde  chrétien 
attache  à  l'étude  du  Thalmud  ;  car  ce  monde 
pense  que  la  Bible  suffit  pour  étudier  la  Loi 
judaïque;  maison  ne  veut  pas  comprendre 
que  la  loi  de  Moïse  et  la  loi  de  Thalmud  tont 
deux,  qui  ont  bien  quelques  points  en  commun, 
mais  qui  diffèrent  RAUicALKMtNï  dans  l'ensem- 
ble... Je  sais  bien  qu'on  nous  désigne  quelque- 
fois sous  le  nom  de  sectateurs  de  Moïse;  mais 
cette  appellation  est  fautive  et  ne  nous  convient 
nullement,  car  nous  sommes  essentiellement 
rabbinistes  :  tel  est  notre  vrai  nom  de  secte  : 
je  parle  de  a  qui  est  |et  je  n'ai  pas  à  m'occu- 
per  de  ce  qui  devrait  être  »  (1). 

L'autorité  du  Thalmud  est  beaucoup  moins 
grande  en  France  que  dans  les  autres  pays, 
par  exemple  en  Pologne  et  en  Russie,  où  elle 
règne  ab-olument  ;  mais  chez  nous,  méprise- 
t-on  le  Thalmud  autantque  le  ferait  croire  tel 
ou  tel  juif?  VAlmanach  israélite,  publié  à 
Paris  pour  1850,  dit  que  «  le  Thalmud  sert  de 
règles  non  seulement  atout  ce  qui  a  rapport 
aux  cérémonies,  mais  même  à  ce  qui  concerne 
les  affaires  civiles  et  criminelles,  dont  les  rab- 
bins eurent  autrefois  la  juridiction  ».  UAlma- 
nach  israélite  dit  aussi  le  contraire;  mais  c'est 
par  effet  de  duplicité  judaïque,  et  pour  trom- 
per le  chrétien. 

Cette  question  intéresse  l'histoire  autant 
que  la  société.  On  ne  peut  l'éclairer  sans  en 
éclairer  beaucoup  d'autres.  Les  juifs  civilisés, 
profitant  à  l'excès  des  avantages  que  refuse  la 
masse  de  leurs  frères,  accusent  de  barbarie  les 
vieilles  lois  chrétiennes,  si  sévères,  disent-ils, 
et  même  atroces  pour  eux.  Non  seulement 
ingrats,  mais  furieusement  hostiles  envers 
l'Eglise,  constante  protectrice  de  leur  nation, 
ils  gardent  tous  cette  haine,  signe  de  race 
encore  visible,  quand  la  plupart  des  autres 
sont  effacés.  Mais  pendant  qu'ils  déclament 
contre  le  Moyen  Age,  nous  avons  sous  les 
yeux,  en  divers  pays  d'Europe  et  d'Asie,  le 
juif  du  Moyen  Age.  En  1840,  le  procès  de  Da- 
mas nous  montrait,  en  Orient,  le  juif  tel  que 
le  dépeignent  les  traditions  inutilement  accu- 
sées de  mensonge  ;  nous  le  voyons  tel  en  Al- 
gérie; tel  il  est  encore  en  Russie  et  en  Polo- 
gne, plus  esclave  de  ses  coutumes  et  de  ses 
superstitions  que  de  la  haine  et  de  l'horreur 
séculaires  qu'elles  ont  attirées  sur  lui.  Le  juif 
campe,  il  fait  un  peuple  à  part,  adonné  aux 
basses  industries,  rongeant  par  l'usure  les 
fruits  de  la  terre  qu'il  ne  cultive  jamais,  ser- 
vile  lorsqu'on  le  foule,  ingrat  lorsqu'on  l'a 
relève,  insolent  dès  qu'il  se  croit  fort.  Voilà 
le  juif  du  Moyen  Age;  il   explique  trop   les 


(1)  Annales  de  philosophie  chrétienne,  t.  XXVIII,  p.  161, 


L1VIIK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


i  ;a 


duretés  cl  les  recrudescences    d'aversion  du 
Moyen  Age. 

«  Sans  excuser,  dit  Louis  Venillol,  des  excès 
que  la  raison  trouve  à  blâmer  parmi   tous  les 
peuples  et  dans  tous   les  temps,  le  véritable 
philosophe  n'accusera    pas  d'animosité  gra- 
tuite contre  les  juifs,  des  hommes  qui  les  sur- 
passaient de  beaucoup  en  lumières  et  en  hu- 
manité. On  peut  comprendre  comment,  mal- 
gré la  charité  obstinée  des  papes,  les  enfants 
d'Israol  ont,   souvent  fatigué  la  patience  des 
rois  et  des  peuples  chrétiens.  Ainsi  déjà,  avant 
la  dispersion,  leurs  ancêtres  avaient  souvent 
fatigué  la  clémence  de  Dieu.  Saint  Louis,  non 
par  un  acte  de  bon  plaisir,  mais  d'accord  avec 
ses  barons,  leur  fut  sévère  :  saint  Louis  pre- 
nait-il plaisir  à  opprimer  des  innocents?  Phi- 
lippe le  Bel  les  traita  plus  durement  encore  : 
est-ce  que  Philippe  le  bel  obéissait  au  fana- 
tisme religieux?  L'infatigable    bienveillance 
des  Papes  s'est  communiquée  à  beaucoup  de 
souverains   catholiques;    elle   n'a    rencontré 
chez  les  juifs  qu'une  infatigable  ingratitude. 
La  philanthropie  moderne  échoue  après  la 
religion  :  en  élevant  un  certain  nombre   de 
juifs  à  la  puissance  et  à  l'incrédulité,  elle  se 
voit  contrainte  d'en  laisser  le  plus  grand  nom- 
bre dans  leur  primitive  sordide  barbarie.  Il  y 
a  quelque  chose  en  ce  peuple  qui  déconcerte 
la  haine,  la  faveur  et  jusqu'à  la  charité  »  (1). 
Le  judaïsme,  ou  plutôt  le  thalmudisme,  dit 
encore  Veuillot  (p.    213),  produit  des  tradi- 
tions pharisaïques,  n'a  jamais  été  et  n'est  en- 
core qu'une  secte  anti-chrétienne.  Autrement 
nous  osons  dire  que  l'histoire  des  Juifs,  depuis 
leur  dispersion,   serait    un    mystère   inexpli- 
cable. L'on  ne  comprendrait,  ni  de  la  part  de 
Dieu  ni  de  la  part  des  hommes,  les  longues 
malédictions  dont  ils  traînent  encore  le  poids, 
ni  de  leur  part  cette  épaisseur  d'entêtement 
que  rien  ne  brise,  que  rien  n'amollit,  et  qui 
ne  peut  se  dissoudre  que  dans  les  eaux  corro- 
sives   de    l'incrédulité.    Ayant   conservé   non 
plus  seulement  la  lettre  muette  et  obscurcie, 
mais  aussi  le  respect  intelligent    des    livres 
sacrés,  comment  auraient-ils  vécu  tant  de  siè- 
cles parmi  les  chrétiens  qui  rêvèrent  ces  mê- 
mes livres,  sans  qu'une  fusion  ardemment  dé- 
sirée par  l'Eglise,  alors  toute-puissante,  s'ac- 
complîtenfin ?  Comment  auraient-ils  encouru 
la  haine  des  chrétiens?  et  si  l'on  veut   que 
cette  haine  soit  allumée  contre  eux  sans  qu'ils 
l'aient  méritée,  comment  auraient-ils  ressenti 
des  sentiments  semblables,  jusqu'à  en  remplir 
encore  leurs  écrits  dogmatiques,  à  l'époque 
même   où   dans  toute  l'Europe,  les   ressenti- 
ments chrétiens  tombaient,  laissant  les  savants 
préparer  l'émancipation  que  devaient  bientôt 
décréter  les  politiques.  Les  chrétiens,  par  di- 
verses voies,  ont  fait  bien  des    pas  vers  les 
juifs  ;  les  juifs  n'en  ont  pas  lait  un  seul  vers 
les  chrétiens,  quoique  pratiquant,  disent-ils, 
la  même  morale,  et  adressant  au   même  Dieu 
I  s«  mêmes  prières. 


La  raison  de   ce  lait,  c'est  que  le   fond   du 
Tlialmud,   son   principe  essentiel,  68    passion 

permanente,  c'est  la  haine  du  juif  contre  tous 
les  peuples  non  juifs,  et  spécialement  contre 

les  chrétiens.  Un  rabbin  de  bonne  humeur  l'a 
expliquée,  celte  haine  foncière,  par  ce  calem- 
bour, qui  est  devenu  un  dogme  :  «  Que  signi- 
fie llar-Sinaï?  Une  montagne  (llar)  d'ou  la 
haine  (Sina  )  est  descendue  contre  les  peuples 
du  monde.  »  En  effet,  observe  Chiarini,  tout 
le  bien  que  le  législateur  ordonne,  et  tout  le 
mal  qu'il  défend  en  se  servant  des  expres- 
sions :  ton  prochain,  ton  frère,  ton  compagnon, 
on  doit  l'entendre,  selon  leThalmud,  ordonné 
ou  défendu  en  faveur  des  juifs  seulement  ;  car 
les  non-juifs  ne  sont  ni  compagnons,  ni  pro- 
chain, ni  frères  des  juifs  :  «  Cela  est  dit  de  ton 
frère,  pour  excepter  les  autres.  »  L'expression 
qu'emploie  ici  le  Thalmud  est  générale  :  en  la 
traduisant  par  excipit  alios,  Buxlorf  ajoute  : 
Id  est  gentes  christianas. 

Voici  quelques  traits  empruntés  à  Chiarini, 
qui  montre  comme  le  Thalmud  soufflela  haine. 
Chiarini  observe  que,  voulant  citer  seulement 
ce  qui  est  obligatoire,  il  se  contente  de  rap- 
porter les  opinions  rabbiniques  les  plus  mo- 
dérées ;  opinions  sur  lesquelles  ont  beaucoup 
renchéri  les  auteurs  de  livres  juifs  non  obli- 
gatoires, ou  les  rabbins  postérieurs,  comme 
on  peut  le  voir  dans  Raymond-Martin,  Bar- 
tholoni,  Morosini,  Eisenmenger,  Buxtorf  et 
autres. 

Les  juifs,  suivant  l'auteur  de  Yalkout-Reou- 
béni,  doivent  être  appelés  hommes,  car  c'est 
du  premier  homme  que  descendent  leurs 
âmes  ;  mais  les  idolâtres,  c'est-à-dire  les  non- 
juifs,  dont  les  âmes  dérivent  de  l'esprit  im- 
monde, «  doivent  être  nommés  animaux  et  ce 
ne  sont  proprement  que  des  cochons  ». 

Abel,  disent  les  thalmudistes,  est  fils  légi- 
time d'Adam  et  d'Eve,  et  Caïn  est  bâtard 
d'Eve  et  du  diable.  C'est  pourquoi  on  trouve 
dans  le  Yalkout  :  «Toutes  lésâmes  descendent 
du  côté  de  Caïn  et  d'Abel,  les  bonnes  du 
côté  d'Abel,  les  mauvaises  du  côté  de  Caïn.  » 
Or,  les  juifs  seuls  descendent  en  droite  ligne 
d'Adam,  d'Abel,  d'Abraham,  de  Moïse,  etc., 
et  les  autres  peuples,  particulièrement  les 
chrétiens,  ont  pour  premier  auteur  le  diable, 
Caïn,  Esaii  et  Jésus-Christ. 

«  La  peau  et  la  chair,  dit  le  même  livre,  ne 
sont  que  l'habit  de  l'homme;  mais  l'âme  qui 
est  dansle  corps,  mérite  seule  letitre  d'homme. 
Or,  les  idolâtres  (non-juifs)  ne  peuvent  pas 
prétendre  à  ce  titre  ;  car  ils  tiennent  leurs 
âmes  de  l'esprit  immonde,  tandis  que  les 
juifs  tiennent  la  leur  du  Saint-Esprit.  » 

Les  juifs,  comparés  aux  non-juifs,  sont  au 
moins  des  fils  de  rois  et  un  non-juif  qui  mal- 
traite un  juif,  maltraite  Dieu  même  ;  et  comme 
il  commet  un  crime  de  lèse-majesté,  il  mérite 
la  mort. 

Dieu,  en  choisissant  le  peuple  juif,  l'a  cons- 
titué maître  de  tous  les  autres.  Habbi  Abon- 


(\)  Mélanges,  II*  série,  t.  V,  p.  204. 


I B  '• 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


hou  a  dit:  Il  est  écril  dans  la  Bible  :  «  Dieu 

-i  levé  et  a  mesuré  la  terre;  il  a  regardé  el 
abandonné  tes  peuples  «  la  discrétion  des  juifs.  » 
C'est  ainsi,  remarque  Cbiarini  sur  ce  texte  du 
Bava-Khamma,  que  le  Talmud  explique  les 
paroles  d'Habacuc,  III,  <>  et  qu'il  en  étend  la 
force  même  6ur  les  peuples  qui  observent  les 
préceptes  de  Noé.  La  portée  de  ce  même  pas- 
sage a  été  reconnue  par  les  juifs  eux-mêmes, 
qui  l'ont  retranché  tout  entier  de  l'édition  du 
Thalmud  faite  à  Vienne.  Mais  ce  qui  est  retran- 
ché du  livre,  n'est  pas  pour  cela  retranché  de 
la  loi  et  des  cœurs. 

Selon  le  Thalmud,  c'est  une  grande  chose 
que  la  circoncision.  Dieu  n'a  créé  le  monde 
que  pour  y  mettre  ce  précepte  en  pratique,  et 
il  est  égal  en  dignité  à  tous  les  autres  pris 
ensemble.  Tout  homme  incirconcis  est  donc 
abominable  aux  yeux  des  juifs;  mais  toutefois 
le  plus  abominable  fut  Nabuchodonosor.  Les 
rabbins  en  donnent  une  raison  que  nous  ne 
pouvons  indiquer.  Il  y  a  de  forlesgaietés  dans 
le  Thalmud. 

En  présence  de  ces  textes,  qui  découvrent 
la  source  de  l'orgueil  judaïque,  les  juifs  font 
volontiers  étalage  de  leur  charité.  Sans  nier 
ce  qu'ils  pratiquent  en  France  à  cet  égard,  il 
faut  noter  que,  pour  les  thalmudistes,  cette 
charité  est  recommandée  seulement  entre  les 
juifs.  Envers  les  autres,  elle  est  conseillée, 
mais  à  titre  politique  et  suivant  l'occasion. 
L'humanité  d'ailleurs  peut  bien  parfois  pren- 
dre le  dessus  et  mettre  de  côté  l'inspiration  de 
la  haine.  Mais  quelques  juifs  charitablesne  sont 
pas  la  nation  juive  et  leurs  charités  particulières 
ne  changent  en  rien  le  sens  de  la  loi,  ni  l'im- 
pression des  mœurs.  Un  vrai  thalmudiste,  en 
pays  de  Thalmud,  peut  consciencieusement 
nuire  à  un  akkoum,  c'est-à-dire  à  un  idolâtre, 
à  un  chrétien,  et,  dans  l'interprétation  usuelle, 
à  tout  non-juif.  Pourquoi  le  peut-il?  Voici  un 
exemple  des  tortures  que  la  glose  thalmudi- 
que  inflige  à  la  loi  de  Moïse.  Le  juif  peut 
nuire  à  un  non-juif,  parce  qu'il  est  écrit  : 
«  N'opprime  pas  ton  compagnon  ».  Or,  un 
akkoum  n'est  pas  le  compagnon  des  juifs.  De 
là,  cette  règle  générale  :  Partout  où  Moïse  dit 
son  compagnon,  il  ne  parle  pas  des  idolâtres  et 
des  non  juifs.  Les  paroles  du  Deutéronome  : 
Non  inibis  cum  eis  fœdus  doivent  s'entendre 
des  sept  peuples  cananites  seulement;  mais 
les  autres  qui  suivent  :  Née  misereberis  eorum  : 
doivent  s'entendre  de  tous  les  peuples  non- 
juifs.  «Le  précepte  d'extirper  Amalek,  dit  le 
grand  Maimonide,  est  obligatoire  à  jamais.  » 

Du  reste,  suivant  Cbiarini,  les  juifs,  dans 
leur  appétit  de  haine,  se  haïssent  mutuelle- 
ment. Les  savants  haïssent  tellement  les  igno- 
rants, qu'ils  disent  hyperboliquement  :  «  Qu'il 
est  permis  d'écorcher  un  idiot  comme  un  pois- 
son, en  commençant  l'opération  par  le  dos.  Les 
rabbinistes  haïssent  en  aveugles  les  Caraïtes 
qui  s'en  tiennent  à  la  loi  écrite,  et  les  Charidim, 
sectateurs  de  la  Kabbale;  ils  en  sont  haïs  de 
même.  Les  juifs  allemands  et  les  juifs  po- 
lonais se  détestent   et  traitent  de  barbares  les 


juifs  d'Italie.  A  travers  toutes  ces  haines,  ils 
B'entendenl  contre  les  chrétiens,  déguisés  sous 
le  nom  d'idolâtres,  pai  crainte  des  investiga- 
tion- de  la  censure  politique  ou  religieuse.  La 
haine  va  jusqu'à  l'horreur.  Le  Schoulhan 
Arovch  défend  aux  juifs  tout  le  vin  d'un  \. 
qu'un  akkoum  «  aurait  seulement  touché  d'un 
de  ses  doigts.  » 

Il  serait  facile  de  multiplier  ces  traits  qui 
éclairent  d'une  manière  vive  la  physionomie 
Mes  populations  juives  au  Moyen  Age  et  dans 
les  diverses  contrées  ou  la  civilisation  moderne 
n'a  pu  les  atteindre.  Partout  où  vous  voyez 
un  caractère  pénible  et  fâcheux,  un  carac- 
tère de  barbarie,  vous  pouvez  signaler  un 
effet  du  Thalmud  et  vous  convaincre  que  le 
Thalmud  est  le  véritable  obstacle  à  l'entrée  des 
juifs  dans  la  famille  des  peuples.  Le  Thalmud 
voue  les  juifs  à  l'isolement,  aux  soupçons,  à 
la  haine;  il  le6  cloue  à  leurs  superstitions,  à 
leurs  misères,  à  leurs  trafics  souvent  odieux. 
L'est  le  Thalmud  qui  les  empêche  d'avoir  une 
patrie  sur  la  terre  où  ils  séjournent. 

Les  juifs  français  parlent  souvent  de  leurs 
sentiments  prtriotiques,  ils  y  mettent  même 
un  peu  d'ostentation.  S'ils  sont  sincères,  c'est 
la  preuve  qu'ils  ne  sont  plus  juifs,  ou  du 
moins  qu'ils  ne  sont  pas  thalmudistes.  Pour 
les  vrais  juifs,  la  vraie  patrie,  c'est  la  Pales- 
tine. Ecoutons  le  Thalmud  :  «  L'air  de  la  terre 
d'Israël  suffit  pour  rendre  l'homme  savant. 
Sa  fécondité  est  si  grande  que  l'espace  du  sol 
d'un  séa  rend  cinquante  mille  cors  (le  cor 
contient  trente  fois  le  séa).  Sa  sainteté  est  si 
efficace,  que  quiconque  demeure  hors  de  ses 
limites  est  comme  s'il  n'avait  point  de  Dieu. 
Toute  autre  terre  est  profane  et  immorale, 
pleine  de  mauvaise  odeur  et  d'idolâtrie  et 
n'a  pas  même  une  étincelle  de  la  majesté  di- 
vine. »  La  résurrection  ne  peut  avoir  lieu 
qu'en  Palestine.  Par  conséquent  «Dieu  ouvre  à 
côté  des  tombeaux  des  juifs  morts  dans  la 
captivité,  de  longues  cavernes  à  travers  les- 
quelles leurs  cadavres  roulent  comme  autant 
de  tonneaux.  »  Comment  aimeraient-ils  ces 
terres  de  la  captivité,  lorsqu'ils  se  consolent 
d'y  vivre  par  la  pensée  qu'au  moins  Dieu  n'y 
laissera  pas  leurs  ossements  !  «  Quiconque  place 
cent  florins  dans  le  commerce  aura  de  la 
viande  et  du  vin  ;  mais  celui  qui  les  emploie 
à  l'agriculture  n'aura  que  du  sel  et  des  her- 
bes. »  Cette  prescription  ne  peut  faire  des  agri- 
culteurs. Celle-ci,  par  où  nous  terminons 
explique  un  caractère  encore  plus  marqué  : 
«  Écorche  un  cadavre  sur  la  place  publique 
et  gagne  quelque  chose;  ne  dis  jamais:  Je 
suis  un  grand  prêtre,  je  suis  un  homme  de 
qualité,  cette  occupation  ne  me  convient  pas.  » 
Comment  mieux  expliquer  l'amour  et  la  rage 
du  petit  gain? 

Lescitations  que  nous  venons  de  produire 
sont  empruntées  au  Bava-Batbva,  au  Kethou- 
voth,  au  Yevainoth  et  au  Zohar,  traités  im- 
portants du  Thalmud. Dans  l'ensemble,  le  Thal- 
mud est  le  code  de  la  barbarie,  un  livre  que 
ne  devrait  supporter  aucun  peuple   chrétien. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


158 


Les  citations  qui  précèdent,  en  efifet,  ne  sont 
pas  encore  le  Thalmud  on  son  plein,  mais  seu- 
lement des  rayons  détachés  de  son  centre  8l 
dos  livres  pénétrés  de  son  esprit .  «  Le  vice  ca 
pital  du  Thalmud,  de  Bes  extraits,  <lo  ses  com- 
mentaires, dit.  Ghiarini,  ainsi  que  de  ses  com- 
mentaires de  la  Bible,  c'est  d'avoir  pris  l'his- 
toire pour  la  loi,  ou  les  actions  dm  hommes 
pour  la  volonté  de  Dieu.  Ainsi,  par  exemple, 
la  restriction  mentale,  le  mensonge,  la  fraude, 
le  meurtre  mémo  dont  l'histoire  ne  manque 
pas  d'accuser  les  ancêtres  dos  juifs,  se  trou- 
vent élevés  au  rang  des  lois  et  sont  érigés  en 
règles  de  conduite  aussi  souvent  que  ces 
crimes  ont  été  commis  contre  des  non-juifs.  » 

Nous  ne  contestons  pas  les  vertus  particu- 
lières et  nous  ne  prétendons  point  évaluer  le 
niveau  des  mœurs  privées,  sur  les  mesures 
que  fournit  cet  enseignement.  Chez  les  juifs, 
comme  chez  les  autres  hommes,  la  nature 
soutient  la  raison  et  l'empêche  de  trop  exlra- 
vaguer  quant  à  la  conduite  ;  mais  l'enseigne- 
ment est  détestable  et  l'histoire  atteste  trop 
ses  effets.  C'est  par  là  que  la  race  juive  est 
restée  imperméable  aux  autres  peuples  et  a 
formé,  parmi  toutes  les  nations,  une  nation 
distincte  et  hostile,  admirablement  insensible 
aux  vexations,  mais  non  moins  merveilleuse- 
ment insensible  aux  bienfaits. 

LeThalmud  ordonne  aux  juifs  de  se  faire 
bien  venir  des  peuples,  pour  éviter  leur 
haine  et  inspirer  d'eux  une  bonne  opinion 
dont  ils  sauront  tirer  profit.  Les  juifs  prodi- 
guent les  prières  et  les  bénédictions  aux  sou- 
verains sous  lesquels  ils  vivent.  Seulement, 
il  y  aune  glose.  Les  juifs  doivent  aller  à  la 
rencontre  des  rois  non  juifs,  non  pour  leur 
rendre  le  même  honneur  qu'aux  rois  Israélites, 
mais  uniquement  pour  apprendre  à  distin- 
guer la  gloire  des  premiers  de  celle  des  se- 
conds. Les  deux  rabbins  qui  comparent  les 
royaumes  du  ciel  à  ceux  de  la  terre,  parlent 
ainsi,  le  premier,  pour  flatter  un  roi  non- 
juif,  et  il  se  rétracte  dès  qu'il  est  sorti  de  sa 
présence  ;  le  second,  uniquement  pour  prouver 
qu'autour  d'un  roi  terrestre,  il  règne  le  même 
silence  qu'autour  du  roi  des  cieux.  Enfin  la 
maxime  souvent  répétée  d'être  fidèles  aux 
lois  du  pays,  a  donné  lieu  à  de  longues  dis- 
cussions, qui  l'ont  expliquée  pour  les  cas  où 
lois  ne  se  trouvent  point  en  collision  avec 
les  lois  thalmudiques  et  où  le  mépris  qu'on 
en  ferait  pourrait  compromettre  la  Synago- 
gue. 

Les  juifs  français  n'avaient  pas  besoin  des 
conseils  thalmudiques  pour  afficher  leur  re- 
connaissance envers  Napoléon  Ier.  Pour  eux, 
c'était  un  libérateur,  presque  un  messie.  Sans 
doute,  les  bienfaits  de  l'empereur  n'enga- 
geaient pas  tous  les  juifs  du  monde  ;  mais 
enfin,  puisqu'il  y  a  une  nationalité  juive,  on 
pouvait  croire  que  les  juifs  des  autres  pays 
seraient  au  moins  bienveillants.  En  1X12, 
quand  l'hosanna  judaïque  retentissait  encore 


dans  Les   synagogues   de    Franee,   les  juifs    de. 

Pologne  maisacraient  les  Fiançais  à  Vilna. 
,(  Les  Lithuanien*,  que  nous  abandonnions, 

dit  l'historien  de  la  grande  armée,  aptes  les 
avoir  tant  compromis,  recueillirent  et  secou- 
rurent quelques-uns  de  nos  soldats  ;  mais  les 
juifs,  que  nous  avions  protégés,  repoussèrent 

les  autres.  Ils  firent  plus  :  la  vue  de  tant  de 
douleurs  irrita  leur  cupidité.  Toutefois,  si  leur 
infâme  avarice,  spéculant  sur  nos  misères,  se 
fût  contentée  de  vendre,  au  poids  de  l'or,  de 
faibles  secours,  l'histoire  dédaignerait  à  salir 
ses  pages  de  ce  détail  dégoûtant;  mais  qu'ils 
aient  attiré  nos  malheureux  blessés  dans 
leurs  demeures  pour  les  dépouiller,  et  qu'en- 
suite, à  la  vue  des  Husses,  ils  aient  précipité, 
par  les  portes  et  les  fenêtres  de  leurs  maisons, 
ces  victimes  nues  et  mourantes;  que  là,  ils 
les  aient  laissées  mourir  de  faim  et  de  froid  ; 
que  même  ces  vils  barbares  se  soient  fait  un 
mérite  aux  yeux  des  Russes  de  les  y  torturer  : 
des  crimes  si  horribles  doivent  être  dénoncés 
aux  siècles  présents  et  à  venir  »  (1). 

L'usure  est  comme  la  haine,  un  dogme 
thalmudique.  Au  Deutéronome  (XXIII;  il  est 
écrit  :«  Non  fœnerabis  fratris  tuo,  sed  alieno  :  Tu 
ne  prêteras  pas  à  ton  frère,  mais  à  l'étranger.  » 
L'étranger,  c'est  l'incirconcis.  L'interprétation 
rabbinique  a  tiré  de  là,  non  la  permission  du 
prêt  à  intérêts  mais  le  précepte  de  l'usure.  Les 
rabbins  ont  même  levé  la  défense  mosaïque 
qui  protège  le  frère  contre  le  frère,  tant  l'usure 
leur  paraît  une  chose  bonne  et  favorable  au 
peuple  de  Dieu.  Deux  juifs,  pourvu  qu'ils 
soient  doctes,  peuvent  se  prendre  vingt  pour 
cent.  Car,  connaissant  à  fond  la  loi,  ils  doi- 
vent savoir  que  l'usure  est  défendue;  donc, 
ils  ne  sauraient  percevoir  ce  léger  intérêt  de 
vingt  pour  cent  qu'à  titre  de  don  gracieux 
offert,  par  Abel  endetté,  à  Caïn  qui  l'oblige. 

Quanta  l'étranger,  c'est-à-dire  l'incirconcis 
le  précepte  est  positif  et  d'une  largeur  infinie 
dans  la  pratique.  On  le  trouve  dans  le  livre 
Siphri,  antérieur  aux  deux  Thalmud,  et  que 
nul  docleur  n'oserait  contredire.  Mais,  au 
contraire,  les  docteurs  ont  exagéré  sur  le 
Thalmud  et  sur  le  Siphri,  et  la  rage  de  l'usure 
s'est  accrue  à  mesure  que  s'accroissaient  les 
plaintes,  les  exécrations  et  les  répressions 
dont  elle  était  l'objet.  Quelques  novateurs, 
en  très  petit  nombre,  ont  osé  ne  pas  con- 
damner le  prêt  gratuit,  même  à  l'égard  des 
non-juifs.  Celle  doctrine  n'a  obtenu  aucune 
considération.  Les  observateurs  et  commen- 
tateurs lhalmudistes  l'ont  emporté  d'un  con- 
sentement unanime. 

Dans  le  Pirké-Thosephath  ou  Décisions  ad- 
ditionnelles et  doctrinales  du  traité  Avoda- 
Zora,  on  trouve  ces  paroles  qui  regardent  le 
goïm  :  «  Il  est  absolument  défendu  de  leur 
prêter  sans  usure.  » 

Maïmonide,  traité  Yad  Chazaka,  s'exprime 
sans  ambages  :  «  Tu  ne  prendrais  point 
d'usure  de  ton  frère,  dit-il  ;  cela  est  donc  dé- 


Mj  Ségor,  Hlit.  de  Napoléon  en  1812,  n,  Ht.  XII. 


156 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DL  L'ÉGLISE  CATIIOLiniK 


fendu  à  l'égard  de  ton  frère,  mais  pas  dé- 
fendu pour  le  reste  du  monde...  Il  est  dit 
dans  le  Siphri  que  les  paroles  alw.no  fœnerabiê 
renferme  un  précepte  affirmatif  ;  et  les  antres  : 
Fratri  tuo  non  fœnerabis,  un  précepte  négatif.  » 
Chiarini  ajoute  :  «  Les  juifs  d'aujourd'hui 
nous  prouvent  que  cette  doctrine  n'a  pas 
vieilli  chez  eux  ;  car  dans  V Extrait  des  pré- 
ceptes, qu'ils  lisent  chaque  année  pendant  la 
Pentecôte,  nous  trouvons  ces  paroles  :  «  Il 
est  de  précepte  que  l'on  prête  à  l'étranger 
(non  juif),  lorsqu'il  est  forcé  d'emprunter.  » 
Chiarini  parle  des  juifs  de  Pologne.  Nous  ne 
savons  si  l'Extrait  des  préceptes  est  le  même 
dans  les  Synagogues  de  France,  mais  nous 
nous  rappelons  que  dernièrement,  à  l'occa- 
sion d'un  procès  entre  juifs  orthodoxes,  le  pro- 
cureur impérial  reprocha  aux  orthodoxes  de 
vouloir  entretenir  les  tidèles  dans  leurs  vieilles 
habitudes  de  négoce  envers  l'incirconcis. 

Cet  énoncé  suffit.  L'histoire  est  là  pour 
prouver  avec  quel  zèle  les  juifs  ont  mis  en 
pratique  le  précepte  de  l'usure.  Les  contra- 
dictions de  quelques  docteurs  sur  ce  point 
ont  été,  de  tout  temps  et  en  tout  pays,  régula 
risées  par  l'usage.  C'est  un  ancien  caractère 
des  juifs  de  ne  garder  parfaitement  la  loi, 
même  celle  du  Thalmud,  qu'autant  qu'elle 
s'accorde  avec  leurs  intérêts  ou  avec  leurs 
passions.  Sans  scrupule,  ils  ont  fait  l'usure, 
quelle  que  fut  la  loi  qui  la  défendit,  quelque 
péril  qu'il  y  eut  à  la  faire.  Une  des  choses  qui 
étonne  le  plus  dans  leur  histoire,  c'est  l'au- 
dace avec  laquelle  ils  ont  tout  bravé  pour 
conquérir  ce  lucre  odieux.  De  nos  jours,  il 
n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  israéliles 
d'ailleurs  parfaitement  vertueux,  qui,  par- 
venus à  la  plus  belle  vieillesse  et  ayant  prêté 
toute  leur  vie,  rendent  leur  âme  à  Dieu  sans 
avoir  à  se  reprocher  d'avoir  prêté  au-dessus 
de  quinze  pour  cent. 

Toujours  beaucoup  chicanés  sur  ce  cha- 
pitre, ils  se  sont  toujours  faiblement  défendus, 
tantôt  en  alléguant  les  doctrines  modérées  des 
rabbins,  écrites  comme  à  dessein  pour  leur 
fournir  cette  excuse  ;  tantôt  en  invoquant  les 
circonstances  atténuantes.  L'intérêt  qu'ils 
tirent  de  l'argent,  disent-ils,  est  une  com- 
pensation des  impôts  dont  on  les  accable. 
Sans  doute,  dans  les  pays  où  ils  ne  paient 
rien  au-delà  des  taxes  exigées  de  tout  le 
monde,  le  dix,  le  quinze  et  le  vingt  pour  cent, 
leur  viennent  en  déduction  des  impôts  dont 
ils  furent  accablés  jadis.  Ils  ont  dit  aussi  que, 
dans  l'état  de  servitude  et  d'ilotisme  où  ils 
étaient  réduits,  force  leur  était  bien  de  faire 
l'usure  quoique  défendue,  et  que  cela  était 
pour  eux  de  droit  naturel. 

Il  y  a  deux  raisons  à  cette  pratique  obs- 
tinée. La  première,  c'est  que  l'usure  est 
d'un  meilleur  rapport  que  toute  autre  indus- 
trie; la  seconde,  c'est  qu'elle  est  la  forme  la 
plus  commode  du  combat  contre  les  non- 
juifs.  Il  faut  autant  que  possible,  disent  les 
rabbins,  diminuer  la  fortune  des  nochrim. 
L'usure  est  une  forme  de  la  guerre  sainte. 


Nous  ne  voudrions  pas  jurer  que,  dans  cer- 
taines   extrémités    du    judaïsme,    elle    n'est 
point   considérée    comme   un   acte   religieux. 
Les  rabbins  ont  professé  et  les  rabbinisles  ont 
adopté    d'étranges   maximes.    Ils   affirment, 
entre  autres,    que,  pour   l'expiation   des  pé- 
chés,  il    suffit   de   certaines   pratiques   exté- 
rieures et  de  l'exercice  des  cérémonies  légales. 
Par  l'observation  d'une  seule  de  ces  pratique^ 
on  peut  mériter  la  félicité  à  venir.  En  multi- 
pliant les   préceptes,  Dieu  a  donc  multiplié 
les  occasions  de   parvenir  à  la  félicité  éter- 
nelle;   les   préceptes  étant  sans  nombre,  dit 
Maïmonide,  il  est  impossible  qu'un  juif  n'en 
pratique  pas    quelques-uns    pendant  sa   vie. 
En  admettant  que  le  précepte  de  l'usure  ne 
soit  pas  du  nombre  de  ceux  qui  ouvrent  le 
paradis,  on   se   demande   encore  ce  que   les 
thalmudistes   prétendent  avoir   gardé   de   la 
morale  que   les  chrétiens  leur  auraient  em- 
pruntée.   Le   rabbin    de    Venise,    faisant  un 
livre  destiné  à  être  lu  des  goïms,  exhibe  la 
plus  pure  morale.  Le  Thalmud   ne  parle  pas 
ainsi  :  Est-il  permis    à  un   homme   de    bien 
d'agir  en  trompeur  ?  Sans  doute  :  avec  l'inno- 
cent, soyez  innocent,  et  luttez  d'impiété  avec 
l'impie   »  (Bava   Bathra,  123-1.)  Maxime  du 
rabbi   Samuel  :   «  L'erreur  du   goï  est  per- 
mise  ».    Et   le    rabbin    daigne    éclaircir   sa 
maxime,  en  achetant  lui-même  d'un  goï  une 
pièce  d'or,  lorsque  le  goï  croit  lui  vendre  une 
pièce  de  fer,  et  en  la  payant  seulement  trois 
florins,  au  lieu  de  quatre  qu'il  avait  promis. 
(Bava  Kamma,  113-2.) 

La  haine  du  chrétien,  le  mépris  du  chré-  . 
tien,  l'art  de  tromper  le  chrétien,  l'espoir  de 
dominer,  d'écraser,   d'anéantir    le  chrétien  : 
c'est  là  l'esprit  du  Thalmud,  qui  est  devenu 
beaucoup  trop  l'esprit  du  judaïsme. 

Il  y  a,  dans  le  Thëpilla,  livre  de  prières, 
uno  prière  contre  les  minim.  Lorsque  les  Hé- 
théens,  Amorrhéens,  Jébuséens  et  autres 
goïms  font  des  enquêtes,  on  leur  dit  que  le 
nim  est  l'hérétique  et  l'apostat  de  la  Syna- 
gogue. Mais  Hoschi  appelle  de  ce  nom  les  dis- 
ciples de  l' Homme  en  question,  les  disciples  de 
Jésus.  Dans  le  traité  Enavin,  les  chrétiens 
sont  confondus  avec  les  apostats,  parce  qu'ils 
ont  été  autrefois  juifs.  Voici  cette  prière 
contre  nous,  chrétiens,  telle  qu'elle  se  trouve 
amendée  et  mitigée  dans  le  Thcpilla  actuelle- 
ment en  usage  :  «  Que  tout  délateur  soit 
privé  d'espérance!  que  tous  les  hérétiques 
périssent  en  un  instant  ;  oui,  que  les  uns  et 
les  autres  soient  exterminés  sur  le  champ. 
Pour  les  superbes,  déracinez  les,  o  mon 
Dieu!  brisez-les,  extirpez-les  à  l'instant;  oui, 
humiliez-les  soudain  de  nos  jours.  Béni  soit 
Dieu  qui  humilie  les  ennemis  et  soumet  les 
superbes  ».  Telle  est  la  requête  que  les  juifs 
thalmudistes,  lorsqu'ils  ont  de  la  piété,  pré- 
sentent à  Dieu,  trois  fois  par  jour,  en  faveur 
de  leurs  compatriotes  de  tous  les  pays.  Ce 
qu'ils  demandent,  c'est  l'extermination. 

La  haine    du   chrétien,  l'usure    contre   le 
chrétien  dérivent  de  ce  principe,  que  le  chré- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


i  :;  ; 


tien  est  une  espèce  inférieure  et  que  les  goïms 
ne  sont  pas  moins  susceptibles  de  recevoir  le 
lien  conjugal.  De  ce  principe,  ils  tirent  les 
conséquences  suivantes  :  1"  Le  mariage  entre 
juif  et  goya,  ou  entre  goï  et  juive,  est  nul. 
2°  Les  fruits  d'une  telle  union  sont  manzerim, 
bâtards  et  privés  de  la  capacité  de  s'allier  à 
des  enfants  d'Israël.  3"  Tout  ce  qui  naît  de 
juif  et  de  goya  doit  être  considéré  simple- 
ment comme  géniture  de  la  mère,  cela  ne  re- 
garde pas  le  père.  4°  La  cohabitation,  dite 
matrimoniale,  de  tous  les  goïms  indistincte- 
ment, n'est  autre  chose  qu'un  concubinage  de 
deux  individus  absolument  libres,  mais 
brutes.  5°  Un  juif  qui  aurait  des  relations 
coupables  avec  une  goya  mariée  selon  la  loi 
des  goïms,  ne  commettrait  nullement  le  péché 
d'adultère. 

La  raison  de  ces  décisions  stupides  et  cri- 
minelles, est  bien  simple  :  les  goïms  n'appar- 
tiennent pas  à  l'espèce  humaine  ;  ce  sont  des 
bêtes  et  quelles  bêtes  1  Les  docteurs  de  la  Sy- 
nagogue enseignent  en  propres  termes,  que  le 
goï  ne  vaut  pas  le  chien  :  «  Le  chien,  disent- 
ils,  est  plus  estimé  ».  On  concède  au  goï  le 
rang  de  l'âne  et  du  pourceau. 

Ces  décisions  et  ces  raisons  paraissent  in- 
croyables ;  il  faut  en  déduire  les  preuves. 

Moïse  Maïmonide,  le  grand  aigle  de  la  Sy- 
nagogue, dans  son  traité  du  mariage,  c.  îv, 
§15,  écrit  :  «  Si  quelqu'un  (juif)  épouse  une 
goza,  cela  n'est  pas  un  mariage.  Cette  femme 
est  donc,  après  ce  mariage  contracté,  comme 
avant  ce  mariage.  De  même,  si  un  goï  épouse 
une  fille  d'Israël,  leur  mariage  n'est  point  un 
mariage.  » 

Schoul'an  Arouch,  3e  partie,  c.  xliv,  §  8  : 
«  Si  quelqu'un  épouse  une  goya,  c'est  chose 
nulle,  car  les  goïms  ne  sont  pas  capables  de 
contracter  mariage.  Que  si  un  goï  épouse  une 
israélite,  c'est  pareillement  chose  nulle. 

Ces  décisions  sont  basées  sur  un  grand 
nombre  de  textes  du  Thalmud.  Nous  n'avons 
que  Tembarras  du  choix. 

Thalmud,  traité  Kiddu=ch  in  fol.  66,  verso  : 
«  Quiconque  n'est  apte  ni  à  donner  ni  à  rece- 
voir le  lien  conjugal,  son  enfant  suit  sa  con- 
dition. Tel  est  l'enfant  du  nochrith.  Commen- 
taire de  Maïmonide  sur  ce  texte  mischnique: 
«  Jéhovah  dit  au  sujet  de  la  goya  :  Tu  ne 
donneras  pas  la  fille  de  l'infidèle  à  ton  fils, 
car  l'infidèle  détournerait  ton  fils  de  derrière 
moi  (Deut.  vu,  4).  De  ce  texte  résulte  ceci  : 
ton  fils  né  d'une  israélite  est  appelé  ton  fils, 
tandis  que  le  fils  né  d'une  goya  n'est  pas  censé 
ton  fils,  mais  seulement  le  fils  de  la  goya.  » 
Cette  explication  est  tirée  du  même  traité  du 
Thalmud,  ou  il  est  enseigné  que  la  défense 
de  s'allier  avec  les  nations  de  Chanaan,  doit 
s'entendre  de  tous  les  non- juifs,  le  texte  don- 
nant pour  motif  :  la  peur  que  l'israélite  ne  soit 
détourné  du  culte  de  Jéhovah. 

Thalmud,  traité  Sota  :  u  II  n'y  a  ni  veu- 
vage, ni  divorce  pour  le  goï.  »  Glose  de  Sa- 
lomon  Yarrhi  :  «  Les  goïms  sont  censés  des 
béte*,  et  puisque  le  mariage  ne  saurait  avoir 


prise   sur  eux,    ils    n'ont   ni    V6UVage;    ni    di- 
vorce.   » 

Thalmud,  traité  Yebamoth  :  «  La  femme 
d'un  nochri  ne  peut  devenir  ni  veuve,  ni  di- 
vorcée. »  Glose  :  «  L'esclave  et  le  nochri  ne 
sont  point  susceptibles  de  l'état  de  mariage  ; 
car  il  est  écrit  :  Demeurez  ici  avec  l'âne 
((ien.  xxn)  ;  ce  qui  veut  dire  peuple  assimilé  â 
l'âne.  »  Cette  singulière  explication  repose  sur 
un  tour  de  rabbins  dont  il  y  a  plus  d'un 
exemple  ;  ils  changent  le  mot  hébreu  Un  en 
am  et,  au  moyen  de  ce  tour,  avec  l'âne  se 
change  en  peuple  âne. 

Voyez  encore  Yebamoth,  fol.  69,  recto,  et 
Ki'luschin,  fol.  75,  verso.  On  lit  dans  le  com- 
mentaire de  Ralbag  :  «  Tout  enfant  d'une 
femme  non  apte  en  aucune  façon  à  contracter 
la  qualité  d'épouse  (la  goya  par  exemple), 
c'est  ce  qu'on  appelle  Mamzet  (bâtard).  » 

Que  les  juifs  fanatiques  regardent  tous  les 
chrétiens  comme  bâtards,  c'est  ce  que  Eisen- 
menger,  dans  son  Judaïsme  dévoilé,  lre  partie, 
p.  682,  prouve  par  un  grand  nombre  d'exem- 
ples auxquels  on  pourrait  encore  beaucoup 
ajouter.  Du  reste,  ce  titre  de  bâtards  n'est 
donué  aux  chrétiens  que  relativement,  car  les 
juifs  ne  les  considèrent  même  pas  comme 
hommes.  Traité  Yebamoth,  fol.  61,  recto:  «C'est 
vous  (juifsj  qui  êtes  appelés  hommes,  mais  les 
Nochrim  ne  sont  pas  appelés  hommes.  »  Traité 
Cherrtuth,  fol.  6,  verso  :  a  C'est  vous  qui  êtes 
appelés  hommes,  mais  les  goïms  ne  sont  pas 
des  hommes.  »  Traité  Baba  Metsia,  fol.  114, 
verso  :  «  C'est  vous  quiètes  appelés  hommes, 
mais  les  goïms  ne  sont  pas  appelés  hommes.  » 
Le  Zohar,  ce  fameux  livre  cabalistique,  en  si 
grande  vénération  dans  la  Synagogue,  donne 
trois  fois  la  même  interprétation  ;  en  voici 
une  :  «  Vous  êtes  hommes  ;  vous  êtes  pro- 
duits par  l'arbre  de  vie.  Les  autres  nations 
proviennent  de  l'arbre  du  bien  et  du  mal,  du 
permis  et  du  défendu  :  c'est  pourquoi  elles 
sont  de  la  nature  de  la  brute.  »  (  Zohar ,3e  p., 
p.  98). 

Le  grand  Yalkout  Reoubini  ou  Recueil  de 
Rabi  Roben,  livre  usuel,  développe  cette 
donnée  (fol.  10,  recto)  par  l'enseignement 
suivant  attribué  au  prophète  Elie  :  Israël  est 
appelé  homme,  «  parce  que  son  âme  lui  est 
descendue  de  l'homme  céleste;  mais  les 
akoums,  dont  l'âme  provient  de  l'esprit  im- 
monde, sont  appelés  pourceaux.  Et  par  con- 
séquent la  personne  de  l'akoum  est  un  corps 
et  une  âme  de  pourceau  ». 

Le  célèbre  Abarbanel  écrit  dans  son  com- 
mentaire sur  Osée,  c.  iv  :  «  La  nation  élue  (Is- 
raël) obtient  la  vie  éternelle  ;  je  veux  dire  que 
ceux  qui  en  sont  ne  meurent  pas  éternelle- 
ment, l'âme  avec  le  corps,  comme  le  cheval, 
le  mulet  et  les  autres  bêtes,  et  comme  les 
autres  nations,  lesquelles  sont  assimilées  à 
l'âne  ;  mais  tout  Israël  a  part  à  la  vie  fu- 
ture. » 

Il  est  donc  certain  que,  d'après  le  code  re- 
ligieux de  la  Synagogue  actuelle,  il  n'est  pas 
plus  possible  d'unir  conjugalement  un  juif  à 


I5H 


HISTOIRE  i  N1VER8KLU5  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


une  chrétienne  et  réciproquement,  que  de 
marier  ensemble  des  juifs  et  des  chiens,  et 
encore,  dans  l'ordre  de  la  dignité  dos  créa- 
tures, le  chrétien  est-il  au-dessous  du  chien. 

La  haine  du  chrétien,  le  refus  d'union  con- 
jugale  avec  les  chrétiens  et  la  guerre  à  la 
propriété  des  chrétiens  par  l'usure  sont  trois 
crimes  permanents  des  juifs.  Sous  beaucoup 
d'autres  rapports,  le  juif  est  au  dessous  des 
exigences  de  la  civilisation.  Kn  ce  qui  re- 
garde, par  exemple,  la  femme  et  l'enfant,  la 
femme  juive  est  esclave  de  son  mari  ;  c'est  un 
morceau  de  viaude  dont  il  use  à  son  gré.  Le 
concubinage  et  le  divorce  sont  permis  ;  la  fus- 
libation  de  la  femme  est  permise  à  plus  forte 
raison  ;  la  femme  juive  est  tellement  rien, 
qu'elle  ne  peut  même  s'instruire  de  sa  reli- 
gion. Dans  les  écoles  juives  on  enseigne  aux 
enfants  des  obscénités  qui  révoltent  la  cons- 
cience. La  conscience  du  juif  est  tellement  à 
l'envers  que  non  seulement  les  autres  hommes 
sont  des  bêtes  à  ses  yeux,  mais  lui  ne  se  re- 
connaît, envers  eux,  aucune  obligation  de 
conscience,  et,  s'il  en  a  contracté,  il  se  fait 
donner,  par  ses  pareils,  autorisation  de  par- 
jure. Dans  les  procès  entre  juifs  et  non-juifs, 
le  juge  doit  toujours  donner  gain  de  cause  au 
juif  :  c'est  l'injonction  formelle  du  Thalmud. 
Les  objets  trouvés  par  un  juif  ne  doivent  ja- 
mais être  rendus  aux  chrétiens  :  ce  serait  se 
rendre  indigne  du  pardon  de  Dieu.  Le  vol  et 
la  prostitution  sont  l'objet  des  prédilections 
judaïques.  Il  existe  même,  en  Russie,  un  gou- 
vernement occulte  des  juifs,  le  Kahal,  qui 
considère  les  propriétaires  chrétiens  comme 
de  simples  possesseurs  et  adjuge  leurs  biens 
à  des  juifs,  chargés  expressément  de  s'en 
emparer  par  tous  moyens  imprévus  à  la  loi  et 
insaisissables  à  la  justice.  A  l'usure  antique, 
crime  traditionnel  de  sa  race,  le  juif  ajoute 
aujourd'hui  l'agiotage  sur  les  fonds  étrangers 
et  sur  les  matières  premières.  Quand  un  em- 
prunt dJEtat  est  édicté,  les  juifs  le  soumis- 
sionnent sans  concurrence  et  l'exploitent  avec 
impudeur.  A  défaut  d'emprunts,  ils  créent 
des  affaires  fictives  et  pompent  avec  audace 
les  capitaux  chrétiens  :  le  Honduras  et  le  Pa- 
nama offrent  d'assez  beaux  échantillons  de  ce 
brigandage.  Par  une  spéculation  qui  est  plu- 
tôt une  conjuration,  ils  achètent  les  blés,  les 
cafés,  les  sucres,  les  produits  chimiques,  les 
métaux  de  tout  l'univers  et  ne  les  revendent 
qu'à  des  prix  trop  onéreux,  sans  proportion 
avec  le  service  rendu. 

Au  point  de  vue  moral  et  économique  le 
juif  est  donc  à  l'état  flagrant  et  permanent  de 
conspiration  ;  au  point  de  vue  social,  c'est  en- 
core pis.  Ce  trait  caractéristique  du  juif,  c'est 
de  demeurer  étranger  dans  tous  les  pays  qu'il 
habite  et  de  ne  pas  adopter  la  patrie  qui  lui 
donne  asile.  S'il  se  fait  naturaliser  quelque 
part,  ce  n'est  que  pour  jouir  des  droits  que 
lui  confère  le  titre  de  citoyen,  nullement 
pour  en  assumer  les  devoirs  et  ies  charges. 
«  Les  juifs,  disait  Portalis,  ne  sont  pas  sim- 
plement une  secte,  mais  un  peuple.  Ce  peuple  ' 


avait  autrefois  son  territoire  et  son  gouverne- 
ment ;  il  a  été  dispersé  sans  èire  dissous  :  il 
erre  sur  tout  le  globe  pour  y  chercher  une  re- 
traite et  non  une  patrie  ;  il  existe  chez  ton 
les  nations  sans  se  confondre  avec  elles,  il  ne 
croit  vivre  que  sur  une  terre  étrangère.  Le 
religion  n'est  ordinairement  relative  qu'aux 
choses  qui  intéressent  la  conscience  :  chez  les 
juifs,  l;i  icligion  embrasse  tout  ce  qui  fonde 
et  régit  la  société.  De  là,  lis  juifs  forment 
partout  une  nation  dans  la  nation  :  ils  ne  sont 
ni  Français,  ni  Allemands,  ni  Anglais,  ni 
Prussiens  :   ils  sont  Jui's  ». 

Au  demeurant,  sur  le  fond  essentiel  des 
croyances  religieuses,  les  juifs  du  Thal- 
mud professent  les  plus  bizarres  idées.  Sur 
Dieu,  sur  les  anges,  les  démons,  les  hommes, 
il  est  impossible  de  concevoir  comment,  des 
gens  qui  ne  sont  pas  bons,  peuvent  extra- 
vaguer  à  ce  point.Le  Thalmud  dit  :  «Le  jour  a 
douze  heures  :  durant  les  trois  premières,  Dieu 
est  ami  et  il  étudie  la  loi;  durant  les  troi- 
autres,  il  juge;  durant  les  trois  suivantes,  il 
nourrit  le  monde  entier  et  durant  les  trois 
dernières,  il  est  ami  et  joue  avec  le  Léviathan, 
roi  des  poissons.  »  Et  la  nuit,  ajoute  Mena- 
chen,  il  étudie  le  Thalmud.  A  sa  haute  école 
viennent  les  anges  et  les  démous.  Le  Léviathan 
est  un  poisson  long  de  mille  lieues  :  Dieu  a 
castré  le  mâle  et  salé  la  femelle  réservée  aux 
repas  des  justes  dans  le  paradis.  Depuis  la 
ruine  du  Temple,  Dieu  ne  joue  plus,  ne  danse 
plus,  il  pleure,  car  il  a  gravement  péché  ;  ses 
larmes  sont  la  cause  des  tremblements  de 
terre.  Dieu  commet  d'ailleurs  parfois  des 
fautes  d'étourderie  et  d'improbité  ;  c'est  même 
lui  qui  est  la  cause  de  tous  les  péchés,  puis- 
qu'il a  créé  la  mauvaise  nature  de  l'homme. 
Parmi  les  anges,  les  uns  sont  immortels,  les 
autres  meurent.  A  chaque  parole  que  Dieu 
prononce,  il  crée  un  ange;  il  leur  confie  dif- 
férentes fonctions  parmi  les  créatures  infé- 
rieures. Dieu  crée  aussi  des  diables,  mais  il 
ne  leur  a  pas  donné  de  corps  ;  cependant  les 
diables  sont  composés  d'eau,  de  terre  et  de 
matière  lunaire.  Adam  et  Eve,  par  suite  des 
rapports  avec  des  diablesses  et  des  diables, 
ont  enfanté  aussi  des  démons.  Tout  ce  monde 
coruu  a  également  ses  fonctions,  et  parfois 
bien  étranges.  C'est  là  dessus  que  le  Thalmud 
fonde  la  magie. 

Toutes  les  âmes  des  hommes  ont  été  créées 
pendant  les  six  jours  de  la  création.  Dieu  les 
tient  en  réserve  et  n'en  lâche  une  que  quand 
une  mère  va  mettre  un  enfant  au  monde. 
Dieu  a  créé  six  cent  mille  âmes  de  juifs  ;  de 
plus,  chaque  juif  reçoit  une  seconde  âme  qui 
fait  naître  l'appétit.  Les  âmes  juives  sont 
de  la  substance  de  Dieu  et  plus  agréables  à 
Dieu  que  toutes  les  âmes  des  autres  peuples 
de  la  terre.  Les  âmes  des  autres  viennent  du 
diable  et  les  rendent  semblables  à  des  ani- 
maux. Après  la  mort,  l'âme  d'un  juif  passe 
dans  un  autre;  l'âme  des  juifs  impies  passe 
dans  des  animaux  ou  des  végétaux. 

Le  paradis   est  ^rempli    des    plus    suaves 


LIVRE  QUATRE.VINÛ1  QUATORZIÈME 


odeurs.  Outre  la  femelle  du  Lévlathan,  les 
justes  mangent  du  bœuf,  des  oeufs  et  des  nies 
grasses.  Leur  breuvage  est  un  vin  exquis  con- 
servé du  sixième  jour  de  la  création.  Il  n'y  a 
de  bienheureux  que  les  juifs;  les  incirconcis 
vont  en  enfer,  soixante  l'ois  plus  grand  que 
le  paradis. 

Les  juifs  attendent  le  Messie  ;  leur  plus 
grand  désir  est  de  voir  arriver  son  règne. 
(,'uand  le  Messie  viendra,  la  terre  produira 
des  gâteaux  et  des  habits  de  laine.  Le  Messie 
fera,  des  juifs,  les  dominateurs  des  nations. 
En  attendant,  partout  où  les  juifs  s'introdui- 
sent, ils  doivent  s'établir  dominateurs  de  leurs 
maîtres  ;  s'ils  ne  dominent  pas,  c'est,  pour 
eux,  la  captivité.  Pour  l'anéantissement  des 
peuples  étrangers, éclatera  une  longue  guerre  ; 
les  deux  tiers  des  peuples  y  laisseront  la  vie. 
Ici  et  là,  les  juifs  sont  à  l'état  de  guerre  conti- 
nuelle contre  tous  les  peuples.  Leur  triomphe 
mettra  dans  leurs  mains  toutes  les  richesses 
de  l'univers.  Les  autres  peuples  embrasse- 
ront la  foi  juive  ;  à  l'exception  des  chrétiens, 
qui  seront  exterminés,  comme  fils  du  diable. 
Le  vrai  Messie  sera  celui  qui  donnera  toute  la 
terre  aux  enfants  d'Israël. 

Par  la  corruption  du  dogme  et  de  la  morale 
le  juif  du  Thalmud  est  l'ennemi  et  le  fléau  de 
la  société  chrétienne.  Le  nœud  vital  de  ses 
traditions  et  de  ses  espérances,  c'est  qu'il 
attend  la  venue  d'un  triomphateur  et  en  espère 
la  domination  universelle. 

Voyons  ce  que  dit,  à  ce  sujet,  la  souveraine 
autorité  des  juits,le  Thalmud  :  «  Le  Messie  ren- 
dra aux  juifs  l'autorité  suprême.  »  —  «  Tous  les 
peuples  le  serviront  et  tous  les  royaumes  lui 
seront  assujettis.  Alors  chaque  juif  aura 
2  800  esclaves. En  ce  temps-là  tous  les  peuples 
accepteront  la  croyance  juive.  Les  chrétiens 
seuls  n'auront  point  part  à  cette  grâce  ;  ils 
seront  tous  exterminés  (I).  »  —  Et  qu'on  ne 
se  figure  pas  que  cette  doctrine  soit  restée  à 
l'état  de  lettre  morte.  Aucun  dogme  n'a  été 
aussi  universellement  [conservé  dans  la  syna- 
gogue ;  aucune  n'a  été  défendu  avec  une  plus 
inflexible  opiniâtreté.  Au  xv"  siècle,  le  docte 
Abarbanel  annonça,  dan?  ses  commentaires, 
«  le  règne  du  Messie,  époque  glorieuse,  pen- 
dant laquelle  s'accomplira  l'extermination  des 
chrétiens  et  des  Gentils  ».  Vers  le  même 
temps,  le  savant  allemand  Iteuschlin,  en  par- 
lant des  juifs,  s'exprime  en  ces  termes:  «  Ils 
attendent  avec  impatience  le  bruit  des 
armes,  les  guerres,  le  ravage  des  provinces  et 
la  ruine  des  royaumes.  Leur  espoir  est  celui 
d'un  triomphe  semblable  à  celui  de  Moïse  sur 
Chananéens,  et  qui  serait  le  prélude  d'un 
glorieux  retour  à  Jérusalem,  rétablie  dans 
son  antique  splendeur.  Ces  idées  sont  l'âme 
d«s  commentaires  rabbiniques  sur  les  pro- 
phètes. Elle-  ont  été  traditionnellement  trans- 
mises  et  inculquées  dans  les  esprits  de  celte 


nation  ;  et  ainsi  ni    préparés  de   tous 

temps  les  Israélites  a  cet  événement,  terme 
des    aspirations  de   la   race  .juive.  »  Drach, 

le    c.-lelire    rabl.in    converti,    ne    s'ex  pnmail 

pas  différemment  en  1859.  <■  i  iges  et 
les  maîtres  de  la  Synagogue  terminent  or- 
dinairement, de  nos  jouis,  par  la  pensée  de 
ce  triomphateur  futur,  les  discours  qu'ils 
tiennent  dans  leurs  assemblées  ;   ils  excitent 

leurs  coreligionnaires  a  l'observance  fidèle  de 
de  la  loi,  en  soutenant  leur  espérance  de  voir 
l'avènement  du  Messie  et  de  jouir  de  tous  les 
biens  promis  à  Israël,  Or,  un  de  ces  biens  est 
le  moment  désiré  du  massacre  des  chrétiens, 
et  de  l'extinction  complète  de  la  secte  de3 
Nazaréens  (2).»  Ce  langage  est  claire  et  précis  ; 
bien  naïf  serait  qui  n'y  voudrait  voir  que  des 
figures  de  rhétorique. 

Certains  juifs  modernisés,  vivant  au  milieu 
de  nos  sociétés  chrétiennes,  ont  fait  semblant 
de  repousser  cette  croyance,  parce  qu'ils 
voyaient,  nous  assure  leur  coreligionnaire 
Uabbinovicz,  «  dans  les  passages  qui  parlent 
du  retour  des  juifs  dans  le  pays  de  leurs  an- 
cêtres et  du  rétablissement  du  royaume 
de  David...  un  obstacle  à  l'émancipation  ». 
Qu'on  ne  s'y  trompe  donc  pas.  L'abandon 
n'est  qu'extérieur,  et  l'espérance,  bien  que 
revêtue  souvent  d'une  forme  hypocrite,  n'en 
est  pas  moins  vivace  et  indomptable.  C'est 
ainsi  qu'en  1860,  un  juif  allemand,  nommé 
Stanno,  publiait  à  Amsterdam  un  livre  dans 
lequel  il  annonçait  au  monde  que  «  le  royaume 
de  la  liberté  universelle  serait  fondé  par  les 
juifs  ».  Cette  liberté,  voici  comment  l'explique 
un  juif  de  Francfort  :  a  Rome  qui,  il  y  a  dix- 
huit  cent  ans,  a  foulé  aux  pieds  le  peuple 
juif  doit  tomber  par  les  forces  réunies  de  ce 
même  peuple,  qui,  par  là,  répandra  la  lumière 
sur  le  monde  entier  et  rendra  à  l'humanité 
un  service  éminent.  » 

En  1860,  un  autre  juif  adressait,  à  un  jour- 
nal de  Berlin,  une  longue  épître,  pour  dé- 
montrer que  a  désormais  les  juifs  doivent 
prendre  la  place  de  la  noblesse  chrétienne  » 
et  que  «  Dieu  a  dispersé  les  juifs  sur  la  terre 
entière,  afin  qu'ils  soient  comme  un  ferment 
pour  tous  les  peuples  et  comme  les  élus  des- 
tinés à  régner  un  jour  sur  tous  les  peuples.  » 
Crémieux,  le  coryphée  de  sa  race  à  notre 
époque,  s'écriait  de  son  côté,  en  1861,  sur  le 
mode  dithyrambique  :  «  Israël  ne  finira  pas! 
Celte  petite  peuplade,  c'est  la  grandeur  de 
Dieu...  En  messianisme  des  nouveaux  jours 
doit  éclore  et  se  développer.  Une  Jérusalem 
de  nouvel  ordre,  saintement  assise  entre 
l'Orient  et  lOccident,  doit  se  substituer  à  la 
double  cité  des  Césars  et  des  Papes.  »  Dans 
un  autre  élan  d'enthousiasme,  le  même  Cré- 
mieux s'écriait  encore  :  «  Courage,  mes  amis, 
redoublez  d'ardeur;  quand  on  a  si  vite  et  si  bien 
conquis  le  présent,  que  l'avenir  est  beau  !  » 


Exposé  du  Thalmud  par  le  \)<  Rohling.   L'aulcur  s'est  engagé  à  payer  1  000  thalers  à  quicon- 
i  la  fausseté  d'une  seule  de  ses  citations.  (2)  Abarbanel,  sur  Jérémic,  ch.  xxx  ;  Buxtorf, 
Synmj.  Jud.,  ch.  xxxv  ;  L'Eglise  et  la  sijnayugue  p.  18. 


Il  .11 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Pour  donner  corps  à  ces  rêves  de  domina- 
tion universelle,  les  juifs  fondèrent,  en  1860, 
l'Alliance  israélite.  Coguerel  l'avait  essayée  el 
n'avait  recruté  que  des  prolestants  ;  Cohen 
y  réussi)  mieux  en  appelant  à  lui  des  juifs.  A 
son  avis,  entre  juifs,  un  trait  d'union  est  tout 
trouvé  :  Eclairés  et  Orthodoxes  peuvent  se 
mettre  d'accord  en  face  du  chrétien,  surtout 
en  face  du  catholique,  pour  resserrer  le  lien 
confraternel  de  l'israélisme  du  monde  entier. 
L'objet  de  l'alliance  était  de  suppléer  à  la  tié- 
deur des  consistoires,  et  de  multiplier  les 
auxiliaires  pour  la  lutte  contre  l'intolérance. 
Plus  que  tout  autre,  le  rabbin  était  à  même 
de  connaître  les  manœuvres  conversionnistes 
et  d'indiquer  les  moyens  de  les  déjouer. 
L'alliance  était  universelle,  tous  les  israéliles 
étaient  appelés  à  y  concourir,  à  désigner  les 
mandataires  pour  centraliser  les  efforts.  Quant 
au  but,  c'est,  dit  Cohen,  «  la  défense  de  l'hon- 
neur el  de  la  liberté,  partout  où  l'un  est  ou- 
tragé, l'autre  opprimée  ou  méconnue  :  c'est 
la  double  mission  qu'elle  aura  également  dans 
les  pays  justes  et  tolérants,  comme  dans  les 
pays  injustes  et  fanatiques.  »  Le  champ  était 
vaste  :  l'Alliance  devait  aider  les  hommes  pro- 
gressifs d'Israël,  habiles  à  parer  leur  visage 
des  sourires  engageants  du  libéralisme,  à  se 
concilier  les  masses  naïves  ;  elle  rapprochait 
les  juifs  des  chrétiens  et  façonnait  ceux-ci  à 
associer  fraternellement  leurs  sympathies  et 
leurs  haines  à  celles  des  fils  de  Jacob. 

En  inaugurant  l'alliance,  le  président  Cré- 
mieux  assimilait  son  rôle  à  celui  de  Jésus  qui 
s'était  substitué  d'autorité  aux  dieux  éta- 
blis. «  L'alliance  israélite,  dit-i),  ne  s'adresse 
pas  à  notre  culte  seul  ;  elle  veut  pénétrer 
toutes  les  religions  comme  elle  pénètre  toutes 
les  contrées.  Que  de  nations  disparaissent  ici- 
bas  !  que  de  religions  s'évanouissent  à  leur 
tour  !  La  religion  d'Israël  ne  périra  pas  ;  cette 
religion,  c'est  l'unité  de  Dieu. 

«  La  voilà,  cette  loi,  qui  sera  un  jour  la  loi 
de  l'univers  !  Sa  morale  devient  la  morale  de 
tous  les  peuples.  La  religion  juive  est  la  mère 
des  religions  qui  répandent  la  civilisation. 
Aussi  à  mesure  que  la  philosophie  émancipe 
resprit\ha main, les  aversions  religieuses  contre 
le  peuple  juif  s'effacent. 

«  Eh  bien  !  Continuons  cette  mission  glo- 
rieuse, que  les  hommes  éclairés,  sans  distinc- 
tion de  culte,  s'unissent  dans  cette  association 
israélite  universelle,  dont  le  but  est  si  noble, 
si  largement  civilisateur. 

«  Détuire  chez  les  juifs  les  préjugés  dont 
ils  se  sont  imbus  dans  la  persécution,  qui  en- 
gendre l'ignorance  ;  fonder  au  nord,  au  midi, 
au  levant,  au  couchant,  des  écoles  nom- 
breuses ;  mettre  en  rapport  avec  les  autorités 
de  tous  les  pays  ces  populations  juives,  si  dé- 
laissées, quand  elles  ne  sont  pas  traitées  en  en- 
nemies ;  à  la  première  nouvelle  des  attaques 
contre  un  culte,  d'une  violence  excitée  par 
des  haines  religieuses,  nous  lever  comme  un 
seul  homme,  et  réclamer  l'appui  de  tous  ;  faire 
entendre  notre  voix  dans  le  cabinet  des  mi- 


nistres el  jusqu'aux  oreilles  des  princes, 
quelle  que  soit  la  religion  qui  est  méconm 
persécutée  et  atteinte,  fut-ce  même  par  des 
mesures  écrites  dans  des  lois  encore  en  vi- 
gueur, mais  repoussées  par  les  lumières  de 
notre  siècle  ;  donner  une  main  amie  à  tous 
ces  hommes  qui,  nés  dans  une  autre  religion 
que  la  nôtre,  nous  tendent  leur  main  frater- 
nelle, que  toutes  les  religions  dont  la  morale  est 
la  base,  dont  Dieu  est  le  sommet,  sont  sœurs  et 
doivent  être  amies  entre  elles  ;  faire  ainsi  tomber 
les  barrières  qui  séparent  ce  qui  doit  se  réunir 
un  jour  :  voilà  la  grande  mission  de  notre 
alliance  israélite  universelle. 

«  Marchons  fermes  et  résolus  dans  la  voie 
qui  nous  est  tracée.  J'appelle  à  notre  associa- 
tion nos  frères  de  tous  les  cultes  ;  qu'ils  vien- 
nent à  nous  !  avec  quel  empressement  nous 
irons  à  eux.  On  nous  tend  une  main  frater- 
nelle. On  nous  demande  pardon  du  passé  I  le 
moment  est  venu  de  fonder  sur  une  base  in- 
destructible, une  immortelle  association.  » 

Sous  le  lyrisme  cauteleux  de  ce  discours,  la 
pensée  du  juif  se  détache  assez  pour  donner 
à  réfléchir  au  chrétien.  Toutes  les  nalions 
doivent  disparaître  comme  nations  ;  seul,  !e 
peuple  juif  doit  rester  debout.  Toutes  les  re- 
ligions doivent  s'évanouir  à  leur  tour  ;  seule, 
la  religion  juive  doit  demeurer.  Et  alors  la 
loi  du  Thalmud  sera  la  loi  de  l'univers.  Alors 
un  messianisme  des  temps  nouveaux  appa- 
raîtra et  une  nouvelle  Jérusalem  prendra  la 
place  de  Rome  détrônée. 

En  attendant,  afin  de  préparer  ces  desti- 
nées, glorieuses  pour  Israël,  mais  fort  peu 
rassurantes  pour  les  chrétiens,  on  convie  tous 
les  hommes  à  tendre  une  main  fraternelle,  et 
à  reconnaître  que  toutes  les  religions  dont  la 
morale  est  la  base,  Dieu  le  sommet,  sont 
sœurs  et  amies.  On  exclut,  sans  plus  de  cé- 
rémonie, le  surnaturel  et  la  révélation,  base 
du  Christianisme. 

Et  qu'on  le  remarque  bien  !  De  la  part  des 
juifs,  il  ne  s'agit  pas  de  faire  la  moindre  con- 
cession, ni  de  transformer  le  Thalmud  ou  de 
le  corriger.  Les  juifs  complent  le  garder  tel 
qu'il  est;  ils  demandent  tout  simplement,  aux 
chrétiens,  de  renier  leur  foi  et  d'embrasser  le 
judaïsme.  En  outre,  pour  les  crimes  dont  ils 
ont  affligé  la  société  chrétienne,  ils  ne  jugent 
pas  à  propos  d'implorer  leur  pardon;  ils  se 
targuent,  au  contraire,  et  pas  sans  insolence, 
de  se  montrer  magnanimes,  en  accordant,  aux 
chrétiens,  un  pardon  qu'on  est  censé  de- 
mander. 

En  résumé,  ce  discours  peut  se  traduire 
ainsi:  les  juifs  doivent  imposer  un  jour  leur 
foi  à  tous  les  peuples  et  régner  sur  eux,  ex- 
cepté sur  les  chrétiens  qui  doivent  disparaître 
n'importe  comment.  Pour  se  dérober  à  ces 
représailles,  il  faut  se  réfugier  dans  l'alliance, 
assez  généreuse,  pour  ouvrir  ses  portes  ;  mais 
pour  obtenir  cette  grâce,  la  première  condi- 
tion, c'est  l'apostasie. 

Voilà  le  but.  Pour  l'atteindre,  les  juifs  ont 
déployé  une  quantité  énorme  d'astuce,  d'au- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIKM] 


Mil 


duce  et  de  perversité.  L'organisation  de  la 
franc-maçonnerie  par  le  juif  et  la  puissance 
redoutable  qui  en  résulte,  ont  été  mises  en  re- 
lief par  un  vaillant  auteur  de  nos  jours  : 
o  Tout  d'abord,  dit-il,  les  juifs  ont  voulu  as- 
surer, en  les  masquant  le  plus  possible,  l'éla- 
boration paisible  de  leurs  grands  projets.  La 
Maçonnerie  fut  partagée  en  deux  groupes,  en 
apparence  étrangers.  Au  premier,  nommé 
Maçonnerie  symbolique,  ils  donnèrent  un  ca- 
ractère extérieurement  inoflensif  et  un  peu 
grotesque.  Ce  groupe  devait  rester  société  se- 
crète, tout  en  cherebant  discrètement  à  se 
montrer  selon  les  circonstances  et  à  attirer 
des  prosélytes.  Les  juifs  ont  réussi  à  faire  re- 
connaître cette  Maçonnerie  comme  société 
d'utilité  publique.  Depuis  lors,  elle  n'est  plus, 
à  proprement  parler,  société  secrète,  mais 
elle  est  devenue,  comme  ils  disent,  une  société 
fermée,  ayant  un  secret. 

«  Ils  ont  travaillé  à  rattacher  à  ce  groupe 
tout  ce  qui  existe  dans  le  monde  d'éléments 
hostiles  à  la  religion  et  à  l'Eglise  catholique. 
Sous  leur  impulsion,  celte  Maçonnerie  s'est 
incorporé  autant  qu'elle  a  pu  les  protestants, 
les  jansénistes,  les  hérétiques,  les  révoltés  de 
toute  sorte  et  les  incroyants  de  toute  espèce. 
Elle  a  appelé  à  elle  les  ambitieux  qui  veulent 
parvenir  aux  honneurs  et  au  pouvoir,  les  dé- 
classés et  les  fruits  secs  de  toutes  les  carrières 
qui  cherchent  une  position  sociale,  les  hommes 
de  plaisir  et  les  viveurs,  avides  de  jouissances 
matérielles,  les  commerçants  et  les  industriels 
qui  désirent  réussir  en  affaires,  les  littéra- 
teurs et  les  savants  jaloux  de  se  faire  une  re- 
nommée. Elle  n'a  point  dédaigné  le  sexe 
faible  :  elle  attire  la  femme  et  s'empare  de 
l'enfant.  A  tous  elle  promet  l'objet  de  leurs 
vœux,  et  grâce  à  l'influence  et  à  l'or  du  juif, 
elle  le  leur  donne  au  moins  dans  une  certaine 
mesure,  et  à  des  conditions  qui  d'abord  pa- 
raissent, mais  qui,  à  un  moment  donné,  se 
présentent  inflexibles  et  redoutables. 

«  Les  juifs  tendent  à  englober  dans  ce 
groupe  non  seulement  les  dupes  et  les  niais, 
nombre  et  matière  à  impôt,  mais  surtout  les 
hommes  intelligents  et  importants  de  chaque 
nation,  pour  les  avoir  sous  la  main.  Et  à 
ceux-là,  il  n'est  rien  qu'ils  ne  promettent  et 
qu'ils  ne  donnent.  Plus  les  événements  se  dé- 
roulent, plus  ce  dessein  de  la  Maçonnerie  ap- 
paraît évident...  C'est  dans  cette  Maçonnerie 
extérieure  que  les  hauts  chefs  d'Israël  étu- 
dient les  hommes,  les  tournent,  devinent  leurs 
penchants  et  leurs  tendances,  s'emparent  de 
leur  volonté,  de  leur  intelligence  et  de  leur 
liberté,  et  en  disposent.  Et  quand  ils  sont 
mûrs,  ils  les  diligent  vers  la  Maçonnerie  se- 
crète, c'est-à-dire  vers  la  Maçonnerie  supé- 
rieure. 

«  Le  second  groupe  maçonnique  comprend 
le*  hauts  grades,  qui  se  réunissent  dans  les 
arrière-Joges.  C'est  là  la  véritable  Maçon- 
nerie. C'est  là  'pie  les  juifs  admettent  les 
homme!  préparés  et  sûrs  auxquels  ils  in- 
filtrent, s'ils   ne  l'ont  pas  déjà  au  cœur,  la 

7.    XV. 


haine  du  catholicisme  et  de  toute  croyanci 
religieuse!  Us  les  imprègnent  des  idées  mo- 
dernes, COnformei  à  leurs  desseins;  ils  les 
chargent  de  les  propager,  de  les  défendre  et 
de  les  exécuter.  A  ceux-là  ils  révèlent  .succes- 
sivement, en  les  faisant  passer  par  les  degrés 
divers  et  les  rites  de  l'initiation,  une  partir; 
de  leur  plan  el  de  leur  but.  Les  liantes  Loges, 
composées  uniquement  de  juifs,  sont  les  seules 
qui  connaissent  toute  la  pensée  d'Israël. 

«  Dans  ce  second  groupe,  sur  une  indica- 
tion partie  des  chefs  supérieurs,  se  conçoivent 
et  s'élaborent  ces  projets  destructeurs  de  toute 
religion,  de  la  papauté,  de  l'autorité,  de  la 
morale,  de  la  famille,  de  tout  enseignement 
religieux,  de  la  patrie,  de  la  propriété,  de  la 
société,  auxquels  la  franc-maçonnerie  travaille 
avec  tant  de  rage  dans  notre  siècle.  Puis,  après 
que  l'approbation  d'en  haut  a  été  donnée  aux 
plans  et  projets  mûrement  discutés,  un  mot 
d'ordre  est  transmis  aux  Loges  symboliques, 
qui,  par  leurs  mille  voix,  aidées  de  celles  de  la 
presse,  secondent  l'opinion,  la  préparent,  la 
forment,  et  rendent  possible  ou  plus  facile 
l'exécution  du  dessein  arrêté. 

*<  C'est  par  ces  hautes  Loges,  et  quelquefois, 
selon  l'occurrence,  par  les  Loges  extérieures, 
que  s'établissent  les  sociétés  secrètes,  membres 
militants  et  violents  de  la  franc-maçonnerie. 
Là  elle  réunit  et  enrégimente  les  bras  dont 
elle  a  besoin  pour  exécuter  les  destructions 
physiques.  Ces  sociétés,  Carbonarisme,  Inter- 
nationale, Nihilisme  ou  autres,  paraissent  avoir 
leur  vie  et  leur  direction  propre  et  séparées 
de  la  franc-maçonnerie.  Mais,  en  fait,  elles 
sont  secrètement  menées  par  des  juifs  des 
hautes  Loges,  qui  ont  toutes  facilités  pour  les 
renier,  et  les  combattre  au  besoin,  si  elles  suc- 
combent dans  leurs  entreprises. 

«  La  Maçonnerie  juive  est  donc  comme  une 
espèce  d'organisme  vivant,  aux  proportions 
gigantesques,  qui  enlace  et  enserre  la  société 
chrétienne  d'un  bout  du  monde  à  l'autre.  Cet 
organisme  est  constitué  dans  une  unité  mer- 
veilleuse, puisque  toutes  les  Loges  supérieures 
et  inférieures  dépendent  du  centre  national, 
appelé  Grand  Orient,  et  que  tous  les  grands 
Orients  en  relations  obligées  les  uns  avec  les 
autres,  sont  rattachés  à  un  centre  suprême, 
Y  Orient  des  Orients,  par  un  lien  de  dépendance 
absolue.  Ce  centre,  c'est  la  haute  et  unique 
Loge  qui  réunit  les  premiers  chefs  et  les  prin- 
cipaux d'Israël,  et  qui  dirige,  comme  moteur 
souverain,  la  Maçonnerie  et  les  sociétés  oc- 
cultes de  tous  les  degrés  et  de  toutes  les 
formes.  Cet  immense  réseau  dont  chaque 
maille  est  un  homme,  se  maintient  dans  sa 
formidable  unité,  appuyée  sur  le  secret  obli- 
gatoire et  sur  les  serments  multipliés,  par  la 
crainte  de  la  répression  violente  du  poignard 
et  du  poison,  et  par  l'appui  irrésistible  de  l'or 
judaïque. 

«  Toutefois,  dans  cette  armée  innombrable, 
il  se  produit  bien,  de  temps  à  autre,  en  haut 
comme  en  bas,  des  divisions,  des  déchire- 
ments,  des  schismes  ;    mais  le  juif  ne   s'en 

li 


162 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


tourmente  pas.  Tous  les  rites  maçonniques, 
quels  qu'ils  loient,  toutes  les  formes  des  so- 
ciétés secrètes,  unies  ou  divisées,  tous  les 
membres  des  unes  et  des  autres,  quelles  que 
puissent  être  leurs  idées,  leurs  rivalités  et 
leurs  ambitions  particulières,  il  les  pousse, 
selon  ses  plans,  vers  le  même  objectif  :  des- 
truction totale  de  l'idée  et  de  la  société  chré- 
tienne. 

«  Tous  les  chemins  et  tous  les  moyens  lui 
sont  bons.  Plus  les  peuples  se  divisent  et  se 
heurtent  entre  eux,  plus  les  nations  s'affai- 
blissent, s'épuisent,  se  désagrègent,  plus  il  y 
a  de  bouleversements  et  de  catastrophes,  plus 
le  juif  se  réjouit  et  trouve  que  son  œuvre 
avance.  Nous  avons  ses  aveux  :  il  s'applique 
à  détruire  et  ci  renverser,  pour  élever  sa  do- 
mination sur  les  ruines. 

«  Quant  à  ces  grandes  questions  politiques 
de  formes  gouvernementales,  de  dynasties,  de 
rivalités  qui  passionnent  les  hommes,  elles 
sont  fort  secondaires  pour  Israël.  11  n'a  de 
préférences  que  pour  les  hommes  et  les  choses 
qui  favorisent  ses  plans  et  mènent  à  son  but. 
Mais  il  repoussera  impitoyablement  et  com- 
battra à  outrance,  avec  toutes  les  forces  dont 
il  dispose,  telle  dynastie,  telle  institution, 
telle  classe,  tel  prince,  et  même  telle  indi- 
vidualité plus  humble,  qui,  reniant  les  idées 
modernes  et  se  posant  en  adversaire  de  la  Ré- 
volution, formerait  par  là  même  un  obstacle 
ou  un  retard  à  l'accomplissement  de  ses  voeux. 

«  On  ne  pouvait  imaginer  une  centralisation 
pl-js  puissante  et  une  situation  plus  forte  que 
celle  de  la  Maçonnerie  judaïque,  l'organisa- 
tion de  l'empire  romain  n'était  ni  plus  sa- 
vante, ni  plus  solide  (1).  » 

En  1808,  le  P.  Katisbonne,  ci-devant  juif, 
s'exprimait  ainsi  :  «  Naturellement  habiles, 
ingénieux  et  possédés  par  "instinct  de  la  do- 
mination, les  juifs  ont  envahi  graduellement 
toutes  les  avenues  qui  conduisent  aux  richesses, 
aux  dignités,  au  pouvoir.  Leur  esprit  s'est  à 
peu  près  infiltré  dans  la  civilisation  moderne. 
ÎIs  dirigent  la  bourse,  la  presse,  le  théâtre,  la 
littérature,  les  administrations,  les  grandes 
voies  de  communication  sur  terre  et  sur  mer  ; 
et,  par  l'ascendant  de  leur  fortune  et  de  leur 
génie,  ils  tiennent  enserrée,  à  l'heure  qu'il  est, 
comme  dans  un  réseau,  toute  la  société  chré- 
tienne. » 

Déjà,  en  1847,  le  colonel  Cerberr,  président 
de  consistoire,  avait  écrit  :  «  Les  juifs  rem- 
plissent, proportion  gardée  et  grâce  à  leur  in- 
sistance, plus  d'emplois  que  les  autres  commu- 
nions, catholique  et  protestante.  Leur  désas- 
treuse influence  se  fait  sentir  surtout  dans  les 
affaires  qui  pèsent  le  plus  sur  la  fortune  du 
pays.  11  n'est  point  d'entreprise  dont  les  juifs 
n'aient  leur  large  part,  point  d'emprunt  pu- 
blic qu'ils  n'accaparent,  point  de  désastre 
qu'ils  n'aient  préparé  et  dont  ils  profitent; 
ils  sont  donc  mal  mal  venus  à  se  plaindre, 


ainsi  qu'ils  le  font  toujours,  eux  qui  ont 
toutes  les  fuviurs  et  qui  font  tous  les  béné- 
fices (  2) .  » 

Unsi  donc,  au  sujet  des  juifs,  il  faut  se  dé- 
faire absolument  de  cette  idée,  que  ce  sont  les 
fidèles  de  l'ancien  Testament,  les  aînés  des 
chrétiens  dans  l'adoration  du  vrai  Dieu.  «  Is- 
raël, s'écriait  un  jour  le  P.  Félix,  est  aujour- 
d'hui sans  religion,  sans  patrie,  sans  prêtre, 
sans  sacerdoce,  sans  autel,  sans  sacrifice.  »  — 
«  Cette  religion,  disait  Chaix  d'Est-Ange,  n'a 
plvs  rien  de  sacerdotal  ;  les  rabbins  ne  sont 
pas  des  prêtres,  mais  des  docteurs,  et,  depuis 
lu  dispersion,  la  science  a  remplacé  le  sa- 
cerdoce. »  Les  Juifs  n'avaient  qu'un  temple  où 
Dieu  permettait  les  grandes  cérémonies  du 
culte  :  ce  temple  est  détruit,  et  sa  tribu  sacer- 
dotale deLévi  a  disparu.  11  est  donc  naturel  et 
nécessaire  que  le  peuple  juif,  partout  où  ses 
essaims  se  sont  abattus,  n'ait  plus  en  guise  de 
temple  unique  que  de  simples  lieux  de  réu- 
nion et  de  prière  ;  en  guise  de  loi,  que  des  tra- 
ditions étrangères  à  toute  origine  divine;  en 
guise  de  prêtres,  que  des  consulleurs  officieux 
ou  redevables  à  la  loi  des  nations  étrangères, 
d'un  titre  officiel  ;  en  un  mot,  que  des  rabbins, 
c'est-à-dire  que  des  docteurs  dont,  sauf  quel- 
ques rares  exceptions,  dit  Drach,  «  l'igno- 
rance est  prodigieuse  ». 

«  Les  rabbins,  dit  un  autre  juif,  ne  sont 
point  comme  les  curés  et  les  pasteurs  des  com- 
munions chrétiennes,  les  ministres  nécessaires 
de  notre  culte.  L'office  des  prières,  au  sein  de 
nos  temples,  ne  s'effectue  point  par  leur  or- 
gane. Leur  pouvoir  ne  peut  rien  pour  le  salut 
de  nos  âmes.  Leurs  fonctions  sacerdotales  se 
bornent  à  la  célébration  du  mariage;  et  leurs 
attributions,  à  la  prononciation,  en  chaire, 
d'un  très  petit  nombre  d'oraisons.  Ils  sont  doc- 
teurs de  la  loi  et  passent  pour  avoir  une  pro- 
fonde connaissance  du  Thalmud.  Ils  sont  ca- 
noniquement  investis  du  pouvoir  de  conférer, 
à  un  laïque  quelconque,  le  diplôme  du  rabbi- 
nat.  Mais  ce  diplôme  est  compatible  avec 
toutes  les  professions  et  nous  comptons,  parmi 
nous,  des  rabbins  au  barreau,  des  rabbins  en 
boutique,  et  des  rabbins  marchands  forains. 
Ils  ne  possèdent  les  éléments  d'aucune  science 
utile  et  ignorent,  la  plupart,  jusqu'à  l'usage 
de  la  langue  nationale...  Leur  attachement 
fanatique  à  des  pratiques  absurdes,  dont  le 
temps  et  la  raison  ont  fait  justice,  est  un  titre 
à  leur  considération  mutuelle  et  à  la  vénéra- 
tion des  orthodoxes.  Leur  présomption  est 
aussi  excessive  que  leur  ignorance  est  pro- 
fonde. Si  on  invoque  leurs  lumières  sur  les 
questions  religieuses,  ils  opposent  les  mys- 
tères ;  si  on  les  presse,  ils  crient  à  l'irréli- 
gion ;  si  on  insiste,  ils  se  fâchent.  Ils  ont  la 
fatuité  du  pouvoir  et  la  volonté  de  l'intolé- 
rance »  (3). 

C'est  particulièrement  à  l'endroit  de  leurs 
fonctions  spirituelles  que  les  rabbins  «  sont 


(i)  Saint-André,  Francs-maçons  et  juifs,  p. 
(3)  Singer,  Des  consistoires  en  France,  p.  32. 


680.  —  (2)  Question  juire,  p.  3;  —   Les  Juifs,   p.  9. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


163 


faibles  et  nuls,  dit  un  autre,  car  leur  office 
n'égale  point  l'importance  du  saint  ministère 
des  prêtres  chrétiens.  Ce  n'est  point  eux  qui 
l'ont  résonner  les  temples  de  cantiques  et  <le 
prières  ;  ils  ne  l'ont  point  retentir,  dû  haut  de 
la  chaire,  de  sublimes  vérités;  ils  ne  vont 
point  dans  les  familles  porter  L'espérance  et 
la  consolation  ;  ils  ne  recherchent  point  la 
misère  pour  la  secourir,  les  larmes  pour  les 
sécher  ;  ils  ne  guérissent  pas  les  plaies  du 
cœur,  les  maladies  de  l'âme;  ils  ne  célèbrent 
point  d'ineffables  mystères  ;  ils  ne  sont  point 
les  confidents  des  consciences  ulcérées;  ils 
n'ont  point  reçu  du  ciel  le  don  de  pardon  et 
de  miséricorde  ;  ils  ne  sont  obligés  ni  au  dé- 
vouement aveugle,  ni  à  la  chasteté  sévère  ;  ils 
ne  font  point  vœu  de  pauvreté...  Or,  nous  le 
demandons  en  toute  conscience  et  en  toute  vé- 
rité, quelle  puissance  peut  avoir  une  religion 
enseignée  par  de  tels  ministres  ?  Certes,  tant 
que  les  Israélites  auront  pour  interprètes  de 
leur  religion,  leurs  tanneurs,  leurs  colpor- 
teurs, leurs  escompteurs,  voire  même  leurs 
usuriers,  car  beaucoup  exercent  ces  nobles  et 
libérales  fonctions,  jamais  ils  ne  se  trouveront 
à  la  hauteur  de  leur  époque...  Il  est  vrai  que 
déjà  nous  avons  parmi  nous  des  hommes 
éclairés  et  dignes  de  leur  sainte  mission  ;  mais 
ils  se  réduisent  à  trois  ou  quatre  (1)  ». 

Voilà  qui  est  entendu.  Les  juifs  ne  sont 
point  les  fidèles  de  l'Ancien  Testament;  ils 
n'ont  ni  temple,  ni  prêtres;  mais  seulement 
de  pauvres  brocanteurs  pour  rabbins.  Or, 
cette  race,  religieusement  si  dépourvue,  s'est 
attachée  au  Thalmud;  le  Thalmud  est  son 
code  civil  et  religieux  ;  les  juifs  puisent 
toutes  les  corruptions  de  la  doctrine  et  de  la 
morale  ;  et  conséquents  avec  le  Thalmud, 
ils  pratiquent  la  haine  du  chrétien,  l'usure, 
et,  pour  dire  le  mot  propre,  une  sorte  de  bri- 
gandage, imprévu  à  la  loi  et  insaisissable  à  la 
justice.  Grâce  à  ces  pratiques,  ils  ont  tout  en- 
vahi ;  ils  ont  accaparé  l'or,  la  dette  publique 
des  nations,  les  chemins  de  fer  et  canaux,  les 
théâtres  et  la  presse,  des  services  publics  et 
surtout  le  commerce  interlope.  Dans  cette  si- 
tuation puissante,  ils  font  une  guerre  à  mort 
aux  chrétiens  et  à  la  civilisation  de  l'Evan- 
gile. _ 

Aujourd'hui  encore,  ils  pratiquent  l'assassi- 
nat liturgique.  Lesjuifs  ont  toujours  éprouvé, 
pour  le  sang,  un  attrait  voluptueux.  La  Bible 
leur  reproche,  en  maints  passages,  de  se  livrer 
aux  pratiques  idolâtriques  des  Chananéens, 
qui,  non  seulement  immolaient  les  victimes 
humaines,  mais  encore  mangeaient  leur  chair 
et  buvaient  leur  sang.  Depuis  qu'ils  ont  cru- 
cifié Jésus-Christ  et  que  son  sang  est  retombé 
sur  leur  tête,  ils  s'acharnent  à  exterminer  ses 
disciples.  Innombrables  sont  les  assassinats 
des  chrétiens,  surtout  parmi  les  enfanis,  à 
l'effet  de  se  procurer  le  sang  nécessaire  aux 
abominables  pratiques  de  la  Synagogue.  Les 


témoignages  les  plus  auihentiquei  abondent 

pour  le  prouver:  pour  le  nier,  il  faut  l'obltl- 

nalioD  la  plus  aveugle  et  le  parti  pris  le  plus 

absolu  (2)  :  Trois  mollis  expliquent  ces  homi- 
cides sacrés  :  1"  la  haine  implacable  que  les 
Juifs  nourrissent  contre  les  chrétiens  et  qui 
rend  méritoire  l'assassinat  de  ses  ennemis; 
2°  les  œuvres  de  superstition  et  de  magie  fa- 
milières aux  juifs  et  pour  lesquels  ce  sang 
est  nécessaire  ;  3"  la  crainte  éprouvée  par  les 
rabbins  que  Jésus  ne  soit  le  véritable  Messie, 
auquel  cas  ils  espèrent  se  sauver  en  s'asper- 
geant  de  sang  chrétien. 

Nous  avons  parlé  de  la  haine  des  juifs.  Pour 
ce  qui  regarde  leurs  superstitions',  personne 
n'ignore  que  Dieu  a  couvert  lesjuifs  de  gale, 
d'ulcères  et  de  maux  caractéristiques,  pour 
lesquels  ils  sont  convaincus  que  de  s'oindre 
du  sang  d'un  chrétien,  c'est  un  remède  effi- 
cace. D'après  d'autres,  ce  sang  a  la  vertu 
merveilleuse  d'arrêter  les  hémorrhagies,  de 
ranimer  l'affection  des  époux,  de  délivrer  les 
femmes  des  incommodités  de  leur  sexe,  de 
faciliter  les  couches,  enfin  de  préserver  de  la 
mauvaise  odeur  que  tout  juif  exhale.  A  la 
circoncision  d'un  enfant,  le  rabbin  mêle,  dans 
un  peu  de  vin,  une  goutte  du  sang  de  l'enfant 
et  un  peu  de  poudre  provenant  de  sang  chré- 
tien. Le  soir  d'un  mariage,  après  le  jeûne  sé- 
vère des  futurs  conjoints,  le  rabbin  présente, 
à  chacun  d'eux,  un  œuf  cuit,  dans  lequel  il  y 
a  un  peu  de  poudre  de  sang  chrétien.  A  la 
mort  d'un  juif,  le  rabbin  met  également,  dans 
un  œuf  cuit,  quelques  gouttes  de  sang  chré- 
tien et  répand  cet  œuf  sur  le  corps  du  défunt. 
D'après  leur  bizarre  interprétation,  si  les  pra- 
tiques de  la  synagogue  sont  inefficaces,  ce  sang 
chrétien  servira  à  racheter  les  juifs  par  la 
vertu  de  Jésus-Christ. 

Le  jour  anniversaire  de  la  ruine  de  Jérusa- 
lem, les  juifs  se  mettent  sur  le  front  de  la 
cendre  de  toile  trempée  de  sang  chrétien  et 
mangent  un  œuf  salé  de  cette  cendre.  Au  re- 
tour de  la  Pâque,  chaque  juif  mange  un  pain 
azyme,  préparé  avec  le  sang  d'un  chrétien.  A 
l'époque  de  la  fête  du  Pourim,  les  juifs  s'in- 
géniaient à  tuer  un  chrétien,  en  mémoire  de 
leur  oppresseur  Aman.  S'ils  réussissent,  le  rab- 
bin pétrit,  avec  ce  sang,  des  pains  de  forme 
triangulaire  et  les  distribue  à  ses  amis. 

Si  le  juif  hait  le  chrétien  comme  individu, 
il  exècre  à  plus  forte  raison  les  chrétiens 
comme  communion  religieuse.  Pour  caracté- 
riser ses  rapports  avec  l'Eglise,  il  faut  distin- 
guer deux  périodes.  La  première,  dans  la- 
quelle le  juif  est  crasseux,  répugnant,  usurier, 
ennemi  marqué  de  la  société  chrétienne,  et, 
pour  ce  motif,  soigneusement  tenu  à  l'écart. 
Dans  cet  état,  qui  dura  en  France  jusqu'à  la 
Révolution  de  89,  le  juif  est  vil,  rampant,  ne 
demandant  qu'à  jouir  des  mêmes  droits  que  les 
Français  natifs,  possesseurs  du  sol  et  dont  les 
ancêtres  ont  formé  la  patrie.  Alors  le  juif  est 


H)  Cerfberr,  Les  Juifs,  leur  histoire,  leurs  auteurs,  p.  55.  —  (2)  Cf.  Henri  Deaportes,  Le  mi/stêre  du 
samj  :  ce  livre  est  à  lire. 


164 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


plaignant.  S'il  n'était  pas  satisfait  de  sa  con- 
dition, il  n'aurait  qu'à  s'en  aller  à  Jérusalem, 
la  patrie  de  Bon  cœur.  Personne  ne  le  retient 
et,  s'il  ne  décampe  pas,  c'est  qu'il  se  trouve 
bien,  même  quand  il  se  dit  mal. 

La  seconde  période  est  celle  qui  suit  l'éman- 
cipation. Si,  par  malheur,  on  lui  a  accordé 
celle  qu'il  demandait,  comme  une  grâce  in- 
signe, il  devient  superbe,  arrogant,  despote. 
Son  instinct  haineux  et  brutal  se  réveille;  la 
situation  qu'il  considérait,  pour  lui,  comme 
une  disgrâce,  il  veut  l'imposer  aux  autres, 
suivant  le  droit  interprété  à  la  manière  ju- 
daïque. 

Naguère,  il  réclamait  un  peu  de  liberté; 
maintenant  il  n'en  veut  que  pour  lui  et  veut 
tout  refuser  aux  autres.  Naguère,  il  deman- 
dait à  être  traité  en  égal  de  tout  le  monde  ; 
maintenant,  il  ne  se  contente  plus  du  droit 
commun  ;  il  exige,  pour  lui,  des  privilèges.  Na- 
guère, il  réclamait  son  entrée  dans  la  nation  à 
titre  de  frère;  maintenant  il  veut  traiter  en 
ennemis  ceux  dont  il  implorait  la  pitié. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  en  France.  En  pro- 
clamant les   Droits  de   l'homme,  les  chefs  de 
la  Révolution  s'imaginaient    peut-être    inau 
gurer  une  ère  de  renaissance,  et  ne  se  doutaient 
certainement  pas  que  ce  seraient  des  étran- 
gers, des  juifs,  qui  en  recueilleraient  exclu- 
sivement les  bienfaits,  au  préjudice  des  vrais 
enfants  de  la  patrie.  C'est,  du  reste,  une  opi- 
nion très  plausible  que  les  juifs  étaient  dans 
l'affaire,  et  s'ils  en  escomptèrent  le  bénéfice, 
ce  fut  à  d'autant  meilleur  escient  qu'ils  avaient 
conspiré  dans  ce  dessein.  Les  frères  Lémann, 
juifs  convertis,   ont  publié,   sur  l'entrée  des 
juifs  dans  la  société   française,  et  sur  la  pré- 
pondérance juive,  des  ouvrages  qui  font  auto- 
rité. Sous  Napoléon,  pour  confirmer  leur  en- 
trée et  assurer  leur  prépondérance,  ils  rusè- 
rent avec  le  despote  et  en  obtinrent  la  pléni- 
tude de  leur  état-civil.  C'est  de  là  que  date 
leur  fortune.   Nous  n'avons  pas  à  entrer  ici 
dans  le  détail  des  prouesses  judaïques  contre 
la  fortune  de  la  France;   mais  nous  pouvons 
citer   un  exemple,  l'exemple  de  Rothschild. 
En  1812,  le  chef  de  la  maison  française  pos- 
sédait un  million.  Le  soir  de  la  bataille  de  Wa- 
terloo, il    gagna  Londres    de    vitesse  et  fit, 
sur  les  fonds  anglais,  d'un  seul  coup,  une  rafle 
de  vingt  millions.   Sous  la    Restauration,  il 
géra,  en  partie  double,  le  compte  de  liquida- 
tion ;  il  avait  pris  à  son  compte   les  créances 
des  autres  peuples  et  fournissait,  à  Louis  XVIII, 
l'argent  pour  payer.  Créancier  et  prêteur,  il 
fournissait  l'argent  qu'il  réclamait   et  récla- 
mait l'argent  qu'il  prêtait.   Sous  Louis-Phi- 
lippe, Rothschild  fut,   en  réalité,   le  premier 
ministre  du  règne.   En  1847,  il  avait  pris  à 
son  compte  un  emprunt  du  gouvernement  ; 
en  1848,  il  refusa  de  payer  les  170  millions 
qu'il  devait  encore  et  devait,  à  ce  titre,   être 
incarcéré  comme  failli  frauduleux  ;  ses  com- 
pères juifs,  Goudchaux  etCrémieux,  le  sauvè- 
rent. Sous  l'Empire,  il  fut  pincé  par  les  juifs 
de  Bordeaux,   qui  firent  donner  les  écus  en 


transformant  nos  vieilles  villes.  Rothschild 
rentra  en  scène  pour  préparer  le  drame  san- 
glant de  1870.  Ce  Rothschild,  à  sa  mort,  pos- 
sédait au  moins  trois  milliards.  Son  million  de 
LS12,  s'il  eût  fructifié  honnêtement,  sans 
perle,  à  intérêt  composé,  de  1X12  à  sa  mort, 
eût  produit  cent  trente-sept  millions.  Le  dit 
Rothschild  possédait  trois  milliards,  il  s'en- 
suit que  deux  milliards  huit  cent  soixante 
millions  ont  été  gagnés  on  ne  sait  comment 
et  doivent  rentrer  au  trésor.  Une  lessive  sem- 
blable exercée  sur  toules  les  fortunes  juives 
amènerait  des  restitutions  proportionnelles. 
Autrefois,  les  rois  mettaient  ces  gens-là  au 
gibet  de  Monfaucon;  aujourd'hui,  il  suffirait 
de  les  vider  et  de  les  expulser.  Retirer  l'état- 
civil  aux  juif»,  régler  honnêtement  leurs 
comptes  et  les  envoyer  en  Palestine  :  c'est  la 
consigne  de  la  Providence. 

L'action  des  juifs  en  France  se  décompte 
en  deux  points  :  d'un  côté,  ils  accaparent  la 
fortune  du  pays  et  ramènent  au  servage  le 
peuple  chrétien  ;  de  l'autre,  pour  river  la 
chaîne  au  cou  des  serfs  baptisés,  ils  oppri- 
ment la  religion  et  poussent  à  la  supprimer. 
Leur  tactique  est  d'ailleurs  percée  à  jour. 
D'un  côté,  ils  célèbrent  sur  le  thyrse  la  li- 
berté et  l'égalité  des  cultes,  comme  droits  pri- 
mitifs de  l'homme  ;  de  l'autre,  ils  poussent 
l'impudeur  et  le  cynisme  jusqu'à  édicler,  au 
nom  de  la  liberté  des  cultes,  contre  la  religion 
catholique,  les  mesures  les  plus  oppressives. 
La  théorie  des  droits  de  l'homme,  la  formule 
des  principes  modernes,  c'est  le  moyen  de 
renverser  la  sainte  Lglise. 

En  1869,  au  synode  de  Bonn,  la  motion 
suivante  fut  adoptée  avec  une  acclamation  par 
tous  les  représentants  de  la  juiverie  euro- 
péenne :  «  Le  synode  reconnaît  que  le  dé- 
veloppement et  la  réalisation  des  principes 
modernes  sont  lesplus  sûres  garanties  du  pré- 
sent et  de  l'avenir  du  judaïsme  et  de  ses  mem- 
bres. Us  sont  les  conditions  les  plus  énergi- 
quement  vitales  pour  l'existence  expansive  et 
le  plus  haut  développement  du  Judaïsme.  » 

En  1876,  au  Chili,  voici,  d'après  le  Monde 
maçonnique,  leur  programme  : 

Article  I.  —  En  outre  des  commissions  ac- 
tuelles, il  y  aura,  dans  la  grande  Loge,  des 
comités  de  travaux. 

Art.  II.  —  Ces  comités  seront  intitulés  : 
section  d'instruction,  section  de  bienfaisance 
et  section  de  fraternité  maçonnique. 

Art.  III.  —  La  section  d'instruction  s'occu- 
pera :  1°  de  fonder  des  écoles  laïques;  2°  de 
donner  son  concours  à  toutes  les  sociétés  qui 
ont  pour  objet  de  donner  l'instruction  gra- 
tuite aux  pauvres;  3*  d'aider  au  progrès  de 
toutes  les  institutions  scientifiques,  littéraires 
et  artistiques  qui  existent  dans  le  pays  ;  4°  de 
fonder  des  confréries  pour  la  propagation  des 
connaissances  tendant  à  faciliter  le  progrès  de 
l'humanité. 

Art.  IV.  —  La  section  de  bienfaisance  s'oc- 
cupera :  1°  d'aider  à  la  fondation  d'hôpitaux, 
etc.  ;  2*  de  donner, son  appui  direct  ou  indi- 


LIVRE  QlJATRE-VIN<iï'-niïAT()llZIKV1E 


1 68 


rect  à  toutes  les  institutions  de  celle  nature, 
dans  lesquelles  on  ne  poursuit  pas  un  but 
égoïste  ou  sectaire  (c'est-à-dire  catholique). 

Art.  V.  —  La  section  de  propagande  devra  : 
i°  défendre  et  l'aire  connaître  par  la  presse  les 
véritables  idées  de  la  franc- maçonnerie  ;  "2°  tra- 
vailler à  introduire  dans  les  institutions  pu- 
bliques les  principes  de  liberté',  d'égalité  et  de 
fraternité,  et  spécialement  à  amener  la  sépa- 
ration de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  à  faire  établir 
le  mariage  civil,  à  combattre  les  privilèges,  à 
se'culariser  la  bienfaisance...;  3°  protéger  et 
soutenir  les  victimes  de  l'intolérance  reli- 
gieuse... 4°  s'occuper  en  général  de  tout  ce 
qui  peut  faire  de  l'humanité  une  famille. 

Voilà,  en  un  texte  officiel,  l'euphémisme  de 
mots  équivoques,  le  programme  de  l'action 
judaïque,  pas  seulement  pour  le  Chili,  mais 
pour  tous  les  peuples.  Nous  allons  en  voir 
l'application  à  la  France. 

Le  principal  engin  que  les  juifs  employèrent 
de  tout  temps  pour  déraciner  la  foi  des  cœurs 
chrétiens,  fut  la  création  d'écoles  impies. 
C'est  par  ces  écoles,  au  Moyen  Age,  qu'ils 
avaient  préparé  le  manichéisme  dans  l'Albi- 
geois ;  c'est  par  ce  moyen,  de  nos  jours,  qu'ils 
ont  formé,  en  Belgique,  en  Hollande,  en  Au- 
triche et  en  Italie,  le  dessein  de  la  Révolution 
anti-chrétienne.  En  France,  où  Napoléon  avait 
eu  le  tort  de  créer  le  monopole  universitaire, 
où  les  régimes  suivants  n'avaient  que  trop 
maintenu  l'institution  rationaliste  du  des- 
pote, les  catholiques  avaient  réclamé  avec 
force,  puis  obtenu  en  partie,  la  liberté  de  l'en- 
seignement. En  1867,  avec  le  concours  du 
ministre  Duruy,  Jean  Macé  fondait  la  Ligue 
de  l'enseignement.  Sous  prétexte  de  propager 
l'enseignement  populaire,  il  se  proposait  : 
1°  de  mettre  sous  la  main  de  l'Etat,  l'enseigne- 
ment public  à  tous  les  degrés  ;  2°  d'en  éli- 
miner absolument  l'idée  surnaturelle  et  reli- 
gieuse ;  3°  d'enlever  à  tous  les  citoyens  la  pos- 
sibilité de  faire  donner,  à  leurs  enfants,  un 
enseignement  autre  que  celui  de  l'Etat.  Dans 
le  fait,  ce  n'était  point  une  ligue  pour  l'ensei- 
gnement, mais  une  ligue  contre  la  religion. 
L'enseignement,  c'était  le  masque  ;  l'irréli- 
gion, l'anti-chrislianisme,  c'était  le  but.  Mais 
le  masque  devait  faire  des  dupes  et  préparer 
des  complices. 

En  1870,  on  mettait  en  avant  la  devise: 
«  L'instruction  gratuite,  obligatoire  el  laïque.  » 
C'était  la  pierre  d'attente  des  lois  Ferry,  des 
manuels  à  la  Paul  Bert,  de  l'expurgation  des 
classiques  français  pour  en  faire  disparaître 
jusqu'au  nom  de  Dieu.  A  ce  propos,  un  rabbin 
de  Bruxelles,  Aristide  Astruc,  publiait  une 
brochure  intitulée  :  L 'enseignement  chez  les 
juifs  ;  dans  cet  écrit  le  rabbin  prouvait  que 
la  formule  nouvelle  d'enseignement  et  le  dé- 
tail des  lois  Ferry,  c'était  tout  simplement  la 
mine  en  pratique  de  la  formule  nouvelle  adop- 
tée depuis  longtemps  chez  les  juifs. 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  l'enseignement 
secondaire  des  jeunes  filles  était  confié  aux 
congrégations  religieuses  ;  elles  s'acquittaient 


de  l'iir  tâche  avec  le  plus  noble  dévouement . 
Leurs  élèves  étaient,  dans    la  famille,    le    [dus 

ferme  boulevard  de  la  foi  chrétienne.  Le  juif 

Camille  Sée  proposa  une  loi  [tour  l'établisse- 
ment des  lycées  de  filles  ;  cette  loi  constituait, 
un  nouvel  attentat  judaïque.  «  La  société,  dit 
à  ce  propos  un  démocrate,  est-elle  donc  trop 
riche  de  vertus  [tour  la  convier  au  cynisme  î 
Esl-ce  que  le  peuple  n'a  pas  assez  de  ses 
maux,  pour  appeler  ses  filles  au  déshonneur 
et  ses  épouses  à  l'adultère?  » 

Une  autre  loi  persécutrice  fut  la  loi  du  juif 
Naquel  pour  le  divorce.  La  Synagogue  admet 
le  divorce;  l'Eglise  ne  l'admet  pas  et  la  so- 
cité  chrétienne  l'avait  banni  de  son  code.  Les 
juifs,  en  demandant  l'état-civil,  avaient  ré- 
clamé le  droit  de  garder  le  divorce  ;  ils  ont 
obtenu  depuis  le  droit  denous  l'imposer  comme 
une  loi.  Eux  qui  n'admettent  pas  le  mariage 
civil,  ils  veulent  que  le  mariage  civil,  inventé 
par  eux  pour  nous  exclusivement,  se  mette  au 
service  du  divorce  judaïque. 

Dans  la  guerre  qu'ils  ont  déclarée  à  l'Eglise, 
le  juif  attaque  sur  tous  les  points  à  la  fois.  La 
suppression  du  budget  des  cultes,  la  sépara- 
tion de  l'Eglise  et  de  FEtat,  l'abolition  du 
Concordai,  voilà  un  de  ses  principaux  objec- 
tifs. Le  juif  Dreyfus  est  le  promoteur  fana- 
tique de  ces  différentes  mesures. 

La  baine  que  le  juif  éprouve  contre  le  cru- 
cifix n'a  d'égale  que  celle  qu'il  ressent  contre 
le  Christ  lui-même.  Dans  les  tribunaux,  dans 
les  écoles,  sur  nos  places  publiques,  on  voyait 
partout  le  signe  sacré  de  la  Rédemption.  Le 
juif  Hérold,  les  juifs  Schnerb  et  Hendlé  font 
la  guerre  à  cette  image  ;  ils  l'arrachent  des 
écoles  de  Paris  ;  ils  la  poursuivent  dans  les 
départements,  et  un  jour  le  peuple  chrétien 
de  France  a  pu  voir  passer,  dans  des  tombe- 
reaux, les  débris  mutilés  du  Sauveur  des 
hommes.  L'hérésie  imbécile  des  Iconoclastes 
a,  pour  derniers  représentants,  les  juifs. 

Dans  l'expulsion  des  religieux,  dans  la 
laïcisation  des  hôpitaux,  dans  la  défense  des 
processions,  il  faut  voir  la  main  du  juif.  En- 
core un  peu,  et,  pour  ménager  la  juiverie,  on 
défendra  de  prêcher  la  passion  et  de  célébrer 
les  offices  de  la  semaine  sainte. 

Le  but  que  poursuivent  les  juifs,  ce  n'est 
pas  seulement  la  résolution  du  pacte  de  Char- 
lemagne  ;  c'est  la  suppression  de  toute  société 
chrétienne,  c'est  la  mise  hors  la  loi  du 
Christ  et  de  l'Evangile  ;  c'est  l'acheminement 
à  la  domination  judaïque  et  à  l'esclavage  du 
chrétien. 

...Bella,  horrida  bella 
Et  rnulto  Europam  spumanlem  sanguine  cerno. 


106 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L*ÉGLI8E  CATHOLIQUE 


l/iirlicle  7. 


a  Bonaparte  passait  à  Turin.  Un  jour  qu'il 
parcourait  le  palais  de  l'Université  fondée  en 
1771  par  Charles-Emmanuel  III,  il   se  lit  re- 
présenter les  statuts  qui  régissaient  cette  ins- 
titution. Il  y  vit  quelque  chose  de  grand  et  de 
fort  qui  le  frappa.  Celte  grave  autorité  qui, 
sous  le  nom  de  Magistrat  de  la  /té/orme,  gou- 
vernait tout  le  corps  enseignant  ;  ce  corps  lui- 
même  uni  par  des  doctrines  communes  et  li- 
brement soumis  à  des  obligations  purement 
civiles  qui  le  consacraient  à  l'instruction  de 
la  jeunesse  comme  à  l'un  des  principaux  ser- 
vices de  l'Etat  ;  ce  corps  sans  cesse  renouvelé 
par  un  pensionnat  normal  qui  devait  trans- 
mettre d'âge  en  âge  les  saines  traditions  et  les 
méthodes  éprouvées  :  tranquille  sur  le  pré- 
sent, par  la  garantie  que  lui  donnait  sa  juri- 
diction spéciale  ;    tranquille   sur  l'avenir  par 
la  garantie  d'honorables  retraites;  cet  ordre 
de  professeurs  tous  choisis  parmi  des  agrégés 
nommés  au  concours;  cette  noble  confiance 
de  la   puissance  souveraine   qui    donnait  au 
conseil    chargé  de  la   direction   générale  un 
droit   permanent  de  législation  intérieure  et 
de  continuel  perfectionnement  ;  tout  ce  plan 
d'éducation  établi  sur  la  base  antique  et  im- 
périssable de  la  foi  chrétienne,  tout  cela  lui 
plut,  et  il  en  garda  la  mémoire  jusqu'au  sein 
de  ses  triomphes  en  Italie  et  en  Allemagne. 
Rassasié  enfin  de  gloire  militaire  et  songeant 
aux  générations  futures,  après  avoir    solide- 
ment établi  l'administration  civile,  après  avoir 
relevé  les  autels  et  promulgué  le  Code  Napo- 
léon,  après  avoir,  par  différentes  lois,  subs- 
titué les  Lycées  aux  écoles  centrales,  régénéré 
les  écoles  de  Médecine  et  créé  les  écoles  de 
Droit,  il  voulut  fonder  aussi  pour  la  France 
un  système  entier  d'instruction  et  d'éducation 
publiques.    Il  se  souvint  de    l'Université   de 
Turin,  et  l'agrandissant,  comme  tout  ce  qu'il 
touchait,  dans  la   double  proportion  de  son 
empire  et  de  son  génie,  il  fit  V Université  im- 
périale. 

«  Hâtons-nous  d'ajouter  qu'en  cela  même 
Bonaparte  répondait  aux  vœux  que  la  France 
avait  exprimés  à  l'époque  mémorable  de  la 
première  année  du  XIXe  siècle.  Les  conseils 
généraux  de  départements  venaient  de  s'as-. 
sembler.  Les  Français,  lassés  de  tant,  de 
vaines  théories  essayées  à  leurs  dépens  sur 
tous  les  points  de  la  machine  politique,  as- 
piraient au  repos,  voulaient  de  l'unité  par- 
tout et  faisaient  effort  vers  la  monarchie.  Au 

(1)  Ambroise  Rendu,  Code  universitaire,  préface. 
téé  publié  en  l'an  X  par  le  minisire  Chaptal. 


milieu  de  la  ruine  universelle  des  institution":, 
les  conseil-  généraux,  jetant  un  douloureux 
regard  sur  l'état  déplorable  de  l'éducation, 
avaient  retracé  avec  une  juste  reconnaissance 
les  services  rendus  par  les  anciennes  corpora- 
tions enseignantes;  ils  avaient  gémi  profon- 
dément sur  le  terrible  naufrage  qui  avait  tout 
englouti,  corps  et  biens;  mais  en  mi 
temps,  ils  ne  s'étaient  point  bornés  à  des  re- 
grets stériles  ;  ils  n'avaient  point  oublié  que 
nos  meilleures  institutions  d'autrefois  lais- 
saient à  désirer  quelque  chose,  et  ils  avaient 
tracé  d'une  main  ferme  l'esquisse  d'un  plan 
vaste  el  uniforme  qui  assurerait  à  la  France 
le  bienfait  toujours  souhaité,  souvent  promis 
d'une  éducation  vraiment  française  (1)    . 

Objet  le  plus  ancien  et  le  plus  constant  des 
méditations  de  Napoléon  Ier,  l'Université  fut 
la  dernière  création  de  l'Empire.  Par  les 
Constitutions  de  l'Empire,  Bonaparte  avait 
mis  la  nafion  dans  sa  main  :  administration, 
magistrature,  armée,  finances,  travaux  pu- 
blics, diplomatie,  il  tenait  tout  à  sa  discré- 
tion. Par  le  Concordat,  il  avait  rétabli  le  culte 
public  ;  mais,  en  même  temps,  par  les  Ar- 
ticles Organiques,  il  avait  mis  l'Eglise  en  état 
de  siège.  Par  l'Université,  l'Empereur  ne  se 
contenta  pas  de  tout  réduire,  dans  le  présent, 
sous  sa  puissance,  il  voulut  encore  hypothé- 
quer l'avenir.  Du  reste,  il  ne  se  portait  pas  à 
ce  dessein  par  une  pensée  impie,  mais  seule- 
ment par  une  volonté  de  domination.  Lui  qui 
ne  se  croyait  pas  capable  de  gouverner  un 
peuple  qui  lisait  Frédéric  ou  Voltaire,  son- 
geait beaucoup  moins  encore  à  livrer  la  reli- 
gion aux  sophistes  et  à  jeter  la  société,  comme 
une  proie,  à  tous  les  dissolvants  du  rationa- 
lisme. Dans  sa  pensée,  l'Université  devait  être 
religieuse  ;  il  la  voulait  célibataire,  avec  un 
costume  à  part,  copié  sur  les  costumes 
d'Eglise,  mais  il  la  voulait  laïque.  L'homme 
fit  pire.  L'homme  qui  fit  en  toutes  choses  vio- 
lence au  temps  ne  compta  pas  les  années  pour 
fonder  solidement  cette  institution,  œuvre 
privilégiée  de  sa  pensée. 

C'est  le  10  mai  1800,  seulement,  qu'il  fit 
connaître  son  projet  à  la  France,  dans  une 
loi  en  trois  articles. 

Art.  1er.  —  Il  sera  formé,  sous  le  nom 
d'Université  impériale,  un  corps  chargé  exclu- 
sivement de  l'enseignement  et  de  l'éducation 
publics  dans  tout  l'empire. 

Art.  2.  —  Les  membres  du  corps  ensei- 
gnant contracteront  des  obligations  civiles, 
spéciales  et  temporaires. 

Art.  3.  —  L'organisation  du  corps  ensei- 
gnant sera  présentée  en  forme  de  loi  au  corps 
législatif  à  sa  session  de  1810. 

Malgré  cette  disposition,  et  sans  attendre  le 
terme  fixé,  l'empereur  crut  devoir  procéder, 
par  un  simple  décret,  à  l'organisation  an- 
noncée. Le  décret  du  17  mars  1808  qui  a  force 
de  loi  (décision  du  Conseil  royal  de  l'Univer- 

L'analyse  des  procès  verbaux  de  l'an  IX  (1801)  a 


LIVIIE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME  107 

site  du  4  mai  1830)  et  qui  a  été  modifié  seule-  versité  de  un  dixième  sur  les  droits  perçus 

ment  dans  quelques-uns  de  ses  articles  par  dam  1rs  écoles  de  droit  et  de  médecine  pour 

des  décrets  on  ordonnances  ultérieures,  est  les  examens  et  les  réceptions.  Les  neuf  autrei 

toujours,  avec  celui  du  15  novembre  1811,  la  dixièmes  continuaient  à  être  appliqués  aux 

règlement  fondamental  de  la  matière.  Il   fut  dépenses  de  ces  Facultés  ; 

rendu  après  une  discussion  au  Conseil  d'Etat  Du  droit  de  un  vingtième  prélevé  au  prolit 

(|ui  n'occupa  pas  moins  de  vingt-trois  séances.  de  l'Université  dans  toutes  les  écoles  de  l'Kin- 

Le  litre  premier  de  la  loi  du  17  mars  1808  pire   sur    la   rétribution    payée    par   chaque 

débute  ainsi  :  élève  pour  son  instruction. 

Art.   I01.  —    L'enseignement    public  dans  Dans  le  courant  de  celte  même  année  1808, 

tout  l'Empire  est  confié  exclusivement  à  l'Uni-  Napoléon  voulut  imprimer    un  caractère  im- 

versité.  posant   aux    fonctions   du  Grand  Maître.    Le 

Art.  2.  —   Aucune  école,  aucun  établisse-  17    septembre,  parut  au   Moniteur   le  décret 

ment  quelconque    d'instruction   ne  peut  être  suivant  daté  de  Sainl-Cloud  : 

fondé  hors  de  l'Université  impériale  et  sans  Napoléon,     empereur     des    Français,    roi 

l'autorisation  de  son  chef.  d'Italie  et  protecteur  de  la  Confédération  du 

Art.  3.  —  Nul  ne  peut  ouvrir  d'école,  ni  Rhin, 

enseigner  publiquement,  sans  être  membre  de  Notre  Conseil  d'Etat  entendu, 

Il  niversité  impériale  et  gradué  par  l'une  de  Nous   avons    décrété   et   décrétons  ce   qui 

ses  Facultés.  Néanmoins,  {'instruction  dans  les  suit  : 
séminaires  dépend  des  archevêques  et  évêques, 

chacun  dans  son  diocèse.  Ils  en  nomment  et  TïTRF  Ter 
révoquent  les   directeurs  et  professeurs.    Us 
sont  seulement  tenus  de  se   conformer  aux 

règlements  pour  les  séminaires  par  nous  ap-  Art.  1".  —  Le  Grand  Maître  de  l'Université 

prouvés. prêtera  serment  entre  nos  mains. 

Il  nous  sera  présenté  par  le  prince  archi- 

chancelier,  dans  la  chapelle  impériale,  avec  le 

L'Université  impériale   sera  régie  et  gou-  même  cérémonial  que  les  archevêques, 

vernée  par  le  Grand  Maître  qui  sera  nommé  La  formule  du  serment  sera  ainsi  conçue  : 

et  révocable  par  nous.  «  Sire,  je  jure  devant  Dieu  et  Votre  Majesté 

Puis  le  législateur  organise  le  grand  état-  de  remplir  tous  les  devoirs  qui  me  sont  im- 
major de  l'Université  :  posés,  de  ne  me  servir  de  l'autorité  qu'elle  me 

Le  chancelier  et  le  trésorier  viendront  im-  confie,  que  pour  former  des  citoyens  attachés 

médiatement  après  le  Grand  Maître  et  prési-  à  leur  religion,  à  leur  prince,  à  leur  patrie,  à 

deront  le  Conseil  supérieur  en  son  absence.  Ils  leurs  parents;   de    favoriser    par    tous     les 

auront  chacun  un  traitement  de  15.000  fr.  moyens  qui  sont  en  mon  pouvoir  les  progrès 

Il  y  aura  dix  conseillers  à  vie,  à  10.000  fr.,  des  lumières,  des  bonnes  études  et  des  bonnes 
choisis  :  six   parmi  les  inspecteurs  généraux,  mœurs,  d'en  perpétuer  les  traditions  pour  la 
quatre  parmi  les  recteurs.  gloire  de  votre  dynastie,  le  bonheur  des  en- 
Vingt  conseillers  ordinaires  pris  parmi  les  fants  et  le  repos  des  pères  de  famille.  » 
inspecteurs,  doyens  et  professeurs  de  Faculté, 
à  6.000  francs.  Le  premier  Grand  Maître,  Fontanes,  tenait, 

Les  inspecteurs  généraux  et  recteurs  auront  par     sa    naissance     et    son    éducation,    au 

6.000  fr.  Les  frais  de  tournée  seront  payés  à  xvme  siècle  :  il  avait  vécu  dans  l'intimité  de 

part.  d'Alembert  ;  il  était  lié  avec  La  Harpe,  Joubert, 

Un  secrétaire  général,  choisi  parmi  les  con-  Fiévée,  Lacretelle,  Garât,    Daunou,  Chénier, 

seillers   ordinaires  et    nommé  par  le    Grand  Itcederer,  Benjamin   Constant;   il    fut,    pour 

Maître,     rédigera     les     procès-verbaux     des  Chateaubriand,  un  ami  de  la  première  heure, 

séances  du  Conseil  qui  s'assemblera  deux  fois  Au   fond,  c'était  un  catholique,  mais  un  ca- 

par  semaine   et    plus    souvent   si   le    Grand  tholique  métis  et  un  épicurien.  Dans  la  région 

Maître  le  trouve  nécessaire.  de  l'esprit  pur,  cet   émigré   portait,  pour  le 

Fontanes,  président  du  Corps  législatif,  est  choix  des  hommes,  la   même  tolérance  que 

nommé  Grand  Maître  de  l'Université.  l'Empereur  :  il   fit  entrer,  dans  l'Université, 

Vfllaret,  évoque  de  Casai  (Piémont),  est  des  prêtres  apostats,  des  régicides,  des  émi- 
nommé  chancelier  ;  Delambre ,  secrétaire  grés  ralliés  comme  lui  au  gouvernement.  A 
perpétuel  de  la  première  classe  de  l'Institut,  l'assassinat  du  duc  d'Knghien,  il  avait  pour- 
est  nommé  trésorier  de  ladite  Université.  tant  dû  refuser  sa  parole  à  la  justification  du 

Quant  à  la  dotation   de  l'Université,  elle  se  crime. 

composait  de   400.000    livres  de   rentes  ins-  Les  premiers  conseillers  à  vie  de  l'Univer- 

crites  sur  le  Grand  Livre,  appliquées  déjà  à  site  nommés  par  Napoléon,  furent :Ileausset, 

l'instruction  publique;  ancien  évêque    d'Alais,   futur  historien    de 

De  toutes  les  rétributions  payées  pour  colla-  Bossuet  et  de  Fénélon  ;  Emery,  supérieur  de 

lion  des  grades  dans  les  Facultés  de  théo  Baint-Sulpice,   qui    ne    trouva    pas   mal  de 

logie,  de-,  lettres  et  des  sciences  ;  figurer  là;  Nougarède  de  Fayet,  ancien  con- 

Du  prélèvement  au  profit  du  trésor  de  l'Uni-  seiller  à  la  Cour  des  aides  ;  Delamalle,  ancien 


le,  h 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLK.n  l 


avocat  au  parlement  de  Paris  ;  Louis  de 
Bonald,  l'auteur  delà  Législation  primitive; 
Desren.unles.  ancien  Krand  vicaire  de  révoque 
d'Autuu,  Talleyrand  ;  les  savants  Cuvier, 
Jussieu,  Legendre,  et  Guéroult,  proviseur  du 
Lycée  Charlemagne,  bientôt  Directeur  de 
l'Ecole  Normale. 

Dans  les  discussions  au  Conseil  d'Etat,  qui 
avait  précédé  la  création  de  l'Université,  Na- 
poléon avait  dit  : 

—  Je  veux  constituer,  en  France,  l'ordre 
civil  ;  il  n'y  a  eu  jusqu'à  présent  dans  le 
monde  que  deux  pouvoirs,  le  militaire  et 
l'ecclésiastique  ;  l'ordre  civil  sera  fortifié  par 
la  création  d'un  corps  enseignant. 

C'est  en  se  rapportant  sans  doute  à  cette 
création  qu'il  disait  à  Sainte-Hélène  : 

—  J'ai  eu  l'ambition  d'établir,  de  consacrer 
enfin  l'empire  de  la  raison  et  le  plein  exereice, 
l'entière  jouissance  de  toutes  les  facultés 
humaines. 

En  1815,  les  Bourbons  avaient  bouleversé 
l'ordre  établi  par  Napoléon  ;  mais,  après 
Waterloo,  ils  ne  remirent  pas  leur  décret  en 
vigueur.  La  première  brèidie  faite  à  l'établis- 
sement impérial,  fut  la  loi  du  15  mars  1850. 
En  son  titre  trois,  elle  portait  : 

Tout  Français  âgé  de  25  ans  au  moins,  et 
n'ayant  encouru  aucune  des  incapacités  com- 
prises dans  l'article  26  de  la  précédente  loi, 
peut  former  un  établissement  d'instruction 
secondaire,  sous  la  condition  de  faire  au  rec- 
teur de  l'Académie,  où  il  se  propose  de  s'éta- 
blir, les  déclarations  prescrites  par  l'article  27 
et,  en  outre,  de  déposer  entre  ses  mains  les 
pièces  suivantes  dont  il  lui  sera  donné  récé- 
pissé. 

1°  Un  certificat  de  stage,  constatant  qu'il  a 
rempli  pendant  cinq  ans,  au  moins,  les  fonc- 
tions de  professeur  ou  de  surveillant  dans  un 
établissement  d'instruction  secondaire,  public 
ou  libre  ; 

2°  Soit  le  diplôme  de  bachelier,  soit  un 
brevet  de  capacité  délivré  par  un  jury  d'exa- 
men ; 

3°  Le  plan  du  local  et  l'indication  de  l'objet 
de  l'enseignement. 

Le  minisire,  sur  la  proposition  du  Conseil 
académique  et  l'avis  conforme  du  Conseil  supé- 
rieur, peut  accorder  les  dispenses  de  stage. 

La  loi  de  1Q50  avait  établi  une  certaine  li- 
berté de  l'enseignement  primaire  et  de  l'en- 
seignement secondaire  ;  une  loi  de  1875,  votée 
par  l'Assemblée  nationale,  accorda  la  liberté 
de  l'enseignement  supérieur  et  permit  la  fon- 
dation d'Universités  libres.  Cette  liberté 
n'était  pas  accordée  à  tous  les  degrés,  sans 
restriction  ;  mais  on  pouvait  espérer  «lu  t^mps 
de  l'expérience,  des  progrès  de  l'esprit  public, 
une  liberté  plus  entière,  partant  plus  féconde. 
C'était  la  pensée  du  siècle  et,  en  appa- 
rence, le  vœu  de  tous  les  partis,  qu'on  fondât 
l'avenir  sur  le    droit    commun   et    le   droit 


commun  sur  la  libre  initiative  des  indi- 
vidus, l'Ktat  se  réservant  seulement  le  con- 
trôle. Les  constitutions  de  îx.io,  de  1848, 
de  1852,  de  1871,  avaient  «-uccessivement  ga- 
ranti, implicitement  ou  formellement,  cette 
liberté  organique  de  l'enseignement.  Il  parais- 
sait non  seulement  naturel,  mais  nécessaire, 
que,  reconnaissant  la  souveraineté  nationale 
et  la  libre-pensée,  on  accordât  les  libertés  qui 
ne  sont  que  la  mise  en  action  de  ces  prin- 
cipes. Les  libérâtres  républicains  ne  pensèrent 
pas  ainsi.  Au  nom  de  leur  libre  pensée  per- 
sonnelle, ils  entendirent  londer,  à  leur  profit, 
une  tyrannie,  casser  les  précédentes  constitu- 
tions, révoquer  les  lois  organiques  de  liberté, 
et,  par  une  courbe  rentrante,  rétablir,  au 
profit  de  l'athéisme  et  de  la  franc-maçonnerie, 
le  monopole  de  l'Université,  l'autocratie  d'un 
César  à  une  ou  plusieurs  têtes. 

L'homme  qui  assuma  cette  odieuse  tâche 
fut  un  avocat  franc-maçon,  Jules  Ferry. 
Jules-Frauçois-Camille  Ferry,  né  à  Saint-Dié 
en  1832,  avait  marqué,  dans  sa  jeunesse,  par 
sa  piété.  Avocat  en  1854,  il  se  jeta  dans  la 
politique,  collabora  aux  journaux  de  l'oppo- 
sition et  se  signala  au  public  par  les  Comptes 
fantastiques  d'Haussman.  Candidat  en  1869.  il 
se  porta  comme  l'homme  des  destructions  né- 
cessaires, et,  par  là,  ce  sot  personnage  enten- 
dait la  destruction  de  la  magistrature,  la  des- 
truction de  l'armée  et  la  destruction  du 
clergé,  opinions  criminelles  et  encore  plus 
folles  qu'il  devait  désavouer  et  contredire, 
quand  il  sera  devenu  un  homme  de  gouverne- 
ment. Député  d'opposition  irréconciliable,  se- 
crétaire du  gouvernement  provisoire  au  4  sep- 
tembre 1870,  il  prit  part  à  cette  sédition 
devant  l'ennemi  et  eut  sa  part  au  gâteau. 
C'était  d'ailleurs  un  homme  de  caractère  fort 
inférieur,  une  sorte  de  gamin  politique,  se 
donnant  comme  républicain  et  établissant  la 
république  en  un  tour  de  main,  comme  s'était 
établi  le  coup  d'Etat  et  comme  voudra  s'éta- 
blir la  Commune.  Sur  l'interpellation  de  Nor- 
bert Billard,  Directeur  du  Journal  officiel  de 
l'Empire,  que  les  triomphateurs  du  4  sep- 
ténaire feraient  sans  doute  un  appel  au  peuple  : 
«  Ah  1  répliqua  Jules  Ferry,  nous  nous  en 
garderons  bien.  »  En  principe,  on  se  dit  par- 
tisan du  suffrage  universel,  mais  uniquement 
pour  se  hisser  au  pouvoir  ou  pour  en  faire 
ratifier  la  prise  ;  une  fois  maîtres,  on  n'a  plus 
besoin  du  peuple  que  pour  le  tromper,  l'ex- 
ploiter, le  spolier  et  l'avilir.  Précédemment, 
comme  parle  Tacite,  on  était  opprimé  par  le 
crime  ;  désormais  on  sera  opprimé  par  les 
lois.  Dès  lors,  ce  ne  sera  pas  seulement  sur 
l'universalité  des  citoyens,  mais  sur  tel  ordre 
ou  sur  tel  particulier  que  rouleront  les  délibé- 
rations des- ministres.  Enfin,  plus  la  répu- 
blique sera  corrompue,  plus  elle  aura  de  lois  : 
In  corruptissima  re/mblica,  plurimx  leges  (1). 

Préfet  de   la  Seine,  Ferry  fit  manger  aux 
Parisiens,  pendant  le  siège,  le  plus  exécrable 


(1)  Tacite,  Annales,  Liv.  V.  art-  239. 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


n.y 


pain  qui  se  puisse  imaginer  :  j'en  ai  vu  des 
échantillons.  Député  des  Vosges  après  la  paix, 
il  lui  envoyé  ministre  de  France  à  [Athènes, 
pays  où  nul  n'était  plus  mal  à  sa  place  (pie 
ce  cacographe.  De  retour  à  la  chute  deThiers, 
il  fut  un  fougueux  adversaire  du  1(1  mai. 
Entre  temps,  Ferry  s'était  marié,  et,  pour  se 
recommander  au  parti  parle  scandale,  n'avait 
voulu,  pour  son  mariage,  aucune  consécra- 
tion religieuse.  Après  les  élections  où  le  mi- 
nistre Broglie-Fourtou  fut  hattu,  la  Chambre 
valida  toutes  les  élections  républicaines  et 
exclut  de  la  Chambre  80  conservateurs. 

Le  ministère  Dufaure,  débordé  et  décou- 
ragé, se  retira.  Le  cabinet  Waddington,  qui  fit 
si  pauvre  figure  au  congrès  de  Berlin,  tâcha 
de  satisfaire  les  convoitises  et  les  rancunes 
des  gauches,  en  destituant  les  fonctionnaires 
de  l'ordre  moral.  Les  élections  sénatoriales 
transportèrent  à  gauche  la  majorité  du  Sénat; 
les  363  députés,  réélus  après  le  16  mai,  purent 
accomplir,  sans  opposition,  le  programme  de 
Gambetta,  la  guerre  au  cléricalisme,  enten- 
dant, par  là,  la  situation  faite  à  l'Eglise  en 
France,  depuis  la  révolution.  En  janvier  1879, 
la  vraie  république  régnant,  Jules  Ferry,  mi- 
nistre de  l'instruction  publique,  accepta  gaie- 
ment la  charge  de  déchristianiser  la  nation. 
Le  15  mars,  ce  sectaire  franc-maçon  déposait 
deux  projets  de  loi  qui  devaient  transformer 
notre  système  d'instruction  publique  et  le  sou- 
mettre absolument  à  l'Etat  ;  l'un  était  contre 
la  liberté  de  l'enseignement  supérieur  ;  l'autre, 
pour  la  constitution  des  conseils  universi- 
taires ;  dans  les  deux,  on  retirait,  autant  qu'on 
le  pouvait,  toutes  les  concessions  précédem- 
ment faites  à  l'initiative  privée  et  à  la  sainte 
Eglise. 

Voici  les  dispositions  du  projet  de  loi  rela- 
tif à  la  liberté  de  l'enseignement  supérieur  : 

Art.  1er.  —  Les  examens  et  épreuves  pra- 
tiques qui  déterminent  la  collation  des  grades 
ne  peuvent  être  subis  que  devant  les  établisse- 
ments d'enseignement  supérieur  de  l Etat. 

Art.  2.  —  Les  élèves  des  établissements  pu- 
blics et  libres  d'enseignement  supérieur  sont 
soumis  aux  mêmes  règles  d'études,  notamment  en 
ce  qui  concerne  les  conditions  d'âge,  de  grades, 
d'inscriptions,  de  travaux  pratiques,  de  stage 
dans  les  hôpitaux  et  les  officines,  les  délais 
obligatoires  entre  chaque  examen  et  les  droits 
à  percevoir  au  compte  du  Trésor  public. 

Art.  3.  — Les  élèves  des  établissements  libres 
d'enseignement  supérieur  prennent  leurs  ins- 
criptions, aux  dates  fixées  par  les  règlements, 
dans  les  Facultés  de  l'Etat. 

Les  inscriptions  sont  gratuites  pour  les 
élèves  libre-. 

Un  règlement  délibéré  en  Conseil  supérieur 
de  l'instruction  publique,  après  avis  du  mi- 
nistère des  finances  déterminera  le  tarif  des 
nouveaux  droits  d'examen. 

Art.  4.  —  La  loi  reconnaît  deux  espèces 
d'écoles  d'enseignement  supérieur  : 

1"  Les  écoles  ou  groupes  d'écoles  fondées 
ou  entretenues  par  les  communes  ou  l'Etat, 


et  qui  prennent  le  nom  d'universités,  de  Fa- 
cultés ou  d'écoles  publiques; 

2°  Les  écoles  fondées  ou  entretenues  par 
des  particuliers  ou  des  associations  et  qui 
ne  peuvent  prendre  d'autre  nom  que  celui 
d'écoles  libres. 

Ail.  3.  —  Les  titres  ou  grades  d'agrégé,  de 
docteur,  de  licencié,  de  bachelier,  etc.,  ne 
peuvent  être  attribués  qu'aux  personnes  qui 
les  ont  obtenus  après  les  concours  ou  exa- 
mens réglementaires  subis  devant  les  Facultés 
de  l'Etal. 

Art.  6.  —  L'ouverture  des  cours  isolés  est 
soumise  sans  autre  réserve  aux  formalités  pré- 
vues par  l'article  3  de  la  loi  du  12  juillet  1875. 

Art.  7.  —  Nul  n'est  admis  à  participer  à  l'en- 
seignement public  ou  libre,  ni  à  diriger  un 
établissémentd'enseignementde  quelque  ordre 
que  ce  soit,  s'il  appartient  à  une  congrégation 
non  autorisée. 

Art.  8.  —  Aucun  établissement  d'enseigne- 
ment libre,  aucune  association  formée  en  vue 
de  l'enseignement  ne  peut  être  reconnue  d'uti- 
lité publique  qu'en  vertu  d'une  loi. 

Art.  9.  —  Toute  infraction  aux  articles  4, 
3  et  7  de  la  présente  loi  sera,  suivant  les  cas, 
passible  des  pénalités  prévues  par  l'article  19 
de  la  loi  du  12  juillet  1873. 

Art.  10.  —  Sont  abrogées  les  dispositions 
des  lois,  décrets,  ordonnances  et  règlements 
contraires  à  la  présente  loi,  notamment 
l'avant-dernier  paragraphe  de  l'article  2  et 
les  articles  13,  14,  13  et  22  de  la  loi  du 
12  juillet  1873. 

Voici  maintenant  les  principales  dispositions 
du  projet  de  loi  sur  le  conseil  supérieur  de 
l'instruction  publique  et  les  conseils  acadé- 
miques : 


TITRE  Ie 


Du  conseil  supérieur  de  l'instruction  publique. 


Art.  1er.  —  Le  conseil  supérieur  de  l'ins- 
truction publique  se  compose  de  cinquante 
membres  appartenant  à  l'enseignement.  11 
est  présidé  par  le  ministre. 

Art.  2.  —  Le  Conseil  se  réunit  en  assemblée 
générale  deux  fois  par  an.  Le  ministre  peut 
le  convoquer  en  session  extraordinaire.  Vingt 
de  ses  membres  forment  une  section  perma- 
nente. 

Art.  3.  —  Les  membres  du  conseil  supérieur 
sont  désignés  de  la  manière  suivante  : 

1°  Quinze  membres  nommés  par  décret  du 
président  de  la  République  en  conseil  des 
ministres,  et  choisis  parmi  les  inspecteurs  gé- 
néraux, les  recteurs,  les  professeurs  en  exer- 
cice de  l'enseignement  supérieur  public  ; 

2"  Les  trois  directeurs  des  enseignements 
supérieur,  secondaire  et  primaire  au  minis- 
tère de  l'instruction  publique  ; 


no 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


.:■  Le  vice-recteur  do  l'académie  de  Paris; 

4°  Le  directeur  de  L'école  normale  supé- 
rieure. 

Ces  vingt  membres  forment  la  section  per- 
manente. 

5°  Un  professeur  du  collège  de  France  élu 
par  ses  collègues  ; 

6°  Un  professeur  de  Muséum  élu  par  .ses 
collègues. 

7°  Cinq  professeurs  des  Facultés  de  l'Etat 
et  des  écoles  supérieures  de  pharmacie,  élus 
au  scrutin  de  liste  à  raison  d'un  pour  chaque 
ordre  d'enseignement  par  l'ensemble  des  pro- 
fesseurs, chargés  de  cours,  agrégés  et  maîtres 
<le  conférences  pourvus  du  grade  de  docteur  ; 

8°  Un  directeur  de  l'école  des  hautes  études 
élu  par  le  personnel  enseignant  de  l'école  ; 

9°  Un  professeur  de  l'école  des  langues 
orientales  vivantes  élu  par  ses  collègues  ; 

10"  Un  professeur  de  l'école  des  chartes  élu 
par  ses  collègues  ; 

11°  Un  professeur  de  l'école  polytechnique 
élu  par  les  professeurs,  examinateurs  et  ré- 
pétiteurs; 

12°  Un  professeur  de  l'école  des  Beaux-Arts, 
élu  par  ses  collègues  ; 

13°  Un  professeur  de  l'école  centrale  des 
arts  et  manufactures  élu  par  ses  collègues  ; 

14°  Un  professeur  de  l'enseignement  agro- 
nomique élu  par  le  personnel  enseignant  de 
l'institut  agronomique  et  des  écoles  d'agricul- 
ture. 

15°  Six  proviseurs  ou  professeurs  titulaires 
de  l'enseignement  secondaire  public,  élus  au 
scrutin  de  liste  par  les  professeurs  en  exer- 
cice dans  les  lycées  et  collèges,  pourvus  du 
titre  d'agrégé  ou  du  grade  de  docteur. 

16°  Six  membres  de  l'enseignement  pri- 
maire élus  au  scrutin  de  liste  par  les  inspec- 
teurs primaires,  directeurs  et  maîtres  adjoints 
des  écoles  normales  primaires. 

17°  Quatre  membres  de  l'enseignement 
libre  nommés  par  le  président  de  la  Répu- 
blique, sur  la  proposition  du  ministre. 

Art.  4.  —  Tous  les  membres  du  conseil  sont 
nommés  pour  six  ans.  Ils  sont  indéfiniment 
rééligibles. 

Art.  o.  —  (Cet  article  règle  les  attributions 
de  la  section  permanente.)  Les  articles  6  et  7 
règlent  les  attributions  du  conseil  en  assem- 
blée générale. 


TITRE  II 


Des  conseils  académiques. 


Art.  8.  —  Il  y  a  au  chef-lieu  de  chaque  aca- 
démie un  conseil  académique  composé  : 

1°  Du  recteur,  président  ; 

2°  Des  inspecteurs  d'académie; 

3°  Des  doyens  des  facultés,  des  directeurs 
des  écoles  supérieures  de  pharmacie  de  l'Etat, 


et  des  directeurs  des  écoles  de  plein  exercice 
et  préparatoiri 

î  De  trois  membres  élus  au  scrutin  de 
liste  par  les  professeurs  titulaires,  suppléants, 
chargés  de  cours  et  maîtres  de  conférences  de 
ces  facultés  et  écoles  pourvus  du  grade  de 
docteur  ; 

5°  De  deux  proviseurs  nommés  par  le  mi- 
nistre ; 

6°  De  trois  professeurs  ou  principaux  agré- 

-  ou  docteurs,  élus  au  scrutin  de  liste  par 
les  professeurs  en  exercice  dans  les  lycées  et 
collèges  du  ressort  académique,  agrégés  ou 
docteurs  ; 

7°  De  quatre  membres  choisis  par  le  mi- 
nistre dans  les  conseils  généraux  ou  munici- 
paux qui  concourent  aux  dépenses  de  l'ensei- 
gnement supérieur  et  secondaire. 

Art.  9.  —  Le  conseil  académique  se  réunit 
deux  fois  par  an  en  session  ordinaire.  Il  peut 
cire  convoqué  extraordinairement  par  le  mi- 
nistre. 

Art.  11.  —  Les  membres  du  conseil  acadé- 
mique, nommés  par  le  ministre  ou  élus,  le 
sont  pour  deux  ans.  Leur  mandat  est  indéfi- 
niment renouvelable. 

Art.  12.  —  Sont  et  demeurent  abrogées 
toutes  les  dispositions  des  lois,  décrets,  or- 
donnances et  règlements  contraires  à  la  pré- 
sente loi. 

L'usage  du  parlementarisme  veut  que  le 
ministre  présente,  à  l'appui  de  ses  projets  de 
lois,  un  exposé  des  motifs.  A  l'appui  de  ses 
deux  propositions,  voici  quelques  extraits 
plus  significatifs  du  rapport  de  Jules  Ferry. 
Au  lieu  de  la  liberté  de  l'enseignement  supé- 
rieur, il  ne  laisse  subsister  les  Universités 
libres  qu'à  l'état  d'écoles,  mais  leur  retire 
toute  prérogative  de  corps  indépendant,  sou- 
mis d'ailleurs,  dans  les  points  essentiels,  à 
l'Etat  ;  ces  écoles  sont  à  la  merci  des  Facultés 
d'Etat  et  ne  sont  plus  libres  que  pour  l'exis- 
tence. Au  lieu  d'établir  et  d'agrandir  la  li- 
berté, le  despote  aux  petits  pieds  la  supprime. 
De  plus,  et  c'est  le  point  le  plus  énorme,  il 
porte,  contre  une  catégorie  de  citoyens,  un 
décret  de  proscription  : 

«  L'article  7,  dit-il,  est  un  des  plus  impor- 
tants de  la  loi  nouvelle.  Nous  ne  voulons  en 
atténuer  ni  le  caractère  ni  la  portée.  C'est  de 
propos  délibéré  et  après  mûre  réflexion  que 
le  gouvernement,  au  moment  où  il  cherche  à 
reconstituer  le  patrimoine  de  l'Etat  dans  les 
choses  de  l'enseignement,  vous  propose  de  re- 
connaître et  d'appliquer  un  des  principes  les 
plus  anciens  et  les  plus  constants  de  notre 
droit  public,  et  de  prendre,  au  nom  de  la  Ré- 
publique, une  mesure  devant  laquelle  la  mo- 
narchie traditionnelle  ne  reculait  pas,  il  y  a 
cinquante  ans. 

«  Il  ne  saurait  s'élever  de  doute  6ur  la  situa- 
tion légale  des  congrégations  religieuses  non 
autorisées  dans  notre  pays.  Elles  sont  dans  un 
état  de  perpétuelle  et  imprescriptible  contra- 
vention. Parmi  les  documents  judiciaires,  par- 
lementaires, législatifs,  administratifs  qui  ont 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


171 


fixé  sur  ce  point  la  jurisprudence  nationale, 
particulièrement  dans  [a  période  comprise 
entre  1825  à  \H'M),  l'embarras  est  de  faire  un 
choix.  Mais  la  doctrine  est  unanime,  précise, 
concordante.  «  C'est  une  erreur  de  croire, 
«  —  lit-on  dans  le  rapport  adressé  au  roi 
«  Charles  X,  le  28  mai  1828,  par  la  commis- 
«  sion  nommée  pour  constater  l'état  des  écoles 
«  secondaires  ecclésiastiques,  —  (pue  les  lois, 
«  ainsi  que  les  anciennes  maximes  de  la  mo- 
«  narcliie,  qui  veulent  qu'aucune  autre  reli- 
ef gion  ne  puisse  s'introduire  en  France  sans 
«  la  permission  expresse  de  la  puissance  sou- 
«  veraine,  ont  eu  seulement  en  vue  la  capacité 
«  relative  à  la  propriété  à  sa  disposition.  Elles 
«  ont  eu  d'abord  en  vue  les  règles  par  les- 
«  quelles  il  6'agissait  de  lier  d'une  manière 
«  continue  et  permanente,  pour  tous  les  ins- 
«  tants  de  leur  vie,  des  habitants  du  royaume. 
«  Ainsi  la  permission  ne  pouvait-elle  et  ne 
«  pourrait-elle  dans  aucun  cas  être  accordée 
«  que  d'après  l'examen  des  statuts.  Ceux  qui 
«  se  réunissent  pour  vivre  sous  des  statuts  qui 
«  n'ont  point  été  communiqués  au  gouverne- 
«  ment,  qui  n'ont  point  été  approuvés  dans  la 
«  forme  prescrite,  sont  donc  en  contravention 
«  aux  lois.  » 

«  Tel  est  le  principe  général.  M.  le  comte  de 
Porlalis  disait  pareillement  :  «  Qu'une  associa- 
tion religieuse  se  manifeste  au  dehors,  si  elle 
dirige  publiquement  des  maisons  d'éducation 
et  d'enseignement  ;  que  cette  manière  de  se 
manifester  doit  attirer  plus  qu'aucune  autre 
l'attention  du  gouvernement  du  roi,  car  l'Etat 
a  plus  d'intérêt  à  connaître  et  à  autoriser  ceux 
qui  se  présentent  pour  former  des  sujets  fidèles 
et  de  bons  citoyens,  que  ceux  qui  ne  réclament 
que   le   droit   de   posséder,    d'acheter   et    de 
vendre.  »  (Rapport  de  M.  le  comte  Portalis 
sur  la  pétition  de  M.  de  Montlozier,  dans  la 
séance  de  la  Chambre  des  Pairs  du  18  jan- 
vier 1827).  Quant  à  la  situation  spéciale  de 
l'ordre  de3  Jésuites,  la  commission  de  1828 
rappelait  :  <<  Que  des  édits  solennels  avaient 
o  aboli  cet    institut,    et   que    lorsque   le    roi 
«  Louis  XVI   voulut  en  tempérer  l'exécution 
«  relativement  aux  individus  qui  en  avaient 
o  fait  partie,  il  ordonna  (en  1777)  expressé- 
«  ment  qu'à  aucun  titre  ils  ne  puissent  s'im- 
«  miscer    dans   l'instruction   publique.   Ainsi 
"  l'ordre  des  jésuites  a  été  prohibé,  et  bien 
«  loin  que  des  actes  postérieurs  aient  révoqué 
c  cette  prohibition,  la  législation  subséquente 
«  l'a  confirmée.  »  Plus  énergiquement  encore, 
M.  Porlalis  disait,  dans  le  rapport  précité  : 
«  En  résumé,  les  lois  spéciales  de  Louis  XV 
»  et  de  Louis  XVI   ont  aboli,  en  France,  la 
Société  de  Jésus;  des  lois  générales  de  1789, 
«  1792,    1802    ont    atteint    et    supprimé    en 
France   toutes    les   associations   religieuses 
«  d'hommes.  » 

"  Un  décret  de  1804  et  deux  lois  de  1817  et 
«  de,  1825  établissent  en  principe  que  de  sem- 
«  blablei  établissements  ne  pourront  se  for- 
•  mer  <le  nouveau  dans  le  royaume,  qu'avec 
"  une  autorisation  de  la  puissance  publique, 


a  et,  aux  termes  de  la  loi  «le  1X25,  celte  auto- 
«  rieatton  doil  être  donnée  par  une  loi. 

«  il  est  avéré  qu'il  existe,  malgré  ces  lois  et 
«  sans  autorisation  légale,  une  coogrégation 
«  religieuse  d'hommes.  Si  elle  est  reconnue 
«  utile,  elle  doil  être  uutorisée.  Ce  qui  ne  doit 
o  pas  être  possible,  c'est  qu'un  établissement, 
«  même  utile,'  existe  de  fait  lorsqu'il  ne  peut 
«  avoir  aucune  exislenee  légale,  et  que  loin 
«  d'être  protégé  par  la  puissance  des  lois,  il 
«  la  nie  par  leur  impuissance.  Ce  n'est  pas  la 
a  sévérité  des  lois  que  votre  commission  ré- 
«  clame,  c'est  le  maintien  de  l'ordre  légal.  » 

«  Pénétré  de  ces  principes,  le  célèbre  juris- 
consulte contresignait,  comme  garde  des 
sceaux,  l'ordonnance  du  21  janvier  1828,  qui 
faisait  rentrer  sous  le  régime  de  l'université 
les  écoles  secondaires  ecclésiastiques  dirigées 
par  des  membres  de  la  société  de  Jésus,  et 
qui  interdisait  formellement  soit  la  direction, 
soit  l'enseignement  dans  les  collèges  et  les  pe- 
tits séminaires  à  toute  personne  appartenant 
«  à  une  congrégation  religieuse  non  legale- 
«  ment  établie  en  France  ».  _     .    " 

«  Tel  est  le  droit  public  des  Français.  Tel  il 
était  consacré  sous  la  restauration  ;  tel  encore 
on  le  proclamait  sous  le  gouvernement  de 
juillet,  dans  la  célèbre  discussion  de  1845. 

«  Le  législateur  de  1850,  mis  en  demeure  de 
se  conformer  à  cette  antique  tradition,  in- 
voqua, pour  s'y  dérober,  le  principe  général 
de  la  liberté  d'association,  solennellement  ins- 
crit dans  la  constitution  de  1848.  Le  silence 
de  la  loi  de  1850,  la  complicité  du  gouverne- 
ment impérial,  les  défaillances  des  régimes 
précaires,  hésitants  ou  contestés  qui  vinrent 
après,  ont  abouti  à  la  résurrection  officielle  et 
universelle  des  ordres  prohibés.  La  récente 
statistique  de  l'enseignement  secondaire  a  pu 
décrire  les  grandeur»  croissantes  de  la  plus 
célèbre  et  de  la  plus  prohibée  des  congréga- 
tions non  reconnues,  de  la  société  de  Jésus, 
qui  ne  rencontre  plus  de  rivalité  sérieuse  dans 
les  établissements  ecclésiastiques  concurrents, 
et  qui  est  la  maîtresse,  dès  à  présent,  des 
facultés  libres  de  théologie.  C'est  le  cas  de 
répéter,  avec  M.  Portalis,  et  dans  une  situa- 
tion infiniment  plus  compromise  :  «  11  est 
«  avéré  qu'il  existe,  malgré  les  lois  et  sans  au- 
«  torisation  légale,  une  congrégation  reli- 
«  gieuse  d'hommes.  » 

«  Mais,  dit-on,  les  membres  de  cette  associa- 
tion religieuse,  sans  autorisation  légale,  ont 
en  eux-mêmes  une  double  personnalité  ;  ils 
sont  jésuites,  mais  ils  sont  citoyens.  C  est 
comme  citoyens,  non  comme  jésuites,  qu  ils 
enseignent,  isolés  ou  réunis,  sous  la  protec- 
tion de  la  liberté  générale  et  dans  les  limites 
du  droit  commun.  L'association  à  laquelle  ils 
se  rattachent,  ne  demandant  rien  à  l'Etat,  est 
pour  l'Etat  comme  si  elle  n'existait  pas,  et 
les  pouvoirs  publics  n'ont  vis-à-vis  d  elle  qu  un 
droit  :  l'ignorer. 

«  Ce  sophisme,  qui  est  la  négation  catégo- 
rique de  toutes  les  lois  portées  sur  la  matière, 
n'avait  pas  trouvé  créance  auprès  de  nos  de- 


172 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


vanciers  de   \s->H,  qui  répondaient  excellem- 
ment : 

«  On  prétend  vainement  qu'il  ne  s'agit  que 
«  de  prêtres  isolés,  oliservantpour  leur  régime 
«  intérieur  la  règle  particulière  à  l'institut  de 
«  Baint  Ignace.  La  buse  des  statuts  de  cet  ordre 
«  est  l'obéissance  absolue  et  hiérarcbique  de 
«  tous  ceux  qui  reconnaissent  s'ysoumettre,  en 
«  aboutissant  jusqu'au  général,  qui  réside  bors 
«  du  royaume.  Se  ranger  sous  ces  statuts,  en 
a  observer  les  prescriptions,  accepter  la  quali- 
«  fication  de  membre  de  l'ordre,  c'est  s'associer, 
«  même  extérieurement,  à  une  congrégation  reli- 
ât gieuse.  11  est  vrai  que  cette  congrégation  ne 
«se  présente  pas  comme  une  corporation; 
«qu'elle  ne  possède  ni  n'acquiert,  à  ce  titre  ; 
«mais  elle  ne  pourrait  le  faire  que  si  l'autorité 
«  compétente  lui  avait  déjà  donné  l'existence 
«  civile...  » 

«  Ce  qui  était  vrai  il  y  a  cinquante  ans,  n'a 
pas  cessé  de  l'être,  car  c'est  le  droit.  Bien 
plus,  la  distinction  entre  la  congrégation  qui 
enseigne  et  la  congrégation  qui  possède  s'ef- 
face, de  nos  jours,  car,  interdite  comme  con- 
grégation, rien  n'empêcherait  la  société  pro- 
hibée de  se  constituer  comme  association 
légale,  «  dans  un  dessein  d'enseignement  su- 
périeur »,  selon  les  termes  de  la  loi  du 
12  juillet  1875.  D'où  il  suit  qu'il  faut  choisir  : 
ou  reconnaître  aux  congrégations  non  auto- 
risées une  plénitude  d'action  et  d'indépen- 
dance qui  fait  défaut  même  aux  congréga- 
tions reconnues,  ou  traiter  les  groupes  isolés 
et  les  individus  disséminés  qui  s'y  rattachent 
comme  les  membres  d'un  grand  corps,  qui 
n'ont  pas  besoin  d'être  juxtaposés  pour  vivre, 
et  sur  lesquels  pèsent  toutes  les  incapacités 
dont  le  corps  lui-même  est  frappé  par  nos 
lois. 

«C'est  le  but  de  notre  article  7. 11  renoue  une 
tradition  trop  longtemps  interrompue.  11  ne 
crée  pas  une  législation  nouvelle,  il  dégage  et 
précise  une  doctrine  manifestement  obscurcie 
par  les  lois  de  1850  et  de  1875.  En  ajoutant 
aux  incapacités  d'enseigner,  prévues  par  les 
articles  8  et  9,  de  cette  dernière  loi,  une  in- 
capacité de  plus,  il  ne  fait  rien  que  de  con- 
forme à  la  pratique  des  législations  les  plus 
libérales,  qui  cherchent  toutes  dans  la  per- 
sonne de  celui  qui  enseigne  les  garanties  de 
l'enseignement.  La  liberté  d'enseigner  n'existe 
pas  pour  les  étrangers  :  pourquoi  serait-elle 
reconnue  aux  affiliés  d'un  ordre  essentiellement 
étranger,  par  le  caractère  de  ses  doctrines,  la 
nature  et  le  but  de  ses  statuts,  la  résidence  et 
l'autorité  de  ses  chefs?  Telle  est  la  portée  de 
la  disposition  nouvelle  que  nous  avons  jugé 
opportun  d'introduire  dans  la  loi,  et  qui  s'ap- 
pliquerait, dans  son  esprit  comme  dans  ses 
termes,  à  tous  les  degrés  de  l'enseignement.  » 

La  seule  observation  à  émettre  ici,  c'est  que 
le  persécuteur  républicain,  pour  s'autoriser 
aux  sévices,  fait  planche  sur  les  antécédents 
des  Bourbons.  Portalis,  au  nom  du  gallica- 
nisme parlementaire,  Frayssinous  et  Feutrier, 
au  nom  du  gallicanisme  épiscopal,  s'étaient 


inclinée  devant  l'absolutisme  royal  et  avaient 
poussé  Charles  X  à  entreprendre  sur  la  disci- 
pline extérieure  de  l'Eglise  ;  au  nom  du  libé- 
ralisme, un  ministre  de  rencontre  se  couvre 
du  même  absolutisme  et  rouvre  l'ère  de  la 
persécution.  Que  les  royalistes  s'instruisent  à 
cette  école;  qu'ils  sachent  que  leurs  fautes, 
d'ailleurs  justement  punies,  servent  d'excuses 
à  de  nouveaux  crimes.  Qu'ils  apprennent  sur- 
tout à  ne  pas  recommencer  ! 

Au  sujet  des  conseils  universitaires,  Ferry 
expose  sans  vergogne  ses  prétentions. 

«  Le  conseil  supérieur  de  l'instruclion"pu- 
blique  est  la  clef  de  la  voûte  de  l'édifice  si  sa- 
vamment élaboré  par  le  législateur  de  1860. 
Remaniée,  fortifiée,  aggravée  par  l'Assemblée 
nationale  en  1873,  cette  institution  nous  pa- 
raît, dans  sa  composition  actuelle,  incompa- 
tible avec  une  direction  libérale  et  progres- 
sive de  l'enseignement  public.  La  conception 
qui  lui  sert  de  base,  est,  à  nos  yeux,  aussi 
fausse  que  dangereuse  ;  le  rapporteur  de  la 
loi  l'exposait  ainsi  :  «  Le  conseil  supérieur, 
disait-il,  ne  sera  pas  le  conseil  de  l'université, 
chargé  accessoirement  de  surveiller,  au  nom 
de  l'Etat,  les  écoles  libres;  puisque  l'univer- 
sité ne  doit  plus  être  qu'une  institution  entre- 
tenue par  le  gouvernement  pour  stimuler  la 
concurrence  ;  il  ne  sera  pas  davantage  l'or- 
gane des  intérêts  qu'il  fut  le  défenseur  des 
droits  de  l'Etat,  c^r  ces  intérêts  et  ces  droits 
auront  pour  défenseur  naturel  le  ministre.  Si 
l'on  veut  donner  une  idée  précise  et  juste  de 
celte  institution,  il  faut  dire  qu'elle  représen- 
tera les  droits  et  les  intérêts  de  la  société  tout 
entière.  » 

«  Ce  programme  clairement  posé  fut  résolu- 
ment accompli;  les  représentants  de  l'ensei- 
gnement public  furent,  autant  que  possible, 
éliminés  du  conseil  supérieur,  tandis  que  les 
portes  s'ouvraient  toutes  grandes  aux  repré- 
sentants et  aux  tuteurs  attitrés  des  enseigne- 
ments rivaux.  Sous  prétexte  d'influences  so- 
ciales etde  représentation  desintérêts  moraux, 
la  majorité  fut  attribuée  dans  ce  conseil  d'en- 
seignement aux  éléments  étrangers  à  l'ensei- 
gnement. Quant  aux  droits  de  l'Etat,  dont 
l'université  avait  été  si  longtemps  le  glorieux 
dépositaire,  voici  la  situation  singulière  qui 
fut  expressément  consacrée  :  tandis  que  les 
écoles  libres  s'administrent  comme  il  leur  con- 
vient, enseignent  comme  il  leur  plaît  à  l'abri 
de  leurs  clôtures,  et  peuvent,  sans  contrôle 
aucun,  se  multiplier  à  l'infini,  l'Etat  ensei- 
gnant ne  put  créer  une  faculté,  ouvrir  un  ly- 
cée, fonder  un  collège,  sans  le  congé  du  con- 
seil supérieur;  il  ne  fut  plus  maître,  ni  du 
choix  de  ses  livres,  ni  de  la  discipline  de  ses 
professeurs. 

«  En  un  mot,  l'université  était  mise  en  sur- 
veillance, sous  la  haute  police  de  ses  rivaux, 
de  ses  détracteurs  et  de  ses  ennemis. 

«  Le  gouvernement  se  fait  une  idée  toute 
différente  et  du  rôle  du  conseil  supérieur  et 
des  droits  de  l'Etat  enseignant. 

«  Le  conseil  supérieur  ne  doit  être,  selon 


LIVIIK  OUATHM-VINGT-OUATOHZIKÎVIK 


173 


nous,  qu'un  conseil  d'études  :  sa  mission  est, 
par-dessus  tout,  pédagogique  ;  c'est  le  grand 
comité  de  perfectionnement  de  l'enseignement 
national. 

«  La  première  condition  pour  y  prendre 
place  est  d'avoir  une  compétence,  d'apparte- 
nir a  renseignement.  Nous  excluons  par  là 
tous  les  éléments  incompétents  systématique- 
ment accumulés  par  le  législateur  de  1850  et 
par  celui  de  1873. 

«  Quanta  l'Etat  enseignant,  nous  le  voulons 
maître  chez  lui  :  nous  ne  le  concevons  sujet 
de  personne,  ni  surveillé  par  d'autres  que  par 
lui-même.  Le  conseil  supérieur  est  un  des 
rouages  de  l'autorité  publique;  nous  n'admet- 
tons pas  que  les  uns  y  siègent  comme  repré- 
sentants de  l'Etat,  les  autres  comme  représentants 
de  la  société.  Cette  distinction,  chère  aux  au- 
teurs de  la  loi  de  1850,  est  la  négation  du  ré- 
gime démocratique  et  représentatif  sous  le- 
quel nous  vivons.  Soit  qu'il  s'agisse  de  la 
fortune  publique  ou  de  l'organisation  militaire, 
des  autorités  qui  rendent  la  justice  ou  de 
celles  qui  président  à  l'enseignement,  la  so- 
ciété n'a  pas  d'autre  organe  reconnu,  pas 
d'autre  représentation  régulière  et  compétente, 
que  l'ensemble  des  pouvoirs  publics  émanés 
directement  ou  indirectement  de  la  volonté 
nationale,  et  cet  ensemble  s'appelle  l'Etat.  » 

Le  Ferry  qui  portait  et  motivait  ainsi  des 
décrets  de  proscription  avait  dit  à  la  tribune 
en  1876  :  «  Quant  à  moi,  dans  l'assemblée 
de  1875,  j'ai  voté  le  principe  de  la  liberté 
d'enseignement.  Je  ne  regrette  pas  mon  vote, 
et  si  la  liberté  de  l'enseignement  était  atteinte, 
le  jour  où  elle  le  serait,  je  monterais  à  la  tri- 
bune pour  la  défendre.  »  Le  même  Ferry,  en 
1879,  dans  un  discours  à  Epinal,  s'étonnait 
que  la  liberté  de  l'enseignement  eût  été  admise 
en  France;  il  en  attribuait  l'admission  à  une 
espèce  d'aberration  mentale,  à  peu  près 
comme  un  cas  de  folie  :  il  ignorait,  sans  doute, 
que  quatre  constitutions  politiques  en  avaient 
admis  le  principe.  Mais  si  vous  lui  objectiez 
son  changement  d'opinion,  il  réclamait  pour 
lui  le  droit  aux  opinions  successives,  le  droit 
de  dire  blanc  et  noir  successivement  sur  le 
même  sujet,  la  facilité  et  l'agrément  de  chan- 
ger son  esprit  de  posture,  c'était  son  langage. 
Mais  leVosgien  ajoutait  carrément  :  c«  Ce  que 
nous  visons,  ce  sont  uniquement  les  congréga- 
tions non  autorisées,  et  parmi  elles,  je  le  dé- 
clare bien  haut,  une  congrégation  qui,  non 
seulement  n'est  pas  autorisée,  mais  qui  est 
prohibée  par  toute  notre  histoire,  la  Compa- 
gnie de  Jésus.  Oui,  c'est  à  elle  que  nous  vou- 
lons arracher  l'âme  de  la  jeunesse  française.  » 

Mais  encore,  avant  de  suivre  sa  passion,  le 
bon  sens  conseille-l-il  de  s'enquérir  de  la 
possibilité  matérielle  d'en  subir  les  écarts. 
Combien  y  a-t-il  de  congrégations  ensei- 
gnantes non  autorisées  qui  disparaîtraient,  si 
l'article  7  des  projets  Ferry  était  malheu- 
reusement voté  ? 

V>  congrégations  d'hommes. 

120  '  ongrégationi  de  femmes. 


Nous  ne  nous  occupons  ici  que  des  congré- 
gations d'hommes,  parce  que  ce  sont  celles-ci 
surtout  que  vise  le  ministre  de  l'instruction 
publique. 

La  raison  de  ce  privilège  dans  la  haine  des 
radicaux,  c'est  que  les  élèves  des  congréga- 
tions d'hommes  seront  un  jour  des  électeurs 
qui  ne  manqueraient  pas  de  renvoyer  des  mi- 
nistères et  des  préfectures  Jules  Ferry  et  ses 
amis. 

En  cette  année  1878-79,  les  élèves  de  con- 
grégations non  autorisées  sont  au  nombre  de 

VINGT    MILLE    DEUX    CENT    TRENTE-CINQ 

Et,  depuis  un  quart  de  siècle,  il  n'y  a  pas 
eu  moins  de  178.438  élèves  qui  ont  reçu  l'édu- 
cation intellectuelle  et  morale  dans  ces  saintes 
maisons  ;  178.438  élèves  qui  sont  devenus  à 
leur  tour  des  pères  de  famille  et  qui  veulent 
donner  à  leurs  enfants  cette  instruction  qu'ils 
sont  si  heureux  d'avoir  eux-mêmes  reçue. 

Quand  on  considère  ce  chiffre  énorme  de 
vingt  mille  écoliers  élevés  actuellement  par 
les  congrégations  religieuses,  on  se  demande 
quelle  dose  de  légèreté  il  a  fallu  au  ministre 
pour  aventurer  un  projet  comme  le  sien. 

Ferry  possède-t-il  des  lycées  en  nombre 
suffisant  pour  recevoir  cette  armée  d'écoliers? 
Non. 

A-t-il  les  60  ou  80  millions  nécessaires 
pour  en  commencer  les  constructions?  Non. 

Mais  encore,  possédàt-it  tout  cela,  où  sont 
les  mille  cinq  cents  professeurs,  surveillants 
ou  administrateurs,  capables  de  remplacer  du 
jour  au  lendemain  ceux  que  la  réussite  de  ses 
projets  chasserait  de  leurs  écoles  actuelles? 

A-t-il  ce  vaste  personnel  sous  sa  main  ? 

Qu'il  réponde... 

Donc,  il  va  manquer  1.500  professeurs. 

Nos  81  lycées  et  nos  252  collèges  commu- 
naux peuvent-ils  céder  1.500  professeurs  ? 

Y  a-t-il  1.500  professeurs  à  la  suite  ? 

Jules  Ferry  sait-il  où  il  les  prendra  ? 

Michel  Bréal,  de  l'Institut,  ne  semble  pas  le 
savoir,  car  il  écrit,  avant  l'apparition  du  pro- 
jet Ferry,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  du 
15  décembre  1878  : 

«  Dans  les  collèges  communaux,  sur 
1  707  maîtres  délivrant  l'instruction  classique 
(c'est-à-dire  enseignant  le  grec  et  le  latin), 
746  n'ont  pas  d'autre  grade  que  celui  de  ba- 
chelier ès-lettres.  » 

Et  un  autre  publiciste  qui  ne  signe  pas, 
mais  qui  semble  aussi  fort  au  courant,  éten- 
dant ces  calculs,  écrit  dans  le  Correspondant 
du  25  janvier  1879,  que  dans  les  maisons  de 
l'Université,  déduction  faite  des  maîtres 
d'études,  sur  2.902  fonctionnaires,  il  en  est  : 

1.342  qui  ne  sont  que  bacheliers, 
862  qui  ne  possèdent  qu'un  titre  inférieur  à 

celui-là     (instituteurs     brevetés     de 

Cluny); 
117  qui  sont  dépourvus  de  tout  grade  et  de 

tout  brevet. 

Mais  il  y  a  l'Ecole  normale  ? 


174 


ÎIISTOHŒ  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISF  <  ATHOLinLE 


Sans  doute,  il  y  a  l'Ecole  normale  .' 

Seulement,  Michel  Bréal  écrit  (toujours 
ayant  l'apparition  du  projet  Ferry)  : 

«  Sur  348  élèves  sortis  depuis  dix  ans   de 
l'Ecole  normale,  ï  seulement  sont  placés  dans 
collèges  communaux  de  province  ». 

Quel  en  est  le  molil  ? 

Peut-être  celui  qui  faisait  qu'Edmond  About, 
envoyé  au  sortir  de  l'Ecole  normale  comme 
professeur  de  rhétorique  à  Alençon,  refusait 
en  disant  :  «  Point  d'Alençon  !  » 

Kn  tout  cas,  trois  cent  quarante-huit  élèves 
en  dix  ans,  cela  fait  trente-cinq  par  an,  et, 
pour  arriver  à  mille  cinq  cents,  en  supposant 
que  les  lycées  et  collèges  n'en  perdent  pas  un 
seul,  nos  vingt  mille  élèves  ne  seraient  pas 
nantis  avant  cinquante  ans. 

Après  l'exécution  des  ordonnances  de  1828, 
le  célèbre  abbé  Liautard,  qui  avait  fondé  le 
collège  Stanislas  et  exerça  une  si  grande  in- 
fluence sous  la  Restauration,  écrivait  ces 
lignes: 

«  11  eût  fallu  fonder  au  moins  dix  collèges 
royaux  pour  y  loger,  nourrir,  instruire  dans 
les  sciences  et  la  vertu  ces  trois  mille  élèves 
que  l'on  voulait  absolument  arracher  de  la  tu- 
telle des  Révérends  Pères.  Mais,  pour  cela, 
l'argent  était  le  premier  moyen  d'action,  et 
24  millions  ne  sont  pas  tout  d'abord  sous  la 
main.  La  confiance  des  familles  était  ensuite 
la  difficulté  de  la  réalisation  ;  or,  la  confiance 
(pour  l'Université)  existait-elle  ?  Non,  sans 
doute.  Par  économie  même  on  eiït  sagement  fait 
de  laisser  vivre  en  paix  les  établissements  des  Jé- 
suites. 11  eût  été  prudent  et  sage  de  les  con- 
server. » 

Aujourd'hui  il  ne  s'agit  plus  de  trois  mille 
jeunes  gens.  11  s'agit,  nos  informations  sont 
puisées  aux  sources  les  plus  sûres, 


il  s'agit  de. 
et  de.  .  . 
répartis  en 


20.235.jeunes  gens 
41.174  jeunes  filles 
.     641  établissements 


d'instruction.  Parmi  ces  élèves,  9.513  jouissent 
de  bourses  totales  ou  partielles,  auxquelles 
les  religieux  et  religieuses  qui  les  donnent 
consacrent  annuellement,  entendez  bien, 

1.186.076  francs,  je  dis  : 

Un    million     cent     quatre-vinyt-six     mille 
soixante-seize  francs. 


* 


Ayant  en  main  «  l'état  des  Congrégations, 
Communautés  et  Associations  religieuses,  au- 
torisées ou  non  autorisées,  dressé  en  exécution 
de  l'article  12  de  la  loi  du  28  décembre  1876  » 
et  distribué  aux  sénateurs  et  députés,  un  co- 
mité a  écrit  aux  supérieurs  de  toutes  les  Con- 
grégations et  Communautés  d'hommes  et  de 
femmes,  désignées  sur  cet  état  comme  ensei- 
gnantes non  autorisées,  c'est-à-dire  aux  supé- 


rieurs del'Jl  Congrégations  de  femmes  et  de 
28  Congrégations  d'hommes,  en  tout  219. 

176  supérieurs  de  Congrégations  de  femmes, 
27  supérieurs  de  Congrégations  d'hommes, 
soit  en  tout  203  jusqu'à  présent  ont  répondu. 
Sur  ce  nombre,  120  parmi  les  femmes,  18 
parmi  les  hommes  dirigent  des  Congréga- 
tions enseignantes  non  autorisées.  Ce  sont  ces 
136  réponses  qui  ont  fourni  les  éléments  des 
calculs  dont  le  résultat  6uit  : 

1°    NOMBRE    DES    CONGRÉGATIONS    ENSEIGNANTES 
NON  AUTORISÉES 

Femmes 120 

Hommes 16 

Total 136 

2°  NOMBRE   DE  LEURS   ÉTABLISSEMENTS 

Femmes 555 

Hommes 81 

Total "  t Y.r, 

3°    NOMBRE    DE    LEURS    MEMBRES    EMPLOYÉS 

A  l'enseignement 

Femmes 4.857 

Hommes 1.550 

Tolal 6.413 

4°  nombre  de  leurs  élèves  en  1878-7'.» 

Femmes 40.784 

Hommes 20.2:15 

Total 61.019 

5°    NOMBRE    DE    LEURS   ÉLKVBS    DEPUIS    LA   FONDATION 

Femmes 486.527 

Hommes 178. 138 

Tolal 664.954 

6°    NOMBRE   D'ÉLÈVES  JOUISSANT   DE   BOURSES  TOTALES 
OU    PARTIELLES 

Femmes 6.008 

Hommes 3.426 

Total 9. 434 

7°   SOMME  CONSACRÉE  CHAQUE    ANNÉE    A  CES  BOURSES 

Femmes 418.681 

Hommes "65.005 

Total 1.183.776 

Pour  mettre  des  noms  propres  sous  ces 
chiffres,  il  faut  dire  que  le  taureau  châtré  des 
Vosges  voulait  encorner  les  Jésuites  dans  leurs 
collèges  de  Vaugirard,  de  Saint-Ignace  et  de 
Sainte-Geneviève  ;  les  Dominicains  dans  leurs 
collèges  d'Oullins,  de  Sorèze,de  Saint-Brieuc, 
d'Arcueil  et  d'Arcachon;  les  Bénédictins  an- 
glais de  Douai  ;  les  Maristes  ;  l'Assomption  de 
Nîmes,  Picpus  ;  les  Eudistes;  Sainl-Bertin 
d'Arras;  Sainte-Marie  de  Tinchebray;  le  Sacré- 
Cœur  d'issoudun;  les  Oratoriens  de  Juilly  et 
de  Saint-Lù;  les  Oblats  de  Saint-Hilaire  ;  les 
prêtres  de  l'Immaculée-Conception  de  Bennes  ; 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


m 


les  Oblnts  de  Saint-François  de  Sales  cl  les 
Bénédictins  suisses  de  Délie. 

Tout  ci;  qui  bonore  le  plus  l'espèce  hu- 
maine el  la  race,  française,  c'est  cela  que  vou- 
lait détruire  ce  Ferry. 

Il  y  a  25  ans,  le  I'.  Monsabré  annonçait 
qu'on  verrait,  ce  qui  s'est  déjà  vu,  couchés 
dans  la  poussière  et  empourprés  du  sang  du 
martyre  le  froc  blanc  du  frère  prêcheur  près  de 
la  robe  noire  du  jésuite. 

Moins  de  cinq  ans  après,  trois  pères  domi- 
nicains suivent  comme  aumôniers  l'armée  du 
Nord,  tous  trois  sont  blessés,  et  le  gouverne- 
ment de  la  République  ne  croit  pas  faire  acte 
de  cléricalisme  en  attachant  la  croix  de  la 
Légion  d'honneur  sur  la  poitrine  des  pères 
Jouin  et  Mercier. 

Pendant  ce  temps-là,  les  pères  du  couvent 
de  la  rue  Jean-de-Beauvais  et  de  l'école 
Albert-le-(îrand,  transforment  leur  maison 
en  ambulance,  vont  sur  les  champs  de  ba- 
taille administrer  les  mourants  et  relever  les 
blessés.  C'est  pendant  l'exercice  de  ce  glo- 
rieux ministère  que  mourut  le  père  Antoine 
Erougnon,  victime  de  son  zèle  et  de  sa  cha- 
rité. 

Les  jésuites  donnent  les  mêmes  exemples. 
Plus  de  soixante  d'entre  eux  marchent  avec 
nos  soldats  comme  aumôniers  ;  plus  de  cent 
de  leurs  frères  suivent  comme  infirmiers  vo- 
lontaires. Le  père  Tailhan,  blessé  àBuzenval, 
était  cité  à  l'ordre  du  jour  de  l'armée.  Le  père 
Tanguy  est  deux  fois  blessé  à  Champigny  et 
au  Bourget.  Le  père  Arnold  trouve  la 
mort  dans  l'explosion  de  la  citadelle  de 
Laon. 

A  Belfort,  les  PP.  de  Damas  et  de  Benne- 
ville  sont  blessés  sur  les  remparts  par  la  mi- 
traille ennemie.  Aux  combats  sous  Orléans, 
le  P.  de  Bochemontex  reçoit  un  coup  de  sabre 
pendant  qu'il  secourait  un  blessé.  Nous  ne 
dirons  rien  de  l'héroïque  conduite  des  PP. 
Pontier,  Laboré,  Vautier...  Il  faudrait  les  ci- 
ter tous. 

Plus  de  soixante  jésuites  se  consacrèrent 
au  service  de  nos  prisonniers  en  Allemagne. 
Toutes  les  maisons  de  la  compagnie  de  Jésus 
devinrent  des  ambulances,  Vaugirard  et 
Sainte-Geneviève  reçurent  à  la  fois  deux  cents 
blessés.  A  Saint-Clément  de  Metz  on  soigna 
cinq  cents  blessés.  Cinq  cent  quinze  malades 
et  blessés  furent  accueillis  à  Saint-Michel  de 
Laval.  Deux  cent  soixante  et  onze  à  Saint- 
Acheul  et  à  Moutiers.  A  Poitiers,  à  Dole,  à 
Saint-Etienne,  à  Bordeaux,  à  Mongré,  les  jé- 
suites, malgré  les  persécutions  dont  ils  étaient 
alors  victimes,  accueillirent  et  logèrent  nos 
soldats.  Le  gouvernement  de  la  Képubliquc 
ne  crut  pas  l'aire  œuvre  de  cléricalisme  en  at- 
tachant, la  croix  de  la  Légion  d'honneur  sur 
la  poitrine  des  PP.  Kscalle  el  Couplet. 

Quand  vint  la  Commune,  cette  ère  aujour- 
d'hui si  vantée  d'héroïsme  el  de  vertus  ci- 
viques, les  grands  patriotes  dont  la  France 
révolutionnaire  acclame  aujourd'hui  les  noms, 
massacrèrent  les  pères  Ohvaint,    Clerc,  Du- 


coudraj ,  i  lauberl  el  de  Bengy,  et,  comme 
pour  réaliser  la  phrase  du  peu:  Monsabré,  ils 
ajoutèrent  à  l'holocauste  les  pères  Captier, 
Cottrault,  Bourard,  Ghataignéretet  Delhome, 

dominicains,  et  huit  de  leurs  employés. 

Or»  vit  alors,  «  couchés  dans  la  poussière  et 
empourprés  des  sang  du  martyre,  le  froc 
blanc  du  frère  prêcheur  <'t  la  robe  noire  du 
jésuite.  » 

Et  ce  sont  les  frères  de  ces  martyrs  que  le 
gouvernement  voudrait  frapper  d'inlerdit 
comme  étrangers]  Ce  sont  les  frères  de  ces 
héros  que  l'on  prétend  traiter  en  suspects, 
lorsque,  par  un  sentiment  logique  révolution- 
naire, on  légifère  en  faveur  des  égarés  de  la 
Commune  à  qui  l'on  donnera  demain  des  cou- 
ronnes !  Devons-nous  à  jamais  désespérer  de 
la  justice  et  du  bon  sens  de  nos  gouver- 
nants? 

Les  propositions  de  Ferry  suivirent,  à  la 
Chambre  des  députés  et  au  Sénat,  la  filière 
commune  de  la  procédure.  A  la  Chambre  des 
députés,  une  commission  d'examen  fut 
nommée  ;  elle  se  composait  d'illustres  in- 
connus, la  plupart  ineptes,  mais  préférés  à 
d'autres  pour  cette  basse  besogne,  à  cause  de 
leur  ineptie  et  de  leur  fanatisme.  Le  rappor- 
teur nommé  fut  le  badois  Spuller,ami  de  Gam- 
betta,  esprit  subalterne  et  parfaitement  inca- 
pable de  comprendre  cette  grande  question  de 
la  liberté  d'enseignement.  Au  lieu  de  l'envi- 
sager dans  ses  précédents  historiques,  dans 
ses  fondements  juridiques  et  dans  ses  titres 
politiques,  il  se  contenta,  comme  Ferry,  d'in- 
voquer aveuglément,  sottement,  les  excès  an- 
térieurs qui  pouvaient  servir  de  prétexte  à  la 
persécution. 

Nous  pourrions  examiner  ce  document  en 
esprit  critique,  au  point  de  vue  du  métier  ; 
nous  devrions  alors  en  relever  les  erreurs  de 
citation  et  de  statistique,  les  textes  faussés 
ou  forcés,  les  bévues,  les  ignorances,  parfois 
lisibles  ou  ridicules.  De  cet  examen,  il  res- 
sortirait que  ce  journaliste  républicain,  de- 
venu député  et  plusieurs  fois  ministre,  ne  pos- 
sède pas  des  connaissances  à  la  hauteur  de  sa 
fortune.  Si  le  suffrage  universel  en  a  fait  une 
puissance,  l'étude  n'en  a  pas  fait  un  savant, 
le  travail  n'en  a  même  pas  fait  un  homme  ins- 
truit. Devant  une  faculté,  des  professeurs 
capables  trouveraient,  dans  ses  élucubrations, 
d'incontestables  titres  au  bonnet  d'àne. 

Mais  supposant  ce  qui  n'est  pas,  admettant 
que  ce  rapport  est  irréprochable  dans  sa  fac- 
ture, nous  devons  établir  que  le  rapporteur  a 
commis,  sur  le  terrain  des  principes,  des  er- 
reurs gravement  coupables  et  politiquement 
aussi  criminelles  qu'elles  sont  sottes.  Ce 
Spuller,  député  et  ministre,  n'est  point  un 
homme  politique,  c'est  un  servant  de  petite 
presse  devenu  le  valet  de  la  tyrannie  et 
mettant  à  son  service  tous  les  cynismes  de 
l'ignorance. 

Le  principe  qu'il  entend  poser,  c'est  le 
pouvoir  absolu  de  l'Etat  sur  l'enseignement, 
et  l'argument  qu'il  invoque  à  l'appui  de  sa 


no 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


thèse,  c'est  la  démonstration  par  l'histoire. 

Or  l'histoire,  loin  de  lui  fournir  des  preuves, 
fournit  magnifiquement  la  preuve  du  con- 
traire. Depuis  les  invasions  jusqu'à  l'an  mil, 
l'enseignement  public  en  Erance  est  à  peu 
près  exclusivement  monastique.  C'est,  en  his- 
toire, un  lieu  commun,  que  les  moines  ont 
conservé  les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  ; 
qu'ils  ont  fondé  les  écoles,  écrit  les  livres 
et  qu'ils  tiennent,  dans  l'histoire  littéraire  de 
nos  cinq  premiers  siècles,  la  place  d'honneur. 
—  De  l'an  mil  à  l'an  1500,  les  moines  conti- 
nuent d'enseigner  dans  leurs  monastères 
et  partagent,  avec  les  séculiers,  les  chaires 
à  tous  les  degrés  de  l'enseignement.  A  la 
vérité,  il  y  eut,  entre  les  séculiers  et  les 
réguliers,  des  contestations  ;  mais  les  régu- 
liers l'emportèrent  au  nom  du  bon  sens,  au 
nom  du  droit  et  surtout  par  l'éclat  du  génie. 
Cette  seconde  période  de  l'enseignement  pu- 
blic est  plus  que  semi-monastique.  —  Dans  la 
troisième  période,  des  laïques  entrent  à  leur 
tour  dans  l'enseignement,  mais  n'affichent 
jamais  l'absurde  prétention  d'empêcher  les 
autres  d'enseigner  et  de  leur  interdire  ce 
qu'eux-mêmes  se  croient  permis.  La  tradition 
historique  de  la  France,  c'est  que,  depuis 
Clovis  jusqu'à  nos  jours,  les  moines  ont  tou- 
jours enseigné  et  que  la  prétention  de  les  ex- 
clure, à  tous  les  degrés,  de  l'enseignement, 
n'est  qu'une  prétention  en  l'air,  répudiée  ab- 
solument par  l'histoire. 

L'argument  de  Spuller  tombe,  ou  plutôt  se 
retourne  contre  son  outrecuidante  ignorance. 

Le  principe  du  pouvoir  absolu  de  l'Etat 
sur  l'enseignement  pub'ic,  s'il  était  admis, 
impliquerait  nécessairement  la  négation 
de  la  liberté  d'enseignement  et  le  réta- 
blissement du  monopole.  Le  Champion  de 
l'Etat,  que  personne  n'attaque,  veut-il  nous 
ramener  aux  galères  de  l'Université  impé- 
riale?—  Non,  dit-il,  en  citant  Ferry;  oui,  dit 
l'ensemble  du  rapport  ;  oui,  disent  les  textes 
cités  qui  signifient  quelque  chose  ;  oui,  disent 
les  arguments  ébauchés  çà  et  là  au  cours  du 
rapport.  La  claire-vue,  la  nécessité  ou  le  cou- 
rage ont  manqué  au  rapporteur  ;  il  ne  veut, 
dans  les  conséquences,  que  restreindre  la  li- 
berté ;  par  ses  prémisses,  il  la  nie  radicale- 
ment et  détruit  son  droit  à  l'existence.  Ce  ré- 
publicain est  le  théoricien  du  despotisme,  non 
pas  de  ce  despotisme  vulgaire  qui  courbe  les 
volontés  sous  les  caprices  d'un  despote,  mais 
de  ce  despotisme  à  jamais  exécrable  et  incon- 
cevable dans  un  républicain,  qui  veut  at- 
teindre le  libre  arbitre  de  l'homme  jusque 
dans  le  sanctuaire  impénétrable  de  la  pensée. 
Le  droit  romain  avait  des  capite  minuti  ;  c'est 
la  tête  que  veut  prendre  Spuller,  pour  la  mou- 
ler à  l'effigie  de  l'Etat  ;  c'est  l'esclavage  dans 
sa  pire  horreur  que  ce  malfaiteur  veut  insti- 
tuer. —  Dans  une  société  régulière,  une  telle 
prétention  devrait  être  regardée  comme  un 
crime  de  lèse  nation  et  conduire  son  auteur  à 
Clairvaux  ou  à  Bicêtre. 

Qu'est-ce  que  l'Etat  pour  lequel  Spuller  ré- 


clame ?  Ici,  l'ensemble  des  institutions  qui 
nous  régissent  ;  là,  le  gouvernement  ;  plus 
loin,  la  révolution  ;  ailleurs,  et  la  chose  est  à 
noter,  c'est  une  puissance  civile,  laïque  et  po- 
litique, capable  de  tenir  tète  aux  prétentions 
de  l'autorité  spirituelle  (p.  4.'i),  comme  si 
l'hostilité  contre  l'Eglise  faisait  l'essence  même 
de  l'Etat.  En  fin  de  compte,  il  faut  avouer, 
avec  Etienne  Vacherot,  que  l'Etat,  c'est  le 
parti  victorieux  ;  les  autres  sont  des  vaincus 
et  traités  comme  tels.  Mais  comme  les  partis 
se  suivent  et  ne  se  ressemblent  pas,  c'est  cette 
idole  changeante  qui  voudrait  s'identifier  le 
pays  et  le  façonner  à  son  image. 

Spuller,  en  son  style  péremptoire,  conclut 
de  ces  notions  confuses,  que  a  l'Etat  est,  par 
excellence,  l'instituteur  public  de  la  nation  ». 
A  l'appui  de  cette  conclusion,  il  ne  cite  ni 
maximes  de  droit,  ni  apophtegmes,  ni  rai- 
sons, ni  raisonnement?,  mais  seulement  des 
textes.  Ces  textes,  il  les  emprunte  tous  sans 
exception,  à  cette  période  de  notre  histoire  où 
le  pouvoir  royal,  dégénéré  en  absolutisme, 
ramenait  à  lui  tous  les  pouvoirs,  subalterni- 
sait  toutes  les  classes  et  confisquait  toutes  les 
libertés  des  provinces.  L'ancien  régime,  que 
le  régime  nouveau  doit  remplacer,  c'est  là  le 
répertoire  de  son  érudition  ;  les  déviations  et 
les  dégradations  de  notre  tradition  nationale, 
c'est  cela  que  cet  ignorant  appelle  la  tradi- 
tion française.  L'absolutisme  du  roi,  il  le  per- 
sonnifie daus  un  ministre  et  ce  naïf  ou  impu- 
dent sectaire  s'imagine  qu'il  est  un  représen- 
tant de  la  liberté. 

Ainsi  donc  c'est  par  des  textes,  c'est  par  des 
opinions  d'auteurs  particuliers  qu'un  législa- 
teur ose  établir  un  principe  aussi  énorme  que 
le  pouvoir  absolu  de  l'Etat  sur  l'enseignement. 
Avant  lui,  les  législateurs  n'y  avaient  pas 
songé;  c'est  à  lui  que  commence  ce  nouveau 
droit,  assis  sur  des  opinions.  Aucune  loi  ne 
peut  lui  offrir  de  précédents;  mais  il  a  des 
textes  ;  derrière  ces  textes,  disparait  sa  mo- 
destie. Où  les  raisons  manquent,  les  autorités 
sont  commodes  ;  encore  faudrait-il  qu'elles 
valussent  quelque  chose. 

Ainsi  donc  autorités  nulles  ou  appliquées  à 
faux,  pas  d'argumentation  nette,  pas  de  no- 
tions définies,  pas  même  de  thèse  précise  et 
franche  :  Voilà  toute  la  partie  fondamentale, 
la  base  logique  du  rapport.  Et  cependant  une 
doctrine  capitale  circule  d'un  bout  à  l'autre  : 
omnipotence  de  l'Etat,  omnipotence  essen- 
tielle, absolue,  illimitée.  Dogme  qui  s'impose 
comme  s'il  n'avait  point  à  se  justifier.  Dogme 
qui  fait  de  toute  ingérence  privée  en  matière 
d'éducation,  soit  une  concession  gracieuse  de 
l'Etat,  seul  maître  et  propriétaire,  soit  un  em- 
piétement, une  usurpation,  voire  même, 
contre  la  nation,  un  fait  de  guerre. 

Parla,  se  trouve  renversée  la  situation; 
rien  n'est  plus  vrai  de  ce  qui  semblait  l'être. 
L'Etat  n'est  plus  agresseur;  depuis  1830,  c'est 
un  innocent  qui  veut  garder  son  bien  et,  de- 
puis 1850,  c'est  une  victime.  L'Etat  ne  menace 
point  une  liberté  érigée  en  droit  constitution- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


177 


nel  et  garantie  par  lui-même  ;  il  revendique 

un  droit  qui  lui   a  été  ravi   par  astuce  et  veut 
rentrer  dans  son  domaine. 

Aces  insinuations  frivoles  et  méchantes,  il 
faut  opposer  la  majesté  du  droit  et  les  notions 
élémentaires  de  la  vie  sociale. 

«  Il  y  a,  dit  le  comte  de  Hambourg,  des 
droits  naturels  préexistants  a  toute  loi.  Or, 
l'enseignement  est  de  droit  naturel  comme 
la  religion,  la  propriété  et  la  liberté,  sans 
laquelle  ces  droits  naturels  ne  pourraient 
s'exercer.  Tout  homme  peut  repousser  par 
la  force  les  atteintes  portées  à  l'exercice 
de  ses  droits  naturels.  Mais  comme  dans 
toute  société  bien  organisée  nul  n'a  le  droit 
de  se  faire  justice  soi-même,  les  gouverne- 
ments ont  été  fondés  et  existent  non  point 
pour  octroyer  un  droit  naturel  préexistant, 
mais  justement  pour  suppléer  aux  individus 
dans  leur  incompétence  et  leur  rendre  justice 
lorsqu'il  y  a  violation  de  leurs  droits  naturels. 
L'on  peut  dire  alors  que  l'Etat,  personnifié 
par  les  pouvoirs  publics,  est  l'organisation 
collective  du  droit  individuel  de  légitime  dé- 
fense. Aussi  ce  droit  de  défense  commune, 
dont  l'Etat  a  le  dépôt,  ne  doit  pas,  entre  les 
mains  de  ceux  qui  le  représentent,  changer  de 
nature  et  s'exercer  au  détriment  des  droits 
naturels  qu'il  a  charge  et  mission  de  défendre 
pour  les  individus,  en  leur  lieu  et  place. 
Quelles  que  soient  les  lois  faites  pour  donner 
une  apparence  de  légitimation  à  l'usurpation 
des  droits  individuels  par  l'Etat,  elles  n'en 
constituent  pas  moins  une  violation  de  la  jus- 
tice. Les  individus  opprimés  ainsi  par  l'abus 
de  la  force  collective  mise  au  service  de  la 
spoliation  légale,  passent  de  l'état  de  ci- 
toyens à  celui  d'esclaves  ou  de  proscrits. 

«  Esclavage  des  maîtres,  qui  ne  sont  pas 
libres  d'enseigner  comme  ils  le  veulent,  et 
comme  le  voudraient  les  pères  de  famille  ; 
proscription  des  ordres  religieux  non  autori- 
sés ou  non  diplômés,  c'est  une  conséquence 
forcée  de  l'usurpation  de  l'Etat  dans  l'ensei- 
gnement. 

«  L'Etat,  qui  représente  la  collectivité  des 
forces  individuelles,  n'est  pas  cet  être  abstrait 
et  irresponsable  que,  dans  la  société  moderne, 
on  présente  à  l'adoration  muette  et  au  féti- 
chisme du  suffrage  universel.  Non,  il  se  pré- 
sente en  chair  et  en  os,  sous  la  figure  de  nos 
gouvernants,  et  c'est  pour  eux  qu'il  faut  tra- 
cer les  limites  qu'ils  ne  doivent  pas  franchir,  à 
moins  de  violation  flagrante  des  droits  indi- 
viduels des  autres.  Cette  violation  ne  leur  est 
pas  plus  permise  comme  citoyens  dans  la  vie 
privée  que  comme  ministres  responsables 
dans  la  vie  publique.  Le  mot  «  Etat  »,  dont 
ils  se  couvrent,  n'a  de  mystère  que  pour  les 
simples.  Dans  la  disposition  générale  des  es- 
prits, tels  que  les  ont  façonnés  les  sophistes, 
on  est  trop  disposé  a  confondre  la  société  avec 
le  gouvernement  et  à  attribuer  à  ce  dernier  ce 
qui  appartient  exclusivement  à  la  société.  De 
la  If;-  amas  de  préjugés  qui  se  dressent  de- 
vant la  question  si  simple  de  la  liberté  d'ensei- 

T.    XV. 


gnemenl,  et  aussi  la  difficulté  de   faire  eom- 
prendre  combien   il  est  absurde  d'invoquer 

sans    cesse  à    ce    sujet  et  de  vouloir  réserver 
les  prétendus  droits  de  l'Etat. 

«   L'Etat   n'est    pas  dans   la    situation   des 
associations   libres  pouvant  se  créer  des  rcs- 
nources    disponibles    et  spéciales    pour   l'en- 
seignement. Pour  usurper  le  droit  d'enseigne- 
ment,   il  n'a  pas  d'autres    ressources  qui;  le 
trésor   public,  dont  il  est  le   percepteur   par 
l'impôt  et  le  délenteur  à  cette  seule   fin  de 
payer  les  services  publics,   c'est-à-dire  ceux 
que  les  individus  ne  peuvent  se  rendre  à  eux- 
mêmes   ou  aux  autres,  soit  directement   soit 
par  voie  d'échange.  L'enseignement  n'est  pas 
un  service  public,  ce  n'est  qu'un  service  privé, 
puisqu'il  peut  être  rendu   par  voie  d'échange 
libre.    Un    grand   danger  menace   la  société, 
quand  l'Etat  s'ingère  dans  les  services  privés 
comme  celui   de  l'enseignement.   Il  ouvre  la 
porte   aux  revendications  du  socialisme,   qui 
veut   substituer    l'Etat   aux    individus   dans 
l'échange  des  services  privés.  Il  n'y  a  pas  de 
raison,  en  effet,  de  refuser  à  l'Etat  le  droit  de 
distribuer  aux  affamés  la  nourriture  corpo- 
relle quand  on  lui  octroie  le  droit  de  donner 
à  tous  les  degrés  la  nourriture   intellectuelle. 
Le  socialisme,  par  le  fait  même  de  ses  préten- 
tions funestes,  tend  à  éteindre  le  foyer  de  l'ac- 
tivité humaine  dans  tous   ses  emplois.  Sous 
les  emblèmes   d'une  fraternité   de  parade,  il 
nous   précipiterait  du  communisme  dans   le 
sauvagisme,  dernière  étape  de  la  décrépitude 
humaine.  Le  socialisme,  pour  être  dissimulé 
lorsque  l'enseignement  est  donné  par  l'Etat, 
n'en  est  pas  moins  réel  dans  ce  service,  qu'il 
infecte  de  sa  pernicieuse  influence. 

«  Aussi,  l'enseignement  par  l'Etat,  œuvre 
socialiste  au  premier  chef,  est-il  favorable  au 
développement  des  lumières  dans  l'humanité, 
comme  on  le  prétend  ?  Ici  la  raison  s'accorde 
avec  la  foi  pour  le  nier.  » 

A  ces  notions  de  droit,  qu'ignore  ou  tait  le 
sophiste  badois,  à  défaut  de  raisonnements,  le 
rapporteur  oppose  l'histoire,  les  textes  ; 
les  textes,  laborieusement  accumulés  pour 
éblouir,  pour  lasser  peut-être  ;  l'histoire  des 
derniers  siècles,  compulsée  et  arrangée  au  bé- 
néfice d'une  thèse  :  la  liberté  d'enseignement 
devient,  par  cet  artifice,  chose  récente,  l'idée 
même  n'est  que  d'hier. 

«  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir,  dit  Spuller,  si 
les  principes  et  maximes  de  droit  public,  qui 
ont  été,  de  tout  temps  (?),  opposés  aux  pré- 
tentions envahissantes  de  l'ultramontanisme, 
sont  plus  ou  moins  tombés  en  désuétude;  mais 
de  savoir  si  ces  principes  et  ces  maximes  sont 
conformes  à  la  raison  politique,  qui  est  la 
même  dans  tous  les  temps  et  pour  toutes  les 
formes  du  gouvernement  »  (p.  43).  Autre- 
ment, pour  le  français,  il  ne  s'agit  pas  de  pré-  ■ 
cédents  historiques,  c'est  affaire  de  raison  po- 
litique et  de  principes  immuables.  Et,  pour  se 
mettre  grossièrement  en  contradiction  avec 
lui-même,  le  rapporteur  déserte  la  métaphy- 
sique du  droit  pour  se  confiner  dans  l'empy- 

12 


178 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


risme  révolutionnaire  de  l'absolutisme.  Les 
précédents  sont  tout  pour  lui  ;  mais  que 
prouvent-ils  ? 

On  a  peine  à  établir  que  l'ancien  régime 
n'avait  pas,  sur  la  liberté  d'enseignement,  nos 
idées  actuelles.  Avait-il  davantage  l'idée  du 
monopole,  l'idée  d'un  enseignement  d'Etat, 
distribué  par  l'Etat  lui-même,  par  l'Etat  seul, 
au  nom  d'un  droit  inhérent  à  lui-même  et  à 
lui  seul  ?  Etait-ce  avant  le  xvc  siècle,  alors 
que  les  écoles  et  les  universités  ne  relevaient 
que  de  l'Eglise  ?  Etait-ce  plus  tard,  alors  que 
l'Etat  se  comportait,  dans  l'enseignement  pu- 
blic, comme  allié  de  l'Eglise  et  gardien  armé 
de  l'orthodoxie  ?  La  surintendance  exercée 
alors  par  l'Etat  sur  la  police  des  écoles  pu- 
bliques a-t-elle  rien  de  commun  avec  le  rôle 
de  pédagogue  universel  etsupréme  qu'on  veut 
lui  octroyer  aujourd'hui  ? 

Entre  la  situation  actuelle  et  l'ancien  régime, 
il  n'y  a  pas  d'analogie  ;  ce  sont  deux  états  ra- 
dicalement contraires  et  irréductibles.  Et 
quand,  par  impossible,  on  prouverait  leur 
identité,  on  aurait  un  précédent,  mais  on 
n'aurait  pas  établi  qu'il  fait  loi.  On  pourra 
toujours  demander,  au  sophiste  législateur, 
comment,  répudiant  tout  de  l'ancien  régime, 
il  veut  pourtant  lui  emprunter  le  monopole  ? 
et  comment  le  monopole  de  l'Etat  étant  un 
legs  de  l'ancien  régime,  la  loi  de  1830,  qui  y 
fait  brèche,  fut  «  une  victoire  de  l'esprit  de 
l'ancien  régime  en  lutte  avec  la  Révolution 
française  »  (p.  28).  Accordez-vous  avec  vous- 
même,  s'il  se  peut. 

Quant  à  la  Révolution  française,  soi-disant 
vaincue  en  1850,  qu'a-t-elle  donc  fait  en  ma- 
tière d'enseignement?  D'après  Cousin,  d'après 
Villemain,  plaidant  per  fas  et  nef  as  pour  le 
monopole,  la  Révolution  a  été  soucieuse  de 
fortifier  l'Etat;  mais,  du  même  coup,  elle  a 
créé  la  liberté  individuelle.  Il  faudrait  pour- 
tant s'entendre  :  si  elle  a  fortifié  le  monopole, 
elle  n'a  pu  créer  la  liberté  individuelle  ;  et  si 
elle  a  créé  la  liberté  individuelle,  elle  n'a  pu 
fortifier  le  monopole.  On  ne  peut  pas  honnê- 
tement et  ridiculement  patauger  dans  ce  gali- 
matias. La  vérité,  c'est  que  la  Révolution  a 
détruit  les  écoles  de  la  France,  et  qu'elle  n'a 
rien  mis  en  place  des  écoles,  que  de  stériles 
décrets. 

Malheureux  avec  l'ancien  régime,  mala- 
droit avec  la  Révolution  française,  le  rappor- 
teur tombe,  à  propos  de  Napoléon,  dans  une 
contradiction  nouvelle.  «  Nous  n'avons  rien  à 
emprunter,  dit-il,  pour  notre  démocratie  répu- 
blicaine, au  despotisme  césarien  du  premier 
empire  »  (p.  17).  Et  deux  pages  plus  loin,  il 
lui  emprunte,  non  pas  la  religion  comme  base 
de  l'enseignement,  mais  l'œuvre  la  plus 
effrayante  du  despotisme  impérial,  le  mono- 
pole embrigadant  les  générations  sous  le  joug 
de  l'Université  et  formant  les  âmes  à  l'effigie 
du  régime  victorieux.  L'œuvre  du  despote  est. 
conforme  aux  vues  de  la  Révolution. 

Sur  la  Restauration,  le  rapporteur  néglige 
d'emboîter  le  pas  de  Ferry  ;  copiste  de  Napo- 


léon,  il  lui  répugne  d'imiter  Charles  X  et  de 
se  couvrir  des  ordonnances  de  1828.  Le  comte 
Portails,  pour  Ferry,  était  un  maître  ;  pour 
Spuller,  ce  n'est  pas  un  ministre  à  citer. 

Spuller  rappelle  que,  sous  la  monarchie  de 
juillet,  les  promesses  de  la  Charte  restèrent  à 
l'état  de  promesse.  Mais  fluizot  déclare  que 
la  seule  politique  complète  et  hardie  eût  été 
alors  de  tenir  la  promesse  officielle  et  de  lais- 
ser faire  la  liberté.  De  ces  paroles,  il  est  diffi- 
cile de  tirer  un  argument  en  faveur  du  mono- 
pole universitaire,  condamné  par  Guizot, 
favorable,  on  le  sait,  en  1850  et  en  1875,  à 
la  liberté  d'enseignement. 

Quant  aux  pages  consacrées  à  la  loi  de 
1850,  on  peut  s'indigner  ou  sourire.  L'ancien 
régime  faisait  retour,  la  réaction  triom- 
phante, la  France  affolée,  Thiers  frappé 
d'aliénation  mentale...  En  vérité,  l'odieux  se 
perd  ici  dans  le  ridicule  ;  et  nous  n'avons  qu'à 
retourner  contre  le  rapporteur  ses  propres 
paroles.  Oui,  vraiment,  l'histoire,  telle  qu'il  la 
compose,  confond  la  raison  (p.  34).  Mais  que 
Thiers  vienne  ici  lui  répondre. 

Lors  de  la  discussion  de  la  loi  de  1850  sur 
l'instruction  publique,  Thiers  rencontrait  de- 
vant lui  les  mêmes  adversaires  et  les  mêmes 
contradicteurs  que  la  liberté  d'enseignement 
rencontre  aujourd'hui.  Il  leur  disait  : 

Quand  vous  venez  me  parler  de  l'enseigne- 
ment du  clergé,  et  que  je  vous  réponds  que 
l'enseignement  du  clergé  ne  se  donnera  que 
dans  les  petits  séminaires,  pas  ailleurs,  vous 
répliquez:  «  Les  jésuites  rentreront  !  »  Eh 
bien,  je  vous  demande  AU  NOM  DE  VOS 
PRINCIPES,  comment  vous  ferez  pour  empê- 
cher que  les  jésuites  entrent  dans  renseigne- 
ment. Comment  ferez-vous  ?  Ah  !  si  vous  vou- 
liez me  remplacer  dans  ce  que  vous  appelez 
le  monde  détruit  que  vous  méprisez  tant,  si 
si  vous  veniez  lui  emprunter  la  liberté  limi- 
tée qu'il  croyait,  lui,  la  bonne,  je  le  compren- 
drais. Mais  vous,  qui  le  déclarez  méprisable, 
abominable,  à  jamais  renversé,  vous  venez 
prendre  un  de  ses  petits  moyens,  un  de  ses 
petits  ombrages,  une  de  ses  petites  jalousies, 
et  vous  dites  :  Nous  ne  voulons  pas  des  jé- 
suites 1 

A  gauche.  —  Mais  non  !  (Rires  bruyants  à 
droite). 

M.  Thiers  —  Je  le  savais  bien  ;  ce  n'est 
pas  vainement  que  j'ai  adressé  la  question.  Je 
sais  bien  que  quand  on  a  la  main  sur  la  vé- 
rité il  n'y  a  qu'à  la  presser  pour  la  faire 
jaillir.  Je  savais  bien  que,  la  question  posée 
nettement,  il  vous  serait  bien  impossible  de 
dire  autre  chose  que  non.  Eh  bien,  oui,  c'est 
vrai,  vous  ne  pouvez  pas,  avec  vos  principes,  ni 
arrêter  le  clergé  ni  interdire  les  jésuites. 

Voix  nombreuses  à.  gauche.  —  Non  !   non  1 

Un  membre.  —  A  la  loi  des  associations. 
Un  autre  membre.  —  Qu'on  nous  rende   le 
droit  de  réunion  ! 

M.  Thiers.  —  On  me  dit,  je  m'y  attendais 
bien,  que  nous  aurous  à  examiner  ce  point 
lors  de  la   loi  sur  les  associations,  on   devra 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


17!) 


traiter  des  associations  laïques  et  des  associa- 
tions religieuses,  et  voilà  pourquoi  nous 
n'en  avons  pas  parlé,  et  on  ne  peut  pas  nous 
dire,  que,  par  un  silence  perfide,  nous  avons 
cherché  à  introduire  les  jésuites  en  France. 
Soit,  c'est  une  question  d'association  re- 
ligieuse que  vous  vous  réserverez  pour  le 
moment  où  vous  discuterez  la  loi  sur  les  asso- 
ciations. 

Seulement,  je  me  permettrai  de  vous  dire 
que  je  vous  attends  à  ce  jour-là  pour  savoir 
comment  vous  vous  y  prendrez  pour  interdire  les 
jésuites,  VOUS  I  VOUS  !  (Vive  approbation  et 
hilarité  sur  les  bancs  de  la  majorité). 

L'argumentation  si  logique,  si  pressante  de 
Thiers  a  conservé  aujourd'hui  toute  sa  force. 
Comment  ferez-vous,  dirons-nous,  à  notre 
tour,  aux  membres  de  la  majorité,  pour  vous 
montrer  moins  libéraux  que  ceux  qui  vous 
ont  précédés  ?  Comment  ferez-vous,  vous  qui 
avez  toujours  le  mot  de  liberté  à  la  bouche, 
qui  l'écrivez  sur  les  murailles,  pour  apporter 
à  la  liberté  d'enseignement  des  entraves  que 
ceux  qui  vous  ont  précédés  et  que  vous  trai- 
tez de  réactionnaires  ne  lui  ont  pas  imposées? 

Mais  où  sont  les  principes,  les  raisonne- 
ments, les  preuves  du  rapporteur  ?  Où  est,  en 
matière  d'enseignement,  la  délimitation  moti- 
vée des  droits  de  l'Etat?  On  ne  voit  rien  de 
tel.  Et  cependant,  de  l'aveu  du  rapporteur,  il 
s'agissait  avant  tout  de  dégager  «  la  raison 
politique,  qui  est  la  même  pour  tous  les  temps 
et  pour  toutes  les  formes  de  gouvernement  » 
(p.  43).  On  a  prétendu  résoudre  une  ques- 
tion, et,  sans  même  la  poser,  on  la  déclare 
résolue.  Logique  léonine,  dont  nous  n'avons 
pas  la  bonhomie  de  nous  payer. 

L'Etat  est  omnipotent  sur  l'instruction  pu- 
blique, omnipotent  jusqu'au  monopole,  jus- 
qu'à la  confiscation  de  toute  liberté  d'ensei- 
gnement. Telle  est  la  thèse,  thèse,  il  est  vrai, 
désavouée  et  présentée  cependant  comme 
indéniable.  Et  que  fait-on  pour  l'établir  ?  On 
ébauche  un  raisonnement,  on  emprunte  une 
similitude,  et  c'est  toute  la  démonstration. 

L'instruction  publique  est,  pour  l'Etat,  d'un 
haut  intérêt...  Donc,  en  matière  d'instruction 
publique,  l'Etat  doit  être  omnipotent.  Voilà 
ce  que  le  rapporteur  trouve  dans  la  plupart 
de  ses  textes,  voilà  ce  qu'il  en  tire  même 
quand  on  ne  les  y  trouve  pas.  Ainsi  donc,  un 
fait  :  intérêt  que  doit  prendre  l'Etat  à  l'ins- 
truction publique  ;  une  conclusion  :  omnipo- 
tence résultant  de  cet  intérêt. 

Le  fait  est  incontestable,  mais  la  conclusion 
est  fausse.  Cette  conclusion  suppose  que  l'Etat 
possède,  sur  tout  ce  qui  l'intéresse,  une  omni- 
potence absolue.  Or,  il  n'en  est  rien  ou  nous 
tombons  dans  le  pur  socialisme,  puisque  nous 
confisquons  par  là  toute  liberté.  Trouvez  donc 
dans  la  vie  privée,  trouvez  dans  la  vie  de  fa- 
mille, un  élément  où  l'Etat  ne  soit  pas  plus  ou 
moins  intéressé,  un  élément  sur  lequel  il  n'ait 
dés  lors  un  souverain  domaine.  Est-ce  que  la 
gestion  même  des  fortunes  privées  est  pour  lui 

sans  importance  ?  Dès  lors  voilà,  de  par  le 


principe,  toutes  les  fortunes  privées  mises  en 
interdit  ou  en  tutelle.  -  Est-ce  que,  avani 
l'éducation  morale  des  citoyens,  les  condi- 
tions même  de  leur  éducation  physique  n'in- 
téressent pas  gravement  l'Etal  '  Dès  lors,  nous 
revenons  aux  théories d'Aristote  :  l'Etat  régle- 
mente de  plein  droit  la  propagation  de  l'es- 
pèce, il  n'y  a  plus  de  famille,  il  n'y  a  plus,  en 
surveillance  ou  en  régie,  que  des  haras  hu- 
mains. 

Si  vous  écartez  ces  excès,  le  rapport  tombe. 
Spuller  se  prévaut  ensuite  d'une  similitude. 
D'après  Royer-Collard,  ici  absurde,  l'Univer- 
sité a  le  monopole  de  l'éducation,  à  peu  près 
comme  les  tribunaux  ont  le  monopole  de  la 
justice  ou  l'armée  celui  de  la  force  publique 
(p.  18).  Le  rapporteur  badois  s'empare  de 
cette  assimilation;  il  n'a  pas  même,  comme 
Royer-Collard,  la  pudeur  d'atténuer  à  peu 
près  l'énormité  de  son  dire. 

Non,  certes,  le  monopole  de  l'éducation  ne 
ressemble  point,  môme  à  beaucoup  près,  au 
monopole  de  la  justice  ou  à  celui  de  la  force 
publique  et  voici  une  différence  entre  mille. 
La  justice  et  la  force  publique  ne  préexistent 
pas  à  l'Etat,  elles  en  sont  parties  intégrantes 
et  nécessaires.  L'Etat  commence  précisément 
à  l'heure  où  les  particuliers,  cessant  de  se 
faire  justice  par  la  force,  constituent  une  jus- 
tice sociale  avec  une  force  à  l'appui.  L'État 
possède,  par  nature,  le  monopole  de  la  justice 
et  de  la  force  publique,  parce  que  la  force  pu- 
blique et  la  justice  sociale  sont  l'Etat  même, 
la  société  protégeant  le  droit  des  individus. 
L'éducation  se  Irouve-t-elle  dans  une  condi- 
tion analogue?  Est-ce  que  la  famille  ne  pré- 
existe point  à  l'état  et  avec  elle  la  mission 
éducatrice  et  tous  les  droits  qui  s'y  ratta- 
chent. 

Dans  le  rapport,  comme  dans  toutes  les 
thèses  radicales,  la  famille  est  mise  à  néant. 
Toutefois, entre  la  justice  sociale,  la  force  pu- 
blique et  l'éducation,  il  y  a  une  parité  oubliée 
par  Royer-Collard,  et  à  laquelle  il  convient 
de  prendre  garde.  Dans  un  temp*  de  division 
comme  le  nôtre,  qu'est-ce  que  l'Etat?  Qu'est- 
ce  que  la  réalité  concrète,  pratique,  active, 
que  ce  nom  désigne?  Ce  n'est  plus  la  société, 
c'est  le  parti  triomphant,  et  l'on  sait  la  durée 
moyenne  du  règne  des  partis.  Cela  étant,  quel 
ami  de  la  société,  de  la  liberté  sociale,  ne 
s'effraie  pas  de  voir,  aux  mains  d'un  parti  et 
à  sa  direction,  les  deux  grandes  forces  so- 
ciales, la  magistrature  et  l'armée?  Par  la 
même  raison  et  à  plus  forte  raison,  qui  ne 
s'effraiera  de  voir  l'éducation  de  la  jeunesse 
aux  mains  et  sous  le  joug  de  cet  Etat,  qui 
n'est  plus  la  société,  mais  un  parti?  L'Etat 
réel,  le  parti  régnant,  c'était  hier  la  monar- 
chie ;  c'est  aujourd'hui  la  république.  Donc 
hier  l'éducation  publique  aura  dû  faire  des 
monarchistes  de  telle  ou  telle  couleur;  au- 
jourd'hui, elle  doit  faire  des  républicains  de 
telle  ou  telle  nuance  ;  quand  la  laissera-t-on 
faire  des  Français? 

Rien  ne  reste  donc  de  la  similitude  invo- 


1X0 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  F/ÉGLISE  CATHOLIQUE 


quée  en  faveur  du  monopole,  rien  ne  reste  des 
gauches  essais  de  raisonnement  où  l'on 
s'évertue  ;  rien  que  le  principe  socialiste  :  om- 
nipotence de  l'Etat  sur  tout  ce  qui  l'intéresse, 
confiscation  de  toute  activité  individuelle  ou 
collective,  parce  que  la  direction  de  cette  ac- 
tivité importe  à  l'Etat. 

Que  revendique-t-on  en  sa  faveur  ?  Le 
droit  d'intervenir  en  ce  qui  le  touche  et  de 
sauvegarder  son  véritable  intérêt  ?  —  Qui  le 
lui  conteste?  — Le  droit  de  connaître  de  l'édu- 
cation par  le  contrôle  exercé  et  par  les  ga- 
ranties exigées?  —  Qui  le  lui  dénie?  N'est-il 
point  consacré,  ce  droit,  par  les  lois  de  1850 
et  de  1875?  Est-on  sincère  en  revendiquant 
ce  qu'on  n'a  pas  cessé  de  posséder? 

Il  y  a,  ici,  un  jeu  d'hypocrisie.  Ce  qu'on 
veut,  c'est  le  monopole  ;  et  le  principe,  pour 
le  revendiquer,  c'est  la  tyrannie  d'Etat,  c'est 
le  socialisme. 

Pour  réussir  à  ce  jeu,  on  affecte  l'épou- 
vante, et  l'on  veut  faire  des  doctrines  catho- 
liques et  de  la  sainte  Eglise,  un  épouvan- 
tail. 

L'épouvantail ,  c'est  l'ultramonlanisme 
triomphant  par  l'action  continue  de  l'ensei- 
gnement catholique  libre  ;  ce  sont  les  ency- 
cliques des  Papes  devenant  à  bref  délai  le 
code  universel  de  la  société  ;  c'est  l'Eglise  et 
la  Papauté,  usant  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment, pour  ressaisir  le  monopole  auquel  elle 
proteste  ne  pouvoir  renoncer. 

Et  l'on  met  en  scène  un  jésuite,  le  P.  Mar- 
quigny,  déjà  honoré,  en  1875,  des  dénoncia- 
tions de  Challemel-Lacour  et  de  J.  Ferry.  Ce 
jésuite  a  osé  dire  :  «  Le  régime  parfait  de 
l'instruction  publique,  le  régime  qui  répon- 
drait à  l'état  normal  de  la  société,  ce  serait 
que  l'Eglise  possédât  seule,  en  fait  comme  en 
droit,  la  direction  de  l'enseignement  à  tous  les 
degrés  ;  ce  serait  que  la  surveillance  univer- 
selle des  écoles  primaires,  secondaires  ou  su- 
périeures, fût  confiée  à  l'Eglise,  de  façon  que 
le  dogme  et  la  morale  n'eussent  rien  à  souf- 
frir nulle  part,  ni  dans  l'enseignement  de  la 
religion,  ni  dans  l'enseignement  des  choses 
profanes.  Il  faut  bien  qu'on  le  sache,  l'Eglise 
ne  consentira  jamais  à  renier  ou  à  dissimuler 
son  droit  souverain  de  diriger  l'éducation  en- 
tière des  enfants,  de  tous  ceux  qui  lui  appar- 
tiennent par  le  baptême.  » 

Cet  enseignement  du  P.  Marquigny  est  con- 
forme, non  seulement  à  la  vraie  doctrine, 
mais  au  droit.  Les  enfants  baptisés  appartien- 
nent à  l'Eglise,  c'est  son  droit  propre  de  les 
élever  selon  leur  baptême  et  de  les  instruire 
conformément  à  leur  foi.  Les  lui  arracher, 
c'est  un  attentat  et  un  rapt  criminel  et  si 
l'Eglise  en  avait  la  force,  elle  ferait  respecter 
son  droit.  Du  reste,  le  P.  Marquigny  ne  va 
pas  jusque-là  ;  il  se  contente  de  poser  un 
idéal.  Aux  yeux  du  croyant,  «  l'état  normal 
de  la  société  »  est  nécessairement  celui  où 
tout  le  monde  serait  catholique  de  cœur  et  de 
profession.  Or,  si  jamais  cette  unanimité  re- 
paraissait, qui  se  plaindrait,  je  vous  prie,  que 


l'Eglise  possédât  seule,  en  fait  et  en  droit,  la 
surveillance  de  l'enseignement  à  tous  les 
degrés.  Une  fois  tout  le  monde  ramené  à  celte 
conviction  que  l'Eglise  est  la  dépositaire  in- 
faillible de  la  vérité  qui  pénètre  tout,  qui 
éclaire  tout,  qui  domine  tout,  quel  mécon- 
tent lui  imputerait  le  monopole  qu'elle  ne 
réclame  point,  mais  la  surintendance  de  l'é- 
ducation universelle.  Il  n'y  a,  ici,  ni  confis- 
cation, ni  violence.  L'Eglise  n'aurait  qu'à 
étendre  la  main  ;  tous,  par  acte  de  foi  libre, 
s'empresseraient  de  lui  offrir  le  sceptre  des 
intelligences. 

L'Eglise  ne  peut  douter  d'elle-même,  de  la 
vérité  et  de  son  droit.  L'Eglise  ne  peut  perdre 
ni  le  sens  de  cet  état  normal,  qui  serait  la  foi 
partout  régnante  ;  ni  l'espoir  efficace  de  le  ré- 
tablir un  jour  dans  le  monde:  Unum  ovile, 
unus  pastor.  Mais  comment  le  rétablir?  Parla 
confiscation  de  la  liberté  des  résistances  ? 
Non,  mais  par  la  persuasion.  Veut-on  la  for- 
mule claire,  précise,  pratique,  de  ses  préten- 
tions? La  voici  telle  que  l'entend  tout  catho- 
lique, telle  que  doit  l'entendre  tout  homme  de 
bonne  foi.  L'Eglise  use  de  la  liberté  commune 
non  pour  la  confisquer  un  jour,  mais  pour 
ramener  tous  les  hommes  à  vouloir  en  user 
comme  elle.  Si  nous  en  étions  là,  si  tout  le 
monde  était  revenu  au  catholicisme,  qui  se 
plaindrait  de  voir  l'Eglise  et  l'Etat  refaire, 
d'un  commun  accord,  le  pacte  social  chré- 
tien? 

Si  ce  retour  est  possible,  étant  volontaire, 
il  ne  blessera  personne  ;  s'il  est  impossible, 
pourquoi  affecter  la  peur? 

Dans  les  conditions  de  la  société  présente, 
l'Eglise  ne  possède  qu'une  force  morale  et 
persuasive.  L'Eglise,  certes,  ne  met  pas  sur  le 
même  pied  le  vrai  et  le  faux.  Le  chaos  des 
doctrines  n'est  pas  un  état  normal  ;  l'état  nor- 
mal, c'est  l'unanimité  dans  la  vérité  pre- 
mière, dans  la  vérité  religieuse  et  morale. 
L'Eglise  a  conscience  de  l'offrir;  on  n'obtien- 
dra pas  d'elle  qu'elle  s'en  taise  et  qu'elle  se 
renie.  Les  catholiques  usent  du  droit  com- 
mun, devenu  le  droit  de  la  société  moderne, 
pour  se  maintenir  et  s'étendre.  Mais  ce  n'est 
point  pour  en  sortir  quand  la  force  aura  passé 
du  côté  de  l'Eglise  ;  c'est  pour  amener  le 
monde  à  en  user  comme  l'Eglise.  Et  si  la  per- 
suasion rend  le  monde  catholique,  il  en  sera 
du  droit  commun  et  de  l'Eglise,  ce  que  déci- 
dera la  foi  renaissante.  Voilà  toutes  les  me- 
naces pour  l'avenir  ;  voilà  toute  la  contre- 
révolution. 

Par  contre,  ce  n'est  ni  donner  le  change  ni 
le  prendre,  que  de  signifier  que  le  vrai  péril 
de  la  situation,  c'est  le  despotisme  de  l'Etat 
sans  frein,  ni  mesure  ;  c'est  l'infaillibilité  de 
l'Etat  s'imposant  par  la  force  à  toutes  les  in- 
telligences. Ce  qu'on  reproche  à  l'Eglise  de 
vouloir  faire  et  qu'elle  pourrait  très  légitime- 
ment, c'est  cela  qu'on  fait  pour  l'Etat  et  sans 
titre.  C'est  le  seul  côté  sérieux,  c'est  la  con- 
clusion naïve  et  hardie  du  rapport. 

Plus  de  champ  libre   aux  opinions  :  désor- 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


1X1 


mais  L'Etat  professe  l'intolérance  doctrinale 
et  inlime  tout  le  vrai  dont  il  est  en  pos- 
session. L'Etat  a  droit  de  «  s'assurer  des 
hommes  élevés  en  conformité  avec  sa  propre 
notion  constitutive.  »  Ce  droit,  «  est-ce  pour 
nous  le  moment  de  l'abandonner,  quand  nous 
avons  de  bonnes  raisons  de  penser  que  notre 
conviction  est  meilleure  (pue  celle  de  nos  de- 
vanciers et  que  nos  principes  sociaux  sont  en- 
fin les  vrais.  La  vérité  renoncerait  donc  au 
privilège  que  l'erreur  de  bonne  foi  s'est  tou- 
jours attribuée  ?  »  (p.  43.) 

Vous  entendez  ce  langage.  On  fait,  aux  li- 
béraux, peur  de  l'Eglise  ;  on  la  montre  tou- 
jours jalouse  d'imposer  ce  qu'elle  croit  vrai, 
toujours  jalouse  de  ressaisir,  pour  l'imposer, 
la  force  coercitive  d'autrefois.  Et  cette  into- 
lérance c'est  à  l'Etat  qu'on  la  transporte. 

Un  publiciste  d'un  certain  renom,  Charles 
Renouvier,  dislingue,  sur  les  rapports  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat,  trois  hypothèses  : 

Ou  l'Etat  ferme  les  yeux  sur  l'instruction 
publique,  il  tolère  un  individualisme  absolu, 
une  indépendance  doctrinale  qui  peut  lui  de- 
venir funeste  ; 

Ou  l'Etat,  incompétent  par  lui-même  en 
matière  de  religion  et  de  doctrine,  s'inspire 
d'une  autorité  étrangère, de  l'Eglise, par  exem- 
ple, dont  il  accepte  et  impose  la  doctrine  ; 

Ou  l'Etat  connaît  de  la  morale  et  de  la  re- 
ligion ;  et,  possédant  la  loi  morale  et  la  règle 
des  bonnes  mœurs,  il  est  capable  de  les  en- 
seigner et  d'en  surveiller  partout  l'enseigne- 
ment. 

En  trois  mots  :  ou  l'indifférence  de  l'Etat, 
ou  l'Eglise  réglant  l'Etat,  ou  l'Etat  voulant  se 
constituer  en  Eglise.  Or,  de  ces  trois  hypo- 
thèses, le  rapporteur  rejette  la  première  ;  il 
rejette  encore  plus  la  seconde  ;  il  ne  lui  reste 
que  la  troisième.  L'Etat  connaissant  par  lui- 
môme  de  la  religion  et  de  la  morale  ;  l'Etat 
enseignant  lui-même  et  de  par  lui-même  la 
morale  et  la  religion  de  l'Etat  ;  la  religion 
laïque  et  civile  de  Rousseau,  réclamant  le 
privilège  auquel  ne  peut  renoncer  la  vérité, 
c'est-à-dire  le  monopole  avec  la  force  coerci- 
tive à  l'appui. 

On  ne  veut  pas  de  l'Eglise,  on  ne  veut  pas 
du  libre  chaos  des  doctrines  ;  reste  une  mo- 
rale et  une  religion  d'Etat  ;  mais  pour  les  im- 
poser, il  faut  les  faire.  Eh  bien,  faites-les. 

Vous  dites  maintenant  :  «  L'Etat,  c'est 
nous.  »  Positivistes,  matérialistes, darwinistes, 
nihilistes,  hégéliens,  sceptiques  ou  sectaires, 
volez  un  symbole  religieux  et  moral,  imposez 
ce  programme  aux  lycées,  pour  écarter  l'in- 
convénient de  l'individualisme  doctrinal  et 
l'inconvénient,  plus  grave  à  vos  yeux,  d'une 
inspiration  reçue  de  l'Eglise.  Sous  bénéfice 
d'inventaire,  nous  acceptons  votre  principe  et 
vous  attendons  à  la  pratique. 

Nous  vous  défions  même  de  vous  entendre 
sur  un  seul  point  de  dogme  positif  et  de  mo- 
rale obligatoire.  Votre  symbole  n'aura  qu'un 
article,  la  négation  du  christianisme,  si  ce 
n'est  la  négation  de  l'àme  et  de  Dieu.  Le  clé- 


ricalisme déclaré  ennemi,  voilà  toute  votre  re- 
ligion. En  désaccord  sur  tout,  vous  n'avez 
qu'un  lien,  la  haine  du  Dieu  de  l'Evangile. 

lui  malien:  de  doctrines,  dans  une  société 
divisée  comme  la  nôtre,  l'Etat  ne  peut  que 
laisser  faire  la  liberté  ou  se  précipiter  dans  le 
despotisme.  L'Etat,  maître  souverain  de  tout 
ce  qui  l'intéresse,  c'est  l'Etat  omniarque  du 
socialisme.  C'est  un  triomphe  pour  la  liberté 
et  la  justice  que  de  forcer  leurs  adversaires  à 
se  découvrir  et  à  se  livrer  de  la  sorte. 

Les  projets  Ferry  et  surtout  l'article  7  exci- 
tèrent, en  France  et  en  Europe,  la  surprise, 
le  mécontentement  et  la  colère.  Eh  quoi  !  di- 
sait-on, est-ce  bien  à  ces  hommes,  qui  se 
sont  posés  en  partisans  de  toutes  les  libertés 
civiles  et  politiques,  à  venir  ainsi,  avec  une 
naïveté  imbécile  ou  avec  une  tyrannie  impu- 
dente, porter  atteinte  aux  droits  de  la  famille 
et  de  l'Eglise.  L'Etat,  sous  les  régimes  précé- 
dents, n'a  rien  perdu  ;  ce  qu'on  veut  lui  attri- 
buer ne  lui  appartient  pas  ;  et  s'il  lui  est  con- 
féré, c'est  la  constitution  d'un  despotisme 
gigantesque,  tel  que  Napoléon  lui-même,  si  en- 
tendu en  despotisme,  ne  l'avait  pas  su  conce- 
voir. L'esclavage  des  âmes  proclamé  comme 
l'Etat  régulier  de  la  civilisation  ;  l'asservisse- 
ment de  l'homme  à  l'homme,  dans  sa  pensée 
et  dans  son  cœur,  conçu  par  des  hommes  qui 
se  disent  libres-penseurs  et  qui  sont  trop  sou- 
vent libres-faiseurs. 

Les  premiers  qui  protestèrent,  ce  furent  les 
conseils  généraux.  Les  conseils  généraux  sont 
les  états  des  communes  de  France  ;  ils  con- 
naissent de  tous  leurs  intérêts  et  ne  jugèrent 
pas  à  propos  de  se  désintéresser  des  projets 
Ferry.  Leur  conduite  ne  fut  pas  uniforme  ; 
chaque  assemblée  agit  selon  ses  idées,  ses 
sentiments  et  ses  dispositions.  Tôt  capita,  tôt 
sensus.  Vingt-six  conseils  généraux,  considé- 
rant la  question  comme  politique,  s'abstin- 
rent ;  quinze,  avec  l'approbation  des  préfets, 
donnèrent  un  vote  favorable  aux  projets 
Ferry  ;  trois  ou  quatre  adoptèrent  l'ordre  du 
jour  ou  votèrent  la  question  préalable  dans 
le  même  sens  ;  mais  sept  votèrent  la  question 
préalable  ou  l'ordre  du  jour  dans  un  senti- 
ment hostile  aux  projets  et  trente-trois, 
malgré  l'opposition  des  préfets,  condamnèrent 
absolument  les  propositions  du  ministre.  Le 
ministère  et  ses  agents  n'avaient  rien  né- 
gligé pour  étouffer  l'éclat  de  ces  protestations  ; 
ils  avaient  particulièrement  défendu  aux  con- 
seillers généraux  qui  étaient  maires  ou  fonc- 
tionnaires révocables,  d'opiner  contre  le  gou- 
vernement. Malgré  tout,  il  reste  avéré  que  la 
majorité  des  conseils  généraux  se  déclarèrent 
contre  les  projets  Ferry. 

Aux  votes  des  conseils  généraux  s'ajou- 
tèrent les  pétitions.  «  Pétitionnez  et  vous 
serez  écoutés,  disait  Cormenin  ;  nous  n'écar- 
tons que  les  propositions  inconvenantes,  in- 
tempestives, dangereuses  ou  extravagantes, 
les  sollicitations  ridicules  et  les  plaintes  in- 
justes. »  Certes,  le  vaste  pétilionnement  qui, 
pendant  plusieurs  mois,  se  poursuivit  dans  la 


182 


HISTOIRE  i  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  OATHOLlni  I 


France  entière,  n'avait  pour  but  rien  d'intem- 
peslif,  car  il  s'agissait  de  conjurer  un  péril 
imminent  ;  —  rien  de  dangereux,  car  il  récla- 
mait le  maintien  des  lois  existantes;  — sur- 
tout rien  d'extravagant,  de  ridicule  ou  d'in- 
juste... Donc,  pétitionnez  et  vous  serez  écoulés. 
Hélas  !  nous  avons  lieu  de  craindre  que 
Spuller  ne  soit  ici  moins  libéral  que  M.  de 
Cormenin.  Comment  croire  à  l'impartialité 
d'un  rapporteur  qui,  sans  la  moindre  preuve 
à  l'appui  de  l'accusation  qu'il  porte,  ose 
écrire  les  lignes  suivantes  :  «  Il  devient  trop 
évident  que  ces  pétitions  sont  l'œuvre  d'un 
parti  qui  s'agite,  qui  fomente  des  passions 
politiques  sous  le  couvert  d'intérêts  reli- 
gieux ». 

Ce  qui  est  fort  remarquable,  au  contraire, 
c'est  que  les  pétitions  n'émanent  d'aucun 
parti  ;  c'est  que  les  opinions  les  plus  opposées 
s'y  rencontrent  sur  le  terrain  commun  des 
grands  intérêts  religieux  et  sociaux  ;  c'est 
que  les  républicains  ont  signé  pêle-mêle  avec 
les  monarebistes  de  toutes  nuances,  les  pro- 
testants et  les  juifs  avec  les  catholiques. 

Aussi  bien,  l'histoire  de  cette  solennelle 
manifestation  de  l'opinion  publique  sera  faite 
en  son  temps  ;  l'on  dira  en  détail  les  mes- 
quines et  odieuses  persécutions  auxquelles  les 
agents  du  pouvoir  ont  eu  recours  pour  l'en- 
traver, les  refus  de  légalisation  opposés  par  les 
maires,  les  destitutions  d'humbles  fonction- 
naires, de  gardes  champêtres  coupables 
d'avoir  exprimé  une  opinion  contraire  à 
celle  de  Ferry...  Pour  le  moment,  il  suffit 
de  savoir  que  le  pétitionnement  en  faveur  de 
la  liberté  d'enseignement  et  de  la  liberté  re- 
ligieuse compte  dix-huit  cent  mille  signa- 
tures :  chiffre  imposant,  surtout  si  l'on  con- 
sidère qu'il  fût  atteint  en  moins  de  trois  mois, 
malgré  mille  obstacles.  Un  petit  nombre  de 
ces  pétitions  sont  adressées  à  la  Chambre  des 
députés,  toutes  les  autres  au  Sénat.  Nous 
n'avons  point  à  rechercher  les  motifs  de  ce 
choix  ;  au  besoin,  on  en  trouverait  l'explica- 
tion dans  le  rapport  lui-même.  11  déclare,  en 
effet,  que  la  commission  avait  pris  son  parti 
d'avance  :  «  Résolue  à  adopter  le  projet  de 
loi  du  gouvernement,  elle  a  considéré  les  pé- 
titions dirigées  contre  ce  projet  de  loi  comme 
une  œuvre  de  critique  et  de  polémique  qu'il 
appartient  à  la  Chambre  d'écarter  par  Tordre 
du  jour  pur  et  simple.  »  —  Ce  sans-façon 
qu'on  pouvait  prévoir,  n'était  pas  pour  ins- 
pirer confiance  aux  pétitionnaires. 

Le  rapporteur,  qui  fait  fi  des  pétitions  ca- 
tholiques, juge  à  propos  de  décerner  des 
louanges  à  la  «  Ligue  de  l'enseignement  », 
qui  naguère  aurait,  dit-on,  recueilli  plus  de 
treize  cent  mille  signatures,  pour  réclamer 
l'obligation,  la  gratuité  et  la  laïcité  de  l'ensei- 
gnement primaire.  A  ses  yeux,  cette  pétition 
est  formidable.  Pourquoi  deux  poids  et  deux 
mesures?  Il  y  a  erreur  de  fait  et  d'apprécia- 
tion. Nous  avons  sous  les  yeux  un  document 
officiel  qui  constate  ce  qui  suit  : 
1°  La  pétition  de  la  Ligue  d'enseignement 


réclamait  seulement  la  gratuité  et  l'obligation, 
sans  parler  de  laïcité.  L'autre  formule,  unis- 
sant les  trois  mots,  provenait  de  quelques 
journaux  radicaux.  Or,  on  a  additionné  pêle- 
mêle  toutes  les  signatures,  sans  tenir  compte 
de  celte  différence. 

2°  Le  pétitionnement  dont  il  s'agit  fut  or- 
ganisé en  1870,  et  obtint,  à  cette  époque, 
2GG.480  signatures. 

Repris  après  la  guerre,  il  se  poursuivit 
jusqu'en  1873  ;  au  bout  de  ces  trois  années,  il 
donna  les  résultats  suivants  : 

Pour  l'instruction  obligatoire.     .     .     .      113.693 
Pour  l'instruction   obligatoire  et   gra- 
tuite       419.151 

Pour    l'instruction    obligatoire,    gra- 
tuite et  laïque 4S7.031 

Total 939.875 

On  a  donc  tort  de  confondre  ces  chiffres. 
Parmi  les  pétitionnaires  réclamant /'o6/?'yaf  ion, 
on  trouve  des  ecclésiastiques  qui,  évidem- 
ment, n'entendaient  point  prendre  part  à  la 
manifestation  laïque,  c'est-à-dire  anti-reli- 
gieuse et  maçonnique,  organisée  par  Jean 
Macé. 

3°  De  quel  droit  additionne-t-on  le  pétition- 
nement de  l'année  1870  et  celui  des  années 
1871-1873,  puisqu'il  est  plus  que  probable 
que  les  mêmes  personnes  ont,  en  grand 
nombre,  apposé  leurs  signatures  à  cette 
double  liste? 

4°  Et  puis,  pourquoi  Spuller,  qui  s'extasie 
devant  la  pétition  formidable  des  adversaires 
de  l'enseignement  religieux,  ne  dit-il  rien  du 
pétitionnement  catholique,  commencé  seule- 
ment en  1872,  et  qui,  à  la  même  date, 
avril  1873,  donnait  ce  résultat  : 

Instruction  morale  et  religieuse  .     .      1.001.388 
»  libre.     .    .     .  7.912 

Total     ....       1.009.300 

5°  Enfin,  il  est  de  notoriété  publique  que 
les  pétitions  anti-catholiques  étaient  à  la  dis- 
position du  public  dans  maints  cafés  et  débits 
de  vin.  —  Ah  !  s'il  s'était  agi  d'une  protesta- 
tion contre  les  projets  de  loi  Ferry,  comme 
l'autorité  se  fût  empressée  d'y  mettre  ordre  ! 

Voilà  bien  des  faits,  et  dans  le  rapport,  au- 
tant d'erreurs  que  de  faits.  Et  cependant  les 
manifestations  de  l'opinion  publique  sont 
chose  sacro-sainte,  dit-on,  pour  les  républi- 
cains. Au  fond,  mépriserait-on  l'idole  qu'on 
feint  d'adorer? 

Les  évêques,  à  leur  tour,  élevèrent  la  voix  ; 
ils  furent  unanimes  dans  leur  protestation. 
Les  uns,  unis  à  leur  métropolitain,  présen- 
tèrent une  protestation  collective  ;  les  autres, 
par  des  lettres  séparées,  adhérèrent  aux 
protestations  de  leurs  collègues  ou  parlèrent 
en  leur  nom  ;  trois  composèrent  des  ouvrages 
de  plus  longue  haleine  :  l'évêque  d'Autun  et 
l'évêque  de  Montpellier  pour  traiter  la  ques- 
tion à  fond  ;  l'évêque  de  Grenoble,  pour  sou- 


LIVIIE  OUATUE-VINGT-OUATOItZII.MM 


\h:\ 


tenir  particulièrement  la  cause  des  congréga- 
tions religieuses  :  ce  dernier  eut  l'honneur 
d'être  particulièrement  molesté  par  le  gouver- 
ntinent.  Ces  opuscules  et  ces  lettres  sont 
autant  de  monuments  de  sagesse  politique, 
d'intelligence  de  la  situation,  de  connaissance 
du  droit  et  parfois  d'éloquence.  Mais  nul  ne 
surpassa  et  tous  n'égalèrent  pas  l'éloquent 
évêque  d'Angers,  l'Atlianase  de  notre  temps. 
J'ai  le  regret  de  ne  pouvoir  rapporter  ici  ses 
observations  sur  la  constitution  du  conseil 
supérieur  et  ses  critiques  du  rapport  de 
Spuller.  Ces  documents,  au  surplus,  se 
trouvent  dans  la  plupart  des  bibliothèques. 

Pour  ne  pas  trop  multiplier  les  citations, 
nous  procédons  par  voie  d'analyse.  Les  griefs 
de  l'épiscopat  peuvent  se  ranger  sous  trois 
chefs  : 

1°  Le  projet  de  loi  porte  atteinte  à  des 
droits  acquis  ;  il  témoigne  d'un  funeste  esprit 
d'instabilité  dans  la  législation  qui  peut 
ruiner  dans  le  pays  le  respect  dont  doivent 
être  entourées  la  loi  et  l'autorité  ;  enfin,  il 
rallume  une  guerre  que  l'on  croyait  éteinte, 
qui  a  duré  près  de  cinquante  ans  et  qui  s'est 
terminée  par  des  transactions  honorables 
entre  les  deux  parties,  entre  l'Etat  et  l'Eglise 

2°  Le  projet  de  loi  ne  porte  pas  seulement 
atteinte  au  principe  de  l'enseignement  supé- 
rieur, mais  à  la  liberté  même  de  la  cons- 
cience, par  l'article  7  qui  interdit  l'enseigne- 
ment dans  les  école?  publiques  et  privées  aux 
personnes  affiliées  à  des  congrégations  reli- 
gieuses non  autorisées  ; 

3°  Enfin  le  projet  de  loi  annonce  l'intention 
manifeste  d'imposer  à  toute  la  nation,  par  les 
voies  légales,  un  enseignement  irrégulier 
pour  arriver  à  décatholiciser  la  France. 

Voilà  de  graves  accusations.  Sont-elles 
fondées  ?  Certainement. 

Les  simples  citoyens  de  toutes  les  opinions 
avaient  protesté  contre  les  projets  Ferry  ;  la 
majorité  des  conseils  généraux  avait  fait  en- 
tendre également  des  protestations  ;  les 
évèques  avaient  protesté  après  les  pères  de 
famille  et  leurs  ayants-cause.  Une  voix  res- 
tait à  entendre  pour  constituer,  en  France, 
l'unanimité  morale  des  honnêtes  gens  et  ne 
plus  laisser  au  gouvernement  que  la  ca- 
naille ;  cette  voix  était  celle  des  juriconsulles. 
Ces  hommes  de  lois,  magistrats  de  profession, 
professeurs  de  faculté  ne  purent,  en  présence 
de  ces  attentats  prémédités,  garder  le  silence. 
Un  mémorandum  de  l'Université  catholique 
de  Lyon  et  des  observations  de  la  Revue  des 
Institutions  catholiques,  observations  et  mé- 
morandum que  signèrent  plus  de  cent  avo- 
cats, docteurs,  professeurs,  jurisconsultes, 
unanimes  dans  leur  protestation  patriotique 
contre  la  tyrannie  des  Ferry,  des  Paul 
Bert  et  autres  gens  de  rien  qui  voulaient  as- 
servir la  vieille  France.  —  Nos  discussions 
précédentes  offrent  le  résumé  de  ces  docu- 
ments. 

Un  trait  à  noter,  c'est  que  cet  article  7  et 
toutes  les  lois  persécutrices  de  laïcisation  sco- 


laires, étaient  inspirées  au  gouvernement 
par  les  huguenots.  Paul  Bert  et  Jules  Ferry 
n'étaient  qui;  les  valets  politiques  des  pas- 
teurs, plus  ou  moins  défroqués,  l'écaut, 
Steeg  et  Buisson.  Le  Pécaut  avait  écrit  : 
«  L'œuvre  de  sécularisation  morale,  que  les 
sociétés  catholiques  n'ont  pas  accomplie  au 
xvi*  siècle,  par  voie  de  réforme  ecclésiastique 
ou  religieuse,  les  sociétés  catholiques  tentent 
de  la  faire  par  voie  de  réforme  scolaire  ».  De 
son  côté  le  Prussien  Steeg  disait  :  «  Je  me 
sens  plus  que  jamais,  à  travers  tout  cela  et 
en  tout  cela,  pasteur  protestant  ».  Quant  au 
cynique  Buisson,  c'est  lui  qui  a  écrit  ces  in- 
fâmes propos  :  «  Un  uniforme  est  une  livrée 
et  toute  livrée  est  ignominieuse,  celle  du 
prêtre  et  celle  du  soldat,  celle  du  magistrat 
et  celle  du  laquais  !  »  et  il  veut,  pour  faire 
faire  un  pas  à  l'opinion,  qu'on  apprenne  par 
cœur  cette  maxime  aux  enfants.  C'est  la  su- 
prême ignominie,  exprimée  d'ailleurs  en  pa- 
tois de  Neufchâtel,  patrie  de  Marat. 

La  France  n'exprima  pas  seule  son  horreur 
pour  les  projets  Ferry  ;  l'Angleterre,  cette  pa- 
trie du  droit  et  de  la  liberté,  fit  aussi  connaître 
ses  sentiments  de  réprobation.  L'auteur  de  la 
Ré/orme  sociale,  Frédéric  Le  Play,  avait  inter- 
rogé plusieurs  amis  d'outre-Manche.  Saint- 
Georges  Mivart,  aux  applaudissements  de 
lord  Gladstone  et  de  lord  Roseberry,  lui  en- 
voya cette  réponse  : 


ÉTAT    DES    IDÉES    ET    DES    INSTITUTIONS    SUR    LA 
LIBERTÉ   D'ENSEIGNEMENT   EN   ANGLETERRE 


I.  —  Tous  les  habitants  de  l'Angleterre,  na- 
tionaux ou  étrangers,  sont  libres  d'ouvrir  une 
école  à  leurs  frais,  d'enseigner  ou  de  s'asso- 
cier pour  l'enseignement,  à  leur  gré,  pourvu 
qu'ils  ne  commettent  aucune  offense  contre  la 
morale  publique,  au  sens  ordinaire  de  ce 
terme. 

II.  —  L'adoption  d'une  loi  qui  priverait  des 
individus  ou  des  catégories  d'individus  de 
leur  liberté  à  cet  égard,  serait  regardée 
comme  un  acte  absolument  tyrannique.  Au- 
cune mesure  de  ce  genre  n'aurait  chance 
d'être  votée  par  le  Parlement. 

III.  —  Chaque  père  de  famille  a  le  droit  de 
faire  instruire  ses  enfants  dans  l'école  de  son 
choix,  de  subventionner  et  d'employer  une 
école  de  son  propre  culte  (strictly  denomina- 
tional  school),  dont  les  maîtres  sont  librement 
choisis. 

IV.  —  L'abolition  de  cette  liberté  serait 
considérée  comme  une  oppression  intolérable. 
Le  gouvernement  respecte  scrupuleusement  la 
liberté  des  écoles  ainsi  fondées.  Il  s'interdit 
toute  immixtion  dans  leurs  affaires.  Il  ac- 
corde, en  Angleterre,  à  celles  qui  se  sou- 
mettent à  l'inspection  publique,  de  larges 
subsides,  tout  en  leur  laissant  la  plus  com- 
plète liberté  religieuse.  Ainsi  toutes  les  com- 


184 


IIISTOIUK  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  GATHOLIQU1 


mimions  religieuses,  même  les  plus  petites, 
qui  ont  en  propre  des  écoles  inspectées  par  le 
gouvernement,  sont  libres  de  nommer  ou  de 
révoquer  les  maîtres  el  choisir  les  livres  qui 
seront  employés  pour  l'instruction  religieuse. 
En  outre,  chacune  est  libre  aussi  de  former 
son  personnel  de  maîtres  et  de  maîtresses 
dans  ses  propres  écoles  normales,  auxquelles 
la  subvention  de  l'Etat  est  accordée,  en  pro- 
portion des  résultats  obtenus  et  parfois  jus- 
qu'à concurrence  de  la  moitié  de  la  dépense 
totale. 

"V.  —  Il  règne  en  Angleterre  diverses  opi- 
nions sur  l'organisation  des  universités  et  la 
collation  des  grades.  Cependant  il  est  un  point 
sur  lequel  il  ne  s'élève  aucun  doute  :  si  de 
grandes  dépenses  avaient  été  faites  sous  l'au- 
torité d'une  loi  récente,  et  qu'au  bout  de  deux 
ou  trois  ans  seulement  cette  loi  fût  abrogée  de 
manière  à  détruire  en  fait  les  capitaux  em- 
ployés, les  opinions  les  plus  différentes  s'ac- 
corderaient pour  condamner  un  tel  acte  et 
pour  lui  opposer  une  protestation  énergique. 

VI.  —  L'attachement  au  self-govcrnment  est 
tel  en  Angleterre  qu'il  serait  impossible  d'y 
introduire  le  système  de  Napoléon  1er,  qui 
confiait  à  un  corps  gouvernemental  et  central 
la  direction  de  l'enseignement  dans  le  pays 
tout  entier.  Le  retour  à  un  pareil  système, 
après  qu'il  a  été  abandonné,  serait  considéré 
comme  un  pas  rétrograde,  en  quelque  pays 
qu'il  se  produise. 

VII.  —  Selon  l'opinion  générale,  l'émula- 
tion est  un  stimulant  salutaire  pour  le  déve- 
loppement de  l'activité  sociale  ;  et  ce  stimu- 
lant n'est  pas  moins  efficace  dans  l'enseigne- 
ment que  dans  toute  autre  branche.  A  ce 
même  point  de  vue,  on  considérerait  un  corps 
protégé  contre  toute  concurreuce  comme  en 
danger  de  mal  remplir  sa  mission  et  comme 
exposé  plus  qu'un  autre  à  la  décadence. 

Ces  consultations  posent,  devant  l'histoire, 
la  question  générale  des  droits  parallèles  de 
la  famille,  de  l'Eglise  el  de  l'Etat  ;  il  est  uùle 
de  les  déterminer  avec  la  dernière  précision. 

En  principe  de  droit,  l'éducation  des  en- 
fants appartient  aux  parents,  sous  la  haute 
direction  de  l'Eglise,  et  non  de  l'Etat.  L'édu- 
cation est  une  fonction  domestique  et  reli- 
gieuse, non  point  une  charge  politique  ou 
gouvernementale.  Le  rôle  de  l'Etat  doit  se 
borner  à  protéger  les  droits  des  parents  et  de 
l'Eglise;  à  aider  les  parents  et  l'Eglise  dans 
l'accomplissement  de  leurs  devoirs.  Voilà  une 
vérité  élémentaire,  qui  doit  sauter  aux  yeux 
de  tous  les  chrétiens  ;  c'est,  on  peut  le  dire, 
la  tradition  du  genre  humain;  l'Etat  ensei- 
gnant, c'est  un  système  moderne  et  révolu- 
tionnaire. 

Le  seul  mot  :  Instruction  publique,  comme 
appartenance  d'Etat,  est  un  mot  maçonnique, 
anti-social,  qui  devrait  déchirer  les  oreilles  de 
tout  catholique.  Un  département  de  l'instruc- 
tion publique,  fondé,  organisé,  dirigé,  con- 
trôlé par  l'Etat,  est  une  monstruosité,  une 
usurpation,  une  violation  flagrante  du  droit 


naturel.  C'est  pire,  cent  fois  pire  que  ne  serait 
un  département  de  l'alimentation  publique; 
car  l'Etat  a  bien  moins  le  droit  d'intervenir 
dans  la  Formation  morale  et  intellectuelle  de 
l'enfance,  que  dans  son  développement  cor- 
porel et  physique.  Si  l'Etat  voulait  réglemen- 
ter la  nourriture  et  le  vôlempnt  des  enfants, 
sous  prétexte  qu'il  a  besoin  d'enfants  forts  et 
robustes,  les  parents  se  révolteraient  et  di- 
raient à  l'Etat  :  «  Vous  sortez  de  votre  rôle, 
vous  empiétez  sur  notre  terrain.  »  Mais,  par 
un  aveuglement  étrange,  ces  mêmes  parents, 
qui  repousseraient,  avec  indignation,  toute 
intervention  de  l'Etat  dans  les  soins  matériels 
qu'il  faut  donner  à  l'enfance,  acceptent  peu  à 
peu,  sans  la  moindre  protestation,  l'ingé- 
rence de  l'Etat  dans  la  formation  morale  et 
intellectuelle  de  l'enfance.  Pourtant  c'est  dans 
la  formation  de  l'àme  de  leurs  enfants,  bien 
plus  que  de  leur  corps,  que  les  parents  ont 
des  droits  sacrés  à  défendre  et  des  devoirs 
inaliénables  à  remplir.  Voilà  pour  la  famille. 

Quels  sont,  en  matière  d'éducation,  les 
droits  de  l'Eglise?  L'Eglise  a  reçu,  de  son 
divin  fondateur,  le  droit  d'enseigner  chez 
tous  les  peuples,  à  plus  forte  raison  chez  les 
peuples  qui  lui  appartiennent  par  le  baptême 
et  par  la  foi  :  1°  la  doctrine  chrétienne  dans 
les  chaires  et  dans  les  écoles.  Les  ministres  et 
les  rois  n'ont  point  à  lui  demander  compte  de 
ses  ordres  ;  ils  doivent  laisser  passer  ses  en- 
voyés ;  la  raison  même  leur  fait  un  devoir  de 
les  entendre  ;  2°  par  voie  de  déduction  et  in- 
directement l'Eglise  a  le  droit  d'enseigner  les 
sciences  qui  se  rattachent  à  la  doctrine  chré- 
tienne. Toutes  les  sciences  humaines  lui  re- 
viennent, au  moins  en  ce  sens  qu'elles  n'ont 
pas  le  droit  de  déroger  à  l'Evangile,  encore 
moins  d'y  contredire.  De  plus,  ces  sciences 
entrent  positivement  dans  son  domaine,  en  ce 
sens  que  rien  n'empêche  les  gens  d'Eglise  de 
les  cultiver  ;  que  les  gens  d'Eglise  les  ont  cul- 
tivées dans  tous  les  temps  et  pas  sans  succès  ; 
et  que  ces  sciences  contribuent  à  l'éducation 
de  l'homme,  charge  qui  appartient  certaine- 
ment à  l'Eglise.  C'est  pourquoi  le  président 
de  Thou  écrivait  :  «  L'instruction  de  la  jeu- 
nessse  fait  partie  de  la  juridiction  ecclésias- 
tique »  ;  et  autrefois  on  ne  pouvait  ouvrir  au- 
cune école  sans  la  permission  de  l'evêque  ;  — 
3°  enfin  l'Eglise  a  le  droit  de  contrôler,  au 
point  de  vue  moral  et  religieux,  l'enseigne- 
ment des  écoles  qui  ne  relèvent  point  d'elle 
immédiatement. 

L'histoire  n'a  qu'un  cri  pour  confirmer  ces 
lois.  Toutes  nos  universités  eurent  pour  fon- 
dateurs des  papes  et  des  évêques.  Un  légat  du 
Saint-Siège  avait  même  dressé  les  statuts  de 
l'université  de  Paris,  la  plus  célèbre  de  toutes. 
«  Les  Papes,  dit  son  historien,  Crévier,  étaient 
ses  souverains  législateurs,  et  sous  leur  auto- 
rité, elle  faisait  elle-même  ses  règlements.  » 
Les  Mémoires  du  clergé, i.  1,  p.  1642,  en  rendent 
parfaitement  raison  :  «  Le  but  principal  de 
l'éducation  n'est  pas  seulement  d'instruire  les 
hommes  ;  son  objet  est  de  les  élever,  de  les 


LIVHE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


ixr, 


former  à  la  religion  et  à  la  vertu  ;  sans  cela 
les  lumières  mômes  deviennent  dangereuses  ; 
les  connaissances  ne  sont  qu'un  écueil  et  pour 
celui  qui  les  possède  et  pour  ceux  à  qui  il  les 
communique.  Ce  rapport  essentiel  des  écoles 
à  la  foi  et  aux  mœurs  est  le  principe  du  droit 
qu'ont  les  évoques  de  veiller  à  l'éducation.  Ce 
droit  est  fondé  sur  celui  de  prêcher,  de  s'ins- 
truire, qu'ils  ont  reçu  de  Dieu.  » 

Quels  sont  maintenant  les  droits  de  l'Etat? 

1°  D'abord,  sous  peine  de  contradiction, 
l'Etat  n'a  pas  le  droit  d'empêcher  l'Eglise  et 
les  familles  de  fonder  des  écoles,  des  collèges 
et  des  Universités  ;  2°  sur  ces  établissements, 
l'Etat  n'a  d'autre  droit  que  de  veiller  au  bon 
ordre  et  au  maintien  de  la  tranquillité  pu- 
blique; 3°  l'Etat  n'a  pas  le  droit  d'imposer 
ses  doctrines,  ses  programmes  et  son  contrôle 
prépondérant  ou  exclusif  pour  la  collation  des 
grades  ;  4°  au  cas  où  il  plaît  à  l'Etat  de  fonder 
des  collèges  et  des  écoles,  il  ne  peut  empêcher 
l'Eglise  d'y  donner  l'enseignement  catholique; 
5°  et  sans  vouloir  déterminer  ce  que  peut  ou 
ce  que  ne  peut  pas  l'Etat  dans  ces  matières, 
il  fait  mieux  de  s'abstenir  d'être  maître  d'école. 

L'enseignement  n'est  pas  un  service  public, 
vu  que  les  particuliers  peuvent  se  le  rendre  à 
eux-mêmes  et  que  cette  usurpation  de  l'Etat 
sur  les  services  privés  est  un  danger  social, 
un  commencement  de  communisme.  L'ensei- 
gnement officiel  est  d'ailleurs  une  entreprise 
contre  la  liberté  et  la  conscience  de  ceux  qui 
dépendent  de  l'Etat.  Soustraire  l'enseigne- 
ment au  contrôle  de  l'Eglise,  c'est  le  vouer 
aux  mauvaises  doctrines,  aux  mauvaises 
mœurs,  aux  études  faibles.  Elever  un  enfant, 
c'est  presque  civiliser  un  barbare.  Il  n'y  a 
que  Dieu,  la  religion  et  l'Eglise  qui  puissent 
y  suffire. 

Après  ces  explications,  nous  n'avons  pas  à 
nous  arrêter  beaucoup  aux  discussions  par- 
lementaires. Les  deux  premières  lois  du  ci- 
toyen Ferry  suivirent  la  procédure  ordinaire, 
d'abord  à  la  Chambre,  puis  au  Sénat.  A  la 
Chambre,  les  partisans  de  l'article  7  donnèrent 
à  la  discussion  une  tournure  étrange  et,  di- 
sons le  mot,  absurde.  Pour  prouver  l'incom- 
patibilité des  congrégations  non  autorisées 
avec  la  société  moderne,  Ferry,  «  le  premier 
des  menteurs  et  le  dernier  des  lâches  »,  et  le  cy- 
nique Paul  Bert  firent  une  diversion  à  travers 
la  littérature  ecclésiastique.  L'abbé  Moullet, 
auteur  peu  connu;  Humbert,  l'auteur  des 
Pensées  chrétiennes  ;  le  P.  Gury,  auteur  d'un 
abrégé  de  théologie;  Marotte,  vicaire  géné- 
ral de  Verdun,  auteur  d'un  cours  élémentaire 
d'enseignement  religieux  pour  les  maisons 
d'éducation  ;  le  P.  Gazeau,  l'abbé  Courval, 
prêtre  séculier,  et  Joseph  Chanlrel,  laïque, 
auteurs  d'un  cours  d'histoire  contemporaine, 
furent  mis  au  pillage  avec  l'intention  de  prou- 
ver qu'ils  n'étaient  pas  les  admirateurs  de  la 
révolution.  Au  point  de  vue  logique,  c'était 
insensé  ;  au  point  de  vue  moral,  c'était  misé- 
rable; mais  d'autant  mieux  approprié  aux 
talents  des  persécuteurs  et  aux  vertus  des  dé- 


putés sous-vétérinaires.  Ces  indécences  furent 
relevées  a  la  Chambre  et  hors  de  la  Chambre, 
avec  aulant  de  facilite  que  de  BUCCêS,  mais 
sans  prise,  sur  L'étroit  cerveau  des  .'id.'J,  deve- 
nus, par  les  invalidations,  385.  Cettequestion 
d'enseignement,  la  première  dans  toute  so- 
ciété civilisée,  passait  par-dessus  ces  têtes 
basses  et,  comme  dit  le  proverbe,  le  râtelier 
était  trop  haut  pour  la  bêle. 

Ces  stupides  ignorances  et  ces  imbéciles 
excès  provoquèrent,  entre  républicains,  une 
scission.  La  clique  de  Garnbetta  et  de  Ferry, 
la  clique  des  néo-jacobins,  donna  carte  blanche 
contre  la  liberté;  les  républicains  libéraux, 
ennemis  nés  de  toute  dictature,  considérant 
que  la  république  n'est  recevable  que  comme 
proclamation  de  la  liberté  individuelle  et  so- 
ciale, se  refusèrent  à  suivre  l'impulsion  du 
Yitellius  opportuniste.  Ce  gros  homme,  qui 
faisait  revenir,  pour  ses  omelettes,  du  Dane- 
marck,  des  œufs  de  vanneau  et  qui  prenait, 
dans  le  ruisseau,  ses  idées,  se  croyait  déjà 
maître  de  la  France,  et,  pour  inaugurer  son 
règne,  commençait  par  ligaturer  les  têtes.  Per- 
sonne ne  s'étonnera  que  les  catholiques  et  les 
conservateurs,  les  Ferdinand  Boyer,  les  Mac- 
kau,  les  Dufournel,  les  Bourgeois,  les  Lucien 
Brun,  les  Chesnelong,  les  Gaslonde,  etc., 
aient  défendu  la  liberté.  Mais  on  admirera 
justement  que  des  républicains  soient  venus 
à  cette  conception  de  société  où  l'Etat  n'est 
rien  que  le  mandataire  de  la  nation  et  ne  peut 
pas  avoir  contre  ses  mandataires  des  droits 
que  ceux-ci  n'ont  pas  et  n'ont  pu,  par  consé- 
quent, lui  conférer.  Des  républicains  soi-di- 
sant, un  Ferry,  un  Spuller,  un  Paul  Bert  di- 
sant :  «  L'Etat,  c'est  nous  !  »  et  en  vertu  de 
leur  autocratie  prononçant  des  révocations 
d'édits  de  Nantes,  édictant  des  restrictions  du 
droit  civique,  se  poussant  à  la  proscription, 
c'est-à-dire  commettant  des  crimes  politiques, 
punissables  comme  tous  les  crimes,  c'est  cela 
qui  donne  une  fière  idée  de  leur  esprit  et  de 
leur  vertu. 

Le  premier  des  républicains  qui  aient  pro- 
testé contre  ces  attentats  prémédités,  c'est 
Thiers.  «  Pour  moi,  disait  Thiers,  toucher  à 
une  question  religieuse  est  la  plus  grande 
faute  qu'un  gouvernement  puisse  commettre. 
Il  était  impossible  de  créer  l'unité  italienne 
sans  renverser  le  gouvernement  temporel  du 
Saint-Siège.  Eh  bien  !  pour  moi,  affliger 
quelque  nombre  que  ce  soit  de  consciences 
religieuses  est  une  faute  qu'un  gouvernement 
n'a  pas  le  droit  de  commettre. 

«  Le  plus  haut  degré  de  philosophie  n'est 
pas  de  penser  de  telle  ou  telle  façon  ;  l'esprit 
humain  est  libre,  heureusement  1  Le  plus  haut 
degré  de  philosophie,  c'est  de  respecter  la 
conscience  religieuse  d'autrui  sous  quelque 
forme  qu'elle  se  présente,  quelque  caractère 
qu'elle  revête. 

«  Quant  à  moi,  désoler  les  catholiques,  dé- 
soler les  prolestants,  est  une  faute  égale.  Les 
protestants  ne  veulent  pas  qu'une  seule  com- 
munion chrétienne  puisse  dominer  les  autres  : 


18G 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


c'est  leur  croyance  et  c'est  leur  droit.  Les  ca- 
tholiques croient  qu'une  seule  communion, 
dans  le  christianisme,  doit  dominer  les  autres, 
pour  maintenir  ce  grand  et  noble  phénomène 
religieux,  l'unité  de  croyances;  ils  le  croient 
et  ils  ont  raison,  c'est  leur  droit  ;  et  tout  gou- 
vernement qui  veut  entreprendre  sur  la  cons- 
cience d'une  partie  quelconque  de  la  nation 
est  un  gouvernement  impie,  aux  yeux  même 
de  la  philosophie  ». 

Un  jeune  député  du  Jura,  Etienne  Lamy, 
tablant  sur  ces  déclarations,  prononça  un 
discours  qu'il  faudrait  insérer  tout  entier 
dans  ces  Annales.  Ce  discours  honore  égale- 
ment la  raison  et  la  sagesse  de  l'orateur  ;  il  a 
quelques  titres  à  la  reconnaissance  de  l'Eglise. 
Dans  un  sentiment  prophétique  l'orateur 
prédisait  le  temps  où  l'Eglise  spoliée  ex- 
citerait, contre  ses  adversaires,  un  soulè- 
vement de  pitié  ;  et  où  les  ennemis  de 
l'Eglise,  succombant  à  l'injustice  de  leurs  vio- 
lences, entraîneraient,  dans  leur  disgrâce,  la 
ruine  de  la  république. 

Les  discours  contre  l'article  7  étaient 
d'ailleurs  inutiles;  le  siège  de  la  Chambre  des 
députés  n'admettait  pas  changement  de  stra- 
tégie. Le  16  mai  lui  avait  fait  peur,  elle  vou- 
lait se  venger  du  16  mai  ;  et,  par  une  logique 
qui  ne  peut  appartenir  qu'à  une  assemblée, 
pour  punir  les  Broglie,  les  Fourtou,  les  Mac- 
Mahon,  de  leur  impuissance,  on  voulait 
frapper  les  jésuites.  L'article  7  fut  voté, 
comme  les  autres,  avec  quelques  modifica- 
tions qui  ne  touchaient  pas  au  principe  sec- 
taire et  despotique  de  la  loi.  Jules  Ferry  put 
se  frotter  les  mains. 

Au  Sénat,  l'affaire  n'alla  pas  aussi  ronde- 
ment. Le  Sénat  n'avait  pas  à  tirer,  contre  le 
16  mai,  des  représailles;  il  comptait  des 
hommes  de  talent  et  d'expérience,  des 
hommes  mûris  par  les  années,  parfois  par  les 
épreuves  ;  il  ne  pouvait  pas  accepter  aisé- 
ment la  solidarité  des  attentats  que  le  gou- 
vernement préméditait.  Une  commission  fut 
nommée  qui  représentait  toutes  les  nuances 
d'opinions  du  Sénat  ;  elle  examina  longue- 
ment les  projets  Ferry  et  nomma,  pour  son 
rapporteur,  Jules  Simon.  Jules  Simon  était 
un  disciple  de  Cousin,  philosophe  devenu 
homme  politique,  sincère  dans  ses  convictions 
et  peu  disposé  à  subir  une  politique  dont  les 
passions  faisaient  tous  les  frais.  Dans  son  rap- 
port, Jules  Simon,  au  lieu  d'épouser  un  parti 
se  borna  à  rapporter  toutes  les  résolutions 
soutenues  par  les  membres  de  la  commission; 
il  présenta  d'abord  les  opinions  des  partisans 
du  projet  de  loi,  puis  les  opinions  des  adver- 
saires catholiques,  enfin  les  opinions  de  ceux 
qui,  comme  lui,  sans  être  ni  adversaires  ab- 
solus ni  partisans  aveugles  des  projets,  ad- 
mettaient certaines  choses  et  en  rejettaient 
certaines  autres.  Des  critiques  pour  ou  contre 
les  jurys  mixtes,  le  nom  d'université,  les  ins- 
criptions, les  droits  d'examen  sont  ici  de  mé- 
diocre importance.  Le  point  capital,  c'est 
l'article  7,  proclamé  légitime  par  les  Bertauld, 


les  Ronjat  et  autres  légistes  de  la  haute  as- 
semblée; mais  déclaré  inadmissible  par  les 
Voisins-Lavernière,  les  Béranger,  les  Dufaure, 
et  autres,  légistes  aussi,  mais  esprits  plus 
ouverts  et  cœurs  plus  élevés  que  ces  autres, 
attachés  au  râtelier  de  la  république  et 
payant,  par  la  servilité  de  leurs  opinions  ré- 
trogrades, la  botte  de  foin. 

Quand  le  rapport  vient  en  discussion  au 
Sénat,  Voisins-Lavernière,  en  réponse  au  fa- 
natique et  servile  Pelletan,  posa,  selon  nous, 
le  vrai  point  du  débat,  le  principe  de  droi 
auquel  tout  doit  se  subordonner,  la  règle  de 
morale  qui  doit  sauvegarder  tous  les  intérêts 
et  tous  les  droits. 

Dans  l'ancienne  société  française,  le  pou- 
voir existait  comme  une  création  antérieure 
et  supérieure  à  la  nation  ;  et  le  pouvoir  s'in- 
carnait dans  le  roj.  Du  roi,  par  voie  de  con- 
cession gracieuse,  émanaient  tous  les  privi- 
lèges de  la  noblesse,  du  clergé  et  du  tiers, 
toutes  les  chartes  des  provinces  et  les  libertés 
des  corporations.  Ces  concessions,  le  roi  pou- 
vait à  son  gré,  les  étendre,  les  restreindre,  les 
retirer  ou  les  retenir.  Son  bon  plaisir  était  la 
source  de  tous  les  droits  sociaux,  entendant 
par  là,  non  pas  son  caprice  déraisonnable  ou 
sa  fantaisie  d'un  jour,  mais  sa  prérogative 
royale  de  souverain.  En  1789,  cet  ordre  fut 
renversé,  ce  qui  était  en  haut  fut  placé  en  bas  ; 
ce  qui  était  en  bas  fut  placé  en  haut  ;  et  le 
droit,  au  lieu  d'émaner  d'un  pouvoir,  fut  dé- 
claré inhérent  à  chaque  citoyen,  à  chaque 
homme  individuellement  pris.  De  là,  cette 
fameuse  déclaration  des  droits  de  l'homme  et 
du  citoyen,  papier  dont  on  peut  discuter  les 
propositions  dogmatiques,  les  contester 
même,  mais  dont  le  principe  est  toute  la  ré- 
volution. L'homme  a  ses  droits,  inaliénables 
et  sacrés  ;  il  entre  en  société  et  acquiert  le 
titre  de  citoyen  ;  citoyen,  il  confie  à  des  man- 
dataires la  charge,  non  pas  de  lui  accorder 
des  grâces,  mais  de  lui  maintenir  ses  droits 
naturels  et  inamissibles.  Le  citoyen  est  la  base 
de  tout,  dans  l'ordre  nouveau  ;  il  ne  peut  pas 
accorder  à  ses  représentants  des  prérogatives 
qu'il  n'a  pas  lui-même  ;  il  ne  leur  concède 
que  ce  qu'il  a,  et  encore  avec  des  restrictions 
et  sous  condition.  L'ensemble  des  citoyens, 
c'est  la  société  ;  l'ensemble  des  délégués  des 
citoyens,  pour  gouverner,  administrer,  juger 
ou  défendre  la  société,  c'est  l'Etat.  Mais 
l'Etat,  mandataire  délégué,  renfermé  dans  sa 
catégorie  de  services,  limité  à  sa  fonction, 
sans  qualité  aucune  pour  entreprendre  sur 
les  droits  de  l'homme  et  du  citoyen.  Tel  est 
le  principe  de  la  société  nouvelle  ;  y  porter 
atteinte,  par  un  article  7  quelconque,  c'est  un 
acte  de  haute  imbécillité  ou  un  crime  de  lèse 
nation. 

C'est  en  ce  sens  qu'opine  très  sagement, 
selon  nous,  et  très  fortement  contre  les  répu- 
blicains, valets  de  César,  le  sénateur  Voisins- 
Lavernière.  «  Quel  est  donc,  dit-il,  cet  Etat 
qui  revendique  des  droits  inaliénables?  A-t-il 
une   force   intrinsèque,  une  puissance    qu'il 


LIVRE  QtJATRK-VINGT-QTJATORZIKMl 


IS7 


tienne  de  son  essence  même  cl  dont  il  puisse 
disposer  à  son  gré?  Est-il  quelque  chose 
d'absolu  et  de  préexistant  à  la  société  ?  Je  ne  le 
suppose  pas,  car  les  constitutions  et  les  lois 
qui  sont  les  organes  de  L'Etat  t't  dans  les- 
quelles il  se  meut,  et  les  assemblées  qui  les 
font,  et  les  ministres  qui  veillent  à  leur  exe 
cution,  et  la  forme  du  gouvernement  sont  es- 
sentiellement mobiles  et  changeants. 

Get  état  de  droit  divin  auquel  vous  attri- 
buez des  prérogatives  souveraines,  cet  état 
n'existe  pas  ;  vous  le  créez  pour  les  besoins  de 
la  cause.  Vous  croyez  défendre  des  droits  na- 
turels, et,  en  réalité,  c'est  à  vos  tendances 
autoritaires  que  vous  obéissez.  Demandez- 
nous  au  nom  de  la  société,  si  vous  la  croyez 
menacée  dans  ses  intérêts  intellectuels  et 
moraux,  des  garanties  dont  nous  aurons  à 
vérifier  l'opportunité  et  la  justice,  mais  ne  re- 
vendiquez plus  au  nom  de  l'Etat  abstrait  des 
droits  dont  il  n'a  pu  être  dépouillé,  puisqu'ils 
ne  lui  appartiennent  pas. 

L'Etat  n'a  que  des  droits  consentis  par  la 
société  qui,  elle-même,  obéit  à  des  lois  con- 
senties par  les  citoyens  ;  et  le  Gouvernement 
qui  représente  l'Etat,  qui  en  est  la  forme  con- 
crète, n'est  que  le  gardien  et  l'exécuteur  du 
pacte  social  et  politique  ;  il  ne  doit  prendre  à 
la  liberté  de  chacun  que  la  part  qui  lui  a  été 
concédée  pour  assurer  la  liberté  de  tous  et 
contribuer  à  la  force  et  à  la  prospérité  du 
pays.  En  dehors  de  ces  attributions  conserva- 
trices et  protectrices,  l'Etat  n'est  rien,  n'a 
droit  à  rien,  et  tout  ce  qu'il  s'attribue  au  delà 
n'est  qu'usurpation. 

Pour  devenir  citoyens,  nous  avons  tous 
aliéné  une  part  de  notre  liberté  ou  nous 
l'avons  disciplinée  pour  ne  pas  nuire  à  la  li- 
berté des  autres. 

Mais  nous  n'avons  jamais  dû  consentir  à 
sacrifier  à  la  société  ni  à  l'Etat  des  droits  na- 
turels, inséparables  de  notre  personnalité 
morale,  ce  serait  un  suicide  ;  et  la  famille, 
qui  est  la  véritable  unité  sociale  et  qui,  je  le 
suppose,  a  présidé  la  société  et  l'Etat,  n'a  pu 
aliéner  le  premier  de  ses  droits,  qui  est  en 
même  temps  son  premier  devoir,  le  droit 
sacré  d'élever  l'enfant  dans  ses  principes, 
dans  ses  croyances  et  par  les  maîtres  de  son 
choix,  le  droit  de  cultiver  son  intelligence  et 
son  cœur  qui  est  identique  à  la  liberté  de 
l'aimer.  Je  dis  que  ce  sacrifice  impie  n'est  pas 
admissible,  et  que  s'il  a  été  imposé  par  la 
force,  ce  n'est  pas  au  Gouvernement  républi- 
cain à  sanctionner  cette  violence  et  cette  ini- 
quité. 

Gomment  !  il  a  fallu  un  demi-siècle  et  trois 
périodes  de  libéralisme  sincère  pour  réaliser 
la  liberté  de  l'enseignement  à  tous  ses  degrés, 
et  c'est  lorsque  la  République  est  triomphante, 
lorsqu'après  neuf  années  de  tâtonnements  et 
de  luttes  elle  a  trouvé  son  unité  et  sa  stabilité 
dans  l'harmonie  des  pouvoirs  publics,  alors 
que  la  loi  de  1875  n'a  produit  aucun  résultat 
regrettable,  c'est  alors  que  vous  voulez  re- 
venir en  arrière  et  détruire  cette  liberté  si  la- 


borieusement conquise  !  Vous  reculez  jus- 
qu'aux procédés  du  premier  empire  et  de  la 
Restauration.  Et  pour  justifier  cette  invasion 

sur  la  liberté  de  L'enseignement  au  nom  de 
prétendus  intérêts  de  la  République,  vous 
êtes  forces  d'emprunter  vos  arguments  à  la 
monarchie  absolue  et  à  l'empire  autoritaire, 
comme  s'ils  ne  juraient  pas  avec  nos  prin- 
cipes démocratiques  I 

Moins  respectueux  pour  les  errements  du 
passé,  mais  aussi  dévoués  que  vous  à  nos  ins- 
titutions, nous  les  libéraux  de  la  république, 
nous  combattons  votre  loi  au  nom  des  prin- 
cipes que  nous  avons  toujours  défendus.  Il  est 
vrai  que  ces  principes  ne  sont  plus  aujour- 
d'hui en  grande  faveur;  on  n'épargne  à  ceux 
qui  les  défendent  ni  les  railleries  ni  l'outrage. 

M.  le  général  Robert.  —  Ni  les  menaces. 

M.  de  Voisins-Lavernière.  —  Mais  qu'im- 
porte, si,  en  restant  fidèles  à  leur  passé,  en 
obéissant  à  leur  conscience,  ils  servent  les  in- 
térêts du  pays  et  de  la  République  mieux  que 
ceux-là  qui  les  accusent  de  les  trahir. 

Sur  la  question  de  droit  positif,  le  juris- 
consulte Bérenger,  répondant  au  procureur 
général  Bertauld,  qui,  dans  son  heureuse 
candeur,  avait  qualifié  les  lois  Ferry  de  lois 
des  suspects,  déclare  que  si  le  droit  d'enseigner 
est  refusé  par  le  droit  ancien  et  par  le  droit 
nouveau,  il  était  bieu  inutile  de  demander 
une  nouvelle  loi. 

L'article  7  fut  rejeté  par  le  Sénat  ;  l'arme 
dont  Jules  Ferry  voulait  armer  le  gouverne- 
ment fut  brisée.  Si  le  gouvernement  eût  été 
politiquement  honnête,  il  eut  considéré  le 
rejet  de  cet  article  comme  faisant  droit  et  ré- 
glant la  situation.  Une  telle  sagesse  ne  pou- 
vait convenir  ni  à  ses  idées,  ni  à  ses  passions, 
ni  à  ses  fureurs  impies.  Après  le  rejet  de 
l'article  7,  nous  arrivons  à  un  coup  d'Etat. 


Les  décrets  du  '<59  mars. 


L'article  7  fut  rejeté  le  15  mars  au  Sénat  ; 
le  lendemain,  un  homme  à  tout  faire  proposa 
à  la  Chambre  des  députés  une  motion  deman- 
dant l'application  des  lois  existantes  ;  cette 
motion  fut  votée,  et  le  gouvernement  fut, 
comme  il  le  souhaitait,  mis  en  demeure  de 
proscrire.  Autrefois,  la  Restauration  avait 
proscrit  les  républicains,  pour  crime  de  ré- 
gicide ;  aujourd'hui  les  républicains  vont 
proscrire  des  hommes  dont  le  seul  crime  est 
d'être  consacrés  à  Dieu  et  de  vivre  selon  les 
saintes  exigences  de  celte  consécration. 

La  Révolution,  qui,  dans  son  fond,  est  sa- 
tanique,  a  deux  adversaires,  Dieu  et  les  rois 
chrétiens  ;  deux  haines,  celle  de  la  religion  et 
celle  de  l'autorité  ;  elle  poursuit  deux  buts  ; 


188 


HISTOIIIK  UNIVERSELLE   DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


isoler  l'homme,  en  supprimant  la  prière,  puis, 
sur  la  terre,  ainsi  séparée  du  ciel,  développer 
Lee  mauvais  penchants,  favoriser  sans  frein  les 
mauvaises  passions. 

Mais,  de  ces  deux  haines,  celle  de  la  reli- 
gion est  la  plus  forte,  et,  de  ces  deux  buts, 
celui  qu'elle  poursuit  avec  le  plus  d'acharne- 
ment c'est  la  guerre  à  Dieu.  Fille  d'un  siècle 
athée,  elle  jeta,  dès  son  déhut,  le  masque  qui 
cachait  Satan.  Le  chaos  a  sa  logique  ;  l'esprit 
du  mal  laisse  deviner,  par  l'ordre  selon  lequel 
il  procède  pour  détruire,  quelles  sont  ses  as- 
pirations les  plus  dévorantes.  L'encyclopédie 
a  précédé  la  déclaration  des  droits  de  l'homme  ; 
le  2  septembre  a  précédé  le  21  janvier.  Le  sang 
des  prêtres  coule  avant  que  ne  tombe  la  tête 
du  roi.  La  porte  des  couvents  se  ferme  avant 
celle  des  Tuileries;  le  serment  constitutionnel 
et  sacrilège  rend  l'exercice  du  culte  impos- 
sible avant  que  la  Convention  ne  décrète  l'abo- 
lition de  la  royauté. 

Si  la  haine  du  christianisme  est  la  plus  vive, 
elle  est  aussi  la  plus  durable.  L'ordre  matériel 
se  rétablit  ;  l'attentat  spirituel  persiste  long- 
temps encore.  Les  droits  de  l'autorité  hu- 
maine sont  vengés  ;  mais  des  atteintes  portées 
soit  aux  principes,  soit  aux  consciences,  soit 
à  la  liberté  des  serviteurs  de  Dieu,  il  reste  tou- 
jours quelque  chose.  Les  révolutions  se  mul- 
tiplient, les  gouvernements  se  succèdent,  les 
meilleurs  gardent  une  trace  de  la  lèpre  qui 
leur  a  été  transmise  parleurs  aînés  :  on  dirait 
une  de  ces  maladies  héréditaires  que  se  lèguent 
les  générations.  1790  a  signifié  aux  commu- 
nautés religieuses  qu'il  ne  les  connaissait 
plus  ;  1792  les  a  proscrites,  et,  en  dépit  de  la 
couronne  de  César  qui  déjà  descendait  sur  le 
front  du  premier  consul,  le  décret  de  messi- 
dor an  XII  a  ratifié  ceux  de  1790  et  1792,  tous 
ensemble.  Ce  servage  est-il  enfin  aboli?  Les 
communautés  non  reconnues  peuvent-elles, 
au  moins,  comme  toute  réunion  de  citoyens, 
constituer  une  société  de  fait,  représentée 
dans  la  vie  civile  par  la  signature  personnelle 
des  membres  qui  la  composent?  Notre  légis- 
lation est-elle  enfin  purifiée,  par  le  progrès 
des  mœurs  et  des  lois,  de  ce  venin  de  l'abso- 
lutisme monarchique  et  révolutionnaire,  dont 
n'avaient  pas  su  se  débarrasser  entièrement 
nos  divers  gouvernements  depuis  la  révolu- 
tion. C'est  là  une  des  grandes  questions  posée 
par  la  troisième  république. 

Dans  son  ensemble  et  depuis  son  origine,  le 
parti  républicain,  qui  n'est  en  France  qu'un 
parti,  même  lorsqu'il  est  au  gouvernement, 
se  partage  en  trois  fractions  :  les  libéraux  qui 
veulent  la  république  comme  forme  de  gou- 
vernement, mais  qui  entendent  la  maintenir 
dans  la  catégorie  des  gouvernements  hon- 
nêtes ;  les  radicaux,  pour  qui  la  république  et 
le  suffrage  universel  ne  sont  que  des  instru- 
ments pour  se  créer  une  autocratie  ;  les  socia- 
listes, pour  qui  la  république  n'est  pas  seule- 
ment une  arme  d'autocratie,  mais  un  moyen 
de  résoudre  la  propriété  traditionnelle  en  une 
sorte  de  communisme.  Les  libéraux  sont  tom- 


bés du  pouvoir  avec  Mac-Mahon  et  ne  sont 
guère  moins  odieux,  aux  autres  républicains, 
que  les  conservateurs.  Pour  le  moment,  le 
pouvoir  est  entre  les  mains  des  opportunistes, 
sorte  de  radicaux  d'accord  avec  les  autres 
quant  aux  principes,  mais  ils  croient  devoir, 
pour  le  moment,  admetlre,  dans  leur  appli- 
cation, les  tempéraments  de  leur  sagesse  ;  de 
plus,  ils  admettent,  au  profit  de  Gambetta,  une 
sorte  de  dictature  d'opinion,  dont  ils  acceptent, 
sans  litre  connu,  l'autorité  souveraine.  La  pré- 
sidence de  la  république  est  confiée  à  l'avocat 
Jules  Grévy,  que  les  républicains  qualifient 
d'austère,  mais  par  antiphrase  seulement  ; 
car  il  n'a  jamais,  dans  ses  mœurs,  observé 
que  le  contraire  de  l'austérité  ;  durant  sa 
courte  présidence,  il  ne  laissera  voir  qu'une 
mine  de  fesse-mathieu,  se  servant  du  pouvoir 
souveraiu  pour  ne  rien  faire,  qu'empiler  des 
gros  sous  et  gracier  les  assassins  ;  et  bientôt 
les  républicains  le  chasseront  honteusement 
pour  avoir  laissé  faire,  à  son  gendre  Wilson, 
des  trafics  de  croix  d'honneur,  qu'un  honnête 
homme  n'eût  pas  dû  permettre.  Les  ministres 
de  (Irévy  sont,  pour  le  moment,  avec  l'exé- 
crable Ferry  et  le  visionnaire  Freycinet,  Jules 
Cazot  et  Charles  Lepère,  tous  deux  avocats 
de  quatre-vingt-douzième  grandeur,  l'un  à 
Nîmes,  l'autre  à  Auxerre.  Jules  Cazot,  pour 
prix  de  sa  criminelle  complicité,  recevra,  sans 
titre  d'ailleurs,  la  première  présidence  de  la 
cour  des  comptes,  qu'il  devra  quitter  pour 
une  autre  complicité,  autrement  criminelle, 
dans  une  affaire  de  raill-way.  L'autre,  Charles 
Lepère,  est  auteur  d'une  chanson  où  il  se  peint 
lui-même  : 

Ah  !  c'en  est  fait;  il  faut  plier  bagage 

Et  dire  adieu  pour  toujours  à  Paris  ! 

Je  suis  trop  vieux,  j'ai  les  mœurs  d'un  autre  âge, 

Du  vieux  quartier  je  suis  le  seul  débris. 

Dernier  rameau  d'une  tige  brisée, 

La  raviver  je  l'essaierais  en  vain. 

Des  vieux  gouapeurs  la  race  est  trépassée, 

Car  il  n'est  plus  le  vieux  quartier  latin. 

Le  vieux  gouapeur,  dans  les  autres  couplets, 
parle  de  son  béret  rouge,  de  son  brûle-gueule 
et,  se  recommandant  de  la  république,  s'en 
va  plaider,  à  Auxerre,  les  questions  de  mur 
mitoyen.  A  travers  la  fumée  de  sa  pipe,  il  ne 
paraît  guère  se  douter  qu'il  sera  ministre  un 
jour  et  pourra,  comme  Sylla  ou  Marius,  si- 
gner des  proscriptions.  Le  voici  maintenant 
qui  libelle,  au  président  Grévy,  protestataire 
contre  les  ordonnances  de  1830,  deux  ordon- 
nances, où  il  proteste  que  notre  droit  public 
proscrit  les  jésuites  et  n'admet  les  autres  con- 
grégations que  moyennant  une  autorisation 
préalable.  En  conséquence,  les  jésuites  sont 
invités  à  se  dissoudre  ;  faute  de  quoi,  dans 
un  délai  imparti,  on  les  dispersera  par  la 
force.  Quant  aux  autres  ordres,  ils  sont  invités 
à  se  pourvoir  d'autorisation  ;  sur  leur  de- 
mande, on  verra  si  l'on  veut  les  admetlre  au 
bénéfice  de  la  vie  ^publique,  ou  si  l'on  ne  pré- 
fère pas  lestraitercomme  de  simples  jésuites. 


LIVIIK  QUATUK-VINGT-QUATOIWIKMK 


18!) 


Quant  au  droit  qui  autorise  cet  attentats,  il  a 
été  libellé  par  (Jlpien  :  Quidquid  principipla- 
cuit  legis  habet  vigorem  ;  et  mieux  encore  dans 
le  vers  de  Virgile  :  Sic  cola,  sic  jubco,  sit  pro 
ratione  volunteu. 

Le  premier  sentiment  qu'éveille  la  lecture 
de  ces  décrets,  c'est  l'horreur  pour  la  lâcheté 
qui  se  porte  à  de  tels  attentats.  Hier,  le  pré- 
sident du  conseil,  Freycinet,  disait,  à  la  tri- 
bune du  Sénat,  qu'il  n'y  a  pas  un  cabinet  assez 
passionné,  assez  aveugle,  pour  opérer  par  la 
violence  et  sans  ménagements  pour  les  senti- 
ments des  populations  ;  aujourd'hui,  parce 
que  le  Sénat  ne  s'est  pas  laissé  prendre  à  ces 
hypocrisies,  ce  même  Freycinet  propose  froi- 
dement ces  mesures  violentes  et  passionnées 
qu'il  répudiait  hier.  Hier,  le  Temps,  journal 
protestant  du  protestant  Freycinet,  écrivait  : 
«  La  vérité  est  qu'au  milieu  de  ce  chaos  de 
dispositions  depuis  longtemps  inappliquées  et 
tombées  en  une  sorte  de  désuétude,  il  ny  a 
plus  place  que  pour  l'arbitraire.  Quand  on  ne 
se  trouve  pas  en  présence  de  lois  certaines, 
ne  permettant  pas  des  interprétations  contra- 
dictoires, s'imposant  également  aux  tribu- 
naux et  aux  citoyens,  sans  contestation  pos- 
sible, on  ne  vit  plus  sous  le  régime  de  la  loi, 
on  vit  sous  le  régime  de  l'arbitraire  ».  Au- 
jourd'hui le  Temps,  journal  protestant  du  pro- 
testant Freycinet,  qui  n'a  pas  assez  d'horreur 
pour  la  révocation  de  l'Edit  de  Nantes,  dit 
ore  rotundo  :  «  11  est  incontestable  que  le  gou- 
vernement, en  rappelant  les  congrégations 
non-autorisées  à  l'observation  des  dispositions 
légales  dont  l'autorité  ne  saurait  être  contestée 
(c'est  la  question),  obéit  à  un  sentiment  public 
très  accusé  ».  Le  Temps  s'oublie,  avec  cette 
triste  palinodie,  jusqu'à  l'aire  entendre,  à 
l'adresse  des  catholiques,  de  plus  cruelles  me- 
naces. L'histoire  a  le  droit  de  les  mépriser,  et 
le  devoir  de  flétrir  cette  politique  de  brigan- 
dage. 

Le  second  fait  qui  frappe  l'attention,  c'est 
la  dualité  des  décrets  de  proscription.  «  Le 
gouvernement,  dit  le  journal  le  Monde,  a  évi- 
demment conçu  l'espoir  que  l'Lglise  de  France 
se  diviserait  dans  la  question  des  congréga- 
tions. Séparer  le  clergé  séculier  du  clergé  ré- 
gulier, diviser  même  les  congrégations  en 
frappant  les  jésuites  brutalement,  sans  pitié 
ni  merci,  tandis  que  l'on  fait  entrevoir  aux 
autres  congrégations  une  fallacieuse  autori- 
sation, d'ailleurs  incertaine  et  arbitraire,  c'est 
toute  la  politique  du  gouvernement,  politique 
connue  et  divulguée  par  la  presse  officieuse, 
mais  qui  s'étale  avec  impudence  dans  le  rap- 
port de  MM.  Cazot  et  Lepère,  et  dans  les  dé- 
crets au  bas  desquels  figure  dignement  le  nom 
de  M.  Grévy. 

"  Eh  bien,  cette  politique  misérable  en  sera 
pour  ses  frais,  ce  calcul  odieux  sera  trompé, 
ce  piège  grossier  ne  prendra  personne. 

■  Toyons  pouvoir  annoncer,  en  effet, 

nous  le  faisons  avec  une  confiance  qui  ne 
sera   point  trompée,  que  tous  les  catholiqn 
clergé  et  fidèles,  seront  unanimes  dans  leurs 


protestations   OOntre    les    iniques    décrets    du 

29  mars  :  on  nous  trouvera  tous  rangés  der- 
rière nos  évéqnes  et  nos  prêtres  pour  la 
grande  Lutta  a  laquelle  on  nous  «  si  follement 

provoqués.  Le  clergé  séculier  restera  frater- 
nellement uni  au  clergé;  régulier,  et  l'on  ne 
verra  point,  parmi  les  congrégation-,  aucune 
d'elles  séparer  sa  cause  de  celle  des  jésuites. 
A  quel  titre,  d'ailleurs,  frappe-t-on  les  unes 
plus  que  les  autres?  Aucune  ne  demande  une 
situation  privilégiée  :  toutes  réclament  égale- 
ment la  liberté  et  la  protection  que  doivent 
les  lois  à  tous  les  bons  citoyens. 

«  La  prétention  de  contraindre  les  congré- 
gations, sauf  les  jésuites,  qui  sont  mis  hors 
la  loi,  à  solliciter  la  reconnaissance  légale, 
serait,  dans  des  circonstances  ordinaires,  une 
prétention  exorbitante  :  depuis  quand  impose- 
t-ou  une  faveur  à  qui  ne  la  demande  point? 

<i  Dans  les  circonstances  actuelles,  celte 
prétention  est  absolument  intolérable  et 
odieuse.  On  ne  veut  pas  reconnaître  une  con- 
grégation, soit;  on  n'en  trouvera  pas  une 
seule,  nous  en  avons  la  certitude,  qui  con- 
sente à  être  reconnue,  et  toutes  affronteront 
ensemble,  s'il  le  faut,  l'iniquité  qui  prévaut 
aujourd'hui,  mais  qui  demain  sera  châtiée.  » 

Le  troisième  fait  à  noter,  c'est  le  peu  de 
cas  que  ces  républicains  font  des  lois.  Au 
moment  où  ils  rappellent  à  l'observation  des 
lois  existantes,  qui  n'existent  pas,  ils  violent, 
eux,  très  solennellement,  une  loi  d'hier.  Le 
Sénat  vient  de  rejeter  l'article  7  ;  en  rejetant 
cet  article,  il  l'a  empêché  de  devenir  une  loi 
du  contraire  ;  c'est-à-dire  qu'il  a  maintenu  la 
situation  légale  des  ordres  religieux,  telle 
qu'elle  existait  d'après  nos  chartes  depuis 
1830,  et  d'après  nos  lois  organiques,  depuis 
1850.  Le  gouvernement,  en  rappelant  les  lois 
de  l'ancien  régime,  de  la  révolution  et  de 
l'empire,  dont  il  presse  l'exécution  par  la 
force,  viole  les  lois  postérieures  et  se  met  lui- 
même  hors  la  loi.  Eux  qui  voulaient  naguère 
mettre  en  jugement  les  ministres  du  10  mai, 
dont  l'acte  excessif  peut-être  et  maladroit 
sans  doute,  était  au  moins  strictement  légal, 
ils  se  mettent  en  passe,  le  jour  où  la  France 
honnête  aura  repris  possession  de  son  gou- 
vernement, d'être  appelés  devant  le  juge  et 
peut-être  envoyés  au  bagne. 

Mais  le  trait  qui  éclate  le  plus  audacieuse- 
ment  dans  ces  décrets,  c'est  la  haine.  La  haine 
des  ordres  religieux  en  général  et  des  jésuites 
en  particulier,  —  haine  qui  honore  particu- 
lièrement ces  instituts,  —  ressort  de  tous  les 
actes  du  gouvernement.  Ce  qui  ressort  tou- 
tefois encore  plus  de  ces  actes,  c'est  l'inintelli- 
gence, l'ineptie,  la  stupidité  d'hommes  abso- 
lument étrangers  à  la  question  qu'ils  tran- 
chent avec  une  espèce  de  fureur.  Le  dirai-je? 
Les  défenseurs  des  ordres  religieux  ne  sont 
guère  sortis  eux-mêmes  de  la  lice  tracée  par 
l'ennemi.  La  question  est  plus  haute  et  plus 
vaste  et  plus  profonde.  Il  ne  s'agit  pas  seule- 
ment de  légalité  ;  il  s'agit  des  premiers  be- 
soins de  l'homme  et  de  la  société,  des  plus 


190 


HlSTOIltK  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


hautes  aspirations  du  genre  humain  et  de  la 
perfection  possible  ici-bas. Quelle  est  l'origine, 
quel  est  le  génie,  quel  est  le  caractère  des  ins- 
titutions monastiques?  Ceux  qui  aiment  à  des- 
cendre au  cœur  des  questions  importantes, 
découvrent  ici  les  plus  vastes  horizons. 

Satan  est  l'ennemi  de  tout  bien  ;  ses  suppôts 
le  sont  également.  La  haine  qu'ils  portent  aux 
ordres  religieux  n'est  pas  nouvelle.  11  y  a, 
tout  le  long  des  siècles  chrétiens,  un  flot  de 
mauvais  propos  contre  les  moines.  De  nos 
jours,  ce  flot  est  devenu  un  océan  souvent 
agité  parla  tempête.  Mais  enfin  la  tempête  ne 
prouve  rien;  et  quand  elle  brise  un  vaisseau 
contre  les  rochers,  il  est  toujours  vrai  de  dire 
qu'elle  dilapide  follement  les  richesses  et  sa- 
crifie non  moins  follement  les  existences  hu- 
maines. Il  en  est  de  même  de  tous  ces  assauts 
révolutionnaires  contre  toutes  les  institutions 
monastiques.  La  révolution  et  le  libéralisme 
les  ont,  plus  ou  moins,  détruit  partout,  et 
cela  au  grand  détriment  de  l'humaine  espèce. 
Mais  on  peut  toujours  leur  opposer  le  mot 
d'un  ancien  :  Frappe,  mais  écoute. 

Qu'est-ce  que  vous  haïssez  dans  les  ordres 
religieux  ?  Est-ce  le  vœu  dans  son  principe  ? 
Est-ce  le  vœu  dans  son  application  à  la  pra- 
tique de  la  pauvreté,  de  la  chasteté  et  de 
l'obéissance  ?  Est-ce  le  triple  vœu  dans  les  ré- 
sultats qu'il  produit  au  sein  de  la  société?  Une 
haine  sans  objet  et  sans  motif  est  un  crime. 
Où  sont  vos  motifs  et  quel  est  l'objet  sérieux 
de  vos  déclamations  ? 

Voici  ce  qu'écrit  sur  le  vœu  un  grand  et 
éloquent  esprit,  ravi  trop  tôt  à  l'affection  de 
l'Eglise,  Gabriel  de  Belcastel  :  «  Si  j'envi- 
sage, dit-il,  le  vœu  monastique  en  général, 
j'y  trouve  cinq  idées,  cinq  traits  dominants, 
qui  forment  la  physionomie  propre  de  l'état 
religieux. 

Idée  de  promesse. 

Idée  de  religion. 

Idée  de  règle. 

Idée  de  sacrifice. 

Idée  de  recherche  d'un  bien  meilleur. 

«  Laquelle,  je  vous  le  demande,  trouvez- 
vous  contraire  à  l'ordre  public  et  au  but  de 
l'éducation  ?  Laquelle  ne  porte  pas  en  soi  une 
force  sociale  ?  Est-ce  que  chacune  séparé- 
ment, et  toutes  réunies,  ne  sont  pas  em- 
preintes de  la  plus  pure,  de  la  plus  haute  mo- 
ralité? Est-ce  qu'elles  ne  sont  pas  des  leçons 
en  acte?  Est-ce  que  la  croix,  arborée  par  les 
instituts  chrétiens  au  faîte  de  leurs  maisons 
comme  sur  le  cœur  de  leurs  membres,  n'est 
pas  le  permanent  symbole  de  ces  grandes 
idées  en  même  temps  que  de  toute  vertu  né- 
cessaire a  u  genre  humain  ?  » 

Si  le  vœu,  par  lui-même,  renferme  une  telle 
puissance,  que  sera-ce  lorsqu'il  se  particula- 
rise dans  des  obligations  plus  sacrées  que 
toutes  les  autres,  dans  les  trois  célèbres  vœux 
d'obéissance,  de  pauvreté  et  de  chasteté?  Le 
péché  a  fait,  à  l'homme,  trois  blessures  mor- 
telles ;  il  l'a  rendu  orgueilleux,  lubrique  et  cu- 
pide; en  brisant  les  barrières  qui  l'enfermaient 


dans  l'ordre,  il  l'a  livré  à  tous  les  entraîne- 
ments de  la  chair  et  de  l'esprit.  Pour  rame- 
ner l'homme  à  l'ordre  divin,  il  faut  combattre 
la  cupidité  par  l'esprit  de  pauvreté;  lu  sen- 
sualité, par  l'esprit  de  chasteté;  l'orgueil,  par 
l'esprit  d'obéissance.  Cette  triple  obligation 
incombe  à  toute  créature  humaine,  et  tous, 
tant  que  nous  sommes,  nous  ne  suivons  la 
voie  de  notre  destinée  terrestre  et  ne  relevons 
de  ses  ruines  notre  dignité,  qu'autant  que 
nous  réagissons  par  toutes  les  forces  de  l'es- 
prit, contre  toutes  les  infirmités  de  la  chair. 
Le  moine  qui  s'engage  dans  ce  combat,  par 
vœu,  brise,  d'un  coup,  tous  les  obstacles  à  la 
perfection  et  au  salut.  Le  moine  est  une  âme 
héroïque  ;  et  ses  trois  vœux  brillent,  comme 
trois  diamants,  à  la  couronne  morale  de  l'hu- 
manité. Le  moine  est  un  homme,  il  peut  pré- 
variquer  et,  suivant  l'adage,  la  corruption  du 
meilleur  est  la  pire  des  corruptions.  Mais  l'on 
ne  juge  des  institutions  monastiques,  ni  d'au- 
cune institution,  par  les  misères  qui  les  dé- 
parent. La  misère  est  l'apanage  de  l'humanité. 
Le  mérite  des  institutions  ressort  de  la  quan- 
tité de  misère  à  laquelle  ces  institutions  ap- 
portent un  remède  efficace.  A  ce  titre,  et  pour 
les  moines  et  pour  leurs  contemporains,  au- 
cune institution  ne  peut  soutenir  la  compa- 
raison avec  l'ordre  monastique.  Les  ennemis 
du  monachisme  sont  les  ennemis  du  genre 
humain. 

L'état  religieux  en  germe,  caché  mais  im- 
périssable dans  la  parole  et  dans  les  actes  de 
Jésus-Christ,  perce  déjà  dans  les  commu- 
nautés volontaires  groupées  autour  des  pre- 
miers apôtres.  Il  est  en  pleine  sève  dès  les 
premiers  siècles  du  christianisme.  Il  jette  au 
cœur  du  Moyen  Age  sa  floraison  la  plussplen- 
dide  et  ses  plus  vastes  rameaux.  Ses  manifes- 
tations varient;  mais  il  est  un  dans  son  prin- 
cipe vital  :  l'état  de  perfection  chrétienne. 

Contemplatif  en  Oiient,  on  le  voit  déployer 
sur  les  rives  occidentales  toutes  les  formes  et 
toutes  les  puissances  de  l'action.  Là,  il  mé- 
dite les  vérités  éternelles,  et  par  son  aspira- 
tion sans  trêve  à  l'éternité,  il  rappelle  aux 
vivants  que  le  soleil  créé  n'est  que  la  pâle 
image  d'un  autre  soleil  sans  ombre  et  sans 
déclin.  Là,  il  défriche  le  sol.  Là,  il  consume 
ses  veilles  dans  l'étude  et  sauve  de  l'oubli  les 
chefs-d'œuvre  du  génie  antique.  Là,  il  enfante 
à  la  loi  civilisatrice  de  Jésus-Christ  d'innom- 
brables multitudes.  Là,  il  est  le  bouclier  de 
l'Kurope  contre  l'invasion  musulmane,  et, 
maintenant  la  croix  debout  dans  les  îles  qui 
regardent  l'Asie,  empêche  la  Méditerranée  de 
devenir  un  lac  barbare. 

Là,  il  forme  des  générations  viriles  à  toutes 
les  générosités  du  patriotisme  comme  à  tous 
les  élans  du  courage,  ou  prépare  la  femme 
forte  de  l'Evangile  aux  devoirs  austères  du 
foyer. 

Là,  il  soigne  les  malades  et  nourrit  les 
pauvres. 

Là,  il  délivre  les  captifs  et  se  charge  de 
leurs  chaînes. 


LIVIIE  QUATIIK-VINGT-UÏ'ATOKZI KM I-: 


lîM 


Là,  il  élargit  le  champ  de  la  science  et  trace 
les  plus  belles  pages  de  la  métaphysique  hu- 
maine et  divine  qui  aient  éclaire  les  sommets 
de  la  pensée  humaine. 

Là,  il  monte  la  garde  au  pied  du  tabernacle 
où  réside,  en  présence  réelle,  le  Dieu  rédemp- 
teur de  l'humanité.  De  siècle  en  siècle,  sans 
jamais  abandonner  le  poste  de  l'adoration,  il 
est  l'éternel  holocauste  et  la  prière  vivante 
pour  tous  ceux  qui  ne  prient  pas. 

Là,  il  s'immole  et  fait  pénitence  pour  les  ir- 
réfléchis qui  passent  leurs  jours  à  oublier 
qu'ils  ont  un  terme.  Ils  aflirment,  au  prix  de 
leurs  veillées  solitaires  et  parfois  sanglantes, 
cette  admirable  solidarité  chrétienne,  la  seule 
qui  ne  soit  pas  un  rêve,  parce  qu'elle  repose 
sur  l'unité  du  genre  humain  dans  la  personne 
de  l'homme-Dieu. 

Ainsi  l'Etat  religieux  se  développe  à  travers 
les  âges,  image  vivante,  et  grandissant  tou- 
jours, du  divin  Maître  lui-même,  qui  fut  suc- 
cessivement enfant  dénué,  fils  soumis,  ouvrier 
obscur,  docteur  public,  prédicateur  des  peu- 
ples, sauveur  des  âmes  et  des  corps  malades, 
réparateur  universel  du  mal  moral,  modèle 
suprême,  par  sa  mort,  de  filiale  obéissance. 
La  vie  des  ordres  religieux,  ou,  pour  mieux 
dire,  de  ce  grand  état  de  la  religion  qui  est  le 
père  de  tous  les  ordres  passés,  présents  et  à 
venir,  se  mêle  intimement  à  la  vie  de  l'Eglise 
et  remplit  de  l'éclat  de  ses  œuvres  ses  surna- 
turelles annales.  A  travers  les  persécutions  ou 
les  honneurs,  les  respects  ou  les  haines  dont 
les  pouvoirs  civils  l'ont  chargé  tour  à  tour; 
à  travers  les  défections  intérieures,  les  fragi- 
lités et  les  passions  dont,  comme  toute  race 
où  le  limon  de  l'homme  est  entré,  elle  porte 
l'inévitable  poids,  il  marche  depuis  quinze 
siècles  sans  défaillir.  Aux  heures  de  crise,  il 
trouve  toujours  en  soi,  pour  se  régénérer,  le 
ferment  immortel  de  la  sève  divine,  et  des 
ouvriers  prédestinés  pour  en  raviver  les  ins- 
tituts ou  les  ordres  tentés  de  s'affaisser.  Mieux 
que  le  phénix  antique,  il  sort  de  l'épreuve  du 
feu,  où  tout  ce  qui  est  périssable  est  réduit  en 
cendres,  rajeuni  et  transfiguré.  —  Dans  la 
grande  armée  de  l'Eglise  militante,  on  re- 
connaît sa  trace  à  un  sillon  de  gloire;  légion 
d'élite  sous  l'autorité  directe  et  vénérée  du 
Chef  souverain  du  catholicisme,  il  marche  à 
la  conquête  des  âmes  à  Jésus-Christ,  sur  toutes 
les  plages,  sous  les  rayons  de  tous  les  cieux 
du  globe.  Et  si  l'on  se  demande  aujourd'hui 
encore  où  se  recrute  l'apostolat  catholique, 
bien  simple  sera  la  réponse.  Sur  dix  évangé- 
lisateurs  du  milliard  d'infidèles  qui  attend 
l'héritage  de  la  parole  divine,  neuf  appartien- 
nent aux  congrégations. 

El  voilà  la  grandiose  institution  à  qui,  au 
nom  de  l'Etat  français  changeant  de  principe 
et  de  chef  dix  fois  en  quatre-vingts  ans,  un 
Parlement  qui  disparaîtra  demain  ose  jeter 
l'outrage  en  passant! 

Entre  les  insulteurs  et  les  insultés,  quel 
écrasant  contraste  ! 

Je  ne  ferai  certes  pas  l'injure  aux  ancêtres 


féconda  de  ces  prospérités  glorieuses  que  l'on 
nomme  des  ordres,  à  antfl  de  la   foi,  du 

dévouement  el  do  génie  que  l'on  appelle  saint 
Benoit,  saint  Bernard,  saint  Dominique,  saint 
François,  saint  Ignace,  saint  Thomas  d'Aquin, 
saint  François  Xavier,  saint  Vincent  de  Paul, 
l'injure  de  les  mesurer  aux  pygméea  qui  se 
dressent  entre  les  cailloux  du  chemin  des 
siècles  pour  sifller  ces  augustes  mémoires. 
Mais  lorsque,  les  yeux  encore  humides  par 
l'admiration  dont  vous  saisit  le  simple  récit 
des  actes  et  des  œuvres  de  ces  hommes,  après 
avoir  salué  le  tombeau  de  l'apôtre  des  Indes, 
lu  trois  pages  du  docteur  Angélique  ou  vu  se 
pencher  au  chevet  d'un  malade  la  sœur  de 
charité,  on  retombe  de  la  sphère  lumineuse 
où  cette  contemplation  vous  emporte  pour  se 
heurter  à  une  phrase  des  rhéteurs  du  jour,  on 
ne  sait  qu'admirer  davantage,  ou  de  l'igno- 
rance incompréhensible  des  révolutionnaires, 
ou  de  leur  audace,  ou  de  leur  malice,  ou  de 
la  profondeur  des  justices  de  Dieu  qui  change 
en  bêtes  ceux  qui  refusent  d'adorer  son 
Christ. 

«  Lorsqu'on  veut  tuer  son  chien,  dit  le  pro- 
verbe populaire,  on  dit  qu'il  a  la  gale.  »  Nos 
républicains  n'ont  pas  oublié  cette  maxime, 
et,  pour  accabler  les  ordres  religieux,  les 
folliculaires  à  gages  ont  multiplié  les  accusa- 
tions. Leurs  principaux  griefs  sont  que  ces 
ordres  entreprennent  sur  la  puissance  pu- 
blique, qu'ils  corrompent  les  mœurs  et  qu'ils 
asservissent  le  clergé. 

Le  reproche  d'asservir  le  pouvoir  est  au 
moins  singulier  sur  les  lèvres  d'un  pouvoir 
qui  proscrit.  Tuer  les  gens  pour  se  sous- 
traire à  leur  prépotence,  est  encore  plus  une 
contradiction  qu'un  excès  ;  s'ils  étaient  si  forts, 
ils  sauraient  au  moins  se  défendre.  Au  lieu  de 
se  laisser  égorger,  ils  écraseraient  les  tyrans. 
Leur  mort  sans  murmure,  si  elle  ne  prouve 
pas  leur  vertu,  atteste,  au  moins,  leur  fai- 
blesse. Mais  encore,  avant  de  sceller  leur 
tombe, faut-il  convenir  qu'ils  n'ont  pas,  sur  le 
pouvoir  civil,  une  autre  doctrine  que  l'Eglise  ; 
ils  ne  sont  pas  hérétiques,  innovateurs,  mais 
fidèles  représentants  des  vérités  tradition- 
nelles. Or,  le  grand  docteur  de  notre  temps  va 
nous  apprendre  si  l'Eglise  fait  litière  des 
droits  du  gouvernement. 

«  Ni  la  puissance  paternelle,  dit-il,  ni  la 
puissance  civile  n'ont  rien  à  redouter  de  la 
puissance  ecclésiastique  pour  le  respect  et 
le  maintien  de  leurs  véritables  droits.  Ces 
droits,  c'est  précisément  la  puissance  ecclé- 
siastique qui  les  affirme  le  plus  haut,  qui  les 
proclame  à  la  face  du  monde  entier,  et  qui 
les  consacre  par  sa  propre  autorité.  Oui,  la 
puissance  civile,  elle  aussi,  est  souveraine 
dans  son  ordre  ;  et  tant  qu'elle  se  renferme 
dans  le  cercle  des  choses  temporelles  et  sécu- 
lières, qu'elle  ne  se  met  pas  en  opposition 
avec  les  divins  préceptes,  et  qu'elle  ne  porte 
aucune  atteinte  aux  droits  de  la  conscience  ni 
aux  lois  de  la  morale,  les  pouvoirs  de  l'Eglise 
n'ont  pas  à  y  intervenir.  Ni  la  puissance  ec- 


192 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATIIOLIOI  l 


clésiastique  ne  dérive  de  la  puissance  civile, 
ni  la  puissance  civile  ne  découle  de  la  puis- 
sance ecclésiastique  :  elles  émanent  toutes 
deux  de  la  môme  Boorce,  qui  est  Dieu,  l'une 
en  vertu  des  lois  établies  avec  la  création  elle- 
méme,  l'autre  par  l'institution  directe  et  im- 
médiate  du  Fils  de  Dieu. 

Sans  doute,  Celui  à  qui  toute  puissance  a 
été  donnée  dans  le  ciel  et  sur  la  terre,  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ,  le  roi  des  rois  et  le 
pontife  des  pontifes,  aurait  pu  concentrer 
dans  les  mêmes  mains  le  sacerdoce  et  l'em- 
pire ;  mais  il  n'a  pas  voulu  imposer  ce  double 
fardeau  à  des  épaules  humaines.  Dans  le  plan 
de  la  Providence,  ces  deux  souverainetés  ne 
devaient  se  réunir  que  sur  un  point,  au  faite 
de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  et  cela  préci- 
sément pour  qu'on  ne  pût  les  confondre  nulle 
part.  Pontife  et  roi  tout  ensemble,  le  Vicaire 
de  Jésus-Christ  devait  puiser  dans  cette  con- 
dition exceptionnelle  et  unique  assez  de  li- 
berté et  d'indépendance  pour  se  faire  écouter 
facilement  des  uns  et  des  autres,  pour  impo- 
ser aux  princes  le  respect  des  droits  de  l'Eglise 
et  aux  évéques  le  respect  des  droits  de  l'Etat. 

Car  c'est  par  le  respect  réciproque  des  droits 
de  l'Etat  et  de  l'Eglise  et  par  l'accomplisse- 
ment de  leurs  devoirs  respectifs  que  doit  se 
réaliser  le  plan  providentiel  ;  et  la  vraie  for- 
mule du  rapport  des  deux  puissances  me  pa- 
raît être  celle-ci  :  distinction  et  harmonie  par- 
tout ;  séparation  et  hostilité  nulle  part.  Au>si 
bien  la  puissance  ecclésiastique  et  la  puis- 
sance civile  doivent-elles  concourir  finale- 
ment au  même  but,  qui  est  le  développement 
du  règne  de  Dieu  sur  la  terre  comme  prépa- 
ration du  règne  de  Dieu  dans  le  ciel.  A  l'Etat, 
le  maniement  et  la  gestion  des  affaires  tem- 
porelles et  séculières  ;  à  l'Eglise,  la  direction 
et  le  soin  des  choses  spirituelles  et  religieuses. 
L'un  maintient  l'ordre  et  la  sécurité,  afin  que, 
suivant  la  parole  de  l'apôtre,  nous  menions 
une  vie  paisible  et  tranquille  :  Ut  quietarn  et 
tranquillam  vitam  agamus,  l'autre  nous  ap- 
prend à  traverser  les  biens  de  ce  monde, 
l'œil  fixé  sur  les  biens  de  l'éternité  :  Ut  sic 
transeamus  per  bona  temporalia  ut  non  amit- 
tamus  seterna.  Le  salut  des  âmes  est  la  fin 
directe  et  immédiate  de  la  mission  de  l'Eglise  ; 
mais,  par  les  vertus  qu'elle  inspire  et  les  vices 
qu'elle  étouffe,  l'Eglise  coopère  avec  l'Etat  à 
la  prospérité  temporelle  des  individus  et  des 
peuples.  Cette  prospérité  temporelle  est  la  fin 
directe  et  immédiate  de  la  mission  de  l'Etat  ; 
mais, par  la  liberté  qu'il  assure  aux  intérêts  spi- 
rituels et  par  la  protection  dont  il  les  couvre, 
l'Etat  coopère  avec  l'Eglise  au  salut  des  âmes. 

Bref,  comme  l'écrivait  le  pape  Léon  le 
Grand,  chacune  de  ces  deux  puissances  fait 
les  affaires  de  l'autre,  en  faisant  les  siennes 
propres.  L'Eglise  rend  à  l'Etat,  en  force  et  en 
autorité  morale,  ce  qu'elle  en  reçoit  d'aide  et 
de  garantie  pour  le  libre  exercice  de  son  pro- 
pre   ministère.    Et    c'est,     par    ce     mutuel 


accord,  fallût-il  pour  l'obtenir  des  sacri- 
fices ou  des  concessions  réciproques,  c'est, 
dis-je,  par  un  tel  concert,  par  une  telle  assis- 
tance de  part  et  d'autre,  que  l'Eglise  et  l'Etat 
doivent  contribuer,  pour  leur  part  respective, 
à  réaliser  ici-bas  le  plan  de  la  divine  Provi- 
dence (1). 

Aux  hommes  qui  reprochent  aux  jésuites 
d'avoir  une  morale  relâchée,  un  éloquent 
écrivain  répond  : 

Leur  morale  est  relâchée  1  —  Vraiment  ?  11 
faut  toute  l'effronterie  d'un  siècle  qui  ne  sait 
pas  rougir,  pour  répéter  cette  bouffonnerie, 
qui  avait  au  moins  quelque  tenue  dans  la 
bouche  des  Jansénistes  et  des  austères  parti- 
sans de  l'école  de  Port-Royal. 

La  morale  des  Jésuites  est  relâchée?  Qui 
parle  ainsi?  Hélas!  des  hommes  au  moins 
bien  équivoques  dans  leurs  croyances  et  leur 
conduite  privée;  des  impies  et  des  libertins 
qui  ne  croient  point  en  Dieu  et  qui  se  vantent 
de  n'avoir  aucune  morale  ;  des  publicisles  à 
la  large  conscience  ;  des  gens  mal  mariés 
mal  enrichis,  mal  famés  et  peu  estimés.  Eh  ! 
mon  Dieu,  il  n'y  a  qu'une  réponse  à  faire  à 
tout  ce  monde  de  vertueux  et  de  rigoristes 
qui  se  scandalisent  si  fort  des  enseignements 
de  Sanchez,  de  de  Lugo,  de  Suarez  et  d'Es- 
cobar  lui-même,  qu'ils  ne  connaissent  pas  et 
dont  ils  seraient  bien  embarrassés  de  nommer 
les  ouvrages.  Pratiquez-la  ;  nous  ne  vous  en 
demandons  pas  davantage  pour  vous  ad- 
mettre aux  sacrements  dont  vous  vous  sou- 
ciez peu,  et  pour  vous  tenir  honnêtes  gens, 
beaucoup  plus  que  vous  ne  l'êtes  en  prati- 
quant la  morale  des  clubs,  des  jeux  de 
Bourse,  des  unions  libres,  des  négations  de 
tout  ordre  et  de  toute  espèce  qui  figurent 
dans  les  décalogues  que  vos  Moïse  fulminent 
tous  les  jours  du  haut  des  Sinai  de  Mont- 
martre et  de  Belleville. 

Sur  la  question  de  la  prétendue  subordina- 
tion du  clergé  séculier  et  de  l'épiscopat  lui- 
même  au  clergé  régulier,  Mgr  l'évêque  de 
Rodez  peut  répondre  en  invoquant  sa  propre 
expérience  : 

«  Quant  à  nous,  depuis  bientôt  dix  ans  que 
nous  sommes,  malgré  notre  indignité,  placé 
à  la  tête  d'un  vaste  diocèse,  et  qui  avons  des 
religieux  et  des  jésuites  en  particulier  dans 
notre  territoire,  nous  déclarons  hautement 
que  nous  n'avons  jamais  senti  la  pointe  de 
cette  épée  qui  est  partout,  selon  une  parole 
fameuse,  et  que  ces  envahisseurs,  ces  me- 
neurs de  toutes  choses  et  de  toutes  personnes 
ne  nous  ont  jamais  demandé  l'avancement 
d'un  vicaire,  ni  le  déplacement  d'un  bedeau 
ou  d'un  sacristain.  Nous  les  avons  trouvés 
constamment  pleins  de  réserve,  de  tact,  de 
convenance,  se  tenant  merveilleusement  à 
leur  place,  ne  la  quittant  que  lorsqu'on  les  y 
invitait,  et  y  rentrant  aussi  modestement  et 
aussi  promptement  qu'ils  en  étaient  sortis. 

Aussi,  loin   de    craindre    ce  vasselage  et 


(1)  Freppel,  Œuvres  oratoires,  t.  III.  Discours  prononcé  le  10  septembre  1873,  à  Amiens. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


193 


celte  dépendance,  nous  avons  Fait  les  plus 
grands  efforts  pour  multiplier  dans  notre  dio- 
cèse les  réguliers,  que  nous  y  avons  trouvés 
trop    pou    nombreux     pour     les    besoins    du 

clergé  et  des  âmes.  Nous  avons  successive- 
ment appelé  les  Capucins,  les  Prémontrés,  les 
Trappistes;  nous  sollicitons  la  venue  de  plu- 
sieurs autres  de  ces  respectables  familles,  et, 
en  regardant  nos  mains  et  nos  épaules,  nous 
n'avons  pas  aperçu  jusqu'ici  la  trace  de  ces 
chaînes  qu'on  les  dit  si  habiles  à  forger  ;  nous 
n'avons  pu  constater  au  contraire  que  des 
services  rendus,  un  respect  constant  pour 
notre  personne  et  la  plus  grande  docilité  à 
nos  moindres  conseils.  Et  voilà  ce  que  sont 
pour  les  prêtres  et  pour  les  évêques  ces 
apôtres  volontaires  dont  on  veut  faire  une 
puissance  invincible  à  laquelle  rien  ne  résiste, 
et  une  espèce  de  sainte  vehme  à  laquelle  on 
n'échappe  pas  impunément,  quand  on  a  l'au- 
dace de  ne  pas  courber  son  front  sous  le 
joug  qu'elle  veut  imposer.  » 

L'éminent  apologiste  entend  la  question 
qui  lui  est  faite  : 

«  Mais  enfin,  d'où  viennent  donc  tant  de 
préjugés,  de  haines,  de  défaveurs,  à  l'égard 
des  religieux,  et  en  particulier  de  ceux  que 
vous  prenez  un  soin  spécial  à  défendre?  » 

Et  il  répond  : 

«  Je  vais  vous  le  dire.  Les  religieux  sont  des 
natures  élevées,  des  caractères  énergiques, 
des  prêtres  sans  concessions  dans  les  doc- 
trines, dans  les  actes,  dans  la  dépense  d'eux- 
mêmes.  Hommes  de  grandes  ardeurs  et  de 
complet  sacrifice,  ils  ont  tout  porté  en  eux  au 
sommet,  l'idée  catholique  et  l'idée  sacerdo- 
tale à  la  fois.  Décidés  à  se  renoncer,  à  se  dé- 
pouiller, à  se  sacrifier,  ils  ne  veulent  pas 
faire  les  choses  à  moitié:  Ce  sont,  si  je  puis 
parler  de  la  sorte,  les  intransigeants  de  la  vé- 
rité et  les  radicaux  du  dévouement  et  de  la 
vertu.  Troupe  d'élite  de  l'Eglise,  ils  tiennent 
haut  son  drapeau  et  font  face  à  l'ennemi  plus 
vigoureusement  que  tous  autres  ;  d'où  vient 
que  ceux  qui  l'attaquent,  sous  quelque  forme 
que  ce  puisse  être,  se  trouvent  immédiate- 
ment en  lutte  avec  ces  défenseurs  intrépides 
qui  n'ont  rien  à  ménager  que  la  charité,  et 
qui  apparaissent  alors  beaucoup  plus  redou- 
tables que  ne  peuvent  l'être  les  membres  du 
clergé  séculier.  C'est  dans  leur  excellence 
qu'il  faut  en  général  chercher  la  cause  des 
haines  et  des  calomnies  qui  les  poursuivent. 
Plus  un  obstacle  est  fort,  plus  il  faut  frapper 
contre  lui  pour  le  vaincre  (1)  <>. 

Sur  le  terrain  politique,  on  ramène  la  si- 
tuation des  ordres  religieux  à  une  question  de 
droit.  Or,  on  distingue  trois  sortes  de  droits  : 
le  droit  divin,  le  droit  naturel  et  le  droit  po- 
sitif. Au  regard  du  droit  diviu,  le  suprême 
domaine  de  Dieu  sur  sa  créature  exige  un  re- 
tour ;  la  consécration  monastique  par  laquelle 
l'homme  se  donne  tout  entier  à  Dieu  recon- 
naît magnifiquement  ce    souverain  domaine 


de  Dieu.  Le  code  de  perfection  que  l'on  ap- 
pelle les  conseils  évangéliques  et  qui  est,  pris 
en  lui  même  ei  dans  ses  conséquences,  toute 
la  vie  religieuse,  a  été  donne  par  Jésus-Christ 
lui-même.  Si  le  Fils  de  Dieu  l'a  donné,  c'est 
pour  que  quelqu'un  Be  sente  le  courage  de  le 
pratiquer,  et  si  ce  quelqu'un  se  rencontre, 
personne  n'a  le  droit  de  l'arrêter,  ni  de  l'em- 
pêcher dans  le  libre  choix  de  son  idéale  per- 
fection. 

Les  Ordres  religieux  peuvent  aussi  invo- 
quer, en  leur  faveur,  le  droit  naturel.  La  li- 
berté individuelle  ne  peut  être  restreinte 
qu'autant  qu'il  est  nécessaire  pour  assurer  le 
bien  général  à  la  liberté  d'aulrui.  Tout  chré- 
tien a  le  droit  de  renoncer  aux  biens  tempo- 
rels, non  quant  à  l'usage,  mais  quant  à  la 
propriété.  Tout  chrétien  a  le  droit  de  re- 
noncer au  mariage,  pourvu  qu'il  remplisse 
les  obligations  morales  du  célibat.  Tout  chré- 
tien a  le  droit  de  se  prémunir  contre  les  fai- 
blesses et  les  incertitudes  de  sa  volonté,  de  se 
lier  par  vœux,  de  s'associer  à  d'autres,  de 
s'assujettir  à  d'autres,  plus  éclairés  et  plus 
vertueux,  dont  les  ordres  ne  peuvent  que 
contribuer  à  son  bien.  En  certaines  circons- 
tances, il  peut  se  produire  des  obstacles  à 
l'entrée  en  religion,  mais  il  n'y  a  pas  de  de- 
voir qui  puisse  l'empêcher  toute  la  durée  de 
la  vie.  Les  religieux  peuvent  encore  invoquer 
la  liberté  naturelle  d'association,  de  réunions 
paisibles  sans  armes  dans  un  but  moral  et 
scientifique,  et  placer  leurs  prières  et  leurs 
enseignements  sous  l'égide  de  la  liberté  de 
pensée  et  de  parole,  justement  entendue. 

Au  droit  naturel  et  au  droit  divin  s'ajoute 
encore,  en  corroboration  de  la  cause  des  re- 
ligieux, le  droit  de  l'Eglise  et  l'autorité  de  ses 
saints  canons.  La  société  chrétienne  se  com- 
pose de  trois  éléments  :  les  laïques,  les  clercs 
et  les  religieux. 

Or,  si  les  religieux  font  partie  de  la  société 
spirituelle  de  l'Eglise  au  même  titre  que  les 
clercs  et  les  laïques,  il  ne  doit  être  permis  à 
personne  de  supprimer  une  de  ses  divisions 
intégrantes,  et  de  troubler  sa  hiérarchie  ou 
de  la  méconnaître,  sans  se  mettre  du  coup 
hors  la  loi  de  cette  société  et  sans  s'exposer  à 
être  traité  comme  un  rebelle  ou  comme  un 
intrus. 

Voilà  pourquoi  la  cause  des  religieux  est  si 
vigoureusement  défendue  par  le  clergé  sé- 
culier, évêques  et  prêtres,  aux  yeux  de  qui 
des  ennemis  aussi  ignorants  que  malinten- 
tionnés voudraient  les  faire  passer  pour  des 
dominateurs  ou  des  rivaux  embarrassants. 

A  ceux-là  donc  qui  s'étonneraient  de  voir 
le  peuple  chrétien  et  le  pastorat  qui  le  dirige 
unir  leur  cause  à  celle  des  religieux,  nous  di- 
rons :  «  Prenez-vous-en  à  l'œuvre  même  de 
Jésus-Christ  et  à  celui  qui  est  ici-bas  son  Vi- 
caire. Nous  sommes  une  Eglise  fondée  sur 
l'autorité,  nous  ne  pouvons  pas  abandonner, 
au  gré  des  caprices  d'aujourd'hui  et  des  pas- 


(i)  Mgr  I5ourret,  Des  principales  raisons  d'être  des  Ordres  religieux,  Paris,  1879. 


T.    XV. 


13 


î  g  \ 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUI 


■ions  de  dftmain,  nue  partie  du  manteau  dont 
il  a  couvert  son  épouse  ;  nous  ue  pouvons  sa- 
qu'il  y  a  de  | » I  u -.  beau  et  de  plus 
éclatant  daos  l«;  diadème  dont  i!  l'a  cou- 
ronnée.  Il  nous  a  transmis  son  patrimoine 
ainsi  composé  :  noua  devons  le  conserver  et  le 
cultiver  Ici  qu'il  l'a  voulu,  jusqu'au  jour  des 
comptes  suprêmes.  Toutes  les  coupures  que 
vous  ferez  à  sa  tunique  mystique  seront  pour 
vous  autant,  de  blessures  qui  vous  feront  ex- 
pier cruellement  ces  tentatives  coupables. 
Non  possumus  :  Nous  ne  pouvons  pas.  Nous 
ne  pouvons  pas  plus  vous  accorder  le  tout 
que  la  partie  ;  nous  ne  pouvons  pas  plus  sa- 
crifier l'arbre  tout  entier  que  vous  aban- 
donner sa  ramure.  Nous  ne  pouvons  pas  pros- 
crire la  famille  entière,  et  nous  ne  pouvons 
pas  davantage  faire  des  sélections  dans  la 
proscription.  » 

«  Il  serait  difficile,  dit  le  prolestant  Hurler, 
de  rejeter,  par  des  arguments  incontestables, 
cette  forme  particulière  de  l'existence  chré- 
tienne  et  de  la  détacher  du  Christianisme, 
comme  une  excroissance  maladive  (1).  » 

Le  droit  positif  est  contenu  dans  les  cons- 
titutions, les  lois,  les  codes  ;  or,  les  législateurs 
les  plus  dignes  de  ce  grand  nom,  n'ont  pas 
manqué  de  louer  les  institutions  monastiques. 
Con^anlin,  dans  ses  œuvres,  Juslinien,  dans 
ses  JVovelles,  Charlemagne  dans  ses  Capitu- 
laires,  nos  plus  grands  rois  dans  leurs  ordon- 
nances, ont  multiplié  les  approbations.  A  cet 
égard,  le  sentiment  des  souverains  était  si 
formel,  qu'ils  ont  fait  entrer  les  monastères 
dans  l'économie  de  la  société  civile  et  dans  la 
hiérarchie  féodale  du  gouvernement.  L'his- 
toire n'a  qu'un  cri  pour  célébrer  les  résultats 
de  l'influence  monastique  dans  l'ordre  civil. 
Une  tradition  de  quinze  siècles  vaut  un  peu 
mieux  que  quelques  arrêts  de  parlements  jan- 
sénistes et  quelques  articles  de  journalistes 
sans  science  ni  conscience. 

En  ramenant  la  question  de  droit  positif 
au  droit  récent  de  la  France,  cous  demande- 
rons à  ceux  qu'irrite  la  présence  des  religieux  : 
Est-il  juste  que,  dans  un  pays  où   la  liberté 
individuelle  est  un   principe,  de  poursuivre 
un  genre  de  vie  qui  ne  fait  de  mal  à  per- 
sonne, et  qui  est  tellement  propre  à  l'huma- 
nité, que  les  chances  les  plus  dures  ne  l'em- 
pêchent pas  de   se  reproduire?  Est-il  juste, 
dans  un  pays  où  la  propriété  et  le  domicile 
sont  sacrés,  d'arracher  de   chez  eux,  par  la 
violence,  des  gens  qui  vivent  en  paix  sans 
offenser  qui  que  ce  soit?  Est-il  juste,  dans  un 
pays  où  la  liberté  de  conscience  a  été  achetée 
par  le   sang,  de    proscrire    toute    une    race 
d'hommes,  parce  qu'ils  font   un  acte  de  foi 
qu'on  appelle  vœu  ?  Est-il  juste,  dans  un  pays 
où  l'idée  de  la  fraternité  universelle  domine 
tous  les  esprits    généreux,  de   réprouver  de 
petites  républiques,  où  l'on  se  consacre  à  la 
pauvreté  et  à  la  chasteté,  par  un  amour  im- 
mense d'égalité  avec  les  petits?  Est-il  juste, 


luis  un  pays  où  l'élection  et  la  loi  sont  la 
I'  ie  de  l'obéi  civile,  de  flétrir  des  corps 

constitués  par  une  élection  plus  large  et  une 
loi  plus  protectrice?  Est-il  juste,  dans  un 
pays  où  tout  le  monde  est  admissible  aux 
fonctions  socialeset  libre  dans  le  choix  de 
sa  profession,  de  mettre  en  interdit  de-  ci- 
toyens qui  n'ont  d'autre  tort  que  d'apporter, 
dans  la  concurrence  générale,  un  plus  grand 
esprit  de  sacrifice?  Tout  cela  est-il  juste  et  le 
faire  n'est-ce  pas  créer  parmi  nous  une  classe 
de  parias? 

A.  ces  demandes,  il  n'y  a  qu'une  réponse  et 
la  voici  :  «  Il  est  vrai,  tout  ce  que  vous  nous 
reprochez  est  le  comble  de  L'injustice  et  une 
contradiction  manifeste.  Mais  nous  sommes 
les  ennemis  de  votre  doctrine  religieuse  ;  elle 
esl  trop  puissante  pour  que  nous  la  combat- 
tions à  armes  égales.  Vous  puisez  dans  votre 
foi  une  si  grande  abnégation  de  vous-même, 
que  nous  autres,  gens  du  monde,  mariés, 
ambitieux,  incapables  d'avenir  parce  que  le 
présent  nous  étouffe,  nous  ne  pouvons  vous 
disputer  l'ascendant.  Il  faut  pourtant  vous 
vaincre,  puisque  nous  vous  haïssons.  Nous 
n'emploierons  pas  contre  vous  le  fer  et  le 
feu  ;  mais  nous  vous  mettrons  hors  la  loi  par 
la  loi  ;  nous  ferons  considérer  votre  dévoue- 
ment comme  un  privilège  dangereux  dont  il 
faut  purger  l'Etat  par  l'ostracisme  :  vous  serez 
hors  de  la  liberté  commune,  parce  que,  avec 
vos  vertus,  vous  êtes  hors  de  l'égalité. 

Un  pareil  sentiment  ne  peut  guère  s'affi- 
cher. Des  cyniques,  comme  Paul  Bert,  des 
fous  furieux,  comme  Madier  de  Montjau, 
pourraient  seuls  accorder  aux  autres  le  droit 
commun  et  le  refuser  aux  catholiques.  Les 
rusés  du  parti,  aussi  méchants  que  les  autres, 
veulent  arriver  au  même  but  en  dissimulant 
la  grossièreté  de  leur  passion  impie.  Le  biais 
inventé  pour  atteindre  ce  but,  c'est  le  recours 
aux  lois  de  l'ancien  régime,  de  la  révolution 
et  de  l'empire.  Tous  ces  régimes  ont  été 
abattus,  les  républicains  ont  pris  la  place 
avec  la  prétention  d'être  plus  fidèles  à  la  li- 
berté. Une  fois  les  maîtres  emportés  par 
leur  colère,  ils  se  portenl,  avec  une  absence 
totale  de  pudeur,  à  tous  les  excès  des  régimes 
déchus  ;  et  la  seule  chose  qui  les  distingue, 
c'est  qu'ils  les  surpassent  tous  par  la  violence 
de  leur  despotisme  et  le  cynisme  de  leurs 
apostasies. 

La  question  qui  se  présente  ici,  c'est  de  sa- 
voir si,  réellement,  l'ancien  régime,  la  révo- 
lution et  l'empire  autorisent  ces  attentats,  et 
si,  brigandage  à  part,  on  peut  légalement  dis- 
soudre les  congrégations  religieuses,  au  be- 
soin par  la  force. 

Les  jurisconsultes  distinguent  ici  deux  pro- 
positions, savoir  :  s'il  est  permis  à  plusieurs 
personnes  d'habiter  sous  le  même  toit,  et  si, 
cette  cohabilation  étant  permise,  nos  lois 
permettent  de  la  violer  en  certains  cas. 
Les  jurisconsultes  qui  distinguent  ces  deux 


(1)  Ilurter,  Institutions  du  Moyen  Age,  t.  II,  p.  84. 


LIVRE  QUATRE-TINÛT-QUATORZIÈME 


propositions,  les  envis  igent  en  droit  politique 
et  on  droit  civil  et  les  résolvent,  suivant  les 
sphères  où  ils  les  étudient,  d'une  façon  con- 
tradictoire. 

Eu  droit  politique,  les  jurisconsultes  ad- 
mettent communément  que  la  raison  d'Etat, 
ta  raison  de  salul  public  dont  le  gouverne- 
ment est  seul  juge,  peut,  le  cas  échéant,  l'au- 
toriser à  peu  près  à  tout  ce  qu'il  peut  vouloir. 
D'après  l'adage  :  Sains  populi  suprema  lex 
esta,  ils  donnent  un  blanc-seing  aux  caprices 
et  aux  fantaisies  de  la  dictature.  Sans  doute, 
il  est  bien  difficile  de  refuser,  à  un  gouverne- 
ment, en  cas  de  péril  suprême,  le  droit  de 
sauver  le  pays  ;  et  l'on  peut  croire  que  si 
vous  lui  refusez  celte  latitude,  il  saura  bien  la 
prendre,  quitte  plus  tard  à  se  faire  absoudre. 
AI  lis,  d'un  autre  côté,  on  ne  peut  oublier 
que  cette  latitude  fait  belle  marge  aux  coups 
d'Etat  et  ouvre  large  carrière  aux  gouverne- 
ments d'aventure,  à  ces  soi-disant  sauveurs 
qui  ne  sauvent  rien  et  qui  ne  se  sauvent  pas 
eux-mêmes,  bien  qu'ils  se  sauvent  quelquefois. 
De  plus,  il  faut  dire  que  si,  sous  les  gouver- 
nements d'ancien  régime,  la  raison  d'Etat 
avait  sa  valeur  ;  et  si  sous  tous  les  gouverne- 
ments, la  dictature  peut  avoir  sa  légitimité 
d'occasion,  dans  nos  sociétés  contractuelles, 
le  mandataire  ne  peut  pas  avoir  plus  de  droits 
que  le  mandant.  Le  citoyen  n'a  pas  le  droit  de 
prévenir  un  attentat  en  le  commettant  lui- 
même  ;  il  ne  peut  pas  conférer  ce  droit  au 
gouvernement.  Et,  pour  citer  ici  un  mot  de 
Gambetta,  l'oracle  de  la  république,  «  la 
raison  d'Etat  c'est,  dans  cette  hypothèse, 
toujours  la  préface  d'un  crime  ». 

Nous  ne  croyons  donc  pas  qu'en  répu- 
blique, même  politiquement,  le  gouvernement 
ait  le  droit  préventif  d'empêcher  ou  de  punir 
le  libre  exercice  du  droit  civique.  La  seule 
chose  qu'il  puisse,  c'est  poursuivre  les  délits, 
s'il  y  en  a,  en  se  conformant  aux  lois  et  sui- 
vant les  règles  de  la  procédure  ;  c'est  d'ap- 
peler le  délinquant  devant  le  juge  en  obser- 
vant strictement  les  formes  judiciaires.  Forum 
et  jus,  voilà  la  devise  du  gouvernement 
comme  des  simples  particuliers,  s'ils  veulent 
rester  honnêtes  et  ne  pas  se  faire  justice  à 
eux-mêmes. 

La  grande  raison  qui  motive  cette  opinion, 
c'est  que  si  vous  donnez  carte  blanche  au 
gouvernement,  vous  faites  litière  du  droit 
civil,  toutes  les  l'ois  que  le  gouvernement  se 
croit  un  intérêt  quelconque  à  le  violer.  Il  n'y 
a  plus  de  lois  que  celles  qu'on  veut  bien  res- 
pecter. C'est,  au  surplus,  l'aboutissement  ac- 
tuel de  la  république.  Les  lois  sont  de  vieilles 
guitares  ;  on  les  observe,  si  cela  platl  ;  on  les 
viole,  -i  l'on  y  trouve,  son  avantage.  Nous 
voiei  revenus  a  l'adage  de  la  plus  vile,  ty- 
rannie :  Quidguid  principi  placuit  legia  habet 

jorem. 

En  droit  civil,  les  jurisconsultes  sont  beau- 
ip    plus    sévères  à    l'égard    des    gouverne- 
ment-. Et  C'est  en  quoi  l'accord  de  leurs  opi- 
nions e-i,  beaucoup   plus  difficile  à  concevoir. 


Du  moment  qu'ils  abaissent  les  barrières  en 
politique)  on  m;  conçoit  pas  aisément  com- 
ment ils  sauvegardent  l'ordre  civil  ;  et, 
puisque  l'ordre  civil  doit  être  respecté  du 
pouvoir,  on  ne  voit  plus  comment  il  peut. 
avoir,  en  politique,  patente  pour  les  licences 
de  la  dictature.  Il  faut  refuser  <  eei,  si  l'on 
veut  sauver  cela.  Or,  il  est  certain,  absolu- 
ment certain  (pie  l'ordre  civil  est  sacré;  que 
le  gouvernement  est  institué  pour  sa  dé- 
fense; qu'il  ne  peut  dès  lors  avoir  congé  de 
le  ravager.  Nous  sommes  donc  civilement 
couverts  par  la  majesté  du  droit. 

En  lS4o,  Thiers,  pour  complaire  à  la  révo- 
lution, avait  demandé  l'application,  aux  jé- 
suites, des  soi-disant  lois  existantes.  Alors, 
comme  aujourd'hui,  il  était  aisé  d'obtenir  la 
complaisante  adhésion  des  Chambres;  mais, 
pas  plus  alors  qu'aujourd'hui,  il  n'était  pos- 
sible de  faire  iléchir  la  loi  devant  les  passions. 
Berryer  et  Vatismesnil  donnèrent,  sur  la 
question,  une  consultation  judiciaire,  consul- 
tation à  laquelle  adhérèrent  la  plupart  des 
barreaux  de  France,  notamment  le  barreau 
de  Caen,  qui  motiva  superbement  son  adhé- 
sion. De  nos  jours,  la  même  chose  s'est  faite. 
Un  avocat,  appelé  depuis  à  l'Académie 
française,  Edmond  Housse,  a  pris  une  consul- 
tation sur  le  droit  qui  protège  les  congréga- 
tions religieuses  ;  les  barreaux  de  France  ont 
adhéré,  et  le  savant  professeur  Demolombe 
a  motivé  son  adhésion  comme  l'avait  fait  au- 
trefois Je  barreau  de  Caen.  C'est  dans  ces 
quatre  consultations  que  nous  avons  à  prendre 
la  réfutation  des  décrets.  Héfutation  presque 
inutile  ;  car  si  l'on  met  d'un  côté,  Berryer, 
Vatismesnil,  Edmond  Housse,  Demolombe  et 
les  barreaux  de  France;  de  l'autre,  (irévy, 
Lepère,  Cazot,  Freycinet  et  Ferry  :  cela  si- 
gnifie, d'un  côté,  la  vraie  science  du  droit;  de 
l'autre,  des  malfaiteurs  politiques  qui  veulent 
innocenter  leurs  crimes. 

Nous  donnons  ici,  en  re'sumé,  la  consulta- 
tion délibérée  par  le  barreau  de  Caen  en 
1845  : 

Le  droit  de  cohabitation  n'est  pas  interdit 
aux  religieux,  mais  seulement  aux  personnes 
unies  pour  une  œuvre  politique.  La  loi  civile 
ne  reconnaît  pas  le  vœu  de  religion;  mais 
elle  ne  l'empêche  pas  et  n'a,  du  reste,  aucune 
qualité  pour  l'interdire.  Les  personnes  qui 
ont  émis  de  tels  vœux,  sont  parfaitement 
libres  de  vivre  en  communauté,  si  cela  leur 
plaît,  Notre  régime  moderne  est  un  régime  de 
liberté.  Pour  interdire,  au  nom  de  la  loi,  la 
cohabitation  aux  religieux,  il  faut  déchirer 
toutes  nos  constitutions. 

Lors  môme  qu'il  existerait  des  lois  gui  prohi- 
beraient la  vie  en  commun  des  personnes  liées 
par  une  règle  religieuse^  l'autorité  n'aurait  pas 
le  droit  de  procéder  à  la  dissolution  par  voie 
administrative. 

J'emprunte  à  la  consultation  Berryer-Valis- 
mesnil,  la  démonstration  irréfragable  de  cette 
seconde  proposition  : 

«  Le  ministère  a  laissé  pressentir  qu'il  pro- 


1% 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


céderait  par  voie  administrative  à  l'exécution 
de  ce  qu'il  appelle  lee  lois  du  royaume.  Le» 
soussignés  avouent  <|ue  cette  déclaration  les 
a  frappés  dïl armement. 

((  Le  ministère  exprime  L'opinion  que  les 
lois  dont  nous  avons  parlé  sont  en  vigueur. 
Celte  opinion  est  contraire  à  la  notre  ;  mais 
enfin  nous  comprenons  que  le  ministère  agisse 
dans  le  sens  de  celle  qu'il  déclare  être  la 
sienne.  Il  croit  que  les  lois  existent  et  il  y  a 
lieu  de  pourvoir  à  leur  exécution  ;  soit  ;  mais 
comment  et  par  quelle  voie?  Voilà  ce  qu'il 
faut  examiner.  M.  le  garde  des  sceaux  donne 
son  adhésion  au  système  qui  consiste  à  em- 
ployer l'action  de  la  haute  police  administra- 
tive. Nous  osons  dire  que  cette  solution  n'a 
pas  été  suffisamment  mûrie  dans  les  conseils 
de  la  couronne  ;  que,  lorsqu'elle  le  sera  plus 
attentivement,  il  sera  difficile  qu'on  y  persiste 
et  qu'en  tout  cas,  si  l'on  y  persistait,  on  en- 
courrait une  grave  responsabilité. 

«  L'une  des  bases  de  notre  droit  public  inté- 
rieur, c'est  la  séparation  établie  entre  le  pou- 
voir administratif  et  le  pouvoir  judiciaire.  La 
ligne  de  démarcation  entre  ces  deux  autorités 
a  été  tracée  par  l'Assemblée  constituante, 
en  ces  termes  : 

«  L'art.  13  du  titre  lï  de  la  loi  du  24  août 
1870,  qui  contient  cette  disposition,  ajoute: 

«  Les  juges  ne  pourront,  à  peine  de  forfai- 
ture, troubler,  de  quelque  manière  que  ce 
soit,  les  opérations  des  corps  administra- 
tifs. » 

Or,  sous  ce  régime  de  séparation,  si  les  as- 
sociations sont  licites,  on  ne  peut  agir  contre 
elles  ni  judiciairement,  ni  aduainislrative- 
ment.  Si  elles  sont  illicites,  il  n'appartient 
qu'aux  tribunaux  de  statuer  et  d'ordonner  la 
dissolution.  Si  l'administration  peut  interve- 
nir, ce  n'est  que  dans  le  cas  d'un  jugement 
de  condamnation,  à  la  suite  de  ce  jugement, 
et  pour  concourir,  avec  le  ministère  public, 
à  son  exécution.  Le  système  contraire  con- 
duirait à  un  arbitraire  effrayant  et  sans  exem- 
ple dans  notre  législation. 

L'avocat  Edmond  Rousse,  par  une  consul- 
tation supplémentaire,  rappela  ces  consulta- 
tions antérieures  et  les  confirma.  Les  ré- 
flexions de  Rousse  sont  d'une  grande  force  ; 
à  notre  grand  regret  nous  ne  pouvons  les  rap- 
porter ici. 

Après  la  réponse  du  mémoire  Berryer-Va- 
tismesnil,  nous  donnons  presque  en  entier 
l'adhésion  du  savant  Demolombe: 

Le  jurisconsulte  uniquement  préoccupé  de 
la  recherche  du  droit  en  vigueur,  en  matière 
de  communautés  religieuses,  le  seul  que  le 
pouvoir  ou  les  particuliers  puissent  légale- 
ment appliquer,  doit  d'abord  écarter  tous  les 
délits,  ordonnances  et  arrêts  antérieurs  à  la 
loi  des  13-19  février  171)0  et  à  la  Constitution 
des  3-14  septembre  1791. 

Privilèges  et  incapacités  de  l'ancien  régime, 
faveurs  et  restrictions,    tout  a    disparu    pour 
faire  place  à  un  ordre  de  choses  nouveau. 
Sous  une  législation  où  la  loi  religieuse  était 


la  loi  de  l'Etat,  ou  les  VCSUX  solennels  entraî- 
nai'ni  li  mort  civile,  ou  h:  droil  de  la  corpo- 
ration, personne  civile  et  établissement  de 
mainmorte,  absorbait  les  droits  et  jusqu'à  l'in- 
dividualité de  ses  membres,  on  comprend  que 
le  roi,  évêque  du  dehors,  pût  mettre  des  con- 
ditions au  concours  du  bras  séculier,  et  inter- 
dire la  formation  d'une  communauté  reli- 
gieuse. 

Mais  le  jour  où  la  loi  constitutionnelle  du 
pays  eut  proclamé  qu'elle  ne  reconnaîtrait 
plus  les  vœux  monastiques  solennels,  le  jour 
où  les  Ordres  religieux  furent  supprimés 
comme  corporations,  ce  jour-là,  toute  la  lé- 
gislation fondée  sur  la  reconnaissance  des 
vœux  s'écroula  tout  entière. 

C'est  donc  aux  lois  modernes  qu'il  faut  uni- 
quement s'allacher. 

Le  jurisconsulte  qui  doit  négliger  les  lois  de 
l'ancien  régime  ne  doit  pas  se  préoccuper  da- 
vantage des  décrets  du  29  mars  1880. 

Ces  décrets  n'ont  pas  pu  avoir  et  n'ont  pas, 
en  effet,  la  prétention  de  modifier  la  législa- 
tion en  vigueur. 

Une  pareille  proposition  serait  injurieuse, 
et  notre  respect  même  pour  l'autorité  dont  ils 
émanent  nous  fait  un  devoir  de  ne  pas  nous  y 
arrêter. 

Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  ces  dé- 
crets, impuissants  s'ils  visent  des  lois  inappli- 
cables, accusent  par  leur  caractère  exception- 
nel une  situation  évidemment  insolite,  qui 
commande  à  tous  un  plus  sérieux  examen  de 
la  légalité  alléguée,  et  impose  au  pouvoir  exé- 
cutif une  plus  impérieuse  obligation  de  faire 
appel  à  l'autorité  judiciaire  avant  de  recourir 
à  la  force. 

Les  lois  surannées  et  les  décrets  récents  mis 
à  l'écart,  il  faut  d'abord  se  demander  quel  est 
le  droit  commun  de  tous  les  Français  ;  il  faut 
rechercher  ensuite  s'il  existe  des  lois  d'excep- 
tion privant  un  Français  du  droit  commun, 
parce  qu'il  aura  émis  des  vœux  religieux. 

Dans  l'état  de  la  législation  actuelle,  d'après 
les  principes  du  droit  privé  et  du  droit  public, 
voici  d'une  manière  générale  le  droit  commun 
de  tous  les  Français  : 

Tout  Français  majeur  est  libre  d'aller  et  de 
venir  où  il  veut. 

Tout  Français  majeur  est  libre  de  résider  où 
il  veut  et  avec  qui  il  veut. 

Tout  Français  majeur  est  libre  de  choisir  le 
genre  de  vie  qu'il  veut. 

Tout  Français  majeur  est  libre  de  disposer 
de  sa  propriété  comme  il  veut. 

Chacun  professe  sa  religion  avec  une  égale 
liberté. 

L'enseignement  est  libre  à  tous  les  de- 
grés. 

La  charité  est  libre  dans  toutes  ses  manifes- 
tations. 

Voici  maintenant  les  garanties  du  droit 
commun  de  tous  les  Français  : 

Nul  ne  peut  être  empêché  de  faire  ce  qui 
n'est  pas  défendu  par  la  loi. 

La  propriété  est,  sacrée.  Nul  ne  doit   être 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


197 


inquiété    pour     ses    opinions,    môme     reli- 


gieuses. 


Nul  ne  |>eul  ôtre  accusé,  arrêté,  ni  détenu 
que  dans  les  cas  détermines  par  la  lui,  el  sui- 
vant les  formes  qu'elle  a  prescrites. 

Nul  ne  peut  être  puni  qu'en  vertu  d'une  loi 
établie  et  légalement  appliquée. 

Nul  ne  peut  ôtre  saisi  que  pour  ôtre  conduit 
devant  le  magistrat. 

Nul  ne  peut  dre,  sous  aucun  prétexte,  dis- 
trait des  juges  qui  lui  sont  assignés  par  la 
loi. 

En  un  mot,  il  n'y  a  pas  en  France  d'auto- 
rité supérieure  à  celle  de  la  loi. 

Tel  est  le  patrimoine  commun  de  tous  les 
Français  !  Et  ce  patrimoine  leur  appartient 
non  par  concession,  mais  en  propre,  parce 
qu'ils  sont  Français  ;  et  il  appartient  à  tous, 
parce  que  tous  sont  égaux  en  droits,  et  qu'il 
n'y  a  plus  pour  aucun  individu  ni  privilège, 
ni  exception  au  droit  commun  de  tous  les 
Français. 

Voici  maintenant  le  droit  commun  en  ma- 
tière d'association,  ayant  pour  objet  la  vie 
commune  au  même  domicile. 

Le  droit  commun,  c'est  la  liberté  naturelle 
de  vivre  d'une  vie  commune  au  même  domi- 
cile. 

dette  liberté  n'est  restreinte  par  aucune  loi 
pénale,  ni  aucune  loi  de  police. 

Et  d'abord,  la  liberté  naturelle  de  vivre  en 
commun  dans  le  même  domicile  n'a  été  res- 
treinte par  aucune  loi  pénale. 

Nous  ne  disons  pas  assez  : 

Il  y  a  un  texte  de  loi  qui  suppose  expressé- 
ment et  confirme,  par  là  même,  le  droit  na- 
turel de  la  liberté  de  la  vie  commune  dans  un 
domicile  commun  : 

C'est  l'article  291  du  Code  pénal. 

La  section  Vil  du  titre  I,r  du  livre  III  du 
Code  pénal  de  1810  est  intitulée  :  «  Les  asso- 
ciations ou  réunions  illicites  ». 

Cette  section,  en  déterminant  les  associa- 
tions illicites,  reconnaît  forcément  comme  li- 
cites, au  point  de  vue  de  la  loi  pénale,  toutes 
les  associations  qu'elle  n'atteint  pas. 

Or,  l'article  291  n'interdit,  sous  peine 
d'amende,  que  les  associations  qui  présentent 
ce  triple  caractère  : 

1°  D'être  composées  de  plus  de  vingt  per- 
sonnes ; 

1'  D'avoir  pour  but  de  se  réunir  tous  les 
jours,  ou  à  certains  jours  marqués,  pour  s'oc- 
cuper d'objets  religieux,  littéraires,  politiques 
ou  autres  ; 

3°  D'être  formées  sans  autorisation  du 
gouvernement  ou  en  dehors  des  conditions 
qu'il  a  plu  à  l'autorité  publique  d'imposer. 

Il  est  évident  que,  pour  se  réunir  tous  les 
jours,  «  ou  à  certains  jours  marqués,  »  les 
membres  d'une  association  doivent  avoir  des 
domiciles  séparés. 

Donc,  L'association  qui  a  pour  but  la  vie  en 
commun,  non--eulemc.nl  ne  tombe  pas  sous  le 
coup  de  l'article  291,  mais  est  reconnue  licite 
par  l'article  291  lui-même  ;  il  n'était  même  pas 


nécessaire  que  le  §2  de  L'article  291  expliquât 
«pie  dans  le  nombre  de  personnes  indiqué  par 
cet  article  ne  sont  pas  comprises  celles  des 
domiciliées  «  dans  la  maison  ou  L'association 
se  réunit  »  ;  toutefois  cette  explication  est  dé- 
cisive, et  l'on  se  demande  comment  il  serait 
possible  de  trouver  des  coupables  dans  une 
association  dont  aucun  membre  ne  pourrait 
figurer  au  nombre  des  délinquants. 

Aussi  a-t-il  toujours  été  reconnu  par  les  ju- 
risconsultes que  l'article  291  ne  pouvait  at- 
teindre ni  une  famille,  si  nombreuse  qu'elle 
soit,  dont  tous  les  membres  habitent  sous  le 
même  toit,  ni  un  atelier  d'ouvriers,  si  nom- 
breux qu'ils  soient,  qui  vivent  d'une  vie  com- 
mune, ni  aucun  groupe  d'individus,  qu'aucun 
lien  de  parenté  ne  rattache  les  uns  aux  autres, 
mais  que  rapproche  seulement  la  conformité 
des  goûts  ou  des  besoins,  et  qui  partagent, 
par  économie  ou  pour  toute  autre  cause,  la 
même  vie  dans  un  même  domicile. 

Une  association  domiciliée,  par  suite  osten- 
sible et  permanente,  n'a  pas  été  considérée 
comme  un  danger  pour  la  société. 

La  loi  du  10  avril  1834  n'a  rien  innové 
quant   à  l'immunité    du    domicile    commun. 

En  déclarant  «  les  dispositions  de  l'arti- 
cle 291  du  Code  pénal  applicables  aux  asso- 
ciations de  plus  de  vingt  personnes,  alors 
même  que  les  associations  seraient  partagées 
en  sections  d'un  nombre  moindre  et  qu'elles 
ne  se  réuniraient  pas  tous  les  jours  ou  à  des 
jours  marqués  »,  l'article  1er  de  la  loi  du 
10  avril  1834  n'a  pas  eu  pour  but  ou  pour  ré- 
sultat de  porter  atteinte  à  la  liberté  de  la  vie 
en  commun  ;  mais  il  a  voulu  déjouer  les 
fraudes  du  sectionnement  des  associations  et 
de  l'irrégularité  calculée  de  leurs  réunions. 

Les  sections  d'associés  supposent  toujours 
et  nécessairement  des  associés  non  domiciliés 
dans  une  même  maison,  puisque  les  personnes 
domiciliées  dans  une  même  maison  ne  comp- 
tent pas  dans  le  nombre  exigé  pour  l'exis- 
tence du  délit,  et  la  loi  de  1834  n'a  pas  subs- 
titué le  nombre  des  sections  au  nombre  des 
associés.  L'existence  même  d'une  direction 
commune  entre  ces  sections,  qui,  si  la  société 
était  secrète,  constituerait  un  délit  spécial,  ne 
pourrait,  en  l'absence  de  ce  caractère,  tomber 
sous  le  coup  de  l'article  291  complété  par  la 
loi  de  1834. 

L'article  291  complété  par  la  loi  de  1834 
n'atteint  pas,  en  etfet,  toute  espèce  d'associa- 
tion, mais  seulement  les  associations  ayant 
pour  objet  de  se  réunir. 

Donc,  pas  de  loi  pénale  frappant  la  vie 
commune  au  domicile  commun. 

Pas  davantage  de  loi  de  police. 

Demolombe  conclut  ainsi  : 

«  En  résumé,  la  liberté  individuelle,  l'invio- 
labilité du  domicile,  le  respect  de  la  propriété 
sont  placés,  en  vertu  du  droit  public  français, 
sous  la  sauvegarde  des  lois  et  des  tribunaux, 
en  dehors  et  au-dessus  de  l'atteinte  du  pouvoir 
exécutif. 

«  II  faut  un  jugement  de  condamnation,  en 


198 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


vertu  d'un  texte  de  loi  pénale,  pour  que  la 
Burveillance  de  la  liante  police  puisse  s'exercer 
sur  nn  Français. 

«  Il  faut  perdre  la  qualité  do  Français  ou 
ne  l'avoir  jamais  acquise,  pour  être  placé 
sous  le  droit  de  haute  police  qui  permet  d'ex- 
pulser l'étranger  du  territoire  français. 

«  Il  faudrait  un  texte  de  loi  formel,  et  ce 
texte  n'existe  pas,  pour  mettre  hors  la  loi 
commune  des  Français  dont  les  droits  indivi- 
duels n'ont  subi  aucune  atteinte. 

«  Ce  qui  trompe  les  esprits  prévenus  ou  su- 
perficiels, c'est  la  confusion  entre  les  règles 
du  droit  civil  et  les  règles  du  droit  pénal. 

«  En  droit  civil,  les  communautés  reli- 
gieuses non  autorisées  à  domicile  commun  ou 
à  domiciles  séparés,  n'ont  pas  d'existence  lé- 
gale. 

«  Elles  ne  peuvent  ni  recevoir,™  acquérir,ni 
posséderai  ester  en  justice;  elles  ne  sont  pas  ! 

«  Au  point  de  vue  purement  civil,  tous  les 
textes  de  la  loi  que  nous  avons  examinés  au 
point  de  vue  pénal,  et  qui  déclarent  les  com- 
munautés supprimées  comme  personnes  ci- 
viles, sont  restés  en  vigueur  et  reçoivent  jour- 
nellement leur  application. 

«  Mais  si  le  droit  civil,  distinguant  la  per- 
sonnalité d'une  association  de  la  personnalité 
des  individus  qui  la  composent,  refuse  abso- 
lument de  reconnaître  l'être  collectif,  il  ne 
s'ensuit  pas  que  la  loi  pénale,  qui  ne  peut  at- 
teindre que  les  personnes  des  associés  pour 
les  punir,  ait  action  sur  les  membres  d'une  as- 
sociation non  reconnue. 

«  Entre  l'existence  légale  qui  confère  le  pri- 
vilège de  la  personnalité  civile  à  l'être  collectif 
et  la  prohibition  pénale  qui  constitue  les  per- 
sonnes associées  en  état  de  délit,  il  y  a  toute 
la  distance  qui  sépare  une  faveur  d'une  peine. 

«  Les  membres  de  communautés  religieuses 
ne  peuvent  encourir  de  peines,  parce  qu'ils 
ne  réclament  pas  de  faveur. 

«  Ils  sont  libres  de  se  contenter  du  droit 
commun. 

«  Tel  est  l'état  du  droit  en  vigueur. 

«  Que  si  le  régime  de  droit  commun,  si 
conforme  pourtant  à  l'esprit  de  nos  institu- 
tions, à  l'état  de  nos  mœurs,  aux  principes  de 
liberté  et  d'égalité  qui  forment  la  base  de 
notre  droit  public  et  privé  et  qui  sont  l'expres- 
sion des  tendances  les  plus  accentuées  de  notre 
caractère  national,  constitue,  en  matière  d'as- 
sociation religieuse,  un  danger  pour  les  fa- 
milles et  l'Etat,  qu'on  propose  une  loi  au  Par- 
lement. 

«  Le  pouvoir  arbitraire  est  le  moins  sûr  gar- 
dien de  la  sûreté  publique  ;  il  est  aussi  fu- 
neste aux  gouvernants  qui  l'exercent  qu'aux 
particuliers  qui  le  subissent. 

«  Une  loi  et  des  juges  !  Forum  et  jus. 

«  C'était  la  devise  du  plus  illustre  avocat  des 
temps  modernes.  C'est  aussi  la  devise  des  vé- 
ritables amis  du  droit  et  de  la  liberté. 

«  Délibéré  à  Caen,  le  28  juin  1880. 

«  Demolombe.  » 


Le  savant  Demolombe  ne  fut  pas  le  Beul  à 
donner  son  adhésion.  En  présence  des  vio- 
lences préméditées  par  le  gouvernement, 
Jules  Dufaure  avait  déposé,  au  Sénat,  un 
projet  de  loi  réglant,  d'après  les  princip  -  de 
l'équité,  le  droit  naturel  d  tlion.  D'autres 

proposaient  d'exclure  du    droit-  commun    les 

^dations  religieuses  et  de  leur  imposer  des 
condilions  particulières  et  des  restrictions 
d'une  sévérité  exceptionnelle.  Rien  ne  dé- 
couvre mieux  le  fond  du  cœur  de  ces  aposta 
Des  jurisconsultes  appartenant  à  tous  les 
barreaux  de  France  s'assemblèrent  pour  étu- 
dier, au  point  de  vue  juridique,  les  questi 
relatives  à  la  liberté  religieuse  et  aux  droits 
respectifs  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  en  matière 
d'association.  Après  avoir  constaté  qu'une 
législation  exceptionnelle  pour  les  ordres  re- 
ligieux serait  en  contradiction  avec,  les  prin- 
cipes les  pins  certains  du  droit  naturel  et  avec 
la  doctrine  catholique,  ces  jurisconsultes 
l'examinèrent  au  point  de  vue  exclusif  du 
droit  français  et  résumèrent  leurs  délibéra- 
tions dans  les  résolutions  suivantes  : 

«  1°  Il  n'existe  aujourd'hui  aucune  loi  qui  in- 
terdise de  prononcer  des  vœux  religieux  ;  au- 
cune loi  qui  refuse  à  ceux  qui  ont  prononcé 
ces  vœux  le  droit  de  vivre  d'une  vie  commune 
au  même  domicile. 

«  2°  La  question,  en  tout  cas,  ne  pourrait 
être  tranchée  que  par  l'autorité  judiciaire. 

«  3°  Toute  disposition  législative  qui  aurait 
pour  résultat  de  placer  hors  du  droit  com- 
mun, de  frapper  d'une  peine,  ou  d'une  charge 
fiscale,  ou  d'une  incapacité  quelconque,  un  ci- 
toyen français  pour  le  motif  qu'il  serait  lié 
par  des  engagements  de  pure  conscience,  serait 
injuste  et  tyrannique.  Elle  violerait  les  prin- 
cipes essentiels  de  notre  droit  public,  la  li- 
berté de  conscience,  le  libre  exercice  de  la  re- 
ligion catholique,  l'égalité  devant  la  loi.  C'est 
le  devoir  des  jurisconsultes  de  protester  con- 
tre cette  scandaleuse  violation  du  droit.  C'est 
ie  devoir  des  citoyens  de  combattre  par  tous 
les  moyens  légitimes  une  tentative  dont  la 
réalisation  serait  une  honte  et  une  calamité 
pour  la  nation  qui  l'aurait  tolérée. 

«  Le  président  'le  la  réunion, 

«  Lucien  Baux,  sénateur.  » 

La  consultation  de  M.  iîousse,  qui  rappor- 
tait les  consultations  de  1845,  tant  celle  de 
Paris  que  celle  de  Caen,  fut  présentée  aux 
avocats  du  barreau  de  Paris.  Voici  la  liste 
exacte  de  ceux  qui  la  revêtirent  de  leur  signa- 
ture : 

Barreau  ue  Paris.  —  Cour  de  cassation.  — 
MM.  A.  Bellaigue,  docteur  en  droit,  président 
de  l'Ordre;  A.  Bosviel,  ancien  président  de 
l'Ordre;  Stanislas  Brugnon,  docteur  en  droit  ; 
R.  de  Saint-Malo  ;  Sabatier  ;  Gabriel  Ai- 
guillon ;  de  Yairoger,  docteur  en  droit  ;  Félix 
Bonnet,  docteur  en  droit  ;  Paul  Besson  ;  Paul 
Guyot  ;  M.  Panhard  :  Massenat-Desroche, 
docteur  en  droit  ;  F.  Housset,  docteur  en 
droit;  Paul  Debron/docleur en  droit. 


LIVKE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈMI 


199 


Cour  d'appel  de  Paris.  —  MM.  Julea  Ni- 
colet,  bâtonnier;  Cresson,  membre  du  con- 
seil, ancien  préfet  de  police  ;  Oscar  Falateuf, 
membre  du  conseil;  Ghampetier  de  Ribes, 
ancien  membre  du  conseil  ;  Lachaud,  ancien 
membre  du  conseil  :  C.  Kivolet,  ancien 
membre  du  conseil  ;  Léronne,  ancien  membre 
du  conseil  ;  Boisseau  ;  M.  de  Belleval  ;  Benolst, 
ancien  avocat  général  à  la  Cour  de  cassation  ; 
de  Bigot  de  Granrier;  Oh.  Iiosviel,  docteur 
en  droit;  Bouchet,  Georges  Berryer,  Blot  Le- 
quesne,  J.  Chenal;  Chopin  d'Arnouville,  an- 
cien avocat  général  à  la  Cour  de  Paris  ; 
R.  Coste,  L.  Denormandie,  Laverdy,  Digard, 
Delamarre,  docteur  en  droit  ;  Da,  Uupuy, 
Demonjay,  Délies,  Desportes  de  la  Fosse 
(Fernand),  Léon  Deven,  Didio,  Eugène  Du- 
puy  ;  Paul  Darnerin,  docteur  en  droit  ;  Oc- 
tave Falateuf;  Fourchy,  ancien  avocat  gé- 
néral à  la  Cour  de  Paris  ;  Hubert  Vallerotix  ; 
II.  Hémar,  ancien  avocat  général  à  la  Cour 
de  Paris;  Johanet  ;  Jourdan;  Jamet,  docteur 
en  droit  ;  La  Salle,  Lamarzelle,  docteur  en 
droit;  Lacroix,  Edm.  Langlois,  Xogent  Saint- 
Laurent,  Cb.  de  Neuvrezé,  Louis  Nouguier, 
Perrot  de  Chaumeux,  Pougnet;  Perrin,  doc- 
teur en  droit;  Pinchon,  Quignard;  Robinet 
de  Cléry,  ancien  avocat  général  à  la  Cour  de 
cassation;  Richer;  Raveton,  Louis  de  Royer, 
Paul  de  Royer,  Romain  de  Sèze,  docteur  en 
droit  ;  Sagot,  Lesage,  docteur  en  droit,  Tlii- 
roux  ;  Terrât,  docteur  en  droit  ;  Alb.  Thiéblin, 
docteur  en  droit  ;  Félix  Tournier,  Varin. 

Voici  maintenant  l'adhésion  du  barreau  et 
de  la  Faculté  catholique  de  Lille  : 

«  Notre  étude  s'est  exclusivement  renfermée 
dans  l'examen  des  textes  législatifs.  Consultés 
comme  avocats  sur  les  lois  de  notre  pays, 
nous  avons  consciencieusement  recherché  le 
véritable  sens  de  leurs  dispositions,  et  l'usage 
que  l'on  pourrait  faire  aujourd'hui  de  leurs 
prescriptions  et  de  leurs  défenses. 

a  Nous  ne  perdons  pas  de  vue  cependant  la 
grandeur  et  l'importance  de  la  cause  que  nous 
défendons.  11  s'agit  de  savoir  si,  en  France, 
des  citoyens  seront  mis  hors  la  loi  pour  avoir, 
dans  le  secret  de  leur  conscience,  contracté 
des  engagements  dont  Dieu  seul  peut  leur  de- 
mander compte. 

«S'il  sera  permis  à  la  police  d'envahir  leur 
domicile,  non  point  pour  rechercher  des 
crimes  ou  des  délits,  mais  parce  que,  dans  ce 
sanctuaire  de  la  vie  privée,  ils  se  livrent  en 
commun  à  la  prière  ou  à  l'étude. 

«  Si  l'on  pourra  créer  indirectement  une  in- 
capacité que  le  Sénat,  dans  la  plénitude  de 
pouvoirs  constitutionnels,  a  refusé,  après 
de  solennels  débats,  d'inscrire  dans  nos  lois 
sur  l'enseignement. 

"  En  un  mot,  le  libre  exercice  de  la  religion, 
la  liberté  d'enseignement,  la  liberté  individuelle 
et  l'inviolabilité  du  domicile  sont  également 
menacés.  Xous  ne  pouvions  garder  le  silence; 
c'eût  été  déserter  le  premier  des  devoirs  de 
notre  profession  :  celui  dont  l'accomplisse- 
ment a  toujours   fait    l'honneur   du   barreau 


français,  ci  que  la  loi  elle  même  noua  impo 
en  nous  prescrivant  d'exercer  librement  noire 
ministère  pour  la  défense  de  la  justice  et  de 
la  liberté. 

«  Délibéré  à  Lille,  le  15  juin  1880. 

«  A.  ftouzé  de  l'Aulnoit,  bâtonnier,      n.  D. 
Bayart,  ancien    b  r.   —     Gusl 

Théry,    -   L.  Philippe  E.   Vanlacr, 

professeur  de  droit.  —  E.  Delemer.  — 
fteuflet.  —  B.  Dubrulle.  B.  Defon- 
taine.  —  Eug.  Olion.  —  Louis  Selo 
professeur  de  droit.  —  Dole/..  —  Villaret. 
—  Edm.  Ory,  professeur  du  droit.  — 
C.  Groussau,  professeur  de  droit.  — 
P.  Chesnelong.  —  A.  Trolley  de  Pré- 
vaux,  professeur  de  droit.  » 

D'autre  part,  l'adhésion  des  professeurs  à 
la  faculté  libre  de  droit  de  Lille  est  ainsi 
conçue  : 

«  Les  soussignés,  professeurs  à  la  faculté 
libre  de  droit  de  Lille,  adhèrent  pleinement 
aux  moyens  développés  et  aux  conclusions 
posées  dans  la  consultation  de  AT  Rousse,  du 
barreau  de  Paris,  et  dans  celle  qu'ont  rédigée 
les  avocats  du  barreau  de  Lille. 

<(  En  leur  âme  et  conscience,  au  nom  de  la 
science  qu'ils  enseignent,  ils  déclarent  qu'au- 
cune loi  en  vigueur  ne  défend  à  des  citoyens 
français  de  former  les  associations  dites  con- 
grégations religieuses,  et  que  l'autorisation 
ou  reconnaissance  n'est  pas  nécessaire  à  ces 
associations,  lorsqu'elles  n'ambitionnent  pas 
les  privilèges  de  la  personnalité  civile.  Avec 
la  certitude  que  donne  l'étude  approfondie 
des  textes  et  documents  de  première  main, 
ils  affirment  que  de  toutes  les  lois  invoquées 
contre  les  congrégations,  la  plupart  n'ont  ja- 
mais eu  le  sens  et  la  portée  qu'on  essaye  de 
leur  attribuer  après  coup,  —  et  que  le  reste  a 
été  surabondamment  abrogé  par  le  Code 
pénal,  —  par  les  chartes  et  constitutions  où 
nos  gouvernements  successifs  ont  répudié 
l'arbitraire  et  les  procédés  tyranniques 
de  la  Convention  et  du  premier  empire, 
—  par  les  lois  sur  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment. 

Ils  proclament  que  tous  les  principes  de  la 
science  du  droit,  qui  protesteraient  contre  ces 
lois  si  elles  étaient  réellement  existantes  et  en 
réclameraient  la  prompte  abrogalion,  pro- 
testent bien  plus  haut  encore  contre  l'exécu- 
tion violente,  sans  le  concours  des  tribunaux, 
de  dispositions  non  seulement  contestées,  non 
seulement  obscures  et  douteuses,  mais  évi- 
demment abolies  et  tombées  même  en 
oubli. 

«  Ils  attestent  qu'aucun  jurisconsulte  digne 
de  ce  nom  ne  pourrait  soutenir,  dans  une 
dissertation  réfléchie,  que  Jes  prétendues  lois 
existantes  existent  encore  ;  ils  tiennent  pour 
assuré  que  les  quelques  auteurs  qui  ont  émis, 
sans  la  justifier,  la  croyance  à  leur  existence, 
n'avaient  point  étudié  sérieusement  une  ques- 
tion dépourvue  jusqu'à  ce  jour  de  tout  intérêt 
pratique,  et  ont  reproduit  de  bonne  foi,  mais 


200 


HISTOIRE  IMVI'.IISKI.LK  DE  i/ÉCLISE  CATHOLIQUE 


sans     contrôle,     l'opinion      superficielle     et 
bruyante  de  publicistea  non  jurisconsultes. 

«  Lille,  le  21  juin  1880. 

Vicomte  <i.  île  Yarfilles-Sommiéres. — 
I'..  Artbaud.  —  E.  Delachenal.  —  H.  La- 
macbe.  —T.  Kolhe.  —  G.  de  Gérard.  — 

A.  Béchuux.  :> 

Les  consultations  de  Caen  et  de  Paris,  con- 
firmées par  la  consultation  de  M"  Rousse,  sur 
l'illégalité  .les  décret.':,  furent  confirmées  par 
l'adhésion  pure  et  simple  d'un  grand  nombre 
de  magistrats  français;  elles  furent,  en  plus, 
réprouvées  par  un  très  grand  nombre  de 
procureurs,  de  substituts  et  de  juges  qui, 
plutôt  que  de  coopérer  à  l'exécution  de  ces 
décrets,  donnèrent  leur  de'mission.  11  a  été 
publié  plusieurs  volumes  sur  la  conduite  de 
la  magistrature  au  regard  des  décrets  ;  rien 
ne  peut  faire  plus  d'honneur  à  nos  cours  et 
tribunaux.  C'est  à  ce  propos  que  l'oligarchie 
opportuniste,  sous  prétexte  d'épurer  la  ma- 
gistrature, voudra  la  reconstituer,  c'est-à-dire 
lui  inoculer  le  virus  de  sa  propre  déprava- 
tion. 

Ces  adhésions  ne  furent  pas  les  seules  ;  nous 
citons  ici,  sur  les  jésuites,  l'opinion  personnelle 
d'Emile  Ollivier  : 

«  Il  est,  dit-il,  d'une  souveraine  iniquité 
d'invoquer  contre  l'existence  des  jésuites  les 
arrêts  du  Parlement  de  1762,  1761  et  1767  et 
les  édits  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI  ;  la  Ré- 
volution a  abrogé  ces  arrêts  et  ces  édits  ;  de- 
puis 1789,  les  jésuites  sont  replacés  au  même 
titre  que  les  autres  ordres  religieux  dans  la 
législation  générale  ;  aucun  droit  excep- 
tionnel ne  les  régit  plus.  La  haine  arrivée  au 
degré  où  l'e'vidence  même  disparaît,  ou  bien 
la  poursuite  malsaine  de  la  popularité,  a  seule 
obscurci  parfois  cette  vérité  juridique  dans 
l'esprit  de  quelques  hommes  sérieux. 

Le  mobile  de  M.  Thiers,  dans  son  célèbre 
discours  de  1845,  a  été  le  désir  de  la  popula- 
rité et  non  la  haine.  Ce  discours,  applaudi 
dans  le  temps,  abonde  en  inexactitudes  et 
prouve  peu  la  perspicacité  dont  son  auteur 
aimait  tant  à  se  vanter,  puisque,  dans  les  jé- 
suites, M.  Thiers  poursuivait  alors  les  repré- 
sentants de  cette  liberté  de  l'enseignement 
secondaire  que,  peu  d'années  après,  dans  une 
pensée  de  réaction,  il  a  aidé  les  amis  des  jé- 
suites à  établir,  surtout  dans  l'intérêt  des  jé- 
suites. Voilà  pour  le  droit  :  en  effet,  quoi 
qu'on  pense  des  théories  des  jésuites,  rien 
dans  leur  conduite  présente  ne  justifierait 
l'emploi  des  moyens  coercitifs,  que  la  loi 
commune  donne  au  gouvernement  contre  les 
congrégations  religieuses. 

Paisibles,  réguliers,  absorbés  par  leur 
collège  et  leurs  œuvres  spirituelles,  ils  ne 
troublent  ni  nos  diocèses,  ni  nos  cités,  et  si 
on  peut  toujours  en  faire  des  victimes,  on  ne 
saurait,  à  moins  d'abdiquer  le  sentiment  du 
juste,  les  transformer  en  coupables.  Un  peut 
trouver  qu'ils  occupent  trop  de  place,  qu'ils 
tirent  sans  discrétion  les  choses  à  eux  :  à  cela 


les  lois  et  les  arrêts  de  prescription  ne  peu- 
vent rien  ;  une  importance  toute  d'opinion  ne 
peut  être  renversée  que  par  une  action  en 
sens  inverse  de  l'esprit  public,  l'Etat  n'a  pas 
à  >'en  mêler.  Au  surplus,  la  plupart  des  at- 
taques contre  eux  ne  sont  pas  sérieuses.  Beau- 
coup qui,  par  calcul,  par  poltronnerie,  par 
respect  humain,  n'oseraient  se  prononcer  ou- 
vertement contre  le  catholicisme,  et  qui  ce- 
pendant tiennent  à  se  mettre  à  la  mode  et  à 
se  donner  l'air  du  libre-penseur,  s'en  tirent 
à  bon  marché  en  criant  au  jésuitel  La  plu- 
part de  ceux  dont  les  attaques  sont  sérieuses 
détestent  en  eux  moins  un  institut  particulier 
que  l'avant-garde  militante  du  catholicisme. 
Aussi,  partout  où  ils  ont  été  supprimés,  les 
autres  ordres  n'ont  pas  tardé  à  être  atteints 
et  les  prêtres  eux-mêmes  à  être  menacés.  Le 
plaisant,  car  il  en  existe  à  tout  sujet,  est  que 
plus  d'un,  parmi  ceux  qui  leur  reprochent 
avec  une  superbe  assurance  de  compromettre 
la  religion,  serait  embarrassé  de  réciter  son 
Credo. 

Ollivier  parle  de  Thiers  ;  voici,  de  Thiers, 
un  fragment  de  lettre  à  un  ami  de  Rouen  : 

«  Quant  au  clergé  et  à  l'enseignement, 
voici  ce  que  je  pense. 

«  Je  n'ai  jamais  été  l'ennemi  de  l'Eglise, 
bien  au  contraire.  On  peut  lire  dans  le  livre 
du  Concordat,  contenu  dans  F Histoire  du  Con- 
sulat, à  quel  point  je  suis  partisan  de  l'éta- 
blissement catholique.  Je  l'étais,  je  le  suis 
plus  que  jamais,  dans  l'état  de  désorganisa- 
tion et  de  démoralisation  où  se  trouve  la  so- 
ciété française.  Je  regarde  la  religion  catho- 
lique comme  le  salut  des  âmes,  et  j'en  défen- 
drai l'existence  matérielle  de  toutes  mes 
forces.  Sans  salaire,  le  clergé  est  perdu,  il 
sera  réduit  à  tendre  la  main,  il  sera  avili  ou 
détruit.  Je  dis  cela  depuis  deux  mois  à  tous 
mes  amis.  Ce  serait  faire  rétrograder  la 
France  jusqu'à  l'Irlande. 

«  Quant  à  la  liberté  d'enseignement,  je  la 
désire  aujourd'hui  que  l'université  se  trouve 
aux  mains  de  vrais  phalanstériens  qui  ne 
veulent  pas  des  saines  et  solides  études  clas- 
siques, et  qui  veulent  nous  donner  une  jeu- 
nesse sachant  un  peu  de  mathématiques,  de 
mécanique  et  pas  davantage. 

«  Sur  ces  deux  points  je  me  suis  prononcé 
de  la  manière  la  plus  sincère  et  la  plus  éner- 
gique, et  ce  n'est  point  par  complaisance,  je 
n'en  ai  jamais  eu,  je  n'en  aurai  jamais  pour 
personne,  c'est  par  conviction.  Il  faut  raf- 
fermir l'ordre  social  ébranlé.  L'Eglise  est  à 
mes  yeux  la  partie  la  plus  essentielle  de  cet 
ordre  ébranlé  et  à  moitié  détruit.  » 

Je  ne  crois  pas,  aujourd'hui  que  les  auteurs 
de  la  Commune  ont  repris  leurs  droits  civils 
en  France,  que  Blanqui,  le  coryphée  de  1848, 
s'apprête  à  forcer  de  haute  lutte  les  portes  de 
la  Chambre,  que  l'ordre  social  ait  moins  be- 
soin de  l'appui  de  l'Eglise  catholique  qu'à  la 
date  où  Thiers  écrivait  cette  lettre. 

On  objecte  aussi  beaucoup  Napoléon  Ier, 
singulier   modèle  pour  les  républicains.  Or, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


201 


voici  ce  qu'il   faisait  écrire,   même  avant  la 
conclusion  du  Concordat  : 

«  Le  ministre  de  l'intérieur, 

h  Considérant  que  les  lois  des  1  i  octobre  I7!)() 
et  18  août  171)2,  en  supprimant  les  corpora- 
tions, avaient  conservé  aux  membres  des  établis- 
sements de  charité  la  faculté  de  continuer  les 
actes  de  leur  bien/aisance,  et  cpie  ce  n'est  qu'au 
mépris  de  ces  lois  que  ces  institutions  ont  été 
complètement  désorganisées  ; 

«  Considérant  que  les  secours  nécessaires 
aux  malades  ne  peuvent  être  assidûment  ad- 
ministrés que  par  des  personnes  vouées  par 
état  au  service  des  hospices  et  dirigées  par 
l'enthousiasme  de  la  charité; 

«  Considérant  que  parmi  tous  les  hospices 
de  la  république  ceux-là  sont  administrés 
avec  le  plus  de  soin,  d'intelligence  et  d'éco- 
nomie qui  ont  rappelé  dans  leur  sein  les  anciens 
élèves  de  cette  institution  sublime  dont  le  seul 
but  était  de  former  à  la  pratique  de  tous  les 
actes  d'une  charité  sans  bornes; 

«  Considérant  qu'il  n'existe  plus,  de  cette 
précieuse  association,  que  quelques  individus 
qui  vieillissent,  et  nous  font  craindre  l'anéan- 
tissement d'une  institution  dont  s'honore  l'hu- 
manité ; 

«  Considérant  que  les  soins  et  les  vertus 
nécessaires  au  service  des  pauvres  doivent 
être  inspirés  par  l'exemple  et  enseignés  par 
les  leçons  d'une  pratique  journalière  ;  arrête: 

a  Art.  ter.  —  La  citoyenne  Delau,  ci-devant 
supérieure  des  tilles  de  la  Charité,  est  auto- 
risée à  former  des  élèves  pour  le  service  des 
hospices; 

«  Art.  2.  —  La  maison  hospitalière  des  or- 
phelines, rue  du  Vieux-Colombier,  est  mise  à 
cet  effet  à  sa  disposition  ; 

«  Art.  3.  —  Elle  s'adjoindra  les  personnes 
qu'elle  croira  utiles  au  succès  de  son  institu- 
tion, et  elle  fera  choix  des  élèves  qu'elle  ju- 
gera propres  à  en  remplir  le  but. 

«  Art.  4.  —  Le  gouvernement  payera  une 
pension  de  300  fr.  pour  chacun  des  élèves 
dont  les  parents  seront  reconnus  dans  un  état 
d'indigence  absolue. 

«  Art.  5.  — Tous  les  élèves  seront  assujettis 
aux  règlements  de  discipline  intérieure  de  la 
maison. 

«  Art.  6.  —  Les  fonds  nécessaires  pour  sub- 
venir aux  besoins  de  l'institution  seront  pris 
sur  les  dépenses  générales  des  hospices.  Ils  ne 
pourront  pas  excéder  la  somme  annuelle  de 
12.000  fr. 

«  Paris,  1er  nivôse,  an  IX. 

«  Signé  :  Cdaptal  (1)  ». 

Voici  un  dernier  appel  au  bon  sens  et  la 
justice,  contre  la  violation  de  la  liberté  indi- 
viduelle par  les  décrets  du  29  mars. 

Tout  l'échafaudage  des  décrets  du  29  mars 


repose  sur  ce  sophisme  placé  en  léte  du  rap- 
port : 

t(  C'est  un  principe  de  notre  droil  public 
qu'une  congrégation  religieuse  ne  peut 
exister  en  France,  si  elle  n'est  pas  autorisée.  » 

Le  bon  sens  répond  : 

Oui,  si  les  membres  de  la  congrégation 
veulent  jouir,  en  celte  qualité,  «les  privilèges 
que  le  gouvernement  accorde  aux  congréga- 
tions autorisées. 

Non,  mille  fois  non,  si  les  membres  de 
cette  congrégation  veulent  se  contenter  du 
droit  commun,  qui  autorise  tout  Français  à 
demeurer  où  il  veut,  à  s'habiller  comme  il 
l'entend,  et  à  suivre  le  régime  qui  lui  convient 
le  mieux. 

C'est  absolument  comme  si  on  portait  le 
décret  suivant  : 

Art.  1er.  —  Tous  les  Français  devront,  dans 
l'intervalle  de  trois  mois,  se  faire  autoriser  à 
porter  leur  nom  et  leur  habit,  à  demeurer 
dans  leur  maison  et  à  mener  le  genre  de  vie 
qu'ils  ont  adopté. 

Art.  2.  —  Cette  autorisation  sera  refusée  à 
tous  ceux  dont  le  nom,  l'habit  ou  le  régime 
n'auront  pas  l'avantage  de  plaire  à  la  majo- 
rité de  la  Chambre  des  députés. 

Art.  3.  —  Tous  ceux  qui,  dans  trois  mois, 
n'auront  pas  obtenu  cette  autorisation,  seront 
expulsés  de  leur  demeure. 

Quel  est  celui  qui  oserait,  en  vertu  de  ce  dé- 
cret, aussi  illégal  que  tyrannique,  essayer  de 
m'arracher  de  mon  domicile  ? 

Armé  du  Code  pénal,  j'arrêterais  à  la  porte 
de  ma  demeure  l'exécuteur  de  la  loi  qui  en 
serait  devenu  le  violateur,  et  je  lui  dirais  : 

«  Gardez-vous  de  franchir  le  seuil  de  mon 
domicile  ;  car,  si  vous  attentez  à  ma  liberté,  il 
y  a  pour  vous  un  an  de  prison  et  500  fr. 
d'amende  (art.  184),  outre  les  dommages  in- 
térêts et  la  dégradation  civique  (art.  114-117) 
et,  pour  le  minisire  qui  vous  envoie,  il  y  a  le 
bannissement  (art.  115).  » 

Le  29  juin  prochain,  ce  cas  de  violation 
illégale  de  domicile  doit  se  réaliser  pour  plus 
de  100.000  Français. 

Le  lendemain,  si  dès  maintenant  la  France 
ne  proleste  pas,  un  nouveau  décret  peut  le  re- 
nouveler pour  100.000  autres. 

Ce  que  le  radicalisme  fait  aujourd'hui 
contre  les  religieux,  le  socialisme  s'apprête  à 
le  faire  demain,  avec  la  même  justice,  contre 
les  bourgeois  et  les  propriétaires. 

Tous  les  droits  se  tiennent,  et  celui  qui 
laisse  violer  aujourd'hui  ceux  de  son  voisin 
consent  à  ce  que  ses  propres  droits  soient 
violés  demain. 

11  n'y  a  donc  pas  un  moment  à  perdre  :  il 
faut  que  tous  les  bons  Français  s'unissent, 
pour  former,  contre  la  tyrannie  jacobine  : 

La  ligue  du  droit  et  de  la  liberté. 


1}  Moniteur,  du  1er  nivôse,  an  IX. 


202 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


M  |»ro»«'i'i|»iion   îles  JésilIteSi 


«  La  pallie  n'est  point  ici-bas  »,  dit  La- 
mennais. Nous  possédons  cependant  ici-bas, 
pour  le  jour  de  la  vie  présente,  une  patrie 
éphémère,  image  de  l'éternelle  patrie,  et  bien 
que  cette  image  soit  fugitive,  .-impie  particu- 
lier, nous  lui  devons  tous  les  biens;  humble 
citoyen,  nous  en  attendons  le  respect  de  tous 
nos  droits.  La  patrie,  c'est  d'abord  le  petit 
coin  qui  nous  a  vu  naitre  ;  la  terre  et  le  ciel 
du  village  natal,  le  soleil,  l'arbre,  la  vigne, 
la  rivière,  les  chemins,  les  champs,  les  bois 
du  petit  village,  tout  cela  fait  partie  de  nous- 
même.  La  maison  de  nos  parents,  l'école, 
l'église,  le  cimetière  nous  touchent  de  plus 
près  encore.  Outre  cette  petite  patrie,  nous 
en  avons  une  plus  grande,  le  territoire  qu'ha- 
bite notre  nation.  La  grande  patrie,  ce  n'est 
pas  seulement  la  terre  qui  nous  porte,  le  sol 
que  nous  foulons,  le  lien  qui  nous  unit  à  des 
contemporains  vivant  avec  nous,  dans  le 
même  pays  et  sous  les  mêmes  lois,  associas 
aux  mêmes  épreuves,  solidaires  des  mêmes  des- 
tinées. La  patrie,  c'est  aussi  la  France  de  nos 
pères  et  la  France  de  nos  arrière-neveux  ;  la 
France  que  nos  pères  ont  grandie,  que  nos 
descendants  ont  mission  de  restaurer  :  c'est  la 
traînée  de  gloire  dont  elle  a  laissé,  à  tous  les 
horizons,  la  trace  éclatante  ;  c'est  le  souvenir 
de  son  prestige,  la  tradition  de  sa  grandeur, 
l'espoir  de  son  relèvement.  A  tous  d'y  con- 
courir, par  des  efforts  communs,  parfois  di- 
vergents, toujours  sincères  et  dévoués,  pour 
la  loi  du  travail  et  avec  l'exception  du  ta- 
lent. 

Puisque  Dieu  a  mis  au  cœur  de  l'homme  ce 
que  les  Latins  appelaient  carilas  patrii  soli, 
ce  sentiment  d'amour  profond  dont  Ovide  a 
célébré  la  mystérieuse  puissance,  quel  crime 
n'est-ce  pas  que  de  frapper  un  de  ses  frères 
de  la  peine  de  l'exil,  surtout  un  frère  innocent. 
Deux  mots  ont  suffi  à  Horace  pour  dépeindre 
la  misère  des  exilés.  Princes  ou  bourgeois, 
prêtres  ou  laïcs,  le  rang  et  la  condition  n'y 
changent  rien.  L'exil  est,  de  toutes  les  bles- 
sures, la  plus  cruelle  au  cœur,  la  blessure 
toujours  et  partout  saignante.  L'exilé,  c'est 
l'enfant  qu'on  arrache  des  bras  de  sa  mère; 
il  ne  cesse  d'appeler,  de  sa  voix  plaintive, 
celle  de  qui  il  tient  son  souffle  de  vie.  Rien 
n'apaise  ses  cris  ;  rien  ne  trompe  sa  douleur. 
Encore  que  le  même  soleil  qu'il  voyait  s'éle- 
ver sur  les  champs  de  son  pays  n'ait  pas  cessé 
de  luire  sur  la  terre  étrangère  ;  encore  que 
les  matins  succèdent  aux  matins  avec  la 
même  et  charmante  continuité  :  ce  n'est  pas 
le  jour,  ce  n'est  pas  le  soleil  qui  dilatait  son 


âme.  L'image  de  la  patrie  absente,  plus  belle 
depuis  qu'il  l'a  quittée,  ne  lui  permet  pas  de 

trouver,  aux  rive-  étrangères,  le  moindre 
charme.  Gomme  les  Israélites  captif-  à  Baby- 
lone,  il  suspend  aux  saule-  ses  cithares  ;  il  ne 
Bail  plus  que  gémir  el  pleurer;  les  Triitet 
d'Ovide,  pour  monotone-  qu'elles  b  dent,  par- 
fois trop  semblables  à  des  lamenta1  ion-  de 
femmes,  rendent  pourtant  très  bien  le  cruel 
souri  de  la  patrie  perdue.  Dans  tous  les  temps, 
chez  tous  les  peuples,  la  peine  de  l'exil  a  tou- 
jours été  la  plus  dure,  la  plus  remplie  d'amer- 
tume. 

Telle  est  cependant  la  peine  que  les  répu- 
blicain- francs-maçons  vont  infliger  aux  reli- 
gieux, et  tout  d'abord  aux  jésuites.  Sans  juge- 
ment, suis  aucune  forme  de  justice,  par  de 
simples  décrets,  comme  en  peut  signer  le  C^ar 
et  comme  a  dû  en  signer  Tamerlan,  ces  répu- 
blicains s'érigent  en  tyranneaux  odieux  et 
prennent  place  dans  l'histoire,  à  côté  des  plus 
exécrables  despotes.  Il  y  a,  dans  la  tyrannie, 
quelque  chose  de  plus  vil  que  la  scélératesse 
sanguinaire,  même  des  bourreaux  de  93  ;  c'est 
la  lâcheté  imbécile  poussant  à  ses  fins  basses 
en  s'en  faisant  gloire. 

La  persécution  va  donc  commencer.  Depuis 
trois  mois,  les  jurisconsultes  ont  parlé  au  nom 
du  droit  ;  les  pères  de  famille  ont  réclamé  au 
nom  de  leurs  plus  chers  intérêts.  Les  protes- 
tations et  les  résistances  ont  exaspéré  les 
mauvais  desseins.  La  république  a  ramassé 
toutes  ses  forces  ;  elle  a  étouffé  les  répu- 
gnances des  uns,  imposé  silence  aux  inquié- 
tudes des  autres  ;  elle  va  maintenant  trancher 
le  débat.  Les  fonctionnaires  de  la  république, 
sous  la  haute  direction  du  préfet  de  police 
Andrieux,  vont  crocheter  les  portes,  violer  le 
domicile  des  prêtres  sans  défense,  et  expulser 
de  leurs  maisons  des  religieux  qui  ont  pu 
échapper  aux  rigueurs  de  la  Commune. 

L'œuvre  est  d'ailleurs  digne  de  toutes  ces 
puissances.  Des  hommes  désarmés,  qui  tra- 
vaillent, qui  veillent  et  qui  prient,  sont  arra- 
chés de  la  cellule  où  ils  ont  placé  leur  domi- 
cile de  citoyens.  Après  les  hommes,  la  ruse 
ira  chercher  quelques  pauvres  femmes,  émues, 
effrayées,  désespérées  de  ne  pouvoir  garder 
jusqu'à  la  mort  l'asile  qu'elles  ont  librement 
choisi  :  on  les  chassera  des  écoles  et  des  hô- 
pitaux ;  on  les  arrachera  même  au  chevet  de 
ces  malades  dont  elles  soignaient  si  délicate- 
ment les  infirmités  et  enchantaient  les  dou- 
leurs. Ce  sont  là  les  victoires  et  les  gloires  de 
la  république. 

Si,  dans  cette  affaire,  tout  n'était  absolu- 
ment odieux,  il  y  aurait  quelque  chose  de 
grotesque  ;  c'est  ce  délit  d'affiliation  imputé 
comme  crime  à  des  religieux,  par  des  hommes 
qui  sont,  eux,  affiliés  à  la  franc-maconneiie. 
Ces  Maçons  peuvent,  sans  doute,  exhiber  le 
brevet  d'utilité  publique  que  leur  a  délivré 
l'empereur  Napoléon  111.  Bon  billet  vrai- 
ment! Les  Maçons  ne  se  mangent  entre  eux 
que  par  intervalle.  Mais,  indépendamment  du 
droit  divin,  naturel  et  imprescriptible  de  Dieu, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QU  IT0RZ1KM1 


203 


de  son  Christ,  de  son  Eglise  et  de  la  cons- 
cience humaine,  le  Concordat  esl  bien  une  dé* 
olaration  d'utilité  publique  pour  la  religion 
catholique  dont,  en  fait  et  en  droit,  l'état  re- 
ligieux fait  partie  intégrante. 

L'affiliation  maçonnique  sépare  les  citoyens 
d'un  pays  en  deuv  groupes  absolument  tran- 
chés :  Maçons  <■(  profanes.  Pour  les  Maçons, 
les  profanes  sont  quelque  chose  comme  les 
giaours  ou  chiens  de  chrétiens  pour  les  sec- 
tateurs de  l'islam.  La  corporation  maçon- 
nique est  bien  réellement  un  Etal  dans  l'Etat. 
Tandis  que  les  religieux,  unis  par  une  com- 
mune pensée  d'abnégation  et  de  charité,  se 
dévouent,  bien  au  delà  des  limites  du  devoir, 
à  instruire,  à  secourir,  à  soigner  dans  leurs 
maladies  les  laïques,  et  même  les  laïques  leurs 
ennemis,  et  constituent  ainsi  un  corps  d'élite 
au  service  do  la  multitude  ;  la  corporation 
maçonnique,  formée  d'individualités  égoïstes 
qui  se  groupent  pour  conquérir  la  jouissance, 
la  fortune  et  les  places,  exploite  au  profit  des 
siens  la  multitude  qu'elle  méprise.  L'emblème 
de  la  vie  religieuse,  c'est  «  la  croix  »,  ou  la 
mort  subie  par  charité.  L'emblème  de  la  Ma- 
çonnerie, c'est  «  le  poignard  »,  ou  la  mort 
donnée  pour  assurer  le  règne  de  l'égoïsme  des 
affiliés,  se  déclarant  orgueilleusement  la  seule 
portion  de  l'humanité  digne  de  compter. 

On  connaît  la  formule  d'affiliation  du  reli- 
gieux à  son  ordre.  Il  promet  de  vivre  pauvre- 
ment et  chastement  ;  il  jure  d'obéir  à  son  su- 
périeur, en  tant  que  représentant  de  Dieu, 
c'est-à-dire  relativement  aux  œuvres  de  piété 
et  de  charité  qui  lui  seront  enjointes.  Ce  ser- 
ment généreux  soutient  son  courage  dans  la 
vie  de  sacrifice  et  de  dévouement  qu'il  a  li- 
brement choisie. 

On  ne  connaît  pas  assez  la  formule  d'affi- 
liation maçonnique.  Avec  des  variantes  lé- 
gères, avec  un  masque  de  religiosité  quand  la 
chose  parait  opportune,  avec  un  caractère 
d'athéisme  plus  prononcé  quand  l'hypocrisie 
est  devenue,  sous  le  rapport  religieux,  super- 
flue, elle  aussi  est  au  fond  la  même  dans  tous 
les  rites. 

Notre  société,  a  écrit  Weishaupt,  le  vrai 
fondateur  de  la  Maçonnerie  moderne  (laquelle 
ne  fait  qu'un  avec  la  Révolution),  exige  de  ses 
membres  le  sacrifice  de  leur  liberté,  non  pas 
sur  toute-  choses,  mais  absolument  sur  tout 
ce  qui  peut  être  un  moyen  d'arriver  à  son  but. 
Or,  la  présomption  est  toujours  pour  la  bonté 
des  rno \  eus  prescrits  et  toujours  en  faveur  des 
ordres  donnés  par  les  supérieurs  :  ils  sont  plus 
clairvoyant-  sur  cet  objet,  ils  les  connaissent 
mieux,  et  c'est  pour  cela  seul  qu'ils  sont  cons- 
titués supérieurs  :  ils  sont  faits  pour  vous  con- 
duire dans  le  labyrinthe  des  erreurs,  des  té- 
nèbres ;  et  là,  l'obéissance  n'est  pas  seulement 
un  devoir,  elle  est  un  objet  et  un  motif  de  re- 
coni  ice. 

Dans  l'illuminisme,  l'initiateur  satanique 
doit,  poser  au  postulant,  les  questions  sui- 
vantes, exigeant  une  réponse  affirmative  et 
signée  : 


Donnez-vous  à  notre  ordre  ou  société  droit 
de  vie  et  de  mort  ?  Etes- voua  dis po  é  a  donner 
en  toute  occasion  aux  membres  de  notre  ordre 
la  préférence  sur  les  autres  hommes?  —  V'' 

engageZ-VOUS    a  une  obéissance  absolue,  sans 

réserve?  I. 'initiateur  explique  au  récipien- 
daire que  «  les  choses  commandées  par 
l'ordre  cessenl  d'être  injustes,  dès  qu'elles  de- 
viennent un  moyen  d'arriver  au  bonheur  et 
d'obtenir  le  but  général  ». 

Suit  la  profession  satanique.  Elle  est  géné- 
ralement un  peu  longue.  Nous  y  cueillons  les 
passages  suivants  : 

«  Je  voue  un  éternel  silence,  une  fidélité  ab- 
solue et  l'obéissance  inviolable  à  tous  les  su- 
périeurs et  statuts  de  l'Ordre.  Dans  ce  qui  est 
l'objet  de  ce  même  ordre,  je  renonce  pleine- 
ment à  mes  propres  vues  et  à  mon  propre  ju- 
gement. 

«  Je  promets,  dit  le  franc-maçon  du  rit  écos- 
sais, d'aider  l'ordre  de  mes  conseils  et  actions, 
sans  égard  pour  mon  intérêt  personnel  (phrase 
sonore),  comme  aussi  de  voir  mes  amis  et  mes 
ennemis  dans  ceux  de  l'Ordre,  et  de  suivre  à 
leur  égard  la  conduite  que  l'ordre  m'aura  tra- 
cée (phrase  significative,  qui  explique  la  dis- 
cipline des  36c»  et  beaucoup  d'aulres  faits).  Si 
je  manque  à  ma  parole,  qu'on  me  brûle  les 
lèvres  avec  un  fer  rouge,  qu'on  me  coupe  la 
main,  qu'on  m'arrache  la  langue,  qu'on  me 
tranche  la  gorge,  que  mon  cadavre  soit  pendu 
dans  une  Loge  pour  être  la  flétrissure  de  mon 
infidélité  et  l'effroi  des  autres;  qu'on  le  brûle 
ensuite  et  qu'on  en  jette  les  cendres  au  vent, 
afin  qu'il  ne  reste  plus  aucune  trace  de  la  mé- 
moire de  ma  trahison.  » 

Et  ainsi,  en  substance,  tous  les  autres  ser- 
ments des  affiliés.  Tous  ont  cette  odeur  de 
charnier.  Que  la  secte  s'adjuge  sur  ses  affiliés 
un  pouvoir  absolu  et  le  droit  de  vie  et  de 
mort,  bien  qu'en  France  actuellement  elle  es- 
time prudent  de  ne  pas  assassiner,  c'est  ce  que 
savent  tous  ceux  qui  ont  pris  la  peine  de  l'étu- 
dier. Qu'elle  dispose  souverainement  des  élec- 
tions, c'est  ce  qui  ressort  avec  évidence  d'élec- 
tions totalement  incompréhensibles  sans  son 
intervention.  Que,  malgré  la  divinon  profonde 
qui  sépare  aujourd'hui  les  affamés  des  repus, 
l'entente  existe  sur  le  terrain  de  l'impiété  bru- 
tale et  de  la  persécution  des  catholiques, 
c'est  ce  que  le  vote  du  3  mai  démontre  avec 
éclat. 

Voilà  les  hommes  qui  se  préparent  à  dis- 
perser et  à  traquer,  après  les  avoir  disper- 
sés, les  religieux  français,  au  nom  de  la  loi 
de  1834,  constituant  le  délit  d'association  ! 

Le  ministre  de  la  justice,  Jules  Cazot, 
l'homme  du  chemin  de  fer  d'Alais,  envoyait 
une  circulaire  aux  procureurs  généraux,  pour 
l'exécution  des  décrets  du  29  mars  ;  il  faut  lire 
ce  document  qui  sue  la  tyrannie.  Les  répu- 
blicains ont  porté  un  ukase,  ils  entendent 
l'exécuter  comme  en  Russie. 

Des  arrêtés  préfectoraux  prescriront,  dès  le 
•".<)  juin,  l'évacuation  des  établissements  des 
jésuites  par  les  soins  de  l'autorité  publique. 


20  i 


BISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


La  force  armée  prêtera  main  forte  aux  agents 
chargée  de  l'exécution.  Lea  préfète  et  les  pro- 
cureurs devront  assister  à  cette  opération  peu 
glorieuse.  S'il  se  produit  des  actes  de  re'si  — 
tance,  il  faudra  les  constater  et  les  déférer 
aux  tribunaux.  Si  l'on  tente  de  paralyser  l'ac- 
tion administrative  par  des  procédures  dila- 
toires sous  forme  de  référés,  d'actions  civiles 
ou  même  de  poursuites  correctionnelles,  il  ne 
faudra  pas  en  tenir  compte.  L 'action  admi- 
nistrative ne  saurait  être  paralysée  par  les 
résistances  de  fait  individuelles  ou  collectives. 
S'il  se  produit  des  actions  judiciaires,  le  tri- 
bunal des  conflits,  présidé  par  Cazo',  auteur 
de  cette  circulaire,  est  là  pour  les  étrangler. 
Les  lois  de  haute  police  administrative  doivent 
recevoir  leur  pleine  et  entière  exécution. 

C'est  sur  les  jésuites  que  va  tomber  le  pre- 
mier éclat  des  fureurs  républicaines.  Au  sujet 
des  jésuites,  les  impies  manquent  absolument 
d'intelligence.  Pour  eux,  le  mot  jésuite  est  un 
mot  fermé,  dont  ils  ne  soupçonnent  même  pas 
le  mystère.  Sur  ce  grand  nom,  ils  répandent 
des  couleurs  absurdes  et  déloyales,  ils  accu- 
mulent les  niaiseries  et  les  horreurs  ;  puis  ils 
disent  :  voilà  les  jésuites!  Non,  non;  ce  que 
vous  montrez  là  ce  n'est  qu'une  caricature  ; 
les  jésuites  sont  ce  qu'ils  sont,  mais  vous 
n'avez  pas  le  droit  de  prétendre  les  peindre 
avec  des  mensonges. 

En  présence  du  protestantisme,  né  sous  un 
ciel  orageux,  sous  un  berceau  plein  de  me- 
naces, l'intrépide  Ignace  de  Loyola  forma  une 
compagnie  de  soldats,  dont  il  fut  le  général. 
A  ces  soldats,  dressés  pour  la  bataille,  il  n'ins- 
pira pas  les  observances  du  monachisme 
cloîtré  ;  il  leur  donna  la  petite  tenue  du  soldat 
en  campagne.  Mais  s'il  les  débarrassa  exté- 
rieurement de  l'appareil  des  armes,  il  les 
voulut  intérieurement  forts.  Par  sa  science 
supérieure,  par  sa  vertu  héroïque,  par  sa  bra- 
voure, un  jésuite  est  un  homme  de  fer.  De 
pauvres  sots  leur  reprochent  le  Compelle  in- 
trare  et  le  Perinde  ac  cadaver,  qu'on  trouve 
d'ailleurs  dans  l'Evangile  :  ce  sont  les  con- 
signes de  tous  les  régiments;  à  toute  armée, 
il  faut  une  exacte  discipline.  La  preuve 
qu'Ignace  ne  s'est  pas  trompé,  c'est  que  ses 
fils  sont  partout,  aux  avant-postes,  depuis 
trois  siècles;  c'est  que,  tantôt  libres,  tantôt 
proscrits,  parfois  triomphants,  parfois  mar- 
tyrs, ils  sont  toujours  au  feu  ;  et,  pour  s'en 
défaire,  il  n'y  a  qu'un  moyen  :  les  assassiner. 
Calvin,  bon  républicain,  avait  prévu  cette 
nécessité  :  «  Quant  aux  jésuites,  dit-il,  il  faut 
les  tuer,  ou  s'il  ne  se  peut  commodément,  il 
faut  les  écraser  par  la  calomnie  :  Necandi sunt 
aut,  si  fïeri  neguit,  calumniis  opprimenli.  »  De- 
puis lors,  tous  les  ennemis  de  la  vérité  et  de 
la  vertu  ont  été,  les  ennemis  féroces  des  jé- 
suites ;  les  honnêtes  gens  les  aiment.  A  leur 
égard  il  n'y  a  pas  de  milieu  ;  ou  on  les  aime 
avec  ardeur  ou  on  les  hait  avec  fureur,  mais 
au  point  de  vouloir  les  exterminer.  Puisqu'on 
va  les  conduire  à  l'abattoir,  il  faut,  au  moins, 
les  couronner  de  fleurs. 


En  J003,  le  président  de  llarlay  voulait  em- 
pêeher  le  rappel  d<;<  jésuite.-,  et  avait  \omi 
contre  eux    tout  ce  qu'on   répèle  depuis,  en 
l'assaisonnant  aux  goûts  du  tempe.  Henri  IV 
lui  répondit  par  une   apologie    complète  de 
l'Ordre,    apologie   que   rapportent    Mathieu, 
Dupleix  et  Montholon.  «   A  Poissy,  dit-il,  on 
reconnut  non  leur  ambition,  mais  leur  suffi- 
sance, et  m'étonne  sur  quoi  vous  fondez  l'opi- 
nion d'ambition  en  des  personnes  qui  refusent 
les  dignités  et  prélatures  quand  elles  leur  sont 
offertes.   —  La  Sorbonne  les  a  condamnés; 
mais  c'est  comme  vous,  devant  que  de  les  con- 
naître ;  et  si  l'ancienne   Sorbonne  n'a  point 
voulu,  par  jalousie,  les  connaître,  la  nouvelle 
y  a  fait  ses  études  et  s'en  loue.  S'ils  n'ont  été 
en  France  jusqu'à  présent,  Dieu  me  réserve 
celte  gloire,  que  je  tiens  à  grâce  de  les  y  éta- 
blir. —  L'Université  les  a  contre-poinlés  ;  mais 
ça  été  ou  parce  qu'ils  faisaient  mieux  que  les 
autres,  témoin  l'aflluence  des  écoliers  qu'ils 
avaient    en   leurs   collèges  ;    ou    parce  qu'ils 
s'étaient  incorporés  dans  l'Université...  Et  si 
on  y  apprend  mieux  qu'ailleurs,  d'où    vient 
que,  par    leur  absence,  votre  Université  est 
rendue  toute  déserte,  et  qu'on  les  va  chercher, 
nonobstant  tous  nos  arrêts,  à  Douay  et  hors 
de  mon  royaume...  Quant  aux  biens  que  vous 
dites  qu'ils  avaient,  c'est  une  calomnie  ou  une 
imposture;  et  sais-tu  bien  que,  par  la  réu- 
nion faite  à  mon  domaine,  on  n'a  su  entretenir 
à  Bourges  et  à  Lyon  que  sept  ou  huit  régents, 
au  lieu  qu'ils  y  étaient  de  trente  à  quarante... 
Le  vœu  d'obéissance  qu'ils  font  au  pape,  n'est 
que  quand  il  voudra  les  envoyer  à  la  conver- 
sion des  infidèles  ;  et,  de  fait,  c'est  par  eux 
que  Dieu  a  couvert'  les  Indes  et  si  l'Espagnol 
s'en  est  servi,  pourquoi  ne  s'en  servira  pas  la 
France...  Ils  eutrent  comme  ils  peuvent;  mais 
il  faut  ajouter  que  leur  patience  est  grande  et 
que  moi  je  l'admire,  car,  avec  patience   et 
bonne    vie,   ils    viennent    à    bout  de   toutes 
choses...   Touchant   l'opinion    qu'ils   ont   du 
pape,  je  sais  qu'ils  le  respectent  fort  ;  aussi 
fais-je,  moi,  et  crois  que  quand  on  voudrait 
faire  le  procès  aux  opinions,   il  le   faudrait 
faire  à  celle  de  l'Eglise  catholique...  quanta 
la  doctrine  d'enseigner  à  tuer  les  rois,  une 
chose  me  fait  croire  qu'il  n'en  est  rien,  c'est 
que  depuis  trente  ans  en  ça  qu'ils  enseignent 
la  jeunesse  en  France,  plus  de  cinquante  mille 
écoliers  sont  sortis  de  leurs  collèges  et  l'on 
n'en  trouve  pas  un  seul  qui  soutienne  leur 
avoir  ouï  tenir  un  tel  langage,  ni   autre  ap- 
prochant  de   ce   qu'on    leur   reproche...   Et 
quand  ainsi  serait  qu'un  jésuite  aurait  poussé 
Châtel,  faut-il  que  tous  les  apôtres  pâtissent 
pour  un  Judas?  » 

Le  grand  Frédéric  disait  qu'il  ne  connais- 
sait point  de  meilleurs  prêtres  et  de  meilleurs 
professeurs.  «  Les  jésuites,  ajoutait-il,  ont 
fait  leurs  preuves  quant  à  leur  talent  d'édu- 
cation. »  Catherine  II  pensait  de  même  et  re- 
fusa, comme  Frédéric,  de  publier,  dans  ses 
Etats,  le  bref  de  dissolution. 

Après  les  rois,  citons  quelques  philosophes. 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


20:; 


Bacon  écrit  dans  le  De  augmentis  scientiarvm: 
a  Je  ne  puis  voir  l'application  et  le  talent  de 
ces  mailles,  pour  cultiver  L'esprit  et  les 
moyens  de  la  jeunesse,  que  je  ne  me  Bouvienne 
du  mot  d'Agésilas  à  Pharnabaze  :  «  Etant  ce 
que  vous  élcs,  pourquoi  faut-il  que  vous  ne 
soyez  pas  à  nous  ?  »  —  «  Je  suis  persuadé, 
écrivait  Leibnitz,  que  très  souvent  on  ca- 
lomnie les  jésuites  et  qu'on  leur  prèle  des  opi- 
nions qui  ne  leur  sont  même  pas  venues  dans 
la  pensée...  Il  est  trop  certain  qu'il  y  a  dans 
leur  société  beaucoup  de  sujets  qui  sont  les 
plus  honnêtes  gens  du  monde  ;  il  est  vrai 
qu'on  en  compte  aussi  quelques-uns  d'un  ca- 
ractère bouillant,  qui,  à  quelque  prix  que  ce 
soit,  et  même  par  des  moyens  peu  convenables, 
travaillent  à  l'agrandissement  de  leur  Ordre. 
Mais  ce  dernier  mal  est  commun  et  si  on  l'a 
observé  plus  particulièrement  chez  les  jésuites, 
c'est  qu'eux-mêmes  sont  plus  observés  que  les 
autres.  »  —  Le  7  février  1746,  Voltaire  écri- 
vait :  «  Pendant  sept  années  que  j'ai  vécu  dans 
la  maison  des  jésuites,  qu'ai-je  vu  chez  eux  ? 
la  vie  la  plus  laborieuse  et  la  plus  frugale, 
toutes  les  heures  partagées  entre  les  soins 
qu'ils  nous  donnaient  et  les  exercices  de  leur 
profession  austère.  J'en  atteste  des  milliers 
d'hommes  élevés  comme  moi.  »  Montesquieu 
parlant  du  Paraguay,  dit:  «  On  a  voulu  en 
faire  un  crime  à  la  société,  qui  regarde  le  plai- 
sir de  commander  comme  le  seul  bien  de  la 
vie;  mais  il  sera  toujours  beau  de  gouverner 
les  bommes  en  les  rendant  heureux  ».  Buffon, 
Haller,  Raynal  ne  tiennent  pas  un  autre  lan- 
gage :  «  Les  jésuites  seuls,  conclut  Robertson, 
se  sont  établis  en  Amérique,  dans  des  vues 
d'humanité  ». 

Je  pourrais  citer  encore  d'Alembert,  La- 
lande,  Lally-Tollendal,  Lacretelle,  Jean  de 
Muller,  Schlosser,  Schœll,  Ranke,  Macaulay. 
Les  jugements  de  ces  protestants  et  de  ces 
philosophes  sont  naturellement  confirmés  par 
Bossuet,  Fénelon,  Joseph  de  Maistre,  Bonald 
Chateaubriand,  Lamennais.  «  Dès  leur 
naissance,  dit  Balmès,  les  jésuites  out  eu  de 
nombreux  ennemis;  jamais  ils  n'ont  vu  cesser 
la  persécution;  nous  dirons  mieux,  ils  n'ont 
jamais  vu  cesser  l'acharnement  avec  lequel 
on  les  a  poursuivis...  Combien  d'hommes, 
parmi  nous,  s'alarment  de  la  fondation  d'un 
collège  de  jésuites,  plus  qu'ils  ne  sauraient 
s'alarmer  d'une  irruption  de  cosaques  !  Il  y  a 
donc,  dans  cet  Institut,  quelque  chose  de  bien 
singulier,  de  bien  extraordinaire,  puisqu'il 
excite  à  un  si  haut  point  l'attention  publique, 
puisque  son  seul  nom  déconcerte  ses  ennemis. 
On  ne  méprise  point  les  jésuites,  on  les  craint  ; 
parfois  on  veut  tenter  de  jeter  sur  eux  le  ridi- 
cule ;  mais  dès  que  celte  arme  est  employée 
contre  eux,  on  sent  que  celui  qui  les  manie 
n'a  point  assez  de  calme  pour  s'en  servir  avec 
succès.  Kn  vain,  veut-il  affecter  le  mépris;  à 
travers  l'affectation,   chacun    sent    percer  le 


trouble  el  L'inquiétude.  I  In  comprend  inssitôl 
que  celui  qui  attaque  ne  se  croit  poinl  en  face 
d'adversaires  insignifiants,  sa  bile  B'exalte, 
ses  traits  se  contractent,  ses  paroles,  tremp 
d'une  amertume  terrible,  tombent  de  sa 
bouche  comme  les  gouttes  d'une  coupe  em- 
poisonnée (1)  ».  Et  l'on  peut  ajouter  que  si 
L'ennemi  des  jésuites  a,  en  mains,  quelques 
parcelles  de  pouvoir,  il  s'en  servira  pour  étran- 
gler les  jésuites.  C'est  le  spectacle  que  vont 
nous  donner  les  faux  républicains  de  France, 
courant  sur  les  traces  de  toutes  les  ty- 
rannies. 

Nous  venons  de  rapporter  les  éloges  des  jé- 
suites, émanés  de  bouches,  la  plupart  indif- 
férentes ou  ennemies.  Pour  mieux  savoir  ce 
que  les  néo-jacobins  vont  détruire,  il  faut  dire 
ce  que  faisaient,  en  France,  les  jésuites  et  ce 
qu'ils  étaient.  Quels  sont  donc  ces  hommes  si 
étranges,  ces  pauvres  volontaires  au  milieu 
d'une  société  raffinée  à  l'excès?  Nous  allons 
citer  quelques  noms  propres  : 

Le  P.  Turquand,  officier  d'artillerie,  sorti 
de  l'Ecole  polytechnique. 

Le  P.  de  Plas,  ancien  capitaine  de  vaisseau, 
commandeur  de  la  légion  d'honneur; 

Le  P.  de  Benazé,  ingénieur  des  construc- 
tions navales,  décoré  à  vingt-sept  ans  ; 

Les  PP.  D'Esclaibes  et  de  Bussy,  ingénieurs 
des  mines  ; 

Les  PP.  Jules  de  Lajudié  et  Perron,  capi- 
taines d'état-major  ; 

Le  P.  de  Montfort,  capitaine  du  génie,  dé- 
coré ; 

Les  PP.  Henri  de  Saux,  Eseoffier  officiers 
de  chasseurs  ;  les  PP.  Saussier  et  Bernier, 
enseignes  de  vaisseaux  ; 

Les  PP.  Grange,  sous-lieutenant  d'infan- 
terie; Mauduit,  capitaine,  et  Wibaux,  lieute- 
nant aux  volontaires  de  l'Ouest  ; 

La  liste  serait  longue  des  anciens  élèves  de 
Saint-Cyr,  de  l'Ecole  polytechnique  et  de 
l'Ecole  des  Mines  qui  se  sont  réfugiés  dans  la 
Compagnie. 

Si  vous  voulez  des  savants  de  premier  ordre, 
voici  de  quoi  satisfaire  les  plus  difficiles  des 
radicaux  :  le  P.  Joubert,  le  célèbre  professeur 
de  mathématiques,  doyen  de  la  Faculté  des 
sciences  de  l'Institut  catholique  de  Paris, 
sorti  avec  le  n°  i  de  l'Ecole  normale  supé- 
rieure ;  les  PP.  Olivaint,  Verdière,  Chartier,  Le 
fiouis,  Pharon,  élèves  distingués  de  la  même 
école. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  il  y  a  encore  des  jésuites 
décorés  de  la  Légion  d'honneur  :  le  P.  Para- 
léen,  officier  de  la  Légion,  pour  avoir  servi 
comme  aumônier,  en  Crimée,  en  Afrique  et 
en  Italie  ;  les  PP.  Gloriot  et  Ferrand,  che- 
valiers pour  leurs  services  en  Crimée  :  Bru- 
mault,  pour  son  orphelinat  près  d'Alger; 
Guzzy,  pour  ses  services  à  la  prison  de  Tours  ; 
Coupler,  comme  recteur  du  collège  de  Saint- 
Clément  à   Metz;    Martin,  pour   ses   travaux 


'\j  Esprit  des  Lois,  livre  IV.  —  Le    Catholicisme   et  le   protestantisme  comparés,  t. 
L  I  dise  et  les  j< -suites,  par  Alex,  de  Saint-Chéron,  passim. 


IL    Voir   encore 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLl  LTHOLIQU1S 


d'archéologie  ;  Secchi,    pour    son   méléoro- 

iphe;  Quenille,  comme  aumônier.  Inutile 
de  dire  que  (iS  légionnaires  ne  portent  pas 
habituellement,  par  humilité,  leurs  insigne»  ; 
ils  n'en  ornent  leur  boutonnière  que  quand  la 
nécessité  en  fait  nu  devoii . 

Depuis  1848,  les  jésuites  avaient  accepté  la 
pénible  charge  d'aumôniers  dans  les  bagnes  et 
dans  notre  colonie  homicide  de  Cayenne.  A 
Madagascar,  ils  travaillaient  sous  noire  pro- 
tectorat ,  dans  les  autres  missions,  ils  accré- 
ditaient le  nom  de  la  France.  En  France,  en 
dehors  de  leurs  noviciats  et  de  leurs  rési- 
dences, ils  s'occupaient  particulièrement  de 
l'instruction  et  de  l'éducation  de  la  jeunesse  ; 
ceux  d'entre  eux  que  les  collèges  n'absorbaient 
pas,  se  dévouaient  aux  œuvres  diocésaines 
sous  la  direction  des  évoques.  On  ne  peut  pas 
dire  que,  dans  ces  différentes  fonctions,  les 
jésuites  se  montraient  intolérants  ou  seule- 
ment partisans  spéculatifs  de  l'intransigeance 
doctrinale.  On  leur  reprocherait  plutôt,  selon 
nous,  de  se  montrer  trop  coulants,  trop  ac- 
commodant^,  trop  décides  à  la  conciliation. 
Non  qu'ils  le  fassent  à  mauvaise  enseigne, mais 
seulement  pour  s'altempérer  aux  misères  du 
siècle  et  pour  ne  pas  l'irriter  par  trop  de  ri- 
gueur. Si  cependant  cette  indulgence  n'est 
point  blâmable,  on  ne  peut  pas  dire  qu'elle 
ait  porté  de  bien  beaux  fruits;  depuis  1850, 
les  jésuites  ont  élevé  une  grande  partie  de  la 
jeunesse  française.  La  noblesse  a-t-elle  pris, 
à  leur  école,  un  peu  de  vigueur  et  de  résolu- 
tion ;  la  bourgeoisie  a-t-elle  appris  à  se  bien  te- 
nir, et  parmi  leurs  élèves  n'ont-ils  pas  à  comp- 
ter des  persécuteurs  ?  Cet  insuccès  relatif  n'est 
pas  la  faute  de  leur  enseignement,  ni,  bien 
moins  encore,  de  leur  direction  ;  mais  peut- 
être  ne  réagissent-ils  pas  assez  contre  la 
mollesse  du  siècle.  (Juid  ? 

Les  jésuites  avaient  donc,  en  1880,  sous 
leur  direction, vingt-huitcollèges.  Ces  collèges, 
bâtis  à  grands  frais,  avaient  été  construits 
avec  de  l'argent  emprunté.  D'emblée,  ils 
étaient  arrivés  à  un  succès  bien  propre  à  ex- 
citer la  jalousie  del'Université  ;  et  ils  auraient 
pu,  comme  on  dit  dans  le  monde  de  la  finance, 
amortir  leur  dette.  Mais,  chez  les  jésuites,  on 
n'a  pas  l'habitude  d'amasser;  on  paie  ses 
dettes,  comme  on  peut,  et  si  les  collèges  rap- 
portent beaucoup  d'argent,  on  le  convertit  en 
bourses  pour  les  élèves  pauvres,  mais  remar- 
quablement capables.  Les  jésuites  sont 
d'ailleurs  gens  charitables  ;  il  fait  bon  vivre 
à  l'ombre  de  leurs  établissements.  Malgré 
leur  prospérité,  ce3  établissements  n'amassent 
donc  pas  de  pécule.  Du  reste,  en  1870,  les 
collèges  des  jésuites  avaient  dû  se  convertir 
en  ambulances.  Pendant  la  Commune,  ils 
avaient  été  livrés  à  un  pillage  en  règle,  par- 
faitement radical.  Après,  il  fallut  assainir, 
réparer,  construire...  et  emprunter.  En  1880, 
le  collège  Sainte-Geneviève  payait,  au  Crédit 
foncier,  des  annuités  pour  plus  de  50.000  frs. 
«  Nos  dettes  payées,  disait  un  jésuite,  nous 
abaisserons  graduellement  le  prix    des  pen- 


•i-  ;  il  finira  par  être  si  minime  que  c<  la 
ressemblera  beancou]  gratuité.  On  la  sait 

cl  c'est  peut  être  lu  raison  <le  bien  de»  rhosis.  » 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  la  prospérité  des 
établissements  tenus  Jpar  les  jésuiti  I  jé- 
BUites  excellent  également  à  recruter  des 
élevés  et  à  choisir  des  pn  buts.  Chez  eux, 
la  spécialité  des  talents  est  subordonnée  à  la 
spécialité  des  fonctions.  Indépendamment  des 
études  supérieures,  qu'ils  font  tous,  dès  qu'ils 
ont  découvert  leur  vocation  scientifique,  ils  la 
suivent,  et  s'y  trouvent,  non  seulement  en- 
couragés, mais  contraints.  Les  jésuites  n'ont 
communément  à  payer  ni  professeurs,  ni  sur- 
veillants, ni  directeurs.  Un  jésuite  coûte 
mille  francs  par  an  en  province  ;  un  peu  plus 
à  Paris,  nourriture,  entretien,  vêlement. 
Quand  il  passe  d'une  maison  à  une  autre,  il 
emporte  son  crucifix,  son  bréviaire,  son  cha- 
pelet, la  chemise  et  l'habit  qu'il  a  sur  lui,  ses 
manuscrits  s'il  en  a  et  c'est  tout.  Kn  arrivant 
à  destination,  il  trouvera  un  trousseau  plus  ou 
moins  à  sa  taille. 

A'oici  le  tableau  statistique  des  écoles  tenues 
par  les  jésuites  depuis  1 850  : 


Alger   

Amiens 

Avignon 

Bordeaux 

Boulogne 

Brest 

Dijon 

Dôle 

heure 

Le  Mans    

Lille 

Lyon 

Marseille 

Mongré 

Montauban  .  .  .  . 
Montpellier  .  .  .  . 
Oran 

Ste-Geneviève  .    . 
(rue  des  Postesj 

Saint-Ignace     .     . 
(rue  de  Madrid j 

Vaugirard   .     .     . 

Poitiers 

Reims 

Saint-Affrique  .  .  . 
Saint-Etienne    .     .     . 

Sui'lat 

Tou-i  Immaculée  - 1 
louse?  Sainte-Marie   . 

Tours 

Vannes 


1872 
1850 

1850 
1871 

1S72 

!  850 
1852 
1870 
1872 
1871 
1873 
1851 
1850 

1851 

1 85  i 

1874 

1 852 
1856 
4874 

isr.ii 
1850 
1850 
1872 
18'0 
1872 
1850 


NOMBRE  DES  ELEVES 


Depuis 

ia  fon  lalion 


TOTAI 

Bacheliers  depuis  dix  ans 


200 

5&  I 
350 
230 
192 
473 
i.->o 
175 
512 
550 
226 
300 
150 
226 
175 
400 

7  20 

670 
390 
260 

300 

209 
550 

235 


En  78-79 


il  14i 


2 
2 
1 

1 

1 

2 

2 


i   000 

3  5(10 

950 
400 
289 
500 

200 
400 
350 

500 

250 
900 

3  

2  500 

%  ooo 

4  900 


 


53  45'J 
6,878. 


Il  convient  de  dire  un  mot  des  collèges  de 
Paris,  puisque  c'est  là  que  va  se  déployer 
d'abord  la  fureur  imbécile  des  républicains. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


U7 


L'école  de  Vaugirard  est  un  collège  de  plein 
exercice.  On  y  suit  la  vieille  tradition  clas- 
sique, mais  on  admet  toutes  les  additions 
utiles,  toutes  les  transformations  nécessaires. 

On  travaille  ferme  à  Vaugirard,  mais  on  y  est 
el  l'on  s'y  amuse.  Les  jeux,  les  amuse- 
ments occupent,  en  effet,  dans  l'éducation 
<lrs  jésuites,  une  place  importante.  Les  Pères 
s'intéressent  autant  à  la  cour  de  récréation 
qu'à  la  Balle  d'étude.  Les  surveillants  ne  sont 
p,:-  ces  souffre-douleurs  des  collèges  et  des 
lycées,  mais  des  hommes  graves,  distingués, 
qu'on  emploie  là  ou  ailleurs,  que  leur  im- 
porte. Les  surveillants  entraînent  les  enfants 
aux  jeux  avec  la  même  ardeur  qu'ils  déploient 
pour  les  stimuler  an  travail.  Tantôt  on  s'oc- 
cupe aux  opérations  de  sauvetage  ;  tautôt  on 
fait  la  guerre  avec  des  échasses,  tantôt  on 
s'exerce  à  l'escrime  ;  plus  tard,  on  se  re- 
trouve dans  les  cercles  ouverts  par  les  jé- 
suites. Une  fois  l'an,  on  va  en  pèlerinage  à 
Chartres.  A  la  gare,  on  se  met  en  ligne  ;  les 
vingt-quatre  tambours  de  l'école,  les  clairons, 
la  fanfare,  sonnent  la  marche  ei  la  jeune 
troupe  gagne  l'antique  cathédrale,  au  milieu 
d'une  haie  d'habitants  surpris  et  charmés.  — 
Les  éludes,  sous  la  vigoureuse  impulsion  du 
P.  Olivaint,  devinrent  très  florissantes  à 
Vaugirard.  Saint-Marc  G-irardin,  Patin, 
^er,  Wallon,  laissèrent  rarement  passer 
une  session  d'examen  sans  féliciter  quelques- 
uns  des  élèves  présentés  au  baccalauréat. 
Emile  Saisset,  l'année  qui  précéda  sa  mort, 
couvrit  d'éloges  un  de  ces  élèves  des  jésuites 
et  voulut  confier  aux  Pères  son  propre 
neveu.  Le  doyen  de  la  Faculté  des  lettres, 
Victor  Leclerc,  transmettait  souvent  ses  féli- 
citations au  P.  Olivaint.  «  Allez  chez  les  jé- 
suites, disait  Legouvé  ;  vous  les  trouverez 
retroussant  leur  soutane  pour  courir  avec 
leurs  élèves  :  il  faut  leur  prendre  l'éducation 
des  jambes.  » 

C'est  une  tradition  séculaire  que  les  Pères 
continuent.  En  1711,  Voltaire  faisait  sa  rhé- 
torique sous  les  PP.  Porée  et  Lejay  :  «  Rien, 
dit-il,  n'effacera  dans  mon  cœur  la  mémoire 
du  P.  Porée.  Jamais  homme  ne  rendit  l'étude 
et  la  vertu  plus  aimables.  Les  heures  de  ses 
leçons  étaient,  pour  nous,  des  heures  déli- 
cieuses». Ce  qui  achève  l'éloge  de  Vaugirard, 
c'est  que  ses  élèves  ont  payé  grandement  leur 
dette  à  la  patrie.  Un  des  derniers,  mort  mal- 
heureusement à  la  fleur  de  l'âge,  est  le  célèbre 
explorateur  de  l'Afrique  centrale,  Victor  de 
Gompiègne.  Voici  la  liste  des  élèves  tués  à 
l'ennemi  en  1870  seulement  : 

n  de  Castries,  4  octobre  1870;  Kaoul  de 
Cepay,  1er  septembre  1870;  Romain  Des 
tailleur-,  31  août;  Pierre  de  Lagrange,  2  dé- 
cembre ;  Alphonse  de  Lamandé,  9  novembre  ; 
Arthur  Moisant,  21  octobre;  Gaston  de  Elo- 
oiance,  à  Laon,  '.)  septembre  ;  Pernand  de  la 
Itousserie,  2  décembre  ;  Frédéric  de  Itouzat, 
tué  à  Melz,  au  mois  d'août  ;  Robert  Wetch  ; 
Charles  Gébran  de Pontourny, 2  février;  Paul 
Odelin,  tué  par  les  insurgés,  le  2  mars  1871  ; 


Pernand    Saint-Raymond,   blessé    mortelle- 
menl  à  Hôricourt;  Maurice  Lemercier,  tué  le 

(3  janvier  I.S7I ... 

Le  collège  Sainte-Geneviève  continue  Vau- 
girard :  c'esl  une  école  supérieure,  une  école 

préparatoire  à  toutes  les  spécialités  des  hautes 
élmles.  On  en  parla  beaucoup  sous  l'emph 
depuis.  TOUS  les  ans,  les  journaux  républi- 
cains donnaient,  avec  \m  soin  jaloux,  le 
nombre  de  ses  élèves  admis  aux  principales 
écoles  (lu  gouvernement.  Le  chiffre,  chaque 
année  croissant,  de  ces  admissions,  était  si- 
gnalé, aux  patriotes  des  brasseries  a  femmes, 
comme  une  menace  pour  la  société  française  : 
il  fallait,  c'était  leur  conclusion,  fermer 
Sainte-tîeneviève  pour  sauver  les  écoles  de 
l'Etal  et  les  intérêts  de  la  liberté  (lisez  ty- 
rannie). Lorsque  la  Commune  se  fit  exécu- 
trice des  basses  oeuvres  de  la  basse  pre-se, 
elle  fusilla  les  jésuites.  En  présence  de  leur 
belle  col'ection  d'instruments  de  physique, 
les  envahisseurs  sentirent  quelque  chose  que 
ne  leur  avaient  pas  dit  les  journaux  et  les  ora- 
teurs de  clubs;  à  travers  les  fumées  du  vin, 
ces  communards  se  crurent  devant  le  sanc- 
tuaire de  la  science  et  se  bornèrent  à  en 
sceller  la  porte.  Autant  ils  en  firent  devant 
celle  bibliothèque  de  80.000  volumes,  égale  à 
celle  des  jésuites  de  Poitiers.  Cette  pensée  qui 
avait  frappé  les  communards,  n'arrêtera  pas 
les  Omars  stupides  de  la  république.  Cette 
école  Sainte-Geneviève  est  un  exemple  frap- 
pant de  ce  que  peut  la  concurrence  tant  prôuée 
par  tous  les  amis  de  la  liberté  d'enseignement. 
Pour  les  écoles  rivales  de  Saint-Louis,  de 
Louis-le-Grand,  de  Sainte-Barbe,  c'est  un  sti- 
mulant précieux,  comme  sont,  au  surplus,  les 
autres  collèges  des  jésuites,  pour  l'enseigne- 
ment secondaire  de  l'Université. 

Voici  le  tableau  édifiant  des  résultats  ob- 
tenus à  l'école  Sainte-Geneviève,  depuis  vingt- 
cinq  ans. 


Am, 

Eco!'-   Centrale 

Polytechnique 

Saint-Cyr 

1854—55 

» 

» 

4 

ôô— Tiij 

3 

» 

i 

56—57 

2 

i 

8 

57—58 

I 

3 

H) 

58—59 

2 

■1 

t.') 

59-60 

4 

10 

26 

60—61 

5 

9 

27 

61- 

6 

10 

52 

-63 

7 

8 

30 

<;:;-.;', 

8 

13 

51 

64-65 

li 

11 

64 

65—66 

16 

18 

55 

66—67 

Ji 

13 

53 

67—68 

22 

27 

52 

68—69 

9 

19 

59 

69—70 

19 

81 

70-71 

3 

15 

Pas  de  liste 

71—72 

16 

31 

64 

72—73 

li 

71 

73—74 

•:. 

99 

74- 

18 

39 

81 

75—76 

31 

30 

93 

.- 

17 

32 

02 

21 18 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


En  ajoutant  les  élèves  reçus  aux  diverses 
Ecoles  forestière,  navale,  Ecole  des  mines,  on 
arrive  au  chiffre  de  2.283. 

Les  jésuites  possèdent  encore,  à  Toulouse, 
une  Ecole  préparatoire. 

Depuis  1871,  date  de  sa  fondation,  elle  a 
fait  admettre  : 

A  l'Ecole  polytechnique   ...  13  élèv. 

A  Saint-Cyr 107  — 

A  l'Ecole  centrale 16  — 

A  l'Ecole  des  mines 3  — 

A  l'Ecole  forestière 1  — 

avec  le  n°  1. 

Leur  école  do  Metz  a  été  fermée  en  1872. 
Elle  avait  fourni  en  quelques  années  : 

22  Elèves  à  l'Ecole  polytechnique  ; 
104     —      à  Saint-Cyr  ; 
15     —      à  l'Ecole  centrale; 
11     —     à  l'Ecole  forestière. 

Des  succès  aussi  ascendants  devaient 
ameuter  l'envie.  Ce  n'est  pas  douteux.  Tout 
homme  vraiment  désintéressé  en  conviendra  : 
il  est  plus  facile  aux  professeurs  de  l'Univer- 
sité de  faire  fermer  les  collèges  des  jésuites, 
que  d'entrer  avec  eux  en  concurrence  et  de  les 
écraser  par  l'ascendant  du  mérite,  par  l'éclat 
incontesté  du  succès. 

De  trois  établissements  d'instruction  que  di- 
rigent les  jésuites  dans  la  capitale,  le  plus 
hardi,  c'est  l'externat  de  Saint-Ignace,  rue  de 
Madrid.  —  Depuis  de  nombreuses  années, 
les  opulentes  familles  qui  peuplent  ce  quar- 
tier réclamaient  un  collège.  En  1874,  les  obs- 
tacles, qui  se  dressaient  devant  cette  fonda- 
tion, tombèrent  les  uns  après  les  autres  et 
bientôt  on  vit  la  jeunesse  se  diriger  vers  la 
nouvelle  école.  Les  commencements  furent 
ceux  d'une  ruche  d'abeilles;  les  cellules  se 
construisirent,  non  pas  toutes  à  la  fois,  mais 
au  fur  et  à  mesure  des  besoins.  Suivant  leurs 
habitudes  de  prudence,  les  jésuites  ne  vou- 
lurent avoir  que  des  élèves  à  eux,  afin  de 
donner,  à  leur  établissement,  comme  fonde- 
ment principal,  une  parfaite  unité  d'esprit. 
Au  lieu  de  se  présenter  armés  de  toutes 
pièces,  d'ouvrir  toutes  les  classes  que  com- 
porte un  établissement  secondaire,  ils  se  con- 
tentèrent des  premières,  se  réservant, ;à  chaque 
nouvelle  année,  d'en  ouvrir  une  de  plus.  Au 
bout  de  cinq  ans,  ce  collège  comptait  700  élè- 
ves. 

Ce  qui  lui  donne  un  caractère  particulier, 
c'est  qu'il  appartient  à  une  société  de  proprié- 
taires, qui  l'ont  fondé  de  leurs  capitaux.  Le 
nom  même  du  collège  est  un  souvenir  pari- 
sien. Saint  Ignace  tit  ses  études  à  Paris,  au 
collège  Sainte-Barbe,  et  son  Ordre  prit  nais- 
sance à  Montmartre.  Il  y  avait  bien  quelque 
hardiesse  à  inscrire  sur  son  drapeau  un  nom 
que  l'impiété  s'est  efforcée,  sans  y  parvenir, 
de  couvrir  de  boue  et  d'étouffer  sous  l'insulte. 
Des   feuilles,  peu  cléricales,   firent  toutefois 


honneur,  aux  jésuites,  d'avoir  proclamé  loya- 
lement le  nom  de  leur  glorieux  fondateur. 

Le  collège  de  Saint-Clément,  à  Metz,  était 
une  vieille  abbaye  située  dans  un  quartier 
déshérité  et  que  le  ministère  de  la  Guerre 
trocéda  à  la  ville,  (irâce  au  concours  de  la 
population  et  de  généreux  amis,  les  jésuites, 
qui  avaient  ouvert,  dès  octobre  1X52,  un 
collège  libre  à  Metz,  purent  l'acquérir.  Ils 
rendirent  au  culte  une  église  monumentale, 
et  à  l'art,  une  des  plus  splendides  construc- 
tions du  règne  de  Louis  XIII.  Leurs  cours 
préparatoires  aux  écoles  du  Gouvernement 
devinrent  bientôt  célèbres  dans  la  région  de 
l'Est.  En  1860,  le  collège  comptait  400  élèves; 
480  en  1866;  500  eu  1871,  après  les  dé- 
sastres. 

Pendant  le  siège  à  jamais  néfasle  de  Metz, 
les  jésuites  s'étaient  prodigués  auprès  des 
blessés,  des  malades,  des  mourants,  et  le 
Père-recteur  recevait  la  croix  de  la  Légion 
d'honneur,  tandis  que  son  prédécesseur  dans 
la  direction  de  l'école  parcourait  l'Allemagne 
dans  tous  les  sens,  apportant  des  secours,  des 
consolations  à  nos  soldats  prisonniers. 

Dans  sa  courte  existence,  l'école  a  fourni 
un  nombreux  contingent  de  braves  et  savants 
officiers.  Trente  de  ses  enfants  sont  tombés 
pour  la  patrie  française.  En  1872,  elle  était 
au  plus  haut  point  de  sa  popularité.  Aussi 
l'émotion  fut  grande  dans  la  ville,  quand  on 
y  apprit  la  menace  d'expulsion  qui  pesait  sur 
les  religieux. 

Dans  uue  adresse  au  gouverneur  général 
d'Alsace-Lorraine,  l'administration  munici- 
pale déclarait  :  «  Se  préoccuper  à  juste  titre 
«  d'une  question  qui  tient  profondément  au 
«  cœur  de  ses  habitants,  et  touche  aux  plus 
«  graves  intérêts  de  la  cité. 

«  L'école  Saint-Clément,  depuis  20  ans 
«  qu'elle  existe,  n'a  cessé  d'être  pour  la  ville 
«  de  Metz  un  foyer  de  civilisation,  une  source 
«  toujours  croissante  de  richesses  matérielles, 
«  un  précieux  secours  offert  aux  familles  pour 
t  l'éducation  de  la  jeunesse. 

«  La  célébrité  que  lui  ont  value  ses  succès, 
«  lui  attire,  chaque  année,  une  moyenne  de 
«  500  élèves,  dont  plus  de  300  pensionnaires. 
'i  On  peut  évaluer  à  un  million  l'argent  que 
«  chaque  année  l'école  met  en  circulation 
«  dans  la  ville,  sans  parler  des  sommes  con- 
«  sidérables  dépensées  parles  familles  que  cet 
«  établissement  attire. 

«  L'administration  municipale  de  Metz  a 
«  l'intime  et  douloureux  pressentiment  que  le 
«  départ  des  PP.  Jésuites  et  la  fermeture  de 
«  l'école  Saint-Clément  achèveront  de  ruiner  le 
«  commerce,  précipiteront  l'émigration  des  fa- 
«  milles  les  plus  aisées,  et  contribueront  à  ré- 
«  duire  sous  peu,  cette  ville  autrefois  florissante, 
«  à  l'état  de  désert  et  de  dènùment  ». 

On  sait  jusqu'à  quel  point  l'intime  et  dou- 
loureux pressentiment  s'est  réalisé. 

Les  mères  de  famille,  de  leur  côté,  écri- 
virent une  grande  supplique  à  l'impératrice 
d'Allemagne. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


209 


Tout  fut  inutile. 

La  dernière  distribution  des  prix  de  l'école 
eut  lieu  le  dimanche,  ï  août  1X72,  au  milieu 
d'une  émotion  indescriptible. 

La  vieille   bourgeoisie    de  Metz   s'y  était 
rendue  en   foule.   Aussi   la  parole   du    II.  P. 
Stumpf,   recleur  du   collège,  fut-elle  écoutée 
avidement   par   nos  infortunés   compatriotes. 
Cette  année-là,  la  dernière,  on  eut  dit  que  les 
douleurs  et  les  angoisses  avaient  donné  une 
trempe  plus  mâle  à  tous  ces  jeunes  gens  ;  les 
succès  avaient  plu  sur  l'école;  elle  disparais- 
sait dans  son  triomphe.  Sur  quatre  candidats 
à    l'école     polytechnique,    trois    avaient   été 
reçus  ;  elle  comptait  56  bacheliers  ès-sciences 
et  ès-lettres  de  plus,  dont  sept  avec  la  men- 
tion  honorable.     Enfin,    au     concours    pour 
Saint- Cyr,    13   étaient    déclarés    admissibles 
«  prêts,   disait  l'orateur,   à   y  remplacer  les 
<(   vingt-six  jeunes    officiers  sortis  de  Saint- 
ce  Clément  qui  ont  si  vaillamment  fait  leur 
«  devoir  dans  la  dernière  guerre,  dont  plu- 
«  sieurs  portent  à  vingt  ans   la  croix   de  la 
«  Légion  d'honneur,  ou  de  nobles  cicatrices  ». 
Les  jésuites  durent  aussi  quitter  l'Alsace: 
Bismarck  les  proscrit  comme  trop  amis  de  la 
France,   et    l'odieux    Freycinet  les  proscrit 
comme     ennemis.     A      Strasbourg,     où     ils 
n'avaient  qu'une  simple  résidence,  le  peuple 
se   montra  ingénieux  dans   les   marques   de 
sympathie     qu'il    leur     prodigua,     lorsqu'il 
connut    l'arrêt  de   proscription  définitif.  Ed- 
mond About  était  alors  détenu  à  Saverne  par 
les  Prussiens.  Dans  son  livre  Alsace,  il  a  ra- 
conté comment  il  fit  la  connaissance  de  l'au- 
mônier de  sa  prison. 

«  Le  voyant  instruit  de  toutes  choses,  dit-il, 
a  j'ai  profité  de  ses  services  pour  m'éclairer 
«  sur  la  persécution  des  catholiques  en 
«  Alsace.  Les  détails  qu'il  m'a  donnés  sur 
«  l'expulsion  des  jésuites  fait  le  plus  grand 
«  honneur  aux  victimes  et  à  leurs  amis.  A 
«  l'heure  ds  l'exécution,  une  multitude 
«  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants  en 
«prière  remplissent  la  chapelle.  L'agent  des 
«  hautes  œuvres  prussiennes  fut  un  instant 
«  troublé  par  ce  spectacle  et  offrit  d'ajourner 
«la  partie  à  une  meilleure  occasion.  Ce  fut  le 
«  Père-directeur  qui  congédia  l'assemblée, 
"  prêtant  l'appui  de  sa  parole  à  cette  autorité 
«  qui  le  frappait. 

«  On  obéit,  mais  le  lendemain  et  tous  les 

jours  suivants,  la  façade  du   petit  couvent 

"  de  la  rue  des  Juifs  fut  décorée  de  fleurs  et 

de    rubans   tricolores    par    des  mains    in- 

"  connues.  Le  jésuitisme  était  devenu,  grâce 

lux  Prussiens,  une  forme  de  patriotisme,  à 

«  tel   point,  qu'un  éminent  avocat  de   Stras- 

bourg,  M    Masse,  m'a  dit  dans  ma  prison: 

Je   ii  is  juif  ;  vivent  les  jésuites  I  » 
Lors  de  la  dernière  guerre,  1.093  élèves  des 
jésuites  étaient  sous  les  drapeaux  ;  80   furent 


tués  à  l'ennemi;  184  décoré-  (i).  Après  la 
guerre,  les  jésuites  avaient  été  les  premiers  à 
rebâtir,  mérite  aussi  grand  en  1871  que  de 
convertir,  en  1870,  les  collèges  en  ambu- 
lances, lui  1X80,  l'émulation  est  grande  par- 
tout. L'émulation  est  une  chose  reconnue  né- 
cessaire dans  le  corps  enseignant.  Les  jésuites 
ont  des  professeurs  de  premier  ordre.  Leur 
maison  de  la  rue  Lhomond,  à  Paris,  est  une 
école  supérieure  et  une  école  normale.  Les 
bancs  les  plus  élevés  de  la  classe  de  mathé- 
matiques spéciales  ou  de  physique,  sont 
presque  toujours  occupés  par  de  jeunes 
Pères  ;  ils  suivent  les  cours  faits  par  les 
hommes  les  plus  remarquables;  bientôt  ils 
s'en  iront  répandre  partout  les  plus  récentes 
découvertes  de  la  science  et  les  meilleures  mé- 
thodes de  l'enseignement. 

Et  c'est  cet  Ordre  déclaré  pieux  par  le  Con- 
cile de  Trente,  loué  par  Paul  III  en  1540  ;  par 
Jules  III,  en  1550;  par  Grégoire  XIII,  en  1584; 
par   Grégoire   XIV,  en    1597  ;    par    Paul  V, 
en  1606,  et  par  tous  les  papes  qui  l'ont  enrichi 
des  plus   glorieux  privilèges  ;  —   célébré   au 
xvin8  siècle  par  Christophe  de  Beaumont  et 
par  l'assemblée  du  clergé  de  France  ;  —  jus- 
tement admiré  par  les  rois  et   par  les  répu- 
bliques ;  —  préconisé  même   par   les    philo- 
sophes, les  protestants  et  les  impies,  à  plus 
forte  raison  par  tous  les  catholiques  de  bonne 
marque  :  c'est  cet  Ordre  que  les  républicains 
vont  frapper,  au  moment  où  ils  amnistient  les 
communards.   La   politique   insensée   de    ces 
radicaux  veut  qu'on  fasse  grâce  à  des  gens 
coupables  du    crime    d'insurrection    devant 
l'ennemi   et    de    lèse-nation;    elle    veut,  en 
même  temps,  qu'on  s'arme  des  plus  imbéciles 
rigueurs  contre  les  hommes  auxquels  on  ne 
peut  reprocher  rien    que  leurs  bienfaits.  On 
pense,  malgré  soi,  à  l'Auvergnat  qui  met  le 
pied  sur  une  montre,  en  disant  avec  une  stu- 
pide  grimace  :    «  Je    t'empêcherai    bien  de 
marquer  l'heure  ». 

A  cette  heure  de  haine  sauvage  contre 
les  jésuites,  il  serait  intéressant  de  dresser  la 
liste  des  hommes  éminents  qui  sont  sortis  de 
leurs  écoles.  La  nomenclature  serait  si  longue 
que  nous  ne  voulons  pas  l'entreprendre.  Par- 
lons du  moins  de  l'un  des  fondateurs  de  la 
République  de  1848,  Lamartine,  et  rappelons 
ce  qu'il  pensait  des  maîtres  de  sa  jeunesse. 
Bien  longtemps  après  qu'il  eut  dans  des  vers, 
Adieux  au  collège  de  Belley,  témoigné  la  re- 
connaissance qu'il  leur  portait,  alors  qu'il 
eut  bu  à  toutes  les  coupes  enivrantes  de  la 
poésie,  de  l'éloquence,  de  la  politique,  du 
pouvoir,  de  la  gloire  sous  toutes  les  formes, 
en  1857,  il  conservait  encore  un  souvenir 
plein  de  gratitude  pour  ses  anciens  profes- 
seurs, et  écrivait  ces  lignes  : 

«  Je  sortais  d'une  autre  maison  d'éducation 
«   toute  vénale,  dans   un   sombre  et  sordide 


l  mseilê  aux  jeunes  uem;  Didierjcau,  Les  élevés  des  jésuites  ;  Chauveau,  Souvenirs  de 
Suinte  Geneviève  et  Au  service  du  puys,  six  volumes. 


I.    XV. 


14 


210 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


(i  faubourg  de  Lyon.  Les   maîtres         taienl 

«  froids  comme  des  geôliers,  les  enfante  aigris 

«  et  méchants   comme    des  captifs.    Tout  y 

laii  contrainte  el  terreur,  violence  ou  ré- 

olte.  J'y  avais  piis  l'horreur  de  ces  ber- 

d'enfants.  Le  mal  du   pays,  ou  plutôt 

«  le  mal  du  foyer  natal  me  dévorait.  Je  m'at- 

a  tendais,  hélas  !  à   retrouver  les  mêmes  sup- 

o  plices  au  collège  de  Belley.  Je  lus  agréable- 

«  ment  surpris  d'y  trouver  dans  les  maîtres  et 

dans  les  disciples  une  physionomie  toute 
«  différente. 

«  Les  maîtres  me  reçurent  des  mains  de  ma 
«  mère  avec  une  bonté  indulgente  qui  me 
«  prédisposa  moi-même  au  respect  ;  les  éco- 
«  liers,  au  lieu  d'abuser  de  leur  nombre  et  de 
«  leur  supériorité  contre  les  nouveaux  venus, 
«  m'accueillirent  avec  toute  la  prévenance  et 
<(  toute  la  délicatesse  qu'on  doit  à  un  hôte 
«  étranger  et  triste  de  son  isolement  parmi 
«  eux  ;  ils  m'abordèrent  timidement  et  cor- 
«  dialement  ;  ils  m'initièrent  doucement  aux 
«  règles,  aux  habitudes,  aux  plaisirs  de  la 
«  maison  ;  ils  semblèrent  partager,  pour  les 
«  adoucir,  les  regrets  et  les  larmes  que  me 
«  coûtait  la  séparation  d'avec  ma  mère.  En 
«  peu  de  jours,  j'eus  le  choix  des  consolations 
«  el  des  amis.  A  cet  accueil  des  maîtres  et  des 
a  élèves  mon  coeur  aigri  ne  résista  pas  ;  je 
«  sentis  ma  fibre  irritée  se  détendre  et  s'as- 
«  souplir  avec  une  heureuse  émulation.  La 
«  discipline  volontaire  et  toute  paternelle  de 
«  la  maison,  un  autre  régime,  firent  de  moi 
«  un  autre  enfant.  »  (Cours  familier  de  litté- 
rature, t.  IV,  p.  378). 

Et  voilà  les  maîtres,  et  voilà  le  système 
d'éducation,  si  différents  de  ceux  des  maisons 
vénales,  qu'il  s'agit  de  proscrire  !  Est-ce  que 
Lamartine  était  sorti  abruti  du  collège  de 
Belley?  Est-ce  qu'il  en  avait  apporté  des 
idées' étroites  et  rétrogrades?  E<t-ce  que  ce 
début  l'empêcha  d'être  un  grand  poète,  un 
grand  orateur  et, dans  quelques  circonstances, 
un  grand  citoyen?  Ce  point  de  départ  ne  l'a 
même  pas  empêché,  hélas  !  de  créer  la  Répu- 
blique de  1848.  De  cette  révolution,  YHistoire 
des  Girondins  fut  la  préface.  On  a  comparé 
Lamartine  à  un  pompier  qui  mettrait  le  feu 
pour  avoir  le  plaisir  de  l'éteindre.  Malheu- 
reusement, l'incendie  n'était  pas  vaincu,  il  a 
longtemps  couvé,  et  nous  le  voyons  flamber 
de  nouveau.  Combien  de  seaux  d'eau  La- 
martine apporterait,  s'il  vivait  encore?  Que 
penserait- il  des  insanités  nouvelles?  11  disait 
dans  une  de  ses  lettres  que  la  République  de 
1848,  par  ses  excès,  appellerait  la  répression 
du  despotisme.  Que  penserait-il  des  aberra- 
tions bien  plus  grandes  encore  de  sa  sœur  ca- 
dette ?  Ne  verrait-il  pas  le  châtiment  plus  im- 
minent que  jamais?  —  Poète  et  prophète 
étaient  synonymes  chez  les  anciens. 

Notre' foi  et  notre  patriotisme  répugnent 
également  à  ce  qui  nous  reste  à  raconter.  Il 
faut  pourtant  y  venir,  et  inscrire,  au  passif 
des  républicains,  des  indignités  et  des  contre- 
sens qui  révoltent  plus  que  les  crimes  de  93. 


Voici   donc,   d'après   des    témoins  oculaires, 
l'exécution   du    d  d  absolutisme    royal 

fulminé    par   les   républicain-;  contre    les  jé- 

S  1 1  i  I  • 

Les   trois   principaux    exécuteurs  -ont   un 

sieur  Constans,  ministre  de   l'intérieur,  véné- 
rable  honoraire   des    loges  maçonniques  de 

Toulouse;  un  sieur  Andrieux.  préfet  de  po- 
lice, chevalier  Kadosch,  membre  du  cons 
des  33  ;  et  un  sieur  Caubet,  vice-président  du 
Conseil  suprême  du  Crand-Orient.  Ces  trois 
sectaires  sont  membres  d'une  société  secrète 
non  autorisé/-,  et  ils  poursuivent  les  jésuites 
pour  défauL  d'autorisation.  Les  lois  ou  soi- 
disant  loi-;  qu'ils  appliquent,  ils  les  ont  per- 
sonnellement violées.  Ce  sont  des  crimineh 
qui  punissent,  dans  des  innocents,  leur  propre 
crime  :  Adversus  hosttm  xterna  auctorittu  e$to, 

Voici  maintenant, d'après  Y I  Hivers,  \q  récit 
circonstancié  de  l'exécution  des  jésuites  : 

L'ordre  règne  à  la  rue  de  Sèvres. 

Cinq  cents  sergents  de  ville  ont  procédé 
avant-hier  matin  à  l'expulsion  d'une  ving- 
taine de  jésuites  sous  le  commandement  de 
M.  Andrieux,  préfet  de  police. 

M.  le  préfet  de  police  était  ganté  de  gris 
perle,  comme  pour  une  fête,  ou  à  la  manière 
d'un  général  qui  va  livrer  bataille. 

L'œuvre  d'iniquité,  de  violence  et  de  sacri- 
lège est  consommée.  Nous  allons  en  rapporter 
les  divers  incidents. 


.4  Piiilérieur 


Comme  le  bruit  s'en  était  répandu  la 
veille  dans  l'après-midi,  l'application  des  dé- 
crets devait  commencer  par  une  exécution 
nocturne. 

A  neuf  heures  moins  un  quart,  dernière 
limite  de  l'heure  légale,  deux  commissaires 
de  police,  escortés  de  trois  agents,  se  pré- 
sentent à  la  maison  des  KK.  PP.  jésuites  de 
la  rue  de  Sèvres,  en  vertu  d'un  arrêté  du 
préfet,  de  police  ordonnant  la  fermeture  de  la 
chapelle.  L'arrêté  est  notifié  au  PèrePitot,  su- 
périeur de  la  maison. 

Un  grand  nombre  de  personnes,  parmi  les- 
quelles beaucoup  de  sénateurs  et  de  députés, 
s'étaient  proposées  de  venir  passer  la  nuit 
chez  les  Pères  jésuites  ;  mais  sur  l'avis  de  la 
perquisition  oui  devait  avoir  lieu  nuitamment 
et  dans  la  crainte  d'être  chassés  sur  le  champ, 
les  jésuites  avaient  contremandé  la  veillée. 
Cependant  M.  Lrnoul  et  quelques  amis  se 
trouvaient  présents  au  moment  de  l'arrivée 
du  commissaire  de  police. 

La  foule  attendait  à  la  porte.  Des  mots 
d'ordre  avaient  été  envoyés  dans  les  quartiers 
de  Eelleville  et  de  Ménilmontant  pour  pro- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


2\\ 


voquer  des  manifestations  hostiles  aux  je 
suites.  Au  milieu  de  la  canaille  qui  applau- 
dissait à  L'exécution  des  décrets,  se  trouvaient 
des  groupes  nombreux  d'amis  des  jésuites, 
protestant  hautement  au  nom  du  droit  et  de 
ta  liberté. 

Sur  l'exhibition  de  l'arrêté  du  préfet  de  po- 
lice, le  R.  l\  PitOt  dut  laisser  pénétrer  les 
commissaires  avec  leurs  aides,  mais  en  pro- 
testant contre  la  violence  qui  lui  était  faite. 
\u  moment,  où  les  scellés  allaient  être  mis 
sur  la  chapelle,  M.  Ernoul  fît  remarquer  que 
le  Saint-Sacrement  y  était  et  demanda  qu'il 
fût  permis  de  le  transporter  dans  une  cha- 
pelle voisine,  assurant  dans  ce  cas  que  la 
tranquillité  de  la  rue  ne  serait  pas  troublée. 
M.  Clément,  commissaire  de  police,  répondit 
qu'il  n'avait  aucun  ordre  à  ce  sujet,  qu'il 
exécutait  simplement  un  mandat  dont  il  était 
chargé. 

L'opération  de  la  mise  des  scellés  com- 
mença alors.  Sur  ces  entrefaites,  plusieurs  sé- 
nateurs et  députés  de  la  droite  avaient  été 
avertis  de  la  présence  de  la  police.  MM.  Ches- 
nelong, Keller,  Tailhand,  Kolb-Bernard,  de 
la  Bassetière  et  plusieurs  autres,  au  nombre 
d'une  vingtaine  environ,  arrivèrent  successive- 
ment. 

M.  Chesnelong,  ne  sachant  pas  ce  qui 
s'était  passé,  lit  observer  aux  commissaires 
de  police  que  le  Saint-Sacrement  était  resté 
dans  la  chapelle,  et  leur  représenta  la  gra- 
vité de  l'acte  qu'ils  allaient  commettre  ;  les 
commissairess'en  référèrent  de  nouveau  à  leurs 
instructions.  M.  Chesnelong  renouvela  une 
dernière  fois  son  observation  au  moment  où  on 
allait  mettre  les  scellés  sur  la  dernière  porte. 

La  chapelle  fut  fermée  et  le  Saint-Sacrement, 
par  la  plu^  abominable  des  profanations,  est 
aujourd'hui  sous  les  scellés. 

La  nuit  s'est  passée  en  conférences  et  en 
prières.  A  partir  de  minuit,  les  Pères  jésuites 
ont  célébré  à  tour  de  rôle  la  sainte  messe 
dans  la  chapelle  intérieure  de  leur  maison. 

Voici  les  pièces  dont  les  commissaires  de 
police  ont  laissé  copie  au  R.  P.  Pitot. 

s  L'an  mil  huit  cent  quatre-vingt. 

«  Le  mardi  vingt-neuf  juin,  à  huit  heures 
quarante-cinq  minutes  du  soir. 

«  Nous,  Julien  Clément  et  Jean-Marie  Cons- 
tantin Dulac,  commissaires  de  police  de  la 
ville  de  Paris,  chargés  des  délégations  spé- 
ciales et  judiciaires. 

t  Nous  sommes  transportés  rue  de  Sèvres, 
numéros  '■'>'■'>  et  35. 

«  Où  étant, 

«  Après  avoir  décliné  nos  qualités  et  fait 
connaître  le  motif  de  notre  visite,  nous  avons, 
en  pariant  à  M.  Henri  Pitot,  supérieur,  no- 
tifié le  présent,  arrêté,  dont  nous  lui  avons 
laissé  copie. 

M  Ledit  sieur  Pitot  a  déclaré  protester 
contre  cet  arrêté. 

"  Let  commissaires  de  pollue  : 

«  I)ulac,  Clément.  » 


<<  Nous,  député,  préfet  de  police, 
«   Vu   le   âécrel    du    30  septembre    1807, 
art.  8  et  9  ; 

<•  Vu  le  décret  du  22  décembre  L812,  art.  1, 

B  et  H  ; 
«  Vu  l'article  2!)4  du  Gode  pénal  ; 
«  Considérant  que,  malgré  les  prescriptions 

des  textes  ci-dessus  visés,  il  existe  a  Paris, 
rue  de  Sèvres,  .'J.'J-.'l"),  une  chapelle  non-auto- 
risée  dépendante  de  l'établissement  occupé 
par  l'association  non  autorisée,  dite  de  Jésus. 

«  Arrêtons  : 

«Art.  I01'. —  La  chapelle  établie  à  Paris,  rue 
de  Sèvres,  n°*  33  et  35,  est  fermée,  à  partir 
de  la  date  du  présent  arrêté. 

((  Art.  2.  —  Les  scellés  seront  apposés  sur 
toutes  les  portes  de  ladite  chapelle,  soit 
qu'elles  donnent  accès  sur  la  voie  publirjue, 
soit  qu'elles  établissent  une  communication 
avec  les  bâtiments  occupés  par  la  Société  non 
autorisée,  dite  de  Jésus. 

«  Art.  3.  —  Les  commissaires  de  police  de 
la  ville  de  Paris  et  tous  les  agents  de  la  force 
publique  sont  chargés  de  l'exécution  du  pré- 
sent arrêté. 

«  Fait  à  Paris,  le  29  juin.  1880. 

«  Le  député,  préfet  de  police. 

«  Andriedx.  » 

Le  matin,  à  quatre  heures  moins  le  quart, 
les  mêmes  commissaires  se  sont  présentés  à 
la  maison  des  RU.  PP.  jésuites  de  la  rue  de 
Sèvres,  munis  d'un  arrêté  ordonnant  l'éva- 
cuation de  la  maison.  La  porte  extérieure 
était  ouverte.  En  pénétrant,  les  agents  de 
M.  Andrieux  se  trouvèrent  en  face  de  M.  le 
baron  de  Ravignan,  sénateur,  président  du 
conseil  d'administration  de  la  société  civile, 
à  laquelle  appartient  la  maison  de  la  rue  de 
Sèvres.  L'honorable  sénateur  fît  connaître  ses 
titres  et  qualités  en  déclarant  que  le  Père  Pitot, 
supérieur  de  la  maison,  était  administrateur 
de  la  société,  que  pour  lui  il  entendait  être 
respecté  dans  sa  propriété,  et  qu'il  protestait 
contre  la  violation,  ajoutant  que  la  porte  ne 
serait  pas  ouverte,  et  qu'il  faudrait  employer 
la  force  pour  entrer.  Après  sa  noble  et  ferme 
protestation,  l'honorable  sénateur,  très  ému 
de  cette  scène  de  violence,  ne  put  retenir  ses 
larmes. 

Le  R.  P.  Pitot  déclara,  de  son  côté,  que 
ses  frères  les  religieux  et  lui  étaient  là  dans 
leur  domicile,  que  nul  ne  pouvait  légalement 
les  en  chasser,  qu'il  protestait  aussi,  et  que 
ses  frères  et  lui  ne  sortiraient  de  la  maison 
que  chassés  par  la  force. 

Là-dessus,  les  commissaires  de  police  firent 
entrer  les  agents  municipaux.  Sommation 
d'ouvrir  ayant  été  faite  et  renouvelée  sans  ré- 
sultat, les  commissaires  durent  requérir  un 
serrurier  pour  ouvrir  la  porte.  M.  de  Ravi- 
gnan protesta  de  nouveau  contre  l'acte  qui 
allait  s'accomplir,  se  réservant  d'agir  en 
vertu  de  ses  droits  contre  ceux  qui  avaient 


212 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


donné  les  ordres  et  ceux  <jui  les  exécutaient, 
et  par  trois  fois  il  Bouuma  le  serrurier  de  ne 
pas  se  rendre  complice  «le  la  violation  de  son 
domicile.  Celui-ci,  tout  interdit,  ne  répondit 
pas.  La  Berrure  fut  forcée,  après  trois  qmrts 
d'heure  de  travail. 

Des  sénateurs,  des  députés  étaient  présents 
pour  servir  de  témoins,  ainsi  que  plusieurs 
avocats,  avoués  et  huissiers. 

Le  préfet  de  police  avait  pénétré  à  la  suite 
des  commissaires  dans  l'intérieur  de  la  mai- 
son, pour  présider  à  l'expulsion.  Le  R.  1».  Pitot 
ayant  refusé  à  M.  Andrieux  de  le  seconder  ni 
directement  ni  indirectement  dans  ses  perqui- 
sitions, celui-ci  dut  se  livrer  à  la  chasse  aux 
jésuites  à  travers  les  longs  corridors  de  la 
maison. 

Chaque  Père  était  enfermé  dans  sa  cellule 
en  attendant  l'expulsion. 

Le  premier  dont  la  chambre  a  été  violée 
est  le  R.  P.  Marin.  Sur  son  refus  d'obtem- 
pérer à  l'injonction  de  sortir,  le  commissaire 
le  fit  empoigner  par  ses  agents.  La  même 
scène  s'est  reproduite  dans  chaque  chambre. 
Chacun  des  Pères  a  refusé  de  sortir  et  le  même 
ordre  d'expulsion  a  été  donné.  Nous  devons 
constater  la  répugnance  de  la  plupart  des 
agents  de  police  à  exécuter  les  ordres  brutaux 
du  préfet  et  de  ses  commissaires.  Plusieurs 
avaient  les  larmes  aux  yeux. 

L'expulsion  du  Père  Hus,  vieillard  de  78  ans, 
ancien  supérieur  de  la  mission  de  New-York 
et  de  Cayenne,  a  donné  lieu  à  uue  scène  des 
plus  touchantes.  Enfermé  chez  lui,  il  refusa 
d'ouvrir.  Le  serrurier  dut  encore  enfoncer 
cette  porte. 

M.  de  Ravignan,  qui  suivait  avec  les  té- 
moins et  les  amis  des  jésuites,  protesta  de 
nouveau  en  donnant  encore  lecture  des  ar- 
ticles du  Code  pénal  qui  garantissent  les  par- 
ticuliers contre  les  abus  de  pouvoir  des  fonc- 
tionnaires. Traqué  dans  sa  chambre,  le 
Père  Dus  refusa  de  sortir,  disant  qu'il  était 
vieux  et  infirme. 

Là-dessus,  M.  Clément  ordonna  de  le  faire 
sortir  par  force  ;  deux  amis  le  prennent  par 
le  bras  pour  l'aider  à  se  lever  :  «  Non,  Mes- 
sieurs, leur  dit-il,  ils  me  sortiront  de  force.  » 
Les  agents  l'enlèvent  sur  sa  chaise  pour  le 
porter  dehors.  Le  R.  P.  supérieur  s'avance 
alors  et  dit  aux  commissaires  :  «  Comment 
traiter  ainsi  un  vieillard  qui  a  passé  sa  vie  à 
soigner  les  forçats  de  Cayenne  et  qui  y  a  con- 
tracté ses  infirmités?  »  Puis  il  se  jette  à  ses 
genoux  pour  lui  demander  sa  bénédiction.  Le 
Père  Hus  s'excuse;  le  Père  supérieur  insiste. 
Tous  les  assistauts  se  jettent  alors  à  genoux, 
et  le  Père  Hus  le  bénit  ;  emporté  sur  sa  chaise, 
il  leur  dit  à  trois  reprises  :  Adieu  ! 

Le  R.  P.  Lefebvre  avait  été  respecté  pen- 
dant la  Commune  et  laissé  à  la  maison. 
«  Comment,  dit-il  aux  commissaires,  vou- 
driez-vous  faire  plus  que  les  communards!  » 
Quand  les  agents  entrèrent  chez  le  R.  P. 
Chambellan,  provincial  de  la  province  de 
Paris,  le  bon  et  doux  religieux  se  leva  avec 


son  calme  et  son  sourire  habituels.  En  le 
voyant  sortir  de  cet  air  si  tranquille,  les  assis- 
tants étaient  profondément  émus  ;  l'un  d'eux, 
M.  de  Kerdrei,  éclata  en  sanglots. 

Eu  quittantle  préfet  de  police,  le  Père  supé- 
rieur était  rentré  chez  lui.  Sa  chambre  fut  en- 
vahie à  la  seconde.  Le  R.  P.  Pitot  s'est  réclamé 
de  nouveau  de  sa  qualitéd'adminilsrateur  de  la 
propriété,  et  a  fait  observer  qu'aux  termes 
mêmes  de  l'arrêté  d'évacuation,  il  devait  être 
maintenu  dans  la  maison.  Le  commissaire  a 
répondu  à  ce  moment  que  le  Père  Pitot  devait 
sortir  à  toute  force,  mais  ensuite  il  consentit 
à  ajourner  son  expulsion,  sur  le  désir  exprimé 
par  le  vénérable  religieux  d'être  le  dernier 
chassé  comme  supérieur  de  la  maison. 

M.  Chesnelong  a  fait  observer  alors  que 
l'expulsion  du  R.  P.  Pitot,  outre  qu'elle  était 
un  outrage  à  la  liberté  individuelle  du  reli- 
gieux, constituait  aussi  un  attentat  contre  le 
droit  du  propriétaire. 

Les  perquisitions  ont  duré  jusqu'à  neuf 
heures  environ.  Par  décision  du  préfet  de  po- 
lice, trois  Pères  ont  été  autorisés  à  rester 
dans  la  maison  à  titre  de  gardiens  avec  trois 
frères  coadjuteurs  ;  ce  sont  :  les  RM.  Pitot  et 
Lefebvre,  et  le  PéreSoimié,  que  son  grand  âge 
et  ses  infirmités  empêchaient  de  marcher. 


Dans  la  rue. 


Dans  la  rue,  la  manifestation  était,  à  vrai 
dire,  commencée  depuis  plusieurs  jours. 

La  veille,  dès  une  heure,  la  foule  se  pres- 
sait à  la  chapelle  de  la  rue  de  Sèvres  pour  en- 
tendre le  dernier  entretien  que  devait  donner 
le  Père  Lefebvre,  à  quatre  heures,  puis  le  Salut 
du  Saint-Sacrement.  A  trois  heures  et  demie, 
la  foule,  reÛuant  dans  la  cour  intérieure,  les 
parloirs,  la  rue  de  Sèvres,  cherchait  vaine- 
ment à  pénétrer  dans  l'intérieur  de  la  cha- 
pelle entièrement  remplie  ;  elle  s'étend  main- 
tenant des  deux  côtés  de  la  rue,  entre  la  rue 
du  Bac  et  la  rue  de  La  Chaise.  La  file  des 
équipages  va  plus  loin  encore. 

A  quatre  heures,  le  Père  Lefèvre  monte  en 
chaire  et,  comme  si  rien  ne  se  passait  d'ex- 
traordinaire, fait  les  exercices  ordinaires  de 
l'association  de  la  bonne  mort.  Vers  la  fin 
pourtant  de  son  allocution,  il  parle  en  quel- 
ques mots  de  ce  qui  va  s'accomplir  et,  au 
milieu  de  l'émotion  générale  :  «  Priez,  mes 
frères,  priez  pour  cette  pauvre  Compagnie  qui 
va  être  dispersée  de  nouveau  et  qui  compte 
parmi  vous,  je  le  sais,  tant  d'amis  qui  ne 
l'oublieront  pas.  De  notre  côté,  soyez  sûrs 
que,  de  loin  comme  de  près,  nos  prières  nous 
associeront  à  vous  ». 
On  chante  ensuite  le  salut,  et  nous  ne  sau- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


213 


rions  dire  avec  quel  accent,  Lorsque  s'élève  le 
chant  du  Cor  Jesu}  la  foule  eu  chœur  B'écrie  : 
Miserere  nobis.  A  la  bénédiction  du  Saint- 
Sacrement  beaucoup  de  personnes  pleuraient. 

Cependant  le  dernier  chant,  chaut  d'adieu 
a  retenti,  et  la  chapelle  lentement  si;  vide. 
Comme  si  chacun  avait  la  certitude  de  n'y 
plus  pouvoir  entrer  de  longtemps,  chacun  re- 
tarde le  moment  de  la  quitter;  aussi  le  défi I < ■ 
ne  dure  pas  moins  de  trois  quarts  d'heure. 
Au  sortir,  un  courant  nouveau  se  forme.  11  se 
dit  qu'une  protestation  est  déposée  dans  les 
parloirs,  et  que  l'on  est  admis  à  la  signer. 
Tous  aussitôt  de  s'y  précipiter.  Mais  ce  n'est 
pas  une  petite  besogne  d'enfermer  une  telle 
foule  dans  des  parloirs  dont  les  dégagements 
ne  sont  pas  faciles.  Pendant  plus  d'une  heure, 
le  vestibule  de  la  résidence  est  à  la  lettre 
comme  pris  d'assaut. 

Nous  ne  nommons  personne,  car,  s'il  fallait 
les  nommer  toutes,  nos  colonnes  n'y  suffi- 
raient pas.  Disons  seulement  qu'on  a  re- 
marqué M.  le  duc  et  Mm0  la  duchesse  d'Alen- 
çon  et  la  princesse  Blanche  d'Orléans. 

A  l'intérieur  même  des  cloîtres,  trois  cents 
hommes  environ  se  sont  donné  rendez-vous. 
En  leur  nom,  M.  le  comte  des  Cars  est  prié  de 
voir  les  Pères  et  de  leur  témoigner  l'affection 
de  tous.  Mais  les  Pères  sont  déjà  rentrés  dans 
leurs  cellules.  Ils  n'en  sortiront  plus  que  de- 
main. 

Ceci  se  passait  avant  six  heures,  et  il  n'est 
pas  besoin  d'insister  sur  l'impression  causée 
au  loin  dans  tout  le  quartier  par  cette  impo- 
sante manifestation.  Aussi  les  frères  et  amis 
voulurent  essayer,  le  soir,  d'y  opposer  la  leur. 
De  neuf  à  onze  heures,  pendant  qu'un  certain 
nombre  de  personnes  étaient  rassemblées  de- 
vant les  magasins  du  Bon  Marché  pour  en- 
tendre les  airs  de  sa  fanfare,  des  bandes  plus 
ou  moins  avinées  battaient  le  pavé  de  long  en 
large,  poussant  par  intervalles,  et  d'une  voix 
rauque,  les  cris  :  A  bas  les  jésuites  '.Enlevez- 
les  !  et  d'autres  expressions  ordurières  dont 
nous  ne  salirons  pas  notre  plume,  mais  qui 
montrent  à  quelle  plèbe  on  avait  affaire.  Il 
est  vrai  que  ces  cris  ont  été  bientôt  étouffés 
par  les  cris  de  :  Vivent  les  jésuites!  poussés 
par  les  amis  des  religieux  survenus  en  grand 
nombre.  A  onze  heures,  la  foule  était  re- 
poussée de  partout  par  une  escorte  d'agents, 
qui  voulaient  ainsi  dégager  le  terrain  pour  la 
besogne  policière  du  lendemain.  Us  avaient 
compté  sans  l'énergique  dévouement  des  ca- 
tholiques. 

Dès  trois  heures,  le  matin,  on  voyait  ar- 
river en  groupes  serrés  des  jeunes  gens,  an- 
ciens élèves  des  Pères;  puis  des  hommes  de 
toute  condition  et  des  dames  en  assez  grand 
nombre.  A  quatre  heures  moins  un  quart,  une 
première  escouade  de  sergents  de  ville  appa- 
raît flans  la  rue,  bientôt  suivie  du  commis- 
saire de  police  en  écharpe.  Evidemment 
L'heure  approche  et  l'attentat  va  se  con- 
sommer; aussi  l'émotion  redouble;  elle 
éclate   lorsqu'à  quatre  heures  on  voit  appa- 


raître aux  fenêtres  d'un    -  upérieur  deux 

Pères  jésuites  inspectanl  avec  calme  la  nu-, 
d'où  leur  moule  I écho  de  la  manifestation  : 
Vivent  les  jésuites  I  Vivent  les  jésuites  \  Ce 
même  cri  sélève  de  toutes  parts.  En  même 
temps  les  chapeaux  et  les  mouchoirs  s'agitent, 
c'est  la  première  des  manifestations,  quon  fie 
comptera  bientôt  plus. 

Cependant  les  commentaires  vont  leur  train 
sur  ce  qui  se  passe  à  l'intérieur.  Nous  le  ra- 
contons ailleurs  et  l'on  verra  que  l'émotion  de 
la  foule  n'avait  que  trop  de  raisons  de  se  ma- 
nifester. Voici  d'ailleurs  que  les  sergents  de 
ville  débouchent  à  nouveau  de  toutes  les  rues. 
En  un  moment,  on  en  voit  entrer  plus  de  cent 
à  l'intérieur  de,  la  maison  des  Pères.  Au 
dehors,  leur  nombre  n'est  pas  moins  de 
quatre  à  cinq  cents.  Ils  sont  commandés  par 
plusieurs  officiers  de  paix  sous  la  direction  de 
M.  Caubet,  chef  de  la  police  municipale.  Vai- 
nement ils  essayent  de  repousser  la  foule  ;  le 
nombre  des  manifestants  est  tel  qu'on  ne  le 
pourrait  faire  sans  des  violences  auxquelles 
les  agents  ne  semblent  pas  se  résigner  en- 
core. 

Un  peu  après  quatre  heures,  un  incident  se 
produit  qui  jette  une  émotion  nouvelle  dans 
tous  les  groupes  :  à  l'indignation  générale  on 
voit  arriver  M.  Camille  Pelletan,  rédacteur 
de  la  Justice,  et  M.  Mayer,  de  la  Lanterne. 
Après  n'avoir  cessé  d'insulter  les  Pères  dans 
leurs  misérables  feuilles,  ces  messieurs  ont 
évidemment  voulu  se  donner  le  spectacle  de 
les  voir  chassés  et  peut-être  l'amusement  de 
les  insulter  encore.  Tant  d'impudence  révolte, 
et  on  le  fait  sentir  aux  nouveaux  venus,  qui 
cherchent  manifestement  à  jeter  le  trouble 
dans  les  rangs  de  la  foule  indignée.  Mais  ce 
n'est  pas  assez.  Voici  que  M.  Camille  Pelletan 
émet  la  prétention  d'entrer  chez  les  jésuites, 
en  donnant  le  prétexte  qu'il  est  leur  ami. 
Celte  ruse  policière  est  vertement  relevée  par 
M.  Récamier,  aux  applaudissements  de  la 
foule,  et  M.  Pelletan  s'éloigne  en  grommelant. 
M.  Mayer,  lui,  vocilère  de  telle  sorte  que  les 
agents  se  mettent  en  devoir  de  l'emmener. 
Mais  cette  arrestation  n'avait  rien  de  sérieux, 
car  presque  aussitôt  on  le  voit  reparaître  et 
recommencer  ses  frasques.  Bientôt  M.  Camille 
Pelletan,  piqué  de  se  manifester  à  son  tour, 
s'exprime  de  telle  façon  sur  le  compte  des  jé- 
suites qu'il  se  fait  administrer  une  verte  cor- 
rection par  l'un  des  assistants.  Il  consent 
alors  à  se  taire  pour  le  moment. 

Notons  à  ce  propos  un  incident  qui  a  son 
côté  comique.  M.  de  Lorgeril,  sénateur,  était 
présent.  Tout  à  coup  il  est  pris  à  partie  par 
un  personnage  qui  le  somme  de  s'interposer 
pour  obtenir  que  M.  Camille  Pelletan,  fils 
d'un  sénateur,  puisse  avoir  l'entrée  des  jé- 
suites. Inutile  de  dire  que  M.  de  Lorgeril  ne 
jugea  pas  à  propos  de  déférer  à  cette  ridicule 
sommation. 

Mais  voici  qu'on  signale  un  jésuite,  c'est  le 
U.  P.  Mirebeau,  venu  ce  matin  de  la  résidence 
de  Clamart,  et  qui  demande  à  rentrer  rue  de 


2U 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Sèvres.  <  >n  le  lai  interdit,  et  il  poursuivait  sa 
rouie  quand  tout  à  coup  il  se  trouve  arrêté 
par  la  foule.  Lea  femmes  el  lea  hommes  s'age- 
nouillent, réclamant  la  bénédiction  du  per- 
sécuté, qui  la  donne.  Puis  tous  se  relèvent,  et 
les  cria  recommencent:  Vivent  les  jésuites  l 
Parmi  ceux  qui  le  poussent  avec  le  plus  de 
force,  nous  remarquons  M.  le  sénateur  Hervé 
(le  Saisy. 

Il  est  près  de  cinq  heures.  La  foule,  de 
nouveau  refoulée,  revient  incessamment,  elle 
s'élance  comme  d'un  bond  vers  la  porte  des 
jésuites,  quand  elle  la  voit  s'ouvrir  pour  livrer 
passage  au  R.  P.  Marin,  qui  parait  e.-corté  de 
M.  de  Ravignan.  A  ce  moment  les  cris  re- 
doublent :  Vivent  les  jésuites  !  et  de  nouveau 
la  foule  s'agenouille  pour  recevoir  la  bénédic- 
tion du  jésuite  persécuté. 

Il  faut  renoncer  à  peindre  l'émotion  de  ce 
spectacle  qui  se  renouvelle  à  mesure  que  l'on 
voit  paraître  un  jésuite  expulsé  à  son  tour  et 
escorté  par  quelques-uns  des  amis  dévoués 
qui  avaient  veillé  avec  eux,  en  attendant  les 
actes  de  violence  devant  lesquels  n'ont  pas 
reculé  les  persécuteurs.  Toutes  les  vingt  mi- 
nutes à  peu  près,  la  porte  s'ouvre,  livrant 
ainsi  passage  successivement  au  Père  Matignon 
qu'accompagne  M.  Chesnelong,  au  Père  Fou- 
logne  qu'accompagne  M.  de  Kerdrel,  au  Père 
de  Bouix  assisté  de  M.  de  Kermenguy,  au  l'ère 
Gide  avec  M.  de  la  Bassetière,  au  Père  Marti- 
now  avec  M.  Descoltes,  au  Père  Hubin  avec 
M.  Ernoul.  au  Père  de  Guilhermy  accompagné 
de  son  frère,  ancien  colonel  d'artillerie  de  ma- 
rine, au  Père  Hus  emmené  par  des  agents,  au 
Père  Chambellan,  provincial,  au  Père  Forbes 
avec  M.  de  Ravignan.  Notons,  à  propos  du 
Père  Hus, qu'il  a  été  jadis  aumônier  à  la  Nou- 
velle-Calédonie. Aujourd'hui  les  Xouméens 
reviennent,  et  c'est  lui  qu'on  expulse. 

Notons  encore  à  propos  du  Père  Forbes  un 
incident  qui  a  paru  singulièrement  embarras- 
ser M.  le  préfet  Andrieux.  Car  M.  le  préfet  de 
police,  ne  voulant  laisser  à  personne  le  triste 
honneur  de  présider  la  vilaine  besogne  com- 
mandée à  ses  policiers,  était  arrivé  à  six 
heures  et  quart,  ganté  de  frais,  les  mous- 
taches frisées,  l'air  souriant  comme  s'il  allait 
à  quelque  bal.  En  effet,  M.  le  franc-maçon 
Andrieux  est  pressé  de  rentrer  en  grâce  au- 
près des  radicaux,  qui  le  malmènent  quelque 
peu  depuis  quelque  temps,  et  comment  pour- 
rait-il mieux  s'y  prendre  qu'en  mettant  per- 
sonnellement la  main  à  l'expulsion  des  jé- 
suites? 

Sa  présence  étant  signalée,  le  R.  P.  Forbes 
déclare  qu'il  ne  sortira  pas  avant  d'avoir 
protesté  devant  lui  contre  la  violence  qui  lui 
est  faite.  En  effet,  le  R.  P.  Forbes  est  sujet 
anglais,  et  il  signifie  à  M.  Andrieux  qu'il  en- 
tend se  réclamer  du  consulat  d'Angleterre, 
auquel  il  compte  demander  protection.  Visi- 
blement embarrassé,  M.  Andrieux  tortille  sa 
moustache  :  mais  il  ne  se  croit  pas  autorisé  à 
laisser  le  R.  P.  Forbes,  rue  de  Sèvres,  jus- 
qu'au résultat  connu  de  sa  réclamation.  Celte 


réponse  constatée  par  devant  témoins,  le 
M.  P.  Forbes  s'éloigne  dans  une  voilure,  salué 
par  les  cris  répétée  de  :  Vivent  les  jésuites  \  Il 
va  droit  au  consulat  d'Angleterre. 

Pour  ne  pas  interrompre  ce  récit,  nous 
avons  dû  négliger  quelques  incidents  caracté- 
ristique, qui  ont  amené  diverses  arrestation! 
dont  il  nous  faut  parler.  Nous  les  groupons 
ici. 

Il  n'est  pas  douteux  que  les  policiers  du 
gouvernement  avaient  cru  que  les  choses  se 
passeraient  rue  de  Sèvres  le  plus  facilement 
et  le  plus  tranquillement  du  monde.  Exas- 
pérés par  le  nombre  des  manifestants  et  leur 
constance  à  acc'amer  les  jésuites,  ils  ont 
voulu  tout  d'abord  repousser  la  foule  loin  de 
la  maison  où  ils  opéraient  leurs  basses 
œuvres.  Mais  ce  n'était  pas  cho-e  facile,  et 
cen'estqu'àgrand'peine,  que  les  quatre  à  cinq 
cents  agents  de  service  y  sont  enlin  parvenus. 

Mais,  près  de  la  porte,  il  restait  un  certain 
nombre  de  journalistes  et  quelques-uns  des 
plus  fidèles  amis  des  jésuites,  qui  tenaient  à 
rester  là  comme  témoins.  Parmi  eux.  M.  de 
Baudry-d'Asson,  ayant  voulu  entrer  à  l'inté- 
rieur, se  vit  repousser  violemment  et,  malgré 
sa  qualité  de  député,  bourré  de  coups  par  les 
agents,  qui  l'emmenèreni  un  moment,  mais 
pour  le  relâcher  bientôt.  Néanmoins,  il  était 
manifeste  que  ce  dernier  petit  groupe  de  té- 
moins était  de  trop  pour  M.  Andrieux  ;  exas- 
péré sans  nul  doute  par  quelques  dures  vé- 
rités qu'il  dut  entendre  de  AI.  le  marquis  de 
Coriolis,  il  donna  tout  d'abord  l'ordre  de  son 
arrestation. 

Puis,  comme  nous  l'interpellions  directe- 
ment afin  de  savoir  s'il  donnait  positivement 
l'ordre  de  faire  évacuer  tout  le  monde,  sans 
excepter  les  journalistes  chargés  de  ren- 
seigner leurs  lecteurs,  il  réitéra  sèchement  cet 
ordre.  Alors  un  agent,  pressé  de  faire  du  zèle 
sous  les  yeux  de  son  chef,  nous  saisit  brutale- 
ment et  nous  poussant  avec  violence  : 
«  Allons,  allons  !  le  grand  chef  (sic)  a  parlé  : 
filez,  et  plus  vite  que  ça.  »  Pendant  que  la 
foule  indignée  protestait,  notre  jeune  collabo- 
rateur, AI.  Pierre  Veuillot,  ne  put  s'empêcher 
de  faire  remarquer  tout  haut  la  brutalité  de 
l'agent.  Sur  quoi,  dénoncé  par  un  mouchard, 
il  fut  appréhendé  sur  l'heure  et  conduit  au 
poste  de  police  voisin,  où  ses  amis  tinrent  à 
l'accompagner.  Hâtons-nous  d'ajouter  qu'il 
était  relâché  deux  heures  après. 

D'autres  arrestations,  dont  nous  ignorons 
les  causes  exactes,  mais  qui  ne  devaient  pas 
s'appuyer  sur  des  prétextes  plus  sérieux,  ont 
été  faites.  Vers  huit  heures,  notre  excellent 
confrère  de  l'Union,  M.  de  Mayol  de  Lupé, 
qui  accompaguait  Mme  de  Lupé,  a  été  égale- 
ment arrêté.  Il  a  été  relâché  depuis.  Signalons 
encore  l'arrestation  de  MM.  de  Beaurepaire, 
de  Dreuil,  etc.,  coupables,  sans  nul  doute, 
d'avoir  trop  vivement  manifesté  leurs  senti- 
ments à  la  fois  en  faveur  des  jésuites  et  contre 
les  décrets.  Ils  ont  tous  été  relâchés. 

Dernier  incident.,  Vers  sept  heures,    l'om- 


LIVIIK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈMI 


nibus,  qui  vient  tous  les  jours  chercher  dam 
le  quarl  ier  Saint-Germain  les  jeunes  élèvei  du 
collège  de  la  rue  de  Madrid,  traversait  la 
foule  amassée  rue  de  Sèvres  et  aux  environs. 
A  peine,  signalé,  il  est  accueilli  par  Les  cris 
de  :  Vivent  les  jésuites  I  et  des  bravos  redoublés 
auxquels  répondaient  de  leurs  petites  mains 
les  ebers  enfants  qui  font  de  si  bonne  heure 
L'apprentissage  de  la  persécution. 

A  neuf  heures,  la  sinistre  besogne  était  ter- 
minée et  le  serrurier  administratif,  poursuivi 
par  les  huées  d'une  foule  sympathique  aux 
jésuites,  franchissait  le  seuil  de  la  maison 
violée.  Nous  savons  quels  ont  pu  être  les  sen- 
timents des  persécuteurs.  Quant  aux  vic- 
times, un  mot  nous  servira  pour  témoigner  du 
calme  avec  lequel  elles  ont  vu  venir  la  vio- 
lence et  la  persécution.  Le  bon  Père  Millériot 
n'avait  pu,  grâce  aux  mesures  dont  tous  ses 
frères  étaient  l'objet,  sortir  à  l'heure  ordi- 
naire pour  Saint-Sulpice,  où  l'on  sait  avec 
quel  zèle  il  exerce  depuis  longues  années  son 
fécond  ministère.  «  Avec  tout  cela,  dit-il,  ces 
gens-là  me  feront  arriver  vingt  minutes  trop 
tard  à  mon  confessionnal  ».  Ce  Irait  dit  tout. 
Il  nous  dispense  d'ajouter  aucune  réflexion  à 
ce  triste  récit. 

L'exécution  des  décrets  se  poursuivit  en 
province,  comme  elle  s'était  effectuée  à  Paris. 
Voici,  d'après  un  témoin  oculaire,  comment 
la  chose  se  passa  près  d'Amiens  :  «  Le  30  juin, 
Sainl-Acheul  a  vu  s'opérer  l'expulsion  des 
religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Avant  de 
raconter  ce  haut  fait,  digne  de  nos  gouver- 
nants, qu'on  nous  permette,  à  l'honneur  de 
l'excellente  population  d'Amiens,  de  dire  un 
mot  de  la  manifestation  religieuse  dont  la 
chapelle  de  Saint-Acheul  fut  le  théâtre  dans 
la  journée  du  29. 

«  Dès  le  matin,  le  modeste  sanctuaire  deve- 
nait trop  étroit  pour  contenir  la  foule  des  fidèles 
qui  y  venaient  prier,  hélas!  pour  la  dernière 
fois.  A  sept  heures,  un  pèlerinage  composé 
exclusivement  d'hommes,  remplit  la  chapelle, 
débordant  de  toutes  parts,  occupant  les  tri- 
bunes et  toutes  les  places  réservées  à  la  com- 
munauté. C'était  une  solennelle  protestation 
contre  l'iniquité  du  lendemain  :  aussi  avait- 
on  tenté  par  de  sourdes  manœuvres  d'empê- 
cher cette  manifestation.  On  parlait  d'émeutes, 
de  violences.  De  fait,  quelques  meneurs  avaient, 
parait-il,  essayé  de  soulever  les  ouvriers,  mais 
le  peuple  d'Amiens  a  trop  de  bon  sens  pour  se 
laisser  entraîner  à  de  tels  excès.  Les  catho- 
liques vinrent  nombreux  â  Saint-Acheul  et, 
toute  la  journée,  une  foule  compacte  envahit 
la  chapelle. 

"  Le  soir,  quelques  amis  dévoués  passèrent  la 
nuit  sous  le  toit  des  religieux  menacés,  prêts  à. 
protester  avec  eux,  et,  au  besoin,  à  les  dé- 
tendre. Le  30,  dès  le  lever  du  soleil,  le  Père 
recteur  dit  sa  dernière  messe  et  le  sanctuaire 
n'abrita  plus  l'hôte  divin  que  tant  de  généra- 
tion- étaient  venues  adorer.  A  6  h.  1/2  du  ma- 
tin, un  mouvement  se  l'ait  dans  la  foule,  qui 
se  presse  a  la  porte  du  couvent.  C'est  le  com- 


missaire central,  accompagné  de  deux  com 
missaires   et  d'un    inspecteur   de    police  et 
d'agents  munis  d'instruments  d'effraction. 

«  L'agent  du  gouvernement,  suivi  de  ses 
collègues,  est  introduit  dans  un  parloir  exté- 
rieur OÙ  il  attend  le  l'ère  recteur  que  l'on 

allé  prévenir.  La   foule,  anxieuse,  garde  un 

profond  silène*!  ;  tous  les  yeux  surit  mouillés 
de  larmes;  la  chapelle,  dépouillée  de  ses  or- 
nements, reçoit  les  instantes  et  dernières  sup- 
plications de  ceux  qui  invoquent,  en  face  de 
la  tyrannie  brutale,  le  Dieu  des  persécutés. 
Au  loin,  des  agents  de  la  police  gardent  les 
chemins,  et  l'on  dit  que  l'armée  se  tient 
prêle  à  donner  main  forte  aux  hommes  de  la 
préfecture. 

«  Le  Père  recteur  apparaît.  Une  majestueuse 
sérénité  se  reflète  sur  ses  traits  vénérables. 
Le  fils  de  saint  Ignace  domine  de  toute  sa 
grandeur  les  exécuteurs  des  œuvres  préfecto- 
rales. 

«  Des  amis  dévoués  entourent  le  saint  reli- 
gieux et  tiennent  â  honneur  de  lui  servir  de 
témoins  et  de  gardes  du  corps  dans  cette  lutte 
suprême  de  la  justice  désarmée  contre  la  vio- 
lence et  l'arbitraire  :  Ce  sont  MM.  Levoir,  de 
Badts  de  Cugnac,  comte  de  Nicolaï,  vicomte 
de  Darnpierre,  Dubos,  Amédée  Jourdain, 
Souïf,  Eugène  Poujol,  etc.  L'agent  de  la  po- 
lice, visiblement  troublé  et  balbutiant  je  ne 
sais  quelle  excuse,  donne  lecture  de  l'arrêté, 
signé  Spuller  (l'homme  est  digne  de  l'ou- 
vrage) qui  dissout  la  société  dite  de  Jésus  et  la 
chasse  de  son  domicile.  «  Veuillez,  dit  le  Père 
recteur,  me  laisser  une  copie  de  cet  arrêté.  » 
Le  commissaire  répond  qu'il  ne  peut  délivrer 
aucune  copie  des  actes  qu'il  est  chargé  de  no- 
tifier et  qu'il  ne  peut  recevoir  aucune  protes- 
tation. Dans  ce  cas,  répond  le  Père  recteur,  je 
proteste  contre  l'arrêté  et  les  décrets  dont  je 
ne  reconnais  pas  la  légalité  :  je  fais  toutes  mes 
réserves  quant  à  la  revendication  de  mes  droits 
de  citoyen  violés.  Et  il  rédige,  séance  tenante, 
une  protestation  signée  par  les  témoins  pré- 
sents. Se  levant  alors,  le  recteur  déclare  qu'il 
proteste  de  nouveau  et  qu'il  ne  sortira  de  son 
domicile  que  si  violence  lui  est  faite.  L'agent 
s'avance  alors  et  porte  une  main  tremblante 
sur  le  religieux.  Mais  il  demande  au  Père  rec- 
teur de  vouloir  bien  faire  évacuer  la  maison. 
«  Jamais,  Monsieur,  répond  le  Père  ;  vous 
pouvez  employer  contre  mes  frères  et  mes  en- 
fants la  violence  que  vous  venez  d'exercer 
contre  moi.  Je  n'ai  pas  à  me  prêter  à  vos  des- 
seins. »  Le  commissaire  s'avance  alors  vers  la 
porte  du  parloir,  qui  est  fermée.  Sur  le  refus 
qui  lui  est  fait  de  la  lui  ouvrir,  l'aide  des  ser- 
ruriers est  requise  pour  l'effraction. 

«  Le  commissaire  donne  alors  lecture  d'un  se- 
cond document,  ou  plutôt  d'instructions  con- 
fidentielles dont  il  refuse  de  donner  copie  et 
dont  il  ne  veut  pas  faire  connaître  l'auteur. 
Ces  instructions  anonymes  portent  en  subs- 
tance que  toute  communauté,  tout  collège 
coupable  d'avoir  donné  asile  à  un  religieux 
proscrit  sera  fermé  sur-le-champ,  que  tout  ci- 


216 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQI  E 


toyen  ayant  recueilli  une  agrégation  de  pros- 
crits sera  poursuivi.  Interpellé  sur  la  signifi- 
cation de  ce  mot  agrégation,  M.  le  commissaire 
refuse  d'abord  de  s'expliquer,  puis  finit  par 
dire  que  deux  religieux  ne  forment  pas  une 
agrégation,  mai<  que  (rois  en  font  une.  Celle 
distinction  arbitraire,  imaginée  par  un  ca- 
suiste  dont  M.  le  commissaire  refuse  obstiné- 
ment de  donner  le  nom,  donne  la  mesure  de 
ce  que  peuvent  en  pareille  matière  les  persé- 
cuteurs ingénieux.  I?n  ce  moment,  un  des  té- 
moins, père  d'un  novice  de  Sainl-Acheul, 
s'avance  et  lit  la  protestation  suivante  : 

«  Au  nom  du  droit  naturel,  qui  reconnaît  à 
tout  homme  le  droit  de  choisir  l'état  de  vie 
qui  leur  convient,  et  d'en  observer  les  obli- 
gations : 

«  Au  nom  des  pères  et  des  mères  de  fa- 
mille, qui,  ainsi  que  moi,  ont  autorisé  leurs 
fils  à  entrer  et  demeurer  dans  cet  asile  de 
piété  et  de  vertu,  de  s'y  préparer  en  paix  à 
servir  Dieu,  l'Eglise  et  la  France,  dans  les  la- 
beurs de  l'enseignement  et  de  l'apostolat  chré- 
tiens ; 

«  Devant  Dieu  qui  m'entend  et  nous  ju- 
gera; 

«  Devant  vous,  Messieurs,  représentants  ac- 
tuels de  l'autorité  civile  : 

«  Je  proteste  hautement  contre  la  violence 
qui  m'est  faite  en  la  personne  de  mon  fils,  et 
je  déclare  ne  m'y  soumettre  que  parce  que 
Dieu,  qui  le  permet,  le  veut  ainsi. 

«  Comte  Ch.  de  Nigolav.  » 

«Les  ouvriers  réquisitionnés  ouvrent  alors  la 
porte  avec  effraction,  malgré  les  protestations 
du  recteur,  qui  invoque  l'inviolabilité  de  son 
domicile,  et  des  administrateurs  de  la  société 
civile  de  Saint-Acheul,  qui  réclament  au  nom 
du  droit  de  propriété. 

«  L'agent  ministériel  parcourt  alors  la  mai- 
son, expulsant  par  la  violence  prêtres  et  no- 
vices. Sommés  individuellement  d'avoir  à  se 
dissoudre  et  à  quitter  le  noviciat,  tous  pro- 
testent énergiquement  et  attendent  l'emploi 
de  la  force  pour  céder  aux  injonctions. 

«  Les  novices  anglais,  allemands,  suédois, 
italiens,  déclarent  qu'ils  en  référeront  à  leurs 
ambassadeurs  respectifs,  de  la  violence  qui 
leur  est  faite.  Le  commissaire  parcourt  alors 
toutes  les  chambres,  expulsant  les  vieillards, 
les  infirmes,  les  malades  ;  seul,  un  frère  gra- 
vement atteint  d'un  mal  aigu  trouve  grâce  et 
sera  toléré  quelques  jours  sous  le  toit  où  il 
espérait  mourir  et  qu'il  devra  quitter  bientôt 
peut-être  pour  toujours,  lui  vieillard  infirme 
depuis  plus  de  trente  ans.  Le  Père  Jenessaux 
est  saisi  au  moment  où  il  descend  de  l'autel 
et  jeté  hors  de  sa  chambre. 

«Tout  va  finir...  Le  Père  recteur,  qui  a  de- 
mandé de  rester  le  dernier  et  de  voir  partir  ses 
enfants  qui  se  jettent  en  pleurant  dans  ses 
bras,  le  Père  recteur,  seul  comme  un  capi- 
taine sur  le   pont  d'un  navire  en  perdition, 


jette  un  dernier  regard,  dit  un  dernier  adieu 
a  ces  murs  qui  l'ont  abrité,  et  franchit  le 
senil...  Les  sanglots  éclatent,  toutes  les  tètes 
se  découvrent,  toutes  les  mains  se  tendent... 
L'iniquité  est  consommée.  Il  est  neuf  heures 
du  matin.  Tout  n'est  pas  fini  cependant.  Il 
reste  à  fermer  cette  chapelle  que  tant  de  - 
nérations  ont  visitée...  Les  scellés  sont  ap- 
posés aux  portes  de  l'édifice.  C'est  ainsi  que 
les  Juifs  ont  scellé  la  pierre  du  tombeau.  Juste 
Dieu,  vous  ressusciterez  ! 

«  Nous  ne  dirons  rien  de  l'attitude  tou- 
chante et  indignée  de  la  foule.  Les  agents 
de  M.  Spuller  ont  pu,  s'ils  l'ont  voulu,  le 
renseigner  à  cet  égard.  Le  peuple  a  compris 
que  si  l'on  chasse  de  leurs  demeures  des 
hommes  dont  le  dévouement  à  leurs  sem- 
blables est  le  seul  crime...,  on  ne  proscrit  pas 
le  souvenir  de  leurs  vertus.  Parlez,  pauvres, 
qui,  si  souvent,  avez  reçu  ici  la  charité  ;  par- 
lez, blessés  de  notre  dernière  guerre  qui  avez 
abrité  ici  vos  souffrances  soulagées  ;  parlez, 
affligés  qui  avez  trouvé  ici  la  consolation,  et 
dites  à  tous  ce  que  cachaient  d'amour  vrai, 
d'humilité,  de  pureté,  de  dévouement  ces  de- 
meures désormais  vides,  mais  où  retentit  une 
grande  voix  qui  demande  justice  aux  hommes 
et  à  Dieu.  » 

Yoici  maintenant  l'exécution  pour  Angers  ; 
je  la  donne  toujours  d'après  le  récit  d'un  té- 
moin oculaire  :  «  Je  veux  vous  donner  tout  de 
suite  des  détails  sur  l'expulsion  violente,  manu 
militari,  des  Pères  et  des  novices  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  de  leur  maison  d'Angers. 

«  Hier,  Monseigneur  était  revenu  comme  la 
veille,  pour  passer  la  nuit  au  milieu  des  Pères, 
plusieurs  catholiques  de  la  ville  avaient  tenu 
à  honneur  de  se  trouver  là,  prêts  à  être  les 
témoins  de  la  violence,  et  pour  voir  s'il  était 
nécessaire  d'accompagner  les  Pères,  les  re- 
cueillir et  au  besoin  les  protéger  contre  les 
injures  qui  pouvaient  les  attendre.  Vous  dire 
l'impression  de  ces  premières  heures  de  la 
soirée  est  vraiment  impossible  ;  Monseigneur 
entouré,  poussé,  escorté  par  tous  ces  hommes, 
dont  le  cœur  battait  à  l'unisson  du  sien  ;  ces 
corridors  à  peine  éclairés,  les  pensées  qui  se 
présentaient  en  foule  à  l'esprit,  tout  cela  don- 
nait à  la  fois  des  impressions  consolantes  et 
bien  tristes.  Les  Pères  et  les  novices  retirés 
dans  leurs  cellules,  observant  la  règle  jus- 
qu'au bout,  se  livraient  au  sommeil  ;  quand  je 
dis  au  sommeil  je  ne  crois  pas  me  tromper, 
car  le  cœur  du  juste,  inaccessible  à  la  crainte, 
et  éprouvé  par  la  tristesse,  sait  bien  où  puiser 
la  paix.  Les  novices  du  dehors,  après  la  récita- 
tion des  prières  communes,  tâchèrent  aussi 
de  dormir  un  peu  partout,  et  à  trois  heures 
du  matin  chacun  était  debout,  attendant  le 
moment  où  les  exécuteurs  des  décrets  vien- 
draient arracher  par  la  violence,  et  au  nom 
de  la  loi  interprétée  administrativement,  les 
paisibles  habitants  du  noviciat.  Les  messes  se 
succédaient  dans  la  chapelle,  interdite  au  pu- 
blic depuis  la  veille,  et  à  4  heures  nous  re- 
cevions la  dernière  bénédiction  de  la  dernière 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


217 


messe,  dite  dans  le  lieu  sacré,  où,  depuis  qua- 
rante ans,  les  bons  Pères  offraient  le  saint  sa- 
crifice* 

«  Dans  la  nuit,  l'adoration  nocturne  h  la  (-lia- 
pelle  des  Pères  de  l'Adoration  avail  réuni  un 

grand  nombre  d'hommes,  et  après  la  messe, 
dile  à  deux  heures,  la  plupart  e'iaient  venus 
grossir  le  bataillon  (idèle  réuni  déjà  au 
Jesu. 

«  Dès  quatre  heurer,,  Monseigneur  était  prôt 
à  recevoir  les  violateurs  du  domicile  de  ses 
bûtes.  Chacun,  rangé  à  la  suite  de  Sa  Gran- 
deur, ne  voulait  rien  perdre  de  la  protesta- 
tion qu'il  allait  faire  entendre  à  l'entrée  des 
intrus.  On  attendit  deux  heures  ;  déjà  un  dé- 
tachement de  pontonniers  s'était  formé  en 
cercle  sur  la  place  devant  la  grande  porte  de 
la  maison,  des  gendarmes  les  accompa- 
gnaient ;  à  six  heures  précises,  les  commis- 
saires en  chef  de  la  ville,  escortés  de  nom- 
breux agents  de  police,  sonnèrent  et  deman- 
dèrent à  entrer  au  nom  de  la  loi  ;  la  grande 
porte  qui  donne  sur  une  petite  cour  leur  est 
ouverte,  et  devant  eux  une  autre  porte  qui 
donne  accès  dans  l'intérieur  leur  est  inter- 
dite. Ils  l'ouvrent  avec  violence,  un  serrurier 
ayant  fait  sauter  les  planches  et  les  verrous. 
Là,  ils  se  trouvent  en  présence  du  Père  recteur, 
qui  proteste  avec  fermeté  contre  cette  viola- 
tion du  domicile  de  citoyens  paisibles  ;  à  son 
tour,  M.  de  la  bouillerie  lit  une  ferme  pro- 
testation au  nom  des  pères  des  novices,  lésés 
dans  leurs  droits,  dans  leur  autorité  pater- 
nelle et  la  liberté  de  leurs  enfants.  On  arrive 
alors  à  la  seconde  porte,  celle  de  clôture,  qui 
est  brisée  à  son  tour  par  les  coups  répétés  du 
ciseau  et  du  marteau  administratifs.  C'est 
alors  que  les  commissaires  de  police  se 
trouvent  arrêtés  par  Monseigneur,  qui  leur 
lit  avec  un  accent  énergique  et  d'une  voix  vi- 
brante la  protestation  suivante  : 

«  Xous,  Charles-Emile  Freppel,  par  la  grâce 
de  Dieu  et  l'autorité  du  Saint-Siège  aposto- 
lique, évêque  d'Angers,  au  nom  des  intérêts 
spirituels  dont  la  garde  nous  est  confiée,  et  en 
vertu  de  notre  autorité  épiscopale. 

«  Nous  protestons  contre  l'acte  qui  s'accom- 
plit en  ce  moment  sous  nos  yeux,  savoir 
l'expulsion  de  la  société  de  Jésus,  approuvée 
par  le  Saint-Siège,  déclarée  un  pieux  Institut 
par  le  saint  concile  de  Trente,  et  canonique- 
ment  établie  dans  notre  ville  épiscopale 
par  notre  vénéré  prédécesseur,  Mgr  Ange- 
btiult. 

«  Nous  déclarons  maintenir,  en  ce  qui  nous 
concerne,  ladite  société  dans  tous  les  droits 
qu'elle  possède  à  Angers,  en  vertu  des  lois 
canoniques. 

"  Nous  protestons,  en  outre,  contre  la  ferme- 
ture d'une  chapelle  construite  il  y  a  quarante 
ans,  au  vu  et  au  su  de  l'autorité  civile,  sans 
la  moindre  réclamation  de  sa  part,  fréquentée 
depuis  lors  par  un  nombreux  publie,  et  jugée 
par  nous  indispensable  pour  les  intérêts  spi- 
rituels des  habitant!  du  faubourg  Saint-Mi- 


di.'I,    r:n    raison    de    lYdoignemenl.  de    l'Egli 

Sainl  Serge,  située  à  l'une  des  extrémités  de 
la  paroisse. 

«  l'ail  à  Angers,  le  30  juin  1880. 

«  •;■  Cn. -Emile,  év.  d'Angers. 

a  Ces  nobles  paroles,  si  calmes,  si  préi 
dans  leur  concision,  n'arrêtent  pas  les  agents 
de  M.  le  préfet.  Sans  doute  ce  haut  fonction- 
naire et  son  digne  associé,  M.  le  procureur 
général,  qui  connaissaient  la  présence  de 
Monseigneur,  n'ont  pas  osé  venir  eux-mêmes 
recevoir  en  pleine  figure  cette  vigoureuse 
apostrophe.  Parole  admirable,  mais  où  l'on 
sent  encore  la  mansuétude  du  père,  qui  veut 
épargner  à  ses  fils  ingrats  la  menace  et  le 
rappel  de  ces  censures  terribles  pour  un  chré- 
tien, et  qui  atteignent,  sans  qu'ils  s'en  oc- 
cupent beaucoup,  hélas!  les  violateurs  de  la 
liberté  de  l'Eglise.  Le  pauvre  commissaire, 
un  peu  ému,  balbutie  qu'il  accepte  les  termes 
de  la  protestation,  pour  les  reporter  à  son  chef 
sans  doute. 

«  Puis  Monseigneur,  suivi  de  tous,  se  retire 
dans  les  jardins,  où  le  commissaire  le  suit 
quelques  instants  après  et  le  prie  au  nom  de 
la  loi  de  sortir  de  la  maison  avec  tous  ceux 
qui  l'entourent.  Monseigneur  proteste  avec 
énergie,  et  pour  éviter  quelque  scène  vio- 
lente, se  retire  suivi  par  tout  le  monde.  Alors 
la  dernière  formalité  s'accomplit,  c'est  la  plus 
poignante  :  j'ai  eu  l'honneur  d'en  être  le  té- 
moin, et  enfermé  là  avec  les  Pères,  je  n'en  ou- 
blierai jamais  la  tristesse,  non  plus  que  la 
dignité,  la  résignation  sublime  des  victimes. 
Tous,  leur  petit  sac  à  la  main,  comprimant 
par  un  effort  surhumain  les  pensées  déchi- 
rantes qui  les  oppressent,  ils  attendaient  avec 
calme  le  moment  où  on  allait  encore  les  som- 
mer d'ouvrir  au  nom  de  la  loi. 

«Bientôt  un  coup  frappé  à  la  porte  annonce 
la  présence  du  commissaire  et  de  ses  aides  ; 
il  demande  qu'on  lui  ouvre,  le  Père  Kervennic 
lui  répond  qu'il  peut  forcer  la  clôture,  qui 
restera  fermée.  Alors  retentit  un  violent  coup 
de  marteau,  un  ciseau  poussé  d'une  main  vi- 
goureuse apparaît  bientôt  par  une  ouverture 
béante,  et  la  porte  avec  son  chambranle  ar- 
raché tombe  et  laisse  apparaître  le  commis- 
saire et  son  écharpe.  Le  Père  recteur  s'avance 
et,  protestant  encore  une  fois  au  nom  de  la 
liberté  de  conscience  garantie  (!)  par  la  loi  de 
l'inviolabilité  du  domicile,  déclare  que  lui  et 
les  Pères  ne  céderont  qu'à  la  violence.  On  le 
prend  par  le  bras  et  un  agent  le  conduit  jus- 
qu'à la  porte  extérieure;  ainsi  pour  chaque 
Père,  et  les  Frères  qui  les  accompagnent  :  tous 
sont  expulsés,  môme  les  malades,  et  j'ai  eu  le 
bonheur  de  conduire  moi-même  le  dernier 
Père,  infirme,  auquel  la  prévoyante  police 
avait  réservé  une  voiture  qui  l'a  conduit  dans 
une  maison  de  santé.  Je  dois  dire  à  la  louange 
des  agents  qu'ils  se  sont  acquittés  avec  poli- 
tesse de  leur  triste  mission.  Pauvres  gens,  la 
plupart  maudissaient  sans  doute  le  triste  mé- 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


lier  qui  leur  était  imposé  ;  mais,  quand  on  re- 
fuse de  servir  les  rancunes  de  Marianne,  elle 
ens  aux  gages,  et  il  faut  bien  vivre, 
même  en  république. 

Pendant  que  se  passait  cette  dernière  scène, 
Monseigneur  retournait  à  pied  à  sa  résidence 
d'été,  située  à  près  de  2  kilomètres  de  la  de- 
meure des  Pères.  Ce  retour  a  été  un  triomphe  ; 
une  foule  énorme  d'hommes  et  de  femmes  de 
tous  les  rangs,  de  toutes  les  conditions,  a  tenu 
à  escorter  Sa  Grandeur,  qu'elle  saluait  de  ses 
acclamations  et  des  cris  de  :  Vive  la  liberté  ! 
Vivent  les  jésuites  I  cris  tellement  forts  qu'ils 
couvraient  les  voix  éhontées  d'une  troupe  de 
voyous,  voulant  essayer  les  airs  nationaux  du 
jour,  et  auxquels  leurs  gosiers  donnent  une  si 
particulière  saveur.  Monseigneur  bénissait  la 
foule  qui  s'inclinait  pieusement  sur  son  pas- 
sage, et  des  larmes  de  bonheur  coulaient  sur 
ses  joues  quand  il  est  arrivé  à  l'Esvière. 

«  Voilà  donc  le  premier  acte  accompli  de  ces 
odieuses  mesures,  qui  consistent  si  profondé- 
ment les  cœurs  des  catholiques,  et  cela  se 
passe  dans  ce  beau  pays  de  France,  qui  s'ap- 
pela jadis  la  tille  aînée  de  l'Eglise,  et  peut-être 
que  ce  soir  ou  demain  l'iniquité  va  achever 
son  œuvre,  et,  en  attendant  de  nouvelles  vio- 
lences, chasser  encore  les  congrégations  non 
autorisées.  Hélas  !  comment  sera  lavée  cette 
souillure?  Cor  Jesu  sacrât issimum,  miserere 
no 01 s  !  » 

Nous  voici  maintenant  à  La  Louvesc,  dans 
l'Ardèche  :  c'est  une  vieille  résidence  des  jé- 
suites en  France  :  Le  29  au  soir,  on  apprit 
que  le  préfet  de  l'Ardèche,  le  sous-préfet  de 
Tournon  et  le  procureur  de  Privas,  étaient  à 
Saulillieu,  chef-lieu  de  canton,  avec  plusieurs 
brigades  de  gendarmerie.  Il  faut,  à  cause  des 
rampes,  trois  heures  pour  franchir  les  14  ki- 
lomètres qui  séparent  La  Louvesc  de  son  chef- 
lieu.  Néanmoins,  à  cinq  heures  du  matin,  si- 
non plus  tôt,  on  voyait  le  30,  à  l'entrée  du 
village,  trente  hommes  de  gendarmerie  à  che- 
val, un  capitaine,  un  lieutenant  et  une  voiture 
contenant  les  autorités  administratives  en  ha- 
bit ofûciel.  Le  commissaire  de  police  d'An- 
nonay  venait  à  la  même  heure  frapper  à  la 
porte  des  révérends  Pères,  gardiens  sur  ces 
montagnes  du  tombeau  de  saint  François  Ré- 
gi?. 

Le  supérieur  n'avait  pas  fini  la  messe,  et  le 
commissaire  a  dû  attendre  avec  plus  ou  moins 
de  patience  son  retour  de  l'église.  Ce  commis- 
saire était  pressé  :  il  eût  voulu  agir  tout  de 
suite,  faire  sans  bruit  sortir  les  religieux  et 
mettre  rapidement  les  scellés  partout.  Le  su- 
périeur s'est  opposé  à  toute  cette  véhémence. 
Il  était  chez  lui;  il  y  habitait  en  vertu  d'un 
bail  authentique,  et  il  a  demandé  au  commis- 
saire communication  écrite  des  ordres  dont  il 
était  porteur.  Après  cette  première  tentative, 
le  commissaire  s'est  rendu  auprès  du  préfet  et 
du  sous- préfet.  Ces  messieurs  stationnaient  sur 
la  place  dans  leur  voiture,  dont  ils  n'ont  pas 
osé  sortir.  Au  retour  de  cette  conférence,  le 
commissaire  était  accompagné  du   capitaine 


de  gendarmerie  ;  et  eelui-ci  a  porté  la  parole. 
Le  commissaire  l'a  interrompu  pour  faire  re- 
marquer  que  le  Père  supérieur  avait  titre  de 
curé,  et  qu'il  avait,  ainsi  qui  aires,  la 

faculté  de  demeurer  à  la  maison.  Les  autres 
Pères  attachés  à  la  m  :i  qualité  de  mis- 

sionnaires désigné-  par  Mgr  de  Viviers  pou- 
vaient-ils rester  au^si  ?  On  l'a  espéré  un  ins- 
tant; mais,  après  une  nouvelle  conférence  du 
commissaire  avec  le  préfet,  leur  titre  de  jé- 
suites a  lini  par  déterminer  leur  expulsion. 
Sur  le  refus  du  Père  supérieur  d'ouvrir  ses 
portes,  on  a  mandé  un  serrurier. 

A  l'intérieur,  il  y  avait  un  grand  nombre 
de  prêtres  cl  de  laïques  venus  des  environs  ; 
les  premiers,  pour  protester  de  leur  affection 
pour  ceux  qu'on  prétend  leur  être  anti j 
Ihiques.  Les  seconds,  pour  protester  contre  la 
violence  qui  allait  se  consommer.  Ils  l'ont 
subie  les  premiers.  Le  capitaine  les  a  tous  fait 
jeter  à  la  porte.  Aussitôt,  de  la  foule,  rassem- 
blée devant  la  maison,  est  sorti  un  cri  una- 
nime de  :  Vivent  les  jésuites  !  A  ce  cri,  répété 
et  prolongé,  se  joignaient  des  pleurs  et  des 
sanglots.  Le  serrurier  ayant  crocheté  la  porte 
d'entrée  et  successivement  celles  des  chambres 
des  Pères  dont  l'expulsion  était  demandée, 
ceux-ci  ont  été  à  leur  tour  conduits  de  force 
hors  de  leur  maison.  Restaient  deux  ou  trois 
pauvres  frères  servants,  que  leurs  humbles 
fonctions  auraient  dû  préserver  de  toute  vio- 
lence et  que  le  commissaire,  dans  son  igno- 
rance, allait  oublier.  Le  capitaine  de  gendar- 
merie, en  sa  qualité,  dit-on,  d'ancien  élève 
des  jésuites,  a  fait  mettre  la  main  sur  eux,  et 
ils  ont  également  été  jetés  à  la  porte.  Les  ac- 
clamations de  la  foule  les  ont  salués  avec  au- 
tant de  sympathie  que  les  Pères. 

La  triste  besogne  était  terminée.  Commis- 
saire et  capitaine  sont  sortis  emportant  les 
cris  de  malédiction  de  tout  le  peuple.  Le  ser- 
rurier a  dû,  à  son  tour,  franchir  les  rangs 
serrés  de  la  foule.  Les  huées,  les  interpella- 
tions et  les  signes  de  mépris  Font  longuement 
poursuivi.  Le  flot  s'est  porté  sur  la  place  où, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  stationnaient  dans 
leurs  voitures  les  tristes  dignitaires  de  l'ad- 
ministration et  de  la  magistrature  venus  pour 
présider  et  soutenir  ces  basses  œuvres  de  po- 
lice. De  toutes  parts,  les  cris  ont  retenti  au- 
tour de  la  voiture,  cris  de  toute  sorte  qui  at- 
testaient l'attachement  des  habitants  pour  les 
Pères  et  leur  indignation  contre  ceux  qui 
n'ont  pas  reculé  devant  l'exécution  de  cette 
iniquité.  La  manitestation  n'a  cessé  que 
lorsque  le  cortège  a  été  loin  du  village.  Les 
habitants,  en  effet,  l'ont  poursuivi  longtemps 
de  leurs  huées.  En  somme,  c'est  un  vrai 
triomphe  pour  les  Pères  de  La  Louvesc  et  une 
preuve  manifeste  des  bons  sentiments  de  la 
population. 

Après  le  départ  du  cortège,  entendant  une 
femme  parler  en  patois,  je  lui  demandai  ce 
qu'elle  voulait  dire.  Elle  et  toutes  ses  com- 
pagnes de  s'écrier,  en  désignant  le  serrurrier: 
c'est  une  c...  !  (Le  patois  en  ses  mots  pique 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


JI'J 


l'honnêteté.)  Mais,  ajoutaient  avec  triomphe 
ces  bonnes  femmes  :  Il  n'est  pas  de  La  Lou- 
vesc.  Ce  sentiment  d'honneur  pour  le  clocher 
m'a  fait  plaisir.  Non  !  11  n'y  a  pas  eu  un 
traître  a  La  Louvesc.  Il  faut  en  féliciter  la 
chrétienne  population  de  celte  petite  paroisse 
de  nos  montagnes. 


Ilarsoill»' 


A  Marseille  comme  à  Paris,  la  manifesta- 
tion en  faveur  des  jésuites  a  commencé  dès  la 
veille,  à  l'occasion  du  salut  donné  dans  leur 
chapelle.  C'est  à  grand'peine  qu'on  a  pu  faire 
évacuer  l'église.  Tous  les  assistants  pleu- 
raient. 

Le  30  à  4  heures  du  matin,  dit  le  Citoyen, 
il  n'y  avait  dans  la  rue  que  quelques  agents 
de  police.  A  4  h.  bO,  12  gendarmes  à  cheval 
défilent  sur  le  boulevard  Dugommier  et  dis- 
paraissent dans  la  direction  de  la  gare. 

Vers  S  heures,  M.  Bastide,  commissaire 
central,  et  le  commissaire  du  quartier,  se  sont 
présentes  par  la  porte  de  la  rue  Thubaneau. 
Ils  ont  été  reçus  au  parloir  par  MM.  Aicard, 
Hornbostel,  avocats,  et  Louis  Teissère,  avoué, 
constituant  le  conseil  judiciaire  des  Pères  jé- 
suites. M.  Aicard  a  lu  au  commissaire  central 
l'acte  constitutif  de  la  société  civile  de  la 
Mission  de  France,  et  a  protesté  au  nom  des 
propriétaires  de  cet  immeuble. 

Les  commissaires  sont  ensuite  entrés  dans 
la  maison.  M.  Bastide  a  notifié  au  Père  Poncet, 
supérieur,  l'arrêté  du  préfet,  en  date  du  jour, 
30  juin,  par  lequel,  en  vertu  des  décrets  du 
29  mars,  la  société  de  Jésus  était  dissoute  et 
les  Pères  de  la  Mission  de  France  devaient 
immédiatement  quitter  la  maison.  Cet  arrêté 
préfectoral  ordonnait  aussi  la  mise  des  scellés 
sur  les  portes  de  l'église. 

Le  Père  Poncet,  après  avoir  entendu  la  lec- 
ture de  cet  arrêté,  dont  copie  lui  a  été  remise, 
a  protesté  devant  témoins  d'une  manière 
calme  et  énergique,  comme  ciloyen,  co-pro- 
priétaire,  prêtre  et  religieux,  contre  la  disso- 
lution et  expulsion  de  la  communauté  des  jé- 
suites, ainsi  (pie  sur  la  mise  des  scellés  sur 
l'église;  elle  était,  a-t-il  dit,  même  avant 
l'arrivée  des  jésuites  à  Marseille,  chapelle  de 
ours,  nécessaire  au  culte,  et- l'intention  de 
Monseigneur  l'évoque  est  de  lui  continuer 
cette  destination. 

Le  II.  P,  supérieur  a  dit  encore  qu'il  ne  cé- 
dait, que  'levant  la  force,  se  réservant  tous  les 
droits  de  poursuite  judiciaire.  Les  autres  Pères 
ont,  de  leur  côté,  protesté  contre  ces  mesures 
oliatrices.  Le  Père  de  Lachaud  a  protesté 
vivement  contre  son  expulsion.  Il  a  dit  qu'il 
éla  asile,  et  qu'en  sa  qualité  'l'ancien 


aumônier  militaire,  il  méritait  les  égards  dus 
à  tout  citoyen  libre. 

Le  commissaire  central,  en  langage  d'ailleurs 
convenable,  a  répondu  qu'il  ferait  mention  de 
ces  protestations  dans  son  procès  verbal.  Il  a 
autorisé  le  Père  Poncetet  le  Père  Dorgues,  en 
qualité  de  copropriétaires,  d'être  les  gardiens 
de  la  maison. 

C'est  avec  peine  qu'on  leur  a  accordé  qu'un 
domestique  pal  demeurer  ave:  eux. 

Alors  les  scellés  ont  été  apposés  sur  les 
portes  de  l'église,  et  les  l'êtes  et  Frères  jé- 
suites sont  sortis  en  passant  par  la  maison  de 
M.  Massabo. 

Le  départ  des  Pères  a  été  un  triomphe.  Deux 
ou  trois  cents  jeunes  gens  étaient  accouru-  au 
hasard,  guidés  par  les  pressentiments  de  l'af- 
fection. Ils  ont  occupé  la  partie  de  la  rue  Thu- 
baneau qui  se  trouve  près  de  la  Mission  de 
France.  Quelques  républicains  venus  là  pour 
insulter  les  jésuites  ont  bientôt  compris 
qu'ils  n'étaient  pas  en  nombre  et  sont  demeu- 
rés suffisamment  tranquilles. 

A  mesure  que  les  jésuites  sortaient  de  la 
maison  où  ils  étaient  et  montaient  en  voiture, 
c'étaient  des  applaudissements  frénétiques  et 
des  vivats  enthousiastes  :  «  Vivent  les  jé- 
suites !  A  bas  les  despotes!  Vive  la  liberté 
pour  tous  !  »  Et  l'on  se  pressait  autour  des 
portières  pour  saluer  les  Pères,  pour  leur 
serrer  la  main  et  la  leur  baiser.  Puis,  quand 
une  voiture  s'éloignait,  c'étaient  des  cris  de  : 
Au  revoir  !  à  bientôt  !  à  bientôt  !  et  au  frémis- 
sement qui  faisait  palpiter  tous  les  cœurs,  on 
sentait  que  ce  n'était  pas  là  un  cri  banal  jeté 
en  l'air,  mais  une  promesse  et  un  serment. 

Honneur  à  cette  jeunesse  chrétienne  venue 
là  pour  protester  et  de  son  dévouement  aux. 
jésuites  et  de  son  indignation  contre  les  persé- 
cuteurs. 


Para  y 


Paray,  1"  juillet  1880. 

Nous  sommes  donc  sous  le  régime  du  bon 
plaisir.  Le  gouvernement  ne  protège  plus  le 
citoyen  dans  sa  personne  ni  dans  ses  biens. 
La  république  a  inauguré  hier  à  Paray-le-Mo- 
nial  comme  à  Paris  le  règne  de  la  violence  : 
huit  ou  dix  citoyens  ont  été  expulsés  de  chez 
eux.  En  Angleterre,  ils  auraient  brûlé  la  cer- 
velle du  premier  commissaire  qui  aurait  ma- 
nifesté l'intention  d'en  expulser  un  seul,  et  les 
juges  leur  eussent  donné  raison,  si  même  on 
les  avait  conduits  devant  des  juges.  Ma  mai- 
son, c'est  ma  forteresse,  aurait  (lit  le  dernier 
des  citoyens  de  la  libre  Angleterre...  Oui... 
mais  nous  ne  sommes  pas  en  Angleterre.  Nous 


22U 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


soini en  France,  nous  sommes  en  répu- 
blique, el  au  lieu  de  raire  exécuter  les  lois, 
c'est  le  gouvernement  qui  les  viole  impudem- 
ment el  impunément. 

Nous  n'avons  donc  pas  résisté  à  la  force.  Si 
nous  pouvons  nous  taire  rendre  justice,  si 
nous  pouvons  obtenir  que  nos  amis  soient 
réintégrés  chez  eux  ;  si  le  héros  qui  eomman- 
mandail  hier  des  soldats  français  pour  ap- 
préhender au  collet  des  citoyens  libres  et  dé- 
sarmés peut  être  flétri  par  la  justice  de  mon 
pays...  nous  aurons  eu  raison...  Tant  qu'un 
seul  citoyen  français,  fût-il  religieux  de  n'im- 
porte quel  ordre,  peut  êire  mis  au  milieu  de 
la  rue  lorsqu'il  a  une  maison  à  lui,  le  droit 
est  violé,  la  sécurité  n'existe  plus  pour  per- 
sonne, tt  quant  à  moi,  je  ferme  ma  porte  à 
double  tour  et  je  serre  les  cordons  de  ma 
bourse.  Les  Pères  jésuites  expulsés  de  chez 
eux  étaient  interrogés  dans  leur  chapelle  par 
un  commissaire,  M.  Blanc  :  —  Qui  êtes-vous? 
leur  disait-il.  Et  ils  répondaient  :  Jésuites 
français. 

Le  tt.  P.  Ginhac,  supérieur,  eut  l'honneur 
d'être  expulsé  le  premier  de  chez  lui.  Jésuite 
français,  au  4  septembre  il  avait  été  mis  en 
prison  comme  espion  prussien.  Le  R.  P. 
Pailloux,  jésuite  français  :  les  alguazils  de 
Lyon,  à  l'époque  du  4  septembre,  l'eussent 
reconnu  ;  ils  l'avaient  mis  en  prison  pendant 
six  semaines  ou  deux  mois.  11  était  déjà  jé- 
suite français  à  cette  époque,  voilà  son  tort, 
et  c'est  parce  qu'il  n'a  pas  cessé  de  l'être 
qu'on  l'a  chassé  hier  de  son  domicile  ;  s'il 
n'avait  pas  des  amis  à  Paray  ou  de  l'argent 
dans  sa  poche, il  serait  dans  la  rue.  M.  le  com- 
missaire le  ramasserait  alors  comme  vaga- 
bond et,  après  l'avoir  mis  dehors,  on  le  met- 
trait dedans.  Ce  religieux  a  les  cheveux  blancs. 
Il  a  voyagé  dans  le  monde  entier.  C'est  un  ar- 
chitecte distingué,  c'est  un  savant;  de  plus, 
c'est  un  saint  religieux.  11  n'aura  plus  le  droit 
de  vivre  chez  lui,  et  maintenant  qu'il  n'a  plus 
de  jardin,  il  est  obligé  pour  prendre  l'air  de 
dire  son  bréviaire  dans  la  rue  ;  un  gendarme 
garde  la  porte  de  son  parc  afin  que  ce  jésuite 
français  ne  puisse  pas  avoir  la  tentation  d'y 
rentrer.  Le  R.  P.  Perraudin  a  été  le  troisième 
expulsé  ;  il  a  pourtant  évité  la  prison  en  1870, 
celui-là.  Mais  il  a  été  obligé  de  se  sauver  de 
chez  lui,  il  s'est  déguisé.  Interpellé  à  Saint- 
Germain-des-Fossés  par  un  commissaire  qui 
veut  savoir  qui  il  est,  le  P.  Perraudin  répond  : 
homme  de  lettres...  On  le  laisse  passer.  Si, 
comme  hier,  il  eût  répondu  jésuite  français, 
c'était  un  homme  perdu. 

Le  R.  P.  Flandrin  a  été  le  quatrième  ex- 
pulsé. Au  4  septembre,  à  Clermont,  M.  Bar- 
doux  faisait  fonction,  de  maire.  11  vint  à 
8  heures  du  soir  demander  le  Père  et  lui  dit 
avec  courtoisie  :  «  Je  ne  suis  pas  votre  ami, 
mais  je  tiens  à  remplir  mon  devoir  de  maire  ; 
soyez  sans  inquiétudes,  toutes  mes  mesures 
sont  prises  pour  protéger  les  maisons  reli- 
gieuses. Si  quelque  chose  survient  plus  tard, 
e  serai  toujours  disposé  à  vous  protéger.  » 


Le  révérend  Père  remercia  vivement.  Hier,  il 
s'esl  déclaré  jésuite  français  :  aussitôt  on  l'a 
mis  à  la  porte. 

Ce  n'est  pas  précisément  la  république  ai- 
mable et  rêvée  par  Jules  Simon  et  ses  amis. 
Il  est  vrai  que  ce  bon  Père,  pendant  la  guerre, 
avait  organisé  une  ambulance  pour  Boigner 
nos  malheureux  blessés.  Il  peut  se  faire  que 
le  gendarme  qui  lui  a  mis  la  main  dessus  ait 
soigné  par  lui. 

La  suite  à  demain. 

Incident.  Un  jeune  homme  qui  fumait  une 
cigarette  et  qui,  d'après  le  portrait  qu'en  ont 
fait  les  témoins,  doit  être  le  chef  de  cabinet 
du  préfet  de  Màcon,  a  répondu  à  une  dame 
qui  s'écriait  :  «  Il  n'y  a  donc  plus  de  droit! 
Aon,  Madame,  il  n'y  a  pas  de  droit.  »  Mais 
comme  ce  propos  trop  naïf,  même  pour  un 
adolescent,  soulevait  dans  la  foule  des  protes- 
tations indignées,  le  jeune  fonctionnaire  crut 
devoir  s'expliquer  :  «  Je  veux  dire,  ajouta-t-il, 
qu'on  n'a  plus  le  droit...  d'entrer. 

A  Uuimper,  dans  la  catholique  Bretagne, 
l'exécution  a  été  racontée  ainsi,  toujours  par 
un  témoin  oculaire  : 

3  h.  30  matin.  —  Cent  cinquante  à  deux 
cents  personnes  sur  la  place  Neuve  ;  petit 
groupe  de  messieurs  au  coin  de  l'enclos  du 
Sacré-Cœur.  D'un  bout  de  la  maison  des  jé- 
suites un  soldat  de  planton  ;  cinq  sergents  de 
ville.  Devant  la  porte  de  la  cour  un  autre 
soldat  de  planton  et  un  sergent  de  ville  te- 
nant un  cahier  ;  un  monsieur  en  négligé,  re- 
vêtu d'une  écharpe  tricolore  un  peu  sale.  Un 
autre  monsieur  avec  un  chapeau  à  haute 
forme  et  redingote  noire  (c'est  le  commissaire 
de  Brest),  deux  ouvriers  serruriers,  l'un  très 
jeune  (dix-huit  ans  environ)  ;  ils  ont  une  boîte 
remplie  d'outils.  Tous  deux  viennent  de  Brest  ; 
on  n'a  pas  trouvé  à  Quimper  (gloire  à  Dieu  !) 
un  ouvrier  qui  consentît  à  faire  pareille  be- 
sogne. 

3  h.  45.  —  Un  sergent  de  ville  apporte  un 
papier  qu'il  remet  au  commissaire.  Celui-ci, 
avec  le  monsieur  en  écharpe,  va  sonner  à  la 
petite  porte  de  la  cour,  en  disant  :  «  Mes- 
sieurs, c'est  la  dernière  fois  que  nous  sonnons  ; 
si  vous  n'ouvrez  pas  à  l'instant,  nous  ouvri- 
rons de  bon  gré  (textuel)  ou  de  force  ».  Pas  de 
réponse.  Les  ouvriers  font  un  essai  sur  la  pe- 
tite porte  ;  elle  résiste.  Ils  vont  à  la  grande 
porte  du  jardin,  qui  résiste  également.  Le 
commissaire  et  l'individu  en  écharpe  déli- 
bèrent sans  se  presser.  Je  suis  à  dix  pas  et  je 
prends  mes  notes. 

3  h.  53.  —  On  fait  des  efforts  plus  violents, 
la  porte  fait  bonne  contenance. 

3  h.  55.  —  La  cloche  de  la  communauté 
sonne  ;  on  emploie  les  pinces  pour  écarter  les 
deux  battants.  Un  sergent  de  ville  vient  ap- 
porter des  lunettes  au  commissaire  de  Brest. 
Les  cinq  sergents  de  ville  vont  en  face  de  la 
porte,  émus,  pas  gais  non  plus.  La  foule  sta- 
tionne toujours  au  bas  de  la  route  et  sur  la 
place.  J'aperçois  plusieurs  prêtres;  la  vilaine 
besogne  n'avance  pas. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


221 


4  b.  5  —  On  démolit  quelques  planches  du 

bas  de  la  porte;  cela  l'ail  un  certain  bruit  de 
cercueil.  Sensation  sur  plusieurs  points.  On 
emploie  le  maillet  cl  le  ciseau,  et  enlin  le 
jeune  ouvrier  réussit  à  passer  entre  les  deux 
battants  et  ouvre  la  porte  à  ses  compagnons. 
Tous  entrent  par  le  jardin,  sauf  le  soldat  de 
planton  et  un  sergent  de  ville.  A  une  fenêtre 
du  deuxième  étage,  on  aperçoit  un  Frère  avec 
qui  on  parlemente.  Je  reste  à  regarder,  le  ser- 
gent de  ville  me  dit  :  On  ne  stationne  pas  1  Je 
recommence  à  marcher.  Le  jeune  ouvrier 
vient  chercher  d'autres  outils  pour  enfoncer 
les  portes  intérieures.  La  foule  augmente  ; 
beaucoup  de  monde  du  peuple;  la  haute  société 
est  aussi  très  bien  représentée.  Calme  parfait. 

4  h.  25.  —  M.  de  Kerangall,  directeur  de 
Y  Impartial,  qui  a  passé  la  nuit  à  la  commu- 
nauté en  compagnie  de  plusieurs  catholiques 
de  Quimper,  sort,  conduit  par  deux  hommes; 
il  harangue  le  soldat  et  le  sergent  de  ville, 
déclare  qu'il  va  rentrer  et  se  retourne  vers  la 
porte.  On  l'empêche  de  rentrer  ;  il  reste  près 
de  la  porte. 

4  h.  lit).  —  M.  de  Chamaillard  sort  et  va  re- 
joindre M.  de  Kerangall.  Deux  sergents  de 
ville  sortent  et  descendent  vers  la  gendar- 
merie, située  près  de  là,  pour  chercher  du 
renfort.  On  voit  sortir  aiors  M.  Salaun,  li- 
braire, puis  un  autre  monsieur,  avec  M.  l'abbé 
li  »ssi.  Arrivent  cinq  gendarmes  réquisition- 
nés par  le  sergent  de  ville  ;  ils  entrent  dans  la 
maison. 

4  h.  45.  —  On  ouvre  la  petite  porte  de  la 
cour.  Le  H.  P.  supérieur  sort,  conduit  par  un 
pauvre  sergent  de  ville,  qui  le  tient  légère- 
ment par  le  bras.  Il  va  s'agenouiller  sur  le 
seuil  de  la  porte  de  la  chapelle.  Tout  le  monde 
se  met  à  genoux  ou  pleure.  Le  révérend  Père 
se  relève  et  va  rejoindre  la  foule  qui  l'entoure 
affectueusement. 

4  h.  52.  —  Un  deuxième  Père  sort.  Le  ser- 
gent de  ville  qui  a  conduit  le  Père  supérieur 
va  l'embrasser.  Bravos  enthousiastes,  san- 
glots... Tout  le  monde  s'agenouille  pour  im- 
plorer la  bénédiction  du  Père.  Le  sergent  de 
ville  p'eure  comme  un  enfant. 

4  h.  55.  —  Le  P.  Delaizir  (quatre-vingt-six 
ans)  sort  ;  je  vais  l'embrasser.  Un  policier 
l'accompagne  très  poliment  jusqu'au  bas.  On 
s'agenouille,  plusieurs  embrassent  le  Père, 
tout  le  monde  est  découvert. 

5  heures.  —  Il  y  a  environ  1.000  personnes. 
Le  Père  de  Saint-Alouarn  (soixante-seize  ans) 
sort,  va  s'agenouiller  sur  le  seuil  de  la  cha- 
pelle, baise  la  pierre,  est  embrassé  par  tous 
les  membres  de  sa  famille  et  ses  nombreux 
amis.  Quatre  gendarmes  dans  la  foule  ;  pas 
le  moindre  désordre. 

5  h.  10.  —  Le  Père  Forestier  sort,  le  cha- 
pelet à  la  main,  va  lire  l'écriteau  apposé  sur 
la  porte  de  la  chapelle.  On  s'agenouille,  on 
demande  sa  bénédiction,  on  l'embrasse. 

■  h.  18.  — Le  Père  de  Kersusec  sort  avec  ba- 
es  et  parapluie  ;  il  s'agenouille  sur  le  seuil 
de  la  phapelle,  est  entouré  et  embrassé. 


'.)  h.  23.  —  Le  Père  Monjarrel  sort,  - 
nouille, est  embrassé  et  félicité;  on  lui  demande 
sa  bénédiction. 

La  foule  augmente;  il  y  a  de  1.500  â  2.000 
personnes. 

5.  h.  30.  —  Le  Père  Hleuzen  sort  radieux  ; 
je  l'embrasse  avec  respect  ;  il  va  s'agenouiller, 
et  tous,  à  genoux,  demandent  sa  bénédic- 
tion. 

5  h.  38.  —  Un  vieux  Frère  (le  Frère  Lecor- 
nee)  sort  avec  son  parapluie  ;  il  s'agenouille. 
On  s'avance  pour  l'embrasser  et  lui  prendre 
les  mains. 

5  h.  45.  — Un  second  Frère  sort.  Un  sergent 
de  ville  va,  tout  ému,  lui  demander  une 
poignée  de  main.  Applaudissements.  Un  gen- 
darme défend  d'applaudir  pour  n'être  pas 
obligé,  dit-il,  de  disperser  la  foule. 

6  heures.  —  Les  cinq  gendarmes  sortent, 

6  h.  6.  —  L'homme  au  chapeau  haut  sort 
et  traverse  la  foule,  qui  se  détourne  avec  dé- 
goût. La  vue  de  cet  homme  qui  a  accompli 
une  si  odieuse  mission  soulève  le  cœur. 

Placard  apposé  sur  la  porte  de  la  chapelle  : 
«  Chapelle  interdite  par  acte  de  l'autorité.  — 
Arrêté  préfectoral,  30  juin  1880.  » 

Toute  la  foule  conduit  triomphalement  les 
révérends  Pères  à  la  cathédrale,  où  les  attend 
Mgr  l'évèque,  qui  les  accueille  avec  la  respec- 
tueuse affection  due  à  ceux  qui  souffrent,  per- 
sécution pour  la  justice.  Tous  les  Pères  disent 
la  sainte  messe  en  même  temps  ;  la  cathé- 
drale est  pleine  comme  aux  jours  des  grandes 
fêtes.  On  donne  la  sainte  communion  à  deux 
autels  à  la  fois. 

Credat  posteritas!  L'exécution  des  jésuites 
eut  lieu  de  même  ou  à  peu  près  à  Avignon,  à 
Béziers,  au  Puy,  à  Poitiers,  à  Toulouse,  à 
Montpellier,  à  Poyanne,  à  Dôle,  à  Besançon, 
à  Nîmes,  à  Troyes,  à  Pau,  à  Laval,  à  Anno- 
nay,  à  Lons-le-Saulnier,  à  Lyon,  à  Bordeaux, 
à  Nancy,  à  Clermont-Ferrand,  à  Lille,  à 
Douai,  à  Limoges,  à  Rouen,  à  Bastia,  par- 
tout où  plus  de  deux  jésuites  étaient  réunis, 
au  nom  de  Jésus-Christ,  sous  la  protection  de 
la  loi  française.  Partout  les  préfets,  sous- 
préfets,  procureurs  de  haut  et  de  bas  étages, 
gendarmes,  commissaires,  en  compagnie  de 
serruriers,  de  charpentiers,  de  maçons,  for- 
cèrent les  portes,  crochetèrent  les  serrures, 
violèrent  la  liberté  des  professions,  foulèrent 
aux  pieds  l'inviolable  droit  du  domicile,  et, 
pour  marquer  le  droit  de  la  force  brutale, 
mirent  la  main  sur  les  jésuites,  les  jetèrent 
dans  la  rue,  sans  se  préoccuper  de  savoir  s'ils 
avaient  des  ressources  et  trouveraient  un  do- 
micile. Si  ces  jésuites  avaient  pris  part  aux 
attentats  de  la  Commune,  ils  auraient  été 
amnistiés  ;  mais  ils  avaient  été  assassinés  par 
la  Commune  et  les  républicains,  dignes  émules 
des  communards,  les  expulsaient.  Credat  pos- 
teritas ! 

Ces  jésuites  si  riches,  si  puissants,  si  astu- 
cieux, qui  enseignent  le  crime,  —  je  parle  le 
langage  de  leurs  ennemis,  —  ils  se  laissent 
appréhender  au  corps  comme  des  agneaux, 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


qu'on  mène  a  la  bouoherie.  Pas  un  acte,  pas 
une  velléité  de  résistance.  La  loi  les  proti 
ils  se  bornent  à  se  couvrir  de  la  loi  <-t  a  mettre 
leur  espoir  dans  les  tribunaux.  La  balle  d'un 
revolver  qui  eu)  cassé  la  tête  d'un  préfet  ou 
d'un  procureur  enl  dépassé  le  moderamen  in- 
,  ii.i  tutelle  et  violé  le  principe  qu'on  m; 
rend  pas  justice  à  soi-même,  mais  elle  eut 
mis  plus  en  relief  ce  fait,  que  :  le  gouverne- 
ment résolvant,  le  premier,  le  pacte  social, 
nous  retournons  à  Nemrod.  Du  moment  que 
celui  qui  devait  protéger  ne  protège  plus, 
qu'il  agit  contre  la  loi,  qu'il  s'autorise  d'un 
décrel  sans  base  et  d'une  violence  sans  motif, 
pour  persécuter  l'innocence,  la  loi  n'a  plus 
cours  et  nous  rentrons  clans  l'état  sauvage.  — 
Dans  l'état  sauvage,  chacun  se  ramas-e  sous 
ses  armes,  il  se  protège  lui-même  et  si  quel- 
qu'un l'attaque,  il  le  tue.  C'est  la  loi  de  la  bar- 
barie, il  e-t  vrai  ;  mais  ce  qui  s'appelle  un 
gouvernement,  parce  qu'il  en  tient  la  place 
sans  en  exercer  les  fonctions,  se  mettant  lui- 
même  hors  la  loi,  on  lui  oppose  très  juste- 
ment la  loi  de  violence  qu'il  édicté  lui-même. 
Aucun  jésuite  ne  donna  cet  exemple  de  vertu 
civique  :  ils  se  contentèrent  de  mettre  leur  es- 
poir dans  la  pitié  de  la  France  et  daus  le 
réveil  de  sa  probité.  Credat  posterilas! 

Dans  l'exécution  des  décrets  contre  les  jé- 
suites, le  fanatisme  du  gouvernement  fut  tel 
qu'il  poursuivit  la  Compagnie  jusqu'aux  co- 
lonies, et  en  particulier  à  .Madagascar.  A  Ma- 
dagascar les  jésuites  avaient  sauvé  l'influence 
française,  très  menacée  par  les  Anglais.  Les 
ministres,  en  présence  de  ce  service  patrioti- 
que, avaient  sursis  à  l'exécution  ;  un  change- 
ment de  ministère  laissa  libre  cours  au  fana- 
tisme persécuteur.  «  Comment  se  fait-il,  de- 
mande le  Père  Lavaissière  (1),  que  la  logique 
d'autrefois  ne  soit  plus  la  logique  d'aujour- 
d'hui? La  dépêche  ministérielle,  d'accord  en 
cela  avec  mes  renseignements  particuliers, 
nous  montre  la  députation  coloniale  exerçant 
une  pression  sur  le  ministère,  alin  d'obtenir 
à  Saint-Denis  l'exécution  des  décrets  du 
29  mars.  Je  ne  suis  nullement  étonné  que 
notre  député  et  notre  sénateur,  protestants 
eux-mêmes  ou  soi-disant  protestants,  et  à  qui 
l'on  reproche  d'ailleurs  d'autres  actes  com- 
promettant les  véritables  intérêts  du  pays,  se 
soient  unis  aux  protestants  anglais  de  Mada- 
gascar pour  faire  la  guerre  à  la  mission  ca- 
tholique et  à  l'influence  française  sur  celte 
grande  terre.  Nos  missionnaire?,  sans  doute, 
et  le  consul  de  France,  commissaire  du  gou- 
vernement à  Madagascar,  avaient  trop  peu 
d'obstacles  à  surmonter  pour  ne  pas  leur  créer 
de  nouveaux  embarras.  Nos  représentants 
sont  donc  allés  de  l'avant. 

«  Mais  qui  leur  a' donné  ce  mandat?  Est-ce 
la  Colonie  elle-même  ?  Non.  Cette  île  si  catho- 
lique, qui  accueillit  si  généreusement  les  pre- 
miers missionnaires  de  Madagascar,  fut  le 
berceau  de  la  mission  et  se  montra   toujours 


sympathique  pour  ceux  que  nos  représentant! 

poursuivent  <le  leur  autorité  ;  celte  il»;  catho- 
lique de  la  Réunion  n'a  jamais  donné  pareil 
mandai  à  son  député  et  à  son  sénateur.  Cette 
Ile  intelligente,  qui  a  su  toujours  compren 
ce  que  Madagascar  peut  être  dans  l'avenir 
pour  ses  enfants  obligés  de  -expatrier,  celte 
lie  intelligente  n'a  point  donné  à  ses  représen- 
tants l'ordre  de  combattre  sur  la  grande  '.erre 
l'influence  française  au  profit  de  l'influence 
anglaise.  Qui  donc  a  excité  contre  n 
M\l.  Laserre  et  de  Mahy  ?  M.  le  ministre, 
dans  sa  dépèche  aussi  bien  que  mes  informa- 
tions venant  de  France,  parle  de  requêtes 
adressées  à  la  députation  coloniale  afin  d'urger 
l'exécution  des  décrets. 

ne  les  auteurs  cachés  de  celle  requête 
anti-catholique  et  anti-française  me  per- 
mettent de  leur  dire  que  c'est  principalement 
sur  eux  que  retombe  la  responsabilité  de  la 
mesure  prise  aujourd'hui  contre  la  mission  de 
Madagascar.  Nous  connaissons  les  fausses  rai- 
sons alléguées  par  eux  afin  d'oblenir  la  fer- 
meture. Nous  avons  le  droit  de  les  appeler 
nos  premiers  et  principaux  persécuteui-. 

«  Loin  de  moi,  néanmoins,  la  pensée  devou- 
loir  les  iraiter  en  ennemis.  Notre  premier 
chef  et  maître  nous  ordonne  d'aimer  nos  en- 
nemis et  de  prier  pour  nos  persécuteurs.  J'ai 
voulu  seulement,  par  celte  protestation, 
mettre  la  vérité  dans  tout  son  jour,  et  donner 
à  chacun  sa  vraie  part  de  responsahililé.  J'ai 
voulu,  de  plus,  réserver  nos  droits  pour  l'ave- 
nir !  Malgré  tous  les  abandons,  toutes  les  per- 
sécutions ouvertes  ou  cachées,  nous  espérons 
combattre  à  Madagascar  pour  l'Eglise  et  la 
France,  et  voir  bienlôl  l'aurore  de  ce  jour  si 
ardemment  désiré  où  la  justice,  dégagée  de 
ses  entraves  actuelles,  reviendra  régner  dans 
notre  patrie  et  nous  restituer  nos  droits.  » 

Cette  exécution  des  décrets  révolta  la  pro- 
bité de  tous  les  peuples.  En  France,  un  in- 
dustriel fit  observer  que  les  décrets  entraîne- 
raient des  conséquences  désastreuses.  «  Un  a 
beaucoup  parlé,  dit-il,  des  décrets  du  29  mars. 
Je  ne  crois  pas  que  jusqu'à  présent  on  ait 
parlé  de  leurs  conséquences  dans  l'avenir  au 
point  de  vue  de  l'intérêt  matériel  des  arts  et 
des  industries  qui  vivent  de  la  construction  et 
de  la  décoration  des  églises,  chapelles  et  éta- 
blissement religieux. 

«  Je  dois  dire  tout  d'abord  que,  comme  ca- 
tholique,je  suis  navré  de  ce  qui  vient  de  se  pas- 
ser. Et,  comme  père  de  famille,  artiste  et  chef 
d'atelier,  aussi  bien  que  comme  contribuable, 
je  proteste  aussi  contre  des  acles  qui  m'at- 
teignent dans  mes  intérêts,  et  je  ne  suis  pas  le 
seul  en  France.  Si  l'on  considère  que,  depuis 
l'architecte  qui  donne  des  plans,  jusqu'aux  ar- 
tistes qui  décorent  l'édifice,  et  le  joaillier  et 
l'orfèvre  qui  l'enrichissent  en  partie,  si  l'on 
considère,  dis-je,  quelle  quantité  de  métiers 
ou  d'industries  seront  frappés  après  les  reli- 
gieux, on  est  effrayé  du  désastre  matériel.  Et 


(1J  Le  Père  Lavaissière  est  auteur  d'une  Histoire  de  Madagascar  en  2  valûmes. 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUAT0RZIÉM1 


on  ose  nous  dire  que  nous  vivons  sous  une  ère 
de  prospérité,  et  que  l'on  protège  les  arts  et 
l'industrie.  Etrange  dérision  I  mais  j'aime  à 
croire  que  nos  gouvernants  n'ont  pas  pensé  à 
tout  ce  peuple  de  travailleurs;  ils  onl  pensé 
ne  frapper  que  les  religieux  et  la  religion,  et 
ils  nous  ruinent,  nous  patrons,  et  affameront 
nos  ouvriers,  dont  la  nomenclature  serait  trop 

longue.  » 

Au  Canada,  des  assemblées  protestèrent 
contre  le  fanatisme  des  républicains.  En  An- 
gleterre, l'Union  catholique,  sous  la  prési- 
dence du  due  de  Norfolk,  éleva  la  voix  pour 
rendre  hommage  aux  jésuites  :  Aux  Etat-Unis, 
l'union  nationale  de  la  jeunesse  catholique 
publia  les  déclarations  suivantes  : 

Attendu  que  nous  avons  reçu  d'Europe  la 
nouvelle  que  la  noble  Société  connue  sous  le 
nom  de  Compagnie  de  Jésus  >x,  par  son  dé- 
vouement à  l'Eglise  catholique,  déchaîné  sur 
elle  la  haine  et  la  persécution  des  ennemis  de 
notre  foi  ; 

Attendu  que  son  dévouement  à  la  science 
et  à  l'éducation,  dans  le  monde  entier  et  dans 
tous  les  temps,  sont  des  titres  à  l'estime  de 
l'humanité  en  général,  et  à  la  protection  spé- 
ciale des  associations  qui  ont  pour  but  d'éle- 
ver l'homme  au-dessus  de  lui-même  ; 

Nous  déclarons  ce  qui-suit  :  lin  notre  qua- 
lité d'enfants  de  l'Eglise,  nous  nous  unissons 
de  cœur  aux  membres  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  France,  qui  maintenant  souffrent 
persécution  pour  la  justice,  et  en  vertu  de  nos 
droits  de  catholiques  et  de  citoyens  des  Etats- 
Unis,  nous  stigmatisons  la  conduite  du  minis- 
tère français  comme  un  outrage  commis  au 
nom  de  la  morale  et  de  la  liberté. 

Comme  catholiques,  nous  flétrissons  leur 
attaque  contre  l'éducation  catholique  ;  comme 
citoyens  d'une  république,  nous  llétrissons 
l'intolérance  et  le  fanatisme  qui  les  animent, 
et  nous  prions  la  presse  de  cette  grande  Ré- 
publique d'élever  sa  puissante  voix  contre  des 
actes  qui  empoisonneront  les  générations  à 
venir,  en  leur  donnant  une  fausse  idée  de  la 
liberté  et  de  la  religion,  et  leur  enseigneront 
l'intolérance,  l'impiété  et  l'athéisme. 

En  résumé,  l'exécution  des  décrets  concilia, 
aux  victimes,  les  sympathies  des  honnêtes 
gens  de  tout  l'univers,  elle  assura,  au  gouver- 
nement, l'estime  de  la  canaille  des  deux 
mondes  ;  il  en  était  digne  sous  plus  d'un  rap- 
port et  devait  plus  tard  s'y  créer  de  nouveaux 
titres.  .Mais  déjà  l'iniquité  criait  vengeance. 
Pendant  que  les  jésuites,  proscrits,  en  France, 
établi-, lient,  en  Angleterre,  leurs  collèges,  et 
en  Belgique,  leurs  noviciats,  Uochefort  le 
lanternier  rentrait  à  Paris  et  le  socialisme  se 
préparait  à  faire  entendre  ses  revendications. 
Le  châtiment  vient  d'un  pied  boiteux,  comme 
dit  le  poète,  mais  il  vient  toujours. 


l,V\|»uUion  Ai'-.  eMggrégatlonii 
non  autorliféeM, 


Les  congrégations,  autres  que  les  jésuites, 
ne  rendaient  pas,  à  la  France,  de  moindres 
services.  Un  grand  nombre  de  ces  congréga- 
tions vaquaient  à  l'enseignement  de  la  jeu- 
nesse. A  leur  tète  brillaient  les  Dominicains 
rétablis,  depuis  quarante  ans,  par  le  Père  La- 
cordaire.  A  cette  date  on  se  passionnait  en- 
core pour  tout  ce  qui  était  beau,  pour  tout  ce 
qui  relevait  le  génie  français.  On  tressait  des 
couronnes  à  toutes  les  gloires.  L'envieuse  dé- 
mocratie n'imposait  pas  alors,  comme  aujour- 
d'hui, à  la  société,  ses  haines  et  son  odieux  ni- 
veau. (Ju'un  moine  ouvrit  à  l'éloquence  des 
voies  nouvelles  et  hardies,  on  allait  l'en- 
tendre ;  on  frémissait  sous  sa  parole  lyrique, 
pittoresque,  modernisée,  parfois  romantique. 
Jeunes  et  vieux,  artistes  et  bourgeois,  étu- 
diants et  maîtres,  se  pressaient  autour  de  la 
chaire  de  Notre-Dame,  qui,jamais,  sans  doute, 
n'avait  vu  un  pareil  auditoire.  La  popularité 
suivit  cette  gloire.  En  1848,  le  Père  Lacordaire 
fut  élu  à  l'Assemblée  nationale  ;  en  1867,  il  fut 
reçu  à  l'Académie  française.  Après  le  coup 
d'Etat,  on  apprit  que,  ne  se  trouvant  plus 
assez  de  liberté  dans  la  chaire  chrétienne,  le 
grand  orateur  allait  se  consacrer  à  l'enseigne- 
ment de  la  jeunesse.  Pendant  que  les  aînés 
de  sa  famille  monastique,  réunis  dans  leurs 
couvents  de  Nancy,  Flavigny,  Paris,  etc.,  por- 
taient partout  les  échos  de  son  éloquence, 
lui,  redevenu  maître  d'école,  ouvrait  des 
collèges  à  Oullins  et  à  Sorèze.  Depuis  sa  mort, 
par  l'expansion  naturelle  des  forces  vives,  le 
tiers-ordre  de  Saint-Dominique  avait  ouvert 
les  écoles  de  Saint-Brieuc  et  d'Arcachon, 
cette  dernière  pour  la  marine  et  d'après  les 
plus  hautes  pensées. 

«  11  est,  en  effet,  incontestable,  dirent  à  ce 
propos  les  Dominicains,  que  la  vie  nationale 
tend  de  plus  en  plus  à  déserter  l'intérieur 
pour  se  concentrer  au  dedans.  Cette  modifi- 
cation de  nos  mœurs  produit  : 

«  A  l'intérieur,  le  fonctionnarisme  et  la  bu- 
reaucratie à  outrance,  une  centralisation  ex- 
cessive, le  rétrécissement  des  horizons  ou- 
verts à  la  jeunesse,  l'ignorance  regrettable  de 
ce  qui  se  passe  à  l'étranger,  un  entassement 
dangereux  d'ambitions  et  d'activités  inas- 
souvies, une  tendance  à  faire  plus  de  politi- 
que que  d'affaires,  plus  de  bruit  que  de  be- 
sogne, plus  de  consommateurs  que  de  produc- 
teurs. 

«  (Jette  même  cauee  produit  à  l'extérieur  : 
le  délaissement  de  nos  colonies,  la  décadence 


224 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DL  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


de  noire  marine  marchande,  la  paralysie  de 
noire  commerce  à  l'étranger  et  un  lent  effa- 
cement de  notre  pavillon  et  de  notre  influence 
dans  le  monde  entier.  Cet  état  de  choses  est 
grave  :  il  nuit  d'une  façon  sérieuse  à  l'honneur 
et  a  la  prospérité  de  notre  pays.  Pour  y  re- 
médier, il  faut  Faciliter  aux  jeunes  gens  l'en- 
trée des  carrières  commerciales  maritimes  et 
les  attirer  vers  la  mer,  qui  est  en  définitive  le 
champ  le  plus  vaste  et  le  plus  fécond  de  l'ac- 
tivité des  peuples. 

«  Dans  ce  but,  nous  pensons  qu'il  faut 
créer  une  Ecole  centrale  maritime  qui  soit  à 
l'Ecole  navale  ce  que  l'Ecole  centrale  des 
arts  et  manufactures  est  à  l'ivole  polytech- 
nique. L'Ecole  centrale  maritime  e>l  le  co- 
rollaire nécessaire  et  logique  de  l'Ecole  des 
arts  et  manufactures  ;  celle-ci  a  contribué,  pour 
une  large  part,  à  la  production  nationale. 

Les  Bénédictins  anglais  étaient  établis  à 
Douai,  depuis  1818,  en  vertu  d'une  ordon- 
nance royale;  les  Bénédictins  suisses,  pros- 
crits de  leur  patrie  parle  radicalisme,  avaient 
trouvé,  à  Délie,  sur  la  terre  hospitalière  de 
France,  un  abri  qu'ils  croyaient  devoir  être 
respecté.  Les  Marisles,  fondés  en  1836,  par 
Grégoire  XVI,  avaient  été  établis  d'abord  à 
Belley,  puis  à  Lyon  et  à  Paris  ;  ils  dirigeaient 
sans  bruit  les  collèges  de  Saint-Chamond 
dans  la  Loire,  de  Moulluçon,  de  Riom,  de  la 
Seyne,  de  Toulon,  plus  une  maison  à  Londres, 
deux  collèges  en  Irlande  et  un  en  Amérique  ; 
ils  dirigeaient  encore  les  séminaires  de  Saint- 
Brieuc,  de  Nevers,  de  Moulins  et  d'Agen; 
enfin,  ils  avaient,  à  l'étranger,  de  nombreux 
missionnaires  ;  ils  e'vangélisaient  surtout  les 
îles  de  l'Océanie. 

«  Depuis  1840,dit  l'un  d'eux,  nos  Pères, alors 
que  les  relations  entre  l'Europe  et  ces  pays 
sauvages  étaient  les  moins  suivies,  se  sont 
hardiment  lancés  à  l'aventure  pour  y  créer  la 
civilisation.  Ils  partaient,  certains  de  n'y  ren- 
contrer que  des  déceptions,  que  des  mé- 
comptes, la  mort,  mais  ils  partaient  sans  hé- 
siter, fiers  de  leur  mission,  soutenus  par 
la  foi,  heureux,  quel  que  fût  le  sort  qui  les 
attendait,  d'aller,  au  nom  du  monde  civilisé, 
accomplir  un  devoir  d'apôtre  et  de  martyr.  Je 
ne  pourrais  vous  citer  les  noms  de  tous  ceux 
qui  ont  succombé  dans  l'accomplissement  de 
ce  rude  labeur.  Mais  il  en  est  parmi  les  nôtres 
dont  la  mort,  sans  cesse  honorée  parmi  nous, 
est  invoquée  comme  un  exemple.  Tel  Mgr 
Epalle,  massacré  en  débarquant  dans  l'archi- 
pel Salomon,  vers  1847.  Dans  le  même  ar- 
chipel, vers  1850,  trois  de  nos  religieux  ont 
également  trouvé  la  mort;  mort  horrible, 
s'il  en  fut,  car  ces  trois  malheureux,  tombés 
aux  mains  d'une  population  d'antropophages, 
y  furent  littéralement  mangés.  Dans  la  Nou- 
velle-Calédonie, deux  autres  onl  disparu  vers 
la  même  année  :  Dieu  sait  à  quels  cruels  raffi- 
nements de  supplices  ils  ont  dû  succomber. 

«  Croire  que  le  découragement  se  soit  em- 
paré des  nôtres  après  de  tels   précédents,  se- 


rait une  erreur.  Au  contraire,  ainsi  que  ces 
guerriers  qui  sentent  leur  courage  augmenter 
aux  sensations  de  leurs  blessures,  nos  soldats 

de  la  foi  pui-ent  une  énergie  nouvelle  dans  la 
mort  de  leurs  devanciers.  Je  vous  citerai,  par 
exemple,  ce  qui  est  arrivé  à  la  suite  de  la  fin 
tragique  du  Père  Chanel, massacre  dans  l'île  de 
Putuna,  par  le  chef  de  la  tribu.  En  mourant, 
le  Père  Chanel  laissait  un  de  ses  confrères  plus 
jeune  que  lui  aux  mains  des  barbares.  «  Cou- 
rage, mon  enfant,  lui  dit-il  en  expirant,  con- 
tinuez notre  œuvre,  si  Dieu  le  permet.  »  Eh 
bien  !  savez-vous  ce  qui  est  arrivé?  Quelques 
années  après  la  mort  du  Père  Chanel, l'île  en- 
tière était  catholique,  civilisée  ;  et,  lorsque 
longtemps  plus  tard,  ce  même  chef  qui,  d'un 
co'.'p  de  sa  hache  d'armes,  avait  tué  le  Père 
Chanel,  mourut  à  son  tour,  ce  nouveau  chré- 
tien demanda  que  son  corps  fût  déposé  à  la 
place  où  il  avait  immolé  le  martyr  de  la  civi- 
lisation. Uui.il  voulut  faire  amende  honorable, 
racheter  son  passé  par  cet  acte  d'humilité  et 
de  soumission  aux  idées  catholiques,  donner 
à  la  population  de  l'île  le  témoignage  de  son 
profond  repentir,  racheter,  pour  ainsi  dire,  à 
la  suprême  minute  de  la  mort,  les  années  de 
barbarie  dans  lesquelles  il  avait  longtemps 
vécu. 

«  Je  pourrais,  continue  le  Père  X...,  vous  ci- 
ter d'autres  exemples  de  succès,  obtenus  au 
prix  d'abnégations  de  toutes  sortes  :  mais  il  fau- 
drait se  répéter  à  l'infini  ;  je  veux  cependant 
vous  donner  une  idée  exacte,  détaillée,  des  sa- 
crifices d'un  autre  genre  que  s'imposent  nos 
Pères  missionnaires.  Au  moment  de  leur  dé- 
part, ils  ignorent,  bien  entendu,  comment  ils 
seront  accueillis,  si  la  population  qu'ils  vont 
catéchiser  se  montrera  hospitalière  ou  hos- 
tile. Ils  font  donc  leurs  préparatifs  en  vue  de 
cette  incertitude,  c'est-à-dire  qu'ils  s'expa- 
trient avec  l'idée  de  se  tirer  d'affaire  tout 
seuls.  Ils  sont  pourvus  d'un  trousseau  aussi 
complet  que  le  leur  permettent  les  fonds  de  la 
Société  ;  ils  emportent  les  objets  nécessaires 
pour  dire  la  messe,  et  les  voilà  partis  à  la 
grâce  de  Dieu.  Le  plus  souvent,  en  arrivant, 
ils  sont  obligés  de  construire  eux-mêmes,  de 
leurs  mains,  la  petite  église  où  ils  diront  la 
messe  et  où  ils  appelleront  ceux  qui  voudront 
les  entendre,  être  instruits.  Quelques  fois  en- 
core, le  pillage  des  bagages  est  la  première 
épreuve  du  missionnaire  ;  il  est  alors  aban- 
donné, dépouillé,  privé  de  toutes  ressources, 
obligé  de  se  résigner  à  la  nourriture,  parfois 
ignoble,  des  naturels. 

«  Quant  aux  communications,  on  ne  saurait 
en  espérer  ;  nous  avons  tels  membres  de  notre 
Ordre  qui,  depuis  quatre  ans.  sont  restés  sans 
avoir  la  bonne  fortune  de  se  trouver  en  pré- 
sence d'un  Européen.  Ln  des  nôtres,  ainsi 
abandonné  depuis  plus  de  quatre  ans,  a  été 
trouvé  parle  premier  navire  que  le  hasard  fit 
aborder  dans  l'île,  vêtu  d'une  sorte  de  sou- 
tane faite  avec  des  lambeaux  de  toile  à  voile  ; 
c'était  son  unique  vêtement.  Eh  bien  !  qu'un 
jour  un  des  enfants  de  la  tribu  se  rende  à 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


l'école,  qu'un  des  hommes  du  village  prête 
son  attention  aux  paroles  du  prêtre,  le  vol, 
les  souffrances,  les  tortures  endurées,  Bont 
oubliés  aussitôt,  et  ce  premier  succès,  si  mi- 
nime qu'il  soit,  est  la  récompense  la  plus 
chère,  la  seule  désirée  (railleurs,  par  tous  ces 
soldats  volontaires  qui  forment,  pour  ainsi 
dire,  l'avant-garde  de  la  grande  armée  de  la 
civilisation.  » 

Semblable  est  la  mission  et  la  destinée  des 
religieux  de  Picpus.  En  1870,  cinq  des  leurs, 
aumôniers  volontaires  de  l'armée,  avaient  été 
décorés  de  la  Légion  d'honneur;  cinq  autres, 
en  1871,  avaient  été  assassinés  par  les  com- 
munards. Etablis  à  Paris  dès  1660,  ils  avaient 
comblé  de  bienfaits  le  faubourg  Saint-An- 
toine et  obtenu,  en  récompense,  les  haines  de 
la  populace  ;  mais  leur  zèle  ne  se  ralentit  pas 
pour  si  peu.  Dès  1836  la  communauté  sort  de 
France  et  s'installe  à  Yalparaiso,  à  Santiago 
du  Chili,  où  elle  fonde  deux  collèges  aujour- 
d'hui en  pleine  prospérité.  De  là,  elle  envoie 
des  missionnaires  dans  la  plupart  des  îles  de 
l'Océanie  orientale. 

L'archipel  de  Gambier  a  été  civilisé  par 
eux.  Aux  îles  de  Pâques  et  de  Pomoutou,  ab- 
solument sauvages,  ils  ont  opéré  des  prodiges 
de  dévouement  chrétien.  Et  ce  n'est  pas  à 
former  des  chrétiens  que  s'est  borné  le  rôle 
des  patients  évangélistes,  ils  ont  encore  fait 
des  hommes  de  tous  ces  êtres  déshérités.  Par 
eux,  les  cannibales  ont  renoncé  à  leurs  hi- 
deuses pratiques,  ils  ont  appris  à  se  vêtir,  à 
labourer  le  sol,  à  bâtir  des  cases,  à  utiliser 
toutes  les  ressources  de  leur  sol  fertile. 

Pendant  que  les  missionnaires  de  Picpus 
étendaient  leur  salutaire  influence  jusqu'aux 
confins  de  l'Océanie,  leurs  frères  de  Valpa- 
raiso  secondaient  de  tous  leurs  efforts  le  com- 
merce français  au  Chili,  agrandissaient  nos 
possessions  et  aidaient  le  drapeau  national  à 
acquérir  un  prestige  qu'il  n'a  point  perdu  là- 
bas.  L'amiral  du  Petit-Thouars,  en  remettant 
àl'évêque  (pieputien)  des  Marquises  la  croix 
de  la  Légion  d'honneur,  le  remerciait,  au  nom 
de  la  France,  de  l'appui  qu'il  n'a  cessé  de 
prêter  aux  représentants  de  la  mère-patrie. 
L'amiral  Fourichon,  décorant  Mgr  Doumerc, 
évêque  et  supérieur  de  la  maison  de  Valpa- 
raiso,  lui  tenait  un  même  langage.  «  Merci, 
lui  disait-il,  pour  l'accueil  si  large  et  si  fran- 
çais que  vous  avez  toujours  fait  à  nos  marins, 
et  pour  les  éclatants  services  que  vous  avez 
rendus  à  notre  pays  !  » 

Les  Eudistes,  fondés  par  Jean  Eudes,  frère 
de  l'historien  Mezeray, dirigent  les  cinq  collèges 
de  Saint-Martin  de  Rennes,  de  Saint-Sauveur 
de  Redon,  de  Saint-François-Xavier  de  Be- 
sançon, de  Saint-Jean  à  Versailles  et  le  petit 
séminaire  de  Valognes.Les  Pères  de  l'Assomp- 
tion dirigent,  à  Nimes,  un  collège  libre,  fondé 
de  toutes  pièces  par  l'abbé  d'Alzon.  La  con- 
grégation de  Sainte-Marie  de  Tinchebray, 
après  avoir  ressuscité  cet  établissement,  di- 
rige deux  écoles  communales  et  douze  mai- 
sons dans  l'Orne  et  le  Calvados.  La  congréga- 

T.    XV. 


lion  du  Sacré-Cœur  d'issoudun  dirige  plu- 
sieurs établissements,  dessert  plusieurs  églises 
et  prêche  l'Evangile  dans  la  Nouvelle  Guinée. 
Les  Oraloriens,  rétablis  par  l'abbé  Pététot, 
enseignent  à  Saint- Lô  el  a  Juilly  ;  ils  tien- 
nent, a  Paris,  l'école  Massillon.  Les  Oblats  de 
Saint-llilaire  remplissent  les  fonctions  de 
prêtres  auxiliaires  et  dirigent  le  grand  sémi- 
naire de  Poitiers.  Ces  Oblats  de  Saint-François 
de  Sales,  fondés  à  Troyes,  par  l'abbé  Ihisson, 
occupent  quatre  collèges  établis  par  leurs 
soins  et  évangélisent  le  sud  de  l'Afrique.  Les 
prêtres  de  l'Immaculée-Conceptionde  Itennes, 
outre  leur  rôle  de  missionnaires  diocésains, 
enseignent  â  Itennes,  à  Vitré,  à  Saint-Malo  et 
à  Saint-Méen. 

En  dehors  de  leur  dévouement  à  l'instruc- 
tion publique,  les  religieux  des  congrégations 
non-autorisées,  placés  comme  citoyens  sous 
la  sauvegarde  du  droit  commun,  s'ils  ne  jouis- 
saient pas  des  avantages  attachés  à  l'autori- 
sation légale,  ne  s'appliquaient  pas  moins  au 
service  du  pays.  On  ne  peut  pas  citer  une  mi- 
sère qu'ils  n'aient  soulagée,  une  vertu  qu'ils 
n'aient  honorée,  et  un  point  de  la  France 
qu'ils  n'aient  combié  de  grâces.  Si  la  France 
est  la  fille  aînée  de  l'Eglise,  c'est  surtout  parce 
que  les  serviteurs  de  Jésus-Christ  ont  été  les 
principaux  agents  de  sa  prospérité  nationale. 
Même  depuis  la  Révolution,  cette  armée  indes- 
tructible des  meilleurs  serviteurs  du  peuple, 
a  reformé  ses  bataillons  ;  les  anciens  et  les 
nouveaux  Ordres  rivalisent  de  zèle,  sans  qu'on 
puisse  exactement  savoir  lequel  contribue  le 
plus  largement  au  bien  du  pays. 

«  Quel  serait,  demande  le  cardinal  Guibert, 
dans  une  lettre  au  ministre  de  l'intérieur,  le 
résultat  de  la  dissolution  des  congrégations 
qui  ne  sont  pas  légalement  reconnues?  En 
France,  vous  allez  atteindre  plus  de  trois 
cents  orphelinats  et  un  bon  nombre  d'asiles  et 
d'hospices,  par  conséquent  ôter  à  des  milliers 
d'enfants  et  de  vieillards  les  soins  dévoués  qui 
les  sauvent  de  l'abandon  et  de  la  misère.  La 
plupart  de  ces  établissements  sont  des  fonda- 
tions privées  :  vous  ne  pourrez  donc  pas  pro- 
céder d'office  au  remplacement  du  personnel 
dirigeant.  Les  mesures  prises  contre  les  reli- 
gieuses frapperont  l'enfance  et  la  vieillesse  dé- 
laissées. Est-ce  là  ce  que  réclame  l'intérêt  de 
la  république  9 

«  En  France  encore,  vous  allez  enlever  à  des 
milliers   d'écoles  libres   ou   communales  les 
maîtres   et  les  maîtresses   qui  les    dirigent. 
Etes-vous  prêt  à  leur  substituer  sans  délai  de 
nouveaux  instituteurs  dans    les  écoles  publi- 
ques? Etes-vous  maîtres  de  leur  en  substituer 
dans  les  écoles  libres?  Et  si   l'instruction  po- 
pulaire se  trouve  tout   d'un  coup   dépossédée 
d'un  tiers  ou  d'un  quart  du  personnel  ensei- 
gnant qu'elle   occupe,  si    ce   triste    résultat 
se  produit  surtout  dans  les  pays  pauvres,  dans 
les  contrées  montagneuses  où  les  populations 
dispersées  n'ont  d'autres  ressources  d'éduca- 
tion  que   les    humbles    écoles    de    hameau, 
n'allez-vous  pas  creuser  un  vide  irréparable, 

15 


J_><> 


HISTOIRE  i  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ou  «lu  moine  qui  ne  pourra  être  comblé 
qa'aprèi  de  longues  années  T  En  interrompant 
ainsi  l'œuvre  de  L'enseignement  là  où  elle  est 
pi  us  difficile,  aurez-vous  bien  mérité  du  peu- 
ple, un  .-vous  bien  servi  la  cause  de  lu  civi- 
lisai ion  et  du  progrès? 

«  La  charité,  l'enseignement  ne  sont  pas  le 
seul  bienfait  dont  notre  pays  soit  redevable 
aux  congrégations.  L'apostolat  est  aussi  un 
service,  et,  pour  qui  connaît  et  honore  la  na- 
ture morale  de  l'homme, c'est  le  plus  grand  des 
services.  Or,  le  clergé  séculier  ne  suffit  pas  à 
celte  tache  ;  les  réguliers  lui  apportent  un 
concours  dont  la  religion  ne  saurait  se  passer. 
Pasteur  de  l'Eglise  de  Paris,  il  doit  m'êlre 
permis  de  constater  ce  qui  se  produira  dans 
mon  diocèse. 

«  Qu'on  ferme  les  églises  des  religieux  :  dans 
la  plupart  de  nos  paroisses,  qui  comptent 
40,  50,  60.000  habitants,  les  églises  parois- 
siales deviennent  manifestement  insuffisantes  ; 
séparées  par  de  trop  longues  distances,  elles 
ne  répondent  plus  aux  besoins  spirituels  de 
cette  immense  capitale.  Qu'on  éloigne  les  re- 
ligieux eux-mêmes,  et  un  grand  nombre  de 
fidèles  manqueront  des  moyens  nécessaires 
pour  l'accomplissement  de  leurs  devoirs  de 
chrétiens. 

«  Qu'on  oblige  les  religieux  de  nationalité 
étrangère  à  quitter  notre  sol,  et,  dans  la 
seule  ville  de  Paris,  60.000  Allemands  re- 
gretteront l'absence  des  Jésuites  et  des  Ré- 
deraptoristes,  30.000  Italiens  demanderont 
en  vain  le  ministère  des  Barnabites,  toute 
la  colonie  anglaise  déplorera  l'éloignement 
des  Passionnistes,  et  cette  population  d'étran- 
gers, qui  se  compose  en  partie  de  pauvres  ou- 
vriers, s'étonnera  que  la  France,  hospitalière 
pour  leurs  intérêts  et  leurs  personnes,  se 
montre  à  ce  point  intolérante  pour  leur  reli- 
gion et  leur  conscience.  Leur  étonnement  re- 
doublera quand  ils  se  souviendront  que  nos 
prêtres  français  sont  bien  accueillis  partout  et 
qu'ils  ouvrent  en  paix  des  chapelles  dans  tous 
les  pays  du  monde  pour  les  besoins  de  nos  na- 
tionaux ;  ils  se  demanderont  comment  les 
égards  que  les  nations  se  doivent  les  unes  aux 
autres  n'ont  pu  les  protéger,  en  France, 
contre  l'ostracisme  imposé  par  d'étroites  pas- 
sions politiques. 

«  Voilà  ce  que  produira  chez  nous  la  sup- 
pression des  religieux. Que  dire  maintenant  des 
pays  étrangers  et  des  missions  lointaines  ? 
Aura-t-on  accru  le  prestige  de  la  France  en 
Orient,  quand  les  fils  de  saint  François  cesse- 
ront de  garder  les  Lieux-Saints,  ou  du  moins 
qu'il  n'y  aura  plus  de  religieux  français  dans 
leurs  rangs?  Nos  nationaux  seront-ils  plus 
fiers  de  leur  patrie  quand,  aux  extrémités  du 
monde,  ils  ne  verront  plus  le  drapeau  de  la 
France  flotter  que  sur  de  rares  comptoirs,  là 
où  jusqu'ici  le  nom  français  se  faisait  con- 
naître par  des  entreprises  de  dévouement  et 
de  sublime  charité  ?  Quand  on  aura  fermé  les 
noviciats,  il  n'y  aura  plus  que  deux  ou  trois 
congrégations  autorisées  pour  suffire  à   l'im- 


mense  tache  de  l'évangélisalion.  Les  Domini- 
cains ne  pourront  plus  envoyer  de  recrut 
ceux  de  leurs  lier*'-  qufprennenl  part  aux  mis- 
sions de  la  Chine,  qui  entretiennent  à  Mossonl 

un  centre  de  civilisation  chrétienne  et  fran- 
çaise, qui,  dans  les  Antilles  anglaises,  obtien- 
nent d'un  gouvernement  protestant  des  témoi- 
gnages publics  d'admiration  et  de  reconn 
sance. 

«  Les  Franciscains  des  diverses  branches  ne 
pourront  plus  alimenter,  avec  le  commissariat 
de  Terre-Sainte,  les  missionsde  Chine,  d'Aden, 
des  Seych elles,  d'Abyssinie,  de  Mésopotamie, 
d'Arménie.  Les  Oblats,  cette  famille  toute 
française,  n'auront  plus  d'apôtres  à  envoyer, 
soit  dans  les  glaces  du  Nord,  au  secours  des 
pauvres  Esquimaux,  soit  sous  le>  feux  du  Tro- 
pique, aux  noirs  de  Natal  et  du  pays  cafre, 
ou  aux  races  mêlées  qui  peuplent  la  grande 
île  de  Ceylan.  Les  Maristes,  autre  société 
d'origine  française,  qui  ont  civilisé  un  grand 
nombre  d'îles  de  l'Océanie,  peuplées  d'anthro- 
pophages, où  plusieurs  de  leurs  missionnaires 
sont  morts  martyrs  de  leur  zèle,  verront  leur 
sainte  entreprise  languir  d'abord  et  périr  en- 
suite, parce  qu'on  aura  supprimé  les  maisons 
qui  préparaient  les  ouvriers  évangéliques.  — 
Qui  remplacera  ces  foyers  de  civilisation  que 
les  passions  irreligieuses  de  quelques  Français 
auront  éteints?  Qui  nous  rendra  l'honneur  et 
les  bienfaits  dont  une  proscription  sans  motif 
aura  dépouillé  notre  patrie?  » 

On   ne  pouvait  mieux   dire  ;  l'archevêque 
parlait  le  langage  de  la  foi,  de  la  sagesse  et 
de  la  haute  politique:  il  eut  dû  être  entendu. 
Mais  il  y  avait  ces  fameuses  lois  existantes 
qui  n'existent  plus  :  les  unes,  les  lois  de  l'abso- 
lutisme monarchique,  supprimées  par  la  Révo- 
lution ;  les  autres,  les  lois   de  l'absolutisme 
révolutionnaire,  détruites  parles  chartes  cons- 
titutionnelles et  les  lois  organiques  ;  les  der- 
nières, relatives  à  l'autorisation  des  congréga- 
tions   religieuses,    si     clairement    exprimées 
qu'il  fallait  être  un  âne  cube  pour  se  dérober 
à   ces   explications.    Les    premiers     juriscon- 
sultes de     la     France    avaient   parlé;    1.800 
avocats  avaient  adhéré  à  leurs  savantes  et  dé- 
cisives consultations  ;  deux  cents  magistrats 
étaient   descendus  de  leur  siège  pour  ne  pas 
prêter,  contre  les  jésuites,  leurs  mains  à  l'ar- 
bitraire; les  tribunaux  acceptaient  les  deman- 
des des  jésuites  en  référé,  et  Freycinet  et  Ferry 
avaient  déclaré,  à  la   tribune,  que  les  tribu- 
naux civils  prononceraient  sur  la  cause.  L'una- 
nimité morale  était  acquise  aux  consultations 
Rousse  et  Demolombe.  La  plaisanterie,  qui  ne 
perd  jamais  ses  droits  en  France,  avait  tourné 
en  ridicule,  et  très  justement,  cette  prétention 
grossière, lâche  et  criminelle  des  républicains, 
d'opérer  au  nom  de  l'absolutisme  monarchi- 
que. J'en  cite  ici  deux  échantillons  : 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


L221 


Doux  lois  existantes. 


TlUliUNAL  CIVIL  DE... 


Audience  des  référés  du  20  avril  188. 


L'huissier  de  service  appelle  l'afl'aire  :  Doc- 
teur X...  contre  le  préfet  de  police. 

Le  docteur  X...  se  plaint  de  ce  que  la  veille 
19,  à  une  heure  du  matin,  alors  qu'il  était  ab- 
sent pour  une  opération, des  agents  de  la  force 
publique  ont  pénétré  dans  son  domicile,  forcé 
l'entrée  de  son  cabinet,  brisé  diverses  fioles  et 
emporté  plusieurs  tubes  de  vaccin.  11  demande 
à  être  réintégré  dans  la  possession  de  son 
vaccin  pour  l'inoculer  à  des  clients  qui,  dans 
la  crainte  d'une  épidémie  de  variole,  le  pres- 
sent de  leur  faire  la  piqûre  préservatrice. 

M.  l'avocat  de  la  République  oppose  l'in- 
compétence. Par  décret  du  18  mars  dernier, 
l'arrêt  du  Parlement  interdisant  l'inoculation 
a  été  remis  en  vigueur.  Un  mois  a  été  laissé 
aux  intéressés  pour  se  conformer  à  cette  loi 
existante  ;  et  M.  le  docteur  X...  est  mal  venu 
à  se  plaindre  que,  par  mesure  de  haute  po- 
lice, une  fois  minuit  passé,  dans  la  nuit  du 
18  au  19,  la  force  publique  ait  fait  exécuter 
l'arrêté  6i  patriotique  du  Parlement.  La  peur 
de  la  variole,  ajoute  le  ministère  publique, 
est  un  fantôme  créé  par  la  réaction. 

L'huissier  de  service  appelle:  Dame  Z... 
contre  le  préfet  de  police. 

La  dame  Z...  expose  que,  hier  19,  à  deux 
heures  du  matin,  le  sieur  Z...,  son  mari,  se 
purgeait  avec  de  l'émétique,  lorsque  quatre 
gardiens  de  la  paix  ont  enfoncé  la  porte,  ont 
forcé  le  malade  à  rendre  violemment  sa  pur- 
gation,  si  bien  qu'il  a  éprouvé  une  secousse 
qui  met  ses  jours  en  danger.  La  dame  Z...  de- 
mande que  son  mari  puisse  se  traiter  à  sa 
guise. 

M.  l'avocat  de  la  République  oppose  l'in- 
compétence. Par  décret  du  18  mars  dernier, 
l'arrêt  tout  récent  du  Parlement,  datant  de 
trois  siècles  à  peine,  qui  proscrit  l'antimoine, 
a  été  remis  en  vigueur.  Or,l'émétique  contient 
en  forte  dose  cet  ingrédient  non  autorisé.  Que 
l'antimoine  se  fasse  autoriser,  mais  en  atten- 
dant, la  mesure  dont  se  plaint  la  dame  Z... 
est  une  mesure  de  haute  police,  que  l'admi- 
nistration continuera  de  faire  exécuter  avec 
prudence  et  fermeté. 

Un  gouvernement  n'affronte  pas  volontiers 
Le  ridicule;  il  s'expose  moins  encore  à  violer  la 
loi  dont  il  est  le  représentant,  l'interprète  et  le 


vengeur.  Le  gouvernement  républicain  était 

d'autant  pins  mal  venu  ;•  se  donner  ce  doubla 
tort,  que  poor  en  encourir  l'odieux,  il  fallait 
ignorer  absolument  lea  éléments  du  droit  repi 
lentatifet  se  recommander  sans  vergogne  de 

l'absolutisme  monarchique  du  pur  césai  isme.A 
moins  de  se  composer  exclusivement  d'hommi  • 
d'aventures,  de  politiciens  sans  conscience  et 
de  bandits,  le  gouvernement  do  la  république 

ne  pouvait  pas  s'enfoncer  plus  avant  dans  l'ar- 
bitraire. L'exécution  des  jésuites  avait  pu 
plaire  aux  imbéciles  et  aux  misérables;  mais 
elle  ne  pouvait  que  soulever  de  dégoût  et 
d'horreur  la  conscience  publique.  Aussi  bien, 
quels  que  soient  les  jésuites  et  en  admettant 
par  hypothèse  qu'ils  soient  tout  ce  que  disent 
leurs  ennemis,  les  jésuites  sont  des  citoyens 
français,  et,  dans  l'espèce,  ils  ne  se  couvrent 
que  de  leurs  droits  de  citoyens  ;  ils  ne  ré- 
clament que  le  droit  de  propriété,  l'inviolabi- 
lité du  domicile,  la  liberté  des  professions  et 
l'exercice  de  tous  les  droits  civiques  garantis 
par  la  constitution.  Et  quand  je  dis  constitu- 
tion, je  n'entends  pas  telle  ou  telle  constitu- 
tion, mais  toutes  les  constitutions  qui  tablent 
sur  89,  reconnaissent  la  souveraineté  du 
peuple  et  proclament  les  libertés  modernes. 
Les  jésuites  donc  ne  s'appuyaient  que  sur 
cette  constitution  séculaire,  sur  la  déclaration 
des  droits  de  l'homme  et  sur  la  souveraineté 
civique.  Si  le  gouvernement  qui  les  proscri- 
vait avait  le  droit  de  les  proscrire,  c'est  qu'il 
a  ce  droit  contre  tout  le  monde  ;  et  s'il  a  ce 
droit  de  proscription,  il  est  difficile  de  com- 
prendre comment  il  a  fait,  de  la  prise  de  la 
Bastille,  une  fête  nationale.  Qu'est-ce  qu'une 
lettre  de  cachet  en  comparaison  des  décrets 
du  29  mars,  qui,  sauf  l'assassinat,  rappellent 
les  fureurs  de  93,  la  loi  des  suspects,  les  pros- 
criptions de  Sylla  et  de  Marius  ? 

Le  président  du  Conseil,  Freycinet,  sentit 
le  vice,  absolument  idiot,  de  cette  situation  et 
voulut  s'y  dérober.  Freycinet  n'était  pas  un 
aigle  ;  il  avait  été  comparé  à  la  souris  blanche, 
toujours  rongeuse,  mais  gentille,  facile  à 
prendre  dans  une  souricière  et  susceptible  de 
tomber  sous  la  dent  d'un  chat.  C'était  plutôt 
un  homme  en  caoutchouc  silicate,  souple,  mais 
faible  et  plus  aise  à  casser  que  cassant  ;  du 
reste,  comme  tous  les  protestants,  de  cons- 
cience légère,  sauf  quand  l'emporte  le  fana- 
tisme ;  prédestiné  à  servir  toutes  les  passions 
qu'il  avait  combattues  et  réservé  sans  doute 
à  succomber  un  jour  sous  leurs  assauts.  Dans 
un  discours  prononcé  à  Montaubanle  18  août, 
Freycinet  avait  protesté  de  son  respect  pour 
la  religion  ;  c'est  Je  cliché  habituel  de  l'hy- 
pocrisie ;  il  avait  déclaré  que  le  gouverne- 
ment, pour  montrer  sa  force,  venait  de  dis- 
soudre le  plus  puissant  des  ordres  religieux 
et  de  gagner,  rue  de  Sèvres,  sa  bataille  de 
Marengo.  «  Quant  aux  autres  congrégations, 
ajoutait-il,  le  décret  spécial  qui  les  vise  n'a 
pas  fixé  la  date  de  leur  dissolution  ;  il  nous  a 
laissés  maîtres  de  choisir  notre  heure.  Nous 
nous  réglerons,  à  leur  égard, sur  les  nécessités 


228 


BISTOIKE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


que  fera  naître  leur  altitude,  et,  sans  rien 
abandonner  dea  droite  de  l'Etat,  il  dépendra 
d'elles  de  se  priver  de  la  loi  nouvelle  que  nous 
préparons  et  qui  déterminera,  d'une  manière 
générale,  les  conditions  de  toutes  les  associa- 
tion- laïques  aussi  bien  que  religieuses.  » 

Les  décrets  du  29  mars  avaient  ouvert,  aux 
congrégations  non  autorisées,  une  perspec- 
tive: celle  de  se  faire  autoriser  et  d'échap- 
per, par  là,  à  la  proscription.  Cette  ouverture 
était,  comme  les  présents  grecs,  un  objet  de 
méfiance.  D'abord  la  reconnaissance  officielle 
est  facultative  en  droit  ;  elle  n'est  point  obli- 
gatoire; et  les  congrégations  pouvaient  re- 
noncer à  une  situation  privilégiée,  toujours 
révocable,  mal  d'accord  avec  un  régime  d'éga- 
lité et  se  tenir  à  leur  situation  de  droit  com- 
mun. Dans  ce  cas,  la  congrégation  n'a  pas  de 
droits  collectifs,  mais  chacun  de  ses  membres 
jouit,  au  regard  de  la  loi,  de  la  plénitude  de 
son  droit  individuel.  La  congrégation  n'est 
pas  prohibée,  mais  elle  n'existe  pas  aux  yeux 
de  la  loi  ;  la  loi  ne  connaît  que  ses  membres 
et  les  respecte  tels  quels.  Indépendamment 
des  latitudes  de  l'autorisation  officielle  et  des 
avantages  de  sa  non-obtention,  le  gouverne- 
ment inspirait  peu  de  confiance  et  l'on  pou- 
vait, à  bon  escient,  suspecter  ses  avances. 
D'autant  mieux  qu'il  avait  déclaré  ne  vouloir 
accorder  l'autorisation  que  par  une  loi,  et 
vouloir  encore  refuser  cette  autorisation  à 
tous  les  Ordres  dont  le  général  habite  Rome. 
Des  congrégations  non-autorisées,  les  unes, 
assurées  de  ne  rien  obtenir  de  la  Chambre  des 
sous-vétérinaires  ;  les  autres,  assurées  de  ne 
rien  obtenir,  quoi  qu'elles  fassent,  se  tenaient 
donc  par  la  main.  Aucune  ne  répondait  aux 
avances  du  gouvernement;  toutes  se  tenaient 
prudemment  sur  la  défensive  ;  non  pas, 
comme  on  l'a  dit  méchamment  et  sottement, 
dans  l'attitude  de  belligérants,  altitude  inad- 
missible dans  toutes  les  congrégations  reli- 
gieuses, plus  inadmissible  encore  pour  les 
congrégations  de  femmes,  mais  simplement 
en  se  tenant  dans  les  termes  de  la  législation 
et  dans  la  pleine  possession  du  droit  civique. 

La  montagne  ne  vient  pas  à  moi,  disait 
Mahomet,  j'irai  à  la  montagne.  Le  président 
du  conseil,  Freycinet,  ouvrit,  à  Rome,  une 
négociation  pour  amener,  par  le  Saint-Siège, 
les  congrégations  religieuses  à  la  demande 
d'une  autorisation.  L'affaire  fut  discutée  entre 
l'ambassadeur  de  France  et  le  cardinal  secré- 
taire d'Etat.  De  l'aveu  des  deux  gouverne- 
ments, un  protocole  de  déclaration  fut  libellé; 
en  voici  le  texte  : 

«  A  l'occasion  des  décrets  du  29  mars,  une 
partie  de  la  presse  a  dirigé  de  vives  attaques 
contre  les  congrégations  non-autorisées,  les 
représentant  comme  des  foyers  d'opposition 
au  gouvernement  de  la  république.  —  Le  pré- 
texte de  ces  accusations  était  le  silence  observé 
par  ces  congrégations  qui,  en  effet,  n'ont  pas 
demandé  jusqu'ici  l'autorisation  que  le  second 
décret  les  mettait  en  demeure  de  solliciter.  — 
Le  motif  de  leur  abstention  était  cependant 


tout  autre  que  celui  qu'on  leur  prête,  et  les 
répugnances    politiques   n'y   avaient   aucune 
part.  Convaincus  que  l'autorisation   <jui,  dans 
l'état   actuel  de   la   législation  française,  con- 
fère le  privilège  de  la  personnalité  civile,  est 
une  faveur  et  non  une  obligation,  elles  n'ont 
pas  cru  se  mettre  en  opposition  avec  les  lois, 
en  continuant  à  vivre  sous  un  régime  com- 
mun   à   tous   les   citoyens.  —  Ce   n'est  pas 
qu'elles  méconnaissent  les  avantages  attachés 
à  l'existence  légale  ;  mais  elles  ne  pensaient 
pas  qu'il  leur  convint  de  rechercher  ces  avan- 
tages dans  des  circonstances  qui  auraient  fait 
interpréter  une  pareille  démarche  comme  une 
condamnation  de  leur  passé,  et  comme  l'aveu 
d'une  illégalité  dont  elles  ne  se  sentaient  pas 
coupables.  —  Pour  faire  cesser  tout  malen- 
tendu, les  congrégations  dont  il  s'agit  ne  font 
pas  difficulté  de  protester  de  leur  respect  et 
de  leur  soumission  à  l'égard  des  institutions 
actuelles  du  pays.  —  La  dépendance  qu'elles 
professent  envers  l'Eglise,  de  qui  elles  tiennent 
l'existence,  ne  les  constitue  pas  dans  un  état 
d'indépendance  à  l'endroit  de  la  puissance  sé- 
culière. Telle  n'a  jamais  été  leur  prétention, 
ainsi  que  leur  constitution  respective  et  leur 
histoire  en  font  foi.  —  Le  but  moral  et  spi- 
rituel qu'elles  poursuivent  ne  leur  permet  pas 
de  se  lier  exclusivement  à  aucun  régime  poli- 
tique   ou    d'en    exclure    aucun.   Elles    n'ont 
d'autre  drapeau  que  celui  de  la  charité  chré- 
tienne et  elles  croiraient  le  compromettre  en 
le  mettant  au  service  de  causes  changeantes 
et  d'intérêts  humains.  —  Elles  rejettent  donc 
toute  solidarité  avec  les  partis  et  les  passions 
politiques.  Elles  ne  s'occupent  des  choses  qui 
regardent  le  gouvernement  politique  que  pour 
enseigner   par    la   parole   et   par  l'exemple, 
l'obéissance  et  le  respect  qui  sont  dus  à  l'au- 
torité dont  Dieu  est  la  source.  —  Tels  sont 
les  principes  qui  ont  inspiré  jusqu'à  ce  jour 
leurs  pensées  et  leurs  actes  :  elles  sont  réso- 
lues à  ne  jamais  s'en  départir.  —  Aussi  ne 
peuvent-elles  s'empêcher  de  nourrir  l'espoir 
que  le  gouvernement  accueillera  avec  bien- 
veillance les  déclarations  sincères  et  loyales 
dont   elles    prennent    ici    l'initiative    et  que, 
pleinement  rassuré  sur  les  sentiments  qui  les 
animent,  il  les  laissera  continuer   librement 
les  œuvres  de  prières,  d'instruction  et  de  cha- 
rité auxquelles  elles  ont  dévoué  leur  vie.  » 

Cette  déclaration  fut  envoyée  aux  évêques 
par  les  cardinaux  Guibert  et  de  Bonnechose. 
Voici  la  lettre  d'envoi  : 

«  Le  conflit  soulevé  par  les  décrets  du 
29  mars  paraît  entrer  dans  une  voie  d'apai- 
sement. Le  gouvernement  avait  été  blessé  du 
refus  qu'avaient  fait  les  congrégations  de  solli- 
citer l'autorisation.  Il  avait  attribué  cette  at- 
titude à  des  motifs  politiques;  et,  dans  ces 
derniers  temps,  il  a  laissé  voir  qu'une  Décla- 
ration qui  désavouerait  de  leur  part  de  sem- 
blables intentions  lui  donnerait  une  satisfac- 
tion suffisante. 

«  Une  haute  autorité  qu'il  est  inutile  de 
nommer  ici,  mais  à  laquelle    vous   et  nous, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


229 


noua  devons  la  plus  entière  déférence,  auto- 
rise les  congrégations  à  signer  et  â  présenter 
au  gouvernement  la  Déclaration  dont  non-; 
joignons  ici  le  modèle.  Le  sens  de  ce  docu- 
ment est  connu  à  l'avance  de  ceux  à  qui  il 
doil  être  adressé  ;  et  lout  fait  espérer  qu'il  les 
affermira  dans  les  dispositions  bienveillantes 
qui  paraissent  les  animer  en  ce  moment. 

«  Nous  avons  été  chargés  de  vous  faire 
connaître  la  décision  ci-dessus  mentionnée, 
en  vous  priant  d'envoyer  le  modèle  de  décla- 
ration aux  supérieurs  et  aux  supérieures  des 
communautés  non  reconnues  établies  dans 
votre  diocèse,  pourvu  qu'elles  n'aient  pas  en 
dehors  du  diocèse  de  supérieurs  majeurs  (gé- 
néraux ou  provinciaux),  car,  dans  ce  cas, 
l'adhésion  de  ses  supérieurs  majeurs  suflirait 
pour  tout  l'institut. 

«  Vous  voudrez  bien  engager  les  supérieurs 
(hommes  et  femmes)  à  signer  le  document 
dont  il  s'agit  et  à  vous  le  retourner  le  plus  tôt 
possible,  car  il  y  a  des  motifs  sérieux  de  se 
hâter.  Vous  aurez  la  bonté  d'envoyer  les 
exemplaires  signés  à  l'archevêque  de  Paris, 
qui  les  transmettra  à  qui  de  droit. 

«  Toute  celte  affaire  demande  une  grande 
discrétion  ;  aucune  communication  ne  doit  en 
être  donnée  à  la  presse.  » 

La  Déclaration  transmise,  par  les  évêques, 
aux  congrégations  religieuses,  fut  signée  dans 
tous  les  diocèses,  par  la  presque  unanimité 
des  congrégations.  Nous  en  avons  fait  le  re- 
levé pour  37  diocèses  ;  nous  avons  trouvé 
52  congrégations  d'hommes  et  221  congréga- 
tions de  femmes,  signataires  de  la  Déclaration 
proposée  par  le  gouvernement,  agréée  par  les 
évêques,  ratifiée  par  le  souverain  pontife. 
Par  le  fait,  c'est  un  concordat  entre  les  parties 
intéressées,  approuvé  par  toutes  les  puis- 
sances. 

Un  journal  de  Bordeaux,  la  Guyenne,  publia 
indiscrètement  la  Déclaration.  Ce  document 
fut  aussitôt  l'objet  de  vives  polémiques.  Parmi 
les  ennemis  de  l'Eglise,  les  uns  approuvaient, 
satisfaits  de  voir  le  gouvernement  sorti  par  là 
des  difficultés  où  il  s'était  jeté  par  impru- 
dence ;  les  autres,  craignant  de  voir  s'apaiser 
ou  s'interrompre  la  guerre  à  l'Eglise,  criaient 
que  la  Déclaration  n'était  pas  acceptable  et 
qu'il  fallait  pousser  la  campagne  jusqu'au 
bout.  Aux  autres  points  de  vue,  les  uns  pré- 
tendaient que  les  congrégations  voulaient  se 
sauver  en  trompant  le  gouvernement  ;  les 
autres,  que  le  gouvernerr.ent,  en  suggé- 
rant la  formule  de  Déclaration,  tendait  un 
piège  aux  congrégations  religieuses.  Un  sé- 
nateur catholique,  Numa  Baragnon,  homme 
d'ailleurs  estimable  et  brave,  blâme  cette  Dé- 
claration proposée  pourtant  par  les  évêques 
et  autorisée  par  le  Pape.  «  Ln  signant  une 
Déclaration  quelconque,  disait-il,  vous  vous 
reconnai  B<  i  pour  un  être  moral  qu'on  inter- 
roge sur  ses  intentions,  ses  tendances,  auquel, 
en  un  mot,  on  pose  des  questions  qu'un  ci- 
toyen a  le  droit  de  ne  pas  entendre...  Vous 

-ri fiez  un  grand  principe,  le  principe  de  la 


liberté  individuelle,  le  droit  sacré  de  la  li- 
berté et  de  la  propriété  individuelle.  »  Les 
congrégations  religieuses  en  se  déclarant 
étrangères  aux  partis  et  aux  factions  consta- 
taient simplement  un  fait  et  n'énonçaient  pas 
de  doctrine.  Le  but  des  Religieux  nesl  point 
de  détruire  l'Etat,  mais,  au  contraire,  de  le 
consolider  par  la  saine  doctrine,  le  bon 
exemple  et  la  réversibilité  des  mérites.  En 
suivant  le  conseil  du  sénateur  méridional,  les 
religieux  auraient  fait  acte  d'adhésion  au  li- 
béralisme et  plutôt  trahi  que  sauvé  leur  si- 
tuation, les  principes  de  89,  seule  sauvegarde 
invoquée,  étant  la  chose  du  monde  dont  s'oc- 
cupent le  moins  ceux  qui  les  professent.  Les 
proscripteurs  agissaient  comme  successeurs  de 
Louis  XIV  et  de  Napoléon  ;  ils  invoquaient 
l'absolutisme  de  l'Etat,  devant  quoi  la  Décla- 
ration des  droits  de  l'homme  n'est  rien,  qu'un 
chiffon  de  papier,  une  erreur  et  un  crime. 
Peut-être  les  proscripteurs  tournaient-ils  le 
dos  à  leurs  propres  principes  :  cela  serait  fa- 
cile à  démontrer,  mais  qu'importe  un  principe 
à  qui  suit  ses  passions.  Du  reste,  sur  ce  ter- 
rain de  l'athéisme  révolutionnaire,  est-ce 
qu'il  y  a  des  principes?  L'homme  sans  Dieu, 
dit  Aparicio  Guizarto,  est  une  brute  sans  doc- 
trine, qui  vit  de  sang  et  d'iniquité. 

La  publication  de  la  Déclaration  mit  la  puce 
à  l'oreille  des  républicains.  Un  vieux  maniaque 
d'impiété,  Guichard,  écrivit  à  Devès,  président 
de  la  gauche  républicaine,  pour  lui  demander 
la  convocation  du  parti,  sinon  la  convocation 
des  Chambres  :  «  Le  ministère  se  méprend,  dit- 
il,  quand  il  croit  que  l'exécution  des  lois  sur 
les  congrégations  est  une  question  à  discuter  ; 
c'est  une  question  jugée  depuis  longtemps,  et 
récemment  par  l'ordre  du  jour  du  4  mai  1877, 
par  les  élections  du  14  octobre  1877,  par  le 
dernier  ordre  du  jour  de  la  Chambre  à  raison 
duquel  ont  été  rendus  les  décrets  du  29  mars 
dernier.  A  ce  jugement  ont  adhéré  tous  les 
ministères  républicains  arrivés  au  pouvoir  de- 
puis les  élections  de  février  1876,  et  surtout 
le  ministère  actuel,  qui  n'a  succédé  au  minis- 
tère Waddington  que  parce  qu'il  promettait 
d'apporter  plus  de  fermeté  dans  l'exécution 
des  lois. 

«Les  dispositions  de  la  loi  sont  incontestables. 
Le  ministère  s'est  engagé  à  les  exécuter.  11 
n'y  a  donc  plus  lieu  de  délibérer,  mais  d'agir 
et  de  se  conformer  sans  équivoque  à  la  loi,  à 
la  volonté  nationale,  aux  engagements  pris  à 
la  face  du  pays.  » 

Le  député  Devès  ne  crut  pas  nécessaire  la 
convocation  du  parti  ;  mais  la  majorité  qui 
avait  applaudi  aux  décrets,  se  remua  si  bien, 
que  le  ministre  Freycinet  donna  sa  démission 
le  15  septembre,  et,  en  l'absence  des  Chambres, 
par  un  procédé  extra-parlementaire,  fut  cons- 
titué le  ministère  Ferry-Constans.  «  Le  pre- 
mier des  menteurs  et  le  dernier  des  lâches  », 
uni  â  l'ancien  associé  de  Puyg,  dont  l'auteur 
de  la  Dernière  bataille  a  écrit  la  légende  assez 
peu  sainte  :  ces  deux  hommes  parurent  tout 
â  fait  propres  à  la  violation  des  droits   ci- 


230 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


viquea  el  à  la  perpétration  d'attentats  prévus 
par  le  Code  pénal.  Dèa  le  18  septembre.  Cons- 
tnns  répondit  aux  signataires  de  la  Déclara- 
tion : 

«  J'ai  reçu  la  Déclaration  que  vous  m'avez 
adressée  le  31  août,  relativement  à  l'appli- 
cation immédiate  du  second  des  décrets  du 
29  mars. 

o  Pour  faire  cesser,  dites-vous,  tout  ma- 
lentendu el  pour  répondre  aux  accusations  de 
la  presse  qui  représente  les  congrégations  non 
autorisées  des  deux  sexes  comme  des  foyers 
d'opposition  au  gouvernement  de  la  répu- 
blique, »  vous  me  déclarez,  tant  en  votre  nom 
qu'au  nom  du  conseil  et  des  membres  de  votre 
société,  que  «  votre  abstention  n'a  eu  nulle- 
ment le  motif  qu'on  lui  prête,  et  que  les  ré- 
pugnances politiques  n'y  ont  aucune  part.  » 

«  Vous  protestez  de  votre  respect  et  de 
votre  soumission  à  l'égard  des  institutions 
actuelles  du  pays.  Vous  répudiez  la  préten- 
tion de  vous  constituer  à  l'état  d'indépen- 
dance vis-à-vis  de  la  puissance  séculière. 

«  Vous  terminez  eu  affirmant  que  vous  êtes 
résolu  à  ne  jamais  vous  départir  de  cette 
ligne  de  conduite,  et  en  exprimant  l'espoir 
que  le  Gouvernement  accueillera  avec  bien- 
veillance la  déclaration  sincère  et  loyale  dont 
vous  prenez  l'initiative,  et  qu'il  vous  laissera 
continuer  librement  les  œuvres  de  prière, 
d'instruction  et  de  charité  auxquelles  vous 
avez  dévoué  votre  vie. 

«  Le  Gouvernement  ne  peut  voir  qu'avec 
satisfaction  tous  les  citoyens,  à  quelque  classe 
qu'ils  appartiennent,  témoigner  publiquement 
de  leur  respect  et  de  leur  obéissance  aux  ins- 
titutions dû  pays.  11  prend  volontiers  acte  de 
la  résolution  que  les  congrégations  mani- 
festent de  rejeter  toute  solidarité  avec  Jes  pas- 
sions et  avec  les  partis  politiques. 

«  Quant  à  l'espoir  qu'elles  expriment  de  voir 
le  Gouvernement  user  de  son  pouvoir  en  les 
laissant  continuer  leur  œuvre,  je  ne  puis  que 
vous  faire  observer  que  le  second  des  décrets 
du  29  mars  a  eu  précisément  pour  but  de 
mettre  un  terme  à  l'état  de  tolérance  dont 
vous  demandez  le  maintien  et  de  lui  substi- 
tuer le  retour  à  la  légalité.  » 

Cette  lettre,  insoutenable  en  droit,  ne  pou- 
vait permettre  aucune  illusion.  Le  second  dé- 
cret n'avait  pas  le  caractère  impératif  du  pre- 
mier; il  laissait  une  porte  ouverte  à  la  con 
ciliation  ;  l'homme  illustré  depuis  par  le  jeu 
des  trente-six  bêtes,  la  ceinture  de  Norodom 
et  le  saucisson  hors  ligne,  fermait  cette  porte 
et  prenait  l'attitude,  qui  ne  réussit  pas  long- 
temps, de  Risque-Tout.  Les  journaux,  au  cou- 
rant des  intrigues  politiques,  avaient,  depuis 
longtemps,  laissé  entrevoir  cette  extrémité. 
Le  cardinal  Guibert,  qui  était  lui-même  re- 
ligieux de  l'Ordre  des  Oblats,  bien  placé 
pour  tout  savoir,  n'avait  rien  négligé  pour 
conjurer  la  crise.  Le  13  août,  il  écrivait,  au 
président  du  Conseil,  une  lettre  qui  ne  fut 
expédiée  que  le  6  septembre  ;  il  s'adressa 
ensuite  au  président  de  la  république  et  au  mi- 


nistre Constans.  En  vain  le  Pape  avait  loué 
publiquement  itea    de   l'archevêque  ;    ni 

président,  ni  ministre  n'en  tinrent  aucun 
compte.  En  relatant  celte  aveugle  obstination, 
l'histoire  ne  peut  que  protester  contre  les  or- 
gies de  la  force  brutale. 

Le  gouvernement  ne  devait  tenir  aucun 
compte  de  ces  actes;  il  allait  passer,  encore 
une  fois,  le  Rubicon  de  l'absolutisme,  attentat 
a  lourde  dans  un  gouvernement  qui  se  réclame 
de  89,  acte  contradictoire  dans  un  gouverne- 
ment républicain.  Toutefois,  il  faut  lui  rendre 
cette  justice  ;  ce  gouvernement  de  crocheteurs 
hésitait,  et  s'il  était  aussi  peu  sensible  au 
droit  qu'à  la  conscience,  il  sentait  vaguement 
qu'il  jouait  son  va-tout.  De  là  des  lenteurs. 

Sur  le  fond  de  la  question,  c'est-à-dire  sur 
le  droit  des  religieux  d'habiter  en  commun 
une  maison  qui  leur  appartient,  religieux  qui 
n'ont  pas  l'autorisation  officielle,  voici,  après 
Chaplal  précité,  une  réponse  du  comte  d'Ar- 
gout  au  Père  Kauzan,  31  octobre  18X3. 

«  J'ai  lu  avec  toute  l'attention  qu'elle  mé- 
ritait la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur 
de  m'écrire  le  11  de  ce  mois. 

«  Je  ne  puis  qu'approuver  les  sentiments 
qui  y  sont  exprimés  el  l'intention  que  vous 
manifestez  de  vous  abstenir  de  tout  ce  qui 
concerne  la  politique  ;  mais  je  n'ai  point  saisi 
d'une  manière  aussi  précise  l'objet  de  fauto- 
risation  que  vous  paraissez  réclame)'. 

a  S'il  est  question  du  rétablissement  de  la 
congrégation  des  Missions  de  France,  dont 
vous  étiez  le  supérieur  sous  le  dernier  gouver- 
nement, je  n'hésite  pas  à  vous  déclarer,  qu'il 
me  serait  impossible  de  vous  donner  aucune 
espérance  à  cet  égard. 

«  L'ordonnance  du  25  septembre  1830  a 
rapporté,  et  avec  raison,  comme  illégale  celle 
du  25  septembre  1816,  qui  avait  reconnu 
V existence  à  cette  congrégation.  La  question  est 
ainsi  jugée  définitivement. 

«  S'il  ne  s  agit  que  de  la  simple  réunion,  en- 
tièrement llb?-e,  de  quelques  prêtres  vivant  en 
commun,  le  Gouvernement  n'a  point  à  s'en  oc- 
cuper, et  dans  le  cas  où  il  s'y  commettrait  des 
actes  susceptibles  de  compromettre  la  sûreté 
de  l'Etat  ou  de  la  paix  publique,  ces  actes 
rentreraient  sous  l'empire  de  la  législation 
commune  à  tous  les  citoyens...  Quant  au  choix 
du  lieu  de  votre  résidence  commune,  c'est  à 
votre  prudence  qu'il  appartient  de  vous  le 
désigner,  et  c'est  à  l'autorité  locale  qu'appar- 
tiendra ensuite  le  soin  de  veiller  à  ce  que  vous 
y  jouissiez  de  toute  la  sécurité  que  les  lois  ga- 
rantissent à  tous  les  Français,  sans  distinction 
de  croyances  ni  de  profession.  » 

Quoique  notre  esprit  ait  horreur  de  ces  sou- 
venirs, il  nous  faut  venir  à  l'exécution  des 
décrets  contre  les  congrégations  religieuses 
non  autorisées.  Ces  congrégations  formaient  le 
grand  nombre,  trois  ou  quatre  au  plus  étaient 
autorisées:  les  Sulpiciens,  les  Lazaristes,  la 
congrégation  du  Saint-Esprit  et  la  congréga- 
tion des  Missions  étrangères.  Les  autres  ne 
l'étaient  pas,  non  par  aucune  répugnance  à  le 


LlVHK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


231 


(aire,  mais  parce  que,  instruites  par  les 
malheurs  * J **  La  Révolution,  elles  préféraient, 
au  régime  du  privilège,  Le  droit  commun.  <>r, 
parmi  les  congrégations  non  autorisées,  sept 

ne  furent  pas  dispersées.  Voici  les  raisons 
qu'on  donne  la  Semaine  religieuse  de  Paris: 

Les  décrets  n'ont  pas  été  appliqués  à  Paris 
aux  sep!  congrégations  suivantes  :  les  prêtres 
du  très  Saint-Sacrement,  les  Passionnistes,  les 
prêtres  de  ta  Miséricorde,  les  Pères  de  l'Ora- 
toire, les  Eudistes  et  les  frères  de  Saint-Jean 
de  Dieu. 

Celte  exception  s'explique  diversement  : 
parmi  les  prêtres  du  très  Saint-Sacrement,  on 
compte  beaucoup  d'espagnols  et  le  marquis 
de  Molins  aurait,  paraît-il,  pris  ses  nationaux 
sous  sa  haute  protection.  Il  en  serait  de  même 
des  Passionnistes  anglais,  dont  lord  Lyons 
aurait  pris  la  défense. 

Les  prêtres  de  la  Miséricorde,  lesOratoriens 
et  les  Kudistes  ne  font  pas  de  vœux,  ont  leur 
supérieur  en  France,  et  sont  soumis  à  la  ju- 
ridiction de  l'ordinaire.  Ce  sont  des  congréga- 
tions purement  séculières.  De  là  l'exception 
faite  en  leur  faveur. 

Enfin  les  frères  de  Saint-Jean  de  Dieu  n'ont 
d'autres  maisons  que  des  hôpitaux,  et  le  gou- 
vernement n'a  pas  voulu  fermer  des  établisse- 
ments d'une  aussi  incontestable  utilité. 

Une  chose  bizarre  cependant,  c'est  que  les 
décrets  ont  été  appliqués  aux  religieux  de  ces 
mêmes  congrégations  existant  dans  les  dépar- 
tements ;  il  n'y  a  eu  d'exception  que  pour  les 
frères  de  Saint- Jean  de  Dieu,  qu'on  a  res- 
pectés partout. 

Cette  note  signale  avec  raison  la  bizarrerie 
de  ce  fait,  que  certaines  des  congrégations 
dont  il  est  ici  question  ont  été  exécutées  en 
province,  bien  que  ne  l'étant  pu  à  Paris.  Il 
en  résulte  que  les  associations  de  province, 
objet  de  cette  mesure,  ont  un  droit  particulier 
à  être  réintégrées,  en  même  temps  que  le 
gouvernement,  de  son  propre  aveu,  est  tenu 
plus  étroitement  à  des  réparations  pour  dom- 
mages causés. 
Nous  assistons  maintenant  aux  exécutions. 

On  écrit  de  Solesmes,  6  novembre  : 

Dès  quatre  heures,  ce  malin,  des  groupes 
de  gendarmes  se  cachent  sur  les  routes,  les 
troupes  arrivent,  tous  les  chemins  sont  fermés. 
Mm'  la  duchesse  de  Chevreuse  et  d'autres 
personnes  de  Sablé,  empêchées  de  passer, 
profitent  de  l'obscurité  pour  prendre  des  che- 
mins détournés,  et  pénètrent,  par  dessus  les 
murs,  dans  les  jardins  du  monastère  du  côté 
de  la  rivière.  Devant  la  porte  principale  de 
nombreuses  troupes  sont  massées,  on  y  dis- 
tingue de  l'artillerie  et  la  gendarmerie  à 
cheval  et  à  pied. 

A  cinq  bernes  le  tocsin  commence  à  sonner, 
l'abbaye  de  Sainte-Cécile  y  répond.  Il  ne  ces- 
:  qu'à  quatre  heures  du  soir. 

Le  clocher  est  fortement  barricadé,  cinq 
des  plus  jeune-;  Pères  s'en  sont  charj 

heures  les  femmes  reçoivent  l'ordre 


de  rentrer  dans  L'église,  qu'on  barricade  eu 

suite.   Le  Père  abbé  se  lie  ni.  dans  le  parloir  BUT 

la  cour  à  la  fenêtre  grillée,  entouré  de  cin- 
quante   hommes    environ.    Cent    cinquante 

avaient,  eoiiehe  dan-;   le  couvent.  L'aVOCat  des 

Pères  et  quelques  religieux   sont  auprès  de 

lui. 

Avant  six  heures,  les  crocheteurs  s'alta- 
quent  à  la  petite  porte;  ils  s'y  acharnent 
pendant  près  de  deux  heures.  Elle  est  enlin 
brisée.  Le  sous-préfet  de  La  Flèche,  deux 
commissaires  de  police,  le  garde-champêtre 
de  Sablé,  des  gendarmes  entrent  dans  la  cour 
de  l'abbaye  ;  ils  parlementent  avec  le  Père 
abbé,  qui  leur  adresse  une  magnifique  pro- 
testation terminée  par  l'excommunication. 
L'avocat  des  Pères  proteste  à  son  tour  et  lit 
d'une  voix  calme  et  vibrante  la  loi  et  le  Code 
pénal.  De  l'intérieur  de  l'église,  on  entend  ce 
colloque  émouvant. 

Le  Père  abbé  rentre  alors  dans  l'église  un 
peu  avant  huit  heures  ;  il  est  en  cappa  magna 
et  en  rochet,  calme  et  digne  ;  une  cinquan- 
taine de  Pères  sont  dans  leurs  stalles,  une 
dizaine  de  prêtres  séculiers,  nombre  de  mes- 
sieurs amis  et  parents  des  Pères  ou  hôtes  de 
l'abbaye,  et  les  ouvriers  de  la  fabrique  de 
marbre  de  M.  Landeau,  qui  ont  montré  un  zèle 
admirable  et  un  dévouement  sans  bornes. 
Vingt  dames  sont  dans  la  nef,  avec  quelques 
enfants  de  huit  à  douze  ans. 

Depuis  huit  heures  du  matin,  et  sans  doute 
à  jeun,  jusqu'à  deux  heures  de  l'après-midi, 
les  religieux  n'ont  presque  pas  cessé  de 
chanter.  A  ce  moment,  le  Père  abbé  entonne 
les  petites  heures,  puis  le  rosaire.  On  prie 
avec  ferveur,  on  chante  le  Parce  Domine,  le 
psaume  LXIII,  l'hymne  des  vêpres  de  la 
Toussaint. 

Alertas,  angoisses  ;  les  hommes  barricadent 
les  portes  intérieures  de  l'église.  On  croit  les 
entendre  arriver  par  celle  du  chœur  du  côté 
du  cimetière.  Aussitôt,  on  amoncelle  les 
chaises,  les  tables;  impossible  qu'ils  puissent 
entrer.  La  balustrade  du  chœur  est  fermée  et 
scellée. 

Au  dehors,  sitôt,  le  colloque  terminé,  les 
crocheteurs  brisent  la  première  porte  de  la 
clôture  et  parcourent  le  monastère.  Quinze 
Pères  sont  enfermés  dans  leurs  cellules  avec 
leurs  témoins.  Lès  crocheteurs  font  sauter  les 
portes  de  plusieurs,  qu'ils  trouvent  vides.  A 
chaque  Père  trouvé  dans  sa  cellule,  le  com- 
missaire lit  l'ordre  d'expulsion  ;  puis,  au  refus 
de  sortir,  quatre  gendarmes,  souvent  six, 
sont  requis  pour  emporter  chacun  d'eux.  Ils 
se  couchent  par  terre,  résistent  avec  énergie  ; 
on  les  emporte  comme  des  civières  jusque 
dehors  sur  la  place,  où  ils  sont  acclamés  par 
la  population.  De  l'église  nous  entendons  les 
cris  :  «  Vivent  les  Hénédictins  !  Vivent  les 
moines!  Vive  la  liberté!  .V  bas  les  croche- 
teurs !  A  bas  les  décrets  !  » 

Le  Père  du  Coëtlosquet,  ancien  zouave  pon- 
tifical, fait  uni;  protestation  magnifique  et 
énumère  devant  les  agents  de  la  force  étonnés 


232 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ses  services  à  la  patrie  el  lee  batailles  dans 
lesquelles  i!  >V>t  trouvé,  au  siège  de  Metz  et 
dans  l'armée  de  la  Loire;  qu'il  esl  Alsacien, 
qu'il  a  opté  pour  la  France,  et  qu'on  vient 
contre  toute  loi  et  contre  toute  justice  l'ex- 
pulser de  chez  lui  ;  que  de  plus  il  est  moine 
et  qu'il  a  le  droit  de  vivre  en  communauté 
avec  ses  frères  et  de  chanter  les  louanges  de 
I)ieu. 

Le  Père  Sarlat,  ancien  capitaine  de  vais- 
seau, porte  ses  trois  décorations  sur  sa  poi- 
trine :  il  est  officier  de  la  Légion  d'honneur. 
Les  gendarmes  hésitent  à  le  prendre,  il  se 
laisse  emporter  comme  les  autres,  et  contraint 
la  troupe  de  lui  présenter  les  armes. 

Tour  à  tour  chacun  des  Pères  chassé  de  sa 
cellule  subit  les  mêmes  violences.  Deux  re- 
çoivent les  embrassements  des  gendarmes, 
qui  auront  été  probablement  mal  notés. 

Le  crochetage  des  cellules  avait  commencé 
à  huit  heures.  Vers  onze  heures,  nous  voyons 
entrer  dans  l'église  le  Père  Boulanie  Cellé- 
rier  :  il  vient  de  la  part  des  envahisseurs  ap- 
porter des  propositions  inacceptables,  que  le 
révérendissime  Père  abbé  repousse. 

Nouvelle  alerte.  A  midi,  on  entend  les  coups 
de  hache  dans  la  porte  du  chœur;  les 
hommes  renforcent  les  barricades.  Les  cro- 
cheteurs  essayent  d'un  autre  côté,  puis  enfin 
reviennent  à  cette  porte  et  s'y  acharnent. 
Soudain  on  aperçoit  le  sous-préfet,  suivi  des 
deux  commissaires,  entrer  dans  le  grand 
orgue  ;  à  cette  vue,  les  hommes  s'élancent, 
grimpent  ;  on  leur  passe  des  chaises,  et,  au 
nez  de  ces  misérables  qu'ils  refoulent,  ils  bar- 
ricadent la  petite  porte.  Ils  sont  obligés  de  se 
retirer. 

Le  Père  abbé  entonne'  le  Te  Deum,  l'émo- 
tion est  indicible,  les  Pères  chantent  de  toute 
leur  voix  et  de  toute  leur  âme  :  c'était  splen- 
dide.  Succèdent  les  litanies  des  saints,  des 
hymnes,  des  psaumes,  accompagnés  de 
l'orgue,  les  coups  de  hache  retentissent  et 
semblent  répondre  aux  chants  des  moines  ; 
les  coups  redoublaient,  la  porte  allait  voler 
en  éclats  ;  mais  la  barricade  opposait  une 
nouvelle  résistance.  La  hache  enfin  fait  une 
ouverture  ;  mais  ils  sont  déçus  et  ne  peuvent 
passer.  Ils  enfoncent  violemment  un  arbre  en 
guise  de  bélier  pour  renverser  les  obstacles, 
la  barricade  s'ébranle,  les  hommes  la  sou- 
tiennent, la  consolident,  et  ils  parviennent  à 
tirer  à  eux  la  poutre. 

Les  assaillants  sont  obligés  de  recommencer 
leur  manœuvre,  et,  cette  fois,  ils  brisent  tout, 
font  tout  voler  en  éclats  et  arrachent  les 
chaises,  les  prie-Dieu,  les  tables,  qu'ils 
jettent  pêle-mêle  dans  le  jardin.  On  continue 
à  leur  résister  ;  l'opération  paraît  longue,  elle 
est  douloureuse,  cruelle  pour  les  assistants 
affligés  et  indignés. 

Enfin,  ils  sont  dans  le  chœur,  les  chants 
cessent.  Un  Père  s'avance,  et  avec  une  énergie 
admirable,  une  émotion  indicible,  leur  dé- 
clare qu'étant  excommuniés  ils  n'ont  pas  le 
droit  d'entrer  dans  l'église,  qu'ils  violent  le 


lieu  saint,  qu'ils  commettent  un  double  at- 
tentat, contre  Dieu  d'abord,  puis  contre  les 
moines,  qu'ils  viennent  attaquer  jusque  dans 
leur  demeure,  etc.  Il  !eur  parle  de  leur  bap- 
tême, de  leur  première  communion. 

Les  deux  commissaires,  surtout  l'un  à  vi- 
laine figure,  nommé  Samson  (nom  fâcheux 
dans  la  profession),  ne  veulent  rien  entendre 
et  somment  d'abord  toutes  les  personnes 
laïques  de  se  retirer.  On  proteste,  tous  les 
hommes  se  groupent  dans  le  chœur  ;  des  gen- 
darmes ont  suivi  les  commissaires  ;  mais  cela 
ne  leur  suffit  pas,  on  fait  entrer  une  compa- 
gnie d'artilleurs.  Les  commissaires  se  dirigent 
vers  le  Père  abbé  pour  lui  faire  de  nouvelles 
sommations  ;  le  Père  abbé,  à  son  tour,  leur 
lit  une  nouvelle  protestation  avec  une  no- 
blesse et  une  dignité  admirables;  après  quoi 
ils  commencent  leurs  exécutions. 

On  prend  violemment  le  Père  qui  leur  avait 
parlé  tout  d'abord,  il  se  couche  à  terre  et  se 
cramponne  ;  six  gendarmes  le  saisissent  par 
la  tête  et  les  jambes  et  le  portent  dehors.  On 
fait  de  même  à  tous  les  hommes  qui,  eux 
aussi,  résistent  énergiquement  ;  on  traîne 
aussi  les  enfants.  Au  tour  des  femmes;  on 
leur  enjoint  de  se  retirer.  Sur  leur  refus,  on 
donne  l'ordre  aux  gendarmes  de  les  saisir. 
Toutes  résistent,  s'indignent,  protestent  avec 
force,  se  cramponnent  à  la  balustrade,  qui 
avait  été  crochetée  elle  aussi.  Une  femme  qui 
se  défend  avec  énergie  est  blessée  à  la  main 
par  les  baïonnettes  des  soldats. 

La  femme  d'un  général  de  la  contrée  est 
prise  par  quatre  gendarmes,  qui  la  poussent 
violemment,  puis  la  lâchent  ;  alors  elle  rentre 
dans  la  nef.  On  la  reprend,  elle  saisit  la  ba- 
lustrade, les  gendarmes  lui  forcent  la  main, 
elle  a  le  poignet  foulé.  Trois  gendarmes  la 
reconnaissent,  se  retirent,  ne  voulant  pas 
mettre  la  main  sur  elle  ;  un  quatrième,  un 
cinquième  se  présentent;  alors  elle  leur  dit  : 
«  Quoi  !  vous  osez  porter  la  main  sur  la 
femme  d'un  général?  —  Quand  vous  seriez 
reine  de  France,  cela  ne  nous  arrêterait  pas.  » 

Une  jeune  femme  entre  autres  leur  a  tenu 
tête  énergiquement  en  leur  disant  :  «  Vaillants 
soldats,  vous  n'avez  pas  honte  de  montrer 
tant  de  valeur  contre  des  femmes  et  des 
moines  ;  je  souhaite  que  vous  soyez  aussi  ter- 
ribles devant  l'ennemi,  s 

Elle  en  avait  déjà  arrêté  plusieurs  en  leur 
disant  :  Vous  n'allez  pas  faire  cette  honteuse 
besogne. 

Une  autre  leur  dit  :  Vous  n'avez  donc  ni 
mère,  ni  sœur,  pour  agir  ainsi. 

Chacune  fit  sa  protestation  et  résista  de  son 
mieux.  Il  faut  encore  noter  cette  parole  d'une 
autre  dame,  qui,  voyant  entrer  le  commis- 
saire Samson,  s'écria  :  «  Oh  !  le  monstre,  ce 
n'est  pas  une  femme  qui  l'a  mis  au  monde.  » 
Cette  parole,  contre  partie  de  celle  de  l'Evan- 
gile, est  acclamée. 

Admirable  aussi  de  résistance  indignée  a 
été  Mm<?  la  duchesse  de  Chevreuse. 

Quand  les  femmes  sont  sorties  sur  la  place, 


UVI1K  (JUATIIK-VINCT  01  ATOIIZIKM 


l;i    foule    les    a    acclamées    par   des   cris    de  : 

«  Vivent  les  femmes  qui  défendent  les 
moines!  Vive  M""  la  duchesse  do  Ghc- 
vrcusc  I  » 

Quand  tous  les  laïques  ont  été  expulsés,  et 
les  prêtres  séculiers,  qui  ont  Ions  montré  la 
même  énergie  et  la  même  résistance  et  dési- 
rant solidariser  leur  cause  avec  celle  des  reli- 
gieux, il  ne  restait  plus  que  les  moines  dans 
leurs  stalles,  et  au  petit  orgue  du  chœur  le 
Père  Legeay,  organiste,  avec  deux  jeunes 
hommes,  anciens  zouaves  pontificaux,  qui  ont 
tout  vu  jusqu'à  la  fin. 

Les  commissaires  et  les  gendarmes  surtout, 
visiblement  embarrassés,  restent  près  d'un 
quart  d'heure  sans  oser  potier  la  main  sur 
aucun  Père.  Les  moines,  sans  s'occuper  d'eux, 
avaient  entonné  le  Miserere  et  chantaient 
comme  à  leur  ordinaire,  ou  plutôt  avec  une 
force  et  une  émotion  indicibles.  Après  le 
Miserere  et  le  Parce  Domine,  tous,  les  bras 
en  croix,  chantent  leur  Suspice,  formule  de 
leur  oblation  le  jour  de  leur  profession.  Rien 
ne  peut  rendre  ce  moment  sublime  ! 

Les  gendarmes  et  les  commissaires  atterrés 
ne  savaient  plus  que  faire.  Enfin  ils  se  décident 
à  s'approcher  d'un  Père  et  le  prient  timide- 
ment de  se  retirer  ;  le  Père  refuse  :  alors  les 
gendarmes  l'empoignent,  il  est  porté  par  les 
quatre  membres  jusque  sur  la  place,  où  la 
foule  l'acclame,  lui  jette  des  fleurs,  des  cou- 
ronnes de  lauriers,  on  lui  demande  sa  béné- 
diction, on  crie  à  tue-tête  :  «  Vivent  les  Béné- 
dictins !  Vivent  les  Pères  !  Vive  la  liberté  !  A 
bas  les  décrets  !  A  bas  les  crocheteurs  !  »  La 
population  s'est  montrée  sympathique  et 
toute  dévouée,  beaucoup  pleuraient,  on  a  vu 
pleurer  des  artilleurs  ;  la  troupe  paraissait 
visiblement  molestée  de  servir  à  une  pareille 
ignominie. 

Tous  les  Pères,  qu'on  apportait  ainsi  un  à 
un,  étaient  vivement  émus  ;  plusieurs  étaient 
pâles,  les  yeux  humides  ;  tous  avaient  fait  une 
énergique  résistance. 

Les  uns  se  cramponnaient  à  leurs  stalles, 
d'autres  s'accrochaient  en  passant  à  ce  qui  se 
se  trouvait  sur  leur  chemin.  Gela  arrêtait  le 
transport,  les  gendarmes  étaient  épuisés,  la 
sueur  ruisselait  sur  leurs  fronts,  ils  étaient 
obligés  de  se  relayer. 

Un  jeune  Père  dans  les  mains  des  gen- 
darmes se  cramponne  à  la  dernière  porte,  et 
ne  veut  pas  sortir  de  sa  chère  abbaye  ;  il  est 
jeté  à  terre,  et  sa  tète  se  serait  brisée  sur  une 
pierre  de  taille  qui  obstrue  l'entrée  si  une 
dame  ne  l'avait  soutenue  de  ses  mains  secou- 
rahles. 

Beaucoup  baisaient  la  porte  du  monastère 
lorsque  les  gendarmes  les  abandonnaient  par 
terre,  d'autres  entonnaient  un  verset  d'un 
psaume. 

Enfin  tous  les  Pères  et  les  Frères  sont  ex- 
pulsés, le  Père  abbé  restait  seul  à  sa  place. 
Lee  gendarmes,  fort  embarrassés,  s'appro- 
chent timidement  et  respectueusement  le 
prient   de   se   retirer.   Le   Père   abbé   répond 


qu'il  ne  sortira  pas  autrement  que  se  frèi 
les  gendarmes  insistent,  le  l'ère  abbé  n 
immobile.    L'attente,  Les  demandes    chapeau 

bas  durent  bien  un  quart  d'heure  ;  enfin  il 
faut  bien  qu'ils  se  décident  a  mettre  la  main 
sur  le  révérendissime,  qui  se  laisse  porter 
comme  les  autres. 

Mais  les  ("motions  qu'il  aéprouvées  et  con- 
centrées, le  déchirement  de  son  cœur  de  voir 
le  sanctuaire  profané,  le  monastère  violé,  ses 
moines  chassés  sous  ses  yeux,  tout  cela  est 
trop  fort,  il  s'évanouit  dans  ces  mains  crimi- 
nelles, et  l'on  est  obligé  de  le  porter  sur  un 
lit. 

Pendant  ce  temps,  l'on  se  préoccupait  de 
ce  qu'allait  devenir  le  très  Saint-Sacrement  ; 
on  parle  de  le  porter  à  la  paroisse.  L'officier 
d'artillerie  s'approche,  et  voulant  réparer, 
sans  doute,  par  un  acte  de  foi,  l'iniquité  de  sa 
coopération  sacrilège,  il  vient  dire  que  l'on 
porte  le  Saint-Sacrement  ostensiblement  à  la 
paroisse,  il  fera  rendre  les  honneurs  militaires 
par  sa  troupe. 

Rien  n'a  été  émouvant  comme  cet  instant 
solennel.  Le  R.  P.  Fontane,  très  ému,  arrive 
portant  entre  ses  mains  la  sainte  réserve  es- 
cortée des  deux  seuls  témoins  qui  étaient 
restés  jusqu'à  la  fin,  tenant  les  lumières. 
Arrivé  à  la  petite  porte  mutilée,  et  par  la- 
quelle avaient  passé  un  à  un  tous  ces  dignes 
religieux,  confesseurs  de  la  foi,  il  s'arrête  sur 
le  seuil  et  donne  la  bénédiction  à  toute  la 
foule  prosternée  ;  les  clairons  sonnent  aux 
champs,  l'officier  commande  :  Genou  terre  1 
et  le  cortège,  composé  des  moines  et  de  toutes 
les  personnes  expulsées,  se  dirige  vers  l'église 
de  la  paroisse  contiguë  à  l'abbaye,  chantant 
une  hymne  au  Saint-Sacrement. 

Après  la  bénédiction,  on  revient  à  la  porte 
de  l'abbaye,  attendant  avec  anxiété  le  révé- 
rend Père  abbé.  On  l'aperçoit  enfin,  soutenu 
par  deux  moines.  Accueilli  par  une  acclama- 
tion de  vivats  enthousiastes,  on  lui  demande 
sa  bénédiction.  Il  est  couvert  de  fleurs  et  de 
couronnes  jusqu'à  la  maison  qui  lui  donne 
maintenant  asile. 

Restait  à  sortir  le  sous-préfet  que  la  voi- 
ture attendait.  Il  se  montre,  enfin,  à  la  porte  ; 
mais  il  se  retire  soudainement  sous  les  huées 
et  les  imprécations  qui  l'accablent  :  «  A  bas 
le  crocheteur  !  A  bas  le  lâche  !  »  Une  heure  se 
passe  avant  qu'il  ose  reparaître  et  l'on  se  dé- 
cide à  faire  avancer  un  bataillon  pour  pro- 
téger sa  sortie. 

Rien  ne  peut  rendre  la  recrudescence  de 
cris  indignés  qui  sortent  de  toutes  les  poi- 
trines. Une  jeune  dame  lui  jette  de  la  terre 
dans  sa  voiture  en  lui  disant  :  «  Tiens,  lâche  ! 
voilà  mes  fleurs  !  » 

Non  loin  de  là,  un  homme  du  peuple,  en 
pleurant,  s'écrie  :  «  Et  maintenant  les  pauvres 
vont  crever  de  faim  ;  eh  bien  !  l'on  m'arrêtera 
si  l'on  veut,  mais  je  crierai  tout  haut  :  Vive 
la  religion  !  Vivent  les  moines  !  A  bas  la  Ré- 
publique !  » 

Telle  est  aujourd'hui  cette  abbaye  célèbre 


234 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  Ml    L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


où  s'opéra  la  réforme  des  Bénédictins  de 
France  par  l'illustre  dom  Guéranger.  Telle 
f~i  celle  citadelle  de  la  foi,  de  la  liturgie,  de 
la  science  el  de  la  prière.  Contrée  bénie,  te 
voilà  maintenant  abandonnée  !  Qu'auras-ta 
pour  remplacer  ces  cérémonies  qu'on  venait 
admirer  de  tous  les  paya  du  monde,  ces 
cloches  qui  donnaient,  avec  tant  d'autres  at- 
traits, un  si  grand  charme  à  ces  contrées  et  à 
ce  moutier,  les  voilà  maintenant  muettes.  Et 
les  pauvres  de  la  contrée  qui  ne  manquèrent 
jamais  de  rien,  que  vont-ils  devenir? 

Non  !  tout  votre  passé,  toutes  vos  œuvres, 
défunt  béni  et  cbers  enfants  de  saint  Benoît, 
ne  seront  pas  effacés  comme  se  le  proposent 
quelques  polissons  parvenus  pour  la  bonté  de 
la  France  et  peut-ôtre  pour  son  châtiment; 
nous  en  prenons  à  témoin  ce  qui  se  passe 
sous  nos  yeux.  Vos  enfants  reviendront  prier 
sur  votre  tombe,  ils  retrouveront  leurs  chères 
cellules  et  continueront  bientôt,  c'est  certain, 
à  répandre  ici  et  partout  la  rosée  fortifiante 
de  leurs  prières,  de  leurs  sacrifices,  de  leurs 
vertus  et  de  leur  savoir. 

«  Les  Bénédictins  de  Solesmes,  dit  un  pro- 
testant anglais  dans  une  lettre  au  Pall-Mall- 
Gazette  sont,  de  tous  les  religieux,  ceux  qui 
recherchent  le  moins  une  influence  envahis- 
sante, si  l'on  peut  parler  ainsi.  Ils  doivent 
leur  existence,  après  Dieu,  à  l'énergie  et  à  la 
piété  de  dom  Guéranger,  le  restaurateur  de 
l'abbaye,  qui  leur  a  appris  à  se  dévouer 
presque  exclusivement  à  la  prière  et  à  l'élude  ; 
et  si  l'on  excepte  les  pèlerinages  locaux  aux- 
quels ils  prêtent  le  secours  de  leur  ministère, 
i Is  sont  rarement,  pour  ne  pas  dire  jamais, 
envoyés  en  mission.  Us  pratiquent  l'hospita- 
lité et  font  beaucoup  de  bien  aux  pauvres 
du  voisinage. Toutes  les  fois  que  j'ai  eu  l'hon- 
neur d'être  leur  hôte,  j'ai  été  frappé  du 
respect  que  leur  témoignent  les  habitants  de 
la  commune. 

t  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  les  moines  ont  été 
la  première  cause  du  malheur  qui  leur  est  ar- 
rivé, qu'ils  ont  rejeté  les  propositions  qu'on 
leur  offrait,  et  au  prix  desquelles  ils  auraient 
conservé  la  paix.  Il  n'est  pas  douteux  qu'ils 
eurent  raison  d'agir  comme  ils  l'ont)  fait. 
D'abord,  aurait-il  été  bien  généreux  de  leur 
part,  lorsque  leurs  frères  en  religion  étaient 
expulsés  sur  toute  la  surfaeedu  pays,  de  cher- 
cher leur  propre  salut  dans  un  compromis  ? 
Lorsque  je  m'y  trouvais,  il  y  a  un  mois,  tous 
les  Pères  exprimaient  le  profond  intérêt  qu'ils 
prenaient  à  la  conservation  des  Ordres,  dont 
ils  étaient  bien  résolus  de  partager  l'injuste 
sort. 

«  Enfin,  ces  propositions  contenaient  certai- 
nement des  conditions  qu'ils  ne  pouvaient 
pas  honorablement  accepter.  Enfin,  le  gou- 
vernement français,  tout  le  monde  le  sait,  se 
propose  d'extirper  la  religion,  et  cette  oll're 
de  conditions  n'était  qu'une  moquerie  au 
moyen  de  laquelle  il  espérait  rendre  les  reli- 
gieux qui  s'y  seraient  laissés  prendre  mépri- 
sables à  leurs  concitoyens,  lorsque  le  moment 


ait  venu  pour  lui  de  mettre  à  exécution 
ses  intentions  hostiles. 

«  Il  n'est  pas  non  plus  étonnant  que  les 
moines  aient  l'ait  un  effort  désespéré  pour  la 
conservation  de  leur  abbaye  bien-aimée,  plus 
chère  pour  eux  que  la  vie  elle-même;  car 
l'église  garde  les  restes  de  leur  vénér  l'ère 
dom  Guéranger  ;  dans  son  enceinte  ils  ont, 
pendant  de  longues  années, mené  une  vie  d'in- 
cessante piété  ;  a  ses  autels  ils  ont,  chaque 
jour,  célébré  le  culte  solennel  ;  dans  son 
chœur  ils  ont  régulièrement  fait  entendre  le 
chant  sacré  de  la  prière  et  de  la  louange. 
Rappelons-nous  que  dans  l'expulsion  des  Bé« 
nédictinsde  Solesmes  nous  avons  un  acte  arbi- 
traire de  violence  commis  contre  un  vénérable 
abbé  et  ses  pieux  fils,  dont  quelques-uns  ont 
servi  leur  patrie  dans  la  carrière  des  armes 
avant  d'embrasser  la  vie  religieuse,  pendant 
que  d'autres  ont  non-seulement  honoré  leur 
propre  pays,  mais  ont  été  utiles  au  monde  en- 
tier par  les  résultats  de  leurs  études  et  de 
leurs  recherches  ;  tous,  du  reste,  par  leur  vie 
pacifique  et  pieuse,  par  leur  bienveillance  et 
leur  hospitalité,  ont  répandu  un  parfum  de 
sainteté.  »> 

Après  Solesmes,  la  première  restauration 
monastique  de  notre  siècle  en  France,  nous 
dirons  un  mol  d'issoudun, siège  des  prêtres  du 
Sacré-Cœur.  Cette  œuvre,  bénie  de  Dieu,  dont 
la  naissance  fut  humble,  dont  l'extension 
tient  du  prodige,  ne  devait  pas  échapper  aux 
haines  de  la  république.  Un  motif  de  plus  la 
recommandait  à  son  respect:  cette  œuvre  con- 
quérait pour  la  France  quelques  îles  de 
l'Océanie  ;  elle  ajoutait  à  nos  colonies  un  sur- 
croît de  puissance,  gratuitement,  sans  qu'il  en 
coûtât  un  sou  au  gouvernement  de  la  répu- 
blique, expulsion  des  prêtresdu  Sacré-Cœur: 
Périssent  les  colonies  plutôt  qu'un  principe. 

Une  autre  œuvre  merveilleuse  de  notre 
temps,  c'est  la  fondation,  au  diocèse  de  Sens, 
des  Bénédictins  de  la  Pierre-qui-Yire.  Là  aussi 
devait  s'exercer  la  fureur  de  la  république. 
Le  Père  Muard,  dans  ce  siècle  mou  et  cor- 
rompu, avait  voulu  offrir,  à  Dieu,  comme 
compensation,  un  surcroît  de  pénitence  ;  il 
avait  fait  de  la  vie  monastique  un  perpétuel 
crucifiement.  Dehors  les  Bénédictins  crucifiés! 

Nous  devons  noter  ici  que  le  procureur  Bazin 
et  le  substitut  Morcau,  refusèrent,  au  Préfet, 
leur  concours.  Le  préfet  trouva,  pour  croche- 
teur,  un  nommé  Julien,  nom  dès  longtemps 
prédestiné  à  l'apostasie.  Deux  commissaires, 
deux  agents,  des  gendarmes,  des  soldats  com- 
plètent le  cortège.  On  arrive  au  petit  jour. 
Sommation,  refus  d'obtempérer,  crochetage, 
expulsion.  La  congrégation  est  dispersée  et  la 
république  triomphe.  Le  marquis  de  Ohas- 
tellux,  propriétaire  du  fond,  maintient  ses 
droits  contre  les  crocheteurs;  il  prend  toutes 
les  mesures  de  justice  pour  sauver  son  droit 
et  réserver  les  gages  de  l'avenir. 

Parmi  ces  religieux  expulsés,  il  y  en  a  dont 
le  sort  inquiète  particulièrement,  ce  sont  les 
Trappistes,   ces  religieux  si   admirables  et  si 


UVMi:  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


T.\r, 


admires,  que  les  crimes  de  la  Révolution 
oni  fait  parcourir  le  momie,  une  croix  à  la 
main,  et  qui  l'ont  parcouru  au  milieu  d'un 
peuple  à  genoux.  Depuis  le  rétablissement  de 
l'Ordre,  ils  ont  été  protégés  de  tous  les  gouver- 
nements ;  ils  ont  donné,  au  pauvre  peuple, 
l'exemple  de  leurs  vertus,  surtout  l'exemple 
d'une  pauvreté  extrême,  préférée  à  l'opulence 
possible.  Du  reste, dans  leurs  maisons,  ils  pra- 
tiquent toutes  les  lois  de  l'agriculture,  ils  con- 
naissent l'aménagement  des  terres,  des  eaux 
et  des  bois,  ils  savent  choisir  les  meilleures 
races  de  bétail  et  les  meilleures  espèces  de 
graines;  ils  entendent  l'art  des  amendements 
et  des  assolements;  ils  se  prêtent  prudem- 
ment à  tous  les  progrès  delà  mécanique  agri- 
cole. Ces  moines  sont,  dans  tous  les  sens  du 
mot,  les  bienfaiteurs  du  peuple.  Dehors  les 
moines  de  Rancé  ;  la  république  n'a  pas  be- 
soin de  Trappistes. 

Un  autre  Ordre  intéresse  particulièrement 
la  conscience  chrétienne,  c'est  l'Ordre  des 
Chartreux.  Le  Courrier  du  Dauphiné,  dans  un 
article  manifestement  officiel,  expose  ses  con- 
ditions d'existence  et  plaide  pour  son  main- 
tien. La  drande  Chartreuse  fut  donc  épargnée 
parce  qu'elle  payait  un  million  d'impôts  à 
l'Etat;  elle  eut  accepté  sa  disgrâce  sans  mot 
dire  ;  ses  livres  étaient  déjà  partis  ;  son  éta- 
blissement de  distillation  allait  s'ouvrir  en 
Suisse  ou  en  Angleterre.  Les  bons  apôtres  qui 
piétinaient,  la  France,  sous  couleur  de  la  gou- 
verner, n'accordèrent  pas,  aux  frères  et  amis, 
la  faculté  d'altérer,  impunément,  la  liqueur  de 
la  Grande  Chartreuse.  La  gourmandise  fran- 
çaise sauvegarda  le  cloître  de  saint  Bruno. 

On  se  demande  ce  que  devenaient,  au  mi- 
lieu de  ces  orgies  d'absolutisme  et  de  ces  hé- 
catombes d'innocents,  les  fils  spirituels  de  La- 
cordaire.  La  première  république  n'avait  pas 
besoin  de  savants  :  elle  envoya  à  l'échafaud 
Lavoisier  ;  la  troisième  république  n'avait 
pas  besoin  d'orateurs  :  elle  proscrivit  les  Do- 
minicains comme  les  auires.  A  Nancy,  à  Fla- 
vigny,  à  Langres,  partout  où  les  Dominicains 
avaient  une  maison,  même  cortège  de  magis- 
trats, de  préfets,  de  gendarmes  et  de  croche- 
teurs  pour  forcer  les  serrures,  briser  les  portes, 
expulser  ces  valeureux  apôtres  de  la  sainte 
parole. 

Le  nom  des  Dominicains  fait  naturellement 
penser  aux  disciples  de  saint  François  d'As- 
sise. Les  Franciscains  se  recommandent  aussi 
par  des  bienfaits  ;  ils  se  dévouent  même  parti- 
culièrement au  bien  des  masses  populaires  et 
devraient  obtenir,  d'une  république  soi-di- 
sant démocratique,  un  plus  solide  respect.  La 
troisième  république  n'a  pas  besoin  de  reli- 
gieux pour  moraliser  et  assister  le  peuple  ; 
elle  expulse  de  partout  les  Franciscains. 

Voici,  pour  finir,  l' ex  pulsion  des  Capucins 
d'Angers  ;  nous  en  citons  le  procès- verbal, 
parce  que,  outre  sa  vertu  apostolique,  il  con- 
tient des  actes  pour  la  juste  revendication  du 
droit  de  l'Egli 

l.e  couvent  des  II.  P.  Capucins,  si  aimés  de 


nos  classes    ouuieres,    a    été    cerné    dés   cinq 
heures  et  demie   du    malin    par   la    Iroupe   de 

ligne,  par  la  gendarmerie  a  cheval  et  à  pied 
et  par  un  fort  détachement  de  dragons.  Dès 

le  début  de  cette  mémorable  bataille  des  forces 
de  la  garnison  el  de  la  police  contre  une  dou- 
zaine de  religieux,  la  foule  sympathique  qui 
entoure  le  couvent,  où  près  de  quatre  cents 
catholiques  ont  passé  la  nuit  ou  se  sont  intro- 
duits, semble  avoir  deviné  le  mot  d'ordre 
donné  par  M.  Assiot,  qui  consistait  à  empê- 
clier  toute  manifestation  en  faveur  de  l'évêque 
d'Angers  et  des  religieux  expulsés,  en  isolant 
entièrement  le  couvent  et  en  refoulant  les 
courageux  manifestants  dans  toutes  les  direc- 
tions, aussi  loin  que  possible.  Ce  plana  été  dé- 
joué par  l'enthousiasme  el  l'intelligente  per- 
sistance de  la  population,  accourue  pour  sou- 
tenir, en  faveur  des  victimes  de  la  persécu- 
tion, l'honneur  de  la  cité.  Le  sentiment  du 
devoir  animait  ces  hommes,  ces  femmes,  ces 
ouvriers  généreux,  qui  ont  déjoué  la  ma- 
nœuvre des  troupes  en  tournant  la  force  pu- 
blique elle-même  et  en  se  ralliant  de  nouveau 
dans  les  rues  des  Champs-Saint-Martin,  du 
faubourg  Saint-Laud,  aux  cris  de:  «  Vive  la 
liberté!  Vivent  les  Capucins!  » 

Un  commissaire  de  police,  ceint  de  son 
écharpe,  a  paru...  hélas  !  accablé  de  sifflets 
et  de  huées,  ne  sachant  où  courir,  il  s'est  ré- 
fugié dans  l'appel  à  la  force  ;  après  les  trois 
sommations  des  tambours  du  général  Farre, 
la  gendarmerie,  la  ligne  et  les  dragons  ont 
chargé  cette  masse  compacte,  qui  se  refor- 
mait encore  sur  la  place  de  l'Académie  aux 
cris  de  :  «  Vivent  les  Capucins  1  Vive  la  li- 
berté !  » 

Pendant  ce  temps,  le  crochetage,  présidé 
par  M.  Richard,  commissaire  central,  escorté 
des  commissaires  de  quartier  et  des  agents, 
s'exécutait  avec  tout  l'appareil  d'une  prise 
d'assaut. 

Mgr  Freppel,  venu  le  mercredi  soir  au  cou- 
vent, y  a  couché  avec  ses  deux  vicaires  géné- 
raux et  son  secrétaire,  des  amis  des  Pères  en 
nombre  considérable.  Le  nombre  des  catho- 
liques présents  entourant  les  Pères  peut  être 
évalué  à  quatre  cents,  dont  une  grande  partie 
en  prières  dans  la  chapelle. 

A  six  heures  vingt  minutes,  le  commissaire 
central  a  sonné  à  la  porte  de  fer  du  cou- 
vent. 

Le  H.  P.  gardien  a  répondu  à  travers  la 
grille.  Il  a  protesté  noblement  et  énergique- 
meni.  contre  les  actes  de  violence  qu'on 
exerçait  à  l'égard  de  religieux  paisibles.  M.  le 
commissaire  central  a  lu  l'arrêté  de  M.  As- 
siot. 

Mgr  Chesneau,  vicaire  général,  a  lu  au  nom 
de  Mgr  l'évêque  d'Angers  la  protestation  sui- 
vante : 

«  Nous,  Charles-Emile  Freppel,  par  la  grâce 
de  Dieu  et  l'autorité  du  Saint-Siège  aposto- 
lique, évoque  d'Angers. 

«  Avons  protesté  et  protestons  par  les  pré- 
sentes contre  l'expulsion  et  la  dispersion  vio- 


236 


HISTOIRE  UNIVEBSKLLK  DE  L'ÉGLISE  CATIlOLIMl  I. 


lenlo  de  l'Ordre  dea  Pèree  C  ipucins,  approuvé 
par  le  Saint-Siège  et  canoniquement  établi 
dans  notre  ville  épiscopale  par  notre  vénéré 
prédécesseur,  Mur  Angebault.  Nous  décla- 
rons en  <»utre  maintenir  ledit  Ordre  dans  tous 
droits  et  privilèges  qu'il  possède  à  Angers 
en  vertu  des  lois  canoniques. 

o  Nous  rappelons  en  même  temps  que  la 
peine  de  l'excommunication  est  portée  par  les 
lois  canoniques,  contre  tous  ceux  qui  met- 
traient la  main  sur  les  religieux  pour  les  ex- 
pulser violemment  de  leur  maison  conven- 
tuelle, et  contre  ceux  qui  en  auraient  donné 
l'ordre. 

«  Fait  à  Angers,  le  4  novembre  1880. 
«  ■}-  Cn ARLES- Emile, 
«  Evêque  d'Angers.  » 

Après  celte  lecture  et  la  protestation  de 
MM.  les  membres  du  conseil  des  Pères,  M.  le 
commissaire  central  hausse  les  épaules  et,  ne 
voulant  plus  rien  entendre,  fait  procéder  au 
crochelage.  Pendant  ce  temps,  le  Père  gar- 
dien et  le  Père  Ludovic  se  retirent  dans  la 
chapelle,  dont  les  portes  sont  barricadées. 

Le  crochetage  commence  par  le  brisement 
de  la  grille,  ce  qui  donne  passage  au  cortège 
des  exécuteurs  en  tunique  et  ea  blouse,  payé-, 
ainsi  que  M.  Assiot,  leur  maître,  par  les  de- 
niers des  contribuables  catholiques. 

L'armée  des  assaillants  se  précipite  sur  la 
porte  d'entrée  du  couvent,  blindée  à  l'inté- 
rieur par  des  moellons  et  des  poutres.  L'opé- 
ration est  longue.  Après  l'œuvre  achevée,  une 
sommation  est  faite  aux  personnes  massées 
dans  les  couloirs  et  dans  le  jardin,  et  qui  sont 
expulsées  parla  police  et  les  gendarmes. 

Parmi  ces  personnes,  quelques-une  ont  ac- 
compagné Mgr  Freppel  dans  une  chambre 
du  couvent.  Sa  Grandeur  attend  les  commis- 
saires qui,  une  fois  la  chapelle  débar- 
rassée de  la  présence  des  fidèles,  montent  à 
l'assaut  des  cellules,  et  font  d'abord  voler  en 
éclats  la  porte  de  la  chambre  où  les  attend  le 
courageux  prélat.  Le  commissaire  de  police, 
à  la  vue  de  Mgr  Freppel,  reste  interdit  ;  il  se 
retire  incontinent  pour  prendre  de  nouvelles 
instructions  ;  il  revient  au  bout  d'un  quart 
d'heure,  précédé  de  M.  le  commissaire  cen- 
tral, M.  Richard. 

Mgr  l'évêque  se  lève  alors  et  dit  avec  une 
grande  dignité  : 

—  Monsieur  le  commissaire,  vous  avez  dû 
entendre  la  protestation  de  mon  vicaire  gê- 
né rai  ? 

—  Je  n'ai  rien  entendu,  répond  le  commis- 
saire. J'ai  ordre  d'expulser  tout  le  monde,  et 
de  ne  rien  écouter  des  protestations  qui  pour- 
raient se  produire. 

—  Eh  bien  !  reprend  Monseigneur,  n'osez 
pas  mettre  la  main  sur  moi  :  je  suis  évêque 
de  ce  diocèse  et  sachez  que  l'excommunica- 
tion majeure  vous  atteindrait  aussi  bien  que 
ceux  de  vos  agents  qui  se  prêteraient  à  cette 
violence  !... 


Le  commissaire  ne  veut  rien  entendre; 
alors  M.  le  baron  Le  Guay  se  lève  et,  s'adres- 
sant  au  commissaire,  proteste  contre  cette 
violation  du  domicile,  el  il  ajoute  que  Mon- 
seigneur et  lui,  en  leur  qualité  de  député  et 
de  sénateur,  sont  inviolables,  maintenant  que 
le  décret  pour  la  convocation  des  Chambres 
a  été  publié. 

Le  IL  P.  gardien,  ainsi  que  M.  Gavouyère, 
conseil  des  Pères,  protestent  à  leur  tour. 

Le  commissaire  n'écoute  pas.  Alors  Mon- 
seigneur se  lève  de  nouveau,  et,  avec  une  au- 
torité imposante,  il  renouvelle  la  défense  de 
le  toucher;  puis  Sa  Grandeur  sort  île  la 
chambre,  cédant  à  la  violence  qui  lui  est  faite, 
et  les  autres  personnes  présentes  sont  ex- 
pulsées par  les  agents  et  descendent  au  rez- 
de-chaussée  du  couvent  aux  cris  répétés  de  : 
«Vive  la  liberté!  Vivent  les  Capucins  !  Vive 
l'honneur!...  »  Nous  doutons  que  les  exécu- 
teurs des  basses  œuvres  républicaines  aient 
bien  compris  ce  dernier  cri,  pourtant  si  fran- 
çais et  si  opportun. 

Pendant  ce  temps,  la  chapelle  avait,  avons- 
nous  dit,  été  témoin  des  mêmes  scènes  de 
violences  ;  au  moment  où  les  commissaires  y 
ont  pénétré,  un  des  vicaires  généraux  de  Mon- 
seigneur a  lu  la  protestation  suivante  : 

«  Nous,  Charles-Emile  Freppel,  par  la  grâce 
de  Dieu  et  l'autorité  du  Saint-Siège  aposto- 
lique, évêque  dAngers, 

k  Avons  protesté  et  protestons  par  les  pré- 
sentes contre  la  fermeture  de  la  chapelle  des 
Pères  Capucins,  chapelle  publique  à  l'usage 
des  fidèles  de  notre  ville  épiscopale,  bâtie  aux 
frais  des  catholiques  de  notre  diocèse,  auto- 
risée et  solennellement  bénite  par  notre  pré- 
décesseur, de  vénérée  mémoire,  Mgr  Ange- 
bault,  au  su  et  au  vu  du  pouvoir  civil,  qui 
depuis  quinze  ans  n'a  jamais  élevé  à  ce  sujet 
la  moindre  réclamation.  Malgré  cette  ferme- 
ture violente,  nous  déclarons  conserver  à  la 
dite  chapelle  son  caractère  et  ses  privilèges, 
la  regardant  comme  un  lieu  saint  et  sacré, 
qu'il  n'est  au  pouvoir  de  personne  d'enlever  à 
sa  destination  sans  notre  consentement,  et 
dans  lequel, par  suite, les  saints  Mystères  pour- 
ront continuer  à  être  célébrés  comme  par  le 
passé. 

«  Fait  à  Angers,  le  4  novembre  1880. 

«  7  Charles-Emile, 
«  Evêque  d'Angers.  » 

Mgr  l'évêque  d'Angers  sort  le  premier  du 
couvent,  accompagné  de  la  foule  énorme  des 
expulsés;  il  traverse  la  cour  Saint-Laud  et  se 
dirige  vers  la  place  de  l'Académie. 

Ici  se  place  un  incident  incroyable  :  la  rue 
était  barrée  par  l'infanterie  de  ligne  ;  les 
soldats  se  rangent  pour  laisser  passer  Mgr 
Freppel  et  ferment  les  rangs  immédiatement 
pour  couper  les  personnes  de  sa  suite.  Aux 
protestations  indignées  qui  s'élèvent  aussitôt, 
les  soldats  répondent   en  croisant  la  baïon- 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIHME 


T.Y1 


nette,  et  la  pointe  de  leur  sabre  vienl  frôler 

les  assistants.  Certains  soldais,  plus  excités, 
voulaient  passer  de  la  menace  à  l'effet,  et 
MM.  Le  Guay  et  Carriol,  sans  parler  deB 
autres,  ont  pu  croire  qu'ils  allaient  être  les 
victimes  de  cette  consigne  odieuse. 

Enfin  le  commissaire  donne  ordre  d'ouvrir 
les  rangs,  et  nous  pouvons  rejoindre  Monsei- 
gneur qui  n'était  pas  resté  isolé  pendant  ce 
temps,  et  se  trouvait  au  milieu  d'une  foule 
immense  qui  l'acclamait,  poussant  de  longs 
vivats  en  son  honneur  et  demandant  sa  béné- 
diction. 

Alors  le  cortège,  se  grossissant  de  plusieurs 
milliers  de  personnes  qui  l'attendaient  sur  les 
places  de  l'Académie  et  du  Château,  se  dirige 
vers  la  cathédrale.  Les  acclamations  redou- 
blent ;  des  couronnes  de  fleurs  et  des  bou- 
quets sont  jetés  de  toutes  parts  du  seuil  des 
portes  et  des  fenêtres  pendant  tout  le  par- 
cours de  la  rue  Toussaint.  C'est  une  ovation 
splendide,  indescriptible,  qui  troublera  long- 
temps le  sommeil  de  M.  Assiot.  Les  mouchoirs 
s'agitent  ;  les  cris,  un  seul  et  formidable  cri 
de  :  «  Vive  Monseigneur  !  Vivent  les  Capu- 
cins !  Vive  la  liberté  !  »  retentit  continuelle- 
ment, jeté  par  des  milliers  de  poitrines. 

Pas  la  moindre  opposition,  pas  le  moindre 
contraste,  pas  le  plus  petit  mot  de  Mar- 
seillaise... Les  gendarmes  et  les  dragons  char- 
gés d'empêcher  cette  manifestation  suivent  la 
foule,  ayant  l'air  d'escorter  les  catholiques. 

.Monseigneur  ému  et  heureux  entre  enfin 
dans  sa  cathédrale  au  milieu  d'une  foule 
énorme,  à  laquelle  l'émotion  arrache  des 
pleurs. 

Aussitôt  le  chant  du  Parce  Domine...  rem- 
plit la  vaste  nef... 

Monseigneur  adresse  ensuite  quelques  pa- 
roles émues  aux  fidèles  ;  au  milieu  des  im- 
menses tristesses  qui  l'accablent,  il  est  heu- 
reux de  cette  courageuse  protestation,  qui  res- 
tera comme  un  grand  acte  dans  les  fastes  de 
la  cité  catholique. 

Monseigneur  donne,  du  haut  des  marches 
de  l'autel,  à  la  foule  assemblée  la  bénédic- 
tion apostolique. 

Et  tous  les  manifestants,  fortifiés,  revien- 
nent auprès  des  Capucins  et  des  autres  con- 
grégations qu'on  expulse. 

Il  était  alors  environ  neuf  heures.  Au  cou- 
vent, les  Pères  expulsés  de  leurs  cellules  sont 
sortis,  partagés  en  deux  groupes,  accompa- 
gnés d'un  certain  nombre  d'amis  et  suivis  éga- 
lement des  cris  sympathiques  de  la  foule,  qui 
assistait  respectueuse  au  passage  de  ces  nobles 
victimes  de  la  tyrannie  républicaine.  Ici  en- 
core, la  troupe  a  vainement  tenté  d'arrêter  les 
manifestants,  hommes  et  femmes,  qui,  reve- 
nant, de  Caire  cortège  à  Mgr  l'évoque,  se  diri- 
geaient vers  les  Capucins. 

Nous  n'avons  pas  à  faire  ici  l'éloge  bien 
mérité  de  MM.  les  membres  du  conseil  des 
Pères,    MM.  Gavouyère  et  Perrin,  et  de  bien 

intres,  qui  n'ont  cessé  depuis  quinze  jours 
d'entourer  de  leurs  soins  et  de    soutenir  de 


leur  généreuse  assistance  le  Pères  di  no  con 

grégations  proscrites. 

Combien  M.  Assiot.  va  maudire  cette  journée 
si  belle  pour  nous  ;  Lui  dont  la  seule  préoccu- 
pation, traduite  hier  par  un  sous-commissaire, 
était  que  Mgr  Preppel  n'eût  pas  une  ovation 
pareille  à  celle  du  30  juin... 

Cette  manifestation  marquera  dans  les  sou- 
venirs de  nos  généreuses  populations. 

Nous  apprenons  «pie  le  Père  gardien,  le 
Père  Chrysostome  et  le  l'ère  Ludovic,  pro- 
priétaire, sont  demeurés  au  couvent,  ainsi 
qu'un  Père  belge,  dont  le  sort  sera  ultérieure- 
ment lixé. 

Les  Pères  du  Saint-Sacrement  ont  été  ex- 
pulsés à  dix  heures,  les  Oblats  à  midi,  les  Do- 
minicains à  une  heure  de  l'après-midi. 

Nous  n'avons  pas  encore  de  détails  com- 
plets sur  ces  diverses  expéditions  armées,  ac- 
complies par  les  mêmes  hommes  et  les  mêmes 
moyens. 

Les  Dominicains  sont  sortis  de  leur  couvent 
par  la  rue  d'Orléans.  Comme  chez  les  Capu- 
cins, une  foule  compacte  et  enthousiasmée 
les  accompagnait.  Ils  ont  parcouru  la  rue 
d'Orléans,  le  boulevard  des  Lices,  la  rue  des 
Lices,  la  rue  Saint-Aubin  et  sont  entrés  dans 
la  cathédrale.  Le  cortège  les  a  suivis  dans  la 
salle  synodale  de  l'évêché.  Mgr  Freppel,  ac- 
compagné des  Pères  Capucins  expulsés  ce 
matin,  est  venu  les  recevoir  ;  il  les  a  bénis  ;  il 
a  félicité  leurs  courageux  défenseurs. 

Le  prieur  des  Dominicains  a  fait  à  Monsei- 
gneur le  récit  dont  voici  la  substance  :  A  l'ar- 
rivée des  crocheteurs,  nous  avons  lu  une  pro- 
testation ;  les  portes  ont  été  brisées,  chaque 
cellule  a  été  enfoncée.  Le  commissaire  a  dé- 
claré qu'il  laisserait  trois  Pères  et  avec  eux 
deux  Frères  convers  pour  garder  les  scellés. 
Les  Pères  ont  demandé  si  on  avait  l'intention 
de  leur  faire  garder  des  scellés  apposés  sur 
leur  domicile  ;  le  commissaire  a  répondu 
qu'il  entendait  seulement  dire  par  là  qu'on 
ne  devait  pas  enlever  les  scellés  apposés. 

A  l'entrée  de  la  cathédrale,  un  groupe  d'in- 
sulteurs  jetait  des  pierres  sur  les  Dominicains 
et  sur  les  personnes  qui  les  conduisaient  à 
l'église  ;  mais  ils  ont  été  chassés  à  coups  de 
canne  par  un  certain  nombre  de  catholiques 
irrités  de  voir  la  police  ne  s'occuper  que  des 
religieux. 

Maintenant,  pour  donner  une  idée  des  ex- 
ploits de  la  société  républicaine  Grévy,  Ferry, 
Constaus  et  Cic,  nous  procédons  par  voie  de 
dépêches  télégraphiques: 

Saint-Maximin,  30  octobre, 
5  h.  20  du  soir. 

Les  Dominicains  de  Saint-Maximin  ont  été 
chassés  après  une  énergique  protestation  du 
Père  prieur,  le  R.  P.  de  Pascal. 

Les  Dominicains  ont  opposé  une  forte  ré- 
sistance, qui  a  duré  pendant  une  heure. 

Après  une  tentative  d'escalade,  qui  a  été 
abandonnée,   les  crocheteurs  ont  enfoncé   la 


238 


BISTOIHE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATH0LIQ1  l 


porte,  "h  a  enfoncé  de  même  la  porle  de 
chaque  cellule. 

Le  capitaine  de  gendarmerie  qui  comman- 
dait l'exécution  s'est  distingué  par  une  révol- 
tant»! brutalité. 

Au  sortir  du  couvent,  les  Pires  Dominicains 
ont  été  accueillis  par  des  acclamations  en- 
thousiastes. On  leur  a  jeté  des  Ileurs  et  des 
couronnes. 

Ils  sont  tous  en  sûreté,  ayant  été  recueillis 
par  des  amis. 

L'Agence  Havas  nous  communique  les  dé- 
pêches suivantes  ;  naturellement  un  peu  ga- 
zées : 

Maçon,  30  octobre. 

Le  préfet  vient  de  partir  de  Mâcon  pour 
Cuisery,  pour  procéder  à  l'expulsion  des  Pères 
camilliens  de  Notre-Dame  de  la  Chaux. 

L'arrêté  de  dissolution  a  été  notifié  ce  ma- 
tiu  au  Père  Tezza,  qui  était  resté  seul.  Tous 
les  autres  Pères  camilliens  étaient  partis  de- 
puis deux  jours. 

Le  Père  Tezza,  étranger,  a  été  l'objet  d'un 
arrêté  d'expulsion.  Quarante-huit  heures  lui 
ont  été  accordées  pour  quitter  la  France. 

Cinquante  personnes  environ,  étrangères  à 
la  congrégation,  étaient  réunies  dans  la  cha- 
pelle ;  les  femmes  en  majorité.  Elles  ont  dû 
être  expulsées  par  le  commissaire   de  police. 

Mirecourt,  11  h.  30. 

Les  chanoines  de  Saint-Jean  de  Latran,  ré- 
sidant à  Mattincourt  (Vosges)  ont  été  expulsés 
ce  matin. 

Ils  ont  refusé  d'ouvrir.  On  a  dû  forcer  l'en- 
trée. Trois  religieux  italiens  avaient  quitté 
l'établissement  la  veille.  Les  autres  ont  fait 
une  protestation. 

L'abbé  Froin,  locataire,  et  le  président  du 
conseil  de  fabrique  ont  été  laissés  à  la  garde 
de  l'immeuble. 

M.  Buffet,  ancien  président  du  conseil  des 
ministres,  qui  s'était  introduit  dans  l'établis- 
sement, a  été  expulsé  par  les  agents. 

L'abbé  Froin  a  notifié  aux  autorités  qu'ils 
encouraient  les  peines  de  l'Eglise. 

Une  foule  assez  nombreuse  assistait  à  l'exé- 
cution. Un  détachement  de  gendarmerie  assu- 
rait le  maintien  de  l'ordre. 

Bordeaux,  30  octobre. 

Ce  matin,  à  dix  heures,  la  porte  de  la  cha- 
pelle des  Dominicains,  rue  de  Lhote,  a  été 
fermée  intérieurement  après  la  messe.  Une 
foule  nombreuse  encombre  les  abords  du  cou- 
vent. La  circulation  dans  la  rue  est  impossible 
depuis  deux  heures. 

On  s'attend  à  l'exécution  des  décrets. 

Plusieurs  prêtres  ayant  été  introduits  dans 
l'intérieur  du  couvent,  il  y  a  eu  une  manifes- 
tation et  des  cris  de  :  «  Vivent  les  décrets  !  » 
auxquels  on  a  répondu  par  des  cris  de  :  «  Vive 
la  liberté  !  » 


Toulouse,  30  octobre,  G  h.  soir. 

Pendant  toute  la  journée,  les  personnes  ras- 
semblées aux  abords  du  couvent  des  Capucins 
ont  attendu  l'exécution  des  décrets.  Mais  leur 
attente  a  été  déçue.  Aucune  mesure  n'a   été 

prise. 

Nîmes,  30  octobre,  1  h.  30  du  soir. 

Trois  récollets  se  trouvaient  dans  rétablisse- 
ment. Un  a  été  expulsé,  les  deux  autres  ont 
été  laissés  pour  garder  l'établissement. 

Lorsqu'on  a  fermé  la  chapelle,  quelques 
personnes  ont  protesté. 

Le  récollet  expulsé  a  été  acclamé  à  la 
sortie  par  des  cris  de  :  «  Vivent  les  jésuites  !  » 

Un  jeune  hommme  qui  a  crié:  «  Vive  la 
république!  Vive  la  loi!  »  a  reçu  un  coup 
de  poing. 

A  midi  tout  était  terminé. 

Bordeaux,  30  octobre,  10  h.  du  soir. 

La  police  a  dispersé  la  foule  rassemblée 
devant  le  couvent  des  Dominicains.  Le  calme 
est  rétabli  dans  la  rue  Lhote,  dont  les  issues 
sont  gardées  par  la  police. 

Avignon,  30  octobre,  soir. 

L'une  des  femmes  arrêtées  hier  vient  d'être 
condamnée  à  huit  jours  de  prison  pour  avoir 
souffleté  un  gendarme. 

Le  Gaulois  publie  les  dépêches  suivantes  : 

Toulouse,  30  octobre. 

Hier,  le  Père  supérieur  des  Maristes  rece- 
vait une  dépêche  lui  annonçant  que  l'expul- 
sion devait  avoir  lieu  aujourd'hui;  aussitôt, 
MM.  Gay  et  Noble,  avocats  des  Pères,  ont 
été  appelés;  toute  la  nuit,  ils  sont  restés 
auprès  des  Pères,  ainsi  que  bon  nombre  de 
personnes  qui  ne  laissent  pas  un  instant  les 
Maristes  seuls,  afin  de  se  trouver  là  au  mo- 
meut  de  l'application  des  décrets. 

M.  Loth,  procureur  de  la  République,  qui 
était  en  permission,  a  été  brusquement  rap- 
pelé. M.  le  préfet  du  Var  est  revenu  de  Paris 
à  peu  près  en  même  temps.  Tout,  en  un  mot, 
faisait  supposer  une  application  prochaine 
des  décrets  à  partir  de  ce  moment. 

L'attente  n'a  pas  été  trop  longue,  car  à  six 
heures,  ce  matin,  le  couvent  des  Maristes 
était  entouré  par  la  gendarmerie  et  la  police. 
Pour  éviter  les  troubles  du  30  juin,  l'accès  de 
la  rue  du  Bon-Pasteur  avait  été  interdit. 

Une  quinzaine  de  dames  venues  à  cinq 
heures  pour  prier  dans  la  chapelle  sont 
parties,  sur  l'invitation  des  Pères. 

Le  commissaire  central  a  pénétré  dans  l'im- 
meuble, accompagné  d'agents  de  police,  et  a 
notifié  aux  Pères  le  décret  de  dispersion  et  de 
fermeture  de  la  chapelle,  sur  laquelle  les 
scellés  ont  été  apposés. 

Entouré  de  nombreux  amis  et  fidèles,  le  su- 


LIVHE  QUATRE-V1NGT-QUAT0RZIÈM 


périeur  a  refusé  de  signer  le  procès* verbal. 
Al0  Noble,  avocat,  a  donné  lecture  de  la  pro- 
testation signée  par  tous  les  Mariâtes,  se  ba- 
sant sur  ce  qu'ils  sont  devenus  prêtres  diocé 
sains  :  ils  sont  restés  pour  la  garde  de  l'im- 
meuble. 

Le  préfet  du  Var  est  arrivé  cette  nuit. 

Il  paraît  que,  contrairement  à  ce  qu'on  pré- 
voyait, les  collège  des  Mariâtes  à  la  Seyne  et 
à  Toulon  seront  aussi  fermés  ;  Mgr  Terris, 
évéque  île  Fréjus  et  de  Toulon,  étant  allé 
trouver  M.  Rey,  préfet  du  Var,  pour  lui  an- 
noncer que  les  Maristes  étaient  devenus  prêtres 
diocésains,  après  avoir  été  relevés  de  leurs 
vœux,  il  lui  a  été  répondu  que  ce  procédé, 
employé  pour  éviter  l'exécution,  était  quelque 
peu  jésuitique,  qu'il  en  ferait  part  au  ministre 
et  qu'il  agirait  d'après  ses  ordres. 

Carpentras,  30  octobre. 

L'expulsion  brutale,  selon  la  formule  usitée, 
des  Dominicains  a  occasionné  une  manifesta- 
tion catholique  des  plus  imposantes. 

L'opération  de  serrurerie  a  duré  deux 
heures. 

Des  scènes  violentes  se  sont  produites  au 
dehors,  à  la  suite  desquelles  plusieurs  arresta- 
tions ont  été  opérées  :  le  sous-préfet  s'étant 
porté  jusqu'à  souffleter  (!)  un  avocat,  qui  lui  a 
demandé  réparation  par  les  armes. 

Le  prieur  des  Dominicains  est  un  ancien 
substitut. 

Les  Prémonlrés,  qui  occupent  l'abbaye  de 
Saint-Michel,  de  Frigolet,  entre  Tarascon  et 
Avignon,  ont  été  également  chassés  dans  la 
matinée. 

Tous  les  villages  voisins,  Barbentane,  son 
excellent  maire  en  tête,  M.  Veray  ;  Boulbou, 
Graveson,  se  sont  portés  en  masse  au  monas- 
tère, acclamant  ces  religieux  qui,  depuis  un 
temps  immémorial,  sont  les  bienfaiteurs  de  la 
contrée. 

Marseille,  30  octobre. 

Après  les  trois  congrégations  expulsées 
hier,  c'était  aujourd'hui  le  tour  des  Oblats. 

Au  Calvaire,  la  porte  a  été  enfoncée  ;  le 
Père  Augier,  provincial  de  l'Ordre,  a  formulé 
une  éloquente  protestation  : 

"  Vous  venez  faire  au  milieu  de  nous  une 
triste  besogne;  vous  attentez  à  nos  droits  de 
chrétiens,  de  propriétaires  et  de  citoyens 
français.  Vous  nous  parlez  de  lois.  Où  sont- 
elles,  les  lois  divines  et  humaines  qui  nous 
condamnent  ? 

«  La  prière  en  commun  est-elle  un  crime? 
L'étude  dans  le  silence  de  no3  cellules  est- 
elle  un  crime  ?  Le  dévouement  et  l'amour  des 
pauvres  sont-ils  des  crimes  ? 

"  Non  protestons,  au  nom  de  la  France  ca- 
tholique et  honnête,  qui  n'est  pas  habituée  à 
de  pareils  exploits  . 

"  NotM  vous  plaignons  aussi,  car  vous  n'êtes 


à  l'abri,  pour   l'avenir,  ni    de   la    justice    im 
maine,  ai  de  la  justice  de  Dieu  ' 
«  Couverts  du  masque  de  la  liberté,  vous 

employez  la  loue    pour-   nous    chasser   <1< 
demeures    à    jamais    aimées;   mais  nous    re- 
viendrons un  jour,  bientôt  peut-être,  raim 
par  le  droit  outrage  et  par  la  conscience  hu- 
maine indignée.  » 

Un  autre  religieux,  le  Père  Bartet,  s'écrie  : 

«  Vous  me  chassez  ;  pointant  j'ai  servi  mon 
pays  comme  aumônier  militaire.  J'ai  relevé 
bien  des  blessés  sur  les  champs  de  bataille  :  à 
Reischoffcn,  à  Nancy,  à  Toul,  etc.  Je  suis  pa- 
rent du  général  Berthaut,  qui  aime  la  France 
autant  que  moi,  et  qui,  lui,  n'a  jamais  dé- 
shonoré l'armée.  » 

Après  l'expulsion  des  huit  Pères,  les  scellés 
ont  été  apposés  sur  la  chapelle,  malgré  l'ob- 
servation du  supérieur,  que  cette  chapelle 
était  une  annexe  de  l'église  Saint-Laurent.  Le 
préfet  a  passé  outre. 

Même  cérémonie  sur  la  colline  de  Notre- 
Dame-de-la-Garde,  où  les  cinq  Pères  desser- 
vant la  chapelle  ont  été  mis  dehors,  après  les 
effractions  d'usage. 

Enfin,  cette  après-midi,  les  sept  Pères  du 
Saint-Sacrement  de  la  rue  Nau  ont  été  égale- 
ment expulsés. 

Est-ce  bien  fini,  cette  fois  ? 

Arles,  30  octobre. 

Les  Pères  du  Sacré-Cœur  ont  été  expulsés  ce 
matin,  après  que  les  portes  d'entrée  et  celles 
des  cellules  ont  été  enfoncées. 

Quatre  Pères  seulement  occupaient  le  cou- 
vent. 

L'autorité  a  fait  camper,  pendant  toute  la 
nuit,  des  détachements  d'infanterie  et  de  ca- 
valerie sur  différents  points  de  la  ville,  afin 
de  préserver  les  bâtiments  des  communautés 
fermées. 

Boulogne-sur-Mer,  30  octobre. 

Rien  de  nouveau,  jusqu'ici,  pour  les  con- 
grégations. 

Une  foule  sympathique,  1,500  personnes, 
reste  constamment  auprès  du  couvent  des  Ré- 
demptoristes.  Malgré  la  surveillance  de  la  po- 
lice, de  nombreux  bouquets  et  de  nombreuses 
couronnes  de  fleurs  ont  été  attachés  aux  grilles. 
Plus  de  soixante  notables  ont  passé  la  nuit 
dans  le  couvent  et  y  veillent  continuelle- 
ment. 

Nantes,  30  octobre. 

Aujourd'hui,  le  commission  administrative 
du  conseil  général  de  la  Loire-Inférieure  a  vi- 
sité le  couvent  des  Capucins. 

Sur  le  parcours  des  délégués  ont  retenti  les 
cris  de  :  «  Vive  le  conseil  général  !  » 

Ensuite  Mgr  l'évêque  s'est  transporté  au 
monastère.  Sa  Grandeur  a  été  saluée  par  les 
cria  de:  «  Vive  Monseigneur  !  » 


240 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Immense  el  Bvmpathique  est  le  concours  de 
La  foule  au  près  des  Pères  menacés  :  les  femmes 
BuspendenI  des  couronnes  de  fleurs  aux  portes 
de  la  chapelle.  Les  dames  de  la  halle  ont  en- 
voyé de  Buperbes  bouquets. 

L'émotion  est  grande  parmi  nos  conci- 
toyens. On  ignore  encore  le  jour  fixé  pour 
l'exécution. 

Nîmes,  30  octobre. 

A  midi,  le  Frère  Pascal  est  expulsé,  donnant 
le  bras  à  MM.  Bouet  père  et  Marson,  avocats. 
Une  ovation  enthousiaste  leur  est  faite  :  des 
fleurs,  des  couronnes  sont  jetées  sur  leur  pas- 
sage, et  un  cortège  nombreux  les  accompagne 
à  l'archevêché  et  de  là  chez  M.  de  Bernis, 
membre  du  conseil  général  pour  Nîmes. 

Les  Pères  Odoric  et  Bénigne  ont  été  cons- 
titués gardiens  de  l'immeuble.  Lorsqu'ils  ont 
paru  à  la  porte,  les  assistants  se  sont  pros- 
ternés et  ont  arraché  leurs  robes  pour  s'en 
partager  les  lambeaux  comme  reliques.  C'était 
un  véritable  triomphe  et  un  spectacle  d'une 
majesté  imposante. 

Mortagne,  4  novembre,  soir. 

Les  missionnaires  de  Saint -Laurent-sur- 
Sèvres  ont  été  expulsés  ce  matin  par  M.  de  Gi- 
rardin,  préfet  de  la  Vendée. 

Grenoble,  5  novembre,  11  h.  40. 

L'expulsion  des  Capucins  de  Meylan,  com- 
mencée hier  vers  onze  heures,  n'était  pas  en- 
core terminée  à  6  heures  du  soir. 

Magnifique  protestation  des  catholiques. 

L'huissier  même  des  Pères  a  été  expulsé. 

11  proteste  et  porte  plainte  au  premier  pré- 
sident de  la  cour. 

M.  le  marquis  de  Monteynard,  après  avoir 
été  expulsé  malgré  son  énergique  réclama- 
tion, a  été  mis  eu  prison.  M.  Sisteron,  avocat, 
a  été  arrêté.  Les  gendarmes  sont  repartis  ce 
matin  pour  terminer  l'expulsion. 

Le  même  jour,  sont  expulsés  les  Olivélains 
de  Parmence  et  les  Oblats  de  Notre-Dame  de 
l'Osier.  Les  uns  et  les  autres  ont  fait  une  très 
belle  protestation. 

St-Pierre-lès-Calais,  5  novembre,  10  h. 

Ce  matin  à  six  heures,  les  Capucins  de  Saint- 
Pierre-lès-Calais  ont  été  expulsés.  M.  Garé, 
commissaire  de  police  de  Saint-Pierre,  ac- 
compagné de  nombreux  agents  et  de  plu- 
sieurs brigades  de  gendarmerie,  a  accompli 
cette  opération. 

Protestations  énergiques  de  la  part  des  re- 
ligieux, en  présence  de  M.  Dollet,  curé  de 
Saint-Pierre,  et  de  plusieurs  ecclésiastiques. 
Deux  religieux  ont  été  laissés  pour  garder 
l'immeuble  :  le  Père  Philippe  et  le  Père  Aga- 
Ihange. 


Aubigny  'Cher  .  5  novembre. 

Les  révérends  Pères  barnabites  de  Saint- 
Li^uori  ont  été  expulsés  ce  malin.  La  porte 
extérieure  a  été  défoncée  pur  des  ouvriers 
étrangers,  après  un  seul  coup  de  sonnette  et 
sans  sommation. 

Le  commissaire  central  a  donné  lecture  au 
l'ère  supérieur  de  l'arrêté  du  préfet  en  pré- 
sence du  sous-préfet  el  de  plusieurs  des  nom- 
breux gendarmes  requis. 

Le  sous-ordre  de  M.  Constans  a  refusé  d'en- 
tendre la  protestation  du  Père  supérieur. 

Les  amis  des  Pères  avaient  été,  au  préalable, 
expulsés  brutalement. 

Des  recherches  policières  ont  eu  lieu  par- 
tout dans  la  maison. 

La  porte  du  grenier  a  été  enfoncée. 

Un  seul  Père,  d'origine  française,  un 
vieillard  malade,  a  été  laissé  avec  un  domes- 
tique. 

L'opération,  commencée  à  6  h.  40  matin,  a 
duré  une  heure. 

Les  Pères  ont  été  l'objet  d'une  belle  ma- 
nifestation de  la  part  d'une  nombreuse  et 
sympathique  population.  Pas  de  cris  hos- 
tiles. 

Clermont-Ferrand,  5  novembre,  2  h.  23. 

Les  Capucins  du  boulevard  du  Taureau  ont 
été  expulsés  ce  matin. 

Des  troupes,  de  la  gendarmerie  et  une  nom- 
breuse police  cernaient  le  couvent. 

L'entrée  a  été  refusée  à  Mgr  l'évèque  qui 
reste  devant  la  chapelle  et  récite  le  chapelet, 
malgré  le  froid  et  la  neige. 

Une  foule  énorme  et  sympathique  acclame 
l'évèque  et  les  Capucins. 

Elle  hue  la  police  et  les  serruriers. 

Les  Pères  sont  jetés  avec  violence  en  de- 
hors du  couvent  avec  trente-cinq  témoins, 
après  deux  heures  de  résistance. 

Le  Père  Henri  a  fait  une  magnifique  protes- 
tation. 

Les  Capucins,  couverts  de  fleurs  et  suivis 
d'une  foule  émue,  ont  été  conduits  par  Mon- 
seigneur à  l'évèché. 

L'expulsion  du  noviciat  des  Pères  africains 
établis  dans  la  banlieue  de  Clermont  a  eu  lieu 
ensuite. 

Arras,  12  b. 

Pères  du  Saint-Sacrement  expulsés  ce  ma- 
tin, porte  extérieure  crochetée,  commissaire 
reçu  par  Monseigneur  entouré  des  membres  de 
l'adoration  nocturne  qui  avait  passé  nuit  en 
prières  devant  le  Saint-Sacrement  exposé. 

Excommunication  prononcée.  Saint-Sacre- 
ment retiré  de  la  Chapelle  et  transporté  dans 
une  chambre  intérieure  par  l'évèque  au  chant 
du  Parce  entonné  par  les  assistants.  Scellés 
apposés  ;  plusieurs  témoins  violemment  ex- 
pulsés. 

Un  Père  hollandais,  sommé  de  quitter  le 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


241 


territoire  <lans  les  vingt-quatre  heures,  Le  vi- 
caire -eneral,  embrassant  ce  Père,  dit  :  «  Aile/,, 
mon  l'ère,  dire  à  l'étranger  que  noua  portons 
en  France  le  deuil  de  la  justice  et  de  la  li- 
berté. » 

Foule  lenue  à  l'écart.  Les  rues  interceptées 
par  gendarmerie.  Foule  généralement  sympa- 
thique. Serrurier  étranger  liué. 

Les  Pères  de  la  Miséricorde  et  les  Assomp- 
tionnistes  de  l'orphelinat  du  l'ère  Halluin, 
enfermés  chez  eux,  attendent  les  crocheteurs. 

Boulogne,  1  h. 

Police,  gendarmerie  et  bataillon  de  ligne 
arrivés  à  six.  heures  chez  les  Uédemptoristes. 

Religieux  expulsés  conduits  triomphale- 
ment chez  des  amis.  Manifestation  splendide 
dans  les  rues.  Population  indignée.  Hixes 
nombreuses... 

Trois  députés,  avocats,  avoué,  notaire, 
huissier,  expulsés  par  violence.  Un  religieux 
infirme  poussé  dans  la  rue  s'est  évanoui. 

Poitiers,  5  novembre,  3  h.  25,  soir. 

Les  Bénédictins  de  l'abbaye  de  Ligugé, 
près  de  Poitiers,  ont  été  expulsés  ce  matin  à 
sept  heures. 

Dix-huit  Pères  et  cinq  Frères  ont  été  mis  de- 
hors. 

Les  abords  ont  été  interceptés  par  la  force 
armée,  avant  le  jour,  pour  éloigner  la  popu- 
lation sympathique. 

La  surprise  a  été  complète.  Trente  laïques 
à  peine  ont  eu  le  temps  d'accourir. 

11  y  avait  là  deux  brigades  de  gendarmes  à 
cheval,  une  brigade  de  gendarmes  à  pied, 
six  agents  de  police,  six  crocheteurs,  dont 
quelques-uns,  dit-on,  sont  des  prisonniers. 

Trois  portes  ont  été  enfoncées  successive- 
ment. 

Les  crocheteurs,  entrés  dans  le  couvent, 
ont  fait  des  recherches  inutiles  dans  tout  le 
couvent. 

Les  Pères  et  amis  ont  été  trouvés  en  der- 
nier lieu  réunis  dans  la  salle  capitulaire. 

Au  premier  coup  de  pic  dans  la  porte  fer- 
mée, l'abbé  entonne  un  psaume. 

Il  proteste  ensuite  énergiquement  contre  la 
présence  du  commissaire,  et  lit  une  lettre  de 
Mgr  Gay  excommuniant  les  crocheteurs. 
.M.  Saintois,  avocat,  proteste  à  son  tour.^ 
Les  religieux  sont  expulsés  un  à  un.  L'un 
d'entre  eux  porte  la  croix  d'officier  de  la  Lé- 
-ii   d'honneur  reçue  a   Mentana  et  la  mé- 
daille   de   Crimée.  Les    gendarmes   lui    pré- 
sentent les  armes. 

On  refuse  de  laisser  plus  de  deux  moines 
avec  le  curé  et  le  vicaire  de  la  paroisse  au 
monastère. 

[.es  bestiaux  sont  abandonnés  sans  personne 
poui  l' a  garder. 

La  population,  très  surprise  et  très  sympa- 
thique, est  refoulée  au  loin  et  montre  une 
vive  consternation. 

T.  xv. 


l'an,  6  novembre,  10  li 

L'attentat  eal  accompli  chez  les  Père,  fran 
ciscains. 
i.e  crime  a  dure,  quatre  heures. 

Le  comité  ayant  refusé  de   sortir,  le   com- 
missaire  de  poiiee   a  ordonné  aux    geudanie 
de  faire  feu. 

Les  membres  du  comité  se  sont  couchés; 
les  gendarmes  ont  refusé  de  tirer. 

Les  portes  des  cellules  ont  été  enfoncées; 
des  scènes  émouvantes  se  sont  produites. 

A  dix  heures,  les  Pères  sont  sortis,  conduits 
en  triomphe  par  plus  de  3,000  personnes 
chez  M.  Marianne,  négociant. 

Cris  mille  fois  répétés  de  :  «  Vivent  les 
Pères  !  A  bas  les  décrets  !  Vive  la  liberté  !  A 
bas  la  République  !  » 

Quelques  braillards,  payés  à  l'heure,  crient  : 
«  Vivent  les  décrets  !  »  mais  ils  ne  trouvent 
guère  d'écho. 

Trois  Pères  se  montrent  au  balcon,  aux  ac- 
clamations de  la  foule  émue. 

Détails  suivent  par  lettre. 


Arras,  5  novembre,  A  h.  5  soir. 

L'expulsion  des  Pères  de  la  Miséricorde, 
commencée  à  une  heure  moins  le  quart,  a 
duré  près  de  deux  heures. 

Grand  déploiement  de  forces  d'infanterie  et 
de  génie,  commandées  par  un  chef  de  ba- 
taillon. 

Manifestations  sympathiques  envers  les 
Pères  reçus  dans  une  maison  voisine. 

Le  clergé  de  la  ville  est  mêlé  à  la  foule. 

Après  le  départ  des  troupes,  une  bande  de 
voyous  est  venue  manifester  devant  le  Pas-de- 
Calais,  dont  les  bureaux  sont  voisins  de  la 
maison  des  Pères. 

La  porte  du  journal  a  été  défendue  intré- 
pidement par  les  rédacteurs  rangés  sur  le 
trottoir. 

Bientôt  la  gendarmerie  est  intervenue,  sabre 
au  poing  ;  elle  a  fait  évacuer  les  voyous. 

Les  abords  de  la  maison  des  Pères  sont  sur- 
veillés par  la  gendarmerie. 

Actuellement,  l'orphelinat  Halluin  est  en- 
touré par  une  foule  immense. 

On  craint  des  désordres  sérieux,  tant  le 
Père  Halluin  est  populaire. 

Disons  à  l'honneur  des  serruriers  de  la  ville, 
qu'aucun  d'eux  n'a  voulu  se  charger  de  cette 
triste  besogne. 

11  a  fallu  mander  un  ouvrier  de  Montreuil 
qui  a  été  hué  par  la  foule. 

Flavigny,  5  novembre,  4  h.  10  s. 

L'expulsion  des  Dominicains,  commencée  à 
9  heures,  a  été  terminée  à  deux  heures. 

File  a  été  opérée  brutalement. 

La  population  a  été  admirable. 

Une  ovation  touchante  a  été  faite  aux 
Pères. 

M11  de  Saint-Jean  a  été  brutalement  arrêtée 
par  la  gendarmerie. 

16 


_',J 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


A|>i,  ■<  nofembre,  6  h.  .">  s. 

Les  Oblals  de  Noire-Dame  de  Lumière  ont 
(-.|,.  expU|  éa  vendredi  Boir. 

La  foule  a  fait  une  ovation  magnifique  aux 

Pei 

lies  huées  formidables  ont  accueilli  leô  exé- 
cuteurs. 

L'Agence  Havas  nous  communique,  avec  les 
euphémismes  ordinaires,  les  dépêches  sui- 
vantes : 

Monlaubun,  5  novembre. 

Ce  matin,  à  neuf  heures,  M.  Marchand, 
commissaire   central,  a   expulsé   les    Grégo- 

riens. 

En  arrivant  à  l'établissement,  le  commis- 
saire a  frappé  trois  fois.  Les  personnes  qui  se 
trouvaient  là  ont  poussé  quelques  cris. 

Le  commissaire  a  fait  alors  forcer  la  porte 
d'entrée,  puis  ia  porte  des  cellules. 

Un  notaire  et  un  avocat  ont  alors  rédigé 
une  protestation. 

Dans  l'intérieur  du  couvent,  avec  une  tren- 
taine de  catholiques,  étaient  réunis  quelques 
prêtres  parmi  lesquels  l'abbé  Daux,  attaché  à 
l'évèché,  qui  a  excommunié  le  commissaire 
central  et  sa  suite. 

Le  commissaire  a  fait  sortir  les  laïques,  et  a 
signifié  aux  Pères  l'arrêté  qui  les  expulse  de 
France. 

Limoges,  5  novembre. 

Ce  matin,  à  onze  heures,  a  eu  lieu  l'expul- 
sion des  Franciscains,  dont  l'établissement 
est  situé  près  du  cimetière. 

Les  portes  et  les  fenêtres,  qui  étaient  barri- 
cadées, ont  été  enfoncées  par  le  commissaire 
central. 

La  Roche-sur-Yon,  5  novembre. 

Les  décrets  ont  été  appliqués  ce  matin, 
de  6  à  8  heures.  La  troupe  maintenait  la 
foule  qui  était  peu  nombreuse,  mais  dans  la- 
quelle se  trouvaient  beaucoup  de  femmes. 
Après  la  sommation  légale,  les  portes  ont  été 
enfoncées. 

Les  religieux  sont  sortis  et  ont  été  recueillis 
par  le  docteur  Gouraud. 

Les  scellés  ont  été  mis  à  la  porte  de  la  cha- 
pelle. Un  ouvrier  du  cercle  catholique  a  été 
arrêté. 

Nice,  5  novembre. 

Les  Capucins  de  Saint-Barthélémy  et  de  Ci- 
miez  (près  Nice)  et  les  Oblats  qui  résident 
dans  le  diocèse  de  Nice,  viennent  d'être  aver- 
tis de  nouveau  que  l'exécution  des  décrets  ne 
s'appliquera  pas  à  eux. 

La  Palisse  (Allier),  5  novembre. 

La  congrégation  des  Pères  du  Sacré-Cœur 


établie  à  S&int-Gérand-Lepuy  a  été  <lis-oute  ce 
matin.  Il  a  fallu  enfoncer  la  porte.  Trois 
Pi  re  sont  restés  comme  propriétaires  et  un 
frère  servant  comme  domesti  [ue.  Dix  Pèrei 

sont  partis.  Les  scellés  ont  été  mis  sur  la 
chapelle.  A  l'intérieur  avec  les  lY-res,  six 
laïques  ont  proteste  et,  parmi  eux,  M.  Des- 
maroux,  fils,  maire  de  Saussat. 

Thonon,  5  novembre,  8  h.  soir. 

L'expulsion  des  Capucins  de  Thonon,  com- 
mencée à  midi,  a  été  terminée  à  trois  heures 
et  demie.  Le  sous-préfet  a  fait  enfoncer  les 
dix-huit  portes  du  couvent. 

Treize  Pères  se  trouvaient  dans  la  maison. 
Deux  Capucins  malades  et  le  Père  gardien  y 
ont  été  laissés. 

L'évacuation  de  la  chapelle  a  été  rendue 
plus  longue  par  la  présence  d'un  grand 
nombre  de  femmes. 

Boulogne,  5  novembre,  G  h.  soir. 

La  foule  s'amasse  aux  environs  du  couvent 
des  Passionistes. 

On  parle  de  manifestations  et  de  rixes  sans 
importance. 

A  deux  heures  arrivent  les  autorités. 

Les  portes  sont  enfoncées. 

A  cinq  heures,  la  dispersion  des  Passion- 
nistes  est  accomplie. 

La  Roche  (Haute-Savoie),  5  novembre. 

Les  Capucins  de  La  Roche  sont  laissés  dans 
leur  couvent,  parce  que  leurs  droits  ont  été 
réservés  par  le  traité  d'annexion. 

Bordeaux,  5  novembre,  soir. 

Lorsque  le  commissaire  central  s'est  pré- 
senté au  couvent  des  Bénédictins,  le  prieur 
lui  a  demandé  s'il  avait  un  mandat  d'arrêt. 
Sur  la  réponse  du  commissaire  qu'un  tel 
mandat  n'est  pas  nécessaire,  le  prieur  a  refusé 
d'ouvrir. 

Les  serruriers  ont  alors  enfoncé  la  porte  ex- 
térieure du  couvent,  puis  une  autre  porte  in- 
térieure. 

Trois  Pères,  trois  laïques  et  un  prêtre  ont 
été  expulsés. 

Un  Père  est  resté  pour  garder  l'immeuble. 

Annecy,  5  novembre. 

Ce  matin,  à  sept  heures  et  demie,  le  com- 
missaire central,  accompagné  d'agents  de  po- 
lice et  de  12  gendarmes,  s'est  présenté  chez 
les  Capucins.  Pendant  la  nuit,  les  portes 
avaient  été  blindées  et  barricadées  avec 
toutes  sortes  de  matériaux.  Après  avoir  forcé 
la  porte  d'entrée,  on  a  dû  enfoncer  celles  de 
40  cellules.  Les  Pères  ont  protesté,  l'un  d'eux 
a  lu  au  commissaire  la  formule  d'excommu- 
cation.  Deux  religieux  ont  été  laissés  pour 
garder  l'immeuble. 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈME 


243 


Un  Père  B'est  fait  porter  hori  du  couvent. 
La  foule  au  dehors  criait  :  Vivent  les  décrets  ' 
A  bas  les  Capucins  I 

Fontainebleau!  5  novembre. 

La  communauté  des  Rédemptoristes  d'Avon 
a  été  dissoute  ce  matin. 

C.lermont-Ferrand,  5  novembre. 

L'application  des  décrets  aux  Missionnaires 
africains  est  terminée  à  Chamalières. 

Aucb,  5  novembre. 

L'application  des  décrets  a  été  faite  ce  ma- 
tin aux  Pères  Olivélains  d'Ordan  Larroque. 

Les  scellés  ont  été  apposés  sur  les  portes  de 
la  chapelle. 

Un  seul  religieux  a  été  laissé  comme  gar- 
dien du  couvent. 


Nice,  5  novembre. 

A  0  heures  et  demie  du  matin,  le  commis- 
saire central,  accompagné  de  sergents  de  ville, 
s'est  rendu  dans  la  maison  occupée  par  les 
Pères  africains,  rue  de  France,  et  a  procédé 
à  leur  expulsion.  Le  Père  directeur  a  protesté 
et  chaque  Père  s'est  enfermé  dans  sa  cellule. 
Le  commissaire  a  dû  faire  ouvrir  par  le  ser- 
rurier la  porte  principale  et  celle  de  chaque 
cellule.  Deux  Pères  ont  présenté  des  certifi- 
cats prouvant  qu'ils  étaient  les  mandataires 
des  propriétaires.  Le  commissaire  les  a  laissés 
pour  garder  la  propriété  jusqu'à  nouvel  ordre. 
Deux  autres  se  sont  rendus  au  palais  de  la 
princesse  Christine,  où  ils  ont  reçu  l'hospita- 
lité. LTn  cinquième  a  quitté  la  ville. 

MM.  Bernard,  ancien  substitut  du  procu- 
reur de  la  République  à  Nice,  et  Rouquier, 
avocat,  assistaient  les  religieux  et  ont  pro- 
testé avec  le  Père  directeur.  Les  scellés  ont 
été  posés. 

Argentan,  5  novembre. 

Les  Rédemptoristes  sont  dispersés. 
Il  y  avait  seulement  Irois  congréganistes. 
Le  supérieur  reste  seul  comme  propriétaire. 

Belfort,  5  novembre. 

Aujourd'hui,  à  huit  heures  du  matin,  a  eu 
lieu  l'expulsion  des  Rédemptoristes  de  Pé- 
rou*e,  par  le  capitaine  de  gendarmerie. 

Sainl-Brieuc,  5  novembre. 

Les  décrets  ont   été  exécutés  ce  matin   à 

six    heures   contre   les   Maristes.    Les   portes 

furent   brisées  par  les  sapeurs   de   l'armée, 

[pulsion  fut  faite  par  les  gendarmes.  Grand 

déploiement  de  troupes  autour  du  couvent. 


Les  généraux   de   Frotta?  et    Marguisan   et 
M.  de  Belizal,  député,  ont   protesté   énei 
quement. 

Saint-Brieuo,  5  novembre. 

Une  manifestation  très  bruyante  a  eu  lieu 
sur  la  place  «b;  la  Préfecture,  lorsque 
Pères  Maristes,  expulsés  et  escortés  d'environ 
deux  cents  personnes,  appartenant  pour  la 
plupart  à  l'aristocratie  du  pays,  sont  arrivés 
à  l'évéebé.  La  troupe  a  fait  évacuer. 

Mille  femmes  environ,  faisant  partie  de 
toutes  les  classes  de  la  société,  agitaient  des 
rameaux  en  criant  :  «  Vivent  les  Pères!  A 
bas  les  décrets  I  » 

11  y  a  eu  plusieurs  arrestations,  notamment 
celles  de  MM.  Boullanger,  ancien  président 
du  tribunal  de  commerce  ;  le  vicomte  Robert 
de  Saint-Vincent,  chef  de  bataillon  du  génie, 
domicilié  au  château  de  Forges  par  Limours. 

Grande  animation  dans  la  ville. 

Gordes  (Vaucluse),  5  novembre. 

_  Il  a  été  procédé  à  la  dissolution  des  Cister- 
ciens. Le  préfet  assistait  à  l'opération,  ainsi 
que_  le  sous-préfet  et  le  procureur.  Quatorze 
novices  ont  été  expulsés.  Un  octogénaire  ma- 
lade a  été  laissé  dans  le  couvent,  ainsi  que 
le  supérieur  et  deux  Pères,  comme  proprié- 
taires. 

Valence,  5  novembre. 

L'expulsion  des  Capucins  de  Crest  a  com- 
mencé à  G  heures.  Une  foule  énorme  se  pres- 
sait autour.  Deux  cents  hommes  d'infanterie 
assuraient  l'ordre. 

On  a  été  obligé  d'enfoncer  la  porte  de 
chaque  cellule. 

A  deux  heures,  tout  était  terminé. 

Les  Pères  ont  été  reçus  dans  une  maison 
particulière. 

Ces  procès-verbaux  et  ces  dépêches  donnent 
une  idée  suffisante  des  méfaits  de  la  répu- 
blique. Nous  ne  dirons  rien  des  expulsions 
faites  à  Paris,  rien  d'une  foule  d'autres  expul- 
sions faites  en  province.  Un  seul  acte  nous 
reste  à  inscrire  ici,  le  siège  de  Frigolet. 

Muse,  chante  la  colère  de  Grévy,  qui  n'était 
pas  fils  de  Jupiter,  et  les  exploits  du  vidan- 
geur Constans,  qui  n'était  pas  un  Hercule. 
Dis-nous  combien  de  préfets,  de  sous-préfets, 
de  procureurs,  de  gendarmes,  de  commis- 
saires et  d'agents  de  police  ils  ont  mis  en 
branle  pour  violer  la  liberté  des  professions, 
l'inviolabilité  du  domicile,  le  droit  de  pro- 
priété, la  liberté  de  conscience  et  le  libre 
exercice  de  la  religion  catholique.  N'oublie 
pas  d'ajouter  que  ces  républicains,  disciples 
df!  Vilellius  et  serfs  de  Gambetta,  ont  perpé- 
tré ces  crimes  en  violant  le  droit  moderne  et 
en  se  couvrant,  les  insensés  !  du  droit  césarien 
de  l'ancien  régime.  Mais  quand  tu  aurais 
cent  bouches  et  cent  langues,  tu  ne  saurais 


244 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  Dli  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


suffire  à  ces  exploits  héroïques.  U"'un  seul 
fail  reste  aux  accents  de  ta  lyre.  Fait,  il  est 
vrai,  moins  grand  que  le  siège  de  Troie,  la 
ruine  de  Babylone  ou  de  Ninive,  la  prise  de 
Jéru  alem,  de  Numanceou  de  Saragosse,  mais 
assez  grand  encore  pour  les  nouvelles  gloires. 
Je  parle  du  siège  de  Frigolet,  près  Tarascon, 
pairie  du  grand  Tarlarin,  un  pygmée  en 
comparaison  des  héros  de  la  troisième  répu- 
blique. 

On  avait  vu,  jusque  là,  des  hommes  puis- 
sants par  la  force  et  par  le  génie  des  arme-. 
Dès  le  premier  temps,  Nemrod  élait  grand 
devant  le  Seigneur  ;  S'abuchodonosor,  Senna- 
chérib,  Sésostris,  Cyrus,  Alexandre  et  César 
avaient  illustré  les  temps  antiques  ;  il  s'était 
trouvé  des  poètes  à  la  hauteur  de  ces  événe- 
ments, et,  sans  parler  de  Jérémie,  Homère 
avait  chanté  les  deuils  de  Priam  et  les  la- 
mentations d'Hécube.  Trois  siècles  après  le 
sacrifice  du  Calvaire,  Constantin  avait  arboré 
le  labarum.  Genséric,  Attila,  Clovis,  Théo- 
doric  et  Charlemagne  avaient  rempli  les 
temps  barbares  du  bruit  de  leurs  conquêtes. 
Mahomet,  Gengiskhan,  Timourlenk  avaient  ré- 
veillé les  échos  assoupis  de  l'Orient.  Louis  XIV, 
Napoléon,  Bismarck  de  nos  jours,  avaient 
porté  des  coups  d'épée  dignes  des  anciens.  Le 
sang  n'avait  pas  cessé  de  couler  depuis  Abel, 
et,  chose  étrange,  il  avait  glorifié  plus  ou 
moins  ceux  qui  le  répandaient.  Mais  la  troi- 
sième république  devait  nous  éblouir  encore 
davantage...  par  le  siège  de  Frigolet. 

Frigolet,  près  Tarascon,  patrie  de  Tarlarin, 
l'homme  dont  la  république  fut  jalouse,  est 
une  montagne  élevée,  inaccessible  de  tous 
côtés,  sauf  par  un  étroit  passage,  qu'il  est  fa- 
cile d'obstruer  avec  des  tablettes  de  chocolat 
et  de  fortifier  avec  des  fruits  de  carton.  11  y 
avait  là  une  vieille  abbaye,  que  les  Prémon- 
trés approprièrent,  pour  être  plus  loin  des 
hommes  et  plus  près  de  Dieu.  Là,  élevés 
comme  les  paratonnerres  de  l'ordre  moral, 
ils  priaient  pour  la  France  et  servaient  les 
pauvres.  La  république  des  Grévy,  Ferry, 
Constans  ne  put  supporter  plus  longtemps  une 
telle  abomination.  Dans  ses  conseils,  il  fut  ré- 
solu qu'on  fermerait,  au  besoin  par  la  force, 
cet  asile  de  la  prière  et  de  la  charité.  Mais 
le  style  télégraphique  peut  seul  répondre  à  la 
magnificence  d'une  telle  entreprise. 

Le  monastère  des  Prémontrés,  en  pleine 
montagne,  à  dix  kilomètres  de  Tarascon,  a 
été  cerné  aujourd'hui  dès  neuf  heures  du  matin. 

Présents  :  préfet  des  Bouches-du-Hhùne. 
Sous-préfet  d'Arles.  Généraux  Billot  et 
Guyon-Yernier.  De  plus,  cavalerie  nombreuse, 
2t)°  dragons.  Infanterie,  141°  de  ligne.  Gen- 
darmerie, 5  brigades  :  Rognac,  Arles,  Châ- 
teau-Renard, Saint-Bémy,  Tarascon.  Total  : 
plus  de  2.000  hommes  ayant  des  vivres  pour 
trois  jours. 

Rlocus  complet  du  monastère  par  lignes  de 
fantassins  et  cavaliers.  Réserve  campée  sur 
les  montagnes.  Sentinelles  partout, baïonnettes 
au  fusil. 


Dans  le  monastère,  2.000  hommes  dans  les 
cours  et  les  cloîtres.  Campagnes  soulevé 
Groupes  de  vieillards,  femme-  et  enfants,  arri- 
vant de  toutes  parts  ;  en  tout  4  à  5.000  per- 
sonnes. Toutes  les  portes  fermées;.  Vive  agita- 
tion. 

1!  est  dix  heures.  Sommation  officielle  de 
l'arrêté  préfectoral  par  le  commissaire  et  un 
piquet  de  quinze  gendarmes.  Protestations 
immenses,  clameur  universelle.  Huées  de  la 
multitude.  Orateurs  haranguant  la  foule. 
P.  Hermann,  Chauffard,  Mistral  Bernard,  con- 
seil de  la  Congrégation.  Refus  d'ouvrir.  Siège 
et  investissement  commence.  Tactique  de  l'at- 
taque :  réduire  la  place  par  la  famine. 

Des  parlementaires  envoyés  pour  demander 
vivres  nécessaires  aux  assiégés,  et  d'abord 
100  kil.  de  pain.  Le  commandant  décline  la 
compétence  et  adresse  un  télégramme  au  gé- 
néral Vernier.  4  h.  1/2,  réponse  n'arrive  pas. 
Monastère  a  farine  et  vivres  pour  huit  jours. 
Cavalerie  et  infanterie  bivouaquent  dans  la 
plaine.  Peuple  provençal  assiégé  avec  les  re- 
ligieux passera  la  nuit.  Risée  universelle  des 
multitudes  contre  l'autorité,  officiers,  gen- 
darmes et  soldats,  qui  haussent  les  épaules  ou 
qui  pleurent. 

Voici  maintenant,  d'après  l'Union  de  Vau- 
cluse,  l'explication  de  cet  éloquent  logo- 
griphe  : 

Dans  la  ferme  appelée  le  «  Mas  de  Lalle- 
mand  »,  le  général  Guyon-Vernier,  frère  ou 
tout  au  moins  cousin-germain  d'un  Père  jé- 
suite, avait  établi  son  quartier.  C'est  de  là 
qu'il  donnait  ses  ordres  et  ses  commande- 
ments. 

La  cavalerie  chevauchait  dans  les  terres 
d'alentour,  barrant  impitoyablement  le  pas- 
sage à  qui  s'avisait  de  monter  à  l'abbaye  ou 
d'en  descendre. 

Les  religieux  n'ont  pas  cessé  un  seul  ins- 
tant d'accomplir  leurs  saints  exercices,  les  of- 
fices du  chœur  ont  été  célébrés  jusqu'au  bout 
comme  de  coutume,  et  il  élait  très  pittoresque 
d'entendre,  d'un  côté,  les  accords  majestueux 
de  l'orgue,  et,  de  l'autre,  les  accents  stridents 
du  clairon. 

Les  villages  voisins  étaient  accourus  en 
masse  ;  ils  se  tenaient  sur  les  hauteurs  qui  do- 
minent l'abbaye.  On  a  compté  jusqu'à  7.000 
personnes  ainsi  groupées,  chantant  les  canti- 
ques si  populaires  dans  la  contrée  :  «  Prou- 
ve nçau  et  Catouli. . .Sauvez  Rome  et  la  France», 
acclamant  avec  enthousiasme  la  religion, 
l'Eglise,  les  Prémonlrés,  ou  huant  les  agents 
du  gouvernement  aussitôt  qu'on  les  aperce- 
vait. 

C'est  ainsi  que,  samedi,  M.  Poubelle,  préfet 
des  Bouches-du  Rhône,  a  été  l'objet  d'une 
manifestation  particulièrement  significative. 
On  a  jeté  toute  espèce  de  projectiles  sur  sa 
voiture,  on  en  a  frappé  la  capote  à  coups  de 
canne,  et,  faisant  allusion  aux  sentiments  re- 
ligieux de  Mmo  Poubelle,  qui  plus  d'une  fois 
s'est  exprimée  contre  les  décrets,  la  foule  a 
crié  à  plusieurs  reprises  autour  de  lui:  «  Vive 


LIVRE  QE  LTRE-VINGT-QUAT0HZIÈM1 


243 


Mm"  Poubelle  !  A  baa  le  préfet  !  Hue  '  Hue  !  » 
11  a  été  ainsi  poursuivi  par  300  personnes  pon- 
dant plus  d'un  kilomètre. 

Dimanche,  plus  do  10.000  anus  se  sont 
trouvées  réunies  aux  environs  du  monastère, 
aussi  près  qu'on  pouvait,  s'en  approcher.  Dans 
les  rangs  pressés  de  la  foule,  on  remarquait 
nos  braves  félibres  .Mistral,  Flou  manille  et 
Mathieu.  Daus  la  plupart  des  groupes,  l'exas- 
pération était  portée  à  son  comble  ;  on  aper- 
cevait des  armes  sous  les  hlouses  des  braves 
paysans.  Des  mères  conduisaient  leurs  petits 
entants  sur  le  théâtre  de  l'événement  et  d'une 
voix  indignée,  en  leur  montrant  ce  déploie- 
ment burlesque  et  odieux  de  la  force  armée, 
elles  leur  disaient  comment  la  république  en- 
tend la  liberté  et  le  respect  des  droits. 

Il  a  fallu  l'arrivée  de  M.  Fligaud,  le  premier 
président  de  la  cour  d'Aix,  pour  faire  cesser 
ce  ridicule  état  de  choses.  Saisi  de  la  plainte 
des  religieux,  il  a  été  très  énergique  auprès 
du  préfet  Poubelle  et  du  général  Guyon-Ver- 
nier,  s'étonnant  qu'on  crût  pouvoir  accom- 
pagner l'exécution  des  décrets  de  séquestra- 
tion et  d'attentats  à  la  liberté  individuelle  de 
la  nature  de  ceux  qui  se  produisaient. 

Dans  les  sphères  administratives  des  Bou- 
ches-du-Rhône,  on  s'imaginait  que  le  monas- 
tère était  un  véritable  arsenal. Ondit  même  que 
tel  personnage  avait  pris  pour  des  bouches  à 
feu  les  gargouilles  en  foute  qui  sont  au  mur  des 
tours  de  l'église. 

Tout  a  été  du  dernier  grotesque  dans  cette 
équipée  républicaine,  qui  fera  dans  notre  his- 
toire le  digne  pendant  du  célèbre  Siège  de  Ca- 
clerousse. 

Intimidés  par  l'énergie  de  M.  le  premier 
président  Rigaud,  qui,  aux  termes  de  la  loi, 
avait  vis-à-vis  de  lui  le  caractère  d'un  juge 
d'instruction,  le  préfet  Poubelle  s'est  hâté  de 
réunir  un  dernier  conseil  de  guerre,  dont  fai- 
sait partie  son  sous-préfet  Dugat,  ancien  ban- 
dagiste-herniaire,  et  le  général  Guyon-Ver- 
nier.  Il  fut  décidé  que,  pour  éviter  les  rigueurs 
de  la  loi  correctionnelle,  dont  la  présence  du 
premier  président  les  menaçait,  le  crochetage 
aurait  lieu  le  lendemain  au  point  du  jour. 

ït  donc  lundi  malin,  entre  six  heures  et 
sept  heures,  que,  sur  le  refus  opposé  par  les 
religieux  à  la  sommation  d'ouvrir  leurs  portes, 
quatre  serruriers  et  six  maçons,  amenés  de 
.Marseille  et  d'Arles  (ceux  de  Tarascon  ont 
tous  refusé  leurs  concours)  par  M.  Poubelle, 
ont  enfoncé  la  porte  qui  met  le  réfectoire  en 
communication  directe  avec  le  chemin. 

Les  crocheteurs  étaient  sous  la  conduite  du 
citoyen  Roudier-Carron,  ancien  jardinier, 
nommé  depuis  commissaire  de  police.  Il  a 
fait  preuve  de  la  plus  complète  ignorance  de 
Fonctions,  que  M.  Hyacinthe  Chauffard, 
l'un  des  conseils  de  la  communauté,  maître 
des  requêtes  démissionnaire  au  conseil  d'Etat, 
a  été  plusieurs  fois  obligé  de  lui  rappeler. 

i  lilt.  PP.  Prémontrés  étaient  réunis 
dan  I  >  vie  capitulaire  sous  la  présidence  du 
T.  R.  p.  Edmond,  qui,  du  haut  de  son  siège 


abbatial,  a  prononcé  dis  protestât!) 

et  notifié  l'excommunication,  majeure.  Scène 

émouvante,  qui  reportait  les  assistants  a  ces 

siècles  de.  Coi  où    l  Eglise,  par   l'organe   de 

pontifes  et  de  ses  prêtres,  opposait  solennelle- 
ment ses  anal  bernes  et  se  censures  aux  puis- 
sances du  siècle,  coupables  d'empiéter  sur  ses 
droits  imprescriptibles.  'Ions  les  assistants 
étaient  émus  ;  les  gendarmes  eux-mêmes  pleu- 
raient. 

Les  exécuteurs  des  hautes  œuvres  do  la 
franc-maçonnerie  se  sont  hâtés  de  remplir  de 
point  en  point  le  programme  de  M.  Constans. 
Après  avoir  expulsé  violemment  les  témoins, 
puis  les  religieux,  ils  ont  apposé  leurs  illé- 
gaux scellés  sur  les  portes  extérieures  de  la 
splendide  église  abbatiale,  qui  est  condamnée 
à  rester  désormais  muette  et  silencieuse. 

Les  droits  des  propriétaires  ont  été  res- 
pectés. Le  T.  R.  P.  abbé,  les  RR.  PP.  Iler- 
man,  Louis  de  Gonzague  et  deux  autres  ont 
été  laissés  au  monastère,  avec  les  domestiques 
chargés  d'en  entretenir  les  bâtiments  ou  d'en 
cultiver  les  terres.  Les  crocheteurs  n'ont  pas 
touché  à  l'habitation  des  religieuses,  à  l'hô- 
tellerie et  au  logement  des  pensionnaires. 

Les  religieux,  au  nombre  de  37,  sont  immé- 
diatement montés  dans  les  voitures  que  des 
amis  tenaient  à  leur  disposition,  et  se  sont 
mis  en  route  pour  Tarascon.  La  gendarmerie 
n'a  cessé  de  les  escorter  étroitement  comme 
de  dangereux  malfaiteurs.  Mais  la  cavalerie 
les  avait  précédés  dans  cette  ville.  Cinq  esca- 
drons de  dragons  en  occupaient  militairement 
les  abords  et  les  principales  rues,  de  peur 
qu'une  démonstration  publique  n'éclatât  sur 
le  passage  des  nobles  bannis. 

Ceux-ci  ont  pourtant  pu  pénétrer  dans  la 
principale  des  églises,  celle  de  Sainte-Marthe, 
où  la  population  se  pressait  pour  les  accla- 
mer et  les  couvrir  de  fleurs.  Le  vénérable 
M.  Bondon,  curé  de  la  paroisse,  s'est  avancé 
à  leur  rencontre  jusque  sur  le  seuil  du  saint 
lieu  et,  avec  cette  autorité  que  lui  donnent 
ses  82  ans,  il  a  souhaité  la  bienvenue  aux 
proscrits  dans  une  allocution  émouvante.  Le 
R.  P.  prieur  lui  a  répondu,  les  larmes  dans 
la  voix  et  dans  les  yeux,  et  l'assistance 
s'est  retirée  après  le  chant  solennel  du  Mi- 
serere et  du  Parce  Domine,  pour  se  re- 
trouver, à  quatre  heures  du  soir,  sous  les 
mêmes  voûtes  auprès  du  tombeau  même  de 
la  glorieuse  hôtesse  du  Sauveur. 

Cette  seconde  manifestation  de  foi  et  de 
piété  ne  l'a  pas  cédé  à  la  première.  Mgr  l'ar- 
chevêque d'Aix,  qui  était  arrivé  le  matin 
même  à  Tarascon,  et  que  la  force  armée 
avait  cerné  dans  le  couvent  de  la  Visitation 
pour  l'empêcher  de  recevoir  lui-même  les  re- 
ligieux à  Sainte-Marthe,  l'a  présidée.  Sa  Gran- 
deur a  adressé  d'abord  la  parole  aux  fidèles  et 
leur  a  lu  du  haut  de  la  chaire  l'Evangile  des 
Béatitudes. 

Puis  elle  a  donné  la  bénédiction  solennelle 
du  Saint-Sacrement,  à  l'issue  de  laquelle  les 
religieux  se  sont  rendus,  sous  une    véritable 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


pluie  de  couronnes,  de  verdore  et  de  fleurs, 
et  an  milieu  des  acclamations  les  plus  en- 
lhousiast(  s,  dans  les  divers  asiles  que  la  piété 
et  le  dévouement  leur  ont  préparés. 

Le  préfet  des  Bouches-du-Rhônc  é  ait 
parti  avant  cette  manifestation,  poursuivi 
des  huées  populaires  qui  lui  demandaient  des 
nouvelles  de  M  Poubelle.  Il  était  accompa- 
gné «lu  général  Guyon-Vernieret  de  M.  Bessat, 
procureur  général  à  la  cour  d'Aix,  qui  a  re- 
cueilli sa  bonne  part  de  l'indignation  géné- 
rale. 

La  population  se  disposait  à  aller  saluer 
M.  le  premier  président  Rigaud  à  son  départ 
de  la  gare.  Cette  manifestation  sympathique 
a  été  contremandée  pour  respecter  le  carac- 
tère du  magistrat  et  l'indépendance  de  ses  dé- 
cisions futures. 

Les  bataillons  du  141e,  qui  depuis  jeudi 
faisaient  le  siège  de  l'abbaye,  sont  rentrés  à 
Avignon  presque  incognito,  trempés  jusqu'aux 
os  par  la  pluie,  crottés  jusqu'au  genou  par  la 
boue,  et  avec  des  allures  qui  ne  ressemblaient 
guère  à  celles  de  triomphateurs. 

On  se  demande  si  le  gouvernement  ne  fera 
pas  frapper,  pour  leur  mettre  sur  la  poitrine, 
une  médaille  commémora tive  de  cette  brillante 
expédition,  et  s'il  ne  fera  pas  graver  en  lettres 
d'or  sur  les  plis  de  leur  drapeau,  comme  sur 
ceux  de  l'étendard  du  26e  dragons,  ces  mots  : 
Blocus  des  Prémontrés. 

Le  lundi  8,  au  matin,  au  moment  où,  sur 
l'ordre  de  M.  le  premier  président  de  la  cour 
d'appel  d'Aix,  le  préfet  de  Marseille  se  vit 
forcé  d'ordonner  la  levée  du  siège  par  l'as- 
saut et  la  prise  de  vive  force  du  monastère, 
tous  les  religieux,  toujours  instruits  d'avance 
des  moindres  opérations  du  dehors,  quittèrent 
les  murs,  les  tours  et  postes  de  défense  pour 
se  retirer  dans  leurs  cellules  respectives,  ac- 
compagnés chacun  des  témoins  suivants,  des- 
tinés à  faire  un  jour  la  preuve  de  l'attentat 
contre  la  violation  de  propriété,  du  domicile 
et  de  la  liberté  individuelle  : 

1°  Le  B.  P.  Edmond,  abbé  du  monastère  et 
supérieur  général  de  la  congrégation. Témoins, 
M.  Chauffard,  maître  des  requêtes  honoraire 
au  conseil  d'Etat,  avocat  du  barreau  de  Paris  ; 
M.  de  Cadillan,  ancien  député;  M.  le  comte 
Hélion  de  Barrême,  de  Nice  ;  M.  le  comte 
Terray,  de  Barbantane  ;  M.  Brun,  de  Taras- 
con,  officier  en  retraite;  M0  Camman,  notaire, 
et  Mes  Drujon,  avocat,  et  Leloup,  avoué. 

8'  Père  Louis  de  Gonzague,  secrétaire  in- 
time. M.  l'abbé  Eysséris,  aumônier  militaire, 
et  XIe  Lagrange,  notaire  à  Tarascon. 

3°  Père  Hermann,  secrétaire  général.  Té- 
moins, M.  l'abbé  Gaspard,  vicaire  de  Taras- 
con ;  M.  Yeray,  statuaire,  à  Barbantane. 

4°  R.  P.  Romain,  prieur,  appartements  du 
scolasticat.  Témoins,  M.  l'abbé  Ripert,  curé 
de  Saint-Jacques  de  Tarascon;  M.  le  comte 
de  Barrême,  MM.  Pons. 

5°  R.  P.  Alexis,  sous-prieur,  dans  sa 
classe.  Témoins,  M.  l'abbé  Bondon,  doyen  de 
Saint-Rémy  ;  M.  de  Cadillan  fils. 


f»"  l'ère  Auguste,  au  Doviciat.  Témoins, 
M.  l'abbé  Grivei,  vicaire  a  Tarascon;  M.  Mis- 
i  rai  Bernard,  de  Saint-Rémy. 

7  Père  Stanislas,  chantre  et  cellerier,  éco- 
nome. Témoins,  M.  Saint-René-Tallandier, 
ancien  sous-préfet  ;  M.  Bain,  pharmacien  ; 
M.  Morand,  négociant. 

8°  Père  Désiré,  bibliothécaire,  retiré  à  la  bi- 
bliothèque. Témoins,  M.  l'abbé  de  Tamisier, 
aumônier;  Chausse,  propriétaire. 

9°-i0°  Pères  Ambroise  et  Ignace,  au  novi- 
ciat des  convers.  Témoins,  M.  Montagnier, 
avoué  à  Tarascon  ;  M.  de  Roux  fils. 

11  "-12°  Père  Norbert,  professeur  ;  Père 
Jean-Baptiste,  sacristain,  à  l'atelier  de  reliure. 
Témoins,  M.  Tardieu  et  M.  Ch.  de  Roux,  de 
Tarascon. 

13°  Père  Gabriel,  professeur  de  rhétorique. 
Témoins,  M. le  docteur  Perraud,de  Maillarme  ; 
M.  Meyer,  ébéniste,  à  Barbantane. 

14"  Père  René,  prédicateur,  missionnaire, 
professeur.  Témoins,  M.  Pascal,  président  du 
tribunal  de  commerce  ;  M.  Cacchia,  vicaire  à 
Tarascon. 

15°-16°  Père  Charles,  Père  Richard,  direc- 
teur de  la  maîtrise.  Témoins,  MM.  Lagrange, 
imprimeur,  et  Saladin,  banquier  à  Taras- 
con. 

16°  Frère  Jean-Marie,  vestiaire,  à  Ialingerie. 
Témoins,  M.  Celse,  peintre;  M.  Baptiste  Dru- 
jon, à  Tarascon. 

18°  Père  Adrien,  professeur  et  infirmier. 
Témoins,  M.  Abeau,  curé  de  Boulbon  ;  M.  Sé- 
rignan,  vicaire  de  Saint-Cramas. 

l9°-20°  Frère  Hugues,  Frère  Ephrem,  sa- 
cristin.  Témoins,  MM.  Jean  et  Claudius  Bonnet, 
de  Tarascon. 

Tous  les  autres  religieux,  retirés  chacun  à 
son  poste,  dans  son  office  ou  son  emploi. 

Députation  en  permanence  :  à  la  grille  de 
fer  du  grand  portail  ;  le  R.  P.  Hermann, 
MM.  Chauffard,  de  Terray,  de  Barrême,  de 
Cadillan,  Drujon.  Leloup,  Boulet,  menuisier; 
Forcadier,  serrurier. 

Tous  les  Frères  portiers  consignés  aux  di- 
verses conciergeries. 

En  récapitulant  les  hautes  œuvres  de  la  so- 
ciété Constans-Orévy,  il  se  trouve  que  les  exé- 
cuteurs des  décrets  ont  expulsé  : 

2.464  Jésuites. 

32  Barnabites. 
406  Capucins. 

4  Camaldules. 
176  Carmes. 
239  Bénédictins. 

80  Basiliens. 

18  Bernardins. 

27  Chanoines  de  Latran. 

75  Cisterciens. 

91  Pères  de  Saint-Bertin. 

38  Pères   réguliers   de   Saint -Sau- 
veur. 

12  Pères  de  Saint-Thomas. 

43  Pères  des  Enfants  de  Marie. 
153  Eudistès. 


LIVRE  QUATRE' VÏNGT-QUATOHZIÈMI 


247 


168  Pries  de  Saint-Jean  de  Dieu. 

30  Pores  cl ii  Refuge  de  Saint-Jo- 
Bôph. 

41  Frère»  de  Saint- Pierre-ès-Liens. 

5;$  Pèrea  des  hospices  des  Missions. 

58  Pries  missionnaires. 
240  0blats. 

08  Pères  de  l'Assomption, 
no  Pères  de  la  Compagnie  de  Marie. 

20  Pères  de  Saint-Irénée. 

3  Prêtres  dits  de  la  Sainte-Face. 
51  Pères   de  l'Immaculée -Concep- 
tion. 

25  Religieux  de  Saint-Edme. 

8  Missionnaires  de  Saint-François 

de  Sales. 
126  tlédemptoristes. 
204  Dominicains. 
409  Franciscains. 

4  Pères  minimes. 
31  Passionnistes. 

10  Camilliens. 

9  Pères  de  la  Doctrine  chrétienne. 

11  Pères  Somasques. 
11  Trinilaires. 


Total:  5.643  religieux  expulsés. 
261  propriétés  violées  ! 


Le  récit  de  ces  coups  de  force  n'en  a  jamais, 
hélas  !  empêché  le  retour.   Mais,  recueilli  par 
l'histoire, il  en  prépare  le  jugement.  D'un  côté, 
il  montre  un  gouvernement  violateur  de  tous 
les  principes,  oublieux  de  sa  parole  d'honneur, 
adversaire  implacable  de  toute  religion,  usant 
et  abusant  de  toutes  les  armes,  pour  asseoir 
sa  domination,  de  gré  ou  de   force,  dans   les 
âmes;   de   l'autre,   d'humbles  religieux,  ex- 
pulsés de  leurs  domiciles,  empêchés  de  suivre 
leurs  règles,  d'observer  leurs  vœux,  de  pra- 
tiquer les  conseils   de  l'Evangile  et  de  com- 
bler de  bienfaits  le  peuple  de  France;  mais 
religieux  couverts  de  leurs  droits,  protégés 
par  la  conscience  populaire,  défendus  par  les 
tribunaux,  qu'il  faudra  dessaisir,  pour  ache- 
ver l'œuvre  de  brigandage.  A  ce  tableau,  l'his- 
toire ne  saurait  se  tromper,  ni  défaillir:  elle 
doit  venger  l'honnêteté  publique  et  imprimer 
sa  flétrissure  au  front  des  persécuteurs.  En 
flétrissant  les  bourreaux,  elle  glorifie  les  vic- 
times, défenseurs  du  droit  qu'on  leur  appli- 
que et  vengeurs  de   la  société  moderne  que 
déshonorent  de  faux  frères,  ses  indignes  re- 
présentants. 

Un  journal  protestant  de  New-York  publie 
l'article  suivant,  sur  l'accueil  que  les  Etats- 
Unis  réservent  aux  Congrégations  expulsées 
de  France  : 

"  On  dit  que  des  prêtres,  des  religieux,  des 
instituteurs  congréganistes,  connus  sous  le 
nom  de  Frères,  viendront,  sous  peu  de  France, 
d'où  la  persécution  les  veut  chasser.  Disons-le 
tout  d'abord  :  ils  seraient  les  bienvenus.  L'in- 
vasion des  ouvriers  chinois  a  pu  émouvoir 
quelque  peu  la  Californie  ;  celle  des  mormons 


voués  à  la  polygamie  a  obligé  le  con 
voler  des  lois  répressives  contre  un  état  de 
choses  contraire  à  noire  constitution  sociale  ; 
mais  l'arrivée  d'une  partie  du  clergé  régulier 

français  dans  noire    pays    ne    peut,    que    nous 

rire  particulièrement  agréable. 

((  Nous  avons  reeu  en  I7!)3  1rs  prêtres  qui 
fuyaient  la  plus  abominable  des  persécutions, 
et  certes  nous  ne  serons  pas  moins  hospita- 
liers en  1880.  L'arrivée  des  Frères  enseignants 
nous  cause  une  vive  satisfaction  ;  sans  doute, 
nos  écoles  sont  fort  bien  dirigées,  mais  les 
exigences  croissantes  des  professeurs  qui  les 
tiennent  augmenteront  sans  doute  encore, 
et  la  concurrence  nous  serait  très  profi- 
table. 

«Des  hommes  portant  un  humble  vêtement, 
qui  n'ont  d'autre  but  que  d'élever  la  jeunesse, 
que  les  préoccupations  de  famille  ne  peuvent 
rendre  exigeants,  et  qui  sont  satisfaits  avec 
un  traitement  de  200  dollars  par  an  seraient 
pour  nous  une  trouvaille  heureuse. 

«  De  plus,  dans  nos  immenses  territoires  du 
Far-West,  il  se  trouve  un  grand  nombre  de 
tribus  insoumises  qu'il  vaudrait  mieux  con- 
vertir que  de  les  exterminer.  » 

Cette  justice  rendue  par  des  protestants, 
ces  sympathies  publiques  exprimées  par  des 
sectateurs  de  Luther  ou  de  Calvin,  cela  mon- 
tre ce  qu'il  faut  penser  des  apostats  qui  font, 
en  France,  au  catholicisme,  une  guerre  d'ex- 
termination.   La   politique     seule    ne    serait 
jamais  assez  insensée  pour  se  porter  à  d'aussi 
abominables  excès.  Pour  les  expliquer,  il  faut 
recourir  aux  passions  des  sectaires,    aux  fu- 
reurs du  fanatisme  athée,  à  la  froide  haine  de 
la  franc-maçonnerie,  plus  que  cela,  à  la  haute 
imbécillité  de  républicains  indignes  d'un  tel 
nom,  et  que  la  justice   française,  nous  l'espé- 
rons, saura  bien  retrouvée  un  jour. 

En  attendant,  les  catholiques  de  France,  en 
butte  à  la  persécution  qui  s'obstine  à  les  at- 
teindre, suivant  une  consigne,  lentement  mais 
sûrement,  ont  des  devoirs  à  remplir,  savoir: 
assister  leurs  frères  proscrits,  les  défendre,  et, 
s'ils  ne  peuvent  les  venger,  en  toutcas, leur  faire 
rendre  justice,  a  L'opinion  publique,  dit  élo- 
quemment  l'un  d'eux,  jugera  tout  cela;  la 
question  est  ouverte.  Je  n'ai  pu  faire  de  la  si- 
tuation qu'un  court  tableau,  mais  nous  sui- 
vrons le  développement  des  luttes  qui  vont 
s'ouvrir  pour  le  bon  droit  et  la  bonne  cause. 
La  bataille  aura  ses  péripéties  ;  mais  viendra 
le  jour  du  triomphe,  car  l'avenir  est  bien  à 
nous.  La  date  même  qu'ils  ont  choisie  pour 
nous  frapper  est  la  plus  rassurante  qu'on 
puisse  trouver  dans  l'histoire  du  monde  chré- 
tien. 

C'est  le  29  juin,  jour  où  Néron  a  fait  cru- 
cifier saint  Pierre  la  tête  en  bas!  Si  jamais 
on  a  cru  avoir  détruit  le  catholicisme,  c'est 
bien  ce  jour-là;  on  pouvait  se  dire:  «  C'en 
est  fini  des  chrétiens  ;  leur  premier  Pape  est 
mort  déshonoré  »...  et  cependant,  après  des 
siècles  écoulés,  nous  fêtons  le  29  juin!  C'est 
une  fête  pour  le  monde  catholique,  car  c'est  à 


248 


HISTOIRE  l  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


cette  date  que  L'Eglise  eatholique  jetait  ses  ra- 
cines définitives  sur  )e  mondi;,  en  L'arrosant 
du  Bang  de  son  Pontife,  pour  le  couvrir  suc- 
ivement  de  ses  rameaux. 

De  la  persécution  est  sortie  vivante,  non- 
seulement  l'Eglise,  mais  la  société  actuelle  ; 
car  il  y  a  du  chrélien  chez  tous  les  modernes 
et  si  ceux  mêmes  cjui  nous  méconnaissent  ont 
en  eux  quelque  chose  de  bon,  c'est  le  chris- 
tianisme qui  le  leur  a  donné  ! 

On  peut  donc  fermer  nos  couvents  comme 
on  a  crucifié  saint  Pierre,  nous  n'attendrons 
pas  dix-huit  siècles  pour  les  voir  se  rouvrir, 
et  nous  pouvons  répéter  dès  maintenant  ces 
beaux  vers  faits  d'hier,  que  d'anciens  élèves 
des  jésuites  disaient  il  y  a  quelques  jours  de- 
vant leurs  maîtres  vénérés  : 


Combien  de  jours  mauvais  aurons-uous  traversés? 
Qu'importe  !  Nous  vaincrons  :  c'est  en  savoir  assez. 
L'avenir,  c'est  la  paix  que  la  bataille  enfante... 
Ce  sont  nos  fils,  un  jour,  peuplant  ce  même  lieu, 
C'est   la  France  à  genoux,  c'est  la  foi  triomphante, 
L'iufaillibh;  avenir,  c'est  le  règne  de  Dieu. 


I^es  religieux  expulsés  el  la  justice 
républicaine. 


Le  gouvernement,  ou  du  moins  ce  qui  en 
usurpe  le  nom,  vient  d'expulser  violemment 
les  religieux  de  leur  domicile.  En  les  expul- 
sant, les  persécuteurs  se  flattent  de  dissoudre 
les  congrégations  religieuses  ;  en  quoi  ils  se 
trompent.  L'Ordre  religieux  existe  par  les 
vœux  et  par  l'approbation  do  l'Eglise,  deux 
choses  hors  des  atteintes  du  pouvoir  civil  et 
soustraites  à  sa  compétence.  Dans  l'impossi- 
bilité, juridique  et  effective,  de  dissoudre  les 
congrégations,  les  néo-jacobins,  sous  l'aspi- 
ration de  la  franc-maçonnerie,  leur  inter- 
disent, par  la  force,  la  vie  commune,  avec 
l'espoir,  sinon  de  les  dissoudre,  du  moins  de 
les  corrompre.  Mais,  en  leur  interdisant  la  vie 
commune,  en  portant  à  leur  vertu  un  défi,  le 
gouvernement  porte  atteinte  à  une  liberté  qui 
est  de  droit  commun  non-seulement  pour  les 
Français,  mais  pour  tous  les  hommes.  De 
plus,  en  les  expulsant  de  leur  domicile,  il  fait 
brèche  à  la  liberté  de  leur  profession,  à  leur 
droit  de  propriété,  à  l'inviolabilité  de  leur 
domicile,  à  la  pratique  de  leur  foi  et  de  leur 
culte  ;  et  il  le  fait  en  vertu  d'un  droit,  pré- 
tendu souverain,  d'un  droit  d'ancien  régime, 
d'une  prérogative  monarchique,  antérieure  et 
supérieure  à  la  nation,  diamétralement  con- 
tradictoire à  la  déclaration  des  droits  de 
l'homme  et  du  citoyen.  On  demande  si  ce 
prétendu  droit,  exercé  par  le  gouvernement 
contre  les  citoyens,  auxquels  il  ne  reproche 
aucun  tort,  aucune  faute,  aucun  délit,  n'est 


pas  en  opposition  formelle  avec  la  conception 
de  toute  société,  et  notamment  de  la  société 
moderne  dont  il  se  dit  le  représentant.  On 
demande  si  ces  actes  de  proscription,  au  lieu 
d'ôtre  des  actes  du  gouvernement,  ne  sont 
pas  des  attentats  contraire-  aux  chartes  cons- 
titutionnelles, aux  lois  organiques,  à  la  juris- 
prudence des  tribunaux,  a  tous  les  «1  roi t s  na- 
turels, positifs,  humains  et  divins.  En  un  mot, 
on  demande  si  ces  actes  ne  sont  pas  des 
crimes  qui  font  encourir  la  colère  de  Dieu  et 
doivent  mener  d'abord  leurs  auteurs  aux  ga- 
lères. 

tl'esl  une  question  grave  et  de  première  im- 
portance pour  les  peuples.  Les  doctrines  de  la 
révolution  affectent  un  singulier  destin.  D'un 
côté,  elles  s'expriment  en  beau  langage  ;  elles 
prennent  pour  devise,  la  liberté,  l'égalité  et 
la  fraternité  ;  elles  parlent  de  progrès  con- 
tinu, de  diffu.-ion  des  lumières,  de  multipli- 
cation du  bien-être.  A  entendre  ceux  qui  les 
prônent,  le  jour  où  ces  idées  obtiendront  la 
libre  pratique,  il  n'y  aura  plus  de  nuage  au 
ciel  ni  de  lacune  à  la  prospérité  du  genre 
humain.  C'est  le  retour  au  paradis  terrestre. 
Puis  lorsque  vous  voyez  prévaloir  les  pre- 
neurs de  ces  doctrines  humanitaires,  la  réa- 
lité ne  répond  nullement  aux  promesses,  ou 
plutôt  elle  contredit  avec  une  espèce  de  bru- 
talité cynique.  Au  nom  de  la  liberté,  on  vous 
enchaîne;  au  nom  de  l'égalité,  on  vous  op- 
prime; au  nom  de  la  fraternité,  on  vous  tue. 
Le  progrès  consiste  à  rejeter  l'Evangile  et  à 
retourner  aux  dégradations  du  paganisme.  La 
diffusion  des  lumières  consiste  à  s'arroger  le 
monopole  et  à  fermer  les  écoles  rivales.  Le 
bien-être,  d'après  le  nouveau  modèle,  c'est 
d'accabler  le  peuple  d'impôts  et  de  mettre  le 
budget  au  pillage.  Que  l'agriculture,  l'indus- 
trie, le  commerce  s'en  tirent  s'ils  le  peuvent  ; 
tout  est  bien  pourvu  que  les  tribuns  se  go- 
bergent ;  et  périsse  la  France  plutôt  que  la 
franc-maçonnerie. 

Ces  mensonges  ne  méritent  pas  d'être  re- 
levés par  la  critique  ;  mais  ces  horreurs  ap- 
pellent un  châtiment.  A  la  première  révolu- 
tion, les  républicains  se  mangeaient  les  uns 
les  autres,  et  en  ce  point  ils  avaient  raison; 
sous  la  troisième,  ils  essaient  de  faire,  de  la 
fortune  politique,  un  immense  râtelier,  tou- 
jours plein  de  foin,  où  les  ânes  n'ont  plus  be- 
soin de  se  battre.  Mais  enfin  la  France  ne 
peut  pas  continuer  longtemps  d'être  la  proie 
de  celte  orgie  et  il  faut  bien  espérer  que  la 
réparation  aura  son  jour.  Tant  que  la  justice 
populaire  n'aura  pas  lavé,  avec  du  plomb,  la 
tête  de  tous  ces  proclamateurs  déclamatoires 
et  violateurs  effrontés  de  la  Déclaration  des 
droits  de  l'homme  et  du  citoyen,  il  sera  im- 
possible d'y  croire  et  difficile  de  la  faire  res- 
pecter. 

Quant  à  la  pieuse  justice,  due  à  l'infortune 
des  victimes,  il  ne  lui  manqua  rien  dès  le  pre- 
mier jour.  A  l'apparition  de  l'article  7,  tous 
les"  évêques  avaient  rendu  hommage  au  ta- 
lent, au  savoir  et  'aux  services  des  ordres  re- 


LIVRE  QUATRE  VINCI'  QUATORZIÈME 


249 


ligieux  ;  à  la  publication  des  décrets,  tous 
avaient  protesté  contre  L'injustice  ;  après 
l'expulsion  des  congrégations  non-autorisées, 
les  évoques  continuèrent  à  témoigner,   aux 

religieux,  une  égale  confiance  cl  nue  plus  vive 
sympathie.  lies  sacra  miser,  (lisaient  les  an- 
ciens; un  malheureux  est  un  être  sacre  pour 
tout  homme  qui  n'est  pas  le  dernier  des 
hommes  ;  mais  quand  ce  malheureux  est  un 
innocent  plein  de  mérites,  frappé  par  l'injus- 
tice et  la  violence,  il  a  tous  les  titres  à  la  plus 
pieuse  vénération.  Ces  religieux  que  Voltaire 
dirait  être  l'élite  de  l'humanité,  ne  pouvaient, 
par  la  persécution,  que  grandir  dans  la  pieuse 
estime  de  l'Eglise. 

Voici  ce  que  répondait  notre  père  en  Dieu, 
Mgr  Parisis,  a  ces  libéràtres  qui  affectaient 
de  distinguer  entre  les  Ordres  religieux  et 
l'Eglise  : 

«  Les  orateurs  qui  sont  venus  à  cette  tri- 
bune attaquer  les  jésuites  ont  presque  tou- 
jours commencé  par  les  distinguer,  ou  plutôt 
par  les  séparer  de  l'Eglise  elle-même.  Ils  ont 
soutenu  qu'ils  étaient  dans  l'Eglise  un  corps  à 
part,  indépendant,  s'imposant  aux  pasteurs 
légitimes,  les  dominant,  les  compromettant, 
sous  prétexte  de  les  aider  et  de  les  servir.  Je 
rends  justice  aux  intentions  qu'ont  eues  les 
orateurs  en  mettant  ainsi  la  religion  à  part. 

«  Mais  il  faut  que  je  les  prévienne  qu'ils  se 
sont  trompés,  qu'on  ne  peut  ainsi  séparer  les 
jésuites  de  l'Eglise  elle-même. 

«  Assurément  l'Eglise  pourrait,  à  la  rigueur, 
vivre  sans  eux,  mais  eux  ne  peuvent  vivre 
que  par  elle  et  par  sa  volonté  formelle.  C'est 
l'Eglise  qui  les  a  produits  ;  c'est  l'Eglise  qui 
les  conserve  dans  son  sein.  La  société  dont 
je  parle,  il  faut  qu'on  le  sache,  n'enseigne  que 
ce  qu'enseigne  l'Eglise  catholique.  Elle  ne  fait 
que  ce  que  l'Eglise  lui  commande,  et  nulle 
part,  dans  le  monde,  aucune  société  n'a 
donné  des  preuves  plus  éclatantes  d'une 
obéissance  prompte,  entière,  silencieuse, 
quelquefois  héroïque,  aux  moindres  volontés 
de  l'Eglise.  On  veut  proscrire  les  jésuites. 
Leur  cause  est  la  nôtre,  nous  nous  déclarons 
solidaires.  » 

Après  la  dispersion  des  jésuites,  le  cardinal 
Régnier,  archevêque  de  Cambrai,  disait  dans 
une  allocution  synodale  :  «  Et  maintenant, 
quelle  est  leur  position  en  notre  diocèse?  — 
Séparés  les  uns  des  autres  et  jouissant  isolé- 
ment de  cette  hospitalité  que  prêtres  et  laïques 
ont  été  heureux  de  leur  offrir,  ils  conservent 
en  entier  leurs  pouvoirs  spirituels  pour  l'exer- 
cice du  saint  ministère,  notamment  pour  la 
prédication  de  l'Evangile  en  toutes  nos  pa- 
roisses, et  pour  la  continuation  des  œuvres 
de  religion  et  de  charité  confiées  à  leur  zèle. 

«  Ils  ne  peuvent  plus  se  lever  au  son  de  la 
même  cloche,  ni  prier  et  méditer  ensemble 
le  vérités  éternelles  dans  le  même  sanc- 
tuaire, ni  entendre  la  même  lecture  de  piété 
pendant  la  courte  durée  de  leurs  repas  ;  mais 
voilà  tout  ce  qu'on  a  pu  leur  ôter  au  prix  de 
tant  de  bruit,  de  tant  de  froissements,  de  tant 


de  violences,  el  en  faisanl  au  cœur  du  clei 

el      des      fidèles     de     si     (loulou  reuse-      ble 

SIII'CK. 

«    Nous     ne    pouvons    assez,    i  emercicr    CCS 

vaillants  ouvriers  évangéliques  de  ce  que, 
dans  l'intérêt  de  votre  ministère  pastoral,  ils 
se  sont  résignés  à  la  situation  anormale 
qu'ils  subissent  et  qui,  nous  l'espérons,  ne 
sera  que  passagère. 

«  Leurs  chapelles  sont  fermées;  mais  ce 
n'était  point  dans  leur  intérêt,  c'était  seule- 
ment à  leur  charge  qu'elles  étaient  ouvertes. 
Elles  donnaient  satisfaction  à  des  besoins  re- 
ligieux qui  ne  seront  pas  longtemps  mécon- 
nus ou  dédaignés,  nous  l'espérons.  On  ne  fera 
pas  à  ces  lieux  de  prière,  d'instruction  reli- 
gieuse et  de  moralisation  populaire  de  plus 
dures  conditions  qu'aux  cabarets.  » 

Après  la  dispersion  des  autres  congréga- 
tions, le  cardinal  Guibert  adressa,  à  tous  les 
religieux  persécutés,  une  lettre  apostolique  : 
c'est  une  page  qui  se  teinte  comme  d'un  reflet 
des  catacombes.  Guibert  avait  été,  à  Viviers, 
gallican,  très  hostile  à  l'Univers,  au  point 
d'avoir  écrit,  contre  ce  journal,  une  page  que 
Pie  IX  voulut  réprouver  ;  à  Tours,  il  avait 
donné  dans  les  rêveries  de  l'ontologisme  ; 
dans  toute  sa  carrière  il  avait  été  un  peu  em- 
barrassé par  ces  idées  de  conciliation,  éma- 
nation funeste  de  son  berceau  clérical.  Bientôt 
son  panégyriste  le  louera  de  ce  qu'a  blâmé 
Pie  IX  et  célébrera  en  lui  des  actes  qui  pour- 
raient nous  autoriser  à  des  représailles.  Mais 
Guibert  était  un  religieux  Oblat  et,  dans  ce 
religieux,  il  y  avait  une  àme  d'apôtre.  Nous 
publions  le  préambule  de  sa  lettre. 

«  Une  grande  affliction  est  venue  vous  vi- 
siter. Cette  vie  commune,  embrassée  pour  le 
service  de  Dieu  et  du  prochain,  cette  vie  de 
sacrifices  que  vous  aviez  préférée  aux  joies  de 
la  famille  et  aux  satisfactions  du  bien-être, 
vous  a  été  rendue  impossible.  La  douleur  que 
vous  en  ressentez  est  partagée  par  tous  ceux 
qui  vous  aiment,  qui  estiment  la  sainteté  de 
l'état  religieux  et  savent  apprécier  les  services 
qu'il  rend  à  l'Eglise,  c'est-à-dire  par  tous  les 
vrais  catholiques.  Si,  au  milieu  du  concert 
unanime  de  leurs  condoléances  et  de  leurs  re- 
grets, il  est  des  voix  qui  doivent  s'élever  au- 
dessus  des  autres,  ce  sont  celles  des  premiers 
pasteurs,  qui  sont  mieux  à  même  de  mesurer 
le  vide  que  va  laisser,  dans  l'ensemble  des 
travaux  apostoliques,  l'interruption  de  votre 
ministère. 

«  Plus  que  tout  autre  évoque,  dans  cette 
immense  capitale,  j'avais  besoin  du  concours 
de  votre  zèle,  de  votre  science,  de  vos  talents. 
La  vive  peine  que  m'inspirent  vos  malheurs  à 
cause  de  l'affection  que  je  sens  pour  vos  per- 
sonnes, s'accroît  encore  par  la  pensée  du  dom- 
mage qu'éprouveront  tant  d'âmes  confiées  à 
mes  soins,  que  vous  conduisiez  dans  les 
voies  de  la  vertu  et  de  la  piété  chrétienne. 

«  Cependant,  mes  bien-aimés  Pères,  la  tris- 
tesse qui  nous  est  commune  ne  doit  pas  res- 
sembler aux  tristesses  de  ceux  qui  sont  sans  es- 


250 


[ISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


priant'1.  Loin  de  là,  ni  Ire  confiance  s'élève 
cl  Be  fortifie  dans  les  In u  dation*. 

«  Nous  attendons  de  la  divine  honte  qu'elle 
couronnera  un  jour  les  munie-  acquis  dans  la 
soulli  mce  :  et  nous  avons  pour  vous  un  es- 
poir plus  prochain,  fondé  sur  l'expérience  el 
la  raison,  qui  nous  apprennent  combien  sont 
mobiles  les  opinions  el  les  passions  des 
hommes,  combien  sont  contraires  à  l'esprit 
public  de  notre  temps  les  violences  dont  vous 
êtes  les  victimes.  » 

Le  clergé  de  second  ordre  et  les  pieux 
fidèles  ne  manifestèrent  pas  leurs  sympathies 
avec  moins  d'empressement  que  les  évêqaes. 
Au  jour  du  pe'ril,  tous  les  religieux  furent  as- 
sistés par  des  amis  qui  les  réconfortaient,  par 
des  témoins  qui  se  prêtaient  à  la  constatation 
de  leurs  droits,  et  par  des  magistrats  qui  vo- 
laient à  leur  défense.  Les  sympathies  les 
plus  respectueuses  et  les  plus  dévouées  les  ac- 
cueillaient à  la  sortie  de  leurs  modestes  asiles 
et,  de  toutes  parts,  on  leur  offrait  avec  em- 
pressement une  affectueuse  hospitalité.  Des 
personnes  riches  leur  offrirent  même  des 
maisons  complètes,  des  châteaux  où  ils  pour- 
raient momentanément  s'abriter,  non-seule- 
ment à  l'étranger,  mais  en  France.  Il  appar- 
tenait aux  hommes  dont  la  mission  spéciale 
est  d'éturlier  les  lois,  d'apprécier  la  légalité 
des  moyens  employés  pour  contraindre  ces 
vénérables  et  paisibles  religieux  à  quitter 
leurs  pauvres  cellules  et  à  se  disperser.  Un 
comité  de  défense  fut  formé;  il  organisa 
d'abord  le  pétitionnement  contre  l'article  7  ; 
puis  veilla,  avec  autant  de  science  que  de  fer- 
meté, à  la  revendication  des  droits  violés  par 
la  république.  D'autre  part,  on  ouvrit  une 
souscription  pour  les  religieux  spoliés  et  ex- 
pulsés, auxquels  le  gouvernement,  méprisant 
la  plus  élémentaire  justice,  enlevait  la  jouis- 
sance de  leurs  propriétés  et  la  liberté  même 
de  continuer  les  travaux  dont  ils  vivaient.  Cet 
appel  à  la  charité  était  d'autant  plus  néces- 
saire que,  l'oeuvre  si  bien  conduite  du  comité 
pour  la  défense  religieuse  devant  conserver 
son  caractère  propre,  ne  pouvait  répondre 
aux  besoins  si  grands,  si  pressants  que  mul- 
tipliait l'exécution  du  dernier  décret.  De  là  le 
denier  des  expulsés,  souscription  que  pa- 
tronnèrent tous  les  journaux  honnêtes,  mais 
nul  avec  plus  de  succès  que  Vù'nivers.  En 
voyant  le  souci  des  chrétiens  d'assister  leurs 
frères,  on  pouvait  dire  comme  au  temps  de 
Julien  l'Apostat  :  «  Voyez  comme  ils  s'aiment  !  » 
Les  fidèles,  si  accablés  de  toutes  parts,  con- 
sacrèrent, à  ce  denier,  des  millions.  Ce  de- 
nier réfute  péremptoirement  la  soi-disant 
hostilité  du  peuple  contre  les  ordres  reli- 
gieux, vainement  alléguée  par  les  calomnia- 
teurs et  les  persécuteurs  de  l'Eglise. 

Les  évèques  et  les  fidèles  ne  se  contentèrent 
pas  d'assister  les  religieux  proscrits  ;  les  ' 
évêques  voulurent,  de  plus,  poser  des  actes 
conservatoires  des  droits  de  l'Eglise.  Nous 
citerons,  pour  tout  l'épiscopat,  les  actes  so- 
lennels de  plusieurs  prélats  : 


Protestation  de  Mgr  Paulinier,  archevêqui 

de  Besançon  : 

«  .Monsieur  le  commissaire, 

«  Je  laisse  à  M.  de  Longeville,  en  sa  qua- 
lité de  citoyen  Irançais  et  du  propriétaire,  et 
aux  révérends  Pères  capucins,  en  leur  qualité 
do  citoyens  français,  le  soin  de  faire  valoir 
leurs  droits  devant  les  tribunaux  civils,  et 
j'espère  que  ces  droits  seront  un  jour  recon- 
nus, à  moins  que  la  justice  ne  doive  à  tout 
jamais  être  bannie  de  la  France. 

«  Mais  je  suis  ici,  moi,  comme  archevêque  ; 
ces  religieux  sont  placés  sous  ma  juridiction, 
ils  sont  mes  prêtres,  je  leur  dois  ma  protec- 
tion ;  je  proteste  donc  sur  le  seuil  de  ce  cloître 
violé  contre  l'expulsion  sacrilège  de  prêtres 
qui  n'ont  jamais  manqué  à  aucun  devoir  et 
ne  sont  connus  du  peuple  que  par  leurs  bien- 
faits. Vous  assumez  devant  Dieu,  par  leur 
expulsion,  une  responsabilité  immense. 

«  Si  vous  persistez  à  achever  votre  œuvre, 
je  n'ai  qu'un  mot  à  ajouter;  c'est  celui  que 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  notre  maître  à 
tous,  disait  à  un  homme  que  dix-huit  siècles 
ont  flétri  :  Faites  vite  ce  que  vous  faites  pour 
ne  pas  prolonger  davantage  une  douloureuse 
agonie.  » 

Protestation  de  Mgr  Dabert,  évêque  de 
Périgueux. 

«  Nicolas-Joseph  Dabert,  par  la  miséri- 
corde divine  et  la  grâce  du  Saint-Siège  apos- 
tolique, évêque  de  Périgueux  et  de  Sarlat. 

«  Représentant  les  droits  et  les  intérêts  spi- 
rituels et  temporels  de  notre  diocèse. 

«  En  présence  des  nombreux  fidèles  réunis 
dans  ce  sanctuaire,  nous  faisons  du  haut  de 
l'autel,  dans  toute  l'énergie  de  notre  cons- 
cience, les  protestations  suivantes  : 

«  Nous  protestons  de  violence  contre  les  ef- 
fractions et  l'invasion  de  cet  établissement  qui 
nous  appartient  en  la  qualité  ci-dessus,  et  qui 
est  la  demeure  légale  des  révérends  Pères  ca- 
pucins, comme  étant  eux-mêmes  nos  mission- 
naires diocésains. 

«  Nous  protestons  de  violence  contre  la  fer- 
meture par  les  mêmes  agents  de  ce  sanctuaire 
qui  nous  sert  de  chapelle  épiscopale. 

«  Nous  protestons  de  violence  contre  l'ex- 
pulsion par  les  mêmes  agents  de  nos  véné- 
rables missionnaires,  auxiliaires  nécessaires 
de  notre  clergé  paroissial. 

«  Et  après  les  attentats  commis  sous  nos 
yeux,  nous  déclarons  réserver,  tant  contre 
ceux  qui  les  ont  ordonnés  que  contre  ceux 
qui  les  ont  perpétrés,  tout  droit  de  poursuite 
au  civil  et  au  criminel,  conformément  aux 
lois  de  notre  pays. 

«  En  outre,  selon  lateneurde  la  Bulle  Apos- 
tolicx  sedis,  en  date  du  12  octobre  1869, 
par  laquelle  le  pape  Pie  IX,  de  sainte  mé- 
moire, promulgue  à  nouveau  le  Canon  du 
deuxième  concile  de  Latran  sur  le  Privilège 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


des  clercs,  nous  déclarons  Boumise,  par  le  teul 
fait,  à  une  excommunication  réservée  au  sou- 
verain Pontife  toute  personne  qui,  par  une 
inspiration  diabolique,  aura  porté  Les  mains 
avec  violence  sur  les  clercs  et  sur  [es  reli- 
gieux présents  dans  cette  maison  ou  dans  cette 
chapelle. 
a  Périgueux,  le  i  novembre  ISSU. 

«   y  NlC0LA8-J0SEPB 
a  Evêque  de  Périgueux  et  de  Sarlat.  » 

Un  évoque,  Mgr  de  Cabrières,  ne  se  con- 
tenta pas  de  protestations  écriles,  de  lettres 
écrites  aux  préfets  ou  aux  commissaires,  il 
paya  de  sa  personne.  Le  prélat,  revêtu  du 
rochet  et  du  camail,  se  transporta  à  la  pré- 
fecture de  Montpellier  et  là,  sans  autre  préam- 
bule, déclara  que  sa  visite  avait  pour  but  une 
double  communication.  Voici  le  sens  exact  de 
ses  paroles  : 

«  Monsieur  le  préfet,  je  viens  remplir  au- 
près de  vous  un  bien  douloureux  devoir.  Le 
couvent  des  Carmes  a  été,  ce  matin,  forcé  par 
votre  ordre,  et  leur  clôture  a  été  violée.  Ces 
religieux  sont  citoyens  français  ;  et  comme 
tels,  ils  ont  des  droits  à  défendre,  des  satis- 
factions à  réclamer.  Je  n'ai  pas  à  entrer  dans 
ces  revendications  :  ils  ne  manqueront  pas  de 
les  faire  valoir  par  eux-mêmes.  Mais  comme 
religieux,  ils  sont  placés  sous  ma  protection, 
et  je  dois  défendre  les  privilèges  que  l'Eglise 
leur  a  de  tout  temps  accordés.  Je  crois  donc 
devoir  protester  devant  vous  contre  la  vio- 
lence dont  ils  ont  été  l'objet,  et  contre  celles 
qui  atteindraient  les  autres  religieux  de  mon 
diocèse. 

«  De  plus,  monsieur  le  préfet,  vous  êtes,  je 
le  sais,  chrétien  et  catholique.  J'ai  l'obliga- 
tion douloureuse  de  vous  rappeler  qu'il  y  a 
des  peines  spirituelles  portées  contre  ceux  qui 
commettent  des  actes  pareils. 

«  Voilà,  monsieur  le  préfet,  ce  que  j'avais 
à  vous  dire  ;  et  ma  visite  n'ayant  pas  d'autre 
but,  je  me  retire.  » 

Sa  Grandeur,  raconte  un  témoin  autorisé, 
s'est  levée  aussitôt  et  s'est  retirée. 

Deux  jurisconsultes  avaient  proclamé  le 
droit  des  religieux;  deux  mille  avocats  avaient 
souscrit  les  consultations  Rousse  et  Demo- 
lombe  ;  dix-huit  cent  mille  citoyens,  pères  de 
familles  la  plupart,  s'étaient  adressés  aux 
<mbres,  pour  réclamer  le  droit  inamissible 
de  faire  élever  leurs  enfants  par  des  maîtres 
de  leur  choix.  Au  Sénat,  lorsque  ces  pétitions 
furent  rapportées,  un  transfuge,  Fouchet  de 
Careil,  ci-devant,  petit  décrolteur  d'articles 
au  Correspondant,  déclara  qu'il  fallait  ne  te- 
nir aucun  compte  des  pétitions.  Les  Buffet, 
les  Chesnelong,  les  Lucien  Brun  protestèrent 
contre  ce  mépris  du  droit  de  pétition,  droit 
qui  devait  être  sacré  en  république.  Le  sé- 
nateur Hocher,  moins  acquis  à  l'Eglise,  s'éleva 
C  force  contre  la  conduite  du  gouverne- 
ment. "  Il  n'y  a  plus  de  discours  à  faire,  dit-il, 
plus  de  preuves  à  fournir,  plus  d'arguments  à 


donner.  Peut-être  reste  t.- il  encore,  pour  cer- 
tains d'entre  nous,  un  devoir'  a  remplir:  celui 

de  faire  entendre  dans  ce  grave  débat,  la  pro- 
testation de  leur  raison,  le  eii  de  leur  cons- 
cience. 

«  Ce  cri,  d'un  ami  sincère  el  de  intéressé  de 
la  liberté,  a  failli  s'échapper  hier  vingt  lois  de 
mes  lèvres.  Je  ne  le  reliens  pas  davantage,  ha 
liberté,  je  l'ai  servie  autrefois,  quand  Bile  était 
le  gouvernement  de  mon  pays. 

«  Elle  m'a  plu  quand  elle  n'était  plus  que 
la  cause  des  vaincus,  je  l'ai  suivie,  je  l'ai  dé- 
fendue, obscurément,  mais  sincèrement  avec 
vous,  derrière  vous.  Aujourd'hui  que  vous 
semblez  l'abandonner,  je  lui  demeure  fidèle. 

«  J'ai  vécu  trop  longtemps  pour  n'avoir  pas 
déjà  vu  bien  des  excès  commis  au  nom  des 
lois.  D'autres  décrets,  en  1852,  ont  été  une 
grande  injustice,  une  grande  faute. 

«  Ils  s'appuyaient  aussi  sur  les  lois  exis- 
tantes. Mais  ils  étaient  l'œuvre  d'un  seul. 
Cette  œuvre  de  la  dictature  aurait  été  impos- 
sible même  sous  l'Empire,  dès  qu'il  a  rendu 
la  voix  à  une  assemblée. 

«  Aujourd'hui,  devant  une  violation  sem- 
blable du  droit,  j'éprouve  la  révolte  des 
mêmes  sentiments  qu'en  1853.  Et  c'est  au 
nom  du  droit  offensé,  de  la  liberté  blessée 
que  je  viens  les  défendre  ici.  » 

Après  ce  début,  l'orateur  présentait  l'his- 
torique des  faits,  l'article  7,  son  rejet  par  le 
Sénat,  le  mépris  de  son  autorité  constitution- 
nelle, les  deux  décrets,  l'expulsion  des  jé- 
suites, le  projet  d'arracher  par  cette  expul- 
sion les  enfants  aux  maîtres  choisis  par  leurs 
parents.  Ensuite  il  constatait,  par  un  élo- 
quent exposé,  qu'aucun  régime,  pas  même  la 
république  jusque-là,  n'avait  appliqué  ces  fa- 
meuses lois  existantes.  Après  quoi,  il  s'élevait 
contre  la  violation  odieuse,  abominable,  du 
droit  des  enfants  et  des  parents  ;  reprochait 
aux  républicains  leur  opposition  criminelle 
à  l'esprit  de  liberté  et  de  tolérance.  Enfin  il 
flagellait  le  parti-pris  d'établir  l'unité  dans 
l'éducation  et  conjurait  de  n'en  pas  détruire 
l'âme,  qui  est  la  liberté.  «  Vous  voulez,  dit-il, 
que  nos  enfants  aiment  la  république  ;  il  faut 
commencer  par  la  faire  aimer  des  parents. 
Que  votre  république,  à  laquelle  je  ne  de- 
mande pas  d'être  aimable,  ne  soit,  du  moins, 
pas  haïssable  ;  qu'elle  ne  froisse  pas  les  cons- 
ciences dans  ce  pays  de  justice  et  d'honneur. 
Prenez  garde  !  C'est  vous  qui  avez  jeté  l'in- 
quiétude dans  les  esprits.  Ne  restez  pas  sur 
une  pente  dangereuse.  Songez  à  l'honneur  de 
votre  nom.  N'y  laissez  pas  imprimer  une  tache 
qui  ne  s'effacerait  jamais.  » 

Après  le  rejet  des  pétitions,  l'éminent  ju- 
risconsulte, Jules  Dufaure,  présenta,  en  faveur 
du  droit  d'association,  un  projet  de  loi,  que 
les  républicains  eussent  acclamé,  s'ils  avaient 
été  autre  chose  que  la  lâche  tyrannie.  Dans 
son  exposé  des  motifs,  Dufaure  disait  : 

«  Le  droit  de  s'associer,  aussi  bien  que  le 
droit  de  manifester  sa  pensée  par  la  voie  de 
la  presse,  de  professer  librement  sa  religion, 


252 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


d'enseigner,  de  travailler,  appartient  à  tout 
le  monde  :  il  n"  pouvait  entrer  dans  notre 
pensée  de  l'interdire  à  personne  ;  nous  vous 
proposons  une  loi  d'égalité  en  même  temps 
que  de  liberté. 

«  .Non-  n'ignorons  pas  cependant  que  l'on 
a  cherché  des  motifs  de  restriction  dans  la 
nature  des  travaux  auxquels  l'association  doit 
se  consacrer,  du  but  qu'elle  doit  poursuivre. 
En  1872,  dans  l'Assemblée  nationale,  en 
pleine  République,  on  proposait  de  refuser  la 
liberlé  aux  associations  politiques  :  leur  ob- 
jet, disait-on,  est  le  même  que  celui  du  gou- 
vernement ;  elles  ne  peuvent  avoir  d'autre 
but  que  de  le  gêner,  l'attaquer,  le  suppléer  ou 
le  supplanter  ;  leur  résultat  inévitable  est 
un  trouble  profond  et  continu  de  l'ordre  pu- 
blic. 

«  D'autres  orateurs,  par  contre,  disputaient 
la  liberté  aux  associations  religieuses  ;  elles 
s'attaquent  moins,  disait-on,  au  pouvoir  qu'à 
la  société  telle  qu'elle  s'est  fondée  depuis  près 
d'un  siècle  ;  elles  s'attaquent  à  ses  idées,  à  ses 
mœurs,  à  ses  tendances,  elles  nous  ramène- 
raient peu  à  peu,  par  la  plus  étonnante  des 
révolutions,  à  un  régime  dont  la  France  s'est 
séparée  pour  toujours.  —  Je  crois  absolument 
chimériques  les  craintes  des   adversaires  du 
droit  d'association.  Je  partage  les  idées  qu'ex- 
primait si  bien  le  savant  rapporteur  de  1872  : 
«  A  notre   sens,   la    société  laïque   est   assez 
«  forte  pour  n'avoir  rien  à  craindre  de  cor- 
«  porations    religieuses   qui  ne   seront   pour 
«  elles  que  des  associations  soumises  au  droit 
«  commun.   Qu'on  ne  nous  objecte  pas   que 
«  nous    favorisons    outre   mesure   l'établisse- 
«  ment  des  Ordres  religieux  en  France  ;  nous 
«  préférons   à  la  tolérance  complaisante  qui 
«  ferme  les  yeux,  le  droit  commun  qui,  sans 
«  faiblesse,   sans   partialité,    assujettit   toutes 
«  les  associations  à  ses  règles  et  à  une  sur- 
«  veillance  continue.  Nous  ne  voulons  pas  de 
«  privilège  pour  les  congrégations,  nous  n'en 
«  voulons   pas    contre   elles.    Nous    essayons 
«  d'asseoir   leur   liberté   sur  les  libertés  pu- 
«  bliques  ;  accoutumons-nous  à   respecter   la 
«  liberté  en  autrui,  principalement  parce  que 
«  c'est  le  devoir  et  aussi  parce  que  c'est  le 
«  moyen  d'assurer  notre  propre  liberté.  » 

(Annales  de  l'Assemblée  nationale,  t.  VI, 
Annexes,  p.  176.) 

Ces  sociétés  de  toute  nature,  ainsi  établies, 
vivront  au  milieu  de  nous,  sous  l'œil  vigilant 
de  l'autorité  qui  les  connaîtra,  abandonnées 
chacune  à  l'œuvre  pour  laquelle  elle  a  été 
formée. 

Quel  que  soit  le  but  de  leurs  travaux,  et  il 
suffit  de  jeter  les  yeux  autour  de  nous  pour 
voir  quelle  grande  variété  de  services  l'asso- 
ciation peut  rendre  à  un  pays,  elles  n'ont  pas 
par  elles-mêmes,  par  la  seule  volonté  de  leurs 
membres,  une  personnalité  civile.  Elles  se 
composent  d'individus  juxtaposés,  conservant 
tous  leurs  droits  personnels,  et  pour  que  l'as- 


sociation prenne  un  corps,  une  existence  ju- 
ridique, il  faut  un  acte  de  reconnaissance 
émanant  d'une  autorité  supérieure 

A  la  Chambre  des  députés,  Emile  Keller, 
répondant  au  juif  Naquet,  signala  le  point  de 
départ  de  la  persécution,  dans  le  projet  d'em- 
brigader les  enfants  dans  les  écoles  de  l'Etat, 
soi-disant  pour  procurer  l'unité  morale  de  la 
patrie  ;  il  montra  les  jurisconsultes  opposés  à 
cet  attentat  contre  la  liberté  d'enseignement, 
les  magistrats  démissionnaires  pour  ne  pas 
conniver  à  leur  exécution  ;  les  commissaires 
de  police  eux-mêmes  honteux  du  rôle  ignoble 
qu'on  leur  fait  jouer  ;  il  célèbre  la  soumission 
exemplaire  des  religieux  se  conciliant  avec 
l'entière  revendication  du  droit  ;  il  flétrit  cette 
presse  dévergondée  qui  pousse,  contre  les  re- 
ligieux, à  des  attentats  plus  criminels  encore; 
il  s'indigne  du  triste  ministère  imposé  à  l'ar- 
mée, remplacée,  pourtant,  plus  d'une  fois  par 
les  pompiers;  il  s'élève  contre  l'injure  faite 
aux  étrangers,  expulsés  sans  pudeur  du  sol 
hospitalier  de  la  France.  «  Les  persécutés, 
dit-il,  viennent  de  recevoir  du  clergé  anglican 
un  éclatant  témoignage  de  sympathie  et  voici 
ce  que  le  plus  grand  journal  du  monde,  le 
Times,  dit  de  l'exécution  des  décrets  : 

«  Les  actes  d'aujourd'hui  ont  virtuellement 
terminé,  à  l'égard  de  Paris,  les  scènes  scanda- 
leuses appelées  l'exécution  des  décrets.  Les 
détails  ne  manqueront  pas  de  soulever  l'indi- 
gnation. Sauf  les  temps  révolutionnaires  pro- 
prement dit,  jamais  le  gouvernement  d'un 
grand  pays  ne  s'était  abaissé  à  une  pareille 
entreprise  et  le  ministre  de  la  justice  prési- 
dant le  tribunal  des  conflits,  jugeant  en  fa- 
veur de  sa  propre  cause,  est  le  comble  de  ces 
atroces  sottises  qui,  depuis  des  mois,  ont  stu- 
péfié le  monde  entier.  —  Pour  apprécier  avec 
calme  les  dispositions  dont  il  s'agit,  il  con- 
vient de  tenir  compte  des  opinions  opposées, 
et  il  est  bien  aisé  de  voir  de  quel  côté  se 
trouvent  les  gens  que  respectent  la  France  et 
de  quel  côté  se  trouvent  ceux  qu'elle  redoute 
et  dont  elle  se  défie.  —  Les  bandes  chargées 
d'applaudir  aux  décrets  et  de  tuer  les  victimes 
sont  généralement  composées  d'individus  dont 
le  pays  a  horreur,  d'individus  qui  sont  les 
champions  de  toutes  les  révolutions,  et  qui 
bouleverseraient  demain  la  société  de  fond  en 
comble,  si  la  protection  d'une  armée  vigi- 
lante manquait  à  la  France.  —  Tous  les  es- 
prits sensés,  tous  les  hommes  réfléchis  et  sin- 
cères, sans  distinction  de  partis,  de  classes  ou 
de  croyances  religieuses,  assistent  consternés 
à  ce  viol  de  la  liberté.  » 

«  Toutes  ces  violences,  conclut  l'orateur, 
ces  violations  de  domicile,  de  la  liberté  indi- 
viduelle, de  la  liberté  religieuse,  cet  outrage 
à  la  magistrature  à  laquelle  on  refuse  de  rester 
la  gardienne  de  nos  droits,  de  nos  biens,  de 
nos  libertés,  tout  cela  fait  pour  arriver  à  réa- 
liser le  plan  que  je  vous  signalais':  pour  ar- 
racher la  jeunesse  à  la  foi  de  nos  pères.  En 
vérité,  combien  êtes-vous  pour  tenter  cette 
entreprise.  En  1872,  il  y  avait  80.000  libres 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈMI 


penseurs,  déclarés  tels  ou  récemment.  J'ad 

mets  que  depuis  cette  époque  votre  talent  el 
votre  éloquence  ont  l'ait  beaucoup  de  prosé- 
lytes. 

«  Il  faut  y  ajouter  la  triste  et  toujours  nom- 
Invuse  séquelle  des  hypocrites  allumés  de 
places  que  tous  les  gouvernements  traînent 
à  leur  suite. 

«  Eh  bien,  ajoutez  tout  ce  que  vous  vou- 
drez, je  vous  mets  au  défi  de  faire  une  statis- 
tique religieuse  de  la  France,  et  vous-mêmes, 
vous  y  avez  renoncé,  car,  après  celle  de  1X72, 
on  n'a  plus  osé  en  faire  de  peur  d'y  trouver 
un  éclatant  démenti  à  votre  prétention  de  for- 
mer la  France  à  votre  image. 

«  Messieurs  du  gouvernement,  la  Chambre 
va  vous  rendre  sa  confiance,  vous  en  êtes 
certains,  et  vous  pourrez  tout  à  l'heure, 
comme  on  le  disait,  monter  au  Capitole,  tout 
fiers  de  la  victoire  que  vous  avez  remportée 
sur  6.000  citoyens  français  sans  autres  armes 
que  leur  droit  et  leur  conscience.  Oui,  Mes- 
sieurs, soyez  fiers  de  votre  victoire,  car  vous 
avez  couvert  la  France  de  honte  et  de  ridicule 
et  vous  avez  déshonoré  la  République.  » 

Dans  la  suite  de  ce  discours,  le  vaillant  et 
éloquent  Relier  avait  signalé  ces  quatre  cents 
magistrats,  nommés  par  le  gouvernement  et 
descendus  de  leur  siège  plutôt  que  de  trem- 
per la  main  dans  l'exécution  des  décrets.  Deux 
mille  avocats  avaient  adhéré  aux  consultations 
juridiques  des  Rousse  et  des  Demolombe;  deux 
millions  de  pétitionnaires  avaient  protesté  ;  on 
ne  peut  pas,  sans  déraison,  croire  quelesévêques 
et  les  catholiques  n'aient  pas  tous  énergique- 
ment  protesté  contre  ces  attentats  ;  voici  main- 
tenant les  exécuteurs  qui  se  refusent,  les  agents 
de  police,  les  commissaires,  les  substituts  et 
les  procureurs  qui  déposent  l'écharpe  ou 
quittent  leur  siège  plutôt  que  d'encourir,  dans 
leur  conscience  et  devant  le  public,  le  remords 
et  le  reproche  d'avoir  levé  la  main  contre 
l'élite  de  l'humanité. 

Nous  glanons,  dans  les  feuilles  publiques, 
la  liste,  forcément  incomplète,  des  magistrats 
démissionnaires. 


banne,  à  Lyon  ;  Dubron,  h  Ntmes  ;  Toinel 
Poitiers  ;  Epar\  ier  el  de  Vil  losanges  de  Douhet, 
à  lliom  ;  Saulnier  de  I"  Pinelais,  Rennes;  Be 
lin,  id.  ;  Mareschal,  à  Chambéry  ;  Gautiei  de 
la  Ferrière,  à  Rouen  ;  Soret  de  Boisbrunet,  à 
Gaen. 

I  \  su/jst iluls  du  procureur  général. 

MM.  Pages,  Dubois,  Boucher  de  la  Rupelle 
et  de  Raynal,  à  Paris  ;  Gourdez,  à  Aix  ; 
Noyclle,  à  Amiens;  Colas  de  la  Noue,  à  An- 
gers; Texier  de  la  Chassagne,  à  Limoges; 
Boubéc,  à  Lyon;  De  Bibal,  à  Montpellier; 
Mathieu  de  Vienne,  à  Nancy  ;  Gardelle,  à  Pau; 
de  Lomas,  à  Caen  ;  Legoux,  à  Dijon  ;  Coizard, 
à  Montpellier  ;  Foucqueteau,  à  Orléans  ;  Bailly, 
à  Chambéry. 

TRIBUNAUX 

Procureurs  de  la  République. 

MM.  Dumont,  à  Angers  ;  De  Vuillermoz,  à 
Besançon  ;  Darbois,  à  Eoulogne-sur-Mer  ; 
Charvet,  à  Digne  ;  Bouvier,  à  Brignoles  ;  De 
la  Gorce,  à  Douai  ;  Nivet,  à  Draguigoan  ; 
Beck,  a  Hazebrouck  ;  D'Avout,  à  Lons-le- 
Saulnier  ;  Bienvenue,  à  Loudéac  ;  D'Aufer- 
ville,  à  Lyon  ;  Le  Boucher,  à  Nantes  ;  Bar- 
bier, à  Orlhez;  Griveau,  au  Puy  ;  Bernet- 
Rollande,  à  Riom  ;  Barbette,  à  Rouen  ;  Mazas, 
à  Trévoux  ;  Vial,  à  Troyes  ;  De  Froidefond  de 
Farges,  à  Versailles  ;  Raynaud,  à  Villefranche 
(Rhône);  du  Périer  de  Larsan,  Angoulême  ; 
Sever-Pagès,  à  Die  ;  Coqueret,  à  Caen  ;  Des- 
champs, à  Bayeux ;  Vigneaux,  à  Narbonne ; 
Bazire,  à  Avallon  ;  Guèse,  à  Lavaur  ;  Puget, 
à  Ploërmel  ;  Chevallier,  à  Tours  ;  Toussaint, 
à  Màcon  ;  Baile,  à  Bagnères-de-Bigorre  ;  Lo- 
renchet  de  Montjamont,  à  Langres  ;  Perrin,  à 
Autun  ;  Serville,  à  Saint-Julien;  de  Casa- 
blanca, à  Carpentras  ;  Colas  des  Francs,  à 
Loches  ;  Malasàs-Cussonnière,  à  Mortagne  ; 
Marion  de  Rogé,  à  Saint-Nazaire  ;  Pellerin, 
au  Havre. 


COUR  DE  CASSATION 

1  avocat  général. 
M.  Lacointa. 

COUR  D'APPEL 

2  procureurs  généraux. 

MM.  Francisque  Rive,  à  Douai;  Clappier,  à 
Grenoble. 

18  avocats  généraux. 

MM.  d'Herbelot,  à  Paris;  Dupuv,  à  Aix; 

ourbet  el  Baile,  à  Amiens;  lluart,  à   Bc- 
içon  ;  De  Vimeux   et  Dubiège,  à  Bourges; 

vin,   Maseaux  et  Pierron,  à    Douai;    De- 


Substituts  du  procureur  de  la  République. 

MM.  Angot  des  Rotours,  Bonnet,  Brugnon, 
Boudet,  Charpentier,  Louchet,  Chaulin,  de  la 
Fuye  et  Proust,  à  Paris;  Fabre  à  Aix  ;  Cour- 
bette, aux  Andelys;  de  Richebourg,  à  Bourges; 
Roger,  à  Bourges;  Gréan,  à  Montreuil;  Har- 
douin,  à  Amiens;  Privât  et  Lambert,  à  An- 
gers; Cottineau,  à  Belfort  ;  Delile-Manière,  à 
Blaye  ;  de  la  Taille,  à  Blois  ;  Dempière  et  Des- 
mythères,  à  Boulogne;  Chomel,  à  Bourg; 
Roger  (Octave),  à  Bourges  ;  Mongins  de  Ro- 
quefort, ii  Castellane  ;  Bidault  des  Chaumes, 
à  Glamecy  ;  Roux  et  Talion,  à  Clermonl-Fer- 
rand  ;  Du  Bosq,  à  Cognac:  Allard,  à  Douai; 
Caron  de  Fromentel,  à  Hazebrouck  ;  Mon- 
teage,  à  Laval:  Toussaint,  Hoyer-Chammard 
et  Bidard,  a  Lille  ;  Chaisemartin,  à  Limoges; 
Ledemé,  à  Lodève  ;   Cujeana,  à  Lons-le-Sau- 


254 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


nier;  de  Combes,  de  Lagrevol,  Lagrange, 
Laureoa  et  Millevoye,  à  Lyon;  Privât,  au 
Mans  ;  Delalande,  à  Marvejols  ;  Dazeste  de  la 
Chavanne,  à  Montbrison  ;  De  Champs,  à 
Montluçon  ;  Bernard,  à  Nice  ;  Grousset,  à 
Nîmes;  LeBourd  et  Rousselet,  à  Orléans; 
Pastoureau  de  Labraudiène,  à  Périgueux  ; 
Tribes  el  llarcilon,  à  Privas  ;  Boutillier  du 
Rétail,  à  Romorantin  ;  Oursel,  à  Rouen;  Ri- 
gal,  à  Tournon  ;  Savoye,  à  Trévoux;  Bour- 
geois  et  Dubarle,  à  Troyes  ;  de  Bletlerie,  à 
Tulle;  Hudelle  et  de  ltoyer,  à  Versailles; 
Rie usée,  à  Villefranche  '  Ithône)  ;  Salesse,  à 
Grenoble  ;  Vanel,  à  Bayeux  ;  Duflour,  à  Nar- 
bonne  ;  Liertliaud,  à  Valence;  Ileboud,  à  Va- 
lence ;  Desserleaux,  à  Dijon  ;  Testard,  à  Fon- 
tenay-le-Comte ;  Iteyne,  à  la  Hoche-sur-Yon  ; 
de  Warenghien,  au  Havre  ;  Marc,  au  Havre  ; 
Delamarche,  à  Loubans  ;  Dupasquier,  à  An- 
necy. 

Substituts. 

MM.  Monroë  dit  Roë,  Annecy;  Eyssette, 
Apt;  de  Lac-vivier,  Nogent-sur-Seine  ;  Colas, 
à  Mâcon  ;  Boissonnet,  à  Arras  ;  Routier,  à 
Saint-Pol  ;  de  la  Gorce,  à  Saint-Omer  ;  Ver- 
net,  à  Carpentras  ;  Cuniac,  à  Ghaumont  ;  Des- 

chodt,  à  Montmédy. 

On  annonce  aussi  la  démission  de  tous  les 
membres  du  parquet  d'Ortbez. 

Substituts 

MM.  Le  Montier,  à  Cholet  ;  Joyau,  à  Vitré; 
de  Bionneau  d'Eyragues,  à  Argentan  ;  Butel, 
à  Mortagne. 

La  magistrature  assise  fournit  aussi  quelques 
honorables  démissionnaires,  savoir  : 

6  présidents  et  juges. 

MM.  Arnaud,  juge  au  Blanc;  de  Laloge, 
juge  suppléant  à  Château-Chinon  ;  Mage,  juge 
à  Gourdon  ;  Sebeaux,  juge  suppléant  à  Laval; 
Ferrier,  président  à  Narbonne  ;  Marty,  juge  à 
Saint-Pons. 

Juges  suppléants. 

MM.  Courbon,  à  Saint-Etienne  ;  Tirant  de 
Bury,  à  Vouziers  ;  de  Coussemaker,  à  Dun- 
kerque  ;  de  Sallèles,  à  Lille  ;  Scossa,  à  Haze- 
brouck  ;  Rabuty,  à  Saint- Julien  ;  M.  Choquet, 
Ver  vins. 

Suppléants  de  juges  de  paix. 
M.  Richard,  Combourg  ;  Bérard,  le  Havre- 

Des  juges  d'instruction  refusèrent  leur  ser- 
vice ;  des  magistrats  nommés  pour  remplacer 
les  démissionnaires  refusèrent  la  nomination. 
La  clique  républicaine,  qui  se  portait  à  ces 
attentats,  pouvait  abuser  impunément  du 
mandat  populaire  ;  mais  elle  ne  put  se  flatter 


d'avoir,  pour  elle,  la  magistrature,  et,  pour 
aller  jusqu'au  bout,  il  lui  fallut  chercher 
gens  a  tout  faire,  sorte  de  valets  qn'offre  une 
civilisation  mûre  pour  toutes  le-  ignominies. 
Quant  aux  démissionaires,  il-  montrèrent,  par 
leur  aile  de  démission,  une  vraie  grandeur 
d'âme  ;  plusieurs  de  leurs  lettres  sont  des 
chefs-d'œuvre. 

UUnivett  fit,  sur  ces  démissions,  quelques 
réflexions  qu"il  faut  rappeler  ici.  Dans  cette 
guerre  contre  L'Eglise,  il  y  avait  bien  des  vic- 
times, mais  involontaires  et  même  forcées. 
Nos  magistrats,  eux,  s'immolent  volontaire- 
ment. Par  eboix,  ils  ont  fait  litière  de  tous 
les  intérêts  ;  ils  ont  renoncé  à  leur  charge  ;  ils 
ont  sacrifié  leur  avenir  et  leur  fortune.  Dans 
un  temps  où  vous  voyez  tant  de  fonction- 
naires âpres  à  la  curée,  ils  ont  été  des  modèles 
d'abnégation  ;  en  un  siècle  d'indifférence,  ils 
ont  fait  acte  de  la  plus  généreuse  bravoure. 
N'oublions  pas  que  les  hommes  qui  ont  fait 
cela  étaient  attachés  à  la  justice  ;  ils  ont  eu 
horreur  de  la  violation  des  lois  divines  et  hu- 
maines ;  ils  n'ont  pas  voulu  s'en  rendre  com- 
plices contre  les  serviteurs  de  Dieu.  C'est  un 
exemple  glorieux  ;  il  faut  l'imiter  et  suivre 
toujours  le  droit  chemin. 

Les  religieux,  dépouillés,  expulsés  et  pros- 
crits par  la  république  ne  manquèrent  pas  de 
protester  contre  ses  attentats  et  de  revendi- 
quer leurs  droits  méconnus.  Qu'ils  fussent  ou 
ne  fussent  pas  religieux,  cela  ne  regardait  que 
leur  for  intérieur  ;  l'Etat  ne  sanctionnait  pas 
leurs  vœux,  mais  il  n'avait  ni  qualité,  ni  puis- 
sance pour  les  interdire.  Au  regard  de  la  loi 
civile,  les  religieux  n'étaient  que  des  citoyens, 
placés  sous  la  protection  d'une  loi  commune 
et  le  premier  devoir  du  gouvernement  était 
de  les  faire  respecter. Puisque  le  gouvernement 
intervertissait  l'ordre  de  ses  devoirs  et  persécu- 
tait ceux  qu'il  avait  le  devoir  de  couvrir  de  sa 
protection,  les  religieux  devaient  se  couvrir 
de  leur  droit  civique  et  poursuivre,  devant 
les  tribunaux,  les  persécuteurs.  Au  point  de 
vue  du  droit  naturel,  il  y  a  des  choses  qu'on 
ne  fait  pas.  Un  gouvernement,  par  exemple, 
à  moins  d'être  atteint  d'aliénation  mentale  ou 
d'être  dépourvu  de  la  plus  élémentaire  pu- 
deur, ne  crochète  pas  des  serrures  et  n'enfonce 
pas  des  portes  à  coups  de  hache.  Ces  sortes 
d'exploits  ne  se  conçoivent  que  de  la  part  de 
Cartouche,  de  Mandrin  et  de  leurs  disciples  ; 
et,  s'ils  se  conçoivent,  même  chez  les  brigands, 
ils  ne  sauraient  s'admettre.  Que  les  agents  du 
pouvoir,  contre  des  malfaiteurs,  en  cas  de  ré- 
sistance, fassent  respecter  la  loi  au  besoin  par 
la  force,  c'est  l'ordre  ordinaire;  mais  qu'en 
l'absence  de  loi,  sous  un  régime  qui  se  dit  li- 
béral, contre  des  citoyens  qui  ne  sont  ni  con- 
damnés ni  prévenus,  le  gouvernement  méprise 
les  formes  judiciaires  et  se  porte  lui-même 
aux  attentats  qu'il  est  chargé  de  punir,  c'est 
grand'pitié.  En  vain,  on  allègue  les  lois  ;  il 
n'y  a  point  de  loi  qui  permette  l'infamie. 
D'ailleurs  ces  prétendues  lois,  épaves  désho- 
norées et  répudiées  de  l'absolutisme  césarien, 


LIVRE  QUATRE- VINGT  QUATORZIÈME 


eonl  deux  fois  abattues,  cl  par  le  grand  fait 
de  89  qui  a  changé  l'assiette  de  l'ordre  Bocial, 
et  par  toutes  les  chartes  constitutionnelles 
qui  ont  sanctionné  et  applique,  les  principes 
de  89.  La  liberté  possède,  le  droit  est  impn 
criptible,  la  propriété  est  sacrée,  le  domicile 
inviolable,  la  foi  et  la  conscience  ont  leurs  im- 
munités. Tout  ce  qui  se  dit  et  se  fait  à  ren- 
contre est  nul  de  soi. 

Que  les  auteurs  cl  complices  de  ces  atten- 
tats contre  les  religieux,  soienl,  eu  leur  par- 
ticulier, d'honnêtes  gens,  des  époux  fidèles, 
de  bons  pères  de  familles,  de  respectables  ci- 
toyens :  nous  n'entendons,  ni  ici  ni  ailleurs, 
en  aucune  façon,  y  contredire.  Qu'ils  soient 
égarés  par  des  préjugés,  cela  esl  certain  ;  que 
leurs  bonnes  intentions  les  abusent,  cela  est 
trop  visible  ;  et  il  faut  leur  accorder  le  bé- 
néfice des  circonstances  atténuantes.  Mais 
lorsque,  mandataires  élus  de  libres  citoyens, 
chargés  par  ces  électeurs  de  garantir  tous  leurs 
droits,  dans  l'incapacité  absolue  de  recevoir 
mandat  d'exercer  des  sévices  contre  des  in- 
nocents, ils  se  portent  à  des  actes  de  bruta- 
lité, et,  disons  le  mot  propre,  de  brigandage, 
ils  ne  sont  plus  couverts  par  leur  mandat  po- 
litique. Tout  acte  qui  dépasse  les  limites  de  la 
loi,  est  interdit  au  pouvoir,  et  si  le  détenteur 
du  pouvoir,  dans  une  république,  se  porte  à 
des  violences,  ce  n'est  plus  qu'un  coupable 
de  droit  commun,  d'autant  plus  coupable 
qu'il  avait  charge  conlradictoire  à  ses  actes. 
Ce  sera,  je  l'espère,  l'étonnement  de  la  posté- 
rité, que  les  républicains  français  de  1880 
aient  pu  se  croire  autorisés  à  des  actes  qu'ils 
ont  réprouvés  dans  les  rois,  qu'ils  poursui- 
vaient naguère  dans  l'empereur  Napoléon  et 
que,  prôneurs  de  toutes  les  libertés,  revendi- 
cateurs ardents  de  tous  les  droits,  ils  aient, 
renégats  de  89,  violé  tous  les  droits  et  foulé 
sous  leurs  sandales  toutes  les  libertés. 

Ces  humbles  religieux,  qu'ils  avaient  cru 
pouvoir  dédaigner,  surent  le  leur  apprendre. 
Nous  donnons  ici,  comme  type,  deux  protes- 
tations de  religieux  expulsés.  Voici  la  protes- 
tation du  Père  Fouillier,  assistant  du  supé- 
rieur des  Oblats  de  Marie  :  «  Messieurs,  vous 
vous  attendez  certainement  à  une  énergique 
protestation  de  ma  part.  Oui,  je  protesle 
contre  l'acte  violent  et  arbitraire  par  lequel 
vous  attentez  à  ma  liberté  et  à  mes  droits  de 
propriétaire  et  de  citoyen  français. 

«  Vous  écrivez  une  page  d'histoire,  et  vous 
vous  y  donnez  un  bien  triste  rôle.  Quel  héri- 
tage vous  préparez  à  vos  enfants  !  Je  les  plains. 
Car  n'auront-ils  pas  à  rougir  de  la  part  que 
vous  prenez  à  cette  grande  iniquité  ? 

«  Quel  mal  vous  faisons-nous  ?  Quel  crime 
avons-nous  commis  pour  justifier  ce  déploie- 
ment de  la  force  armée  et  ce  brutal  envahisse- 
ment de  notre  demeure?  Interrogez  les  habi- 
tants des  quartiers  qui  nous  entourent.  Tous 
vous  diront  que  nous  assistons  les  pauvres, 
que  nous  visitons  Les  malades,  que  nous  exer- 

,-,  un  ministère  d'utilité  publique,  que  nous 
sommes  les  hommes  les  plus    paisibles,  les 


plus  inoffensifs,  les  plus  empre  éi  à  toute 
œuvre  de  dévouement  et  de  charité.  J'en 
prends  à  témoin  ees  messieurs  qui  me  font 
le  grand  honneur  de  m'assisler  de  leur  sym- 
pathies dans  cette  douloureuse  circonstance. 
Je  leur  en  serai  reconnaissant  toute  ma  vie. 

•<  Est-ce  parce  que  nous  ne  gênons  la  li- 
berté de  personne,  que  vous  confisquez  la 
nôtre  ? 

«  Si  j'avais  été  un  émeulier,  un  incendiaire 
ou  un  assassin,  vous  m'offririez  une  amnistie. 
Si  je  revenais  de  Nouméa,  vous  me  porteriez 
en  triomphe,  ou  tout  au  moins  vous  me  cou- 
vririez de  votre  protection.  Je  n'ai  fait  de 
mal  à  personne,  je  n'ai  pas  cessé  de  servir 
mon  pays,  et  vous  me  proscrivez.  Vous  m'ar- 
rachez démon  domicile,  et  vous  me  jetez  dans 
la  rue. 

«  Je  protesle  contre  cette  criminelle  appli- 
cation des  lois  diles  existantes,  dont  l'exis- 
tence est  contestée  par  la  magistrature  fran- 
çaise. 

a  Je  proteste  contre  cette  odieuse  persécu- 
tion que  l'Eglise  réprouve,  et  dont  les  au- 
teurs, quels  qu'ils  soient,  tombent  ipso  facto 
sous  le  coup  de  l'excommunication  majeure. 

«  Je  proleste  enfin  contre  un  attentat  qui 
viole  en  ma  personne  les  libertés  nécessaires 
de  tous  les  citoyens,  et  qui,  parce  qu'il 
ébranle  les  bases  de  notre  état  social  et  de  la 
paix  publique,  ne  reçoit  que  les  applaudisse- 
ments de  la  canaille  et  soulève  l'indignation  de 
tous  les  chrétiens  et  de  tous  les  honnêtes  gens 
de  la  France  et  du  monde  entier. 

«  Je  ne  sortirai  d'ici  que  par  la   violence  ». 

Voici  la  protestation  que  le  R.  P.  Chocarne, 
prieur  des  Dominicains,  faisait  entendre  lors 
de  l'expulsion  des  Pères  du  faubourg  Saint- 
Honoré  : 

«  Au  nom  du  droit  et  de  la  justice,  au  nom 
de  la  liberté  de  conscience,  au  nom  du  droit 
de  propriété  et  de  l'inviolabilité  du  domi- 
cile, je  proteste  contre  la  violence  qui 
nous  est  faite  ;  je  proteste,  plus  humilié  pour 
mon  pays  du  rôle  imposé  aux  agents  de  l'au- 
torité publique  qu'indigné  du  sort  que  nous 
subissons  ;  je  protesle  en  mon  nom  comme 
propriétaire  de  cet  immeuble,  et  au  nom  de 
ceux  de  mes  collègues  qui  en  sont  propriétaires 
avec  moi  ;  je  proteste  contre  la  violation  de 
mon  domicile  et  du  leur;  j'en  appelle  à  la 
justice  de  mon  pays,  et,  si  elle  reste  debout 
comme  elle  y  est  résolue,  avant  longtemps  le 
droit  sera  vengé,  et  les  attentats  qui  s'accom- 
plissent aujourd'hui  n'échapperont  pas  aux 
sévérités  de  la  loi. 

«  Je  demande  que  la  présente  protestation 
.«-oit  insérée  au  procès-verbal. 

«  P.  BERNARlt  CllOCAKNE, 

«  Provincial  des  Dominicains.  » 

Voilà  donc  les  tribunaux  saisis.  Les  hommes 
qui  ont  fait  la  chasse  aux  religieux,  en  atten- 
dant qu'ils  se  mettent  à  l'affût  des  prêtres  et 
des  autres  citoyens,  se  sont  livrés  passionné- 


2r»(> 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQ1  E 


menl  a  la  violenci  ,  La  perquisition  domici- 
liaire, le  crochetage  des  serrures,  la  proscrip- 
tion sans  phrase  ont  été  leurs  armes  de  pré- 
dilection. A  ce  despotisme  républicain  se  môle 
d'ailleurs  une  forte  dose  de  couardise.  Qu'on 
demande  à  un  Ferry  ou  à  un  Conslans  quel- 
conque pourquoi  il  ^e  montre  partisan  de 
l'application  intégrale,  immédiate  et  brutale 
des  décrets  du  2\)  mars.  Jamais  il  n'aura  l'idée 
ni  surtout  le  courage  d'invoquer  l'autorité  de 
ses  convictions  personnelles  :  C'est  l'opinion 
publii/ne  qui  me  force  la  main  ;  moi  je  ne  fais 
qu'obéir  comme  un  simple  domestique.  Telle 
sera  la  réponse  de  ces  étincelants  paladins. 

Le  procédé  manque  essentiellement  de  di- 
gnité ;  mais  il  est  commode.  11  offre  ce  double 
avantage  de  justifier  les  excès  sans  engager 
aucune  responsabilité.  Si  demain  le  président 
du  conseil  arrache  à  la  fermeté  bien  connue 
du  président  un  décret  qui  ferme  les  églises 
et  qui  partage  les  biens  du  clergé  entre  les 
diverses  loges  maçonniques  de  l'ancien  et  du 
nouveau  monde,  rien  ne  lui  sera  plus  facile 
qne  de  représenter  cette  iniquité  monstrueuse 
comme  un  corollaire  nécessaire  des  élections. 
Néron,  lui  aussi,  cédait  à  la  pression  de  l'opi- 
nion publique,  quand,  faisant  violence  à  sa 
douceur  naturelle,  il  se  résignait  à  enduire 
les  chrétiens  de  poix  pour  les  faire  servir  à 
l'illumination  des  jardins  impériaux. 

Mais  enfin,  des  juges,  des  juges!  voilà  ce 
que  demandent  les  proscrits.  Forum  et  jus, 
l'ouverture  des  prétoires,  l'égalité  devant  la 
justice,  c'est  la  formule  propre  de  la  société 
moderne.  Les  expulsés  s'adressent  mainte- 
nant aux  tribunaux,  les  uns  pour  obtenir  la 
réintégration  de  leur  propriété  ou  de  leur  do- 
micile, les  autres  pour  porter  plainte  au  cri- 
minel, contre  les  agents  d'exécution.  C'est  le 
quart  d'heure  de  Rabelais. 

Le  vidangeur  Constans,  à  propos  d'iustance 
au  criminel,  à  fins  civiles,  formée  contre  le 
préfet  de  la  Gironde,  adressait  un  mémoire  à 
son  complice  Gazot  :  voici  ses  conclusions: 

«  On  ne  saurait  contester  que,  si  des  pour- 
suites devaient  être  ordonnées,  elles  devraient 
l'être  contre  les  ministres,  auteurs  principaux, 
et  que  les  agents  d'exécution  ne  pouvaient  fi- 
gurer qu'à  titre  de  complices. 

«  Dès  lors,  les  faits  ne  relèvent  à  aucun 
point  de  vue  de  la  juridicion  criminelle  ordi- 
naire. 

«  C'est  à  la  Chambre  des  députés  seule 
qu'aux  termes  de  nos  lois  constitutionnelles 
il  appartient  de  mettre  en  accusation  les  mi- 
nistres pour  crimes  commis  dans  l'exercice  de 
leurs  fouctions  et  dans  des  matières  de  gou- 
vernement et  de  politique  générale. 

«  C'est  au  Sénat  seul  qu'il  appartient  de  les 
juger. 

«  D'autre  part,  en  admettant  qu'à  raison  de 
l'exécution  de  ces  mesures  de  haute  police 
et  de  gouvernement,  des  dommages-intérêts 
puissent  être  réclamés,  en  admettant  qu'une 
responsabilité  puisse  être  encourue  pour  l'exé- 
cution d'actes  décidés  par  le   gouvernement 


avec  l'assentiment  du  Parlement,  ce  ne  peut 
être  que  la  responsabilité  civile  de  l'Llat.  Or, 
en  vertu  du  principe  de  l'Etat  débiteur,  cY  t 
à  la  juridiction  administrative  seule  du  con- 
seil d'Etat  qu'il  appartenait  de  statuer  sur  la 
demande.  » 

Au  seuil  du  grand  procès  qui    va   se  ju_ 
le  gouvernement  a  donc  estimé  n  ire  de 

faire  un  dernier  appel  aux  juges  dont  il  dé- 
clare si  haut,  d'autre  part,  qu'il  connaît  par 
avance  la  décision,  qui  n'est  peut-être  pas  aussi 
sûre  qu'on  l'espère  dans  les  conciliabules 
gouvernementaux  ?  En  tout  cas,  cette  nou- 
velle intervention  de  Conslans  paraîtra  une 
souveraine  inconvenance  à  l'endroit  des  juges 
sur  lesquels  on  veut  ainsi  exercer  un  sorte 
d'intimidation. 

Tout  citoyen  est  responsable  de  ses  actes  ; 
le  fonctionnaire,  qui  ne  perd  pas  sa  qualité  de 
citoyen,  n'en  décline  pas  non  plus  la  respon- 
sabilité. S'il  obéit  à  un  ordre,  il  remplit  son 
devoir  hiérarchique  ;  mais  si  l'ordre  est  in- 
juste, il  accomplit,  en  obéissant,  une  injus- 
tice. Quand  la  consigne  est  infâme,  la  déso- 
béissance est  un  devoir  et  un  honneur:  c'est 
un  axiome  de  morale  élémentaire,  longtemps 
préconisé  par  les  publicistes  delà  Démocratie. 
Imaginer  des  fonctionnaires  innocents  quand 
ils  commettent  des  crimes  de  droit  commun, 
quand  ils  souillent  leurs  mains  d'attentats 
qu'ils  doivent  réprimer  dans  les  vulgaires 
criminels,  c'est  une  conception  qui  blesse  le 
bon  sens  et  révolte  la  probité.  Si  l'on  ad- 
mettait cette  conception  fausse,  ce  serait 
mettre  aux  mains  du  pouvoir  des  agents  ir- 
responsables, des  gens  prêts  à  tout,  des  sup- 
pôts de  tyrannie,  des  scélérats  vainement  af- 
fublés d'innocence.  Que  des  républicains  se 
soient  arrêtés  à  cette  conception,  c'est  une 
honte  pour  leur  parti,  et,  dans  une  situation 
violente,  un  méfait  de  plus. 

Les  défenseurs  officieux  du  gouvernement 
des  crocheteurs,en  dépit  de  tous  les  sophismes, 
éprouvaient  de  singuliers  embarras.  Les 
moyens  employés  répugnaient  à  tout  le 
monde,  et  si  le  trouble  des.  consciences  lais- 
sait indifférents  les  persécuteurs,  les  dé- 
sordres de  la  rue  et  les  amorces  offerts  au 
socialisme  les  inquiétaient.  Ces  portes  tumul- 
tueusement brisées  marquaient,  d'une  manière 
trop  sensible,  la  violation  de  tous  les  droits, 
la  suspension  des  garanties  légales  dues  à 
tous  les  citoyens.  Le  Journal  des  Débats  lui- 
même  se  demandait  si  le  gouvernement 
triompherait  des  difficultés  où  il  se  débattait. 
Et  cependant  ces  libéraux  d'hier,  subitement 
convertis  à  l'omnipotence  du  pouvoir  exé- 
cutif, concluaient,  malgré  leurs  angoisses,  en 
s'écriant  :  «  Le  président  de  la  République  a 
contresigné  les  décrets  ;  les  ministres  les  ont 
rendus  dans  la  plénitude  de  leur  droit.  Les 
décrets  doivent  être  obéis  ». 

Les  décrets,  œuvre  impolilique  et  violente, 
doivent  être  obéis,  s'ils  sont  conformes  à  la  loi. 
Sont-ils  conformes  à  la  loi?  Toute  la  question 
est  là. 


1JVI1F  QUATRE-^  [NGT-QUATORZIÊME 


•■7 


Un  des  fonctionnaires  les  plus  considé- 
rables du  gouvernement,  Berlauld,  procureur 
général  près  la  cour  de  cassation,  ne  le  pen- 
sait pas  lorsqu'il  écrivait  en  1845  : 

u  Aucune  </<■  nos  lois  actuelles  n'autorise  à 
chasser  des  religieux  de  leur  habitation  com- 
mune. 

«  Des  poursuites  administratives  tendant  à 
leur  expulsion  seraient  en  tout  cas  illicites  et 
vaines. 

«  Certainement  elles  deviendraient  insuffi- 
santes et  ridicules,  pour  peu  qu'on  leur  op- 
posât  d'obstination  ou  d'adresse. 

«  C'en  est  assez  :  espérons  qu'en  France  le 
droit  de  cohabitation  religieuse  sera  respecté 
comme  il  l'est  par  tous  les  peuples  libres. 

«  C'est  le  vœu  de  la  loi;  la  justice,  l'honneur 
du  pays,  l'intérêt  social  bien  compris  ne  per- 
mettent pas  de  le  méconnaître.  » 

Les  jésuites,  expulsés  les  premiers,  furent 
les  premiers  à  en  appeler  à  la  justice.  Ci- 
toyens d'un  pays  libre,  ou  qui  se  dit  tel,  ils 
acceptaient  et  revendiquaient  les  immunités  et 
les  garanties  constitutionnelles,  conséquences 
indiscutables  de  l'état  actuel  des  sociétés 
humaines,  et  particulièrement  de  la  France. 
Ce  que  valent  aux  yeux  du  dogme  les  prin- 
cipes de  liberté  et  d'égalité,  soi-disant  con- 
quêtes de  81),  ils  n'avaient  pas  à  s'en  expliquer 
devant  un  tribunal  ;  mais  la  protection  que 
leur  assuraient  ces  principes  érigés  en  lois, 
ils  en  espéraient  le  bénéfice.  Les  règles  du 
droit  assuraient  ce  recours  et  l'opinion  exi- 
geait cette  garantie.  Quelque  dut  être  le 
verdict  des  magistrats,  le  public  l'aurait  cer- 
tainement accepté,  prêt  à  soutenir  ou  à  aban- 
donner la  cause  des  congrégations,  si  les  tri- 
bunaux avaient  prononcé  en  un  sens  ou  dans 
l'autre.  D'où  aurait  pu  d'ailleurs  provenir 
l'hésitation  du  gouvernement  à  soumettre  ses 
actes  à  l'appréciation  de  l'autorité  judiciaire? 
Avait-il  à  craindre  d'être  jugé  par  une  magis- 
trature hostile?  En  admettant  cette  crainte, 
une  telle  raison  n'aurait  pas  paru  suffisante  à 
un  gouvernement  sage  dans  ses  entreprises  et 
soucieux  des  droits  de  chacun.  Mais  c'eut  été 
mal  connaître  le  corps  judiciaire,  que  de  le 
croire,  envers  le  gouvernement,  animé  d'un 
sentiment  d'hostilité  systématique.  L'examen 
de  la  jurisprudence  depuis  le  premier  empire, 
apprend,  au  contraire,  que  la  magistrature 
assise  est  toujours  disposée  a  étendre,  plutôt 
qu'à  diminuer,  les  droits  du  gouvernement. 
Cette  tendance  est  bien  connue  de  tous  ceux 
qui  unt  été  mêlés  aux  affaires  ou  l'adminis- 
tration est  partie;  et  souvent  les  libéraux  se 
sont  élevés  contre  la  trop  grande  place  que 
les  décisionsde  la  justice  laissent  à  l'arbitraire 
l'Etat,  quand  l'Etat  comparaît  devant  les 
tribunaux. 

te  disposition  pouvait-elle  se  modifier 
par  ce  fait  que  le  gouvernement  avait  ac- 
compli, à  la  fois,  un  plus  grand  nombre 
d'actes  politiques?  Au  contraire;  plus  les  me- 
sures prises  par  l'Etat  étaient  importantes 
par  le  nombre  et  la  gravité,  quelque  atteinte 

T.    XV. 


qu'elles   portassent    aux    droits   individuels, 
plus  la  magistrature,  Adèle   à   sa   tradition, 
bésiterail  à  les  condamner.  Le  temps  esl  loin 
où  les  parlements  tenaient  tête  aux  officiers 
du    Roy  el   au    roi    lui-même.  Aujourd'hui, 
plutôt  que  d'arrêter,  par  ses  décisions,  l'exé- 
cution  d'une    vaste    entreprise,  plutôt    que 
d'entrer    en   lutte    avec   l'administration,  il 
n'était  pas  douteux  que  les  tribunaux  cher- 
cheraient,   dans    les    actes     loumis    à    leur 
examen,  jusqu'aux  moindres  apparences  de 
légalité  ;   cette  légalité  reconnue,  ils  se  se- 
raient  aussitôt  retirés   par  des   déclarations 
d'incompétence,    afin    de   laisser    le    pouvoir 
exécutif  se  mouvoir,  avec  sa  pleine  indépen- 
dante, dans  sa  sphère  d'action  légitime.  Nous 
verrons  bientôt  le  gouvernement  afficher,  en- 
vers la  magistrature,  la  plus  étrange  suspi- 
cion. 

L'affaire  des  jésuites,  rue  de  Sèvres,  vint,  en 
référé,  à  l'audience  du  7  juillet  1880.  Me  Oscar 
Falateuf  parla  ainsi  :  «  M .  le  procureur  général 
Dupin  a  dit  :  «  Prendre  à  la  justice  une  ques- 
«  tion  de  propriété  privée  pour  la  livrer  à  un 
«  pouvoir  discrétionnaire  quelconque,  c'est 
«  l'attaquer  sur  le  terrain  où  toutes  les  pro- 
«  priétés  sont  solidaires,  c'est  dire  que  le 
«  droit  n'existe  plus,  car  là  où  il  n'y  a  plus  de 
«  juges,  il  n'y  a  plus  de  droit.  » 

«  Je  ne  saurais  donner  une  formule  plu-; 
exacte  du  débat  qui  s'ouvre  aujourd'hui  devant 
vous.  Une  question  de  propriété  vous  est  sou- 
mise ;  un  double  déclinaloire  prétend  vous 
l'enlever.  Faut-il  conclure  qu'il  n'y  a  plus  de 
juges,  qu'il  n'y  a  plus  de  droit? 

«  Pour  apprécier  ce  débat  dans  son  ensemble 
et  caractériser  le  déclinatoire  présenté,  le  tri- 
bunal me  permettra  de  lui  rappeler  très  ra- 
pidement les  circonstances  dans  lesquelles  est 
née  la  question  si  grave  dont  il  est  aujour- 
d'hui saisi.   » 

Après  ce  début,  l'orateur  fit  l'historique  du 
procès  et  présenta  l'exposé  de  l'affaire  :  «  En 
ce  moment,  vous  êtes  saisis  de  deux  référés, 
l'un  au  nom  de  M.  l'abbé  de  Guilhermy,  qui 
se  dit,  qui  est  copropriétaire  de  l'immeuble 
dans  lequel  a  eu  lieu  l'exécution  du 
30  juin  1880  ;  il  demande,  en  vertu  des  titres 
de  propriété  dont  il  est  porteur,  à  être  réin- 
tégré dans  son  immeuble  où  il  est  d'ailleurs 
domicilié. 

«  Le  second  référé  est  introduit  au  nom  de 
M.  le  baron  de  Ravignan,  président  de  la  so- 
ciété civile  dite  de  Saint-Germain,  lequel  sou- 
tient, en  ce  qui  concerne  plus  spécialement  la 
chapelle,  que  cette  salle  faisant  partie  de 
l'ensemble  des  immeubles  sociaux  doit  être 
remise  à  sa  disposition,  et  que  les  -celles  ap- 
posés sur  ses  portes  doivent  disparaître.  M.  de 
Havignan  ajoute  qu'il  prend  l'engagement, 
dont  il  demande  acte,  de  ne  faire  exercer 
dans  la  chapelle  en  question  aucune  céré- 
monie du  culte. 

«  A  cette  double  demande  il  est  répondu  par 
deux  déclinatoires,  l'un  au  nom  de  M.  le 
préfet  de  police,  défendeur  à  l'instance  en  ré- 

17 


B1ST01RE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Béré,  l'autre  au  nom  de  M.  le  préfet  de  la 
Seine,  intervenant  dans  L'instance. 

«  Lea  deux  déclinatoirea  tendent  le  premier 
à  voue  dessaisir  vous  el  tonte  aulne  juridic- 
tion, d'uni'  manière  immédiate,  irrévocable, 
sur  la  demande  de  M.  de  Guilhermy  ;  le  se- 
cond, à  renvoyer  la  connaissance  du  réléré  au 
conseil  d'Etat,  qui  serait  seul  compétent  pour 
statuer  à  cet  égard. 

m  l'n  tel  système  est  au  moins  étrange.  Le 
gouvernement  ne  nous  avait-il  pas  fait 
d'autres  promesses?  Vous  vous  rappelez  la 
séance  du  Sénat  du  25  juin  1880,  à  l'occasion 
de  la  discussion  des  pétitions  relatives  aux 
de'crets  ;  M.  de  Freycinet,  à  la  tribune  du 
Sénat,  parlait  ain'i  : 

«  Que  peut  répondre  un  cabinet  dont  la 
«  fonction  est  précisément  d'appliquer  la  loi 
«  lorsqu'un  des  grands  pouvoirs  de  l'Etat 
«  vient  lui  dire  :  Il  y  a  des  lois  qui  som- 
«  meillent,  appliquez-les.  » 

«  Et  M.  Buffet  lui  ayant  dit  :  «  Mais  elles 
n'existent  pas.  »  —  «  Si  elles  n'existent  pas, 
«  répliqua  alors  M.  de  Freycinet,  les  tribu- 
«  naux  le  diront,  et  alors  vos  inquiétudes 
«  doivent  être  calmées.  » 

«  C'était  un  bon  avis  !  Mais  nous  savons, 
hélas,  par  expérience  que  les  déclarations  de 
M.  le  président  du  conseil  ne  sont  pas  tou- 
jours suivies  d'effet.  L'amnistie  n'est-elle  pas 
là  peur  nous  instruire?  ne  nous  a-t-elle  pas 
montré  comment,  au  mois  de  février  1880,  il 
peut  penser  d'une  façon  et  au  mois  de  juillet 
agir  d'une  autre?  qui  sait  ce  que  dans  six 
mois  il  dira  des  décrets  ? 

«  Jusque-là,  nous  aurons  raison  de  ne  pas 
calmer  nos  inquiétudes. 

«  Cependant,  M.  de  Freycinet,  élevé  sans 
doute  à  l'école  des  hommes  d'Etat,  a  dû  sa- 
voir que  ce  n'est  pas  la  première  fois  que 
semblable  question  était  posée.  En  18'<5,  .M. 
Tbiers,  qu'il  a  été  de  mode  d'admirer  pendant 
un  temps,  mais  qui  aujourd'hui  semble  mort 
depuis  un  siècle,  à  en  juger  par  le  chemin 
parcouru  en  quatre  années,  M.  Tbiers  disait  : 
«  Ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  faut  faire  des  ob- 
jections contre  la  loi  des  associations,  puisque 
je  n'en  demande  pas  l'application.  »  Et  il 
ajoutait  :  «  Si  un  préfet,  agissant  au  nom  du 
gouvernement,  signifie  que  cette  loi  est  exé- 
cutable, on  l'exécute.  Si  on  s'y  refuse,  on  va 
devant  les  tribunaux  qui  décident  si  le  gou- 
vernement a  allégué  à  propos  une  loi  de 
l'Etat.  » 

«  Conséquemment,  soit  en  1880,  soit  en  1845, 
ceux  qui  avaient  le  droit  de  porter  la  parole 
devant  le  pays  affirmaient  votre  compétence 
absolue;  aujourd'hui,  il  en  est  autrement,  et 
les  conclusions  qui  sont  prises  tendent  à 
mettre  M.  île  Guilhermy  hors  de  toute  en- 
ceinte de  justice.  » 

Aprè«  avoir  prouvé  que  Guilhermy  est  vrai- 
ment propriétaire,  qu'il  a  été  expulsé  violem- 
ment de  son  domicile  et  qu'il  demande  à  y 
rentrer,  l'avocat  ajoute  que  le  tribunal  est 
compétent,  et  pour  le  prouver  il  cite  Berner 


plaidant  pour  les  d'Orléans  en  1852  :  «Il  faut 
mait  Berryer,  quitter  vi  -,  car  vous 

n'avez  plus  d'attributions,  si  ceci  n'est  pas 
d'une  manière  absolue,  exclusive,  essentielle 
dans  vu-  attributions  seule,.  Est-ce  que  j'ai 
besoin  «le  venir  apporter  a  cette  barre  des 
textes  justificatifs  de  cette  proposition  que, 
s'agissant  de  propriété  privée...  vous  êtes  nos 
juvres  et  nos  seuls  juges  ;  il  n'y  a  personne  au 
monde,  si  haut  placé  qu'il  soit,  qui  ail  le 
droit,  je  ne  dis  pas  de  s'approprier,  mais  de 
partager  ces  fonctions  avec  irons.  » 

Et  plus  loin  :  «  Les  principes  du  droit  pu- 
blic, le  (iode  Napoléon,  les  décrets  impériaux, 
les  ordonnances  royales  de  toutes  époques,  la 
jurisprudence  sous  toutes  les  formes,  pro- 
clament en  cette  matière  votre  compétence 
absolue,  exclusive,  sans  partage...  Vous  avez 
un  monopole,  entendez-vous  bien,  ou  il  faut 
rayer  ces  lois,  ces  décrets,  ces  ordonnances. 
Propriété,  possession,  hérédité,  prescription, 
nullité  de  iitres.  tout  cela  veut  dire  :  com- 
pétence judiciaire.  Elle  est  là  ;  elle  n'est  | 
ailleurs.  » 

Si  cela  est  vrai,  et  qui  pourrait  le  con- 
tester ?  voyons  par  quel  phénomène  vous 
pourriez  être  dépossédés  de  votre  juridiction. 
On  veut  déposséder  les  magistrats  en  allé- 
guant les  lois  existantes  et  en  donnant  aux 
attentats  d'expulsion  le  nom  d'actes  de  haute 
police.  Nous  n'avons  plus  à  établir  la  nullité 
des  lois  prétendues  existantes  ;  l'autre  point 
nous  touche  de  plus  près.  On  entend  par  là 
les  actes  que  la  constitution  el  les  lois  ré- 
servent à  la  puissance  souveraine,  sans  autre 
contrôle  que  celui  des  grands  corps  poli- 
tiques et  de  l'opinion.  Par  exemple,  la  con- 
vocation des  électeurs,  les  convocations  des 
Chambres,  les  relations  diplomatiques  des 
traités  de  paix  et  déclarations  de  guerre,  la 
disposition  de  la  force  publique,  l'exercice 
du  droit  de  grâce  :  ce  sont  là  des  actes  de 
haute  police.  Mais  dès  là  qu'il  s'agit  de  droit 
privé,  de  propriété,  de  domicile,  de  liberté 
individuelle,  de  droit  civil,  cela  retombe 
sous  la  compétence  des  tribunaux.  Ou  il  n'y 
a  plus  ni  juges  ni  justice,  mais  seulement 
arbitraire,  retour  à  l'état  sauvage,  car  l'ar- 
bitraire n'est  pas  autre  chose. 

Les  tribunaux,  malgré  les  déclinaloires  des 

préfets,  se  prononcèrent  pour  la  compétence. 

Voici  le  texte  de  l'ordonnance  du  juge  de  ré- 

féi  é  d'Angers  dans  l'affaire  des  Pères  jésuites  : 

Attendu  qu'il  est  certain  en  fait  et  d'ailleurs 

non  méconnu,  qu'à  la  suite  de  l'expulsion  des 

jésuites   des    immeubles    dont   il    s'agit,    les 

scellés  ont  été  apposés  sur  lesdits  immeubles, 

d'ordre  de  M.  le  préfet,  qui  déclare  entendre 

couvrir  ses  agents  ; 

Attendu  que,  s'il  existe  des  lois  pouvant 
permettre  la  dissolution  des  congrégations 
religieuses  non  autorisées,  ces  lois  intéressent 
la  liberté  individuelle  et  sont,  par  suite,  de 
droit,  pour  leur  application,  du  domain?  des 
tribunaux  ordinaires  ;  qu'aucune  disposition 
légale    n'attribue    exceptionnellement,    à    cet 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUAT0RZ1EMI 


égard,  juridiction,  ni  Burtout  pouvoir  à  l'au- 
torité administrative  ; 

Que  l'exécution  de   ces  I <  - i ^  ne  taurait  en 
toux  cas  être  assurée  au  moyen  d'une  atteinte 
au  droit  de  propriété  ; 
Que  la  confiscation  est  abolie  ; 
Que  la   propriété,   droit   absolu  et    sacré 
comme  celui  de  vivre,  dont  il   est  la  consé 
quence   nécessaire,   affirmé   par  L'Assemblée 
nationale  dans  la  constitution  de  1791,  par  la 
Convention  dans  la  Déclaration  des  droits  de 
l'homme  le  24  juin  1793,  déclarée  inviolable 
par  la  charte  de   IS.'iO  et  par  la  constitution 
républicaine  de  1848,  est  mise  par  la  loi  sous 
la  sauvegarde  du  juge  de  droit  commun  ; 

Qn'il  importe  peu  (]ue  celui  qui  la  reven- 
dique soit  ou  paraisse  être  membre  d'une  con- 
grégation non  autorisée,  la  qualité  de  membre 
d'une  pareille  congrégation  ri  effaçant  pas  son 
individualité  civile  et  laissant  subsister  tous 
ses  droits  parce  qu'il  laisse  subsister  toutes 
ses  obligations  ; 

Attendu  que  le  droit  de  propriété  et  le 
droit  de  jouir  de  la  chose  qui  en  est  l'objet 
sont  identiques,  et  que  le  juge  de  l'un  est  le 
juge  de  l'autre  : 

Attendu  que  Charles  Le  Bêle  produit  un 
titre  de  propriété  s'appliquant  aux  immeubles 
placés  administrativement  sous  les  scellés  ; 

Par  ces  motifs, 

Nous  déclarons  compétent,  etc. 

Voici  le  jugement  de  Lyon  : 

Attendu  que  les  demandeurs  réclament  la 
possibilité  de  rentrer  dans  leur  domicile  et  d'en 
sortir  quand  bon  leur  semblera,  sauf  à  être 
cités  devant  la  juridiction  répressive  dans  le 
cas  où  ils  commettraient  des  délits  ;  que  leur 
instance  en  référé  porte  sur  une  mesure  pro- 
visoire tendant  à  faire  respecter  leur  domi- 
cile dont  ils  ont  été  irrégulièrement  et  illéga- 
lement évincés  ; 

Attendu  que  les  tribunaux  seuls  sont  compé- 
tents pour  sauvegarder  la  liberté  individuelle 
de  tous  les  citoyens  ; 

Attendu  que  Je  déclinatoire  repose  sur  un 
acte  de  haute  police  ;  mais  que,  dans  ce  cas, 
si  certains  actes  de  cette  nature  peuvent  at- 
teindre les  citoyens,  il  faut  qu'ils  soient  basés 
sur  une  loi  spéciale  donnant  à  l'administration 
I  a  pouvoirs  nécessaires  pour  l'exécution 
d'une  pareille  mesure;  que  dans  le  déclina- 
toire proposé  aucun  texte  de  loi  de  cette  na- 
ture n'a  été  cité  ; 

Attendu  que  le  préfet  du  Rhône  vise  bien 
le  décret  de  messidor  an  XII  pour  arriver  à 
la  dissolution  de  l'association  des  jésuite-, 
mais  que  ce  décret  ri  autorise  pas  l'adminis- 
tration à  procéder  par  voie  de  simple  arrêté 
de  police  <;t.  a  le  faire  exécuter  manu  militari  ; 
que  le  décret  de  messidor  n'a  pas  enlevé  aux 
magistrats  ni  au   ministère    public   la    pour- 

lite  des  délits  et  des  crimes  ; 

Que,  si   la  loi  pénale  contient  des  moyens 

ion,  rien  ne  permet   d'en  substituer 

d'autres  à  ceux  qu'elle  a  prescrits,  et  surtout 


à  procéder  par  voies  extraordinaires  disparu 
depuis  longtemps  de  nos  Codi 

Attendu  que  le  déclinatoire  du  préfet  n'a 
pas  de  bases  dans  la  législation  actuelle  : 

l'ai-  ces  motifs,  eti 

l)u  fi  juillet  au  5  novembre,  cinquante- 
deux  décisions  judiciaires  s'étaient  pro- 
noncées pour  la  compétence  des  tribunaux, 
sur  la  question  de  propriété  et  de  domicile,  et 
six  décisions  seulement  s'étaient  prononci 
pour  l'incompétence.  Le  gouvernement  sentit 
le  coup,  et  dans  son  mémoire  a  Cazot,  le  vi- 
dangeur ministre  voulut  se  débarrasser  de  ces 
jugements.  Selon  lui,  les  faits  justifiaient  le 
conflit;  mais  les  faits  allégués  étaient  faux  et 
pour  renverser  la  conclusion  du  ministre,  il 
sulfit  de  rétablir  la  vérité. 

Dans  toutes  les  affaires  où  les  tribunaux 
s'étaient  déclarés  compétents,  pour  juger  la 
cause  des  religieux,  le  gouvernement  éleva  le 
conflit.  Qu'est-ce  que  le  conflit?  Le  gouverne- 
ment avait-il  le  droit  de  suspendre  le  cours 
de  la  justice,  parce  qu'il  craignait  sa  con- 
damnation ?  Non,  incontestablement.  Il  est 
facile  de  le  démontrer. 

Trois  pouvoirs  sont  nécessaires  au  fonction- 
nement de  la  société  : 

Le  pouvoir  législatif,  qui  fait  la  loi  ; 
Le  pouvoir  exécutif,  qui  veille  à  son  exécu- 
tion ; 

Le  pouvoir  judiciaire,  qui  décide  si  les  ac- 
tions des  citoyens  sont  ou  non  conformes  à  la 
loi,  et  détermine  au  besoin  son  véritable 
sens. 

Telle  est  l'organisation  sociale  de  tous  les 
pays  vraiment  libres  :  les  droits  des  citoyens 
sont  placés  sous  la  sauvegarde  des  tribunaux. 

Tout  désaccord  entre  l'administration  et  un 
citoyen  sur  le  sens  ou  l'application  de  la  loi 
e.-t  donc,  en  principe,  de  la  compétence  du 
pouvoir  judiciaire.  S'il  en  était  autrement, 
l'administration  deviendrait  omnipotente. 
Disposant  de  la  force  et  seule  juge  de  la  lé- 
galité de  ses  actes,  elle  serait  même  au-dessus 
du  législateur,  puisqu'elle  pourrait  violer  im- 
punément la  loi. 

Ces  principes  si  simples  ne  sont  point 
admis  en  France. 

Cette  doctrine  est  confirmée  par  un  savant 
jurisconsulte.  «  Si,  dit  Anatole  de  Ségur, 
suivant  la  théorie  de  nos  ministres,  tout  acte 
ordonné  par  eux,  accompli  par  un  adminis- 
trateur en  fonctions,  est  un  acte  adminis- 
tratif, il  est  bien  évident  qu'il  n'y  a  plus  de 
garantie  pour  aucun  droit,  et  que  la  liberté, 
la  vie  même  des  citoyens  sont  à  la  merci  du 
pouvoir  exécutif.  Voici,  en  effet,  comment  les 
choses  se  passent.  Un  décret  ordonne  la  saisie 
de  ma  mai>on,  mon  expulsion  de  chez  moi, 
mon  arrestation.  Je  proteste  contre  ces  vio- 
lences, j'en  appelle  aux  tribunaux.  Aussitôt 
le  préfet  élève  le  conflit,  arrête  l'action  de  la 
justice  et  porte  la  question  de  compétence 
devant  le  tribunal  des  conflits.  Si  ce  tribunal 
décide  que  l'acte  dont  je  me  plains  est  un 
acte   administratif,    les   tribunaux   ordinaires 


200 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  f'ATlinLU'l  E 


deviennent  incompétent!  pour  statuer  sur  ma 
plainte.  Il  ne  me  reste  que  le  recours  pour 
excès  de  pouvoir  devant  le  conseil  d'Etat,  re- 
cours qui  n'est  môme  pas  recevable  si  l'acte 
incriminé  a  le  caractère  d'un  acte  de  gouver- 


nement. Ou  est,  des   lors,  sous  le 


régime 


bou  plaisir,  des  lettres  de  cachet,  de  la  con- 
fiscation, le  régime  du  despotisme  dans  toute 
sa  beauté  classique.  » 

Outre  les  objections  qui  s'élevaient  contre 
le  tribunal  des  conflits,  une  autre  chose 
préoccupait  justement.  Le  ministre  de  la  jus- 
tice, l'admirateur  de  Danton,  Cazol,  était,  de 
droit,  président  de  ce  tribunal  d''S  conflits. 
Devait-on  le  voir  siéger  dans  le  procès;  des 
Jésuites  et  départager  le  tribunal,  pour  as- 
surer le  triomphe  de  l'administration  dont  il 
était  membre?  Une  telle  monstruosité,  si  elle 
devait  se  produire,  révolterait  la  conscience 
publique.  Heureusement  Cazot  est  récu-ahle. 
«La  partie  à  laquelle  un  juge  est  suspect,  dit 
Domat  (Lois  civiles,  II,  171),  pour  des  causes 
justes  et  bien  prouvées,  peut  le  récuser,  c'est- 
à-dire  l'empêcher  de  prendre  connaissance  de 
la  contestation.  » 

Pothier  (Proc.  civ.  part.  I,  cb.  2,  §2),  nous 
donne  la  raison  du  droit  de  récusation. 

«  Comme  rien,  dit-il,  n'est  davantage  requis 
dans  un  juge  que  le  désintéressement,  le  juge 
est  récusable  toutes  les  fois  qu'il  se  trouve 
avoir  quelque  avantage  indirect  à  la  décision 
de  l'affaire  portée  devant  lui.  »  —  L'intérêt 
du  juge  n'est  pas  nécessairement  un  intérêt 
pécuniaire  ;  ce  peut  être  un  intérêt  d'honneur 
ou  d'amour-propre.  Ces  sentiments  sont  sou- 
vent même  beaucoup  plus  puissants  que  le 
simple  intérêt  d'argent. 

Le  droit  de  récusation  est  donc,  pour  tout 
plaideur  et  devant  tout  tribunal,  un  droit  que 
lequité  lui  confère  indépendamment  de  toute 
loi  positive. 

Si  le  législateur  s'en  occupe  en  traçant 
pour  certaines  juridictions  la  procédure  à 
suivre,  ce  n'est  pas  pour  créer  le  droit;  la 
conscience  seule  suffit  à  le  proclamer  ;  c'est 
uniquement  pour  en  régler  lusage  devant  ces 
juridictions  et  préciser  les  cas  dans  lesquels 
le  juge  sera  réputé  intéressé. 

Donc,  lorsque  les  lois  relatives  à  une  juri- 
diction spéciale,  le  tribunal  des  conflits,  par 
exemple,  ne  parlent  pas  de  la  récusation,  il 
n'en  faut  point  conclure  que  le  droit  de  récusa- 
tion n'existe  pas  devant  cette  juridiction,  et 
qu'un  juge  des  conflits  a,  par  suite,  le  droit 
de  prononcer  dans  sa  propre  cause  ;  il  faut 
dire  uniquement  que  la  matière  est  alors 
régie,  soit  par  les  règles  de  l'équité  naturelle, 
soit  par  les  principes  du  Code  de  procédure 
civile.  On  peut,  en  effet,  considérer  ce  Code, 
dans  tout  ce  qui  n'est  point  de  pure  forme, 
comme  l'expression  des  principes  généraux 
de  notre  droit  français  en  matière  de  procé- 
dure. 
Le    franc-maçon   Cazot    ne   l'entendit   pas 


ainsi.  Le  tribunal  des  conflits  -e  réunit  pour 
la  première  fois  le  5  novembre.  Ce  tribunal 
composait  du  citoyen  Cazot  et  de  plusieurs 
autres  qui  refusèrent  sa  récusation.  L'avocat 
plaidant,  M'   Sabalier,  s'éleva  contre  ce  scan- 


da     dale  du  proacripteur  s'érigeant  en  juge.  A  la 


lin  de  sa  harangue,  il  s'écria  :  «  Messieurs,  la 
statue  de  la  Liberté  est  voilée  aujourd'hui  ; 
nous  saurons  attendre  qu'on  la  découvre  de 
nouveau.  Rappelez-vous  les  paroles  de 
Bossuet  :  «  Il  y  a  des  lois  dans  lc~  empires 
contre  lesquelles  tout  ce  qui  se  fait  est  nul  de 
droit.  » 

«  On  peut  toujours  revenir  contre.  L'action 
contre  la  violence  et  l'iniquité  e-t  immortelle 
et  imprescriptible.  » 

«  Ainsi,  dit  Jules  Auffray,  les  règles  les  plus 
es>entielles  à  la  bonne  administration   de  la 
justice,  telle  que  la  récusation,  ne  lient  plus 
nécessairement  le  juge,  lorsque,  édictées  par 
toutes  les  juridictions  de  l'ordre  judiciaire  ou 
administratif,   inscrites  au   fond   de  la  cons- 
cience du  magistrat  et  s'imposant  en  quelque 
sorte  à  sa  pudeur,  elles  n'ont   pas  cependant 
été  rappelées  d'une  façon    expresse,   lors   de 
l'institution  d'un  tribunal  ;   et  le   tribunal  où 
ces  règles  cessent  d'être  applicables,  est  celui 
qui,  définitivement  et  sans  recours,  donne  ou 
enlève  les  juges  aux   parties.  C'est  dans  cette 
sphère  abaissée,  où   le  témoignage  même  de 
la  conscience  ne  peut  plus  remplacer  la  lettre 
des   lois,  que  la  justice  exercera    désormais 
son  rôle  jadis  si  sublime  ;  c'est  aux  cas  de  ré- 
cusation, matériellement  écrits   dans   la   loi, 
que  se  mesureront  désormais  la  dignité  et  la 
conscience,   autrefois    si  délicate,  des  magis- 
trats (1).  »  Et  quand  les  voix  se  partagent,  on 
voit   venir    le    citoyen    Cazot,    le    tripoteur 
d'Alais,  étalant  sur  sa  toge  de  magistrat  le  ta- 
blier blanc,  livrée  de  la  franc-maçonnerie,  et 
ce  personnage  hideux,  que  son  affiliation    à 
une  société    secrète   tachée    du  sang  des  jé- 
suites devrait  exclure  de  tonte  magistrature, 
ce  Maçon  travesti  en  ministre  de  la  justice  et 
ganiien  des  sceaux  arrachés  à  l'intègre  Du- 
faure,    décidera   que   la  liberté   individuelle, 
l'inviolabilité  du  domicile,   le  droit   de   pro- 
priété,   le   droit  d'association,   la  liberté  de 
conscience  et  de  culte,  sont  choses  livrées, sans 
défense  possible,  au  caprice  administratif,  et 
que  les  tribunaux  n'ont  à   connaître  que  des 
murs  mitoyens  et    du    tapage    nocturne.   La 
haine  du  catholicisme  a  poussé  jusque-là  les 
sectaires  de  la  franc-maçonnerie  ;  ils  ont  lancé 
la  bande  des  crocheteurs  sur  les  maisons  des 
religieux,  et,  sans  avoir  en  main  ce  mandat  de 
justice  qui  seul  justifie  l'invasion   violente  du 
domicile,  ils  ont  jeté  6.000  prêtres  dans  la  rue. 
Un  officier  de  police  saisit  au  collet  un   ci- 
toyen français...   pour  le  conduire  devant  le 
juge?  —  Non,  pour  l'expulser  de  son  domi- 
cile... et  cet  attentat  n'a  pas  de  juge,  ni  de 
châtiment. 
Sur  la  question  de  compétence,  en  effet,  le 


(l)  Les  expuhés  devant  les  tribunaux,  préface,  p.  IX. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


261 


gouvernement  prétendait  puiser  dana  les  lois 
existantes  le  droit  de  dissoudre  les  congréga- 
tions religieuses,  par  mesure  gouvernemen- 
tale ou  tout  au  moins  administrative.  Le  prin- 
cipe de  la  séparation  des  pouvoirs  devait  re- 
cevoir son  application  et  l'acte  attaqué,  admi- 
nistratif ou  gouvernemental,  échappait  a  la 
connaissance  de  L'autorité  judiciaire.  Les  re- 
ligieux répondaient  que  les  lois  invoquées 
n'existaient  plus  ;  puisqu'à  les  supposer  exis- 
tantes, elles  ne  renfermaient,  ni  pour  le  gou- 
vernement, ni  pour  l'autorité  judiciaire  le 
droit  de  dissoudre  les  congrégations  non  au- 
torisées ;  qu'en  tout  cas  elles  ne  donnaient  pas 
au  gouvernement  le  droit  de  procéder  par 
mesure  de  haute  police  ou  par  voie  adminis- 
trative ,  qu'on  était  en  présence  de  propriétés 
et  de  domiciles  qu'aucun  texte  de  lois  ne  dis- 
tinguait des  propriétés  et  domiciles  des  autres 
citoyens,  d'associations  régies  par  la  loi  com- 
mune ;  que,  dès  lors,  le  principe  delà  sépara- 
tion des  pouvoirs  était  sans  application,  et  que 
la  compétence  restait,  selon  le  droit  commun, 
à  l'autorité  judiciaire. 

Un  double  examen  s'imposait  donc  au  tri- 
bunal des  conflits.  Pour  appliquer  le  principe 
de  la  séparation  des  pouvoirs,  il  faut  des  lois 
précises.  Les  lois  invoquées  existaient-elle3  et 
que  disaient-elles?  En  second  lieu,  il  faut  que 
ces  lois  attribuent  compétence  à  l'autorité 
administrative.  A  les  supposer  existantes,  ces 
lois  attribuaient-elles  compétence  à  l'autorité 
administrative,  le  droit  d'agir  en  dehors  des 
tribunaux?  Laisser  l'une  des  deux  questions 
et,  à  plus  forte  raison,  les  deux  questions  non- 
résolues;  tenir  pour  bonne,  sans  l'examiner, 
la  prétention  de  l'un  des  adversaires,  c'était 
abandonner  même  la  solution  de  la  difficulté 
de  compétence. 

Le  tribunal  des  conflits  n'examina  aucune 
de  ces  deux  questions.  Comme  point  de  dé- 
part, il  admit  la  prétention  du  gouvernement 
et  affirma  que  toutes  les  mesures  adminis- 
tratives avaient  été  prises  en  vertu  des  lois  ; 
puis,  sans  discuter  ces  lois  ni  leur  sens,  il  dé- 
clara que  si  l'on  soutenait  la  non-existence 
de  ces  lois,  c'était  aux  réclamants  à  faire 
juger  cet  excès  de  pouvoir  par  le  Conseil 
d'Etat,  que  la  réorganisation  scandaleuse  de 
187!)  avait  mis  à  l'unisson  du  gouvernement. 
En  d'antres  temps,  on  renvoyait  les  religieux 
de  Caïphe  à  Pilate. 

Le  lendemain  du  jour  où  le  tribunal  des 
conflits  rendit  cet  arrêt,  deux  membres  de  ce 
tribunal,  C.  Tardif  et  V.  Lavenay,  anciens 
conseillers  d'Etat,  s'en  retirèrent  par  un  acte 
de  démission.  Il  faut  honorer  ici  leur  pro- 
bité et  louer  leur  courage  :  c'est  le  >eul  moyen 
qu'ait  l'histoire  de  dire  ce  qu'elle  pense  des 
autres  conseillers.  Quant  aux  considérants  de 
leur  arrêt,  ils  sont  an-dessous  de  rien  ;  il  est 
impossible  de  trouver  une  plus  pitoyable  inin- 
telligence de  la  loi  française  et  du  droit 
public. 

Quelques  semaines  après,  le  22  décembre, 
ee  tribunal  des  conflits  achevait  la  défaite  des 


religieux  et  du  droit,  par  la  décision  rendue 

dans   les    allaites    criminelles.    Aux     plaintes 

poussées  devant  les  magistrats  instructeurs 
contre  les  agents  d'exécution,  pour  crime  dé- 
terminé, les  préfets  avaient  encore  opposé  dé- 

clinatoires  et  conflits.  Cette  fois,  les  plai- 
gnants se.  croyaient  assurés  de  triompher,  au 
moins  sur  la  question  de  compétence.  L'ar- 
ticle l'1'  de  l'ordonnance  de  I82X  porte,  en 
effet,  que  le  conflit  ne  pourra  jamais  être 
élevé  en  matière  criminelle.  Les  poursuites 
auraient  d'ailleurs  abouti  à  peu  de  chose  ; 
si  l'opinion  publique  blâmait  l'exécution  des 
décrets,  elle  aurait  difficilement  rendu  res- 
ponsables des  exécuteurs  d'ordre  subalterne. 
Et  comme,  à  la  pensée  de  voir  ses  adminis- 
trateurs traduits  en  cour  d'assises,  le  gouver- 
nement disait  que  ce  serait  un  scandale  :  «  Ce 
serait  le  salut,  peut-être  »,  répartit  le  bâ- 
tonnier des  avocats  au  Conseil  d'Etat.  Mais  ici 
encore  le  tribunal  des  conflits,  par  des  sub- 
tilités qui  étonnent,  déclara  l'incompétence 
de  l'autorité  judiciaire.  Le  gouvernement  de 
la  république  atteignait  ainsi  son  but  : 
6.000  citoyens,  rangés  dans  une  catégorie 
spéciale,  lui  étaient  livrés,  pieds  et  poings 
liés. 

Sous  quelque  sophisme  qu'on  la  dissimulât, 
telle  était  la  situation  brutale  créée  aux  reli- 
gieux. L'ancien  régime  avait  eu  ses  lettres  de 
cachet  et  l'évocation  de  certaines  causes  de- 
vant le  Conseil  du  roi  :  on  reculait  jusque-là 
et  même  beaucoup  plus  loin.  On  ne  disait 
plus  seulement  :  Si  le  roi  veut,  si  veut  la  loi  ; 
mais  bien:  Quidquid  principi  plaçait,  legis  ha- 
bet  vigorem.  Le  droit  public  moderne  était 
biffé  par  l'arrêt  d'un  tribunal  qui  rendait  des 
services.  L'ancien  régime  n'était  pas  seule- 
ment rajeuni,  mais  aggravé.  Le  fonctionnaire 
français  était  déclaré  capable  de  tout  et  im- 
punissable. La  démocratie  n'avait  même  pas 
un  Papinien  pour  lui  dire  :  «  Il  est  plus  facile 
de  commettre  un  crime  que  de  le  justifier.  » 

Mais  enfin,  il  y  a  dans  la  loi  française  des 
peines  pour  tous  les  crimes  ;  la  prescription 
ne  peut  pas  courir  tant  que  la  revendication 
est  impossible  ;  les  victimes  ont  réservé  tous 
leurs  droits  et  il  faut  bien  espérer  qu'un  jour 
les  exécuteurs  des  hautes  œuvres  de  la  franc- 
maçonnerie  trouveront  forum  et  jus,  et,  qui 
sait  peut-être,  au  bout,  le  bagne. 

En  attendant  que  le  glaive  de  la  loi  fiappe 
ces  têtes  coupables,  le  glaive  de  l'Eglise  les 
atteint  et  le  bras  de  Dieu  les  attend.  Dieu  est 
patient  parce  qu'il  est  éternel,  mais  sa  pa- 
tience a  des  limites  ;  tôt  ou  tard  elle  s'épuise, 
et  un  jour  vient  où  elle  frappe  les  persécu- 
teurs. Depuis  Antiochus  jusqu'à  Bismarck,  je 
n'en  vois  aucun  qu'elle  ait  épargné,  même  en 
ce  monde  ;  le  livre  de  la  mort  des  persécu- 
teurs s'augmentera  de  nouveaux  chapitres. 

D'autre  part,  l'Eglise  est  une  société  vi- 
sible et  parfaite.  A  ce  titre,  elle  possède  un 
pouvoir  et  une  législation.  A  l'appui  de  cette 
législation,  elle  exerce  une  puissance  coerci- 
tive.  Cette  puissance  coercitive  est  de  plein 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


droit  contra  les  enfanta  de  la  sainte  Egli 
A'M-im  ne  Baurait  s'y  aouatraire  par  la  ré- 
bellion. I»'1  toutea  lea  peines  canoniquea, 
la  plus  grave  eat  l'excommunication  ma- 
jeure  :  c'est  la  peine  qu'encourent  lea  au- 
teurs d'attentats  contre  lis  biens  eccléaiaati- 
quea  et  contre  les  personnes  consacrées  à 
Dieu.  A  l'exemple  de  prédécesseurs  plus  puis- 
sants qu'eux,  1rs  persécuteurs  d'aujourd'hui 
rient  peut-être  de  foudres  qu'ils  croient  im- 
puissantes. Un  jour,  ils  verront  s'appesantir 
sur  eux  le  bras  redoutable  de  Celui  qui 
n'aime  rien  tant  que  la  liberté  de  son  Eglise. 


Les  loi*  Ferry. 


La  guerre  infâme  faite  par  les  néo-jacobins 
aux  congrégations  religieuses  visait  surtout 
les  écoles  congréganistes  :  les  sectaires  de  la 
franc-maconnerie  voulaient  fermer  ces  écoles 
en  dispersant  les  maîtres.  Abattre  les  cloîtres 
était  déjà,  pour  ces  impies,  un  assez  beau 
triomphe;  mais  fermer  les  écoles  catholiques, 
c'était,  à  leurs  yeux,  la  plus  enviable  des  vic- 
toires. Le  moyen  qu'ils  employèrent  pour  at- 
teindre ce  but,  après  la  guerre  aux  congréga- 
tions religieuses,  ce  furent  les  lois  sur  l'en- 
seignement public  ;  l'homme  qui  endossa, 
devant  l'histoire,  la  responsabilité  de  cet  at- 
tentat légal.,  ce  fut  Jules  Ferry.  Nous  con- 
naissons déjà  ce  personnage;  nous  le  carac- 
tériserons mieux  en  citant  quelques  traits. 

Le  26  mai  1871,  pendant  que  Paris  brûlait, 
Thiers  avait  nommé  Ferry  préfet  de  la  Seine. 
«  Debout  sur  cette  ruine  incomparable,  écrit 
Veuillot,  AI.  Thiers,  entouré  de  MM.  Jules 
Favre,  Jules  Simon  et  Ernest  Picard,  se 
baisse,  ramasse  quelque  chose  et  nous  le  pré- 
sente... C'est  Jules  Ferry,  dont  il  fait  un  pré- 
fet de  la  Seine. 

«  Il  nous  annonce  tranquillement  qu'il  n'a 
pu  trouver  que  cela,  et,  tranquillement  encore, 
que  c'est  quelque  chose. 

«  C'est  quelque  chose,  en  effet.  C'est  dans 
tout  le  gouvernement  de  la  Défense  nationale 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  décrié.  Car,  à  les 
prendre  avec  indulgence,  les  uns  étaient  sim- 
plement impudents,  les  antres  simplement  ri- 
dicules. M.  Jules  Ferry  était  déjà  l'impudence 
la  plus  ridicule  et  le  ridicule  le  plus  impudent, 
et  il  est  sans  comparaison  celui  qui  s'est  rendu 
le  plus  odieux  à  tout  le  monde,  et  qui  a  le  plus 
insulté  tout  le  monde. 

«  Comme  Rochefort  a  peut-être  l'honneur 
d'être  le  gredin  pur,  M.  Jules  Ferry  a  peut- 
être  l'honneur  d'être  le  pur  faquin.  Il  est  si 
bien  mélangé  d'incapacité  en  tout  genre,  de 
cuistrerie,  de  fatuité,  de  platitude  civique, 
littéraire,  oratoire  !  Des  rues  noires  de   son 


quartier  électoral  à  l'hôtel  de  ville,  de  l'hôtel 
de  ville  a  Montmartre,  il  a'eal  sali  le  ventre 
sur  tant  de  pied-  sales,  il  a  tant  paru,  dis- 
paru, reparu,  qu'il  eat  devenu  une  chose  à 
put.  Il  a  sa  personnalité,  son  visage  el  son 
odeur.  On  aimerait  mieux  Tirard,  qui  d'ailleurs 
l'accompagne,  el  Mottu,  qui,  d'ailleurs,  n'est 
pas  loin. 

«  II  a.  de  ses  mains,  armé  Montmartre,  et 
décoré  Belleville  d'un  drapeau  particulier.  11 
a,  de  ses  mains  aussi,  pétri  le  pain  du  siège 
que  nous  avon.}  tous  mangé,  après  l'avoir  at- 
tendu chaque  jour  de  longues  heures  bous  la 
pluie  et  la  neige  à  la  porte  d<>  boulangera, 
incapable  même  d'organiser  la  distribution 
de  ce  pain  là  !  Pour  lui,  il  se  faisait  apporter 
du  pain  blanc,  et  il  a  su  également  très  bien 
toucher  ses  appointements  de  préfet  de  la 
Seine,  pendant  le  règne  de  la  Commune. 

«  M.  Thiers  n'a  pu  trouver  que  ça,  et  c'est  ça 
qu'il  installe  dans  Paria  quand  Paris  brûle  !  » 

En  1869,  Ferry  écrivait  dans  sa  profession 
de  foi  électorale  : 

«  Ce  n'est  pas  assez  de  décréter  les  libertés, 
il  faut  les  faire  vivre.  La  France  n'aura  pas  la 
liberté  tant  qu'elle  vivra  dans  les  liens  de  la 
centralisation  administrative,  ce  legs  fait  par 
le  Bas-Empire  à  l'ancien  régime,  qui  le  trans- 
mit au  consulat. 

«  La  France  n'aura  pas  la  liberté  tant  qu'il 
existera  un  clergé  d'Etat,  une  Eglise  ou  des 
Eglises  officielles  ;  l'alliance  de  l'Etat  et  de  l'E- 
glise n'est  bonne  ni  à  l'Etat  ni  à  l'Eglise...,  etc. 

«  Aussi  faut-il  vouloir  par-dessus  tout  la  dé- 
centralisation administrative,  la  séparation  ab- 
solue de  l'Etat  et  de  l'Eglise,  la  réforme  des 
institutions  judiciaires  par  un  large  dévelop- 
pement du  jury,  la  transformation  des  armées 
permanentes.  Ce  sont  là  les  destructions  néces- 
saires. » 

On  demandait  si  Jules  Ferry  se  servirait 
du  pouvoir  centralisateur  que  lui  donnait  sa 
situation  de  ministre  de  l'instruction  publique 
pour  introduire,  dans  le  programme  des  écoles 
gouvernementales,  ses  idées  d'il  y  a  dix  ans 
sur  les  destructions  nécessaires  de  l'adminis- 
tration, du  clergé,  de  l'armée  et  de  la  magis- 
tral ure.  » 

Le  8  juillet  1875  Jules  Ferry  était  reçu 
franc-maçon  avec  Littré.  Or,  à  sa  réception, 
Ferry  prononça  un  discours  sur  l'abolition  des 
cultes,  qui,  disait-il,  sont,  dans  tous  les  pays, 
un  obstacle  aux  idées  démocratiques.  Le  même 
Ferry,  à  l'époque  où  nous  en  sommes,  déclare 
qu'il  serait  insensé  s'il  faisait  la  guerre  au  culte 
catholique  et  à  la  religion.  Vouloir  abolir  les 
cultes  et  dire  insensé  de  faire  la  guerre  ai;  ca- 
tholicisme, c'est  une  contradiction  manifeste 
et  une  grossière  hypocrisie. 

En  1879,  lorsque  Ferry  présenta  ses  pre- 
miers projets  sur  les  conseils  académiques  et 
contre  l'enseignement  supérieur,  ['Impartial 
des  Vosges  dressa  un  tableau  synoptique  des 
convictions  sincères  et  des  protestations  loyales 
de  Ferrjr  au  sujet  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATOFIZIÈMK 


263 


loi  présenta 
par  M.  .1 .  Ferry  le 
15  man  1879. 


Art.  :i.  —  Lea  dl< 
de  établissements  li- 
bres  d'enseignement 
au  périeur  pren  nent 
leurs  inscriptions 
aux  dates  fixées  par 
les  règlements  dans 
les  facultés  de  l'E- 
tat. 


Art.  7.  —  Nul  n'est 
admis  à  participer  à 
l'enseignement  public 
ou  libre,  ni  à  diriger 
un  établissement  d'en- 
seignement, de  quel- 
que ordre  qu'il  soit, 
s  il  appartien  i  à  une 
congrégation  reli- 
gieuse non  autorisée. 


Il  faut  s.,  souvenir 
que,enl84yetenl>CiU, 
la  bourgeoisie  fran- 
çaise ne  sut  pas  garder 
son  sang-froid  comme 
ellea  faitdepuis, après 
les  décastres  et  les  ca- 
lamités de  1870  et  1871. 
Alors  l'effarement  fut 
général,  el  te  courant 
de  l'affollement  si 
puissant,  qu'il  em- 
porta M.  Tniers  lui- 
même...  De  cet  effa- 
rement '-st  sortie  la 
loi  sur  l'enseignement 
primaire  et  secon- 
daire, et  dès  lors  la 
■  fut  ouvert* 

tion         reli- 
gieu 

[uet  ;.    Kpinal  du 
23  avril  1879.) 


hr  ■  oun  /"  ■■■■  ■"•  M.  I ■ 

ferry  a  /'  l  ss  mblée  natio- 
nale en  1875  et  1876. 


Mon  honorable  ami  M.  Bar- 
doua  et  moi,  nous  ne  deman- 
dons pas  simplement  Le  stat  u 
i/iin.  il  est  trop  <-\ [dent  que 
si,  tout  en  maintenant  aux 
facultés  de  L'Etat  ta  collation 
des  grades,  nous  voulions 
obliger  h  s  élèves  des  facultés 
libres,  q  ue  nous  a  vons  consti- 
t  uées  et  reoonn  ues,  à  subir 
toutes  les  règles  rf'inscrip- 
tion,  d'assiduité  et  de  stage 
f/ui  existent  aujourd'hui, 
nous  ferions  une  œuvre 
contradictoire  et  de  mau- 
vaise foi. 

Aussi  noire  amendement 
porte  :  (i  Les  candidats  aune 
(/riidcs  des  facultés  de  V l\liil 
sont  dispenses  rie  /'inscrip- 
tion et  de  l'assiduité  aux 
cours,  s'ils  justifient  de  con- 
dition s  équivalentes  dans  les 
facultés  libres.  »  (Séance  du 
12  juin  1875.) 

Quant  h  la  diffusion  de  ren- 
seignement supérieur,  j'ad- 
mets qu'elle  ne  doit,  pas  être 
un  monopole  de  l'Etat,  parce 
que  les  particuliers,  les  as- 
sociations peuvent  remplir 
cette  fonction  aussi  bien  et 
souvent  mieux  que  l'Etat  lui- 
même...  (Séance  du  12  juin 
1875.) 

Alors  que  vous  venez  de 
faire  une  très  grande  chose, 
que  j'ai  faite  avec  vous, 
alors  que  vous  venez  de  pro- 
clamer la  liberté  de  l'ensei- 
gnement non-seulement  pour 
les  individus,  mais  pour  les 
associations...  Séance  du 
12  juin  1875.) 

Le  monopole  existait  dans 
l'enseignement  secondaire. 
La  Constitution  de  1848  est 
faite.  Cette  Constitution,  vo- 
tée par  une  grande  majorité 
républicaine,  honnête  et 
libérale,  a  placé  dans  sa 
nouvelle  Déclaration  des 
Droits  la  liberté  de  l'Ensei 
gnement,  et  c'est  l'Assemblée 
de  185*)  qui  l'a  réalisée  ;  elle 
le  fait,  à  mon  avis,  d'une 
manière  insuffisante.   '.'.'.) 

El  c'est  la  République  de 
1875  qui  vous  a  donné  la  li- 
berté de  l'enseignement  et 
qui  a  supprimé'  le  dernier 
vestige  du  monopole  univer- 
sitai  re. 

Quant  à   moi,  dan  t   V.  I  ■■ 
semblée  de  1875,  j'ai  toi 
prin  cipe  de  la  liberté  d'ensei- 
i)  nement.  Je  ne  regrette  pas 

mon     rote,    et    \i    In    liberté  de 

dignement  était  atteinte, 

le   jûltr   OÙ    elle,    le  serait,  je 

monterais    à    la    tiibune 
pour  la  défendre. 


!!! 
Voilii  l'homme  ! 


L'Impartial  d«$  Votgei,  auquel  noua  em- 
pruntons cet  instructif  tableau,  confirme,  pour 
égayer  un  sujet  bien  triste,  Le  fait  que  .iules 
Ferry  s'est,  au  sein  du  conseil  général  dea 
Vosges,  volé  a  Lui* même  des  encouragements 
en  prenant  pari  au  scrutin  <le  oettd  assemblée 
contre  la  liberté  de  L'enseignement. 

Celte  feuille  ajoute  avec  raison  : 

«Cette  indélicatesse  ridicule  est  en  outre  une 
grosse  maladresse,  car  elle  établit  le  droit  des 
conseils  généraux  à  émettre  des  vieux  sur  la 
liberté  de  l'enseignement,  droit  qui  a  été  con- 
testé par  presque  tous  Les  préfets  île  la  Répu- 
blique Française  dans  les  conseils  généraux 
où  la  majorité  n'était  point  acquise  d'avance 
aux  projets  de  M.  J.  Ferry.  » 

Le  Moniteur  universel  dit  à  propos  de  l'at- 
titude de  Ferry  à  Epinal  : 

«  Le  mercredi  23  avril,  à  la  suite  d'un  ban- 
quet, M.  J.  Ferry  prononçait  à  Kpinal  un  dis- 
cours qui  a  été  publié  dans  l'Officiel  du  27.  Il 
y  affirmait  :  1°  que  les  congrégations  non  au- 
torisées «  pullulent  sans  loi  et  contre  les  lois  », 
ce  qui  est  faux,  puisque,  d'une  part,  la  loi 
de  1850  leur  permet  d'enseigner,  «  même  aux 
jésuites  »,  dit  M.  Thiers,  et  que,  d'autre  part, 
les  lois  ne  confondent  pas  les  congrégations 
non  autorisées  avec  les  congrégations  prohi- 
bées, comme  le  fait  M.  Jules  Ferry,  mais  dis- 
posent seulement  que  les  congrégations  non 
autorisées  n'ont  ni  les  privilèges  ni  les  charges 
qu'apporte  avec  elle  l'autorisation. 

«  M.  J.  Ferry  affirmait  encore  :  2°  que  l'ins- 
pection n'a  jamais  eu  lieu  dans  les  collèges 
des  jésuites,  ce  qui  est  faux,  cir  elle  s'est 
faite  régulièrement  chaque  année  dans  ces 
collèges  ainsi  que  dans  tous  les  autres,  comme 
en  fait  foi  le  cahier  signé  par  l'inspecteur, 
depuis  vingt-cinq  ans  ;  3°  que  la  Compagnie 
de  Jésus  a  été  prohibée  par  toute  notre  his- 
toire, ce  qui  est  encore  une  erreur  à  laquelle 
on  pourrait  opposer,  comme  première  ré- 
ponse, celle  du  duc  de  Fitz  James  à  la  Chambre 
des  pairs  en  1828  :  «  En  vain  me  dit-on  que 
l'Ordre  a  été  trente  fois  expulsé  des  pays  où 
ils  avaient  formé  des  établissements.  Cette 
étrange  charge  tant  répétée  prouve  incontes- 
tablement une  chose,  c'est  qu'ils  ont  été  rap- 
pelés au  moins  vingt-neuf  fois.  La  question 
reste  donc  la  même.  Elle  consiste  à  savoir  si 
c'est  leur  expulsion  ou  leur  rappei  qu'il  faut 
attribuer  à  l'intrigue.  » 

«  Enfin,  M.  Jules  Ferry  terminait  par  cette 
incroyable  allégation  :  «  Oui,  dix  ans  encore 
de  ce  laisser-aller,  et  vous  verriez  ce  beau 
système  des  libertés  d'enseignement  qu'on  pré- 
conise, couronné  par  une  dernière  liberté,  la 
liberté  de  la  guerre  civile.  Reculer  à  cette 
heure  devant  les  congrégations  prohibées, 
c'est  leur  céder  la  place  à  jamais,  c'est  sceller 
sur  la  société  moderne  la  pierre  du  tombeau.  » 

A  la  môme  date,  Norbert  Billard,  ancien 
directeur  du  Journal  officiel,  adressait  au  Fi- 
garo une  lettre  où  il  accuse  Ferry  de  mau- 
vaise éducation,  d'hypocrisie  politique  et  le 
montre  en  flagrant  délit  de  mensonge.  Paul 


264 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOL1QUI 


de  Cassagnac  résume  le  tout  dans  celte  phrase 
typique  :   a  Le  premier  d(,s  menteurs  et  le 

dernier  des  lâchée  ». 

Perry,  dans  ses  attaques  contre  l'Eglise, 
n'était  pas  .seul.  Outre  quil  possédait  les  sym- 
pathies de  deux  groupes  républicains  et  qu'il 
était  pousse  par  de  gros  bonnets  universi- 
taires, il  recevait  encore  l'impulsion  des  juifs 
et  des  protestants.  Lu  République  est  une 
monarchie  dont  Rothschild  est  le  souverain  ; 
les  ministres  sont  des  employés  de  la  Syna- 
gogue. Par  ses  alliances,  Ferry  appartient  au 
protestantisme,  et,  quand  il  s'est  marié,  pour 
complaire  à  la  libre-pensée,  il  s'est  borné  au 
mariage  civil,  qui  n'est  qu'un  concubinage  lé- 
gal.  La  réflexion  qui  s'impose,  c'est  que  ces 
protestants  et  ces  juifs,  qui  reprochent  tant, 
à  l'Eglise,  ses  prétendues  persécutions,  dès 
qu'ils  peuvent  disposer  du  pouvoir,  se  font 
proscripteurs.  Un  autre  faitt  c'est  que  tous 
ces  proscripteurs  s'entendent  à  faire  fortune. 
Depuis  qu'ils  sont  aux  affaires,  ils  ont  aug- 
menté de  50  millions  le  budget  des  serviteurs 
de  l'Etat  et  pris  partout  les  plus  grosses  siné- 
cures. Sorbonne,  Collège  de  France,  Faculté 
des  sciences  et  des  lettres,  ils  ont  tout  pris, 
et  pourvu  que  vous  soyez  protestants,  vous 
pouvez  prétendre  à  tout,  si,  à  défaut  de  mé- 
rite, vous  avez  des  alliances. 

La  loi  de  1850,  conçue  et  promulguée  par 
une  majorité  foncièrement  conservatrice,  avait 
eu  un  double  objet  :  placer,  à  côté  de  l'ensei- 
gnement universitaire,  un  enseignement  libre 
et  faire,  dans  toutes  les  écoles,  une  œuvre  de 
moralisation.  L'éclat  du  socialisme  en  1848, 
les  circulaires  de  Ledru-Rollin,  les  prêches  de 
Louis  Blanc  au  Luxembourg,  les  livres  de 
Proudhon,  de  Pierre  Leroux  et  de  Considé- 
rant,  les  clubs  et  les  émeutes  avaient  mis  à 
nu  les  plaies  morales  de  la  France.  On  avait 
vu  jusqu'à  quel  point  étaient  portés  le  dé- 
sarroi des  esprits,  la  cautérisation  des  cons- 
ciences et  l'effervescence  des  passions.  Mille 
projets  niveleurs  étaient  éclos  simultanément 
des  cerveaux  affolés  ou  détraqués.  Pour  nous 
servir  d'une  expression  de  Thiers,  ce  qu'en 
d'autres  temps,  par  respect  pour  soi-même, 
on  se  fût  abstenu  de  légitimer,  il  fallait  se 
voir  obligé  de  le  défendre.  Dans  son  effare- 
ment, l'esprit  public  se  demanda  qui  avait 
mis  ainsi  les  cerveaux  à  l'envers.  La  réponse 
fut  que  l'Université,  au  lieu  d'être  une  mère 
sainte  :  Aima  mater,  n'était  qu'une  marâtre, 
une  empoisonneuse  de  la  patrie.  Pendant  les 
18  ans  du  règne  de  Louis-Philippe,  elle  avait, 
seule,  enseigné  la  jeunesse  ;  ses  nourrissons, 
aujourd'hui  adultes,  étaient  libres-penseurs, 
révolutionnaires;  et  cette  jeunesse,  longtemps 
adulée,  comme  l'espoir  de  l'avenir,  ne  parais- 
sait qu'un  océan  tumultueux  où  pouvait 
sombrer  le  vaisseau  qui  portait  la  fortune  de 
la  France.  Leibnitz  avait  dit  :  «  J'ai  toujours 
cru  qu'on  réformerait  le  genre  humain  en 
réformant  l'éducation  »  ;  sur  cette  consigne, 
on  voulut  reformer  l'éducation  pour  sauver 
le  pays.  De  là,  la  loi  de  1850. 


Si  le  parti  conservateur  conçut  et  exécuta 
sagement  sou  œuvre  de  restauration  et  de 
réaction,  nous  ne  le  croyons  pa-.  Au  lieu  de 
maintenir  l'Université,  il  fallait  la  supprimer; 
au  lieu  do  s'appuyer  sur  le  principe  de  l'Etat 
enseignant,  il  fallait  l'aire  d<;  l'école  un  éta- 
blissement paroissial  et  municipal  ;  au  lieu 
de  revêtir  l'in-tituteur  du  caractère  de  fonc- 
tionnaire et  de  le  faire  descendre  au  rôle 
d'agent  politique,  il  fallait  tout  simplement 
le  charger  du  mandat  des  pères  de  famille, 
et  le  tenir  sous  leur  contrôle.  Des  gens  d'es- 
prit prétendirent  qu'on  ne  pouvait  opposer 
ainsi  radicalisme  à  radicalisme,  et  qu'il  serait 
mieux  de  se  tenir  dans  les  moyens  ternies. 
D'un  côté,  on  garda  l'Université,  tout  en  la 
chargeant  d'anathèmes,  mais  parce  qu'on 
l'avait  grondée,  on  crut  qu'elle  deviendrait 
sage;  de  l'autre,  au  lieu  d'affranchir  l'ensei- 
gnement, de  lui  donner  sa  liberté  naturelle  et 
chrétienne,  on  plaça  l'enseignement  libre  sous 
le  contrôle  de  l'Université.  On  introduisit 
bien,  dans  les  conseils  académiques,  un  élé- 
ment étranger  à  l'enseignement;  mais  pour  les 
méthodes,  la  collation  des  grades,  la  sur- 
veillance et  l'examen,  les  rivaux  de  l'Uni- 
versité furent  disciplinés  et  jugés  par  leurs 
adversaires.  L'Empire  effaçait,  en  1854,  de  la 
loi  de  1850,  les  dispositions  qui  l'avaient  fait 
adopter  et  fit  davantage  sentir,  sur  les  écoles, 
la  main  de  l'Etat.  Bientôt  l'esprit  de  dissolu- 
tion prit  le  dessus,  favorisé  parles  événements 
politiques  et  par  la  complicité  secrète  du  gou- 
vernement. En  1870,  il  fut,  ce  gouvernement, 
abattu  par  ceux  qu'il  avait  nourris,  et  les 
hommes  qui  s'étaient  fait  des  doctrines  avec 
ses  pourritures,  allaient  montrer  comment  ils 
voulaient  continuer  l'Empire  en  aggravant  et 
son  despotisme  et  ses  bassesses. 

Pour  ouvrir  la  carrière  à  ses  méfaits,  le 
gouvernement  républicain  poussa  des  maires 
à  violer  la  loi  de  1850  et  à  rendre,  par  leurs 
excès,  nécessaire  l'intervention  des  hommes 
politiques.  Ici,  on  contestait  au  clergé  la  sur- 
veillance des  écoles  ;  là,  on  proscrivait  l'en- 
seignement religieux  ;  ailleurs,  on  bannissait 
de  l'école  même  les  insignes  sacrés  de  la  reli- 
gion. Nous  croyons  bon  de  remettre  sous  les 
yeux  de  nos  lecteurs  le  règlement  officiel  qui 
régissait  légalement  les  écoles,  soit  congréga- 
nistes,  soit  laïques.  Les  curés  sont  les  sur- 
veillants naturels  et  autorisés  des  classes  ;  ils 
trouvent  dans  ces  dispositions  la  mesure  de 
leurs  droits  et  de  leur  devoir. 

Voici  le  texte  du  règlement  approuvé  par  le 
conseil  supérieur  de  l'instruction  publique  sur 
l'enseignement  religieux  dans  les  écoles  pri- 
maires : 

Article  premier.  —  Le  principal  devoir  de 
l'instituteur  est  de  donner  aux  enfants  une 
éducation  religieuse,  et  de  graver  profondé- 
ment dans  les  âmes  le  sentiment  de  leurs  de- 
voirs envers  Dieu,  envers  leurs  parents,  en- 
vers les  autres  hommes  et  envers  eux-mêmes. 

Art.  2.  —  Il  doit  instruire  par  ses  exemples 
comme  par  ses  leçons.  11  ne  se  bornera  donc 


LIVRE  giJA'NtK-VIMJT-nUATOHZlKMI 


265 


pas  à  recommander  et  à  faire  accomplir  les 
devoirs  que  la  religion  prescrit,  il  ne  man- 
quera pas  de  les  accomplir  lai-même. 

Ait.  .'t.  —  11  se  montrera  plein  de  respect 
et  de  déférence  pour  les  autorités  en  général, 
et  en  particulier  pour  colles  qui  sont  prépo- 
sées à  l'instruction  publique.  Or,  le  cure', 
d'après  les  articles  iS  et  44  de  la  loi  orga- 
nique, fait  partie  des  autorités  préposées  à 
l'enseignement. 

Art.  5.  —  Il  veillera  avec  une  constante 
sollicitude  sur  tout  ce  qui  inléresse  Yesprit  et 
le  cœur,  les  mœurs  et  la  santé  des  enfants. 

Art.  11.  —  Sur  une  partie  du  mur  appro- 
prié à  cet  effet,  ou  sur  des  tableaux  appendus 
aux  murs,  seront  tracées  des  maximes  reli- 
gieuses et  morales. 

Ait.  13.  —  L'enseignement  dans  les  écoles 
primaires  publiques  comprend  nécessairement 
l'instruction  morale  et  religieuse. 

Art.  17.  —  Dans  la  première  division,  l'en- 
seignement comprendra  la  récitation  des 
prières  et  du  catéchisme. 

Dans  la  deuxième  division,  il  aura  pour  ob- 
jet la  récitation  du  catéchisme  et  de  l'histoire 
de  l'Ancien  Testament. 

Dans  la  troisième  division,  il  embrassera  les 
matières  de  la  division  précédente  avec  plus 
de  développement,  l'histoire  abrégée  du  Nou- 
veau Testament. 

Art.  20.  —  Un  Christ  sera  placé  dans  la 
classe,  en  vue  des  élèves. 

Art.  21.  —  Les  classes  seront  toujours  pré- 
cédées et  suivies  d'une  prière.  Celle  du  matin 
commencera  par  la  prière  du  matin  contenue 
dans  le  catéchisme  du  diocèse,  et  celle  de 
l'après-midi  se  terminera  par  la  prière  du  soir 
du  même  catéchisme.  A  la  fin  de  la  classe  du 
matin,  on  récitera  la  prière  :  Sainte  Mère  de 
Dieu,  nous  nous  mettons  sous  votre  protec- 
tion, etc.  ;  au  commencement  de  la  classe 
du  soir,  on  dira  la  prière  :  Venez,  Esprit- 
Saint,  etc. 

Art.  22.  —  L'instituteur  conduira  les  en- 
fants aux  offices  les  dimanches  et  fêtes  con- 
servées, à  la  place  qui  leur  aura  été  assignée 
par  le  curé  ;  il  est  tenu  de  les  y  surveiller. 

Art.  23.  —  Toutes  les  fois  que  la  présence 
des  élèves  sera  nécessaire  à  l'église  pour  les 
catéchismes,  et  principalement  à  l'époque  de 
la  première  communion,  l'instituteur  devra 
les  y  conduire  et  les  y  veiller. 

Art.  24.  —  L'instituteur  veillera  particuliè- 
rement à  la  bonne  tenue  des  élèves  pendant 
les  prières  et  exercices  de  religion,  et  il  les 
portera  au  recueillement  par  son  exemple. 

Art.  25.  —  On  ne  se  servira  pour  l'ensei- 
gnement religieux  que  des  livres  approuvés 
par  L'autorité  ecclésiastique. 

Art.  20.  —  L'enseignement  religieux  com- 
prend la  lecture  du  catéchisme  et  les  éléments 
d'histoire  sainte. 

On  y  joindra  chaque  jour  une  partie  de 
l'évangile  du  dimanche,  qui  sera  récité  en  en- 
tier le  samedi. 

Il  y  aura  une  leçon  de  catéchisme  chaque 


jour,  môme  pour  les  enfants  qui  ont  fail  Leur 
première  communion. 

Les  h.. nu  d'instruction  religieuse  seront 
réglées  sur  tes  indications  du  curé  de  La  pa- 
roisse. 

Art.  27.  —  La  lecture  du  latin  est  spécia- 
lement recommandée  ;  <>n  se  servira  pour  celle 

lecture  du  psautier  ou  autres  livres  en  usage 
pour  les  offices  publics  du  diocèse. 

Art.  35.  —  L'instituteur  s'étudiera  à  donner 
aux  élèves  un  extérieur  décent  et  honnête,  et 
à  leur  faire  contracter  des  habitudes  de  po- 
litesse ;  il  leur  recommandera  de  saluer  les 
personnes  respectables  par  leur  âge  et  leur 
rang  dans  la  société  ;  il  leur  interdira  sévère- 
ment toute  querelle  et  toute  parole  inconve- 
nante. 

Art.  43.  —  L'instituteur  ne  pourra  inter- 
vertir les  jours  de  classe,  ni  s'absenter,  même 
pour  un  jour,  sans  y  avoir  été  autorisé  par 
l'inspecteur  d'arrondissement,  et  sans  en  avoir 
informé  les  autorités  locales,  dont  le  curé  fait 
légalement  partie  (art.  18  et  44  de  la  loi  or- 
ganique). 

Art.  44.  —  Toutes  les  dispositions  qui  pré- 
cèdent sont  applicables  aux  écoles  de  filles. 

Art.  45.  —  Les  dispositions  relatives  à  l'en- 
seignement et  aux  exercices  religieux  ne  sont 
applicables  qu'aux  enfants  qui  appartiennent 
au  culte  catholique. 

L'enseignement  catholique  était  obligatoire, 
mais  il  n'était  pas  imposé  aux  enfants  des 
confessions  dissidentes.  Les  juifs  et  les  protes- 
tants obtenaient,  pour  leur  foi,  une  égale  pro- 
tection. Le  respect  de  la  conscience  n'était 
pas  entendu  dans  ce  sens  négatif,  qui  consiste 
à  violer  la  conscience  de  ceux  qui  en  ont  une 
et  à  respecter  la  conscience  de  ceux  qui  n'en 
ont  point.  De  plus,  la  loi  avait  assuré  la  gra- 
tuité de  l'enseignement  primaire  aux  enfants 
de  familles  pauvres.  Chaque  aunée  on  dres- 
sait un  état  des  enfants  dont  les  familles  étaient 
réputées  incapables  de  payer  les  frais  d'école. 
Cette  liste  était  dressée  avec  une  certaine  lar- 
geur d'esprit;  on  aimait  mieux  offrir  la  gra- 
tuité à  des  gens  capables  de  payer,  que  de 
fermer,  à  un  enfant  pauvre,  la  porte  de 
l'école  :  la  situation  faite  par  la  loi  n'était  pas 
parfaite,  mais  elle  était  bonne  et  on  pouvait 
utilement  s'y  tenir. 

Les  républicains  résolurent  de  modifier  cette 
assiette  de  la  gratuité  et  se  proposèrent,  par 
cette  amorce  grossière,  d'abuser  les  popula- 
tions et  de  faire  aboutir  le  surplus  de  leurs 
tyranniques  desseins.  Jules  Ferry  présenta 
donc,  sous  couleur  de  gratuité,  une  proposi- 
tion qui  peut  se  ramener  à  deux  points  : 
1°  l'école  est  gratuite  pour  tous  les  enfants 
sans  distinction  ;  2°  les  frais  d'école,  au  lieu 
d'être  payés  par  les  parents  solvables,  seront 
couverts  par  un  impôt  que  paieront  égale- 
ment tous  les  citoyens  français.  Précédem- 
ment l'école  était  gratuite  pour  les  enfants 
pauvres  ;  en  le  devenant  pour  tout  le  monde, 
elle  ne  devait  plus  l'être  pour  personne. 
Les  républicains  appuyèrent  en  masse  celte 


MSTOIHE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


gratuité  hypocrite  el  onéreuse;  les  conserva- 
teurs la  repoussèrent,  non  poinl  par  hosti- 
lité pour  la  mesure,  mais  dans  l'intérêt  des 
pauvres.  Que  la  lumière  soit  à  la  portée  de 
tous  les  yeux,  comme  l'air  est  à  la  portée  de 
ton  le  s  les  poitrines,  évidemment  c'est  un  bien  ; 
niai-  la  question  n'est  pas  là.  L'évêque  d'An- 
venait  d'entrer  à  la  Chambre  ;  il  pro- 
nonça contre  la  gratuité  absolue  un  de  ces 
discours  qui  appartiennent  à  la  postérité. 

Voici  l'argumentation  de  notre  Démos- 
thène  en  soutane.  Au  point  de  vue  finan- 
cier, le  système  de  la  gratuité  ahsolue  est 
un  leurre  et  une  fiction  :  une  fiction,  parce 
qu'il  faut  toujours  qu'on  paie,  et  dès  que  la 
rétribution  scolaire  se  paie  par  l'impôt,  ce 
n'est  pas  gratuit)  un  leurre,  parce  que,  dans 
la  gratuité  relative,  on  déchargeait  absolu- 
menl  les  pauvres,  tandis  que,  avec  la  gra- 
tuité absolue,  on  fait  payer  aux  pauvres  leur 
quote-part  d'impôt  scolaire,  et  on  décharge 
les  riches,  qui  précédemment  payaient  l'éco- 
lage  de  leur  progéniture,  de  toute  dépense 
spéciale  en  dehors  des  impôts.  La  gratuité 
absolue  constitue  une  aggravation  pour  les 
familles  indigentes,  au  profit  des  riches. 

Au  point  de  vue  pédagogique  et  moral,  le 
système  de  la  gratuité  absolue  est  plus  nui- 
sible qu'utile  aux  progrès  de  l'instruction  pri- 
maire ;  il  favorise  la  négligence  des  parents, 
des  élèves  et  des  maîtres.  Une  instruction  qui 
ne  coule  rien  n'inspire  aucune  sollicitude; 
elle  pique  l'émulation  en  proportion  des  sa- 
crifices qu'il  faut  s'imposer  pour  l'atteindre. 
Lorsque  les  parents  se  saignent  pour  envoyer 
les  enfants  à  l'école,  ils  tiennent  d'autant  plus 
aux  progrès  de  l'enfant.  C'est  avec  des  sa- 
crifices que  se  produit  le  vrai  progrès,  et  non 
en  abdiquant  toute  rigidité  morale. 

Au  point,  de  vue  politique  et  social,  la  gra- 
tuité de  l'instruction  primaire  implique  la  gra- 
tuité de  l'instruction  secondaire  et  de  l'instruc- 
tion supérieure.  L'Etat  enseignant  pour  rien 
amène  l'Etat  à  vêtir  et  à  nourrir  ses  élèves. 
En  principe,  c'est  le  socialisme  ;  en  fait,  c'est 
la  rupture  de  l'équilibre  dans  le  fonctionne- 
ment des  services  de  la  société. 

Le  système  de  la  gratuité  relative  répond  à 
tous  les  besoins  et  protège  suffisamment  tous 
les  intérêts  :  il  maintient,  pour  les  familles 
riches,  l'obligation  naturelle  et  morale  de 
payer  la  rétribution  scolaire  ;  il  procure  aux 
familles  moins  aisées  le  bénéfice  d'une  ins- 
truction qui  n'a  rien  d'humiliant  pour  per- 
sonne. 

Si  l'on  veut  étendre  à  un  plus  grand  nombre 
le  bénéfice  de  la  gratuité  vraie,  il  suffit  de  fa- 
voriser l'enseignement  libre  et  d'appeler  les 
fondations  à  l'école.  Alors  on  aura,  sans 
charge  pour  l'Etat,  tout  ce  qu'on  peut  désirer 
pour  l'instruction.  Dans  le  cas  contraire,  on 
charge  l'Etat,  les  départements,  les  communes 
de  frais  d'écoles  et  les  particuliers  d'impùls. 
Le  budget  devient  pléthorique  ;  c'est  le  vam- 
pire qui  suce  toutes  les  moelles  de  la  société 
en  défaillance. 


Un  Bénateui  d'Ille-et-Yilaine,  Jouin,  appuya 
sur  celle  considération  dont  l'évêque  d'An- 
gers  avait  posé  le  principe  :  savoir,  que 
L'Etat,  par  la  gratuité,  faisait  acte  de  despo- 
tisme. "  La  question,  pour  vous,  dit-il,  n'est 
pas  une  question  d'argent.  Ce  que  vous  vou- 
lez, c'est  que  L'Etat  paie  tout  pour  être  maître 
de  tout. 

«  Aux  écoles  communales,  aax  écoles  mu- 
nicipales, on  veut  substituer  des  écoles  diri- 
gées par  L'Etat. 

<(  Voilà  le  projet,  projet  qui  se  relie  à  celui 
de  la  laïcisation  et  de  l'obligation. 

«Aujourd'hui  quelle  est  la  situation?  La 
commune  est  maîtresse  chez  elle.  Elle  a  son 
école  laïque  ou  congréganiste,  à  son  choix  ; 
elle  la  paye  et  elle  exerce  sur  son  école  toute 
souveraineté. 

«  Je  suis  un  partisan  de  la  loi  de  18o0  qui 
a  établi  les  vrais  principes  de  liberté  en  ma- 
tière d'enseignement,  et  non  pas  un  partisan 
de  la  méthode  de  l'empire,  qui  consistait  à 
supprimer  cette  liberté  par  des  moyens  dé- 
tournés, pour  y  substituer  son  bon  plaisir. 

«  Oui,  je  le  répète,  vous  voulez  transformer 
l'école  communale  en  école  de  l'Etat;  vous 
voulez  que  l'instituteur  ne  relève  que  de  l'ad- 
ministration, de  ses  supérieurs  hiérarchiques. 

«  M.  le  ministre.  —  Mais  c'est  la  loi.  Les  ins- 
tituteurs ne  devront  relever  que  de  leurs  su- 
périeurs hiérarchiques. 

«  M.  Jouin.  —  Non,  monsieur  le  ministre,  ce 
n'est  pas  la  loi  de  1850.  L'instituteur  n'a  point 
le  droit  de  dire  à  la  commune  : 

«  Je  ne  vous  connais  pas  ;  je  ne  relève  que 
de  mes  supérieurs,  qui  sont  à  Paris,  au  mi- 
nistère. »  Non,  l'instituteur  dépend,  avant 
tout,  du  conseil  municipal. 

«  Je  vous  ai  cité  l'exemple  de  Paris;  je 
pourrais  vous  citer  celui  de  mon  pays,  de 
Rennes,  où  le  conseil  municipal  a  fait  dans  le 
personnel  scolaire  les  changements  qu'il  a 
voulus. 

«  Vous  voulez,  je  le  dis  encore,  réaliser  le 
problème  de  l'école  d'Etat.  » 

La  gratuité  fut  votée.  Le  gouvernement 
transporta,  du  budget  des  communes,  au  bud- 
get de  l'Etat,  le  traitement  des  instituteurs  et 
fit  main  mise  sur  toutes  les  écoles  munici- 
pales ;  il  dépouilla  les  pères  de  familles  et  les 
conseillers  municipaux  de  leurs  prérogatives 
dans  le  choix,  le  contrôle  et  la  rétribution  des 
maîtres  d'école.  Les  écoles,  ayant  en  concur- 
rence des  écoles  libres,  étaient,  à  peu  près 
partout,  suffisantes  pour  le  chiffre  d'élèves. 
Le  gouvernement,  s'engageant  à  payer  les 
maîtres,  voulut  attirer  à  eux  tous  les  élèves  ; 
dans  ce  dessein,  il  recourut  à  l'amorce  vul- 
gaire des  charlatans  politiques  ;  il  fit  agran- 
dir partout  les  écoles  et  bâtir,  autant  qu'il  le 
put,  des  palais  scolaires.  Le  budget  de  l'ins- 
truction publique  monta  d'une  trentaine  de 
millions  à  cent  ving-cinq  millions  et  contri- 
bua, pour  une  grande  part,  à  l'augmentation 
des  impôts.  La  Ligue  de  l'enseignement,  pour 
couvrir  le  jeu  des  ministres  républicains,  es- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATOHZIÈME 


267 


Baya  de  chauffer  l'opinion  ;  le  10 u  de     écoles 
fut  sollicité  partout  pour  faire  voter  les  gog 
avec  des  pièces  de  ci oq  centimes,  en  faveur 
de  colle  gratuité  absurde  et    onéreuse.    La 
presse  républicaine,  dépourvue  <l(!  toute  vei 

jne,  applaudit  à  outrance.  On  promettait 
aux  instituteurs  qu'ils  allaient  devenir  de  pe- 
tits princes;  en  attendant,  on  essayait  den 
faire  des  anti-curés.  Le  Pactole  de  la  gratuité, 
roulant  ^a  poudre  d'or,  c'est  par  quoi  les  ré- 
publicains commençaient  la  régénération  de 
la  France. 

La  loi  sur  la  gratuité  fut  bientôt  suivie  d'une 
loi  sur  l'obligation.  Celle  loi  comprenait. 
outre  divers  détails  d'application,  deux 
points  nouveaux,  d'une  exceptionnelle  gra- 
vité :  l'exclusion  de  l'enseignement  religieux, 
et  l'obligation  légale  d'envoyer  les  enfants  à 
l'école. 

Pour  masquer  ou  colorer  d'un  prétexte 
l'exclusion  de  l'enseignement  religieux,  le 
ministre  Ferry  avait  dressé  un  tableau  des 
matières  d'études,  obligatoires  dans  les  écoles; 
il  avait  ebargé  le  tableau  de  matières  inac- 
cessibles à  la  plupart  des  enfanis,  et  d'ailleurs 
inutiles.  Les  villageois  n'ont  pas  besoin  de 
savoir  autre  chose  que  lire,  écrire  et  compter  ; 
ce  dont  ils  ont  le  plus  besoin,  c'est  de  recevoir 
une  bonne  éducation.  Espérer  en  faire  des 
savants,  c'est  une  folie.  L'esprit  des  enfants 
est  comme  une  bouteille  à  étroit  orifice;  si 
vous  voulez  faire  entrer  un  tonneau  dans  une 
bouleille,  c'est  le  trait  d'un  homme  atteint 
d'aliénation  mentale  ;  si  vous  voulez  l'y  faire 
entrer  simultanément,  la  bouteille  recevra  à 
peine  quelques  gouttes  et  restera  vide.  Le  fait 
est  que  le  plus  grand  nombre  des  villageois, 
même  avec  une  instruction  très  restreinte,  ne 
savent  même  pas  lire  et  écrire;  compter,  ils 
s'en  tirent  mieux,  parce  que  l'instinct  et  la 
passion  suppléent  aux  faiblesses  de  l'esprit. 
Pourvu  qu'ils  soient  honnêtes,  laborieux, 
sobres,  économes,  fussent-ils  médiocrement 
instruits,  ils  sont  braves  gens  et  gens  braves; 
mais  ces  vertus,  c'est  la  religion  qui  les  ins- 
pire. Au  contraire,  si  vous  réussissez  à  faire 
croire  au  villageois  qu'il  est  savant,  quoiqu'il 
ne  sache  rien  ;  et  si,  d'autre  part,  vous  ne 
soutenez  pas,  par  la  grâce  de  Dieu,  sa  faible 
vertu,  vous  en  faites  un  orgueilleux  sans 
moeurs  et  de  votre  écolier,  plus  ou  moins 
frotté  de  pédagogie,  il  ne  restera  rien  qu'une 
brute  paresseuse,  gourmande,  rebelle,  lètue, 
tout  ce  qu'on  peut  imaginer  à  la  fois  de  plus 
misérable  et  de  plus  vil. 

Le  ministre  Ferry,  organe  de  la  franc-ma- 
çonnerie, ne  déclare  pas  moins  que  l'instruc- 
tion religieuse  ne  sera  phi3  donnée  dans  les 
écoles  publiques.  Dans  les  écoles  normales, 
les  écoles  primaires,  les  salles  d'asile  relevant 
de  l'Etat,  il  sera  interdit  de  parler  de  reli- 
gion ;  quand  on  nommera  une  école  de  l'Etat, 
on  désignera  une  école  sans  Dieu.  Pour  quel- 
que-, milliers  de  libres-penseurs,  des  millions 
de  chrétiens  seront  froissés  dans  leur  senti- 
ment le  plus  intime,  dans  leur  sentiment  reli- 


gieux.  Sous  le  masque  trompeur  de  la  liberté 
de  conscience)  on  viole  toutes  les  conscien 
chrétiennes.  Bientôt,  eomme  dans  i'IU  d'uto* 
/ne  de  Morus,  pour  ne  beurter  aucune  cons- 
cience, il  faudra  réduire  le  culte  à  &éro. 

En  présence  d'une  si  monstrueuse  innova- 
tion, la  stupéfaction  vmis  gagne.  Le  genre 
humain  esl  religieux,  il  a  toujours  élevé  reli: 
gieusemenl  bs  progéniture;  faire  autrement 
ut  une  scélératesse.  Même  depuis  la  révolu- 
lion,  les  hommes  politiques  n'ont  pas  dérof 
en  France,  à  la  tradition  du  genre  humain. 
Voici  la  démonstration  qu'eu  fait  un  sénateur, 
savant  jurisconsulte,  Oscar  de  Vallée  : 

(i  On  veut,  dit-il,  séculariser  l'école,  celle 
école  qui  doit  inculquer  des  sentiments  élevés 
aux  enfants,  tout  en  leur  donnant  des  con- 
naissances élémentaires. 

«  Vous  ferez  disparaître  de  cette  école  l'en  - 
seignement  religieux,  les  livres  religieux  de 
toutes  les  communions,  la  Bible,  le  caté- 
chisme, l'histoire  sainte  qui  est  un  livre 
d'instruction,  les  évangiles,  qui  contiennent 
la  plus  belle  morale  que  l'univers  ait  connue, 
les  évangiles,  dont  un  grand  poète  qui  siège  à 
gauebe  dans  cette  enceinte,  a  dit  :  «  Ense- 
mencez les  villages  d'évangiles.  » 

«  Voilà  ce  que  vous  supprimez,  en  même 
temps  que  la  prière,  qui  s'élève  dans  le 
monde  entier;  la  prière  que  nous  devons 
faire,  aux  termes  de  la  Constitution,  à  la  re- 
prise de  nos  travaux  ;  la  prière  que  les  ma- 
gistrats prononcent  en  reprenant  leur  œuvre 
sainte  ;  la  prière  enfin  qui  est  inscrite  dans 
nos  institutions. 

«  Vous  supprimez  la  parole  de  celui  qui  a 
dit  : 

«  Laissez  venir  à  moi  les  petits  enfants.  » 
Et  que  mettez-vous  à  la  place?  Vous  y  mettez 
ce  que  vous  appelez  la  «  bonne  morale  des 
bonnes  vieilles  gens  »,  la  morale  de  Bérenger, 
et  la  morale  civique  qui  consiste  à  apprendre 
à  des  enfants  de  six  à  douze  ans  à  être  répu- 
blicains. 

«  Voilà  ce  que  vous  voulez  faire.  » 

Le  ministre  s'était  récrié  contre  l'idée  qu'on 
pût  le  considérer  comme  le  plagiaire  de  la 
Convention,  le  contre-maître  de  la  franc-ma- 
çonnerie et  l'ennemi  de  l'Eglise.  Le  sénateur 
Chesnelong  lui  réplique  :  «  Je  ne  juge  pas 
vos  intentions  ;  je  parle  de  vos  actes  et  je  dé- 
clare que  votre  politique  est  une  politique 
anti-religieuse.  Est-ce  que,  depuis  votre 
entrée  au  ministère,  vous  ne  suivez  point  peu 
à  peu,  méthodiquement,  tout  un  plan  de  cam- 
pagne contre  la  religion?  Est-ce  que  vous 
n'avez  pas  commencé  par  chasser  les  évéques 
du  conseil  supérieur  de  l'Instruction  publi- 
que ? 

«  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  poursuivi  ce 
que  vous  appelez  la  laïcisation  des  écoles  pu- 
bliques en  mettant  dehors  nos  frères  de  la 
doctrine  chrétienne? 

«  N'est-ce  pas  voire  ministre  de  la  guerre, 
qui  a  provoqué  la  suppression  des  aumôniers 
militaires? 


208 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


u.  N'est-ce  pas  vtiiisqui  êtes  l'auteur  de  ce  fa- 
meux article  7  que  le  Sénat,  à  son  grand 
honneur,  eut  le  courage  du  repousser? 

«  N'est-ce  pas  vous  qui  vous  êtes  fait  l'exécu- 
teur des  décrets  du  29  mars,  vous  qui  êtes 
resté  au  Ministère,  alors  que  quelques-uns  de 
vos  collègues,  plus  scrupuleux,  donnèrent 
leur  démission  pour  ne  pas  prendre  part  à 
une  telle  mesure. 

«  N'est-ce  pas  vous  qui  avez  fait  violer  par 
vos  agents  le  domicile  de  ces  religieux  que 
vous  avez  expulsés  par  la  force. 

«  Et  n'avez-vous  pas,  ensuite,  inventé  une 
procédure  particulière  pour  soustraire  ces 
mêmes  agents  aux  justes  revendications  de 
citoyens  lésés  dans  leurs  droits,  méconnais- 
sant et  violant  ainsi  toutes  les  règles  et  tous 
les  principes  de  la  justice  et  du  droit? 

«  Et,  loul  récemment,  n'est-ce  pas  vous  qui 
avez  fait  inscrire  dans  une  de  vos  lois  ce  pou- 
voir disciplinaire  qui  vous  donne  le  droit 
exorbitant  de  frapper  d'interdit,  sou8  pré- 
texte d'immoralité,  les  directeurs  d'écoles 
libres  et  de  fermer  leurs  établissements? 

«  Enlin,  le  crucifix,  cet  emblème  de  paix 
et  de  sacrifice,  vous  avez  été  jusqu'à  le  laisser 
arracher  des  écoles  publiques  :  et  lorsque  le 
Sénat,  par  un  vote,  vous  a  blâmé  d'avoir 
laissé  jeter  dans  le  même  tombereau  ces  em- 
blèmes de  foi  et  les  livres  d'instruction  reli- 
gieuse, avez-vous  désavoué  M.  le  préfet  de  la 
Seine,  l'exécuteur  de  ces  odieuses  mesures  ? 
Est-ce  qu'il  ne  continue  pas  à  siéger  aux 
Tuileries? 

«  Vous  le  voyez  donc  bien,  j'ai  le  droit  de 
vous  dire  que  vous  êtes  l'ennemide  la  religion. 

«  A  la  Chambre  des  Députés,  où.  vous  dites 
avoir  fait  entendre  un  langage  modéré, 
n'avez-vous  pas  encore  laissé  voter  une  loi 
qui  empêche  le  recrutement  du  sacerdoce. 

«  Oui,  vous  êtes  un  ennemi  pour  nous,  et 
un  ennemi  d'autant  plus  dangereux  que  vous 
vous  dites  modéré. 

«  Oui,  nous  préférons  à  de  tels  adversaires 
des  ennemis  franchement  déclarés,  qui 
veulent  supprimer  radicalement  et  partout  la 
religion. 

«  Vous,  sous  de  feintes  apparences  de  mo- 
dération, vous  voulez  graduellement,  métho- 
diquement, arriver  au  même  résultat,  c'est-à- 
dire  à  un  complet  affaiblissement  moral  de  la 
France. 

«  Il  faut  dire  la  chose  comme  elle  est  :  c'est 
l'irréligion  qui  s'installe  dans  l'école,  et  ce 
que  vous  avez  déjà  fait  ne  peut  laisser  de 
doute  sur  ce  que  vous  ferez.  » 

Cette  mercuriale  tombait  d'aplomb  sur 
l'homme  qui,  reçu  franc-macon,  avait  parlé 
de  la  destruction  des  cultes  et  s'était  marié 
comme  un  cheval  de  haras.  Du  reste,  ce  si- 
nistre personnage  n'était  que  l'agent  général, 
non  seulement  de  la  franc-maçonnerie,  mais 
de  l'impiété  contemporaine.  A  ses  yeux,  tous 
les   impies   étaient  des  savants,   et   les   plus 


fieffés  coquins  d'impiélé  devenaient  des 
oracles.  Dans  son  parti,  on  osait  traiter  ainsi 
le  Christ  et  sa  doctrine  :  «  Une  espèce  de 
loque,  suivi  de  douze  pisciculteurs  abrutis, 
qui  s'en  vient  débiter  des  calembours,  faire 
tourner  des  chapeaux  et  des  tables,  introduire 
des  catins  dans  le  temple  et  raconte  que  sa 
mère  a  eu  commerce  avec  des  pigeons  domes- 
tiques... Le  mal  qu'a  fait  à  L'humanité  ce  phi- 
losophe de  village,  les  crimes  qu'ont  commis 
sous  son  couvert  tous  les  monstres  à  face 
humaine  qu'il  a  endoctrinés  du  haut  de  sa 
potence,  tout  cela  aurait  pu  nous  être  épar- 
gné (1)  ». 

Quelque  douloureux  qu'il  soit  de  trans- 
crire ces  blasphèmes,  il  faut  les  faire  con- 
naître pour  découvrir  le  but  poursuivi  par  ce 
législateur.  Au  Sénat,  le  président  de  la  com- 
mission chargée  d'étudier  cette  loi  de  coerci- 
tion, dans  un  banquet  anti-clérical,  outrage 
ainsi  la  bible  :  «  Mais  avec  quels  livres  font- 
ils  l'éducation  morale  de  leurs  élèves?  Avec  ce 
qu'ils  appellent  l'Ecriture  Sainte,  qui  contient 
l'histoire  des  relations  incestueuses  de  Lolh 
et  de  ses  deux  filles,  ou  celle  de  Thamar  se 
prostituant,  moyennant  salaire,  à  Jacob,  en 
plein  jour,  au  coin  d'un  Lois.  A  la  vérité,  par 
compensation,  pour  préparer  l'instruction 
scientifique  de  la  jeunesse,  l'Ecriture  Sainte' 
lui  apprend  que  le  monde  a  été  créé  en  six 
jours  de  24  heures  et  que  Jonas  (sic)  put  ar- 
rêter le  cours  du  soleil,  afin  d'avoir  le  temps 
de  massacrer  quelques  ennemis  de  plus.  »  Le 
toast  après  boire  est  à  l'avenant  :  «  A  la  libre- 
pensée,  à  l'union  fraternelle  des  libres-pen- 
seurs ;  à  l'extinction  de  toutes  les  superstitions 
religieuses  qui  énervent  l'esprit  humain  et  le 
dépravent.  » 

Ces  stupides  impiétés  trouvèrent,  dans  les 
assemblées,  des  interprèles.  A  la  Chambre 
des  députés,  le  rapporteur  fut  Paul  Bert,  un 
fanatique  naïf,  mais  résolu,  dont  le  choix 
seul  indiquait  les  vœux  des  sous-vélérinairea. 
Dans  l'Yonne,  Paul  Bert  avait  parlé  de  com- 
battre, par  le  sulfure  de  carbone,  et,  au  be- 
soin, par  quelque  produit  plus  destructif,  le 
philloxéra  noir;  dans  son  rapport  et  dans  ses 
discours,  il  posa  audacieusement  un  antago- 
nisme, réel  seulement  par  l'ignorance,  entre 
la  science  et  la  foi,  entre  l'école  et  l'Eglise. 
Bientôt  ministre,  toujours  audacieux,  mais 
naïf,  il  aurait  occasion  de  manipuler  tous  ses 
sulfures.  Membre  de  l'Institut,  il  revêtira  de 
sa  signature  un  manuel  civique  où  l'on  en- 
seigne que  l'idée  de  patrie  date,  parmi  nous, 
de  1789  ;  qu'avant  89,  il  n'y  avait  pas  de 
France  ;  que  l'ancienne  monarchie  ne  présen- 
tait que  des  hontes  et  des  scandales  ;  que  les 
nobles  étaient  de  lâches  exploiteurs  ;  que  les 
paysans  ne  mangeaient  que  de  l'herbe,  quand 
ils  ne  se  mangeaient  pas  entre  eux.  Livre  qui 
classe  son  auteur  parmi  les  maniaques  prédes- 
tinés à  Bicètre,  et  qui  honore  beaucoup  l'Ins- 
titut de  France,  surtout  à  l'étranger. 


(1)  Voltaire,  26  novembre  1888.  On  sent,  dans  cet  article,  la  haine  scélérate  du  Juif. 


LIVRÉ  QUATRE-V1NGT-QUAT0UZIKM] 


269 


^.u  Sénat,  deux  faux  ouvriers  devènua  sé- 
nateurs, Corbon  et  Tolain,  avec  la  suffisance 
habituelle  de  L'ignorance,  essayèrent  de  for- 
muler, en  dogmatisme  républicain,  les  idée 
saugrenues  de  Paul  Bert.  Corbon  répudia 
hautement  le  dogme  chrétien  ;  bafoua  l'idée 
de  l'homme  place  sons  l'œil  de  Dieu  et  sus- 
ceptible, suivant  ses  œuvres,  de  châtiments 
ou  de  récompenses  éternels  ;  il  se  moqua  de 
l'homme  voyageur,  alfiigé  d'un  péché  ori- 
ginel, qu'il  expie  par  le  travail,  destiné  sur 
cetle  terre  à  ramasser  des  trésors  pour  le  ciel  ; 
il  déclara  qu'une  telle  morale  n'était  propre 
qu'à  produire  des  hommes  mous  et  des 
moines  paresseux  ;  que  la  morale  révolution- 
naire, opposée  à  la  morale  chrétienne  et  des- 
tinée à  la  remplacer,  ne  rachetait  pas 
l'homme  par  Jésus-Christ,  mais  par  le  tra- 
vail et  par  la  science,  par  les  conquêtes  pro- 
gressives de  l'esprit  sur  la  matière.  —  Tolain 
affirma  que,  dans  sa  pensée,  il  n'admettait 
pour  instituteur  que  l'homme  affranchi  de 
toute  autorité  religieuse,  l'enseignement  de 
l'école  ayant  pour  but  cet  affranchissement. 
—  Tolain  et  Corbon  avaient  persifflé  la  piété 
comme  oisive,  crasseuse,  étrangère  ù  toute 
idée  de  travail. 

Le  sénateur  Chesnelong  répondit  à  ces  insa- 
nités avec  autant  de  vérité  que  d'éloquence  : 
«  Quel  est  le  travail  que,  selon  vous,  l'Eglise 
n'a  pas  honoré  ?  Est-ce  le  travail  manuel  ? 

«  Vous  avez  donc  oublié  que  le  Christ, 
quand  il  passa  sur  la  terre,  était  ouvrier,  fils 
d'ouvrier;  que  le  travail  manuel  a  été  trans- 
figuré dans  l'atelier  de  Nazareth  et  que  la 
condition  de  l'ouvrier,  jusque-là  si  abaissée 
es  si  dédaignée,  s'est  relevée  alors  dans  un 
honneur  qui  depuis  n'a  pas  été  contesté. 

«  Vous  avez  oublié  cette  œuvre  colossale 
des  moines  du  Moyen  Age  défrichant  de  leurs 
mains  le  sol  dévasté  ou  abandonné.  Vous 
avez  oublié  les  trappistes  qui  continuent  en- 
core parmi  nous  la  tradition  du  travail  ma- 
nuel consacré  par  la  religion. 

«  Est-ce  le  travail  intellectuel  que,  d'après 
vous,  l'Eglise  n'a  pas  honoré?  Mais  vous  ou- 
bliez donc  cette  admirable  série  de  grands 
penseurs,  de  grands  philosophes,  de  grands 
savants,  de  grands  poètes,  de  grands  artistes 
dont  l'Eglise  a  inspiré,  fécondé,  agrandi  le 
génie?  Notre  liste  est  longue  et  glorieuse; 
vous  nous  montrerez  la  vôtre  quand  vous 
voudrez,  et  nous  comparerons. 

«  Vous  avez  oublié  ces  grands  ordres  que 
L'Eglise  a  fondés  pour  se  vouer,  en  vue  de 
servir  l'humanité,  à  un  travail  opiniâtre,  per- 
sévérant :  les  uns,  comme  les  bénédictins,  au 
travail  de  l'élude;  les  autres,  comme  les  do- 
minicains et  les  franciscains,  au  travail  de  la 
prédication  ;  les  autres,  comme  les  jésuites 
et  d'autres  ordres,  au  travail  de  renseigne- 
ment. 

Vous  avez  oublié  cette  civilisation  que 
l'Eglise  a  enfantée  dans  le  travail  et  à  laquelle 
nous  devons  toutes  les  richesses  intellectuelles 
et  morales  que  nous  possédons. 


«  Ah  !  oui,  cela  est  vrai,  L'Eglise  dit  au 
travail  intellectuel  et  au  travail  manuel  : 
Vous  êtes  grands,  mais  votre    grandeur    ne 

suflitpasariiomnie.il    y    a   un   autre   travail 

qui  vous  est  supérieur  et  qui  s'impose  à  tous  : 
c'est  le  travail  de  L'Ame  agissant  sur  elle- 
même  sons  Le  regard  de  Dieu,  se  vouant  au 
bien  par  une  sorte  de  servitude  volontaire  et 
libre  et  lui  élevant,  dans  la  conscience  sou- 
mise, un  autel  respecté. 

«  Ce  travail  produit  la  vertu,  et  lorsque  la 
vertu  s'élève  à  ces  sommets  où  l'égoïsme 
humain  ne  se  montre  plus,  où  le  pu:1  amour, 
l'amour  désintéressé  de  Dieu  et  des  hommes, 
est  l'unique  mobile  de  l'âme  transfigurée,  alors 
l'Eglise  sacre  la  vertu,  elle  l'appelle  sainleté 
et  elle  l'offre  aux  hommages  des  hommes. 

«Voilà,  voilà  la  conception  de  L'Eglise  sur 
le  travail.  Cette  doctrine  a  quelque  grandeur. 
«  Et  puis   vous   avez   parlé   de   la   morale 
chrétienne  et  de  la  morale  moderne. 

«  La  morale  chrétienne,  selon  vous,  a  fait 
son  temps,  et  vous  lui  adressez  deux  re- 
proches ;  d'abord,  dites-vous,  c'est  une  mo- 
rale terroriste  ;  vous  avez  oublié  cette  parole 
de  Chateaubriand  :  «  Quelle  est  belle  et 
quelle  est  consolante  cette  religion  qui  fait 
une  vertu  de  l'espérance.  » 

«  En  outre,  pour  les  catholiques,  selon 
vous,  cette  morale  est  trop  facile  parce  qu'elle 
met  le  pardon  à  côté  de  la  faiblesse  ;  comme 
si  l'homme  n'avait  pas  besoin  du  secours  de 
Dieu  pour  s'affermir  dans  le  bien,  et  de  la 
miséricorde  de  Dieu  pour  se  relever  de  ses  dé- 
faillances ! 

«  Ensuite,  quant  à  la  morale  moderne, 
vous  revendiquez  la  liberté  humaine,  la  res- 
ponsabilité humaine,  la  légitimité  de  la  sanc- 
tion de  cette  responsabilité,  vous  affirmez  que 
cette  sanction  existe  ici-bas.  Existe-t-elle 
aussi  ailleurs?  il  vous  paraît  raisonnable  de 
le  croire  :  mais  vous  déclarez  n'en  rien  sa- 
voir. 

«  Quant  au  Dieu  personnel  et  vivant  que 
nous  adorons,  vous  ne  l'affirmez  pas  ;  vous 
ne  le  niez  pas  ;  vous  le  cherchez  ;  et  après 
avoir  ainsi  défini  la  morale  moderne,  vous 
dites  qu'elle  est  le  spiritualisme  ! 

«  Je  n'ai  pas  qualité  pour  défendre  la  doc- 
trine spiritualisle  ;  je  suis  un  chrétien  qui 
croit  simplement  et  fermement,  je  ne  suis  pas 
un  philosophe.  Mais  je  doute  que  l'illustre 
auteur  du  Devoir  qui  me  fait  l'honneur  de 
m'écouter  ait  reconnu  la  doctrine  spiritua- 
liste  dans  les  lambeaux  défigurés  que  vous 
en  avez  apportés  à  cette  tribune.  Si  elle 
n'était  que  cela,  elle  n'aurait  pas,  à  coup  sûr, 
obtenu,  à  bien  des  époques,  l'adhésion  de  tant 
de  nobles  esprits.  » 

Les  catholiques  n'avaient  certes  pas  l'ab- 
surde prétention  que  la  classe  fût  consacrée 
à  un  perpétuel  enseignement  religieux  ; 
d'ailleurs  l'instituteur  n'a  point  compétence 
pour  expliquer  le  catéchisme,  ce  soin  appar- 
tient au  prêtre.  Mais  ils  voulaient  que  l'institu- 
teur put,  pour  la  prière,  le  catéchisme  ell'his- 


270 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


loin-  -ainie,  remplacer  le  prêtre  el  le  père": 

t  ce  que  lui  demandait  la  loi  de  1850.  De 
plu-,  on  demandait  que  l'atmosphère  de 
L'école  lui  religieuse;  que  chaque  fi»is  que 
l'instituteur  en  avait  l'occasion,  il  inculquât  à 
se»  élèves  dos  idées  morales.  Or,  celte  occa- 
sion est  fréquente,  et  il  ne  convient  pas  que 
L'instituteur  s'en  abstienne,  sous  le  fallacieux 
prétexte  que  ce  n'est  pas  l'heure  de  l'instruc- 
tion religieuse  ou  que  l'instruction  religieuse 
appartient  exclusivement  au  curé. 

A  ces  justes  observations,  les  impies  répon- 
daient qu'ils  n'en  voulaient  point  à  la  reli- 
gion, mais  qu'ils  l'écarlaienl  par  respect  pour 
la  liberté  de  conscience.  Mais  si  telle  avait  été 
réellement  leur  seule  pensée,  la  loi  rie  1850  y 
avait  pourvu,  en  déclarant  obligatoire  l'ins- 
truction morale  et  religieuse,  mais  en  ajou- 
tant :  «  Le  vœu  des  pères  de  famille  sera  tou- 
jours consulté  et  suivi  en  ce  qui  concerne  la 
participation  des  enfants  à  l'instruction  reli- 
gieuse. »  La  loi  confondait  donc  l'hypocrisie 
républicaine;  mais  ces  impies  croyaient  avoir 
assez  masqué  leur  jeu  en  disant  qu'ils  ne  vou- 
laient l'école  ni  impie,  ni  religieuse,  mais 
neutre  :  c'était  leur  mot.  Une  e'cole,  qui  n'est 
qu'une  puissance  d'affirmation,  ils  voulaient 
qu'elle  fût  neutre,  pour  eux  synonyme  de  né- 
gative, et,  par  là,  synonyme  de  rien.  L'exclu- 
sion du  catéchisme  catholique  implique,  en 
effet,  l'admission  d'un  autre  catéchisme,  ré- 
solvant, par  opposition  à  l'Evangile,  tous  les 
problèmes  que  la  vie  et  la  mort  posent  à 
l'âme  de  l'homme  sur  la  terre,  Si  la  neutralité 
était  possible,  elle  entraînerait  au  moins 
l'oubli  de  l'âme  et  mènerait  au  matérialisme, 
doctrine  destructive  de  toute  éducation,  car  si 
l'homme  n'est  qu'un  animal,  il  n'a  que  des 
instincts  et  n'est  pas  susceptible  de  se  dé- 
velopper par  les  leçons  d'un  maître. 

A  la  Chambre  et  au  Sénat,  les  catholiques 
déchirèrent  victorieusement  ces  toiles  de 
l'araignée  opportuniste.  L'évêque  d'Angers, 
qu'on  trouve  sur  la  brèche  toutes  les  fois 
qu'il  y  a  une  cause  juste  à  défendre,  réclama, 
par  un  amendement,  le  maintien,  en  matière 
religieuse,  de  la  loi  de  1850.  A  l'appui  de  sa 
demande,  il  fonda  un  argument  de  droit  sur 
le  total  des  écoles  pour  la  France  :  catho- 
liques, 69  381  ;  protestantes,  1  535  ;  israélites, 
43.  «  A  ces  écoles,  dit-il,  que  vous-mêmes 
qualifiez  de  catholiques,  il  faut  des  maîtres 
catholiques  comme  elles,  ou  bien  vous  bles- 
seriez tous  les  droits. 

«  J'ajoute  que  vous  blesseriez  le  caractère 
de  l'instituteur,  car,  pour  peu  que  cet  homme 
ait  de  loyauté,  d'honneur,  de  délicate&se,  — 
et  il  en  a,  —  il  ne  consentira  jamais  â  faire 
l'éducation  d'enfants  appartenant  à  un  culte 
différent  du  sien.  C'est  pour  lui  une  question 
d'honnêteté,  et  je  dirai  même  de  décence. 

«  Donc,  de  deux  choses  l'une,  ou  l'institu- 
teur n'est  pas  catholique,  et  alors  sa  place 
n'est  pas  à  la  tête  d'une  école  que  vous  ap- 
pelez de  ce  nom  ;  ou  il  est  catholique,  et  dans 
ce  cas,  en  quoi  sa  conscience  sera-t-elle  gênée 


s'il  fait  pour  les  enfants  de  son  école,  ce  que 
père  de  famille,  il  ne  manque  pas  de  faire  à 
L'égard  des  siens  propre-,  c  est-à-dire  s'il  leur 
apprend   à    prier,  à  réciter  le  catéchisme  et  à 
lire  l'Evangile  ? 

«  Ne  prononcez  donc  pas  ces  grands  mots 
qui  n'ont  aucune  application  dans  le  cas  pré- 
sent,  ne  venez  pas  nous  parler  de  liberté  reli- 
gieuse blessée,  soil  dans  la  personne  du 
m  litre,  soit  dans  celle  des  élevés.  Tous  les 
droits  sont  sauvegardés;  celui  de  la  majorité 
par  renseignement  religieux:  celui  de  la  mi- 
norité  par  la  dispense  et  par  l'abstention... 

«  Permettez-moi  d'insister  sur  ce  point,  car 
là  est  le  namd  de  la  question.  C'est  le  seul 
point  qui,  du  moins  en  dehors  de  cette  en- 
ceinte, pourrait  faire  illusion  à  quelques  es- 
prits peu  familiers  avec  la  tenue  et  la  marche 
d'une  école. 

«  On  se  ligure  que  le  silence  de  l'instituteur 
sur  la  religion  équivaut  de  sa  part  à  un  acte 
de  neutralité  :  c'est  là  une  pure  chimère. 

«  Ne  pas  parler  de  Dieu  à  l'enfant  pendant 
sept  ans,  alors  qu'on  l'instruit  six  heures  par 
jour,  c'est  lui  faire  accroire  positivement  que 
Dieu  n'existe  pas,  ou  qu'on  n'a  nul  besoin  de 
s'occuper  de  lui. 

«  Expliquer  à  l'enfant  les  devoirs  de 
l'homme  envers  lui-même  et  envers  ses  sem- 
blables, et  garder  un  silence  profond  sur  les 
devoirs  de  l'homme  envers  Dieu,  c'est  lui  in- 
sinuer clairement  que  ces  devoirs  n'existent 
pas,  ou  qu'ils  n'ont  aucune  importance.  Avec 
la  finesse  d'observation  naturelle  à  son  âge, 
et  que  vous  lui  avez  reconnue  l'autre  jour, 
non  sans  raison,  l'enfant  se  dira  que  son 
maître  ne  croit  pas  en  Dieu  et  il  fera  de 
même,  ou  il  doutera. 

«  Votre  école  neutre  ne  produira  donc  que 
des  sceptiques  et  des  indifférents  ;  voilà  pour- 
quoi notre  conscience  nous  fait  un  devoir  de 
la  repousser  de  toutes  nos  forces. 

«  L'instituteur  se  renfermera  dans  une  abs- 
tention complète  à  l'égard  des  matières  reli- 
gieuses !  Mais  sur  ce  point  capital,  l'absten- 
tion est  impossible  ;  car  suivant  que  l'on  croit 
ou  que  l'on  ne  croit  pas  à  l'existence  de  Dieu 
et  à  l'immortalité  de  l'âme,  la  pensée  et  la  vie 
humaine  prennent  un  tout  autre  cours. 

«  En  pareil  cas,  et  de  la  part  d'un  institu- 
teur, le  silence  équivaut  à  la  négation.  » 

L'évêque  d'Angers  soutenait  son  amende- 
ment avec  une  forte  logique;  le  sénateur  ca- 
tholique Chesnelong  l'appuya  avec  non  moins 
de  raison  et  de  vigueur  :  «  Qu'est-ce  donc 
que  le  projet  de  loi,  demande-t-il  ?  Si  je  l'exa- 
mine dans  son  titre,  il  semble  n'avoir  pour 
objet  que  d'établir  l'obligation  de  l'enseigne- 
ment. Si  je  l'examine  dans  son  texte,  je  vois 
aussi  qu'il  a  pour  but  d'exclure  la  religion  de 
l'enseignement. 

«  Si  je  pénètre  dans  son  esprit,  je  vois  que 
tout  y  est  combiné  de  manière  à  rendre  obli- 
gatoire une  école  officielle  où  la  religion 
n'aura  pas  sa  place. 

u  Je  ne  crois  pas  que  jamais  question  plus 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈMI 


271 


grave  ail  été  soumise  aux  délibérations  d'une 
Assemblée.  Il  s'agit  d'accomplir  une  véritable 
révolution  dans  L'enseignement;  de  le  mettre 
en  antagonisme  avec  la  foi  générale  de  la 
France;  de  le  découronner  de  la  plus  noble 
partie  de  sa  tâche,  en  séparant  l'enseignement 
religieux  de  la  culture  intellectuelle  ;  de  le  re- 
tourner  contre  son  but  en  le  ('.lisant  servir  à 
une  vaste  entreprise  officielle  de  déchristiani- 
sation du  pays;  enfin  île  recourir  à  l'obliga- 
tion pour  avoir  raison  des  résistances  que 
pourraient  opposer  la  conscience  et  la  ten- 
dresse  paternelles. 

«  Ce  qui  caractérise,  en  effet,  le  projet  de 
loi,  c'est  que  la  religion  et  la  liberté  y  sont 
frappées  du  même  coup;  c'est  que  la  laïcité 
et  l'obligation  y  sont  étroitement  liées  ;  la 
laïcité' y  est  d'autant  plus  inacceptable  qu'elle 
s'impose  par  l'obligation,  l'obligation  d'au- 
tant plus  oppressive  qu'elle  est  escortée  de  la 
laïcité. 

«  Jusqu'ici,  l'école  était  confessionnelle, 
désormais  elle  sera  neutre.  Plus  d'instruction 
religieuse,  ainsi  le  veut  la  liberté  ;  mais  nous 
garderons  l'instruction  morale,  et  même  cette 
instruction  morale  sera  une  instruction  civique. 

a  enseigner  la  religion,  ce  n'est  pas  l'affaire 
de  l'Etat,  qui  n'a  pas  compétence  pour  cela, 
et  le*  écoles  publiques  sont  des  écoles  de  l'Etat. 
C'est  l'affaire  des  familles  et  des  ministres  des 
cultes;  ceux-ci  auront  à  leur  disposition  un 
jour  par  semaine  indépendamment  du  di- 
manche, pour  donner  cette  instruction. 

"Avec  ce  système,  d'après  le  rapport,  tout 
sera  à  sa  place.  L'école  sera  neutre,  les  fa- 
milles seront  libres,  la  religion  aura  ses  jours 
et  ses  temples.  Tout  sera  pour  le  mieux  sous 
la  loi  la  plus  libérale  possible. 

«  Tant  d'optimisme  m'étonne,  et  je  ne  puis 
le  partager  à  aucun  degré.  A  mon  avis,  avec 
ce  système,  l'école  sera  irréligieuse,  les  fa- 
milles seront  opprimées  et  la  religion  n'aura 
plus  dans  l'éducation  la  place  à  laquelle  elle  a 
droit  et  qu'il  importerait  de  lui  maintenir, 
dans  l'intérêt  des  familles  comme  dans  l'in- 
térêt de  la  société.  » 

Voila  pour  le  fait,  voici  pour  le  droit.  La 
religion  n'est  pas  éliminable  ;  exclue  d'un 
côté,  elle  revient  de  l'autre;  il  faut  se  pro- 
noncer pour  ou  contre.  La  neutralité  est  une 
faille.  «  Derrière  tout  enseignement,  continue 
l'éloquent  sénateur,  il  y  a  ime  doctrine  qui 
s'affirme.  Elle  est  bonne  ou  elle  est  mauvaise  ; 
elle  est  salutaire  ou  malfaisante.  Mais  elle  se 
produit;  elle  passe  de  l'esprit  du  maître  dans 
l'esprit  des  élèves.  Et  elle  touche  nécessaire- 
ment à  la  religion  parce  que  la  religion  touche 
elle-même  à  tous  les  problèmes  de  la  vie 
humaine  et  à  toutes  les  conditions  de  la  na- 
ture humaine. 

«  Vous  voulez,  chasser  la   religion  de  l'en- 

geignement;    elle   y    reviendra    par    la    géo- 

diie,  par  l'histoire,  par  la  grammaire  elle- 

ne,  car  la    religion  a  existé  de  tout  temps; 

elle  ne  trouve  en   tous  lieux  ;  elle  a  pénétré 

jusqu'à  l'essence  même  du  langage. 


«  Vous  voulez  chasser  la  r<  ligion  de  la  mo- 
rale? Elle  y  reviendra  par  les  éléments  les 
plus  essentiels  de  loute  doctrine  morale,  car 
sur  ions,  la  religion  a  donné  des  réponses  qui 
sont,  l'éclat,  l'honneur,  la  force  de  la  civilisa- 
tion chrétienne!  Vous  ne  pouvez  ni  supprimer 
des  problèmes  qui  Be  posent  et  qui  s'imposent, 
ni  supprimer  les  solutions  que  la  doctrine 
chrétienne  adonnées  a  ces  problèmes.  Vous 
pouvez  encore  une  fois  les  affirmer  ou  les 
nier,  les  glorifier  ou  les  attaquer;  vous  ne 
pouvez,  ni  les  passer  sous  silence,  ni  les  cou- 
vrir d'un  voile  que  la  curiosité  de  l'enfant  suf- 
firait à  déchirer. 

«  Quand  l'enfant  voit  le  soleil  et  quand  il 
demande  quel  est  cet  astre,  on  peut,  lui  mal 
répondre;  on  ne  peut  pas  lui  dire  que  c'est 
une  inutilité. 

«  Quand  l'enfant  voit  le  christianisme, 
quand  il  le  sent  autour  de  lui  et  quand  il  de- 
mande ce  qu'il  est  et  d'où  il  vient,  on  peut  lui 
mal  répondre  ;  on  ne  peut  pas  lui  dire  qu'il 
n'est  qu'un  assemblage  d'hypothèses  méta- 
physiques et  d'histoires  légendaires  qui  ne 
méritent  pas  d'attirer  l'attention. 

«  Donc  l'école  laïque,  par  cela  seul  qu'elle 
ne  sera  pas  chrétienne,  sera  nécessairement, 
par  la  force  des  choses,  une  école  anlichré- 
tienne.  » 

Un  peu  plus  loin,  arguant  contre  l'opportu- 
nisme qui  retient  encore  le  droit  naturel, 
l'orateur  dit  que  le  radicalisme,  plus  logique, 
ne  gardera  même  pas  cette  religion  naturelle, 
qui  n'est,  à  ses  yeux,  qu'une  hypothèse  méta- 
physique. «  Us  entreront,  dit-il,  par  la  brèche 
que  vous  faites  aujourd'hui  !  Vous  éliminez  la 
déchéance  et  la  rédemption,  ils  élimineront  la 
création.  Vous  éliminez  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  ils  élimineront  Dieu.  Vous  éliminez 
l'action  du  surnaturel  sur  les  âmes,  ils  élimi- 
neront l'âme  elle-même. 

«  Mais  éliminer  Dieu,  c'est  l'athéisme  ;  éli- 
miner l'âme,  c'est  le  matérialisme.  Je  ne  vous 
prête  pas  ces  doctrines.  Je  dis  qu'elles  frap- 
pent à  la  porte  et  que  vous  la  leur  ouvrez  ;  je 
dis  qu'étant  donné  le  principe  de  votre  projet 
de  loi,  elles  ont.  contre  vous  l'avantage  de  la 
logique.  Je  dis  qu'avec  votre  morale  dégagée 
de  toute  affirmation  religieuse,  vos  écoles 
an tich rétiennes  seront  bien  réellement,  et 
avant  longtemps,  des  écoles  sans  Dieu.  » 

Le  Sénat  et  la  Chambre  rejetèrent  égale- 
ment l'instruction  religieuse  et  la  morale  re- 
ligieuse ;  ils  proscrivirent  le  catéchisme  et 
l'Evangile;  ils  défendirent,  aux  prêtres,  de 
pénétrer  dans  les  écoles  ;  ils  défendirent,  aux 
instituteurs,  d'enseigner  le  catéchisme  même 
en  dehors  des  heures  de  classe.  Et,  pour  que 
le  caractère  impie  de  la  loi  fût  bien  accusé,  le 
sénateur  Jules  Simon  avait  fait  admettre,  en 
première  lecture,  que  l'instituteur  enseigne- 
rait les  devoirs  envers  Dieu  et  envers  la  pa- 
trie; en  dernière  lecture,  le  gouvernement  fit 
rejeter  cet  amendement.  Point  de  Dieu  dans 
le3  écoles  de  la  République. 

En   présence   de    cet    amendement,   Ferry 


~2l2 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


avait  <lit  :  «  .le  proteste  contre  cette  préten- 
tion ;  "ii  ne  vote  paa  1  > i «-n  dans  les  assemblées. 

«  Car  -i  «m  pouvait  le  voter  et  le  fortifier, 
cela  supposerait  qu'on  peut  L'abolir  ou  te  di- 
minuer en  ne  le  volant  pas. 

«  Les  assemblées  ne  sont  pas  faites  pour 
formuler  des  credo. 

«  J'oppose  à  cela  une  lin  de  non-recevoir 
absolue  tirée  de  la  nature  de  notre  société,  de 
l'esprit  de  noire  France  qui  sépare  le  domaine 
de  la  conscience  du  domaine  du  pouvoir  ter- 
restre. 

(i  Ce  qui  importe  à  la  république,  c'est  de 
légiférer  clairement  ;  ce  qui  importe  au  Sénat 
pour  conserver  la  force  nécessaire  à  un  des 
piliers  fondamentaux  de  notre  organisation 
républicaine,  pour  répondre  à  ses  détracteurs, 
c'est  d'être  ferme  sur  les  principes,  et  je  lui 
demande  de  ne  pas  se  laisser  confisquer,  par 
des  moyens  plus  ou  moins  détournés,  la 
grande  conquête  des  progrès  modernes.  » 

En  présence  de  ces  pauvretés,  il  n'y  eût  eu 
qu'à  hausser  les  épaules.  Mais  le  franc-maçon 
qui  avait  parlé  de  détruire  les  cultes  posait  la 
première  pierre  de  son  œuvre  destructive  ;  pour 
dissimuler  son  dessein,  il  avait  avoué  qu'il 
voulait  maintenir  la  bonne  vieille  morale  de  nos 
pères  et  non  point  celles  des  philosophes,  tous 
plus  ou  moins  obligés  d'y  revenir.  Jules  Simon 
table  sur  cet  aveu  : 

«  C'est  qu'il  y  a  quelque  part  une  force  su- 
périeure à  tous  les  efforts  que  les  hommes 
peuvent  tenter  contre  cette  morale,  une  force 
qui  les  contient  et  qui  les  dirige  et  empêche 
qu'ils  ne  s'égarent. 

«  Ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'il  en  a 
besoin,  que  l'enfant  obéit  a  son  père,  que 
l'homme  considère  la  propriété  comme  sacrée, 
la  famille  comme  respectable,  la  tombe  comme 
inviolable  ;  non,  ce  n'est  pas  seulement  parce 
qu'il  en  a  besoin,  c'est  parce  que  celui  qui  a 
créé  le  monde  et  qui  en  a  fait  l'homme 
l'habitant  et  le  roi,  a  voulu  que  ces  éternels 
principes,  sur  lesquels  repose  la  morale  uni- 
verselle, ne  pussent  être  ébranlés  même  par 
les  efforts  du  génie. 

«  C'est  là  ce  qui  fait  la  force  de  cette  bonne 
vieille  morale,  qui  est  bien  celle  de  nos  pères 
et  qui  est  le  patrimoine  le  plus  précieux  que 
le  Créateur  ait  accordé  à  sa  créature. 

«  Oui,  il  est  possible  de  parler  de  Dieu  à 
l'enfant  sans  lui  parler  des  théories  des  phi- 
losophes. Il  est  possible  qu'il  y  ait  là  pour  lui 
un  doux  enseignement  pareil  à  celui  qu'il  reçoit 
de  sa  mère  ou  de  son  père,  et  quelle  que  soit 
leur  simplicité  ou  leur  ignorance  sur  tout  le 
reste. 

«  C'est  cet  enseignement-là  que  nous  vou- 
lons que  le  maître  donne  à  l'enfant,  et  pour 
cela  il  n'est  pas  besoin  que  le  maître  soit  un 
métaphysicien,  qu'il  agite  les  doctrines  de 
Spencer  ni  celles  d'Adam  Smith.  Nous  ne  lui 
demandons  pas  cela,  nous  ne  lui  deman- 
dons pas  non  plus,  grand  Dieu,  de  connaître 
celles  de  Spinosa.  11  n'aura  nul  besoin  d'en 
parler. 


«  Cet  enseignement  que  je  réclame,  non 
point  par  un  excès  de  sentimentalité,  mais 
parce  que  je  le  crois  indispensable,  je  suis 
convaincu  que  l'instituteur  saura  le  donner.  Il 
imitera  simplement  le  premier  professe  ir  de 
morale  qu'ait  entendu  l'enfant,  celle  pauvre 
femme  ignorante  qui  nous  traiterait  de  so- 
phistes si  elle  lisait  nos  écrits,  mais  qui  jamais 
ne  s'est  trompée  dans  son  instinct  maternel, 
en  enseignant  à  son  fils  ces  première-  notions 
de  la  morale  et  qui  lui  a  donné  l'amour  des 
grandes  vérités  éternelles  comme  elle  lui  a 
donné  son  lait. 

«  C'est  dans  celte  mesure  que  nous  deman- 
dons que  l'on  parle  à  l'enfant  de  ses  devoirs, 
et  il  ne  s'agit  nullement  de  l'exposé  des 
grandes  théories  qui  ne  seraient  pas  à  sa 
portée.  » 

A  la  fin  de  son  discours,  répondant  au  re- 
proche d'avoir  cédé  à  une  pensée  politique, 
le  philosophe  répliquait  au  ministre  : 

«  Personne  ne  vous  accuse  et  ne  vous  accu- 
sera jamais  de  ne  pas  enseigner  bjs  devoirs 
envers  nos  semblables;  on  vous  accuse  de  ne 
pas  enseigner  les  devoirs  envers  Dieu.  11  y  a 
des  personnes  qui  craignent  que  cet  enseigne- 
ment ne  soit  contrarié  ou  par  les  inférieurs  ou 
par  les  supérieurs. 

«  C'est  cette  pensée,  c'est  cette  peur  qui  a  ins- 
piré le  désir  d'être  assuré  que  le  nom  de  Dieu 
serait  prononcé  et  fréquemment  dans  les 
écoles.  Vous  le  voulez,  je  pense  Si  vous  le 
voulez,  dites-le. 

«  Vous  vous  êtes  écrié,  dans  un  élan  de 
fierté  :  je  n'accepte  pas  ces  soupçons,  je  ne 
veux  pas  être  suspect.  Mais  votre  discours 
l'est  :  il  a  trompé  votre  pensée,  il  est  contraire 
sur  ce  point  à  ce  que  vous  faites,  et  aussi  je 
ne  crains  rien  de  vous  à  cet  égard. 

«  Mais  ne  peut-il  pas  se  trouver  que  des 
inspecteurs,  des  recteurs,  prenant  votre  dis- 
cours trop  à  la  lettre,  ne  disent  aux  institu- 
teurs :  L'école  est  neutre,  gardez-vous  de 
parler  de  Dieu,  d'enseigner  les  devoirs  envers 
Dieu. 

«  Je  ne  crois  pas  à  de  tels  errements  de 
vous  ni  de  vos  successeurs  ;  mais  tout  le  monde 
n'est  pas  tenu  à  la  même  confiance. 

«  Au  nom  du  corps  universitaire,  je  veux 
détruire  celte  hypothèse  redoutable,  je  dirai 
déshonorante  pour  l'Université.  Je  veux  cela 
comme  universitaire,  je  le  veux  comme  répu- 
blicain. 

«  C'est  au  nom  de  la  liberté,  au  nom  de  la 
dignité  d'un  enseignement  que  j'ai  pendant 
cinquante  ans  professé,  et  qui  a  toujours  été 
religieux,  que  je  demande  que,  dans  une  loi 
française  d'enseignement  obligatoire,  le  Sénat, 
je  ne  dirai  pas  courageusement,  mais  haute- 
ment, fasse  acte  de  respect  religieux. 

«  Cela  n'aura  pas  pour  conséquence  d'af- 
faiblir, d'énerver  les  autres  devoirs  ;  mais 
tout  le  monde  sera  averti  que  les  pères  de  la 
patrie  veulent  que,  dans  l'école  primaire,  le 
nom  de  Dieu  soit  honoré  et  les  devoirs  en- 
vers Dieu  enseignés,  de  façon  à  ce  que  les 


LIVItE  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈMl 


27  :i 


Pères  et  les  maîtres  soienl  rassurés  et  récon- 
fortés. 

«  Pour  moi,  c'est  avec  plaisir  que  je  lais  à 
la  Iribtine  cet  acte  de  respect  et  d'adoration 
envers  la  Divinité,  et  que  j'en  saisis  l'occa- 
sion. C'est  ma  satisfaction,  mon  orgueil  à  moi. 
Libre  à  ceux  qui  craindraient  de  faire  acte  de 
foi  en  Dieu,  comme  moi,  au  milieu  de  leurs 
concitoyens,  de  ne  pas  m'imiter  ». 

En  première  lecture,  le  Sénat  avait  adopté 
l'amendement  ;  en  dernière  lecture,  le  mi- 
nistre, de  plus  en  plus  aveuglé  par  la  fureur 
anti-chrétienne,  s'éleva  contre  celle  procla- 
mation des  droits  de  Dieu  et  de  la  pairie.  Ce 
fanatisme  découvre  les  desseins  sataniques  de 
l'impiété.  S'il  ne  s'était  agi  que  de  faire  passer 
le  catéchisme  de  l'école  à  l'Enlisé,  on  n'eut 
jamais  étalé  tant  de  rage.  «  Que  voulais-je, 
demande  Jules  Simon,  quand  je  vous  disais  : 
Mettez  le  nom  de  Dieu  dans  la  loi,  je  vous  le 
demande  au  nom  de  la  République  et  de  la 
France?  Je  ne  voulais  pas  transformer  le 
maître  d'école  en  professeur  de  morale,  non! 
ce  que  nous  lui  demandions,  c'était  d'ensei- 
gner la  morale  par  ses  actions,  par  ses  pré- 
ceptes, et  non  pas  en  Ihéoiie. 

«  Je  veux  que  cet  enseignement  accom- 
pagne l'enfant  depuis  l'heure  où  il  met  le  pied 
dans  l'école  jusqu'à  l'instant  où,  après  sa 
tâche  terminée,  il  retourne  le  soir  dans  sa  fa- 
mille. 

«  Je  ne  voulais  pas  qu'il  y  eût  de  différence 
entre  la  famille  que  l'enfant  quitte  le  matin  et 
qu'il  retrouve  le  soir,  et  la  famille  au  milieu 
de  laquelle  il  passe  sa  journée.  Je  disais  au 
maître  d'école  :  Faites  comme  moi  :  je  ne 
suis  pas  un  professeur  de  philosophie  ;  je 
prêche  d'exemple  à  mon  enfant,  je  lâche  de  me 
conduire  devant  lui  en  honnête  homme,  je  ne 
perds  pas  mon  temps  à  lui  faire  de  la  théorie, 
o  Voilà  ce  que  j'entendais  dire,  quand  j'ai 
demandé  au  Sénat  d'in-crire  en  tête  de  la  loi 
l'enseignement  des  devoirs  envers  Dieu,  que 
le  Sénat,  à  son  honneur,  y  a  généreusement 
inscrit. 

«  A  l'appui  de  cette  demande,  il  invoque  le 
congrès  des  instituteurs,  —   ces  hauts    fonc- 
tionnaires  tiennent  maintenant  des  congrès, 
que  le  ministre  appelle  les  Etats  généraux  de 
l'enseignement.  Puis  il  répond  aux  objections. 
Entre  autres,  on  lui  a  demandé  quel  Dieu   il 
voulait,  servir.  «  Une  pareille   attaque,  dit-il, 
vi«e  toutes  nos  lois,  toutes  nos  constitutions. 
Ouvrez  le  code,  vocs  y  trouvez  Dieu  à  chaque 
pag^*  :  lisez  le  passage  qui  concerne  le  jury, 
vous  y  trouvez   la   formule    du   serment  ;    pé- 
nétrez <!ans  le  sanctuaire  de  la   justice,  le  pre- 
mier objet  qui  frappe  voire  vue  est  un  em- 
blème  religieux.  Dieu  y  e«t    tellement,  qu'à 
cette  heure  la  Chambre  est  saisie  d'une  oppo- 
sition qui  tend  à  l'en  arracher,  bit  le  président 
des  assises  ?  Le   premier   mot   qu'il  dit   aux 
juré-,  c'est  le  nom  de  Dieu,  et.  lorsque  le  jury 
revient,  le  chef  du    jury  dit  :   Devant   Dieu    et 
devant,  les  hommes. 

"  Voilà  ce  que  nous  trouvons  dans  une  loi  : 


t.  xv. 


est-ce  que  vous  demandez  quel  est  ce  Dieu? 

Ce  Dieu,  c'esl  le  Dieu  que  recimnaissenl  tontes 
les  religions  et  Imites  les  philOBOphies,  C'esl 
De8Cart68  que  vous  retrouve/,  dans  la  loi  et 
Descartes,  ce  sont  toutes  nos  constitutions. 

«  La  constitution  de  93  —  vous  avancez  sur 
celle-là,  Messieurs,  —  dit  :  En  présence  de 
Dieu  ;  celle  de  l'an  III  est  identique.  Eu  ISiS, 
on  disait:  En  présence  de  Dieu  et  du  peuple 
français.  Ces  mots  ne  parurent  pas  satisfai- 
sants aux  républicains  ;  ils  déposèrent  plu- 
sieurs amendements.  J'en  étais  de  ceux  là  et 
j'en  suis  encore.  Ma  vie  a  été  consacrée  à  ces 
doctrines.  Nous  eûmes  dans  l'Assemblée  une 
séance  solennelle  dans  laquelle  le  président 
de  la  République  prêta  le  serment  que  nous 
lui  avions  imposé  ;  Armand  Marrast  était  au 
fauteuil,  et  il  prit  Dieu  et  les  hommes  à  té- 
moin du  serment. 

«  Voix  à  gauche.  —  Cela  a  bien  réussi. 
«  M.  Jules  Simon.  —  Vous  dites  qu'il  y  a  des 
parjures.  L'objection  ne  vaut  rien  ;  c'est  parce 
que  l'on  sait  qu'il  y  a  des  parjures  qu'on  en 
appelle  à  Dieu... 

«  Je  vous  laisse  à  cette  interruption  et  je 
vous  prie  d'en  porter  le  poids  ». 

Autrefois  Jules  Simon  croyait  à  la  suffi- 
sance du  devoir  philosophique  et  à  la  puis- 
sance de  la  religion  naturelle  ;  maintenant  il 
invoque  la  loi  pour  la  sauver  contre  l'invasion 
de  l'athéisme. 

Itaoul  Higault  se  moquait  du  nommé  Dieu  ; 
Ferry  et  sa  ba-de  l'excluent  ;  or,  l'exclure, 
c'est  y  croire  et  dire  :  Nous  n'en  voulons  pas. 
Un  tel  propos  a  dû  exciter  de  grandes  allé- 
gresses, mais,  je  pense,  pas  ailleurs  que  dans 
les  bagnes. 

A  la  place  de  l'enseignement  religieux,  les 
répub.icains  inaugurèrent  la  morale  civique. 
Par  là,    Ferry  entendait   une  description    du 
mécanisme  administratif  de  la  France;  mais 
d'autres  ne    voyaient,  dans   ce   cours  de  ci- 
visme, qu'un    moyen  d'inoculer,  aux  enfants, 
les  idées  de  leur  parti  et  de  se  préparer  des 
électeurs.    Paul   liert,    lui,   le   vivisecteur,    le 
tourmenleur  de  chiens,  y  vit  surtout  le  moyen 
de  «agner  1.000  francs,  en  brochant  à  la  hâte 
un  manuel,  dont  il  confia,  sans  doute,  la   ré- 
daction à  sa  cuisinière.  Paul  Bert  était  le  cy- 
nique de    !a    troisième    république  ;    il    pro- 
mettait d'en  être  le  Mirât.    Son   livre  est  un 
monument  d'ignoiance  et  l'opprobre  de  l'hu- 
manité :  il  vise  surtout  à  inoculer  aux    entants 
l'impiété  à  l'état  de  gangrène.  Cet  être  embar- 
rassant devait  périr  au  Tonkin  ;  quand  l'ani- 
mal fut  crevé,  —  car  l'animal  crève,  l'homme 
seul  meurt,  —  les  républicains  bombardèrent 
de  pensions  sa  femelle  et  ses  petits.  Ces  répu- 
blicains sont  des  impies,  mais  ils  savent,  aux 
dépens  du  pauvre  mondy,  s'assurer  de  riches 
prébendes. 

nuand  les  républicains  eurent  obtenu  la 
neutralité  malveillante,  impie,  et,  disons  le 
mol,  scélérate,  île  l'école  primaire,  ils  en  vin- 
rent à  l'obligation  légale  ;  ils  inscrivent  dans 
la  loi,  sous  peine  d'amende  et  de  prison,  l'obli- 

18 


274 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


galion  pour  le  père  de  famille  rural  d'envoyer 
Eee  enfants  à  l'école  Baus  Dieu,  fetie  nou- 
velle exigence  ne  s'obtint  pas,  non  plus,  sans 
résistance.  Ce  sera  l  honneur  des  conserva- 
teurs français  d'avoir  percé  à  jour  les  com- 
plots lépublicaios  et  d'avoir  combattu  avec 
une  certaine  vaillance  pour  les  faire  avorter. 
Personne,  dans  ces  luttes,  ne  monda  plus  de 
clairvoyance  et  de  résolution  que  l'évêque 
d'Angers,  le  Thocion  de  l"iis  ces  pleutres 
d'Université,  de  franc-maçonnerie  et  de  pis 
encore,  qui  s'essayaient  à  garrotter  la  Fiance 
chrétienne.  Ces  matins  qui  aboyaient,  depuis 
un  siècle,  contre  Louis  XIV  et  la  hévocation 
de  l'Edit  de  Nantes,  contre  la  Saint-Barthé- 
lémy et  rinquisitioD,  une  fois  débarrassés  de 
leurs  colliers,  révoquaient  aussi  l'Edit  de 
Nantes  et  rétablissaient,  pour  l'école  primaire, 
l'Inquisition.  Jamais  plus  slupide  imbécillité 
n'a  infecté  un  peuple  et  déshonoré  l'his- 
toire. 

Sur  l'inutilité  d'un  tel  dessein,  l'évêque 
d'Angers  a  dit  tout  ce  qui  se  peut  dire  :  «  KL 
d'abord,  «lit  l'orateur,  je  voudrais  dissiper 
une  équivoque  contenue  dans  ce  mot  obliga- 
toire et  qui  ne  contribue  pas  peu  à  faire  illu- 
sion à  bon  nombre  d'esprits. 

<(  Il  existe  en  effet  une  très  grande  diffé- 
rence entre  l'obligation  morale  et  la  con- 
trainte juridique  et  léf/ale.  Autant  j'adm«*ts  la 
première  en  matière  d'enseignement  et  d'édu- 
cation, autant  je  repousse  la  seconde.  Que  le 
père  et  la  mère  de  Famille  soient  tenus  en 
conscience,  sous  peine  de  négligence  grave, 
de  procurer  à  leurs  enfants  une  instruction 
convenable,  proportionnée  à  leurs  ressources, 
en  rapport  avec  leur  po-ition  dans  la  société... 
C'est  là  une  vérité  sur  laquelle  il  ne  saurait  y 
avoir  parmi  nous  aucune  contestation. 

«Celte  obligation,  fondée  sur  le  droit  natu- 
rel et  divin,  per.-onne  ne  la  conteste.  La  loi 
civile,  d'accord  avec  la  loi  chrétienne,  la  re- 
connaît et  la  proclame. 

u  Que,  d'autre  part,  la  Commune.  l'Etat , 
l*Egli*e,  emploient  tous  les  moyens  d'encouru' 
gement  et  de  persuasion  qui  sont  en  leur  pou- 
voir pour  cette  obligation  fnciie,  en  mettant 
l'instruction  à  la  portée  de  tous,  et  en  ôtant, 
par  là  môme,  tout  prétexte,  soit  à  l'indiffé- 
rence des  uns.  soit  au  mauvais  vouloir  des 
autres,  rien  de  mieux:  c'est  la  guerre  à 
l'ignorance  sous  sa  vraie,  sous  sa  meilleure 
forme,  celie  qui  sait  concilier  l'autorité  avf»c 
la  liberté.  Mais  si  l'Etat  moderne,  qui  fait 
profession  de  n'avoir  pas  de  doctrine,  au  lieu 
de  faire  appel  à  l'idée  du  devoir,  au  senti- 
ment de  la  responsabilité  morale,  vient  à  user 
de  moyens  coercitifs  pour  dire  aux  pères  de 
famille  :  Vous  enverrez  vos  enfants  de  tel  âne 
à  tel  âne,  dans  telle  école  que  je  leur  indi- 
querai, —  car  il  en  s»  ra  ainsi  dans  l'immense 
majorité  des  cas,  —  po-ir  y  apprendre,  dans 
]a  mesure  qui  me  convient,  telle  doctrine,  à 
l'exclusion  de  telle  autre,  et  cela,  sous  peine 
d'amende  et  d'emprisonnement  !...  Oh  !  alors, 


ce  n'es!  plus  l'obligation  au  sens  moral  que 
vous  décrétez,  mais  la  contrainte,  mais  la 
eoaction,  ce  qui,  de  la  part  de  l'Etat  moderne, 
équivaut,  en  matière  d'enseignement  et  d'édu- 
cation, a  \' oppression  et  a  la  tyrannie. 

«  Or, telle  me  puait  être  précisémenl  l'idée 
du  projet  de  loi  soumis  à  vos  délibérations; 
voilà  pourquoi  je  le  repousse  de  toutes  mes 
force-. 

«  Je  le  repousse  parce  que,  loin  d'être  mo- 
tivé par  une  nécessité  quelconque,  il  esl  inu- 
tile au  but  que  nous  voulons  tous  atteindre, 
je  veux  dire  l'extension  et  le  développement 
de  l'instruction  primaire  ». 

En  effet,  cette  loi  d'obligation  juridique 
n'a  pas  fait  aller  un  enfant  de  [dus  a  l'école 
primaire.  Aujourd'hui,  18'Ji).  les  inspecteurs, 
depuis  des  années,  ne  pressent  plus  l'obliga- 
tion de  celte  loi,  suitout  pour  les  pauvres, 
parce  qu'il  e>t  impossible  de  les  contraindre, 
et,  le  pût  on.  il  faudra  t  les  nourrir.  Cette  loi 
n'a  servi  qu'à  vexer  quelques  braves  gens. 

L'obligation  n'est  pas  seulement  inutile, 
comme  vient  de  l'établir  l'évêque  d'Angers, 
elle  est  encore  attentatoire  aux  droits  du  père 
de  famille,  et  c'est  ce  que  va  démontrer  élo- 
quemment  le  sénateur  Chesnelong.  L'obliga- 
tion iégale,  c'est  i'e>  oie  obligatoire  et  l'école 
obligatoire, c'est  l'école  officielle;  et  l'école  offi- 
cielle est  impie.  Donc,  c'est  l'impiété  obliga- 
toire. 

«  (Ju'est-ce  donc  que  votre  obligation,  de- 
mande l'orateur.  Il  ne  s'agit  pas  du  devoir 
moral  du  père  de  faire  instruire  son  enfant. 
Non  il  ne  s'agit  pas  de  cela  ;  il  s'agit  de  la 
transformation  de  ce  devoir  moral  en  con- 
trainte légale. 

«  L'obligation  morale  du  père,  qui  donc  la 
conteste  ? 

«  Ce  n'est  pas  nous  ;  nous  estimons,  au  con- 
traire, que  le  devoir  du  père  va  beaucoup 
plus  loin  que  vous  ne  le  dites.  Le  père  doit 
veiller  non  seulement  sur  l'instruction  de  son 
enfant,  mais  aussi  sur  son  éducation  ;  il  doit 
non  seulement  le  faire  initier  aux  éléments 
des  connaissances  humaines,  mais  encore  et 
surtout  le  faire  munir  (Je  toutes  les  forces 
morales  qui  peuvent  élever  son  âme,  re- 
hausser son  coeur,  diriger  sa  volonté  dans  les 
voies  du  bien.  Il  doit  donc,  suivant  sa  foi,  lui 
faire  donner  un  enseignement  religieux  qui 
forme  dans  son  enfant  l'intégrité  du  carac- 
tère moral,  et  par  conséquent  écarter  de  lui 
tout  enseignement  où  il  courrait  le  risque  de 
perdre,  avec  sa  foi  religieuse,  les  énergies  mo- 
rales dont  elle  est  la  source. 

«  Voilà  le  devoir  du  père  dans  toute  son 
étendue.  Et  à  ce  dev.  ir  correspond  un  droit 
corrélatif,  le  droit  primordial,  naturel,  im- 
prescriptible de  choisir  librement  le  maître  de 
son  enfant,. 

«  Qu'en  résulte-t-i!  ?  c'est  que,  —  et  le  vé- 
ritable état  de  la  question  est  là,  —  l'obliga- 
tion lie  peut  passer  dans  la  loi  qu'à  condil  on 
de  ne   pas  contraindre   le    père,  soit  à   faire 


LIVRE  QUATRE- VINGT-QUATOBZIÊ VIE  27» 

élever  son  enfant  dans  des  principes  qu'il  juge  cela  malgré  le  vote  du  Sénat  contre  l'art.  7? 

funeste-, sod  à  confier  son  enfant  À  des  maîtres  «  L'arbitraire  de  ce*  exclusions  a  encore  été 

qui  n'auraient  pas  sa  confiance.  aggravé  par  «les  mesures  récentes,  par  la  loi 

«  Et,  c'est  parce  qu'il  est  très  difficile,  peut*  o/ae  voua  avez  faite  «nr  les  brevets  de  cmdbv 

être  même  impossible,  dans  quelque  pays  fit  cilé,  et  par  l'abrogation  de  l'art.  20  de  la  loi 

suii:-.  quelque  régime  que  ce   soit,  d'agir  par  do  28 juillet  \HlJ,  qui  tend  à  tarir  encore  da- 

voie  d'obligation    légale   vis-à-vis  du    père,  vantage  fa  source  du  recrutement  de  l'ensei- 

sans  empiéter  soit  sur  une  partie  <l>-  son   de-  gnement  libre?  1 

voir,  en  ne  lut  donnant  pas  pour  l*éducatiof  «  Une  deviendront  les  écoles  dépendant  de 

de  son  lils  les  satisfactions  que  réclame   sa  cet  enseignement  en  l'ace  d'écoles  publiques 

conscience,  soit  sur  son  droii  en  ne  lui  donnant  qui  seules  recevront  les  subventions  du  gou- 

pas,  pour  le  choix  des  maîtres,  toutes  les  g»-  veinement,  et  auxquelles  aucune  rétribution 

rentier  que  réclame  sa  liberté,  c'est  à  cause  de  ne  sera  payée  par  les  enfants? 

cette  difficulté  de  la  conciliation  entre  l'oldi-  «  Mais  en  supposant    (pie     l'enseignement 

galion  légale  et  le  respect  des  devoirs  et  des  libre  trro-mpbe  de  ces   obstacles,  la  nouvelle 

droits    du    père   de    famille   que,    pour    mon  législation  ne  suflira-l-elle  pas  à  lui  faire  une 

compte,   je    repousse   en    principe    l'obliga-  existence  inquiète,  troublée,  précaire? 

lion.  «  Ce  ne  sont  pas  là  simplement  des  craintes 

«  Il  me  semble  que  nous  sommes  ici  dans  que  j'exprime,  ce  sont  fies  faits  que  je  signale. 

un  domaine  qui  touche  de  trop  près  à  l'auto-  Il  ne  s'agit  [tas  de  l'avenir,  mais  du  présent, 

rite  paternelle  et  aux  droits  de   la    conscience  ou  d'un  passé  qui  due  d'hier, 

pour  que  la  contrainte  légale  puisse  y  trouver  «  N'avons-nouspas  vu  hier  relireraux  Frères 

sa  place.  de  Ploërmel  une  subvention    de  3.000  fr.  ;  à 

«  Je  comprends  toutefois  que,  dans  certaines  ceux  de  la  doctrine  chrétienne  une  subvention 

conditions,   les  inconvénients  de   l'obligation  de  10.000  fr.  ;  au  cercle  des  ouvriers  de  Mont- 

pui-scni  être  diminués.  pâmasse  une  subvention  de  500  fr.  et  prendre 

«  Ainsi  par  exemple, quand  l'unité  religieuse  d'autres  mesun  s  analogues  ? 

et  morale  exi-le  dans  un  pays,  quand  l'Eglise,  «  L 'anéantissement  de  l'enseignement  libre 

recule,  la  société,  les  familles  sont  absolument  à  tous  lesdegrés  n'est-ce  pas  la  politique  du 

d'accord  sur  les  principes  d'éducation  à  donner  gouvernement  ? 

aux  enfants  ;  quand  l'école,  en  même  temps  «  lit  les  auteurs  du  projet  de  loi,  ils  ne  s'en 
qu'elle  a  l'attache  de  l'Etal,  est  l'auxiliaire  de  cachent  pis,  eux,  du  moins  dans  leurs  é|> an- 
la  religion   et  la  continuation   de   la    tamille,  chemenis  inimes. 

dont  elle  achève  l'œuvre  sans  la  défigurer,  je  «  M.  Paul  BtI  disait  à  la  Chambre  des  dé- 
comprends l'obligation.  Je  ne  la  demanderais  pûtes:  «  Vo\  ons  d'abord  l'obligation  en  elle- 
pas,  mai-;  je  la  comprendrais.  La  liberté  des  même.  Nous  ne  vous  demandons  point  de 
Consciences  n'aurait  rien  à  craindre,  en  efl'et,  voter  la  fcolari-attion  obligatoire,  bien  que 
dans  ce  bienheureux  pays  en  p  >s-ession  de  l'obligation  de  l'enseignement  doive,  en  fait, 
l'unité  où,  à  l'église,  à  l'école,  dans  les  fa-  entraîner  l'immense  majorité  des  pères  de  fa- 
milles, pirloutles  consciences  rendraient  le  mille  à  envoyer  leurs  enfants  à  l'école  pu- 
méme  -on.  blique  ». 

«  Mais  hélas  !    nous    n'en   sommes    pas   là,  «  Lorsque  l'honorable  M.  Keller  lui   répon- 

l'un  lé;    des    esprits    n'existe    pas   dans    notre  dit  :  «  Mais  n'esi  ce  point   là    la  scolari-alion 

pays  ;  nous  sommes  divi-és,  profondément  di-  obligatoire?  »  M.  Paul  Sert  répondit  :  «  Peut- 

fisés,  Nous  n'avons  pas  l'accord  de    l'Etat,  de  être  pour  plus  tard,  mais  pas  encore.  » 

la    religion    et    des    familles.    L'Etat     fait   la  «  Eh  bien,  je,  vous  demande,  moi,  la.  liberté 

guerre  a  la  religion;  il  fait,  celle  guerre   pre-  de  fait,  <t  non  pa-  celte  liberté  de  droit  qui 

cixement  sur  le  terrain   de  l'enseignement,  et  n'est  qu'une   hypocrisie  dans   une  loi    lorcé- 

c'esl  l'obligation  de  l'enseignement  que  vous  ment  oppressive. 

demandez.  Dans  de  telles  condition»,  elle  serait  «  Mais,  lors  même  que  l'école  libre  serait 

la  contrainte  au  service  de  la  pission  anlire-  détruite,  s'il  restait  dans  vos  écoles  publiques 

ligieuse.  Je  vous  la  refuse  ».  des  maîtres  e'mg'-éganistes  à  côté  des  m  «lires 

La    "ii    - ii r    l'obligition,    c'est   l'école    <  fil-  laïques,  il  v  aurait  encore  une  certaine  liberté 

cielle   obligatoire,  ou    la   prison.    Par   la  se  pour  les  pères  de  famille,  qui  pourraient  taire 

trouve  atteinte,   non-seulement  la  sainte    li-  donner  a  leurs  enfants   uue  instruction  selon 

h   rlé  du  père  de  famille,  mais  la  lilierté  d'en-  leurs  dé.-irs. 

geignement,  qui  fait  partie  du  droit  publie,  de  «  <  »r ,  vous  détruisez  le  personnel   congrév 

],t  l'Yaii>  e    C  est  l'argument  sur  lequel  appuie  ganisle  ;  parlo  it  vous  laïcisez,  à  Pans  comme 

un    ancien    ministre   du     10     mai,      ourtou  :  en  province  ;  les  conseils  municipaux   et  les 

tt  \'a->i-i.m--nous  pas  sans  cesse,  dit- il,  à  une  préfets  ont  le  mot  d'ordre. 

Campagne  violente  entreprise  contre  l'ensei-  »  Rien  qu'à    Paris   vous  avez  actuellement 

irient  libre  à  l.om  les  degré-..  pus  de  Lit)  écoles  publiques  laïcisées, 

«  Son*  prétexte  défaire  revivre  contre   les  «  H  est  vrai  que,    répoadant  à  l  honorable 

Congrégations  des  dispo-ilions surannées,  n'a-  M.  Chesnelong,  dans   une  des  dernières  dis- 

t-on   pas  exclu    de  renseignement,  libre   des  çn*«inns  du  sénat  «m1  l'enseignement  primaire, 

maîtres  appartenant   .i  ces  congrégations,  et  M.  Le  ministre  de  l'instruction  publique  disait 


270 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


que  ce  serait  une  iniquité  que  de  De  pas  tenir 
compte  du  vœu  des  pères  de  famille.  Mais, 
pendanl  ce  temps-là,  M.  le  préfet  de  la  Seine 
continuait,  Bana  être  désapprouvé,  son  œuvre 
de  laïcisation. 

«  Dans  les  villes  où  les  ressources  sont  pi  us 
«cran des,  il  y  a  encore  quelques  écoles  libres. 
M, lis  dans  les  campagnes,  il  n'y  en  a  plus,  et 
les  enfants  du  peuple  sont  forcénmnl  soumis  à 
renseignement  des  écoles  publiques,  c'est-à- 
dire  laïques. 

«  Cependant,  la  liberté  et  l'obligation  de 
l'enseignement  ont  entre  elles  un  lien  si  étroit, 
que  M.  Rardoux  déclarait  à  la  Chambre  des 
députés  qu'il  ne  pouvait  pas  y  avoir  d'obliga- 
tion sans  la  liberté  pour  le  père  de  famille  de 
faire  instruire  ses  enfants  comme  bon  lui  sem- 
blerait. 

«  Ne  pourriez-vons  donc  point  concilier  ces 
deux  choses?  » 

La  loi  sur  l'obligation  n'est  pas  seulement 
une  loi  inutile,  une  loi  attentatoire  au  droit 
du  père  de  famille  et  à  la  liberté  d'enseigne- 
nement,  c'est  surtout  une  loi  attentatoire  au 
droit  de  l'Eglise  et  à  son  divin  mandat.  L'Eglise 
seule  possède,  en  vertu  de  sa  divine  institu- 
tion, le  Compelle  intrare  ;  si  l'Etat  le  lui  ar- 
rache pour  le  retourner  contre  elle,  l'Etat 
commet  un  grand  crime.  Par  le  fait  l'Etat 
veut  abattre  l'Eglise  et  se  mettre  à  sa  place 
dans  la  formation  intellectuelle  du  genre  hu- 
main. C'était,  dès  le  commencement,  la  pas- 
sion des  révolutionnaires;  c'était,  en  1870,  la 
passion  des  communards;  la  loi  Ferry,  lidèle 
à  celte  tradition  scélérate,  est  un  coup  de 
force,  en  faveur  de  l'erreur  franc-maçonne, 
contre  l'enseignern'  ni  chrétien.  Un  député  ca- 
tholique, Ferdinand  Boyer,  va  fournir  la  preuve 
de  celle  allégation  : 

Au  lendemain  du  4  septembre,  un  maire  de 
Paris,  dont  le  nom  devait  acquérir  une  triste 
célébrité  sous  la  Commune,  pénétrait  dans  les 
écoles  primaires,  arrachait  les  crucifix,  brisait 
les  statuettes  de  la  sainte  Vierge  et  des  saints, 
proscrivait  tous  les  emblèmes  religieux, 
chassait  les  fièies  et  les  sœurs,  et  installait 
ce  qu'on  a  appelé  depuis  la  laïcité  com- 
plète. 

Cet  exemple  fut  cuivi  dans  quelques  grandes 
villes,  et,  pour  n'en  citer  qu'une,  !.\on,  la 
ville  catholique,  vil  ses  écoles  laïcisées;  elle 
eut  sa  «  fête  «les  écoles  »,  dont,  suivant  le  pro- 
gramme, «  la  politique  ni  la  religion  ne  de- 
«  w.ient  ternir  la  pureté  ». 

Dans  les  clubs,  dans  la  presse,  dans  les  réu- 
nions électorales,  U-  mot  d'ordre  fut  partout 
le  même  :  on  demandait  l'instruction  graluite, 
obligatoire  el  laïque. 

Il  faut  en  convenir,  celle  trilogie,  comme 
on  l'a  nommée,  cette  trilogie  progressive  était 
conforme  a  la  note  révolutionnaire,  car,  ainsi 
que  l'ont  fait  remarquer  tous  les  historiens,  la 
révolution  est  avant  loul  antireligieuse.  Je  ne 
veux  citer  que  deux  juges  aussi  compétents 
qu'impartiaux  :  Alexis  de  Tocqueville  et  Prou- 
dhon. 


Tocqueville  a  marqué  le  caractère  vrai  de 
la  Révolution  dans  ce-  lignr 

«  Une  des  premières  démarche-   de  la    dé- 
volution française  a  été  de  s'ait  opier  à  l'Eglise 
et  parmi  l<  b  passions  qui  sont  nées  de  celte  ré- 
volution, la  première  allumée   et  la  dernière 
éteinte  a  été  la  passion  antireligieuse.  » 

De  son  cô'é,  l'roudhon  dans  son  I i vie  De  la 
Révolution  au  xixe  siècle,  a  écrit.  :  «  Il  faut  que 
le  catholicisme  s'y  résigne,  l'œuvre  suprême 
de  la  Révolution  au  xix''  siècle,  c'est  de  l'abro- 
ger. » 

Joseph  de  Maistre  avait  depuis  longtemps 
reconnu,  dans  son  caractère  antireligieux,  le 
vice  originel  de  la  Révolution  française.  Et 
s'il  fallait  une  preuve  de  plus,  je  la  rencontre- 
rais dans  un  grand  journal  du  malin,  sous  la 
plume  d'un  homme  de  lettres  dislingué,  que 
l'amnistie  a  rendu  à  Paris.  Il  écrivait,  il  y  a 
quelques  jours,  à  propos  des  explications 
fournies  par  M.  de  Freycinet  devant  le  Sénat: 
«  Entre  l'Eglise  et  la  socié  é  moderne,  il  y  a 
une  guerre  à  mort.  Nulle  transaction  n'est 
possible  ;  ceci  luera  cela,  ou  cela  tuera  ceci.  » 

Ces  indications  sont  confirmées  par  tous 
ceux  qui  ont  étudié  la  Révolution,  et  vous 
voyez  les  événements  se  produire  dans  les 
mêmes  conditions,  à  toutes  les  époques  révo- 
lutionnaires. Ces  tristes  scènes,  on  peut  bien 
dire  ces  scandales,  atteignirent  leur  apogée 
sous  la  Commune,  et  si  vous  preniez  la  peine, 
de  feuilleter  le  Journal  officielde  la  Commune, 
vous  trouveriez  cette  adres-e,  donl  le  carac- 
tère d'actualité  ne  vous  échappera  pa«,  dans 
laquelle  vous  rencontrez  les  élémentsdu  projet 
qui  est  en  di-cussion  et  que  je  combats. 

En  remontant  plus  haut,  la  pratique  de 
l'obligation  scolaire  n'a  jamais  été  mise  en 
pratique  que  par  un  parti  qui  voulait  s'em- 
parer de  la  direction  des  esprits.  N'esi-ce  point 
Luther  qui,  le  premier,  formula  le  principe  de 
l'obligation  e'  mit  aux  mains  de  la  puissance 
corpore  le  un  droit  de  contrainte  à  l'égard 
des  parents.  «  Déplorable  est  partout,  disait- 
il,  la  condition  des  églises  ;  les  paysans  ne 
savent  rien,  n'apprennent  rien  ;  ils  ne  prient 
pas,  ils  ne  se  confessent  pas,  ils  ne  commu- 
nient pas  ;  toute  religion  semble  s'être  éva- 
nouie, et,  s  ils  foulent  aux  pi  ds  les  préceptes 
du  Pape,  ils  méprisent  en  même  temps  les 
noires.  »  Le  moine  de  Wittemberg  avait  aussi 
exprimé  se-  idées  sur  renseignement  :  «  J'af- 
firme que  l'anioHtéa  le  devoir  de  forcer  ceux 
qui  lui  sont  soumis,  à  envoyer  les  enfants  à 
l'école  lié  quoi!  si  l'on  peut,  en  temps  de 
guerre  obliger  les  citoyens  à  porler  l'epieu  et 
l'arquebuse,  combien  plus  peut-on  et  doit -on 
les  contraindre  à  instruire  leurs  eufants,  quand 
i)  s'agit  dune  guerre  bien  plus  rude  a  soute- 
nir, la  guerre  avec  le  mauvais  espiit  qui  rôde 
autour  de  nous,  cherchant  >  dépeupler  l'Etat 
d'âmes  vertueuses.  C'est  pourquoi  je  vpille 
autant  que  je  puis  veiller,  à  ce  que  fout  enfant 
en  âge  d'aller  à  l'école,  y  soit  envoyé  par  le 
magistral.  »  En  lo6U-bo,  les  états  généraux 
d'Orléans  et   les  conseils  de  Flandre  retour- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


an 


nèrent,  conln!  le  protestantisme,  l'arme  de 
Luther.  La  révolution  devait  mettre  l'obliga- 
tion au  service  (l'une  autre  espèce  d'intolé- 
rance, |)!us  violente  et  plus  lyrannique,  l'in- 
tolérance impie.  Tout  d  abord,  Talleyrand,  à 
la  Constituante,  et  Condorcet  à  la  Législative, 
avaient  reculé  devant  l'enseignement  obliga- 
toire. La  Convention  Tut  moins  scrupuleuse; 
elle  céda  lorsqu'elle  eut  voté  le  maximum  et 
la  loi  des  suspects,  mis  la  terreur  a  l'ordre  du 
jour.  Ce  ne  fut  que  lorsque  le  Comité  de  salut 
public  eut  mis  la  main  sur  le  Comité  de  l'Ins- 
truction, que  fut  adopté  le  décret  du  19  dé- 
cembre 1793,  qui  consacre  l'obligation  et 
frappe  de  peines  les  pères  récalcitrants.  C'est 
de  là  qu'elle  est  passée  à  la  Commune  et  de  la 
Commune  par  la  franc- maçonnerie,  à  Jules 
Ferry,  qui  n'est  pas  seulement  le  premier  des 
menteurs  et  le  dernier  des  lâches,  selon  la 
formule,  mais  le  plus  grand,  le  plus  abomi- 
nable corrupteur  de  la  nation.  La  place  de 
cet  homme  est,  à  côté  de  Judas,  au  fond  des 
enfers,  et  pour  avoir  ainsi  posé,  contre  le  pied 
des  enfants,  la  pierre  du  scandale,  il  vaudrait 
mieux  pour  lui  qu'il  ne  fut  pas  né.  C'est  la 
semence  du  Christ. 

L'histoire  doit  ajouter  ici  deux  observations. 
Les  républicains,  pour  dissimuler  leurs  féroces 
appétits  du  despotisme,  arguent  que  l'obliga- 
tion existe  dans  beaucoup  de  pays.  En  effet, 
on  a  été  obligé  de  l'établir  dans  les  pays  pro- 
testants, mais  sans  l'impiété  qui  déshonore  la 
loi  française.  De  là,  il  suit  que  les  protestants, 
qu'on  vante  comme  partisans  du  progrès  des 
lumières,  ont  si  peu  cette  qualité,  que,  pour 
leur  faire  accomplir,  envers  leurs  enfants,  le 
devoir  sacré  de  l'instruction,  il  faut  la  con- 
trainte. Les  catholiques,  plus  zélés  pour  l'édu- 
cation des  enfants,  avaient  échappé  jusqu'ici 
à  cet  opprobre.  C'est  quand  la  libre  pensée  a 
fait  brèche  à  la  fui  et  aux  vieilles  mœurs,  que 
lea  républicains  sont  obligés  de  mettre  la  force 
au  service  de  l'école.  La  Fiance  compte 
quinze  siècles  de  gloire  intellectuelle  ;  c'est 
spontanément  qu'elle  en  a  conquis  les  lau- 
riers. 

La  seconde  observation,  c'est  que  les  ré- 
publicains, en  recourant,  pour  l'instruction 
primaire,  à  la  contrainte  légale,  justifient  tout 
le  pissé  de  l'Eglise.  L'instruction  primaire,  en 
somme,  en  comparaison  du  principe  de  la  foi 
et  de  la  règle  des  mœurs,  n'a  qu'une  médiocre 
importance.  Pour  les  paysans,  qu'ils  soient 
plus  ou  moins  lettrés,  cela  importe  fort  peu  à 
leurs  intérêts  ;  ils  suppléent,  du  reste,  parfois 
fort  avantageusement,  par  le  talent  naturel 
et  par  l'instinct,  à  ce  que  l'école  ne  peut  leur 
offrir.  Mais  la  foi  a  besoin  d'être  prêchée  ; 
mais  la  lui  a  besoin  d'être  intimée;  l'autorité 
a  Bon  juste  rôle  pour  les  servir.  Si  >lonc,  pour 
i  peu  fie  chose  que  la  lecture,  l'écriture  et 
le  calcul,  on  a  pu  recourir  à  la  contrainte  lé- 
gale, combien  plus  a-t-on  le  droit  d'y  recou- 
rir pour  le  Symbole  des  Apôtres  et  les  com- 
mandements de  Dieu.  Les  républicains  ne  jus- 
tifient pas  seulement  la  révocation  de  l'Edit 


de  Nantes,   mais   il-,   ont    rétabli    l'Inquisition. 

Je  sais  bien  que  la  conscience  publique  a  été 

plus  forte  que  leur  brutalité. 

Après  vingt  années  d'application  de  ces  lois, 

l'expérience  en  révèle  l'inanité  et  en    dénonce 

les  périls.  L'instruction  n'a  fait  aucun  progrès 

réel  ;  elle  a  plulùl  reculé.  La  moralité  publique 
en  a  reçu  un  coup  terrible.  La  criminalité  a 
augmenté  avec  les  écoles  et  parmi  les  crimi- 
nels, la  palme  appartient  aux  jeunes  gens.  Ou 
a  multiplié  les  élèves;  on  les  a  bourrés  de 
science  et  il  faut  agrandir  les  prisons.  C'est 
diamétralement  le  contraire  de  ce  qu'on  avait 
promis  :  vous  viderez  les  prisons,  si  vous  ou- 
vrez des  écoles  neutres.  On  a  fondé  des  écoles 
neutres  et  elles  ont  été  des  pépinières  de  vo- 
leurs et  d'assassins. 


Les  écoles  libres    devant    les    Conseils    de 
l'Université. 


La  loi  de  1850  avait  créé  des  conseils  aca- 
démiques et  un  conseil  supérieur  de  l'instruc- 
tion publique.  Ces  conseils  n'étaient  pas  exclu- 
sivementeomposés  de  professeurs,  les  évoques, 
les  magistrats  de  l'ordre  administratif,  les  au- 
torités  sociales   y   représentaient  les    forces 
vives  de  la  nation.  Il  n'y  avait  plus  de  conseil 
de  l'Université,  mais  des  conseils  charges  de 
juger  toutes  les  affaires  d'enseignement.  L'in- 
troduction d'un  élément  étranger  au    corps 
universitaire  avait  paru    urgente  ;  elle  faisait 
tomber  les  défiances  qu'on  eut  pu   concevoir 
vis-à-vis  d'un  conseil  de   professeurs  publics, 
jugeant  en  dernier   ressort  leurs   rivaux,  les 
membres  de  l'enseignement  libres.  Jules  Ferry, 
par  une  loi  du  27   février  1880,  avait  boule- 
versé de  fond  en  comble,   l'économie  de  ces 
conseils  ;  il  avait  composé  les  conseils  unique- 
ment d'universitaires  ;  il  avait  porté  de  40  à 
59,  le  nombre  des  membres  du  Conseil  supé- 
rieur; mais   en   augmentant   le   nombre  des 
juges,  il  n'augmentait  ni  leur  capacité,  ni  sur- 
tout leur  impartialité.  Un  conseil  composé  de 
membres  tous  dépendants  du  ministre,  n'était 
pas  et   ne    pouvait   pas  être   un   tribunal;  à 
moins  que  ce  ne  fut  un  tribunal  de  muets,  un 
conseil  vehmique,  vouant  à  la  mort  tous  ceux 
qui  étaient  livrés  à  son  servilisme.  Pour  ob- 
tenir un  tel  conseil,  Ferry  n'avait  rien  eu  à 
dire  aux  sous-vétérinaires  de  la  Chambre  des 
députés  ;  la  majorité  de  cette  Chambre,  pour 
qui  l'épithète  de    ba<se  n'était  pas  un   vain 
mot,  était  au  courant  du  complot  formé  contre 
l'enseignement   libre,    et   ne  demandait  qu'à 
fournir  des  articles  pour  l'étrangler.  Mais,  au 
Sénat,  l'affaire  n'avait  pas  passé  si  aisément  ; 
et,  pour  obtenir  sa  machine  à  lacets,  «  le  pre- 
mier des  menteurs  et  le  derniers  des  lâches  » 


27  S 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


dut  déclarer  que  son  Conseil  sérail  avant  tout 
pédagogique  ',  'i1"'  sou  pouvoir  ne  pourrait 
jamais  aller  jusqu'à  supprimer  L'enseignement 
libre  el  •»  prononcer,  directement  nu  indirec- 
tement, la  fermeture  d'uoe  (''cole. 

«  Que  vous  disions-nous  lors  de  la  discus- 
sion de  la  loi  relative  aux  conseils  académi- 
ques, demandait  plus  lard  le  sénateur  Bo- 
(  ht-r  ?  Nous  voua  disions  que  ces  Conseil*  ne 
seraient  pas  indépend&att,  car  on  les  compo- 
sait en  grande  partie  de  fonctionnaires,  de 
professeurs,  d'instituteurs  qui  dépendent  de 
vous. 

Nous  soutenions  que  ces  conseils  n'auraient 
pas  li  compétente,  car  vous  en  avez  fait  sortir 
ceux  qui  représentent  la  science  juridique,  la 
connaissance  >tes  lois  et  des  magistrats. 

«  Nous  ajoutions  enfin  qu'elles  n'auraient 
pas  ['impartialité  nécessaire. 

«  Que  repondiez-vous  alors  :  Oh  !  les  Con- 
seils académiques  sont  des  Conseils  d'ensei- 
gnement et  de  pédagogie  ;  ils  n'ont  à  s'occu- 
per que  de  programme,  d'examen,  de  con- 
cours. 

«  Quelquefois,  sans  doute,  ils  auront  à  pro- 
noncer sur  des  points  de  droit  ;  mais  c'est  fi 
rare,  et  à  l'appui  de  voire  observation,  vous 
citiez  quelques  cas  très  rares  où  les  Conseils 
académiques  avaient  eu  à  résoudre  des  ques- 
tions légales;  à  quoi  l'honoiable  M.Paris 
s'écriait  :  Oui,  mais  c'est  le  passé,  et  il  avait 
raison. 

«  Et  sur  la  compétence,  que  non?  disait 
l'honorable  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  qui 
était  alors  rapporteur  du  projet  de  loi?  «  On 
parle  de  la  compétence  qu'avaient  les  magis- 
trats, les  membres  de  la  Cour  de  cassation 
dans  le  Conseil  supérieur  ? 

«  Mais  quand  s'agira-t-il  de  questions  de 
droit,  tout  exceptionnellement,  ou  plutôt  fa- 
mais.  Les  Conseils  académiques,  le  Conseil 
supérieur  n'ont  à  6'occuper  que  de  questions 
scolaires,  que  de  discip'ine.  » 

«  lit  quand  on  insista  sur  les  garanties  que 
donnait  la  présence  des  magistrats  dans  le 
Conseil  supérieur,  le  Ministre  insista  en  disant 
qu'il  n'avait  pas  à  se  prononcer  sur  les  points 
de  droit  et  que  les  Conseils  académiques  ne 
seraient  jamais  appelés  à  faire  fermer  des 
écoles. 

«  Vous  savez  ce  qu'étaient  les  Conseils  aca- 
démiques et  vous  savez  ce  qu'ils  sont  mainte- 
nant ! 

«  Jamais  ils  ne  devraient  avoir  à  prononcer 
sur  des  questions  de  di oit,  et  ils  ont  eu  à  dé- 
cider sur  des  questions  de  droit  et  sur  les 
points  les  plus  contestés  sur  le  droit  d'associa- 
tion ;  ils  n'auraient  jamais  à  fermer  les  écoles, 
et  l'on  a  interdit  des  directeurs  d'école,  ce  qui 
équivaut  à  la  fermeture  des  établissements 
scolaires.  » 

Celte  opposition  entre  les  promesses  et  les 
actes  va  nous  mettre  en  présence  d'un  des 
plus  honteux  exploits  de  la  persécution.  Les 
Conseils  académiques  et  le  Conseil  supérieur 
vont  être  appelés  à  tuer,  per  fas  et  nefas,  ces 


établissements  scolaires  que    visaient  |i  - 

séeuteurs,   maie   qu'ils  n'avaient   pu   attein- 
dre. 

Lee  décrets  du  2!)  mars  avaient  été  exécutée 
par  la  force  si  obéis  plus  peut-être  qu  il-  n'au- 
raient de  l'être.  J'aurais   compris  un  tantinet 
de  rébellion,  au  moins  pour  laire  appeler  de- 
vant les  tribunaux  cette  eanse  de  moines  que 
le  gouvernement  avait  voulu  leur  soustraire. 
Les  congrégation*  ne  s'étaient  point  reformées 
derrière  les  commissaires  de    police  ;  pas  une 
main    n'avait    brûlé    ce    scellé   attentatoire  à 
la  propriété  el  à  toutes  les  conséquences  de 
son  droit.  Les  701  jésuites  professant  dan-  le- 
Lix  établissement»  qui  existaient  avanl  les  dé- 
crets.   496,    ce-l-à-dire   plus   des    deux    tiers 
avaient   quille    les    établissements  ;    le<    uns 
étaient  allé-  à    l'étranger  dans  des   établisse- 
ments  du  même  ordre  que  les  gouvernements 
laissent  vivre,    en    paix  ;    les    autres     étaient 
restés  en  France  et  s'étaient  soumis  i   la  juri- 
diction  de    l'ordinaire  :    beaucoup   au^si,   qui 
avaient  contracté  l'habitude  de  l'enseignement, 
avaient  cherché  des  ressources  dans  l'ensei- 
gnement privé.  C'en  était  fait   des  écobs,  des 
jésuites,  ces  écoles  que   l'Université  ne  pou- 
vant les  vaincre  par  la  concurrence  du  mérite, 
avait,  sur    l'inspiration   des  Poncin,   des  Du- 
mont,  des  Bersot,  des  Berlht  lot  et  autns  fa- 
natiques, abattues  par  le  bras  d'un  Ostrogoth 
devenu     le    ministre  des    passions    universi- 
taires. 

Kn  présence  de  ces  ruines,  des  pères  «le  fa- 
mille, préoccupés  des  travaux,  des  études,  de 
la  carrière  de  leurs  enfants,  avaient  songé  à 
trouver  un  moyen  d'empêcher  que  1,  -  rions 
généreux,  qui  avaient  contribué  a  la  fonda- 
tion de  ces  maisons  d'enseignement  libre,  ne 
fussent  Irappés  de  stérilité.  D'autre  part,  les 
créanciers  s'inquiétaient  de  ce  qu'allait  deve- 
nir leur  pase,  eux  qui  avaient  jeté  leur  ar- 
gent, et  de  ce  qu'allait  devenir  leur  garantie, 
car  cette  garantie  ne  reposait  pas  seulement 
sur  les  immeubles,  mais  aussi  sur  la  prospé- 
rité de  ces  écoles.  11  s'était  donc  formé  dans 
un  grand  nombre  de  villes,  des  sociétés  ci- 
viles ;  ces  sociétés  étaient,  les  unes,  exclusive* 
ment  laïques  ;  les  autres  laïques  et  ecclésias- 
tiques ;  elles  avaient  acheté  ou  loué  les  éta- 
blissements placés  sous  la  surveillance  d'un 
conseil  d'administration;  puis  elles  avaient 
choisi  des  directeurs,  les  uns  pris  dans  ces 
conseils,  les  autres  nommés  par  les  évêques; 
enliu,  pour  parer  aux  susceptibilités  de  l'arbi- 
traire le  plus  inquisiteur,  elles  avaient  dressé 
leurs  statuts  sur  le  modèle  des  sociétés  ci- 
viles de  Sainte-Barbe  et  de  l'Ecole  Monge. 

Ces  directeurs  étaient  des  directeurs  sé- 
rieux, les  uns  ecclésiastiques  séculiers  :  d'au- 
tres, anciens  maîtres  de  pensions  laïques  ou 
membres  de  l'Université  en  retraite  ;  ils 
n'étaient  pas  et  ne  pouvaient  pas  être  des 
prêle-noms  ;  pas  plus  que  n'étaient  des  prête- 
noms  les  sociétés  qui  avaient  acheté  les  éta- 
b'issemenls  des  jésuites.  On  avait  fait  tout  le 
possible  pour  que  la  persécution,  à  tous  ses 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATOKZIÈMI 


279 


dommages,  n'ajoutât  pas  de  plus  cruelles 
perles  ;  on  l'avait  fait  avec  autant  de  loyauté 
que  de  bravoure.  On  était  urrivé  ainsi  a  cons- 
tituer un  personnel  de  professeurs,  ce  qui 
n'était  point  facile,  car  il  y  avait  800  profes- 
seurs à  remplacer.  A  la  rentrée  des  classes 
on  put  rouvrir  les  établissements  que  l'Uni- 
versité voulait  détruire  avec  une  population 
scolaire  un  peu  diminuée,  niais  suffisante. 

Le  personnel  était  ainsi  divisé  :  avant  l'exé- 
cution drs  décrets,  il  y  avail  4*53  professeurs; 
après,  il  n'y  en  a  plus  que  831.  Sur  ce  nom- 
bre, 20.")  appartiennent  à  l'ancienne  congré- 
gation des  jésuites,  et  625  sont  laïques  ou 
font  partie  du  clergé  séculier.  Plus  des  deux 
tiers  des  professeurs  congréganistes  avaient 
disparu  ;  et  lorsqu'on  siit  combien  le  recrute- 
ment des  profes;-eurs  est  dillicile,il  faut  s'éton- 
ner q  l'on  ait  pu  si  promptement  combler  le 
vide  qu'où vait  ledépart  des  jésuites. On  ne  sau- 
rait en  tout  cas  sérieusement  prétendre  que 
ce  professorat  des  jésuites  équivaut  à  la  re- 
conslilu'-inn  de  la  Compagnie. 

La  congrég  ition  des  jésuites  était  dispersée, 
mais  on  ne  peut  pas  sérieusement  prétendre 
que  les  ci-devant  jésuites,  individuellement 
pris,  n'avaient  pas  le  droit  de  gagner  leur  vie 
par  le  travail  et  n'avaient  pas,  ceux  du  moins 
qui  n'avaient  pas  d'autres  aptitudes,  le  droit 
de  gagner  leur  vie  par  l'enseignement. 

A  li  date  du  31  août,  qui  marquait  la  suite, 
en  ce  qui  concerne  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment,  de  l'application  des  décrets,  le  Moni- 
teur rappelait  opportunément  des  souvenirs 
qu'il  est  bon  de  ne  pas  oublier  : 

«  Ce  qu'il  y  a  de  plus  inouï,  dit-il,  c'est  la 
façon  dont  cette  affaire  a  été  engagée,  con- 
duite et  ré-olue.  Il  y  a  un  an,  on  reconnaissait 
devant  les  Chambres  que  les  lois  existantes  ne 
permettaient  pas  au  gouvernement  de  dé- 
pouiller les  jésuites  du  droit  d'enseigner,  et 
qu'il  falLit  consacrer  cette  inler  iction  par 
une  disposition  de  loi  spéciale  :  c'était  l'objet 
clair  et  précis  du  fameux  article  7.  Le  ministre 
actuel  de  l'instruction  publique,  inventeur  et 
défenseur  de  cet  article,  en  exposait  il  y  a 
quatre  mois  le3  mérites,  l'intérêt  et  la  néces- 
sité absolue  devant  la  Chambre  des  députés. 
Or,  parmi  les  arguments  invoqués  par  cet 
avocat  intarissable,  par  ce  sophiste  sans  scru- 
pules, le  plus  péremptoire  était  ainsi  conçu  : 
'<  Si  vous  repoussez  l'article  7,  les  jésuites 
jouiront  à  tout  jamais  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement. »  On  refuserait  de  nous  croire,  si 
nous  ne  citions  pas  textuellement  les  paroles 
de  M.  Jules  Ferry  : 

"  Si  vous  ne  votez  pas  l'article  7,  disait- 
il  à  la  tribune  du  palais  Bourbon  le  27  juin 
187Ï),  qu'au  riez-vous  fait,  messieurs?  Vous 
aurez  CitntOLcré  à  tout  jamais  dans  ce  pays-ci  le 
libre  enseignement  par  les  jésuites,  et  on  pourra 
dire  un  jour,  ceux  qui  feront  notre  histoire  : 
Cet  te  corporation,  cette  illustre  et  redoutable 
Corporation  qui   avait   agité  le   dix-huitième 


siècle,  qui  avait,  été  cha  ■  <■  de  tous  les  Biais 
de  l'Europe,  etc..  eli  bien  !  ces  jésuites  ont  été 
rappelés,  et  ils  ont  trouvé  dans  le  Parlement 

français,  en  /an  de  grâce  i.xT'.i,  la  contestation 
solennelle  qui  leur  manquait  (I).  » 

Ainsi,  h;  27  juin  187U,  aux  yeux  du  gOU- 
vernement,  dans  sa  pensée,  dans  sa  convie- 
lion,  l'article  7  écarté,  les  jésuites  obtenaient 
du  Parlement,  ipso  facto,  la  consécration  so- 
lennelle du  droit  d'enseigner.  Depuis,  l'ar- 
ticle 7  a  été  repoussé,  et  c'est  le  môme  gou- 
vernement qui,  non  content  de  dissoudre  les 
congrégaiiona  de  jésuites  par  un  décret  en 
da;e  du  2'J  mars,  y  a  ajouté  pour  ces  religieux 
l'obligation  incroyable  de  fermer  leurs  éta- 
blissements scolai  es  avant  le  31  août  !  Rê- 
vons nous?  Kl  M.  Ferry  est  toujours  ministre 
de  l'instruction  publique,  et  le  ministère  sup- 
porte ce  membre  desséché  ?  Nous  le  deman- 
dons, quelle  confiance  les  bons  citoyens 
doivent-ils  à  un  gouvernement  qui  fait  si  peu 
de  cas  de  sa  propre  parole,  qui  respecte  si 
peu  ses  engagements?  Il  n'y  a  certainement 
pas  dans  le  cours  si  accidenté  de  notre  his- 
toire parlementaire  un  cas  pareil  à  celui  de 
M.  Ferry,  et  il  est  vraiment  à  regretter  que 
sa  conduite  ne  puisse  être  déférée  a  un  jury 
d'honneur. 

En  admettant  qu'on  se  permît,  par  une  con- 
tradiction sans  pudeur,  de  dénier  aux  jésuites, 
comme  corps,  le  droit  de  garder  leurs  collèges, 
on  ne  pouvait  pas  dénier  aux  jésuites,  comme 
individu,  le  d i oit  d'être  professeur,  comme  ils 
ont,  sans  doute  possible,  le  droit  d'être  prédi- 
cateurs, confesseurs,  administrateurs  de  pa- 
roisses, toutes  fonctions  afférentes,  non  à  leur 
qualité  de  jésuites,  mais  à  leur  caractère  de 
prêtres.  Or,  c'est  ce  qu'entreprit  «  le  pre- 
mier des  menteurs  et  le  dernier  des  lâches.  » 
Après  l'exécution  des  décrets,  ce  franc-maçon 
s'aperçut  que  les  néo  jacobins  s'étaient  désho- 
norés sans  profit.  On  n'avait  pas  atteint  le  but 
visé.  «  Quel  était  ce  but?  demandait  le  séna- 
teur Bathie,  en  la  séance  du  15  mars  1HH1. 
Jamais  on  n'avait  cru  que  les  forces  alors  dé- 
ployées l'eussent  été  pour  empêcher  des  reli- 
gieux de  vivre  de  la  vie  commune  et  de  prière 
qui  était  leur  vocation.  Non  !  c-  qu'on  vou- 
lait atteindre,  c'était  un  but  secret,  un  but 
qu'on  n'avouait  pas,  un  but  qu'on  ne  pou- 
vait avouer  encore  ;  on  voulait  frapper  des 
établissements  florissants  dont  l'esprit  déplai- 
sait. 

«  La  force  n'étant  pas  suffisante  pour  at- 
teindre ce  but,  on  a  cherché  d'autres  moyens: 
quels  moyens  ? 

«  La  période  militaire  de  l'exécution  des 
décrets  était  close  ;  les  temps  héroïques  étaient 
terminés. 

«  C'e-l  alors  que  s'est  ouvert  la  période  des 
légistes  et  quels  légistes? 

'<  Il  y  a  au  Palais  de  justice  des  juriscon- 
sultes éprouvés,  des  magistrats  inamovibles, 
habitués  à  rendre  la  justice  après  des  plai- 


wrnal  officiel  pour  1870,  p.  5729,  première  colonne. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  <ATH()Unri 


doinries  publiques,  des  magistrale  qu'on  peut 
récuser  dans  les  cas  déterminées  par  la  loi; 
des  magistrats  d'une  compétence  incontes- 
tahle  sur  les  questions  de  droit  qui  pourraient 
s'élever. 

((  L'honorable  M.  Lamy  demandait  com- 
ment les  décrets  seraient  exécutés.  M.  le 
Garde  des  Sceaux  1  « •  i  répondit  alors  que  le 
décrel  de  messidor  an  XII  avait  prononcé  la 
dissolution  des  congrégations  non  autorisées. 
C'est  ce  qu'il  appelait  la  partie  administrative 
de  la  question  :  la  partie  qui  pouvait  être  exé- 
cutée par  arrêtés  préfectoraux  et  au  besoin 
vm nu  militari. 

<■  Mais,  ajoutait-il,  maintenant  est-ce  qu'il 
n'y  a  pas  la  sanction  judiciaire  ;  est-ce  qu'il 
n'y  a  pas  l'article  291  du  Code  pénal,  que  je 
crois  applicable  aux  congrégations  non  auto- 
risées. 

«  Cette  déclaration  de  M.  le  Ministre  éta- 
blissait évidemment  la  compétence  des  tribu- 
naux correctionnels. 

«  Ils  n'ont  cependant  pas  été  saisis  et  je 
m'en  étonne,  puisque  ceux  qui  ne  les  ont  pas 
saisis  se  sont  si  hautement  proclamés  en  toute 
circonstance  partisans  de  la  justice  de  droit 
commun. 

«  Un  a  préféré  s'adresser  aux  conseils  aca- 
démiques placés  sous  l'autorité  directe  du  Mi- 
nistre et  des  auteurs. 

«  Permettez-moi  de  vous  dire  que  vous  leur 
avez  fait  un  présent  funeste  en  les  sai-issant 
au  lieu  de  vous  adresser  à  la  juridiction  de 
droit  commun. 

<«  Que  sont  ces  autorités  universitaires?  des 
autorités  paisibles  dont  la  tâche  est  de  stimu- 
ler les  efforts,  de  provoquer  l'émulation  et  qui 
ne  sévissent  qu'à  la  dernière  extrémité. 

«  Eh  bien  I  vous  les  avez  appelés  à  une 
mission  peu  généreuse  ;  vous  les  avez  appelés 
à  combattre  des  émules,  des  rivaux,  autre- 
ment que  par  l'émulation  de  l'étude  et  de  la 
science.  » 

Les  collèges,  abandonnés  forcément  par 
les  jésuites,  avaient  donc  été  recueillis  par 
d'aiitres  et  poursuivaient,  sous  une  autre  ad- 
ministration, leur  œuvre  d'enseignement. 
Dans  le  Jura,  l'école  de  Notre-Dame  du  Mont- 
Roland  avait,  pour  directeur,  l'abbé  Queslin, 
ancien  chef  d'institution  à  Lons-le-Saulnier  ; 
à  Bordeaux,  l'école  libre  de  Tivoli  avait  été 
contiée,  par  la  société  civile  dont  e!le  dépen- 
dait, à  M.  Fauré,  ancien  membre  de  l'Univer- 
sité ;  au  Mans,  l'école  libre  de  Sainte-Marie 
voyait  à  sa  tête  l'abbé  fioullay,  prêtr»*  sécu- 
lier, pendant  vingt-quatre  ans  principal  du 
collège  libre  de  Saint-Calais  ;  à  Amiens,  le 
chanoine  Crampon,  ancien  professeur  de 
Saint-Ricquier,  savant  exégèle,  était  agréé 
par  le  conseil  d'administration,  comme  chef 
de  l'école  libre  de  la  Providence  ;  à  Boulogne- 
sur-Mer,  l'abbé  Labitte,  ancien  directeur 
d'école  à  Aire-sur-la-l  ys,  avait  mis  son  sa- 
voir au  service  de  l'école  libre  de  Mgr  Hal- 
frenigue  ;  à  Lille,  le  Père  Pillon,  jésuite,  était 
resté  à  la  tête  de  l'école  libre  Saint-Joseph; 


à  Poitiers,  l'abbé  Thibault  dirigeait  une  école 
également  placée  sous  le  patronage  de  l'époux 
de  la  Sainte  Vierge;  à  Vannes,  l'abbé  La 
Clanche  gouvernail,  d'une  main  ferme,  le 
collège  Saint-Françnis  Xavier  ;  à  Toulouse, 
Charles  Villars,  officier  d'Académie,  direc- 
teur pendant  trente  ans  de  l'école  llenii  IV, 
brillait  à  la  tête  de  l'école  Sainte-Marie;  à 
Tours,  le  Père  La  brosse,  de  la  compagnie  de 
Jésus,  était  depuis  un  laps  de  temps,  direc- 
teur de  l'école  Saint-Grégoire  de  Tours.  Ce 
dernier  fut  appelé  successivement  devant  le 
tribunal  de  première  instance,  en  cour  d'ap- 
pel et  en  cour  de  cassation,  comme  coupable 
d'avoir  ouvert,  sans  déclaration  préalable, 
un  établissement  d'instruction  publique;  mais, 
comme  il  était  citéjdevant  srs  juges  naturels, 
il  obtint,  à  tous  les  degrés  une  sentence  d'ac- 
quittement. (Juanl  aux  autres,  cités  devant 
les  conseils  académiques  et  appelant  devant 
le  conseil  supérieur,  ils  furent  tous  plus  ou 
moins  condamnés  à  l'interdiction.  L'Univer- 
sité de  France,  jugeant  ses  rivaux  de  l'ensei- 
gnement libre,  se  déclara  partout  contre  la 
liberté  ;  il  y  a  plus,  elle  voulut  flétrir  ses 
émules  comme  immoraux,  oubliant  qu'une 
sentence  excessive  ne  peul  porter  préjudice, 
dans  l'estime  public,  qu'au  juge  qui  en  reçoit 
le  ricochet,  habituellement  peu  glorieux. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  tous 
ces  procès  ;  mais  nous  disons  un  mot  de  cette 
étrange  procédure,  sans  appuyer  sur  l'indi- 
gnité du  juge. 

Et  d'abord  quelle  législation  invoquait 
l'Université? 

En  créant  sur  les  établissements  et  sur  le 
personnel  de  l'enseignement  libre,  un  pouvoir 
disciplinaire,  l'intention  du  législateur  avait 
été  d'en  concilier  l'exercice  avec  la  jouissance 
sérieuse  d'une  liberté  réelle.  Ce  Code  discipli- 
naire est  renfermé  tout  entier  en  deux  ar- 
ticles de  la  loi  de  1850,  dont  voici  les  termes: 

Art.  67.  —  En  cas  de  désordre  grave  dans 
le  régime  intérieur  d'un  établissement  libre 
d'instruction  secondaire,  le  chef  de  cet  éta- 
blissement peut  être  appelé  devant  le  conseil 
académique  et  soumis  à  la  réprimande  avec 
ou  sans  publicité.  La  réprimande  ne  donne 
lieu  à  aucun  recours. 

Art.  68.  —  Tout  chef  d'établissement  libre 
d'instruction  secondaire,  toute  personne  at- 
tachée à  l'enseignement  ou  à  la  surveillance 
d'une  maison  d'éducation,  peut,  sur  la  plainte 
du  ministère  public  du  recteur,  être  traduit, 
pour  caused'inconduite  etd  immoralité  devant 
le  conseil  académique  et  être  interdit  de  sa 
profession,  à  temps  ou  à  toujours,  sans  pré- 
judice des  peines  encourues  pour  crimes  et 
délits  prévus  par  le  Code  pénal.  Appel  de  la 
décision  rendue  peut  toujours  avoir  lieu,  dans 
les  quinze  jours  de  la  notification,  devant  le 
conseil  supérieur.  L'appel  ne  sera  pas  sus- 
pensif. 

Dans  un  rapport  sur  la  loi  du  15  mars  18c0, 
le  comte  Beugnot  marque  clairement  le  ca- 
ractère de  ces  dispositions.  «  Nous  avons  peu 


L1VHE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


281 


de  choses  a  ajouter,  dit-il,  sur  les  faits  qui 
donneront  lieu  ;\  des  poursuites  contre  le  chef 
d'un  établissement  secondaire.  L'article  (i.'t 
(devenu  plus  lard  l'article  (iH)  le  rend,  ainsi 
que  toute  personne  attachée  à  renseignement 
ou  à  la  surveillance  dans  cette  maison,  j 1 1 s i i - 
ciahle  du  conseil  académique,  en  cas  d'incon- 
duile  ou  d'immoralité.  Ce  délit  n'est  pas  per- 
sonnel et  ne  se  rapporte  pas  à  l'établissement I 
mais  tout,  désordre  grave  dans  le  régime  in- 
térieur d'un  établissement  expose  le  chef  à 
des  poursuites.  L'intérêt  des  mo;urs  et  du  bon 
ordre  exige  que  le  sens  des  mots  désordres 
graves  dans  le  régime  intérieur  d'un  établisse- 
ment ne  soit  pas  restreint  dans  l'application 
et  que  le  conseil  académique  dont  l'équité 
nous  rassure,  montre  une  juste  sévérité 
contre  tout  acte  qui  constituerait  un  cas  de 
désordre  grave  dans  le  sens  moral,  comme 
dans  le  sens  matériel.  » 

S'il  y  a  désordre  grave  dans  la  tenue  d'un 
établissement,  quelle  que  soit  la  nature  de  ce 
désordre,  le  directeur,  présumé  négligent,  est 
déclaré  responsable;  il  est  passible  d'une 
simple  réprimande,  avec  ou  sans  publicité. 
La  répression  édictée  par  l'article  67  se  borne 
donc  à  un  avertissement  donné  soit  au  chef 
de  l'établissement,  soit  aux  familles  :  elle  con- 
siste dans  une  administration  relative  à  la 
manière  dont  il  est  fait  usage  du  droit  d'en- 
seigner, mais  elle  n'entraîne  aucune  privation 
de  l'exercice  de  ce  droit. 

L'article  68,  au  contraire,  a  en  vue  la  faute 
personnelle;  qu'il  s'agisse  du  directeur,  des 
professeurs  ou  des  surveillants,  il  réprime 
l'inconduite  ou  l'immoralité  de  l'individu. 

Fixer  le  sens  de  ces  expressions,  c'est  dé- 
terminer les  pouvoirs  des  conseils  acadé- 
miques. Pour  y  parvenir,  est-il  besoin  d'une 
définition  savante  de  l'inconduite  ou  de  l'im- 
moralité? Cette  définition  est  inutile.  La  loi, 
qui  commande  à  tous,  parle  le  langage  de  tous  ; 
elle  emploie  des  termes  dont  l'intelligence,  à 
raison  de  leur  clarté,  n'exige  pas  de  périlleux 
commentaires.  Tel  est  bien  le  caractère  des 
mots  inennduite,  immoralité.  Chacun  les  com- 
prend :  l'idée  qu'ils  éveillent  est  simple,  nette, 
pourvu  toutefois  qu'une  interrogation  intem- 
pestive ne  vienne  troubler  cette  perception 
sûre  et  immédiate  de  l'esprit. 

Cependant,  à  l'aide  de  quelques  indications 
générales,  on  peut  essayer  de  pénétrer  plus 
avant  dans  la  pensée  de  la  loi,  de  saisir  ce 
qu'elle  veut  atteindre  de  répréhensible  chez 
le  maître  libre,  pourquoi  et  comment  elle 
veut  l'atteindre. 

Par  inconduite  ne  faut-il  pas  entendre  le 
dérèglement  des  mœurs,  les  désordres  de  tous 
genres  dans  les  habitudes  de  la  vie.  l'ar  im- 
moratitè,ne  faut-il  pas  entendre  un  acte  d'une 
nature  particulière  et  d'une  certaine  gravité? 
Dans  la  langue  usuelle,  cette  qualification  ne 
s'applique  assurément  pas  à  toute  faute,  à 
t'iute  défaillance.  Quand  on  parle  de  l'immo- 


ralité d'un  homme,  OH  veuf  désigner  en  lui 
un  état  de  diminution,  de  déchéance  morale, 
provenant  soit  d'un  affaiblissement  de  la  no- 
tion du  bien  et  du  mal,  soit  d'un  Coupable 
usage  de  son  libre  arbitre. 

«  Mais,  dit  M.  de  Hellomayre,  qu'il   s'agisse 

d'apprécier  la  moralité  d'un  homme  ou  d'un 
acte,  il  faut  prendre  pour  règle  unique  de 
celte  appréciation  la  loi  naturelle,  dont,  les 
principes  éternels  sont  gravés  au  fond  de  la 
conscience  de  tous,  et  non  les  passions  ou  les 
intérêts  politiques,  également  contingents  et 
variables.  De  là,  ce  critérium  presque  in- 
faillible de  la  moralité  des  actes  humains  ; 
demandez-vous  si  la  divulgation  des  laits, 
dont  vous  cherchez  à  déterminer  le  caractère, 
peut  enlever  à  leur  auteur  l'estime  des  hon- 
nêtes gens  ;  il  y  a  in, moralité,  si  la  considéra- 
tion de  l'homme  peut  être  atteinte  par  cette 
révélation  :  au  contraire,  si  sa  bonne  renom- 
mée, si  sa  respectabilité  demeure  intacte,  il  ne 
saurait  être  question  d'immoralité. 

«  Eviter  l'inconduite,  fuir  l'immoralité  est 
le  devoir  de  tout  homme,  sans  distinction,  et 
chacun,  sauf  l'application  des  rigueurs  de  la 
loi  pénale,  ne  relève,  pour  l'accomplissement 
de  cette  obligation,  que  de  sa  conscience,  sans 
avoir  de  compte  à  rendre  à  la  puissance  pu- 
blique. Il  eu  est  autrement  de  celui  qui,  dans 
une  mesure  quelconque,  participe  à  l'éduca- 
tion de  la  jeunesse.  A  son  égard,  le  précepte 
n'est  pas  plus  impérieux,  mais  il  est  pourvu 
d'une  sanction  légale.  L'Etat  intervient  alors 
dans  un  intérêt  supérieur  d'ordre  public,  et  il 
exige,  comme  protecteur  des  mœurs  de  la 
jeunesse,  de  tous  ceux  qui  concourent  à 
l'œuvre  sainte  de  sa  formation,  une  intégrité 
de  vie,  non  pas  idéale,  mais  raisonnable  et 
moyenne. 

«  Il  doit  être  l'objet  des  recherches  du  juge: 
qu'il  scrute  l'homme  tout  entier,  sa  vie  privée, 
ses  actes  publics,  ses  paroles,  ses  discours, 
ses  écrits  ;  puis,  cet  examen  terminé,  s'il  peut 
dire  honnêtement  :  «  Cet  homme  est  immoral, 
son  contact  est  dangereux  pour  la  jeunesse  :  » 
alors,  mais  alors  seulement,  qu'il  le  flétrisse 
en  le  dépouillant  d'une  liberté  dont  il  est  in- 
digne. Que  le  juge  soit  sévère,  j'y  consens, 
mais  à  la  condition  qu'en  même  temps,  il  soit 
sincère.  Tel  est  le  pouvoir  que  l'article  (58  de 
la  loi  de  18ï0  confie  au  juge  de  la  discipline, 
pouvoir  immense,  redoutable,  dans  les  véri- 
tables limites  sont  dans  le  bon  sens,  la  bonne 
foi,  la  conscience  de  celui  qui  l'exerce  (1).  » 

Cette  opinion  de  M.  de  Bellomayre  nous 
paraît  juste,  sauf  en  un  point.  L'ancien  con- 
seiller d'Etat  pense  que  limmoralité  doit  être 
le  résultat  d'une  recherche  étendue,  compara- 
tive, quelque  chose  comme  une  instruction 
secrète.  A  notre  humble  avis,  l'immoralité  se- 
crète d'un  homme  n'a  rien  à  voir  dans  l'af- 
faire ;  la  culpabilité  devant  Dieu  et  devant  la 
conscience,  ne  relève  pas  du  juge.  Pour  qu'il 
y  ait  immoralité  punissable,  il  faut  que  l'im- 


'\>  La  liberté  d'enseignement  et  l'Université,  p.  14. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


mor.-ilil'''  soi',  Binon  il  igranle,  <lu  moins  faci- 
lement évidente,  et  nécessairement  scanda- 
leuse. Si  elle  ne  nuit  qu  à  Bon  auteur,  elle  ne 
tombe  pas  sous  la  compétence  1  i  juge  ,  pour 
qu'elle  puisse  être  frappée,  il  Haut  qu'elle 
cause,  aux  enfants,  un  tort  réel  el  sérieux, 
peci  adilles  même  visibles,  même  i  idi- 
coles  ne  constituent  pas  l'immoralité  prévue 
par  la  loi.  Autrement  pour  élever  des  enfants, 
il  faudrait  des  anges. 

Cette  signification  de  Parlicle  68  ressort  de 
cettr  prescription  même:  il  établit  une  peine 
d'une  -mie  nature  et  d'un  caractère  déshono- 
rant, il  ordonne  l'exécution  immédiate  de  la 
Bentence.  Pourquoi  tant  de  rigueur  Pt  de  ra- 
pidité dans  le  châtiment,  si  ce  n'est  parce 
que  la  loi  veut  frapper  uniquement  l'homme 
dont  l.i  dépravation  doit  corrompre  sur  l'heure 
l'âme  de-  entants  confiés  à  sa  garde  el  qu'il 
faut  sur  l'h'ttre  arracher  de  ses  mains. 

Leministie  de  l'instruction  publique  qui, 
le  premi  r,  eut  à  pourvoir  à  l'exécution  de  la 
loi  du  15  mars,  l'entendait  bien  ain>i  lorsque, 
dans  la  grande  instruction  du  27  août  1830, 
il  écrivait  aux  recteurs  :  «  En  vous  appelant  a 
dénoncer  et  à  poursuivre  l'inconduile  de  toute 
personne  vouée  à  l'instruction  publique,  la  loi 
a  rendu  hommage  à  cette  grande  vérité,  que 
l'exemple  du  maître  est  inséparable  de  ses 
principes  et  que  la  moralité  de  la  vie  est  une 
partie  intégrante  du  sacerdoce  de  l'enseigne- 
ment. » 

Une  longue  jurisprudence  avait  consacré 
celte  interprétation,  ha  loi  du  28  juin  18.'>3 
punissait  déjà  l'acte  d'immoralité  elonne  com- 
prendrait pas  que,  en  tout  étal  de  cause,  cette 
acte  ne  soit  pas  puni.  Fn  1851,  dans  l'a'laire 
Meunier,  la  Cour  de  cassation  avait  déclaré 
que  cei  article  de  loi  devait  s'entendre  dans 
son  sens  naturel,  et  à  raison  de  faits  d'immo- 
ralité reconnus  constants.  Kn  l87ï,  sous  l'em- 
pire de  la  loi  de  1830,  le  rapporteur  de  l'af- 
faire B  -aurieux,  di-ait  qu'il  s'agit  d'actes  qui 
pré-entent  des  caractères  évidents  d'immora- 
lité. Le  juge,  toutes  les  loi>  qu'il  sévit,  déclare 
ou  que  les  faits  constituent  une  grave  a/teinte 
aux  wœ-irs,  comme  dans  l'affaire  Archer,  ou 
qu'ils  sont  contrai<es  à  la  probité  même, comme 
dans  l'affaire  Monte  t. 

Continuer  à  entendre  l'article  68  et  le  mot 
immoralité  dans  le  sens  naturel,  ne  pouvait 
nuire  à  la  liberté  de  renseignement  libre,  au 
contraire.  Sous  le  règne  de  Ferry,  cette  inter- 
prétation devait  être  abandonnée.  C'est  pen- 
dant l'automne  de  18^0,  qu'une  nouvelle  doc- 
trine a  surgi  ;  nous  n'avons  pas  à  en  recher- 
cher le  père;  mais,  en  appliquant  l'adage:  Is 
fecit  cui  prodest,  il  ne  sérail  pas  difficile  à  dé- 
couvrir. Désormais,  d'après  les  hauts  juris- 
consultes des  conedes  académiques,  pour  le 
maître  libre,  la  simple  violation  d'un  deooi>' 
professionnel  que/conque,  constituera  un  acte 
d'immoralité.  Celte  interprétation  nouvelle  de 
l'article  GS  de  la  loi  de  lfcoO  est  proposée  et 
imposée  par  un  juge  nouveau;  une  immora- 
lité particulière,   l'immoralité  professionnelle, 


i  -t  une  absurdité  ;  les  ca-uites  universitaire! 
l'inaugurèrent  pour  étrangler  leurs  rivaux  de 
l'enseignement  libre.  L  ■  probité,  la  conscience, 
l'honneur  de  l'Université  de  France,  suis  le 
régne  dé  Ferry,  B*esl  élevé  jusque  là.  Des  cou- 
seils  académiques  qui,  par  pudeur,  eussent  dû 
se  récuser  ;  qui,  par  leur  constitution,  ne 
trouvaient  point  dans  les  cas  prévus  par  la 
loi  de  1850  ;  qui,  dans  la  plupart  de  leurs 
membre-,  manquaient  même  du  savoir-faire 
nécessaire  à  tout  juge  d'in-tiuclion,  et  du  Ba- 
voir nécessaire  à  tout  juge  :  ce  sont  ces  con- 
seils qui  appellent,  à  leur  barre,  des  directeurs 
de  collèges,  moralement  supérieurs  à  tous 
leurs  jugé1*  sans  exception,  pour  les  condam- 
ner comme  immoraux  et  les  frapper  de  la 
peine  de   l'interdiction. 

Sou-  l'empire  de  Napoléon  111,  les  républi- 
cains, aujourd'hui  au  pouvoir,  avaient  eu  à 
soutenir  plusieurs  procès  pour  délit  d'amodia- 
tion prohibée)  délit  exactement  semblable  à 
celui  qu'ils  vont  reprocher  injustement  aux 
chefs  d'écoles  libres.  Sous  l'empiie  ils  avaient 
réclimé  et  obtenu  toutes  les  g  nanties  lé- 
gales :  les  trois  degrés  de  juridiction,  les  lé- 
moins,  les  plaidoi  ries.  Tous  avaient  parlé  et 
les  juges  étaient  'enus  de  préciser  les  lails 
établissant  el  caractérisant  le  but  commun. 
Les  républicains  avaient  épuisé  toutes  les  ju- 
ridictions et  les  ju-ies  avaient  loujoir-  été 
tenus  de  1  tire  comprendre  la  condamnation. 
Aujourd'hui,  sous  la  république,  qui  e>t  un 
gouvernement  libéral,  il  n'y  a  plus  rien  de 
pareil.  Il  n'y  a  ni  publicité,  ni  témoins,  ni 
ranties.  Les  inleres-és  seront  admis  à  con- 
sulter un  doss<er, mais  seulement  la  veille  des 
débats  et  que  trouveront-ils  dans  le  dossier? 
Un  long  rapport  seulement.  El  pour  se  pré- 
parer à  répondre,  ils  n'auront  que  la  nuit  ; 
puis,  tout  à  coup,  le  huis-clos,  le  jugement, 
la  condamnation,  exécutoire  nonobstant 
appel.  Entre  les  deux  procédures,  la  situa- 
tion est  la  même,  nuis  la  différence  est  grande. 
En  comparaison,  l'Empire  était  un  régime  li- 
béral. Et  ce.  sont  ces  tribuns  qui  lui  récla- 
maient à  grands  cris  la  liberté,  ce  sont  eux 
qui  procèdent  comme  on  procédait  jadis  à  By- 
s<nce.  Et  l'Université,  maîtresse  de  la  situa- 
tion, étrangle  ain>i,  avec  des  nœuds  coulants, 
ses  adversaires  !  Un  jour,  lorsque,  par  une 
justice  nécessaire  au  salut  de  la  France,  on 
devra  sévir  conlre  l'Université,  on  n'aura, 
pour  étouffer  sa  voix,  qu'à  lui  dire:  l'atere  le* 
yem  quant  ipsa  fecisti. 

Le  sénateur  lîalbie  va  maintenant  nous  ex- 
poser comment  procédèrent,  sous  l'inspiration 
de  Ferry,  contre  les  écoles  libres,  les  conseils 
académiques  : 

«  A  Paris,  il  y  a  rue  de  Madrid  un  externat 
considérable  qui  a  800  élèves.  On  a  sommé  le 
directeur  de  renvoyer  tous  les  prote-seurs 
congrégani-tes.  Ces  professeurs  n'habitent 
pas  l'elablis-ement,  mais  vous  direz  que  c'était 
toujours  la  congrégation  qui  était  derrière. 

«  Rue  de  Vaugirard,on  afait  la  même  som- 
mation, et  à  Monlpellier  de  même. 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈVJI 


«  Mais  il  y  a  trois  collèges  dont  la  lit  nation 
csi  particulièrement  intéressante.  Je  veux 
parler  du  co<lég«  du  Mans,  du  collège  de  Poi- 
tiere,  «lu  collège  d'Amiens. 

«  An  M.nis,  le  recteur  a  adressé  an  direc 
leur  une  lettre  dans  laquelle  il  lui  intimait 
l'ordre   d'avoir  A    r<  nvoyei    tous  les  proces- 
seurs cougréganisles,  tous  sans  exception. 

«  A  l'oili-'rs  il  y  a  une  situation  particu- 
lière. L'abbé  Thihaud  avait  été  suspendu  par 
le  Conseil  académique.  H  s'est  pourvu  devant 
le  Conseil  supérieur  qui  a  renvoyé  à  nue  ses- 
sion prochaine  pour  supplément  d 'in  si  ru  cl  ion, 
toutes  choses  restant  en  état. 

«  L'abbé  Thibaut  était,  donc  convaincu  qu'il 
pouvait  être  rassuré  jusqu'à  la  session  pro- 
chaine. Le  recteur  a  intimé  l'ordre  «à  l'abbé 
Thibaut,  môme  avant  la  session  prochaine, 
d'éliminer  de  son  personnel  tous  les  profes- 
seurs congréganistes  ;  ils  étaient  au  nombre 
del9. 

«  L'abbé  Thibaut  a  répondu  :  sur  les  19,  il 
y  en  a  9  qu'il  m'est  possible  de  renvoyer,  et 
je  vais  les  remplacer,  pour  vous  prouver  que 
je  ne  veux  pas  me  mettre  en  lutte  avec  M.  le 
Ministre  ;  mais,  pour  les  10  autres,  je  ne  puis 
faire  la  même  concession,  parce  que  je  suis 
lié  envers  eux  par  des  contrats,  et  que  je 
m'exposerais  à  leur  paver  des  indemnités,  et 
que  l'établissement  n'est  pas  en  mesure  de 
s'imposer  de  paieils  sacrifices. 

«  Neuf  lurent  donc  remplacés.  Mais,  malgré 
cela,  la  sommation  fut  maintenue,  et  l'on  fit 
remarquer  au  directeur  que  le  Ministre  de 
l'Intérieur,  à  défaut  du  Ministre  de  l'Instruc- 
tion publique,  pouvait  intervenir  et  dissoudre 
de  nouveau  le  congrégation  reconstituée  par 
la  présence  des  professeurs  appartenant  à  la 
société  de  Jésus. 

«  L'abbé  Thibaut  est  donc  toujours  sons  les 
coup»  «le  cette  menace,  et  à  Pâques,  il  n'est 
pas  sûr  qu'elle  ne  soit  pas  exécutée. 

«  A  Amiens,  la  situation  est  plus  caractéris- 
tique encore.  Le  collège  de  la  Providence  est 
sous  la  direction  de  l'abbé  Crampon.  Il  avait, 
parmi  ses  professeurs,  20  jésuites  tous  logés 
hors  de  l'établissement. 

«  L'abbe  Crampon  ayant  é'é  traduit  pour  ce 
fait  devant  le  Conseil  académique  de  Douai  fut 
■U'pendu.  Mais  s'élant  pourvu  devant  le  Con- 
seil supérieur,  il  a  été  acquitté  parce  qu'il  a 
déclaré  qu'il  n'avait  pas  l'intention  d'entrer 
en  lutte  contre  le  Ministre  de  l'Instruction  pu- 
blique, et  qu'il  renverrait  un  certain  nombre 
de  professeurs  jésuites.  Il  en  a,  en  effet,  ren- 
voyé 17. 

«  L'abbé  Crampon  croyait  donc  être  en 
règle  vis-à-vis  de  l'Université. 

«  Mais  voici  qu'une  dépêche  du  Ministre  de 
l'Instruction  publique,  transmise  par  l'Inspec- 
teur de  l'Académie  d'Amiens,  déclare  à  l'abbé 
Crampon  que  son  établissement  est  à  l'état 
d'infraction  à  la  loi  ;  qu'il  favorise  la  recons- 
titution d'une  congrégation  dissoute;  qu'en 
vérité  le  Conseil  supérieur,  tenant  compte  de 
son  honorabilité,  de  ses  aptitudes   pédagogi- 


ques et  de  l'autorité  morale  qui   peut  lui  par 

mettre    de    devenir    un    directeur    sérieux,  n'a 

pas   cru    devoir    lui    faire  appliea'b.u    de    l'ar 
ticle  lis  de  la  loi  du   15  mars  iNàn,  mais  qt'.ê  ce 

n/est  pas  la  toutefois  un  acquittement  au  seai 
propre  du  mot,  mais  plutôt  une  mise  en  de- 
meure, et  que,  s'il  n'en  tenait  aucun  00031 
il  s'exposerait  à  perdre  le  bénéfice  des  .  ir- 
constances  irè->  atténuantes  admises  par  le 
Conseil  supérieur,  parce  que  sou  acquittement 

n'a  été  que  conditionnel. 

«  L'abbé  Crampon  lit  remarquer  que,  depuis 

la  décision  du  Conseil  académique  de  Douai, 
la  situation  de  «on  établissement  s'était  mo- 
difiée, qu'il  avait  renvoyé  1"  jésuites. 

«  Cependant,  à  la  date  du  23  février  1881, 
il  reçoit  une  nouvelle  sommation  d'avoir  à  se 
séparer  de  tous  les  maîtres  jésuites  qu'il  avait 
encore  et  dont  la  présence  constituait  la  re- 
constitution d'une  congrégation  dissoute. 

«  A  Bordeaux,  la  question  a  été  posée  d'une 
façon  plus  nette  encore. 

«  Le  4  février  18N1,  le  directeur  de  réta- 
blissement de  Tivoli  reçut  une  sommation 
l'invitant  à  se  séparer  de  ses  professeurs  jé- 
suites. 

«  Le  directeur  répondit  que  les  18  pères 
qui  enseignaient  dans  son  établissement  se- 
raient réduits  à  14  et  que,  d'ici  à  Pâques,  il 
s'efforcerait  de  réduire  encore  ce  nombre. 

«  Cependant  le  Ministre  lui  déclara  que 
c'était  insuffisant  et  lui  demandait  de  prendre 
l'engagement  de  les  renvoyer  tous  et  de  fixer 
le  délai  dans  lequel  il  s'engageait  à  les  rem- 
placer. 

«  L'autorité  s'est  impatientée  ;  elle  n'a  pas 
voulu  accorder  de  délai  et,  le  5  mars,  le 
collège  a  été  fermé.  600  élèves  ont  été  mis 
dans  la  rue. 

«  Vous  me  dites  que  c'est  parce  que  le  di- 
recteur l'a  bien  voulu.  Permettez-moi  de  vous 
faire  observer,  M.  le  Ministre,  que  le  Conseil 
académique  avait  prononcé  l'exécution  provi- 
soire, et  comme  chacun  sait  ce  que  parler 
veut  dire,  l'établissement  de  Tivoli  a  voulu 
prévenir  l'exécution  provisoire. 

«  Il  y  a  eu  ordre  d'évacuation.  Bref,  nous 
nous  trouvons  en  présence  d'un  système  gé- 
néral qui  consiste  à  enlever,  pour  la  rentrée 
de  Pâques,  les  élèves  à  certains  maîtres. 

«  A  gauche.  —  C'est  la  loi. 

«-  M.  Batbie.  —  Vous  prétendez  que  c'est  la 
loi.  C'est  précisément  ce  que  nous  allons  exa- 
miner et  mon  interpellation  n'a  pas  d'autre 
but  que  de  vous  démontrer  que  ce  n'est  pas 
la  loi. 

«  Je  ne  critiquerai  pas  les  décisions  déjà 
prises  par  les  Conseils  académiques  auxquels 
je  veux  accorder  le  respect  de  la  chose  jugée. 
Je  ne  m'occuperai  que  des  décisions  à  inter- 
venir et  je  dis  que  ces  décisions  sont  con- 
traires à  la  loi  du  15  mars  18.'>(),  qui  a  été  in- 
terprétée par  le  rejet  d'un  amendement  de 
M.  Bwurzat  en  1850  et  parle  rejet  de  l'article  7 
de  la  loi  sur  l'enseignement. 

«  M.  le  Ministre  de    l'Instruction  publique  a 


2S 1 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


eu  à  répondre,  à  la  Chambre  des  Dépotés,  à 
M.  Madier  de  Monljau  qui  considérait  l'ar- 
ticle 7  comme  insuffisant  et  dangereux. 

«  Le  Ministre  a  défendu  cet  article  en  disant 
qu'il  n'était  [tas  inutile,  puisque  les  congréga- 
tions non  autorisées  se  prévalaient  de  la  loi 
de  1850,  et  qu'il  n'était  pas  dangereux,  puis- 
que précisément  on  atteignait  à  la  l'ois  les  con- 
grégations comme  associations  et  les  membres 
de  ces  congrégations  comme  professeurs. 

<<  M.  Paul  Bert  émettait  la  même  opinion. 
L'ordonnance  de  18:28  a  supprimé  les  congré- 
gations non  autorisées,  disait  il  ;  mais  la  loi 
de  1850  leur  a  rendu  la  faculté  d'enseigner, 
et  c'est  pour  leur  enlever  celle  faculté  que 
nous  avons  fait  l'article  7. 

«  Eh  bien  !  l'article  7  n'ayant  pas  été  adopté 
par  le  Sénat,  il  me  semble  qu'aux  termes  n'es 
déclarations  du  Ministre  et  de  M.  Paul  Bert, 
les  congrégations  non  autorisées  ont  conservé 
le  droit  d'enseigner. 

«  On  me  dira  peut-être  que  le  droit  indivi- 
duel d'enseigner  n'est  pas  contesté,  et  qu'on 
ne  met  en  cause  que  le  droit  collectif.  Mais, 
un  professeur  ne  peut  pas  enseigner  tout  à  la 
foi?  les  sciences,  les  lettres,  l'histoire,  la  phi- 
losophie, les  langues  mortes  et  les  langues  vi- 
vantes. 

«  Pour  avoir  des  élèves,  il  faut  que  les  pro- 
fesseurs se  réunissent  pour  enseigner.  Où 
voulez-vous  que  les  congréganistes  se  réu- 
nissent ?  On  a  prononcé  leur  dissolution.  Peu- 
vent-ils s'adresser  aux  lycées,  pour  y  profes- 
ser? Je  ne  crois  pas. 

«  On  leur  répondrait  tout  au  moins  que  les 
places  sont  prises.  Peuvent-ils  s'adresser  aux 
établissements  laïques?  Pas  davantage.  Du 
reste  ces  établissements  envoient  leurs  élèves 
dans  les  lycées  et  ils  se  bornent  aux  répéti- 
tions et  à  la  surveillance. 

«  Ces  professeurs  ne  peuvent  guère  espérer 
être  employés  que  dans  les  anciens  établisse- 
ments où  précédemment  ils  avaient  leurs  po- 
sitions. C'est  donc  comme  si  l'on  disait  aux 
membres  de  l'enseignement  libre  :  vous  ensei- 
gnerez, mais  les  établissements  qui  voudront 
vous  recevoir  vous  seront  interdits. 

«  Mais  examinons  cet  article  68  de  la  loi  de 
1850  dont  vous  prétendez  faire  application,  et 
qui  interdit  l'enseignement  pour  cause  d  in- 
conduile  et  d'immoralité.  Vous  n'y  croyez 
pas. 

«  C'est  ainsi  que,  pour  le  chef  de  l'institu- 
tion de  la  Providence,  à  Amiens,  vous  avez 
vous-même  rendu  justice,  dans  une  dépêche, 
à  sa  haute  valeur  morale,  et  vous  le  mena- 
cez de  le  frapper  pour  inconduite  et  immora- 
lité. 

«  Je  dis  que  le  Ministre  ne  croit  pas  à  l'im- 
moralité des  professeurs  qu'il  frappe  pour  ce 
fait.  Si  cette  immoralité  existait,  même  à  l'état 
de  soupçon,  croit-on  que  les  pères  de  famille 
ne  seraient  pas  les  premiers  inquiets,  eux  qui 
veillent  si  scrupuleusement  à  l'application  de 
ce  principe  :  Maxima  debetur  puero  reverentia? 

«  Une  seule  chose  inquiète  les  familles,  ce 


sont  les   poursuites  dont  vous   menacez   les 
maîtres  -te  leurs  enfants. 

»  Si  vous  croyez  à  l'immoralité  que  vous 
alléguez,  ce  ne  sont  pas  le<  chefs  d'établie 
ment  que  vous  devriez  poursuivre,  ce  sont  les 
congréganistes  eux-mêmes,  comme  reformant 
les  congrégations  que  vous  ave/,  dissoutes.  Ce 
sont  eux  l^s  auteurs  principaux. 

«  Les  directeurs  des  établissements  seraient 
tout  au  pln<  leurs  complices.  Mais  vous  les 
frappez  parce  que  vous  voulez  fermer  leurs 
établissements.  Vous  frappez  ceux-ci  à  la  tète 
dans  la  personne  de  leurs  directeurs  eux- 
mêmes. 

«  Ce  qui  prouve  que  M.  le  Ministre  lui- 
même  ne  croit  pas  au  grief  qu'il  invoque, 
c'est  la  répon=e  qu'il  faisait  dans  la  séance  du 
30  janvier  1880  à  l'honorable  M.  Bocher. 

«  M.  le  Ministre  disait,  en  résumé,  qu'alors 
même  qu'il  jugerait  certaines  doctrines  pé- 
rilleuses, menaçantes  pour  l'ordre  constitu- 
tionnel du  pays,  il  ne  possédait  aucun  moyen 
sérieux  d'y  mettre  un  terme. 

(t  Quant  aux  pénalités  prévues  pour  les  cas 
d'inconduite  et  d'immoralité,  il  s'agit  là,  ajou- 
tait M.  le  Ministre,  de  questions  telles  que  ces 
mots  ne  peuvent  les  atteindre. 

«  Le  l(j  février  1880,  dans  la  discussion  re- 
lative à  la  loi  sur  le  Conseil  supérieur,  M.  le 
Ministre  disait  encore  qu'alors  même  que  ce 
Conseil  voudrait  atteindre  la  liberté  d'ensei- 
gnement en  se  servant  de  voies  détournées,  il 
n'y  saurait  réussir;  car,  pour  fermer  les  éta- 
blissements libres,  ajoutait  M.  le  Ministre,  il 
faudrait  des  arrêts  de  justi  e. 

«  J'avais  donc  raison  de  dire  que  M.  le  Mi- 
nistre ne  croit  pas  à  la  valeur  de  celte  accu- 
sation d'inconduile  et  d'immoralité. 

«  Il  est  vrai  que  souvent  ce  mot  d'immora- 
lité a  été  employé  dans  des  circonstances  sin- 
gulières. Je  ne  vois  pas  M.  le  Garde  des  Sceaux 
à  son  banc,  j'aurais  pu  lui  rappeler  qu'il  fut 
un  temps  où  l'on  appelait  le  parti  des  amis  de 
Danton  le  parti  des  immoraux. 

«  Je  terminerai  par  une  dernière  considé- 
ration. Pour  bien  la  mettre  en  relief,  je  prierai 
le  Sénat  d'y  prêter  la  plus  sérieuse  attention 
et  je  prierai  M.  le  Mini-tre  de  se  mettre,  pour 
y  répondre,  autant  que  possible  en  dehors  des 
divisions  de  parti,  afin  que  sa  réponse  ait  toute 
la  netteté  désirable  ;  cette  question  a,  en  effet, 
une  grande  importance  pratique. 

«  Vous  savez  eombien  il  a  été  difficile  de 
remplacer  les  500  professeurs  qui  ont  dû 
quitter  les  établissements  libres:  vouloir  exi- 
ger le  renvoi  de  205  autres  professeurs,  c'est, 
vous  ne  l'ignorez  pas,  exiger  la  fermeture 
même  des  établissements  où  ils  enseignent. 

«  Croyez-vous  qu'il  soit  bon  d'interrompre 
les  cours  commencés  par  leurs  élèves? 

«  Et.  quand  cette  population  scolaire  aura 
quitté  les  établissements  libres,  serez-vous  en 
mesure  de  la  recevoir? 

«  Avant  l'exécution  des  décrets,  il  y  avait 
dans  les  28  établissements  dont  il  s'agit, 
11.000  élèves  ;  il  n'y  en  a  plus  que  9.000.  Mais, 


LIVRE  QUATllE-VINCT  QUATORZIEME 


285 


ces  9.C00  (''lèves,  êtes-voua  en  mesure  de  les 

recevoir? 

«  ponvez-vous  recevoir,  par  exemple,  au 
lycée  Fontanes,  les  800  élèves  de  la  rue  de 
Madrid  ;  au  lycée  de  Bordeaux  les  (>()()  élèves 
de  l'école  Tivoli? 

«  Etes-vous  en  mesure?  La  vérité,  à  cet 
égard,  a  été  dite  dans  un  rapport  du  vice-rec- 
teur de  l'Académie  de  Paris  qui  constate  qu'il 
n'<  a  même  pas  l'espace  suffisant  pour  accom- 
plir les  dédoulilements  de  classes  prescrits 
par  le  nouveau  programme  d'études. 

«  Un  a  dû  recourir  à  toute  sortes  d'expé- 
dients ;  à  Fontaues,  on  a  du  louer  plusieurs 
boutiques,  rue  de  Rome,  prendre  l'apparte- 
ment du  censeur,  le  cabinet  du  proviseur. 

«  A  Louis-le-Grand,  on  a  dû  construire  des 
baraquements  ;  à  Saint- Louis,  prendre  des 
mesures  analogues.  On  a  pu  établir  ainsi 
38  classes  nouvelles.  Maïs;  je  le  répèle,  où 
meltrez-vous  9.000  nouveaux  élèves. 

«  Je  crois  qu'il  y  aurait  là  une  mesure 
cruelle,  tellement  cruelle  que  je  ne  puis  croire 
que  M.  le  Ministre  persévère  dans  cette 
voie. 

«  On  risquerait  ainsi  d'exposer  des  jeunes 
gens  qui  touebent  à  la  limite  d'âge,  à  échouer 
au  seuil  de  leur  carrière. 

«  ^1  droite.  —  C'est,  ce  qu'on  veut. 

«  M.  lic.tbie. —  Attendez  du  moins  que  vous 
soyez  prêis  pour  les  recevoir. 

«  Je  vous  demande  si  vous  avez  la  place  suf- 
fisant e  pour  recevoir  cette  nouvelle  clientèle 
dans  vos  lycées. 

«  Eh  bien  !  non,  vous  ne  l'avez  pas.  Non, 
vous  n'êtes  pas  pi  es  à  les  recevoir. 

a  Je  termine  par  une  observation. 

«  Ces  jeunes  gens  dont  vous  allez  arrêter 
les  études,  que  vous  allez  mettre  dans  la  rue, 
san<  avenir,  un  jour  vous  les  retrouverez  dé- 
sœuviés,  sans  carrière,  mangeant  le  pain  des 
déclasses. 

«  J'espère,  monsieur  le  Ministre,  que  vous 
ne  voudrez  p;is  vous  préparer  de  pareils  re- 
proches et  de  pareils  regrets.  » 

Pour  edfier  nos  lecteurs,  nousemprunlons, 
à  une  correspondance, le  récit  du  jugement  de 
Père  t'illon  : 

Le  conseil  académique  de  Douai,  composé 
de  32  membres,  présidé  par  P.  Foncin,  rec- 
teur de  l'académie  de  Douai,  s'est  réuni  sa- 
medi à  deux  heures  de  l'après-midi  dans  cette 
ville,  p  ne  délibérer  sur  les  conclusions  du 
rapport  de  Daniel  de  Folleville,  relatif  au 
procéH  du  If.  P.  Pillon  recteur  de  l'école  se- 
condaire 1  il«re  de  Siint-Joseph  à  Lille. 

Au  fond  de  la  salle,  derrière  la  tète  du  pré- 
li  '«-ni,  trônait  un  buste  de  la  Képublique. 
Pour  les  conseils  académiques,  le  fac-similé 
de  M'iri  inné  lient  probablement  lieu  de  Christ 
qui  préside  aux  délibérations  des  tribunaux 
ordinaires.  Les  conseillers  étaient  groupés  en 
deux  roiif-.  autour  d'une  table,  devant  laquelle 
1  pré-x-nlé  le  IL  l\  Pillon,  assisté  de  ses 
deux  avocats,  Me  Gustave  Théry.  bâtonnier 
du  barreau  de  Lille,  et  .M    Pierre  Che.-nelong, 


fils  l'un  ci  l'autre  de  deux  membres  de  la 
droite  sénatoriale. 

La    parole   ayant    été    donnée,    sans    nuire 

préambule,  à  la  défense,  M*  Théry  a  immédia- 
tement donné  lecture  d'un  déclinatoire  d'in- 
compétence ainsi  conçu  : 

«  Attendu  que  le  sieur  A.  Pillon  est  pour- 
suivi devant  le  conseil  académique  pour  di- 
vers griefs,  et,  notamment,  pour  le  grief  sui- 
vant relevé  sous  le  n  '  3  :  «  N'avoir  pas,  le 
31  août  1880,  date  de  la  dispersion  des  mem- 
bres enseignants  de  la  société  de  Jésus,  déjà 
dissoute  elle-même  le  30  juin  1880,  fait  une 
nouvelle. déclaration,  conformément  à  la  loi 
du  15  mars  1850,  article  60;  » 

«  Qu'il  résulte  donc  de  la  prévention  môme 
et  de  l'assignation,  qui  vise  d'ailleurs  l'ar- 
ticle G0  de  la  loi  du  15  mars  1850  et  se  réfère 
au  rapport,  que  le  sieur  A.  Piilon  aurai»,  en 
octobre  1880,  ouvert  un  établissement  d'en- 
seignement secondaire  sans  avoir  fait  les  dé- 
clarations voulues  ; 

«Attendu  qu'il  résulte  de  cette  assignation 
même  que  le  conseil  académique  est  incom- 
pétent ratione  materix  pour  s'occuper  du  sieur 
A.  Pillon  ; 

«  Qu'en  effet,  la  compétence  disciplinaire 
du  conseil  ne  s'exerce  que  sur  ceux  qui  sont 
régulièrement  membres  de  renseignement; 

«  Qu'au  contraire  la  loi  du  15  mars  1850 
attribue  formellement,  dans  son  article  66, 
compétence  absolue  aux  tribunaux  de  police 
correctionnelle  pour  connaître  du  délit  d'ou- 
verture d'établissements  d'enseignement  se- 
condaire sans  accomplissement  des  formalités 
prescrites  par  la  loi  ; 

«  Que  si,  comme  le  prétend  la  prévention, 
le  sieur  A.  Pillon  n'est  pas  un  chef  d'établis- 
sement régulier,  aucun  de  ses  agissements  ne 
relève  du  conseil  académique  ; 

«  Pour  ces  motifs, 

«  Plaise  au  conseil  se  déclarer  incompé- 
tent pour  connaître  des  faits  dont  il  est 
saisi. 

«  Renvoyer  la  cause  et  les  parties  devant  qui 
de  droit.  » 

Me  Théry  a  ensuite  développé,  de  la  ma- 
nière la  plus  ferme  et  la  plus  claire. ces  conclu- 
sions, que  je  vous  avais  fait  pressentir  dans 
une  lelire  précédente,  en  affirmant  l'incom- 
pétence du    conseil   académique. 

Mai-  ces  conclusions  déroulèrent  ces  juges 
improvisés  ;  ils  hésitèrent  longtemps,  soit 
qu'ils  ignorassent  la  procédure  à  suivre  en 
pareil  cas,  soit  qu'ils  vissent  l'inconvénient 
d'une  décision  sur  la  question  de  la  compé- 
tence ;  s'ils  la  tranchaient  négativement,  ils 
lâchaient  l'occasion  de  tuer  un  collège  libre  ; 
s'ils  la  résolvaient  affirmativement,  ils  com- 
mettaient une  sorte  de  forfaiture,  qui  leur 
vaudrait  peut-être  une  semonce  de  M.  Ferry, 
ou  tout  au  moins  de  M.  Zévort,  son  factotum... 
Bref,  le  sieur  Foncin,  invoquant  le  caractère 


_'M, 


HISTOIRE  OMVEKSKLLl    DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


eplioono]  |  )  de  la  juridiction  académique', 
insista  auprès  de  M  Théry  pour  obtenir  qo'il 
plaidai  au  l.n.l.  M  'I  li'-n  -y  refusa,  dé  a 
ran!  exiger  on  jugement  sur  la  question  de 
compétence.  Le  recteur  y  consentit  enfin;  le 
conseil  se  retira  pour  délibérer,  et  a  la  re- 
prise de  la  Béanc,  le  recteur  prononça  un  ju- 
_.  ment  ni.ii  uioltrr,  put  lequel  le  conseil,  à 
L'unanimité,repoussanJ  les  conclusions  du  pré- 
venu, se  déclarai!  compétent. 

Dès  lora,  de  deux  choses  l'une:  ou  ce  ju- 
gement de  compétence  était  exécutoire  no- 
nobetanl  appel,  et  alors  M'  Théry  consentait 
à  piailler  au  fond,  ou  il  ne  l'était  pas,  et  alors 
M  'I  béry,  après  en  avoir  appelé  au  con-eil 
supérieur,  quittait  la  salle  pour  attendre  la  dé- 
cision d'appel. 

C'est  cette  seconde  hypothèse  qui  se  réalisa, 
le  jugement  de  compétence  ne  contenant  fins 
un  mot  relatif  à  l'éxecution  provi-oire.  .\!c  I  hé- 
ry  s'autori-a  de  ce  silence  pour  se  retiier 
ainsi  que  le  Père  Pillon  et  Mc  Chesnelong, 
après  avoir  déposé  au  sécrétai iat  de  l'aca- 
démie une  déclaration  d'appel  dont  il  lut  lut 
donné  récépissé,  et  l'avoir  communiquée  au 
conseil  sur  la  demande  du  sieur  F<>ncm. 

Ce  qui  se  lii  ensuite  au  conseil  académique, 
les  'd-2  conseillers  sont  seuls  à  le  savoir.  A  la 
vérité,  il  ne  devait  plu* rien  s\/  fmre,  puisque 
l'appel  e>t  toujours  suspensif  de  la  procédure 
et  que  l'exécution  provisoire,  nonobstant  ap- 
pel, d'un  jugement  ne  se  présume  jamais.  Il  s'y 
lit  pourtant  quelque  chose,  car,  le  Soir,  le 
conseil  du  It.  P.  Pillon  reçut  communication 
d'une  dépêche  annonçant  que  le  conseil  avait 
rendu  un  jugement  sur  la  question  de  fond, 
avait  teconnu  le  Père  Pillon  coupable  de 
quatre  chefs  d'accusation,  et  l'avait,  par  dé- 
faut, condamné  à  un  an  de  suspension,  avec 
exécution  provi-oire  entraînant  U  fermeture 
de  l'école  Sai  il-Joseph  sous  les  trois  jours  !... 

Qui  expliquera  ce  mystère?  La  lecture  du 
jugement,  quand  il  aura  été  signilié  au  II.  P. 
Pillon,  fera  en  partie  la  lumière.  Dès  mainte- 
nant on  peut  supposer  que  le  conseil,  chargé 
d'exécuter  l'école  Saint-Joseph,  aura  trouvé 
insuffisante  pour  son  mandat  la  décision  de 
compétence,  et,  abandonnant  celui  des  six 
griefs  qui  avait  motivé  les  conclusions  d'in- 
compétence opposées  par  le  pi é venu,  aura  ap- 
précié au  fond  les  cinq  autres;  relui  qui  con- 
cernait le  «  l'ère  Waniz  et  le  Père  Trioen  » 
aura  probablement  paru  trop  grotesque,  et 
les  quatres  autres  amont  été  reeonnusexacts : 
c'est  ainsi  qu'on  aura  salué  en  l'absence  du 
prévenu,  et  alors  que  celui- ci  s'élait  1 1  es  lé- 
gitimement relie  après  avoir  formé  un  appel 
qui,  incontestablement,  dessaisissait  ses  juges, 

De  tout  cela  il  résulte  que  la  délibération 
du  conseil  est  contraire  à  toutes  les  règles  du 
droit,  et  que  la  sentence  rendue  est  radicale- 
ment nulle.  Dès  lors,  le  Père  Pillon  a  le  droit 
de  ne  pas  s'y  conformer.  Et  s  il  en  use,  et  (pie 
l'on  erocàette  l'école  Saint-Joseph  pour  ob- 
tenir l'exécution  des  illégalités  académiques, 
qui  élèvera  le  conflit  pour  dérober  les  exécu- 


teur- a  la  répression  }ad  '...  Von« 

corabien   la  question  est  cuiieuse   en  u 

tt  inp-  que  grave. 
Quoi  qu'il  en  soii,  l'indignation  est    ici   a 

son  comble.  Ce  soir,  h-  [„•,-.  -  el  les  mères  de 
Famille  dont  les  enfanta  sont  conth        i   glo- 
rieux condamné  d'hier,  V humoral  Père  Pillon, 
se  réunissent  de  nouveau   salle   O/.anam    p 
concerter  la  défense  de  leurs  ial   i      - 

Quand  l'Eckê  ttu  Nord   publia  le   iii  dh 
jugement   de  compétence  du    fanatique    pe« 
ru-é  f'oncin,  le  Prnj.aunteur  du   Nur-I    lui 
pondit  :  «  Nous  ne  poii  vo    |  pas  croire  à  If* es 
titude  de  ce  document.  H  non»  par.ip  qu'j: 
peut  émaner  que  de  L'imagination   d'un   jour- 
naliste, attendu  qu'il  ne  ressemble  «ri  rien    au 
jugement  en    trais    mots —   et   non   motivé  — 
rendu  à    l'audience   par    M.  le    recteur    Fon- 
cin.  » 

«  Ce  qui  confirme  les  dires  du  Propagateur, 
ajoute  Y  Univers,  c'est  que  le  H.  P.  Pillon, 
ayant  enlin  reçu  notification  des  deux  di 
si>ns  du  Con-ed  académique  de  Douai,  l'une 
sur  la  compétence,  l'autre  sur  te  fond  (cette 
dernière  par  défaut),  proteste  contre  les  •  n«>n- 
ciations  du  premier  de  ces  jugements  comme 
mentionnant  l'exécution  provisoire,  qui  n'a 
pas  été  prononcée  a  l'audience. 

«  En  conséquence,  le  II.  P.  Pillon  est  résolu 
à  s'inscrire  en  faux  contre  le  dit  jugement,  si 
l'on  prétend  exécuier  contre  lui  ia  décision  sur 
le  foui,  au  mépris  de  son  appel  sur  la  com- 
pétence. » 

Pour  que  mes  lecteurs  n'en  ignorent,  nous 
donnons,  comme  échantillon  de  la  pnlieiaire 
aca  témique.  le  jugement  rendu  contre  le  Di- 
recteur de  Tivoli  : 

«  Le  conseil  académique,  ouï  le  rapport 
delà  commission  de  discipline,  ouï  M  Gi- 
rard, conseil  de  M.  Faure,  en  ses  observa- 
tions ; 

«  Vu  la  loi  du  15  mars  1850,  art.  68  : 

«  Vu  la  loi  du  27  lévrier  1880,  art.  11  : 

«  Vu  le  décret  du  -2G  février  1880,  art  5,  8 
et  9. 

«  Considérant  qu'il  résulte  des  fails  cons- 
tatés qu'à  respiration  du  délai  accordé  aux 
congrégations  dissocies  pour  abandonner 
leurs  établissements  d  instruction,  l'école 
Saint- Joseph  de  Tivoli  s  est  rouverte  sous  le 
coûter/  d'une  société  civile,  avec  un  directeur 
noierait  sans  que  le  caractère  es-enliel  de 
cet  établissent  ni  d'in-iruclion  ait  chantre  • 

t  Qu'à  la  date  du  18  octobre,  -1\  jésuites  fi- 
guraient dans  le  personnel  ; 

«  Qu'un  noviciat  de  la  compagnie  rj*  F      - 
dit  l'école  apostolique,  v  était  m  i  in  tenu    sous 
la  direction  de   deux    pères  jésuites,  habit. oit 
la  maison  ; 

«  Que  depuis  ledit  noviciat  a  été  li-ew ><'•  et 
le  nombre  des  jésuites  professeurs  ramené  de 
24  à  18,  puis  de  18  a  quinze  ; 

«Considérant  que.  malgré  ces  mo  li!i  a- 
lions  de  détail,  la  co  grejration  a  continue  de 
donner  Pense  gni  un  ni  à  Tivoli  dan>  es  con- 
ditions   qui    caraciéi  isent,    non  pus  l'exercice 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


t*7 


d'un  droit  individuel,  mais  la  persistance  de 
l'acliun  commune  el  <lu  but  commun  , 

«  Qu'en  effet,  Bi  les  membres  de  la  congré- 
gation dissoute  avaient  eus*  d?  manger  et  de 
coucher  ttans  V établissement,  il  n'en  reste  pas 
moins  qu'ils  faisaient  acte  de  congrégation  en 
y  ilon, mu/  l'enseignement  ; 

«  Que,  dès  lors,  lesdiles  modifications  doi- 
vent être  considérées,  non  comme  un  commen- 
cement d'exécution  de  la  loi,  niais  comme  (1rs 
précaution*  prises  en  vue  d'assurer  le  main- 
tien dans  l'établissement  de  la  congrégation 
dissoute  ; 

«  Considérant  que  M.  Paure,  directeur  de 
rétablissement,  a  toléré  on  n'a  pu  empêcher 
ces  fait»  ;  qu'a*»  surplus,  invité  à  prendre  l'en- 
gagement de  licencier  le  personnel  apparte- 
nant à  la  congrégation  dissoute,  et  à  fixer  lui- 
même  la  date  du  licenciement,  ledit  sieur 
Faure  s'est  refusé  à  le  faire,  manifestant  ainsi 
son  in'eniion  de  ne-  pas  obéir  à  la  loi  ; 

«  Considérant  que  ces  faits  tombent  sous 
l'applica  ion  de  l'article  68  de  la  loi  du  13 
mars  1850; 

«  Que  ie  sens  de  cet  article  est  fixé  par  la 
jurisprudence  des  tribunaux,  des  conseils  dé- 
partementaux, des  conseils  académiques  et 
du  conseil  supérieur  de  l'instruction  publi- 
que ; 

«  Par  ces  motifs, 

«  Faisant  application  au  sieur  Faure  de  l'ar- 
ticle 08  de  la  loi  du  15  mars  1850  et  de  l'ar- 
ticle 4  de  la  loi  du  27  février  IttSO  ; 

«  Le  conseil, 

«  A  une  majorité  supérieure  aux  deux  tiers 
des  voix,  condamne  M.  Faure  à  la  peine  de 
l'interdiction  de  sa  profession  pendant  trois 
mois  ; 

«  Ordonne, 

«  A  un  majorité  supérieure  aux  deux  tiers 
desv..ix,  l'exécution  provi-oire  de  la  présente 
décision,  nonobstant  appel.  » 

Bordeaux,  le  5  mars  18^1. 

La  Guienne,  de  Bordeaux,  va  maintenant 
nous  édifier  sur  l'exécution.  Les  externes 
avaient  été  remis  à  leurs  parents;  quant  aux 
internée,  les  parents  avaient  été  avenis  de  les 
retirer;  le  préfet  soupçonne  quelque  anguille 
gous  roche  et  ce  malin  su',  tendre  son  cordeau 
pour  la  prendre.  «  Les  oi-s  du  Capitule,  dit 
la  Guienne,  viennent  encore  une  fois  de  sau- 
ver la  ville. 

«  Ce  matin,  à  cinq  heures  et  demie,  un 
commissaire  de  police,  accompagné  d'une 
cinquantaine  d'agents,  a  cerné  le  collège  de 
Tivoli.  Admirablement  renseigné,  comme  tou- 
jours. M    le  préfet.  Doniol,  averti  par  son  rusé 

nmis-onre  central  qun  des  omnibus  circu- 
laient en  ville,  avait  pen-é  que  If:  collège  PC 
rouvrait.  Aussitôt  il   avait  donné  des   ordres 


poui  tendre  une  souricière,  san  se  donner  le 
temps  de  réfléchir  sur  ceux  qui  pourraient 
bien  être  pris  a  i  e  piège. 

«  l'n  homme  intelligent,  apprenant  que  des 
omnibus  traversaient  quelques  rues  de  Bor- 
deaux a  eelte  heure  matinale,  se  Beruit  dit 
qu'évidemment  ces  voilures  allaient  à  lu  gare. 
porter  les  élèves  expulsés  de  leur  collège. 
Mais  un  homme  fort  comme  M.  Doniol  voit 
les  choses  d'uni-  initie  façon.  H  a  cru  que  les 
Susdits  élèves  venaient  du  chemin  de  fer  et 
rentraient  au  collège.  On  trouverait  diilicile- 
ment  un  homme  plus  (in. 

«  Les  agents  de  la  police  commandés  pour 
cette  équipée,  quoique  fixés  depuis  longtemps, 
ont  dù  certainement  faire  des  réflexions  assez 
désavantageuses  pour  leur  patron. 

«   A   neuf  heures,   il   ne   restait  plu-^  de  la 
bande  qu'une  dizaine  d'agents,  moilié  en  ci 
vil,  moilié   en   unilorme,  surveillant   leo   per- 
sonnes qui  entraient  au  collège  ou  en  sor- 
taient. 

«  Les  consuls  veillent  :  citoyens,  dormez  eu 
paix.  » 

A  Toulouse,  le  jugement  fut  à  peu  près  le 
même  et  l'exécution  plus  brutale  encore.  Le 
lendemain  de  la  rentrée,  l'inspecteur  pénètre 
au  collège  Sainte-Marie,  au  milieu  du  brou- 
haha de  la  rentrée  et  demande  à  \isiler  la 
chambre  a  coucher  du  directeur  :  refus,  pre- 
mier grief.  Le  surlendemain,  il  revi  nt  de- 
mander la  I i- te  des  professeurs  et  surveillants. 
Cinq  jours  a  |>rès,  ecce  iterum;  le  Crispin  uni- 
versitaire se  plaint  que  sur  la  liste  des  profes- 
seurs et  surveillants,  on  ne  trouve  ni  le  comp- 
table, ni  le  portier,  ni  le  cuisinier.  Le  lende- 
main de  celle  dernière  visite,  14  octobre,  à 
8  heures  du  matin,  au  moment  où  les  profes- 
seurs viennent  de  monter  dans  leurs  chaires 
et  où  les  surveillants  nf.  sont  pas  encore  sortis 
de  la  maison,  la  gendarmerie  ci  cheval  cerne 
l'écolt»;  deux  commissaires  de  police,  assistés 
d'une  quarantaine  d'agents  et  flanqués  de 
l'inspecteur  d'Académie,  un  nommé  Tau- 
maire  (ii  ne  lui  manque  que  la  particule,  à 
mettre,  mais  pas  avant  son  nom)  font  irrup- 
tion dans  l'intérieur  de  l'établissement;  puis, 
au  milieu  de  l'émotion  générale,  ils  anachent 
les  professeurs  à  leurs  chaires,  ils  chassent  le 
portier  de  sa  loge  et  le  cuisinier  de  ses  four- 
neaux :  voila  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui, 
dans  le  pays  du  vidangeur  Conslans,  l'appli- 
cation des  lois  de  l'Ltat. 

Dans  un  pays  libre  et  sous  un  gouverne- 
ment honnête,  lous  ceux  qui,  sans  acte  préa- 
lable de  justice,  même  universitaire,  avaient 
pris  part  à  ces  actes  d'absurde  violence,  au- 
raient été  envoyés  en  police  correctionnelle. 
Il  n'en  fut  pas  ainsi.  Le  11),  le  directeur  est 
cité  devant  le  conseil  académique;  le  20,  réu- 
nion extraordinaire  et  instruction  rapide;  le 
21,  communication  du  dossier;  le  !2.'L  con- 
damnation et  exécution.  Le  soir  même,  les 
externes  sont,  congédiés  ;  le  lendemain,  les 
internes  remis  à  leurs  parents.  L'est  à  croire 
que  la  France  e>l  devenue  un  pays  sauvage. 


2HH 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


M. lis  . niant  à  la  prétention  du  gouvernement 
de  vouloir  discréditer,  déshonorer,  ruioei 
cette  école,  il  ne  Bemble  pas  qu'il  «il  pu  faire 

mieux    pour  Irahir  son  hypocrisie,  et,  disons 
le  mot  propre,  sa  lâcheté. 

La  République  française,  journal  de  Gam- 
belta,  applaudit  trèB  fort  à  ces  stupides  atten- 
tats, cl  à  ce  total  défaut  de  firmes  pour  en 
voiler  l'odieux.  (Jue  l'Université  se  couvrit  de 
honte,  cela  était  hien  égal  aux  scribes  de  l'op- 
portunisme. Ce  que  voulait  Gambetta,  ce  que 
poursuivait  sa  meute  d'aboyeurs  cyniques  et 
d'exécuteurs  sans  vergogne,  c'élaii  l'extinc- 
tion du  cléricalisme.  Pour  arriver  au  but, 
tous  les  moyens  étaient  bons  :  souveraineté 
du  but,  disait  Barbes.  Les  conseils  acadé- 
miques peuvent  se  rendre  dix  mille  fois  ab- 
surdes, tant  pis,  pourvu  que  l'œuvre  s'achève 
et  que  se  ferment  les  collèges  où  s'enseigne  la 
religion.  Les  journaux  honnêtes  du  parti  ne 
le  prirent  pas  si  gaiement.  «  Nous  avouons 
avoir  hésité  longtemps,  dit  la  Presse,  à 
croire  qu'un  tribunal  administratif,  composé 
d'hommes  sérieux,  instruits,  présidé  par  le 
recteur,  ait  pu  dire  de  pareilles  billevesées,  et 
alkr  même  jusqu'à  violer  les  rèyles  de  compé- 
tence. On  dirait  qu'aucun  homme  de  loi,  au- 
cun juriscon>ulte  ne  prit  parla  celte  sentence 
absolument  inouïe.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'un  professeur  de  droit  s'est  prudemment 
fait  excuser  de  ne  pas  prendre  part  aux  déli- 
bérations du  conseil  académique.  //  a  eu  peur 
de  se  déshonorer  et  de  peidre  sa  réputation 
auprès  de  ses  collègues  de  la  faculté  et  de  ses 
élèves.  >> 

«  Lorsque  nous  annoncions,  dit  le  Parle- 
ment, la  décision  rendue  pour  établir  par  une 
voie  détournée  contre  les  membres  des  congré- 
gations, l'incapacité  personnelle  d'enseigner, 
nous  n'en  connaissons  pas  le  texte.  La  Répu- 
blique française  en  fait  l'aveu.  Toul  jésuite,  dit- 
elle,  est  in.  âpable  d'enseigner  en  tant  que  jésui- 
te. Tout  le  monde  sait  pourtant  que  cela  n'est 
pas  vrai  ;  que  la  législation  de  1850  a  expres- 
sément refusé  de  frapper  les  membres  des 
congrégations  d'une  incapacité  de  ce  genre, 
et  que  le  Sénat  s'est  prononcé  dans  le  même 
sens  en  rejetant  l'article?. 

«  En  pienant  la  thèse  la  pbis  favorable  aux 
prétentions  du  gouvernement,  en  supposant 
la  légalité  des  décrets,  on  ne  pourra  recon- 
naître au  gouvernement  d'autre  d.oit  que  ce- 
lui de  dissoudre  les  congrégations,  de  dis- 
perser leurs  membres,  de  les  poursuivre 
correclionnellement  pour  association  illicite. 
Mais  un  jésuite,  alors  même  qu'il  prend  cette 
qualité,  conserve  tous  ses  droits  personnels,  y 
compris  celui  d'enseigner.  Dérider  le  con- 
traire, c'est  viol.fr  ouvertement  la  loi  •  c'est  un 
acte  de  pur  arbitraire  qui  ne  peut  ère  tiop 
sévèrement  qualifié. 

«  C'est  violer  ouvertement  la  loi.  »  Nous 
en  arrivons  en  effet  là  maintenant.  Jusqu'ici 
nos  maîtres  violaient  la  loi  sans  le  moindre 
scrupule,  m«is  ils  ne  l'avouaient  point  et 
cherchaient  de  leur  mieux  à  conserver  les  ap- 


parences de  la  légalité.  Maintenant  ils  jettent 
Je  masque. 

Les  mêmes  sentences  furent  rendues  contre 
quatorze  ou  quinze  directeurs  des  nouveaux 
collèges.   Ces    mêmes   sentences   leur   impu- 
taient communément,  avec   quelques   pecca- 
dilles,   deux    torts   graves  :    le    premier,  de 
n'être  que  des  hommes  de  paille;  le  second, 
d'avoir  reconstitué  chez  eux   une   congréga- 
tion dissoute.  Le  premier  grief  était  seulement 
présumé,    non    prouvé,    et   la   peine  inlligée 
prouvait  tout   simplement  qu'on   n'y  croyait 
pas.  Une  interdiction  de  deux  ou   trois  mois 
ne  supprimait  pas  les  condamnés;  après  l'ex- 
piration de  leur  peine,  ils  devaient  revenir  à 
la  direction  de  leur  collège  et  les  faire  mar- 
cher comme  ils  marchent  encore,   à  la  joie 
des  familles  et  au  grand   mécontentement  de 
l'Université.  Le  second  grief  est  absurde  :  des 
professeurs  qui  habitent  en  ville,  qui  prennent 
leurs  repas  et  leur  repos  dans  des  domiciles 
séparés,  qui  ne   viennent  au  collège  que  pour 
faire  leurs  classes,  choses  essentiellement  per- 
sonnelles: on  ne  fera  jamais  croire  à  personne 
que  cVst  ressusciter  la  vie  commune.  A    ce 
prix,  tous  les  collèges  et  les  lycées  seraient 
des  congrégations  non  autorisées  et  suscep- 
tibles de  semblables  poursuites.  Outre  que  ce 
giiefest  absurde,  il  est  contraire  à  tous  les 
droits.   Les  jésuites  ont  le  droit  d'enseigner 
depuis  1850  au  moins;  leur  droit  a  été  con- 
firmé par  le  rejet  de  l'article  7  et  les  frustrer 
de  ce  droit,   c'est  commettre  un  délit,  délit 
dont  se  rendirent  coupables  quinze  conseils 
académiques  etquinze  fois  le  conseil  supérieur. 

Ferry,  par  un  raffinement  de  cafarderie, 
affichait  dans  ses  jugements  ces  deux  ti>  rs 
de  voix  hostiles  aux  jésuites.  Pour  une  con- 
damnation par  son  conseil,  il  avait,  en  eii'et, 
requis  ces  deux  tiers,  sans  doute  pour  faire 
croire  à  sa  probté.  Mais  «  le  premier  des 
menteurs  et  le  dernier  des  lâches  »  avait  eu 
soin  de  fourrer,  dans  ce  conseil,  trois  quarts 
des  juges  à  sa  discrétion.  Ur  qui  a  le  juge  a 
la  sentence.  L'Université  a  si  bien  senti  le 
vice  de  celte  composiiion  d'un  tribunal, 
qu'elle  y  a  renoncé  ;  aujourd'hui  elle  élit  par 
scrutin  ces  juges,  et  ces  juges  ne  font  plus 
ce  que  faisaient  les  ju^es  de  Ferry. 

Ces  excès  révoltèrent  Emile  de  Girardin. 
Le  vieux  pùbliciste,  en  villégiature  à  Royat, 
écoutait,  selon  son  habitude,  toutes  les  voix 
de  l'opinion  et  en  disait  le  jugement.  Voici 
ce  qu'il  écrivit  :  «  Si  le  cléricalisme  était  l'en- 
nemi, les  coups  qu'une  main  maladroite  lui  a 
portés,  loin  de  l'abattre,  n'ont  réussi  qu'à  le 
rendre  plus  puissant. 

«  La  lutte  à  outrance  est  engagée. 

a  C'est  manifeste. 

«  Où  s'arrêtera-t-elle,  en  dehors  d'excès  de 
pouvoir  sans  fin,  si  elle  n'arbore  pas  résolu- 
ment le  drapeau  de  la  séparation  des  Eglises 
et  de  l'Etat,  séparation  opérée  telle  qu'elle 
peut  être  accomplit,  sans  violence  et  en  te- 
nant équitablement  compte  de  ce  qu'il  est  de 
convention  d'appeler  «  les  droits  acquis  »  ? 


VHK  QUATRE- VINGT  QUATORZIÈME 


289 


«  (l'est  ce  que  je  me  demandé  avec  an- 
goisse, en  prôtant  ici  L'oreille  à  tout  ce  que 
j'entends  dire. 

«  Les  esprits,  en  sens  contraires,  sont  plus 
surexcités  que  je  ne  le  pensais  en  m'éloignant 
de  Paris 

«  Non,  non,  ce  n'est  pas  le  cléricalisme  qui 
est  l'ennemi. 

«  Ce  qui  est  l'ennemi,  c'est  l'arbitraire. 

«  Et  cet  ennemi,  il  n'y  a  que  la  liberté  qui 
puisse  le  vaincre  ;  il  n'y  a  que  la  liberté  qui 
puisse  le  tuer. 

«  Malheureusement,  très  malheureusement, 
au  lieu  de  viser  et  de  frapper  l'arbitraire, 
c'est  la  liberté  que  M.  Ferry  a  dangereuse- 
ment blessée. 

«  Oui,  dangereusement  blessée,  car  le  règne 
de  la  liberté  c'est  le  règne  de  la  raison,  et  où 
les  passions  sont  déchaînées,  sa  voix  ne  s'en- 
tend plus. 

«  Or,  est-il  possible  de  dire  que  M.  Ferry  ne 
les  a  pas  déchaînées,  et  qu'en  les  déchaînant 
il  n'a  pas  faussé  le  programme  du  conseil 
académique  de  Toulouse  contre  le  directeur  de 
l'école  Sainte-Marie:  nous  n'avions  pas  encore 
sous  les  yeux  le  texte  même  de  la  sentence. 
Réduits  aux  suppositions,  nous  recherchions 
vainement  l'article  de  loi  sur  lequel  le  conseil 
avait  pu  se  fonder  pour  interdire  M.  Villars 
pendant  trois  mois  de  l'exercice  de  sa  profes- 
sion. Il  ne  pouvait  venir  à  l'esprit  de  personne 
que  le  conseil  académique  eût  considéré  comme 
des  actes  d'immoralité  ou  d inconduite  les  faits 
reprochés  à  M.  Villars.  Et  pourtant  c'est  la 
vérité.  Il  nous  est  permis  de  dire  que  cette 
décision  a  causé  dans  le  public  une  surprise 
profonde  et  soulevé  un  juste  sentiment  de  ré- 
probation. On  ne  peut  admettre  qu'un  tribu- 
nal, si  académique  qu'il  soit,  se  joue  ainsi  de 
la  langue  et  donne  aux  expressions  fort 
claires  de  la  loi  un  sens  qu'elles  ne  peuvent 
comporter.  » 

Le  Parlement  montre  ensuite  dans  quelles 
contradictions  a  fait  tomber  son  désir  de 
rendre  un  service  le  conseil  de  Toulouse. 
Ainsi,  l'un  des  principaux  griefs,  celui  sur  le- 
quel repose  tout  l'édifice  des  considérants  et 
du  jugement,  est  que  M.  Villars  n'est  qu'un 
directeur  fictif.  Alors,  dit  très  justement  le 
Parlement,  il  fallait  laisser  M.  Villars  parfai- 
tement tranquille  et  poursuivre  le  directeur 
réel.  M.  Villars  serait  d'une  inconduite  et 
d'une  immoralité  tout  à  fait  notoires,  que 
cela  ne  ferait  rien  du  tout,  puisqu'il  n'est 
rien  de  tout  lui-même  dans  l'établissement 
supprimé. 

Nous  ne  voyons  pas  ce  qu'on  pourrait  ré- 
pondre à  cet  argument  plein  de  logique.  On 
n'y  répondra  d'ailleurs  point. 

»  Ensuite,  poursuit  le  Parlement,  vous  êtes 
vraiment  bien  audacieux.  Vous  taxez  d'immo- 
ralité la  résistance  légale  à  des  décrets,  à  des 
arrêtés,  a  des  mesures  de  haute  police,  dont 
Ja  force  obligatoire  est  contestée  et  n'a  jusqu'à 
prêtent  été  reconnue  paraucune  juridiction  ! 
C'est  une  immoralité  flagrante  sans  doute 

T.    XV. 


que  de  croire,  avec  tanl  de  jurisconsultes,  à 
1  illégalité  radicale  des  mesures  qui  ont  été 
prises  en  exécution  des  décrets  du  20  mars. 

Immoral  M.  Dcmolomhc,  immoral  M.  Housse, 
immoraux  Les  deux  cents  magistrats  qui  ont 
dépouillé  leurs  robes  plutôt  que  de  s'associer 
à  des  actes  qui,  dans  leur  conscience,  leur 
paraissent  une  violation  flagrante  du  droit. 
Hommes  d'inconduite,  tous  ceux  qui  ru;  par- 
tagent pas  les  opinions  de  M.  Jules  Ferry.  Le 
jour  où  M.  Cazot  a  contresigné  les  décrets  du 
29  mars,  il  promulguait  tout  bonnement  Les 
lois  de  la  morale  éternelle.    » 

Et  le  Parlement  conclut  en  ces  termes  : 

«  Non,  ni  en  droit,  ni  en  fait,  la  décision  du 
conseil  académique  de  Toulouse  ne  se  peut 
justifier.  Elle  n'est  qu'une  mesure  arbitraire 
pour  celui  qui  la  subit  ?  » 

Nous  avons  dit  après  les  décrets,  et  nous  ré- 
pétons après  ces  jugements  de  conseils  aca- 
démiques, que  tous  ceux  qui  se  portent  à  ces 
excès  contre  les  clercs  encourent  l'excommu- 
nication. Voilà  donc  les  recteurs,  inspecteur?, 
professeurs  atteints  comme  le  président  de  la 
république,  ses  ministres  et  ses  fonctionnaires. 
Nous  devons  dire  qu'après  ces  attentats  contre 
la  justice  et  aussi  contre  la  liberté  stricte, 
l'Université  de  France,  n'est  plus,  par  ses 
chefs,  qu'une  corporation  d'excommuniés. 
La  liste  complète  de  ceux  qu'atteignent  les 
censures  figure  dans  les  journaux  ;  par  cha- 
rité, nous  nous  abstenons  de  la  reproduire. 

Nous  sommes  donc  désormais  dans  la  ré- 
publique des  excommuniés.  Ferry,  Constans, 
Andrieux,  Freycinet,  Grévy  et  toute  la  liste 
de  leurs  valets,  ce  sont  des  chrétiens  bannis 
de  l'Eglise,  exclus  de  la  communion  des 
fidèles,  placés  sous  l'anathème  de  la  répro- 
bation. Excommuniés  déjà  comme  francs- 
maçons  la  plupart,  ils  sont  excommuniés  en 
outre  comme  persécuteurs.  Or,  le  livre  de  la 
mort  des  persécuteurs  s'écrit  toujours.  Anges 
de  la  mort,  écrivez  sur  vos  dyptiques  les 
noms  de  Grévy,  Gambetla,  Ferry,  Paul  Bert, 
Thévenet,  Burdeau  et  autres  voués  à  l'ana- 
thème. En  attendant  la  France  éprouve  la 
vérité  de  la  maxime  des  Saintes  Ecritures  : 
Le  règne  des  impies,  c'est  la  ruine  :  Regnan- 
tibus  impiis  ruinée  hominum. 

La  justice  divine  n'empêche  pas  la  tristesse. 
On  n'est  pas  moins  triste  de  voir  abattre  ces 
grands  ordres,  nés  de  la  foi,  s'épanouissant 
sous  la  loi  de  justice  et  de  liberté.  La  liberté 
telle  qu'elle  fleurit  à  Home  et  du  temps  de 
nos  rois  jusqu'au  xvn°  siècle,  la  liberté 
franche,  loyale,  incontestée,  sous  le  contrôle 
de  l'autorité  spirituelle  ;  la  liberté  enfin  avec 
des  faveurs  pour  ceux  qui  rendent,  à  l'Etat, 
de  plus  grands  services  :  voilà  par  quoi 
avaient  prospéré  longtemps  les  ordres  mo- 
nastiques. 

Oui,  la  liberté,  pour  ces  élans  généreux  qui, 
du  fond  de  L'âme  s'élèvent  jusqu'au  ciel,  et 
q ne  ceux-là  seuls  insultent  qui  sont  impuis- 
sants à  les  comprendre.  La  faveur  pour  ces 
légions  de  vierges  et  de  prêtres  qui,  depuis 

19 


290 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


quinze  siècles,  consolent  les  douleurs,  veillent 
au  chevet  des  mourants,  défrichent  les  soli- 
tudes, agrandissent  le  champ  de  la  science  et 
sauvent  les  âmes. 

Qu'on  ne  dise  pas  :  la  faveur  est  l'ennemie 
de  la  justice  ;  au  contraire,  elle  en  est  l'amie, 
lorsqu'elle  devient  une  nécessaire  récompense. 
Or,  que  devons-nous  aux  ordres  religieux? 
Qui  donc  nous  a  civilisés,  lorsque  le  flot  des 
barbares,  inondant  la  Gaule,  nous  apportait, 
avec  sa  vie  plus  jeune,  la  fange  de  tous  les 
vices?  Oui  donc  a  donné,  au  monde,  le  pre- 
mier exemple  de  celte  égalité,  que  le  paga- 
nisme ignorait  et  dont  souvent  l'illusion  seule 
nous  reste?  Qui  donc  a  conduit  à  la  charrue 
les  peuples  adoucis  et  le  Sicambre  sur  les 
sillons?  Qui  conserve  encore  aujourd'hui, 
dans  le  monde,  cette  flamme  sacrée  du  sacri- 
fice et  de  l'abnégation,  qu'éteignent  partout 
les  souffles  glacés  de  l'égoïsme?  Les  moines. 

Théodose  et  Juslinien  les  protégèrent.  Le 
glaive  baptisé  de  nos  rois  s'étendit  aussi  sur 
les  monastères  pour  les  défendre.  La  marche 
d'une  civilisation  défiante  soumit  la  vie  reli- 
gieuse au  contrôle  du  pouvoir  civil  ;  puis  elle 
gêna  ses  développements;  des  républicains, 
qui  ignorent  le  premier  mot  du  droit  mo- 
derne, en  lui  appliquant  des  édits  royaux, 
viennent  de  les  étouffer  provisoirement.  Après 
ces  attentats,  nous  n'espérons  pas  moins  que 
les  congrégations  proscrites  sauront  se  rele- 
ver et  se  mouvoir  sans  entraves  dans  la  sphère 
élargie  du  droit  commun.  Le  droit  commun, 
nous  ne  demandons  pas  autre  chose,  mais 
nous  le  demandons  comme  un  droit. 

A  ceux  qui  s'effraient,  nous  montrons 
comme  garant  de  l'avenir,  un  passé  de  quinze 
siècles.  A  ceux  qui  doutent,  nous  rappelons 
les  imprescriptibles  prérogatives  de  la  cons- 
cience et  la  sublimité  de  cette  vie  si  héroïque 
dans  sa  simplicité.  Enfin,  à  ceux  qui  gardent 
la  haine  dans  un  repli  de  leur  cœur,  nous 
adressons  un  défi  :  ils  auront  beau  faire, 
s'armer  de  la  loi  et  du  glaive,  étouffer  dans 
le  silence  ou  persécuter  sur  l'échafaud,  il  y  a 
quelque  chose  de  plus  fort  que  la  colère,  de 
plus  durable  que  la  puissance,  c'est  la  voix 
de  Dieu  dans  le  cœur  de  l'homme.  Les  chênes 
et  les  moines  sont  éternels. 


L'enseignement  seeomlaire  «les  jeunes 
filles. 


En  histoire,  pour  bien  comprendre  les 
choses,  il  faut  procéder  par  synthèse.  La  con- 
naissance analytique  des  faits  est  certaine- 
ment indispensable  ;  mais  pour  les  com- 
prendre, il  faut  les  voir  dans  leur  ensemble. 
Le  21  décembre   1880  est  édictée  une  loi  qui 


organise  l'enseignement  des  jeunes  filles. 
«  Si  raisonnable,  si  justifiée,  si  argenté  qu'elle 
fût,  dit  un  de  ses  admirateurs,  la  loi  sur  l'en- 
seignement secondaire  des  jeunes  filles  n'e=t 
point  née  d'un  de  ces  grands  mouvements 
d'opinion  qui  triomphent  rapidement  de  tous 
les  obstacles  ou  qui  les  supplément;  elle  n'a 
point  eu  l'appui  passionné  des  masses  du  suf- 
frage universel  ;  la  Chambre  ne  l'a  point  ac- 
ceptée  cl 'enthousiasme  ;  le  Sénat  l'a  accueillie 
avec  froideur  ;  le  gouvernement  n'a  mis  tout 
d'abord  à  la  soutenir,  aucune  ardeur  parti- 
culière ;  les  bureaux  du  ministère  de  l'instruc- 
tion publique  paraissent  n'avoir  jamais  ac- 
cepté qu'avec  une  certaine  inquiétude  cette 
extension  de  pouvoirs  et  ce  surcroît  de  res- 
ponsabilité. La  presse  républicaine  elle-même 
n'a  point  fait  de  bien  grands  efforts,  pour 
frayer  les  voies  à  une  création  si  utile,  à  une 
loi  si  républicaine.  »  (Lire  Camille  Sée,  pré- 
face.) 

Un  peu  plus  loin,  le  panégyriste  ajoute  : 
«  Chose  curieuse  !  ceux  au  profit  de  qui  elle 
est  faite  ont  mis  assez  longtemps  à  en  saisir 
la  portée  ;  ce  sont  ses  ennemis  qui  l'ont  d'abord 
le  mieux  comprise,  et  la  violence  hâtive  de 
leurs  attaques  aurait  dû  suffire  à  nous  éclai- 
rer sur  la  nécessité  d'une  loi  qui  leur  avait, 
du  premier  coup,  paru  si  redoutable.  A  peine 
le  principe  et  l'économie  générale  de  cette  loi 
étaient-ils  connus  que  la  presse  réactionnaire 
et  cléricale  se  mettait  en  campagne  et  multi- 
pliait contre  les  lycées  de  filles,  contre  les 
casernes  de  demoiselles,  contre  les  gynécées, 
des  articles  indignés  et  railleurs.  »  (P.  2.) 

En  d'autres  termes,  cette  loi  avait  été  ma- 
chinée dans  les  antres  de  la  conspiration  ju- 
déo-maçonnique ;  elle  tombait  comme  une 
brique  détachée  de  la  voûte  du  ciel  ;  mais  elle 
ne  trompa  point  la  clairvoyance  catholique. 

Les  femmes  sont  la  moitié  du  genre  hu- 
main. Les  hommes  sont  la  tête,  les  femmes 
sont  le  cœur  de  la  société.  Les  hommes  font 
les  lois,  les  femmes  font  les  mœurs  et  en 
façonnant  les  mœurs,  elles  gouvernent  le 
monde,  comme  les  anges,  dit  Ozanam,  sans 
se  montrer. 

Une  loi  qui  modifie  profondément  la  ma- 
nière d'être  des  femmes,  doit  donc  avoir, 
dans  la  suite,  des  contre-coups  profonds  et 
inattendus.  Si  l'on  considère  que  celte  loi  pa- 
raît en  même  temps  que  d'autres  lois  contre 
les  congrégations  religieuses,  contre  les  écoles 
catholiques,  contre  l'indissolubilité  du  ma- 
riage, contre  les  immunités  de  l'Eglise,  il  est 
clair  qu'elle  vise  au  même  but,  à  la  déchris- 
tianisation de  la  France. 

«  Pour  détruire  le  christianisme,  dit  M.  de 
Maistre,  il  faudrait  enfermer  les  femmes.  » 
En  rendant  cet  oracle,  le  voyant  suppose  les 
femmes  fidèles  à  la  foi  catholique  ;  restant 
catholiques,  elles  ne  permettraient  pas  de  dé- 
truire l'Eglise.  Mais  sans  enfermer  les  femmes, 
il  y  a  un  moyen  de  les  rendre  propices  à  l'évic- 
tion de  l'Evangile,  c'est  de  les  corrompre. 
Faites   des   cœurs   vicieux,  disait   un  franc- 


LIVRE  QUATRE-YINGT-QUATOBZIÈME 


291 


maçon  d'arrière-loge,  et  vous  aurez  vaincu 
Jésus-Christ. 

Le  moyen  de  corrompre  les  femmes,  ce 
n'est  pas  de  leur  offrir  Inutilement  l'appât 
grossier  du  vice  :  cette  oll're  révolterait  leur 
probité  et  surtout  leur  délicatesse  ;  c'est  de 
faire  appel  a  leur  curiosité,  c'est  de  leur  faire 
croire,  comme  le  serpent  tenlateur,  qu'elles 
doivent,  par  la  science,  atteindre  aux  préro- 
gatives de  la  divinité.  Pour  devenir  semblables 
à  Dieu,  par  la  science,  il  n'y  a  rien  à  quoi  on  ne 
puisse  amener  les  femmes.  En  présence  d'un 
tel  dessein,  il  serait  surprenant  que  les  catho- 
liques n'aient  pas  poussé  le  cri  d'alarme,  sur- 
tout dans  un  pays  resté  catholique  comme  la 
France. 

Le  promoteur  de  la  nouvelle  loi  fut  un 
juif.  Le  juif  Naquet,  qu'on  verra  parmi  les 
panamistes,  avait  poussé  la  loi  sur  le  divorce  ; 
le  juif  Camille  Sée  prit  l'initiative  de  la  loi 
pour  l'enseignement  secondaire  des  filles  ;  et 
quand  ce  ne  sont  pas  les  juifs  qui  attachent 
leur  nom  aux.  lois  anti-chrétiennes,  ce  sont 
toujours  les  juifs  qui  assurent  leur  triomphe. 
Chose  bonne  à  noter.  La  révolution  de  89, 
si  ardente  à  démolir  l'Eglise,  n'avait  pas  tou- 
ché à  l'éducation  des  femmes.  Talleyrand  à  la 
Constituante,  Condorcet  à  la  Législative,  La- 
kanal  à  la  Convention  avaient  soulevé  tous 
les  faux  principes  qui  prendront  corps  dans 
l'Université  impériale,  comme  pour  démon- 
trer que  les  impies  sont  toujours  les  ennemis 
de  la  liberté  ;  ils  n'avaient  parlé  des  jeunes 
filles  que  pour  proposer  de  les  faire  instruire 
dans  les  mêmes  écoles  que  les  garçons  ;  mais 
ce  dessein,  même  à  leurs  yeux,  était  un  para- 
logisme, qui  n'amena  aucune  conséquence. 

Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  d'être  un  impie, 
pour  établir  l'égalité  entre  l'homme  et  la 
femme  ;  il  faut  s'aveugler  jusqu'à  l'absurde 
et  faire  violence  à  la  nature.  Un  homme  et 
une  femme  ne  sont  pas  deux  êtres  semblables, 
seulement  analogues  ;  ils  ne  sont  pas  deux, 
mais  doivent,  par  le  mariage,  se  réduire  à 
l'unité.  L'unité  c'est  le  couple  conjugal.  L'ap- 
pareil du  sexe,  qui  dislingue  l'homme  de  la 
femme,  constitue  un  tempérament  physiolo- 
gique différent,  et  la  différence  d'organisme 
physiologique  se  répercute  dans  les  dons  na- 
turels du  cœur  et  de  l'esprit.  L'homme  et  la 
femme  ont  également  un  cœur  et  un  esprit; 
mais  chez  l'un  et  chez  l'autre,  ces  deux  puis- 
sances se  différencient  par  Eusage.  Les  apti- 
tudes ne  sont  pas  les  mêmes  ;  elles  n'ont  ni  le 
même  objet,  ni  la  même  force  et  ne  doivent 
se  former  à  la  même  école.  Le  plus  grand 
malhear  qui  puisse  arriver  a  un  homme,  c'est 
d'être  femme;  et  le  plus  grand  malheur  qui 
puisse  arriver  à  une  femme,  c'est  d'être 
homme. 

Pour  donner  de  la  tète  dans  ces  lubie»,  il 
faut  venir  jusqu'à  Napoléon  III  et  à  son  mi- 
re   Victor  Duruy.  Ces   deux    rêveurs  ima- 
ginèrent., vêts  1867,  de  faire  apprendre  aux 
■nés  les  mêmes  choses  qu'aux  hommes  et 
de  donner,  aux  jeunes  filles,  pour  professeurs, 


de  vieux  garçons.  L'entreprise  fit  da  bruit; 
elle  excita  l'unanime  opposition  des  évêqn 
a  cause  même  «le  cette  opposition,  l'Empire 
s'entêta;  il  Ht  établir  des  coin:,  .lu    oit  dan 
vingt  ou  trente  villes,  surtout  à   Parie;  mais 
dés  que    l'opposition   tomba,   les    cours    ces- 
sèrent et  ce  beau   feu  pour  la  haute       leno» 
du  sexe  qui  n'a  pas  de  barbe  ne  tarda   [tas  à 
s'éteindre. 

C'est  en  1880  que  le  juif  Sée  le  m  Hume 
comme  élément  de  l'incendie  qui  doit  dévorer 
la  civilisation  chrétienne.  Pour  justifier  son 
initiative,  il  procède  à  une  grande  enquête. 
Les  Etats-Unis,  la  Suisse,  l'Allemagne,  l'Italie, 
la  Hussie,  la  Hollande,  l'Angleterre,  l'Autriche, 
la  Suède,  la  Norvège,  la  Grèce  défilent  sous 
les  yeux  du  lecteur  ;  elles  montrent,  partout 
florissantes,  de  grandes  écoles  de  filles.  Il  n'y 
a  sous  le  ciel  qu'un  peuple  barbare,  c'est  la 
douce  et  gentille  France. 

Il  faut  être  un  quintuple  juif  ou  un  âne 
cube  pour  argumenter  de   la  sorte.  Dès  les 
temps  mérovingiens,  les  femmes  chrétiennes 
et  françaises  travaillaient  à  la  conversion  des 
peuples  barbares;  elles  rayonnèrent  au  moyen 
âge  d'un  vif  éclat  ;  elles  inspirèrent  par  leurs 
vertus  le  culte  de  la  chevalerie  :  et  jusqu'à  la 
révolution,  elles  maintinrent  la  France  à  la 
tête  des  peuples.  La  plus  grande  entreprise 
qui  se  soit  faite  au  monde  en  faveur  des  té- 
nèbres,   la    révolution,    vint    détruire    cette 
œuvre  ;   mais  dès  l'aurore  de  ce  siècle,  elle 
fut  rétablie  sur  nouveaux  frais  par  d'humbles 
femmes,  et  depuis,  dans  tous  les  diocèses,  il  y 
a  des  congrégations  religieuses  qui  se  vouent 
à  l'instruction  des  filles.  Parmi  nous,  ce  sont 
les  vierges  qui  forment  les  femmes,  et  quoi 
qu'en  disent  tous  les  saligauds  du  réformisme, 
on  ne  peut,  en  essayant  de  les  former  autre- 
ment, soi-disant  par  la  science,  que  les  cor- 
rompre. Un  dilemme  s'impose  :  une  école  ca- 
tholique, est,  en  tout  cas,  l'école  religieuse, 
ou    la  porcherie    de    Cempuis.   Quelles   que 
puissent  être  l'hypocrisie  du  procédé  ou  la 
convenance  des  formes,  vous  n'ôterez  la  reli- 
gion de  l'école  qu'au  profit  de  la  prostitution. 
Le  juif  Sée  ouvrit  donc  une  proposition  de 
loi  pour  l'enseignement  secondaire  des  filles; 
il  fut  chargé  du  rapport.  Dans  son  rapport', 
pour  motiver  sa  proposition,  il  argua  d'abord 
du  reproche  d'ignorance,  qui,  pris  dans  sa 
généralité,  est  un  outrage;  il  prit  texte  ensuite 
de  l'opposition   qui  existe  malheureusement 
entre  l'enseignement  des  hommes  et  l'ensei- 
gnement des  femmes  et  l'incompatibilité  d'hu- 
meur que  cela  produit  dans  le  mariage.  Ici 
on  distingue  :  pour  qu'il  y  ait  accord  dans  la 
vie  conjugale,  l'identité  de  l'instruction  n'est 
nullement  nécessaire  ,  des  différences  de  qua- 
lité et  de  quantité  ne   se  résolvent   pas  né- 
cessairement en   conflit,   et    des    dissonances 
peuvent  se  résoudre  très  bien  en  harmonie.  Le 
sens  qu'on  dissimule  dans  le  rapport  est  que 
les  I  Taisant  perdre  la  foi  aux  hommes, 

il  faut   faire  des  lycées  analogues  pour   dé- 
truire  la    croyance    des    femmes,  et   qaand 


21)2 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


femmes  et  hommes  seront  impies,  alors  les 
époux  n'auront  plus  que  des  jours  tissés  d'or 
et  de  Boie.  Conclusion  mal  fondée  ;  car  Pin 
croyance,  engendrant  les  mauvaises  mœurs, 
des  mariages  impies  ne  peuvent  promettre  que 
deux  choses  :  la  multiplication  des  divorces 
et  le  pullulement  des  biUards,  idéal  de  civili- 
sation qui  ne  fera  pas  de  la  terre  un  Eldo- 
rado. 

Le  moyen  proposé,  c'est  la  science.  Nous  ne 
sommes,  à  aucun  prix,  l'ennemi  de  la  haute 
science  ;  nous  en  sommes,  au  contraire,  le 
fervent  adepte.  Mais  étant  donnée  la  diffé- 
rence des  sexes,  des  esprits  et  des  vocations, 
nous  n'admettons  la  haute  science  pour  les 
femmes  que  dans  l'ordre  de  la  religion  et  du 
devoir.  Nous  ne  voyons  pas  bien  que  le  ma- 
riage doive  fleurir  davantage,  parce  que 
l'homme  et  la  femme  pourront  s'entretenir 
des  logarithmes  à  sept  chiffres,  calculés  jus- 
qu'à 1:28.000  ;  ceci  soit  dit  sans  préjudice  pour 
les  logarithmes.  Que  l'homme  reçoive  toute 
l'instruction  afférente  à  sa  tâche  d'homme,  il 
faut  l'exiger;  que  la  femme  reçoive  toute 
l'instruction  afférente  à  sa  lâche  de  femme,  il 
faut  le  souhaiter.  L'Eglise  n'a  jamais  recom- 
mandé la  paresse  à  personne  ;  et  elle  n'est 
pas,  que  je  sache,  une  école  d'ignorance.  A 
chaque  siècle  de  son  histoire,  il  y  a  des  livres 
spéciaux  pour  l'iustruction  des  femmes,  et, 
dans  les  monuments  de  la  patrologie,  si  l'on 
voulait  citer  tous  les  monuments  qui  s'y  rap- 
portent, on  n'en  finirait  pas.  Les  traités  de 
Kollin,  de  Fleury,  de  Fénelon  font  encore 
figure.  Aucun  d'eux  n'a  recommandé  la  né- 
gligence ;  et  si  les  ruines  amoncelées  par  la 
révolution  n'ont  pas  toutes  disparu,  rien  n'em- 
pêche d'y  travailler.  Qu'où  écoute  Fénelon, 
le  grand  maître  de  l'éducation  des  princes  et 
aujourd'hui  nous  le  sommes  tous  : 

«  Le  monde,  dit-il,  n'est  point  un  fantôme  ; 
c'est  l'assemhlage  de  toutes  les  familles  ;  et 
qui  est-ce  qui  fait  les  polices  avec  un  soin 
plus  exact  que  les  femmes  qui,  outre  leur  au- 
torité naturelle  et  leur  assiduité  dans  leur 
maison,  ont  encore  l'avantage  d'être  nées  soi- 
gneuses, attentives  aux  détails,  industrieuses, 
insinuantes  et  persuasives?  Mais  les  hommes 
peuvent-ils  espérer  pour  eux-mêmes  quelque 
douceur  dans  la  vie,  si  leur  plus  étroite  so- 
ciété, qui  est  celle  du  mariage,  se  tourne  en 
amertume?  Mais  les  eufants  qui  feront  dans 
la  suite  tout  le  genre  humain,  que  devien- 
dront-ils, si  les  mères  les  gâtent  dès  les  pre- 
mières années.  » 

Le  député  Sée  ne  trouve  pas  Fénelon  assez 
exigeant.  Ce  juif  qui  en  remontre  à  Fénelon 
oublie  qui  il  est  et  ne  connaît  pas  l'archevêque 
de  Cambrai.  Pour  nous  ce  dissentiment  suffit 
pour  prouver  que  la  loi  Sée  est  à  l'envers  du 
sens  commun. 

L'autre  grand  argument  du  juif,  c'est  que, 
pour  fonder  des  demoiselles  en  science,  il  ne 
faut  s'occuper  que  de  science  et  écarter  la  re- 
ligion, non  par  une  proscription  positive, 
mais  en  la  mettant  poliment  à  la  porte.  On 


enseignera  la  langue  française,  au  moins  une 
langue  vivante,  les  littératures  anciennes  et 
modernes,  la  géographie  et  la  cosmographie, 
l'histoire  de  France  et  l'histoire  générale, 
l'arithmétique,  la  géométrie,  la  chimie,  la 
physique  et  l'histoire  naturelle,  l'hygiène, 
l'économie  domestique,  les  travaux  à  aiguille, 
les  éléments  du  droit,  le  dessin,  la  musique 
et  la  gymnastique.  On  omet  la  cranioscopie, 
la  chiromancie,  l'oneirocritique,  la  spéculoire 
et  la  spéculatoire.  El  l'on  se  demande,  avec 
Jules  Simon,  si  les  jeunes  filles  qui  auront 
tant  de  choses  à  apprendre,  auront  le  temps 
d'apprendre  à  être  des  femmes,  mais  il  faut 
bien  tenir  que  la  religion  est  en  dehors  du 
programme  d'études.  On  n'étudiera,  dans  les 
lycées  de  filles,  ni  les  vérités  de  la  foi,  ni  les 
devoirs  du  salut,  ni  les  pratiques  du  culte,  ni 
les  espérances  immortelles.  La  foi,  la  cons- 
cience, les  péchés  et  les  vertus,  l'honneur,  ce 
sont  là  de  bons  vieux  mots,  un  peu  lourds, 
dit  Renan,  mais  qu'on  allège  en  n'en  tenant 
pas  compte. 

Deux  choses  caractérisent  donc  la  loi  Sée  : 
une  application  à  la  science  qui  ne  cadre  pas 
du  tout  avec  les  aptitudes  intellectuelles  et 
morales  des  jeunes  filles  ;  une  application  qui, 
par  le  surmenage,  tue  la  maternité  ;  un  oubli 
de  la  religion  qui  dépouille  la  femme  de  ses 
plus  belles  qualités  et  la  voue  à  cette  corrup- 
tion néfaste,  abominable  chez  les  hommes, 
scélérate  chez  les  femmes. 

On  se  demande  si  de  pareils  desseins  de- 
vraient se  délibérer  ailleurs  que  dans  les  mai- 
sons de  fous,  et  s'appliquer  ailleurs  que  dans 
des  maisons  de  débauche.  C'est  un  fait  certain 
que,  dans  l'antiquité  et  au  xvme  siècle,  les 
seules  femmes  qui  aient  étudié  d'après  des 
programmes  similaires,  étaient,  non  pas  des 
vierges,  mais  des  femmes  folles,  des  femmes 
publiques. 

Le  rapport  Camille  Sée  vint  en  délibéra- 
tion à  la  Chambre  le  15  décembre  1879.  La 
discussion  fut  courte.  Un  membre  de  la  droite, 
Perrochel,  déclara  que  les  conservateurs  en 
seconde  délibération,  combattraient  ce  projet, 
qui  était  à  leurs  yeux  «  la  suite  des  entre- 
prises faites  contre  Dieu  et  contre  la  reli- 
gion ».  Un  orateur  de  gauche  se  borna  à  mo- 
difier légèrement  le  texte  du  projet  de  loi. 

La  seconde  délibération  s'ouvrit  le  19  jan- 
vier 1880.  L'intrépide  alsacien,  Emile  Keller 
ouvrit  le  feu.  A  ses  yeux,  il  y  a  un  plan  d'en- 
semble dans  les  lois  de  l'enseignement.  Ce 
plan  a  pour  but  de  séparer  l'Eglise  de  l'Ecole, 
la  religion  de  l'éducation  ;  de  rétablir  et 
d'agrandir  le  monopole  universitaire  ;  de 
faire  de  l'université,  régnant  sur  l'enseigne- 
ment primaire  comme  sur  l'enseignement  se- 
condaire, le  clergé  laïque  d'une  nouvelle  reli- 
gion d'Etat,  le  clergé  laïque  de  la  libre- 
pensée. 

A  l'appui  de  ce  dessein,  le  molif  qu'on 
allègue,  la  dépression,  l'ignorance  des  femmes 
françaises  est  faux.  Ce  sont  les  femmes  chré- 
tiennes qui  ont  fait  de  la  France  la  première 


LIVHK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÊMl 


293 


nation  du  monde,  on  attendant  que  lea  librcs- 
penseura  en  fassent  la  dernière  dea  nations. 

On  tombe  dana  cette  erreur  de  parti  |>ris  : 
an  libéralisme  de  89  on  veut  substituer  le  ja- 
cobinisme de  93.  Le  libéralisme  voulait  main- 
tenir la  paix  publique,  protéger  le  droit  dea 
citoyens,  assurer  la  liberté  d'opinion,  la  li- 
berté religieuse  et  la  liberté  d'enseignement  ; 
le  jacobinisme  veut  imposer  à  la  France  un 
joug  oligarcbiquc  et  Bupprimer,  par  la  ruse 
ou  la  violence,  les  libertés  garanties  par  le 
libéralisme. 

Dans  ce  but,  on  veut  des  internats,  stricle- 
tement  fermés  aux  ministres  du  culte.  Là,  on 
domestiquera  les  jeunes  filles  avec  une  mo- 
rale d'Etat,  séparée  de  tout  dogme.  Et  comme 
ces  lycées  n'auront  pas  la  confiance  des  fa- 
milles, on  compte  les  peupler  avec  des 
bourses,  aux  frais  des  contribuables. 

En  résumé,  on  veut  enlever  les  femmes  à 
l'Eglise  et  les  donner  à  la  science.  Tel  est  en 
substance  le  discours  du  député  Keller. 

Le  rapporteur  de  la  loi  répondit  au  député 
d'Alsace.  Sa  réponse  est  une  seconde  édition 
du  rapport;  elle  accentue  un  peu  plus  ses 
erreurs  et  ses  passions  anti-chrétiennes.  La 
grande  erreur  est  d'affirmer  la  parfaite  suffi- 
sance de  la  jeune  fille  pour  l'enseignement  se- 
condaire ;  la  passion,  c'est  de  prétendre,  à 
l'encontre  de  Fénelon,  de  Cousin  et  de  Du- 
panloup,  lui,  Camille  Sée,  que  les  couvents  ne 
sont  même  pas  de  bonnes  écoles  primaires, 
mais  sont  simplement  des  cages  pour  seriner 
les  gamines  et  mettre  en  échec  la  république. 
—  Dans  sa  grande  généralité,  la  femme  doit 
être  épouse,  mère  et  ménagère  ;  elle  doit  être 
cela,  et,  en  général,  pas  autre  chose.  Or,  pour 
la  préparer  à  cette  dure  vie,  il  faut,  une  ins- 
truction aflérente  à  l'accomplissement  par- 
fait de  ses  devoirs,  beaucoup  de  religion  et 
de  très  fortes  vertus.  La  haute  instruction  ne 
donne  pas  ces  vertus;  elle  empêche  plutôt 
d'accomplir  ces  devoirs,  et  si  la  religion 
manque,  on  n'aura  plus,  suivant  un  jeu  de 
mo's  du  comte  de  Maistre,  que  la  femme  in- 
femme. La  preuve  en  est  faite  aujourd'hui  et 
elle  s'affirme  par  trois  grands  faits  :  le 
nombre  des  jeunes  filles  déclassées  :  s'il  y  a 
quinze  places  à  prendre,  on  a  six  mille  can- 
didats ;  la  multiplicité  '  des  divorces  et  la 
baisse  épouvantable  de  la  natalité.  Les  lois 
d'enseignement  et  d'éducation  publiques  vont 
à  la  destruction  matérielle  et  morale  de  la 
France.  Sous  couleur  de  sauver  la  république, 
on  perd  la  patrie. 

Le  bouquet  spirituel  du  rapport,  c'est  que 
la  France  est   une  nation  catholique,  et  que, 

jr  déraciner  sa  foi,  il  faut  déchristianiser 
femmes.  C'est  fait    pour  les   hommes:   à 
leur  tour  maintenant  ! 

Le  député  bourgeois  répondit  au  rappor- 
teur en  réclamant  pour  les  femmes  la  sim- 
plicité'. Il  est  bon,  sans  doute,  qu'une  femme 
ait  des  clartés  de  tout.  On  distingue  entre  une 
femme  de  bon  sens  et  une  femme  savante, 
qui  est.  aisément  une  précieuse  ridicule.  L'ins- 


truction suffisante  doit  suffire  ;  l'instruction 
superflue  n'eat  pas  nécessaire,  el  non  seule- 
ment elle  n'eal  paa  utile,  mais  nuisible  et 
d'ailleurs  impossible.  Montaigne,  Molière  et 
Fénelon  sont  là-dessus  du  même  avis  et  ce 
trio,  dit  .).  de  Maistre,  est  infaillible.  Quand 
il  s'agit  de  la  femme,  il  faut  revenir  a  BOU 
prototype  divin,  tracé  dans  les  divines  Ecri- 
tures :  c'est  la  femme  forte,  et  non  pas  la 
femme  instruite  ;  c'est  la  femm<i  travailleuse 
et  non  pas  la  femme  liseuse  ;  c'est  la  femme 
d'action  qui  sait  tout  faire,  tout  diriger,  tout 
commander;  et  non  pas  la  femme  savante, 
qui  sait  discourir,  mais  dont  les  mains  sont 
inhabiles  au  gouvernement  de  la  maison. 

Un  trait  de  cette  discussion  à  retenir,  c'est 
qu'en  dehors  des  orateurs,  il  y  eut  une  inter- 
rupteur très  décidé  :  il  se  nommait  Deschanel, 
homme  de  peu  moralement  et  historien  des 
courtisanes  grecques. 

Un  autre  trait  plus  significatif,  c'est  que, 
devant  la  motion  des  conjurés  juifs  et  franc- 
maçons,  le  gouvernement  recula  et  celui  qui 
recula  fut  Jules  Ferry.  Jules  Ferry  recula,  sur 
le  chapitre  du  régime  des  lycées  de  filles  ;  il 
repoussa  l'internat  pour  trois  motifs  :  à  cause 
des  dépenses  énormes  que  devait  entraîner  la 
création  de  ces  lycées  ;  à  cause  de  l'énorme 
difficulté  de  créer  le  personnel  de  femmes 
chargées  de  l'administration  des  lycées  ;  à 
cause  du  péril  grave  que  fait  naître  la  faute 
d'une  femme,  responsabilité  dangereuse  que 
l'Université  ne  voulut  pas  offrir  et  refusa 
même  d'accepter. 

L'équité  nous  oblige  d'ajouter  que,  malgré 
la  vulgarité  de  la  Chambre,  personne  n'y  sou- 
tint le  régime  de  la  promiscuité  des  sexes.  On 
voulait  bien  que  les  filles  fussent  instruites  et 
élevées  comme  les  garçons,  mais  pas  ensemble. 
L'internat  est  un  foyer  de  contagion,  et  qui  y 
échappe  perd  au  moins  la  pureté  de  l'esprit, 
la  fleur  de  la  jeunesse  l  Ce  beau  projet  d'édu- 
cation commune  digne  de  Sodome  fut  ac- 
cueilli par  l'assemblée  la  moins  respectable 
de  France,  le  conseil  municipal  de  Paris  ;  il 
alla  échouer,  sous  la  direction  d'un  sieur 
Robin,  à  la  porcherie  de  Cempuis. 

Au  Sénat,  la  discussion  fut  plus  sérieuse 
qu'à  la  Chambre.  Le  premier  orateur  entendu, 
le  comte  Desbassayns  de  Richemont  appuya 
sur  le  faux  allégué  d'ignorance.  «  Nous  pré- 
tendons, nous,  dit-il,  qu'un  enseignement 
élevé  est  donné  en  France  aux  jeunes  filles 
sur  une  vaste  échelle  ;  nous  prétendons  que 
cet  enseignement  est  d'accord  avec  le  bon 
sens  et  l'expérience,  varié  dans  ses  formes, 
proportionné  aux  situations  et  aux  ressources. 
Que  si  parfois  des  perfectionnements  sont  dé- 
sirables, ce  qui  peut  se  dire  de  toutes  choses 
en  ce  monde,  sans  en  excepter  l'Université, 
—  à  peu  près  partout  le  progrès  est  sensible 
et  continu.  Aucun  besoin  public  ne  justifie 
les  nouvelles  charges  et  les  nouveaux  devoirs 
qu'on  veut  imposer  à  l'Etat  ».  Cette  preuve 
est  fournie  par  les  détails  du  discours;  elle 
avait  été  déjà  faite  en  1868  par  Dupanloup 


294 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


contre  Duruv  ;  elle  repose  sur  ce  f;iil  inébran- 
lable que,  gr&ce  à  ses  femmes  chrétiennes,  la 
France  a  été,  pendant  quinze  siècles,  la  tête 
de  colonne  de  la  civilisation.  Prétendre  le 
contraire,  pour  les  besoins  de  la  cause,  c'est 
un  acte  d'ignorance  ou  de  mauvaise  foi. 

La  prétention  de  former  la  femme  par  la 
science  lut  également  repoussée  par  l'orateur. 
«  Nous  voulons,  dit-il,  l'instruction  et  l'e'du- 
cation  ;  mais  nous  ne  voulons  à  aucun  prix 
que  l'instruction  soit  la  reine  et  l'éducation 
la  servante.  C'est  pour  cela  que  nous  deman- 
dons pour  la  jeune  tille,  obligée  de  quitter 
l'égide  paternelle,  une  institution  qui  la  rem- 
place, où  des  dévouements  toujours  présents, 
toujours  vivants,  la  suivent  partout,  cultivant 
son  âme  au  moins  autant  que  son  esprit  et  lui 
apprenant  à  mettre  l'abnégation  dans  sa  vie 
au  moins  autant  que  l'agrément  dans  ses  dis- 
cours. » 

Le  sénateur  Chesnelong  démasqua  le  com- 
plot ourdi  par  la  conspiration  judéo-maçon- 
nique. En  présence  des  divers  cultes  reconnus, 
l'Etat  devrait  rester  neutre.  Pour  plaire  aux 
athées,  il  veut  se  servir  du  budget  pour  orga- 
niser des  écoles  d'où  la  religion  sera  bannie  ; 
il  veut  que  l'école  publique  devienne  comme 
une  forteresse  où  l'incroyance  s'embarquera 
pour  tenir  la  religion  en  échec,  au  mépris  du 
vœu  des  familles.  Or  un  gouvernement  n'a 
pas  le  droit  de  tourner  contre  la  majesté  de 
la  religion  un  enseignement  dont  il  assume 
la  responsabilité.  Par  là  il  fait  plus  que  violer 
la  liberté  de  conscience,  il  la  supprime.  Crime 
d'autant  moins  excusable,  que  l'enseignement 
religieux  est  plus  nécessaire  aujourd'hui. 
Plus  l'homme  grandit,  plus  il  doit  croire.  Or, 
à  l'heure  actuelle  il  y  a  tendance  à  tout  mettre 
dans  cette  vie.  En  donnant  à  l'homme  pour 
but  la  vie  terrestre  on  aggrave  toutes  ses 
misères  par  la  négation  qui  est  au  bout.  De 
là,  les  commotions,  les  bouleversements  et 
les  menaces  du  socialisme. 

A  ce  coup  droit,  les  cafards  de  l'opportu- 
nisme se  récrient  et  clament  que  leur  pro- 
gramme comporte  l'enseignement  de  la  mo- 
rale. Mais  on  en  retranche  les  devoirs  envers 
Dieu.  Or  en  retranchant  les  devoirs  envers 
Dieu  on  supprime  la  vie  future  et  la  culture 
de  l'âme.  Dès  lors,  il  n'y  a  plus  de  morale, 
ou  si  l'on  en  parle,  c'est  en  l'air,  et  sans  au- 
cune sanction  que  de  gendarme.  Le  prince 
des  cafards,  le  ministre  Ferry,  ne  voit  dans 
cette  déduction  qu'un  audacieux  paradoxe. 
Ce  saint  homme  de  chat  joint  les  mains,  re- 
garde le  ciel,  atteste  qu'il  ne  veut  enseigner 
que  la  morale  de  nos  pères,  mais  en  la  déga- 
geaut  de  toute  religion  et  de  toute  philoso- 
phie. Ferry  n'est  ni  un  pontife  officiant  ni  un 
maître  Jacques  enseignant,  et  il  s'en  doute. 

A  quoi  répond  le  duc  de  Broglie,  discuteur 
émérite  :  et  pour  confondre  les  âneries  pré- 
tentieuses de  Jocrisse,  devenu  homme  d'Etat, 
il  n'a  que  l'embarras  du  choix.  La  morale 
n'est  pas,  ne  peut  pas  être  une  science  indé- 
pendante ;  elle  est,  elle  doit  être  l'application 


à  notre  vif;  de  la  rèzle  des  moeurs.  Une  règle 
suppose  un  réglant  et  une  application  doit 
partir  de  principes  ;  autrement  ce  n'est  qu'une 
chose  insignifiante,  pâle  et  vide.  Le  principe 
fondamental  de  la  morale,  c'est  ou  l'obliga- 
tion divine,  ou  l'intérêt  ou  le  plaisir.  L'agent 
de  l'ordre  moral,  c'est  ou  la  liberté  ou  le 
serf  arbitre.  La  sanction  de  la  morale,  c'est 
ou  Dieu  ou  rien.  La  récompense  de  la  mo- 
rale, c'est  ou  la  vie  future  ou  le  néant.  Est-ce 
qu'il  peut  exister  un  enseignement  moral  qui 
nafïronle  pas  ces  alternatives  et  qui  s'eng  a 
même  à  les  ignorer?  Un  enseignement  moral 
dans  ces  conditions  d'ignorance,  c'est  un  en- 
seignement en  l'air  ;  ce  n'est  plus  la  morale  de 
nos  pères,  c'est  du  galimatias  double. 

Si  Dieu  n'existe  pa«,  il  est  naturel  qu'on  en 
fasse  abstraction  ;  s'il  existe,  en  faire  abstrac- 
tion, c'est  un  monstre  d'erreur.  N'en  parler 
pas  aux  enfants,  c'est  leur  interdire  la  prière 
et  leur  défendre  la  pensée.  Une  telle  abstrac- 
tion est  contraire  au  dogme  de  tous  les 
peuples  fidèles,  au  sentiment  religieux  et  au 
devoir.  Les  croyances  ne  se  découvrent  qu'à 
genoux  ;  un  peuple  qui  cesse  de  prier  n'a 
plus  de  religion. 

Malgré  ces  objections  irréfutables  et  cette 
sage,  patriote  et  pieuse  opposition,  la  loi  pour 
l'enseignement  secondaire  des  filles  fut  votée 
parles  deux  Chambres.  Voilà  vingt  ans  qu'on 
la  pratique.  Vous  chercherez  vainement  les 
Maintenon  et  les  Sévigné  dont  elle  a  dote'  la 
démocratie.  Sans  religion  nous  n'avions  plus 
d'hommes,  nous  n'aurons  bientôt  plus  de 
femmes  et  il  n'y  aura  plus  de  France.  Les 
sectaires  qui  gouvernent  la  France  pour  le 
profit  de  l'étranger  appellent  cette  loi  et 
d'autres  semblables  des  lois  intangibles.  La 
vérité,  c'est  que  ces  lois  impies  sont  des  at- 
tentats à  la  sécurité  de  la  France.  Etrange 
phénomène  en  histoire!  un  peuple  trahi  par 
ses  législateurs,  moralement  démoli,  maté- 
riellement ruiné,  qui  se  précipite  sur  le  pen- 
chant de  la  décadence. 

En  1898,  celte  question  revenait  sur  l'eau. 
Une  religieuse  de  Xotre-Dame,  sœur  Marie  du 
Sacré-Cœur  publiait  bravement  un  volume 
intitulé  :  Les  Religieuses  enseignantes  et  les  né- 
cessités de  l'apostolat.  Ce  volume  s'ouvrait  par 
un  avant-propos  de  l'abbé  Naudet  et  une  pré- 
face de  l'abbé  Frémont,  deux  voltigeurs 
d'avant-garde,  tous  deux  chaudement  sym- 
pathiques à  cette  entreprise.  L'autoresse,  sans 
barguigner,  déclarait  coram  populo  :  1°  Que 
les  religieuses  enseignantes  n'étaient  en  gé- 
néral, par  la  hauteur  de  leur  vocation,  pas 
capables  de  lutter  avantageusement  contre 
les  lycées  laïques  de  filles  ;  2°  qu'il  devait 
s'en  suivre  fatalement  la  désertion  des  écoles 
de  couvent  ;  3°  que  le  moyen  de  se  relever  de 
cette  disgrâce,  c'était  de  fonder  une  école 
normale  pour  former  les  professeurs  des 
maisons  religieuses  ;  4°  que  cette  école  nor- 
male, par  ses  professeurs,  relèverait  le  ni- 
veau des  études  féminines  et  rendrait  les 
femmes  plus  aptes   à  remplir  heureusement 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


293 


leur  apostolat  dans  le  monde.  C'était,  à  dé- 
faut d'hommes,  le  salut  de  la  France  par  les 
femmes. 

Une  religieuse,  posant  une  telle  question, 
devait  provoquer  une  controverse.  A  toute 
échéance,  elle  avait  piis  ses  précautions. 
Avant  de  publier,  elle  avait  soumis  son  ma- 
nuscrit à  quelques  prélats.  Les  évéques  de  la 
Rochelle,  d'Agen,  de  Perpignan,  du  l'uv, 
sans  délivrer  des  approbations  canoniques, 
avaient  exprimé  des  sympathies  encoura- 
geantes ;  les  archevêques  de  Besançon  et 
d'Avignon  s'étaient  portés  comme  répondants 
pour  l'auteur;  l'évéque  de  Laval  avait  donné 
V Imprimatur.  «  L'auteur,  dit  Mgr  Sueur,  ex- 
pose une  vérité  qui  devient  de  jour  en  jour 
plus  évidente  à  quiconque  veut  ouvrir  les 
yeux.  Elle  constate  un  fait  qu'il  faut  savoir 
reconnaître  ;  d'ailleurs  il  serait  inutile  et 
même  dangereux  de  le  dissimuler,  car  ce 
n'est  pas  en  dissimulant  le  mal  qu'on  parvient 
à  le  guérir.  Ce  fait,  c'est  que,  sous  le  rapport 
de  l'instruction,  nos  maisons  religieuses  de 
femmes  vouées  à  l'enseignement,  sont  dans 
un  état  d'infériorité  qu'on  ne  peut  nier.  Si 
nous  voulons  que  nos  communautés  ensei- 
gnantes conservent  la  confiance  des  familles, 
qu'elles  gardent  le  prestige  dont  elles  ont 
joui  jusqu'à  présent,  qu'elles  soient  vrai- 
ment bien  en  état  de  remplir  auprès  de 
leurs  élèves  la  grande  mission  de  l'apostolat 
qui  leur  appartient,  il  faut  que  nos  maîtresses 
soient  savantes  ;  il  faut  qu'elles  se  présentent 
aux  familles  avec  des  diplômes  qui  soient, 
non  seulement  la  constatation  de  leur  science 
mais  encore  de  leur  aptitude  et  de  leur  expé- 
rience dans  l'art  d'enseigner  ;  il  faut  qu'elles 
soient  initiées  aux  nouvelles  méthodes.  Nous 
n'avons  pas  le  droit  de  rester  en  arrière  ; 
nous  devons,  au  contraire,  tendre  à  prendre 
le  premier  rang  ;  agir  autrement  serait  trahir 
la  cause  de  Jésus-Christ  et  de  son  Eglise  ;  car 
ce  serait  mettre  les  élèves  de  nos  maisons  re- 
ligieuses dans  une  sorte  de  néccs>ité  de  nous 
abandonner,  pour  aller  chercher  ailleurs  une 
instruction  qu'elles  ne  trouveraient  plus  chez 
nous  suffisante.  Mais  le  devoir  des  commu- 
nautés enseignantes  est  de  donner  cette  ins- 
truction suffisante,  en  donnant  en  môme 
temps  l'in-truction  religieuse  et  en  formant 
en  môme  temps  leurs  élèves  à  la  vraie  piété. 
C'est  ce  que  démontre  très  nettement  l'auteur 
de  la  brochure.  Ce  devoir,  nos  commu- 
nautés sont-elles  dans  des  conditions  à  pou- 
voir le  remplir  parfaitement  et  comme  le  de- 
mande l'état  actuel  des  choses?  Non,  il  faut 
bien  le  reconnaître;  il  est  donc  nécessaire  de 
prendre  une  mesure.  Cette  mesure,  c'est  la 
créa  lion  d'un  Institut,  sorte  d'école  normale 
libre,  pour  la  formation  des  maîtresses  de 
nos  maisons  religieuses  de  femmes.  » 

L'ouvrage  et  les  approbations  avaient  le  dou- 
ble défaut  de  trop  généraliser, de  ne  pas  distin- 
guer les  situations,  de  ne  pas  rendre  aux  per- 
sonne-, une  exacte  justice  et  surtout  de  traiter 
Bur  la  place  publique,  des  questions  délicates, 


qui   eUS86nl    dû   se    régler  en    famille    Api 
cela,  il  faut  reconnaître  que  l^s  gens  d'Eglise 
sont  difficiles  à  émouvoir;   quelquefois,  pour 
obliger  leur  attention,  le  mieux  est  de  tirer, 

dans   la    rue,    un    coup  de   pistolet..    .Mais,  par 

exemple,  si  ta   balle   ricoche,  les   personi 
qu'elle  atteint   peuvent  si!  défendre.  Ou  de- 
mande  et  l'on   donne    aisément   ces   immu- 
nités. 

L'évéque  de  Nancy,  Mgr  Turinaz,  répondît 
dans  une  note  au  Correspondant  et  par  une 
lettre  à  une  supérieure  de  communauté.  Voici 
le  résumé,  fait  par  le  prélat  lui-même,  de  .-es 
très  justes  observations  : 

«  1°  Il  est  absolument  inexact  que  les  con- 
grégations enseignantes  de  femmes  voient  le 
nombre  de  leurs  membres  et  des  élèves  de 
leurs  pensionnats  et  de  leurs  écoles  diminuer  : 
c'est  le  contraire  qui  est  vrai.  Les  statistiques 
établissent,  en  particulier,  que,  malgré  tou6 
les  avantages  présents  et  futurs  offerts  aux 
élèves  des  établissements  laïques  et  toutes 
les  influences  mises  à  leur  service  et  l'obliga- 
tion imposée  aux  fonctionnaires  de  leur  con- 
fier leurs  enfants,  les  élèves  des  établissements 
congréganistes  sont  plus  nombreuses  que 
jamais,  et  dans  un  grand  nombre  de  localités 
les  élèves  des  écoles  qui  leur  font  concurrence 
sont  réduites  à  des  chiffres  dérisoires.  Pré- 
tendre le  contraire,  c'est  braver  l'évidence.  Si 
les  lycées  de  filles  ont  relativement  plus  de 
succès,  ils  le  doivent  aux  bourses  et  aux  demi- 
bourses,  à  toutes  les  faveurs  accordées  ou  pro- 
mises. 

«  2°  Il  est  absolument  inexact  que  les  reli- 
gieuses soient,  surtout  depuis  un  bon  nombre 
d'années,  au-dessous  de  leur  mission  d'ensei- 
gner. Les  congrégations  qui  ont  des  progrès 
à  réaliser  à  ce  point  de  vue  peuvent  obtenir 
les  résultats  par  les  moyens  que  d'autres  ont 
employés  jusqu'à  ce  jour,  sans  recourir  à  la 
fondation  d'une  école  normale  dans  des  con- 
ditions que  présente  ce  projet.  Il  existe 
d'ailleurs,  à  Paris,  un  institut  normal  catho- 
lique de  jeunes  filles,  rue  Jacob,  39,  qui  a  été 
loué  par  notre  Saint-Père  le  Pape  et  approuvé 
par  un  bon  nombre  d'évêques. 

«  3°  Il  est  absolument  inexact  que  le  clergé 
et  les  catholiques  doivent  favoriser  le  déve- 
loppement excessif  que  l'on  tend  à  donner  de 
plus  en  plus  à  l'instruction  des  jeunes  biles, 
et  en  particulier  aux  jeunes  filles  de  la  classe 
moyenne  et  de  la  classe  ouvrière.  On  arrivera 
ainsi  à  supprimer  les  vraies  maîtresses  de 
maison  et  les  vraies  mères  de  famille,  pour 
faire  des  déclassées  exposées  à  tous  les 
périls.  » 

Le  projet  de  la  sœur  d'Issoire-Cavaillon 
encourait  un  autre  reproche,  c'était  de  faire 
chorus  avec  l'ennemi  de  l'Eglise  ;  c'était  de 
répéter, pour  les  confirmer,  les  accusations  du 
juifSée  et  de  prêter  le  flanc  aux  attaques. 
Alors  que  le  persécuteur  veut  détruire  les  con- 
grégations religieuses,  il  ne  faut  pas,  par  des 
critiques  même  justes,  légitimer  d'avance  les 
excès  de  la  proscription.  De  ce  chef,  la  reli- 


296 


HISTOIllE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLlnl  E 


gieuse  mériUil  un  blâme.  D'autant  plus  qu'en 
poussante  la  haute  instruction,  elle  ne  tenait 
compte  ni  de  la  situation  et  du  besoin  des  fa- 
, ni  l,s, ni  des  exigences  de  la  vie  réelle,  ni  des 
devoirs  «les  maltresses  de  maison  et  des  mères 
de  famille,  Burtout  dans  la  classe  pauvre.  Que 
la  démocratie  s'étende  et  s'élève,  nous  ne  de- 
mandons  pas  mieux.  Kn  attendant,  il  ne  faut 
pas  multiplier  les  brevets  outre  mesure,  ni  ex- 
poser les  brevetées  à  toutes  sortes  d'égare- 
ments et  de  périls. 

Un  magistrat,  dans  le  Bulletin  de  la  société 
d'Education,  appuya  les  observations  de 
l'évoque  de  Nancy.  Après  avoir  discuté  fort 
sagement  les  divers  articles  du  projet,  le  ma- 
gistrat d'ilerbelot  conclut  aussitôt  : 

a  En  résumé,  le  mal  constaté  se  réduit, 
nous  ne  voulons  pas  dire  à  rien,  parce  que 
nous  tenons  à  être  absolument  équitable,  mais 
à  peu  de  chose.  Il  eût  été  meilleur  de  le  dé- 
noncer avec  plus  de  réserve,  avec  moins  de 
fracas,  et  de  lui  chercher  un  remède  plus  rai- 
sonnable, plus  pratique;  il  eût  été  meilleur 
surtout  de  modérer  des  accusations  qui,  par- 
tant d'une  religieuse  pour  aller  atteindre 
d'autres  religieuses,  eussent  dû  être  tout  par- 
ticulièrement justifiées  au  fond  et  mesurées 
dans  la  forme. 

«  Nous  ne  disons  pas  qu'il  n'y  a  rien  à 
faire,  l.a  revision  des  programmes  peut  être 
utile  et  aussi  la  revision  des  livres  mis  entre 
les  mains  des  élèves  de  nos  couvents  et  qui, 
parfois,  sont  rédigés  d'après  des  données 
scientiliques  ou  historiques  non  seulement  dé- 
modées, mais  encore  reconnues  inexactes. 
Surtout,  il  faut  éviter  de  faire  travailler  la 
mémoire  au  lieu  de  l'intelligence,  ne  pas  ré- 
gler les  études  uniquementen  vuedes  examens, 
se  défier  des  programmes  trop  gonflés  et  ne 
pas  oublier  qu'un  maître  disait  à  de  jeunes 
professeurs  :  «  Quand  on  a  tant  de  choses  à 
enseigner,  on  ne  peut  plus  rien  apprendre.  » 

Une  autre  femme,  une  comtesse,  publiait, 
en  même  temps,  un  ouvrage  intitulé  :  La  nou- 
velle formation  de  la  femme  dans  les  classes  cul- 
tivées. Cette  femme  du  monde  était  naturelle- 
ment beaucoup  moins  prudente  que  la  reli- 
gieuse ;  elle  n'allait  à  rien  moins  qu'à  opérer, 
dans  nos  mœurs,  une  révolution.  Par  exemple 
elle  propose  de  faire  lire  aux  jeunes  filles  des 
extraits  des  œuvres  de  Musset,  Balzac,  Sand, 
Renan,  Michelet,  pour  former  leur  style  ;  elle 
pense  qu'il  est  bon  d'abattre,  ou  au  moins 
d'abaisser  la  haute  muraille  qui  sépare  la  vie 
de  la  jeune  fille  de  la  vie  d'une  femme  mariée  ; 
'  elle  va  jusqu'à  parler  de  la  dynamique  de 
l'amour  et  de  l'éducation  des  sens.  L'exercice 
normal  des  sens,  dit-  elle,  n'est  pas  un  péché, 
c'est  une  fonction.  Pourvu  que  la  fonction 
s'exerce  légitimement,  selon  les  règles  établies 
par  Dieu,  la  morale  est  obéie.  Mais,  pour  que 
la  loi  triomphe,  il  faut  qu'elle  soit  connue  et 
nous  avons  le  devoir  de  la  faire  connaître 
avec  sincérité.  Cela  est  vrai,  mais  exige,  avant 
le  mariage,  une  réserve  absolue;  et,  après, 
doit  réserver  au  confessionnal,  l'éducation  de 


la  conscience.  Cette  dame  parle  même  avec 
un  certain  lyrisme  :  «  Oui,  s'écrie-l-elle,  oui, 
chères  institutrices,  ne  blasphémez  jamais 
l'amour  humain.  Instruites  et  adroite-,  chaque 
fois  que  vous  en  rencontrerez  le  reflet  chez 
les  hommes  ou  dans  la  poésie, ou  dans  les  arts, 
souvenez-vous  qu'il  émane  du  ciel  et  offrez- 
lui  l'encens  de  vos  comrs.  »  Autant  dire  tout 
de  suite  que  les  religieuses  devront  se  marier. 
Sous  prétexte  de  réforme,  nous  aurons  les 
institutrices  fin-de-siècle  et  les  religieuses 
lin-de-cloîlre. 

Ces  ouvrages  eussent  pu  amener  d'ardentes 
controverses  ;  le  Pape  les  interdit  et  confia 
à  une  congrégation  religieuse  l'examen  de  la 
question.  La  congrégation,  après  mûr  exa- 
men, notifia  sa  décision  :  elle  portait  un  blâme 
pour  les  indiscrétions  commises  et  laissait  la 
porte  ouverte  à  toutes  les  améliorations  pos- 
sibles. On  ne  peut  jamais  dire  que  tout  est 
pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes. 
Bien  moins  encore  peut-on  blâmer  le  projet 
d'instruire  plus  fortement  les  maîtres  et  de 
porter  plus  haut  les  esprits.  La  lumière,  sa- 
gement départie,  ne  peut  faire  de  mal  à  per- 
sonne. Que  les  congrégations,  en  présence  des 
menaces  de  l'avenir,  se  replient  sur  elles- 
mêmes  et  s'appliquent  à  sauver  la  France,  par 
les  femmes,  personne  n'y  saurait  contredire. 
On  peut  même  dire  que  telle  est  la  consigne 
de  la  Providence  ;  et  les  honnêtes  gens  ne 
peuvent  souhaiter  que  sa  fidèle  observation, 
avec  un  juste  mélange  d'intelligence  et  de 
bravoure. 


Les  attentats  eontre  le  temporel  «lu  eulte. 


Un  grand  évêque  qui  s'est  illustré  par  la 
défense  de  l'Eglise,  Mgr  Parisis,  disait:  La 
note  caractéristique  de  l'impiété  contempo- 
raine, dans  ses  assauts  contre  la  religion,  c'est 
qu'elle  attaque  de  préférence  le  temporel  des 
cultes.  Autrefois  il  se  produisait  des  hérésies 
et  des  schismes.  Les  esprits  faux  et  emportés 
se  ruaient  contre  les  articles  du  symbole  et 
s'efforçaient  d'y  introduire  les  profanes  nou- 
veautés de  leurs  discours  et  les  oppositions 
d'une  science  mal  nommée.  Les  pouvoirs  am- 
bitieux, non  contents  de  pourvoir  aux  intérêts 
de  la  société  civile,  voulaient  entreprendre 
sur  les  prérogatives  nécessaires  des  Pontifes. 
Aujourd'hui  on  est  protestant,  juif  ou  incré- 
dule ;  on  se  dit  libre-penseur  ou  franc-maçon  ; 
on  écarte  toutes  les  vérités  de  la  foi,  mais  on 
s'abstient  de  les  discuter  ou  de  les  contredire, 
dans  la  crainte  très  légitime  de  se  faire  battre 
par  les  apologistes  du  Christianisme.  On  aime 
mieux  triompher  sans  victoire  que  d'engager 
une  bataille  qui  pourrait  aboutir  à  une  dé- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


291 


Faite.  Les  détenteurs  do  l'autorité  politique 
sont,  toujours  jaloux  des  dépositaires  de  l'au- 
torité du  Pape  et  di's  évéquee  ;   mais  ils  ne  se 

disent  plus  ni  évêques  du  dehors  ni  protec- 
teurs des  >aints  canons.  Alliées  ils  se,  disent 
et  athées  ils  se  montrent  en  pratique.  Mais  il 
est  un  droit  dont  ils  veulent  surtout  s'armer, 
c'est  le  jus  cavendi,  le  droit  de  se  défendre 
contre  les  empiétements  du  cléricalisme  et  de 
maintenir  intactes  les  attributions  de  la  so- 
ciété civile.  Sur  ce  prétexte,  ils  se  croient 
fondés  et  inattaquables,  et  pour  repousser  des 
entreprises  qui  n'existent  pas,  ils  entrepren- 
nent, eux,  surtout  contre  le  matériel  litur- 
gique et  le  temporel  des  cultes.  Les  athées 
s'érigent  en  marguilliers  et  en  sacristains  ;  le 
grain  de  poussière  qui  sert  de  point  d'appui  à 
la  religion,  ils  entendent  l'usurper  ;  l'obole 
du  fidèle  pour  contribuer,  par  les  offrandes,  à 
la  pratique  chrétienne,  ils  entendent  en  gérer 
l'exercice...  comme  Judas,  pour  vendre  le 
Christ. 

Déjà,  au  nom  de  son  autorité  souveraine 
sur  les  associations,  la  République  a  dispersé 
les  congrégations  religieuses  ;  déjà  elle  a  at- 
tenté à  la  liberté  de  l'enseignement,  créé 
l'école  sans  Dieu,  autorisé  des  manuels  d'une 
morale  impie  et  empoisonné  les  berceaux  ; 
déjà  elle  a  jeté  les  clercs  à  la  caserne  et  at- 
taché le  sac  au  dos  des  curés.  Son  dessein  est 
de  réduire  l'Eglise  au  rôle  de  servante,  et, 
par  la  main-mise  sur  les  oblations  des  fidèles, 
de  créer  un  réel  esclavage. 

Une  église  doit  se  considérer  sous  deux  as- 
pects :  dans  son  ministère  spirituel,  objet 
propre  de  sa  mission;  et  dans  son  organisa- 
tion temporelle,  dans  l'élément  matériel,  né- 
cessaire au  service  des  âmes.  Dans  la  véritable 
Eglise,  l'ordre  premier  spirituel  se  dérobe,  par 
sa  nature,  à  la  compétence  et  aux  envahisse- 
ments du  pouvoir  civil  ;  mais  l'ordre  tempo- 
rel peut  tomber  sous  ses  empiétements.  C'est 
le  but  que  se  propose  un  décret  de  loi,  rendu 
le  27  mars  1893,  sous  la  signature  de  Carnot; 
qui  expiera  bientôt  sous  le  poignard  ce  crime 
contre  l'Eglise. 

Ce  décret  vise  deux  choses:  il  veut  dessai- 
sir les  curés  et  les  évêques  du  maniement  et 
du  contrôle  des  deniers  de  l'Eglise  ;  il  veut  en 
saisir  le  percepteur  des  finances  d'Etat,  les 
conseils  de  commune  et  de  préfecture,  la  Cour 
des  comptes,  finalement  les  agents  de  l'Etat. 

L'idée  de  soumettre  le  temporel  du  culte 
aux  conseils  municipaux  et  aux  percepteurs 
n'est  pas  nouvelle.  Ce  dessein  s'est  produit, 
depuis  le  Concordat  de  1801,  dans  toutes  les 
crises  de  l'Eglise  et  a  été  caressé  par  le  pou- 
voir comme  un  acte  décisif  de    perséc  ution. 

-I.  en  1809,  au  moment  où  il  s'empare  de 
Rome  et  fait  Pie  VII  prisonnier,  que  Napo- 
i  édicté  le  déeret  du  30  décembre  ;  c'est  à 
l'époque  des  ordonnances  de  1828  que  l'im- 
prudent Frayssinous  parle  d'aggraver  le  décret 
de  1809;  c'est  en  1844,  au  milieu  des  contro- 
verses pour  la  liberté  d'enseignement,  que  la 
monarchie  de  juillet  court  sur  les  brisées  de 


la  Restauration;  c'est  en  1849,  au  milieu  des 
agitations  socialistes,  que  la   seconde  Repu 

blique  remet  à  Ilot  Le  même  |""j''l  ;  e'e-l  <-n 
180"),  au  moment  où  il   s'achemine    à    la   sup- 

pression  du  pouvoir  temporel  des  Papes,  que 
le  second  Empire  veut  mettre  la  main  sur  le 
temporel  du  culte. Cette  main-mise  paraissait, 
à  tous  les  pouvoirs  enfiévrés  par  la  lutte,  le 
moyen  d'en  finir  avec  l'Eglise.  En  couronnant 
son  esclavage,  ces  pouvoirs  aveugles  se  nat- 
taient de  supprimer  tout  conflit  religieux  et 
d'assurer,  par  la  subordination  de  l'Eglise, une 
invariable  paix. 

Il  est  remarquable  que  si,  depuis  un  siècle, 
les  régimes  successifs  ont  ourdi, contre  l'Eglise, 
la  même  trame,  aucun,  sauf  Napoléon,  n'a 
poursuivi  ce  dessein  jusqu'au  bout.  Tous  ont 
reculé  devant  ces  trois  raisons:  que,  laïciser 
l'administration  des  églises,  c'est  entreprendre 
sur  le  pouvoir  des  évêques,  c'est  tarir  les 
sources  de  la  charité,  c'est  ruiner  le  culte 
public  :  triple  attentat  dont  ils  s'abslinrent, 
non  par  piété,  mais  par  un  reste  de  pudeur. 
Ces  raisons  ne  paraissent  pas  toucher  l'infa- 
tuation  et  l'insolence  de  l'opportunisme. 

La  République  juive  et  franc-maçonne  qui 
opprime  et  exploite]  la  France  depuis  vingt 
ans  vient  à  cette  entreprise.  Les  biens  ecclé- 
siastiques dont  son  décret  incamère  la  ges- 
tion sont  les  oblations  des  fidèles. Ces  oblations 
sont  des  offrandes  volontaires,  faites  à  l'autel 
ou  hors  de  l'autel,  par  dévotion,  pour  l'admi- 
nistration des  sacrements  ou  pour  quelque 
cause  pieuse.  Les  savants  les  considèrent 
comme  des  sacrifices  que  les  fidèles  offrent  à 
Dieu,  comme  des  marques  de  reconnaissance 
pour  les  prêtres,  ou  comme  des  inspirations 
de  charité  pour  les  pauvres.  En  dehors  de 
toute  considération  mystique,  au  simple 
point  de  vue  du  droit,  ces  offrandes  ne  sont 
pas  l'acquit  d'une  dette  de  justice  commer- 
ciale, l'effet  d'un  contrat,  quelque  chose  qui 
tombe  sous  la  compétence  du  magistrat  ci- 
vil ;  ce  sont  des  oblations  faites  spontané- 
ment, dans  un  but  déterminé,  au  prêtre  que  la 
confiance  du  fidèle  charge  d'en  assurer  le 
surnaturel  emploi.  La  personne  qui  donne,  la 
personne  qui  reçoit,  le  prêtre  qui  sert  d'inter- 
médiaire, l'objet  donné,  le  but  constant  ;  cela 
ne  relève  point  de  l'Etat.  C'est  en  principe  un 
acte  de  religion,  moral  dans  sa  substance, 
matériel  dar.s  sa  forme,  mais  qui  appartient 
strictement  au  culte.  Cet  acte  religieux  se  rat- 
tache, dans  ses  profondeurs,  aux  grands  mys- 
tères de  la  vie,  aux  grands  devoirs  de  l'âme,  à 
la  pratique  parfaite  de  l'Evangile.  L'idée  de 
faire  intervenir  l'Etat  dans  ces  délicatesses  re- 
ligieu=es  n'est  pas  recevable  ;  c'est  une  pré- 
tention mal  fondée  et  un  attentat  sans  exem- 
ple. 

Le  fidèle  qui  fait  une  oblalion  n'est  point, 
par  cette  oblation,  sujet  de  l'Etat  ;  le  prêtre, 
qui  reçoit  l'ob'ation,  est  obligé,  par  le  droit 
naturel,  de  se  faire  une  loi  de  la  volonté  du 
donateur.  Le  prêtre  trouve,  dans  son  carac- 
tère, dans   sa  foi,  dans  sa   conscience,  dans 


2UH 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


L'autorité  et  le  contrôle  de  l'épiscopat,  ries 
rè^lc-  fixes  poar  l'emploi  de  ces  offrandes. 
Le  li'K'le  ne  réclame  pas  l'intervention  de 
l'Etat,le  prêtre  ne  doit  pas  l'accepter. L'Etat  n'a 

pas  plus  à  administrer  les  deniers  de  L'Eglise, 
que  L'Eglise  ne  doit  administrer  les  deniers  de 
l'Etat. 

L'Evangile  et  les  actes  des  Apôtres  nous  of- 
frent celte  doctrine  de  liberté  et  cette  pratique 
d'allégeance.  Les  collectes  des  fidèles  sont  ad- 
ministrées par  les  évèques,  distribuées  par  les 
diacn  s.  D'après  tous  les  auteurs  versés  dans 
la  connaissance  de  L'histoire,  notamment 
d'a|  rès  Thomassin,  la  gestion  des  biens  ecclé- 
siastiques était,  tout  entière,  aux  évoques  et 
aux  autres  minisires  de  l'Eglise.  Un  légaliste 
ardent,  Fevrel,  dans  son  traité  De  l'abus  (I,  p. 
411),  est  obligé  d'en  convenir.  Ce  régime  dura 
1.000  ans  et  plus. 

Dans  le?  temps  modernes,  le  Saint-Siège, 
lorsqu'il  passe  des  concordats  avec  les  pou- 
voirs rationalistes  et  les  gouvernements  sécu- 
larisés, maintient  toujours  ce  principe  néces- 
saire, garant  de  son  autonomie. 

Le  pape  peut  subordonner  la  nomination 
des  évèques  à  l'élection  du  souverain,  s'il  est 
catholique,  à  son  agrément,  s'il  ne  l'est  pas  ; 
il  n'abdique  jamais  son  droit  d'administrer  li- 
brement les  biens  de  l'Eglise.  Le  Concordat 
de  1801  porte,  en  son  premier  article:  «  La 
religion  catholique,  apostolique,  romaine, 
sera  librement  exercée  en  France.  »  Le  libre 
exercice  de  la  religion  comprend  la  liberté  du 
gouvernement  de  l'Eglise  et  la  libre  adminis- 
tration de  ses  biens.  Au  cours  des  négocia- 
tions concordataires,  Bernier  avait  présenté, 
à  la  signature  de  Consalvi,  un  protocole  où  il 
était  dit  qi:e  le  culte  serait  public,  en  se  con- 
formant aux  règlements  de  police,  c'est-à-dire 
aux  dispositions  que  croirait  devoir  prendre 
le  gouvernement.  Consalvi  rejeta  ce  proto- 
cole, et,  par  ce  rejet,  il  fut  bien  entendu  que 
le  libre  exercice  de  la  religion  et  la  publicité 
du  culte  seraient  hors  de  conteste;  et  que  les 
règlements  de  police  que  le  gouvernement 
jugerait  nécessaires,  ne  pourraient  s'ap- 
pliquer que  hors  des  temples,  pour  le  main- 
tien de  l'ordre,  et  sur  l'initiative  seule  du 
gouvernement.  Si  le  Saint-Siège  avait  admis 
le  protocole  de  Bernier,  il  retombait  dans  le 
régime  de  persécution  que  le  Concordat  de- 
vait détruire.  Le  Concordat  refuse  absolument, 
au  pouvoir  civil,  le  droit  d'édicter  le  règle- 
ment du  27  mars  1893. 

Ce  décret  est  un  excès  de  pouvoir  ;  le  légis- 
lateur doit  se  tenir  à  la  porte  de  l'église,  il 
n'a  pas  le  droit  d'y  entrer;  il  peut  protéger  le 
prêtre,  il  n'a  pas  le  droit  de  l'opprimer.  S'il 
entre  dans  le  sanctuaire,  il  ne  fait  plus  acte 
de  pouvoir  régulier,  mais  d'envahissement 
néfaste  ;  il  n'est  plus  qu'un  tyran  absurde,  un 
persécuteur  criminel,  qui  tombe  sous  les  ana- 
thèmes  de  l'Eglise. 
Le  curé  était  autrefois  seul  chargé  de  l'ad- 


ministration des  biens  paroissiaux.  Au 
xiv"  siècle,  en  France,  il  fut  adjoint,  au  cui 
deux  ou  trois  catholiques  notables  qui  de- 
vaient lui  servir,  l'un  de  secrétaire,  l'autre  de 
trésorier,  tous  de  conseil.  S'il  n'eut  tenu  qu'à 
Porlalis,  jamais  l'Empereur  n'eut  mis  la  main 
sur  celte  organisation  séculaire.  Toutefois, 
Napoléon,  tout  fou  d'orgueil  qu'il  fut,  s'il 
porta  son  décret  du  30  décembre  1809,  res- 
pecta pourtant  la  situation  du  curé  et  l'incon- 
testable autorité  de  l'évêque.  Le  décret  est 
l'œuvre  du  pouvoir  civil  ;  mais  il  respecte 
l'administration  cl  l'autonomie  de  l'Eglise;  il 
fait  plus,  il  les  garantit,  et  s'il  est  irrégulier 
par  ses  origine-,  il  ne  l'est  pas  dans  ses  stipu- 
lations. 

Chaque  fois  qu'on  voulut  en  aggraver  II 
rigueurs,  on  s'aperçut  que  ce  serait  tout  bou- 
leverser, et  qu'en  voulant  étendre  l'autorité 
de  l'Etat  sur  l'Eglise,  on  créerait  des  diffi- 
cultés inextricables.  Il  ne  manque  pas  d'es- 
prits bornés  qui  croient  tout  simple  de  verser 
des  od'randes  dans  la  caisse  municipale,  de 
soumettre  les  budgets  aux  conseils  munici- 
paux, de  faire  apurer  les  comptes  par  les  con- 
seils de  préfecture.  «Chacun  comprend,  disait 
à  ce  propos  le  grand  évêque  de  Langres,  — 
je  parle  de  Mgr  Parisis,  —  que  ces  menaces, 
si  elles  s'accomplissaient,  ce  serait  la  ruine  de 
l'Eglise  (1).  » 

Cette  ruine  des  églises  par  l'intrusion  des 
conseils  municipaux  et  la  remise  de  leur  caisse 
au  percepteur,  c'est,  en  substance,  le  décret 
du  27  mars. 

D'abord  ce  décret  diminue  beaucoup,  s'il 
ne  détruit  pas  complètement,  l'indispensable 
autorité  du  pasteur  des  âmes  dans  la  gérance 
des  oblations.  «  On  ne  peut  pas,  disait  Por- 
talis,  méconnaître  les  droits  du  curé,  sans 
méconnaître  tous  les  principes  et  les  notions 
même  les  plus  simples.  »  Or,  ici,  on  ligature  si 
bien  le  curé,  qu'il  ne  peut  plus  disposer  de 
cinq  centimes,  et  pourquoi  ?  parce  qu'on  sup- 
pose qu'il  peut  consacrer  un  sou  à  des  œuvres 
pour  le  moins  désagréables  au  radicalisme.  Or, 
s'il  est  un  fait  éclatant  comme  le  soleil,  un 
fait  proclamé  par  l'histoire,  c'est  que  les 
prêtres  et  les  évèques,  avec  les  aumônes  des 
fidèles,  ne  se  sont  pas  bornés  à  l'entretien  des 
temples,  des  écoles,  des  hospices,  et  d'une 
foule  d'œuvres  patriotiques  ;  ils  ont  encore 
doté  de  monuments  admirables  toutes  les 
contrées  de  l'Europe.  C'est  à  eux,  en  particu- 
lier, que  la  France  doit  ses  cloîtres  magni- 
fiques et  sa  rayonnante  tunique  d'églises. 
Même  en  ce  siècle,  après  toutes  les  destruc- 
tions révolutionnaires  et  malgré  la  diminu- 
tion de  l'esprit  de  foi,  les  curés  de  France 
ont  continué,  avec  un  succès  inouï,  ce  prodi- 
gieux travail.  Depuis  1830,  la  France  a  été 
littéralement  transformée  par  le  sou  des  curés 
et  des  fidèles.  11  n'y  a  pas  un  seul  diocèse  où 
l'on  ne  puisse  citer  des  centaines  d'églises, 
bâties  ou  restaurées,  d'après  toutes  les  règles 


(1)  Mgr  Parisis,  De  la  liberté  de  l'Eglise,  p.  101. 


LlVIlrt  QUATRE-ViNGT-QUATORZIEM] 


299 


et  suivant  les  exigences  de  l'art  chrétien.  Il 
n'y  a  pas  une  église,  où,  à  défaut  de  restau- 
ration ou  de  reconstruction,  Le  curé  n'ait  re- 
fondu les  cloches,  pose  des  orgues,  acheté 
des  vases  sacrés,  des  statues  de  saints,  des 
croix,  des  bannières,  même  avec  une  telle 
profusion  que  les  modernes  Judas  n'ont  pas 
manqué  de  crier  au  scandale.  Pour  achever 
la  démonstration,  il  suffît  de  porter  les  yeux 
sur  les  sommets  de  Montmartre.  Là,  en  plein 
Paris,  comme  couronnement  de  tontes  les 
merveilles,  le  clergé  de  France  bâtit  au  Sacré- 
Cœur  un  temple  monumental  ;  et  il  le  bâtit 
sans  rien  demander  à  personne  ;  comme  il  a 
bâti  et  fondé  les  écoles,  les  ouvroirs,  les  or- 
phelinats, et,  en  dernier  lieu,  les  Universités 
catholiques. 

Injuste,  ingrat,  indigne  envers  le  curé,  le 
décret  n'est  pas  moins  injuste  envers  les  con- 
seils de  fabrique.  Les  fabriciens  sont  subor- 
donnés aux  conseils  municipaux  et  aux  con- 
seils de  préfecture,  tous  infaillibles  et  impec- 
cables ;  eux,  ils  n'ont  que  la  peine,  sans 
rétribution,  et,  pour  honorer  leur  vertu,  pour 
encourager  leur  zèle,  on  leur  promet  l'amende 
et  la  prison.  Pour  quelques  centaines  de 
francs,  dont  l'emploi  est  réglé,  approuvé,  ap- 
puyé de  pièces  justificatives,  par  des  autorités 
régulières,  ce  déploiement  de  la  puissance  ci- 
vile est  bien  étrange.  C'est  le  comble  de  l'illo- 
gisme, de  la  déraison  et  de  l'impiété.  Cette 
superposition  de  trois  conseils  sur  le  menu 
objet  entraîne  l'inutilité  au  moins  de  deux. 
La  superposition  des  conseils  civils  a  pour  ob- 
jet la  suppression  du  conseil  de  fabrique, 
l'abolition  de  l'autorité  des  évêques,  la  main 
mise  sur  les  biens  ecclésiastiques,  l'anéantis- 
sement du  culte. 

Avec  cet  enchevêtrement  de  pouvoirs,  les 
budgets  courent  risque  de  n'être  jamais  votés. 
Avec  l'esprit  qui  règne  dans  les  sphères 
politiques,  il  y  a  d'ailleurs  indécence  à  sou- 
mettre à  des  impies  le  pain  et  le  vin  du  sa- 
crifice, la  veilleuse  du  Saint-Sacrement,  la 
cire  de  l'autel,  l'encens  des  cérémonies,  les 
vases  sacrés  et  les  ornements,  l'entretien  des 
sacristies  et  des  églises.  S'ils  sont  protestants, 
juifs,  francs-maçons,  libres  penseurs  ou  seu- 
lement indifférents,  ils  ne  peuvent  pas  être 
justes;  leur  impiété,  leur  con.-cience  et  leur 
foi,  s'ils  en  ont  une,  leur  défendent  même  de 
coopérer  aux  actes  du  culte  catholique.  Les 
églises  sont  livrées  aux  ennemis  de  Dieu  et 
de  son  Christ  ;  les  prêtres,  pour  la  partie  ma- 
térielle de  leur  fonction,  sont  à  la  merci  du 
persécuteur. 

La  générosité  des  fidèles  n'est  pas  grande, 
surtout  dans  les  campagnes.  S'ils  prévoient 
que  leur  argent  sera  pris  par  l'Etat,  ils  tire- 
ront les  cordons  de  leur  bourse  ;  les  petites 
églises  mourront  de  faim. 

Ce  qui  frappe  le  plus,  dans  cette  machine, 
c'est  l'impossibilité  de  son  fonctionnement. 
Quand  les  trésoriers  sauront  qu'ils  encourent 
une  responsabilité  pécuniaire,  qui  peut  leur 
créer  des  embarras  et  leur  amener  une  con- 


damnation ;  quand  ils  sauront  que  le  produit 
deS  quêtes  à  l'église  doit  être  Versé,   avec  une 

attestation  signée,  dans  la  caisse  du  percep- 
teur ;  quand  ils  sauront  qu'au  percepteur  est 
dévolu  h;  soin  de  louer  les  troncs;  quand  ils 
sauront  que  le  curé  ne  peut   plus  disposer 

d'une  quête  extraordinaire  pour  l'achat  d'uni; 
statue,  d'un  ornement,  d'un  reliquaire  ;  quand 
ils  sauront  que  le  curé  est  obligé  d'exi 
même  des  plus  pauvres,  le  casuel,  qui  doit 
être  contrôlé  et  encaissé  par  le  percepteur; 
quand  ils  sauront  que  la  pauvre  veuve  qui 
balaie  l'église,  la  pauvre  sœur  qui  blanchit  le 
linge,  le  pauvre  vieux  chantre,  le  vieux  son- 
neur sont  obligés  de  faire  huit  ou  dix  kilo- 
mètres pour  toucher  leur  solde  chez  le  per- 
cepteur ;  quand  ils  sauront  que  sur  les  reve- 
nus de  Fabrique,  déjà  si  insuffisants,  le 
percepteur  doit  opérer  une  retenue  à  son 
avantage  ;  quand  ils  sauront  que  si  les  re- 
cettes dépassent  les  dépenses,  l'excédent  doit 
être  versé  dans  les  caisses  de  l'Etat  ;  quand  ils 
sauront  tout  cela,  leur  bon  sens  ne  manquera 
pas  de  se  révolter  ;  ils  trouveront  tous  ces  rè- 
glements odieux,  tyranniques,  injustes,  inad- 
missibles et  ils  tiendront  à  honneur  de  ne  pas 
prêter  !a  main  à  leur  exécution. 

Dans  cette  critique  du  décret,  je  laisse  de 
côté  les  points  secondaires.  Je  ne  dis  rien  de 
la  multiplication  des  paperasses  inutiles  et 
désobligeantes,  par  où  s'accuse  le  bysanti- 
nisme  français:  rien  de  ce  curé  obligé,  chaque 
dimanche,  après  la  messe,  de  délivrer  un  reçu 
à  la  petite  fille  qui  vient  de  quêter  ;  rien  de  ce 
percepteur  obligé  d'appeler  les  fabriciens  pour 
lever  les  trois  sous  du  tronc;  rien  de  ce  vin 
que  le  curé  doit  prendre  à  l'auberge,  pour 
qu'il  ne  soit  pas  trop  clérical.  Il  y  a  des  choses 
qu'il  faut  laisser  à  leur  ineffaçable-ridicule. 

Voilà  sept  ans  que  ce  décret  a  été  rendu. 
Son  acceptation  par  le  clergé  a  été  très  di- 
verse ;  plusieurs  évêques  n'en  ont  tenu  aucun 
compte  ;  plusieurs  l'ont  accepté  dans  la  plé- 
nitude de  ses  exigences  ;  la  plupart  ne  l'ont 
admis  que  sous  bénéfice  d'inventaire,  avec 
espoir  de  revision  ultérieure.  A  l'user,  on  y  a 
découvert  maintes  parties  faibles  et  même  des 
prétentions  contradictoires.  A  entendre  les  fa- 
gotteurs  du  décret,  il  ne  doit  point  aggraver 
le  décret  du  30  décembre  1809,  et  il  en 
change,  il  en  détruit  même  complètement 
l'économie.  On  a  voulu,  par  un  décret  com- 
plémentaire, par  des  circulaires  explicatives, 
par  des  avis  du  conseil  d'Etat  et  des  sentences 
de  tribunaux,  former  une  jurisprudence  éta- 
blie, sans  y  réussir.  On  reste  dans  l'incertitude 
sur  beaucoup  de  points  ;  on  ne  parvient  pas 
à  déterminer  le  rôle  du  trésorier  de  fabrique; 
on  ne  trouve  pas  de  juridiction  compétente, 
pour  terminer  les  conflits  en  matière  fabri- 
cienne.  L'Eglise  peut  opposer  une  victorieuse 
inertie  ;  elle  peut  revenir  à  l'état  originel  du 
curé,  seul  administrateur  des  deniers  du  culte; 
elle  peut  tout,  l'Eglise,  quand  il  s'agit  de  ré- 
sister au  despotisme.  L'Etat,  en  présence  de 
l'opposition  ecclésiastique,  s'irrite,  s'exaspère 


300 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  'AïllOLinUE 


cl  se  porte  à  la  dernière  raison  de  la  tyran- 
nie, aux  violences. 

l'ai-  exemple,  tout  récemment,  il  notifiait  à 
l'évéque  <le  Montpellier  que  la  négligence  ou 
le  retard  de  quelques  tre'soriers  à  déposer 
leur  compte  allait  amener  la  suppression  lé- 
gale d'une  dizaine  de  paroisses.  Cette  notifi- 
cation découvre  le  jeu  de  l'ennemi.  Le  décret 
ne  vise  pas  seulement  à  mettre  la  main  sur 
les  oblations  des  fidèles;  il  doit  aboutir,  sur 
le  constat  d'irrégularités  dont  l'Etat  est  juge, 
à  l'anéantissement  des  cures,  au  retour  de 
la  France  à  l'état  de  mission  apostolique,  où 
le  missionnaire,  à  lui  seul,  est  toute  l'Eglise. 
Cette  rigueur,  l'Eglise  peut  la  braver,  et  peut- 
être  serait-ce  son  salut. 

Un  décret  du  18  juin  1898  aggravait  encore 
les  dispositions  du  décret  de  1893.  Le  2  sep- 
tembre de  la  même  année,  les  sept  cardinaux 
adressèrent,  au  ministre,  une  lettre  collec- 
tive; les  signataires  de  cette  lettre  deman- 
daient à  iHre  entendus  et  disaient  que  la  lé- 
gislation des  fabriques  devant  subir  des  mo- 
difications, cette  réforme  ne  devait  se  produire 
qu'à  la  suite  d'un  travail  réfléchi  et  concerté 
à  qui  de  droit.  Le  ministre  Sarrien  répondit 
aux  cardinaux.  Dans  sa  réponse,  il  relève 
d'abord  la  forme  collective  de  cette  lettre  qui 
suppose  le  concert  prohibé  entre  les  chefs  de 
diocèse.  Suivant  l'expression  de  Dupin,  ce  se- 
rait un  concile  par  correspondance.  Cette  pré- 
tention du  ministre  dépouille  d'abord  les 
évêques  de  la  part  de  droit  et  de  devoir  qu'ils 
sont  appelés  à  prendre  au  gouvernement  de 
l'Eglise  universelle.  Ensuite  cette  prétention 
viole  ouvertement  le  concordat  qui  proclame 
le  libre  exercice  du  culte  catholique  ;  il  met, 
à  cette  liberté,  un  obstacle  arbitraire.  Enfin 
ce  n'est  que  par  un  paralogisme  ridicule, 
qu'on  peut  appuyer  cette  prétention  sur  les 
articles  organiques.  Ces  articles,  en  effet,  pro- 
hibent les  conseils  provinciaux,  les  synodes 
diocésains  et  en  général  les  assemblées  déli- 
bérantes. Or,  une  simple  lettre,  rédigée  par 
un  seul,  signée  par  plusieurs,  ne  revêt  aucun 
des  caractères  d'une  assemblée,  d'un  synode 
ou  d'un  concile.  Assimiler  une  lettre  à  un 
concile  ou  à  un  synode,  c'est  une  grande 
faiblesse  d'esprit  ou  un  cruel  outrage  à  la 
raison. 

Sur  le  fond  des  choses,  l'Eglise  enseigne  que 
les  comptes  et  budgets  sont  une  matière,  si- 
non exclusivement  ecclésiastique,  du  moins 
mixte;  suivant  l'expression  de  Portalis,  le 
temporel  du  culte  «  tient  de  très  près  aux 
choses  spirituelles  ».  En  1837,  en  discutant 
la  loi  municipale,  le  gouvernement  de  Louis- 
Philippe  déclarait  que  les  modifications  rela- 
tives à  la  gestion  des  fabriques  ne  seraient 
édictées  que  de  concert  avec  l'épiscopat.  Un 
ministre  du  second  empire  disait  Napoléon 
d'accord  avec  Louis-Philippe  :  «  L'Etat,  dé- 
clarait-il, doit  à  l'Eglise  de  la  laisser  régler 
librement  l'administration  de  ses  intérêts  tem- 
porels. Les  fabriques  ne  doivent,  pour  leurs 
règlements  et  leur  administration,  relever  que 


des  évêques.  Kn  1880,  les  ministres  Freycinet, 
Perry,  Gazot,  Lepère,  —  des  cléricaux  peu 
forcenés,  — -  avaient  nommé  une  commission 
de  législation  pour  les  fabriques  et  y  avaient 
appelé  plusieurs  prélats.  Paul  Ilert  lui-même 
voulait  que  les  autorités  diocésaines  fussent 
entendues. 

En  1893,  même  lorsqu'il  fut  question  d'édic- 
ter  sur  les  fabriques  une  nouvelle  législation, 
le  gouvernement  avait  consulté  le  consistoire 
central  des  juifs  et  le  synode  général  des  pro- 
testants de  la  confession  d'Augsbourg  ;  il 
n'avait  pas  consulté  les  évêques,  administra- 
teurs-nés des  biens  de  l'Eglise.  Aujourd'hui 
les  cardinaux  demandent  à  être  entendus  ;  le 
ministre  répond  par  un  refus  de  les  entendre. 
Et  pourtant  les  catholiques  forment  la  presque 
totalité  de  la  nation  française. 

Et  pourquoi  le  ministre  refuse-t-il  d'entendre 
les  évêques?  Parce  que  le  temporel  du  culte 
n'est  pas  une  matière  mixte,  parce  qu'il  est 
du  ressort  exclusif  de  l'autorité  civile  et  que 
le  ministre  d'Etat  est  seul  compétent  pour 
trancher  la  question.  Cette  doctrine  ministé- 
rielle de  la  toute-puissance  de  l'Etat  sur  le 
matériel  du  culte  est  la  propre  doctrine  du 
popisme  russe  ;  c'est  la  théorie  de  Pierre  le 
Grand  admise  par  des  gens  qui  se  croient  li- 
béraux, qui  se  disent  démocrates  et  qui  ne 
sont  que  les  pâles  copistes  de  la  plus  âpre  ty- 
rannie. 

Pierre  le  Grand  était  certainement  le  type 
le  plus  cru  du  despotisme  ;  mais  Pierre  Le- 
grand  était  plus  raisonnable  et  plus  libéral 
que  ces  hypocrites  démocrates.  Pierre,  il  est 
vrai,  soumettait  la  gestion  des  biens  ecclé- 
siastiques au  bon  plaisir  de  l'autorité  civile, 
mais  Pierre  confiait  cette  tâche  à  des  conseils, 
à  un  saint  synode  dirigeant,  et  dans  ces  con- 
seils et  dans  ce  synode,  il  appelait  des  archi- 
mandrites et  des  potopopes.  Ici,  rien  de  pa- 
reil. C'est  une  Chambre,  atteinte  de  prêtro- 
phobie,  qui  vole  sur  ce  sujet  sans  l'instruire  ; 
c'est  un  conseil  d'Etat  où  il  y  a  de  tout,  ex- 
cepté des  prêtres,  qui  libelle  un  décret.  Au 
fond,  ce  sont  les  protestants,  les  juifs,  les 
francs-maçons,  les  libres-penseurs  qui  prennent 
dans  l'administration  des  biens  d'Eglise,  la 
place  des  prêtres  et  des  évêques.  Or,  cette 
substitution  et  cette  nouvelle  administration, 
c'est  une  injustice  et  un  sacrilège.  Les  évêques 
ne  doivent  pas  subir  ce  joug,  ou  s'ils  se  ré- 
signent à  le  subir,  c'est  à  Dieu  à  venger  sa 
cause  :  Exsurgat  Deus  et  dissipentur  inimici 
ejus. 

Ces  lois  et  règlements  contre  les  deniers  des 
fabriques,  avaient  été  précédés,  en  1884, 
d'une  loi  dite  d'acroissement  contre  les  con- 
grégations religieuses.  Précédemment  la  ré- 
publique avait  prononcé  et  exécuté  la  disso- 
lution des  congrégations  ;  mais  en  l'effectuant, 
elle  avait  violé  ses  propres  principes  sur  la  li- 
berté des  professions,  sur  l'inviolabilité  des 
domiciles,  et  sur  ce  droit  constitutionnel 
de  l'homme  et  du  citoyen  qui  ont  fa- 
culté d'aller  et  de   venir,   de   s'associer,  de 


LIVME  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


301 


vivre  à  leur  guise,  sans  que  personne  ait 
droil  de  s'y  opposer.  De  plus,  ces  expulsion 
n'avaient  abouti  à  rien,  puisque  l'Etat,  ne 
pouvant  confisquer  les  immeubles,  était  bien 
obligé  de  les  laisser  à  quelqu'un,  et  ce  quel- 
qu'un, sous  différents  noms,  c'était  toujours  le 
religieux,  assez  habile  pour  défendre  ses  im- 
munités sans  prêter  le  liane  aux  attaques,  ou, 
s'il  y  prêtait,  par  sa  résistance  il  pouvait  ai- 
sément lasser,  voir  déshonorer  la  tyrannie. 
La  majorité  républicaine  de  la  Chambre  le 
comprit  et,  comme  elle  est  foncièrement 
impie  —  l'impiété  est  canaille,  dit  M.  de 
Maistre,  —  elle  cherchait  un  moyen  de  s'em- 
parer de  ces  biens  des  religieux,  que  ses  pré- 
cédents excès  laissaient  intacts.  Un  membre 
de  celte  majorité,  Henri  Brisson,  esprit  faible 
et  passionné,  mais  franc-maçon  militant,  s'at- 
tela à  cette  infâme  besogne.  Avec  l'aide  de 
quelques  subalternes,  il  fabriqua  un  projet 
tendant  à  plumer  la  poule  sans  la  faire  crier 
et  voici  comment  il  s'y  prit. 

Les  congrégations  religieuses  paient  tous 
les  impôts  qui  frappent  les  autres  citoyens, 
savoir:  1°  les  impôts  directs;  2°  les  impôts 
indirects;  3°  l'impôt  de  quatre  pour  cent  sur 
les  revenus  et  rentes  de  toutes  sortes  servies 
par  les  sociétés  financières  ou  par  tout  autre 
emprunteur  public  ;  4°  tous  les  droits  de  mu- 
tation pour  les  contrats  qu'elles  peuvent  con- 
clure, vente,  achats,  échanges,  legs  ;  5°  la 
taxe  de  main-morte  qui  frappe  les  biens  des 
sociétés  civiles  ou  religieuses.  Celte  dernière 
taxe  a  pour  but  de  remplacer  les  droits  de 
mutation  par  décès  auxquels  échappent  ces 
biens  dont  le  propriétaire  ne  meurt  pas  et  de 
compenser,  au  bénéfice  de  l'Etat,  la  diminu- 
tion des  droits  de  mutation  entre  vifs,  aux- 
quels ils  sont  moins  exposés  que  les  simples 
citoyens. 

Outre  ces  impôts  communs,  en  1884,  Bris- 
son  imagina  et  la  Chambre  approuva  que  les 
congrégations  religieuses  fussent  assujetties  à 
deux  nouveaux  impôts  qui  ne  frappent  au- 
cune autre  classe  de  citoyens,  savoir  : 

1°  Un  nouvel  impôt  sur  le  revenu.  A  l'im- 
pôt de  4  0/0  sur  le  revenu  que  paient  déjà  les 
congrégations,  la  loi  du  2J  décembre  1884 
ajoute  un  nouvel  impôt  de  4  0/0  sur  le  revenu 
présumable,  déterminé  à  raison  de  5  0/0  de 
la  valeur  brute  des  biens  meubles  et  im- 
meubles possédés  ou  occupés  par  elles.  Les 
congrégations  seules  sont  soumises  à  cet  im- 
pôt, non  les  communes,  ni  les  cercles,  ni 
autre  société  ou  association.  Cet  impôt  ne 
tombe  pas  sur  un  revenu  réel,  mais  sur  un 
revenu  fictif,  calculé  non  sur  le  revenu  que 
peuvent  donner  les  biens  soumis  à  cet  impôt, 
mais  sur  la  valeur  brute  de  ces  biens.  Et  cela 
quand  même  le  revenu  des  biens  qui  donnent 
un  revenu  serait  inférieur  à  cinq,  comme 
sont  les  renies  d'Etat.  Quand  même  ces  biens 
seraient  grevés  des  charges  qui  absorberaient 
revenus.  Quand  même  les  biens  ainsi  taxés 
ne  seraient  susceptibles  de  produire  aucun  re- 
venu. 


2°  Un  nouvel  impôt,  dil  droit  d'accroissement, 
établi  sui-  cette  bypotbèse  qu'à  chaque  déi 

d'un    membre,  Ce    décès    accroît   le    revenu  île 

la  communauté,  héritière  supposée  du  défunt. 

Or,  cette  hypothèse  est  fausse,  puisque  la 
communauté  possédant,  comme  l'indique  son 
titre,  ses  biens  en  commun,  n'hérite  de  rien 
au  décès  d'un  membre.  Uc  [dus,  ce  droit  de 
succession  est  réglé  par  la  laxe  des  biens  de 
main-morte,  et,  par  suite,  ici  on  le  fait  payer 
deux  fois.  Enfin  ce  droit  de  succession,  es- 
timé H  fr.  25  0/0,  doit  être  payé  à  chacun 
des  bureaux  d'enregistrement  sur  le  ressort 
desquels  sont  situés  les  biens  de  la  congré- 
gation ;  et  au  cas  où  la  quole  pari  successible 
était  inférieure  à  vingt  francs,  elle  doit  payer 
comme  si  elle  atteignait  ce  chiffre. 

Ce  droit  d'accroissement  aboutissait,  en  pra- 
tique, à  des  énormités.  Outre  que  c'était  un 
impôt  d'exception  contraire  à  l'égalité  cons- 
titutionnelle des  citoyens  devant  l'impôt,  il 
faisait  payer  dix  et  cent  fois  plus  de  droit  que 
la  société  n'en  acquérait,  à  supposer  qu'elle 
en  acquît.  Par  exemple  pour  une  succession 
estimée  54  centimes,  un  huissier  de  Paris 
avait  décerné  une  contrainte  commandant  de 
payer  229  fr.  50  centimes,  soit  425  fois  la  va- 
leur de  l'héritage.  En  d'autres  termes,  ce 
droit  d'accroissement  était  un  impôt  deux 
fois  absurde  et  plus  qu'un  vol,  car  le  voleur 
ne  nous  prend  que  notre  bien,  et  ici  l'Etat 
voulait  prendre  aux  congrégations  même  ce 
qu'elles  n'avaient  pas. 

En  1895,  le  protestant  Ribot  imagina  donc 
de  remplacer  le  droit  d'accroissement  par  le 
droit  d'abonnement.  Ce  ne  serait  plus  un  droit 
fixe,  payable  à  chaque  décès,  mais  une  laxe 
à  forfait,  payable  chaque  année,  sans  décla- 
ration de  décès,  sans  calcul  d'héritage,  sur  la 
simple  base  de  l'estimation  déjà  exigée  pour 
l'impôt  4  0/0  sur  le  revenu.  Ce  droit  d'abon- 
nement était  fixé  à  30  centimes  0/0  pour 
les  congrégations  non  autorisées  et  à 
40  pour  les  congrégations  autorisées.  De 
plus,  il  était  dit  que  ce  droit  d'abonnement 
ne  serait  pas  applicable  aux  biens  consa- 
crés aux  œuvres  charitables.  Si  cette  clause 
avait  été  appliquée,  elle  eût  rendu  la  loi  inu- 
tile, mais  elle  restait  à  la  discrétion  du  gou- 
vernement, c'était  un  privilège  concessible 
seulement  par  décret  rendu  en  conseil  d'Etat, 
et  qui  fut,  en  fait,  très  restreint. 

Ce  droit  d'abonnement  était  beaucoup  plus 
facile  à  percevoir  que  le  droit  d'accroisse- 
ment ;  il  n'aboutissait  pas  aux  mêmes  énor- 
mités ;  il  n'exposait  pas  à  la  résistance  des 
congrégations,  aux  procès,  aux  jugements  dé- 
favorables des  tribunaux.  Du  moins,  le  gou- 
vernement l'espérait.  Gel  impôt  était  d'ailleurs 
injuste,  illégal  et  inconstitutionnel.  Injuste  : 
1°  parce  qu'il  imposait  aux  congrégations  un 
impôt  qui  n'atteint  pas  les  autres  citoyens; 
2"  parce  qu'il  frappe  une  matière,  qui  n'existe 
pas  ;  3°  parce  qu'il  oblige  à  payer  deux  fois 
pour  le  même  objet.  Illégal,  parce  qu'il  ne 
tient  pas  compte  de  la  situation  légale  des 


302 


IIISTOIUK  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


congrégations  religieuses,  situation  que  des 

lois  de  finance  ne  peuvent  pas  abroger.  In- 
const'iittiotiHcl,  parce  que,  en  faisant  payer  aux 
congrégations  des  impôts  que  ne  paient  pas 
les  autres  citoyens,  il  viole  ce  principe  sécu- 
laire  que  tous  les  citoyens  sont  égaux  devant 
la  loi. 

On  dit,  pour  dissimuler  l'injustice,  que  les 
sociétés  autres  que  les  congrégations  reli- 
gieuses paient  également  le  droit  de  40/0  sur 
le  revenu  et  le  droit  d'accroissement.  Or,  cette 
allégation  est  doublement  fausse.  L'impôt 
sur  le  revenu  n'est  appliqué  aux  sociétés  ci- 
viles, qu'autant  qu'il  y  a  un  revenu  réel,  cons- 
taté par  le  conseil  d'administration  ;  s'il  n'y  a 
pas  de  revenu,  il  n'y  a  pas  d'impôt,  tandis 
que  l'impôt  frappe  les  congrégations,  même 
et  surtout  quand  elles  ne  tirent  de  leurs  biens 
aucun  revenu.  De  plus,  l'impôt  d'accroisse- 
ment n'est  payable  pour  les  associations  ci- 
viles qu'autant  que  les  associés  ont  un  droit 
personnel  sur  les  valeurs  communes  et  sont 
appelés  au  partage  lors  de  la  dissolution  de 
l'entreprise.  Or,  les  congrégations  religieuses 
non  seulement  n'ont  pas  de  droit  d'adjonc- 
tion et  de  réversion  ;  mais  elles  l'excluent 
formellement.  Donc  elles  ne  devraient  pas,  lé- 
galement, payer  ce  droit  d'abonnement. 

Nous  avons  dit  que  ce  droit  d'abonnement 
frappe  une  matière  non  imposable.  Ce  juge- 
ment n'est  pas  applicable  aux  titres  de  rente 
et  aux  obligations  de  chemin  de  fer;  mais  il 
s'applique  parfaitement  aux  propriétés  immo- 
bilières, aux  bâtiments,  mobilier,  linge,  vête- 
ments. Les  bâtiments  possédés  servent  au  lo- 
gement des  congréganistes  et  à  leurs  œuvres; 
les  bâtiments  occupés  ont  à  payer  un  droit 
d'impôt  et  des  frais  d'entretien;  ni  les  uns  ni 
les  autres  ne  produisent  un  revenu  imposable. 
Les  cours,  préaux,  lieux  de  promenade  sont 
dans  le  même  cas.  Le  mobilier,  linge,  hardes, 
qui  a  jamais  pu  supposer  que  cela  produisait 
un  revenu.  Ce  droit  d'abonnement  repose  sur 
le  vide. 

Nous  avons  dit  que  ce  droit  faisait  payer 
deux  fois  le  même  impôt.  Le  droit  d'accrois- 
sement se  confond,  en  effet,  avec  l'impôt  des 
biens  de  main-morte  ;  et  le  second  impôt  sur 
le  revenu  se  confond  avec  le  premier.  De 
plus,  ces  deux  impôts  sont  majorés  quant  au 
montant  et  reçoivent  encore  une  multiplica- 
tion de  taux  ;  le  second  est  plus  fort  que  le 
premier  et  les  deux  s'appliquent  aussi  bien 
aux  meubles  qu'aux  immeubles. 

Quand  ces  lois  iniques  furent  édictées,  les 
catholiques  de  France  demandèrent  au  Pape 
s'ils  devaient  obéir.  Le  Pape  ne  se  prononça 
pas  explicitement  pour  la  résistance;  il  se 
borna  à  dire  que  chaque  congrégation  devait 
examiner  son  cas  et  se  décider  suivant  qu'elle 
pourrait,  oui  ou  non,  payer  l'impôt.  Mais, 
pas  là  môme  que  le  Pape  n'ordonnait  pas 
l'obéissance,  c'est  qu'à  ses  yeux  la  loi  était 
injuste.  Or  une  loi  injuste  est  une  loi  nulle. 
De  plus,  il  est  manifeste  qu'en  présence  d'une 
loi  inique  et  nulle,  la  conduite  des  congréga- 


tions devait  être  uniforme;  autrement  la  ca- 
pitulation des  uns  servirait,  au  gouvernement 
persécuteur,  pour  accabler  les  autres.  Dans 
celte  incertitude,  les  évêques  eussent  du  tran- 
cher le  litige;  mais,  comme  il  arrive  ordinai- 
rement en  pareil  cas,  la  plupart  des  évêques 
s'en  tinrent  à  l'absentéisme  du  Pape.  Plusieurs 
toutefois  appuyèrent  fortement  la  résistance  ; 
un  seul,  Fuzet,  évéque  de  Beauvais,  lit  bande 
à  part  et  déclara  qu'il  fallait  payer.  Sur  les  ré- 
pliques que  lui  lit  l'archevêque  de  Reims,  le 
prélat  riposta  qu'il  était  trop  tard  ;  qu'il  fallait 
résister  dès  le  commencement  ;  et  qu'ayant 
capitulé  jusque-là  devant  les  lois  de  persécu- 
tion, les  évêques  devaient  capituler  encore. 
Autrement  on  disait  qu'ils  s'étaient  montrés 
mous  quand  il  s'agissait  des  lois  scolaires  et 
militaires  et  qu'ils  ne  se  montraient  revêches 
que  pour  la  vile  monnaie. 

L'affaire  resta  longtemps  en  balance.  Des 
plumes  subalternes  soutenaient  victorieuse- 
ment la  polémique;  l'opinion  se  prononçait 
pour  la  résistance.  Il  ne  paraissait  pas  qu'on 
pût  décemment  capituler,  c'est-à-dire  amnis- 
tier la  violation  du  droit  certain  et  souverain  ; 
livrer  sans  mot  dire  des  biens  qui  sont  le  pa- 
trimoine des  pauvres  et  que  le  fisc,  par  sa 
loi,  doit  à  la  longue  anéantir.  Enfin  on  apprit 
que  cinq  congrégations  autorisées  s'inclinaient 
devant  la  loi  de  spoliation  :  Saint-Sulpice,  les 
Missions  étrangères,  Je  Saint-Esprit,  les  La- 
zaristes et  les  frères  de  La  Salle.  Ces  congré- 
gations avaient,  sans  doute,  des  raisons  par- 
ticulières pour  obéir  à  une  loi  injuste  ;  mais, 
parle  fait,  elles  fournissaient  la  petite  pierre 
sur  quoi  va  s'appuyer  le  levier  de  l'Etat 
pour  ébranler  toutes  les  autres  maisons  reli- 
gieuses. 

Les  congrégations  religieuses  d'hommes,  la 
plupart,  et  presque  toutes  les  congrégations 
religieuses  de  femmes  embrassèrent  le  sage  et 
glorieux  parti  de  la  résistance.  Nous  disons 
presque  toutes,  car  plusieurs  furent  obligées 
par  leur  évêque  de  céder  à  la  loi,  ou  du  moins 
tellement  pressées,  qu'elles  durent  fléchir. 
Parmi  elles,  il  faut  citer  celles  du  diocèse  de 
Rodez,  que  le  cardinal  Bourret  intimida.  De 
ce  accusé  par  un  journal,  l'évêque  nia  le  fait  ; 
mais,  information  prise,  il  fut  reconnu  que 
l'intimidation  était  certaine.  Le  cardinal  avait 
détruit  la  liberté  laissée  par  le  Pape  ;  il  en 
mourut  de  chagrin,  fin  honorable  mais  triste 
pour  un  tel  homme. 

Depuis  lors,  le  fisc  impitoyable  poursuit  son 
œuvre  de  destruction.  Pour  l'accomplir,  il  sai- 
sit tantôt  une  vache,  tantôt  un  cheval  ou  un 
mulet  avec  sa  voiture,  une  maison,  un  champ, 
une  rente.  Le  fisc  saisit  toujours  et  vend  à 
la  barre  du  tribunal,  ou  sur  la  place  publique, 
l'objet  saisi.  Presque  chaque  semaine,  les  jour- 
naux religieux  signalent  quelque  vente.  Ainsi 
est  détruite,  pièce  à  pièce,  lentement,  sans 
bruit,  l'œuvre  charitable  qu'avaient  créée, 
depuis  un  siècle,  les  catholiques  de  France. 
Cette  œuvre  dont  l'histoire  doit  louer  l'iné- 
puisable   générosité,   la    magnifique    ordon- 


LIVUE  QUATHE  VINGT-QUATORZIÈME 


303 


nancc  elle  courageux  dévouement,  est  unique 
en  son  genre  ;  rien  n'en  approche  au  sein  des 
autres  nations.  On  la  mcl  à  néant  sans  qu'au- 
cune protestation  vienne  flétrir  cette  abomi- 
nable destruction.  Tout  au  plus  parfois  quelque 
religieuse  élève  la  voix  pour  en  appeler  aux 
populations  ;  sa  voix  a  de  l'écho  dans  le  cœur 
des  pauvres,  elle  en  a  peu  dans  L'Eglise.  Deux 
religieux,  —  je  dis  deux,  il  faut  citer  leurs 
noms,  —  le  Pore  Stanislas,  capucin,  et  le  Père 
Ange  Le  Doré,  supérieur  des  Eudistes,  l'un 
avec  l'habileté  d'un  stralégiste,  l'autre,  avec 
l'éloquence  d'un  Basile  de  Césarée,  ont  dé- 
noncé à  Dieu  et  aux  hommes  ces  abomina- 
tions. Un  temps  vient  où  l'augmentation  con- 
tinue des  pauvres  deviendra  une  des  angoisses 
de  la  politique  ;  et  où  l'on  entendra,  entre 
ciel  et  terre  la  grande  voix  :  Propler  gemitum 
pauperum  nunc  exurgam,  dicit  Dominus. 


l.a  résistance  à  la  porséculion. 


A  la  fin  du  XIe  siècle,  il  y  eut  vingt  ans  si 
gnalés  par  la  trahison  et  l'abdication  de 
toutes  les  autorités.  Plus  personne  ne  prenait 
en  main  la  cause  de  Dieu.  On  conciliait,  on 
négociait,  on  maquignonnait...  et  le  monde 
mourait  lentement,  misérablement,  lâche- 
ment. 

Du  moins,  à  ce  moment  honteux,  il  y  eut 
de  nobles  cœurs  qui  se  révoltèrent  contre 
cette  lâcheté  misérable,  protestèrent  avec 
énergie  et  amenèrent  à  la  fin  une  salutaire 
réaction.  J'ai  cru  utile  de  rechercher  et  de 
consigner  ici  ces  protestations  généreuses. 
J'espère  que  plusieurs  ne  les  entendront  pas 
sans  un  frémissement  et  se  diront  enfin  : 
Exarsi  ad  imitandum. 

«  Je  ne  crains,  disait  saint  Anselme,  ni 
l'exil,  ni  la  pauvreté,  ni  les  tourments,  ni  la 
mort.  Mon  cœur  est  préparé  à  tout  endurer, 
avec  le  secours  de  Dieu,  pour  ne  point  déso- 
béir au  Hiège  Apostolique  et  pour  conserver  la 
liberté  de  ma  mère,  l'Eglise  du  Christ.  Je 
ne  m'inquiète  que  de  remplir  mon  devoir  et 
de  respecter  l'autorité  du  pontife  romain.  » 
Quelles  belles  paroles  et  vraiment  dignes  d'un 
docteur  de  l'Eglise  ! 

Dans  une  lettre  au  pape  Urbain  If,  Uldaric 
de  Saint-Michel  écrivait  :  «  Tout  ce  que  vous 
aimez,  nous  l'aimons  ;  tout  ce  que  vous  re- 
jetez, nous  le  rejetons  ;  tout  ce  que  vous  souf- 
/  pour  le  Christ,  nous  le  souffrons  avec 
vous.  Vous  avez  peu  d'amis  en  ce  pays  ;  la 
peur  du  tyran  fait  aller  à  sa  communion  tous 
ceux  qui  vous  obéissaient.  Mais  nous  savons 
que  vous  avez  la  parole  de  vif;,  et,  avec  vous, 
nous  ne  redoutons  ni  de  vivre  durement  ici- 
bas,  ni  de  mourir  glorieusement.  » 


«  L'Eglise  rachetée  par  le  sang  de  Jésos- 

Ghrift  et  constituée  en  liberté,  écrivait  le  pape 

Gèlaie  II,  rie  peut  plus  redevenir  eiclave.  Si 

L'Eglite  ne  peut  plus   élire   un    prélat,   sans  le 

consentement  de  il  mpereur  l'Empereur,  c'était 

hier  le  chimiste  athée,  lierlbelot;,  elle  n'est 
plus  que  sa  servante  et  la  mort  du  Christ  est 
mise  à  néant.  Si  le  prélat  élu  est  investi  par 
la  crosse  et  L'anneau  qui  appartiennent  à  l'au- 
tel, c'est  une  usurpation  des  droits  de  Dieu. 
Si  le  prélat  soumet  ses  mains  consacrées  par  le 
corps  et  le  sang  de  Notre-Seigneur  aux  mains 
d'un  laïque,  il  déroge  à  son  ordre  et  à  son  onc- 
tion sacrée.  »  Paroles  vraiment  dignes  d'un 
pape  et  qui  figurent  au  corps  du  droit  canon  ; 
j'espère  bien  que  c'est  pour  toujours. 

Domnizo  fait  dire  par  saint  Pierre  au  pape 
Pascal  II  :  «  0  pape  Pascal,  sache  veiller  à  la  . 
liberté  de  l'Eglise  et  fonder  ta  volonté  sur  le 
crucifié  qui  est  mort  pour  son  épouse  et  qui 
te  l'a  confiée  pour  que  tu  la  maintiennes  digne 
de  son  époux;  sache  mourir,  ô  pontife,  plutôt 
que  de  la  laisser  violer  par  l'ennemi  ou  sé- 
duire par  de  faux  amants.  Le  seigneur  Christ 
sait  que  si  tu  résistes  à  outrance,  nul  ne  pré- 
vaudra contre  la  liberté  de  l'Eglise.  )> 

Le  pape  Pascal  II  écrit  à  l'empereur  Henri  V  : 
«  L'Eglise  ne  veut  rien  s'arroger  de  tes  droits, 
elle  qui,  comme  une  mère,  fait  don  à  chacun 
de  ce  qui  lui  appartient.  Elle  ne  prétend  rien 
enlever  à  la  gloire  de  l'Empire.  Nous  ne  vou- 
lons, en  effet,  que  servir  Dieu  dans  sa  justice. 
Rentre  donc  en  toi-même  et  n'accorde  pas 
confiance  à  la  superbe.  Tu  as  des  soldats  pour 
te  défendre  ;  mais  l'Eglise  a  pour  défenseur, 
le  roi  des  rois,  qui  l'a  rachetée  de  son  sang; 
elle  a,  de  plus,  les  apôtres  Pierre  et  Paul  qui 
sont  ses  seigneurs  et  ses  patrons.  Abandonne 
donc  ce  qui  n'est  pas  de  ton  office  afin  de  le 
mievx  remplir.  Que  l'Eglise  obtienne  ce  qui 
est  au  Christ  et  que  César  garde  ce  qui  est  à 
César.  » 

Le  Pape  qui  avait  écrit  en  ces  termes  à 
Henri  V  était  bien  digne  de  recevoir  cette 
lettre  signée  du  grand  nom  de  Geoffroy  de 
Vendôme  :  «  L'Eglise  vit  par  la  foi,  L'autorité 
et  la  liberté  ;  sans  elles,  elle  languit,  elle 
meurt.  La  foi  est  son  fondement  ;  la  charité, 
sa  parure  ;  la  liberté,  son  bouclier.  Mais, 
quand  elle  se  laisse  corrompre  par  des  pré- 
sents, quand  elle  se  soumet  à  la  puissance  sé- 
culière, elle  perd  en  même  temps,  la  foi,  la 
charité  et  la  liberté  :  elle  passe,  non  sans  rai- 
son, pour  morte. 

Le  même  Geoffroy  de  Vendôme  écrivait  à 
Calixte  II  :  «  Quand  l'Eglise  est  soumise  à  la 
puissance  séculière,  de  reine  qu'elle  était  elle 
devient  esclave;  elle  perd  cette  charte  de  li- 
berté que  le  seigneur  Christ  a  dictée  du  haut 
de  sa  croix  et  signée  de  son  sang.  » 

Le  Pape  qui  avait  reçu  cette  lettre  sut  la 
comprendre  ;  il  délivra  L'Eglise  par  le  Con- 
cordat de  Worms  en  1122. 11  y  avait  vingt  ans 
que  L'Eglise  était  sous  le  pressoir;  vingt,  ans 
que  les  plus  vaillants  champions  livraient, 
pour  la  cause  de  Dieu,  la  grande  bataille. 


304 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


L'Eglise  en  France  est  à  un  de  ces  tour- 
nant- dr  l'histoire  ;  il  tant,  pour  sa  délivrance, 
mi  grand  combat.  Des  voix  isolées  nous  y  ap- 
pellent. ;  il  tant  que  tous  les  cœurs  chrétiens 
répondent. 

Il  n'est  que  temps  d'entendre  ces  nobles 
voix  de  la  tradition.  Les  Anselme,  les  Geof- 
froy de  Vendôme,  lesUdalric  de  Saint-Michel, 
les  Gela?e,  les  Pascal,  les  Callixle  sont  de  bons 
maîtres  et  de  sages  docteurs. 

Si  nous  nous  dérobions  plus  longtemps  à 
ces  appels  de  la  bravoure  apostolique,  il  fau- 
drait rappeler,  pour  notre  honte,  le  mot  de 
Cicéron  à  Atticus  :  «  Voyez  de  quelle  mort 
ignoble  nous  périssons  :  Ëcce  quant  vili  morte 
périmas  !  » 

C'est  un  devoir  pour  tout  chrétien  et  pour 
,  tout  Français,  de  défendre  l'Eglise  contre  le 
persécuteur. 

C'est  un  devoir,  pour  l'humble  fidèle,  sol- 
dat de  Jésus-Christ,  de  suivre  le  drapeau 
de  l'Eglise  militante  et  de  faire  face  à  l'en- 
nemi. 

C'est  un  devoir  pour  le  prêtre  de  conduire 
les  fidèles  à  la  bataille  et  de  défendre  comme 
un  vaillant  capitaine  les  justes  droits  du  sanc- 
tuaire. 

C'est  un  devoir  pour  tout  évêque,  succes- 
seur des  apôtres,  d'affronter  toutes  les  puis- 
sances du  siècle  et  de  leur  résister  sans  pou- 
voir jamais  être  vaincu. 

C'est  un  devoir  pour  les  Français,  fils  aînés 
de  l'Eglise,  de  se  souvenir  du  pacte  de  Clovis 
et  de  Charlemagne.  Et  puisque  Léon  XIII  les 
exhorte  depuis  longtemps  à  s'unir,  à  concer- 
ter leurs  forces  et  à  combattre  comme  l'ont 
fait  depuis  les  Irlandais  et  les  Allemands,  il 
n'est  pas  nécessaire  d'être  chrétien,  il  suffit 
d'être  Français  pour  courir  aux  armes  et  sus 
à  l'ennemi. 

On  ne  peut  guère  contester  ce  double  de- 
voir ;  mais,  dans  l'état  de  marasme,  de  dé- 
faillance où  nous  sommes  tombés,  on  cherche 
toutes  sortes  de  motifs,  toutes  sortes  de  pré- 
textes, toutes  sortes  d'excuses  pour  rester 
dans  l'inertie. 

On  dit  entre  autres  :  A  quoi  bon?  Et  quels 
profits  si  enviables  nous  doit  procurer  la  ré- 
sistance ? 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'il  y  a  de 
faibles  chrétiens.  Dans  toutes  les  persécutions, 
il  s'est  trouvé  des  héros  ;  il  s'est  rencontré 
aussi  des  âmes  molles  qui  prétendaient  ne 
différer  avec  leurs  frères  que  sur  le  choix 
des  moyens,  mais  devoir  arriver  avec  eux  au 
but. 

De  faibles  chrétiens  disaient  cela  en  1792, 
et  voici  ce  que  leur  répond  Maury  : 

«  Mais,  dites-vous,  je  n'ai  voulu  composer 
que  sur  le  choix  des  moyens.  C'est  la  question. 
Est-ce  donc  un  simple  moyen  et  un  moyen 
légitime  de  composition,  ou  bien  n'est-ce  pas 
sacrifier  les  principes  que  de  promettre  fidé- 
lité à  l'action  des  lois  les  plus  contraires  à 
l'Evangile,  à  la  discipline  générale  de  l'Eglise, 
qui  consacrent  le  parjure  et  le  brigandage? 


Avec  de  pareils  moyens  de  rétablir  le  culte, 
ne  favorise-t-on  pas  les  ennemis,  et,  par  une 
conséquence  nécessaire,  n'anéantit-on  pas  la 
religion?  Pourquoi  donc  torturer  les  cons- 
ciences par  la  crainte  d'une  si  horrible  et  si 
inutile  complicité?  Etait-ce  être  intraitable  et 
fanatique  que  d'être  effrayé  et  arrêté  par  de 
si  terribles  dangers?  Etait-ce  rejeter  toutes 
les  voies  de  conciliation  que  de  ne  vouloir 
pas  s'agréger  ainsi  aux  clubs  révolution- 
naires! Enfin,  céder  ainsi  notre  honneur  et 
nos  devoirs,  n'était-ce  composer  que  sur  le 
moyen  ? 

«  Je  vous  ai  demandé  à  quoi  avait  servi  la 
conciliation.  Vour  rétorquez  l'argument  contre 
moi  et  vous  me  demandez  à  quoi  ont  servi  les 
plus  fortes  oppositions  I 

«  Certes,  elles  n'ont  pas  suffi,  je  l'avoue, 
pour  opérer  une  contre-révolution  ;  nous  ne 
nous  la  sommes  jamais  promise  de  notre 
seule  résistance.  On  n'a  pas  pu  l'exiger  de 
nous  ;  et  il  serait  inutile  de  raisonner  contre 
ceux  qui  prétendaient  soumettre  à  cette 
épreuve  la  vérité  de  nos  principes  pour  lui 
rendre  hommage  ;  mais  si  ce  n'est  pas  là  ce 
qu'on  attend  de  nous,  pour  savoir  si  nous 
avons  raison,  ;e  vais  vous  répondre.  » 

Qu'on  veuille  bien  peser,  au  poids  du  sanc- 
tuaire, toutes  les  paroles  du  grand  orateur  de 
la  Constituante  : 

«  Nos  oppositions  ont  servi  à  nous  sauver 
de  toutes  ces  capitulations  absurdes  ou  infâmes 
qui  nous  auraient  déshonorés  gratuitement  ; 
elles  ont  servi  à  faire  reculer  honteusement  et 
visiblement  tous  ces  perfides  hypocrites  que 
nous  avons  chassés  de  porte  en  porte  toutes 
les  fois  qu'ils  ont  feint  de  se  rapprocher  de 
nous  pour  nous  tromper,  nous  opprimer  et 
nous  avilir.  Elles  ont  servi  à  sauver  notre 
honneur  avec  lequel,  tôt  ou  tard,  on  sauve 
tout.  Elles  ont  servi  à  retenir  ou  à  mettre 
dans  nos  intérêts  l'opinion  publique  qui  se 
serait  totalement  séparée  de  nous,  si  nous 
avions  altéré  l'intégrité  de  nos  principes  ;  si 
nous  nous  étions  lassés  de  porter  partout  nos 
désastres,  en  témoignage  de  la  vérité  dont 
nous  étions  les  martyrs,  si  nous  avions  cessé 
de  combattre  pour  cesser  de  souffrir,  si  nous 
avions  été  les  dupes  intéressées  des  accommo- 
dements les  plus  absurdes  et  les  plus  infâmes. 
Elles  ont  servi  à  nous  conserver  debout  au 
milieu  des  ruines  qui  nous  environnaient  et 
nous  accablaient  sans  pouvoir  nous  abattre. 
Enfin,  elles  ont  servi  à  mûrir  le  catholicisme 
renaissant  au  fond  de  tous  les  cœurs,  à  nous 
reconquérir  l'estime,  la  pitié,  l'amour  de  tous 
les  Français,  à  nous  conserver  notre  ère  poli- 
tique ;  car  nous  serions  anéantis  depuis  long- 
temps et  la  religion  aurait  péri  en  France, 
avec  nous,  si,  par  notre  fermeté,  notre  cou- 
rage, notre  patience,  notre  invincible  fidélité 
à  nos  devoirs,  nous  n'avions  donné  à  nos  con- 
citoyens le  temps  de  se  souvenir  de  nous 
après  s'être  soustraits  à  l'oppression,  de  s'in- 
téresser à  notre  sort  et  de  rappeler  avec  nous 
la  religion  qui  semblait  anéantie  et  qui,  heu- 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


303 


reusement  associée  à  notre  sort,  n'a  plus  été 
pour  les  Français  qu'une  émigrée  vers  la- 
quelle Ions  les  cœurs  ont  été  entraînés  par 
admiration,    par    pitié,    par    intérêt    et    par 

amour.  Voilà  à  quoi  ont  servi  nos  opposi- 
sitions.» 

Les  réflexions  de  Maury  reviennent  ici 
fort  à  propos.  Si  ce  n'est  pas  un  hommage 
au  passé,  c'est  un  programme  d'avenir. 

Nous  devons  tous  nous  faire  à  l'ide'e  que 
pour  nous  sauver,  pour  sauver  notre  religion, 
il  faut  une  grande  bataille. 

La  bataille  une  fois  engagée,  nous  sommes 
certains  de  la  victoire. 

La  victime  du  Calvaire  a  vaincu  par  la 
croix  :  tous  ceux  qui  s'associent  à  son  sacri- 
fice héritent  de  sa  force  et  partagent  ses 
triomphes.  Sine  sanguinis  effusione,  non  fît  re- 
missio. 

Entre  les  premières  années  du  xie  siècle  et 
lafin  du  siècle  xix*,il  y  a  une  certaine  similitude. 
C'est  la  même  déshérence  des  pouvoirs  pu- 
blics, c'est  la  même  faiblesse  qui  les  énerve, 
le  même  aveuglement  qui  les  égare,  les  mêmes 
passions  qui  les  condamnent  à  aller  miséra- 
blement à  rencontre  de  leur  but.  Ou  l'on  ne 
fait  rien,  lorsqu'il  faudrait  agir  ;  ou,  si  l'on  fait 
quelque  chose,  c'est  pour  ruiner  moralement 
la  société  et  matériellement  les  populations. 
Vous  diriez  un  vaisseau  désemparé  qui  va  in- 
consciemment se  briser  surlesécueils  ou  s'en- 
gouffrer dans  les  abîmes. 

L'Eglise  catholique  possède,  en  dépit  de 
toute  contestation,  son  plein  droit  d'institu- 
tion divine.  En  présence  de  ce  droit,  l'Etat, 
par  le  Concordat,  est  l'allié  de  l'Eglise  ;  par 
sa  constitution  politique,  il  lui  est  étranger  ; 
par  son  inféodation  à  la  Franc-Maçonnerie,  il 
est  son  ennemi.  Comme  étranger,  il  se  croit 
en  droit  de  lui  opposer  l'indifférence  ;  comme 
allié,  il  lui  impose  des  chaînes  ;  comme  en- 
nemi, il  lui  fait  porter  le  poids  de  la  persécu- 
tion. Par  la  combinaison  perfide  et  la  com- 
plication inextricable  de  ses  titres,  l'Etat 
français  peut  trouver,  dans  son  organisation, 
le  moyen  de  faire  quelque  bien  à  l'Eglise  et  le 
moyen  aussi  de  lui  faire  beaucoup  de  mal. 

L'Eglise  doit  craindre  que  sa  foi,  sa  morale, 
sa  discipline,  son  culte,  sa  hiérarchie  souffrent 
notablement  de  ce  despotisme  persécuteur  et 
que  son  œuvre  essentielle  de  sanctification  des 
âmes  ne  soit  mise  en  péril.  L'Eglise  demande 
qu'on  la  laisse  opérer  elle-même  son  œuvre 
de  salut,  sans  aucune  faveur  mondaine,  sans 
intervention  séculière  ;  mais  dans  le  libre  et 
pacifique  usage  des  moyens  d'action  qu'elle  a 
reçus  de  Dieu,  et  que  la  constitution  ordonne 
de  respecter.  L'Eglise  ne  demande  ni  faveurs, 
ni  honneurs,  ni  privilèges,  ni  richesses,  ni 
dons  quelconques  ;  elle  ne  demande  que  sa 
liberté  de  droit  divin.  Et  à  quel  titre  réclame- 
t-elle  cette  liberté  ?  Est-ce  à  titre  de  privilège  ? 
Non  ;  l'Eglise  sait  très  bien  que  la  constitu- 
tion ne  lui  accorde  rien  de  plus  qu'aux  autres 
cultes  ;  mais  elle  reconnaît  sa  liberté.  L'Eglise 
veut  donc  travailler  au  salut  des  âmes,  parce 

T.  xv. 


qu'elle  le  doit  devant  Dieu  ;  elle  veut  y  Ira- 
vailler  librement,  parce  qui'  cette  liberté  lui 
est.  (lue  devant  l''-  hommes. 

Le  gouvernement  donne  le  change  à  l'opi- 
nion, en  alléguant  que  l'Eglise  veut  tout  en- 
vahir. L'Eglise  ne   veut  rien  prendre  à  per 
sonne,  ni  aux  particuliers, ni  à  l'Etat;  l'Eglise 

demande  seule ni  que  tout  soit  soumis  à  la 

loi  du  Christ  et  aux  clefs  de  Pierre,  tout,  dit 
Bo88uet,roiset  peuples,  pasteurs  et  troupeaux. 
Mais,  par  une  étrange  contradiction,  ces 
hommes  qui  nous  accusent  de  cupidité,  nous 
promettent,  si  nous  voulons  les  laisser  faire, 
tous  les  bienfaits  matériels  de  leur  bonne 
grâce.  L'Eglise  ne  dédaigne  certainement  pas 
l'appui  matériel,  dans  la  mesure  où  il  est  né- 
cessaire à  son  action  spirituelle,  et  pour  tous 
les  avantages  à  elle  conférés,  elle  garde  une 
vive  reconnaissance.  Mais  l'Eglise  ne  veut  ni 
prêtres  ambitieux,  ni  évèques  serviles,  ni 
clergés  mondains.  Dans  ce  siècle  où  tout  s'ob- 
tient par  l'intrigue,  si  nous  consentions  à  ce 
que  l'homme  de  Dieu  devînt  semblable  au 
peuple  et  cherchât  à  capter  les  faveurs  du 
gouvernement,  c'est  alors  qu'il  faudrait  nous 
accuser  d'ambition.  Ce  qu'il  faut  à  la  France, 
ce  sont  des  prêtres  qui  travaillent  au  salut  des 
âmes  et  des  évêques  qui  veillent  à  la  sancti- 
fication des  peuples.  Quand  le  gouvernement 
livre,  à  toutes  les  fureurs  de  l'opinion,  un 
clergé  qui  ne  réclame  que  le  libre  exercice  de 
son  ministère,  il  ment  à  ses  lois  et  outrage 
Dieu  dans  son  Eglise. 

La  série  d'attentats  dont  touffre  l'Eglise 
obligeait  à  la  résistance.  Le  premier  fait  que 
l'histoire  doit  constater  avec  tristesse  c'est 
que  la  résistance  n'a  pas  été  proportionnelle  à 
l'attaque  ;  elle  n'a  pas  été  immédiate,  univer- 
selle, ardente,  persévérante,  comme  elle  de- 
vait l'être.  Ce  serait  une  exagération  de  dire 
que  tout  le  monde  a  trahi  ;  c'en  serait  une 
autre  de  dire  que  tout  le  monde  a  fait  tout  son 
devoir.  Parmi  les  évêques,  plusieurs  ont  paru 
complices  du  gouvernement  persécuteur  ;  plu- 
sieurs, sans  conniver  aux  attentats,  ont  paru 
peu  soucieux  de  défendre  les  intérêts  de 
l'Eglise.  On  a  allégué,  pour  excuser  l'inertie, 
la  volonté  du  Pape  qui  veut  la  paix  à  tout 
prix  ;  le  pacte  de  conciliation  qui  conseille  de 
ménager  l'Etat,  par  crainte  de  pire  ;  l'inuti- 
lité ou  l'impossibilité  de  former  un  parti  de 
combat  et  une  résolution  de  martyre.  On  est 
allé  jusqu'à  dire  que  les  fidèles  n'avaient  au- 
cune qualité  pour  défendre  la  mère  Eglise  et 
que  les  prêtres  étaient,  dans  les  questions  po- 
litico-sociales, d'une  notoire  incompétence. 
Ce  sont  là  autant  d'erreurs  et  de  faux  pré- 
textes, que  nous  n'avons  pas  à  réfuter  ici.  Mais 
nous  avons  une  réfutation  plus  positive,  les 
faits. 

Le  premier  défenseur  de  nos  églises,  c'est  le 
Pape.  Léon  XIII  a  écrit,  d'une  plume  savante, 
une  série  d'Encycliques,  où  il  expose,  dans 
leur  principe  et  dans  leur  ensemble,  les  lois 
de  la  vie  individuelle  et  de  la  vie  sociale.  A 
chaque  aberration  de  la  libre  pensée,  à  chaque 

20 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


tltenlal  du  gouvernement,  le  Pontife  ;i  op- 
posé, avec  un  terme  esprit,  les  oracles  de  la 
doctrine  catholique.  Dans  ces  actes  pontifi- 
ix,  il  n'y  a  pas  un  mot  qui  implique  la 
moindre  solidarité  avec  la  révolution,  ni  la 
moindre  concession  au  libéralisme.  Dans  l'ex- 
position des  doctrines  orthodoxes,  Léon  XIII 
parle  comme  Pie  IX  ;  dans  la  réfutation  des 
doctrines  hétérodoxes,  il  est  môme  parfois 
plus  expressif  que  l'auteur  du  Syllabus.  L'en- 
semble t\c<,  Encycliques  de  Léon  XII',  c'est  la 
constitution  d'un  peuple  chrétien,  c'est  la 
charte  de  l'avenir.  Et  s'il  s'était  trouvé,  dans 
nos  rangs,  un  apologiste  intelligent  et  résolu, 
un  Pie  par  exemple,  il  lui  eut  suffi  de  faire 
valoir  les  Encycliques,  de  leur  donner  bec  et 
ongles,  pour  jeter  l'effroi  parmi  les  adver- 
saires d'Israël. 

Un  fait  certain,  éclatant,  c'est  que,  dans  les 
écrits  du  Pape,  il  n'y  a  pas  ombre  de  résigna- 
tion au  triomphe  dx  mal.  Le  Pape  est  le  su- 
prême hiérarque,  le  conducteur  du  peuple 
fidèle  ;  dés  qu'il  ouvre  la  bouche  c'est  pour 
tracer  un  directoire.  Des  idées  d'effacement, 
des  projets  d'abdication,  un  vicaire  de  Jésus- 
Christ  ne  connaît  pas  de  tels  desseins. 

Parmi  les  Encycliques  de  Léon  XIII,  il  en 
est  plusieurs  où  il  pousse  expressément  à  la 
bataille.  Dans  l'Encyclique  Sa/iientix  chris- 
tianx,  il  enseigne  que  les  chrétiens  sont  une 
race  née  pour  le  combat;  que  ne  pas  com- 
battre pour  la  vérité  et  la  justice,  c'est  trahir 
et  se  déshonorer.  Dans  l'Encyclique  aux 
Français,  il  dénonce  le  dessein  diabolique  de 
déchristianiser  la  France,  de  supprimer  léga- 
lement l'exercice  du  culte  catholique  ;  et  s'il 
distingue  entre  la  forme  toujours  acceptable 
du  gouvernement  et  une  législation  antichré- 
tienne, c'est  pour  prêcher,  contre  cette  légis- 
lation désastreuse,  non  pas  seulement  une  ba- 
taille, mais  une  croisade,  mais  une  campagne 
qui  doit  se  poursuivre  jusqu'au  parfait  triom- 
phe. Et  si  nous  vivions  dans  ces  temps  d'une 
foi  qui  soulève  les  montagnes,  tous,  à  l'appel 
du  clairon  apostolique,  se  seraient  levés  et 
auraient  dit  :  Puisque  le  Pape  le  veut,  Dieu  le 
veut. 

Je  ne  vois  nulle  part  ce  pacte  de  concilia- 
tion qu'on  nous  oppose,  dont  l'auteur  est  in- 
connu, dont  on  ignore  les  articles,  et  qui  se- 
rait, parait-il,  d'autant  plus  sacré  qu'il  se  dé- 
robe davantage.  Je  ne  serais  pas  éloigné  de 
le  considérer  comme  une  ruse  de  guerre, 
comme  une  fraude  de  l'ennemi.  Jusqu'à  phis 
ample  informé,  personne  ne  doit  se  croire 
tenu  d'y  obéir.  Et  il  faut  croire  que  si,  parmi 
nous,  s'était  levé  un  Athanase  et  un  Chrysos- 
tome,  le  Pontife  Romain  n'aurait  pas  cru  cer- 
tainement devoir  l'arrêter. 

De  la  nature  même  des  choses  et  de  l'ordre 
des  lois  saintes  résulte,  pour  le  prêtre,  l'obli- 
gation de  s'occuper  des  questions  politico-so- 
ciales, afin  de  les  conformer  aux  divines  pres- 
criptions de  l'Evangiie.  L'histoire,  dans  son 
ensemble  organique,  prouve  que  le  clergé  a 
toujours  pris  part  aux  questions   politico-so- 


ciales. Cette  même  doctrine  découle  de  i 
seignemenl  de  L'Eglise,  de  la  pratique  ordi- 
ii  lire  des  Pontifes  Romains  et  des  évé  |uea  or- 
thodoxes. Les  objections  élevées  a  rencontre 
sont  vaines.  L'Eglise  est  militante  ;  sou  salut, 
c'est  le  combat. 

En  France,  au  milieu  de  cette  série  ef- 
froyable d'attentats, il  est  certain  que  plusieurs 
évéques  se  sont  montrés  peu  braves  ;  mai-,  il 
est  certain  aussi  que  d'autres,  les  Gouthe- 
Soulard,  les  Trégaro,  les  Fa  va,  lesCotton,  les 
Isoard,  les  Cabrièrcs,  et  le  plus  grand  do  tous, 
Freppel,  ont  tenu  tète,  avec  une  vaillance  in- 
trépide, à  l'ennemi  du  nom  chrétien.  C'est  le 
devoir  strict  de  l'histoire  d'honorer  ces  cham- 
pions de  la  sainte  Eglise. 

François-Xavier  Gmthe-Soulard,  né  en 
1820,  dans  un  petit  village  de  la  Loire,  prêtre 
vers  18 15,  avait  été  successivement  professeur 
à  l'Institut  des  Minimes,  vicaire  à  Saint-Ni- 
zier  de  Lyon,  précepteur  dans  une  famille, 
curé-fondateur  de  la  paroisse  Saint-Vincent- 
de-Paul,  vicaire  général  de  Lyon,  curé  de 
Yaise.  Ce  curé  de  Vaise  avait  une  tête  et  u  n 
cœur  ;  et,  le  plus  étonnant,  c'est  qu'il  avait 
toujours  su  s'en  servir.  Les  opportunistes, 
soupçonnant  que  ce  libéral,  peut-être  un  peu 
frondeur,  entrerait  dans  leur  jeu,  voulurent, 
sans  transition,  le  bombarder  archevêque.  A 
celte  date,  Jules  Ferry  venait  d'édicler  ces 
fameuses  lois  scolaires,  si  nuisibles  à  la  foi  et 
aux  mœurs  chrétiennes.  «  L'élude  de  la  reli- 
gion, disait  Diderot,  est  si  essentielle  à  la 
jeunesse,  qu'elle  doit  être  sa  première  leçon, 
la  leçon  de  tous  les  jours.  »  Et,  conséquent 
avec  lui-même,  Diderot  faisait  le  catéchisme 
à  sa  fille,  ne  pouvant  trouver  rien  de  mieux 
pour  en  former  une  femme.  Or  le  livre  que 
Diderot  avait  déclaré  l'unique  fondement  de 
l'éducation  chrétienne  était  banni  sans  pitié 
de  l'école  primaire.  On  le  laissait  encore  dans 
les  lycées  et  collèges,  comme  enseigne  trom- 
peuse, pour  attirer  les  familles  chrétiennes  ; 
mais,  de  l'école  primaire,  il  était  tellement 
expulsé,  qu'on  en  bannit  même  le  Crucifix, 
jusque-là  qu'un  maire,  pour  plaire  au  gouver- 
nement, jeta  le  Crucifix  de  l'école  dans  les  la- 
trines. 

Ce  curé,  très  aimé  des  ouvriers  de  Lyon,  que 
les  opportunistes  voulurent  pour  évêque,  une 
fois  nommé  archevêque  d'Aix,  était  l'homme 
que  Dieu  voulait  opposer, comme  un  mur  d'ai- 
rain, aux  lois  scolaires  ou  plutôt  à  leur  im- 
piété. Xavier  Gouthe-Soulard  fut  l'arche- 
vêque des  écoles  chrétiennes.  A  ses  yeux 
l'école  est  le  sanctuaire  où  doit  se  former 
l'homme,  le  chrétien  et  le  Français.  L'homme 
n'est  complet  que  par  le  chrétien  ;  plus  il  est 
chrétien,  plus  il  est  homme.  A  ce  point  de 
vue  élevé  et  juste,  Gouthe-Soulard,  dans  ses 
discours  sur  les  écoles,  examine  toutes  les 
questions  de  scolarité  :  droits  de  l'Eglise, 
droits  des  familles,  devoirs  des  enfants,  des 
parents  et  de  l'Etat.  Dans  ces  discours,  ce 
prélat  n'est  pas  un  grand  savant  qui  roule  de 
gros  arguments.  C'est  un  homme  d'un  imper- 


LIVRE  QUATREYINGT-QUÀTORZIÉME 


.{07 


turbable  bon  b<  us,  d'un  esprit  aimable,  qui 

trouve,  .ivre  h iilllour,  li'  mot  décisif  et  l'ap- 
plique avec,  tant  de  grâce,  qu'il  emporte  le 
morceau.  Ses  discoure  sont  pleins  « I « î  maxim 
qui  se  gravent  sans  effort  dans  l'e&pril  de  l'au- 
diteur. En  vengeant  les  droits  sacrés  de  l'édu- 
cation, il  a,  presque  sans  y  penser,  eompo 
l'un  des  classiques  du  presbytère  contempo- 
rain. 

C'est  de  lui  qu'est  cette  parole  qui  (it  hurler 
tous  les  francs-maçons,  dont  elle  découvrait  la 
trame:  «  Nous  ne  sommes  pas  en  république  ; 
nous  sommes  en  franc-maçonnerie.  » 

Malheur  aux  peuples  gouvernés  par  des 
hommes  qui  tremblent  pour  leur  fortune.  Les 
eunuques  de  l'opportunisme  gouvernemental 
avaient  été  souvent  blessés  des  discours  de 
l'archevêque;  l'occasion  de  s'en  venger  leur 
fut  offerte  en  1891.  A  cette  date,  les  pèleri- 
nages d'ouvriers  affluaient  à  Rome.  Ces  pèle- 
rinages donnaient  corps  à  la  question  sociale 
et  la  portaient  au  seul  tribunal  qui  peut  la  ré- 
soudre. Ces  pèlerinages  pouvaient  servir  de 
préface  invisible  à  une  croisade  pour  la  déli- 
vrance delà  papauté.  LesPiémontaisde  Rome 
et  les  opportunistes  de  France  ne  pouvaient 
les  voir  que  d'un  mauvais  œil.  Or,  au  cours 
d'un  pèlerinage,  une  main  inconnue  avait 
écrit  sur  un  registre  déposé  à  l'église  Sainte- 
Marie  des  Martyrs,  ces  mots:  Vive  le  Pape! 
Ecrire  vive  le  Pape  !  sur  un  registre  déposé 
dans  une  église,  ne  parait  pas  un  crime  ;  ce 
fut  l'étincelle  qui  mit  le  feu  aux  poudres.  La 
canaille  se  rua  sur  les  pèlerins  ;  ils  durent 
quitter  Rome  prématurément.  Quand  les  pèle- 
rinages furent  suspendus,  notre  ministre  des 
cultes  crut  devoir  mander  aux  évêques  qu'ils 
eussent  désormais  à  s'abstenir  de  conduire  leurs 
ouailles  aux  pieds  du  Père  commun  des 
fidèles. 

On  avait  crié  à  Rome  :  A  bas  le  Pape  !  A  bas 
la  France  !  Le  gouvernement  de  ceux  qui 
viennent  de  reculer  à  Fachoda  avait  offert, 
au  gouvernement  italien,  des  excuses.  L'ar- 
chevêque d'Aix,  blessé  des  outrages  adressés  à 
sa  religion  et  à  sa  patrie,  indigné  de  la  couar- 
dise du  gouvernement,  répondit  au  ministre 
Fallières. 

Cette  réponse  eut  un  immense  retentisse- 
ment. La  France,  indignée,  y  trouva  la  juste 
expression  de  son  mécontentement;  en  l'hon- 
neur de  l'archevêque  éclata  une  vigoureuse 
acclamation.  Fouetté  comme  il  le  méritait,  le 
ministre  n'avait  pas  assez  d'esprit  pour  dé- 
vorer sa  honte;  il  regimba  avec  la  mala- 
dresse ordinaire  des  parvenus.  Par  exploit 
d  huissier,  le  prélat  fut  cité,  à  la  requête  du 
gouvernement,  devant  la  Cour  d  appel  de 
Paris.  La  lettre  du  prélat  avait  été  lue  ;  après 
la  citation,  elle  fut  dévorée  et  rapporta,  à  son 
auteur,  les  plus  glorieux  témoignages. 

Le  nombre  des  prêtres  qui  s'unissent  aux 
évêques,  [»our  acclamer  le  vaillant  champion, 
est  si  grand,  que  leurs  adresses  réunies  for- 
ment un  volume.  La  foi,  la  piété,  la  cons- 
cience,  le   patriotisme,   l'honneur    épuisent, 


dam  e<  toile    lei  formule-,  <i»- 

sympathie,  du  respect,  de  la  vénération,  de 
l'enthousiasme.  On  célèbre  la  nouvel  AMit- 
nase  ;  on  le  compare  au  Christ  qui  va  cota] 
raître  devant  le  Sanhédrin;  un  lui  rend 
de  cet  héroïsme  qui  va  mettre  es  échec  la 
franc-maçonnerie,  faire  appel  à  la  générosité 
de  la  France  et  inaugurer  la  série  des  com- 
bats. Quand  cinquante  évôqoes,des  milliers  de 

prêtres  et  des  millions  de  Adèle  S  iront  au  pré- 
toire avec  l'archevêque  d'Aix,  ce  sera  le 
salut...  si  toutefois  nous  marchons  sur  les 
traces  du  glorieux  confesseur. 

A  l'audience  de  la  Cour,  l'archevêque  était 
accusé  d'avoir  manqué  de  respect  au  gouver- 
nement; il  déclina  spirituellement  l'accusa- 
tion. «  Le  respect  s'en  va  de  partout,  dit-il  ; 
mais  il  restera  toujours  dans  le  cœur  des 
évêques  et  dans  l'Eglise  catholique,  qui  en  est 
l'impérissable  école  :  vous  en  avez  si  grand 
besoin  ;  on  vous  en  donne  si  peu  l  II  n'y  a 
rien  à  vous  faire  perdre.  »  La  question  n'était 
pas  là  :  Xavier  Gouthe-Soulard  était  accusé, 
parce  qu'il  avait  défendu  sa  religion  outragée 
dans  son  premier  représentant,  et  son  pays 
outragé  dans  ses  compatriotes,  ses  amis,  ses 
diocésains,  par  le  cri  :  Vive  Sedan  !  mort  aux 
Français  1  L'archevêque  eut  l'honneur  d'être 
condamné  ;  le  gouvernement  en  eut  l'oppro- 
bre. Le  Pape  fut  informé  des  résultats  du 
procès  par  ce  télégramme  :  «  Veuillez  dire 
au  Saint-Père  qu'aujourd'hui,  devant  les 
juges,  Jésus-Christ,  la  Papauté,  les  libertés 
de  l'Eglise  ont  été  victorieusement  défendues. 
J'ai  eu  l'honneur  d'être  condamné  à  l'amende.  » 
Cette  condamnation  est  plus  qu'un  honneur, 
c'est  l'immortalité.  Notre  temps  ne  lègue  plus 
à  la  postérité  que  les  noms  de  ses  vic- 
times. 

Un  autre  prélat  que  l'histoire  doit  honorer, 
c'est  l'évêque  d'Annecy.  Louis-Romain-Lrnest 
îsoard  était  né  en  1820,  à  Saint-Quentin  :  il 
avait  été  élevé  d'abord  par  sa  famille,  puis 
par  des  prêtres  et  était  venu  plus  tard  à  Paris. 
Directeur  à  l'école  des  Carmes,  prédicateur, 
auditeur  de  Rote,  il  avait  écrit  une  dizaine 
d'ouvrages  de  bonne  marque,  lorsqu'il  fut 
nommé  à  l'évèché  d'Annecy.  En  le  nommant, 
le  gouvernement  était  sûr  d'avoir  appelé  à 
l'épiscopat  un  homme  de  talent  et  de  carac- 
tère ;  mais  il  ne  croyait  pas  s'être  donné  un 
adversaire  d'une  si  intègre  probité  et  d'une  si 
implacable  clairvoyance.  Une  fois  évêque,  il 
ne  se  produit  pas,  dans  la  vie  publique,  une 
déviation  qu'il  ne  signale,  pas  un  attentat 
qu'il  ne  marque  d'une  flétrissure.  Louis  Isoard 
est  le  vengeur  de  l'Eglise  et  le  fouet  qui  at- 
teint au  vif  l'opportunisme. 

A  la  première  apparition  des  lois  scolaires, 
il  se  plaint  :  1°  de  ce  qu'un  inspecteur  des 
écoles  peut,  comme  fonctionnaire,  insulter 
librement  à  nos  croyances;  2°  qu'il  peut  pres- 
crire, aux  instituteurs,  un  enseignement  con- 
traire à  la  foi  ;  3°  qu'en  fait  les  instituteurs 
sont  contraints  d'adopter  un  langage  impie  ; 
4°  que  les  enfants  sont  obligés  de  recevoir  un 


308 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


enseignement  qui  doit  leur  enlever  la  Toi  chré- 
tienne. 

A  l;i  mise  à  l'index  des  premiers  manuels 
de  morale  civique,  il  écrit  :  Celui-là  commet 
un  péché  grave  qui  achète  ou  qui  garde  un 
de  ces  ouvragée  ;  2°  celui-là  commet  un  péché 
grave,  qui  les  fait  lire  ;  3°  les  parents  et  les 
mailres  ont  pour  devoir  d'empêcher  que  ces 
livres  soient  étudiés  et  lus  par  les  enfants. 

A  la  même  occasion,  il  écrit  au  président 
du  Conseil  que  l'opposition  aux  manuels  n'a 
rien  de  politique  ;  elle  est  l'effet  d'une  con- 
damnation religieuse,  juste  en  elle-même  et 
strictement  obligatoire. 

Le  23  juin  l88i,  il  adhère  aux  protesta- 
tions de  trois  cardinaux  contre  les  iois  atten- 
tatoires aux  droits  essentiels  de  l'Eglise. 

Le  23  juin  1885,  il  s'élève  contre  la  sup- 
pression administrative  des  indemnités  ecclé- 
siastiques. Ces  indemnités,  fondées  sur  les 
confiscations  de  1790,  constituent  une  pro- 
priété comme  les  rentes  de  tous  les  prêteurs 
du  trésor  ;  les  supprimer,  c'est  voler,  c'est 
rouvrir  l'ère  des  violences. 

Le  13  février  1889,  à  propos  d'une  commu- 
nication russe  du  ministre  des  cultes,  il  ré- 
pond que  ce  ministre  n'est  point  le  chef  hié- 
rarchique des  évêques  et  qu'il  n'exerce  sur 
eux  aucun  pouvoir  disciplinaire. 

Le  15  novembre  1890,  à  propos  du  toast 
d'Alger,  il  déduit  les  raisons  de  l'impossi- 
bilité d'une  restauration  monarchique.  En 
même  temps,  il  déclare  ne  point  se  soumettre 
aux  triomphateurs  du  jour:  1°  parce  qu'ils 
sont  injustes  ;  2°  parce  qu'ils  n'ontaucun  litre 
à  la  domination.  «  Vous  n'êtes  point  la  répu- 
blique ;  vous  n'êtes  point  la  France  ;  vous 
n'êtes  pas  des  maîtres  et  nous  ne  sommes 
pas  des  sujets.  Nous  ne  vous  demandons 
rien,  que  justice.  » 

Le  23  février  1891,  il  proteste  contre  les 
procédures,  saisies  et  ventes  d'effets  mobiliers 
en  exécution  de  la  loi  d'accroissement,  loi 
qui  fait  double  emploi  avec  la  main-morte. 

Le  27  avril  de  la  même  année,  il  met  à 
néant  les  paralogismes  d'un  discours  de  Jules 
Ferry. 

En  septembre,  à  des  jeunes  gens  soucieux 
de  défendre  l'Eglise,  il  écrit,  pour  louer  leur 
dévouement,  sans  doute  ;  mais  aussi  pour  leur 
dire  qu'ils  ne  doivent  pas  opérer  sous  le  dra- 
peau des  partis  politiques  ;  mais  qu'ils  doivent 
agir  comme  croisés  et  ligueurs,  pour  Dieu  et 
pour  son  Eglise. 

En  octobre,  il  s'adresse  au  président  de  la 
République,  pour  réclamer  la  stricte  observa- 
tion du  Concordat,  instrument  de  paix  de- 
venu, aux  mains  des  partis,  une  arme  de 
guerre  civile. 

En  décembre,  il  démontre,  au  protestant 
Freycinet,  que  la  prétention  de  ramener  le 
clergé  au  droit  commun,  n'est,  ni  plus  ni 
moins,  que  la  suppression  du  Concordat. 

Le  20  janvier  1894  et  le  17  mars  suivant,  il 
dénonce  la  nouvelle  législation  des  Fabriques. 
Ces  décrets  ne  sont,  à  ses  yeux,  qu'un   plan 


très  étudié  pour  enlever,  par  fragments,  à  la 
religion  catholique,  ce  qui  la  maintient  dans 
sa  constitution  divine  et  la  rabaisser  au  ni- 
veau des  conceptions  humaines  et  des  rela- 
tions communes  de  la  loi  civile. 

Par  un  autre  acte,  l'évêque  d'Annecy  pro- 
teste contre  cette  loi  d'aboimcment,  qui  n'est 
qu'une  œuvre  de  confiscation,  hypocrite, 
comme  tout  ce  qui  se  fait  aujourd'hui  en  poli- 
tique, mais  d'autant  plus  dangereuse. 

En  réunissant  en  volumes  ?e>  ouvres  pas- 
torales, Mgr  Isoard  déclare,  dans  une  préface, 
quelebulde  l'opportunisme  n'est  pas  seulement 
d'anéantir  la  religion  catholique  et  l'Eglise 
Romaine,  mais  de  détruire  toute  idée  et  tout 
sentiment  religieux.  «  Le  mal  dont  souffre  ac- 
tuellement la  religion  catholique,  en  France, 
c'est  la  difficulté  d'être.  Difficulté,  pour  l'indi- 
vidu, de  devenir  chrétien  :  1°  parce  que,  dans 
les  écoles,  la  religion  n'est  pas  enseignée  ; 
2°  parce  qu'elle  est  représentée,  par  les  règle- 
ments, comme  inutile  ;  3e  parce  que  les  prê- 
tres et  les  parents  ne  savent  où  trouver  le 
temps  d'apprendre  le  catéchisme  ;  4°  parce 
que  la  religion  est  raillée,  outragée  par  un 
certain  nombre  de  membres  du  corps  ensei- 
gnant. Difficulté  plus  grande  pour  conserver 
la  foi  :  1°  parce  que  les  signes  qui  la  rappellent 
disparaissent  ;  2°  parce  que,  à  leur  place,  on 
élève  d'autres  signes  hostiles  à  la  religion  ; 
3°  parce  que  la  plupart  des  actes  officiels 
contiennent  quelque  chose  d'attentatoire  à  la 
religion  ;  4°  parce  que  le  soldat,  l'employé,  le 
fonctionnaire  sont  dans  la  rigoureuse  obliga- 
tion de  cacher  leurs  sentiments  religieux.  — 
Les  sociétés  que  forment  les  catholiques,  la 
paroisse,  l'école,  les  congrégations  religieuses, 
le  diocèse,  sont  atteints  de  la  même  difficulté 
d'être.  Les  résultats  se  constatent  avec  une 
précision  mathématique.  Ces  résultats  sont 
les  effets  d'un  plan  de  campagne,  dont  les 
opérations  sont  masquées  avec  le  plus  grand 
soin...  »  Et  il  énumère  les  artifices  de  ce  plan 
de  persécution,  les  actes  de  ces  destructeurs 
du  christianisme,  qui,  d'ailleurs,  se  défendent 
de  toute  hostilité  et  jurent  que  le  jour  n'est  pas 
plus  pur  que  le  fond  de  leur  cœur. 

La  préface  du  premier  volume  découvrait 
ce  plan  de  destruction  ;  la  préface  du  second 
s'élève  contre  l'inertie  des  catholiques  pour  la 
défense  de  leurs  autels.  La  force  des  catholi- 
ques est  essentiellement  en  eux-mêmes  ;  elle 
réside  dans  la  vigueur  et  l'étendue  de  l'esprit 
chrétien  qui  anime  le  clergé  et  les  fidèles.  Si 
nous  avons  subi  tant  de  défaites,  c'est  que 
l'esprit  chrétien  est  trop  faible  chez  le  grand 
nombre.  Trop  mous  pour  nous  raidir  contre 
la  persécution,  nous  voulons,  en  la  subissant, 
nous  faire  accepter.  De  là,  notre  attitude  ha- 
bituelle ;  de  là  les  méthodes  préférées  pour 
les  essais  de  résistance  et  les  tentatives  de  li- 
bération. Altitude  timide  et  embarrassée  de 
l'homme  qui  bat  en  retraite,  qui  n'a  derrière 
lui  ni  défense  naturelle,  ni  place  forte  et  qui 
se  demande  jusqu'où  il  faudra  reculer.  Mé- 
thode   d'attempération,    d'amoindrissement, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


309 


de  sourdine,  s'appliquant  ;ï  tout  :  exercices  de 
religion,  direction  de  consoience,  procédés  de 
gouvernement.  Etro  de  son  temps,  se  faire  ac 
copier  de  ses  concitoyens,  tout  est  la,  dit-on. 
Or,  celte  formule  ne  signifie  pas  autre  chose 
que  l'effacement  de  nos  personnes,  la  diminu- 
tion de  notre  rôle,  le  rétrécissement  de  tous 
nos  droits.  En  d'autres  termes,  c'est  la  capitu- 
lation devant  l'ennemi.  Ou  si  ce  n'est  pas  la 
capitulation  formelle,  la  trahison  toute  crue, 
c'est,  du  moins,  l'oubli  tristement  significatif 
des  règles  de  la  vie  chrétienne  dans  notre  con- 
duite privée,  dans  nos  actes  publics,  et  même 
dans  la  célébration  de  notre  culte. 

Nous  avons  donc  rencontré,  à  Annecy,  un 
évêque.  Cet  évoque  a  suivi,  d'un  regard  at- 
tentif, tous  les  mouvements  de  l'erreur;  il  a 
déterminé,  avec  une  clairvoyance  rare,  la 
portée  de  ses  attentats  ;  il  s'est  élevé,  comme 
un  mur  d'airain,  contre  toutes  ses  entreprises  ; 
et,  parlant  à  leur  personne,  il  a  dit  leur  fait  à 
tous  les  persécuteurs  d'aujourd'hui.  Depuis 
l'humble  inspecteur  des  écoles,  jusqu'au  pré- 
sident de  la  République,  en  gravissant  tous 
les  degrés  de  la  hiérarchie,  il  a  dénoncé,  à  tous 
ces  hommes  funestes,  le  sens  fatal  et  la  cri- 
minalité évidente  de  leurs  actes.  Calmé 
comme  il  sied  à  l'intelligence,  intrépide 
comme  il  sied  à  la  foi,  il  remplit  depuis 
vingt  ans  la  fonction  du  prophète  en  Israël. 
C'est  un  des  hommes  de  Dieu,  à  qui,  pour 
sauver  Israël,  il  ne  manque  qu'une  chose,  la 
prison  et  l'échafaud. 

Un  autre  évêque  appelle  l'attention  de  l'his- 
toire, c'est  l'évêque  de  Grenoble.  Amand-Jo- 
seph  Fava,  né  dans  le  Pas-de-Calais,  en  1826, 
avait  suivi,  aux  missions  des  colonies  fran- 
çaises, Florian  Desprez.  Fidèle  à  la  loi  du  tra- 
vail, il  était  devenu,  par  l'exception  du  talent, 
vicaire  général,  puis  évêque.  Le  gouverne- 
ment, satisfait  de  ses  services,  le  transférait, 
en  1875,  à  Grenoble.  Il  se  trouva  que,  dans 
ses  missions,  Amand-Joseph  avait  étudié  à 
fond  la  franc-maçonnerie,  société  très  triom- 
phante sous  la  république,  très  menaçante 
pour  l'Eglise.  Egalement  distingué  comme 
orateur  et  comme  publiciste,  pénétré  de  très 
hautes  idées  sur  la  politique,  l'évêque  de  Gre- 
noble ne  se  contenta  pas  de  gouverner  son 
diocèse;  il  écrivit,  entre  autres,  deux  ou- 
vrages capitaux,  sur  le  secret  de  la  franc-ma- 
çonnerie et  sur  le  règne  temporel  de  Jésus- 
Christ,  rédempteur  des  âmes  et  roi  des  na- 
tions. Dans  l'ardeur  de  sa  conviction,  il  ne  se 
borna  pas  au  travail  spéculatif  du  livre  ;  il 
voulut  mettre  la  force  au  service  de  l'idée  ;  il 
conçut  le  salutaire  dessein  d'une  croisade  à 
l'intérieur,  en  dressa  le  plan  de  combat,  écri- 
vit des  livres  pieux,  pour  donner,  à  ses  sol- 
dats, la  ferveur  des  martyrs.  Toujours  mis- 
sionnaire, il  porta,  aux  quatre  coins  de  la 
France,  la  flamme  de  ses  discours,  et  montra, 
à  la  France  éplorée,  l'image  d'un  évêque  qui 
eut  été  un  thaumaturge  s'il  eût  obtenu  le 
concours  efficace,  je  ne  dis  pas  des  fidèles  et 
des  prêtres,  armés  pour  toutes  les  résistances 


et  prêts  à  ions  les  combats,  mais  le  conco 
des  évoques,  trop  divisée  par   la  politique, 
trop  séparés  par  les  intérêts  personnels  pour 
former  désormais   un    concert    favorable    à 
l'Eglise. 

Un  prêtre  de  Grenoble,  curé  de  la  cathé- 
drale, devenu  évêque  de  Valence,  Charles- 
François  Colton,  né  en  1826,  eut  son  jour  de 
célébrité.  Esprit  ferme,  caractère  généreux, 
prélat  très  fidèle,  il  gouvernait  fort  sagement 
son  diocèse,  lorque  l'article  7,  pour  l'interdic- 
tion de  Fenseignement  public  aux  religieux, 
lui  valut  une  lettre  de  rappel,  puis  une  lettre 
de  réprimande.  Indigné  du  sans  façon  insul- 
tant qui  le  traitait  comme  un  valet  mitre,  il 
commenta  avec  éloquence  le  Pecunia  lua  te- 
cum  sit  in  perdilionem.  On  osait  le  menacer  de 
supprimer  son  traitement  ;  il  répondit  avec 
indignation,  flétrit  ces  ennemis  de  Dieu  qui 
sont  des  voleurs,  des  persécuteurs  de  l'Eglise, 
qui  visent  surtout  à  emplir  leurs  poches  :  im- 
pies dépourvus,  qui  rachètent  le  défaut  d'es- 
prit par  l'avidité  féroce  qui  les  tourmente  et 
les  déshonore.  La  lettre  de  l'évêque  de  Va- 
lence n'était  pas  du  coton  à  se  mettre  dans  les 
oreilles;  c'était  bel  et  bien  un  coup  de  cra- 
vache appliqué  en  plein  visage  au  régime 
franc-maçon.  En  pareille  occurrence,  un 
homme  d'esprit  ensaque  le  soufflet  et  en  passe 
la  douleur  au  chapitre  des  profits  et  pertes. 
Les  vidangeurs,  devenus  ministres,  n'imitèrent 
pas  cette  réserve  ;  ils  firent,  à  Charles  Cotton, 
uu  procès  devant  la  Cour  d'appel  de  Paris  : 
instruction  judiciaire,  comparution,  plai- 
doierie,  jugement  :  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
que  la  fameuse  phrase  de  Valence  fût  lue  dans 
tout  l'univers  et  pour  que  la  condamnation 
servît,  au  digne  évêque,  de  piédestal. 

D'autres  évêques  marquèrent  leur  épiscopat 
par  des  actes  qui  déplurent  au  gouvernement 
persécuteur  et  honorèrent  d'autant  plus  ces 
intrépides  prélats.  Eugène  Rougerie,  pris 
pour  le  siège  de  Pamiers,  parce  que  son  zèle 
à  étudier  les  étoiles  l'avait  fait  croire  perdu 
dans  la  lune,  tandis  qu'il  se  montra  très  en- 
tendu aux  intérêts  de  l'Eglise;  Abel  Germain, 
deCoutances,  sutfaireentendre  avec  éloquence 
les  revendications  du  droit;  Etienne  Lelong, 
de  Nevers,et  Frédéric  Bonnet,  de  Viviers,  sans 
bruit, firent  valoir  une  froide  intransigeance  qui 
exaspéra  plus  d'une  fois  les  ministres  ;  Henri 
Dénéchau,  de  Tulle,  et  Narcisse  Baptifolier,  de 
Mende,  atteignirent  le  même  but  par  l'esprit 
de  leurs  protestations.  Celui  qui  les  surpassa 
tous,  fut  François  Trégaro,  évêque  de  Séez. 
Ancien  aumônier  en  chef  de  la  flotte,  il  joi- 
gnait, à  la  ténacité  de  la  race  bretonne,  la 
rondeur  militaire.  Le  gouvernement  avait  cru 
que,  habitué  au  régime  autoritaire  du  bord, 
il  apporterait,  dans  l'épiscopat,  la  souplesse 
complaisante  qui  encaisse  les  disgrâces  en 
souriant  ;  c'était  une  grande  erreur.  On  a  dit 
que  François  Trégaro,  évêque,  conduisit  ses 
prêtres  tambour  battant  et  fut  assez  malheu- 
reux pour  désorganiser  ce  petit  séminaire  de 
Séez  que  la  France  admirait  depuis  cinquante 


310 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  i  A.THOLICUE 


.111-.  Si  le  fait  eal  frai,  il  faut  en  plaindra 
l'évoque,  assez  mal  inspiré  pour  de  pareilles 
m i n<  - .  Mais  où  il  Faut  l'admirer  sans  réserve, 
!.  dans  les  lettres  de  protestations  qu'il 
écrivit  pour  combattre  et  au  besoin  flétrir  les 
attentats  et  les  impiétés  de  l'opportunisme... 
Louis-Philippe,  .Monnyer  de  Prilly  et 
Qausel  de  Montais  avaient  attaqué  fortement 
l'éclectisme  de  Cousin  et  criblé  de  flèches 
épistolaires  les  projets  ministériels  contre  la 
liberté  d'enseignement.  Sous  la  troisième  ré- 
publique, François  Trégaro  assuma  la  même 
fonction  et  la  remplit  aux  applaudissements 
des  gens  de  biens.  Evèque  depuis  1882,  il  ne 
se  produisit  pas,  depuis,  ni  un  acte  officiel,  ni 
un  discours,  sans  que  l'évèquc  de  Séez,  par 
quelques  mots  brefs  et  décisifs,  le  coulât  bas. 
En  présence  des  énormilés,  il  faut  une  réfuta- 
tion ;  si  la  réfutation  se  fait  trop  attendre,  elle 
court  le  risque  de  paraître  quand  l'acte  qui 
la  motive  sera  oublié.  11  la  faut  prompte,  so- 
lide, en  quelque  façon,  à  l'emporte-pièce. 
Trégaro  possédait  ce  talent  et  cette  vertu. 
Avec  une  lettre  de  cinquante  ou  cent  lignes 
au  plus,  il  déduisait  vigoureusement  les  rai- 
sons qui  détruisent  les  actes  qu'il  combat.  Les 
raisons  ne  sont  pas  seulement  solides,  elles 
sont  énergiquement  dites  et  sans  dépasser  les 
limites  de  la  politesse, elles  vont,  dans  le  com- 
bat contre  l'erreur,  jusqu'où  peut  aller  la  vi- 
gueur apostolique.  Plusieurs  de  ces  lettres 
sont  des  chefs-d'œuvre  ;  elles  excitaient  les 
applaudissements  du  peuple  chrétien,  plu- 
sieurs méritent  l'admiration  delà  postérité. Je 
m'étonne  que,  dans  ce  siècle,  où  il  se  fait  par- 
fois des  choses  inutiles  ou  peu  importantes, 
il  ne  se  soit  rencontré  personne,  à  Séez  ou 
ailleurs,  pour  publier  ces  lettres,  le  [dus  beau 
monument  qui  se  puisse  ériger  à  la  mémoire 
de  l'auteur. 

Un  évèque  qui  s'éleva  plus  haut  fut  Charles- 
François  Turinaz,  savoisien  comme  Joseph 
de  .Mai-Ire,  prêtre  formé  dans  les  écoles  de 
Rome,  professeur  de  dogme  au  grand  sémi- 
naire de  Chambéry.  nommé  à  trente-cinq  ans 
évêque  de  Tarentaise,  transféré  à  rSancy 
depuis  1882  Orateur  et  écrivain,  cet  évêque 
a  sa  place  à  l'Académie  et  dans  la  collection 
des  Pères.  Non  qu'il  ne  puisse,  comme  ceux 
qui  écrivent  beaucoup,  être  parfois  contesté, 
mais  on  ne  lui  conteste  ni  le  savoir,  ni  le  ta- 
lent, ni  l'éloquence,  ni  surtout  le  courage. 
Evêque  dans  des  temps  troublés,  il  s'est  sou- 
vent porté  aux  avant-postes  de  l'armée 
d'Israël  ;  il  eut  pu  être  un  Alhanuse,  si  l'épis- 
copat,  enchevêtré  dans  les  articles  organiques, 
n'était  pas,  fût-il  un  Hercule,  chargé  de 
chaînes.  Le  gouvernement  persécuteur,  qu'il 
a  réfuté  plus  d'une  fois  victorieusement,  pour 
écarter  ses  coups,  dit  qu'il  a  peu  de  suite 
dans  les  idées,  des  convictions  flottantes  et 
quelque  ambition  politique.  L'exemple  du 
cardinal  Pie  montre  qu'un  évèque  n'a  pas  be- 
soin d'entrer,  comme  Freppel,  à  la  Chambre 
des  députés,  ou,  comme  Dupanloup,  au 
Sénat,  pour  être  une  colonne  de  l'Eglise,  et  se 


transformer,  contre  l'erreur,  en  catapulte. 
Tout  évèque,  au  surplus,  joint,  à  son  titre 
lésiastique,  ses  prérog  -  de  citoyen 
français  et  peut,  par  son  droit  constitution- 
nel, atteindre,  sans  mandat,  à  toutes  les  puis- 
sances du  discours.  Les  droits  de  la  vérité 
n'ont  d'ailleurs  pas  île  limite-:  le  devoir  de 
la  servir  n'en  a  que  dans  la  défailiancede  nos 
vertus.  L'histoire  de  Rohrbacher  devait  pro- 
noncer avec  honneur  le  nom  de  l'évéqoe  de 
Nancy. 

Un  autre  nom  que  la  justice  ne  permet  pas 
d'oublier  est  François-Marie-Anatole  Roverié 
de  Cabrières,  évêque  de  Montpellier,  né  à 
Beaucaire  en  1830.  Fils  spirituel  du  père 
d'Alzon,  collaborateur  d'Augustin  l'Iantier, 
écrivain  et  orateur,  comme  Turinaz  et  Freppel, 
il  a  eu,  plus  d'une  fois,  l'honneur  de  dire, 
dans  sa  plénitude,  le  mot  de  circonstance  qui 
exprime  la  vérité  et  venge  le  droit.  Orateur 
né  en  un  temps  où  l'on  ne  parle  plus,  il  a  su 
parler  avec  cette  force  et  cette  mesure  et  cet 
entrain  qui  marque  l'inamissible  souverai- 
neté de  la  parole. 

Charles-Emile  Freppel  naquit  le  premier 
juin  1827,  à  Obernai,  Alsace.  Le  père  était 
greffier  de  la  justice  de  paix  ;  le  fils,  après 
ses  études  au  séminaire  de  Strasbourg,  très 
jeune  encore,  lut  nommé  professeur.  Après 
avoir  dirigé  deux  ans  le  collège  de  Saint-Ar- 
bogast,  il  fut  envoyé  en  dif-grùce,  comme  vi- 
caire, dans  une  humble  paroisse.  Vers  1855, 
l'archevêque  de  Paris  ayant  fondé,  à  Sainte- 
Geneviève,  un  collège  de  chapelains  qui  de- 
vaient se  recruter  par  le  concours,  Freppel, 
qui  avait  déjà  donné,  dans  la  îlevve  catholique 
de  l'Alsace,  la  marque  d'un  ferme  esprit,  fut 
reçu  chapelain  et  nommé  par  après  doyen 
de  la  collégiale.  Presque  simultanément, 
l'abbé  Freppel  fut  nommé  professeur  d'élo- 
quence sacrée  à  la  faculté  de  théologie  de 
Paris.  C'était  un  prêlre,  non  pas  parvenu, 
mais  arrivé  aux  postes  que  lui  assignaient  ses 
mérites  ;  il  devait,  sans  tarder,  les  illustrer 
par  des  œuvres  du  plus  solide  éclat  et  se  créer 
des  litres  à  de  nouvelles  ascensions.  La  note 
caractéristique  de  cet  ecclésiastique  éminent, 
c'est  une  grande  netteté  de  conception,  une 
résolution  égale  à  sa  lucidité  d'idées  et  la  fa- 
cilité de  traduire  en  œuvres  ses  résolutions  et 
ses  idées.  Lue  fois  qu'il  est  entré  dans  la  lice, 
les  œuvres  naissent,  en  quelque  sorte,  sous 
ses  pas  ;  à  peu  près  comme  les  pierres  de 
Deucalion  devenaient  des  hommes.  Du  pas- 
sage de  Freppel  à  Sainte-Geneviève,  il  est 
resté  un  précieux  volume  de  conférences  sur 
la  divinité  de  Jésus-Christ,  volume  qui  n'est 
lui-même  qu'un  fragment  du  cours  complet 
d'instructions  adressées,  par  l'ancien  vicaire, 
aux  fidèles  de  sa  paroisse.  En  1802,  le  doyen 
de  Sainte-Oeneviève  prêche  le  Carême  à  la 
chapelle  des  Tuileries;  de  là,  un  second  vo- 
lume de  sermons  sur  la  vie  chrétienne,  dont 
il  explique  le  développement  religieux  et  les 
pieuses  phases.  Les  années  suivantes,  il  prend 
à  partie,  dans  VUnivers,  l'auteur  de  la  Vie  de 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


::l  l 


Jésus  el  des  Apôtres  ;  L'un  dei  premiers  cl  l'un 
«les  plus  forts,  il  découd  Renan  avec  une 
abondance  d'érudition,  une  force  de  logique, 
une  solidité  d'argument  et  de  Btyle,  qui  exci- 
tèrent les  applaudissements  de  tous  les  lec 
teurs  instruits.  A  propos  de  l'édition  popu- 
laire de  la  Vie  <!<•  Jésus,  il  lil,  rire  la  galerie 
aux  dépens  de  l'auteur  ;  à  propos  îles  Apôtres, 
il  joua  un  autre  bon  tour  au  mauvais  Farceur 
qui  devait  écrire  ce  livre  :  il  lui  indiqua  les 
ouvrages  allemands  où  il  puiserait  toutes  ses 
idées  fausses  ;  il  aurait  pu  lui  indiquer  aussi 
les  ouvrages  où  il  en  aurait  trouve  la  réfuta- 
tion.  Après  Renan,  ce  fut  le  tour  d'Havet  et 
de  ]>erenhourg  :  ce  dernier  avait  soutenu  que 
les  Hébreux  n'avaient  pas  cru  à  l'immortalité 
de  l'âme  ;  Freppel  lui  répond.  Quant  à  llavet, 
c'était  un  savant  éditeur  de  Pascal,  qui.  sans 
préparation  et  sans  connaissances  spéciales, 
se  flattait  d'abattre  le  christianisme  :  Freppel 
le  remet  gentiment  à  sa  place,  mais  non  sans 
lui  administrer,  sur  les  doigts,  des  coups  de 
férule,  llavet  ne  fut  que  plus  pressé  de  faire 
voir  qu'il  n'y  avait  rien  compris,  et  se  mit  à 
creuser  la  fosse  où  il  a,  depuis,  trouvé  place. 

En  Sorbonne,  après  avoir,  pendant  deux 
années,  parlé  de  saint  Augustin  et  de  Bossuet, 
cette  partie  du  cours  a  paru  dans  la  Tribune 
sacrée  :  l'abbé  Freppel  prit,  à  l'origine,  aux 
Pères  Apostoliques,  la  matière  de  son  enseigne- 
ment et  le  poursuivit,  sur  ce  thème,  pendant 
dix  volumes  :  c'est  le  monument  spécial  du 
professeur.  Après  les  Pères  Apostoliques,  il 
étudia  successivement  saint  Justin,  saint 
Irénée,  saint  Cvprien,  Clément  d'Alexandrie, 
Tertullien  et  Origène  ;  il  le  fit  d'après  une 
méthode  propre,  avec  des  vues  très  larges, 
une  grande  science,  des  comparaisons  et  des 
applications  :  nous  devons  en  dire  un  mot. 

Avant  lui,  la  Patrologie  avait  été  étudiée 
sous  différentes  formes.  Depuis  saint  Jérôme, 
Gennade  et  saint  Isidore,  jusqu'à  Bellarmin 
et  à  Philippe  Labbe,  pour  étudier  les  Pères  et 
écrivains  ecclésiastiques,  on  s'était  contenté 
d'une  courte  notice  et  d'une  appréciation  som- 
maire. Aux  xvne  et  xvme  siècles,  dom  Ceillier 
et  Ellies  Dupuis,  entre  plusieurs  autres, 
avaient  beaucoup  agrandi  le  cadre  d'études, 
mais  sans  trop  sortir  du  moule  primitif. 
Sur  chaque  auteur,  ils  donnent,  fort  au  long, 
sa  biographie,  le  compte-rendu  analytique  de 
tous  ses  ouvrages,  puis  des  dissertations  cri- 
tiques sur  tel  ou  tel  point  d'histoire,  de  doc- 
trine ou  de  controverse.  Parmi  les  modernes, 
sans  mettre  si  grandes  voiles  au  vent,  Mœhler 
et  Alzog  en  Allemagne,  Villemain  et  l'abbé 
Piot,  en  France,  avaient  repris,  les  uns,  le 
moule  traditionnel,  les  autres,  suivi  un  clas- 
sement par  ordre  de  matière,  qui  parait  pré- 
parer mieux  à  l'étude  de  la  Patrologie. 
Freppel,  par  une  heureuse  innovation,  admet 
toutes  les  formes  et  toutes  les  méthodes  ;  non 
content  de  mettre  à  profit  les  avantages  de 
ses  devanciers,  il  agrandit  encore  son  champ 
d'études  et.  porte  plus  haut  sa  pensée;  par  là, 
il  surpasse,  et  de  beaucoup,  tous  Les  écrivains 


qui  ont  consacré  leura  veilles  à  l'histoire  I'1 
raire  de  l'Eglise.  Dan-;  ses  leçons  les  noti 
biographiques  «ont.  au  complet;  les  analyses 
d'ouvrages  ne  vous  laissent,  presque  plus  rien 
à  apprendre;  mais  la  doctrine  chrétienne,  la 
philosophie,  l'histoire,  L'art,  la  Légende,  la 
poésie,  la  politique,  L'économie  sociale,  la 
critique  ne  posent  pas  un  problème  qu'il 
n'aborde,  ne  soulèvent  pas  une  question  qu'il 

ne   s'applique   à   la    résoudre.    Le    tout   esl 

exposé  dans  un  beau  langage,  avec  une 
science  rare,  cà  et  là  des  échappées  d'élo- 
quence,  qui  font  penser  que  les  plus  illustres 
professeurs  de  l'antique  Sorbonne  ont  trouvé, 
dans  Freppel,  un  rival. 

Un  te!  dessein  n'offre  qu'un  inconvénient, 
c'est  qu'il  dépasse  les  forces  d'un  homme. 
Sans  doute,  le  professeur,  si  longues  années 
qu'il  pût  se  promettre,  ne  pouvait  pas  sérieu- 
sement espérer  qu'il  conduirait  l'étude  des 
Pères  au  moins  jusqu'à  saint  Bernard.  Mais 
quand  une  telle  carrière  est  ouverte,  il  n'est 
pas  nécessaire  d'être  l'égal  du  maître,  pour  y 
descendre.  Il  suffit  que  l'architecte  ait  tracé 
le  plan  d'un  édifice  ;  de  plus  humbles  ou- 
vriers préparent  ensuite  les  matériaux  et  exé- 
cutent son  de^se'n.  Parle  fait,  le  professeur  a 
taillé  de  la  besogne  à  tout  le  clergé  de  France. 
La  chaire  de  S  rbmne  a  été  renversée  depuis 
par  des  mains  ignorantes;  mais  rien  n'em- 
pêche les  religieux  dans  leurs  cellules  isolées, 
les  curés  dans  leurs  presbytères,  de  s'atteler, 
chacun  pour  sa  part,  à  un  ou  plusieurs  Pères 
de  l'Eglise,  et  à  en  exposer  savamment  les 
œuvres.  La  force  est  aux  sources;  en  étudiant 
les  Pères,  on  se  fait  un  esprit  plus  ferme,  un 
cœur  plus  généreux,  une  âme  plus  résolue. 
Je  croirais  volontiers  que  Freppel,  en  étu- 
diant les  Pères,  s'est  fait  à  lui-même  ce  tem- 
pérament d'orateur  et  de  lutteur,  qui  lui 
permet  de  faire  face,  presque  à  lui  seul,  à 
tous  les  besoins  de  l'Eglise,  et  de  réaliser, 
sous  nos  yeux,  le  type  d'un  autre  Athanase. 

En  1869,  Freppel  avait  été  appelé,  à  Rome, 
comme  théologien  du  Pape,  pour  élaborer  les 
matières  du  Concile  ;  sur  ces  entrefaites,  il  fut 
promu  à  l'épiscopat  et  sacré  dans  la  capitale 
du  monde  chrétien.  Si  bien  que  ce  concile 
qu'il  avait  préparé  comme  consulteur,  il  de- 
vait y  coopérer  comme  Père  de  l'Eglise  :  au- 
cune mission  ne  pouvait  mieux  convenir  à  ses 
antécédents.  Les  gallicans  brûlaient  alors  leur 
avant  dernière  cartouche;  sous  couleur 
d'inopportunité,  ils  voulaient  empêcher  la 
définition  de  l'infaillibilité,  qu'ils  admettaient, 
criaient-ils,  mais  qu'ils  n'admettaient  réelle- 
ment pas  du  tout.  En  homme  expert  au  mé- 
tier des  armes,  Freppel  publia  d'abord  une 
brochure,  où  il  prouvait,  par  des  extraits  des 
derniers  conciles  provinciaux  célébrés  en 
France,  que  la  doctrine  de  l'infaillibilité  était 
désormais  la  vraie  doctrine  gallicane,  et  qu'à 
moins  d'avoir  deux  poids  et  deux  mesures,  les 
réfractaires  devaient  y  passer.  Ensuite,  il 
parut  à  l'amhon,  et,  avec  sa  dextérité  déci- 
sive, fil  mordre  la  poussière  à  maints  argu- 


312 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


mente,  jusque-]  i  très  fiers,  mais  qui  n'avaient 
plus  qu  à  mourir.  Après  le  Concile,  Mur  Frep- 
pel  vienl  prendre  possession  'le  Bon  siège 
d'Angers;  bî  bien  qne  nous  avons  à  l'étudier 
maintenant  comme  ]>;islcur  des  Ames. 

L'installation  eut  lieu  au   lendemain  de  la 
déclaration  de  guerre.  Pour  sa  piï-e  de  pos- 

-ion,  l'évêque  s'était  rappelé  à  lui-même 
devoirs  ;  il  eut  à  les  remplir  immédiate- 
ment d'une  manière  cruelle  pour  ses  affec- 
tions. Alsacien,  il  vit  son  pays  natal  tombe' 
aux  mains  du  Prussien  orgueilleux  ;  Français, 
il  vit  la  grande  patrie  accable'e  d'une  façon 
ruineuse  et  humiliante;  il  ne  se  contenta  pas 
de  prier  pour  le  relèvement  de  nos  armes,  il 
quêta  pour  les  bles-és  et  les  prisonniers,  en- 
voya ses  séminaristes  à  l'armée  et  fit  tra- 
vailler ses  religieuses  pour  le  service  des  sol- 
dats. Après  quoi,  remontant  des  désastres  aux 
causes,  il  dénonça  les  ravages  de  la  presse,  la 
profanation  du  dimanche,  l'insuffisance  de 
l'éducation  publique,  la  mauvaise  entente  des 
devoirs  de  citoyen.  Dénoncer  le  mal  ne  suffit 
pas;  il  fallait  y  porter  remède.  L'évêque  ap- 
puya le  grand  mouvement  des  pèlerinages, 
rappela  les  instituteurs  à  leurs  devoirs,  pu- 
blia un  catéchisme  pour  les  enfants,  recom- 
manda les  cercles  catholiques,  fit  l'éloge  des 
ordres  religieux,  réorganisa  les  séminaires,  et 
couronna  toutes  ses  œuvres  par  le  rétablisse- 
ment de  l'université  d'Angers.  N'eùl-il  relevé 
que  cet  établissement,  cela  suffirait  à  sa 
gloire;  il  le  fit  en  homme  expert,  qui,  maître 
lui-même  dans  toutes  les  parties  de  la  doc- 
trine, était  plus  capable  de  recréer  une  si  im- 
portante institution.  En  parcourant  les  œuvres 
pas'orales  de  Mgr  Freppel,  on  chercherait 
vainement  une  question  intéressant  son  uni- 
versité, qu'il  n'ait  traitée  d'une  façon  à  la  fois 
simple,  élevée  et  juste.  Les  instructions, 
lettres  pastorales,  circulaires,  réunies  en  vo- 
lumes, formeraient  le  manuel  de  l'Université 
catholique.  Toutefois,  ce  qu'il  faut  plus  ad- 
mirer, dans  cette  initiative,  ce  n'est  pas  tant 
la  science  de  l'ensemble  et  des  détails,  que 
l'initiative  elle-même.  Suivant  les  traditions 
de  l'Eglise,  l'évêque  d'Angers,  pour  guérir  les 
âmes  et  affermir  les  institutions,  vise  aux 
tètes  ;  c'est  par  l'instruction  profonde,  c'est 
par  le  haut  enseignement,  qu'il  veut  défendre 
l'Eglise  et  sauver  la  patrie.  Que  les  impies  en 
belle  humeur  s'ingénient,  dans  leurs  stupides 
caricatures,  à  coiffer  de  l'éteignoir  les  gens 
d'Eglise  ;  il  n'y  a  encore  que  ces  gens  d'Eglise 
pour  créer  des  écoles;  et  ceux  qui  se  disent 
partisans  des  lumières  ne  se  montrent  géné- 
ralement tels,  qu'en  fermant  les  écoles  catho- 
liques ou  en  les  volant  pour  y  introduire  des 
maîtres  de  perversité.  L'Eglise,  même  persé- 
cutée, n'a  rien  plus  à  cœur  que  ses  écoles.  Au 
moment  où  l'évêque  d'Angers  relève  l'Univer- 
sité de  sa  ville  épiscopale,  Toulouse,  Lille, 
Lyon  et  Paris  constituent  des  universités  ana- 
logues. Le  citoyen  catholique  paie  sa  part 
d'impôt  pour  des  instituts  d'Etat,  auxquels  il 
n'enverra  pas  ses  enfants  ;  il  paie  encore  pour 


des  établissements  libres  où  ses  enfants  trou- 
veront une  instruction  en  harmonie  avec 
leurs  croyances  et  une  éducation  qui  assure 
le  respect  de  leur  foi.  Ce  n'est  pas  là  le  trait 
d'ennemis  des  lumières. 

Dès  lors  l'évêque  d'Angers  n'est  plus  seule- 
ment préoccupé  des  intérêts  de  son  diocèse; 
il  est  appelé  partout  où  l'on  a  besoin  d'une 
grande  parole.  Déjà,  lorsqu'il  était  doyen  de 
Saiute-deneviève  et  professeur  de  Sorbonne, 
il  ne  se  renfermait  pas  strictement  dans  ses  de- 
voirs professionnels  ;  il  prêchait  à  Paris  et  en 
province,  tantôt  le  panégyrique  d'un  saint, 
tantôt  l'éloge  funèbre  d'un  "mort  de  marque  ; 
tantôt  une  fête  religieuse.  A  celte  date,  Pie, 
Plantier,  Dupanloup  battaient  leur  plein  ; 
Freppel  fut  plus  d'une  fois  leur  égal  dans  les 
premiers  rôles.  Non  qu'il  eut  la  grande  doc- 
trine de  Pie,  la  parole  électrique  de  Plantier, 
la  rhétorique  échauffée,  monotone,  parfois 
déclamatoire  de  Dupanloup  ;  classique  dans 
les  formes,  sobre  dans  les  détails,  très  fondé 
sur  l'histoire  et  sur  le  droit,  Freppel  em- 
prunte le  plus  souvent  ses  idées  à  ces  deux 
ordres  de  considération.  La  netteté  de  ses 
pensées  supplée  aux  entraînements  du  dis- 
cours ;  la  force  de  la  parole  remplace  la  puis- 
sance pénétrante  de  l'onction.  Vous  l'écoutez  ; 
il  n'y  a  rien  à  reprendre;  son  discours  vous 
remplit  de  satisfaction;  toujours  il  convainc, 
parfois  il  ébranle.  S'il  a  un  défaut,  c'est  d'être 
invariablement  parfait.  Vous  lui  souhaiteriez 
des  défaillances,  pour  être  plus  sensible  à  ses 
grandeurs.  Mais  non  ;  sa  réflexion,  concentrée 
dans  son  cerveau,  vous  saisit  de  prime-abord 
et  vous  maintient  habituellement  à  la  même 
élévation.  Ce  n'est  pas  Bossuet,  dont  il  n'a 
pas  le  coup  d'œil  ni  le  coup  d'aile  ;  mais  il  y 
a  en  lui,  avec  une  très  exacte  doctrine,  un 
zèle  prudent  et  l'intrépidité  d'Athanase. 

Une  fois  évêqne,  on  l'appelle  partout.  C'est 
lui  qui  prononce  l'éloge  funèbre  de  Fruchaud, 
de  Fournier,  de  Colet,  de  Brossais  Saint- 
Marc  ;  c'est  lui  qui  inaugure  le  monument  de 
Lamoricière  et  salue  la  tombe  de  Courbet  ; 
c'est  lui  qui  prêche  les  vertus  de  Liberman, 
de  Grignon  de  Montfort,  de  l'abbé  de  la 
Salle  ;  c'est  lui  qui  rehausse  du  prestige  de  son 
éloquence  le  monument  d'Urbain  II,  le  pape 
des  croisades.  En  un  mot,  Freppel  est  l'orateur 
des  grandes  circonstances.  Non  pas  qu'il  soit 
seul  ;  mais  Besson,  écrivain  disert,  n'a  pas  sa 
fermeté  de  principes  et  de  paroles  ;  mais  Per- 
raud,  esprit  moins  facile  et  trop  peu  contenu, 
jusqu'à  s'oublier  pour  piquer  en  chaire  des 
gens  qui  pourraient  le  piquer  de  leurs  ré- 
ponses, ne  peut  pas  entrer,  avec  Freppel,  en 
comparaison.  C'est  Freppel  qui  est  l'orateur 
catholique,  le  porte-drapeau  de  l'Evangile  in- 
terprété selon  les  plus  pures  doctrine». 

En  dehors  de  ses  discours  et  de  ses  œuvres 
pastorales,  Freppel  s'était  essayé  de  bonne 
heure  à  la  controverse.  C'était,  on  peut  le 
dire,  son  goût  spécial  et  son  particulier  talent 
de  se  livrer  aux  combats  de  la  plume.  Les 
succès  qu'il  remporta  dans  ces  joutes  le  firent 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


313 


rechercher  pour  la  députation.  Elu  en  1880, 
par  le  département  du  Finistère,  il  arriva  à  la 
Chambre  juste  pour  protester  contre  la  pros- 
cription des  Jésuites,  qu'il  stigmatisa  avec  la 

plus  fière  énergie.  Depuis  lors,  toujours  sur  la 
brèche,  il  n'a  pas  laissé  [tasser  un  acte  de  dé- 
raison sans  le  dénoncer,  ni  une  iniquité  sans 
la  flétrir.  La  dispersion  des  ordres  religieux 
par  les  tyrans  républicains,  la  laïcisation  des 
écoles,  des  cimetières  et  des  hôpitaux  par  les 
francs-maçons,  la  guerre  à  l'Eglise  dans  toutes 
les  appartenances  sociales  de  son  ministère 
par  un  ramas  de  législateurs  incongrus,  ont 
eu,  dans  l'évêque  d'Angers,  un  intrépide  ad- 
versaire. L'orateur  que  vous  admiriez  dans 
la  chaire  sainte,  vous  l'admirez,  s'il  se  peut, 
davantage  encore  à  la  tribune.  Questions  de 
politique  pure  ou  d'économie  politique,  ques- 
tions de  droit,  d'histoire  ou  de  philosophie, 
questions  surtout  de  droit  ecclésiastique,  il 
sait  tout  ;  il  excelle  à  tout  ramener  à  quelques 
chefs  et  à  vaincre  l'adversaire  par  l'évidence 
triomphale  de  ses  démonstrations.  Si  la  rai- 
son, la  conscience,  la  loyauté,  l'honneur, 
avaient,  en  république,  quelque  crédit,  nul 
doute  que  l'évêque  d'Angers  n'eut  rendu,  à 
son  pays,  les  plus  éminents  services.  La  force 
de  ses  discours  ne  fit  que  mieux  voir  l'indi- 
gnité de  ses  collègues  ;  ils  s'opiniàtrent  depuis 
vingt  ans  à  tous  les  actes  de  la  plus  aveugle 
et  de  la  plus  stérile  violence.  La  fortune  poli- 
tique gaspillée,  l'armée  soumise  aux  expéri- 
mentations folles,  les  affaires  réduites  à  néant, 
l'impôt  grossi  sans  mesure  et  sans  terme,  la 
banqueroute  de  l'argent  et  des  mœurs,  la 
chute  lamentable  de  la  France,  son  indépen- 
dance en  péril  :  ce  sont  là  les  exploits  de  ces 
sectaires  imbéciles,  plus  dignes  d'être  sou- 
doyés par  la  Prusse  que  d'être  élus  par  la 
France.  Du  moins,  l'évêque  d'Angers  a  mis, 
dans  toutes  leurs  extravagances,  la  hache  de 
Phocion.  Dût-il,  comme  Phocion,  boire  la 
ciguë,  s'exiler  comme  Démosthènes,  tomber, 
comme  Cicéron,  sous  le  couteau  des  sicaires 
républicains,  il  n'aura  pas  moins  soutenu,  de 
sa  puissante  main,  la  société  sur  l'abîme.  Et 
dans  le  service  de  l'Etat,  comme  au  service 
de  l'Eglise,  il  n'y  aura  personne  au-dessus 
de  Freppel,  personne,  j'entends,  pour  mieux 
suivre  les  inspirations  de  la  foi  et  les  conseils 
du  patriotisme. 

Depuis  la  mort  de  Freppel,  celte  arène  de 
combats  apostoliques,  ouverte  par  Lammenais 
où  tant  d'évêques  avaient  porté  des  coups  de 
lance  enchantée,  n'a  plus  vu  de  champions 
mitres  défendre  l'Eglise.  Ni  les  anciens  at- 
tentats, ni  les  nouveaux  n'ont  suscité  aucun 
dévouement.  Une  douleur  muette,  quelques 
regrets  platoniques,  de  longs  gémissements, 
une  silencieuse  prière  :  Domine,  usquequn  ! 
c'est  tout  ce  que  l'histoire  peut  constater.  Non 
pas  qu'on  soit  resté  inerte,  mais  on  n'a  rien 
fait  qui  éclate,  rien  surtout  qui  abatte  l'en- 
nemi. 

Dans  les  rangs  du  clergé  secondaire,  deux 
prêtres  du  diocèse  de  Lan  gros,  dégainèrent 


pro  Deo  el  pro  pairia.  L'un,  Françoi  Perriot, 
supérieur  du  grand  séminaire,  auteur  d'un 
cours  classique  do  théologie  en  sepl  volumes, 
directeur  de  l'Ami  du  clergé,  la  premièrerevue 

paroissiale  du  monde  catholique,  président  du 

congrès d'Arezzo  sur  le  chanl  grégorien,  avait 
commenté  magnifiquement,  dans  ['Univers, 
quatre  ou  cin<|  des  grandes  Encycliques  de 
Léon  XIII  :  il  fut  destitué.  L'autre,  Justin 
Fèvre,  resté  par  choix  au  dernier  rang,  avait 
publié  dix  brochures  contre  le  gouvernement 
persécuteur,  prêché  la  guerre  sainte,  posé  sa 
candidature  à  la  députation  :  il  fut  prosent. 
Silence  aux  défenseurs  de  l'Eglise! 

Parmi  les  fidèles,  il  s'éleva,  dans  l'ordre 
politique,  quelques  braves  soldats.  Au  Sénat 
français,  Chesnelong  et  Lucien  Brun  ;  à  la 
Chambre  des  députés,  le  comte  Albert  de 
Mun,  ancien  capitaine  de  cavalerie,  fondateur 
des  cercles catholiquesd'ouvriers,  défendirent, 
avec  autant  d'éloquence  que  de  raison,  les 
intérêts  catholiques.  Dans  la  presse,  un  nou- 
veau journal,  la  Vérité,  prit  la  place  de 
Y  Univers,  devenu  feuille  diplomatique,  et  eut, 
pour  toute  politique,  la  consigne  du  pape  :  la 
défense  de  la  religion  avant  tout,  la  politique 
bornée  à  cette  défense,  la  France  et  l'Eglise 
sauvées  par  d'intrépides  combats.  Dans 
d'autres  journaux,  Paul  de  Cassagnac,  au 
nom  du  principe  d'autorité,  Edouard  Dru- 
mont,  comme  adversaire  de  la  conspiration 
judéo-maçonnique,  portèrent  des  coups  à 
l'ennemi  de  Dieu.  Je  ne  sais  pourquoi,  cepen- 
dant, il  n'y  eût  pas,  parmi  les  catholiques, 
unanimité  d'efforts,  union  et  concert  pour  la 
croisade.  On  eut  dit  que  l'anarchie  intellec- 
tuelle avait  pénétré  aussi  dans  l'Eglise.  Pour- 
tant l'Eglise  est  une  armée  rangée  en  bataille  ; 
la  persécution  est  l'élément  propre  de  sa  vi- 
talité, et  la  guerre  sainte  est  toujours  le  gage 
le  plus  efficace  de  ses  triomphes. 

On  ne  peut  pas  admettre  que  l'Eglise  ab- 
dique. On  doit  donc  croire  que  cette  inertie 
relative,  quand  tant  et  de  si  impérieux  motifs 
eussent  dû  nous  mettre  l'épée  au  poing,  avait 
sa  raison  d'être.  Peut-être  espérait-on  que  le 
bien  sortirait  de  l'excès  du  mal,  peut-être, 
confiant  à  la  vitalité  divine  de  l'Eglise,  se  di- 
sait-on que  Dieu  suffit  pour  défendre  sa 
cause.  D'aucuns  murmuraient  que  Léon  XIII 
ne  voulait  à  l'Eglise  d'autres  défenseurs  que 
lui-même  ;  mais  alors  pourquoi  ce  brave  Pape 
eut-il  écrit  tant  d'Encycliques,  dont  la  vertu 
ne  peut  sortir  son  effet  qu'à  condition  que  le 
marteau  de  la  polémique  les  enfonce  dans  les 
tètes  dures  et  dans  les  cœurs  récalcitrants  ?  Je 
crois  plutôt  que  ce  défaut  d'action  provenait 
du  défaut  d'entente  parmi  les  évoques.  La 
puissance  de  l'épiscopat  est  telle  que,  dans 
toutes  les  grandes  crises  de  l'Eglise,  il  a  suffi 
d'un  seul  évoque,  pour  tout  sauver.  Que  se- 
rait-ce si  quatre-vingt-six  évoques  élevaient 
simultanément  la  voix  et  revendiquaient  les 
droits  de  l'Eglise. 

Depuis  vingt  ans,  les  églises  de  France  sont 
en  butte  à  la  persécution.  Cette  persécution  ne 


314 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


vise  pas  seulement  ;i  la  déchristianisation  du 
pays;  elle  vise  au  triomphe  social  de 
l'athéisme,  entreprise  plus  destructive  que  ne 
le  l'ut  le  paganisme  lui-même.  Non  pas  qu'un 
veuille  mettre  l'homme  à  lu  place  de  Dieu 
renversé;  on  veut  seulement  établir  une 
forme  de  socie'lé  qui  renie  positivement  Dieu 
et  affranchisse  les  passions  de  l'homme.  Dans 
ce  de*sein,  aussi  criminel  qu'absurde,  un  ne 
redoute  pas  les  juifs,  les  protestants,  encore 
moins  les  libres-penseurs  :  ce  sont  eux  plutôt 
qui  s'attellent,  en  leur  qualité  d'onagres,  à 
cetle  ingrate  besogne.  Or,  elle  ne  peut  aboutir 
qu'avec  la  complicité  du  sacerdoce  catho- 
lique. Pour  prévenir  sa  résistance,  on  préco- 
nise un  type  de  prêtre  dont  Jésus-Christ  n'est 
pas  le  modèle;  un  prêtre  sans  idées  précise-, 
sans  vertu  formelle,  bon  vivant,  patriote 
énervé  surtout,  dont  le  grand  mérite  est  de 
bien  dire  du  gouvernement  et  de  ne  pas  dé- 
fendre l'Kglise.  Pour  ôter  aux  prêtres  toute 
velléité  de  combat,  le  gouvernement  choisit 
pour  évoques,  non  pas  les  prêtres  vraiment 


distinguée,  tous  inamovibles  par  en  bas,  mais 
les  hommes  qu'il  suppose  sans  hostilité  aux 
lois  de  persécution  et  capables   de  brider  les 
préires  ardents   pour   le  combat.  Enfin,  dans 
la  crainte  que,  parmi  ces  évoques  tries  sur  le 
volet,  il  ne  surgis.-e  quelque  vaillant  cham- 
pion, il  leur  impose  civilement  des  vicaires  gé- 
néraux et  des  secrétaires    dont  la   promesse 
d'une  mitre  fait  les  crampons  des  évoques,  les 
garants  de  leur  invariable  soumission  au  gou- 
vernement persécuteur.  Par  suite  de  ce  com- 
plot, déjà  vieux,  de  quatre  lustres,  l'Eglise,  en 
France,  est  victime  d'une  double  persécution  : 
la   persécution   législative   et   gouvernementale 
dont  le  pouvoir  civil  est  l'agent,  servi  par  des 
nuées  de  fonctionnaires  mamelucks  et,  dans 
quelques  diocèses,  la  persécution  grand-vica- 
riale    d'un    jeune   chancelier    ordinairement 
étranger  ou  grand    vicaire  à  échine  souple, 
spécialement  chargé  par  le  gouvernement  de 
la  désorganisation  d'un  diocèse.  Dieu  protège 
la  France  ! 


§v. 


LE    PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 


Après  avoir  parlé  de  l'avènement  de 
Léon  XIII  ;  de  la  persécution  de  L'Eglise  en 
Allemagne,  en  Suisse  et  en  France,  nous  de- 
vons venir  à  Thistoire  positive  du  Pontife  Hu- 
main, pour  savoir  comment  le  Pape  a  fait 
face  à  la  persécution  et  comment,  dans 
d'autres  contrées,  il  a  pourvu  au  gouverne- 
ment de  l'Eglise. 

La  mission  de  l'Eglise  à  travers  les  âges, 
c'est  d'être  en  butte  à  la  persécution  ;  c'est  de 
recevoir  des  coups  pour  enfanter  par  ses  bles- 
sures ;  c'est  d'être  toujours  victime,  pour 
rester  reine  et  pour  devenir  mère.  —  Le 
xix'  siècle,  à  l'avènement  de  Léon  XIII,  ne 
contredit  pas  ces  traditions.  Pie  IX  a  été  un 
pape  intransigeant,  et  il  a  vu  s'élever  contre 
lui  toutes  les  passions  ;  Léon  XIII  est  un  pape 
conciliant  et  il  verra  sans  cesse  les  passions 
se  dérober  à  ses  enseignements,  se  soustraire 
à  ses  coups  et  tromper  ses  vœux  de  paix. 
Mais  un  pape  n'en  est  pas  à  compter  ses  suc- 
cès ;  pour  être  le  digne  vicaire  du  Dieu  de 
l'Evangile,  mort  sur  la  croix  du  Calvaire,  il 
lui  est  nécessaire  et  il  lui  suffit  de  dire  la  vé- 
rité au  monde,  de  soutenir  le  droit  par  ses 
actes  et  d'appeler  ses  enfants,  les  enfants  de 
la  sainte  m<'re  Eglise,  à  défendre,  chacun  dans 
sa  sphère,  et  pour  le  bien  de  sa  patrie,  les 
lumières  et  les  grâces  de  la  Rédemption.  Le 
pontificat  de  Léon  XIII  va  noua  montrer  le 
successeur  de  Pie  IX  intrépidement  fidèle  à 
toutes  les  obligations  du  souverain  pontificat. 

A  l'avènement  de  Léon  XIII,  la  persécution 
sévit  en  Suisse  et  en  Allemagne  ;  elle  se 
montre  sournoise,  mais  implacable  en  Italie  ; 
en  Erance,  elle  entreprend,  contre  l'Eglise,  la 
plus  monstrueuse  campagne  ;  en  Espagne,  au 
Brésil,  elle  incite  les  gouvernements  à  déro- 
ger ;  en  Angleterre  et  en  Amérique,  où  fleurit 
l'ancienne  et  la  nouvelle  liberté,  les  partis 
se  poussent  aux  excès  que  s'interdisent  les 
gouvernements.  .Nous  allons  voir  comment 
Léon  XIII  fait  honneur  à  la  situation  d'abord 
par  se-  enseignements,  puis  par  tes  actes. 


I,«'S   <>ll<.4>i^llllll«'lllv   <|(>    |>Olt    XIII. 


Tout  pape  est  un  docteur.  Personnellement 
il  peut  n'être  pas  un  homme  doué  de  talents 
supérieurs  ;  par  ses  antécédents,  il  peut  avoir 
été  trop  distrait  par  les  affaires  pour  se  préoc- 
cuper fortement  des  doctrines;  mais  una  fois 
qu'il  a  ceint  la  tiare  pontificale,  il  doit  ensei- 
gner la  ville  et  le  monde.  Gardien  du  dépôt  de 
la  révélation  divine,  il  en  doit  répandre  par- 
tout les  rayons  ;  vengeur  de  cette  même  révé- 
lation, il  doit  en  préciser  si  bien  les  enseigne- 
ments que  jamais  les  témérités  de  l'orthodoxie 
ou  les  audaces  de  l'impiété  ne  puissent  en  at- 
teindre la  pureté  ou  en  usurper  la  place.  Mais 
quand  un  pape  distingué  sous'le  rapport  du 
talent  a  trouvé  des  loisirs  pour  accroître  sans 
cesse  le  trésor  de  ses  connaissances,  s'il  se  voit 
transporté  de  la  vie  cachée  à  la  vie  éclatante 
du  souverain  pontificat,  il  tire,  de  son  trésor, 
les  choses  anciennes  et  les  choses  nouvelles  ;  il  fait 
valoir  les  doctrines  traditionnelles  et  les  ap- 
plique heureusement  soit  aux  préoccupations 
des  hommes,  soit  aux  transformations  des 
choses.  Comme  pape,  il  est  un  maître  ;  comme 
savant,  il  est  docteur  :  il  enseigne  avec  la 
double  force  de  l'autorité  et  de  la  vérité. 

Telle  avait  été  et  telle  devait  être  la  desti- 
née de  Léon  XIII.  Pendant  de  longues  années, 
exilé  en  quelque  façon  à  Pérouse,  il  n'avait 
trouvé,  dans  l'administration  de  son  diocèse, 
qu'un  petit  champ  d'expérience.  Les  nom- 
breux loisirs  de  la  vie  épiscopale  avaient 
fourni,  à  son  âme  active  et  soucieuse,  le 
temps  d'étudier  longuement  et  à  fond  ;  la  né- 
cessité de  diriger  les  écoles  et  les  séminaires 
l'avaient  amené  à  dresser  des  programmes 
d'études  et  à  en  approfondir  l'étendue.  Cu- 
rieux d'ailleurs  et  désireux  d'agrandir  sans 
cesse  les  horizons  de  sa  pensée,  il  avait  cher- 
ché dans  les  études  solitaires  et  dans  les  con- 
férences académiques  les  moyens  de  se  créer, 
dans  son  âme,  un  royaume  de  lumière.  On  le 


310 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


disait  savant,  mais  on  le  disait  aussi  spécula- 
tif cl  plus  rêvaoi  qu'expérimenté.  CV:lait 
pour  colorer  son  espèce  de  disgrâce,  qui 
n'était,  au  fond,  qu'une  bénédiction,  puis- 
qu'elle lui  permettait  les  livres  et  l'amenait 
incognito  à  la  plus  haute  mission  d'enseigne- 
ment. Pour  enterrer  Pecci  tout  vivant,  on 
prétait  même  à  Pie  IX  un  mot  qu'on  n'a  pas 
npélé  depuis  :  «  Si  Pecci  devient  pape,  ce 
sera  un  malheur  pour  l'Eglise.  »  Le  fait  est 
que  Pecci,  homme  d'études,  une  fois  devenu 
Léon  XIII,  pc  mit  à  enseigner  le  monde,  si 
l'on  peut  ainsi  parler,  comme  s'il  n'avait  fait 
que  cela  toute  sa  vie.  Sans  précipitation,  il 
rédigea  et  publia  des  Encycliques,  brefs  et 
lettres  apostoliques,  dont  l'ensemble  forme  un 
cours  de  doctrines  orthodoxes,  appliquées  aux 
besoins  du  xxe  siècle.  Nous  devons  en  faire 
ressortir  l'opportunité  et  mettre  brièvement 
en  relief  les  divers  enseignements  du  savant 
Pontife. 

La  première  question  qui  attira  et  retint 
longtemps,  pour  ne  pas  dire  toujours,  l'atten- 
tion du  pontife,  ce  fut  la  question  des  doctrines 
à  faire  enseigner  dans  les  écoles.  Des  écoles, 
ces  doctrines  passent  dans  la  société  et  Ja  gou- 
vernent. Les  principes  enseignés  à  une  époque 
règlent  le  droit  social  ;  la  corruption  de  la 
doctrine  cause  la  corruption  de  la  société.  A 
l'origine  des  aberrations  modernes,  Luther 
avait  rompu  avec  la  scolastique,  honni  Aris- 
tote,  brûlé  la  Somme  de  saint  Thomas  avec  les 
Bulles  de  Léon  X.  Les  philosophes,  venus  de- 
puis, avaient  répudié,  comme  Luther,  la  sco- 
lastique. Bacon  l'avait  abandonnée  parce  qu'il 
croyait  qu'elle  ne  procédait  pas  de  la  science 
expérimentale  et  il  n'avait  fait  qu'ouvrir  la 
porte  au  matérialisme.  Descartes  l'avait  pros- 
crite, parce  qu'il  croyait  meilleur  de  s'appuyer 
sur  le  témoignage  de  la  conscience  et  il  n'avait 
que  préparé  la  voie  aux  modernes  rationa- 
listes. Le  trait  commun  des  écoles  modernes 
de  philosophie,  c'est  d'ailleurs  la  prétention 
d'abattre  l'aulorité  dogmatique  de  l'Eglise  et 
de  se  substituer  à  l'État  pour  régenter  les 
peuples.  Après  la  mise  au  jour  des  nouveaux 
systèmes,  Fénelon  et  Leibnitz  avaient  prévu 
qu'ils  amèneraient,  dans  le  monde  chrétien, 
d'épouvantables  bouleversements,  sinon  une 
irrémédiable  ruine.  Depuis  89,  après  ces 
dix  ans  de  guerre  civile  et  ces  quinze  ans  de 
guerres  étrangères,  on  n'avait  plus  pu  mécon- 
naître la  cause  néfaste  de  tous  nos  malheurs, 
et  l'on  s'était  appliqué,  timidement  d'abord, 
puis  plus  résolument,  à  la  correction  des 
livres.  Lamennais  avait  donné  une  poussée 
violente  pour  amener  les  esprits  à  Rome  ;  le 
cardinal  Gousset,  dom  Guéranger,  Rohrba- 
cher  et  plusieurs  autres  avec  les  doctrines  ro- 
maines, avaient  préconisé  les  docteurs  de  la 
scolastique.  A  partir  de  1850,  il  s'était  pro- 
duit dans  les  séminaires  diocésains,  au  moins 
dans  ceux  où  ne  régnait  pas  Saint-Sulpice,  un 
retour  général  vers  l'Ange  de  l'école,  saint 
Thomas  d'Aquin.  Dans  le  cours  du  pontificat 
de  Pie  IX,  c'était  un  fait  acquis  qu'il  fallait 


abandonner  les  systèmes  de  Descartes  et  de 
Malebranche,  pour  revenir  à  la  méthode,  aux 
principes  et  aux  doctrines  de  la  scolastique. 
A  différentes  reprises,  Pie  IX,  déplorant  le 
bouleversement  des  idées,  avait  recommandé 
de  revenir  aux  doctrines  qui  avaient  si  long- 
temps orné  les  écoles  et  en  particulier  aux  doc- 
trines de  saint  Thomas  dans  la  lecture  et  Vin- 
telligence  duquel  on  trouverait  un  remède  1res 
apte  aux  maux  présents.  La  Congrégation  du 
Concile,  approuvant  un  décret  du  concile  de 
Poitiers  sous  le  grand  cardinal  Pie,  avait 
écrit  :  «  L'enseignement  de  philosophie  donné 
selon  la  méthode  scolastique  et  accommodé 
aux  principe0  de  saint  Thomas  est  appelé  à 
produire  les  meilleurs  fruits.  Au  lieu  de  philo- 
sophie superficielle  et  à  peineébauchée  qui  est 
le  partage  de  tant  d'esprits,  les  jeunes  étu- 
diants acquerront  par  ces  exercices  une 
promptitude  et  une  force  merveilleuse  pour 
pénétrer  dans  la  profondeur  intime  de  la  vé- 
rité, pour  atteindre  la  solidité  de  la  doctrine, 
pour  démêler  et  réfuter  les  erreurs,  et  ils  con- 
tracteront par  là  une  aptitude  plus  grande 
aux  fortes  études  théologiques  ». 

Le  retour  à  la  scolastique  était  donc,  à  l'avè- 
nement de  Léon  XIII,  pour  une  grande  ma- 
jorité des  séminaires,   même  en  France,  un 
fait  acquis.  Léon  XIII,  dont  la  vie  avait  été 
en  grande  partie  consacrée  à  l'élude  des  sco- 
lastiques,  fit  cette  cause  sienne  et  voulut  lui 
imprimer,  dans  tous  les  sens,  un  mouvement 
triomphal.  Par  des  actes  successifs,  il  donna 
une  Encyclique  en  1879  pour  recommander 
particulièrement  saint  Thomas  ;   il  fonda,   à 
Rome,  une  Académie  de  saint  Thomas  ;  il  dé- 
créta une  édition  nouvelle  des  œuvres  de  saint 
Thomas  ;  il  donna  saint  Thomas  pour  patron 
aux  écolesde  théologie.  Lui-même,  dans  ses  En- 
cycliques et  ses  autres  actes  doctrinaux,  s'ins- 
pira généralement  des  doctrines  de  saint  Tho- 
mas. Ce  qui  ressort  de  ces  actes,  c'est  la  ré- 
pudiation des  philosophies  modernes,  comme 
systèmes  et  comme  principes  ;  c'est  l'invita- 
tion, sinon  l'ordre,  de  revenir  aux  principes 
de  la  scolastique  et  de  s'attacher  spécialement 
à  l'Ange  de  l'école,  auquel  il  ect  bon  d'ad- 
joindre Albert  le  Grand,  Alexandre  de  liâtes, 
Duns  Scot  et  les  grands  théologiens. 

Nous  n'avons  rien  à  dire  contre  ces  actes 
pontificaux  ;  au  contraire,  nous  en  sommes  le 
partisan  très  décidé,  n'ayant  fait,  nous-mêmes, 
nos  études  que  sur  saint  Thomas.  Mais  nous 
croyons  qu'il  y  a,  ici,  quelques  erreurs  à  rec- 
tifier et  quelques  excès  à  prévenir. 

Chaque  ordre  religieux  a  ses  engouements 
et  ses  légendes.  Les  Franciscains  avaient  la 
légende  de  saint  François  comme  vivant  dans 
son  tombeau;  les  Jésuites  avaient,  dit-on, 
une  thèse  de  Suarez  sur  les  mille  excellences 
de  saint  Ignace  ;  les  Dominicains  ont,  sur 
saint  Thomas,  des  affirmations  que  l'histoire 
ne  peut  pas  ratifier. 

Par  exemple,  les  Dominicains  affirment  et 
beaucoup  d'historiens  répètent  après  eux  que 
la  Somme  de  saint  Thomas  reposait  sur  une 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


."il  7 


table  avec  la  Bible,  au  sein  du  concile  do 
Trente.  Le  Concile  no  l'aurait  pu  faire  qu'en 

blessant  Duns  Scot,  notamment  sur  la  péni- 
tence et  l'Immaculée-Conception.  Or,  jamais 
aucun  théologien,  aucun  docteur,  pas  même 
saint  Augustin  n'a  présidé  ainsi  les  conciles 
généraux  ;  aucune  parole  humaine  ne  saurait 
garantir  la  parole  infaillible  de  l'Eglise.  Dans 
les  conciles,  a  Trente  comme  ailleurs,  il  n'y  a 
sur  l'autel  i|ue  le  livre  des  Evangiles,  pour  le 
serment  :  la  parole  de  Dieu  est  la  seule  source 
authentique  des  paroles  de  l'Eglise  :  le  céré- 
monial de  l'Eglise  est  formel  sur  ce  point. 
Les  relations  du  concile  de  Trente  sont  muettes 
sur  cette  particularité  ;  elles  insinuent  même 
clairement  le  contraire.  Les  théologiens  du 
concile  de  Trente  estimaient  beaucoup  saint 
Thomas.  Ce  fait  historique  fut  la  base  d'une 
amplification  oratoire,  où  Antoine  d'Auber- 
mont,  préchant  à  Louvain,  en  1650,  présente 
la  croix  debout  au  milieu  du  concile,  ayant,  à 
droite,  l'Evangile,  à  gauche  la  Somme.  Cette 
imagination  poétique  fut  prise  à  la  lettre  par 
Gonet  dans  son  Clypeus  thomisticus,  sur  la 
seule  autorité  de  sa  tradition  domestique,  et, 
plus  tard,  avec  le  concours  d'un  clerc  napo- 
litain, qui  n'en  savait  pas  plus  que  Gonet. 
Les  théologiens  de  Salamanque  confirmèrent 
le  propos  de  Gonet,  propos  que  répètent  Noël- 
Alexandre,  Goudin,  Touron,  Rohrbacher,  Ba- 
reille;  mais,  jusqu'à  plus  ample  informé,  le  fait 
manque  de  preuve. 

Les  Dominicains  prêtent  à  un  pape  l'idée 
que  saint  Thomas  a  fait  autant  de  miracles 
qu'il  a  écrit  d'articles,  parole  absurde  si  vous 
la  prenez  à  la  lettre.  Au  cours  du  procès  de 
canonisation  de  l'Ange  de  l'école,  on  objec- 
tait qu'il  avait  fait  jusque-là  peu  de  miracles. 
Le  Pape  repartit  :  Qu'à  cela  ne  tienne,  car 
Thomas  n'a  pu  professer  sans  miracle  :  sine  mi- 
raculo,  une  si  puissante  doctrine.  Gerson  rap- 
pelant cette  réponse,  la  traduit  en  disant  que 
le  frère  Thomas  a  fait  autant  de  miracles  qu'il 
a  déterminé  de  questions,  sans  dire  quelles 
sont  ces  questions  ni  leur  nombre.  Les  Tho- 
mistes de  Salamanque,  trouvant  sans  doute 
Gerson  trop  mesquin,  dirent,  en  travestissant 
la  pensée  du  Chancelier,  que  saint  Thomas 
avait  fait  autant  de  miracles  qu'il  avait  écrit 
d'articles.  Si  nous  supposons  2  000  articles, 
nous  voilà  avec  2  000  miracles. 

Le  Bréviaire  parle  de  la  vision  de  saint  Tho- 
mas, à  qui  le  Christ  dit  :  Bene  scripsisti  de  me  ; 
quarn  mercedem  reci/nes  ?  —  Nil,  nisi  te,  Do- 
mine. C'est  une  légende  pieuse,  et  pour  tous 
les  auteurs  une  belle  leçon. 

Ici  se  présente  une  question  d'influence. 
Au  dernier  siècle,  on  reprochait  aux  Pères  de 
l'Eglise,  notamment  à  saint  Augustin,  d'avoir 
copié  Platon  ;  depuis  on  a  beaucoup  reproché 
aux  scolasliques  d'avoir  mis  Arislote  au  pillage 
et  d'avoir  subi  la  dictature  de  son  génie.  On 
ne  sait  pas  assez  généralement,  dit  un  profes- 


seur napolitain,  Salvalorc  Talamo,  qui:   u 

scolasliques  n'ont  voulu,  en  mettant  a  profit 
la  philosophie  païenne,  ni  professer  aucune 
philosophie  particulière,  ni  s  affilier  à  aucune 
secte  philosophique  :  ils  ne  se  «ont  soumis 
qu'à  la  vérité  seule,  et  c'est  là  une  noble  et 
heureuse  servitude  ».  «  La  doctrine  sacrée, 
dit  avec  raison  le  Docteur  Angélique,  se  sert 
des  doctrines  des  philosophes,  non  parce  qu'ils 
les  ont  enseignées,  mais  parce  qu'elles  sont 
d'accord  avec  la  vérité  »,  et  un  des  disciples 
de  saint  Thomas,  ailles  de  Home,  ajoute: 
«  Pour  nous,  nous  n'ajoutons  foi  aux  philo- 
sophes, qu'autant  qu'ils  ont  parlé  raisonna- 
blement» (1).  Comme  le  PèreBaltus  a  vengé 
les  Pères,  accusés  de  platonisme,  de  même, 
Talamo  a  vengé  les  scolasliques  accusés  d'aris- 
totélisme.  Nous  n'entendons  pas  ébranler  cette 
thèse. 

On  ne  peut  pas  nier  cependant  qu'il  n'y  ait, 
dans  les  entassements  volumineux  du  Moyen 
Age,  un  pêle-mêle  indescriptible,  où  l'on 
trouve  tout  :  dogmes  et  opinions,  erreurs  et 
vérités.  On  ne  peut  pas  nier  davantage  que 
le  style  de  la  scolastique  soit  loin  d'être  cor- 
rect et  concis,  c'est-à-dire  classique.  On  ne 
peut  guère  contester  non  plus  que  la  scolas- 
tique ait  trop  écouté  Aristote  et  n'ait  pas  cédé 
parfois  à  la  tentation  de  l'innocenter.  Aristote 
était  païen,  et,  comme  tout  bon  idolâtre,  il 
professe  le  panthéisme.  Jésus-Christ  a  posé 
les  trois  dogmes  fondamentaux  de  la  philo- 
sophie chrétienne  :  le  mystère  d'un  seul  Dieu 
en  trois  personnes,  la  vérité  de  la  création  et 
le  dogme  de  l'Incarnation  :  Aristote  n'avait 
pu  les  connaître.  Les  Pères,  dociles  disciples 
du  Christ,  professent  tous  sa  doctrine,  et 
s'écartent  avec  soin  du  philosophisme  grec. 
Au  fur  et  à  mesure  que  se  multiplient  les  ou- 
vrages des  Pères,  on  en  collige  les  sentences, 
et  jusqu'au  xne  siècle,  le  Maître  des  sentences, 
Pierre  Lombard,  ne  s'écarte  pas  de  la  voie 
traditionnelle  ;  il  classe,  codifie,  systématise 
et  commente  les  sentences  des  Pères.  Après 
lui,  Alexandre  de  Halès  et  Albert  le  Grand, 
sans  s'écarter  de  la  voie  traditionnelle,  font 
plus  de  part  à  l'argument  de  raison.  Les  doc- 
teurs suivent  généralement  saint  Augustin  ; 
mais  ils  n'ignorent  ni  Platon  ni  Aristote.  Au 
xme  siècle,  les  œuvres  d'Aristote  sont  con- 
nues plus  complètement,  et  par  les  Arabes, 
Averroès  et  Avicèues,  arrive  un  flot  de  com- 
mentaires. Les  docteurs  de  Paris  et  les  Pon- 
tifes de  Rome  ne  sont  pas  sans  résister  à  l'in- 
vasion ;  mais  les  professeurs  de  l'Ordre  de 
Saint-Dominique,  plus  dévoués  à  la  science 
pure  qu'attachés  à  la  méthode  traditionnelle, 
finissent  par  l'emporter  en  philosophie.  Sans 
doute,  ils  baptisent  Aristote,  ils  cherchent  à 
le  purifier;  ils  paraissent  avoir  parfois  trop 
cédé  à  cette  tendance. 

On  trouve,  par  exemple,  dans  saint  Tho- 
mas, sur  le  ciel  et  les  astres,  des  théories  ab- 


(t)  V Arislotélisme  de  la  scolasliijue,  p. 
cund.  wnlenl.  Dist.  I,  pari.  11.  art.  U. 


'M  ;  —  Super  Doetium  de  Trinilate,  quest.  II,  art.  2  ;  —  In  se- 


318 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


solument  fautives;  on  y  tronveaussi  des  prin- 
cipes favorables  aux  erreurs  de  l'hétérogénie 

lu  transformisme;  il  y  aurail  un  change- 
menl  d'espèce  même  dans  l'embryon  de 
l'homme  qui  aurait  successivement  trois 
formes  d'âme.  La  matière  première,  pure 
puissance  ou  simple  possibilité,  fait  le  fond 
fragile  de  la  physique  de  saint  Thomas,  ainsi 
que  de  ses  livres  sur  la  génération  et  la  cor- 
ruption. Par  une  étrange  contradiction,  saint 
Thomas  tire  de  cette  matière  première,  qui 
n'est  réellement  rien  à  ses  yeux,  le  principe 
d'imlividualion  et  la  personnalité  même,  com- 
plément et  perfection  de  l'être.  En  vertu  de 
cette  théorie,  il  confond,  dans  les  anges,  l'es- 
pèce avec  l'individualité,  au  lieu  de  voir  dans 
les  neuf  chœurs  et  les  trois  hiérarchies  ce 
qui  répond  aux  espèces  et  aux  genres.  Dieu, 
que  saint  Thomas  définit  excellemment  Yactus 
purvs,  agit  sur  les  créatures  inférieures  par  les 
supérieures;  des  chérubins  et  des  séraphins, 
son  action  se  communique  aux  autres  anges, 
puis  à  l'homme,  enfin  à  la  nature;  mais  ceci 
paraît  un  roman  ou  donne  le  vertige.  Dans 
cette  question  de  l'influx  divin,  il  y  a  cette 
célèbre  prémotion  physique,  avec  laquelle  on 
ne  s'explique  plus  guère  la  liberté  de  l'homme. 
En  logique,  la  distinction  des  dix  prédica- 
ments  paraît  bien  étrange,  assez  vieille  et 
bonne  à  réformer.  En  théorie,  saint  Thomas 
oppose  la  création  à  l'éternité  du  monde,  rê- 
vée par  Arislote  ;  mais  il  croit  à  la  possibilité 
d'un  monde  éternel  et  ne  croit  pas  démontré 
que  ce  monde  éternel  ne  soit  pas  infini:  doc- 
trine qui  rend  difficile  à  concevoir  la  diffé- 
rence entre  le  Fils  de  Dieu  et  la  créature  et 
qui  mène  iogiquement  au  panthéisme.  En  ad- 
mettant cette  hypothèse,  les  arguments  de 
saint  Thomas  pour  prouver  l'existence  de 
Dieu  croulent  par  terre  ;  car  leur  valeur  pro- 
vient de  l'axiome  :  Non  proceditur  in  infini- 
tum,  et  si  la  créature  infinie  est  possible,  cet 
axiome  est  sans  valeur. 

En  tout  cas,  celte  théorie  a  été,  pour  l'Ordre 
des  Dominicains,  une  pierre  de  scandale.  Saint 
Thomas  avait  défini  la  création  par  le  mot 
impropre  d'émanation,  et  croyait  à  la  possibi- 
lité de  la  créature  éternelle.  Maître  Eckart, 
provincial  de  Dominicains  saxons  et  le  plus 
fort  aristotélicien  de  son  temps,  conclut  comme 
réel  ce  que  saint  Thomas  admet  seulement 
comme  possible.  D'après  lui,  aussitôt  que  Dieu 
a  été,  il  a  créé  le  monde  ;  autrement  dit,  le 
monde  est  infini  et  éternel.  Eckart  en  conclut 
le  plus  horrible  panthéisme  :  il  fut  condamné 
par  Jean  XXII.  Ses  confrères,  Thomas  Cam- 
panella  et  Jordan  Bruno  tombèrent  comme 
lui  dans  cette  erreur  monstrueuse  qui  fait  de 
la  créature  une  portion  de  la  Divinité. 

On  a  relevé,  dans  saint  Thomas,  une  erreur 
contre  un  canon  dogmatique  du  Concile  de 
Xicée  et  l'ignorance  de  la  tradition  des  Pères 
pour  la  consécration  du  calice.  Il  n'est  pas 
inutile  de  rappeler  que  saint  Thomas   com- 


battit, comme  une  erreur,  l'Immaculée-Con- 
lion  :  ce  fut  encore,  pour  les  Dominicains, 
une  pierre  d'achoppement.  Celle  opinion  fut 
la  cause  d'un  long  et  vif  débat  entre  1rs  Fran- 
ciscains et  les  Dominicains.  En  1535,  Barthé- 
lémy de  Spina  publiait  son  traité  de  la  cor- 
ruption universelle  du  genre  humain,  où  il 
enseigne  que  l'Immaculée-Conccption  est  une 
hérésie.  Vinceni  Bandelliet  Jean  de  Montéson 
soutiennent  qu'elle  est  expressément  contre  la 
foi.  A  l'appui  de  ces  affirmations,  certains  tho- 
mistes invoquaient  de  fausses  révélations  de 
la  B.  Dorothée  de  Prusse,  le  faux  miracle 
d'un  enfant  sorti  d'une  cuisse  d'homme  et 
même  une  fausse  bulle  que  l'un  d'eux  avait 
fabriquée.  En  1509,  ces  thomistes,  opposés  à 
l'Immaculée- Conception,  ces  docteurs  que  le 
peuple  appelait  Maculistes  à  cause  de  la  tache 
qu'ils  infligeaient  à  la  Sainte  Vierge,  provo- 
quaient, à  Berne,  un  grand  combat.  La  con- 
clusion fut  que  quatre  Dominicains  furent 
brûlés  vifs,  dans  cette  capitale  de  la  Sui- 

Sous  le  bénéfice  de  ces  réflexions,  l'histoire 
ne  peut  qu'applaudir  à  l'éloge  de  saint  Tho- 
mas. «  Entre  tous  les  docteurs  de  la  scolas- 
tique,  dit  Léon  XIII,  brille  d'un  éclat  sans  pareil, 
leur  prince  et  maître  à  tous,  Thomas  d'Aquin, 
lequel,  ainsi  que  le  remarque  Cajetan,  pour 
avoir  profondément  vénéré  les  saints  docteurs 
qui  l'ont  précédé,  a  hérité  en  quelque  sorte  de 
V intelligence  de  tous  (1).  Thomas  recueillit 
leurs  doctrines,  comme  les  membres  dispersés 
d'un  même  corps;  il  les  réunit,  les  classa  dans 
un  ordre  admirable  et  les  enrichit  tellement 
qu'on  le  considère  lui-même,  à  juste  titre, 
comme  le  défenseur  spécial  et  l'honneur  de 
l'Eglise.  —  D'un  esprit  docile  et  pénétrant, 
d'une  mémoire  facile  et  sûre,  d'une  intégrité 
parfaite  de  mœurs,  n'ayant  d'autre  amour  que 
celui  de  la  vérité,  très  riche  de  science  tant 
divine  qu'humaine,  justement  comparé  au  so- 
leil, il  réchauffa  la  terre  par  le  rayonnement 
de  ses  vertus  et  la  remplit  de  la  splendeur  de 
sa  doctrine.  Il  n'est  aucune  partie  de  la  philo- 
sophie qu'il  n'ait  traitée  avec  autant  de  péné- 
tration que  de  solidité  :  les  lois  du  raisonne- 
ment, Dieu  et  les  substances  incorporelles, 
l'homme  et  les  autres  créatures  sensibles,  les 
actes  humains  et  leurs  principes,  font  tour  à 
tour  l'objet  des  thèses  qu'il  soutient,  et  dans 
lesquelles  rien  ne  manque,  ni  l'abondante 
moisson  des  recherches,  ni  l'harmonieuse  or- 
donnance des  parties,  ni  l'excellente  méthode 
de  procéder,  ni  la  solidité  des  principes  ou  la 
force  des  arguments,  ni  la  clarté  du  style  ou 
la  propriété  de  l'expression,  ni  la  profondeur 
et  la  souplesse  avec  lesquelles  il  résout  les 
points  les  plus  obscurs. 

«  Ajoutons  à  cela  que  l'angélique  docteur  a 
considéré  les  conclusions  philosophiques  dans 
les  raisons  et  les  principes  mêmes  des  choses  : 
or,  l'étendue  de  ces  prémisses,  et  les  vérités 
innombrables  qu'elles  contiennent  en  germe, 
fournissent  aux  maîtres  des  âges  postérieurs 


(l)  In  2.  2.  q.  148.  a.  4,  in  finem. 


LIVIIK  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈME 


::i'j 


unt-  ample  matière  à  des  développements  fruc 
lueux,  qui  se  produiront  en  temps  opportun. 
lui  employant,  comme  il  le  fait,  ce  même  pro- 
cédé dans  la  réfutation  des  erreurs,  lf  grand 
docteur  est  arrivé  à  et;  double  résultat,  de  re- 
pousser à  lui  seul  toutes  les  erreurs  des  temps 
antérieurs,  et  de  fournir  des  armes  invincibles 
pour  dissiper  celles  qui  ne  manqueront  pas  de 
surgir  dans  l'avenir.  —  De  plus,  en  même 
temps  qu'il  distingue  parfaitement,  ainsi  qu'il 
convient,  la  raison  d'avec  la  foi,  il  les  unit 
toutes  deux  par  les  liens  d'une  mutuelle  ami- 
tié :  il  conserve  ainsi  à  chacune  ses  droits,  il 
sauvegarde  sa  dignité,  de  telle  sorte  que  la 
raison,  portée  sur  les  ailes  de  Thomas  jus- 
qu'au faîte  de  la  nature  humaine,  ne  peut 
guère  monter  plus  haut,  et  que  la  foi  peut  à 
peine  espérer  de  la  raison  des  secours  plus 
nombreux  ou  plul  puissants  que  ceux  que 
Thomas  lui  fournit. 

«  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que,  surtout 
dans  les  siècles  précédents,  des  hommes  très 
doctes  et  du  plus  grand  renom  en  théologie 
comme  en  philosophie,  après  avoir  recherché 
avec  une  incroyable  avidité  les  œuvres  im- 
mortelles du  grand  docteur,  se  soient  livrés 
tout  entiers,  Nous  ne  dirons  pas  à  cultiver  son 
angélique  sagesse,  mais  à  s'en  nourrir  et  à 
s'en  pénétrer.  —  On  sait  que  presque  tous  les 
fondateurs  et  législateurs  des  ordres  religieux 
ont  ordonné  à  leurs  confrères  d'étudier  la  doc- 
trine de  saint  Thomas  et  de  s'y  tenir  religieu- 
sement, et  qu'ils  ont  pourvu  d'avance  à  ce 
qu'il  ne  fût  permis  à  aucun  d'eux  de  s'écar- 
ter impunément,  ne  fût-ce  que  sur  le  moindre 
point,  des  vestiges  d'un  si  grand  homme. 
Sans  parler  de  la  famille  dominicaine,  qui  re- 
vendique cet  illustre  maître  comme  une  gloire 
qui  lui  appartient  en  propre,  les  Bénédictins, 
les  Carmes,  les  Augustins,  la  société  de  Jésus, 
et  plusieurs  autreB  ordres  religieux  sont  sou- 
mis à  cette  loi,  ainsi  qu'en  témoignent  leurs 
statuts  respectifs. 

«  Et  ici  c'est  vraiment  avec  volupté  que  l'es- 
prit s'envole  vers  ces  écoles  et  ces  académies 
célèbres  et  jadis  florissantes,  de  Paris,  de  Sa- 
lamanque,  d'Alcala,  de  Douai,  de  Toulouse, 
de  Louvain,  de  Padoue,  de  Bologne,  de  Naples, 
de  Coïmbre,  et  d'autres  en  grand  nombre.  Per- 
sonne n'ignore  que  la  gloire  de  ces  académies 
crût,  en  quelque  sorte,  avec  l'âge,  et  que  les 
consultations  qu'on  leur  demandait,  dans  les 
affaires  les  plus  importantes,  jouirent  partout 
d'une  grande  autorité.  Or,  on  sait  aussi  que, 
dans  ces  nobles  asiles  de  la  sagesse  humaine, 
Thomas  régnait  en  prince,  comme  dans  son 
propre  empire,  et  que  tous  les  esprits,  tant 
des  maîtres  que  des  auditeurs,  se  reposaient 
uniquement  et  dans  une  admirable  concorde, 
sur  l'enseignement  et  l'autorité  du  docteur 
angélique. 


«  Il  y  a  plus  encore  :  leM  Pontifef  r  >m  tins, 
nos  prédécesseui  -,  ont  honoré  la  de 

Thomas  d'Aquin  de  singuliers  éloges,  el  de* 
attestations  les  plus  amples.  Clément  VI  (\), 

Nicolas  v  (2),  Benott  Mil  (3),  d'autres  en< 
témoignent  de  l'éclat  que  son  admirable  doc- 
trine donne  à  l'Eglise  universelle.  Saint 
Pie  V  (1)  reconnaît  que  celle  même  doctrine 
dissipe  les  hérésies,  après  les  avoir  confon- 
dues el  réfutées,  et  que  chaque  jour  elle  dé- 
livre le  monde  entier  d'erreurs  pestilentielles  ; 
d'autres  avec  Clément  XI  (5)  affirment  que  des 
biens  abondants  ont  découlé  de  ses  écrits  sur 
l'Eglise  universelle,  et  qu'on  lui  doit  à  lui- 
même  les  honneurs  et  le  culte  que  l'Eglise 
rend  à  ses  plus  grands  docteurs,  Grégoire, 
Ambroise,  Augustin  et  Jérôme  ;  d'autres  enfin 
ne  crurent  pas  trop  faire  en  proposant  saint 
Thomas  aux  académies  et  aux  grandes  écoles 
comme  un  modèle  et  un  maître  qu'elles  pou- 
vaient suivre  d'un  pas  assuré.  Et,  à  ce  pro- 
pos, les  paroles  du  bienheureux  Urbain  V  à 
l'académie  de  Toulouse  méritent  d'être  rap- 
pelées ici  :  «  Nous  voulons,  et,  par  la  teneur 
«  des  présentes,  Nous  vous  enjoignons  de 
«  suivre  la  doctrine  du  bienheureux  Thomas 
«  comme  étant  véridique  el  catholique,  et  de 
«  vous  appliquer,  de  toutes  vos  forces,  à  Iadé- 
«  velopper  (6)  ».  A  l'exemple  d'Urbain  v\  In- 
nocent XII  (7)  impose  les  mêmes  prescriptions 
à  l'université  de  Louvain,  et  Benoît  XIV  (8) 
au  collège  dionysien  de  Grenade.  Pour  meltre 
le  comble  à  ces  jugements  des  Pontifes  su- 
prêmes sur  saint  Thomas  d'Aquin,  Nous  ajou- 
terons ce  témoignage  d'Innocent  VI  :  «  La 
«  doctrine  de  saint  Thomas  a  sur  toutes  les 
«  autres,  la  canonique  exceptée,  la  propriété 
«  des  termes,  la  mesure  dans  l'expression,  la 
«  vérité  des  propositions,  de  telle  sorte  que 
«  ceux  qui  la  tiennent  ne  sont  jamais  surpris 
«  hors  du  sentier  de  la  vérité,  et  que  qui- 
«  conque  la  combat  a  toujours  été  suspect 
«  d'erreur  (9).  » 

«A  leur  tour  les  conciles  œcuméniques,  dans 
lesquels  brille  la  fleur  de  sagesse,  cueillie  de 
toute  la  terre,  se  sont  appliqués  en  tout  temps 
à  rendre  à  Thomas  d'Aquin  des  hommages 
spéciaux.  Dans  les  conciles  de  Lyon,  de 
Vienne,  de  Florence,  du  Vatican,  on  eût  cru 
voir  Thomas  prendre  part,  présider  même, 
en  quelque  sorte,  aux  délibérations  et  aux 
décrets  des  Pères,  et  combattre,  avec  une  vi- 
gueur indomptable  et  avec  le  plus  heureux 
succès,  les  erreurs  des  Grecs,  des  hérétiques 
et  des  rationalistes. 

«  Enfin  une  dernière  palme  semble  avoir  été 
réservée  à  cet  homme  incomparable  :  il  a  su 
arracher  aux  ennemis  —  eux-mêmes  —  du 
nom  catholique  le  tribut  de  leurs  hommages, 
de  leurs  éloges,  de  leur  admiration.  On  sait, 
en  effet,  que,  parmi  les  chefs  des  parlis  héré- 


)  Huila  In  oriine.  —  |2)  Brève  ad  Fratr.  ort.  Prœd.  1451.  —  (3)  Huila  Preliosus.  —  [4)  Bulla  Mira- 
bilis. -  uulla  Verlo  Dei.  —  {6)  Const.  V,  data  die  3,  aug.  1368.  ad.  cunccll.  Univ.  Tolos.  — (7)  Litt. 
in  forma  Brev.  die  G  febr.  1094.  —  IH)  Litt.  in  forma  LSrev.  die  21,  ang.  1752.  —  («.))  Serai,  de  S. 
Thoma. 


320 


HISTOIHK  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  GATËOLIQUE 


tii|ues,  il  y  en  eut  qui  déclarèrent  hautement, 
qu'une  loi-  [a  doctrine  de  saint  Thomas 
d'Aquia  supprimée,  ils  se  Faisaient  forts  d'en- 
</a/j'>  une  lutte  victorieuse  avec  tous  les  doc- 
teura  catholiques,  et  d'anéantir  C Eglise  (1). 
—  L'espérance  était  vainc,  mais  le  témoi- 
gnage ne  l'est  point. 

«  Les  choses  étant  ainsi,  vénérables  frères, 
toutes  les  fois  que  nos  regards  se  portent  sur 
la  bonté,  la  force  et  l'indéniable  utilité  de 
cette  discipline  philosophique,  tant  aimée  de 
nos  pères,  Nous  jugeons  que  c'a  été  une  té- 
mérité de  n'avoir  continué,  ni  en  tous  temps, 
ni  en  tous  lieux,  à  lui  rendre  l'honneur  qu'elle 
mérite  :  d'autant  plus  que  la  philosophie  sco- 
lastique  a  en  sa  faveur  et  un  long  usage  et  le 
jugement  d'hommes  éminents,  et,  ce  qui  est  ca- 
pital, le  suffrage  de  l'Eglise.  A  la  place  de  la 
doctrine  ancienne,  une  façon  de  nouvelle  mé- 
thode de  philosophie  s'est  introduite  çà  et  là, 
laquelle  n'a  point  porté  les  fruits  désirables  et 
salutaires  que  l'Eglise  et  la  société  civile  elle- 
même  eussent  souhaités.  Sous  l'impulsion  des 
novateurs  du  xvie  siècle,  on  se  prit  à  philoso- 
pher sans  aucun  égard  pour  la  foi,  avec  pleine 
licence  de  part  et  d'autre  de  laisser  aller  sa 
pensée  selon  son  caprice  et  son  génie.  Il  en 
résulta  tout  naturellement  que  les  systèmes 
de  philosophie  se  multiplièrent  outre  mesure, 
et  que  des  opinions  diverses,  contradictoires, 
se  (irent  jour,  même  sur  les  objets  les  plus 
importants  des  connaissances  humaines.  De  la 
multitude  des  opinions  on  arrive  facilement 
aux  hésitations  et  au  doute  :  du  doute  à  l'er- 
reur, il  n'est  personne  qui  ne  le  voie,  la  dis- 
tance est  courte  et  le  chemiu  facile. 

«  Les  hommes  se  laissant  volontiers  entraî- 
ner par  l'exemple,  cette  passion  de  la  nou- 
veauté parut  avoir  envahi,  en  certains  pays, 
l'esprit  des  philosophes  catholiques  eux- 
mêmes,  lesquels,  dédaignant  le  patrimoine  de 
la  sagesse  antique,  aimèrent  mieux  édifier  à 
neuf  qu'accroître  et  perfectionner  le  vieil  édi- 
fice, projet  certes  peu  prudent,  et  qui  ne  s'exé- 
cuta qu'au  grand  détriment  des  sciences.  En 
effet,  ces  systèmes  multiples,  appuyés  unique- 
ment sur  l'autorité  et  l'arbitraire  de  chaque 
maître  particulier,  n'ont  qu'une  base  mobile, 
et  par  conséquent,  au  lieu  de  cette  science 
sûre,  stable  et  robuste,  comme  était  l'an- 
cienne, ne  peuvent  produire  qu'une  philoso- 
phie branlante  et  sans  consistance.  Si  donc  il 
arrive  parfois  à  une  philosophie  de  cette  sorte 
de  se  trouver  à  peine  en  forces  pour  résister  aux 
assauts  de  l'ennemi,  elle  ne  doit  imputer  qu'à 
elle-même  la  cause  et  la  faute  de  sa  faiblesse. 

«  Ce  que  disant,  Nous  n'entendons  certes 
pas  improuver  ces  savants  ingénieux,  qui 
emploient  à  la  culture  de  la  philosophie  leur 
industrie,  leur  érudition,  ainsi  que  les  richesses 
des  inventions  nouvelles.  Nous  comprenons 
parfaitement  que  tous  ces  éléments  concourent 
au  progrès  de  la  science.  Mais  il  faut  se  garder 
avec  le  plus  grand  soin  de  faire  de  cette  in- 

(1)  Beza-Bucerus. 


du-trie  et  de  cette  érudition  le  seul  ou  même 
le  principal  objet  de  son  application.  —  On 
doit  en  juger  de  même  pour  la  théologie  :  il  est 
bon  de  lui  apporter  le  secours  et  ia  lumière 
d'une  érudition  variée;  mais  il  est  absolu- 
ment nécessaire  de  la  traiter  à  la  manière 
grave  des  scolasliques,  afin  que,  grâce  aux 
forces  réunies  de  la  révélation  et  de  la  rai -on, 
elle  ne  cesse  d'être  le  boulevard  inexpugnable 
de  la  foi.  » 

Ces  dernières  paroles  du  Pontife  indiquent 
un  écueil  à  éviter.  Léon  XIII  recommande  for- 
tement les  principes  et  )a  méthode  de  saint 
Thomas  ;  il  recommande  aussi,  en  général,  les 
doctrines,  mais  il  ne  les  impose  pas  ;  et  les 
opinions  personnelles  de  saint  Thomas,  vulgo 
le  thomisme,  il  n'en  prononce  même  pas  le 
nom.  Or,  les  libéraux  français,  race  qui  fait 
tout  servilement  pour  arriver  à  la  domination 
en  vue  de  tlatter  Léon  XIII,  se  sont  mis  aus- 
silot  à  clamer  :  Tout  saint  Thomas,  rien  que 
saint  Thomas,  il  n'y  a  plus  que  saint  Thomas  ; 
et  conséquents  avec  leur  enthousiasme  de 
fraîche  date,  ils  se  sont  tous  convertis  en  exé- 
gètes  de  saint  Thomas.  Le  Pape  recommande 
saint  Thomas,  il  n'exclut  personne  et  ne  dé- 
fend pas  de  philosopher.  Or,  se  cloîtrer  aveu- 
glément, comme  nos  pauvres  libéraux,  dans 
saint  Thomas,  c'est  supprimer  la  philosophie, 
c'est  ressusciter  le  thomisme,  c'est  rendre  im- 
possible l'accord  de  la  philosophie  chrétienne 
avec  la  science. 

D'abord,  si  toute  saine  doctrine  est  dans 
saint  Thomas,  personne  n'a  plus  besoin  de 
cette  application  de  la  raison  à  la  philoso- 
phie, pour  se  rendre  compte  des  premiers 
principes  des  choses  et  des  lois  de  la  pensée. 
Nous  n'avons  plus  à  philosopher,  mais  à 
écouter.  Nous  n'avons  plus  rien  à  chercher, 
mais  seulement  à  expliquer  saint  Thomas. 
Saint  Thomas  est  le  Korau  de  la  philosophie, 
l'Evangile  de  tous  les  penseurs.  La  philoso- 
phie perd  cette  noble  indépendance  dont  elle 
a  besoin,  pour  n'être  pas  confondue  avec  la 
théologie  et  l'exégèse.  Des  libéraux  nous 
offrent  ce  servilisme.  11  est  superflu  de  pro- 
tester contre  cette  abdication  de  la  pensée  et 
cette  déroute  de  la  raison  philosophique.  Mais 
je  veux  opposer  à  cette  trahison  les  fières 
paroles  d'un  grand  philosophe  du  Moyen  Age, 
d'un  maître  du  Sacré  Palais,  Durand  de  Saint- 
Pourçain,  de  l'ordre  de  saint  Dominique  : 
«  Compellere  seu  inducere  aliquem  ne  doceat 
vel  scribat  dissona  ab  iis  quse  determinatus 
doctor  scripsit,  est  talem  doctorem  praeferre 
sacris  Doctoribus,  praecludere  viam  inquisi- 
tioni  veritatis  et  prœstare  impedimentum 
sciendi  et  lumen  rationis  non  solum  occuitare 
sub  modio  sed  comprimere  violenter.  »  Cela 
n'est-il  pas  topique  ;  mais  ce  n'est  pas  tout  : 
«  Omnis  homo  dimittens  rationem  propter 
auctoritatem  humanam  incidit  in  insipientiam 
bestialem  et  comparatus  est  jumentis  insipien- 
tibus  et  similis  factus  est  illis.  » 


I.IVIIM  (jlJATUK-Vl.NfiT  nUATORZIÈME 


321 


D'après  Durand,  s'asservir  strictement  à  an 
docteur  déterminé,  c'est  le  préférer  aux  Pères 
de  l'Eglise,  c'est  fermer  la  voie  a  la  recherche 
de  la  vérité,  c'est  mettre  un  obstacle  à  la  con- 
naissance, c'est  comprimer  violemment  la 
raison,  c'est  tomber  dans  la  stupidité  des 
botes.  Durand  aurait  pu  ajouter  que  c'est 
s'assujettir  à  toutes  les  opinions  d'un  homme, 
dont  la  raison  est  toujours  faible  par  quelque 
endroit.  Ainsi  saint  Thomas  a  des  opinions 
faibles  et  difficiles  à  soutenir:  1°  en  cosmo- 
logie et  hylomorphisme,  sur  la  matière  et  la 
forme,  sur  le  mouvement  et  les  propriétés  des 
corps  ;  2°  en  psychologie,  sur  l'âme  des  bétes, 
sur  la  spiritualité  de  l'âme  humaine  et  sur  le 
libre  arbitre  ;  3°  en  théodicée,  sur  l'éternité  du 
monde,  sur  l'Immaculée  Conception  et  sur  les 
accidents  absolus  dans  l'Eucharistie.  Ces  opi- 
nions, souvent  aggravées  par  les  commenta- 
teurs de  saint  Thomas,  ne  peuvent  que  fausser 
la  voie  de  la  philosophie  et  rendre  absolument 
impossible  cette  fameuse  conciliation  tant 
rêvée,  tant  désirée,  entre  la  philosophie  et  la 
science.  Nous  ne  comprendrions  pas  qu'on  fît 
de  la  philosophie  et  de  la  théologie  sans  saint 
Thomas;  nous  ne  comprenons  pas  qu'on  en 
fasse  en  tout  et  partout  avec  saint  Thomas 
seul.  Même  dans  saint  Thomas,  il  y  a  à 
prendre  et  à  laisser. 

La    promulgation  de  l'Encyclique  de  Léon 
XIII,  disons-nous  avec  Weddingen,  n'en  est 
pas  moins  un  grand  acte  religieux  :  c'est  un 
événement  intellectuel  et   social,  auquel  les 
circonstances   donnent    une    importance   qui 
doit  grandir  avec  les  années.  La  philosophie 
séparée  l'a  reconnu  avec  une  bonne  foi  qui 
l'honore  :  le  chef  de  l'Eglise,  en  mettant  en 
relief  les  mérites  de  saint  Thomas  et  de  son 
œuvre  dans  les  recherches  de  haute  spécula- 
tion, a  rendu  justice  à  un  maître  dont  le  ra- 
tionalisme lui-même  ne  conteste  pas  la  supé- 
riorité ;  on  va  jusqu'à  avouer  que  l'Encyclique 
aura  pour  résultat  l'amélioration  des  études 
philosophiques  au  sein  des  écoles  de   théo- 
logie.   On   ajoute,    il  est  vrai,    que  tout  cet 
effort  ne  les   sauvera   pas  de  l'irrémédiable 
décadence.  N'acceptons-nous  pas  le  (ait  de  la 
révélation  ?  N'avons-nous  pas  foi  à  la  parole 
surnaturelle  commandant  l'adhésion  de  l'es- 
prit, à  titre  d'autorité,  malgré  l'obscurité  im- 
pénétrable des  mystères?  La  croyance,  nous 
dit-on,  est  opposée  au  libre  examen  ;  or,  le 
libre  examen,  n'est-il  pas  l'âme  de  la  philoso- 
phie? On  consent  bien  à  ne  pas  demandera 
l'Eglise  démettre  la  métaphysique  au-dessus 
du  symbole  et   le  droit  individuel  au-dessus 
de   la   tradition.   Mais  si  l'on  ne  blâme  pas 
cette  procédure,  on  la  déplore.  Dans  la  su- 
bordination de  la  raison  au  dogme,  on  s'obs- 
tine à  montrer    l'incurable  infirmité,   la    fai- 
blesse  congénitale  de  la  science  chrétienne  : 
l'Encyclique,   afûrme-t-on,  toutes  les  Ency- 
cliques du  monde  ne  porteront  pas  remède 
à  ce  mal  essentiel.  A  l'avenir  le  soin  de  ré- 


pondre;   mais  nous    n'admettons  pas   que    la 

raison  philosophique  décline  ou  se  four- 
voie, en  écartant  Dieu,  Jéaus-Chrisl  el  son 
Eglise  (1). 

Apres  avoir  donne'  ses  soins  â  la  restaura- 
tion de  la  philosophie,  Léon  Xl II  se  préoc- 
cupa de  l'étude  de  l'histoire.  Cette  science  a 

(ail,  de  nos  jours,  au  point  de  vue  des  investi- 
gations el  de  l'exactitude,  de  sérieux  progrès  ; 
mais  des  événements  considérables,  l'enva- 
hissement de  Rome,  par  exemple,  ont  fait  dé- 
vier l'esprit  public,  excité  les  passions  et 
faussé  l'orientation  de  l'histoire.  Le  docte 
Pontife  part  de  là  pour  dénoncer  les  périls 
que  crée  la  haine  de  la  papauté  et  du  pouvoir 
temporel  des  Papes.  Les  enseignements  qui 
ressortent  de  celle  conspiration  embrassent 
un  plus  vaste  espace;  ils  s'adressent  à  toute 
la  chrétienté,  et  spécialement  aux  pays  où  la 
lutte  du  bien  et  du  mal  est  arrivée  à  son  pa- 
roxysme. Sous  prétexte  d'indépendance  de  la 
raison  et  de  libre  examen,  on  pousse  au 
chaos  les  restes  de  la  civilisation  chrétienne. 
Partout  où  cette  lutte  est  engagée,  la  science 
a  un  rôle  à  remplir.  Le  passé  contient  les 
germes  du  présent;  l'étude  de  ses  annales 
doit  faire  revivre  les  principes  de  ce  qui 
n'est  plus  et  fonder  l'avenir  sur  les  vertus  du 
passé. 

Ce  projet  d'études  historiques  fut  l'objet 
d'une  lettre  adressée,  en  1883,  aux  cardinaux 
de  Luca,  Pitra  et  Hergenroether.  De  Luca 
avait  publié,  en  Italie,  les  Annales  des  sciences 
religieuses  ;  c'était,  comme  Parocchi,  un 
journaliste  devenu  cardinal.  Pitra,  l'auteur 
du  Spicilège  de  Solesmes,  du  Droit  canon 
des  Grecs  et  des  Analecta,  était  le  prince  de 
l'érudition  contemporaine.  Hergenroether, 
l'historien  de  Pholius  et  de  l'Eglise  catho- 
lique, était  également  un  savant  de  premier 
ordre  :  il  avait,  comme  de  Luca  et  Pitra,  dé- 
versé, dans  des  revues  militantes,  les  effluves 
de  son  haut  savoir.  Les  destinataires  de  la 
lettre  pontificale  l'avaient  justifiée  d'avance 
par  leurs  œuvres  et  pouvaient  lui  faire  pro- 
duire des  fruits  par  leur  exemple. 

Le  chroniqueur  de  la  Revue  des  questions 
historiques  fait,  à  ce  propos,  des  réflexions  que 
nous  pouvons  reproduire  en  les  abrégeant. 
L'école  fondée,  il  y  a  trois  siècles,  au  profit  du 
protestantisme  par  les  Centuriateurs  de  Mag- 
debourg,  compte  aujourd'hui  en  Europe,  et 
particulièrement  en  France,  de  nombreux  dis- 
ciples, plus  dangereux  et  plus  pervers  encore. 
On  peut  distinguer,  parmi  ces  adeptes  de  la 
science  hostile  à  l'Eglise  trois  catégories.  Il 
y  a  les  violents,  qui  font  à  l'Eglise  une  guerre 
ouverte,  à  qui  aucune  affirmation,  aucune  né- 
gation ne  répugne,  pourvu  qu'elle  serve  l'im- 
piété de  la  haine.  A  ceux-là,  toute  arme  leur 
est  bonne,  mais  ils  ne  peuvent  obtenir  que 
des  succès  momentanés,  et  encore  près  des 
ignorants,  des  demi-savants  et  des  naïfs  ; 
les  simples,  pourvu  qu'ils  soient  honnêtes,  ne 


(1)  L'Encyclique  sur  la  restaurai  ion  de  la  philosophie,  p.  35. 
i.   IV. 


21 


IIIsTolIfE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


lu.  Il  y  a  aussi 
lei   habites,  qui  s'adressent  ;i  un  public  plus 
éclair*    el  apportent   au  service  de  leur  p 
Bion,  avec  une  science  distinguée,  ane  t ■"■- 
tique  savante.  Ceux-ci   Bavenl  leurs. 

armes  ;  ils  mettent  en  œuvf  une  fluxté* 

rilé  remarquable,  <lcs  connaissances  réell 
ils  pratiquent,  au  service  des  Fausses  doc- 
trines, la  vraie  méthode  de  la  science  et 
savent  Couvrir  leurs  batteries  d'une  apparence 
spécieuse  d'impartialité.  11  y  a  enfin  cens  qui, 
étranger*  à  la  foi  catholique,  s'imaginent  être 
vraiment  neutres,  parce  qu'ils  obéissent,  sans 
le  savoir,  aux  préjugés  de  leur  secte. 

A  la  qualité  de  l'adversaire,  il  faut  propor- 
tionner ses  attaques.  Aux  violents,  il  faut 
rendre  guerre  pour  guerre,  et,  tout  en  s  ap- 
puyant sur  une  science  de  bon  aloi,  s'armer 
des  ressources  de  la  polémique,  et,  si  on  le 
peut,  écraser  l'ennemi.  Aux  habiles  il  faut  op- 
poser l'habileté  et,  avec  une  science  égale, 
sinon  supérieure,  de'couvrir  l'erreur  et  ilélrir 
la  fraude.  Mais,  pour  manier  des  armes  d'une 
trempe  supérieure,  il  faut  user  de  discerne- 
ment, suivre  les  règles  de  la  critique,  re- 
courir aux  sources  et  beaucoup  travailler. 
Quant  aux  neutres  de  bonne  foi,  c'est  à  force 
d'honnêteté  et  de  véracité,  qu'on  peut  les 
amènera  la  plénitude  de  la  vérité. 

Mais  en  dehors  et  au  dessus  de  la  lutte  ac- 
tive, il  y  a  la  science  pure,  profonde  et  tou- 
jours victorieuse,  parce  qu'elle  est  la  science. 
C'est  toujours  là  qu'il  faut  en  revenir.  De  pe- 
tits livres  de  propagande  populaire,  de  bons 
manuels  classiques  ont  leur  utilité  ;  mais  il 
faut  qu'ils  procèdent  d'une  science  à  l'épreuve. 
Cette  science,  il  faut  l'acquérir  ;  des  études 
telles  quelles  ne  suffisent  pas.  L'histoire  n'est 
pas  un  champ  que  l'intelligence  et  la  volonté, 
seules,  puissent  suffire  à  cultiver.  Le  zèle  ne 
dispense  pas  de  critique  et  ne  remplace  pas 
l'érudition.  C'est  donc  avec  une  haute  raison 
que  le  Pape  nous  convie  à  des  recherches  la- 
borieuses et  persévérantes,  en  ouvrant  les  ar- 
chives et  labibliothèque  du  Vatican. Elcomme, 
pour  s'y  livrer  avec  fruit,  il  faut  des  études 
préparatoires,  le  pontife  ne  se  contente  pas 
d'exhorter,  il  fonde  une  école  des  chartes  ;  il 
appelle  la  jeunesse  à  courir  sur  les  traces  des 
Muratori  et  des  Baronius.  Quant  à  la  philoso- 
phie de  l'histoire,  le  Pape  renvoie  à  la  Cité  de 
Dieu  de  saint  Augustin. 

«  Et  plût  à  Dieu,  conclut  Léon  XIII,  qu'une 
foule  de  travailleurs  se  sentissent  ardents  à  la 
recherche  de  la  vérité  !  ils  tireraient  de  celte 
recherche  des  enseignements  dignes  de  mé- 
moire. Toute  l'histoire  crie  qu'il  y  a  un  Dieu, 
modérateur  par  sa  Providence  suprême  du 
mouvement  varié  et  perpétuel  des  choses 
humaines,  et  qui,  en  dépit  des  efforts  des 
hommes,  fait  tout  concourir  à  l'action  de 
l'Eglise.  L'histoire  encore  proclame  que, 
malgré  les  combats  et  les  assauts  violents,  le 
Pontificat  romain  est  toujours  resté  victorieux, 

(1)  Is.  LIV,  2.  —  (2)  Rom.  X,  14,  17. 


et  que  ses  adversaires,  décos  dans  leur 
ranWB,  n'ont    fait   que  provoquer    leur    pi- 
L'histoire  non   moins  évidemment  atteste  ce 
qui  a  été  divinement  prévu  des  l'origine  de 
Home,  c'est  qu'elle  donnerai!  a 
du    bienheureux    Pierre   une  d  •  t    un 

trône,  pour  gouverner  d  ici,  comme  d'un 
centre, indépendant  de  toute  puissance,  l'uni- 
verselle république  de  la  chrétienté.  Nul  n'a 
osé  s'opposera  ce  plan  divin  delà  Providence 
que,  tôt  ou  tard,  il  n'ait  vu  sa  vaine  entre]  I 
échouer.  <> 

Si  Léon  Mil  se  préoccupa  surtout  de  la 
philosophie  et  de  l'histoire,  il  ne  néglig 
de  recommander  les  lettres  et  les  ari<  ;  de 
pourvoir  à  la  fondation  de  nouveaux  semi- 
paire^,  pour  complélei-,  à  cet  égard,  l'œuvre 
de  Pie  IX  ;  et  particulièrement  de  former  une 
école  de  diplomatie  pontificale,  appuyée, 
avant  tout,  sur  les  plus  saines  doctrine-. 
D'autre  part,  le  P-onlife  n'oubliait  point  que 
l'Eglise  n'est  pas  exclusivement  une  école, 
ou,  si  elle  est  une  école,  c'est  surtout  l'école 
de  la  vertu.  C'est  pourquoi,  le  3  décem- 
bre 1880,  il  recommandait  spécialement,  à  la 
ville  et  au  monde,  trois  o>uvres  françaises  :  la 
Propagation  de  la  foi,  la  Sainte  Enfance  et 
l'ÛEuvre  des  écoles  d'Orient.  Le  Pape  ex- 
plique son  dessein  avec  une  grande  hau- 
teur de  vue  et  la  précision  d'une  sagesse 
parfaite. 

«  La  cité  sainte  de  Dieu,  qui  est  l'Eglise, 
dit-il,  n'étant  limitée  par  aucune  frontière,  a 
reçu  de  son  fondateur  une  telle  force  que 
chaque  jour  elle  élargit  l'enceinte  de  sa  (ente 
et  elle  étend  les  pavillons  de  ses  tabernacles  (11, 
Or,  bien  que  ces  accroissements  des  nations 
chrétiennes  soient  dus  principalement  au 
souffle  intérieur  et  au  secours  de  l'Esprit* 
Saint,  extérieurement  toutefois  ils  s'opèrent 
par  le  travail  des  hommes  et  à  la  façon  hu- 
maine. 

«  En  effet,  il  convient  à  Ja  sagesse  de  Dieu 
que  toutes  choses  soient  ordonnées  et  menées 
à  leur  fin  par  le  moyen  qui  se  rapporte  à  la 
nature  de  chacune  d'elles.  Mais  ce  n'est  point 
par  le  moyen  d'une  seule  espèce  d'hommes 
ou  d'œuvres  que  se  fait  accession  de  nouveaux 
citoyens  à  la  Jérusalem  terrestre.  Car  tout 
d'abord  ceuxdà  sont  au  premier  rang  qui 
prêchent  la  parole  de  Dieu,  et  c'est  ce  que 
Jésus-Christ  nous  a  enseigné  par  ses  exemples 
et  ses  préceptes.  C'est  aussi  ce  sur  quoi  insis- 
tait l'apôtre  saint  Paul  en  ces  termes  :  Com- 
ment croira-t-on  à  celui  quon  n'aura  pas  en- 
tendu ?  Et  comment  entendra-t-un  sans  quel' 
qu'un  qui  prêche  ?  Donc  la  foi  vient  de  l'audition 
et  L'audition  s'obtient  par  la  parole  de  Jésus- 
Christ  (2).  Mais  cette  fonction  appartient  à 
ceux  qui  ont  été  consacrés  régulièrement  à 
cet  effet. 

«  Or,  ceux-ci  reçoivent  une  grande  aide  et 
un  grand  secours  de  ceux  qui  ont  coutume  soit 
de  leur  fournir  les  ressources  tirées  des  choses 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATOHZIÈMI 


323 


extérieures,  soit  de  leur  obtenir  I  ee  cé- 

lestea  par  des  prières  adi  à  Dieu.  C'est 

pourquoi   l'Evangile    loue    Les    femmes    qui 

donnaient  de  Ictus  biens  (1)  à  Jcsus-< 'lui.sl.  prô- 

chant  le  royaume  de  Dieu,  et  saint  Paul  at- 
teste qu'à  ceux  qui  annoncent  l'Evangile,  il  a 
été  accordé  par  la  volonté  de  Dieu  qu'ils  vi- 
vent de  l'Evangile  (2).  Semblablement,  nous 
savons  que  Jésus-Cnrist,  parlant  à  ses  dis- 
ciples et  à  ses  auditeurs,  leur  a  donné  cet 
ordre  :  Priez  le  maître  de  la  moisson  d'envoyer 
îles  ouvriers  à  sa  moisson  (3),  et  que  ses  pre- 
miers disciples,  à  la  suite  des  apôtres,  avaient 
accoutumé  de  s'adresser  à  Dieu  en  ces  termes  : 
Accordez  à  vos  serviteurs  de  publier  votre  pa- 
role en  toute  confiance  (4). 

«  Ces  deux  sortes  de  secours  qui  consistent 
à  donner  et  à  prier  ont  cela  de  particulier, 
qu'étant  très  utiles  pour  étendre  plus  au  loin 
les  frontières  du  royaume  des  cieux,  ils 
peuvent  facilement  être  procurés  par  tous  les 
hommes  de  quelque  rang  qu'ils  soient.  En 
effet,  quel  est  l'homme  de  si  petite  fortune 
qui  ne  puisse  donner  une  faible  obole,  et  quel 
est  l'homme,  si  occupé  de  grandes  affaires 
qu'on  le  suppose,  qui  ne  puisse  quelquefois 
prier  Dieu  pour  les  messagers  du  saint  Evan- 
gile !  Or,  les  hommes  apostoliques  ont  tou- 
jours eu  coutume  de  fournir  ces  sortes  de  se- 
cours, et  spécialement  les  Pontifes  romains,  à 
qui  incombe  surtout  le  souci  de  la  propa- 
gation de  la  foi.  Néanmoins,  les  moyens  de  se 
procurer  ces  secours  n'ont  pas  toujours  été 
les  mêmes,  mais  ils  ont  été  divers  et  variés, 
selon  la  variété  des  lieux  et  la  diversité  des 
temps. 

«  A  notre  époque,  comme  on  se  plaît  à  pour- 
suivre les  entreprises  difficiles  en  associant  les 
conseils  et  les  forces  de  plusieurs,  nous  avons 
vu  partout  se  fonder  des  sociétés  ;  quelques- 
unes  se  sont  même  fondées  à  cette  fin  de  ser- 
vir   à  propager    la    religion  dans    certaines 
contrées.  Mais  celle  qui  brille  entre  toutes  les 
autres,  c'est  la  pieuse  association    qui  s'est 
fondée  en  France  à  Lyon,  il  y  a  près  de  soixante 
ans,  et  qui  s'est  appelée  du  nom  de  la  Propa- 
gation de  la  foi.  Tout  d'abord  elle  eut  pour 
but  de  venir  en  aide  à  certaines  missions  en 
Amérique  ;  mais  bientôt,  comme  le  grain  de 
sénevé,  elle  crût  et  devint  un  grand  arbre, 
dont  les  branches  portent  au  loin  le  feuillage, 
si  bien  qu'elle  étend  son  action  bienfaisante  à 
toutes  les  missions  sur  tous  les  points  de  la 
terre.  Cette  illustre  institution  a  été  prompte- 
ment  approuvée  par  les  pasteurs  de  l'Eglise 
et  honorée  par  eux  d'abondants  te'moignages 
d'éloges.     Les    Pontifes    romains    Pie     VII, 
Léon  XII,  Pie  VIII,  nos  prédécesseurs,  la  re- 
commandèrent vivement  et  l'enrichirent  d'in- 
dulgences. 

«  Elle  fut  favorisée  avec  beaucoup  plus  de 
sollicitude  encore  et  embrassée  avec  une  cha- 
rité vraiment  paternelle  par  Grégoire  XVI  qui, 
dans  sa  lettre  encyclique  publiée  le  13  août 


de  la  quarantième  année  de  ce  siècle,  a  poi 
sur  cette  institution  le  jugement  que  voici  : 
«  cv.st  une  œuvre  assurément  très  grande  et 
linte,  que  Nous  estimons  très   digue  de 

«    l'admiration  et  de  l'amour  de  tous  les  bon 

■  celle  qui  est  soutenue,  accrue,  fortifiée  pai 
«  les  modiques  offrandes  et  les  prières  quoti- 
«  diennes  adressées  à  Dieu   par  chacun  des 

<<  fidèles;  celle  quia  été  fondée  pour  subvenir 

<(  aux  ouvriers  apostoliques,  pour  exercer  en- 
«  vers  les  néophytes  les  œuvres  de  la  charité 

«  chrétienne  et  pour  délivrer  les  fidèles  de 
«  l'assaut  des  persécutions.  Et  il  faut  croire 
«  que  ce  n'est  pas  suis  une  disposition  parti- 
el culière  de  la  Providence  qu'en  ces  derniers 
«  temps  elle  ait  été  d'un  si  grand  avantage  et 
«  d'une  si  grande  utilité  pour  l'Eglise.  En 
«effet,  lorsque  l'ennemi  infernal  assaille 
«  l'épouse  bien-aimée  du  Christ  par  des  ma- 
«  chinations  de  toutes  sortes,  il  ne  pouvait 
«  rien  lui  arriver  de  plus  opportun  que  de 
«  voiries  chrétiens  fidèles  s'enflammer  du  désir 
«  de  propager  la  vérité  catholique,  joindre 
«  les  efforts  de  leur  zèle  et  de  leurs  ressources 
«  pour  s'efforcer  de  gagner  tout  le  monde  à 
«  Jésus-Christ.  » 

«  Après  avoir  ainsi  parlé,  Grégoire  XVI 
exhortait  les  évêques  à  travailler  avec  soin, 
chacun  dans  son  diocèse,  pour  qu'une  institu- 
tion si  salutaire  prît  chaque  jour  de  nouveaux 
accroissements. 

«  Pie  IX,  de  glorieuse  mémoire,  ne  s'écarta 
pas  des  traces  de  son  prédécesseur;  car  il  ne 
laissa  e'chapper  aucune  occasion  de  favoriser 
une  société  si  méritante  et  d'augmenter  en- 
core plus  sa  prospérité.  En  effet,  par  son  au- 
torité, de  plus  amples  privilèges  d'indulgences 
pontificales  furent  conférés  à  ses  membres  ;  la 
piété  des  chrétiens  fut  excitée  à  venir  au  se- 
cours de  celte  œuvre,  et  les  principaux  de  ses 
membres,  dont  on  avait  constaté  les  mérites 
singuliers,  furent  revêtus  de  diverses  marques 
d'honneur;  enfin,  certaines  institutions,  qui 
s'étaient  adjointes  à  elle  pour  la  seconder, 
furent  hautement  louées  et  exaltées  par  le 
même  souverain  Pontife. 

«  Dans  le  même  temps,  l'émulation  de   la 
piété   fit   que   deux   autres    sociétés   se   fon- 
dèrent, dont  l'une  s'appela  de  la  Sainte  En- 
fance de  Jésus  et  l'autre  des  Ecoles  d'Orient. 
La   première    se    proposait    de    prendre    et 
d'amener  aux  habitudes  chrétiennes  les  mal- 
heureux  enfants  que  leurs  parents,   poussés 
par  la  paresse  ou  la  misère,  exposent  inhumai- 
nement,   surtout  dans   les  pays  chinois,    où 
cette  coutume  barbare  est  plus  en  usage.  Ce 
sont  ces  enfants  que  recueille  avec  tendresse 
la  charité  des  fidèles,  qu'elle  rachète  parfois 
et  qu'elle  s'occupe  de  laver  dans  les  eaux  de 
la  régénération  chrétienne,  afin  qu'ils  s'élè- 
vent  avec    l'aide  de   Dieu  pour   l'espoir  de 
l'Eglise,  ou  tout  au  moins  que,  s'ils  viennent 
à  mourir,  le  moyen  leur  soit  donné  d'acquérir 
le  bonheur  éternel. 


M  ;  Luc.  VIII,  3.  —  (2)  I  Cor.  IX,  IL  -  (3)  Mulh.,  IX,  38.  Luc,  X,  2.  —  (u)  Act.,  IV,  29. 


:\2i 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  l 


«  L'antre  Bociété  que  nous  avons  rappelée 
B'occupe  dea  adolescents  et  s'efforcp  par  tous 
les  moyens  de  leur  inculquer  la  saine  doc- 
trine, en  même  temps,  qu'elle  veille  a  écarter 
d'eux  les  périls  de  la  fausse  science  à  laquelle 
ils  sont  souvent  exposés  en  raison  de  leur  im- 
prudente curiosité  d'apprendre. 

«  Du  reste,  l'une  et  l'autre  société  viennent 
au  secours  de  la  société  plus  ancienne  qui  a 
le  nom  de  Propagation  de  la  foi,  et,  unies 
avec  elle  par  un  pacte  amical,  elles  cons- 
pirent au  même  but  en  s'appuyant  aussi  sur 
l'aumône  et  les  prières  des  nations  chré- 
tiennes; car  toutes  ont  pour  objet  de  faire 
que,  par  la  diffusion  des  lumières  de  l'Evan- 
gile, le  plus  grand  nombre  possible  de  ceux 
qui  sont  en  dehors  de  l'Eglise  soient  amenés  à 
la  connaissance  de  Dieu  et  l'adorent,  avec 
Celui  qu'il  a  envoyé,  Jésus-Christ.  C'est  donc  à 
raison  que  notre  prédécesseur  Pie  IX,  ainsi  que 
nous  l'avons  indiqué,  a  loué  dans  des  lettres 
apostoliques  ces  deux  institutions  et  leur  a 
libéralement  octroyé  de  saintes   indulgences. 

«  Ces  trois  sociétés  ayant  donc  fleuri  avec  la 
faveur  si  marquée  des  Souverains  Pontifes  et 
n'ayant  jamais  cessé  de  poursuivre  chacune 
son  œuvre  avec  un  zèle  sans  rivalité,  on  les  a 
vues  produire  d'abondants  fruits  de  salut, 
aider  puissamment  notre  congrégation  de  la 
foi  à  soutenir  la  charge  des  missions,  et 
prospérer  au  point  de  donner  pour  l'avenir 
l'heureux  espoir  d'une  plus  ample  moisson. 
Mais  les  orages  nombreux  et  véhéments  qui 
ont  été  déchaînés  contre  l'Eglise  dans  les  con- 
trées depuis  longtemps  éclairées  par  la  lu- 
mière évangélique  ont  causé  du  dommage 
aux  œuvres  mêmes  destiuées  à  civiliser  les 
nations  barbares.  Beaucoup  de  causes,  en 
effet,  sont  venues  diminuer  le  nombre  et  la 
générosité  des  associés.  Et  certes,  quand  tant 
d'idées  perverses  sont  répandues  dans  le 
peuple,  qui  aiguisent  l'appétit  du  bonheur 
terrestre  et  bannissent  l'espérance  des  biens 
célestes,  qu'attendre  de  ceux  qui  ne  se  servent 
de  leur  esprit  que  pour  désirer,  et  de  leur 
corps  que  pour  se  procurer  le  plaisir?  Ces 
hommes-là  font-ils,  par  l'effusion  de  leurs 
prières,  que  Dieu,  touché  dans  sa  miséricorde, 
amène  par  sa  grâce  victorieuse  à  la  divine  lu- 
mière de  l'Evangile  les  peuples  assis  dans  les 
ténèbres  ?  Subviennent-ils  aux  prêtres  qui 
travaillent  et  combattent  pour  la  foi?  Le 
malheur  des  temps  est  venu  aussi  diminuer 
les  dispositions  généreuses  des  gens  pieux 
eux-mêmes,  soit  que  l'étendue  de  l'iniquité 
ait  refroidi  la  charité  de  beaucoup,  soit  que 
la  gêne  domestique,  les  perturbations  poli- 
tiques, sans  compter  la  crainte  de  temps  plus 
mauvais  encore,  aient  rendu  la  plupart 
d'entre  eux  plus  âpres  à  l'épargne  et  plus 
parcimonieux  pour  l'aumône. 

«  Par  contre,  de  nombreuses  et  lourdes  né- 
cessités pèsent  et  pressent  sur  les  missions 
apostoliques,  la  provision  d'ouvriers  évangé- 
liques  allant  chaque  jour  en  diminuant  ;  et  il 
ne  s'en  trouve  pas  d'aussi  nombreux  et  d'aussi 


zélés  pour  remplacer  ceux  que  la  mort  a  en- 
levés, que  la  vieillesse  a  accablés,  que  le  tra- 
vail a  brisés.  Car  nous  voyons  les  familles  re- 
ligieuses, d'où  sortaient  un  grand  nombre  de 
missionnaires,  dissoutes  par  des  lois  iniques, 
les  clercs  arrachés  de  l'autel  et  astreints  au 
service  militaire,  les  biens  de  l'un  et  l'autre 
clergé  partout  mis  en  vente  et  condamnés. 

«  En  outre,  de  nouvelles  roules  ayant  été 
ouvertes,  par  suite  d'une  exploration  plus 
étendue  des  lieux  et  des  peuples,  vers  des 
contrées  tenues  jusque-là  pour  impraticables, 
des  expéditions  multiples  de  soldats  du  Christ 
se  sont  formées  et  de  nouvelles  stations  ont 
été  établies;  et  ainsi  on  manque  maintenant 
de  beaucoup  d'ouvriers  pour  se  dévouer  à  ces 
missions  et  apporter  un  concours  opportun. 
—  Nous  passons  sous  silence  les  difficultés  et 
les  obstacles  nés  des  contradictions.  Souvent, 
en  effet,  des  hommes  fallacieux,  des  semeurs 
d'erreurs  se  donnent  pour  des  apôtres  du 
Christ  et,  abondamment  pourvus  des  res- 
sources humaines,  entravent  le  ministère  des 
prêtres  catholiques,  ou  viennent  après  ceux 
qui  sont  partis,  ou  élèvent  chaire  contre 
chaire,  croyant  avoir  assez  fait  en  rendant 
douteuse  la  voie  du  salut  à  ceux  qui  enten- 
dent annoncer  la  parole  de  Dieu  autrement 
par  les  uns  et  les  autres.  Plût  à  Dieu  qu'ils  ne 
réussissent  point  dans  leurs  artifices  !  Mais 
combien  il  est  regrettable  que  tels  et  tels  qui 
ont  en  dégoût  de  pareils  maîtres  ou  qui  ne  les 
ont  jamais  connus  et  qui  aspirent  après  la 
pure  lumière  de  la  vérité,  n'aient  souvent  pas 
un  homme  pour  les  instruire  de  la  saine  doc- 
trine et  les  amener  dans  le  sein  de  l'Eglise! 
Petits  enfants,  ils  demandent  du  pain,  et  il 
n'y  a  personne  pour  leur  en  donner  ;  les  pays 
sont  comme  une  moisson  blanchissante,  et 
cette  moisson  est  riche  ;  mais  les  ouvriers 
sont  peu  nombreux  et  ils  le  deviendront  peut- 
être  encore  moins. 

«  Puisqu'il  en  est  ainsi,  vénérables  frères, 
Nous  estimons  qu'il  est  de  notre  charge  de 
stimuler  le  pieux  zèle  et  la  charité  des  chré- 
tiens, pour  qu'ils  s'eiTorcent,  soit  par  leurs 
prières,  soit  par  leurs  aumônes,  d'aider 
l'oeuvre  des  missions  et  de  favoriser  la  propa- 
gation de  la  foi.  Les  biens  qu'on  se  propose, 
les  fruits  à  recueillir  montrent  l'importance 
de  cette  sainte  entreprise.  Elle  a,  en  effet,  [tour 
objet  direct  la  gloire  de  nom  de  Dieu  et  l'ex- 
tension du  règne  de  Jésus-Christ  sur  la  terre  ; 
elle  est  aussi  un  bienfait  inappréciable  pour 
ceux  qui  sont  tirés  de  la  fange  des  vices  et  des 
ombres  de  la  mort  ;  car  non  seulement  ils  de- 
viennent aptes  au  salut  éternel,  mais  ils  sont 
amenés  de  la  barbarie  et  d'un  état  de  mœurs 
sauvage  à  la  plénitude  de  la  civilisation.  De 
plus,  elle  est  pour  tous  ceux  qui  y  participent, 
grandement  utile  et  fructueuse,  puisqu'elle 
leur  assure  les  richesses  spirituelles,  leur  four- 
nit un  sujet  de  mérite  et  leur  donne  pour 
ainsi  dire  Dieu  comme  débiteur.  » 

En  même  temps  qu'il  recommandait  les 
œuvres,  Léon  XIII  n'oubliait  pas  d'ordonner 


LIVKK  niJATILK-VlNGT-OUATniiZlh.MK 


325 


la  prière.  En  1881,  en  1886  ci  en  lH'.i'.i  il  ac- 
cordait l'indulgence  plénière  tin   jubilé.  En 

INSJ,  à  l'occasion  du  septième  centenaire  de 
saint  François  d'Assise,  il  exaltait,  par  une 
lettre  encyclique,  le  tiers-ordre  des  Francis- 
cains. Dès  son  enfance  Joachim  Pecui  avait 
été  prévenu,  pour  saint  François,  d'une  dévo- 
tion particulière  ;  l'ayant  aimé,  il  l'avait  com- 
pris, et  sachant  qu'il  avait  été,  de  son  temps, 
une  des  colonnes  de  la  chrétienté,  il  espérait 
que,  de  nos  jours,  son  culte  pourrait  remédier 
à  la  pénurie  de  nos  vertus.  «  Comme  son  es- 
prit, dit-il,  parlant  de  saint  François,  est  plei- 
nement et  évidemment  chrétien,  et  admirable- 
ment approprié  à  tous  les  temps  et  à  tous  les 
lieux,  personne  ne  saurait  douter  que  l'institu- 
tion franciscaine  ne  rende  de  grands  services  à 
notre  époque.  D'autant  plus  que  le  caractère  de 
notre  temps  se  rattache,  pour  plusieurs  rai- 
sons, au  caractère  même  decet  institut.  Gomme 
au  xue  siècle,  la  divine  charité  s'est  beaucoup 
affaiblie  de  nos  jours,  et  il  y  a,  soit  par  igno- 
rance, soit  par  négligence,  un  grand  relâche- 
ment dans  l'accomplissement  du  devoir  chré- 
tien. Beaucoup,  emportés  par  un  courant 
semblable  des  esprits  et  par  des  préoccupa- 
tions du  même  genre,  passent  leur  vie  à  la  re- 
cherche avide  du  bien-être  et  du  plaisir. 
Enervés  par  le  luxe,  ils  dissipent  leur  bien  et 
convoitent  celui  d'autrui  ;  ils  exaltent  la  fra- 
ternité, mais  ils  en  parlent  plus  qu'ils  ne  la 
pratiquent  ;  l'égoïsme  les  absorbe  et  la  vraie 
charité  pour  les  petits  et  les  pauvres  diminue 
chaque  jour.  —  En  ce  temps-là  l'erreur  mul- 
tiple des  Albigeois,  en  excitant  les  foules 
contre  le  pouvoir  de  l'Eglise,  avait  troublé 
l'Etat  en  même  temps  qu'il  ouvrait  la  voie  à 
un  certain  socialisme.  —  De  même  aujour- 
d'hui, les  fauteurs  et  les  propagateurs  du  Na- 
turalisme  se  multiplient  :  ceux-ci  nient  qu'il 
faille  être  soumis  à  l'Eglise,  et,  par  une  con- 
naissance nécessaire,  ils  vont  jusqu'à  mécon- 
naître la  puissance  civile  elle-même  ;  ils  ap- 
prouvent la  violence  et  la  sédition  dans  le 
peuple  ;  ils  mettent  en  avant  le  partage  des 
biens  ;  ils  flattent  les  convoitises  des  prolétaires  ; 
ils  ébranlent  les  fondements  de  l'ordre  civil  et 
domestique.  » 

Par  ces  motifs,  Léon  XIII  recommandait  le 
Tiers-Ordre  de  saint  François,  et,  pour  assurer 
l'effet  de  ces  recommandations,  il  édicta  une 
constitution  pour  réformer  la  règle  de  ce  Tiers- 
Ordre.  Il  ne  pouvait  cependant  échapper  h  la 
perspicacité  du  Pontife,  qu'un  Tiers-Ordre, 
si  répandu  soit-il,  n'est  pas  accessible  à  la 
grande  masse  du  peuple  chrétien.  C'est  pour- 
quoi, en  vue  de  concentrer  la  piété  catholique 
sur  un  seul  objet,  Léon  XIII  écrivit  une  ency- 
clique en  faveur  du  Uosaire.  En  préconisant 
Celle  qui  seule  a  exterminé  toutes  les  hérésies, 
le  Pape  restait  fidèle  à  sa  pensée  :  il  voulait, 
par  là,  défendre  les  droits  de  l'Eglise,  prévoir 
et  repousser  les  dangers  qui  l'assaillent.  La 
sainte  Vierge  était,  pour  sa  piété,  la  Vierge 


dei  combats.  L'Eglise,  avec  le  Rosaire,  avait 
repoussé  autrefois  les  Albigeois  et  les  Turcs  ; 

elle  avait  fait  remonter  Pie  VII  sur  hou  trône. 
Léon  Xlll  ne  voulait  pas  se  bornera  écrire  des 

encycliques  ;  il  voulait  encore  pousser  les  chré- 
tiens fidèles  au  combat  pour  l'Eglise,  et  pour 
que  la  victoire  couronnât  ses  efforts,  il  voulait 
que  la  bannière  de  Marie  ombrageât,  de  ses 
plis,  ses  soldats. 

Ce  ne  sont  là,  en  quelque  façon,  que  les 
prémices  de  l'apostolat  pontifical.  Des  son 
avènement,  Léon  XIII  avait  esquissé  comme 
un  programme  d'enseignement  ex  cathedra  ; 
au  mois  de  décembre  1878,  première  année  de 
son  pontificat,  il  lançait  une  encyclique  sur 
les  erreurs  modernes  ;  non  pas  les  erreurs 
philosophiques  et  historiques  qu'il  devait 
combattre  autrement,  mais  ces  erreurs  qui  se 
font  chair  et  os,  puis  descendent  dans  la  rue, 
un  fusil  ou  une  torche  à  la  main,  pour  mettre 
à  sac  l'ordre  public  sous  prétexte  de  le  réfor- 
mer. «  Vous  comprenez  sans  peine,  dit-il,  que 
Nous  parlons  de  la  secte  de  ces  hommes  qui 
s'appellent  diversement  et  de  noms  presque 
barbares,  socialistes,  communistes  et  nihilistes, 
et  qui,  répandus  par  toute  la  terre,  et  liés 
étroitement  entre  eux  par  un  pacte  inique,  ne 
demandent  plus  désormais  leurs  forces  aux 
ténèbres  de  réunions  occultes,  mais,  se  pro- 
duisant au  jour  publiquement  et  en  toute  con- 
fiance, s'efforcent  de  mener  à  bout  le  dessein, 
par  eux  inauguré  depuis  longtemps,  de  bou- 
leverser les  fondements  de  la  société  civile.  Ce 
sont  eux,  assurément,  qui,  selon  que  l'atteste 
la  parole  divine,  souillent  toute  chair,  méprisent 
toute  domination  et  blasphèment  toute  ma- 
jesté (1). 

«  En  effet,  ils  ne  laissent  entier  ou  intact  rien 
de  ce  qui  a  été  sagement  décrété  par  les  lois 
divines  et  humaines  pour  la  sécurité  et  l'hon- 
neur de  la  vie.  Pendant  qu'ils  blâment  l'obéis- 
sance rendue  aux  puissances  supérieures  qui 
tiennent  de  Dieu  le  droit  de  commander  et 
auxquelles,  selon  l'enseignement  de  l'Apôtre, 
toute  âme  doit  être  soumise,  ils  prêchent  la 
parfaite  égalité  de  tous  les  hommes  pour  ce 
qui  regarde  leurs  droits  et  leurs  devoirs.  Ils 
déshonorent  l'union  naturelle  de  l'homme  et 
de  la  femme,  qui  était  sacrée  aux  yeux  mêmes 
des  nations  barbares  ;  et  le  lien  de  cette  union, 
qui  resserre  principalement  la  société  domes- 
tique, ils  l'affaiblissent  ou  bien  l'exposent  aux 
entreprises  de  la  débauche. 

«Enfin,séduitsparla  cupidité  des  biens  pré- 
sents, qui  est  la  source  de  tous  les  maux  et  dont 
le  désir  a  fait  errer  plusiews  dans  la  foi  (2),  ils 
attaquent  le  droit  de  propriété  sanctionné  par 
le  droitnaturel  et,  par  un  attentat  monstrueux, 
pendant  qu'ils  affectent  de  prendre  souci  des 
besoins  de  tous  les  hommes  et  prétendent  sa- 
tisfaire tous  leurs  désirs,  ils  s'efforcent  de  ra- 
vir, pour  en  faire  la  propriété  commune,  tout 
ce  qui  a  été  acquis  à  chacun,  ou  bien  par  le 
titre  d'un  légitime  héritage,  ou  bien  par  le  tra- 


(1,  Jud.  Epist.  v,  8.  —  (2)  I  Tim.,  VI,  10. 


326 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


intellectuel  ou  manuel,  ou  bien  par  l'A 
nomie.  De  plus  opinions  monstrueusi 

île  |ea  publient  dans  leurs  réunions,  ils  les 
.  nt  dans  des  brochures,  et,  par  la  nuée 
journaux,  ils  les  répandent  dans  la  Foule. 
\us~i  la  majesté  respectable  cl  le  pouvoir  d'1-. 
rois  hmiI  devenus,  chez  le  peuple  révolté, 
l'objet  (l'une  si  grande  hostilité  que  d'abomi- 
nables traîtres,  impatients  de  tout  frein  et 
animés  d'une  audace  impie,  ont  tourné  plu- 
sieurs fois,  en  peu  de  temps,  leurs  armes 
contre  les  chefs  des  gouvernements  eux- 
mêmes. 

■  i  ir,  cotte  audace  d'hommes  perfides  qui  me- 
nace chaque  jour  de  ruines  plus  graves  la  so- 
ciété civile,  et  qui  excite  dans  tous  les  esprits 
l'inquiétude  cl  le  trouble,  lire  sa  cause  el  son 
origine  de  ces  doctrines  empoisonnées  qui,  ré- 
pandues en  ces  derniers  temps  parmi  les 
peuples  comme  des  semences  de  vices,  ont 
donné,  en  leur  temps,  des  fruits  si  pernicieux. 
En  effet,  vous  savez  très  bien  que  la  guerre 
cruelle  qui,  depuis  le  xvi°  siècle,  a  été  décla- 
rée contre  la  foi  catholique  par  ces  novaleurs, 
visait  à  ce  but  d'écarter  tout  l'ordre  surnatu- 
rel, afin  que  l'accès  fût  ouvert  aux  inventions 
ou  plutôt  aux  délires  de  la  seule  raison. 

«  Tirant  hypocritement  son  nom  de  la  raison, 
celte  erreur  qui  flatte  el  excite  la  soif  de  gran- 
dir, naturelle  au  cœur  de  l'homme,  et  qui 
lâche  les  rênes  à  tous  les  genres  de  passions, 
a  spontanément  étendu  ses  ravages  non  pas 
seulement,  dans  les  esprits  d'un  grand  nom- 
bre d'hommes,  mais  dans  la  société  civile 
elle-même.  Alors,  par  une  impiété  toute  nou- 
velle et  que  les  païens  eux-mêmes  n'ont  pas 
connue,  on  a  vu  se  constituer  des  gouverne- 
ment, sans  qu'on  tint  nul  compte  de  Dieu  et 
de  l'ordre  établi  par  Lui;  on  a  proclamé  que 
l'autorité  publique  ne  prenait  pas  de  Dieu  le 
principe,  la  majesté,  la  force  de  commander, 
mais  de  la  multitude  du  peuple,  laquelle,  se 
croyant  dégagée  de  toute  sanction  divine,  n'a 
plus  soutïert  d'être  soumise  à  d'autres  lois 
que  celles  qu'elle  aurait  portées  elle-même, 
conformément  à  son  caprice. 

«  Puis,  après  qu'on  eût  combattu  et  rejeté, 
comme  contraires  à  la  raison  les  vérités  sur- 
naturelles de  la  foi,  l'Auteur  même  de  la  Ré- 
demption du  genre  humain  est  contraint,  par 
degrés  et  peu  à  peu,  de  s'exiler  des  études, 
dans  les  universités,  les  lycées  et  les  collèges, 
ainsi  que  de  toutes  les  habitudes  publiques 
de  la  vie  humaine.  Enfin,  après  avoir  livré  à 
l'oubli  les  récompenses  et  les  peines  de  l'éter- 
nelle vie  future,  le  désir  ardent  du  bonheur  a 
été  renfermé  dans  l'espace  du  temps  présent. 
Avec  la  diffusion  au  loin  et  au  large  de  ces 
doctrines,  avec  la  grande  licence  de  penser  et 
d'agir  qui  a  été  ainsi  enfantée  de  toutes  parts, 
faut-il  s'étonner  que  les  hommes  de  condi- 
tion inférieure,  ceux  qui  habitent  une  pauvre 
demeure  ou  un  pauvre  atelier  soient  envieux 
de  s'élever  jusqu'aux  palais  et  à  la  for- 
tune de  ceux  qui  sont  plus  riches;  faut-il 
s'étonner  qu'il  n'y  ait  plus  aucune  tranquillité 


pour  la  vie  publique  ou  privée  el  que  le  genre 
humain  soit  presque  arrivé  aux  extrémités  de 
l'abîme?  » 

Pour  réfuter  ces  erreurs,  le  Pape  établit  les 
principes  chrétiens  de  l'ordre  social,  l'ordre 
de  la  famille  et  le  droit  de  propriété.  Le  Pape 
conclut  : 

«l'our  vou>,  qui  connaissez  L'origine  cl  la  na- 
ture des  maux  accumulés  sur  le  monde,  ap- 
pliquez-vous de  toute  l'ardeur  et  de  toute  la 
force  de  votre  esprit  à  faire  pénétrer  et  à  in- 
culquer profondément  dans  toutes  les  âmes  la 
doctrine  catholique.  Faites  en  sorte  que,  dès 
leurs  plus  tendres  années,  tous  s'accoutument 
à  avoir  pour  Dieu  un  amour  de  fils  et  à  vé- 
nérer son  nom,  à  se  montrer  déférents  pour 
la  majesté  des  princes  et  des  lois,  à  «'abstenir 
de  toutes  convoitises  et  à  garder  fidèlement 
l'ordre  que  Dieu  a  établi  soit  dans  la  société 
civile  soit  dans  la  société  domestique.  11  faut 
encore  que  vous  ayez  soin  que  les  enfants  de 
l'Eglise  catholique  ne  s'enrôlent  point  dans 
la  secte  exécrable  et  ne  la  servent  en  aucune 
manière,  mais  au  contraire  qu'ils  montrent, 
par  leurs  belles  actions  et  leur  manière  hon- 
nête de  se  comporter  en  toutes  choses,  com- 
bien stable  et  heureuse  serait  la  société  hu- 
maine, si  tous  ses  membres  se  distinguaient 
par  la  régularité  de  leur  conduite  et  par  leurs 
vertus.  Enfin,  comme  les  sectateurs  du  socia- 
lisme se  recrutent  surtout  parmi  les  hommes 
qui  exercent  les  diverses  industries  ou  qui 
louent  leur  travail  et  qui,  impatients  de  leur 
condition  ouvrière,  sont  plus  facilement  en- 
traînés par  l'appât  des  richesses  et  la  pro- 
messe des  biens,  il  nous  paraît  opportun  d'en- 
courager les  sociétés  d'ouvriers  et  d'artisans 
qui,  instituées  sous  le  patronage  de  la  reli- 
gion, savent  rendre  tous  leurs  membres  con- 
tents de  leur  sort  et  résignés  au  travail  et  les 
portent  à  mener  une  vie  paisible  et  tran- 
quille. » 

Ces  conseils  du  Pape  répondent  aux  besoins 
de  la  situation.  Une  question  qui,  dans  le 
cours  des  siècles,  a  maintes  fois  préoccupé  les 
esprits,  réveille  de  nouveau  l'attention  uni- 
verselle. Cette  question,  c'est  la  question  so- 
ciale. La  politique  est  descendue  au  second 
plan  ;  non  pas  qu'elle  ait  perdu  de  son  impor- 
tance; mais  avant  de  savoir  comment  on  sera, 
il  faut  d'abord  savoir  si  l'on  sera.  Etre  ou 
n'être  pas,  telle  est  la  question  de  la  classe 
ouvrière;  ou,  pour  parler  comme  Sieyès: 
Qu'est-ce  que  le  quatrième  état?  —  Rien.  — 
Que  doit-il  être?  —  Tout.  —  Que  demande- 
t-il  ?  —  Etre  quelque  chose.  Ce  problème,  posé 
en  France  depuis  89,  agité  depuis  1830,  ré- 
solu diversement  par  les  utopistes,  descendu 
sur  le  terrain  de  la  pratique  par  l'Internatio- 
nale, demande  sa  solution.  Sous  le  nom  du 
socialisme,  les  ouvriers  poursuivent  !a  réali- 
sation d'un  état  social  qui,  au  sein  de  toutes 
les  nations  civilisées,  leur  assure  la  liberté  et 
le  bien-être.  Le  socialisme  n'est  pas  seulement 
une  puissance  redoutable  ;  c'est  surtout  une 
puissance  internationale.  En  soi,  le  socialisme 


LIVRE  QUATRE-YINGT  QUATORZIEME 


.'L'7 


est,  ivuni  tout,  une  négation,  la  négation  la 
l>lus  catégorique,  la  plu*  entière.    Moua 
comprenons  pas  la  Booiété  sans  h   religion, 

sans  la  famille,  sans    la    propriété.    H   y    a  là 

pour  nous,  si   l'on   peut,  employer   cette 
pression,   un    triple    dogme    social.  Qr,   en 
t'ait   île    religion,   le    socialisme   (lit    froide- 
ment qu'il  est  athée  ou    panthéiste;    il  nie  le 
Dieu  réel    et    personnel,    par    conséquent,  nie 

l'âme,  la  vie  future,  et  borne  au  présent,  à  la 
terre,  la  destinée  de  l'homme.  Le  socialisme 
parle  encore  de  la  famille  ;  mais  il  en  chasse 
Dieu;  il  ne  veut  plus  de  l'union  consacrée 
par  l'Eglise  ;  il  méconnaît  les  droits  du  père 
sur  l'éducation  des  enfants,  travestit  et  désor- 
ganise la  vie  du  foyer  domestique. 

«  La  négation  la  plus  précise  du  socialisme, 
dit  Sarda,  c'est  la  négation  de  la  propriété 
privée,  de  la  propriété  individuelle,  du  sol,  du 
capital,  de  la  machine,  des  mines,  en  un  mot 
de  tous  les  instruments  de  travail.  Cette  pro- 
priété, il  la  combat  sans  merci  ;  il  lui  oppose 
tous  les  abus  du  passé  et  du  présent  ;  elle  est 
la  grande  coupable  dont  lacondamnation  doit 
être  irrévocablement  prononcée.  Le  socialisme 
veut  la  remplacer  par  la  propriété  collective, 
qui  doit  être  celle  de  tous,  tout  en  n'étant  celle 
de  personne  :  il  veut  la  livrer  à  l'Etat  ou  à  la 
société.  Mais  cet  Etat  auquel  il  veut  la  livrer, 
n'est  pas  l'Etat  tel  qu'il  existe.  Demandez  au 
socialisme  qu'il  définisse  son  Etat,  sa  société  ; 
il  ne  l'a  jamais  fait,  il  ne  peut  pas  le  faire. 

«  11  est  absolument  vrai  que  le  socialisme 
ne  sait  pas  ce  qu'il  veut;  mais  il  sait  très 
bien  ce  qu'il  veut  détruire  et  cela  lui  suffit.  Il 
est,  comme  l'enfer,  une  puissance  de  destruc- 
tion et  de  mort.  Oui,  il  faut  qu'on  le  sache 
bien;  cette  puissance  de  négation  ne  se  con- 
tente pas  de  nier;  elle  veut  renverser  et  dé- 
truire. Elle  est  âpre  à  la  curée  comme  ne  Ta 
été  nulle  autre  révolution.  Elle  est  ardente  à 
l'œuvre,  comme  la  haine.  Il  n'est  pas  un  seul 
des  moyens  actuels  delà  propagande  dont  le 
socialisme  n'ait  appris  à  se  servir.  La  presse, 
l'association,  la  réunion,  le  plaisir,  le  travail 
collectif,  le  socialisme  se  sert  de  tout.  La  pro- 
pagande spécial  est  la  propagande  quotidienne, 
incessante,  de    l'usine  et  de  l'atelier  (1).  » 

L'Eglise  seule  peut  combattre  victorieuse- 
ment le  socialisme  ;  elle  le  combat  effective- 
ment par  les  vertus  qu'elle  prêche,  par  la 
hiérarchie  sacrée  qu'elle  oppose  à  son  inva- 
sion et  parles  profondes  doctrines  de  l'Evan- 
gile qu'elle  veut  substituer  aux  aberrations  du 
■ièele.  Léon  XIII  se  plut  à  répéter  souvent 
combien  le  monde  était  redevable  à  Jésus- 
Christ,  et  avec  quelle  résolution,  lui,  pape, 
voulait  départir  au  monde  les  grâces  de 
Jésus-Christ.  En  1880,  au  début  de  l'Ency- 
clique Arcanum,  la  pontife  esquisse  ce 
magnifique  programme  :  a  Ec  mystérieux 
"i"  de  la  sagesse  divine,  que  Jésus- 
Christ,  le  Sauveur  des  hommes,  devait  ac- 
complir sur  cette    terre,  était,  (pie   le  monde, 


atteint  de  décadence,  fût  restauré  divinement 

par  Lui  et  en  Lui.  C'est  ce  que    l'apôtre       oui 

Paul  exprimait  par  une  grande  et  magnifique 

parole,  lorsqu'il    eerivait   auv    Eplr-  /./■ 

si- <■/■<■/,  de  ta  valante,.,  c'esi  tfe  restaurer  dans,  k 
Christ  toutes  les  càtuêi  'i".i  sunt  tut  r\<-i  e4  su 
terre.  Et,  en  effet,  lorsque  le  Christ  Notre  Sei 

ur  voulut  accomplir  la  mis. ion  qu'il  a 
reçue  de  sou   Pèra,   il  imprime  aussitôt   à 

toutes  choses  une  forme  et  un  aspect  non 
veaux,  et  il  répara  ce  qui  le  temps  avait  l'ait 
déchoir.  Il  guérit  les  blessures  dont  la  nature 
humaine  souffrait  par  suite  de  la  faute  de 
notre  premier  père;  il  rétablit  en  grâce  avec 
Dieu  l'homme,  devenu  par  natureenfant  de  la 
colère  ;  il  conduisit  à  la  lumière  de  la  vérité 
les  esprits  fatigués  par  de  longues  erreurs; 
il  fit  renaître  à  toutes  les  vertus  des  cœurs  usés 
par  toute  sorte  de  vices  ;  et  après  avoir  rendu 
aux  hommes  l'héritage  du  bonheur  éternel,  il 
leur  donna  l'espérance  certaine  que  leur  corps 
même,  mortel  et  périssable,  participerait  un 
jour  à  l'immortalité  et  à  la  gloire  du  ciel.  Et 
afin  que  ces  insignes  bienfaits  eussent  sur  la 
terre  une  durée  égale  à  celle  du  genre  hu- 
main, il  institua  l'Eglise  dispensatrice  de  ses 
dons,  et  il  pourvut  à  l'avenir  en  lui  donnant 
la  mission  de  remettre  l'ordre  dans  la  société 
humaine  là  où  il  serait  troublé  et  de  relever 
ce  qui  viendrait  à  s'affaisser. 

«  Rien  que   cette   restauration  divine,  dont 
nous  avons  parlé,  eût  pour  objet  principal  et 
direct    les    hommes   constitués    dans  l'ordre 
surnaturel  de  la  grâce,  néanmoins  ses  fruits 
précieux  et   salutaires   profitèrent   largement 
aussi  à  l'ordre  naturel.    C'est    pourquoi    les 
hommes  pris  individuellement,  aussi  bien  que 
le  genre  humain  tout  entier,  en  recurent,   un 
notable    perfectionnement   ;    car    l'ordre    de 
choses  fondé  par   le   Christ   une   fois   établi, 
chaque  homme  put  heureusement  contracter 
la  pensée  et  l'habitude  de  se  confier  en  la  pro- 
vidence paternelle  de  Dieu,    et  s'appuyer  sur 
l'espérance  du  secours  d'En-Haut,  avec  la  cer- 
titude de  n'être  point  déçu  ;  de  là  naissent  le 
courage,  la  modération,  la  constance,  l'égalité 
et  la  paix  de  l'âme,   et  enfin  beaucoup  d'émi- 
nentes  vertus  et  de  belles  actions.  —  Quant  à 
la  société  domestique  et  à  la  société  civile,  il 
est  merveilleux  de  voir  à  quel  point  elles  ga- 
gnèrent en  dignité,  en  stabilité,  en   honneur. 
L'autorité  des  princes  devint  plus  équitable 
et  plus  sainte  ;  la  soumission  des  peuples  plus 
volontaire  et  plus  facile  ;  l'union  des  citoyens 
plus  étroite  ;  le  droit  de  propriété  mieux   ga- 
ranti.   La  religion  chrétienne  sut  veiller   et 
pourvoir  si  complètement  à  tout  ce  qui  est 
utile   aux    hommes   vivant    en   société,  qu'il 
semble,    au   témoignage  de    saint   Augustin, 
qu'elle  n'aurait  pu  faire  davantage  pour  ren- 
dre la  vie    agréable  et  heureuse,  lors   même 
qu'elle  n'aurait  eu  d'autre  but  que  de  procu- 
rer et  d'accroître  les  avantages  et  les  biens  de 
cette  vie  mortelle.  » 


(i)  l),n  Soda  y  Halvany,  Le  mal  social,  t.  Ilf,  p.  08. 


32H 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Au    lieu     de     traiter     un    sujet    si     vaste, 
Léon  XIII   parle  d'abord  do  la  société  domi 
tique,  donl  le  mariage  est  la  source  et  la  base. 
De  ce  mariage,  il    marque  la  constitution    di- 
vine, surtout  l'unité  et  laperpétuilé  ;  il  expose 
très  soigneusement  combien  le  pécbé  a  port»': 
d'atteintes  à  la  constitution  divine  de  la  fa- 
mille ;  et  explique  comment  Jésus-Christ  a  ra- 
mené le  mariage  à  son  institution  divine.  Jé- 
sus-Christ a  nommément  réprouvé  la  plura- 
lité'des  femmes,   le   divorce,  l'adultère;  il  a 
élevé  le  mariage  à  la  dignité  de  sacrement  ; 
il  a   voulu    que  les  époux   trouvent,  dans  le 
devoir  conjugal,  leur  sanctification  et   vivent 
dans   une  parfaite  charité.  «   Le  Christ,  con- 
tinue le  Pontife,  ayant  donc  ainsi,  avec  tant 
de  perfection,  renouvelé  et  relevé  le  mariage, 
en  remit  et  confia   à   l'Eglise  toute   la   disci- 
pline. Et  ce  pouvoir  sur  les  mariages  deschré- 
tiens,  l'Eglise  l'a  exercé  en  tous  temps  et  en 
tous  lieux,  et  elle  l'a  fait  de  façon  à  montrer 
que  ce  pouvoir  lui  appartenait  en  propre  et 
qu'il  ne  tirait  point  son  origine  d'une  conces- 
sion des  hommes,  mais  qu'il  lui  avait  été  di- 
vinement accordé  par  la  volonté  de  son  Fon- 
dateur. —  Combien  de  vigilance  et   de   soins 
l'Eglise  a  déployés  pour  la  sainteté  du  mariage 
et  pour  maintenir  intact  son  véritable  carac- 
tère, c'est  là  un  fait  trop  connu  pour  qu'il  soit 
besoin  de  l'établir.  Nous  savons,  en  effet,  que 
le  Concile  de  Jérusalem  flétrit  les  amours  dis- 
solues et  libres  ;  que  saint  Paul  condamna,  par 
son  autorité,  comme    coupable  d'inceste  un 
citoyen  de  Corinthe  ;  que  l'Eglise  a  toujours 
repoussé  et  rejeté  avec  la   même   énergie  les 
tentatives   de  tous  ceux   qui   ont  attaqué  le 
mariage  chrétien,  tels  que  les  Gnostiques,  les 
Manichéens,  les  Montanistes,    dans   les  pre- 
miers temps  du  Christianisme,  et  de  nosjours 
les  Mormons,  les  Saint-Simoniens,  les  Phalans- 
tériens,  les  Communistes. 

«  Ainsi  encore,  le  droit  de  mariage  a  été 
équitablement  établi  et  rendu  égal  pour  tous 
par  la  suppression  de  l'ancienne  distinction 
entre  les  esclaves  et  les  hommes  libres  ; 
l'égalité  des  droits  a  été  reconnue  entre 
l'homme  et  la  femme;  car,  ainsi  que  le  disait 
saint  Jérôme,  parmi  nous,  ce  qui  n'est  pas  per- 
mis aux  femmes  est  également  interdit  aux 
hommes,  et,  dans  une  même  condition,  ils  su- 
bissent le  même  joug,  et  ces  mêmes  droits,  par 
le  fait  de  la  réciprocité  de  l'affection  et  des  de- 
voirs, se  sont  trouvés  solidement  confirmés  ; 
la  dignité  de  la  femme  a  été  affirmée  et  re- 
vendiquée ;  il  a  été  défendu  au  mari  de  punir 
de  mort  sa  femme  adultère  et  de  violer  la  foi 
jurée  en  se  livrant  à  l'impudicité  et  aux 
passions. 

«  C'est  aussi  un  fait  important  que  l'Eglise 
ait  limité,  autant  qu'il  fallait,  le  pouvoir  du 
père  de  famille,  pour  que  la  juste  liberté  des 
fils  et  des  filles  qui  veulent  se  marier  ne  fût 
en  rien  diminuée  ;  qu'elle  ait  déclaré  la 
nullité  des  mariages  entre  les  parents  et  alliés 
à  certains  degrés,  afin  que  l'amour  surnatu- 
rel des  époux  se  répandît  dans  un  plus  vaste 


champ  ;  qu'elle  ait  veillé  a  écarter  du  mariage 
autant  qu'elle  le  pouvait,  l'erreur,  la  violence 
et  la  fraude  ;  qu'elle  ait  voulu  que  fussent 
maintenues  intactes  la  sainte  pudeur  de  la 
couche  nuptiale,  la  sûreté  des  personnes, 
l'honneur  des  mariages  et  la  fidélité  aux  ser- 
ments. Enfin,  elle  a  entouré  celte  institution 
divine  de  tant  de  lois  fortes  et  prévoyantes, 
qu'il  ne  peut  y  avoir  aucun  juge  équitable  qui 
ne  comprenne  que,  même  en  celte  question 
du  mariage,  le  meilleur  gardien  et  le  plus 
ferme  vengeur  de  la  société  a  été  l'Eglise, 
dont  la  sagesse  a  triomphé  du  cours  des  temps, 
de  l'injustice  des  hommes  et  des  innombrables 
vicissitudes  publiques.  » 

Ce  mariage  ainsi  purifié  et  sanctifié  par 
l'Eglise,  les  hommes,  des  chrétiens,  veulent 
de  nouveau  le  corrompre  ;  et,  pour  le  dégra- 
der, ils  ne  trouvent  rien  de  plus  expéditif  que 
de  l'arracher  à  la  discipline  de  l'Eglise. 
Léon  XIII  écrit  là-dessus  une  page  qui  devrait 
être  gravée  en  lettres  d'or  sur  les  murs  de 
tous  les  parlements  des  deux  mondes:  «  Or, 
comme  la  source  et  l'origine  de  la  famille  et 
de  toute  la  société  humaine  se  trouvent  dans 
le  mariage,  ces  hommes  ne  peuvent  souflrir 
qu'il  soit  soumis  à  la  juridiction  de  l'Eglise  ; 
ils  font  plus  ;  ils  s'efforcent  de  le  dépouiller 
de  tout  caractère  de  sainteté  et  de  le  faire  en- 
trer dans  la  petite  sphère  des  institutions  hu- 
maines qui  sont  régies  et  administrées  par 
le  droit  civil  des  peuples.  D'où  il  devait  ré- 
sulter nécessairement  qu'ils  attribueraient  aux 
chefs  d'Etat  tout  droit  sur  le  mariage,  en  re- 
fusant de  reconnaître  à  l'Eglise  aucun  droit 
et  en  prétendant  que  si  parfois  l'Eglise  a 
exercé  quelque  pouvoir  de  ce  genre,  c'était 
une  concession  des  princes  ou  une  usurpation. 
Mais  il  est  temps,  disent-ils,  que  ceux  qui 
sont  à  la  tête  de  l'Etat  reprennent  énergique- 
ment  possession  de  leurs  droits  et  s'appli- 
quent à  régler  par  leur  propre  volonté  tout  ce 
qui  regarde  le  mariage.  De  là  l'origine  de  ce 
qu'on  appelle  le  mariage  civil;  de  là  ces  lois 
promulguées  sur  les  causes  qui  forment  em- 
pêchement aux  mariages  ;  de  là  ces  sentences 
judiciaires  sur  les  contrats  conjugaux,  pour 
décider  s'ils  sont  valides  ou  non.  Enfin,  nous 
voyons  qu'en  cette  matière  tout  pouvoir  de 
régler  et  de  juger  a  été  si  soigneusement  en- 
levé à  l'Eglise,  qu'on  ne  tient  plus  aucun 
compte  de  son  autorité  divine,  ni  des  lois  si 
sages  sous  l'empire  desquelles  ont  vécu  pen- 
dant si  longtemps  les  peuples  qui  ont  reçu 
avec  le  Christianisme  la  lumière  de  la  civili- 
sation. 

«  Cependant  les  philosophes  naturalistes  et 
tous  ceux  qui  professent  un  culte  absolu  pour 
le  Dieu-Etat,  et  qui,  par  ces  mauvaises  doc- 
trines, s'efforcent  de  semer  le  trouble  chez 
tous  les  peuples,  ne  peuvent  échapper  au  re- 
proche de  fausseté.  En  effet,  puisque  Dieu 
lui-même  a  institué  le  mariage,  et  puisque  le 
mariage  a  été  dès  le  principe  comme  une 
image  de  l'Incarnation  du  Verbe,  il  s'ensuit 
qu'il  y  a  dans  le  mariage  quelque  chose  de 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


329 


sacre  cl  de  religieux,  non  point  surajouté, 
mais  inné,  qui  ne  lui  vient  pas  des  hommes, 
mais  .le  la  nature  elle-même.  C'est  pour  cela 
qu'Innocent  III  et  Honorius  111,  Nos  prédéces- 
seurs, ont  pu  affirmer  sans  témérité  el  avec 
raison  que  le  Sacrement  du  mariage  existe 
parmi  les  fidèles  et  parmi  les  infidèles.  Nous  en 
attestons  les  monuments  de  l'antiquité,  les 
usages  et  les  institutions  des  peuples  qui  ont 
été  les  plus  civilisés  et  qui  ont  été  renommés 
par  la  connaissance  la  plus  parfaite  du  droit 
et  de  l'équité  :  dans  l'esprit  de  tous  ces  peu- 
ples, par  suite  d'une  disposition  habituelle  et 
antérieure,  chaque  fois  qu'ils  pensaient  au 
mariage,  l'idée  s'en  présentait  toujours  sous 
la  forme  d'une  institution  liée  à  la  religion  et 
aux  choses  saintes.  Aussi,  parmi  eux,  les  ma- 
riages ne  se  célébraient  guère  sans  des  céré- 
monies religieuses,  l'autorité  des  Pontifes  et 
le  ministère  des  prêtres.  Tant  avaient  de  force 
sur  les  esprits,  même  dépourvus  de  la  doc- 
trine céleste,  la  nature  des  choses,  le  souvenir 
des  origines,  la  conscience  du  genre  humain  ! 
—  Le  mariage  étant  donc  sacré  par  son  es- 
sence, par  sa  nature,  par  lui-même,  il  est  rai- 
sonnable qu'il  soit  réglé  et  gouverné  non  point 
par  le  pouvoir  des  princes,  mais  par  l'auto- 
rité divine  de  l'Eglise,  qui  seule  a  le  magis- 
gislère  des  choses  sacrées. 

«  Il  faut  considérer  ensuite  la  dignité  du  Sa- 
crement, qui,  en  venant  s'ajouter  au  mariage 
des  chrétiens,  l'a  rendu  noble  entre  tous.  Mais 
de  par  la  volonté  du  Christ,  c'est  l'Eglise  seule 
qui  peut  et  doit  décider  et  ordonner  tout  ce 
qui  regarde  les  sacrements,  à  tel  point  qu'il 
est  absurde  de  vouloir  lui  enlever  même  une 
parcelle  de  ce  pouvoir  pour  la  transférer  à  la 
puissance  civile. 

«Enfin,  le  témoignage  de  l'histoire  est  ici 
d'un  grand  poids  et  d'une  grande  force,  car 
il  nous  démontre,  de  la  façon  la  plus  évidente, 
que  ce  pouvoir  législatif  et  judiciaire  dont 
nous  parlons  a  été  librement  et  constamment 
exercé  par  l'Eglise,  même  dans  les  temps  où 
il  serait  ridicule  et  absurde  de  supposer  que 
les  chefs  d'Etat  eussent  accordé  en  cela  à 
l'Eglise  leur  assentiment  ou  leur  participation. 
En  effet,  quelle  supposition  incroyable  et  in- 
sensée que  d'imaginer  que  le  Christ  Notre-Sei- 
gneur  eût  reçu  du  procureur  de  la  province 
ou  du  prince  des  juifs  une  délégation  de  pou- 
voir pour  condamner  l'usage  invétéré  de  la 
polygamie  et  de  la  répudiation  ;  ou  que  saint 
Paul,  en  proclamant  que  les  divorces  et  les 
mariages  incestueux  n'étaient  point  permis, 
ait  agi  par  concession  ou  par  délégation  ta- 
cite de  Tibère,  de  Caligula,  de  Néron  1  II  sera 
impossible  de  persuader  à  un  homme  sain 
d'esprit  que  tant  de  lois  de  l'Eglise  sur  la 
sainteté  el  la  stabilité  du  lien  conjugal,  sur 
les  mariages  entre  esclaves  et  personnes  li- 
bres, aient  été  promulguées  avec  l'assentiment 
des  empereurs  romains,  très  hostiles  au  nom 
chrétien,  et  qui  n'avaient  rien  de  plus  à  cœur 
que  d'étouffer  par  la  violence  et  par  les  sup- 
plices la  religion  naissante  du  Christ  ;  surtout, 


si  l'on  considère  que  ce  droit  exercé  pai 
l'Eglise  était  parfois  tellement  eu  d<  taccord 

avec  le  droit  civil,  que  Ignace    Martyr,  Justin, 

Athénagore  et  Tertullien  dénonçaient  publi- 
quement, comme  illicites  et  adultère  ,  certains 
mariages,  qui  étaient  cependant  favorisés  par 
les  lois  impériales. 

«  Après  que  le  pouvoir  suprême  fut  tombé 
entre  les  mains  d'empereurs  chrétiens,  les 
Pontifes  et  les  Evoques  réunis  dans  les  Con- 
ciles, continuèrent,  avec  la  même  liberté  et 
avec  la  même  conscience  de  leur  droit,  à  pres- 
crire et  à  défendre,  au  sujet  du  mariage,  ce 
qu'ils  jugeaient  utile  et  opportun,  quelque 
désaccord  qu'il  parût  y  avoir  entre  leurs  dé- 
crets et  les  lois  civiles.  Personne  n'ignore 
combien  de  décisions  qui  souvent  s'écartaient 
beaucoup  des  lois  impériales  furent  prises  par 
les  pasteurs  de  l'Eglise  au  sujet  des  empêche- 
ments de  mariage  résultant  des  vœux,  de  la 
différence  du  culte,  de  la  parenté,  de  certains 
crimes,  de  l'honnêteté  publique,  dans  les  Con- 
ciles de  Grenade,  d'Arles,  de  Chalcédoine, 
dans  le  deuxième  Concile  de  Milève  et  bien 
d'autres. 

«  Les  princes,  loin  de  s'attribuer  aucun  pou- 
voir sur  les  mariages  chrétiens,  reconnurent 
plutôt  et  déclarèrent  que  ce  pouvoir  tout  en- 
tier appartient  à  l'Eglise.  En  effet,  Honorius, 
Théodose  le  jeune,  Justinien,  n'hésitèrent  pas 
à  avouer  qu'en  ce  qui  concerne  le  mariage,  il 
ne  leur  était  permis  que  d'être  les  gardiens  et 
les  défenseurs  des  sacrés  canons.  Et  s'ils  pu- 
blièrent quelques  édits  relatifs  aux  empêche- 
ments du  mariage,  il  n'hésitèrent  pas  à  décla- 
rer qu'ils  agissaient  avec  la  permission  et 
l'autorisation  de  l'Eglise,  dont  ils  avaient  cou- 
tume d'invoquer  et  d'accepter  respectueuse- 
ment le  jugement  dans  les  controverses  tou- 
chant la  légitimité  des  naissances,  les  divorces, 
et  enfin  tout  ce  qui  se  rapporte  au  lien  con- 
jugal. C'est  donc  à  bon  droit  que  le  Concile 
de  Trente  a  défini  qu'il  est  au  pouvoir  de 
l'Eglise  d'établir  les  empêchements  dirimants  du 
mariage,  et  que  les  causes  matrimoniales  appar- 
tiennent aux  juges  ecclésiastiques. 

«  Et  que  personne  ne  se  laisse  émouvoir  par 
la  distinction  ou  séparation  que  les  légistes 
régaliens  proclament  avec  tant  d'ardeur,  entre 
le  contrat  de  mariage  et  le  sacrement,  dans 
le  but  de  réserver  le  sacrement  à  l'Eglise  et 
de  livrer  le  contrat  au  pouvoir  et  à  l'arbitraire 
des  princes.  Cette  distinction,  qui  est  plutôt 
une  séparation,  ne  peut,  en  effet,  être  admise, 
puisqu'il  est  reconnu  que  dans  le  mariage 
chrétien  le  contrat  ne  peut  être  séparé  du  sa- 
crement, et  que,  par  conséquent,  il  ne  saurait 
y  avoir  dans  le  mariage  de  contrat  vrai  et  lé- 
gitime sans  qu'il  y  ait,  par  cela  même,  sacre- 
ment. Car  le  Christ,  Notre-Seigncur,  a  élevé 
le  mariage  à  la  dignité  de  sacrement,  el  le 
mariage,  c'est  le  contrat  même,  s'il  est  fait 
selon  le  droit. 

a  En  outre,  le  mariage  est  un  sacrement 
précisément  parce  qu'il  est  un  signe  sacré  qui 
produit  la  grâce  et  qui  est  l'image  de  l'union 


Ï11ST0IRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  i  \THOLIQUE 


mystique  du  Christ  avec  l'Eglise.  Mais  la 
forme  el  l'ima  ette  union  consistent  pré- 

ci8émenl  dan«  n    intime  qui    nuit  entre 

eux  l'homme  et  la  femme,  et  qui  n'est  antre 
chose  que  le  mariage  môme.  D'où  il  résulte 
que  parmi  les  chrétiens  tout  mariage  légitime 
est  sûrement  en  lui-même  et  par  lui-même, 
et  que  rien  n'est  plus  éloigné  «le  la  vérité  que 
de  considérer  le  sacrement  comme  un  orne- 
ment surajouté,  ou  comme  une  propriété  ex- 
trinsèque que  la  volonté  de  l'homme  peut,  en 
conséquence,  disjoindre  el  séparer  du  contrat. 
—  Ainsi,  ni  le  raisonnement  ni  les  témoi- 
gnages historiques  ne  montrent  que  le  pou- 
voir sur  les  mariages  des  chrétiens  soit  attri- 
bué justement  aux  chefs  d'Etat.  Et  si,  dans 
cette  matière,  le  droit  d'autrui  a  été  violé, 
personne,  certainement,  ne  pourrait  dire  que 
c'est  l'Eglise  qui  l'a  violé.  » 

Le  mariage  civil,  lorsqu'il  est  inscrit  dans 
la  loi,  diminue  dans  l'esprit  des  fidèles  l'es- 
time du  sacrement;  il  abaisse,  devant  les 
passions,  la  barrière  sacrée  et  énerve  le  frein 
des  moeurs;  bientôt  il  amène  le  divorce,  et, 
avec  le  divorce,  ces  mauvaises  mœurs  qui  ont 
ébranlé  l'empire  romain,  déshonoré  l'Alle- 
magne et  l'Angleterre  protestante,  avachi  la 
France  révolutionnaire.  D'où  le  Pape  conclut 
que  les  princes  doivent,  dans  l'intérêt  de  leur 
peuple,  s'accorder  avec  l'Eglise  sur  ce  point 
comme  sur  tous  les  autres  ;  et  que  les  évêques 
doivent  s'appliquer  de  toutes  leurs  forces  à 
maintenir  l'intégrité  du  sacrement  qui  fait  et 
garde  les  époux,  les  pères  et  les  mères,  les 
enfants,  et,  par  contre-coup,  contribue  puis- 
samment à  Tordre  civil. 

L'année  suivante,  1881,  le  Pontife  revenait 
sur  le  même  sujet,  la  christianisa tion  de 
l'ordre  social,  en  parlant  du  pouvoir  civil. 
Après  avoir  esquissé  l'ordre  divin  de  la  so- 
ciété domestique,  il  était  juste  d'exposer 
l'ordre  divin  de  la  société  publique.  Léon  XIII 
commence  par  établir  la  solidarité  qui  rat- 
tache l'ordre  civil,  l'ordre  religieux  et 
l'ébranlement  que  tout  attentat  contre  l'Eglise 
produit  dans  l'Etat:  «dette  guerre  longue 
et  acharnée,  dit-il,  dirigée  contre  la  divine 
autorité  de  l'Eglise,  a  abouti  là  où  elle  ten- 
dait, c'est-à-dire  à  mettre  en  péril  toute 
la  société  humaine  et  nommément  le  prin- 
cipat  civil  sur  lequel  repose  principalement 
le  salut  public.  —  C'est  surtout  à  notre 
époque  que  l'on  voit  se  produire  ce  résultat. 
Les  passions  populaires  rejettent  en  effet  au- 
jourd'hui, avec  plus  d'audace  qu'auparavant, 
toute  force  quelconque  d'autorité,  et  de  tous 
côtés  la  licence  es'  telle,  les  séditions  et  les 
troubles  sont  si  fréquents,  que  non  seulement 
l'obéissance  est  souvent  refusée  à  ceux  qui 
gèrent  la  chose  publique,  mais  qu'une  ga- 
rantie suffisante  de  leur  sécurité  ne  paraît 
même  plus  leur  être  laissée.  On  a  longtemps 
travaillé  à  les  rendre  un  objet  de  mépris  et 
de  haine  pour  la  multitude  et,  les  flammes  de 
la  haine  ainsi  excitée  ayant  enfin  fait  érup- 
tion, on  a  attenté  plusieurs  fois,  à  des  inter- 


valles .  à  la  \  ive- 

rains,  soit  par  des  embûc 

attaques  ouvertes.  Récemment,  toute 
l'Europe  a  frémi  d'horreui  au  meurtre  abo- 
minable d'un  très  puissant  empereur,  el  pen- 
dant que  les  esprits  sont  encore  stupéfaits  de- 
vant la  grandeur  du  crime,  des  hommes 
perdus  ne  craignent  pas  île  lancer  el 
pandre  des  intimidations  et  des  menaces 
contre  les  autres  princes  de  l'Europe. 

«  Ges  périls  d'ordre  général,  qui  sont  soos 
nos  yeux,  Nous  causent  de  graves  inquiétudes, 
car  Nous  voyons  la  sécurité  des  princes  et  la 
tranquillité  des  empires,  ainsi  que  le  salut 
des  peuples,  mis  en  péril  pour  ainsi  dire 
d'heure  en  heure.  Or,  cependant,  la  divine 
vertu  de  la  religion  chrétienne  a  produit  d'ex- 
cellents principes  de  stabilité  et  d'ordre  pour 
la  chose  publique,  à  mesure  qu'elle  a  pénétré 
dans  les  mœurs  et  les  institutions  des  Liais. 
La  juste  el  sage  mesure  des  droits  et  des  de- 
voirs chez  les  princes  et  chez  les  peuples  n'est 
pas  le  moindre  ni  le  dernier  des  fruits  de 
cette  vertu.  Car  il  y  a  dans  les  préceptes  et 
les  exemples  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 
une  force  merveilleuse  pour  contenir  dans  le 
devoir  tant  ceux  qui  obéissent  que  ceux  qui 
commandent,  et  pour  maintenir  entre  eux 
cette  union  qui  c?l  tout  à  fait  conforme  à  la 
nature  et  cette  sorte  de  concert  des  volontés 
d'où  naît  le  cours  tranquille  et  à  l'abri  de 
toute  perturbation  des  affaires  publiques.  » 

Le  comte  de  Maistre,  en  son  livre  Du  Pape, 
jugeant,  avec  sa  profondeur  ordinaire,  cette 
question,  ramène  le  problème  social  à  deux 
termes  :  D'un  côté,  l'homme  est  déchu,  il  a 
besoin  d'être  contenu,  réprimé,  gouverné  ;  de 
l'autre,  puisqu'il  est  déchu,  où  trouver 
l'homme  fort  et  juste,  capable  de  gouverner 
saintement  et  sagement  les  autres  ?  Si  vous 
laissez  l'homme  au  désordre  de  ses  pas- 
sions, c'est  l'anarchie  ;  si  vous  laissez  ie 
chef  d'Etat  à  la  licence  de  ses  mœurs,  c'est 
le  despotisme  ;  dans  les  deux  cas  :  c'est  le 
bouleversement  de  la  société.  L'Eglise  seule 
peut  résoudre  ce  problème,  d'un  côté,  en  sanc- 
tifiant l'homme,  de  l'autre,  en  réglant  et  limi- 
tant le  pouvoir  de  l'homme  sur  l'homme. 
.L'Eglise  fait  l'u  par  la  divine  pharmacie  des 
sacrements;  elle  fait  l'autre,  par  l'action  des 
Pontifes  Romains.  De  là  cette  société  chré- 
tienne, ce  saint  empire  romain  qui  ont  assuré, 
pendant  mille  ans  et  plus,  la  prospérité  du 
genre  humain  et  l'honneur  de  la  civilisation. 
Mais  depuis  que  Luther  a  rouvert  le  puits  de 
l'abime,  les  peuples  sont  devenus  moins  mo- 
dérés, et  le  monde  s'est  trouvé  jeté  dans  les 
alternatives,  également  révolutionnaires,  du 
despotisme  et  de  l'anarchie.  Bientôt  s'est  dé- 
chaîné le  fléau  de  la  guerre  :  la  guerre  de 
Trente  ans  a  fait  de  l'Allemagne  un  ehamp  de 
carnage;  les  guerres  du  xvn*  et  du  xixe siècle 
ont  ensanglanté  l'Europe;  la  révolution  a 
livré  les  pays  civilisés  aux  furies  infernales. 
Peudant  cette  tempête,  les  Pontifes  Romains 
ont  offert  aux  princes  les  lumières  de  la  reli- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


gion  et  aux  peuples  tes  grâces  de  L'Eglise.  La 
est  Le  salut. 

«  Nous  agissons  ainsi,  conclut  Léon  XIII, 
pour  i|uc  Les  princes  comprennent  que  Le 
même  secours,  supérieur  à  tout,  leur  est  tou- 
jours offert  :  et  Nous  les  exhortons  énergi- 
quement  dans  lo  Seigneur,  à  protéger  la  reli 
gion,  et,  ce  qui  est  L'intérêt  même  de  L'Etat,  à 
permettre  que  L'Eglise  jouisse,  d'une  Liberté 
dont  elle  ne  peut  être  privée  sans  injustice  et 
sans  que  tous  en  soufï'rent.  Assurément  l'église 
du  Christ  ne  peut  être  suspecte  aux  princes  ni 
odieuse  aux  peuples.  Elle  invite  les  princes  à 
suivre  la  justice  et  à  ne  jamais  s'écarter  de 
leur  devoir  ;  et  par  beaucoup  de  raisons,  elle 
fortifie  et  soutient  leur  autorité.  Elle  recon- 
naît et  déclare  que  tout  ce  qui  est  d'ordre 
civil  est  sous  leur  puissance  et  leur  suprême 
autorité;  dans  les  choses  dont  le  jugement, 
pour  des  causes  diverses,  appartient  au  pou- 
voir religieux  et  au  pouvoir  civil,  elle  veut 
qu'il  existe  un  accord  par  le  bienfait  duquel 
de  funestes  confusions  soient  épargnées  aux 
deux  pouvoirs.  Quant  à  ce  qui  concerne  les 
peuples,  l'Eglise  est  née  pour  le  salut  de  tous 
les  hommes  et  elle  les  aime  tous  comme  une 
mère.  C'est  elle  qui,  guidée  par  la  charité, 
inspire  la  douceur  aux  âmes,  l'humanité  aux 
mœurs,  l'équité  aux  lois;  elle  n'a  jamais  été 
hostile  à  une  honnête  liberté,  elle  est  habituée 
à  détester  les  dominations  tyranniques.  Cette 
habitude  de  faire  le  bien,  qui  est  dans 
l'Eglise,  saint  Augustin  l'exprime  très  bien 
en  peu  de  mots  :  L'Eglise  enseigne  aux  rois  à 
veiller  sur  les  peuples  et  à  tous  les  peuples  à  se 
soumel're  aux  rois,  montrant  ainsi  que  tout 
n'est  pas  à  tous,  mais  que  la  charité  est  pour 
tous  el  que  l'injustice  n'est  due  à  personne.  » 

Trois  ans  plus  tard,  1884,  le  Pontife,  de 
plus  en  plus  alarmé  sur  les  progrès  de  la  ré- 
volution et  de  la  guerre  contre  l'Eglise,  éle- 
vait encore  la  voix  :  cette  fois  il  se  prenait  à 
la  franc-maçonnerie.  Dans  l'Encyclique  Quod 
apostolici,  déjà  Léon  XIII  avait  frappé  les  er- 
reurs modernes  du  naturalisme,  du  socialisme 
et  du  communisme,  en  tant  qu'elles  consti- 
tuent des  doctrines  fausses  et  funestes;  ici, 
par  l'Encyclique  Humanum  genus,  il  attaque 
ces  mêmes  erreurs  dans  leur  principe  com- 
mun d'action  destructive.  Suivant  sa  cou- 
tume, il  le  prend  de  haut  et  rattache  son 
dessein  à  la  grande  lutte,  en  ce  monde,  du 
bien  et  du  mal.  «  Depuis  que,  dit-il,  par  la 
jalousie  du  démon,  le  genre  humain  s'est  mi- 
sérablement séparé  de  Dieu,  auquel  il  était 
redevaiile  (Je  son  appel  à  l'existence  et  des 
dons  surnaturels,  il  s'est  partagé  en  deux 
camps  ennemis,  lesquels  ne  cessent  pas  de 
combattre,  l'un  pour  lu  vérité  et  pour  la  vertu, 
l'autre  pour  tout  ce  qui  est  contraire  à  la 
vertu  et  à  la  vérité.  Le  premier  est  le  royaume 
de  Dieu  sur  la  terre,  à  savoir  la  véritable 
Eglise  de  Jésus-Christ,  le  second  est  le 
royaume  de  Satan.  »  A  ce  royaume  de  Satan 
se  rattache  la  franc-maçonnerie,  depuis  long- 
temps  condamnée   par'  le   gaint-Siège.    Une 


nouvelle    condamnation    paraît    n  ire  : 

1"  parce  que  la  franc-maçonnerie   est  devenue 

L'égout  collecteur  de  toutes  les  erreurs  pa  - 
;  2°  parce  qu'elle  est  année  eu  guerre  pour 
détruire  L'Eglise  catholique,  et  ave-  L'Egli 
toutes  les  institutions  domestiques  el  civiles, 
nées  au  souille  de  sa  vertu.  Léon  .Mil  ne 
propos»;  donc  pas,  connue  Clément  XII, 
Benoit  XIV,  Pie  VI  et  ses  successeurs,  de  dé- 
couvrir le  but  ténébreux  de  la  franc-maçon- 
nerie, dénoncer  son  esprit,  divulguer  sou  se- 
cret, flétrir  ses  rites  grotesques;  il  veut  ex- 
poser son  programme  de  destruction  et 
protester  simultanément  contre  tous  ses  at- 
tentats. 

L'histoire  doit  admirer  ici  sans  réserve  la 
perspicacité  du  Pontife.  Ou  sait,  en  effet,  par 
l'ouvrage  de  Crétineau-Joly,  L'Eglise  Romaine 
et  la  Révolution,  par  quelles  trames  sata niques 
la  franc-maçonnerie  de  1814  à  1848  s'est 
acheminée  à  son  but.  Depuis  1848,  elle  agit 
au  grand  jour,  comme  conseil  des  gouverne- 
ments, parfois  comme  dépositaire  de  la  puis- 
sance publique.  En  1848,  lord  Palrnerston, 
grand-martre  de  la  franc-maçonnerie,  abat 
momentanément  le  pouvoir  temporel  des 
Papes;  en  1870,  Bismarck,  bras  droit  des 
Loges,  abat  momentanément  la  France,  fille 
aînée  de  l'Eglise.  Précédemment,  Napo- 
léon III,  carbonaro  devenu  empereur,  a  repris 
en  sous-œuvre  l'œuvre  néfaste  de  Palrnerston  ; 
depuis,  Gambetta,  héritier  du  pouvoir  et  des 
illusions  de  Napoléon  III,  sous  le  nom  de  clé- 
ricalisme, déclare  à  l'Eglise  une  guerre  à 
mort.  Cette  guerre  se  fait  avec  des  idées 
fausses  et  des  principes  pervers  :  c'est  ce  vil 
ramas  d'impostures  criminelles  qu'analyse 
l'encyclique  contre  les  francs-maçons.  Exécu- 
tion d'autant  plus  nécessaire  que  la  franc- 
maçonnerie  excelle  à  cacher  son  jeu  :  elle  se 
dit  amie  des  lettres,  des  sciences  et  de  la  phi- 
losophie ;  elle  se  targue  de  n'être  qu'une  en- 
treprise humanitaire  ;  elle  se  vante  de  ne 
toucher  jamais,  au  grand  jamais,  ni  à  la  poli- 
tique ni  à  la  religion.  Mais  elle  s'enveloppe 
de  ténèbres;  elle  lie  ses  adeptes  par  serment 
elles  oblige  à  des  devoirs  inconnus  ;  puis,  un 
beau  jour,  elle  leur  met  en  main  un  poignard  ; 
mais  pour  l'ordinaire,  elle  se  borne  à  les 
armer  d'une  pioche,  ou  simplement  à  en  faire 
des  termites,  acharnés  à  la  destruction  de 
l'ordre  chrétien. 

Maintenant  si  l'on  voit  à  l'œuvre  cette  secte 
exécrable,  elle  pose  en  principe  l'autonomie 
et  l'hégémonie  de  la  raison,  elle  exclut,  par  là 
même  le  magistère  de  l'Eglise  et  implique  le 
principe  néfaste  d'une  liberté  licencieuse.  Par 
suite,  les  francs-maçons  excluent  des  lois  aussi 
bien  que  de  l'administration  la  très  salutaire 
influence  de  la  religion  catholique;  ils  aboutis- 
sent logiquement  à  la  prétention  île  constituer 
l'Etat  sans  entrer  en  dehors  des  institutions  et 
contre  les  préceptes  de  l'Eglise.  L'Etat  franc- 
maçon  est,  par  nature,  anti-chrétien  ;  et,  par 
état,  persécuteur;  en  dernière  analyse,  c'est 
l'athéisme  déguisé  sous  un  nom  d'emprunt. 


332 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  UE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


La  grande  machine  dont  la  franc-maçon- 
nerie Be  -'il  pour  expulser  Dieu  et  son  Eglise, 
c'est  la  Béparation  «ie  l'Eglise  et  de  l'Etat,  la 
constitution  de  l'Etal  alliée,  la  laïcisation  de 
tous  lea  m  rvices,  la  déformation  de  l'esprit 
public  par  les  lois  scolaires,  la  corruption  des 
mœurs  comme  résultat  de  toutes  ces  mesures. 
.Nous  reviendrons,  ci-après,  sur  ces  sujets  et 
sur  l'action  propre  de  la  franc-maçonnerie. 
Provisoirement,  pour  conjurer  ces  périls,  le 
Pape  recommande  la  guerre  à  la  secte  ma- 
çonne, le  tiers-ordre  de  saint  François,  Je  ré- 
tablissement des  corporations,  la  société  de 
Saint-Vincent  de  Paul,  et,  en  général,  toutes 
les  œuvres  de  zèle... 

Si  Pergama  dexti  â 
Defendi  possint,  eliam  hac  deftnsa  fuissent. 

Le  mal  qui  dévore  notre  siècle  s'attache 
surtout  aux  institutions  sociales.  Au  xvi°  siècle, 
Luther  s'était  pris  surtout  à  l'ordre  intellec- 
tuel, moral  et  religieux  ;  il  avait  renversé 
l'économie  de  la  religion  et  de  l'Eglise. 
D'autres  après  lui  avaient  tiré  les  consé- 
quences de  ces  erreurs  et  les  avaient  appli- 
quées à  l'ordre  civil  et  politique.  De  ce  vil 
ramas  d'erreurs,  s'était  formé  le  cyclone  révo- 
lutionnaire. Depuis  lors,  sous  le  nom  de  libé- 
ralisme, il  parait  se  modérer,  mais  ne  réclame 
pas  moins  la  licence  d'exercer  ses  ravages.  Le 
libéralisme,  c'est  la  révolution  endiguée  et 
apprivoisée  ;  c'est  le  mal  perpétré,  non  plus 
par  des  scélérats,  mais  par  des  honnêtes  gens 
et  même  par  des  gens  d'Eglise.  Le  nouvel 
Islam  s'étend  à  tout  et  doit  être  combattu 
partout.  Ainsi  le  Pontife,  nous  venons  de  le 
voir,  avait  d'abord  replacé  les  lettres,  l'his- 
toire, les  études  philosophiques  et  théologi- 
ques au  rang  qui  leur  convient,  c'est-à-dire 
au  premier  rang.  Ensuite,  il  avait  défendu  le 
mariage  contre  le  sensualisme,  la  société 
contre  le  socialisme  et  l'anarchie  ;  mais  il 
s'était  borné  au  principe  même  du  pouvoir. 
Maintenant  le  Pontife  théologien  est  homme 
de  gouvernement,  veut  fixer  les  rapports  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat,  puis  régler  la  condition 
de  l'homme  dans  ces  deux  sociétés  :  c'est,  en 
1885  et  1888,  l'objet  des  deux  Encycliques 
Immort  aie  Dei  et  Libertas. 

Ces  deux  Encycliques  eurent  un  immense 
retentissement.  Les  précédentes  Encycliques 
avaient  attiré  la  juste  attention  du  monde 
chrétien  ;  celles-ci  provoquèrent  un  enthou- 
siasme universel  et,  chose  étrange,  parmi  les 
applaudisseurs  figuraient  surtout  ceux  dont 
elles  combattaient  les  aberrations.  Sous 
Pie  IX,  les  libéraux  étaient  très  hostiles  au 
Pape,  et  s'ils  cachaient  leur  hostilité  avec  un 
certain  art,  ils  ne  laissaient  pas  non  plus  que 
de  la  montrer.  Sous  Léon  XIII,  ils  chan- 
gèrent de  front;  ils  louèrent  beaucoup  le 
Pape  comme  diplomate,  entendant  cela  d'une 
diplomatie  de  prudence  humaine,  qui  est  déjà 
une  dilution  de  libéralisme;  ils  exaltèrent 
ainsi  beaucoup  la  résolution  du  Pape  d'inter- 
dire toute  controverse  dans  l'Eglise,  comme 
si  toute  erreur  venait  de  disparaître  par  en- 


chantement,  et  comme  si,  en  admettant  la 
persistance  de  l'erreur,  on  pouvait,  en  cons- 
cience, s'abstenir  delà  condamner.  On  eut  pu 
appeler  cette  suspension  d'armes,  la  paix 
léonine,  car  elle  dérogeait,  entendue  ainsi,  au 
droit  et  au  devoir  ;  elle  favorisait  surtout  l'er- 
reur libérale;  et  comme  la  paix  clémentine 
avait  été  autrefois,  pour  les  jansénistes,  un 
avantage  ;  de  même,  la  paix  léonine,  pratiquée 
comme  le  voulaient  les  libéraux,  ne  pouvait 
que  favoriser  le  libéralisme.  L'Encyclique 
Jmmortale  Dei  parut,  aux  libéraux  de  France, 
l'occasion  de  manifester  bruyamment  leurs 
sympathies  ;  ils  la  commentèrent  avec  des 
applaudissements  formidables.  Dans  leurs 
commentaires,  ils  visaient  surtout  à  inno- 
center l'hypothèse  pour  faire  passer  la  thèse. 
Parce  que  le  Pape  avait  dit  que,  dans  cer- 
taines circonstances,  pour  éviter  un  plus 
grand  mal  ou  procurer  un  plus  grand  bien, 
on  peut  admettre  les  libertés  modernes,  la 
promiscuité  sociale  de  l'erreur  et  du  vice, 
ils  en  concluaient  que  cette  tolérance  est 
une  admission  sans  réserve  et  que 
Léon  XIII  avait  amnistié  le  libéralisme. 
C'était  un  jeu  d'enfants,  et  d'enfants  ou  peu 
clairvoyants  ou  peu  honnêtes,  mais  certaine- 
ment obstinés  dans  l'erreur. 

Emile  Ollivier,  Meignan,  Hujronin,  d'Hulst 
et  plusieurs  autres  abondèrent  plus  ou  moins 
dans  ce  sens  laxiste  de  l'Encyclique  :  selon 
eux,  c'était  un  triomphe,  et  le  monde  entier 
devait  se  trouver  libéral.  François  Perriot, 
supérieur  du  grand  séminaire  de  Langres,  et 
Justin  Fèvre,  prêtre  du  même  diocèse,  l'un  au 
nom  de  la  stricte  théologie,  l'autre,  au  nom 
de  l'histoire,  répondirent  à  ces  commenta- 
teurs latitudinaires.  Selon  ces  derniers,  l'En- 
cyclique Immortale  Dei,  au  lieu  de  conduire 
le  libéralisme  au  Capitole,  le  précipitait  du 
haut  de  la  roche  tarpéïenne,  en  confirmant  les 
vrais  principes  de  l'ordre  social  ;  et  l'Ency- 
clique Libertas,  en  déterminant  les  vrais  con- 
ditions de  la  liberté,  proscrivait  absolument 
le  libéralisme  de  principe,  et  ne  le  tolérait  en 
fait,  que  comme  un  moindre  mal  ou  comme 
de  la  préparation  à  un  plus  grand  bien. 

Après  ces  deux  Encycliques  connexes  et  dé- 
cisives, actes  de  l'autorité  souveraine  du  Pape, 
obligatoires  en  conscience  pour  les  chrétiens, 
restait  la  question  pratique  :  Que  faut-il  faire? 
L'Encyclique  Sapientix  christianœ  y  répondait 
le  10  janvier  1890.  Cette  encyclique  est  un  pro- 
gramme d'action,  écrit,  non  pas  avec  la  co- 
lère d'un  Archiloque  ou  l'enthousiasme  d'un 
Tyrtée,  mais  avec  la  sagesse  d'un  théologien, 
revêtu  du  pouvoir  d'enseignement  du  Ré- 
dempteur des  âmes.  Yoici  l'exhortation, 
j'allais  dire  la  thèse  du  Pape. 

Le  progrès  matériel  ne  suffit  ni  au  simple 
particulier,  ni  à  la  famille,  ni  à  la  société  pu- 
blique. Les  malheurs  actuels  nous  pressent  de 
nous  exercer  à  la  vie  chrétienne,  de  pratiquer 
le  vrai  patriotisme  et  d'aimer  l'Eglise.  Dans 
cette  belle  pratique,  il  faut  obéir  à  Dieu 
plutôt  qu'aux  hommes.  Or,  pour  lutter  contre 
le  naturalisme,  fléau  de  notre  temps,  il  faut 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


333 


s'armer  d'abord  d'uno  foi  éclairée  et  ferme  ; 
ensuite  il  faut  s'unir  et  combattre  sous  la  di- 
rection du  Souverain  Pontife,  qui  a  mission 
d'éclairer  les  esprits  et  de  régler  les  volontés. 
Nous  distinguons  l'autorité  de  L'Etat  et  l'auto- 
rité de  l'Kfçliee  ;  celle-ci  est  d'un  ordre  supé- 
rieur. La  vie  chrétienne,  I»  charité,  l'union, 
la  prière  rendront  sans  doute  efficace  notre 
action  sociale  ;  mais,  de  plus,  il  faut  agir  et  ne 
pas  se  confiner  dans  l'inertie  sous  prétexte  de 
prudence.  Les  pères  de  famille  nommément 
sont  particulièrement  obligés  à  la  lutte,  pour 
donner  à  leurs  enfants  une  éducation  chré- 
tienne. Maintenant  écoutez  et  gravez  dans  vos 
âmes  ces  belles  paroles  : 

«  Si  les  lois  de  l'Etat  sont  en  contradiction 
ouverte  avec  la  loi  divine,  si  elles  renferment 
des  dispositions  préjudiciables  à  l'Eglise,  ou 
des  prescriptions  contraires  aux  devoirs  im- 
posés par  la  religion  ;  si  elles  violent  dans  le 
Pontife  Suprême  l'autorité  de  Jésus-Christ  : 
dans  tous  ces  cas,  il  y  a  obligation  de  résister 
et  obéir  serait  un  crime  dont  les  conséquences 
retomberaient  sur  l'Etat  lui-même. 

«  Reculer  devant  l'ennemi  et  garder  le  si- 
lence, lorsque  de  toutes  parts  s'élèvent  de 
telles  clameurs  contre  la  vérité,  c'est  le  fait 
d'un  homme  sans  caractère  ou  qui  doute  de 
la  vérité  de  sa  croyance.  Dans  les  deux  cas, 
une  telle  conduite  est  honteuse  et  elle  fait  in- 
jure à  Dieu  ;  elle  est  incompatible  avec  le 
salut  ;  elle  n'est  avantageuse  qu'aux  seuls 
ennemis  de  la  foi  ;  car  rien  n'enhardit  autant 
l'audace  des  méchants  que  la  faiblesse  des 
bons. 

'<  L'Eglise,  société  parfaite,  très  supérieure 
à  toute  autre  société,  a  reçu  de  son  auteur  le 
mandat  de  combattre  pour  le  salut  du  genre 
humain   comme  une  armée  rangée  en  bataille. 

«  Accomplir  ces  devoirs  ne  saurait  être  une 
obligation  gênante;  par  contre,  refuser  de 
combattre  pour  Jésus-Christ,  c'est  combattre 
contre  lui.  Nous  ne  nous  exposerons  jamais 
à  ce  que,  dans  le  combat,  notre  autorité,  nos 
conseils,  nos  soins  puissent,  en  quoi  que  ce 
soit,  faire  défaut  au  peuple  chrétien  ;  et  il 
n'est  pas  douteux  que,  dans  toute  la  durée  de 
cette  lutte,  Dieu  n'assiste  d'un  secours  parti- 
culier et  le  troupeau  et  les  pasteurs.  » 

La  consigne  du  Pape  était,  spécialement 
pour  la  France,  un  mot  d'ordre  de  combat;  il 
ne  fallait  remettre  l'épéeau  fourreau  qu'après 
la  victoire.  Cette  conclusion  n'appelait  aucune 
détermination  nouvelle;  le  Pape  voulut  ce- 
pendant la  déterminer  encore  avec  plus  d'évi- 
dence. Ce  fut,  en  1892, l'objet  d'une  encyclique 
spéciale  à  La  France.  Par  un  acte  de  sa  puis- 
sance souveraine,  le  Pape  signale  un  vaste 
complot,  formé  par  certains  hommes, 
d'anéantir  le  christianisme  en  France.  Ces 
hommes  se  poussent  à  ces  excès  sous  pré- 
texte 'l'hostilité  de  l'Eglise  à  la  République  et 
de  tentative  de  l'Eglise  de  vouloir  établir,  en 
France,  sa  domination  politique.  Ce  double 
mensonge  succombe  devant  ce  double  fait  : 
Que  l'Eglise  accepte  toutes  les  formes  de  gou- 


vernement sans  préférence  de  fait  pour  au- 
cun ;  qu'elle  accepte  ici  la  monarchie,  là  la 
démocratie  ou  l'aristocratie;  ci  qu'elle  or- 
donne à  ses  enfanta  d'obéir  à  tous  les  gouver- 
nements de  fait,  pourvu  qu'ils  ne  soient  pas 
intrinsèquement  mauvais.  En  conséquence,  au 
nom  de  la  religion  et  pour  le  bien  de  la  paix, 
le  Pape  n'ordonne  point  aux  Français  d'abdi- 
quer, en  politique,  leurs  convictions  ou  leurs 
préférences  personnelles;  mais  il  ordonne,  au 
for  extérieur,  de  se  rallier  à  la  République  et 
de  se  soumettre  à  ses  lois  dans  tout  ce  qui 
n'est  pas  contraire  aux  lois  de  l'Eglise  et  à 
l'honneur  de  Dieu.  Quant  aux  lois  anti-chré- 
tiennes, Léon  XIII  ordonne  de  les  combattre. 

En  principe,  dans  sa  généralité,  la  consigne 
de  Léon  XIII,  parfaitement  assortie  à  toutes 
les  espérances  de  l'Eglise,  se  résume,  en  pra- 
tique, à  trois  points  : 

1°  Acceptation  du  régime  en  vigueur,  du 
gouvernement  de  fait,  quant  à  la  forme  de 
l'Etat,  acceptation  qui  existe  d'ailleurs  parmi 
nous,  depuis  un  siècle,  au  milieu  de  toutes  les 
vicissitudes  et  transformations  du  pouvoir. 

2°  Résistance  énergique  à  la  législation 
athée,  à  la  laïcisation  des  institutions  so- 
ciales, spécialement  aux  actes  de  persécution, 
et  combat  de  tous,  depuis  l'humble  fidèle  jus- 
qu'à l'évêque,  contre  toutes  les  lois  qui  visent 
à  la  déchristianisation  de  la  France. 

3°  Union  de  tous,  clergé  et  fidèles,  à  l'épis- 
copat,  mais  pour  le  combat,  mais  pour  la 
croisade  à  l'intérieur  que  prêche  Léon  XIII  ; 
par  conséquent,  insuffisance  de  la  défense  de 
l'Eglise,  si  elle  ne  s'effectue  que  par  la  pra- 
tique d'une  charité  paresseuse,  destructive  de 
la  vérité  ou  incapable  de  la  défendre. 

Voilà,  en  trois  mots,  ce  que  le  Pape  dit  Urbi 
et  orbi;  voilà  le  mot  d'ordre  pontifical,  tel 
qu'il  résulte  implicitement  de  toutes  les  ency- 
cliques, formellement  de  l'Encyclique  Sapien- 
tix  ckristianse,  solennellement  de  l'P]ncyclique 
aux  Français  et  de  plusieurs  lettres  à  des  par- 
ticuliers. Sur  ces  trois  points,  la  négation  est 
impossible;  la  distinction,  l'équivoque  ou  la 
réserve  seraient  malvenues.  Le  programme 
du  Pape  contient  trois  règles  de  conduite  ;  il 
les  impose  avec  une  autorité  certaine  et  sou- 
veraine; tous  doivent  s'y  soumettre.  En  ac- 
cepter une  part,  en  diminuer  une  autre,  ag- 
graver le  devoir  de  la  soumission,  diminuer 
le  devoir  de  la  résistance,  c'est  distinguer  où 
le  Pape  ne  distingue  pas  ;  c'est  tomber,  au 
regard  du  Pontife,  dans  une  espèce  de  protes- 
tantisme social  qui  énerve  les  catholiques 
et  ne  profite  qu'à  l'ennemi  du  nom  chrétien. 

Un  des  actes  mémorables  de  Léon  XIII,  ce 
fut  donc  l'Encyclique  aux  Français,  écrite 
dans  notre  langue  par  le  Pape  lui-même.  Ce 
changement  de  style  n'était  pas  une  déroga- 
tion aux  usages,  puisque,  depuis  trois  siècles, 
le  français  est  la  langue  de  la  diplomatie  ;  du 
moins  c'était  une  bonne  grâceenvers  la  France, 
puisque  le  Pape  lui-même,  qui  jusque-là  ne 
s'était  servi  que  du  latin  ou  de  l'italien,  sanc- 
tionnait, par  son  exemple,  l'emploi  diploma- 


'AU 


BISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLJ  ITHOLIQUE 


tique  de  la  Langue  française.  Cet  acte  de  cour- 
toisie avait,  du  reste,  une  plus  haute  portée. 

La  République  était  gouvernée  par  uq  parti 
impie  jusqu'à  la  moelle;  pour  tous  opportu- 
nistes ou  radicaux,  la  violence  contre  le  ca- 
Lholicisme  était,  sinon  la  mesure,  du  moins  la 
marque  de  la  foi  démocratique.  Les  royalistes 
s'étaient  laits  les  champions  de  l'Eglise;  ils 
rappelaient  les  jours  heureux  dont.  l'Eglise 
avait  joui  sous  la  monarchie  et  affirmaient 
que  la  monarchie  seule  pourrait  les  ramener. 
Le  clergé,  uni  par  devoir  aux  défenseurs  de  la 
religion,  paraissait  lui-même  le  défenseur  de 
la  royauté.  En  attaquant  la  religion,  le  gou- 
vernement paraissait  donc  protéger  la  répu- 
blique contre  la  monarchie. 

Léon  XIII  voulut  dissiper  celte  confusion. 
Les  partis  monarchiques,  loin  de  rien  ajouter 
à  la  force  de  l'Eglise,  compromettaient  plu- 
tôt ses  intérêts  et  se  préoccupaient  surtout  de 
mettre  leurs  espérances  politiques  sous  la  pro- 
tection de  la  première  puissance  morale  du 
monde.  La  République  était  un  gouvernement 
de  fait  et  un  régime  accepté  par  la  majorité 
de  la  nation.  Cette  même  majorité  républi- 
caine portait  à  l'Eglise  un  respect  tempéré  de 
préjugés,  affaibli  par  l'indifférence,  profond 
encore,  mais  l'attitude  des  catholiques  bles- 
sait cette  majorité  dans  son  attachement  aux 
institutions  républicaines.  Le  jour  où  les  sec- 
taires ne  pourraient  plus  dénoncer  l'hostilité 
des  catholiques  contre  la  République,  ils  n'ob- 
tiendraient plus  du  pays  licence  de  continuer 
la  guerre  impie.  Le  Pape  en  conclut  que,  sans 
improuver  la  foi  et  les  espérances  des  monar- 
chistes, il  fallait,  dans  l'intérêt  de  l'Eglise, 
rompre  la  solidarité  de  l'Eglise  avec  la  mo- 
narchie. Les  catholiques  français  ne  pou- 
vaient pas,  d'eux-mêmes,  effectuer  cette  rup- 
ture :  au  moment  où  le  gouvernement  tenait 
le  clérical  pour  un  ennemi  et  identifiait  l'ir- 
réligion avec  la  république,  les  catholiques  ne 
pouvaient  abandonner  leurs  défenseurs  et  se 
livrer  aux  ennemis  de  leurs  croyances.  C'eut 
été  capituler  et  trahir.  Une  seule  autorité 
élait  capable  de  dissiper  cette  fausse  appa- 
rence, de  tracer  impérieusement  le  devoir, 
d'apaiser  les  scrupules  et  d'entraîner  la  sou- 
mission :  c'était  la  papauté.  Voilà  pourquoi 
Léon  XIII  écrivit  cette  encyclique  fameuse  où 
il  imposa  plus  qu'il  ne  conseilla  aux  catho- 
liques le  devoir  de  respecter  les  institutions 
agréées  du  pays. 

La  volonté  du  Pape,  intimée  avec  éclat, 
s'affirmait  avec  une  autorité  égale.  S'il  rom- 
pait les  anciens  liens,  ce  n'était  pas  pour  en 
former  de  nouveaux  et  porter  le  droit  divin 
de  la  monarchie  à  la  république.  Léon  XIII 
avait  libéré  l'Eglise  d'une  solidarité  compro- 
mettante avec  un  régime,  non  pour  l'inféoder 
à  un  autre,  mais  pour  assurer  son  indépen- 
dance. A  l'heure  où  les  pouvoirs  devenaient 
mobiles  et  changeants,  l'Eglise  ne  devait  s'as- 
socier ni  à  leurs  victoires  ni  à  leurs  défaites. 
L'Encyclique  portait  la  déclaration  solennelle 
que   l'Eglise   ne  gardait  pas  de  fidélité  aux 


formes  de  gouvernement  abandonnées,  qu'elle 
n'avait  pas  d'hostilité  aux  formes  choisies  par 
le  pays.  L'Eglise  n'attachait  pas  sa  destin* 
éternelle  aux  vicissitudes  éphémères  îles  pou- 
voirs politique-.  Sûre  de  leur  survivre,  elle 
leur  promettait  la  paix,  elle  ne  leur  assurai! 
pas  l'avenir. 

Moins  encore  Léon  XIII  voulait-il  aucun  ac- 
commodement avec  les  persécuteurs,  aucune 
transaction  avec  les  mesures  hostiles  à  l'Eglise. 
En  distinguant  entre  la  constitution  el  des  lois 
de  circonstances,  il  insinuait  plutotqu'il  fallait 
combattre  ces  lois  injustes  et  violentes,  atten- 
tatoires au  droit  divin  de  la  religion  et  aux 
stipulations  pacifiques  du  Concordat.  Le  Pape 
connaissait  la  passion  des  sectaires  au  pou- 
voir; il  ne  s'adressait  point  à  eux.  Mais  sous 
un  régime  d'opinion,  le  suffrage  universel  con- 
fère ou  enlève  le  pouvoir  ;  le  Pape  demandait 
donc  aux  catholiques  de  mettre  à  profit  les 
ressources  offertes  par  ce  régime  de  ne  pas 
décharger  leurs  coups  sur  des  formes  accep- 
tables et  acceptées  ;  mais  de  rendre  ces 
coups  plus  efficaces  en  les  faisant  tomber  sur 
les  actes  de  persécution.  Le  Pape  ne  comman- 
dait pas  de  jeter  bas  les  armes,  mais  de  rec- 
tifier le  tiret  d'accepter  le  régime  pour  rem- 
placer au  gouvernement  les  ennemis  de  la 
foi. 

Aucune  clarté  d'enseignement  ne  suffit   à 
faire  disparaître  les  obscurités  que  caressent 
les  partis.  Jamais  paroles  plus  nettes  ne  furent 
plus  mal   comprises.   Les    monarchistes   pa- 
rurent croire  que  se  résoudre  à  la  république, 
c'était  cesser  toute  lutte  contre  ses  chef-,  ou, 
du  moins,  contre  leurs  excès.  Les  sectaires, 
s'autorisant  de  cette  attitude,  affectaient  de 
louer  le  Pontife,  comme  s'il  eût,  en  acceptant 
la  république,  déclaré  intangibles  les  lois  de 
persécution.    Ces     confusions     portèrent     le 
trouble  dans  les  consciences  ;   les  directions 
pontificales,   mal  comprises,  furent  mal   ap- 
pliquées. La  parole  du  Pape  subit  des  com- 
mentaires qui  l'exagéraient  ou  l'atténuaient, 
de  façon  à  en  diminuer  malheureusement  la 
vertu.  Malgré  tout,  si  l'union  des  catholiques 
ne  produisit  pas  une  unanimité  d'action,  si 
les  sectaires  déclarèrent  intangibles  leurs  lois 
les  plus  violentes,  la  puissance  du  persécuteur 
fut  atteinte  à  son  point  de  départ.   Le  bon 
sens  de  la  multitude,  rassuré  par  la  parole  de 
Léon  XIII,  ne  craint  plus  que  l'Eglise  ne  soit 
un  instrument  de  révolution  politique  et  as- 
pire à  la   paix  religieuse.  Le  temps  fera  le 
reste.  Cette  dure  matière  qu'on   appelle  l'es- 
prit public  ne  se  laisse  pas  aisément  pénétrer 
par  un  rayon  de  lumière.  Les  grandes  évolu- 
tions de  la  pensée  ne  s'accomplissent  qu'avec 
lenteur,  surtout  lorsqu'elles  ont   les   masses 
pour  véhicule.  Le  jour  où  les  uns  et  les  autres 
jugeront    l'initiative    et    l'enseignement    de 
Léon  XIII  avec  des  sentiments  justes,  les  ré- 
publicains sectaires  y  trouveront  une  défaite, 
les  catholiques  une  victoire. 

L'Encyclique  aux  Français  appuie   sur  un 
point  qu'il  faut  signaler  ;  elle  trace  le  pro- 


LIVRE  ui.  \Ti;i:-viX'iT-nr.\'ioit/ii.\n; 


gramme  d'une  politique  nouvelle  envers  la 
démocratie.  La  démocratie  est  La  résultante 
alaire  de  la  prédication  de  l'Evangile  aux 
pauvres;  elle  n'a  rien  qui  puisse  effrayer 
L'Eglise  ;  elle  ne  peut  produire  d'heureux  fruité 
que  par  son  concours.  Politiquement,  L'Eglise 
ne  songe  plus  à  B'attacher  à  la  fortune  dea 
gouvernements  et  à  obtenir  d'eux,  par  grâce, 
accès  auprès  des  peuplée.  L'Eglise  va  au 
peuple  sans  permission  de  personne,  elle 
n'espère  qu'en  sa  force  de  persuader,  elle 
ne  travaille  à  se  concilier  que  l'opinion  cl, 
par  l'opinion,  à  conquérir  le  gouvernement.  A 
cette  espérance  se  mesure  l'étendue  des  des- 
seins de  Léon  XI 11.  L'Encyclique  aux  Français 
est  l'acte  d'intervention  le  plus  hardi  que,  de- 
puis le  Moyen  Age,  L'Eglise  ait  tenté  dans  les 
affaires  du  monde. 

Les  dépositaires  de  la  puissance  publique 
n'ont  plus  le  droit  de  lui  opposer  les  tradi- 
tions et  les  principes  de  l'Etat  :  les  traditions, 
ils  les  ont  détruites  ;  les  principes,  elle  les  in- 
voque. Son  ambition  est  inattaquable,  puis- 
qu'elle ne  demande  ni  privilège,  ni  faveurs, 
ni  traités;  elle  se  lie  à  la  volonté  nationale, 
leur  loi,  à  l'indépendance  de  l'homme,  leur 
dogme. 

«  Par  le  plus  impérieux,  des  retours,  dit 
Etienne  Lamy,  moii:s  de  trente  ans  après  le 
Syllabus.  l'Eglise,  poursuivie  comme  l'adver- 
saire irréconciliable  des  libertés  humaines,  a 
trouvé  droit  d'asile  dans  ces  libertés  ;  et  c'est 
à  la  France,  desti  uclricede  la  société  ancienne, 
qu'un  pape  a  dédié  un  acte  solennel  de  con- 
corde avec  la  société  nouvelle.  L'Eglise  a  ainsi 
commenté  ses  doctrines,  qu'on  ne  voulait  pas 
comprendre,  par  sa  conduite.  Elle  a  déclaré 
légitime  le  choix  des  gouvernements  par  les 
peuples  ;  elle  s'est  montrée  résolue  à  prati- 
quer les  libertés  privées  et  publiques.  Elle  le 
pouvait  sans  contradiction  ni  hypocrisie, 
parce  qu'elle  leur  ajoute,  en  les  pratiquant, 
tout  ce  qui,  sans  elle,  leur  manque  et  les  fait 
vicieuses.  Elle,  en  effet,  a  la  connaissance  des 
devoirs  qui  limitent  les  droits;  elle,  dans  les 
conflits  de  l'intérêt  individuel  et  de  l'intérêt 
social,  est  un  arbitre,  parce  qu'elle  possède 
des  certitudes  sur  les  destinée-  de  l'homme  et 
du  niond-.'    i  . 

Si  quelque  partisan  du  passé  objectait 
l'alliance  séculaire  et  les  bienfaits  historiques 
de  la  monarchie,  il  suffirait,  pour  résoudre 
l'objection,  d'alléguer  les  changements  des 
temps  ;  pour  les  écarter,  il  suffit  de  mettre  les 
choses  au  point.  Uéritiersde  ces  seigneurs  féo- 
daux, qui  accueillaient  les  pèlerins  et  les  ran- 
çonnaient, Les  rois  ne  donnaient  pas  leur  pro- 
tection h  l'Eglise,  mais  la  lui  vendaient.  Non 
seulement  ils  prélevaient  sur  ses  biens  une 
part  croissante  avec  le  désordre  des  tinan 
et  l'avidité  des  cours;  mais  ils  soumettaient 
doctrines  à  la  censure  et  refusaient  de  re- 
cevoir les  actes,  rnéme  simplement  doctri- 
naux,  qu'ils    tenaient   pour    une  menace   ou 

<\j  La  France  chrétienne  dans  l'histoire,  p.  Q 


pour   une  gène.  Tuteurs   de   la   pensée   pu- 
blique, ils  estimaient  que  la  religion  tombai! 
s  ois  leur  poli'»'.  Il  suffisait  qu'un  roi  se  tour- 
nât contre  L'Eglise  pour  Lui  enlever  une 
lion  ;    les  schismes  et   les  hén  ni   été, 

presque  partout  et  toujours,  navres  de 
princes.  L'Eglise,  pour  accomplir  l'essentiel 
de  son  ministère,  était  (bine  obligée  de  subir 
les  conditions  des  souverains;  comme  la 
i  osante  la  plus  attachée  à  l'Eglise,  mais  lu 
plus  jalouse  de  son  autorité,  était  celle  de 
France,  L'ensemble  des  sûretés  prises  par  elle 
contre  la  puissance  de  l'Eglise,  était  appelé 
par  les  rois  des  libertés  et  par  Hoirie  des  ser- 
vitudes. Si  la  vieille  alliance  entre  l'Eglise  et 
l'Etat  pouvait  renaître,  la  royauté  redevien- 
drait ce  qu'elle  n'a  jamais  cessé  d'être,  une 
personne  interposée,  avec  ses  intérêts,  ses  tra- 
ditions et  ses  maximes,  entre  l'enseignement 
de  l'Eglise  et  la  foi  des  fidèles  ;  elle  restaure- 
rait le  régime  tout  ensemble  tutélaire  et  en- 
nemi, qui  assurait  à  l'Eglise  la  vie,  mais  en 
nouant  sa  croissance  et  en  gênant,  parfois  ly- 
ranniquement,  son  action. 

L'avènement  de  la  démocratie  républicaine 
émancipe  l'Eglise  non  moins  que  les  nations. 
Le  gouvernement  n'a  plus  le  droit  de  se 
croiie  une  puissance  supérieure  au  peuple; 
il  n'est  plus  que  la  volonté  collective  de  la 
nation.  A  lieu  d'imposer  sans  discussion  son 
autorité,  il  doit  recevoir,  des  électeurs,  sa 
propre  orientation  et  son  devoir  est  de  proté- 
ger tous  leurs  droits.  Sans  doute  la  souverai- 
neté populaire  peut,  par  ses  mandataires,  se 
montrer  aussi  injuste,  aussi  tracassière  que  la 
monarchie  ;  mais  ses  iniquités  sont  des  crises, 
non  des  traditions.  La  mobilité  qui  est  l'es- 
sence du  régime,  l'indépendance  de  parole, 
d'écrits  et  d'actions  qui  accompagne  cet  état 
social,  laisse  à  l'Eglise  le  moyeu  de  plaider 
sa  cause,  de  convaincre  l'adversaire  et  de 
faire  fléchir  le  gouvernement.  Les  relations 
de  l'Eglise  avec  les  pouvoirs  établis  ne  sont 
donc  plus  que  des  rencontres  passagères.  Que 
le  pouvoir  la  poursuive  de  faveurs  ou  de  me- 
naces, elles  sont  fragiles  comme  lui  et  trop 
peu  sûres  pour  que  l'Eglise  leur  sacrifie  sa 
discipline.  Ce  n'est  pas  avec  eux  qu'elle  doit 
s'entendre  ;  c'est  près  des  peuples  qu'elle  doit 
établir  son  crédit,  si  elle  veut  obtenir  justice 
et  respect  des  gouvernements. 

C'est  sur  ces  idées  que  Léon  XIII  régla  ses 
rapports  avec  la  France  et  avec  les  autres 
gouvernements  :  il  noua  des  relations  avec 
tous,  d'attaches  avec  aucun.  Sans  préférence 
marquée  pour  les  vieilles  monarchies,  peut- 
être  avec  une  tendance  plus  favorable  à  la 
souveraineté  des  peuples,  il  s'appliqua,  avec 
une  réserve  impartiale  et  une  invariable  gé- 
nérosité, à  sauver  partout  les  immunités  du 
peuple  chrétien.  Par  l'ensemble  de  ses  actes  et 
de  ses  enseignements,  sans  abandonner  le  droit 
divin  de  la  sainte  Eglise,  c'est  sur  la  liberté 
des  peuples  qu'il  s'est  appuyé  ;  c'est  en  encou- 


336 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


rageant  les  catholiques  à  employer  de  préfé- 
rence,  au  profit  de  lear  foi,  leurs  droits  de  ci- 
toyen', garantis  d'ailleurs  par  le  Concordat, 
qii'il  a  obligé,  dans  le  monde  entier,  les  gou- 
vernements les  plus  orgueilleux  à  compter 
avec  la  Chaire  du  prince  des  Apôtres.  Le  droit 
de  l'Eglise  reste  entier  ;  le  droit  des  citoyens, 
hautement  proclamé,  revendiqué  fièrement, 
c'est  la  courbe  rentrante  qui  ramène  les  af- 
faires de  l'Eglise  à  la  grande  unité  du  plan 
divin. 

Après  l'Encyclique  aux  Français,  un  des 
grands  actes  de  Léon  XIII  ce  fut  l'Encyclique 
lierum  novarum  sur  la  condition  des  ouvriers. 
L'importante  affaire,  en  effet,  n'est  pasdepoli- 
tiquer  mais  de  vivre.  La  première  question  so- 
ciale,c'est  la  question  du  pain.  C'est  la  question 
detous  les  temps.  Pendant  quinze  siècles,  elle 
avait  été  résolue  par  la  charité  publique;  en 
1789,  il  existait  vingt  milliards  de  biens  cha- 
ritables. La  révolution  n'en  fit  qu'une  bou- 
chée ;  elle  jeta  ces  vingt  milliards  dans  le 
gouffre,  toujours  vide,  de  ses  sept  banque- 
routes. 11  y  eut  toujours  des  pauvres  en 
France  :  il  n'y  eut  plus  rien  pour  soulager 
leur  misère. 

Le  principe  du  libéralisme  personnel,  seul 
Credo  de  la  révolution,  est  d'ailleurs  impuis- 
sant à  résoudre  ces  problèmes  et  ne  peut 
qu'exaspérer  les  pissions.  Les  formules  ba- 
nales d'égalité  et  de  paix  sont  impuissantes, 
je  ne  dis  pas  à  contenir,  mais  à  concilier  les 
égoïsmes  qui  veulent,  les  uns,  tout  prendre, 
les  autres,  ne  rien  céder.  La  seule  autorité 
que  reconnaissent  les  réformateurs  de  1789, 
la  raison  dit  aux  prolétaires  que  tous  les 
hommes  ont  un  droit  égal  à  la  richesse, 
qu'un  partage  inique  enlève  aux  uns  le  néces- 
saire en  donnant  aux  autres  le  superflu  ;  que, 
par  suite,  la  liquidation  sociale  est  nécessaire. 
La  même  raison  dit  aux  détenteurs  de  la  ri- 
chesse que  cette  richesse  est  le  fruit  de  leur 
travail,  de  leur  talent,  de  leur  habileté  et 
qu'ils  ne  doivent  rien  à  la  maladresse  ou  à  la 
fainéantise  d'autrui.  Si  intolérable  que  soit, 
pour  les  déshérités,  le  dénuement,  si  funeste 
que  soit,  pour  les  privilégiés,  la  dépossession, 
se  considérant  comme  maîtres  absolus  de 
leur  destinée,  ils  doivent  aboutir  à  une  lutte 
impitoyable,  où  les  uns  laisseront  mourir  de 
faim  les  multitudes,  autour  de  leurs  greniers 
pleins  et  clos,  où  les  autres  mettraient  à  sac 
la  fortune  publique,  sur  l'espoir,  si  douteux 
soit-il,  d'améliorer  leur  sort. 

L'Eglise  seule  est  prête  à  exercer,  entre  ces 
égoïsmes,  une  médiation  nécessaire,  car,  pour 
parer  au  péril  de  guerre  sociale,  elle  n'a  eu 
qu'à  redire,  au  monde,  les  vieilles  doctrines 
de  ses  livres  sacrés.  Dans  l'Encyclique  Rerum 
novarum,  Léon  XIII,  sans  souci  de  plaire, 
sans  crainte  de  blesser,  a  présenté,  aux  classes 
en  conflit,  une  théorie  complète  et  juste  des 
droits  respectifs  du  travail  et  du  capital.  Nulle 
richesse  ne  se  donne  à  l'homme  sans  un  la- 
beur ;  ce  labeur  la  multiplie  ;  ce  qui  est  créé 
par  un  effort  appartient  à  celui  qui   a   fait 


l'effort  ;  le  fondement  de  la  propriété,  c'ot  le 
travail.  La  propriété  doit  être  individuelle 
comme  l'effort.  Les  différences  innées  et  inef- 
façables de  force  physique,  intellectuelle  et 
morale,  donnante  l'effort  de  chacun  une  effi- 
cacité inégale,  vouent  les  hommes  à  l'inéga- 
lité des  fortunes.  L'espoir  de  niveler,  malgré 
la  nature,  les  conditions,  est  une  chimère  ; 
qui  voudrait  la  poursuivre  anéantirait  le  tra- 
vail, l'émulation  et  la  richesse  même. 

Si  Léon  XIII  répudie  le  socialisme,  il  en- 
seigne que  les  hommes  maintenus,  par  la  loi 
de  nature,  au  dernier  rang,  y  sont  placés  pour 
vivre.  Ce  n'est  pas  une  vie  conforme  à  la  di- 
gnité humaine,  que  le  sort  fait  à  un  grand 
nombre  de  prolétaires  par  une  industrie  sans 
foi  et  sans  cœur.  Le  plus  humble  coopère  à 
une  grande  oeuvre  ;  la  vigueur  ou  l'adresse  de 
l'ouvrier,  seuls  avantages  que  l'industrie 
compte  et  paie,  sont  la  moindre  fonction  de 
sa  personne.  Par  la  famille,  il  doit  perpétuer 
la  nation  ;  dans  le  cours  de  sa  vie,  il  doit  cul- 
tiver son  être  intelligent  et  moral.  Ce  n'est 
plus  une  condition  régulière,  s'il  est  con- 
damné pour  gagner  son  pain  à  un  travail  ho- 
micide ;  s'il  n'a  pas  le  loisir  de  vivre  au  foyer 
avec  les  siens  ;  si  enfin,  après  avoir  été  ma- 
chine par  le  travail,  il  ne  goûte  jamais,  dans 
le  repos,  sa  dignité  d'homme. 

Cette  condition  inique  oùsont  réduits  un  trop 
grand  nombre  de  prolétaires  ne  peut  être 
changée  sans  une  diminution  de  travail  et  un 
accroissement  de  salaire.  Léon  XIII  rappelle, 
à  ceux  qu'il  défend  contre  l'expropriation  vio- 
lente, les  devoirs  de  la  propriété.  Les  biens 
de  la  terre  existent  pour  l'utilité  commune 
delà  race  humaine.  Leur  inégale  répartition 
fait  des  pauvres  et  des  riches  :  ce  n'est  pas 
pour  que  les  uns  meurent  de  faim  et  les  autres 
de  pléthore  ;  c'est  parce  que  l'appropriation 
individuelle  est  le  meilleur  moyen  de  conser- 
ver et  d'accroître  la  richesse  générale.  Mais 
la  remise  en  des  mains  diverses  et  en  fractions 
différentes,  de  cette  richesse,  n'éteint  pas  le 
droit  initial  de  tout  homme  à  en  subsister. 
Les  pauvres  sont  les  créanciers  des  riches  ; 
les  riches  sont  les  intendants  des  pauvres. 
Le  superflu  de  leur  temps  et  de  leurs  res- 
sources leur  a  été  prêté  pour  compléter  la  part 
de  ceux  à  qui  manquent  les  ressources  et  les 
loisirs.  Là  est  le  devoir  strict  du  riche,  non 
dans  la  limite  que  se  trace  à  elle-même  sa  gé- 
nérosité; mais  dans  la  limite  précise  où  son 
superflu  est  nécessaire  à  l'entretien  du  pauvre. 
Ce  compte  a  été  ouvert  par  la  Providence, 
afin  que  nul  ne  s'isolât  dans  le  culte  exclusif 
de  soi-même,  afin  que  les  hommes  se  sen- 
tissent nécessaires  les  uns  aux  autres,  que  ces 
rapports  d'aide  et  de  gratitude  fissent  d'eux 
les  membres  d'une  même  famille. 

En  traçant  ces  devoirs, Léon  XIII  en  montrait 
la  source  dans  une  communauté  d'origine  et 
dans  une  destinée  future  où  tous  les  sacrifices 
doivent  recevoir  leur  récompense.  Ainsi  la 
vertu  de  l'Evangile,  ainsi  la  sagesse  de  l'Eglise 
s'opposaient  aux  prétentions  des  philosophes. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


337 


Des  croyances,  proclamées  superflues,  per- 
mettent seules  de  proposer  aux  hommes  des 
résignations  ou  des  dépouillements, sans  qu'ils 
se  croient,  dupes  ;  et,  en  rattachant  la  so- 
ciété humaine  à  une  doctrine  plus  haute,  on 
assure  à  ta  fois  sa  prospérité  et  sa  réforme. 

Quand,  en  face  «les  foules  menaçantes,  «les 
intérêts  effrayés,   de    la  société   impuissante, 
de  la  civilisation  aux.  abois,   l'Eglise  énonce 
celte  doctrine    et   exerce    ce    magistère,    les 
ironies,  les  dédains  elles  insultes  ne  sont  plus 
de  mise.  Les  ouvriers  même  les  plus   préve- 
nus écoutent  avec  respect  cette  voix,  où  ils  re- 
connaissent l'accent  de  la  tendresse  désinté- 
ressée et  trouvent  le  bienfait  des  espoirs  rai- 
sonnables. Les  classes  riches  et   sceptiques, 
séparées  de  l'Eglise  par  l'égoïsme  et  la  vo- 
lupté, mais  inquiètes  pour  leurs  biens,  aban- 
donnent quelque  chose  pour  que   ce  sacrifice 
leur  assure  la   possession  du  reste,  et  com- 
prennent parfois  que  la  loi  seule  peut  obtenir 
des  pauvres    le  respect  d'un   état  social  où, 
réussît-on  à  diminuer  la  misère,  la  vie  restera 
rude  au  plus  grand  nombre.  Les  intérêts  eux- 
mêmes  ramènent  à  l'Eglise;  jamais  les  incer- 
titudes, les   angoisses,  les  désenchantements 
du  monde   ne  lui  ont  fait  un   plus  haut  pou- 
voir. L'Eglise  est  devenue  la  première  per- 
sonne publique,  un  siècle  après  celte  révolu- 
tion qui  prétendait  la  reléguer  dans  les  temples 
et  la  cacher,  comme  un  secret  ridicule,  au  fond 
le  plus  obscur  des  consciences. 

En  attendant  que  l'Encyclique  lierurn  nova- 
rum  soit  la  charte  économique  d'une  société 
nouvelle,  chaque  année  des  pèlerinages  ou- 
vriers s'acheminent  vers  Rome.  Sous  la  direc- 
tion des  Harme),  des  André,  ils  portent  au 
Père  commun  des  fidèles  la  reconnaissance 
des  travailleurs.  C'est  par  des  pèlerinages 
qu'ont  commencé  les  croisades  Qui  sait  ?  le 
gouvernement  usurpateur  en  a  déjà  laissé  voir 
la  crainte  :  peut-être  ces  pèlerinages  sont  la 
préparation  d'un  grand  mouvement  qui  déli- 
vrera l'Europe  de  son  paupérisme  et  rendra 
Rome  au  Pape. 

Après  l'Encyclique  sur  la  condition  des  ou- 
vriers, nous  n'avons  plus  qu'à  mentionner  et 
à  expliquer  la  seconde  Encyclique  aux  Fran- 
çais, relative  à  la  formation  du  sacerdoce. 

De  toutes  les  fonctions  qui  peuvent  appar- 
tenir à  l'homme  vivant  en  société,  la  plus 
élevée  par  son  origine,  la  plus  noble  par  son 
objet,  la  plus  importante  par  son  but,  c'est  le 
sacerdoce.  Les  autres  dignités  viennent  des 
hommes,  s'appliquent  aux  intérêts  périssables 
et  se  bornent  à  l'horizon  du  temps.  Le  sacer- 
doce, création  surnaturelle  de  Dieu,  incarna- 
tion continuée  de  Jésus-Christ,  a  les  âmes 
pour  objet,  l'éternité  pour  but.  Le  type  du  sa- 
cerdoce, c'est  l'Homme-Dieu  ;  le  premier  qui 
en  esquissa  les  traits  divins,  c'est  saint  Paul. 
Les  Athanase,  les  Rasile,  les  Chrysostome  et 
les  Grégoire  en  dessinèrent  la  figure  par  des 
coups  de  crayons  immortels  et  valables  pour 
tous  les  siècles.  A  chaque  siècle,  les  mouve- 
ments des  nations  et  les  évolutions  de  l'erreur 


t.  xv. 


essaient  d'altérer  le  type  in  variable  du  prêtre-, 

ils  veulent  l'approprier  aux  temps,  aux  cir- 
constances et  surtout  aux  pa  sions  des 
hommes.  Entrepi  ise  qui  se  couvre  de  prête 

plausibles,  qui  n'est,  au  fond,  qu'un  sacrilège 
attentat. 

Le  grand  moyen  pour  conjurer  cette  i  ntre- 
prise,  c'est  la  formation  du  prêtre  ;  et  le  secret 
pour  y  réussir,  c'est  de  former  le  prêtre  à  la 
fonction  de  rédempteur  des  âmes.  Le  code  <]e 
cette  fonction  est  rédigé  en  articles  définitifs. 
La  difficulté  et  le  mérite  de  son  enseignement, 
c'est  de  l'interpréter  sans  l'altérer  ;  c'est  de 
l'imposer  comme  règle  invariable,  et  pourtant 
appropriée  aux  caractères  des  temps, aux  con- 
ditions des  lieux,  aux  légitimes  exigences  des 
personnes. 

Les  dogmes  sacrés  de  la  religion,  révélés 
de  Dieu,  principes  immuables  et  formes  inva- 
riables de  la  vérité,  ne  peuvent  être  sujets  au 
changement.  Mais  la  forme  sous  laquelle  on 
peut  les  présenter  dans  leurs  rapports  avec  la 
nature,  avec  l'homme,  avec  la  société',  sont 
changeants  ;  et  de  là  vient  que  la  doctrine  de 
l'Eglise  a  été  enseignée  de  différentes  ma- 
nières, suivant  les  temps  et  les  circonstances. 
Cette  variété  a  deux  causes  principales  :  l'état 
des  peuples  qu'il  faut  enseigner  et  le  genre 
d'ennemis  contre  lesquels  il  faut  combattre. 
Les  apôtres  et  leurs  premiers  successeurs,  qui 
convertirent  le  monde,  tenaient  un  autre  lan- 
gage que  les  missionnaires  qui  convertirent 
les  barbares  du  Nord,  au  v°  siècle.  Les  jésuites 
prêchaient  leurs  néophytes  du  Paraguay  dans 
un  style  qui  n'était  pas  celui  de  Massillon  et 
de  Rourdaloue  ;  et  les  discours  de  Bossuet  ne 
ressemblent  pas  aux  conférences  de  Lacor- 
daire. 

Dans  la  polémique  contre  les  ennemis  de 
l'Eglise,  se  produit  la  même  variété.  Il  y  a 
une  différence  profonde  entre  les  premières 
et  les  dernières  hérésies  ;  qui  voudrait  établir 
un  parallèle  entre  Nestorius  et  Eutychès,  et 
Luther,  Voltaire  ou  Proudhon,  se  heurterait 
à  des  impossibilités.  La  même  différence  existe 
entre  les  œuvres  des  défenseurs  de  l'Eglise. 
Les  écrits  de  Tertullien  ne  ressemblent  pas 
aux  écrits  de  saint  Augustin  ;  les  écrits  de 
saint  Jérôme  ne  ressemblent  pas  aux  écrits 
de  saint  Thomas  ;  les  écrits  de  Suarez  ne  res- 
semblent pas  aux  controverses  de  Bellarmin  ; 
Bellarmin  diffère  de  Bossuet  et  les  apologistes 
des  siècles  précédents  diffèrent  des  apologistes 
de  notre  siècle. 

«  Selon  les  différences  qu'on  observe  dans 
l'état  intellectuel  et  moral  des  peuples,  dit 
Balmès,  il  faut  leur  parler  un  langage  diffé- 
rent. Ce  qui  n'offre  pas  de  difficulté  pour 
l'homme  civilisé,  en  présente  d'insurmontables 
pour  le  barbare  ;  ce  qui  est  aisé  pour  le  sa- 
vant, est  impossible  à  l'homme  grossier.  A  cet 
égard,  les  peuples  civilisés  eux-mêmes  peu- 
vent être  distribués  sur  une  échelle  fort  éten- 
due ;  et  suivant  le  degré  de  développement  in- 
tellectuel et  moral  auquel  ils  sont  parvenus, 
il  faut  leur  présenter  les  mêmes  idées  sous  des 

22 


;j;j8 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


formes  dh  I  parler  à  leurcœor  un  lan- 

gage différent.  Ne  voyons  nous  pas  la  preuve 
de  ci  lie  vérité  jusque  dane  le  sein  «le  la  même 
population?  D'éprouvons-nous  i »a^,  à  chaque 
instant,  qu'un  discours  parfaitement  conve- 
nable pour  un  auditoire  choisi  est  tout  à  fail 
disproportionné  à  la  généralitédn  peuple.  Des 
pressions  qui  répugnent  à  l'un  sont  aimées 
par  un  autre;  et  des  traits  qui  arrachent  à 
celui-ci  des  larmes  abondantes  laisseront 
froid  celui-là,  ou  même  ne  lui  inspireront  que 
le  sourire  et  le  mépris  (I).  » 

C'étaitun  des  grand  soucis  du  pape  Léon  XIII 
de  pourvoir  supérieurement  à  la  fonction  du 
sacerdoce.  Le  '<  août  18T9,  il  avait  traité,  en 
maître,  de  la  philosophie  chrétienne,  dans 
l'Encyclique  ,/: 'terni  Palris.  A  son  point  de 
départ,  il  avait  posé,  comme  principes,  le  ma- 
gistère doctrinal  de  l'Eglise  et  la  subordina- 
tion  de  la  philosophie  à  la  foi.  L'homme 
écoule  les  enseignements  de  Dieu  et  se  sert  de 
la  lumière  de  ces  enseignements  pour  péné- 
trer les  mystères  accessibles  à  sa  raison.  Cette 
raison, raisonnablement  soumise  à  la  foi.  rend 
à  la  foi  d'éminents  services.  D'abord  elle  est 
une  institution  préparatoire  à  la  foi  et  à  la 
doctrine  de  l'Evangile.  Prélude  de  la  foi,  elle 
en  est  aussi  l'auxiliaire, en  ce  sens  que  la  théo- 
logie sacrée  doit  recevoir  d'elle  la  nature,  la 
forme  et  les  caractères  d'une  science.  Enfin  il 
appartient  aux  sciences  philosophiques  de  pro- 
téger religieusement  les  vérités  divinement 
révélées  et  de  résister  à  l'audace  de  ceux  qui 
les  attaquent. 

Ce  rôle  de  la  philosophie  dans  l'Eglise  une 
fois  déterminé,Léon  XIII  cherche,  dans  l'exem- 
ple et  la  pratique  des  Pères,  la  méthode  de  la 
formation  sacerdotale.  Paul  le  premier  avait 
appris   de    David   à   tuer     Goliath  avec   son 
propre  fer.  Après  lui,  Justin,   Quadrat,   Aris- 
tide, llermias,  Athénagore,  et,  le  plus  grand 
des  apologistes,  Tertullien,   s'étaient  campés 
sur   le   terrain   de    la   foi   pour  s'approprier 
toutes  les  ressources  et  toutes  les  forces  de  la 
philosophie.  Clément  d'Alexandrie,  et  le  plus 
grand  des  Pères,  Augustin,  s'arment  d'une  foi 
souveraine  et    d'une  doctrine    philosophique 
non  moins  grande,  pour  combattre  toutes  les 
erreurs.    Plus    tard    Damascène,    Boèce,  An- 
selme,  marchent  sur    les  traces   d'Augustin. 
Enfin  les  docteurs  du  Moyen-Age   recueillent 
les    riches    moissons  de  doctrines  répandues 
dans  les  œuvres  des  Pères,  et  par  la  philoso- 
phie chrétienne,  en  font  comme  un  seul  trésor, 
a  l'usage  des  générations  futures. Le  plus  grand 
des  scolastiques,  saint  Thomas,  reste  comme 
le  point  culminant,  le  plus   haut  sommet  de 
celte    philosophie     subordonnée,  plutôt   que 
soumise,  à  la  foi. 

Le  principe  qui  se  dégage  de  celte  pratique 
des  Pères  et  des  scolastiques,  c'est,  suivant  le 
mot  de  saint  Augustin  :  Credo  ut  intelligam, 
je  crois  pour  comprendre  ;  et  cet  autre  mot 
de  saint   Anselme  :  Fides  quaerens  intellectum  : 


la  raison,  Informée  par  la  foi,  cherchant,  au- 
tant, qu'elle  peut  l'atteindre,  l'intelligence  de 
toutes  choses.  La  foi  est  le  point  île  dépari  de 
la  philosophie;  la  croyance  surnaturelle  est 
l'âme  de  l'intelligence.  La  puissance  créatri 
de  celte  ame,  c'eal  l'Eglise,  et  l'Eglise,  c'est 
Home,  et  Itome,  c'est  le  Pape.  Pendant  plus 
de  trente  ans,  avec  toute  l'énergie  dont  il  était 
capable,  Pie  IX  h  fait,  du  Collège  Romain, 
V aima  mater  des  écoles  théologiques  du  monde 
entier.  La  création  du  séminaire  français  a 
li'.me  n'avait  pas  d'autre  raison  d  être  que 
de  créer  le  séminaire  modrle  des  séminaires 
de  Erance,  sous  la  protection  immédiate  de 
l'Eglise  Itomaine. 

Léon  XIII  continue  Pie  IX.  Avec  une  sûreté 
de  coup  d'oeil,  une  profondeur    de  pensées, 
une  netteté  d'expression   qui  n'appariiennent 
qu'au  vicaire  de  Jésus-Christ,  le    pontife  éta- 
blit que  le  mal  moral  et  le  mal  social  ont  leur 
source   dans  les  idées   fausses.    L'Encyclique 
/.'terni  Patris  rattache  directement  la   ques- 
tion sociale  à  la  restauration  de  la  philosophie. 
Pour  entreprendre  logiquement,  solidement, 
la  restauration   sociale,  il  faut  réorganiser  les 
études  sur  l'ancien  type  catholique.  Nous  pé- 
rissons pour  avoir  innové  ;    nous  ne  pouvons 
nous  sauver  sans  revenir  aux  institutions  sco- 
laires, ébranlées  en  France  par  le    protestan- 
tisme, le  jansénisme,  le  gallicanisme,  le  libé- 
ralisme et  le  rationalisme,   mais    conservées 
dans  l'Eglise,   surtout  à  Home,  et  contre  les- 
quelles il   n'y  a  pas  de  prescription   possible. 
D'où  vient    la    déviation,    en    Erance,  des 
écoles  de  théologie? Du  système  de  Descartes, 
du  doute  méthodique  et  de  la  raison   humaine 
posée  comme  base  exclusive  de  tout  l'édifice 
de  nos   connaissances.  Descartes,  il  est  vrai, 
avait  épargné  Je   Credo  catholique,  mais  dé- 
pouillé de  ce  vaste  commentaire  traditionnel, 
de  cette    belle    philosophie    dont  les   siècles 
chrétiens  l'avaient  entouré.  Cette  grande  doc- 
trine, cette  langue,  cette  méthode  de  la  scolas- 
tique,  qui   avaient  pour   elle   la  sanction   du 
temps,  le  prestige  des  siècles  de  foi,  le  témoi- 
gnage de   splendides   travaux,   la    vénérable 
autorité   des   saints,    que    l'Eglise    reconnaît 
comme  ses  docteurs,  qu'elle  honore  comme 
les  maîtres  de  la  vertu  et  de  la  science  :  celte 
méthode   fut   déclarée  élroite,    ridicule,    su- 
rannée,   insuffisante    au    progrès,    incapable 
d'être  à  la  hauteur  des  intelligences.  En  con- 
séquence de  ce  divorce,  la  foi  ne  devait  plus 
troubler  la  raison  dans  ses  ténèbres,  ni  lui 
ôter  son  doute,  ni  contrôler  ses  recherches. 
La  raison  de  son  côté,  devait  se  cantonner  sur 
son  terrain  propre  et  s'occuper  exclusivement 
de  ses  propres  affaires.  La  théologie  ne  devait 
plus  raisonner  ;  la  philosophie,  plus  s'assu- 
jettir à  la  révélation.  Plus  de  cette  alliance 
intime  et  féconde  de  la  raison  et  de  la  foi  ; 
plus   de   cette  contemplation   rationnelle   du 
dogme     chrétien:    mais    dans     toutes     les 
sphères,  principe  et  pratique  du  séparatisme  ; 


(1)  Balmès,  Mélanges,  t.  I,  p.  149. 


IVRE  QUATRE-VINGT  Q1  ATORZIÊME 


339 


anathème  au  Moyen  Age, à  sa  grandi  scien 
à  son  symbolisme,  à  toutes  les  merveilles  de 
la  civilisation  chrétienne. 

Désormais  le  doute  es!  à  la  base  de  toutes 
les  connaissances  ;  la  raison  indépendante  est 
seule  à  la  recherche  de  la  vérité  ;  elle  refait 
sa  méthode  d'études  ,  elle  l>;\lil  des  système 
tous  faux  par  quelques  endroits.  La  vérité 
est  diminuée  ;  les  ténèbres  envahissent  les  in- 
telligences ;  l'incertitude  est  partout.  A  la  vé- 
rité, dans  l'Eglise  pour  répondre  à  Luther, 
on  recourt  aux  recherches  de  l'érudition  et 
aux  luttes  de  l'apologétique.  Le  Concile  de 
Trente  couronne  glorieusement  cette  période. 
Notre  xvir  siècle,  à  son  début,  y  trouve  la 
cause  de  ses  grandeurs  ;  Thomassin,  Petau, 
Mabillon,  sont  encore  les  fruits  glorieux  des 
anciennes  méthodes.  Malheureusement,  le 
siècle,  si  grand  par  certains  côtés,  est  en 
proie,  sous  d'autres  rapports,  aux  pires  er- 
reurs ;  le  doute  cartésien,  le  césarisme  poli- 
tique, le  gallicanisme,  le  quiétisme,  le  scep- 
ticisme et  surtout  le  laïcisme,  s'y  rencontrent 
comme  à  une  source  empoisonnée.  Par  une 
remarquable  fortune,  la  France  possède  alors 
des  génies  dans  tous  les  genres  et  les  lettres 
y  trouvent  un  de  leurs  grands  siècles.  Dans 
tous  ces  grands  hommes,  il  y  a  quelques  la- 
cunes et  quelques  ombres.  Bref,  le  xvne  siècle, 
dégagé  à  peine  des  corruptions  du  xvie  siècle, 
tombe  sans  transition  dans  la  putréfaction  du 
xvme  et  dans  les  folies  orgiaques  de  1789. 
Nous  en  sommes  aujourd'hui  au  matérialisme 
athée,  servi  par  les  aveugles  fureurs  du  pire 
fanatisme. 

11  s'agit  de  sortir  de  là  et  d'en  sortir  par  la 
vertu  de  Jésus-Christ.  Nous  ne  devons  rien 
concédera  l'erreur;  ce  n'est  qu'en  l'écrasant 
que  nous  verrons  lever  le  soleil  et  blanchir 
nos  moissons.  Le  moyen,  c'est  de  revenir  à 
Home,  c'est  de  demander  au  Pape  la  tradition 
scolaire  de  la  chrétienté  ;  c'est  d'imbiber  nos 
prêtres  de  toutes  les  grâces  de  l'Evangile  et 
de  les  former  de  telle  façon,  que,  pour  con- 
vertir, sanctifier  et  gouverner  le  monde,  ils 
aient,  par  la  foi,  surnaturellement  comprise 
et  prèchée,  la  vertu  divine  du  Christ-Rédemp- 
teur. 

C'est  à  quoi  veut  pourvoir  Léon  XIII  par 
son  Encyclique  du  8  septembre  1890,  aux 
évêques  et  au  clergé  de  France.  Léon  XIII 
aime  à  honorer  le  mérite  ;  il  commence  par 
louer  les  Gesla  Dei  per  Francos,  et  comme  les 
gestes  des  Francs  sont  dus  à  l'enseignement  et 
au  ministère  sacré  des  prêtres,  il  tire,  de  la 
sublimité  de  ce  ministère,  l'obligation  de  pro- 
portionner sa  formation  à  sa  grandeur.  Si  l'on 
veut  y  réussir,  il  faut  travailler  de  bonne 
heure.  Le  Pape  constate  que  les  curés  des 
p  iroisses  rurales  s'appliquent  à  discerner  et  à 
instruire  les  enfants  qui;  après  leur  première 
communion,  offrent  des  dispositions  à  la  piété 
et  des  aptitudes  au  travail  intellectuel.  Des 
écoles  presbytérales,  les  enfants  passent  dans 
les  petits  séminaires,  très  salutaire  institution, 
justement  comparée  à  ces  pépinières  où  sont 


cultivées  les  plantes  qui  réclamenl  des  -oins 
spéciaux.  Les  maîtres  qui  leur  en  nenl  la 
grammaire,  les  éléments  des  lettn 
sciences  et  des  aria,  doivenl  sans  doute  s'y 
appliquer  avec  intelligence  el  zèle  ;  mais  sur- 
tout ils  doivent  étudier  leur  vocation  et  la 
préserver  des  malignes  influences.  Une  I 
en  possession  de  la  langue  latine  et  de  la 
langue  grecque,  les  jeunes  K''i's  passenl  au 
grand  séminaire  pour  s'y  préparer,  par  la 
piété  et  par  l'élude,  aux  ordres  sacrés.  Pour 
la  philosophie,  Léon  XIII  réclame  un  cours 
de  deux  ans  :  il  est  impossible  de  rendre,  à  la 
raison,  un  plus  bel  hommage.  Mai  le  Pape 
ne  veut  pas  que  cette  science  des  causes  pre- 
mières et  des  fins  dernières  «  se  mette  à  la 
remorque  d'une  philosophie  (Cartésiens, 
écoutez  ceci)  qui,  sous  le  spécieux  prétexte 
d'affranchir  la  raison  humaine  de  toute  idée 
préconçue  et  de  toute  illusion,  lui  dénie  le 
droit  de  rien  affirmer  au-delà  de  ses  propres 
opérations,  sacrifiant  ainsi  à  un  subjectivisme 
radical  toutes  les  certitudes  que  la  métaphy- 
sique traditionnelle,  consacrée  par  l'autorité 
des  plus  vigoureux  esprits,  donnait  comme 
nécessaires  fondements  à  la  démonstration 
de  l'existence  de  Dieu,  de  l'immortalité  de 
l'âme  et  de  la  réalité  objective  du  monde  ex- 
térieur ». 

En  passant,  le  Pape  recommande  les 
sciences  physiques  et  naturelles,  non  pas 
dans  leurs  applications  presque  innombrables 
à  l'industrie  humaine;  mais  dans  leur  grand 
principe  et  leurs  conclusions  sommaires,  afin 
de  pouvoir  résoudre  les  objections  que  les  in- 
crédules tirent  de  ces  sciences  contre  les  révé- 
lations. Ensuite,  il  vient  à  la  théologie  qu'il 
célèbre  dans  les  termes  pompeux  de  Sixte- 
Quint.  Comme  textes  classiques,  il  recom- 
mande le  catéchisme  du  Concile  de  Trente, 
spécialement  utile  pour  la  prédication,  la 
confession,  la  direction  et  la  confusion  des 
incrédules.  Quant  à  la  Somme  théologique  de 
saint  Thomas,  il  ne  se  borne  pas  à  la  recom- 
mander, il  veut  que  les  professeurs  aient  soin 
d'en  expliquer  la  méthode  et  les  principaux 
articles  relatifs  à  la  foi  catholique.  Eu  d'autres 
termes,  le  cours  classique  de  théologie,  c'est 
la  Somme  de  saint  Thomas. 

Au  sujet  des  Saintes  Ecritures,  le  Pape 
rappelle  son  Encyclique  contre  les  témérités 
ridicules  de  Maurice  d'Hulst.  Léon  XIII  re- 
commande de  mettre  les  jeunes  clercs  spécia- 
lement en  garde  «  contre  les  tendances  in- 
quiétantes qui  cherchent  à  s'introduire  dans 
l'explication  de  la  Bible,  et  qui  ne  tarderaient 
pas  à  en  ruiner  l'inspiration  et  le  caractère 
surnaturel  ».  Sous  le  spécieux  prétexte  d'en- 
lever à  l'adversaire  des  arguments  contre 
l'authenticité  des  Saints  Livres,  des  écrivains 
catholiques  ont  cru  habile  de  prendre  ces  ar- 
guments à  leur  compte.  Etrange  et  périlleuse 
tactique  :  faire,  de  ses  propres  mains,  des 
brèches  dans  les  murailles  de  la  cité,  qu'ils 
avaient  mission  de  défendre. 

Aux  Saintes  Ecritures,  il  faut  joindre  l'his- 


340 


HISTOIKE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


toire,  miroir  où  resplendit  la  vie  de  l'Eglise  à 
travers  les  Biècles.  Pour  l'étude  de  l'histoire, 
le  Pape  appuie  sur  trois  choses  :  les  faits 
dogmatiques  à  mettre  en  première  ligne, 
l'élémenl  humain  à  ne  pas  négliger  et  la  vé- 
racité, loi  absolue  de  l'historien.  Dût-on  se 
faire  couper  en  quatre,  il  faut,  en  histoire, 
comme  partout,  dire  la  vérité. 

Pour  achever  le  cycle  des  éludes,  Léon  XIII 
mentionne  le  droit  canon.  Celte  science  se 
rattache  par  des  liens  très  intimes  à  la  théo- 
logie, dont  elle  montre  les  applications  /ira- 
tiques  au  gouvernement  de  l'Eglise,  à  la  dis- 
pensation  des  choses  saintes,  aux  droits  et 
devoirs  des  prêtres,  à  l'usage  des  biens  tem- 
porels dont  l'Eglise  a  besoin  pour  l'accomplis- 
sement de  sa  mission.  Le  Pape  cite  en  preuve 
le  concile  de  Bourges,  tenu  au  Puy  par  notre 
àmé  et  féal  Amable  de  la  Tour  d'Auvergne, 
prince  archevêque.  Une  église  sans  droit 
canon  est  une  église  mutilée,  sans  bras  pour 
agir;  de  là  les  nombreuses  erreurs  contre  les 
droits  des  Pontifes  Romains  et  les  attentats 
contre  les  prérogatives  que  l'Eglise  tient  de 
sa  propre  constitution. 

Ainsi,  par  le  fait  de  son  enseignement 
propre,  le  Pape  ne  veut  pas  que  les  petits 
séminaires  adoptent  les  programmes  des 
lycées.  Alors  même  que  les  humanités  se- 
raient proscrites  de  l'enseignement  officiel, 
elles  devraient  être  maintenues  dans  les  éta- 
blissements ecclésiastiques,  devenus,  au  sein 
d'une  nouvelle  barbarie,  l'asile  des  belles 
lettres.  Le  Pape  ne  veut  pas  davantage  que 
les  grands  séminaires  sortent  du  cadre  tra- 
ditionnel ;  il  s'en  tient  à  la  discipline  tradi- 
tionnelle qui  nous  a  donné  Mabillon,  Petau  et 
Thomassin.  Le  Pape  répudie  Descartes  et 
Kant,  tous  deux  prohibés  par  l'Eglise  ;  il 
s'en  tient  à  la  philosophie  scolastique  et  à  la 
Somme  de  saint  Thomas.  Bien  entendu,  il  ne 
veut  pas  enfermer  la  philosophie  dans  un 
cercle  de  Popilius,  dans  une  lettre  morte  ;  il 
admet  parfaitement  l'accession  des  nouvelles 
découvertes,  des  sciences  nouvelles  ;  mais  la 
théologie  doit  être  l'enseignement  nécessaire 
et  rester,  comme  reine  des  sciences,  sur  son 
inébranlable  trône. 

Pour  achever  la  constitution  des  grands 
séminaires,  Léon  XI II  rappelle  les  paroles  de 
Paul  à  Timolhée  :  «  Gardez  le  dépôt;  évitez 
les  profanes  nouveautés  de  paroles  et  les  ob- 
jections qui  se  couvrent  du  faux  nom  de 
sciences  ;  car  tous  ceux  qui  en  ont  fait  pro- 
fession ont  erré  dans  la  foi.  »  (I  Tim.,  vi,  20). 

Après  avoir  parlé  des  séminaires,  le  Pontife 
vient  aux  prêtres  employés  au  ministère  pa- 
roissial. L'éloge  qu'il  en  fait  est  magnifique  et 
frappant  de  vérité.  Ces  braves  curés  de  pa- 
roisse vont  au  peuple,  aux  ouvriers,  aux 
pauvres.  Pour  les  moraliser  et  leur  rendre  le 
sort  moins  dur,  ils  provoquent  des  réunions 
et  des  congrès  ;  fondent  des  patronages,  des 
cercles,  des  caisses  rurales,  des  bureaux  d'as- 
sistance et  de  placements.  Dans  un  si  difficile 
labeur,  ils  ne  reculent  pas  devant  les  sacri- 


fices de  tempset  d'argent.  De  plus  ils,  écrivent 
des  livres  et  des  articles  de  journaux.  Par  là 
ils  donnent  des  preuves  non  équivoques  de 
bon  vouloir,  d'intelligence  ou  de  dévouement 
au  salul  des  âmes  ainsi  qu'au  bien  de  l'ordre 
social.  Ce  sont  de  braves  cœurs  que  ces  curés 
de  France  ;  c'est  actuellement,  sous  tous  rap- 
ports, l'élite  delà  nation  française. 

En  vue  de  donner  à  leur  zèle  la  direction 
voulue,  Léon  XIII  recommande  de  ne  pas  trop 
croire  à  son  esprit  et  de  ne  pas  en  référer 
qu'à  ses  propres  inspirations.  Dans  l'Eglise, 
il  y  a  un  ordre  hiérarchique  établi  par  Dieu; 
il  faut  le  respecter  en  actions  comme  en  pa- 
roles ;  il  faut  se  soumettre  aux  évêques 
soumis  eux-mêmes  au  Pape,  non  pas  seule- 
ment en  paroles,  mais  en  actes  et  par  une  par- 
faite fidélité  de  vertu.  Agir  autrement,  c'est 
manquer  aux  serments  de  l'ordination  et 
renverser  l'ordre  de  Dieu. 

Les  prêtres  doivent  donc  sortir  de  la  sa- 
cristie, non  pas  pour  aller  dans  la  rue  et  dans 
les  réunions  tumultueuses  ;  mais  d'abord 
pour  aller  dans  l'église  remplir  les  devoirs  du 
ministère  ;  puis  pour  aller  aux  enfants,  aux 
pauvres,  aux  malades,  aux  ouvriers.  En  bri- 
sant les  entraves  du  particularisme  français, 
il  ne  faut  pas  traiter  de  surannés,  d'incompa- 
tibles avec  le  ministère  dans  le  temps  où  nous 
vivons,  les  principes  de  discipline  et  les  règles 
de  conduite  enseignés  dans  les  grands  sémi- 
naires. On  doit  s'abstenir  de  toutes  les  innova- 
lions  périlleuses  de  langage,  d'allures  et  de 
relations.  A  plus  forte  raison  doit-on  se  tenir 
en  garde  contre  ces  prétendus  chroniqueurs 
de  journaux,  qui  accablent  d'éloges  compro- 
mettants les  plus  humbles  curés  et  se  sont 
fait  une  spécialité  de  diffamation  envers 
l'épiscopat.  L'attitude  ramassée  que  recom- 
mandait le  Concile  de  Trente,  est  aussi  pVé- 
conisée  par  Léon  XIII. 

L'Eglise  est  une  armée  ;  la  force  d'une 
armée,  c'est  la  discipline  ;  le  gage  de  la  vic- 
toire, c'est  l'obéissance  rigoureuse  à  ceux  qui 
ont  le  droit  et  la  charge  de  commander. 

Les  temps  sont  mauvais.  «  Bien  que  les 
difficultés  et  les  périls  se  multiplient  de  jour 
en  jour,  le  prêtre  pieux  et  fervent  ne  doit  pas 
pour  cela  se  décourager  ;  il  ne  doit  pas  aban  • 
donner  ses  devoirs,  ni  même  s'arrêter  dans 
l'accomplissement  de  la  mission  spirituelle 
qu'il  a  reçue  pour  le  bien,  pour  le  salut  de 
l'humanité  et  pour  le  maintien  de  cette  reli- 
gion dont  il  est  le  héraut  et  le  ministre.  C'est 
surtout  dans  les  difficultés,  dans  les  épreuves 
que  la  vertu  s'affirme  et  se  fortifie  ;  c'est  dans 
les  plus  grands  malheurs,  au  milieu  des  trans- 
formations politiques  et  des  bouleversements 
sociaux,  que  l'action  bienfaisante  et  civilisa- 
trice de  son  ministère  se  manifeste  avec  plus 
d'éclat.  » 

Pour  inspirer  au  prêtre  français  la  bra- 
voure simple  et  héroïque,  exigée  dans  ces  cir- 
constances, le  Pape  rappelle  les  exhortations 
qu'il  adressait,  en  1866,  au  clergé  dePérouse. 
«  En  toutes  choses,  donnez  le  bon  exemple 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIEME 


341 


par  vos  œuvres,  par  voire  doctrine,  par  L'in- 
tégrité de  votre  vie,  par  la  gravité  de  votre 
conduite.  Nous  voudrions  que  chaque  membre 
du  clergé  méditât  ces  maximes  cl  y  conformât 
sa  conduite.  » 

La  gravité,  L'intégrité,  le  dévouement  sont 
de  pure  spiritualité  sacerdotale  ;  ils  doivent 
seulement  s'élever  à  La  hauteur  des  circons- 
tances et  se  décupler  en  présence  des  menaces 
de  l'avenir.  Un  mirage  de  terreur  s'élève  à 
l'horizon  ;  la  persécution  va  aggraver  ses 
fureurs;  elle  ne  peut  amener  que  de  graves 
bouleversements.  Mais  qui  donc  avait  osé 
dire,  parmi  nous,  que  le  Pape  nous  recom- 
mandait l'inertie  d'une  benoîte  charité  et  fon- 
dait une  chevalerie  pour  se  croiser  les  bras. 
Qu'ils  entendent  ce  que  le  Pape  entend  par 
doctrine  : 

«  En  présence  des  efforts  combinés  de  l'in- 
crédulité et  de  l'hérésie,  pour  consommer  la 
ruine  de  la  foi  catholique,  ce  serait  un  vrai 
crime  pour  le  clergé  de  rester  hésitant  et  inactif. 
Au  milieu  d'un  si  grand  débordement  d'er- 
reurs, d'un  tel  conflit  d'opinions,  il  ne  peut 
faillir  à  sa  mission  qui  est  de  défendre  le 
dogme  attaqué,  la  morale  travestie  et  la  justice 
si  souvent  méconnue.  C'est  à  lui  qu'il  appar- 
tient de  s'opposer  comme  une  barrière  à  l'er- 
reur envahissante  et  à  l'hérésie  qui  se  dissi- 
mule ;  à  lui  de  surveiller  les  agissements  des 
fauteurs  d'impiété  qui  s'attaquent  à  la  foi  et  à 
l'honneur  de  cette  contrée  catholique  ;  à  lui 
de  démasquer  leurs  ruses  et  de  signaler  leurs 
embûches;  à  lui  de  prémunir  les  simples,  de 
fortifier  les  timides,  d'ouvrir  les  yeux  aux 
aveugles.  Une  érudition  superficielle,  une 
science  vulgaire  ne  suffisent  point  pour  cela  : 
il  faut  des  études  solides,  approfondies  et 
continuelles,  en  un  mot,  un  ensemble  de  con- 
naissances doctrinales  capables  de  lutter  avec 
la  subtilité  et  la  singulière  astuce  de  nos  mo- 
dernes contradicteurs.  » 

Le  Pape  attend  de  ce  ministère  laborieux, 
souvent  pénible,  mais  éclairé,  charitable,  in- 
fatigable, d'incroyables  prodiges  de  résurrec- 
tion. 


Les  actes  «le  Léon  XIII 


Le  Pape,  dit  M.  de  Maistre,  est  l'évêque  de 
Home,  le  métropolitain  de  la  Romagne,  le 
primat  d'Italie,  le  patriarche  d'Occident, 
le  chef  de  l'Eglise  universelle.  Gomme 
chef  de  l'Eglise,  il  n'a  pas  seulement  charge 
de  gouverner  en  monarque,  il  est  docteur 
infaillible,  pasteur  suprême  et  père  de  l'huma- 
nité. Pour  tout  dire  d'un  mot,  le  Pape,  légi- 
time successeur  de  saint  Pierre,  est  le  Vicaire  de 
Jésus-Christ,  Rédempteur  dosâmes  et  Roi  des 


nations.  Les  paroles  d'un  Pape  méritent  une 
très  haute  considération  ;  se  exigent  un 

irréfragable  respect,  j'enti  nd  les  comme 

Pape.  Mais  il  Faut  dire  qu'entre  les  paroles  et 
les  actes  il  y  a  une  notable  disproportion.  Une 
parole,  c'est  une  Lumière  pure;  avec  leçon* 

cours  des  mots,  une  pensée  se  joue  des  obs- 
tacles et  B'affirme  dans  sa  pleine  puissance. 
Vu  acte,  fût-il  du  Pape  comme  Pape,  s'inspire 

des  règles  de  la  prudence;  lient  compte  des 
milieux  el  s'attempère  aux  circonstances.  Mien 
qu'on  distingue  justement,  parmi  les  succes- 
seurs de  saint  Pierre,  deux  types  :  le  Pape 
intransigeant  et  le  Pape  diplomate  :  le  Pape 
diplomate  doit  être  aussi  intransigeant  et 
le  Pape  intransigeant  ne  peut  pas  dédaigner 
toute  diplomatie.  Pour  apprécier  les  actes 
d'un  Pape,  il  faut  donc  se  remparerde  discer- 
nement, qualité  nécessaire,  mais  vertu  diffi- 
cile. Tout  homme  est  enclin  à  la  défaveur, 
d'autant  qu'il  manque  plus  d'intelligence;  et 
puis,  dit  un  proverbe,  avec  la  meilleure  volonté 
du  monde,  il  y  a  loin  de  la  coupe  aux  lèvres. 
La  seule  chose  que  la  probité  puisse  exiger 
de  l'historien,  c'est  donc,  avec  le  respect 
exigible  envers  la  souveraine  puissance,  une 
scrupuleuse  sincérité.  Tout  le  monde  se 
trompe,  excepté  ceux  qui  n'agissent  pas,  et 
encore  en  s'abstenant  se  trompent-ils  tou- 
jours. 

Lorsqu'il  s'agit  d'histoire  contemporaine, 
le  difficile  est  moins  de  dire  que  de  savoir  et 
de  donner  à  sa  parole  une  justesse  absolue. 
Quand  il  s'agit  d'un  Pape,  le  plus  difficile, 
c'est  d'éviter  l'adulation  et  ne  déermer 
d'autres  louanges  que  celles  de  la  justice. 

Nous  venons  de  rendre  compte  des  paroles 
du  Pape  ;  nous  avons  maintenant  à  dresser, 
de  ses  actes,  une  table  sommaire. 

Le  Pape,  Vicaire  de  Jésus-Christ,  garde  en 
dépôt  les  grâces  de  l'Evangile  et  l'autorité  de 
la  Croix.  Par  le  fait  de  son  ministère  religieux, 
il  conserve  l'autorité  de  tout  pouvoir,  la  li- 
berté des  peuples,  l'honneur  des  puissances 
chrétiennes  et  l'avenir  du  monde.  Léon  XIII 
était  investi  de  ce  glorieux  mandat  près  d'un 
siècle  après  l'éclat  de  la  Révolution.  La  Révo- 
lution avait  promis  la  liberté,  l'égalité  et  la 
fraternité,  mais  ne  les  avait  gravées  qu'en 
caractères  de  sang.  Chaque  fois  que  cette 
devise  reparaît  au  front  des  édifices,  l'écha- 
faud  sort  de  terre  et  la  guerre  civile  soulève 
le  pavé  des  capitales. 

A  l'avènement  du  nouveau  Pape,  la  Révo- 
lution avait  ramené  un  peu  partout  l'esclavage 
de  l'Eglise.  En  Italie  môme,  elle  avait  mis  la 
main  sur  les  propriétés  ecclésiastiques  et  ravi 
Rome  à  la  chrétienté.  Léon  XIII  fut  élu  dans 
une  prison  ;  c'est  du  fond  d'un  cachot  qu'il 
devait  gouverner  la  ville  et  le  monde. 

La  parole  de  Dieu  n'est  pas  liée.  Le  Pape, 
dont  les  paroles  sont  aussi  des  actes  et  en 
portent  expressément  le  nom,  même  captif, 
avait  su,  nous  ne  l'oublions  pas,  gouverner  le 
monde  par  la  parole  apostolique.  Nous  avons 
à    rechercher   maintenant   s'il    l'a    gouverné 


342 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


aussi  efficacemenl  par  lui-même,  avec  le  con- 
cours de  Bea  nonces,  et  la  coopération  [tins  ou 
moine  docile  de  la  chrétienté. 

La  première  question  que  dut  se  poser 
Léon  Mil  élail  de  Bavoir  si,  pour  assurer  la 
liberté  'I'1  bod  gouvernement,  il  quitterait 
Rome.  Pie  IX  avait  résolu  la  question  néga- 
tivement; Léon  XIII  s'en  tint  à  cette  solution  : 
Volonté  du  Pape,  volonté  de  Dieu.  Ce  séjour, 
dan-  une  captivité  de  Babylone,  est  un  mal- 
heur destiné  sans  doute  à  écarter  de  plus 
grands  maux.  Dans  une  situation  si  doulou- 
reuse, avec  le  nombreux  personnel  de  la  Cour 
pontificale  et  la  multitude  considérable  des 
relations  du  Saint-Siège,  il  parait  difficile  que 
le  secret  des  correspondances  ne  soit  pas 
violé  ;  difficile  qu'il  ne  s'établisse  pas  entre  le 
gouvernement  italien  et  des  prélats,  même 
haut  placés,  des  compromis  fâcheux  ;  difficile 
que  le  gouvernement  intrus  ne  cherche  pas  à 
amener  à  ses  intérêts  le  gouvernement  central 
de  l'Eglise.  ')n  ne  peut  pas  soupçonner  la 
probité  du  Pape  ;  il  est  le  digne  successeur 
des  Pontifes  qui,  en  prison  ou  en  exil,  n'ont 
pas  laissé  fléchir  leur  vertu.  On  ne  doit  pas 
davantage  soupçonner  la  probité  de  ses  servi- 
teurs, il  vaut  mieux  croire  que  leur  foi,  leur 
piété,  leur  courage  grandissent  avec  les 
épreuves  de  l'Eglise.  Mais  le  temps  a  des  se- 
crets pour  tout  corrompre.  On  doit  finir  par 
trouver  des  complaisances  ;  on  doit  chercher 
à  italianiser  graduellement  la  Cour  pontifi- 
cale ;  on  peut  par  là  éveiller  la  susceptibilité 
du  peuple  chrétien,  et  qui  sait?  sans  le  vou- 
loir, sans  le  savoir,  préparer  des  schismes 
aussi  redoutables  que  celui  d'Avignon.  Même 
en  écartant  ces  éventualités,  et  sans  les  ad- 
mettre même  à  l'état  d'hypothèse,  il  est  clair 
que  ces  circonstances  sont,  pour  le  gouverne- 
ment pontifical,  autant  d'obstacles. 

La  première  question  que  dut  se  poser  le 
peuple  chrétien  était  de  savoir  si  Léon  XIII 
maintiendrait  en  faveur  du  pouvoir  temporel 
les  déclarations  et  les  anathèmes  de  son  im- 
mortel prédécesseur.  On  murmurait  que  cer- 
tains personnages  lui  suggéraient  des  conseils 
de  mollesse  ;  on  savait  qu'un  certain  nombre 
de  Romains  voulaient  la  conciliation.  La  pre- 
mière fois  qu'il  paria  au  peuple  chrétien,  le 
Pontife  ne  laissa  aucun  doute  sur  la  fermeté 
de  sa  résolution. 

«  Pour  maintenir  avant  tout  et  du  mieux 
que  nous  pouvons  le  droit  et  la  liberté  du 
Saint-Siège,  nous  ne  cesserons  jamais,  dit-il, 
de  lutter  pour  conserver  à  notre  autorité 
l'obéissance  qui  lui  est  due,  pour  écarter  les 
obstacles  qui  empêchent  la  pleine  liberté  de 
mitre  ministère  et  de  notre  pouvoir,  et  pour 
obtenir  le  retour  de  cet  état  de  choses  où  les 
desseins  de  la  Providence  avaient  autrefois 
placé  le  Pontife  romain.  Et  ce  n'est  ni  par 
esprit  d'ambition,  ni  par  désir  de  domination 
que  nous  sommes  poussé  à  demander  ce  re- 
tour, mais  bien  par  le  devoir  de  notre  charge 
et  par  les  engagements  religieux  du  serment 
qui  nous  lie  ;   nous  y  sommes  en  outre  non 


seulement  poussé  par  la  considération  que  ce 

pouvoir  temporel  nous  e-t  nécessaire  pour 
défendre  et  pour  conserver  \&.  plein?,  liberté  du 

pouvoir  spirituel,  mais  encore  parce  qu'il  a 
été  pleinement  constat''  que  c'est  la  cause  du 
bien  public  et  le  salut  de  la  lé  humaine.  » 

Apres  quoi  le  Pontife  renouvelait  les  protes- 
tations de  Pie  IX,  et,  tant  qu'il  vivra,  il  les 
renouvellera  avec  la  même  vigueur. 

«  Un  Pape,  dit  le  P.  Brandi,  dans  sa  P 
tique  des  Papes,  p.    21,  est    nécessairement 
souverain   ou   sujet,   car   il    n'y    a   point   de 
moyen  terme,  dans  la  société  humaine,  entre 
sujet  et  souverain.  Un  Pape,  sujet  d'un  gou- 
vernement quelconque,  sera  continuellement 
exposé  à  subir,  dans  des  vues  et  des  intérêts 
politiques,  ses  sollicitations  et  ses  pressions, 
ou  au  moins  son  influence.  Kt  quoiqu'un  Pape 
puisse  y   résister  par  sa  force  d'àme  et  par 
l'assistance  divine,  il  ne  pourra  cependant  pas 
en  persuader  les  peuples,  ni  préserver  de   ces 
influences   ses   serviteurs   et    ses    ministres. 
C'est   donc    un    empêchement   très   grave   à 
l'exercice  de  son  apostolat  qui  est  d'accom- 
plir, «  avec  abondance  de  fruits,  sa  mission 
bienfaisante  dans  le  monde  ».  —  Que  dans 
l'exercice  de  l'apostolat,  confié  au  Pape  par 
le  Christ,  il  doive  être  indépendant,  c'est-à- 
dire  soustrait  à   toute    juridiction  politique, 
c'est  un  dogme  de  foi,  car  c'est  un  dogme  que 
le  royaume  du  Christ,  l'Eglise,  ne  lire  pas  son 
origine  de  ce  monde.   Si  donc  le  Pape  n'est 
souverain,  mais  sujet  ou  prisonnier  d'un  gou- 
vernement, comment  peut-on  garantir  devant 
les  hommes  son  indépendance  et    la  pleine 
liberté  qui  lui  est  nécessaire  pour  l'exercice 
de  son   ministère  apostolique    envers    toutes 
les  nations?  Dans  ce  cas,  au  lieu  d'être  libre, 
il    est  soumis   au     pouvoir    d'un    autre,   qui 
pourra,  selon  son  bon  plaisir  et  selon  les  cir- 
constances, varier  les  conditions  de  sou  exis- 
tence. » 

Le  P.  Brandi  confirme  nos  obserra'iom  et 
justifie  la  haute  politique  de  Léon  XIII. 
Léon  XIII,  en  revendiquant  son  pouvoir  tem- 
porel avec  toutes  les  solennités  du  droit  et  la 
conviction  du  devoir,  ne  plaide  pas  sa  cause, 
mais  défend  les  intérêts  de  l'Eglise,  les  inté- 
rêts des  âmes  et  de  la  civilisation.  Il  faut  que 
le  Pape  soit,  à  Rome,  pontife  et  roi.  S'il  est 
confiné  dans  sa  prison,  le  monde  sera  livré 
aux  esprits  infernaux  ;  il  ne  restera  pas,  dans 
le  monde,  pierre  sur  pierre.  Pour  sa  destruc- 
tion et  pour  sa  ruine,  l'Europe  seule  tient 
sous  les  armes,  avec  les  engins  les  plus  meur- 
triers, vingt  millions  d'hommes. 

Malgré  sa  captivité,  malgré  l'embarras  et 
la  disgicàce  forcée  de  sa  réclusion,  Léon  XIII, 
d'un  esprit  laborieux  et  ferme,  ne  se  contente 
pas  de  gouverner  l'Eglise,  il  l'administre 
par  le  menu  détail.  Par  lui-même  et  par  ses 
nouces,  il  est  présent  à  tout  et  veut  tout  ré- 
gler. Aucun  Pape  n'a  mieux  réalisé  son  titre 
de  pasteur  ordinaire  et  immédiat  de  tous  les 
diocèses.  A  cause  de  la  multitude  de  ses  actes, 
il  serait  impossible  ici  d'en  dresser  même  un 


LIVRE  ni  \ïi;i.  viNin'-ni:  \'Ioi:/ikmi 


tableau  sommaire.  Ce  seuil  .Tailleurs  inutile 
el  insuffisant,  l'ie  l\  était  tout  en  dehors  : 
pen  as  paroles,  ses  actes,  tout  le  momie 

pouvait  les  connaître  el  en  parler  exactement. 

Léon  Mil  est  ce  qu'il  a  été  toujours:  ionien 
dedans  ;  il  ne  livre  rien  à  la  curiosité,  il  laisse 
ses  acte-;  de  gouvernement  dans  le>  archives 
de  l'Eglise:  la  postérité  seule  pourra  en  dis- 
courir. Dans  ces  conditions,  écrire  l'histoire 
de  Léon  X11I  avec  des  journaux,  des  revues 
ou  des  livres,  cela  n'en  vaut  pas  la  peine.  La 
seule  chose  possible  et  utile,  c'est  de  dresser 
une  nomenclature  un  peu  sèche  des  actes 
dont  la  matérialité  seule  est  connue,  dont 
les  péripéties  nous  échappent  et  sur  quoi  il 
faut  s'interdire  le  roman. 

Le  Pape  est  d'abord  évoque  de  Rome. 
Home  n'a  pas  seulement  le  siège  de  Saint- 
Pierre  ;  la  Rome  chrétienne  est  une  création 
de  la  munificence  pontificale.  Malgré  sa  pau- 
vreté extrême,  Léon  XIII  n'oublie  pas  cette 
tradition  :  il  reconstruit,  agrandit  et  décore 
la  basilique  de  Saint-Jean  de  Lalran  ;  il  ins- 
titue, dans  l'Eglise  de  Saint-Clément,  la  cha- 
pelle des  saints  Cyrille  et  Mélhodius  ;  il  bâtit, 
derrière  le  Vatican,  un  lazaret.  Carpineto, 
Anagr.i,  ï-'egni,  Pérouse  reçoivent  des  témoi- 
gnages de  sa  générosité.  Mais,  avant  de 
s'occuper  du  matériel  liturgique,  un  Pape 
doit  s'occuper  des  âmes.  Au  lendemain  de  son 
avènement,  Léon  X11I  se  rappelle  que  le  ca- 
téchisme est  proscrit  dans  les  écoles,  il  fait 
ouvrir  des  écoles  chrétiennes  et  organise, 
pour  l'instruction  des  enfants,  une  œuvre 
d'évant:éli;ation  laïque.  En  même  temps,  il 
établit  le  service  religieux  dans  le  quartier  de 
l'Esquilin  et  institue,  pour  le  choix  des  évêques 
italiens,  unecommission  decardinaux.  D'autre 
part,  il  se  rappelle  que  le  peuple-roi  n'est 
pas  un  peuple  de  mendiants,  et  qu'un  grand 
nombre  de  Romains  habitués  depuis  le  haut 
Empire  à  vivre  de  frumentations,  ont  besoin 
de  secours  que  le  territoire  leur  refuse,  et 
dont  les  impôts  détruisent  encore  la  maigre 
contribution.  Des  aumônes,  sagement  distri- 
buées, assistent  l'incurable  misère  du  petit 
peuple.  Heureusement  pour  Rome,  la  présence 
du  Pape  appelle  les  pèlerinages  et  provoque 
de3  congrès.  Dans  les  congrès,  ie  Pape  fait  en- 
tendre la  bonne  doctrine  ;  par  les  pèlerinages, 
sans  parler  des  avantages  spirituels,  il  fait 
tomber,  sur  la  cité  sainte,  une  manne  pério- 
dique. Sans  le  Pape,  Rome  crèverait  de  faim  ; 
et  sous  le  règne  des  suppôts  de  Garibaldi, 
dont  le  roi  piémontais  n'est  que  l'hypocrite 
décoration,  elle  languirait  dans  les  ombres  de 
la  mort.  A  la  lettre,  Léon  XIII,  de  ses  mains 
tremblantes,  soutient  Home  sur  le  bord  de 
l'abîme  qui  la  réclame  et  qui  pourrait,  un 
jour,  la  dévorer. 

Chef  de  l'Eglise  universelle,  le  Pape  veille 
au  salut  de  toutes  les  nations,  et  spécialement 
à  la  défense  de  la  fille  aînée  de  l'Eglise,  la 
France.  Pendant  son  règne,  la  France  est 
alternativement  livrée  aux  Opportunistes  et 
aux  radicaux,  tous,  à  degrés  divers,  ennemis 


acharnés   de    1  Eglise,   et  divi-.  lement 

entre  e un  par  l'art  de  lai  noire  avec  plui  ou 
moins  d'habileté  et  de  promptitude.  Li 

taire-,  pour  dévorer  leur  règne  d'un  moment, 
niellent  la  Eranee  au  pillage.  Li  feouei  d'em- 
plir leurs  poches  ne  leur  fait  pas  oublier 
l'Eglise,  qu'ils  appellent,  sous  le  nom  de  clé- 
ricalisme, leur  ennemie.  La  proscription  d 
ordres  religieux,  la  neutralité  des  écoles, 
l'envoi  des  piètres  à  la  caserne,  la  main-mise 
sur  les  oblalions  des  fidèles  et  sur  les  biens 
des  congrégations  sont  les  plus  saillants  de 
leurs  attentats.  On  ne  peut  pas  croire  qu'un 
Pape  approuve  ces  énormités,  mais,  Pape 
essentiellement  pacificateur,  Léon  XIII  s'abs- 
tient, à  tort  peut-être,  de  protester  en  consis- 
toire, et  se  borne  aux  réclamations  diploma- 
tiques, fatalement  stériles  près  de  pareils 
hommes.  Du  reste,  il  n'empêche  nullement 
les  catholiques  de  France,  clergé  et  fidèles, 
de  défendre  leurs  intérêts,  et  vous  pouvez 
croire  que  si,  parmi  nos  évèques,  il  s'était 
trouvé  un  Chrvsostome  ou  un  Thomas  de 
Cantorbéry,  Léon  XIII  n'eût  pas  manqué 
d'applaudir  à  sa  bravoure  et  de  baiser  ses 
plaies. 

Pour  mettre  le  persécuteur  plusdans  son  tort 
et  vaincre  le  mal  par  le  bien,  Léon  XIII  ne  se 
borne  pas  à  s'abstenir  d'agiter  l'opinion  ;  il 
veut  encore  la  résolution  de  tous  les  partis 
politiques,  le  ralliement  à  la  forme  républi- 
caine et  toute  la  politique  réduite  à  la  défense 
de  l'Eglise.  La  défense  de  l'Eglise,  par  la  re- 
vendication de  son  droit  divin,  subsiste  éter- 
nellement, et  chacun  est  libre  de  s'y  dévouer  ; 
la  défense  de  l'Eglise  sur  le  terrain  poli- 
tique, comme  ont  fait  O'Connell  en  Irlande, 
et  Windthorst  en  Allemagne;  la  constitution 
d'un  parti  catholique  dont  la  bannière  de 
l'Eglise  est  le  drapeau,  l'union,  l'organisation, 
l'action  catholique,  voilà  le  mot  d'ordre  de 
Léon  XIII. 

La  parole  de  Léon  XIII  fut  exprimée 
d'abord  par  un  toast  à  Alger,  puis  par  une 
Encyclique,  puis  par  des  lettres  au  comte  de 
Mun,  aux  évêques  de  Grenoble  et  d'Orléans. 
La  multiplicité  de  ces  expressions  prouve 
qu'elle  étaii-'peu  ou  mal  comprise.  La  pre- 
mière base  de  la  paix  sociale,  disait  en  subs- 
tance le  Pontife,  c'est  la  religion.  L'histoire  le 
prouve,  en  particulier,  pour  la  France  :  ou 
elle  est  un  Etat  très  chrétien,  ou  elle  n'est 
qu'une  pachalick  en  délire.  La  religion  étant 
menacée  de  ruine,  il  faut  la  défendre  ;  il 
ne  s'agit  point  par  là  de  ménager  à  l'Eglise 
une  domination  politique  de  l'Etat,  mais 
tout  simplement  d'indiquer  aux  catholiques 
la  conduite  à  tenir  envers  le  Gouvernement. 
Toute  forme  de  gouvernement  est  bonne 
en  elle-même,  pourvu  qu'elle  tende  au 
bien  commun.  11  faut  bien  distinguer  le  pou- 
voir constitué  de  la  législation.  En  France,  la 
législation  est  mauvaise  ;  il  faut  donc  entrer 
dans  la  République  pour  l'améliorer. 

Ce  programme  déplut  beaucoup  aux  op- 
portunistes,   dont   il   menaçait    l'assiette    au 


:;'•'. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


beurre;  il  ni  déplul  guère  moine  aux  monar- 
chistes purs,  aux  gallicans  racornis  el  ans 
libéraux,  parce  qu'il  niait  leur  principe  d'er- 
reur et  affirmait  la  suprématie  du  Pape  sur 
les  nations.  L'Encyclique  aux  Français  ne 
sera  pas  moins  un  des  grands  événements  du 
Biècle,  c'est  le  gage  de  >alut  et  une  promesse 
d'avenir. 

Envers  les  trois  royaumes  unis  de  la 
Grande-Bretagne,  le  premier  acte  de  Léon  XIII, 
dès  son  avènement,  est  le  rétablissement  de 
la  hiérarchie  catholique  en  Ecosse.  Le  pays 
qui  avait  donné  autrefois  les  Malcolm,  les 
David  et  les  Marguerite  avait  été  violemment 
jeté  par  Knox  dans  le  fanatisme  presbytérien. 
11  n'était  plus  resté  que  de  rares  catholiques 
gardés  sous  main  par  les  missionnaires,  puis 
augmentés  successivement  par  l'apostolat  et 
par  l'infiltration  irlandaise.  Pie  IX,  qui  avait 
rendu  la  hiérarchie  canonique  à  l'Angleterre, 
voulait  la  rendre  à  l'Ecosse.  Léon  XIII  n'eut 
qu'à  sanctionner  ce  dessein.  Par  l'Lncyclique 
Ex  supremo,  il  raviva,  selon  les  prescriptions 
du  droit,  la  hiérarchie  et  maintint  aux 
évêques  les  privilèges  des  vicaires  aposto- 
liques. 

Le  rétablissement  de  la  hiérarchie  soulevait 
une  question.  Pendant  la  persécution  qui 
avait  sévi  trois  siècles,  en  Angleterre  et  en 
Ecosse,  le  catholicisme  n'avait  été  soutenu, 
dans  l'île  des  Saints,  que  par  des  mission- 
naires qui  volaient,  au  prix  de  leur  vie,  au 
salut  des  àrnes  immortelles.  Les  Bénédictins 
et  les  Jésuites,  habitués  à  toutes  les  proscrip- 
tions, s'étaient  dévoués  à  ce  ministère,  parce 
qu'il  menait  communément  à  la  potence. 
Dans  une  condition  si  précaire  et  si  glorieuse, 
chaque  missionnaire  était  revêtu  de  tous  les 
pouvoirs  de  l'Eglise.  Dans  un  temps  de  paix 
et  de  liberté,  après  le  rétablissement  de  la 
hiérarchie,  il  n'y  avait  plus  de  raison  aux 
privilèges  extraordinaires  des  ordres  reli- 
gieux. 11  fallait,  au  contraire,  coordonner 
leur  situation  avec  le  pouvoir  des  évêques.  La 
constitution  Romani  pontificis  aplanit  toutes 
les  divergences,  résolut  toutes  les  questions 
soumises  par  les  deux  partis  à  l'arbitrage 
pontifical  et  détermina,  avec  une  parfaite  dis- 
crétion, les  droits  et  devoirs  réciproques. 

La  catholique  Irlande,  qui  n'avait  pas  plié 
la  tête  sous  le  joug  de  la  Réforme,  offrait  de 
plus  terribles  difficultés.  Dans  l'impossibilité 
de  la  pervertir,  Crorcnvell  avait  voulu  la 
changer  en  désert,  il  avait  exterminé  ou 
transporté  la  population  et  livré  la  terre  aux 
landlords  protestants.  Ces  landlords  donnent 
leurs  terres  à  ferme  aux  pauvres,  dans  les 
conditions  dures  :  quand  la  récolte  manque, 
le  peuple  meurt  de  faim  ;  quand  elle  abonde, 
le  landlord,  pour  retrouver  tous  les  revenus 
de  sa  ferme,  expulse  le  fermier.  Un  fait  suffit 
pour  juger  de  la  situation  :  bien  que  celte 
race  soit  prolifique,  la  race  irlandaise,  de- 
puis Cromwell,  a  diminué  de  moitié.  Un 
peuple  aussi  pauvre  sur  une  terre  d'ailleurs 
féconde,  qui  est  sa   terre  natale  ;  un   peuple 


traité  avec  une  si  criante  injustice,  encon 
qu'il  soit  croyant  et  pieux,  est  livré,  par  sa 
misère,  à  toutes  les  excitations  de  la  presse, 
à  toutes  les  provocations  des  sociétés  se- 
crètes. Ce  peuple  Bensible  et  inflammable  est 
d'ailleurs  traité  sans  ju-dice  ;  il  se  révolte  : 
on  le  tue;  j'allais  dire  on  L'assassine.  En  pré- 
sence de  ces  agitations  incessantes  el  de  i 
répressions  sanglantes,  une  pat  t  de  l'Irlande 
se  porte  aux  représailles  du  talion  ;  elle  as- 
sassine aussi  ses  bourreaux  ;  l'autre,  celle  qui 
écoule  ses  prêtres  et  ses  évêques,  forme  une 
ligue  nationale  de  réparation  et  de  délivrance. 
D'un  côté,  elle  veut  porter  remède  aux  ini- 
quités des  landlords,  de  l'autre  elle  réclame, 
pour  l'Irlande,  le  Self-govemment  et  le 
Home-rule.  En  d'autres  termes,  elle  veut, 
pour  l'Irlande,  une  administration  nationale, 
un  parlement  national,  sans  porter  d'ailleurs 
aux  prérogatives  de  la  couronne  aucun  préju- 
dice. Cette  juste  demande  est  admise  par  les 
libéraux  d'Angleterre.  On  ne  voit  pas,  en  fait, 
pourquoi  l'Angleterre  refuserait  à  l'Irlande 
un  régime  qu'elle  accorde  à  toutes  ses  autres 
colonies,  et  comment  ce  peuple,  6i  prompt  à 
censurer  partout  les  iniquités  des  gouverne- 
ments, persisterait  à  se  rendre  coupable  d'un 
si  grand  crime. 

En  présence  d'une  situation  si  compliquée 
et  si  malheureuse,  Léon  XIII  écrivit  un  pre- 
mier Bref  en  1882,  un  second  en  1883.  Dans  le 
premier,  il  montre  un  grand  atlendrissement 
sur  la  misérable  condition  de  l'Irlande;  il 
condamne  les  actes  de  violence  auxquels  plu- 
sieurs se  portent  pour  obtenir  justice  ;  il  loue 
les  évêques  de  leur  zèle  à  retirer  le  peuple 
des  voies  mauvaises,  à  le  ramener  par  des 
avertissements  opportuns  à  la  modération  et 
à  la  justice,  enfin  il  adresse  à  l'Irlande  la  pa- 
role du  Sauveur  :  «  Cherchez  d'abord  le 
royaume  de  Dieu  el  sa  justice,  et  le  reste  vous 
sera  donné  par  surcroit.  »  En  d'autres  termes, 
le  Pape  réprouve  les  desseins  criminels,  mais 
il  trouve  juste  la  cause  de  l'Irlande  et  appuie 
ses  légitimes  revendications. 

Dans  le  second  Bref,  voyant  les  délits 
croître  avec  l'aggravation  des  lois  répres- 
sives, il  sent  la  nécessité  de  mettre  l'Irlande 
en  garde  contre  les  sociétés  secrètes,  surtout 
contre  les  Fénians  et  les  dynamitards,  dont  le 
fanatisme  ose  poursuivre  la  ruine  de  la  puis- 
sance anglaise.  En  véritable  homme  d'Etat, 
le  Pape  préfère  une  action  collective  du  clergé 
et  du  peuple  qui  maintienne  dans  de  justes 
limites  la  revendication  légale  et  procure  à 
l'Irlande  un  parlement  national.  La  pensée 
du  Pape  fut  comprise  ;  elle  calma  la  fureur 
des  ressentiments.  Ce  n'est  pas  un  résultat 
complet,  mais  il  permet  de  concevoir  des  es- 
pérances pour  l'avenir  de  l'de  catholique. 
Aux  trois  royaumes,  Léon  XIII  fait  entendre 
aujourd'hui  la  voix  qui  rappelle  à  l'unité. 

Le  pays  qui  appelait  le  plus  la  sollicitude 
du  Pape,  c'était  l'Allemagne.  Un  homme  que 
ses  exploits  ont  fait  illustre,  dont  les  vertus 
méritent  les  galères,  venait  d'abattre  la  supé- 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


345 


riorité  de  la  France  et  de  créer  un  empire 
protestant  de  Prusse.  Pour  inaugurer  cet  em- 
pire, ce  sauvage  n'imagina  rien  « J « ■;  mieux 
qu'une  persécution  à  fond  contre  l'Eglise  ca- 
tholique. Par  une  Bérie  de  luis,  publiées 
chaque  année  au  mois  de  mai,  il  détruisit 
tous  les  titres  d'existence  légale  de  l'Eglise  et 
lit  autant  de  crimes  des  actes  de  sou  plus  né- 
cessaire exercice.  Dans  un  pays  où  Luther 
avait  fait  une  révolution,  soi-disant  pour  af- 
franchir les  moines  et  les  prêtres,  les  moines 
étaient  proscrits  et  les  prêtres  mis  en  prison 
pour  avoir  dit  la  messe  ou  administré  un 
mourant.  Les  seize  millions  de  catholiques 
allemands  se  trouvaient  ainsi  privés  de  culte 
et  réduits  à  toutes  les  servitudes  dont  la  Ré- 
volution a  généralisé  un  peu  partout  l'igno- 
minie. De  tels  actes  formaient  pour  le  socia- 
lisme un  appoint,  un  encouragement  et  une 
justification.  A  deux  reprises,  des  assassins 
avaient  tiré  sur  l'empereur  ;  Bismarck  lui- 
même  avait  eu  son  apprenti  assassin.  Les 
protestations  de  Pie  IX  avaient  répondu  à 
ces  lois  de  comhat  et  à  ces  actes  de  persécu- 
tion ;  ses  anathèmes  n'avaient  qu'exaspéré 
davantage  le  persécuteur.  Léon  XIII  le  prit  de 
biais  par  son  Encyclique  contre  le  socialisme. 

Cette  Encyclique,  vrai  chef-d'œuvre  de 
science  politique,  expose  la  négation  de  la  vérité 
révélée  et  de  l'ordre  surnaturel.  Cette  négation 
affranchit  l'homme,  stimule  son  naturel  désir 
de  s'élever  au-dessus  des  autres,  abaisse  les 
barrières  devant  les  passions,  découronne  le 
pouvoir  civil,  livre  la  société  à  l'anarchie.  Le 
mal  connu,  la  guérison  est  facile.  Il  faut  que 
les  peuples  et  les  rois  reviennent  à  l'Eglise 
vengeresse  de  la  vérité,  de  la  morale  et  de  la 
justice,  par  conséquent  promotrice  et  gar- 
dienne du  vrai  bien  social.  L'empereur  et  le 
chancelier  de  fer  comprirent  qu'en  persécu- 
tant l'Eglise,  ils  doublaient  les  forces  de  l'en- 
nemi et  l'aidaient  à  atteindre  ses  fins  per- 
verses. Léon  XIII  ouvrit  là-dessus  une  négo- 
ciation pacifique  et  intervint  dans  les  conseils 
du  Centre  au  Reichstag.  Les  obstacles  à  la 
paix  furent  écartés.  Les  lois  de  mai  dispa- 
rurent graduellement,  et  si  les  catholiques 
allemands  ne  récupérèrent  pas  tous  leurs 
droits,  ils  furent  traités  avec  une  plus  intelli- 

nte  justice. 

Bismarck  lui-même,  sur  les  conseils  d'un 
prêtre  dont  la  vertu  ne  justifie  pas  suffisam- 
ment la  fortune,  hâta  l'œuvre  de  paix  en  in- 
voquant la  médiation  du  Pape.  La  médiation 
des  Papes  est  une  conséquence  de  leur  pou- 
voir suprême  :  «  Au  Moyen  Age,  dit  Ancillon, 
la  papauté  a  peut-être  sauvé  l'Europe  de  la 
barbarie.  »  Voigt,  Hurter,  Novalis,  protestants 
comme  Ancillon,  confessaient  plus  explicite- 
ment la  même  chose.  Voltaire  affirmait  que 
les  intérêts  des  peuples  exigent  qu'il,  soit  posé 
des  limites  à  la  puissance  des  souverains. 
Fénelon  et  Leibnitz,  sous  les  inspirations  du 
génie,  avaient  réclamé  l'établissement  «l'un 
tribunal  international  dont  le  Pontife  romain 
serait   le   président.  Ifismarck,  de  son   plein 


mouvement,  au   milieu  des  embarras  de  sa 
politique,  vint  a  confirmer  ces   réclamatl 
du  génie. 

L Espagne  possédait,  an  milieu  du  grand 
Océan,  les  îles  Carolines  et  Palaos  ;  elle  les 

avait  découvertes  et  évangélisées  ;  puis, 
ruinée  par  la  guerre  de  la  succession  d'Es- 
pagne après  Philippe  V,  elle  avait  négligé 
leur  gouvernement.  La  Prusse,  devenue  em- 
pire, voulait  devenir  un  empire  colonial  ; 
croyant  les  Carolines  abandonnées,  sans  plus 
de  façon  elle  s'y  installa.  La  plantation  du 
drapeau  prussien  sur  l'île  de  ¥/ap  mit  le  feu 
aux  poudres.  L'Espagne  se  souvint  de  Charles- 
Quint  et  de  Philippe  II,  du  temps  où  le  soleil 
ne  se  couchait  pas  sur  ses  terres,  elle  parla  de 
guerre.  Bismarck  était  visiblement  dans  son 
tort  ;  s'il  y  eût  trouvé  plus  grand  profit,  la 
force  eût  encore  primé  le  droit,  mais  après 
avoir  volé  deux  provinces,  il  voulut  se  donner 
le  lustre  de  respecter  un  moulin.  Léon  XIII, 
invoqué  comme  arbitre,  proclama  l'antique 
droit  de  l'Espagne  et  garantit  aux  Allemands 
la  liberté  de  s'établir  sur  les  terres  de  l'ar- 
chipel, d'en  cultiver  le  sol,  d'en  développer 
l'industrie  et  le  commerce  dans  les  mêmes 
conditions  que  les  sujets  espagnols,  et  d'y 
établir  une  station  navale.  Alphonse  XII  et 
Guillaume  Ier  acceptèrent  cet  arbitrage  ;  par 
reconnaissance,  l'empereur  offrit  au  Pape  une 
croix  pectorale  ornée  de  brillants,  et  Bismarck 
lui  écrivit  une  lettre  où  il  l'appelle  Sire,  titre 
qui  nie  implicitement  la  légitimité  du 
royaume  d'Italie. 

L'Eglise,  selon  saint  Augustin,  n'est  pas 
diminuée  par  la  persécution,  elle  est  plutôt 
augmentée  ;  elle  s'augmente  également  par 
la  résistance  et  par  le  sacrifice.  Bismarck, 
parlant  du  Fabius  pontifical,  avait  dit  : 
«  Léon  XIII  est  un  des  hommes  politiques  les 
plus  considérables  des  temps  modernes  »  ; 
mais  il  retenait  toujours  :  «  L'eau,  disait 
Windthorst,  s'est  quelquefois  retirée,  le  flot 
est  toujours  impétueux  ».  Enfin,  le  9  mai  188G 
la  législation  anti-catholique  fut  détruite  : 
l'Eglise  sortit  triomphante  d'une  injuste  per- 
sécution. Il  faut  ajouter  que  si  Léon  XIII 
remporta  la  victoire,  Pie  IX  l'avait  préparée 
par  l'intrépidité  de  sa  résistance. 

Léon  XIII  avait,  en  Russie,  un  autre 
champ  d'action.  Dans  ce  vaste  empire,  les 
catholiques  étaient  loin  de  jouir  des  avan- 
tages qu'accordent  tous  les  peuples  civilisés. 
A  l'occasion  de  l'anniversaire  du  couronne- 
ment du  czar,  Léon  XIII  avait  chargé  l'inter- 
nonce  de  Vienne  de  porter  ses  félicitations  à 
Saint-Pétersbourg.  L'accueil  fait  à  l'inter- 
nonce  fut  assez  encourageant.  Le  Pape  crut 
opportun  d'écrire  à  Alexandre  II  pour  lui 
représenter  qu'au  milieu  des  révolutions  po- 
litiques et  des  convulsions  sociales,  la  liberté 
rendue  à  l'Eglise  ferait  naître  certainement  la 
paix  et  produirait  la  fidélité.  Alexandre, 
touché  des  paroles  du  Pontife,  envoya  ses 
deux  fils,  Serge  et  Paul,  à  Home,  pour  re- 
nouer les  relations  entre  Rome  et  Saint-Pé- 


346 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Lerabourg.  La  mort  tragique  de  l'empereur, 
né  pai  les  nihilistes,  oe  permit  pas  à 
ses  bonnes  dispositions  d'abontir. 

Léon  Mil,  pour  arriver  au  Lut,  prit  un 
détour.  Les  pays  slaves  avaient  été  évaogé- 
lisés  par  .saints  (  L\  ri  lie  et  Methodius,  Ces 
ai  ôlres  avaient  même  créé  l'alphabet  du 
pays  slave  et  inauguré  sa  littérature  par  une 
traduction  uY>  livres  saints.  Leur  millénaire 
revenait  en  1880.  Léon  XIII  voulut  le  célébrer 
par  une  encyclique.  Cet  acte  obtint,  dans 
les  pays  slaves,  un  retentissement  prodigieux. 
Ce  millénaire  lut  glorifié  avec  une  solennité 
extraordinaiie.  D'Autriche,  de  Hongrie,  de 
Bulgarie,  de  Serbie,  vinrent  à  Home  de  nom- 
breux pèlerinages.  L'épiscopat  de  ces  contrées 
répondit  magnifiquement  aux  avances  du 
Pape.  Sur  ces  entrefaites,  Léon  XIII  rétablit 
la  hiérarchie  catholique  dans  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine.  Par  la  grâce  de  Dieu,  Alexan- 
dre III,  le  Taciturne,  vint  à  comprendre  qu'il 
ne  pouvait  plus  tenir  les  peuples  dans  l'isole- 
ment et  les  catholiques  sous  la  persécution. 
Un  chargé  d'affaires  fut  envoyé  à  Home  pour 
établir  peu  à  peu  la  paix.  Aujourd'hui,  par  la 
volonté  de  Nicolas  II,  il  existe  à  Home  une 
ambassade  russe.  Si  l'on  nous  disait  qu'un 
cardinal  russe  chantera  bientôt  la  messe  à 
Saiut-Péieiïibourg,  nous  dirions  :  Pourquoi 
pas? 

Nous  ne  disons  rien  ici  de  l'Autriche  et  de 
l'Italie.  L'Autriche  est  un  empire  à  deux  tètes 
qui  n'a  ni  cœur  ni  cervelle  :  il  viole  la  disci- 
pline catholique  pour  plaire  à  Calvin  ;  par 
défaut  de  foi  et  de  vertu,  il  se  divise  et  se  dé- 
compose. François-Joseph  est  le  dernier  des 
souverains.  Quant  à  l'Italie,  qui  laisse  insulter 
le  cadavre  de  Pie  IX  et  vole  les  biens  de  la 
propagande,  ce  n'est  pas  un  gouvernement, 
c'est  un  ramas  de  soudards  garibaldiens  qui 
emplissent  leurs  poches  et  qui  mettent  la  cou- 
ronne à  l'encan  de  la  banqueroute.  Humbert 
premier  et  dernier  n'est  que  le  croque-mort 
de  l'Italie,  parce  qu'il  est  le  geôlier  de 
Léon  XIII. 

L'Orient  avec  sa  vaste  étendue  n'attirait  pas 
moins  l'attention  du  Pape  que  les  pays  slaves. 
En  Orient,  il  y  a  l'Eglise  Grecque,  l'Eglise 
Arménienne,  l'Eglise  Syro-Chaldaïque  et 
l'Eglise  Copte.  En  faveur  de  l'Eglise  grecque, 
Léon  XIII  agrandit  de  moitié  le  collège  de 
Saint-Athanase,  doubla  le  nombre  de  ses 
élèves  et  y  fit  enseigner  cette  liturgie  dont  les 
Grecs  sont  si  jaloux  ;  ce  collège  est,  pour 
Athènes,  une  pépinière  d'apôtres.  En  Arménie 
Léon  XIII  mit  fin  au  schisme  de  Kupélian, 
créa  cardinal  le  patriarche  arménien  Hassoun, 
établit  à  Home  un  collège  arménien,  et  en- 
voya en  Arménie  des  jésuites  et  des  frères  de 
la  doctrine  chrétienne  pour  fonder  un  collège 
et  des  écoles  populaires.  Au  regard  des  Syro- 
Chaldaïques,  le  Pape  approuva  leur  patriarche 
Abolionan,  il  lui  envoya  des  dominicains 
pour  établir  un  collège  où  accourut  la  jeu- 
nesse de  la  Mésopotamie.  Joyeuses  sont  les 
nouvelles  qui  parviennent  en  Europe  de  cet 


établissement  qui  ramène  le  christianisme 
pays  des  anciens  patriarches,  aujourd'hui 
m. Mue,  le  Pontife  adresse  un  appel  aux  Coptes 
d'Egypte  et  a  toutes  les  EJglises  d'Orient  pour 
les  faire  revenir  à  l'unité.  Hier,  il  avait  en- 
voyé un  légat  à  Jérusalem,  pour  célébrer,  en 
Terre-Sainte,  le  Congrès  icharistique  et 
hâter  le  jour  où,  en  Orient,  il  n'y  aura  plu- 
qu'un  troupeau  et  qu'un  pasteur. 

lin  Perse,  Léon  XIII  protège  les  lazariste.-: 
et,  par  quelques  décorations  habilement  dis- 
tribuées, se  fait  bien  venir  de  la  cour.  Aux 
Indes,  il  met  fin  au  schisme  de  (roa  ;  il  s'ap- 
plaudit de  la  liberté  que  l'Angleterre  accorde 
aux  missions.  En  Chine,  il  défend  le.-  mi-sion- 
naires  contre  le  fanatisme  violent  des  foules 
et  maintient,  près  des  Fils  du  Ciel,  le  protec- 
torat de  la  France  dans  l'Extrême-Orient.  Au 
lapon,  il  soutient,  près  du  Mikado,  la  sainte 
cause  de  l'Lglise.  Dans  la  récente  guerre  entre 
le  Japon  et  la  Chine,  grâce  a  Léon  XIII,  si  les 
missions  ont  beaucoup  souffert  des  rebelles, 
elles  ont  été  respectées  des  troupes  régu- 
lières. 

Dans  l'Amérique  du  Nord,  un  grand  peuple 
est  en  train  de  se  former.  L'esprit  religieux, 
l'esprit  conservateur,  à  peine  distincts  en 
principe,  s'y  concilient,  en  fait,  avec  l'esprit 
de  travail  et  une  grande  force  d'initiative. 
Pour  mettre  à  profit  ces  grandes  qualités,  il 
faut,  près  du  berceau  de  la  Hépublique  fédé- 
rale, une  puissante  action  de  l'Eglise. 
Léon  XIII,  pour  lui  en  assurer  les  bénéfices, 
appelle  à  Rome  plusieurs  évoques  d'Amé- 
rique et  détermine  avec  eux  les  matières 
d'un  prochain  concile.  En  1884,  il  convoque, 
par  la  bulle  Rei  catholicx  inercmentum,  le 
concile  national  de  Baltimore.  Quatre-vingt- 
trois  évoques  se  réunissent  sous  la  présidence 
de  l'archevêque  Gibbons  ;  ils  portent  les  dé- 
crets les  plus  favorables  au  6alut  des  âmes  et 
à  la  prospérité  de  la  Hépublique.  Le  plus  im- 
portant de  leurs  décrets  se  réfère  à  la  fonda- 
tion d'une  Université  catholique  à  Washing- 
ton. Bieu,  en  effet,  ne  contribue  plus  à 
l'agrandissement  d'un  jeune  peuple  que  des 
études  supérieures,  si  vous  y  joignez  la  pleine 
liberté  d'action  du  clergé  tant  séculier  que 
régulier  ;  par  ces  deux  seules  causes,  ce 
peuple  doit  parvenir  promptement  à  la  vraie 
grandeur.  Afin  d'assurer  encore  mieux  la  fé- 
condité de  ces  deux  puissances,  Léon  XIII 
unit  plus  fortement  l'Amérique  au  Saint- 
Siège,  par  la  création  d'une  nonciature  et 
l'envoi  comme  nonce  du  canoniste  Satolli. 

Dans  une  lettre  pastorale  collective  qui  se- 
rait à  citer  tout  entière,  les  Pères  de  Balti- 
more touchent  au  point  qui  intéresse  le  plus 
la  civilisation  :  «  Affirmer,  disent-ils,  que 
l'Eglise  catholique  soit  hostile  à  la  grande 
Hépublique  parce  qu'elle  enseigne  que  toute 
autorité  vient  de  Dieu,  parce  que  derrière  les 
événements  qui  préparent  la  fondation  de  la 
Hépublique,  elle  voit  la  Providence  de  Dieu 
qui  la  guide,  et  derrière  l'autorité  des  lois, 
elle  trouve  l'autorité  de  Dieu  qui  les  rectifie  : 


LIVRE  QUATRE-VING1  Ql  ATmiizikmi 


i  une  accusation  assurément  étrange  et 
absurde,  et  noua  nous  étonnons  de  L'entendre 
exprimer  même  par  des  personnes  de  mé- 
dioere  intelligence.  Nous  croyons  que  les 
hér<>s  de  la  patrie  ont  été  Les  instruments  du 
Dieu  des  nations  et  tous  nous  levons  <lcs  re- 
gards reconnaissants  et  respectueux  vers 
Dieu,  et  vers  Les  Instruments  qu'il  a  choisis 
pour  établir,  sur  notre  sol,  la  patrie  <le  la  li- 
berté. Il  ne  serait  pas  moins  déraisonnable  de 
croire  que  le  libre  esprit  des  institutions  amé- 
ricaines soit  incompatible  avec  la  parfaite  do- 
cilité due  à  la  doctrine  du  Christ.  L'esprit  de 
la  liberté  américaine  n'est  pas  l'esprit  de  li- 
cence et  d'anarchie;  il  est  essentiellement 
formé  de  l'amour  de  l'ordre,  du  respect  de 
l'autorité  légitime  et  de  l'obéissance  aux 
justes  lois.  Dans  le  cœur  de  l'amant  le  plus 
passionné  de  la  liberté  américaine,  il  n'y  a 
rien  qui  puisse  empêcher  sa  soumission  à 
l'autorité  divine  et  à  l'autorité  que  le  Seigneur 
a  conférée  à  son  Eglise.  »  Paroles  d'or  que 
nous  voudrions  voir  gravées  au  fronton  de 
tous  les  Parlements,  foyers  ordinaires  de 
U  utes  les  passions  politiques,  qui  ne  sont,  à 
bien  prendre,  que  les  plus  vulgaires  passions. 

Dans  le  noir  continent  d'Afrique,  le  Pape 
maintient  les  anciennes  missions  d'Egypte, 
d'Abyssinie  et  du  Sénégal  ;  il  ouvre  aux  Pères 
Blancs  les  missions  du  Soudan,  du  Sahara  et 
des  grands  lacs  ;  il  confie  la  mission  du  Cap 
aux  Oblats  de  Saint-François-de-Sales  ;  il 
favorise  de  toutes  ses  forces  les  croisades 
anti-esclavagistes.  Rien  ne  sera  négligé  pour 
que  les  fils  d'Ismaël  soient  soustraits  à  l'ana- 
thème  et  inclinent  enfin  leur  front  devant  la 
€roix. 

Même  zèle  pour  les  innombrables  îles  de 
l'Océanie.  Léon  XIII  donne  un  cardinal  à 
l'Australie.  Quant  aux  peuplades  sauvages, 
souvent  cannibales,  des  Archipels,  son  cœur 
s'émeut  sur  leur  sort.  Parmi  les  nations  chré- 
tiennes, il  y  a  de  petites  sociétés  de  mission- 
naires qui  vivent  un  peu  à  l'étroit.  Vous  de- 
mandez à  quoi  elles  servent  ;  c'est  pour  que 
le  Vicaire  de  Jésus-Christ  leur  ouvre  tous  les 
horizons  d'un  apostolat  qui  n'a  pas  pu  s'exer- 
cer depuis  deux  mille  ans. 

Lniin,  pour  toutes  les  missions,  Léon  XIII 
favorise  hautement  l'œuvre  de  la  Propagation 
de  la  foi  ;  grâce  à  lui,  sous  nos  yeux  s'accom- 
plit enfin  la  parole  du  psalmiste  :  «  La  voix 
des  apôtres  a  retenti  dans  tout  l'Univers.  » 
Pour  nous  :  Sistimus  hic  tandem  nobis  ubi  de- 
fuit  or  bis. 

Une  biographie,  pour  être  complète,  exige 
le  portiait  du  personnage,  quelques  détails 
sur  sa  vie  intime,  et,  autant  que  le  respect 
le  permet,  quelques  appréciations  sur  son 
œuvre.  La  Sainte  Ecriture  nous  défend  de 
louer  l'homme  encore  vivant;  elle  ne  défend 
pas  de  lui  rendre  justice,  et  elle  prescrit  de 
l'honorer. 

Léon  XIII  est  de  stature  plutôt  grande,  de 
Corpulence  délicate,  de  carnation  blanc-rosée. 
Des  sa  jeunesse  il  était  maigre,  mais  sa  fibre, 


bien  que  délicate,  peul   i  i    aux   gra 

infirmités,  aux  occupations    ériense    si  con- 
tinues, aux   cruelles  anxiétés  de  L'Ame.  On 

voit,  dans  cette  force,  une  spéciale  ■uce 

de  la  divine  grâce.  Le  regard  du  Pape  exprime 

L'énergie,  la  douceur,  une  grande  iotelli 

ei  une  parfaite  pénétration.  La  maigreur  des 

joues  et  le  menton  quelque  peu  allongé  don- 
nent connue  perspective  plus  d'ampleur  au 
front  où  se  devine  l'étendue  de  la  connais- 
sance. Les  cheveux  sont  très  blancs,  clairs 
sur  la  partie  supérieure  du  front,  plus  dru 
sur  le  reste  de  la  tète.  Même  sans  connaître 
la  phrénologie  de  Gall,  on  voittoul  de  suite 
qu'on  est  en  présence  d'un  esprit  supérieur. 
Les  yeux  cbàlain-clair  sont  vivaces  et  scin- 
tillants; ils  dénotent  la  vivacité  et  la  promp- 
titude de  l'âme.  La  tenue  du  Pontife  est  grave, 
quelquefois  vacillante,  par  effet  de  l'âge  qui 
incline  vers  la  décrépitude.  Le  son  de  la  voix 
a  une  inflexion  légèrement  nasale  ;  il  est  tou- 
tefois robuste  et  sonore.  C'est  même  une  voix 
belle  à  entendre  dans  la  mâle  vibration  du 
discours,  surtout  du  discours  latin  où  la  parole 
a  une  spéciale  caractéristique,  celle  de  la  pro- 
nonciation  la  plus  pure  et  la  plus  distinguée. 

Le  Pape  Léon  XIII  n'a  rien  changé  à  la  sim- 
plicité de  sa  vie  antérieure.  Le  Pape  se  lève 
de  grand  matin  et  se  fait  toujours  réveiller  à 
heure  fixe  ;  ensuite,  il  se  recueille  un  peu  dans 
son  oratoire,  il  consacre  une  demi-heure  à 
l'oraison  mentale,  à  la  méditation  de  la  vérité 
évangélique  ou  des  mystères  de  la  foi.  Avec 
l'assistance  de  son  chapelain,  il  récite  les  pre- 
mières heures  canoniales  et  se  prépare  à  la 
célébration  de  la  sainte  Messe.  La  sainte  Messe 
terminée,  il  descend  de  l'autel  et  assiste  à  une 
messe  d'actions  de  grâces. 

Si  quelques  fidèles  ont  eu  la  bonne  fortune 
d'entendre  la  Messe  du  Saint-Père,  le  Pape 
s'asseoit  sur  un  siège  et  reçoit  ces  heureux 
visiteurs.  L'un  après  l'autre, ils  plient  le  genou 
devant  ce  vénérable  vieillard,  en  reçoivent 
des  paroles  de  réconfort  et  une  bénédiction. 
La  plupart  se  retirent  émus,  parfois  les  yeux 
mouillés  de  larmes. 

Avant  de  se  livrer  aux  fatigues  quoti- 
diennes, le  Pape  entre,  près  de  la  chapelle, 
dans  une  salle  très  simple,  où  il  prend  son 
déjeuner  ordinaire.  La  collation  se  compose 
d'une  tasse  de  café  et  d'une  petite  pagnofte. 

Après  le  déjeuner,  le  Pape  se  retire  dans 
son  bureau  particulier,  où  l'attendent  les  se- 
crétaires, pour  lui  présenter  la  correspondance 
du  jour.  Cette  correspondance  est  habituelle- 
ment chargée,  et  très  digne  d'attention.  Le 
Pape  lui  consacre  quelque  temps.  Ensuite,  il 
reçoit  les  rapports  des  diverses  congrégations 
de  cardinaux.  Toutes  les  questions  impor- 
tantes, compliquées,  incertaines,  traitées 
d'abord  par  les  congrégations,  sont  soumises 
au  Pape,  qui  prononce,  sur  chacune  d'elles, 
un  jugement  rapide  et  lumineux. 

Léon  XIII  ne  supporte  pas  la  négligence,  le 
défaut  d'ordre,  de  régularité  et  d'exactitude. 
C'est  un  esprit  éminemment  pratique  et  qui  ne 


i 


348 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


craint  pas  d'examiner  les  particularités  les 
plus  minutieuses.  Son  entourage  est  souvent 
étonné  de  la  merveilleuse  mémoire  des  faits 
les  moins  importants,  mémoire  dont  il  donne 
tous  les  jours  la  preuve. 

Après  les   congrégations   vient  le  tour  du 

rétaire  d'Etat  :  Sa  Sainteté  s'occupe  avec 
lui  des  difficiles  et  délicates  relations  avec  les 
gouvernements  étrangers.  Les  luttes  âpres  et 
quotidiennes  que  le  Saint-Siège  doit  soutenir 
non  seulement  avec  les  cours  non-catho- 
liques, mais  avec  celles  qui  se  disent  catho- 
liques, montrent  quel  vaste  champ  est  ré- 
servé au  Pape  dans  la  politique  et  la  diplo- 
matie. 

Presque  chaque  jour,  le  Pape  reçoit,  tantôt 
des  ambassadeurs,  tantôt  des  évoques,  tantôt 
des  pèleiins,  des  membres  de  confréries,  de 
comités  et  de  congrès. 

Au  milieu  du  jour,  dans  la  saison  douce,  il 
va  se  promener  au  jardin  du  Vatican.  Pen- 
dant l'été,  il  choisit,  pour  sa  promenade,  les 
heures  du  soir. 

Le  repas  du  Saint-Père  est  très  frugal  ;  les 
viandes  les  plus  simples,  quelques  fruits,  un 
peu  de  vin  mêlé  d'eau  forment  le  dîner  et  le 
souper.  Dans  ses  repas,  selon  l'usage  constant 
des  Papes,  Léon  XIII  est  toujours  seul. 

Le  soir,  après  le  souper,  le  Pape  récite  le 
bréviaire  avec  son  chapelain  et  fait  les  autres 
prières.  Après  les  prières,  le  vénérable  Pon- 
tife se  retire  et  se  repose.  Sa  chambre  à  cou- 
cher est  de  la  simplicité  la  plus  sévère.  Le 
temps  qu'il  consacre  au  repos  est  à  peine  suf- 
fisant pour  rétablir  ses  forces;  avec  son  im- 
mense labeur  intellectuel,  son  corps  est  sou- 
mis à  une  dure  épreuve. 

On  dit  que  le  Pape  a  coutume  d'enlever 
quelques  heures  à  son  court  repos.  Ses  mer- 
veilleuses encycliques,  ses  allocutions  consis- 
toriales,  ses  bulles  les  plus  importantes  ont 
été  composées  pendant  les  heures  silencieuses 
de  la  nuit.  Plus  d'une  fois,  le  camérier,  en- 
trant le  matin,  trouva  Léon  XIII  la  tête  ap- 
puyée sur  la  table  :  le  Pape  avait  été  surpris 
par  le  sommeil  et  par  la  fatigue. 

Cette  humble  vie  explique  les  grandeurs  du 
Pontificat.  Trente-deux  ans  à  Pérouse,  petite 
ville  de  13.000  âmes,  ne  paraissaient  pas 
destiner  le  cardinal  Pecci  à  une  action  si 
éclatante.  Dans  ce  bourg  juché  sur  une  mon- 
tagne, en  plein  milieu  des  Apennins,  le  prélat 
avait  su  entendre  tout  ce  qui  se  disait  dans 
l'Eglise  et  dans  le  monde,  tout  voir  de  ce  qui 
se  faisait,  tout  méditer  de  ce  qu'il  pensait. 
Cardinal,  s'il  ambitionna  la  tiare,  on  l'ignore, 
mais  il  y  préludait  par  ses  actes  d'évêque. 
Parmi  ces  actes,  on  cite  une  homélie  sur  la 
civilisation,  des  lettres  pastorales  sur  la  sanc- 
tification du  dimanche  et  le  pouvoir  temporel 
des  Papes,  un  mandement  sur  le  blasphème, 
un  avertissement  contre  les  écoles  protes- 
tantes, les  règles  de  la  vie  chrétienne,  un  dis- 
cours sur  les  prérogatives  du  Pape,  la  consé- 
cration du  diocèse  au  Sacré-Cœur  et  à  la 
Sainte  Vierge,  des  lettres  sur  la  divinité  de 


Jésus-Christ,  sur  les  erreurs  courantes  contre 
la  religion  et  la  vie  chrétienne,  sur  la  con- 
duite du  clergé  dans  les  temps  présents,  sur 
les  prérogatives  de  l'Eglise  et  les  erreurs  qui  y 
portent  ail» tinte,  sur  la  lutte  chrétienne,  sur  le 
concile  œcuménique  du  Vatican,  but  l'Eglise 
catholique  au  .\i\'J  siècle,  enfin  sur  l'Eglise  et 
la  civilisation.  Ces  actes  épiscopaux  sont  bien 
d'un  homme  qui  prélude,  sous  la  direction  di- 
vine, aux  plus  grandes  chose-. 

On  peut  juger  l'épiscopat  de  Pérouse,  on  ne 
peut  pas  juger  encore  le  Pontificat  de 
Léon  XIII  :  l'œil  ne  voit  pas  ce  qui  le  touche  ; 
pour  apprécier  un  monument,  il  faut  l'éloi- 
gnementsous  une  certaine  perspective;  pour 
apprécier  une  œuvre  historique,  il  est  indis- 
pensable d'attendre  les  révélations  du  temps. 
Nous  avons  sous  les  yeux  les  actes  du  Pape  : 
ces  actes  sont  autant  de  grâces  qui  produisent 
leur  elfet  ;  les  bienfaits  qui  en  découleront  un 
jour  sont  encore  le  secret  de  l'avenir. 

Mais  si  l'on  ne  peut  juger  le  Pontificat,  on 
peut  juger  le  Pontife.  Pour  le  juger  en  toute 
vérité,  il  faut  avant  tout  se  rappeler  que  le 
Pape  est  le  vicaire  de  Jésus-Christ. «  Je  vis,  di- 
sait saint  Paul,  mais  ce  n'est  pas  moi  qui  vis, 
c'est  Jésus-Christ  qui  vit  en  moi.»  Ce  que  le 
grand  apôtre  disait  de  la  vie  mystique  du 
chrétien  et  de  la  vie  apostolique  du  converti 
de  Damas,  doit  se  dire  à  plus  forte  raison  du 
Pontife  romain.  Le  Pontife  romain  est  le  doc- 
teur, le  pasteur,  le  chef  spirituel  et  le  père  de 
l'Humanité  rachetée  parJésus-Christ  :  il  en- 
seigne au  nom  et  avec  l'assistance  permanente 
de  Jésus-Christ  ;  il  conduit  son  troupeau  dans 
les  pâturages  de  la  vérité,  de  la  vertu  et  de 
la  justice,  mais  avec  l'autorité  et  l'assistance 
de  Jésus-Christ  ;  il  aime  les  agneaux  et  les 
brebis,  il  gouverne  les  petits  et  les  mères, 
avec  le  cœur  et  l'âme  de  Jésus-Christ.  L'ap- 
préciation d'un  Pape  exige  d'abord  qu'on  se 
metteàgenoux  et  qu'on  rende  grâces  au  divin 
Rédempteur. 

Ensuite,  il  faut  nous  souvenir  que  le  Vicaire 
de  Jésus-Christ  est  prisonnier.  Depuis  vingt- 
cinq  ans,  le  blocus  du  Vatican  se  resserre 
sans  bruit  et  sans  arrêt.  Le  Pape  de  l'Eglise 
catholique  peut  à  peine  gérer  sa  charge 
d'évêque  de  Rome.  Là  est  le  nœud  de  la 
question  et  le  secret  des  actes.  Or,  il  ne  pa- 
raît pas  qu'aucun  secours  puisse,  aujourd'hui, 
lui  venir  de  l'Europe.  Léon  XIII  a  fait  appel 
en  vain  aux  cours  et  aux  cabinets;  en  vain,  il 
a  montré  que  s'ils  ne  veulent  pas  être  écrasés 
sous  des  ruines  menaçantes,  ils  doivent  con- 
solider la  clef  de  voûte  du  vieil  édifice  euro- 
péen. Personne  n'a  eu  l'air  de  comprendre. 
Les  monarchies  sont  enveloppées  dans  le 
vaste  complot  qui  trame  la  perte  de  l'Eglise, 
et  l'Eglise  est  la  victime  qu'ils  offrent  en 
holocauste,  dans  l'espoir  de  se  sauver. 

Et,  cependant,  le  Pape  n'est  pas  seulement 
pontife,  il  est  roi.  Et  ce  qui  le  fait  tel,  ce 
n'est  pas  cette  loi  ridicule  de  garanties  que 
rien  ne  garantit,  mais  qui  confesse  ce  qu'elle 
veut  nier  ;  c'est  bien  l'histoire  et  la  tradition. 


LIVRE  QUATNE  VINGT-QUATORZIÉME 


349 


Oe  i|ui  fait  du  Pape  un  roi,  c'est  le  consente- 
nient  de  deux  cents  millions  d'hommes,  c'est 
l'acte  de  vingt  peuples  qui  entretiennent  pies 
de  sa  personne  des  ambassadeurs,  c'est  l'at- 
tention d'autres  peuples  qui  ne  reconnaissent 
pas  sa  principauté  religieuse  et  se.  désintéres- 
sent des  questions  confessionnelles,  et  qui 
pourtant  lui  envoient  des  plénipotentiaires. 
Ce  qui  confirme  sa  royauté  enfin,  c'est  ce 
quelque  chose  de  plus  puissant  que  tout,  le 
témoignage  universel,  l'oracle  de  l'univers. 
A  la  vérité,  quelques  centaines  d'Italiens, 
disciples  de  Garibaldi,  devenus  serviteurs  de 
Cornélius  llerz,  ont  cru  réduire  le  Pape  au 
titre  civique,  et  le  pouvoir  menacer  d'un 
renvoi  en  police  correctionnelle.  Cette  concep- 
tion saugrenue  prouve  qu'ils  n'ont  pas  lu  ou 
qu'ils  ne  savent  pas  comprendre  l'histoire. 

La  création  de  ce  royaume  d'Italie  qui  nie 
la  royauté  du  Pape  n'est  d'ailleurs  qu'un 
anachronisme  et  un  scandale.  C'est  l'effet 
d'un  complot  de  bourgeois  francs-maçons  et 
impies,  jaloux  de  substituer  l'élément  civil  à 
l'élément  religieux,  et  de  garder  leur  puis- 
sance en  se  déchargeant  de  vertu.  Les  conspi- 
rateurs n'ont  songé  qu'à  faire  fortune.  Au 
lieu  de  mettre  la  terre  aux  mains  du  peuple, 
ils  l'ont  gardée  pour  eux.  Les  fonds  ecclésias- 
tiques, indignement  volés  ou  politiquement 
gaspillés,  n'ont  été  achetés  que  par  la  classe 
moyenne.  Dans  un  pays  essentiellement  agri- 
cole, le  paysan  n'a  pas  même  l'espoir  de  de- 
venir propriétaire.  Les  séditions  fréquentes 
indiquent  la  gène  des  classes  ouvrières.  Quant 
à  l'aristocratie,  qui  entretenait  avec  l'ouvrier 
et  le  laboureur  des  rapports  aimables,  elle  a 
été  frappée  au  cœur  par  la  loi  de  succession. 
Une  bourgeoisie  égoïste  et  rapace  grossit  les 
fermages,  rogne  les  salaires  et  met  l'Italie  à 
la  besace. 

La  situation  de  l'Europe  n'est  pas  meilleure 
et  pose  d'autres  problèmes.  L'Europe  est  en 
train  de  passer  de  la  monarchie  à  la  démo- 
cratie, de  la  propriété  exclusive  au  travail 
affranchi,  du  régime  bourgeois  au  règne  du 
quatrième  Etat.  Au  fond  de  cette  Europe,  il  y 
a  une  barbarie  et  un  paganisme  nouveaux. 
Des  théories  infâmes  poussent  hardiment  au 
crime  ;  des  passions  féroces  ne  demandent  pas 
mieux  que  de  le  commettre,  au  nom  du  pro- 
grès. 

Des  incertitudes  pèsent  sur  les  esprits,  une 
grande  confusion  règne  dans  les  choses. 
C'est  à  cette  heure,  sous  le  ciel  le  plus  beau 
qu'on  ait  vu,  qu'une  étoile  jette  soudain  un 
éclat  tel  que  toutes  les  nations  en  paraissent 
illuminées.  A  la  lueur  discrète  de  cette  étoile, 
les  hommes  semblent  se  distinguer  dans  la 
nuit  et  se  diriger  sur  le  chemin  tortueux  où 
ils  marchent.  A  sa  lumière,  ils  comptent 
leurs  forces,  les  ramassent,  en  forment  une 
puissance  collective.  On  commence  à  parler 
d'équité  indulgente  là  où  il  n'était  question 
que  d'implacable  justice;  on  supplée  à  la  ré- 
volte par  la  patience  ;  on  invoque  des  devoirs 
là  où   l'on  ne  jurait   que  par  des  droits.  On 


met  enfin  un  peu  d'esprit  de  conciliation  à 
celle  loi  irritante  des  pauvres  et  des  riches  qui 
groupera  toujours  toute  société.  Et  l'étoile  qui 
éclaire  cette  scène,  c'est  l'étoile  de  Léon  XIII, 
qui  appelle  les  peuples,  à  la  délivrance 
d'abord,  puis  à  l'exaltation  de  la  papauté; 
institution  divine  qui  adoucira  les  maux  des 

peuples  en  corrigeant  le   Code   par  l'Evangile. 
Léon  XIII,  dit  un  publiciste  français,  est  >m 

pontife  de  la  plus  haute  vertu,  de  l'esprit  le 
plus  éclairé,  de  l'expérience  la  plus  complète, 
de  la  prudence  la  plus  consommée.  En  la  con- 
sidérant sans  esprit  de  parti,  sa  conduite  a 
été  constamment  marquée  au  coin  de  la  sa- 
gesse. Elle  n'a  pas  toujours  eu  le  succès 
qu'elle  méritait  pour  ses  intentions  loyales, 
pour  ses  sages  conseils,  pour  ses  promesses 
heureuses.  Mais  sa  magnanimité  n'a  pas 
craint  d'affronter  cet  échec  prévu!...  D'une 
doctrine  profonde,  il  ne  laissera  pas  péri- 
cliter le  dépôt  confié  à  sa  garde.  Hommes  de 
peu  de  foi,  rassurez-vous,  ce  n'est  pas  parce 
qu'il  est  sobre  de  paroles  qu'il  sacrifiera  les 
intérêts  de  l'Eglise. 

Pendant  qu'il  supporte,  avec  l'héroïque  va- 
leur du  martyr,  les  tribulations  qui  l'envelop- 
pent, Léon  XIII  attend  de  Dieu  sa  délivrance  : 
Léon  XIII  manifeste  au  monde  entier  son 
énergie  et  sa  sagesse.  Près  des  gouvernements 
européens,  il  poursuit  les  négociations  qui 
doivent  assurer  la  paix  de  l'Eglise.  Eu  Orient, 
il  prépare  les  voies  pour  ramener  à  l'unité 
catholique  des  millions  d'hommes  que  le 
schisme  grec  a  privés  pendant  des  siècles  de 
la  communion  avec  le  Siège  de  Pierre.  En 
Occident,  il  travaille  également  à  réparer  les 
brèches  ouvertes  par  l'hérésie  et  le  schisme. 
Ailleurs,  il  presse  l'exploration  des  pays  in- 
connus, jusqu'ici  peu  accessibles  aux  mis- 
sions catholiques.  Sa  voix  autorisée  s'est  fait 
souvent  entendre  à  tout  l'univers  ;  elle  con- 
seille avec  une  sage  éloquence  ;  elle  montre 
du  doigt,  dans  les  plus  importantes  questions 
de  philosophie,  la  voie  de  la  vérité  ;  elle  en- 
seigne les  moyens  d'améliorer  la  vie  humaine 
dans  toutes  ses  manifestations  individuelles, 
domestiques  et  sociales  ;  elle  indique  le  che- 
min à  suivre  pour  tous  les  enfants  de  la  sainte 
Eglise,  afin  que  toute  chair  puisse  contempler 
le  salut  qui  vient  de  Dieu.  Lumen  in  cœlo   .     . 

L'histoire  de  l'Eglise,  écrite  par  un  prêtre 
français,  doit  rendre  grâces  au  Pontife  des 
services  rendus  à  sa  patrie  et,  en  particulier, 
de  sa  sollicitude  à  lui  conserver  le  protectorat 
de  l'Eglise. 

La  France  exerce  son  protectorat  sur  les 
catholiques  du  Levant;  du  Levant  propre- 
ment dit,  ce  protectorat  s'est  étendu  à  tous 
les  pays  d'Orient,  y  compris  la  Chine  et, 
comme  conséquence,  à  tous  les  pays  de  mis- 
sions apostoliques.  Quelle  est  la  nature  de  ce 
fait?  correspond-il  au  droit?  et,  s'il  y  corres- 
pond, dans  quelle  mesure  le  fait  a-t-il  créé  le 
droit  ?  dans  quelle  mesure  le  droit  a-t-il  créé 
le  fait?  Telle  est  la  question. 


350 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Une  place  deguerredont  !<•-  bastions  fai- 
.1  L'Islam  :  niri>i  concevait- on  L'Eu- 
rope avant  François  I".  Entre  cette  forteresse 
et  Le  sultan,  François  I™  baissa  le  ponL-le\i~. 
\  i.(  lal.if  de  la  diplomatie,  Le  sultan,  intrus 
nie-Il.  eut  le  roi  très  chrétien  pour  intro- 
ducteur.   C'était    une    impiété,    presque    une 
apostasie.    Hais  en  vertu   d'une  mystérieuse 
destinée,    il    arrive   à    la    France    de    servir 

.lise,  non  seulement  par  ses  actes  de 
piété,  mais  aussi  par  les  conséquences  inat- 
tendues de  ses  actes  d'irréligion.  Entre  la 
Croix  et  le  Croissant,  François  Ier  avait  passé 
contrat.  11  résultait  de  ce  contrat  que  le 
Croissant  tolérerait  la  Croix  et  que  le  roi  de 
France  garantirait  celte  tolérance.  C'est  parce 
qu'il  était  entré  en  coquetteries  avec  la  Porte, 
qu'il  put  èlre  auprès  d'elle  le  premier  avocat 
du  Christ,  le  grand  protecteur  des  chrétiens. 

Ce  protectorat  fut  reconnu  par  les  fidèles 
en  souvenir  de  saint  Louis  et  des  services  que 
la  race  franque  avait  rendus  au  Moyen  Age  ;  il 
fut  reconnu  par  les  infidèles  en  échange  des 
services  que  nous  lui  rendions  au  xvi°  siècle. 
Cet  état  de  choses  fut  réglé  par  une  série 
d'actes  qui  s'appellent  ca/ntulations.  En  vertu 
de  ces  concessions,  il  est  licite  aux  Français 
voyageant  en  Orient  d'observer  leur  religion  ; 
même  faveur  est  accordée  aux  sujets  du  Pape 
et  des  rois  d'Angleterre.  La  visite  des  Saints- 
Lieux  est  permise,  sans  nulle  entrave,  «  aux 
sujets  de  l'empereur  de  France  et  à  ceux  des 
princes  ses  amis,  alliés  et  confédérés,  sous 
l'aveu  et  protection  du  dit  empereur  ».  Cette 
même  protection  couvre  les  religieux  du 
Saint-Sépulcre,  les  jésuites,  les  capucins  de 
Galata,  les  Eglises  que  la  nation  française 
possède  à  Smyrne,  à  Saïd,  à  Alexandrie,  dans 
les  autres  échelles,  et,  d'une  façon  générale, 
«  les  évéques  et  les  religieux  dépendants  de 
l'empereur  de  France  ».  Une  autre  capitula- 
tion englobe  dans  cette  catégorie  les  capucins 
et  missionnaires  de  toutes  nations  en  pays 
barbaresques,  notamment  à  Tunis  et  à  Tri- 
poli. 

Des  textes  peuvent  fonder  un  droit;  c'e-t 
en  s'exerçant  que  ce  droit  se  justifie.  C'est  en 
vertu  des  capitulations  que  Soliman  rend  aux 
chrétiens  un  sanctuaire  de  Jérusalem  trans- 
formé en  mosquée  ;  qu'un  autre  sultan  fait 
sortir,  en  1559,  quelques  pèlerins  de  prison; 
qu'un  ambassadeur  de  Henri  IV  rouvre  l'Eglise 
Saint-François  de  Péra,  sauve  le  Saint-Sé- 
pulcre de  la  profanation  et  les  religieux  de 
l'esclavage,  protège  les  évêchés  de  l'archipel, 
défend  et  assiste  constamment  toutes  les 
églises  et  tous  les  chrétiens  ;  que  le  premier 
consul  Bonaparte  prend  sous  sa  protection 
tous  les  hospices  et  tous  les  chrétiens  de  Sy- 
rie, d'Arménie  et  spécialement  toutes  les  ca- 
ravanes qui  visitent  les  Saints  Lieux  ;  et  que 
Napoléon  III  réclame  cette  même  protection 
que  les  Bourbons  avaient  fait  reconnaître  par 
des  firmans.  Cet  exercice  actif  et  constant  de 
notre  patronage,  ajoute,  à  la  force  massive 
des  traités,  la  force  vivante  de  la  tradition. 


La  tradition  ne  confirme   |  ment  les 

texte-  ;    bUs   les  complète  et   y   supplée.    Il 

semble  que,  d'après  le.s  capitulations,  les -culs 
clients  de  la  France  en  Orient,  soient  les  ca- 
tholiques des  nations  occidental,  s,  ruions  ou 
pèlerins  du  catholicisme  sur  le->  terre*  du  -ul- 
tan.  l'ourlant,  en  vertu  des  précédents  histo- 
riques, non  des  traités,  les  sujets  catholiques 
du  sultan  se  sont  aussi  groupés  lentement 
sous  notre  protection.  La  Porte  reconnut  gra- 
cieusement celle  prérogative,  elle  c>t  inscrite 
en  histoire  et  repose  sur  des  antécé  lents  his- 
toriques. Les  Maronites,  par  exemple,  sont 
placés,  depuis  saint  Louis,  sous  le  protectorat 
de  la  France. 

En  somme,  depuis  le  xvic  siècle,  le  double 
rôle  de  la  France  en  Oient,  c'est  d'être  la 
protectrice  exclusive  des  marchands  et  des 
pèlerins.  La  France  n'est  pas  restée  seule 
maîtresse  du  commerce  oriental  ;  les  autres 
nations  de  l'Europe  ont  envoyé,  en  Orient, 
des  ambassadeurs  et  des  consuls.  En  même 
temps  et  par  un  mouvement  contraire,  l'im- 
portance et  la  clientèle  du  protectorat  reli- 
gieux sont  allées  en  augmentant  et  les  Français 
apparaissent,  aux  yeux  des  Orientaux,  comme 
les  défenseurs  naturels  des  catholiques  de 
toute  nation,  même  de  la  nation  turque. 

L'Autriche,  il  est  vrai,  a  fait  insérer  dans 
les  traités  de  Passarowitz,  de  Belgrade  et  de 
Sistova,  des  clauses  par  lesquelles  le  sultan 
garantit  le  libre  exercice  du  catholicisme  en 
Orient.  Mais  ce  droit  ne  crée  aucune  tradition 
et  ne  s'appuie  sur  aucune  ;  c'est  la  simple  ré- 
pétition du  droit  concédé  à  la  France,  droit 
auquel  ces  traités  ne  portent  aucune  atteinte. 
On  a  prétendu  parfois  que  le  traité  de  Ber- 
lin avait  prononcé  notre  déchéance. Or,  avant 
le  Congrès,  il  avait  été  expressément  réservé, 
par  notre  ambassadeur,  «  que  l'Egypte,,  la 
Syrie  et  les  Saints  Lieux  resteraient  hors  de 
discussion  ».  Dans  sa  rédaction  primitive, 
l'article  12  du  traité  reconnaissait  nos  droits 
«  aux  Lieux  Saints  et  ailleurs  »  ;  la  rédaction 
définitive  du  même  article  porte  :  «  Les  droits 
acquis  à  la  France  sont  expressément  réser- 
vés ;  et  il  est  bien  entendu  qu'aucune  atteinte 
ne  saurait  être  portée  au  statu  qm  dans  les 
Lieux  Saints  ». 

Ce  discret  assaut  que  livraient,  à  notre  pro- 
tectorat, des  casuistes  de  chancelleries,  mé- 
ritait une  représaille.  En  1878,  nous  obte- 
nions, de  la  Propagande,  un  premier  témoi- 
gnage ;  en  1888,  une  circulaire  plus  explicite, 
de  la  même  congrégation,  atteste  solennelle- 
ment nos  droits. 

Depuis  un  demi-siècle,  la  Propagande  est 
devenue  une  sorte  de  puissance  internatio- 
nale. Immédiatement,  elle  commande  à  tous 
les  délégués  apostoliques  :  elle  reçoit  leurs 
rapports  fréquents,  les  examine,  y  répond,  et, 
le  cas  échéant,  les  oblige  à  consulter.  Au 
Pape,  ils  ne  doivent  pas  seulement  l'adhésion 
de  la  foi,  mais  encore,  dans  le  gouvernement 
de  leur  Eglise,  une  obéissance  scrupuleuse. 
Sous  Pie  IX,  la  Propagande  s'est  augmentée 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


351 


d'un  secrétaire  pour  les  affaires  orientales. 

Ainsi    fortifiée    et.   centralisée,    la   Propagande 

règle  la  conduite  deB  catholiques  dans  ions 

les    pays    de    missions,    c'est-à-dire    dans    les 

troi^  quarts  de  l'univers.  Un  Etat,  soucieux  de 

son  expansion,  doit  Compter  avec  la  Propa- 
gande. 

Les  capitulations  suffirent  longtemps  à  ga- 
rantir noire  influence  et  nos  droits.  Mais  la 
papauté  est  une  grosse  pièce  sur  L'échiquier 
du  monde  ;  et  les  Ktats  ont  plus  besoin  d'elle 
qu'elle  n'a  besoin  d'eux.  Suppose/,  que  la  Pro- 
pagande  ordonne  aux  chrétiens  d'Europe  éta- 
blis en  Orient  de  recourir,  en  cas  de  besoin, 
aux  ambassadeurs  et  consuls,  représentants 
divers  de  leur  nationalité  :  immédiatement 
notre  protectorat  chancelle.  L'Italie  et  l'Alle- 
magne nourrissaient  de  telles  prétentions  et 
peut-être  en  avaient  déjà  libellé  la  formule. 
La  troisième  république  vit  le  péril  et  eut  le 
mérite  de  le  conjurer. 

Le  cardinal  Siméoni  était  alors  préfet,  de  la 
Propagande.  Le  22  mai  1888,  la  circulaire 
Aspera  rerum  conditio  vint  répondre  aux 
vo'iix  de  notre  diplomatie.  Il  y  a,  dans  le 
Levant,  des  missionnaires  italiens;  la  circu- 
laire ordonne  à  ceux-ci  comme  aux  autres, 
de  se  conduire  envers  les  représentants  du 
Quirinal,  de  telle  sorte  qu'ils  ne  puissent  être 
soupçonnés  de  dispositions  favorables  ou  de 
connivence  à  l'égard  du  nouvel  ordre  de 
choses  existant  à  Home  ;  elle  défend,  en  par- 
ticulier, d'inviter  les  consuls  italiens  dans  les 
céréuionies  religieuses  et  de  leur  rendre  des 
honneurs  dans  les  Eglises  ;  s'ils  y  viennent 
spontanément,  elle  ne  permet  aux  délégués 
apostoliques  d'accepter  pour  leurs  écoles  et 
pour  leurs  oeuvres,  des  subsides  des  consuls 
italiens,  que  si  ceux-ci  ne  réclament,  en 
échange  de  ces  subsides,  aucun  droit  de  sur- 
veillance ou  de  tutelle. 

«  Car  on  sait,  dit  textuellement  la  circu- 
laire, que,  depuis  des  siècles,  le  protectorat 
de  la  nation  française  a  été  établi  dans  les 
pays  d'Orient,  et  qu'il  a  été  confirmé  par  des 
traités  conclus  entre  les  gouvernements.  Aussi 
l'on  ne  doit  faire,  à  cet  égard,  absolument  au- 
cune innovation  :  la  protection  de  cette  na- 
tion, partout  où  elle  est  en  vigueur,  doit  être 
religieusement  maintenue,  et  les  missionnaires 
doivent  en  être  informés,  afin  que,  s'ils  ont 
besoin  d'aide,  ils  recourent  aux  consuls  et 
autres  agents  de  la  nation  française.  De 
même,  dans  ces  lieux  de  missions  où  le  pro- 
tectorat de  la  nation  autrichienne  a  été  mis 
en  vigueur,  il  faut  le  maintenir  sans  change- 
ment. » 

"  t^'est  donc,  à  l'heure  actuelle,  conclut 
Georges  Goyan,  un  précepte  de  discipline, 
une  obligation  de  conscience  pour  les  délé- 
apostoliques  en  Orient,  à  quelques  pays 
qu'ils  appartiennent,  de  considérer  nos  con- 
suls comme  leurs,  protecteurs  naturels.  Ces 
délégués  apostoliques  et  leurs   fidèles   pou- 

(ij  Lu  France  chrétienne  dans  l'histoire,  p.  -r)98. 


raient  être  soumis  à  deux  statuts  fort  diffé- 
rents :  ou  bien   vivre,  sous  la  tutelle  exclu 

de  la  France,  comme  les  marchands,  jadis, 
commerçaient  exclusivement  sous  notre  ban- 
nière ;  ou  bien  se  grouper,  suivant  leurs  na- 
tionalités, autour  de  leurs  différents  consuls, 
comme  les  marchands,  aujourd'hui,  com- 
mercent chacun  sous  la  bannière  de  leurs 
Etats  respectifs.  Au  moment  même  où  l'on 
contestait  nos  droits  par  de  mali<  ieuses  in- 
terprétations du  traité  de  Berlin,  la  Propa- 
gande les  a  reconnus  ;  elle  en  impose  la  Btricte 
observance  à  ses  subordonnés  ecclésiastiques; 
et  notre  influence  doit  rester,  dans  l'avenir, 
ce  qu'elle  fut  dans  le  passé.  Tout  délégué  de 
la  Propagande  a  deux  patries  dans  les  terres 
de  sa  llautesse  :  son  pays  d'origine  et  une 
seconde  patrie  désignée  par  la  sacrée  Congré- 
gation, la  France.  C'est  sur  toute  une  région 
que  notre  protectorat  est  ratifié  :  plus  les 
chrétientés  s'y  multiplieront,  plus  s'accroîtra 
notre  clientèle.  La  France,  à  ce  litre,  doit 
souhaiter  une  Eglise  conquérante,  comme 
l'Eglise  doit  souhaiter  une- France  respec- 
tée (1).  » 

Deux  faits  militent  à  l'appui  de  ces  consi- 
dérations :  le  premier  c'est  que  la  France,  à 
elle  seule,  fournit  la  presque  totalité  des  sub- 
sides nécessaires  à  l'entretien  des  missions  ; 
le  second,  c'est  que  la  France  est  toujours 
aima  parens  virûm  et  qu'elle  fournit  à  elle 
seule  la  presque  totalité  des  missionnaires. 
Les  missions  sont  en  quelque  sorte  son  ou- 
vrage ;  il  est  juste  qu'elles  restent  sous  sa 
protection  dans  la  mesure,  au  moins,  où  elles 
sont  son  oeuvre.  C'est  la  conclusion  du  bon 
sens,  d'accord  avec  le  droit. 

En  résumé,  notre  protectorat  est  l'œuvre 
commune  de  trois  Frances  dissemblables, 
l'œuvre  de  saint  Louis,  des  Valois,  des  Bour- 
bons et  de  la  troisième  République.  A  cha- 
cune des  étapes  de  notre  protectorat  oriental, 
quelque  chose  est  créé,  mais  rien  n'est  perdu. 
Par-dessus  les  générations  successives,  qui 
font  le  geste  de  briser  l'unité  de  notre  his- 
toire, il  semble  que  veille  un  économe  invi- 
sible, qui,  pour  leur  profit  et  pour  sa  gloire,  la 
maintient  souverainement. 

Lorsqu'il  s'agit  d'un  Pape,  et  surtout  d'un 
Pape  vivant,  une  histoire  ne  serait  pas  com- 
plète, si  elle  négligeait  la  critique.  Dans  le 
monde  tel  que  la  Révolution  la  fait,  depuis 
trois  siècles,  l'histoire  n'est  pas  seulement  une 
conjuration  contre  la  vérité,  mais  îe  monde 
est  à  l'état  de  révolte  ouverte  et  de  complot 
permanent.  Un  Pape  a  simplement,  devant 
sa  face,  cette  masse  d'infidèles  dont  il  doit 
percer  les  ténèbres,  guérir  les  vices  et  surna- 
turaliser les  vertus  ;  et  une  masse  de  fidèles 
dont  il  doit  garder  la  vertu  et  la  foi.  Par  là 
même  qu'il  est  docteur  et  chef  de  l'Eglise  il 
voit  se  dresser,  contre  son  pouvoir,  trois 
sortes  d'adversaires  :  les  impies,  décorés  au- 
jourd'hui  du   nom    de   libres   penseurs,    qui 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


n'admettent  ni  religion,  ni  Dieu;  les  héré- 
tiques qui  n'admettent  pas  d'Eglise,  et  les 
Bcnismatiquea  qui  n'admettent  pas  le  Pape. 
Nous  avons,  sur  noire  table,  des  écrits  an- 
glais, allemands  et  russes,  dont  les  auteurs 
masqués  essaient  d'accabler  ie  Pape  de  leurs 
critiques  :  il  faudrait  un  volume  pour  leur 
répondre.  Nous  ne  répondrons,  ici,  qu'à  un 
prétendu  Russe,  qui  pourrait  bien  être 
français,  puisqu'il  s'appelle  Wasili.  Qu'il 
s'appelle  Pierre  ou  Paul,  qu'il  soit  un  homme 
ou  une  femme,  son  déguisement  ne  relève 
pas  la  qualité  de  sa  marchandise. 

A  première  vue,  il  est  difticile  de  croire  à 
sa  véracité.  Une  partialité  maladroite  inspire 
ses  jugements  sur  les  deux  cours  du  Vatican 
et  du  Quirinal.  S'il  parle  du  roi,  de  la  reine, 
des  dames  d'honneur  ou  des  chambellans,  il 
ne  sait  à  quelles  expressions  recourir  pour 
célébrer  leurs  grâces.  Les  chambellans  sont 
des  gentilshommes  de  la  plus  belle  eau  ;  les 
dames  d'bonneur  réunissent  toutes  les  ma- 
gnificences; la  reine  n'est  plus  une  femme, 
c'est  une  déesse  ;  le  roi  concentre  en  sa  per- 
sonne tous  les  traits  honorables  des  hommes 
qui  ont  brillé  sur  la  terre.  Devant  le  sire  Hum- 
bert,  il  faut  tomber  en  extase.  La  plume  qui 
se  complaît  à  ces  profusions  d'encens  est,  pa- 
raît-il, une  plume  républicaine,  peu  difficile 
sur  la  qualité  des  encensoirs,  et  parfaitement 
assortie  au  rôle  de  la  valetaille  littéraire.  Ce 
ne  sont  pas  là  des  jugements,  mais  des  pros- 
trations. 

S'il  parle  du  Vatican,  Vasili  quitte  l'encen- 
soir et  prend  le  fouet.  Page  68  :  «  Bien  moins 
spirituel  que  Voltaire  (qu'en  sait-il?),  Léon  XIII 
paraît  beaucoup  plus  fort  en  politique  et  en 
bien  d'autres  choses.  »  Page  69  :  «  Les  mains 
sont  plus  froides  que  le  gros  saphir  qu'elles 
offrent  au  baiser  de  l'adorateur.  »  Page  71  : 
«  Léon  XIII  est  un  tripoteur  d'argent.  » 
Page  75  :  «  Léon  XIII  est  vaniteux.  »  Page  68  : 
«  Léon  XIII  n'est  pas  savant.  »  Page  83  : 
«  Léon  XIII  est  entier  et  tyrannique.  » 
Page  112  :  «  Léon  XIII  n'est  pas  pieux.  » 
Page  115  :  «  La  politique,  c'est  le  grand 
souci  de  Léon  XIII.  »  Page  06  :  «  Fondre  peu 
à  peu  le  ^aint-Siège  dans  la  monarchie  ita- 
lienne, sans  que  les  autres  peuples  catholiques 
s'en  détachent,  tel  est  le  plan,  telle  est  l'œuvre 
à  longue  portée.  »  J'en  passe,  mais  pas  de 
meilleur. 

En  prenant  toutes  ces  allégations  au  pied 
de  la  lettre,  que  s'ensuit-il  ?  que  Léon  XIII 
est  un  homme,  et  non  pas  un  Dieu  comme 
Humbert.  Vous  vous  en  doutiez,  sans  doute  ; 
il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  de  gravir 
les  sommets  de  l'Olympe.  Mais,  même  en  sup- 
posant que  Léon  XIII  paie  son  tribut  à  l'hu- 
manité, —  ce  que  je  crois  volontiers,  car  l'in- 
firmité est  la  condition  première  du  mérite, 
—  qu'est-ce  que  cela  prouve  en  soi  et  qu'est- 
ce  que  cela  fait  contre  son  pouvoir?  Absolu- 
ment rien. 

Le  temps  n'est  pas  venu  d'écrire  l'histoire 
de  Léon  XIII  ;  quand  il  viendra,  je  ne  pense 


pas  que  les  historiens  aienl  à  écrire  en  3e  voi- 
lant la  face.  En  attendant,  aucun  homme 
sensé  n'admettra  que  le  Pape,  heureusement 

ii.tnl,  fasse  mauvaise  figure.  Prisonnier  au 
Vatican,  en  ce  sens  qu'il  ne  lui  est  pas  pos- 
sible d'en  sortir,  par  la  seule  force  de  sa  pen- 
sée et  de  sa  volonté,  il  a  su  exercer  sa  souve- 
raine puissance  et  en  faire  respecter  l'exercice. 
La  caractéristique  du  Pape,  c'est  qu'il  est  une 
volonté  ;  un  homme  qui,  par  sa  volonté  forte, 
s'affirme,  agit  et  triomphe.  Qu'on  le  critique 
tant  qu'on  voudra,  on  ne  critique  que  ceux 
qu'on  honore  ;  la  critique  même  est  un  hom- 
mage. Si  le  Pape  n'était  pas  la  souveraine 
puissance  de  l'Eglise,  vous  n'auriez  pas  souci 
d'écrire  contre  lui  des  volumes. 

Trois  traits  ressortent,  dès  aujourd'hui,  du 
pontificat  de  Léon  XIII.  Le  premier,  c'est 
qu'il  ne  veut  pas  de  disputes  entre  catholiques, 
et  il  ne  veut  pas  de  disputes,  parce  qu'il  veut 
l'action.  La  controverse  sert  à  la  clarification 
des  idées,  et,  au  besoin,  à  la  défense  des  prin- 
cipes. Le  Pape  n'entend  certainement  pas  61er, 
à  l'Eglise,  son  caractère  d'Eglise  militante; 
lui-même,  son  chef,  est  homme  de  combat; 
il  l'a  dit  expressément  dans  son  épitaphe  ; 
mais  il  combat  à  sa  manière  et  ne  veut  point 
d' impedimenta.  Dites  tout  ce  qu'il  vous  plaira; 
écrivez  tout  ce  que  vous  voudrez  :  nous  ne  vi- 
vons pas  en  un  temps  où  l'on  puisse  suppri- 
mer le  flot  des  écritures  :  mais,  si  vous  écri- 
vez, ne  faites  rien  qui  énerve  l'action  pontifi- 
cale. Une  digue  n'a  jamais  nui  à  personne  ; 
en  canalisant  les  eaux,  elle  leur  donne  plus 
de  force  et  en  augmente  l'utilité. 

Le  second  trait  du  pontificat  actuel,  c'est  le 
rappel  aux  études  supérieures  et  la  préconi- 
sation  de  la  philosophie  de  saint  Thomas. 
C'est  là,  disons-le  hardiment,  un  trait  de 
génie  et  notre  meilleur  titre  à  l'espérance. 
Depuis  longtemps,  nous  avions  perdu,  en 
France  particulièrement,  le  sens  des  hautes 
études.  Même  dans  nos  Eglises,  nous  avions 
des  docteurs  qui  opinaient  en  faveur  de  la 
médiocrité.  L'enseignement  ecclésiastique  de- 
vait être  médiocre,  parce  que  médiocres  sont 
la  plupart  des  intelligences  et  médiocres  aussi 
sont  la  plupart  des  postes  dévolus  aux  jeunes 
prêtres.  Avec  ce  système,  nous  avions  suivi  la 
pente  d'une  décadence  intellectuelle,  et  comme 
les  idées  règlent  le  monde,  nous  avons  suivi, 
en  toutes  choses,  une  décadence  analogue  à 
la  vulgarité  de  nos  idées.  Des  écoles  abaissées 
était  sorti,  comme  un  fléau,  le  marasme  natio- 
nal. Disette  de  principes,  absence  d'hommes  : 
tel  était  le  bilan  final  de  nos  médiocres  doc- 
trines. Le  Pape,  qui  a  mission  de  paître  les 
agneaux  et  les  brebis,  de  confirmer  ses  frères, 
de  porter  sur  sa  poitrine  le  môle  de  l'Eglise 
et  de  rattacher  la  fortune  des  peuples  à  la 
prospérité  de  la  Chaire  Apostolique,  le  Pape, 
dédaignant  toutes  ces  poussières  d'écoles  en 
ruines,  nous  ramène  à  la  grande  école  de  la 
scolaslique.  La  langue  de  la  précision,  la  lo- 
gique du  raisonnement,  la  doctrine  tradition- 
nelle des  écoles  philosophiques  de  saint  Au- 


LIVRE  QUATRE-VlNGT-QUATOnZlÉMl 


3  •:» 


gustin  à  sainl  Thomas  :  voilà  ci'  que  le  Pape 
conseille  là  où  il  no  peut  que  conseiller,  voilà 
ce  qu'il  commande,  là  où  il  exerce  le  com- 
ni.iii  lement.  Par  là,  le  l'api;  nous  relève  de 
tous  nos  abaissements;  il  pose,  par  le  retour 
aux  saines  doctrines,  le  principe  fécond  de 
toutes  les  grandeurs. 

Le  troisième,  ou  plutôt  le  premier  Irait  de 
Léon  Mil.  c'est  qu'il  esl  homme  «l'action. 
Réduit  personnellement  aux  conditions  où  il 
est  plus  difficile  d'agir,  il  agit;  il  agit  suis 
cesse  et  partout  ;  de  sa  fenêtre  du  Vatican,  il 
voit  le  monde  et  sa  plume  et  sa  parole  en- 
voient partout  des  oracles.  D'amicales  rela- 
tions avec  toutes  les  puissances  de  terre,  un 
concordat  avec  la  Russie,  la  paix  avec  l'Alle- 
magne, la  paix  partout,  sauf  en  Italie  et  en 
France  :  n'est-ce  rien  qu'un  tel  résultat? 

Léon  XIII  ne  voit  se  dresser  contre  lui,  ou 
plutôt  contre  sa  puissance,  ni  un  hérétique, 
ni  un  schistnatique,  ni  un  rebelle  quelconque. 
Le  monde  entier  adresse,  au  Vatican,  pour  les 
noces  d'or,  les  plus  tendres  et  les  plus  expres- 
sifs hommages  :  encore  une  fois,  n'est-ce 
là  rien,  et,  devant  ce  concert  magnifique, 
que  signifie  le  petit  piaulement  du  comte 
Vasili? 

Léon  XIII,  sans  doute,  est  un  homme  et  je 
crois  bien,  entre  nous,  qu'il  ne  l'ignore  pas. 
Nous  n'adorons  point  Léon  Xtl.I  ;  nous  le  res- 
pectons, nous  lui  obéissons,  nous  l'honorons. 
Le  Pape  a  des  droits,  nous  avons  des  devoirs, 
nous  nous  appliquons  à  les  accomplir.  Telle 
est  l'économie  de  l'Evangile  et  tel  l'ordre  de 
l'Eglise. 

Après  cela,  qu'on  vienne  nous  dire  que  le 
Pape  n'a  qu'un  but  :  trahir  l'Eglise,  la  vendre 
à  César  :  nous  trouvons  ces  allégations  encore 
plus  sottes  qu'invraisemblables  ;  nous  croyons 
à  la  Sainte  Eglise  catholique  ;  et  aux  lumières 
de  cette  foi  s'ajoute  l'agrément  d'y  puiser 
quelque  esprit  et  un  peu  de  fierté. 

Le  conteur  Vasili  revient  sur  le  dernier  con- 
clave. Trois  noms  émergèrent  du  scrutin  :  Bi- 
lio,  Pecci  et  Franchi.  liilio  refusa,  Franchi 
accéda,  Pecci  eut  la  majorité  des  voix  et,  sur 
la  demande  du  cardinal  Donnet,  on  ne  dé- 
pouilla môme  pas  le  scrutin  jusqu'au  bout, 
tous  les  cardinaux  acclamant  Léon  XIII.  Une 
élection  unanime  empêche  toute  objection,  et 
si  Ton  veut  censurer,  il  faut  convenir  qu'on 
attaque  tout  le  sacré  Collège. 

Aprè3  avoir  fort  maltraité  le  Pape,  le  comte 
vient  aux  cardinaux.  Ce  grand  esprit  parle  du 
nez  de  l'un,  du  ventre  de  l'autre:  il  paraît 
que  les  cardinaux  ont  un  nez  et  des  entrailles  ; 
il  est  probable  qu'ils  ont  aussi  des  yeux  et  des 
oreilles  ;  je  ne  serais  pas  surpris  d'apprendre 
qu'ils  ont  une  bouche,  des  bras  et  des  jambes. 
L'émotion  m'empêche  d'en  dire  davantage.  Je 
istate  seulement  pour  le  châtiment  du  cen- 
seur, que  tel  est  l'objet  de  ce  discours;  et  il 
s'agit  d'un  sacré  Collège  où  l'on  voit  briller  Pi- 
tra,  le  plus  -avant  homme  de  l'Europe;  Her- 
genrœlher,    I<  I  historien  ;    Mazella,   le 

ind   thé  i  ;   Zigliara,  le  grand   philo- 


sophe, ci  une  toule  d'autres  placé    par  lei 
mérites  au-de    u    de  la  louan 
Ce  comte  a  uinsi  un  mol  contn  les  ôvé  p 

lui,  lin    latiniste,   il    trouve    que    leur    la!  n   ne 

brilla  pas  au  Concile.  Le  comte  devrait  sa- 
voir: I"  que  les  matières  du  Concile  étaient 
indiquées   aux    évoques   depuis   trois  ans   el 

qu'ils  pouvaient    les  étudier  a  loisir  ;  c2"  qu'ils 

reçurent,  de  plus,  en  arrivant,  à   Rome, 
études  îles  théologiens  du  Saint  Siège  ;  3°que, 
pour  les  observations  qu'ils  jugèrent  utiles  de 
présenter,  ils  devaient  les  écrire,  puis  les  lire, 

non  les  improviser,  chose  trop  peu  réfléchie 
pour  être  recevable  en  pareille  rencontre.  Si 
quelque  prélat,  deux  ou  trois  lois,  se  fiant  à 
sa  prestesse  d'esprit,  réussit  moins  bien  à 
s'exprimer,  il  faut  dire  que  cela  n'arriva 
qu'aux  prélats  chers  à  la  république. 

D'après  la  savante  théologie  de  Vasili, 
l'Eglise  a  été  d'abord  démocratique,  puis  aris- 
tocratique, enfin  monarchique.  Vasili  a  em- 
prunté cela  à  Guizot,  qui  l'avait  emprunté 
aux  protestants.  C'est  avec  celte  invention 
fragile,  que  les  protestants  colorent  leur  ré- 
volte contre  Rome  ;  pour  un  Russe,  la  distrac- 
tion est  un  peu  forte  ;  lorsqu'on  défère  aux 
décisions  dogmatiques  du  czar,  on  est  mal- 
venu à  se  récrier  contre  l'autocratie  des 
Papes.  S'il  s'agissait,  sous  la  peau  de  Vasili, 
d'un  catholique  masqué,  je  le  renverrais  au 
catéchisme  ;  il  apprendrait,  en  sa  qualité 
d'enfant  de  la  Sainte  Eglise,  que  l'evêque  de 
Rome  est  le  successeur  de  saint  Pierre,  chef 
souverain  et  unique  du  fidèle  troupeau  de 
Jésus-Christ.  Autrement  nous  n'avons  pas 
marge  ici  pour  réfuter  celte  affirmation, 
d'ailleurs  sans  preuve. 

D'après  la  savante  histoire  de  Vasili,  on 
donne,  à  Rome,  des  diplômes  à  qui  en  veut, 
pourvu  qu'on  paie  bien.  Docteur  en  théologie, 
docteur  en  l'un  et  l'autre  droit,  docteur  en 
quoi  vous  voudrez,  venez,  je  vous  prie,  mais 
passez  d'abord  à  la  caisse.  J'apprendrai  à 
Vasili  que  les  examens  à  Rome  sont  sérieux 
et  qu'ils  ne  peuvent  être  parfois  suppléés  que 
pard-s  titres  plus  sérieux  encore.  Les  frais 
d'examen  pour  le  doctorat  sont,  à  Rome,  de 
167  francs;  et  à  Paris,  pour  les  lettres,  ils 
atteignent  1  560  francs  et  pour  la  médecine, 
1  860.  Et  à  Paris,  comme  à  Rome,  ils  ne 
valent  (pie  par  l'usage  qu'on  en  sait  faire  ; 
autrement  ce  sont  des  peaux  d'ânes,  je  veux 
dire  des  tilres  qui  supposent  le  savoir,  mais 
qui  ne  peuvent  pas  le  donner. 

D'après  la  savante  économie  de  Vasili,  la 
main-mise  de  l'Etat  italien  sur  les  biens  de  la 
Propagande  ne  serait  qu'une  substitution  de 
renies  en  argent  aux  revenus  en  matières,  et, 
par  le  fait,  une  heureuse  opération  pour  la 
Propagande,  l'Italie  s'entcnrlant  à  demi  mot 
avec  la  Papauté.  C'est  une  erreur  gro-se 
comme  le  mont  Plane.  La  conversion  des 
biens  de  la  Propagande  a  rapporté  d  abord 
au  fisc,  six  million-  ;  les  douze  millions  res- 
tant rapportent,  à  5  0/0,  600  000  francs.  Au- 
paravant les  biens  de  la  Propagande  rappor- 


t.  xv. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGUSl    CATHOLIQUE 


iiii.nl  7-20 000 francs.  Perte  Bêcha,  L20000  fr.; 
['Etal  italien  Be  réserve  de  convertir  gra- 
(|u,  (|  cette  dette,  c'est-à-dire  de  confts- 

(jM  ilement  cea  biens,  plaisante  ma- 

nière de  protéger  l'oeuvre  des  missions.  Ar- 
ticle premier,  nous  prenons  :  voilà  le  plus 
clair  de  la  politique  italienne  au  regard  de 

Le  conteur  a  encore  d'autres  apercevances 
3Up  1,1  robe  rouge  des  cardinaux  qu'il  croit 
i,  ,,  h  fond  d'une   armoire   et  produite 

rarement  en  public  ;  sur  le  pouvoir  des  car- 
dinaux qu'il  assimile  fau^emeut  aux  vicaires 
eapilulaires  ;  et  sur  leur  revenu  dont  il 
tronque  la  quotité.  On  lui  voit  beaucoup 
d'autres  erreurs  sur  des  noms  d'hommes,  Bur 
des  noms  de  rues,  sur  des  particularités 
connues  à  Rome,  comme  le  loup  blanc,  et 
sur  lesquelles,  lui,  diplomate  incomparable, 
il  bronche  comme  une  vieille  mule.  On  ne 
peut  pas  tout  savoir;  et  si  le  conteur  a  vu 
Rome  avec  une  lunette  d'approche,  peut-être 
le  jour  où  il  coiffait  le  bonnet  île  Nuslradamus 
le  ciel  était-il  couvert  de  nuages.  S'il  avait 
pris,  à  Rome,  un  autre  bonnet,  pour  le  coût 
de  107  francs,  sans  doute  qu'il  n'affirmerait 
point  tant  de  sottises  avec  la  grotesque  suffi- 
sance d'un  écolier  mal  appris. 

Enfin  le  diplomate  donne  le  coup  de  pied 
aux  Jésuites  :  c'est  le  coup  de  pied  de  la 
mule.  Dans  le  passe,  les  Jésuites  ont  Tolet, 
Suarez,  Bellarmin  et  Baronius  ;  dans  le  pré- 
sent, en  philosophie,  Rothenflue,  Tongiorgi, 
Liberatore;  en  théologie,  Franzedin,  Mazella, 
Péronne,  Gury  et  Ballerini.  Je  souhaite,  à 
tous  les  rivaux  des  Jésuites,  une  si  prodi- 
gieuse pauvreté,  et  à  tous  leurs  censeurs  de 
pareils  maîtres. 

Quand  il  ai  rive  à  la  prélalure,  le  Vasili 
passe  au  ronge  foncé;  il  ne  décolère  plus. 
Camériers,  prélats  domestiques,  prolonotaires, 
il  abat  tout  avec  les  flèches  de  son  dédain  ; 
les  pavots  de  Tarquin  n'ont  pas  dû  subir  un 
pire  massacre.  Nous  lui  disons  avec  Thémis- 
tocle  :  «  Frappe,  mais  écoute  ». 

Les  protonotaires  sont  les  notaires  du  Saint- 
Siège.  Quiconque  a  visité  les  archives  de 
l'Eglise  Romaine  sait  que  ce  n'est  pas  une  si- 
nécure ;  et  quiconque  a  parcouru  seulement 
quelques  archives  religieuses  d'autres  con- 
trées, sait  que  les  travaux  des  protonotaires, 
répandus  dans  le  monde  entier,  attestent 
l'énormité  de  leurs  labeurs.  La  supériorité  du 
collège  des  prolonotaires  est  de  notoriété  pu- 
blique ;  je  rougirais  de  les  défendre. 

Les  auditeurs  de  rote  sont  des  prélats  cons- 
tituant un  tribunal,  étudiant  et  jugeant  des 
procès.  Aux  membres  italiens  de  ce  tribunal, 
s'adjo;gnent  des  juges  envoyés  par  les  Etats 
réputés  catholiques.  Chaque  Etat  ne  choisit 
pas  ce  qu'il  a  de  moins  bien  et  l'on  doit 
croire  que  Rome  ne  se  laisse  pas  écraser  par 
la  concurrence  du  mérite.  Si  la  suppression 
momentanée  du  pouvoir  temporel  laisse,  à  la 
rote,  des  loisirs,  le  Pape,  en  la  rattachant  à 
la  Congrégration  des  rites,  offre  à  ces  labo- 


rieui    ouvriers    un     supplément    d'occuper 

lion. 

Les  camériers  no  -ont  pas  dis  valet-  de 
chambre,    ce  Bont    des  chambellans,  Bervice 

connu  dans  toutes  les  cours  et  qui  ne  laisse 
pas  place  au  mépris,  j'entends  au  mépris  des 
gens  qui  ont  reçu  de  l  éducation. 

Les  chanoines   des   grandes   basiliques  ne 

oivent  pas,  par  an,  12  000  frase»,  mais 
6000;  ils  sont,  comme  tous  les  chanoines, 
obligés  à  l'assistance  au  chœur;  s'ils  man- 
quait sans  motif  légitime,  il  y  a  un  pointeur 
et  les  cen-ures  peuvent  les  atteindre.  Rire  i 
chanoines,  cela  se  fait  volontiers  depuis  Boi- 
leau  ;  on  n'en  rit  pas  toujours  avec  autant 
d'esprit,  mais  toujours  avec  autant  d'injustice. 

Quant  aux  prélats  honoraires,  ils  sont  dé- 
corés, pour  leurs  travaux,  comme  les  cheva- 
liers de  la  Légion  d'honneur.  La  République 
vient  de  nous  faire  voir  que  la  Légion  d'hon- 
neur peut  vendre  ses  croix,  ou,  du  moins, 
que  d'aucuns  peuvent  se  Jes  faire  payer.  A 
Rome,  les  décorations  ne  sont  ni  à  acheter, 
ni  à  vendre.  Quand  vous  rencontrez  un  prélat, 
cherchez  un  peu  dans  sa  vie,  et  peut-être 
trouverez-vous  dans  cette  existence  obscure 
des  travaux  que  la  modestie  peut  voiler,  mais 
que  l'équité  ne  peut  pas  méconnaître. 

La  même  réflexion  s'applique  aux  camé- 
riers de  cape  et  d'épée  ;  ce  sont  des  jeunes 
gens  de  bonne  famille,  qui  doivent  prouver, 
par  leurs  vertus,  les  traditions  de  li-urs  an- 
cêtres et  former,  pour  les  Pontifes  romains, 
une  garde  d'honneur.  Je  cherche  ce  qu'on 
peut  blâmer  dans  une  telle  institution. 

Le  conteur  croit  que  les  chanteurs  de  la 
chapelle  Sixtine  n'existent  plus  :  ce  trait 
marque  un  défaut  absolu  d'exacte  informa- 
tion. 

11  est  superflu  de  pousser  plus  loin.  L'au- 
teur, quel  qu'il  soit,  de  la  Société  de  Home, 
est  un  de  ces  écrivains  satiriques,  coureurs 
de  ruelles  et  happeurs  de  nouvelles,  qui 
cherchent  moins  la  vérité  des  informations 
que  l'agrément  du  lecteur.  Pourvu  qu'ils  di- 
sent des  choses  nouvelles,  imprévues,  grosses 
en  proportions,  fortes  en  couleurs,  amusantes 
surtout,  ils  croient  que  tout,  est  bien.  Pour 
distraire  un  peu  les  badauds,  cela  peut  suf- 
fire ;  mais  qu'on  instruise  par  là  les  hommes 
sérieux,  il  faut  bien  se  garder  de  le  croire. 
S'il  fallait  relever  toutes  les  étourderies  du 
conteur  masqué,  il  faudrait  un  livre.  Ce  livre 
pourra  s'écrire  plus  tard  ;  pour  l'heure,  il  ne 
serait  ni  juste,  ni  digne  de  le  tenter.  L'his- 
toire ne  s'écrit  pas  sur  le  vif,  mais  sur  le  mort 
et  d'après  les  lois  de  la  perspective. 

En  attendant,  nous  empruntons  au  comte 
Vasili,  p.  207,  un  mot  qui  met  à  néant  toutes 
ses  critiques  :  a  A  observer  l'ensemble,  on 
doit  convenir  que  le  Saint-Siège  demeure  en- 
core la  plus  auguste,  la  plus  vaste,  la  plus 
puissante  peut-être  des  institutions.  Faite  de 
ces  matériaux  humains,  de  ce  limon  terrestre 
(que  fécondent  la  grâce  et  la  force  d'en  haut), 
elle  domine  par  la  force  de  l'institution,  par 


LIVRE  Ql  ATltK-MM.r-i.il  A  n  i|;zik\|| 


déments  immuables  i       [u'ells 

gar  ntretienl  par  tradition,  les  socii 

laïques  perpétuellemenl   changeantes,  renou- 
velés et  instal  Virlute  firmata  Dei. 

li  question  la  plus  importante,  pour  un 
pape,  n'est  pas  sa  justification  eontre  les 
imputations  vaincs  de  antiques  ignares,  c'est 
la  question  de  savoir  ce  < { n L  lui  resta  de  li- 
berté el  s'il  exerce  encore  une  souveraineté 
réelle. 

A  la  conférence  interparletnenlaire  de  la 
paix  tenue    récemment  à   Christiania,  le  «!>•- 


en  tant  qu'elle  exerce  le  suprême  pouvoir,  doi- 
vent être  également  attribuées  au  Pape,  puis- 
qu'il  repréf  ente,   comme  chef  de  l'Eglise,  le 

suprême  DOUVOJC  I  tique. 

Aussi  [auteur  conclut  av  i'ar- 

ticle  l  '  de  la  loi  d  •  garanties,  en  proel  im  m-l 
la  personne  du  Pape  inviolable,  n'a  lait  que 

reconnaître     un     droit     préexUanl,     -mis     le 

créer.  «  Le  législateur  a  proclamé  ee  qui  dé- 
rivait des  principe    de  le  justice,  c'est-  k-d 
que    l'iaviolabilité    appartient    au    ehel 
l'Eglise,  au  même  titre  qu'au  chef  de   l'Etat. 


légué    italien,    sénateur  Pierantoni,   a   voulu      L'Italie    n'aurait    pu    faire    autrement 


luser  son  gouvernement  d'avoir  exclu  le 
iverain  Pontife  du  Congrès  de  La  Haye. 
11  n'a  rien  trouvé  de  mieux  que  de  déclarer 
en  présence  des  300  représentants  de  dix-huit 
nations  que  la  souveraineté  reconnue  au  Pape 
par  la  loi  des  garanties,  est  purement  et  sim- 
plement honoraire,  sans  avoir  rien  de  réel  et 
d'effectif. 

11  y  a  là  une  thèse  dont  les  prétentions 
blessent  le  sentiment  catholique,  l'histoire  et 
le  droit  :  réfutée  cent  fois,  elle  ne  cesse  point 
d'être  rééditée  par  certains  libéraux  italiens; 
il  ne  faut  donc  point  cesser  de  protester 
contre  ces  affirmations,  ne  serait-ce  que  pour 
empêcher  la  prescription  de  s'établir. 

C'est  ce  qu'a  pensé  très  justement  la  Civilta 
cattollca  (1),  qu'on  trouve  toujours  au  pre- 
mier rang  quand  il  s'agit  de  défendre  les 
droits  imprescriptibles  du  Saint-Siège  aposto- 
lique. 

Elle  démontre  que  la  souveraineté  du  Pape 
est  encore,  à  l'heure  présente,  une  souverai- 
neté réelle  et  effective.  Cette  démonstration 
est  d'autant  plus  intéressante  qu'elle  s'appuie 
sur  des  arguments  de  droit  international  em- 
pruntés aux  jurisconsultes  italiens  eux-mêmes 
et  qu'elle  rappelle  des  détails  historiques  très 
curieux  qui  passèrent  fatalement  inaperçus 
en  France,  surtout  à  l'époque  où  ils  survin- 
rent. Cette  question  de  la  souveraineté  ponti- 
ficale a  été  si  violemment  soulevée  en  ces 
derniers  temps,  qu'il  semble  utile  d'insister 
sur  sa  nature,  à  la  suite  de  la  Civilta  catto- 
lica. 

Dans  son  Traité  de  droit  international  pu- 
blic, l'avocat  italien  et  libéral  Fiore  (2)  recon- 
naît lui-même  que  la  souveraineté  du  Pape 
est  antérieure  à  la  loi  des  garanties. 

«    Parmi   toutes    les    sociétés    religieuses, 
«  dit-il,  dans  l'état  actuel  des  choses,  la  so- 
ie ciélé   internationale    ne    peut    reconnaître 
somme    personne    morale    que    la     seule 
■  Eglise   catholique  romaine.  Il  ne  peut  être 
"  permis  à  aucun  pouvoir  constitué  de  violer 
Iroils  internationaux  de  l'Eglise.  » 
En  conséquence,  l'inviolabilité,   l'irrespon- 
bilité,  l'exemption  de  toute  juridiction  or- 
dinaire, qui  appartiennent  à  toute  personne 
représentant  l'Etat,  et  qui  lui  sont  attribuées 


violer  le  respect  dû  aux  principes  de  la  jus- 
tice et  à  la  liberté  de  religion.  Eu  particulier, 
on  ne  peut  soutenir  que  le  droit  de  légation 
ait  été  concédé  au  Pape  par  la  loi  des  ga- 
ranties, ou  que  l'Italie  aurait  eu  le  droit  de 
diminuer  ou  de  refuser  cette  faculté.  » 

Ces  considérations  prouvent  bien  que  le 
Pape  possède  une  souveraineté  véritable, 
ayant  des  conséquences  réelles  et  effective», 
et  cela  par  la  nature  même  de  l'institution 
pontificale,  abstraction  faite  de  toute  loi  du 
gouvernement  italien  ou  d'un  autre  gouver- 
nement. C'est  un  principe  fondamental  de 
cette  discussion. 

L'avocat  Fiore  recule  devant  cette  conclu- 
sion logique  de  son  système  ;  il  ne  veut,  lui 
aussi,  reconnaître  au  Pape  qu'une  souverai- 
neté tout  honoraire.  Il  prétend  que  le  plébis- 
cite romain  du  2  octobre  1870  a  mis  le  Pape 
dans  la  même  position  que  l'ancien  duc  de 
Modène  ou  que  l'ancien  roi  de  Xaples. 

On  peut  suivre  les  libéraux  italiens  sur  ce 
nouveau  terrain,  les  battre  avec  leurs  propres 
armes,  à  la  condition  d'appliquer  dans  la  dis- 
cussion les  principes  universellement  re- 
connus par  tous  les  jurisconsultes  qui  se  sont 
occupés  de  droit  international,  en  faisant 
toutes  les  réserves  sur  leur  vraie  justice.  La 
tâche  est  d'ailleurs  facile,  grâce  à  l'excellent 
ouvrage  du  marquis  d'Olivart,  membre  de 
l'Institut  de  droit  international,  professeur  à 
l'Université  de  Madrid,  qui,  en  1895,  a  publié 
V Aspect  international  de  la  question  romaine. 

Il  faut  partir  d'un  fait  évident  :  c'est  que, 
entre  le  Pape  et  le  gouvernement  italien,  dure 
toujours  l'état  de  guerre,  ouvert  par  l'assaut 
de  la  Porta  Pia,  le  30  septembre  1870. 

A  cette  date,  les  deux  pouvoirs  étaient 
aussi  souverains  l'un  que  l'autre. 

Depuis  l'ouverture  des  hostilités,  il  n'y  a  eu 
d'autre  acte  entre  ces  deux  souverains  que  la 
capitulation  militaire  signée  le  même  jour  par 
le  général  Kanzler  et  le  général  Cadorna. 

Aux  termes  de  cette  capitulation,  les 
troupes  piémontaises  occupaient  Rome  jus- 
qu'au Tibre  ;  la  cité  Léonine,  le  château 
.- aint-Ange  et  le  Vatican  étaient  formellement 
exclus  de  cette  occupation  de  par  la  volonté 
formelle  du  gouvernement  italien. 


(\,  Civilta  cattolica,  n"  du  7   octobre  1899.  —  (2)  Traité  île  droit  international,   publié    par  l'avocat 
>re,  professeur  à  l'Université  de  .Xaples,  membre  de    l'institut   de  droit  international,  Turin, 


P 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


Celte  volonté  était  en  effet  tellement  ar- 
rêtée chez  le  gouvernement  de  Florence  qu'il 
fallut  des  circonstances  pour  L'amener  au- 
delà  du  ribre.  C'est  le  général  Kanzler  qui, 
dès  le  -il  septembre,  écrivit  à  Cadorna,  au 
nom  du  Pape,  pour  lui  demander  d'assurer 
l'ordre  public  dans  la  cité  Léonine.  Cadorna, 
avant  pris  les  ordres  du  cabinet  de  Florence, 
rèçui  cette  réponse  :  o  Déclarez  explicitement 
que  les  troupes  italiennes  seront  retirées  de  la 
cité  Léonine,  à  la  moindre  requête,  tout 
comme  elles  y  ont  été  envoyées  ».  D'après  la 
même  ligne  de  conduite,  le  gouvernement  se 
refusa  à  laisser  plébisciter  la  cité  Léonine, 
malgré  les  instances  de  Cadorna;  ce  général 
y  suppléa  de  lui-même,  il  trouva  la  combinai- 
son, et  lit  préparer  aux  habitants  de  la  cité 
Léonine  une  urne  en  dehors  de  son  enceinte. 

Ces  détails  historiques  prouvent  à  l'évi- 
dence que  le  Pape  était  toujours  considéré 
par  le  nouveau  gouvernement  lui-même 
comme  le  maître  non  seulement  du  Vatican, 
mais  du  château  Saint-Ange  et  de  la  cité 
Léonine. 

Depuis  la  capitulation  militaire  du  20  sep- 
tembre, aucun  acte  n'est  venu  changer  la  si- 
tuation respective  des  deux  puissances.  11  n'y 
a  jamais  eu  de  traité  de  paix.  Elles  sont  donc 
toujours  belligérantes  quoique  en  état  de 
trêve,  et  il  faut  appliquer  à  cette  situation  les 
règles  internationales  du  droit  de  la  guerre, 
pour  l'état  d'armistice. 

Or,  pendant  l'armistice,  aucune  puissance 
n'a  le  droit  d'étendre  ses  possessions  au-delà 
des  limites  qu'elle  occupe  effectivement.  11 
s'ensuit  que,  dans  l'intérieur  des  possessions 
qu'il  n'a  jamais  quittées,  le  Pape  est  souve- 
rain aussi  pleinement  et  aussi  effectivement 
qu'avant  le  20  septembre,  aussi  pleinement  et 
aussi  effectivement  que  le  souverain  italien 
qui  continue  de  l'entourer  de  ses  forces  en- 
nemies. 

Les  italianisâmes  prétendent  que  le  Pape  a 
été  effectivement  dépossédé  de  toute  souverai- 
neté temporelle,  par  l'occupation  de  la  prin- 
cipale partie  de  ses  Etats  ;  l'occupation  maté- 
rielle de  la  plus  grande  partie  de  Rome  aurait 
entraîné  l'expropriation  morale  de  tout  le 
reste. 

C'est  un  principe  inouï  dans  le  droit  inter- 
national, qui  dit  au  contraire  très  expressé- 
ment que,  dans  l'étal  de  guerre,  le  vainqueur 
possède  seulement  ce  qu'il  occupe  par  la 
force.  La  situation  ne  change,  les  possessions 
du  vainqueur  ne  s'accroissent  que  si  le  vaincu 
disparait  de  lui-même,  ou  cède  ses  droits 
dans  un  traité,  ou  est  absolument  réduit  à 
l'impuissance.  Rien  de  tel  ne  s'est  produit 
pour  le  Pape.  Le  Vatican,  au  moins,  est  tou- 
jours resté  sous  la  pleine  souveraineté  du 
Pape,  qui  continue  d'y  posséder  les  carac- 
tères nécessaires  à  un  Etat  proprement  dit, 
c'est-à-dire  un  territoire,  des  sujets,  une  au- 
torité. Le  Pape  ne  s'est  pas  enfui  comme  le 
duc  de  Modène  ou  le  roi  de  Xaples.  Le  gou- 
vernement italien  n'a  pas  encore  osé  [tousser 


l'occupation  jusqu'au  bout.  Donc  à  raisonni  i 
d'après  les  principes  du  droit  actuel,  reconnus 

par  les  adversaires  eux-mêmes  et  quelle  que 
soit  d'ailleurs  leur  vraie  valeur,  il  faut  affir- 
mer que  le  Pape  est  aussi  bien  souverain  que 
le  l/.ar  ou  l'empereur  d'Allemagne. 

Lee  ilalianissimes  ont  un  dernier  subterfuge 
pour  dénier  au  Pape  la  souveraineté  effective. 
Le  plébiscite  du  5  octobre  dxTo,  disent-ils,  a 
changé  la  situation.  Par  ce  plébiscite, 
Romains  ont  affirmé  leur  volonté  de  se  sous- 
traire au  domaine  du  Souverain  Pontife  pour 
entrer  dans  le  nouveau  royaume  d'Italie. 

L'argument  est  subtil,  reconnaissons-le,  sur- 
tout si  l'on  acceptait  les  principes  révolution- 
naires de  l'appel  au  peuple. 

Toutefois  la  réponse  se  trouve  dans  ce  qui 
a  été  dit  plus  haut.  Tout  au  plus,  l'argument 
aurait-il  quelque  valeur  pour  la  cité  Léonine, 
et  encore  on  a  vu  dans  quelles  conditions  s'y 
est  fait  le  plébiscite. 

Mais  pour  le  Vatican,  la  situation  est 
claire. 

Avant  le  20  septembre,  il  y  avait  là  un 
souverain  véritable.  Les  maliieurs  de  la 
guerre  lui  ont  enlevé  une  partie,  la  très 
grande  partie  de  ses  Etats.  Depuis  lors,  il  y  a 
une  trêve  sans  occupation  nouvelle.  En  quoi 
et  comment,  durant  cette  trêve,  sa  souverai- 
neté aurait-elle  pu  subir  la  moindre  atteinte 
sur  la  portion  de  territoire  qui  n'a  jamais  été 
occupée  que  par  lui  ? 

Le  droit  international  permettrait  même 
d'aller  plus  loin,  et  d'étendre  cette  souverai- 
neté effective  à  tout  ce  qui  est  resté  en  dehors 
de  la  capitulation  militaire  du  20  septembre. 

C'est  une  règle  élémentaire,  en  effet,  que 
durant  l'état  d'armistice  sont  nuls  de  plein 
droit  tous  les  changements  politiques  de 
quelque  importance  faits  par  l'envahisseur 
dans  le  pays  envahi  ;  en  particulier,  durant  la 
trêve,  l'envahisseur  ne  peut  accepter  la  sou- 
mission, même  spontanée,  de  ceux  qui  se 
trouvent  dans  le  territoire  ennemi.  Cette  ac- 
cession de  nouveaux  sujets  serait  en  effet  un 
acte  véritable  d'hostilité,  incompatible  avec 
l'état  d'armistice.  On  pensera  ce  qu'on  voudra 
de  cette  argumentation  qui  s'appliquerait  à  la 
cité  Léonine,  non  comprise  de  par  la  volonté 
même  du  vainqueur  dans  la  capitulation  du 
2Q  septembre. 

Peut-être  son  occupation  lente  a-l-elle  été 
un  coup  de  force  nouveau,  une  nouvelle 
guerre,  une  violence  de  plus  dans  la  série  des 
actes  injustes  qui  ont  blessé  les  droits  sécu- 
laires de  mille  générations  passées  et  de 
300  millions  de  catholiques  dont  la  vie  reli- 
gieuse exige  pour  leur  chef  une  indépendance 
honorable. 

Mais  il  est  indiscutable  que  le  gouverne- 
ment italien  serait  bien  mal  venu  à  déclarer 
ou  à  agir  comme  s'il  pensait  que  le  souverain 
du  Vatican  n'est  pas  un  souverain  effectif  et 
réel  aussi  bien  que  tous  les  chefs  d'Etat  de 
l'heure  présente. 

Que  l'Etat  pontifical  soit  présentement  ré- 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


duit  à  sa  plus  simple  expre  ision,  ce   n'i 
peut-être    point    vraiment    pour    le    grand 
bonheur  de  la  patrie  italienne. 

M, us  au  chef  de  cel  Etat,  L'Italie  reconnatt 
elle-même  la  juridiction  intérieure,  et  le  droit 
d'avoir  el  de  recevoir  des  ambassadeurs. 

Son  attitude  lors  du  congrès  de  la  Haye  a 
été  eu  contradiction  avec,  ses  propres  lois  et 
avec  celles  du  monde  civilisé;  nous  ne  par- 
lons pas  maintenant  des  principes  supérieurs. 

<>n  ne  remporte  pas  deux  fois  impunément 
des  victoires  sur  le  bon  sens  et  la  conscience 
humaine. 

Après  avoir  prouvé  contre  l'Etat  usurpa- 
teur la  souveraineté  du  Pape,  il  faut  voir  le 
cas  qu'il  en  fait  sur  un  terrain  où  rien  ne 
l'empêche,  mais  où  tout  l'oblige  à  la  recon- 
naître. 

L'humanité  repose  premièrement  sur  la  loi 
du  travail  et  sur  la  loi  de  la  famille.  C'est 
l'ordre  de  Dieu  que  tout  homme  mange  son 
pain  à  la  sueur  de  son  front,  et  que  tout 
homme  croisse  et  multiplie  pour  occuper  la 
terre.  En  travaillant,  il  ne  pourvoit  pas  seule- 
ment à  son  entretien,  il  s'assure  un  morceau 
de  pain  pour  les  vieux  jours  ;  en  s'unissant  à 
la  femme  par  le  mariage,  il  veut  susciter  des 
enfants  qu'il  formera  à  son  image  et  qui  tire- 
ront plus  tard,  par  héritage,  profit  de  ses 
économies.  Or,  les  peuples  de  l'Europe,  par 
l'extension  de  leur  empire  et  par  l'augmenta- 
tion progressive  de  leurs  armements,  arrivent 
à  dévorer  le  plus  clair  des  profits  du  travail  et 
à  vouer  le  genre  humain  à  l'extermination. 
Tout  le  monde  soldat  et  des  impôts  excessifs 
pour  nourrir  et  armer  cette  soldatesque, 
voilà,  aujourd'hui,  l'aboutissement  de  la  ci- 
vilisation. 

L'empereur  d?  Russie,  mû  par  un  senti- 
ment de  charité  chrétienne,  a  proposé,  aux 
peuples  d'Europe,  non  pas  de  désarmer,  ce 
qui  est  impossible,  mais  de  diminuer  les  ar- 
mements, mais  de  ramener  l'armée,  au  sein 
de  chaque  peuple,  à  un  chiffre  proportionnel 
à  son  étendue,  à  sa  population  et  à  la  régula- 
rité de  l'ordre  intérieur.  Une  conférence  s'est 
tenue  à  la  Haye,  pour  aviser  aux  moyens  pra- 
tiques d'accomplissement  de  la  proposition 
du  csar.  Sur  les  instances  de  l'Italie,  qui  est 
le  péché  et  la  plaie  de  l'Europe,  le  Pape  a 
été  exclu  de  cette  conférence.  11  appartient  à 
l'histoire  de  protester  contre  cette  exclusion. 

S'il  doit  s'établir,  en  Europe,  un  tribunal 
d'arbitrage  international,  pour  prévenir  au 
moins  les  guerres  injustes,  a  le  Saint-Siège, 
dit  un  jurisconsulte,  devrait  avoir  dans  cette 
assemblée  son  représentant.  En  général,  l'ex- 
clusion du  Saint-Siège  de  toute  réunion  ins- 
tituée dans  un  but  pacifique,  nous  parait  un 
oubli  singulier  du  passé  et  une  méconnais- 
sance singulière  aussi  du  rôle  bienfaisant  que 
remplit  aujourd'hui  encore  la  Papauté.  Le 
Pape,  chef  rie  la  plus  grande  des  commu- 
nautés chrétiennes,  pourrait  avoir,  par  son 
délégué,  la  présidence  de  ce  tribunal  ». 

A  la  Haye,   toutes    les    sociétés  indépen- 


dantes de  L'Europe,  le«  Etats  i  fnis  d'  Amérique 
la  Perse,  la  Chine,  Le  lapon  étaient  repré- 
sentés. L'objet  primitif  de  la  conférence  était, 
au  moins,  d'arrêter  les  armements,  Binon  de 
Les  réduire.  Ce  programme  ne  tarda  pas  à 
s'élargir.  A  L'ouverture  de  la  session,  on  y 
voyait  figurer  la  question  de  l'arbitrage  entre 
les  ualions,  l'extension  de  la  Convention  de 
Genève  aux  guerres  maritimes,  la  codification 
de  certaine  partie  du   droit    de  ,    rela- 

tive aux  prisonniers,  la  prohibition  éventuelle 
de  certains  engins  de  guerre  considérés 
comme  trop  meurtriers  ou  suspects  de  per- 
fidie, bateaux  sous-marins,  halles  dum- 
dum,  etc.  Réaliser  un  certain  progrès  dans  la 
civilisation  de  la  guerre,  assurer  autant  que 
possible  le  maintien  de  la  paix,  voilà  un 
double  objet,  plus  moral  que  politique.  La 
conférence,  s'inspirant  de  la  conscience  gé- 
nérale de  l'humanité,  devait  sauvegarder  les 
intérêts  de  la  haute  civilisation. 

Sous  le  rapport  religieux,  les  populations 
intéressées  aux  décisions  de  la  conférence  se 
ramènent  à  quelques  groupes  :  catholicisme, 
protestantisme,  judaïsme,  popisme,  mahomé- 
tisme,  bouddhisme.  Le  judaïsme  et  le  protes- 
tantisme ne  pouvaient  pas  aspirer  à  une  re- 
présentation, parce  qu'ils  n'ont  ni  organisa- 
tion générale,  ni  chef  attitré  et  ne  forment 
pas  un  corps  moral.  Le  Tzar,  le  Mikado,  le 
Sultan,  le  Fils  du  ciel  et  le  schah  de  Perse, 
détenteurs  des  deux  puissances,  représen- 
taient aussi  bien  leur  religion  que  leur  em- 
pire. Les  Chinois,  les  Turcs,  les  Persans,  les 
Japonais  sont  admis  à  défendre  leurs  intérêts 
religieux  ;  le  Pontife  suprême  de  la  religion, 
le  chef  incontesté  de  trois  cents  millions  de 
catholiques,  le  démiurge  de  la  civilisation 
occidentale,  n'a  pas  sa  place  dans  la  confé- 
rence de  l'Europe.  Pourquoi? 

On  va  dire  qu'en  1870,  le  Pape  a  perdu  son 
pouvoir  temporel  ;  que  dès  lors  il  n'a  pas 
d'intérêt  direct  à  l'allégement  des  charges 
militaires.  Pas  d'intérêt  militaire,-  pas  de 
voix  au  chapitre.  Mais,  pour  peu  qu'on  réflé- 
chisse au  rôle  et  à  la  mission  historique  de  la 
papauté,  on  ne  peut  accepter  ce  raisonne- 
ment. Même  quand  la  question  serait  pure- 
ment politique,  le  Pape  aurait  sa  place  dans 
les  assises  humanitaires  de  la  chrétienté.  A 
qui  fera-t-on  croire  qu'avant  les  annexions 
piémontaises,  c'est  à  titre  de  souverain  tem- 
porel que  le  Pape  était  appelé  dans  les  con- 
seils de  l'Europe  ?  N'était-ce  pas  surtout  à 
raison  de  sa  souveraineté  spirituelle  sur  deux 
cent  millions  d'àmes?  Poser  la  question,  c'est 
la  résoudre.  Sans  doute,  la  papauté,  dé- 
pouillée même  du  patrimoine  de  saint  Pierre, 
n'a  pas  d'intérêt  direct  dans  la  question  du 
militarisme.  Mais  son  passé,  son  caractère,  sa 
raison  d'être  font  qu'elle  a  un  intérêt  moral 
plus  considérable  que  toutes  les  souverainetés 
temporelles.  Jamais  peut-être  l'activité  inter- 
nationale du  Saint-Siège  n'a  été  plus  considé- 
rable et  plus  féconde  que  dans  ces  dernières 
années.  Comment  oublier  le  rôle  pacificateur 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATflOLIQl  E 


i<  Léo*  KHI  dame  1 '•flaire  dee  Caroline*,  la 
ci<.  •  uati-eeclav* - iete     eirtreprîae     par 

Il  glise  aboutissant  à  l'acte  de  li  i  u  xil  ! 
l'initiative  prise  pour  obtenir  en  AbY66inie  la 
libération  des  prisonniers  italiens,  la  pacifi- 
cation des  esprits  en  Prônée  ef  en  Allemagne, 
l'appel  MX  (lissiden's  anglais  à  l'unité  ro- 
maine, bec  efforts  pour  conjurer  la  guerre 
entre  les  Llats-l'nis  et  l'Espagne.  Le  question 
même  de  la  réduction  des  armements  avait 
été  posée,  au  Concile  du  Vatican,  par  iee 
évèques  d'Europe  et  d'Arménie  Prétendre 
que  l'Eglise  abandonne  sa  mission  civilisa- 
trice et  se  désintéresse  de  l'ordre  moral,  ce 
n'est  plus  raisonner. 

L'intervention  du  Pape  à  titre  d'ordre 
moral  étant  admise,  peut-on  motiver  son  ex- 
clusion par  la  perte  de  la  souveraineté?  Non. 
\vant  1*71),  le  Pape  possédait  une  double 
souveraineté  :  la  souveraineté  spirituelle,  celle 
qui  s'applique  à  l'ordre  moral,  il  la  possède 
toujours  dans  sa  plénitude  ;  la  principauté 
temporelle,  il  la  possède  encore  en  droit,  et 
même  en  fait  elle  lui  est  reconnue  par  la  loi 
des  garanties. 

L'objection  tirée  de  l'admis&ion  des  autres 
communions,  n'est  pas  plus  recevable.  D'une 


part,  plusii  nr  - leoot  admis  ;  d'autre  part,  deux 
se  sont  pas  admissibles. 

L'histoire  confirme  ce-  ((inclusions  en  fa- 
veur du  Pape.  Ce  n'est  pas  comme  souverain, 
mais  comme  pontife  que  le  pape  Alexan- 
dre II!,  au  troisième  Concile  de  Latran,  pro- 
clame le  respect  dû  aux  habitants  paisibles 
du  pays  •  nnemi  et  à  leurs  biens  ;  qu'ln 
cent  III   proscrit   l'usage  de   l'ai  bai  .p- 

prouve  l'Ordre  des  Trinitaires  ;  qu'Hono- 
rius  III  et  Grégoire  î.\  approuvent  l'Oidredela 
Merci  ;  que  Pie  II,  Léon  X  et  Paul  III  élèvent 
la  voix  contre  la  traite  des  Ethiopiens  et  des 
Indiens;  que  d'autres  papes  avaient  introduit 
précédemment  la  paix  et  la  trêve  de  Dieu  ; 
que  d'autres,  depuis,  sont  intervenus  dans 
nombre  de  causes  capitales  pour  l'intérêt  des 
princes  et  des  peuples. 

On  ne  voit  point  de  motif  pour  exclure  le 
Pape  d'une  conférence  pacifique.  Au  contraire, 
une  assemblée  de  celte  nature,  un  tribunal 
d'arbitrage,  une  sorte  d'amphiclyonie  entre 
les  nations,  ne  peut  avoir  membre  plus  auto- 
risé et  chef  plus  en  crédit  que  le  représentant 
de  Celui  qui,  depuis  dix-neuf  siècles,  a  donné, 
en  ce  monde,  la  paix  aux  hommes  de  bonne 
volonté. 


VI 


L'ÉGLISE    EN   AMÉRIQDE 


L'Amérique  est  la  sixième  partie  du 
monde.  Céographiquement,  elle  va,  pour 
ainsi  dire,  d'un  pôle  à  l'autre,  n'ayant,  à  son 
extrémité  nord,  au-delà,  que  le  Groenland  ; 
et  au-delà  de  son  extrémité  sud  que  les  îles 
Puweler  et  la  terre  de  la  Trinité.  Pour  parler 
avec  plus  d'exactitude,  l'Amérique  va  du  dé- 
troit de  Behring  et  de  la  mer  de  Baffin,  au  dé- 
troit de  Magellan  et  au  cap  Horn.  A  un  point 
de  son  extension  en  longueur,  elle  se  coupe, 
pour  ainsi  dire,  en  deux  et  forme  deux  con- 
tinents :  l'Amérique  du  Nord  et  l'Amérique 
du  Sud,  soudées  l'une  à  l'autre  par  le  fameux 
détroit  de  Panama. 

Ce  mot,  qui  vient  se  placer  sous  notre 
plume,  rappelle  un  des  plus  tristes  faits  de 
l'ère  contemporaine.  Quoique  notre  esprit  ait 
horreur  de  s'en  souvenir,  il  faut  dire  un  mot 
de  la  plus  grande  escroquerie  dont  il  soit  fait 
mention  dans  l'histoire. 

Notre  siècle  utilitaire  et  polytechnique 
s'était  promis  de  refaire  l'ouvrage  du  Créa- 
teur. Pour  abréger  les  distances  ou  les  sup- 
primer, il  avait  appliqué,  aux  transports,  la 
vapeur  et  l'électricité.  Mais  enfin  le  monde 
était  re.-té  dans  sa  vieille  ossature;  et  si  les 
distances  étaient  raccourcies,  elles  existaient 
toujours  ;  elles  se  trouvaient  même  considé- 
rablement augmentées  par  certains  obstacles 
que  le  génie  et  l'argent  espèrent  vaincre.  Ces 
obstacles  c'étaient  l'isthme  de  Suez,  l'isthme 
de  Panama  et  la  presqu'île  de  Malacca.  L'in- 
génieur français,  F.  de  Lesseps,  malgré  l'op- 
position de  l'Angleterre,  avait  creusé  un  canal 
qui  relie  maintenant  la  Méditerrannéc  à  la 
mer  llouge  et  dispense,  pour  aller  aux  Indes, 
de  doubler  le  cap  de  Bonne-E-pérance. 
(F.uvre  colossale  que  la  judaïque  et  carthagi- 
noise Angleterre  s'empressa  d'escamoter  en 
rachetant  les  actions  données  au  khédive  et 
en  étendant  sa  griffe  sur  l'Egypte.  L'enthou- 
me  français  monté,  par  le  succès,  au  dia- 
pason le  plus  élevé,  crut  se  sauver  des  suites 
du  mauvais  tour  joué  par  l'Angleterre,  en 
perçant,  sous  la  direction  du  grand  Français, 
avec  l'argent  français,  l'isthme  de  Panama. 
Les  études  avaient  été  mal  faites,  les  informa- 
tions mal  prises,  les  travaux  mal  dirigés.  On 
ensevelit  cinq  cents  millions  pour  le  creusage 
d'un  canal  qui  ne  fut  pas  creusé,  et  lorsqu'il 
fallut  renoncer  à  celte  folle  entreprise,  on 
apprit  que,  pour  faire  mousser  l'affaire,  on 
avait  dépensé  un  milliard.  Un  milliard,  dix 


fois  cent  millions  de  francs,  avaient  été  iro 
par  des  juifs  nommés  Eleinach,  Cornélius 
Herz  et  autres  ;  et  ce  milliard  volé  avait  été 
distribué  à  des  députés  et  sénateurs  francs 
Les  mandataires  du  peuple  français,  mem- 
bres  des  deux  assemblées  qui  forment,  avec 
le  président,  le  gouvernement  de  la  Répu- 
blique, avaient  été  nantis  par  le  juif  Alton, 
de  ce  milliard;  moyennant  quoi,  ces  concus- 
sionnaires, ces  voleurs  avaient  voté  tout  ce 
qu'on  avait  voulu  pour  extorquer  aux  pauvres 
les  pièces  de  cent  sous  gardées  dans  un  bas  de 
laine.  Mais  enfin  voler  n'est  pas  tout,  il  y  a 
des  juges,  et  l'on  peut  être  obligé  à  restitu- 
tion. 

La  France  finit  par  apprendre  que  le  Pa- 
nama n'était  qu'une  escroquerie.  Un  député, 
un  haut  justicier,  Jules  Delahaye  (que  son 
nom  soit  inscrit  sur  les  tablettes  de  l'his- 
toire !)  fit  connaître,  du  haut  de  la  tribune,  à 
la  France  et  au  monde  ces  prouesses  inouïes 
du  brigandage.  Alors  il  fallut  savoir  si,  à 
Paris  comme  à  Berlin,  il  y  avait  des  juges. 
Des  juges,  il  n'était  pas  difficile  d'en  trouver; 
la  difficulté,  pour  obtenir  d'eux  un  ver- 
dict de  restitution,  c'est  que  les  juges 
étaient  à  la  merci  des  voleurs.  On  décréta  une 
enquête,  on  nomma  une  commission,  on  fit 
des  rapports,  puis  après  des  procès  en  reven- 
dication du  bien  public.  La  justice  trouva 
des  corrupteurs,  mais  pas  de  corrompus,  sauf 
un  qui  se  confessa  concussionnaire  de 
375  000  francs  :  c'était  le  seul  honnête 
homme  de  la  bande  ;  il  fut  condamné  à  je 
ne  sais  combien  d'années  de  prison  ;  ses  com- 
plices mirent  une  espèce  de  cruauté  à  lui 
faire  expier  son  crime  ;  lui-même  eut  le 
double  mérite  de  ne  pas  les  accuser  et  de 
Comprendre  la  leçon  que  lui  donnait  l'épreuve. 
Les  autres  bénéficièrent  du  non-lieu  ;  et  les  pe- 
tits voleurs,  envoyés  en  Cour  d'assises,  furent 
acquittés  par  le  jury,  bien  qu'ils  fussent  con- 
vaincus d'avoir  volé,  au  bas  mot,  une  cin- 
quantaine de  mille  francs;  ils  furent  acquittés 
parce  que  le  jury  savait  bien  qu'on  ne  lui  li- 
vrait que  les  volereaux  et  que  le  gouverne- 
ment épargnait  les  grands  voleurs. 

En  ce  monde,  tout  finit  par  se  savoir.  Le 
procureur  général,  Quesnay  de  Beaurepaire, 
qui  avait  fait  acte  de  partisan  contre  le  gé- 
néral Boulanger,  avait  été  récompensé  de  sa 
faiblesse  par  un  siège  de  président  à  la  Cuur 
de   cassation.  Mais  il  savait  que  l'impunité 


360 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


n'.iv.it  été  assurée  aux  voleurs  que  par  la 
complicité  du  ministre  de  la  justice  :  il 
cri t i a  -a  haute  présidence  el  livra  le  secret.  Le 
gouvernement  avait  traîné  les  choses  en  lon- 
de  manière  à  ait.  indre  le  terme  de  la 
prescription.  Le  ministre  de  la  justice,  Emile 
Louber,  petit  avocat  de  Montélimar,  devenu 
dépositaire  <les  sceaux  de  Fiance,  avait  reeu 
à  temps  l'acte  de  poursuite  du  procureur  gé- 
néral contre  les  cent  quatre  voleurs  ;  il  le 
garda  dans  sa  poche  et  leur  assura,  de  cette 
façon,  l'impunité.  Ce  Loubet,  poisseux  comme 
le  nougat  de  fou  pays,  avait  été  accusé 
d'avoir  fait  fortune,  comme  ministre  de  l'in- 
térieur, en  jouant  à  la  Bourse  par  un  homme 
de  paille  et  en  profitant  des  secrets  d'Etat 
qu'il  connai-sait  comme  ministre.  Comme 
minisire  de  la  justice,  il  s'assura  la  présidence 
de  la  Re'publique  en  couvrant  les  voleurs  du 
Panama.  De  sorte  qu'au  moment  où  j'écris, 
la  République  a  pour  président  un  homme 
accusé  de  vol  par  abus  de  confiance  et  de 
protection  de  grands  voleurs  ;  de  ce  accusé, 
et  provoqué  à  poursuite  devant  la  cour  d'as- 
sises où  la  preuve  est  de  droit,  il  s'est  abs- 
tenu de  poursuivre;  en  sorte  que,  négligeant 
de  faire  la  preuve  de  son  innocence,  il  a  au- 
torisé le  doute,  presque  la  conviction  de  sa 
culpabilité.  Je  doute  que  Home  fut  pire  au 
temps  des  Séjan  et  des  Tigellin;  je  regrette 
de  n'avoir  pas  la  plume  de  Tacite  ou  le  fer  de 
Juvénal  pour  élever,  par  mes  flétrissures, 
l'opprobre  à  la  hauteur  du  crime. 

Au  fait,  depuis  que  Panama  1er  est  président 
nous  avons  eu,  pour  ministre,  un  Bourgeois 
qui  a  ouvert  la  descente  de  lacourlille  opportu- 
niste. Aujourd'hui,  en  plein  radicalisme,  nous 
voyons,  au  ministère,  toutes  les  extrémités  de 
l'opinion  :  le  seize  mai  et  l'opportunisme  ;  le 
radicalisme  et  le  collectivisme,  sans  compter 
un  appoint  de  toutes  les  turpitudes  humaines  : 
le  renégat  Waldeck-Rousseau  donne  la  main 
au  semi-juif  collectiviste  Millerand-Cahen  ; 
l'escroc  Monis  fait  un  avant  deux  avec  Gallifet 
le  fusilleur  de  prolétaires  ;  le  révoqué  Lanes- 
san  est  le  collègue  de  son  révocateur,  Delcassé, 
le  héros  de  Fachoda.  Si  la  France  vient  à 
finir  dans  une  telle  aventure,  il  faudra  ériger, 
sur  les  rochers  du  Panama,  l'inscription  com- 
mémoralive  de  sa  mort.  C'est  en  manquant 
de  respect  au  bien  d'autrui,  c'est  en  déro- 
geant aux  obligations  morales  du  pouvoir, 
que  les  peuples  finissent,  ou  s'ils  ne  finissent 
pas  tout  d'un  coup,  ils  ne  traînent  plus 
qu'une  vie  sans  honneur,  parce  qu'elle  est 
sans  vertu. 


1/  Amérique  «lu  .Sud 


La  grande  escroquerie  du  Panama  forme 
l'introduction  naturelle  à  l'histoire  des  répu- 
pliques  de  l'Amérique  du  Sud. 

Ces  républiques  sont  nées  d'hier.  Depuis  la 
conquête,  l'Amérique  du  Sud  était  gouvernée 
par  L'Espagne.  La  Cour  de  Madrid  envoyait 
des  gouverneurs  qu'elle  ne  pouvait  pas  con- 
trôler. Les  hiérarchies  de  fonctionnaires  ex- 
ploitaient, à  leur  profil,  la  situatiou.  Les 
Indiens  étaient  refoulés  dans  les  montagnes  ; 
les  enfants  nés  des  Espagnols  et  des  indigènes 
étaient  traités  de  haut  par  les  hidalgos  cas- 
tillans. L'Eglise  seule,  en  travaillant  au  salut 
des  âmes,  assurait  l'obéissance  des  popula- 
tions, et  ouvrait  aux  âmes  d'élite,  dans  les 
couvents,  un  abri  sûr.  Dans  une  dissertation 
nous  avons  expliqué  comment  les  reproches 
adressés  par  les  incrédules  au  clergé  d'Amé- 
rique, manquaient  de  base  et  allaient  au  re- 
bours de  la  vérité.  Le  grand  fait  qui  domine 
cette  situation,  c'est  que,  après  trois  siècles, 
le  clergé  survit  à  toutes  les  vicissitudes,  ré- 
siste à  toutes  les  épreuves  et  reste  en  posses- 
sion, comme  si  les  églises  d'Amérique  vo- 
guaient sous  un  ciel  toujours  calme,  sur  un 
océan  inconnu  des  tempêtes. 

L'esprit  de  la  Révolution  française  avait 
traversé  les  mers  et  fasciné  les  peup'es  par 
ses  promesses.  De  1818  à  1825,  Bolivar  s'était 
levé  et  avait  appelé  l'Amérique  du  Sud  aux 
bienfaits  de  la  Re'volution.  En  pareil  cas,  la 
recette  de  succès  n'est  pas  difficile  à  trouver. 
Critiquer  le  régime  présent  est  toujours  fa- 
cile ;  il  y  a  partout  des  abus  qu'on  peut 
grossir  et  exploiter  ;  les  beautés  de  l'avenir 
forment  un  tableau  en  sens  inverse.  Quoiqu'il 
soit  insensé  de  promettre  le  paradis  sur  la 
terre,  rien  n'est  plus  commun  que  d'y  croire. 
Bolivar  tabla  sur  ces  deux  tableaux,  enflamma 
les  imaginations;  la  Cour  de  Madrid  dut  re- 
tirer ses  gouverneurs  et  l'Amérique  du  Sud, 
sans  grande  effusion  de  ?ang,  se  trouva  cons- 
tituée en  République. 

Les  principales  républiques  de  l'Amérique 
du  Sud  sont  :  la  Colombie,  les  deux  Pérou,  le 
Chili,  la  Patagonie,  le  Paraguay  et  l'Uruguay, 
le  Brésil  et  la  Guyane. 

La  Providence  a  été,  pour  ce  continent, 
prodigue  de  ses  biens.  Dans  les  entrailles  de 
la  terre  elle  a  enfoui  des  trésors,  des  monceaux 
d'or  et  d'argent  ;  à  la  surface  du  sol  elle  ac- 
corde les  grâces  de  la  température.  Une  flore 
et  une  faune  riche  embellissent  le  pays.  Les 
forêts  ne  manquent  pas.  Les  montagnes  des 
Andes,  avec  leurs  contours,  dessinent  les  ter- 
ritoires. Il  semble  que  les  peuples,  au  milieu 


LIVItK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


361 


de  ces  prodigalités  de  la  Providence,  n'au- 
raient, pour  être  heureux,  qu'à  se  laisseï 
vivre.  Mais  telle  est  l'ingratitude  de  l'homme 
que,  cherchant  le  bonheur  partout,  par  sa 
faute,  il  ne  peut  le  rencontrer  nulle  part. 
Non  pas  que  les  Américains  du  Sud  soient 
plus  malheureux  que  les  autres  peuples. 
Parmi  eux,  les  gens  raisonnables,  qui  goû- 
tent honnêtement,  pacifiquement,  les  biens  de 
ce  monde,  ne  t'ont  pas  défaut;  ils  ont  même, 
sur  les  Américains  du  Nord»  cet  avantage, 
qu'ils  ne  sont  pas  dévorés  par  l'exécrable  soif 
de  l'or.  Au  contraire,  un  grand  nombre 
d'entre  eux  fait  plutôt  profession  de  dé- 
daigner l'opulence  et  cherche,  dans  le  déta- 
chement de  la  vie  religieuse,  avec  la  paix  de 
l'âme,  l'attente  des  biens  éternels.  L'Amé- 
rique du  Sud  est  le  paradis  des  âmes  pieuses, 
un  pays  aimé  du  Christ. 

Dans  ce  paradis,  la  vie  active  manque  un 
peu.  La  race  espagnole,  si  robuste,  si  valeu- 
reuse, transportée  sur  ces  rivages,  a  laissé 
détendre  un  peu  ses  ressorts.  Ce  sont  nos  re- 
ligieux et  religieuses  de  France  qui  vont  à 
leur  aide.  Vous  les  trouvez  dans  toutes  les 
villes,  à  la  hauteur  de  tous  les  dévouements. 
La  meilleure  preuve  de  la  catholicité  de  la 
France,  c'est  que  ses  religieuses  et  ses  reli- 
gieux se  rencontrent  sur  tous  les  points  de 
l'univers. 

Le  fléau  de  toutes  ces  républiques,  c'est  la 
lèpre  du  libéralisme  et  la  fièvre  chaude  avec 
éruptions  révolutionnaires  :  La  république 
est,  sans  doute,  un  gouvernement  idéal.  La 
souveraineté  du  peuple,  le  suffrage  universel, 
les  charges  confiées  aux  plus  capables,  tous 
égaux,  tous  libres,  tous  frères  :  cela  suppose 
une  félicité  qui  vous  fait  pleurer  de  tendresse. 
Si  la  Hépublique  doit  prospérer,  c'est,  pa- 
raît-il, au  sein  de  ces  deux  ou  trois  millions 
d'âmes,  distribuées  en  petites  provinces,  à 
qui  rien  ne  manque,  que  de  savoir  se  con- 
tenter. Jean-Jacques  Rousseau,  qui  connais- 
sait l'espèce  humaine,  après  avoir  esquissé  la 
théorie  de  la  République,  ne  la  reconnaît 
praticable  que  pour  un  petit  peuple  et  la  dit 
réservée  à  un  peuple  d'anges.  Vous  seriez 
tenté  de  croire  que  cet  idéal  a  pris  pied  dans 
les  républiques  du  Sud  Américain. 

Depuis  1820,  date  sommaire  de  la  soi-di- 
sant libération,  ces  républiques  ont  dressé 
leurs  constitutions,  fort  belles,  sur  le  papier. 
Un  président,  de,3  ministres,  deux  Chambres, 
un  Conseil  d'Etat,  une  magistrature,  une  ad- 
ministration, une  armée,  où  tous  les  officiers 
sont  généraux  :  voilà,  en  gros,  le  mécanisme 
de  la  liberté.  Ce  personnel,  invariablement 
libéral,  entend  la  liberté  dans  le  sens  de  ses 
attributions  propres.  Chaque  chef  veut  pos- 
Béder  toutes  les  prérogatives  du  pouvoir,  et, 
par  conséquent,  frustre  les  autres  des  dou- 
ceurs de  la  liberté.  Alors  un  prétendant  fait 
îfler  par  les  journaux,  que  le  président  est 
un  dictateur.  Les  journaux  le  répètent  pen- 
dant six  mois,  et,  à  force  de  le  répéter,  le  font 
croire.  Un  beau   matin,  le  prétendant    forme 


un  prononciamiento,  c'est  à-dire  qu'il  se  déclare 

président  de  la  république  et    marche,  ave. 

petite  année,  contre  le  président  légal.  Le 
président  légal  se  défend  contre  le  président 

rebelle.  On  se  lire  des  coups  de  fusils,  jusqu'à 

ce  que  le  sort  des  armes  décide.  Après  la  vic- 
toire, le  vainqueur  fail  fusiller  les  vaincus  et 

voila  la  libeite  rétablie...  jusqu'à  ce  qu'un 
autre  la  rétablisse  par  les  mêmes  procédés,  â 
coups  (h;  fusils  et  par  des  exécutions  mili- 
taires. La  liberté,  dans  l'Amérique  du  Sud, 
c'est  une  série  interminable  de  coups  de 
force  où  la  constitution  ne  sert  qu'à  fabriquer 
des  cartouches. 

Ces  révolutions  périodiques  offrent  une 
seule  variante.  Au  lieu  de  se  battre  entre 
eux,  les  républicains  d'un  pays  cherchent 
querelle  aux  voisins,  soit  pour  disputer  un 
lambeau  de  terre,  comme  cela  se  fit  naguère 
entre  le  I'érou  et  le  Chili  ;  soit  pour  s'esca- 
moter réciproquement  leur  république, 
comme  cela  se  pratique  assez  volontiers  entre 
les  quatre  ou  cinq  républiques,  voisines  de 
Guatemala.  Pour  dire  exactement  leurs  fron- 
tières, il  faudrait  citer  le  journal  du  matin, 
avec  assurance  que  demain  contredira  au- 
jourd'hui. 

La  conséquence  qui  résulte  de  cet  état 
d'anarchie,  c'est  que  ces  républiques  sont  dé- 
vorées par  des  sauveurs.  Le  libérateur  est  un 
article  de  mince  valeur,  s'il  s'estimait  à  son 
prix  ;  mais  il  se  cote  très  haut  à  la  Bourse  des 
révolutions.  Après  la  guerre,  il  faut  payer  les 
frais.  Le  libérateur  se  récompense  de  sa  bra- 
voure en  s'allouant  de  gros  honoraires.  Tant 
et  si  bien  que  ces  républiques,  où  l'économie 
des  finances  serait  si  facile,  sont  accablées 
d'impôts  ;  et  que  ces  peuples,  sans  cesse  af- 
franchis, succombent  sous  le  poids  des  charges 
et  sont  littéralement  mangés  par  les  libéra- 
teurs. La  liberté  pour  eux,  c'est  la  servitude 
dans  la  misère. 

Un  seul  pays  eut  pu  faire  exception  à  ces 
misères,  c'était  l'empire  du  Brésil,  sous  la 
maison  de  Bragance.  Malheureusement  l'Em- 
pereur, don  Pedro  d'Alcantara,  était  un  es- 
prit mal  équilibré,  étroit,  emprisonné  dans 
les  formules  du  libéralisme,  peu  propre  à  son 
métier  d'empereur.  Lui-même  n'attachait  à 
son  litre  aucune  prérogative  sacrée  du  pou- 
voir, et,  pour  établir  son  inutilité,  au  lieu  de 
gouverner  l'empire,  s'en  absentait.  C'était  un 
Juif  errant  couronné  ;  il  venait  assez  volon- 
tiers en  France,  suivait  les  cours  du  collège 
de  France  ou  de  la  Sorbonne,  assistait  aux 
séances  académiques  et  se  faisait  oindre,  par 
nos  savants,  de  tous  les  onguents  de  l'admira- 
tion. Don  Pedro  était  même  membre  de  l'Ins- 
titut et  n'en  était  pas  plus  fier.  Ses  sujets  le 
voyant  inutile,  —  de  quoi  Pedro  était  aussi 
convaincu,  —  le  supprimèrent  et  voilà  comme 
quoi  l'Empire  du  Brésil  devint  une  Répu- 
blique. 

Avant  sa  chute,  don  Pedro  avait  à  son  actif 
un  mérite  et  un  crime.  Le  mérite,  c'est  d'avoir 
supprimé  l'esclavage  au  Brésil.  Jusqu'à  lui,  la 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'ÉGLISE  I  ITHOLIQUE 


race  noire  a\nit  en  la  cli  l  travaux  ser- 

vile-  ;  (  I  <    -'.-ri  acquittait  bien  ;  on  pnbticnte 

,i  même  l'ait  un  gros  livre  pour  prouver  que 
cet  esclavage  était,  pour  les  noirs,  une  con- 
dition de  bonheur,  pour  l'Etat,  un  élément  de 
prospérité.  Il  y  avait  dans  ee  livre  quelque 
chose  de  vrai.  Moralement  toutefois  on  ne 
peut  pas  accepter  l'esclavage  comme  institu- 
tion permanente,  parce  qu'il  constitue,  envers 
l'esclave,  la  suprême  injustice.  L'empereur 
était  donc  d'avis  de  le  supprimer;  il  laissa, 
pendant  un  de  ses  voyages  de  circumnaviga- 
tion scientifique,  sa  fille,  la  comtesse  d'Eu, 
opérer  cette  importante  réforme.  On  croyait 
que  c'était,  pour  la  princesse,  un  prélude  de 
joyeux  avènement;  ce  fut,  pour  la  régente, 
son  seul  acte  de  gouvernement,  son  père 
ayant  trouvé  spirituel  de  se  faire  supprimer. 
Léon  XIII  envoya  ses  félicitations  à  la  prin- 
cesse ;  l'affranchissement  des  esclaves  est  une 
des  grandes  œuvres  de  la  religion  et  l'hon- 
neur particulier  de  la  Sainte  Eglise.  C'est  dans 
son  ?ein  et  dans  son  sein  seulement,  que  les 
hommes  sont  et  se  sentent  vraiment  frères. 

Le  crime  de  don  Pedro,  c'est  qu'il  avait 
laissé  toute  licence  à  la  franc-maçonnerie. 
Ces  francs-maçons  étaient  d'une  espèce  par- 
ticulière. Au  lieu  de  se  cuirasser  d'irréligion, 
comme  les  nôtres,  ils  étaient  bons  chrétiens, 
allaient  à  la  messe,  offraient  le  pain  bénit  et 
se  poussaient  dans  les  confréries.  Ce  n'étaient 
pas  des  loups  rôdant  sur  les  frontières,  pour 
happer  les  brebis  et  les  agneaux  ;  c'étaient 
des  renards,  introduits  dans  la  place,  pour  s'y 
goberger  à  leur  aise.  Ces  renards  faisaient 
nommer  des  curés  et  des  évoques  de  leur 
bord;  ils  étaient,  par  eux,  les  maîtres  des 
biens  et  du  personnel  des  Eglises  ;  ils  avaient, 
grâce  à  ce  système  d'hypocrisie,  ligaturé  le 
Brésil.  De  Rome  on  s'aperçut  de  cette  cor- 
ruption ;  Pie  IX  voulut  y  remédier,  en  appe- 
lant, aux  sièges  épiscopaux,  des  hommes 
fondés,  en  doctrine  et  en  vertu,  naturellement 
hostiles  à  la  franc-maçonnerie.  On  vit  alors 
se  reproduire  au  Brésil  les  énormités  qui 
avaient  déshonoré  l'Autriche  sous  Joseph  IL 
Ces  fervents  chrétiens  francs-maçons  cher- 
chèrent querelle  aux  évêques  ;  ces  membres 
dévots  de  confréries  appelèrent  les  évêques 
devant  les  tribunaux;  et,  comme  les  juges 
étaient  aussi  francs-maçons  que  les  plai- 
gnants, ils  condamnèrent  aux  galères  deux 
évêques,  et,  par  cette  iniquité  scandaleuse, 
bridèrent  les  autres.  Le  libéralisme  de  don 
Pedro  consistait  surtout  à  être  aveugle  et 
sourd  ;  et,  en  outre,  d'une  grande  suscepti- 
bilité d'épiderme.  Les  évêques  allèrent  aux 
galères;  l'Empereur  ne  leur  fit  point  grâce  de 
la  peine  ;  il  se  piqua  même  de  leur  taire  ex- 
pier jusqu'au  bout  leur  fidélité  à  l'Eglise,  es- 
timant que  le  plus  beau  fleuron  des  peuples 
civilisés,  c'est  l'égalité  devant  la  loi.  —  La 
conséquence  fut  que  les  francs-maçons  chas- 
sèrent don  Pedro  ;  mais  il  n'en  conta  rien  à 
l'impérial  Dumoilet.  pour  subir  ce  châtiment 
qui  lai  assurait  la  liberté  de  ses  voyages. 


Pendant  que  l'Empereur  du  Brésil  faisait  li- 
tière de  l'autorité  chrétienne,  an  républicain 

ivait  delà  restaurer.  G-arcia  Moreno,  d 
gîne  espagnole,  avocat  dam  la  république  de 
l'Equateur,  fut  appelé,  par  les  suffrages  de  ses 
concitoyens,  à  la  présidence  de  la  république. 
Président,  il  osa  légiférer  et  commander  avec 
cette  sainte  hardiesse,  dont  parle  Bossuel. 
Nous  n'avons  pas,  en  ce  siècle,  maa 
d'hommes  de  mérite  ;  mais  ces  hommes  n'ont 
pas  eu  le  eourage  de  leurs  convictions  ou  plu- 
tôt avaient  des  convictions  contradictoires 
qui  énervaient  leur  action  publique.  Guizol  et 
Melternich,  par  exemple,  n'étaient  certaine- 
ment pas  des  esprits  vulgaires  ;  ils  eussent  été 
de  grands  chefs,  s'ils  n'avaient  pas,  dans  leur 
esprit,  été  empêtrés  par  les  syst<  mes.  -te  ne 
vois,  en  ce  siècle,  que  deux  ou  trois  hommes 
qui  sont  allés  jusqu'au  bout  de  leurs  croyances 
catholiques  :  Veuillot  dans  la  presse;  Valdé- 
gamas,  dans  la  diplomatie,  et  Garcia  Moreno 
dans  le  gouvernement.  Je  n'oublie  pas  le 
comte  de  Maistre  qui  eut  tous  ces  mérites  à  la 
fois.  Or,  il  y  a  dans  la  foi  catholique,  appli- 
quée au  gouvernement  des  peuples,  une  telle 
lumière,  une  si  grande  force  et  une  si  parti- 
culière abondance  de  bienfaits,  que  tous  ces 
hommes  ont  été  grands  et  que  Garcia  Moreno, 
dans  une  vie  d'ailleurs  courte,  sur  un  étroit 
théâtre,  parait  s'élever  jusqu'à  la  hauteur  de 
conception  d'un  Charlemagne. 

Ce  simple  avocat  de  Quito  entreprit  de  re- 
construire l'Equateur  sur  le  type  d'une  société 
chrétienne.  L'Equateur  avait  été  manipulé, 
déchiré,  ruiné,  par  les  libéraux,  pour  qui  la 
liberté  est  le  droit  de  tout  faire,  hors  le  bien. 
C'était  un  pays  perdu,  livré  aux  appétits  des 
brutes  élégantes  qui  le  gouvernaient  au  nom 
de  la  franc-maçonnerie.  Garcia  Moreno  prit 
le  contrepied  de  ces  malfaiteurs  politiques. 
Sa  devise  était  :  Liberté  pour  tout,  excepté 
pour  le  mal  et  pour  les  malfaiteurs.  En 
d'autres  termes,  Moreno  voulait  la  pleine  li- 
berté du  bien,  sans  aucune  liberté  du  mal. 
sans  aucune  licence  à  ceux  qui  le  perpètrent. 
D'abord  simple  ministre,  il  avait  donné  la 
preuve  d'une  grande  justesse  de  coup  d'oeil  et 
d'une  extraordinaire  énergie.  A  deux  reprises, 
président  de  la  République,  il  esquissa  et 
poursuivit,  dans  un  laps  de  temps  très  court, 
son  projet  de  restauration.  Travaux  publics, 
agriculture  et  commerce,  instruction  publique, 
écoles  à  tous  les  degrés  d'enseignement,  ordres 
religieux  appelés  aux  luttes  de  la  concurrence, 
concordat  avec  le  Saint-Siège,  nomination  de 
bons  évêques,  et,  avec  l'accomplissement  si- 
multané de  si  grandes  œuvres,  une  remar- 
quable économie  dans  les  finances  et  une  di- 
minution sensible  de  la  dette  nationale  :  voilà 
quelle  fut,  en  moins  de  huit  années,  l'entre- 
prise de  Oarcia  Moreno.  Au  milieu  du  monde 
agité  par  les  convulsions  du  volcan  révolu- 
tionnaire, au  milieu  des  peuples  mis  au  pillage 
par  les  sept  péchés  capitaux,  Moreno  démon- 
tra la  possibilité  d'une  restauration  catholique 
et  ne  fut  pas  loin  d'y  atteindre. 


LIVRE  QUATRE  VINGT  (.11  ;.\  fOUZlEME 


<  >n  comprend  qo^one  telle  entreprise  <  enaot 
Mwirnr  le  bonheur  d'un  peuple,  au  milieu 
d'un  monde  livré  au  banditisme  libéral,  cela 
m  pouvait  se  supporter  tongiempe.  Un  monde 

ou  l'un  no  peut  pas  enaeigner  librement  l'er- 
reur, pratiquer  ouvertement   le   libertinage, 
opprimer  librement!  le  rertw  ci   la  rente,  est 

un  momie  contraire  aux  principes  de  89.  Un 
homme  qui  ose  renverser  cet   ordre,  prendre 

le  eontrepied  de  la  déclaration  idolàtrïque  des 
droits  de  l'homme  et  du  citoyen,  doit  dispa- 
raître, l'n  jour,  Garcia  Moremo,  avant  de  se 
rendre  à  sa  chambre,  était  entré  dans  une 
église.  Pendant  qu'il  puisait,  dans  la  prière, 
les  hautes  inspirations  de  la  politique,  des 
conjurés  sortaient  des  cafés  de  la  place,  ca- 
chant, sous  leurs  vêtements,  des  revolvers  et 
des  poignards.  A  la  sortie  de  Garcia  Moreno, 
ils  l'accostèrent  et  l'assassinèrent  lâchement. 
fin  tombant,  criblé  de  blessures,  reconnaissant 
les  scélérats  qui  le  frappaient,  Moreno  pro- 
nonça ces  paroles  qui  résument  sa  politique 
et  assurent  la  délivrance  des  peuples  :  «  Dieu 
ne  meurt  pas  »  ! 

Il  y  a  un  Dieu.  Ce  Dieu  habite  les  hauteurs 
des  cieux.  Un  complot  séculaire  veut  abattre 
de  son  trône  le  roi  immortel  des  siècles.  En 
notre  siècle,  ce  sont  les  libéraux  et  les  francs- 
maçons,  des  fous  et  des  scélérats,  qui  ont  pris 
la  suite  du  complot  contre  le  Christ.  Jésus- 
Christ  se  rira  et  se  moquera  d'eux.  Le  psal- 
miste  ne  dit  pas  que  le  roi  des  nations  des- 
cendra du  ciel  pour  écraser  ses  ennemis  sous 
le  poids  de  sa  colère  ;  il  se  contentera  de  les 
tourner  en  dérision  et,  pour  les  vaincre,  il  ne 
lui  faut  qu'un  sifflet.  Le  coup  de  sifflet  fera 
lever  la  tête  aux  peuples  abusés  par  le  men- 
songe. Lorsqu'ils  auront  compris  les  grandes 
confusions  du  libéralisme,  ils  se  fieront,  pour 
leur  salut  dans  le  temps,  à  la  maternité  de 
l'Eglise. 

L'aurore  de  cette  grâce  libératrice  vient  de 
se  lever  sur  l'Amérique  du  Sud.  Nous  en  signa- 
lons les  prodromes  et  indiquons  le  fait  consi- 
dérable qui  devient  la  pierre  d'attente  de 
l'avenir. 

Au  Mexique,  qui  fait  partie  de  l'Amérique 
latine,   c'est  un  plein  renouveau,  une  saison 
de  fleurs,  qui  prépare  la   récolte  des  fruits. 
La  hiérarchie   comprend  six  archevêchés  et 
vingt-deux  évèchés  ;  elle  a,  pour  conseil,  un 
homme  de  Dieu,  le  vaillant  Avérardî,  le  digne 
représentant  du   Paint-Siège.  La  basse  Cali- 
fornie, abandonnée  depuis  longtemps,  a  reçu 
des  missionnaires.  La  Congrégation  de  saint 
Joseph  a  porté  le  flambeau  de  la  foi  jusque 
dans  les  montagnes,  chez  les  païens  Yaquis. 
La  ^-"icrreaux  communautés  religieuses  a  pris 
fin.  Les  ïésuites,  les  Franciscain-,  les  Domi- 
nicains, les  Augustins,  les  Lazaristes,  les  Ma- 
ristes,  les  Carmes,  se  partagent  les  œuvres  de 
zèle.  Les  Dames  du  Sacré  Cœur,  les  Ursulincs, 
an  du  Verbe  Incarné  et  de  l'Immaculée 
aception,  les  Capucines  et  les  Carmélites  se 
livrent    à   l'éducation    des    jeunes   filles.   Le 
Mexique  a  quatre  facultés  de  théologie  :  ce 


haiii  enseignement  est  bonjour?,  pour  l'fjglï 
,  je  as-ui  r  de  i < •  'i  ■  !'     sueci      L'en  ngn< 

ment  primaire  préoccupe  vivement  le  Catho- 
lique  .    LOB    Mexicains    aimenl    a     faire,     pour 

l'entretien  et  La  eenstruetion  des  I 
sacrifices  d'argent.  La  riergede  Guadaloope 

v-l    toujours    le    drapeau    de.    la    nationalité    et. 

de  l'indépendance,    le    hibarinn    de    la    pairie. 

Tontes  les  grandes  œnrres  catholiques,  nets 
en  France,  ont  pris  racine  au  Mexique.  L'en- 
seignement du  catéchisme  au  foyer  et  à 
l'école  se  donne  dans  les  meilleures  conditions. 
La  presse  catholique,  considérablement  déve- 
loppée et  améliorée,  continue,  près  des  masses 
populaires,  l'œuvre  du  catéchisme.  Chaque 
archevêque  vient  de  célébrer  son  concile  pro- 
vincial. C'est  par  les  conciles  surtout  que 
Jésus-Christ  est  à  la  tête  de  l'épiscopat  ;  c'est 
par  les  conciles  qu'il  maintient  la  pure  lu- 
mière et  excite  l'ardeur  du  feu  sacré.  Un  pays 
où  se  célèbrent  régulièrement  les  conciles 
provinciaux,  est  un  pays  où  personne  ne  s'en- 
dort, où  tout  le  monde  travaille,  où  les  âmes 
doivent  rayonner  de  tout  l'éclat  des  vertus 
chrétiennes. 

A  l'Equateur,  l'œuvre  de  résurrection  de 
Garcia  Moreno  a  été  entravée  par  l'assassinat. 
Les  hommes  qui  jouent  du  revolver  et  du  poi- 
gnard, indiquent  assez  de  quelle  politique  ils 
sont  les  agents.  La  pauvre  république  est  la 
proie  de  la  franc-maçonnerie  ;  cela  signifie 
qu'elle  est  livrée  au  brigandage. 

Le  Paraguay,  opprimé  jusqu'en  1840  par 
Francia,  respira  vingt  ans  sous  Antonio  Lopez 
et  retomba,  en  1862,  sous  son  fils,  dans  les 
plus  terribles  aventures.  Ce  malheureux  sou- 
tenait, contre  le  Pérou,  une  guerre  où  pérît 
presque  toute  la  population  mâle  de  la  répu- 
blique ;  pour  comble,  il  était  encouragé,  dans 
ses  fureurs,   par  l'évoque  Palacios.  Kn   1879, 
l'évêque  Jean  Aponte  et  le   délégué  aposto- 
lique, Di  Pietro,  signaient  une  convention  pour 
le  rappel  des  Lazaristes.  Un  collège  fut  ou- 
vert,  ainsi   que   des   écoles    pour   les  jeunes 
filles;  plus  tard  devaient  s'ouvrir  les  orphe- 
linats de  don  Bosco.  Le  premier  bienfait  qui 
résulta  de  ces  réformes,  ce  fut  la  nomination, 
à    l'épiscopat,     d'un     élève    des    Lazaristes, 
Mgr    Bogarin.   Ce  prélat   visita   huit  fois    un 
diocèse  en  dépit  des  plus  terribles  obstacles 
et  des  plus  énormes  fatigues  :  il  restait  dix 
jours    dans    chaque    paroisse  ;    il    confirma 
120  000  chrétiens,  donna  70  000  communions 
et   autorisa  4  000   mariages.   Ces  détails  font 
connaître  le  triste  état  du  pays. 

Sur  ces  entrefaites,  le  gouvernement,  pour 
entraver  l'action  de  l'Eglise  et  démoraliser  les 
masses,  édicta  une  loi  sur  le  mariage  civil,  loi 
qui  fut  publiée  sans  discussion  contradictoire, 
comme  s'il  s'était  agi  d'une  ordonnance  de 
police  sur  la  circulation  des  chiens.  En  pré- 
sence de  l'outrage,  l'évoque  poussa  un  cri  de 
protestation  patriotique  et  religieuse  \  avec 
l'appui  de  la  [tresse  et  du  peuple,  il  réussit  à 
suspendre  l'application  de  cette  loi.  Les  pe- 
tits esprits  d'Amérique  sont  à  ce  point  en  re- 


i 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


tard  qu'ils  espèrent  encore  quelque  chose  du 
mariage  civil.  Si  le  mariage  civil  n'empêche 
le  mariage  religieux,  il  ne  peut  rien 
contre  l'Eglise;  s'il  l'empêche,  on  demande 
de  quel  droit  un  gouvernement  peut  tenter  la 
suppression  d'un  sacrement,  et  quel  fruit 
il  peut  espérer  pour  les  mœurs  en  réduisant 
le  mariage  à  un  contrat,  bientôt  à  la  rupture 
du  divorce,  autant  dire  à  la  chiennerie.  Les 
populations  sont  chrétiennes,  peut-être  pas 
assez  ferventes,  mais  il  semble  bien  que  le 
droit  de  la  conscience  exige,  du  gouverne- 
ment, au  moins  le  respect. 

Dans  l'Uruguay,  l'évêque  Vera,  mort  en 
1881,  eut  pour  successeur  Mgr  ïérégui.  Le 
dictateur  Santos  avait  aussi  publié  une  loi 
sur  le  mariage  civil  et  exigé  qu'un  ne  baptisât 
les  enfants  que  sur  le  vu  du  certificat  de  ce 
mariage.  Le  clergé  se  laissa  mettre  à  l'amende 
et  envoyer  en  prison  ;  mais  il  baptisa  les  en- 
fants sans  s'occuper  du  mariage  civil.  Le 
même  Santos,  nom  assez  mal  choisi,  défendit 
de  prononcer,  avant  quarante  ans,  des  vœux 
de  religion  :  le  vœu  n'était  pas  visible  à  l'œil 
nu,  on  se  demande  comment  il  pouvait  cons- 
tater la  violation  de  sa  loi.  L'ajournement 
des  vœux  perpétuels offre  d'ailleurs  un  moyen 
facile  de  l'éluder.  Dix  communautés  d'hommes 
et  plus  de  dix  communautés  de  femmes  ne 
fleurirent  pas  moins  dans  l'Uruguay.  Empê- 
cher la  vie  religieuse  dans  ces  contrées,  au- 
tant dire  qu'on  empêchera  le  soleil  de  se  lever. 

A  Mgr  Yérégui,  mort  en  1891,  succéda 
Mgr  Soler,  prélat  du  plus  haut  mérite,  qui 
obtint  l'érection  de  Montevideo  en  archevêché 
avec  deux  suffragants  et  établit  diverses  so- 
ciétés laïques,  Conférences  de  saint  Vincent 
de  Paul,  Cercles  catholiques  d'ouvriers,  voire 
un  grand  club  catholique  dont  le  vaillant  ar- 
chevêque est  l'inspirateur,  pour  faire  pros- 
pérer, dans  son  troupeau,  le  règne  de  Jésus- 
Christ. 

Dans  la  République  Argentine,  les  libéraux, 
pour  faire  produire  au  mariage-civil,  ses  effets 
corrupteurs,  ont  imaginé  de  charger  de  ce 
contrat  un  personnage  éloigné  des  parties  :  il 
faut  faire  parfois  200  kilomètres  pour  le  ren- 
contrer. L'indifférence  des  peuples  d'un  côté, 
de  l'autre  l'imbécillité  méchante  du  gouverne- 
ment et  le  tour  est  fait.  A  l'une  de  nos  exposi- 
tion?, celte  république  avait  bâti  une  chambre 
en  pierres  d'argent  ;  je  l'engage  à  s'en  servir 
pour  élever  un  temple  au  bon  sens  et  à  la 
bonne  foi. 

Au  Pérou,  au  Chili,  au  Brésil,  l'Eglise  est 
relativement  en  paix.  Les  prêtres  de  don  Bosco 
évangélisent  les  provinces  occidentales,  parti- 
culièrement la  Patagonie,  qui  sort,  par  eux, 
de  son  état  sauvage. 

Ce  qui  énerve  l'Amérique  du  Sud,  c'est  un 
libéralisme  rétrograde  qui  a  l'écrevisse  pour 
symbole  :  ce  qui  énerve  l'Eglise  en  Amérique, 
c^est  le  défaut  d'ardeur  et  de  cohésion.  En  1892, 
l'Amérique  célébrait,  aux  applaudissements 
du  monde  entier,  le  quatrième  centenaire  de 
sa  découverte  par  Christophe  Colomb.  Cette 


solennité  suggéra  au  Pape  Léon  Mil  une  de 
ces  grandes  pensées  que  suggère  volontiers 
la  sollicitude  de  toutes  les  i  i  la  pensée 

de  réunira  Home,  en  concile,  tous  les  évéques 
de  l'Amérique  latine.  «  Nous  nous  sommes 
préoccupé,  écrit  le  pontife,  ave.:  attention,  du 
moyen  par  lequel  nous  pourrions  pourvoir 
aux  communs  intérêts  de  l'Amérique  latine, 
qui  représentent  plus  de  la  moitié  du  nouveau 
monde.  Nous  avons  pensé  qu'il  serait  excellent, 
à  cet  effet,  d'aviser  à  ce  que,  évoques  de  ces 
contrées,  vous  puissiez  vous  réunir  et  vous 
consulter  ensemble,  sur  votre  civilisation  et 
par  notre  autorité.  Nous  étions  persuadé,  en 
effet,  que.  par  la  mise  en  commun  de  vos 
conseils  et  des  lumières  de  votre  prudence,  il 
serait  pourvu  à  ce  que,  parmi  ces  peuples, 
unis  par  l'affinité  de  race,  l'unité  de  la  disci- 
pline ecclésiastique  fût  assurée,  en  même 
temps  que  la  sainteté  des  mœurs,  comme  il 
convient  à  la  profession  catholique,  et  qu'ainsi 
par  les  efforts  réunis  de  tous  les  bons, 
l'Eglise  pût  jouir  publiquement  de  la  publi- 
cité voulue.  A  la  réalisation  de  ce  dessein  ca- 
tholique contribuait  grandement  le  fait  que, 
vous-mêmes,  requis  de  votre  avis,  y  aviez 
donné  votre  plein  assentiment.  » 

Sur  cent  quatre  archevêques  et  évéques  qui 
composent  les  divers  Etats  de  l'Amérique  la- 
tine, cinquante-trois  entreprirent  le  long 
voyage  de  Rome,  afin  de  pourvoir,  d'un  com- 
mun accord,  au  bien  de  leurs  ouailles  et  d'éli- 
miner les  abus  auxquels  ils  sont  unanimes  à 
reconnaître  la  nécessité  de  porter  remède.  Ce 
Concile  devait  donc  aborder  les  plus  graves 
questions  de  doctrine  et  d'enseignement,  de 
morale  et  de  discipline,  de  droit  canonique  et 
de  liturgie,  d'organisation  et  d'action  catho- 
lique. L'Assemblée  s'ouvrit  le  28  mai,  jour  de 
la  Trinité,  sous  la  présidence  dn  cardinal  Di 
Pietro,  préfet  de  la  Congrégation  du  Concile, 
avec  toutes  les  formalités  et  solennité?  du  droit. 
La  messe  d'ouverture  fut  déjà,  par  elle-même, 
un  grand  acte.  Les  évéques  en  chape,  par 
derrière  leurs  secrétaires  ;  sur  un  second  rang, 
les  membres  inférieurs  du  Concile,  huit  con- 
sulteurs,  douze  notaires;  enfin,  au  centre,  les 
élèves  du  collège  américain, espoirs  des  trou- 
peaux respectifs  des  pasteurs  présents.  Le  tout 
sous  la  présidence  d'un  cardinal  qui  représente 
le  Souverain  Pontife. 

Le  Concile  poursuivit  tranquillement  et  la- 
borieusement ses  travaux  jusqu'au  9  juillet. 
Contraste  saisissant  à  ce  qui  se  passait  de 
l'autre  côté  du  Tibre,  à  Monlecitorio.  Ici,  des 
chambres  tapageuses,  des  partis  obstruction- 
nistes, un  groupe  qui  réclame  une  Assemblée 
constituante,  la  foule  qui  acclame  comme  si 
l'unité  révolutionnaire  et  la  monarchie  usurpa- 
trice n'étaient  plus  que  les  ulcères  de  l'Italie  ; 
au  Concile,  un  Sénat  d'évêques,  sous  la  pré- 
sidence du  Vicaire  de  Jésus-Christ,  qui  pour- 
suit l'œuvre  immortelle  de  la  Rédemption.  La 
population  romaine,  qui,  a  le  sens  des  choses 
de  l'Eglise,  offrit,  aux  évéques  américains,  des 
fêtes  littéraires  et  des  fêtes  d'Eglise  ;  elle  leur 


LIVRE  OU  \TliK  VINfiT  Ml!.\H>l;zil.\lK 


365 


témoigna,  par  ailleurs,  ces  délicatesses  que 
la  foi  et  la  piété  savenl  dues  aux  évéques  el 
qui  ne  B'exprimenl  nulle  pari  aussi  bien  qu'à 
Rome.  Le  Pape,  selon  nous,  eut  tort  de  ne  pas 
nommer  cardinal  un  de  ces  évoques  d'Amé- 
rique, et  même  pourquoi  pas  deux  ?  ils  re- 
présenlenl  bien  autre  chose  que  ces  cardinaux 
de  curie,  célèbres  Bans  doute  à  Rome,  mais  in- 
connus de  tout  l'univers  ;  et  d'ailleurs  rien 
n'empêche  de  pourvoir  les  titulaires  de  curie, 
sans  négliger  si  peu  gracieusement  les  cent 
quatre    évéques    d'Amérique,    qui    ne  sont, 
certes  pas,  une  quantité  négligeable;  et  puisque 
nous,  en  France,  nous  avons  sur  quatre-vingt- 
six  évéques,  sept  cardinaux,  pourquoi  l'Amé- 
rique latine  n'en  aurait-elle  pas  huit?  L'Italie, 
qui  tient  l'Eglise  en  servitude,  qui  a  installé, 
à    côté   du    roi    usurpateur  et    peut-être   au- 
dessus  de  son   trône,  la  grande  maîtrise  de 
la  franc-maçonnerie,  qui  parle  de  purger  le 
inonde  du  poison  de  l'Evangile,  a  perdu  ses 
droits  de  préférence    au  Sacré-Collège.    Des 
peuples,   mieux  gouvernés   ou    plutôt   moins 
mal,  et  plus  chrétiens,  devront,  dans  les  des- 
seins de  Dieu,  prendre  la  place  de  ceux  qui, 
comblés  de  toutes  les  préférences,  n'ont  su  les 
posséder,  je  ne  dis  pas  les  trahir,  mais  au 
moins  pas  les  défendre  sans  succès.  Je  n'ose 
pas  rappeler  le  Movebo  candelabrum  ;  l'esprit 
se  trouble  et  se  confond  à  la  pensée  que  l'Ita- 
lie puisse  manquer  à  l'Eglise  ;  mais  enfin  si 
elle  peuplait  un  peu  plus  les  prisons  et  un  peu 
moins  les  antichambres,  serait-elle  diminuée 
par  la  seule  chose  qui  puisse  ajouter   à  sa 
grandeur? 

Les  actes  du  Concile  plénier  de  FAmérique 
latine  n'ont  pas  été  publiés  encore.  On  dit 
qu'ils  contiennent  onze  cents  décrets.  Leur 
recueil  sera  l'un  des  monuments  du  droit  nou- 
veau, appliqué  à  notre  siècle  et  aux  peuples 
lointains  du  Nouveau-Monde.  Nul  doute  qu'ils 
ne  soient  d'un  secours  efficace  pour  "  l'accrois- 
sement de  la  foi  catholique,  le  bien  du  clergé 
et  du  peuple  américain  ».  Non  pas  seulement 
pour  le  profit  spirituel,  mais  aussi,  par  une 
influence  nécessaire  et  un  contrecoup  heureux, 
pour  le  profil  temporel  des  peuples.  Est-ce 
que  celte  réunion,  en  une  seule  assemblée,  de 
tous  les  évéques  de  l'Amérique,  ne  constitue 
pas  une  fédération  religieuse,  un  parlement 
spirituel  ?  et,  pour  établir  les  Etats-Unis  de 
l'Amérique  du  Sud,  est-ce  qu'il  faut  autre 
chose  qu'un  Congrès  copié  sur  le  Concile  et 
acceptant  ses  canons  comme  règles  interna- 
tionales du  bien  public?  Mesure  de  prudence 
et  de  haut  patriotisme  pour  défendre  l'Amé- 
rique du  Sud  contre  les  grifîes  crochues  et 
les  longues  dents  du  pantagruélisme  anglo- 
saxon. 

La  résolution   de  Léon   XIII   offre  d'autres 

ices.  Les  Conciles  sont  interdits  dans  la 

plupart  des  Etals  de  l'Europe  et  pourtant  la 

célébration    des    Conciles     est    l'agent     par 

du    salut   des    peuples   chrétiens. 

!.  par  les  Conciles  que  les  évéques  s'élèvent 

au-dessus  d'eux-mêmes   et  augmentent  leur 


individualité  de  tous  le    appoints  donl    i 
croît  la  collectivité  épiscopale;  c'est  pai 
Conciles  que  les  évéques,   devenus  pères  et 
docteurs  de  l'Eglise,  enseignent  a  ver   mu;  ;m- 
torité  plus  haute  et  une  tendre    e  plus  p 
suasive  ;  c'est  par  les  Conciles  qu'ils  règlent  et 
stimulent  Je  zèle  des  prêtres,  qu'ils  éclairent 
la  loi  et    raniment  la  conscience  des  fidèles. 
Voilà,  par  exemple,  cinquante  ans,  qu'il  ne 

s'est    tenu,  en     France,   des    Concile-,    provin- 
ciaux.   La    plupart  des  nouveaux    évéques    ne 

tiennent  même  pas  de  synode.  \<>s  églises  ne 
sont  plus  des  églises,  selon  l'étymologie  du 
mot  qui  en  fait  des  officines  d'appel  ;  ce  sont 
des  synagogues,  où  l'on  conduit  à  la  baguette, 
qui  n'est  pas  toujours  une  verge  fleurie,  le 
troupeau  confié  au  pasteur.  La  vitalité  de  nos 
églises  baisse,  leur  force  diminue.  Pourquoi  le 
Pape  n'appellerait- ;.l  pas  nos  évéques  à  Home, 
pour  la  tenue  d'un  Concile  national,  au  pro- 
chain hiver  ;  et  pour  décider,  par  Concile, 
toutes  les  questions  posées,  depuis  un  demi- 
siècle,  par  les  événements?  Le  Concile  œcu- 
ménique paraît  moins  nécessaire  depuis  la 
définition  dogmatique  de  l'infaillibilité  ponti- 
ficale ;  le  Concile  national  paraît  d'une  néces- 
sité plus  urgente  pour  distribuer  mieux,  dans 
le  corps  épiscopal,  et,  par  suite,  dans  tout  le 
corps  de  l'Eglise,  la  lumière  et  la  grâce  de 
Jésus-Christ.  Où  d'ailleurs  ce  Concile  peut-il 
se  tenir  plus  aisément  qu'à  Rome,  près  delà 
chaire  de  Pierre,  près  de  la  tombe  du  Prince 
des  Apôtres,  là  où  la  Fille  aînée  de  l'Eglise 
peut  reprendre  les  leçons  de  son  berceau  et 
puiser,  à  leur  source,  tous  les  oracles  du  sa- 
lul? 


L'Eglise  dan*  1M  m  crique  «lu  \or«l. 


L'histoire  de  l'Eglise  catholique  dans  l'Amé- 
rique du  Nord,  ne  commence  qu'à  sa  décou- 
verte. Au  Xe  siècle,  celte  immense  région  avait 
été  visitée  par  les  Suédois  et  les  Norwégiens; 
l'absence  de  relations  avait  bientôt  relégué 
ce  fait  parmi  les  légendes.  Au  xV  siècle,  un 
Dieppois,  Jean  Cousin,  emporté  par  le  gulf- 
stream,  était  allé  jusqu'au  Brésil  ;  l'accident 
qui  devait  l'immortaliser  n'eut,  faute  de  res- 
sources, aucune  suite.  C'est  à  Christophe  Co- 
lomb, son  contemporain,  qu'il  faut  déférer 
l'honneur  de  cette  découverte  qui  a  fait  entrer 
dans  l'histoire,  les  deux  Amérique0.  Dans 
quatre  voyages  successifs,  cet  homme,  aussi 
éminent  par  la  piété  que  par  le  génie, découvrit 
les  Antilles  et  le  continent.  Yasco  de  Gama 
trouva  la  roule  orientale  des  Indes.  Alvarez 
Cabrai  découvrit  le  Mexique,  conquis  bientôt 
par  l'héroïque  Fernand  Corlez,  Ferdinand  Ma- 
gellan atteignit  le  détroit  qui  porte  son  nom, 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


Ponce    de    Léon,   Narra**,    Soto,    Iteieader 

pi  i  i  .■  r:  t  li  Floride  et    par  là  il  (nul  entendre 
me   .  |i;u  lie  'I  ;  Nord  Américain.  Ualboa 

el  i  :  ;,;  iii,,  visitèrent  L'i  icéan  l'aciiique.Espéjo 
explora  !«•  nouveau   Mexique,  Pizarre  conquit 
i.  A    la    lin   du    XVIe    siècle,  L'E&pag] 
■  -.'•dail,    dans   les    deux    Amériques,  d'im- 
mense- possessions. 

l.a  fortune  de^  Espagnols  excita  l'émulation 
le  La  France.  Au  nom  de  François  I  r,  le  Vé- 
nitien Veraz/.ani  visita  une  partie  de  l'Amé- 
rique du  Nord  et  lui  donna  le  nom  de  Nou- 
velle-France. Jacques  Cartier  découvrit  le 
Saint-Laurentet  entra  en  relation  avec  les  sau- 
vages. De  Mont*,  directeur  d'une  Compagnie, 
fonda  la  première  colonie  française  et  prit 
possession  de  l'Acadie.  Champlain  explora  les 
rives  du  Saint-Laurentet  posa  les  fondements 
de  Québec.  La  conquête  pacifique  de  l'inté- 
rieur par  des  voyageurs  et  des  missionnaires 
commenta  dès  lors  et  ne  s'arrêta  plus.  La 
France  allait  remplir,  dans  ces  lointaines  ré- 
gions, son  rôle  de  peuple  apostolique  :  Gesta 
Dei  per  Francos. 

L'Amérique  avait  été  habitée  d'abord  par 
une  race  préhistorique,  les  constructeurs  de 
monts;  elle  l'était  alors   par    des    peuplades 
que  Colomb  nomma  les   Indiens,  parce  qu'il 
les  croyait  asiatiques.  Ces  indigènes   étaient 
sauvages  ou   plutôt  nomades;   ils  formaient 
des  tribus  et  rattachaient  les  tribus  par  les 
liens  d'une  confédération.  L'ethnographie  les 
partage  en  six  races  :  les  Esquimaux  ou  man- 
geurs de  chair  crue,  les  Algonquins,  les  Hu- 
rons-Iroquois,  les    Cherokées,  les    Mobilians 
et  les  Dakotas.  Chaque  race  avait  sa  langue 
propre,  langue  gutturale,  dure   et  polysylla- 
bique.  Leurs    facultés    intellectuelles  étaient 
peu  développées  ;  ils  n'avaient  pas  d'écriture 
conventionnelle  ;  ils   passaient   leurs   traités 
avec    des    colliers    de    coquillages    formant 
ceinture  et  avec  le  calumet  de  la  paix.  Comme 
presque    tous    les    jeunes    peuples,    les    In- 
diens  avaient   des  sentiments    courageux  et 
généreux  ;  mais,  pour  se  venger,  ils  se  por- 
taient   volontiers    aux    plus    grands    excès. 
Scalper  son  ennemi  mort,  tuer  par  d'horribles 
supplices  son  prisonnier,  pour  eux   c'étaient 
des  tètes  ;  mais  s'ils  savaient  tuer,  ils  savaient 
mourir.  Dans  l'usage  commun,  leur  vêtement 
était    rudimentaire,    leur   nourriture   simple, 
leur  vie  rude.  Le  mariage  était  un  trafic;  la 
famille   habitait   son    wigwam   mobile  ;    un 
sache  m  était  à  la  tête  du  village.  De  tribu  à 
tribu,  ils  étaient  presque  toujours  en  guerre, 
et  s'estimaient  au  nombre  de  chevelures  qu'ils 
avaient  enlevées.  Chaque  tribu  avait  son  em- 
blème qui  servait  à  la  désigner  ;  avec  des  ra- 
quettes aux  pieds,  et  leurs  vaisseaux  d'écorce, 
ces  sauvages,  vêtus  de  peaux  de  bète,  armés 
de  l'arc   et  des  flèches,  se  transportaient  ra- 
pidement  d'un   point   à   un    autre.    Les    In- 
diens croyaient  à  l'existence  de  l'être  infini, 
mais  leur  conception  ne  s'élevait  pas  à  une 
généralisation  soutenue  et  reconnaissaient  à 
l'infini   une   forme    saisissable    et   le   multi- 


pliaient. Les  uns  a  I         oleil,  d'autres 

la  lune,  la  terre  et,  s'il-  croyaient  à  un  Ij i«u , 
auteur  du  bien,  ils  avaient  l'air  de  croire  a  un 
autre',  producteur  du  mal  Les  pratiques  reli- 
gieuse! étaient  bizarres.  e(  bruyantes.  Tel  était 
l'honni!  .      de  la    forêt  :    l'Eglise    seule 

pouvait  le  convertir,  et.  s'il  refusait  cette 
grâce,  il  verrait  la  civilisation  le  refouler,  a 
la  fin  l'anéantir. 

Apres  Les  Espagnols  et  les  Français,  l'Amé- 
rique vit  aborder  sur  ses  rivages,  le«  A»g  ai», 

Hollandais  et  les  Suéde  m  :  Les  Anglai-  |  i 
valurent.  Avant  que  le  gouvernement  britan- 
nique s'interes>àt  aux  émigrations  de  se» 
sujets,  l'Amérique  du  Nord  fut  le  dévergon- 
de ses  guerres  civiles.  Indépendants,  Puritains, 
Baptistes,  (juakers  cherchèrent  successivement 
un  refuge  au  delà  des  mers  et  fondèrent  les 
colonies  de  Plymoulh,  du  .Mo-r-acliuscts,  de 
la  Pensylvanie,  de  la  Virginie,  du  Maryland, 
des  deux  Caroline»,  le  Connecticut,  le  New- 
llampshire,  le  Rode-Island,  le  Dela\vare,  le 
New-Jersey,  la  Géorgie.  Aucune  loi  politique, 
ni  religieuse,  ne  reliait  l'une  à  l'autre  les  co- 
lonies. Leur  origine  était  commune  ;  il  y  avait 
certaines  analogies  pour  la  fondation  des 
villes,  des  églises,  des  écoles  et  de  la  milice  ; 
mais  elles  étaient  séparées  physiquement  par 
de  grands  espaces,  moralement  par  de  vives 
oppositions  de  créance.  Le  lien  qui  les  ratta- 
chait à  la  même  patrie,  n'était  guère  mieux 
déterminé  ;  ici,  il  y  avait  une  charte  royale  ; 
là,  on  jouissait  d'une  liberté  plus  grande; 
mais,  nulle  part  on  n'était  très  ^êné  par  les 
lois,  ni  soucieux  d'en  provoquer  l'extension. 
Ces  colonies,  nées  des  guerres  religieuses  et 
civiles,  avaient  dans  leur  berceau  le  poison 
de  la  révolte  ;  elles  devaient  s'en  imprégner 
jusqu'au  jour  où,  rebelles  à  l'Angleterre,  elles 
devaient  constituer  les  Etats-Unis. 

Les  rapports  des  colonies  avec  les  indigènes 
dépendaient   absolument   des    circonstances. 
Les  Indiens  furent  d'abord  très  étonnés  de  se 
voir   des  voisins   étrangers,   n'ayant  rien  de 
commun  avec  leurs  manières  de   vivre.  Dans 
leur    étonnement,    ils    visitèrent    les    colons 
anglais,  reçurent  des  présents  et  contractèrent 
amitié.  De  leur  côté,  les  colons  s'appliquaient 
à  entretenir,  avec  les  sauvages,  des  relations 
de  stricte  justice.  Lorsque  les  Indiens   virent 
occuper  leurs  forêts;   lorsqu'ils  se  virent  re- 
foulés eux  et  leur  gibier,  ils  commencèrent  à 
concevoir  des   sentiments  moins    pacifique* 
De  part  et  d'autre,  il  y  eut  des  actes  offensifs. 
En  vain  les  puritains  cherchèrent  à  christia- 
niser les  Indiens.  Les  guerres  éclatèrent  :  les 
sauvages  essayèrent  de  ruiner  les  établisse- 
ments des  colonies,  les  fermes,  les  villages  ; 
les  colons  répondirent,  à  ces  surprises  ou   à 
ces  attaques,  par  le  fer  et   feu,   parfois  par 
l'extermination,  toujours  en  accusant  davan- 
tage   leur    volonté    de     s'étendre.    D'autres 
guerres  entre  l'Angleterre  et  la  France,  sous 
le  roi  Guillaume,  la  reine  Anne  et  Georges  11, 
établirent,  entre  les  Indiens  et  les  Européens, 
des  solidarités  de  combats,  des  fortunes  de 


LIVRE  QUATRE- VINGT  QUATORZIEME 


::i,7 


guerre,  qui  effeetuèrenl  quelques  rsp-proi 

iiifnts.  Ces  guerres  aboutirent  i  la  célèbre 
guerre  franco-canadienne',  qui  dura  de  t7S4 
,i  1703  Bl  amena,  en  A  mer  i<]  u<*,  la  prépondé- 
rance exclusive  de  l'Angleterre'.  Aptes  s'être 
servi  de  l'Angleterre  pour  se  séparer  de  la 
France,  les  colonies  se  servir©»!  de  la  France 
pour  se  séparer  de  l'Angleterre,  en  I77(>;  cl. 
si  le  Canada  ne  les  suit  point  dans  la  détection, 
c'est  dans  l'espoir  de  revenir  un  jour  à  la 
mère  pairie. 

Trois  nations  eonti  ihuèrent  à  introduire  !e 
catholicisme  dans  l'Amérique  du  Nord  :  FEb- 
pagae,  la  France  el  l'Angleterre.  L'ai!  ion  de 
l'Cspagne  s'exerça  surtout  parles  Dominicains, 
les  Franciscains  et  les  Jésuites  ;  elle  obtint 
d'abord  de  grands  succès  dans  la  Floride,  le 
.Nouveau-Mexique  et  la  Californie;  mais  les 
œuvres  qu'elle  avait  fondées  périrent  par- 
tout. L'action  de  la  France  protégée  par  le 
gouvernement  et  secondée  par  toutes  les 
classes  de  la  population,  s'étendit  des  bouches 
du  Saint-Laurent  aux  rives  de  l'Océan  paci- 
fique et  du  golfe  du  Mexique  à  la  baie  d'Mud- 
son  ;  c'est-à-dire  qu'elle  embrassa  le  continent 
américain  presque  tout  entier  ;  elle  ne  fut 
jamais  interrompue  ;  et  non  seulement  elle 
eut  pour  résultat  d'asseoir  dans  les  plaines 
du  Canada  une  nation  catholique  ;  mais  en- 
core c'est  sur  les  fondements  qu'elle  a  posés 

i  bords  des  grands  lacs,  dans  la  vallée  du 
Mississipi,  au  pied  des  Montagnes  Rocheuses, 
(pie  repose  principalement  le  majestueux  édi- 
fice de  l'Eglise  aux  Etats-Unis.  C'est  pour 
échapper  à  l'oppression  qui  pesait  sur  les  ca- 
tholiques dans  la  Grande-Bretagne,  qu'une  co- 
lonie s'établit,  en  1620,  au  Maryland,  sous  la 
conduite  de  lord  Baltimore.  Quelques  Jésuites 
l'accompagnaient  ;  mais  la  liberté  de  cons- 
cience qu'elle  avait  prétendu  importer  en  Amé- 
rique, lui  fut  ravie  bientôt.  Les  protestants 
avaient  réclamé  la  liberté  pour  eux  ;  c'était 
pour  faire  peser  leur  oppression  sur  les  autres. 
L'Angleterre,  loin  de  laisser  libre  le  catholi- 
cisme en  Amérique,  le  combattit  et  le  persé- 
cuta ;  elle  réussit  à  le  comprimer  dans  la  par- 
tie espagnole,  à  le  faire  reculer  dans  la  partie 
française.  On  put  craindre  qu'elle  ne  l'effa- 
çât tout  à  fait  des  contrées  qu'il  avait  con- 
quise- par  la  foi  de  ses  apôtres  et  le  sang  de 
ses  martyrs. 

La  révolte  des  Etats-Unis  contre  l'Angle- 
terre mit  fin  à  la  persécution.  La  proscrip- 
tion des  Jésuites  en  Europe,  la  proscription 
du  clergé  catholique  en  France,  eurent,  pour 
contrecoup,  le  départ  des  proscrits  en  Amé- 
rique. Jusque-là,  indigènes  et  colons  n'avaient 
eu  que  de  rares  apôtre»,  des  missions  sans  co- 
hérence et  sans  suite.  A  partir  de  1792,  il  se 
produisit  un  mouvement  d'action,  d'où  pro- 
cède, a  proprement  parler,  l'installation  de 
l'Eglise  catholique  dans  l'Amérique  du  Nord. 

e  autre  cause  qui  avait  retardé  l'avance- 
ment de  l'Evangile,  c'est  que  les  convertis 
relevaient,  les  uns  de  l'Espagne,  les  autres  de 
!■<  France,  le  plus  grand  nombre  de  l'Angle- 


lia  i  I  au  Canada,  il  n'y  a  vail ,  nulle  pai  I, 

de  hiérarchie  indigène.]  D  I  7 '•'.'.  1,1'ie  VI, 

appelant  à  l'honneur  ceux  qui  a  va  ici  il  i  W  a  la 

peine,  nommai!  ^\ï  évoque  pour  le*  Etal  I  aia; 
le  choix  du  Pontife  tomba  sur  le  PèreGaroll, 
je  uite,  qui  fol  érèque  de  Baltimore. 

Nous  n'arom  point   i  l'aire  l'éloge  d< 

évéïpic  ;    ses    leuvres    le    louent    assez.    «    Aux 

vertus  et  qualités  d'un  bon  prêtre,  dit  L'his- 
torien américain  Campbell,  le  docteur  Candi 
joignait  un  ferme  patriotisme  d'Américain  na- 
tif; l'amabilité,  la  grâce  d'un  galant  homme 

et    les    connaissances    d'un    savant    accompli. 

Son  activité  dans  le  travail  pour  l'avancement 

de  la  religion  et  de  l'éducation,  n'avait  d'égal 
que  son  activité  et  son  zèle  pour  le  soula 
ment  des  pauvres  et  la  consolation  des  allli- 
gés.  Ainsi  p.tait- il  universellement  aimé,  Dana 
les  relations  sociales,  il  ne  connaissait  pas  de 
différence  de  croyances  ;  et  il  comptait,  parmi 
ses  meilleurs  amis,  des  hommes  célèbres  par 
leur  attachement  à  des  doctrines  et  à  des 
formes  de  foi  entièrement  séparées  de  la 
sienne  ». 

Dans  un  petit  écrit  qu'il  a  laissé  sur  les 
premiers  temps  de  son  épiscopat,  Mgr  Caroll 
nous  apprend  qu'il  y  avait  alors  dix-neuf 
prêtres  dans  le  Maryland,  cinq  dans  la  Pen- 
sylvanie  ;  que  quatre,  très  âgés  et  très  in- 
firmes, n'étaient  capables  d'aucun  .  service  ; 
que  la  santé  de  tous  avait  d'ailleurs  souffert, 
dans  les  fatigues  du  ministère,  de  rudes  at- 
teintes ;  enlin  que  les  24  500  âmes  qui  com- 
posaient, à  ce  qu'on  croyait,  la  population 
catholique  des  Etats-Unis  se  partageaient  de 
la  manière  suivante  :  16  000  pour  le  Mary- 
land, 7  000  pour  la  Pensylvanie,  1  500  pour 
les  autres  provinces  ;  mais  il  ajoute  que,  plus 
tard,  cette  estimation  fut  reconnue  trop  basse, 
et  que,  de  plus,  on  n'y  avait  pas  compris  les 
Canadiens-Français,  tant  à  l'ouest  de  l'Ohio 
que  sur  les  rives  du  Mississipi. 

Quel  que  fût  le  zèle  des  prêtres,  le  champ 
était  trop  vaste  pour  leur  petit  nombre  ;  et  si 
on  compare  la  faible  phalange  des  pasteurs 
avec  l'innombrable  multitude  des  fidèles  et 
des  infidèles,  dispersés  dans  d'immenses  es- 
paces, on  comprend  combien  l'Amérique  avait 
besoin  d'éveques  et  de  missionnaires.  Dieu  lui 
vint  en  aide.  Depuis  17G5,  les  Jésuites  avaient 
demandé  asile  au  nouveau  monde.  Fn  1700, 
le  Père  Emery,  supérieur  général  de  Saint- 
Sulpice,  prévoyant  les  malheurs  qui  allaient 
frapper  la  France,  conçut  le  noble  et  géné- 
reux projet  de  transporter,  en  Amérique,  des 
rejetons  de  son  séminaire.  L'année  suivante, 
cinq  prêtres  sulpiciens  et  cinq  séminaristes 
débarquaient  à  Baltimore  et  y  fondaient  un 
séminaire  pour  l'Amérique.  De  1791  à  1709, 
vingt-trois  prêtres  français  vinrent  prendre 
rang  dans  le  clergé  des  Etats-Unis.  C'était 
bien  peu  pour  une  «i  grande  moisson  ;  mais 
la  médiocrité  du  nombre  était  rachetée  par  la 
générosité  de  la  vertu,  et  d'ailleurs,  parmi 
ces  âmes  dévouées,  Dieu  sut  trouver  des  thau- 
maturges. 


308 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLK 


.  Quoique  le  diocèse  de  Baltimore,  d'il 
C.  Moi  onstitué  et  qu'il  eût  pour  le 

gouvernei  un  évéque  titulaire,  les  Etats-Unis 
n'en  continuaient  pas  moins  d'êlre,  sous 
quelqui  -  rapports,  un  pays  de  mission.  «  "«Hait 
la  même  insuffisance  de  ministres  de  l'Evan- 
gile ;  l,i  même  nécessité  d'en  jeter,  pour  ain«i 
parler,  plusieurs  en  avant,  au  milieu  de  con- 
trées  presque  inconnues,  peu  habitées,  et  de 
les  y  tenir  dans  l'isolement  deleuis  confrères, 
loin  de  imite  direction  et  de  toute  assistance 
spirituelle  ;  la  même  difficulté  de  réunir  les 
fidèles  et  de  les  organiser  en  congrégations  ; 
c'était  surtout  la  même  pauvreté  de  l'Eglise. 
11  y  avait  sans  doute  un  peuple  catholique, 
mais  ce  peuple  était  dispersé.  Il  fallait  aller  à 
la  recherche  des  uns.  qui  vivaient  dans  l'éloi- 
gnement,  et  découvrir  les  autres  qu'on  ne 
connaissait  plus.  11  fallait  ramener  ceux-ci, 
qui  étaient  égarés  ;  et  reconquérir  ceux-là  sur 
l'ignorance,  sur  l'indifférence,  sur  la  dissipa- 
tion :  et  tout  cela  sans  s'inquiéter  des  dis- 
tances, sans  se  laisser  effrayer  par  les  fa- 
tigues ou  par  les  obstacles,  sans  être  arrêté 
par  la  considération  des  contradictions  et  des 
oppositions  qui  nécessairement  exciteraient 
les  sectes  dissidentes.  En  même  temps,  il 
fallait  tâcher  d'éclairer  les  hérétiques  et  les 
idolâtres,  qui  ne  marchaient  pas  à  la  lumière 
de  la  foi  ;  car  il  entrait  dans  les  desseins  de 
Dieu  que  l'Eglise  américaine  s'ouvrit  à  tous 
les  hommes  de  bonne  volonté.  Pour  cette 
œuvre  immense,  le  clergé,  comme  les  pre- 
miers missionnaires  d'Amérique,  n'avait  rien, 
pas  même  des  temples  ;  il  ne  pos-édait  rien 
que  sa  science,  sa  charité  et  la  croix  de  Jésus- 
Christ  (1    ». 

L'alliance  des  Américains  avec  la  France 
avait  fait  baisser  le  diapason  du  fanatisme. 
L'Américain  n'est  d'ailleurs  pas  hostile,  en 
principe,  à  la  religion  :  il  croit  en  Dieu  et  se 
persuade  qu'on  peut  le  servir  également  bien 
dans  toutes  les  communions.  De  plus,  il  est 
chercheur,  obstiné  dans  ses  recherches,  ami 
de  la  parole  publique.  Si  des  pensées  calmes 
régnaient  sur  les  hauteurs,  le.  fanatisme  n'avait 
point  abdiqué  ;  il  continuait  de  dominer  dans 
les  classes  inférieures,  sous  la  garde  de  l'in- 
térêt et  surtout  de  l'ignorance.  Les  ministres 
de  toutes  les  sectes,  divisés  entre  eux,  mais 
unis  contre  le  catholicisme,  n'avaient  pas 
cessé  de  dénoncer,  aux  populations  crédules, 
la  nouvelle  fiabylone  maudite  dans  l'Apoca- 
lypse. La  religion  catholique,  c'était  toujours 
le  papisme  ;  la  papauté,  c'était  la  bête  à  sept 
têtes  ;  les  prêtres  n'étaient  que  des  imposteurs 
et  les  fidèles,  un  vil  ramas  de  bêtes  corrom- 
pues. On  cite,  de  ces  folies,  des  exemples  gro- 
tesques. 

Les  Sulpiciens,  établis  à  Baltimore,  avaient 
pour  chef,  Charles  Bagot,  né  à  Tours  en  1134  ; 
Charles  Bagol  avait,  pour  assistants  princi- 
paux, Jean  Tessier  et  Antoine  Garnier.  La 
maison  ds  Paris  leur  avait  remis  30  000  francs, 


provenant  d'une  personne  charitable,  qui  était 
fort  probablement  le  Père  Emery;  la  maison 

de  Montréal  leur  en  remit  à  peu  près  autant. 
Avec  ces  subsides,  ils  achetèrent,  bois  de  la 
ville,  une  taverne  et  quelques  acres  de  terre. 
Dans  la  pénurie  d'élèves,  ils  prirent  à  ferme 
la  terre  de  Bohémia,  et  y  réunirent  tous  les 
éléments  d'une  grande  exploitation.  Ensuite, 
ils  lancèrent  leur^  prêtres  et  séminariste-  dis- 
ponibles, comme  missionnaires,  à  travers  celte 
masse  de  peuplades  à  convertir.  A  mesure  que 
les  élèves  se  présentèrent,  il-  rappelèrent  leurs 
professeurs.  Après  avoir  fondé,  sur  de  larges 
bases,  leur  grand  séminaire,  ils  fondèrent  le 
collège  de  Sainte-Marie,  sorte  de  pépinière 
morale,  destinée  au  recrutement  du  grand 
séminaire  de  Baltimore.  Dès  1791,  Mgr  Ca- 
roll  avait  posé  lui-même  les  fondements  du 
grand  collège  de  Georgetown,  qui  fut  confié 
aux  Jésuites.  L'histoire  doit  louer  sans  réserve 
ces  institutions  et  ces  beaux  dévouements. 
Les  services  de  l'enseignement  sont  presque 
toujours  obscurs  ;  ils  ne  donnent  guère  la  re- 
nommée et  la  gloire;  ceux  qui  s  y  vouent 
avec  simplicité,  sans  aucun  retour  sur  eux- 
mêmes,  ne  voulant  qu'accomplir  la  volonté 
de  Dieu,  ne  peuvent  recevoir  que  de  Dieu  leur 
récompense. 

Parmi  les  prêtres  qui  contribuèrent  alors, 
par  leur  vertu,  à  la  propagation  du  catholi- 
cisme en  Amérique,  il  faut  citer  le  bon  Mo- 
ranvillé  et  l'abbé  Matignon. 

Jean-François  Moranvillé  était  né  à  Cogny, 
près  d'Amiens,  en  17G0.  Prêlre  en  1784,  il  fut 
envoyé  à  Cayenne  pour  évangéliser  les  nègres. 
La  persécution  révolutionnaire,  sensiblejusque 
là,  le  contraignit  de  chercher  un  abri  en  Amé- 
rique. D'abord  employé  à  Saint-Pierre  de  Bal- 
timore, il  ne  contribua  pas  peu  à  la  restaura- 
tion du  chant  et  à  l'éclat  des  cérémonies.  Curé 
à  Saint-Patrick,  i!  commença  par  s'établir  au 
milieu  de  ses  paroissiens.  Dès  qu'il  fut  en  pos- 
session de  sa  cure,  il  se  fit  un  devoir  de  chan- 
ter la  grand'messe  et  de  prêcher  régulière- 
ment ;  il  indiqua  les  heures  qu'il  passerait  au 
confessionnal  ;  il  appela  ses  enfants  au  caté- 
chisme ;  il  visita  ses  paroissiens;  en  un  mot, 
il  s'appliqua  de  toutes  ses  forces,  en  esprit  de 
charité,  aux  fondions  du  saint  ministère.  On 
ne  larda  pas  à  s'apercevoir  de  l'influence  sa- 
lutaire du  bon  curé.  L'église  se  trouva  bien- 
tôt trop  étroite  ;  il  fallut  en  construire  une 
nouvelle.  C'était,  eu  égard  au  défaut  de  res- 
sources et  à  l'étendue  de  l'entreprise,  une 
œuvre  effrayante  :  Moranvillé  trouva  le  moyen 
de  bâtir  la  nouvelle  église  depuis  les  fonde- 
ments jusqu'à  la  croix  du  clocher.  Le  bon 
curé  ne  mit  pas  moins  de  soins  à  l'orner  qu'à 
la  construire  ;  bientôt  cette  église  fut  la  plus 
belle  de  l'Amérique.  On  y  célébrait  de  sphm- 
dides  offices  ;  les  bons  prédicateurs  venaient 
tous  s'y  faire  entendre.  Bon  catéchiste  autant 
que  bon  prédicateur,  Moranvillé  savait  éga- 
lement préparer   les  enfants   à   la   première 


1 1    Les  prêtres  français  émigrés  aux  Etats-Unis,  p.  89. 


LIVltK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


369 


communion  et  maintenir  les  adultes  à  La  table 

sainte,  (le  l'ut  lui  qui,  après  les  Sulpiciens  et 
à  leur  exemple,  eut  l'audace  d'introduire,  à 
Baltimore;  la  grande  procession  de  la  Fête 
Dieu.  Baltimore  n'avait  jusque-là  aucun  éta- 
blissement pour  l'éducation  de*  fi ] les  :  ni 
l'Etat,  ni  la  ville  n'avaient  ouvert  une  seule 
école  :  Moranvillé  en  fonda  une  en  1815  et  y 
admit  les  jeunes  lilles  de  toutes  les  dénomina- 
tions chrétiennes.  Son  assistance  pieuse  fut 
également  assurée  aux  Trappistes,  exilés  de 
France  ;  il  les  logea  dans  sa  propre  maison. 
Pauvre  dans  son  intérieur,  le  digne  pasteur 
n'était  pas  moins  hospitalier  et  charitable;  il 
n'ouvrait  pas  seulement  volontiers  sa  table 
et  sa  bourse  ;  il  prodiguait,  à  tous,  les  dons 
et  les  bonnes  grâces.  Sa  distraction  la  plus 
ordinaire,  c'était,  sa  messe  dite,  de  se  prome- 
ner dans  l'enclos  de  son  église,  ou  de  visiter 
les  pauvres  et  les  malades.  Quand  le  choléra 
se  précipita  sur  la  ville,  «  il  sembla,  dit  Ber- 
nard Campbell,  s'être  élevé  au-dessus  de  ce 
qu'il  est  donné  à  la  nature  de  montrer  de 
courage  et  d'énergie».  Moranvillé,  c'était  le 
bon  curé,  dans  toute  la  force  du  terme.  Quand 
il  eut  donné  sa  vie  pour  ses  brebis  et  sentit  sa 
fin  approcher,  il  revint  en  France  et  y  mou- 
rut, en  1825,  quelques  mois  après  son  retour. 

A  côté  du  bon  Moranvillé,  il  faut  placer 
Matignon.  Né  à  Paris  en  1753,  prêtre  en  1778, 
docteur  de  Sorbonne  en  1785,  il  était,  en  1789, 
professeur  de  théologie  au  collège  de  Navarre. 
La  Révolution  le  fit  s'exiler  en  Angleterre  ; 
l'esprit  de  foi  et  de  piété  le  conduisit  jusqu'en 
Amérique.  Mgr  Caroll  le  fixa  à  Boston.  A  pro- 
prement parler,  il  n'y  avait  pas  de  paroisse, 
mais  une  circonscription  presque  aussi  grande 
que  la  France.  Le  jeune  apôtre  apprit  d'abord 
l'anglais  et  vaqua  aux  principales  fonctions 
du  ministère.  Sa  situation  était  difficile  :  il 
savait  tout  ce  que  la  secte  puritaine  nourris- 
sait de  préjugés  contre  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ  ;  il  ne  craignit  pas,  cependant,  d'expo- 
ser librement  la  doctrine  de  l'Evangile.  Son 
auditoire  s'accrut;  les  conversions  commen- 
cèrent. Matignon  resta,  pendant  quatre  ans, 
chargé  seul  de  la  mission  de  Massachusets  ; 
ces  quatre  années  furent  consacrées  à  d'inces- 
sants voyages,  et  à  la  prédication  en  quelque 
sorte  dans  chaque  famille,  car  il  n'y  avait  pas 
d'église.  En  1796,  lui  vint  l'abbé  de  Cheverus, 
auxiliaire  que  la  Providence  lui  envoyait  pour 
partager  ses  travaux.  Tous  deux  parcoururent, 
au  prix  de  grandes  fatigues,  celte  immense 
mission.  Dans  les  intervalles  des  visites  qu'ils 
f  lisaient  aux  Indiens,  ils  se  retrouvaient  à 
Boston.  Il  y  avait,  entre  les  deux  mission- 
naires, une  communauté  si  entière  de  senti- 
ments et  de  vues  qu'il  est  impossible  de  faire 
la  part  de  l'un  et  de  l'autre,  dans  le  gouver- 
nement des  congrégations  catholiques  qu'ils 
dirigeaient  ensemble.  C'était  une  seule  pensée 
et  une  seule  action. 

Bu  1803,  la  Congrégation  s'était  augmentée 
au  point  qu'il  devint  nécessaire  de  construire 
une   nouvelle   église.    Les   souscriptions   af- 

T.    XV. 


Muèrent,  môme  de  la  pari  des  protestante  ; 
L'église  fut  consacrée  à  la  Sainte-Croix.  Cinq 
ans  plus  tard,  en  1808,  l'église  américaine 
avait  grandi  ;  les  progrès  du  catholicisme  d< 
mandaient  une  hiérarchie  plus  puissante 
New-York,  Philadelphie,  Bardstown  furent 
choisis  avec  Boston  pour  être  les  chefs-lieux 
de  nouvelles  circonscriptions  diocésaines  ; 
Baltimore  fut  élevé  au  rang  d'archevêché, 
siège  du  primat  des  Etats-Unis.  Matignon 
était  désigné  parlons  pour  le  siège  de  Boston  , 
il  s'opposa  seul  à  ce  que  son  nom  lût  placé 
sous  les  yeux  du  Souverain  Pontife  et  céda  la 
place  à  Cheverus.  L'un  descendit  au  second 
rang,  l'autre  monta  au  premier,  sans  que  la 
confiance  réciproque  de  ces  deux  âmes  fût 
altérée  en  rien.  Tous  deux  rendirent  égale- 
ment service  à  leur  église,  l'évéque,  par  son 
dévouement,  le  prêtre,  par  son  exemple  d'ab- 
négation, bien  fait  pour  confondre  tous  les 
préjugés  des  sectes.  Matignon  vécut  encore 
dix  ans  sous  l'épiscopat  de  son  compagnon  de 
prosélytisme  ;  il  mourut  en  1818.  «  De  ses  pré- 
décesseurs dans  la  mission,  dit  le  Catholic  Ma- 
gazine, les  uns  avaient  manqué  de  prudence 
dans  leur  zèle,  les  autres  avaient  méconnu  le 
génie  du  peuple  au  milieu  duquel  ils  vivaient; 
et  tous  étaient  tombés  dans  des  erreurs  de  po- 
litique que  le  sage  et  pieux  Matignon  racheta 
lentement  et  sûrement.  »  Matignon  était 
d'ailleurs  un  homme  instruit  et  éloquent. 
«  Les  zélés  et  savants  missionnaires,  dit  l'his- 
torien protestant  de  Boston,  ne  bâtirent  pas 
d'édifices,  mais  ils  élevèrent  les  vrais  dis- 
ciples de  Jésus-Christ  dans  l'opinion  publique  ; 
ils  les  établirent  solidement  dans  un  état  d'es- 
time et  de  considération  qu'ils  n'avaient  pas 
connu  auparavant.  Ils  apaisèrent  les  haines 
et  ébranlèrent  les  prétentions  des  dissidents 
sincères.  » 

Dans  les  provinces  de  l'Ouest,  sur  les  rives 
du  Mississipi,  parmi  les  tribus  illinoises,  aux 
bords  des  grands  lacs,  la  civilisation  était 
toute  française,  par  conséquent  catholique. 
En  1796,  les  deux  péninsules  qui  composent 
l'Etat  du  Michigan  avaient  été  cédées  à  l'Union 
par  l'Angleterre.  Mgr  Caroll  y  envoya  l'abbé 
Bichard.  Gabriel  Hichard,  né  à  Saintes  en 
1767,  avait  fait  ses  études  à  Angers  et  entrait, 
en  1789,  dans  la  Compagnie  de  Sainl-Sulpice. 
Emery  le  fit  partir  en  Amérique  avec  l'abbé 
Maréchal,  depuis  évêque.  Supérieur  de  la 
mission  du  Michigan,  Hichard  avait  deux  ou 
trois  compagnons,  six  chapelles  et  douze  pa- 
roisses. Une  première  visite  des  chrétientés 
lui  fit  comprendre  qu'il  lui  serait  impossible 
de  prêcher,  même  une  fois  l'an,  la  parole  de 
Dieu,  à  chacune  des  Congrégations  dont  il 
avait  la  charge.  Les  dislances  étaient  trop 
grandes,  les  routes  trop  difficiles,  parfois  la 
saison  trop  dure.  Hichard  établit  une  impri- 
merie, publia  d'abord  un  journal,  puis,  vu  la 
difficulté  de  le  répandre,  remplaça  cette  feuille 
périodique  par  des  ouvrages  de  piété,  d'édi- 
fication et  de  controverse.  Plusieurs  conver- 
sions consolèrent  la  foi  du  pieux  Hichard  ;  il 

U 


370 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


\  eut  également,  parmi  les  chrétiens,  des  re 
tours  marqués  à  la  pratique;  les  Indiens 
montraient  empressés  ;'i  redire  la  prière  qu'ils 
avaient  apprise  des  Jésuites.  En   1812,  l'abbé 
Richard,  fait  prisonnier  par  les  Anglais,  fut 
envoyé  dans  le  Bas  Canada  où  il  continua  ses 
travaux  apostoliques;  pendant  son  absence, 
la  mission  du  Michigan  eut  beaucoup  a  souf- 
frir. A  son  retour,   liichard  dul  s'établir  le 
trésorier  et  le  pourvoyeur  des  pauvres  ;  il  dut 
littéralement   mettre   la  main  à    la  charrue. 
Depuis  1805,  il  n'y  avait  plus  de  chapelle  au 
Détroit  ;  Richard  s'ingénia  et  travailla  si  bien, 
qu'il  construisit,  en  1810,  l'église  destinée  à 
servir  plus  lard  de  cathédrale.  En  1820,  il  dé- 
couvrit l'endroit  où   était  mort,  en  1675,  le 
Père  Marquette,  lui  rendit   les   honneurs  fu- 
nèbres et  entra  en  relation  avec  les  sauvages 
de  Chicago.  En  1823,  il  fut  élu  député,  élec- 
tion   qui  lui  permit  de  payer  ses   dettes  et 
d'exercer,  sur  la  législature,  la  plus  heureuse 
influence.  Richard  profita  de  son  crédit  pour 
faire    entreprendre,    dans    le    Michigan,    de 
grands  travaux  d'utilité  publique.  En  1820, 
non  réélu,  l'abbé  Richard  reprit  ses  travaux 
apostoliques,  donna  un  missionnaire  aux  Ot- 
tawas,  un   autre  aux  Potowatomies.  Quelque 
argent  lui  fut  envoyé  de  France,  mais  les  be- 
soins surpassaient  de  beaucoup  les  ressources. 
Richard  avait  fondé  un  couvent  pour  l'éduca- 
tion des  filles,  il  songeait  à  fonder  un  collège 
et  un    établissement  pour  les   sourds-muets. 
En    1832,    tout    semblait    sourire   au    pieux 
missionnaire.    A    la    demande  de    plusieurs 
pères  de  famille,  ii  avait  commencé  une  suite 
de  sermons  sur  le  dogme  catholique;  toutes 
ses    œuvres    marchaient,    son    collège    allait 
s'ouvrir  ;  toutes  les  générations  venaient  à  lui 
en  même  temps.  Soudain  parut   le  choléra  : 
Richard    se   dévoua   pour   le    salut    de    ses 
ouailles  ;  mais  épuisé  de  fatigue,  il   fut  atteint 
lui-même    et  succomba.  Pendant  41   ans,   il 
avait  travaillé  à  la  mission  du  Kentucky  et 
du    Michigan;  il  était  question  de  lui  pour 
l'épiscopal;  s'il  ne  fut  pas  évoque  du  Michi- 
gan, il  en  fut  le  martyr. 

Pendant  que  les  missionnaires  semaient  la 
parole  de  Dieu,  les  bons  chrétiens  se  multi- 
pliaient. Pour  encourager  les  uns  et  fortifier 
les  autres,  le  Saint-Siège  crut  devoir  créer  de 
nouveaux  diocèses.  Outre  l'évèché  fondé  au 
Détroit,  un  siège  épiscopal  avait  été  fondé, 
en  1821,  à  Cincinnati;  en  1827,  à  Saint-Louis 
du  Missouri  ;  en  1834,  à  Vincennes  ;  en  1837, 
à  Nashville  et  à  Dubuque  ;  en  18 53,  à  Chi- 
cago, à  Liltle-Rock  et  à  Milwankje  ;  en  1847, 
à  Cléveland.  Parmi  les  titulaires  de  ces  sièges 
il  en  est  un  qui  doit  attirer  l'attention  spé- 
ciale de  l'histoire,  c'est  l'évêque  de  Bards- 
town.  Benoit-Joseph  Flaget  était  né  en  1765, 
à  Contournât,  paroisse  Saint-Julien,  près 
Billom,  en  Auvergne.  Au  terme  des  études 
classiques, , il  était  entré  dans  la  société  de 
Saint-Sulpice  et  avait  professé  quelque  temps 
la  théologie.  A  la  Révolution,  il  était  parti  en 
Amérique  et  professait  la  philosophie  à  Saiute- 


.M.uie  de  Baltimore,  lorsqu'il  fut,    en   181 
nommé  évoque.  Pendant  deux  ans,  il  oppo 
a  cette  nomination,  une  vive  résistance  :  il  lit 
même  le  voyage  de  France,  avec   l'espoir  de 
faire  agréer  ses  refus.  La  volonté  du   Tape 
était  expresse  ;  il  fallut  se  rendre.  Le  P.  Eraery 
lit,  au  prélat,  comme  cadeau  de  joyeux  avè- 
nement, un  étui  d'aiguilles  et  une  Cuisini 
bourgeoise,  l'un  pour  relever  un  peu   le  menu 
de  ses  repas;  l'autre,  pour  raccommoder  ses 
babils.  On    ne   peut   rien    imaginer   de   plus 
gaiement  apostolique;  le  plus  gai  du  cadeau, 
c'est  qu'il  n'était  pas  inutile.  L'évêque  repar- 
tit avec  trois  prêtres,   un  diacre  et  un  sous- 
diacre  ;  plus  Simon  Brute,   futur  évoque  de 
Vincennes.   Après  son    sacre,  Mirr   Flaget  se 
rendit  à   pied  dans  son  diocèse,    éloigné  de 
troi3  cents  lieues.  A    Pittsburg,  il  acheta  un 
bateau  et  s'y  installa  avec  ses  compagnons.  A 
Louisvillc  il  trouva  un  carrosse  pour  lui,  des 
chevaux  pour  ses  compagnons,  des  chariots 
pour  ses  bagages.   Enfin,    il  arriva  dans  sa 
ville  épiscopale,  se  vouant  à  tous  les  anges 
qui   y  résident  ;  priant  Dieu  de  le  faire  mou- 
rir mille  fois,  si,  dans  ce  nouveau  diocèse,  il 
ne  devait  pas  être  l'instrument  de  sa  gloire. 
A  celte  époque,  la  population  catholique   du 
Kentucky  se composaild'environ  six  mille  âmes 
formant   trente  Congrégations   ;    elle  possé- 
dait six  églises  et  six  prêtres  pour  les  desservir. 
L'évêque.  n'ayant  pas    de  résidence,  se    fixa 
provisoirement   à  Saint-Etienne  ;  son  palais 
était  formé  de  deux  cabanes,  où  il  y  avait  un 
lit,  six  chaises,  deux   tables  et  des   planches 
en  guise  de  bibliothèque.  Le  vicaire  général 
couchait  au  grenier.  Le  Kentucky  n'avait  pas 
une  seule  école  catholique  ;  dès  1811  Mgr  Fla- 
get en  fonda  une   sous  la  protection  de  saint 
Thomas.  L'année  suivante,  un  de  ses  prêtres, 
savant  et  humble,  Nérinckx,  jetait,  dans  le 
village  de  Lorette,  les  premiers  fondements 
d'une  communauté  de  femmes,  les  Amantes 
de  Marie  au  pied  de  la  croix,  consacrée  à  l'édu- 
cation des  filles  et  au  soin  des  orphelines.  En 
1813,  une   seconde   communauté  de    femmes 
se  fondait  à  Nazareth,  pour  joindre,  à  l'édu- 
cation   des     jeunes    filles,     l'assistance    des 
pauvres  et  des  malades  :  ce  sont  les  Sœurs  de 
charité  de  Nazareth,  suivant  la  règle  de  saint 
Vincent  de  Paul.  Cependant  Mgr  Flaget  faisait 
la  visite  de  son  vaste  diocèse  ;  elle  dura  cinq 
ans,  laps  de  temps  pendant  lequel  l'évêque  ne 
passa  jamais  quatre  jours  de  suite   sous  le 
même  toit.  Le  prélat  allait  tantôt  à  pied,  tan- 
tôt à  cheval,  pauvre,  mais  fervent  comme  un 
véritable   apôtre   de    Jésus-Christ.   En    1819, 
il  consacrait  l'église  de  Sainte-Anne  au   Dé- 
troit et  sacrait  son  coadjuteur,  Mgr  David.  En 
même  temps,  il  bâtissait  une  cathédrale  et  un 
grand  bâtiment  de  briques    qui    devait  être 
palais  épiscopal,  maison  curiale  et  séminaire 
diocésain  ;  plus  un  bâtiment  plus  petit  pour 
le  collège  Saint-Joseph.  En  18io,  la  législature 
du  Kentucky  érigea  ce  collège  en  personne  ci- 
vile, lui  accordant,  avec  le  droit  de  posséder, 
la  faculté  de  conférer  les  grades. 


L1VIIK  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


37  J 


A  cette  même  date,  l'évoque  s'établit,  avec 
ses  prêtres,  sous  le  régime  de  la  vie  commune. 
En  1829,  lea  deux  communautés  de  Nazareth 
et  de  Lorette  huent  incorporées  comme  le 
collège  Saint-Joseph.  Une  troisième  commu- 
nauté de  le  mines  avait  été  fondée,  lesTertiaires 
de  Saint-Dominique,  consacrées  à  l'enseigne- 
ment. On  établit  aussi  quelques  écoles  dans 
les  campagnes.  Vers  1829  lui  fondée,  sous  le 
nom  de  Frères  de  la  Mission,  une  sociélé  de 
laïques,  pour  soulager  les  missionnaires  dans 
l'administration  temporelle  des  églises;  elle 
fut  assujettie  à  une  règle  extraite  de  la  règle  de 
Saint-Benoit.  Le  succès  de  toutes  ces  œuvres 
provenait  de  deux  choses  :  d'une  bonne  admi- 
nistration et.  d'un  fidèle  travail.  Le  prélat 
méditait  longuement  toutes  ses  œuvres  ;  il 
n'entreprenait  aucune  fondation  sans  savoir 
comment  il  pourrait  en  couvrir  les  frais  ;  et  si, 
contre  ses  prévisions,  les  ressources  venaient 
à  lui  manquer,  il  s'arrêtait  toujours  à  pro- 
pos. Le  travail  des  mains  était  la  loi  générale 
du  clergé  et  des  écoles.  Tout  le  monde  tra- 
vaillait :  prêtres,  professeurs,  séminaristes, 
écoliers.  Ces  derniers  employaient  une  moitié 
de  leur  temps  à  cultiver  la  terre  pour  gagner 
leur  nourriture,  et  l'autre  moitié,  à  lire,  à 
écrire,  à  s'instruire  sur  la  doctrine  chrétienne. 
Les  séminaristes  ne  donnaient  à  la  culture  des 
champs  ou  aux  Lravaux  de  métier,  que  l'heure 
des  récréations  ;  ce  temps  suffisait  pour  pré- 
parer les  matériaux  de  construction. L'évêque 
tirait  d'ailleurs  un  excellent  parti  de  ces  bons 
ouvriers,  qui  n'attendaient  leur  salaire  que  de 
Dieu. 

En  1826,  Mgr  Flaget  fit  faire  à   ses  diocé- 
sains, avec  beaucoup  de  succès,  le  jubilé  de 
Léon  XII.    En  1833,  le  choléra  s'abattit  sur  le 
Kentucky  ;  les  prêtres  catholiques  assistèrent, 
avec  le  zèle  le  plus  héroïque,  les  pestiférés  ; 
l'évêque  faillit  succomber  au  tléau.  Sa  santé 
en    resta   affaiblie  ;    l'évêque   songeait    à  se 
démettre,  pour  que  son   coadjuteur,  devenu 
titulaire,  pût  se  donner    un  coadjuteur  plus 
jeune.  Le  coadjuteur,  informé  de  celte  réso- 
lution prétendit,  avec  la  plus  louable  ému- 
lation,  que   c'était  au     coadjuteur  à    se  dé- 
mettre et  non  au  titulaire  ;  les  deux  prélats 
aspiraient  autant  l'un  que  l'autre  à  descendre. 
Le  coadjuteur  fut  remplacé  par  Mgr  Chabrat. 
Cependant  Mgr  Flaget  voyant  trois  nouveaux 
évéchés érigés  dans  le  Missouri,  leMichiganet 
l'Indiana,  et  trois  évéques  dans  le  Kentucky, 
fit,  en  1. S:;."),  le  voyage  ad  limina.  Womc  le  reçut 
comme  elle  reçoit  les  apôtres,  avec  un  profond 
respect.  Le  Pape  voyant  cet  évêque  si  pau- 
vrement vêtu,  lui  fit  cadeau  d'un  costume  com- 
plet ;  jamais  le  pauvre  Bennet  de  Contournât 
ne  s'était  vu  à   pareille  fête:  il  s'en  exprime 
avec  la  naïve  amabilité  d'une  belle  âme.  Gré- 
goire XVI    avait   laissé   voir  au    pieux  prélat 
le  désir  qu'il  entreprît,  en  Europe,  une  mission 
en  faveur  delà  propagation  de  la  foi.  De  1837 
A    1839,   l'évêque   de    Bardstown    parcourut 
trente-quatre  diocèses'  de  France,   le   comté 
de  Niée,  la  province  de  Gènes,  le  Piémont  et 


la  Savoie,  prêchant  avec  un  zèle  Infatigable 
dans  les  cathédrales,  les  éminaires,  les  com- 
munautés, ei   recevant  pai  tout  d'abondant 

aumônes.  A    son  reloue,  il  laissa,   a  Mgr    Ch 

luat,   l'administration    du   diocèse.    Bientôt, 

il  dut  s'occuper  de  transférer  son  siège  de 
Bardstown  à  Louisville;  la  cérémonie  s'effec- 
tua, après  les  préparatifs  nécessaires,  avec  une 
grande  solennité.  Sur  ces  entrefaites,  arri- 
vaient à  Louisville,  les  religieuses  du  Bon 
Pasteur  d'Angers  ;  pour  les  nourrir,  il  fallut 
prendre  le  panier  du  mendiant  et,  aller  chaque 
semaine  le  faire  remplir  sur  le  marché.  Le 
second  coadjuteur  étant  devenu  aveugle,  il 
fallut  en  sacrer  un  troisième.  Ce  fut  Mgr  Spal- 
ding,  dont  il  suffit  de  prononcer  le  nom. 
Mgr  Flaget  put  encore,  en  1849,  poser  la  pre- 
mière pierre  de  sa  cathédrale  ;  il  mourut  à 
85  ans,  le  11  février  1850.  En  mourant  il  lais- 
sait, dans  ses  régions,  dix  sièges  à  la  fonda- 
tion desquels  il  avait  eu  grande  part.  Le  dio- 
cèse de.  Bardstown  et  Louisville  comptait 
deux  séminaires,  trois  collèges,  un  asile  pour 
les  orphelins,  plusieurs  écoles,  deux  maisons 
de  jésuites,  un  couvent  de  dominicains  et  un 
de  trappistes,  un  établissement  de  frères  ou- 
vriers de  la  mission,  douze  communautés  de 
femmes,  un  clergé  nombreux  et  de  nom- 
breuses paroisses.  Flaget  est  un  des  Pères  de 
l'Eglise  en  Amérique,  presque  un  thauma- 
turge. 

L'Eglise  américaine    s'étendait,  en    même 
temps,  sur  la  rive  gauche  du  Mississipi.  De 
1815  à  1848,  quatre  évêchés  furent  créés  dans 
les  limites  de  l'ancienne  Louisiane  :  à  Mobile, 
dans  l'Alabama,  en  1826  ;  à  Saint-Louis,  dans 
le  Missouri,  en  1827  ;  à  Natchez,  dans  le  Mis- 
sissipi, en  1837  ;  à  Little-Rock,  dans  l'Arkan- 
sas,  en   1843;  plus   tard,  en  t848,  un  encore 
à  Galveston,  dans  le  Texas.  Les  quatre  pre- 
miers sont  des  démembrements    du    diocèse 
d'Orléans,  dont  le    véritable  fondateur  était 
Mgr   Dubourg.  Guillaume-Valenlin   Dubourg 
était  né  à  Saint-Domingue,  en  1766.  Après  ses 
études   à   Saint-Sulpice    de    Paris,  il   fonda 
l'école  préparatoire  d'Issy  en  1791,  et  en  1792, 
émigra,  en   Espagne.  En  1795,  il   était  prési- 
dent du  collège  de  Georgetown  et  fondait,  en 
1799,  le  collège  de  Sainte-Marie,  à  Baltimore. 
C'est  dans  la  direction  de  cet    établissement 
que  la  confiance  de  Mgr  Caroll  vint  le  prendre 
pour  la  création  d'un  grand  diocèse  dans  la 
Louisiane,    acquise    depuis    peu   aux    Etats- 
Unis.  Il  y   avait,  à  la    Nouvelle-Orléans,  des 
préventions  contre   les  prêtres  français,  pré- 
ventions nées  de  la  différence  des  caractères, 
peut-être  d'un  certain  esprit  d'indépendance, 
probablement  aussi  de  l'opposition  des  Espa- 
gnols  aux   maximes   gallicanes    et  au    rigo- 
risme. A   son  arrivée,  l'abbé  Dubourg  essuya 
des  résistances.  Pie  VII    l'appela  à    Rome  et 
le  nomma   évêque  de    la    Nouvelle-Orléans. 
D'Italie,  Mgr  Dubourg  vint  en  France  où  il  re- 
cueillit des  fonds,  des   coopérateurs   de    son 
ministère,  plus  une  pacotille  d'outils  et  d'ins- 
truments   de    labourage  :  Dubourg  était  né 


372 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


fondateur,  homme  fort  entendu  aux  affaires. 
Le  roi  Louis  XXIII  lui  prêta  un  bâtiment 
pour  le  transporter,  avec  sa  smalah,  en  Amé- 
rique.  Pendant  la  traversée,  Dubourg  se  con- 
duisit en  homme  apostolique.  Au  débarque- 
ment, il  >e  mit  en  route  pour  Piltsbourg,  sur 
î'Obio,  par  le  Maryland  et  la  Pensylvanie; 
le  voyage,  en  grande  partie  à  pied,  fut  des 
pins  fatigants.  De  Piltsbourg,  il  gagna  Louis- 
ville  par  bateau  et  prit  possession  de  son 
siège  à  Saint-Louis.  C'était  une  ville  à  peu 
près  française,  entourée  de  Congrégations  de 
même  origine.  Le  peuple  était  excellent,  pra- 
tiquement catholique,  éloigné  de  tout  ce  qui 
pouvait  porter  atteinte  à  sa  foi  ou  à  ses 
mœurs.  On  posa,  en  1818,  la  première  pierre 
de  la  cathédrale,  l'eu  après,  l'évèqne,  avec  le 
concours  du  prêtre  Hosati,  créait  une  ferme, 
qui  devait  lui  servir  de  collège  et  de  sémi- 
naire ;  les  élèves  tenaient  le  livre  d'une  main, 
les  outils  de  l'autre.  En  1819,  le  prélat  ouvrait 
une  école,  qui,  dix  ans  plus  tard,  devenait 
collège  des  Jésuites  et,  depuis,  s'est  constituée 
en  université.  Dès  1820,  il  avait  établi  des 
frères  de  la  Doctrine  chrétienne  à  Sainte- 
Geneviève,  des  Dames  du  Sacré-Cœur  à  Flo- 
rissant, et  avec  les  ouvriers  qu'il  avait  ramenés 
de  Milan,  il  avait  organisé  deux  Congrégations 
d'hommes,  l'une  consacrée  aux  arts  méca- 
niques, l'autre  à  l'agriculture.  En  1829,  il 
s'occupait  de  la  création  d'une  mission  spé- 
ciale pour  les  sauvages  au  nord  et  à  l'ouest 
du  Missouri  ;  le  gouvernement  américain  lui 
alloua,  pour  cette  œuvre,  un  subside  en  ar- 
gent. A  cette  époque,  les  Jésuites  du  Mary- 
land se  voyaient  contraints  de  dissoudre  leur 
noviciat  ;  Dubourg  les  établit  dans  une  ferme 
qu'il  avait  achetée  au  confluent  du  Missouri 
et  du  Mississipi.  On  voit  que  Yalentin  Du- 
bourg était  un  digne  émule  de  Benoît  Fla- 

8et-  ,  .    . 

L'évêque,  au  surplus,  payait  de  sa  personne. 

S'il  n'avait  pas  tous  les  métiers  de  Maître 
Jacques,  il  joignait,  à  la  direction  de  son 
clergé,  tous  les  offices  du  ministère  pastoral  ; 
il  confessait,  catéchisait,  prêchait  surtout,  et 
avec  un  succès  particulier  près  des  protes- 
tants. A  la  Nouvelle-Orléans,  Mgr  Dubourg 
avait  envoyé  son  vicaire  général  Portier,  et 
par  lui,  fondé  deux  collèges,  l'un  en  ville, 
l'autre  à  Apelousas.  C'est  en  fondant  partout 
des  collèges  et  des  séminaires,  que  ces  génies 
constituants  de  l'Amérique  en  font  la  conquête 
et  assurent  l'avenir:  ainsi  agissent  les  apôtres 
que  les  imbéciles  coiffent  d'un  éteignoir, 
comme  si  l'obscurantisme  n'était  la  vertu 
exclusive  des  sots;  et  l'éteignoir,  leur  coif- 
fure. En  1823,  le  prélat  put  établir  sa  rési- 
dence dans  sa  ville  épiscopale  ;  les  Ursulines 
lui  cédèrent  leur  maison  et  s'établirent  dans 
les  environs  de  la  ville.  Un  vénérable  prêtre 
donna  à  l'évêque  uue  propriété  de  mille  hec- 
tares, pour  établir  une  maison  d'orphelins. 
La  Fourche  vit  aussi  venir,  du  Missouri,  une 
colonie  des  Amantes  de  Marie,  qui  s'occupèrent 
des  orphelines  sans  rien  demander  pour  leur 


entretien.  Les  Dames  du  Sacré-Cœur  vinrent 

aussi  s'établira  Saint-Michel.  Le  clergé  s'était 
augmenté  de  soixante  membres.  Tout  cela  ne 
s'était  pas  fait  sans  lutteg,  sans  épreuves.  La 
plus  cruelle  fut  qu'un  quêteur  chargé  de  re- 
cueillir, en  Europe,  des  aumônes  pour  la  mis- 
sion, se  les  appropria  et  causa  ainsi,  à  l'évêque, 
un  tort  grave,  en  même  temps  qu'il  porta 
atteinte  à  sa  considération.  Le  prélat  crut 
qu'il  ne  se  relèverait  pas  de  cet  échec;  il  avait 
laissé  Mgr  Hozati  à  Saint-Louis;  il  fil  sacrer 
Mgr  Portier  pour  son  coadjuteur  et  donna  sa 
démission  pour  rentrer  en  France.  Selon 
nous,  c'était  une  faute;  un  homme  juste  se 
relève  de  toutes  les  disgrâces  ;  quand  cet 
homme  juste  est  un  apôtre,  il  doit  laisser  ses 
os  aux  églises  qu'il  a  fondées  ;  c'est,  après  la 
mort,  une  prolongation  de  force  apostolique. 

A  côté  de  Mgr  Dubourg,  il  faut  placer 
Mgr  Dubois.  Jean  Dubois  était  né  à  Paris  en 
lfiOi.  il  lit  ses  études  sous  l'abbé  Proyart  à 
Louis-le-Grand  ;  il  comptait,  parmi  ses  profes- 
seurs, l'abbé  Delille  ;  et  parmi  ses  condis- 
ciples Mac-Carthy,  Legris-Duval.  Liautard, 
Camille  Desmoulins  et  Robespierre.  Prêtre  en 
178G,  il  passa  en  Amérique  en  1791,  et  fut 
chargé,  en  1794,  des  congrégations  du  Mary- 
land, dont  Frédériclown  était  le  centre. 
C'est  lui  qui  bâtit  la  première  église.  Qua- 
torze années  durant,  il  resta  au  milieu  de  ces 
chrétientés,  passant  d'une  station  à  une  autre, 
pour  remplir  partout  les  divers  devoirs  du 
ministère.  En  1807,  il  fondait,  sur  une  mon- 
tagne, uue  église  et  concevait  le  projet  d'y 
joindre  une  école.  L'année  précédente,  le 
Sulpicien  Nagot  avait  fondé,  à  Pigeon-Hill, 
un  collège,  pour  le  recrutement  de  Sainte- 
Marie  à  Baltimore.  Par  suite  d'arrangement, 
il  fut  convenu  que  Dubois  entrerait  chez  les 
Sulpiciens,  et  que  les  élèves  des  Sulpiciens 
iraient  à  son  collège  du  Mont  Sainte-Marie. 
Dubois,  pour  agrandir  son  collège,  dut 
acheter  des  cantons  de  la  forêt  voisine  et  se 
lancer  dans  les  constructions.  Dubois  y  réussit 
magnifiquement  grâce  à  la  combinaison  habi- 
tuelle des  missionnaires,  qui  consistait  à 
faire  travailler  leurs  élèves.  Les  progrès  in- 
tellectuels et  moraux  du  collège  ne  furent 
pas  moins  rapides  et  éclatants.  Les  protes- 
tants demandèrent  même  à  y  être  admis, 
moyennant  dispense  des  exercices  de  reli- 
gion ;  c'était  là  une  concession  insensée,  qui 
fut  révoquée  plus  tard.  Dubois  fut  d'ailleurs 
quelquefois  imprudent  dans  ses  libéralités  ; 
mais  s'il  s'exposait,  c'était  pour  le  bien,  et 
Dieu  sut  bien  le  tirer  d'affaires.  L'incendie, 
vers  1824,  en  dévora  une  partie  ;  l'abbé  Dubois 
se  remit  à  construire  et  prit  possession  de  son 
collège  en  1826.  En  1830,  ce  grand  collège 
devait  recevoir,  de  la  législature,  le  bienfait 
de  l'incorporation  civile.  Mais,  dès  1826, 
Dubois,  qui  avait  acquis  tant  de  droit  au 
repos,  était  nommé  évêque  de  New-York. 

Ce  diocèse,  créé  en  1808,  n'avait  jamais  été 
administré  par  le  premier  titulaire  et  trop 
peu  par  le  second,;  le  troisième  évéque  eut 


IJVItK  QUATRE-YINGT-QUATORZIÉMI 


373 


tout  à  faire.  Sacré  en  isi!(i,  Mgr  Dubois  dut 

commencer   par    la    visile    <\\-    smi    diocèse; 
c'était  une  opération  difficile  que  de  visiter, 
en  évoque,  ces  catholiques  dispersés  parmi 
les  protestants.  La  visite  dura  deux  ans;  elle 
l'obligea  à  l'aire  mille  lieues  ;  on  ne  saurait  en 
compter  ni  les  l'alignes,  ni   les  services,  ni  les 
mérites.  Le  troupeau  de  l'évoque  comprenait 
cent  cinquante  mille  âmes.  Le  diocèse  n'avait 
pas  de  séminaire,  pas  d'autres  établissements. 
L'administration,  rendue  difficile  par  le  mé- 
lange des  deux  communions,  était  plus  diffi- 
cile encore   par    le    fait    des    Trustées.   Ces 
Trustées  étaient  des  laïques  formant  un  con- 
seil  d'administration    pour   le    temporel    du 
culte  ;   en  gérant  les   intérêts   temporels,  ils 
s'étaient  immiscésdans  les  affaires  spirituelles 
et   avaient    fini    par   prendre    la    place   des 
évêques.  Parce  qu'ils  tenaient  la  bourse,  ces 
trustées  s'imaginaient  qu'ils  pouvaient  ceindre 
la  mitre,  en  effigie  seulement,  et  manier  la 
crosse.  Tel  est  l'ordinaire  aboutissement  des 
concessions   de  l'Eglise;   lorsqu'elle    accorde 
quelque  chose  sur  le  temporel,  elle   se   pré- 
pare de  loin  une  guerre  des  investitures.  Sans 
doute,  il  est  bon  d'admettre  les  laïques  dans 
la  discussion  des  comptes  et  budget  du  culte, 
mais  il  est  nécessaire  de  les   tenir   toujours 
dans  les  limites  du  droit  et  sous  l'autorité  dé- 
cisive des  évêques. 

L'évêque  de  New-York  résista  aux  Trustées 
et  les  fit  capituler.  Le  diocèse  n'avait  pas  de 
séminaire,  les  églises  étaient  en  mauvais 
état;  vers  1829,  le  prélat  partit  pour  l'Eu- 
rope. Au  retour,  il  ramenait  dix-huit  coopéra- 
teurs  et  avait  pu  réunir  quelques  fonds.  Au 
retour,  il  acheta  une  terre  et  se  mit  à  cons- 
truire :  ses  bâtisses,  encore  inachevées, 
furent  dévorées  par  les  flammes.  L'évêque 
n'ouvrit  pas  moins  un  collège  et  un  séminaire  ; 
de  plus,  il  se  mit  à  restaurer,  à  bâtir  des 
églises  et  à  créer  des  paroisses.  Mgr  Dubois 
sentait  sa  santé  s'affaiblir  ;  il  se  choisit,  pour 
coadjuteur,  John  Hughes,  curé  de  Saint-Jean 
à  Philadelphie  et  le  sacra  en  4838.  Ce  fut  en 
quelque  sorte  le  dernier  acte  de  sou  épiscopat  ; 
atteint  de  paralysie,  il  ne  fit  plus  que  végéter 
jusqu'à  sa  mort  en  1842.  En  mourant,  il 
laissait  à  New-York,  58  prêtres,  54  églises, 
49  stations,  où  le  Saint  Sacrifice  était  offert, 
où  les  sacrements  étaient  administrés  à  des 
époques  fixes.  Le  nombre  des  catholiques 
s'était  augmenté  de  50  000. 

Vous  devons  citer  encore  iciM.de  Cheverus. 
Jean-Louis-Anne-Madeleine  Lefebvre  de  Che- 
verus était  né  à  Mayenne  en  17G8,  d'une  fa- 
mille ancienne  dans  la  magistrature.  Docile 
aux  leçons  d'une  bonne  mère,  le  jeune  Che- 
verus montra,  dès  le  plus  bas  âge,  cette  dou- 
ceur de  mœurs  et  cette  aménité  de  caractère 
qui  le  distinguèrent  dans  la  suite.  Au  sortir 
d'une  enfance  chrétienne  et  même  déjà  pieuse 
il  fit,  ses  études  au  collège  Louis-le-Grand  et 
la  théologie  à  Baint-Magloire.  En  1790, 
lorsque  déjà  grondait  l'ouragan  révolution- 
naire, il   fut  promu  au  sacerdoce.  Vicaire  de 


Mayenne,  il  fut,  pour  refus  de   serment  à  la 
constitution  civile,   obligé    de    résigner 

fonctions  ;  pour  sauver    8a   tète,  il    se   réfugia 

bientôt  en  Angleterre.  En  Angleterre,  il 
apprit  l'anglais,  donna  des  leçons,  secourut 
ses  compatriotes  et  obtint,  du  vicaire  aposto- 
lique, le  droit  d'exercer  les  fonctions  du 
saint  ministère.  Sur  ces  entrefaites,  lui  par- 
vint une  lettre  de  l'abbé  Matignon,  qui  le  dé- 
termina à  partir'  pour  l'Amérique.  Au  départ, 
il  avait  renoncé  à  tout  son  patrimoine ,  à 
l'arrivée  à  Boston,  il  fut  reçu,  par  son  ancien 
ami,  comme  un  ange  du  ciel.  Cette  mission 
embrassait  toute  la  Nouvelle-Angleterre  et  les 
tribus  sauvages  de  Penobscot  et  de  Passama- 
quoddy,  c'est-à-dire  un  territoire  de  cent 
quatre-vingts  lieues  en  longueur  et  cent  en 
largeur,  où  les  catholiques  étaient  disséminés, 
sans  possibilité  de  les  réunir.  Il  fallait  donc 
que  les  missionnaires  se  répandissent  dans 
tout  le  pays  et  allassent  évangéliser  les  fa- 
milles l'une  après  l'autre.  Tout  le  pays  était 
habité  par  des  colonies  anglaises  ;  les  protes- 
tants, rendus  fous  par  des  préjugés  d'enfance, 
regardaient  le  catholicisme  comme  un  ramas 
impur  d'idolâtrie  et  de  corruption.  Les 
prêtres  étaient  considérés  tout  simplement 
comme  des  canailles.  Les  ombrages  des  es- 
prits rendaient  impossible  presque  toute 
œuvre  de  prosélytisme.  Un  ancien  ministre 
converti,  Thayer,  pour  s'y  être  commis,  avait 
dû  changer  de  résidence.  Les  deux  amis,  Ma- 
tignon et  Cheverus,  se  bornèrent  d'abord  à 
prêcher  d'exemple.  A  une  union  que  la  reli- 
gion peut  seule  rendre  si  parfaite,  ils  joi- 
gnirent une  vie  pauvre  et  pleine  de  privations, 
mais  honorable  et  supportée  avec  dignité, 
tout  employée  à  la  prière,  à  l'étude  et  aux 
travaux  du  ministère.  Un  spectacle  si  beau  ne 
pouvait  manquer  de  frapper  d'étonnement 
les  habitants  de  Boston  ;  mais  rien  n'est  te- 
nace comme  un  préjugé  inspiré  par  la  haine. 
Au  lieu  de  se  rendre,  les  protestants  épiaient 
les  deux  prêtres,  pour  les  prendre  en  faute  et 
les  convaincre  d'hypocrisie.  Un  ministre, 
aussi  convaincu  de  leur  vertu  que  de  leur 
bonne  foi,  voulut  essayer  de  les  convertir. 
«  Ces  hommes  sont  si  savants,  finit-il  par 
dire,  qu'il  n'y  a  pas  moyen  d'argumenter 
contre  eux  ;  leur  vie  est  si  pure  et  si  évangé- 
lique,  qu'il  n'y  a  rien  à  leur  reprocher.  Je 
crains  bien  que  par  l'influence  de  tant  de 
vertus,  jointes  à  tant  de  science,  ils  ne  nous 
donnent  ici  beaucoup  d'embarras.  » 

Ce  changement  d'opinion  permit  à  Che- 
verus de  monter  en  chaire  ;  il  prêcha  avec 
tant  de  succès  que  les  protestants  même  vou- 
lurent l'entendre.  La  confiance  étendit  les 
rapports  ;  beaucoup  d'âmes  se  placèrent 
d'elles-mêmes  sous  la  direction  du  mission- 
naire ;  plusieurs  même  lui  commirent  la 
garde  de  leurs  intérêts.  Ces  affaires  ne  dé- 
tournaient Cheverus,  ni  de  ses  devoirs,  ni  de 
ses  études,  qu'il  mena  toujours  grandement. 
L'évêque  de  Baltimore  informé  de  ses  mérites, 
voulut  lui  confier  la  cure  de  Sainte-Marie  de 


Il  STOIRE  UNIYERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQI  E 


Philadelphie  ;  le  missionnair  »  et  partit 

pour  l'él  il  du  Maine  où  il  h.ïlii  une  église,  à 
Newcastle.  De  là, poussant  plus  loin, il  a pprit, 
d*n ii»'  sauvagesse,  ta  langue  des  sauvages  et 
pénétra  dans  leurs  Forêts  pour  les  évangéliser. 
C'était  là  une  rude  tâche  :  parcourir  ces 
forêts  sans  chemin,  sans  vivres,  sans  rien  de 
ce  qui  peut  soutenir  l'existence;  s'immoler 
tous  les  jours,  laisser  une  partie  de  soi-même 
à  toutes  les  épines  et  recevoir  en  retour,  pour 
tout  casuel,  de  la  vermine  :  tout  cela  pour 
.ner  des  âmes  à  Jésus-Christ.  Après  avoir 
jsé  trois  mois  au  milieu  de  ces  sauvages  du 
Penobicot  et  du  Passamaquoddy,  qui  l'ai- 
maient comme  un  bon  père,  Cheverus  revint 
à  Boston  en  ÎT'.IH.  Le  dévouement  qu'il  montra 
pendant  la  fièvre  jaune  lui  gagna  définitive- 
ment tous  les  cœurs.  Alors  il  se  mit  à  cons- 
truire une  église  ;  mais  n'en  éleva,  par  pru- 
dence, les  murs  qu'au  fur  et  à  mesure  de  ses 
ressources.  Quand  elle  fut  terminée,  Mgr  Ca- 
roll  en  fil  la  consécration  avec  magnificence. 
Les  parents  de  Cheverus  le  pressaient  de 
rentrer  en  France;  sur  les  conseils  de  cet 
évêque,  il  n'y  consentit  point.  A  celte  date,  il 
assistait  deux  Irlandais  condamnés  à  mort  ; 
dissipait  les  préventions  des  protestants  et 
convertissait  Elisabeth  Selon  à  la  religion  ca- 
tholique. En  1808,  il  fut  sacré  évêque  de  Bos- 
ton. Cette  promotion  ne  changea  rien  à  la  vie 
simple  et  modeste  du  prètre-apô:re  ;  elle  ne 
fit  qu'agrandir  le  cercle  de  ses  opérations  et 
accroître  son  autorité.  Dès  lors,  il  fut,  plus 
que  jamais,  le  prêtre  vraiment  catholique, 
c'est-à-dire  universel  :  il  prêchait  partout, 
même  d  ms  des  temples  protestants,  il  tenait 
des  conférences  avec  les  ministres,  il  écrivait 
dans  les  journaux,  exerçait  la  charité  envers 
les  colons  et  convertissait  les  prédestinés  de 
Dieu.  L'archevêque  de  Baltimore  eut  voulu 
l'avoir  pour  coadjuteur;  Mgr  de  Cheverus  de- 
manda à  ne  jamais  quitter  sa  chère  église  de 
Boston.  Lien  qu'il  fût  plein  d'affection  pour 
les  ordres  religieux,  notamment  pour  les  Jé- 
suites, cependant  il  formait  des  prêtres  pour 
l'aider  dans  son  ministère.  En  même  temps,  il 
établissait  un  couvent  d'Ursulines,  accueillait 
les  Trappistes  exilés  et  rendait  les  derniers 
honneurs  à  l'abbé  Matignon.  A  tant  de  tra- 
vaux, sa  santé  ne  put  suffire  :  il  tomba  ma- 
lade et  devait  succomber  bientôt  aux  rigueurs 
du  climat.  La  volonté  expresse  du  roi 
Louis  XVIII  qui  l'appelait,  l'affaiblissement 
de  sa  santé,  des  raisons  puisées  dans  la  situa- 
tion présente  du  clergé  français,  le  décidèrent 
à  rentrer  en  France.  Avant  de  partir,  il 
voulut  exécuter  lui-même  son  testament  :  il 
donna,  au  diocèse,  la  maison  épiscopale  et  le 
couvent  des  Ursulines  ;  il  laissa  aux  évêques 
sa  bibliothèque  ;  enfin  il  distribua  tout  ce  qui 
lui  appartenait  à  ses  ecclésiastiques,  à  ses 
amis  et  aux  indigents.  Pauvve  il  était  venu, 
pauvre  il  voulut  repartir  ;  il  n'emporta 
d'Amérique  rien  que  la  malle  avec  laquelle 
il  était  venu  vingt-sept  ans  auparavant.  Son 
départ  fut  un  deuil  ;  des  Américains  traver- 


sèrent l'océan  pour  le  voir.  En  Franco* 
Mgr  de  Cheverus  tut  évêque  de  Montauban 
[m  de  Bordeaux  :  c'esl  un  évêque 
légendaire.  On  cite  de  lui  des  traits  d'esprit 
qui  amusent  et  des  actes  de  charité  qui  l'ont 
verser  des  larmes.  De  tels  hommes  honorent 
grandement  la  religion  catholique. 

«  La  métropole  de  la  Nouvelle'  Angleterre, 
dit  Channing,  a  vu  l'exemple  des  vertu-  chré- 
tiennes dans  un  évêque  catholique.  Uui  de 
nos  docteurs  religieux  oserait  se  comparer  au 
dévoué  Cheverus.  Cet  homme,  bon  par  es- 
sence, a  vécu  au  milieu  de  nous,  consacrant 
les  jours,  les  nuits  et  son  cœur  tout  entier  au 
service  d'une  population  pauvre  et  grossi' 
évitant  la  société  des  grands  et  des  riches 
pour  se  rendre  l'ami  de  l'ignorant  et  du  faible, 
abandonnant  pour  les  plus  humbles  chau- 
mières les  cercles  les  plus  brillants  qu'il  au- 
rait ornés  par  son  esprit,  supportant  avec  la 
tendresse  d'un  père  les  fardeaux  et  les  cha- 
grins de  ceux  qui  étaient  confiés  à  ses  soins 
apostoliques,  sans  jamais  donner  le  moindre 
indice  qu'il  estimât  au-dessous  de  lui  ces 
humbles  fonctions,  bravant  enfin,  pour  exer- 
cer sa  bienfaisance,  le  soleil  le  plus  brûlant, 
les  tempêtes  les  plus  violentes,  comme  si  son 
ardente  charité  l'eût  défendu  contre  la  ri- 
gueur des  éléments...  Comment,  après  cela, 
pourrions-nous  fermer  nos  cœurs  à  l'évi- 
dence du  pouvoir  qu'a  la  religion  catholique 
de  former  des  hommes  vertueux  et  éminents 
en  mérites?  Il  est  temps  que  plus  grande  jus- 
lice  soit  rendue  à  cette  société  ancienne  et  si 
largement  étendue.  L'Eglise  catholique  a 
produit  les  plus  grands  hommes  qui  aient  ja- 
mais existé,  et  c'est  une  garantie  suffisante 
qu'elle  renferme  tous  les  éléments  d'une  féli- 
cité éternelle  ». 

Après  tous  ces  noms  glorieux,  nous  cite- 
rons encore  un  nom  d'un  moindre  éclat,  mais 
d'un  incontestable  mérite.  Simon— Gabriel 
Brute  de  Bémur  était  né  à  Reines  en  1779. 
Formé  au  bien  par  une  mère  chez  qui  la 
piété  n'excluait  pas  l'énergie,  l'enfant  dut 
compléter,  à  l'école  du  malheur,  cette  éduca- 
tion virile.  Ce  fut  dans  un  et  it  voisin  de  la 
gêne,  au  milieu  des  transes  et  des  dangers, 
pendant  les  mauvais  jours  de  la  Convention 
et  du  Directoire,  que  le  jeune  Breton  acheva, 
comme  il  put,  ses  humanités  et  commença 
l'étude  de  la  médecine.  A  Paris,  où  il  venait 
d'obtenir,  en  1803,  le  grade  de  docteur,  le 
prix  Corvisart  et  la  direction  d'un  des  per- 
miers  hôpitaux,  sa  vocation  ecclésiastique  se 
décida  soudain.  Peut-être  les  prières  des 
prêtres  fugitifs  et  persécutés,  qu'il  avait  ac- 
cueillis souvent  à  Rennes,  lui  valurent-elles 
cette  grâce.  Entré  au  séminaire  de  Saint- 
Sulpice  l'année  même  de  son  doctorat,  or- 
donné prêtre  en  1808,  Gabriel  Brute  fut  aus- 
sitôt rappelé  à  Rennes  par  son  évêque  et 
chargé  d'enseigner  la  théologie  au  grand 
Séminaire.  En  remplissant  ses  fonctions  avec 
dévouement  et  savoir,  /il  portait  ses  regards 
plus  loin.  Les  Etats-Unis  manquaient  de  pré- 


LIVRE  QUATRE  VINGT  QUATORZIEME 


très  cal  holiques  :  la  moisson  était  abondante; 
les  ouvriers  trop  peu  nombreux.  En  I8i0i 
rompant  les  liens  qui  l'attachaienl  h  La  patrie, 
le  professeur  passa  en  Amérique.  Longtemps 
président  du  collège  de  Sainte-Marie  à  Ifalti- 
more,  il  lut,  en  1834,  nommé  évèque  de  Vin- 
cennes.  C'était  L'année  où  Lamennais  se  sépa- 
rait définitivement  de  L'Eglise;  Brute,  <]ui 
était  son  ami,  ne  négligea  rien  pour  Le  re- 
tenir. Le  titre  de  son  siège  épiscopal,  Vin- 
cennes,  lui  rappelait  la  France.  Cette  ville 
doit  son  nom  au  chevalier  de  Vinccnncs,  com- 
mandant, d'un  détachement  français,  envoyé 
an  Canada.  Après  la  perte  de  nos  colonies, 
Vincennes  devint  possession  anglaise,  mais 
pour  un  quart  de  siècle  seulement  ;  la  guerre 
de  l'indépendance  lui  permet  de  se  détacher 
du  Canada  et  d'abriter  son  sort  sous  les  plis 
du  pavillon  étoile.  Dans  son  palais  épiscopal, 
—  une  chambre  et  un  cabinet,  —  Mgr  Brute 
ne  connut  ni  l'abondance  ni  le  repos.  Evêque 
du  diocèse  et  pasteur  de  la  paroisse,  direc- 
teur d'un  collège  et  professeur  de  théologie, 
il  devait  trouver  encore  le  temps  de  visiter  les 
Indiens  en  courses  dans  les  bois.  Ltudes 
courses,  où  l'évoque  partageait  souvent,  avec 
les  prêtres  et  avec  ses  ouailles,  son  pain, 
ses  vêlements  et  ses  derniers  dollars.  La  vie 
s'use  promptement  à  ces  labeurs  ;  Mgr  Brute 
mourut  en  1839,  en  murmurant  :  «  Je  vais  au 
ciel  ». 

Pendant  que  les  prêtres  émigrés  de  France 
travaillaient  à  l'édification  de  l'Eglise  améri- 
caine, dans  les  missions,  les  paroisses  et  les 
diocèses,  dans  les  collèges  et  les  séminaires, 
tous  dus  à  leur  création,  une  femme  jetait  à 
Baltimore  les  fondements   d'un  institut,   qui 
prit  en  peu  de  temps  des  accroissements  con- 
sidérables et  couvrit  de  ses  établissements  le 
territoire  des  Etats-Unis.  Cette  femme,  c'est 
Henriette  Seton  ;  cet   institut,  le  couvent   de 
Saint-Joseph,  aujourd'hui  des  sœurs  de  cha- 
rité.  Miss  Harriet   Bayle,  fille   d'un  médecin 
distingué   de   New-York,   veuve   de    William 
Seton,  avait  été  convertie  au  catholicisme  par 
l'abbé  de  Cheverus.  Toute  sa  sollicitude  avait 
été  d'élever   ses   enfants,   deux    fils   et   trois 
filles,  dans  la  religion  qu'elle  avait  eu  le  bon- 
heur d'embrasser.  La  famille  de  son   mari  fit 
une  forte  opposition  ;  pour  conserver  son  in- 
dépendance,   Harriet  dut    céder   sa    fortune. 
Bientôt  elle  ouvrait  un   pensionnat  de  jeunes 
filles  ;  le  succès  ne  répondit  pas  à  ses  espé- 
rances. Dans   sa   détresse,  la  pauvre  femme 
songeait  à  se  retirer,  avec  ses  filles,  dans  un 
couvent  de  Montréal.  Une  entrevue  avec  l'abbé 
Dubourg  lui  fit  comprendre   que   le   théâtre 
prédestiné  de  ses  efforts  devait  être  aux  Etats- 
Unis.  Pendant  une  année,  elle  attendit,  dans 
le  silence  et  la  prière,  IMieure  de  Dieu.  Ver^ 
le  commencement  de  1808,   il    fut  entendu, 
avec  son  directeur,  qu'elle  s'établirait  dans  le 
voisinage  du  collège  de  Sainte-Marie  à  Balti- 
more. On  loua  une  petite  maison  de  briques 
rougi  -.  à  deux  étages.  L'abbé  Babad,  ce  prêtre 
qui  a  écrit,  sur  l'histoire  naturelle,  de  si  ingé- 


nieuses observations,  fui  directeur  de  la  mai- 
son naissante;  une  demoiselle  Cécilia  O'Con 
way  en  fut  la  première  recrue.  Un  converti, 
Le  prêtre  Cooper,  originaire  d'Emmitsbourg, 
décida  que  la  congrégation  s'établirait  défini- 
tivement dans  sa  ville  natale.  Une  demoiselle  de 
New-York  vint  s'adjoindre  aux  deu  a  iodés; 
et  le  l"r  juin  1809,  elles  prirent  det  i 
un  habit.  Les  règles  n'étaient  que  provisoires; 
néanmoins  Henriette  Selon  fit,  pour-  trois  ans, 
les  trois  vœux  monastiques.  Les  religieuses 
furent  désignées  sous  le  titre  de  sœurs  de 
Saint-Joseph. 

Cependant   Les  travaux  de  la  petite  maison 
du  Mont  Sainte-Marie  étaient  a   terme;   Les 
trois    membres   de  la   congrégation,   les    trois 
filles  et  les  deux  belles-souirs  de    la   fonda- 
trice, plus  quelques  dames  de  Baltimore  s'y 
réunirent.    La   communauté    grandit    rapide- 
ment. Le  nombre  des  religieuses  et  des  no- 
vices s'accrut  ;  celui  des  élèves  devint  consi- 
dérable. Il  n'y  avait  encore,  aux  Etats-Unis, 
que  trois  couvents  de  femmes  :  celui  des  Ur- 
sulines,  fondé  à  la  Nouvelle-Orléans,  en  17:27; 
celui  des  Carmélites  de  la  réforme  de  Sainte- 
Thérèse,   fondé  en  17(j0,  par   Ch.  Nérinckx, 
dans  le  Maryland  ;  enfin  le  couvent  des  filles 
de  la  Visitation,   établi  en  1798,  à  George- 
town dans  la  Colombie.  Les  évoques  devaient 
prendre,  à  la  fondation  nouvelle,  un  vif  in- 
térêt. Sous  leur  inspiration  positive,  il  fut  dé- 
cidé qu'on  prendrait  les  règles  des  filles  de  la 
Charité  ;  Mgr  FI  iget,  venu  en  France,  dut  en 
rapporter  le   texte    authentique  ;    trois   reli- 
gieuses venues  de  France,  devaient,  mais  ne 
purent   l'accompagner    pour    introduire,    en 
Amérique,  cette  intelligence  traditionnelle  et 
pratique  des  règles,  qui  peut  seule  élucider 
les  textes.  La  communauté  adopta  ces  règles 
en  1812.   Dès  ce  moment,   la  maison  d'Em- 
mitsbourg ne  fut  plus  seulement  une  école, 
mais  un  ordre  religieux   croissant  et  multi- 
pliant par  la  bénédiction  divine.  Le  premier 
essaim  du  nouvel  Ordre   fut  pour  l'orphelinat 
de  Philadelphie;  la  lièvre  jaune  avait  fait, 
dans    cette    ville,    de    nombreuses   victimes  ; 
pour  l'éducation   des  enfants,  les  religieuses 
seules  pouvaient    remplacer  .  les   mères.   Des 
filles  de  Mmo  Seton  furent  envoyées,  en  1815,  à 
Baltimore,  pour  prendre  soin  de  l'infirmerie 
et  de  la  lingerie  du  collège  ;  en  1817,  à  New- 
York,  pour  visiter  ies  pauvres  et  diriger  les 
maisons  d'orphelins.  En   1826,  elles  avaient 
des  écoles  libres,  des  asiles  pour  les  orphelins, 
des  pensionnats,  des   hôpitaux  dans  les  états 
de  la  Pensylvanie,  de  New-York,  de  l'Ohio, 
de  Delaware,  du  Massachusets,  de  la  Virginie, 
du  Missouri,  de  la  Louisiane  et  dans  le  dis- 
trict de  Columbia.  On  ne  comptait  pas  moins 
de  vingt-trois    établissements  dans  les  villes 
les  plus  populeuses  de  la  confédération. 

En  1820,  la  petite  maison  qui  avait  dû  être 
agrandie,  en  18(i'J,  pour  abriter  la  commu- 
nauté naissante,  avait  reçu  des  accroisse- 
ments considérables.  Ce  n'était  plus  un  éta- 
blissement provisoire,  c'était  un   magnifique 


37G 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATIIOLUjlK 


couvent,  un  chef  <  1  . . 1 1 i i . ■ .  •  > 1 1  \  trouvait  une 
résidence  pour  les  sœurs,  un  noviciat  pour  lus 
aspirantes,  un  pensionnat  pour  les  jeunes 
filles,  une  école  pour  les  enfants  pauvres,  et 
un  asile  pour  les  orphelins,  ('ne  magnifique 
ferme  complétait  l'ensemble  de  ces  construc- 
tions, que  couronnait  la  coupole  de  ht  cha- 
pelle. La  maison  avait  été  successivement  di- 
rigée par  les  abbés  David,  Dubois  et  Deluol, 
aucune  corporation  d'hommes  ou  de  femmes 
n'avait  été  appelée,  en  Amérique,  à  des  desti- 
nées si  hautes.  En  peu  d'années,  l'institut 
avait  fourni,  aux  principales  cités  de  l'Union, 
les  institutrices  des  dix-neuf  écoles,  les  ser- 
vantes de  huit  hôpitaux  et  de  seize  asiles 
d'orphelins;  il  avait  répandu,  dans  toutes  les 
classes  par  ses  prières,  par  son  action,  par 
son  exemple,  avec  l'amour  des  pauvres,  la 
science  de  la  charité;  il  avait  arraché  la  jeu- 
nesse à  l'ignorance,  à  la  dissipation  qui  l'ac- 
compagne, à  la  corruption  qui  la  suit  ;  il 
avait  préparé  des  mères  pour  les  familles,  et, 
par  elles,  des  citoyens  pour  l'Etat.  Son  in- 
fluence avait  pénétré  partout  où  le  catholi- 
cisme avait  pu  asseoir  ses  salutaires  institu- 
tions. 

Au  milieu  de  toutes  ses  prospérite's,  la  com- 
munauté songeait  à  se  rattacher  à  la  maison 
Mère  des  sœurs  de  chanté  en  France.  L'Union 
lui  paraissait  comme  le  dernier  mot  de  la  vo- 
cation de  Mme  Seton.  En  1836,  on  avait 
sondé  le  terrain  et  prévu  les  difficultés.  On  ne 
pensait  pas  en  France  de  même  qu'en  Amé- 
rique :  c'était  une  congrégation  déjà  nom- 
breuse qui  demandait  l'union,  et  on  ne  possé- 
dait sur  elle  que  des  renseignements  peu 
étendus.  Que  devait-on  espérer  desabonne  vo- 
lonté ou  redouter  de  ses  prétentions?  JN'avait- 
elle  pas,  dans  sa  liberté,  admis  des  usages, 
toléré  des  coutumes,  souffert  des  habitudes 
dont  ne  saurait  s'accommoder  la  communauté 
française?  C'étaient  les  mêmes  statuts  et  les 
mêmes  règlements,  sans  doute  ;  mais  des  tem- 
péraments inopportuns,  sans  convenance,  sans 
utilité,  et  non  sans  danger  peut-être,  pouvaient 
avoir  été  introduits  dans  la  pratique.  Les  re- 
ligieuses américaines  possédaient  la  lettre  ; 
elles  pouvaient  n'avoir  pas  l'esprit.  Les  mœurs 
des  Etats-Unis  d'ailleurs  n'étaient  pas  les 
nôtres.  Il  y  avait,  dans  ce  pays,  une  indépen- 
dance de  caractère  et  de  conduite  à  laquelle 
nous  n'étions  pas  accoutumés,  qui  pouvait 
troubler  les  âmes  saintes.  Bref,  l'affaire,  pour 
le  moment,  ne  put  aboutir.  Au  lieu  d'en  par- 
ler aux  hommes,  on  crut  meilleur  de  s'adres- 
ser à  Dieu.  Dieu  aplanit  les  obstacles  et  rap- 
procha les  cœurs  ;  l'unité  fut  établie  pleine- 
ment en  1850.  Les  sœurs  de  la  charité  en 
Amérique  ne  sont  qu'une  province  de  la  con- 
grégation française  de  saint  Vincent  de  Paul. 
Les  Eglises  d'Amérique,  qui  doivent  tant  au 
clergé  français,  depuis  la  Révolution,  conti- 
nuent de  nous  rester  unies  par  le  lien  des 
filles  de  la  charité.  C'est  un  trait  d'union  que 
Dieu  ne  se  lasse  pas  de  bénir. 

En  1889,  l'Amérique  célébrait  le  centenaire 


de  l'établissement  et  de  la  hiérarchie  catho- 
lique. Au  bout  d'un  siècle,  les  choses  ont  bien 
changé.  Là  où  s'exerçait  la  juridiction  d'un 
seul  évoque,  l'Eglise  compte  aujourd'hui 
treize  provinces  ecclésiastiques  partagées  entre 
quatre-vingt-trois  évê  jues.  Plus  de  sept  mille 
prêtres  instruisent  et  dirigent  plus  de  huit 
millions  de  fidèles.  Sur  une  population  de  70 
à  80  millions  d'âmes,  on  compterait  dix 
millions  de  catholiques.  Ces  églises  ont  des 
séminaires,  des  écoles,  des  congrégations  re- 
ligieuses. Comme  gage  d'avenir,  l'épiscopat 
américain  fonde,  en  1889,  l'Université  de 
Washington.  Les  enfants  de  la  génération 
présente  y  apprennent  à  fortifier  le  pays  par 
leur  nombre,  à  l'éclairer  par  leur  sagesse,  à  le 
défendre  par  leur  bravoure. 

Ce  grand  exemple  du  catholicisme  améri- 
cain, s'épanouissant  au  soleil  de  la  liberté,  a 
souvent  servi,  à  nos  libéraux,  d'argument 
pour  leur  thèse  de  l'Eglise  libre  dans  l'Etat 
libre.  Il  n'y  a  aucune  comparaison  à  établir 
entre  un  pays  neuf,  où  des  agglomérations  se 
sont  formées  d'émigrants  de  toutes  les  con- 
fessions religieuses,  et  de  vieux  peuples  où  il 
y  a  des  situations  acquises  et  des  longues  tra- 
ditions. La  république  américaine,  il  est  vrai, 
ne  reconnaît  aucun  culte,  n'en  subventionne 
aucun  ;  mais,  en  revanche,  elle  n'est  ni  libre 
penseuse,  ni  athée.  Malgré  ses  habitudes  d'in- 
différence, elle  est  restée,  sinon  chrétienne, 
du  moins  sympathique  à  la  religion.  En  dépit 
de  son  industrialisme,  elle  respecte  la  loi  du 
dimanche  ;  elle  ouvre  ses  congrès  par  la 
prière  ;  elle  consacre,  chaque  année,  un  jour  à 
l'action  de  grâce,  et,  dans  les  temps  d'épreuves, 
un  jour  à  la  pénitence  nationale.  L'Américain 
croit  eu  Dieu,  et,  sauf  exception,  n'est  ni  fa- 
natique, ni  impie.  L'esprit  général  est  bon  ; 
le  mauvais  esprit  se  réfugie  dans  les  sociétés 
secrètes.  C'est  de  là  que  sortira  le  lléau  de 
l'Amérique  du  Nord. 

Mais  il  ne  faut  pas  voir  qu'un  côté  des 
choses,  ni  attribuer  ces  progrès  au  système 
politique,  ni  même  trop  croire  à  la  prospérité 
de  l'Eglise  aux  Etats-Unis.  L'épiscopat,  sans 
doute,  est  digne  des  pins  grands  éloges;  le 
clergé  séculier  et  régulier  est  exemplaire  ;  les 
fidèles  sont  pleins  de  bon  vouloir  et  résolus 
à  l'activité  morale.  11  ne  faut  pas  oublier  tou- 
tefois que,  depuis  un  siècle,  l'Amérique  a  reçu 
quarante  millions  d'émigrants,  dont  la  moitié 
au  moins  était  catholique.  Ces  vingt  millions 
se  sont,  pour  moitié  au  moins,  noyés  et  perdus 
dans  l'indifférence  ou  l'apostasie. 

Ces  déplorables  pertes  d'âmes  ont  pour 
causes  :  1°  L'affluence  des  catholiques  dans 
des  régions  où  manquaient  les  moyens  de 
remplir  les  devoirs  religieux;  2°  le  manque 
d'établissements  scolaires  pour  les  enfants  ; 
3°  le  manque  d'établissements  de  charité  pour 
les  pauvres  et  les  malades  ;  4°  l'absence  d'un 
clergé  nombreux  et  de  paroisses  constituées  ; 
5°  le  défaut  d'entente  entre  les  émigrants  de 
même  race,  de  même  langue  et  de  même 
culte  ;  6°  l'activité  des  sociétés  protestantes, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


:rn 


mites  appliquées  à  corrompre  les  catholiques  ; 
7°  l'esprit  d'indifférence  et  de  libre  examen 
qui  résulte  de  la  vie  nationale  et  «les  principes 
de  la  constitution. 

Trois  races  constituent  la  population  «les 
Etals-Unis  :  1°  la  race  rouge,  qui  comptait  au- 
trefois  dix  millions  d'âmes,  refoulée,  '\ler- 
minée,  corrompue  depuis  un  siècle  et  réduite 
aujourd'hui  à  3UO000  ;  2°  la  race  noire,  qui  a 
pu  atteindre  le  même  nombre  de  millions, 
mais  qui  se  maintient  mieux  numériquement, 
malgré  la  disgrâce  des  mœurs  et  sa  propre 
paresse  ;  3°  la  race  blanche,  formée  primiti- 
vement d'un  apport  de  réfugies  anglais, 
d'aventuriers  espagnols  et  de  colons  français  ; 
maintenant  surélevée  par  une  émigration  co- 
lossale, composée  spécialement  d'Irlandais, 
d'Allemands  et  de  Canadiens. 

Ce  peuple  de  80  millions  d'àmes,  sauf  la 
période  de  son  émancipation,  n'a  pas  d'his- 
toire. Partagés  en  petits  Etats  qui  s'admi- 
nistrenttrès  librement  et  reliés  par  la  charte 
fédérale,  ces  Etats  se  sont  développés  sous 
un  régime  de  travail  de  concurrence  et  deself- 
government.  L'Américain  croit  ne  relever  que 
de  lui-même  et  tenir  son  sort  dans  le  creux 
de  sa  main.  Celte  grande  masse,  formée 
d'unités  énergiques,  a  certainement,  en  pers- 
pective, un  grand  avenir.  Cet  avenir  peut  ne 
pas  répondre  à  son  ambition,  si  l'on  examine 
de  plus  près  les  idées,  les  mœurs,  les  institu- 
tions et  les  passions  du  peuple  américain.  Les 
éléments  de  dissolution  disputent,  à  l'avenir, 
ses  chances  de  succès. 

L'Amérique  a  prêté,  parmi  nous,  à  une 
grande  divergence  d'appréciation.  La  diver- 
sité des  sentiments  peut  se  ramener  à  deux 
écoles  :  l'école  de  Tocqueville,  toute  à  l'ad- 
miration ;  l'école  de  Claudio  Jannet  qui 
voit,  dans  cette  grande  machine,  des  symp- 
tômes de  ruine  prochaine.  Le  centralisme,  la 
constitution  d'une  grande  armée,  l'esprit  d'in- 
vasion et  de  conquête,  la  rapacité  des  politi- 
cien s ,  l'ambition  des  généraux,  peuvent,  avec 
la  complicité  des  mœurs  et  la  dissolution  du 
libre  examen,  exiger  le  renforcement  du  pou- 
voir central  et  la  transformation  de  la  répu- 
blique en  empire. 

On  entend  par  américanisme  l'ensemble  des 
erreurs,  des  préjugés  et  des  tendances,  spé- 
cialement reçus  aux  Etats-Unis.  Le  tréfond  de 
l'américanisme,  c'est  un  orgueil  extraordinaire 
qu'ont  un  certain  nombre  d'habitants  de  ce 
pays  pour  leur  constitution,  leurs  lois,  leurs 
écoles,  leurs  progrès  matériels  et  surtout  pour 
leurs  travers.  Cet  orgueil  se  prévaut  surtout 
de  l'abondance  des  richesses,  de  la  prodiga- 
lité des  plaisirs  sensuels,  et  de  l'art  avec  le- 
quel, par  des  machines,  on  peut,  sans  tra- 
vailler beaucoup,  et  même  sans  travailler,  se 
livrer  à  tous  les  plaisirs. 

11  est  impossible  qu'une  erreur  soit  de  mode 
dans  un  pays,  sans  que  les  catholiques,  en 
plus  ou  moins  grand  nombre,  laissent  enta- 
mer leur  foi  ou  leurs  mœurs.  Les  catholiques 
américanisant  sont  libéraux,  moins  par  leurs 


Idées  rationalistes  sur  la  constitution  det 
Etats,  que  par  leur  conduite  lalitudinaire 
dans  [a  pratique  de  la  vie.  Ainsi,  en  matière 
de  foi,  ils  en  réfèrent  plus  au  libre  examen 
qu'à  l'autorité  de  l'Eglise;  en  matière  de 
conscience,  ils  sont  indifférents,  donnent  plus 
d'attention  aux  plaisirs  qu'aux  intérêts  spiri- 
tuels, s'intéressent  à  la  construction  de 
temples  protestants,  amnistient  le  divorce  et 
sont  grands  partisans  de  la  neutralité  sco- 
laire. L'école  nationale  est,  pour  eux,  le  palla- 
dium de  la  liberté  et  le  gage  de  l'empire.  Sur 
cette  pente  dangereuse,  on  arrive  prompte- 
ment  à  la  perte  de  la  foi.  Par  suite,  il  y  a, 
en  Amérique,  aujourd'hui,  quarante  millions 
d'hommes  étrangers  à  la  pratique  de  tout 
culte.  C'est  un  fait  nouveau  en  histoire,  et 
qui  laisse  bien  loin  derrière  lui  toutes  les 
grandes  perversités  dénoncées  par  les  pro- 
phètes, frappées  ensuite  par  la  justice  de 
Dieu. 

La  neutralité  de  l'Etat  en  matière  de  reli- 
gion est  une  erreur  grave,  contraire  à  l'ordre 
divin  qui  place  Jésus-Christ  et  l'Eglise  à  la 
tête  de  l'humanité.  La  neutralité  de  l'école  est 
une  pratique  abominable  qui  met  du  poison 
impie  dans  les  berceaux  et  doit  ramener  les 
mœurs  du  paganisme.  Des  catholiques  éclai- 
rés et  sincères  ne  peuvent,  sur  ces  deux  points, 
en  aucune  façon,  s'abuser,  mais,  en  règle  gé- 
nérale, l'erreur,  pour  tromper,  ne  s'affirme 
pas  catégoriquement  ;  elle  s'enveloppe  de  for- 
mules trompeuses,  elle  biaise  dans  ses  dis- 
cours et  louvoie  dans  sa  conduite.  En  Amé- 
rique, les  erreurs  de  l'américanisme  se  firent 
jour  dans  la  vie  du  Père  Hecker  et  vinrent 
en  France  parle  véhicule  d'une  traduction. 

Isaac  Thomas  Hecker  avait  été  protestant  ; 
il  se  convertit,  se  fit  prêtre,  s'essaya  chez  les 
Rédemptoristes  à  la  vie  religieuse,  et,  comme 
il  s'était  fait  mettre  à  la  porte,  il  s'institua 
fondateur  d'un  Ordre  qui  ne  pourrait  pas 
l'exclure  de  son  sein.  Hecker  avait  fondé 
l'Ordre  des  Paulisles,  petite  société  qui  ne 
compta  jamais  beaucoup  de  membres,  mais 
qui,  par  une  innovation  heureuse,  sous  le  pa- 
tronage du  grand  Paul,  prétendait  fournir,  à 
la  presse,  de  vaillants  soldats.  La  plume  est 
l'épée  des  temps  modernes  ;  c'est  par  la 
plume  que  se  soutiennent  les  combats  des 
esprits,  les  luttes  des  anges  :  c'est  avec  cette 
arme  qu'il  faut  faire  prévaloir  la  vérité. 

Hecker  avait  été  sans  doute  un  brave 
homme,  un  peu  excentrique,  mais,  en  somme, 
louable.  Lorsqu'il  fut  mort,  un  de  ses  dis- 
ciples, suivant  la  coutume,  écrivit  sa  vie,  et, 
toujours  suivant  la  coutume,  fit  d'Hecker  uu 
thaumaturge.  Cette  vie  de  Hecker  fut  traduite 
de  l'anglais  en  français,  par  un  littérateur  pa- 
risien, et  grâce  à  cette  traduction,  le  thauma- 
turge devint  un  type,  non  plus  de  perfection, 
mais  d'hérésie. 
La  traduction  de  la  vie  de  Hecker  se  présentait 
d'ailleurs  dans  toutes  les  conditions  qui  pou- 
vaient en  assurer  le  crédit.  L'archevêque  de 
Saint-Paul  en  avait  écrit  la  préface  sur  la  dia- 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


tonique  de  Péducalion;  un  cardinal  améri- 
cain avait  donné  une  lettre  Lau  lative.  Le  tra- 
iteur français,  avec  son  galoubet,  avait 
capté  les  louanges  de  la  [tresse  libérale. 
Hecker  devenait  le  grand  homme  de  l'Amé- 
riqne,  le  héros  du  \ixc  siècle. 

Mais  quelqu'un  troubla  la  fête.  Le  I*.  Mai- 
gnen  saisit  l'ouvrage  avec  de  fortes  pinces  et 
de  son  scalpel  le  disséqua  dans  le  journal 
catholique  de  l'iris,  La  l'érilé.  De  la  déduc- 
tion et  de  l'analyse  des  ingrédients,  résulta, 
d'une  façon  terrible,  la  preuve  d'erreur.  Un 
Jésuite,  le  P.  Delattre,  vint  à  la  rescousse  et 
sahra  la  vie  de  Hecker.  Un  prêtre  de  Cambrai, 
élevant  plus  haut  les  esprits,  montra  que  cotte 
vie  offrait  la  synthèse  accommodalice  des 
erreurs  de  notre  temps  et  constituait  un  corps 
d'erreurs.  Jusque-là,  le  catholicisme  libéral 
s'était  borné  à  altérer  l'ordre  des  institutions  ; 
ici,  il  entrait  dans  le  vif  de  la  vie  pratique  et 
jetait  le  chrétien  à  l'abîme  de  toutes  les  cor- 
ruptions. 

On  n'affirme  pas  de  telles  choses  dans 
l'Eglise  sans  mettre  en  mouvement  les  pou- 
voirs. La  vie  de  Hecker  avait  été,  au  moins, 
tolérée  à  Paris  et  parvenait  à  sa  5e  édition. 
La  critique  de  la  vie  de  Hecker,  par  Maignen, 
devenue  un  volume,  avait  obtenu  l'imprima- 
tur à  Home.  A  Home,  la  question  fut  exami- 
née de  plus  près.  Par  une  lettre  du  Pape  au 
cardinal  Gibbons,  l'américanisme  particulier 
du  P.  Hecker,  ou  plutôt  de  son  biographe  et  de 
son  traducteur,  fut  frappé  de  condamnation. 

Le  point  de  départ  de  Hecker  est  celui  de 
tous  les  hérésiarques  :  ils  supposent  le  chris- 
tianisme défectueux,  imparfait  par  quelque 
endroit,  et,  pour  ramener  les  errants  au  giron 
de  l'Eglise,  ils  proposent  d'en  élargir  l'accès. 
L'Eglise  doit  s'adapter  au  temps,  à  la  civilisa- 
tion ;  elle  doit  faire  des  concessions  aux  idées 
et  aux  tendances  des  peuples  modernes. 

Si  l'on  examine  sur  quoi  doivent  porter  le 
changement,  c'est  :  1°  sur  la  doctrine  ;  2°  sur 
la  discipline. 

Sur  la  doctrine,  ces  novateurs,  dit  Léon  XIII, 
«  soutiennent  qu'il  est  opportun,  pour  mieux 
attirer  les  dissidents,  de  laisser  dans  l'ombre 
certains  éléments  de  la  doctrine,  comme  étant 
de  moindre  importance  on  de  les  atténuer  de 
telle  sorte  qu'ils  ne  conservent  [dus  le  sens 
approuvé  constamment  par  l'Eglise  ».  Or,  le 
Concile  du  Vatican  a  expressément  condamné 
cette  proposition  dans  les  Hermésiens  d'Alle- 
magne. «  La  doctrine  de  la  foi  que  Dieu  a 
révélée,  dit  le  Concile  du  Vatican,  n'est  pas,  à 
l'instar  d'une  conception  philosophique,  pro- 
posée aux  intelligences  comme  une  chose  per- 
fectible, mais  comme  un  dépôt  divin,  confié 
à  l'épouse  du  Christ,  pour  le  garder  fidèle- 
ment et  l'interpréter  infailliblement.  Le  sens 
des  dogmes  sacrés,  une  fois  dérlaré,  par  notre 
sainte  mère  l'Eglise,  doit  être  perpétuellement 
conservé,  et  il  ne  faut  pas  s'en  écarter,  sous 
prétexte  ou  sous  couleur  de  l'entendre  d'une 
manière  plus  profonde.  » 

Quant   au    silence   à   garder    sur   certains 


dogmes,  il  contredît  formellement  les  parole8 
de  .1  -  Chrisl  et  la  mission  des  apôtres:  JJo- 
cente»  tervare  omnia. 

Si  le  dogme  doit  se  conserver  sans  atténua- 
tion, ni  changements,  la  discipline  doit  se 
prêter  au  temps  et  aux  circonstances.  Encore 
celte  adaptation  ne  doit-elle  pas  se  faire  par 
autorité  privée,  mais  par  l'autorité  ecclésias- 
tique. Le  besoin  d'innovation  est  le  signe  de 
l'erreur  ;  l'esprit  de  tradition  et  d'autorité, 
le  caractère  de  L'Eglise. 

Les  américanistes,  par  exemple,  admettant 
sans  doute  l'autorité  de  la  Bible  et  son  inter- 
prétation par  l'Eglise  ;  mais  ils  disent  que, 
dans  cette  interprétation,  l'Eglise  doit  i 
treindre  sa  vigilance  et  relâcher  de  sa  ri- 
gueur, pour  permettre  aux  fidèles  une  plus 
large  mesure  d'inspiration  et  de  vertu  active. 
À  l'appui  de  celte  prétention,  ils  disent  que  la 
définition  de  l'infaillibilité  pontificale  permet 
au  Pape,  sans  dommage  pour  sou  autorité, 
de  donner  à  peu  près  carte  blanche  aux 
fidèles,  ou  du  moins  peu  de  latitude  aux  âmes 
ouvertes  â  l'afflux  du  Saint-Esprit. 

Le  chrétien,  d'après  la  doctrine  de  l'Eglise, 
doit  être  éclairé  intérieurement  par  l'Esprit- 
Saint,  extérieurement,  par  le  magistère  de 
l'Eglise.  Les  protestants  rejettent  ce  magis- 
tère et  n'admettent  que  l'illumination  inté- 
rieure. Les  disciples  d'Hecker  ne  rejettent 
sans  doute  pas  le  magistère  de  l'Eglise;  mais 
ils  disent  que  l'Esprit  divin  se  répand  plus 
abondamment  qu'autrefois  dans  l'âme  des 
fidèles,  qu'il  les  instruit  directement,  les 
pousse  par  un  instinct  secret  et  que  l'Eglise 
peut,  sans  péril,  les  abandonner  à  celte  impul- 
sion d'en  Haut. 

Les  hommes  de  notre  siècle,  infectés  de 
naturalisme,  considèrent  l'ordre  surnaturel 
comme  une  chimère  et  n'exaltent  que  les  ver- 
tus de  la  nature.  Les  disciples  de  Hecker  ne 
nient  pas  certainement  l'ordre  de  grâce;  mais 
ils  tiennent  les  vertus  infuses  pour  des  vertus 
passives,  peut-être  bonnes  au  .Moyen  Age,  de 
moindre  utilité  aujourd'hui.  C'est  pourquoi 
ils  préconisent  de  préférence  les  vertus  na- 
turelles et  considèrent  comme  un  ouvrage  de 
mince  valeur,  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  le 
plus  beau,  le  meilleur  livre  qui  soit  sorti  de 
la  main  des  hommes. 

Les  protestants  et  les  rationalistes  ont  tou- 
jours eu  en  haine  la  vie  religieuse.  Les  Améri- 
cains disent  que  les  vœux  sont  tout  à  fait 
contraires  au  caractère  de  notre  époque  en 
tant  qu'ils  resserrent  les  limites  de  la  liberté 
humaine;  qu'ils  conviennent  plus  aux  âmes 
faibles  qu'aux  âmes  fortes  ;  et  que,  loin  de 
contribuer  à  la  perfection  chrétienne  et  au 
bien  de  l'humanité,  ils  sont  plutôt  un  obstacle 
au  progrès  général. 

En  particulier,  ils  reprochent,  aux  Jésuites, 
leur  esprit  d'envahissement,  et  aux  ordres 
contemplatifs,  leur  inutilité  ;  mais  ils  louent 
fort,  chez  les  Sulpiciens,  l'absence  de  vœu, 
une  forme  plus  libérale  de  la  vie  commune. 
L'esprit  catholique   admet  toutes  ces  formes 


I  [VRE  'H  ATIII    VINGT  "I  ATltKZIIVII, 


:i7!) 


d'activité  ;  mais  il  loue  plus  epécialemenl  les 
mérites  de  la  contemplation  el  l'esprit  mili- 
laire  des  Jésuites.  \u  simple  point  de  vue  hu- 
main, on  devrail  plutôt  dire  que  plus  L'acti- 
vité publique  est  répandue,  plus  elle  a  besoin 
de  trouver,  dans  Les  institutions  monastiques, 
un  contrepoids. 

Pour  venir  à  leur  thèse  de  conversion  uni- 
verselle, les  disciples  de  Hecker  préfèrent,  aux 
prédications  et  aux  conférences,  les  entre- 
tiens prive.-'  et  le  journalisme.  (Iliaque  chose 
a  son  utilité  propre;  il  ne  faut  rien  exclure; 
mais,  on  tout,  il  faut  se  tenir  aux  principes 
chrétiens  et  à  l'autorité  de  l'Eglise. 

Le  grand  tort  des  américanistes,  c'est  de 
vouloir  donner  au  christianisme  un  caractère 
local,  une  vie  nationale.  L'Eglise  romaine  leur 
paraît  bonne  pour  les  races  latines  ;  mais, 
pour  les  races  anglo-saxonnes,  il  faut  une 
église  américaine,  une  église  fondée  sur  le 
self-government, le  libre  examen,  la  libre  initia- 
tive, le  travail  courageux  et  la  plénitude 
d'expansion  des  forces  humaines.  Si  l'on  prend 
au  sérieux  ces  emphases,  leur  dernier  mot, 
c'est  le  schisme. 

Par  sa  lettre  du  22  janvier  1899,  Léon  XIII 
condamna  toutes  ces  erreurs.  «  De  tout  ce 
que  nous  avons  dit,  conclut  le  Pontife,  il  appa- 
raît que  Nous  ne  pouvons  approuver  ces  opi- 
nions, dont  l'ensemble  est  désigné  par  plu- 
sieurs sous  le  nom  d'américanisme.  —  Une, 
par  ce  mot,  on  veuille  signifier  certains  dons 
de  l'esprit  qui  honorent  les  populations  de 
l'Amérique,  comme  d'autres  honorent  d'autres 
nations,  ou  bien  encore,  que  l'on  désigne  la 
Constitution  de  vos  Etats,  les  lois  el  les  mœurs 
en  vigueur  parmi  vous,  il  n'y  a  rien  là,  assuré- 
ment, qui  puisse  Nous  le  faire  rejeter  ;  mais  si 
l'on  emploie  ce  mot,  non  seulement  pour  dési- 
gner les  doctrines  ci-dessus  mentionnées,  mais 
encore  pour  les  rehausser,  est-il  permis  de 
douter  que  Nos  Véritables  Frères  les  évèques 
d'Amériqne  seront  les  premiers,  avant  tous 
les  autres,  à  le  répudier  et  à  le  condamner, 
comme  souverainement  injurieux  pour  eux- 
mêmes  et  pour  toute  leur  nation  ? 

Cela  fait  supposer  qu'il  en  est  chez  vous 
qui  imaginent  et  désirent  pour  l'Amérique 
une  Eglise  autre  que  celle  qui  est  répandue 
par  toute  la  terre. 

Il  n'y  a  qu'une  Eglise  par  l'unité  de  la  doc- 
trine comme  par  l'unité  de  gouvernement,  et 
c'est  l'Eglise  catholique,  et  parce  que  Dieu  a 
établi  son  centre  et  son  fondement  sur  la 
chaire  du  bienheureux  Pierre,  elle  est,  à  bon 
droit,  appelée  Romaine,  car  là  ou  est  Pierre, 
là  e$t  CÈylite.  L'est  pourquoi  quiconque  veut 
être  appelé  catholique,  celui-là  doit  sincère- 
ment s  appliquer  les  paroles  de  Jérôme  à  Da- 
m  a 

'(  Pour  moi,  ne  suivant  d'autre  chef  que  le 
Christ,  je  me  tiens  attaché  à  la  communion 
de  Voire  Béatitude,  c'est-à-dire  à  la  chaire  de 
rrc  ;  je  sais  que  sur  cette  pierre  est  bâtie 
l'Eglise  ;  quiconque  ne  recueille  pas  avec 
Nous,  dissipe.  » 


L'Eglise  en  Amérique  a   donc,  comme,  par- 
tout, des  périls  à  conjurer.  Mais  si,  dans  son 
',  l'erreur   a  des   partisans,  il    ne    faut  pai 

croire  que  le  clergé  et  les  lîdèli  e  laissent 
prendre  à  la  séduction.  Il  y  a  des  meneurs,  il 
y  a   des   dupes,  mais  il  -eus  de   l.on 

sens    et   di!   bonne    foi    qui    savent    servir    |)j(;u 

dans  La  simplicité  du  cœur.  L'épiscopat,  at- 
tentif au  bien  de  l'Eglise,  a  célébré  plusieurs 
conciles,  avec,  la  majesté  du  droit  el  la  clair- 
voyance, d'un  zèle  vraimeni  apostolique.  La 
discipline,  gardienne  des  vertus,  aide  au  pro- 
grès des  mœurs.  Symptôme  des  plus  encoura- 
geants, parmi  les  évèques  d'Amérique,  il  en 
est  un,  dont  la  cause  de  béatification  est  in- 
troduite en  Cour  de  Rome;  c'esl  Jean-Népo- 
mucène Neumann,  évêque  de  Philadelphie. 

Jean-Népomucène  Neumann  appartint, 
comme  le  Père  Hecker,  à  l'ordre  du  Très- 
Saint  Rédempteur.  De  huit  ans  plus  âgé  que 
le  fondateur  des  Paulistes,  il  entra  dans 
l'Ordre  cinq  ans  avant  lui.  Le  Père  Neumann 
et  le  Père  Hecker  vécurent  tous  deux  sous  la 
même  règle  et  dans  la  direction  des  mêmes 
supérieurs,  en  Amérique,  pendant  deux 
années.  Tous  deux  quittèrent  l'Ordre  des 
Rédemptoristes,  mais  par  des  voies  très  dif- 
férentes. 

Jean-Népomucène  Neumann  ne  sortit  pas 
de  son  Ordre  pour  obéir  à  une  «  mission  pro- 
videntielle »  et  se  livrer  plus  librement  à 
l'apostolat  ;  il  y  entra,  au  contraire,  après 
avoir  exercé  pendant  plusieurs  années  le  mi- 
nistère apostolique,  avec  un  zèle  et  un  succès 
que  les  plus  ardents  missionnaires  n'ont  cer- 
tainement pas  dépassés.  Il  lui  sembla  que  sa 
vie  serait  plus  méritoire  devant  Dieu  et  son 
action  plus  salutaire  encore  pour  ses  frères, 
s'il  se  consacrait  entièrement  à  Notre  Sei- 
gneur Jésus-Christ  par  la  profession  reli- 
gieuse ;  seule,  l'obéissance  put  le  contraindre 
à  renoncer  un  jour  à  celte  vie  de  commu- 
nauté qu'il  avait  embrassée  avec  tant  de  fer- 
veur. 

Elevé  à  l'épiscopat  malgré  lui,  il  ne  se  con- 
sola d'être  appelé  à  un  tel  honneur  que  sur 
l'assurance  donnée  par  Pie  IX  qu'il  resterait 
rédemptoriste  autant  qu'un  évêque  peut  l'être. 

A  l'encontre  du  Père  Hecker,  Neumann 
était  un  savant.  Il  avait  acquis,  par  l'étude, 
des  connais-anees  botaniques,  astronomiques, 
médicales,  qui  lui  furent  souvent  utiles  dans 
sa  vie  de  missionnaire.  Il  était  en  même 
temps  polyglotte  distingué;  il  étudia,  non 
seulement  toutes  les  langues  que  parlaient  les 
immigrants,  mais  encore  leurs  divers  dia- 
lectes. On  raconte  même  qu'une  vieille  Irlan- 
daise, qui  n'avait  jamais  pu  trouver,  en  Amé- 
rique, un  piètre  de  sa  nation  capable  de  la 
confesser  en  patois,  s'écria  après  avoir  vu 
Mgr  Neumann  :  «  Enfin  !  nous  avons  donc  un 
évêque  irlandais  !  » 

Mgr  Neumann  était  né  en  Bohême  à  Pracha- 
lilz.  On  ne  croyait  pas  alors  qu'il  fût  néces- 
saire d'èlre  né  en  Irlande  pour  être  un  «  vrai 
Américain  ». 


380 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


L'apostolat  de  Jean-Népomucène  Neumann 
avait  été  merveilleusement  fécond  avant  son 
entrée  chez  les  Rédemptoristes.  Il  ne  le  fut  pas 

moine  durant  ses  douzeannées  de  vie  religieuse 
(1840-1852.) 

Le  Père  Neumann  bâtit  une  église  à  I'itts - 
bourg,  et  fut  ensuite  recteur  et  vice-provincial 
à  Baltimore. 

Evêque,  il  construisit  la  belle  cathédrale  de 
Philadelphie  ;  il  rédigea  un  petit  et  un  grand 
catéchisme,  qui  furent  approuvés  par  le  con- 
cile de  Baltimore  en  18o2.  Son  diocèse  comp- 
tait alors  300  000  catholiques;  Mgr  Neumann 
était  trop  pauvre  pour  avoir  un  secrétaire. 

«  Je  suis  encore  seul,  écrivait-il,  pour  entre- 
tenir toute  la  correspondance  avec  mes 
prêtres,  donner  les  dispenses,  répondre  à 
toutes  les  difficultés,  grandes  et  petites  que, 
soit  les  prêtres,  soit  les  laïques  viennent  m'ex- 
poser.  » 

Malgré  son  isolement  et  ses  modiques  res- 
sources, l'évêque  de  Philadelphie  accomplit 
de  grandes  œuvres.  Il  parcourait  sans  cesse 
son  immense  diocèse  et  chacune  de  ses  visites 
pastorales  était  une  véritable  mission.  On  sa- 
vait que  l'évêque  confessait  chacun  en  sa 
langue,  aussi  tout  le  monde  allait  à  lui  et  pas 
un  prêtre  en  Amérique,  dit  son  historien,  ne 
passait  autant  de  temps  au  confessionnal. 

Quelques  chiffres  achèveront  de  montrer 
l'activité  du  missionnaire.  Durant  les  cinq 
premières  années  de  son  épiscopat,  plus  de 
cinquante  églises  furent  construites  dans  son 
diocèse. 

Mgr  Corrigan,  archevêque  de  New-York, 
citait  récemment  à  ses  prêtres,  réunis  en  sy- 
node, l'exemple  du  vénérable  Jean-Népomu- 
cène  Neumann,  pour  les  encourager  à  fonder 
des  écoles. 

Il  disait  : 

«  Bien  que  nous  élevions  chre'tiennement 
près  de  soixante  mille  enfant',  il  reste  encore 
trente-sept  paroisses  en  ville  et  cinquante- 
cinq  à  la  campagne,  qui  sont  dépourvues 
d'écoles.  Plusieurs  néanmoins  auraient  les 
ressources  suffisantes  pour  en  établir.  Notre 
zèle  à  cet  égard  s'animera  par  la  lecture  des 
lettres  du  Saint-Père  à  l'épiscopat  canadien  et 
à  l'épiscopat  allemand.  Vous  y  remarquerez 
le  principe  essentiel  que  la  religion  est  ap- 
pelée à  envelopper  l'éducation  tout  entière,  et 
que  généralement  l'enseignement  religieux 
donné  en  dehors  des  heures  de  classe  ne  suffit 
pas.  La  vie  du  vénérable  Neumann,  évêque 
de  Philadelphie,  nous  fournit  là-dessus  un  bel 
exemple  :  dans  l'année  qui  suivit  son  introni- 
sation, il  ne  fonda  pas  moins  de  quatre-vingts 
écoles  paroissiales.  A  son  arrivée,  il  n'en 
avait  trouvé  que  deux  dans  tout  le  diocèse.  » 

Comme  conclusion,  se  pose  la  question  : 
Comment  faut-il  juger  les  Etats-Unis?  A 
cette  question,  il  y  a  deux  réponses  tradition- 
nelles :  la  réponse  de  Tocqueville  sur  la  dé- 
mocratie en  Amérique,  tout  à  l'admiration, 
quelque  chose  comme  la  république  de  Sa- 
lente  dans  Télémaque,  l'homme  qui  fait  tout 


par  lui-même  et  pour  une  bonne  fin;  la  ré 
ponse  de  Claudio  Jannet  qui  découvre,  dan 
ce  bel  édifice,  des  lézardes  et  des  pronostics 
d'une  ruine  prochaine.  La  première  réponse 
a  été  récemment  reprise  en  sous-œuvre  par 
notre  académicien  Brunetière  ;  elle  a  été  ré- 
futée savamment  par  notre  ami  Tardivcl,  ré- 
dacteur-propriétaire de  la  Vérité  de  Québec, 
dans  un  livre  intitulé  :  Rêve  et  réalité.  Vous 
reproduisons  ici  noire  compte-rendu  de  ce 
livre,  en  forme  de  lettre  à  l'auteur,  lettre  pu- 
bliée dans  le  n°  du  10  février  de  la  Vérité  de 
Québec  : 

«  Le  comte  de  Maistre  écrivant  au  vicomte 
de  Bonald,  au  sujet  de  son  compte-rendu  d'un 
ouvrage  de  la  baronne  de  Staèl,  sur  la  dévo- 
lution française,  lui  disait  :  Vous  l'avez  traitée 
en  grande  dame.  Vous  n'avez  pas  pu  traiter 
Brunetière  en  dame,  puisque  c'est  un  mon- 
sieur; mais  vous  avez  fait  mieux,  vous  l'avez 
traité  en  prince.  Brunetière,  vous  ne  vous  êtes 
pas  trompé  dans  le  choix  de  votre  antago- 
niste, Brunetière  esl,  en  effet,  un  des  dau- 
phins de  notre  littérature.  Par  une  maîtresse 
critique,  il  a  pris  position  dans  les  lettres  ; 
sur  un  sujet  aussi  rabattu  que  le  XVIIe siècle,  il 
a  su  introduire  des  classifications  qui  sont  de- 
venues bientôt  choses  jugées  ;  il  a  conquis  en- 
core davantage  l'esprit  public  par  son  admi- 
ration pourBossuet,  dont  la  grandeur  légitime 
en  effet  toutes  les  admirations.  Après  avoir 
conduit  ses  études  littéraires  jusqu'à  notre 
temps,  toujours  d'après  la  même  méthode,  il 
a  porté  son  regard  par  delà  nos  frontières  et 
s'est  mis  à  rendre  des  oracles.  La  consécra- 
tion de  ses  mérites  par  l'Académie  augmen- 
tait encore  son  juste  prestige.  On  l'a  donc  en- 
tendu, non  seulement  à  Paris  et  en  province, 
mais  à  Home,  à  Londres,  à  New-York  ;  et 
partout  l'académicien  a  rencontré  de  chaudes 
ovations.  Sa  probité,  véritablement  exem- 
plaire, sa  critique  et  sa  remarquable  clair- 
voyance justifient  ses  triomphes;  mais  son 
crédit  n'a-t-il  pas  d'autres  causes? 

«  A  mon  humble  avis,  deux  causes  font  la 
fortune  de  Brunetière.  D'abord,  il  est  libéral, 
un  libéral  honnête,  sans  contredit,  mais  enfin 
il  est  absolument  dans  les  idées  latitudinaires 
du  libéralisme;  il  croit  au  règne  pacifique  et 
simultané  de  la  vérité  et  de  l'erreur,  et,  en 
effet,  lorsqu'on  est  honnête,  mais  pas  encore 
chrétien,  on  doit  y  croire.  L'illusion,  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  est  toujours  illusion, 
et  bien  que  Brunetière  présente  les  idées  libé- 
rales dans  une  forme  brillante,  la  splendeur 
de  la  coupe  qui  les  contient  n'en  empêche  pas 
du  tout  le  poison.  Au  contraire,  le  poison  est 
d'autant  mieux  venu  qu'il  est  plus  habilement 
dilué  et  beaucoup  de  gens  se  grisent  de  Bru- 
netière, comme  les  Chinois  se  grisent 
d'opium. 

«  Une  autre  cause  des  succès  de  Brunetière, 
c'est  qu'il  traite,  avec  un  profond  respect,  la 
religion  catholique  et  l'Eglise  Romaine.  Par 
le  temps  qui  court,  ce  n'est  pas  précisément 
une  exception  ;  beaucoup  d'autres  pratiquent 


LIVlii:  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈM 


il  Xi 


noblement  celle  mfime  vertu  ;  mais  c'est  au 
moins  une  singularité  qui  atteste  quelque  cou- 
rage, étant  donné  que  Le  torrent  contraire  en- 
traîne une  foule  de  gens  sans  réflexion.  Le 
bruit  sVsl  même  répandu  que  ltrtinetière  était 
eu  marche  vers  la  vérité  totale  et  qu'il  ne 
tarderait  guère  à  faire  acte,  explicite  et  so- 
lennel, d'adhésion,  je  veux  dire  de  soumis- 
sion, au  Christianisme.  Une  telle  conduite,  un 
tel  propos  revoient  un  homme  de  toute  la 
considération  qu'il  témoigne  et  encourage  les 
espérances  qu'il  inspire.  D'ailleurs,  vous 
n'ignorez  pas  que,  parmi  nous,  nombre  de 
catholiques,  nombre  môme  de  prêtres  se 
désaltèrent  volontiers  aux  sources  du  libé- 
ralisme. On  est  très  opposé  à  l'anarchie  et 
au  socialisme,  qui  impliquent  le  renverse- 
ment de  la  société  civile  et  politique  ;  mais 
on  ne  l'est  pas  aux  idées  libérales,  comme 
si  elles  n'étaient  pas  les  idées-mères  du  so- 
cialisme et  de  l'anarchie.  La  séduction  est 
d'autant  plus  forte,  que  le  libéralisme,  déca- 
pité par  la  mort  de  ses  chefs  et  écrasé, 
comme  doctrine,  par  le  Concile  du  Vati- 
can, s'est  réfugié  dans  la  théorie  du  con- 
ciliatorisme.  Pendant  que  la  persécution  bat 
les  remparts  de  la  cité  sainte  et  se  flatte  de  la 
détruire,  les  soldats,  chargés  de  la  défendre, 
sourient  à  l'ennemi  et  lui  tendent  la  main. 
C'est  la  nouvelle  manière  d'imiter  les  Chry- 
sostôme,  les  Basile  et  les  Athanase,  qui,  eux, 
se  faisaient  tuer  ou  proscrire  plutôt  que  d'en- 
trer en  composition  avec  l'ennemi  de  Dieu. 

«  J'appuie  là-dessus,  parce  que  le  libéra- 
lisme qui  n'est  plus,  doctrinalement  parlant, 
qu'une  bête  morte,  se  promet  une  résurrec- 
tion et  un  renouveau  de  succès  par  un  mou- 
vement que  je  me  permets  de  vous  signaler. 
Vous  savez  que  le  gallicanisme  de  Bossuet 
était  tout  politique  :  il  exaltait  le  roi  dans  la 
société  civile  et  abaissait  le  Pape  dans  l'Eglise. 
Vous  savez  que  le  libéralisme  de  Dupanloup, 
qui  n'est  qu'une  transformation  du  gallica- 
nisme de  Bossuet,  est  aussi  tout  politique,  et 
aboutit,  en  se  dissimulant  et  en  se  prêtant 
aux  changements  de  situation,  aux  mêmes 
erreurs.  Ce  caractère  politique  des  erreurs  de 
Bossuet  et  de  Dupanloup  ne  créait  pas,  pour 
l'Eglise,  un  péril  aussi  grave  que  les  erreurs, 
par  exemple,  de  Jansénius.  Jansénius,  lui, 
empoisonnait  les  sources  de  la  vie  chrétienne 
et  renversait  la  morale  d'ordre  surnaturel 
pour  emprisonner  les  âmes  dans  le  fatalisme 
de  la  grâce  nécessitante  ;  —  tandis  que  les 
aberrations,  d'ailleurs  très  graves,  de  Dupan- 
loup et  de  Bossuet,  passaient,  si  vous  me  per- 
mettez ce  familier  langage,  par-dessus  la  tète. 
Or,  ce  qui  manquait  au  particularisme  fran- 
çais pour  devenir  le  pire  fléau,  essaie  de  nous 
venir  maintenant  d'Amérique.  Le  mariage  du 
Père  Hecker  avec  Dupanloup,  —  deux  ca- 
davres,—  dont  des  esprits  &ans  portée  célé- 
braient naguère  les  fiançailles,  ce  n'est  pas 
autre  chose  que  la  préparation  complète 
d'une  grande  hérésie.  Je  n'oublie  pas  l'acte 
glorieux   de   Léon   XIII  ;   je   parle   ici  selon 


l'ordre  logique  des  idées  et  je  dénonce  le  péril 
d  une  très  grave  erreur.  J'entende  l'erreur  qui 
marie  le  libéralisme  politique  avec  le  libéra- 
Marne  moral;  l'erreur  qui  met  Luther  en  eau 

BUCrée  et  déclare  Pelage  orthodoxe;  ;  l'erreur 
qui  fusionne  l'américanisme  avee  Le  libéra- 
lisme catholique  et  constitue,  je  le  répèle,  le 
plus  grand  danger  auquel  puissent  être  ex- 
posées les  âmes,  si  mal  défendues,  de  nos 
contemporains. 

«  Notre  académicien  Brunetière  est  dans  ce 
connubium  ;  il  y  est,  avec  ses  mérites,  son 
prestige  et  ses  succès  ;  il  y  est  peut-être  de 
bonne  foi  et  sans  savoir  ce  qu'il  fait  ;  et,  il  y 
est  si  bien  qu'il  s'est  mis  à  célébrer,  sur  le 
thyrse,  l'américanisme.  L'Amérique  du  Nord 
est  l'idéal  de  la  civilisation  ;  les  Etats-Unis, 
voilà  le  type  sur  lequel  doivent  se  reformer 
les  vieux  peuples  de  l'Occident.  Ainsi  vaticine 
Brunetière,  comme  un  barde  celtique,  comme 
l'orphée   des    derniers   jours  : 

Sacra  ferens  magna  virtutis  amore  sacerdos. 

«  Tout  cela  a-t-il  le  sens  commun,  et  mal- 
gré l'ampleur  des  formes,  malgré  l'accent  de 
conviction,  y  pouvons-nous  croire?  Déjà   le 
comte   de   Maistre  s'impatientait  des   éloges 
décernés  à  la  jeune  Amérique  :   «  Eh  !  lais- 
sez-moi  donc    avec  cet  enfant    au   maillot  ; 
laissez-le  grandir;  dans  cent  ans,  il   sera  en- 
core temps  d'en  parler  ».  Depuis  un   siècle, 
l'enfant  au  maillot  est  devenu,  par  l'immigra- 
tion, un  grand  peuple,  ou  plutôt  un  peuple 
très  nombreux  ;  mais  son  accroissement  nu- 
mérique en  fait-il  une  lumière  pour  initier  les 
nations  et  leur  révéler  les  grâces  de  l'Evan- 
gile? 

«  Brunetière,  sans  sourciller,  après  une  ra- 
pide promenade  en  Amérique,  répond  oui. 
Brunetière  allègue,  à  l'appui  de  ses  affirma- 
tions: 1°  que  le  catholicisme  est  parvenu,  aux 
Etats-Unis,  à  se  soustraire  aux  haines  politi- 
ques; 2°  que  l'esprit  du  siècle  lui  est  devenu 
très  favorable  ;  3°  qu'il  a  fait  tout  à  coup  de 
grandes  conquêtes.  —  Ainsi  voilà  un  peuple 
formé  de  toutes  les  inutilités,  de  toutes  les 
impossibilités,  de  toutes  les  balayures  de 
l'univers,  et  ce  peuple,  par  le  fait  de  son  ac- 
croissement prodigieux,  de  la  juxtaposition 
égoïste  des  individus,  est  devenu  un  peuple 
modèle.  —  A  première  vue,  on  n'y  peut 
croire;  ce  n'est  pas  ainsi  que  la  religion,  la 
philosophie  et  l'histoire  expliquent  l'enfante- 
ment et  la  prospérité  des  nations. 

«  A  l'affirmation  de  Brunetière,  vous  op- 
posez votre  négation.  Vous  dites  à  Brunetière 
que  ses  dires  sont  des  rêves,  et,  à  ces  rêves, 
vous  opposez  la  réalité. 

«  La  réalité,  c'est  que  les  beautés  de  l'Eglise, 
en  Amérique,  viennent,  là  comme  partout,  de 
la  grâce  de  Jésus-Christ,  des  lumières  de 
l'Evangile,  de  la  sainteté  de  l'Eglise,  des  tra- 
vaux héroïques  des  missionnaires  ;  de  l'œuvre 
des  religieuses  enseignantes,  hospitalières  et 
contemplatives  ;  de  l'action  de  l'épiscopat  et 
du  sacerdoce  ;  et  de  la  sanctification  des  fidèles 
par  la  communauté  de  la  paroisse. 


382 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


«  La  réalité,  c'esl  qu'en  dehors  de  l'esprit 
du  Christianisme,  l'esprit  particulier  de  l'Amé- 
rique, ['id  icaine  est  un  résida  de 
théories  et  de  pratiques  désordonnées  des 
passions,  un  ensemble  des  infractions  et  des 
négations  de  l'ordre  social,  la  résultante  des 
faiblesses  de  l'homme  et  de  la  malice  de 
Satan.  Ces  idées  Là  découlent  des  principes  du 
paganisme,  du  protestantisme,  du  matéria- 
lisme el  de  l'anarchie. 

«  La  réalité,  c'est  que,  depuis  le  commence- 
ment des  treize  colonies,  jusqu'à  la  guerre  de 
l'indépendance,  les  catholiques,  dans  cette 
partie  de  l'Amérique,  n'ont  connu  que  la  per- 
sécution à  la  fois  violente  et  légale  ;  que  de- 
puis la  guerre  de  l'indépendance,  en  1836, 
'i(i  et  56  le  fanatisme  a  suscité  des  émeutes 
sanglantes  ;  qu'à  Boston,  le  couvent  de  Char- 
lestown  a  été  livré  aux  flammes;  et  que  si 
d'autres  coups  de  scélératesse  collective  n'ont 
pas  atteint  les  catholiques,  c'est  parce  que 
d'autres  événements  y  ont  mis  obstacle  ou 
parce  que  les  catholiques  se  sont  effacés  pour 
ne  pas  s'exposer  aux  fureurs  des  sectes  pro- 
testantes. 

«  La  réalité,  c'est  que  si  l'Eglise  est  théori- 
quement libre,  en  vertu  de  la  constitution, 
comme  le  sont  d'ailleurs  toutes  les  sectes,  les 
catholiques  sont  l'objet,  dans  la  presse,  d'un 
dénigrement  constant  et  universel  ;  et  que 
l'Eglise,  au  regard  de  l'Etat,  est  toujours  en 
butte  à  la  persécution  administrative.  Un  ca- 
tholique ne  peut  pas  être  président  de  la  ré- 
publique. Les  catholiques,  malgré  la  supério- 
rité du  talent  et  de  l'intelligence,  entrent  en 
petit  nombre  dans  les  chambres  et  arrivent 
rarement  aux  positions  élevées.  Le  droit  de 
pratiquer  la  religion  catholique  est  refusé 
dans  toutes  les  institutions  d'Etat.  Même  à 
l'armée,  on  refuse  des  aumôniers  aux  soldats 
catholiques.  Les  sauvages  catholiques  sont 
livrés  aux  pasteurs  protestants.  Du  haut  en 
bas  de  l'échelle,  c'est  l'hostilité. 

«  La  réaJité,  c'esl  que  l'ostracisme  adminis- 
tratif et  politique  des  catholiques  n'est  point 
racheté  par  l'esprit  religieux  du  gouverne- 
ment. La  république  américaine  est  une  créa- 
tion d?  l'homme  ;  elle  ne  connaît  que  le  Dieu 
des  francs-maçons  ;  son  gouvernement  est 
aussi  athée  que  le  plus  athée  des  gouverne- 
ments ;  le  peuple  honore  Dieu  du  bout  des 
lèvres,  non  du  cœur  ;  si  parfois  l'on  indique 
un  jour  de  pénitence,  et,  chaque  année,  un 
jour  d'action  de  grâces,  ce  n'est  qu'une  occa- 
sion pour  manger  et  boire  et  se  réjouir  comme 
de  vrais  païens. 

«  La  réalité,  c'est  que  l'Amérique  est 
Yhabitat  du  naturalisme  maçonnique;  que 
trente-cinq  millions  de  ses  enfants  ne  pra- 
tiquent aucun  culte  ;  que  quatre  millions  ap- 
partiennent aux  sociétés  secrètes  ;  que  les 
sectes  protestantes  y  sont  en  poussière  ;  et 
que  l'état  général  de  la  nation  justifie  cet 
arrêt  de  l'Université  d'Helmstadt  :  Protes- 
tantimus  pnganismo  detèrior. 

«  La  réalité,  c'est  que  l'école,  aux  Etats- 


Uni-,  est  neutre,  c'est-à-dire  sans  Dieu,  c'est- 
à-dire  des  pépinières  d'impies,  de  libertins,  de 
voleurs  et  qu'elles  deviennent  ainsi  le  vesti- 
bule des  bagnes. 

«  La  réalité,  c'esl  que  toutes  les  naliona- 
lités  du  monde  se  retrouvent  dans  le  caravan- 
sérail des  Etats-Unis,  qu'elles  n'y  fusionnent 
pas  ou  qu'elles  n'y  fusionnent  qu'an  détri- 
ment de  la  foi. 

«  La  réalité,  c'est  que,  si  les  catholiques 
sont  arrivés,  de  40  0UO  au  chiffre  de  dix 
millions,  ce  n'est  point  en  vertu  de  la  pro- 
miscuité des  doctrines,  —  car  les  conversions 
sont  rares,  —  mais  en  vertu  de  l'immigration 
européenne  et  de  l'annexion  d'une  partie  du 
.Mexique,  presque  en  entier  catholique. 

«  La  réalité,  c'est  que  si  l'Eglise  catholique 
atteint  le  chiffre  de  dix  millions,  elle  a  subi 
des  pertes  énormes  par  l'effet  désastreux  de 
l'ambiance  mentale,  des  écoles  publiques,  des 
sociétés  secrètes,  des  mariages  mixtes,  du 
manque  de  prêtres  et  de  l'éparpiliement  des 
catholiques  dans  d'immenses  territoires. 

i  La  conclusion,  c'est  que  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat,  l'indifférentisme  gouver- 
nemental, le  libéralisme  à  tous  les  degrés,  ne 
constituent  pas  l'idéal  d'une  société,  ni  l'idéal 
d'un  gouvernement;  que  les  Etats-Unis  sont 
moins  en  prospérité  qu'en  décadence;  qu'ils 
viennent,  en  particulier  par  la  guerre  à  l'Es- 
pagne, de  se  révéler  comme  une  nation  scélé- 
rate, qui  va  glisser  sur  la  pente  des  grandes 
armées,  de  lourds  impôts,  emportée  par  l'es- 
prit de  tyrannie,  d'invasion  et  de  conquête. 

a  Tout  cela,  vous  l'avez  prouvé,  non  par  des 
discussions,  mais  par  des  faits.  Au  lieu  d'en- 
trer dans  la  lice  ouverte  par  Tocqueville  et 
Claudio  Jannet  ;  au  lieu  de  livrer  bataille  sur 
le  terrain  de  la  métaphysique  sociale,  vous 
vous  êtes  campé  sur  le  terrain  de  l'histoire  et 
vous  avez  synthétisé  les  conclusions  de  la  sta- 
tistique. Le  nombre  d'auteurs  et  d'ouvrages, 
cités  par  vous,  est  innombrable.  Publiciste 
catholique  et  ancien  citoyen  américain,  vous 
parlez  avec  une  compétence  au-dessus  de 
toute  exception.  Votre  livre,  qui  met  à  néant 
les  préjugés  de  Brunetière  et  de  beaucoup 
d'autres,  est  un  service  rendu  à  l'Eglise  et  au 
monde  chrétien.  Vous  pouvez  jouir  de  ce  suc- 
cès en  esprit  de  foi.  » 

Le  dernier  mot,  c'est  qu'avec  de  bons 
évêques,  de  bons  prêtres,  de  fervents  reli- 
gieux et  de  fidèles  chrétiens,  l'Eglise,  en  Amé- 
rique, comme  partout,  saura  se  déprendre  du 
libéralisme,  résister  aux  sociétés  secrètes  et 
contribuer  pour  la  meilleure  part  à  la  prospé- 
rité des  Etats-Unis. 

Le  puritain  Bancroft,  le  démocrate  Frédéric 
Nolte  et  le  libéral  Laboulaye,  dans  leurs  his- 
toires d'Amérique,  ne  disent  rien  ou  trop  de 
choses  de  l'Eglise,  comme  si  l'Eglise  n'était 
pas  le  premier  agent  de  la  vie  des  peuples. 
L'âme  des  peuples  est  le  premier  élément  de 
leur  prospérité  ;  et  si  cette  âme  cherche 
d'abord  le  royaume  de  Dieu,  tout  le  reste  lui 
sera  donné  par  surcroît.  Le  passé  est  le  mi- 


LIVRE  QUATRE- VINGT  QUATORZIÈME 


roir  de  l'avenir  ;  un  peuple  qui  veut  voguer 
vers  les  astres  propices,  doil  B'embarquer  sur 
le  vaisseau  rfe  Is  tradition. 
L'Eglise,  qu'Isaïe  appelle  la  montagne  de 

la  maison  de  Dieu,  à  laquelle  toutes  les  na- 
tions accourent  comme  à  leur  confluent,  n'a 
donc  rien  à  craindre,  ni  de  la  faveur  passa 
gère  des  idées  libérales,  ni  de  la  conspiration 
permanente  des  sociétés  secrètes.  L'Eglise  est 
l'école  de  l'espérance  et  non  du  désespoir  ; 
elle  n'abdique  jamais  sa  clairvoyance  et,  par 
conséquent,  sait  voir  le  mal  ;  elle  abdique 
encore  moins  sa  charité  et  telle  est  la  force 
de  son  amour  et  de  sa  foi,  qu'elle  est  toujours 
assurée,  même  quand  elle  perd  des  manches, 
de  gagner  la  dernière  victoire. 

Les  espérances  qu'elle  peut  avoir  aux 
Etats-Unis  lui  viennent  de  la  dissolution  du 
protestantisme  et  du  mouvement  qui  ramène 
vers  Rome  les  protestants  d'Amérique.  Sur  ces 
deux  points  je  cite  des  autorités  protestantes. 

En  ce  qui  concerne  la  dissolution  du  pro- 
testantisme, voici  les  paroles  du  docteur 
Percival  dans  le  Mineteenth  Gentury  :  «  Je 
ne  demande  pas,  dit-il,  à  mes  lecteurs,  de 
me  croire  sur  parole  ;  j'en  appelle  à  leur 
propre  expérience.  Où  sont  ceux  qui  croient 
encore  à  la  justification  par  la  foi  seule, 
enseignée  par  Luther  ?  Il  n'y  en  a  pas. 
Quel  est  le  disciple  de  Luther  qui  conseille- 
rait aujourd'hui  de  pécher  le  plus  possible, 
sous  prétexte  que  plus  il  y  a  de  péché  plus  il 
y  a  surabondance  de  grâce  ?  Quel  est,  de  nos 
jours,  l'homme  qui  croit  à  la  doctrine  de  Cal- 
vin sur  la  damnation  ?  On  croit  aussi  peu 
à  la  plupart  de  ces  dogmes  qu'aux  fables  de 
la  mythologie. 

«  Et,  quant  au  puritanisme,  cette  puis- 
sance qui,  à  un  certain  moment,  a  renversé 
le  trône  et  l'autel,  et  qui  a  établi  une  tyran- 
nie religieuse  dans  la  Nouvel  e-Anglelerre, 
qu'en  resle-t-il  aujourd'hui?  Une  espèce  de 
sabatisme  pâle,  émasculé,  et  qui  disparaît  ra- 
pidement ? 

Môme  le  protestantisme  orthodoxe  d'au- 
trefois e-t  sur  son  déclin  en  Amérique.  Alors 
que  la  loi  de  la  Pensylvanie,  l'état  de  William 
Penn  lui-même,  punit  d'amende  ceux  qui  ou- 
tragent la  Sainte  Ecriture,  ou  en  parlent  mal, 
beaucoup  de  ministres  protestants  de  Phila- 
delphie croient  que  le  meilleur  moyen  d'inté- 
resser ceux  auxquels  ils  prêt  lient  le  dimanche, 
est  de  démontrer  que  la  Bible  n'est  qu'une 
parole  humaine  qui  fourmille  d'erreurs,  d'im- 
moralité- et  d'absurdités. 

«  On  peut  dire,  sans  exagération,  que  le 
Protestantisme  se  désagrège  rapidement,  et, 
comme  doctrine,  perd  toute  espèce  de  prise 
sur  les  hommes.  Il  a  pourtant  été,  à  son  ori- 
gine, une  institution  «l'enseigner  tout  autant 
que  le  catholicisme.  Car,  par  un  manque  de 
logique  qui  saute  aux  yeux,  en  même  temps 
qu'ils  proclamaient  le  principe  du  libre  exa- 
men, les  chefs  protestants  considéraient 
comme  criminels  ceux  qui,  dans  l'exercice  de 
jcur  libre  arbitre,  n'arrivaient  pas  aux  mêmes 


conclusions  qu'eux.  C'esl  ain  i  que  Luther  dé- 
clara a  Calvin  ou  à  Zwingle  (je  ne  me  sou- 
viens plus  lequel  des  deux;  qu'il  irait  en  enfer 

parce  qu'il  ne  s'accordait  pas  avec  lui  sur-  la 

Cène,  et    que    Calvin    lit   brûler    Sri  vit  qui    ne 

partageai:  pas  sa  manière  de  voir  sur  l'Incar 

nation. 

«    Quel    est    celui    qui,    de    nos    jours,    lient 

pour  la  Confession  de  Westminster  ou  celle 
d'Augsbourg,  ou  pour  le  livre  de  Concor- 
dance? Et,  en  dehors  d'une  poignée  de  trac* 
tarions  surannés,  qui  se  croil  tenu  encon 
d'accepter  les  .'i'.l  articles  de  l'Eglise  d'Angle- 
terre? Un  évéque  américain  dont  le  diocèse, 
situé  dans  la  partie  la  plus  sauvage  de  la 
Nouvelle-Angleterre,  et  qui  ne  renferme  que 
vingt-sept  ministres,  vient  d'envoyer  à  un 
journal  ecclésiastique  une  lettre  dans  laquelle 
il  soutient  que  le  clergé  n'est  pus  obligé  de 
croire  à  ce  que  disent  les  prières  que  contient 
le  livre  officiel  de  prières  dédié  au  Dieu  de 
Vérité.  Ce  brave  évêque  est,  en  cela,  d'ac- 
cord avec  le  professeur  rationaliste  allemand 
Harnack,  lequel  prétend  que  les  ministres  lu- 
thériens qui  enseignent  le  Symbole  des 
Apôtres  n'y  croient  point. 

«  Ce  n'est  donc  pas  trop  s'avancer  que  de 
dire  que  le  Protestantisme,  comme  corps  de 
doctrines  religieuses  positives,  se  meurt,  et 
que  ceux  qui  sont  chargés  de  l'enseigner  ne 
peuvent  continuer  de  le  faire  qu'au  moyen 
d'une  casuistique  qu'ils  trouveraient  malhon- 
nête et  déshonorante  chez  d'autres,  et  que 
tout  le  monde  trouve  telle  chez  eux. 

«  Un  tel  état  de  choses,  c'est  évident,  ne 
peut  durer  longtemps.  11  conduit  inévitable- 
ment, au  point  de  vue  de  la  doctrine,  à  l'in- 
crédulité et,  au  point  de  vue  de  l'organisation 
ecclésiastique,  à  la  décadence  et  à  la  mort  ». 

Dans  cette  dissolution  du  protestantisme, 
un  étrange  phénomène  se  produit,  un  retour 
aux  doctrines  et  aux  pratiques  de  l'Eglise  ro- 
maine. Suivant  le  docteur  Harnack,  le  pro 
testantisme  croyant  et  orthodoxe  se  catholi- 
cise.  Suivant  lui,  la  notion  de  l'Eglise  consi- 
dérée comme  une  institution  ayant  le  pouvoir 
de  diriger  les  consciences  et  de  contrôler  les 
intelligences,  cette  notion,  si  antiprotestante, 
gagne  tous  les  jours  du  terrain.  Si  elle  con- 
tinue de  se  répandre,  elle  amènera  le  renver- 
sement complet  du  Protestantisme. 

«  Je  crois  sincèrement  que  c'est  la  voie  que 
Dieu  a  choisie  pour  ramener  les  peuples  au 
Catholicisme  ». 

Le  docteur  Sedgwick,  dans  Y  Atlantic- M  ont- 
ley,  dit,  d'autre  part:  «  La  vieille  hostilité 
contre  l'Eglise  de  Rome  disparaît  rapide- 
ment. Les  luttes  d'autrefois,  entre  protestants 
et  catholiques,  ont  fait  place  à  une  entente 
entre  eux  pour  sauvegarder  les  lois  rie  la  mo- 
rale. Les  diverses  Eglises  sentent  le  besoin  de 
se  rapprocher  et  de  se  concerter,  pour  com- 
battre l'incrédulité,  la  luxure  et  l'amour  ef- 
fréné du  gain.  Laissant  de  côté  pour  le  mo- 
ment leurs  croyances  particulières,  elles  s'as- 
socient  pour   faire    prévaloir   la    dignité   du 


:ih-4 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQU1 


travail,  la  beauté  «lu  d.'-sintéressement  et  la 
sainteté  du  mariage,  ainsi  que  pour  #-ncou- 
rager  toutes  les  aspirations  élevées.  Toutes 
les  i  glises  commencent  à  s'accorder  pour  re- 
garder la  religion  comme  le  boulevard  de 
l'esprit  contre  la  chair.  On  comprend  partout 
que  les  riches,  les  pauvre?,  les  savants,  les 
ignorants  doivent  s'unir  pour  sauver  la  civi- 
lisation, et  que  la  citadelle  qui  servira  le 
mieux  à  la  défendre,  c'est  une  Eglise  unie. 
Même  des  sectes  qui  étaient  autrefois  si  vio- 
lemment protestantes,  comme  les  Métho- 
distes et  les  Baptistes,  sont  de  nos  jours  de 
moins  en  moins  hostiles  à  l'Eglise  de  Home. 
Les  Presbytériens  paraissent  vouloir  se  récon- 
cilier avec  les  Episcopaliens  :  ils  construisent 
des  Eglises  qui  ressemblent  à  la  Magdelen 
Tower,  et  y  mettent  des  vitraux  coloriés,  en 
même  temps  qu'ils  sont  moins  durs  pour  ceux 
qu'ils  appellent  hérétiques. 

«  L'Eglise  Episcopalienne,  qui  se  rapproche 
plus  que  toutes  les  autres  du  Siège  de  Home, 
fait  une  œuvre  méritoire,  en  dissipant  les  pré- 
jugés qui  existent  contre  l'Eglise  Catholique, 
el  en  préparant  les  voies  à  une  entente  défi- 
nitive. Chaque  nouveau  plan  d'union  qu'elle 
forme  est  un  acheminement  vers  Home. 

«  Les  incrédules  eux-mêmes  ont  bien  changé 
d'altitude  :  les  passions  de  leur  jeunesse  se 
sont  calmées,  et  leur  enthousiasme  pour  les 
grands  principes  de  liberté  intellectuelle  et 
morale  est  sur  le  déclin. 

«  Lorsque  je  constate  avec  quelle  facilité  le 
peuple  américain  fait  le  sacrifice  de  son  in- 
dépendance devant  les  trusts  et  les  grandes 
corporations,  je  ne  vois  pas  pourquoi  son  es- 
prit d'indépendance  serait  une  pierre  d'achop- 
pement à  l'autorité  de  l'Eglise  catholique  : 
quand  on  a  avalé. un  chameau,  il  n'y  a  pas 
de  raison  pour  n'en  pas  avaler  un  autre. 
Ajoutons  que  le  reproche  qu'on  fait  à  l'Eglise, 
de  manquer  du  sens  moderne,  est  plus  que 
contrebalancé  par  la  fermeté  et  la  force  de 
résistance  que  sa  longue  vie  lui  a  données. 

«  Les  dogmes  de  l'Eglise  ne  peuvent,  non 
plus,  constituer  un  obstacle  à  son  succès  :  il 
n'est  pas  plus  difficile  à  un  homme  étranger 
aux  croyances  chrétiennes,  d'accepter  les 
dogmes  qui  lui  sont  propres,  que  ceux  qu'elle 
a  en  commun  avec  les  sectes  protestantes.  La 
chute  primitive,  la  rédemption,  la  divinité  du 
Christ,  la  Trinité,  le  Symbole  des  Apôtres, 
sont  plus  difficiles  à  admettre  que  l'autorité 
des  Saints  Pères,  l'Immaculée  Conception  et 
l'Infaillibilité  du  Pape.  Accepter  les  uns  et  ré- 
pudier les  autres,  c'est  avaler  un  éléphant 
sans  sourciller  et  faire  la  grimace  devant  un 
puceron.  » 

Notre  Américain  conclut  ainsi  :  «  Le  danger 
de  l'intolérance  et  de  la  rapacité  cléricales 
est  une  chose  du  passé  :  ce  qui  est  à  redouter, 
de  nos  jours,  c'est  celui  d'une  oligarchie  sous- 
traite à  toute  influence  religieuse.  Je  ne  vois 
donc  aucune  raison  pour  que  l'Eglise  n'ait 
pas  les  sympathies  de  tous  ceux  qui  n'ont  pas 
de  parti  pris. 


«  Elle  va  disposer  d'une  grande  force  :  la 
marée  montante  de  la  réaction  contre  le  ma- 
térialisme moderne  s'avance  rapidement,  et, 
sous  diverses  dénominations  bizarres,  comme 
celles  de  Healers,  Faith-Curers,  Christian 
ScientisU,  il  y  a  toute  une  armée  de  gens 
doués  d'un  grand  enthousiasme.  L'Eglise  va 
ouvrir  ses  bras  à  ces  centaines  de  mille 
hommes,  qui  veulent  se  rapprocher  de  Dieu, 
et  qui  se  servent  d'expressions  nouvelles  et 
étranges  pour  indiquer  de  vieilles  aspirations 
vers  le  surnaturel  et  la  foi  chrétienne.  Autre- 
fois, l'Eglise  aurait  été  leur  refuge,  et  ils  au- 
raient augmenté  sa  puissance.  De  nos  jours, 
le  prochain  Pape,  à  l'imitation  de  son  prédé- 
cesseur d'autrefois,  qui  avait  vu  dans  un  rêve 
saint  François  étançonner  les  murs  de  Saint- 
Jean  de  Latran,  pourra  voir  dans  tous  ces 
nombreux  enthousiastes  un  nouveau  champ 
d'action  pour  l'Eglise  ». 


L'Ecrllge  au  Canada 


Pour  parler  avec  précision,  il  faut  distin- 
guer entre  le  Canada  et  la  province  de  Québec. 
Le  Canada  est  un  pays  en  grande  majorité 
protestant  ;  la  province  de  Québec  est  un 
centre  de  forces  catholiques,  groupées,  par 
la  divine  Providence,  pour  soutenir,  dans 
ces  contrées  septentrionales,  la  cause  de  la 
Sainte  Eglise  de  Jésus-Christ  et  organiser 
l'apostolat.  Le  Dominion  du  Canada,  ou 
confédération  canadienne,  formé  en  1867, 
comprend  sept  provinces  :  Québec  et  Ontario, 
au  centre  ;  la  Nouvelle-Ecosse,  le  Nouveau 
Bruuswick  et  l'Ile  du  Prince  Edouard,  à  l'est  ; 
le  Manitoba  au  nord-est;  et  la  Colombie  an- 
glaise, sur  les  côtes  du  Pacifique.  II  y  a,  de 
plus,  au  nord  de  Québec  et  d'Ontario,  entre 
le  Manitoba  et  la  Colombie,  de  vastes  terri- 
toires qui  ne  sont  pas  encore  érigés  en  pro- 
vinces ;  c'est  là  que  se  trouvent  les  véritables 
sauvages  du  Canada,  et  non  dans  la  banlieue 
de  Québec  ou  de  Montréal.  Cet  immense 
pays,  dont  l'étendue  égale  presque  celle  de 
l'Europe  (5  470  392  milles  carrés  est  baigné 
par  trois  océans  :  l'Atlantique,  le  Pacifique  et 
l'Arctique  ;  il  porte  aujourd'hui  le  nom  de 
Canada.  Sa  population  est  d'environ  cinq 
millions,  dont  un  tiers  est  catholique.  Le  gou- 
vernement fédéral  du  Canada  siège  à  Ottawa, 
province  d'Ontario.  A  lui  sont  confiées  les 
a  flaires  générales  de  la  Confédération.  Le  lien 
qui  unit  le  Canada  à  l'Angleterre  est  pure- 
ment spéculatif;  il  se  réduit  à  la  nomination 
du  gouverneur  général  ;  une  fois  élu,  ce  gou- 
verneur n'est  plus  que  le  chef  constitutionnel 
du  cabinet,  un  roi  qui  règne  et  ne  gouverne 
pas,  comme  disait  Thiers. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


:m:> 


La  plus  populeuse,  lu   plus   riche   province 

du  pays,  eal  l'Ontario,  capitale  Toronto.  L'im- 
mense majorité  est  protestante  ;  on  y  compte 

loulofois  environ  cent  mille  Canadiens  fran- 
çais, et  un  nombre  considérable  de  catholiques 

irlandais.  La  province  de  Québec,  la  deuxième 
en  population,  est  aux  six  septième  française 
et  catholique  ;  elle  renferme  aussi  un  certain 
nombre  de  catholiques  venus  d'Irlande.  La 
population  protestante  de  celte  province  se 
trouve  surtout  dans  les  villes  et  dans  les  can- 
tons de  l'est,  qui  confinent  aux  Etals-Unis. 
Dans  la  vallée  du  Saint-Laurent,  berceau  de 
la  race  française,  la  population  est  pour  ainsi 
dire  exclusivement  catholique.  Cette  race  fait 
même  de  rapides,  mais  pacifiques  conquêtes, 
dans  les  cantons  de  l'est  qui  seront  bientôt 
aussi  français  que  le  reste  de  la  province  ;  et 
du  côté  d'Ontario,  que  les  catholiques  en- 
vahissent, à  la  grande  consternation  des  pro- 
testants. La  force  d'expansion  de  la  race  ca- 
nadienne française  est  à  peu  près  sans  exemple 
dans  l'histoire.  En  1763,  lors  de  la  cession  du 
pays  à  l'Angleterre,  'ils  n'étaient  que  60  ou 
70000;  on  en  compte,  aujourd'hui,  un  million 
dans  la  province  de  Québec,  et  non  loin  d'un 
million  en  dehors  de  cette  province.  Car,  à 
part  les  nombreux  groupes  français  d'Ontario 
et  de  Manitoba,  plusieurs  centaines  de  milleCa- 


nadiens  sont  émigrés  aux  Etats-Unis. 


Dans 


les  provinces  de  l'Est,  Nouvelle-Ecosse,  Nou- 
veau Brunswick,  Ile  du  prince  Edouard,  dont 
la  majorité  est  protestante,  il  existe  de  nom- 
breux groupes  d'Acadiens,  cousins-germains 
des  Canadiens  français.  On  connaît  l'histoire 
émouvante  de  l'Acadie,  enlevée  à  la  France 
par  l'Angleterre,  avant  Québec.  La  population 
de  la  province  de  Manitoba  est  mixte  ;  par  le 
fait   de  l'immigration   européenne,  l'élément 
anglais  et  protestant  y  domine  ;  cependant  les 
groupes  français  y  sont  nombreux  et  impor- 
tants.  II    existe   ainsi,  dans  cette  province, 
comme  dans  les  territoires  adjacents,  de  nom- 
breux groupes  de    métis,  franco-sauvages  et 
quelques  métis  écossais.  Ce  sont  les  descen- 
dants des  anciens  coureurs  des  bois,  qui  épou- 
sèrent des  femmes  sauvages.  Les  territoires  de 
l'ouest,  entre  le  Manitoba  et  la  Colombie  se 
peuplent,    par    l'immigration  anglaise,  alle- 
mande, Scandinave  ;  l'élément  catholique  et 
français  n'a  rien  à  y  gagner.  La  population  de 
la  Colombie  anglaise  est  presque  exclusive- 
ment anglaise  et    sauvage  ;    peu    de   catho- 
liques, encore  moins  de   Français.  Les  vastes 
territoires  du  nord  des  provinces  de  Québec, 
d'Ontario  et  du  Manitoba  forment  le  bassin  de 
la  baie  d'Hudson  ;  ils  sont  exclusivement  peu- 
[)lés  de  tribus  sauvages,  qui  vivent  de  chasse 
et   de   pêche.    En    fait    d'établissements    de 
blancs,  on  n'y  trouve  que   quelques  postes  ou 
comptoirs  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hud- 
son,  association  anglaise  qui  fait  un  immense 
commerce  de  fourrures  et  qui,  possédant  le 
monopole,  exploite  d'une  manière  indigne  les 
pauvres  sauvages.  Sur  les  cotes  du  Labrador, 
se  trouvent  les  Esquimaux,  peuple  tout  à  fait 


distinct  des  aatrds  sauvages,  el  que  la  légende 

dit  nés  de  loups  (li!  mer  qui  n'ont  pas  su  re- 
trouver l'Océan.  Enfin,  a  l'entrée  du  golfe 
Saint-Laurent  se  trouve  nie  de  [Terre-Neuve ; 

sa  population  est  mixte,  en  majorité  protes- 
tante ;  elle  dépend  directement  d<:  l'Angleterre, 

il  est  question  toutefois  de  la  faire  entrer  dans 
le  Dominion. 

A  ce  rapide  aperçu  géographique  et  ethno- 
graphique sur  le  Canada, il  faut  joindre  un 
mot  sur  l'état  de  l'Eglise  en  ce  pays.  Le  Ca- 
nada fut  d'abord  évangélisé  par  les  llécollets 
et  les  Jésuites  ;  plus  tard  les  Sulpiciens  vin- 
rent s'établirent  à  Montréal.  Le  premier  dio- 
cèse fut  créé  à  Québec  en  1674.  Aujourd'hui, 
en  vertu  des  brefs  pontificaux,  le  Canada 
compte  six  métropoles  ecclésiastiques,  savoir  : 
Québec,  Halifax,  Toronto,  Saint-Boniface, 
Montréal  et  Ottawa.  La  province  ecclésiastique 
de  Québec  compte  quatre  diocèses  suffragants 
et  une  préfecture  apostolique  :  Trois-Itivières, 
Rimouski,  Chicoutimi,  Nicolet  et  la  préfec- 
ture du  golfe  Saint-Laurent.  Le  seul  diocèse 
de  Québec  possède,  d'après  le  Canada  ecclé- 
siastique de  1888,  320  000  âmes,  332  prêtres, 
14  communautés  religieuses,  53  couvents, 
14  hôpitaux  ou  asiles,  180  églises,  157  pa- 
roisses, deux  collèges,  un  séminaire  et  une 
université.  La  province  ecclésiastique  de  Mon- 
tréal, érigée  en  1887,  n'a  que  deux  suffra- 
gants, Sainte-Hyacinthe  et  Sherbrooke.  La 
province  ecclésiastique  d'Ottawa  n'a,  pour 
suffragant,  que  le  vicariat  apostolique  de 
Pontiac.  La  province  ecclésiastique  de  Toronto 
compte  quatre  suffragants  ;  Kingston,  Ilamil- 
ton,  London  et  Peterboro.  La  province  ecclé- 
siastique d'Halifax  a  également  dans  sa  cir- 
conscription métropolitaine  quatre  diocèses 
suffragants:  Charlottetown,  Saint-Jean,  Anti- 
gonish  et  Chatam.  La  province  ecclésias- 
tique de  Saint-Boniface,  a,  pour  suffragants, 
Saint-Albert  et  les  deux  préfectures  d'Atha- 
baska-Mackensie  et  de  la  Colombie  anglaise. 
Le  diocèse  de  Vaucouver,  érigé  en  1847,  relève 
de  la  province  ecclésiastique  d'Orégon,  aux 
Etats-Unis.  Ainsi  le  Canada  ecclésiastique  se 
trouve  constitué  hiérarchiquement  et  forme 
une  des  grandes  provinces  de  l'Eglise.  Vingt- 
deux  évêques,  cinq  archevêques  et  un  cardi- 
nal y  représentent  la  majesté  et  la  paternité 
de  Jésus-Christ. 

C'est,  pour  une  église,  une  autre  marque  de 
vitalité,  qu'elle  possède,  en  dehors  de  ses 
prêtres  et  de  ses  évépues,  des  communautés 
religieuses,  fondées  sur  le  principe  du  renonce- 
ment et  de  l'obéissance,  pour  mieux  faire  va- 
loir les  grâces  de  l'Evangile.  Le  recrutement 
de  ces  communautés  marque  la  foi  du  peuple 
et  honore  sa  vertu  ;  leur  action  rend,  au 
peuple,  en  bienfaits,  tout  ce  qu'il  a  reçu  en 
dévouements.  Le  Canada  offre,  sous  ce  rap- 
port, de  grands  motifs  d'espérance.  La  fécon- 
dité de  la  race  franco-canadienne  multiplie 
les  sujets  ;  tous  les  ordres  s'y  recrutent  aisé- 
ment et  s'y  développent  pour  le  bien  du  pays. 
La  plus  en  vue  est  la  Congrégation  des  Oblats 


T.    XV. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Marie  Immaculée,  fondée  à  Marseille 
an  1816,  par  l'abbé  de  Manenod,  depuis 
évoque,  pour  joindre,   aux   missions   diocé- 

ioes,  l'évangéiisatioB  des  sauvages.  Au  Ca- 
nada, le  siège  de  la  maison  provinciale  est  à 
Montréal,  le  jun'iorat  à  Ottawa  ;  le  tooiaêtùmi 
à  Afch  vil  le  ;  et  le  noviciat  à  LacUine.  Les 
Oblats  possèdent  des  établissements  dans  plu- 
sieurs diocèses  et  se  dévouent  avec  un  admi- 
rable /."le,  à  la  conversion  des  sauvages, 
Esquimaux  compris.  Les  Jésuites,  longtemps 
établis  au  Canada,  s'y  étaient  maintenus  jus- 
qu'en INUO;  ils  y  ont  repris  pied  en  1842  et 
reçu  récemment  la  reconnaissance  civile  ;  ils 
possèdent  des  résidences  dans  sept  diocèses, 
le  collège  de  Sainte-Marie  à  Montréal  et  un 
noviciat  à  Sault-au-Recol'et.  Les  Sulpiciens 
régissent  les  séminaires  de  Montréal  et  quatre 
paroisses  de  la  môme  ville;  ils  sont  riches  et 
en  crédit.  La  Congrégation  de  Sainte-Croix, 
fondée,  au  Mans,  en  1820,  par  Dujarié,  appelée 
au  Canada  par  Mgr  Bourget,  comme  la  plu- 
part des  autres  Congrégations,  dirige  des  aca- 
démies, collèges  classiques  et  collège  de  com- 
merce. Les  Dominicains,  les  Franciscains,  les 
Iîédemptoristes,  Jes  Trappistes  de  Cileaux, 
les  Carmes  déchaussés,  les  Pères  de  la  Résur- 
rection fondés  à  Rome  en  1842  par  Sémé- 
nanko  et  les  prêtres  de  Saint-Basile  établis  par 
Mgr  d'Abian  en  1822,  possèdent  aussi  des  mai- 
sons et  des  missions.  L'institut  des  Frères  des 
écoles  chrétiennes  a  une  administration  pro- 
vinciale pour  l'Amérique  et  beaucoup  d'écoles 
au  Canada;  elles  sont  fort  bien  tenues  et  se 
recommandent  autant  par  le  zèle  des  frères 
que  par  leur  haute  capacité.  Les  catéchistes 
de  Saint- Viateur,  fondé  en  1828,  à  Vourly, 
près  Lyon,  par  Joseph  Querbes,  très  répandus 
dans  le  diocèse  de  Montréal  surtout,  unis- 
sent le  service  des  autels  à  l'enseignement  de 
la  doctrine  chrétienne.  Les  Frères  de  la  Cha- 
rité de  Saint-Vincent  de  Paul,  fondés  par  le 
chanoine  belge  Triest  en  180!)  ;  les  Frères  du 
Sacré-Cœur,  fondés  à  Lyon,  en  1821,  par  le 
Père  Coindre;  les  Frères  de  Saint-Vincent  de 
Paul,  fondés  à  Paris,  en  1:841,  par  Le  Prévost  ; 
les  Petits  Frères  de  Marie,  fondés  en  1817  à 
Lavalla  (France),  par  l'abbé  Champagnat  ; 
les  Frères  de  l'Institution  chrétienne,  fondés 
en  1816  par  Jean  de  Lamennais  ;  et  les  Frères 
de  la  Congrégation  de  Marie,  rivalisent  de 
zèle  pour  la  tenue  des  écoles,  des  hospices  et 
des  établissements  qui  ne  prospèrent  que  par 
la  charité. 

Les  communautés  de  femmes  sont  encore 
plus  nombreuses  que  les  communautés 
d'hommes.  Les  Ursulines,  fondée  à  Québec, 
en  1636,  par  la  vénérable  Marie  de  l'Incarna- 
tion, remplissent  trois  monastères  et  dirigent 
plusieurs  pensionnats.  La  Congrégation  de 
Notre-Dame,  fondée  à  Montréal  en  1657,  par 
la  vénérable  Marguerite  Bourgeois,  possède  de 
nombreux  pensionnats,  des  académies  et  des 
écoles,  dans  quinze  diocèses.  Les  religieuses 
hospitalières  de  Saint-Joseph,  fondées  en  1643 
par  Le  Royer  de  la  Dauversicre,  pour  le  soin 


des  malades,  tiennent  des  hôpitaux,  des  or- 
phelinat- et  des  externats.  Les  Bœurs  de  l'hô- 
pital général  de  Montréal,  fondées  a  Montréal 
en  L694  par    les  frères  Oharon,  diligent 

refuges,  des  asiles  et  des  hôpitaux.  Les  Filles 
de  la  Charité  de  l'IIolel-Dieu  de  Sainte-Hya- 
cinthe, fondées  en  18'd),  par  Edouard  Crevier, 
s'appliquent  aux  mêmes  oeuvres.  Ces  reli- 
gieuses du  Sacré-Cœur  de  Jésus,  fondées  à 
Paris  en  1808,  par  la  vénérable  Mère  Barat, 
vaquent  à  l'éducation  des  filles  dan-  quatre 
diocèses.  Les  sœurs  de  charité  de  la  Provi- 
dence, fondées  à  Montréal  en  1843,  par 
Mgr  Bourget  et  par  la  veuve  Ca^elin,  peur 
le  soulagement  des  pauvres  et  des  malades, 
des  orphelins  et  'des  vieillards,  tiennent  des 
dispensaires  et  font  des  visites  à  domicile.  Les 
sœurs  des  saints  noms  de  Jésus  et  Marie, 
fondées  en  1843,  par  Eulalie  Durocher,  Hen- 
riette Céré  et  Mélodie  Dufresne,  instruisent 
les  jeunes  filles  dans  de  nombreux  pension- 
nats. Les  religieuses  du  Bon  Pasteur  d'Angers, 
fondées  en  16  il  par  le  Père  Eudes,  élevées,  en 
1835,  par  Grégoire  XVI,  sous  l'inspiration  de 
la  vénérable  sœur  Sainte-Euphrasie  Pelletier, 
à  la  diguité  de  grand  ordre,  tiennent  des  re- 
fuges au  Canada  et  dans  les  deux  Amériques. 
Les  sœurs  grises  de  la  Crois,  fondées  à  Ottawa, 
en  1846,  par  la  mère  Bruyère,  gèrent,  dans 
plusieurs  diocèses,  des  écoles,  des  hospices  et 
des  pensionnats.  Les  sœurs  Mariantes  de 
Sainte -Croix,  fondées  au  Mans,  en  1837,  par  le 
Père  Moreau,  introduites  au  Canadapar  l'abbé 
Saint-Germain,  aujourd'hui  indépendantes  de 
la  maison  française,  tiennent  aussi  beaucoup 
d'établissements.  Les  religieuses  de  l'abbaye 
de  Lorette,  fondées  à  Munich  en  1650,  ont 
une  maison  mère  à  Toronto.  Les  sœurs  de  la 
Miséricorde,  fondées  à  Montréal  par  Mgr  Bour- 
get, en  1848,  tiennent  des  hospices  de  mater- 
nité. Les  sœurs  de  lachariié  et  les  sœurs  du 
Cœur  immaculé  de  Marie,  fondées  par 
Mgr  Turgeon,  archevêque  de  Québec,  exer- 
cent leur  zèle  dans  les  hospices  et  Jes  orphe- 
linats. Les  sœurs  de  Sainte-Aimée,  fondées  en 
1850  par  Mgr  Bourget,  s'occupent  de  l'instruc- 
tion des  jeunes  filles.  Les  sœurs  de  la  Con- 
grégation de  Saint-Joseph,  fondées  à  Lyon  en 
1550,  introduites  à  Toronto  par  Mgr  Charbon- 
nel,  joignent  à  l'instruction  des  jeunes  filles, 
le  service  des  malades.  Les  sœurs  de  Saint- 
Joseph  à  Hamilton  ;  les  sœurs  de  l'Assomption 
à  Nicolet  ;  les  sœurs  de  la  Présentation  à 
Sainte-Hyacinthe  ;  les  religieuses  de  Marie  à 
Sillery,  près  Québec  ;  les  sœurs  de  la  Provi- 
dence à  Kingston  ;  les  sœurs  adoratrices  va- 
quent aux  mêmes  œuvres  ou  s'appliquent  à 
la  contemplation.  Pour  compléter  cette  édi- 
fiante nomenclature  et  rendre,  à  ces  héroïques 
sœurs,  nos  justes  hommages,  il  faut  citer  en- 
core l'Institut  de  Notre-Dame  du  Refuge,  les 
Filles  du  Cœur  immaculé  de  Marie,  les  sœurs 
de  la  Charité,  les  sœurs  des  écoles  de  Notre- 
Dame,  le  Carinel,  les  sœurs  des  petites  écoles 
de  Rimouski.  les  sœurs  de  Saint-Joseph,  les 
sœurs  de  la  Sagesse,  les  fidèles  compagnes  de 


LIVRE  QUATRE  VINGT  QU  ITORZlftMl 


M7 


Jésus,  les  sœurs  du  Précieux  Saur,  les  saura 
grises  de  Nicolet.  On  ne  trouverait  pas  facile* 
ment,  ni  une  vertu,  ui  une  bonne  œuvra  qui 
n'ait,  au  Canada,  parmi  les  vierges  de  Jésus- 
Christ,  de  dignes  représentants, 

Dans  la  confédération  canadienne,  il  y  a 
avec  le  gouvernemenl  fédérai,  pour  chaque 
province,  une  Législation  particulière  ;  ils 
légifèrenl  et  administrent  pour  toutes  les  ques- 
tions d'intérêt  local,  questions  d'éducation, 
de  droit  municipal,  de  droit  civil.  En  droit  et 
en  fait,  les  provinces  jouissent  d'une  très 
grande  autonomie,  bien  qu'elles  aient  lieu  de 
se  plaindre  des  tendances  centralisatrices  du 
gouvernement  fédéral,  surtout  lorsque  le 
parti  tory  est  au  pouvoir.  Le  gouvernement 
central  possède,  de  par  la  constitution  de  1867, 
le  droit  de  desavouer  la  législature  provin- 
ciale. Cependant,  malgré  tout,  avec  une  sage 
direction,  des  idées  plus  saines,  une  meilleure 
entente  et  une  plus  solide  fermeté,  dans  la 
province  de  Québec  du  Bas  Canada,  les  catho- 
liques pourraient  se  gouverner  plus  catholi- 
quement,  surtout  en  matière  d'éducation.  Le 
grand  péril  qui  les  menace  ne  vient  pas  tant 
de  la  politique  partout  fort  corrompue,  que 
d'un  certain  laisser  faire  inexplicable,  d'un 
certain  libéralisme  pratique,  inadmissible  sur 
le  terrain  social  et  religieux.  Autrefois,  il  y 
avait,  parmi  les  évéques,  certaines  luttes, 
utiles  à  l'orthodoxie  ;  aujourd'hui,  là  où  l'on 
a  fait  silence,  on  croit  avoir  établi  la  paix  et 
fondé  l'unité  sans  souci  de  la  vérité.  Mainte- 
nant il  n'y  a  plus  de  controverses,  mais  il  n'y 
a  plus  de  direction,  ou  plutôt  il  y  a  lutte 
contre  les  catholiques  sans  épithètes.  Les  jour- 
naux libéraux  de  toutes  nuances,  font  tout  ce 
qu'ils  veulent,  inondent  le  pays  de  feuilletons 
malsains,  exploitent  l'autorité  épiscopale  au 
profit  des  passions  politiques  et  poussent  le 
Canada  vers  l'indifférentisme,  c'est-à-dire  vers 
le  culte  exclusif  de  la  matière.  Contre  eux, 
jamais  un  acte  de  répression  épiscopale.  Mais, 
pendant  que  ces  feuilles  libérales  corrompent 
l'esprit,  le  cœur  et  les  mœurs  du  pays,  si  une 
feuille  catholique,  ultramontaine,  fait  résolu- 
ment opposition,  en  s'appuyant  sur  la  plus 
stricte  orthodoxie,  à  elle  les  menaces,  les  la- 
cets et  à  la  fin  l'étranglement.  Les  pub  lie  is  tes, 
catholiques  purs,  sont  aujourd'hui  partout 
d'une  grande  importance  ;  ils  ont,  surtout  au 
Canada,  une  haute  mission  à  remplir.  Dieu 
veuille  que  les  évéques  les  secondent  et  des- 
cendent eux-mêmes  dans  la  lice,  pour  rallier, 
aux  bannières  cléricales,  toutes  les  forces 
d'Israël. 

A  mesure  que  les  évéques  s'effacent,  les 
partis  politiques  s'affirment  et  s'accentuent. 
Au  Canada,  par  le  fait  de  la  juxtaposition 
des  catholiques  et  des  sectes  protestantes,  il 
y  a  pour  tous  les  catholiques  qui  ne  restent 
pas  bous  les  armes,  tentation  de  laiitudina- 
risme  et  pente  vers  L'indifférence,  il  serait 
donc  à  désirer  que  catholiques  et  protestants 
formassent  des  partis  tranchés  mais  il  n'y 
parait  point,  au  moins  sous  les  couleurs  de  la 


théologie.  La  présence  de  la  franc  maçon- 
nerie, société  secrète,  toujoui  née 
eenire  toute  religion  positive,  mais  habili 
voiler  son  serment  d  Annibal  contre  Home 
devrait  inculquai  également,  aux  -  atholiqi 
un  très  vif  esprit  de  prosélytisme  ;  mai-  ils 
paraissent  guère  s'eniiammer  d'ardeur  contre 
la  libre-pensée,  s'imaginant  très  a  torl  que 
L'hypocrisie  e-i  un  titre  à  L'indulgence.  Les 
partis  s'assignent  plutôt  un  objet  poliliqui 
économique;  c'est  parle  côté  où  ils  l'envi- 
sagent qu'ils  séparent  leurs  vues  et  opposent 
leurs  programmes.  On  distingue  trois  partis: 
les  rouges,  les  bleus  et  les  blancs.  Les  rouges 
ressemblent  aux  radicaux  de  France  et 
ment  l'aile  gauche  du  parti  libéral;  tous  ne 
sont  pas  francs-maçons,  mais  sont  générale- 
ment imbus  de  l'esprit  maçonnique.  L'aile 
droite  de  ce  même  parti  se  compose  de  libéraux 
modérés,  dans  le  genre  de  Mercier,  naguère 
premier  ministre  de  la  province  de  Québec. 
Entre  ces  deux  ailes,  il  y  a  des  libéraux  de 
toutes  les  nuances;  tous,  même  un  certain 
nombre  de  rouges,  se  disent  aussi  catholiques 
que  le  Pape,  mais  pas  plus  ;  ils  laissent  cette 
qualité  aux  catholiques  purs.  Le  parti  bleu, 
puissante  et  malfaisaule  organisation,  se 
compose  des  tories  des  provinces  protestantes 
et  des  soi-disant  conservateurs  de  la  province 
de  Québec.  Parmi  les  tories,  il  y  a  un  grand 
nombre  d'orangistes  et  de  francs-macons  ;  le 
grand  chef  de  ce  parti,  sir  John  Macdonald, 
était  un  franc- maçon  très  en  vue.  Les  bleus 
de  la  province  de  Québec  ne  sont  conserva- 
teurs que  de  nom,  imbus  qu'ils  sont  d'idées 
libérales,  bien  qu'ils  professent  une  grande 
horreur  du  libéralisme,  quand  ce  sont  les 
rouges  qui  le  pratiquent.  Eux  aussi  se  disent 
tous  catholiques,  plus  catholiques  que  les 
rouges,  contre  qui  ils  exploitent  la  religion, 
mais  à  qui  ils  s'unissent  dans  l'occasion  pour 
accabler  les  catholiques  purs.  Les  soi-disant 
conservateurs  de  Québec  et  leurs  alliés  tories 
étaient  récemment  au  pouvoir  fédéral  à 
Ottawa.  A  Québec,  le  pouvoir  provincial  na- 
guère était  aux  mains  d'IIonoré+Mercier,  au- 
trefois bleu,  plus  tard  rouge,  enfin  nationa- 
liste. D'un  côté,  il  était  soutenu  par  tous  les 
libéraux,  même  par  les  rouges  de  la  Patrie, 
dont  le  directeur  Beaugrand  s'est  dit  lui-même 
franc-maçon  très  avancé  ;  de  l'autre,  par  un 
certain  nombre  de  conservateurs  nationaux, 
séparés  des  bleus  pour  diverses  raisons,  prin- 
cipalement à  cause  de  l'atroce  pendaison  de 
Louis  Riel.  V Etendard  de  Montréal  et  la 
Justice  de  Québec,  sont  les  principaux  organes 
de  ce  parti.  Parmi  ces  conservateurs  natio- 
naux, il  y  a  de  vrais  ultramontains,  comme 
le  sénateur  Trudel  de  Y  Etendard;  mais  il  y 
en  a  d'autres  qui  ne  le  sont  pas  du  tout. 
Voilà  pourquoi  les  catholiques  purs,  comme 
J.  P.  Tardivel,  directeur  de  la  Vérité,  bien 
qu'ils  éprouvent  des  sympathies  pour  ce 
groupe,  à  cause  de  ses  principes  et  de  son 
personnel,  se  gardent  bien  de  s'y  inféoder. 
Pour  eux,  ils  se  réservent;  ils  font  profession 


388 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


de  n'attendre  le  salut  social  que  de  Jésus- 
Christ  et  paB  de  l'habileté  des  hommes  sans 
principes  et  «le  l'amalgame  des  idées  ;ils  es- 
pèrenl  qu'un  jour  prochain  permettra  d'orga- 
niser un  groupe  carrément  et  exclusivement 
uîtramontain,  catholique  et  pontifical.  Ce  sera 
le  parti  blanc,  le  parti  du  centre,  ou,  pour 
garder  la  couleur  locale,  le  parti  castor,  franc 
canadien  et  franc  catholique,  sans  adultéra- 
tion ni  mélange. 

L'opposition,  à  Québec,  se  compose  exclu- 
sivement de  bleus  et  de  quelques  tories  an- 
glais des  cantons  de  l'Est;  elle  remue  ciel  et 
terre  pour  reprendre  le  pouvoir.  Jusqu'ici  du 
moins  les  catholiques  purs  préfèrent  le  ré- 
gime Mercier,  tempéré  par  l'élément  conser- 
vateur national,  à  ces  hypocrites  qui  se  disent 
catholiques,  mais  qui  ont  pour  alliés  sir  John 
et  ses  orangistes.  Au  moins,  Mercier  a  donné 
la  reconnaissance  civile  des  Jésuites,  chose 
que  les  bleus  n'eussent  jamais  voulu  faire.  A 
Ottawa,  l'opposition  se  compose,  comme  le 
parti  ministériel  à  Québec,  de  libéraux  et  de 
conservateurs  nationaux,  fournis  par  Québec, 
auxquels  sont  alliés  les  réformistes  ou  icighs 
des  provinces  anglaises.  En  somme,  le  parti 
réformiste,  surtout  dans  Ontario,  vaut  mieux 
aujourd'hui  que  le  parti  tory,  il  est  moins  fa- 
natique, combat  un  peu  l'orangisme  et  offre, 
aux  catholiques,  plus  de  garanties.  Une 
alliance  purement  politique  des  catholiques 
avec  ce  parti  peut  se  justifier;  mais  l'union 
étroite  des  bleus  québecquois  avec  les  tories 
orangistes  d'Ontario  est  un  crime  contre  na- 
ture. Cette  alliance  monstrueuse,  les  catho- 
liques ne  pourront  jamais  l'accepter,  même 
pour  plaire  à  leur  ancien  chef.  On  peut  les 
bouder,  les  dénoncer  même,  peut-être  les 
écraser  :  ils  ne  céderont  pas.  On  aura  beau 
dire  et  laisser  dire  que  ces  catholiques  intran- 
sigeants sont  en  révolte  contre  l'autorité 
épiscopale;  ils  aiment  mieux  souffrir  cette 
injustice  que  de  trahir  leurs  convictions  anti- 
libérales, et  ils  espèrent  que  Rome  mettra  fin 
à  cette  épreuve  en  enseignant  que  toute  con- 
cession au  libéralisme  est,  envers  l'Eglise  et 
la  patrie,  une  double  trahison. 

Dans  tout  le  Dominion,  il  y  a  au-delà  de 
27000  francs-maçons  actifs;  c'est  plus  qu'en 
France.  Dans  la  province  de  Québec,  on  en 
compte  environ  2  700.  11  y  a,  relativement, 
peu  de  Canadiens  français  affiliés  aux  loges; 
cependant  le  nombre  en  est  plus  considérable 
que  ne  veulent  l'admettre  les  optimistes  libé- 
raux. Mais  le  point  sur  lequel  les  ultramon- 
tains  et  les  optimistes  sont  aux  antipodes, 
c'est  quand  ils  croient  à  l'innocence  de  la 
hèle  franc-maçonne.  Les  optimistes  préten- 
dent que  la  franc-maçonnerie  protestante  et 
anglaise  (celle  qui  a  formé  Yoltaire),  est  peu 
nuisible  et  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  occuper 
parce  que  peu  de  catholiques  y  ont  donné 
leur  nom.  Quelques-uns  vont  même  jusqu'à 
dire   qu'il  n'y  a,  pour  un    protestant,  aucun 


mal  a  s'affilier  aux  loges,  parce  que  le  pro- 
lestantisme  ne   condamne  pas   la    franc-ma- 
çonnerie. A  ces  insanités,  nous  répondrons,  ne 
nous  appuyant  sur  Léon  XIII,  (pie  la  franc- 
maçonnerie  est  une;  qu'il  y  a  beaucoup  à 
craindre  de  la  franc-maçonnerie,  quelle  que 
soit  la  secte  à  laquelle  on  a  appartenu  avant 
d'y   entrer.   Pourquoi    un   protestant   ou    un 
juif,  déjà  imbu  de  la   haine   du  catholicisme, 
ne    serait-il    pas    aussi    dangereux,    devenu 
franc-maçon,  qu'un  catholique  qui  renonce  à 
son  baptême  pour  s'enrôler  sous  les  bannières 
de  Satan  ?  L'ex-catholique,  ayant  abusé  de 
plus  grandes  grâces,  ira  peut-éire  quelquefois 
plus  loin  ;  très  souvent  aussi  il  sera  retenu 
par  des  souvenirs  de  jeunesse,  des  relations 
de   famille   et   des    restes    d'éducation  chré- 
tienne. Une  chose  certaine,  c'est  que  presque 
tous  les  Canadiens  français  qui  se  font  agré- 
ger à  la  secte  maudite,  y  entrent  plus  par 
curiosité  que  par  haine  de  l'Eglise.  On  n'en 
voit  pas  dans  les  hauts  grades,  signe  que  la 
franc-maçonnerie  ne  les  considère  pas  comme 
fervents,  ni   même   comme  sûrs.   Les   hauts 
grades   sont   exclusivement  anglais.  Il  suffit 
d'ouvrir  les  yeux  pour  voir  que  la  franc-ma- 
çonnerie exerce  une  influence  prépondérante 
dans  la  politique,  surtout  à  Ottawa,  dans  le 
haut  commerce,  les  chemins  de  fer,  la  finance 
les  industries,  etc.  (1).  —  Il  faut  tenir  compte 
aussi  de  la  secte  fanatique  des  orangistes,  qui 
compte  de  nombreux  adeptes  dans  toutes  les 
provinces,  surtout  à  Ontario.  Ces  sectaires  se 
vantent  d'atteindre  le  chiffre  de  250000;  ils 
sont  Légion.  —  Enfin   il   faut  compter   les 
unions  ouvrières,  la  chevalerie  du  travail,  or- 
ganisées maconniquement  et  menées  peut-être 
à  leur  aise  par  la  franc-maçonnerie.  Un  grand 
nombre  de    Canadiens  français  sont  enrôlés 
dans  ces  corporations.  Certains  écrivains  ca- 
tholiques de  France  paraissent  avoir  un  faible 
pour   ces   unions,  qu'ils  assimilent  peut-être 
aux  cercles  catholiques  d'ouvriers.  C'est  une 
profonde  erreur.  La  chevalerie  du  travail  et 
les  unions  ouvrières  sont  affiliées  à  celles  des 
Etats-Unis  ;  c'est  l'Internationale  de  l'Amé- 
rique ;  ce  sont  des  sociétés  occultes  et  dange- 
reuses. On  a  pu  dire  le  contraire,  mais  sans 
titre,  sur  des  illusions  que  la  réalité  ne  man- 
quera pas  de  confondre. 

En  somme,  un  protestantisme  inerte  et  ma- 
térialisé, un  catholicisme  qui  s'efface,  un  libé- 
ralisme qui  s'affirme  et  une  franc-maçonnerie 
qui  conspire  :  telle  est,  en  quatre  mots,  la  si- 
tuation religieuse  du  Canada.  C'est  la  peste 
à  l'état  latent,  la  maladie  à  l'état  chronique, 
la  mort  en  perspective,  avec  cette  triste  con- 
fiance qui  dissimule  le  mal  et  cet  aveuglement 
qui  ne  veut  pas  apercevoir  le  tombeau.  Mais 
Dieu  a  fait  les  nations  guérissables  et  l'his- 
toire, qui  sonde  leurs  plaies,  sert,  par  sa  clair- 
voyance et  son  intégrité,  les  desseins  de  la 
Providence. 

Le   Canada   a   été  longtemps  une   colonie 


(1)  Mémoire  sur  la  franc-maçonnerie  au  Canada,  par  le  Docteur  Boulet. 


LIVMK  QUATHE-VINGT-QUÀTORZIKME 


389 


française;  depuis  17(>:},  il  appartient  à  l'An- 
gleterre.  La    destinée    d'un    homme  est    en 
germe  dans  sou    berceau  ;  la  destinée  d'uu 
peuple  s'explique,  pour  une  grande  part,  en 
étudiant  ses  origines.  Lorsque  le  Canada  était 
rattaché  à  la  France,  le  gallicanisme  et  le 
jansénisme  sévissaient  dans  la  mère-patrie  et 
obtenaient  dans  la  colonie  ce  respect  qu'aug- 
mentent   les   dislances.    Le  gallicanisme    ré- 
gnait donc  dans  l'enseignement  théologique, 
tant  au  séminaire  de  Québec  qu'au  séminaire 
de  Saint-Sulpice  à  Montréal  ;  ces  deux  mai- 
sons,  comme    tous    les    établissements     qui 
s'abusent,  prétendaient  à  une  sorte  d'infailli- 
bilité doctrinale  et  faisaient,  en  tout  cas,  au- 
torité.  Les  études   classiques,   faites  rapide- 
ment à  cause  d'un  pressant  besoin  de  prêtres, 
étaient,   en   outre,    fort  mal    organisées.  On 
étudiait    exclusivement    les    auteurs    païens 
dans  les  raflinements  d'élégance  qui  couvrent 
une  grossière  brutalité  ;  on  n'avait,  de  l'his- 
toire,   qu'une    teinture    superficielle   et   mal 
orientée  ;  en  philosophie,  on  suivait  les  ratio- 
nalistes  modernes,  en    les  mitigeant,   et  en 
théologie,  on  laissait,  aux  novateurs,  le  dé 
de  l'enseignement.  Avec  une  science  théolo- 
gique incomplète  et  fausse,  avec  des  connais- 
sances   moins    qu'élémentaires    en    Ecriture 
sainte  et  en  histoire  ecclésiastique  sans  au- 
cune notion  de  droit  canonique  et  de  liturgie, 
on  devenait  prêtre  et  curé.  Les  idées  funestes 
de   la    formation    cléricale    laissaient,    sans 
qu'on  y  prît  garde,  l'erreur  vulgaire  pénétrer 
à   la    racine   des    institutions    et    la  vicier. 
L'Eglise  et  l'Etat  étaient  également   atteints 
par  lepoison.  Les  lois  et  l'enseignement  en  ont 
gardé    jusqu'ici    une    impression    générale. 
Ainsi,    par  exemple,  les    légistes   canadiens 
ont  cru  et  croient  encore  que  l'autorité  civile 
peut  introduire  ou  faire  disparaître  des  em- 
pêchements  dirimants  du    mariage,   se  pro- 
noncer sur  la  validité   de  ce   sacrement  et, 
conséquemment,  décréter  le  divorce.  Des  lé- 
gistes canadiens  ont  cru  et  croient  encore  que 
le  pouvoir   séculier   peut  et  doit  s'immiscer 
dans   l'administration    des   biens   ecclésiasti- 
ques, les  taxer,  déterminer  et  fixer  les  limites 
au-delà  desquelles  il  n'est    plus  permis   aux 
communautés  religieuses  de  posséder.  Des  lé- 
gistes canadiens  ont  cru  et  croient  encore  que 
les  marguilliers  ou  fabriciens  tiennent  leurs 
attributions  de  l'autorité  civile  et  que  les  pa- 
roisses, canoniquement  érigées,  sont  comme 
si  elles  n'existaient  pas,  tant  que  l'autorité 
civile  n'a  pas  reconnu  leur  existence.  De?  lé- 
gistes canadiens  ont  cru  et  croient  encore  que 
le  pouvoir  civil  a  le  droit  de  condamner  le 
prêtre,  qui  refuse    les  sacrements  à   un   in- 
digne, comme  coupable  de  diffamation  ;  de  le 
forcer  à  donner  la  sépulture  ecclésiastique  à 
celui  que  les  lois  de  l'Eglise  privent  de  cet 
honneur;  enfin  de  déclarer,  après  avoir  exa- 
miné ses   paroles  dans  une  enquête,  si,  dans 
la  chaire,  il  a  rempli  convenablement  ou  non 
son  ministère  sacré. 
Au  Canada,  comme  en  France,  le  gallica- 


nisme  parlementaire  qui  met   l'Eglise  a   la 
merci  du  prince,   s'appuyait   sur  le  gallica- 
nisme   épiscopal    des    quatre    articles.    Des 
hommes,  pieux  du  reste  et  d'une  vie  irrépro- 
chable,  avaient    caressé    toute    leur    vie    des 
aberrations  puisées  sur  les  bancs  de  l'école.  I  n 
Jérôme  Deniers,  longtemps  supérieur  <\u  sé- 
minaire de  Québec,  s  élevait  hautement  contre 
l'infaillibilité  du  Pape.  Un  de  ses  successeurs, 
premier  recteur  de  l'Uni  versité-Laval,    Louis 
Gasault,  estimait  que  pour  garder  le  respect 
de  la  religion.il  ne  fallait  donner,  aux  élèves, 
l'enseignement  religieux  qu'une  fois  par  se- 
maine. De  là,  l'idée  fausse  et  funeste  que  la 
religion  peut  être,  sans  préjudice,  absente  de 
l'étude  des  sciences,  des  lettres,  des  arts,  du 
droit  et  de  la  médecine.  Le  fait  qui  caractérise 
le  mieux,  dans  l'église  du  Canada,  la  prépon- 
dérance gallicane,  c'est  que  les  évêques  re- 
gardaient leur  autorité  comme  à  peu  près  ab- 
solue. La  loi  canonique,  c'était  leur  volonté, 
le  pur  arbitraire.  A   telle  enseigne  que  des 
prêtres,  ayant  appelé  à  Rome,  cet  acte  cano- 
nique fut  qualifié,  par  l'archevêque,  de  fanfa- 
ronnade ridicule  ;  aux  yeux  du  prélat,  suivre 
le  droit  pontifical,  c'était  un  acte  irrégulier 
qui  appelait  l'interdiction.  Sur  cette  peute,  on 
n'est  pas  loin  du  schisme. 

Lorsque  le  Canada  avait  été  cédé  à  l'An- 
gleterre, le  libre  exercice  de  la  religion  ca- 
tholique avait  été  solennellement  garanti  par 
le  traité.  En  1774,  l'acte  de  Québec  avait  ga- 
ranti de  nouveau,  aux  Canadiens  français,  la 
libre  pratique  de  leur  culte.  Malgré  ces  ga- 
ranties, des  efforts  continus  avaient  été  faits 
par  les  Anglais  pour  gêner  les  catholiques 
dans  l'exercice  de  leur  liberté  religieuse  et 
l'usage  de  leurs  droits.  L'autorité  ecclésias- 
tique, trop  disposée  déjà,  par  la  profession 
des  erreurs  gallicanes,  à  céder  au  pouvoir 
civil,  fut  loin,  au  milieu  d'embarras  croissants 
de  chercher  à  s'en  défaire.  Au  contraire,  elle 
s'y  cramponnait  comme  au  seul  moyen  de 
résoudre  à  l'amiable  les  difficultés  qu'il  soule- 
vait chaque  jour.  Les  Canadiens  surent  néan- 
moins opposer,  aux  prétentions  de  l'Angle- 
terre, une  résistance  opiniâtre,  et,  grâce  à 
cette  résistance,  ils  triomphèrent.  Leur  succès 
prouve  jusqu'à  l'évidence  que  si,  dans  la  suite 
et  surtout  à  l'époque  actuelle,  on  eut  résisté 
sur  toute  la  ligne  avec  énergie  et  persévé- 
rance, on  eut,  à  la  fin,  remporté  une  com- 
plète victoire. 

L'abîme  invoque  l'abîme.  L'esprit  humain, 
que  ses  passions  et  sa  logique  entraînent,  ne 
reste  pas  longtemps  dans  la  même  erreur.  A 
la  France  janséniste  et  gallicane  succéda  la 
France  impie  et  révolutionnaire.  Le  Canada, 
qui  avait  gardé  ses  relations  avec  la  France, 
la  suivit  dans  ses  nouvelles  aberrations.  Un 
certain  nombre  de  personnages  marquants  se 
laissèrent  pénétrer  par  les  idées  de  la  révolu- 
tion, prélude  ordinaire  des  mouvements  in- 
surrectionnels. Le  principal  auteur  de  ces 
mouvements  fut  Louis-Joseph  Papineau,  vé- 
ritable tribun  dont  la  parole  exerçait  un  in- 


HISTOIRE    UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


contestable  empire  sur  Les  m  .  oir 

mis  le  Canada  en  feu,  il  se  sauva  en  France  en 

I  !7.  Là  il  se  lia  d'amitié  avec  les.  hommes 
des  pai lis  impies;  puis,  quand  la  tempête  fut 
calmée,  il  revint  au  Canada  avec  .-a   cargai- 

in  de  poisons  français.  Les  idées  de  Papi- 
neau  trouvèrent  aisément  des  organes  dans  la 
presse.  Qu'il  suffise  de  citer  l'Avenir,  le  Dé- 
fricheur, le  Pays,  le  National  de  Québec,  la 
Lanterne,  le  Journal  de  Sainte- Hyacinthe ,  le 
Constitutionnel,  le  National  de  Montréal  elle 
Bien  Publie.  Dans  ces  journaux,  comme  dans 
le  Journal  de  Québec,  Y  Evénement,  la  Tribune, 
la  Patrie^  la  Concorde,  la  Gazette  de  Soreî, 
VUnion  de  Sainte-Hyacinthe  et  Y  Electeur,  qui 
se  publient  encore  aujourd'hui,  les  principes 
que  l'on  faisait  valoir  en  les  commentant, 
n'étaient  autres  que  les  principes  de  S9  et  la 
!>■  claration  des  droits  de  l'homme  cl  du  citoyen. 
Cette  déclaration  des  droits  de  l'homme  a 
surtout  pour  but  d'écarter  les  droits  de  Dieu 
et  de  son  Eglise  ;  si  elle  exalte  l'homme,  c'est 
pour  L'affranchir  de  Dieu,  le  livrer  à  la  con- 
fusion de  ses  idées,  aux  faiblesses  de  sa  vo- 
lonté et  aux  emportements  de  ses  passions. 
On  la  fait  accepter  en  disant  aux  hommes 
que  c'est  un  moyen  de  remédier  aux  abus, 
de  prévenir  les  excès  du  pouvoir  et  d'as- 
surer, avec  la  liberté  sociale,  les  jouissances 
du  bien-élre.  Ce  n'est  là  toutefois  qu'une 
hypocrite  dissimulation,  et  sous  couleur  de 
progrès,  ce  qu'on  fournit,  c'est  la  mise  à 
néant  du  Christianisme.  Le  dernier  mot 
de  89,  c'est  le  retour  aux  principes,  aux 
mœurs  et  à  la  dégradation  des  temps 
païens. 

Les  libéraux  travaillent,  depuis  trois  siècles 
avec  la  prudence  du  serpent,  à  cet  infernal 
projet.  Pour  qu'on  ne  se  délie  pas  d'eux,  ils 
disaient,  dès  le  temps  de  Luther,  qu'il  s'agis- 
sait simplement  du  respect  de  la  loi  et  des 
consciences.  En  89,  ils  ne  voulaient  encore 
que  le  retour  aux  soi-disant  beaux  siècles  du 
Christianisme  naissant.  Aujourd'hui,  suivant 
l'état  des  pays,  ils  s'avancent  plus  ou  moins, 
ici  radicaux,  ailleurs  opportunistes,  partout 
hypocrites  et  puissants  seulement  pour  dé- 
molir. Dans  les  pays  catholiques,  comme  le 
Bas-Canada,  lorsqu'ils  se  sentent  serrés  de 
près  ou  qu'ils  s'aperçoivent  que  leurs  ten- 
dances inspirent  de  graves  inquiétudes,  ils  se 
disent  catholiques.  Lorsqu'ils  se  flattent 
d'aller  au  but  par  ce  moyen,  ils  n'hésitent 
même  pas  à  signer  des  professions  de  foi, 
qu'ils  font  passer  sous  les  veux  des  Congréga- 
tions romaines.  Par  là,  ils  veulent  faire  croire 
à  Rome  qu'on  les  calomnie  et  qu'on  le.s  per- 
sécute au  Canada,  par  esprit  de  parti.  (Juaud 
ils  espèrent  réussir,  ils  ne  reculent  devant 
l'emploi  d'aucun  moyen  ;  mais,  comme  l'ini- 
quité se  ment  à  elle-même,  ils  se  démasquent 
de  temps  à  autre  et  font  étalage  de  leurs  sen- 
timents. C'est  ce  qui  arrive  chaque  fois  qu'ils 
croient  avoir  assez  bien  préparé  les  esprits  à 
recevoir  le  poison  de  leurs  doctrines. 

Au  fond,   ils  veulent,  comme  les  radicaux 


français  dont  ils  sont  tes  hypocrites  complices 
la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  et,  sous 
ce  mot  d'ordi  l'omnipotence  de-  l'Etal 

qu'ils  préconisent.  Dan-  te  noir  dessein,  ils 
cherchent  à  semer  partout  la  défiance  envers 
le  clergé  qu'ils  représentent  connue  affamé 
de  richesses  et  de  domination  ;  ils  soutiennent 
que  toute  loi,  lorsqu'elle  exprime  la  volonté' 
d'une  majorité  parlementaire-,  est  juste  et 
obligatoire,  fût-elle  en  contradiction  avec  le 
droit  naturel,  le  droit  ecclésiastique  ou  civil  ; 
ils  refusent,  à  l'Eglise  et  au  Pape,  le  droit 
d'intervenir  dans  les  questions  politiques, 
parce  que,  disent-ils,  la  religion  est  tout  à 
fait  étrangère  à  ces  questions;  ils  réclament 
la  liberté  de  conscience,  la  liberté  de  la  presse, 
et  l'entière  liberté  de  l'action  politique;  ils 
travaillent  de  toutes  leurs  forces  à  séculari 
l'éducation,  à  laïciser  l'enseignement,  c'est-à- 
dire  à  nier  radicalement  le  ministère  de 
l'Eglise  ;  ils  enseignent  d'un  autre  côté  que  le 
Pape,  les  évêques  et  les  prêtres  ont  exercé  un 
empire  lyrannique  sur  les  nations  ;  qu'ils  les 
ont  tenues  pendant  des  siècles  dans  l'igno- 
rance el  l'abrutissement;  ils  disent  enfin  que 
le  vrai  progrès  consiste  surtout  à  se  débar- 
rasser de  cette  humi  iante  servitude  et  à  éli- 
miner l'Eglise.  Tels  sont,  à  l'heure  présente, 
les  principes  des  libéraux  avancés  du  Canada  ; 
et  toutes  ces  abominations,  répandues  dans 
plusieurs  journaux,  se  trouvent  condensées 
dans  la  Grande  guerre  ecclésiastique  de  Des- 
saules, publiée  en  1873.  Tous  les  libéraux 
avaient  encouragé  l'auteur  ;  tous  ont  applaudi 
à  ce  factum  scélérat. 

Ainsi,  la  confédération  des  provinces  du 
Canada  permettait,  aux  pays  catholiques,  de 
se  gouverner  absolument  d'après  les  prin- 
cipes de  l'Evangile  et  les  lois  de  l'Eglise  ; 
mais,  la  tradition  d'erreur  gallicane  pénétrée 
dans  les  institutions  et  transformée  en  libéra- 
lisme pour  corrompre  les  esprits,  s'appliquait 
à  introduire,  dans  les  pays  catholiques,  la 
révolution.  Si  nous  écrivions  une  histoire  ec- 
clésiastique du  Canada,  nous  essaierions  de 
suivre  le  chassé-croisé  des  intrigues  électo- 
rales ou  parlementaires  qui  se  mena  pour  la 
possession  du  pouvoir  suprême.  Ici  nous  nous 
bornons  à  dire  que  le  catholicisme  libéral, 
d'un  côté,  de  l'autre,  la  franc-maçonnerie, 
furent  les  deux  forces  qui  s'appliquent  à  per- 
vertir le  Canada  chrétien.  Pour  la  franc-maçon- 
nerie la  connaissance,  même  élémentaire  de  ses 
programmes  ne  permet  pas  le  doute.  (Juant 
au  catholicisme  libéral,  il  suffit  de  dire  que  le 
libéralisme,  c'est  l'éviction  de  Dieu,  de  Jésus- 
Christ  et  du  Saint-Siège,  non  pas  des  convic- 
tions et  des  consciences  individuelles,  mais 
de  l'ordre  civil  et  politique  de  la  société 
humaine.  La  conception  du  catholicisme  qui 
vise  à  transiger  avec  cette  erreur,  n'est 
qu'une  folie  ou  une  trahison.  Et  quand  ces 
idées  de  fausse  conciliation  sont  admises  dans 
des  têtes  sacerdotales,  elles  ne  sont  pas  moins 
explicables  et  ne  deviennent  que  plus  sub- 
versives. , 


LIVRE  QUATRE-VINO  l  Ql  \'i  0RZIÈM1 


191 


us  devons  énumérer  brièvement  les  faits 
d'on  reasorl  ce!  Immense  péril. 

l  n  grand  évêque  a >aii  été  damné  au  Ca- 
nada. Ignace  Bourget,  né  en  Fi'.».',  à  la 
Pointe-I.évis,  de  parents  d'origine  française-, 
et  ni  devenu,  au  sortir  du  séminaire  de 
Québec,  professeur,  puis  secrétaire  de  L'eWê- 
que  il'1  Montréal,  son  coadjuteur  eu  1  n  :  { 7  ri 
ru  [840  son  successeur,  Pieux,  charitable, 
dévoué,  il  avait,  dans  l'âme  d'un  saint,  le 
cœur  d'un  héros.  Une  marque  particulière  de 

grandeur  personnelle,  c'est  qu'il  sut.  douter 
des  principes  de  son  instruction  gallicane, 
qu'il  dissipa  les  ténèbres  de  son  ignorance 
relative,  et,  parvenu  à  la  pleine  lumière  des 
doctrines  romaines,  il  ne  cessa  plus  de  lutter 
pour  leur  triomphé.  C'est  lui  qui  battit  en 
brèche  le  vieux  gallicanisme  ;  c'est  lui  qui  fit 
comprendre  la  nécessité  inéluctable  d'une 
stricte  union  avec  la  chaire  de  Pierre  ;  c'est 
lui  qui  commença  la  guerre  contre  le  libéra- 
lisme, non  au  profit  d'un  parti  politique,  mais 
pour  le  bien  de  l'Eglise  et  le  salut  des  âmes  ; 
c'est  lui  enfin  qui,  dans  sa  lutte  pour  le  re- 
tour aux  traditions,  aux  doctrines  et  aux  pra- 
tiques romaines,  travailla  à  conserver,  par  la 
religion,  la  nationalité  canadienne-française. 
Et  s'il  y  a  encore  des  catholiques  purs,  des 
intransigeants  d'orthodoxie,  dans  la  pro- 
vince de  Québec,  surtout  parmi  le  clergé, 
c'est  à  Mgr  Bourget,  évêque  de  Montréal,  et  à 
Mgr  Laflèche,  évêque  de  Trois -Hivières,  son 
disciple  et  son  bras  droit  qu'est  dû  ce  bien- 
fait. C'est  là  le  pitsillusgrex,  qui,  pour  n'avoir 
bien  fléchi  le  genou  devant  le  Baal  du  libé- 
ralisme, doit  reconquérir  un  jour  le  Canada  à 
la  très  pure  foi  de  l'Eglise,  mère  et  maîtresse 
de  toutes  les  Eglises. 

Or,  Mgr  Bourget,  pour  dissiper  les  ténèbres 
de  l'ignorance  et  arracher  la  jeunesse  à 
l'abime  d'une  double  corruption,  avait  conçu 
l'idée  de  créer  une  Université  catholique.  En 
conséquence,  il  demanda  au  séminaire  de 
Québec,  établissement  le  plus  ancien  et  le 
plus  riche  du  pays,  après  Saint-Sulpice  de 
Montréal,  de  se  charger  de  cette  fondation. 
L'évèque  de  Montréal  désirait  surtout  que 
l'Université  fût  sous  le  contrôle  de  l'épiscupat 
et  même  sous  sa  direction.  Les  prêtres  du 
séminaire  de  Québec  voulaient  bien  une  Uni- 
versité, mais  autonome,  ne  recevant,  des 
évéques,  que  des  grâces  et  des  servie 
Habiles  à  dissimuler,  ces  messieurs  se  dirent 
prêts  à  fonder  une  Université,  si  les  évéques 
voulaient  bien  obtenir,  du  Pape  et  de  l'Etat 
anglais,  une  charte  de  fondation.  Les  évéques 
signèrent,  mais  en  signant  s'aperçurent  qu'ils 
ne  compteraient  pour  rien  dan-;  l'organisation 
de  la  future  Université.  Pour  les  consoler,  on 
leur  dit  qu'on  avait  arrangé  les  choses  delà 
sorte,  pour  éviter  les  lenteurs,  mais  que  les 
raient  représi  ntés,  au  conseil  uni- 
rire,  par  l'archevêque  de  Québec.  Le 
semis  a  ;t  ainsi  obtenu  te    concours  des 

Hêqnefl  de   la   province,  mai-   sans  leur  rien 
concéder.  Home  et  Londres  accordèrent  l'au- 


lorisation.  L'Uni versitê*Laval   fat  fondée  en 

I.S.'.J.    Ce    qui    montre    comluei,    peu    les    l'on- 

dateurs  avaienl  juste  ridée  de  l  œuvre  émi- 
nemment catholique  qu'il-  entreprenaient, 
c'est  que  loui  d'abord  spontanément,  -ans 
provocation  d'aucune  sorte,  ils  invitèrent 
des  protestants,  des  francs-maçon  cu- 

per  «les  suaires  de  professeur  dans  la  dite 
Université.    Ensuite,     voulant    perfectionner 

de  jeunes  ecclésiastiques  dans  l'étude  I 
sciences  et  des  lettres,  afin  d'en  faire  des 
maîtres  habiles,  ils  les  envoyèrent  étudier  à 
une  mauvaise  école  de  l'aris,  à  l'école 
Carmes,  qui  était  à  la  remorque  de  l'Univer- 
sité rationaliste  de  la  France.  Singulière  aber- 
ration de  gens  qui,  voulant  constituer  une 
université  catholique,  envoient  leurs  futurs 
professeurs  se  former,  non  pas  dans  une 
haute  école  de  théologie  canonique,  mais 
dans  une  école  littéraire,  mais  en  Sorbonne 
et  au  Collège  de  France.  Ln  peu  plus  tard,  il 
est  vrai,  le  séminaire  de  Québec  envoya 
d'autres  ecclésiastiques  à  Borne  ;  mais,  au 
séminaire  français,  ces  ecclésiastiques  se 
laissèrent  circonvenir  par  un  certain  abbé 
Maynard,  envoyé  là  tout  exprès  par  la  fac- 
tion Dupanloup  pour  gangrener  les  élèves  de 
libéralisme  et  faire  avorter  la  pensée  de 
Pie  IX  ;  et  quand  ils  revinrent  de  Rome  avec 
le  bonnet  de  docteur,  s'ils  avaient  le  prestige 
en  plus,  ils  ne  valaient  pas  beaucoup  mieux, 
pour  les  doctrines,  que  les  élèves  de  l'école  des 
Carmes.  Les  cours  s'organisèrent  donc  à 
l'Université-Laval,  fondée  par  le  séminaire  de 
Québec,  en  dehors  de  l'épiscopat  canadien, 
comme  ils  se  seraient  organisés  dans  une 
Université  rationaliste.  Médecine,  droit, 
sciences,  arts,  lettres,  philosophie,  tout  fut 
enseigné  au  simple  point  de  vue  de  la  matière 
et  par  l'organe  de  la  raison  pure.  Descartes 
régnait  en  philosophie;  Pothier,  malgré  ses 
erreurs  et  ses  crimes,  était  l'oracle  du  droit  ; 
Béchard,  Auerchill,  Watson,  Niemayer  étaient 
recommandés  aux  étudiants  en  médecine.  On 
avait  bien  quelques  exercices  religieux  ;  mais 
l'esprit,  vraiment  fondateur  et  rénovateur  de 
la  stricte  orthodoxie,  était  étranger  à  rétablis- 
sement. Le  catholicisme  pur  était  remplacé  par 
le  libéralisme,  c'est-à-dire  par  l'espoir  et  par 
l'esprit  de  conciliation  avec  toutes  les  dé- 
faillances et  les  égarements  de  la  pensée 
humaine.  Hinc prima  mal'.  Iqjbcs. 

Vers  l'automne  de  1861  arriva,  au  sémi- 
naire de  Québec,  un  prêtre  français,  origi- 
naire de  Metz,  l'abbé  Stremler.  Stremler 
avait  fait  ses  études  théologiques  en  France, 
les  avait  complétées  à  Rome  et  avait  été  em- 
ployé trois  ans  à  la  Congrégation  du  Concile  de 
Trente.  Pendant  quelque  temps,  il  avait  été  le 
collaborateur  de  l'abbé  Bouix,  le  rénovateur 
du  droit  canon;  il  avait  même  composé  un 
traité  des  peines  ecclésiastiques,  qui  est  une 
autorité  dans  l'école.  Après  Dieu,  Mremler 
n'aimait  rien  tant  que  l'Eglise  romaine.  Pro- 
eur  île  théologie,  il  s'appliqua  à  faire 
aimer  Dieu,  le  Saint-Siège  et  la   vérité  qu'il 


392 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQl  E 


enseigne.  Malgré  sa  profonde  humilité,  il  ne 
tarda  pas  à  éire  connu  et  apprécié  comme 
il  méritait  de  l'ôtre.  Tous  les  séminaristes  lui 
portaient  la  plue  haute  estime  ;  les  prêtres  le 

consultaient  comme  un  oracle.  L'archevêque 
lui-même,  Baillargeon,  avait  confiance  en  lui 
et    le   consultait    dans    l'occasion.    Stremler 
pouvait    être   le   réformateur   des    pauvretés 
canadiennes,  et  le  bienfaiteur  du  pays  ;  il  ne 
fut  que  la    victime  de  petits  intrigants.  Les 
petits  esprits,   lorsqu'ils    trouvent   à  s'accré- 
diter, exercent   souvent  un  crédit  en  raison 
inverse  de  leur  savoir;  ils  sont  impuissants 
par   l'intelligence,   mais  ils  ont  la   force   du 
diable,    l'envie,    qui   trouve    aisément,    dans 
toutes  les  bassesses,  autant  de  complices.  Les 
petits  esprits  de  Québec  ignoraient  beaucoup 
de  choses  et  savaient  mal  la  plupart  de  celles 
qu'ils  avaient    étudiées.  Comme  ils  ne   pou- 
vaient se  résignera  se  croire  dans  l'ignorance 
et  dans  l'erreur,  ils  accusèrent  Stremler  d'être 
un   brouillon,   un    propagateur  d'idées    nou- 
velles et  glapirent  leurs  plaintes    à  l'oreille 
des   supérieurs.   Un    prêtre,   qui  devait   finir 
dans  la  plus  abjecte  dégradation,  se  fit  l'agent 
de  celte  conspiration,  bien  digne  de  sa  vertu. 
Elzear  Taschereau,  qui  avait  été  préparé  par 
Stemler  à  ses  examens  de  droit  canonique,  se 
prêta  à  cette  macbination  ;  il  prétendit  qu'en 
professant  les  idées  romaines  relativement  à 
l'éducation  de  la  jeunesse  cléricale,  au  libéra- 
lisme, à  la   philosophie,  Stremler   attaquait 
l'enseignement  de  la  maison  et  minait  l'auto- 
rité de  ses  directeurs.  On  mit  Stremler  à  la 
porte  et  avec  lui  un  autre  prêtre,  imbus  des 
doctrines  romaines  et  coupables   d'avoir  dit 
que,    en    comparaison    avec    nos    saints,  les 
grands  hommes  du  paganisme  n'étaient  que 
des  pygmées,  de  vils  esclaves  des  trois  concu- 
piscences. Comprenne  qui  pourra  une  Univer- 
sité  qui   se  croit  catholique  et  qui   proscrit 
deux  prêtres,   pour    crime    de   doctrines   ro- 
maines, quand  elle   compte,  parmi  ses  pro- 
fesseurs,   des  libéraux  notoires,  des  protes- 
tants et  des  francs-maçons.  Il  y  avait  quelque 
chose  de  pourri  au  Canada. 

Au  temps  où  Stremler  et  Vézina  furent 
chassés,  il  y  avait,  au  séminaire  de  Québec, 
plusieurs  prêtres  convaincus  de  la  nécessité 
d'une  réforme  chrétienne  de  l'enseignement. 
Ces  prêtres  publièrent,  au  Canada,  des  ex- 
traits des  écrits  de  Gaume,  Vervorst  et  antres. 
L'un  d'eux,  sous  un  pseudonyme,  composa 
même  trois  brochures  où  il  exposait,  d'une 
manière  plus  synthétique,  les  idées  de  ré- 
forme. Ces  brochures,  bien  accueillies  par- 
tout, déplurent  particulièrement  à  Québec. 
Des  hommes  rompus  aux  intrigues  et  peu 
scrupuleux  en  matière  de  probité,  se  déci- 
dèrent à  faire  condamner  ces  brochures  par 
le  Saint-Office.  On  prit,  pour  cela,  un  biais. 
Un  fagotleur  libéral  résuma  cinq  proposi- 
tions qui,  suivant  lui,  représentaient  parfaite- 
ment les  idées  du  partisan  canadien  de 
Mgr  Gaume.  Cette  intrigue  fut  nouée  et  menée 
dans   le   plus   grand   silence  ;  le  Saint-Office 


condamua   les  cinq    propositions,   mais   sans 
avoir  sous  ies  yeux  les  brochures,  sans  même 
connaître  leur  existence,  car,  dans  ce  cas,  il 
se  fût  sagement  abstenu.  Sur   quoi  l'évêque 
de  Québec  publia  une  circulaire  mandant  que 
le   Saint-Office  condamnait   les    idées    réfor- 
mistes de  Mgr   Gaume    et   qu'il   n'était    pas 
permis  de  les  soutenir.  De  la  part  du  prélat, 
ce  n'était  pas  un  mensonge,  mais  c'était  une 
erreur  absolue.  Une  brochure  du  môme  au- 
teur répondit  que  celte  allégation  était  fausse 
et  démasqua  toutes  les    machinations  mala- 
droites et  malhonnêtes  employées  pour  sur- 
prendre une  condamnation  du    Saint-Office. 
Une  seconde  circulaire   de  l'évêque,  rédigée 
par  son  vicaire  général,  ordonna  de  brûler  la 
brochure  dans  trois  jours  sous  peine  d'excom- 
munication ipso  facto  pour  les  laïques  et  de 
suspense  ij>so  facto  pour  les  prêtres;  elle  dé- 
fendait, sous  les  mêmes  peines,  de  rien  écrire 
et  même  de  rien  lire  sur  la  question,  fussent 
des     ouvrages     venus     de     l'étranger,     s'ils 
n'avaient   l'approbation    de  l'Ordinaire;  elle 
enjoignait  de  plus,  à  l'auteur  anonyme,  de  se 
faire  connaître  et  de  se  rétracter  publique- 
ment. L'auteur    inconnu  avait  un  mois  pour 
se  conformer  à  ces  ordonnances  ;  ce  laps  de 
temps  expiré,  il  devenait,  suivant  sa  condi- 
tion,    excommunié    ou    suspens.    L'auteur, 
après  avoir  consulté,  ne  bouge  pas  ;  les  con- 
damnations qui   le    frappaient  dans  l'ombre 
étaient  évidemment  nulles  et  même  ridicules, 
pour   ne  rien  dire   de   plus.   Pour   toute  ré- 
ponse,  il    dénonça   à   Rome  l'acte    de  l'évê- 
que ;  l'évêque  demandait  en    même  temps  à 
Rome  l'approbation  de  sa  circulaire.  Rome 
refusa  son  approbation  à  cette  brutalité   et 
par  ce   refus   l'affaire  était   finie.    Mais   des 
ecclésiastiques  vétilleux  comme  il  s'en  trouve 
partout,    braves    gens    à    courte    vue,    con- 
seillèrent à  l'auteur  anonyme  d'écrire  à  Rome 
pour  s'informer,  huit  ans  après,  s'il  n'aurait 
pas  réellement  encouru  les  censures  portées 
par  l'évêque.  L'auteur  écrivit,  mais  trop  briè- 
vement.   Le   Saint-Office,    pour    supplément 
d'information,     écrivit    à    l'archevêque     de 
Québec.    L'archevêque,    sans    rien    dire    du 
refus  d'approbation   de  Rome,  ni   des   bro- 
chures en  question,  ni  de  rien,  répondit  som- 
mairement que  l'auteur,  pour  avoir  attaqué  le 
Saint-Siège  et  l'autorité  épiscopale,  avait  été 
l'objet  d'une  juste  condamnation.  En  consé- 
quence,  le   cardinal  Calerini  écrivit  que   le 
prêtre  Alexis  Pelletier  avait  été  légitimement 
censuré,  qu'il  s'était  rendu   coupable  en   ne 
respectant  pas  les  censures,   qu'il  avait  en- 
couru l'irrégularité  et   qu'il  ne  pouvait  être 
absous  qu'en  reconnaissant  publiquement  ses 
torts  et  en  s'abstenant  d'écrire  désormais  sur 
la  question  des  classiques. L'archevêque  écrivit 
à  l'évêque  de  Montréal  pour  lui  intimer  cette 
condamnation  et  en  requérir  d'office  la  mise 
en  œuvre.  L'évêque  de  Montréal  répondit  que 
c'était  affaire   finie  depuis   longtemps.  L'ar- 
chevêque répliqua   que  l'évêque   ne  pouvait 
pas  régler  l'affaire  et  insista  pour  que  la  con- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


393 


damnation  fût  rondin;  publique.  Le  Saint- 
Office   n'était  pas  allé  si  loin;  l'archevêque 

excédait  encore  une  fois.  Cependant  Alexis 
Pelletier  rendit  publique  Sa  condamnation  et 
remplit,  près  de  l'évoque  de  Montréal,  Les 
antres  conditions  posées.  Mgr  Philippe 
évoque  d'Aqnila,  et.  Mgr  Gaume,  qui  connais- 
saient toutes  les  brochures  de  Pelletier,  le 
félicitèrent  d'avoir  accepté  humblement  cette 
condamnation,  «  quoique  mal  fondée  et  ex- 
torquée par  le  mensonge  ».  Dans  celte  af- 
faire, il  n'y  a,  en  effet,  de  condamnable  que 
l'archevêque  de  Québec. 

En    1862-65,    la  question    d'une   nouvelle 
Université   à   Montréal   passionna    beaucoup 
les  esprits.  Mgr  Bourget  avait  été  trompé  dans 
ses   espérances  sur   l'Université-Laval.  Cette 
Université  n'était  pas  l'établissement  catho- 
lique que  le  prélat  avait  conçu  ;  elle  mettait, 
à  l'affiliation  des  séminaires  et  collèges,  des 
conditions  trop  onéreuses  ;  elle  imposait  ses 
programmes,  ses  méthodes,  ses  livres  et  réa- 
lisait pratiquement,  en   matière   d'esprit,    un 
despotisme  inadmissible  partout.  Mgr  Bour- 
get demanda  la  permission  de  fonder  une  se- 
conde   Université    à    Montréal.    Pour    faire 
avorter     cette    demande,   le    séminaire    de 
Québec  allégua  qu'il  avait  fondé  l'Université- 
Laval  à  la  demande  des  évêques  ;  qu'il  l'avait 
fondée  à  grands  frais  et  que  la  création  d'une 
seconde  Université  serait  sa  ruine.  Ces  rai- 
sons n'avaient  d'existence  que  sur  le  papier. 
Les  évêques  n'avaient  pas  demandé  une  Uni- 
versité  civilement    protestante    et     catholi- 
que   seulement   en  religion.  Si  le  séminaire 
de  Québec  s'était  engagé  dans  de  fortes  dé- 
penses, c'était  de  son  propre  mouvement  et 
sous  sa    propre  responsabilité.  Une  seconde 
Université     ne    lui    causerait     aucun   .tort, 
puisque  les  élèves  de  Montréal  n'allaient  pas 
à  Québec.  La  question  se  résumait  à  ce  point  : 
Que  Québec  voulait  garder  Je  monopole  in- 
tellectuel, asservir  le  Canada  à  ses  idées  libé- 
rales  et  rejeter    la    concurrence  redoutable 
des  doctrines  romaines.  La  preuve,  c'est  qu'il 
excluait  de  son  sein   les  professeurs  catho- 
liques, un  Stremler,  un  Aubry,   un  Vézina  ; 
mais  quand  on  lui   demandait  d'exclure  les 
professeurs  francs-maçons,  libéraux  ou  pro- 
testants, —  trois  mots   pour  dire   la    même 
chose,  —  alors  il  se  retranchait  derrière  son 
impuissance.   Et  cependant,    il   réussit   à   se 
faire  croire  à  Rome  ;  mais  s'il  put  surpendre 
l'approbation  du  Saint-Siège,  au  Canada,  on 
jugea  sa  conduite  comme  un  insolent  défi  à 
tous  ceux  qui  censuraient  ses  doctrines. 

Vers  le  même  temps  s'agitait,  à  Montréal, 
la  question  du  démembrement  de  ia  paroisse 
Notre-Dame.  «  Messieurs  les  Sulpiciens,  dit 
une  brochure  anonyme,  avaient  toujours  été 
eiirés  de  Montréal,  où  ils  s'arrogeaient  une 
autorité  quasi-épiscopale.  Ils  avaient  toujours 
été  aussi  fort  enclins  à  se  soustraire  à  la  juri- 
diction des  évèque3,  et,  par  leur  esprit  d'in- 
subordination, ils  avaient  causé  les  plus 
grands  déboires,  eu  particulier  à  Mgr  Plessis, 


évoque  de  Québec, et  ■>  Mgr  Lartigue,  premier 
évoque   de    Montréal.   Deetinéa   par   état   à 

former  des  ecclésiastiques,  ils  tenaient  à 
vivre!  d'une  vit;  commune  et  régulière,  à 
habiter  la  même  maison,  par  conséquent,  et 
ils  tenaient  en  môme  temps  à  rester  curés  de 
la  paroisse  de  Montréal.  Vu  les  circonstances 
et  vu  leur  condition,  bien  desservir  cette  im- 
mense paroisse  était  devenu  pour  eux  impos- 
sible, d'une  impossibilité  physique.  Nombre 
de  personnes  n'assistaient  plus  à  la  messe 
depuis  longtemps  et  ne  fréquentaient  plus  les 
sacrements.  Dans  plus  d'un  quartier  de  la 
ville  tout  était  à  l'abandon  ».  Mgr  Bourget, 
qui  était  un  saint  évêque,  soutirait  de  cet  état 
de  choses;  il  voulut  y  remédier.  Pour  l'em- 
pêcher de  réussir,  les  Sulpiciens  entassèrent 
difficultés  sur  difficultés  ;  ils  plaidèrent  môme 
contre  lui  à  Rome  et  usèrent,  là  comme  au 
pays,  dit-on,  de  moyens  peu  honnêtes.  En 
agissant  sous  mains,  ils  en  vinrent  jusqu'à 
faire  intervenir  les  laïques  et  même  le  pou- 
voir civil,  afin  de  frapper  d'impuissance  la 
juridiction  de  l'Ordinaire.  Le  Saint-Siège  ne 
se  contenta  pas  d'autoriser  Mgr  Bourget  ;  le 
cardinal  Barnabo  lui  enjoignit  même  de  dé- 
membrer la  paroisse  sulpicienne  de  Notre- 
Dame.  De  sa  seule  autorité  religieuse,  le 
prélat  créa  des  paroisses  canoniques.  Ces  pa- 
roisses étaient  reconnues  par  le  pouvoir  civil, 
comme  vraiment  ecclésiastiques;  mais  elles 
n'étaient  pas  regardées  comme  telles  pour 
certaines  fins  civiles  et  politiques.  Les  bons 
messieurs  de  Saint-Sulpice  se  prévalurent  de 
cette  restriction  et  mirent  tout  en  œuvre 
pour  en  exagérer  la  portée  et  les  inconvé- 
nients. Jusque-là,  entre  le  séminaire  de 
Québec  et  le  séminaire  de  Montréal,  il  y  avait 
eu  antipathie  ;  alors  il  y  eut  alliance  pour 
se  prêter  main  forte  contre  l'évoque,  les  uns, 
au  profit  de  leur  paroisse  féodale,  les  au- 
tres, au  profit  de  leur  Université  libérale. 
L'archevêque  de  Québec  se  fit  l'agent  de  cette 
alliance  d'autant  plus  volontiers  qu'il  avait, 
contre  le  saint  évêque  de  Montréal,  des  griefs 
personnels.  Mgr  Bourget  tenait  beaucoup  à 
se  mettre  en  tout  d'accord  avec  les  prescrip- 
tions de  Rome.  Or,  en  ce  qui  concerne  la  li- 
turgie sacrée  et  la  discipline  ecclésiastique,  il 
y  avait  beaucoup  de  réformes  à  opérer  dans 
la  province.  L'évêque  de  Montréal  se  mit 
courageusement  à  l'œuvre;  le  premier  il  créa 
un  chapitre  et  tint  des  synodes  diocésains. 
Comme  on  était,  à  Québec,  fort  attaché  aux 
vieux  usages  gallicans,  on  traita  Mgr  Bourget 
de  brouillon  et  de  novateur.  Cependant  un 
concile  provincial  fut  célébré  à  Québec  en 
1850,  preuve  que  Québec  se  permettait  aussi 
de  pieuses  et  nécessaires  innovations.  Tou- 
tefois l'alliance  entre  les  libéraux  de  Québec 
et  les  Sulpiciens  de  Montréal  tint  bon  pour 
mettre,  en  général,  obstacle  au  progrès  des 
doctrines  romaines  et,  en  particulier,  pour 
contrecarrer  l'influence  des  Jésuites. 

Dans  l'été   et   dans  l'automne  de  1869,  à 
l'approche  du  Concile,    les   gallicans  et    les 


394 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


libéraux  s'affirme reni  avec  plus  d'audace. 
I.,  \  au  Monde  ée  Montréal  et  le  Journal 
de  Trois- Rivières  combattaient  le  boa  combat; 
la  cot<  rie  les  déniera  par  d'incessantes  ca- 
lomnies. V  Québec,  Les  journaux  vraiment 
catholiques  ne  pouvaient  parier  calholique- 
menl  sans  s'exposer  aux  semonces  et  aux  me- 
naces. Tue  ci-devant  victime,  que  L'histoire 
doit  combler  d'honneur,  Alexis  Pelletier,  osa, 
dans  la  (Uiz'-iie  des  campagnes,  éerire  qu'il 
fallait  se  défier  de  Mgr  Dupanloup,  parce  que 
sa  conduite  présentait  quelque  cho-e  de  fort 
loucbe.  Là-dessus  la  presse  libérale  jeta  les 
hauts  cris.  Le  vicaire  général  de  Québec 
écrivit  aux  directeurs  du  collège  de  Sainte- 
Anne,  pour  leur  enjoindre,  sous  peine  d'être 
regardés  comme  indignes  de  former  les 
élèves  du  sanctuaire,  de  désavouer  la  Gazette 
des  campagnes.  Les  directeurs  du  collège  ne 
crurent  pas  devoir  tenir  compte  de  cette  in- 
jonction ;  Alexis  Pelletier  porta  plainte  à 
Home.  Au  même  moment,  le  journal  libéral 
de  Québec  publiait,  avec  les  plus  grands 
éloges,  le  manifeste  du  Correspondant  de 
Paris.  Cette  fois  le  vicaire  généra!  de  Québec 
ne  souflla  mot  ;  l'intrépide  Pelletier  combattit 
le  manifeste  du  Correspondant  et  s'attira,  par 
sa  bravoure,  les  grossièretés  des  scribes  les 
plus  vils  du  Canada.  Nous  adressons,  à  travers 
les  continents  les  mers,  nos  félicitations  au 
vaillant  champion  de  la  Chaire  Apostolique. 
Pendant  que  Pelletier  combattait  gallicans 
et  libéraux  conjurés  contre  l'infaillibilité  pon- 
tificale, un  autre  soldat  de  la  sainte  Eglise, 
Joseph  Martel,  combattait,  daus  le  Courrier 
du  Canada,  les  dangers  de  l'éducation  offi- 
cielle. Avec  une  logique  digne  de  sa  cause,  il 
montrait  les  vices  de  la  loi  canadienne,  sa 
tendance  à  la  sécularisation  de  l'enseigne- 
ment, l'empiétement  sur  le  pouvoir  épiscopal 
par  le  fait  d'inspecteurs  laïques,  souverains 
dans  les  écoles.  Les  tenants  de  l'adminis- 
tration civile  et  les  prêtres  qui  faisaient 
chorus  avec  eux,  se  ruèrent  sur  le  pauvre 
Martel;  mais  lui,  fidèle  à  son  nom,  conti- 
nuait de  marteler  le  système  schismalique  et 
hérétique  de  l'Etat  théologien,  enseignant 
sans  titre  sa  théologie  plus  ou  moins  civile. 
En  désespoir  de  cause,  les  adversaires  recou- 
rurent au  truc  qui  leur  avait  réussi  à  Home, 
contre  Pelletier,  près  du  Saint-Office.  D'après 
ce  procédé,  où  la  probité  n'a  rien  à  voir,  une 
consultation  fut  rédigée  pour  le  professeur 
De  Angelis.  De  Angelis  n'était  pas  un  esprit 
sûr  ;  il  donna  sa  réponse  dans  le  sens  de 
la  question  posée.  De  retour  du  Concile,  l'ar- 
chevêque, pour  clore  les  discussions,  publia 
cette  réponse.  Or,  la  dite  réponse  avait  été 
tronquée,  par  conséquent  falsifiée,  dans  les 
parties  les  plus  importantes.  De  cette  façon 
elle  devenait  contraire  aux  principes  de  Mar- 
tel, tandis  que,  dans  son  texte  authentique, 
elle  lui  était  favorable.  Défense  n'en  fut  pas 
moins  faite,  à  Martel,  d'écrire  contre  le  sys- 
tème du  rationalisme  universilaire  en  usage 
au  Canada  ;  de  plus,  Alexis  Pelletier  fut  exclu 


du  eollège  de   Sainte-Anne;   et    cinq   autres 

prêtres  du  même  établissement  furent  requis 

donner  leur  démission.  Ces  cinq  la 

refusèrent;  menacés  de  inspensi  ,  ils  en  appe- 
lèrent à  Home.  Le  clergé  de  Québec,  qui 
voyait  arec  peine  ces  excès  et  ces  violent 
supplia  L'archevêque  de  cesser  ses  injuste 
déshonorantes  ponrsnitoi  L'archevêque  y 
consentit,  el,  pour  donner  star  que  de  bonne 
volonté,  tle  ce  requis,  les  professeurs  désa- 
vouèrent les  écrits  d'Alexis  Pelletier,  mais 
seulement  pour  ce  qui  avait  pu  rahonnable- 
ment  contrister  l'archevêque. 

Une  année  auparavant,  plusieurs  prêtres  du 
diocèse  de  Québec  avaient  demandé  à  Home, 
en  prévision  de  la  mort  de  Mgr  Baillargeoo, 
qu'on  ne  lui  donnât  pas,  pour  successeur,  le 
vicaire  général  Taschereau.  A  leur  sens, 
L'élection  de  ce  prêtre  eut  été  la  plus  terrible 
épreuve  de  L'Eglise  au  Canada.  Malheureuse- 
ment, ces  prêtres  avaient  Dégligé  les  forma- 
lités requises  pour  avoir  un  évêque  de  leur 
choix  ;  l'eccié-iastique  qu'ils  redoutaient  fut 
nommé.  Un  de  ses  premiers  actes  fut  du  plus 
triste  augure.  Eu  vue  des  élections  prochaines, 
des  laïques  pieux  avaient  rédigé  un  court  pro- 
gramme ;  ils  pressaient  les  électeurs  de  ne 
donner  leurs  votes  qu'aux  candidats  qui  pro- 
mettraient sincèrement  de  respecter  les  droits 
et  les  lois  de  l'Eglise,  et  s'engageraient,  s'ils 
étaient  élus,  à  réformer  les  lois  existantes, 
qui  seraient  en  désaccord  avec  les  lois  divine 
et  canonique.  Ce  programme,  dû  à  la  spon- 
tanéité de  sentiments  chrétiens,  reçut  le  nom 
de  programme  catholique.  Les  évêques  de 
Montréal  et  de  Trois  Rivières  approuvèrent  et 
louèrent  hautement  ce  programme;  le  jeune 
archevêque,  par  une  circulaire,  défendit  à  son 
clergé  d'en  parler,  parce  qu'il  n'avait  pas  été 
dressé  de  concert  avec  l'épiscopat.  Raison 
puérile,  car  les  laïques  ont,  comme  les 
prêtres,  le  devoir  de  confesser  leur  foi,  même 
en  politique  ;  et,  s'ils  la  confessent  on  ne 
comprend  plus  des  prêtres  qui  voudraient  les 
en  empêcher.  Par  cet  acte,  Mgr  Taschereau 
accusait  publiquement  deux  de  ses  collègues 
et  faisait  la  courte  échelle  aux  libéraux.  Les 
feuilles  libérales  ne  manquèrent  pas  de  célé- 
brer Larchevèque  et  lancèrent,  avec  une  es- 
pèce de  furie,  pendant  plus  d'un  mois,  contre 
deux  évêques,  de  sacrilèges  anathèmes.  Bien 
qu'un  de  ces  journaux  se  publiât  à  sa  porte, 
l'archevêque  le  laissa  dire  et  parut  même  l'en- 
courager. Or,  le  programme  était  vraiment 
catholique,  digne  d'un  peuple  chrétien,  très 
capable  de  défendre  sa  foi,  et  très  propre  à 
déranger  les  plans  des  impies.  Un  peu  plus 
tard  cependant,  l'archevêque  demanda,  à 
Home,  de  le  blâmer  ;  Rome  s'y  refusa  et 
laissa  seulement  l'archevêque  juge  de  l'op- 
portunité de  l'application.  Malgré  ce  refus, 
l'archevêque  osa  dire  que  Home  avait  con- 
damné le  programme  catholique,  à  peu  près 
comme  Rome  a  condamné  Mgr  Gaume. 

Au  printemps  de   1872,  un    professeur  de 
l'Universilé-Laval  donna  des  leçons  publiques 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUAT0RZIEM1 


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sur  le  libéralisme.  Le  chois  dn  sujet  n'arail 
pis  été  s  ;  1 1 1  s  dessein.  Les  gens  instruits  furenl 
invites  chaudement  à  venir  entendre  ces  con- 
férences. Par  une  tactique  babille,  mais  dé- 
pourvu»' d'intelligence,  iv  professeur  rédnisil 
le  libéralisme  condamné  à  l'indifférentisme  et 
conclut  ni  faveur  du  catholicisme  libéral. 
Deux  grands  vicaires  prononcèrent  des  dis- 
cours analogues,  et  ce  que  l'un  avait  avancé 
au  nom  d'une  science  qu'il  n'avait  pas,  les 
autres  le  soutinrent  au  nom  d'uni-  autorité 
dont  ils  méconnaissaient  les  obligations. 
D'après  ces  singuliers  orateurs,  il  n'y  avait, 
au  Canada,  ni  gallicanisme,  ni  libéralisme, 
et,  en  tout  cas,  le  catholicisme  libéral  était 
l'apanage  des  esprits  distingués,  au  Canada 
comme  ailleurs.  Nous  laissons  de  côté  les 
questions  de  probité  et  de  bonne  foi  ;  nous  ne 
contestons  pas  la  droiture  des  intentions; 
mais  ces  discours  et  ces  conférences  sont  au- 
tant de  crocs-en-jambe  à  la  pure  doctrine.  Le 
libéralisme  en  soi  est  une  erreur  qui  exclut, 
de  la  société  civile,  Dieu,  Jésus-Christ,  l'Eglise 
et  le  Saint-Siège  ;  le  libéralisme  catholique 
est  le  défaut  de  sens  ou  le  défaut  de  vertu  de 
certaines  gens  qui  croient  que  la  religion  et 
l'Eglise  peuvent  s'accommoder  d'une  doctrine, 
d'un  parti,  d'une  secte  qui  conspirent  contre 
elles  et  veulent  les  anéantir.  Non,  il  n'y  a 
point  d'accord  possible  entre  Jésus-Christ  et 
Béîial.  Les  ouvertures  de  conciliation  avec 
l'ennemi  du  nom  chrétien  sont  des  trahisons. 

Sur  ces  entrefaites,  furent  célébrées  les 
noces  d'or  de  Mgr  Bourget  ;  le  prédicateur  de 
la  fête  fut  le  Père  Braun,  jésuite.  Le  Père 
P.raun  avait  passé  au  moins  vingt  ans  dans  la 
ville  de  Québec,  se  dévouant  toujours  avec  le 
plus  grand  zèle  et  prêchant  partout  la  plus 
saine  doctrine.  Parcequ'il  était  regardé  comme 
le  chef  des  Romains,  il  était  odieux  aux  libé- 
raux, et,  depuis  deux  ans,  avait  été  appelé  à 
Montréal.  A  Québec,  prêchant  sur  le  mariage, 
il  avait  combattu  Pothier,  janséniste  appelant, 
et  flétri  l'erreur,  disons  l'hérésie,  des  réga- 
lisle-.  A  Montréal,  il  s'éleva  contre  le  gallica- 
nisme et  le  libéralisme  ;  il  rappela  à  ses  audi- 
teurs qu'il  fallait  accepter  le  Syllabus  et  se 
conduire  en  conséquence.  Un  véritable  cri  de 
haro  retentit  dans  toute  la  presse  canadienne, 
surtout  à  Québec.  On  ne  se  lassa  pas  de  dire 
que  ce  discours  était  une  folie,  une  injure 
atroce  pour  l'archevêque,  et  l'archevêque  pa- 
rut lui-même  le  croire.  S'élever  contre  l'er- 
reur n'est  jamais  une  folie  ;  il  n'y  a  d'insensé 
ici  que  l'acte  contraire  de  silencieuse  paresse, 
qui  donne  libre  passage  à  toutes  les  erreurs. 

Quelques  jours  après  les  noces  d'or,  nos 
bon-  messieurs  de  Saint-Sulpîce  s'ingéniaient 
à  contrecarrer  leur évéque  dans  l'exercice  de 
sa  juridiction.  Le  prélat  avait  prescrit  des  re- 
de  catholicité  ;  les  Sulpiciens  s'ap- 
puyaient sor la  loi  civile  pour  refuser  l'emploi 
registres  commandés  par  t'évêquede  Mon- 
tréal. Pour  prolonger  leur  résistance,  ils  en  ap- 
pelèrent à  Mgr-  ïaschereau  contre  Mgr  Bonr- 
L'archevéque  admit  l'appel,  et,  par  la 


voie  des  ji  m  nia  u  x ,  cita  son  Hiillïagant  à  Cfl 

paraître  par  devant  son  tribunal.  Ce  procédé, 

dont    il    n'y   avait    pas    d'exemple,  aflligea    le, 

chrétiens  el  réjouit  les  impies.  La  causa  était 
majeure  el  ne  relevait  que  du  Pape.  Si  l'arche- 
vêque de  Québee  avait  le  droit  de  juger 
collègues,  il  serait  le  primat  du  Canada. 

La  question  d'une  Université  à  Montréal 
revint  alors  sur  le  tapis.  Les  catholiques 
de  Montréal  regardaient  l'Univer-ité-  I.aval 
comme  un  foyer  de  doctrines  malsaines  et 
dangereuses.  On  savait  plusieurs  chaires 
occupées,  dans  cette  soi-disant  Université  ca- 
tholique, par  des  libéraux,  des  protestants  et 
des  francs-macons.  11  était  impossible  d'ad- 
mettre que  ces  professeurs,  soit  comme  profes- 
seurs, soit  comme  patrons,  n'entraînassent  pas 
quelques-uns  de  leurs  élèves.  Plusieurs  même 
de  ces  élèves  avaient  été  sollicités  à  entrer 
dans  la  franc-maçonnerie.  Les  journaux  agi- 
taient ces  questions,  Rome  s'en  occupa  et 
commanda,  aux  journaux,  l'impartialité.  Ce- 
pendant le  parlement  de  Québec  était  disposé 
à  adopter  une  loi  reconnaissant  les  droits  im- 
prescriptibles de  l'Eglise  dans  la  formation  des 
nouvelles  paroisses.  Des  prêtres  de  l'arche- 
vêché de  Québec,  pour  nuire  à  l'évêque  de 
Montréal,  l'en  détournèrent.  Si  cette  loi  eût 
été  adoptée,  Saint-Sulpice  eut  été  dépourvu  de 
tout  prétexte  pour  faire  la  guerre  à  cet  évéque. 
Or,  aux  yeux  des  libéraux  et  des  gallicans 
racornis,  il  valait  mieux  sacrifier  les  droits 
de  l'Eglise,  que  de  les  voir  reconnus  légale- 
ment, si  cette  reconnaissance  devait  donner 
gain  de  cause  à  Mgr  Bourget. 

Ce  fut  à  .cette  époque  que  parut  la  Comédie  in- 
fernale. L'auteur  avait  pour  but  de  démasquer 
les  Sulpiciens  récalcitrants  à  l'autorité  de 
l'évêque.  Nos  bons  messieurs  travaillaient  dans 
l'ombre  à  réserver  son  autorité  aux  yeux  des 
fidèles  ;  ils  posaient  en  victimes  d'un  arbitraire 
odieux  et  disaient  que  l'évêque  voulait  s'en- 
richir de  leurs  dépouilles.  Ces  propos  cou- 
raient les  salons,  les  bureaux  et  même  les 
rues.  Un  jeune  laïque,  Alphonse  Villeneuve, 
entreprit  de  mettre  un  terme  à  ces  malversa- 
tions. Sans  autre  conseiller  que  lui-même,  il 
crut  pouvoir,  pour  se  faire  lire,  donner  à  son 
travail  la  forme  d'une  Comédie,  où  les  démons 
figurent  comme  promoteurs  et  les  gallicans  li- 
béraux du  Canada  comme  suppôts  de  l'en- 
fer. Cette  comédie  est  littérairement  fort  bien 
l'aile  ;  elle  est  un  peu  longue  pour  un  étranger 
peu  au  courant  des  affaires  canadiennes  ;  mais 
on  sent  qu'elle  dit  vrai  ;  et  si  la  forme  prête 
à  critique,  le  fond  est  absolument  inatta- 
quable, comme  l'ont  prouvé,  au  surplus, 
un  Intermède  de  cette  comédie  et  trois  opus- 
cules de  pièces  justificatives.  Et  lorsque,  en 
présence  d'un  écrit  aussi  agressif,  lesté  de 
preuves  si  accablantes,  on  ne  peut  qu'inciden- 
ter  sur  les  formes,  il  n'y  a  plus  qu'à  rentrer 
sous  terre. 

lui  mai  1X73,  fut  célébré  le  cinquième  con- 
cile  de  la  province  de  Québec  ;  en  automne, 
le  pouvoir  passa  au  parlement  fédéral,  des' 


396 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


mains  'li1-  conservateurs  aux  mains  des  libé- 
raux. Immédiatement,  la  question  des  écoles 
do  Manitoba  et  du  Nouveau  Brunswick  fut 
résolue  contrairement  â  tout  droit,  grâce  à 
l'inqualifiable  lâcheté  des  libéraux. 

Dans  l'été  de  1875,  à  propos  d'une  élection 
politique,  le  clan  libéral  fit  rage.  Les  évoques 
de  la  province,  au  Concile  de  Québec,  avaient 
signalé  la  présence  de  quelques  libéraux  ;  â  la 
vue  de  ces  scandales,  ils  voulurent  se  concerter 
pour  y  porter  remède.  De  leurs  délibérations 
sortit  une  lettre  collective,  exposé  magnifique 
des  doctrines  politico-religieuses.  Celte  lettre 
disait  très  bien  quelle  est  la  constitution  de 
l'Eglise,  ses  droits,  ses  pouvoirs,  sa  supériorité 
sur  l'Etat,  puis  elle  condamnait  carrément  les 
doctrines  libérales.  Pie  IX  approuva  celte 
lettre,  loua  le  zèle  des  évêques  et  les  félicita 
de  s'être  ainsi  élevés  contre  l'erreur,  au  nom 
de  la  vérité  catholique.  Cette  lettre  était,  pour 
le  libéralisme,  Je  coup  de  mort;  mais  les  libé- 
raux, il  faut  leur  rendre  celte  justice,  excellent 
à  se  soustraire  aux  coups  et  môme  à  se  faire, 
du  couperet  de  la  guillotine,  une  arme  offen- 
sive. Les  libéraux,  laïques  et  prêtres,  se  con- 
certèrent alors  pour  tromper  Rome  et  lui 
extorquer  un  acte  qui  ferait  tomber  la  ma- 
lencontreuse lettre  des  évêques  canadiens. 
L'affaire  fut  conduite  à  Home,  par  un  porte- 
paquet  du  libéralisme,  esprit  borné  et  faux, 
rompu  aux  intrigues.  Au  Canada,  elle  sut 
s'attirer  le  concours  officieux  de  Mgr  Linch, 
évêque  de  Toronto,  et  de  Mgr  Persico,  évêque 
de  Savannah,  aux  Etats-Unis.  De  ces  deux 
évêques,  l'un  n'entendait  rien  aux  manigances 
libérales  ;  l'autre  jugeait,  d'après  les  Etats- 
Unis,  du  Canada.  Sur  ces  informations 
inexactes,  la  Propagande  fut  amenée  à  croire 
que  les  évêques  canadiens  s'occupaient  trop 
de  politique.  L'archevêque  de  Québec  publia 
une  circulaire  où  il  édulcorait,  désavouait 
presque  la  précédente  pastorale  des  évêques 
du  Canada.  Les  libéraux  s'en  réjouirent  ;  mais 
il  y  eut  dès  lors  scission  dans  l'épicoscat. 

Pendant  que  le  mal  allait  ainsi  croissant, 
un  vénérable  vieillard,  qui  avait  eu  la  sainte 
ambition  de  rendre  le  flambeau  de  la  vérité 
catholique  d'autant  plus  lumineux  dans  le 
Nouveau-Monde  qu'il  s'affaiblissait  davan- 
tage dans  l'ancien,  menaçait  de  s'éteindre, 
à  la  grande  joie  de  tous  ceux  qui  n'aimaient 
pas  la  vérité  entière  ou  qui  n'ont  pas  le  cou- 
rage d'en  porter  l'honneur.  Cet  homme  était 
Mgr  Bourget  ;  les  libéraux  l'appelaient  une 
nuisance  publique,  parce  qu'il  les  tenait  en 
échec  et  contrariait  vaillamment  leurs  perfides 
desseins.  Il  fallait  le  frapper  d'impuissance 
ou  s'en  débarrasser  à  tout  prix.  On  commença 
par  représenter  ce  saint  évêque,  qui  voyait  si 
bien  et  qui  aimait  tant  la  vérité,  comme  un 
esprit  remuant  et  brouillon,  comme  un  im- 
prudent qui  gâtait  toutes  les  afîaires,  comme 
un  perpétuel  obstacle  au  règne  de  la  paix.  Ces 
lâches  calomnies  parvinrent  jusqu'à  Home 
où  l'on  réussit  à  les  ancrer  dans  certains  es- 
prits. Oh  Dieu  !  ayez  pitié  de  votre  Eglise  ! 


Vona  figurez-vous  un  Parisis,  un  Gousset,  un 
Quel  anger,  un  Pie  dénoncés  à  Home  commodes 
espèces  do  fous  qui  poussent  tout  à  l'extrême; 
on  fit  cela  pour  leur  disciple  Bourget  et  il  se 
trouva,  dans  Rome,  quelqu'un  pour  y  croire. 
O  Jésus  !  regardez  la  face  de  votre  Eglise  ! 

Ce  plan  réussit.  Mgr  Bourget,  se  voyant 
poursuivi  de  toutes  parts  et  ne  pouvant  plus 
se  faire  entendre  à  Home,  donna  sa  démis- 
sion ;  elle  fut  acceptée  avec  empressement. 
D'autres  évoques  furent  l'objet,  pour  crime 
d'orthodoxie  intransigeante,  de  semblables 
dénonciations.  On  les  présentait  comme  d'in- 
nocenti  passereaux,  fascinés  par  l'astucieux 
serpent  do  Montréal.  On  s'était  dit  :  «  Frappons 
le  chef  et  nous  aurons  raison  de  ceux  qui 
marchent  à  sa  suite.  La  démission  acceptée 
de  Mgr  Bourget  suffit  pour  frapper  de  terreur 
ceux  qui  eussent  voulu  imiter  sa  pieuse  et 
patriotique  bravoure.  Depuis  lors,  le  vaisseau 
qui  porte  la  fortune  du  Canada  s'enfonce  dans 
les  marais  de  l'indifférentisme.  On  a  la  paix  à 
bord,  mais  dans  les  illusions  et  les  défaillances. 
La  vertu  privée  est  sans  nerf,  la  vertu  pu- 
blique n'a  plus  d'objet.  L'histoire  doit,  au  ca- 
lomniateur du  saint  évêque  de  Montréal,  un 
pilori  ;  et  à  Mgr  Bourget  une  couronne  de 
pierres  précieuses. 

Désormais  les  libéraux  vont  mettre  facile- 
ment à  exécution  leurs  funestes  théories.  Par 
mille  et  une  malhonnêtetés,  on  était  parvenu 
à  se  débarrasser   de   l'importante  lettre  des 
évêques  du  Canada.  Un  professeur  de  l'Uni- 
versité-Laval,  nommé  Langelier,  avec  cet  art 
perfide  qu'ont  tous  les  esprits  faux,  poussa  plus 
avant  les  attaques  anti-chrétiennes  de  libéra- 
lisme. La  loi  canadienne,  comme  la  loi  électo- 
rale de  tout  pays,  défendait  l'influence  indue. 
Ce  professeur  entreprit  de  faire  décréter,  par 
sentence  judiciaire,  que  l'influence  indue  doit 
s'entendre  de  l'influence  du  prêtre  comme  tel, 
agissant  dans  l'intégrité  de  son  ministère.  Les 
candidats  peuvent  répandre  au  sein  des  popula- 
tions, les  principes  les  plus  dissolvants  ;  il  peu- 
vent multiplier  les  mensonges  et  les  calomnies  ; 
il  leur  est  permis  d'invectiver,  contre  l'auto- 
rité du  Pape,  des  évêques  et  des  prêtres;  mais 
il  n'est  pas  permis  aux  prêtres  de  prémunir 
les  fidèles  contre  la  perfidie  de    leur  ensei- 
gnement  et   contre   la    perversité    de   leurs 
actes.  C'est  l'application  de  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat.  Sur  le  terrain  civil,  tout 
est  permis  aux  civils  et  les    cléricaux  n'ont 
pas  le  droit  de  s'y  montrer.  Doctrines  et  pra- 
tiques, ici  tout  en   faux,  tout   est    criminel. 
Jésus-Christ    a  envoyé  ses  apôtres  pour  ensei- 
gner les  nations.  La  conversion  des  individus 
est  certainement  l'objet  delà  prédication  apos- 
tolique ;  mais  la  constitution  chrétienne  des 
Etats  doit  en  être  la  conséquence  ;  et  lorsque 
cette  constitution  est  établie,  c'est  le  droit  et 
le  devoir  de  l'Eglise  de  maintenir  dans  la  foi  et 
dans  l'ordre  chrétien,  l'âme  des  fidèles  et  les 
institutions  des  peuples.  Le  prétrequi,  dans  une 
élection,  intime  les  vérités  de  foi  et  les  devoirs 
du  salut,  remplit  fort  à  propos  et  utilement  son 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


397 


devoir.  Refuser  donc  au  prôtre  le  droit  d'en- 
seigner qu'il  pcul  y  avoir  péché  grave  à  suivre 
telle  opinion  politico-religieuse,  c'est  lui  re- 
fuser le  droit  d  enseigner  qu'il  lient  de  Jésus- 
Christ.  Déclarer  que  le  prêtre  qui  ;i  rempli 
fidèlement  son  devoir  sacerdotal  est  justiciable 
des  tribunaux  civils,  c'est  faire  acte  de  persé- 
cution. Confesser  que  la  seule  loi  civile  peut 
diriger  avec  autorité  les  citoyens  dans  les 
affaires  publiques,  c'est  faire  acte  d'hérétique 
et  d'apostat.  Soumettre  à  la  loi  civile  la  loi 
ecclésiastique  et  la  loi  divine,  c'est  n'être 
plus  qu'un  païen  et  un  publicain. 

Or,  ces  insanités  criminelles  furent,  dit-on, 
mais  le  fait  n'est  pas  sûr,  soutenues  par  le  pro- 
fesseur Langelier  et  non  désavouées  par  le 
recteur  de  l'Université-Laval.  De  plus,  elles 
dictèrent  la  sentence  des  tribunaux  ;  trois 
élections  furent  successivement  cassées  pour 
le  fait  d'ingérence  indue  des  prêtres  cana- 
diens. L'approbation  canonique  de  L'Université- 
Laval  intervenant  sur  ces  entrefaites,  il  fut  dit 
que  Pie  IX  approuvait  ces  malversations. 
L'évèque  de  Uimousky,  Mgr  Langevin,  ayant 
protesté  contre  ces  attentats  fut  audacieuse- 
ment  et  impunément  traîné  sur  claie,  par  les 
feuilles  libérales,  et  exécuté  en  effigie.  Le 
frère  de  l'archevêque  de  Québec  intervint, 
dans  ces  tristes  affaires,  pour  soutenir  les 
prétentions  impies  du  libéralisme.  Quant  à 
l'archevêque,  nous  devons  l'en  louer  haute- 
ment, il  n'hésita  pas  à  condamner  son  frère 
et  à  signer  une  déclaration,  portant  que  les 
évêques  protestaient  contre  la  sentence  des 
tribunaux. 

Les  choses  étaient  dans  cette  triste  condi- 
tion, lorsqu'on  apprit,  dans  l'hiver  de  1877, 
que  Mgr  Conroy,  évêque  d'Ardagh,  en  Irlande, 
arrivait  au  Canada,  comme  délégué  du  Saint- 
Siège.  Quelque  compliquées  que  fussent  les 
affaires  du  Canada,  un  délégué  apostolique, 
zélé  et  intelligent,  pouvait  les  régler  facile- 
ment et  avec  sagesse.  Le  délégué  n'avait 
qu'à  affirmer  les  renseignements  de  Pie  IX 
sur  le  libéralisme  et  à  flétrir  avec  énergie 
tout  ce  qui  avait  été  dit,  écrit  et  fait,  au  Ca- 
nada, en  opposition  à  ces  enseignements.  11 
n'était  même  pas  nécessaire  de  désigner  les 
personnes  et  les  partis  ;  il  suffisait  d'affirmer 
hardiment  la  vérité  et  le  droit,  puis  d'ajouter  : 
I'ax  vobiê  !  La  paix,  une  paix  féconde,  eut 
été  rendue  au  Canada. 

Il  en  fut  tout  autrement.  Le  délégué  apos- 
tolique se  promena  d'abord  agréablement 
sans  prendre  aucune  information  ;  il  ne  parut 
viser  qu'à  une  chose  :  faire  croire  que  sa 
mi-sion  devait  obtenir  de  grands  résultats. 
Bientôt  il  fit  voir  patte  blanche,  ou  plutôt 
patte  libérale,  ce  qui  est  tout  le  contraire  de 
la  blancheur.  D'abord,  il  fit  savoir  son  peu  de 
sympathie  pour  les  écrivains  ecclésiastiques 
qui  avaient  soutenu  les  doctrines  romaines; 
il  déclara  même  qu'il  ne  donnerait  pas  la 
main  au  prêtre  Alphonse  Villeneuve,  qui 
■'était  ruiné,  lui  et  sa  famille,  pour  la  défense 
des  enseignements  de  Pie   IX.  A  Québec,  il 


reçut   les  plaintes   des    professeurs  libéi 
Langelier  cl  Plynn,  et,  -ans  exiger  de  rétrac- 
tion, il  abonda  dans   leur  sens   réprouvé.  A 
Montréal,  il  n'écouta  les  défenseui  •  de  la  eau  . 
catholique  que  pour  essayer  de  les  réfuter  et 
de   les  convertir  au   libéralisme.  A    son  avis, 
les    libéraux    canadiens   n'avaient   pas  dn 
de  programme  hostile  à  l'Eglise  ;  c'étaient  des 
agneaux  dont  les  ullramonlains  avaient  eu   le 
tort  de  méconnaître    l'innocence.  En  consé- 
quence, Mgr  Conroy  blâme  les  ullramonlains 
d'avoir  engagé  la  lutte;  ils  auraient,  dû  plutôt 
tourner  leur  ardeur  contre  les  protestants.  Or, 
les   protestants,  à    Québec,    ne    sont    pas    à 
craindre  ;   au  contraire,  les  libéraux   sont   la 
peste  du  pays.  Les  prêtres,  angariés  dans  leur 
parti,  par  là  même  qu'ils  professent  des   idées 
dangereuses  et  travaillent  à  les  répandre, doivent 
être  vigoureusement   combattus,  parce  qu'ils 
produisent   un  scandale  propre  à  séduire  les 
âmes.  Pie  IX  avait  dit,  en  parlant  des  calho- 
liques   libéraux  que  «   s'ils   croient  que    les 
ennemis  de  l'Eglise,  fatigués  par  une  longue 
lutte,  désirent  un  compromis,  alors  ils  se  lè- 
vent, aiguillonnés  par  la  prudence  de  la  chair, 
s'en  prennent   aux  combattants  catholiques, 
accusent  leurs  efforts  d'imprudence,  et  leur 
imposent   silence,    afin    qu'il    n'y   ait  point 
d'obstacle   à   la  fausse  paix  qu  ils  cherchent 
ardemment  ».  Mgr  Conroy,  comme  s'il  se  fût 
donné  la  tâche  de  faire  le  contraire,  blâma 
Mgr  Bourget  sans  examiner  ses  actes  ;  blâma 
les  écrivains  catholiques  et  voulut  les  empê- 
cher d'écrire,  prohibition  absolumenteontraire 
à  toutes  les  recommandations  de  Pie  IX.  En 
même  temps,  cet  évêque  irlandais  faisait  si- 
gner aux  évêques  du  Canada  une  lettre  par  la- 
quelle on  paraissait  laisser  tomber  la  lettre  du 
11    septembre   1875,   lettre   par  laquelle   les 
évêques  canadiens  avaient  prévenu  les  fidèles 
contre  les  embûches  du  libéralisme.  Pour  cou- 
ronner son  œuvre,  Mgr  Conroy   s'abstint  de 
régler  les  difficultés  pendantes  entre  l'évèque 
de   Montréal   et    Saint-Sulpice.   Par    contre, 
opinant  à  faux  dans  le  sens  du  monopole,  tou- 
jours stérile,  parce  qu'il  lue  toute  concurrence, 
il  se  hâta  d'organiser  à  Montréal   une  succur- 
sale de  l'Université-Laval.  Mgr  Conroy  avait 
été  vain,  il  se  perdit  à  la  fin  dans  l'opinion 
du   clergé  et  de  tous  les  hommes  bien  pen- 
sants ;  et,  réserve  faite  de  ses  intentions,  il  est 
permis  de  dire  qu'il  ne  passa  au  Canada  que 
comme  un  complice  du  libéralisme,  ou  comme 
un  étourdi,  en  tout  cas,  comme  un  fléau. 

Deux  autres  choses  préoccupaient  les  catho- 
liques: le  Conseil  de  l'Instruction  publique  et 
les  biens  des  Jésuites. 

Les  catholiques  ne  blâmaient  certes  pas  le 
gouvernement  de  sa  sollicitude  pour  les 
écoles.  Les  dépenses  faites  pour  l'instruction 
publique  obtenaient  plutôt  leur  reconnais- 
sance. Mais  ils  remarquaient  avec  peine 
d'abord  la  tendance  de  l'Université-Laval  à  se 
constituer  un  monopole  étranger,  sinon  con- 
traire, à  toutes  les  traditions  de  l'Eglise.  En 
matière  d'enseignement,  l'Eglise  s'est  toujours 


398 


HISTOIRE  DNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


plu  à  multiplier  les  centa  lire  jouir  d'in- 

dépendance les  loyers  de  lumière  el  ft  susciter, 
par  In  concurrence,  les  efforts  les  plus  géné- 
néraux.  Le  monopole,  au  contraire,  est  oom- 
munémenl  une  création  hostile  à  l'Eglise,  un 
piège  contre  la  liberté,  une  arme  aux   mains 
de  la  tyrannie.  On  ne  conçoit  pas  que  ce  qui  a 
été  mauvais  partout  ailleurs  devienne  bon  au 
Canada.  D'autant  que  la  tendance  du  gouver- 
nement est  précisément  en  laveur  de  la  laïcisa- 
tion   des    écoles,    c'est-à-dire     de     la    pensée 
franc-maçonne   la  plus    terriblement  efficace 
contre  l'enseignement  de  l'Eglise.  Les  surin- 
tendants Meilleur,  Chauveau,  Ouimet   suivent 
successivement    cette    pensée  de  laïcisation  ; 
ils  osent  se  croire  catholiques,  quand  ils  agis- 
sent en  plagiaires  des  Duruyetdes  Ferry  et  de 
tous  les  plus  enragés  rationalistes.  Au  Canada, 
il  est   vrai,  il  y  a  des  prêtres   à  la  tète  des 
écoles  normales  qui  forment  les  instituteurs 
laïques  ;  el  les  évoques  ont  place  au  conseil 
supérieur  de   l'institution   publique.  Or,  on  a 
pu  remarquer,  en  France,  que  tous  ces  prêtres, 
cnnagés  dans  les  établissements  universitaires, 
étaient  plutôt  des    prêtres  qui   se  pervertis- 
saient, que  des  prêtres  qui  exerçaient  un  utile 
apostolat,  interdit   d'ailleurs  par  la  loi.  Ces 
prêtres  étaient  plutôt  des  transfuges  ;  ils  co- 
loraient, comme  font  encore   les  aumôniers, 
aux  yeux  des  populations,  sans  défiance,  les 
lycées  d'un  vernis  qui  dissimule  leur  corrup- 
tion. Quant  à  la  place  des  évoques  au   conseil 
supérieur,  elle  leur   est   donnée   par  l'Etat  ; 
elle  pourra  être  retirée  de  même.  L'évêque  est, 
de  droit  divin,  le  surintendant  de  l'instruction 
publique  ;  son  devoir  est  de  la  surveiller,  de 
la  contrôler,  de  la  diriger,  au  besoin,  de   la 
contenir.  En  consentant  à  le  faire  au  nom   de 
l'Etat,  il  ne  paraît  plus  le  faire  au  nom  de 
l'Eglise,  et  si  la  roue  de  fortune   tourne  dans 
le  sens  révolutionnaire,  il  sera   dépouillé  par 
l'Etat  de  son  pouvoir  essentiel  d'évéque,  ou, 
du  moins,  l'Etat  en  gênera  l'exercice.  L'expé- 
rience prouve  qu'il  vaut  mieux,  pour  l'évêque, 
garder  son  droit  apostolique  et  l'exercer  que 
de  l'engager  et  le  compromettre  dans  des  con- 
seils supérieurs,  où  il  n'est  plus  que  l'égal  de 
ses  sujets,  à  la  fin  leur  victime. 

La  question  des  biens  des  Jésuites  se  réfère 
aux  biens  possédés  par  la  Compagnie  à  l'époque 
de  sa  suppression,  biens  dont  le  gouvernement 
a  aujourd'hui  la  libre  disposition  avec  le  plein 
consentement  de  la  couronne  qui  les  avait 
confisqués.  Ces  biens  s'élèvent,  au  minimum, 
à  cinq  millions  de  dollars  ou  vingt  millions 
de  francs.  Comme  les  litres  authentiques, 
tous  conservés  et  même  souvent  con-ignés 
dans  des  actes  officiels,  en  font  foi,  presque 
tous  ces  biens  ont  été  autrefois  achetés  par 
les  Jésuites  ou  reçus  en  reconnaissance  pour 
services  rendus.  Une  faible  partie  seulement 
avait  été  donnée  pour  les  écoles  des  missions, 
c'est-à-dire  pour  l'instruction  élémentaire,  et 
surtout  pour  l'instruction  religieuse.  Les  Jésui- 
tes étaient  spécialement  autorisés,  par  bref  pon- 
tifical, à  réclamer  ces  biens  au  nom  du  Saint- 


Siége,  depuis  quatorze  ans,  spécialement  par 
mite  de  l'opposition  de  l'archevêque  de  Qué- 
bec, sur  qui  s'e^t  appuyé   le  gouvernement 

pour  ajourner  celle  restitution  à  des  temps 
indéfinis.  Aujourd'hui,  l'Université-Lâval  tia- 
raille,  avec  l'archevêque,  à  obtenir  ces  bi< 
Hcs  Jésuites  pour  son  caravansérail  univei 
taire.  Ce  trait  peint  bien  l' Université-Laval  et 
montre  ce  qu'il  faut  entendre  et  espérer  de 
consciences  qui  ne  comprennent  même  pas 
l'axiome  de  droit  :  lies  clamât  Domino. 

La  question  universitaire,  l'influence  indue, 
les  biens  des  Jésuites,  la  Laïcisation  des  écoles, 
la  diffusion  du  libéralisme  sont  encore  à 
l'ordre  du  jour.  La  conclusion  à  tirer  de  ce 
qui  précède,  c'est  que  le  Saint-Siège  doit  in- 
tervenir au  Canada  et  régler  toutes  les  affaires, 
surtout  en  condamnant  les  erreurs  qui  créent 
d'insolubles  difficulté-.  Les  partis  n'y  font 
rien  ;  que  l'erreur  soit  condamnée  indistinc- 
tement :  là  est  le  salut  de  la  société  cana- 
dienne. 

Que  toutes  les  erreurs  libérales,  signalées 
par  Pie  IX,  soient  condamnées  au   Canada; 

Que  les  principes  de  la  réforme  chrétienne 
de  l'enseignement  soient  mis  en  vigueur; 

Que  l'autorité  religieuse  ^oit  affirmée  hau- 
tement à  propos  de  la  visite  des  écoles,  du 
choix  des  livres  et  de  tout  ce  qui  concerne 
l'enseignement  de  la  religion  ; 

Que  les  hiens  des  Jésuites  soient  restitués  à 
leurs  légitimes  propriétaires  ; 

Que  Montréal  ait  son  Université  indépen- 
dante et  que  Laval  soit  définitivement  et  sans 
retour  une  Université  catholique,  par  son 
principe,  par  son  esprit  et  par  son  personnel; 

Que  l'autorité  des  évêques  s'exerce  selon 
les  règles  lumineuses  et  vivifiantes  du  droit 
canon  ; 

Que  l'autorité  civile  soit  subordonnée  à  l'au- 
torité religieuse,  comme  la  fin  de  l'Etat  doit 
être  subordonnée  à  la  fin  de  l'Eglise. 

Alors  l'Eglise  étendra  ses  conquêtes  au  Ca- 
nada ;  autrement  elle  perdra,  par  l'effet  dis- 
solvant du  libéralisme,  toute  vertu  privée  et 
publique,  parce  que  le  libéralisme  n'est  autre 
que  le  protestantisme  social,  spécialement 
formé  par  le  démon,  pour  la  destruction  des 
peuples  chrétiens. 

En  relisant  ces  pages  pour  les  envoyer  à 
l'imprimerie,  nous  déclarons  qu'elles  sont 
écrites  depuis  douze  ans.  Nous  avions  com- 
posé ce  chapitre  après  plusieurs  conversations 
avec  des  Canadiens,  fortune  rare  en  France  et 
qui  nous  parut  offrir,  à  l'exactitude  de  ces  in- 
formations, toute  garantie.  Nous  sommes  sûr 
d'avoir  reproduit  exactement  les  communica- 
tions de  nos  interlocuteurs  ;  nous  n'avons 
comme  gage  de  la  vérité  de  leurs  paroles, 
que  l'honorabilité  de  leurs  personnes  ;  mais 
nous  y  croyons  si  fort  que  nous  n'hésitous  pas 
à  rendre  publiques  ces  pages. 

D'autre  part,  uous  avons  lu,  dans  un  ou- 
vrage sur  les  Laurentides,  que  les  Canadiens, 
ces  dignes  fils  des  Normands,  sont  les  plus 


LIVRE  QUATRE-YINGT  Q1  A  ron/ii.MK 


vi  nuls  chicaneurs  du  monde.  Ces  pages  en 
Fournissent    une   nouvelle  preuve  ;  loi  Cane 

(liiiisx.nl  divisés  entre  eux  cl  M  rucnl  a  de 
mutuelles  funérailles.  Le  paye  esl  jeune  en- 
core ;  les  passions  y  sont  vieilles.  Nous  Ba- 
sons d'ailleurs  que  l'historien  ne  dait  rien  dire 
de  Taux,  el  ne  doit  rien  taire  de  vrai.  Noos 
ignorons  moins  encore  qu'a  celle  distance,  il 
est  facile  de  s'abuser;  la  sagesse  des  Dations 
nous  a  appris  qu'il  y  a  péril  a  inellrc  la  main 
entre  l'écorce  et  l'arbre.  Malgré  tout,  noire 
notre  devise  est  :  En  avant  toujours. 

Douze  ans,  c'est  presque  ce  que  Tacite  ap- 
pelle le  grand  espace  d'une  rie  mortelle;  le 
comte  de  Maistre  nous  dit,  à  l'encontre, 
qu'une  vie  d'homme,  ce  n'est,  dans  la  vie 
d'un  peuple,  qu'une  minute.  Dans  c  s  douze 
années,  dans  cette  minute  nous  avons  à  signa- 
ler la  situation  du  pays,  les  mouvements 
d'opinion,  le  changement  de  personnages  et 
les  quelques  faits  qui  fournissent  matière  à 
chronique. 

Le  Canada,  cédé  par  la  France  à  l'Angle- 
terre, était  un  pays  catholique  tombé  sous  un 
gouvernement  he'rétique  et  schismatique. 
L'acte  de  cession  avail  stipule'  en  faveur  des 
droits  de  la  créance  et  des  prérogatives  de 
l'Eglise;  en  retour,  les  indigènes  devaient  se 
conduire  en  loyaux  sujets  de  l'Angleterre.  Le 
gouvernement  britannique  ne  fit  pas,  de  son 
fanatisme,  un  objet  d'exploitation  ;  les  Ca- 
nadiens ne  manquèrent  pas  davantage  au 
respect  du  drapeau  qui  les  abritait.  «  La 
loyauté  des  évêques  et  des  prêtres  canadiens- 
français,  s'écrie  Mgr  Bégin,  elle  est  écrite  en 
lettres  d'or,  en  traits  de  feu,  dans  les  fastes 
de  l'histoire,  et  tous  les  souverains,  tous  leurs 
représentants  qui  se  sont  succédés  ici  depuis 
la  cession  du  Canada  à  l'Angleterre,  —  même 
ceux  d'entre  ces  derniers  contre  lesquels  il  a 
fallu  lutter  également  pour  la  défense  des 
droits  les  plus  légitimes,  —  tous  leur  ont 
rendu  le  plus  légitime  et  le  plus  cordial  té- 
moignage. »  En  preuve,  l'archevêque  de  Qué- 
bec cite  les  évêques  Briand,  Denaut,  Pless-is, 
Panet,  Sinay,  Taché,  Lartigue  et  Baillargeon. 
Et  pour  prévenir  toute  contestation  de  cet  ar- 
gument, la  Semaine  religieuse  de  David  Gos- 
selin  cite  les  dates,  les  actes  épiscopaux  et 
les  textes,  magnifiques  témoignages  de  la 
loyauté  des  Canadiens  français.  Pour  con- 
clure, le  prélat  rappelle  que  lui-même,  dans 
la  chaire  de  la  cathédrale  de  Reims,  au  cen- 
tenaire de  Clovis,  a  dit  :  «  Tout  en  conservant 
de  l'affection  pour  notre  ancienne  mère  pa- 
trie, nous  sommes  heureux  de  vivre  à  l'ombre 
du  drapeau  britannique  ;  nous  habitons  une 
des  contrées  les  plus  libres  de  la  terre.  » 

Cette  fidèle  allégeance  ne  permit,  au  peuple 
anglais,  contre  les  Canadien?,  aucune  persé- 
cution violente,  ni  religieuse,  ni  politique; 
maie  la  juxtaposition  des  vaincus  et  des  vain- 
queurs, par  suite  de  l'opposition  de  leurs 
('r'  i    ne    pouvait    pas   s'ellecluer   sans 

heurt.  Le  peuple  canadien  venait  de  naître, 
par  la  prédication  et  le  martyre  des  mission- 


naires catholiques;  il  l'était  formé  par  rap- 
port d'un  élément  françaî  ,  qui  B'étail  infl 

dans  l'élément    sauvage,   pour    le  -u hordonii'  r 
el.    l'assimiler.    \    la   ces-ion    en    17j6I,    l'admi- 

nisiiaiion  française  disparaissant,  il  ne  res- 
tait   plus,    au    Bai  Canada,  que   la    population 

française,  distribuée  en  paroisses,  gouvernée 
pai  ses  curés.  L'administration  anglaise  'le- 
vait respecter  el  respecta  cet  état  de  ehoai 
par  le  fait,  elle  introduisait  avec  elle  \u\  nou- 
vel élément,  L'élément  protestant.  Des  lors,  il 
y  eut,  dans  la  province  de  Québec,  à  coté  de 
catholiques,  tous  travailleurs,  des  protestants: 
le  crédit  du  gouvernement  et  leur  condition 
personnelle  constituait,  avec  les  catholiques, 
un  état  de  nécessaire  rivalité.  Quand  la  foi  est 
Vive,  qu'elle  sait  vaincre  les  passions,  elle  peut 
rendre  cet  ordre  pacifique  ;  à  la  longue,  il  est 
difficile  qu'il  ne  se  produise  pas  quelque  dis- 
sentiment. 

Après  les  troubles  de  1837,  l'idée  vint,  au 
gouvernement,  pour  faire  perdre  à  la  pro- 
vince de  Québec  son  caractère  catholique  et 
français,  de  Vunir  politiquement  à  la  province 
protestante  et  fanatique  d'Ontario.  c<  L'union 
n'ayant  pas  produit  tout  le  résultat  qu'on  en 
attendait,  et  l'antagonisme  allant  toujours 
croissant,  dit  Laverdière,  on  imagina  un  nou- 
veau système  de  gouvernement,  qui  put  lais- 
ser, à  chaque  province,  le  maniement  direct 
de  ses  propres  affaires  et  assurer  à  toutes  les 
avantages  que  procure  toujours  l'union  des 
forces.  »  Au  contraire  de  l'union,  cette  confé- 
dération avait  été  consentie  par  les  chefs  ca- 
nadiens français.  Mais  les  Anglais  se  promet- 
taient de  trouver,  dans  cette  machine,  un 
moyen  de  prendre,  aux  Québecquois,  leur  re- 
ligion, leur  langue  et  leur  autonomie  pro- 
vinciale, ou  du  moins  un  instrument  pour  y 
pratiquer  de  larges  brèches.  Si  Québec  eût  été 
aussi  près  que  Dublin,  il  fût  devenu  la  capi- 
tale d'une  seconde  Irlande.  L'éloignement  et 
la  forme  fédérative,  peut-être  aussi  le  progrès 
des  idées  et  l'expérience,  amenèrent  une  po- 
litique coloniale  plus  large,  et,  dans  le  bon 
sens  du  mot,  plus  libérale.  Relativement  il  en 
résulta  d'abord  quelque  avantage  pour  la  re- 
ligion et  les  libertés  du  Bas-Canada.  Mais  il  y 
a,  au  fond  des  choses,  un  dessein  hostile  ;  et 
si  avant  que  ce  complot  soit  enfoui,  il  doit 
toujours  se  manifester  quelque  part  et  à  cer- 
tain délai.  Peut-être  n'est-il  pas  téméraire  de 
croire  que  le  voisinage  de  la  grande  répu- 
blique est  pour  quelque  chose  dans  les  con- 
seils de  la  sagesse  du  gouvernement  métro- 
politain. S'il  plaisait,  en  effet,  aux  popula- 
tions, d'appeler  l'Amérique  à  leur  secours,  et 
s'il  plaisait  aux  Américains  de  s'annexer  le  Do- 
minion anglais  jusqu'à   la  baie  d'IIudson,  il 

ait  difficile  à  l'Angleterre  d'empêcher  cette 
de'chirure  de  son  empire. 

Mais,  à  défaut  de  la  persécution  positive, 
les  Canadiens  n'ont  su  que  trop  épuiser  leurs 
forces  dans  les  divisions.  Les  idées  libérales 
et  les  préjugés  gallicans  y  prédisposaient  le 
clergé  ;  les  partis,  avec  leurs  ténèbres  et  leur 


•il  10 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  I  ATllOLiM  E 


égoïsme,  y  précipitèrent  Les  laïques.  Dans  un 
pays  où  les  populations  sont  foncièrement 
catholiques,  on  vit  des  partis  écarter  l'idée 
de  former,  avec  la  province  de  Québec,  un 
état  indépendant  et  mettre,  à  son  expansion, 
de  ridicules  obstacles.  La  lorlunc  de  l'avenir, 
par  exemple,  est  dans  l'accroissement  de  la 
population,  et  la  natalité  de  la  race  justifie, 
sous  ce  rapport,  toutes  les  espérances.  Un 
appoint  sérieux  eut  pu  advenir  par  la  coloni- 
sation et  l'exploitation  de  la  forêt.  Or,  la  forêt 
fut  livrée  à  de  gros  marchands  de  bois,  qui 
l'exploitent  au  mieux  de  leurs  intérêts,  sans 
doute,  mais  qui  l'exploitent  au  détriment  de 
l'Etat  et  en  cre'ant,  à  la  colonisation,  les  plus 
malheureux  obstacles.  Un  prêtre  s'était  ren- 
contré, qui  possédait,  pour  ce  patriotique  tra- 
vail, quelque  génie.  On  le  bombarda  député 
ministre,  bien  qu'il  ne  fût  ni  l'un  ni  l'autre  ; 
l'Eglise  lui  décerna  la  prélature  ;  mais  Mgr  La- 
belle  ne  fut  qu'un  heureux  accident. 

Depuis  trente  ans,  au  Bas  Canada,  l'esprit 
de  parti  se  met  au-dessus  de  tout.  Dieu,  la 
religion,  l'Eglise  passent  bien  après  le  parti. 
C'est  une  véritable  idolâtrie.  Je  me  demande 
comment  des  hommes  qui  sont,  en  leur  privé, 
bons  chrétiens,  peuvent  ne  pas  voir  qu'il  y  a, 
dans  leur  fait,  un  équivalent  d'apostasie.  Les 
commandements  de  Dieu  et  de  l'Eglise 
règlent,  sans  contredit,  notre  conduite  pri- 
vée ;  ils  ne  laissent  pas  l'ordre  public  à  l'om- 
nipotence des  nations.  Il  y  a  un  Christ  social  ; 
un  Evangile  social  ;  une  Eglise  sociale,  et  ce 
n'est  pas  seulement  un  idéal  qui  doit  miroiter 
sous  nos  yeux,  c'est  une  réalité  qui  s'est  in- 
carnée, pendant  mille  ans  et  plus,  dans  la  ci- 
vilisation des  temps  chrétiens.  Vous  devez 
concourir  librement  à  cette  réincarnation  de 
l'Evangile,  sur  les  rives  du  Saint-Laurent.  La 
race  française  a  été  transportée  dans  vos 
froides  régions,  pour  pénétrer,  comme  un 
coin  de  fer,  dans  le  protestantisme  anglo- 
saxon  et  pour  faire  s'irradier  le  christianisme 
jusqu'à. la  baie  d'Hudson.  Si  vous  abdiquez 
cette  mission  providentielle,  le  métropolitain 
ou  le  voisin  vous  ramasseront  un  jour  comme 
une  chose  sans  raison  d'être,  appoint  sortable 
de  quelque  grande  puissance. 

Cet  épouvantable  scandale  des  partis  cana- 
diens provient  d'idées  fausses.  Les  idées  fausses 
du  gallicanisme  épiscopal  et  parlementaire, 
devenues  programme  du  libéralisme,  favo- 
risent absolument  celte  doctrine  funeste  de 
séparation.  Des  chrétiens  se  croient,  comme 
citoyens,  en  droit  d'abonder  en  ce  sens,  de  se 
dire  bleus  ou  rouges  sans  savoir  si  ces  cou- 
leurs se  concilient  avec  le  Credo.  On  les  laisse 
dire  et  faire  sans  susciter,  au  nom  de  la  reli- 
gion, aucun  obstacle.  Or,  un  théologien  a  pu- 
blié, en  latin,  trois  volumes  où  il  expose  que 
l'Eglise  réprouve  cette  promiscuité  sacrilège 
et  énumère  les  moyens  de  lui  créer  des  obs- 
tacles. 

Dans  une  Eglise  fermée,  il  peut  se  produire 
une  stagnation  d'idées  vieilles.  Ce  péril  ne 
paraît  pas  à  craindre,  pour  le  Canada,  depuis 


que  ses  fils  ont  pris  le  chemin  de  Itome,  les 
une,  pour  y  verser  du  sang,  les  autres  pour 
en  rapporter  des  semences  de  résurrection  ou 
plutôt  de  surélévation.  Je  me  suis  demandé 
si  la  divine  Providence  n'avait  pas  dirigé,  de 
ce  côté  là,  dom  Benoît,  l'auteur  de  quatre 
volumes  contre  le  libéralisme,  pour  lui  ali- 
gner, sur  les  rives  du  Saint-Laurent,  une 
œuvre  d'apostolat. 

Pour  le  salut  du  pays,  il  faut  demander,  à 
Dieu,  la  résolution  des  vieux  partis.  Ces  par- 
lis,  également  libéraux,  avec  des  nuances  di- 
verses et  un  dosage  différent,  sont  plus  ou 
moins  des  partis  du  mort.  Espérer  s'en 
saisir  est  une  illusion  ;  croire  qu'on  peut  les 
désinfecter,  est  une  autre  vaine  créance.  Le 
virus  du  poison,  même  à  dose  infinitésimale, 
est  toujours  là  ;  il  emprunte  aux  circonstances 
plus  ou  moins  d'àcreté,  il  est  toujours  nuisible 
et  certainement  inéliminable. 

Des  publicistes  ont  émis  l'idée  de  la  forma- 
tion d'un  nouveau  parti,  nationaliste  par  son 
objet,  catholique  par  sa  foi,  faisant  sa  poli- 
tique par  le  service  de  la  religion  et  la  sou- 
mission à  l'Eglise.  On  croit  à  cette  nécessité  ; 
on  s'y  dérobe  en  parlant  des  obstacles.  Nous 
périssons,  mais  il  n'y  a  rien  à  faire.  C'est 
du  pur  fatalisme.  Montalembert  et  Yeuillot 
étaient,  à  eux  deux,  le  parti  catholique,  et  ils 
ont  fini  par  entraîner  la  masse.  Aide-loi,  le 
ciel  t'aidera. 

Au  Canada,  deux  faits  réjouissent  l'àme 
chrétienne  :  la  restitution  des  biens  des  Jé- 
suites et  l'envoi  d'un  nonce  apostolique. 

Après  l'anéantissement  des  Jésuites  par  Clé- 
ment XIV,  le  décret  de  dissolution  n'avait  pas 
été  publié  partout  et  sa  publication  était  une 
condition  sine  aua  non  de  son  application  con- 
crète. En  Prusse  et  en  Russie,  par  exemple, 
le  grand  Frédéric  et  Catherine  la  Grande, 
aussi  grands  tous  les  deux  par  leurs  vices  que 
par  leurs  vertus,  avaient  eu  pourtant  l'esprit 
de  garder  la  graine  de  Jésuites  pour,  plus 
tard,  en  ensemencer  l'univers.  Au  Canada, 
l'Angleterre,  fanatisée  par  le  No  popery, 
avait  laissé  en  paix  les  Jésuites.  Les  Jésuites 
continuèrent  leur  ministère  dans  les  écoles  et 
dans  les  paroisses  ;  comme  ils  n'avaient  plus 
la  facilité  de  se  recruter,  ils  finirent  par 
s'éteindre.  Leurs  biens  ne  furent  pas  volés, 
comme  ailleurs  ;  mais  ils  tombèrent  en  déshé- 
rence. Le  gouvernement  eut  pu  les  tenir 
comme  biens  d'aubaine  libre  et  se  les  attri- 
buer ;  il  se  contenta  de  les  garder  pour  les 
Jésuites  à  venir.  C'était  justice  :  exemple  de 
probité,  je  ne  dis  pas  rare,  mais  unique  au 
monde  ;  et  c'est  un  grand  honneur  pour  le 
Canada,  que,  pour  des  biens  de  Jésuites,  il 
ne  se  soit  trouvé,  ni  dans  les  conseils,  ni  au 
gouvernement,  personne  pour  conseiller  ou 
perpétrer  ce  vol,  espèce  de  péché  mignon  de 
tous  les  gouvernements  d'Europe  et  d'Amé- 
rique. 

Les  Jésuites,  longtemps  absents,  finirent 
par  reprendre  le  chemin  du  Canada.  Leurs 
biens  étaient  encore  là  :  ils  les  avaient  acquis, 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈME 


401 


i  omme  tout  le  monde,  par  achat,  conlrear- 
genl  ;  ou  par  une  libre  attribution,  mais 
comme  prix  de  services  rendus;  ou,  enfin, 
comme  don  pur,  conféré  en  esprit  de  foi.  Sui- 
vant une  formule  qui  m'est  suggérée  par  un 
mot  spirituel  d'Alphonse  Karr,  les  biens  des 
Jésuites  sont  les  biens  des  Jésuites  ;  ils  ap- 
partiennent aux  Jésuites  et  à  personne  autre  ; 
et  personne,  ni  particulier,  ni  corporation,  ni 
gouvernement  uo  peut,  à  peine  de  vol,  se  les 
attribuer  licitement.  Le  bien  d'autrui,  s'il  est 
abandonné  sur  la  grande  route,  exerce,  vous 
le  devinez,  sur  le  commun,  une  grande  puis- 
sance de  se. ludion.  L'Université,  el  je  ne  sais 
quelle  autre  corporation,  couvait  des  yeux  les 
biens  des  Jésuites,  el  volontiers  eut  étendu 
sur  eux  sa  griffe,  sauf  à  la  laisser  empêtrée 
dans  celte  laine,  ce  qui,  d'ailleurs,  eut  été 
un  profit.  Au  Canada,  comme  partout,  il  ne 
manque  pas  de  braves  gens,  incapables  de 
voler  un  mouchoir  ou  un  porte-monnaie, 
mais  qui,  voyant  partie  prenante  pour  les 
biens  des  Jésuites,  branlaient  la  têle  avec  un 
air  de  profondeur  el  disaient  que  c'était  la 
une  affaire  de  haute  importance  et  d'une  par- 
ticulière difficulté.  La  difficulté  n'était  pas  de 
les  rendre,  puisque  les  Jésuites  étaient  là  et 
réclamaient  leur  bien  ;  la  difficulté  élait  de 
les  prendre,  de  tondre  les  Jésuites  sans  les 
faire  crier. 

L'affaire  se  lanternait   depuis   longtemps  ; 
elle  allait  de  Caïphe  à  Pilate,  sans  se  tirer 
d'épaisseur,   lorsque    Honoré   Mercier   devint 
premier  ministre  de  la  province  de  Québec. 
Mercier  était  un  homme  de  talent,   un   bon 
chrétien;  il  avait  été  libéral,  il  était  devenu 
nationaliste  ;  sauf  un  faible,  commun  à  beau- 
coup d'au'res,   il  élait  quelqu'un.  En   sa  qua- 
lité d'avocat,  il  parlait  fut t  bien;    dans   un 
voyage  qu'il  fit  en  France,  fêté  par  les  catho- 
liques  de  marque,   il   parla  dans   toutes    ces 
fêles,  non  seulement  sans  faite  de  faute,  mais 
en  disant  juste  ce  qu'il  fallait  dire.  Ce   n'était 
pas  un    moulin   à    paroles,   comme    Laurier, 
dont  l'abondance  oratoire  n'a  d'égale  que  la 
faiblesse  de  caractère.  Mercier,  ai-je  dit,  avait 
aussi  sa  faiblesse  qui  consistait  à  subir  le  joug 
du  libéralisme  et  de  s'en  faire  comme  un  litre 
a  la  distinction.  Or,  le  libéralisme  ne  dit  pas 
précisément  que  rien  n'est  légitime  ;  il  dit,  au 
contraire,  que  tout  est  légitime,  le  mal  comme 
le  bien,  el.  lorsqu'un  esprit  se  heurte  à  cette 
promiscuité,  il  ne  sait  plus  ni  quoi  penser,  ni 
que  faire.  Dans  son  esprit,  se  rencontrent  des 
lumières  contradictoires;  dans  son  cœur,  des 
sentiments   opposés  ;    comme    conclusion,    il 
s'abstient  d'azir  ou,  s'il  agit,  c'est  mollement. 
L'est  par  là  que  le  libéralisme  est  le  fléau  et 
comme  l'anal  hème  contre  les  grandes  âmes. 
Mercier  avaitcommer.ee  par  faire  rendie, 
aux  Jésuites  canadiens,  la  personnalité  civile; 
après  leur  avoir  conféré  l'habilité  juridique, 
il   voulut  rendre   leurs  biens.   C'est    ici    qu'il 
rencontra,  autour  de  lui,  un  amoncellement 
de  toiles  d'araignées;  plus  il  en  abattait,  plus 
il  s'en  formait  ;  il  courait  risque  d'être  suflo- 


T.    XV. 


que  par  la  poussière,  lié  dans  \<  -  toiles   el 
dévoré  par   les  filles   d  Arachné.   Kn    habile 
homme,  le  premier  ministre  se  dirigea  vi 
la  ville  éternelle  ;  il  oubliai!  que  Rome  est  le 
centre  de  répercussion  de  ions  les  bruits  du 

momie.  A  la  vérité,  l.amarlme  dit  que  lou- 
es bruiis  viennent  à  Home,  pour  y  mourir; 
c  est  le  cunlraire  de  la  vérité  ;  il-  y  viennent 
pour  y  prendre  une  vie  qu'ils  ne  méritent, 
point  et,  giâce  aux  complicités,  parfois  ils 
triomphent  du  droit  ou  causent  a  la  |u-iice 
des  torts  provisoires.  Mercier  était  homme 
ne  poinl  redouter  ces  faiblesses. 

Je  trouve  dans  nies  papiers  et  je  reproduis 
textuellement  une  note  où  le  lecteur  retrou- 
vera aisément  le  caractère  de  celte  négocia- 
tion. 

Note  sur  la  visite  que  fit  le.  R.  P.  Turgeon, 
recteur  du  collège  Sainte-Marie,  à  l'hon.  II.  Mer- 
cier, premier  ministre,  à  son  retour  de  Home, 
le  17  mars  18H8. 

Après  les  félicitations  d'usage,  M.  Mercier 
nous  parla  de  sa  visite  à  Home.  11  avait 
d'abord  rencontré  plusieurs  cardinaux  et 
causé  longuement  et  souvent  avec  le  Père 
Lopinlo.  11  obtint  facilement  une  audience 
du  S.  Père,  qui  le  reçut  avec  des  marques 
non  équivoques  de  bienveillance.  Le  S.  Père 
félicita  M.  Mercier  d'avoir  obtenu  la  recon- 
naissance civile  aux  Jésuites  du  Canada,  en 
lui  disant  qu'il  avait  été  un  exemple  aux  gou- 
vernements, surtout  dans  leurs  relations  avec 
les  ordres  religieux.  Le  S.  Père  regrette  le 
différend  qui  existe  entre  le  premier  et  le  car- 
dinal Taschereau,  mais  S.  S.  espère  qu'il  n'y 
aura  aucune  suite. 

M.   Mercier  avait  entamé  la  question  des 
«  Biens  »,  quand  le  S.  Père  dit  que  cela  re- 
gardait la  Propagande.  Après  un  moment  de 
silence,  le  S.   Père  reprend  :  Que  feriez-vous 
dans  celte  question?  —   Ce  que    voudra   le 
Saint-Siège.  —  Ah  !   ainsi  vous   seriez  prêt  à 
donner  ces  biens  à  ceux   que  le  Saint-Siège 
indiquerait.  — -  (Jui,  S.  Père,  mais  à  une  con- 
dition. A  ce  mot  le  Pape  se  sentit  piqué  visi- 
blement.   —    Mais    à    quelle    condition?    — 
S.  Père,  vous   la   trouverez  bien   juste  quand 
vous   la   connaîtrez  :    à   la    condition    que    le 
gouvernement  recevra  une  quittance    signée 
par  les  Jésuites,  maintenant  reconnus  civile- 
ment   et    seuls    propriétaires   de    ces    biens, 
comme  suc'  esseurs  des   anciens  Jésuites.  Le 
Pipe,  montrant  par  la  qu'il  est  homme  d'Etat, 
lui  répondit   que   la  condition  était  en  effet 
juste  et  raisonnable.  Seriez-vous  prêt,  vous, 
monsieur  l«  ministre,  à  régler  cette  question? 
—  Oui,  quand  le   S.  Père   voudra.  J'ajouterai 
que  cette  question  doit  être  réglée  au  plus  tôt, 
et  je  me  sens  la   force  de  la  régler,  et  je  ne 
sais  si  mes  prédécesseurs  pouvaient  en  dire 
autant.  Dans   tous  1rs  cas,  j'ai  pour  les  Jé- 
suites un  dévouement   que  d  autres  n'ont  pas, 
car  ce  sont   mes   maîtres,   mes  professeurs  et 
je  les  aime.  De  plus  j'arrive  celt>-  année  avec 
un  surplus  considérable,  et  jamais  le  gouver- 
nement n'aura  eu  une  meilleure  chance   de 

26 


402 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATH0LIQ1  I. 


rembourser  celte  somme.  T.  S.  Père,  per- 
mellez-moi  cependant  de  faire  remarquer  à 
Votre  Sainteté  que  je  suis  ici  le  débiteur  du 
,i  Siège;  ce  n'est  pas  à  moi  ;'•  presser  le 
Saint-Siège  à  exiger  le  paiement.  Si  le  Saint- 
Siège  m'autorise  à  garder  l'argent  en  sûreté 
de  conscience,  je  ne  m'y  oppose  pas.  Mon 
seul  but  dans  la  démarche  que  je  l'ai  s  en  ce 
moment,  est  d'accomplir  un  acte  de  justice.  — 
Donnez  ces  arguments  au  cardinal  Siméoni. — 
Je  l'ai  d'jà  fait,  S.  Père.  Je  demande  encore 
à  Votre  Sainteté  de  n'avoir  pas  à  agir  avec  des 
étrangers  dans  cette  question,  mais  avec  des 
Pères  Canadiens.  Le  pays  craindra  moins  que 
l'argent  restitué  ne  passe  dans  des  mains 
étrangères,  Enfin,  si  la  question  se  règle, 
Votre  Majesté  voudra  bien  ne  pas  attendre  le 
moment  des  élections  générales. 

M.  Mercier  demande  alors  au  S.  Père  l'au- 
torisation de  vendre  le  terrain  du  vieux  collège 
des  Jésuites  à  Québec,  et  d'en  lasser  le  prix 
en  dépôt  pour  être  distribué  ensuite  selon  les 
vues  du  Saint-Siège.  Le  Pape  répondit  que 
c'était  une  allaire  de  chancellerie. 

A  propos  des  Biens,  est  venue  la  question 
de  l'Université  et  des  degrés.  M.  Mercier  dé- 
clara formellement  au  S.  Père  que  jamais  la 
paix  n'existerait  sans  que  Montréal  eùi  son 
Université,  parce  que,  même  si  les  laïques 
finissaient  par  se  soumettre,  le  clergé  ne  se 
soumettrait  pas;  et  encore  aujourd'hui  la 
masse  des  curés  est  opposée.  —  Mais  Mgr 
Fahre  s'est  rallié  à  Laval.  —  Oui,  S.  Père, 
mais  pas  les  prêtres. 

Si  les  Jésuites  ne  donnent  pas  les  degrés,  ils 
seront  considérés  comme  inférieurs  aux  autres 
collèges. 

Le  l'ape  accorde  plusieurs  faveurs  à  la  fa- 
mille du  premier  ministre. 

Après  cette  audience,  le  cardinal  Rampolla 
dit  au  Père  Lopinto  que  le  Pape  en  était  en- 
chanté. «  Si  nous  avions  des  hommes  comme 
cela  en  Kmope,  ajouta  le  cardinal  Rampolla! 
Pourquoi  vos  Pères  ne  forment-ils  pas  des  dé- 
fenseurs comme  celui-ci  ?  » 

M.  Mercier  dut  quitter  Home  sans  le  docu- 
ment l'autorisant  a  vendre  le  terrain  de  Qué- 
bec. A  Paris,  il  reçut  une  dépêche  du  caidinal 
Simeoni  lui  annonçant  l'envoi  de  cet  écrit  à 
Montréal  et,  en  effet,  le  R.  P.  Turgeon,  à  qui  il 
avaii  été  adressé,  put  le  lui  remettre  le  17  mais. 

Le  commandeur  Rossignani  avait  accom- 
pagné M.  Mercier  jusqu'à  Paris  et  de  retour 
à  Rome  lui  adressa  cette  dépêche  :  «  Mes  téli- 
citalions  au  sujet  de  la  question  Biens  des  Jé- 
suites. » 

Le  Père  Turgeon  fit  connaître  à  M.  Mercier 
la  dépêche  suivante  reçue  de  Rome  au  collège 
Sainte-Marie  avant  l'arrivée  de  M.  Mercier  : 
«  Annoncez  vite,  présentez  hill  Mercier:  Pape 
pas  opposé.  —  Leltre  bientôt  ».  Kn  voici  l'ex- 
plication. Le  Père  Lopinlo  avait  parlé  de  la 
nécessité  des  degrés  pour  le  collège  Sainte- 
Marie.  Mais  M.  Mercier  déclara  au  cardinal 
M  sella  ne  pas  vouloir  recommencer  la  lutte 
de  l'an  dernier  sans  un  écrit  du  Saint-Siège 


l'anlorisan!  Formellement.   «   Car,  dit-il,  j'ai 

été  à  deux  doigts  de  ma  perle  l'an  dernier, 
<omme  homme  politique  et  comme  catho- 
lique. Si  le  cardin. il  Taschereau  m'avait  ex- 
communié, ce  n'est  pas  tous,  Kminence,  qui 
m'auriez  tiré  d'embarras.  Vous  auriez  dit  : 
pauvre  homme,  il  s'est  laissé  prendre.  M  >is 
avec  un  écrit  du  Pape,  comme  je  n'aurai  plus 
à  combattre  contre  le  cardinal  Taschereau  et 
les  Eve  pies,  je  suis  prél.  » 

Le  Père  Turgeon  comprit  qu'il  fallait  at- 
tendre, en  effet,  l'écrit  du  Sainl-Siège  pour 
agir.  Le  Père  Lopinto  a  été  informé  qu'on  ne 
ferait  rien  avant  de  recevoir  le  document  pon- 
tifical qui  est  altemlu  d'un  jour  à  l'autre. 

J'oubliais  deux  petits  détails  :  au  cours  de 
la  conversation,  le  cardinal  Masella  avoua  à 
Mercier  qu'il  était  impossible  d'affilier  le 
collège  Sainte-Marie  à  Laval  et  que  les  de- 
grés étaient  nécessaires  à  ce  collège.  Comme 
motif  de  presser  l'arrangement  et  d'avoir  une 
quittance  des  Jésuites,  Mercier  cita  le  fait 
qu'aujourd'hui  on  demande  au  gouvernement 
pour  Laval  une  allocation  annuelle  de  vingt- 
cinq  à  trente  mille  piastres  dans  le  but  évi- 
dent d'empêcher  la  restitution. 

P.  S.  Une  dépêche  reçue  de  Rome  annonce 
que  la  queslim  des  degrés  pour  les  Jésuites 
est  remise  à  plus  tard!  Laval  triomphe  à 
moitié. 

De  retour  au  Canada,  Mercier  rendit  leurs 
biens  aux  Jé-uites,  mais  pas  comme  il  l'aurait 
voulu,  absolument.  On  fit  uue  cote  plus  ou 
moins  bien  taillée  et  l'affaire  disparut  de  la 
politique. 

Je  suis  heureux  de  rendre  ici  hommage  à 
Honoré  Mercier  et  aux  Jésuites.  L^s  Jésuites 
sont,  sans  doute,  des  hommes,  mais  ce  sont 
de  grands  serviteurs  de  Dieu.  A  mon  avis,  ce 
sont  les  meilleurs  soldats  de  la  sainte  Eglise 
et  Dalembert  ne  se  trompait  pas  lorsqu'il  les 
appelait  les  premiers  grenadiers  du  Pape. 
Très  forts  par  le  savoir,  très  laborieux  dans 
la  vie  commune,  très  vertueux  en  leur  privé, 
très  désintéressés  même,  quoi  qu'on  leur  re- 
proche une  tendance  à  l'accaparement  des 
biens  et  à  la  domination" sur  les  personnes, 
ils  tiennent,  ce  semble,  la  tête  des  Ordres  re- 
ligieux et  ce  n'est  diminuer  personne  que  de 
les  saluer  au  premier  rang.  Quant  à  Honoré 
Mercier,  mort  trop  jeune,  je  veux  rappeler  ici 
qu'il  me  provoquait  à  écrire  l'histoire  du  Ca- 
nada et  qu'il  voulut  me  fournir  quelques 
moyens  d'affermir  mes  convictions  d'his- 
torien. Je  suis  peut-être  l'homme  de  France 
qui  possède,  sur  l'histoire  contemporaine  du 
Canada,  le  plus  de  documents  inédits;  mais 
Venil  nox,  cum  jam  nemo  opéra  fur. 

Le  second  événement  joyeux  du  Cinada 
contemporain,  c'est  l'envoi  d'un  nonce.  Le 
2  octobre  1899,  débarquait,  à  Québec, 
Mgr  Diomède  Fnlcûnio,  de  l'Ordre  des  Fran- 
ciscains, archevêque  de  Larisse.  Précédem- 
ment le  Saint-Siè.'e  avait  envoyé,  au  Canada, 
des  visiteurs  apostoliques,  Mgr  Conroy, 
Mgr  Persico,  et  le  Père  Smeulders;  mais  ces 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


lO.'l 


délégations,  trop  rapides,  faîtes  par  des 
étrangers,  sur  un  terrain  inconnu,  n'avaient 
pu  que  créer,  dans  leur  esprit,  des  incerti- 
tudes et  n'aboutir,  en  fait,  qu'à  de  médiocres 
résultats.  Une  nonciature  permanente  offre 
d'autres  ressources.  Un  nonce  à  demeure, 
acquiert  une  espèce  de  naturalisation  ;  il 
conuuit,  avec  le  temps,  l'esprit  et  les  mœurs 
du  pays;  il   voit  naître  les  difficultés  et  peut 


pour    qu'il     eur   fut    impossible    de   .se    re- 
trouver. Cet  enlèvement  <le  huit  mille  A 
(liens  se   fit    avec  le  concours  de  toutes  les 
plus  épouvantables  brutalités.  On  ne  les  en 
leva  point,  par  familles;  mais  on  expédia  les 
jeunes  gens  d'un  côté,   les  jeunes  tilles  de 
l'autre,  les    mères  en  un  en  Iroit,    les   pi 
dans   un    autre.    Leur    dernier    regard 
l'Acadie   leur   permit   de    voir    brûlei    le 


les  prévenir;  s'il  ne  peut  les  enrayer,  par  la      granges,  leurs  maisons  et  leurs  églises.  Dire 


connaissance  qu'il  a  des  actes  et  des  per- 
sonnes, il  peut  plus  facilement  les  résoudre. 
S'il  n'a  pas  la  dextérité  suffisante  pour  pré- 
venir ou  résoudre  les  difficultés,  il  peut  en 
référer  à  la  secrétairerie  d'Etat.  Etant  connu 
que  les  Canadiens  aiment  à  contester,  ils 
pourront,  au  lieu  de  s'embarquer  pour  Home, 
s'adresser  an  juge  de  Home,  présent  dans 
leur  capitale,  Ôllawa.  Ce  sera  une  économie 
d'argent  et  de  mauvaise  humeur,  au  profit  de 
la  paix  publique. 

Que  personne    ne  conçoive   de   doute  sur 


les  malheurs  de  ce  peuple  dispersé,  jeté  en 
exil,  dépasse  la  mesure  de  nos  forces;  flétrir 
lee  scélératesses  de  l'Angleterre  est  inutile. 

Un  certain  nombre  d'Acadiens  avaient 
échappéeux  Verres  anglais  ;  ils  se  réfugièrent 
au  Canada.  Ou  fond  de  leur  exil,  un  certain 
nombre  avaient  repris  les  chemins  du  Nord. 
Après  un  siècle  et  demi,  à  travers  de  terribles 
vicissitudes,  ils  commencent  à  sortir  de  leur 
isolement.  Grâce  à  l'influence  de  son  clergé, 
grâce  à  la  facilité  des  communications  et  aux 
progrès     de     l'éducation     chez     celte     race 


l'aptitude  «l'un   Franciscain  à  traiter  des  af-  héroïque,  elle  émerge  de  sou  obscurité,  aussi 

faires  politiques  ou  religieuses.  L'homme  le  vigoureuse,    aussi    croyante,  aussi    française 

plus  apte  à  traiter  les  affaires,  disait,  par  une  qu'étaient  ses  pères  avant  le  drame  de  1755. 

espèce     de    paradoxe     Donoso    Certes,  c'est  La  voix  de  ses  enfants  se  fait  entendre  dans 

l'homme    le    plus    étranger    au    monde.    Si  la  chaire  de  vérité,  au  Sénat,  à  la  Chambre 

j'avais  à  choisir  un   amb  issadeur,  je  le  pren-  des  communes,  aux  parlements  provinciaux 

drais     parmi    les    religieux;    de     préférence  et  sur  le  banc  judiciaire.  La  terre  d  Evange- 

parmi   les  religieux   cloîtrés;    et,   de   prélé-  line,  dont  le   poète  américain,  Longefellow   a 

rence,  entre  tous  les  cloîtrés,  je  choisirais  les  immortalisé  le  souvenir,  ne  doit  plus  rester 

plus  contemplatifs.  C  est  en  regardant  le  ciel  sous   l'analhème  :  tout   fait   prévoir   que   son 

qu'on  acquiert  l'intelligenee  des  choses  de  la  épreuve    louche   à   sa    fin   et    qu'elle   va   re- 
terre ;  et  si,  pour  régler  les    affaires  de   ce 
monde,  on    ne   regarde   que   la    terre,  c'est, 
d'après  saint  Augustin,  souffler  sur  la  pous- 


sière pour  s'aveugler. 

Une  œuvre  particulière  appelle,  au  C'tnada, 
les  sympathies  de  l'Eglise,  l'oeuvre  des  Ara- 
diens.  En  1713,  Louis  XIV.  par  le  traité 
d'IJirecht.  avait  cédé  l'Acadie  à  l'Angleterre. 
Le  traité  de  cession  réservait,  pour  les  Aca- 
diens, les  droits  réels,  personnels  et  reli- 
gieux ;  non  seulement  les  Anglais  ne  devaient 


prendre  le  cours  de  son  ancienne  prospérité. 
Celte  renaissance  des  Acadiens  peut  être 
une  source  de  dangers,  si  la  religion  n'en 
règle  pas  la  marche.  L'instruction  fait  naître 
des  besoins  variés  et  des  habitudes  nouvelles. 
C'est  à  ce*  époques  de  transforma' ion  que  les 
traditions  salut  .ires,  les  autorilé*  sociale",  les 
doctrines  morales  et  religieuses  importent  le 
plus  à  la  renaissance  des  races  proscrites.  La 
religion  et  la  langue  française  sont  tellement 
unies  au  Canada,  qu'on  ne  peut  en  détruire  la 


point    molester   leurs    nouveaux   sujets,  mais      solidarité,  sans   travailler  pour  le   protestan 

devaient     les     protéger    en     tout    bien,    tout      tisme.  Pour  écarter   tout  malheur,  pour  hâter 

honneur.  Les  Anglais,  pour  qui  le  droit  des      la  résurrection  de  l'Acadie,  il  faut  souhaiter, 


gens  n'existe  pas,  ne  tinrent  aucun  compte  du 
traité  d'Utrecht.  En  1735,  ils  déclaraient  la 
guerre  à  la  France,  pour  lui  prendre  le  Ca- 
nada. Les  Acadiens,  qui  étaient  français  de 
sang  ou  de  cœur,  refînèrent  de  se  battre 
contre  leur  ancienne  pairie.  Alors  trois  An- 
glais, Laurence,  Murray  et  Winslow  con- 
çurent contre  les  Acadiens  le  plus  criminel 
complot  dont  parle  l'histoire.  D'abord,  pour 
un  vain  prétexte,  ils  leurs  enlevèrent  leurs 
armes;  ensuite,  ils  expulsèrent  I  urs  prêtres; 
enfin,  soi-disant  pour  notifier  les  ordres  du 
roi  d'Angleterre,  ils  Ls  réunirent  en  divers 
en  Iroilft,  les  cernèrent  avec  leurs  soldais,  les 
chargèrent  sur  des  vanneaux  et  les  expé- 
dièrent par  mer  sur  les  côtes  de  l'Amérique  du 
Nord,  eu  les  dispersant  jusqu'à   la  Géorgie, 


aux  Aca  liens,  des  chefs  habiles  et  incor- 
ruptibles, un  clergé  nalioua,  instruit  et  dé- 
voué, qui  dirige  ses  ouailles  avec  force  et 
douceur  vers  le  but  à  atteindre.  Le  plus  sûr, 
c'est  de  leur  donner  des  évoques  de  leur  sang 
et  de  leur  race.  On  les  verra  alors  progresser 
rapidement,  marcher  à  la  conquête  du  s  d, 
former  de  nouvelles  paroisses  et  propager 
dans  les  provinces  maritimes  la  véritable  ci- 
vilisation, elle  qui  assure  les  idées  sages,  ias 
bonnes  mœ  irs  et  les  justes  progrès. 

C'est  a  li  m  >re  Eglise  qu'il  appartient  de 
donner,  aux  Acadiens,  ces  évêques  de  leur 
sang  et  de  leur  race;  c'est  à  elle,  c'est  à  sa 
sagesse  et  a  sa  bonté  qu'il  appartient  d'ef- 
facer de  l'hi-loire  les  restes  du  plus  grand 
crime  rie  l'Angleterre  (1). 


(1)  Cf.  Casgrain,  lin  Pèlerinage  au  pays  d'Evatigeline,  \  vol.  in-12,  Pari?,  1889. 


404 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'RGLISE  CATIlOLk»!  E 


\n    moment,  où    noua    ajoutons   ce   poBt- 
riplum,  ilcux  choses  doivent  tomber  sous      sa  pi 
l'anathème  de  l'histoire  :  l'affaire  des  écoles 
de  Maniloba  et  L'envoi  au  Cap  d'un  contingent 
mililain  contre  le  Transvaal. 

i  .  -l  une  Blipuiation  de  droit  naturel  et  de 
droit  écrit  que  les  catholiques  et  les  protes- 
tants soienl  soumis  à  un  égal  traitement  social 
et  politique.  Egalité  pour  tous,  aucun  privi- 
lège pour  personne:  telle  est  la  formule  du 
bon  sens,  de  la  probité  et  de  l'honneur.  Or, 
vers  1890,  un  gouvernement  libéral  succédant, 
au  Maniloba,  à  un  gouvernement  conserva- 
teur, son  chef,  Greenvay,  n'eut  rien  de  plus 
chaud  que  de  supprimer  le  droit  scolaire  des 
catholiques,  d'interdire  l'enseignement  de 
la  religion  et  de  la  langue  française  dans  les 
écoles,  et  d'obliger  les  catholiques  à  envoyer 
leurs  enfanls  dans  les  écoles  protestantes. 
Que  si  les  catholiques  voulaient  des  écoles 
catholiques,  le  gouvernement  Greenvay  leur 
refusait  tout  subside  financier;  dans  ce  cas 
les  catholiques  devaient  contribuer,  parleurs 
impôts,  à  l'entretien  des  écoles  protestantes, 
et,  de  plus  payer  un  impôt  nouveau  pour  l'en- 
tretien de  leurs  écoles.  C'était  une  iniquité 
scélérate  ;  mais,  au  point  de  vue  protestant, 
c'était  un  rude  coup  pour  supprimer  au  Ma- 
niloba l'élément  français  et  l'élément  catho- 
lique. En  présence  d'une  iniquité  si  révol- 
tante, le  devoir  du  gouvernement  fédéral, 
alors  conservateur,  était  de  faire  casser  1*  loi 
manitobaine  et  de  la  remplacer  par  une  loi 
de  justice.  Un  ne  peut  pas  dire  que  Charles 
Tupper  ne  lit  rien  ;  à  Ottawa  et  à  Londres, 
il  posa  quelques  actes  de  procédure;  mais 
quand  il  fallut  conclure,  il  montra  lenteur, 
nonchalance,  indécision  telles  qu'il  fomha  du 
pouvoir  sans  avoir  rien  terminé.  C'est  le  fait 
ordinaire  du  parlementarisme  :  l'art  d'étran- 
gler sans  bruit  et  de  trahir  en  iiésertant. 

Aux  élections  générales,  sir  "Wilfrid 
Laurier,  Adonis  libéral,  avait  promis,  pour 
abattre  Tupper,  que  s'il  était  élu  avec  une 
majorité,  il  s'empresserait  de  régler  celte 
question  d'éc.des.  Les  éleeleurs  donnèrent  à 
Laurier  la  majorité  parlementaire  et  Laurier 
devint  premier  ministre  léderal  du  Dominion. 
Laurier  est  un  catholique  pratiquant,  un  ora- 
teur, mais  un  libéral  et  une  âme  faible,  joi- 
gnant à  l'habileté  parolière  je  ne  sais  quelle 
impuissance.  Laurier  avait  promis,  Laurier 
devait  lenir  sa  parole  :  c'est  l'évidence  même. 
Au  lieu  d'aller  tout  droit,  il  prit  un  grand 
détour  et  parla  de  recourir  à  Rome  dans 
l'espoir  d'obtenir,  par  un  artifice  quelconque, 
de  Rome  une  réponse  favorahle  a  son  inertie. 
Léon  XI i I  n'est  pas  un  Grégoire  VII.  c'est  un 
diplomate;  il  faut  être  malin  pour  le  sur- 
prendre. Léon  XIII  répondit  en  forme  solen- 
nelle par  acte  public  et  mit  dans  cet  acte  ce 
que  dictait  le  bon  sens.  Les  réparations  jus- 
qu'ici ollertes  aux  Manilobains  sont  bonnes, 
nais  insuffisantes;  il  faut  leur  rendre  une 
réparation  entière.  Le  devoir  «Je  Laurier  était 
d'agir;  il  ne  lit  rien.  Les  électeurs    manito- 


baina  ont,  depuis,  abattu  Greenvay  et  mis  à 

sa  place  un  Mac  Donald  ;  les  difficultés  dimi- 
nuent   donc  et   l'obstacle  disparaît.  Laurier 

continue  de  ne  rien  faire.  Lm-  loi  provinciale 
dépouille,  depuis  dix  au-,  le-  catholiques  du 

Maniloba  d'un  droit  que  leur  assure  le  [racle 
fédéral;  le  premier  ministre  a  le  pouvoir  et 
le  devoir  de  réparer  cette  violente  injustice; 
il  n'use  pas  de  son  pouvoir,  il  manque  a  son 
devoir;  il  devient  solidaire  du  crime  qui 
laisse  prévaloir  l'iniquité.  C'est  un  grand 
crime  ;  je  ne  demande  pas  qui  peut  en  ab- 
soudre sa  conscience  ;  je  crois  Bavoir  que  les 
crimes  des  princes  sont  réservés  au  Pape  ; 
mais  j'o-e  dire  que  proléger  ainsi  la  violation 
du  pacte  fédéral,  c'est  détruire  implicitement 
le  Dominion  établi  pour  maintenir  partout  un 
ordre  de  justice.  Si  le  fait  inique  continue  de 
posséder  :  Teneo  quia  lento  :  l'histoire  ne  «loi l 
à  Laurier,  si  catholique  soit-il,  qu'un  pilori, 
avec  l'inscription  :  Au  complice  de  la  destruc- 
tion des  écoles  catholiques  de  Maniloba  ! 

L'Angleterre  est  un  pays  qu'un  humoriste 
dit  avoir  été  peuplé   par  les  dix  tribus  d'Is- 
roël  transportées  à  Rabylone  et  réfugiées  au 
retour  dans  ces  îles  lointaines.  Ce  peuple  au 
poil   roux,   enfermé  dans  son  île,  a  trouvé, 
depuis  deux  siècles,  le  moyen  de  s'emparer 
d'un  tiers  du  monde  et  de  se  faire,  en  Europe, 
une  prééminence.  C'est  un   peuple  protestant 
par    sa    religion,   juif   par    sa    politique,    un 
peuple  de   flibustiers,  de  pirates,  de  voleurs, 
d'assassins,   pour  qui   il   n'y  a,  to   dehors  du 
succès,  ni  probité,  ni  justice,  ni  respect  quel- 
conque de  l'indépendance  des  peuples.  Un  pu- 
blieiste  fiançais  a  pu  écrire  l'histoire  crimi- 
nelle  de  la  (irande-Brelagne  ;  s'il   en  faisait 
une    nouvelle    édition,    il    pourrait    citer,  en 
pièces  justificatives,  le  règne  de  la  gracieuse 
Victoria,   tout   plein    de   sang    et  de   crimes 
contre  les  nations.  Pour  ne  citer,  en  preuves, 
qu'un   fait,  c'est    Palmerston    qui,  vexé  des 
mariages  espagnols,  se  flattait  en  lelevant  les 
basques  de  son  habit,  de  mettre,  avec  cent 
millions,  le  feu  à  l'Europe.  Ln  1846,  il  mit  le 


feu  ^n  combattant  le  Sonderbun-1,  alluma  la 
révolution  en  Suisse,  puis  en  France,  puis  en 
toute  l'Europe  et  profita,  pendant  dix  ans,  de 
cet  incendie,  pour  exercer  son  métier  de 
pkk-poket  international.  En  18f»9,  le  même 
Palmerston,  lord  Brûlot,  dit  Margolti.  vexé 
du  rétablissement  de  l'Empire  lr.nçais,  se 
mil,  comme  chef  européen  des  hordes  liancs- 
maçonues,  à  pousser  le  mouvement  unitaire 
de  1  1 1  a  lie.  Par  ce  coup  de  maître,  lui,  le 
grand  aristocrate,  tendant  la  main  à  Mazzini 
et  à  Garibaldi  ;  il  créait,  à  la  frontière  de 
Frai  ce,  un  état  ennemi  ;  il  posait  la  pierre 
d'attente  de  l'unité  allemande  ;  il  préludait  à 
la  destruction  en  Europe  de  la  prépondérance 
française  ;  et,  par  la  destruction  du  pouvoir 
temporel  des  Pontifes  Romains,  il  mettait 
l'Europe  dans  une  situation  révolutionnaire; 
il  provoquait  partout  le  branle-bas,  pour  tout 
détruire.  L'Anglais  est  l'ennemi  du  genre 
humain,    le   grand    écumeur    des    mers,    le 


LIVRE  OUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


grand  voleur  de  territoires  qu'il  annexe 
chaque  jour  à  Bon  grand  empire.  C'est  l'em- 
pire du  monde  conquis,  non  par  la  force  des 
armes,  mais  par  escroquerie,  dans  un  guet- 
apens. 

\  l'extrémité  de  l'Afrique,  l'Angleterre 
possédait  une  petite  colonie,  le  Gap.  A  côté 
du  Cap  se  trouvait  l'état  vassal  de  Natal, 
l'état  libre  d'Orange  cl  la  république  do 
Transvaal.  Ces  petits  états  s'étaient  formés 
df  réfugiés  européens,  Hollandais  pour  la 
plupart.  En  Alrique,  c'est  l'équivalent  de  la 
formation,  en  Amérique,  d'un  Etat  dont  la 
première  population  se  composait  d'Anglais 
proscrits  pour  cause  de  religion.  Ce  protes- 
tantisme, qui  se  vante  d'avoir  introduit,  en 
Europe,  la  liberté  de  conscience,  a  prouve' 
son  libéralisme  en  chassant  d'Angleterre  des 
sectaires  qui  ont  formé  le  noyau  des  Ltats- 
Unis.  et  en  chassant  de  Hollande,  après  le  sy- 
node de  Uordrecht,  d'autres  sectaires  qui  ont 
formé  le  Transvaal.  Ces  réfugiés  s'étaient 
établis  d'abord  au  Cap,  au  milieu  des  indi- 
gènes, avec  l'espoir  de  trouver  sous  le  sceptre 
anglican,  une  liberté  que  leur  refusait  le  fa- 
natisme de  Calvin.  Déçus  dans  leur  espérance, 
ils  se  retirèrent  plus  au  Nord;  ils  formèrent 
une  république  indépendante,  composée  de  fer- 
miers, occupés  de  la  culture  de  leurs  champs 
et  de  la  lecture  de  la  Bible,  mais  très  jaloux, 
de  ieur  liberté.  La  chose  alla  bien  jusqu'à  la 
découverte  d'une  perle  dans  les  fumiers  du 
Transvaal.  Un  beau  jour,  on  s'assura  que  le 
sol  du  Transvaal  contenait  d'abondantes 
mine*  d'or,  et,  hurresco  reftrens,  des  mines  de 
diamants.  Dans  notre  siècle  matérialisé,  ces 
pépites  d'or  produisent  un  grand  ébranlement 
de  peuples.  En  Californie,  en  Australie,  au 
Klondike  canadien,  ils  avaient  attiré  des  nuées 
d'exploiteurs  ;  au  Transvaal,  ce  fut,  pour 
l'Angleterre,  l'occasion  d'un  nouveau  crime. 
Depuis  que  la  libre  frappe  de  l'argent  est 
interdite  par  le  droit  public  et  que  ï'or  est 
l'unique  étalon  monétaire,  le  possesseur  de 
l'or,  en  vertu  des  lois  du  brigandage  finan- 
cier, devient,  par  coup  de  bourses,  le  m  utre 
du  monde.  Les  mines  d'or  du  Transvaal  fas- 
cinèrent la  cupidité  anglaise;  les  Anglais  ré- 
solurent de  s'en  emparer.  Sans  déclaration  de 
guerre,  le  flibustier  Jameson,  à  la  tête  d'une 
bande  de  brigands,  envahit  le  Transvaal  ;  il 
était  poussa  par  un  autre  flibustier,  Cécil 
Rhodes,  et  était  certain  de  la  complicité  du 
ministre  Chamberlain,  c'est-à-dire  de  l'An- 
gleterre. Jameson  espérait  surprendre  les 
Transvaaliens  à  leurs  charrues  et  escamoter 
la  République  avant  que  les  fermiers  eussent 
le  temps  de  charger  leurs  fusils.  La  fortune 
ne  répondit  pas  aux  espérance  de  Jamerson  ; 
il  fut  battu  et  lait  prisonnier,  mais  traité  avec 
une  évangélique  douceur,  lorsqu'on  eut  dû 
lui  loger  douze  halles  dans  la  tête.  Après 
l'échec  de  Jameson,  Chamberlain  leva  le 
masque  et,  au  lieu  de  protester  contre  l'en- 
vahissement, le  prit  à  son  compte.  Pour 
couvrir  de  prétexte*  son  projet  d'invasion,  il 


intervint  en  faveur  des  uillanders,  c'est-à- 
dire  des  Européens  attirés  au  l'ransvaal  par 
la  soif  s  icrilège  de  l'or  ;  il  réclam  i  pour  eux 
des  droits  politiques  qui  ivenluriers  ne 

réclamaient  pas;  il  allégua,  contrairement 
aux  traités,  pour  motiver  son  intervention, 
que  Le  Transvaal  dépendait  de  l'Angleterre.  A 
l'appui  de  cette  allégation  fausse,  il  prépara 
une  démonstration  militaire,  qui  n'était  que 
le  prélude  d'une  nouvelle  invasion.  Ainsi 
procède  la  foi  punique  des  Carthaginois  d'An- 
gleterre. 

Le  président  de  la  République  du  Transvaal 
Paul  Kruger,  était  un  lin  matois.  Répondre 
aux  ruses  de  Chamberlain,  n'était,  pour  lui, 
qu'un  jeu.  Quand  il  vit  que  cette  diplomatie 
n'était  qu'un  voile  jeté  sur  un  complot,  il  dé- 
clara la  guerre  à  la  Grande-Bretagne.  Mémo- 
rable exemple  et  qui  excite  l'admiration  !  Un 
peuple  de  trois  cent  mille  âmes  qui,  fort  de 
son  droit  et  de  sa  rabon,  déclare  la  guerre  à 
un  empire  de  trois  cents  millions  d'habitants  ! 
Les  Anglais  en  lirent  des  gorges  chaudes,  ils 
espéraient  bien,  dans  une  promenade  de  trois 
semaines,  mettre,  dans  une  cay;e  d'osier, 
l'oncle  Paul  et  l'envoyer,  avec  son  patriotisme 
sénile,  dans  l'île  qui  fut  le  tomheau  de  Na- 
poléon. Le  sort  des  combats  ne  justifia  pas 
ces  jactances.  Les  Boers,  à  cause  de  leur 
petit  nombre,  ne  peuvent  pas  atl'ronler,  en 
rase  campagne  une  grande  armée.  Au  lieu  de 
former  de  grands  corps  de  troupes,  ils  >e  dis- 
tribuent en  commandos  d  une  centaine 
d'hommes;  ils  n'opèrent  que  par  coups  de 
mains  et  ne  forment  de  grandes  masses 
que  par  l'union  de  leurs  commandos  sous 
l'autorité  supérieure  d'un  généralissime. 
(rràce  à  celte  tactique,  le  général  en  chef  des 
Boërs,  Jouhert,  assi-té  du  colonel  français, 
Yillebois-Mareuil,  qui  fut  tue  glorieusement, 
envahit  les  territoires  anglais,  mit  le  siège 
autour  des  trois  villes  de  Kimberley,  Ladys- 
mith  et  Mafeking,  et,  pendant  plusieurs 
mois,  infligea,  à  l'orgueil  anglais,  les  plus 
cruelles  déceptions.  L'Angletene,  irritée,  se 
prit  à  rassembler  des  soldats  et  envoya,  pour 
les  commander,  ses  deux  grands  hommes  de 
guerre,  lord  Itobertset  le  sirdar  Kiicbener,  le 
vainqueur  des  derviches.  Boberts,  avec 
40000  hommes,  put  battre  et  prendre  les 
3  000  hommes  de  Kronge  et  débloquer  La- 
dysmith  et  Kimberley.  Ces  faciles  triomphes 
n'avancent  pas  beaucoup  les  affaires.  Une 
fois  parvenu  à  Blœmfontein,  capitale  de 
1  Etat  d'Orange,  lord  Boberts  se  vit  harcelé 
de  nouveau  par  les  commandos  boërs  ;  ses 
communications  furent  coupées  un  peu  par- 
tout ;  et  il  dut  comprendre  qu'avec  des  merce- 
naires de  pacotille  et  de  stupides  généraux, 
pour  redune  le  Transvaal.il  lui  faut  encore 
deux  cent  mille  hommes.  La  patrie  était  en 
danger. 

Le  gouvernement  anglais,  mis  dans  cet 
affreux  pétrin  par  des  coupeurs  de  bourses, 
appela  au  secours  ses  colonies.  Aux  sollicita- 
tions de  Chamberlain,  Laurier,  sans  consulter 


106 


HISTOJIIE  I  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Le  Parlement,  envoya  au  Cap  mille  Canadiens, 
s'engag  ■  a  à  les  entretenir,  et  laissa  le  proto- 

le  ouvert  poui  un  Becond  millier  de  Boldals, 
destiné*  aux  boucherie»  australes.  In  député, 
Bournspa,  pour  protester  contre  celte  cynique 
violation  de  la  l<»i  rédérale.  donna  sa  démis- 
sion et  fut  réélu  à  l'unanimité.  La  majorité 
des  députés  fédéraux  ne  partagea  pas  sa  clair- 
voyance et  n'uni  a  pas  son  patriotisme:  ''II*' 
amnistia  Laurier.  Légalement,  Laurier  se 
trouve  hors  de  cause;  moralement,  il  relève 
de  I»  conscience  publique  et  succombe  sous 
le  verdict  de  l'histoire. 

Politiquement  les  provinces  du  Dominion 
sont  auton  nies  ou  à  peu  près  ;  le  lien  fédé- 
ral a  [tour  but  de  les  fortifier  et  non  de  les 
amoindrir,  bien  moins  encore  de  les  mettre  au 
pillage.  Le  litre  de  colonies  leur  vaut  la  pré- 
sence d'un  lord  lieutenant,  représentant  de  la 
reine;  mais  pas  un  homme  n'est  obligé  d'en- 
trer dans  l'armée  anglaise,  et  pas  un  centime 
n'est  contraint  d'entrer  dans  les  cofTres  de  sa 
trésorerie.  S'il  plaît  aux  Anglais  de  s'engager 
dans  des  guerres,  ils  doivent  les  soutenir  avec 
leur  argent  et  avec  leurs  soldats.  Or,  voilà  un 
homme  qui,  de  son  autoriié  privée,  sacrifie  l'in- 
dépendance de  son  pays  et  le  réduit  à  la  con- 
dition d'annexé  de  l'Empire  anglais  ;  voilà  un 
homme  qui  impose  à  son  pays,  libre  jusque- 
là,  le  satanique  impôt  du  sang  ;  voilà  un 
homme  qui  détourne  les  finances,  consacrées 
au  service  du  pays,  au  profit  d'une  expédi- 
tion scélérate  d  ins  l'objectif  est  de  dérober  des 
mines  d'or  et  de  supprimer  l'indépendance  de 
deux  républiques.  L accession  d'une  poignée 
de  députés  ne  change  rien  à  la  perpétration 
d'un  pareil  crimeel  n'en  diminu-  pas  l'horreur. 
On  y  voit  l'avilissement  'les  pouvoirs,  ce  n'est 
qu'une  circonstance  aggravante.  Aucun  code 
n'a  prévu  cet  attentat,  il  ne  relève  que  de 
l'histoire  et  des  justices  de  Dieu. 

L'homme  sur  qui  retombe  l'initiative  de  ce 
forfait  s'appelait  Laurier;  il  faut  désormais 
lui  donner  un  nom  vengeur  et  l'appeler  cyprès. 
Les  mères  cultiveront  cet  arbuste  dans  les  ci- 
metières canadiens  avec  une  croix  voilée, 
portant  un  nom  dont  le  titulaire  est  tombé, 
noblement  d'ailleurs,  mais  pour  une  exécrable 
cause.  Quand  les  enfants  demanderont  pour- 
quoi des  cadavres  ne  reposent  pas  aux  pieds 
de  ces  croix,  on  leur  répondra,  en  mettant  la 
main  sur  sa  bouche  :  Que  ces  Canadiens,  dont 
le  nom  est  ici,  ont  été  tués  en  Afrique  pour 
soutenir  les  brigan  lages  de  Chamberlain.  Au 
Cap,  on  ne  pourra  pas  mettre  l'inscription  des 
Thermopyles.  Si  quelqu'un  ju^e  à  propos 
d'en  modifier  la  teneur,  il  pourra  écrire  : 
Passant,  va  dire  à  Québec  et  à  Montréal 
que  nous  sommes  morts  ici  pour  consacrer 
des  fluhisteries  anglaises  et  concourir  à 
l'anéantissement  de  deux  petits  peuples,  à 
peine  aussi  populeux  que  la  province  de  (Qué- 
bec. J'espère  que  Wilfrid  Cyprès  saura  se 
soustraire  au  suprême  opprobre,  qui  serait 
de  mourir  dans  la  peau  d'un  lord,  membre 
de  la  pairie  d'Angleterre.  En  tous  cas,   Dante 


met  les  traîtres,  au  fond  de  l'enfer,  à  côté  de 
.1  udas. 

^  Au  point  devin:  matériel,  la  situation  du 
Canada  estsuperbe  ;  elle  est  maritime  el  contû 
imitait- ;  ouverte  sur  trois   mera  qui   forment 

des  limites  naturelles;  ouverte  au  — i  vers  les 
Etats-Uuis,  limitée  pourtant  par  les  montagnes 
et  les  grands  lacs,  comme  instituée  dans  un 
cadre  deliniiif.  Le  Canada  ne  parait  appelé  ni 
à  se  restreindre,  ni  à  s'étendre  ;  c'esl  une 
nation  complète  dés  le  commencement;  c'est 
un  pays  qui  doit  être  le  siège  de  l'idée,  le  mi- 
nistère du  Dieu  fait  homme,  un  peuple  apôtre, 
voué  au  prosélytisme. 

Le  caractère  national  du  Dominion  n'existe 
qu'à  l'Etat  d'éléments  juxtaposés  qui  at  en- 
dent  leur  fusion.  Dans  le  Bas-Canada,  qui, 
selon  nous,  doit  former  et  forme  déjà  un 
peuple  à  part,  le  caractère  national  existe  :  il 
i  al  français.  Français,  cela  veut  dire  ardent  et 
contenu,  patriote  et  cosmopolite,  très  propre 
a  l'apostolat.  Naguère  la  /te vue  du  mouvement 
catholique,  qui  se  publie  à  T rois-Rivières,  ou- 
vrait le  projet  d'un  séminaire  des  missions 
étrangères,  au  Canada.  Le  correspondant  de 
la  /têtue  voyait,  dans  cet  établissement,  pour 
les  peuples  infidèles,  un  surcroît  d'evan^eli- 
salion  ;  pour  le  Canada,  une  grâce  de  Dieu. 
Ce  séminaire  peut  trouver  son  champ  d'action 
au  Canada  même  et  opérer  sur  les  masses 
protestantes.  Le  protestantisme,  comme  reli- 
gion, est  lini  s'il  a  jamais  existé  comme  Corps 
de  doctrine.  Ce  n'est  plus  qu'un  préjugé,  une 
passion  ou  un  intérêt;  mais  ce  sont  trois 
faiblesses  qui  ne  peuvent  tenir  contre  l'évi- 
dence de  la  vérité  catholique,  préchée  par 
d'intrépides  apôtres.  Au  moment  ou  j'écri*,  un 
Pauliste  en  fournit  la  preuve  à  .Montréal.  La 
fusion  des  races  au  Canada,  fusion  par  la  reli- 
gion, c'esl  un  gage  certain  de  grandeur  natio- 
nale. 

La  langue  française  est  parfaitement  adap- 
tée, au  caractère  national  du  Bas-Canada. 
C'est  la  première  formée  des  langues  modernes, 
très  en  avance  sur  l'anglais  et  l'allemand. 
Déjà  très  répandue  au  Moyen  Age,  universelle 
au  xviii'  siècle,  a  ioptée  de  nos.  jours  par  la 
diplomatie,  el  e  justifie  sa  prééminence  par 
sa  structure.  «  Le  français,  dit  Proudhon,  est 
la  forme  la  plus  parfaite  qu'ait  revêtue  le 
Verbe  humain.  »  Des  expressions  nettement 
définies;  une  g-ammaire  d'une  sévère  correc- 
tion, la  limpidité  du  diamant  ;  une  phrase  qui, 
sans  exclure  I  inversion,  va  du  sujet  à  l'objet, 
image  vivante  de  la  souveraineté  de  l'esprit; 
un  vers  qui  se  coupe,  se  rime  et  se  découple  ; 
une  logique  d'une  irréfragable  justesse  ;  une 
prose  savante,  une  poésie  riche  d'images  el  de 
philosophie  ;  une  langue  servie  par  un  esprit 
calme  et  profond;  un  langage  fait  pour  l'exer- 
cice d'une  sorte  de  magistrature  internatio- 
nale, brave  au  combat,  ardent  à  la  conquête, 
un  idiome  enfin  comme  il  en  faut  pour  rem- 
plir une  mission. 

La  religion  chrétienne,  représentée  par 
l'Eglise  catholique,  est  le  dogme,  la  morale  et 


LIVRE  QUATHL  VI.MiT-ni;.\TO]i/li;MK 


101 


le  coite  traditionnel  du  Bas-Canada  ;  il  ne  lui 
reste  plus  qu'à  pénétrer  et  vivifier  ces  institu- 
tions, ou  plutôt  a  les  délivrer  de  l'obsession 
libérale.  «  L'Eglise  croit  au  Dieu,  dit  encore 
Proudhon  ;  elle  y  croit  mieux  qu'aucune  autre 
seele  ;  elle  est  la  plus  pure,  la  plus  complète, 
lu  plus  é<  latante  manifestation  île  l'essence 
divine,  et  il  n'y  a  qu'elle  qui  sache  adorer. 
Or,  comme  ni  la  raison,  ni  le  cœur  de  l'homme 
n'ont  pu  s'affranchir  de  la  pensée  de  Dieu,  <pii 
est  le  propre  de  L'Eglise,  l'Kgli.-eesl  indestiuc- 
tible...  Kl  comme,  au  point  de  vue  religieux, 
le  catholicisme  latin  e->t  re  té,  et  de  beaucoup, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  rationnel  et  de  plus  com- 
plet, l'Eglise  de  Home,  malgré  tant  et  de  si 
formidables  défections,  est  la  seule  légitime.  » 
Ailleurs  Proudhon  observe  que  tout  ce  qui 
s'est  opposé  à  Home  ou  s'en  est  séparé,  n'a  pu 
sub-isler.  Je  sais  bien  que  de  petits  sectaires 
rêvent  de  supprimer,  au  Canada,  le  français 
et  la  religion  catholique  :  on  ne  supprime  ni 
une  religion,  ni  une  langue  :  s'il  s'agit  de  la 
langue  française  et  de  la  religion  catholique, 
ceux  qui  veulent  les  supprimer  ne  peuvent  être 
que  de  petits  esprils,  des  cœurs  bas,  des  ou- 
vriers de  ténèbres  et  des  agents  de  corruption. 

Il  ne  faut  pas  dédaigner  l'élément  matériel. 
L'élément  matériel  de  prospérité  se  crée  par  le 
travail,  se  façonne  par  l'industrie,  se  dis  ribue 
par  le  commerce.  Les  Canadiens  ont  d'abord 
cultivé  les  rives  du  grand  fleuve,  le  Saint- 
Laurent  ;  puis,  par  une  initiative  hardie,  ils 
ont  créé  des  chemins  de  fer,  notamment  ce 
grand  tronc,  qui  serait  partout  une  merveille, 
plus  étonnante  encore  chez  un  peuple  jeune. 
En  ce  moment  ils  établissent  un  grand 
port  à  Montréal  et  une  ligne  de  paquebots 
franco  canadienne  pour  relier  le  Canada  à  la 
mère-pat' ie,  qui  e-t  toujours  le  centre  du 
momie.  Que  le  Canada  perce  d^  chemins  sa 
grande  forêt,  jusqu'à  la  baie  d'Hudson  ;  que 
de  nouvelles  paroisses  et  de  nouveaux  diocèses 
se  créent  partout  ;  que  les  catholiques  de 
Bas-Cmada  se  déclarent  solidaires  des  ca- 
tholiques des  autres  provinces  et  favorisent 
les  œuvres  d'évangêli-ation,  et  l'histoire  verra 
un  jour  la  Nouvelle-Franc-,  une  France  amé- 
ricaine, inaugurer  les  fastes  d'une  nouvelle 
civilisation.  L'epace  est  ouvert,  le  sol  fertile; 
ce  qui  manque  le  moins,  c'est  le  bon  vouloir. 
On  a  sous  la  main  l'instrument  de  toutes  les 
splendeurs,  la  religion  divine,  autrement  Dieu 
opérant  par  la  main  des  hommes:  Gesta  Dti 
ptr  Francos. 

Les  Canadiens  ne  se  sont,  pas  bornés  à  l'élé- 
ment matériel  ;  ils  ont  aussi  les  ailes  qui  élè- 
vent l'homme  au-dessus  de  la  motte  de  terre. 
La  culture  des  champs  a  favorisé  la  vigueur 
de  la  race  et  la  force  de  sa  vertu.  La  culture 
de  lame  garantit  la  vertu  contre  les  dé- 
faillances ;  elle  fait  monter  l'esprit  vers  les 
hauteurs  de  la  pensée  et  les  informations  de 
la  science.  Il  n'y  a  pa>  de  civilisation  -ans  ces 
fleura  el  ces  fruits  rie  l'âme.  Lorsque  Dieu  nous 
gouverne  par  son  église,  les  âmes  éclairées 
par  bon  enseignement,  réglées   par  lui,  vivi- 


fiée» par  ses  grâces,  restituées  dans  une  cer- 
taine mesure  a  la  primitive  Innocence,  irra- 
dieut  spontanément  par  toutes  le*  splendeurs 
de  leur  nature  spirituelle  et  enfantent  des 
siècles  littéraires.  La  Grèce  et  Rome  avaient 
puisé  celle  force  dam  leurs  Lradiliont  ;  la 
fiance,    l'Italie,  l'Espagne,   avant-cou rrièi 

dans  cette   arène,  de    tous    les    autres    peuples 

d'Europe,  l'ont  puisée  dans  leur  loi.  Le  pro- 
testantisme, que  des  docteurs  obtus  présentent 
comme  le  loyer  ries  lumières,  est  précisément 
la  cause  de  le  ir  éclosion  tardive  dans  tous  les 
pays  qu'il  a  couverts  de  son  éteignoir. 

Le  Canada  possède  deux  Universités  et 
beaucoup  de  collèges  pour  tous  les  degrés 
d'enseignement.  On  m'écrit  que  c'est  assez  p  >ur 
le  moment  ;qu'on  ne  pourrait  faire  plus  sans 
rompre  l'équilibre  nécessaire  entre  les  car- 
rières libérales  et  les  carrières  laboiieuses.  On 
prétend  même  qu'il  y  a  une  certaine  prépon- 
dérance au  profit  de  la  culture  intellectuelle  ; 
j'aime  mieux  cet  excès  que  l'excès  contraire. 
L'esprit  n'a  jamais  rien  gâté,  ou,  s'il  gâte 
quelque  chose,  ce  n'est  pas  l'esprit  qu'on  a, 
c'est  celui  qu'on  n'a  pas.  J'ai  demandé  quelle 
était  la  valeur  morale  et  intellectuelle  des 
prêtres  consacrés  à  renseignement  universi- 
taire ;  on  m'a  répondu  qu'ils  étaient  tous  des 
saints  et  de  vrais  maîtres  dans  leur  partie.  Je 
le  constate  avec  joie  et  j'en  bénis  Dieu.  (Jue 
faut-il  penser  aujourd'hui  :  1°  de  la  présence 
de  professeurs  de  différentes  religions;  "2°  de 
l'infection  des  idées  libérales?  ces  deux  ques- 
tions sont  restées  sans  réponse  ;  ce  silence 
m'inquiète.  J'ai  vécu  dans  le  temps  où  le  libé- 
ralisme était  considéré  dans  l'Eglise  comme 
une  impiété  ;  j'ai  vécu  ensuite  dans  le  temps 
ou,  pour  un  prêtre,  se  dire  libéral,  c'était  se 
croire  plus  malin  que  les  autres;  je  dois  à 
mon  âge  de  vivre  au  temps  où  l'on  voit,  en 
Europe,  le  libéralisme  revenu  à  son  vomisse- 
ment révolutionnaire,  corrompant,  ravageant 
toutes  les  sphères  de  la  pensée  el  de  l'action. 
Pour  le  salut  présent  et  futur  du  Canada,  il 
faut  l'élimination  absolue,  l'éradication,  même 
violente,  du  virus  libéral,  sous  ses  différentes 
formes  «le  dilution. 

Le  Canada  possède  un  Institut  historique, 
une  société  royale  de  sciences  et  lettres,  et,  je 
suppose,  dans  ses  provinces,  des  sociétés  sa- 
vante-; pour  faire  valoir  tous  les  talents  et 
coordonner,  au  profit  du  bien  public,  tous  les 
bons  vouloirs.  Ces  sociétés,  même  les  plus 
humbles,  ont  leur  double  utilité  :  elles  créent 
des  musées,  elles  créent  des  bibliothèques, 
elles  utilisent  les  loisirs  de  toutes  les  profes- 
sions libérales,  elles  permettent  à  toutes  les 
initiatives  individuelles  de  se  produire  en 
meilleures  conditions.  Par  le  fait,  il  en  résulte 
une  certaine  élévation  d'esprit  public  ;  c'est  la 
préparation  lointaine  à  l'éclosion  du  génie. 
Du  sublime  au  ridicule,  il  est  vrai  qu'il  n'y  a 
qu'un  pas  ;  et,  dans  ces  sociétés,  on  e^t  parfois 
un  peu  naïf;  mais  l'amour  -propre  ne  fait  pas 
mourir;  Fourrier  prétend  même  que  ce  défaut 
ressemble,  par  divers  côtés,  à  la  vertu. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


L'Institut  histo! ique  doil  être  une  des  ( 
du  Canada.   L'histoire  est   partout   le  témoin 

•  temps  el  la  maiti  esse  de  la  \  érité  ;  au  Ca- 
nada, elle  offre  l'avantage  de  ne  p  is  remonter 
au  delà  de  trois  siècles  ;  de  n'avoir  point  été 
ravagée  par  des  guerres  el  des  révolutions  :  et 
d'<  voluer  dans  un  cadre  magnifique  où 
posrnt  d'eux-mêmes  tous  les  grands  pro- 
blèmes de  la  science;  Aussi  ne  m'élonnai-je 
point  que  le  Canada  ail  déjà  beaucoup  pi  oduit. 
L'n  histoire,  il  a  une  école  anglaise  où  brillent 
avec  plus  ou  moins  d'éclat,  Ma-ers.  Smith, 
Chrislie,  Valson,  Dent,  Miles,  Wiihrow, 
Mac-Cullen,  Parckman  et  Georges  Slewart.  Le 
Canada  a  aussi  une  école  française.  L'abbé 
Verreau  s'est  consacré  au  service  des  archiv 
l'abbé  Bois,  à  la  publication  des  Relations  des 
Jésuites,  rapports  annuels  sur  les  missioi  s  îles 
Jésuites  au  Canada.  Par  une  inspiration  ori- 
ginale,  mais  qui  ne  manque  pas  de  valeur 
morale,  ni  même  d  importance  historique, 
Mgr  Tanguay  a  dressé  la  généalogie  des  fa- 
milles du  Canada  et  l'obituaire  du  clergé 
canadien,  travail  de  Bénédictin  qu'il  doit  syn- 
thétiser dans  un  grand  dictionnaire.  Bibaud, 
Garneau,  Ferland,  Faillon,  Benjamin  Suite, 
avec  des  mentes  respectifs  et  des  développe- 
ments inégaux,  ont  écrit  l'histoire  du  Canada  : 
dès  aujourd'hui,  le  Canada  a  plus  d'hi.-toriens 
que  n'en  eurent  la  Grèce  et  home.  Viper  s'est 
fait  une  réputation  d'antiquaire  ;  Faribault 
s'est  donné  le  mérite  d'un  habile  chercheur 
dans  les  archives  de  France.  L'abbé  Cauchon 
de  Laverdière  a  réédité  les  voyages  de  Cliam- 
plain  et  écrit,  pour  les  écoles,  un  précieux 
précis  de  l'histoire  du  Canada. 

En  décernant,  comme  il  convient,  à  ces  ou- 
vrages, une  juste  louange,  nous  émettrons  un 
vœu,  le  vœu  que  l'Institut  historique  du  Ca- 
nada, déclare  institution  naùonale,  avec 
l'appui  financier  du  gouvernement,  com- 
mence tout  de  suile  une  série  d'ouvrages  dont 
il  trouve  l'exemple  dans  la  mère  pairie  :  1°  Le 
Bullairs  du  Canada  ;  2°  le  Recueil  des  Conciles 
et  synodes  du  Canada:  3"  le  Recueil  des  actes 
épiscopaux  du  Canada  ;  4°  les  Annales  reli- 
gieuses ecclésiastiques  el  civiles  du  Canada; 
5°  le  Recueil  des  historiens  du  Canada  en  com- 
mençant ù  Sagard  et  Marc  Lescarbot;  0°  Le 
Canada  christianisé  ou  Histoire  des  diocèses  el 
des  ai/bayes  ;  1°  La  actes  des  saints  au  Canada; 
8°  L'histoire  littéraire  du  Canada.  Pour  le  mo- 
ment on  ne  peut  que  commencer,  mais  il  faut 
commencer  et  cela  est  relativement  facile  ;  les 
siècles  futurs  continueront  ces  ouvrages.  Ces 
colonnes  de  livres  honorent  plus  un  peuple 
que  les  colonnes  de  bronze  érigées  avec  des 
canons  pris  dans  les  batailles.  D'ailleurs  le  dé- 
ve'oppemenl  progressif  des  école-,  de  la  li;  té- 
rature et  des  travaux  historiques  sert  d'appoint 
décisif  à  l'accroissement  continu  d'une  nation  ; 
il  lui  fournit  un  idéal,  un  principe  d'impul- 
sion, une  règle  et  un  but. 

La  société  royale  de  sciences  et  lettres  nous 
ollre  la  réunion  des  Canadiens,  distingués  par 
.eurs  talents,  qui  s'occupent  d'études  ou  qui 


sont  réputé-  capables  de  s'en  occuper.  Nous 
distinguons     l'abl  lin,    historien    de 

PHôtel-Dieu  de  Québec,  d'un  voyage  au  pays 
d'Evangeline  el  de  plusieurs  publications  mar- 
quées au  hou  coin; —  Paul  de  Ca/i  ,  rédac- 
teur de  notes  très  précises  el  très  miles  sut 
quelques  points  di  graphie  et  d  histoire; 

Faucher  de  Saint-Maurice,  recommandable 
comme  conteur  de  Bea  voyages  ;  Lemoine,  au- 
teur A' Esquisses  et  biographies,  oh  il  s'est  oc- 
cupé surtout  de  bibliographies  historiques  '^Jo- 
seph Tassé,  auteur  des  légendes  canadienn  s  ; 
le  juge  Routhier,  esprit  de  premier  ordre.  uu- 
teur  do  conférences,  de  poésies,  et,  je  cr  is, 
de  voyages  ;  Louis  Fréchette,  poète,  plus 
digne  d'estime  s'il  en  usait  moins  librement 
avec  les  vers  d'autrui  et  retenait  un  peu  plus 
ses  compliments  aux  actrices  ;  l'amphile 
Lemay,  auteur  des  Vengeances,  choses  permises 
en  vers,  mais  pas  autrement.  Au-dessus  de 
ces  habiles  vérificateurs,  il  faut  placer  un 
poète  qui  eut  quelque  génie  poétique  ;  il  s'ap- 
pelait Crémase. 

Nous  devons  noter  encore  :  L'abbé  Charland, 
auteur  d'études  d'histoire  littéraire;  Louis 
Turcotte,  auteur  du  Canada  sous  C Union; 
Dionne,  auteur  d'études  historiques  sur  Car- 
tier, Champlain  et  leur  époque  ;  Gosselin, 
historien  de  Montmorency-Laval  ;  Télu,  his- 
torien des  évèques  de  Québec  ;  Ernest  Gagnon, 
Arthur  Buies,  Choinard,  auteur  de  plusieurs 
ouvrages;  Apollinaire  Gingras,  le  chantre  au 
foyer  du  presbytère  ;  Ernest  Taché,  historien 
légendaire  des  coureurs  des  bois  ;  Beruier,  his- 
torien du  Manitoba  ;  le  Père  Grenier,  collec- 
teur de  documents  relatifs  à  l'Instruction  pu- 
blique, et  le  Père  de  Hochemonleix,  auteur, 
après  Parckman,  de  l'histoire  des  Jésuites  au 
Canada. 

Nous  devons  un  souvenir  personnel  à  An- 
selme Trudel,  avocat,  sénateur  et  directeur 
de  /' Etendard,  et  à  Jules-Paul  Tar.iivel,  ré- 
dacteur propriétaire  de  la  Vérité  :  ion*  deux 
indépendants  des  partis  et  intransigeants  sur 
ces  questions  de  politique  qui  se  font,  trop 
souvent,  de  marchandages  et  de  compromis- 
sions. Honneur  aux  esprits  droits  et  intègres 
qui  ne  veulent  servir  qu'au  triomphe  de  la 
vérité  sociale  1 

Nous  devons  aussi  un  alinéa  spécial  à  Le- 
febvre  de  Bellefeuille  et  à  Lareau,  annota- 
teurs du  Code  civil  canadien.  Ce  sont  les 
deux  seuls  jurisconsultes  à  nous  connus,  le 
Cujas  et  le  Pothier  du  Canada.  Nous  lui 
souhaitons  des  Toullier,  des  Troplong.  des 
Itogron,  des  Pardessus,  des  Beudani.  Les 
hommes  de  droit  sont  les  soutiens  de  la  chose 
publique,  les  défenseurs  de  la  liberté.  C'est 
d'ailleurs  par  l'étude  profonde  et  la  stricte 
observance  du  droit,  que  se  prépare  la  gran- 
deur des  nations. 

Nous  ajoutons  encore  un  souvenir  pour 
Victor  Huard,  auteur  d'un  voyage  sur  les 
côtes  de  Labrador  et  l'île  d'Anticosti,  plus 
connu  comme  naturaliste.  L'étude  de  la  géo- 
logie,   de   la  minéralogie,  de  la  géographie 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


4  Oïl 


descriptive,  de  la  botanique  et  dea  diverses 
parties  de  l'histoire  naturelle,  nous  paraissent 
une  importante  province  de  la  science.  Le 
Canada  doit  susciter  un  Buffbn,  un  Dauben- 
ton,  un  Cuvier,  un  Geoffroy  Saint-Hilaire,  un 
Flourcns  et  d'autres  dignes  interprètes  "le  la 
science  de  la  nature. 

A  propos  des  sociétés  historiques  et  litté- 
raires, comme  dans  les  Universités,  nous  si- 
gnalons une  liicune.  lui  dehors  de  renseigne- 
ment classique,  nous  ne  voyons  pas  de  grands 
ouvrages  consacrés  à  la  philosophie  et  à  la 
théologie,  La  philosophie  est  la  discipline  né- 
cessaire de  l'esprit  humain,  et,  après  la  théo- 
logie, le  plus  digne  souci  que  puisse  se  pres- 
crire la  pensée.  La  théologie  est  la  reine  des 
sciences  ;  son  étude  profonde  n'est  pas  seule- 
ment nécessaire  au  noviciat  du  sacerdoce; 
elle  est  encore  une  préparation  nécessaire  à  la 
grande  science  du  gouvernement.  Guizot  at- 
tribue la  fortune  historique  de  la  France  à  ce 
fait  qu'elle  avait  le  sang  théologique  et  que 
ce  sang  a  produit  toutes  les  plus  belles  évo- 
lutions de  son  histoire.  Le  prince  de  Talley- 
rand,  sur  ses  vieux  jours,  attribuait  la  capa- 
cité diplomatique  à  l'étude  préalable  de  la 
théologie.  Proudhon  avait  dit  :  Choœ  singu- 
lière !  au  fond  de  toutes  les  questions  poli- 
tiques, il  y  a  une  question  de  théologie  :  le 
marquis  de  Valde'gamas  s'étonne  de  Tâton- 
nement de  Proudhon.  L'origine  divine  de 
l'homme,  sa  nature,  sa  chute,  les  races 
humaines,  les  langues,  les  empires,  la  des- 
tinée des  peuples,  la  rédemption  par  Jésus- 
Christ  sont  autant  de  faits  dont  l'influence 
théologique  se  perpétue  à  travers  les  âges. 
Qui  les  ignore,  ou  veut  les  ignorer  se  con- 
damne à  l'aveuglement,  à  l'impérilie,  aux 
aberrations,  à  l'impuissance. 

Ces  hommages  rendus  à  la  science  ne  nous 
font  pas  oublier  que  le  meilleur  service  rendu 
à  la  science  et  au  gouvernement, c'est  l'ensei- 
gnem>  nt  de  la  religion  et  la  propagation  de 
l'Evangile.  Nous  n'avons  pas  à  rappeler  ici, 
même  en  abrégé,  l'évangélisatinn  du  Canada 
depuis  Champlain.  Le  seul  fait  qui  se  rap- 
porte à  l'époque  présente,  c'est  l'évangélisa- 
tion  du  nord-ouest.  De  longue  date,  on  ne 
connais-ail,  de  ce  pays,  qe.e  la  côte  de  la  baie 
d'Hudson.  En  17. 53,  un  Français,  La  Véran- 
drye, découvrit  la  Rivière-Rouge, les  lacs  elles 
forêts  qui  se  trouvent  dansées  froides  régions. 
Sous  ses  auspices,  des  Canadiens  fondèrent  la 
Compagnie  française  du  Nord-Ouest  en  con- 
currence à  la  compagnie  anglaise  de  la  baie 
d'Hudson.  Ces  deux  compagnies  se  dispu- 
tèrent |(;  commerce  des  fourrures,  mais  s'oc- 
cupèrent peu  du  salut  des  âmes.  En  1820,  la 
compagnie  française  fit  venir  quelques  mis- 
sionnaires; en  1S22,  l'un  de  <:<•>  missionnaires 
Joseph  Provencher,  fut  nommé  évéque  de 
Saint-Boni  face  et  gouverna  cette  mission  jus- 
qu'en 1S.').'5  ;  son  successeur,  Alexandre  Taché, 
fil,  ériger  cet  évêché  en  métropole,  et.  eut  pour 
soffragants.  Justin  Grandin, évoque  de  Saint- 
Albert,  et  Henri  Faraud,  évéque  d'Alhabaska- 


Mackensie.  Taché,  Faraud  el  le  l'ère  Petitot 

ont   raconté  les  travaux   des    missionnaires  de 

la  Rivière  Rouge  ;  leur  vie  n'est  guère  qu'un 
martyre,  qui  doit,  réitérer,  chaque  année,  par 
plusieurs  douzaines,  les  travaux  d  Hercule, 
plus  glorieux  que  les  travaux  du  héros  my- 
thologique. In  missionnaire,  (J.  Dugas,  •  <  pu- 
blié la  vie  de  Mgr  Provencher,  l'histoire  de 
l'Ouest  canadien,  sa  découverte,  son  exploi- 
tation et  l'histoire  d'un  coureur  des  bois, 
Çharbonnem-Dugas,  est,  l'Hérodote  de  la  lii- 
vière-Houge. 

Le  Canada  est  à  peu  près  conquis  par 
l'apostolat  depuis  Vaucouver  jusqu'aux  Lau- 
rentides,  il  y  a,  partout,  des  églises  établies 
ou  des  missions,  four  mener  à  terme  l'œuvre 
des  missions  apostoliques,  le  plus  puissant 
moyen  d'action,  ce  sont  les  ordres  religieux. 
Ces  ordres  religieux  ont  défriché  l'ancien 
Monde;  ils  doivent  défricher  le  nouveau.  Les 
gouvernements  civils  de  chaque  province 
peuvent  appeler  des  colons  dans  la  partie  de 
forêts  qui  avoisine  leurs  frontières  ;  mais  la 
conquête  par  cette  voie  est  longue,  souvent 
contrariée,  et,  il  faut  croire,  peu  amorçante. 
Quand  je  pense  que  un  million  cinq  cent 
mille  Canadiens,  au  lieu  de  perforer  leur 
forêt,  ont  préféré  s'enfuir  aux  Etats-Unis,  ce 
serait  à  désespérer  de  l'avenir.  L'avenir  du 
Canada  est  dans  le  défrichement  depuis  la 
vallée  du  Saint-Laurent  jusqu'à  la  baie 
d'Hudson.  Je  rends  grâce  au  Père  ParadiG,  au 
Père  Lacombe  et  aux  autres  religieux  qui 
s'attèlent  à  cette  œuvre  cyclopéenne.  Je  vou- 
drais voir  cinquante  monastères  s'élever  si- 
multanément dans  l'épaisseur  de  la  forêt  et  se 
renouer  entre  eux  comme  les  postes  militaires 
de  l'ancienne  Rome.  C'est  là,  dis-je,  pour 
l'avenir  du  Canada,  la  consigne  de  la  Provi- 
dence ;  ce  sont  là  ces  tarières  puissantes  qui 
transpercent  la  vieille  barbarie  et  préparent 
partout  l'épanouissement  des  fleurs  du  Christ. 

Celle  conquête  monastique  doit  s'effectuer 
sous  les  auspices  de  l'épiscopat  et  sous  son 
impulsion  directe.  L'épiscopat  canadien  est 
essentiellement  apostolique  ;  il  est  né  d'une 
mission  ;  son  berceau  est  plein  du  .sang  des 
martyrs  ;  et  rien  ne  lui  appartient  plus  que 
d'achever  l'ouvrage  de  ses  pères  et  de  ses 
premiers  apôtres.  Depuis  peu  nous  avons  vu 
se  renouveler  et  s'étendre  l'épiscopat  cana- 
dien ;  nous  l'avons  vu  s'accroître  d'un  nouvel 
élément,  l'élément  romain,  apostolique  par 
essence.  Plusieurs  prélats  ont  étudie  à  Rome 
et  puisé  l'esprit  romain  au  tombeau  du  plus 
grand  des  conquérants,  saint  Pierre  ;  tous 
l'ont  puisé  dans  l'esprit  général,  renouvelé 
depuis  le  concile  du  Vatican.  Les  B^gin,  les 
Bruehesi  ;  les  Langevin,  les  Lahrecque,  les 
Cloulier,  les  Aymard  sont  à  l'avant-garde  de 
l'apostolat  et  n'en  négligeront  pas  les  con- 
signes. 

Mais  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  l'Eglise 
a  des  forets  à  percer.  Les  forêts  de  la  Gaule, 
la  forêt  des  Anlennes,  la  forêt  pyrénéenne, 
les  forêts  du   Nord,  les  forêts  du  Midi,  c'est 


lin 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  I/KOLISE  CATHOLIQUE 


L'Eglise  qui  ,-i  traversé  toutes  ces  épaisseurs 

pour  sami'i    les    a  nés.  S;i    hache    ci  sa   bêche 

son)  passées  paitaut, ouvrant  partout  des  che- 
min-, créant  partout  des  monastères  qui  de- 
viendronl  'les  cités.  Saint  Kloi  et  saint  Ouen 
ont  abattu  les  restants  de  forêts  impéné- 
trables; saint  Arnaud  et  saint  Lambert  ont 
poussé  plus  liaul  ;  saint  Boni  face  apparaît  au 
cenire  de  l'Europe,  saint  Willibrord  an  nord, 
saint  Colomban  an  midi,  les  saints  .Cyrille  et 
Metbodius  à  l'ouest.  (Test  partout  la  même 
métbode. 

Or  partout,  à  la  tête  des  moines,  les  chefs 
des  colonnes  apostoliques  sont  des  évoques 
régionnaires.  Jesus-Christ  avait  chargé  ses 
apôtres  de  convertir  le  monde  ;  l'Eglise  con- 
tinue au  Canada  cette  mission  première.  Ces 
évoques  régionnaires  n'ont  pas  de  diocèse  li- 
mité, ils  ont  un  diocèse  à  créer.  Quatre 
évêques  nommés  avec  un  siè^e  à  créer  dans 
la  forêl  ;  un  essaim  de  moines  formant  le 
corps  d'armée  de  l'évêque  :  j'aimerais  mieux 
cela  qu'un  décret  re:idu  en  chambre  et  une 
amélioration  quelconque  dans  l'exploitation 
des  bois.  Ces  llanschaire,  ce*  Willibrord 
lancés  dans  la  grande  forêt,  ce  seraient  les 
hommes  qui  achèveraient  l'œuvre  du  Canada, 
comme  les  évêques  d'Occident  ont  créé  par- 
tout les  ruches  nationales.  Je  ne  dis  pas  qu'ils 
réussiraient  du  premier  coup  ;  il  peut  même 
se  faire  qu'ils  échouent;  mais  partout,  pour 
fonder  plus  solidement  des  églises,  il  faut  des 
apôtres  el  des  confesseurs  ;  et  pour  sceller  des 
autels,  il  faut  le  sang  et  les  reliques  des  mar- 
tyrs. 

D'un  oûté  donc  la  forêt  à  conquérir;  de 
l'autre,  une  autre  forêt,  une  forêt  humaine  à 
gagner  pour  le  Christ  :  «  Le  peuple  canadien 
français,  a  dit  éloquemment  l'un  de  ses  en- 
fants, n'est  pas  un  peuple  vulg'ire  qui  puisse 
trouver  sa  suprême  satisfaction  dans  les  jouis- 


-  incee  matérielles,  dans  les  plaisirs  grossiers, 
dans  les  raffinements  du  sensualisme.  Le 
dollar  n'est  pas  son  dieu  ;  il  a  une  autre  mo- 
rale que  celle  de  l'utile;  la  jouissance  de  la 
matière  n'est  pas  l'idéal  de  ses  aspirations. 
Sur  cette  terre  d'Amérique,  dévorée  par  la  soif 
de  l'or,  nous  entendons  représenter  autre 
chose  que  le  capital.  Aujourd'hui  l'Amérique, 
avec  ses  nations  qui  se  forment,  avec  son  a 
lange    étonnant  de   religion,    de   I..  de 

races,  de  peuples,  voilà  rimmen.se  fournaise 
où  tous  les  éléments  se  confondent  el  se 
heurtent,  jusqu'au  jour  où  la  main  de  Dieu 
en  fera  jaillir  l'œuvre  conçue  par  sa  Ba 
Au  milieu  de  ce  pêle-mêle  de  la  vie  améri- 
caine, au  milieu  de  la  lutte  ardente  des  inté- 
rêts, des  cupidités,  des  convoitises,  des  pas- 
sions, soyons  les  soldats  de  la  foi  catholique, 
les  défenseurs  du  ju-te,  les  propagateurs  du 
vrai,  les  apôtres  du  beau  et  du  bien.  Tout  en 
faisant  la  part  du  commerce  et  de  l'industrie, 
nous  devons  conserver  sur  ce  jeune  continent, 
envahi  par  le  mercantilisme  et  l'agiotage,  un 
coin  de  terre  où  l'art  puisse  s'épanouir  bbr  - 
ment,  où  l'inspiration  chrétienne  puisse  ani- 
mer de  son  souffle  puissant,  la  philosophie, 
le  passé,  l'éloquence,  l'histoire,  la  musique, 
toutes  les  grandes  créations  de  l'intelligence. 
Au  milieu  des  conflits  obscurs  de  la  vie  amé- 
ricaine, nous  devons  concourir  au  grand  des- 
sein de  la  Providence.  Dans  l'antagonisme 
des  races,  nous  devons  introduire  le  principe 
divin  de  l'unité.  Voilà  notre  mission.  Diri- 
geons nos  efforts  vers  ce  noble  but.  Si  notre 
courage  se  sent  faihlir,  si  le  lourd  fardeau 
des  realités  nous  écrase,  si  le  préjugé,  l'igno- 
rance, la  haine  essaient  de  nous  arrêter,  sou- 
venons-nous de  celte  belle  parole  d'un  ora- 
teur français  :  L'avenir  est  aux  hommes  de 
foi,  l'avenir  est  aux  peuples  capables  de  per- 
sévérance ! 


VII 


LES    MISSIONS    l'OUH    LA    PROPAGATION    DK    LA    lui 


Les  missions  entreprises  pour  la  propaga- 
tion de  la  foi  forment  l'un  des  chapitres  les 
plus  importants  de  l'histoire. 

Nous  avons  à  nous  occuper  ici  de  l'his- 
toire des  missions  depuis  vingt  ou  trente  ans. 
Avant  d'entrer  dans  ce  récit,  nous  dirons 
brièvement  ce  qu'il  faut  entendre  par  Mu- 
sions, ce  qu'est  la  Propagation  de  la  loi,  ce 
que  doit  être  la  vocalion  du  missionnaire  et 
quelle  est  sa  vie;  nous  rappellerons  briève- 
ment aussi  les  bienfaits  des  anciennes  mis- 
sions et  nous  jetterons  un  coup  d'œil  rétros- 
pectif sur  leurs  développements  à  travers  les 
siècle-,  particulièrement  en  France  ou  par  la 
France;  enfin  nous  tâcherons  de  dresser  un 
état  général  des  missions,  actuellement  éta- 
b  ies,  où  1rs  apôtres  du  xrve  siècle  sèment  la 
parole  qu'ils  arrosent  de  leur  sang.  Après 
avoir  pris  notre  orientation  morale  et  dressé 
la  carte  historique  de  nos  pérégrinations, 
nous  nous  appliquerons  à  en  parcourir  la 
carrière.  Dans  le  cours  de  ce  long  voyage, 
nous  n'aurons  garde  d'oublier  les  soi-disant 
missions  protestantes;  nous  en  dirons  les 
travaux  et  nous  en  rechercherons  les  ré- 
sultats. Ce  périple  de  circumnavigation  ac- 
compli, nous  reviendrons  au  point  de  départ, 
pour  apprendre  de  Fénêlon  quels  retour?  sur 
nous-mêmes,  peuple  du  vieux  monde,  doit 
suggérer  et  commander  l'histoire  des  mis- 
sions catholiques.  Aucun  sujet,  disons-nous, 
n'est  plus  digne  de  préoccuper  la  raison  in- 
telligente et  plus  capable  d'animer,  d'en- 
flammer le  patriotisme. 

S'il  est  un  spectacle  au  monde  qui  doive 
attirer  l'attention  et  causer  à  l'homme  qui 
réfléchit  une  admiration  profonde,  c'est  sans 
contredit  la  fécondité  de  cette  simple  parole 
adressée  à  ses  apôtres  par  Jésus-Chri-t  res- 
suscité :  Allez,  enseignez  toutes  les  nations, 
Us  baptisant  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint  Esprit;  et  voici  que  je  suis  avec  vous 
jusqu'à  la  consommation  des  siècles. 

Parole  éiorinante  en  vérité!  Mais  parole 
dont  les  événements  ont  démontré  la  divine 
origine. 

Voyez  les  philosophes  de  la  Gentilîté  :  les 
Socrate.  les  Platon,  les  Zenon,  les  Epiclète. 
Certes,  il^  ont.  dit  des  choses  magnifiques,  ils 
ont  révélé  a  leora  contemporains  des  vérités 
admirables,  mêlées  d'erreur-,  il  est  vrai,  mais 
grandes  cependant,  conquises  d'ailleurs  sur 
l'ignorance  par  la  réflexion  du  génie  et  ar- 


rachées comme  pièce  à  pièce  aux  ténèbres  et 
à  la  contusion  des  esprits.  Un  instant  ils  ont 
enseigné  quelques  disciples  choisis;  on  lésa 
cru  immortels  parce  qu'ils  parlaient  d'immor- 
talité ;  tout-puissants,  parce  qu'ils  avaient 
ravi  à  la  création  une  partie  de  ses  mystères. 
Et  cependant,  il  n'est  venu  à  aucun  û'vaw  la 
pensée  de  dire  à  ses  disciples  :  «  Allez,  je 
vous  envoie,  je  suis  avec  vous.  Voici  l'univers, 
changez-le.  »  L'eussenl-ils  dit,  cette  parole, 
qu'elle  n'en  serait  pas  moins  morte  avant 
eux.  Ils  ont  vécu,  ils  n'ont  pas  régné  ;  ils  ont 
enseigné,  ils  n'ont  pas  régénéré. 

Mais  un  jour,  sur  ies  rives  d'un  petit  fleuve 
de  la  Palestine,  un  homme  parut.  On  disait 
de  lui  des  choses  merveilleuses.  Les  anges 
avaient  annoncé  sa  venue,  dés  rois  avaient 
visité  son  berceau,  et  des  bergers,  les  préférés 
de  sa  tendresse,  avaient  appris,  par  ses  va- 
gissements, les  secrets  de  la  vie.  Mais  il  était 
pauvre,  il  fut  méprisé  ;  il  prêchait  une  grande 
doctrine,  il  fut  traite  d'imposteur  ;  il  apprit 
aux  hommes  la  pratique  du  bien,  les  hommes 
le  battirent  de  verges,  le  vouèrent  à  l'infamie, 
le  clouèrent  à  une  croix...  Et  voilà  que  cet 
homme  méprisé,  accusé  d'imposture,  voué  à 
l'infamie,  crucifié,  se  lève  victorieux  de  sa 
couche  funèbre  et  dit  en  maître  à  de  pauvres 
ignorants,  à  des  bateliers  sans  savoir,  sans 
force,  sans  expérience  et  sans  appui  humain  : 
«  Allez,  enseignez  ».  Et  ces  bateliers  parlent 
pieds  nus,  1-s  reins  ceints  d'une  corde,  un 
bâton  à  la  main,  une  croix  sur  la  poitrine. 
rJ  rois  siècles  plus  tard,  les  apôtres  et  leurs 
successeurs  avaient  été  égorgés,  mais  les 
dieux...  les  dieux  du  Capilole  étaient  ense- 
velis dans  la  poussière  et  la  croix  du  Nazaréen 
dominait  le  monde. 

Et  voilà  justement  ce  qu'il  faut  entendre 
par  mission.  Avoir  une  mission,  ou,  ce  qui  re- 
vient au  mène,  être  missionnaire,  c'est  être 
envoyé  par  Jésus-Christ  ou  par  son  vicaire, 
c'est  être  le  dépositaire  de  son  autorité  et  le 
héraut  de  sa  doctrine,  c'est  s'en  aller-  pieds 
nus,  la  croix  dans  le  cœur,  prêcher,  mourir... 
et  convenir. 

Ceci  se  comprendra  mieux  par  opposition. 

A  côté  du  missionnaire  catholique,  nous 
avons  le  placeur  de  Bibles  du  protestantisme. 
Le  mot  de  missionnaire  étant  précisément  sy- 
nonyme de  cidui  d'envnyé,  le  protestant,  agis- 
sant hors  de  l'unité  catholique,  est  obligé  de 
dire  :  Je  suis  un  envoyé,  non  envoyé.   (Juand 


M -2 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


même  il  aurai)  été  approuvé  par  un  évoque 
hérétique  ou  par  un  patriarche  Bchismalique, 
la  difficulté  subsisterait  toujours;  ceux-ci 
n'étant  pas  envoyés,  n'ont  pas  le  droit  d'en- 
voyer.  Les  sectes  ont  beau  faire  des  essais  de 
mission,  leurs  prétendus  ouvriers  évangé- 
liques,  Bé parés  du  chef  de  l'Eglise,  ressem- 
blent, dit  l<'  corn  le  de  Maistre,  a  ces  animaux 
que  l'art  instruit  à  marcher  sur  deux  pieds  et 
à  contrefaire  quelques  attitudes  humaines. 
Jusqu'à  un  certain  point,  ils  peuvent  réussir; 
on  If.'s  admire  même  à  cause,  de  la  difficulté 
vaincue  ;  cependant  on  s'aperçoit  que  tout 
est  forcé,  et  qu'ils  ne  demandent  qu'a  tomber 
sur  leurs  quatre  pieds. 

Quand  de  tels  hommes  n'auraient  contre 
eux  que  leurs  divisions  il  n'en  faillirait  pas 
davantage  pour  les  frapper  d'impuissance. 
Anglicans,  Lutin-riens,  calvinistes,  méthodistes, 
baptistes,  mcfaves,  puritains,  quakers,  ce  sont 
ces  sectaires,  ennemis  les  uns  des  autres,  qui 
convertiraient  les  infidèles  1  Saint  Paul  a  dit  : 
Comment  entendront-ils  si  on  ne  leur  parle? 
On  peut  demander  avec  autant  de  raison  : 
Comment  1rs  croira-t-on  s'ils  ne  s'entendent 
pas  ?  Obstacle  invincible  qui  avait  frappé  le 
grand  esprit  de  Leibnitz,  puisqu'il  disait  avec 
une  noble  simplicité  :  «  Notre  peu  d'union  ne 
nous  permet  pas  d'entreprendre  les  grandes 
conversions.  » 

Je  sais  que,  pour  échapper  à  la  difficulté, 
les  Anglais,  peuple  pratique,  ont  imaginé  un 
expédient.  «  Le  missionnaire,  disent-ils,  doit 
posséder  un  esprit  vraiment  catholique.  Ce 
n'est  point  le  calvinisme,  ce  n'est  point  l'ar- 
minianisme  ;  c'est  le  christianisme  qu'il  doit 
enseigner.  Qu'il  soit  donc  persuadé  que  le 
succès  de  son  ministère  ne  repose  nullement 
sur  les  points  de  séparation,  mais  sur  ceux 
qui  reunissent  l'assentiment  de  tous  les 
hommes  religieux.  » 

A  merveille,  mais  tous  les  dogmes  ont  été 
niés  par  quelque  dissident.  De  quel  droit  l'un 
se  préférerait-il  à  l'autre?  C'est  du  reste  trop 
présumer  de  l'esprit  de  secte,  qui  n'est  que 
l'esprit  de  division,  que  d'attendre  de  lui 
des  principes  de  conciliation.  A  le  supposer 
capable  de  ce  sacrifice,  il  ne  toucherait  point, 
encore  au  but.  Lorsque  lord  Macartney  partit 
pour  sa  célèbre  ambassade,  le  cardinal  Borgia 
préfet  de  la  Propagande,  pria  le  noble  lord 
de  recommander  à  Pékin  les  missions  catho- 
liques. L'ambassadeur  s'acquitta  de  la  com- 
mission ;  mais  quel  ne  fut  pas  son  étonne- 
ment  d'entendre  le  ministre  du  Fils  du  Ciel 
lui  répondre.  :  «  L'Empereur  s'étonne  fort  de 
voir  les  Anglais  protéger  au  fond  de  l'Asie 
une  religion  que  leurs  pères  ont  abandonnée 
en  Europe.  »  Du  reste,  les  prédicateurs  pro- 
lestants, au  lieu  de  s'élever  jusqu'à  l'esprit 
chrétien, trouvent  beaucoup  plus  commode  de 
débiter  à  leurs  auditeurs,  que  le  christianisme 
est  la  plus  belle  chose  du  monde,  qu'il  a  été 
malheureusement  corrompu  par  le  papisme, 
mais  que  le  papisme  ne  doit  avoir  qu'un  temps, 
attendu  qu'il  soumet  à  des  lois  trop  sévères 


l'esprit  et  le  cœur  de  l'homme,  el  que  la  reli- 
gion la  plus  pure,  la  plue  facile,  la  plus 
agréable,  c'est,  Bans  contredit,  le  protestan- 
tisme. Le  mandarin  qui  entend  ces  belles  as- 
sertions, ou  se  trouve  protestant  Bans  le  sa- 
voir, OU  [«rend  le  prédicateur  pour  un  fou. 

Il  faut  d'ailleurs  distinguer  entre  les  infi- 
dèles civilisés  et  les  infidèles  sauvages  ou  bar- 
bares. On  peut  dire  à  ceux-ci  tout  ce  qu'on 
veul  ;  mais,  par  bonheur,  l'erreur  n'ose  guère 
leur  parler.  Quant  aux  autres,  il  eu  est  tout 
autrement  ;  mais  le  fait  que  je  viens  de  citer 
prouve  qu'ils  en  savent  assez  pour  nous  dis- 
tinguer. S'il  y  a  parmi  eux  des  esprits  ca- 
pables de  se  rendre  aux  vérités  du  christia- 
nisme, ils  ne  nous  auront  pas  entendu  long- 
temps avant  de  nous  accorder  l'avantage  sur 
les  sectaires.  Le  bon  sens  non  prévenu  s'aper- 
çoit bien  vite  que  l'Eglise  une  et  invariable 
est  d'un  côté,  et  de  l'autre  l'hérésie  aux  mille 
têtes. 

Uno  autre  raison,  qui  annule  ce  faux  minis- 
tère évangélique,  c'est  la  conduite  morale  de 
ses  organes.  Ils  ne  s'élèvent  jamais  au-dessus 
de  la  probité,  faible  et  misérable  instrument 
pour  tout  effort  qui  exige  la  sainteté.  Le  mis- 
sionnaire, qui  ne  s'est  pas  refusé  par  un  vœu 
sacré  au  plus  vif  des  penchants,  demeurera 
toujours  au-dessous  de  ses  fonctions  et  finira 
par  être  ridicule  ou  coupable.  On  sait  le  ré- 
sultat des  missions  anglaises  à  Taïti  dans  les 
premières  années  de  ce  siècle:  chaque  apôtre, 
devenu  libertin,  ne  fit  pas  difficulté  de 
l'avouer,  et  le  scandale  en  retentit  dans 
toute  l'Europe. 

Au  milieu  des  nations  barbares,  loin  de 
tout  supérieur  et  de  tout  appui  qu'il  pourrait 
trouver  dans  l'opinion  publique,  seul  avec  son 
cœur  et  ses  passions,  que  fera  le  missionnaire 
d'un  homme,  cet  homme  fût-il  un  grand  roi? 
Ce  que  firent  ses  confrères  à  Taïti.  Le  meilleur 
de  ces  gens-là,  après  avoir  reçu  sa  mission  de 
l'autorité  civile,  s'empresse  de  se  retirer  dans 
une  maison  commode  avec  sa  femme  et  ses 
enfants,  et  se  borne  à  prêcher  philosophique- 
ment à  des  sujets  sous  le  canon  de  son  souve- 
rain. Quant  aux  véritables  travaux  aposto- 
liques, jamais  ils  n'oseront  y  loucher  du  bout 
du  doigt. 

L'immense  supériorité  de  nos  mission- 
naires est  si  bien  connue  qu'elle  a  pu  alarmer 
l'ancienne  Compagnie  des  Indes.  Quelques 
prêtres  français,  jetés  dans  ces  contrées  par  le 
tourbillon  révolutionnaire,  lui  avaient  fait 
peur;  elle  craignait  qu'en  faisant  des  chré- 
tiens, ils  ne  fissent  des  Français.  Sans  doute 
la  Compagnie  des  Indes  disait  comme  nous  : 
Que  votre  royaume  arrive,  mais  toujours  avec 
le  correctif  :  et  que  le  nôtre  subsiste. 

Dans  le  sentiment  instinctif  de  leur  impuis- 
sance, les  prolestants  ont  formé  des  sociétés 
de  propagande,  ouvert  des  listes  de  souscrip- 
tion et  lancé  des  commis-voyageurs  pour  la 
diffusion  de  la  lumière  évangélique.  Une  telle 
initiative  honore  certainement  leur  cœur,  elle 
n'honore  pas  aulant  leur  esprit.  Eux,  dont  le 


LIVIIK  QUATRE- VINGT-QUAT0RZ1ÈM1 


\  i  :t 


devoir  eal  de  lire  l'Ecriture  Sainte,  n'y  voient 
point  les  préceptes  du  Seigneur  lorsqu'il  en- 
voya prêcher  ses  apôtres.  Ils  ne  comprennent 
ni  le  grand  mystère  de  l'Evangile,  ni  la  mira- 
culeuse puissance  de  la  croix.  Aussi  nous  &p  - 
prennent- ils  chaque  année,  avec  une  précieuse 
naïveté,  les  sommes  fabuleuees  qu'ils  ont  re- 
cueillies et  le  nombre  d'exemplaires  de  Bibles 
qu'ils  ont  lancé  dans  le  monde  ;  mais  tou- 
jours ils  oublient  de  nous  dire  combien  ils 
ont  enfanté  de  nouveaux  chrétiens.  Si  l'on 
donnait  au  Pape,  pour  être  consacré  aux  dé- 
penses de>  missions,  l'argent  que  ci  s  sociétés 
perdent  pour  fournir  des  cornets  aux  Chinois 
et  de  la  tapisserie  aux  insulaires  du  Grand 
Océan,  il  aurait  l'ail  aujourd'hui  plus  de  chré- 
tiens que  les  bibles  protestantes  n'ont  de  pages. 

Eu  suivant  cette  discussion,  je  ne  me  suis 
point  éloigné  de  mon  sujet,  je  n'ai  fait  que 
le  côtoyer  pour  en  mieux  découvrir  les  splen- 
dides  horizons.  Je  voudrais  y  rentrer  afin  d'en 
goûter  les  charmes,  mais  l'impuissance  de 
l'erreur  a  suffisamment  rendu  hommage  à  la 
vérit'\  Je  conclus  donc  par  une  proposition 
qui  résume  la  science  des  docteurs  et  le  pieux 
sentiment  des  saints  : 

Avoir  une  mission,  ce  n'est  pas  être  envoyé 
par  la  reine  d  Angleterre  ni  même  par  le  roi 
de  Prusse,  —  car  alors  on  travaille  pour  le  roi 
de  Prusse,  comme  nous  disons  de  ce  côté  ci 
du  Rhin;  —  c'est  être  l'envoyé  de  Jésus- 
Christ  et  savoir  mourir. 

En  ls.82,  une  humble  fille  de  Lyon,  Pauline 
Jarricot,  dans  le  pieux  désir  de  venir  en  aide 
à  quelques  missionnaires  de  sa  connaissance, 
commença  de  recueillir  des  aumônes.  Elle  les 
demanda  surtout  aux  ouvriers  et  aux  pauvres 
gens  de  la  ville,  et,  pour  leur  faciliter  celte 
bonne  œuvre,  elle  fixa  au  plus  modeste  ch i tire 
la  contribution  de  chaque  semaine.  Dieu  bénit 
sa  pensée,  le  peuple  y  répondit.  Au  bout  de 
quelques  années,  la  pauvreté  populaire  fit 
annuellement  une  rente  de  plusieurs  millions 
à  la  prédication  de  l'Evangile  chez  les  nations 
infidèles;  le  nombre  des  missionnaires  s'ac- 
crut dans  une  proportion  supérieure  à  celle 
des  ressources  ;  et  bientôt  leurs  récils  per- 
mirent de  créer  un  recueil  qui  est  maintenant, 
en  Europe,  le  journal  le  plus  lu,  je  veux  dire 
les  Annales,  vrais  Acta  martyrum  du  xixe  siècle. 

Telle  lut  l'origine  de  la  Propagation  de  la 
Foi.  Ses  commencements  furent  humbles, 
selon  la  destinée  de  tout  ce  qui  porte  en  soi 
des  conditions  de  grandeur  et  des  promes-es 
d'avenir.  Le  grain  de  sénevé,  germant  sur 
une  terre  engraissée  du  sang  des  martyrs, 
couvre  maintenant  la  terre  de  son  ombre.  Ce 
n'est,  plus  l'œuvre  d'une  église  particulière, 
mais  l'œuvre  catholique  par  excel  ence, 
adoptée,  proclamée,  préconisée  comme  telle 
par  l'auguste  Chef  de  la  Chrétienlé.  lie  la 
France,  comme  d'un  foyer  toujours  fécond, 
sa  flamme  céleste  a  gagné  la  Suisse,  la  Bel- 
gique, l'Allemagne,  les  deux  Péninsules,  la 
Grande- Bretagne,  les  contrées  infidèles 
com rue  |,;-s  contrées  catholiques,  et  elle   ne 


l'arrêtera  plus  que  le  sol  ne  manque  ù  son  ac- 
tivité. 

L'objet  de  cette  œuvre  est  d'aider  l'Egli 
dans  sa  grande  mission  de  propager  l'Evan- 
gile. L'Eglise  enfante  les  apôtres,  la  Propa 
galion  de  la  Foi  les  soutient;  l'une  leur  ins- 
pire le  zèle  qui  les  fait  partir,  l'autre  leur 
assure  le  pain  qui  les  fait  vivre  ;  celle-H  leur 
indique  le  champ  qu'ils  doivent  défricher, 
celle-ci  leur  facilite  les  moyens  d'en  prendre 
possession  et  d'en  féconder  le  sol.  Il  leur  faut 
un  navire  pour  aller  le  chercher  au-delà  des 
mers;  il  leur  faut  une  croix  pour  subjuguer 
les  peuples  ;  il  faut,  quand  ils  ont  des  néo- 
phytes, un  sanctuaire  pour  les  abriter  ;  il  faut 
des  vases  sacrés  pour  accomplir  les  saints 
mystères  et  préparer  les  fidèles  à  la  confes- 
sion de  la  foi  ;  il  faut  enfin  des  écoles  pour 
recueillir  les  enfants,  des  hospices  pour  les 
malades,  des  asiles  pour  les  vierges,  des  sé- 
minaires pour  préparer  des  successeurs  aux 
missionnaires  ;  et  c'est  la  Propagation  <le  la 
Foi  qui  fournit  le  moyen  d'élever  ces  établis- 
sements et  de  se  procurer  ces  ressources. 
C'est  comme  une  intendance  religieuse  pour 
couvrir  les  frais  des  missions,  un  budget 
pour  pourvoir  aux  besoins  du  mis-ionnaire, 
donner  des  armes  à  son  zèle,  des  é'éments  à 
ses  fondations,  un  autel  à  son  sacerdoce,  une 
tombe  à  sa  dépouille. 

Entre  tant  de  gloires  incomparables  dont 
brille  celte  incomparable  association,  l'une 
des  plus  éclatantes  est  la  sublime  simplicité 
de  ses  moyens;  c'est  d'être  accessible  non 
seulement  à  toutes  les  fortunes,  mais  même  à 
toutes  les  indigences,  et  d'arriver  par  le 
néant  à  de  grands  résultais.  Les  richesses  de 
la  Propagation  lui  viennent  des  offrandes  des 
associés,  et  ces  offrandes  ne  se  composent  que 
d'un  sou  par  semaine,  encore  se  contente- 
t-elle  de  moins  pour  ceux  qui  ne  peuvent  at- 
teindre ce  modeste  niveau.  Si  une  obole  est 
au-dessus  de  vos  forces,  donnez-en  la  ving- 
tième partie,  et  la  Propagaiion  la  recueillera 
avec  respect.  «  Chaque  pleur  de  cette  rosée, 
dit  l'éloquent  évêque  de  Nimes,  a  pour  elle 
un  prix  auguste  et  sacré,  parce  qu'elle  y  voit 
la  sève  du  cœur  et  pour  ainsi  dire  le  sang  de 
la  charité.  Au  fond  de  ces  petites  gouttes 
d'eau,  il  y  a  pour  elle  comme  un  monde  in- 
fini de  mérite  et  de  nobles  sentiments  qui 
les  élève  à  toute  la  grandeur  d'un  vaste  flot. 
Isolées,  chacune  d'elle  n'est  rien  ;  rassemblées 
elles  se  fécondent  par  leur  rapprochement; 
elles  prennent,  en  se  confondant,  la  profon- 
deur d'un  abîme  et  la  puissance  d'enfanter 
des  mervt  illes.  » 

Outre  l'aumône  de  cinq  centimes  par  se- 
maine, l'œuvre  qui  cherche  av;.nt  tout  la 
grâce  de  Dieu  et  le  salut  de  ses  membres, 
impose  à  chaque  associé  une  courte  prière 
(le  Palar  et  VAve),  pour  demander  que  le 
royaume  de  Jésus  Christ  s'étend»-  par  toute  la 
terre,  avec  une  invocation  à  saint  François 
Xavier,  l'apôtre  des  Indes  et  le  modèle  de 
tous  les  apôtres. 


114 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


En  retour,  L'œuvre  offre  a  pes  associés,  dana 
les  Annales  de  l<i  Propagation  de  la  Foi,  la 
lecture  la  plus  précieuse  qui  se  puinse  taire. 
Ce  recueil  fait  suite  ;iux  Lettres  édifiantes  des 
Pèrea  jésuites,  aux  /.'(/mi/es  du  Moyeu  A^e  et 
aux  Actes  des  apôtres  ;  il  s.'  compose  <ie  lettres 
écrites  par  les  missionnaires.  Ceux  qui  y 
tiennent  la  plume  1  ; n  sont  pas  des  écrivains 
commodément  assis  au  coin  de  leur  feu  et 
rédigeant  tout  à  l'aise  des  souvenirs  plus  ou 
moins  exacts,  des  impressions  de  voyage  plus 
ou  moins  authentiques.  Ce  sont  des  hommes 
d'action  dressant  comme  un  bulletin  de 
combat  au  milieu  de  la  poussière  et  du  bruit 
de  la  bataille.  Apôtres  épars  sur  tous  les 
points  de  l'univers,  ils  rendent  compte  à 
leurs  amis  des  cinq  parties  du  monde  des 
œuvres  accomplies  à  l'aide  de  leurs  offrandes. 
Dans  leurs  récits,  tout  instruit,  console,  édifie, 
transporte  l'âme.  Chaque  mis-ion  ayant  son 
caractère  propre,  on  y  trouve  tour  à  tour 
des  descriptions  attachantes,  des  anecdotes 
pleines  d'intérêt,  des  peintures  d--  mœurs,  de 
savantes  dissertations,  des  plans  d'améliora- 
tion ou  de  réforme.  Ce  qui  ajoute  encore  au 
charme  de  la  variété,  c'est  qu'il  y  a  entre  le 
missionnaire  et  l'associé  une  e-pece  d'iden- 
tité  de  personne.  Nous  traversons  avec  lui  les 
vastes  pi  unes  de  l'Océan  ;  avec  lui  nous  des- 
cendons sur  les  plages  infidèles.  Nous  le  sui- 
vons dans  les  immenses  forets  qu'il  doit  par- 
courir ;  nous  le  voyons  franchir  des  marais 
impraticables,  gravir  des  roches  escarpées, 
remonter  des  fleuves  impétueux,  affronter  des 
nations  cruelles,  superstitieuses  et  jalouses  ; 
nous  le  suivons  enfin  dans  toutes  ses  cour.- es 
apostoli  pues,  et  si  nous  n'avons  pas  toujours 
la  joie  d>j  voir  le  sauvage  s'attacher  à  l'apôtre 
nous  voyons  toujours  l'apôtre  s'attacher  au 
sauvage,  se  faire  tout  à  lui  et  le  gagner  enfin 
à  Dieu  et  à  1  Eglise. 

De  plus,  l'Eglise,  qui  est  la  plus  grande 
école  de  reconnaissance  qui  soit  au  monde,  a 
enrichi  d'indulgence  la  Propagation  de  la  Foi. 
Indulgences  plénières  à  gagner  trente  fois 
dans  le  cours  de  l'année.  Indulgences  par- 
tielles :  de  trois  cents  jours  de<ix  fois  l'an  ;  et 
de  cent  jours  chaque  fois  qu'un  associé  ac- 
complit, en  faveur  des  missions,  une  œuvre 
quelconque  de  piété  ou  de  charité.  Faveur  de 
l'autel  privilégié  pour  toute  messe  die  au  nom 
d'un  associé  <n  faveur  d'un  membre  défunt; 
même  privilège  personnel,  cinq  tois  par  se- 
maine, aux  prêtres  qui  sont  collecteurs  des 
aumônes  de  mille  associés. 

Ainsi,  la  PiOpngation  de  la  Fo>  est  une  des 
œuvres  les  plus  méritoires.  Chaque  vertu, 
sans  doute,  a  son  auréole,  chaque  victoire  sa 
couronne  et  chaque  bonne  œuvre  son  mérite 
particulier.  Mais  le  propre  de  cette  associa- 
tion est  de  conférer  à  ses  membres  toutes  les 
spécialités  de  mérites,  comme  le  but  de  son 
institution  e4  d'embrasser  toutes  les  diver- 
sités de  dévouements.  Nous  disons  tous  les 
mérites,  sans  excepter  ceux  qui  semblent  ap- 
partenir exclusivement  à  des  vocations  d  élite, 


telles  que  la  transmission  de  la  vérité  par  là 
prédication  de  l'apostolat.  Ce  n'est  pas  que 
l'associé  ail  besoin  de  passer  les  mers  et 
d'unir  sa  voix  à  I  •  voix  de  dos  apôtres.  Non  ; 
des  liens  qu'il  n'est  pas  en  son  pouvoir  de 
rompre  l'attachent  à  bs  famille  et  a  Ba  patrie. 
Mais  M  est  un  autre  apostolat  que  celui  de  la 
parole,  c'est  l'apostolat  de  la  charité.  Du 
moment  qu'il  s'e-t  associé  à  la  Propagation 
de  la  Fol,  sa  prière  et  son  aumône  lui  donnent 
droit  à  tous  les  fruits,  à  tous  les  mérites 
toutes  les  gloires  de  l'œuvre  elle-même,  mé- 
rites des  apôtres,  mérites  des  confesseurs, 
mérites  des  martyrs.  Membres  de  cette  archi- 
confrérie,  nous  catéchisons,  noug  prêchons, 
nous  baptisons  par  toutes  ces  bouches  et 
toutes  ces  ma;ns,  instruments  de  notre  zèle; 
nous  triomphons  par  tous  ces  courages  que 
soutient  notre  charité;  nous  avons  part  à 
tout  ce  qu'ils  entreprennent,  à  tout  ce  qu'ils 
souffrent,  à  tout  ce  qu'ils  immolent  pour  la 
gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  homm 

La  communion  des  saints  triomphe  pur- 
tout  par  la  mort.  Si  donc  nous  participons 
aux  travaux  des  missionnaires,  à  combien 
plus  forte  raison  participerons-nous  à  leurs 
suffrages  lonsqu  bs  seront  arrivés  à  l'éternelle 
patrie!  «  Ecrivez,  disait  le  martyr  Gagelin  à 
celui  de  se^  frères  qui  allait  devenir  le  témoin 
de  son  sacrifice,  écrivez  à  tous  les  membres 
de  la  Propagation  de  la  Foi,  que  dans  le  ciel 
je  ne  les  oublierai  pas.  »  Le  saint  évêque  de 
Sozopolis  s'écriait  à  sa  dernière  heure  : 
«  Après  quarante-six  ans  de  missions,  at- 
taqué maintenant  d'une  maladio  grave,  Dieu 
va  m'appeler  à  lui.  Si  je  trouve  grâce,  ain-i 
que  j'en  nourris  l'espérance  au  lond  de  mon 
cœur,  je  bénirai  encore  votre  charité,  ô  mes 
très  chers  frères  en  Jésus-Christ,  et  je  solli- 
citerai pour  vous  les  plus  abondantes  béné- 
dictions. » 

Tant  de  peuples  qui  ont  reçu  par  nous  les 
biens  de  la  vie  présente  et  les  promesses  de 
la  vie  future,  tant  d'âmes  qui  auront  é:é  -au- 
vées  par  nos  soins,  nos  prières,  le  fruit  de  nos 
aumônes,  n'intercedront  ils  pas  pour  nous 
près  du  souverain  rémunérateur? 

Enfin  cjs  bienfaits  répandus  sur  tant  de 
nations  étrangères  ne  vaudront-ifs  pas  à  la 
nôtre  la  confirmation  de  la  grâce,  principe 
de  toutes  ses  grandeurs?  Nous  donnons,  on 
nous  donnera  ;  ces  chrétientés  que  nout.  for- 
mons en  Océanie,  ces  églises  que  nous  bâtis- 
sons en  Alri  pie  nous  mériteront  la  confirma- 
lion  de  celte  foi  que  nous  leur  procurons.  Les 
miracles  appellent  les  miracles;  un  verre 
d'eau  froide  aura  sa  récompense.  Notre  géné- 
rosité nous  sera  donc  comptée;  elle  nous 
aura  valu  de  re-ter  les  enfants  de  prédilec- 
tion, les  fils  aînés  de  cette  grande  famille 
dont  Dieu  voudra  bien  toujours  se  montrer 
le  sauveur  et  le  père. 

Bénie  sois-tu,  œuvre  admirable  de  la  Pro- 
par/aiion  de  la  Fuit  œuvre  éminemment  ca- 
tholique, puisque  tu  emDrasses,  comme  but 
ou  comme  instruments,  tous  les  enfants  de  la 


LIVRÉ  QUATRE-VINGT-QUÀTORZlfcMK 


US 


grande  ramille  humaine;  œuvre  facile, 
|.>liî—«I itf-  tu  n'exiges  de  nous  qu'une  légère 
mise  de  fonds;  œuvre  féconde,  puisque  tu 
enveloppes  l'univers  dans  un  immense  réseau 
de  charité;  œuvre  méritoire,  puisque  tu  nous 
associes  s  tous  les  mérites  «le*  convertisseurs 
et  tics  convertis  ;  enfin  œuvre  profondément 
opportune,  puisque,  au  milieu  de  la  lutte  qui 
B'ugrandit  chaque  jour  entre  lu  vérité  chré- 
tienne et  les  contradictions  du  philosophisme, 
tu  sauvegardes  chez  tous  les  peu  pics  le  pré- 
sent, malgré  ses  infirmités,  l'avenir  avec 
ton  les  ses  espérances. 

C'était  une  parole  bien  simple  que  celle-ci  : 
«  Allez  et  enseignez  toutes  les  nations  ».  Et 
cependant  c'était  une  parole  bien  extraordi- 
naire, puisqu'elle  était  dite  à  des  gens  qui  ne 
savaient  rien  ;  et  eussent-ils  su  quelque  chose, 
c'eut  été  encore  une  étonnante  hardiesse  que 
de  leur  confier  l'enseignement  des  peuples; 
car,  pour  enseigner  tous  les  peuples,  il  faut 
que  la  doctrine,  ainsi  commise  à  des  lèvres 
mortelles,  se  suscite  à  jamais  des  apôtres  qui 
sachent  vivre  comme  Jésus  Christ  et  trouver 
un  bénéfice  dans  la  mort.  Autrement  le  monde 
ne  recueillera  pas  les  fruits  de  leur  ministère, 
parce  que  le  monde  ne  va  pas  de  lui-même  à 
la  vérile,  heureux  lorsqu'il  la  reçoit  des  mains 
qui  la  lui  portent,  et  ne  répond  point  au  plus 
généreux  des  sacrifices  par  la  plus  lâche  des 
persécutions. 

Cette  parole  créatrice  a  toujours  donné  des 
apôtres  à  l'Eglise.  Home  tombant  de  pourri- 
ture, l'Occident  ébranlé  par  le*  invasions,  les 
vieux  empires  d'Asie,  les  jeunes  républiques 
d'Amérique,  les  îles  récemment  découvertes 
de  l'Océanie  ont  vu  arriver  des  missionnaires 
à  l'heure  marquée  par  la  Providence.  Avant 
de  s'élancer  à  la  conquête  des  âmes,  ces 
jeunes  apôtres  s'étaient  initiés  à  leur  dur  mi- 
nistère sous  la  direction  de  quelques  vieux 
combattants  de  la  foi,  dans  quelque  maison 
visitée  par  l'esprit  du  cénacle.  Aujourd'hui 
même,  par  un  dessein  dont  Dieu  garde  le 
secret,  ces  maisons  bénies,  ces  séminaires 
d'apûires  pullulent  en  Europe.  Il  y  en  a  à 
Rome,  à  Naples,  à  Milan,  à  Vienne,  à  Lou- 
vain,  à  Marseille  et  jusqu'à  Paiis  Oui,  Paris, 
l'enfer  des  anges  et  le  paradis  des  démons, 
Paris  renferme  aussi  des  collèges  d'apôtres. 
Dans  le  pêle-mêle  de  ces  maisons  où  le  blas- 
phème seul  se  souvient  de  Dieu,  au  milieu  de 
ces  écoles  d'affaires,  d'ambition  et  de  plaisir, 
il  y  a  <\<'ux  maisons  de  missionnaires,  deux 
écoles  d'apostolat  catholique  où  l'ait  que  l'on 
apprend  est  de  mourir  pour  Je  nom,  pour  la 
gloire  et  l'amour  de  Dieu. 

deux  missions  sont  le  séminaire  du 
Saint-Esprit  et  le  séminaire  des  Missions  Etran- 
gères ;  l'un,  où  se  forme  le  clergé  du  nouveau 
monde,  l'autre,  où  se  réunissent  les  jeunes 
prêtres  qui  doivent  évangéliser  le  Thibet,  la 
Tartarie,  I.  Mandchourie,  le  Japon,  la  Chine, 
le  Tonking  et  les  îles  de  l'Océan  Pacifique.  Le 

ime  intérieur  de  ces  maisons  esl  à  peu  près 
celui  de  nos   séminaires.   Vie   commune,  tra- 


vaux théologiques,  discipline,  Loul  se  rcs- 
semble,  sauf  que  la  discipline  doil  préparera 
une  vie  plus  pénible  et  (pu-  l'instruction  doit 
faire  connaître  la  science  de  convertir,  d'ins- 
truire fi  de  moraliser  les  infidèles.  Du   re 

il  y  a  la  des  souvenirs  el  des  maire-  qui  vont 

droit  au  but.  Ces  directeurs  de  l'établissement 

sont    d'anciens    missionnaires   qui    ont    acqui 

l'expérience  au  poste  du  dévouement  et  qui 

souvent  portent  dans  leur  corps  le-,  meurtris- 
sures éloquentes  de  la  persécution.  Les  cellules 
habitées  par  les  clercs  ont  abrité  des  hommes 
dont  le  nom  appartient  au  martyrologe.  A 
côté  de  l'humble  chapelle  où  s  immole  chaque 
jour  l'Agneau  qui  efiace  les  péchés  du  monde, 
vous  vovez  les  glaives  qui  les  ont  frappés,  les 
chaînes  qu'ils  ont  portées,  les  cordes  et  les 
fouets  qui  ont  déchiré  leur  chair,  les  linges 
teints  de  leur  sang,  quelques  restes  de  leurs 
haillons,  quelques  débris  de  leurs  ossements 
sacrés  qui  attendent  le  jugement  de  l'Eglise 
pour  monter  sur  les  autels.  Un  jour,  ces  mar- 
tyrs seront  les  patrons  de  la  communauté 
dont  ils  furent  les  enfants;  aujourd'hui,  leurs 
restes  reposent  sous  la  garde  de  la  vénéra- 
tion publique.  Toutes  les  lèvres  baisent  ces 
pieux  trésors,  et  dans  tous  les  cœurs  ils 
allument  un  feu  qui  ne  sait  pas  s'éteindre. 

La  vie  propre  de  l'apôtre  ne  commmence 
qu'à  son  départ  du  séminaire.  Le  jour  du 
départ  est,  pour  les  vieux  maîtres  et  les 
jeunes  condisciples,  un  jour  de  fêle,  fête  de 
joie  et  de  deuil,  où  la  crainte  et  l'espérance 
s'unissent  dans  de  saints  embrasements, 
comme  il  sied  à  des  hérauts  de   l'Evangile. 

Aujourd'hui  donc,  c'est  fête  au  séminaire 
des  missions  étrangères.  (Juelques  jeunes 
prêtres  partiront  demain,  et  l'on  fait  ce  soir 
la  cérémonie  des  adieux.  A  celte  fêle,  on  ad- 
met les  amis  et  les  parents  qui  peuvent  la  su- 
bir. 

La  cérémonie  commence  à  la  chute  du 
jour.  La  communauté  entoure  une  statue  de 
la  Sainte  Vierge  élevée  dans  le  jardin  sous  un 
humble  dôme  de  treillage.  On  chante  le  Ma- 
gnifient et  \'Ave  Maris  Stella.  Tous  les  chré- 
tiens qui  ont  le  bonheur  de  mêler  les  paroles 
et  les  chants  de  l'Eglise  aux  actions  de  leur 
vie  savent  quel  sens  profond  et  touchant  ces 
accents  inspirés  reçoivent  toujours  de  la  cir- 
constance où  l'on  est  et  quelle  lumière  ils 
portent  dans  l'âme.  En  ce  moment  solennel, 
ils  révèlent  de  particuliers  enseignements.  Le 
Magnificat  est  le  chant  anticipé  du  triomphe, 
le  salut  au  Dieu  qui  va  ouvrir  à  son  Fils  in- 
carné la  porte  de  nouveaux  royaumes.  V  Ave 
Maris  stella  est  le  cri  de  l'humilité  sacerdo- 
tale, l'accent  de  la  confiance  qui.  à  la  veille 
de  l'épreuve,  invoque  celle  qui  a  fait  luire  la 
lumière  sur  les  peuples  assis  dans  les  ténèbres. 
Merveilleuse  inspiration,  c'est  par  deux  prières 
à  la  douce  Marie  que  commence  le  chant  du 
départ. 

Les  jeunes  missionnaires  quittent  ce  jardin, 
ce  lieu  de  délassement  et  de  repos,  où  ils  ont 
passé  quelques  courtes  années  dans  l'appren- 


116 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


lissage  d'une  vie  qui  n'aura  plus  ni  repos  ni 
délassement.  Ils  se  rendent  à  la  chapelle. 
L'étroite  enceinte  est  remplie.  Pas  de  pompe, 
pas  d'ornements  à  l'autel  ;  une  pauvreté  toute 
apostolique.  Point  de  splendeur  non  plus  <i.wis 
L'assistance  !  Les  parents  et  les  .unis  des  mis- 
sionnaires n'appartiennent  guère  au  grand 
monde.  »>n  y  voit  des  soldats,  des  domes- 
tiques, des  gens  de  travail  et  de  petite  condi- 
tion, des  frères  de  la  doctrine  chrétienne, 
quelques  prêtres.  Quelquefois  un  évêque,  bote 
passager  de  la  maison  qu'il  aime,  apporte  là 
ses  vœux  et  ses  bénédictions. 

On  fait  la  prière  et  les  exercices  du  soir  sui- 
vant la  coutume.  Celte  prière  est  la  prière  des 
chrétiens  pieux,  prière  simple  et  sublime, 
éclatante  ici  de  soudaines  clartés.  Invocation 
au  Saint-Esprit,  mise  en  présence  de  Dieu, 
examen  de  conscience,  actes  de  contrition  ; 
prière  pour  le  Pape,  pour  les  princes,  pour 
les  parents,  les  amis,  les  ennemis  ;  prière 
pour  les  pauvres,  les  orphelins,  les  malades, 
les  agonisants,  pour  les  prisonniers,  les  voya- 
geurs, pour  les  vivants  et  pour  les  morts...  0 
noblesse  de  la  vie  chrétienne! 

Après  la  prière,  le  directeur  de  semaine  in- 
dique le  point  de  méditation  sur  l'Evangile  du 
lendemain.  Par  une  de  ces  rencontres  qu'ex- 
plique l'admirable  fécondité  de  l'Evangile,  la 
lecture  tombe  sur  quelque  grande  leçon,  s^pr 
quelque  scène  saisissante,  sur  quelque  para- 
bole pleine  «l'a-propos.  C'est  le  conseil  du  re- 
noncement, la  béatitude  des  larmes,  le  bon- 
heur de  souffrir  persécution  pour  la  justice  ; 
c'est  le  Sauveur  qui  appelle  les  ouvriers  pour 
la  moisson,  c'est  le  père  de  famille  qui  envoie 
à  sa  vi^ne  des  hommes  de  peine  ou  qui  invite 
les  pauvres  au  banquet  des  noces;  c'est  Jésus 
choisissant  ses  apôtres,  leur  donnant  le  pré- 
cepte ou  l'évangile  du  ministère  apostolique, 
et  les  jetant,  d'un  souftle,  sur  tous  les  che- 
mins du  monde.  Il  n'y  a  pas  une  page  des 
saints  livres  qui  n'ajoute  à  l'émotion  d'un 
tel  jour  et  au  grandiose  d'une  telle  situa- 
tion. 

La  prière  terminée,  le  supérieur  adresse 
aux  missionnaires  qui  vont  partir  une  courte 
allocution  ;  il  leur  dit  la  tâche  qu'iis  auront  à 
remplir,  les  ennemis  qu'ils  auront  à  vaincre. 
Quels  ennemis?  Le  monde,  l'enfer  et  eux- 
mêmes  :  l'enter,  à  qui  ils  veulent  arracher  le 
monde;  h  monde,  qui  ne  veut  pas  être  dé- 
livré ;  eux-mêmes,  qui  ne  peuvent  triompher 
de  l'enfer  et  du  monde  que  par  une  conti- 
nuelle victoire  sur  la  vanité  des  pensées  hu- 
maines, sur  l'excès  des  fatigues,  sur  le  désir 
du  repos,  sur  les  besoins  du  corps  et  sur  les 
vœux  du  cœur.  La  sagesse  humaine  les  trai- 
tera de  fous,  et  ils  le  sont  en  effet  :  stulti  prop- 
ter  Christum;  l'enfer  leur  tendra  des  piège-.  ; 
le  monde  les  regardera  comme  des  séditieux. 
Vous  serez  repoussés,  battus  de  verges,  em- 
prisonnés, vous  serez  mis  en  croix...  mais 
ayez  confiance,  Jésus  a  remporté  la  grande 
victoire.  Heureux  ceux  qui  partageront  les 
opprobres  du  divin  Maître  et  qui,  comme  lui, 


attachés  sur  l'instrument  de  supplice,  pour- 
ront piier  comme  lui  pour  leurs  bourreaux. 

Il  y  a  des  hommes  qui  peuvent  tenir  un 
pareil  langage  et  d'autres  qui  peuvent  l'en- 
tendre I  et  ce  ne  sont  pas  de9  formi  a  de  rhé- 
tborique  arrangées  à  plaisir,  c'est  la  vérité 
toute  simple  et  toute  purel  Us  -ont  là;  ils 
iront  ainsi,  ils  souffriront  et  mourront  ainsi, 
et  l'unique  sentiment  qui  soit  dan»  leurs  cœurs 
est  un  sentiment  d'immense  et  joyeuse  recon- 
naissance pour  Celui  qui  les  appelle  à  celle 
vie  et  qui  leur  promet  cette  mort. 

Les  missionnaires  se  placent  ensuite  debout 
devant  l'autel.  Ils  sont  là,  victimes  heureuses 
et  pures  ;  le  chœur  chante  ces  belles  paroles 
qui  appartiennent  à  la  fois  à  la  loi  ancienne 
et  à  la  loi  nouvelle,  et  que  saint  Paul,  l'apôtre 
des  nations,  a  prises  des  prophètes  Laie  et 
Nahum  :  Quam  tpeciosi  pedes  evangelizcntium 
paceni,  evangrlizantium  bona  !  Et,  pendant  ce 
chant,  les  missionnaires  d'abord  et  tous  les 
assistants  viennent  baiser  à  genoux  ces  pieds 
heureux  qui  porteront  au  loin  la  bonne  nou- 
velle et  la  paix  du  Seigneur. 

Une  cérémonie  si  touchante  par  elle-même 
est  féconde  en  incidents  qui  dépassent  tout  ce 
que  la  vie  peut  offrir  de  contraste  et  tout  ce 
que  le  cœur  peut  contenir  de  sentiments. 
Louis  Yeuillot,  à  qui  nous  empruntons  le  fond 
de  ce  passage,  va  le  clore  par  le  récit  d'un  de 
ces  incidents  : 

«  J'assistais  un  soir,  dit  le  grand  écrivain, 
à  pareille  cérémonie.  C'était,  je  me  le  rap- 
pelle, en  plein  carnaval.  Non  loin  de  la  mai- 
son des  missionnaires,  j'avais  vu  les  masques 
se  presser  à  la  porte  d'un  bal  public.  Au  mi- 
lieu du  bruit  des  équipages,  la  rue  n  lentissait 
de  cris  aviné-.  Ce  soir-là,  ils  étaient  sept  qui 
devaient  partir.  Les  clameurs  de  la  rue  ajou- 
taient, s'il  est  possible,  au  sentiment  de  véné- 
ration avec  lequel  nos  lèvres  se  posaient  sur 
ces  pieds  où  la  boue  allait  devenir  une  parure 
plus  brillante  et  plus  précieuse  que  l'or.  Tout 
à  coup,  un  vieillard  mêlé  aux  assistants 
s'avança,  marchant  avec  peine.  L'un  des  di- 
recteurs de  la  communauté,  revenu  des  mis- 
sions où  il  avait  répandu  son  sang,  le  soute- 
nait. Une  indicible  émotion,  à  laquelle  les 
jeunes  missionnaires  n'échappèrent  point, 
courut  dans  la  chapelle  et  lit  faiblir  les  voix. 
C'était  une  sorle  d'anxiété  que  chacun  ressen- 
tait, quoique  chacun  n'en  connût  pas  la  cause. 
Le  viedlard  s'avança  lentement.  Arrivé  à  l'au- 
tel, il  baisa  successivement  les  pieds  des  quatre 
premiers  mis>ionnaires.  Le  cinquième,  comme 
par  un  mouvement  instinctif,  s'inclina,  éten- 
dard les  mains  pour  l'empêcher  de  se  melti  e  à 
genoux  devant  lui.  CependanL  le  vieillard  s'age- 
nouilla ou  plutôt  se  prosterna  ;  il  imprima  ses 
lèvres  sur  les  pieds  du  jeune  homme  qui  pâlis- 
sait ;  il  y  pressa  son  front  et  ses  cheveux  blancs, 
et  enfin  il  lai-sa  échapper  un  soupir,  un  seul, 
mais  qui  retentit  dans  tous  les  cœurs  et  que 
je  ne  me  rappelle  jamais  sans  me  sentir  pâlir 
comme  je  vis  en  ce  moment  pâlir  son  lils.  Et 
ce  fils  était  le  second  que  cet  Abraham  sa- 


LIVItE  Ql  ATRB  VINGT  QUATORZIEMl 


117 


cri  fi  »'  donnait  ainsi  à  Dieu,  et  il  ne  lui  en  res- 
tait poinl  d'autre... 

«  On  aida  le  vieillard  â  se  relever;  il  baisa 
encore  les  pieds  des  deux  missionnaires  qui 

suivaient  son  citer  enfant,  et  il  revint  à  B8 
place,  pendanl  que  le  chœur,  un  moment  in- 
terrompu, chantait  le  psaume  Laiulnte, pueri, 
Dominum.  » 

Voici  la  grandeur,  la  force  et  le  sublime  du 
catholicisme. 

La  vie  «les  missionnaires  est  de  mourir  pour 
le  nom,  pour  la  gloire  et  pour  l'amour  de 
Dieu. 

Je  dis  mourir,  et  je  dis  peu  ;  car  il  ne  s'agit 
pas  de  donner  une  fois  sa  vie,  ni  même  île 
l'exposer  pour  un  temps  aux  chances  d'une 
guerre  qui  doit  finir.  Ce  que  le  missionnaire 
apprend,  c'est  l'art  de  mourir  à  tout,  et  tous 
les. jours,  et  toujours!  Il  fait  une  guerre  sans 
trêve  contre  un  adversaire  immortel,  qui  ne 
sera  vaincu  momentanément  que  par  des  mi- 
racles, qui  ne  sera  enchaîué  et  dompté  défi- 
nitivement que  par  la  force  de  Dieu. 

Pour  s'engager  dans  ce  combat,  il  faut  que 
le  missionnaire  se  dépouille  de  tout.  11  meurt 
d'abord  à  sa  famille  selon  la  chair  :  il  la  quitte, 
il  ne  lui  appartient  plus,  et,  selon  toute  appa- 
rence, il  ne  la  reverra  plus.  Il  meurt  ensuite  à 
ses  frères  selon  l'esprit,  parmi  lesquels  il  s'est 
engagé  pour  prendre  une  part  de  leurs  tra- 
vaux ;  il  quittera  aussi  cette  seconde  maison 
paternelle,  et  probablement  pour  n'y  plus 
rentrer.  11  meurt  encore  à  la  patrie  :  il  ira 
sur  une  terre  lointaine,  où  ni  les  cieux,  ni  le 
sol,  ni  la  langue,  ni  les  usages  ne  lui  rap- 
pelleront la  terre  natale  ;  où  l'homme  même, 
bien  souvent,  n'a  plus  rien  des  hommes  qu'il 
a  connus,  sauf  leurs  vices  les  plus  grossiers 
et  les  misères  les  plus  accablantes. 

Et  quand  ces  trois  séparations  sont  accom- 
plies, quand  ces  morts  sont  consommées,  il  y 
en  a  une  autre  encore  où  le  missionnaire  doit 
arriver    et  qui  ne   s'opérera  pas  d'un  coup, 
mais  qui  sera  de  tous  les  instants,  jusqu'à  la 
dernière  heure  de  son  dernier  jour,  il  devra 
mourir  à  lui-même,  non  seulement  à  toutes 
les  délicatesses  et  à  tous  les  besoins  du  corps, 
mais  à  toutes  les  nécessités  ordinaires  du  cœur 
et  de  l'âme.  Le  missionnaire,  la  plupart  du 
temps,  n'a  pas  de  demeure  fixe,  pas  d'asile 
passager,  pas  une  pierre  où  reposer  sa  tête,  il 
n'a  pas  d'ami,  pas  de  confident,  pas  de  se- 
cours spirituel  permanent  et  facile.  11  court  à 
travers  de  vastes  espaces.  Quelques  chrétiens 
cachés  sur  un    territoire  immense,    voilà    sa 
paroisse  et  son  troupeau.  Il  en  fait  la  visite 
incessante  â    travers    des   périls    incessants. 
Trois  sortes   d'ennemis   l'entourent   sans   re- 
lâche :  le  climat,  les  bêtes  féroces,  et  les  plus 
cruels  de  tou«,  les  hommes.  Si  Dieu  lui  impose, 
au    milieu    de   tant   d'amertumes,    la  cruelle 
épreuve  d'une  longue  vie,  il   vieillira  dans  ce 
dénûment  terrible;  et,  chaque  jour,  l'amer- 
tume des  ans  comblera  et  fera  déborder  le 
vase  de  ses  douleurs.  Il   n'aura  [dus  celte  vi- 
gueur du  corps  et  ce-,  ardeurs  premières  de 

T.    XV. 


Tùine  qui  donnent  un  charme  A  la  fatigue,  an 
attrail  au  danger,  une  saveur  même  au  pain 
île  l'exil. 

—  Il  se  I  rainera  sur  h"<  chemins  an 
sueurs  de  si  jeunesse,  el  qui  n'ont  pas  Henri. 

Il  portera  dans  «■on  âme  ce  deuil  qui  fut  le  liel 

et  l'absinthe  aux  lèvres  de  l'homme  Dieu,  le 
deuil  du  père  qui  a  enfanté  des  lil-  ingrats  I 
Contemplant  ce  peuple  toujours  infidèle;  énu- 
méranl  i  n  Bes  souvenirs  les  lâchetés,  les  obsti- 
nations, les  refus,  les  ignorances  coupables,  les 
perversités  renaissantes,  hélas I  les  apoatasii 
et,  pour  tout  dire,  le  sann'  de  Jésus  devenu 
presque  infécond  par  l'effet  de  la  malice  hu- 
maine, il  baissera  la  tète,  et  il  entendra  dan- 
son  cœur  un  écho  do  l'éternel  gémissement 
des  envoyés  de  Dieu  :  Curavimus  ûabylonem, 
et  non  est  sanata  !  Ainsi  s'achèveront  ses  jours, 
fanés  presque  dès  leur  aurore  :  Dies  mei  sicut 
timbra  declmaverunt,  et  ego  sicut  fœnum  ami. 
Ainsi  il  attendra  que  son  pied  se  heurte  à  la 
pierre  où  il  doit  tomber,  que  sa  vie  s'ac- 
croche à  la  ronce  où  elle  doit  rester  suspen- 
due, une  masure,  une  cachette  au  fond  des 
bois,  un  fossé  sur  la  route.  Car  le  cimetière 
même,  cet  asile  dans  la  terre  consacrée,  le 
missionnaire  ne  l'a  pas  toujours;  trouvant  à 
mourir  jusque  dans  la  mort,  il  se  dépouille 
aussi  du  tombeau. 

Telle  est  la  vie  du  missionnaire.  Suivant  la 
nature,  elle  est  incompréhensible,  et  c'est 
trop  peu  de  l'appeler  une  lente  et  tormidible 
mort.  Qui  nous  expliquera  pourquoi  il  se 
trouve  toujours  des  hommes  pour  se  consu- 
mer dans  cet  obscur  et  sanglant  travail  ;  des 
hommes  qui  désirent  cette  vie,  qui  la 
cherchent,  qui  l'ont  rêvée  enfints,  et  qui, 
cachant  à  leur  mère  ce  grand  dessein,  mais  le 
nourrissant  toujours,  obtiennent  des  hommes 
à  force  de  volonté,  de  Dieu  à  force  de  prières, 
qu'il  soit  accompli?  Ah!  c'est  le  secret  du 
ciel  et  le  plus  noble  mystère  de  l'âme  hu- 
maine. Jusqu'à  la  fin  il  y  aura  des  hommes 
de  sacrifice,  illuminés  d'une  clarté  divine,  qui, 
les  yeux  tournés  vers  Jésus,  sauront  phrlaite- 
ment  ce  que  la  foule  des  autres  peut  à  peine 
comprendre.  In  lumine  tuo  videbimus  lumen. 
A  la  lumière  de  Dieu,  ils  devinent  les  joies  de 
cette  vie  d'immolation  pour  Dieu  ;  ils  y  as- 
pirent, ils  les  goûtent,  ils  veulent  s'en  assou- 
vir, et  le  monde  n'a  point  de  chaînes  de  fleurs 
qui  les  empêchent  de  courir  à  ces  nobles  fers. 

Au  lendemain  du  Golgotha,  lorsque  les  Juifs 
lapidaient  le  premier  confesseur,  lui,  le  visage 
rayonnant,  il  s'écriait  :  «  Je  vois  les  cieux  ou- 
verts, et  le.  fils  de  l'homme  qui  est  debout  à  la 
droite  de  Dieu  !  »  Eh  bien,  il  ne  faut  pas  cher- 
cher davantage.  Aujourd'hui  comme  il  y  a 
dix  huit  siècles,  l'attrait  de  la  vie  apostolique 
est  là  ;  c'est  la  vie  qui  ressemble  le  plus  à  celle 
de  l'Homme- Dieu,  et,  dès  lors,  celle  où  il  se 
communique  davantage. 

Comment  le*  hommes  peuvent-ils  abandon- 
ner famille,  patrie,  rompre  leur  cœur,  renon- 
cer à  toute  ambition,  abandonner  toute  gloire 
humaine,  chercher  le  long  martyre  d'une  vie 

27 


118 


HISTOIRE  UNIVEUSELLB  DE  [/ÉGLISE  CATHOLIQUE 


dont  lis  priions,  les  tortures  et  les  bourreaux 
i  ni  les  moindres  et  les  plus  suppor- 
tables accident»?  C'est  qu'à  travers  !<•*  mille 
angoisses  de  cette  vie,  ils  courent  à  la  con- 
quête des  âmes;  c'est  que,  quelle  que  soit 
I  aridité  du  sol,  la  bonne  Bemeuce  n'y  est  ja- 
mais complètement  stérile  ;  c'esl  enfin  qu'ils 
emporleni  leur  Christ  sur  la  poitrine  ei  qu'ils 
le  voient  dans  les  cieux.  Du  fond  «les  cachots, 
du  haul  des  bûchers,  du  milieu  des  prétoires 
et  des  tortures,  ;iu  sein  des  vastes  solitudes, 
dans  les  ombres  <le  la  miii  parmi  les  périls  de 
la  mer,  voilà  leur  consolai  ion  et  leur  force  : 
/•'/ce  ri  len  rœlos  aperton,  et  filium  hominisslan- 
tem  à  dextris  Oei  i  Louis  Vbuïllot). 

Pour  connail  re  les  servies  rendus  au  monde 
par  les  misions,  il  faudrait  copier  les  livres 
de  Chateaubriand,  de  J.  de  Maistre,  de  Haï- 
mes ei  de  tous  les  auteurs  qui  ont  parlé  de 
l'influence  du  christianisme  sur  l'ordre  social. 
Los  missions,  en  effet,  sont  pour  l'Eglise  le 
moyen  d'action  extérieure,  et  tous  les  bien- 
faits qu'elles  répandent  ne  sont  autres  que  les 
fruits  de  la  religion  conquérant  des  peuples 
sauvages,  barbares  ou  civilisés,  mais  infidèles. 
Prendre  la  question  à  ce  point  de  vue  ne  peut 
être  mon  fait;  je  dois,  pour  suivre  mon  plan 
et.  rester  pratique,  dresser  une  simple  nomen- 
clature des  effets  immédiats  que  suppose  ou 
que  produit  le  zèle  «les  missionnaires. 

J'étonnerai  peut-être  mes  lecteurs  ;  mais,  à 
mon  gré,  le  premier  bienfait  des  mis-ions  ce 
sont  les  i/iniir  qu'ont  à  souffrir  ceux  qui  portent 
le  fardeau  de  l'apostolat.  Notre  plus  grand 
bien,  à  nous  chrétiens,  c'est  la  croix  de  Jesus- 
Chrisl,  c'est  cette  triomphante  mort  qui  nous 
a  rendu  la  vie,  et  avec  la  vie  les  m  >yens  d'en 
entretenir  le  feu  sacré.  Après  les  souffrances 
du  Sauveur,  il  n'y  a  rien  déplus  précieux  que 
les  nôtres;  or,  la  vie  des  missionnaires  n'est 
qu'un  tissu  d'épreuves.  Ces  vaillants  apôtres 
qui  portent  à  tous  les  hommes  la  science  du 
bonheur  par  la  soumission  à  Dieu,  il  leur  faut 
opérer  les  plus  douloureuses  séparations,  traî- 
ner l'existence  la  plus  dure,  finir  ou  par  un 
cruel  m. u lyre  ou  par  une  mo't  plus  épouvan- 
table de  délaissement.  Un  but  si  élevé,  un  dé- 
vouement si  pur,  une  vie  si  mort i liée,  une 
mort  si  méritoire  sont  un  grand  exemple  et 
une  source  de  grâces,  exemple  dont  la  bra- 
voure simple  provoque  partout  une  émulation 
féconde,  grâces  qui,  par  les  canaux  de  la  com- 
munion «les  saints,  couvrent  la  terre  d'une 
rosée  de  bénédictions. 

A.  cette  émulation  d'héroïsme  et  à  ces  grâces 
de  solidarité,  s'ajoutent  de  merveilleuses  trans- 
formations. Les  peuples  que  visitent  les  mis- 
sionnaires sont  :  ou  des  sauvag  s,  vieillis  dans 
l'enfance  romme  les  insulaires  de  l'océanie; 
ou  d'incultes  barbares  comme  les  habitants 
des  régions  polaires  du  Haut  Canada,  du  Thi- 
bet  et  de  la  Mongolie  ;  ou  des  civilisés  dé- 
crépits comme  les  Chinois  et  les  Japonais  :  ou 
des  peuples  non  corrompus  encore,  jusqu'à  la 
moelle,  mais  en  danger  de  retomber,  par  le 
schisme  ou  l'hérésie,  dans  la  barbarie  primi- 


tive. Les  missionnaires  retiennent  ces  derniers 
peuples  sur  le   penchant  de  la  il  'Cadem-e  el 

peuvent    les    ramener,   par  la   diffusion    de   la 
vraie  foi,  à  l'honneur  de  leur  première  di- 

gnit<*.  (Juanl  aux    autres,  s'ils  n'v    trouvent,  a 
leur  ai  rivée,   qu'une    religion    g  .   des 

mœurs  ignobles,  des  instincts  cruels  el  un  ou- 
bli Complet  des  principes  de  t., ut  ordre,  ils 
savent  y  opérer  des  merveilles  d'ennoblisse- 
ment. Quand  le  missionnaire  a  pu  trouver  un 
gîte4  soit  qu'il  reste  caché  dan-  une  cabane, 
soit  qu'il  exerce  son  ministère  au  grand  jour, 
du  moment  qu'il  peut  faire  entendre  sa  pa- 
role, sa  voix,  comme  la  lyre  enchantée  du 
demi-dieu,  accomplit  aussitôt  «les  prodiges  «h; 
transfiguration.  De  saines  cro\ances,  uie  re- 
ligion douce  et  pure,  remplacent  lc:s  supersti- 
tions slupides  et  souvent  atroces  ;  des  vertus 
virginales  éclosent  de  la  boue.  On  voit  la  dé- 
loyauté s'enfuir  cédant  le  sceptre  à  la  droiture  ; 
plus  «le  haines  traditionnelles  ni  «le  famille* 
familles,  ni  de  tribus  à  tribus  ;  les  guerres 
s'assoupissent;  les  sanglants  trophées  desti- 
nés soit  à  en  rappeler  les  triomphes,  soit  à  en 
perpétuer  les  fureurs,  disparaissent  devant  la 
croix  élevée  comme  un  symbole  de  paix.  Pa- 
cifiques au  dehors,  ces  petites  sociétés  de- 
viennent plus  régulières  au  dedans.  S  «ns  ab- 
diquer totalement  leur  forme  primitive,  elles 
y  combinent  dans  de  plus  justes  boi  nés  l'obéis- 
sance et  le  pouvoir.  Avec  un  ordre  plus  calme 
et  plus  exact,  les  mœurs  nomades  s'affai- 
blissent, la  propriété  s'organi-e,  le  travail 
s'établit  tantôt  autour  d'une  chapelle  agreste, 
tantôt  à  l'ombre  d'un  monastère.  Voila  le 
germe  d'une  civilisation  qui  commence,  et  là, 
comme  dans  la  vieille  Europe,  c'e-t  I  apostolat 
qui  la  fonde  au  nom  de  l'Eglise  et  pur  su  toute- 
puissanle  charité. 

Peut-être  dira-t-on  que  ces  conquêtes  sont 
trop  rapides  pour  être  durables,  et  que  les 
conversions  opérées  même  par  saint  François 
Xavier  n'ont  pas  résisté  a  l'épreuve  du  temps. 
Sans  doute,  un  simple  passade  ne  suffit  pas 
pour  asseoir  l'Evangile  el  l'oeuvre  de  la  mis- 
sion exige  une  continuité  du  min  slère,  autant 
du  moins  que  le  comportent  les  nécesshés  de 
la  mission.  D'autre  part  il  est  prouvé,  ptr  les 
témoignages  les  plus  certains,  que  telles  sont 
bien  les  transformations  opérées  par  les  mis- 
sionnaires, malgré  l'insuffisance  de  leurs  res- 
sources; seulement,  pour  écarter  de  l'esprit 
tout  doute  relativement  à  la  solidité  de  leurs 
conquête*,  il  faut  distinguer  entre  les  con- 
trées qu'ils  évangélisent.  Dans  les  pays  d'une 
certaine  culture,  en  (dune,  par  exemple,  à 
moins  d'une  vie  de  thaumaturge,  il  n'y  u  pas 
de  mouvement  général,  les  conversions  sont 
individuelles,  isolées,  si  l'on  veut,  mais  elles 
ne  sont  que  plus  solides,  elles  ne  p  oduisent 
que  «le  plus  fortes  vertus,  et,  par  rmt]uence 
nécessaire  de  ces  vertus,  elles  sont  connue  le 
ferment  qui  met  en  mouvement  toute  la  masse. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  dans  l'empire  romain  à 
l'époque  des  persécutions  ;  ces  conversions 
isolées,  au  jour  de  l'indépendance,  décidèrent 


LIVUL  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


111) 


la  c<wi\ rr-i'iu  de  l'empire.  Oe  fait  peut  nous 
amener  à  la  connaissance   d'une  loi  ( > i ■  •  > v i < I « *. f i - 

lie  lie.  Dieu  demanderai!  pour  I  »  foi,  dans  oe* 
sortes  de  pociéiés,  une  période  <b<  Imite*  pouf 
prép irer  les  triomphes,  Boit  pour  cacher  le, 
miracle  de  sa.  victoire,  Boit  pour  v.iinnr  la 
ti.uie  puissance  du  monde  par  la  faiblesse  de 

la  croix.  Au  reste,  les  retarda  nécessaire-  a 
sa  conquête  n'en  doivent  pas  plus  l'aire 
méconnut  ire  les  origines  obscures  qu'elles  ne 
peuvent  diminuer  l'evidenee  du  miracle. 

Dana  les  contrées  sauvages  ou  barbares, 
dans  les  pays  où  l'homme  est,  resle  plus  en- 
tant, où  une  longue  et  meurtrière  décadence 
n'a  pas  inoculé  aux  âmes  le  virus  de  l'opiniâ- 
treté dans  la  malice,  l'on  arrive  pi  us  promp- 
tementau  mouvement  général  de  retour.  D'en- 
fant qu'il  était,  le  néophyte  devient  bientôt 
jeune  homme  avec  sa  plénitude  de  sève,  et 
homme  t'ait  avec  la  puissante  énergie  de  l'âge 
viril  ;  c'est  ce  qui  arriva  pour  les  harhares 
du  iv"  siècle.  Hier,  coureurs  d'a\enlures  et 
auteurs  empresse's  de  brigandages;  aujour- 
d'hui chevaliers;  —  hier  esclaves  de  vices 
impétueux  et  portés  aux  plus  grands  excès; 
aujourd'hui  moines  de  Saint-Benoit  ou  de 
Saint-Colomban.  Ces  beaux  exemples  se  re- 
produisent souvent,  non  seulement  chtz  les 
Praux-ltouges,  mais  même  chez  les  Océa- 
niens, malgré  la  mollesse  de  leur  climat.  Le 
missionnaire,  après  avoir  fait  sa  mission, 
monte  sur  sa  pirogue  pour  aller  dans  d'autres 
îles  ou  chausse  le  mocassin  pour  suivre  une 
bande  parlant  à  la  chasse  de  l'original.  Deux 
moi-,  quatre  mois,  six  mois,  un  an  après,  il 
revient  à  ses  néophytes,  a  Et  vos  serments, 
où  en  sont  il»?  »  Père,  les  oiseaux  des  forêts 
s'en  sont  allés  chassés  par  l'hiver,  les  feuilles 
des  grands  arbres  ont  été  plus  d'une  l'ois  ar- 
rachées par  la  tempête,  les  flots  des  rivières 
ont  couru  se  précipiter  dans  les  gr  unies  eaux, 
et  nos  serments  sont  restés  inébranlables  ! 
Nous  ne  nons  en  sommes  pas  écartés  même 
de  l'épaisseur  d'un  brin  de  paille.  L»t-ce  qu'on 
peut  manquer  de  parole  au  (Irand-ftspiit.  » 
«  Telle  est,  dit  l'éloquent  éveque  de  .Vîmes, 
l'incorruptibilité  de  c-  s  consciences  nouvelle- 
ment régénérées  :  leur  droiture,  leur  délica- 
tesse et  leur  vénération  pour  le  devoir  vont  si 
loin  qu'elles  ne  soupçonnent  pas  la  possibilité 
d'une.  tran-gres«ion.  Le  martyre  leur  parait 
mille  fois  plus  naturel  qu'une  infidélité  quel- 
conque et  ils  l'affrontent  sans  peur.  (Juand, 
après  de  longues  absences,  le  prêtre  qui  les  a 
lavés  dans  le  sang  de  l'agneau,  leur  demande 
si,  depuis,  leur  tunique  a  contracié  quelque 
tache,  celte  question  les  étonne,  tant  le  pé- 
ché leur  semble  impossible,  et  si  jamais  on 
venait  a  leur  parler  de  nos  tiédeurs,  de  nos 
làclietés  et  de  nos  crimes,  ce  récit  serait  pour 
leur  foi  vierge  encore  le  plus  monstrueux  des 
Mandate*.  » 

De  tel-  chrétiens  ont  l'intelligence  du  prêtre. 
Le  missionnaire  est  à  leurs  yeux  le  minisire 
de  Lieu,  le  vicaire  de  Jésus-Christ,  l'organe 
d  (   Saint-Esprit  :  l'homme  a  disparu.  La  res- 


peetueoM  leadresae  dont  il  est  l'objet  s'étend 

bientôt  sur  le   pays  «pli  l'a  vu  naître,  mu-  la 

nation  qui  produit  d>6  tels  hommes  cl    les  sou- 

iient  dans  de  telles  entreprîtes,  La  loi  orée 

(lan>  les  eo'ins  reconnaissanis  une  s.-n-il.il il.; 
naturelle,  (les  barbares,  qui  n'avaient  VéCB 
jusqu'à  leur    Couver-ion    (pie    d'égd'l    :ue    cl  de 

haine,  embrassertl  maintenant  le  monde  dans 
leur  charrié.  Lu  retour  des  sacrifices  que  nous 

faisons  pour  eux  et  des  vieux  (pie  naos  loi 
nions  pour  leur  bonheur,  ils  nous  envoient 
des  lettres  ou  s'exhalent  la  gralitude  la  plus 
attendrie  et  les  plus  onctueuses  bénédictions. 
On  se  croirait  revenu  à  ces  premier,  temps  du 
catholicisme,  où  toutes  les  églises  se  saluaient 
à  travers  les  espaces,  dans  l'unité  d'un  saint 
embrassement. 

A  celle  communion  d'amour  s'ajoute  une 
communion  d'idées  dont  les  missionnaires 
sont  les  instruments.  Dans  leurs  moments  de 
loisir,  ils  traduisent  les  livres  de  la  mère-patrie 
ou  composent  des  écrits  comme  l'Histoire  des 
Antilles  de  Dutertre,  /' Histoire  de  la  Tourelle- 
France  de  Charlevoix,  la  Mission  du  Xladuré 
du  Père  Bertrand,  ou  le  Mémoire  du  Père 
Brouillon  sur  la  mission  du  Kiang-mn.  L' His- 
toire de  ta  Corée  du  Père  Dallet,  Histoire  gé- 
nérale des  missions  étrangère*  du  Père  Lau- 
nay,  un  savant  écrit  sur  le  Brahmanisme  de 
Mgr  Laouënan.  S'ils  ne  composent  des  ou- 
vrages de  longue  haleine,  ils  écrivent  du 
moins  des  lettres  avec  la  maturité  de  l'expé- 
rience el  l'autorité  du  savoir.  Un  missionnaire 
est  nécessairement  un  excellent  voyageur; 
obligé  de  parler  la  langue  des  peuples  aux- 
quels il  prêche  l'Evangile,  de  se  conformer  à 
leurs  usages,  de  vivre  longtemps  avec  toutes 
les  classes  de  la  société,  n'eût  il  reçu  en  par- 
tage aucun  génie,  il  parvient  encore  a  re- 
cueillir une  foule  de  faits  précieux.  Ce  mois- 
sonneur d'observations  fait  ses  gerbes  d'autant 
plus  grosses  qu'avant  le  départ,  il  a  fait  pro- 
vision de  connaissances  nécessaires  au  pays 
qu'il  doit  évangéliser.  L'amour  du  sol  natal  le 
potnse  à  transmettre  à  ses  compati  ioles  le  bé- 
néfice de  ses  découvertes.  Acclimatation  de 
plantes  ou  d'animaux,  science  agricole,  pro- 
cèdes induslriels,  descriptions  géographiques, 
recherches  historiques  :  tout  est  de  son  re-sort. 
De  manière  que  le  propagateur  de  la  foi  et  le 
héraut  des  biens  céledes  se  trouve  être,  par 
dévouement,  plus  que  par  devoir,  le  propa- 
gateur des  biens  terrestres  et  le  héraut  de  la 
science  sociale. 

J'ajoute,  avec  l'infaillible  pressentiment  de 
la  foi,  (pie  les  missionnaires,  par  l'ensemble 
de  leurs  travaux  et  par  le  succès  qui  les  cou- 
ronne, occupent  les  avant-postes  du  progrès 
et  préparent  au  monde  un  brillant  avenir.  Eu 
ce  moment  l'univers  s'ébranle  ;  une  attente 
curieuse  et  inquiète  tient  les  nations  en  éveil. 
Un  nouvel  or. Ire  d'événements,  salué  par  tous 
les  voeux  catholiques,  commence  à  paraître. 
Sans  doute  le  temps  est  encore  éloigné  où  les 
peuples,  devenus  étrangers  parla  division  des 
langues,  seront  ramenés  à  l'unité  du  même  lan  - 


120 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


gage  'l  ma  l'unité  d'une  même  croyance.  Mais, 
fi  luger  de  re<  onnaltre  que  les  temps  accélèrent 
leur  marche,  que  les  distances  tombent,  i|iie 
les  peuples  se  rapprochent,  c'est  B'aveugler  vo- 
lontairement. Or,  pour  que  ce  travail  de  rap- 
proi  hemenl  arrive  à  un  heureux  terme,  il  Tant 
qu'il  B'eflectue  sans  profit  pour  les  passions, 
sous  le  patronage  de  la  vérité  ri  dans  l'intérêt 
bien  entendu  des  peuples.  Si  la  vérité  ne  pré- 
sidait pas  à  ce  grand  événement,  si  les  pas- 
sion- y  trouvaient  leur  triomphe,  les  peuples 
ne  se  rapprocheraient  que  pour  se  dominer, 
peut-être  même  pour  s'enlre-détruire.  Le 
prétrr  qui  déroule  dans  les  missions  le  dra- 
peau de  la  foi  travaille  donc  à  la  fusion  des 
peuples.  Les  dogmes  dont  il  e^t  l'interprète, 
les  préceptes  dont  il  est  le  défenseur,  les 
mœurs  dont  il  est  le  représentant  sont  autant 
de  condiiions  indispensables  au  mélange  des 
races,  l'espoir  des  nations.  «  Lève-toi,  Jéru- 
salem, et  reçois  la  lumière;  quitte  les  vête- 
ments de  deuil,  romps  les  chaînes  de  ta  longue 
captivité,  le  jour  de  la  délivrance  approche, 
car  la  lumière  t'arrive  et  la  gloire  du  Seigneur 
a  brille  sur  la  tête.  » 

Nous  ne  nous  piquons  pas  du  don  de  prophé- 
tie ;  mais  on  peut  se  tenir  assuré  que  jamais  des 
banquiers,  des  soldais,  des  savants,  dépêchés 
aux  pays  lointains  avec  les  instruments  et  les 
plans  d'une  académie,  ne  feront  ce  que  fait 
si  bien  un  simple  prêtre  avec  son  bréviaire  et 
son  crucifix. 

L'histoire  des  missions  catholiques  se  par- 
tage en  quatre  grandes  périodes  :  mission  des 
apôtres  et  de  leurs  successeurs  avant  la  chute 
de  l'empire  romain,  missions  des  évêques  ré- 
gionnaires  aux  temps  barbares,  missions  des 
Franciscains  et  des  Dominicains  au  Moyen 
Age,  missions  des  Jésuites  et  de  la  congréga- 
tion des  missions  étrangères  dans  les  temps 
modernes. 

Au  sortir  du  cénacle,  les  apôtres,  pleins  d'un 
feu  céleste,  s'élancent  à  la  conquête  du  monde. 
Entreprise  étonnante  par  le  choix  du  but,  par 
l'infirmité  des  moyens  et  par  la  grandeur  des 
résultats.  Pierre,  après  avoir  prêché  les  Juifs 
et  parcouru  l'Asie  mineure,  vient,  sous  l'im- 
pulsion de  la  Providence,  placer  à  Rome,  dans 
la  Home  d'Auguste  et  de  Néron,  le  siège  de 
la  principauté  pontificale.  André,  son  frère, 
évangéli-e  la  Sogdiane  et  la  Scythie.  Taddée 
le  zélé  visite  la  Samarie,  la  Syrie,  la  Lybie, 
la  Mésopotamie  et  la  Perse.  Jean,  fils  de  Zé- 
bédée,  s'établit  à  Ephèse,  confesse  la  foi  à 
Rome  et  écrit,  dans  son  exil  de  Pathmos,  les 
révélations  des  derniers  temps.  Jacques,  frère 
de  Jean,  arrose  le  premier,  de  son  sang,  la 
semence  apostolique,  et  mérite,  pour  avoir  bu 
au  calice,  de  s'asseoir  à  la  droite  du  Fils. 
Jacques,  frère  de  Jude,  imite  de  bonne  heure 
son  homonyme  dans  la  confession  du  martyre. 
Mathias  se  dirige  vers  la  Cappadoce,  le  Pont- 
Euxin  et  la  Colchide.  Thomas  et  Barthélémy 
pénètrent  jusqu'aux  Indes,  peut-être  jusqu'en 
Chine.  Simon  parcourt  l'Egypte,  ia  Maurita- 
nie et  la  Perse.  Philippe  se  fixe  en   Phrygie. 


Paul,  le  grand   Pau',  l'apôtre  par  exrellenoe, 
prêche  a  Jérusalem,  r,  Antioche,  a   t£phè*e 

Milet,  à  Athèni  I  >rinilie,  a  Rome  <  t  pa 
en  Espagne.  Chaque  apôtre  Bur  Bon  passage 
ordonne  de-  prêtres  et  des  évoques,  constitue 
des  é^li-es  qui  deviennent  le  foyer  d'autant  de 
nouvelle^  missions,  et  arrose  de  sou  sang  les 
paroles  qu'il  a  semées.  A  la  fin  du  premier 
siècle  de  l'ère  chrétienne,  l'Evangile  compte 
des  disciples  au  milieu  des  glaces  du  Nord, 
sous  les  feux  de  l'Afrique  et  jusqu'aux  extré- 
mités de  l'Orient.  En  sorte  qu'on  en  est  à  se 
demander,  et  c'est  la  pensée  de  Bossuet,  si  les 
apôtres  n'ont  pas  travaillé  sous  terre  pour 
avoir  pu,  en  si  pou  de  temps  et  sans  qu'on 
sache  comment,  établir  tant  d'Eglises. 

Dans  ce  premier  feu  d'apostolat,  la  disper- 
sion des  apôires,  les  fatigues  de  leur  minis- 
tère, la  grande  difficulté  des  communications 
n'avaient  pas  permis  aux  apôtres  de  rattacher 
leurs  missions  à  la  chaire  centrale  de  l'Eglise. 
Avant  d'organiser  la  subordination  hiérar- 
chique, il  fallait  enseigner  les  nations,  bapti- 
ser et  notifier  les  préceptes  du  Christ.  La  con- 
version opérée,  les  rapports  de  soumission 
s'établissent,  et  Pierre  est  le  directeur  des 
autres  apôtres.  Malgré  même  les  persécutions, 
Clément  envoie  saint  Denis  aux  peuples  de  la 
Gaule;  Eleulhère  dépêche  des  missionnaires 
aux  Bretons  ;  et  Célestin  charge  Patrice  et 
Pallade  d'aller  planter  la  croix  jusqu'en 
Ecosse,  jusqu'en  Irlande. 

La  conversion  des  empereurs  romains  ou- 
vrit à  la  foule  la  porte  des  basiliques  chré- 
tiennes. Dès  longtemps  le  sang  des  martyrs 
avait  agi  profondément  sur  les  convictions 
réfléchies.  Lorsque  vint  le  jour  de  la  liberté, 
les  esprits  cédèrent  facilement.  Mais  si  les 
esprits  étaient  change's,  les  cœurs  ne  l'étaient 
point.  Le  Paganisme  avait  déposé  dans  ces 
âmes  qu'il  infectait  depuis  des  siècles  un  li- 
mon vénéneux  impropre  à  la  végétation  des 
vertus.  Même  sous  les  Césars  chrétiens,  l'œil 
attristé  des  évêques  voyait  se  perpétuer  des 
abominations  sans  nombre.  Dieu  appela  les 
tribus  de  la  Germanie  et  jeta  dans  toutes  les 
provinces  de  l'empire  vingt  peuples  nouveaux, 
ariens  pour  la  plupart,  tous  barbares,  dont 
le  mélange  avec  les  Romains  dégénérés  offrit 
aux  missionnaires  des  éléments  de  restaura- 
tion. C'est  à  la  conversion  de  ces  peuples  que 
s'appliqua  le  zèle  trop  peu  connu  des  mission- 
naires mérovingiens.  Tâche  immense  ;  car  il 
fallait  amortir  le  choc  des  invasions,  conver- 
tir les  nouveaux  venus,  opérer  la  fusion  des 
races,  créer  la  société  ^chrétienne  et  préparer 
enfin,  par  le  présent,  un  avenir  pacifiquement 
progressif.  Tout  le  monde  sait  avec  quelle 
merveilleuse  promptitude  et  quelle  sagesse 
profonde  ils  y  réussirent.  Ce  qui  ajoute  à  leur 
gloire,  c'e«t  que,  dans  l'humilité  de  leur  dé- 
vouement, eux  qui  constituaient  l'Europe,  ne 
songèrent  même  pas  à  donner  leur  nom  à  la 
postérité.  Cette  humilité  n'est  plus  de  notre 
âge  ;  dans  les  siècles  d'avortement  il  y  a  une 
disproportion    habituelle  entre    l'infinité  des 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


121 


œuvres  et  l'éclat  de  leur  renommée.  Si  l'his- 
toire (Joii.  abaisser  les  pygméea  <|ui  se  hissent 
siii-  un  vain  piédestal,  elle  doit  aussi,  pour 
être  juste,  glorifier,  sol  on  ses  moyens,  les 
grailla  qui  se  cachent,  et  les  thaumaturges 
qui  ont  passé  en  faisant,  le  bien. 

Au  m-. ment  même  où  les  Papes  ont  à  se  dé- 
fendre contre  les  incursions  d'Alaric,  de  Gen- 
séric  ou  de  Totila,  ['universelle  sollicitude  qui 
les  transporte  les  pousse  à  envoyer  par- 
tout des  apôlies.  Déjà,  dans  le  Ve  siècle,  ils 
envoient  saint  Séverin  dans  le  Nori<|ue  ; 
d'au  Ires  ouvriers  parcourent  les  Espagnes, 
comme  l'atteste  la  fameuse  lettre  à  Décen- 
tius  ,  et  le  pape  Hormisdas  a  la  joie  de  con- 
vertir par  son  vieaire  apostolique,  saint  Itérai, 
Clovis  et  les  Francs.  Au  vi°  siècle,  saint 
Grégoire  le  Grand  envoie  saint  Augustin  en 
Angleterre.  Au  VIIe  siècle,  pendant  que  l'Eglise 
est  menacée,  d'un  côté  par  les  divisions 
religieuses  de  l'Orient,  de  l'autre,  par  le 
sabre  des  Sarrasins,  le  pape  llonorius  dépêche 
de  nouveaux  apôtres  aux  Iles  Britanniques  ; 
le  pape  Martin  tait  travailler  les  célèbres  mis- 
sionnaires Ileudelin,  Amand,  Landoald,  Va- 
leutin,  à  la  conversion  des  Flamands,  des 
Carinthiens,  des  Esclavons  et  de  toutes  les 
peuplades  disséminées  sur  les  rives  du  Da- 
nube; le  Pape  Couon  consacre  saint  Kilian 
d'Irlande,  apôtre  de  la  Franconie  ;  et  le  pape 
Sergius  institue  saint  Willibrord  apôtre  des 
Frisons.  Eluff  de  Werden  se  transporte  en 
Saxe  au  vm°  siècle;  saint  Gorbinien,  en  Ba- 
vière, et  saint  Boniface  remplissent  l'Alle- 
magne de  leurs  travaux.  Le  ixe  siècle  semble 
se  distinguer  de  tous  les  autres,  comme  si  la 
Providence  avait  voulu,  pir  de  grandes  con- 
quêtes, consoler  l'Eglise  des  malheurs  qui 
étaient  sur  le  point  de  l'affliger.  Saint'SitFroy 
est  envoyé  aux  Suédois  ;  saint  Anschaire,  sur- 
nommé l'apôtre  du  Nord,  prêche  aux  Sué- 
dois, aux  Vandales  et  aux  Enclavons  ;  Kem- 
berg  de  Brème,  les  frères  Cyrille  et  Méihodius, 
aux  Bulgares,  aux  Khasars,  aux  Moraves,  aux 
Bohémien?,  à  l'immense  famille  des  Slaves. 
Danslesdeux  siècles  suivants,  Jean  XIII  tourna 
ses  regards  vers  les  Sarmalhes;  Silvestre  II 
convertit  Etienne  de  Hongrie;  Jean  X VIII 
réussit  à  faire  connaître  l'Evangile  aux  Prus- 
siens et  aux  Musses  ;  enfin  Innocent  IV  eut  la 
joie  d'unir  la  Lithuanie  à  l'Eglise.  Tous  ces 
missionnaires  pourraient  dire  eu  chœur  : 
Hic  tan  lein  sietimus,  nobis  ubi  defuil  orbis. 

Lorsque  l'Europe  eut  embrassé  la  foi,  les 
Papes  jetèrent  les  yeux  sur  l'Asie.  Dans  les 
steppe;  .1  :  cette  immense  partie  du  monde, 
dans  la  Tarlarie  et  la  Mongolie,  erraient  des 
peuples  puissants;  à  côté,  dans  l'Inde  et  en 
Chine,  végétaient  de  grands  empires,  dans  nne 
immobilité  séculaire.  La  foi  avait  pénétré  de 
bonne  heure  dans  ces  contrées.  L'inscription 
de  Singan-fou  atteste  qu'il  y  avait,  au  viiesiècle, 
dans  l'empire  du  milieu,  des  chrétientés  Aoris- 
tes. La  légende  du  prêtre  Jean  nous 
montre,  au  x  siècle,  un  empire  chrétien  dans 
la   Tartarie.   Les   invasions    des   Mongols,  la 


conquête  de  l'Asie  par  leurs  intrépides  chefs, 
les  dispositions  bienveillantes  «le  plusieurs 
khakans  tartarea  offrirent  des  facilités  trè 
encourageantes  pour  les  missions.  Des  com- 
munications s'établirent  enlre  les  descendants 
de  Sem  et  ceux  de  Japhet;on  lit  de  part  et 
d'autre  de  nombreuses  tentatives  d'alliance 
et  de   fusion.  Vingt  ambassades    furent  en 

voyées  par  les  Tarlares  en  Italie,  en  Espagne, 
en  France,  en  Angleterre.  De  leur  côté,  les 
princes  chrétiens,  les  Papes  surtout ,  firent 
partir  pour  les  Etals  du  grand  kh  m  des  léga- 
tions et  des  missionnaires.  Les  ordres  de 
Saint-François  et  de  Saint-Dominique,  alors 
dans  leur  première  ferveur,  furent  chargés  de 
ces  pieuses  expéditions.  Jean  de  Plan-Garpin, 
Rubruck,  Marco  Polo,  Odéric  de  Frioul  et 
M  on  té-Cor  vino  (qui  fut  Archevêque  de  Péking 
et  compta  sept  Evêques  dans  sa  suffragance), 
en  assurèrent  le  succès.  Les  chrétientés  fon- 
dées dans  la  haute  Asie,  au  prix  d'immenses 
sacrifices,  ne  jetèrent  cependant  pas  des  ra- 
cines profondes.  Les  révolutions  de  la  Chine 
et  l'invasion  de  Tamerlan  précipitèrent  leur 
ruine.  Les  nombreuses  tentatives  de  propa- 
gande religieuse  eurent  d'ailleurs  des  résul- 
tats, qui,  peut-être,  n'ont  pas  été  assez  remar- 
qués. Les  travaux  des  missionnaires  laissèrent 
dans  l'extrême  Orient  de  curieux  souvenirs 
de  la  prédication  catholique,  et  contribuèrent 
à  préparer  les  développements  de  la  civilisa- 
tion européenne,  ne  serait-ce  que  par  les  pro- 
grès de  la  géographie,  par  l'introduction  de 
l'imprimerie,  de  la  boussole  et  de  la  poudre  à 
canon. 

Ces  progrès  et  ces  découvertes  tombèrent  au 
milieu  d'un  mouvement  d'effervescence  qui 
agitait  l'Europe.  Les  temps  d'agitation  ont 
cela  de  singulier  qu'ils  excitent  toutes  les 
passions,  bonnes  ou  mauvaises  :  celles-ci  pour 
les  pousser  aux  excès,  celles-là  pour  leur  pré- 
parer des  triomphas.  Les  mauvaises  passions 
qui  fermentaient  depuis  longtemps  eu  Occi- 
dent trouvèrent  une  issue  dans  la  Renaissance 
et  dans  le  prolestant^me  ;  les  bonnes  s'exer- 
cèrent au-dedans  à  résister  contre  ce  double 
mal  ;  au  dehors,  elles  coururent  les  aventures, 
et,  dans  leurs  courses,  elles  trouvèrent  la  route 
de  l'Inde  et  de  l'Amérique.  Les  divisions  qui 
désolaient  l'Eglise  et  les  magnifiques  décou- 
vertes qui  sollicitaient  son  zèle  touchèrent  le 
cœur  de  Dieu.  La  compagnie  de  Jésus,  fondée 
par  saint  Ignace,  se  leva  pour  combattre 
l'ennemi  et  prêcher  l'Evangile.  Le  séminaire 
des  Missions  Etrangères,  fondé  par  la  duchesse 
d'Aiguillon,  ajouta  de  nouveaux  bataillons 
à  l'armée  convertissante  des  Jésuites.  Les 
collèges  établis  à  Rome,  notamment  le  collège 
de  la  Propagande,  donnèrent  aussi  des  recrues. 
En  sorte  que  les  missionnaires  purent  suivre 
partout  les  hardis  navigateurs  qui  agrandis- 
saient le  monrb;. 

Tout  a  élé  rlit  depuis  longtemps  sur  ces 
missions,  et  d'ailleurs  il  me  serait  impossible 
de  m'élendre  en  ce  moment  sur  ce  grand  sujet. 
Je  citerai  seulement   un   fait   et   une  autorité. 


'.J-> 


HISTOIRE  INIVLUSKLI.I    1)1.  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Le  f»ii.  e'eal  f|  ie  lea  voyagea  'le  sain!  Fran- 
çois  Xavier,   arrangea  de  Buite,  auraient  fuil 

troi-  fois  le  tour  <lu  ^.li tho ,  el  il  mourut  à 
quarante  -i\  ans;  cl  i!  n'employa  que  'lix  ana 
à  l'exécution  île  ers  prodigieux  travaux  :  c'est 
II-  te  m  pa  qu'employa  Cé*ar  pour  dévaster  et 
asservir  lea  Gaules.  L'autorité  est  celle  de 
Montesquieu,  témoin  peu  suspect,  qui  nous 
il  il  :  Les  Jésuites  seuls  on!  guèi  i.  dans  les  mis- 
sions, une  des  //lus  grandes  //tues  de  l'huma- 
nité. 

Ce  coup  d'œil  rétro^iectif  sur  l'histoire  des 
missions  nous  l'ail  voir  comment  le  zèle  «le  ses 
Apôtres  rend  hommage  à  l'Eglise.  En  pré- 
sence du  monde  païen  a  convertir,  du  monde 
barbare  à  civiliser,  de  l'Asie  el  de  l'Amérique 
à  ébranler  ou  à  ch  mger  par  la  prédication  de 
l'Evangile,  non  seulement  elle  n'a  point  failli 
à  sa  tâche,  mais  elle  l'a  remplie  autant  que  le 
permettaient  les  dilficullés  des  temps  el  téter- 
nel  obstacle  de  l'infirmité  humaine.  Gesta  Dei 
per  Apostolos. 

Les  missions  sont  catholiques  comme 
l'Eglise  :  elles  embrassent  tous  les  temps  et 
tous  les  lieux.  Les  missionnaires  sont  partout. 
«  Les  mers,  les  orages,  les  glaces  du  pôle,  les 
feux  du  tropique,  rien  ne  les  anèie,  dit 
Chateaubriand  ;  ils  vivent  avec  l'Esquimau 
dans  son  outre  de  peau  de  vache  marine;  ils 
se  nourrissent  d'huile  de  baleine  avec  le  Gruën- 
landais  ;  avec  le  Tartare  ou  l'Iroquois,  ils 
parcourent  la  solitude;  ils  montent  sur  le 
dromadaire  de  l'Arabe,  ou  suivent  le  f.afre 
errant  dans  se>  déserts  embrasés  ;  le  Chinois, 
le  Japonais.  l'Indien  sont  devenus  leurs  néo- 
phytes :  il  n'est  point  d'île  ou  d'écueil  dans 
l'Océan  qui  ait  pu  échapper  à  leur  zèle  et 
comme  autrefois  les  royaumes  manquaient  à 
l'ambition  d'Alexandre,  la  terre  manque  à 
leur  charité  (1).  » 

On  compte  autant  de  missions  qu'il  y  a  de 
parties  du  monde  :  missions  d'Europe,  mis- 
sions d'Asie,  missions  d'Afrique,  missions 
d'Amérique,  missions  d'Oceanie.  Les  mis-ions 
d'Europe  comprennent  la  Grèce,  la  Turquie, 
les  principautés  danubiennes,  l'Ecosse,  les 
contrées  du  Nord  et  les  pays  plus  voisins  du 
pôle  arctique.  Les  missions  d'Asie  com- 
mencent de  l'autre  côté  du  Bosphore,  se  con- 
tinuent par  la  Perse,  !e  Thibet,  l'Hin  lou-lan,  la 
presqu'île  en  deçà  el  au-delà  du  Gange,  Siam, 
le  Cambodge,  l'empire  annamite,  la  Chine,  la 
Mandchourie,  la  Corée  el  le  Japon.  Les  fuis- 
sions d'Afrique  renferment  la  cole  de  Maroc, 
les  deux  Guinées,  le  Cap,  le  .Mozambique,  le 
Zanguebar,  l'Abyssinie  et  l'Egypte.  L'Amé- 
rique, pourvue  d'églises  régulièrement  cons- 
tituées la  où  florissaient  autrefois  les  plus 
brillantes  missions,  n'a  plus  guère  de  mis- 
sions qu'au  nord  et  au  sud  de  ses  deux  pres- 
qn'iles.  Eutin  l'Océanie,  avec  ses  innom- 
brables groupes  d'îles,  est  partagée  en 
quatre  vicariats  apostoliques. 

Chaque   mission  a  son  caractère  propre  et 


son  genre  de  souffrances  particulier.  Les  mit- 
aions  ou  .Nord,  d'Islande,  des  lies  Férue,  de  la 
Laponie,  de  la  baie  dldudson  et  autres  | 
circouvoisioa  ont  à  vaincre  loua  lea  ol 
que  suscite  l'ingratitude  de  La  n  iture.  Durant 
les  quelques  jours  d'été,  le  ciel,  il  est  vrai, 
s'éclainit.  et,  la  nuil  venue,  il  s'illumine  des 
magnificences  de  l'aurore  boréale.  Des 
ionnes  el  îles  gerbes  de  feu,  des  globes  éblouis- 
sants el  mille  autres  figures  capricieuses  par- 
courent I  horizon,  changeant  à  chaque  instant 
de  forme  et  donnant  un  aspect  aussi  étrange 
que  varié  à  celte  scène  grandiose.  Mais  ce 
pâle  soleil  d'été  s'éclipse  bientôt  devant  les 
épaisses  brumes  et  les  froids  glacés  de  l'hiver. 
Un  manteau  de  ueige  durcie  couvre  le  sol,  à 
l'horizon  des  montagnes  de  glace  éternel  e,  à 
peine  quel  |U'-s  mousses  au  creux  des  rocher*, 
des  populations  mortes  comme  bur  climat, 
un  trou  en  terre  pour  demeure,  et  la  nuit,  la 
grande  nuit,  qui  règne  sans  interruption  du- 
rant des  mois  entiers.  Le  missionnaire,  les 
raquette-  aux  pieds,  le  corps  enveloppé  de 
lourdes  peaux,  s'en  va  chercher,  au  prix 
d'énormes  fatigues,  les  rares  familles  de  son 
petit  troupeau  ;  il  franchit,  pour  trouvi  r  une 
àme,  des  espaces  immenses,  jusqu'à  ce  que, 
mouranl  de  faim  ou  de  froid,  il  s'enseve'Nse 
sous  un  pli  de  neige  pour  devenir  plus  lard  la 
proie  des  ours  blancs. 

Les  mis-ions  du  S  îd,  missions  d'Australie, 
des  îles  Sandwich,  des  îles  Marquises,  Girn- 
hier,  Tahiti,  abondent,  au  contraire,  en  ri- 
chesses naturelles.  Les  ressources  surpassent 
les  désir-.  (lue  végétation  perpétuelle  orne 
la  terre  ;  il  n'y  a  qu'à  fouiller  le  soi  pour 
trouver  le  taro,  l'igname,  la  palale  ;  si  vous 
levez  la  main,  vous  délachez  un  régime  de 
banane,  vous  cueillez  le  coco  ou  le  fruit  de 
l'arbre  à  pain.  A  peine  une  légère  culture  à 
ces  régions  paradisiaques  et  la  réco  te  sera  de 
mille  pour  un.  Mais  plus  la  terre  est  féconde, 
plus  l'homme,  à  peine  élevé  au  niveau  de 
l'enfance,  s'est  laissé  envahir  par  les  supers- 
titions el  corrompre  par  ses  mauvais  pen- 
chants. Sensuel  jusque  dans  son  àme,  il  ne 
sait  guère  que  boire,  manger, pêcher,  chai  1er, 
se  battre  et  se  vautrer  dans  l'ordure  avec  le 
sans-façon  d'une  bête.  Le  missionnaire  déposé 
sur  sa  plage  sera  accueilli  avec  curiosité, en- 
vironné de  prévenances  et  mangé  lor-qu'on 
le  jugera  suffisamment  gras.  S'il  échappe  au 
couteau,  le  voilà  dans  la  nécessité  d'ap- 
prendre la  Ungue  des  naturel-  sans  gram- 
maire, sans  dictionnaire,  sans  maître.  Le  bâ- 
ton d'une  main,  le.  calepin  du  l'autre,  il  s'en 
va  donc  par  monts  et  par  vaux,  interrogeant 
ceux  qu'il  rencontre  et  faisant  la  recherche 
des  mots  comme  d'autres  courent  à  la  re- 
cherche des  perles.  Le  soir,  rentré  dans  sa 
case,  il  met  en  ordre  ses  notes  volantes  ou 
attire  ies  insulaires  par  les  chants,  les  riles 
solennels  et  toutes  les  démonstrations  de  la 
foi   sans     discussion.    Lorsqu'il    possède    la 


Génie  du  Christianisme,  livre  VIe,  chap.  ier. 


LIVIIL  QUATHR-VINGT-QUATOnZIÈME 


i  23 


langue  de  manière  à  être  compris,  il  com- 
mence à  parler  à  la  foule  de  ses  curieux  visi- 
teurs. Les  uns,  âmes  droites  comme  il  y  en  a 
heureusement  partout,  s'inclinent  bientôt  de- 
v;ml  la  croix  ;  d'autres  enlin,  .unes  liasses  et 
mâchantes,  ne  viennent  guère  à  la. case  que 
pour  voler  on  pour  troubler  les  réunions.  Dès 
qu'un  petit  troupeau  est,  formé,  le  mission- 
naire s'arme  de  la  hache  pour  traverser  les 
bois,  monte  dans  la  pirogue  ou  dans  le  ba- 
leinier, pour  aller  chercher  d'autres  tribus. 
Mêmes  épreuves,  mêmes  combats,  et  pas 
toujours  mômes  succès.  Lorsque  plusieurs  gé- 
nérations de  missionnaires  se  sont  consumées 
à  la  lâche,  lorsqu'il  y  a  dans  les  peuplades 
d'une  mène  île  ou  d'un  groupe,  d'iles  un 
certain  nombre  de  chrétiens,  on  bâtit,  sur  une 
éminence,  avec  les  plus  grands  arbres  des 
montagnes,  la  première  église.  Autour  de 
l'église  viennent,  comme  par  enchantement, 
se  dresser  des  maisons.  Un  village  se  l'orme 
dont  les  habitants  commencent  à  s'appliquer 
au  travail,  dont  les  jeunes  gens  étudient  à 
l'école  du  missionnaire  tandis  que  les  jeunes 
filles  se  réunissent  sous  la  direction  d'une 
prêtresse  convertie,  en  attendant  la  cornette 
blanche  qui  viendra  d'Europe.  Peu  à  peu  les 
mœurs  s'épurent,  les  bonnes  habitudes  se 
contractent,  l'ordre  s'affermit,  et,  grâce  à 
une  ferveur  chaque  jour  plus  éclairée,  cette 
île,  où  les  hommes  se  mangeaient  il  y  a 
quelque  vingt-cinq  ans,  est  maintenant  le  lieu 
du  monde  ou  l'on  goûte  le  plus  de  bonheur. 
Les  missions  d'Afrique  offrent  toutes  les 
difficultés  réunies  des  missions  du  Nord  et  du 
Sud,  avec  ce  surcroit  que  la  nature  y  est  plus 
ingrate  et  que  les  hommes  y  sont  plus  mé- 
chants. Sous  ce  climat  d'airain,  les  hommes 
ont  dans  les  veines  moins  du  sang  que  du 
feu  ;  leurs  passions  sont  plus  vives,  leur  cor- 
ruption est  plus  féroce.  Les  aventuriers  qui 
visitent  ces  parages  n'ayant  d'autre  religion 
que  celle  des  affaires,  s'y  dépravent  plus  pro- 
fondément et  donnent  à  croire  aux  indigènes 
qu'ils  n'ont  que  faire  d'un  changement,  de  re- 
ligion. Le  ciel  meurtrier  de  la  Ligne,  les 
chaleurs  tropicales  déciment  les  missionnaires 
et  suspendent  souvent  ieurs  travaux.  Le  ma- 
hometisme  est  là  avec  son  fanatisme  ignare 
et  sanguinaire  qui  ferme  toutes  les  voies  au 
projet \  tisme.  Les  femmes  sont  cloîtrées  et 
leur  clôture  enlève  à  l'apôtre  l'instrument  des 
grandes  et  durables  conversions.  Enfin  la  vie 
nomade  du  désert  oblige  à  suivre  les  tribus 
dans  leur-,  courses.  Malgré  tous  ces  obstacles, 
l'Eglise  n'a  pas  fait  moins  de  conquêtes  sur 
rives  orientales  du  Monomotapu,  de 
Quiloa,  et  sur  les  rives  occidentales  du  L'ongo, 
Angola,  Benguela  et  Loamgo.  Aujourd'hui 
même  se  forme  à  Lyon  une  société  aposto- 
lique dont,  le  but  est  d'évanjréliser  l'Afrique  et 
d<    pénétrer  jusque  dans  l'Etal  de  Dahomey. 

Dieu  bénisse  Cette  courageu-e  entreprise! 

Les  missions  du  Levant  présentent  un 
spectacle  profondément  religieux  et  philoso- 
phique. Combien  elle  est  puissante  cette  voix 


chrétienne  qui  s'élève  des  déserts  et  des  cités 
de  la  Palestine.  Vous  voyez  Jérusalem  qui 
respire  encore  la  grandeur  de  Jehovah  el  les 
épouvantementà  de  la  mort,;  Bethléem, 
Nazareth,  hieh«m,  Joppet,  le  Lil.au,  le  . Jour- 
dain, la  mer  Morte.  Chaque  nom  renferme 
un  mystère,  chaque  grotte  déclare  l'avenir; 
Chaque  sommel  retentit,  des  accents  (\'m\  pro- 
phète. Dieu  môme  a  parlé  sur  ces  bords;  les 
torrents  desséchés,  les  rochers  fendus,  les 
tombeaux  entr'ouveris  attestent  le  prodige  ; 
les  sables  de  la  plaine  et  les  pierres  des  mon- 
tagnes paraissent  encore  muets  de  terreur  et 
l'on  dirait  qu'ils  n'osent  rompre  le  silence  de- 
puis qu'ils  ont  entendu  la  voix  de  I  Eternel. 

Quelle  autre  voiv  pleine  d'enseignements 
fatidiques  s'élève  des  tombeaux  d'Argos  et 
des  ruines  de  Sparte,  des  tumultes  de  ('ons- 
tanlinople,  des  débris  de  Memphis,  de  Thôbes 
ou  de  Ninive!  Dans  les  iles  de  Naxos  et  de 
Salamine,  dit  encore  Chateaubriand,  dans  les 
îles  d'où  parlaient  les  brillantes  théories  qui 
charmaient  les  Grecs,  un  pauvre  prêtre  ca- 
tholique, déguisé  en  Turc,  se  jette  dans  un 
esquif,  aborde  à  quelque  méchant  réduit,  pra- 
tiqué sous  des  tronçons  de  colonne,  console 
sur  la  paille  le  descendant  des  vainqueurs  de 
Xercès,  distribue  des  aumônes  au  nom  de 
Jésus-Christ,  el  faisant  le  bien  comme  on  fait 
le  mal,  en  se  cachant  dans  l'ombre,  retourne 
secrètement  à  son  désert. 

Le  savant  qui  va  mesurer  les  restes  de 
l'antiquité  dans  les  solitudes  de  l'E  rope  et 
de  l'Asie  a  sans  doute  des  droits  à  notre  ad- 
miration ;  mais  nous  voyons  une  chose  plus 
belle  et  plus  admirable  :  c'est  quel. pie  IJos- 
suet  inconnu,  expliquant  les  anathèmes  des 
prophètes  sur  les  débris  de  Palmyre  ou  de 
Babylone. 

Aux  Indes,  en  Chine  et  dans  les  contrées 
limitrophes,  nous  voyons  des  empires  dont 
les  mœurs  usent  depuis  trois  mille  ans  le 
temps,  !es  révolutions  et  les  conquêtes.  La 
nature,  suivant  les  degrés  de  latitude  et 
d'autres  circonstances,  y  est  tour  à  tour  fé- 
conde et  stérile.  L'art  n'a  guère  à  y  étudier 
que  des  ruines.  La  foi  y  trouve  des  peuples, 
autrefois  civi  isés,  aujourd'hui  complètement 
déchus  de  leurs  vertus  antiques.  A  défaut  de 
vertus,  l'homme  se  distingue  par  des  vices. 
L'enfant  de  ces  peuples  vieillis  est  donc 
fourbe,  faible,  cupide,  voluptueux,  égoïste.  A 
le  bien  con-idér.  r  on  se  prend  a  douter  s'il 
est  susceptible  de  régénération.  Si  rien  n'est 
répugnant  comme  "ces  peuples  bas,  rien  n'est 
fécond  comme  la  parole,  rien  n'est  puissant 
comme  la  croix  de  Jésus-Christ.  Ces  contrées, 
où  l'Eglise  a  si  peu  de  conquêtes  à  attendre, 
sont  justement  celles  que  la  sueur  des  apôtres 
aime  le  mieux  arroser.  L'étendue  de  leur  ter- 
ritoire, le  'chiffre  énorme  de  la  population, 
l'espérance  d  entraîner  le  pays  si  l'on  en  con- 
vertissait les  chefs,  l'espoir  d'amener  du 
même  coup  a  la  foi  les  états  voisins  sont  au- 
tant de  motifs  qui  expliquent  le  zèle  des 
missionnaires.    Jusqu'ici,  malgré  les    fatigues 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


m  ii  i\  i  -  el  le  mérite 
pai  lie  liei  di  -  Jésuites,  la  Fréquence  dea  p<  i  - 
aécutions  n'avait  permis  de  remporter  qu'un 
auccès  partiel.  Ces  vieux  empires  paraissaient 
vouloir  rester  debout  comme  d'inattaquables 
pyramides.  Aujourd'hui  lt:  prestige  grandis- 
sant de  l'Europe  i  n  Aaie,  la  facilité  des  com- 
munication?, le  bénéfice  des  traités  de  com- 
merce, 1rs  brèches  faites  aux  vieilles  cou- 
tume-, permettent  ù  l'Eglise  de  plus  grand  - 
et  de  plus  solides  victoires. 

En  Amérique  nous  n'avons  plus  qu'à  saluer 
les  missions  de  la  Californie,  du  Texas,  du 
Kansas  el  de  la  Guyane.  Là  on  rencontre,  au 
milieu  (1rs  naturels  du  pays,  les  chercheurs 
d'or,  les  dupes  de  l'utopie  et  les  déportes  de 
la  guerre  civile;  là  aussi  il  fallait  des  mis- 
aionnaires  cl  i's  n'or.t  pas  manqué  au  rendez- 
vous  d<  s  infortunes.  Ou  je  me  trompe  fort  ou 
il  y  a  dans  ce  contraste  un  grand  enseigne- 
ment. Un  missionnaire  secourant  les  aventu- 
riers sur  les  bords  du  Sacramento  et  dans  les 
forêts  de  l'icarie  ;  un  prêtre  consolant 
Billaud-Varenne  dans  sa  case  de  Synnamary  ; 
une  sœur  de  charité  assistant  Collot  d'Herbois 
au  lit  de  mort  ! 

Qu'ils  sont  beaux  les  pieds  de  ceux  qui 
évangélisent  la  paix  !  mais  quelle  est  difficile 
la  tâche  de  convertir  les  hommes  ! 

Les  missions  apostoliques  exigent  deux 
choses  :  un  personnel  d'apôtres  et  des  res- 
sources matérielles  pour  leur  entretien  et,  par 
là,  il  ne  faut  pas  entendre  seulement  le  vivre 
et  le  couvert,  mais  l'argent  nécessaire  pour 
bâtir  des  églises,  ouvrir  des  écoles,  créer  en 
un  mot  tous  les  établissements  que  compor- 
tent les  éléments  de  la  civilisation  chrétienne. 
Nous  devons  ici  nous  enquérir  de  ces  deux 
choses. 

Le  personnel  français  des  missions  catho- 
liques comprend  :  1°  La  société  des  missions 
étrangères,  fondée  en  1063,  qui  dessert  au- 
jourd'hui 28  missions,  dirigée  par  33  arche- 
vêques ou  évoques,  gérée  par  environ 
1200  missionnaires.  Les  missions  dont  elle 
est  chargée  sont:  Trois  diocèses  de  l'Inde, 
l'Indo-Chine,  la  Birmanie,  Siam,  huit  pro- 
vinces de  Chine,  la  Corée  et  le  Japon.  2°  La 
Compagnie  de  Jésus  a  deux  missions  en 
Chine,  une  au  Maduré,  les  missions  du  Liban 
et  de  Syrie,  des  établissements  en  Arménie  et 
en  Egypte,  les  lies  Maurice,  la  Réunion  et  Ma- 
dagascar :  elle  emploie,  dans  ces  missions, 
750  lères.  3°  La  Congrégation  de  Saint- 
Lazare,  fortifiée  par  les  sœurs  de  Saint-Vin- 
cent de  Paul  et  par  les  Frères  des  écoles  chré- 
tiennes, a  répandu  l'idiome  français  en 
Orient.  L'action  des  Lazaristes  s'étend  de 
Constantinople  à  la  Chine,  où  ils  ont  six  vica- 
riats et  une  procure.  Ces  religieux  ont  encore 
des  établissements  en  Perse,  en  Algérie,  à  Ma- 
dagascar et  dans  l'Amérique  du  Sud  :  ils  ont 
500  missionnaires  au  service  de  la  propaga- 
tion de  la  foi.  4°  Les  Augustins  de  l'Assomp- 
tion ont  établi  en  Orient  des  séminaires  et  des 
écoles;  ils  ont  institué  le  pèlerinage  de  péni- 


tence en  Terre-Sainte  el  sauvé  en  Palestine 
l'honneur  du  drapeau  français  :  ils  ont  des 
missions  en  Amérique;  220  religieux  sont 
Consacrés  a  ces  œuvres  aposloli  pie.-.  '■•  I. 'Ins- 
titut des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  auxi- 
liaires précieux  de  l'éducation  national.-,  en- 
tretiennent dea  école-,  dans  le  Levant,  aux 
Indes,  en  Cochirichîne,  en  Algérie,  en  Tu- 
nisie, à  la  Réunion,  à  l'Ile  Maurice,  à  Mada- 
gasc  ir  et  dans  les  deux  Améi  iq  n  a  :  82 
dirigent  ces  écoles.  G°  Les  Capucins  ont 
160  religieux  français  aux  Indes,  en  Méso| 
lamie,  en  Arabie,  en  Abyssinie,  au  Brésil  et 
aux  îles  Scychelles.  7°  Les  Dominicains 
mettent  80  religieux  dans  les  missions  de 
Mésopotamie  el  du  Kurdistan,  en  Amérique, 
à  la  Trinidad,  à  Buenos-Ayres ;  ils  ont  fondé 
une  école  biblique  à  Jérusalem.  8°  Les  mis- 
sionnaires de  Saint-François  de  Sale-,  dont 
la  maison-mère  est  à  Annecy,  emploient 
00  religieux  dans  les  deux  diocèses  de  Vi- 
zagapatour  et  de  Nagpour.  9°  Les  Carmes 
déchaussés  ont  14  religieux  au  Mont-Carmel, 
à  liigdad  et  au  Malabar.  10°  Les  Frères 
de  Marie,  outre  leurs  établissements  en  Es- 
pagne, en  Allemagne  et  en  Suisse,  envoient 
80  missionnaires  au  Japon,  en  Syrie,  en 
Océanie.  en  Afrique  et  aux  Etats-Unis.  Il0  Les 
Petits  Frères  de  Marie,  dont  la  maison-mère 
est  au  diocèse  de  Lyon,  ont,  hors  d'Europe, 
300  Frères  répandus  dans  les  cinq  parties  du 
monde.  12"  Les  Oblats  de  Saint-François  de 
Sales,  dont  la  maison-mère  est  à  Troyes 
comptent  25  religieux  en  Grèce,  à  l'Equateur 
et  dans  la  préfecture  Apostolique  du  Ûeuve 
Orange.  13°  Les  Franciscains  de  la  Custodie 
de  Terre-Sainte  ont  95  missionnaires,  la 
plupart  dans  le  Levant,  plusieurs  en  Chine. 
14°  La  Congrégation  du  Saint-Esprit  et  du 
Saint-Cœur  de  Marie  a  son  principal  champ 
d'action  en  Afrique,  dans  les  Iles  voisines,  un 
peu  dans  les  Antilles  et  en  Amérique  ;  elle  y 
emploie  430  missionnaires.  15°  Les  Pères 
blancs  de  Notre-Dame  d'Afrique,  dont  la 
Maison-Carrée  d'Alger  est  le  centre,  évangé- 
lisent quatre  grands  vicariats  du  cerrtre  de 
l'Afnque  :  ils  comptent  déjà  de  nombreux 
martyrs.  16°  La  société  des  missions  d'Air  ique 
dont  le  foyer  est  à  Lyon,  a  130  mission- 
naires pour  évangéliser  six  grands  vicariats. 
17  Les  Oblats  de  Marie-Immaculée,  fondés 
par  l'abbé  de  Mazenod,  ont  plusieurs  milliers 
répartis  dans  plusieurs  diocèses  et  dans  six 
grands  vicariats  de  missions.  18"  Les  Mariâtes 
de  Lyon,  au  nombre  de  320,  détiennent  ac- 
tuellement plusieurs  missions  en  Amérique  et 
en  Oceanie.  19°  Les  Pères  de  Picpus  ont 
leurs  principaux  établissements  en  Amérique 
et  en  Océanie.  20°  La  Compagnie  de  Marie 
compte  40  religieux  à  Haïti  el  au  Canada. 
21°  Les  Frères  de  Saint-Gabriel,  outre  leurs 
collèges  en  France,  dirigent  encore  onze 
grands  établissements  au  Canada.  22°  Les 
ltedemptoristes  ont  environ  10U  religieux  aux 
mission-.  23°  Les  Prêtres  auxiliaires  de 
Bélharram,    destinés  aux   pays  basques,  ont 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


i  23 


envoyé  80  missionnaires  dan-;  la  république 
argentine  et  a  Montevideo.  24°  Les  Frères  de 
Ploërmel,  qui  sont  environ  2  ooo,  ont  envoyé 
272  des  leurs  au-delà  de  l'Océan,  au  Sénégal, 
Haïti,  Gayenne,  la  Guadeloupe  et  le  Canada. 
25°  Les  Frères  de  l'instruction  chrétienne  du 
Sacré-Cœur  ont  3ï(»  Frères  dans  les  missions, 
spécialement  aux  Etats-Unis.  26°  La  société 
drs  miseionnaires  du  Sacré-Cœur  dTssoudun 
a  fondé  les  missions  des  i  les  Gilbert,  de  la 
Nouvelle  Guinée  et  de  la  Nouvelle  Poméranie. 
27°  La  Compagnie  des  prêtres  de  Saint-Sul- 
pice  a  57  prêtres  aux  Etats-Unis,  spécialement 
à  Boston,  New-York  et  Baltimore,  et  71  au 
Canada,  spécialement  à  Montréal.  28"  Les 
Passionisles  gèrent  les  missions  de  Bulgarie 
et  de  Valachie.  29°  La  Congrégation  de  Sainte- 
Croix  de  Neuilly-sur-Seine  a  500  prêtres  aux 
ElaU-Unis  et  au  Canada.  30°  Les  Prêtres  de 
la  Miséricorde  exercent  à  New-Yorck  et 
Brooklyn.  31°  Les  Entants  de  Marie-Imma- 
culée ont  envoyé  quelques  piètres  aux  mis- 
sions de  Sainte-Lucie  et  de  la  Dominii|ue. 
32°  Les  Frères  de  Notre-Dame  de  l'Annoncia- 
tion ont  GO  religieux  aux  colonies.  33°  Les 
Frères  de  la  Sainte  Famille,  employés  en 
France  comme  professeurs  et  comme  sacris- 
tains ont  environ  40  religieux  dans  l'Amé- 
rique du  Sud.  34°  Les  Bénédictins  de  la 
Pierre-qui-Vire  ont  envoyé  23  religieux  aux 
territoires  indiens  de  l'Amérique  du  Nord. 
35°  Les  Pères  de  Notre-Dame  de  Sion  gou- 
vernent, à  Jérusalem,  une  petite  communauté 
et  un  orphelinat.  36°  Les  Pères  de  la  Salette, 
outre  leur  école  apostolique  de  Grenoble,  ont. 
cinq  religieux  à  Madagascar.  37°  Les  Trap- 
pistes, promenés  par  la  persécution  dans  tout 
l'univers,  ont  2i  maisons  en  France  et  34 
dans  les  autres  parties  du  monde.  38°  La 
Congrégation  des  prêtres  du  Saint-Sacrement 
a  une  mission  au  Canada. 

En  chiffres  ronds,  la  France  a  7  700  reli- 
gieux dans  les  missions  et  8  000  sœurs. 
«  Savez  vous,  écrivait  un  évêque,  quels  sont 
les  meilleurs  apôtres  de  ma  mission?  Le  sont 
nos  religieux.  En  pays  hérétique,  comme  en 
pays  fétichiste,  la  charité  industrieuse  de  ces 
anges  produit  les  plus  grandes  merveilles.  » 
Taudis  que  les  missionnaires  prêchent  l'Evan- 
gile en  paroles,  les  religieux  montrent  l'Evan- 
gile en  action.  À  côté  de  l'église,  elles  des- 
servent un  orphelinat,  une  école,  un  dispen- 
saire, une  crèche,  un  hôpital  ;  elles  achèvent 
par  la  douceur,  le  dévouement  et  les  immola- 
lion-,  l'œuvre  commencée  par  la  parole  apos- 
tolique. Dans  l'impossibilité  de  célébrer  autre- 
ment leurs  œuvres,  nous  devons  en  dresser  la 
nomenclature  :  aucun  argument  ne  peut 
rendre  un  plus  significatif  hommage  à  leur 
vertu. 

1"  Les  Filles  de  la  charité  de  Sainl-VinCent 
de  Paul  tiennent  la  tète,  elles  sont  envi- 
ron 1  500  en  Egypte,  en  Turquie,  en  Syrie, 
en  Palestine,  en  Perse,  en  Chine,  en  Algérie, 
à  Madaiçaacar,  à  la  Martinique  et  dans  l'Amé- 
rique du  Sud.  2°  Les  sœurs  de  Saint-Joseph 


de  Cluny  ont  environ  1  200  religieuses,  A  la 
Réunion,  uu  Sénég  il,  aux  Antilles,  à  Gayenne, 
à  Pondichéry.  3°  Les  sœurs  de  Sainl  Paul  de 
Chartres,  au  nombre  de  410,  servent  les 
missions  dans  la  Guyane,  la  Martinique,  la 
Guadeloupe,  le  Tonkin,  la  Cochinchine  et 
l'Annam.  4°  Les  Carmélites  françaises,  qui 
comptent  en  France  78  maisons  indépen- 
dantes, ont  joint,  à  la  contemplation,  la  vie 
très  active  des  missions  en  Palestine,  aux 
Indes,  en  Chine,  en  Afrique  et  en  Amérique  ; 
elles  sont  230  à  cette  œuvre  de  missions.  5°  Les 
petites  sœurs  des  pauvres,  aujourd'hui  3  000, 
ont  440  de  leurs  sœurs  dans  les  cinq  parlies 
du  monde.  6°  Les  Oblates  de  l'Assomption 
sont,  au  nombre  de  300,  dans  les  missions  de 
Bulgarie,  de  Turquie  d'Europe  et  de  Turquie 
d'Asie.  7°  Les  Dominicaines  de  la  Présentation 
de  la  Sainte  Vicge  sont,  au  nombre  de  100,  à 
Bagdad,  à  Mossoul  et  dans  la  Colombie.  8"  Les 
Dames  de  Saint-Maur  sont,  au  nombre  de  ISO, 
dans  les  missions  de  l'Extrême-Orient,  Japon 
compris.  9°  Les  sœurs  de  Saint-Joseph  de 
l'Apparition,  consacrées  presque  exclusive- 
ment aux  missions,  au  nombre  de  430, 
exercent  à  Tripoli,  en  Grèce,  dans  les  îles  de 
la  mer  Egée,  en  Bulgarie,  en  Roumélie,  en 
Palestine,  en  Birmanie  et  en  Australie.  10°  Les 
sœurs  de  Notre-Dame  de  la  Délivrande,  ré- 
cemment fondées  près  Grenoble,  ont  envoyé 
déjà  200  religieuses  en  Egypte  et  aux  An- 
tilles. 11°  Les  sœurs  de  &aint-Joseub  de 
Tarbes  ont  120  sœurs  dans  20  établissements 
aux  Indes  et  dans  l'Amérique  du  Sud.  12°  Les 
sœurs  de  Saint-Joseph  de  Savoie  ont  140  reli- 
gieuses en  Algérie,  en  Amérique  du  Sud  et 
aux  Indes  orientales.  13°-  Les  Dames  de  Sion 
sont  consacrées,  par  leur  titre  même,  aux 
missions  do  Constantinople,  de  l'Egyp  e  et  de 
la  Palestine;  elles  atteignent  le  chiffre  de  360 
à  400  religieuses.  14°  Les  sœurs  de  la  Sainte 
Famille  de  Bordeaux,  congrégation  divisée  en 
sept  branches,  ont  environ  230  religieuses  à 
Ceylan,  dans  le  Nord  et  dans  le  Sud  de 
l'Afrique.  13°  Les  sœurs  de  la  Sagesse,  de 
Saint-Laurent  sur  Sèvres,  sont  près  de  200 
dans  leurs  nombreux  établissements  du  Ca- 
nada et  de  Haïti.  16°  Les  sœurs  de  la  Doc- 
trine chrétienne,  dites  Watelolles,  ont  400  re- 
ligieuses dans  nos  établissements  de  l'Afrique 
du  Nord.  17"  Les  religieuses  trinitaires,  au 
nombre  de  400,  occupent  également  dans 
notre  Algérie.  18°  Les  religieuses  de  Notre- 
Dame  des  missions  sont  répandues,  envi- 
ron 200,  en  Australie,  aux  Indes  et  aux  Mani- 
toba.  10"  Les  sœurs  de  Notre-Dame  d'Afrique 
exercent  dans  les  trois  diocèses  de  l'Algérie  et 
en  Tunisie.  20°  Les  sœurs  de  Jésus-Marie  sont 
environ  une  centaine  aux  Indes,  quelques- 
unes  au  Canada.  21"  Les  Franciscaines  mis- 
sionnaires de  Marie,  au  nombre  de  130,  se 
trouvent  en  Chine,  en  Mongolie,  en  Birmanie, 
en  Afrique  et  au  Canada.  22°  Les  dames  de 
Nazareth,  environ  83,  occupées  en  Palestine. 
23°  Les  religieuses  de  Picpus  ont  leurs  éta- 
blissements dans  l'Amérique  du  Sud  et  aux 


120 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  ■:  UIMILHJUK 


îles  Sandwich.  2'»"  Les  religieuses  du  Bon 
Pasteur  d'Angers  onl  essaimé,  depuis  cin- 
quante ans,  dans  le  munde  entier;  elles  cou- 
rent la  pénitence  par  l'apostolat.  25°  La 
Congrégation  de  l'Iui maculée-Conception  a 
\  \  sœurs  eu  Sénégambie.  ^(i°  l.e<  moeurs  Fran- 
ciscaines de  Calais,  outre  leurs  œuvres  in- 
signes,  sont  à  Conslanlinop'e  et  cm  Abyssinie. 
-21"  Les  religieuses  de  Saint-Joseph  de  Cham- 
béry  ont  une  centaine  de  religieuses  disper- 
sées aux  Etats-Unis,  au  Brésil,  en  Suéde,  en 
Norwège,  en  Danemarck,  en  HusMe  et  en  Is- 
lande. 28°  Les  sœurs  de  Saint-Joseph  de1  Lyon 
com|)tent  une  trentaine  de  sœurs  en  Orient. 
29°  Les  Marianisles  de  Sainte-Croix  onl  une 
quarantaine  de  religieuses  à  .\c\\  Y<;.k. 
30°  Les  Clarisses  ont  envoyé  une  colonie  en 
Palestine.  31°  Les  sœurs  du  Tiers-Ordre  de 
Saint-François  ont  une  vingtaine  de  reli- 
gieuses en  Mésopotamie.  3i°  Les  sœurs  de 
Saint-Joseph  d'Annecy  tiennent  des  écoles 
dans  les  diurèses  de  Vizagapatour  et  de  Nag- 
pour.  33°  Les  sœurs  de  Porlieux  ont  environ 
cinquante  sœurs  au  Cambodge,  en  Cochin- 
chine  et  en  Mandchourie.  3i°  Les  Francis- 
caines de  la  Propagation  de  la  foi  ont  123  reli- 
gieuses dans  les  missions  africaines.  35°  Les 
sœurs  de  Notre-Dame  des  sept  douleurs  ont, 
pour  le  soin  des  malades,  huit  religieuses  en 
Egypte.  36°  les  Dames  auxiliaires  du  Purga- 
toire ont  b()  religieuses  à  Nankin  et  à  Shangaï. 
37°  Les  religieuses  de  la  Mère  de  Dieu  ont  une 
cinquantaine  de  religieuses  au  Caire  et  à 
Alexandrie.  ;i8"  Les  sœurs  de  Saint-Joseph  de 
Viviers  envoient  40  religieuses  en  Algérie. 
39°  Les  religieuses  de  Notre-Dame  de  la  Merci 
sont  30  à  Saint-Eugène  près  d'Alger.  40°  Les 
Filles  du  Sacre-Cœur  d'Issoudun  occupent  les 
missions  des  prêtres  de  la  même  con- 
grégation. 41°  Les  Dominicaines  de  Sainte- 
Catherine  de  Sienne  ont  30  relisïLuses  aux 
Antilles.  42°  Les  religieuses  de  Marie  Itépa- 
ratrice  ont  aussi  38  religieuses  à  l'île  Maurice 
et  à  la  Réunion.  —  43°  Les  Dames  de  la  Sainte 
Union  aussi  30  religieuses  aux  Antilles.  44°  Les 
Ursulines  de  Montigny  sur  Vingeanne  ont  25  re- 
ligieuses au  diocèse  de  Naxos  en  G'èce.  45°  Les 
sœurs  de  l'Instruction  du  Saint-Enfant  Jésus 
de  Chaul'adles  ont  envoyé  30  religieuses  au 
Japon.  40°  Les  Bénédictines  du  Calvaire  sont 
installées  au  Mont  des  Oliviers.  47°  Les  sœurs 
de  Bon  Secours,  fondées  à  Troyes  par  l'abbé 
Millet,  pour  le  soulagement  des  malades,  vont 
jusqu'en  Algérie  et  en  Tunisie.  4SJ  Les  caté- 
chistes de  Marie  Immaculée  ont  15  religieuses 
aux  Indes,  diocèse  de  Dacca.  49°  Les  Filles 
de  la  Ci oix  d'Annecy  ont  40  religieuses  dans 
les  diocèses  de  Bombay,  de  Foonce  et  de  Cal- 
cutta. 5u°  Les  sœurs  de  la  Compassion  de 
Marseille  ont  quelques  religieuses  à  Corfou. 
51°  Les  Dames  de  l'Assomption  ont  55  reli- 
gieuses dans  Nicaragua  et  San-Sdvador. 
52°  Les  sœurs  de  Charité  de  Jésus  et  Marie 
ont  un  essaim  fixé  à  Cachemire.  53°  Les  Ur- 
sulines du  prieuré  d'Au^h  ont  environ  8U  reli- 
gieuses au  diocèse  grec  de  Tenos-Micône,  au 


Texas  et  à  la  Louisiane.  54°  Les  Dames  de 
Saint-Michel  de  Caen  ont  huit  maisons  et 
200  religii  i  Amérique  I  ■<  -  ïosurs 

de  la  Charité  d'Annecy   ont   une   maison   à 

Malle.  56°  Les  Filles  de  la  Providence  de 
Paint-Brieuc  ont  deux  écoles  au  Can  tda. 
57"  Les  -nuis  des  petites  écoles,  de  l'aramé, 
ont  un  établissement  au  Canada.  58e  Les  reli- 
gieuses de  Lourdes  ont  une  maison  à  Cons- 
lantinople.  59°  Les  sœurs  de  la  Présentation 
rie  Viviers  comptent  1!)  maisons  au  Canada  et 
G  aux  Etats-Unis.  00°  Les  petites  sont-  de 
l'Assomption  ont  une  maison  à  New-York. 
61"  Les  Dames  du  Sacré-Cœur  ont  de  nom- 
breux établissements,  en  Algéiie,  en  Amé- 
rique et  en  Océanie.  62°  Le  Tiers-Ordre  de 
Marie  a  environ  100  religieuses  dans  la  Nou- 
velle-Calédonie, aux  Iles  Fidji  et  au  diocèse  de 
Wellington. 

Les  congrégations  religieuses  dont  nous  ve- 
nons de  dresser  la  table  sommaire  onl  toutes, 
en  France,  d'autres  ministères  à  remplir  ;  dans 
les  missions,  elles  déversent,  si  j'ose  ainsi  par- 
ler, le  trop  plein  de  leur  vigueur  apostolique. 
A  l'étranger,  en  Italie,  en  Alemagne,  en  An- 
gleterre, il  y  a  aussi  des  œuvres  consacrées 
aux  missions,  nous  n'en  parlons  pas  ici. 

L'argent  est  le  nerf  de  la  guerre,  il  est  aussi 
le  nfrf  de  l'apostolat.  Le  budget  des  missions 
en  France  e-t  fourni  par  la  Propagation  de  la 
foi,  par  la  Sainte  Enfance,  par  I  œuvre  des 
écoles  d'Orient,  par  les  collectes  du  vendredi 
saint,  par  l'œuvre  des  missions  d'Afrique  et 
par  la  société  anti-esclavagiste.  La  Propaga- 
tion de  la  foi  vojrne  vers  huit  million*  ;  la 
Sainte  Enfance  chiffre,  en  1809,  3615845  fr. 
L'œuvre  des  écoles  d'Urient,  exercice  de  I8y8, 
porte  317  390  francs.  L'œuvre  des  missions 
d'Afrique  opère  par  adoption  de  missions  et 
de  missionnaires,  faites  individuellement  par 
des  personnes  riches.  Nous  n'en  connaissons 
pas  le  total.  Les  adoptions  d'une  année 
peuvent  représenter  50 000  francs.  La  société 
anti-esclavagiste,  d'abord  montée  au  pa- 
roxysme de  l'enthousiasme,  paraît  s'être  un  peu 
refroidie;  elle  recueille  par  an  quelque  chose 
comme  120  000  francs.  \  compris  la  quête  de 
l'Epiphanie.  La  collecte  du  Vendredi  Saint 
forme,  pour  la  France,  120  000  francs,  et  pour 
l'Europe  et  l'Amérique,  300  000.  Pour  sa  con- 
tribution personnelle,  la  France  fournit  aux 
missions  plus  de  six  millions  par  an,  et  n'en 
réserve  pas  un  centime  pour  le  service  de 
ses  diocèses. 

L'argent  n'est  pas  tout.  «  Cinq  sous  et  Thé- 
rèse, disait  la  Voyante  d'Avila,  ce  n'est  rien  ; 
cinq  sous,  Thérèse  et  Dieu,  ah  !  voilà  qui 
compte.  »  Ce  propos  ne  s'applique  nulle  part 
aus>i  bien  qu'aux  missions.  S'il  suffisait 
d'avoir  des  millions  pour  convertir  les  païens, 
il  y  a  beau  temps  que  les  sociétés  bibliques 
auraient  achevé  ce  bel  ouvrage.  Or,  il  y  a 
encore,  au  monde,  neuf  cents  millions  de 
païens.  Mais  l'argent,  stérile  par  lui-même, 
permet  de  former  des  missionnaires,  de  les 
envoyer  au  loin  avec  des  frères  et  des  sœurs, 


LIVItE  QUATRE- VINGT-QUATORZIÈME 


de  construire  des  Eglises,  des  chapelles,  des 
orphelinats,  «les  école»,  des  hôpitaux  ;  de  ve- 
ti r  les  entants,  de  nourrir  les  infirmes  el  Les 
vieillards,  de  procurer  des  médicaments  aux 
malades.  Avec    dea    sommes    modestes,    mus 

missionnaires  l'ont  dea  merveilles;  avec  beau- 

con|)  d'urgent,  les  missions  protestantes  eu 
font  rien.  Voilà  pourquoi  Les  oeuvres  <|ui 
nutient  beaucoup  d'argent  aux  mains  des 
Missionnaires  doivent  exciter  sans  eesse  la 
chaulé  uatdolique.II  faut  nous  rappeler  le 
grand  principe  :  Jésus-Christ  seul  convertit 
les  âmes  el  sauva  le  monde  ;  seul  il  est  sau- 
veur, et  il  ne  l'est  que  dans  l'Eglise  Romaine. 
C'est  à  nous  de  l'assister  par  nos  offrandes  et 
de  nous  ouvrir  le  ciel  en  l'ouvrant  aux  autres. 

Nous  commençons  notre  périple  par  les 
missions  d'Afrique.  C'est  une  des  cinq  parties 
du  monde  qui  s'ouvre,  de  nos  jours,  aux 
apôtres  de  l'Evangile.  Un  grand  espace  s'offre 
à  nos  regards  ;  nous  ne  pouvons  ici  qu'en 
dresser  la  carte  géographique,  en  l'expliquant 
par  quelques  notes  d'histoire. 

En  suivant  la  même  route  que  Vasco  de 
Gama,  nous  commençons  par  1  Afrique  occl- 
drniale,(\u  Maroc  au  cap  de  Bonne-Espérance. 
C'est  un  grand  malheur  pour  cette  grande  côte 
d'avoir  été  évangélisée  par  les  Portugais  qui 
l'abandonnèrent  et,  par  la  persécution  de 
Poinbal,  ruinèrent  absolument  bs  mission*. 
En  1842,  Grégoire  XVI  érigeait  le  vicariat 
apostolique  des  deux  Guinées.  Ce  vicariat,  qui 
nVxi-ta  jamais  que  sur  le  papier,  produisit, 
par  se-*  démembrements  succe-sif*,  toutes  les 
mi-sions  de  l'Afrique  occidentale.  La  pre- 
mière en  date,  la  mission  du  Sénégal  et  de  la 
Sénégamhie,  sous  les  Bessieux,  les  Kobès  et 
les  Uuret,  s'est  pourvue,  depuis  1840,  de 
prêtres,  de  frères,  de  religieuse-  ;  elle  a  créé 
des  stations  apostoliques  ;  elle  a  bâti  des 
Eglises,  des  chapelles,  des  écoles,  deux  or- 
phelinats, quatre  pharmacies  et  un  séminaire. 
Sur  une  population  musulmane  de  3  200000, 
elle  ne  compte  que  12  800  catholiques. 

La  mis-ion  de  Sierra-Leone,  qui  s'étend  du 
Hio-Nunez  au  fleuve  Cavalles,  compte  envi- 
ron trois  millions  d'habitants,  sur  lesquels 
30  000  protestants  et  2  000  catholiques.  Cette 
mission  a  dix  missionnaires,  six  églises  et  six 
écoles;  elle  ne  compte  guère  que  des  victimes, 
notamment  Marion  de  Orésil  ac,  le  fondateur 
de-  missions  africaines  de  L\on. 

La  uii-sion  de  la  Côte  des  esclaves  comprend 
une  préfecture  'le  ce  nom,  puis  les  préfectures 
de  Togo,  du  Dahomey,  du  Niger  supérieur  et 
le  vicariat  apostolique  du  Bessin.  Chaque  pré- 
fecture a  son  préfel,  ses  prêtres,  des  caté- 
chistes, des  religieuses,  des  »tei ion«,  des 
'•oies  :  ce  ^orit  autant  de  tarières 
pour  percer  le  continent  noir.  Il  est  difficile 
•  l'en  chiffrer  la  population. 

la  mis>ion  du  golfe  de  Guinée  comprend  la 
préfecture  du  Niger  inférieur  el  la  préfecture 
doCsnv  roun  allemand  :  environ  6  000  000  ha- 
bitants et  seulement  8000   catholiques.  C 
contrées  ont  été  visitées  par  Victor  de  Com- 


piègns  et  par  de  Brazsi  ;  elles  commencent 
seulement  a  s'ouvrir  aux  bienfaits  de  la  civili- 
sation chrétienne. 

Les  missions  du  Congo  s'étendent  sur  une 
Longueur  de  ooo  lieues  du  fleuve  Zaïre  au 
fleuve  Orange  et  de  II  cote  aux  déserti  du 

centre   de  l'\  Impie.    La    populal  ion  -Vie  ve  de 

25  a  26000 0QO  d'habitants.  A  la  suite  du  cou 
grès  de  Merlin,  le  Saint-Siège,  toujours  dé- 
sireux de  se  prêter  aux  vieux  raisonnables  des 

puissances,  a  réglé  ainsi  l'apostolat  de  ces 
contrées  :  deux  vicariats  français  du  Congo 
inférieur  et  de  l'Oubanghi  ;  deux  vicariats  du 
Congo  belge,  l'un  confié  aux  missionnaires  du 
Scheutz-les-Bruxelles,  l'autre  aux  Jésuites  ; 
le  vicariat  du  Congo  supérieur  au  Tangaaika 
confié  aux  missionnaires  d'Alger.  Avec  l'évè- 
ché  de  Luanda,  cela  fait  sept  juridictions  dis- 
tinctes dans  l'ancienne  mission  du  Congo,  si 
fort  admirée  de  Montesquieu.  Sauf  le  Congo 
méridional,  où  il  y  a  250  000  catholiques,  les 
autres  préfectures  ne  sont  que  des  camps 
apostoliques,  armés  contre  l'Islam  et  contre 
l'esclavage  pris  dans  tous  les  sens  que  com- 
porte ce  moi  plein  d'opprobre. 

Les  missions  de  la  Cimbébasie,  s'étendent 
du  fleuve  Cunéas  au  fleuve  Orange  :  c'est  le 
pays  des  Hottentols,  très  travaillé  par  les 
missions  protestantes  d'Angleterre.  Quatre 
régions  se  partagent  ces  vastes  contrées  : 
l'Ovampo,  le  Damara,  le  Namaqua  et  les  dé- 
serts de  Kalahari.  La  population  est  de  IjOOOQ, 
surquoi  1  200  catholiques;  c'est  peu,  mais  c'est 
un  coin  dans  un  vieux  tronc.  Un  voyageur  lu- 
thérien écrit  :  «  Si  je  n'étais  pas  un  philo- 
sophe, je  voudrais  être  un  catholique.  Après 
ce  que  j'ai  vu  en  Afrique,  j'éprouve  la  plus 
vive  admiration  pour  les  mission  narres  catho- 
liques :  ils  font  un  bien  immense.  (Juant  aux 
missionnaires  protestants  du  Congo,  ils  pré- 
parent admirablement  le  terrain  pour  les  re- 
négats de  l'avenir  ».  Ces  prédicants  du  libre 
examen  sont  aussi  les  fourriers  des  pirateries 
et  hauts  brigandages  de  la  Grande-Bretagne. 

La  mis-ion  du  Cap  comprend  quatre  vica- 
riat- :  le  Cap  oriental,  le  Cap  occidental,  le 
Cap  central  et  la  préfecture  du  fleuve  Orange. 
Ces  quatre  missions  ont  deux  vicaires  aposto- 
liques, un  prèle! ,  52  missionnaires,  30  églises, 
59  écoles,  13  100  catholiques.  Ce  sont  des 
chrétientés  encore  au  berceau. 

Les  mis-ions  du  sud-est  de  l'Afrique  com- 
prennent les  deux  vicariats  de  Natal  et  de 
l'Etat  libre  d'Orange,  les  préfectures  du  Trans- 
vaal  et  du  Basuloland.  En  tSOO,  ces  quatre 
missions  avaient  54  missionnaires,  58  églises, 
05  écoles,  18  000  catholiques.  Kn  ce  moment, 
la  guerre  du  Transvaal  y  produit  un  mouve- 
ment dont   l'Eglise  recueillera  quelque  profit. 

Les  missions  de  la  côte  orientale  se  divisent 
en  trois  groupes  :  les  missions  du  Zamb'ze  et 
du  Mozambique,  les  missions  du  Zanguebar 
et  les  missions  d'Ethiopie. 

La  préfecture  du  Zambèze  a  un  chef  de 
mission,  18  missionnaires,  28  frères  et  sœurs, 
0  station-,  S  églises,  un  séminaire,  un  collège, 


128 


HISTOIRE  l  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQI  I 


des  écoles  élémentaires  el  un  orphelinat.  L 
missions  du  Z  inguebar  ont  deux  préfecture 
L'une,  pour  le  Zanguebar  septentrional,  l'autre, 
pour  le  Z  inguebar  méridional.  La  première  a 
plusieurs  millions  d'habitants,  .'looouo  musul- 
mans el  seulement  2  500  catholiques,  desservis 
comme  le  sont  les  catholiques,  dans  tontes 
ces  missions  ;  la  seconde,  qui  vient  d<-  recevoir 
ie  baptême  du  sang,  a  le  même  chiffre  de 
lidel  s  enfants  de  l'Eglise. 

L'Ethiopie,  évangélisée  par  l'eunuque  de.  la 
reine  de  Caudace,  converiie  par  saint  Fru- 
mence,  tombée  plus  tard  dans  l'hérésie  d'i'u- 
tychès  et  le  schisme  de  Dioscore,  n'est  plus 
guère  chrétienne  que  de  nom,  puisqu'elle 
unit  à  quelques  ressouvenirs  des  pratiques  re- 
ligieuses, des  mœurs  à  peu  près  païenne*.  Ce 
pays  est  partagé,  sous  le  rapport  religieux, 
entre  le  vicariat  apostolique  de  l'Abyssinie, 
laissé  aux  Lazaristes;  le  vicariat  des  Ga 1 1 1 s , 
confié  aux  Capucins,  et  la  prélecture  aposto- 
lique de  l'Erythrée  desservie  tour  à  tour  par 
des  Français  et  par  des  Italiens.  La  popula- 
tion totale  du  vicariat  d'Abys«inie  est  de 
3OUOO0O  d'habitants,  sur  quoi  30  0UO  catho- 
liques; la  population  duChoa  est  de  151)00  000, 
sur  quoi  5  000  catholiques.  Les  deux  vicaires 
apostoliques  de  l'Abyssinie  sonl  assistés  d'une 
trentaine  de  prêtres  missionnaires  et  d'autant 
de  préires  indigènes;  ils  onl,  comme  dans 
toutes  les  missions  d'Afrique,  des  stations, 
quelques  églises,  quelques  écoles  et  un  hô- 
pital à  Obock. 

L'Egypte,  la  vieille  terre  des  Pharaons,  qui 
a  donné  à  l'Eglise  tant  de  docteurs  et  de  si 
grands  anachorètes,  tombée  dans  le  monophy- 
sisme  et  conquise  par  Omar,  ne  s'est  réveillée 
qu'à  l'expédition  d'Egypte  par  Bonaparte.  Mé- 
hémel-Ali  lui  lit  emboiler  le  pa-  de  la  civili- 
sation et  Ismaïl-Pacha  s'illustra  par  le  perce- 
ment de  l'Isihme  de  Suez.  Depuis,  la  scélérate 
poli'ique  de  l'Angleterre  a  mis  la  main  sur  la 
vallée  du  Nil,  arrache  ses  sources  aux  der- 
viches, enlevé  une  partie  du  centre  de  l'Afrique 
aux  Portugais  el  le  sud  aux  républiques  indé- 
pendants. Au  point  de  vue  religieux,  l'Egypte 
comprend  un  vicariat  apostolique  d.-s  Laiins, 
deux  préfectures  pour  la  haute  et  la  basse 
Egypte,  un  vicariat  apostolique  des  Cophtes, 
et  un  vicariat  [jour  les  rites  unis,  arménien, 
grec-melchile,  syriaque,  maronite,  chaldéen. 
Les  missionnaires,  les  communautés  reli- 
gieuses d'hommes  et  de  femmes  s'y  trouwnt 
en  nombre  suffisant  pour  servir  environ  cent 
mille  catholiques. 

L'Algérie  conquise  par  Charles  X  en  1830, 
augmentée  de  la  Tunisie  par  la  troisième  Ré- 
publique, a  été  très  contrariée,  dans  son  déve- 
loppement religieux,  par  la  politique  du  libé- 
ralisme, plus  sympathique  au  fond  à  l'Islam 
qu'à  l'Eglise.  Grâce  à  ses  évê.|ues  et  à  son 
clergé,  non  seulement  le  christianisme  n'a 
pas  succombé,  mais  s'est  étendu  petit  à  petit 
dans  l'Afrique  du  Nord.  Aujourd'hui,  l'Eglise 
compte,  en  Algérie,  un  archevêché  a  Alger, 
un  à  Carlhage,  un  évoque  à  Constantine,  un 


à < Iran.  L'Algérie esl  de  a  rvie  par  150  prêtres; 
elle  a  310  églises  et  chapelles;  2uu  écoles; 
des  séminaires  et  a  environ  450000  catho- 
liques. Au  regard  des  3000000  d'Arabes,  le 
prosélytisme  direct  est  frappé  d'interdiction; 
les  conquêtes  de  l'Evangile  ne  peuvent  n'effec- 
tuer que  par  la  foi  et  les  vertus  des  chrétiens. 

L'archidiocêse  de  Carthage  a  cinquante  ou 
soixante  missionnaires,  des  communautés  re- 
ligieuses d'hommes  el  de  femmes,  des  œuvres 
d'instruction  publique  el  de  charité  chré- 
tienne. Sut  une  population  de  2 000 000,  elle 
a  35  000  catholique-,  45  000  juifs  ;  le  reste  est 
musulman.  L'Angleterre,  avec  l'arrière-p<  risée 
d'arracher,  à  la  France,  le  littoral  nord  de 
L'Afrique,  a  jeté,  çà  et  là,  un  certain  nombre 
de  prédicants  et  de  sectaires,  qui,  sous  pré- 
texte d'écoles,  préparent  les  voies  aux  atten- 
tats criminels  de  la  moderne  Carthage.  .Nous 
voulons  croire  que  l'œuvre  des  Uupuch  et  des 
Pavy  ne  périra  pas  ;  et  que  la  France,  démem- 
brée par  la  guerre,  ramenée  au  traite  de  Ca- 
teau-Cambresis,  ne  se  laissera  pas  mutiler  de 
ses  colonies. 

Après  ce  voyage  de  circumnavigation  de 
l'Afrique,  nous  devons  parler  des  ex|iloits  de 
David  Livingslone  et  de  la  découverte  de  l'in- 
térieur du  continent  noir. 

C'est  sur  le  continent  africain  que  les  entre- 
prises des  voyageurs  modernes  se  sont  portées 
de  préférence  et  qu'elles  ont  produit  le  plus 
de  résultats.  Là  se  trouvait,  en  etlel,  le  champ 
le  plus  vaste  à  parcourir  et  le  plus  inconnu. 
Tandis  qu'en  Amérique  l'exploration  suivait 
immédiatement  la  découverte  et  en  deux 
siècles  s'achevait  presque  entière  ;  tandis  qu'en 
Australie  la  colonisation,  une  fois  implantée, 
prenait  un  essor  prodigieux,  nos  connais- 
sances sur  l'Afrique  restaient  à  peu  de  choses 
près  stationnaires.  Si  l'on  excepte  la  partie 
septentrionale,  qui,  grâce  à  son  voisinage  de 
l'Europe,  fut,  dès  la  plus  haute  antiquité,  peu- 
plée et  reconnue  sur  une  assez  grande  pro- 
fondeur, nous  en  étions  encore,  pour  lout  le 
resle,  aux  notions  recueillies  au  x\T  siècle  par 
les  Portugais.  Loin  de  s'accroître,  ces  notions 
s'étaient  même  si  bien  obscurcies  avec  le 
temps,  que  les  géographes,  désespérant  d'élu- 
cider ces  renseignements  confus,  quoique  non 
toujours  erronés,  finirent  par  enlever  des 
cartes  la  plupart  de  ceux  qui  concernaient 
l'intérieur  du  continent.  En  dehors  des  côtes 
et  de  l'embouchure  des  lleuves,  l'ignorance, 
on  peut  le  dire,  était  complète. 

Les  causes  qui  l'ont  entretenue  sont  mul- 
tiples, mais  toutes,  de  près  ou  de  loin,  procè- 
dent de  deux  faits  primordiaux  et  naturels 
qui  sont  encore  ie  grand  obstacle  des  voya- 
geurs. Nous  voulons  parler  de  la  configuration 
physique  du  continent  et  de  son  climat.  De 
même  qu'ils  ont  entravé  depuis  des  siècles  les 
progrès  des  peuplades  indigènes,  de  même  ils 
ont  arrêté  plus  tard  le  développement  de  la 
colonisation  ;  en  la  décourageant,  ils  ont  em- 
pêché pendant  longtemps  ces  explorations 
hardies  qui  toujours,  et  partout,  l'ont  précé- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


dée,  el  auxquelles,  à  défaut  de  l'amour  de  La 
science,  lu  nécessité  Bervait  de  stimulant  dam 
les  régions  plus  favorisées. 

!,<  s  continents  les  plus  accessibles  sont  ceux 
qui  pénètrent  de  tous  côtés  des  mers  inté- 
rieures ou  H  es  golfes  profonds,  ou  que  sillon- 
nent des  fleuves  puissants  el  facilement  navi- 
gables. Ur,ces  deux  conditions,  si  développées 
en  Europe,  l'Afrique  est  de  tons  les  conti- 
nents celui  qui  les  possède  le  moins.  Elle 
forme  un  hexagone  irrégulier  et  compact, 
dont  le  diamètre,  sauf  dans  la  pointe  australe, 
possède  partout  une  immense  étendue.  Nulle 
part  des  côtes,  à  peine  découpées,  ne  présen- 
tent ces  déchirures  profondes  qui  sont  autant 
de  voies  ouvertes  au  commerce  el  à  la  civili- 
sation. Elle  est  arrosée,  il  est  vrai,  par  un 
certain  nombre  de  fleuves  importants.  Mais 
tous  ces  cours  d'eau,  sans  exception,  sont,  à 
une  dislance  plus  ou  moins  grande  des  embou- 
chures, semés  d'obstacles  naturels  à  peu  près 
infranchissables,  et  dont  l'existence  s'explique 
d'elle-même  lorsqu'on  connaît  la  configura- 
tion du  continent. 

L'intérieur  de  l'Afrique  est  un  immense  pla- 
teau dont  les  bords,  parallèles  aux  côtes,  se 
relèvent  pour  former  une  région  montagneuse 
d'altitude  très  variable  suivant  les  régions, 
mais  représentant  une  chaîne  à  peu  près  con- 
tinue. Au-dessous  et  autour  de  cette  chaîne 
se  trouve  la  zone  maritime  qui  con-tilue  les 
côtes.  Cette  zone,  réduite  quelquefois  à  une 
simple,  à  une  mince  bande  de  terrain,  et  possé- 
dant ailleurs  une  étendue  de  près  de3i  0  milles, 
est  formée  en  certains  endroits  par  une  rampe 
élevée  qui  surgit  tout  à  coup  près  de  la  plage 
et  qu'une  région  basse  sépare  ensuite  du  re- 
bord du  plateau  central.  Plus  souvent  elle 
présente  l'aspect  d'un  plan  incliné  qui,  des 
bords  de  la  mer,  s'élève  par  une  pente  douce 
jusqu'aux  premiers  escarpements  de  la  mon- 
tagne. Aussi  certains  explorateurs,  Livings- 
tone  entre  autres,  ont-ils  comparé  le  conti- 
nent africain,  surtout  dans  ses  parties  équato- 
ridle  et  australe,  où  cette  configuration  est  le 
plus  nettement  dessinée,  tantôt  à  une  assiette 
renversée,  tantôt  à  un  chapeau  de  feutre  mou 
dont  le  fond  aurait  été  légèrement  déprimé. 
Cette  dernière  comparaison  est  en  certaines 
régions  la  plus  exacte,  le  plateau  intérieur 
offrant  parfois  à  son  centre  une  dépression 
très  manifeste.  C'est  dans  cette  partie  centrale 
que  prennent  naissance  tous  les  grands  fleuves 
de  l'Afrique.  Pour  atteindre  la  mer,  ils  sont 
obligés  de  traverser  la  chaîne  côtière  qui  li- 
mite la  zone  maritime. 

Dans  cette  traversée,  qui  s'effectue  par  des 
déchirures  plus  ou  moins  profondes,  ils  pré- 
sentent des  cataractes  ou  tout  au  moins  des 
rapides,  qui  sont  les  obstacles  à  la  navigation 
que  non-  signalions  plus  haut  —  obstacles 
toujours  infranchissables,  sauf  peut-être  au 
moment  des  grandes  eaux. 

Inabordable  par  les  fleuve»,  le  chemin  le 
plus  facile  et  presque  toujours  le  premier 
suivi  ,  défendu  en  outre  par  la  chaîne  côtière 


qui  le  borde,  le  plaleau  central  de  l'intérieur 

de    l'Afrique    est,  on    le    voit,  d'un    accès  plus 

facile.  La  zone  maritime  était  la  reule  qu'on 
pûl  parcourir  en  remontant  les  cours  d  eau; 
mais  ce  qu'on  en  découvrait  n'était  pus  de  na- 
ture à  encourager  les  explorateurs  à  pou  er 
plus  avant. (  téneraiement  marécageuse  el  mal- 
saine, surtout  dans  le  voisinage  des  fleuves 
où  des  terrains    d'alluvion    la    constituent, 

elle  était  un  foyer  de  lièvres  pestilentielles  et 
les  établissements  qu'on  y  forme  n'ont  presque 
nulle  part  prospéré.  Se  hasard  d'ailleurs  sui- 
des reconnaissances  poussées  en  linéiques 
points  de  l'intérieur,  on  considérait  le.  pla- 
teau central  comme  un  déserl  aride  et  désolé 
qui  n'offrait  nulle  perspective  favorable  au 
commerce  et  à  la  colonisation. 

On  comprend  qu'en  face  de  pareilles  appa- 
rences, on  se  soit,  pendant  des  siècles,  dé- 
tourné  de  l'Afrique  et  dirigé  vers  des  côtes  plus 
lointaines,  mais  moins  inhospitalières.  Pour 
all'ronterces  dangers,  les  uns  imaginaires,  les 
autres  trop  réels,  il  fallait  unir  à  la  curiosité 
désintéressée  du  savant  l'infatigable  courage 
du  soldat  et  l'honneur  de  les  vaincre  était 
réservé  à  notre  siècle  qui  a  fourni  tant 
d'hommes  possédant  à  un  égal  degré  ces  deux 
qualités  éminentes. 

Nulle  part  ces  dangers  ne  se  présentaient 
plus  formidables  que  dans  la  région  equato- 
riale  du  continent.  Cette  région  comprise 
entre  les  deux  tropiques,  mais  dont  nous 
avons  surtout  en  vue  la  partie  la  plus  cen- 
trale, celle  qui  s'étend  au  10e  degré  de  lati- 
tude N.  au  10e  degré  de  latitude  S.  —  cette 
région  est  bornée  au  nord  par  le  Soudan,  la 
Nubie  et  l'Abyssinie  ;  —  à  l'est,  par  cette  pointe 
que  le  continent  projette  en  face  de  l'Arabie, 
pointe  qui  forme  le  golfe  d'Aden  et  constitue 
le  pays  des  Somalis,  puis  par  la  côte  du  Zan- 
guebar  ;  —  au  sud  par  le  bassin  du  Z  unbèze, 
un  grand  fleuve  qui  coule  d'Occident  en 
Orient,  et  se  jette  dans  l'océan  Indien  ;  — 
enfin  à  l'ouest  par  l'Océan  Atlantique  et  le 
golfe  de  Guinée.  Elle  était  de  toutes  la  plus 
inconnue,  et  en  même  temps  celle  qui  solli- 
citait le  plus  vivement  la  curiosité.  En  ce  point 
central  de  l'Afrique  se  trouvaient,  on  n'en 
pouvait  douter,  la  grande  ligne  de  partage 
des  eaux  et  par  conséquent  les  sources  des 
principaux  lleuves  du  continent,  celles,  si  Ion- 
temps  cherchées,  du  Nil,  qui  coule  vers  le 
Nord,  celles  du  Zambèze,  le  plus  grand 
affluent  de  l'Océan  Indien,  celles  enfin  de  très 
puissants  cours  d'eau  ;  le  Niger  qui  s  Y  rat- 
tache au  moins  par  son  principal  affluent  le 
Bénué  ;  l'Ogawaï  ou  Ogooué  qui  débouche  au 
sud  des  établissements  français  du  Gabon,  et 
le  Zaïre  ou  Congo,  le  plus  méridional  des 
trois.  Là  se  trouvaient  encore,  s'il  fallait  en 
croire  la  tradition  et  les  rapports  oraux  des 
indigènes  et  des  Arabes  dont  les  caravanes 
parcourent  lintérieur,  de  grands  lacs  placés 
sur  le  trajet,  ou  à  la  source  de  ses  fleuves  et 
de  leurs  affluents. 

L'appât  de  pareilles  découvertes  était   plus 


130 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQI  E 


que  suffisant  pour  ex  'itor  le,  zèle  des  explo* 
râleurs,  el  par  to«s  tes  i  i    la  lois  :  avec 

une  ardeur  que  n'onl  pu  refroidir  ni  les 
éehecs,  ni  les  lit!  -  m  Les  <l  ingéra,  ni  les 
obstacles,  ils  ont  abordé  ces  myttérieu 
contrées  où  les  attirail  le  prestige  de  l'in- 
connu. Disons-le  tout  de  ratte,  leur  attente  n'a 
pas  été  déçue  ;  elle  a  même  été  suc  beaucoup 
de  point-  dépassée,  de  grands  lacs,  véri laides 
mers,  ont  ele  découverts  ;  le  cours  de-  grands 
tleuves  a  été  remonté,  sinon  jusqu'eux 
sources,  da  moins  jusque  dans  leur  voisinage, 
el  le  moment  est  proche  peul-èire  où,  grâce 
à  Livingstone,  le  voile  qui  en  couvre  l'ori- 
gine sera  définitivement  soulevé.  Enfin,  au 
lieu  de  ces  déserts  arides  et  In  niants  qu'on 
s'attendait  à  rencontrer,  on  a  trouvé  dans 
beaucoup  de  régions  un  pays  bien  arrosé,  un 
sol  fécond,  de  vastes  Eure t s,  de  belles  vallées 
herbeuses  habitées  par  une  population  consi- 
dérable, et,  sous  L'Equateur  même,  une  ré- 
gion montagneuse  dont  les  plate  iux  élevés 
sont  une  des  contrées  les  plus  salubres  du 
globe. 

Les  voies  principales  que  les  voyageurs 
pouvaient  suivre,  sont  donc  :  au  nord,  les 
vallées  du  Nil  et  de  ses  aiiluents;  à  Test,  la 
route  habituellement  suivie  par  les  caravanes 
qui,  de  l'île  du  Zanzibar  et  de  la  côte  qui  lui 
l'ait  face,  se  rendent  à  Kazeh  et  au  lac  Tanga- 
nika  ;  au  sud,  le  cours  du  Z  tmtièze  et  de  ses 
affluents  septentrionaux  ;  à  l'ouest,  les  vallées 
du  Niger,  de  Ogowaï  et  du  Zaïre.  Nous  ren- 
drons compte  successivement  des  tentatives 
faites  par  ce-  différentes  voies;  mais  nous  de- 
vons parler  d'abord  du  voyageur  dont  le  nom 
résume  toutes  les  explorations  dans  l'intéiieur 
de  l'Afrique,  David  Living-tone. 

David  Livingstone  naquit  verslRIo,  à  lilan- 
tyre,  en  Ecosse.  Fils  d'un  marchand  de  thé, 
ii  fut  placé,  dès  l'âge  de  dix  ans,  comme  ou- 
vrier dans  une  filature  de  colon.  Malgré  les 
pressantes  occupations  du  métier,  il  continua 
seul  les  études,  à  peine  ébauchées,  de  sa  pre- 
mière enfance  ;  puis  il  alla  suivre,  â  Glasgow, 
les  cours  de  langues  ancienne*,  de  médecine 
et  de  théologie.  Dès  qu'il  eut  reçu,  du  collège, 
des  médecins  de  celte  ville,  le  grade  de  licen- 
cié, il  se  fit  agréer  de  la  Société  des  missions 
de  Londres,  avec  l'intention  d'aller  prêcher 
l'Evangile  en  Chine.  La  guerre  de  1840,  qui 
venait  d'éclater,  empêcha  l'exécution  de  ce 
dessein.  Livingstone  s'embarqua  donc  immé- 
diatement pour  l'Afrique  méridionale,  résida 
quelque  temps  au  Cap,  atin  de  s'y  familiariser 
avec  les  i  dômes  de  l'intérieur  et  se  retira, 
en  184.'*,  dans  la  belle  vallée  de  Mabotsa. 
Celle  région  devint  le  théâtre  de  ses  travaux 
religieux.  Bientôt  il  épousa  la  fille  du  révé- 
rend M'dFal  et  vécut  le  plus  souvent  au  milieu 
des  Béchuanas.  «'accommodant  à  leurs  moeurs 
et  partageant  même  les  fatigues  de  leurs  expe- 
ditions  guerrières. 

Les  occupations  apostoliques,  l'étude  de  la 
langue  et  des  mœurs  retinrent  Livingstone  à 
son  poste  pendant  plusieurs  années.  Une  sé- 


cheresse exceptionnelle  cl  divers  autres  acci- 
dent- ayant  fait  péricliter  son  établissement 
religieux,  il  s'avança  de  nouveau  dans  l'inté- 
rieur des  terres,  afin  d'y  chercher  une  nitua- 
lion  plus  favorable.  Celle  recherche  lut  sans 
résultat.  Mais  les  pays  qu'avait  parcourante 
mi-siormaire  étaient  loifl  de  répondre  à 
l'idée  qu'on  s'en  taisait  alors.  Comme  tontes 
les  choses  lointaines  et  Inconnues,  l'intérieur 
de  l'Afrique  prêtait  aux  suppositions  les  plue 
bizarres.  L'imagination,  qui  revêt  de  si 
brillantes  couleurs  nos  espérances  et  nos 
rêves,  donne  aussi,  par  un  ell'et  opposé,  l'as- 
pect le  plus  sombre  et  le  plus  fantastique  aux 
objets  qui  excitent  en  nous  une  vague  ap- 
préhension. D  après  les  livres  des  voyageur* 
el  les  rapports  des  trafiquants,  Livingstone 
s'était  représente  l'Afrique  centrale  comme  un 
vaste  marécage,  où  fourmillent  les  monstres 
hideux,  hippopotames,  alligators,  reptiles  de 
tous  g  Tire-,  insectes  de  toute  forme  et  de 
toute  grosseur.  De  ces  plaines  torrides  de- 
vaient s'échapper  des  miasmes  infects,  en- 
gendrant la  lièvre,  la  petite  vérole  et  les  ma- 
ladies iufl immatoires,  qui  ne  tardent  pas  à 
faire  de  l'homme  le  plus  robuste  un  cadavre 
ambulant,  incapable  d'observer  et  d'agir.  Le 
premier  aspect  du  pays  dissipa  peu  à  peu  ces 
prévisions.  Les  renseignements  recueillis  che- 
min faisant  promettaient,  au  voyageur  qui 
oserait  s'aventurer  dans  ces  relions,  de 
brillantes  découvertes.  Le  missionnaire  devait 
d'ailleurs  n'être  pas  moins  heureux  que 
l'explorateur.  Dès  lors,  Livingstone  ne  rési-ta 
plus  et  se  consacra  tout  entier  à  6a  nouvelle 
tâche. 

Le  1  r  juin  18'»9,  Livingstone  se  mettait  en 
route  p  »ur  sa  première  expédition,  et  décou- 
vrait entre  le  2  2°  et  le  20e  degré  de  latitude, 
le  lac  N'gami  et  les  salines  Nchocotsa  et 
Ntoué-Ntoué.  LTn  autre  voyage,  qui  devait 
durer  près  de  cin  |  ans,  le  conduisit  d'aOord 
sur  les  rives  du  Zambèze,  entre  le  18e  el  le 
11°  degré  de  latitude.  Le  Zambèze  est  le  fVuve 
le  plus  con-idérable  de  l'Afrique  australe;  sa 
source,  encore  inconnue,  paraîl  se  t'oaver 
dans  l'Afrique  é  piutoriale  ;  il  coule  d'abord 
du  nord  au  sud,  au  centre  même  du  conti- 
nent, puis,  faisant  un  coude  vers  l'Est,  il  suit 
désormais  celle  direction  et  débouche  dans 
l'Océan  indien,  en  face  de  Madagascar.  A 
cette  époque,  on  n'en  connaissait  guère  que 
les  parties  basses.  Le  fait  seul  de  l'avoir  at- 
teint à  l'endroit  où  il  fait  coude,  endroit  irès 
éloigné  de  son  embouchure,  était  donc  un  ré- 
sultat d'une  haute  valeur,  car  il  fixait  sa  -i- 
tuation  à  l'intérieur  et  donnait  une  idée  de 
son  étendue.  Non  conlent  de  celte  découverte, 
Livingstone  remonta  le  Zambèze  et  se  diri- 
geant vers  le  nord-est  il  constata  qu'un  peu 
peu  plus  haut,  il  est  formé  par  deux  branches  : 
l'une  venant  du  nord  et  appelée  par  les  habi- 
tants du  pays  Liambaïe,  paraît  être  le  corps 
du  fleuve  ;  l'autre,  la  Liba,  descend  du  nord- 
ouest  et  n'est  qu'on  affluent.  Puis,  côtoyant 
cette  dernière,  ii  atteiguit  le  lac  Dilolo  et  re- 


LIVUE  QUATRE-VINGT  QU  ITORZIISMË 


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connul  que,  dans  la  vaste  plaine  où  il  e«l  Bi- 
tué,  B'opère  d'une  façon  presque  insensible  la 
séparation  <l"'s  saux  qui,  au  nord,  descendent 
vers  li!  bassin  du  Zaïre,  et,  au  ou  I,  vers  celui 
du  Zamhèze.  Knfln,  en  mai  1884,  il  atteignit 
la  colonie  portugaise  de  Saint-Paul  de  Loanda 
sur  les  bords  de  l'Atlantique,  et  s'y  reposa 
quelque  temps.  Alors  reprenant  la  route  qu'il 
avait  déjà  suivie,  il  revint.  à  Linvanti,  son 
point  de  départ  sur  les  bords  du  Zambèze  ; 
pois,  de  cet  endroit,  il  descendit  le  coursdu 
fleuve  jusqu'à  son  embouchure.  En  |uillel  1836 
il  arrivait  à  Quilimane,  comptoir  portugais  sur 
la  côte  de  Mozambique,  après,  avoir  traversé 
L'Afrique  centrale  «le  l'ouest  à  I  est,  et,  pen- 
dant tout  ce  trajet,  ayant  parcouru  des  con- 
trées totalement  inexplorées,  sauf  dans  le 
voisinage  des  côtes. 

La  lacune  qu'il  venait  de  combler  e'tait  im- 
mense. «  En  suivant  le  Zambèze,  dit  Ernest 
Paligan,  depuis  son  confluent  avec  la  Liba 
jusqu'à  l'Océan  Indien,  il  avait  lixé,  d  ms  toute 
cette  étendue,  la  situation  de  l'embouchure 
des  affluents.  Il  avait  reconnu  le  cours  de  la 
Liba  et  la  ligne  de  partage  des  eaux  entre  les 
bassins  du  Zimbèze  et  du  Zaïre.  Ce  qui  était 
plus  important  encore,  et  bien  plus  inattendu, 
car  son  voyage  était  la  première  exploration 
dans  l'intérieur  de  cette  partie  du  continent, 
il  avait  démontré  que  le  plateau  central  de 
l'Afri'|ue,  dans  la  zone  australe,  n'est  point, 
comme  on  l'avait  supposé,  un  désert  aride  et 
inhabitable.  Presque  partout  ce  plateau  forme 
une  contrée  d'une  admirable  fertilité  arrosée 
par  de  nombreux  cours  d'eau  et  occupée  par 
une  population  nombreuse,  avec  laquelle  il 
serait  possible  de  se  créer  des  relations  qui 
ouvriraient  un  champ  immense  au  commerce 
et  à  l'activité  des  nations  civilisées. 

Au  cours  d'un  voyage  de  Livingstone,  on  le 
crut  perdu.  Un  journal  américain  envova  l'un 
de  ses  rédacteurs,  Stanley,  à  la  recherche 
de  l'explorateur.  Stanley  partit,  traversa 
l'Afrique  à  son  tour  et  retrouva  Living-tone. 
Spelie,  Bneker,  Hurton,  Cameroun,  Brazza  et 
vingt  autres  explorateurs  marchèrent  intré- 
pides sur  les  traces;  de  Living-tone  et  de 
Stanley.  L'Europe  chrétienne,  réunie  à 
Bruxelles  et  à  Berlin,  s'est  partagé  ce  vaste 
monde  pour  l'ouvrir  au  christianisme,  au 
commerce  et  à  la  civilisation. 

Nous,  Français,  qui  avions,  depuis  long- 
temps, un  pied  en  Algérie  et  un  autre  au  Sé- 
négal, ne  nous  sommes  pas  trop  laissés  dis- 
tancer par  les  Anglais  et  les  Américains. 
Notre  gouvernement,  pour  pénétrer  l'Afrique 
du  nord  au  sud  et  de  l'ouest  à  l'est,  envoya, 
plus  d'une  fois,  des  missions  militaires  et 
scientifiques.  Plus  d'une  fut  exterminée  par 
les  Touaregs,  entre  autres,  celles  de  Elallers 
et  de  Mores,  ce  dernier  assassiné,  peut-être 
avec  la  connivence  d'indignes  Français. 
D'autres,  celle  du  colonel  Monleil,  ont  mieux 
réussi.  Une  qui  a  éclipsé  toutes  les  autres, 
commandée  par  le  capitaine  Marchand,  a 
traversé  l'Afrique   de  la  Cuinée  â  Pachoda, 


frontière  «h1  l'AhysHnie,  el  nVi  Irouvé,  au 
terme  de  ses  fatigues,  qu'un  ordre  de  notre 
abominable  gouvernement,  pour  amener  h' 
drapeau  français  devant  le  léopard  angluis  et 
laisser  passer  te  sirdar  Kilchener.  Le  capi- 
taine Bomier  a  pris  Tombouctou  en  violant  la 
consigne  d'un  gouvernement  lâche  el  traître 
à  la  France;  il  a  relié  l'Algérie  au  Soudan  el 
au  Sahara  el  créé,  à  la  France,  un  empire.  Il 
sonnais,  cette  Atrique  qui  figurait,  sur  nos 
caries,  comme  payé  inconnus,  n'a,  pourrions, 
presque  plus  de  secrets.  L'Eglise  catholique 
n'avait  pas  attendu  les  explorateurs  et  h-s 
diplomates  pour  se  préoccuper  des  intérêts 
spirituels  de  ces  contrées.  I)  s  la  première 
mo'.tié  de  ce  siècle,  elle  avait  créé  le  vicariat 
apostolique  du  Soudan,  et  quand  Stanley 
eut  révélé  la  région  des  grands  lac-,  la 
Propagande  les  engloba  dans  une  nouvelle 
mission. 

De  184fi  à  1861,  le  vicariat  apostolique  du 
Soudan  était  administré  par  quelques  mis- 
sionnaires autrichiens,  assistés  de  quelques 
jésuites.  De  1801  a  1872,  cette  mission  passa 
aux  Franciscains  -ous  la  direction  du  Vicaire 
Apostolique  des  Latins  d'Egypte.  De  1872  à 
nos  jours,  elle  est  confiée  au  séminaire  afri- 
cain de  Vérone  et  à  quelques  religieux  de 
Saint-Camille  de  Lellis.  Celle  mission  com- 
prend un  vicaire  apostolique,  douze  mission- 
naires, des  hères,  des  sœurs,  dont  le  quartier 
général  est  au  Caire.  Celte  mission  et  les  sui- 
vantes n'ont  pas,  à  proprement  parler,  de  po- 
pulation catholique;  elles  ont  des  écoles,  des 
orphelinats,  des  hôpitaux,  des  dispensaires, 
pour  former  un  noyau  de  population  chré- 
tienne ;  elles  se  heurtent  partout  aux  négriers 
qui  enlèvent  les  sujets  pour  les  vendre  sur  les 
marches  d'esclaves  et  à  l'Angleterre,  dont  la 
politique  scélérate  fait  tout  servilement  pour 
dominer  le  monde. 

La  mission  des  grands  lacs  révélés  par 
Livingstone  et  Stanley  se  divise  en  cinq  vi- 
cariats :  Vicariat  du  Victoria.  Nyanza,  vicariat 
du  Tanganika  oriental,  vicaiiat  du  Tanganika 
occidental,  vicariat  de  l'Uunyaniembé,  vica- 
riat du  Nyassa. 

En  1878,  une  double  expédition,  composée 
de  dix  missionnaires,  cinq  pour  chaque  mis- 
sion, s'organisait  à  Zanzibar  pour  se  rendre 
au  Victoria  N\auza  et  au  Tanganika.  Le 
11)  juin,  la  caravane  apostolique  partait  de 
Bagamoyo,  sous  la  direction  des  Pères  Li- 
vinhac  et  Pascal.  C'était  un  voyage  de 
30o  lieues  à  pouisuivre  au  milieu  ries  soli- 
tudes, à  peine  explorées,  de  l'Afrique  orien- 
tale, en  traînant  à  sa  suite  5(i0  noirs  pour 
porter  les  ba^asies  et  les  marchandises  des- 
tinées aux  échanges,  dans  ces  pays  où  la 
monnaie  n'a  pas  cours.  A  chaque  pas,  lutter 
contre  l'indiscipline  des  porteurs  et  déjouer 
les  ruses  des  tribus  pillardes;  chaque  soir, 
disputer  avec  les  roitelets  du  pays  ;  subir,  de 
jour,  un  soleil  de  feu,  la  nuit,  une  humidité 
glaciale  ;  traverser  les  marécages,  affronter 
les  fièvres,  en  mourir  parfois  :  tel  fut  leur  lot 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


de  Bouffrancea  quotidiennes.  Le  supérieur  de 
la  mission   de  Tanganika  en   mourul    api 
trois   mois    d'horribles   fatigues;  les    quairo 
autres   Pères  arrivèrent  en  janvier   InT!).  Le 
père  Livinhac  n'arriva  qu'en  juin  dans  l'Ou- 
ganda, pays  du  roi  Mtésa,  dont  Stanley  avait 
espéré  faire  \\n  Constantin   noir,  mais  qui  ne 
Mit  que  tromper  tout  le  monde.  Bientôl  deux 
nouvelle-   caravanes   vinrent    lui    prêter  du 
renfort,  et  alors  le  Père  Livinhac  commença 
à  racheter   des  enfants  de  l'esclavage   et    à 
baptiser  des  adultes  catéchumènes.  A  Mté 
succéda   Monanga,   d'abord    très    favorable    à 
nos  missionnaires,  pour  s'en   faire  une  arme 
contre   les  néfliers   et   un   rempart  contre  les 
Anglais.     L'Ouganda     reproduisit    alors     les 
merveilles  du  Japon,  converti   en    foule  ;  il 
l'imita  aussi  en   subissant  les  persécutions  du 
versatile  Monanga,  prolecteur  devenu   persé- 
cuteur des  chrétiens.  Cent    marlvrs  arrosent 
de  leur   sang  la  semence   apostolique  et   là, 
comme  ailleurs,  ce  sang  fil  sermer  de   plus 
nombreux  chrétiens.  Alors  les  négriers  firent 
tomber  Mouanga  et  mirent  à  -a  place  Karéma 
avec    l'espoir    de    constituer    l'Ouganda    en 
royaume  musulman.  Avec  l'appui  d»  s  chré- 
tiens, Mouanga  remonta  sur  le  trône.  Alors 
intervint  l'Angleterre,  la  première  puissance 
musulmane  du  monde.  En  18U2,  au  nom  de 
la   Compagnie    East-African,    compagnie    de 
flibustiers  pour  enlever  le   bien  d'autrui,  un 
lieutenant  Lutgard,  le  modèle  de  Jameson  du 
Transvaal,  avec  l'aide  des  canons  Maxim,  se 
donna  mission  d'établir,   dans  l'Ouganda,  le 
protectorat  de  l'Angleterre.  Lutgard  détruisit 
les  station*,  brûla   les  chapelles,  mitrailla  les 
chrétiens,  adjugea  aux   protestants  les  i/7  du 
pays  et  relégua  les  catholiques  sur  les  terres 
ingrates   du    Buddhu.   Lutgard  n'a   pas    été 
pendu  ;    je    m'étonne    que    les    Anglais    n'en 
fassent  pas  leur  premier  ministre.  Mais  Dieu, 
plus  fort    que  les  flibustiers    anglais,    saura 
défendre   l'Ouganda    contre    les     foreurs    de 
l'I-dam  et  contre  les  scélératesses  de  l'hérésie. 
L'Eglise,  pour  éviter  le  retour  de  pareils  mas- 
sacres, a  divisé  l'Ouganda  en  trois  vicariats 
du  Nil  supérieur,  du  Victoria  Nianza  septen- 
trional et  du  Victoria  méridional. 

La  mission  du  Tanganika  oriental  a  vu  les 
négriers  lui  assassiner  deux  prêtres  et  s'em- 
parer des  enfants  qu'ils  formaient  à  la  reli- 
gion ;  elle  a  vu  aussi  le  sacre  de  l'évêque 
Charbonnier,  couleur  voulue  aux  pavs.  Aux 
difficultés  du  début  a  succédé  la  période  de 
l'afTermissement.  Cette  mission  a  maintenant 
sept  missionnaires,  deux  frères,  douze  églises, 
deux  orphelinats,  deux  hôpitaux,  six  mille 
catholiques. 

Le  'tanganika  occidental  est  à  peu  près 
dans  la  même  condition;  il  n'a  que  1 500 
catholiques,  mais  de  nombreux  catéchu- 
mènes. 

Le  vicariat  de  rOunyaniembë*  et  du  lac 
Nyassa  ne  sont  pneore  que  des  linéaments  de 
missions  :  quelques  missionnaires,  quelques 
stations,  quelques  écoles  où  l'on  élève  des  en- 


fants racheté»  de  l'esclavage.  Ces  enfants  sont 

l'espoir  du  troupeau  à  venir. 

Le  grand  obstacle  aux  succès  du  prosély- 
tisme apostolique,  c'est  l'escl  ivage  et  ta 
traite.  On  ne  peut  guère  avoir  des  catéchu- 
mènes qu'en  les  rachetant  ;  et.  pendant  qu'on 
les  instruit,  il  Be  peut  faire  qu'une  e-couade 
de  négriers  tombe  sur  le  village,  enlève  tout 
'•••qu'elle  trouve  et  emmène  se>  prisonnière 
lié-  deux  à  deux.  Ceux  qui  ne  peuvent  pas 
supporter  les  fatigues  du  voyage  ont  la  tète 
cassée  et  marquent  de  leurs  ossements  la 
route  de  la  caravane  ;  les  autres  sont  vendus. 
La  Bociété  anti-esclavagiste  lutte  contre  ces 
horreurs  ;  nous  espérons  qu'elle  saura  les 
vaincre. 

Apre-  avoir  visité  l'établi-sement  de  Kipa- 
lala,  le  major  \\  issemann,  quoique  protestant 
écrivait  :  a  II  faut  croire  que  le  système  des 
prêtres  catholiques  est  le  meilleur,  car  les  ré- 
sultats obtenus  parlent  en  leur  laveur  ». 
Wi-semann,  pour  confondre  les  calomnies 
d'un  journal,  ajoute  :  «  Au  point  de  vue  de  la 
civilisation  de  l'Afrique,  la  mi-sion  catho- 
lique est,  sans  nul  doute,  de  beaucoup  supé- 
rieure. La  discipline  de  l'Egiise  catholique 
est,  selon  moi,  la  cause  principale  du  succès 
des  missions.  Les  missionnaires  catholiques 
partent  sans  espoir  de  retour;  ils  ne  sont  que 
très  rarement  rapatriés  pour  raison  de  santé  ; 
en  outre,  les  cérémonies  de  l'Eglise  romaine 
impressionnent  beaucoup  plus  vivement  des 
sauvages  que  la  simplicité  du  culte  évangé- 
lique.  Voilà  qui  contribue  puissamment  à 
faire  réussir  les  missions  romaines.  »  Le 
major  protestant  ignore  que  les  missionnaires 
catholiques  ont,  en  plus,  la  grâce  de  Jé>us- 
Christ  ;  et  que  Jésus-Christ  seul  est  le  grand 
convertisseur  d'âmes. 

Parmi  hs  hommes  de  notre  temps  qui 
firent  un  certain  bruit  et  inaugurèrent  de 
grandes  œuvres,  il  faut  citer  le  cardinal  La- 
vigerie.  Charles-Martial  Allemand  Lavjg^rie, 
né  au  pays  basque  en  1825,  avait  terminé  ses 
éludes  au  séminaire  de  Paris.  Successivement 
professeur  d'histoire  ecclésiastique  en  Sur- 
bonne,  directeur  de  l'Œuvre  des  Ecoles 
d'Orient,  auditeur  de  Rote,  évêque  de  N  »ney, 
il  recueillait,  en  1866,  la  succession  de 
Mgr  Pavy,  au  siège  d'A!ger.  L'héritage  était 
difficile  ;  mais  l'héritier  était  jeune,  habitué  à 
la  parole,  habile  à  créer  des  ressources,  plein 
d'énergie  pour  grouper  les  volontés:  ce 
Gascon  pouvait,  sans  témérité,  se  prendre 
au  sérieux.  Dès  le  début,  les  circonstances  le 
mirent  à  l'épreuve.  En  1867,  une  famine 
cruelle  sévissait  sur  l'Algérie  ;  l'évêque  re- 
cueidil  les  orphelins  par  millier»,  provo- 
qua d'abondantes  aumônes  pour  les  nourrir, 
et,  plus  lard,  pour  les  établir,  fonda  des 
villages  chrétiens.  Ces  fondations  mirent 
le  prélat  aux  prises  avec  le  gouvernement. 
Jusque-là,  i!  était  interdit  au  clergé  ca- 
tholique de  travailler  à  la  conversion  des 
Arabes.  Cette  interdiction  avait  le  double  tort 
d'empêcher  l'expansion  du  Christianisme  par 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


433 


l'apostolat  H  de  retarder,  en  Algérie,  la  fu- 
sion des  races.  La  bureaucratie  voulut  mettre 
ibstacle  aux  créations  bienfaisantes  du  prélat  ; 
l'évoque,  par  L'éclat  de  sa  protestation,  mit 
cet  obstacle  en  poussière.  C'était  l'aurore 
d'une  ère  nouvelle. 

Pour  tirer  parti  de  la  liberté  conquise, 
Mgr  Lavigerie  fonda  la  société  des  mission- 
naires d'Alger.  Trois  séminaristes  se  présen- 
taient à  l'archevêque  pour  l'apoatolat  africain  ; 
l'évéque  Ifs  accepta  :  ce  fui  le  noyau  de  la 
nouvelle  milice.  D'abord  elle  fut  employée  à 
l'évangélisation  de  la  Kabylie.  A  cette  dale, 
l'Afrique,  dont  l'Europe  n'avait  connu  jus- 
qu'ici que  les  rivages,  parcourue  en  tout  sens 
par  de  hardis  explorateurs,  invitait  les 
peuples  civilisés  à  se  partager  son  étendue, 
el  appelait  L'Eglise  à  l'évangélisation  de  ses 
races  dégénérées.  Au  Maroc,  en  Tunisie,  jus- 
qu'en Egypte,  les  débris  d'une  nation  autre- 
fois chrétienne,  mêlés  à  ceux  des  invasions 
des  barbares  ;  au-delà,  sur  la  surface  de  ces 
continents  immenses,  la  plus  aiïreuse  bar- 
barie, l'ignorance,  le  meurtre,  l'anthropo- 
phagie, l'universel  esclavage. 

L'évéque  se  trouva  une  âme  à  la  hauteur  de 
ces  entreprises.  Faire  de  la  terre  algérienne 
le  herceau  d'une  nation  grande,  généreuse, 
chrétienne,  d'une  autre  France  ;  répandre  au- 
tour de  nous  avec  celte  initiative  ardente  qui 
est  le  don  de  notre  race  et  de  notre  foi,  les 
vraies  lumières  d'une  civilisation  dont  l'Evan- 
gile est  la  source  et  la  loi  ;  les  porter  au-delà 
du  désert  avec  les  flottes  terrestres  qui  la  tra- 
versent et  qui  iront  un  jour  jusqu'au  centre  du 
continent  noir  ;  relier  ainsi  l'Afrique  du  nord 
et  l'Afrique  centrale  à  la  vie  des  peuples  chré- 
tiens :  teile  lui  parut,  dans  les  desseins  de 
Dieu,  dans  les  espérances  de  la  patrie  et  de 
l'Eglise,  l'œuvre  indiquée  par  la  Providence. 

L'évéque,  nommé  par  le  Saint-Siège,  dé- 
légué apostolique  du  Sahara  occidental, 
lança  ses  Pères  blancs  à  la  conquête  de 
l'Afrique.  Plusieurs  fois  dans  le  cours  des 
années  1875,  1878,  1881,  des  groupes  de  ces 
apôtres  intrépides  furent  assassinés  en  tra- 
versant le  désert.  Au  lieu  de  décourager  ces 
candidats,  les  tragiques  aventures  ne  firent 
que  multiplier  le  nombre  de  ceux  qui  s'en- 
rôlent dans  celte  milice.  D'occupation  réelle, 
proportionnée  à  l'immense  étendue  de  ces 
territoires,  il  ne  pouvait  être  pratiquement 
question.  Mais,  à  l'aide  de  postes  armés, 
établis  de  distance  en  dislance,  sous  le  pro- 
tectorat de  quelque  nation  européenne,  ce 
n'était  pas  une  chimère  irréalisable.  Munies 
de  cartes,  dressées  par  les  explorateurs,  les 
chancelleries  s'étaient  appliquées  à  ce  travail. 
Le  compas  à  la  main,  il  avait  été  réglé  que 
tant  de  degrés  de  longitude  ou  de  latitude 
formeraient  L'apanage  ou  la  zone  d'influence 
de  tel  ou  tel  pays.  Les  apôtres  de  Jésus-Christ 
n'ont,  pas  a  se  préoccuper  des  arrangements 
des  chancelleries.  Leur  apostolat  enveloppe 
dans  son  universalité  géographique  toutes  les 
régions   du   globe,    comme    son  universalité 

I  .   XV. 


chronologique  s'étend  a  loua  lei  instants  de  la 
durée.  Ainsi  firent  les  Pères  blancs,  rattachés, 
par  Léon  XIII,  au  centre  de  L'Afrique,  a  quatre 

foyers   de  missions.   Si  le  Pape   l'eut   permis, 

L'évéque  se  lût  mis  lui-même  à  la  léle  de  ses 
soldats  pour  combattre  avec  eux  et  mourir 
au  premier  rang. 

En  1881,  la  France  étudiait  son  protectorat 
sur  la  Tunisie.  Depuis  six  ans,  L'évéque  L'y 
avait  précédée  par  ses  missionnaires.  Nommé 
archevêque  de  Carlhage,  administrateur  apos- 
tolique de  la  Tunisie,  primat  de  l'Afrique, 
bientôt  cardinal,  Mgr  Lavigerie  bâtit  une  ba- 
silique dédiée  à  saint  Oyprien  et  à  saint  Louis; 
créa  pour  la  jeunesse  un  asile  d'étude  et  de 
piété  ;  appela  les  Carmélites  et  les  Francis- 
caines pour  féconder,  par  leurs  œuvres,  ce 
coin  de  terre  immortalisé  par  les  larmes  de 
sainte  Monique. 

En  1888,  Léon  XIII  félicitait  les  évoques  du 
Brésil  de  la  suppression  de  l'esclavage  améri- 
cain ;  le  pontife  n'eut  garde  d'oublier 
l'Afrique.  C'est  là,  en  effet,  que  la  chasse  à 
l'homme,  organisée  avec  une  habileté  infer- 
nale, pratiquée  avec  une  cruauté  sans  nom, 
fait  chaque  année  quatre  cent  mille  vic- 
times, dont  la  moitié  à  peine  atteint  les 
marchés  où  elle  sera  vendue.  Léon  X11I 
chargea  le  primat  d'Afrique  de  prêcher,  en 
Europe,  une  croisade  anti-esclavagiste.  Le 
cardinal  se  dit  que,  pour  sauver  l'Afrique  in- 
térieure, il  fallait  soulever  la  colère  du 
monde.  On  le  vit,  cet  homme  apostolique,  à 
Rome,  à  Paris,  à  Londres,  à  Bruxelles,  à 
Milan,  à  Naples,  pour  porter  partout  le  mou- 
vement dont  le  branle  était  parti  du  Vatican, 
Non  seulement  il  parle,  mais  il  agit;  il  crée 
des  comités  et  des  bulletins  ;  il  écrit  aux  sou- 
verains ;  il  encourage  et  groupe  les  hommes 
de  bonne  volonté.  On  l'écoute,  on  s'enthou- 
siasme, on  s'inscrit  pour  de  généreux  sacri- 
fices. 

En  1892  mourait  le  cardinal  Lavigerie, 
homme  de  puissante  initiative,  dans  la  pos- 
térité tirera  de  grandes  œuvres.  Le  bronze  et 
le  marbre  perpétuent  la  mémoire  de  l'intré- 
pide soldat,  de  l'apôtre  à  l'âme  de  feu,  de 
l'infatigable  défenseur  du  continent  noir. 

Les  îles  qui  entourent  l'Afrique  du  côté  de 
l'Occident,  les  Açores,  Madère,  les  Canaries, 
les  îles  du  Calvaire,  Fernando-Fo  sont,  pour 
la  plus  grande  partie,  catholiques.  A  l'Orient 
les  îles  de  la  Réunion  et  Maurice  sont  égale- 
ment catholiques  en  grande  partie.  La  perle 
du  grand  Océan,  Madagascar  avec  les  îles 
malgaches,  Sainte-Marie,  Nossibé  et  Mayotte, 
sont  aujourd'hui  terres  françaises,  conquises 
par  le  général  Duchesne,  pacifiées  par  le  gé- 
néral Calliéni.  Cette  mission,  que  la  France 
avait  inaugurée  dès  le  temps  de  Louis  XIV, 
nous  avait  été  longtemps  disputée  par  les 
anglicans,  les  méthodistes,  les  quakers  et  les 
luthériens  de  Norwège.  Kn  1896,  elle  a  été 
partagée  entre  les  trois  vicariats  du  sud,  du 
centre  el  du  nord  :  le  premier  confié  aux 
Lazaristes;  le  second,  aux  Jésuites;  le  troi- 

28 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


aie  me  à  la  Congrégation  du  Saint-Esprit; 
bous  le  gouvernement  des  évoques  Gazet, 
Crouzel  et  Corbet.  Les  grandes  tribue  «1rs 
Betsiléos,  des  Sakalaves  el  même  des  Hovas 
pourraient,  sans  L'opposition  protestante,  fa- 
cilement  se  convertir;  mais  l'acharnement 
des  hérétiques  oblige  a  d'incessants  combats. 
Le  n'esl  pas.  autrement,  pour  une  mission, 
une  nécessité  trop  regrettable.  D'autant  que 
les  missions  catholiques,  soutenues  par  un 
vaillant  personnel  de  prêtres,  de  frères  et  de 
religieux,  possèdent  (tes  églises,  dus  écoles, 
un  séminaire,  des  collèges,  une  infirmerie, 
deux  léproseries,  plusieurs  dispensaires  et 
même  un  observatoire.  Madagascar,  conquis 
à  la  France  par  les  armes,  sera  conservé  par 
la  bravoure  des  missionnaires,  pourvu  que  le 
gouvernement,  aveugle  comme  il  ne  l'est  que 
trop,  ne  fasse  pas  de  l'anticléricalisme  un 
article  d'exportation. 

En  quittant  Madagascar,  nous  saluons,  aux 
îles  Seychelles,  le  diocèse  de  Victoria  et  nous 
entrons  dans  le  grand  océan  pour  en  visiter 
rapidement  les  divers  archipels. 

Les  des  malaises  de  l'Océanie  se  partagent 
en  quatre  groupes  :  colonies  hollandaises, 
colonies  anglaises,  colonies  portugaises  et 
colonies  ci-devant  espagnoles. 

Les  colonies  hollandaises  comprennent  Su- 
matra, Java,  une  partie  de  Bornéo,  les  Gé- 
lèbes,  les  Moluques,  une  partie  de  la  Nou- 
velle-Guinée et  du  Timor.  Leur  capitale  est 
Batavia,  dans  l'île  de  Java.  Les  îles  comptent 
23  000  000  d'habitants,  et  50  000  catholiques. 
Ce  vicariat  a  50  missionnaires,  des  églises, 
des  chapelles  et  des  écoles.  «  Unis  comme 
la  phalange  macédonienne,  dit  un  protestant, 
les  catholiques  remportent  victoires  sur  vic- 
toires. » 

Les  quatre  territoires  soumis  à  l'influence 
anglaise  forment  une  préfecture  ou,  sur 
550  000  habitants,  il  y  a  environ  1  000  catho- 
liques. 

L'ile  portugaise  de  Timor  a  2  000  catho- 
liques. Les  Philippine.-,  plus  heureuses,  comp- 
tent 5  502  000  catholiques  ;  elles  viennent 
d'être  arrachées  à  l'Espagne  par  l'Amérique  ; 
mais  se  défendent  courageusement  pour  gar- 
der leur  indépendance. 

En  1800,  l'Australie,  la  Tasmanie,  et  la 
.Nouvelle-Zélande  n'avaient  pas  un  seul  ca- 
tholique. On  y  trouvait  à  peine;  un  millier 
de  colons  et  un  million  el  demi  d'indigènes. 
L'Australie  commença  par  être  la  terre  de  l'or  ; 
en  quatre-vingts  ans,  elle  en  produisit  sept 
milliards.  Vers  1830,  l'Angleterre  y  déporta 
ses  convicts  et  les  laissa,  après  avoir  satisfait 
à  la  justice,  se  dt  brouiller  comme  ils  l'enten- 
draient. Aujourd'hui,  l'Australie  est  la  plus 
grande  ile  du  monde,  ou  un  continent  presque 
aussi  vaste  que  l'Europe.  Politiquement,  elle 
est  partagée  en  cinq  districts  :  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud,  capitale  Sydney  ;  Victoria,  ca- 
pitale Melbourne  ;  le  Queensland,  capitale 
Brisbane  ;  l'Australie  occidentale,  capitale 
Perth  ;    l'Australie    septentrionale,    capitale 


Palmerston.  Le  chiffre  de  sa  population  atteint 
trois  millions.  En  1874,  l'Australie  fut  divisée 
en  deux  provii  ûasliques:  Sydney  et 

Melbourne.  L'archevêque  de  Sydney,  Moran, 
est  cardinal;  ce  prélat  a  inauguré  son  cardi- 
nalat par  un  concile  national.  Il  était  impos- 
sible de  mieux  célébrer  le  premier  cinquante- 
naire de  l'Australie.  C'est  un  nouvel  empire 
qui  se  forme  aux  antipodes.  Le  Père  bouvet, 
dans  les  missions  catholiques,  lui  prédit  cent 
million-  d'habitants.  Actuellement,  1  arche- 
vêque de  Sydney  a  sept  suflragants ;  l'arche- 
vêque de  Melbourne,  quatre  ;  l'archevêque 
d'Adélaïde,  quatre,  plus  l'abbaye  de  la  Nou- 
velle-Nu reie  ;  l'archevêque  de  Brisbane,  un  et 
deux  vicariats  apostoliques  ;  l'archevêque  de 
Wellington,  trois  ;  l'archevêque  d'Hobar- 
town  n'a  pas  encore  de  suflragant.  Au  total, 
0  archevêques,  10  évéques,  un  administrateur 
apostolique,  1  000   prêtres,    i  500    i  et 

800000  catholiques.  Une  l'Australie  appelle 
les  moines  et  elle  verra  le  salut  qui  vient  de 
Dieu. 

Les  îles  de  l'Océanie,  auxquelles  lsaie 
avait  prédit,  avec  la  précision  qui  le  distingue, 
qu'elles  formeraient  un  peuple  de  frères  ; 
qu'elles  produiraient  des  prêtres  et  des  lévites  ; 
qu'elles  offriraient  des  présents  au  Dieu  de  Ja 
Crèche  ;  ces  îles  n'ont  été  découvertes  qu'à  la 
lin  du  dernier  siècle  et  au  commencement 
du  nôtre.  Bougainville,  Cook,  La  Pérouse  et 
plusieurs  autres  ont  acquis,  par  ces  décou- 
vertes, un  nom  immortel.  Les  îles  de  l'Océa- 
nie n'entrèrent  dans  la  hiérarchie  catholique 
qu'en  1830.  Un  en  lit  d'abord  une  dépendance 
de  la  Réunion,  puis  trois  vicariats.  Aujour- 
d'hui trois  vicariats  sont  confiés  aux  I'icpus- 
siens  ;  quatre  aux  Maristes  ;  trois  aux  mis- 
sionnaires d'Issoudun  ;  deux  missions  aux 
Capucins.  Total,  quatre  congrégations,  dix 
vicariats  et  deux  missions. 

Les  l'icpussiensontles  vicariats  apostoliques 
de  Sandwich,  de  Taïti  et  des  îles  Marquise-. 

Le  groupe  des  huit  îles  Sandwich  ne  vit 
arriver  qu'en  1870  les  missionnaires  protes- 
tants. Les  Méthodistes  firent  peser  sur  les 
naturels  du  pays  et  sur  leur  embryon  de  gou- 
nernient  le  plus  exécrable  despotisme:  la 
reine  était  à  leur  merci;  les  naturels  traités 
en  bêtes  de  somme.  En  1830,  quand  arrivèrent 
les  missionnaires  catholiques,  les  protestants 
les  expulsèrent.  En  1830,  le  commandant  La- 
place,  outré  de  ces  abominations,  fit  mettre 
en  liberté  les  catéchumènes  qui  avaient  été  em- 
prisonnés, exigea  la  liberté  du  culte  catholique, 
la  cession  d'un  terrain  pour  construire  une 
cathédrale  à  llowolulu  et  une  caution  décent 
mille  francs.  Alors  commencèrent  les  conver- 
sions, sous  l'impulsion  de  Mgr  Houchouze  et 
du  Père  Maigret,  qui  devint  bientôt  évêque. 
La  corruption  prote>tanle  avait  amené  la  dé- 
population de  ces  îles  ;  la  lèpre  y  faisait  ses 
ravages.  Les  lépreux  étaient  isolés  et  aban- 
donnés de  tout  service.  Alors  le  Père  Damien 
Deveuster  se  consacra  à  leur  évangelisalion. 
Au  bout  de  quelques  années,  il  mourait  aussi 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUATORZIÈME 


de  la  lèpre.  Ce  dévouement  héroïque,  cou- 
ronné d'une  glorieuse  mort,  excita  l'admira- 
tion du  mondeentier  el  appela  buc  la  mission 
un  surcroît  de  grâce.  Aujourd'hui  cette  mis- 
sion comprend,  bous  l'autorité  du  vicaire 
apostolique,   24  missionnaires,  '•'-   églises  el 

i  pelles ,  -'■•  écoles,  et  sur  une  population 
totale  «le  70000  habitants,  28000  catho- 
liques. 

Le  vicariat  de  Tahiti  comprend  les  lies  de 
la  Société,  l'archipel  des  Paumotous,  lea  iles 
Gàmbier,  Tubuai,  l'Ile  de  Cook  et  l'Ile  de 
1  > . 1 1 1 u « •  s  ;  an  total,  environ  600  iles.  Le  nom 
de  Tahiti  rappelle  le  fameux  Pritchard,  mé- 
thodiste  qui  était,  en  même  temps,  minisire 
protestant,  pharmacien  et  consul  d'Albion. 
Ce  consul  se  mit  en  guerre  avec  les  catho- 
liques ;  comme  il  taisait  des  boulettes,  ses  vic- 
times lui  cassèrent  quelques  fioles.  D'un,  con- 
flit entre  la  France  el  l'Angleterre.  L'affaire 
fut  régle'e  par  une  indemnité  et  le  protectorat 
de  la  France,  en  tenant  les  mélhodistse  en 
échec,  favorisa  la  mission  catholique.  Ce  vi- 
cariat a  20  missionnaires,  13  frères,  18  sœurs, 
des  catéchistes,  des  religieuses  indigènes, 
iT  églises,  autant  d'écoles,  et  sur  une  po- 
pulation de  50  000  habitants,  7  000  catho- 
liques. 

Le  vicariat  des  huit  îles  Marquises,  dont 
la  principale  est  Nuka-Hiva,  offre,  comme  les 
autres  vicariats  voisins,  outre  les  obstacles  mo- 
raux a  loute  conversion,  l'opposition  des  Mé- 
thodistes, le  mauvais  esprit  des  déportés  et 
une  abominable  corruption  de  mœurs.  Sur 
une  population  de  5  000,  il  y  a  3  000  catho- 
liques.  Et  au  total,  pour  toutes  les  missions 
des  Picpussiens,  32  évêques,  53  missionnaires, 
188  églises,  77  écoles,  37  000  catholiques. 

L  -  missions  de  la  société  de  Marie  compren- 
nent les  vicariats  de  l'Océanie  centrale,  des 
Navigateurs,  de  la  Nouvelle-Calédonie  et  des 
îles  Fidji. 

Le  vicariat  de  l'Océanie  centrale  ne  com- 
prend plus  que  les  îles  Wallis,  Futuna,  Va- 
veau,  Hapaï  et  l'archipel  de  Tonga.  C'est  à 
Tonga  qu'est  le  centre  du  méthodisme,  nous 
ne  disons  pas  le  foyer,  parce  que  le  protestan- 
tisme n'en  a  pas  ;  mais  c'est  dans  ces  lies 
qu'on  peut  le  mieux  voir  ce  qu'il  peut  pro- 
duire. En  Europe,  les  protestants  sont  assu- 
jettis au  milieu  ambiant,  s'ils  se  laissaient  voir 
ce  qu'ils  sont,  en  effet,  ils  exciteraient  une  ré- 
pulsion universelle  et  une  véritable  horreur. 
Dans  la  Mélanésie,  la  Micronésie,  la  Polynésie, 
la,  ils  sont  chez  eux,  soustraits  aux  argus  de 
la  critique,  et  parfaitement  libres  de  se  laisser 
aller  au  libre  essor  de  leurs  passions.  C'est  là 
qu'on  trouve  les  Pritchard,  là  qu'on  voit  les 
Dutron-Bonnier,  les  mormons,  les  bandit-, 
intrigants,  opérant  a  leur  aise  -ous  l'égide, avec 
l'autorité  ou  l'excuse  da  libre  examen;  c'est 
la  qu'ils  dominent  les  roitelets  insulaires,  qu'ils 
exploitent  le-;  foules  et  justifient  la  décision  du 
coi  l'Helmstadt  :  Protettantismus  i>'i<)<i- 

<„>,  delerior  :  Le  Protestantisme  est  presque 
le  Paganisn 


C'est  dans  ce  vicariat  de,  l'Océanie  centrale 
<pie  le  Père  Chanel  recul  la  couronne  du 
martyre;  c'est  le  sainl  Etienne  de  l'Océanie. 
Pierre  Chanel  était  né  en   1803,  à  la   Poliére, 

hameau    de    la  paroi-se    de   Ciel,    diocèse    de 

Belley,  Dans  sa  première  jeunesse,  il  lisait  les 
Lettre»  édifiantes.  Un  jour,  B'étant  fait,  pu  mé- 
garde,  une  coupui e  à  la  main,  ii 
son  sang,  cette  résolution  :   «  Aimer  la  Sainte 
Vierge  el  la  rai re  aimer.  »  Prêtre  en   1827,  il 

fut  Successivement  vicaire,  curé,  puis  membre 
de  la  Société  de  Marie.  Après  cinq  ans  pass 
dans  la  Société  de  Marie  comme  professeur, 
directeur  spirituel  et  supérieur  au  petit  sémi- 
naire lie  Belley,  que  dirigeaient  alors  le-  Pères 
Maristes,  le  serviteur  de  Dieu  vit  exa  icer  ses 
voeux  les  plus  ardents.  Le  29  avril  1836,  pa- 
rut le  bref  de  Grégoire  XVI  qui  approuvait 
les  règles  de  la  Société  de  Marie  et  lui  con- 
fiait les  missions  de  l'Océanie  occidentale. 
Plusieurs  fois,  le  Père  Chanel  s'était  offert 
pour  le  premier  départ  de  missionnaires  ;  il 
eut  bientôt  l'assurance  qu'il  en  ferait  partie  : 
«  Ah  !  la  bonne  nouvelle  que  j'ai  à  vous  don- 
ner, écrivit-il  alors  à  l'un  de  ses  amis.  J'ai  ma- 
nifesté mes  vieux  désirs,  et  mon  cœur  ne  ces^e 
de  battre  de  joie  depuis  que  mon  nom  est  ins- 
crit pour  le  premier  départ  de  missionnaires  ». 
Ce  fut  après  un  long  et  pénible  voyage,  au 
milieu  d'horribles  tempêtes  qui  étaient  comme 
le  présage  des  épreuves  par  lesquelles  le  ser- 
viteur de  Dieu  allait  passer,  qu'il  aborda,  le 
27  juin  1837,  aux  iles  (xambier  et  Taïti.  Là, 
malgré  les  menaces  et  les  persécutions  du 
roi  de  Vavao,  il  fonda  avec  ses  compagnons 
la  mission  de  Wallis.  Puis  il  se  dirigea  vers 
l'île  de  Futuna,  où  il  arriva  le  8  novembre. 
C'était  le  champ  que  le  Dieu  des  apôtres  et 
des  martyrs  avait  assigné  à  son  zèle. 

Il  y  apprit  la  langue  des  insulaires  et  se  voua 
avec  une  admirable  ardeur  à  leur  conversion, 
en  ayant  soin  surtout  de  prêcher  d'exemple 
par  les  actes  de  la  plus  tendre  charité  envers 
les  pauvres  et  les  malades.  Une  terrible  guerre 
ayant  éclaté  parmi  les  diverses  tribus  de  cette 
île,  il  fut  contraint  de  s'éloig  aer  de  sa  rési- 
dence pour  revenir  à  sa  première  mission  de 
Wallis.  En  avril  1838,  il  put  de  nouveau  se 
rendre  à  Futuna  et  y  baptiser  un  grand 
nombre  d'infidèles,  Il  y  exerça  ainsi  pendant 
trois  ans  le  plus  fécund  apostolat,  au  milieu 
de  souffrances  et  de  privations  de  tous  genres 
et  aux  prix  de  cruelles  épreuves,  qui  devaient 
aboutir  à  une  persécution  des  plus  féroces  où 
il  devait  cueillir  la  palme  du  martyr. 

C'était  surtout  le  roi  Niuliki,  auprès  duquel 
il  résidait,  que  le  Père  Chanel  cherchait  à  ins- 
truire et  a  convaincre,  persuadé  que,  le  chef 
étant  chrétien,  la  conversion  du  peuple  serait 
facile.  Mais  Niuliki,  roi  du  pays,  en  était  en 
même  temps  le  souverain  pontife,  et  sa 
royauté  était  même  une  conséquence  de  son 
pontifical  ;  c'es'-à-dire  que,  suivant  l'usage 
de  ces  tribus  barbare?,  celui  seul  nue  choisis- 
sait leur  grande  divinité  pour  résidence  ou 
tabernacle, était  de  fait  le  roi  de  Futuna.  Niu- 


436 


BISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


liki  devail  donc  tenir  beaucoup  à  conserver 
|a  religion  du  payi ,  donl  il  était  le  premier 
ministre,  et  à  laquelle  il  attribuait  toute  non 
autorité  el  Bon  influence.  Aussi,  lorsqu'il  vil 
que  i.i  parole  du  missionnaire  ébranlait  les 

rits,  il  se  refroidit  à  son  égard,  cessa  peu 
a  peu  (le  lui  envoyer  des  vivres  et  alla  se  fixer 
dans  un  autre  village.  Le  Père  Chanel  l'ut 
alors  obligé  de  cultiver  la  terre  avec  ses  deux 
compagnons;  ils  en  étaient  réduits  à  cette 
extrémité,  lorsque  leur  arrivèrent  le  Père 
Chevron  el  le  l'ère  Altale,  au  mois  de  mai  1X40. 
Les  nouveaux  venus  se  mirent  aussi  au  tra- 
vail et,  à  force  de  peines,  ils  se  firent  une 
plantation  assez  considérable  pour  fournir  à 
leur  nourriture.  Mais  on  se  mit  à  leur  voler 
leurs  fruits,  dans  le  but  de  les  prendre  par  la 
famine  et  de  les  obliger  à  quitter  le  pays,  s'ils 
ne  voulaient  mourir  de  faim. 

Dans  cette  dure  situation,  le  Père  Chanel 
ne  laissait  pas  de  visiter  les  principaux  chefs 
de  l'île  et  de  leur  enseigner  les  vérités  de  la 
religion.  Sa  voix  finit  par  être  écoulée.  Plu- 
sieurs jeunes  gens  se  convertirent.  Ils  se  réu- 
nissaient le  dimanche  dans  la  case  du  mis- 
sionnaire, où  ils  recevaient  ses  instructions  et 
faisaient  leurs  prières.  Ces  réunions  et  le 
nombre  toujours  croissant  des  catéchumènes 
excitaient  l'indignation  des  naturels  de  l'île, 
qui  allaient  répétant  partout  ce  cri  sinistre  : 
«  Que  la  nouvelle  religion  soit  combattue, 
qu'elle  soit  frappée  de  mort  l  »  Ces  manifes- 
tations hostiles  éclatèrent  surtout  à  l'occasion 
de  la  conversion  de  Meitala,  fils  de  Niuliki. 
De  ce  jour,  la  mort  des  missionnaires  fut  ré- 
solue entre  le  roi  et  son  ministre,  Musumusu, 
un  des  Fuluniens  les  plus  acharnés  contre  le 
christianisme.  Le  Père  Chanel  n'ignorait  pas 
que  tôt  ou  tard  il  lui  faudrait  sceller  de  son 
sang  la  prédication  évangélique.  Un  jour 
qu'il  y  avait  grande  réunion  dans  le  village, 
un  de  ses  compagnons  vint  lui  apprendre 
qu'on  voulait  le  massacrer  :  «Vous  savez», 
répondit-il,  «  ce  qu'on  lit  dans  la  vie  d'un 
saint:  Si  l'on  venait  vous  annoncer,  lui  de- 
mandait-on, que  vous  allez  mourir  dans  une 
heure,  que  feriez-vous  !  —  Je  continuerais  à 
faire  ce  que  je  fais,  répondit  le  saint.  —  Eh 
bien  l  reprit  le  Père  Chanel,  faisons  de  même». 
Et  il  continua  à  cultiver  son  jardin. 

Néanmoins,  l'orage  dissipé  pour  cette  fois 
ne  tarda  pas  à  se  reformer  et  devint  plus  me- 
naçant que  jamais.  Le  28  avril,  à  la  pointe 
du  jour,  sous  la  conduite  de  Musumusu,  une 
horde  sauvage,  armée  de  lances,  de  massues, 
de  haches  et  de  casse-tètes,  se  rend  à  Avauï, 
où  étaient  les  catéchumènes,  les  surprend 
dans  le  sommeil,  en  blesse  un  grand  nombre 
et  disperse  lesautres.  Puis  les  infidèles  courent 
assouvir  leur  haine  contre  celui  qu'ils  appe- 
laient l'auteur  de  la  religion.  Musumusu 
aborda  le  premier  le  Père  Chanel  ;  il  le  trouva 
dans  son  jardin,  occupé  à  nourrir  des  poules. 
La  Providence  permit  qu'il  fut  tout  à  fait  seul 
en  ce  moment-là  ;  il  avait  envoyé  ses  caté- 
chistes sur   la   côte   occidentale   de  Futuna, 


baptiser  le-  petits  enfants  qu'ils  trouveraient 

en  danger  île  mort. 

I.e  Père  Chanel,  voyant  arriver  Musumusu, 
laisse  son  occupation,  et,  sans  méfiance  au- 
cune, va  a  BS  rencontre.  Pendant  que  le  bon 
Père  s'entretenait  avec  ce  perfide,  les  séides 
de  ce  dernier  pénètrent  dans  l'intérieur  de  la 
maison,  et  jettent  par  la  fenêtre  une  brassée 
de  linge.  Le  peuple,  qui  attendait  hors  de 
l'enclos,  ramassa  le  linge  avec  impétuosité. 
Ce  fut  un  signal  de  mort.  Musumusu  cria: 
«  Pourquoi  tarde-t-on  à  tuer  l'homme  7  >■  Alors 
les  sauvages,  ayant  à  leur  tête  deux  amis  de 
Musumusu,  qui  se  nommaient  l'un  Filitika  et 
l'autre  Umutauli,  envahissent  le  jardin.  L'mu- 
tauli  décharge  un  grand  de  coup  de  massue 
sur  la  tète  du  Père;  pour  parer  le  coup  son 
hras  est  cassé  et  retombe.  En  même  temps 
l'héroïque  martyr  recule  de  deux  ou  trois  pas. 
Filitika  la  repousse  alors  avec  violence,  en 
disant  à  ceux  qui  l'entourent  :  «  Frappez 
promptement,  qu'il  meure  !  »  Aus>itôt  Umu- 
tauli décharge  un  coup  de  massue  sur  la 
tempe  gauche  du  Père  et  lui  fait  une  forte 
contusion.  Le  sang  jaillit  avec  abondance.  En 
ce  moment  le  Père  Chanel  s'écria  plusieurs 
fois  :  «  Très  bien  1  »  Il  regardait  ses  blessures 
et  sa  mort  comme  un  bien  pour  lui,  faisant  à 
Dieu  le  sacrifice  de  sa  vie  et  buvant  le  calice 
de  ses  souffrances  avec  une  généreuse  résigna- 
lion.  Tous  les  témoins  de  son  martyre  attes- 
tent qu'il  ne  lui  est  échappé  aucun  cri,  aucune 
plainte,  aucune  larme,  aucun  soupir  ;  il  a 
toujours  conservé  son  égalité  d'âme,  et  il  est 
mort  comme  un  agneau,  à  l'exemple  de  son 
divin  Maître. 

La  rage  des  insulaires  contre  le  vénérable 
missionnaire  ne  connut  plus  de  bornes.  Celui- 
ci  enfonce  sa  pique  sous  l'aisselle  du  bras 
droit  ;  celui-là  le  terrasse  et  le  traîne  sur  du 
gravier,  le  frappant  avec  son  casse-tète  ;  un 
autre,  voyant  que  le  patient  vivait  encore, 
lui  porte  en  présence  de  Niuliki,  venu  sur  ces 
entrefaites,  un  coup  d'herminelte  (sorte  de 
hache)  sur  la  tempe.  L'instrument  s'enfonce 
dans  le  crâne.  Il  en  suri  un  peu  de  cervelle. 
Ce  fut  le  coup  de  grâce.  Le  martyr  pousse  un 
cri  et  rend  son  âme  à  Dieu.  Cela  se  passait  le 
28  avril  1841. 

A  l'instant  même  où  expirait  le  proto- 
martyr de  l'Océanie,  le  ciel,  bien  que  serein 
jusque-là,  se  couvrit  de  ténèbres  et  l'on  en- 
tendit dans  l'air  un  bruit  épouvantable, 
comme  un  violent  coup  de  tonnerre.  Les  meur- 
triers eux-mêmes  en  furent  remplis  d'effroi  et 
s'enfuirent  précipitamment. 

Ce  prodige,  confirmé  bientôt  après  par  de 
nombreuses  conversions,  a  été  dûment  cons- 
taté dans  les  actes  du  procès  apostolique  de 
béatification  ;  et  à  la  cérémonie  solennelle  du 
17  novembre  1889,  on  en  voyait  la  représen- 
tation sur  l'une  des  bannières  qui  ornaient  la 
salle  de  la  Loggia. 

Le  sang  du  Père  Chanel  fut,  pour  le  pays, 
la  grande  grâce  du  salut.  Aujourd'hui  ce 
vicariat  possède  14  missionnaires,  des  prêtres 


LIVRE  ni  iTRE-VINGT-QUATOHZIÈME 


431 


indigènes,  60  sœurs,  un  séminaire,  deux 
collèges,  '••  pensionnats,  M  écoles,  et,  sur  une 
population  de36OU0  habitants,  9000  catho- 
liques. 

Le  vicariat  apostolique  des  navigateurs 
comprend  Samoa,  Savaï,  Upolu  et  les  lies  To 
Kelan.  C'esl  là  qu'ont  travaillé  lesévêquea  Ba 
taillon  cl  Elloy  ;  il-  onl  eu  aussi  à  batailler 
contre  les  protestants,  toujours  empressés  à 
s'emparer  du  pouvoir,  pour  favoriser  tons  les 
vices.  On  trouve,  dans  ce  vicariat,  18  mission- 
naires, 67  catéchistes,  des  sœurs,  des  écoles 
et  des  pensionnats.  Sur  une  population  de 
.'55  000  habitants,  il  y  a  0  000  catholiques. 

Le  vicariat  de  la  Nouvelle-Calédonie  com- 
prend la  Nouvelle-Calédonie  et  quelques  îles 
adjacentes,  Loyalty  et  les  îles  Hébrides.  C'est 
là  qu'on  envoie  actuellement  les  déportés  :  ce 
n'est  pas  une  semence  de  bons  chrétiens.  La 
cruauté  des  Canaques  a  tenu  prudemment  les 
protestants  à  l'écart  ;  pas  de  protestants  là  où 
il  faut  mettre  la  tête  ;  mais,  pour  empêcher 
le  progrès  de  l'Evangile,  il  suffit  des  admi- 
nistrateurs français,  républicains,  opportu- 
nistes ou  radicaux,  tous  aussi  impies  que  les 
communards,  parfois  plus.  Ces  missions  da- 
tent de  1844  ;  elles  ont  un  monastère  de  trap- 
pistes :  des  monastères,  voilà  le  moyen  de 
pénétrer  cette  masse  séculaire  de  ténèbres.  Ce 
vicariat  possède  45  missionnaires,  Gi  églises 
et  chapelles,  35  écoles,  et,  sur  une  population 
de  170  000  âmes,  29  000  catholiques,  10  000  in- 
digènes et  18500  Européens. 

Les  îles  Fidji  ont  un  vicaire  apostolique, 
22  missionnaires,  des  frères,  des  sœurs,  des 
églises,  des  écoles  et  11000  catholiques.  Au 
total,  pour  la  Société  de  Marie,  3  évoques, 
92  missionnaires,  200  églises,  150  écoles  et 
83  000  catholiques. 

Les  missions  des  prêtres  du  Sacré-Cœur 
d'Issoudun  comprennent  les  vicariats  de  la 
Mélanésie,  de  la  Nouvelle-Guinée,  de  la  Nou- 
velle-Poméranie  et  de  la  Micronésie.  Ces  îles 
sont  très  insalubres  et  peuplées  d'anthropo- 
phages. Au  début  on  n'y  trouve  que  des  ca- 
davres de  missionnaires  assassinés  et  mangés 
ou  morts  de  faim  et  de  fièvre  :  je  cite  les 
Epalle,  les  Colomb  et  les  Verius.  On  y  trouve 
aujourd'hui  l'archevêque  Navarre,  l'évêque 
Alain  de  Boismenu,  34  prêtres,  38  frères, 
25  sœurs,  30  chapelles,  10  000  catholiques. 
.  flores  martyrum. 

La  mission  des  Capucins  espagnols  com- 
prend les  lies  Caroline?,  au  nombre  de  600.  La 
population  se  compose  d'environ  -40  000  sau- 
•s,  durs  et  cruels,  mais  pas  anthropo- 
phages. Cette  mission  ne  fait  que  commen- 
cer; elle  ne  prête  pas  encore  matière  à  la  sta- 
[ue. 

En  résumé,  les  missions  de  l'Océanie  comp- 
tent 3500000  païens  300  000  protestants  et 
100000  catholiques.  Si  quelqu'un  voulait  in- 
férer, rie  ces  chiffres,  l'infériorité  converlis- 
te  de  l'Eglise  catholique,  il  se  tromperait 
de  tout  au  tout.  Au  début,  les  huiles  se  préci- 
pitent aux  riches  temples  de  l'hérésie  et  il  faut 


si   peu    de    elei-e    |  ><  >  1 1 1     être    protestant,  (pie  le 

protestantisme  compte  autant  de  seclati 
que  de  réceptionnai!  i  -  de  tes  bibles  alti  1 1 
Les  prêtres  catholiques  groupent  péniblement 
quelques  pauvres  dan-  quelque  chétive  ca- 
bane. Laissez  passer  un  demi-siècle;  la  victoire 
est  passée  d'un  autre  côté.  Les  prédicants  ont 
lassé  la  patience  des  insulaires.  Le  règne 
missionnaires,  premiers  ministres  ou  con- 
seillers des  princes,  est  passé  -ans  retour.  Le 
commerce  lui-même,  sous  le  contrôle  jaloux 
des  vicariats  étrangers,  a  perdu  les  riches 
monopoles  et  l'occasion  des  grandes  fortunes. 
Il  ne  reste  plus,  au  ministre-  protestant,  que 
l'apostolat  et  c'est  de  quoi  il  se  soucie  peu  ou 
se  sent  incapable.  Alors  les  temples  de  l'hé- 
résie se  vident  ou  se  convertissent  en  églises. 
Le  petit  troupeau  catholique  a  grandi  ,  l'Eglise 
a  établi  ses  cadres  et  augmente  le  nombre  de 
ses  missionnaires.  Les  iles,  comme  l'a  prédit 
Isaie,  entendent  la  parole  de  Jésus-Christ  ;  et 
la  grâce  de  Jésus-Christ  y  opère  ses  mer- 
veilleuses transformations. 

«  Il  n'est  pas  douteux,  écrit  l'Américain  Hop 
King,  dans  son  ouvrage  sur  les  îles  Hawaï, 
que  l'Eglise  catholique  romaine,  avec  ses 
portes  ouvertes,  ses  bancs  libres,  sa  messe  et 
ses  vêpres  quotidiennes,  son  corps  enseignant, 
ses  religieuses  qui  vont  visiter  les  malades  et 
les  pauvres,  son  système  de  sacrements,  son 
culte  parlant  à  l'esprit  et  au  cœur  par  les 
yeux  et  par  les  oreilles,  il  n'est  pas  douteux, 
dis-je,  que,  par  tous  ces  moyens,  l'Eglise  ro- 
maine ne  s'attache  fortement  les  facultés, 
encore  inertes,  des  indigènes.  »  —  «  La  reli- 
gion catholique,  conclut  un  autre  protestant, 
est  destinée  à  dominer  dans  la  plupart  des 
iles  de  l'Océanie.  »  Dominer  n'est  pas  le  mot 
propre  ;  il  ne  convient  qu'au  protestant,  pas 
du  tout  à  l'Eglise  qui  se  borne  à  enseigner  et 
choisit  toujours  ce  qu'il  y  a  de  plus  faible  pour 
confondre  et  abattre  toutes  les  forces  de  la  ré- 
sistance. 

En  Orient,  les  missions  font  peu  de  bruit, 
mais  elles  se  poursuivent  avec  le  plus  louable 
zèle,  et  sauvegardent,  au  cœur  du  mahomé- 
tisme,  le  protectorat  catholique  de  la  France. 
Nous  avons  fait  connaître  les  congrégations 
qui  s'y  dévouent;  nous  avons  la  bonne  for- 
tune, pour  parler  de  leurs  œuvres,  de  citer  le 
décisif  témoignage  d'un  ci-devant  proscrip- 
teur.  Les  professeurs  du  collège  Saint-Etienne 
de  Chàlons,  au  cours  d'un  voyage  de  vacances, 
visitèrent,  a.  Constantinople,  l'ambassadeur 
Constans.  Sur  le  sol  natal,  les  Français  se  dis- 
putent volontiers  ;  au  loin,  ils  sont  tous  frères. 
L'ambassadeur  dit,  à  nos  compatriotes,  qu'il 
comprenait  toute  la  grandeur  de  sa  mission  ; 
il  ajouta  : 

Nous  avons  de  redoutables  adversaires  à 
combattre,  des  rivaux  qui  veulent  miner  notre 
influence  et,  peu  à  peu,  nous  supplanter. 

Les  protestants  dépensent  beaucoup  d'ar- 
gent, mais  sans  grand  succès,  car  leur  culte 
froid  et  austère  ne  plait  pas  aux  populations  de 
ce  pays,  avides  de  démonstrations  extérieures. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIl 


Ce  -'"'i  les  Bcbismatiqoes,  1rs  Russes  sur- 
toul,  donl  li 'S  niellées  6ont  lea  plus  redoutables 
pour  nous.  En  Syrie,  il  y  a  trois  ans,  il»  n'éle- 
vaient dans  leurs  écoles  que  '•)  noo  enfanta  :  en 
ce  courl  espace  de  temps  ils  en  ont  gagné 
6000  de  plus,  si  ce  progrès  continue,  dans 
dix  ans,  ils  auront  peut-être  porté  un  coup 
mortel  à  notre  protectorat. 

Heureusement,  nous  avons  de  l'avance. 

Dans  les  écoles  dirigées  par  les  religieux 
français  ou  par  les  Latins  que  nous  patro- 
nons,  nous  .'levons  36000  entants,  mais  nous 
demeurons  à  peu  prés  slalionnaires.  Ce  n'est 
pas  que  nos  religieux  et  religieuses  soient  in- 
térieurs à  leur  tâche,  mais  nos  ressources  sont 
trop  re-treinles  ;  nous  n'avons  que  700000  fr. 
à  dépenser  pour  patronner  et  soutenir  tant 
d'oeuvres,  tandis  que  les  autres  nations,  la 
Bussie  en  particulier,  dépensent  des  millions 
pour  favoriser  leurs  coreligionnaires. 

Heureusement,  nos  religieux,  ajoute  M.  Cons- 
tans.  sont  désintéressés  et  courageux  jusqu'à 
l'héroïsme. 

Vous  êtes  peut-être  surpris,  nous  disait-il 
encore,  de  m'entendre  parler  de  la  sorte,  mais 
je  rends  hommage  à  la  vérité.  Je  vous  dis  en 
toute  simplicité  et  franchise  ce  que  j'ai  vu  et 
entendu,  ce  que  j'ai  constate'  par   moi-même. 

En  Orient,  les  religieux  et  les  religieuses 
nous  rendent  cf immenses  services;  la  France 
se  doit  à  elle-même  de  les  aider  et  de  les  pro- 
téger ;  le  jour  où  elle  les  abandonnerait,  c'en 
serait  fait  de  son  prestige  dans  tout  lOrient. 

Les  Pères  jésuites  en  particulier  (je  suis 
peut-être  peu  autorisé  à  faire  leur  éloge) 
exercent  en  Syrie  une  action  puissante.  Ils 
ont  une  université  très  florissante  à  Beyrouth  ; 
autour  de  Beyrouth  et  dans  tout  le  Liban,  ils 
ont  fondé  plus  de  130  e'coles  qu'ils  dirigent  ou 
inspectent,  et  qui  leur  assurent  dans  le  pays 
une  immense  influence.  Qu'ils  délaissent  ces 
œuvres,  et  le  crédit  de  la  France  sera,  dans 
tout  ce  pays,  complètement  ruiné. 

—  Monsieur  l'ambassadeur,  lui  disait  alors 
finement  un  de  nos  compagnons  de  voyage, 
vous  avez  donc  appris  à  les  estimer  ? 

—  Eh  oui,  répondit,  Constans,  je  les  ai  vus 
ci  l'œuvre,  et  je  suis  heureux  de  rendre  hom- 
mage à  leur  activité  et  à  leur  patriotisme. 

Quant  à  nos  religieuses,  elles  font  merveille 
aussi  ;  elles  ont  sur  les  musulmans  une  in- 
fluence extraordinaire.  Ah  !  si  nous  avions  des 
ressources  plus  abondantes!  Tout  le  crédit 
qui  nous  a  été  alloué  est  à  peu  près  dépensé 
aujourd'hui,  et  nous  avons  encore  beaucoup 
à  faire.  Vous  avez  sans  doute  rencontré  deux 
Petites  Sœurs  de  l'Assomption  en  venant  me 
rendre  visite  ;  d'ici  j'entends  leur  requête:  elles 
viennent  me  demander  400  francs  pour  une 
école  qu'elles  ont  récemment  construite.  Le 
moyen  de  les  leur  refuser  !  II  faudra  les 
prendre  sur  les  sommes  destinées  à  l'entre- 
tien de  l'ambassade  :  les  jardins  seront  un 
peu  moins  bien  entretenus,  et  ces  braves 
filles  pourront  continuer  à  se  dévouer  et  à 
Taire  aimer  la  France. 


Tout  ce  (pie  je  vous  dis,  ajoutait  Constant, 
je  l'ai  écril  au  Saint-Père  en  lui  demandant 
de  nous  laire  allouer  quelques  crédits  supplé- 
mentaires sur  les  ressources  de  la  Propagande. 
Je  l'ai  dit.  également  à  Mgr  lionetti,  ie  dé- 
légué apostolique,  avec  qui  j'entretiens  les 
meilleures  relations.  Il  est  italien  de  race, m 
aussi  français  de  cœur  que  vons  el  moi. 

Vous  voyez,  nous  disait  en  terminant  l'am- 
bassadeur, combien  important  et  délicat  est 
le  rôle  de  la  France  dans  a  -  I  Nous  au- 

rons beaucoup  à  faire  pour  lutter  contre  toutes 
les  influences  rivales,  mais  tant  que  je  serai 
là,  je  consacrerai  à  cette  oeuvre  toute  mon 
intelligence  et  toute  mon  énergie. 

En  regard  de  ce  témoignage  décisif  et  par- 
ticulièrement éloquent  dans  la  bouche  du  per- 
sonnage qui  l'exprime,  que  l'on  place  les  actes 
dirigés  en  France,  par  une  persécution  inces- 
sante, contre  ces  mêmes  congrégations  reli- 
gieuses, et  qu'on  dise  s'il  est  un  mot  assez  foit 
pour  qualifier  comme  elles  le  méritent  l'ineptie 
et  l'iniquité  gouvernementales. 

Ces  missions  d'Orient  possèdent,  dans  la  pé- 
ninsule des  Balkans,  610(00  catholiques.  Be- 
lalivement,  c'est  peu,  mais  l'avenir  est  plein 
d'espérances.  Léon  XIII  pousse  vigoureuse- 
ment à  l'union  des  rites  orientaux  tombés  dans 
le  schisme.  Pour  préparer  cette  union,  les 
cadres  de  l'épiscopat  ont  reçu  un  particulier 
développement.  Depuis  moins  d'un  siècle, 
l'Eglise  romaine  a  rétabli  la  hiérarchie  dans 
la  Bosnie,  l'Herzégovine  et  la  Boumanie;  elle 
a  créé  les  trois  sièges  archiépiscopaux  de  Sé- 
rajewo.de  Bucharest  et  de  Scutari;  rétabli 
les  sièges  épiscopaux.  de  Bunjalukos,  de  Tré- 
bigne,  de  Mestar,  de  Tassy,  de  Candie  ;  érigé, 
pour  les  Bulgares  unis,  les  deux  vicariats  apos- 
toliques de  Thrace  et  de  Macédoine.  En  même 
temps,  les  ordres  religieux  se  sont  multipliés 
dans  tous  ces  pays;  les  églises,  les  écoles  se 
sont  élevées  de  toutes  parts.  Malgré  l'exisruité 
de  ses  ressources,  le  catholicisme  peut  lutter 
avec  succès  contre  l'or  de  l'Angleterre  et  les 
entraînements  politiques  de  la  Russie. 

En  Asie,  l'Eglise  catholique  a  sept  rites 
unis  :  le  rite  grec  divisé  en  cinq  groupes  ;  le 
rite  arménien  qui  a  un  pied  en  Europe  ;  le 
rite  maronite  dans  le  Liban  et  la  Syrie  ;  le  rite 
syriaque  en  Syrie  et  en  Mésopotamie  ;  le  rite 
chaldéen  dans  la  Mésopotamie,  le  Kurdistan, 
la  Perse  jusqu'aux  Indes  ;  le  rite  copte  en 
Egypte;  le  rite  abyssin  en  Abyssinie.  Chaque 
rite  a  ses  patriarches,  ses  archevêques,  ses 
évoques  ;  cela  entraîne  une  grande  complica- 
tion de  hiérarchie,  pour  les  amours-propres 
un  péril  grave,  et,  pour  les  conquêtes  de  la 
foi,  moins  d'émulations  qu'on  ne  pourrait 
croire.  Dans  tous  ces  rites,  l'Eglise  ne  compte 
que  660  000  fidèles;  tandis  qu'il  reste,  en 
Orient,  2  000  000  de  Grecs  schismatiques, 
500  000  d'Arméniens  grégoriens,  800  000  Ja- 
cobiteset  100  000  Nestoriens.  Mais  il  n'y  a  rien 
à  craindre  de  ces  foules  el  de  ces  patriarches 
schismatiques  ;  ces  Eglises  gardent  la  rigidité 
de  leurs  formes,  cpmme  si  elles  étaient  des 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATOHZIÉME 


idavres.  En  Asie,  comme  en  Europe,  le  dan- 
ger redoutable  c'est  le  péril  russe.  Si  le  Czar 
signait  ses  ukases  à  Conalantinople,  ce  serait, 
dans  le  monde,  un  grand  événement. 

Les  éventualités  remettent  sous  nos  yeux,  la 
lutte  entre  l'Orienl  el  L'Occident,  lutte  qui  a 
commencé  avec  le  genre  humain  et  qui  rem- 
plit l'histoire  de  ses  vicissitudes.  Cette  lutte 
touche  aux  entrailles  de  l'humanité  ;  elle  pro- 
cède  d'une  conception  différente  des  destinées 
humaines.  En  général,  L'Asiatique  est  mou, 
esclave  de  la  matière,  esclave  du  pouvoir  ci- 
vil, esclave  même  de  Dieu  par  son  fatalisme. 
Au  contraire,  la  race  audacieuse  de  Japhet 
a  vaincu  la  matière,  conquis  la  liberté  et 
rendu  à  la  divinité  un  cuite  qui  grandit 
l'homme  sans  diminuer  Dieu.  Les  fils  de  Ja- 
phet ont  voulu  vaincre  les  fils  de  Sem  ;  les 
fils  de  Jésus  ont  voulu  asservir  les  fils  de  Ja- 
phet. Entre  eux,  la  guerre  s'est  maintenue 
durant  le  cours  de  tous  les  âges  ;  elle  a  eu, 
pour  théâtre,  toutes  les  zones  et  toutes  les  ré- 
gions. Les  lointains  conquérants  de  Bahylonc 
et  de  Ninive  guerroyaient  déjà  contre  les  dé- 
positaires de  la  vérité.  La  guerre  enlre  la 
Grèce  et  Troie,  enlre  la  iMaeédoine  et  la  Perse 
est  un  double  épisode  de  cette  lutte.  Les 
guerres  entre  Home,  Garlhage  et  Mithridate 
s'y  rattachent.  Les  croisades  les  continuent  ; 
les  invasions  des  Turcs,  des  Tartares,  de  Gen- 
gi-Kan,de  Tamerlan,  d'Houlagou  et  Kublaï 
nous  en  présentent  un  aspect  contraire.  Hier 
la  guerre  éclatait  entre  Constantinople  et 
Saint-Pétersbourg;  demain  Saint-Pétersbourg 
et  Constantinople,  devenues  capitales  du  même 
empire,  mettront  aux  prises  les  Cosaques  avec 
les  républicains.  D'un  coté,  le  fanatisme  et  le 
despotisme  ;  de  l'autre,  les  périls  de  la  liberté 
et  ses  promesses  souvent  trahies  :  c'est  l'avant- 
dernier  acte  de  ce  grand  drame  qui  doit  finir 
avec  la  consommation  des  temps. 

L'Inde,  avec  ses  250000  000  d'habitants  a 
subi,  depuis  cent  ans,  des  changements  no- 
tables. En  1700,  elle  n'avait  que  septévêques, 
vingt-deux  missionnaires  et  500  000  catho- 
liques. Aujourd'hui,  1900,  on  y  trouve,  un 
Délégat  apostolique  résidant  à  Kandy  ;  huit 
archevêchés,  savoir  :  Goa,  Agra,  Calcutta, 
Bombay,  Madras,  Pondichéry,  Vérapoli,  Co- 
lombo ;  et  vingt  évèchés,  savoir  :  Daman,  Co- 
chin,  San-Thomé  de  Méliapour,  Dacca,  Kris- 
nagar,  Allahabad,  Lahore,  Hyderabad,  Poona, 
Mangalore,  Mat-pore,  Vizagapalam,  Maduré, 
Mvsore,  Coïnabatour,  Jafl'na,  Kandy,  Galle, 
Trinquemalé.  En  plus,  nous  mentionnons  les 
quatre  préfectures  apostoliques,  savoir:  Cash- 
mire,  Assam,  Rajpoutana,  l'.elhah  ;  et  trois 
vicariats  apostoliques,  Tsichur,  Lrnaculum, 
Canganachery,  habités  par  les  chrétiens  sy- 
riaques. Au  tota  ,  trente-cinq  circonscriptions 
ecclésiastiques. 

Le  personnel  du  clergé  comprend:  800  prê- 
tres portugais,  800  missionnaires  et  800  prê- 
tres  indigènes.  Déi  frère  el  des  sœurs  vien- 
nent au  secours  de  ces  prêtres.  Le  total  des 
religieux  et  des  religieuses  dépasse  3  000.  Cette 


petite  armée,  sous  la  triple  bannii  re  de  la  pau- 
vreté, de  ht  chasteté  el  'le,  L'obéissance,  fait,  sur 
le  paganisme,  d'incessantes  conquêtes.  Sous 
le  gouvernement  britannique,  elle  n'a  pas  a 
craindre  la  persécution.  Le  principal  obstacle  a 
la  conversion  des  âmes,  c'esl  le  mahomélisme 

avec  sa  morale  facile  et  le  fanatisme  obtus  qui 

ferme  l'oreille  à  la  parole  de  vie.  La  rapacité 
du  lise  maintient  les  races  autochtones  dans 
une  condition  peu  aisée.  La  masse  du  peuple, 
pauvre  et  ignorant,  reste  rivée  a  son  métier,  a 

son  champ,  à  ses  usages,  velue  de  haillons, 
contente  de  quelques  grains  de  ri/.,  souple  de- 
vant le  vainqueur,  qu'elle  n'aime,  pas,  et  loi 
payant,  malgré  sa  misère,  de  loris  impôts. 
Dès  que  la  sécheresse  compromet  la  récolte 
du  riz,  c'est  la  famine;  et  la  famine  est  une 
grande  puissance  de  conversion.  Or,  sur  cin- 
quante ans,  il  y  a  bien  vingt-cinq  famines,  lo- 
cales ou  générales.  Sous  l'impulsion  de  ce 
fléau,  les  missionnaires  font  de  riches  mois- 
sons. 

Dans  les  classes  élevées,  le  cours  du  temps 
amène  des  changements  de  mœurs.  Le  Bra- 
mine,  au  lieu  de  se  tenir  dans  les  sphères 
éthérées  de  la  contemplation,  descend  dans 
les  sphères  sociales  :  il  est  magistrat,  avocat, 
médecin  ;  il  embrasse  les  carrières  libérales 
qui  mènent  aux  fondions  et  à  la  fortune.  Les 
classes  supérieures  suivent  les  brahmes  dans 
leur  transformation  ;  elles  entrent  dans  les 
maisons  de  commerce,  dans  les  administra- 
tions, dans  les  chemins  de  fer.  Le?  préjugés 
et  les  séparations  sont  toujours  vivaces,  les 
vieilles  superstitions  se  pratiquent  sous  toutes 
les  formes.  Les  Anglais  ont  ouvert  beaucoup 
de  collèges  ;  ces  collèges  battent  en  brèche  les 
coutumes  nationales  ;  mais  ils  ne  détruisent  les 
veilles  croyances  qu'au  profit  du  scepticisme. 
En  dehors  de  l'Eglise,  on  ne  croit  à  rien.  La 
science  est  le  dissolvant  de  l'erreur  ;  elle  ne 
peut  rien  contre  l'or  de  la  vérité. 

Le  nombre  des  catholiques,  dans  l'Inde, 
était,  en  1800,  de  475  000;  il  s'élève  aujour- 
d'hui à  1800  000.  Les  catholiques  appar- 
tiennent en  majorité  aux  classes  pauvres  ;  ce- 
pendant on  compte,  parmi  eux,  un  certain 
nombre  de  familles  importantes  par  leur  for- 
tune ou  par  leur  emploi.  En  général,  les  ca- 
tholiques sont  plus  nombreux  au  Sud  qu'au 
Nord  ;  la  différence  provient  du  mahomé- 
tisme,  beaucoup  plus  répandu  dans  les  pays 
d'Agra  et  de  Lahore.  On  disait  autrefois, 
l'herbe  ne  pousse  plus  là  où  est  passée  une 
armée  musulmane  ;  l'herbe  repousse,  mais  les 
musulmans  se  convertissent  peu.  Le  seul  phé- 
nomène qui  puisse  entamer  ces  vieilles  croûtes, 
c'est  la  diffusion  de  l'instruction  publique. 

Depuis  quarante  ans,  l'extension  des  études 
a  pris,  aux  Indes,  des  proportions  considé- 
rables. Le  comte  de  Maistre,  dans  les  Soirées 
de  Saint-Pétersbourg,  en  avait  salué  les  dé- 
buts el  prédit  les  effets;  nous  marchons  vers 
le  plein  midi.  Les  grades  universitaires  sont 
devenus  une  condition  essentielle  a  l'impélra- 
tion  des  charges  publiques.  L'Indien  s'est  jeté 


140 


HISTOIR1   UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


aux  écoles  tète  baissée,  non  par  amour  do  La 
science,  pour  la  formation  intellectuelle  et  mo- 
rale de  la  jeunesse,  mais  pour  obtenir  des  ri- 
chesses et  des  honneurs.  Un  tel  sentiment  ne 
peul  pas  élever  bien  haut  des  Ames  déjà  éner- 
vées; mais  il  est  difficile  d'entraver  ce  mou- 
vement. L'Eglise  signerait,  dans  l'Inde,  son 
arrêt  de  mort,  si  elle  voulait  s'opposer  aux  as- 
pirations les  plus  vives  du  pays.  Son  devoir 
est  de  faire  concourir,  avec  un  tact  mer- 
veilleux, au  progrès  île  -on  œuvre,  les  événe- 
ments qu'il  faut  accepter,  si  l'on  veut  en  es- 
compter les  bénéfices.  On  peut  déplorer  les 
excès,  on  doit  prévenir  les  écarts,  il  faut  abor- 
der franchement  les  obstacles. 

Etablir  des  écoles  catholiques,  capables 
d'attirer  les  enfants  païens,  est  une  des 
œuvres  principales  que  doit  se  proposer 
l'Eglise  aux  Indes.  Autrement  ils  iront  aux 
écoles  protestantes  et  n'y  trouveront  que  la 
dissolution  du  libre  examen,  plus  active  chez 
eux  que  chez  les  Européens.  Pour  répondre  à 
ces  besoins,  les  mis.-ionnaires  ont  fondé  de 
grands  et  nombreux  collèges  à  Trichinopoli, 
à  Bombay,  à  Cuddalore,  à  Bengalore  et  à  Co- 
lombo. Sept  ou  huit  mille  jeunes  gens  étu- 
dient ;  ils  doivent,  par  une  entrée  successive 
dans  la  société  des  hommes,  mettre  dans  cette 
vieille  pâte  un  levain  catholique.  A  côté  de 
ces  collèges,  s'élèvent  des  imprimeries  d'où 
sortent  une  quantité  de  bons  livres.  Enfin  les 
œuvres  de  charité  complètent  les  œuvres  de 
science  et  d'éducation.  Une  centaine  d'hôpi- 
taux servent  de  refuges  aux  vieillards;  102  or- 
phelinats où  s'élèvent  6  000  enfants,  offrent  à 
la  société  des  recrues  capables  d'entendre  les 
maîtres  sortis  des  collèges  et  de  profiter  de 
leurs  leçons. 

L'histoire  des  missions  de  l'Extrême-Orient 
n'est  guère  qu'un  martyrologe.  La  Cochin- 
chine  et  le  Tonkin  continuent  les  Catacombes. 
Si  nous  en  écrivions  l'histoire  détaillée,  ce 
travail  fournirait  autant  de  pages  à  mettre  à 
la  suite  des  Acta  sincera  martyrwn  ;  nous  ne 
pouvons  dresser  que  la  table  sommaire  de  ce 
livre  d'or  de  l'Eglise  annamite.  En  un  seul 
jour,  Grégoire  XYI  déclara  vénérables 
soixante-dix  de  ces  martyrs.  Deux  remon- 
tent jusqu'à  1798,  Emmanuel  Trieu  et  Jean 
Dat.  Le  premier,  né  de  parents  chrétiens  et 
d'une  noble  famille,  suivait  la  carrière  des 
armes,  quand  la  grâce  d'en  haut  l'appela  au 
sacerdoce.  Dans  la  persécution  de  Canh- 
Thinh,  il  fut  arrêté,  détenu  pendant  qua- 
rante jours,  flagellé  trois  fois  et  décapité  le 
M  septembre.  Jean  Dat  était  un  catéchiste 
qui  venait  d'être  ordonné  prêtre,  lorsqu'il  fut 
mis  à  mort  le  28  octobre,  à  l'âge  de  trente- 
quatre  ans.  L'Annam  goûta  ensuite  les  dou- 
ceurs relatives  d'une  longue  paix. 

En  Chine,  de  1814  à  1840,  la  persécution 
décima  plusieurs  fois  les  populations  chré- 
tiennes. Pierre  Ou  était  un  catéchiste  plein 
de  foi  et  de  charité.  Pendant  qu'il  s'appliquait 
à  faire  briller  aux  yeux  des  infidèles  l'admi- 
rable  lumière   de   l'Evangile,   il  fut  jeté   en 


prison.  Dieu  lui  avait  fail  connaître,  pur  ré- 
vélation, le  jugement  rendu  à  Pékin  ;  il  se 
prépara  à  mourir  et  mourut,  à  la  lin  de  1814, 
en  prédestiné.  Augustin  Chili  étail  un  piètre 
de  soixante-dix  ans.  Soixante  coups  de  bâton 
et  quatre-vingts  soufflets  le  meurtrirent  pour 
l'amener  à  1  apostasie  ;  il  mourut  laissant,  à 

bourreaux,  l'exemple  d'une  parfaite  con- 
fiance en  la   bonté  de  Dieu.  Chu   Yong  n'était 
qu'un    pauvre    mendiant;    pour    L'amener  à 
l'apostasie,    on   le    priva   de    nourriture:  il 
mourut  de  faim.  Gabriel  Taurin  Dufresse,  né 
au  diocèse  de  Clermont.  étail  arrivé  en  Chine 
dès  1777  et  avait  déjà  été  emprisonné  pour  la 
foi  en  1785  ;  rendu  à  la  liberté  par  l'exil,  il 
revint  à  sa  mission  de  Su-Tchuen  et  fut  sacré 
évéque  en  1800.  En  1803,  il  étail  vicaire  apos- 
tolique et  dressait   plusieurs  règlements  qui 
ont  été  étendus  aux  autres  missions;  il  fut 
arrêté  en  1815  et  traité  d'abord  avec  assez  de 
douceur;   comme  Paul,  il  prêchait   au  pré- 
toire et  jusque  dans  sa  prison  ;  il  n'en  fut  pas 
moins  condamné  à  mort  et  décapité.  Joseph 
Yuen,  prêtre  chinois,  consommait  son  sacri- 
fice en   1817;  Paul  Lieou,  jeune  prêtre,  en 
1818  ;  Thaddée  Lieou  fut  condamné  en  1821, 
comme   son  homonyme,  à  la  strangulation. 
Lieou   Oven-Ven,    intrépide    vieillard,    avait 
déjà  subi  l'exil  pour  la  foi,  lorsque  apprenant 
l'arrestation  de  son  fils  et  de  sa  bru,  il  se  dé- 
nonça lui-même  et  fut  étranglé.  Joachim  Ilo 
fut  martyrisé  au  Koui-Tcheou  ;  et  Jean  Triora, 
religieux  franciscain  de  l'Etroite  Observance, 
fut  arrêté  dans  le  Hou-Kouang,  détenu   pen- 
dant six  mois,  cruellement  tourmenté  et  mis  à 
mort  en  1S1G. 

François  Clet,  missionnaire  lazariste,  évan- 
gélisait  la  Chine  depuis  1792  ;  poursuivi  dans 
le  Hou-Kouang,  il  se  réfugia  dans  le  llo-Nan 
et  fut  arrêté  le  6  juin  1818.  Les  mandarins  le 
traitèrent  avec  la  plus  cruelle  barbarie;  il 
reçut,  à  différentes  reprises,  trente  soufflets 
appliqués  avec  une  semelle  de  cuir;  une  au- 
trefois, on  le  contraignit  de  rester  à  genoux 
trois  ou  quatre  heures  de  suite  sur  des  chaînes 
de  fer;  assisté  d'un  prêtre  chinois  et  muni 
du  pain  des  forts,  il  consomma  glorieusement 
le  sacrifice  de  sa  vie. Un  autre  lazariste,. Jean- 
Gabriel  Perboyre,  était  arrivé  en  Chine  en 
1S36;  il  exerçait,  depuis  quatre  ans,  le  saint 
ministère,  lorsqu'il  fut  arrêté  le  15  septem- 
bre 1839.  Traîné  de  ville  en  ville,  souffrant 
beaucoup  de  sa  faible  santé  et  d'une  hernie, 
il  fut  soumis  à  de  longs  interrogatoires,  in- 
vité à  fouler  le  crucifix  aux  pieds  et  à  adorer 
les  idoles,  tourmenté  avec  cet  art  cruel  que 
possèdent  si  largement  tous  les  persécuteurs, 
à  la  fin  étranglé..Le  bourreau,  pour  le  faire 
souffrir  davantage,  le  laissa  plusieurs  fois  re- 
venir à  lui  et  lui  tordit  le  cou.  Perboxre  con- 
somma son  sacrifice  le  1 1  septembre  1840. 

Pendant  que  la  Chine  tuait  ses  prophètes, 
l'Annam  se  précipitait  dans  la  persécution, 
l'une  des  plus  furieuses  qui  aient  éclaté  dans 
ces  parages  propices  à  toutes  les  fureurs.  La 
dynastie    régnante  ^avait     dû,    à     l'évêque 


LIVRE  QUATRE  VINGT  QUATORZIÈME 


\\\ 


d'Adran,  su  couronne  ;  et  Gia-long,  lanl 
qu'il  vt'u'iit,  ?k!  manqua  pas  trop  au  devoir 
de  la   reconnaissance,  lui   1820,  Minh-Mang, 

un  de  aea  lils,  lui  auccéda  ;  sa.  politique  fut 
d'exclure  lea  Européens  cl  d'exterminer  Lea 
chrétiens;  mais  tant  qu'il  y  eut,  en  Cochin- 
chine,  des  obligés  de  la  France,  il  sut  pru- 
demment  s'abstenir.  Ce  prince  ne  leva  le 
masque  qu'en  1833  ;  à  cette  date,  il  publia  un 
édit  dont  la  violence  devait  inonder  son 
royaume  du  sang  des  fidèles  et  faire  gagner 
la  palme  du  martyre  aux  généreux  serviteurs 
de  Dieu.  Le  premier  sur  cette  liste  de  vic- 
times fut  Pierre  Tuy,  prêtre  déjà  sexagénaire, 
aussi  remarquable  par  son  zèle  que  par  ses 
vertus.  Livré  aux  mandarins  en  juin  1833,  il 
fut  traité,  à  cause  de  son  â^c,  avec  moins  de 
rigueur  que  d'autres.  Exempt  par  la  loi  de  la 
peine  de  mort,  il  fut  condamné  par  le  roi  à 
avoir  la  tête  tranchée  :  «  Je  n'aurais  pas,  dit- 
il,  osé  espérer  une  si  douce  et  si  précieuse 
grâce  ».  On  le  décapita  le  11  octobre. 

Jean-Charles  Gornay  était  né  à  Loudun  en 
1809.  Du  séminaire  des  missions  étrangères, 
il    partit,    en  1831,   à  destination  de  Chine; 
mais  les  circonstances  lui  imposèrent  la  li- 
berté du   choix  et  il  opta  pour   le  Tonkin. 
L'insalubrité  du  climat  le  mit  promptement  à 
bas  ;  il  eut  permission  de  revenir  en  France 
pour  réparer  ses  forces  ;  aux  douceurs  de  la 
famille   et  aux  commodités  de  la  patrie,  il 
préféra,  restant  au  Tonkin,  les  souffrances  et 
la  croix.  Le  20  juin  1837,  il  fut  arrêté,  chargé 
d'une  grosse  cangue,  puis  enfermé  dans  une 
cage.  Là,  il  employait  son  temps  à  la  prière, 
à  la  méditation,  au  chant  des  hymnes  et  des 
cantiques.  On  lui  laissa  quelques  livres  ;  il  put 
écrire  la  relation  de  sa  captivité  et  profita  de 
cette  permission  pour  entretenir  une  corres- 
pondance.   Un    jour    qu'on    lui     présentait 
quelques  objets  de  religion,  il  en  prit  occa- 
sion pour  expliquer  les  mystères  de  Jésus- 
Christ.  Trois  fois  interrogé,  il  fut  soumis  aux 
plus  cruels  traitements  ;  son  sang  coulait  en 
abondance,    sa   chair    volait    en    lambeaux. 
Kntin  il   fut  condamné  à  mort  et  exécuté  le 
2Q  septembre  1837.  Durant  le  trajet  de  la  for- 
teresse au  lieu  du  supplice,  il  lisait  attentive- 
ment des  prières  ;  on  remarquait  avec  un  at- 
tendrissement mêlé  de  surprise  le  calme  de 
son  âme,  la  sérénité  de  son  visage,  une  douce 
joie  répandue  sur  tous  ses  traits.  Les  bour- 
reaux  fixèrent  avec  des  piquets  sa  tête,  ses 
pieds  et  ses  mains.  On  lui  coupa  la  tète  et  les 
quatre  membres,  qui  furent  ensuite  exposés 
et  précipités,    comme  cela   se    pratiquait  en 
Angleterre  sous  Elisabeth. 

Le  supplice  de  Cornay  précéda  seulement 
de  quelques  semaines  celui  du  catéchiste 
François-Xavier  Cân,  né  en  1803,  Cân  avait 
longtemps  étudié  les  livres  de  religion  ;  il  fut 
pria,  interrogé,  battu.  Pour  sa  justification,  il 
exposa  les  commandements  de  Dieu  et,  par  sa 
touchante  parole,  attendrit  son  juge.  l'aiens 
et  chrétiens  voulaient  le  sauver,  on  se  fut 
contenté  d'un  semblant  d'apoatasie;  l'intré- 


pide, athlète  ne  se  laissa  prendre  ni  a  l'atlrait 
des  rie hesses,  ni  a  L'habileté  des  gens  d'affaii 
ni  aux  laitues  de  sa    mère  éplorée.  "   Quel 

amour    pour    sa    religion  '    »   s'écria    le   man- 
darin. Le    roi   lui-même   voulait   sauver  Cân  ; 

Cân  ne  lui    pas  davantage,  la   dupe  d'une  ma- 

nœuvre  miséricordieusement  perfide.  Les  ob 
sessions  continuèrent  jusqu'au  lieu  du  sup- 
plice. Lan  résista,  vit  d'un  regard  intrépide 
mourir  avant  lui  plusieurs  condamnés  et  l'ut 
étranglé,  avec  des  raffinements  de  barbarie. 
Le  ciel  rend  en  gloire  ce  que  la  terre  inflige 
d'ignominie  et  de  cruautés. 

A  peine  un  héros  avait-il  succombé  que 
de  nouveaux  martyrs  avaient  à  livrer  les 
derniers  combats.  Pierre-Ursule  Dumoulin 
Borie  était  né  à  Cors,  diocèse  de  Tulle, 
en  1808.  Prêtre  avec  dispense  d'âge  en  1830, 
il  arrivait  en  Cochinchine  le  15  mai  1832.  Au 
bout  de  trois  mois  d'études,  il  put  exercer  le 
saint  ministère  ;  il  obtint  les  plus  consolants 
succès  dans  les  provinces  de  Nghi-An  et  de  Bô- 
Chinh.  D'une  activité  intrépide,  il  ne  reculait 
devant  aucun  obstacle,  et,  pour  échapper  à  la 
persécution,  changeait  tous  les  jours  de  domi- 
cile. En  1830,  malgré  les  redoublements  de  la 
persécution,  il  visita  toutes  les  chrétientés  de 
son  immense  district.  Borie  avait  conçu  le 
hardi  projet  de  se  présenter  lui-même  devant 
Minh-Mang.  Dénoncé,  il  avait  essayé  de  fuir 
par  mer  ;  ramené  par  la  tempête,  il  s'était 
couché  dans  une  espèce  de  tanière  ;  mais  se 
voyant  traqué  de  plus  près,  il  se  leva  dans 
sa  grande  taille  et  fit  fuir  les  soldats.  Conduit 
au  chef-lieu  de  la  province,  il  y  trouva  deux 
prêtres  tonkinois,  Pierre  Khoa  et  Vincent 
Dieus.  Pendant  de  longs  interrogatoires, 
suivis  des  plus  cruelles  tortures,  leur  courage 
ne  fléchit  pas  un  seul  instant.  La  sentence  de 
mort  fut  exécutée  le  24  novembre  1838.  Borie 
marchait  à  grands  pas,  et,  plus  occupé  de  ses 
dignes  compagnons  que  de  lui-même,  il  se  re- 
tournait de  temps  en  temps  pour  voir  s'ils 
pouvaient  le  suivre.  Les  deux  confesseurs 
furent  étranglés  en  quelques  minutes.  Le 
soldat  qui  devait  trancher  la  tète  de  Borie, 
depuis  peu  évêque  d'Acanthe,  s'était  enivré 
pour  s'enhardir;  sa  main  mal  assurée  ne  put 
ahattre  la  tête  d'un  seul  coup;  ce  fut  après 
d'horribles  mutilations,  répétées  jusqu'à  sept 
l'ois  et  sou  fiertés  avec  le  plus  héroïque  cou- 
rage, que  fut  accomplie  l'œuvre  de  sang.  En 
1839,  lorsqu'on  exhuma  le  corps  de  l'évèque 
d'Acanthe,  il  était  sain,  entier,  exempt  de 
corruption.  Les  ossements  et  la  eangue  du 
martyr  se  trouvent,  avec  beaucoup  d'autres, 
à  la  chapelle  des  martyrs,  du  séminaire  des 
missions  étrangères. 

Jacques  Nàm,  un  vieillard  Antoine  Dich  et 
Michel  Mi,  son  gendre,  suivirent  de  près 
Mgr  liorie.  La  foule  leur  témoigna  les  sym- 
pathies les  plus  vives;  les  mandarins  durent 
prendre  des  précautions.  Paul  Mi,  Pierre 
Duong  et  Lierre  Truat,  catéchistes  dans  la 
force  de  l'âge,  avaient  été  arrêtés  avec  le  Père 
Cornay  ;   après  une   longue  détention  et  les 


'.  '.  I 


[STOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


plus  cruelles  souffrance  ils  furent  exécutés 
en  décembre  \ 838.  Paul  Khoan,  Pierre  Hieô 
el  Jean-Baptiste  Thanh,  un  vieux  prêtre  et 
deux  catéchistes,  arrêtés  en  1  s;is,  ne  furent 
martyrisés  qu'en  1840;  Minh-Mang  voulait 
(liio  ses  mandarine  eussent  ions  le  temps  né- 
aire  pour  énerver  les  confesseurs  el  les 
amener  ,';  fouler  la  croix.  Pierre  Thi  et  André 
Lac,  tous  deux  prêtres  âgés,  les  avaient  de- 
vancés de  quelques  mois  au  céleste  natalitium. 
Luc  Loan.  prêtre  octogénaire,  avait  été  saisi 
en  1840  par  un  mandarin  qoi  voulait  se  faire 
payer  cher  sa  restitution  ;  les  chrétiens  ne 
pouvant  fournir  la  forte  somme  exigée  par  ce 
misérable,  le  vieillard  fut  livré  aux  juges. 
Aux  sollicitations  d'apostasie,  il  eut  pu  ré- 
pondre comme  Polyearpe  :  «  Il  y  a  quatre- 
vingts  ans  que  je  sers  Jésus-Christ  :.je  n'ai  ja- 
mais reçu  de  lin  que  des  bienfaits,  comment 
pourrais-je  consentir  à  l'outrager?  »  On  le  re- 
conduisit en  prison,  où  il  faillit  mourir; 
l'humble  vieillard  ne  se  consolait  pas  que  la 
mort  put  lui  faire  éviter  le  glaive.  Dieu  lui 
rendit  la  santé  et  lui  donna  la  couronne  du 
martyre.  La  persécution  commençait  à  ins- 
pirer du  dégoût  même  à  ses  agents;  cepen- 
dant le  gouverneur  de  la  province  de  Nam- 
Dinh  fît  encore  arrêter  Joseph  Tghi,  curé  du 
district  ;  Paul  Ngàn,  son  vicaire  ;  et  plusieurs 
autres  personnes,  même  des  païens  :  c'était 
une  rafle.  On  dut  faire  un  triage;  cinq  per- 
sonnes sur  onze  furent  retenues  ;  elles  furent 
martyrisées  le  6  novembre  1X10.  Leurs  noms 
closent  la  liste  des  martyrs  du  Tonkin  occi- 
dental. 

La  persécution,  décrétée  en  1833  par  Minh- 
Mang,  n'avait  pas  sévi  au  Tonkin  oriental, 
avant  1838.  Un  prêtre  indigène,  Joseph  Yien, 
qui  évangélisait  la  province  du  Nord,  en- 
voyait à  cette  date  six  lettres  qui  furent  in- 
terceptées et  formèrent,  contre  les  destina- 
taires, une  indication  de  saisie.  Les  deux  pre- 
miers pris  furent  Ignace  Delgado  et  Dominique 
Hénarès.  évoques.  Delgado  était  né  en  1763,  à 
Villa-Félice,  en  Aragon;  il  était  au  Tonkin 
depuis  17D0  ;  élevé  à  la  dignité  épiscopale  en 
1794,  il  administrait,  depuis  plus  de  40  ans, 
les  chrétientés  tonkinoises,  lorsqu'il  fut  arrêté 
en  1838,  à  l'âge  de  75  ans.  La  prison,  les  in- 
terrogatoires réitérés,  les  privations,  les  tour- 
ments hâtèrent  la  mort  du  prélat  ;  le  roi  ne 
put  décapiter  que  son  cadavre.  Dominique 
Hénarès,  né  à  Vaëno  en  Andalousie,  apparte- 
nait, comme  Delgado,  à  l'Ordre  de  Saint-Do- 
minique et  était,  depuis  1800,  son  coadjuteur  ; 
il  l'ut  arrêté  un  peu  après,  avec  son  catéchiste 
François  Chieu.  Les  juges  multiplièrent  inu- 
tilement près  d'eux  les  longs  interrogatoires, 
les  questions  captieuses  et  les  tentations 
d'apostasie  ;  les  deux  confesseurs  furent  exé- 
cutés le  12  juin  1838.  Joseph  Fernandez  et 
Pierre  Tuan,  l'un  Espagnol,  l'autre  Tonkinois, 
tous  deux  prêtres,  recevaient,  à  Nam-Dinh, 
le  16  juillet  suivant,  la  couronne  du  martyre  ! 
Vincent  Yen,  dominicain,  était  un  vieillard 
que  son   juge  eut  voulu  arracher  à  la  mort; 


le  roi  ordonna  son   exécution.  Joseph   Uyêa, 
profée  du  tieis  ordre  de  Saint-Dominique,  ar- 
rêté, comme  tant  d'antres,  mourut  par  suite 
des   mauvais    traitements  et    du    Bang   qu'il 
perdit  par  la  bourbe  de  ses  blessures.  Bernard 
Due,  vieillard  de  83  ans,  saisi  d'un  saint  en- 
thonsiasme  à  la  vue  de  toai  ees  martyrs,  se 
dénonça  lui-même;  il  fallut  le  porter  au  lieu 
du  supplice;  il  fut  exécuté  le  1'    août  avec 
le   Père   H  an  h.    Joseph    Vieo,    l'auteur    des 
lettres  interceptées  qoi  avaient  déchaîné  eette 
persécution,  fut  dénoncé  par  un  chrétien  et 
mis  à  mort  le  21  août.  Le  Père  Pierre  Tu  et 
son   catéchiste    Dominique   l'y,   le    catéchiste 
François  Man,  François  Canh  du  tiers  ordre, 
les  fidèles  Thomas  Dé  et  Augustin  Moi  gémis- 
saient depuis  trois  mois  dans   les   prisons  ou 
plutôt   se  réjouissaient    de    souffrir    pour    le 
nom  de  Jésus  Christ.  Un  seul,  Moi,  fut  cruelle- 
ment traité;    tous    résistèrent  ;»ux    sollicita- 
tions ;  deux    furent   condamnés  à    mort,   les 
autres  à  l'exil  ;  le  roi   modifia  la  condamna- 
tion en  infligeant  à  tous  la  peine  de  mort;  ils 
la  subirent,  les  uns  en  septembre,  les  autres 
en  décembre  1838.  Dominique  Moi  fut  égale- 
ment  immolé,    mais    à    une    date    inconnue. 
Dominique  Huy,   Nicolas  Thé  et  Dominique 
Dal    étaient    des    soldats;    aux    injonctions 
d'apostasie,  ils  avaient  répondu  comme  saint 
Maurice  et  ses  compagnons  ;  le  mandarin  leur 
fit  prendre  un  narcotique  qui  les  rendit  fou  et 
en   obtint   facilement    un     acte    d'apostasie. 
Remis  en  liberté,  les  trois  soldats,  revenus  de 
leur  ivresse,  se  firent  de  nouveau   mettre  en 
prison  ;  le  mandarin  les  chassa  comme  fous  : 
il   avait  cru    valable  leur   folie    narcotique  ; 
il  rejeta  leur  retour  au  sens  chrétien.  Ces  trois 
braves  allèrent   alors  trouver  le  roi;  le  roi, 
furieux,  les  fit  mettre  à  mort.  Thomas  Du  et 
Dominique  Doan  étaient  deux  bons  prêtres  ; 
ils  eussent  pu  se  délivrer  avec   un  peu  d'ar- 
gent ;  ils  préférèrent  les  plus  horribles  tour- 
ments et    furent   décapités,    à  Nam-Dinh,  le 
26  novembre  1830.  Joseph  Hieu,  prêtre  tonki- 
nois, sommé  vingt-sept  fois  d'apostasier,  ré- 
pondit :  «  Je  suis  chrétien  ;  à  Dieu   ne  plaise 
que  je  me  souille  d'un  pareil  crime:  la  mort 
me  sera  douce,   pour  conserver  la   pureté  de 
ma  croyance.  »  On  le  mit  à  mort,  et  pour 
empêcher  les  chrétiens  de  recueillir  son  sang, 
les    bourreaux     en     firent    une    boue,    que 
d'ailleurs  les  chrétiens  recueillirent.  Thomas 
Toan,  catéchiste,  était  un  vieillard  de  74  ans, 
qui  avait  eu  le  malheur  d'apostasier  ;  il  ra- 
cheta cette  apostasie  par  la  plus  cruelle  ex- 
piation et  cueillit  enfin  la  palme  du  martyre. 
DominiqueTrach,religieuxde  l'Ordre  deSaint- 
Dominique,   clôt  cette  liste  du  Tonkin  occi- 
dental,  le   10    avril    1840.   A    l'invitation    de 
fouler  la  croix,  il  avait  répondu  :  «  C'est  là 
l'image  de  la  croix  sur  laquelle  est  mort  mon 
Sauveur  ;  c'est  l'emblème  de  la  foi  et  de  la  re- 
ligion que   vous  devez  tous  professer  ;  pour 
moi,  je  l'adore   et  j'aime  mieux  mourir  que 
de  profaner  un  seul  instant  ce  signe  vénérable 
de  ma  croyance  ». 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈMI 


143 


Si  nous  descendons  maintenant  en  Cochin- 
chine,  nous  aurons  à  compléter  notre  marty- 
rologe. Le  premier  missionnaire  <|ui  donne 
son  sang  esl  Isidore-François  Gagelin,  né  en 
1799  à  Montperenx,  diocèse  de  Besançon. 
Gagelin  était  arrivé  en  Cochinchine  en  1  ts  2 1  ; 
il  administrait  en  1833,  la  province  de  Quaog- 
Ngai.  Quand  parut  l'édit  de  persécution, 
cel  excellent  missionnaire  se  livra  lui-même, 
ne  pouvant  supposer  que  la  politique  anna- 
mite put  faire  la  guerre  ni  à  la  France,  ni  à 
l'Eglise.  Son  illusion  ne  dura  pas  longtemps  ; 
ii  fui  jeté  en  prison  et  y  resta  plusieurs  omis, 
réconforté  par  les  visites  des  Pères  Jaccardet 
Odorico.  Enfin,  il  fut  condamné  à  mort  et 
exécuté  le  17  octobre.  L'exécution  ne  troubla 
pas  la  paix  de  son  àme  ;  c'était  un  saint 
avant  qu'il  ne  reçut  la  couronne  du  martyr. 
Son  édifiante  vie  a  été  écrite  par  Mgr  Jac- 
quenet,  évêque  d'Amiens. 

Paul  13oi-L)uong  était  capitaine  des  gardes 
du  roi,  lorsqu'il  fut  arrêté  avec  six  autres 
soldats.  Paul  était  une  âme  d'élite,  sainte- 
ment avide  de  confesser  sa  foi,  qu'il  prêcha  à 
ses  juges  et  à  ses  bourreaux.  A  son  gré,  on  ne 
le  toui  mentait  pas  assez  et  quand  on  lui  par- 
lait d'apostasie,  il  s'étonnait  qu'on  osât  lui 
faire  une  si  vile  proposition.  Condamné  à 
mort,  il  devait  être  exécuté  sur  les  ruines 
d'une  église  ;  il  demanda  qu'on  lui  tranchât 
la  tète  à  la  place  de  l'autel.  André  Trông  était 
un  jeune  homme  de  17  ans,  une  sorte  de 
Tobie  annamite  ;  il  fut  décapité  le  28  novem- 
bre 1835. 

Joseph  Marchand,  compatriote  d'Isidore 
Gagelin,  était  né,  en  1803,  à  Passavant  et 
était  entré  en  mission  l'an  1830.  A  la  persécu- 
tion, il  ne  quitta  pas  son  poste  et  dut  se  ca- 
cher tantôt  dans  les  forêts,  tantôt  dans  des 
cavernes.  Une  rébellion  éclata  en  Cochin- 
chine; le  chef  des  rebelles  voulut  s'adjoindre 
le  Père  Marchand,  pour  accréditer  sa  révolte. 
Le  Père  refusa  d'entrer  dans  cette  conspira- 
tion, mais  dut  se  réfugier  à  Saigon,  ville  prise 
par  les  rebelles.  Quand  la  ville  fut  rendue, 
Marchand  tomba  au  pouvoir  de  Minh-Mang 
et  fut  condamné  à  mort.  Ce  qu'on  lui  fit 
souffrir  dépasse  toute  croyance.  On  lui  dépeça 
la  chair  des  jambes  alternativement  avec  des 
tenailles  froides  el  avec  des  tenailles  rougies 
au  feu.  Ln  le  conduisant  au  supplice,  les 
bourreaux  réitérèrent  ces  mômes  actes  de 
barbaries.  On  l'attache  sur  une  espèce  de 
croix  ;  deux  exécuteurs  lui  tranchent,  à  coups 
de  couteaux,   les  seins,  les  fesses  et  ce  qui 

s  tait  des  jambes.  .Marchand  meurt;  le 
bourreau  lui  coupe  la  tête.  Le  tronc  est  ensuiie 
coupé  à  coups  de  hache  en  long  et  en  large. 
Les  restes  sanglants  du  martyr  furent  jet' 
la  mer;  sa  tète  fut  promenée  dans  la  pro- 
vince. Mgr  Jaequenel  a  écrit  la  «de  et  les  actes 
du  mari   i  Joseph  Marchand. 

François  Jaccard,  né  en    1799  en   Savoie, 
lit  fait  ses  études  à  Chambéry  et  n'était 


parvenu  qu'en  1826  en  Cochinchine.  La  répu- 
tation de  son  savoir  le  lit  choisir,  par  le  roi, 
pour  son  traducteur  de  livres  européens  ;  à 
rciic  fonction,  Jaccard  joignaîl  naturellement 
tonte,  les  charges  de  la  mission.  Kn  1833,  il 

fut  arrêté  avec  le  Père  Odorico,  qui  succomba 
d'épuisement  L'année  suivante.  Détenu  dans 
une  pi  i  on,  relégué  dans  une  forteresse,  il 
(levait  continuer  de  traduire  et  continuait  de 
prêcher.  En  1838,  on  loi  adjoignil  Thomas 
Thien,  jeune  homme  d'un  eourage  à  toute 
épreuve.  I  ,es  interrogatoires  insolents,  Les 
coups  de  bâton  leur  furent  prodigués,  comme 
à  tant  d'autres.  Les  mandarins  les  condam- 
nèrent à  périr  par  le  glaive  ;  le  roi  commua 
la  peine  en  celle  de  la  strangulation.  Les  deux 
martyrs  confessèrent  Jésus-Lhrist  le  21  sep- 
tembre 1838. 

Antoine  Nam  était  le  premier  catéchiste  de 
tout  un  district;  il  exerçait  la  médecine.  Em- 
prisonné en  1838  avec  l'évêque  d'Acanthe,  il 
fut  réservé,  avec  Pierre  Tu.  |  our  périr  plus 
tard.  Les  violences  dont  il  fut  l'objet  firent 
éclater  son  courage.  On  le  condamna  à  mort, 
avec  sursis  d'exécution  jusqu'en  1840.  Le 
10  juillet,  lorsqu'il  arriva  au  lieu  où  avaient 
été  martyrisés  les  compagnons  de  Mgr  Borie, 
il  demanda  en  grâce  de  mourir  à  la  même 
place.  Le  mandarin  y  consentit  et  permit  à 
ses  proches  de  venir  lui  dire  l'adieu  suprême. 
Ses  enfants,  ses  petits  enfants,  ses  amis  se 
précipitent  vers  lui,  l'entourent,  se  jettent  à 
ses  pieds  et  les  arrosent  de  leurs  larmes  : 
«  Séchez  vos  pleurs,  dit-il,  réjouissez-vous  et 
prenez  part  à  mon  allégresse  ;  et  maintenant 
ne  me  saluez  plus  ;  gardez  la  paix  entre  vous, 
aimez-vous  les  uns  les  autres  et  glorifiez 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ».  Aussitôt  le 
mandarin  lui  ordonne  d'étendre  ses  bras  en 
forme  de  croix  :  «  C'est  ainsi,  répond-il,  que 
mon  Sauveur  fut  autrefois  attaché  sur  le  Cal- 
vaire ».  Quelques  minutes  après,  Nam  avait 
rejoint  la  phalange  des  martyrs. 

Simon  Hoai-Hoa  était  un  médecin  catho- 
lique; il  fut  arrêté,  le  15  avril,  avec  le  pro- 
vicaire de  la  Cochinchine.  Ce  provicaire  était 
Gilly-Joseph-Louis  de  la  Motte,  né  dans  le 
diocèse  de  Coutances  en  1799  et  arrivé  en  Co- 
chinchine en  1832.  Le  médecin  et  le  provi- 
caire furent,  après  les  interrogatoires,  horri- 
blement meurtris  et  déchirés  en  lambeaux. 
De  la  Motte  mourut  en  prison  le  10  octobre, 
des  suites  de  la  torture  ;  Simon  fut  longtemps 
sollicité  de  fouler  le  crucifix  :  «  J'obéirai  vo- 
lontiers au  roi,  dit-il,  en  souffrant  la  mort, 
jamais  en  abjurant  ma  foi  » .  Les  mandarins 
ne  pouvant  espérer  le  pervertir  le  livrèrent  au 
bourreau.  Simon  avait  soixante-cinq  ans  lors- 
qu'il mérita  la  double  couronne  de  la  vertu  et 
du  martyre  (1). 

Outre  ces  confesseurs  de  la  foi,  dont  nous 
venons  de  dresser  l'imposante  nomenclature, 
beaucoup  d'autres  périrent,  pour  l'amour  de 
Jésus-Christ,  dans  les  supplices  ou  par  suite 


'  !    I:  ma  eau,  Notice  sur  leurs  de  Dieu  mis  à  morl  pour  la  foi,  et  Vie  de  Mgr  Borie. 


4iï 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


de  mauvais  traitements,  les  uns  dans  leurs  de- 
meures, les  autres  on  prison  ou  en  exil.  Nous 
m-  les  nommons  pas  ici  parce  que  l'Eglise  ne 
les  a   pas  encore  déclarés  vénérables.    Leur 

avenir  d'ailleurs  et  l'héroïsme  de  ceux  que 
doit  béatifier  la  Sainte  Eglise,  surfirent  am- 
plement pour  montrer  que  l'Eglise,  dans  tous 
les  temps  et  chez  tous  les  peuples,  a  des  té- 
moins qui  se  font  égorger.  Chrétiens,  nous  de- 
vons être  les  émules  de  ces  héros,  et  si  notre 
vie  ne  nous  appelle  pas  à  verser  notre  san^r 
pour  la  foi,  du  moins  nos  vertus  doivent  être 
à  la  hauteur  d'un  si  heau  sacrifiée. 

En  proscrivant  les  Européens  et  en  tuant 
les  missionnaires.  Minh-Mang  commettait  une 
double  faute,  il  s'isolait  de  l'Occident  et  fer- 
mait à  ses  Etats  la  porte  de  la  civilisation.  De 
plus,  il  commettait  un  double  crime,  contre  la 
France,  dont  il  méconnaissait  le  protectorat, 
contre  l'Eglise,  dont  il  méconnaissait  la  mis- 
sion divine.  Kn  1841,  le  Néron  annamite 
mourut  d'une  chute  de  cheval.  Son  fils, 
Thieu-tri,  aussitôt  qu'il  eut  obtenu  l'investi- 
ture de  l'empereur  de  Chine,  par  peur  ou  par 
humanité,  se  moDtra  moins  violent  que  son 
père,  mais  persécuta  aussi  les  chrétiens.  Cinq 
missionnaires  français,  captifs  à  Hué,  furent 
délivrés  en  mars  1843,  par  l'intervention  du 
capitaine  Lévêque,  commandant  de  la  corvette 
V héroïne.  Ln  i843,  les  réclamations  du  contre- 
amiral  Cécille  firent  rendre  la  liberté  à  Mgr  Le- 
febvre,  évêque  d'Isauropolis.  Ce  prélat,  quelque 
temps  après,  rentrant  en  Cochinchine  avec  le 
Père  Duclos,  fut  pris  de  nouveau  à  l'entrée  de 
la  rivière  de  Saigon  :  Duclos  mourut  en  pri- 
son ;  Mgr  Lefebvre  revint  à  Sinsapour.  En 
1847,  dans  les  premiers  mois  de  l'année,  La- 
pierre  et  Rigault  de  Genouilly,  pour  traverser 
une  conspiration,  détruisirent,  dans  la  baie 
de  Touranne.la  flotte  annamite.  Pour  se  ven- 
ger, le  roi  publia  un  nouvel  édit  qui  condam- 
nait à  mort  tous  les  Européens;  on  revêtait 
des  mannequins  de  l'uniforme  français  et  le 
prince  les  faisait  fusiller.  Afin  de  mieux  mar- 
quer sa  rage,  il  brisait,  dans  son  palais,  tous 
les  objets  précieux  d'origine  française.  Thieu- 
tri  mourut  le  4  novembre  1847. 

Tu-Duc  succéda  à  Thien-tri.  C'était  un  tout 
jeune  homme  qu'on  croyait  doux;  l'empe- 
reur de  Chine  lui  donna  l'investiture.  Sous 
l'inspiration  des  grands  mandarins,  la  persé- 
cution contre  les  chrétiens  commença  aussitôt. 
Augustin  Schœfler  fut  décapité  le  1er  mai  1851  ; 
Jean-Louis  Bonnard,  le  1er  mai  1852.  Les  têtes 
des  missionnaires  étaient  à  prix,  pour  trois 
mille  francs;  ceux  qui  leur  donnaient  asile 
devaient  subir  la  peine  capitale.  Cet  état  de 
violences  qui  ne  faisaient  qu'augmenter  tous 
les  jours,  finit  par  attirer  l'attention  du  gou- 
vernement français.  Au  mois  de  septembre 
1856,  le  commandant  Lelieur  arriva,  porteur 
d'une  lettre  où  étaient  mentionnées  les  de- 
mandes du  gouvernement  français.  Après 
avoir  subi  des  avaries  de  toute  nature,  ce 
brave  officier  dut  recourir  aux  armes  ;  il  prit 
les   forts   qui    dominent  Touranne,  noya    les 


poudres  qui  étaient  en  dépôt  et  encloua 
soixante  canons.  Le  consul  général  de  Mon- 
tigny,  arrivé  plus  tard,  ne  put  rien  obtenir; 
il  rendit  toutefois  les  Annamites  responsables 

du  Ban  g  chrétien  qu'ils  pourraient  vi 

Apres  S'.n  départ,  les  Annamites  se  mo- 
quaient des  Français,  disant  qu'il»  aboyaient 
comme  des  chiens  et  fuyaient  connue  des 
chèvres.  La  persécution  contre  les  chrétiens 
redoubla  de  fureur.  Mgr  Joseph-Marie  Diaz, 
évêque  espagnol,  fut  décapité  le  20  juillet 
lx.')7  et  Mgr  Melchior-Garcia  Sampedro,  vi- 
caire apostolique  du  Tonkin  central,  subit 
avec  d'horribles  tortures  la  même  peine  au 
mois  d'août  1858.  Le  catéchiste  Van,  les 
prêtres  Tru,  Huong,  Dat  Khang,  lluan  et 
llien,  plus  un  grand  nombre  de  fidèles  furent 
victimes  de  la  haine  du  gouvernement  cochin- 
chinois.  Les  communautés  furent  dispersées, 
des  maisons  abattues,  les  collèges  fermés,  puis 
brûlés.  En  présence  de  ces  attentats,  les  forces 
espagnoles  et  françaises  furent  envoyées  pour 
les  punir.  Le  1er  septembre  1858,  le  vice-ami- 
ral Rigault  de  Genouilly  s'emparadeTouranne 
et  eut  le  tort  de  ne  pas  prendre  Hué,  seul 
moyen  de  finir  promptement  la  campagne. 
Le  17  février  1850,  l'armée  française  s'empara 
de  Saigon,  capitale  de  la  Basse  Cochinchine, 
ville  importante  pour  le  commerce.  On  aurait 
pu  agir  aussi  au  Tonkin,  pour  favoriser  la  dy- 
nastie des  Lée  qui,  depuis  longtemps,  agitait 
le  pays,  on  ne  sut  pas  ou  on  ne  voulut  pas 
profiter  des  circonstances.  En  18G0,  par  une 
faute  impardonnable,  on  évacuait  même  Tou- 
ranne, évacuation  qui  fit  espérer  à  Tu-Duc 
que  les  barbares  d'Occident,  à  l'esprit  léger, 
sans  suite  dans  les  dessins,  vaincus  par  l'in- 
clémence du  climat,  finiraient  par  retourner 
chez  eux.  Provisoirement,  ces  mouvement;" 
d'avance  et  de  recul  ne  firent  qu'aggraver  la 
persécution.  Plusieurs  missionnaires  furent 
mis  à  mort  :  Néron,  décapité  en  186'J  ;  Théo- 
phane  Vénard,  en  1861;  Mgr  llermosilla, 
Mgr  Berrio-Ochoa.  le  Père  Almato,  tous  les 
trois  également  décapités  le  ir  novembre 
18GI.  Au  milieu  des  incertitudes  de  la  poli- 
tique, Dieu  continuait  à  recruter  des  mar- 
tyrs. 

Une  nouvelle  campagne  était  entreprise 
contre  la  Chine.  Cependant,  la  petite  garnison 
de  Saigon  se  défendait  bravement  contre  les 
Cochinchinois.  Le  meilleur  général  de  Tu-Duc 
avait  construit  le  camp  de  Ki-hoa  et,  de  là, 
fatiguait  inutilement,  par  de  fréquentes  at- 
taques, les  troupes  franco-espagnoles.  La  paix 
signée  à  Pékin  en  1860,  l'amiral  Charnêr  or- 
ganise ses  forces  pour  châtier  le  gouverne- 
ment annamite.  Dans  les  journées  du  24  et 
du  25  février,  il  prend  avec  3  000  hommes  le 
camp  de  Ki-hoa,  défendu  par  20  000  hommes  ; 
le  12  avril,  il  s'empare  de  Mi-Tho  et  cède  le 
commandement  au  contre-amiral  Bonard.  Le 
15  décembre,  Bonard  enlève  la  citidelle  de 
Bien-Hoâ  et  se  rend  maître  d'un  matériel  con- 
sidérable. En  janvier  1862,  nos  soldats  ex- 
pulsent l'ennemi  de  Bà-Ria,  dernier  poste  for- 


L1VHE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


US 


tifié  du  côlé  de  Binh-Thuan.  Tu-Duc  avait 
parqué  dans  des  enclos  les  chrétiens  indi- 
gènes ;  quand  il  se  vit  battu  sans  possibilité 
de  reprendre  offensive,  il  mit  le  feu  aux  re- 
traites des  chrétiens  ei  en  fit  périr  un  nombre 
considérable.  Barbarie  inutile  I  les  Français, 
maîtres  de  trois  provinces,  voyaient  se  former 
au  sud-ouest  de  Saigon  un  centre  de  résis- 
tance. Bonard  attaqua  le  25  mai  et  prit  le 
lendemain  la  citadelle  de  Vinh-Long.  Enfin  le 
5  juin  1862  fut  conclu  avec  la  France  un  traité 
qui  lui  cédait  les  trois  provinces  de  Saïgon, 
Bien-boa  et  Mi-Tho  ;  concédait  l'ouverture  de 
trois  poils  et  stipulait  une  indemnité  de 
20  0(10  000. 

L'amiral  La  Grandière,  par  sa  persévérance, 
son  esprit  d'ordre  et  d'économie  lit  accepter, 
à  Paris,  la  Cochinchine  comme  colonie  à  con- 
server. Après  lui,  le  contre-amiral  Boze,  le 
contre-amiral  Obier,  le  général  Faron,  les 
contre-amiraux  Cornulier-Lucinières  et  Dupré 
s'appliquèrent  à  organiser  la  colonie  et  à  la 
défendre  contre  la  révolte.  L'agitation  dura 
longtemps  ;  elle  tenait  à  des  causes  locales  et 
à  ce  sentiment  profond  qui  fait  regarder,  à 
un  peuple,  comme  le  mal  suprême,  la  perte  de 
son  indépendance.  Ce  pays,  couvert  en  grande 
partie  de  bois  et  de  broussailles,  traversé  par 
des  rivières  considérables,  coupé  en  tous  sens 
par  une  multitude  d'arroyos,  est  la  terre  pro- 
mise de  la  piraterie  et  du  brigandage.  Près  de 
ce  peuple  sans  foi  et  sans  bonne  foi,  le  traité 
de  1802  était  devenu  lettre  morte.  L'explora- 
teur Dupuis,  qui  avait  découvert  le  Fleuve 
Rouge,  comme  moyen  de  communication 
avec  les  provinces  méridionales  de  la  Chine, 
ne  put  s'entendre  avec  les  grands  mandarins 
de  Ha-noi.  Le  lieutenant  Oarnier,  pour  se  ga- 
rantir contre  leur  fourberie,  prit,  sans  eoup 
férir,  les  chefs-lieux  des  trois  ou  quatre  pro- 
vinces circonvoisines,  et,  pour  assurer  sa  sé- 
curité, prit  la  citadelle  de  Ké-cho.  Les  chré- 
tiens, confiants  dans  sa  fortune,  s'offrirent 
comme  auxiliaires.  Malheureusement,  l'intré- 
pide Garnier  fut  tué  dans  une  sortie  ;  le  lieu- 
tenant Philastre  restitua  ce  qu'il  avait  enlevé 
à  l'ennemi  ;  et  les  malheureux  indigènes,  vic- 
times de  leur  confiance  en  nous,  furent  livrés 
à  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile.  En- 
fin, le  15  mars  1874,  fut  conclu  un  traité  so- 
lennel. Ce  traité  plaçait  l'Annam  6ous  la  pro- 
tection de  la  France;  la  liberté  était  donnée 
aux  chrétiens  et  aux  missionnaires;  trois 
ports  et  le  fleuve  du  Tonkin  étaient  ouverts 
au  commerce  de  l'Europe.  Celte  ère  de  persé- 
cution se  couronnait  par  un  traité  qui  ouvrait 
tous  les  horizons  de  l'espérance  (1). 

En  Chine,  depuis  1840,  le  développement 
des  missions  avait  été  aussi  rapide  qu'en  An- 
nam,  et  les  persécutions,  quoique  moins  vio- 
lentes, y  avaient  fait  plus  d'un  martyr.  La 
mission  du  Su-lchuen  perdit,  en  1840,  la  pro- 
vince du  Yn-Nan,  et,  en  1846,  celle  du  Kouy- 
Tcheou,  qui  formèrent  deux  vicariats  aposto- 


liques ;  en  1860,  elle  fui  elle-  même  divi  ée  en 
huis,  sous  les  dénominations  de  Satchuen 
oriental,  occidental  et  méridional.  Les  <Ic\ik 
provinces  du  Kouang-Tong  el  du  Kouang-Si, 
Pormèrent,  en  1856,  une  préfecture  sou-  la  di 
rection  de  Mgr  Guillemin  ;  le  Kouang-Si  fut 
séparé  en  1878  et  confié  à  Mgr  Foucard.  La 

Corée   fut   donnée   à    la  société     des    missions 

étrangères  en  1831  ,  la  Mandchourie  en  \x'AH, 
le  Japon  en  1843,  le  Thibet  en  1846.  Pour  pé- 
nétrer dans  ces  immenses  contrées,  confee 
et  prêcher,  le  missionnaire  devait  surmonter 
bien  des  obstacles,  braver  bien  des  périls,  dé- 
ployer une  vigilance  de  tous  les  instants.  Par- 
fois la  vigilance  de  la  haine  surpassait  celle 
de  l'amour;  les  prêtres  payaient  de  leur  tête 
l'honneur  d'enseigner  le  nom  de  Jésus-Christ. 
En  Corée,  Mgr  Imbert  écrivait  à  se3  deux 
missionnaires,  Mauban  el  Chastan  :  «  Dans 
les  cas  extrêmes  le  bon  pasteur  donne  sa  vie 
pour  ses  brebis;  si  donc  vous  n'êtes  pas  en- 
core partis,  venez  avec  le  préfet  Sou-Kié- 
lluong,  chargé  de  nous  arrêter,  mais  qu'au- 
cun chrétien  ne  vous  suive  ».  Le  21  septembre 
1839,  tous  les  trois  obtenaient  la  couronne  du 
martyre.  En  Mandchourie,  le  Père  de  la  Bru- 
nière  était  assassiné  en  1846  ;  Joseph  Bict,  de 
Langres,  noyé  en  1855.  Au  Thibet,  Krick  et 
Bourry  tombaient,  en  1854,  sous  le  couteau 
des  sauvages  michemis,  pendant  que  le  Père 
Henou  était  ramené  jusqu'à  Canton.  Le  Japon 
continuait  à  fermer  ses  portes  ;  Mgr  Forcade 
en  était  réduit  à  se  cacher,  avec  l'abbé  Manon, 
dans  les  îles  Liéon-Kiéou.  Le  24  février  1856, 
le  Père  Chapdelaine  était  arrêté  au  Kouang-Si. 
Au  soldat,  qui  lui  ordonnait  de  le  suivre  : 
«  J'achève  ma  prière,  répondit-il  doucement  ; 
va  dire  à  ton  maître  que  dans  un  moment  je 
suis  à  lui  ».  Cinq  jours  après  il  était  décapité. 
Ce  n'était  pas  seulement  aux  missionnaires 
que  l'on  s'attaquait  ;  les  prêtres  indigènes,  les 
catéchistes,  les  religieux,  les  simples  chrétiens 
avaient  à  supporter  les  mêmes  combats,  à  su- 
bir les  mêmes  épreuves.  De  1830  à  1860,  plus 
de  80  000  chrétiens  furent  emprisonnés,  exilés 
ou  mis  à  mort. 

Mais  lorsque  l'Empereur  de  Chine,  les  sou- 
verains du  Japon,  les  suzerains  de  la  Corée  et 
de  l'Annam  eurent  proscrit  le  catholicisme, 
Dieu  se  souvint  de  ses  serviteurs.  En  1857,  la 
France  et  l'Espagne  s'étaient  unis  pour  prendre 
Touranne  et  retenir  Saigon  ;  en  1858  et  1800, 
la  France  et  l'Angleterre  marchèrent  contre 
la  Chine.  Le  général  Cousin-Montauban  battit 
les  Chinois  à  Palikao,  prit  Pékin,  brûla  le 
Palais  d'été  du  Fils  du  Ciel  et  dicta,  à  la  Chine 
vaincue,  un  traité  de  paix.  Le  négociateur  pour 
la  France  avait  oublié,  dans  son  protocole,  les 
missionnaires;  c'est  Mgr  Anouilh  qui  fit  in- 
sérer la  clause  protectrice  de  l'Evangile.  En 
vertu  du  traité  de  Pékin,  les  missionnaires 
obtinrent  la  liberté;  les  gouvernements  de 
l'Extrême-Orient  la  promirent.  Mais  s'il  y  a  un 
pays  où  promettre  et  tenir  sont  deux,  c'est  là. 


(1)  Bouillevaux,  L'Annam  et  le  Cambodge,  p.  409.etsea. 


410 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Les  résultats  du  traité  de  Pékin  Furent 
d'abord  très  importants  :  dès  lors,  les  repré- 
sentante des  puissances  européennes  eurent 
le  droit  de  résider  dans  le  sanctuaire  même 
del'empire;  les  missionnaires  purent  voyag 
Librement  dans  le.s  provinces,  y  prêcher  pu- 
bliquement, traiter  avec  les  mandarins,  re- 
courir à  i'ux  dans  lus  affaires  concernant  la 
religion,  acheter  des  terrains,  construire 
églises,  en  un  mot  jouir  d'une  assez  grande 
li  ixi  té.  Ce  Furent  surtout  Ses  provinces  de  l'in- 
térieur qui  gagnèrent  à  ce  changement  :  au 
Kouéyg-tcheou,les  conversionsétaient  si  nom- 
breuses que  Fevèque,  Mgr  Faurie,  déclarait 
n'y  pouvoir  suflire  ;  au  Petché-Ly,  Mgr 
Anouilh  obtenait  la  résidence  impériale  de 
Tchîng-tin-fou,  pour  y  établir  séminaire, 
église,  orphelinat,  écoles  ;  à  Canton,  Mgr 
Guillemin  construisait  une  vaste  église  Bur  les 
ruines  du  prétoire  du  vice-roi  ;  les  villes  de 
Shang  llaï,.\iogpo,  Pékin  voyaient  des  églises 
s'élever  dans  leurs  murs.  Partout  on  construi- 
sait des  chapelles  ou  des  résidences. 

Au  milieu  de  ses  succès,  le  gouvernement 
chinois  et  ses  sujets  travaillaient  à  rendre 
vaines  les  stipulations  des  traités.  Des  pam- 
phlets ameutaient  les  passions  populaires  ;  des 
avis  confidentiels  dirigeaient  les  manlarins 
pour  provoquer  les  foules  et  amnistier  les 
criminels.  La  persécution  recommença  en  1N02, 
au  Kouéyg  Tcheou.  Le  17  février,  le  général 
'lien  lit  égorger  quatre  néophites  et  un  mis- 
sionnaire  français,  le  Père  Néel. 

La  même  année,  l'empereur  Hien-Foug, 
celui-là  même  qui  s'était  enfui  lâchement  de 
Pékin,  à  l'arrivée  des  troupes  anglo-fran- 
çaises, mourait  de  chagrin  et  de  débauche  ; 
son  fils  Tong-tché  lui  succéda,  le  prince  Kong 
et  les  deux  impératrices,  l'épouse  légitime 
du  défunt  et  la  mère  du  nouvel  empereur,  fu- 
rent chargés  de  la  régence.  Trois  ans  plus 
tard,  une  nouvelle  persécution  s'élevait  dans 
la  province  du  Su-tchuen  ;  un  missionnaire 
français,  le  Père  Mabileau,  fut  mis  à  mort 
dans  la  ville  de  Yeou-iang;  son  procès  porte 
qu'il  reçut  de  la  part  des  forcenés,  soudoyés 
par  les  mandarins,  240  blessures. 

Le  2  janvier  1809,  le  l'ère  Higaut  était  mas- 
sacré dans  la  même  ville  avec  42  chrétiens, 
dont  deux  enfants  et  trois  femmes.  Puis  on 
pilla  et  incendia  l'église,  la  résidence,  le 
catécbuménat.  De  là, les  meurtriers,  au  nombre 
de  quelques  centaines,  se  répandirent  dans  la 
campagne,  tuèrent  environ  o0  chrétiens,  dé- 
truisirent les  chapelles.  Pour  tant  de  crimes, 
il  n'y  eut  que  deux  condamnations  dont  l'une 
avait  une  autre  cause.  Les  mandarins,  insti- 
gateurs de  ces  attentats,  trouvaient  aisément 
des    prétextes  pour  innocenter  leurs  auteurs. 

Quelque  temps  après  un  Français  mourait  au 
Kouéy-Tcheou  des  suites  de  ses  blessures. Ln- 
lin  le  21  juin  1870,  deux  prêtres,  dix  sieurs 
de  charité,  le  consul  de  France  Fonlanier,  son 


il,  Les  mitsioyis  catholiques,  année  J8G8, 
passim. 


18G. 


chancelier  Simon,  nn  interprète  et  bq  femme, 
un  commerçant  et  .- 1  femme,  trois  russes,  en 
tout  21  victimes,  étaient  massacrés  à  Tientsin  ! 
En  IhT.'f,  le  Père  Rue  recevait  encore  la  cou- 
ronne du  martyre,  a  En  présena  .  9 faits, 
dit  un  missionnaire,  n'est-il  pas  permis  de 
dire  (pie  les  Chinois  méconnaissent  la  foi  des 
traités  et  qu'il  esl  nécessaire  de  faire  contre 
eux  des  expéditions  périodiques,  comme  les 
coupes  réglées  dans  les  forêts  ?  N'est-il  i 
aussi  permis  de  conclure  que  la  religion  n'a 
jamais  joui,  en  Chine,  d'une  complète  liberté 
et  que,  si  les  concessions  n'y  sont  pas  plus 
nombreuses,  si  l'immense  Blet  dont,  pour  ainsi 
dire,  chaque  maille  est  occupée  par  un  mis- 
sionnaire ne  produit  pas  une  pèche  plus  abon- 
dante, cela  tient  à  ce  manque  de  vraie  liberté, 
ù  l'opposition  continuelle  des  mandarins  qui 
jouent  un  double  rôle.  Obligés  officie, i,  ment 
de  proléger  les  chrétiens  d'après  les  traités,  ils 
donnent  secrètement  des  ordres  pour  les  mo- 
lester ;  ils  voient,  dans  les  missionnaires,  des 
explorateurs,  des  agents  secrets,  ne  peuvent 
comprendre  que  des  hommes  se  dévouent  par 
un  intérêt  pure  ment  religieux,  soupçonnent  bon 
gré  mal  gré  une  cause  politique  et  se  hâtent 
de  dénoncer  les  traités, dès  que  l'occasion  leur 
semble  favorable,  comme  celle  des  derniers 
malheurs  de  la  France  (1).  » 

De  la  Chine,  nous  passons  à  la  presqu'ile  de 
Corée,  peuplée  de  dix  millions  d'habitants. 
Son  histoire  est  un  long  martyrologe.  Depuis 
la  première  apparition  des  missionnaires  à 
la  lin  du  \\T  siècle,  jusqu'au  martyre  de 
Mgr  Imbcrt  et  des  20(J  chrétiens  qui  mouru- 
rent avec  lui,  il  n'y  a  guère  qu'à  compter  des 
victimes,  la  plupart  indigènes,  dont  la  liste 
serait  trop  longue  à  rapporter  ici  (2).  Après 
le  martyre  de  Mgr  Imbert,  il  y  eut,  en  18'tO, 
une  nouvelle  persécution  ;  André  Kim, 
Charles  llieu  et  quatre  femmes  scellèrent  la 
foi  de  leur  sang.  Cependant  la  guerre  de 
l'opium  en  1842  avait  fait  brèche  aux  fron- 
tières de  la  Chine  et  ouvert  cinq  ports  au 
commerce.  La  Propagande  voulut  faire  servir, 
aux  intérêts  de  la  religion,  les  conquêtes  eflec  • 
tuées  dans  un  autre  but.  Des  missionnaires 
furent  envoyés  avec  .  ordre  de  pénétrer  en 
Corée.  Joseph  Ferréol,  né  en  1808,  au  diocèse 
d'Avignon  ;  Ambroise  Maislre,  né  la  même 
année  en  Savoie;  Antoine  Daveluy,  né  à  Amiens 
en  1818,  furent  les  principaux  membres  de 
cette  caravane.  Maistre  fut  dix  ans  avant  de 
pouvoir  pénétrer  en  Corée.  Mer  Ferréol,  de- 
venu vicaire  apostolique,  mourut  de  fatigue 
après  dix  ans  d'apostolat  ;  c'est  le  sort  ordi- 
naire des  missionnaires  en  ce  pays  :  les  mis- 
sionnaires Janson,  Maistre,  Joanno,  Landre 
le  partagèrent  avec  l'évèque.  De  nouvelles 
recrues  vinrent  prendre  la  place  des  soldats 
tombés  au  champ  d'honneur  :  le  principal  fut 
MgrBerneux.  Simon-François  Berneux  était  né 
en  1814,  à  Chàleau-du-Loir,  diocèse  du  Mans. 

-  (2)  Ch.  Dallet,  Hist.  de  l'Eglise  de   Corée,  t.  I, 


LIVIU\  QUATRE-VINGT  QUATORZIEME 


Ml 


An  terme  de  ses  études,  il  avait  été  précepteur, 
puis  professeur  de  philosophie.  Entre  en  1839 
;iu\  missions  étrangères,  il  lui  envoyé  au 
Tonkin  cl  jeté  dans  la  prison  tic  Thieu-tri. 
Délivré  par  le  l 'om mandant  Lévêque,  il  étail 
ramené  de  force  en  France,  lorsqu'il  obtint,  à 
force  d'instance,  de  revenir  dans  les  missions. 
Missionnaire  pendant  dix  ans  au  Leao-long, 
il  était  coadjuteur  de  Mgr  Vérolles,  Lorsque 

Pie   IX   le   nomma    vit  aire    apostolique  de    la 

Corée.  En  1856,  il  entrait  dans  sa  nouvelle 
mis-ion  avec  Alexandre  Petitnicolas,  né  en 
1828,  à  Coinches,  diocèse  de  Saint-Dié,  et 
Antoine  Pourthie,  né  en  1830  à  Valence-en- 
Albigeoie.  Pour  se  mettre  en  garde  contre  Jes 

ails  de  la  persécution,  il  sacrait,  comme 
coadjuteur,  Mgr  Daveluy,  évèquc  d  Acônes. 
Le  Père  Féron  rejoignait  inopinément  ces  bons 
ouvriers  du  Seigneur.  En  lSuO,  les  Pères  liidel 
et  Calais  venaieiil  grossir  la  petite  phalange  ; 
un  peu  plus  tard,  arrivait  le  Père  Au  maître. 
En  1865,  celte  légion  de  futurs  martyrs  se 
complétait  par  l'arrivée  de  Just  Banfer  de 
Brétenières,  né  à  Chalon-sur-Saône  en  1838, 
de  Louis  Beaulieu,  né  à  Lan  go  n  au  diocèse  île 
Bordeaux,  Henri  Dorie,  né  a  Saint-Hilaire  de 
Talmont,  au  diocèsede  Luçon,  et  de  Martin-Luc 
Huis,  à  Cuyonvelle,  au  diocèse  de  Langres.  La 
mission  de  Corée  paraissait  constituée  cette 
fois  pour  longtemps. 

Dieu  devait  en  disposer  autrement.  Les 
missionnaires  de  Corée  vaquaient  à  leurs  pé- 
nibles fonctions,  administraient  leur  districts 
respectifs,  s'épuisaient  par  l'inclémence  de 
climat,  l'insuffisance  de  la  nourriture  et 
l'excès  de  travaux,  lorsque  mourut  le  roi 
Tchiel-tsong,  jeune  encore,  mais  épuisé  de 
débauche.  La  reine  Tcho  s'empara  du  sceau 
royal  et  nomma  roi  Miong-pok-i  en  1864..0n 
ne  savait  trop  ce  qu'il  fallait  attendre  du  nou- 
veau régime  :  les  uns  espéraient  ;  d  autres, 
plus  perspicaces,  concevaient  des  craintes.  Le 
roi  et  son  père  étaient  des  hommes  violents  ; 
ils  commencèrent  cependant  par  dissimuler. 
En  1866,  les  chrétiens  Xavier  et  Jean  furent 
étranglés  dans  leurs  prisons.  Les  Russes  ap- 
prochaient des  frontières  de  Corée,  de  nobles 
Coréens  conseillaient  l'alliance  avec  la  France 
et  proposaient  la  liberté  de  la  religion  catho- 
lique. Le  régent  parlait  d'avoir  une  entrevue 
avec  .Mgr  Berneux  pour  négocier.  Les  mi- 
nistres s'y  opposèrent  et  firent  prévaloir  le 
principe  de  haine  aux  Européens.  Mgr  Ber- 
neux  lut  arrêté  ;  avec  lui,  quelques  jours  après, 

Pères  de  Brélenières,  Beaulieu  et  Dorie. 
Devant  les  juge-,  ils  expliquèrent  pourquoi 
ils  étaient  venu-  en  Corée'  et  leur  ferme  réso- 
lution de  mourir  [joui-  Dieu.  On  fit  subir  à 
l'évéque,  entre  autres  tortures,  la  bastonnade 
sur  les  jambes  et  la  poncture  des  hâtons  sur 
tout  le  cor|>-,  principalement  sur  les  côtes. 
Les  os  des  jambes  huent  aussitôt  dégarnis  de 

or  ;  le  reste,  du  corps  n'était  qu'une  plaie. 

-  d'enduire  ces  plaies 

horribles  de  papier  huilé,  afin  de  réserver  Je 
patient  pour   le  dernier  supplice.  Tous  lurent 


condamnés  à  mort  et  exécutés  le  8  mars,  à 
Sai-Namto.  Dès  le  matin,  une  foule  énorme 
s'était  rassemblée  à  la  porte  de  la  prison.  Les 
uns  regardaient  curieusemenl  ;  d'autres  pro- 
féraient des  insultes,  a  Ne  riez  pan  el  ne  vous 
moquez  pas,  dit  Mgr  Berneux;   voua  devriez 

plutôt    pleurer.  .Nous  étions  venu      pour   vous 

procurer  le  bonheur  éternel,  et  maintenant, 
qui  vous  montrera  le  chemin  du  ciel?  Oh! 

que  VOUS  êtes  à  plaindre!  »  Les  confe-scurs 
lurent   placés   sur  une  longue   chaise  en  hois, 

portée  par  deux  hommes.  Les  jambes  allon- 
gées et  les  bras  étendus  étaient  liés  solide- 
ment à  la  chaise  ;  la  tête,  légèrement  ren- 
versée, était  lixée  par  les  cheveux.  Au-dessus, 
une  inscription  les  disait  rebelles,  désobéis- 
sants, condamnés  à  mort,  après  avoir  suhi 
divers  supplices.  On  les  conduisit  sur  une 
grande  plage,  le  long  du  fleuve.  On  dépose 
les  victimes  à  lerre,  au  pied  d'un  grand  mat 
sur  lequel  Hotte  un  étendard  blanc,  puis  on 
les  détache  de  leurs  chaises  cl  on  les  dépouille 
de  leurs  vêtements,  excepté  un  caleçon. 
Mgr  Berneux  est  appelé  le  premier.  Ses  bras 
sont  liés  fortement  derrière  le  dos  ;  un  bour- 
reau replie  l'une  contre  l'autre  les  deux  extré- 
mités de  chaque  oreille  et  les  traverse  de 
haut  en  bas  avec  uno  flèche.  Deux  autres 
bourreaux  aspergent  d'eau  le  visage  et  le  sau- 
poudrent de  chaux  vive,;  puis,  passant  deux 
morceaux  de  bois  sous  les  bras,  soulèvent 
l'évéque  et  le  montrent  aux  spectateurs  en  lui 
faisant  faire  huit  fois  le  tour  de  la  place,  rétré- 
cissant chaque  fois  le  cercle,  de  manière  qu'au 
huitième  tour,  ils  se  trouvent  au  milieu  du 
terrain.  Le  prélat  est  alors  placé  à  genoux, 
la  tète  inclinée  en  avant,  retenue  par  les  che- 
veux lies  à  une  corde  que  tient  un  soldat.  Six 
bourreaux  exécutent,  autour  de  la  victime, 
une  danse  sauvage,  poussent  des  cris  hor- 
rihles,  brandissent  leurs  sabres  et  frappent 
comme  ils  peuvent.  Au  troisième  coup,  la 
tête  tombe.  On  la  ramasse  et  la  place  sur  une 
table  entre  deux  bâtonnets  et  on  la  porte  au 
mandarin  pour  qu'il  puisse  constater  l'iden- 
tité de  la  personne.  On  répéta  trois  fois  les 
mêmes  cérémonies  pour  les  Pères  brélenières, 
Beaulieu  el  Dorie. Les  corps  restèrent  exposés 
trois  jours  entiers  ;  «après  quoi  h  s  païens  de 
Sai-Namlo  les  enterrèrent  dans  une  même 
fosse.  Six  mois  plus  tard  les  corps  des  inar- 
Lyrs  devaient  recevoir  la  sépulture  chré- 
tienne. 

Au  même  moment,  Jean  Nam  et  Thomas 
Hong  étaient  exécutés  à  Nei-Ko-ri.  Pierre 
Tsong  et  son  associé  imprimeur,  Joseph  Im, 
sai-is  un  peu  plus  lard,  étaient  décapités. 
Mathieu  Ni,  sans  partager  leur  supplice,  par- 
tagea leur  martyre.  Le  jour  même  de  l'exécu- 
tion de  Mgr  berneux  et  de  ses  compagnons, 
martyrs,  étaient  arrêtés  ensemble,  au  sémi- 
naire de  Pai-rong,  les  Pères  Pourihié  et 
Petitnicolas.  A  leur  arrivée  dans  la  capitale 
ils  lurent  soumis,  comme  les  autres  mission- 
naires, aux  mêmes  interrogatoires  et  aux 
mêmes  tortures.  Pourthie, malade,  ne  pouvait 


rOIKE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


qu'à  peine  parler;  Pelitnicolas  porta  la  parole 
devant  les  juges,  avec  l'intrépidité  que  donne 
le  mépris  de  la  mort;  pour  l'en  punir, 
juges  doublèrent  en  sa  faveur  les  loriures. 
Leur  exécution  eut  lieu  le  11  mars  ;  'a  tôle  de 
Pourthié  tomba  au  premier  coup;  celle  de 
l't  litnicolas,  au  troisième  seulement.  Marc 
Tien  et  Alexis  On  partagèrent,  avec  eux,  la 
couronne  du  martyre. 

I.e  il  mars,  Mgr  Daveluy  fut  arrêté;  !<• 
lendemain,  le  l'ère  Thuis  se  livra,  sur  l'ordre 
de  son  évêque  ;  quelques  jours  après  le  Père 
Aumaître,  sur  un  ordre  semblable,  se  livra 
également.  On  ne  lia  point  les  confesseurs 
pour  les  conduire  à  la  capitale  ;  une  corde 
rouge,  au  lieu  de  les  lier  comme  grands  cri- 
minels, était  simplement  passée  sur  leurs 
épaules;  un  bonnet  à  larges  bords  couvrait 
leur  tête.  Au  grand  étonnement  des  païens 
accourus  pour  les  voir  passer,  la  joie  éclatait 
sur  leurs  visages.  On  n'a  aucun  détail  sur 
leurs  interrogatoires  et  leurs  tortures  ;  on  sait 
seulement  que  Mgr  Daveluy,  très  fort  sur  la 
langue  coréenne,  fit  de  fréquentes  et  solides 
apologies  de  la  religion  chrétienne.  La  con- 
damnation à  mort  ne  fut  pas  exécutée  immé- 
diatement parce  que  le  roi  était  malade  et  de- 
vait bientôt  se  marier.  L'exécution  n'eut  lieu 
que  le  vendredi  saint,  à  25  lieues  de  Séoul. 
On  avait  adjoint  aux  trois  missionnaires,  Ni- 
colas Fong,  serviteur  de  Mgr  Daveluy,  et 
Joseph  Nak-Sio,  catéchiste.  Les  cinq  martyrs 
lurent  conduits  à  Sou-rieng,  à  cheval.  Au  der- 
nier moment,  le  mandarin  exigea  que  Mgr  Da- 
veluy vînt  le  saluer  à  la  manière  basse  des 
Orientaux  ;  l'évêque  refusa  et  se  borna  au 
salut  français.  L'évêque  d'Acônes  fut  dé- 
capité le  premier.  Le  prix  d'exécution  n'avait 
pas  été  réglé  avec  les  bourreaux.  Après  avoir 
frappé  un  premier  coup,  qui  fit  une  plaie  mor- 
telle, le  bourreau  refusa  de  continuer,  si  l'on 
ne  fixait  son  salaire.  Le  marché  fut  long  ; 
après  quoi,  deux  nouveaux  coups  de  sabre 
abattirent  la  tête  de  l'évêque.  Aumaitre,  Huin 
et  les  deux  Coréens  furent  décapités  pareille- 
ment. Les  corps  restèrent  exposés  trois  jours  : 
ni  les  chiens,  ni  les  corbeaux  n'y  touchèrent; 
les  païens  les  ensevelirent  dans  le  sable  au  lieu 
de  l'exécution.  En  septembre  1866,  on  appre- 
nait, au  séminaire  de  Meudon,  que  neuf  con- 
frères venaient  de  recevoir  le  martyre.  Une 
illumination  fut  improvisée  sur  les  grands 
érables  qui  protègent  la  statue  de  la  sainte 
Vierge.  Les  élèves  chantèrent  le  Te  Deum  ; 
c'était  un  chant  de  circonstance:  Te  martyrum 
candidatus  laudat  exercitus  ! 

Le  15  février,  la  plupart  des  missionnaires 
comptaient  encore  sur  l'octroi  prochain  de 
la  liberté  religieuse  ;  à  la  fin  de  mars,  la  chré- 
tienté était  noyée  dans  le  sang  de  ses  pasteurs 
et  de  ses  fidèles.  Il  ne  restait  plus  que  trois  mis- 
sionnaires, les  Pères  Calais,  Féron  et  Hidel. 
L'un  fut  envoyé  en  Chine  ;  peu  après  les  deux 
autres  quittèrent  ce  pays  qui  tuait  ses  pro- 
phètes. Une  expédition  française  qui  vint  en 
vue  de  Séoul,   sous  la   direction  du   contre- 


amiral  Itose,  re-la  sans  autre  effet  que  d'irri- 
ter les  barbares  Coréens  el  rendre  pire  le  sort 
des  convertis.  Les  chrétiens  Boni  proscrits  en 
masse,  comme  rebelles,  traîtres  à  leur 
pays  et  partisans  des  étrangers,  leurs  biens 
sont  confisqués;  leurs  familles  sont  disper- 
sées ;  les  chrétientés  tombent  en  ruines. 
En  1870,  on  estimait  a  10 000  le  nombre  des 
chrétiens  égorgés  en  Corée.  Le  régent  t'-nait 
sa  parole;  il  voulait  anéantir  tout  \  du 

christianisme.  Mais  il  y  a  un  DieU  au  ciel, 
vivant  toujours  et  toujours  interpellant  pour 
l'humanité  rachetée;  et  il  y  a  un  Pape  à 
Home  qui  ne  se  lasse  pas  d'envoyer  des  mis- 
si-onnaires.  Ce  sang  à  répandre,  c'est  une  se- 
mence ;  ces  tombes  sont  des  berceaux  ;  des 
autels  s'élèveront  bientôt  pour  recueillir  ces 
ossements  des  martyrs. 

Au  Japon,  l'histoire  de  la  mission  se  ra- 
mène à  une  vie  d'évéque.  Hernard-Taddée 
Petitjean,  né  à  Blanzy,  en  18^'J,  avait  été  suc- 
cessivement professeur,  curé  et  aumônier, 
lorsqu'il  se  décida,  en  1839,  à  partir  pour  les 
missions.  A  son  arrivée  à  Hong-Kong,  il  fut 
envoyé  aux  îles  Lieou-Kieou,  près  du  Père 
Furet,  après  le  départ  pour  le  Japon  des 
Pères  Girard,  Monicou,  Mermel.  Le  Japon 
était  fermé  depuis  longtemps;  il  ne  s'ouvrait 
qu'aux  Hollandais  pour  le  commerce,  encore 
ces  protestants,  avant  d'être  a<lmis  au  négoce, 
devaient  fouler  aux  pieds  la  croix.  En  1854, 
il  avait  signé  un  traité  avec  les  Etats-Unis  ; 
en  1858,  avec  la  France.  L'art.  4  de  ce  der- 
nier traité  est  ainsi  conçu  :  «  Les  sujets  fran- 
çais au  Japon  auront  le  droit  d'exercer  leur 
religion,  et,  à  cet  effet,  ils  pourront  élever, 
dans  le  terrain  destiné  à  leur  résidence,  les 
édifices  convenables  à  leur  culte,  comme 
églises,  chapelles,  cimetières,  etc.,  etc.  Le 
gouvernement  japonais  a  déjà  aboli  dans 
l'empire  l'usage  des  pratiques  injurieuses  au 
christianisme.  »  En  1863,  Petitjean  fut  appelé 
à  Yokohama,  puis  à  Nangasaki,  avec  son 
compagnon.  Ces  deux  missionnaires  commen- 
cèrent la  construction  d'une  chapelle,  sous 
l'invocation  des  martyrs  japonais  ;  c'était  la 
pierre  d'attente  de  la  résurrection  de  leur 
église.  La  chapelle  fut  inaugurée  solennelle- 
ment le  19  février  1865.  Le  missionnaire  se 
demandait  s'il  ne  restait  rien  de  cette  admi- 
rable chrétienté  fondée  par  la  parole  el  les 
miracles  de  saint  François-Xavier.  Le  17 
mars  1865,  une  quinzaine  de  personnes  vien- 
nent à  la  porte  de  la  nouvelle  église.  Etaient 
ce  des  curieux  ou  des  fils  des  premiers  chré- 
tiens? Le  Père  Petitjean,  poussé  par  son  bon 
ange,  va  ouvrir  la  porte  et  s'agenouille  à  l'inté- 
rieur. Aussitôt  trois  femmes  s'agenouillent 
près  de  lui  el  la  main  sur  la  poitrine  lui 
disent  à  voix  basse  :  «  Notre  cœur,  à  nous 
tous  qui  sommes  ici,  ne  diflèpe  point  du  vôtre. 
Chez  nous,  presque  tout  le  monde  nous  res- 
semble ».  A  peine  ces  Japonais  se  sont-ils  ou- 
verts au  missionnaire,  qu'ils  se  laissent  aller 
à  une  pleine  confiance.  On  parle  longuement 
de  Dieu,  de  Jésus-Christ,  de  la  sainte  Vierge, 


LIVI1I-;  nUATHl^VINr.T-niJATOItZIlMK 


449 


de  saint  Joseph,  lorsqu'arrivent  d'autres  gens 
du  môme  village.  Les  L3 et  14  avril,  1  500  per- 
sonnes visitent  l'Eglise  de  Nangasaki.  Les  pre- 
miers jours  du  mois,  les  missionnaires  appren- 
nent l'existence  de  2500  chrétiens  disséminés 
dans  le  voisinage.  Le  10,  les  chrétiens  vien- 
nent en  si  grand  nombre  qu'il  faut  fermer  les 
portes  de  l'église  pour  ne  pas  s'exposer  aux 
rigueurs.  Le  15  arrivent  les  députés  d'une  île 
peu   éloignée.    Leur    catéchiste   apprend    au 
missionnaire    qu'il   existe   des  chrétiens  dis- 
persés dans  tout  le  Japon  ;  il  cite  un  point  où. 
sont  groupés    plus   de   mille    familles    chré- 
tiennes.   Ensuite,  il   s'enquit   du   grand  chef 
actuel  de  la  religion,  Pie  IX,  et,  pour  s'assurer 
si  ces  missionnaires  sont  bien   les  successeurs 
des  anciens,  il  demande  s'ils  ont  des  enfants. 
Sur  une  réponse  négative,  il  s'écrie  :  «  Merci, 
merci  !  ils  sont  vierges  I  »  Le  8  juin,  25  chré- 
tientés  étaient    connues   des     missionnaires. 
Ainsi,  en  l'absence  de  tout  secours  extérieur, 
sans  autre   sacrement   que   le  baptême,   par 
l'action  Je  Dieu  et  la  transmission  fidèle   des 
traditions   domestiques,   une  étincelle   de  foi 
s'était  conservée  sous  l'empire  le  plus  despo- 
tique. Il  n'y  avait  qu'à  souffler  sur  cette  étin- 
celle pour  en  rallumer  la  flamme. 

Ces  événements  réjouirent  tous  les  cœurs 
chrétiens  et    dilatèrent    particulièrement   le 
cœur  de  Pie  IX.  En  mai  1866  le  PèrePetitjean 
fut    nommé     évêque    de    Myriophyle,    nom 
d'heureux  augure,  et  sacré  à  Hong  Kong.  De 
retour   de    sa    mission,  le  prélat    se    mit    à 
l'œuvre  et  déjà  plusieurs  milliers  de  chrétiens 
avaient  été  préparés  à  la  réceptiou  des  sacre- 
ments, lorsque  parurent,  en  avril  etjuin  1867, 
deux  édits  de  Taïcoun,  ordonnant  la  persécu- 
tion. Au   mois  de  novembre,   cent  chrétiens 
furent  enlevés  de  l'île  de  Firando  et  plongés 
dans  l'eau  glacée  comme  les  martyrs  de  Sé- 
baste. D'octobre  1869  à  janvier  1870,4500chré- 
tiens  furent  enlevés  d'Ourakanis  et  des  îles 
Goto.  Toutes  les  familles  furent  divisées  :  les 
hommes  transportés  isolément;  les  femmes 
et  les  filles  vendues  en  esclavage  ;  les  enfants 
foulés  aux  pieds  jusqu'à  la  mort.  La  vallée 
d'Ourakanis  fut  changée  en  désert.  Les  chré- 
tiens résistèrent  courageusement  à  la  persé- 
cution et  se  montrèrent  dignes  des  anciens 
martyrs. 

L'orage  ne  se  dissipa  qu'en  1875.  Mgr  Pe- 
titjean,  usant  de  la  tolérance,  s'empressa  d'or- 
ganiser la  mission,  d'ouvrir  partout  des 
écoles,  de  bâtir  des  églises  et  d'installer  des 
prêtres.  La  tâche  était  rude.  La  Propagation 
de  la  Foi  envoya  d'abondants  secours  ;  le  sé- 
minaire des  missions  étrangères  envoya  de 
nombreux  ouvriers.  Les  religieuses  de  Saint- 
Maur  et  du  Saint-Enfant  Jésus  de  Chaufailles 
accoururent  au  secours  des  missionnaires. 
Vers  la  fin  de  1875,  Mgr  Petiljean  vint  en 
Europe  pour  demander  le  partage  du  Japon, 
entre  deux  vicariats.  Le  Japon  méridionnal 
lui  échut  en  partage.  A  son  retour  il  se  fixa  à 
Osaca,  seconde  ville  de  l'empire,  et  y  bâtit  la 
plu3  belle  église  du  Japon.  Puis  la  Providence 

T.    XV. 


le,  ramena  à  Nangasaki,  on  il  devait  mourir 
le  7  octobre  in-fi.  Avant  de  mourir,  il  avait 
imposé  les  mains  aux    premiers   prêtre    de 

l'église  ressusciter  du  Japon.  A   sou  entrée  au 

Japon,  (in  1863, Mgr  Petitjean  n'avail  trouvé 
qui;  quatre  missionnaires,  célébrant  la  mainte 
messe  dans  une  chambre  de  leur  demeure  ;  il 
n'y  avait,  ni  évoque,  ni  église,  ni  séminaire  ; 
on  n'y  connaissait  même  pas  de  chrétiens.  A 
sa  mort,  l'empire  était  divisé  en  deux  vica- 
riats apostoliques,  comprenant  30000  chré- 
tiens; chaque  année  1  200  adultes  recevaient 
le  baptême;  il  y  avait  2  évoques,  2'1  mission- 
naires, 3  prêtres  indigènes,  252  catéchistes, 
8i  chapelles,  2  séminaires  avec  79  élevés  et 
65  écoles  comptant  2  3.'J0  élèves. 

Les  missions  de  la  Mongolie,  confiée  aux 
missionnaires   belges,   et  du  Thibet,  confiée 
aux  missions  étrangères,  ne  nous  retiendront 
pas  longtemps.  Dans  ces  vastes,  froids  et  sté- 
riles  déserts,  les  populations  sont  nomades, 
comme  les  Arabes  de    l'Algérie.  Dans  leurs 
courses  incessantes,  elles  ne  peuvent  pas  être 
facilement  ni   suivies,    ni    atteintes    par   les 
apôtres  de  Jésus-Christ.  Les  missionnaires  ont 
des  postes  fixes;  ils  voyagent  aussi  nécessai- 
rement, comme  on  le  voit  par  le  voyage  du 
Père  Hue  à  H'Lassa  ;  mais  ils  se  heurtent  sans 
cesse  à  l'ignorance,  aux  passions  et  au  fana- 
tisme qui  les  protège.  L'histoire  de  ces  mis- 
sions, c'est  un  nécrologe  ;  il   s'y  trouve  des 
pages  consacrées  au  martyre.  Au  Thibet,  le 
Père  Durand  est  tué  en  1865  ;  le  Père  Brieux, 
en  1878  ;  et,  au  moment  où  nous  écrivons  ces 
lignes,  l'Europe  apprend  l'entière  destruction 
de   la   mission   du    Thibet,    administrée   par 
Mgr  Biet,  évêque  de  Diana.  Dans  les  pays  où 
les  Européens  pénètrent,  les  païens  peuvent 
encore  se  porter  aux  violences  contre  les  per- 
sonnes ;  mais  ils  sont  contenus  par  les  consuls 
et  quelquefois  punis  à  leur  réquisition.  Dans 
les  pays  éloignés,  quand  les  passions  s'exas- 
pèrent, les  contrôles  et  les  freins,  trop  éloi- 
gnés,   ne  peuvent    ni  prévenir  le  mal,  ni  le 
punir.  Les  réclamations  vont  leur  train  diplo- 
matique, mais  avec  des  administrations  pré- 
venues et  des  juges  souvent  complices  des  cri- 
minels, il  est  rare  qu'on  les  découvre,   plus 
rare  encore  qu'on   les  frappe.  On   donne  des 
semblants   de    satisfaction,  quitte    bientôt   à 
recommencer. 

En  quittant  ces  lointaines  contrées,  nous 
saluons  encore  une  fois  l'Annam,  et  cette 
fois  nous  assistons  à  la  plus  effroyable  bou- 
cherie de  chrétiens.  La  République  française, 
pour  masquer  son  impuissance,  s'essaie  à  la 
politique  coloniale,  prend  Tunis  en  passant, 
manque  maladroitement  Madagascar  et  s'en 
va  consumer  le  plus  clair  de  ses  forces  au 
Tong-King,  En  principe,  cette  politique  colo- 
niale n'est  pas  condamnable.  Avec  sa  mission 
providentielle,  ses  antécédents  historiques  et 
sa  situation  dans  le  monde,  la  France  est 
appelée  à  prendre  une  large  part  au  mouve- 
ment qui  doit  porter  l'ancien  mondeausecours 
du  nouveau,  non  pour  l'exploiter,  mais  pour 

29 


150 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


te  sauver.  C'esl   la  gloire  de  Richelieu  el  de 
uig  XIV  de  l'avoir  compris.  A  quel  point  le 
nie  expànsif  de  notre  race  est  apte  a  s'assi- 
miler les  peuples  d'origine  étrangère,  !<'  Ca- 
nada,   la   Louisiane,   Bourbon,   Maurice,   les 
\nlilles,  vingl  autres  contrées, en  témoignent 
à  l'envi  Bur  la  surface  du  globe.  A  une  époque 
où,  pour  compter  en  Buiope,  il  faudra  désor- 
mais compter  dans  le  reste  du  monde,  «levant 
l'Amérique  qui  menace  cl  la  Chine  qui  se  ré- 
vèle, il  devient  nécessaire  de  prolonger  la  pa- 
irie   sous    d'autres    latitudes,    d'y    porter    sa 
langue,  son  inlluence  el  sa  religion.  A  cette 
œuvre  cependant  il  faut  une  heure  propice, 
des  résolutions  arrêtées,  un  but  défini,  de  la 
suite  dans  les  desseins.  Or,  la  république  des 
Ferry  et  des  Paul   Bert  n'était  pas  à  la  hau- 
teur'd'un   pareil   dessein.  Par    l'insuffisance 
des  moyni*.  par  défaut  de  but  et  de  persévé- 
rance, elle  ne  mena  que   mollement  son  en- 
treprise.   Sauf  Courbet  qui  dicta    la  paix   à 
Hué,  frappa  le  Tong  King  de  terreur  et  tint 
en  respect  la  Chine,  nos  soldats  ne  paraissent 
avoir  été  envoyés  dans  l'Extrême-Orient  que 
pour  y   mourir  sans    gloire  et  déchaîner  la 
tempête.  Les  lettrés  tonkinois,  rendus  furieux 
par  la  guerre  de  France  et  mal  contenus  par 
nos  troupes,  tirent  tomber  leur  colère  sur  les 
missionnaires  et  les  chrétiens  indigènes.  Ln 
Cochinchine,  le  Père  Abounrel  avait  été  mas- 
sacré en  1872.  De  1883  à  1885,  nous  voyons 
périr,   le   Père  Terrasse  au   Yu-nan  ;  Béchet, 
au  Tong  King  occidental  ;   Gélot,  Rival,  Ma- 
nissol,    Séguret,    Antoine,    Tamet  au    Laos; 
Sutre   et   (iras,    au    Tong-King    méridional  ; 
Guyomard    au    Cambodge  ;     Poirier,    Garin, 
.Macé,   Guégan,   Cbâtelet,  Dupont,   Irribarne, 
en    Cochinchine      orientale.     40  000     chré- 
tiens   furent    massacrés    en     même    temps. 
Les  villages  brûlés,  les  récoltes  anéanties  té- 
moignent de  la  fureur  des  lettrés  et  de  l'in- 
suffisance de  notre  action.  Le  passé  avait  vu 
de?  persécutions  violentes;  à  nos  jours,  qui 
vantent  la  liberté  et  la  paix  sous  l'égide  de  la 
France,  il  était  réservé  de  voir  cette  extermi- 
nation  de  toute   une  population    catholique, 
cet  anéantissement  d'une  église. 

C'est  l'ordre  de  l'Evangile  ;  nous  ne  voyons 
des  crucifiements  que  pour  assister  aux  ré- 
surrections. Aujourd'hui,  1er  juin  1900,  la 
Cochinchine  et  le  Tong  King  ont  10  vicaires 
apostoliques,  1  coadjuteur,  270  mission- 
naires, 400  prêtres  indigènes,  3  000  églises, 
2  000  écoles  et  800  000  catholiques.  En  Bir- 
manie, 50000  catholiques;  à  Siam,  23  000; 
en  Malaisie,  20  0'  0.  Quant  à  la  Chine  sur  une 
population  de  450  000  000  d'habitants,  elle  a 
40  évêques,  800  missionnaires,  400  prêtres 
indigènes  e' 600  000  catholiques,  peut-être  un 
peu  plus,  mais  sans  atteindre  701)000. 

Certains  tableaux  sont  coupés  en  deux  ;  en 
bas,  vous  voyez  ce  qui  se  passe  sur  la  terre; 
en  haut,  vous  admirez  ce  qui  se  passe  au  ciel. 
L'histoire  des  missions  ne  se  comprend  que 
sous  cette  double  perspective.  En  Indo-Chine, 
en  Corée,  au  Japon,  nous  voyons  des  mas- 


sacres ;  en  Chine  une  persécution  continue; 
en   résumé,  un  fond  de  dés  ice.    Li 

les  yeux.  Le  pape  Léon  Mil  vient  de  cano- 
niser, en  mai  1900,  une  soixantaine  do  vic- 
time- tombées  dans  ces  missia  ix    que 

le  glaive  a  frappé-,  réduits  a  la  pire  impuis- 
sance, sont  maintenant  des  toutes-puissai 

au  ciel,  et  des  toutes-puissances  protectrices 
des  missions.  Le  sang  des  martyrs  n'est  plus 
seulement  une  semence  de  chrétien  I  un 

ciment  avec  lequel  on  édifie  de  grandes  chré- 
tientés. Nous  constatons  parfois  avec  tr  i.-tesse 
la  ruine  irrévocable  de  la  chrétienté  qui  fio- 
ri-sait  en  Europe  au  Moyn  Age.  D'un  regard 
synthétique,  embrassez  le  monde  envahi  par 
l'apostolat  catholique  ;  c'est  la  construction 
d'une  nouvelle  chrétienté  aussi  vaste  que  le 
monde;  la  croix  radieuse  est  définitivement 
plantée  sur  le  globe. 

Ces  transformations,    ce   que    Bacon,   déjà 
préoccupé  de  ces  idées,  appelait  irutauratio 
nagna,  cela  ne  s'effectue  pas  sans  de  grands 
ébranlemenls.  La  Chine  s'était  cloîtrée  dans 
son  nationalisme;   le  Japon  s'était  ouvert  à 
l'internationalisme  ;  il  avait  envoyé  des  jeunes 
gens  étudier  en   Europe  ;  il  s'était  créé   une 
armée  ;  il  s'était  donné  des  formes  politiques 
et  jusqu'à  un  budget  d'état.  A  propos  de  rien, 
la    guerre    éclate.    Les    40  000  000    du    Ja- 
pon,'grâce  à  leur  organisation    européenne, 
battent  à  plates  coutures  les  450  0000C0  de 
Chinois.  Le  Japon  victorieux  s'avance  par  la 
Corée   et  comme  si  le  partage  de  la  Chine 
commençait,  la  Russie  prend  la  Mantchourie, 
l'Allemagne  s'installe  à  Kiao-Tcheo:;  ;   l'An- 
gleterre étend  ses  grandes  tentacules  un  peu 
partout  ;  et  la  France,  installée  au  Tong-King 
peut  étendre  son  installation  jusqu'aux  pro- 
vinces méridionales  de  la  Chine.  Qu'il  y    ait 
partage,  c'est  peu  probable;  la  coalition  des 
égoïsmes  peut  être,  pour  la  Chine,  une  bonne 
fortune,  el  le  Japon,  au  lieu  de  la  désorga- 
niser, peut  la  soutenir.  Or,  comme  les  formes 
politiques  ne  changent   rien  aux  mœurs  des 
nations,  mais  plutôt   les  dissolvent  avec  une 
funeste  énergie,  il   faut  prendre  vie  e1  esprit 
là  où  seulement  on  les  trouve,  dans  l'Evan- 
gile et  dans  l'Eglise.  Ici  intervient  un  coup 
d'Etat  de  la  Providence. 

Le  15  mars  1890,  un  décret  impérial  de 
Kouang-Stu,  empereur,  ré-le  ainsi  les  rela- 
tions entre  les  autorités  chinoises  et  le  clergé 
catholique.  En  voici  le  texte  : 

Que  l'on  se  conforme  à  ce  qui  a  été  décidé. 


5S«'sj>e<'t  à  eeel  ! 


Des  églises  de  la  religion  catholique,  dont 
la  propagation  a  été  autorisée  depuis  long- 
temps par  le  Gouvernement  Impérial,  étant 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


/..il 


construites  maintenant  dans  toutes  les  pro- 
vincesde  La  Chine,  nous  sommes  désireux  de 
voir  le  peuple  el  les  chrétiens  vivre  en  paix 
et,  afin  de  remire  la  protection  plus  facile,  il 
m  été  convenu  que  les  Autorités  locales  échan- 
geront des  visites  avec  les  Missionnaires  dans 
les  conditions  indiquées  aux  articles  ci-des- 
sous : 

PDans  les  différents  degrés  de  la  hiérarchie 
ecclésiastique,  les  Evêques  étant  en  rang  et 
en  dignité  les  égaux  îles  Vice- Mois  et  des 
Gouverneurs,  il  conviendra  de  les  autoriser  à 
demander  à  voir  les  Vice-Rois  et  Gouver- 
neurs. 

Dans  le  cas  où  un  Evêquc  serait  appelé' 
pour  affaires  de  son  pays,  ou  s'il  venait  à 
mourir,  le  Prêtre  chargé  de  remplacer 
l'Evéque  sera  autorisé  à  demander  à  voir  le 
Vice-roi  et  le  Gouverneur. 

Les  Vicaires  généraux  et  les  Archiprêtres 
seront  autorisés  à  demander  à  voir  les  Tréso- 
riers et  Juges  provinciaux  et  les  Intendants. 

Les  autres  prêtres  seront  autorisés  à  de- 
mander à  voir  les  Préfets  de  lreet  de  2P  classe, 
les  Préfets  indépendants,  les  Sous-Préfets  et 
les  autres  fonctionnaires. 

Les  Vice-Rois,  Gouverneurs,  Trésoriers  et 
Juges  provinciaux,  les  Intendants,  les  Préfets 
de  lre  et  de  2e  clause,  les  Préfets  indépendants, 
les  Sous-Préfets  et  les  autres  fonctionnaires 
répondront  naturellement,  selon  leur  rang, 
par  les  mêmes  politesses. 

2°  Les  Evêques  dresseront  une  liste  des 
Prêtres  qu'ils  chargeront  spécialement  de 
traiter  les  affaires  et  d'avoir  des  relations 
avec  les  autorités,  en  indiquant  leur  nom  et 
le  lieu  où  se  trouve  la  mission.  Ils  adresse- 
ront cette  liste  au  Vice-Roi  ou  au  Gouverneur, 
qui  ordonnera  à  ses  subordonnés  de  les  re- 
cevoir conformément  à  ce  règlement. 

(Les  Prêtres  qui  demanderont  à  voir  les 
autorités  locales  ou  qui  seront  spécialement 
désignés  pour  traiter  les  affaires  devront  être 
Européens.  Cependant,  lorsqu'un  Prêtre  eu- 
ropéen ne  connaUra  pas  suffisamment  la 
langue  chinoise,  il  pourra  momentanément 
inviter  un  Prêtre  chinois  à  l'accompagner  et 
à  lui  prêter  son  concours  comme  interprète). 

3°  Il  sera  inutile  que  les  Evêques  qui  rési- 
dent en  dehors  des  villes,  se  rendent  de  loin 
à  la   capitale  provinciale    pour  demander  à 
être  reçus  par  le  Vice-Roi  ou  le  Gouverneur, 
[u'ils  n'auront  pas  d'affaires. 

Quand  un  nouveau  Vice-Roi  ou  un  Gouver- 
neur arrivera  à  son  poste,  ou  quand  un 
Evéque  sera  changé  et  arrivera  pour  la  pre- 
mière fois,  ou  bien  encore  à  l'occasion  des  fé- 
licitations pour  la  nouvelle  année  et  les  fêtes 
principale-,  les  Evoques  seront  autorisés  à 
écrire  des  lettres  privées  aux  Vice-Rois  et 
aux  Gouverneurs  et  à  leur  envoyer  leur  carte. 
Vice-Rois  et  Gouverneurs  leur  répon- 
dront par  la  même  politesse. 

Les  autres  Prêtres  qui  seront  déplacés  ou 
qui  arriveront,  pour  la  première  Cois,  pour- 
ront, selon  leur  dignité,  demander  à  voir  les 


Trésoriers  et  Juges   provinciaux,  les  fnten 
dants,  Préfets  de  I"  et  de  2*  classe,  Préfets 
indépendants,  Sous-Préfets  el  les  autres  fonc- 
tionnaires,  lorsqu'ils    ieronl  pourvus   d'une 

lettre  de  leur  Kvcijiie. 

4°  Lorsqu'une  affaire  de  mission,  grave  ou 

importante,  surviendra  dans  une  des  pro- 
vinces quelle  qu'elle  soit,  l'Evéque  et  les 
Missionnaires  de.  lieu  devionl  demander  l'in- 
tervention du  Ministre  ou  des  Consuls  de  la 
Puissance  à  laquelle  le  Pape  a  confié  le  pro- 
tectorat religieux.  Ces  derniers  régleront  et 
termineront  l'affaire,  soit  avec  le  Tsong-li 
Yamen,  soit  avec  les  autorités  locales.  Afin 
d'éviter  de  nombreuses  démarches,  l'Evéque 
et  les  Missionnaires  pourront  également 
s'adresser  d'abord  aux  autorités  locales  avec 
qui  ils  négocieront  l'affaire  et  la  termineront. 

Lorsqu'un  Evoque  ou  un  Missionnaire 
viendra  voir  un  Mandarin  pour  affaire,  celui- 
ci  devra  la  négocier  sans  relard  d'une  façon 
conciliante  et  rechercher  une  solution. 

5°  Les  autorités  locales  devront  avertir  en 
temps  opportun  les  habitants  du  lieu  et  les 
exhorter  vivement  h  l'union  avec  les  chré- 
tiens ;  ils  ne  doivent  pas  nourrir  de  haine  et 
causer  de  trouble. 

Les  Evêques  et  les  Prêtres  exhorteront  éga- 
lement les  chrétiens  à  s'appliquer  à  faire  Je 
bien  afin  de  maintenir  la  bonne  renommée 
de  la  religion  catholique,  et  faire  en  sorte  que 
le  peuple  soit  content  et  reconnaissant. 

Lorsqu'un  procès  aura  lieu  entre  le  peuple 
et  les  chrétiens,  les  autorités  locales  devront 
le  juger  et  le  régler  avec  équité  ;  les  Mission- 
naires ne  pourront  pas  s'y  immiscer  et 
donner  leur  protection  avec  partialité,-  afin 
que  le  peuple  et  les  chrétiens  vivent  en  paix. 

Pour  traduction  conforme  : 

Le  1er  Interprète  de  la  Légation  de  France, 

IL  Leduc. 

Ce  décret  est,  pour  la  Chine,  l'édit  de 
Milan  ;  mais  comme,  après  l'acte  libérateur 
de  Constantin,  on  vit  Julien  l'Apostat  tenter  la 
résurrection  du  paganisme  ;  Constance  et 
Valérien  persécuter  les  chrétiens  comme 
s'ils  eussent  été  les  émules  de  Néron  ;  de 
même,  après  cet  édit,  la  Chine  peut  revoir 
des  persécutions.  Une  nation  de  450000000 
ne  se  change  pas  avec  une  feuille  de  papier  ; 
il  faut  de  plus  longs  efforts  pour  transformer 
un  peuple.  Mais  enfin  l'édit  est  inséré  au 
Code  chinois;  il  a  force  de  loi.  Les  puis- 
sances européennes  ne  manqueront  pas  d'en 
exiger  le  maintien  et  d'en  punir  les  violations. 
C'est  affaire  aux  missionnaires  d'activer  le 
mouvement  de  conversion  et  de  hâter  les 
temps,  pour  conjurer  les  jours  de  perdition. 

L'évoque  de  Péking,  Favier,  fait  ressortir, 
dans  ses  lettres,  l'importance  de  ce  grand 
événement;  l'évoque  a  raison,  son  autorité 
donne  à  son  opinion  un  plus  grand  poids. 
Depuis,  cependant,  la  persécution,  causée 
peut-être   par  l'édit  impérial,  s'est  rallumée 


WV1 


HISTOlIlE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


au  Su-Tchuen,  au  Hou-pé,  au  Tche-Kiang  et 
au  Chang-Tong.  Des  bandes  de  brigand»  se 
forment    quelque  part,  elles  sont  favorisées 

par  le»  passions  populaires.  A  l'improviste, 
elles  tombent  sur  une  mission,  pillent,  tuent, 
incendient.  Mais  ce  n'est  point  là  un  ucle  cou- 
vert d'une  ombre  de  législation  ;  môme  pour 
la  loi  chinoise,  c'est  un  crime,  et  un  crime 
impuissant.  La  violence  n'esl  pas  un  signe  de 
Force,  c'est  un  manque  de  faiblesse.  L'Eglise 
reste;  elle  a  son  Concordat  avec  la  Chine  ; 
ce  Concordat  a  été  stipulé  entre  le  ministre 
des  affaires  étrangères  du  Céleste  Empire 
et  le  représentant  de  la  France,  le  ministre 
Pichon.  Ce  décret  règle  l'ordre  des  rela- 
tions officielles;  c'est  un  gage  de  paix,  une 
promesse  de  bienveillance.  Mais,  en  Chine, 
comme    ailleurs,    promettre    et    tenir    sont 

deux. 

Un  tel  acte  ne  se  produit  pas  sans  provo- 
quer des  contre-coups.  A  l'intérieur  et  à  l'exté- 
rieur, il  ne  manque  pas  d'intrigants  pour  en- 
traver les  bonnes  lois.  Ces  intrigues  ont  été 
assez  fortes  pour  amener  Kouang-ssu  à  se  dé- 
mettre, à  céder  la  place  à  un  enfant  de  neuf 
ans,  sous  la  régence  de  l'impératrice-mère. 
C'est  un  grave  événement,  dont  il  serait  té- 
méraire d'escompter  les  bénéfices.  Nous  don- 
nons, sur  le  fait,  l'appréciation  de  deux  mis- 
sionnaires. 

«  La  principale  cause  de  l'abdication,  dit 
l'un,  c'est  que  l'on  voyait  en  lui  un  réforma- 
teur trop  ardent  de  la  Chine  à  l'européenne, 
ce  qui  déplaisait  souverainement  au  conseil 
de  l'empire  et  à  l'impératrice-mère. 

((  En  outre,  on  croyait  dans  les  hautes 
sphères  chinoises  qu'il"  s'était  fait  chrétien 
(quoique  non  encore  baptisé)  et  on  en  voyait 
la  preuve  dans  l'édit  de  reconnaissance  du  ca- 
tholicisme, qu'il  avait  pressé  l'impératrice- 
mère  de  signer. 

«  Je  crois  cette  opinion  dénuée  de  fonde- 
ment ;  car  depuis,  il  a  continué  à  signer  les 
actes  relatifs  au  culte  de  Confucius  et  au  po- 
lythéisme. 

"  «  Quoi  qu'il  en  soit,  l'édit  de  reconnaissance 
du  catholicisme  est  inséra  officiellement  dans 
le  Recueil  de  lois  chinoises  ;  ce  à  quoi  aucune 
autorité  en  Chine  ne  pourra  désormais  s'op- 
poser, du  moins  officiellement  et  publique- 
ment. Cet  édit  a  force  de  loi  maintenant.   . 

«  Mais  c'est  ici  qu'a  été  l'écueil  pour  le 
jeune  souverain. 

«  D'après  l'ancien  système,  l'empereur  ne 
peut  exercer  sa  suprématie  religieuse  qu'en 
ce  qui  concerne  le  culte  de  l'Etat,  le  culte  dit 
de  Confucius,  et  à  l'exclusion  de  tous  les 
autres.  Et,  sous  ce  rapport,  il  est  réellement 
dépendant  du  grand  Conseil  des  Rites,  char- 
gés de  conserver  les  traditions  et  les  usages 
religieux  de  l'antiquité.  Professant  lui-même, 
comme  étant  d'origine  tartare,  la  religion 
bouddhique,  il  ne  peut  même  lui  rendre  qu'un 
culte  privé,  à  côté  du  culte  de  Confucius. 

«  C'est  pourquoi,  après  qu'il  eût  signé  PEdit 
de  reconnaissance  du  catholicisme,  où  l'on  a 


vu  un  abus  de  pouvoir  de  sa  part,  on  a  cher- 
ché des  prétextes  pour  le  forcer  à  signer  son 
abdication. 

«  Entre  autres  prétexte-,  on  invoqua  la  loi 
constitutionnelle  à  laquelle  fait  allusion  l'acte 
d'abdication  et  qui  contient  celle  clause  :  a  Si 
un  jeune  empereur,  après  cinq  ans  de  ma- 
riage, n'a  pas  de  fils,  il  devra  abdiquer  son 
sceptre  ». 

«  En  Chine,  l'hérédité  du  pouvoir  par  droit 
de  piimoireniture  n'existe  pas.  L'empereur  ré- 
gnant choisit  son  successeur,  ou  bien  parmi 
ses  enfants  mâles,  en  arrêtant  d'ordinaire  son 
choix  sur  celui  qui  lui  paraît  réunir  le  plus  de 
qualités  nécessaires  pour  faire  un  bon  souve' 
rain,  ou  bien,  à  défaut  de  ceux-ci,  il  choisit 
parmi  ses  neveux  les  plus  méritants. 

«  Cette  faculté  qu'a  l'empereur  de  choisir 
son  successeur  corrige,  jusqu'à  un  certain 
point,  ce  que  l'hérédité  du  pouvoir  aurait 
d'aveuglement  fatal,  par  l'exercice,  très  res- 
treint sans  doute,  mais  enfin  quelquefois 
utile,  de  la  volonté  et  de  la  raison  souve- 
raine ». 

«  L'empereur  de  Chine,  écrit  un  autre  mis- 
sionnaire, a  donné  sa  démission  ou  plutôt  on 
l'a  forcé  à  abdiquer.  L'impératrice  reste  au 
timon  des  affaires  et  a  fait  nommer  empereur 
un  enfant  de  neuf  ans.  Il  s'appellera  Pou- 
Tsium.  C'est  le  fils  d'un  prince  mantehou. 

<(  L'abdication  de  l'empereur  a  eu  lieu  à  la 
suite  d'un  grand  conseil  de  famille  tenu  à  Pé- 
kin, où  tous  les  membres  de  la  famille  impé- 
riale et  les  grands  dignitaires  étaient  pré- 
sents. 

«  Il  paraît  évident  que  la  dynastie  mant- 
choue  trouve  que  Koang-ssu,  ne  gouvernait 
pas  selon  les  idées  traditionnelles.  On  l'aura 
forcé  moralement  à  se  retirer  ;  car  le  gouver- 
nement chinois  n'esl  pas  monarchique  à  pro- 
prement dire,  mais  plutôt  aristocratique,  ce 
qui  fait  sa  force. 

«  La  religion  chrétienne  n'a  rien  à  craindre 
momentanément.  Koang-ssu  qui  était  nova- 
teur, était  dirigé  par  une  coterie  protestante 
sous  laquelle  se  cachait  l'influence  anglaise. 
11  avait  lancé  tout  d'un  coup  toutes  les  ré- 
formes, ce  qui  était  excessif  et  imprudent. 
Pour  aller  si  vile,  il  lui  eût  fallu  une  armée  et 
lui-même  aurait  dû  être  un  Pierre  le  Grand. 
a  11  faut  en  cette  déchéance  voir  la  protec- 
tion de  Dieu  sur  nous  ;  car  aux  mains  des  pro- 
testants le  pouvoir  nous  eût  été  bientôt  défa- 
vorable, au  moins  indirectement.  Or,  en  favo- 
risant les  protestants  avant  tout,  sans  même 
nous  persécuter,  c'était  autoriser  une  persé- 
cution dont  les  protestants,  avec  leur  audace, 
eussent  été  les  instigateurs,  chacun  dans  sa 
région. 

o  Les  idées  rétrogrades  de  ia  dynastie  ne 
peuvent  nous  être  contraires  maintenant.  Elle 
a  bien  assez  de  craintes  du  côté  des  gouverne- 
ments européens  et  elle  n'ira  pas  leur  don- 
ner l'occasion  de  justes  représailles.  Quant  à 
l'œuvre  du  progrès,  un  peu  trop  précipitam- 
ment poursuivie  par  i'ex-empereur,  elle  suivra 


M  VUE  UlIATIU«]-VIN(iT-OlIAT()llZIK\1I0 


433 


pou  à  peu  6a  marche  ascendante  ;  elle  est  suf- 
fisamment engagée  avec  les  télégraphes,  les 
chemina  de  fer,  les  arsenaux,  les  écoles  lo- 
cales de   langues,  L'armée  même,  dont  une 

pailie  est  déjà  munie  de  fusils  nouveaux,  etc. 
Cette  marche  un  peu  lente  est  hien  préfé- 
rable. » 

Au  siècle  dernier,  un  millier  de  prôlros  suf- 
fisaient aux  missions  ;  actuellement  13  500  prê- 
tres, 4  500  frères  y  sont  employés,  et  ce  n'est 
qu'une  partie  de  ce  que  le  mode  nouveau 
d'apostolat  a  créé.  Du  moment  où  la  charité 
en  devenait  la  base,  les  femmes  ont  réclamé 
leur  part,  la  meilleure  part,  et  ce  que  les 
siècles  anciens  n'avaient  pas  vu,  nous  le 
voyons  aujourd'hui,  où  40  000  Européens, 
1O000  indigènes,  sont  occupés  en  pays  infi- 
dèles à  soulager  les  misères. 

Mais  pour  une  telle  entreprise,  il  faut  des 
ressources,  et  la  catholicité  n'a  plus  les  biens- 
fonds  créés  par  la  piété  des  siècles  antérieurs. 
Gomment  cet  immense  apostolat  sera-t-il  sou- 
tenu ?  Par  l'obole  des  pauvres,  par  l'œuvre  de 
la  Propagation  de  la  foi  qui  donne  6  à  7  000  000 
par  an,  par  l'œuvre  de  la  Sainte-Enfance,  qui 
donne  la  moitié,  soit  environ  10  000  000  four- 
nis par  l'obole  de  8  000  000  de  personnes. 

10  000  000,  c'est  bien  peu,  comparative- 
ment aux  100  000  000  ou  150  000  000  peut-être 
de  l'Angleterre,  et,  avec  10000  0UO,  l'aposto- 
lat catholique  couvre  le  monde  entier,  il  réus- 
sit là  où  les  pasteurs  ont  désespéré.  En  Bir- 
manie et  au  Siam,  le  nombre  des  catholiques 
est  de  10  000  à  40  000;  au  Japon,  où  tout 
avait  été  détruit  par  la  persécution,  il  est  de 
400  000;  en  Annam,  il  est  passé  de  320  000 
à  700  000;  en  Chine,  de  200  000  a  600  000; 
dans  l'Inde,  où  le  protestantisme  était  forte- 
ment établi,  où,  jusqu'en  1887,  le  Portugal 
fit  une  guerre  acharnée  aux  missionnaires,  le 
nombre  des  catholiques  s'élève  quand  même 
de  25G000à  2  000  000,  etc. 

L'apostolat  catholique  en  Asie-Mineure, 
aux  Lieux-Saints,  s'exerce  par  tous  les  ordres 
religieux  à  la  fois;  en  Afrique,  le  chiffre  des 
catholiques  passe  de  15  000  à  1  000  000. 

Sur  toute  la  surface  du  globe,  les  missions 
catholiques  sont  organisées,  mais  le  catholi- 
cisme n'a  pas  borné  son  action  aux  pays  infi- 
dèles :  il  a  pris  l'offensive  contre  l'orthodoxie 
russe  et  le  protestantisme,  et  si  l'on  peut  pré- 
voir ce  que  l'on  gagnera  du  côté  de  l'ortho- 
doxie, on  peut  enregistrer  ce  qui  a  été  gagné 
sur  le  protestantisme. 

Dans  l'Allemagne  protestante,  le  chiffre  des 
catholiques  a  passé,  en  ce  siècle,  de  6  000  000 
à  1 3  000  000;  dans  la  Hollande,  de  350  000 
L  500000;    en     Angleterre,    de    120  000   à 
i  000 000;  en  Amérique,  de  40000 à  10000000. 
Dans  cette   œuvre,  ce  qui  frappe,  c'est  que 
l'apostolat  est  allé  se  dégageant  de  plus  en 
plus  des  pouvoirs  humains  pour  ne  recourir 
qu'aux  moyens  qu'on  pourrait  appeler  divins. 
Mais   ne    croyez  pas  qu'on  puisse  oublier  la 
part  de  la  Erance  dans  cet  admirable  aposto- 
lat. Elle  donne  à  elle  seule  les  trois  quarts  des 


prêtres,  religieux  cl  religieuses  de  cette  grande 

armée  de  La  civilisation,  et  ainsi  tout  ce  qui 

se  fait  au  monde  pour  l'extension  de  L'idée  re- 
ligieuse se  l'ait  en  môme  temps  pour  la  gran- 
deur de  l'idée  française. 

Quels  que  soient  les  gouvernements,  la  race 
française  reste  elle-même,  et,  par  la  diffusion 
de  son  apostolat,  elle  est  à  la  tête  de  L'action 
civilisatrice. 

D'autres  peuvent  exporter  plus  de  marchan- 
dises que  nous,  nuls  n'exportent  autant  de 
dévouements,  de  sacrifices,  d'abnégalions  et 
de  vertus. 

Conservons  cette  force,  aidons  à  cet  apos- 
tolat et,  en  y  aidant,  nous  servirons  noire  foi 
et  notre  patrie,  et  nous  continuerons  ainsi  ce 
qui  fut  l'œuvre  d'autrefois,  les  choses  de  Dieu 
par  la  Erance. 

Eénelon,  prêchant  aux  missions  étrangères, 
émettait,  au  sujet  de  leurs  conquêtes,  des  idées 
de  pessimisme  :  la  foi  répandue  chez  les  na- 
tions assises  à  l'ombre  de  la  mort,  c'était  le 
pronostic  à  redouter  des  ténèbres  venant  ré- 
occuper nos  rivages.  Le  protestant  Macaulay, 
faisant  écho  à  Fénelon,  nous  présente  un  des- 
sinateur des  antipodes  venant  esquisser  les 
ruines  de  saint  Paul  et  une  arche  écroulée  du 
pont  de  Londres.  Ces  idées,  revêtues  d'un 
style  pittoresque,  prêtent  à  l'éloquence  ;  elles 
ne  sont  même  qu'une  traduction  des  paroles 
du  prophète  annonçant  la  translation  du  chan- 
delier divin.  J'accorde  encore  qu'elles  ré- 
pondent à  une  espèce  de  loi  historique  des 
évolutions  de  la  vérité,  partie  de  Palestine,  se 
dirigeant  vers  l'Europe,  puis  traversant  les 
mers  et  ne  nous  laissant  plus  qu'une  pé- 
nombre, à  ce  qu'on  dit.  Pour  moi,  j'écarte 
résolument  ces  sinistres  présages.  Macaulay 
et  Fénelon  sont  de  grands  esprits  ;  mais  ils  se 
trompent  en  se  plaçant  à  un  point  de  vue  trop 
étroit  et  en  négligeant  les  conditions  du  pro- 
blème. 

Je  vois  des  missionnaires  à  la  cour  de  Char- 
lemagne  :  l'épée  du  grand  empereur  ouvre  les 
portes,  ils  s'élancent  à  la  conquête  morale  des 
peuples.  L'affranchissement  des  communes  a 
eu  ses  missionnaires.  Pierre  l'Ermite,  saint 
Bernard,  les  prédicateurs  des  croisades,  sont 
des  missionnaires.  La  plupart  des  missions 
actuelles  ont  été  établies  par  Colbert,  Louvois 
et  Louis  XIV.  Napoléon  s'y  intéressait.  Ces 
grands  noms  résument  l'histoire  de  France  au 
point  de  vue  apostolique;  ces  grands  souvenirs 
de  nos  aïeux  sont  un  noble  héritage  confié  à 
la  piélé  filiale  de  tous  les  siècles  ;  les  bienfaits 
et  la  gloire  qui  en  résultent  n'admettent  pas 
qu'on  les  répudie.  Chateaubriand  et  Louis 
Veuillot  ont  parlé  des  travaux  scientifiques 
et  littéraires  rapportés  des  missions  en 
France.  D'autres  ont  dit  les  avantages  indus- 
triels et  commerciaux  dont  les  missions  sont 
la  source.  «  Un  mouchoir  blanc,  écrivait  en 
1801  l'auteur  du  Génie  du  Christianismt,  suf- 
fisait pour  passer  en  sûreté  à  travers  les 
hordes  ennemies  et  recevoir  partout  l'hospi- 
talité. C'étaient  les  Jésuites  qui  avaient  dirigé 


154 


HlSTuIKi:  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


l'industrie  dea  colons  vers  la  culture  et  décou- 
vert il-'  nouveaux  objets  de  commerce.  Kn  na- 
turalisant sur  notre  sol  des  insecte-,  dea  oi- 
ux  et  des  arbres  étrangers,  ils  ont  ajouté 
dea  richesses  à  nos  manufactures,  dea  délica- 
tesses à  nos  tables,  des  remèdes  ù  nus  mala- 
dies el  dea  ombragea  à  nos  bois. 

Mais  ce-  points  de  vue  sont  secondaires.  En 
nou>  plaçant  sur  les  hauteurs,  nous  voyons  la 
France  toujours  dévorée  de  la  flamme  aposto- 
lique. Ces!  nous,  encore  nous,  toujours  nous, 
ipii  donnons,  pour  les  missions,  non  pas  l'or, 
mais  nos  sous  de  cuivre  en  assez  grand 
nombre  pour  former  des  millions,  preuve  que 
dans  les  plus  humbles  villages  on  sait  faire 
acte  de  posélytisme.  C'est  nous  qui  lirons,  de 
notre  sang,  des  fils  qui  parcourent  le  monde 
L'Evangile  à  la  main.  Cette  double  marque  de 
fidélité  est  l'antithèse  de  la  réprobation.  Je 
n'ignore  pas  qu'il  y,  dans  les  multitudes,  des 
masses  énormes  de  péchés  ;  et  dans  les  classes 
dirigeantes,  et  dans  le  gouvernement,  un  es- 
prit diabolique  de  perversité  révolutionnaire; 
mais  dix  justes  eussent  sauvé  Sodome,  nous 
ne  sommes  pas  Sodome,  et  nous  avons  plus 
de  dix  justes.  Mais  dans  cette  France  démo- 
ralisée, dit-on,  il  se  fait  encore  de  grandes 
œuvres  de  salut.  La  lumière,  pour  éclairer  les 
peuples  païens,  nous  laissera  assez  de  rayons 
pour  diriger  nos  pas,  assez  «le  vertus  pour 
nous  relever  de  la  décadence,  assez  de  cou- 
rage pour  rendre  la  France  à  la  grandeur  de 
ses  destinées. 

Après  avoir  parlé  des  missions  catholiques, 
nous  dirons  un  mol  des  missions  protestantes. 
Dans  une  dissertation  lue  à  l'Académie  de  la 
religion  catholique,  le  cardinal  Wisemann 
avait  dénoncé  leur  impuissance.  Deux  auteurs, 
Marshall  et  le  Père  Iiagey,  en  ont  fait  le  sujet 
de  plusieurs  volumes.  Nous  n'avons  ici  qu'à 
résumer  les  conclusions  de  l'histoire. 

Avant  le  siècle  dernier,  les  sectes  protes- 
tantes n'avaient  pas  de  missions  sérieusement 
organisées.  Les  sociétés  destinées  à  les  fonder 
n'ont  été  établies  elles-mêmes  qu'en  1701  en 
Angleterre  et  au  Danemark  en  1706.  Comme 
les  missions  ne  reçurent  une  organisation  ef- 
fective que  longtemps  après  la  fondation  des 
sociétés  établies  pour  le  placement  des  Bibles, 
il  semble  assez  raisonnable  qu'un  controver- 
siste  protestant  refuse  de  chercher  le  mérite 
de  la  cause  qu'il  défend  dans  les  succès  pra- 
tiques obtenus  pendant  le  xvine  siècle.  Ce 
n'est  qu'au  xixe  siècle  qu'on  peut  porter  le 
débat  sur  ce  terrain.  La  stérilité  complète  et 
prolongée  des  sectes  protestantes  est  un  fait 
reconnu,  et  ce  fait  fournit  un  puissant  argu- 
ment contre  la  prétention  qu'elles  affichent 
de  succéder  à  la  mission  évangélique  îles 
apôtres,  à  qui  le  divin  Maître  avait  dit  : 
«  Allez,  enseignez  toutes  les  nations.  »  Mais, 
il  faut  Favouer  aussi,  une  fois  l'œuvre  des 
missions  sérieusement  entreprise,  les  agences 
protestantes  se  sont  rapidement  multipliées, 
et  quand  on  voit  l'activité  qu'elles  déploient, 
le  terrain  immense  qu'elles  occupent,  on  est 


forcé  de  reconnaître  que  cea  églises,  aujour- 
d'hui pleinement  constituées,  donnent  «les 
preuves  de  vitalité  supérieures  a  la  faibli 
et  a  l'impuissance  qu'elles  monti  uni  duiaut 
la  période  de  lutte  qui  les  conduisit  gra- 
duellement à  leur  maturité. 

En  ce  qui  concerne  tes  travaux  des  mis 
sionnaires  du  siècle  dernier  et  du  pren 
quart  du  siècle  présent,  Le  cardinal  Wisemann 
laissait  peu  de  chose  à  désirer.  Il  n'esl  ;>  is  le 
seul,  toutefois,  qui  ait  étudié  ce  sujet  pour  en 
tirer  des  conclusions  pratiques  et  en  fuire 
-or  tir  les  arguments  qui  peuvent  en  découler. 
Un  n'oubliera  jamais  le  formidable  exposé  du 
système  <\a>  missions  protestantes  par  Sydney 
Smith,  ni  les  aveux  plus  pénibles,  et  par  h 
même  plus  accablants,  arrachés  aux  Quar- 
terly  fteviewers.  Irréprochable  pour  le  temps 
où  il  avait  paru,  le  travail  du  cardinal  avait 
cessé  de  l'être  par  suile  des  rapides  change- 
ments sociaux,  religieux  et  politiques,  ac- 
complis durant  les  vingt-cinq  ans  qui  se  sont 
écoulés  depuis  la  publication  des  Moorfields 
Lectures.  Le  vaste  champ  que  l'Ucéanie  et 
la  Polynésie  oflrent  au  zèle  des  missionnaires 
s'est  étendu  et  a  e'té  complètement  boule- 
versé depuis  1S3  5  ;  les  rapports  qui  nous  ar- 
rivent de  ces  missions  plus  récentes,  et  les 
sources  d'informations  relatives  aux  mis-ions 
plus  anciennes  et  plus  solidement  établies, 
ont  été  mieux  systématisés  et  sont  devenus 
d'un  accès  plus  facile.  Cette  observation  s'ap- 
plique surtout  aux  renseignements  qui 
émanent  de  sources  indépendantes,  aux  ob- 
servations de  détail  fournies  par  les  voya- 
geurs, aux  jugements  réfléchis  des  historiens, 
sans  compter  une  foule  d'au'res  matériaux 
de  toute  sorte  propres  à  faire  connaître 
l'exacte  vérité  :  tout  cela  s'est  accru  d'une 
manière  prodigieuse,  grâce  à  la  facilité  des 
communications,  à  la  liberté  de  la  presse  et  à 
l'intérêt  général  qui  s'attache  aujourd'hui  aux 
travaux  de  cette  nature. 

Le  moment  était  donc  venu  où  l'on  pou- 
vait appliquer  de  nouveau  et  avec  plus  de 
certitude  d'aboutir  à  de  solides  résultats,  le 
critérium  dont  nous  avons  parlé.  C'est  la 
tâche  que  Marshall  s'est  proposée.  Son  ou- 
vrage, nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  est  un 
des  plus  grands  services  rendus  dans  ce  siècle, 
non  seulement  à  la  controverse  moderne, 
mais  encore  à  l'histoire  de  la  religion,  à  la 
solution  des  grands  problèmes  moraux  et 
sociaux  qui  intéressent  l'humanité,  et  à  l'his- 
toire générale  du  progrès  de  la  civilisation, 
surtout  dans  les  contrées  les  moins  connues 
de  la  terre.  Cependant,  Marshall  ne  s'est  point 
renfermé  dans  l'étude  exclusive  de  la  partie 
plus  moderne  de  son  sujet.  Il  ne  s'est  pas 
contenté  de  prendre  la  question  au  point  où 
l'avaient  laissée  le  cardinal  Wisemann  et  les 
autres  écrivains.  Résumant  l'histoire  entière 
des  nombreuses  missions  entreprises  par  les 
différentes  sociétés  chrétiennes  depjis  la  ré- 
forme jusqu'à  nos  jours,  il  a  recueilli,  avec 
l'exactitude  d'un  historien  impartial,  tous  les 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


■ 

i  1 1 


résultais  spéciaux  obtenus  dans  chaque  cai 
particulier;  il  les  a  réunis  pour  nous  en 
donner  un  aperçu  général.  Il  les  considère 
dans  leur  inQuence  sur  la  doctrine,  les  mœurs, 
l'éducation,  l'ordre  social,  le  progrès  maté 
i  ici  à  la  civilisation.  Les  autorités  sur  les- 
quelles il  s'appuie  ont  été  choisies  avec  dis- 
cernement, et  lorsqu'il  lui  arrive,  ce  qui  est 
rare,  de  citer  des  auteurs  catholiques,  il  a 
toujours  soin  de  le  dire.  Toutes  les  lois  qu'il 
l'a  pu,  il  a  emprunté  ses  renseignements  aux 
missionnaires  prolestants  eux-mêmes,  à  ceux- 
là  surtout  qui  se  sont  plus  particulièrement 
signalés  par  leur  hostilité  envers  le  catholi- 
cisme. Son  travail  s'étend  jusqu'aux  dates  les 
plus  rapprochées  de  nous,  car  il  cite  des  rap- 
ports ofticiels,  des  témoignages  individuels 
qui  ne  remontent  qu'a  l'année  dernière.  Le 
titre  de  son  livre  est  donc  pleinement  jus- 
tifié ;  c'est  bien  une  histoire  complète  des 
«  missions  chrétiennes,  de  leurs  agents,  de 
leurs  méthodes  et  dé  leurs  résultats  ». 

Marshall  s'est  proposé  d'établir  l'origine  di- 
vine de  la  religion  catholique  par  une  preuve 
aussi  facile  à  comprendre  qu'il  est  impossible 
d'en  contester  la  force.  Il  fait  ressortir  la  mer- 
veilleuse fécondité  de  l'enseignement  catho- 
lique dans  tous  les  temps,  sous  tous  les  cli- 
mats,   malgré    la    diversité    des    races,   des 
usages   et   des   préjugés    nationaux,    et   il  a 
trouvé  une  preuve  positive,  qu'il  fortifie  par 
un  argument  négatif  :  avoir  accompli,  dit-il, 
l'ordre  donné  par  Jésus-Christ  «  d'enseigner 
toutes  les  nations  »,  ne  suffit  pas  pour  dé- 
montrer le  caractère  divin  des  communautés 
protestantes.  Il  s'appuie  à  peu  près  exclusive- 
ment  sur  des  témoins   protestants,  apparte- 
nant à  toutes  les  classes  de  la  société  et  à 
toutes  les  croyances  ;  ce  sont  des  Anglais  et 
des  Américains,  des  Allemands  et  des  Fran- 
çais, des  Suédois  et  des  Hollandais,  des  his- 
toriens et  des  naturalistes,  des  fonctionnaires 
civils  et  des  militaires,  des  touristes  et  des 
commerçants,  des  chapelains  et  des  mission- 
naires. Laïques  et  membres  du   clergé,   mo- 
narchiques et  républicains,  ces  auteurs    qui 
appartiennent   aux    opinions    religieuses    les 
plus   opposées,    et   qui    s'expriment   sur    les 
questions  religieuses  avec  une  entière  liberté, 
tout  en  se  montrant  constamment  hostiles  au 
eatholicisme,    sont    unanimes    sur    un    seul 
point  ;  et  cette  prodigieuse  unanimité  d'une 
masse  de  témoins  indépendants  les  uns  des 
autres,  fait  qu'il  est  également  impossible  de 
dénaturer  leur  verdict,  et  de  mettre  en  doute 
leur  crédulité.  Marshall  a  donc  parfaitement 
raison  lorsqu'il  dit  «  qu'on  doit  les  regarder 
comme  des  témoins  dont  la  divine  providence 
s'est  servit;,  a  leur  insu  et  sans  leur  consente- 
ment, pour  faire  connaître  à  l'univers  un  fait 
que  la  coalition  des  préjugés  et  des  passions 
videntes  aurait  sans  cela  dérobé  à  sa  connais- 
sance ». 

Tout,  dans  cet  ouvrage,  est  comparaison  et 
Contraste.  Marshall  divise  la  terre  on  huit 
grands  districts  où  s'exerce  l'activité  des  mis- 


sionnaires ;  il  les  suit  paB  à   pas  dans  C6  vaste 

champ  ;  il  marche  alternativement  mit  les 
traces  des  envoyés  de  chaque  église;  il  com- 
pare leurs  ressources  respectives,  les  facilités 
qu'ils  trouvent  pour  l'accomplissement  de 
leur  entreprise,  leur  caractère  personnel   et, 

leur    conduite,    les  motifs   qui    parais-cul.    les 

l'aire  agir,  Les  diverses  méthodes  qu'ils  em- 
ploient et  les  succès  qu'ils  obtiennent. 

On  ne  peut  voir  sans  élonnement  I' 
énormes  ressources  dont  les  diverses  missions 
protestantes  ont  joui  pendant  la  première  moi- 
tié de  ce.  siècle,  l'accroissement  qu'elles  pren- 
nent chaque  année  Le  Times  (19  avril  1860) 
porte  à  deux  millions  de  livres  sterling  les 
sommes  annuelles  perçues  par  les  sociétés  an- 
glaises pour  l'œuvre  des  missions  ;  et,  d'après 
les  calculs  les  plus  exacts  et  les  plus  modérés*, 
il  paraît  hors  de  doute  que  les  dépenses  des 
missions  entreprises  par  les  Anglais  et  les 
Américains,  sans  parler  de  celles  des  protes- 
tants du  continent,  ont  atteint  dans  le  siècle 
présent  le  chiffre  de  quarante  millions  de 
francs. 

Ces  fonds  ont  été  consacrés  en  grande 
partie  à  payer  les  employés,  à  entretenir  les 
missionnaires,  leurs  femmes  et  leurs  familles; 
mais  on  a  aussi  employé  des  sommes  consi- 
dérables à  l'impression  et  à  la  distribution 
des  Bibles,  de  livres  derrières  et  d'autres  ou- 
vrages religieux,  publiés  dans  les  langues 
parlées  par  les  diverses  races  répandues  sur 
le  globe. 

De  tels  faits  ont,  sans  contredit,  une  grande 
signification  ;  ils  attestent  le  zèle  et  la  bonne 
foi  de  ceux  qui  donnent  avec  tant  de  libéra- 
lité en  faveur  de  ce  qu'ils  regardent  comme 
une  œuvre  religieuse  et  divine  ;  il  faut  bien 
reconnaître  que  si  Jésus-Christ  s'était  con- 
tenté d'exhorter  ses  disciples  à  donner  géné- 
reusement pour  la  conversion  du  monde,  les 
communautés  protestantes  de  nos  jours  ne 
sauraient  être  accusées  d'être  restées  sourdes 
à  son  appel.  Mais  l'aposlolicité  d'une  religion 
ne  se  prouve  pas  par  les  sommes  distribuées  en 
faveur  de  la  prédication  de  l'Evangile  ;. elle 
se  révèle  par  le  succès  pratique  de  ses  efforts 
pour  instruire  les  nations.  Ce  qui  importe 
surtout,  c'est  moins  le  nombre  des  livres 
sterling  qui  entrent  dans  le  tronc  des  mis- 
sions que  celui  des  âmes  qu'on  fait  entrer  au 
bercail  du  divin  Pasteur.  Pour  tout  homme 
sensé  qui  étudie  les  résultats  des  missions,  la 
libéralité  avec  laquelle  on  met  tant  de  res- 
sources à  la  disposition  des  missionnaires, 
l'apostolat,  loin  de  constituer  un  mérite,  ne 
fait  qu'augmenter  la  responsabilité  person- 
nelle ;  et  ce  qui  facilite,  humainement  par- 
lant, l'exécution  de  l'entreprise,  ne  sert  qu'à 
rendre  l'insuccès  plus  éclatant  et  plus  com- 
plet. 

La  Chine,  l'Inde,  l'île  de  Ceylan,  les  Anti- 
podes, l'Océanie,  l'Afrique,  le  Levant  et 
l'Amérique,  sont  les  huit  districts  auxquels 
s'étendent  les  recherches  de  Marshall.  Ne 
pouvant   examiner  dans  loua  ses  détails  ce 


45  6 


II1ST0IHE  Ï'NIVEHSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


livre  admirable,  noue  nous  contenterons  de 
donner  quelques  extraits  de  ses  chapitres  les 
plus  importants,  comme  spécimen  de  la  ma- 
nière dont  l'auteur  Imite  son  sujet  ;  et  quant 
au  contenu  général  de  l'ouvrage,  nous  nous 
bornerons  à  en  indiquer  sommairement  les 
résultats  généraux. 

Le  chapitre  consacré  aux  missions  de  Chine 
est  du  plus  grand  intérêt,  il  traite,  dans  deux 
sections  distinctes,  des  missions  catholiques  et 
de  celles  des  différentes  sociétés  protestantes. 
C'est  un  tableau  pittoresque  et  frappant;  ja- 
mais écrivain  n'a  aussi  bien  apprécié,  non- 
seulement  le  caractère  des  grands  hommes 
qui  inaugurèrent  cette  œuvre  —  Hicci,  Adam 
Schaal,  Yerbifst,  et  la  longue  série  des  frères 
qui  leur  succédèrent  —  mais  encore  l'altitude 
qu'ils  prirent  en  face  de  celte  race  extraordi- 
naire, et  l'influence  que  seuls,  parmi  tous  les 
étrangers  qui  visitèrent  la  Chine,  ils  par- 
vinrent à  exercer.  Marshall  décrit  exactement 
les  alternatives  de  faveur  et  de  persécution 
qu'ils  traversèrent.  Mais  ce  qui  nous  intéresse 
particulièrement,  c'est  le  résultat,  et  par- 
dessus tout  la  durée  de  ces  missions  et  la  vi- 
talité singulière  dont  elles  ont  donné  tant  de 
preuves. 

A  la  fin  de  la  grande  persécution  qui,  un 
moment,  sembla  devoiraboutir  à  l'extirpation 
totale  du  christianisme  en  Chine,  les  Pères 
jésuites  avaient  sous  leur  direction  plus  de 
120  000  chrétiens,  les  lazaristes  80  000,  les 
missionnaires  de  la  Propagande  environ 
30  000,  et  les  dominicains  environ  20  000;  ce 
qui  faisait  un  total  de  plus  de  250  000  con- 
vertis dans  le  Ton-King  seulement.  La  persé- 
cution continua  après  leur  départ  et,  à  part 
quelques  apostasies,  la  grande  majorité  sup- 
porta courageusement  l'épreuve.  Les  écrivains 
protestants,  tout  en  montrant  plus  de  sympa- 
thie pour  les  païens  oppresseurs  que  pour 
les  chrétiens  dont  ils  faisaient  leurs  victimes, 
avouent  eux-mêmes  qu'un  siècle  plus  tard,  il 
y  avait  en  Cochinchine  environ  370  000  chré- 
tiens. Leur  nombre  s'était  donc  accru  de  plus 
de  100  000.  malgré  l'exil  et  le  martyre.  Ces 
chiffres  mêmes  ne  donnent  pas  une  idée 
exacte  des  résultats  prodigieux  et  presque 
incroyables  de  cette  terrible  mission.  En  1857 
Mgr  Retord,  l'illustre  vicaire  apostolique  du 
Ton-King  occidental,  qui  a  lui-même  bravé  la 
mort  sous  toutes  ses  formes,  et  dont  la  con- 
servation n'est  pas  le  fait  le  moius  extraordi- 
naire de  cette  histoire,  annonça  à  J'Europe 
que  les  chrétiens  annamites  étaient  au 
nombre  de  530  000,  dont  403  000  avaient  reçu 
l'année  précédente  l'un  ou  l'autre  sacrement. 

Cette  vitalité  merveilleuse  survécut,  dans 
ces  missions,  à  la  retraite  de  la  grande  so- 
ciété qui  lui  avait  rendu  tant  de  services. 
«  Depuis  Ricci  jusqu'à  nos  jours  les  chrétiens 
de  Chine  ont  toujours  été  les  mêmes.  Ne  pou- 
vant tout  dire,  nous  n'avons  raconté  que  les 
incidents  les  plus  remarquables  de  la  lutte 
qu'ils  soutinrent.  Quelques-uns  apostasièrent 
au  milieu  des  tourments,  mais  d'autres  s'em- 


pressèrent de  saisir  la  palme  dont  ils  s'étaient 
montrés  indignes.  En  1805,  après  un  abandon 
de  plus  de  quarante  ans,  sir  Georges  Staunton 
portait  à  200  000  1e  nombre  des  chrétiens  de 
la  Chine  proprement  dite.  En  1840  le  Commo- 
dore Read  disait  :  a  II  n'y  a  pas  en  ce  mo- 
ment moins  de  5X3  000  personnes  converties 
au  catholici>me  ».  En  1850,  la  Cochinchine 
seule  en  avait  530  000,  sans  compter  les 
40  000  de  la  ville  de  Pékin,  les  80 000  du  dio- 
cèse de  Nankin,  les  100  000  de  la  province  du 
Su-Tchuen,  les  60  000  du  district  de  Schang- 
Haï,  les  40000  du  diocèse  de  Fukien,  les 
16  000  de  la  Corée,  les  10  000  de  la  Mongolie, 
les  9  000  du  Thibet.  Si  l'on  y  ajoute  la  môme 
proportion  pour  les  autres  provinces  du  Nord 
et  de  l'Est,  et  le  chiffre  moins  considérable 
des  calholiqaes  de  la  Tartarie  et  de  la  Mant- 
chourie,  on  aura  un  total  qui  dépassera  pro- 
bablement un  million.  Malgré  l'effusion  con- 
tinuelle du  sang  des  martyrs,  le  nombre  des 
pasteurs  comme  celui  des  disciples  allait  tou- 
jours croissant.  En  1859,  il  y  avait  51  évoques 
et  624  prêtres,  dont  428  indigènes.  11  y  avait 
aussi  18  collèges  ecclésiastiques.  Enfin,  les 
femmes  chinoises  qui  ont  embrassé  la  vie  re- 
ligieuse dans  l'Ordre  de  Saiut-Dominique  sont 
en  si  grand  nombre,  qu'une  persécution  spé- 
ciale fut  dirigée,  il  y  a  quelques  années,  contre 
les  Chinoises  du  tiers  ordre,  auquel  étaient 
agrégées  des  familles  entières.  »  (Ier  vol., 
p.  222-224.) 

11  en  est  de  même  dans  toutes  les  parties 
de  ce  vaste  empire.  En  1844,  dans  le  seul  vi- 
cariat du  Ton-King  occidental,  1  237  adultes 
furent  reçus  dans  le  sein  de  l'Eglise  ;  en  1845, 
il  y  en  eut  1328  ;  en  1846,  1  308,  ce  qui  porte 
à  près  de  4  000,  pour  une  seule  province,  le 
nombre  des  personnes  qui  embrassèrent  spon- 
tanément la  cause  des  chrétiens  et  accep- 
tèrent les  terribles  supplices  qu'elle  entraînait. 
De  1820  à  1858,  le  nombre  total  des  convertis 
s'éleva,  au  Ton-King,  à  140C00,  progrès 
d'autant  plus  merveilleux  qu'il  s'était  accom- 
pli dans  l'espace  de  trente-huit  ans  d'une 
persécution  atroce  et  presque  continue;  dans 
la  seule  année  1854,  il  y  eut  5  370  conversions 
d'adultes.  Enfin  voici  la  statistique  sommaire 
et  presque  incroyable  de  l'état  de  l'Eglise 
annamite  en  1858.  Malgré  l'immolation  con- 
tinuelle des  martyrs,  il  y  avait  :  14  évêques, 
sans  compter  plus  de  30  dans  la  Chine  pro- 
prement dite;  60  missionnaires  européens, 
240  pi  êtres  indigènes,  900  étudiants  ecclésias- 
tiques, 650  catéchistes,  1  600  religieuses  indi- 
gènes et  530  000  chrétiens.  «Nos  frères  anna- 
mites, dit  l'annaliste  de  cette  merveilleuse 
mission,  pensent  à  bon  droit  répéter  aujour- 
d'hui ce  que  Tertullien  disait  autrefois  aux 
persécuteurs  :  «  Nous  nous  multiplions  à 
mesure  que  vous  nous  décimez  ».  Les  descen- 
dants des  premiers  convertis,  de  ceux  qui,  les 
premiers,  subirent  l'influence  des  saintes  pré- 
dications et  des  exemples  encore  plus  saints 
des  premiers  apôtres,  sont  encore  fidèles  à  la 
loi  qu'embrassèrent  leurs  pères.  Le  révérend 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


151 


Milne,  un  des  écrivains  protestants  les  plus 
modernes  qui  se  sont  occupés  de  la  Chine, 
constatait  à  regret,  en  1858,  qu'une  partie 
des  descendants  de  Sem  étaient  alors  catho- 
liques. Trois  siècles  de  persécutions  sans  re- 
lâche n'ont  pu  déraciner  les  églises  fondées 
par  Ricci  ;  et  l'insuccès  a  été  tel,  que  le  même 
écrivain,  avec  une  répugnance  qu'il  ne  dissi- 
mule pas,  est  obligé  de  reconnaître  que  les 
catholiques  sont  aujourd'hui  au  nombre 
d'environ  70 000  dans  la  seule  province  que 
Ricci  évangélisa  le  premier.  Le  baron  de  Van 
Haxthausen,  autre  témoin  qui  ne  saurait  non 
plus  être  suspecté,  assure  que  dans  la  capi- 
tale, à  Pékin,  qui  est  le  grand  centre  des  in- 
fluences ennemies,  il  y  a  encore  plus  de 
40  000  catholiques,  et  que  dans  les  districts 
plus  septentrionaux  de  la  Chine,  le  catholi- 
cisme fait  tous  les  jours  de  nouveaux  progrès. 
Etudes  sur  la  liussie,  t.  1er,  p.  441). 

La  constance  avec  laquelle  ces  simples  en- 
fants de  l'Eglise  ont  persévéré  dans  la  foi 
durant  les  longues  années  de  persécution 
qu'il  leur  a  fallu  subir,  est  le  plus  beau  té- 
moignage de  leur  moralité  comme  de  la  sin- 
cérité de  leurs  convictions.  Aujourd'hui 
encore,  ils  montrent  la  même  ferveur  et  la 
même  simplicité  ;  c'est  un  fait  amplement 
prouvé  par  les  aveux  qui  échappent,  malgré 
eux,  aux  émissaires  du  système  rival.  Min- 
turn,  dans  la  relation  d'un  voyage  de  New- 
York  a  Delhi  publié  en  1858,  admire  «  la  fer- 
veur avec  laquelle  une  nombreuse  Congréga- 
tion de  Chinois  chantait  les  répons  dans  la 
cathédrale  catholique  de  Sang-Haï  (p.  33)  ». 
Oliphant,  visitant  la  cathédrale  de  Tonkadoo, 
fut  également  frappé  de  voir  un  si  grand 
nombre  de  femmes  chinoises  converties  assis- 
ter au  service  divin  et  montrer,  par  leur 
maintien  pieux, la  sincéritéde  leur  conversion. 
Smith  aussi,  missionnaire  lui-même,  tout  en 
refusant  de  reconnaître  les  sentiments  qui 
inspirent  les  faits  qu'il  rapporte,  rend  le  té- 
moignage le  plus  complet  à  la  fidélité  avec 
laquelle  la  plupart  des  chrétiens  chinois 
observent  chaque  jour  toutes  les  pratiques 
ordinaires  de  la  dévotion  catholique. 

Smith,  dit  Marshall,  se  trouve  quelquefois 
en  relation  immédiate  avec  les  Chinois  chré- 
tiens, et  il  ne  manque  jamais  de  nous  rendre 
compte  de  l'impression  que  font  sur  lui  ces 
sortes  d'entrevues.  Il  se  trouvait  un  jour  dans 
un  bateau  qui  naviguait  sur  le  Min  ;  l'équipage, 
qui  ignorait  probablement  sa  qualité,  a  monta 
à  bord,  et  aussitôt  chacun  de  se  signer  à  plu- 
sieurs reprises  au  front,  sur  les  joues  et  sur 
la  poitrine,  ainsi  qu'il  est  d'usage  chez  les 
catholiques».  Evidemment,  ces  gens-là  étaient 
sincères  dans  leur  religion,  car  ils  ne  rougis- 
saient pas  de  la  croix  du  Christ.  Cette  ré- 
flexion, bien  naturelle,  ne  vint  pas  à  l'esprit 
de    >mith.    Bientôt    après,    rencontrant   une 

ntaine  de  villageois,  il  remarque  qu'ils  pro- 

sent  presque  tous  la  religion  catholique. 
Cn  de  ses  compagnons  profite  de  la  circons- 
tance pour  leur  faire  accroire  que  la  Mère  de 


Dieu  n'est  qu'une  femme  mortelle  comme  non 
tous.  Cette  observation,  ajoute  t-il,  parut  les 
émouvoir  un  peu,  et  ils  se  mirent  à  regarder 
en  face  avec  un  air  d'incrédulité  et  d<;  <lé- 
liance.  Cependant,  ces  regards  significatifs  ne 
furent  pas  une  leçon  pour  Smith  et  ses  com- 
pagnons, qui  ignoraient  peut-être  (pie  les 
Turcs  eux-mêmes  reprochent  aux  protestants 
leur  irrévérence  envers  celle  (pie  les  rnaho- 
métans  honorent  aussi  comme  la  Mère  de 
Jésus-Christ. 

Smith  eut  d'autres  aventures  non  moins 
instructives.  «  Je  visitais,  dit-il,  une  jonque 
coréenne,  dont  l'équipage  se  composait  de 
catholiques.  Cette  jonque,  qui  avait  traversé 
l'immensité  de  la  mer  Jaune,  non  par  intérêt, 
mais  par  un  motif  de  religion,  avait  pour  ca- 
pitaine un  homme  qui  avait  perdu  son  père 
et  son  grand-père  par  le  martyre.  Mais  cette 
mort  tragique  n'avait  découragé  ni  le  capi- 
taine ni  son  équipage  chrétien,  car  Smith 
nous  apprend  «  qu'ils  avaient  entrepris  ce 
long  et  périlleux  voyage  uniquement  pour 
obtenir  pour  la  Corée  un  évêque  qu'ils  de- 
vaient emmener  sur  leur  jonque  ».  Ils  avaient 
été  plusieurs  mois  à  l'ancre  tout  près  de  la 
douane,  et  avaient  répondu  par  les  défaites 
que  leur  esprit  pouvait  leur  suggérer  aux 
questions  indiscrètes  des  officiers,  sans  re- 
gretter le  temps,  sans  se  préoccuper  du  dan- 
ger auquel  ils  s'exposaient  si  on  venait  à  les 
reconnaître,  ils  attendaient  patiemment  que 
Dieu  leur  envoyât  un  évêque.  A  ces  chrétiens 
sans  peur,  Smith  offrit  quelques-uus  de  ses 
livres,  sans  songer  qu'il  était  en  présence 
d'une  société  de  confesseurs  pour  qui  la  reli- 
gion était  la  plus  grande  affaire  de  la  vie  ;  à 
peine  une  heure  s'était-elle  passée,  et  déjà 
l'on  était  renseigné  sur  la  nature  de  ces  livres. 
«.  Ils  revinrent  à  moi,  dit  l'écrivain  protestant, 
et  me  rendirent  tous  mes  livres,  refusant 
d'accepter  le  présent  que  je  leur  avais  fait.  » 
On  est  heureux  d'apprendre  par  le  témoi- 
gnage de  Smith  «  qu'à  la  fin  ils  atteignirent 
le  but  de  leur  visite  et  emmenèrent  avec  eux 
un  évêque  et  trois  prêtres.  Déjà  l'évêque 
avait  été  missionnaire  pendant  sept  ans  dans 
une  paroisse  de  l'intérieur,  et  maintenant, 
escorté  p^r  les  sept  enfants  des  martyrs,  il 
s'en  allait  répandre  son  sang  partout  où  Dieu 
exigerait  de  lui  ce  sacrifice.  »  (T.  Ior,  p.  275- 
77). 

Portons  ailleurs  nos  regards,  et  voyons  le 
contraste  qui  existe  entre  les  missions  catho- 
liques et  les  missions  du  protestantisme  dans 
la  Chine.  Nous  passerons  rapidement  sur  les 
portraits  des  premiers  missionnaires  protes- 
tants en  Chine,  et  toutefois  Morrison,  Medhu- 
rot,  Gutzlafï'/romlin  et  Smith,  seraient  un  cu- 
rieux pendant  aux  tableaux  de  Ricci  et  de 
Schaal,  que  nous  avons  vus  au  début  de  la 
prédication  angélique  dans  le  Céleste-Empire. 
Les  résultats  de  leurs  prédications  nous  inté- 
ressent davantage.  Ces  résultats  nous  ne  pou- 
vons mieux  les  faire  connaître  que  par  quelques 
extraits  empruntés  aux  relations  des  mission- 


4.-8 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


naires  eux-mêmes.  Morrison,  clans  son  journal 
des  années  18J  3  ivi  181 1,  nous  parle  à  plusieurs 
reprises  du  chagrin  qu'il  éprouve  en  voyant 
«  que  personne  n'a  l'air  de  Benlirla  force  de 
la  vérité  »  ;  que  son  ministère  est  visiblement 
inutile  ,  une  ses  travaux  ne  B'étendent  | 
au  delà  «le  l'étroite  enceinte  de  sa  propre 
maison.  <'ette  situation  pénible  dura  jus- 
qu'en 1820. 

«  En  1821,  (caria  situation  ne  change  pas 
avec  le  temps),  le  Dr  Morrison  était  vivement 
préoccupé  du  faible  résultat  de  ses  travaux. 
En  1 S22  (c'est  encore  lui  qui  nous  l'apprend  , 
la  vérité  divine  a  fait  impression  sur  la  cons- 
cience de  quelques  indigènes.  »  Eu  1832, 
après  dix  ans  de  frais  énormes,  dix  personnes 
seulement  ont  été  baptisées  ;  et  malgré  ce  que 
Morrison  appelle  «  l'incertitude  de  leurs  dispo- 
sitions »,  la  mission  les  a  prises  à  sa  charge, 
et  les  a  employées  dans  une  imprimerie,  mais 
évidemment  sans  aucune  assurance  de  leur- 
fidélité  ;  car,  peu  d'années  après,  le  révérend 
Howard  Malcolm,  envoyé  pour  visiter  les 
missions  protestantes  en  Orient,  dit  naïvement 
dans  le  rapport  qu'il  adresse  à  ses  supérieurs  : 
«  Il  n'existe  à  Canton  ni  Chinois  converti  ni  ser- 
vice dans  la  langue  du  pays,  ni  distribution  de 
traités  ».  Le  Dr  Wells  Williams,  missionnaire 
américain,  confirme  cette  assertion;  il  recon- 
naît, en  18'j'J,  «  que  l'avenir  était  aussi  obs- 
cur au  moment  de  sa  mort  que  lorsqu'il  dé- 
barqua »  ;  et  .Morrison  lui-même  nous  apprend 
que  «  les  imprimeurs  baptisés  étaient  d'une 
moralité  si  douteuse,  qu'ils  se  livraient  ordi- 
nairement au  vol,  et  que,  dans  une  circons- 
tance, ils  enlevèrent  plusieurs  casses  de  ca- 
ractères typographiques  ».  (Tome  Ier,  p. 
240-241.)  " 

Cette  peinture  morale  des  Chinois  convertis 
au  protestantisme  n'est  que  trop  générale, 
malheureusement. 

Medhurst  nous  donne  des  renseignements 
sur  les  convertis  protestants  et  il  les  dépeint 
avec  sa  sincérité  ordinaire.  Il  raconte  le  trait 
suivant,  au  sujet  d'un  des  premiers  baptisés. 
«  Lorsqu'on  lui  apprit,  dit-il,  qu'on  ne  don- 
nait de  l'argent  que  pour  payer  un  ouvrage 
acheté  ou  des  marchandises  livrées,  il  devint 
indifférent,  et  maintenant  nous  craignons 
qu'il  ne  soit  revenu  à  ses  premières  erreurs.  » 
Parlant  d'un  autre  individu,  il  nous  dit  «  qu'il 
était  indécis  au  point  d'adorer  Jéhova,  tout 
en  continuant  d'adorer  les  idoles  du  pays  ». 
Ce  converti  avait  sans  doute  adopté  l'univer- 
salité des  cultes  pratiquée  autrefois  chez  les 
Romains,  et  il  était  parfaitement  disposé  à 
recevoir  toute  espèce  de  dieux  nouveaux, 
pourvu  qu'on  ne  lui  demandât  pas  de  renoncer 
aux  anciens. 

Yoici  ce  que  Medhurst  nous  apprend  d'un 
certain  Chin.  autre  converti  :  «  C'est  un  fu- 
meur d'opium.  Huit  ou  dix  dollars  par  mois 
lui  sembleront  à  peine  suffisants  ».  Voilà 
donc,  parait-il,  la  récompense  qu'on  accordait 
à-un  converti.  «  Un  jour,  comme  il  était  dans 
le  malheur,  il  promit  de  se  faire  chrétien  et 


brisa  son  idole,  mais  une  fois  relevé,  il  lâcha 
de  nouveau  la  bride  à  ses  mauvaises  habi- 
tudes. »  (Tome  l'r,  p.  -J.  î  i 

De  tels  convertis  sont  gens  de  bien  médiocre 
valeur,  et  pourtant  il  De  parall  pas  qu'il  soit 
facile  de  continuer  ce  genre  de  recrute- 
ment. 

«  Les  tentatives  des  sociétés  protestantes 
pour  évangéliser  la  Chine  ont  abouti  a  un 
insuccès  manifeste  »,  dit  l'auteur  des  Bamp- 
ton-Lecturts  pour  1843.  Et,  en  1855,  Win- 
^rove  Cooke  ajoute  :  «  Si  quelqu'un  dit  que 
les  missionnaires  protestants  l'ont  avec  les 
Chinois  des  chrétiens  sincères,  ou  il  se  fait 
illusion  cni  c'est  un  trompeur. 

Le  contracte  des  résultats  n'a  pas  manqué 
de  frapper  les  protestants  eux-mêmes. 

Depuis  182i  déjà,  il  y  avai/  à  Malacea  seu- 
lement 3  OUO  catholiques,  et  à  Singapour, 
comme  nous  l'apprend  le  commodore  Wilkes, 
les  catholiques,  qui  y  sont  arrivée  depui 
peu  de  temps,  ont  déjà  fait  une  centaine  de 
prosélytes,  tandis  que  les  protestants  n'ont 
eu  aucun  sucres.  Et  Malcolm  ajoute  que  «  à 
Singapour,  où  l'on  a  fait  les  plus  grands 
efforts,  pas  un  seul  Malais  n'a  encore  été  con- 
verti à  la  religion  protestante  ;  tandis  que  les 
missionnaires  catholiques,  qui  ont  deux 
églises  dans  cette  ville,  ont  fait  parmi  les  Ma- 
lais, les  Chinois  et  autres,  un  grand  nombre 
de  conversions  et  réunissent  tous  les  di- 
manches dans  leurs  églises  une  foule  considé- 
rable d'hommes  de  toutes  les  religions  ». 
Quelle  peut  être  la  raison  de  cette  différence  ? 
La  seule  que  Malcolm  puisse  trouver,  c'est  que 
«  les  missionnaires  papistes  sont  en  général 
des  hommes  de  mœurs  pures  et  qui  vivent 
d'une  manière  plus  humble  ».  Quelques 
années  plus  tard,  en  185(3,  les  catholiques, 
qui  n'étaient  jadis  qu'une  poignée,  sont  au 
nombre  de  7  000,  et,  dans  cette  seule  année, 
ili  païens  sont  convertis  et  reçoivent  le  bap- 
tême. A  son  tour,  le  comte  de  Windsor  nous 
apprend  «  que  les  travaux  des  missionnaires 
anglais  ont  complètement  échoué  ».  Il  signale 
aussi  ce  fait  habituel  «  qu'ils  sont  invariable- 
ment restés  près  des  grands  établissements 
des  Européens,  et  qu'on  a  rarement  entendu 
parler  de  leurs  travaux,  si  l'on  excepte  ce 
qu'en  disent  les  publications  qui  viennent 
d'Angleterre  ».  Walter  Gibson,  parlant  de  la 
ville  de  Batavia,  en  1856,  dit  «  que  le  clergé 
catholique  était  le  seul  qui  fit  des  visites  de 
compassion  et  de  charité».  Cependant  tous 
ces  témoins  sont  de  zélés  protestants.  Enfin, 
quand  Papin  visita  le  défunt  collège  de  Ma- 
lacea, un  des  missionnaires  protestants  lui 
avoua  franchement  «  que  les  dépenses  énormes 
faites  pour  sa  construction  étaient  autant 
d'argent  jeté  dans  la  mer,  et  que  tout  ce 
qu'on  en  avait  dit  en  Europe  n'était  que  char- 
latanisme ». 

Revenons  à  Medhurst.  Dans  une  lettre  à 
Morrison,  lequel  ne  faisait  point  mystère  de 
l'insuccès  complet  qu'il  éprouvait  lui-même, 
il  lui  adressa  cette  question  :  Pourquoi ne  réus- 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈMI 


m 


sissons-noua  pat  à  faire  tic*  conversions  ?  Il  no 
parait  pas  que  la  véritable  réponse  lui  soitve 
aueà  l'esprit:  la  triste  désunion  qui  règne  parmi 
les  missionnaires  protestants  est  la  seule  ex  pli- 
cation  qu'il  découvre.  (Tome  I "',  p.  247-8). 

Mais  le  contraste  tienl  à  des  cuises  plus  pro 
fondes,  Marshall  les  fait  très  bien  connaître 
dans  ce  beau  passage  que  nous  mettons  sous 
les  yeux  du  lecteur  : 

■  Nous  avons  décrit  dans  tous  ses  détails 
le  contraste  que  présente  les  missions  de 
Chine  au  point  de  vue  des  agents,  de  la  mé- 
thode et  des  résultats.  Durant  trois  siècles, 
nous  avons  vu  les  missionnaires  de  l'Eglise 
catholique,  libres  ou  enchaînés,  au  cours 
de  leur  vie  aussi  bien  que  dans  l'héroïsme  de 
leur  mort,  confesser  partout  Celui  dont  la 
grâce  les  avait  faits  ce  qu'ils  étaient.  Nous 
avons  vu  aussi  les  enfants  spirituels  qu'ils 
avaient  engendrés  dans  chaque  province  de 
cet  empire,  depuis  les  déserts  de  la  Tartarie 
jusqu'au  golfe  de  Siam,  se  montrer  dignes  de 
leurs  pères  dans  la  foi.  Les  annales  du  chris- 
tianisme ne  racontent  pas  de  plus  courageux 
exploits,  l'histoire  de  ces  combats  n'a  pas  de 
plus  nobles  triomphes.  Saint  Pierre  aurait 
embrassé  de  tels  apôtres  comme  ses  frères; 
saint  Paul  aurait  dit  à  de  tels  disciples  :  Vous 
êtes  notre  gloire  al  notre  joie. 

D'un  autre  côté  nous  avons  vu  les  mission- 
naires d'une  autre  religion  arriver  en  foule 
dans  les  ports  de  la  Chine,  «  curieux  de  sa- 
voir ce  qui  se  passe  dans  le  lointain,  à  l'inté- 
rieur du  pays  »  ;  mais  jamais  nous  les  avons 
rencontrés  au  Sutchuen,  au  Tonkin,  en  Mon- 
golie, en  Tartarie,  au  Thibet.  Ils  ont  passé 
cinquante  ans,  et  dépensé  des  sommes  inouïe? 
à  multiplier,  sans  aucun  danger,  des  livres 
que  personne  ne  pouvait  lire  ni  comprendre  ; 
par  leur  genre  de  vie,  ils  ont  scandalisé  les 
païens  eux-mêmes  autant  que  leurs  proches 
amis,  à  tel  point  que  les  païens  les  appelaient 
des  démons  prédicateurs  de  mensonges,  et  que 
leurs  amis  ne  les  nommaient  que  pour  rire  et 
se  moquer  d'eux  ;  ils  ont  réuni  quelques  dis- 
ciples, mais  en  hésitant  à  les  recevoir,  et  en 
rougissant  de  les  reconnaître  ;  car  ces  disciples 
recevaient  leurs  gages  sans  les  remercier,  et 
les  volaient  sans  remords  ;  ils  ont  publié 
sciemment  des  récits  mensongers  de  conver- 
sions ;  ils  n'ont  réussi  qu'à  affermir  davan- 
tage les  païens  dans  leurs  erreurs,  à  leur 
rendre  le  christianisme  odieux  et  ridicule,  et 
à  entraver  l'œuvre  apostolique  d'hommes 
qu'ils  insultaient  sans  les  connaître  et  dont, 
malgré  eux,  ils  reconnaissaient  l'héroïsme, 
san-  ■(■  risquer  une  seule  fois  à  l'imiter.  Du- 
rant deux  générations  entières,  ils  ont  vu  ces 
homme-  magnifiques  se,  précipiter  vers  le 
champ  de  bataille  sans  oser  prendre  part  au 
Combat.  Ils  étaient  sans  vocalion  pour  cette 
guerre  apostolique,  et    ils    le    savaient.   Ils 

lient  l'air  de  dire:  «  Celte  manière  d'agir 
ne  convient  pas  â  des  hommes  comme  nous  ». 
Aussi,  quand  le  sang  eut  commencé  à  couler, 
et  que  le  moment  lut  venu  de  confesser  le 


nom  de  Jésus,  ils  tournèrent  la  télé  el  s'en- 
fuirent, Et  tandis  que  la  l'uni  nu  .  brillait, 
sept  fois   plus   que    de    COUtume  »    et    que    les 

vaillants  «  mai  ehaienl  au  milieu  des  .'lamines, 
louant    Dieu  et    bénissant    le   Seigneur,    tandis 

que  des  femmes  et  des  enfanl  ,  hier  encore 
idolâtres,  s'écriaient  avec  force  au  milieu  de 
leurs   tourments  :  «   Montrez-leur  que   vous 

êtes  le  Seigneur  cl  le.  seul  Dieu,  »  ces  hommes 
se  balaient  de  regagner  leurs  demeure-,  el 
lapis  dans  quelque  endroit  retiré,  ils  dar- 
daient de  là  les  traits  acérés  de  leur  plume 
conlrela  foi  que  les  martyrs  signaient  en  ce  mo- 
ment même  de  leur  sang,  et  contre  les  apôtres 
qui  la  leur  avaient  annoncée  ».  ('tome  1er, 
p.  318-20. 

Marshall  décrit  avec  plus  de  vigueur  en- 
core le  contraste  qui  existe  dans  l'Inde.  Il  nous 
dépeint  saint  François  Xavier,  qui  laissa  comme 
le  plus  beau  monument  de  sa  carrière  aposto- 
lique 200  000  chrétiens  le  long  des  côtes  de  la 
péninsule  ;  Nobili  qui,  dans  la  province  de 
Maduré,  convertit  environ  100000  idolâtres, 
presque  tous  de  la  caste  des  Brahmines,  de 
Brilto,  qui,  dans  l'espace  de  quinze  moisr 
baptisa  de  sa  propre  main  8  000  infidèles; 
François  Laynez,  qui,  dans  la  seule  année 
1700,  baptisa  4  000  convertis,  tous  instruits 
par  lui-même;  puis  leurs  saints  et  dévoués 
compagnons,  Borghèse,  Diaz,  Bodriguez  et 
Péreira.  Les  portraits  de  ces  grands  hommes 
sont  les  plus  intéressants  morceaux  de  bio- 
graphie religieuse  que  nous  ayons  jamais 
vus. 

Dans  l'Inde,  plus  encore  qu'en  Chine,  ce 
qui  caractérise  surtout  les  missions  catho- 
liques, c'est  leur  permanence  dans  des  cir- 
constances qui  présentent  une  analogie  frap- 
pante avec  ce  que  nous  avons  déjà  vu  en 
Chine.  Dans  l'Inde  comme  en  Chine,  la  sup- 
pression des  Jésuites  arrêta  un  instant  le  pro- 
grès d'une  grande  partie  des  missions.  Selon 
l'observation  éloquente  de  Marshall,  «  une 
fois  encore  l'Indou  se  trouve  seul  avec  ses 
idoles,  et  personne  n'était  là  pour  lui  dire 
qu'il  était  dansies  bras  de  la  mort  ».  Dans 
l'Inde  aussi,  les  quelques  fidèles  survivants 
étaient  environnés  de  difficultés  auxquelles  la 
chair  et  le  sang  n'auraient  jamais  pu  résister. 
D'un  côté,  les  Indous  les  insultaient  comme 
des  gens  tombés  dans  l'abjection  ;  de  l'autre, 
les  farouches  mahométans,  qui  déjà  avaient 
exercé  sur  eux  les  vexations  dont  ils  acca- 
blèrent autrefois  leurs  pères,  se  jetaient  sur 
eux  avec  un  redoublement  de  fureur  depuis 
la  disparition  de  leurs  défenseurs.  En  1784, 
30  000  chrétiens  du  Kanara  furent  mis  à  mort 
simultanément,  et  ce  ne  fut  pas  là  le  seul 
exemple.  Outre  ces  ennemis  mortels  et,  le 
fléau  non  moins  terrible  dune  inondation  de 
Mahratles,  ils  étaient  entourés  de  sectaires  de 
•toute  dénomination  et  de  toute  croyance,  alors 
plus  audacieux  que  jamais  ;  c'étaient  des  Sy- 
riens, des  Danois,  des  Hollandais  et  des  An- 
glais, qui  tous  leur  tendaient  des  pièges.  Et 
personne  n'était  là  pour  les  avertir,  les  guider, 


400 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'ÉGLISE  CÀTHOLIQUl 


leur  venir  en  aide.  "  Pendant  près  de  loixante 
ans,  de  1760  à  1820,  «lit  un  de  ceux  qui  les 
haïssaient  à  cuu^e.  de  leur  foi,  c'est  à  peine  si 
on   pensai!    aux    missions  catholiques   et   au 

nid  nombre  de  leurs  conversions.  Les  vieux 
missionnaires  mouraient  successivement,  et  il 
n'en  venait  point  d'Europe  pour  les  rempla- 
cer. » 

Et  cependant,  durant  ce  long  intervalle  de 
silence  et  d'oubli,  le  bon  grain  semé  par  ces 
saints  laboureurs  avait  toujours  conservé  sa 
vitalité.  Dieu  avait  résolu,  ce  semble,  de  jus- 
tilier  ses  serviteurs  par  une  providence  spé- 
ciale et  vraiment  merveilleuse,  à  la  face  de 
l'univers  entier,  s'il  avait  laissé  tomber  leur 
œuvre  dans  une  situation  qui  présageait  une 
ruine  inévitable,  c'était  afin  de  montrer  que 
ni  le  démon,  ni  la  persécution,  ni  l'artifice, 
ni  l'oubli,  ne  pouvaient  éteindre  leur  vie. 
Lorsque,  après  soixanle  ans  de  silence  et  de 
désolation,  les  hommes  tournèrent  leurs  re- 
gards de  ce  côté,  ils  trouvèrent  une  multitude 
vivante,  là  où  ils  s'attendaient  à  ne  compter 
que  des  cadavres.  Quelques-uns,  sans  doute, 
avaient  apostasie,  d'autres  n'avaient  retenu 
que  les  vérités  capitales  de  la  Trinité  et  de 
l'Incarnation  ;  cependant,  chose  vraiment  pro- 
digieuse, il  en  restait  encore  plus  d'un  million, 
qui,  après  un  siècle  d'abandon  absolu,  de- 
meuraient invinciblement  attachés  à  la  foi  de 
leurs  pères  et  s'inclinaient  avec  un  respect 
mêlé  d'amour  quand  on  prononçait  devant 
eux  le  nom  des  apôtres  qu'ils  avaient  perdus. 
Tel  est  le  remarquable  résultat  d'une  épreuve 
sans  exemple  dans  l'histoire  du  christianisme, 
et  qui,  tombée  sur  d'autres  chrétiens  si  fiers 
de  leur  science  et  de  leur  civilisation,  aurait 
pu  produire  de  tous  autres  résultats.  Après 
avoir  donné  uue  idée  de  leur  condition  ac- 
tuelle, et  entendu  ie  témoignage  de  leurs 
propres  ennemis,  demandons  à  ces  derniers 
quels  ont  été  leurs  efforts  pour  la  conversion 
de  Tlnde,  et  jusqu'à  quel  point  ils  ont  réussi. 

Le  tableau  suivant  sur  la  situation  des  mis- 
sions catholiques  dans  l'Inde  en  1857,  com- 
prend les  vingt  vicariats  apostoliques  qui  par- 
tagent maintenant  le  territoire  ;  il  servira  à 
montrer  que  la  durée,  caractère  distinctif  de 
ces  missions,  comme  des  églises  de  Chine 
leurs  voisines,  n'est  pas  le  privilège  exclusif 
d'une  ou  deux  localités,  mais  qu'il  se  re- 
marque également  dans  tout  le  reste  du  pays. 
On  verra  que  la  mission  de  Maduré,  fondée 
par  Nobili,  compte  encore  150000  catholiques, 
tandis  que  celle  de  Verapoly,  cultivée  par  un 
si  grand  nombre  de  Jésuites,  en  compte  envi- 
ron deux  cent  trente  mille. 


LS 

i 

Ëi  ùqoei 

Vicariiti 

liçaei 

1. 

J.  Keuelly     .     . 

il 

2. 

Bombay  .    . 

! 

» 

Aii.i-I.  liai  tinaii/ 

\~,  100 

'i 

» 

Ignace  Pei 

3. 

Bengale  orien 

lal. 

>» 

Thomas  Oliffe  . 

13 

',. 

Bengale  occident. 

I5i 

5. 

Pondichéry. 

,         , 

» 

Clém.  Bonnand. 

100046 

ii. 

Madura  .    . 

, 

» 

A.  Canoz,  J.  J. 

150000 

7. 

Hyderubad  . 

. 

» 

Daniel  Mmphy. 

1000 

s. 

Vizagapatam 

» 

T.   E.  Ne yi 

-,  130 

<t. 

Mangalare  . 

, 

* 

Michel  Aotoûy. 

30  J80 

10. 

Verapoly 

" 

T.H.I 

i       „ 

*.  R.  Ludovico  ., 
BernarJioo    . 

h 

11. 

Quilon     .     . 

Ad  m 

i'.  Bernardiuo. 

56000 

12. 

Mysore   .     . 

. 

r.  1'.. 

E.  L.   Charbou- 

neaux    

17110 

13. 

Coimbatore. 

.         . 

A  dm 

C.  Bonnand.     . 

1;  200 

li 

A^ra    .     .     . 

t         , 

r.R.p.  c.  c 

20100 

15. 

Pallia. 

n 

» 

A.  Znbler  .     . 
J.  15.  Bigandet. 

:;  100 

16 

Ava  et  Pégu 

5  320 

17. 

Presqu'île  da 

Ma- 

lacca    . 

, 

» 

A.  Bancho.     . 

ô  100 

l.s. 

Sium  . 

N 

)> 

J.B.  Pallegoix. 
J.  Bettaclimi  . 

'.'.'OU 

1'.' 

65! 

20. 

Colombo.     . 

» 

Cajetano     An- 
tonio   .     .     . 

90  900 

Ces  chiffres,  de  beaucoup  inférieurs  à  ceux 
d'aujourd'hui,  nous  apprennent  qu'il  y  a  en- 
core dans  les  missions  de  l'Inde  près  d'un 
million  de  catholiques  ;  si  nous  y  ajoutons  les 
chrétiens  attachés  au  schisme  de  Goa,  qui  se 
disent  catholiques,  et  dont  la  réconciliation 
graduelle  est  facile  à  prévoir,  nous  aurons 
près  de  douze  cent  mille  témoins  vivants  qui 
proclament  les  travaux  et  les  triomphes  des 
missionnaires  catholiques.  (Tome  Ier,  p.  3S3- 
86). 

Les  missionnaires  protestants  eux-mêmes 
attestent  que  cette  statistique  n'est  point  sur- 
faite et  que  la  même  vitalité  se  remarque  dans 
les  autres  missions  catholiques  de  l'Inde. 
L'évêque  Middlelon  signale  comme  un  fait 
curieux,  la  présence  de  l'Eglise  romaine  dans 
toute  l'Asie.  «  Tout  protestant  que  nous 
sommes,  dit-il,  il  y  aurait  Un  aveuglement 
fanatique  à  ne  pas  reconnaître  que  l'Eglise 
de  Rome,  bien  qu'elle  ail  pu  exagérer  ses  suc- 
cès, a  fait  des  merveilles  en  Orient.  ».  Thar- 
ton,  un  des  auteurs  les  plus  exacts  sur  la  sta- 
tistique de  l'Inde,  porte  à  313  262  la  popula- 
tion du  district  de  Goa,  et  «  sur  ce  nombre, 
dit-il,  les  deux  tiers  professent  la  religion  ca- 
tholique ».  Un  témoin  non  moins  impartial 
fait  observer  au  sujet  de  la  même  province, 
«  que  les  catholiques  ont  fait  bon  nombre  de 
conversions,  parmi  les  indigènes,  qu'ils  ont 
contribué  puissamment  à  les  civiliser,  et  dis- 
siper en  grande  partie  les  ténèbres  du  paga- 
nisme ».  Le  Dr  Francis  Buchanan  parle  des 
classes  que  les  protestants  s'attachent  le  plus 
à  décrier,  et  de  plusieurs  milliers  de  chrétiens 
qu'il  visita  à  Tulava,  restes  de  la  persécution 
de   Tippoo,  qui  détruisit   toute   leur   église. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


U\\ 


«  Ces  pauvres  gens,  dit-i!,  n'onl  aucun  des 
vices  généralement  attribués  à  la  race  portu- 
gaise et  leur  supériorité  industrielle  est  plus 
volontiers  reconnue  par  leurs  voisins  indous 
que  par  eux-mêmes  ». 

Si  nous  regardons  l'autre  côté  du  tableau, 
au  lieu  des  Xavier  qui  se  dévouent  et  se  sa- 
crifient, des  de  Hriltns  qui  donnent  leur  sang 
et  leur  vie,  nous  trouvons  une  race  d'aventu- 
riers sordides  et  mondains  dont  Mammon  est 
l'unique  Dieu  et  dont  la  politique  corrompue 
et  cupide  est  le  seul  l»ui  de  leur  présence 
parmi  les  Indous.  A  partir  du  moment  où  les 
Portugais  furent  supplantés  dans  l'Inde  par 
les  gouvernements  protestants  qui  leur  succé- 
dèrent, l'action,  l'inlluence,  l'autorité  du  gou- 
vernement fut  entièrement  dirigée  contre  le 
progrès  du  christianisme  chez  les  païens.  An 
tndian  lietrospect.  By  the  Dean  of  carliste, 
p.  6).  Hugh  Murray  établit  une  comparaison 
très  peu  flatteuse  entre  la  marche  suivie  dans 
l'Inde  par  les  Danois,  les  Hollandais  et  les  An- 
glais, et  la  conduite  de  leurs  prédécesseurs 
catholiques.  Mais,  en  ce  qui  regarde  les  An- 
glais, cette  comparaison  est  encore  loin  de  la 
hideuse  réalité.  Pendant  deux  cents  ans,  ce 
fut  une  maxime  reçue  parmi  les  Anglais  de 
tous  les  rangs,  qu'on  ne  devait  tolérer  aucune 
tentative  ayant  pour  but  la  conversion  des 
Indous  ou  des  Mahométans.  «  Le  grand 
principe  du  gouvernement  britannique,  disait 
lord  William  Bentinck,  c'est  la  stricte  neutra- 
lité. »  Pour  s'y  conformer,  «  la  compagnie 
des  Indes  Orientales  refusait  de  recevoir  au- 
cun missionnaire  sur  les  navires  qu'elle  expé- 
diait en  Chine  ou  dans  l'Inde  ».  En  vain 
quelques  individus  essayèrent  de  s'introduire 
subrepticement  dans  ce  pays  prohibé.  «  Deux 
missionnaires  ayant  débarqué  sur  les  bords 
du  Hoogly,  furent  immédiatement  renvoyés 
en  Europe  sur  le  vaisseau  qui  les  avait  por- 
tés »  ;  c'était  là  un  avertissement  sérieux  à 
l'adresse  de  ceux  qui  seraient  tentés  de  les 
imiter.  En  1812,  les  missionnaires  américains 
furent  transportés  de  Calcutta  à  Bombay,  et 
mis  en  prison.  S'étant  enfuis  sur  un  cabolier 
du  pays,  ils  furent  poursuivis,  repris  et  en- 
fermés dans  la  forteresse.  «  Il  y  avait,  dit  un 
écrivain,  une  battue  organisée  contre  les  mis- 
sionnaires du  Bengale,  et  l'on  n'en  vit  pas 
moins  de  cinq,  tant  Anglais  qu'Américains, 
expulsés  delà  contrée  par  ordres  formels  d'un 
gouvernement  inflexible.  »  Cette  politique  si 
vigoureuse  fut  imperturbablement  suivie  tant 
qu'elle  fut  possible.  «  Avant  1813,  aucun  mis- 
sionnaire ne  put  obtenir  la  permission  de 
s'embar.pier  sur  un  navire  anglais.  » 

On  trouva  encore  moyen  de  perfectionner 
ce  régime  de  répression.  «  Des  règlements  ad- 
ministratifs datés  de  1814  exclurent  les  chré- 
tiens indigènes  de  toute  fonction  publique 
ayant  un  caractère  honorable.  Ainsi  un  Ci- 
paye  fut  renvoyé  de  l'armée  pour  avoir  em- 
Dl  issé  le  christianisme.  »  Dans  un  meeting 
i  du  le  13  avril  1813,  par  la  Çhurch  missionary 
Society,  diverses  résolutions  furent  prises,  dont 


la  septième  était  ainsi  conçue  :  u  I.a  société  a 

vu  avec  peine  les  entraves  auxquelles  le  chl 

tianisme  est  exposé  par  suite  de  La  me  tire  qui 
exclu!   les   indigènes  convertit  des   position 
officielles  dans  l'Inde,  tandis  qu'elles  sont  fa- 
cilement accordées  aux  Indous  et    aux   Maho- 

métans  ».  Ces  étran  mesurée  onl  été  ap- 
prouvées jusqu'à  ce  jour  par  les  hommes 
d'Etat  les  plus  éminents  que  L'Angleterre  ait 

envoyés  dans  l'Inde.  «  Je  crois,  disait  sir  John 
Maleolm,  que  le  gouvernement  anglais  de 
contrées  ne  devrait  jamais  chercher,  ni  di- 
rectement ni  indirectement,  à  propager  la  re- 
ligion chrétienne.  »  Voici  ce  qu'on  lit  dans 
un  document  officiel  signé  par  l'illustre  lord 
Macaulay  :  «  Nous  nous  abstenons,  et  j'ai  la 
confiance  que  nous  nous  abstiendrons  tou- 
jours, de  donner  aucun  encouragement  public 
à  ceux  qui  s'engagent  dans  l'entreprise  de 
convertir  les  indigènes  au  christianisme  ». 
En  1823,  un  directeur  de  la  Compagnie  des 
Indes  Orientales,  et  ce  n'est  pas  le  moins 
connu,  nous  dit  encore  :  «  11  me  paraît  abso- 
lument nécessaire  qu'on  évite  avec  soin  de  se 
mêler  de  la  religion  des  Hindous  ».  Tout  ré- 
cemment, en  1859,  lord  Ellenborough  don- 
nait ce  conseil  à  la  Chambre  des  lords  :  «  On 
ne  saurait  adopter  une  mesure  plus  propre  à 
calmer  l'esprit  des  indigènes  et  à  nous  resti- 
tuer leur  confiance,  que  de  retirer  tout  se- 
cours du  gouvernement  aux  écoles  qui  sont  en 
rapport  avec  les  missionnaires  ».  Quand  le 
même  pair  accusa  lord  Canning  d'avoir  sous- 
crit pour  une  société  de  mission,  lord  Land- 
down,  malgré  ses  sympathies  personnelles 
pour  le  vice-roi  des  Indes,  lit  observer  que,  si 
ce  fait  était  prouvé,  le  gouverneur  général 
de  l'Inde  ne  méritait  pas  de  conserver  plus 
longtemps  son  poste  ».  En  même  temps  Kin- 
naird  annonçait  à  la  Chambre  des  communes 
que  les  naturels  du  pays,  considérant  l'édit 
de  la  reine  qui  interdit  toute  immixtion  dans 
leur  religion  comme  un  blâme  infligé  à  ceux 
qui  avaient  agi  autrement,  insistaient  auprès 
du  gouvernement  local,  disant  «  que  les  mis- 
sionnaires allaient  contre  l'édit  de  la  reine  en 
prolongeant  leur  séjour  dans  l'Inde,  et  que 
dès  lors  l'autorité  avait  le  devoir  de  les  expul- 
ser immédiatement.  ».  (Tome  Ier,  p.  412-14). 
Pour  achever  de  déshonorer  notre  gouver- 
nement aux  yeux  de  la  chrétienté  contempo- 
raine, on  fit  de  cette  honteuse  protection  du 
paganisme  une  source  de  revenus.  «  Le  culte 
dégoûtant  et  sanguinaire  de  Jaggernaut,  dit 
Howitt,  fut  non  seulement  pratiqué,  mais  au- 
torisé et  favorisé  par  le  gouvernement  anglais. 
Un  impôt  fut  levé  sur  tous  les  pèlerins  qui  se 
rendaient  aux  temples  de  l'Orissa  et  du  Ben- 
gale, et  des  fonctionnaires  anglais  et  des  gen- 
tilshommes anglais  devinrent  les  surinten- 
dants et  les  régisseurs  de  ce  culte  hideux  et 
des  recettes  qu'on  en  retirerait  ».  Il  paraît 
qu'ils  devinrent  habiles  à  multiplier  ces  sources 
de  revenus;  car  un  missionnaire  protestant 
nous  apprend  qu'on  levait  aussi  une  contri- 
bution sur  ceux  «  qui  aspiraient  au  privilège 


162 


BISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


de  se  noyer  dans  le  Gange  »,  et  que  coite  me- 
sure «  pouvait  rapporter  25001  0  roupies  »  1 
Ce  gentlemen  ne  peul  guère  être  accuséd'i 
ration,  quand  il  ajoute  que  de  tels  proeé< 
issimilaient  les  chrétiens  de  profession  aux 

idolâtres  »■ 

Russel  avait  donc  raison  do  s'écrier  :  «  Pour 
un  peuple  chrétien,  nous  luisions  danf  l'Inde 
des  choses  vraiment  étranges!  »  En  1852,  un 
écrivain  de  là  Revue  de  Calcutta  dit  que  jus- 
qu'à ce  moment  «  les  représentants  du  gou- 
vernement on  résidence  à  Nagpore  et  à  Ba- 
rada  prennent  part  aux  fêtes  païennes.  Dans 
la  présidence  de  Madras,  le  mal  se  fait  sur  une 
échelle  plus  vaste  encore.  Jusqu'en  1841,  plus 
de  400  000  livres  sterling  provenant  des 
temples  païens,  passèrent  aux  mains  du  gou- 
vernement de  Madras,  et  le  revenu  annuel 
était  de  17  000  livres  sterling  ».  Aussi,  un 
écrivain  anglo-indien,  faisant  allusion  à  ces 
faits  et  à  ce  qu'il  appelle  «  l'extravagance  dé- 
mesurée de  notre  gouvernement»,  déclare,  en 
1857,  que  «  si  les  cipayes  ne  s'étaient  pas  ré- 
voltés, les  injustices  auraient  peut-être^  été 
toujours  en  croissant  dans  l'Inde,  jusqu'à  ce 
que  Dieu  ne  pût  plus  nous  supporter;  alors, 
nous  aurions  été  chassés  de  l'Inde,  pouj 
servir  de  risée  et  d'exemple  aux  nations  ». 

Dans  un  tel  état  de  choses,  toute  entreprise 
de  missions  qui  ne  venait  pas  d'en  haut  de- 
vait être  condamnée  à  s'éteindre.  L'Inde  fut 
pour  les  missionnaires  protestants  comme  si 
elle  n'eût  pas  existé.    «   Aucun  clergyman  ne 
consentit  à  y  aller  »,  dit  le  Dr  Close  »  ;  tous 
les  missionnaires  secourus  par  la  Société  de  la 
doctrine  chrétienne,  et  il  aurait  pu  ajouter  que 
ce  qu'on  appelle  la  Société  de  la  propagation  de 
l'Evangile,  étaient  luthériens   et  étrangers.  Il 
nous  faut  maintenant  entendre  ces  émissaires 
étrangers,  raillant  sur  ce  fait  leurs  patrons  an- 
glicans, et  s'en  servant  pour  justifier  leurs  at- 
taques contre  une  église  dont  ils  étaient  les 
ministres  reconnus  !  «  Pendant  longtemps,  dit 
le  Dr  Close,  il  fut  impossihle  de  faire  partir  un 
seul  missionnaire.  On  envoya  à  Calcutta,  eu 
1789,  un   ecclésiastique  anglais,   qui  déserta 
bientôt  après  son  arrivée.  »  C'était  découra- 
geant. «  En  1797,  on  en  envoya  un  autre,  un 
Allemand,  qui  déserta  aussi.  »  Cependant,  il 
était  urgent  de  prendre  des  mesures  efficaces, 
car  jusqu'à  cette  époque,  dit  Paye,   «  la  reli- 
gion protestante  avait  fait  peu  de  progrès  dans 
l'Inde.    Il   y   avait  bien  de  temps   en  temps 
quelques    conversions,   mais  elles    prenaient 
une  fausse  direction  ».   Quelques  Anglais   se 
firent  catholiques,  comme  le  fils  de  sir  He- 
neage   Finch,   d'autres   devinrent    mahomé- 
tans. 

«  Le  gouvernement  s'alarma  tellement  des 
progrès  du  romanisme,  dit  un  chapelain  an- 
glican de  l'Inde,  qu'il  fut  décidé  qu'on  appli- 
querait à  ses  adhérents  le  statut  pénal  publié 
par  Elisabeth,  XXIIIe  statut,  ch.  I.  John  da 
Gloria,  prêtre  portugais,  ayant  baptisé  Ma- 
then,  fils  du  lieutenant  Torpe  déjà  décédé, 
fut  arrêté  comme  coupable  de  haute  trahison 


pour  avoir  travaillé  à  réconcilier  une  per- 
sonne avec  le  Pape.  » 

Au  Biècle  dernier,  les  missionnaires  protes- 
tants qui  étaient  des  luthériens,  ne  Qrenl  an- 
cun  semblant  d'efforts,  quoique  l'Angleti 
entretint  toujours  un  établittemen  mas- 

tique considérable  et  coûteux  en  faveur  des  ré- 
sidants britanniques.  Le  portrait  que  .Marshall, 
trace  de  quelques-uns  de  ceux  que  le  vulgaire 
regarde  comme  ayant  travaillé  avec  succès 
dans  la  mission  de  l'Inde,  dissipera  toute  illu- 
sion. Dans  ce  portrait  sévère,  mais  impartial, 
car  c'est  le  protestantisme  qui  a  fourni  tous 
les  originaux,  l'auteur  a  arraché  le  Iauiier 
qui  couronnait  le  front  des  héros  protestants. 
Kiernander  et  Schuarlz  étaient  «  connus 
pour  leur  immoralité  ».  Les  succès  de  Martvn, 
lui-même  l'avoue,  se  bornaient  à  une  vieille 
femme  «  qui,  pensait-il,  était  sérieusement 
convaincge,  »  et  Iléber  confesse  que  «  les 
exemples  de  conversions  réelles  sont,  jusqu'à 
ce  moment,  très  rares  »  ;  pourtant  il  y  en  a 
«  assez  pour  faire  voir  qu'elles  ne  sont  pas 
impossibles».  (Puller's,  And  for  Christian  mis- 
sions, app.  p.  3.  —  Indian  Journal,  H,  203). 

Dans  l'appréciation  de  résultats  aussi  mi- 
sérables, il  est  impossible  de  perdre  de  vue  les 
ressources  dont  les  missions  protestantes 
dans  l'Inde  ont  dû  jouir  dans  le  passé,  et 
jouissent  encore  en  ce  moment. 

Outre  les  facilités  qui  résultent  de  leurs  re- 
lations avec  le  pouvoir,  outre  les  motifs  qui 
agissent  avec  force  sur  les  naturels  du  pays  et 
les   disposent  à  recevoir   les    instructions   de 
leurs  maîtres  et  patrons,  il  faut  aussi  tenir 
compte  des  immenses  ressources   matérielles 
dont  elles  disposent.  Construire   des  égli- 
fonder  des  collèges  et  des  écoles,  doter  des 
orphelinats,    rémunérer  les  catéchistes  et  les 
professeurs  en  1-ur  allouant  des  traitements 
considérables,  attirer  une  race  sordide  et  ap- 
pauvrie en  lui  assurant  des  moyens  de  sub- 
sistance, tout  cela  était  aussi  facile  aux  pro- 
testants qu'impossible  aux   missionnaires  ca- 
tholiques.   Vingt-deux  sociétés  évangéliques, 
anglaises,  américaines  ou   allemandes  four- 
nissent, dit-on,  le  magnifique  subside  annuel 
de  187  000  livres  sterling,  somme  qui  a  atteint 
des  proportions  beaucoup  plus  considérables. 
Il  y  a  vingt  ans,  les   chapelains,    beaucoup 
moins  nombreux  qu'aujourd'hui,  «  s'élevaient 
à   quatre-vingt-dix,   et  coûtaient   à   la   com- 
pagnie une  somme  annuelle  de  88  000  livres 
sterling.  »  Nous  avons  vu  que,  dans  la  pro- 
vince de  Maduré,  62  missionnaires  catholiques 
dépensaient  seulement  1  500  livres,  de  sorte 
que   chaque   missionnaire  protestant   coûtait 
quarante  fois  plus  qu'un  missionnaire  catho- 
lique. Les  seuls  frais  de  voyage  des  mission- 
naires protestants  avaient  coûté  260  000  livres 
sterling  jusqu'en  1839.  En    1851,   l'établisse- 
ment anglican,  à  lui  seul,  coûta  112  000  livres 
et  l'année  suivante,  un  écrivain  presbytérien 
annonçait  avec  une  jactance  plus  conforme  à 
la  vérité  qu'à  la  discrétion,  que  les  dépenses 
annuelles  des  missions  protestantes  dans  l'Inde 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


463 


seulement  «  surpassaient  à  peu  près  d'un  cin- 
quième ce  que  coûtent  chaque  année  les  mis- 
sions    papales     dans     toutes    les     parties     (In 

monde.»  En  1850|  le  gouvernement  dépensa 
L07  858  livres  pour  l'église  établie  anglo-in- 
dienne, bien  que  les  protestants  nous  disent 
(pu;  son  clergé  «  sciait  tout  aussi  bien  en  An- 
gleterre que  dans  l'Inde  »,  en  ce  qui  concerne 
les  intérêts  naturels  du  pays,  tandis  qu'on 
donne  aux  catholiques  de  l'Inde  la  somme  de 
5  ïli7  livres,  soit  24  livres  de  moins  qu'il  n'en 
fut  accordé  dans  le  courant  de  la  même  an- 
née, à  un  seul  personnage,  l'évèque.  protestant 
de  Calcutta  »  (Tome  1er,  p.  506-8). 

Malgré  ces  brillantes  ressources,  Marshall  a 
recueilli  les  aveux  sincères  d'un  insuccès  com- 
plet et  sans  espoir;  ces  aveux,  empruntés  aux 
rapports   officiels  les  plus  récents,  regardent 
chaque  région  de  l'Inde,  le  Bengale,  Madras, 
Bombay,    Tranquebar,   Tanjore,    Tinnevelly, 
Bénarès,  Travanevre  et  une  infinité  d'autres 
stations    au    nord,  au    sud,  à   l'ouest   et  au 
centre  de  l'Inde.  «  Vous  n'avez  fait  aucun  pro- 
grés, ni    auprès    des  Indous,  ni   auprès  des 
Mahométans  »,   disait    en    1858    sire   James 
Brooke    dans  un    meeting   de    la  Société  de 
la  propagation  de  l'Evangile,  «  vous  en  êtes 
encore  au  même  point  que  le  jour  où,  pour 
la   première  fois,    vous    mites   le   pied   dans 
l'Inde  ».   «  On  dirait,   s'écrie  Clarkson,  mis- 
sionnaire   lui-même,    qu'on    a    fermé   toutes 
les  portes  et  tous  les  canaux  qui  pouvaient, 
offrir    un    passage    aux   torrents   de  l'Evan- 
gile. Quant  aux   soi-disant  convertis,   Irvingt 
d'accord  avec  une  centaine  d'écrivains  anglo- 
indiens,  assure  que  «  le  relâchement  de  leurs 
mœurs    va   jusqu'à   choquer  les    sentiments 
des  païens  leurs  compatriotes  ».  L'abondance 
des  matériaux  fournis  à  Marshall  par  les  au- 
teurs protestants  lait  bien   ressortir  la  diffé- 
rence des  résultats  obtenus  par  les  deux  sys- 
tèmes rivaux.  Quels  hommes  étaient  les  pre- 
miers prédicateurs  du  catholicisme  dans  l'Inde, 
quels  furent  leur  dévouement,  leur  désinté- 
ressement, leur  piété,  leur  détachement   ab- 
solu  de  la  terre,  de  ses  plaisirs,  de  ses  hon- 
neurs, de  ses  biens,  les  témoins  les  moins  sus- 
pects nous  l'ont  fait  voir  en  détail.  Quant  aux 
protestants,  nous  n'avons  qu'à  ouvrir  les  pages 
que  l'auteur  emprunte  aux  autorités  les  plus 
irrécusables,  pour  trouver  la  raison  manifeste 
de  leur  insuccès.  Côte  à  côte  avec  l'humble 
Xaxier  nous  trouvons  «  un  froid   et  superbe 
formaliste,  très  passionné  pour  les  saints  mi- 
litaires, et  disputant  bravement  la  préséance  ». 
(Kay's,  Chrittianty  in  India,  301,  en  parlant  de 
l'évèque  Middleton).  Si  nous  nous  éloignons 
des  ouvriers  infatigables  de  la  mission  de  Ka- 
nara  ou  du  Maduré,  nous  trouvons  le  Dr  Jud- 
son  confortablement  assis  dans  sa   pagode,  et 
criant,  aux  passants  (Theory  aud  practice  of 
■,   p.    150).   "   Hé!    que  celui   qui    a  soif 
vienne  boire  de  l'eau  !  vous  qui  n'avez  point 
d'argent,    venez,  achetez    et   mangez  »  !   La 
laquelle  ils  se  dévouent  est  évidem- 
ment la  même  que  celle  de  ces  hommes  qui 


déclarent  franchement,  comme  l'évèque  Cot- 
ton  i  Première  allocution,  primaryi  ha>  >/'■.  citée 
par  Overland  Bombay,  fîmes,  novembre  20, 
1850),  que  »  l'ascétisme  ne  fait  point,  partie 

du  système  de    l'Evangile  »,  et    dont  les:  expé 

riences    de    missionnaires    se    bornenl    aux 

alarmes    d'une    épouse    qui,    eoniim-    celle    (]<; 

l'évèque  lord  Middleton,  tremble  en  voyant 
B'agiter  leur  petit  chien  qu'elle  tient  sur 

genoux,  et  dont  le   mari  est  vivement,  impi 
sionné  par  celte  scène  » . 

Voici   une  autre  leçon.    Ee  traitement  an- 
nuel des  missionnaires  catholiques  s'élève  à 
vingt   livres,   d'après  le  protestant  Malcolm, 
qui    rend    hommage   à    la    pureté    de    leurs 
mœurs  et  à  l'humilité  de  leur  vie.  Or,  voici 
un  inventaire  prolestant.  «  Owen,  le  dernier 
chapelain    général,  mourut    l'année   dernière, 
en  1852,   dit  lord  Teignmouth,   laissant   une 
fortune  de  100  000  livres  sterling.  Je  donne 
ce  chiffre  comme  positif,  d'après  l'autorité  de 
quelqu'un  qui  se  rendit  à  Doctorscommons  et 
se  procura  une  copie  de  son  testament  ».  Et 
ce  cas,  bien  qu'excessif,  n'était  pas  isolé.  «  Il 
semblerait,  dit  un  écrivain   qui  nous  a  déjà 
fourni   des    renseignements    importants,   que 
les  chapelains  de  la  compagnie,   à  la  fin  du 
dernier    siècle,    fussent    une    race    de   mon- 
nayeurs  »  (A  money-making  race  of  men).  11  y 
a  dans  le  journal  de  Kiernander,  l'ancien  mis- 
sionnaire danois,   une  note  curieuse,  conçue 
en  ces  termes  :  «  Le   révérend  Blanchard  se 
dispose   à    partir    pour   l'Angleterre   sur   un 
vaisseau   américain,  dans    une    quinzaine  de 
jours,    avec  cinq  lakhs   de   roupies   (environ 
1500  000  francs);  Owen  avec  deux  lakhs  et 
demi   (750000   francs);  Johnson    avec   trois 
lakhs  et  demi  (1  050  000  francs);  une  moyenne 
annuelle  de  2  500  livres  sterling  d'économie  »  l 
En  présence  de  tels  faits,  les  résultats  attestés 
par  les   partisans  les  plus  enthousiastes  n'ont 
plus  rien  qui  nous  étonne.  » 

«  Le  christianisme,  dit  un  homme  qui  fut 
longtemps  associé  aux  missionnaires  protes- 
tants, fait  peu  de  progrès,  ou  même  n'en  fait 
aucun.  Chaque  fois  que  j'en  avais  l'occasion, 
j'avais  coutume  de  demander  aux  mission- 
naires combien  d'Indous  ou  de  Mahométans 
ils  avaient  convertis  pendant  la  durée  de  leur 
mission,  et  l'on  me  répondait  généralement 
un,  et  quelquefois  aucun. 

«  Un  ministre  qui  a  passé  trente  ans  dans 
l'Inde  à  prêcher  l'évangile  aux  infidèles,  dit 
Peschier,  président  de  la  société  des  missions 
à  Genève,  déclare  qu'il  n'a  pas  opéré  une 
seule  conversion. 

«  Le  Dr  Bryce,  ministre  presbytérien, 
s'écriait  dans  un  sermon  prêché  à  Calcutta  : 
Hélas!  on  peut  se  demander  si  jusqu'à  ce  jour  le 
missionnaire  chrétien  a  pu  se  glorifier  d'un  seul 
prosélyte  gagné  à  sa  croyance,  avec  l'espoir 
fondé  qu'il  aurait  à  se  réjouir  de  sa  conquête. 
Un  autre  témoin  observe  que  c'est  là  l'opinion 
d'un  savant  et  pieux  ecclésiastique,  exprimée 
en  présence  d'une  congrégation  qui  avait  tous 
les  moyens  de  s'assurer  de  son  exactitude  ». 


40 1 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLKj!  I 


A  mesure  que  nous  avançons  vers  l'e'poque 
actuelle,  les  mêmes  témoignages  se  repro- 
duisent sans  la  plus  légère  variation.  Nous  ne 
connaissons  pas,  disait  en  1838  le  Ur  Hus- 
chemberger,  plus  de  trois  ou  quatre  exemples 
remarquables  de  conversions  au  christianisme 
opérées  par  des  missionnaires.  La  plupart  des 
gens  dont  se  compose  la  congrégation,  dit  Le 
D'  Brown,  ne  sont  chrétiens  que  de  nom.  Et 
ceA  ainsi  qu'ils  s'expriment  tous  jusqu'à  la 

fin. 

«  En  1843,  le  comte  de  Warren  nous  assure 
que  l'influence  de3  missions  anglaises  est 
d'une  nullité  absolue  ;  elles  ne  comptent  pas 
d'autres  prosélytes  que  les  orphelins  achetés 
par  les  missionnaires,  et  qui,  une  fois  deve- 
nus grands,  retournent  tous  à  la  religion  de 
leurs  compatriotes.  Mais  il  faut  avouer  aussi 
que  les  disciples  du  Christ  ne  montrent  guère 
plus  de  charité  et  d'humilité  que  ceux  de 
Brahma  ou  de  Mahomet.  » 

«  On  doit  admettre,  disait  Campbell  en 
1852,  que  l'entreprise  de  christianiser  les  na- 
turels du  pays  a  complètement  échoué;  nous 
avons  fait  des  impies,  mais  fort  peu  de  chré- 
tiens sincères,  et  avec  le  système  actuel,  il  est 
probable  que  nous  ne  ferons  pas  mieux.  » 

En  1856,  Walter  Gibson  nous  rapporte  cet 
aveu  secret  que  lui  fit  un  missionnaire  améri- 
cain :  «  Les  millions  et  les  centaines  de 
millions  s'en  vont,  en  Orient,  sans  que  la  do- 
mination et  les  lumières  des  Européens  y 
exercent  la  plus  légère  influence.  » 

«  De  Valbezen,  qui  a  l'air  d'affecter  en  re- 
ligion une  froide  impartialité  que  certains 
Français  confondent  avec  la  grandeur  d'es- 
prit, nous  dit  en  1857  :  La  prédication  des 
missionnaires  protestants  n'a  pas  fait  la 
moindre  impression.  Si  quelque  changement 
s'est  opéré  dans  le  gouvernement  de  l'Inde, 
il  y  a  fort  peu  de  leurs  convertis  qui  ne 
soient  disposés  à  retomber  dans  les  grossières 
erreur  de  leur  première  religion.  » 

En  185-,  nous  recueillons  les  témoignages 
suivants  :  «  Les  convertis,  dit  Minturn,  sont 
en  petit  nombre  et  appartiennent  pour  la 
plupart  aux  classes  les  plus  dégradées.  » 
—  «  Pour  les  naturels  convertis  au  christia- 
nisme, écrit  à  la  même  époque  Malcolm 
Qudlovv,  je  ne  les  ai  pas  même  comptés 
parmi  les  éléments  nettement  chrétiens,  tant 
ils  sont  généralement  sans  influence.  Sir  James 
Brooke  résume  toute  l'histoire,  quand  il  dit 
aux  sociétés  des  missions  d'Angleterre  : 
«  Vous  n'avez  fait  aucun  progrès  sur  les  Ma- 
hométans  et  les  Indous  ;  vous  êtes  encore  au 
même  point  que  le  jour  de  votre  arrivée  dans 
l'Inde.  » 

En  1859,  le  capitaine  Evans  Bell  doutait 
«  que  les  missionnaires  fissent  jamais  aucun 
bien  »  ;  et  Qudlow  ajoute  :  «  Nous  devons  en- 
registrer un  accroissement  de  défiance  et 
d'aversion  pour  le  christianisme  chez  les 
Indous  et  les  Musulmans.  »  Tout  récemment, 
en  1860,  Russell  est  venu  clore  à  propos  la 
série   des  dépositions,   par    cette    grave  an- 


nonce, que,  r<  /"'•  au  désespoir,  bien  des 
chrétiens  dans  l'Inde  en  sont  venus  jusqu'à 
désirer  et  à  supplier  qu'on  leur  permette  de 
convertir  les  Indiens  par  le  glaive.  »  (Tome  Ier 
p.  520-27.) 

Nous  serions  entraîné  trop  loin  si  nous  vou- 
lions continuer  cette  analyse  et  passer  en 
revue  avec  Mat -hall  les  autres  districts  dont 
il  trace  l'histoire.  L'étude  de  chacune  de  ces 
contrées  est  précédée  d'un  chapitre  renfer- 
mant un  choix  de  témoignages  éloquents  sur 
la  stérilité  des  efforts  du  protestantisme. 
L'ouvrage  si  connu  de  sir  James  Emerson 
Tennent  sur  Ceylan  ne  nous  donne  pas  une 
haute  idée  de  l'avenir  des  missions  dans  cette 
île  et  cependant  il  ne  laisse  pas  entrevoir  la 
nullité  des  résultats  avoués  par  les  mission- 
naires eux-mêmes.  «  La  plupart  des  Singha- 
lais,  que  je  désigne  comme  appartenant  de 
nom  à  la  religion  réformée,  dit  le  révérend 
W.  Harvard,  missionnaire  wesleyen,  ne  sont 
guère  chrétiens  que  par  le  baptême.  »  La  plu- 
part vivent  commes'ils n'avaient  point  d'ànie, 
ajoute  le  révérend  James  Selkirk,  mission- 
naire anglican.  «  La  mission  a  trompé  notre 
attente  presque  partout,  »  disait  en  1854  le 
Dr  Brown,  «  tous  les  comptes  rendus  s'ac- 
cordent à  nous  donner  des  renseignements 
défavorables  »,  ajoute  en  1856  le  révérend 
Tupper.  Pridham  va  plus  loin  encore,  et  dé- 
plore amèrement  l'état  du  christianisme, 
«  qui  s'en  va  à  la  dérive.  » 

«  Sir  Emerson  Tennent,  suppose-t-il  que 
le  Père  Joseph  Vaz,  par  exemple,  réduit  à 
fuir  au  milieu  des  marais  et  des  bois  de  Cej'- 
lan,  ait  converti  30  000  idolâtres  par  la  pompe 
des  spectacles  ?  Saint  François  Xavier,  dont 
tout  l'appareil  ecclésiastique  se  bornait  à  une 
clochette  et  un  catéchiste,  couvertit-il  700  000 
âmes  par  la  magnificence  du  cérémonial?  Fut- 
ce  par  les  splendeurs  d'un  rituel  imposant  que 
le  vénérable  Jean  de  Brilto  gagna  ses  dizaines 
de  mille  âmes  dans  les  forêts  de  Marava? 
Est-ce  avec  de  tels  accessoires  que  les  apôtres 
martyrs  de  Chine  et  de  Corée,  dont  les  églises 
étaient  des  huttes  et  les  vêtements  des  haillons, 
remportèrent  leurs  triomphes  !  Fut-ce  la 
pompe  des  spectacles  qui,  dans  l'Amérique  du 
Sud,  arracha  au  culte  des  démons  1  500  000  In- 
diens? Fut-ce  le  rituel  qui  fit  adorer  le  saint 
nom  de  Jésus  sur  les  bords  du  lac  Huron,  de 
l'Ohio  et  du  Mississipi,  et,  à  une  époque  plus 
récente,  dans  les  plaines  de  l'Orégon  et  les 
vallées  des  Montagnes  Rocheuses.  Est  ce,  par 
la  magnificence  du  cérémonial  que  les  Francis- 
cains renouvellent  en  ce  moment  leurs  an- 
ciennes victoires,  comme  les  Lazaristes  en 
Syrie,  les  Jésuites  dans  la  Colombie,  les  Ma- 
ristes  dans  les  îles  du  Pacifique?  Que  penser 
d'une  cause  qui  déguise  ainsi  son  éternelle 
humiliation,  et  qui  voudrait  excuser  ses  per- 
pétuelles mésaventures  par  un  prétetxe  dont 
elle  connaît  la  fausseté,  en  attribuant  les  con- 
quêtes qu'elle  poursuit  vainement  à  des 
moyens  impossibles,  et  qui,  d'ailleurs,  eussent 
été  entièrement  inefficaces? 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


46! 


«  L'unique  explication  que   l'on  ose  donner 

des  triomphes  obtenus  par  les  missionnaires 
catholiques,  et  attestés  en  tout  lieu  par  les 
prolestants  eux-mêmes,  à  qui  ils  sont  pour- 
tant refusés,  mérite  d'être  étudiée  plus  à  fond. 
Examinons-la  une  l'ois  pour  toutes,  (l'est  le 
seul  argument  des  protestants,  et  encore  est-il 
en  désaccord  non  seulement  avec  les  faits 
historiques,  mais  avec  la  pratique  universelle 
des  hommes  soit  païens,  soit  chrétiens,  et 
avec  les  instincts  de  leur  nature.  Et  d'abord, 
il  contredit  les  faits. 

«  Il  n'y  a  pas,  dans  toute  l'histoire  des  mis- 
sions, un  seul  exemple  de  païens  attirés  à  la 
religion  catholique  par  la  simple  influence 
des  rites.  L'ignorance  volontaire,  ou  une  ef- 
fronterie incurable,  peuvent  seules  attribuer 
à  une  pareille  cause  la  conversion  de  l'Inde 
ou  de  la  Chine.  Dans  tous  les  pays  où  les  mis- 
sions sont  maintenant  en  progressa  pauvreté 
des  évangiles  catholiques  est  devenue  prover- 
biale. On  dit  que  dans  les  îles  du  Pacifique 
il  y  a  des  missionnaires  catholiques  qui 
manquent  des  choses  les  plus  nécessaires  à  la 
vie,  et  il  y  a  tel  évèque  qui  a  pour  trône 
l'épine  dorsale  d'une  baleine.  De  nos  jours 
encore,  en  Amérique,  ils  n'ont  pas  toujours 
de  quoi  manger,  et  dans  certaines  provinces, 
comme  le  Texas,  l'Orégon  et  la  Californie, 
leur  nourriture  est  habituellement  très  gros- 
sière. Dans  l'Amérique  du  Sud,  ils  partagent 
volontiers  le  genre  de  vie  du  pauvre  Indien, 
qui  les  honore  en  dépit,  et  peut-être  à  cause 
de  leur  pauvreté  apostolique,  et  leur  obéit, 
comme  ses  ancêtres  obéissaient  à  leurs  prêtres, 
avec  un  respect  mêlé  d'amour.  Un  protestant 
américain,  visitant  naguère  la  vallée  du  fleuve 
des  Amazones,  rencontra  dans  ces  solitudes 
lointaines  des  missionnaires  catholiques,  qu'il 
représente,  avec  un  noble  enthousiasme, 
comme  le  véritable  idéal  des  prédicateurs 
apostoliques.  Etonné,  dit-il,  de  la  pauvreté 
de  l'église,  je  résolus,  si  jamais  je  rentrais 
dans  mon  pays,  de  faire  un  appel  à  la  géné- 
rosité des  catholiques  des  Etats-Unis.  Et  ceci 
est  confirmé  par  un  officier  anglais  qui  tra- 
versa aussi  ces  régions  lointaines,  où  il  trouva 
des  missionnaires  catholiques  traités  avec  le 
plus  grand  respect  et  la  plus  grande  déférence, 
même  par  les  indigènes  qui  n  avaient  quelque 
déférence  que  pour  le  Padre  ;  les  églises  qu'il 
vit  depuis  les  Andes  jusqu'à  Para,  ne  lui 
semblent  guère  meilleures  que  de  vastes 
granges.  Et  l'on  voudrait  nous  faire  accroire 
que  l'Lglise  n'attire  les  âmes  à  Dieu  que  par 
les  fascinations  d'un  pompeux  cérémonial.  » 
(T.  II,  p.  63-5.) 

Le  passage  suivant,  que  nous  ne  pouvons 
résister  au  plaisir  de  citer,  donne  la  raison 
philosophique  de  cette  préférence  instinctive. 

«  Cette  explication  populaire  est  en  oppo- 
sition, non  seulement  avec  les  fails  admis  et 
proclamés  par  les  témoins  les  plus  compé- 
tents, mais  encore  avec  le  phénomène  le 
plus  notoire  de  la  vie  païenne.  Bien  qu'il 
ait  élevé  une  multitude  de    temples   somp- 

T.    XV. 


tueux,  décorés  avec  toute  L'habileté  que  com 
portent  ses  connaissances  artistiques,  le  païen 
n'a  jamais  eu  l'idée  de  chercher  dans  un  cé- 
rémonial imposant  l'équivalent  d'un  culte 
plus  efficace  et  plus  intellectuel.  Mal 
dégradation,  il  conserve  partout  les  traditions 
primitives  du  sacrifice,  de  lu  prière  >■/  de  la 
mortification.  L'Indou  lui-même  couvrirait  de 
mépris  l'imposture  d'une  vaine  parade  ecclé- 
siastique. Si  nous  pouvons  nous  en  rapporter 
à  des  écrivains  protestants,  il  adore  des 
idoles,  mais  seulement  comme  les  symboles 
de  la  Toute-Puissance.  Sir  William  Hooker 
affirme  qu'en  général  le  dévot  bouddhiste 
«  n'attache  pas  une  importance  réelle  à  l'idole 
même.  Son  culte  est  la  démonologie,  mais 
c'est  toujours  un  culte.  Bien  différent  des  pro- 
testants, il  comprend  et  admet  le  souverain 
domaine  du  Créateur  sur  sa  créature,  l'obliga- 
tion et  l'efficacité  de  la  pénitence  pour  une 
race  déchue,  le  sacrifice  comme  essence  du 
culte.  Aussi  est-il  plus  facile  à  convertir  que 
les  enfants  de  Luther  et  de  Calvin,  qui  ont 
perdu  ces  premières  notions.  Les  disciples  de 
Bouddha  et  de  Confucius,  de  Brahma  et  de 
Mahomet,  malgré  leur  pénurie  spirituelle, 
ont  du  dégoût  pour  la  pompe  et  le  cérémo- 
nial, nourriture  insipide  qui  ne  saurait  apai- 
ser la  faim  de  leurs  âmes.  Et  ils  ont  montré, 
dans  plus  d'un  pays,  qu'ils  savent  bien  faire 
la  différence  entre  les  solennités  rituelles  qui 
voilent  et  symbolisent  les  augustes  mystères 
de  l'autel  chrétien,  et  ces  formes  glaciales  du 
protestantisme  qui  ne  symbolisent  rien,  et  qui 
sont  le  triste  accompagnement  d'une  religion 
qui  a  raison  de  fuir  le  cérémonial,  parce 
qu'elle  n'a  rien  à  cacher  ni  à  re'véler,  parce 
qu'elle  commence  et  finit  avec  l'homme,  parce 
qu'elle  n'a  pas  de  mystères  plus  profonds  que 
les  accents  variables  de  la  voix  humaine. 
Aussi  le  païen  se  hâte-t-il  de  quitter  le  service 
protestant  pour  se  livrer  à  l'adoration  de  ses 
propres  divinités;  il  s'est  bien  vite  aperçu 
qu'il  n'y  a  pas  même  là  un  semblant  de  culte. 
C'est  à  peine  s'il  a  compris  que  cette,  froide 
cérémonie  où  il  a  vu  un  homme  lisant  un  livre 
à  d'autres  hommes,  souvent  sans  obtenir  de 
grandes  marques  d'intérêt,  avait  la  prétention 
d'être  un  service  religieux.  Il  n'y  a  vu  qu'une 
ennuyeuse  et  insignifiante  formalité.  Mais  en 
entrant  dans  l'oratoire  catholique  le  plus  mo- 
deste, il  a  reconnu,  à  première  vue,  qu'il  y 
avait  là  des  hommes  qui  offraient  un  culte. 
Dans  les  deux  cas  il  a  été  bien  servi  par  son 
instinct.  »  (Tome  II,  p.  65-7.) 

Aux  Antipodes,  le  caractère  des  missions 
n'a  pas  été  le  même  que  dans  d'autres  régions. 
Ce  terrain  étant  entièrement  neuf,  l'insuccès 
ne  peut  être  attribué  à  l'influence  ni  aux  intri- 
gues des  premiers  occupants.  Mais  à  la  houle 
des  missionnaires  protestants  des  antipodes, 
le  seul  usage  qu'ils  aient  fait  de  la  priorité 
d'occupation  a  été  de  prévenir  et  de  devancer 
par  l'étendue  et  la  rapacité  de  leurs  spécula- 
tions, la  tourbe  des  aventuriers  du  commerce 
qui  ont  trafiqué  de  l'ignorance  et  de  la  sim- 

30 


166 


HISTOIRE  1  N1VERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


plicité  des  malheureui  indigènes.  Marsden,  le 
fondateur  de  la  mission  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande acheta  deux  cent»  acre* de  choix  pour 
,1  ,ze  haches  :  Lee  disciples  ne  tardèrent  pa 
;i  le  -m  passer.  Une  pieuse  association  de 
cinq  vignerons  acheta,  en  18(9,  une  étendue 
de  treize  mille  turcs  pour  quarante-huit 
haches  !  Dans  d'autres  circonstance*,  quelques 
colliers,  quelques  couvertures;  un  fusil,  un 
peu  de  poudre  et  de  plomb,  sullisent  à  I  a 
quisition  de  terrains  qui,  dans  le  Langage  des 
missionnaires,  se  mesuraient  par  nulle 
exemples  monstrueux  de  cupidité  et  de  fri- 
ponnerie consommée,  qui  entraient  dans  le 
plan  gigantesque  d'un  industriel  rusé,  qu'on 
appelait  Shepherd,  et  qui  acbetail  pour  deux 
chemises  de  toile  et  un  pot  de  1er,  une 
étendue   considérable  de  terres  de  première 

qualité. 

11  ne  faut  pas  s'étonner  si  on  finit  par  ré- 
clamer l'intervention  du  gouvernement,  t  m 
commission  fut  nommée  pour  procéder  à 
l'examen  de  ces  transactions.  Nous  n'osons 
pas  rappeler  tous  les  détails  ;  mais  il  vaut  la 
peine  de  noter  quelques-unes  des  réclamations 
formulées  par  les  missionnaires.  Parmi  ceux 
dont  les  demandes  furent  enregistrées  jusqu'à 
l'année  1811  étaient  le  révérend  J.  Malliews, 
pour  2  503  acres;  le  révérend  II.  Malhews, 
pour  3  000  acres  ;  le  révérend  T.  Ailhen,  pour 
7  670  acres;  le  révérend  W.  Williams,  pour 
81)0;  M.  Tlarke,  19  000;  M.  Davis,  6  000; 
M.  Fairburn,  20  000;  M.  Kemp,  18  000; 
M.  King,  10  300;  M.  Shepherd,  11860;  et 
enfin,  car  nous  ne  pouvons  pas  tout  énumérer 
le  révérend  H.  Williams,  d'abord  pour  11  000, 
et  plus  tard,  d'après  le  Dr  Thompson,  pour 
22  000  acres. 

Mais  tout  cela  n'est  rien  encore,  compara- 
tivement. Le  révérend  Richard  Taylor,  qui 
ne  parut  dans  la  colonie  qu'en  1858,  récla- 
mait 50  000  acres  1  xM.  Bidwill  remarquait,  en 
1841,  que  plusieurs  missionnaires  réclamaient 
des  étendues  de  terrains  de  100000  a  600  000 
acres  dans  différentes  parties  du  pays.  En 
1845,  M.  Hawes  disait  à  la  Chambre  des  com- 
munes que  ces  trafiquants  de  terrains  «  étaient 
au-si  devenus,  au  moins  quelques-uns  plus  ou 
moins  négociants  ».  Aujourd'hui  leur  rôle 
est  tellement  connu,  que  M.  Châties  Buller, 
écrivant  officiellement  à  lord  Manley,  ne 
craignait  pas  de  dire  que  ces  hommes  n'ose- 
raient pas  même  défendre  leur  propre  con- 
duite. «  Les  missionnaires,  dit-il,  ne  sont  pas 
en  état  d'afl'roiiler  la  discussion  publique  de 
leurs  actes  antérieurs  ;  ils  accepteraient  sans 
réplique  toutes  les  conditions  qui  pourraient 
leur  être  offertes.  »  Ils  étaient  devenus  un 
objet  de  risée  et  avaient  passés  en  proverbe. 

Mais  plût  à  Dieu  que  là  se  bornassent  les 
accusations  1  Un  témoin  non  suspect,  le 
Dr  Laing,  déclare  que  depuis  la  réforme,  l'his- 
toire des  missions  protestantes  ne  nous  oll're 
rien  qui,  pour  l'incapacité  et  le  manque  de 
dignité  morale,  puisse  être  comparé  avec 
l'ensemble  de  leur  conduite.  Voici  une  révé- 


lation étonnante  qui  servira  de  pièce  justifica- 
tive :  «  Le  premier  chef  de  la  mission  de  la 

Nouvelle  Zelande  fut  renvoyé  pour  cause 
d'adultère  le  second  pour  cause  d'ivrognerie, 
elle  troisième  pour  na  crime  encore  plus 
énorme  que  les  deux  antres.  «  (New  Zélandt 
in  1839,  by.  J.  D.  Laing,  D.  D.,  p.  30.)  ; 
telles  révélations  noue  préparent  au  résultat 
avéré  que  ce  témoin  si  peu  suspect,  le 
l)r  Laing,  rappelle  longtemps  après,  sans 
faire  autre  chose  que  servir  d'écho  au  verdict 
unanime  de  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur  ce 
sujet.  Parlant  de  l'Australie,  le  Dr  Laing  di- 
sait en  1852  :  «  Il  n'y  a  pas  un  seul  cas  bien 
authentique  de  conversion  de  noir  indigène 
au  christianisme,  »  et  M.  Minium,  en  1858, 
ajoutait  av<c  un  sentiment  de  tristesse  : 
«  Tous  les  efforts  des  missionnaires  ont  échoué 
auprès  d'eux.  »  M.  Fox,  parlant  de  la  Nou- 
velle-Zélande disait  :  '(  Pour  la  plupart  des 
naturels,  le  christianisme  n'est  qu'un  nom,  il 
n'a  pas  d'influence  pratique;»  en  1859,  le 
Dr  Thompson  répète  encore  que  ce  n'est 
«  qu'une  grossière  alliance  du  paganisme  et 
de  la  croix  ».  .M.  Wakefield,  dont  le  triste 
récit  est  confirmé  par  une  multitude  d'autres 
témoins,  ajoute  que  les  naturels  convertis 
«  sont  visiblement  inférieurs  aux  païens  non 
convertis,  sous  le  rapport  moral  ».  In  autre 
protestant  déclare,  d'après  le  sentiment  ré- 
pandu dans  la  colonie,  «  qu'ils  sont  vagabonds 
voleurs  et  menteurs,  et  qu'ils  se  disiinguent 
en  cela  des  naturels  non  convertis  ». 

La  situation  des  missions  protestantes  en 
Océanie  n'est  pas  plus  brillante.  A  Taïti,  en 
1840,  M.  Bennett  «  vil  des  scènes  de  dissolu- 
tion et  de  débauche  qui  auraient  fait  rougir 
les  plus  ignobles  banbourgs  de  Londres.  » 
Narrative  of  a  Wlialiny  voyage,  I,  p.  81.)  A 
Raiatea,  où  M.  Williams,  chef  de  la  mission 
résida  pendant  plusieurs  années,  «  la  chas- 
teté, dit  M.  Benneth  était  inconnue,  soit  dans 
le  célibat,  soit  dans  la  vie  conjugale  ;  les 
membres  les  plus  fervents  de  l'Kglise  n'avaient 
aucun  respect  pour  cette  vertu.  Les  effets  les 
plus  déplorables  de  la  débauche,  ajoute-t-il, 
se  montraient  de  toutes  paris  ».  Et  nous  de- 
vons dire  ici  que  ce  même  écrivain  parle 
dans  les  termes  les  plus  magnifiques  de  la 
modestie  et  des  autres  vertus  qui  distinguent 
les  convertis  catholiques  de  la  même  classe. 

L'échec  des  missions  protestantes  en 
Océanie  est  universellement  attesté.  Déjà  en 
JS32,  un  écrivain  du  Journal  asiatique  dirait 
que  «  la  présence  des  missionnaires  avait  fait 
plus  de  mal  que  de  bien  ».  M.  Pridham, 
dix-sept  ans  [dus  tard,  annonçait  qu'ils 
n'avaient  fait  qu'ajouter  une  nouvelle  plaie 
aux  maux  qu'ils  étaient  venus  guérir.  »  En 
185d,  le  révérend  M.  Hines  reconnaissait 
l'immoralité  et  l'indifférence  des  disciples  des 
missionnaires  aux  îles  Sandwich,  «  depuis  la 
hutte  du  dernier  serviteur  jusqu'au  palais 
royal  ».  M.  llerman  Mclville,  vers  la  même 
époque,  déplorait  «  leur  extrême  mépris  de 
toute    décence    ».    Le    commodore    Wilkes 


LIVRE  QUATRE  VINGT  QUATORZIÈME 


'.liT 


s'aperçut  que  leura  catéchismes  sut  mêmes 
u  ignoraient  la  plupart  des  devoirs  impo 
au  chrétien  ;  et  le  capitaine  Laplaoe  se  plai- 

tit  qu'ils  n'eussent  réussi  qu'à  rendre  les 
naturels  sales,  brutaux,  fourbes  et  meil- 
leurs ». 

Le  chapitre  de  Marshall  sur  les  missions 
d'Afrique  est  aussi  extrêmement  intéressant. 
Quelques  citations  emprunté*  s  à  leurs  propres 
historiens,  peuvent  aider  a  résumer  les  ré- 
sultats ohtenus  dans  les  différentes  parties  de 
ce  vaste  continent,  avec  les  sommes  énormes 
et  une  organisation  gigantesque.  M.  Tracy 
compte  dans  l'Afrique  occidentale,  indépen- 
damment de  Sierra-Léone  et  de  Gorée,  dix- 
huit  essais  de  missions  protestantes  et  autant 
d'échecs.  M.  Brodie  CruickshanU,  parlant  des 
convertis  de  la  Cole-d'Or,  dit  «  qu'à  peu  d'ex- 
ceptions près,  ils  retomhenl  tous  dans  l'immo- 
ralité »  et  M.  Duncan  déclare  franchement,  au 
sujet  de  ceux  de  Dahomey,  que  l'éducation 
donnée  par  les  missionnaires  «  n'est  pour 
eux  qu'un  moyen  de  se  perfectionner  en  scé- 
lératesse ».  Quant  aux  Cafres  de  l'Afrique 
méridionale,  le  major  Dundas  disait,  en  1835, 
à  la  Chambre  des  communes  :  «Je  crois  que 
les  missionnaires  ont  difficilement  réussi  à 
faire  un  seul  chrétien.  »  Vingt-trois  ans  plus 
tard,  en  1858,  le  révérend  M.  Calderwood 
avouait,  lui  aussi,  «  qu'on  pouvait  dire  que 
les  Cafres  avaient  repoussé  l'Evangile  ».  En 
185%  M.  Cole  affirme  que  «  sur  cent  Hot- 
tentots  chrétiens  de  nom,  quatre-vingt-dix- 
neuf  n'ont  point  une  idée  exacte  de  la  vie  fu- 
ture ».  M.  Moodies,  sir  James  Alexander,  le 
colonel  Xapier,  M.  Bunbury,  le  capitaine 
Aitchison,  et  plusieurs  autres,  assurent, 
d'après  leurs  observations  personnelles, 
comme  un  fait  notoire,  «  que  les  Hottentots 
qui  ont  résidé  pendant  quelque  temps  au 
siège  de  la  mission  sont  en  général  les  plus 
paresseux  et  les  plus  méprisables  de  leur  na- 
tion !  »  Quant  à  des  conversions  faites  au  nord 
et  à  l'est  de  l'Afrique,,  il  nen  a  jamais  été  dit 
mot  ! 

Nous  avons  à  peine  besoin  de  nous  arrêter 
aux  missions  du  Levant.  Sir  Adolphe  Hade, 
après  plusieurs  années  d'observations  person- 
nelles, nous  apprend  en  1854  :  «  Qu'on  ne 
saurait  trop  signaler  leur  stérilité  complète.  » 
Selon  le  Dr  Hawes,  «  celles  de  Grèce  ont 
compris  la  nécessité  de  se  retirer  et  de  re- 
noncer à  une  grande  partie  du  champ  qu'elles 
avaient  entrepris  de  cultiver  ».  Cela  veut  dire, 
comme  nous  le  verrons,  que  les  missionnaires 
ont  été  expulsés  par  les  habitants  du  pays. 
S'il  faut  en  croire  lord  Castelreagh  Pévèque 
de  Jérusalem  «  n'a  guère  d'autre  congréga- 
tion que  celle  de  ces  chapelains,  de  son  doc- 
teur el  de  leurs  familles  ».  M.  Williams,  mis- 
sionnaire lui-même  se  lamente  sur  «  le3 
graves  erreurs  dogmatiques  et  sur  la  conduite 
scandaleuse  de  tous  les  membres  instruits  » 
de  cette  congrégation.  Le  Dr  Souhtgate, 
éréque  protestant  d'Amérique,  reconnaît  naï- 
vement que  les   seuls    convertis   protestants 


qu'on   trouve    en    Turquie    el    daM    le  I  <6\  ml 

sont  «  des  infidèles  el   des  radicaux  qui  ae 

merileiil    aucune    swnpalhie   ilu    public    cbn- 

lien  ».  Le  h'  Wagner  déclare,  après  un  exa- 
men attentif,  que  «  les  établissements  entre- 
tenue à  grands  frais  en  Arménie  n'ont  fait 
aucune  conversion  !  » 

Les  missions  d'Amérique  mérileraienl  d'êtn 
étudiées  à  pari.  M.  Marshall,  dans  le  chapitre 
ravissant  qu'il  a  consacré',  nous  a  donné  un 
recueil  très  complet  et  très  étendu  de  EaiU 
empruntes  à  toute  sorte  d'écrivains  anciens  et 
modernes.  Il  traite  séparément  les  missions 
du  Nord  et  les  missions  du  Sud,  et,  sans  jamais 
perdre  de  vue  le  passé  historique  des  deux 
continents  ni  la  condition  ethnologique  de 
chacun  d'eux  dans  le  temps  présent,  il  exa- 
mine les  résultats  produits  par  le  système 
particulier  dont  on  y  a  fait  l'application.  «  Les 
races  du  Sud  ont  reçu  des  missionnaires  de 
la  croix,  leur  religion  et  leur  civilisation  ;  les 
tribus  du  nord,  condamnées  à  une  destruction 
rapide,  ont  été  abandonnées  à  des  docteurs 
d'une  autre  école  et  à  des  prophètes  d'une 
autre  foi.  Or,  voici  les  résultats  de  ce  par- 
tage inégal.  Dans  le  Sud,  l'Eglise  a  tout 
réuni,  malgré  les  différences  de  race,  l'igno- 
rance et  la  férocité  des  sauvages,  les  fo'ies  et 
les  crimes  de  quelques-uns  de  ses  enfants,  et 
elle  en  a  fait  une  seule  famille  dans  le  Nord, 
les  héritiers  primitifs  ont  été  chassés  et  ex- 
terminés, sans  pitié  et  sans  remords,  et  dans 
le  désert  créé  par  elles,  les  sectes  ont  cons- 
truit un  pandémonium  de  tumulte  et  de  dé- 
sordre où  il  y  a  tant  de  division  et  de  dis- 
corde que  les  esprits  malins  pourraient  s'y 
réunir  de  toutes  les  régions  arides  de  la  terre., 
et  s'imaginer  qu'ils  ont  enfin  trouvé  leur  vé- 
ritable demeure.  » 

La  condition  sociale  et  religieuse  de  ces 
deux  groupes  principaux  des  races  aborigènes 
offre  aujourd'hui  un  contraste  en  rapport 
avec  les  conquérants  de  l'ancien  monde  qui 
ont  pris  en  main  leurs  destinées,  et  dès  le  dé- 
but M.  Marshall  nous  présente  trois  grands 
faits  qu'il  établit  selon  sa  méthode  habituelle 
avec  des  témoignages  protestants. 

«  Le  contraste  que  nous  allons  décrire,  dit- 
il,  est  signalé  avec  loyauté  et  franchise  par  des 
hommes  qui  en  ont  étudié  tous  les  aspects.  » 
«  Il  y  a  dans  l'Amérique  du  Sud  plus  d'un 
million  et  demi  de  chrétiens  appartenant  aux 
races  aborigènes  pures  »,  dit  l'auteur  de 
Y  Histoire  naturelle  de  i homme.  «  L'histoire 
des  tentatives  faites  pour  convertir  les  In- 
diens de  l'Amérique  du  Nord,  dit  l'annaliste 
des  missions  protestantes,  n'est  qu'une  suc- 
cession d'échecs.  »  Voilà,  dans  son  aperçu  le 
plus  large,  le  premier  grand  fait  qui  frappera 
nos  regards,  et  il  faut  reconnaître  avec  un 
grand  ethnologue  anglais,  qu'il  fait  honneur 
à  l'église  catholique,  et  qu'il  répand  une 
ombre  épaisse  sur  l'histoire  du  protestan- 
tisme. 

Un  second  fait  tout  aussi   frappant,  qui  a 
excité  l'attention  d'une  multitude  d'écrivains 


168 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


et  tonte  nation,  est  ainsi  décrit  par  un  voya- 
.  prévenu,  <]ui  a  vécu  parmi  les  triboa  des 
,,,,-  équinoxiales  :  «  bien  loin  de  dimi- 
nuer, leur  nombre  s'est  considérablement 
accru.  I  n  accroissement  du  môme  genre  a 
lieu  généralement  parmi  la  population  in- 
dienne de  cette  partie  de  l'Amérique  inlertro- 
picale.  La  population  indienne  dans  les  mis- 
sions augmente  constamment  ».  Dans  le 
voisinage  des  Etats-Unis,  au  contraire,  le 
nombre  des  Indiens  diminue  rapidement. 
Aux  Etats-Unis,  à  mesure  que  la  civilisation 
avance,  les  Indiens  sont  constamment  rejelés 
de  son  giron. 

«  Voici,  enfin,  une  troisième  particularité 
du  prodigieux  contraste  que  nous  examinons  : 
Les  innombrables  tribus  indigènes,  qui  ont 
été  converties  au  christianisme  entre  le  tren- 
tième parallèle  de  latitude  septentrionale  et  le 
trente-cinquième  de  latitude  méridionale,  sur 
une  étendue  de  plus  de  4  000  de  longueur  et 
d'environ  3  000  de  largeur,  n'ont  jamais 
quitté  la  foi  catholique,  et,  comme  nous  l'ap- 
prendrons des  écrivains  protestants,  elles  y 
sont  encore  aussi  obstinément  attachées  que 
jamais  ;  tandis  que,  dans  les  immenses  terri- 
toires des  Etats-Unis,  où  l'on  n'a  fait  que  cor- 
rompre ou  détruire  les  Indiens,  de  soi-disant 
chrétiens  de  la  race  anglo-saxonne  se  sont 
divisés  et  subdivisés  en  un  tel  chaos  de  sectes 
discordantes,  que  l'histoire  du  monde  ne 
nous  offre  rien  de  semblable  :  c'est  ce 
qu'avouent  leurs  chefs  eux-mêmes  avec  un 
sentiment  de  tristesse  trop  tardif.  Dans  le 
monde  occidental,  dit  un  ministre  protestant. 
la  religion  n'est  trop  souvent  qu'une  source 
de  disputes,  au  lieu  d'être  uu  lien  d'union  et 
de  paix.  »  Déjà,  à  la  fin  du  xvn"  siècle,  le  gou- 
verneur anglais  de  Ne\v-\ork  disait  que  cette 
province  fourmillait  d'hommes  «  de  toutes 
sortes  d'opinions,  et  d'une  infinité  d'autres 
qui  n'en  avaient  aucune  ».Cent  ans  plus  tard, 
un  ecclésiastique  anglais  dit  que  les  habitants 
de  son  district  appartiennent  a  presque  toutes 
les  religions  et  à  toutes  les  sectes,  mais  que  la 
plupart  n'ont  aucune  religion.  (Tome  III, 
p.  3-5.) 

Les  résultats  des  deux  systèmes  sont  décrits 
avec  beaucoup  de  clarté  et  de  précision,  et 
prouvés  par  des  témoignages  d'une  valeur 
incontestable  pour  les  esprits  les  plus  pré- 
venus, dans  le  long  et  intéressant  chapitre 
consacré  aux  missions  de  l'Amérique  du  Nord 
et  de  l'Amérique  du  Sud.  Qu'il  nous  suffise 
de  rappeler  un  fait  étonnant  signalé  par 
Judge  Halb  de  Cincinnati.  «  Tandis  qu'on 
exterminait  ou  vendait  comme  esclaves  les 
Péquods  et  autres  tribus  du  nord,  les  sauvages 
plus  fortunés  du  Mississipi  écoutaient  les 
pieux  conseils  des  missionnaires  catholiques. 
Ils  pratiquaient,  par  choix,  une  bonté  expan- 
sive,  à  une  époque  où  les  protestants,  placés 
dans  la  même  situation,  étaient  altérés  de 
sang  et  de  rapines.  » 

«  Les  missions  de  campagne  des  Jésuites, 
disait  en  1857   M.  Law  Olmsted,  sont  pour 


nous  un  exemple.  Notre  devoir  de  voisin  en 
ce  qui  concerne,  les  Lipans,  tribu  de  la  fron- 
tière du  Texas,  est  certainement  plus  impé- 
rieux que  par  rapport  aux  Peejees  ;  et  si  leur 
conversion  à  la  décadence  devait  procurer 
moins  de  gloire,  les  frais  seraient  certaine- 
ment en  proportion.  Tout  récemment,  M.  Mel- 
ville,  qui  est  aussi  un  de  leurs  compatriotes, 
parle  de  l'orgueil  avec  lequel  on  proclama 
que  le  paganisme  est  presque  entièrement 
éteint  aux  Etats-Unis,  et  proleste  ainsi  contre 
cette  jactance  hypocrite  et  impie  :  «  La  ruche 
anglo-saxonne  a  extirpé  le  paganisme  de  la 
plus  grande  partie  du  continent  septentrional 
de  l'Amérique,  mais  avec  lui  elle  a  aussi 
extirpé  la  plus  grande  partie  de  la  race 
rouge.  » 

11  est  rare  qu'on  ose  révoquer  en  doute  les 
faits  généraux  ;  mais  on  a  quelquefois  essayé 
d'expliquer  le  résultat  par  un  principe  indé- 
pendant des  influences  religieuses.  On  attri- 
bue l'insuccès  comparatif  des  missionnaires 
protestants  dans  le  nord  au  caractère  féroce 
et  intraitable  des  naturels  de  ces  régions,  et 
l'on  veut  que  le  succès  des  missionnaires  espa- 
gnols et  autres  au  centre  et  au  sud  de  lAmé- 
rique,  soit  dû,  non  pas  à  l'influence  de  la 
religion  qu'ils  prêchaient,  mais  au  naturel 
doux  et  trailable  des  tribus  pacifiques  de  ces 
heureuses  contrées.  Nous  devons  produire  ici 
une  autre  série  de  témoins  protestants  qui 
nous  diront  en  détail  leurs  observations  per- 
sonnelles sur  le  succès  comparatif  des  catho- 
liques et  des  protestants,  travaillant  les  wis  et 
les  autres  dans  le  même  champ,  dans  le  conti- 
nent du  Nord,  et  s'adressant  aux  mêmes  tribus 
hautaines  et  guerrières  qui,  maintenant, 
hélas  !  disparaissent  rapidement  dans  cette 
partie  de  l'Amérique  devant  la  perfidie  et 
l'avarice  des  professeurs  du  christianisme 
protestant  : 

«  11  y  a  juste  un  siècle  que  le  révérend  John 
Ogilvie,  agent  des  missions  anglicanes  en 
Amérique,  s'adressait  ainsi  à  ses  patrons  :  «  Je 
trouve  des  personnes  de  toutes  les  nations 
qui  ont  été  instruites  par  les  prêtres  du  Ca- 
nada et  se  montrent  de  zélés  catholiques, 
tenant  beaucoup  aux  cérémonies  et  aux  par- 
ticularités de  cette  Eglise.  Combien  ne  de- 
vrions-nous pas  rougir  de  notre  froideur  et 
de  notre  honteuse  indifférence  à  propager  notre 
excellente  religion.  Les  Indiens  eux-mêmes  ne 
manquent  pas  de  faire  des  réflexions  très  j  ustes 
sur  notre  négligence  ».  D'autres  témoins  si- 
gnalent invariablement  le  même  fait  jusqu'à 
ce  jour.  Sir  Georges  Simpson  raconte  que 
«  les  Chippeways  allèrent  à  sa  rencontre  à 
Fort-William,  et  lui  représentèrent  que,  étant 
tous  catholiques,  ils  désireraient  avoir  un  prêtre 
au  milieu  d'eux  ».  Comme  les  chrétiens  indi- 
gènes de  lTndoustan,  de  Chine  et  du  Para- 
guay, ils  avaient  conservé  leur  foi,  bien  que 
séparés  depuis  plus  d'un  demi  siècle  de  ceux 
qui  la  leur  avaient  annoncée.  Tout  le  monde 
sait  que  le  cardinal  de  Chéverus  réussit  à  se 
concilier  en  Amérique,  par  son  caractère,  une 


LIVUE  OUATHK-VINdï  ni   \T<  IRZIÊME 


469 


admiration  si  grande,  que  l'Etat  <lu  Massa- 
chusets  lui  vola  nu  subside,  el  que  le  pre- 
mier souscripteur  pour  sou  église  de  Boston 
fui  John  Adams,  président  des  Etats-Unis.  <>n 
raconte  que,  lorsque  ce  prélat  visita  le  Pé 
nobscot,  il  trouva  une  tribu  indienne  qui, 
n'ayant  pas  vu  un  prêtre  depuis  cinquante 
ans,  était  cependant  pleine  de  zèle  pour  le 
catholicisme,  observait  soigneusement  le  di- 
manche et  n'avait  pas  oublié  le  catéchisme! 
En  18:U,  l'évoque  Penwick  trouva  une  tribu 
tout  entière  de  Passamaquoddies,  qui  était  de- 
meurée ferme  dans  la  foi,  et  qui  était  un  mo- 
nument vivant  des  travaux  apostoliques  des 
Jésuites.  Le  bien-aimé  disciple  des  premiers 
missionnaires,  Buckingham,  voyageur  anglais, 
parle  ainsi  des  Murons  :  «  Ce  sont  de  lidèles 
catholiques,  et  l'on  dit  qu'ils  remplissent  leurs 
devoirs  religieux  de  la  manière  la  plus  exem- 
plaire, et  qu'ils  ont  mieux  profilé  de  leur 
commerce  avec  les  blancs  que  la  généralité 
des  tribus  indiennes  qui  se  trouvèrent  d'abord 
en  contact  avec  les  protestants.  »  Le  même 
écrivain  s'exprime  ainsi  au  sujet  des  Indiens 
des  environs  de  Montréal.  «  Ils  sont  toujours 
sobres,  chose  rare  parmi  les  Indiens  des  deux 
sexes.  »  Cette  différence,  dit-il,  avec  franchise, 
est  due  à  l'influence  duchristianisme,  car  les 
Indiens  Caghnawaga  sont  catholiques.  Les  mis- 
sionnaires protestanîs,  après  avoir  vainement 
essayé  de  pervertir  les  Aùenakis,  dont  les 
pères  entendirent,  il  y  a  cent  cinquante  ans, 
la  voix  de  Sébastien  Rasles,  avouaient  avec 
douleur,  en  1841,  qu'ils  ne  pouvaient  rien 
contre  «  l'influence  prédominante  du  sacer- 
doce romain.  »  Voici  ce  que  le  Dr  Morse,  mi- 
nistre protestant,  disait  dans  un  rapport  au 
gouvernement  des  Etats-Unis,  au  sujet  des 
Indiens  de  V Arbre  croche,  qui  fut  le  siège 
d'une  mission  de  Jésuites  pendant  soixante 
ans  ou  même  davantage  :  «  Par  leur  culture, 
leurs  dehors  et  leur  moralité,  ces  Indiens  sont 
les  plus  avancés  de  tous  ceux  que  j'ai  visités.  » 
(P.  280-2.) 

Mais  cette  partie  du  sujet  est  si  féconde, 
les  détails  qui  l'enrichissent  sont  si  intéres- 
sants et  pittoresques,  qu'il  faut  nous  arrêter 
ici  à  notre  grand  regret.  En  présence  des 
échantillons  que  nous  avons  donnés  de  l'ou- 
vrage de  Marshail,  ce  serait  faire  un  compli- 
ment peu  flatteur  au  goût  et  au  jugement  de 
nos  lecteurs  que  de  les  retenir  plus  longtemps 
pour  le  leur  recommander.  Nous  n'hésitons  pas 
à  lui  prédire  un  succès  et  une  popularité  qu'une 
œuvre  aussi  volumineuse  atteint  rarement. 
Amis  ou  ennemis,  tous  porteront  le  même 
jugement  sur  le  talent  et  l'impartialité  qui  s'y 
révèlent.  Les  protestants  les  plus  prévenus  re- 
connaitront  sa  portée,  et  verront  avec  intérêt 
les  documents  complets  et  si  variés  qu'il  ren- 
ferme; les  catholiques  l'accepteront  avec  recon- 
naissance  comme  le  plus  frappant  témoignage 
f|ui  ait  été  rendu  dans  ce  siècle  à  leur  église, 
comme  l'argumentation  La  plus  concluante 
qui  ait  jamais  été  employée  pour  dévoiler 
l'impuissance  extrême  du  protestantisme,  et 


pour  montrer  «  qu'il  a  violé  partout  les  pro- 
messes qu'il  avait  laites  à  un  monde  crédule, 

puisqu'il  n'a  produit,  de  l'aveu  de  ses  propres 

défenseurs,  qu'un  stérile  fanatisme  dan, 
quelques-uns,   une  sombre    incrédulité  dans 

le  grand  nombre,  et  qu'il  a  honteusement 
échoué  dans  son  entreprise.  Au  lieu  d'initier 
les  païens  uix  vertus  du  christianisme,  il  n'a 
réussi  qu'à  leur  inspirer  la  haine  et  le  mépris 
de  la  religion  de  Jésus,  et  s'est  vu  ilans  l'im- 
puissance  de  maintenir,  même  parmi  ses 
propres  disciples,  les  vérités  les  plus  fonda- 
mentales ». 

Après  avoir  constaté  l'insuccès  à  peu  près 
absolu  des  missions  protestantes,  nous  devons, 
pour  mettre  au  point  cet  important  paragra- 
phe, mentionner  brièvement  trois  choses  :  l'ex- 
position des  Missions  à  Pari*,  le  mouvement 
d'union  en  Orient  et  la  grande  révolution  de 
la  Chine. 

Les  missions  figurent  à  l'Exposition  univer- 
selle de  Paris.  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
qu'elles  participent  à  ces  solennités.  La  Pro- 
pagation de  la  foi  prit  part  à  l'Exposition 
de  1855  ;  le  jury  lui  décerna  une  médaille  de 
première  classe.  A  Chicago,  elle  était  repré- 
sentée par  ses  publications  en  diverses 
langues,  par  des  cartes  et  des  graphiques. 
A  Lyon,  on  admirait  son  musée  ;  à  Paris,  vous 
voyez  réunies  les  pièces  justificatives  de  son 
héroïque  histoire.  Ce  qui  est  raconté  depuis 
deux  siècles  par  les  historiens,  est  rendu 
tangible  ici  par  les  monuments.  Le  Pèrn  Pio- 
let a  dressé  et  publié  le  rapport  de  cette  expo- 
sition ;  pour  expliquer  la  synthèse  des  objets 
réunis,  il  a  donné  une  histoire  sommaire  des 
missions  catholiques. 

Le  directeur  de  l'Œuvre  des  écoles  d'Orient 
constate,  pour  la  millième  fois,  la  résolution 
des  nestoriens  et  des  monophysites  de  se  réunir 
à  l'Eglise  catholique.  Bien  peu  de  chose  les 
sépare  de  nous  ;  l'acceptation  de  notre  Credo 
ne  peut  rien  coûter  à  la  science,  encore  moins 
à  la  vertu.  On  peut  s'étonner  qu'étant  ce 
qu'ils  sont,  ils  ne  soient  pas  des  nôtres.  Leur 
malheureuse  légèreté  d'esprit  a  toujours  déçu 
nos  espérances  et  parfois  abusé  de  nos  sacri- 
fices. Le  Pape  ne  se  lasse  pas  de  les  appeler 
au  giron  de  l'Eglise;  les  âmes  pieuses  ne  se 
lassent  pas  de  faire  au  ciel  une  sainte  vio- 
lence. Nous  voulons  espérer  que  les  frères  de 
tant  de  larmes  ne  voudront  pas  périr  ;  et  que 
nos  yeux  ré]ouis  pourront  voir  une  approxi- 
mation vers  l'unité  du  pasteur  et  dii  trou- 
peau. 

Le  grand  événement  de  cette  fin  de  siècle, 
c'est  la  révolution  en  Chine.  Depuis  deux 
siècles,  la  Chine  était  pénétrée  par  nos  mis- 
sionnaires ;  depuis  cinquante  ans,  elle  parais- 
sait venir  lentement  au  concert  avec  les  na- 
tions civilisées.  Les  traités  avaient  ouvert  les 
ports  au  commerce;  ils  avaient  pris  les  mis- 
sionnaires sous  leur  protection  ;  le  Fils  du 
Ciel  paraissait  aller  lui-même  au  devant  du 
progrès.  Tout  à  coup,  sans  qu'on  sache  pour- 
quoi, cet  empereur  disparaît  ;  une  impératrice 


170 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'É'.I.ISK  'AI  IlnLlUUi: 


douairière,  pour  garder  entre  ses  mains  le 
rvernement,  choisit  un  enfant  comme  em- 
eur.  D'autre  port,  une  révolte  nationale, 
dite  des  Boxers,  qui  s'appellent  eux-mêmes 
Les  Grands  Couteaux,  rejette  au  second  plan  le 
ivernement  officiel  et  lève  une  armée  d'un 
million  d'hommes  pour  l'extermination  des 
étrangers.  Les  étrangers,  pour  les  Chinois,  ce 
sonl  loua  les  peuples  du  monde.  Dans  leur  or- 
gueil, les  Chinois  s'imaginent  qu'ils  n'ont  rien 
à  apprendre  et  rien  à  recevoir  d'aucun  peuple. 
I  )rs  lors,  ils  veulent  s'isoler  dans  leur  orgueil  et 
s'éterniser  dans  leur  civilisation  nationale. 
Qu'un  peuple  ait  ou  n'ait  pas  le  droit  de  s'iso- 
ler ainsi,  nous  n'avons  pas  à  examiner  ici  cette 
question.  Mais,  pour  s'isoler,  les  Chinois  de- 
trui>ent  nos  missions,  tuent  nos  missionnaires, 
tuent  même  leurs  compatriotes  convertis  à  la 
foi  chrétienne.  De  plus,  outrés  sans  doute  des 
périls  qu'ils  voient  créer  contre  leur  indépen- 
dance nationale  ;  blessés  de  voir  les  Russes  à 
Port-Arihur;  les  Allemands  à  Kiao-Tcheou,  les 
Anglais  un  peu  partout,  ils  ont  commis  le 
crime  dont  il  n'y  avait  pas  eu  d'exemple  de- 
puis l'assassinat  des  plénipotentiaires  français 
au  congrès  de  Kasladt.  Pour  signifier  aux  puis- 
sances européennes  leur  décret  d'expulsion, 
ils  ont  assassiné,  à  Péking,  tous  les  représen- 
tants de  ces  puissances.  Le  prince  de  la  ré- 
volte, l'empereur  de  fait,  est  un  certain  Tuan, 
nom  bien  choisi  pour  un  tel  rôle.  11  n'est  pas 
impossible,  du  reste,  qu'avec  ce  peuple  fourbe 
et  cruel,  le  gouvernement  régulier  joue  la 
comédie  de  la  révolution,  pour  coopérer  à 
tous  les  crimes  de  la  révolte  et  s'assurer  les 
bénéfices  de  l'impunité.  L'Anglais  Seymour. 
au  nom  des  puissances,  avait  essayéde  gagner 
Péking  par  la  force  ;  il  n'a  pu  y  réussir.  Pour 
empêcher  de  nouveaux  efforts,  les  Chinois 
ont  rompu  les  digues   de  leurs  canaux  et  dé- 


truit les  chemins  de  fer.  Les  pui-sances  euro- 
péennes, prises  ai  dépourvu,  n'ont  pu,  jus- 
qu'à présent,  pour  m  défendre,  que  miirailler 
Tien-Tsin.  Leurs  flottes,  eml  à  Talion, 

ne  peuvent  que  former  un  bloene  el  par  l'em- 
bargo sur  le  riz,  réduire  par  la  famine  les 
provinces  du  nord.  Pour  le  moment,  l'objectif 
de  leur  politique,  c'est  la  réunion  d'une  armée 
de  cent  mille  hommes,  qui  ne  pourront  guère 
entrer  en  ligne  qu'au  mois  d'octobre.  Cent 
mille  hommes  de  troupes  européennes,  contre 
un  million  de  soldats  chinois,  contre  un  Ltat 
de  4o<)  millions  d'âmes  défendant  leur  indé- 
pendance, est-ce  un  gage  assuré  de  victoire? 
Ye^t-ce  pas  plutôt  le  prélude  d'une  guerre 
d'extermination,  ou  une  moitié  de  l'humanité 
armée  contre  l'autre,  v.a  fera  plus  de  la  terre 
que  l'autel  de<  holocaustes,  et  répétera,  sous 
nos  yeux,  ces  grandes  tueries,  qui  ont  fait,  à 
différentes  époques,  l'horreur  de  l'histoire. 

L'incertitude  des  événements  ne  permet 
aucun  détail.  Quant  aux  mouvements  diplo- 
matiques d'un  Li-llung-Chang  el  de  plusieurs 
autres,  ils  inspirent  trop  peu  de  confiance  pour 
qu'on  en  fasse  mention. 

Mais,  vive  Dieu  !  ces  grands  ébranlements 
des  peuples  ne  peuvent  profiter  qu'a  l'Eglise. 
Déjà  nous  avons  à  constater  un  supplément  de 
martyrologe.  Dans  la  Mandchourie  méridio- 
nale, l'évèque  Guillon,  le  missionnaire  Lmo- 
net  et  deux  religieuses,  ont  été  assassinés  à 
Monkden.  Il  parait  impossible  que  l'évèque 
de  Péking  et  son  coadjuteur  aient  échappé 
au  massacre  des  plénipotentiaires.  D'autres 
évoques  et  missionnaires  partis  à  temps  pour 
se  réfugier  dans  les  consulats,  sont-ils  à  l'abri 
des  égorgenrs  !  Dans  ce  grand  ébranlement 
de  la  Chine,  il  parait  impossible  qu'il  n'y  ait 
pas,  sans  parler  des  victimes  de  la  guerre, 
d'autres  victimes  réservées  au  martyre. 


-t^o>^ûTe»jo-<i^* 


LIVRE  OUATRE-VINGT-QUINZIÈMK 


l'église  comme  .gardienne  de  la  vérité  et  des  bonnes  mûecrs  reste  fidèle  a  ses  DOGME», 

A    SES    LOIS    ET    A   SES   TRADITIONS  J    LA    «ÉVOLUTION    VEUT    L'AMENER    A    UN   RÉGIME    DE   LIBRE   l'JCN- 
SÉE    ET    DE    LIBÉRALISME  ;    GKAND   DUEL   ENTRE    LA    RÉVOLUTION    ET    L  ÉGLISE. 


L'Eglise,  société  de  Dieu  avec  les  hommes 
et  des  hommes  avec  Dieu,  a,  par  l'interven- 
tion de  Jésus-Christ,  son  histoire  propre, 
rayonnante  de  grandeur.  Cette  histoire  se 
présente  à  nos  regards,  sous  deux  aspects. 
L'Eglise  a  sa  vie  interne  et  sa  vie  externe.  Au 
dehors,  elle  évolue  à  travers  les  siècles  ;  les 
nations  lui  ont  été  données  en  héritage.  Sous 
l'autorité  de  son  vieux  pape,  avec  le  concours 
de  ses  évêques,  elle  s'applique  à  faire  entrer 
les  nations  dans  l'héritage  du  Christ.  L'his- 
toire doit  dire  comment  les  nations  entrent 
dans  cet  héritage  ou  s'en  séparent,  et,  par  la 
ligne  droite  ou  la  ligne  courbe,  contribuent  au 
grand  œuvre  de  Dieu  à  travers  les  ûges.  Or, 
depuisl789,  ily  achangementd'orientation  des 
pouvoirs  publics;  la  passion  révolutionnaire 
veut  éliminer  l'Eglise  ;  l'Eglise  résiste  à  cette 
expulsion  tantôt  rusée,  tantôt  violente.  De- 
puis un  siècle,  l'histoire  se  résume  en  un  duel 
tragique  entre  la  Révolution  et  l'Eglise. 

L'histoire  de  l'Eglise  est  surtout  l'histoire 
des  idées,  des  mœurs  et  des  évolutions  du 
droit.  Nous  n'avons  plus,  ici,  à  nous  occuper 
de  l'histoire  externe  de  l'Eglise  et  des  mou- 
vements des  peuples;  elle  est  suffisamment 
connue,  par  l'histoire  des  pontifes  romains  et 
par  les  événements  généraux  survenus  dans 
la  chrétienté.  Notre  devoir  est  plutôt  d'étu- 
dier les  hommes  et  les  œuvres  d'ordre  intellec- 
tuel et  d'ordre  moral.  Les  lettres,  les  arts,  les 
écoles  philosophiques,  l'a  théologie,  la  renais- 
sance des  ordres  religieux,  l'a  résurrection  des 
conciles  provinciaux,  le  rétablissement  de 
l'unité  liturgique,  la  conquête  de  la  liberté 
d'enseignement,  les  hommes  qui  ont  préparc 
ou  effectué  ces  conquêtes,  les  saints  person- 
nages qui  sont  venus  accroître  ces  bienfaits  : 
tel  est  l'objet  de  ce  livre  (1). 

La  convenance,  l'utilité,  je  dirai  à  certains 
égards  la  nécessité  de  ces  éludas  historiques 
est,  pour  ce-»  derniers  temps,  hors  de  conteste. 
Leur  obscurité  relative  ne  doit  décourager 
personne  ;  elle  devrait  plutôt  enflammer  notre 
courage.  Nous  avons  vécu  avec  les  hommes 
de  notre    époque,  nous   avons    étudié     leurs 


livres.  Nous  serions  bien  étrangers  à  noire 
pays  si  nous  ne  connaissions  pas  ces  hommes 
et  ces  œuvres  ;  nous  serions  bien  infirmes  si, 
vivant  si  prés  de  ces  hommes,  nous  ne  pou- 
vions exercer  sur  leurs  idées  et  leurs  senti- 
ments, le  triage  qui  doit  séparer  la  paille  du 
bon  grain,  ha  cognée  est  à  la  racine  de 
l'arbre,  disait  le  Sauveur;  tout  arbre  qui  ne 
produit  pas  de  bons  fruits,  sera  coupé  et  jeté 
au  feu.  La  hache  de  la  critique  doit  s'exercer, 
dans  le  même  but,  au  milieu  des  préjugés 
contemporains.  L'histoire  est  le  jugement  de 
Dieu  en  première  instance  ;  la  critique,  appli- 
quée aux  hommes  et  aux  œuvres,  doit  exer- 
cer les  justices  de  l'Eglise. 

L'acte  divin  qui  domine  tout,  les  idées  et 
les  faits,  les  hommes  et  les  institutions,  c'est 
la  vocation  providentielle  de  la  France.  La 
France  est  née  d'un  acte  de  foi  sur  un  champ 
de  bataille  ;  le  peuple  français  est  le  premier- 
né  de  l'Eglise  romaine  ;  la  société  française, 
depuis  sa  fondation,  constitue  un  Etat  chré- 
tien, type  et  agent  de  la  civilisation  des 
autres  peuples.  Le  symbole  de  la  foi,  les  pré- 
ceptes de  Dieu,  l'autorité  surnaturelle  de 
l'Eglise,  l'action  bienfaisante  de  la  Papauté, 
c'est  le  premier  élément  divin,  c'est  l'agent 
constitutionnel  de  la  société  française,  c'est 
la  force  qui  transformera  peu  à  peu  les  autres 
peuples  de  l'Europe. 

Au  moment  où  Clovis  se  convertit,  il  dé- 
cide, par  sa  conversion,  la  déroute  de  l'aria- 
nisme  en  Occident  et  amène  les  autres  nations 
aux  pieds  du  vicaire  de  Jésus-Christ.  Lorsque 
Charlemagne  déploie,  sur  la  mosaïque  des 
peuples  européens,  son  manteau  impérial,  il 
substitue  à  la  force  militaire,  jusque-la  pré- 
pondérante, la  force  morale,  religieuse  et 
civile  ;  il  constate  et  assure  !a  conversion 
des  peuples  au  Christianisme.  Bientôt  Pierre 
l'Ermite  prêche  la  croisade  ;  à  sa  voix  l'Europe 
va  en  Asie,  pour  l'a  conquérir  à  l'Evangde,  se 
délivrer  elle-même  des  divisions  féodales  et 
se  confirmer  dans  ses  principes.  Pendant 
mille,  ans,  les  peuples  d'Europe  ont  fourni  des 
sociétés  chrétiennes,  dont  l'Évangile  était  la 


n'ohh  cri  avons  publié  déjà  une,  partie  au  tome  précédent. 


472 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATIIOLlni  I. 


loi  commune,  dont  l'Eglise  ''lait  la  mère, 
flont  Jésus-t  hrisl  étail  le  roi  commun,  le  roi 
immortel  des  iiècles,  dil  la  Liturgie. 

La  parole  apostolique  a  retenti,  par  la 
France,  jusqu'aux  extrémités  du  monde,  lors- 
qu'un moine  saxon  arbore  l'étendard  de  la 
révolte,  substitue  le  libre  examen  à  L'autorité 
de  l'Eglise  el  veut  arracher  le  monde  à  l'au- 
torité du  Pape,  c'est-à-dire  à  la  grâce  de 
Jésus-Christ.  L'Allemagne,  l'Angleterre,  la 
Suisse,  b's  peuples  Scandinaves  cèdent  en 
partie  à  la  séduction  de  Luther.  Depuis  cinq 
siècles,  la  Russie,  encore  barbare,  s'est  laissée 
surprendre  au  schisme  de  Pholius.  Photius 
et  Luther  menacent  de  devenir  les  maîtres 
du  monde  et  de  le  ramener  aux  corruptions 
du  paganisme.  La  France,  fidèle  à  Dieu  et 
à  Pierre,  vicaire  de  Jésus-Christ,  défend  la 
chrétienté  contre  Satan  et  garde  les  sages 
principes  de  la  civilisation  chrétienne.  Si  la 
France,  oublieuse  de  sa  vocation  et  des  gran- 
deurs qui  en  glorifient  l'accomplissement,  se 
laisse  entraîner  par  l'erreur  et  par  les  hypocri- 
sies du  mensonge,  lesévéques  etles  pontifes  ro- 
mains, qui  l'ont  faite  comme  les  abeilles  font 
la  ruche,  savent  démêler  et  dénoncer  l'erreur, 
dévoiler  et  combattre  l'hérésie,  répudier  le 
schisme  et  maintenir  la  France  dans  les  lignes 
de  sa  fondation.  La  France  est  toujours  chré- 
tienne. Que  si  parfois,  elle  défaille  dans  ses 
mœurs,  tout  les  attentats  qui,  pour  justifier 
le  désordre,  récusent  ou  altèrent  la  foi  révé- 
lée, sont  en  même  temps  qu'une  apostasie,  un 
aveuglement  et  une  trahison. 

C'est  à  la  lumière  de  la  foi  que  nous  avons 
jugé  les  événements;  c'est  à  la  lumière  de  la 
foi  que  nous  allons  juger  les  doctrines  et 
apprécier  les  œuvres.  Nous  considérons 
d'abord  L'Eglise  comme  gardienne  et  venge- 
resse de  la  vérité. 

«  Les  nombres  gouvernent  le  monde,  »  disait 
Pythagore.  La  Sainte  Ecriture,  plus  savante 
que  le  philosophe,  nous  apprend  que  le 
monde  physique  a  été  créé  selon  la  triple  loi 
du  nombre,  du  poids  et  de  la  mesure  :  Omnia 
in  mensura,  numéro  et  pondère.  Cette  loi, 
applicable  au  monde  matériel,  au  Cosmos,  ne 
peut  s'appliquer  au  monde  des  esprits  que 
par  sa  transformation  en  idées  métaphysiques. 
L'essence,  la  nature,  la  substance  des  êtres  ; 
l'unité,  la  vérité,  la  bonté,  comme  qualités 
essentielles  des  êtres  ;  leurs  relations  qui  doi- 
vent se  résoudre  en  dissonances  ou  en  har- 
monies; voilà  les  idées  spéculatives,  que  les 
philosophes  coordonnent  en  systèmes.  Les 
philosophes,  comme  législateurs  des  idées, 
sont  donc  les  premiers  moteurs  du  monde 
des  intelligences.  Leurs  idées,  en  s'emparant 
des  générations  deviennent  des  programmes 
de  gouvernement  et  fournissent  la  matière  de 
l'histoire.  Pour  s'orienter  dans  le  monde  des 
idées,  dans  le  royaume  de  la  vérité,  il  faut 
prendre  comme  points  de  repère,  les  théories 
des  philosophes,  mais  contrôlées  par  le  juge- 
ment de  la  sainte  Eglise. 

Depuis    les    invasions    des    barbares,    les 


peuples  de  l'Europe  constituent  la  chrétien! 
ils  s'instruisent  aux  écoles   chrétiennes  ;    ils 
Buivent   les  docteurs  chrétiens,  spécialement  ' 

Baint  Augustin  et  saint  Thomas,  dont  les 
œuvres  (dirent  le  résumé  dogmatique  et  mé- 
thodique de  la  Patrologie.  A  partir  de  Luther, 
le  Libre  examen  prend  la  place  de  l'autorité. 
Ce  ne  sont  plus  les  Pères  de  l'Eglise  qui  en- 
seignent et  dirigent  les  peuples;  ce  sont  des 
hommes  qui,  de  leur  propre  mouvement, 
s'intitulent  philosophes  et  se  constituent  ar- 
bitres des  destinées  du  genre  humain.  Les 
Papes,  ils  les  ont  mis  de  côté;  l'Eglise,  ils 
refusent  de  l'entendre  ;  les  traditions  scolaires 
de  la  chrétienté,  ils  les  couvrent  d'anathèmes. 
La  raison,  comme  ils  l'entendent,  mais  la 
raison  seule,  voilà  pour  eux,  l'agent  exclusif 
de  la  philosophie  et  l'oracle  de  l'humanité. 

L'homme  est  un  être  enseigné.  S'il  n'écoule 
plus  l'Eglise,  il  écoutera  les  païens  du  ratio- 
nalisme et  les  publicains  de  la  politique. 
A  la  vie  assurée,  calme,  lumineuse,  fé- 
conde, qu'il  menait  jusqu'à  présent,  va  suc- 
céder une  vie  incertaine,  agitée,  obscure,  qui 
prend  pour  des  révélations  les  éclairs  qui 
sillonnent  les  obscurités.  La  chrétienté  avait 
été  le  paradis  terrestre  des  peuples  baptisés  ; 
l'ère  de  la  philosophie  nous  introduit  dans  le 
monde  de  l'anarchie  et  de  toutes  les  passions 
révolutionnaires,  où  il  n'y  a  plus  d'ordre 
stable,  mais  les  ombres  de  la  mort  et  une 
horreur  qui  se  promet  l'éternité  :  Ubi  tim- 
bra mords  et  nullus  orclo,  sed  sempiternus 
horror. 

La  période  de  l'histoire  où  les  peuples,  dé- 
livrés, croient-ils,  de  l'Eglise,  se  remettent  à 
la  direction  des  philosophes,  commence  à 
Bacon  et  à  Descartes. 

Quand  nous  disons  Ecoles  philosophiques,  il 
ne  faut  pas  entendre  de  pacifiques  athénées 
où  se  discutent  paisiblement  et  surtout  sé- 
rieusement les  grands  problèmes  de  la  pensée. 
Non,  ce  sont,  pour  nous  servir  de  l'expression 
du  premier  novateur,  des  caûernes  où  des 
insensés  adorent  des  idoles.  Pape,  église, 
religion,  ils  ont  mis  cela  de  côté  ;  ils  récusent 
la  tradition  du  genre  humain  et  posent  en 
législateurs  de  l'univers.  Or,  sur  ce  point  de 
départ,  d'impiété  et  de  folie,  ils  admettent, 
en  dogme,  la  suprématie  absolue  de  la  raison 
humaine  :  en  morale,  le  sensualisme  ;  en  po- 
litique, le  césarisme  ;  en  art,  la  glorification 
de  la  chair;  et,  en  tout,  le  conlrepied  de 
l'Evangile.  Ce  n'est  pas  ce  qu'ils  disent  tous 
formellement  ;  mais,  par  divers  systèmes,  ils 
veulent  tous  aboutir  à  ces  effroyables  résul- 
tats. L'histoire  des  trois  derniers  siècles  est 
le  musée  de  toutes  les  abominations. 

François  Bacon  de  Verulam,  Chancelier 
d'Angleterre,  qui  ouvre  celte  période,  est  lui- 
même  un  prototype  de  bassesse  morale:  il  fut 
condamné,  pour  ses  crimes,  par  un  tribunal 
régulier,  qui  ne  put  lui  accorder  grâce  ;  il 
récuse  tous  les  antécédents,  il  prétend  créer 
un  nouvel  organe, substituer  au  syllogisme  l'in- 
duction,  et   à  l'abstraction,  l'expérience.  Ba- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


473 


con  reproche  aux  scolastiques  d'avoir  énervé 

les  sciences  par  leurs  questions  minutieuses  . 
comment  auraient-ils  pu  énerver  ce  qui  n'exis- 
tait pas?  En  attendant  le  jour  de  leur  éclosion, 
ils  rendaient  l'esprit  humain  lin,  délié,  péné- 
trant, ami  de  l'analyse,  des  définitions 
claires  et  de  l'ordre  dans  les  idées.  Les  scolas- 
tiques  étaient  ce  qu'ils  devaient  être  et  fai- 
saient ce  qu'ils  devaient  entreprendre,  et 
Bacon  reproche  aux  scolastiques  d'avoir 
préféré  le  syllogisme  à  l'induction.  L'induc- 
tion et  le  syllogisme  sont  deux  procédés  ana- 
logues de  l'esprit  humain  :  l'un  raisonne  en 
remontant  de  l'effet  à  la  cause  ;  l'autre,  en 
descendant  de  la  cause  aux  effets  ;  celui-ci  con- 
vient mieux  à  la  théologie  ;  celui-là,  mieux 
aux  sciences.  On  le  savait  avant  Bacon  ;  avant 
lui,  l'Europe  était  un  grand  théâtre  d'expé- 
riences. Copernic  avait  écrit  sur  les  révolu- 
lions  du  globe.  Galilée  en  voyant  osciller  la 
lampe  d'une  église,  Newton  en  voyant  tomber 
une  pomme, Black  en  voyant  une  goutte  d'eau 
se  détacher  d'un  glaçon,  concevaient  des 
idées  qui  devaient  amener  une  révolution 
dans  les  sciences.  La  conquête  du  verre,  l'in- 
vention du  microscope  et  du  télescope  ve- 
naient au  secours  du  génie  formé  par  la  sco- 
lastique.  La  grande  erreur  de  Bacon,  c'est 
d'avoir  écarté  la  religion  et  d'en  avoir  séparé 
la  science.  L'esprit  devient  plus  pur,  plus  lu- 
mineux, plus  fort,  plus  pénétrant,  à  mesure 
qu'il  s'approche  de  Dieu  ;  son  union  à  Dieu 
fait  sa  perfection.  La  science  a  son  prix,  mais 
à  sa  place,  dans  la  limite  de  ses  utilités  et,  à 
condition  qu'elle  respecte  l'ordre  social.  Si, 
au  lieu  d'éclairer,  elle  allume  l'incendie,  celte 
science  devient  le  pire  des  fléaux. 

Le  grand  vice  de  Bacon,  c'est  que,  sous 
couleur  d'expérience,  il  prend  les  sensations 
pour  matière  unique  des  connaissances  hu- 
maines. Par  là,  il  est  l'introducteur  de  la  psy- 
chologie matérialiste  qui  réduit  l'homme  au 
rôle  de  tube  digestif.  Gassendi  applique  ce 
principe  à  la  cosmologie  des  atomes  crochus 
et  en  tire  l'épicuréisme.  Hobbes  l'applique  à 
la  morale  et  en  tire  le  bestialisme  et  le  des- 
potisme de  Leviathan.  Locke  et  Condillac 
l'appliquent  à  la  logique  et  ne  voient  dans 
l'idée  que  le  résultat  de  l'impression  des  sens. 
Helvétius,  d'Holbach,  tous  les  pourceaux  du 
xviiie  siècle  sont  les  derniers  représentants  de 
cette  triste  école.  Bacon  n'est  pas  le  promo- 
teur de  la  science,  il  est  le  patriarche  de  l'in- 
crédulité. 

Descaries,  né  en  Touraine  en  lo'JG,  ne  se 
borne  pus  à  écarter  la  tradition  ;  il  condamne 
la  raison  au  doute  absolu  et  l'oblige  à  re- 
conttituer,  par  sa  pensée,  la  seule  chose,  dont 
elle  ne  peut  pas  douter,  la  science  des  causes, 
la  conduite  des  hommes  et  la  pratique  des 
arts.  Sans  scruter  ses  intentions,  on  reconais- 
Bait  qu'il  admettait  la  religion  de  son  prince 
et  de  sa  nourrice;  il  est.  évident  que  Descartes 
ne  peut  pas  Bortir  de  son  doute,  même  artifi- 
ciel, puisqu'il  le  pose  comme  principe  premier 
et  inéluctable  ;  et  s'il  ne  sort  avec  sa  raison, 


Il  est  clair  qu'il  ne  peut  aboutir  qu'au  ratio- 
nalisme. Les  idées  personnelles    de.    Descarl 

n'ont  retenu  personne  ;  sa  révolte  contn 
l'Ecole  est  devenue  la  révolte  contre  l'Eglise, 
le  christianisme  el  le  Christ.  De  les  théories 

sont  nés  l'iiléalisme  de  Malebranche  et  de  Ber« 
clay,  l'athéisme  de  Spinosa,  le  scepticisme  de 
Bayle,  l'anéantissement  de  la  raison,  la  ru 
de  la  philosophie. 

Bacon  et  Descartes  ont  été  jusqu'à  nos  jours 
les  deux  grands  corrupteurs  de  la  France  et 
de  l'Europe,  En  pesant  les  choses  avec  li 
balances  de  l'histoire,  il  faut  croire  aux  pro- 
pos de  d'Alembert  dans  le  Discours  prélimi- 
naire de  l'Encyclopédie.  Bacon  et  Ivscartes 
sont,  pour  ce  soi-disant  philosophe,  les  deux 
hommes  qui  ont  montré  aux  bons  esprits  (à  lui 
par  exempie)àsecouerlejoug  delascolastique, 
de  l'opinion,  de  l'autorité,  et  par  celte  révolte 
dont  nous  recueillons  tes  fruits,  ils  ont  rendu, 
à  la  philosophie,  un  service  plus  essentiel 
peut-être  que  tous  ceux  qu'elle  doit  à  leurs 
illustres  prédécesseurs.  Un  peul  les  regarder 
comme  les  chefs  des  conjurés  qui  ont  eu  le 
courage  de  s'élever  les  premiers  contre  une 
puissance  despotique  et  arbitraire  (l'Eglise),  et 
qui,  en  préparant  une  révolution  éclatante, 
ont  fondé  un  gouvernement  plus  justicier  et 
plus  heureux.  Avant  eux.il  y  avait  eu  des 
adorateurs  d'Aristote  et  de  Platon,  des  héré- 
tiques et  des  libertins;  eux,  ils  ont  jeté  les 
bases,  non  pas  de  la  philosophie,  mais  du 
philosophisme,  et,  comme  l'a  dit  Ad.  Franck, 
on  peut  déduire  8y  et  93  du  Cogito  ergo 
sum. 

L'abîme  invoque  l'abîme.  A  l'influence,  en 
somme  pernicieuse,  de  Bacon  et  de  Descartes, 
s'est  ajouté  de  nos  jours  l'influence  de  Kant. 
Sans  exagérer  l'importance  de  ce  philosophe 
et  tout  en  reconnaissant  que  la  pensée  con- 
temporaine contient  quelques  éléments  de  la 
philosophie  antérieure,  force  est  de  recon- 
naître qu'a  l'exception  de  la  pensée  chré- 
tienne, les  principales  tendances  de  notre 
époque,  procèdent  de  Kant.  Kant  est  regardé 
comme  le  grand  initiateur;  sa  doctrine  est  le 
point  de  départ  du  mouvement  philosophique 
et  social  pendant  la  seconde  période  du 
xix"  siècle. 

Kant,  comme  Descartes  avait  fait  de  la  psy- 
chologie, la  base  de  la  philosophie.  Mais  Des- 
cartes après  s'être  enfermé  dans  sa  pensée  créa- 
trice, s'empresse  d'en  sortir,  pour  s'attacher, 
par  la  notion  de  Dieu,  à  la  réalité  d'un  monde 
extérieur.  Kant,  au  contraire,  critique  la  rai- 
son pure,  de  manière  à  détruire  le  rapport  de 
ses  spéculations  avec  la  réalité.  Puis,  par  une 
inconséquence  ridicule,  il  attribue,  à  la  raison 
pratique  qui  devrait  prendre  pour  base  les 
idées  de  la  raison  pure,  une  autorité  qu'il  re- 
fuse à  la  spéculation.  De  là,  attribuant  aux 
sensations,  la  faculté  de  créer  des  idées,  mais 
dans  les  seules  limites  de  la  sensation  même, 
on  arrive,  par  la  donnée  des  idées  et  des  phé- 
nomènes, à  un  monde  de  pure-  apparence. 
Sous  une  phraséologie  qui  veut  paraître  pro- 


17'» 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


fonde,  et  qui  .nveni   grotesque,   Kant, 

c'est  le  prophète  de  nihili-me. 

Après  Kant,  on  voit  paraître,  par  voir  de 
genèse,  de  combinaison  ou  d'opposition,  quatre 

principaux  &J  -lemes  : 

I  '  I ,"  p-ini béi«me  germanique  représenté  par 
Eichte,  Schelling,  Hegel,  lu-ause,  Schopen- 
hauer. 

2"  L'éclectisme  fiançais  représenté  par 
Cousin  et  .«on  école. 

3°  Le  positivisme,  représenté  par  Comte, 
Littré,  Darwin,  Ruebner,  Molescholt.  elc. 

4°  La  philosophie  chrétienne  avec  ses  di- 
vers représentants. 

Le  panthéisme  germanique  procède  de  Kant 
par  voie  de  filiation  directe  :  l'idéalisme  de 
Kant  enfante  l'autothéisme  de  Pi  eh  te,  la  so- 
phistique de  Ilégel,  le  pessimisme  de  Sehopea- 
hauer  et  d'autres  théories  GOfl génères.  L'éclec- 
tisme français  en  procède  par  voie  de  com- 
binaison entre  l'élément  germanique  et  la 
psychologie  cartésienne.  Les  rapports  entre 
le  positivi-me  matérialiste  et  le  mouvement 
Kantien,  «ont  d'abord  une  réaction  contre  les 
exagérations  idéalistes,  puis  une  filiation  des 
germes  évolutionnistes  que  renferment  les 
théories  de  Kant  et  de  ses  successeurs.  La 
philosophie  chrétienne  n'en  procède  que  par 
voie  d'opposition  ;  elle  est  une  réaction  contre 
tons  les  systèmes  d'erreurs  et  une  protestation 
contre  la  grande  hérésie  du  rationalisme. 

Ces  quatre  écoles  principales  embrassent 
des  écoles  secondaires,  sans  compter  les  écoles 
composites,  résultat  de  l'a:  lion  et  de  la  réac- 
tion des  systèmes.  Ainsi  le  panthéisme  ger- 
manique se  décompose  en  idéalisme  transcen- 
(lantal  et  en  idéalisme  expérimental.  Le  po- 
sitivisme se  partage  entre  le  panthéisme 
psychologique,  le  darwinisme  et  le  matéria- 
lisme pur.  Parmi  les  écoles  nées  des  débris  de 
divers  systèmes,  on  peut  citer  celle  d'IIer- 
bart.  Mais  par  suite  des  circonstances  de 
temps,  de  lieux  et  de  personnes,  la  mêlée  de 
ces  systèmes  a  produit  une  foule  de  livres 
répandus  en  Europe  et  en  Amérique.  D'ailleurs 
la  facilité  des  relations  et  la  propagande  ra- 
pides des  idées  ne  laissent  pas  que  d'engen- 
drer une  certaine  confusion.  Pour  l'amener 
à  une  méthode  simple  et  claire,  le  nombre 
prodigieux  des  écoles  et  des  systèmes,  nous 
tâcherons  de  combiner  l'élément  doctrinal 
avec  les  divisions  géographiques.  De  la  sorte 
nous  pourrons  mieux  juger  le  mouvement  in- 
•?llectuel  produit  dans  chaque  nation  et  arri- 
ver, par  l'analyse,  à  une  synthèse  d'une  irré- 
cusable clarté. 

Nous  commençons  par  l'Italie. 

L'Italie  apparaît,  au  poète,  comme  la  terre 
de  bons  fruits  et  la  mère  des  héros.  A  l'époque 
où  Virgile  lui  décernait  cette  louange,  elle  la 
méritait.  Partie  de  la  chaumière  d'Evandre,  à 
travers  ses  rois,  ses  tribuns  et  ses  dictateurs, 
Rome  était  devenue  la  capitale  de  l'univers. 
Mais  cette  puissance  eut  son  déclin.  Les  Coths 
et  les  Vandales  livrèrent  Rome  à  Iputs  bar- 
bares soldats.  Cette  chute  définitive  du  monde 


ancien  servit,  dans  les  desseins  de  la  l'rovi- 
dence1  à  transformer  Home.  La  cité  qui  avait 

eomrnaudé  l'univers  par  les  armes,  lut  appe- 
lée  a  le  ré^ir  par  la  doctrine  de  vérité.  aeSM 
le  gouvernement  de  son  vieux  pape,  il  n'y  eut 
plus  d'empire  avec  des  faisceaux  et  des  con- 
suls  mu  des  empereurs  :  il  n'y  eu)  qu'une  Manie 
mère  Eglise  qui  enfanta  et  garda,  mille  ans  et 
plus,  la  fédération  évangèlique  de-  peuples 
chrétiens.  De  nos  jours,  Home  est  revenue  au 
mirage  du  haut  empire;  elle  a  voulu  d'abord 
commander  à  l'Italie  une  ;  elle  se  prépare  à 
reconquérir  le  monde.  Entreprise  ridicule  qui 
la  mène  à  tenir  en  échec  la  puissance  dm  pon- 
tifes romains  et  à  perdre  le  peu  de  vitalité  qui 
lui  reste.  Ce  n'est  pas  avec  des  soldats  de  car- 
ton et  des  pistolets  en  chocolat,  toutes  cai-ses 
vides,  qu'on  refait  l'empire  d'Auguste. 

L'Italie  n'en  est  pas  venue  à  ce  renverse- 
ment de  sa  condition  chrétienne,  amas  avoir 
été  abusée  par  des  sophistes.  Yietor-Emma- 
nuel  et  Cavour,  les  deux  fantoches  de  cette 
tragi-comédie,  avaient  eu,  pour  fourriers  de 
mauvais  philosophes  et,  par  suite,  pour  com- 
plices, toutes  les  imbéciles  passions  des 
hommes,  surtout  l'aveuglement.  Il  faut  voir 
cela  de  près  pour  savoir  ce  que  cela  vaut. 

Au  demeurant,  cette  éclipse  momentanée 
du  sens  chrétien  en  Italie  ne  nous  fait  oublier 
ni  ses  gloires,  ni  ses  espérances.  L'Italie  a 
trop  été  nourrie  par  l'Eglise,  pour  n'être  pas 
la  terre  de  bon  sens  et  pour  ne  pas  préparer 
de  nouvelles  moissons  de  gloire.  Son  sang,  sa 
tète,  son  cœur,  tout  est  catholique  en  elle; 
elle  verra  passer  les  mirages  et  ressuscitera 
fidèle  à  ses  grands  souvenirs,  peut-être  pour 
les  surpasser  encore. 

Ce  qui  constitue,  à  proprement  parler, 
l'Italie  doctrinale,  ce  sont  ses  théologiens  et 
ses  collèges.  Pour  la  transition  entre  le  xviii8 
et  le  xixe  siècle,  elle  avait  eu  un  homme  digne 
de  mémoire,  Vico.  Vico  représente  t  rois  choses  : 
1°  l'opposition  au  cartésianisme,  2°  une  méta- 
physique de  bon  sens,  3"  une  philosophie  mo- 
rale, sociale  et  historique.  Dans  les  idées  de 
Yico,  il  y  a  du  mélange  et  quelques  erreurs; 
mais  il  y  a  des  idées  d'avenir,  qu'ont  fait  va- 
loir de  nos  jours  Ferrari  et  Michelet.  Si  bien 
que  Vico  peu  connu  de  son  temps,  se  trouve 
de  nos  jours,  non  pas  un  oracle,  mais  un  po- 
teau indicateur  des  secrets  desseins  de  la  Pro- 
vidence. 

Après  Vico,  nous  tombons  dans  le  sensua- 
lisme, et,  ce  qui  pis  est  philosophiquement, 
dans  le  servilisme.  En  dehors  des  conceptions 
chrétienne*,  nous  voyons  se  dessiner  trois 
ombres  d'écoles  :  une  école  sensualiste,  une 
école  allemande  et  une  école  spiritualiste. 
C'est  chose  étonnante,  comme  l'esprit  hu- 
main, naturellement  orgueilleux,  se  plaît  aux 
ornières  et  se  pare  de  loques,  signes  accusa- 
teurs de  son  néant. 

Après  Vico,  la  première  école  italienne  est 
celte  pauvreté  qui  se  traîne  derrière  Locke  et 
Condillac,  dans  l'ornière  sensualiste.  Ses  re- 
présentants, je  ne  dis  pas  ses  coryphées,  sont 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


i  ;  S 


le  PèB€  Suave  et  Gioja.  Les  sens  cl  l'empi- 
risme dans  L'ordre  spéculatif,  l'utilitarisme 
dans  L'ordre  pratique  :  voilà  le  résumé  de  leur 
philosophie.  Par  une  initiative  à  noter,  cur 
elle  a  en  un  singulier  retentissement,  ils  ap- 
pellent à  leur  aide,  la  Blatistique,  dans  ses 
rapports  avec  la  morale,  L'économie  sociale 
et  la  politique.  Romagneai,  qui  appartient  à 
cette  école,  s'en  dislingue  en  deux  points  : 
c'est  que,  sans  sortir  du  cercle  des  sensations, 
il  admet  l'intelligence,  comme  faculté  de  ju- 
ger, et  qu'il  se  rapproche  du  spiritualisme 
dans  son  Introduction  à  Pétude  du  droit  publie. 

L'autre  école,  positiviste  et  hégélienne,  école 
métis,  compte  parmi  ses  suflraganls,  Joseph 
Ferrari,  Ausonio  Franchi,  Mazzarella,  Yillari, 
Arvigo,  Trezza,  Siciliani.  Ces  hommes  sont  à 
peine  des  philosophes  ;  ce  sont  plutôt  des  sec- 
taires qui  se  rattachent  tantôt  au  positivisme 
anglais,  tantôt  à  l'illuminisme  allemand,  tou- 
jours à  la  révolution  italienne.  Vera  et  Spa- 
venla  sont  à  la  tête  de  l'hégélianisme  ;  Delzio 
et  Seltembrini  marchent  sur  leurs  traces.  Ces 
hommes,  pour  se  donner  une  mine,  je  ne  dis 
pas  une  figure,  modifient  plus  ou  moins  la  lo- 
gomachie de  Hegel,  mais  sont  des  copistes. 
Tous  ces  soi-disant  philosophes  sont  tout  sim- 
plement des  ânes  attachés  au  ciroccio  de  Ga- 
rihaldi  et  des  Piémontais.  Je  ne  relève  pas 
leurs  impiétés  :  l'histoire  n'est  pas  un  ra- 
ma-se-croltes  de  l'esprit  humain. 

L'école  spiritualiste,  de  beaucoup  la  plus 
importante  des  écoles  d'Italie,  avait  débuté, 
au  commencement  de  ce  siècle,  par  deux 
géants,  le  cardinal  Gerdil  et  Joseph  de  Maistre. 
Gerdil,  mort  en  1802,  attaque,  dans  ses  nom- 
breux écrits,  avec  une  grande  force,  les  prin- 
cipes philosophiques,  politiques  et  sociaux  du 
sensualisme  et  de  l'Encyclopédie.  Sur  le  ter- 
rain de  la  philosophie,  i!  représente  une  sorte 
d'éclectisme  chrétien,  armé  en  guerre  contre 
le  rationalisme.  Dans  ses  idées,  on  discerne 
une  certaine  tendance  vers  l'ontologisme  de 
Malebranche.  —  Le  comte  de  Maistre,  mort 
en  1821,  est  moins  un  philosophe  qu'un 
homme  de  génie,  d'une  spontanéité  très  ori- 
ginale. L'idée  mère  de  ses  ouvrages,  trop  con- 
nus pour  qu'on  en  dresse  la  nomenclature, 
c'est  !a  restauration  du  principe  divin;  c'est, 
si  j'ose  ainsi  dire,  la  réincarnation  de  Dieu  et 
du  principe  catholique  romain,  dans  toutes 
les  sphères  de  l'activité  humaine.  En  traits 
immortels,  il  anathématise  l'impiété  du  siècle. 
«  Lien  qu'il  y  ait  toujours  eu  des  impies,  dit- 
il,  jamais  il  n'y  avait  eu,  avant  le  xvin0  siècle, 
et  dans  le  sens  du  Christianisme,  une  insur- 
rection contre  Dieu  ;  jamais  surtout  on  n'avait 
vu  une  conspiration  sacrilège  de  tous  les  ta- 
lents contre  leur  auteur,  et  c'est  là  précisé- 
ment  ce  que  nous  avons  vu  de  nos  jours.  Par 
un  prestige  inconcevable.  L'impiété  s'est  fait 
aimer  de  ceux  même  dont  elle  était  l'ennemie 
mortelle.  »  En  conséquence,  le  comte  de 
Maistre  poursuit  la  restauration  du  christia- 
ni  me  dans  Tordre  religieux,  dans  l'ordre  mo- 
ral, social,  politique,  scientifique  et  philoso- 


phique. Cet  homme  est  un  des  rauveuri  de  la 
iété,  si  la  société  voulait   faire  lut. 

(jui  habet  aures  audièndi,  audiat. 

^. près  Joseph  de  Maistre,  Pascal  Galuppi, 

mort  ci:  1Mb,  continue  la  tradition  du  spiri- 
tualisme italien.  Galuppi  est  l'émule  de  \  Lctoi 
Cousin  ;  il  lui  est  toutefois  supérieur  en  deux 
manières  :  1°  il  n'admet  aucune  compromis- 
sion avec  le  panthéisme  allemand  el  la  Bopbuv 
tique  de  Hegel  ;  ï"  il  professe  un  spiritualisme 
chrétien,  en  harmonie  avec  le  dogme  catho- 
lique, tandis  que  le  spiritualisme  de  Cousin 
reste  en  dehors  de  l'Eglise,  et,  s'il  se  prétend 
orthodoxe,  ne  saurait  atteindre  à  la  véritable 
orthodoxie.  Autrement,  Galuppi  fait  reposer 
la  philosophie  sur  la  connaissance  scientifique 
de  soi-même.  A  ce  point  de  vue,  Galuppi  re- 
présente, dans  le  spiritualisme  italien,  la  psy- 
chologie, Itosmini,  l'idéologie,  et  Gioberti, 
l'ontologisme. 

Ici  se  produit  une  scission.  Sous  l'influence 
des  événements,  une  fraction  desspiritualistes 
italiens  s'éprend  des  rêves  de  Mazzini.  Sa  phi- 
losophie se  meut  en  dehors  des  idées,  des  as- 
pirations, des  intérêts,  des  doctrines  et  de  la 
discipline  de  l'Eglise.  Les  représentants  de 
cette  école  sont  Louis  Ferri,  Bonatelli,  Can- 
toni,  Paoli,  Bertinaria  ;  le  plus  connu  est  Ma- 
miani.  Dans  ses  écrits,  il  combat  avec  ardeur 
les  théories  positivistes,  matérialistes,  darwi- 
nisles  ;  le  fond  de  sa  métaphysique  est  l'idéa- 
lisme platonicien,  accentué  dans  le  sens  de 
l'ontologisme.  Au  regard  de  l'Eglise,  il  a  un 
livre  sur  la  renaissance  catholique,  qui  pour- 
rait s'intituler  aussi  bien  :  Destruction  du  ca- 
tholicisme. Le  fond  de  ses  idées  sur  le  pouvoir 
temporel  des  Papes,  sur  les  rapports  entre 
l'Eglise  et  l'Etat,  sur  la  discipline  et  la  hie'- 
rarchie  ecclésiastique,  sont  radicalement  hos- 
tiles. Par  transformation  de  l'Eglise,  il  entend 
l'asservissement  de  l'Eglise  à  l'Etat,  sa  mise 
au  service  de  la  civilisation  moderne. 

Ces  idées  révolutionnaires,  jetées  en  Italie 
par  les  soldats  du  jacobinisme  et  de  Napoléon 
n'auraient  pas  pris  racine  dans  le  sol  italien, 
si,  dés  le  temps  de  Gioia  et  de  Komagnesi, 
elles  n'avaient  pas  conclu  à  la  confiscation 
des  propriétés  ecclésiastiques,  à  l'abolition 
des  immunités  et  des  privilèges  de  l'Eglise. 
On  appelait  cela  libéralisme  et  sécularisation. 
Si  ces  idées  ont  fini  par  prévaloir,  si  elles  ont 
produit  de  monstrueuses  violations  de  la  jus- 
tice et  du  droit,  si  elles  menacent  l'équilibre 
des  Etats  et  la  sécurité  de  l'Europe,  c'est 
qu'elles  ont  été  préparées,  prônées,  propa- 
gée de  nos  jours  par  des  philosophes  de  haut 
renom,  Rosmini  et  Gioberti. 

Antoine  ltosmini-Serbati,  né  à  Hoveredo 
en  1797,  mort  en  1855,  était  un  saint  et  sa- 
vant prêtre  :  il  avait  fondé  une  nouvelle  con- 
grégation religieuse  :  c'est  surtout,  en  notre 
siècle,  un  des  plus  illustres  représentants  de 
la  philosophie  chrétienne.  Ce  philosophe  est 
en  même  temps  un  critique  de  premier  ordre. 
Son  Nouvel  Essai  sur  l'origine  des  idées  est  un 
monument  de  critique  consciencieuse  et  éle- 


4"  G 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'Ê'iLISE  CATHOLIQUE 


vée.  Sa  philosophie  proprement  dite  est  un 
mélange  de  saint  Augustin  et  de  saint  Tho- 
mas :  mais  elle  apparaît  revêtne  d'idées  nou- 
velles, de  pensées  critique*,  de  théories  origi- 
nales. L'idéalisme  de  Platon,  modilié  dans  un 
sens  chrétien,  parait  la  théorie  dominante  et 
le  caractère  fondamental  de  son  système.  Le 
cardinal  Gonzalez,  dans,  son  Hhtoire  de  la 
philosophie,  a  consacré  vingt  pages  aux  compte- 
rendu  des  théories  de  Hosmini  :  nous  ne  pou- 
vons qu'y  renvoyer. 

L'esprit  révolutionnaire  qui  soufflait  sur 
l'Italie  en  184S,  s'empara  de  Hosmini  et  lui 
dicta  d'abord  les  cinq  plates  de  l'Eglise,  en- 
suite la  constitution  de  la  justice  sociale.  L'ob- 
jet de  ces  deux  écrits  est  de  découvrir  et  de 
signaler,  de  nos  jours,  les  maux  qui  affligent 
et  affaiblissent  l'Église,  et  de  proposer  des  re- 
mèdes propres  à  les  guérir. 

Les  cinq  plaies  de  l'Eglise,  d'après  Hosmini, 
sont  :  1°  Le  manque  de  communication  entre 
le  clergé  et  le  peuple,  à  cause  de  l'emploi  du 
latin  dans  la  liturgie  ;  2°  le  manque  d'union 
entre  les  évêques,  par  défaut  de  conciles  ; 
3°  le  manque  d'instruction  dans  le  clergé  in- 
férieur ;  4°  la  nomination  des  évêques  par  le 
pouvoir  civil  ;  5°  le  manque  d'indépendance 
sacerdotale  à  cause  du  budget  des  cultes. 

Dans  la  constitution  de  la  justice  sociale,  les 
articles  relatifs  à  l'Eglise,  s'inspirent  des  cinq 
plaies.  Après  avoir  dit  que  les  droits  qui 
viennent  de  la  nature  et  de  la  raison,  sont  in- 
violables, Hosmini  demande  :  1°  Que  l'Etat 
garantisse  à  l'Eglise  sa  complète  liberté  d'ac- 
tion ;  2°  qu'il  ne  mette  aucun  obstacle,  ni  à 
la  célébration  des  conciles,  ni  aux  rapports 
des  évêques  avec  le  Saint-Siège  ;  3°  que  l'élec- 
tion des  évêques  soit  faite  par  le  clergé  et  le 
peuple  avec  ratification  du  Pape;  4°  que  !a 
presse  soit  libre,  mais  que  la  loi  réprime  ses 
abus,  et  que  l'Eglise  garde  son  droit  de  cen- 
sure, sans  que  l'Etat  revête  les  peines  ecclé- 
siastiques d'une  sanction  pénale  ;  5°  que 
l'Eglise,  ses  administrations,  ses  corporations 
paient  leurs  impôts  proportionnellement  et 
concourent  aux  élections  suivant  leurs  reve- 
nus. De  plus,  Hosmini  défend  le  pouvoir  tem- 
porel ;  il  proclame,  non  seulement  le  droit, 
mais  la  nécessité  pour  l'Eglise  d'avoir  des 
administrations  indépendantes  et  de  posséder 
des  biens  en  terres. 

«  Est-il  nécessaire,  demanda  Gonzalez,  de 
faire  observer  que  le  philosophe  de  Hoveredo 
est  plus  perspicace  en  découvrant  les  maux 
qu'en  indiquant  les  remèdes.  L'usage  de  latin 
dans  la  liturgie  n'est  pas  exempt  de  certains 
inconvénients,  mais  l'usage  contraire  eu  offri- 
rait de  plus  graves.  C'est  à  coup  sûr  un  grand 
mal  que  le  manque  d'une  instruction  supé- 
rieure et  plus  universelle  dans  le  clergé,  mais 
l'on  ne  remédiera  à  ce  mal  qu'en  rendant  à 
l'Eglise  et  aux  Evêques  leurs  biens.  11  est  mal- 
heureux que  le  pouvoir  civil  intervienne  dans 
l'élection  des  évêques  ;  mais  le  mal  serait  en- 


core plus  grand,  si  ce  privilège  était  attribué 
au  peuple,  à  en  juger  par  ce  que  nous  voyons 
dans  les  élections  politique-  et  administra- 
tives. —  Ce  qu'il  faut  a  l'Eglise  pour  lutter 
contre  le  mal  et  pour  en  triompher,  ce  ne 
sont  ni  des  liturgies  en  langues  vulgaires,  ni 
des  élections  populaires  d'évèqaes,  ni  d'autres 
mesures  qui  ont  une  saveur  du  synode  de 
Pistoie.  Ce  qu'il  faut  et  ce  qui  suffit,  pour 
qu'elle  puisse  pleinement  accomplir  sa  mis- 
sion, c'est  que  l'Etat  garantisse  sa  liberté 
d'action,  et  les  droits  qu'elle  tient  de  l'Evan- 
gile et  des  conciles  ;  c'est  qu'on  lui  rende  ses 
biens  et  leur  libre  administration  (1).  »  — 
L'Eglise,  en  effet,  forte  de  la  force  de  Dieu, 
pourvu  qu'elle  puisse  user  de  l'élément  tem- 
porel et  agir  librement  selon  ses  lois,  trouve 
dans  sa  foi,  sa  piété,  sa  discipline,  un  levier 
suffisant  pour  soulever  le  monde. 

Dans  ces  derniers  temps,  une  lutte  très 
vive  s'était  engagée  entre  les  thomistes  et  les 
partisans  de  Hosmini.  La  philosophie  de  Hos- 
mini déférée  une  première  fois  à  l'Index,  en 
était  sortie  exempte  de  toute  note  fâcheuse. 
Tout  récemment,  quarante  propositions  ex- 
traites des  ouvrages  posthumes  de  Hosmini  ont 
été  frappées  de  condamnation  par  l'Index. 

Vincent  Gioberti  né  à  Turin  en  1801,  mort 
à  Paris  en  1852,  prêtre  comme  Rosmini,  sut 
moins  bien  garder  la  modération  et  l'austérité 
propres  au  caractère  sacerdotal.  Entraîné  par 
la  passion  politique,  italien  exagéré,  dit  César 
Balbo,  il  tomba  dans  des  erreurs  qui  méri- 
tèrent justement  les  censures  de  l'Eglise. 
Néanmoins  Gioberti,  en  tant  que  philosophe, 
subordonne  toujours  l'idée  philosophique  à 
l'idée  religieuse.  «  La  philosophie,  dit-il, 
n'est  pas  possible,  si  elle  n'est  fondée  sur  la 
religion  et  dirigée  par  elle.  »  Son  système  est 
d'aiïleurs  essentiellement  ontologiste.  Le  pro- 
blème fondamental  de  la  philosophie  est  de 
rechercher  et  de  connaître  la  nature  de  la  re- 
lation qui  existe  entre  l'infini  et  Je  fini,  le  réel 
et  l'idéal.  Or,  le  premier  être,  la  première 
réalité,  origine  et  raison  de  toutes  les  autres, 
c'est  Dieu.  Dieu  tire  du  néant  les  substances 
finies.  Cette  formule  n'est  pas  l'expression 
d'une  réflexion  ou  d'un  raisonnement,  mais 
d'un  acte  intuitif,  d'une  intuition  immédiate 
et  spontanée,  qui  nous  fait  voir  l'être  néces- 
saire, les  existences  créées  et  la  création  qui 
leur  sert  de  lien.  A  l'intuition  primitive  de 
cette  formule  succède  la  réflexion,  l'acte  de 
la  raison  subjective,  qui  déroule  peu  à  peu  le 
contenu  de  la  première  intuition.  C'est  en 
cela  que  consiste  la  philosophie.  Gioberti, 
nous  le  répétons,  soumet  cette  science  à  l'au- 
torité dogmatique  de  l'Eglise  ;  cependant  on 
découvre  dans  ses  écrits  quelques  propositions 
entachées  de  panthéisme  et  de  rationalisme. 
Par  exemple  quand  il  dit  que  dans  le  premier 
acte  d'intuition,  la  raison  de  l'homme  est  vé- 
ritablement, non  substantiellement,  la  raison 
de  Dieu. 


(1)  Histoire  de  la  philosophie,  t.  IV,  p.  320. 


UVItK  QUATRE-VINGT-QUINZIEME 


177 


Dans     son    ouvrage  posthume,    inlilulé    la 
Réforme  catholique  de    l'Eglise,  Gioberti   se 

porle  aux  plus  grands  excès.  Parmi  les  maux 

dont  souffre  L'Eglise,  ce  philosophe  compte  : 
le  pouvoir  temporel  des  Papes;   l'excessive 

dépendance  des  prêtres  à  l'égard  des  évèques 
et  des  évèipies  à  l'égard  du  Pape,  le  jésui- 
tisme, c'est-à-dire  la  prédominance  des  ordres 
religieux  dans  la  science,  dans  le  culte  et  dans 
la  discipline  ;  le  célihat  ecclésiastique  dans 
quelques  climats  ;  l'état  d'oisiveté  d'une  partie 
du  clergé  ;  enlin  l'inutilité  de  quelques  insti- 
tutions. 

Comme  remèdes  a  ces  maux,  Gioberti  pro- 
pose :  l'abolition  du  pouvoir  temporel  ;  la  di- 
vision des  prêtres  en  deux  classes,  les  savants 
et  les  ânes  qui  laboureront  les  terres  de 
l'Eglise  ;  la  réforme  de  l'enseignement  théolo- 
gique par  la  suppression  de  la  scolastique  ; 
l'abolition  de  certaines  pratiques  du  droit  ca- 
non et  du  culte  qui  l'ont  perdre  beaucoup  de 
temps  ;  l'abolition  des  jésuites  ;  la  suppression 
des  ordres  monastiques  inutiles  et  la  réforme 
des  chapitres  cathédraux  ;  l'élévation,  à  l'épis- 
copat,  d'hommes  remarquables  par  le  talent 
et  le  savoir  ;  la  liberté  et  des  garanties  pour 
le  clergé  au  regard  des  évêques  ;  l'institution 
de  deux  catégories  de  prêtres,  les  uns  céliba- 
taires, les  autres  mariés. 

Ce  programme,  il  n'est  pas  besoin  de  le 
dire,  fut  admis  par  tous  les  impies  qui  rê- 
vaient la  conquête  de  l'Italie  au  profit  des 
idées  révolutionnaires.  Bertani,  Mamiani  s'en 
firent  des  trophées.  Cavour  lui  emprunta  la 
formule  :  L'Eglise  libre  dans  l'Etat  libre  ;  ou 
plutôt  l'Eglise  libérale  dans  l'Etat  païen  : 
c'est-à-dire  l'Eglise  non-catholique,  réduite  à 
l'état  de  confession  humaine  et  de  hiérarchie 
civile,  dans  une  société  rationaliste,  soumise 
au  gouvernement  des  athées.  Les  ouvrages  de 
Gioberti  sont  tous  à  l'Index. 

A  l'autre  extrémité  de  la  péninsule,  l'his- 
toire salue  en  Sicile,  une  école  spiritualiste 
d'une  irréprochable  pureté.  Pendant  que  Con- 
dillac  enseigne  à  Parme,  Miceli  enseigne  à 
Montréal  et  fonde  une  école  dont  l'ortho- 
doxie catholique  est  l'élément  fondamental, 
mais  où  les  nuances  et  les  variétés  ne  man- 
quent pas.  Autour  du  chef,  se  distinguent 
Rivarola,  mort  en  1822  et  Zerbo  mort  en  1835. 
Plus  près  de  nous,  Tédeschi  professeur  à  Ca- 
tane,  mort  en  1858.  Mancini  et  D'Acquisto, 
morts  tous  deux  en  1868.  Les  deux  premiers 
s'inspirent  beaucoup  de  Victor  Cousin,  mais 
ramené  à  une  stricte  orthodoxie.  D'Acquisto, 
plus  original,  a  écrit  de  nombreux  et  grands 
ouvrages,  tous  dignes  de  la  plus  haute  re- 
commandation. La  substance  de  son  ensei- 
gnement, c'est  le  spiritualisme  des  Pères  et 
des  Docteurs,  mais  accomodé  aux  nécessités 
de  l'époque  et  à  la  situation  des  esprits. 

Le  nom  de  Cajetan  Sanseverino  est  le  pre- 
mier qui  se  présentée  l'esprit,  lorsqu'on  parle 
de  la  philosophie  de  saint  Thomas  et  de  sa 
restauration  en  Italie.  Nul  n'a  plus  contribué 
au  mouvement  philosophique,  soit  par  la  sa- 


vante revue  Scienza  et  Fede  soit  par  le  grand 
ouvrage  Philosophia  chrisliana  cum  antiqua  et 
nova  comparât  a.  Ce  monument,  interrompu 

par  la  mort  de  l'auteur,  suffirait  à  sa.  gloire  ; 
d'autant  plus  que  ce  qui  y  manque,  a  été,  sup- 
pléé par  un  autre  ouvrage  de  l'auteur.  Le 
style  est  peut-être  un   peu  Apre  ;  le  critérium 

trop  rigoureusement  scolastique.  A  part 
quelques  légers  défauts,  c'est  un  ouvrage  so- 
lide, consciencieux,  grandiose.  Ce  traité  jus- 
tifie d'abord  son  litre  :  Philosophia  :  il  pose 
les  problèmes  dans  toute  leur  plénitude,  et, 
après  les  avoir  discutés  avec  une  grande  abon- 
dance d'érudition,  il  les  résout  dans  le  sens 
de  la  philosophie  chrétienne.  Cum  antii/ua  et 
nova  compam ta  n'est  pas  moins  noblement 
justifié  :  opinions,  théories,  sentences  des 
philosophes  de  l'antiquité,  des  Pères  de 
l'Eglise,  des  Docteurs  du  moyen  âge,  de  tous 
les  scolastiques  de  marque,  enfin  des  philo- 
sophes modernes,  depuis  Bacon  et  Descartes, 
jusqu'à  Schopenhauer  et  Hartmann  :  tout 
cela  se  trouve  exposé,  discuté,  réfuté  ou  dé- 
fendu, avec  une  précision  de  doctrines  et  une 
abondance  de  citations,  qui  révèlent  une 
lecture  immense,  à  peine  concevable  dans 
une  vie  d'homme. 

Sanseverino  a  fait  école  comme  Gioberti 
et  Rosmini,  mais  plus  heureusement.  Grâce 
à  la  Scienza  et  Fede,  et  à  la  Civil  (a  cattolica; 
grâce  aussi  à  des  académies  de  saint  Thomas, 
s'est  produit  un  mouvement  philosophique 
d'une  grande  ampleur.  Les  ouvrages  a  citer 
seraient  innombrables;  les  noms  à  inscrire 
dans  les  fastes  de  l'histoire,  sont  entre  autres  : 
le  Père  Cornoldi,  voué  à  la  conciliation  de  la 
science  avec  la  scolastique  ;  le  Père  Taparelli 
d'Azeglio  connu  par  ses  Institutions  philoso- 
phiques du  droit  naturel  ;  le  Père  Liberalore, 
dont  le  nom  a  l'autorité  des  anciens  ;  le  car- 
dinal Zigliara  qui  a  expliqué  saint  Thomas 
comme  saint  Thomas  s'expliquerait  lui-même  ; 
Signorello,  Prisco,  Battaglini,  Tongiorgi, 
Gatti,  moins  illustres,  non  moins  méritants  ; 
enfin  Augusto  Conti,  auteur,  entre  autres, 
d'une  excellente  histoire  de  la  philosophie. 

La  restauration  de  la  philosophie  de  saint 
Thomas  ne  s'effectue  pas  ici  d'après  le  servi- 
lisme  de  la  lettre,  et  en  faisant  des  œuvres  de 
saint  Thomas  une  prison.  Cette  école  italienne 
n'est  pas  une  école  fermée  au  progrès.  A 
côté  des  problèmes  fondamentaux,  toujours 
nouveaux,  toujours  anciens,  elle  pose,  dis- 
cute et  résout  les  problèmes  amenés  par  le 
travail  des  esprits  et  le  mouvement  du  siècle. 
A  coup  sûr,  celte  restauration  est  beaucoup 
plus  une  philosophie  nationale,  par  exemple 
que  l'animisme  de  Manciani,  importé  du 
dehors.  Même  en  faisant  abstraction  du  point 
de  vue  catholique,  et  en  se  bornant  au  philo- 
sophique pur,  on  trouverait  difficilement  un 
nom  plus  illustre,  une  philosophie  qui  réflé- 
chisse avec  plus  d'étendue  et  de  profondeur 
le  génie  italien,  que  la  philosophie  de  saint 
Thomas. 

En  quittant  Naples,  nous  montons  à  Rome. 


178 


HISTOIRE  UNIVEHSELLE  DE  L'ÉGLISE  l  A/THOLIQUE 


Rome  Bi^ge  de  Pierre,  est  la  capHale  »lc 
L'Eglise  :  c  ssi  la  capitale  de  haut  ensei- 

gnement, des  pures  doctrine*  et  des  grands 
travuux.  Pai  le  fait  seul  du  gouvernement  de 
l'Eglise  il  Faut,  a  Home,  une  bouche  qui 
Bafiise  a  l'univers.  Pour  la  formation  typique 
du  clergé,  il  faut  une  abondance  de  doctrines 
et  une  réunion  de  professeurs  qui  réponde 
aux  besoins  de  l'Eglise  catholique.  L'esprit 
italien,  nulle  pari  plus  parlait  qu'à  Home, 
se  prèle  à  ces  exigences  et  les  surpasse  par 
ses  qualités.  Esprit  fait  de  simplicité,  de  rec- 
titude, de  candeur  el  de  prudence,  de  pro- 
fondeur el  de  patience,  l'esprit  romain  a  su, 
dans  tous  les  siècles,  illustrer  le  siège  du  sou- 
verain pontificat.  L'érudition,  I  histoire,  la 
philosophie,  la  théologie,  le  droit  le  solli- 
citent ;  il  sait  où  il  faut  Carreler  dans  celle 
étendue,  comment  il  faut  s'élever  vers  les  hau- 
teurs. De  notre  temps,  comme  dans  tous  les 
temps,  nous  avons  vu  à  Home  des  théologiens 
de  premier  ordre,  des  historiens  très  érudits. 
des  eanonistes  très  entendus,  et  le  difficile, 
pour  un  historien,  est  de  savoir  se  horner. 

En  histoire,  nous  mentionnons  Del  Signore, 
Palma  el  Tizzani  ;  dans  le  haut  enseignement 
nous  ne  dirons  rien  de  Mazella,  de  Buceroni, 
de  Franzelin  ;  nous  parlerons  seulement  de 
Perrone;  et,  au-dessus  de  tous,  l'équité  nous 
oblige  de  placer  le  Père  Ventura. 

Le  prince  des  théologiens  contemporains, 
Jean  Perrone,  naquit  à  Chieri,  près  Turin  en 
1194.  Au  sortir  du  collège  de  sa  ville  natale, 
il  suivit  les  cours  de  l'Université  de  Turin  et 
se  fit  recevoir  docteur.  Entré  au  noviciat  des 
Jésuites,  il  fut  envoyé,  l'année  suivante, 
comme  professeur,  à  Orvieto.  Après  sept  ans 
de  séjour,  il  était  rappelé  à  Home,  pour  l'en- 
seignement des  élèves  de  la  Compagnie.  En 
1823,  Léon  XII  rendait  aux  Jésuites  le 
Collège  Homain;  le  Père  Perrone  reçut  l'ordre 
démonter  dans  la  chaire  qu'avaient  illustrée 
Bellarmin  et  Suarez.  En  1830,  nous  le  trou- 
vons recteur  à  Ferrare.  En  1833,  il  reprend 
l'enseignement  de  la  théologie  dans  cette 
chaire  du  Collège  romain,  qu'il  ne  doit  plus 
quilter  que  proscrit  par  les  démagogues,  ou 
obligé  par  obéissance  de  se  consacrer  à 
quelque  autre  œuvre.  En  1S 48,  il  visitait 
l'Angleterre.  De  retour  à  Home  deux\  ans 
après,  il  était  en  1853,  après  trente-sept  ans 
de  professorat,  nommé  recteur  du  collège 
Romain. 

En  dehors  de  ses  cours,  le  Père  Perrone 
avait  quelque  fonction  à  remplir  dans  sa  com- 
pagnie ;  il  était  directeur  de  la  Congrégation 
dela  Sainte  Vierge,  consulteur  de  plusieurs 
congrégation?,  reviseur  des  conciles  provin- 
ciaux, correcteur  des  livres  des  églises  orien- 
tales, membre  de  ta  commission  de  l'imma- 
culée-Conceplion,  membre  de  plusieurs  aca- 
démies, examinateur  du  clergé  et  des  évoques. 
C'est  dire  que  Grégoire  XVI  et  Pie  IX  l'avaient 
en  haute  estime  et  l'employèrent  plusieurs 
fois  aux  plus  épineuses  missions. 

En  dehors  de  cette  vie  active,  le  P.   Per- 


rone avait  su  trouver  des  loisirs,  non  seule- 
ment punr  étudier,  mais  pour  écrire.  En  18.(3, 
il  publiait  se-  Prxiectiones  théologies  en  neuf 
volumes;  en  1845,  il  en  publiait  un  co  m  pen- 
dions en  quatre  volumes  et  une  synopse  en 
un  volume;  en  1847,  il  donnait  au  publie  sa 
dissertation  sur  la  déflnibilité de  l'Iromacolée- 
Conception  ;  en  1853,  le  Prttetlanlisme  t%  la 
règle  de  foi,  3  vol  ;  et  un  volume  analogue  -ur 
le  /'rotes/uni  et  la  Bible.  En  dehors  de  ces  ou- 
vrages de  longue  haleine,  le  Père  Perrone  a 
composé  différents  opuscules  et  dissertations 
sur  !a  symbolique  de  Mœhler,  sur  les  doc- 
trines d'Hermès,  sur  l'histoire  d'Innocent  III 
par  Hurler,  sur  une  dissertation  de  Lamhrus- 
ehini,  la  Théologie  de  Scavini  et  la  lecture  de 
la  Bible  en  langue  vulgaire  par  Malou. 
Cha-say,  un  de  ses  biographes,  estime  qu'en 
1834,  les  ouvrages  tbéo logiques  de  Perrone 
avaient  eu  soixante  éditions  ;  et  il  ne  compte 
pas  les  ouvrages  reproduits  séparément,  non 
plus  que  les  traductions  en  français,  en  alle- 
mand, en  anglais  et  en  arménien. 

En  relatant  ces  succès,  il  faut  noter  que  les 
ouvrages  théologiques  sont  des  ouvrages  où 
l'éloquence  est  mise  de  cùté  ;  où  l'on  ne 
cherche  pas  à  émouvoir  les  foules;  où  l'on 
n'est  fort  que  par  la  puissance  de  la  vérité, 
définie  exactement,  précisée  avec  bonheur, 
prouvée  avec  force,  présentée  enfin  de  telle 
manière,  qu'elle  doit  emporter  les  convic- 
tions, comme  d'assaut.  Nous  ne  pensons  mal 
d'aucun  mérite  de  l'esprit;  mais  il  nous 
semble  que  le  plus  haut  mérite  est  celui  qui 
consiste  à  se  dépouiller  volontairement  de 
toutes  les  ressources  humaines  de  succès  et  de 
n'accréditer  la  puissance  de  la  vérité  que  par 
la  puissance  de  l'esprit . 

Le  Père  Perrone  ne  fut  pas  créé  cardinal, 
mais  rendit  d'autant  plus  de  services  à 
l'Eglise.  Les  dignités  sont  faites  pour  les  pe- 
tites gens  qui,  sans  cela,  ne  seraient  rien  et 
que  l'histoire  oublie  volontiers;  les  hommes 
de  qualités  rayonnent  par  leur  propre  mérite 
et  s'accréditent  par  leur  propre  puissance; 
honorés  ou  disgraciés,  ils  poursuivent  leur 
tâche  devant  Dieu  ;  et  quand  ils  entrent  dans 
la  voie  de  toute  chair,  il  est  écrit  que  leurs 
œuvres  les  suivent  pour  les  glorifier  devant 
les  hommes  et  les  recommander  à  lo  miséri- 
corde de  Dieu.  L'humilité  de  condition  du 
Père  Perrone  ne  l'empêche  pas  de  prendre 
place  dans  la  glorieuse  lignée  des  théologiens. 

Joachim  Ventura  naquit  à  Palerme  en  1792. 
Le  baron  de  Haulica,  son  père,  le  fit  instruire 
par  des  prêtres,  dont  son  précoce  esprit  eut 
bientôt  épuisé  toute  la  science.  Comme  il  dé- 
sirait embrasser  la  vie  religieuse,  sa  mère  le 
conduisit  chez  les  Jésuites, où  il  resia  quelques 
années  et  enseigna  même  la  rhétorique.  Soit 
que  son  âme  ardente  ne  se  pliât  pas  à  l'obéis- 
sance absolue,  soit  que  le  souvenir  du  cardi- 
nal Tommasi,  cher  à  la  noblesse  sicilienne, 
l'entraînât  ailleurs,  à  17  ans,  Ventura  entrait 
chez  les  Théatins.  L'année  suivante,  il  était 
ordonné  prêtre  et  envoyé  à  Naples;  là,  son 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈME 


47!) 


éloquence  dans  la  défense  < l es  ordres  religieux 
le  lii  nommer  membre  du  Conseil  royal  de 

l'instruction  publique,  distinction  rare  à  c  itrse 
de  La  jalousie  des  Napolitains  contre  les  Ôioi 
lions.  Procureur  de  ea  congrégation,  le  Péri 
Ventura  fui  envoyé  à  Rome.  Lu  1835,  LéonXIJ 
le  chargeait  de  prononcer  IN  loge  funèbre  de 
Tic.  VU.  C'était  un  bu  jet  scabreux,  par  suite 
du  sacre  de  Napoléon.  La  Restauration  se 
rappelait  avec  colère  ce  sacre,  qui  avait  légi- 
time le  pouvoir  de  l'empereur,  l'ic  VII  ne 
l'avait  pas  l'ail  sans  avoir  beaucoup  consulté, 
beaucoup  prié  et  longtemps  réfléchi  ;  s'il 
s'était  décidé,  c'était  pour  le  bien  de  l'Eglise. 
Ventura  saisit,  avec  autant  d'esprit  que  de 
grâce,  ce  biais  :  il  montra  que  ce  sacre,  con- 
fère uniquement  dans  l'intérêt  du  royaume  de 
Dieu,  procurait  par  surcroit  le  bien  de  tous  les 
royaumes.  En  effet,  après  une  révolution  qui 
avait  ébranlé  tous  les  trônes,  le  sacre  les 
raffermissait  tous,  en  intéressant  au  maintien 
de  la  monarcbie,  le  plus  terrible  soldat  de  la 
Révolution.  Sans  doute,  pour  le  salui  de  tous 
les  princes,  l'un  d'entre  eux  avait  été  sacrifié 
momentanément  ;  mais  les  rois  n'ont  pas  été 
établis  pour  le  malheur  des  peuples  et  pour  la 
destruction  de  l'Eglise.  Ventura  ne  se  con- 
tenta pas  de  le  déclarer  avec  une  sainte  har- 
diesse ;  il  en  fournit  la  démonstration.  Cet 
éloge  funèbre  eut  un  effet  immense  :  il  eut 
plus  de  vingt  éditions  et  fut  lu  «tans  toutes  les 
langues  de  l'Europe.  Les  gallicans  toutefois 
ne  l'approuvèrent  point  ;  l'orat-  ur  dut,  toute 
sa  vie,  se  désintéresser  de  cette  approba- 
tion. 

Léon  XII  avait  nommé  Ventura  professeur 
de  droit  public  à  la  Sapience.  Le  jeune  pro- 
fesseur s'attaqua  immédiatement  aux  erreurs 
des  philosophes  et  des  légistes  qui  avaient 
perdu  les  vieilles  monarchies.  Dans  son  noble 
cœur,  il  estimait  que  le  plus  utile  et  le  plus 
glorieux  talent  de  l'homme,  après  les  fonc- 
tions sacrées,  c'est  de  dire  toute  la  vérité  et 
de  la  dégager  des  nuages  dont  les  passions 
des  hommes  ne  cessent  de  l'envelopper.  A  ce 
labeur,  il  avait  d'autant  plus  de  mérite,  qu'il 
avait  été  élevé  dans  les  principes  de  Locke, 
de  Condillac  ;  il  y  tenait  avec  une  opiniâ- 
treté, qui  était  l'un  des  traits  de  son  carac- 
tère. Alors,  par  une  heureuse  disposition  de 
la  Providence,  les  ouvrages  des  Ronald  et  des 
J.  de  Maistre  tombèrent  filtre  ses  mains.  Ven- 
tura comprit  tout  de  suite  que  là  était  la  vé- 
rité ;  il  ne  se  contenta  pas  de  se  nourrir  de 
ees  ouvrages  ;  il  les  traduisit  en  italien  et  fit  tra- 
duite VEuai  sur  l'indifférence  de  Lamennais. 
Dès  îors  Ventura  eut  trouvé  sa  voie;  il  ne  la 
quittera  plus.  S'il  étudia  toute  la  tradition 
française  depuis  Deseartee,  ii  ne  s'y  laissa  pas 
prendre.  Son  esprit,  resta,  -i  j'ose  ainsi  dire, 
fait  de  deux  parties  :  la  première  empruntée 
■  scobistique  desaint Thomas  et  aux  Pères 
de  l'Eglise,  dont  il  possédait  à  fond  tous  les 
ignementa  ;  la  seconde  prise  dans  les  ou- 
vrages de  Bonald,  Lamennais,  de  Maistre,  les 
restaurateurs  contem]  orains  de  l'idée  catho- 


lique romaine.  C'esl  ainsi  que  Dieu  faisait,  de 
Joachim  Ventura,  une  nouvelle  puissance  ao 
servie*  de  le  \  si  tté. 

Le  Père  Ventura  n'avait  d'autre  ambition 
que  de  servir  l'Eglise,  i  ne  négociation  d'un 
concordat  qu'il  avait  heureusement  conduite 

avec     le  due  de  Modene,  le  lit    demander  [tour 

archevêque   de    cette    ville   ;    H    refasa    de 

quitter  lio/ue.  ou  il  faisait  ,a  la  jeunesse  el  dans 
le  peuple,  le  plus  grand  bien.  Son  Ordre  l'en 
récompensa  en  le  nommant  général  le  2o  lé- 
vrier lK.'iO  Après  ces  trois  années  de  gétiéra- 
lat,  Ventura  ne  se  dévoua  qu'avec  plus 
d'ardeur  à  la  prédication  et  à  L'enseignement. 
Les  temps  étaient  changés.  Grégoire  XVI 
n'avait  pas,  en  Ventura,  la  même  confiance 
que  Léon  Ml  et  Pie  VIII-  A  quelqu'un  qui 
lui  demandait  quel  était  le  premier  savant  de 
Home,  Grégoire  avait  répondu  :  «  C'esl  le  Père 
Ventura.  Nous  avons  sans  doute  des  théolo- 
giens, des  apologistes,  d»s  publicistes,  des 
philosophes,  des  orateurs,  des  hommes  de 
lettres  :  il  n'y  a  que  le  père  Ventura  qui  soit, 
en  même  temps,  à  lui  seul,  tout  cela.  »  Mais  il 
estimait  le  savant  plus  apte  à  l'enseignement 
qu'au  gouvernement,  et  il  y  a,  dans  cette 
présomption,  quelque  chose  de  vrai.  Après 
avoir  employé  toutes  les  forces  de  son  esprit 
à  résoudre  les  problèmes  de  la  philosophie,  à 
pénétrer  les  secrets  de  l'histoire,  à  sonder  les 
my-stères  de  la  théologie  et  de  l'Ecriture 
Sainte,  il  est  rare  qu'on  ait,  pour  les  affaires, 
beaucoup  d'aptitudes  et  de  goût.  Le  Père 
Ventura  se  contenta  donc  d'instruire  le  peuple 
de  Uome  et  de  lui  enseigner  des  choses  qu'il 
sait  si  bien  comprendre.  Chaque  fois  qu'il  de- 
vait monter  en  chaire,  l'égise  de  Saint-André 
était  pleine.  Par  l'ensemble  de  ses  discours, 
il  avais  pris,  sur  le  peuple  romain,  une  grande 
autorité  et  avait  conquis  le  titre  de  Bossuet 
italien.  Parole  vraie,  si  vous  l'entendez  d'un 
Bossuet  populaire,  d'un  Cbrysostome  de 
petites  gens,  tandis  que  l'aigle  de  Meaux 
était  surtout  l'orateur  des  princes  ;  aussi 
quand  la  grosse  cloche  de  sa  cathédrale 
annonçait  le  sermon  de  l'Evêque,  les  pauvres 
disaient  :  Ce  n'est  pas  pour  nous  aujourd'hui. 
L'avènement  de  Pie  IX  fit  cesser  la  disgrâce 
de  Ventura  et  le  mit  même  en  grand  crédit, 
lorsque  ce  pape  résolut  de  donner  à  son 
peuple  autant  de  libertés  qu'en  comportaient 
ses  devoirs.  Pie  IX  n'était  pas  le  maître  de 
changer  la  constitution  de  l'Eglise;  mais  il 
avait  établi  un  gouvernement  consultatif,  qui 
laissait  aux  députés  et  à  la  presse  la  faculté 
suffisante  d'exposer  les  vœux,  les  besoins  et 
les  intérêts  des  masses  populaires.  C'était 
assez  pour  être  libre  ;  nulle  oppression  ne 
pouvait  subsister  avec  tant  de  lumière.  Alors 
il  y  eut  une  heure  de  grande  espérance.  Ven- 
tura avait  eu  sa  part  à  ce  généreux  dessein, 
qui  eût  fait  sa  gloire  s'il  eût  réussi.  Le  nom  de 
Lie  IX  fut  acclamé,  dans  tout  l'univers,  avec 
un  merveilleux  enthousiasme  ;  le  Père  Ventura 
eut  p.art  à  celte  ovation.  Chargé  de  prononcer 
l'éloge  funèbre  d'O'Connell,  il  parla  comme 


180 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


un  apôtre  de  la  démocratie  et  comme  un  pro- 
phèle  des  grandes  Lois  de  la  civilisation.  Sa 
parole  provoqua  un  applaudissement  univer- 
sel, et   Lacordaire,    Bon  émule,    ne  put  at- 
teindre  h  sa  gloire.  I>a  révolution  ne  soutînt 
pas  longtemps  celle  ère    de    prospérité:  ce 
n'est  pas  la  liberté  qu'elle    voulait,   mais   la 
ruine  de  l'autorité.  Pie  IX  dut  quitter  Rome  : 
Ventura  ne  le  suivit  pas  à  Gaète.  Bien  plus, 
emporté  par  le  désir  de  concilier  l'Eglise  avec 
la  démocratie  et  de  rendre,  au  Saint-Siège, 
son  ancienne  influence  sur  les  peuples,  il  pro- 
nonça l'éloge  funèbre  des  morts  de  Vienne  et 
donna,  au  peuple,  le  jour  de  Pâques,  la  béné- 
diction pontificale.  Voici  ce  qu'il  en  dit  dans 
son    testament  :   «  Afin   que    mes   confrères 
n'aient  pas  à  rougir  de  moi  à  cause  des  évé- 
nements de  18'»9,  auxquels  j'ai  paru   prendre 
part,  je  dois  déclarer  que  je  n'ai  rien  fait  dans 
ces    circonstances    difficiles,   en     opposition 
aux  sentiments  de  dévotion  envers  le  Saint- 
Siège,  à  la  sainteté  de  mon   caractère  et  à  la 
dignité  de  ma  personne...  J'ai  toujours  voulu 
les  vrais  avantages  du  Saint-Siège,  du   pape, 
du  peuple  romain  et  de  mon   pays,  auxquels 
j'ai  toujours  été  sincèrement  et  profondément 
dévoué.  » 

C'était  une  heureuse  faute.  S'il  fût  resté  à 
Rome,  le  cardinal  Ventura  neût  pu  faire, 
dans  les  congrégations,  que  ce  qu'un  autre 
peut  faire  aussi  bien,  peut-être  mieux.  Tandis 
que  quittant  Rome,  pour  des  motifs  que  nous 
n'avons  pas  à  apprécier,  il  venait  accomplir, 
en  France,  une  mission  certes  très  utile  à 
l'Eglise.  Pendant  les  douze  ans  qui  lui  res- 
taient encore  à  vivre,  le  Père  Ventura  fut,  en 
effet,  un  des  chefs  du  mouvement  catholique. 
A  Paris,  et  par  là  il  montra  la  sincérité  de 
ses  sentiments,  il  refusa  de  s'unir  aux  applau- 
dissements de  ses  écarts  en  1849  et  prouva  par 
le  fait  qu'il  ne  confondait  pas  le  libéralisme 
avec  la  liberté. 

Là  ne  se  bornèrent  pas  ses  efforts  ;  il  se 
porta  de  sa  personne,  avec  une  grande  sûreté 
de  doctrine  et  une  intrépide  vaillance,  à  tous  les 
points  où  la  bravoure  et  la  conviction  pou- 
vaient   rendre    des   services.    D'abord,    dans 
l'état  d'anarchie  où  élait  tombée  la  France 
de  1850,  le  Père  Ventura   se  présenta,  à  la 
jeunesse  et  aux  hommes  d'âge  mûr,  comme 
un  maître  en  philosophie.  Dès  1827,  il  avait 
publié  avec  une  dédicace  à  Chateaubriand,  un 
gros   volume    intitulé  :   De   melhodo  philoso- 
phandi.  En  France,  il  publia  un  opuscule  sur 
l'origine  des  idées  et  sur  le  fondement  de  la 
certitude,  un   ouvrage    contre   les    sémi-pé- 
lagiens  de  la  philosophie  moderne  et    trois 
volumes  sur  la  philosophie  catholique.  Dans 
Aventura    philosophe,  il   y    a   deux   hommes, 
l'homme  de   la    philosophie   scolastique,   le 
disciple  enthousiaste  de  saint  Thomas,  le  dé- 
fenseur énergique  de  sa  doctrine  ;  il  y  a,  en 
même  temps,  l'homme  d'un   traditionalisme 
modéré,  le  traducteur  du  Pape  et  de  la  Légis- 
lation primitive,  l'admirateur  de  leurs  théories 
sur   l'origine  de  langage  dans  ses  rapports 


avec  l'origine  des  idées   et  de  la   science.  Le 
traditionalisme  se  comprend  comme  interpré- 
tation   adéquate    des   faits   de    l'histoire  ;    il 
s'admet  comme   réaction  contre  le   vol tai na- 
nisme et   contre   l'individualisme   rationaliste 
qui  tend  à  prévaloir  dans  toutes  les  sphères 
de   la   vie   humaine.   Mais,  par   exemple,   le 
Père  Ventura  distingue  entre  la  philosophie 
démonstrative  et  la  philosophie   inguisitioe;  il 
n'admet  que  la  première  et  rejette  la  seconde  ; 
il  va  un  peu  loin  quand  il  soutient  que  la  re- 
cherche est  païenne,  protestante,  pernicieuse 
et    fausse.    Tout    au    plus   peut-on   défendre 
cette  thèse  dans  le  sens  relatif;  mais  elle  n'est 
pas  vraie  au  sens  absolu  et  universel  ;  elle  dé- 
passe la  pensée  du  philosophe,   emporté  par 
la  véhémence  de  son  caractère  et  l'impétuosité 
de  son  style.  Malgré  quelques  phrases  un  peu 
risquées,  le  Père  Ventura  n'a  pas   moins  cou- 
firmé  la  foi  par  ses  discours  et  fortifié  la  pen- 
sée philosophique  par  ses  ouvrages. 

Où  le  philosophe  fut  mieux  inspiré,  c'est, 
en  1854,  lorsque  se  séparèrent  les  deux  écoles 
de  V Univers  et  du  Correspondant.  L'Empire 
s'était  fondé  pour  enrayer  la  pensée  révolu- 
tionnaire et  sauver  la  France  du  socialisme. 
Des  catholiques  qui  avaient  rendu  à  l'Eglise 
des  services,  Montalembert  et  Lacordaire 
notamment,  s'en  séparèrent  sous  ce  prétexte 
qu'il  avait  détruit  la  liberté;  Y  Univers  resta 
fidèle  à  l'Empire,  tant  que  l'Empire  resta 
fidèle  à  l'Eglise.  Là  où  des  théologiens  d'une 
science  médiocre,  ne  voyaient  qu'une  dé?er- 
tion,  le  Père  Ventura  vit  un  devoir.  Il  n'est 
pas  permis  d'avilir  le  pouvoir  même  lorsqu'il 
n'est  pas  légitime,  à  plus  forte  raison  lorsqu'il 
n'y  a  pas  de  doute  sur  sa  légitimité.  Le  pou- 
voir vient  de  Dieu,  qui  se  sert  des  hommes 
pour  gouverner  le  monde  et  veut  qu'on  leur 
obéisse  tant  qu'ils  ne  commandent  rien  de 
contraire  à  sa  loi.  Après  le  coup  d'Etat,  le 
devoir  n'était  pas  douteux  ;  Rome  ne  le  laissa 
pas  ignorer.  Qu'eussent  gagné  les  catho- 
liques à  suivre  Montalembert?  A  voir  l'Em- 
pire couler  tout  de  suite  dans  la  révolution  et 
à  priver  nos  églises  de  vingt  ans  de  paix,  où 
elles  se  préparent  aux  luttes  qu'il  faut  soute- 
nir aujourd'hui. 

Le  nom  du  Père  Ventura,  la  franchise  de 
sa  parole,  la  singularité  même  de  sa  position 
furent,  pour  Y  Univers,  une  grande  force.  Certes, 
s'il  eût  eu  quelque  fiel  dans  le  cœur,  il  se  fût 
bien  gardé  d'appuyer  ses  adversaires  et  de 
mécontenter  ses  amis,  pour  défendre  une  opi- 
nion appuyée  par  le  Saint-Siège  dont  la  vic- 
toire assurait  la  prolongation  de  son  exil.  Do 
tels  sentiments  n'entraient  pas  dans  son  âme; 
l'exil  ne  lui  rendait  que  plus  chère  la  sainte 
Eglise  romaine.  C'est  pourquoi  il  suivit  hau- 
tement la  voie  qu'il  jugeait  plus  utile  à 
l'Eglise  ;  il  prêcha  aux  Tuileries  une  station 
de  Carême  et  quand  il  publia  ses  conférences 
sur  le  Pouvoir  politique  chrétien,  il  pria 
Veuillot  d'en  écrire  l'introduction.  C'est  ainsi 
qu'une  division,  qui  devait  être  funeste,  mo- 
tiva la  publication  du  ^///aôas.CommeGerbet, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


4SI 


Ventura  eut  le  courage  d'appuyer  le  retour 
aux  saines  doctrines  de  la  politique  chré- 
tienne. 

A  pics  le  renouvellement,  de  l'enseignement 
philosophique,  Ventura  soutint,  la  campagne 
de  l'Univers,  en  faveur  des  classiques  chré- 
tiens. Lui-même  avait  publié,  à  Rome,  pour 
les  collèges,  une  petite  bibliothèque  contenant 
les  ouvrages  les  plus  élégants  des  Pères  de 
l'Eglise  ;  et,  dès  1844,  avait  composé  un  ou- 
vrage latin  sur  la  nécessité  de  rendre  plus 
chrétienne  l'éducation  de  la  jeunesse.  Gaume 
avait  posé  celte  question  de  réforme  par  un 
livre  sur  le  Ver  rongeur  des  sociétés  modernes, 
contre  le  paganisme  insullé  par  l'emploi  exclu- 
sif des  classiques  païens.  En  conséquence,  il 
avait  proposé  l'emploi  simultané  des  chefs- 
d'œuvre  païens  et  chrétiens,  et  réclamé,  pour 
les  païens,  qu'ils  fussent  sincèrement  expurgés, 
et  chrétiennement  expliqués.  Une  question  po- 
sée en  ces  termes  n'eût  pas  même  dû  être  dis- 
cutée ;  elle  eût  dû  plutôt  être  étendue  des 
lettres  aux  sciences  et  à  l'histoire.  On  ne  voit 
pas,  en  effet,  qu'aucun  dommage  puisse  résulter 
d'une  éducation  foncièrement  chrétienne,  au 
moins  pour  des  chrétiens.  L'Univers  appuya 
cette  notion.  Un  homme  qui  s'était  arrogé, 
en  France,  à  peu  près  sans  titre,  une  dictature 
d'opinion,  Dupanloup,  tomba  à  bras  raccour- 
cis sur  les  sauvages  qui  rêvaient  de  christiani- 
ser l'enseignement  et  pour  joindre  l'exemple 
au  précepte,  fit  représenter  Philoctète  en  grec 
par  les  élèves  de  son  petit-séminaire.  Les  ca- 
tholiques romains  naturellement  n'étaient  pas 
de  cet  avis  ;  les  bons  évèques,  notamment  le 
cardinal  Gousset,  abondaient  dans  le  sens  de 
Gaume.  Le  Père  Ventura  ne  fut  pas  d'un  autre 
avis,  et,  après  une  effroyable  tempête,  Pie  IX 
donna  gain  de  cause  à  Gaume  qu'il  éleva  même 
à  la  prélature.  La  passion  des  catholiques  li- 
béraux fit  avorter  l'Encyclique  du  Pape.  Et 
depuis  la  société  française  se  précipite  de  plus 
en  plus  vers  le  gouffre  du  paganisme. 

La  question  subsiste  toujours,  non  seule- 
ment pour  les  petits,  mais  surtout  pour  les 
grands-séminaires.  Un  ne  comprend  pas  que 
les  Pères  de  l'Eglise  soient,  pour  nous,  des 
étrangers  et  même  des  inconnus.  Des  gens  qui 
ne  connaissent  pas  leurs  pères,  deviennent  fa- 
cilement des  bâtards.  Il  ne  suffit  pas  de  rendre 
classiques  les  Pères  jusqu'à  la  rhétorique  et 
de  les  connaître  en  gros  par  quelques  notions 
d'histoire  littéraire  ;  il  faut  les  rendre  clas- 
siques pour  les  étudiants  en  théologie  ;  il  faut 
initier  à  leur  connaissance  par  un  bon  cours 
de  patrologie  ;  il  faut  pousser  même  les  élèves 
à  l'adoption  d'un  Père  qu'ils  étudieront  toute 
leur  vie.  De  la  sorte,  la  lecture,  l'étude  con- 
tinue et  approfondie  des  Pères  donne  aux 
idées  une  particulière  rectitude,  aux  esprits 
une  plus  sainte  vigueur,  aux  âmes  une  plus 
apostolique  résolution  de  sainteté. 

I)ans  cette  pensée,  le  Père  Ventura  ne  se 

n tenta  pas  de  ses  ouvrages  philosophiques; 
il  voulut  encore,  dans  ses  discours,  montrer 
au  clergé  ce  qu'on  gagne  à  l'étude  des  Pères. 

T.    XV. 


En  particulier,  il  donna  une  Impulsion  très 
vive,  un  mouvement  de  retour  vers  saint 
Thomas  d'Aquin,  son  auteur  de  prédilection. 
Le  Père  Ventura  montra  quelles  richesses  on 
trouvait  dans  saint  Thomas,  Le  plus  étonnant 

génie,  avec  saint  Augustin  et  après  saint 
Paul  ;  il  en  révéla  beaucoup  dans  ses  homé- 
lies el  ses  conférences;  il  sut  mettre  en  lu- 
mières les  pensées  admirables  que  leur  pro- 
fondeur môme  tenait  cachées  ;  il  lit  voir  enfin 
que,  pour  la  philosophie,  la  théologie,  l'in- 
terprétation d'une  partie  des  Ecritures,  c'est 
le  maître,  c'est  le  docteur  des  docteurs,  que 
nul  n'a  dépassé,  ni  même  égalé.  Mais,  malgré 
sa  clarté  et  sa  précMon,  sa  langue  se  rappro- 
chant de  celle  des  Anges,  est  quelquefois 
d'une  simplicité  si  sublime  qu'elle  n'est  pas 
facilement  comprise.  Tous  ceux  qui  ont 
étudié  saint  Thomas,  savent  combien  il  faut 
le  lire,  le  relire,  le  méditer  pour  le  pénétrer. 
Par  sa  trop  vive  clarté,  sa  lumière  intellec- 
tuelle, comme  celle  des  PZsprits,  échappe  à 
nos  faibles  yeux.  Dans  les  dernières  années 
de  Grégoire  XVI,  il  y  avait,  à  Rome,  un  do- 
minicain espagnol  qui  commentait  saint 
Thomas  par  les  écrits  des  Pères,  et  décompo- 
sait en  quelque  sorte  cette  grande  lumière 
pour  la  mettre  à  portée  des  esprits  communs. 
Après  l'avoir  entendu,  il  fallait  confesser 
qu'en  lisant  la  Somme,  on  avait  à  peine  saisi 
la  surface,  et  que,  sans  commentaire,  la  subs- 
tance même  reste  cachée. 

Le  Père  Ventura  parut  dans  les  chaires  de 
Paris  lorsque  le  Père  Lacordaire  en  descen- 
dait :  Dieu  l'avait  choisi  pour  continuer 
l'œuvre  des  conférences.  Un  dominicain  et  un 
jésuite,  par  leur  éloquence,  avaient  attiré  les 
esprits  dans  les  voies  de  la  vérité  ;  le  théatin 
les  dirigea  d'une  main  plus  savante  et  les  con- 
duisit jusqu'à  la  connaissance  du  Verbe  de 
Dieu,  sans  quoi  il  n'y  a  pas  de  chrétien  par- 
fait. Ses  prédécesseurs  avaient  converti  et 
sauvé  beaucoup  d'âmes  ;  mais  ils  les  nourris- 
saient du  lait  de  la  doclrine  et  non  du  pain 
substantiel  de  la  vérité  :  ils  proportionnaient, 
comme  saint  Paul,  leurs  discours  à  la  capa- 
cité de  leur  auditoire.  Combien  ils  durent  se 
réjouir  lorsque  la  génération  qu'ils  avaient 
formée,  se  trouva  capable  de  goûter  les 
leçons  du  Père  Ventura.  Avec  quelle  admira- 
tion les  catholiques  l'entendirent  exposer  si 
clairement  les  questions  de  philosophie  et  de 
théologie  nécessaires  à  l'intelligence  des 
Saintes  Ecritures.  «  J'ai  entendu,  disait 
Berryer,  saint  Paul  parlant  à  l'Aréopage  et 
remuant,  avec  son  accent  d'étranger,  tous  les 
esprits  et  tous  les  cœurs.  »  Jugement  d'autant 
plus  remarquable  que  le  Père  Ventura  n'avait 
pas  cet  élan,  cette  passion,  qui  rendaient  si 
puissante  la  parole  de  Lacordaire  et  de 
Berryer  ;  mais  il  éclairait,  il  échauffait,  il 
transportait  par  l'intensité  même  de  la  lu- 
mière. On  était  ravi  de  se  sentir  élevé  au-des- 
sus des  régions  ordinaires  de  la  pensée  hu- 
maine et  comme  illuminé  des  clartés  de  la 
parole  divine.  Quelles  beautés,  quels  enseigne- 

31 


482 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ment--,  quelle  sagesse  I  el  aussi  quelle  a  utorité! 
Ventura  Dédisait  rien  qui  ne  fût  dans  la  tradi- 
tion ,  c'est  là  qu'il  trouvait  des  explications 
-i  belles,  HÏ  neuves,  si  hardies  el  en  même 
temps  si  vraies,  si  anciennes,  si  touchantes, 
qu'elles  avaient  dû  être  comme  inspirées  par 
1  Esprit-Saint. 

Nul  orateur  français  depuis  Bossuet,  n'avait 
eu  une  connaissance  si  approfondie  de  1  Ecri- 
ture et  des  Pères.  Il  y  a  deux  manières  de 
prêcher  :  Tune  selon  la  science,  l'autre  selon 
la  sagesse  :  c'est  la  doctrine  de  saint  Paul.  Le 
dernier  siècle  avait  rendu  plus  nécessaire  le 
discours  selon  la  science  ;  le  Père  Ventura 
nous  ramena  le  discours  selon  la  sagesse  de 
Jésus-Christ.  Pour  mieux  faire  connaître  le 
divin  Maître,  il  n'ouvrait  pas  seulement  les 
Ecritures  ;  il  invoquait  les  Papes,  les  Evèques, 
les  conciles,  les  grands  docteurs,  qui  nous 
initient  à  tous  les  secrets  de  la  révélation. 
C'est  ainsi  que  Notre-Seigneur  continue  de  se 
révéler  dans  tous  les  siècles. 

Ce  fut  l'œuvre  du  Père  Venlura  de  faire  re- 
vivre chez  nous  ce  genre  tradilionnel  de  pré- 
dication. Ce  qu'avait  commencé  sa  parole,  il 
l'achevait  par  ses  écrits.  Nous  avons  cité  déjà 
ses  écrits  philosophiques  et  le  pouvoir  poli- 
tique chrétien  ;  nous  devons  citer  maintenant 
l'Ecole  des  miracles,  les  conférences  sur  les 
paraboles  de  l'Evangile,  sur  les  femmes  de 
l'Evangile,  sur  la  passion  du  Christ,  le  vo- 
lume sur  Marie,  mère  de  Dieu,  mère  des 
hommes,  et  surtout  les  quatre  volumes  de 
conférences  sur  la  raison  philosophique  et  la 
raison  catholique.  Lorsque  ses  discours 
n'avaient  pas  épuisé  un  sujet,  il  les  appuyait 
d'un  livre,  d'un  traité  de  philosophie  et  d'his- 
toire, c'est  ainsi  qu'il  écrivit  un  volume  sur 
la  question  du  pouvoir,  deux  sur  la  femme 
catholique  et  un  sur  la  sainte  Vierge.  En 
l'entendant,  il  semble  qu'on  entendait  tous  les 
échos  de  la  tradition,  toutes  les  voix  des 
Pères  et  des  conciles,  toutes  les  déclarations 
des  Papes,  l'Orient  et  l'Occident  unis  en- 
semble. Avant  tout,  sur  les  Ecritures,  il  repré- 
sentait Cornélius  et  saint  Thomas.  Lorsqu'il 
mourut,  en  1861,  Pie  IX  lui  envoya  sa  béné- 
diction. L'évêque  de  Versailles,  après  lui 
avoir  administré  les  derniers  sacrements,  le 
salua  comme  un  Père  de  l'Eglise.  A  quoi 
Ventura,  embrassant  l'évêque,  répondit: 
J'embrasse  l'Eglise  sur  mon  lit  de  mort  :  il 
l'embrassait  comme  une  indestructible  vita- 
lité dont  il  avait  été  l'un  des  agents  les  plus 
illustres. 

Pendant  les  épreuves  contemporaines  de 
l'Eglise,  après  le  Pape,  défenseur  nécessaire 
de  ses  prérogatives,  les  plus  en  évidence 
figurent  les  hommes  qui,  avec  la  plume  du 
journalisme,  combattent  le  bon  combat. 
L'Italie,  si  fertile  en  esprits  ingénieux,  si  dis- 
tinguée par  son  esprit  théologique,  n'a  pro- 
duit pourtant  que  deux  journalistes  de 
marque,  Giacomo  Margotti  et  David  Alber- 
tario.  Sous  Pie  IX,  durant  ce  long  assaut  que 
dut  soutenir  l'intrépide  Pontife,  l'homme  qui 


collabora  le  plus  efficacement  à  sa  résistance 
fut  le  rédacteur  en  chef  de  YUnita  caltolica. 
Margotti,  par  la  sûreté  du  coup  d'oeil  et  par  la 
décision  de  sa  parole,,  était  une  puissance;  sa 
plume  valait  [dus  qu'une  armée.  Savant  au- 
tant que  publicistê,  il  publia,  outre  son 
journal,  les  Victoire*  de  VEgliie  sous  le  Pon- 
tificat de  Pie  IX,  puis  Rome  et  Londres,  pa- 
rallèle où,  mettant  en  comparaison  la  capi- 
tale de  l'Eglise  avec  la  moderne  Carthage,  il 
prouve  que  Londres,  même  sons  le  rapport 
du  bien-être  matériel,  le  cède  à  Home.  Son 
successeur  dans  l'arène,  David  Albertario 
était  né  à  Filighera,  en  1840,  d'une  trèshono- 
rable  famille  d'industriels.  Un  oncle  l'initia 
aux  éléments  des  lettres  ;  à  dix  ans,  il  sui- 
vait les  cours  du  collège  de  Pavie.  En  1864, 
il  vint  à  Home,  suivit  pendant  quatre  ans  les 
cours  de  l'Université  grégorienne  et  en  sortit 
docteur.  Prêtre  en  180'.»,  il  entra  tout  de  suite 
à  la  rédaction  de  Y Osservatore  cattoiieo.  A 
partir  de  ce  jour,  la  biographie  de  don  Alber- 
tario, c'est  l'histoire  de  Y  Osservatore,  histoire 
pleine  de  luttes,  de  douleurs  et  d'espérance. 
Comme  la  milice  de  presse  n'est  pas  encore 
classée  parmi  les  services  d'Eglise,  Albertario 
fut,  en  supplément,  professeur  titulaire  de 
dogme  et  d'éloquence  sacrée  au  grand-sémi- 
naire de  Pavie.  En  suivant  cette  voie  progres- 
sive, qui  est  la  voie  de  tout  homme  d'action, 
Albertario,  non  content  de  sa  collaboration 
à  YOsservalore,  fonda  le  Popolo  Cattoiieo, 
journal  populaire  et  le  Léonard  de  Vinci, 
revue  d'art  chrétien.  Malgré  l'écrasant  labeur 
de  cette  triple  rédaction,  Albertario  trouvait 
encore  le  temps  de  conquérir  une  réputation 
d'orateur,  qui  égale,  si  elle  ne  surpasse  sa 
renommée  d'écrivain.  Orateur,  il  ne  se  con- 
tenta pas  de  la  chaire  sacrée,  il  alla  dans  les 
assemblées  laïques  et  y  soutint  avec  force  la 
cause  des  classes  laborieuses.  L'œuvre  de  ce 
brave  soldat  ne  s'impose  pas  à  l'attention  par 
de  majestueux  volumes;  c'est  comme  une 
masse  énorme,  faite  de  petits  éléments  :  ar- 
ticles de  journaux  et.  de  revues,  opuscules  de 
combat,  sermons,  conférences,  coups  de  feu 
quotidiens,  voués  à  l'oubli,  mais  honorés  par 
leur  dévouement  toujours,  quelquefois,  par  la 
victoire. 

L'Italie  traversait  alors  une  période  ter- 
rible de  son  histoire.  Les  partisans  de  Ros- 
mini  mettaient  en  désarroi  les  tètes  ecclésias- 
tiques ;  Cavour,  avec  son  unité,  favorisait 
toutes  les  passions.  Comme  tous  les  en- 
nemis d^  l'Eglise,  Cavour  aimait  à  avoir  des 
complices  dans  le  haut  clergé;  il  en  avait  mis 
un  sur  le  siège  de  Milan  et  cet  ami  de  Cavour 
considérait  {'Osservatore  comme  une  peste. 
Qu'un  prêtre  journaliste  ait  des  ennemis 
parmi  les  adversaires  de  presse  qui  reçoivent 
ses  coups  et  parmi  les  fonctionnaires  du  ré- 
gime qu'il  combat,  cela  se  comprend  ;  mais 
qu'il  ait  des  adversaires  et  des  ennemis  parmi 
les  prêtres  et  les  évêques  dont  il  défend  la 
cause,  cela  ne  se  comprend  plus,  mais  s'ex- 
plique suffisamment  par  la  lâcheté  humaine. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIEM] 


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Albertario  cul  donc  des  ennemis  dont  ta 
nombre  et  L'animosité  attestent  sa  haute  va- 
leur. Il  n'eu  est  pas  moins  triste  de  le  voir 
oblige  de  st;  défendre. 

Pendant  que  ce  brave  combattait  aux 
avant-postes,  exposé  à  recevoir  une  Italie  en 
pleine  poitrine,  ils  eut  des  0 ravi  qui  s'appli- 
quèrent à  l'abattre  en  lui  portant,  entre  les 
épaules,  des  coups  de  couteau.  D'abord  on 
lui  reprocha  de  manquer  de  douceur  envers 
ses  adversaires,  reproche  insensé  qui,  du 
miel  de  saint  François  de  Sales  fait  un  vi- 
naigre pour  aigrir  les  apologistes.  Ensuite,  il 
fut  menacé  de  suspense  a  divinis,  parce  qu'il 
soutenait  l'opportunité  de  la  délinilion  dog- 
matique de  I  Immaculée-Conception,  menace 
lâcheuse  pour  la  mémoire  de  l'Ordinaire,  au 
moins  depuis  la  définition  du  concile.  En  der- 
nier lieu,  il  fut  accusé  d'avoir  dit  la  messe 
une  fois  après  avoir  pris  une  tasse  de  café; 
et,  pour  que  le  coup  portât  plus  sûrement,  il 
fut  incriminé  dans  ses  mœurs.  C'est  l'accusa- 
tion qui  se  porte  de  préférence  contre  tout 
prêtre  qu'on  vent  assassiner,  sans  tacher  ses 
mains  de  sang.  David  dut  soutenir,  pour  sa 
justification,  deux  procès  :  deux  procès  dont 
il  sortit  victorieux,  mais  qui  lui  coûtèrent 
l'un  20  0UO,  l'autre  60  000  francs.  En  sorte 
que  si  ce  prêtre  calomnié  n'eût  pas  eu 
80  000  francs  dans  sa  poche,  il  eût  dû,  quoique 
innocent,  porter  les  stigmates  de  la  calomnie. 

J'avoue  qu'à  sa  place,  j'aurais  méprisé  ces 
viles  morsures,  justiciables  certainement  de 
l'implacable  mépris  des  gens  honnêtes.  Oui, 
j'ai  dit  la  messe  après  avoir  mangé  un  bœuf, 
et  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort,  c'est  que  je  l'ai 
mangé  sans  boire.  Oui,  j'ai  abominablement 
forniqué,  et  si  vous  piochez  dans  mon  jardin, 
vous  trouverez  vingt  squelettes  d'enfants, 
fruits  clandestins  de  mon  libertinage.  Mais 
laissez-moi  passer  et  permettez  que  je  conti- 
nue d'aller  chaque  matin  à  l'ennemi. 

En  présence  de  ce  juste  mépris,  l'autorité 
devrait  prendre  elle-même,  spontanément  ou 
sur  requête,  la  défense  de  ses  prêtres.  Quand 
un  soldat  porte  bravement  le  mousquet  ou  le 
drapeau  devant  l'ennemi,  il  n'est  pas  passible 
du  conseil  de  guerre;  ses  chefs  se  font 
l'honneur  de  le  couvrir.  Justice  expéditive  et 
économique,  d'autant  mieux  venue,  que  les 
trois  quarts  et  demi  du  temps,  ces  accusations, 
venues  de  haine  imbécile  ou  maladroite,  ne 
tiennent  pas  debout  ;  et  fussent-elles  plus 
compliquées,  plus  habiles,  il  y  a  dans  la  con- 
naissance des  hommes  et  dans  le  coup  d'œil 
de  la  probité,  un  moyen  prompt  et  décir-if 
d'en  découvrir  la  fraude.  Mais  qu'il  faille  dé- 
penser 'le  si  grandes  sommes,  pour  garder  la 
réputation  d'honneur,  dont  on  est  le  posses- 
ir  incontestable;  qu'il  faille  payer  si  cher 
la  tentence  d'un  tribunal  qui  vous  rendra  une 
justice  strictement  due,  c'est  là  une  évidente 
infirmité  et  un  désordre  certain.  Pour  reven- 
diquer  ainsi  son  honneur,  il  faut,  ce  semble, 
}e  ne  dis  pas  y  avoir  manqué  dans  unecertaine 
mesure,  mais  il  faut  en  douter  cl  laisser  voir 


qu'on  en  doute.  Et  quand  le  tribunal  vous  a. 
rendu  justice,  l'opinion  veut  douter  à  -on  lour- 
de L'équité  du  jugement,  «le  L'innocence  du  bé- 
néficiaire. Que  si  c'est  la,  pour  les   établi 
inouïs  humains,   une  infirmité  nécessaire,  il 

faut   abandonner    ces    réflexions.    Mais,    pour 

nous,  nous  voulons  croire  qu'il  y  a  Lieu  a 
modifier  une  procédure  qui  aboutit  a  d  l 
pareils  résultats. 

Malgré  le  gain  de  ses  deux  procès,  don 
Albertario  n'en  était  pas  mieux  avec  l'arche- 
vêque de  Milan.  Les  subalternes  qui  circonve- 
naient ce  pauvre  prélat,  en  obtinrent  môme, 
contre  le  vaillant  journaliste,  la  défense  de 
prêcher  et  même,  un  instant,  la  suspense  a 
aivinù.  C'est  le  second  volume  tle  mon  histoire. 
Du  moins  ce  pauvre  victime  sortit  encore  de 
ces  épreuves,  et  parce  que  le  pape  Léon  XIII 
voulut  le  soutenir  comme  l'avait  soutenu 
Pie  IX  et  parce  que,  à  son  jubilé  sacerdotal, 
évêques,  prêtres,  professeurs,  journalistes, 
simples  catholiques,  hommes  d'Ltat,  tous  se 
réunirent  dans  un  concert  d'éloges  qui  dé- 
passe toute  imagination. 

Les  problèmes  posés  par  la  démocratie 
chrétienne,  poussée  à  l'exaspération  par  la 
misère,  amènent,  dans  l'Italie  du  nord,  des 
soulèvements  populaires  et  des  émeutes  à 
main  armée.  Le  gouvernement  de  l'Italie 
usé,  cause  fatale  de  cet  apauvrissement  gra- 
duel du  pays,  déclare  l'état  de  siège  et  incar- 
cère don  Albertario,  comme  l'un  des  complices 
de  ces  désordres.  L'imputation  était  insensée  ; 
on  ne  cause  pas  de  désordres  en  disant  brave- 
ment la  vérité;  on  les  prévient.  Albertario  est 
condamné  à  trois  ans  de  prison,  pêle-mêle 
avec  des  démocrates,  des  radicaux,  des  révo- 
lutionnaires et  des  voleurs.  Grand  honneur 
pour  la  magistrature  italienne  et  plus  grand 
honneur  pour  le  défenseur  de  l'Eglise.  Il  ne 
manque  plus  rien  à  sa  gloire. 

Albertario  est  une  noble  figure  qui  appelle 
l'attention  de  l'histoire.  Italien,  ami  de  la 
France,  dévoué  à  l'Eglise,  il  s'est  mêlé,  comme 
publiciste,  à  tous  les  combats  de  notre  temps. 
Après  don  Margotti,  don  Albertario  estlhomme 
dont  l'œuvre  est  grande  comme  la  valeur.  On 
le  compare  à  Louis  Veuillot.  Comme  Veuillot, 
il  a  la  vigueur,  l'ardente  conviction,  l'infati- 
gable activité,  la  largeur  d'esprit  qui  em- 
brassent simultanément  tous  les  sujets. Comme 
Veuillot,  il  a  construit  son  édifice,  au  milieu 
des  contradictions;  il  a  délayé  son  mortier 
avec  des' larmes,  combattu  même  par  ceux 
qui  auraient  dû  être  naturellement  ses  protec- 
teurs; attaqué  dans  sa  foi,  ses  convictions  et 
ses  mœurs  ;  finalement,  comme  les  pires  mal- 
faiteurs, traîné  au  bagne.  Un  écrivain  qui 
soufire  persécution  pour  la  justice  est  assuré 
que  son  œuvre  est  bonne,  qu'elle  porte  des 
fruits,  et  que,  ne  pouvant  ni  l'entraver,  ni  la 
détruire,  on  s'en  prend  à  l'homme  lui  même. 
Les  épreuves  de  la  vertu  confirment,  du  reste, 
les  exploits  de  la  pensée,  et  tous  les  adver- 
saires de  tels  hommes  ne  peuvent  qu'ajouter 
un  rayon  de  plus  à  leur  auréole. 


484 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


L'Espagne  es)  un  paya  qui  a  dû,  pour  re- 
conquérir  son  unité,  soutenir  une  croisade  de 
huit  siècles  ;  elle  s'est  personnifiée  dans  le  Cid 
Campéador,  le  héros  de  toutes  les  prouesses. 
L'esprit  de  foi  a  donné,  à  l'Espagne,  une  par- 
faite rectitude  de  jugement,  une  impitoyable 
intransigeance;  la  continuité  des  combats  a 
nii>,  dans  son  sang,  une  inépuisable  ardeur. 
A  ce  titre,  l'Espagne  tient  une  grande  place 
dans  l'histoire  des  lettres,  des  arts  et  de  Ja 
théologie,  comme  dans  l'histoire  politique  des 
temps  modernes.  Dans  les  temps  anciens,  elle 
avait  déjà  produit  Lucain,  les  deux  Sénèques 
et  plusieurs  autres  ;  depuis,  on  lui  doit  Ray- 
mond Lulle,  Raymond  de  Sébonde,  Molina,  et 
Suarez,   en  qui,  dit  Bossuet,  on  entend  toute 
l'école.  De  nos  jours,  la  patrie  de  Murillo,  de 
Zurbaran  et  de  Vélasquez,  de  Caldéron,   de 
Lopez  de  Véga  et  d'Alonzo  de  Ercilla  est  bien 
tombée  ;  mais  elle  est  restée  savante  et  brave. 
Si  les  commotions  politiques  et  les  discordes 
civiles  n'avaient  pas   épuisé   ses   forces,   elle 
trouverait,  dans  son  génie,  un  renouveau  de 
grandeur. 

A  l'époque  présente,  pour  mieux  apprécier 
Je  mérite  des  docteurs  espagnols,  il  ne  faut 
pas  les  croire  plus  isolés  qu'ils  ne  le  sont  du 
mouvement  général  des  idées  en  Europe.  Au 
xvnr  siècle,  le  sensualisme  de  Locke  et  de 
Condillac  avait  eu,  en  Espagne,  des  échos 
fidèles,  jusque  dans  les  ordres  religieux  ;  et, 
en  ce  siècle,  Pereira,  Ferez  Jovellanos  ne 
s'étaient  pas  élevés  beaucoup  plus  haut  que 
leurs  devanciers.  Cette  faiblesse  philosophique 
fut  justement  combattue  parles  Pères  Vidal 
etÀlvarado.  Leurs  réfutations  n'empêchèrent 
pas  le  rationalisme  de  pénétrer  en  Espagne  ; 
moins  par  l'action  de  la  France,  que  par  l'in- 
fluence plus  lointaine,  mais  plus  efficace,  de 
Krause  et  de  Hegel.  Castellar  et  Py  y  Margall 
sont  les  seuls  écrivains  de  cette  sorte  dont  le 
nom  ait  franchi  les  Pyrénées.  Au  reste  leur 
succès  fut  fortement  combattu  par  la  Summa 
pkiloso/jhica  de  Koselli,  les  écrits  dAlreida  et 
de  Zévallos.  C'est  alors  que  parut  le  grand 
philosophe  de  l'Espagne  contemporaine,  Bal- 
mès. 

Jacques-Lucien  Balmès  était  né  en  1810  à 
Yich  en  Catalogne.  Enfant,  il  était  d'une  santé 
débile  et  d'une  extraordinaire  puissance  d'es- 
prit. Au  terme  de  ses  études,  il   fut  ordonné 
prêtre  et  attaché,  comme   professeur  de  ma- 
thématiques, au  collège  de  sa  ville  natale.  Le 
jeune  homme  qui,  à  Vich  et  à  l'Université  de 
Cervera,  avait  étudié  profondément  la  Somme 
de  saint  Thomas  et  agité  dans  son  esprit  tant 
de  problèmes,  ne    pouvait    pas   rester   long- 
temps confine  dans  les  humbles  horizons  de 
l'enseignement  classique.  Déjà  atteint  du  mal 
qui  devait  l'enlever  jeune,  il  se  sentait  impa- 
tient d'agir  sur  un  plus  grand  théâtre.  L'état 
de  l'Espagne  le  provoquait  d'ailleurs  à  sortir 
'I''  son  obscurité  et  son  génie  ne  pouvait  pas 
rester  sous  le  boisseau  :  C'était  le  temps  de  la 
mort  de  Ferdinand  VII  ;  la  minorité  d'Isabelle, 
la  régence  de  Christine  mettaient  tout   sens 


dessus  dessous  en  Fspagne.  La  soi-disant  ré- 
gence d'Kspartero  avait  remis  aux  main-  d'un 
ennemi  de  l'Eglise,  le  timon  des  affaires.  Les 
évoques  étaient  proscrits,  les  congrégations 
religieuses  spoliées.  Balmès  écrivit  une  petite 
brochure  des  Observations  sur  l'importance  po- 
litique, sociale  et  religieuse  des  institutions 
monastiques,  Cet  écrit  un  peu  jeune  est,  du 
reste,  tellement  fort,  qu'il  valut,  a  Bal  m 
une  sentence  d'exil.  Le  régent  et  ses  satellites 
commettaient  des  crimes  sans  excuse  possible  ; 
ils  crurent  s'innocenter  en  frappant  leur  cen- 
seur de  proscription.  C'est  ainsi  qu'opèrent  les 
brutes  au  pouvoir.  Tout  briser,  tout  tuer;  on 
verra  après;  mais  on  ne  verra  rien  que  l'im- 
bécillité ou  la  chute  des  persécuteurs. 

Déjà  Balmès,  établi  à  Barcelone,  sous  la 
direction  du  sage  et  savant  Boca  y  Cornet, 
avait  débuté,  avec  son  ami  Ferrer  y  Sobinana, 
dans  la  revue  périodique  intitulée  :  La  Reli- 
gion. Après  la  chute  d'Espartero,  Balmès 
vint  se  lixer  à  Madrid  ;  nature  essentiellement 
militante,  il  avait  écrit  dans  deux  revues  inti- 
tulées la  Civilisation  et  la  société  ;  il  fonda  à 
Madrid  El  Pensiamento  de  la  Nacion  et  se  pré- 
senta à  sa  patrie  comme  formant,  à  lui  seul, 
une  puissance  de  la  vérité.  Les  articles  que 
publia  Balmès  dans  divers  recueils,  ont  été 
réunis  sous  le  titre  de  Mélanges  religieux,  phi- 
losophiques, politiques  et  littéraires.  C'est  là 
qu'on  le  retrouve  tout  entier  avec  la  fécondité 
de  ses  aperçus,  l'élévation  constante  de  sa 
pensée,  la  rectitude  de  son  jugement  et  l'ar- 
deur de  son  patriotisme.  N'eût-il  écrit  que  ces 
articles,  Balmès  serait  déjà  un  de  ces  hommes 
que  leur  mérite  tire  de  la  foule  et  classe  parmi 
les  patriciens  de  la  pensée. 

Cette  guerre  d'escarmouches  mena  Balmès 
à  considérer  les  périls  que  courait  sa  patrie 
par  l'invasion  de  la  philosophie  allemande  et 
les  complots  du  protestantisme  anglais.  Dans 
le  sentiment  vrai  du  péril,  il  voulut  joindre,  à 
la  guerre  de  broussailles,  la  guerre  plus  déci- 
sive des  grandes  publications,  élevées  comme 
des  remparts,  contre  les  assauts  de  l'ennemi. 
On    doit   à   son    zèle   patriotique   et   pieux  : 
1°  Corso  de  filosojia  elemental  en  plusieurs  vo- 
lumes ;  2°  Lettres  à  un  sceptique,  1841  ;  3°  FI 
criterio,  in-8&,  1845  ;  4*  Filosophia  fondamen- 
tal, 4  vol.  in-8°,   184G;  5"  El  protestantismo 
comparado  con  el  catholicismo  en  sus  relationes 
con  la  civilisation,  3  vol.  in-8°,  1848;  6°  un 
opuscule  sur  l'art  d'enseigner  la  religion  aux 
enfants  ;  7°   une  étude  sur  Pie  IX  pontife  et 
souverain.  —  Dans  deux  rapides  voyages,  Bal- 
mès avait  visité  l'Angleterre  et  la  France;  il 
mourut  le  9  juillet  1848,  encore  dans  la  fleur 
de  l'âge. 

Le  cours  de  philosophie  à  l'usage  des  écoles 
publié  en  Espagne,  dès  1837,  a  été  réédité  en 
Allemagne  ;  nous  regrettons  qu'il  ne  l'ait  pas 
été  en  France,  où  nous  manquons  encore  d'un 
bon  cours  de  philosophie.  El  criterio  n'est 
qu'un  manuel  de  logique  pratique,  entremêlé, 
comme  la  Logique  de  Port-Boyal,  de  réflexions 
d'un  grand  intérêt.  Des   pensées  ingénieuses, 


LIVItE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


485 


parfois  profondes,  presque   toujours   dictées 

par  un  parfait  bon  sens,  y  sont  développées 
dans  un  style  élégant,  un  peu  diffus.  L'auteur 
y  suit  le  mouvement  de  sa  pensée,  sans  s'at- 
tacher s  l'ordre  didactique.  Un  chapitre  sur 
le  choix  d'une  carrière  se  place  entre  une 
théorie  de  l'attention  et  des  considérations 
métaphysiques  sur  la  possibilité  et  l'existence. 
Ces  questions  ne  sont  pas  généralement  ap- 
profondies dans  leurs  principes  et  si  quelques 
pages  affectent  un  caractère  spéculalif,  elles 
ne  servent  qu'à  relier  entre  eux,  les  conseils 
et  les  réflexions  pratiques  auxquels  l'ouvrage 
emprunte  tout  son  prix. 

Les  quatorze  lettres  à  un  sceptique  com- 
plètent le  Critérium,  mais  seulement  pour 
une  classe  de  lecteurs.  Le  scepticisme  qui  met 
les  âmes  en  dehors  de  la  vérité  et  leur  en  ôte 
même  le  souci,  était  alors  moins  la  maladie 
de  l'Espagne,  que  le  fléau  de  l'Allemagne  et 
de  la  France.  Balmès  oppose,  à  cette  maladie 
de  l'âme,  des  arguments  de  religion,  de  phi- 
losophie et  de  morale  ;  il  parle  de  la  pluralité 
des  cultes,  de  l'éternité  des  peines,  du  sang 
des  martyrs,  du  traitement  évangélique  des 
passions,  de  l'amour  de  soi,  de  l'humilité 
chrétienne,  de  l'influence  des  sentiments  reli- 
gieux, du  progrès  et  de  la  tolérance,  du  pan- 
théisme allemand,  de  l'éclectisme  écossais  et 
de  la  philosophie  de  l'avenir.  C'est  une  dis- 
cussion de  jeunes  gens  ou  plutôt  de  jeunes 
esprits,  pleins  d'ardeurs  et  d'espérances, 
mise  en  échec  par  une  erreur  qu'il  s'agit 
d'écarter.  Balmès  s'y  montre  fidèle  à  lui- 
même,  précis  et  éloquent. 

La  Philosophie  fondamentale  n'est  pas  une 
philosophie  dans  le  sens  ordinaire  du  mot; 
c'est  un  ensemble  de  discussions  sur  les  points 
capitaux  de  la  philosophie.  Au  lieu  de  s'in- 
génier à  la  construction  de  l'un  de  ces  sys- 
tèmes gigantesques  qui  s'élèvent,  qui  tombent 
avec  une  égale  rapidité,  l'auteur  nous  déclare 
que,  dans  l'ordre  intellectuel  humain,  la 
science  de  l'absolu  n'existe  pas.  Le  premier 
de  ses  quatre  volumes  est  consacré  à  la  certi- 
tude, question  mise  en  vogue  par  Lamennais. 
Balmès  ne  se  borne  pas  à  répondre  au  philo- 
sophe français;  il  étudie  et  discute  successive- 
ment les  théories  de  Platon,  de  saint  Thomas, 
Descartes,  Malebranche,  Leibnitz,  Dugald- 
Stewart.  Cousin,  Kant,  Fichte,  Schelling,  He- 
gel et  met  chacun  à  sa  place.  Dans  les  autres 
volumes,  il  étudie  les  sensations,  l'idée,  l'éten- 
due et  l'espace,  l'unité  et  le  nombre,  le  temps, 
l'infini,  la  substance,  la  nécessité,  la  causalité, 
questions  qui  le  ramènent  à  la  grande  erreur 
du  temps,  le  panthéisme.  Ces  questions,  Bal- 
mès les  traite  l'une  après  l'autre,  avec  une 
grande  clairvoyance,  surtout  au  point  de  vue 
du  bon  sens.  «  Je  ne  me  flatte  pas,  dit-il,  de 
fonder  une  philosophie  ;  j'ai  voulu  examiner 
seulement  les  questions  fondamentales  de  la 
philosophie  ;  trop  heureux  si  je  contribue, 
pour  une  faible  part,  à  élargir  le  cercle  des 


saines  études,  ;'i  prévenir  un  péril    grave,  l'in- 
troduction   dans    nos     écoles     d'une     science 

chargée  d'erreurs,  et  les  conséquences  désas- 

Ireu-es  de  ces  erreurs.   » 

«  Balmès,  dit  le  cardinal  Gonzalez,  n'a  pas 
L'originalité  qui  a  uniquement  en  vue  d'inven- 
ter quelque  système  nouveau.  Mais,  en  re- 
vanche, Balmès  possède  l'originalité  propre  à 
la  science,  qui  l'éclairé,  la  développe  et  la 
complète  ;  l'originalité  qui  jette  une  vive  lu- 
mière sur  la  vérité,  qui  la  défend  contre  les 
attaques  de  ses  ennemis,  qui  conserve  et  aug- 
mente le  patrimoine  intellectuel  du  genre  hu- 
main :  sur  le  terrain  vraiment  philosophique, 
dans  les  sciences  métaphysiques,  il  n'y  a  pas 
d'autre  originalité,  surtout  après  que  l'idée 
chrétienne  est  devenue  à  la  fois  la  base  et  le 
plus  haut  sommet  de  l'idée  humaine.  A  ce 
point  de  vue,  Balmès  est  le  type  du  philo- 
sophe chrétien.  La  base  essentielle  de  sa  phi- 
losophie est  la  philosophie  de  saint  Thomas 
qui  donne  la  solution  la  plus  synthétique  et  la 
plus  compréhensive  des  problèmes  fondamen- 
taux de  la  philosophie.  Mais  sur  cette  base 
une,  sûre  et  ferme,  on  peut  élever  des  édifices 
qui  offrent  une  variété  considérable,  dans  leur 
ensemble,  dans  leur  organisme,  dans  la  beauté 
et  dans  les  rapports  de  leurs  parties.  Dans 
l'édifice  élevé  par  Balmès,  à  côté  de  l'élément 
thomiste,  on  distingue  le  psychologisme  car- 
tésien, l'harmonisme  dynamique  de  Leibnitz 
et  l'empirisme  idéologique  de  l'école  écos- 
saise (1).  » 

Le  protestantisme  comparé  au  catholicisme 
est  une  réfutation  de  V Histoire  de  la  civilisa- 
tion de  Guizot.  Guizot,  disciple  de  Calvin, 
avait  écrit  cette  histoire  au  point  de  vue 
étroit  et  faux  de  son  dogmatisme  ;  il  avait  été 
conduit,  sur  le  rôle  de  l'Eglise  catholique,  à 
des  erreurs  nombreuses  et  graves  ;  il  avait 
même  fait  assez  peu  de  cas  des  directions  de 
la  Providence.  L'histoire  pour  lui  s'expliquait 
par  les  formes  du  gouvernement,  comme  elle 
s'expliquait  pour  Cousin,  par  les  idées  et  pour 
Thierry,  par  les  races.  Leur  conclusion  com- 
mune, c'est  l'éviction  de  l'Eglise  et  son  rem- 
placement par  le  rationalisme,  instrument  fa- 
tal de  toutes  les  dissolutions  et  funeste  ache- 
minement vers  les  dernières  catastrophes. 

Balmès  s'empare  de  ce  fait  complexe  de  la 
civilisation  en  Europe;  il  en  discute  les 
causes  ;  en  discerne  les  éléments  et  en  cons- 
tate les  grands  résultats.  Par  l'analyse  exacte 
des  faits  d'histoire,  par  la  lumière  qu'il  ré- 
pand sur  ces  faits,  il  met  à  nu  l'inanité  des 
prétentions  protestantes  ;  il  dénonce,  au  con- 
traire, le  protestantisme,  comme  l'élément  gé- 
nérateur du  libéralisme,  du  socialisme,  et  de 
tous  les  monstres  d'erreurs  qui  menacent  de 
dévorer  les  peuples  euréopens.  Bossuet,  avant 
lui,  avait  attaqué  le  protestantisme  sur  ses  va- 
riations doctrinales,  et  le  prenant  au  collet, 
lui  avait  dit  :  Tu  changes,  donc  tu  es  I  erreur. 
Mcehler  avait  attaqué  cette  même  erreur  sur 


(1)  Histoire  de  la  ]>hilosoi>hie,  t.  IV,  p.  472. 


480 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


le  (lui  de  ses  doctrines  positives  et  prouvé 
qu'elles  impliquent  la  négation  du  péché  ori- 
ginel ri  de  la  rédemption,  en  d'autres  termes, 
la  négation  du  christianisme.  Bal  mes  laissant 
de  coté  L'œuvre  de  salut  éternel  par  la  reli- 
gion, se  borne  à  considérer  le  protestantisme 
dans  ses  rapports  avec  notre  existence;  ici-bas. 
Toutes  les  objections  base'es  sur  l'intérêt  so- 
cial, sont  débattues  et  réfutées  avec  autant  de 
vigueur  que  d'éloquence.  Dans  cette  sphère 
des  intérêts,  Balmès  a  su  êire  l'égal  de  Bos- 
suet  et  de  Mœhler.  Cette  trilogie  épuise  en 
quelque  sorte  la  controverse  contre  le  protes- 
tantisme. Le  protestantisme  à  l'origine  était 
une  révolte  contre  la  monarebie  des  Papes, 
et,  sans  le  Pape,  il  enteudait  revenir  à  un  ca- 
Ibolicisme  plus  pur.  Depuis,  le  libre  examen 
a  dévoré  le  corps  des  divines  Ecritures  ;  il  n'a 
su  qu'aligner  une  série  de  zéros  sans  unité 
qui  leur  donne  quelque  valeur.  Ce  n'est  plus 
une  religion,  ce  n'est  même  plus  un  lieu  pour 
en  faire  une.  C'est  plutôt  une  impiété  qui 
Aient  se  foudre  dans  le  grand  courant  révo- 
lutionnaire, et  qui,  annihilée  comme  dogme  et 
comme  communion,  n'est  plus  qu'un  agent  de 
dissolution  nationale. 

Balmès  a  pris  rang,  dans  nos  idées  et  dans 
notre  estime,  à  la  suite  des  grands  défenseurs 
de  l'Eglise,  Joseph  de  Maistre,  Louis  de  Bo- 
nald,  Lamennais.  S'il  est  mort  jeune,  la  place 
qu'il  a  prise  à  côté  de  ces  grands  penseurs 
n'en  est  que  plus  belle  et  plus  honorable.  Sans 
doute,  il  ne  possède  pas  la  force  d'intuition, 
ces  mots  heureux  et  puissants,  cette  invariable 
rigueur  de  principes  qui  distinguent  le  pre- 
mier ;  il  n'égale  pas  le  second  dans  la  profon- 
deur de  son  induction,  dans  la  marche  lumi- 
neuse et  féconde  de  sa  logique  ;  il  est  évidem- 
ment en  dessous  du  troisième  quant  à  la  vi- 
gueur de  la  pensée,  l'entrain  du  raisonnement 
et  la  magniticence  de  style  ;  mais  il  possède 
toutes  ces  différentes  qualités  à  un  degré  telle- 
ment élevé,  que  cet  ensemble  fait  de  lui  l'un 
des  esprits  les  plus  éminents  de  notre  siècle. 
11  a,  de  plus,  une  lucidité  d'expression  telle- 
ment transparente,  un  ordre  si  parfait  dans 
l'exposition  de  ses  idées,  dans  le  développe- 
ment de  la  discussion,  une  si  grande  habileté 
pour  résumer  les  doctrines  qu'il  examine,  un 
tact  si  sûr  pour  les  juger  qu'on  serait  testé  de 
le  placer  au-dessus  de  ceux  qui  lui  furent 
réellement  supérieurs  sous  d'autres  rapports. 

Balmès  est  un  de  ces  maîtres  dont  le  poète 
a  dit  :  Oui quasi  cursores  vifaï  lampada  traduni. 

En  1809  naissait,  dans  l'Eslramadure,  un 
enfant  qui  reçut  au  baptême  le  nom  de  Juan, 
et  qui  fut  Donoso  Cortès,  marquis  de  Valde- 
gamas.  A  seize  ans,  il  avait  terminé  ses  études 
littéraires  ;  à  dix-neuf,  il  sortait  de  l'école  de 
droit.  Successivement  professeur,  homme  po- 
litique, ambassadeur  d'Espagne  à  Berlin  et  à 
Paris,  il  mourait  en  1853.  Cette  vie  hélas!  si 
courte,  fut  remplie  d'événements  et  illustrée 
par  d'incessants  ouvrages.  Dès  l'âge  de  vingt 
ans,  il  opinait  en  public  comme  conseiller  de 
la  couronne  et  faisait  brèche  chaque  fois  dans 


l'opinion  publique.  Dans  ses  motions  pre- 
mières toutefois,  -'il  étail  catholique,  il  sui- 
vait inconsciemment  l'impulsion  du  rationa- 
lisme et,  selon  la  mesure  où  il  tombait  dans 
cette  erreur,  se  condamnait  à  l'impuissance. 
!  H  jour  vint  où,  veuf  de  sa  femme  i  I  -on  en- 
fant morte,  seul  au  monde,  il  s'éleva  dans  la 
foi  pure  jusqu'à  en  faire  la  règle  souveraine  de 
toutes  ses  pensées  et  de  ses  actes.  Alors  il 
rendit  des  oracles.  En  18'»'.),  encore  inconnu, 
il  devint  par  son  discours  sur  la  dictature, 
non  seulement  une  célébrité,  mais  une  auto- 
rité. En  1850,  par  un  discours  sur  la  situation 
générale  de  l'Europe,  il  s'installait  dans  la 
gloire  parle  plein  droit  du  génie.  Bientôt  il 
écrivait,  pour  la  Bibliothèque  nouvelle  de  Louis 
Yeuillol,  son  Essai  sur  le  catholicisme,  le  libé- 
ralisme et  le  socialisme,  ouvrage  qui  fut  lu  de 
l'Europe  entière.  Entre-temps,  on  s'enquérait 
de  ses  précédents  ouvrages,  de  ses  correspon- 
dances diplomatiques,  discours  de  circons- 
tances, articles  de  journaux,  lettres.  Lorsqu'un 
homme  s'est  imposé  ainsi  à  l'opinion,  de  lui, 
on  veut  tout  connaître.  Preuve  que  le  genre 
humain,  si  faible soit-il,  garde  le  sentiment  de 
sa  destinée  et  se  sent  obligé  envers  la  vérité  de 
Dieu. 

On  a  publié,  en  Espagne,  les  œuvres  com- 
plètes de  Cortès  ;  on  a  publié  en  France  trois 
volumes  extraits  de  ces  oeuvres  complètes. 
Ces  trois  volumes  ne  comprennent  guère  que 
les  écrits  de  Cortès  depuis  ce  qu'il  appelait 
sa  conversion  :  c'est  la  substance  de  son 
génie. 

«  Cet  illustre  philosophe  espagnol,  dit  le 
cardinal  Gonzalez,  n'est  pas  un  philo^-ophe 
dans  le  sens  rigoureux  du  mot  ;  c'est  plutôt 
un  écrivain  qui.  grâce  à  l'originalité  native  et 
à  la  force  immense  de  son  talent,  commu- 
nique une  saveur  philosophique  aux  problèmes 
religieux,  sociaux  et  théologiques  qu'il  dis- 
cute et  qu'ii  renouvelle.  Son  ouvrage  capital, 
à  ce  point  de  vue,  est  V Essai  sur  le  catholicisme, 
dont  la  tendance  nettement  traditionaliste, 
avec  des  nuances  de  scepticisme,  contraste 
avec  la  direction  indépendante,  mais  modérée, 
de  la  Philosophie  fondamentale  par  Balmès. 

«  Donoso  Cortès  est  le  J.  De  Maistre  espa- 
gnol, qui  veut  ramener  l'Europe  et  le  monde 
à  Dieu,  dont  ils  se  séparent  de  plus  en  plus  et 
qui  tombent  d'abîme  en  abîme  ;  qui  veut  que 
l'Eglise  catholique  occupe  de  nouveau  le  trône 
de  l'Europe  et  constitue  l'axe  central  du 
monde  ;  qui  veut  que  le  principe  surnaturel  et 
divin  pénètre  toutes  les  parties  de  la  société, 
informe  et  vivifie  l'homme  individuel  et  social 
dans  toutes  les  sphères.  Mais  le  marquis  de 
Valdégamas,  qui  est  supérieur  à  De  Maistre 
par  la  magnificence  de  son  style,  par  l'éléva- 
tion de  certaines  idées,  par  la  profondeur  de 
la  pensée,  par  les  éclairs  que  jette  son  génie, 
exagère  et  dénature  l'importance  du  critère 
théologique,  au  point  de  tomber  daus  le  tra- 
ditionalisme et  d'ouvrir  la  porte  au  scepti- 
cisme. 

«  Pour  Donoso  Cortès,  la  théologie  est  non 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


4X7 


seulement  lu  première,  la  plus  noble 
sciences  ;  uni-;  tile  est  la  science  universelle* 
la  science  qui  «  contient  et  embrasse  toutes 
les  autres  ».  Pour  L'illustre  publicisle,  l'enten- 
dement humain  est  faillible,  à  tel  point  qu'il 
ne  peut  jamais  être  certain  de  la  vérité,  et, 
bleu  plus,  que  «  l'incertitude  est  d'une  ma- 
nière essentielle  dans  tous  les  hommes,  qu'un 
les  considère  associés  on  isolés  ». 

Les  paroles  de  Donoso  Cortès  sur  l'univer- 
salité et  l'omnipotence  de  la  théologie,  dési- 
rent s'entendre  cum  grano  salis.  Ce  que  dit 
l'orateur  de  l'infirmité  rationnelle  de  l'homme 
et  de  l'indispensable  nécessité  de  la  foi,  n'est 
pas  plus  répréhensible.  Une  congrégation 
romaine  a  même  défendu  V Essai  sur  le  catho- 
licisme contre  les  bavures  d'une  imbécile  cri- 
tique, et  une  Revue  de  Modène  a  expliqué 
en  quel  sens  il  faut  prendre  ce  que  censure 
Gonzalez.  Le  cardinal,  au  surplus,  ne  contre- 
dit pas  ces  réserves. 

«  Pour  juger  avec  équité  le  marquis  de  Val- 
dégamas,  dit-il,  il  ne  faut  pas  s'en  tenir  aux 
règles  générales  de  la  critique,  d'après  les- 
quelles le  sens  réel  d'une  phrase  doit  être  dé- 
terminé, eu  égard  aux  antécédents  et  aux  con- 
séquents. 11  faut,  en  outre,  ne  pas  perdre  de 
vue  que  Donoso  Cortès  est  de  la  race  des 
écrivains  dont  la  parole  va  quelquefois  plus 
loin  que  la  pensée,  entraînés  qu'ils  sont  vers 
les  formules  et  les  thèses  absolues.  Après 
tout,  qui  sait  si,  dans  cent  ans  ou  même  dans 
quelques  années,  les  hommes  de  bonne  vo- 
lonté ne  regretteront  pas  que  les  peuples  de 
l'Europe  et  les  gouvernements  n'aient  pas 
conformé  leur  marche  aux  règles  de  l'auteur. 
Qui  sait  si  ce  que  nous  regardons  comme  des 
exagérations,  comme  des  thèses  paradoxales 
de  Donoso  Cortès,  ne  sera  pas  regardé  un 
jour  comme  des  prévisions  conformes  aux 
mouvements  de  l'histoire,  comme  l'expression 
authentique  des  véritables  nécessités  poli- 
tiques, sociales  et  religieuses  de  notre 
époque  ? 

'<  Quoi  qu'il  en  soit,  le  nom  de  Donoso  Cor- 
tès restera  toujours  comme  relui  d'un  type 
achevé  de  noblesse  castillane,  de  bonne  foi,  de 
science   profonde  et  de  piété  chrétienne  (1).  » 

Après  Balmès  et  Donoso  Cortès  se  produit, 
en  Espagne,  un  travail  intellectuel  d'une 
particulière  étendue  et  d'une  singulière 
grandeur.  Nous  nous  bornons  à  citer  :  en 
philosophie,  Orty  y  Lara,  Campoamos,  Pi- 
dal,  Monescillo,  Camara,  Comellay,  Fajar- 
nès,  Catalina,  Nieto  ;  en  politique  et  en 
histoire,  Canovas  de!  Gastillo,  Menendezy  Pe- 
layo,  Vincent  La  Fuenle,  Garcia  Rodrigo, 
Riano,  Bravo,  Téjado,  François  d'Aguilar, 
Rivas;  en  droit,  C  a  r  ramolino,  Alonzo  Marti- 
ne/, Rioojoza,  Itodriguez  y  Cépeda  ;  en  théo- 
logie, les  Pères  Sanchez  et  M  endive. 

L'Espagne,  toujours  vaillante,  si  -avante  et 
si  sage  au  dernier  Concile,  avait  donné,  à 
l'Eglise,  dans  la  première  moitié  de  ce  siècle, 


Balmès,  le  prince  des  philosophes  contempo* 
rains,  et  Donoso  Cortès,  le  prince  des  doc- 
teurs en  politique.  Dans  la  seconde  moitié  du 
m\    siècle,  elle  a  fourni,  à  la  défense  de  la 

religion,  d'autres  soldais,  et,  parmi  eux, 
d'abord  un  voltigeur  d'avant* gardon,  Sirda  y 
Salvany.  Don  Félix  Sarda  y  Salvany  naquit 
a  Sabadelle,  près  de  Barcelone,  d'une  famille 

de  fabricants  intelligents  et  honnêtes.  Fils 
unique,  il  montra  de  bonne  heure,  pour  l'étal 
ecclésiastique,  une  vocation  très  décidée. 
Entré  au  séminaire  de  Barcelone  sous  la  di- 
rection des  Jésuites,  il  fut  cultivé  avec  zèle, 
dans  son  entendement  et  dans  son  cœur, 
pour  l'esprit  sacerdotal.  Itetiré  ensuite  au 
pays  natal,  loin  du  bruit  de  la  capitale  de  la 
Catalogne,  qui  eût  pu  nuire  à  son  salut,  il  y 
resta  constamment  prodiguant  à  ses  compa- 
triotes tous  les  biens  et  soutenant  cet  aposto- 
lat de  la  plume  qui  exerce,  en  Espagne,  pour 
la  propagande  catholique,  une  si  forte  in- 
fluence. Peut-on  imaginer  une  biographie, 
plus  simple  ?  Et,  dans  une  vie  si  simple,  peut- 
on  trouver  une  série  d'œuvres  plus  brillantes 
que  n'en  a  fourni  ce  vaillant  prêtre  ?  Depuis 
son  retour  au  foyer,  sans  avoir  visité  autre  ville 
que  la  capitale  du  monde  chrétien,  il  s'est  illus- 
tré par  le  nombre  et  la  qualité  de  ses  publica- 
tions. A  partir  de  1867,  presque  au  moment  de 
sa  sortie  du  séminaire,  voyant  la  révolution 
livrer,  à  l'Eglise,  une  guerre  cruelle,  il  entra 
en  campagne  et,  avec  «les  articles  périodiques, 
des  feuilles  volantes,  des  opuscules,  lui  rendit 
coup  pour  coup.  La  forme  qu'il  affecta  spécia- 
lement fut  la  forme  populaire.  Directeur  de 
la  Reoista  popular  de  Barcelone,  il  donnait 
d'abord  en  articles  ses  études,  puis  les  réu- 
nissait en  volumes  de  cinquante  ou  soixante 
pages.  De  cette  sorte,  il  composa  une  ency- 
clopédie populaire  qui  offre  des  leçons  de 
théologie  morale,  de  piété  et  de  prosélytisme. 
Parmi  ses  leçons  de  théologie  populaire  nous 
pouvons  citer  :  La  Bible  et  le  peuple,  Jeûnes  et 
abstinences,  Le  mariage  civil,  Le  concile,  Le 
purgatoire,  Le  culte  de  saint  Joseph,  Le  culte 
de  la  sainte  Vierge,  Le  culte  de  l'invocation  des 
saints,  Le  mystère  del'lmmaculée-Conception, 
Le  protestantisme,  Effets  canoniques  du  ma- 
riage civil,  La  chaire  et  le  confessionnal,  Le 
Pater  noster,  Les  peines  de  l'enfer,  La  gloire  du 
ciel.  Parmi  les  œuvres  morales,  nous  mention- 
nons :  Au  sermon  !  A  une  dame...  et  à  beau- 
coup d'autres.  Café  et  billard,  Maison  et  ca- 
sino, Le  sacerdoce  domestique,  Le  clergé  et  le 
peuple,  L'esprit  paroissial,  Biches  et  pauvres,^ 
Minuties  catholiques.  Parmi  sesœuvres  de  piété 
nous  distinguons:  Bref  exercice  pour  honorer 
chaque  jour  du  mois  consacré;»  saint  Joseph, 
Petit  mois  de  mai ,  Dévot  exercice  de  réparation 
pour  les  trois  jours  de  carnaval,  Pieuse  neu- 
vaine  à  la  lrè->  sainte  Vierge  du  Salut,  Pieuse 
neuvaine  à  la  sainte  Vierge  dans  sa  glorieuse 
Assomption,  Pieux  octavaire  au  doux  enfant 
de  Belen  dans  le  très  saint  Sacrement,  La  voix 


[i]  Histoire  de  lu  philosophie,  t  IV,  p.  476. 


488 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  t'ATHOLlnrc 


du  carême,  Montserrat,  Le  mois  de  juin  con- 
sacre au  Sacré  Cœur,  Octavaire  .1  Jésus  ressus- 
cité. Enfin,  parmi  ses  écrits  de  combat  contre 
la  grande  erreur  du  xix'  Biècle,  le  libéralisme, 
don  Sarda  a  dressé  de  nombreuses  batteries; 
entre  autres  :  Caractères  de  la  lutte  actuelle, 
Choses  du  jour  relatives  aux  catholiques  libé- 
raux et  à  certains  scrupules,  L'Apostolat  sécu- 
lier ou  manuel  du  propagandiste  catholique, 
Le   laïeisnic  catholique,  Le   mal  social  et  son 
remède  eflicace,  La  dynamite  sociale,  Masso- 
nisme  et  catholicisme,  Manuel  del'apostolal  de 
la  presse,  Les  mauvais  journaux,  Tout  le  pro- 
blème, La  secte  catholique  libérale,  La  main 
noire  ou  les  petits  poulets  de  la  dernière  cou- 
vée libérale.  Dans   tous  ces  écrits,  sous   une 
forme    populaire,    don   Sarda    expose,    avec 
autant  de  profondeur  que  d'exactitude,  l'inté- 
grité de    la    doctrine    catholique.   Soldat  de 
l'Eglise  militante,  zouave  consacré  à  la  défense 
du   Saint-Siège,   il   continue  dans   ses  écrits, 
cette  croisade  de  huit  siècles,  qu'ont  soutenue, 
avec  tant  d'héroïsme,  le  fils  des  héros  de  Ca- 
vadonga.  C'est  un  Ségur  espagnol,  qui  donne 
de  grands  coups  d'épée  sans  s'amuser  à  les 
envelopper  d'un  sourire. 

Le  nom  de  Sarda  n'avait  pas  passé  la  fron- 
tière, lorsque,    en   188i,    le   rédacteur  de  la 
Revista  popular  publia  Le  libéralisme   est  un 
péché.  Dès  longtemps,  le  libéralisme  avait  été 
un  crime  ;  il  était  devenu,  pour  certains  catho- 
liques, une  grossière  illusion  ;   Sarda  y  Sal- 
vany  montra  qu'il  est,  contre  la  foi,  un  péché 
grave.  Son   livre  fut   dénoncé  à  l'Index    par 
Don  Pazos,  chanoine  de   Vich,    auteur  d'un 
ouvrage  intitulé:  Le  procès  de  l'intégrisme.  Le 
procès  de  l'intégrisme  fut  mis  à  l'Index  et  le 
libéralisme  est  un  péché  sortit  indemne,  honoré 
des  suffrages  de  l'Eglise  ;  depuis,  il  a  passé,  en 
traduction,  les  Pyrénées  et  la  mer;   il  s'est 
répandu  dans  tout  le  monde  chrétien.  C'est, 
comme  les  précédents,  un  livre  de  combat, 
mais  avec  plus  de  développements  et  plus  de 
fondement  sur  la    théologie  pure.   Au  point 
de  vue  de  l'exactitude,  les  théologiens  y  ont 
relevé  quelques  fautes,  comme,  par  exemple, 
d'avoir  classé  le  libéralisme,  dans  le  prédica- 
ment  philosophique  de   l'athéisme.    Pour  le 
combat  toutefois,  c'est  une  machine  excellente, 
une  catapulte  qui  lance  ses  projectiles  à  bonne 
adresse  et  fait  mouche  partout  où  elle  frappe. 
Don  Sarda  y  Salvany  a  pris,  par  cet  écrit,  une 
place  à  la  suite  des  plus  vaillants  lutteurs  de 
son  pays  ;    il   n'atteint  pas  à  la  hauteur  de 
Cortès  et  de  Balmès,    mais  il  sert  la   même 
cause  avec  une  égale  décision  et  une  même 


vaillance. 

De  l'Espagne  nous  montons  en  Angleterre. 

L'Angleterre,  autrefois  l'île  des  Saints,  ne 
donnait  plus  à  l'Eglise,  depuis  Henri  VIII, 
d'autres  saints  que  les  martyrs.  Pendant  trois 
siècles,  son  martyrologe  est  toute  son  histoire. 
Jusqu'au  xix"  siècle,  la  Grande-Bretagne  n'est 
plus,  au  point  de  vue  catholique,  qu'un  pays 


de  mission^,  soumis  à  un  vicaire  apostolique, 
'est  en  1850  qu'elle  se  rattache  à  la  hié- 
rarchie catholique  et  rentre  dans  l'histoire  par 
les  hommes  de  doctrine  que  lui  départ  la  di- 
vine Providence.  Le  premier  à  tous  égards  est 
le  cardinal  Wiseman. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  le  comte  de 
Maistre  prédisait  l'apparition  d'un  génie  en- 
cyclopédique, aussi  familier  avec  les  vérités 
découvertes  par  la  science  qu'avec  les  vérités 
enseignées  par  la  religion  et  chargé  par  Dieu 
de  faire  admirer  leur  harmonie.  «  Attendez, 
disait-il,  l'homme  de  génie  qui  va  paraître  et 
qui,  fort  de  l'affinité  naturelle  de  la  science  et 
de  la  religion,  les  réunira  dans  une  admirable 
lumière,  pour  mettre  un  terme  aux  mauvais 
siècles   d'incrédulité    que    traverse    le    genre 
humain    ».  Jusqu'à   ce  jour,    il  nous  semble 
que  peu   d'hommes  ont   aussi   bien  répondu 
que  Wiseman  au   pronostic  de  J.  de  Maistre. 
(juel  autre  a  pu  embrasser  avec  autant  de  pé- 
nétration un  plus  grand  nombre  de  sciences? 
(Juel  autre  a  su  exposer  avec  plus  de  clarté, 
de  méthode  et  d'agrément,  le  fruit  de  ses  per- 
sévérantes recherches?  On  peut  lui  appliquer 
ce  qu'il  a  dit  lui-même  de  Leibnitz,  dont  il 
a  suivi  les  études  comparées  avec  plus  d'es- 
prit chrétien  et  un  art  plus  parfait  d'écrire  : 
«Un  seul  rayon,  en  traversant  son  génie,  était 
réfracté    en     mille    nuances    variées,    toutes 
claires,   toutes  brillantes,   toutes  fondues   les 
unes    dans    les    autres,    par    des    gradations 
presque    imperceptibles,    non     pas    d'ombre, 
mais  de  lumière.   Dans  ses  écrits,  nous  sui- 
vons ce  rayon    multiforme  jouant  à  travers 
toute  l'étendue  de  la  science  ;  et  si  nous  re- 
montons jusqu'à  sa  source,  nous  découvrons 
que  toutes  les  variétés   émanaient  d'un  seul 
principe,  d'un    courant    vif  et   lumineux    de 
pensées  philosophiques  ».  La  gloire  de  Wise- 
man est  d'avoir  poursuivi  à  lui  seul  cette  har- 
monie des  sciences  et  de  la   religion,   que  le 
Père  Gratry  n'attendait   que  d'une  ligue    de 
penseurs  ;    et    si    cette    gloire    appartient    à 
l'Eglise  catholique,  elle  doit  surtout  rayonner 
sur  l'Angleterre!  Ce  cardinal,  disait  Pie  IX,  a 
été,  pour  l'Angleterre,  l'homme  de  la  Provi- 
dence. 

Nicolas  Wiseman  naquit  en  1802,  à  Séville, 
d'une  famille  irlandaise.  James,  son  père,  avait 
une  maison  de  commerce  à  Waterford,  et  une 
à  Séville  ;  miss  Strange,  sa  mère,  descendante 
d'une  famille  ruinée  par  Cromwell,  possédait 
encore  quelques  débris  de  sa  grande  fortune. 
Dès  son  enfance,  Nicolas  fut  témoin  des  ma- 
gnificences du  culte  et  des  ardeurs  de  la  foi  ; 
il  y  puisa  ce  goût  des  cérémonies  et  cette  puis- 
sance de  conviction  qui  préparaient  sa  mis- 
sion future.  A  cinq  ans,  il  revint  en  Angle- 
terre et  y  reçut,  dès  lors,  une  éducation  es- 
sentiellement anglaise,  gage  certain  de  ses 
succès  pour  l'avenir.  Après  deux  années  pas- 
sées dans  une  pension  de  Waterford,  il  en- 
trait, en  1810,  au  collège  de  Saint-Cuthbert, 
près  Durham,  et  y  passa  huit  années  ;  il  eut 
entre  autres,  pour  professeur,  l'historien  Lin- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


gard  ;  sous  la  direction  de  bons  maîtres  il 
s'y  lil  ce  tempérament  de  virilité  et  d'énergie 
qui  le  caractérisera  toujours. 

En  1H1S,  Nicolas  Wiseman  parlait  avec  cinq 
autres  jeunes  gens  pour  Homo  ;  il  devint,  au 
collège  anglais,  désert  depuis  longtemps, 
suivre  les  grands  cours  de  théologie,  avec 
l'espoir  d'en  rapporter  un  jour,  à  sa  patrie,  la 
lumière.  Docteur  au  terme  de  ses  études, 
prêtre  en  1825,  il  fut,  en  1827,  nommé  pro- 
fesseur de  langues  orientales  à  l'Université  de 
Home  et  chargé,  par  Léon  XII,  de  prêcher  de- 
puis l'Avent  jusqu'à  Pâques  ces  nombreux 
Anglais  qui  viennent  passer  l'hiver  (tans  la 
ville  sainte.  La  prédication  n'empêcha  pas, 
du  reste,  l'ardent  professeur  de  poursuivre 
ses  études.  En  1828,  il  en  fournit  la  preuve  en 
publiant  ses  Horx  syriacx.  C'est  un  recueil  de 
dissertations  savantes.  La  première  est  diri- 
gée contre  un  théologien  anglican,  Thomas 
Home.  Ce  théologien  prétendait  que  la  langue 
syriaque  n'a  pas  de  terme  pour  dire  représen- 
ter, symboliser.  Si  donc  Jésus-Christ  a  dit  : 
Ceci  est  mon  corps,  c'est  parce  qu'il  n'avait 
pas  de  mot  pour  dire  :  Ceci  représente,  si- 
gnifie ou  symbolise  mon  corps.  Wiseman 
montre  que  cette  allégation  irait  à  nier  la  di- 
vinité de  Jésus-Christ  ;  il  découvre  sa  faus- 
seté en  produisant  quarante  mots  syriens  qui 
signifient  la  même  idée  de  représentation,  et 
en  prouvant  que  les  controversistes  syriaques 
basent  précisément  leur  argumentation  eu- 
charistique sur  l'autorité  du  mot  est  et  l'ab- 
sence des  quarante  autres  mots  qui  eussent 
pu  exprimer  l'hérésie  protestante.  —  La  se- 
conde dissertation  contient  l'histoire  des  ver- 
sions syriaques  du  texte  sacré  et  en  particu- 
lier de  celle  qui  est  connue  sous  le  nom  de 
/'eschito.  L'auteur  décrit  ensuite,  pour  la  pre- 
mière fois,  la  version  dite  Carcapheusienne  et 
donne  un  choix  de  notes  inscrites  à  la  marge 
du  codex.  Une  élude  sur  un  fragment  sy- 
riaque, relatif  à  la  chronologie  égyptienne, 
termine  cet  ouvrage.  Cet  essai  est  écrit  avec 
une  logique,  un  ordre,  une  science  et  une  con- 
venance qu'on  trouve  rarement  réunis  dans 
un  auteur  de  26  ans. 

Peu  après,  Léon  XII  nommait  Wiseman  su- 
périeur du  séminaire  anglais;  en  celte  qualité, 
il  célébrait,  l'année  suivante,  sous  Pie  VIII, 
l'émancipation  des  catholiques  en  Angleterre. 
L'année  suivante,  il  était  élu  membre  de  l'Aca- 
démie de  la  religion  catholique  ;  pour  son  en- 
trée, il  fit  une  lecture  sur  la  stérilité  des  mis- 
ions protestantes.  Eu  1835,  sur  la  proposi- 
tion du  cardinal  Weld,  il  prononçait,  devant 
un  auditoire  d'élite,  ses  conférences  sur  les 
rapports  entre  la  science  et  la  religion  révé- 
lée. Ces  discours,  publiés  l'année  suivante  et 
traduits  en  plusieurs  langues,  rendirent  leur 
auteur  céèhre  dans  toute  l'Europe. 

A  cette  date,  la  doctrine  catholique  n'était 
plu-,  attaquée  par  la  moquerie  voltairienne, 
qui  ne  prouvait  rien  et  qu'on  n'aurait  pu  em- 
ployer sans  honte  ,  on  l'attaquait  sérieuse- 
ment, au  nom  des  sciences.  Des  sciences  nou- 


\  elles  venaient  de  naître  ou  de  se  transformer. 
On  interrogeait  la  géologie,  L'ethnographie,  la 
linguistique,  le  sciences  physiques,  l'astro- 
nomie, la  chronologie,  l'histoire.  On  cher- 
chait de  tous  côtés  des  objections  contre  la 

vérité  de  la  sainte  Ecriture  et  contre  le  dogue' 
chrétien.  Réfuter  à  l'aide  d'une  science  plus 
complète  les  objections  posées  par  une 
science  incomplète  :  tel  est  le  but  de  Wise- 
man. Les  révolutions  du  globe,  les  évolutions 
des  langues  et  des  races,  les  faits  de  l'archéo- 
logie et  de  l'histoire,  les  zodiaques  de  L'Egypte, 
les  Védas  de  l'Inde,  les  Kings  de  la  Chine,  le 
Zend-Avesta  :  tout  cela  lui  est  connu  et 
prouve,  par  son  témoignage,  l'absolue  véra- 
cité de  la  bible. 

Depuis  183G,  les  diverses  sciences  dont  Wi- 
seman démontre,  avec  tant  d'autorité,  L'har- 
monie avec  la  religion,  ne  sont  pas  restées 
stationnaires.  Plusieurs  ont  renouvelé  leur 
méthode  et  abandonné  leurs  premières  hypo- 
thèses, établi  de  nouvelles  théories.  Il  peut  se 
faire  que  les  conférences  de  Wiseman  ne 
soient  plus  à  la  hauteur  de  la  science  actuelle; 
du  moins  son  principe  général  est  toujours 
certain  et  ses  conclusions  sont  toujours  vraies. 
11  lui  restera  toujours  l'honneur  d'avoir  ou- 
vert vivement  la  route  et  indiqué  la  méthode 
qu'il  faut  suivre  pour  éclairer  la  science  par 
la  théologie  et  défendre  la  théologie  par  la 
science.  Puisse  l'exemple  qu'il  a  donné  avec 
tant  d'éclat  lui  susciter  de  nombreux  imita- 
teurs. 

«  Ce  n'est  point,  dit-il,  par  des  raisonne- 
ments abstraits  que  nous  convaincrons  le 
genre  humain  de  notre  amour  pour  le  progrès 
des  sciences  ;  c'est  en  marchant  hardiment  à 
la  rencontre  de  la  science  ou  plutôt  en  l'ac- 
compagnant dans  sa  marche  progressive,  en 
la  traitant  toujours  comme  une  amie  et  une 
alliée,  en  la  faisant  servir  à  la  défense  de  notre 
cause.  Quand  même  il  n'aurait  pas  reçu  en 
partage  les  talents  nécessaires  pour  ajouter  à 
la  masse  de  preuves  déjà  connues,  chacun 
peut  faire  servir  ses  études  littéraires  à  ses 
progrès  religieux  et  à  l'affermissement  de  ses 
plus  saintes  convictions.  Car  si  le  nombre  est 
petit  de  ceux  qui  sont  destinés  par  la  divine 
Providence  à  briller  dans  l'Eglise  comme  des 
lampes  ardentes,  qu'on  ne  doit  point  cacher 
sous  le  boisseau,  chacun  a  cependant  une 
lampe  virginale  à  entretenir,  une  faible  mais 
précieuse  lumière,  à  tenir  toujours  allumée 
dans  son  âme,  en  l'alimentant  sans  cesse  par 
une  huile  nouvelle,  afin  qu'elle  puisse  lui  ser- 
vir dans  le  rude  sentier  qu'il  doit  suivre  et 
qu'il  ne  se  trouve  pas  dépourvu  au  moment 
de  l'épreuve  ». 

Ces  conférences  montrent  de  quelles  hautes 
sciences  étaient  nourris  les  élèves  du  collège 
anglais  et  quels  missionnaires  ils  devaient 
former  pour  la  conversion  de  leur  patrie.  Sur 
ces  entrefaites,  le  directeur  de  la  chapelle 
royale  de  Sardaigne  à  Londres,  obligé  de 
faire  un  voyage  en  Italie,  pria  Wiseman  de  le 
suppléer  [tendant  son    absence.    Heureux  de 


'i'JO 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


celle  première  occasion  d'évangéliser  ses  com- 
patriotes Wisemao  prêcha  chaque  dimanche, 
avec  mi  Lel succès,  que  le  vicaire  apostolique 
du  district  de  Londres  lui  demanda  une  sta- 
tion pour  Sainte-Marie  de  MoorGeld.  Le  doc- 
teur accepta  et  consacra  ses  premières  confé- 
rences -à  L'étude  de  la  question  fondamentale, 
qui,  une  fois  résolue,  sert  à  résoudre  toutes 
le.i  aulres.  Quelle  est  la  règle  de  foi  légitime? 
esl-ce  la  règle  de  foi  catholique  ou  la  règle  de 
foi  protestante?  Faut-il  admettre  comme  fon- 
dement des  croyances  chrétiennes  une  auto- 
rité vivante  établie  par  le  Sauveur  dans 
l'Eglise  et  préservée  par  lui  de  toute  erreur? 
Peut-on  n'admettre  d'autre  autorité  suprême 
infaillible,  en  fait  de  doctrine  religieuse,  que 
la  parole  de  Dieu  écrite?  Pour  répondre  à  ces 
questions,  l'orateur  interroge  l'ancien  et  le 
nouveau  Testament.  Non  content  d'assertions 
vagues,  il  analyse  une  série  de  textes,  les  dé- 
composant par  mots  et  par  phrases  et  les 
vérifiant  au  moyen  d'autres  passages.  La  con- 
clusion est  que  Jésus-Christ  a  réellement  cons- 
titué une  société  qui  a  ses  lois  et  son  gouver- 
nement, un  (orps  compact  qui  possède  en  soi 
l'unité,  qui  es-  formé  de  tous  les  éléments 
constitutifs  d'un  corps  social,  qui  contient  en 
lui  une  autorité  qui  s'exerce  et  des  sujets  qui 
s'y  soumettent.  Ce  corps  a  reçu  le  pouvoir  et 
la  mission  de  rassembler  sous  son  empire  le 
genre  humain  tout  entier.  Le  sauveur  a  pro- 
mis dVnseigner  par  son  organe  jusqu'à  la  fin 
des  siècles  et  de  lui  prêter  une  assistance  si 
efficace,  que  toutes  les  doctrines  transmises 
par  lui  à  ses  apôtres  et  à  leurs  successeurs 
s'y  conserveront  jusqu'à  la  fin  des  temps. 
L'Eglise  est  l'instrument  formé  de  Dieu  pour 
répandre  l'Evangile  sur  la  terre.  Afin  de  main- 
tenir l'unité  dans  son  Eglise,  Jésus-Christ  a 
établi  un  centre  unique,  un  chef  suprême, 
son  représentant  et  son  vicaire  sur  la  terre. 
C'est  le  Pape  de  Rome. 

Après  avoir  prouvé  que  l'enseignement  de 
l'Eglise,  parlant  au  monde  par  Jésus-Christ, 
son  auteur,  est  la  seule  règle  de  foi,  l'orateur 
examine  quelques  points  de  doctrine  spécia- 
lement défigurés  par  les  protestants:  le  sacre- 
ment de  pénitence,  la  satisfaction  et  le  purga- 
toire, les  indulgences,  l'invocation  des  saints, 
l'honneur  rendu  à  leurs  images  et  à  leurs  re- 
liques, enfin  la  transsubstantiation.  Le  grand 
monde  fut  surpris  par  ces  conférences.  On  y 
allait  comme  en  Bourdaloue,  un  peu  malgré 
soi,  mais  on  entendait  avec  plaisir.  Les  pro- 
testants surent  gré  à  Wiseman  d'avoir  ap- 
porté dans  ses  discussions  tant  d'urbanité.  De 
vieux  préjugés  se  dissipèrent.  Les  gens  du 
monde  se  firent,  de  l'Eglise  Romaine,  une 
idée  plus  juste.  Plusieurs  personnes  distin- 
guées par  leur  éducation  se  convertirent.  Les 
catholiques  de  Londres,  fiers  du  jeune  ora- 
teur, lui  offrirent  une  médaille  d'or  en  signe 
d'admiration. 

Ces  conférences  de  Moorfield  furent  bientôt 
livrées  à  l'impression  :  elles  prouvèrent  que 
leur  auteur  avait  étudié  la  théologie  et  la  con- 


troverse avec  auianl  de  succès  que  la  linguis- 
tique et  la  géologie.  La  fortune  du  livre  dé- 
cupla le  succès  des  prédications  du  docteur. 
En  même  temps,  Wiseman  publiait  huit  dis- 
sertations sur  la  présence  réelle  de  Jésus- 
Christ  dans  l'Eucharistie,  prouvée  par  les 
Ecritures.  I  es  dissertations  n'étaient  qu'une 
partie  de  l'enseignement  donné  au  collège  an- 
glais. Quelles  solides  études  faisaient  les  jeunes 
clercs,  placés  à  un  tel  foyer  de  science  !  Pour- 
rait-on citer  en  France  un  seul  séminaire  où 
la  formation  sacerdotale  soit  elfectuée  avec  au- 
tant d'étendue  et  île  profondeur.  «  Ces  confé- 
rences, disait  l'auteur,  montrent  clairement 
quelles  sont  nos  idées  par  rapport  à  l'étendue 
qu'il  convient  de  donner  à  l'éducation  ecclé- 
siastique ;  ces  leçons  mettront,  en  lumière  le 
système  suivi  par  nous  dans  toutes  les  branches 
de  la  controverse  théologique.  Ce  qui  est  fait, 
dans  ces  dissertations,  pour  le  dogme  de  l'Eu- 
charistie, se  fait  également  pour  les  preuves 
du  christianisme,  pour  l'autorité  de  l'Eglise, 
la  pénitence,  la  messe  et  tous  les  autres  points 
de  la  controverse  moderne.  L'étude  de  l'Ecri- 
ture et  de  la  science  qui  lui  sert  d'introduc- 
tion ont  été  l'objet  d'-jn  soin  spécial. 

En  même  temps,  Wiseman  publiait  ces 
lettres,  aussi  spirituelles  qu'érudite-,  au  doc- 
teur Poynder.  Ce  Poynder  avait  publié  un  ou- 
vrage plus  méchant  que  savant,  sur  le  papisme 
en  alliance  avec  le  payanisme  En  d'autres 
termes,  il  enseignait  que  les  cérémonies  reli- 
gieuses de  l'Eglise  sont  empruntées  aux  rites 
de  l'idolâtrie  gréco-latine.  C'était  peu  curieux 
et  peu  digne  d'une  réfutation.  L'adversaire  le 
prit  par  le  ridicule.  Vous  apportez,  dit-il  à 
Poynder,  peu  de  choses  neuves  ;  vous  avez 
oublié  que  la  verdure  dans  les  églises  est  em- 
pruntée à  Virgile,  que  le  pluvial  vient  du 
iacticlave,  que  l'amict  servait  aux  sacrifices 
païens,  et  que  la  confession  était  connue  des 
Grecs.  Pourquoi  ne  pas  découvrir  quelques 
ressemblances  entre  nous  et  les  Guèbres? 
Pourquoi  ne  pas  comparer  notre  rosaire  à 
celui  des  derviches,  nos  reliquaires  avec  les 
fétiches  d'Afrique  et  nos  exorcismes  avec  les 
cérémonies  du  schamaïsme  tartare  ?  Comment 
n'avez-vous  pas  parlé  du  grand  Lama  et  de  son 
consistoire,  des  cloches  sur  les  églises  du  Thi- 
bet,  des  vêtements  de  ses  prêtres  et  des  pompes 
des  Talapouins,  qui  font  aussi  vœu  de  pauvreté. 
Je  vous  indique  encore,  pour  une  seconde  édi- 
tion, les  découvertes  d'Abel  Rémusat  et  de 
Pitchourienski.  Et  maintenant  que  nos  rela- 
tions sont  si  étendues,  comment  avez-vous  pu 
négliger  les  peuples  de  l'hémisphère  australe  et 
les  aborigènes  de  l'Amérique? 

Avant  de  finir  sa  mission  en  Angleterre, 
Wiseman  avait  fondé,  avec  O'Connell,  la  Revue 
de  Dublin.  Cette  revue  trimestrielle  devait  plai- 
der, à  la  fois,  la  cause  du  catholicisme  et  la 
cause  de  l'Irlande.  A  d'implacables  calomnia- 
teurs, elle  opposait  une  exposition  savante  et 
raisonnée  de  la  vraie  foi.  Malgré  l'acrimonie 
des  adversaires,  elle  ne  leur  parlait  jamais 
qu'avec   l'accent    d'une    inaltérable   charité. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


Vil 


«  Nous  espérons,  disaient  les  rédacteurs, qu'an 
nous  adressant  .- s i n s i  a  ceux  qui  n'uni,  pas 
noire  loi,  nous  les  engagerons  à  étudier  les 
points  sur  lesquels  nous  ne  sommes  pas 
d'accord;  et,  s'ils  ne  retournent  pas  à  la  reli- 
gion de  leurs  ancêtres,  ils  apprécieront  au 
moins  les  motifs  qu'ont  huit  millions  d'Irlan- 
dais et  d'Anglais,  pour  lui  conserver  leur  loi.  » 

La  partie  doctrinale  de  la  Revue  de  Dublin 
était  réservée  au  docteur  Wiseman,  qui  ne 
s'écarta  jamais  de  son  programme.  C'est  de 
Rome  qu'il  envoyait  ses  articles  et  surveillait 
les  travaux  de  ses  collaborateurs.  Ses  remar- 
quables travaux,  dont  plusieurs  ont  été  repro- 
duits sous  le  titre  de  Mélanges,  donnèrent  à  la 
Revue  une  telle  importance,  qu'elle  se  lit  lire 
par  les  pi olestants  désireux  de  s'éclairer,  avec 
autant  d'attention  que  par  les  catholiques. 
Avec  une  érudition  qui  lui  permettait  de  tou- 
cher à  tout,  Wiseman  étudiait  tour  à  tour,  dans 
ses  articles,  la  discipline  ecclésiastique,  l'art 
chrétien  et  surtout  les  questions  religieuses, 
soulevées  par  les  fameux  traites  pour  le  temps. 
A  cette  époque  les  esprits  les  plus  sincèrement 
religieux  de  l'Angleterre  étaient  tourmentés 
par  des  doutes  profonds  sur  la  légitimité  de 
leur  église  nationale.  Pouvait  on  la  considérer 
comme  l'Eglise  de  Jésus-Christ?  N'était-elle 
séparée  du  catholicisme  que  par  des  questions 
de  détail,  sans  importance,  qu'on  appelait 
le  Romanisme?  Nous  retrouverons  ce  mou- 
vement en  parlant  tout  à  l'heure  de  New- 
man. 

Malgré  ses  nombreux  travaux  à  la  Revue  de 
Dublin,  Wiseman  n'interrompait  ni  ses  leçons 
au  séminaire  anglais,  ni  ses  prédications  à 
Home.  En  1837,  il  donna,  chez  le  cardinal 
Weld,  ses  quatre  conférences  sur  les  cérémo- 
nies de  la  semaine  sainte  à  Home.  Là,  il  révéla 
ses  facultés  esthétiques,  son  profond  sentiment 
du  beau  exprimé  par  la  pensée  et  les  arts,  la 
sûreté  de  sa  critique  en  matière  de  goût.  Quand 
on  l'entendait  analyser  les  premières  inspira- 
tions de  la  peinture  chrétienne  et  les  sublimes 
chefs-il'œuvre  de  Michel-Ange,  faire  ressortir 
la  touchante  tristesse  des  antiennes  et  des 
hymnes  de  la  semaine  sainte,  caractériser  le 
chant  grégorien,  les  messes  et  les  lamenta- 
tions de  Palestrina,  le  Miserere  dAllégri,  on 
fut  forcé  d'avouer  que  ce  philologue  si  sa- 
vant, ce  controversiste  si  habile,  ce  théologien 
si  profond,  parlait  au  besoin  comme  un 
artiste  qui  aurait  fait,  de  l'étude  du  beau, 
l'occupation  de  toute  sa  vie. 

Depuis  le  règne  d'Elisabeth,  les  prêtres  qui, 
malgré  des  lois  sanguinaires,  exerçaient,  en 
Angleterre,  le  ministère  pastoral  étaient  des 
victimes  vouées  au  martyre.  En  I62.'j,  ils  avaient 
été  placé-*  sous  la  juridiction  d'un  vicaire  apos- 
tolique qui  échappait  aux  lois  de  sang,  en 
prenant  le  titre  d'un  diocèse  étranger.  Après 
la  chute  de  Jacques  H,  l'Angleterre  et  le  pays 
de  Galles  furent  partagés  entre  quatre  vicaires 
apostoliques,  dont  les  attributions  lurent  dé- 
terminées par  une  constitution  de  Benoît  XIV. 
En  1840,  Grégoire  XVI  jugea  bon  de   doubler 


le  nombre  des  vicaires  apostoliques  et  nomma 
le  docteur  Wiseman  comme  coadjuleur  de 
Mgr  Walsh,  pour  le  district  du  centre.  'Je  ne 
fut  pas  Sans  regret  que  le  nouvel  évéque  quitta 
Home,  où  d  avail  ele  si    heureux.  Tout  entier 

à  ses  nouveaux  devoirsf  il  se  rendit  en  Angle 
terre,  pour  se  consacrer  à  l'administration  des 
affaires  ecclésiastiques.  Président  du  coll< 
de  Sainte-Marie d'Oscott,  il  travailla  de  toutes 
ses  forces  au  progrèsdu  catholicisme.  De  con- 
cert avec  le  comte  de  Shrewsbury,  il  multiplia 
les  églises  et  les  missions,  sans  se  relâcher  un 
instant  de  la  prédication  et  des  travaux  d'es- 
prit. Wiseman  possédait  éminemment  celte 
puissance  d'application,  qui  est  le  trait  des 
hommes  supérieurs. 

En  1845,  la  conversion  de  Newman  vint 
montrer  avec  éclat  où  pouvait  conduire  le 
mouvement  tractarien  d'Oxford.  En  sens  in- 
verse, l'a  flaire  Gorham  découvrit  les  ulcères  de 
l'anglicanisme.  Ce  Gorham,  nommé  curé, 
avait  déclaré  qu'il  ne  croyait  pas  à  l'efficacité 
surnaturelle  du  baptême.  L'évêque  d'Exeter 
refusa  d'installer  cet  incrédule  ;  Gorham  en 
appela  aux  tribunaux  et  finalement  la  Cour 
suprême  déclara  qu'il  avait  raison.  E'évèque 
d'Exeter  dut  s'exécuter,  tout  en  rechignant. 
On  ne  saurait  ici  trop  admirer  la  cafarderie 
des  Anglais.  Qu'est-ce  qu'une  religion  dont  le 
maître  ne  croit  ni  au  baptême,  ni  au  péché 
originel?  et  qu'est-ce  qu'un  peuple  qui  dé- 
clare, par  sentence  des  tribunaux,  qu'il  est 
légal  d'exercer  ce  ministère  d'hypocrisie? 

Cette  dissolution  d'une  part,  cette  renais- 
sance de  l'autre  fit  hâter  le  rétablissement  de 
la  hiérarchie  catholique  en  Angleterre.  Le 
29  septembre  1850,  Pie  IX  créait,  par  lettres 
apostoliques,  douze  sièges  épiscopaux  et  éle- 
vait Westminster  à  la  dignité  de  métropole. 
En  même  temps  il  nommait  Wiseman  arche- 
vêque et  l'élevait  au  cardinalat.  Le  7  octobre, 
le  nouveau  cardinal  recevait,  du  Pape,  le 
pallium  et  adressait  à  ses  diocésains,  avec  le 
bref  du  Pape,  une  lettre  pastorale.  L'île  des 
Saints  rentrait  dans  les  grandes  lignes  de  son 
histoire. 

Gomment  décrire  l'agitation  des  sectes  pro- 
testantes ?  Libéraux  et  conservateurs,  angli- 
cans et  dissidents,  unirent  leurs  efforts  pour 
repousser  ce  qu'ils  appelaient  l'agression  pa- 
pale. Des  meetings  furent  tenus  dans  toutes 
les  villes,  des  pétitions  furent  adressées  au 
parlement,  d'ignobles  mascarades  eurent  lieu 
dans  les  rues  de  Londres.  Le  sarcasme,  le 
ridicule,  la  satire,  les  dissertations  de  théolo- 
gie, les  thèses  juridiques,  les  déclamations 
hardies,  les  raisonnements  artificieux,  rien  ne 
fut  épargné  pour  exciter  l'indignation  et  sa- 
tisfaire la  vengeance.  Au  milieu  de  cette  tem- 
pête, le  cardinal  Wiseman  vint  tranquillement 
prendre  possession  de  son  siège  et  adressa, 
au  bon  sens  du  peuple  anglais,  un  appel,  que 
reproduisit  intégralement  le  Times.  Cet  appel 
eut,  sur  les  tètes  échauffées,  l'effet  d'une 
douche  d'eau  froide.  Du  moment  qu'on  ne 
touche  pas  à  sa  hiérarchie  schismatique  et  à 


402 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CVI'IIOLlnUE 


ses  grasses  prébendes,  qu'est-ce  que  cela  peut 
faire  à  l'Angleterre,  que  les  catholiques  an- 
glais Boient  gouvernés  par  douze  vicaires  apos- 
toliques ou  par  douze  évoques?   L'agitation 

populaire  tomba  et  le  rétablissement  de  la 
hiérarchie  acquit  l'autorité  d'un  fait  irrévo- 
cable. 

Pour  achever  sa  victoire,  le  cardinal  n'avait 
besoin  que  de  se  montrer  :  il  se  prodigua 
dans  des  lectures  et  conférences  qu'aiment 
tant  les  Anglais.  Avec  une  constante  justesse 
de  vue,  une  inépuisable  fécondité  de  dévelop- 
pement, il  traitait  les  sujets  les  plus  divers  et 
les  plus  étrangers  à  son  service.  Pour  cou- 
ronner son  œuvre,  il  écrivit  ses  Souvenirs  sur 
les  quatre  derniers  papes  et  conçut,  pour  faire 
connaître  au  peuple  l'histoire  de  l'Eglise, 
l'idée  d'une  série  de  romans  dont  il  écrivit 
le  premier,  Fabiola,  ou  l'Eglise  des  cata- 
combes. C'est  un  roman  qui  a  été  traduit  dans 
toutes  les  langues  et  lu  dans  tout  l'univers  ; 
mais  c'est  plus  qu'un  roman,  c'est  un  livre, 
où,  sous  les  formes  fantastiques  d'un  récit 
imaginaire,  on  donne  plus  de  notions  posi- 
tives que  n'en  donnent  de  savants  ouvrages. 
C'est  un  roman  où  l'on  trouve  tout  le  dic- 
tionnaire de  Marligny  sur  les  antiquités 
chrétiennes.  Ceux  qui  aspirent  a  l'honneur 
d'écrire  de  bons  romans,  n'ont  qu'à  suivre  la 
voie  ouverte  par  un  prince  de  l'Eglise.  C'est 
une  voie  savante,  peut-être  pas  très  facile, 
mais  sûre. 

L'auteur  des  Hors  syriacx  ne  dédaignait 
même  pas  de  demander  à  la  lyre  les  délasse- 
ments d'une  vie  si  laborieuse.  Un  hymne  à 
saint  Edmond,  la  traduction  de  l'hymne  de 
saint  Casimir,  les  bergers  de  Bethléem,  les 
fleurs  de  la  campagne  romaine,  sainte  Ursule, 
la  perle  cachée  :  tels  sont  les  sujets  de  ses 
compositions  poétiques.  Cet  ensemble  de  tra- 
vaux dissipait  de  plus  en  plus  les  présages 
protestants  et  donnait,  à  la  conversion  de 
l'Angleterre,  une  impulsion  vigoureuse. 
En  1863,  au  congrès  de  Malines,  le  cardinal, 
sans  déroger  à  la  modestie,  pouvait  en  mar- 
quer les  étapes.  Pour  convaincre  son  audi- 
toire, il  eut  pu  se  borner  à  la  statistique  de 
ses  églises,  de  ses  prêtres,  de  ses  congréga- 
tions religieuses  et  de  ses  fidèles. 

Tant  de  travaux  avaient  épuisé  prématuré- 
ment  les  forces  du  cardinal  :  il  mourut,  à 
soixante-trois  ans,  le  15  février  1805.  L'An- 
gleterre lui  fit  des  funérailles  aussi  solennelles 
que  celles  du  duc  de  Wellington.  L'éloge  du 
défunt  fut  prononcé  par  Henri  Manning,  en 
présence  de  tous  les  évêques  catholiques  de 
l'Angleterre.  Les  journaux  protestants,  ou- 
blieux des  injustes  attaques  de  1850,  donnè- 
rent, à  cet  éloge,  la  plus  éclatante  confirma- 
tion. «  Le  cardinal  Wiseman,  dit  le  Star,  était 
essentiellement  anglais  de  cœur  ;  c'était  tout 
à  la  fois  un  homme  du  monde,  aux  manières 
distinguées,  un  écrivain  habile,  un  orateur 
brillant,  un  savant  de  premier  ordre.  Prêtre,  il 
aimait  la  société,  il  savait  se  faire  des  amis 
dans  tous  les  partis  et  dans  toutes  les  opinions 


religieuses  ;  il  était  passionné  pour  les  beaux 
arts  el  pour  toutes  les  branches  de  la  littéra- 
ture. Par  suite,  il  représentait  l'Eglise  ro- 
maine, par   son   côté   le   plus    brillant    et  le 

[dus  sociable,  en  tant  qu'elle  donne  la  main 
à  la  société;  qu'elle  se  mêle  aux  a  flaires  pu- 
bliques d'une  manière  active,  bien  que  me- 
surée ;  qu'elle  patronne  les  beaux  arts  ; 
qu'elle  se  prête  aux  pompes  solennelles  et 
développe  les  grandeurs  de  son  système  hié- 
rarchique. —  «  Son  nom,  dit  le  Tu/tes,  ins- 
pirera plus  d'intérêt  et  d'admiration  que  ne 
pourrait  le  faire  soupçonner  la  part  considé- 
rable qu'il  a  prise  à  l'un  des  événements  con- 
temporains qui  ont  le  plus  excité  les  passions 
religieuses.  Sous  le  rapport  de  l'érudition,  de 
la  bonté,  de  la  piété,  bien  des  années  s'écou- 
leront sans  doute,  avant  que  l'Eglise  catho- 
lique d'Angleterre  ait  retrouvé  un  nouveau 
cardinal  Wiseman.  »  —  «  Le  plus  illustre 
des  grands  hommes  de  l'Angleterre  contem- 
poraine a  cessé  d'exister,  dit  le  Hull-Adoer- 
liser.  Après  ses  longs  et  glorieux  travmx,  le 
cardinal  Wiseman  vient  de  s'endormir  d'une 
mort  douce  et  vraiment  épiscopale.  Remar- 
quable comme  linguiste  et  comme  philologue 
par  l'élévation  et  la  sûreté  des  doctrines; 
comme  théologien  par  une  rare  connaissance 
du  droit  canonique  et  des  Saintes  Ecritures 
étudiées  à  leurs  sources  mêmes  ;  comme 
littérateur  et  comme  artiste  par  sa  connais- 
sance approfondie  des  sciences  et  des  arts  ; 
doué  d'une  souplesse  d'intelligence  qui  lui 
permettait  de  se  mettre  en  rapports  sympa- 
thiques avec  les  auditoires  les  plus  différents, 
par  la  nationalité,  la  position  sociale  et  les 
opinions  politiques  ou  religieuses,  le  cardinal 
Wiseman,  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  tenait 
le  premier  rang  parmi  les  intelligences  de 
notre  époque.  » 

«  Le  cardinal  Wiseman,  avait  dit  Pie  IX,  a 
été  l'homme  de  la  Providence  pour  l'Angle- 
terre. » 

Après  le  cardinal  Wiseman,  le  second  per- 
sonnage anglais  dont  s'ocupera  la  postérité, 
est  le  cardinal  Newman.  John-Henri  New- 
man,  né  en  1801 ,  avait,  grâce  à  ses  talents, 
terminé  de  bonne  heure  ses  études.  Successi- 
vement scholar  du  collège  de  la  Trinité,  et 
fetlow  du  collège  d'Oriel,  c'est-à-dire  pension- 
naire, il  fut  nommé  bientôt  vice-président  du 
collège  d'Alban-Ilall  et  doyen  du  collège  dont 
il  avait  été  fellow.  A  ce  collège,  il  avait  pour 
collègues  le  futur  historien  Froude  et  l'archi- 
diacre Wilberforce.  Quelques  réformes  propo- 
sées par  les  trois  confrères  et  rejetées  ame- 
nèrent leur  démission.  En  1828,  Newman, 
prédicateur  de  l'Université  d'Oxford,  fut 
nommé  curé  de  Sainte-Marie,  église  universi- 
taire paroissiale,  d'où  il  pouvait  étendre  son 
influence  sur  le  public.  A  cette  époque,  New- 
man et  quelques  amis  avaient  conçu  le  pro- 
jet de  ramener  l'Eglise  anglicane  aux  doc- 
trines et  aux  pratiques  de  l'Eglise  primitive. 
Aux  discours  de  controverse  qu'il  prêchait, 
Newman  ajouta  ^  bientôt,  comme  forme  plus 


UVHE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


493 


précise  de  sa  pensée,  des  ouvrages  écrits  sur 
les  Ariens  du  iv8  siècle  el  l'Eglise  < l«*s  Pèn 
La  primitive  église  «-si  catholique  ;  en  l'étu- 
diant <li'  près  il  n'était  pas  possible  de  rester 
dans  l'hérésie.  Dans  ces  écrits,  Newman  se 
montre  très  éloigné  du  luthérianisme  et  de 
l'érastianisme.  Déjà  l'auteur  avait  trouvé, 
dans  l'antiquité  chrétienne,  une  grande  partie 
des  vérités  catholiques  et  l'institution  divine 
de  l'épiscopat. 

En   183(>,  Newman  prenait,   part   à   l'agita- 
tion contre  la  nomination  du  socinien  Ilamp- 
den    à    une   chaire   de    théologie.   Voilà    les 
Anglais:  ils  nomment  curé  un  (i.)rham  qui  ne 
croit  pas  au  péché  originel  et  professeur  de 
théologie,    un    Ilampden,    incrédule    comme 
Voltaire.  Voltaire  ne  se  refusait  rien  ;  il  est 
probable  qu'il  ne  lui  eut  pas  plu  et  qu'il  n'au- 
rait plu  à  personne  qu'on  le  nommât  profes- 
seur royal  de  théologie  orthodoxe.    L'année 
suivante,    le    Christian     observer    demandait 
comment  Pusey,  homme  consciencieux,  pou- 
vait rester  dans  une  église  dont  il  ne  profes- 
sait   pas  les  doctrines.  L'alter  ego  de    Pusey, 
Newman,  répondit   par  une  série  de  lettres, 
où  il  donnait  une  nouvelle  interprétation  de 
trente-neuf  articles  du    Credo    anglican.   La 
même  année,  paraissaient  trois  traités  pour  le 
Temps;  deux  étaient  de   Newman.  Newman, 
Keble  et  Pusey  commençaient  la  Bibliothèque 
des  Pères,  comme  antidote  aux   passions  des 
ultras.  Excellente  entreprise  :   la  lecture  des 
Pères  des  premiers  siècles  contient  une  grâce 
de  lumière,  de  foi  et  de  vertu  qui  doit,  sur  la 
conscience    cautérisée    des    protestants,  pro- 
duire, à  brève  échéance,  les  meilleurs  effets. 
En  1 839,  le  laborieux  auteur  publiait  un 
traité  de  la  justification  et  des  serments  de 
paroisse  ;  de  plus,  il  collaborait  très  active- 
ment à   la   revue  puséiste,  le  British-Crilic. 
L'objet  de  cette  revue  était  de  prouver  que 
l'église   anglicane    était   une    réprésentation 
fidèle  de  l'Eglise  primitive  et  qu'il   fallait  en 
développer  le  christianisme  latent.  Entre  au- 
tres, Newman  donna  deux  articles  qui   causè- 
rent une  grande  émotion  :  l'un  sur  le  jugement 
privé,   établissant  que    ce  jugement    ne  doit 
s'exercer  que  pour  trouver   le  Maître  de  la 
doctrine  ;  l'autre,  quoique    plein   d'erreurs, 
prouvait  cependant  que  le  pape  de  Home  n'est 
pas  l'antechrist. 

L'école  d'Oxford  arrivait,  en  1841,  à  une 
telle  autorité,  que  le  Times  crut  habile  de 
prendre  la  défense  du  puséisme  ;  il  demanda 
la  collaboration  de  Newman.  Sous  le  pseu- 
donyme de  Caltolicus,  Newman  donna  des 
articles  où  il  criblait  avec  autant  d'esprit  que 
de  verve  leg  doctrines  lalitudinaires  de  Robert 
Peel.  Mi  a  alors  paraissait  l'immortel  traité 
90,  qui  souleva  tant  de  récriminations  et  de 
colère-.  L'objet  de  cette  discussion  était  d'éta- 
blir que  les  trente-neuf  articles  ont  eu  pour 
but  de  condamner  des  abus  relatifs  à  certaines 
et  non  pas  les  doctrines  elles- 
mêmes.  D'après  cette  exégèse,  on  peut  les 
mettre  en  harmonie  avec  les  décrets  du  Con- 


cile de    Treille.   1,'ne    telle    aflirnia  I  ion    inclina 

l'évoque  d'Exeter  à  interdire  la  continuation 
des  traités  ;  ce  prélat,  partisan  du  libre  exa- 
men, s'adjoignait,  par  une  rare  inconscience, 
le  rôle  d  inquisiteur  préventif.  Quatre  pro- 
fesseurs bo ramèrent  l'auteur  de  se  découvrir. 
Newman  se  déclara  auteur  et  prit  solennelle- 
ment la  responsabilité  de  ses  doctrines.  En 
même  temps,  il  rétractait  tout  ce  qu'il  avait 
écrit  contre  l'Eglise  romaine,  se  démettait  de 
sa  cure  protestante  et  se  relirait  dans  la  re- 
traite de  Littelmore. 

Le  29  septembre  184."),  un  disciple  de  New- 
man, Dobrée  Dalgains,  rentrait  dans  le 
giron  de  l'Eglise,  avec  son  jeune  ami,  Saint- 
John.  Sur  leur  invitation  le  Père  Dominique 
de  la  mère  de  Dieu,  provincial  des  Passionistes, 
se  rendait  à  Littelmore.  Ce  fut  l'heure  de  la 
grâce  :  Newman  se  confessa  et  reçut  le  bap- 
tême sous  condition,  communia  et  se  trans- 
forma comme  un  autre  Paul. 

La  conversion  du  célèbre  docteur,  bien  que 
prévue,  n'eut  pas  moins  un  immense  reten- 
tissement. Jusque-là  les  champions  de  l'an- 
glicanisme avaient  cru  pouvoir  expliquer  les 
conversions  par  des  écarts  d'imagination,  par 
l'ignorance  ou  le  défaut  de  jugement.  Ces 
pauvres  raisons  étaient  réduites  à  néant. 
L'homme  qui  avait  le  mieux  compris  l'angli- 
canisme, qu'on  saluait  comme  le  restaurateur 
de  l'établissement,  se  rendait  à  l'Eglise  ro- 
maine. C'était  le  coup  le  plus  terrible  que 
put  recevoir  l'Eglise  de  Henri  VIII  et  d'Eli- 
sabeth. 

Après  sa  conversion,  Newman  resta  encore 
un  an  à  Littelmore,  étudiant  la  théologie  sous 
la  direction  du  vicaire  apostolique,  Wiseman. 
En  1846,  il  se  rendit  à  Home,  continua  ses 
études,  se  fit  ordonner  prêtre  et  entra  dans 
la  congrégation  de  l'Oratoire.  A  son  retour,  il 
s'occupa  de  l'accession  des  Wilfridiens,  reli- 
ligieux  protestants,  qui,  aux  trois  vœux,  en 
ajoutaient  un  quatrième  de  dévotion  à  la 
Très  Sainte-Vierge.  Cette  accession  obtenue, 
le  2  février  4848,  fut  établie  la  première  con- 
grégation anglaise  des  Oratoriens,  d'abord  à 
Meryvale,  puis  à  Birmingham,  enfin  à  Londres. 

Ces  retours  ne  s'accomplirent  pas  sans  con- 
tradiction. L'évêque  de  Norwich  s'éleva  contre 
Newman  ;  pour  toute  réponse,  Newman  en- 
voyait, au  prélat  anglican,  la  collection  de  ses 
ouvrages.  Un  membre  du  parlement  demanda 
si  l'Oratoire  n'était  pas  un  repaire  de  brigands. 
Newman  répondit  que,  dans  sa  maison,  il  y 
avait  des  caves  comme  chez  tout  le  monde  ; 
et  que  ces  caves  servaient  pour  loger  le  char- 
bon, la  bière  et  la  boulangerie.  Un  apostat 
italien  nommé  Achilli,  qui  avait  quitté  l'Eglise 
après  avoir  souillé  dix  femmes  et  nanti  d'une 
concubine  s'était  fait  pasteur  protestant  a 
Londres,  déclamait  très  fort  contre  l'Eglise 
romaine.  Newman  lui  répondit  avec  une 
grande  force,  du  haut  de  la  chaire.  Achilli 
sentit  le  coup  et  porta  plainte,  contre  New- 
man, du  chef  de  diffamation.  En  ce  cas,  le 
tribunal  anglais  admet  la  preuve.  Newman, 


m 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  i:\TIIOLlMUE 


pour  Be  justifier,  dot  donc  faire  venir  des  N'- 
as de  Corfou,  de  Malte  et  d'Italie.  Toua 
tolèrent  Achilli;  niais  les  juges  protes- 
tants, heureux  de  tenir  le  transfuge  <ie  leur 
hérésie,  n'admirent  qu'une  faillie  partie  de 
témoignages  et  condamnèrent  Kevmaa, 
Cette  condamnation  entraînait  à  ISO 000  francs 
de  frais.  Matériellement,  c'était  la  ruine  de 
l'Oratoire.  Une  souscription  ouverte  pour  cou- 
vrir ces  frais  produisit  230000  francs.  De 
sorte  que  le  coup  qui  devait  tuer  Newman 
lui  permit  de  payer  les  frais  d'un  procès  ana- 
logue au  sien  et  de  verser  encore  00  000  francs 
dans  la  caisse  de  l'Université  de  Dublin.  Quant 
â  Achilli,  il  dut  quitter  l'Angleterre  et  se  ré- 
fugia aux  Etats-Unis,  où  il  embrassa  la  doc- 
trine de  Swedenborg.  —  Ce  sera,  pour  l'An- 
gleterre, une  honte  éternelle  d'avoir  préféré 
l'étranger  à  l'indigène,  l'homme  taré  à  l'homme 
juste,  et  d'avoir  condamné  l'innocent  pour 
complaire  aux  haineuses  passions  du  protes- 
tantisme. 

Newman  commit  alors  une  faute,  qu'il  re- 
nouvela plus  tard,  avec  éclat.  L'Uhioers,  de 
Paris,  était  le  journal  qui,  par  sa  souscrip- 
tion, avait  le  plus  contribué  aux  frais  du  pro- 
cès de  Londres.  Cette  feuille,  à  partir  de  1850, 
se  trouvait  en  butte  à  toutes  les  malversa- 
tions des  catholiques  libéraux.  Newman,  qui 
eut  pu  facilement  garder  le  silence,  trouva 
bon  de  passer  la  Manche  pour  se  joindre  aux 
frivoles  accusateurs  de  Y  Univers.  Plus  tard,  il 
devait  accuser  avec  encore  plus  de  violence  ; 
mais  alors  il  fil  au  journal  l'honneur  de  l'en- 
glober avec  les  Pères  du  Concile  du  Vatican. 
Nous  ne  pensons  pas  que  celte  incartade  ait 
pu  contribuer  à  sa  promotion  au  cardinalat. 

Après  ce  procès,  Newman  fut  nommé  pré- 
sident du  collège  catholique  de  Dublin.  La 
direction  de  cet  établissement,  la  congrégation 
de  l'Oratoire,  l'apostolat  de  saint  Philippe  ab- 
sorberont désormais  tous  ses  instants. 

On  doit  au  Père  Newman  de  nombreux 
ouvrages  ;  nous  citerons  ici  la  Théorie  de  la 
croyance  catholique,  discours  sur  les  rapports 
entre  la  raison  et  la  foi  ;  Y  Essai  sur  le  dévelop- 
pement de  la  doctrine  chrétienne,  où  il  déter- 
mine les  conditions  du  développement  d'une 
idée  et  montre  combien  la  fidélité  de  l'Eglise 
à  ses  principes  se  concilie  avec  la  fécondité  de 
leur  développement  ;  deux  volumes  de  confé- 
rences :  Le  Christianisme  travesti  par  ses  enne- 
mis, traité  de  prescriptions  contre  les  calom- 
nies des  hérétiques  ;  enfin  un  plaidoyer  pro 
domo  sua  dans  l'Histoire  de  ses  opinions  reli- 
gieuses et  de  leurs  développements. 

Les  conférences  du  Père  Newman  ont  été 
traduites  dans  notre  langue,  avec  peu  de  suc- 
cès. Nous  ignorons  si  c'est  par  la  faute  du  tra- 
ducteur ou  parle  défaut  de  concordance  entre 
les  idées  reçues  et  le  tempérament  intellectuel 
de  l'Angleterre,  comparé  à  l'esprit  de  la 
France.  Nous  croyons,  de  plus,  que  des  con- 
vertis, même  distingués  par  le  talent,  comme 
Newman  et  Manning,  ont  gardé,  du  protestan- 
tisme, certaines  impressions  fâcheuses  et  ne 


sont  entrés  dans  le  christianisme  qu'avec  cer- 
taines limites.  Le  grand  mérite  de  Newman, 
c'est  que,  né  dans  le  protestantisme  et  im- 
prégné de  ses  enseignements,  il  a  su  briser 
les  entraves  qui  le  retenaient  dans  la  maison 
de  ténèbres,  frapper  hs  esprils  par  l'éclat  de 
sa  conversion  et  contribuer  puissamment,  avec 
Wiseman,  à  la  conversion  de  L'Angleterre. 

Le  troisième  grand  personnage  de  l'Angle- 
terre, et,  à  certains  égards  le  premier,  c'est  le 
Père  Faber.  —  Frédéric- William  Faber,  en 
français  Fèvre,  naquit  en  1814,  au  comté 
d'York,  d'une  famille  française  réfugiée  en 
Angleterre  après  la  révocation  de  l'Edit  de 
Nantes.  Dès  ses  premières  années,  il  annonçait 
d'excellentes  dispositions,  qui  furent  culti- 
vées par  ses  parents  avec  autant  de  zèle  que 
d'intelligence.  Vif,  impétueux,  il  était,  en 
même  temps,  un  contemplateur  de  la  b^lle 
nature,  une  âme  ouverte  aux  inspirations  poé- 
tiques. Après  quelques  études  sous  un  maître 
particulier,  le  chaste  et  poétique  adolescent 
vint  à  l'Université.  En  dehors  des  études 
classiques,  son  premier  attrait  fut  pour  les 
vies  des  saints.  En  1833,  devenu  l'acolyte  de 
Newman,  curé  de  Sainte-Marie,  il  se  jeta 
avec  ardeur  dans  le  mouvement  pour  la  res- 
tauration des  principes  ecclésiastiques  qui  se 
fit  jour  dans  les  Traités  pour  le  temps  présent. 
Faber  s'était  toujours  destiné  au  service  de 
Dieu,  comme  ministre  de  l'Egli6e  anglicane. 
En  1837,  après  une  sérieuse  préparation,  il 
fut  ordonné  prêtre  et,  en  1842,  il  acceptait  la 
cure  d'Elton,  au  comté  d'Huntingdon,  tout 
entier  à  son  devoir  de  pasteur  des  âmes,  à 
l'étude  et  à  la  piété  qui  seules  fécondent  ce 
doux  et  précieux  ministère.  Comme  il  avait 
beaucoup  voyagé,  beaucoup  vu,  il  se  livrait 
aux  travaux  littéraires  et  aux  compositions 
poétiques.  La  poésie  n'était  pas,  pour  lui,  une 
simple  fiction,  un  amusement,  des  mots  ar- 
rangés. C'était  l'élan  des  facultés  intuitives, 
cherchant  à  percer  les  voiles  et  les  ombres  de 
la  nature.  C'était  le  rayonnement  d'une  âme 
élevée  jusqu'à  l'enthousiasme,  traduit  par  un 
langage  digne  du  sujet.  En  lui,  l'homme  de 
méditation  et  de  prière  ne  faisait  qu'un,  et 
le  poète  était  catholique  par  instinct,  mais 
entravé  par  les  faiblesses  de  la  raison  et  les 
liens  complexes  de  l'hérésie  nationale. 

Dès  1843,  Faber  songeait  à  se  convertir. 
En  1845,  lorsque  Ward,  Dalgairns.  Saint-John, 
Newman,  Bowles,  Stanton,  W;ilker,  OaKley, 
Collins,  Christie,  etc.,  eurent  abandonné  la 
confession  anglicane,  Faber  quitta  Elton  avec 
Knox,  deux  domestiques  et  sept  paroissiens  et, 
le  17  novembre,  ils  abjuraient  à  Northamp- 
ton.  Bientôt  Faber  se  rendait  à  Rome,  fut 
promu  aux  ordres  sacrés  et  entra  dans  la  con- 
grégation de  l'Oratoire.  Successivement  no- 
vice, profès  et  supérieur  de  la  petite  compa- 
gnie, il  mourut  à  quarante-neuf  aus,  terme 
trop  précoce  d'une  existence  consacrée  exclu- 
sivement au  culte  de  la  vérité  et  de  la  justice. 

«  Le  Père  Faber,  dit  Léon  Gautier,  réunit 
en  lui  certaines  facultés  de  premier  ordre  qui 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIEME 


!  93 


feraient  aisément  la  gloire  de  plusieurs  grands 
esprits.  One  originalité  puissante  et  voisine  de 
La  hardiesse  sans  jamais  aller  jusqu'à  ta  té- 
mérité: une  poésie  riche,  abondante,  orien- 
tale; un  sentimenl  de  la  nature  exijiiis;  une 
théologie  profonde  et  empruutée  aux  meilleures 
sources;  une  érudition  presque  universelle  et 
qui  ne  prend  jamais  le  soin  de  s'étaler;  un 
amour  obstiné  de  la  beauté  qui  éclate  très 
naturellement  dans  chacune  de  ses  pages; 
une  éloquence  familière,  calme,  sans  grands 
mouvements,  sans  grandes  phrases,  qui  pé- 
nètre à  la  façon  de  la  lumière  et  de  la  cha- 
leur, et  qui,  à  force  de  douceur,  finit  par 
vous  passionner  étrangement,  tellement  que 
j'ai  quelque  peine  à  me  figurer  le  degré  d'en- 
thousiasme où  ont  dû  se  monter  les  auditeurs 
de  ses  Conférences  spirituelles  ;  une  science 
aimable  de  la  causerie  qui  atteint  sans  s'en 
douter  les  plus  hauts  sommets  de  l'éloquence  ; 
une  observation  admirable  du  cœur  humain, 
qui,  chose  merveilleuse,  ne  l'empêche  pas 
d'estimer  l'homme  ni  surtout  de  l'aimer  ;  de 
la  finesse,  de  la  subtilité,  de  la  profondeur,  et 
surtout  de  l'élévation  ;  et,  par  dessus  toutes 
choses,  un  sens  incomparable  du  surnaturel, 
l'habitude  de  pénétrer  tout  de  Jésus-Christ, 
de  tout  tremper  dans  Jésus-Christ,  de  tout 
christianiser  ici-bas  ;  une  sévérité  très  douce, 
une  miséricorde  très  austère,  de  beaux  re- 
gards perpétuellement  jetés  vers  le  ciel  et  des 
bras  opiniâtrement  tendus  vers  le  Père  qui  est 
là-haut  :  tel  est  le  Père  Faber.  » 

En  Théodicée,  le  Père  Faber  ne  sépare  pas 
l'Etre  divin  de  ses  attributs  ;  il  n'est  pas  onto- 
logiste  dans  le  sens  condamnable  de  ce  mot, 
et  parmi  toutes  les  perfections  de  Dieu,  c'est  à 
la  bonté  qu'il  attribue  le  premier  rôle.  —  Sur 
l'Incarnation,  il  partage  les  idées  générales  de 
Duns  Scot  et  pose  en  principe  que,  sans  la  pré- 
varication de  nos  premiers  parents,  le  Verbe 
se  serait  incarné.  —  C'est  par  l'amour  qu'il 
explique  les  rigueurs  de  l'ancien  Testament, 
et  si  la  loi  d'amour  a  succédé  à  la  loi  de  crainte, 
c'est  que  la  Vierge  Marie  est  intervenue,  et 
que,  par  son  fiât,  elle  a  participé  au  salut  du 
monde.  —  La  Rédemption  est  la  substitution 
de  Dieu  à  l'homme.  Dieu  aurait  pu  nous  ra- 
cheter autrement,  il  ne  pouvait  pas  nous  sau- 
ver d'une  manière  plus  sublime.  Ce  sang  ré- 
pandu, nous  a  rendu  d'abord  le  salut  pos- 
sible; ensuite  il  a  dû  tout  régénérer.  Il 
n'appartient  pas  aux  seuls  théologiens  de 
parler  de  ses  conquêtes  ;  l'artiste,  le  lettré,  le 
savant,  le  politique,  doivent  faire,  de  la  ré- 
demption, le  centre,  le  but,  l'idéal  de  leur 
art,  de  leur  science,  de  leurs  idées,  pour  le 
gouvernement  des  hommes.  Tel  est  l'ensemble 
des  idée»  du  Père  Faber. 

Mais  on  ne  peut  juger  cet  homme  d'après 
un  aussi  sec  sommaire.  Son  premier  soin  en 
entrant  dans  le  catholicisme  avait  été  du  se 
mettre  en  harmonie  avec  l'esprit  -le  l'Eglise 
catholique,  tel  qu'il  vit  aux  sources,  surtout 
dan-  la  cité  de  Rome  et  à  l'ombre  de  la  Chaire 
de  saint  Pierre.  Son  but  est  d'ôlre  l'initiateur 


des  catholiques  anglais,  non  pas  aux  vérités  de 
la  foi,  mais  aux  splendeurs  de  la  piété.  Les 
moyens  d'atteindre  ce  but  sont  divers,  Le  pre- 
mier ce  son  i  les  offices  de  l'Oratoire,  la  prédi- 
cation populaire  et  la  confrérie  du  précieux 
sang;  le  second,  ce  sont  les  vies  populaires 
des  saints  anglais;  le  troisième  la  prédica- 
tion ;  le  quatrième,  les  ouvrages  d'esprits,  des 
poésies  détachées,  des  cantiques,  des  poèmes 
et  surtout  des  ouvrages  île  spiritualités. 

Comme  prédicateur,  il  était  abondant  et 
rempli  d'onction.  Pour  parler,  il  avait  une 
aisance,  une  flexibilité  d'esprit  et  de  voix, 
une  vivacité  à  imaginer  et  à  saisir,  une  grande 
beauté  de  conception  et  d'expression;  il  avait 
encore  un  autre  genre  de  beauté  saisièsable  à 
l'œil  et  à  l'oreille  :  c'était  le  rayonnement  de 
la  confiance  d'un  homme  qui  vit  dans  la  lu- 
mière et  la  paix  de  Dieu  et  qui  désire  faire 
partager  aux  autres  son  bonheur.  Supérieur  à 
tout  calcul  et  à  toute  faiblesse,  jamais  sa  pa- 
role ni  sa  plume  ne  furent  embarrassées  par 
des  considérations  humaines  ;  les  formes  ab- 
solues du  dogme,  les  sévérités  de  la  morale, 
les  maximes  pures  de  la  vie  spirituelle,  c'était 
là  sa  force  et  ce  doit  être  la  force  de  tout 
prêtre.  Jamais  le  désir  d'attirer  l'applaudisse- 
ment d'une  assistance  mêlée,  n'obtint  de  lui 
la  moindre  complaisance.  Il  était  trop  sainte- 
ment fier  de  posséder  la  vérité  par  l'Eglise, 
pour  l'accommoder  aux  hommes  qui  ne 
peuvent  être  que  ses  disciples. 

Pour  renforcer  sa  prédication,  le  Père  Fa- 
ber avait  fait  traduire  en  anglais  plusieurs 
livres  spirituels  d'auteurs  étrangers,  tels  que 
Boudon,  Surin,  Rigoleuc,  les  deux  Lallemant, 
Courbon,  Lombez,  Nouet  et  Y  Esprit  de  saint 
Philippe  de  Néii.  Entre  1853  et  60,  il  écrivit 
lui-même  et  publia  huit  forts  volumes,  savoir  : 
Tout  pour  Jésus,  Le  créateur  et  la  créature,  Beth- 
léem, Le  pied  de  la  croix,  Le  précieux  snng,  Le 
Saint-Sacretnent,  l'rogrès  de  Came  dans  la  nie 
spirituelle,  Conférences,  plus  deux  opuscules 
sur  les  dévotions  à  l'Eglise  et  la  dévotion  au 
Pape.  Ces  ouvrages  ont  été  traduits  en  cinq 
ou  six  langues  et  lus  dans  tout  l'univers. 
L'édition  la  plus  complète  est  l'édition  alle- 
mande ;  elle  contient,  les  œuvres  ascétiques; 
Sir  Lancelot,  les  poèmes  et  les  contes  angé- 
liques. 

«  Nous  ne  connaissons  personne,  dit  la 
Revue  de  Dublin,  qui  ait  plus  fait  pour  enga- 
ger ses  contemporains  à  aimer  Dieu  et  à 
suivre  une  voie  plus  élevée  dans  la  vie  inté- 
rieure. Nous  n'en  connaissons  pas  qui  nous 
représente  autant  l'esprit  de  saint  Bernard  et 
de  saint  Bernardin  de  Sienne,  par  l'auréole 
de  tendresse  et  de  beauté,  dont  il  a  entouré 
les  noms  de  Jésus  et  de  Marie  ». 

«  L'éloge  des  ouvrages  spirituels  du  Père 
Faber,  dit  la  Civïlta  catholica,  peut  se  résumer 
à  dire  que  ce  beau  langage,  conception  d'une 
belle  intelligence,  n'a  pu  arriver  sous  la  plume 
qu'après  avoir  passé  par  les  feux  d'un  cœur 
plus  admirable  encore.  S'il  fut  remarquable 
par  les  dons  variés  de  la  parole,  de  l'esprit  et 


496 


11IST0IHE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLJnlJK 


du  cœur,  il  1»;  fui  encore  davantage  par  la  fu- 
sion harmonieuse  de  ces  talents...  Parmi  les 
écrivains  ascétiques,  combien  n'y  en  a-t-il  pas 
d'incomplets?  Les  uns  perdent  en  chaleur  et 
en  onction  ce  qu'ils  gagnent  en  hauteur  de 
pensée  ;  les  autres,  qui  trouveraient  aisément 
le  chemin  du  cœur,  sans  une  déplorable  vul- 
garité, rebutante  pour  les  âmes  élevées; 
d'autres  enfin  qui  ont  chaleur  et  solidité, 
mais  sans  agrément,  sans  grâce,  sans  élé- 
gance, sans  charme  de  diction.  De  chacun  des 
volumes  du  Père  Faber,  on  peut  dire  que 
c'est  à  la  fois  une  œuvre  littéraire  et  ascétique  ; 
une  œuvre  de  grande  intelligence,  de  grand 
cœur  et  de  grand  talent  ;  une  œuvre  d'art  ac- 
compli, oit  la  grâce  a  perfectionné  et  vivifié 
une  excellente  nature. 

Dom  (iuéranger  confirme  d'un  mot  tous 
ces  jugements  :  «  Le  Père  Faber  est  le  plus 
grand  mystique  du  xixc  siècle  ». 

Henri  Edouard  iManning  naquit  à  Cotte- 
ridge-IIouse  (comté  d'ilertfort)  le  lojuillet  1808 
d'une  famille  protestante,  le  jour  dédié  à  son 
patron  saint  Henry.  Le  nouveau-né  descen- 
dait d'une  ancienne  famille  de  chevaliers  dont 
le  blason  porte  une  croix  lleurdelisée,  avec  la 
devise  :  Malo  mori  quant  fxdari,  redisant  les 
hauts  faits  d'armes  qu'ils  accomplirent  pour 
la  défense  de  leur  foi  et  de  leur  patrie  à 
l'époque  des  croisades.  Henri  était  le  plus 
jeune  des  quatre  fils  de  William  Manning, 
riche  négociant  de  Londres,  ancien  membre 
du  Parlement,  qui  fut  gouverneur  de  la 
banque  d'Angleterre.  Le  jeune  Manning  reçut 
son  éducation  première  à  Harrow,  cette  école 
aristocratique  où  fut  élevé  lord  Byron,  puis 
fut  envoyé  à  Oxford  où  il  entra  comme  unter- 
graduate  (sous-gradué)  au  collège  de  Balliol. 
C'est  là  qu'il  se  lia  d'amitié  avec  le  premier 
président  Gladstone.  11  fut  noté  comme  se- 
cond à  Oriel,  collège  où  le  docteur  Wateley 
et  le  docteur  Newman  brillèrent  plus  tard  au 
premier  rang  d'hommes  de  talents  supérieurs. 
Entré  à  Oxford  avec  la  réputation  d'une 
grande  capacilé,  il  s'y  livra  aux  études  les 
plus  assidues  et  se  fit  bientôt  remarquer  par 
sa  facilité  à  concentrer  son  esprit  sur  toutes 
sortes  de  sujets.  Trois  ans  plus  tard,  en  1838, 
Manning  remportait  les  premiers  honneurs 
académiques  et  devenait  agrégé  ou  fellow  de 
Merton-Collège. 

La  pente  de  son  esprit  l'entraînait  à  cette 
époque  vers  la  vie  politique;  il  serait  entré  à 
la  Chambre  si  des  pertes  assez  considérables, 
essuyées  par  son  père  dans  le  négoce,  n'eussent 
ajourné  ce  projet.  Il  demanda  donc  et  obtint, 
en  vue  d'une  carrière,  soit  diplomatique  soit 
parlementaire,  une  place  dans  le  Colonial- 
Office. 

Cependant  ses  pensées  se  dirigeaient  sur- 
tout vers  les  hautes  questions  métaphysiques 
et  théologiques  et  se  concentraient  sur  les 
grandes  vérités  :  Dieu,  le  monde  invisible,  la 
vie  éternelle.  Un  sermon  extrait  de  ses  pre- 
miers ouvrages  découvre,  pour  ainsi  dire,  le 
levier  moral  de  toute  son  existence.  Le  texte 


en  était  :  CharUat  Christi  urget  nos.  Ayant 
reçu  les  ordres  anglicans,  il  fut  pourvu, 
vers  1833,  du  bénéfice  de  Lavington  au  fond 
d'un  vallon  solitaire  du  comté  de  Sussex. 
C'est  ici  qu'il  commença  une  série  d'études, 
d'abord  sur  la  vieille  Eglise  anglicane,  puis 
sur  les  Pères  de  l'Eglise,  qui  devaient  plus 
tard,  par  la  grâce  de  Dieu,  le  conduire  à  la 
foi  catholique.  A  cette  époque  il  publia  une 
séiie  de  sermons  que  ses  coreligionnaires 
d'alors  tiennent  encore  en  grand  honneur. 

En  1840,  il  fut  nommé  archidiacre  de  Chi- 
chester,  dans  le  diocèse  duquel  était  sa  pa- 
roisse. Ce  fut  vers  cette  époque  qu'il  prononça 
pour  la  visite  de  l'évèque  un  remarquable 
sermon  dans  la  cathédrale  de  Chichesler. 
Dans  ce  discours  il  insista,  au  grand  étonne- 
ment  de  ses  confrère-,  non  moins  qu'à  celui  de 
l'évèque,  sur  la  doctrine  de  la  succession  apos- 
tolique et  sacerdotale  telle  qu'elle  était  ensei- 
gnée dans  les  premiers  temps  de  la  commu- 
nion anglicane.  Un  peu  plus  tard,  il  établit, 
dans  son  œuvre  mémorable  sur  «  l'Unité  de 
l'Eglise  »,  les  principes  qui  devaient  logique- 
ment le  conduire  au  catholicisme  et  lui  faire 
quitter  la  robe  de  docteur,  pour  s'asseoir  en 
catéchumène  aux  pieds  de  l'Eglise  catholique. 
Les  convictions  qui  amenèrent  enfin  cet  acie  de 
soumission  furent  définitivement  établies  chez 
lui  par  l'issue  du  procès  bien  connu  sous  le 
nom  de  Gorham-Case.  11  s'agissait  non  seule- 
ment de  la  question  de  la  régénération  bap- 
tismale, mais  encore  de  la  discussion  des 
droits  de  l'Eglise  d'Angleterre,  où  il  était  im- 
pliqué qu'elle  n'avait  pas  renoncé,  en  abon- 
donnant  la  suprématie  de  la  tiare  pour  celle 
de  la  couronne,  au  privilège  d'enseignement 
autoritaire  et  à  celui  d'être  considérée  comme 
faisant  partie  de  l'Eglise  établie  par  Jésus- 
Christ. 

L'archidiacre  protesta  formellement  contre 
la  décision  du  conseil  privé  et  le  principe 
qu'il  représentait.  Il  fut  appelé  à  une  nom- 
breuse assemblée  des  principaux  membres 
laïques  et  religieux  de  l'Eglise  haute,  et  y  tra- 
vailla à  une  série  de  décisions  qui  furent  si- 
gnées par  la  plupart  des  personnes  présentes. 
Leur  but  était  d'établir  que  si  l'Eglise  angli- 
cane ne  rejetait  pas  l'autorité  du  gouverne- 
ment représenté  par  le  conseil  privé  dans  les 
doctrines  enseignées  par  cette  communion, 
elle  devait  être  considérée  comme  ne  faisant 
pas  partie  du  corps  mystique  de  Jésus-Christ. 
Cependant  l'Eglise  anglicane  ne  repoussa  pas 
la  suprématie  de  la  couronne  en  matière  de 
doctrine,  et  Manning,  ayant  attendu  encore 
quelques  mois  dans  l'espoir  que  le  clergé  se 
prononcerait  en  masse,  il  abandonna  son 
archiadaconat  et  bientôt  après  la  place  de 
recteur.  Il  fut  reçu  au  printemps  de  1851 
dans  l'Eglise  catholique. 

La  hiérarchie  catholique  venait  d'être  réta- 
blie en  Angleterre  par  le  Pape  Pie  IX.  Man- 
ning fut,  pour  ainsi  dire,  une  des  prémices  de 
ce  mouvement  puséiste  d'Oxford,  qui  a  fourni 
tant  de  défenseurs  au  catholicisme  anglais.  Le 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈME 


191 


récent  archidiacre  de  Chicheslcr  se  prépara, 
suivant  le  désir  de  Mgr  Wiseman,  à  la  récep- 
tion des  ordres  sacrés.  Prêtre,  il  ne  resta  pas 
en  Angleterre.  Sur  la  demande  du  Saint-Père, 
il  se  rendit  à  Home  pour  se  perfectionner 
dans  les  sciences  Ihéologiques  qu'il  avait  étu- 
diées avec  la  plus  grande  ardeur  môme  avant 
sa  conversion.  Il  y  resta  jusqu'en  1854.  Ue 
retour  en  Angleterre,  il  se  livra  avec  un  grand 
zèle  à  la  conversion  des  protestants.  Le  Saint- 
Père  le  nomma,  en  1859,  prévôt  de  Westmins- 
ter, en  remplacement  du  docteur  Whitly,  dé- 
missionnaire. La  même  année,  conformément 
au  désir  du  cardinal  Wiseman,  le  docteur 
Manuing  entreprit  d'établir  dans  le  diocèse  de 
Westminster  la  congrégation  des  Oblats  de 
Saint-Charles,  dont  il  fut  le  premier  supérieur. 
En  1860,  Pie  IX  reconnut  et  récompensa  les 
services  qu'il  rendait  à  la  religion  en  le  nom- 
mant prélat  domestique  et  protonotaire  apos- 
tolique. Il  s'établit  à  Bayswater,  à  l'ouest  de 
Londres,  où  il  bâtit  une  église,  Sainte-Marie 
des  Anges,  et  une  maison  religieuse. 

Le  7  mai  1865,  Pie  IX  préconisait  MgrMan- 
ning  archevêque  de  Westminster  pour  succé- 
der au  regretté  cardinal  Wiseman,   mort  le 
15  février  précédent.  Le  nouveau  prélat  fut 
sacré  dans  la  cathédrale  provisoire  de  Sainte- 
Marie  de  Moorfields  par  Mgr  Ullathorne, évêque 
de  Birmingham,  assisté  de  Mgr  Turner,  évéque 
de  Salford,  le  jeudi  8  juin  suivant.  Cette  cé- 
rémonie s'accomplit  en  présence  de  la   hié- 
rarchie anglaise  tout  entière,  à  l'exception  de 
Mgr  Cornthwaite,  évêque  de  Beverley,  et  de 
Mgr  James  Brown  empêchés  par  l'état  de  leur 
santé,  et  de  Mgr  Goss,  évêque  de  Liverpool, 
absent  du  pays.  Outre  un  nombre    considé- 
rable de  fidèles,   la  plupart   des  catholiques 
étaient    présents,   ainsi    que     beaucoup    de 
membres  du  corps  diplomatique,  notamment 
les  ambassadeurs    de  France   et  d'Autriche. 
Les  ordres  religieux  y  étaient  aussi  représen- 
tés par  les   Oratoriens,   les  Dominicains,  les 
Capucins,  les  Augustins,  les  Carmes,  les  Pas- 
sionnistes,      les     Jésuites,    les     Bénédictins. 
Mgr  Amherst,  évêque  de  Northampton,  porta 
la  parole  en  cette  circonstance  et  prêcha  sur 
l'efficacité  du  Saint-Esprit. 

Mgr  Manning  fut  solennellement  intronisé 
le  lundi  6  novembre  comme  archevêque  de 
Westminster.  Aux  félicitations  du  clergé,  il 
répondit  par  un  discours  qui  fit  sensation  en 
Angleterre  et  dont  nous  avons  extrait  le  pas- 
sage suivant:  «  ...L'Angleterre  n'est  pas  plus 
éloignée  aujourd'hui  de  la  foi  et  de  l'unité  de 
L'Eglise  qu'à  l'époque  où  saint  Grégoire  en- 
voya le  pallium  à  saint  Augustin.  Celui-ci  ne 
pouvait  rn.n  plus  prévoir  les  gloires  de  l'Eglise 
saxonne,  ni  la  grandeur  à  la  fois  majestueuse 
et  semée  de  périls  de  l'Eglise  normande.  Que 
nous  réserve  l'avenir?  Dieu  seul  le  sait  :  mais 
notre  foi  exige  que  nous  espérions  de  grandes 
choses  et  notre  fidélité  exige  que  nous  les  ten- 
tions. Deux  choses  sont  parfaitement  cer- 
taines :  dur.  côté,  le  protestantisme,  après 
avoir,  comme   tant  d'autres   hérésies,  fourni 

T.  xv. 


une  carrière  de  trois  cents  ans,  tombe  en 
dissolution  et.  disparait;  de  L'autre,  la  loi  ca- 
tholique se  développe  partout  d'une  manière 
irrésistible.  Ces  deux  opérations  se  poursui- 
vent sans  relâche.  Tout  ce  qui  ressemble  à  un 
système  de  théologie  ou  à  une  Eglise  en 
dehors  de  l'unité  du  seul  bercail  s'altère  d'une 
manière  sensible  et  disparait  peu  à  peu. 
Encore  une  génération  ou  deux,  et  la  religion 
anglicane  sera  ce  que  sont  aujourd'hui  l'aria- 
nisme  et  le  dunatisme,  une  page  dans  l'his- 
toire. Mais  l'Eglise,  immuable  et  impérissable 
au  milieu  des  catastrophes  qui  se  multiplient 
sur  toute  la  surface  du  monde,  apparaîtra 
plus  éclatante  que  jamais  à  toutes  les  nations 
comme  l'arche  du  salut,  surnageant  sur  la 
surface  des  eaux...  »  L'heure  n'est  pas  encore 
venue  d'écrire  l'histoire  de  l'épiscopat  du 
savant  archevêque  dont  le  zèle  et  le  talent 
n'auront  pas  peu  contribué  au  retour  de  l'An- 
gleterre à  la  vraie  foi. 

Après  sa  conversion,  Mgr  Manning  publia 
un  grand  nombre  d'ouvrages  :  les  plus  connus 
sont  peut-être  ses  Discours  sur  des  sujets  ecclé- 
siastiques et  sou  Traité  du  pouvoir  temporel 
des  vicaires  de  Jésus- Christ.  Ce  dernier,  le  plus 
important  sur  la  matière,  a  été  publié  en 
langue  anglaise  ;  on  a  également  publié  de  ce 
prélat,  Y  Histoire  du  Concile  du  Vatican,  avec 
introduction,  notes  et  appendice  par  Chanlrel. 
Parmi  les  opuscules  de  Mgr  Manning,  les  Fon- 
dements de  la  Foi  et  l'Office  ou  Prose  du  Saint- 
Esprit  ont  puissamment  contribué  à  ouvrir 
les  yeux  de  plusieurs  à  la  lumière  de  la  vérité 
catholique.  Nous  ne  parlons  pas  de  ses  dis- 
cours sur  YEducation  chrétienne,  ni  de  ses 
autres  travaux  sur  le  Concile  œcuménique, 
qui  le  nomma  membre  des  deux  commissions 
du  dogme  et  de  la  foi  et  des  Postulata.  Depuis 
le  17  juin  1867,  Mgr  Manning  était  assistant 
au  trône  pontifical. 

D'après  la  statistique  de  1872,  le  diocèse  de 
Westminster  a  une  population  de 2  784  226  ha- 
bitants, 264  prêtres,  98  églises,  chapelles  ou 
stations,  19  couvents  d'hommes,  37  couvents, 
de  femmes  et  3  collèges.  Depuis,  ce*  chiffres 
n'ont  pu  que  croître  et  embellir.  Le  ritualisme, 
par  ses  querelles,  a  tenu  la  question  religieuse 
à  l'ordre  du  jour  ;  la  controverse  n'a  pas 
manqué  de  toucher  les  esprits  sages  ;  et  puis 
on  prie  beaucoup  pour  la  conversion  de  l'An- 
gleterre. 

Nous  disons  un  mot  de  quelques  écrivains 
de  Savoie,  de  Suisse  et  de  Belgique. 

Au  terme  d'un  voyige  littéraire  en  Italie, 
en  Espagne  et  en  Angleterre,  il  faut,  avant 
de  passer  en  Allemagne  et  en  France,  jeter  un 
coup  d'oeil  sur  la  Savoie,  la  Suisse  et  la  Bel- 
gique. 

La  Savoie  est,  dans  l'Eglise,  un  pays  de  foi 
et  de  valeur  intrépide.  Calvin  avait  établi,  à 
ses  frontières,  la  Rome  protestante;  il  atta- 
chait, à  son  opposition  irréductible,  de  grandes 
espérances.  Dieu  déjoua  ce  calcul,  en  suscitant, 

32 


198 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


<lc  nos  jours,  parmi  les  Savoyard?,  les  deux 
de  Maiatre,  les  évèqaes  Rey  et  Rendu, 
le  missionnaire  Fabre,  le  théologien  Marlinet 
et,  par-d«  sas  tout,  l'incomparable  Gaspard 
Mcrnnllod,  le  Chrysostome  du  \ix'  siècle. 

La  Suisse,  autre  arène  de  combats,  nous 
offre:  le  traducteur d'une  foule  d'auteurs  alle- 
mande, notamment  de  la  Bibliothèque  Idéolo- 
gique 'lu  xix  tiède,  Pierre  Bélet  ;  le  contro- 
versiste,  Edouard  von  llorstein,  l'homme  aux 
fortes  doctrines,  qui  s'est  opposé  surtout,  avec 
.-avoir  el  courage,  au  divorce,  à  la  crémation, 
à  la  laïcisation  des  cimetières  et  aux  divers 
attentats  du  radicalisme  ;  Louis  Vautrey,  le 
docte  et  sympathique  historien  delà  Suisse; 
François  Decurtins,  l'économiste  hardi,  qui 
veut  résoudre  le  problème  social  par  le  socia- 
lisme chrétien,  deux  mots  qui  hurlent  de  se 
trouver  réunis;  mais  il  est  entendu  que  l'ad- 
jectif doit  rogner  les  griffes  et  casser  les  dents 
du  substantif.  Alors  tout  est  bien  qui  finit 
bien. 

La  Belgique,  autre  champ  de  bataille,  a  vu 
s'élever  des  universités  libres  et  une  univer- 
sité catholique.  Dans  son  sein,  le  libéralisme 
a  poussé  les  idées  aux  extrêmes  ;  le  catholi- 
cisme ne  parait  pas  avoir  opposé,  à  ces  at- 
tentats, le  radicalisme  intransigeant  de  la 
vérité.  Les  historiens,  les  philosophes,  les  pu- 
blicités rationalistes,  se  recommandent  vo- 
lontiers des  gueux  et  se  montrent  soucieux  de 
continuer  leur  tradition;  les  politiques  chré- 
tiens essaient  de  les  combattre  et  parfois  y 
réussissent  par  les  ressources  de  la  stratégie 
et  les  bonnes  fortunes  de  l'appel  au  peuple.  A 
Louvain,  Ubaghs  inclinait  vers  l'ontologisme  ; 
Laforêt,  esprit  plus  distingué,  rendait  d'im- 
portants services  ;  son  prédécesseur  comme 
recteur  magnifique  s'était  illustré  dans  l'ha- 
giographie locale,  cela  v?ut  mieux  que  les 
gueusards  de  terre  et  de  mer.  La  Belgique 
s'était  surtout  particularisée  sous  Pie  IX,  par 
les  congrès  de  Malines,  dont  le  catholicisme 
libéral,  sans  le  holà  du  Pape,  eût  fait  des  Etats 
généraux.  Dans  les  congrès,  Guillaume  Vers- 
peyen  et  Cartuyvels  se  firent,  à  force  de  bon 
sens  el  d'esprit,  une  illustration  de  bon  aloi. 
L'homme  qui  domine  tout,  c'est  Victor-Au- 
guste Dechamps,  simple  rédemptoriste,  qui 
devint  évêque  de  Namur,  archevêque  de  Ma- 
lines, cardinal  de  la  Sainte  Eglise  liomaine. 
Dechamps  était  surtout  un  orateur;  mais  il 
ne  dédaignait  pas  d'écrire.  On  lui  doit  quelques 
brochures  populaires,  un  volume  intitulé  :  Le 
Christ  et  les  antechrïsts,  un  autre  ouvrage  : 
Entretiens  sur  un  essai  de  démonstration  de 
la  vérité  catholique,  en  réponse  ou  plutôt  en 
re'futalion  des  écrits  libéraux  du  prince  Albert 
de  Broglie.  Où  Victor  Dechamps  prévalut 
avec  plus  d'avantages,  c'est  quand  il  aborda 
la  thèse  de  l'infaillibilité  et  se  vit  dans  la  né- 
cessité de  se  défendre  contre  Dupanloup  et 
Gratry.  Dechamps  n'a  pas  la  science  victo- 
rieuse* de  dom  Guéranger  :  mais  il  triomphe, 
de  ses  bruyants  adversaires,  par  le  calme  de 
l'esprit,  la  décision  des  arguments  et  la  grâce 


du  discours.  Les  ouvre-  complètes  du  cardi- 
nal Dechamps  atteignent  le  chiffre  de  vingt 
volumes. 

Faate  d'espace,  nous  donnons  ici,  pour  la 
Savoie,  Louis  Itendu  et  l'abbé  Fabre,  pour  la 
Suisse,  Schiibigcr  et,  pour  la  Belgique,  Van 
Doren. 

Parmi  les  écrivains  que  la  Savoie  a  dom 
en  ce  siècle,  à  la  langue  Erant  aise,  il  faut  ci- 
ter l'évêque  d'Annecy.  Louis  Rendu  était  m'- 
en 17N!»  a  Mcyrin,  pays  de  Gex  ;  il  atteignait 
sa  quinzième  année,  lorsque  le  curé  de  Mey- 
rin, Bétemps,  commença  à  lui  donner  des 
leçons  de  latin.  En  4807,1e  supérieur  du  sé- 
minaire de  Chambéry,  Guillet,  lui  fit,  par 
charité,  une  place.  La  place  devait  être  gra- 
tuite ;  Louis  Rendu  en  compenserait  la  charge 
par  ses  services.  On  pensait  peut-être  en  faire 
un  domestique,  il  se  montra  capable  d'être 
professeur;  il  enseignait  les  autres  pendant  le 
jour  et  étudiait  pour  lui-même  pendant  la 
nuit.  Précepteur  ensuite  dans  les  familles  de 
Saint-Bon  et  Gosta  de  Beauregard,  il  fut 
promu  au  sacerdoce  en  1814  et  nommé  pro- 
fesseur au  collège  royal  de  Chambéry.  Jus- 
qu'à 1829,  il  occupa  successivement  les  chaires 
de  littérature  et  de  mathématiques;  en  1829, 
quand  le  collège  fut  confié  aux  Jésuites,  Rendu 
fut  nommé  chanoine  de  la  métropole  et  com- 
mença de  se  livrer  aux  travaux  littéraires.  En 
même  temps,  il  s'adonnait  à  la  prédication, 
prêchait  le  carême  à  Montpellier,  prononçait 
les  oraisons  funèbres  de  Mgr  Marlinet  et  de 
Charles-Félix,  roi  de  Savoie.  Bientôt  il  était 
nommé,  par  Charles-Albert,  réformateur  des 
études,  visiteur  des  écoles  primaires  et  secon- 
daires de  la  Savoie.  Homme  de  science,  spé- 
cialement distingué  en  physique  et  en  géolo- 
gie, il  ne  recherchait  cependant  les  connais- 
sances élevées,  ni  pour  lui,  ni  pour  elles,  mais 
pour  servir  l'Eglise.  En  1842,  à  la  mort  de 
Mgr  Rey,  Rendu  fut  nommé  à  l'évèché  d'An- 
necy; il  eût  voulu  éloigner  de  lui  ce  fardeau, 
qu'il  se  croyait  impropre  à  porter  ;  mais,  sur 
les  instances  des  évèques  de  la  Savoie,  il  dut 
courber  la  tête.  Sacré  évêque,  -Mur  Rendu  fut 
un  évêque  selon  le  cœur  de  Dieu.  Partout  il 
encouragea  la  création  des  écoles,  la  construc- 
tion des  églises,  la  réparation  des  presbytères. 
Pour  l'aider  dans  ce  grand  travail  de  restau- 
ration, il  put  singulièrement  puiser  dans  l'iné- 
puisable bourse  du  comte  Pillet-Will.  Malheu- 
reusement, le  souffle  de  la  révolution  s'élevait 
sur  la  Savoie.  La  constitution  et  la  loi  Sic- 
cardi  inaugurèrent  la  persécution.  L'arche- 
vêque de  Turin  fut  exilé  ;  l'évêque  de  Pigne- 
rol,  pour  ne  pas  subir  la  censure  civile  de  ses 
mandements,  donna  sa  démission.  Mgr  Rendu, 
pour  se  soustraire  à  cette  injuste  vexation, 
donna  son  mandement  manuscrit.  Dans  les 
attaques  contre  le  mariage,  contre  les  Jésuites 
et  contre  lea  ordres  religieux,  il  maintint  avec 
fermeté  les  exigences  de  l'orthodoxie,  sans 
déroger  aux  injonctions  de  la  prudence.  Le 
gouvernement,  qui  volait  et  vendait  les  biens 
des  religieux,  eût  voulu,  pour  se  couvrir,  dé- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


corer  Mgr  Rendu  ;  le  prêtai   refusa  le  grand 
conlon    des    saints    Maurice  et   Lazare.   Le 

vaillant    évoque    ne   se   borna   pas    i    la    résis- 

lamce.  C&vour  avait  ouvert  la  Savoie  aux  mô- 
miers  de  Genève.  Pour  défendre,  contre  les  as- 
sauts de  l'hérésie,  le  diocèse  de  sainl  François 
de  Sales,  sou  successeur  publia  un  ouvrage  sur 
le  commerce  des  consciences:  opuscule  qui  lut 
traduit  en  italien,  en  espagnol  et  en  allemand, 
et  devint,    par  des  additions  successives,  les 
Efforts  du  protestantisme  en  'Europe.  L'évoque 
d'Annecy   publia  encore   une   Lettre  au  roi  de 
Prusse  sur  la  ne'cessité  de  l'union  des  confes- 
sions chrétiennes  ;  par  cet  ouvrage  il  enten- 
dail  assurer  le  retour  des  protestants  ù  l'unité, 
non  par  la  discussion,  mais  par  la  soumission 
au   pontife  romain.   De  même  qu'il  y  a  des 
Grecs-unis,  des  Huthènes-unis,  il  y  aurait  des 
protestants-unis,  soumis  au  Pape,  parce  qu'ils 
reconnaissent  la  nécessité  d'un  gouvernement 
spirituel   et  puisent  dans  cette  soumission  la 
créance  implicite  à  tous  les  articles  du  sym- 
bole. Cette  publication  mit  le  prélat  en  rap- 
port avec  un  ministre   protestant  et  avec  le 
géologue  André  de  Luc  ;  mais  une  telle  afl'aire 
ne   pouvait  aboutir   que    par   l'accession   du 
Saint-Siège  Apostolique.  A    la   détinition    de 
l'Immaculée-Conception,    l'évêque    d'Annecy 
représenta  à   Rome     le   clergé    savoyard   et 
rompit   ainsi  la   tradition  qui   tenait,  depuis 
longtemps,  les  évêques  de  la  Savoie  éloignés 
de  Home  et  nullement  soucieux  du  voyage  ad 
limina.  L'évêque  cependant  vieillissait  ;  il  eut, 
dans  ses   dernières  années,    à  s'occuper   des 
dissidences  entre  Montalembert  et  Y  Univers  et 
le  fit  en  soutenant  ce    journal  ;   il   intervint 
aussi  dans  l'affaire  des  possédés  de  Morzine  et 
mourut,   en   1859,   jeune    encore,   mais   mûr 
pour  le,  ciel. 

On  doit  à  Mgr  Rendu  un  traité  de  physique 
publié  en   1823,  un  Mémoire  sur  la   marche 
des  vents  dans  la  partie  inférieure  de  l'atmos- 
phère, un  Mémoire  sur  la  cristallisation  des 
corps  comme  effet  de  l'électricité,  une  Théorie 
des  glaciers  et  moyen  de  transport  des  blocs 
erratiques,  deux  notices    historiques   sur   un 
M.  Raymond  et  sur  le  comte  Paul-Francois  de 
Sales,  dernier  rejeton  de  celte  famille,  les  Ef- 
forts du  protestantisme  en  Europe,  l'Influence 
des  lois  sur  les  mœurs  et  des  mœurs  sur  les  lois, 
les  deux  oraisons  funèbres  de  Charles-Félix  et 
de  Mgr  Martinet,  De  la  liberté  et  l'avenir  de  la 
république   française,  un    volume    de  mande- 
ments, trois  lettres  aux  abbés  Martinet  et  Mer- 
millod,  ainsi    qu'à   Montalembert,  sur    l'ori- 
gine du  droit  et  du  devoir,  sur  La  révolution 
et  sur  les  intérêts  catholiques.  Par  ses  écrits, 
Louis  Rendu  était  quelqu'un  ;  en  Europe,  on 
estimait  son  suffrage  ;  plus  d'une  fois,  il  fit  re- 
culer l'injustice. 

Jésus-Christ,  après  la  vocation  des  apôtres, 
enseigne  du  haut  de  la  montagne.  Le  sermon 
sur  la  montagne  est  toujours  prêché  dans 
l'Eglise.  A  chaque  siècle,  une  foule  attentive 
et  pieuse,  réunie  autour  des  héritiers  do  sa- 
MMOce  catholique,  écoute  en  silence  la  pa- 


role  du  salui.  Apivs  ii  révolution,  il  fallait 
pourvoir,  b  oe  besoin  de  foule  ,  avec  d'autant 
plue  de  dévouement  que  la  révolution  avait 
plus  longtemps  supprimé  le  ministère  pasto- 
ral  et    l&iesé    les    masses    dans   les   abjections 

misérables  d'une  vie  purement  matérielle»  11 
fallait  reconquérir,  presque  partout,  par  des 

missions,  le  peuple  à  Jésus-Chr  isl.  ;   même   Bfl 
Savoie,  où   les    froides  et   stériles   montagnes 
préservent  mieux  des  affadissements  de  la  vie 
charnelle  et  des  crimes  qui  en   sont  l'aboutis- 
sement,   il  fallait   des    missions.    Leur    fonda- 
teur fut  l'abbé  Labre.  Joseph    Labre  était   né 
aux   Bollus,    près  Verclaud,  commune  de  Sa- 
moëns,  en  1791,  de  parents    pieux,    pauvres, 
mais  d'une  grande  force  d'àme.  Dès  sa  plus 
tendre  enfance,  il  avait   montré,  pour  l'état 
ecclésiastique,    un  goût  prononcé  ;   il  lit  ses 
études  avec  succès  au  petit  séminaire  de  Milan. 
Tout  jeune,  il  aimait  l'étude,  travaillait  avec 
une  méthode  à  lui  et  ne  laissait  échapper  au- 
cune occasion  de  discuter  ;  en   même   temps, 
il  se  montrait  homme  intérieur,  appliqué  aux 
vertus.   Au    grand  séminaire    de  Chambéry, 
sous  l'abbé  Guillet,  auteur  des  Projets  d'ins- 
tructions familières,  il    travailla    de    plus   en 
plus  selon  ses  idées  :  il  analysait  les  auteurs, 
synthétisait   leurs    pensées    et   les    ramenait 
toutes  à  un  corollaire  lucide  et  profond.  Cette 
manière  de  travailler  sur  les  auteurs,  indique 
un  esprit  avide  de  connaissances   et   forme, 
par  ce  travail  même,  cet  esprit,  à  la  force  de 
compréhension,  à  la  personnalité  des  idées,  à 
la  composition  littéraire.  Pendant  le  cours  de 
théologie,  le  professeur  de  philosophie  venant  à 
manquer,  l'abbé  Fabre  le  suppléa  et  le  suppléa 
si  bien  que,  pour  la  fin  de  l'année,  les  élèves 
ne  voulurent  plus  d'autre  professeur.  Prêtre 
en  1817,  vicaire  de  Sallencbes,  il  ne  fit,  sui- 
vant son  ex  pression,  que  des  bêtises,  parce  qu'il 
s'inspirait  du  rigorisme  enseigné  alors,  d'après 
Bailly,  au  séminaire.  Cependant  il   se  montra 
bon   catéchiste   et    déjà   orateur,   travaillant 
beaucoup  ses  discours  ;    par   son   originalité 
forte,  il  attirait  les  âmes,  parfois  les  fa-cinait. 
Après  un  an  de  vicariat,  il  fut,  à  la  fin  de  1819, 
nommé  professeur  de  rhétorique  au   petit  sé- 
minaire  de  Saint-Louis-duMont.    Professeur 
original  et  ardent,  déjà  homme  spirituel,  il  fit 
sur  ses  élèves  une  profonde  impression  ;  mais 
il  songeait  à  agrandir  son  auditoire,  à  aug- 
menter son  action  et  à  se  faire  missionnaire. 
Après  trois  ans  de  professorat,  il  se  prépara 
donc,  par  une  retraite  de  quarante  jours,  au 
ministère    apostolique.   Ce   n'est   plus   l'élève 
qui  mérite  l'éloge  public  d'être  capable  d'en- 
seigner la  théologie  à  deux  cents  condisciples  ; 
ce  n'est  plus  le  vicaire  infatigable  qui    force 
l'estime  des  anciens  prophètes  d'Israël  ;  c'est 
un  apôtre  qui  a  mûri  dans  la  pratique  de  la 
pénitence,  de  l'humilité  et  de  la  charité  ;  dont 
les  vastes  connaissances,  dépassant  les  limites 
de  la  théologie  classique,  sont  toutes  puisées 
dans  l'Ecriture,  les  Pères  et  les  Docteurs.  Son 
vêtement  est  grossier,   il    porte  un  cilice,  il 
marche  sans  bâton  ni  ceinture.  Dieu  a  touché 


300 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ses    livres   d'un     charbon    ardent.   De     1821 
à   1828,  de    1828  à    1833,  el  de  1833  à  1838, 
date  de  sa  mort,  par  trois   périodes  distinctes, 
il  n'a  guère  d'autre  ministère  que  celui  des  mis- 
sions paroissiales.  Pour  lui  et  ses  compagnons, 
pendant   les   missions,  il  avait  un  règlement 
particulier,  très  dur  pour  lui-même,   très  bon 
pour  les  autre?.  Les  principes  fondamentauxde 
la  spiritualité  moderne  dérivent  des  Exercices 
de  saint  Ignace  ;  ils  ont  été  appliqués  avec 
gloire  par  saint  François-Xavier,  saint  François 
Régis,  saint  Vincent  de  Paul,  saint  Alphonse 
de  Liguori,  Seigneri  et  Bridaine.  Fabre  s'était 
fait  une  méthode  à  sa  mesure;   il   subjuguait 
les  peuples  par  la  clarté  décisive  de  sa  parole, 
par   la   résolution   de   son    caractère    et  par 
l'oraison.  A  ses  auditeurs,    il  recommandait 
avec  les  plus  vives  instances  le  recueillement, 
la  prière,  la  méditation,  le  besoin  de  la  direc- 
tion, l'examen,  le  pardon  des  injures,  les  ré- 
conciliations, les  restitutions  et  les  transac- 
tions dans  les  procès.  Fabre  donnait  beaucoup 
d'importance  aux  cérémonies  et  aux  fêles  des 
missions:  le  résultat  en  était  toujours  admi- 
rable. On  doit,  en  Savoie,  à  ce  saint  mission- 
naire, l'habitude  de  la  prière  faite  en  famille, 
la  pratique  quotidienne  de  l'oraison  mentale, 
l'érection  du  chemin  de  la  croix  dans  presque 
toutes  les  églises,  la  propagation  extraordi- 
naire de  la  dévotion  à  la  sainte  Vierge  et  à 
saint  Joseph,  une  charité  exceptionnelle  pour 
la  délivrance  des  âmes  du  purgatoire,  la  créa- 
tion des  retraites  privées,  la  communion  fré- 
quente, l'établissement  des  congrégations  des- 
tinées  à    assurer   le    fruit   des   missions,  les 
examens  de  conscience  approfondis,  les  visites 
au  Saint-Sacrement,  les  bibliothèques  parois- 
siales, l'initiative  de  l'établissement  des  Carmé- 
lites et  du  Bon  Pasteur  à  Chambéry,  une  aug- 
mentation  extraordinaire   du    zèle  pastoral. 
Quant  à  compter  les  conversions  éclatantes,  les 
vocations   ecclésiastiques   et  religieuses,  il  y 
faut  renoncer. 

L'abbé  Fabre  fut  surtout  un  soldat  d'avant- 
garde  contre  le  rigorisme  et  l'un  des  libéra- 
teurs de  la  Savoie.  Avant  lui,  les  pénitents 
étaient  mis  à  la  torture  et  le  tabernacle  bien 
gardé.  Avec  Collet,  on  disait  :  Nous  ne  savons 
pas  si  nn  tel  est  bien  disposé,  supposons 
qu'il  ne  l'est  pas  et  faisons-lui  faire  une  stricte 
pénitence  ;  ou  bien  :  Nous  ne  savons  pas 
qu'un  tel  est  un  suppôt  du  diable,  mais  sup- 
posons qu'il  l'est  et  traitons-le  en  consé- 
quence. On  suivait  ponctuellement  ce  que 
Fabre  appelait  les  vrais  principes  du  diable. 
Fabre,  durant  son  vicariat,  avait  suivi  cet 
art  de  terroriser  les  consciences  ;  mission- 
naire, il  étudia  saint  Liguori  et  vint  au  proba- 
bilisme  que  vengeait  alors,  par  la  doctrine, 
le  futur  cardinal  Gousset.  Dans  ses  missions, 
il  était  accueillant  pour  les  pauvres  pécheurs  ; 
dans  ses  livres,  il  sut  justifier  sa  pratique.  On 
lui  doit,  entre  autres  ouvrages  :  Le  Ciel 
ouvert  par  la  pratique  de  la  confession  sincère 
et  la  communion  fréquente,  le  Manuel  du  péni- 
tent et  la  Théorie  et  pratique  de  la  communion 


//■■'//mute.  Fabre  avait  composé  ainsi  beau, 
coup  de  discours  et  d'instructions  familières, 
où  il  combattait,  comme  dans  ses  ouvrages 
tous  les  restes  funestes  du  vieux  levain  galli- 
can. Fabre  disait  qu'un  missionnaire  ne  doit 
pas  durer  plus  de  dix  ans;  il  réalisa  à  peu 
près  son  dire  el  mourut  en  1838  ;  il  n'avait 
pas  la  cinquantaine  ;  pour  les  mérites,  c'était 
un  puissant  convertisseur  d'àmes  et  un 
vaillant  soldat  de  Jésus-Christ.  Par  sa  guerre 
incessante  au  gallicanisme,  guerre  où  il  mit 
tout  ce  qu'il  fallait  mettre,  c'est  un  homme 
que  doit  honorer  l'histoire. 

Anselme   Schubiger,  né   à   Uznach,   petite 
ville  du  canton  de  Saint-Gall,   en  1815,  en- 
trait,   en    1829,    au    pensionnat   de    l'abbaye 
d'Einsiedeln.   Le   8   septembre  1834,    il    prit 
l'habit  de  l'Ordre  en  qualité  de  novice,  pro- 
nonça ses  vœux  en  1838  el  fut  ordonné  prêtre 
en  1839.  Dès  le  commencement  de  ses  études, 
il  avait  montré  de  grandes  dispositions  pour 
l'art  musical  et  s'était  livré  avec  ardeur  aux 
travaux   qui   devaient  le  rendre  l'émule  dis- 
tingué des  moines  illustres  d'Einsiedeln  et  de 
Saint-Gall.  Théoricien  éminent,  savant  émé- 
rite,  organiste  d'une  virtuosité  accomplie,   il 
fut  nommé,  par  le  prieur  Mùller,  maître  de 
chapelle  du  couvent  et  conserva,  pendant  de 
longues    années,    ses    important' s   fonctions. 
Par  une  direction  habile  et  dévouée,  il   sut 
donner  un  nouvel  essor  à  la  musique,  objet, 
depuis  tant  de  siècles,  du  culte  particulier  de 
l'antique  abbaye.  Outre  ses  nombreuses  com- 
positions musicales,   connues   du   monde  en- 
tier,  dom  Schubiger  s'était  livré  à    des  re- 
cherches savantes  qui  le  placent  au  premier 
rang  parmi  les  écrivains  du  genre.  Son  his- 
toire de  l'école  de  chant  de  Saint-Gall  est  un 
livre    absolument   remarquable.    On    connaît 
encore,    de  lui,    les    publications   suivantes  : 
Etal  de  la   musique  religieuse  en   Suisse  ;  — 
Henri  de    Brandi,    èvêque   de   Constance  ;    — 
Monographie  du   couvent  de  Saint-Antoine  à 
Uznach  ;  —  Notice  sur  le  «  Salve  Rcgina  »  ;  — 
Recherches  sur    la  musique   et   les   orgues   au 
moyen  âge.  On  trouve,  parmi  ses  manuscrits, 
des  études  sur  la  musique  et  les  œuvres  musi- 
cales de  l'Eglise  en  Occident,  au  Moyen  Age, 
œuvre  magistrale,  dont  la  publication  fourni- 
rait à  l'histoire  de  la  musique  religieuse  de 
précieux  documents.  Dom  Schubiger  mourut 
en  1888  ;  son  œuvre  s'ajoutera  aux  œuvres  de 
tant  de  bénédictins  illustres,  qui,  depuis  plus 
de  quinze  siècles,  sont  les  dignes  représentants 
du  génie  chrétieu. 

Clément-Théodore-Joseph-Ghislain  Van  Do- 
ren,  né  à  Bruxelles  le  19  mars  1828,  de  pa- 
rents chrétiens  appartenant  à  la  bonne  bour- 
geoisie, fit  ses  premières  classes  au  collège  de 
la  Sainte-Vierge  à  Termonde,  ses  humanités 
au  collège  Saint-Michel  à  Bruxelles,  et  ses 
cours  universitaires  à  Louvain.  Docteur  en 
médecine,  chirurgie  et  accouchements,  il 
aborda,  en  1853,  la  carrière  médicale.  Marié 
en  1855,  père  d'une  jeune  fille  dont  la  mère 
était  morte  peu  après  l'avoir  mise  au  monde, 


LIVIIE  gUATHK-VlN(JT-(jUINZIKMI 


504 


le  docteur  Van  Doren  trouva,  dans  son  veu- 
vage et  dans  l'état  do  sa  sauté,  un  motif  pour 
restreindre,    puis  pour    abandonner   la   pra- 
tique de  son  art.  L'éducation  de  sa  fille  attira 
ses  soins;  en  1880,   colle  enfant  mourut  au 
moment  où  elle  achevait  son  noviciat  chez  les 
Dames  du  Sacré-Cœur.  Dans  les  loisirs  que  lui 
laissait  l'éducation  de  sa  fille,  plus  tard  dans 
la  solitude  embellie  par  toutes  les  pratiques 
de  la  piété  chrétienne,  le  docteur  se  décida, 
par  piété  même,  à  écrire.  La  Belgique,  livrée 
au   constitutionnalisme  libéral,  lui  apparais- 
sait, par   la  forme  de  son   gouvernement  et 
encore  plus  par  le  mauvais  esprit  qui  fait  le 
fond  du  libéralisme,   un   pays  voué   aux  ra- 
vages  qu'entraîne    forcément  la    promiscuité 
des  doctrines.  Ce  qui  caractérise,  en  effet,  le 
libéralisme,  c'est  qu'il  supprime  l'autorité  or- 
donnée de  Dieu  qui  porte  le    glaive   contre 
l'iniquité   des   fausses   doctrine?.    Par   le  jeu 
aveugle  des  élections,  le  nombre  décide  de 
tout;   le  pouvoir,  législatif  et  exécutif,  n'est 
qu'un  mandat  révocable  ;  il  dispense  de  cons- 
cience et  décharge  de  responsabilité.  C'est  la 
presse  qui  souffle  le  chaud  et  le  froid  ;  son  ha- 
leine enfle  les  voiles  du  vaisseau  qui  enserre, 
dans  ses  flancs,  la  fortune  publique  ;  ses  colères 
en  déchirent  souvent   les    voiles,  en  cassent 
parfois  la  mâture  et  laissent  rarement  cette 
fortune  sans  péril.  Etant  donné  l'état  général 
de  l'Europe  avec  ses  trois  siècles  d'aberrations 
protestantes  et  son  siècle  de  révolutions  libé- 
rales, la  Belgique,  séparée  de  la  Hollande  en 
1830  pour  garder  sa  foi,  doit  la  perdre  à  bref 
délai  par  l'effet  de  ce  libéralisme  gangreneux 
dont  elle  s'est  fait  une  constitution.  Le  peuple 
belge  est  catholique  ;  son  gouvernement  libé- 
ral est  athée.  Ceci  tuera  cela. 

Telle  est,  en  substance,  l'idée  génératrice  des 
écrits  du  docteur  van  Doren.  A  la  place  d'un 
gouvernement  athée,  il  veut  un  gouvernement 
chrétien,  catholique,  apostolique,  romain;  un 
gouvernement  qui  prenne,  pour  charte,  l'Evan- 
gile ;  pour  lois,  le  Credo,  le  Décalogue  et  les 
sacrements;  un  gouvernement  qui  suive  ponc- 
tuellement les  dispositions  du  droit  canonique 
et  s'inspire  des  consignes  du  Saint-Siège.  En 
vue  de  préconiser  cette  doctrine  et  de  la  faire 
pénétrer  dans  les  masses,  le  docteur  van  Do- 
ren composa  un  grand  nombre  d'ouvrages; 
en  voici  la  nomenclature  :  1°  Esther  ou  notre 
espérance;  — 2"  La  constitution  belge  est-elle 
condamnée?  —  3°  Histoire  du  peuple  de 
Dieu;  — A"  Etudes  sur  le  catholicisme  libéral; 
—  5°  Qu'est-ce  que  la  liberté  ?  —  6°  Les  hié- 
rarchies terrestres  ; —  7°  Les  apparitions  du 
diable;  —  8"  Les  deux  Tobie.  —  9°  Ne  tou- 
chez pas  à  la  constitution  ;  —  10°  Les  minis- 
tères des  Anges  dans  l'ancien  Testament  ;  — 
11"  Religion  et  diplomatie;  —  12°  Les  minis- 
tères des  anges  dans  le  nouveau  Testament. 
13"  Aperçu  de  l'Apocalypse;  —  14°  Les  anges 
considérés  dans  leur  nature  ;  —  15°  Exposé  his- 
torique de  la  question  du  serment  constitu- 
tionnel ;  —  16°  La  Belgique  indépendante  et 
catholique  libérale  ;   —  11°    Coup  d'œil   sur 


l'histoire  de  la  Belgique  pendant  les  trois  der- 

Diera BÎècl68 ;  —  18°  Le  lendemain  des  élections; 

—  1'.)"  A  propos  d'un  Imprimatur  ;  —  20"  En- 
tretien sur  le  catholicisme  libéral  ;  —  21°  En- 
tretien à  propos  de  l'encyclique  ;    —  22°  Les 
abbés  du  congrès  de  1830  ;  — 23"  Opportunité 
et  nécessité  de  dire  la  vérité  ;  —  24°  A  propos 
du   prétendu  silence  ;  —  25°    Le  libéralisme 
constitutionnel  ;   —  20"  Un   peu   plus  de  lu- 
mière ;  —  27°  Les  principes  du  congrès  na- 
tional ;  —  28°  Le  lendemain  des  élections  de 
1884  ;  —  2U°  La  réforme  scolaire  jugée  par  la 
presse  catholique  ;  —  30°  Les  deux  manifestes 
catholiques  du  3  juin  et  du  13  octobre  1884, 
Ces  brochures  se  rapportent  toutes  à  la  si- 
tuation  et  aux  événements  politiques   de   la 
Belgique;    elles   s'inspirent   toutes   des   vrais 
principes    chrétiens  ;    elles    en    revendiquent 
toutes  la   plus   sérieuse   et  la  plus   salutaire 
application.  Si  l'auteur  s'enveloppe  quelque- 
fois de  voiles  et  ne  pousse  pas  plus  vigoureu- 
sement ses  thèse?,  c'est  pour  ne  pas  s'exposer 
à  ces  malversations  dont  les  catholiques  libé- 
raux sont  très  prodigues.  Parmi  ces  publica- 
tions toutes  louables,  il  faut  distinguer  parti- 
culièrement le  traité  des  anges,  et  l'histoire  de 
la  Belgique  dans  les  trois  derniers  siècles  ;  ce 
sont  des    volumes  où  l'auteur,   fidèle   à  lui- 
même,    cherche    dans   la   théologie   et  dans 
l'histoire  la  justification  de  ses  doctrines. 

En    1884,   le   docteur    Van    Doren   voulut 
joindre,  aux  engagements  partiels  de  la  bro- 
chure,  une    campagne   continue  de  journa- 
lisme ;  il  fonda  la  Correspondance  catholique 
de  Bruxelles.  D'après  son  litre,    cette    revue 
mensuelle  reproduit  des  lettres  venues  un  peu 
de   partout,    mais   toutes   dirigées  contre   la 
grande  erreur  du  xix'  siècle,  le  libéralisme.  Le 
point  capital  était  de  bien  choisir  les  corres- 
pondants et  la  chose  n'est  pas  si  facile  qu'on 
l'imagine.  Il  ne  manque  pas  aujourd'hui   de 
chrétiens,  catholiques    dans   leur  vie   privée, 
mais  tout  autre  chose  dans  la  vie  publique. 
11  se  trouve  même  parmi  les  prêtres  et  des 
évêques,  des  hommes  certainement  croyants 
et  fidèles,  mais  qui,    par  le  libéralisme,  ad- 
mettent, dans  la  société,  commes  licites  et  sa- 
lutaires, des  choses  qu'ils  devraient  réprouver 
dans  leur  conscience,  comme  monstrueuses. 
Le  monde  va  par  là  à  une  gigantesque  hérésie 
qui  livrera  définitivement  la  Société  au  démon 
et  ne  laissera  plus,  à  Jésus-Christ,  que  le  for 
intérieur.  Si   le  docteur  belge  eût  choisi  ses 
correspondants  parmi  des  hommes   de  cette 
espèce,  il  eût  jeté  de  l'huile  sur  le  feu,  mais  il 
eut  meilleur  flair.  Parmi  les  adorateurs  zélés, 
il  choisit  le  petit  nombre  de  ceux  qui  n'ont 
pas  fléchi  le  genou  devant  le  Baal  de  1789. 
Par  le  fait,  cette  correspondance  est  devenue 
une  Somme  contre  le  catholicisme  libéral  ;  et 
quand   la  Belgique,  aujourd'hui  bien  malade 
politiquement,    voudra  revivre,  elle   s'appli- 
quera les  doctrines  de  la  Correspondance. 

A  la  pureté  des  doctrines,  la  Correspondance 
ajoute  un  autre  mérite,  le  dévouement.  Au 
Moyen  Age,  pour  entrer  dans  le  mouv.emen 


HlSTOlllE  l  MYKIiSELLE  Dl  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


rénovateur  du  monde,  il  fallait  fonder  des 
églises  el  des  mon  rei  ;  dans  les  temps  mo- 
dernes, pour  réagir  contre  la  perversité  des 

doctrines     qui    ont    tout    compromis    et   qui 
peuvent    tout    perdre,    il    faut   recourir   à   la 
plume,  écrire   de-  livres  ou   publier  des  jour- 
naux. Essayer  d'arrêter  l'Europe  sur  la  pente 
de  l'abîme  où  tout  se  précipite,  c'est,  humai- 
nement  d'ailleurs,    une   entreprise    insensée, 
parce    que-,    en     présence    de     l'infatuation 
presque  universelle,    c'est  tenter  à  peu  près 
l'impossible.   Cependant  il   le   faut  ;   après  la 
mort  dont  «ont  menacées  les  nations  qui  com- 
posaient autrefois  la  chrétienté,  si  la  Provi- 
dence a  décrété   leur  résurrection,   cette  re- 
naissance ne  s'opérera  que  par  la  vérité.  Ceux 
donc  qui  croient  et  qui  voient  doivent  en  pro- 
pager   la  semence,  autant   qu'il   est  en  leur 
pouvoir,   puisque  ce  sera  celte  semence  qui 
aidera  seule  à  nourrir  les  hommes  sortis  des 
ruines.  Telle  a  été  la  résolution  du  docteur  Van 
Doren  qu'il  a  voulu  prendre  à  sa  charge  tous 
les  frais  de  rédaction  et  de  publicité,  sans  de- 
mander, à  ses  lecteurs,  aucun  prix  d'abonne- 
ment, mais  seulement  les  frais  de  poste.  La 
gratuité  du  ministère  apostolique  est  devenue 
la  loi  de  sa  Correspondance.  Pour  la  soutenir 
plus  longtemps,  il  n'a  point  hésité  à  sacrifier 
sa  fortune,  à  s'imposer  des  privations,  choses 
méritoires  sans  doute,  mais  de  peu  à  ses  yeux, 
en  comparaison  de  cette  semaille  de  doctrines 
saintes  dont  la  Correspondance  est  l'aumùnière. 
Il  y  en  a,  dit  saint  Bernard,  qui  étudient  pour 
savoir,  et  c'est  une  curieuse  ambition;  il  y  en 
a  qui  étudient  pour  s'illustrer,  et  c'est  une  fri- 
vole convoitise  ;  il  y  en  a  qui  étudient  pour 
acquérir  de  l'argent  ou  monter  aux  honneurs, 
et  c'est  une  cupidité  honteuse.  Mais  il  y  en  a 
qui  étudient  pour  édifier  et  pour  s'édifier,  et 
c'est  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  une 
très  honorable  entreprise. 

Tel  est  le  mérite  du  docteur  Van  Doren.  Si 
l'on  ajoute  qu'au  sacrifice  de  sa  fortune,  il  a 
joint  constamment  les  souffrances  de  la  ma- 
ladie et  n'a  poursuivi  son  œuvre  qu'en  se  cru- 
cifiant, on  dira  qu'il  a  été  à  la  fois,  pour  les 
bonnes  doctrines,  un  confesseur  et  un  mar- 
tyr. Le  génie  peut  conquérir  la  gloire  ;  la  sain- 
teté seule  sait  multiplier  ainsi  les  vertus. 

Nous  venons  à  l'Allemagne. 

L'Allemagne,  devenue  aujourd'hui  grand 
empire  protestant,  le  contraire  de  ce  que 
l'avait  fait  l'Eglise,  se  dispose  à  partager  le 
monde  avec  la  Russie,  l'Angleterre  et  l'Amé- 
rique. Depuis  un  siècle,  elle  avait  préparé  cet 
empire  par  les  aspirations  de  son  génie  et  par 
les  œuvres  de  ses  savants.  Berlin  serait  la 
Rome  des  âges  futurs,  la  cité  de  la  force  par 
ses  soldats  ;  mais  la  cité  de  la  faiblesse,  parce 
qu'elle  n'a  pas  le  vrai  Dieu,  le  vrai  Jésus- 
Christ  et  la  véritable  Eglise.  J'ignore  ce  que 
Dieu  réserve  à  cette  Prusse,  qui  est  le  péché 
de  l'Europe  ;   mais  je  vois   la  petite  pierre  se 


détacher  des   montagnes  romaines  el  abattre 
le  colosse  aux  pieds  d'argile. 

L'Allemagne    catholique    du     Moyen     Age 

n'existe  pins  depuis  Lui  lier.  Par  Luther,  elle 
a  posé  le  principe  de  la  révolution  et  coupé 
rÉurope  en  deux  ;  par  Kant,  elle  a  pous.- 
son  terme  la  dissolution  inaugurée  par  le  libre 
examen.  Le  monde  est  mûr  pour  la  scblague. 
Des  hommes  comme  Leasing,  (ju-the, 
Schiller,  Wieland,  ont  doté  l'Allemagne 
d'une  littérature  et  d'une  langue  à  peine  dé- 
grossie depuis  le  xvi°  siècle.  C'est  le  décor  de 
la  chiourme. 

L'histoire  de  l'Eglise  doit  s'occuper  surtout 
des  idées  religieuses.  La  théologie  estd'ailleurs, 
pour  l'Allemagne,  une  science  de  prédilection. 
Inconsidérée  dans  ses  négations  avec   les  pre- 
miers  réformateurs,     tristement     sophistique 
avec  les  premiers  théologiens  protestants,  elle 
se  traîne,  depuis  le  xvin"  siècle,  à  la  remorque 
des  systèmes  de  philosophie.  Spinosa  et  Kant 
sont  ses  deux  principaux  Pères.  De  leurs  théo- 
ries,  les   professeurs  ont  tiré  trois  systèmes 
pour  expliquer  le  christianisme  ;    le    natu- 
ralisme,   qui     répudie    l'ordre   surnaturel   de 
grâce  et  renferme  l'Evangile  dans  la  sphère  de 
la  nature  ;    C école  spéculative,    qui     part   du 
même  principe  et  interprète  la  nature  par  les 
concepts    de    la    raison    pure  ;     l'école   my- 
thique,  qui   ne   voit   plus   dans   les   faits  de 
l'Evangile  que  des  fables  appuyées  sur  des  faits 
d'histoire  ou  sur  des  idées  philosophiques.  Ces 
trois  écoles  ont  une  conclusion  commune,  la 
répudiation  de  l'Eglise  catholique,  l'asservis- 
sement au  Dieu-Etat  ;  et  la  conclusion  n'est 
commune  que  comme  application  d'un  prin- 
cipe faux,  qui  assujettit  la  religion  aux  exi- 
gences de  la  nature  déchue. 

Les  principaux  représentants  de  l'école 
naturaliste  sont  Paulus  d'Heidelberg,  Rchr  de 
Weimar,  Krug  et  Ammon  ;  les  représentants 
de  l'école  spéculative  sont  Schleiermacher,  De 
Wette,  Semler  ;  les  représentants  de  l'école 
mystique,  beaucoup  plus  nombreux,  sont 
Wagner,  Heyue,  Eichorn,  Bauer,  Kant,  Néan- 
der,  Herder,  Strauss.  Ce  dernier  nie  l'existence 
historique  du  Christ.  Au  delà,  c'est  le  néant, 
représenté  par  Ewerbeck,  Feuerbach  et  plu- 
sieurs autres.  Ces  derniers  seuls  poussent  jus- 
qu'au bout  la  logique  de  la  négation  ;  les 
autres  se  parquent  dans  un  champ  qu'il  leur 
plaît  de  limiter  et  y  évoluent  selon  leurs  con- 
venances. La  foule  ignorante  suit  ses  lueurs 
incertaines.  La  politique,  exhumée  du  cime- 
tière des  Hohenstauffen,  entend  garder,  par 
la  force,  un  monde  qui  a  perdu  la  foi,  les 
mœurs  et  retourne  au  Césaro-papisme.  Le 
Pape  est  le  gardien  de  la  liberté  du  monde  et 
de  l'honneur  de  l'humanité. 

Cependant  il  se  trouva,  dans  l'Eglise,  des 
esprits  assez  faibles  pour  subir  le  contre-coup 
de  ces  négations.  En  présence  du  protestan- 
tisme devenu  impiété  et  du  philosophisme 
tourné  au  néant,  Hermès,  Baader,  Gunther  et 
Froschammer  furent  assez  peu  fiers  pour  s'ins- 
pirer de  si  misérables  doctrines. 


LIVRE  QUATRE  VINGT  QUATORZIEME 


Georges  Hermès,  né  en  Westphalie,  prétfe 
en  1799,  successivement  professeur  à  M  unités  et 
à  Bonn  en  1831,  chanoine  de  Cologne, 
avait  ilcluiir  en  1H()7  par  une  Vue  mtMettre  eu 

christianisme.  Plus  tard,  il  publia  DM  Intrn- 
duction  philosophig>ue,  une  Introduction  positive 
et  une  Dogmatique,  Le  principe  générateur  du 

système  d'Hermès,  c'est  le  doute  méthodique 
de  Descartes.  Comme  Descartes,  Hermès  l'ait 
table  rase  et  reconstruit  par  la  raison  l'édilice 
renversé  du  christianisme.  L'idée  de  tout 
mettre  en  doute,  de  tout  démontrer,  l'anti- 
thèse entre  la  raison  théorique  et  la  raison 
pratique,  sont-elles  possibles  en  fait,  réali- 
sables avec  parfaite  certitude,  praticables 
dans  le  ministère  des  âmes  et  ne  sont-elles 
pas  d'abord  l'exclusion  du  surnaturel?  Ce 
sont  là  autant  de  questions  où  vient  échouer  le 
système  d'Hermès.  Dénoncé  à  Home  par  Win- 
dischmann,  longuement  examiné  par  le  Père 
Perrone,  il  fut  condamné  par  Grégoire  XVI, 
comme  contraire  aux  principes  du  Christia- 
nisme. Braun,  Elvenich,  Ritter,  Batzler,  dis- 
ciples d'Hermès,  réclamèrent  contre  cette  con- 
damnation ;  elle  fut  confirmée  par  Pie  IX. 

François  de  Baader,  né  à  Munich  en  1761, 
longtemps  professeur  dans  sa  ville  natale, 
mort  en  1841,  se  rattache  à  l'école  indépen- 
dante. Dans  ses  conceptions,  il  admet  les 
dogmes  chrétiens  ;  il  les  appelle  même  les 
prototypes  et  les  principes  organiques  de  la 
connaissance  humaine.  En  même  temps,  il 
distingue,  dans  les  dogmes,  un  élément  per- 
manent et  un  élément  progressif.  Or,  en  dé- 
terminant ce  progrès  du  dogme,  il  dénature 
certains  points  de  foi,  comme  la  création,  le 
péché  originel,  l'incarnation  du  Fils  de  Dieu, 
les  peines  de  l'enfer.  Sans  doute,  il  admet 
Dieu  comme  un  être  transcendant  ;  mais  il  ne 
voit,  dans  la  création,  qu'une  manifestation 
temporelle  de  Dieu  ;  et  prétend  expliquer  par 
là  son  immanence  dans  l'univers.  Sans  doute, 
il  admet  l'immortalité  de  l'âme;  mais  il  lui 
prête  deux  corps  et  l'assujettit,  dans  ses  mi- 
grations, aux  théories  d'Origène.  La  chute  des 
anges  et  de  l'homme  a  eu  lieu  dans  un  monde 
antérieur.  Notre  science  actuelle  dépend  de 
la  science  divine,  au  point  de  n'en  être  qu'une 
participation. 

La  pensée  de  Baader,  disséminée  dans  une 
foule  d'ouvrages,  exprimée  par  aphorismes, 
est  fort  incertaine,  sinon  obscure.  Mais  s'il 
vaut  peu  comme  théologien,  en  revanche,  il 
a  rendu  de  grands  services  comme  apologiste. 
Contradicteur  absolu  de  Kant,  de  Fichte  et  de 
Hége),  il  a  réduit  ces  philosophes  a  leur  juste 
valeur,  je  veux  dire  à  fort  peu  de  chose.  Sous  ce 
rapport,  Haader  a  rendu  de  grands  services. 
C'était  d'ailleurs  un  esprit  élevé,  profond,  pé- 
nétrant et  dont  l'Allemagne  doit  s'honorer. 
Un  de  ses  disciples  a  publié  les  œuvres  du 
maître  en  10  volumes. 

Antoine  <  ojnther,né  à  Lindenau,en  Bohême, 
en  1785,  passa  une  grande  partie  de  son  exis- 
tenceà  Vienne,  et  mourutcriLSfîl .  Guntheravail 
publié,  en  1828,  une  Introduction  à  la  théologie 


spéculative,  en  1830,  ta  Cène  du  pèlerin,  en  ix.'js, 
le  Juste  milieu  dans  la  philosophie  allemande  ;  plus 
tard,  tes  critiques  et  méditations  B&étalogiq 
et  un  traité  sur  les  rapports  de  ta  philosophie 
h  de  lia  théologie.  Gunther  est  un  philosophe 
distingué,  mais  il  pèche  en  Rattachant  au 
principe  fondamental  de  Hegel,  sur  l'identité 
réelle  et  substantielle  entre  la  pensée  et  l'être. 
\)c.  là  il  conclut  justement,  mais  en  se  trom- 
pant, qu'il  n'y  a  ni  séparation,  ni  distinction 
entre  les  vérités  de  raison  et  les  mystères  de  la 
foi.  La  philosophie  et  la  théologie  ont  le  même 
objet  et  la  même  méthode,  ha  chute  de 
l'homme  et  l'obscurcissement  de  son  esprit 
rendent  seules  nécessaire  la  révélation  par 
Jésus-Christ.  La  doctrine  de  Jésus-Christ  n'est 
incompréhensible  que  par  suite  du  péché.  Au- 
trement la  raison  humaine  serait  capable  de 
connaître  et  de  démontrer  les  mystères,  non 
quant  au  comment,  mais  quant  au  pour- 
quoi. 

Sur  ce  faux  point  de  départ,  Gunther  avait 
commis  plus  d'une  erreur  sur  la  notion  de 
l'homme,  sur  le  mystère  de  la  Trinité,  sur  la 
nécessité  de  la  création.  Condamné  par  le 
Saint-Siège  en  1837,  Gunther  se  soumit  hum- 
blement, laissant,  à  ses  disciples,  un  exemple, 
que  tous  ne  surent  pas  imiter. 

La  conception  philosophique  de  Frohscham- 
mer  contient  des  idées  et  des  tendances  con- 
traires à  l'orthodoxie.  La  pensée  qui  le  domine, 
c'est  d'expliquer  l'évolution  du  monde  ;  il 
croit  l'expliquer  par  la  puissance  qu'il  attribue 
à  l'imagination.  L'imagination  lui  apparaît 
comme  une  force,  née  de  la  matière,  imma- 
nente dans  le  monde,  cause  créatrice  des 
autres  forces  cosmiques  et  principe  univer- 
sel des  développements  progressifs  des  êtres. 
Si,  par  imagination,  Frohschammer  entend 
l'exemplaire  divin  des  choses  créées,  les  idées 
en  Dieu  préexistantes  à  leur  réalisation  ad 
extra,  cela  s'entend  ;  s'il  attache  une  telle  ima- 
gination à  la  matière,  cela  ne  peut  plus  ni 
s'entendre,  encore  moins  se  comprendre. 
Dans  l'homme,  d'après  Frohschammer, 
l'imagination  est  une  force  créatrice  d'images, 
qui  apparaissent,  à  la  conscience,  comme  ses 
premières  manifestations.  Antérieure  et  supé- 
rieure aux  autres  facultés, elle  leur  est  force  im- 
pulsive. L'imagination  est  ainsi  pour  Frohs- 
chammer, ce  que  l'idée  est  pour  Hegel,  et, 
pour  Schopenhauer,  la  volonté.  Frohscham- 
mer, du  reste,  admettait  l'existence  de  Dieu, 
et  attribuait  au  monde  une  cause  finale.  Ce 
philosophe  était  tombé  dans  plusieurs  erreurs  ; 
il  fut  condamné  par  l'Eglise  et  ne  se  soumit 
point  à  la  condamnation.  Sur  le  terrain  de  la 
physiologie  et  des  sciences  modernes,  il  a 
d'ailleurs  rendu  des  services  en  réfutant  le 
matérialisme. 

Sur  le  terrain  théologique,  nous  avons  à 
recueillir  les  plus  abondantes  moissons.  En 
Allemagne,  le  point  important,  pour  les  ca- 
tholiques, c'est  la  défense  de  la  Bible  contre 
les  malversations  protestantes.  Le  premier  en 
date  qui  se  distingua  dans  cette  lice  fut  Jean- 


504 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Léonard  llug.  Dé  à  Constance  en  I7Go.  Elève, 
puis  professeur  à  l'université  de  Fribourg,  il 
parcourut,  pour  s'instruire  dans  l'herméneu- 
tique, l'Allemagne,  l'Italie  et  la  France.  Cha- 
noine de  Fribourg  en  1827,  il  enseigna  pen- 
dant cinquante-trois  ans  ;  il  mourut  en  18iu. 
On  lui  doit,  outre  plusieurs  ouvrages  théolo- 
giques, une  Introduction  à  l'étude  du  Nouveau 
Testament,  un  commentaire  sur  la  version 
alexandrine  du  Pentateuque,  un  autre  sur  l'an- 
tiquité du  Codex  de  la  Vaticane,  et  des  re- 
cherches sur  les  mythes  des  peuples  les  plus 
célèbres  de  l'antiquité.  «  Comme  exégète,  dit 
le  continuateur  de  Darras,  Hug  s'est  fait  une 
place  dans  l'histoire  par  son  opposition  sa- 
vante à  l'interprétation  naturaliste  de  la  Bible. 
De  prétendus  critiques  négligent  complète- 
ment l'histoire  et  font  dépendre  la  solution 
qu'ils  donnent  aux  difficultés  des  Saintes 
Ecritures,  de  considérations  philosophiques 
ou  d'opinions  subjectives.  Hug  part  d'un  prin- 
cipe auquel  il  se  tient  rigoureusement  dans 
toutes  ses  études  critiques,  savoir  :  Que  la 
véritable  connaissance  de  la  Bible,  de  ses 
origines,  de  sa  teneur,  de  ses  textes  dans  leur 
ensemble  ou  dans  le  détail,  doit  s'acquérir 
surtout  par  l'examen  historique,  et  que  les 
opinions  philosophiques  ou  les  théories  sub- 
jectives ne  peuvent  avoir,  pour  base  solide, 
que  l'histoire.  D'après  ce  principe,  Hug  s'ap- 
puie toujours,  dans  ses  interprétations,  sur 
des  circonstances  dûment  établies,  sur  des  faits 
certains,  sur  l'autorité  d'auteurs  qui  jugeaient 
en  connaissance  de  cause.  Ses  recherches, 
appuyées  sur  cette  base,  en  ont  faP.  un  puissant 
apologiste  des  textes  sacrés.  Son  talent  natu- 
rel, la  richesse  et  l'étendue  de  ses  connais- 
sances ont  relevé  encore  la  vérité  de  son 
principe  par  l'abondance  des  développements 
qu'il  a  su  en  tirer  (1).  » 

Un  homme  qui  fut,  de  son  temps,  une 
grande  puissance  de  la  vérité,  Jean-Joseph 
Goerrès,  était  né  à  Coblentz  en  1776.  Doué 
d'un  génie  précoce  véritablement  extraordi- 
naire, il  entrait,  dès  l'âge  de  vingt  ans,  dans  la 
célébrité.  Professeur  d'histoire  à  Coblentz,  puis 
à  Munich,  il  embrasse  en  quelque  sorte  tout 
l'ordre  des  connaissances  humaines.  La  spécu- 
lation n'absorbait  pas  ses  forces.  En  1806, 
avec  Achim  d'Arnim  et  Clément  Brentano,  il 
réveillait  le  patriotisme  de  l'Allemagne.  En 
1814,  par  le  Mercure  du  Rhin,  il  concourut  à 
la  débâcle  de  Napoléon.  Plus  tard,  il  osa  dire 
qu'une  restauration  sans  Dieu  et  sans  Eglise, 
n'était  que  la  préface  d'une  nouvelle  révolu- 
tion. En  1837,  il  fulminait  contre  le  gouverne- 
ment prussien,  pour  la  défense  de  l'archevêque 
de  Cologne,  interné  dans  une  forteresse,  parce 
qu'il  avait  défendu,  sur  le  mariage,  ia  doctrine 
de  l'Eglise.  Sur  la  fin  de  ses  jours,  voyant  la 
mauvaise  tournure  des  affaires,  il  écrivait  : 
«  L'Etat  triomphe,  l'Eglise  proteste  ;  priez 
pour  les  peuples  qui  ne  sont  plus  rien.  » 
En  1848,  il  mourut,  prédisant  la  révolution, 


qui  éclata   quelques    jours   après   ses    funé- 
railles. 

On  doit  à  Goerrès  de  savants  mémoires  sur 
quelques  faits  d'histoire  et  la  publication  de 
monuments  des  langues  primitives.  Parmi  ses 
innombrables  ouvrages,  nous  ne  citerons  que 
la  Mystique  divine  naturelle  et  diabolique, 
livre  où  il  a  entassé  une  multitude  de  faits 
curieux,  propres  à  nous  mettre  en  garde  contre 
le  satanisme.  Le  Père  Ventura  en  a  contesté 
les  doctrines.  Goerrès  avait  fondé  les  Feuilles 
politiques  et  historiques  de  Munich,  qui  vivent 
encore;  une  société  savante  de  l'Allemagne 
porte  son  nom  :  Defunctus  adhuc  loquitur. 

En  rentrant  sur  le  terrain  théologique,  nous 
rencontrons  Jean-Baptiste  de  Hirscher,  né  en 
Suisse  en  1788,  professeur  à  l'Université  et 
doyen  du  chapitre  de  Fribourg  en  Brisgau. 
Les  ouvrages  de  Hirscher  roulent  principale- 
ment sur  la  morale.  Nous  citons,  entre  autres, 
Considérations  sur  les  Evangiles,  la  Catéchi- 
tique,  la  Doctrine  des  indulgences,  le  Socialisme 
et  l'Eglise,  trois  volumes  de  considérations  sur 
les  principales  questions  religieuses  du  temps 
présent,  et  La  morale  catholique  présentée 
comme  réalisation  du  royaume  de  Dieu  sur  la 
terre,  aussi  en  trois  volumes.  Ce  dernier  écrit 
est  le  chef-d'œuvre  de  Hirscher.  La  morale 
n'y  est  pas  présentée  en  morceaux  séparés  et 
morts,  comme  cela  se  fait  en  France  ;  mais 
comme  un  organisme  divin,  préparé,  fondé, 
appliqué  à  tout  à  l'univers.  Cette  conception 
grandiose  est  exposée,  non  pas  en  discours 
plus  ou  moins  éloquents,  mais  dans  des  formes 
île  l'enseignement  théologique.  On  ne  peut 
lire  cet  ouvrage  sans  admirer  sa  grandeur  et 
sans  éprouver,  pour  l'ordre  moral,  un  véri- 
table enthousiasme.  On  reproche  pourtant 
à  Hirscher  un  certain  esprit  de  tolérance,  qui 
dépasserait  les  limites  de  la  charité. 

Un  contemporain  de  Hirscher,  Léopold  Lie- 
bermann.  était  né,  en  1759,  près  Strasbourg. 
Successivement  prédicateur,  curé,  supérieur  de 
grand  séminaire,  il  fut,  avec  André  îtass,  l'un 
des  instruments  de  la  Providence  pour  rétablir 
la  discipline  dans  le  clergé  des  provinces 
rhénanes.  On  lui  doit,  entre  autres,  des  Institu- 
tions de  théologie  dogmatique,  qui  obtinrent,  dit 
l'abbé  Guerber,  lesuccès  qu'elles  méritaient.  Sa 
dogmatique  offre  trois  avantages  rarement 
réunis  :  elle  est  complète,  elle  est  positive,  elle 
est  d'une  extrême  clarté.  L'auteur  est  l'un  des 
derniers  représentants  de  la  bonne  latinité  ;  sa 
langue  est  excellente  et  appartient  à  la 
bonne  école.  Ses  institutions  ont  été  clas- 
siques dans  beaucoup  de  séminaires  de  France, 
de  Belgique,  d'Allemagne  et  d'Amérique.  On 
doit  encore,  à  Liebermann,  des  sermons  et  des 
Institutions  du  droit  canon  qui  n'existent  qu'en 
manuscrit.  Son  meilleur  titre  à  la  mémoire, 
c'est  d'avoir  formé  de  bons  prêtres. 

Avec  Staudenmaier  nous  entrons  dans  la 
haute  science.  Fils  d'un  ouvrier,  François- 
Antoine  Staudenmaier  était  né  en  1800,  près  du 


(1)  Uni.  de  l'Eglise,  t.  40,  p.  526  ;  et  Kirschenlexicon,  V.  Hug. 


LIVRÉ  QUATRE-VINGT-QUINZIEME 


château  de  llohenstaufen.  Prêtre  en  I SJ7 ,  bien- 
tôt professeur,  Staudenmaier  consacra  toute  sa 
vie  à  la  science.  On  lui  doit  une  Histoire  des  élec- 
tions épiscopales,  une   Encyclopédie  des  sciences 
théologiques,  nue  Théorie  de  la  religion  et  de  la 
révélation,   une    Dogmatique    chrétienne,   une 
histoire  des  dogmes,  une  Histoire  de  la  dogma- 
tique et  de  la  symbolique,  Le  génie  du   christia- 
nisme manifesté  par  les  cérémonies,  les  temps 
sacrés   et  l'art   religieux,    la    Philosophie    du 
christianisme   ou    métaphysique  de  l'Ecriture 
Sainte.  Cette  philosophie  comprend  quatre  par- 
ties :  i°  la  partie  ontologique,  qui  traite  de  l'idée 
en  général,  de  son  origine,  de  sa  nature,  de 
ses  rapports  avec  Dieu  et  avec  le  Verbe  divin  ; 
2°  la  partie  physico-philosophique,  qui  a  pour 
objet  l'être  en  tant  qu'il  se  manifeste  dans  la 
nature  ;  3°  la  partie  pneumatique,  qui  expose  la 
doctrine  de  l'idée  en  tant  qu'elle  se  manifeste 
dans  l'esprit,  et  4°  la  partie  historique,  qui  re- 
cherche les  lois  et  les   formes  de  l'idée  dans 
l'histoire,  sous  l'action  de  la  Providence. 

On  doit  encore  à  Staudenmaier  un  volume 
sur  Scol-Erigène,  une  critique  du  système  de 
Hegel,  un  livre  sur  la  nature  de  l'Eglise  ca- 
tholique, des  opuscules  sur  la  paix  religieuse 
et  le  devoir  au  temps  présent.  Staudenmaier 
mourut  d'apoplexie  en  1856  :  c'était  un  homme 
de  science,  un  puissant  esprit  :  son  œuvre  a 
fait  époque. 

Le  plus  grand  théologien  de  cette  époque 
fut  Mcehler.  Joseph-Arlam  Mœhler  était  né  à 
Igersheim,  dans  le  Wurtemberg,  en  1796. 
D'abord  apprenti  boulanger,  bientôt  libre  de 
suivre  son  penchant  pour  l'étude,  il  étudia 
d'abord  à  Elwangen,  puis  à  Tubingue,  enfin 
dans  la  plupart  des  Universités  allemandes. 
En  1824,  il  inaugurait  sa  carrière  de  profes- 
seur ;  il  mourut  en  1836. 

Mcehler  était  plus  qu'un  homme  de  talent 
et  de  savoir,  c'est  un  docteur  qu'animait  une 
grande  âme.  On  lui  doit  un  opuscule  sur 
l'unité  de  l'Eglise,  des  études  historiques  sur 
saint  Athanase  et  saint  Anselme,  une  Patrolo- 
gie  éditée  par  Keithmayer,  une  Histoire  de 
l'Eglise,  publiée  par  le  Père  Gams,  et  des  Mé- 
langes recueillis  par  Dcellinger.  Le  plus  im- 
portant de  ses  ouvrages  c'est  la  Symbolique,  ou 
exposé  des  contrariétés  dogmatiques  entre  les 
catholiques  et  les  protestants  :  c'est  le  chef- 
d'œuvre  de  Mœhler. 

Ce  livre  ne  traite  pas  du  protestantisme, 
comme  Bossuet,  qui  relate  seulement  les  va- 
riations d'après  les  textes  des  formulaires  ; 
ou  comme  Ijulmès,  qui  ne  s'enquiert  que  des 
conséquences  du  christianisme  dans  ses  rap- 
ports avec  la  civilisation  des  peuples  euro- 
péens. Mœhler  attaque  le  protestantisme  dans 
sa  substance,  moins  que  dans  sa  méthode  ;  il 
traite  de  l'état  primitif  de  l'homme,  du  péché 
originel,  de  la  justification,  de  la  grâce,  des 
sacrements  et  de  l'Eglise.  Sur  chacun  de  ces 
points,  il  montre  que  l'enseignement  du  pro- 
testantisme n'est  qu'une  suite  de  négations  ir- 
réfléchies, de  contradictions  ridicules  et  fina- 
lement de  doctrines  abominables.  Philosophi- 


quement, scientifiquement,  le  protestantismi 

n'est  qu'un  ramas  de  ténèbres,  un  corps  d'er- 
reurs propices  à  tous  les  renversements.  C'est 
plus  ipie  la  préface  de  la  révolution,  l'amorce 
du  nihilisme,  c'est  la  révolution  dans  les 
sphères  sacrées,  d'où  elle  descendra  sur  les 
peuples  pour  les  désoler  et  les  pervertir. 

D'autres,  avant  Mœhler,  avaient  abordé  ce 
sujet  ;  aucun  ne  l'avait  fait  avec  une  telle 
compréhension.  Dès  le  début,  entre  Luther 
et  ses  antagonistes,  la  question  avait  été  po- 
sée sur  ce  terrain.  Depuis  trois  siècles,  elle 
s'éternisait  en  d'interminables  liliges.  Avec 
Mœhler,  la  question  est  épuisée.  On  sait  ce 
qu'est  le  protestantisme  ;  c'est  la  théorie  de  la 
corruption  irrémédiable,  d'une  rédemption 
purement  extérieure,  d'une  humanité  vouée, 
par  le  libre  examen,  aux  disputes  ;  par  !e  dé- 
faut de  foi,  à  la  fange  ;  par  l'absence  d'Eglise, 
au  despotisme  de  l'Etat.  C'est  Babylone  qui 
renaît  ;  c'est  Nabuchodonosor  qui  va  tenter 
la  conquête  du  monde,  pour  le  couvrir  de  ses 
propres  souillures. 

A  peine  cet  ouvrage  avait-il  vu  le  jour,  que 
les  défenseurs  du  protestantisme  se  ruèrent 
contre.  Au  jugement  de  leurs  coreligionnaires, 
ls  ne  réussirent  point  à  l'ébranler.  Le  roi  de 
Prusse  se  disait  prêt  à  en  payer  fort  cher  une 
réfutation  péreraptoire  ;  le  roi  de  Prusse  igno- 
rait que  l'argent  ne  peut  rien  contre  la  vérité. 
L'histoire,  plus  intelligente,  place  la  Symbo- 
lique de  Mœhler  au  niveau  des  Variations  de 
Bossuet,  de  la  Civilisation  de  Balmès,  du  Pro- 
testantisme de  Perrone,  du  Pape  de  J.  de 
Maistre,  de  YEssai  sur  l'indifférence  de  La- 
mennais :  c'est  un  de  ces  ouvrages  fondamen- 
taux, pierres  angulaires  de  toute  bibliothèque 
savante. 

Henri  Klée,  né  près  Coblenlz  en  1800,  d'une 
humble  famille,  successivement  professeur  à 
Rome  et  à  Munich,  mourut  en  1840.  Klée  était 
plus  qu'un  savant,  c'était  l'homme  complet 
dans  sa  perfection.  L'Allemagne  lui  doit  un 
livre  sur  la  doctrine  des  Millénaires,  des  com- 
mentaires de  trois  épîtres  de  saint  Paul,  un 
Système  de  dogmatique  catholique,  une  Encyclo- 
pédie de  la  théologie,  une  Dogmatique  en  trois 
volumes,  une  Esquisse  de  la  morale  catholique. 
Klée  appartient  à  l'histoire  surtout  par  son 
Histoire  des  dogmes  chrétiens,  deux  volumes 
précieux  pour  tout  homme  d'études. 

Ignace-Amand  Dœllinger,  né  à  Bamberg 
en  1799,  prêtre  en  1822,  fut  appelé  à  Munich 
pour  y  enseigner  l'histoire.  En  1845,  il  repré- 
sentait l'Université  aux  Etats  de  Bavière; 
en  1850,  il  était,  au  parlement  de  Francfort, 
partisan  de  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etal  ;  en  1861,  il  prenait  parti  contre  le  pou- 
voir temporel  ;  et  en  1868,  il  faisait  campagne 
contre  le  Concile.  Défectionnaire  en  1871,  il 
essaya  vainement,  avec  l'appui  de  Bismarck, 
de  fonder  la  secte  des  Vieux  Catholiques.  On 
lui  doit  plusieurs  ouvrages,  dont  l'érudition 
est  immense  et  mal  digérée.  Au  fond,  c'était 
un  esprit  faible  et  pervers  :  il  est  mort  dans 
l'impénitence. 


306 


HISTOIRE  GNIYERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Georges  Philips,  né  à  Kœnigsberg  en  1804, 
de  parents  anglais,  fil  ses  études  à  Munich  et 
prit  ses  grades  à  Berlin  -  Après  avoir  voyagé 
et  étudié,  il  embrassa,  sur  les  conseils  de 
Jarcke,  le  catholicisme  en  1828.  on  lui  doit 
une  histoire  du  droit  anglo-saxon,  les  prin- 
cipes du  droit  piicé  allemand,  une  excellente 
histoire  d'Allemagne,  un  traité  de  synodes 
diocésains  et  un  cours  de  droit  canon  en 
quatre  volumes.  Philips  est  un  canoniste  très 
orthodoxe,  très  dévoué  à  Rome  ;  c'est  un 
maître  dont  il  faut  propager  les  doctrines. 

Daniel-Boniface  Haneberg,  né  en  1810  à 
Kempten  m  Bavière,  devint  abbé  de  Saint- 
Boniface  et,  en  1872,  évêque  de  Spire.  On  lui 
doit,  une  réfutation  savante  de  Renan  et,  en 
deux  volumes,  une  Histoire  de  la  révélation 
biblique,  introduction  excellente  à  Vllistoire 
de  l'Eglise  d'Alzog.  Haneberg  est  considéré 
comme  la  plus  haute  autorité  allemande  en 
matière  d'Ecriture  Sainte. 

Dans  un  autre  ordre  d'idées  et  d'actions, 
nous  trouvons  un  grand  serviteur  de  la  vérité 
et  de  ta  justice,  le  baron  de  Ketteler. 

Le  réveil  du  peuple  allemand  avait  été  pré- 
paré, à  l'origine,  par  les  écrits  de  Stolberg  et 
de  Schlegel.  Un  des  hommes  qui,  dans  la 
suite,  contribua  plus  puissamment  à  l'organi- 
sation des  forces  catholiques  fut  l'évèque  de 
Mayence,  Ketteler.  Emmanuel  de  Ketteler  était 
né  à  Munster  en  1831,  au  sein  d'une  famille 
très  chrétienne.  Au  terme  de  ses  études,  il  en- 
tra dans  l'administration  civile.  En  1837, 
lorsque  le  gouvernement  prussien  mit  en  pri- 
son l'archevêque  de  Cologne,  Ketteler  rompit 
avec  la  bureaucratie  et  se  prépara  au  sacer- 
doce. Prêtre  en  1844,  il  devint  curé  d'IIopstein, 
donna  son  bien  aux  pauvres,  ses  soins  aux 
malades,  avec  un  tel  dévouement,  que  les  suf- 
frages protestants  l'envoyaient,  en  1 85-8,  au 
parlement  de  Francfort.  Au  parlement,  à 
l'assemblée  générale  des  catholiques,  et  en 
Chaire,  comme  prédicateur,  Ketteler  se  révéla 
comme  un  esprit  préoccupé  des  questions  so- 
ciales et  résolu  à  les  trancher  par  la  doctrine 
catholique.  Avant  iui,  les  apologistes  de 
l'Eglise  acceptaient  généralement  la  solidarité 
de  l'Eglise  avec  l'ancien  régime  ;  Ketteler  dé- 
serta ce  préjugé  et  agit  en  précurseur  des  ré- 
formes appelées  pour  le  bien  des  pauvres.  Curé 
de  Sainte-Hedwige  à  Berlin,  puis  évêque  de 
Mayence,  Ketteler  put  enfin  évoluer  sur  un 
champ  propice  à  son  génie.  Successeur  de 
saint  Boniface,  dans  une  ville  ravagée  par  la 
révolution,  Ketteler  commença  par  réformer 
son  séminaire  et  releva  de  beaucoup  le  niveau 
de  l'enseignement  théologique  :  son  premier 
bienfait  fut  de  créer  des  docteurs,  hommes 
puissants  en  œuvres  et  en  paroles.  Le  rongia- 
nisme  désolait  alors  l'Eglise  d'Allemagne  ;  un 
mauvais  prêtre,  perdu  de  mœurs,  avait  en- 
traîné ses  pareils  dans  la  sédition  :  Ketteler 
tint  tête  à  l'orage  et  ne  contribua  pas  médio- 
crement à  le  vaincre.  En  esprit  clairvoyant,  il 
voyait  venir  les  dangers  du  libéralisme  et 
connaissait,  par  expérience,  le  péril  des   so- 


ciétés secrètes  :  ce  fut,  pour  Ketteler,  l'occa- 
sion d'écrire  ses  deux  premiers  ouvrages.  Un 
plus  grand  danger  menaçait  l'ordre  social,  le 
socialisme;  Karl  Marx  avait  déclaré  la  guerre 
au  capital  ;  le  juif  Lassalle  embrigadait  les  ou- 
vriers pour  les  mener  à  I'msauI  du  vieux 
monde.  L'abbé  Kolping  avait  oppusé,  à  ce 
travail  destructeur,  l'organisation  de  ses  con- 
fréries. L'évèque  de  Mayence,  en  1964  pesa 
en  maître  par  son  livre  :  La  qmettion  ouwi 
el  le  christianisme.  Des  hauteurs  de  la  spécula- 
tion, le  prélat  descendit  sur  le  terrain  pra- 
tique par  son  discours  sur  les  rapports  du 
mouvement  ouvrier  avec  la  religion  et  la  mo- 
rale. Sur  ce  terrain,  Ketteler  réclamait  l'aug- 
mentation des  salaires,  la  diminution  des 
heures  de  travail,  le  repos  dominical,  l'inter- 
diction du  travail  aux  enfants  qui  doivent 
suivre  l'école,  enfin  l'opposition  au  travail  des 
femmes,  surtout  des  mères  de  famille.  En 
1870,  au  concile,  Ketteler  rompit  avec  son 
ancien  maître,  Dœllinger,  devenu,  sous  la 
figure  de  Janus,  l'insulteur  de  la  papauté.  Eu 
vieillissant,  l'évèque  de  Mayence  devenait  de 
plus  en  pius  l'évèque  des  ouvriers  :  il  deman- 
dait à  l'Etat  de  protéger  leur  santé,  leur  vie  et 
leur  famille.  Ce  brave  évêque  mourut  en  1877. 

Inébranlable  dans  ses  vues  ;  sachant  les 
frontières  des  choses  et  le  bornage  des  inté- 
rêts ;  faisant  d'une  main  ferme  le  départ  de  ce 
qu'il  faut  maintenir,  conquérir  ou  répudier 
dans  le  torrent  contemporain,  Mgr  de  Ketteler 
a  repétri  son  pays,  comme  il  a  relevé  son  sé- 
minaire et  son  diocèse.  Si  M.  de  Bismarck  a 
créé  un  nouveau  caractère  allemand,  Mgr  de 
Ketteler  a  formé  une  nouvelle  âme  reli- 
gieuse. 

Orateur,  député,  journaliste,  brochurier, 
écrivain,  théologien,  prédicateur  populaire, 
amant  des  pauvres  et  fondateur  d'œuvres  im- 
mortelles, il  a  agi  en  tout  d'instinct,  de  spon- 
tanéité, sous  l'inspiration  d'un  seul  principe  : 
c'est  que  l'évèque,  homme  universel,  homme 
de  gouvernement  infatigable,  désintéressé  et 
fort,  doit  mettre  toutes  choses  aux  pieds  de  la 
Croix. 

Voilà  la  source  incomparable  de  son  acti- 
vité sociale. 

Les  idées  de  Ketteler  sur  la  question  sociale 
procèdent  d'une  grande  sympathie  pour  l'ou- 
vrier. Ce  qui  fait  la  faiblesse  et  le  malheur  de 
l'ouvrier,  c'est  son  isolement,  Abandonné  à 
ses  seules  forces,  il  est  le  jouet  de  toutes  les 
fluctuations  économiques,  la  victime  des  ca- 
prices de  patrons  sans  foi  et  sans  cœur.  Seule 
l'association  peut  modifier  les  conditions  de 
son  existence  ;  il  appartient  à  l'Etat  de  rendre 
possibles  les  associations  ouvrières.  En  deux 
mots,  protéger  les  familles  contre  l'exploita- 
tion sans  conscience  et  réorganiser  les  asso- 
ciations corporatives  ;  tel  est  le  devoir  de 
l'Etat. 

L'œuvre  de  Mgr  de  Ketteler  est  continuée 
par  les  assemblées  catholiques,  par  l'action 
publique  du  centre,  par  le  Wolksverein,  par 
l'Université  populaire  de  Miïnchen-Gladbach, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


501 


par  les  entreprises  de  L'abbé  Hilze,  député  au 
Reichslag. 

Parmi  les  auteurs  ecclésiastiques  d'Aile— 
magne,  nous  devons  citer  L'historien  Alzog. 
Jean  Alzog  était  né  en  18U8,  à  Ohlau  en  Silé- 
sie.  Professeur  à  Posen  en  18,'Ki,  à  llildesheim 
en  1845,  il  fut  nommé  professeur  d'histoire 
ecclésiaslique  à  Fribourg  en  1853  et  devint 
conseiller  ecclésiastique  de  l'archevêque. 
En  1870,  il  fut  appelé,  par  le  Pape,  au  Concile 
du  Vatican,  comme  consulteur,  mais  ne  lit 
partie  que  de  la  seconde  fournée,  celle  qui 
fut  demandée  par  les  libéraux,  dont  Alzog 
élait  censé  l'homme.  À  son  départ  de  Fri- 
bourg,  il  avait  sans  doute  quelques  illusions; 
à  Home,  en  présence  du  haut  savoir  de  ses 
collègues,  il  dut  les  abdiquer.  Alzog  mourut 
en  1876,  à  Fribourg  en  Brisgau.  On  doit,  à 
Alzog,  une  histoire  de  l'Eglise  publiée  à 
Mayence,  en  1841,  et  une  Patrplogie,  publiée 
à  Fribourg,  en  1867. 

De  nos  jours,  de  gré  ou  de  force,  chaque 
homme  de  science  et  de  conscience   est  ra- 
mené aux  études  historiques  et  partout  il  ren- 
contre l'Eglise.  Qu'on  les  aborde  comme  phi- 
losophe, pour  observer    les   phénomènes  de 
l'esprit    humain    dans    son    développement  ; 
comme    jurisconsulte,  pour    approfondir   les 
bases  et  les  transformations  de  notre   droit 
moderne  ;    comme   artiste,   pour   étudier  les 
œuvres  du  génie  ;  ou   enfin,  comme  homme 
politique,  pour  suivre  l'épanouissement  gra- 
duel, et  souvent  contrarié,  de  la  civilisation, 
il  est  impossible  de  ne  pas  rencontrer  sur  sa 
route  la  grande  figure  de  l'Eglise  catholique. 
Jean  Alzog  composa  son  histoire  de  l'Eglise 
pour  servir  de  base  à  son  enseignement  uni- 
versitaire, el  l'offrit  comme   manuel  à  ceux 
que  le  défaut  d'études  obligeait  d'y  suppléer 
par  des  lectures.  Dans  le  cadre  trop  étroit  de 
trois    volumes,   elle    embrasse    l'histoire  de 
l'Eglise  depuis  Jésus-Christ  jusqu'à  nos  jours. 
Pour  ne  pas  se  borner  à  une  longue,  sèche  et 
fatigante  nomenclature  de  noms  et  de  faits, 
l'auteur  s'applique  à  faire  ressortir  certaines 
circonstances  particulières  ;   à   dessiner   avec 
vigueur  les  imposantes  figuras  de  l'Eglise  ;  à 
grouper  avec  netteté  les  diverses  manifesta- 
tions de  la  vie  chrétienne  ;  à  indiquer  enfin  le 
vrai  caractère  des  temps  et  l'esprit  de  chaque 
époque.  La  division  de  l'histoire  par  époque 
et  l'étude  de  chaque  époque  par  division  des 
matières   sont   faites  dans  de   bonnes  condi- 
tions. Quant  à  la  partie  matérielle  de  l'œuvre, 
Alzog  s'inspire  de  Mœhler  ;  il  met  à  profit  les 
publications  antérieures  de  Doellinger,  Fluten- 
sock,  Katercamp  ;  il  consulte  aussi  parfois  les 
publications    protestantes    de   Gieseler,    Fn- 
gelnardt,  Néander,    Guericke,   et  Cari  Hase. 
Les  informations  bibliographiques   sont  très 
étendues;  les  citations  bien  choisies  et  faites 
à  propos.  Les  jugements,  selon  nous,  ne  sont 
pas  toujours  sûrs;  les  historiens  d'Allemagne 
se  laissent  trop  souvent  entraîner  par  la  pas- 


sion contre  Rome  ou  par  une  affectation  d'im- 
partialité qui  touche  à  l'injustice.  Toutefois, 

le   principal     tort    de   l'histoire   d'AIzog,  c'est 

de  n'avoir  pas  été  composée  en  huit  ou  dix  vo- 
lumes. I  n  manuel  de  l'histoire  de  l'Eglise  de- 
mande aujourd'hui  ce  développement. 

«  Quiconque,  dit   Bossuet,  veut  devenir    un 
habile     théologien    et     un    solide    interpète, 
qu'il  lise   et  relise  tes  Pères.  ,Vil  trouve   dans 
les  modernes  quelquefois  plus   de   minuties,  il 
trouvera  très  souvent  dans  un  seul  livre  des 
l'nes  plus  de  principes,    plus  de  cette  sève 
primitive  du    christianisme   que    dans  beau- 
coup de  volumes  des  nouveaux  interprètes  ; 
et  la  substance  qu'il  y   sucera  des  anciennes 
traditions  le  récompensera  très  abondamment 
de  tout  le  temps  qu'il  aura  donné  à  cette  lec- 
ture.  Que  s'il   s'ennuie   de  choses  qui,  pour 
être  moins  accommodées  à  nos  coutumes  et  aux 
erreurs   que   nous  connaissons,    peuvent  pa- 
raître inutiles,  qu'il  se  souvienne  nue,  dans  les 
temps  desPères,ellesont  eu  leur  effet etqu'elles 
produisent  encore  un  prix  infini  dans  ceux  qui 
les  étudient,  parce   qu'après  tout  ces  grands 
hommes  sont  nourris  de  ce  froment  des  élus, 
de  cette  pure  substance  de  la  religion,  et  que, 
pleins  de  cet  aspect   primitif  qu'ils  ont  reçu 
de  plus  près  et  avec  plus  d'abondance  de  la 
source    même,  souvent   ce  qui  leur   échappe 
et  qui  sort  naturellement  de  leur  plénitude, 
est   plus  nourrissant   que  ce  qui   a   été  mé- 
dité depuis.  C'est  ce  que  nos  critiques  ne  sen- 
tent pas,  et  c'est  pourquoi  leurs  écrits,  formés 
ordinairement  dans  les  libertés  des  novateurs 
et  nourris  de  leurs  pensées,  ne  tendent  qu'à 
affaiblir  la  religion,  à  flatter  les  erreurs  et  à 
produire  des  disputes  (1)  ». 

C'est  dans  ce  dessein  et  pour  compléter  son 
cours  d'histoire,  que  le  professeur  de  Fribourg 
composa  son  Manuel  de  Patrologie.  L'auteur 
fut  contrarié,  dans  sa  composition,  par  un  mal 
de  tête  et  se  fii  aider  par  le  docteur  Kellner, 
de  Trêves.  Tel  quel,  l'ouvrage  n'est  pas  com- 
plet ;  il  s'arrête,  pour  les  latins,  à  saint  Gré- 
goire-le-Grand  et,  pour  les  Grecs,  à  saint  Jean 
Damascène.  Après  l'avoir  publié,  l'auteur  pen- 
sait qu'il  eût  fallu,  pour  amener  les  étudiants 
à  lire  les  Pères,  pénétrer  plus  au  fond  des 
choses.  Ce  défaut  tenait  à  l'exiguité  de  son 
ouvrage  et  aussi  à  sa  méthode.  La  notice  d'un 
auteur,  la  nomenclature  de  ses  ouvrages, 
quelques  aperçus  critiques,  quelques  analyses 
d'ouvrages  importants,  cela  ne  suffit  pas  ponr 
faire  aimer  passionnément  l'étude  des  Pères. 
Selon  nous,  il  faudrait  classer  les  Pères  par 
catégories,  procéder  par  genres  et  par  espèces, 
exposer  dans  son  ensemble,  dans  ses  détails  et 
dans  son  complet  développement  toutes  les 
parties  de  la  tradition.  De  manière  que  le 
lecteur  d'un  tel  ouvrage  possède,  par  ses  som- 
mets lumineux,  tout  l'ensemble  de  la  doctrine 
catholique  et  n'ait  plus  qu'à  chercher,  dans 
les  ouvrages,  l'approfondissement  de  ce  dont 
il  a  la  notion  et  les  détache  du  principe  dont 


l)  Défense  de  la  tradition,  P.  I ,  liv.  IV,  ch.  18. 


50  S 


1I1STOIUE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


il  possède  la  synthèse.  L'ouvrage  d'Alzog  est 
plus  utile  pour  étudier  l'histoire  de  l'Eglise 
<|ue  pour  étudier  les  Pères. 

A   côté   d'Alzog,    nous    citons    le   docteur 
Henri    Denzinger,    professeur   à    Wurzbourg, 
mort  en  1881.  Nous  lui  devons  deux  ouvrages  : 
Ritui    orientalisum  in   administrât ione,  sacra- 
mentorum,  Wurzbourg,   1804,  et   Euchirtdion 
de/înitionum  de   rébus  fidei,   1853.  Le  premier 
ouvrage  se  rapporte  aux  grandes  publications 
liturgiques  de  Mabillon,  Tommasi,   Gerbert  ; 
le  second  nous  paraît  digne  d'une  très  sérieuse 
considération.  Parmi  beaucoup  de  maux  que 
le  malheur  des  temps  a  inlligés  aux  écoles  ca- 
tholiques, ce  qui  nuit  le  plus  aux  études,  c'est 
que  les  documents  positifs  de  la  foi  et  de  la 
discipline,  sanctionnés  par  l'autorité  publique 
de  l'Eglise,  sont  ignorés  ou  négligés,  et  cha- 
cun se  laisse  aller  à  son  propre  esprit.  Par  là  il 
arrive  que  les  plus  saintes  et  les  plus  sûres  doc- 
trines ecclésiastiques  sont  remplacées  par  les 
ridicules   et  absurdes  conceptions  d'hommes 
qui  étudient  toujours,  qui  ne  parviennent  ja- 
mais à  la  science  de  la  vérité,  mais  qui  vantent 
beaucoup  leurs  idées  propres.  Pour  nous,  nous 
tenons  pour  certain  que  les  définitions  et  pres- 
criptions de  l'Eglise  sont  le  très  solide  fonde- 
ment sur  lequel  doit  reposer  toute  spéculation 
des  choses  divines  ;  par  là  s'ouvre  devant  nous 
une  voie  royale  qu'il  faut  suivre,  sans  s'écar- 
ter ni  à  droite,  ni  à  gauche  ;   autrement  nous 
nous  écarterons  de  la  foi  et  nous  tomberons 
dans  cette   licence   païenne    de   penser,    qui 
écarte  toute  autorité  et  ne  laisse  bientôt  sub- 
sister que  les  oracles  ou  les  fantaisies  de  la 
raison.  Pour  remédier    à   un  si   grand  mal, 
Denzinger  imagina  de  réunir,  en  un  seul  vo- 
lume,  toutes  les   définitions  dogmatiques  de 
l'Eglise   et    tous   ses  anathèmes   contre  l'er- 
reur. 

Ce  recueil  fut  limité  à  la  contenance  d'un  seul 
volume  ;  il  commence  au  symbole  des  Apôtres, 
dont  il  donne  les  divers  textes,  et  se  termine  à 
l'allocution  de  Pie  IX  sur  le  mariage  civil  ;  en 
tout  cent  documents.  L'auteur  termine  son 
livre  par  un  index  systématique  des  matières, 
c'est-à-dire  par  un  programme  de  théologie, 
dont  toutes  les  propositions  sont  établies  par 
un  renvoi  aux  décisions  authentiques  de 
l'Eglise.  La  conception  première  d'un  tel  tra- 
vail est  au-dessus  de  tout  éloge  ;  son  exécution, 
bornée  à  la  production  des  textes  définitoires, 
peut  suffire  dans  un  cours  élémentaire  de 
théologie;  mais,  selon  nous,  une  telle  œuvre, 
pour  produire  tout  son  fruit,  devrait  être  plus 
étendue  et  donner  les  textes  avec  plus  d'am- 
pleur. Les  petits  livres  sont  faits  pour  les  en- 
fants, mais  ils  ne  font  que  des  enfants,  con- 
tents d'eux-mêmes,  persuadés  de  leur  omni- 
science  d'autant  plus  que  leur  savoir  a  de  plus 
étroites  frontières.  Les  gros  livres  sont  pour 
les  hommes  et  en  font.  Même  dans  Fécole,  un 
livre  plus  dispendieux  éclaircirait  mieux  les 
choses  ;  dans  les  presbytères,  un  tel  livre  est 
indispensable.  C'est  le  livre  des  sources, la  fon- 
taine aux  eaux  vives;  plus  les  eaux  sont  abon- 


dantes, plus  on  peut  boire  et  se  faire  une  âme 
à  la  mesure  de  son  breuvage. 

A  côté  de  Denzinger,  nous  plaçons  Kobleret 
Kraus.  André  Kobler,  né  en  181ti  à  Miihldorf 
en  Bavière,  entra,  en  1844,  dans  la  Compagnie 
de  Jésus.  En  1857,  il  devint  professeur  d'his- 
toire à  Innsbruch,  puis  à  Klagenfurl.  On  lui 
doit  :  1°  Documents  pour  l'histoire  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  Ratisbonne,  In  il -44  et  2°  Etudes 
sur  les  couvents  du  Moyen  Age,  Innsbruch, 
18G7,  François-Xavier  Kraus,  né  à  Trêves  en 
1N'»0,  professeur  d'histoire  ecclésiastique  à 
Fribourg-en-Brisgau,  a  donné  jusqu'ici  : 
1°  Roma  sotterranea,  Fribourg,  1878; —  2°  Les 
Antiquités  chrétiennes,  2  vol.  Fribourg,  1887; 
—  3°  Histoire  de  /' Eglise,  Trêves,  1887. 

Un  membre  de  l'Ordre  de  Saint-Dominique, 
Denifie,  archiviste  à  Rome,  a  pris  place  parmi 
les  écrivains  allemands  par  une  étude  sur  Tau- 
ler,  Gratz,  1870  ;  et  par  une  Histoire  des  Uni- 
versités du  Moyen  Age,  dont  le  premier  vo- 
lume a  paru  à  Berlin  en  1885.  —  Simon  Ai- 
cher,  chanoine  et  professeur  à  Brisgau, 
depuis  1875  prince-évêque,  est  auteur  d'un 
Compcndium  juris  ecclésiastici,  Brixen,  1802. 
Un  écrivain  de  plus  haute  marque  est  Jean- 
Baptiste  Heinrich.né  à  Mayence  en  1818. Suc- 
cessivement professeur  au  séminaire  de  cette 
même  ville  et  chanoine,  il  fut  à  la  fois  homme 
de  cabinet  et  homme  d'action.  De  concert 
avec  son  collègue  Moufang,  il  prit  part  à  tous 
les  événements  de  la  renaissance  allemande, 
collabora  au  Catholique  de  Mayence  et  com- 
posa des  ouvrages  de  longue  haleine.  Nous 
citons  :  1°  Sur  la  vérité  et  la  nécessité  du  chris- 
tianisme, Mayence,  1804  ;  —  21  Jésus-Chr  st, 
c'est  une  critique  de  l'ouvrage  de  Renan  ;  — 
3°  La  réaction  du  soi-disant  progrès  contre 
V Eglise  et  la  vie  religieuse  ;  — La  dogmatique, 
en  six  volumes,  publiée  à  Mayence  en  1875  : 
c'est  un  ouvrage  de  premier  ordre. 

Christophe  Moufang,  né  à  Mayence  en  1817, 
après  avoir  fait  ses  études  dans  sa  ville  natale, 
étudiait  la  médecine  à  Bonn  en  1834,  lorsqu'il 
se  décida  à  entrer  au  séminaire  de  Mayence. 
Prêtre  eu  183J,  professeur  au  collège,  il  colla- 
bora avec  beaucoup  de  talent  au  Catholique, 
la  première  feuille  catholique,  publiée  en 
Allemagne.  En  1851,  lorsque  Mgr  de  Ketteler 
monta  sur  le  siège  de  saint  Boniface,  il  confia, 
à  Moufang,  la  direction  du  grand  séminaire. 
Chanoine  en  1854,  député  au  Landtag  de 
Hesse  à  partir  de  1803,  il  fut  en  1808  appelé 
à  Rome  pour  les  travaux  préparatoires  du  Con- 
cile. En  1875,  il  entrait  au  Reischtag  allemand 
et  en  fit  partie  jusqu'au  jour  où  il  sentit  les  at- 
teintes du  mal  qui  devait  l'emporter  :  il  mourut 
en  1890.  —  Moufang  était  surtout  un  orateur 
plein  de  doctrine,  de  bonne  humeur  et  de 
mouvement.  En  dehors  de  sa  collaboration  au 
Catholique,  on  lui  doit  un  recueil  fort  intéres- 
sant sur  le  rôle  de  la  Compagnie  de  Jésus  en 
Allemagne.  Ses  travaux  historiques  sur  les 
catéchismes  lui  ont  fait  une  juste  réputation 
d'érudit.  Mais  Moufang  était  surtout  un 
homme  de  combat  :  il  faisait  autorité  dans  les 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÉMl 


509 


questions  politico-économiques  et  l'un  des 
premiers  s'occupa,  eu  Allemagne,  de  la  ques- 
tion  sociale.  C'était  un  lutteur  qui  no  ménagea 
point  ses  forces  au  service  do  l'Eglise  et  do  la 
société. 

Joseph     llergcnroelher,    né   à    Wur/.bourg 
en  1824,  se  rendit,  après  ses  premières  études, 
à  Rome,  pour  faire  sa  théologie  au    collège 
germanique.  Prêtre,  il  fut  quelque   temps  vi- 
caireà  Zellingen,puis  entra,  comme  professeur 
de  droit  canon  et  d'histoire,  à  l'université  de 
sa  ville  natale.  A  peine  installé  dans  sachaire, 
il  fonda  sa  réputation  scientifique   et  littéraire 
par  un   grand  ouvrage   en   trois  volumes  sur 
Photius  :  c'est  un  chef-d'œuvre,  dont  il   faut 
souhaiter  la  traduction.  Pie  IX  l'appela  à  Home 
pour  préparer  les  Schemata  du  Concile.  Dans 
les   controverses  soulevées  alors  par  Dœllin- 
ger  et   Friedrich,    Hergenrcether    se  signala 
par    la    publication    de    l'anti-Janus.    Entre 
temps,  il  s'appliquait  à  étudier  la  civilisation 
du  xvne  siècle,  publiait  un  important  ouvrage 
sur  les  rapports  de  l'Eglise   et  de  l'Etat,  et 
donnait  enfin  au  public  son  Manuel  d'histoire 
ecclésiastique,  dont  nous  avons  une  traduction 
par  Bélet   en  huit  volumes.  En  1877,  Pie   IX 
appelait  Hergenrcether  à  Rome  et  le  nommait 
préfet  des  archives  du  Vatican.  A  ce  titre,  il 
s'attela   au   Regestum   de  Léon  X  et  en  com- 
mença  la   publication.   En    1879,  Léon   XIII 
l'éleva   à  la   dignité   de   cardinal,    en    même 
temps  que  Joseph  Pecci  et  Newmann.   Tous 
trois  moururent  presque  en  même  temps,  Her- 
genrcether au  couvent  cistercien   de   Mehre- 
rau,  près  du    lac   de    Constance.  Hergenrce- 
ther   était     un    esprit    droit  et    élevé  ;    ses 
ouvrages  honorent  tous  sa  mémoire. 

Franz-Séraphin  Hettinger,  né  à  Aschafi'en- 
bourg  en  1819,  après  avoir  passé  par  le  gym- 
nase et  le  séminaire  de  sa  ville  natale,  s'en 
fut  à  Rome  où  il  étudia  quatre  ans  la  théo- 
logie. Elève  du  collège  germanique,  il  eut 
pour  maître  Perrone,  Patrizzi,  Ballerini,  Mar- 
chi,  Kleutgen  et  Passaglia.  Ce  qu'il  apprit  sur- 
tout à  Rome,  ce  fut  l'amour  de  l'Eglise  ;  la 
note  caractéristique  de  sa  parole  et  de  ses 
écrits,  c'est  un  sentiment  ascétique.  Prêtre 
en  1843,  il  fut  appelé  à  prononcer  un  petit 
discours  à  la  Sixtine,  un  jour  que  le  Pape 
chantait  la  grand'messe.  De  retour  en  Alle- 
magne, il  pratiqua,  pendant  quelques  années, 
le  ministère  pastoral  en  Franconie.  En  1847, 
il  entrait  à  l'Université  de  Wurzbourg. 
En  1852,  il  fit  un  voyage  à  Paris  ;  plus  d'une 
fois  dans  la  suite,  sous  Pie  IX  et  sous 
Léon  XUl,  il  fut  appelé  à  Home.  Mais  ce  ne 
sont  là,  dans  sa  vie,  que  des  incidents  sans 
importance.  Hettinger  était,  par  excellence,  le 
professeur,  l'homme  qui  passe  sa  vie  avec  les 
livres,  qui  parle  aux  élèves  et  compose  des  ou- 
vrages. Nous  ne  dirons  rien  des  honneurs  aca- 
démiques et  civils  déférés  à  sa  personne  ;  les 
titres  les  plus  glorieux  d'un  savant  ce  sont  ses 
œuvres.  Lesouvragesqui  ont  signalé, au  monde 
savant,  le  nom  d'Iletlinger  sont  :  Le  Sacerdoce 
catholique,  1832  ;  La  Situation  religieuse  et  so- 


ciale de  /'aria,  1852;  I' 'Idée  dee  exercice»  spiri- 
tuels de  suint  Ignace,  1853  ;  La  Liturgie  du 
/'  Kg  lise  et  la  langui',  latine,  1856;  Le  droit  et 
la  liberté  de  l'Eglùe,  1860  ;  Le  Rôle  de  la  théo- 
logie dons  r organisme  des  sciencetuniversitairet. 
1862;  L'Art  dans  le  chrùtianitme,  1867  ;  Le 
combat  de  l'église  au  temps  présent,  1869  ; 
Pie  IX  et  l'idée  de  la  Papauté,  1877  ;  quelques 
ouvrages  sur  la  Divine  Comédie  de  Darde.  Pro- 
fesseur d'apologéli.jue,  Hettinger  s'est  illustré 
surtout  par  ['Apologie  du  christianisme  en  cinq 
volumes,  1803-07;  le  Plein  pouvoir  du  Siège 
apostolique,  1873,  et  la  Théologie  fondamentale 
ou  apostolique  en  deux  volumes.  L'apologé- 
tique et  l'apologie  ont  été  traduits  en  fran- 
çais, le  premier  par  Belet,  le  second  par  Jean- 
nin  :  ce  sont  deux  ouvrages  de  premier  ordre. 
Il  faut  rapprocher  d'Hergeurœther,  Héfelé, 
llœfler,  Jansen  et  Pastor,  noms  diversement 
célèbres  en  histoire. 

Charles-Joseph    Héfelé,   professeur   ù    Tu- 
bingue,  puis  évêque  de  Rottembourg,  écrivit 
une  Histoire  des  Conciles  en  11  volumes  ;  elle  a 
été  traduite  en  français  par  l'abbé  Delarc.  Le 
traducteur  la  dit  composée  d'après  les  origi- 
naux ;  c'est  une  erreur  :  elle  a  été  composée 
d'après  les  éditions  anciennes  des  Conciles  ; 
elle  en  rapporte  fidèlement  la  science  faite  ; 
cela  suffit  à  son  mérite.  Héfelé  a,  sans  doute, 
ajouté  de  son  fond,  ce  qu'il  a  pu  prendre  dans 
les  livres  contemporains  ;  il  le  donne  suivant 
la  méthode  de  Noël-Alexandre,  par  des  pro- 
positions séparées,  qu'il  prouve  de  son  mieux, 
suffisamment  pour  justifier  son  opinion.  Le 
seul  reproche  à  faire,  non  pas  au  livre,  mais 
à  l'auteur,  c'est  qu'au  Concile,  il  se  mit   en 
contradiction  avec  lui-même.  Dans  son  his- 
toire, il  avait  bien  parlé  du  pape  Honorius  ; 
dans   une   brochure   séparée    il    s'efforça   de 
prouver  le  contraire.  Sur  le  même  fait,  il  se 
trouve  avoir  dit  oui  et  non  :  c'est  une  contra- 
diction manifeste;  pour  le  caractère  épiscopal, 
une  tache.  —  L'Histoire  des  Conciles  a  été  con- 
tinuée depuis  par  Alois  Knœpfel.  En  France, 
Paul  Guérin    en  a   donné,  à  moindres  frais, 
l'équivalent,  dans  ses  Conciles  généraux  et  par- 
ticuliers, ouvrage  emprunté  pour  une  grande 
part  au  dominicain  Richard.  En  Italie,  Vincent 
Tizzani,  archevêque  de  Nisibe,  a  donné  aussi 
une  histoire  des  Conciles  en  quatre  volumes  : 
c'est  une  œuvre  très  recommandable. 

Constantin  lloefler,  né  à  Memmigen  en  Ba- 
vière, était,  en  1830,  professeur  à  Munich,  et 
en  1852,  professeur  d'histoire  naturelle  à 
l'rague.  On  doit  à  Hœfler,  outre  un  grand 
nombre  de  dissertations  sur  des  points  obs- 
curs ou  controverses  d'histoire  :  1°  Une  His- 
toire des  papes  allemands,  ouvrage  important  ; 
2°  Une  étude  très  vive  contre  Y  Empereur  Fré- 
déric Il  ;  3°  Une  Histoire  universelle  en  3  vo- 
lumes ;  4°  Scriptores  rerum  h istoricarum, recueil 
de  documents  inédits;  5°  Jean  Huss  et  l'émi- 
gration des  étudiants  de  l'rague;  6°  Le  Pape 
Adrien  Vl,  travail  définitif  sur  ce  Pape. 

Mais  le  grand  historien  catholique  de  l'Alle- 
magne, c'est  Janssen.  Jean  Janssen  était  né  à 


510 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Francfort  bb  1829,  'le  parents  pauvres.  Son 
père  L'avaH    mis  on   apprentissage   chez   un 

chaudronnier  ;  l'enfant  avait  toujours,  sous 
son  tablier,  un  livre  et  faisait  le  dése-poir  du 
patron,  qui  ne  voyait,  dans  l'apprenti,  que 
l'étoffe  d'un  savanl.  Kn  désespoir  de  chau- 
dronnerie, on  se  décida  à  envoyer  l'enfant  à 
l'école.  Jean  passa  donc  de  l'atelier  de  fer 
blanc  au  collège  de  Xanten,  puis  au  gymnase 
d'une  autre  ville,  enfin  aux  universités  de 
Munster  et  de  Louvain.  A  cause  de  sa  faible 
santé,  il  ne  fut  appelé  au  sacerdoce  qu'à 
trente-et-un  ans.  Depuis  longtemps  il  était 
parti  pour  la  gloire. 

Sa  vocation  d'historien  se  manifesta,  dès 
l'âge  de  huit  ans,  par  la  lecture  de  l'histoire 
sainte  d'Overberg,  dont  il  faisait  l'objet  de  pe- 
tites conférences  à  ses  camarades.  Dn  volume 
dépareillé  de  l'histoire  universelle  d'Anne- 
garn  produisit  sur  lui  l'effet  du  bardit  des 
Francs  sur  Augustin  Thierry.  A  seize  ans,  il 
entamait  des  négociations  avec  un  imprimeur 
pour  la  publication  d'un  ouvrage  d'histoire  ; 
ce  jeune  homme  eût  pu  dire,  comme  Ovide  et 
en  le  modifiant:  Quidquid  tentabans scribere, 
liber  erat. 

A  vingt-cinq  ans,  Janssen  fut  nommé  pro- 
fesseur à  Francfort  et  passa  dans  cette  humble 
condition  toute  sa  vie.  Malgré  l'étendue  de 
ses  services  et  l'éclat  de  sa  gloire,  personne  ne 
songea  à  l'élever  plus  haut  ;  quant  à  lui,  il  se 
trouvait  plus  grand  que  la  fortune.  Léon  XIII, 
digne  appréciateur  du  mérite,  éleva  Janssen  à 
la  prélature,  collation  qui  honore  autant  le 
pontife  que  l'historien.  Dans  son  obscurité, 
Janssen  eut,  pour  réconfort,  l'amitié  du  pro- 
testant Bœhmer,  érudit  impartial  qui  sut  orien- 
ter le  talent  du  prêtre  catholique.  Janssen 
mourut  vers  1890. 

Voici  la  liste  chronologique  des  ouvrages 
de  Janssen  :  1°  Willibald  de  Steivels  et  Cor- 
vey,  1855  :  c'est  l'histoire  d'un  abbé;  2°  His- 
toire dn  saint  Louis,  roi  de  France,  1855  ; 
3°  Sources  de  l'histoire  de  l'évêcké  de  Munster, 
1856  ;  4»  Convoitises  françaises  et  politique  hos- 
tile aux  provinces  rhénanes,  18til  :  c'est  un 
pamphlet  contre  la  France  ;  5°  Schiller  comme 
historien,  1863  :  c'est  la  mise  à  néant  du  poète- 
romancier  qui  a  écrit  l'histoire  fie  la  guerre 
de  Trente  ans  et  de  la  révolte  des  Pays-Bas; 
6°  L'Eglise  et  la  liberté  des  peuples,  1863  ; 
7°  Correspondance  royale  de  Francfort  de  1372 
à  1519,  3  volumes,  1863-66-73;  8°  Russie  et 
Pologne  depuis  deux  cents  ans,  186i  ;  9°  Ori- 
gine du  premier  partage  de  la  Pologne,  1865  ; 
10°  Gustave-Adolphe  en  Allemagne,  1865; 
11°  Charlemagne,  1867  ;  12°  François  Borgia, 
1868  ;  13°  Vie,  lettres  et  opuscules  de  Bœhmer, 
3  vol.,  1868;  14°  Temps  et  portraits,  1875; 
15°  Léopold- Frédéric,  comte  de  Stolberg,^  vol., 
1876-74  ;  16°  Histoire  du  peuple  allemand  de- 
puis la  fin  du  Moyen  Age,  6  vol.,  1876-88  ; 
17°  Paroles  à  mes  critiques  :  c'est  la  réponse  de 
Janssen  aux  aboyeurs  en  révolte  contre  son 
histoire. 
L'histoire  du  peuple  allemand  est  le  plus 


fort  ouvrage  qui  ait  été  écrit  contre  Luther; 
c'est  le  renversement  rie  loulei  •  -  apologies. 
Luther  n'apparaît  plus  que  comme  un  misé- 
rable ;  son  oMivre  est  sans  doute  le  renverse- 
ment de  la  civilisation  chrétienne  ;  mais  c'est 
un  amas  d'immondices,  un  cloaque  où  le 
monde  protestant  se  fût  pourri,  s'il  n'avait  été 
défendu  par  la  force.  Luther  a  produit  le  Kai- 
ser, comme  Photius  a  produit  le  Czar;  l'Eglise 
a  donné  au  monde  saint  Louis  et  Charlemagne. 
Un  élève  de  Janssen,  Louis  Pastor.  né  I  Aix- 
la-Chapelle,  avait  d'abord  visité  les  biblio- 
thèques de  France  et  d'Italie;  il  est  mainte- 
nant professeur  d'histoire  a  l'Université  d'Inns- 
bruck.  On  lui  doit  :  4°  Les  tentatives  de  réunion 
entre  les  catholiques  et  les  protestants  pen- 
dant le  règne  de  Charles-Quint,  187!);  8°  La 
correspondance  du  cardinal  C<mta>  in>  pendant 
sa  légation  en  Allemagne  ;  3°  ffwfaine  des 
Papes  depuis  la  lin  du  Moyen  Age  :  cet  ou- 
vrage doit  avoir  sept  volumes,  il  est  parvenu 
au  sixième.  —  Pastor  doit,  en  outre,  publier 
le  tome  A'II  et  composer,  avec  les  notes  de 
Jansen,  le  tome  VIII  et  dernier  de  l'histoire 
du  peuple  allemand.  Ces  ouvrages  sont  tous 
pris  aux  sources  :  c'est  ce  qui  fait  la  force  de 
l'auteur  et  assure  le  mérite  de  ses  publica- 
tions. VLJistoire  des  Papes  est,  en  particulier, 
un  service  rendu  à  la  science,  aux  bonnes 
lettres,  à  la  société  civile  et  à  l'Eglise. 

Un  émule  de  Pastor,  Paul  Majunke,  né  en 
1842  à  Gross-Schmogran,  fit  ses  éludes  à 
Breslau  et  les  termina  à  Rome.  Curé  plus  tard 
en  Silésie,  il  devint  rédacteur  en  chef  du  grand 
journal  catholique  la  Germania  et  député  au 
Reichstag,  A  ce  double  titre,  il  prit  part  à 
tous  les  combats  du  centre  ;  il  y  gagna,  pour 
sa  part,  des  amendes  et  la  prison.  A  la  paix, 
il  redevint  curé  et  publia  plusieurs  ouvrages 
se  rapportant  tous  au  mouvement  religieux, 
politique  et  social  que  suivait  la  guerre  de  1870. 
Son  Histoire  du  Kalturkampf)u\  assure,  à  elle 
seule,  une  place  parmi  les  historiens  que  lira 
la  postérité. 

Mathias-Joseph  Scheeben  naquit  à  Meken- 
heim,  près  Bonn,  le  1er  mars  1835.  A  l'âge  de 
17  ans,  il  terminait  ses  études  au  gymnase  et 
partit  pour  Rome,  où  il  resta  sept  ans,  tout 
entier  à  l'étude  de  la  philosophie  et  de  la 
théologie.  Prêtre  en  1858,  il  rentrait,  l'année 
suivante,  dans  sa  patrie  et  fut  employé  d'abord 
comme  anmônier  dans  un  couvent  de  sœurs. 
Eu  1860,  il  était  appelé,  comme  professeur  de 
dogmatique,  au  grand  séminaire  de  Cologne  : 
c'est  là  que  devait  s'écouler  son  existence, 
hélas  !  trop  courte.  Scheeben  était  très  avan- 
tageusement doué,  d'un  grand  zèle  pour  les 
sciences  et  d'une  étonnante  puissance  créa- 
trice. Dès  1860,  il  prenait  place  parmi  les  écri- 
vains allemands,  par  la  publication  des  Fleurs- 
de-Marie,  recueil  de  vieilles  poésies  en  l'hon- 
neur de  la  mère  de  Dieu.  En  même  temps,  il 
menait  de  front  trois  ouvrages  importants  : 
JSature  et  grâce,  1861,  exposition  des  deux 
ordres  de  vie  dans  l'homme;  Quid  est  homo, 
1862,    du    Père    Antoine    Cassini,  consacré, 


LIVRE  QUATEE-VINGT-QUINZIÈME 


:.li 


comme  le  premier,  à  la  raison  et  à  l'économie 

de  lu  vie  surnaturelle  ;  Le»  magnificence*  de  la 
gréée  divine,  1863,  d'après  le  Père  Nieremberg. 
Entre  temps, Scheeben  donnait  ses  .soins  à  une 
réédition  du  Manuel-Gofiiné,  cl  collaborait  en 
mémo  icm|»s  à  Y  Ami  de  la  iikikid)  et  à  La  FetvùUe 
pastorale.  Par  la  presse  périodique,  il  répon- 
dait encore  au  Janus  de  Dœliioger,  aux  cri- 
tiques de  Silmlie,  défendait  le  Concile  et,  sou- 
tenait l'infaillibilité  du  Pape.  Parmi  ses  ou- 
vrages de  plus  longue  haleine,  il  faut  citer  les 
Principaux  mystère»  du  christianisme  et  par- 
dessus tout,  la  Dogmatique,  en  A  volumes, 
traduits  en  français  par  l'abbé  Helet  et  publiés 
dans  la  Bibliothèque  théologique  du  \ix''  siècle. 
Ce  dernier  ouvrage  n'est  pas  seulement  un 
litre  glorieux  pour  l'auteur  ;  c'est  un  monu- 
ment de  la  science  catholique,  très  complet, 
très  précis,  de  première  importance. 

Aux  oeuvres  personnelles,  il  faut  joindre  les 
oeuvres  collectives,  et,  en  premier  lieu,  le  Kirs- 
cken-lexion.  C'est  un  dictionnaire  en  trente 
volumes,  où  l'on  trouve  la  science  de  la  lettre, 
la  science  des  principes,  la  science  des  faits  et 
la  science  des  symboles.  Chaque  article  est 
écrit  par  un  spécialiste  ;  l'ensemble  du  dic- 
tionnaire est  l'œuvre  des  plus  savants  docteurs 
de  l'Allemagne.  On  en  prépare  une  seconde 
édition,  revue,  corrigée,  complétée.  Tel  qu'il 
est,  c'est  déjà  un  livre  précieux  où  l'on  ad- 
mire justement,  malgré  la  diversité  des  au- 
teurs, ce  bel  accord  où  la  foi  est  le  principe, 
le  garant  et  la  sanction  de  la  science.  —  En 
France,  nous  aurons  bientôt  deux  ouvrages 
analogues  :  le  Dictionnaire  de  la  Bible  de  Vi- 
gouroux  et  le  Dictionnaire  de  Théologie  de  Va- 
cant. 

A  l'œuvre  collective  des  docteurs  d'Univer- 
sités allemandes,  il  faut  superposer  l'œuvre, 
également  collective,  des  Jésuites  de  Maria- 
Laacb.  Ces  jésuites,  rétablis  par  Pie  VII, 
proscrits  par  les  radicaux,  ruinés  par  les 
unitaires  italiens  et  allemands,  avaient  eu, 
en  1848,  une  lueur  de  liberté  et  en  avaient 
profité,  à  partir  de  1850,  pour  évangéliser 
l'Allemagne.  Eu  1863,  ils  achetèrent  l'abbaye 
bénédictine  de  Maria-Laach,  près  d'Ander- 
nach,  y  réunirent  leur  jeunesse  studieuse  et 
leurs  plus  savants  professeurs.  La  province  de 
l'Allemagne  supérieure  nous  offre,  comme 
illustrations,  le  Père  Kleulgcn,  le  restaurateur 
delà  philosophie  scolastique,  le  Père  Wilmers, 
l'auteur  du  Manuel  de  lieligion,  le  Père  I)e- 
harhe,  célèbre  dans  la  catéchitique,  et  le  Père 
Damberger,  historien.  Parmi  les  professeurs 
de  Maria-Laach,  il  faut  citer  spécialement 
Lehm  Kuhl,  Théodore  Mayer,  Tilman  Pesch, 
Scbnéeman,  Itiess,  Wiedmann,  Cornely,  Kob- 
berg  ;  parmi  leurs  élèves,  Baumgartner,  lliel, 
Cielmans,  Knabenbauer,  llummelauer,  Ca- 
tbrein,  l)re-,sel  et  Langhor-t.  On  doit  à  ces 
-avants,  trois  choses  de  haute  Importance: 
1"  des  commentaires  du  Syllaîms  de  180'*; 
2°  des  œuvres  pour  la  préparation  du  concile 
et  son  illustration  ;  3"  en  particulier,  la  collec- 
tion des  Conciles  célèbres  depuis  le  Concile  de 


Trente,  collection  très  précieuse  que  cou- 
ronnent les  actes  du  Concile  An  V.ite 

En  1899,  la  faiblesse  d'esprit  qui  avait  ég  u 
Hermès,    Baader,  Guntber,    Balzler,    Froha- 
chammer,    se    retrouve  dans    le    professeur 
Schcll  dont  l'Index  réprouve  quatre  ouvra* 

Ce  professeur  donne   de  la  tête  dans    les  idi 

du  biographe  cl  du  traducteur  d'Hecker.  Le 

point  à  noter  pour  l'histoire,  c'c-l  que  la 
grande  hérésie  du  xix'  siècle,  c'est  le  libéra- 
lisme et  que  ce  libéralisme,  deux  écoles  s'ap- 
pliquent a  le  faire  accepter  de  l'Eglise.  L'école 
de  Uupanloup,  Montalembert,  Broglie,  Co- 
chin,  était  surtout  politique  ;  elle  s'était  can- 
tonnée dans  les  idées  de  89,  la  réparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  et  avait  pris  pour  formule: 
l'Eglise  libre  dans  l'Etat  libre,  formule  que  la 
logique  doit  traduire  par  :  L'Eglise  esclave 
sous  l'hégémonie  de  l'Etal.  L'école  d'Hecker, 
de  ses  biographes,  traducteurs  et  admirateurs, 
est  plutôt  morale  et  s'applique  à  la  conduite 
privée  ou  elle  ramène  le  libre  examen  prélu- 
dant à  la  réhabilitation  de  la  chair.  C'est  Lu- 
ther mis  en  eau  sucrée,  une  drogue  assortie  à 
la  libre  pratique  de  toutes  les  passions.  Ces 
innovations  ne  sont  propres  qu'à  corrompre 
le  peu  de  bons  catholiques  qui  nous  restent 
et  à  activer  le  retour  du  monde  aux  turpitudes 
du  paganisme. 

La   France   maintenant    nous    réclame    et 
exige  de  plus  longs  détails. 

«  La  Gaule  est  un  pays  de  sapience  » .  disait- 
on  en  Europe,  dès  le  ive  siècle.  De  saint  Iiilaire 
à  saint  Grégoire  de  Tours,  d'Alcuin   à  saint 
Bernard,  de  Gerson  à  Bossuet,  de  Fénelon  à 
Lamennais,!!  s'est  toujours  trouvé  une  plume 
et  une  bouche  françaises  pour  rendre  hom- 
mage  à  l'Eglise  et  servir  courageusement  la 
vérité.  Nos   temps   ne  font   pas    exception    à 
cette  loi  ;  mais  de  nos  jours  nous  n'avons  plus 
la  même   unité   de  doctrines  et  d'action.  La 
France  nouvelle  est  comme  la  femme  du  pa- 
triarche :  elle  porte  deux  enfants  dans  ses  en- 
trailles et  ces  enfants  se  battent  dans  le  sein 
de  leur  mère.  La  Fille  aînée  de  l'Eglise  n'a 
plus  seulement  au  service  de  l'Evangile,  des 
docteurs  et  des  soldats  ;  elle  a  aussi,  contre 
les    doctrines,    des  apologistes    des   ténèbres 
et  des  docteurs  de  pestilence.  Le  xvmc  siècle 
avait  engendré  deux  erreurs  graves  :  le  jansé- 
nisme  et  le  gallicanisme  :  l'un,  bouleversait 
l'économie  de  la  vie  surnaturelle,  asservissait 
les  âmes  au  fatalisme  de  la  grâce  et  au   rigo- 
risme de  la  pénitence  ;  l'autre,  altérant  l'ordre 
traditionnel  de  la  nature  et  de  la  grâce  dans  les 
rapports  de  l'Eglise  et  de   l'Etat,  abaissait  le 
pape  dans  l'Eglise  et  relevait  dans  l'Etat   le 
type  augustal  des  Césars.  Par  une  transforma- 
tion  assez   rapide,    par   des    développements 
contradictoires  et  parfois  des  alliances  contre 
nature,  le  gallicanisme  se  convertit   en  libé- 
ralisme ;  au  roi  absolu,  il  substitua  un  roi  qui 
règne  et  ne  gouverne  pas,  et  bientôt  il  se  rua 
à  la  république,  poussant  les  libertés  jusqu'à 
la  négation  des  institutions  sociales.  Le  jansé- 
nisme, passant,  du  fatalisme  au  bestialisme, 


na 


NISTUIKK  IW'IVEHSELLK  DE  L'EGLISE  CATHOLInlK 


prit  l'homme  dans  sa  liberté  extravagante 
d'onagre  du  désert  et  le  posa  comme  l'atome 
générateur  du  nouvel  ordre.  Le   libéralisme 

politique  engendre  le  socialisme  économique. 
Libéralisme  et  socialisme  voilà,  au  xixe  siècle, 
les  deux  pôles  de  la  pensée,  les  deux  moteurs 
de  l'action  publique. 

Nous  ne  pouvons  pas  ici,  faute  de  place, 
suivre  l'évolution  de  ces  deux  écoles,  de  Mi- 
rabeau à  Proudhon  et  à  Jules  (Juesde  ;  dresser 
la  biographie  de  leurs  divers  représentants, 
analyser  leurs  systèmes  ou  rendre  compte  de 
leurs  livres.  Nous  ne  le  devons  même  pas, 
parce  que  L'histoire  embrasse,  il  est  vrai,  dans 
leurs  principes,  l'histoire  de  toutes  les  sciences  ; 
mais  elle  ne  doit  pas  descendre  aux  infinis 
détails  de  l'application  et  se  borner  plutôt  au 
rapport  des  conclusions  générales  et  des  ré- 
sultats généraux  avec  les  bonnes  mœurs  des 
nations,  les  croyances  des  peuples  et  le  droit 
divin  de  l'Eglise. 

C'est  à  ce  titre  que  nous  mentionnons  briè- 
vement quelques  représentants  du  libéralisme 
et  de  l'économie  politique  ;  nous  citerons 
aussi  en  passant  quelques  essayeurs  d'hérésies. 
Lorsque  nous  aurons  suffisamment  constaté 
l'état  sommaire  de  la  pensée  publique,  nous 
viendrons  aux  représentants  de  la  pensée 
chrétienne  et  nous  tàcherousde  mieux  suivre  la 
genèse  réparatrice  de  leurs  conceptions,  ha- 
bituellement consacrées  à  la  réformation  de 
la  France,  au  triomphe  de  l'Eglise  et  à  la 
glorification  de  la  Papauté. 

Nous  parlons  d'abord  de  ce  qui  peut  res- 
sembler à  des  hérésies. 

La  véritable  histoire  d'un  siècle  est  surtout 
l'histoire  de  ses  idées.  Les  intrigues  des  cours, 
les  menées  de  la  diplomatie,  les  bruyants  dé- 
bats des  assemblées,  les  luttes  de  la  presse, 
les  agitations  de  la  place  publique,  tout  cela 
n'est  que  le  mouvement  extérieur  de  la  so- 
ciété. La  source  de  la  vie  est  ailleurs  :  elle  est 
dans  le  développement  mystérieux  des  ten- 
dances générales,  dans  la  lente  élaboration 
des  doctrines  qui  poussent  ou  entravent  le 
mouvement,  dans  la  réaction  des  idées  et  des 
mœurs.  Car  il  y  a  toujours  une  cause  profonde 
à  tant  d'événements,  qui,  lorsqu'ils  éclatent, 
paraissent,  à  première  vue,  nés  de  l'occasion 
ou  du  hasard. 

Quel  était  donc,  à  partir  de  1836,  l'état  in- 
tellectuel et  moral  de  la  société  française? 
—  Voici  la  réponse  que  fait  à  cette  question 
l'auteur  de  Y  Histoire  de  dix  ans.  Sectaire  plus 
qu'homme  politique  et  adversaire  plutôt  qu'his- 
torien, Louis  Blanc,  à  travers  beaucoup  d'exa- 
gérations, indique  assez  fidèlement  le  carac- 
tère général  du  temps. 

«  Jamais  société  n'avait  été  plus  remplie 
de  désordres.  Lutte  des  producteurs  entre 
eux  pour  la  conquête  du  marché,  des  tra- 
vailleurs entre  eux  pour  la  conquête  de 
l'emploi,  du  fabricant  contre  l'ouvrier  pour  la 
fixation  du  salaire  ;  lutte  du  pauvre  contre  la 
machine  destinée  à  le  faire  mourir  de  faim  en 
le  remplaçant  :  tel  était,  sous  le  nom  de  con- 


currence, le  fait  caractéristique  de  la  situation 
envisagée  au   point  de  vue  industriel.  Aussi 
que  de  désastres  !  Les  gros  capitaux    donnant 
la    victoire    dans   les    guerres    industrielles, 
comme   les   gros   bataillons   dans    les   autres 
guerres,  et  le  laissez-faire  aboutissant  de  la 
sorte  aux  plus  odieux  monopoles  ;  les  grandes 
exploitations  ruinant  les  petites,  le  commerce 
en   grand   ruinant   le    commerce    en    petit  ; 
l'usure  s'emparant  peu  à  peu  du  sol,  féodalité 
moderne  pire  que  l'ancienne,  et  la   propriété 
foncière   grevée   de   plus   d'un    milliard  ;  les 
artisans,    qui   s'appartiennent    faisant    place 
aux  ouvriers   qui  ne  s'appartiennent  pas  ;  les 
capitaux  s'engou tirant,  sous  l'impulsion  d'une 
avidité   honteuse,  dans   les  placements  aven- 
tureux ;   tous  les  intérêts  armés  les  uns  contre 
les  autres  :  les  propriétaires  de  vignes  contre 
les  propriétaires  de    bois,  les    fabricants    de 
sucre   de   betteraves   contre   les  colonies,  les 
ports  de  mer   contre  les   fabriques  de  l'inté- 
rieur; les  provinces  du  Midi  contre   celles  du 
Nord,  Bordeaux  contre  Paris  ;  ici  des  marchés 
qui  s'engorgent,  désespoir  du   capitaliste;  là, 
des   ateliers    qui    se    ferment,    désespoir   de 
l'homme  de  main-d'œuvre  ;  le  commerce  de- 
venu un  trafic  de  ruses  permises  et  de  men- 
songes  convenus;    la  nation   marchant   à   la 
reconstitution   de  la    propriété    féodale     par 
l'usure   et  à  l'établissement  d'une  oligarchie 
financière  parle  crédit  ;  toutes  les  découvertes 
de  la  science  transformées  en  moyens  d'op- 
pression,  toutes   les  conquêtes   du   génie  de 
l'homme  sur  la  nature  transformées  en  armes 
de  combat,  et  la  tyrannie  multipliée   par  le 
progrès  même  ;  le  prolétaire,  valet  d'une  ma- 
nivelle,  ou,  en    cas   de   crise,  cherchant   son 
pain  entre  la  révolte  et  l'aumône  ;  le  père  du 
pauvre  allant,  à  soixante  ans,  mourir  à  l'hôpi- 
tal, et  la  fille  du   pauvre,  forcée,  à  seize  ans, 
de  se  prostituer  pour  vivre,  et  le  fils  du  pauvre 
réduit  à  respirer,  à  sept  ans,  l'air  empesté  des 
filatures  pour  ajouter  au  salaire  de  la  famille  ; 
la  couche  du  journalier,  imprévoyant  par  mi- 
sère, devenue  horriblement  féconde,  et  le  pro- 
létariat    menaçant   le  royaume  d'une  inon- 
dation   de     mendiants     Voila    quel    tableau 
présentait  alors  la  société. 

«  D'un  autre  côté,  plus  de  croyances  com- 
munes, nul  attachement  aux  traditions,  l'es- 
prit d'examen  niant  toute  chose  sans  rien 
affirmer,  et  pour  religion  l'amour  du  gain.  La 
nation  étant  ainsi  tournée  au  mercantilisme, 
il  était  naturel  qu'on  y  fît  du  mariage  une 
spéculation,  un  objet  de  négoce,  une  manière 
d'entreprise  industrielle,  un  moyen  d'achalan- 
dage pour  quelque  boutique.  Et  comme  le 
mariage,  quoique  contracté  de  cette  façon 
hideuse,  avait  été  déclaré  indissoluble  par  la 
loi,  la  faculté  du  divorce  était,  à  Paris  et  dans 
les  grandes  villes,  suppléée  parl'adultère.  Aux 
désordres  nés  dans  la  famille,  de  la  fragilité 
du  lien  conjugal,  se  joignaient  les  scandaleux- 
débats  qu'enfante  la  cupidité  entretenue  par 
le  désir  d'hériter  ;  et  chaque  jour  les  feuilles 
judiciaires    étalaient  aux  yeux  du  public   le 


LIVlUi  QUATRE- VINGT-QUINZIÈtMl 


513 


I liste  spectacle  de  frères  se  disputant  par  lam- 
beaux  l'héritage  paternel,  ou    [home   des  flls 
s'armant  contre  leur  mère,  devant  des  jllg68, 
des   juges  à  qui   l'habitude  de   ces  odieuses 
luttes  avait  fini  par  en  masquer  L'horreur.  Au 
sein  des  classes  laborieuses,  la  dissolution  de 
la  famille   avait  une  origine   différente  mais 
un  caractère  encore  plus  déplorable.  Dans  le 
registre  de  la  prostitution,  la  misère  figurait 
comme  l'aliment   principal    de    la  débauche. 
Le   mariage    étant,    pour    le    prolétaire,    un 
accroissement  de  charges  et  le  libertinage  un 
étourdissement  de  la  douleur,  la  pauvreté  ne 
faisait  que  s'accoupler  avec  la  pauvreté;  de 
telle  sorte  qu'on  était  dans  une  voie  où  la  mi- 
sère engendrait  le  concubinage  et  le  concubi- 
nage l'infanticide.  Autre  calamité  :  s'il  arrivait 
au  pauvre  de  se  marier,  il  était  bientôt  forcé 
de  ne  chercher  dans  la  paternité  qu'un  supplé- 
ment de  salaire,  et  d'euvoyer  dans  des  manu- 
factures, où  la  santé  du  corps  se   perd    par 
l'excès  du  travail,  et  la  santé  de  l'âme  par  le 
contact  des  sexes,  ses  enfants  à  peine  arrivés 
à  l'âge  où  l'on  a  le  plus  besoin  d'air,  de  mou- 
vement et  de  liberté.  Aussi  voyait-on  se  presser 
chaque   jour,   dès  cinq    heures   du  matin,  à 
l'entrée  de  toute  fdature,  une  foule  de  malheu- 
reux enfants,  pâles,  chétifs,  rabougris,  à  l'œil 
terne,  aux  joues  livides,  et   marchant  le  dos 
voûté  comme  des  vieillards.  Car  le  régime  so- 
cial, fondé  sur  la  concurrence,  se  montrai  à  ce 
point  cruel  et  insensé  qu'il  avait  pour  effet,  non 
seulement  d'étouffer  l'intelligence   des  fils  du 
pauvre  et  de  dépraver  leur  cœur,  mais  encore 
de  tarir  ou  d'empoisonner  en  eux  les  sources  de 
la  vie.  Et  le  moment  approchait  où  Charles  Du- 
pin  viendrait  faire  à  la  tribune  de  la  Chambre 
des  pairs  cette  déclaration  solennelle  :   «  Sur 

10  000  jeunes  gens  appelés  au  service  de  la 
guerre,  les  dix  départements  les  plus  manu- 
facturiers de  France  en  présentent  8  980  in- 
firmes ou  difformes,  tandis  que  les  départe- 
ments agricoles  n'en  présentent  que  4  029.  » 

11  est  d'inutile  d'ajouter  que,  dans  une  société 
où  une  expression  semblable  était  possible,  la 
charité  n'était  qu'un  mot  et  la  religion  qu'un 
sourire. 

«  Et  le  mal  était  dans  le  Pouvoir  aussi  bien 
que  dans  la  société.  La  royauté,  autorité  hé- 
réditaire que  menaçait  sans  cesse  une  autorité 
élective,  s'absorbait  tout  entière  dans  le  soin 
de  sa  défense.  La  Chambre  des  pairs,  soumise 
à  la  nomination  royale,  ne  comptait  plus  dans 
le  mécanisme  constitutionnel  que  comme  su- 
perfétation  ou  comme  embarras.  La  Chambre 
des  députés  était  condamnée  à  vivre  sans  ini- 
tiative :  d'abord,  parce  que,  représentant  une 
seule  classe,  la  classe  dominante,  elle  ne  pou- 
vait avoir  le  désir  de  réformer  les  abus  dont 
elle-même  profitait;  ensuite,  parce  que, com- 
posée en  parties  de  fonctionnaires,  elle  se  traî- 
nait sous  la  dépendance  des  ministres,  auxquels 

(lj  Hi$t.  de  dix  uns,  t.  III,  p.  84. 
T.  xv. 


une  distribution  corruptrice  des  emplois  asser- 
viesait  la  majorité. 
"  Ainsi, et  pour  réiumer  la  situation  sous  ses 

trois  aspects  principaux  :  dans  l'ordre  social, 
la  concurrence;  dans  l'ordre  moral,  le  scepti- 
cisme ;  dans  l'ordre  politique,  l'anarchie  :  tels 
étaient  les  traits  caractéristiques  du  règne  fie 
la  bourgeoisie  en  France  (1).  » 

Toute  société  a  ses  misères  ;  la  meilleure 
est  encore  obligée  de  faire  supporter,  à  ses 
membres,  une  partie  de  ses  infirmités.  L'esprit 
humain,  qui  ne  se  résigne  pas  volontiers  à  la 
peine,  a  cherché  de  tout  temps  à  se  dérober 
au  monde  réel  en  s'élançant  vers  le  monde 
idéal  ;  non  content  d'espérer,  pour  l'autre  vie, 
l'absence  de  deuil  et  de  douleur,  il  a  voulu 
imaginer,  pour  ici-bas,  une  société  parfaite,  des 
hommes  parfaits,  un  régime  enfin  où,  selon  la 
formule  vulgaire,  tout  serait  pour  le  mieux 
dans  le  meilleur  des  mondes.  De  là,  ces  con- 
ceptions utopiques  dont  l'indestructible  lignée 
se  développe  à  travers  l'histoire.  Dans  une  so- 
ciété démoralisée  qui  n'a  ni  la  foi  aux  prin- 
cipes, ni  le  courage  des  mœurs,  nous  allons 
voir  pulluler  ces  conceptions.  Les  uns,  qui 
attendent  de  l'Eglise  le  remède  à  tous  les  maux, 
mais  ne  veulent  pas  espérer  ce  remède  du  ré- 
veil de  la  foi  et  du  progrès  du  mouvement  ca- 
tholique, s'ingénient  à  faire,  dans  l'Eglise  ou 
dans  la  religion,  des  additions  indiscrètes  ou 
des  retranchements  interdits  :  ce  sont  les  hé- 
rétiques; —  les  autres,  que  le  malheur  des 
temps  a  rendus  étrangers  à  la  foi,  au  lieu  de 
rien  espérer  d'un  culte  qu'ils  croient  mort,  de- 
mandent aux  inventions  de  l'esprit  humain  ou 
aux  réformes  de  la  société,  les  moyens  ma- 
giques de  transformer,  d'un  coup  de  baguette, 
la  terre  en  Eldorado  :  ce  sont  les  fabricateurs 
de  systèmes  plus  ou  moins  hétérodoxes  en 
philosophie,  plus  ou  moins  contestables  en 
politique.  Nous  devons  nous  occuper  mainte- 
nant de  ces  systèmes  et  de  ces  hérésies.  De  la 
vie  intérieure  de  l'Eglise  passant  à  l'étude 
des  agressions  de  l'impiété,  nous  devons  juger 
les  nouveaux  hérétiques,  les  faux  philosophes, 
les  politiques  douteux,  d'après  l'infaillible  cri- 
tère du  symbole  catholique. 

Le  mauvais  génie  de  l'erreur  a  toujours 
suivi,  dans  ses  attaques  contre  la  vérité,  une 
logique  remarquable.  L'hérésie,  qui  n'est  que 
l'erreur  obstinée  de  l'esprit  humain  en  ma- 
tière de  religion,  a  eu  aussi  sa  logique. 
D'abord,  elle  s'est  prise  au  corps  des  doc- 
trines et  a  nié  successivement,  tantôt  pour  un 
motif,  tantôt  pour  un  autre,  tous  les  articles 
du  symbole.  Ensuite,  elle  s'est  attaquée  au 
corps  de  l'Eglise,  refusant,  au  nom  du  libre 
examen,  de  reconnaître  son  divin  mandat,  ou 
altérant  ses  institutions  pour  exagérer  les 
pouvoirs  des  prêtres  ou  des  évoques.  Aujour- 
d'hui, un  prêtre  veut  faire  épouser  à  l'Église 
la  cause  éventuelle  de  la  démocratie  ;  il  met, 


33 


;>u 


HISTOIRE  DNIVERSfiLLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


au  contrat,  des  conditions  impossibles  qu'il 
veul  imposer;  et  pane  que  ses  impérieuses 
exigences  ne  sont  point  admises,  il  s'emporte 
jusqu'aux  dernières  extrémités:  c'est  l'abbé 
de  Lamennais.  Un  autre  prêtre,  au  lieu  de 
pousser  l'Eglise  en  avant,  veul  la  faire  rétro- 
,iler:  il  veut  supprimer,  comme  de  vaines 
formules,  les  dogmes  révélés,  écarter,  comme 
d'inutiles  superlétations,  les  prntiques  reli- 
gieuses, et,  de  retranchements  en  relranche- 
menls,  fusionner  toutes  les  communions,  dans 
les  banalités  du  déisme:  c'est  l'abbé  Chatel. 
Un  troisième,  voyant  languir  L'Eglise  au  mi- 
lieu de  tant  de  défections  des  peuples  et  des 
rois,  se  tourne  vers  le  ciel  et  attend  une  qua- 
trième révélation  par  le  Saint-Esprit  :  c'est 
l'abbé  Vintras.  Mais  le  siècle  n'est  point  aux 
hérésies:  nous  ne  sommes  plus  aux  temps  où 
les  sujets  et  les  princes  embrassaient  la  cause 
d'un  Jean  Iluss  ou  d'un  Luther  et  mettaient 
l'Europe  en  feu.  Pour  se  dévouer,  même  à 
l'erreur,  il  faut  ce  qui  nous  manque  le  plus, 
la  résolution  du  cœur  et  l'énergie  des  convic- 
tions. Nous  allons  donc  voir  ces  hérétiques 
formuler  leurs  erreurs,  agiter  le  public  pour 
les  faires  adopter  et  aboutir  aux  plus  heureux 
avortements. 

Dans  la  biographie  de  Rohrbacher,  au  tome 
premier  de  cette  histoire,  nous  avons,  pour 
dégager  la  responsabilité  de  l'historien,  parlé 
en  détail  du  journal  Y  Avenir,  du  voyage  de 
Rome  et  des  Paroles  d'un  croyant.  Pour  ne 
pas  tomber  dans  d'inutiles  redites,  nous  pre- 
nons, à  ce  point,  la  vie,  doctrinale  et  philoso- 
phique, de  Lamennais. 

Dans  son  livre  intitulé  :  Affaires  de  Home, 
p.  178,  l'auteur  de  l'Essai  sur  l'indifférence 
avait  consigné,  en  ces  termes,  son  acte  d'apos- 
tasie :  «  On  sent  qu'après  avoir  conçu  tout  un 
ensemble  de  choses  sous  certaines  notions  fon- 
damentales, que,  de  bonne  foi,  l'on  croyait  uni- 
versellement admises,  on  est  averti  qu'on  se 
trompait,  que  les  bases  sur  lesquelles  l'esprit 
s'appuyait  n'étaient  que  de  fausses  imagina- 
tions, qu'en  un  mot,  on  a  vécu,  durant  de 
longues  années,  dans  une  involontaire  et  com- 
plète erreur  sur  des  points  d'une  importance 
première  ;  on  sent,  dis-je,  que  cela  fait  pro- 
fondément réfléchir.  Les  questions  prennent 
une  face  nouvelle,  et  force  est  bien  de  chercher 
ailleurs  la  vérité  qui  nous  échappe.  Les  contro- 
verses, si  elles  continuaient,  ne  pourraient, 
dès  lors,  être  renfermées  dans  leurs  anciennes 
limites:  plus  générales,  elles  s'établiraient  sur 
des  sujets  différents.  Je  regarde  donc  et  je  dé- 
sire qu'on  regarde  ce  court  récit  comme  destiné 
à  clore  la  série  de  ceux  que  j'ai  publiés  depuis 
vingt-cinq  ans.  J'ai  désormais  des  devoirs  et 
plus  simples  et  plus  clairs.  Le  reste  de  ma  vie 
sera,  je  l'espère,  consacré  à  les  remplir  selon 
la  mesure  de  mes  forces  ». 

Avant  d'écrire   ces   tristes  lignes,   Lamen- 
nais était  tombé  dans  la  grande  hérésie  du  sé- 


paratisme ;  après  sa  séparation  de  l'Eglise,  il 

tomba,  comme  philosophe,  dans  l'impure  er- 
reur du  panthéisme,  et,  comme  publiciste,  il 

est  difficile  de  dire  a  quelle  erreur  politique 
il  ne  paya  pas  le  tribut  déshonoré  de  ses  sym- 
pathies. 

Sons  la  Itestauration,  la  religion  avait  été 
opprimée  par  le  gouvernement  et  haie  par 
une  grande  partie  de  la  nation. 

D'une  part  le  gouvernement  royal  avait 
maintenu  toutes  les  lois  de  l'Empire  relatives 
à  l'Eglise,  y  compris  les  articles  organiques, 
décrétés  en  fraude  du  concordat  de  1801,  et, 
par  conséquent,  la  servitude  de  l'Eglise  était 
légalement  la  môme  que  sous  un  homme  qui 
avait  excellé  dans  l'art  d'opprimer  tout  ce 
qu'il  prenait  sous  sa  direction.  Les  rapports 
des  évêques  entre  eux  et  avec  le  Saint-Siège 
étaient  entravés,  et  tout  prêtre  catholique  était 
passible  d'une  peine  qui  pouvait  aller  jusqu'au 
bannissement,  s'il  eût  osé  correspondre  avec 
Rome.  Plus  de  conciles  provinciaux,  plus  de 
synodes  diocésains,  plus  de  tribunaux  ecclé- 
siastiques, conservateurs  de  la  discipline  ;  mais 
le  Conseil  d'Etat  pour  unique  juge  de  toutes 
les  affaires  contentieuses,  relatives  à  la  reli- 
gion et  à  la  conscience.  L'éducation  était  con- 
fiée à  un  corps  laïque,  à  l'exclusion  du  clergé; 
la  direction  spirituelle  des  séminaires  gênée 
et  l'enseignement  même  soumis,  dans  ce  qu'il 
y  a  de  plus  essentiel,  aux  prescriptions  de  l'au- 
toiité  civile  ;  la  pratique  des  conseils  évangé- 
liques  sous  une  règle  commune  interdite  par 
la  loi,  à  moins  d'autorisation  toujours  révo- 
cable et  accordée  presque  exclusivement  à 
quelques  congrégations  de  femmes  ;  enfin 
tout  ce  qui  fait  la  vie  même  de  la  religion, 
énervé  ou  détruit  par  le  maintien  de  la 
législation  impériale.  Personne  n'ignore  les 
deux  ordonnances  célèbres  du  16  juin  1828, 
qui  attestent  d'autant  mieux  la  servitude  de 
la  religion  que  le  prince  qui  les  signa  le  fit  à 
regret  et  poussé  par  la  force  des  choses  éta- 
blies. 

Ces  ordonnances  supprimaient  les  seuls 
collèges  qu'une  tolérance  sourde  avait  laissés 
quelque  temps  dans  les  mains  du  clergé,  et 
soumettaient  de  fait  à  l'autorité  civile  toutes 
les  écoles  ecclésiastiques;  elles  limitaient  le 
nombre  des  jeunes  gens  auxquels  il  serait  per- 
mis de  se  préparer,  par  l'étude  et  la  prière, 
au  service  de  Dieu  ;  elles  leur  enjoignaient  de 
porter  un  costume  particulier  dès  qu'ils  au- 
raient atteint  un  certain  âge  ;  elles  voulaient 
que  leurs  maîtres,  préalablement  approuvés 
par  le  gouvernement,  prêtassent  serment  de 
n'appartenir  à  aucune  congrégation  religieuse 
non  reconnue  par  l'Etat. 

D'une  autre  part,  l'Eglise  était  haïe  par  une 
grande  partie  du  peuple,  qui,  fortement  at- 
tachée aux  libertés  promises  par  le  roi 
Louis  XVIII,  soupçonnait  le  clergé  d'avoir 
lait  alliance  avec  un   parti  pour  détruire  cet 


IJVHi:  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


ordro  de  choses.  Le  clergé  avail  vu  avec  une 
grande  i< Ȕe  le  retour  de  l'ancienne  famille 
royale  en  1814,  et  conçu  de  sou  rétablisse- 
ment sur  le  trône  des  espérances  pour  la  reli- 
gion, car  ses  malheurs  avaient  commencé  eu 
France,  avec  ceux  de  la  royauté,  l'Eglise  avait 
tout  perdu  au  pied  del'échafauddeLouisXVï, 
et  Napoléon  ne  lui  avait  donné  qu'une  chose 
qui  ne  lui  manquera  jamais,  du  pain,  au  lieu 
de  la  seule  chose  qui  lui  lût  nécessaire,  la  li- 
berté.  Il  était  donc  naturel  que  le  clergé  de 
France,  voyant  revenir  de  l'exil  les  princes  de 
l'ancienne  maison  royale,  espérât  d'eux  l'af- 
franchissement de  la  religion.  Il  ne  s'agissait 
pas  de  rétablir  les  privilèges  de  l'Eglise,  de  lui 
rendre  les  biens  immenses  dont  la  révolution 
l'avait  dépouillée,  et  dont  le  souverain  pontife, 
suprême  dispensateur  des  biens  de  l'Eglise, 
avait  fait  le  sacrifice  dans  le  concordat  de  1801. 
Quelques  esprits  purent  rêver  ces  choses  im- 
possibles, mais  le  grand  nombre  n'y  songeait 
pas.  On  sentait  seulement  que  l'Eglise,  asservie 
par  les  lois  de  l'Empire  et  par  celles  des  lois 
de  la  République  que  l'Empire  n'avait  pas 
abrogées,  n'était  pas  dans  son  état  naturel,  et 
l'on  attendait  de  la  Restauration  la  fin  de  cet 
état  violent,  créé  par  un  homme  qui  ne  voyait 
dans  la  religion  qu'un  moyen  d'agir  sur  la 
conscience  des  peuples  pour  les  plier  plus  fa- 
cilement à  son  despotisme.  Ces  idées  se  mon- 
trèrent dans  la  Chambre  de  1815,  et  il  est  re- 
marquable que  l'on  considéra  dès  lors  le 
budget  du  clergé  comme  un  obstacle  à  l'af- 
franchissement de  la  religion  ;  un  député  pro- 
posa de  donner  à  cette  allocation  annuelle,  au 
lieu  de  la  forme  d'un  salaire,  la  forme  durable 
qui  convient  à  une  indemnité  stipulée  dans  un 
traité. 

Mais  il  était  déjà  trop  tard  pour  réaliser  ces 
vues  sages.  A  tort  ou  à  raison,  l'attachement 
du  clergé  pour  la  Maison  de  Bourbon  ayant 
pris  une  apparence  trop  exclusivement  poli- 
tique aux  yeux  d'une  partie  du  peuple,  qui 
crut  y  voir  une  sorte  d'alliance  ou  de  conju- 
ration de  l'Eglise  et  de  la  royauté  contre  les 
libertés  publiques,  le  clergé  fut  dès  lors  traité 
en  ennemi.  Il  devint  solidaire  de  tous  les  actes 
du  gouvernement,  et,  pendant  seize  années, 
les  actes  du  gouvernement  furent  l'objet  d'une 
opposition  violente,  d'une  haine  qui  alla  crois- 
sant jusqu'au  bout,  et  qui  retombait  sur  le 
clergé  mais  plus  forte  encore  contre  lui  que 
contre  le  gouvernement,  parce  que  toutes  les 
fois  que  le  clergé  est  haï,  il  l'est  plus  qu'une 
institution  humaine,  et  il  y  avait  cela  de  mal- 
heureux, que  cette  haine  même,  causée  par 
l'alliance  de  l'Eglise  avec  le  pouvoir,  resserrait 
leurs  liens  réciproques  ;  le  trône  et  l'autel,  me- 
nacés ensemble,  se  pressaient  l'un  contre 
l'autre,  et,  quoique  l'autel  eût  de  plus  que  le 
trône  des  promesses  divines  de  stabilité,  leurs 
surs  communs  semblaient  croire  que 
leurs  destinées  étaient  inséparables. 

La  foi  et  la  piété  allèrent  en  diminuant,  la 
pratique  fies  devoirs  religieux  devint  chaque 
jour  plus  rare,  parce  que,  dans  l'étal  des  es- 


prits, il  impliquait   une  sorte  d'abandon  de  la 
cause     nationale.    A    cet     égard)    Un    immi 

changement  l'opéra,  surtout  dans  la  jeunette, 

que  la   crainte   d'un    despotisme    qui   semblait 

vouloir  s' appuyer  sur  la  religion  repoussa  vers 
la  philosophie  du  jevin'  siècle.  Lei  nombres 
réimpressions  de  Voltaire,  Rousseau  et  autres, 
n'eurent  pas  d'autres  causes,  et  en  effet,  depuis 

deux  ans,  ces  réimpressions  ont  cessé.  Enfin 
pour  juger  combien  l'état  de  choses  que  nous 
venons  de  peindre  fut  funeste  à  la  religion,  il 
suffit  de  dire  que  le  nombre  de  communions 
pascales,  qui  s'élevait  à  Paris,  sous  l'Empire, 
à  quatre-vingt  mille,  était  réduit  au  quart  vers 
la  fin  de  la  Restauration.  Le  même  fait  se  pro- 
duisait dans  toute  la  France,  de  sorte  que  l'on 
peut  dire  que  la  révolution  de  1830,  qui  a  ar- 
rêté cette  décadence  progressive,  a  été,  sous 
ce  rapport,  un  événement  heureux. 

Il  n'était  plus  question  de  l'affranchissement 
de  l'Eglise,  la  haine  qu'une  partie  de  la  na- 
tion portait  au  clergé  rendait  impossible  toute 
grande  mesure  législative  à  cet  égard.  Si,  en 
1814,  le  clergé  avait  pu  séparer  sa  cause  de 
celle  des  partis  ;  si,  moins  touché  par  des 
souvenirs  qui,  au  reste,  avaient  ému  to  jte  la 
France,  il  n'eût  pas  permis  de  confondre  ses 
intérêts  avec  ceux  d'une  famille,  si  illustre 
qu'elle  fût,  et  que,  se  bornant  à  revendiquer 
son  indépendance  légitime,  la  nation  n'eût  ja- 
mais vu  en  lui  que  le  représentant  de  Dieu  et 
le  protecteur  naturel  des  droits  de  la  cons- 
cience, le  clergé  eût  acquis  le  respect  de  tous, 
il  eût  obtenu  ce  que  la  faveur  d'un  parti  ne 
peut  donner,  la  confiance  universelle,  et  ce 
que  la  victoire  d'un  parti  ne  donne  que  pré- 
cairement, une  position  forte  et  libre.  Qu'ar- 
riva-t-il,  au  contraire,  et  que  faisait  le  gouver- 
nement pour  la  religion,  en  récompense  de  la 
situation  terrible  où  on  l'avait  mise  par  amour 
de  la  Maison  de  Bourbon,  par  confiance  dans 
sa  piété,  par  espérance  dans  sa  force?  Il  aug- 
menta le  nombre  des  évêques,  leur  accorda 
souvent  des  faveurs  particulières,  les  intro- 
duisit dans  la  Chambre  des  pairs  ;  il  grossit 
leurs  tradements  et  ceux  des  curés  ;  il  créa 
des  bourses  pour  les  grands  et  les  petits  sémi- 
naires, auxquels  il  permit  de  se  multiplier  ;  il 
entretint  et  encouragea  les  pompes  du  culte  ; 
il  favorisa  les  missions  en  leur  imposant  tou- 
tefois un  caractère  politique  et  dès  lors  dan- 
gereux pour  la  religion;  il  toléra  l'établisse- 
ment de  plusieurs  communautés  d'hommes; 
en  un  mot,  il  faisait  tout  ce  qu'un  gouverne- 
ment peut  faire  par  des  actes  de  faveur,  mais 
rien  qui  fût  durable,  rien  qui  ne  fût  exposé  à 
des  variations  fréquentes  et  n'accrût  encore  la 
haine  des  partis,  rien  qui  ne  pût  être  détruit 
par  un  seul  changement  de  ministère,  comme 
l'ont  prouvé  les  ordonnances  du  16  juin  1828. 
Ce  jour-là  vit  périr  l'ouvrage  de  quatorze  ans 
et  le  clergé  de  France  put  comprendre  qu'il 
n'avait  acquis  depuis  Napoléon  aucune  liberté 
et  qu'il  n'avait  de  plus  qu'une  seule  chose,  la 
haine  d'une  partie  de  la  France. 

D'un  autre  côté,  l'on  voyait  se  préparer  et 


51G 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


se  développer  peu  à  peu  les  éléments  d'un 
schisme.  Dès  le  commencement  de  la  Restau- 
ration, l'autorité  civile,  renouvelant  les  dé- 
crets de  Bonaparte,  ordonna  d'enseigner  dans 
les  séminaires  les  quatre  articles  de  1682. 
MM.  Laine  et  de  Corbière,  successivement  mi- 
nistres de  l'intérieur,  exigèrent  des  directeurs 
de  ces  établissements  et  des  professeurs  de 
théologie  de  signer  la  promesse  d'enseigner  la 
doctrine  contenue  dans  la  déclaration  im- 
prouvée du  Saint-Siège.  Les  partis  ennemis  de 
la  religion  y  virent  un  moyen  d'amener  une 
rupture  avec  Home.  Dès  lors  tous  les  journaux 
de  ces  partis,  le  Constitutionnel,  le  Courrier, 
les  Débats,  furent  chaque  jour  remplis  d'ar- 
ticles où  l'on  pressait  le  gouvernement  de  sur- 
monter la  résistance  qu'il  trouvait  sur  ce  point 
dans  une  partie  du  clergé,  lequel,  à  cette 
époque,  répugnait  beaucoup  moins  au  galli- 
canisme en  lui-même  qu'à  la  prétention  du 
pouvoir  de  le  lui  imposer  d'autorité.  Plus 
tard,  au  commencement  de  1826,  un  arrêt  so- 
lennel de  la  cour  royale  de  Paris  déclara  que 
les  articles  de  108:2  faisaient  partie  des  lois 
fondamentales  du  royaume.  Cette  doctrine 
faisait  de  tels  progrès,  qu'au  lieu  de  la  com- 
battre directement,  les  hommes  de  l'Eglise, 
liés  au  pouvoir  par  leur  position  personnelle, 
la  soutinrent  sans  détour  et  cherchèrent  seule- 
ment à  en  retarder  les  conséquences.  Ce  fut 
alors  que  M.  Frayssinous  publia  la  seconde 
édition  de  son  ouvrage  :  Les  vrais  principes  de 
l'Eglise  de  France,  dans  la  préface  duquel,  en 
avouant  qu'on  voulait  se  servir  des  quatre  ar- 
ticles pour  opérer  un  schisme,  il  disait  qu'il 
n'en  fallait  pas  moins  les  conserver,  mais  en 
les  séparant  de  l'abus  qu'on  en  voulait  faire. 
Dans  le  même  temps,  il  annonçait,  comme  mi- 
nistre, la  fondation  d'une  école  de  hautes 
éludes  ecclésiastiques  pour  en  perpétuer  l'en- 
seignement; l'école  destinée,  disait-il,  à  rem- 
placer l'ancienne  Sorbonne,  ce  Concile  perma- 
nent des  Gaules.  M.  l'évêque  de  Chartres  publia 
aussi  une  lettre  circulaire  pour  les  défendre, 
et  ce  mouvement  se  communiquait  à  tous  les 
diocèses.  En  ces  circonstances,  on  crut  devoir 
opposer,  à  une  impulsion  qui  poussait  l'Eglise 
de  France  vers  une  ruine  certaine,  une  résis- 
tance d'autant  plus  nécessaire  que  ses  enne- 
mis et  ses  amis  même,  chose  étrange  !  s'étaient 
unis  dans  une  action  commune.  M.  l'abbé  de 
Lamennais  entreprit  donc  de  défendre  les  doc- 
trines romaines;  en  cela  il  voyait  le  double 
avantage  de  combattre  les  principes  du  schisme 
qu'on  préparait,  et  de  poser  le  fondement  de  la 
liberté  de  l'Eglise,  qui  a  toujours  eu  pour  ap- 
pui la  chaire  de  saint  Pierre. 

Quoique  ces  questions  ne  fussent  traitées  que 
sous  le  rapport  dogmatique,  le  gouvernement 
s'effraya,  et  tandis  que  la  France  était  inon- 
dée de  livres  dont  l'impunité  attestait  la  li- 
cence des  opinions,  on  vit  sur  les  bancs  de  la 
police  correctionnelle  un  prêtre  accusé  d'avoir 
soutenu  quelques  doctrines  théologiques  qui 


avaient  autrefois  déplu  à  Louis  XIV.  Ce8 
qu'entre  toutes  les  doctrines,  entre  toutes  les 
croyances,  celles  de  l'Eglise  catholique  étaient 
les  seules  qu'on  pût  attaquer  impunément, 
parce  que  chaque  jour  elles  trouvaient  moins 
de  sympathie  dans  la  nation  ;  et  le  gouverne- 
ment qui  le  savait  ne  se  faisait  pas  faute  d'être 
ingrat,  quand  la  peur  le  forçait  de  donner  des 
gages  à  ses  ennemis.  Même  avant  les  ordon- 
nances du  16  juin  1828,  la  peur  l'y  contraignit 
souvent,  et  l'on  ferait  une  longue  histoire  de 
tousies  actes  de  persécution  qui  accablèrent 
successivement  le  clergé  ;  à  les  suivre,  on 
peut  se  convaincre  que  la  religion  se  perdrait, 
si  Dieu  ne  venait  à  son  secours  (1). 

La  Révolution  de  1830,  prévue  et  annoncée 
par  ceux  qui  ne  pouvaient  croire  à  la  stabilité 
d'un  ordre  de  choses  où  tout  était  libre,  excepté 
la  religion,  vint  tout  à  coup  6ter  à  l'Eglise  de 
France  le  seul  appui  sur  lequel  on  paraissait 
avoir  compté  depuis  seize  ans.  La  religion  se 
trouva  sans  protecteur  visible,  en  présence  de 
ses  ennemis  victorieux  et  maîtres  des  affaires, 
tout  nouvellement  irrités, par  des  prédicateurs 
politiques  et  par  les  mandements  de  plusieurs 
évêques.  Dieu  permit  qu'elle  fût  épargnée 
dans  le  premier  moment  de  la  fureur  popu- 
laire, mais  il  n'en  fallait  pas  moins  songer  à 
ce  qu'elle  allait  devenir  et  prévoir  toutes  les 
chances  de  sa  perte  pour  essayer  de  les  sur- 
monter. 

Un  schisme  avec  Rome  était  impossible. 
Les  controverses  des  années  précédentes 
avaient  détruit  le  gallicanisme  dans  l'esprit 
de  la  très  grande  majorité  du  clergé,  et 
l'avaient  affaibli  dans-  l'esprit  même  de  ceux 
qui  conservaient  encore  de  vieilles  préven- 
tions. Toute  l'Eglise  de  France  eût  repoussé 
avec  mépris  la  tentative  d'une  Eglise  natio- 
nale. 

11  ne  restait  donc  à  la  Révolution,  pour  ac- 
complir ses  vues,  qu'une  persécution  violente 
ou  un  asservissement  sourd  et  progressif, 
fondé  d'une  part  sur  la  protection  apparente 
des  personnes  et  des  choses  de  l'Eglise,  et, 
d'autre  part,  sur  l'exécution  des  lois  hostiles 
de  l'Empire,  affermies  par  la  restauration.  Le 
gouvernement  pouvait,  dans  ce  système,  s'em- 
parer légalement  de  la  hiérarchie,  de  l'ensei- 
gnement,du  culte,  et  réduire  le  clergé,  trompé 
par  la  conservation  des  formes  antérieures,  à 
n'être  plus  qu'une  branche  de  l'administration 
civile,  jusqu'à  ce  que,  perdant  avec  les  années 
le9  évêques  et  leurs  doctrines  présentes,  on 
pût  tenter  sur  lui  ce  qui  consomme  la  servi- 
tude des  Eglises,  le  schisme  formel.  Bona- 
parte avait  créé  sa  législation  dans  celte  vue 
profonde  ;  mais  un  sentiment  de  l'ordre,  très 
remarquable,  ne  lui  permettait  pas  de  donner 
sciemment  à  la  religion  des  chefs  indignes,  et 
il  n'eût  essayé  de  réaliser  le  schisme  qu'à  la 
dernière  extrémité.  La  maison  de  Bourbon 
avait  conservé  cette  législation  moitié  par  im- 
puissance,   moitié    par     préjugés    issus    de 


(1)  Affaires  de  Rome,  p.  38.  Mémoire  de  M.  Lacordaire. 


LIVItK  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


,17 


Louis  XIV,  et  elle  se  fiait  à  sa  piété  pour  en 
amortir  les  abus  ;  mais  ni  la  pensée  de  Bona- 
parte ni  la  foi  (les  Bourbons  n'animait  ceux 
que  la  Révolution  de  18.'H)  venait  de  placer  à 
la  tôle  des  affaires,  et  l'Eglise  de  France  ne 
pouvait  plus  être  préservée  d'effroyables 
maux,  qu'on  employât  contre  elle  soit  la  per- 
sécution, soit  la  légalité  impériale,  que  par 
sa  propre  énergie  soutenue  de  l'assistance  di- 
vine. 

Dans  ces  conjonctures,  il  n'y  avait  que  deux 
partis  à  prendre  :  s'en  tenir  à  l'alliance  du 
trône  et  de  l'autel  et  les  impliquer  dans  une 
solidarité  politique,  ou  les  séparer,  mais  sans 
pousser  la  séparation  au  delà  des  limites  mar- 
quées pa1'  le  Concordat.  L'abbé  de  Lamennais 
poussa  beaucoup  plus  loin  :  il  proposa  la  ré- 
vocation du  Concordat,  la  suppression  du 
budget  des  cultes,  qui  n'est  qu'une  indemnité 
stipulée  par  les  deux  puissances,  et  préconisa 
même  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat. 
Lui  qui,  dans  V Essai  sur  V indifférence,  avait 
présenté  l'indifférenlisme  comme  un  système 
absurde  dans  ses  principes  et  funestes  dans 
ses  conséquences,  par  une  contradiction  que 
rien  n'explique,  offrait,  pour  le  salut  de  la 
société,  ce  qu'il  avait  répudié  comme  la  ruine 
de  l'individu.  Ce  qu'il  avait  combattu  comme 
apologiste,  comme  apologiste,  il  le  ramenait 
par  une  autre  voie.  Et,  par  ces  habiletés,  il 
s'abu«ait  grandement.  La  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  est  incompréhensible  et 
impossible  ;  si  elle  avait  un  sens  admissible  et 
une  réalisation  présumable,  ce  ne  serait  que 
le  retour  de  la  société  au  paganisme  et  l'as- 
servissement, sinon  la  persécution  de  l'Eglise. 
L'erreur  de  Lamennais  séparait  les  peuples 
du  christianisme,  sécularisait  comme  on 
dit,  l'ordre  social  et  politique.  Par  le  fait,  il 
rejetait  la  divinité  du  christianisme  et  comme 
l'essence  de  la  religion  :  c'est  ici  que  se 
révèle  le  vice  de  la  conception  théologique 
de  Lamennais.  «  Dire  que  Jésus-Christ  est  le 
Dieu  des  individus  et  des  familles,  et  n'est 
pas  le  Dieu  des  peuples  et  des  sociétés,  c'est 
dire  qu'il  n'est  pas  Dieu.  Dire  que  le  christia- 
nisme est  la  loi  de  l'homme  individuel,  et 
n'est  pas  la  loi  de  l'homme  collectif,  c'est  dire 
que  le  christianisme  n'est  pas  divin.  Dire  que 
l'Eglise  est  le  juge  de  la  morale  privée  et  do- 
mestique, et  qu'elle  n'a  rien  à  voir  à  la  mo- 
rale publique  et  politique,  c'est  dire  quel'Lglise 
n'est  pas  divine.  Dire  qu'il  y  a  deux  ordres  de 
doctrine,  deux  ordres  de  morale,  l'un  qui  re- 
lève de  la  religion,  l'autre  qui  relève  seule- 
ment de  l'Etat,  c'est  enseigner  le  dualisme 
manichéen.  Somme  toute,  le  naturalisme  po- 
litique n'est  rien  moins  que  l'apostasie,  s'il 
n'est  même  l'athéisme  (1)  ». 

Nous  aurions  à  parler  ici  de  Y  Esquisse  d'une 
philosophie  ;  nous  l'avons  fait  longuement 
dans  Y  Histoire  générale  de  l'Eglise.  Nous  n'y 
reviendrons  que  pour  en  louer  le  style  et  en 
réprouver  les  doctrines.  Lamennais  était  certes 

(i  '  (ouvres du  card.  Pie.  t.  VI,  p.  434. 


nu  grand  esprit,  très  élevé,  mais  trop  absolu 

dans  ses  déductions  et  sans  souci  de  regarder 
à  droite  ou  à  gauche,  pour  voir  si  sa  logique 
ne  faisait  pas  fausse  route  ci  n'allait  pas  jus- 
qu'à l'absurde.  Dans  sa  philosophie,  où  l'on 
admire  certaines  belles  choses,  par  exemple 
sur  le  beau,  sur  la  société  première  et  ses  lois, 
il  chope,  comme  Spinoza,  sur  la  notion  élé- 
mentaire de  substance  et  se  voit  condamné, 
par  sa  définition,  au  panthéisme.  Le  langage 
est  encore  chrétien,  la  doctrine  n'est  même  pas 
philosophique.  Le  livre,  manié  et  remanie  de- 
puis quinze  ans,  n'eut  d'ailleurs  aucun  succès. 
Ce  n'est  pour  les  gens  du  métier  qu'un  livre  à 
parcourir,  plus  par  curiosité  que  dans  l'in- 
térêt des  enseignements  pour  l'édification  de 
l'esprit. 

Le  livre  des  Amschaspands  et  Darwands  est 
un  opuscule  nébuleux  sur  les  doctrines  reli- 
gieuses de  la  Perse.  Dans  ce  cadre  de  pure 
fantaisie,  Lamennais  s'était  promis  de  tirer, 
par  allusions,  sur  l'ordre  de  choses  incarné 
dans  Louis-Philippe.  Ou  fit  semblant  de  ne 
pas  comprendre  et  ce  fut  tout.  Irrité  alors  de 
ses  insuccès  persévérants,  Lamennais  sortit 
des  nuages  et,  dans  une  courte  brochure,  prit 
le  gouvernement  à  partie.  Suivant  sa  vieille 
coutume,  il  se  laissa  aller  à  tous  les  entraîne- 
ments de  l'imagination  et  sabra,  avec  une 
acrimonie  venimeuse,  tout  le  personnel  gou- 
vernemental. Cette  fois,  on  l'avait  compris, 
mais  au  lieu  de  lui  verser  de  l'eau  sur  la  tête, 
on  l'envoya  passer  un  an  à  Sainte-Pélagie.  De 
là,  il  jeta  à  la  foule  le  Livre  du  Peuple  et  une 
Voix  de  prison,  sorte  de  post-scriptum  aux 
Paroles  d'un  croyant.  Dans  ces  compositions 
de  style  apocalyptique,  il  y  a  encore  de  belles 
et  bonnes  choses,  dites  d'un  ton  suave  et  avec 
une  langue  merveilleuse  ;  mais,  fout  à  coté,  on 
retrouve  ces  fureurs  exécrables  qui  rappellent 
la  vision  des  sept  cadavres  buvant,  dans  des 
crânes,  le  sang  des  peuples,  les  pieds  sur  la 
croix.  Les  ouvriers  de  Paris  firent  fête  à  ces 
élucubrations;  en  1848,  ils  nommèrent  La- 
mennais leur  représentant  à  la  Chambre.  La- 
mennais n'avait  jamais  été  un  Adonis  ;  il 
n'était  plus  qu'un  vieillard  épuisé,  l'ombre  mé- 
lancoliqued'un  grand  nom.  Dans  ce  corps  mou- 
rant, il  y  avait,  toujours  des  sentiments  de 
haine  ;  Lamennais  les  écoula  dans  son  journal 
le  Peuple  constituant  et  les  distribua  en  bro- 
chures. L'une  d'elles  était  intitulée:  Plus  de 
Pape  !  L'auteur  de  Y  Essai  de  V  indifférence 
n'était  plus  qu'un  Catilina  maladif,  prêchant 
dans  les  carrefours.  A  sa  mort,  il  fut  entouré 
par  les  partisans  de  la  métempsycose  et  refusa 
toute  réconciliation.  Son  cadavre  fut  porté  au 
cimetière  sans  passer  par  l'Eglise  et  sur  sa 
tombe  il  n'eut  rien,  pas  même  une  croix.  De 
Lamennais  il  ne  reste  rien  qu'un  grand  sou- 
venir et  un  peu  de  poussière. 

Avant  de  mourir,  Lamennais  aimait  à  se 
vanter  de  la  paix  parfaite  qu'il  avait  trouvée, 
soi-disant,  dans  l'apostasie.  Un  de  ses  neveux, 


M8 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


délirant  écrire  sa  biographie,  avait  prié  le 
Père  Ventura  de  rendre  hommage  à  la  quiétude 
parfaite  dan-  laquelle  aurait  Fécu  Bon  oncle, 
Béparé  de  l'Eglise  :  le  Père  Ventura  était 
resté  L'ami  de  Lamennais;  il  avait,  en  1847, 
essayé  de  le  ramener  à  Pie  IX,  sur  la  sug- 
gestion  même  du  Pape  ;  venu  en  France 
après  1<Si8,  il  avait  gardé,  avec  Lamennais, 
d'amicales  entrevues.  Sur  Ja  réquisition  du 
neveu,  il  répondit  par  une  lettre  que  nous 
citons  en  grande  partie  : 

«  Je  répondrais  mal  à  Ja  lettre  si  pleine  de 
convenance  que  vous  m'avez  fait  l'honneur 
de  m'écrirc  à  celle  occasion,  si  je  ne  vous 
parlais  avec  cette  franchise  qui  m'a  valu  la 
constante  amilié  de  votre  oncle,  et  si  je  ne 
vous  faisais  part  de  mes  doutes,  aussi  sincères 
que  sérieux,  au  sujet  de  la  paix  ultérieure  et 
de  la  sécurité  d'âme,  dont,  selon  vous,  jouissait 
M.  de  Lamennais.  Cette  expansive  commu- 
nication de  ma  part  pourra  d'ailleurs  vous 
amener  à  modifier  vos  vues  dans  le  travail 
que  vous  vous  proposez  de  publier  sur  son 
compte. 

«  En  réponse  à  sa  lettre  du  8  novembre  1847, 
il  me  souvient  de  lui  avoir  écrit  à  peu  près 
ceci  : 

«  Je  crains,  très  cher  ami,  que  vous  ne  vous 
«  fassiez  illusion  sur  l'état  de  votre  àme.  Dans 
«  la  position  que  vous  avez  prise,  il  me  paraît 
«  impossible  que  vous  n'éprouviez  pas  des 
«  troubles  intérieurs  capables  de  vous  rendre 
«  le  plus  malheureux  des  hommes  ;  et,  si  vous 
«  ne  les  éprouviez  pas,  vous  seriez,  à  mon 
«  avis,  le  plus  malheureux  de  tous  les  pé- 
a  cheurs.  » 

«  A  cette  manifestation  de  ma  douleur  fra- 
ternelle, je  ne  reçus  aucune  réponse,  ce  qui, 
pour  moi,  fut  une  preuve  que  mon  langage 
avait  été  compris. 

«  Dans  une  entrevue  que  j'eus  avec  lui 
en  1851  chez  M.  le  baron  de  Vitrolles,  et  en 
présence  de  ce  dernier,  il  s'exprima  dans  les 
termes  du  plus  profond  mépris  contre  les  mal- 
heureux à  qui  il  avait  fait  partager  ses  nou- 
velles opinions  touchant  la  foi. 

«  Or,  tout  cela  contribue  peu,  vous  en  con- 
viendrez, à  prouver  la  sincérité  de  ses  convic- 
tions, la  paix  intérieure  et  la  sécurité  d'âme  dont 
vous  le  supposez  avoir  joui. 

«  Souvenez-vous,  d'ailleurs,  qu'un  complice 
de  ses  égarements,  M.  de  Lamartine,  l'a  dé- 
fini un  homme  toujours  en  colère.  Or,  un 
homme  toujours  en  colère  ne  saurait  être  un 
homme  jouissant  de  la  paix  de  convictions 
sincères. 

«  Mais  voici  encore  quelque  chose  de  plus 
saillant. 

«  Dans  une  seconde  rencontre  ménagée 
entre  votre  oncle  et  moi,  par  M.  Martin  de 
Noirlieu,  présentement  curé  de  Saint-Louis- 
d'Antin,  à  Paris,  notre  ami  commun,  je  crus 
devoir,  par  un  sentiment  de  réserve  que  vous 
saurez  aisément  apprécier,  m'abstenir  d'abor- 
der aucune  question  religieuse. 

«  Il  se   chargea  de  le  faire  lui-même,  et, 


pendant  trois  quarts  d'heure,  je  l'écoulai  sans 
l'intei  rompre* 

\  nus  (lire  les  extravagances,  les  absur- 
dités, les  niaiseries,  qui  sortirent  de  cette 
bouche  autrefois  si  éloquente,  cY-st  chose  im- 
posstbls.  Tantôt  c'était  le  monde  arrivé  à  sa 
dernière  heure;  tantôt  c'était  l'humanité  grosse 
d'une  religion  nouvelle,  dont,  du  reste,  il 
avouait  ne  pouvoir  se  rendre  compte.  Profon- 
dément attristé  de  voir  un  esprit,  naguère  si 
grand,  tomber  si  bas,  je  lui  fis  remarquer,  du 
ton  le  plus  doux  et  le  plus  compatissant,  que 
cette  prétendue  grossesse  de  l'humanité  n'est 
autre  chose  que  l'hydropisie  de  l'orgueil,  con- 
Béqoeoce  des  mauvaises  doctrines  dont  l'ont 
saturée  les  philosophes  impies,  et  qu'une  dose 
d'humilité  évangélique  ferait  facilement  dis- 
paraître. 

«  Cette  remarque  fut  faite  avec  d'autant 
plus  d'à-propos,  que  c'est  lui-même  qui,  plus 
tard,  a  écrit  les  lignes  suivantes  :  «  Que  de 
«  gens  tourmentés,  toujours  en  travail,  tou- 
«  jours  sur  le  point  d'accoucher  de  quelque 
«  chose  ;  ils  ont  la  çoliuue,  et  croient  être  en 
«  peine  d'enfants.  » 

«  Il  entra,  toutefois,  dans  une  sorte  de  fu- 
reur et  éclata  en  de  tels  blasphèmes  contre 
Dieu  que  j'en  frissonnai  de  terreur. 

«  Nouvelle  preuve  pour  moi  qu'il  n'existait 
en  lui  aucune  conviction  arrêtée,  et  que  la 
paix,  qui  en  est  le  fruit,  n'y  existait  pas  da- 
vantage. 

«  Les  sentiments  lamentables  qu'il  a  mani- 
festés à  l'heure  de  la  mort  n'ont  élé  que  l'écho 
de  ceux  qui  avaient  déparé  son  génie,  éclipsé 
sa  grandeur  dans  les  dernières  années  de  sa  vie. 

«  Sur  l'avertissement  qui  me  fut  donné  par 
M.  de  Vitrolles  de  la  fin  prochaine  de  M.  de 
Lamennais,  je  m'empressai  d'accourir  auprès 
de  lui.  La  porte  de  sa  chambre  me  fut  refusée, 
ainsi  qu'elle  l'avait  été  quelques  jours  aupa- 
ravant à  M.  Martin  de  Noirlieu.  On  prétexta 
que  l'intéressant  malade  était  dans  un  état 
d'assoupissement  qui  ne  lui  permettait  de  re- 
cevoir personne,  et  qu'il  convenait  d'attendre 
la  fin  de  cette  situation.  J'attendis  en  effet  ce 
réveil  pendant  six  bonnes  heures,  et  dans  ma 
conversation  avec  les  hommes  qui  entouraient 
son  lit  de  douleur,  j'acquis  Ja  pénible  convic- 
tion qu'ils  n'étaient,  pas  plus  que  lui,  fixés  sur 
la  religion. 

«  M.  de  Lamennais  ne  revint  jamais  pour 
moi  à  un  état  lucide.  Je  fus  dune  contraint 
de  me  retirer,  navré  de  n'avoir  pas  vu,  pour 
une  dernière  fois,  mon  ancien  ami. 

«  Or,  de  deux  choses  l'une  :  les  malheureux 
qui  ont  recueilli  ses  derniers  soupirs  en  ont 
agi  ainsi  avec  moi,  ou  de  leur  propre  mouve- 
ment, ou  en  vertu  d'une  consigne  de  leur  in- 
fortuné maître. 

«  Dans  le  premier  cas,  ils  auraient  renou- 
velé i'infernale  comédie  qu'ont  jouée  les  dis- 
ciples de. Voltaire  à  l'égard  de  ce  coryphée 
de  l'impiété,  en  éloignant  de  lui  tout  prêtre, 
de  peur,  selon  leur  propre  expression,  qu'il 
ne  fit  le  plongeon. 


LIVRE  QUATRE- ViNGT-QUINZIÈMl 


519 


«  Mais,  s'il  en  fut  ainsi,  il  est  évident  que 
ses  tristes  amis  ne  comptaient  pas  beaucoup 
sur  Vinébranlabilité,  si  je  puis  n'exprimer 
ainsi,  des  convictions  qu'il  leur  avait  l'ait  par- 
tager. 

«  Dans  le  second  cas,  M-  de  Lamennais  au- 
rait prouvé  qu'il  haïssait  le  ministre  sacré  au 
point  de  méconnaître  un  ami  sous  sa  robe 

«  Si  ce  qu'on  a  dit  de  ses  derniers  moments 
est  exact,  il  aurait  fait  ôconduire  de  sa 
chamlire,  dans  les  termes  les  plus  amers, 
madame  votre  sœur,  cet  ange  de  bonté  et 
de  dévouement  que  Dieu  lui  avait  envoyé 
pour  le  ramener  à  lui,  mais  qui  eut  la  douleur 
de  voir  ses  efforts  chrétiens  se  briser  devant 
les  efforts  infernaux  de  gens  qui,  au  point  de 
vue  des  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit,  ne  va- 
laient ni  la  nièce,  ni  même  l'oncle. 

«  C'est,  a-t-on  dit,  parce  qu'il  voulait  mourir 
tranquille  ;  mais,  encore  une  fois,  sa  tran- 
quillité n'était  donc  pas  bien  imperturbable, 
puisqu'ils  craignaient  de  la  voir  compromise 
par  la  présence  d'une  grande  chrétienne  ou 
d'un  prêtre. 

«  Je  le  dis  avec  un  profond  chagrin  :  pour 
tout  homme  tant  soit  peu  initié  aux  tristes 
mystères  du  cœur,  une  mort  où  l'homme  s'ou- 
blie complètement  lui-même,  n'est,  d'après 
saint  Augustin,  que  la  conséquence  nécessaire 
du  complet  oubli  ou  de  son  apostasie  de  Dieu  ; 
ut  qui  vivent  oblitus  est  Dei,  moriens  oblivis- 
catur  sui;  et  le  calme  qui,  souvent,  vient  clore 
l'existence  des  plus  grands  impies,  n'est  qu'un 
calme  apparent,  cachant  des  troubles  réels, 
qui  agitent  le  fond  de  l'âme  ;  ce  n'est  que  du 
désespoir  froid  et  la  réalisation  de  ce  redou- 
table oracle  des  livres  saints,  que  M.  de 
Lamennais  a  mis  en  tête  de  son  immortel 
Essai  :  Impius  cum  in  profundum  venerit  con- 
temnit. 

«  Son  testament,  où  il  ne  s'est  montré  préoc- 
cupé que  de  l'intérêt  de  ses  ouvrages  les 
moins  dignes  d'intérêt,  et  où  il  n'est  le  moins 
du  monde  question  ni  de  Dieu,  ni  de  l'âme, 
ni  d'une  religion,  n'est-il  pas  encore  une 
preuve  qu'il  n'avait  rien  d'arrêté  sur  ces 
graves  sujets  et  qu'il  était  tombé,  à  leur  égard, 
dans  l'abîme  de  cette  indifférence  qu'il  avait 
jadis  si  glorieusement  combattue? 

«  Son  testament  philosophique  sert  à  con- 
firmer cette  pénible  conviction  que  son  testa- 
ment légal  avait  fait  naître.  Son  livre  pos- 
thume s'ouvre  par  cette  déclaration  :  «  Qui  ne 
«  se  sent  aujourd'hui  troublé  en  soi-même  ?  Un 
«  voile  livide  enveloppe  toutes  les  vérités  ;  elles 
«  nous  apparaissent  pendant  la  tempête,  à 
'(  travers  des  vapeurs  blafardes.  Le  coeur  IN- 

"  QUIET  CHERCHE  SA  FOI,  ET  IL  TROUVE  JE  NE 
«   SAIS      QUOI      D'OBSCUR     ET     DE     VACILLANT     QUI 

«  augmente  ses  anxiétés,  une  sorte  de  nuage 
«  aux  contours  vagues,  aux  formes  indécises, 
«  qui  fuit  dans  le  vide  de  Came.   Les  désirs 


ci  icni  au  hasard,  comme  l'amour  ;  tool 
a  terne,  aride,  sans  parfum,  sans  vu;. 
«  Posez   la  main  sur  la   poitrine    de 

«  ombres  qui  passent,  rien  n'y  bal.  La  volonté 
«  lunijuit  tristement,  faute  d'un  but  qui  l'attire. 
«  On  ne  sait.  A  quoi  se  prendre  dans  ce  monde 
«  de  fantômes  ! 

...«  Le  philosophe, ente  moment,  rêve  qu'il 
«  tait,  et  le  moment  d'après  ne  sait  pat  même 
«  fil  rêve.  Dérision  que  tout  cela,  raillerie 
«  amère.  lilt  puis  comptez  les  larmes,  lei  dou- 
«  leurs,  les  désespoirs,  les  crimes!  Von  *  /-vous 
«  que  je  vous  dise  ce  que  c'est  que  le  monde  t 
«  Une  ombre  de  ce  qui  n"est  pas  ;  un  son  qui 
«  ne  vient  de  nulle  part  et  qui  n'a  point 
«  d'écho  ;  un  ricanement  de  Satan  dons  le  vide. 
«  0  Dieu  !  il  y  a  des  temps  où  la  pensée  tue 
«  l'uomme,  l'un  de  ces  temps  est  venu  tour 
«  nous.  C'est  vraiment  ici  I'ère  de  la  grande 
«  tentation  (1).  » 

«  Plus  loin,  il  laisse  tomber  de  sa  plume  ces 
désolantes  paroles  : 

«  Lorsqu'on  a  vu  la  vie,  ce  qui  la  remplit, 
«  —  s'il  y  a  quelque  chose  dans  ce  vide,  —  avec 
«  quel  travail,  avec  quelles  douleurs,  il  faut 
«  traîner,  sans  relâche,  à  travers  les  rochers, 
«  les  sables  arides,  les  marais,  ce  char  de  fer 
«  auquel  vous  attèle  une  destinée  inexorable, 
«  ce  n'est  pas  finir  qui  paraît  terrible,  c'est 
«  commencer  (2).  » 

«  Cette  page,  dont  il  est  impossible  de  con- 
tester l'authenticité,  n'est  évidemment  que  le 
testament  du  scepticisme  et  du  désespoir,  et 
évidemment  aussi  l'auteur  s'y  est  peint  exac- 
tement lui-même. 

«  J'ai  donc  toute  raison  de  craindre  que 
vous  ne  soyez  bien  embarrassé  lorsque  vous 
voudrez  constater  dans  le  travail  que  vous 
projetez  la  sincérité  des  convictions  de  M.  de 
Lamennais. 

«  II  est  bien  difficile  de  prouver  la  sincé- 
rité des  convictions  d'un  homme  qui  s'est 
chargé  lui-même  de  prouver  qu'il  n'en  avait 
aucune,  et  pour  moi,  je  défie  les  personnes 
qui  l'ont  le  plus  intimement  connu  de  tracer 
son  symbole  religieux  et  de  dire,  au  juste,  ce 
qu'il  croyait  et  ce  qu'il  ne  croyait  pas. 
D'ailleurs,  vous  aurez  bien  de  la  peine  à  per- 
suader aux  hommes  de  sens  qu'un  prêtre  qui 
a  abjuré  la  foi  catholique,  qu'il  avait  si  long- 
temps défendue  avec  conviction,  énergie  et 
dévouement,  eût  pu  demeurer  et  mourir  tran- 
quille dans  son  apostasie. 

«  Ainsi,  permettez  à  l'intérêt  affectueux  non 
moins  que  respectueux  que  vous  m'inspirez, 
vous  et  votre  si  honorable  famille,  de  vous  le 
dire  franchement:  l'unique  résultat  de  votre 
travail  serait,  selon  moi,  d'une  part,  de  ré- 
jouir les  incrédules  et  de  les  confirmer  dans 
leur  incrédulité  ;  d'autre  part,  de  blesser  au 
cœur  les  vrais  chrétiens,  et  surtout  les  âmes 
faibles,  que  rien  n'ébranle  davantage,  comme 


(1)  Œuvres  posthumes,  publiées   par  M.  Forgues.  Paris,   183G,  p, 
en  1838,  avait  été  publié  en  1 8 i i ,  dit  l'éditeur. 

(2)  Ibid.,  p.  233. 


11.  —  Cet  extrait,  composé    déjà 


î?20 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


il  a  été  écril,  que  de  savoir  les  pécheurs 
calmes  et  heureux  dans  leur  péché  :  Mei 
commoti  sunt  pedes  pacem  peccatorum  videns. 

a  Vous  ne  feriez  donc  que  prolonger  ou  re- 
nouveler, après  la  mort  de  M.  de  Lamennais, 
contre  vos  intentions,  sans  nul  doute,  le  scan- 
dale qu'il  a  donné  dans  la  dernière  période 
de  sa  vie  à  sa  famille,  à  sa  pairie  et  à 
L'Eglise. 

«  Qu'il  me  soit  enfin  permis  d'ajouter  que 
l'honneur  de  la  mémoire  de  votre  oncle  n'a 
pas  besoin  d'une  pareille  oraison  funèbre.  Oh  ! 
si  vous  pouviez  prouver  qu'une  vie  plus  longue 
l'eût  rendu  à  Dieu  et  à  lui-môme,  en  confirmant 
l'assertion  du  journal  le  Siècle  au  sujet  de  ses 
derniers  instants  :  savoir,  qu'en  entendant  pro- 
noncer le  nom  de  Dieu,  il  a  pleuré!  ce  serait 
le  vrai  et  unique  moyen  de  reconquérir  pour  sa 
mémoire  et  pour  ses  ouvrages  orthodoxes 
l'estime  et  l'indulgence  du  monde  chrétien.  Si 
cela  ne  vous  est  pas  possible,  je  crois  que  la 
meilleure  manière  d'honorer  la  mémoire  de 
votre  oncle,  c'est  de  ne  pas  faire  revivre  de  fâ- 
cheux souvenirs  et  de  ne  pas  troubler  le  repos 
dont  elle  jouit  au  sein  d'un  heureux  oubli.  » 

Nous  ne  nous  séparons  qu'à  regret  de  La- 
mennais. Aussi  bien  c'est  à  son  impulsion 
qu'est  due  cette  histoire  de  Kohrbacher  ; 
d'ailleurs, personne  n'a  su  depuis  se  faire  une  si 
grande  place  dans  l'Eglise.  Mais  enfin  La- 
mennais allait  mourir.  Et  les  catholiques, 
qui  voulaient  se  souvenir  quand  même, 
prinient  pour  lui  le  Dieude  bonté.  Pour  lui,  les 
prêtres  au  saint  autel,  les  religieuses  dans 
leur  couvent,  les  enfants  des  écoles  et  jus- 
qu'aux femmes  du  peuple  demandaient  au 
ciel  un  miracle.  Une  chrétienne  généreuse 
allait  se  loger  près  de  l'Eglise  pour  pouvoir  y 
passer  des  jours  entiers  et  obtenir  la  grâce  du 
repentir  au  moribond.  A  Notre-Dame  des  Vic- 
toires, toutes  les  intentions  de  messes  étaient 
engagées  «  pour  la  conversion  d'un  prêtre  ». 
Dans  une  ville  du  midi,  détail  touchant,  une 
confrérie  d'artisans,  depuis  l'annonce  de  la 
maladie,  faisait  célébrer  chaque  jour  une 
messe,  aux  mêmes  intentions.  De  tous  les 
pays  catholiques  de  l'Iturope,  s'élevaient, 
chaque  jour,  mêmes  vœux  et  mêmes  prières. 
A  Bruxelles  on  ne  cessait  de  dire  des  messes, 
de  faire  des  communions...  Nous  savons,  nous 
catholiques,  respecter  les  mourants. 

Lamennais  allait  mourir. 

Et  autour  de  sa  couche  funèbre,  on  veillait. 
«  Il  serait  affreux,  disaient  ses  nouveaux  amis 
que  n'effrayait  aucun  cynisme,  il  serait  affreux 
que  M.  de  Lamennais  se  démentît  à  la  mort.  » 
Et  ils  se  relevaient  pour  le  mieux  garder.  La 
consigne  était  sévère  :  «  Défense  d'entrer 
dans  l'appartement,  par  or. Ire  exprès  du  mé- 
decin. »  Ou  bien,  si  on  laissait  pénétrer  au- 
près du  moribond,  c'était  à  cette  condition 
qu'on  ne  lui  dît  pas  une  parole.  Elle  lui  parla 
cependant,  cette  noble  chrétienne  qui,  age- 
nouillée au  pied  du  lit  de  Lamennais,  lui  de- 
manda s'il  voulait  qu'on  priât  pour  lui  ? 
«  Oui  »,  répondit-il.  Au  nom  de  la  liberté  de 


conscience,  on  veillait  autour  de  sa  couche 
funèbre,  car  Lamennais  allait  mourir. 

El  dans  un  de  ces  rêves,  comme  les  mou- 
rants doivent  en  faire,  il  repassa  sa  vie  entière. 
Comme  il  dut  s'arrêter  avec  prédilection  sur 
certaines  phases  de  sa  vie  !  Le  succès  de 
Y  Essai  sur  l'indifférence,  l'action  féconde  par 
lui  exercée  à  la  Chesnaie,  les  luttes  si  vives 
de  l'Avenir  et  le  reste  !  Au  moment  de  l'appa- 
rition de  son  chef-d'œuvre,  qui  fut  traduit 
dans  toutes  les  langues  de  l'r^urope,  des  rois 
se  faisaient  inscrire  chez  lui  et  plus  d'un 
prince  entreprit  le  voyage  de  France  pour  le 
connaître.  Du  haut  de  la  chaire  de  Saint- 
Sulpice,  il  était  proclamé  le  plus  grand  pen- 
seur qui  eût  paru  depuis  Mah'branche,  et  lui, 
alors,  de  s'écrier  :  «  Je  me  trouverais  bien 
mieux  loué  par  une  seule  conversion  !  »  Pour 
tout  ornement,  Léon  XII  n'avait,  dans  son 
appartement  privé,  qu'un  crucifix,  une  image 
de  la  très  sainte  Vierge  et  le  portrait  de  La- 
mennais, qu'il  avait  l'intention  de  revêtir  de 
la  pourpre. 

Puis  les  huit  années  de  la  Chesnaie  «  sorte 
d'oasis  au  milieu  des  steppes  de  la  Bretagne  », 
dont  il  avait  parlé  jadis  en  termes  si  tou- 
chants. Oh  !  la  Chesnaie  et  les  disciples  en- 
thousiastes et  si  longtemps  fidèles  qu'il  y 
avait  attirés  !  Montalembert,  Lacordaire,  Ger- 
bet  et  combien  d'autres  1  Sortant  à  ce  souve- 
nir son  visage  amaigri  ordinairement  à  demi 
recouvert  de  sa  couverture,  Lamennais  dit  ces 
mots:  «  Où  est  Lacordaire?  » 

Quelle  réponse  on  aurait  pu  lui  faire,  élo- 
quent commentaire  de  ce  texte  biblique  : 
«  Vir  obediens  loquelur  victorias.  L'homme 
d'obéissance  racontera  les  victoires  par  lui 
remportées.  »  A  celte  heure,  en  1854,  Lacor- 
daire était  à  Sorèze,  occupé  d'éducation  chré- 
tienne ;  il  nous  avait  rendu  l'Ordre  de  Saint- 
Dominique  ;  il  avait,  pendant  quinze  ans, 
remué  les  âmes  par  une  apologétique  adaptée 
aux  besoins  de  l'époque,  mais  ancienne  et 
traditionnelle  dans  son  ensemble  et  dans  son 
fonds.  Guéranger  était  à  Solesmes,  restaura- 
teur de  l'ordre  bénédictin,  apôtre  de  l'unité 
liturgique,  à  l'encontre  des  fantaisies  galli- 
canes et  jansénistes  du  dernier  siècle. 

Rohrbacher  était,  à  Nancy,  auteur  d'une 
histoire  générale  de  l'Eglise  qui  avait  au 
moins  détrôné  le  gallican  Fleury.  Gerbet  était, 
à  Amiens,  grand  vicaire  de  Salinis  ;  lui-même 
allait  devenir  évèque  de  Perpignan  et  mourir 
bientôt  sur  la  brèche  en  combattant  pour  l'in- 
dépendance du  Saint-Siège.  Combalot  prê- 
chait et  missionnait  par  toute  la  France.  Mon- 
talembert n'appartenait  plus  qu'à  demi  à  la 
vie  publique  ;  mais  avant  de  se  réfugier  avec 
amour  dans  la  société  de  ses  chers  moines 
d'autrefois,  il  avait  rallié,  discipliné,  conduit 
la  France  catholique  ;  à  sa  tête,  il  avait  brisé 
le  joug  du  monopole  universitaire.  Ainsi  tous 
étaient  à  leur  poste  providentiel,  tous  utiles 
et  glorieux  serviteurs  de  ce  que  Lamennais 
leur  avait  appris  lui-même  à  servir.  Entre 
eux   et  lui,  quel  abîme  !    Et   pourtant  rien 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUINZIÈME 


;il 


qu'une  différence  :  Lia  avaient  écouté  l'Eglise, 
tandis  qu'il  se  révoltait  contre  elle.  Chose 
admirable]  cet  homme  qui  les  avait  fascinés 
jusqu'à  l'idolâtrie,  n'en  avait  entraîné  aucun 
dans  sa  rébellion.  Et  voilà  qui  avait  rendu 
leur  vie  féconde. 

Mais,  de  plus,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  juste 
et  de  sain  dans  le  programme  de  la  Chesnaie, 
de  V Avenir,  ces  hommes  l'avaient  réalisé.  Le 
gallicanisme  était  blessé  à  mort  ;  le  catholi- 
cisme s'était  acclimaté  sur  le  terrain  de  la 
liberté  commune  ;  il  y  avait  conquis  des  li- 
bertés précieuses  :  enseignement  chrétien, 
conciles  provinciaux,  vie  monastique.  Grâce 
à  leur  soumission,  l'œuvre  de  Dieu  s'était 
faite,  à  peine  attardée  par  la  défection  du 
maître  ouvrier. 

Et  après  cette  réponse  si  réconfortante  pour 
nous,  mais  qui  eût  apporté  à  son  cœur  un 
immense  remords,  il  eût  pu  se  rappeler  cer- 
tain soir  de  la  fête  de  tous  les  saints.  La  pluie 
tombait  à  torrents,  et  le  vent  d'automne  em- 
portait dans  ses  tourbillons  les  feuilles  jaunies 
des  vieux  chênes...  Des  voies  aimées,  se  mê- 
lant aux  bruits  de  l'orage,  criaient  de  la 
tombe  :  «  Souvenez-vous  !  »  Lamennais  des- 
cendit au  salon  de  la  Chesnaie  où  ses  disciples 
se  trouvaient  réunis,  et,  d'une  voix  rythmée, 
il  lut  cet  hymne  des  morts  : 

«  Ils  ont  aussi  passé  sur  cette  terre,  ils  ont 
descendu  le  fleuve  du  temps  ;  on  entendait 
leurs  voix  sur  ses  bords,  et  puis  on  n'entendit 
plus  rien.  Où  sont-ils  ?  Qui  nous  le  dira  ?  Heu- 
reux les  morts  qui  meurent  dans  le  Sei- 
gneur... »  Elles  strophes  se  suivaient,  ailées, 
vibrantes  de  foi  ou  teintées  de  mélancolie, 
avec  cette  finale  toujours  la  même,  qui  réson- 
nait comme  un  glas  des  trépassés  ou  comme 
les  cloches  d'une  œuvre  de  résurrection  ! 
Beati  qui  in  Domino  moriuntur.  Le  poème  se 
terminait  par  ces  mots  :  «  Et  nous  aussi  nous 
irons  là  d'où  partent  ces  plaintes  ou  ces  chants 
de  triomphe.  Où  serons-nous  ?  Qui  nous  le 
dira  ?  Heureux  les  morts  qui  meurent  dans  le 
Seigneur.  j> 

Oui,  trois  fois  heureux,  ceux  qui  meurent 
dans  le  Seigneur  1 

Et  Lamennais  expira. 

Ce  qui  s'était  passé,  au  dernier  moment, 
entre  son  âme  et  Dieu,  nul  ne  le  sait.  Où  est- 
il?  Qui  nous  le  dira?  Mais  en  apprenant  sa 
mort,  les  âmes  chrétiennes,  qui  ne  doivent 
maudire  personne,  répètent  le  cri  de  l'abbé 
Gerbet  :  «  Seigneur,  grâce  et  miséricorde  !  » 
Elles  peuvent  redire  avec  Louis  Veuillot  : 
"  Nous  ne  pouvons  oublier  que  M.  de  La- 
mennais a  rendu  à  la  religion  d'immenses  ser- 
vice? :  il  a  eu,  le  premier,  toutes  les  idées  que 
nous  défendons  ;  il  a  fait  la  brèche  par  où 
nous  essayons  de  passer,  et,  tout  en  détestant 
ses  fautes,  il  nous  appartient  bien  plus  de  le 
plaindre  et  de  prier  pour  lui  que  de  l'invec- 
tiver. » 

Ces  lignes  avaient  été  écrites  huit  ans  avant 
ii  mort  de  Lamennais,  près  de  dix  après  sa 
chute.  Plaignons  et  prions  encore. 


Après  Lamennais,  il  faut  descendre  beau- 
coup de  degrés  pour  arriver  à  l'abbé  Cbâtel 
et  l'Eglise  catholique  Prançai 

Il  y  a  peu  d'hommes  vraiment  forts,  Ce 
qu'on  appelle  très  justement  la  masse  des 
hommes  n'est  guère  qu'un  amas  incohérent 
de  créatures  incertaines  dans  leurs  pensées, 
faibles  dans  leurs  résolutions,  misérablement 
égoïstes,  parfois  indignement  lâches.  En  temps 
ordinaire,  elles  font  assez  bonne  contenance; 
dès  que  l'horizon  se  rembrunit,  elles  se  rem- 
brunissent comme  l'horizon  et  perdent  la  tra- 
montane. Mais  si,  de  l'horizon  assombri  sort 
un  orage,  vous  voyez  aussitôt  quelque  étoile 
tomber  du  ciel,  et,  même  dans  le  clergé,  se 
produire  des  défections.  Ce  qu'elles  valent,  tout 
le  monde  le  sait  ;  ce  qu'elles  peuvent  produire, 
tout  le  monde  le  voit.  C'est  l'océan  agité  qui 
jette  son  écume  sous  l'impulsion  de  la  tem- 
pête ;  l'arbre  qui  semblait  avoir  provoqué  les 
fureurs  de  l'atmosphère,  est  arraché  lui-même 
et  se  noie  dans  cette  écume  dont  il  espérait  se 
faire  une  parure.  Sectaires  et  sectes  :  voilà,  en 
deux  mots,  leur  histoire. 

La  Révolution  de  1830,  sous  le  couvert  du 
libéralisme,  cachait  l'impiété  et  par  sa  haine 
de  l'Eglise  mentait  à  toutes  ses  promesses. 
Cette  haine  si  fâcheuse  pour  la  France  et  si 
funeste  à  son  gouvernement,  avait,  pour 
l'Eglise,  qu'elle  affligeait,  son  bon  côté; 
d'une  part,  on  prétendait  sonner  le  glas  de  la 
vieille  foi  et  mener  bientôt  les  funérailles  d'un 
grand  culte  ;  d'autre  part,  en  se  remparant 
d'une  impiété  fanfaronne,  on  s'engageait,  ta- 
citement à  ne  pas  faire  de  nouveaux  accrocs 
dans  le  symbole.  Des  gens  qui  se  disaient  in- 
crédules ne  pouvaient  pas  décemment  se  per- 
mettre une  hérésie.  Que  si,  parmi  eux,  quelque 
bâtard  de  Voltaire  ou  de  Luther,  essayait  de 
lever  l'étendard  de  la  révolte,  sa  tentative  ne 
pouvait  commencer  qu'en  comédie  et  se  ter- 
miner en  mascarade.  Ce  serait  un  réformateur 
de  foire,  un  docteur  de  tréteaux,  l'artisan 
d'une  religion  dégénérée  en  farce. 

Ce  mauvais  farceur  se  trouva,  mais  il  fut 
seul  de  son  espèce  et  bientôt  seul  pour  former 
son  Eglise.  C'est  un  point  curieux. 

Ferdinand-François  Chàtel  naquit  à  Gannat, 
dans  l'Allier,  le  9  janvier  1795,  de  parents  peu 
fortunés,  mais  dignes  d'estime.  Leur  fils  fut 
destiné  de  bonne  heure  à  l'état  ecclésiastique  ; 
il  fit  en  conséquence  ses  humanités  au  petit 
séminaire  et  au  lycée  impérial  de  Clermont- 
Ferrand  ;  il  se  distinguait,  dit-on,  par  des 
talents  précoces  et  une  certaine  aptitude  pour 
les  questions  philosophiques.  Après  avoir  fait 
sa  théologie  au  grand  séminaire  de  Clermont, 
l'abbé  Cbâtel  fut  successivement  vicaire  à  la 
cathédrale  de  Moulins,  curé  à  Monétay-sur- 
Loire,  aumônier  du  20°  régiment  de  ligne, 
puis,  en  1823,  aumônier  du  2e  régiment  des 
grenadiers  à  cheval  de  la  garde.  Aumônier  de 
la  garde,  Châtel  se  distinguait  par  certaines 
allures  équivoques  de  libre  pensée  et  collabo- 
rait même  au  Réformateur,  journal  de  la  re- 
ligion et  du  siècle,  dont  le  titre  seul  indique 


523 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


les  idées  confuses.  Rien  cependant  n'indi- 
quait encore  que  Châtel  pùl  se  croire  pa- 
triarche  de  quelque  chose  ni  songeai  à  s'im- 
proviser réformalear  effectif  de  la  religion 
catholique.  Sauf  quelques  critiques  de  détail, 
jusqu'à  trente-cinq  ans,  il  s'accommoda,  tant 
bien  que  mal,  à  la  religion  de  ses  pères  et  de 
sa  patrie. 

En  1830,  l'aumônerie  de  l'armée  fut  sup- 
primée. Châtel,  désormais  sans  fonction, 
enivré  et  aveuglé  par  le  mouvement  des 
idées  et  l'exalialion  des  esprits,  crut  le  mo- 
ment venu  de  fonder  un  culte  approprié  aux 
théories  libérales  et  à  la  monarchie  parle- 
mentaire. Louis-Philippe,  prince  de  la  branche 
cadette,  s'était  bien  mis  à  la  place  des  Bour- 
bons de  la  branche  aînée;  pourquoi  Châtel, 
né  à  Gannat,  dans  l'Allier,  ne  se  serait-il  pas 
mis  à  la  place  de  saint  Pierre,  qui,  après 
tout,  n'était  qu'un  petit  pêcheur  de  Bethsaïde. 
Pierre,  il  est  vrai,  avait  reçu  de  Jésus-Christ 
une  mission  d'apôtre  et  une  prérogative  de 
monarque  ;  à  défaut  de  prérogative  et  de 
mission,  Ferdinand-François  pouvait  toujours 
essayer  de  s'en  donner  une,  et  quant  à  s'ad- 
juger des  titres,  il  était  vraiment  trop  facile 
de  n'y  pas  manquer. 

Voltaire,  dans  son  Dictionnaire  philoso- 
phique, a  dit  :  «  Après  notre  sainte  religion, 
qui,  sans  doute,  est  la  bonne,  quelle  serait  la 
moins  mauvaise?  Ne  serait-ce  pas  la  plus 
simple?  ne  serait-ce  pas  celle  qui  enseigne- 
rait beaucoup  de  morale  et  très  peu  de 
dogmes?  celle  qui  tendrait  à  rendre  les 
hommes  justes  sans  les  rendre  absurdes? 
celle  qui  n'ordonnerait  pas  de  croire  des 
choses  impossibles,  contradictoires,  inju- 
rieuses à  la  divinité  et  pernicieuses  au  genre 
humain,  et  qui  n'oserait  point  menacer  des 
peines  éternelles  quiconque  aurait  le  sens 
commun?  Ne  serait-ce  point  celle  qui  ne  sou- 
tiendrait pas  sa  créance  par  les  bourreaux  et 
qui  n'inonderait  pas  la  terre  de  sang  pour  des 
sophismes  inintelligibles?  Celle  dans  laquelle 
une  équivoque,  un  jeu  de  mots  et  deux  ou 
trois  chartes  supposées  ne  feraient  pas  un 
souverain  et  un  dieu  d'un  prêtre  souvent  in- 
cestueux, homicide  et  empoisonne  celle  qui 
ne  soumettrait  pas  les  rois  à  ce  prêtre?  Celle 
enfin  qui  n'enseignerait  que  l'adoration  d'un 
Dieu,  la  justice,  la  tolérance  et  l'humanité?  » 

Au  milieu  de  l'agitation  des  partis,  un  ins- 
tinct de  religiosité  dominait  le  sentiment  hos- 
tile que  le  peuple  de  Paris  portait  au  clergé. 
Châtel  crut  l'occasion  favorable  pour  annon- 
cer des  projets  de  réforme,  et,  pour  assurer  le 
succès  de  la  parole  nouvelle,  il  ne  crut  rien 
de  meilleur,  lui,  prêtre,  que  de  réaliser  le 
programme  de  Voltaire.  Voltaire  fondant  une 
religion,  c'est  assez  original  ;  mais  un  prêtre 
s'inspirant  de  Voltaire  pour  cette  entreprise, 
c'est  plus  original  encore,  mais  d'une  origi- 
nalité qui  n'accuse  pas  un  haut  degré  d'in- 
telligence. Enfin  Châtel  crut  la  chose  pos- 
sible :  il  avait  assez  bien  pris  sa  mesure  et 
donné  la  mesure  de  son  temps. 


L'œuvre  commença   modestement.    Châtel 

appela  les  hommes  qu'éloignait  du  temple 
chrétien  le  rigorisme  catholique  ;  il  en  réunit 
quelques-uns  dans  ses  appartements,  rue  de» 
Sept- Voies,  n°  18,  et  leur  préeha  l'Kvangile 
débarrassé  de  jeûnes,  d'abstinences  et  de  mor- 
tifications. Au  mois  de  janvier  1831,  le 
nombre  des  prosélytes  du  gras  en  carême  et 
du  gigot  le  vendredi  s'étant  accru,  le  siège  de 
L'Eglise  naissante  fut  transféré  rue  d<  la  Soor- 
dière,  lieu  bien  choisi  pour  une  révélation  si 
commode.  Au  mois  de  juin  suivant,  la  côte- 
lette et  le  gigot  poursuivant  leurs  exploits  et 
produisant  des  conversions  de  salle  à  manger, 
Châtel  vint  s'établir  rue  de  Cléri,  salle  Lebrun, 
qu'il  quittait  au  mois  de  novembre  suivant, 
pour  un  local  plus  spacieux,  rue  du  Faubourg 
Saint-Martin,  n°  59.  Décidément  il  fallait  offi- 
cier sur  une  table  à  rallonges.  C'e-t  sur  ce 
Calvaire  de  la  gargotte  que  Châtel  établit  le 
siège  primatial  de  l'Église  catholique  franc  lise. 

Bientôt  Châtel  vit  venir  à  lui  quelques  mau- 
vais prêtres.  L'Apocalypse  parle  d'un  ange 
qui,  dans  sa  chute,  entraîna,  avec  sa  queue, 
un  certain  nombre  d'étoiles  :  c'est  le  symbole 
des  conquêtes  qu'opèrent  dans  le  clergé  les 
chefs  de  secte.  Les  hommes  à  esprit  faible,  à 
cœur  plus  faible  encore,  faibles  contre  eux- 
mêmes  sont  volontiers  forts  contre  l'autorité 
des  évêques  légitimes;  ils  se  révoltent  aussi 
facilement  contre  le  pouvoir  ecclésiastique 
qu'ils  se  soumettent  facilement  à  leurs  propres 
passions.  Dans  les  temps  calmes,  ces  mauvais 
prêtres  rongent  en  rugissant  le  frein  de  ce 
qu'ils  appellent  l'esclavage;  dans  les  temps 
troublés,  dès  que  paraît  un  étendard  sédi- 
tieux, ils  le  suivent.  Le  plus  curieux  de  l'em- 
blème de  l'Apocalypse,  c'est  qu'une  queue  les 
entraîne,  sans  doute  parce  qu'ils  s'y  attachent 
par  la  bouche.  Ces  deux  emblèmes  parlent 
sans  commentaire. 

Lorsque  Châtel  eut  donc  recrulé  quelques 
prêtres,  il  fut  élu  par  eux,  suivant  les  bons 
usages,  èvêque  primat.  Pour  son  fourniment, 
il  avait  simplement  adopté  le  costume  des 
évêques  catholiques  ;  il  n'y  avait  ajouté  que 
les  favoris  descendant  au  bas  de  l'oreille  et 
les  bottes  :  moyen  particulier  de  marcher 
avec  son  siècle  et  de  relever  le  prestige  de  la 
mitre  avec  un  peu  de  poil. 

Outre  le  primat,  la  hiérarchie  de  l'Eglise 
française,  —  car  l'usage  supprima  bientôt  le 
mot  catholique,  —  se  devait  composer  : 
1°  d'évêques  coadjuteurs  du  primat;  2°  de 
vicaires  primatiaux  ;  3°  de  vicaires  généraux; 
4°  de  chefs  d'églises  ou  curés  ;  5°  de  prêtres  ; 
6°  de  diacres  ;  7°  de  sous-diacres  ;  8°  de  mi- 
norés; 9°  de  tonsurés.  Le  primat,  les  évêques 
et  les  curés  devaient  être  élus  par  le  clergé  et 
les  fidèles  ;  pour  la  première  fois,  ils  s'élurent 
eux-mêmes  et  firent  simplement  ratifier  leur 
promotion.  Le  primat  et  les  évêques  rece- 
vaient la  consécration  des  prêtres  de  l'Eglise 
primatiale  ou  épiscopale  qui  leur  imposaient 
les  mains,  en  attendant  qu'ils  leur  imposassent 
le  pied  quelque  part. 


LIVItW  QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 


m 


La  réforme  prit  «le  faibles  développement 

cependant  quelques  succursales  fanent  fon- 
dées, au  Fur  et  à  mesure  que  quelque  mau- 
vais prêtre  te  révoltait  contre  sou  évéqne. 
A  l'Eglise  primaliale  du  faubourg  Saint-Mar- 
tin,  Châtel  avait,  pour  vicaire,  Normant,  pour 
prêtre,  Robert,  pour  lévite,  bonnet.  Outre  le 
service  de  son  église  primaliale,  Cbâlel  se  bi- 
furquait ;  il  avait  une  autre  église  à  Boulogne- 
sur-Seine  et  commençait  à  en  bâtir  une  troi- 
sième dans  le  quartier  Saint-Jacques  :  In  om- 
nern  lorrain  ex i vit  sonus  eorum. 

A  Nantes  (Loire-Inférieure),  Lerousseau, 
vicaire  général  ;  Sandron,  prêtre. 

A  Lannecorbin  (Hautes-Pyrénées),  Tres- 
cases,  vicaire  général  ;  Itousselin,  prêtre. 

A'  Hoches-sur-ltognon  et  Bettaincourt 
(Haute-Marne),  Marche,  vicaire  général  :  ce- 
lui-ci était,  de  plus,  médecin  par  la  méthode 
Raspail  et  assez  fort  en  herboristerie  :  il  chan- 
tait les  psaumes  en  français  donnait  ses  consul- 
tations en  latin  ;  il  donnait  deseulogies  et  des 
purges  ;  il  allait  jusqu'aux  clystères.  Le  plus 
clair  de  son  ministère,  c'étaient  les  bouscu- 
lades qu'on  se  donnait  à  son  prêche  et  les  as- 
saisonnements de  coups  de  poings  qui  mar- 
quaient la  fraternité.  Devenu  vieux,  il  vint  à 
résipiscence.  Un  cierge  à  la  main,  vêtu  du 
surplis  et  de  la  soutane,  il  s'agenouilla  aux 
pieds  de  son  évêque,  dans  l'église  qu'il  avait 
désertée  autrefois,  demandant  pardon  à  Dieu 
et  aux  hommes  des  imbéciles  scandales  de 
sa  défection. 

A  Pouillé  (Vendée),  Guicheteau,  vicaire 
général. 

A  Villefavard  et  Lasloure  (Haute-Vienne), 
Papon,  vicaire  général. 

Les  églises  de  Saint-Prix  et  Ermont,  près 
de  Montmorency,  Clichy-la-Garenne,  près  Pa- 
ris, Cbâtenay,  près  Sceaux,  Senneville,  près 
Mantes,  Agy,  près  Bayeux  et  la  Chapelle 
Saint-Sépulcre  dans  le  Loiret,  églises  fondées 
par  Châtel,  abandonnées  de  leurs  directeurs, 
manquèrent  à  la  soi-disant  réforme. 

La  primatie  catholique  française,  dans 
ses  beaux  jours  de  ferveur,  compta  jusqu'à 
douze  villages.  C'était  beaucoup  pour  la 
France,  mais  peu  pour  une  catholicité. 

Le  symbole  de  la  réforme  prêchée  par 
Châtel  se  résume  en  ces  mots  : 

\  Je  crois  en  un  seul  Dieu  tout-puissant, 
esprit  éternel,  indépendant,  immuable  et  in- 
fini, qui  a  fait  toutes  choses  et  qui  les  gou- 
verne toutes. 

2°  Je  crois  que  Dieu  est  infiniment  bon  et 
infiniment  juste,  que  par  conséquent  il  récom- 
pense la  vertu  et  punit  le  crime. 

8  Je  crois  qu'il  récompense  éternellement, 
mais  je  ne  crois  pas  qu'il  punisse  de  même, 
attendu  qu'il  ne  répugne  point  à  ma  raison 
que  Dieu  me  rende  éternellement  heureux, 
puisqu'il  est  souverainement  bon,  tandis  qu'il 
refuse  à  croire  qu'il  doive  me  punir  éter- 
nellement, puisqu'il  n'est  pas  souverainement 
méchant,  ce  que  supposeraient  des  supplices 
sans  fin. 


!"  Je  crois  que  ('nomme  est  fait  a  rima 
de  Dieu  et  qu'il  est  doué  d'une  émanation  de 
l'essence  divine  :  cette  émanation  e*t  ion 
Ame  immortelle  qui  rentrera  dani  le  sein  de 
l'Eternel,  selon  la  volonté  de  ce  Dieu  tout 
puissant,  et  lorsqu'elle  en  sera  digne. 

5°  Je  crois  que  Dieu  nous  a  donné  la  force 
de  faire  le  bien  ;  que  quand  nous  faisons  le 
mal,  cela  ne  vient  ni  du  fait  ni  de  la  permis- 
sion de  Dieu,  mais  bien  de  notre  propre  vo- 
lonté et  de  l'abus  que  nous  faisons  de  notre 
libre  arbitre. 

ftp  Je  crois  qu'il  n'y  a  de  religion  vraie, 
bonne,  utile,  digne  de  Dieu  et  inspirée  par 
lui,  que  celle  qui  est  gravée  dans  le  cœur  de 
tous  les  hommes,  c'est-à-dire  la  religion  na- 
turelle dont  Jésus-Christ  a  si  admirablement 
développé  les  principes,  les  dogmes  et  la  mo- 
rale dans  l'Evangile. 

7°  Je  crois  que  la  morale  de  Jésus-Christ  est 
si  sage,  que  sa  vie  a  été  si  pure  et  son  zèle  si 
ardent  pour  le  bonheur  des  hommes  que  ce 
grand  personnage  doit  être  regardé  comme 
un  modèle  de  vertu  et  honoré  comme  un 
homme  prodigieux. 

8°  Je  crois  qu'on  peut  faire  son  salut  dans 
toutes  les  religions  et  y  plaire  à  Dieu,  pourvu 
qu'on  soit  de  bonne  foi  dans  sa  croyance. 

9°  Je  crois  que  tout  le  fond  de  la  morale  et 
de  la  religion  consiste  dans  ces  deux  pré- 
ceptes du  Christ  :  Faites  aux  autres  ce  que 
vous  voudriez  qu'ils  vous  fissent  à  vous-mêmes. 
Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce 
qui  est  à  Dieu. 

10°  Je  crois  que  les  fautes  ne  peuvent  être 
expiées  que  par  de  bonnes  œuvres,  qu'on  ne 
peut  les  racheter  ni  par  les  macérations  du 
corps  qui  sont  des  folies,  ni  par  les  absti- 
nences de  certains  mets  qui  sont  contraires  à 
l'esprit  comme  à  la  lettre  de  l'Evangile,  et 
que  le  mal  qu'on  a  fait  ne  peut  être  effacé 
que  par  une  réparation  convenable. 

11°  Je  crois  que  la  confession  auriculaire 
n'est  pas  de  précepte  divin  ;  que,  par  consé- 
quent, elle  n'est  pas  obligatoire,  et  qu'elle  ne 
peut  être  agréable  à  Dieu  que  lorsqu'elle  est 
faite  librement  et  de  confiance  à  un  prêtre 
qu'on  consulte  comme  un  ami  et  comme  un 
médecin  spirituel. 

12°  Je  crois  enfin  que  la  prière  peut  nous 
donner  des  inspirations  divines,  ouvrir  notre 
intelligence,  fortifier  notre  courage,  et  que 
nous  devons  offrir  nos  vœux  et  nos  adora- 
tions au  grand  Dieu  vivant,  éternel,  immuable 
surtout  dans  la  réunion  de  ses  enfant?,  diri- 
gés par  les  commandements  et  les  règlements 
de  l'Eglise,  lesquels  sont  établis  pour  la  régu- 
larité et  la  pureté  des  mœurs. 

Voici  comment  la  biographie  républicaine 
de  Saint-Edme  et  Sarrut,  d'ailleurs  favorable 
à  Châtel,  fait  ressortir  l'antagonisme  de  son 
Credo,  avec  le  Credo  de  l'Eglise  Romaine  : 

La  loi  naturelle,  toute  la  loi  naturelle,  rien 
que  la  loi  naturelle,  tel  est  le  résumé  des  doc- 
trines catholiques  françaises. 

La  révélation,  toute  la  révélation,  rien  que  la 


:.J'. 


UISTOIltE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


révélation,  tels  sont  la  loi  et  les  prophètes  de 
L'Eglise  latine. 

La  réforme  catholique  française  croit  à 
l'unité  de  Dieu  dans  toute  la  force  et  l'accep- 
tion du  mot. 

L'Eglise  latine  croit  à  un  Dieu  en  trois  per- 
sonnes. 

L'Eglise  française  cependant  ne  rejette 
point  la  Trinité  platonicienne,  c'est-à-dire  la 
trinité  d'attributs. 

L'Eglise  romaine  repousse  une  telle  Trinité, 
pour  admettre  un  Dieu  triple  en  personnes. 

L'Eglise  française  honore  Jésus-Christ, 
comme  un  homme  prodigieux,  comme  verbe 
de  Dieu,  comme  (ils  de  Dieu  d'une  manière 
plus  excellente  que  nous,  à  raison  de  sa  su- 
blimité, de  sa  doctrine  et  de  sa  morale  ;  elle  ne 
le  reconnaît  point  comme  Dieu. 

L'Eglise  romaine  fait  Jésus-Chrisf  une  se- 
conde personne  divine. 

L'Eglise  française  croit  à  une  détérioration 
de  l'espèce  humaine,  et,  selon  elle,  c'est  là  le 
véritable  péché  originel  ;  péché  dont  les  ré- 
sultats funestes  ont  été  l'ignorance,  la  supers- 
tition et  les  épaisses  ténèbres  dans  lesquelles  a 
été  enseveli  trop  longtemps  le  genre  humain. 
Jésus-Christ  a  été  notre  rédempteur,  parte 
qu'il  a  soulevé  le  voile  qui  nous  cachait  la 
vérité,  et  non  sous  ce  rapport  qu'il  nous  a  ra- 
chetés des  peines  d'un  enfer  éternel. 

L'Eglise  romaine  veut  que  la  rédemption 
de  Christ  soit  un  mystère  inextricable  qui 
nous  a  rachetés  de  peines  éternelles. 

Les  sacrements  pour  l'Eglise  française  sont 
des  signes  ou  symboles. 

L'Eglise  romaine  en  fait  autant  de  mystères, 
dont  il  n'est  permis  à  personne  de  pénétrer  le 
sens. 

La  pénitence  pour  l'Eglise  française  con- 
siste dans  la  multiplicité  des  bonnes  œuvres 
et  dans  la  répression  des  passions. 

L'Eglise  romaine  la  place  avant  tout  dans 
les  jeûnes,  les  abstinences  et  les  macérations 
du  corps. 

L'Eglise  française  ne  croyant  pas  à  la  pré- 
sence réelle,  l'Eucharistie  pour  elle  est  simple- 
ment la  commémoration  de  la  Cène  que  fit 
Jésus-Christ  avec  ses  apôtres. 

Pour  l'Eglise  romaine,  c'est  le  corps,  le 
sang,  l'âme  et  la  divinité  de  Jésus-Christ  sous 
les  espèces  du  pain  et  du  vin. 

L'Eglise  française  nie  l'infaillibilité  du  Pape  ; 
elle  ne  reconnaît  d'infaillible  que  Dieu. 

L'Eglise  romaine  regarde  les  décisions  du 
Pape  comme  venant  immédiatement  de  Dieu, 
et  par  conséquent  comme  irréfragables. 

Le  droit  divin  pour  l'Eglise  romaine,  c'est 
le  droit  des  rois  et  des  prêtres. 

Pour  l'Eglise  française  c'est  le  droit  des 
peuples,  selon  cette  maxime  :  La  voix  du 
peuple  c'est  la  voix  de  Dieu. 

Là  ne  se  borne  pas  la  dissidence  de  l'Eglise 
française  avec  l'Eglise  romaine;  elle  porte 
encore  sur  divers  point  de  discipline. 

L'Eglise  romaine  parle  aux  peuples  un  lan- 
gage que  tous  ne  comprennent  pas. 


L'Eglise  française  célèbre  en  langue  vul- 
gaire, conformément  aux  règlements  de 
saint  Paul. 

L'Eglise  romaine  prescrit  comme  pénitence 
le  maigre  et  l'abstinence. 

L'Kglise  française  les  supprime  d'après  ces 
paroles  de  saint  Paul  :  JSe  faites  point  de  diffé- 
rence entre  nourriture  et  nourriture...  Mangez 
de  tout  ce  qui  se  vend  à  la  boucherie  ;  ce  n'est 
point  ce  qui  entre  dans  le  corps  qui  souille 
l'âme,  etc. 

Les  dispenses  de  temps  et  de  parenté  pour 
les  mariages  sont  abolies.  Pour  se  marier  à 
l'Eglise  française,  il  suffit  de  présenter  le  cer- 
tificat constatant  le  mariage  civil. 

L'Eglise  française,  ne  se  reconnaissant  pas 
le  droit  d'excommunier,  donne  la  sépulture 
ecclésiastique  à  tous  ceux  dont  les  dépouilles 
mortelles  lui  sont  présentées. 

L'Eglise  romaine  défend  le  mariage  à  ses 
prêtres. 

L'Eglise  française  leur  permet  de  se  marier 
comme  aux  siècles  de  la  primitive  église. 

L'abbé  de  Eamennais  examina,  dans  l'Ave- 
nir, la  profession  de  foi  du  pauvre  Châtel  et 
n'y  découvrit  guère  que  le  pur  anglicanisme. 
Châtel  allait  plus  loin,  car  il  déclarait  : 

1°  Que  la  raison  de  chacun  doit  être  la  rai- 
son fondamentale  de  ses  croyances  ; 

2°  Qu'on  doit  suivre  sa  propre  conviction, 
lors  même  qu'elle  se  trouve  en  opposition 
avec  les  croyances  générales  ;  si  l'on  se  trompe 
en  agissant  de  la  sorte,  la  faute  n'est  que  ma- 
térielle. 

Ces  déclarations  posées,  Châtel  s'élevait 
contre  l'Eglise  romaine  :  «  Les  opinions  des 
hommes  étant  toujours  variables  et  incer- 
taines, dit-il,  nous  croyons  qu'aucune  société 
sur  la  terre  n'a  le  droit  d'imposer  ses  doc- 
trines comme  infaillibles  et  que  c'est  insulter 
Dieu  que  de  prétendre  à  l'infaillibilité.  Nous 
estimons  donc  que  le  même  orgueil  qui  porta 
les  mauvais  anges  à  s'assimiler  au  Très-Haut, 
a  pu  seul  inspirer  dans  l'Eglise  romaine  la 
croyance  impie  de  l'infaillibilité  du  Pape,  ou 
même  des  évêques  assemblés  en  concile  gé- 
néral. »  «  D'où  il  suit,  concluait  Lamennais, 
qu'à  moins  d'être  impie,  on  doit  tenir  que  le 
christianisme  tout  entier  est  une  doctrine  va- 
riable et  incertaine,  car,  si  elle  n'était  pas  in- 
certaine, il  faudrait  bien  que  sa  vérité  fût  in- 
failliblement connue.  Toute  foi  quelconque 
est  donc  impossible  dans  l'Eglise  catholique 
française.  »  Mais  parce  que,  sans  la  foi,  il  est 
impossible  de  plaire  à  Dieu,  impossible  d'avoir 
une  religion  et  de  professer  un  culte,  Châtel 
posait  une  règle  de  foi  : 

«  Nous  admettons,  disait-il,  comme  inspirés 
de  Dieu,  les  livres  canoniques  de  l'ancien  et 
du  nouveau  Testament  adoptés  par  l'Eglise 
primitive. 

«  L'Evangile  étant  la  vertu  de  Dieu  pour  sau- 
ver ceux  qui  croient,  nous  le  prenons  pour 
notre  unique  règle  de  foi  ;  et  afin  que  l'indica- 
tion du  code  sacré  n'exprime  pas,  d'une  ma- 
nière trop  vague,  notre  croyance,,  nous  décla- 


LIVRE  Mii\Tiii:-\ï\«;T<.>r!\zn;\!i; 


rons  reconnaître  les  symboles  des  apôtres,  de 
Nicée  et  de  saint  Athanase,  comme  L'expres- 
sion de  la  doctrine  évangélique.  « 

On  eut  pu  lui  demander  :  1  ■■  Quels  sont  ces 
livres* canoniques  que  vous  admettez,  car,  sur 
ce  point,  nul  accord  parmi  les  prolestants  ; 
2°  pourquoi,  reconnaissant  dans  les  livres  de 
l'ancien  Testament  la  parole  inspirée  de  Dieu, 
vous  prenez  néanmoins  L'Evangile  seul  pour 
règle  de  foi  ;  3°  comment,  s'il  n'existe  point 
d'autorité  infaillible,  êtes-vous  certain  que 
les  livres  de  l'ancien  et  du  nouveau  Testa- 
ment ont  été  inspirés  de  Dieu. 

Tout  cela  peut  se  traduire  en  ces  termes  : 
Nous  sommes  d'opinion  que  tous  les  livres  ca- 
noniques ayant  été,  suivant  V  opinion  de  la 
primitive  église,  inspirés  de  Dieu,  une  partie 
des  livres  canoniques  est  une  bonne  règle 
d'opinion. 

Châtel  admettait  de  nous  les  sacrements, 
mais  il  avait  d'admirables  tempéraments. 
Ainsi  il  affranchissait  les  adultes  de  Yinsup- 
porlable  fardeau  de  la  confession  auriculaire 
et  ne  la  conseillait  qu'aux  enfants.  Ainsi, 
comme  sa  commisération  était  inépuisable, 
il  supprimait  l'abstinence  et  s'en  rapportait, 
pour  le  jeûne,  à  la  piété  des  fidèles.  Ainsi, 
pour  soulager  ses  prêtres,  il  leur  permettait, 
comme  fils  d'Adam,  d'avoir  une  Eve  et  croître, 
multiplier.  Sur  ce  point,  comme  sur  tous  les 
autres,  Cbâtel  est  précieux  à  entendre  : 

«  Le  célibat  des  prêtres,  dit-il.  est  opposé  à 
l'esprit  comme  à  la  lettre  de  l'Evangile... 
C'est  un  état  contre-nature  et  anti-social,  que 
repoussent  également  et  la  religion  et  la  civi- 
lisation. Tant  que  les  prêtres  ne  seront  pas 
mariés,  la  religion  prèchée  par  eux  sera  un 
ferment  de  discorde,  un  sujet  de  perturbation 
sociale. 

«  Bien  que  le  célibat  soit  anti-religieux, 
comme  il  ne  nous  appartient  pas  de  mettre 
les  hommes  d'accord  avec  eux-mêmes,  et  que 
la  plupart  de  ceux  qui  déclament  contre  le 
célibat  seraient  les  premiers  à  se  scandaliser 
en  voyant  des  prêtres  mariés  remplir  les 
fonctions  du  ministère,  un  ecclésiastique  en- 
gagé dans  les  liens  du  mariage  n'exercerait, 
au  nom  de  la  société,  que  d'après  la  demande 
de  la  commune.  » 

Ceci  est  curieux  à  plus  d'un  égard.  Châtel 
ignorait,  cela  ne  nous  étonne  point,  que  dans 
l'état  actuel  de  la  société  en  Europe,  sur  cent 
individus  parvenus  à  l'âge  de  vingt  ans  et  au- 
dessus,  il  y  a  forcément  trente  ou  quarante 
célibataires.  Si,  avant  de  fabriquer  un  sym- 
bole d'aventure  et  créer  une  s^-cte  d'occasion, 
il  fallait  s'enquérir  des  lois  naturelles  qui  ré- 
gissent l'humanité,  où  en  seraient  les  réfor- 
mateurs? Ce  serait  à  décourager  l'esprit 
d'initiative.  Mais,  et  ce  trait  est  très  remar- 
quable, c'est  qu'on  est  oblig'  de  conclure,  des 
paroles  mêmes  de  Chàtel,  que  son  église  aura 
des  prêtres  célibataires,  c'est-à-dire  des  prê- 
tres qui,  selon  sa  profession  de  foi,  vivront 
dans  un  état  contre-nature  et  anti-social  q»e  re- 
poussent également  la  religion  et  ta  civilisation, 


et  même,  car  elle  tient  article  pour  tous  les 
goûts,  elle  s'engage  à  en  fonrnir  aux  com 
m  unes  qui  en  désireraient  ;  bien  que  la  reli 
gion  préchée  pai  eux  ne  puisse  étrequ'un/er- 
ment  <lc  discorde,  un  germe  de  perturbation  s<>- 
ciale.ku  moins,  les  com  m  unes  étaient  avertit 
et  si  les  prêtres  célibataires  ou  anti-religieux 
portaient  chez  elles    la  discorde  el  la  pertur- 
bation, elles  l'eussent  bien  voulu  ;  l'Eglise  ca- 
tholique français.:    ne  leur   promettait   que  de 
mauvais  sujets  ;  en  tenant  parole,  et  on  pou- 
vait y  compter,  il   n'y  avait  pas  le  moindre 
reproche  à  lui  adresser. 

Chàtel  s'était  établi  pontife  de  son  Eglise  et 
avait  multiplié  les  titres  de  sa  hiérarchie  clé- 
ricale. On  se  demande  pour  quoi  faire. 
D'abord  ces  messieurs  devaient  croire  el  pen- 
ser tout  ce  qui  leur  plairait,  ce  qui  est  tou- 
jours agréable.  Ensuite,  les  plus  éclairés  de- 
vaient diriger  les  autres,  supposé  que  ceux-ci 
reconnussent  les  lumières  supérieures  des 
évèques,  qui,  quoique  faillibles,  n'étaient  pas 
moins  chefs  de  l'Eglise,el  voulussent  se  laisser 
diriger  par  eux  ;  car,  s'ils  venaient,  de  fait,  à 
faillir,  ce  dont  chacun  était  juge,  où  était  la 
raison  de  leur  obéir? 

Toutefois,  disait  encore  Châtel,  «  chaque 
évêque  a  le  droit  de  faire,  pour  son  diocèse, 
des  règles  de  discipline.  Mais  l'obéissance  aux 
lois  étant  le  premier  et  le  plus  sacré  des  de- 
voirs, un  prêtre  ne  doit  jamais  obéir  aux 
règles  de  la  discipline  ecclésiastique  qui  sont 
en  opposition  avec  les  lois  de  son  pays  ».  Par 
conséquent,  toute  la  discipline  devait  dé- 
pendre de  la  puissance  séculière,  c'est-à-dire 
qu'en  dernière  analyse,  elle  serait  le  chef  su- 
prême de  l'Eglise  française.  L'esclavage  civil 
est  le  terme  fatal  où  viennent  aboutir  tous  les 
schismes. 

La  profession  de  foi  de  Châtel  était  précé- 
dée de  quelques  réflexions  écrites  en  style  de 
cabaret,  sur  l'esprit  de  l'Eglise  romaine  et 
l'éducation  anti-nationale  des  séminaires.  Si 
l'on  eut  dû  juger  de  l'éducation  des  sémi- 
naires par  celle  que  Châtel  y  avait  pii.*e,  il  y 
avait,  en  effet,  grande  raison  de  s'en  plaindre. 
Châtel  avait  pourtant  bien  vu  certaines 
choses,  par  exemple,  la  ruine  du  gallica- 
nisme :  «  Si  vous  êtes  prêtre,  dit-il,  gardez- 
vous  bien  d'être  gallican  ;  car,  aux  yeux  de 
la  plupart  des  évèques  jésuites  de  nos  jours, 
le  gallicanisme  est  le  symbole  de  l'impiété. 
Au  séminaire,  si  vous  êtes  de  l'opinion  de 
Bossuet,  vous  serez  suspect  à  vos  supérieurs 
et  tort  mal  noté  par  eux  ».  Mais  bientôt  Châ- 
tel se  laisse  emporter  aux  injures  de  club  et 
aux  accusations  atroces  :  «  Voyez,  s'écrie-t-il, 
cette  admirable  population  de  Pans;  elle 
rend  justice  aux  ennemis  de  nos  libertés; 
aussi  la  craignent-ils  à  juste  titre,  et  ne  se 
montrent-ils  an  grand  jour  que  sous  des 
habits  empruntés.  Mais  l'expérience  ne  sert 
de  rien  aux  hommes  abrutis  par  le  fanatisme 
d'une  crasse  ignorance  ;  le  gouvernement 
français  s'abuse  donc  s'il  croit  que  les  chefs 
actuels  du  clergé  s'attacheront  jamais  fran- 


S2G 


HISTOIRE  DN1VERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


chemcnt  aux  nouvelle»  institutions.  Nous  ne 
uns  pas  ici  conseiller  la  persécution  ;  à 
Dieu  ne  plaise  !  mais  ce  n'est  pas  conseiller 
l,i  persécution  que  d'indiquer  aux  hommes 
d'Etat  des  mesures  fortes,  énergiques  et  lé- 
gales tout  à  la  fois,  pour  étouffer  une  vaste 
conspiration  dont  les  auteurs  ne  révent  rien 
moins  que  le  renversement  de  nos  lois  nou- 
velles pour  y  substituer  les  vieilleries  du 
Moyen  Age...  Ainsi,  si  le  gouvernement  ne 
licencie  pas  tous  les  petits  séminaires  ;  s'il 
n'oblige  pas  les  familles,  dont  quelques  en- 
fants se  destineraient  au  sacerdoce,  à  faire 
élever  ces  enfants  contre  le  reste  des  citoyens, 
qu'il  s'attende  à  voir  dans  le  clergé  un  éternel 
perturbateur  du  repos  public.  —  Quant  aux 
grands  séminaires,  nous  ne  pensons  pas  non 
plus  qu'on  doive  les  conserver  tels  qu'ils  sont  ; 
ceux  qui  les  dirigent  étant  ennemis  de  nos 
mœurs  et  de  nos  institutions,  doivent  y  être 
remplacés  par  des  prêtres  aussi  de  leur  pays, 
tolérants,  en  un  mot  imbus  de  vrais  prin- 
cipes évangéliques  et  non  point  fanatisés... 
Tremblez,  ministres  du  roi  citoyen,  Home  va 
lancer  ses  foudres,  ou  plutôt  réveillez-vous, 
sortez  de  voire  sbrnmeil  léthargique,  sauvez 
la  patrie,  la  religion  et  les  prêtres  eux-mêmes, 
en  les  forçant,  par  des  mesures  fortes,  mais 
légales,  à  devenir  raisonnables,  et  à  rendre 
ainsi  la  religion  aimable  aux  peuples  qu'ils 
sont  chargés  de  diriger  dans  la  voie  du  sa- 
lut. » 

Tel  était  le  libéralisme  de  Chàtel.  Hier, 
prêtre  catholique  ;  aujourd'hui,  défection- 
naire  et  accusateur  de  ses  frères.  En  présence 
des  prodiges  opérés  par  tous  les  clergés  du 
monde,  il  vilipendait  en  France  le  clergé  de 
France.  Non  seulement  .il  le  vilipendait  bas- 
sement, il  demandait  qu'on  le  mit  au  ban  de 
la  société  ;  il  n'y  avait  pas,  pour  les  prêtres, 
assez  de  mesures  oppressives,  il  en  deman- 
dait de  plus  rigoureuses.  Ce  crieur  de  liberté 
voulait  des  chaînes.  Pensées  criminelles  et 
surtout  lâches.  Nous  ne  ferons  cependant  pas 
à  Chàtel  l'honneur  de  le  comparer  à  Luther. 
Qu'est-ce  que  ce  pygmée  du  schisme  près  du 
gigantesque  sectaire  qui  ébranla  si  profondé- 
ment l'Europe  au  xvie  siècle  ?«  Quand  le  lion, 
sur  le  soir,  sort  de  son  autre,  disait  encore 
Lamennais,  quand  il  rugit  et  déchire  sa 
proie,  il  y  a  des  animaux  lâches  qui  le  sui- 
vent de  loin  pour  lécher  à  terre  les  gouttes 
de  sang  tombées  çà  et  là  sur  ses  traces  (1).  » 
Dans  cette  débauche  de  prospectus,  il  y 
avait  deux  points  pour  attirer  les  innocents  : 
Les  offices  étaient  dits  en  français  et  les 
fidèles  n'avaient  point  de  casuel  à  payer.  Les 
chaises  étaient  gratuites.  Chàtel  baptisait 
pour  rien,  mariait  pour  rien,  enterrait  pour 
rien.  L'idée  d'entendre  le  Dixit  chanté  en 
français  attira  quelques  flâneurs  dans  la 
souricière  de  la  rue  de  la  Sourdière  et  dans 
le  petit  logement  des  Sept-Voies  doulou- 
reuses;   à  peu   près   comme   on   va  voir   le 


phoque  parlant  et  le  veau  à  trois  pattes  ou  à 
deux  têtes.  Mais  après  avoir  psalmodié  ;  «  Le 
Seigneur  a  dit  à  mon  Seigneur  »,  au  lieu 
d'ajouter  :  «  A— <  \'/-vous  à  ma  droite  »,  on 
passait  tout  simplement  le  plat,  ou  on  appe- 
lait à  la  sacristie  pour  prendre  des  actions, 
et,  à  la  sortie,  vous  trouviez,  sur  une  chaise, 
la  tirelire.  «  Un  petit  sou,  s'il  vous  plaît  !  » 
paraissait  crier  ce  petit  récipient  de  sapin 
noirci.  Au  fait,  il  faut  vivre;  et  fût-on  Chàtel, 
réformateur,  primat,  archi-primat,  du  mo- 
ment que  vous  avez  compte  ouvert  chez  le 
boulanger,  chez  le  boucher,  chez  l'épicier,  le 
fruitier,  le  cordonnier,  le  tailleur,  il  faut 
payer  vos  dettes  en  espèces  sonnantes  ou  faire 
un  trou  dans  la  lune,  à  moins  que  vous 
n'échangiez  la  messe  contre  un  pain  de  trois 
livres,  les  vêpres  contre  un  jambon,  et  un 
mariage  contre  une  paire  de  souliers.  Ces 
églises  économiques  sont  de  purs  men- 
songes, surtout  sous  le  rapport  de  l'économie. 
Ça  coûte  encore  plus  cher  que  l'ancienne  et 
ça  ne  vaut  pas  le  diable. 

Ces  pratiques  sordides  et  cette  doctrine  de 
bric-à-brac  voltairien  se  compliquèrent  d'un 
incident  qui  fit  rire,  comme  on  sait  rire  en 
France.  Chàtel,  au  début  de  sa  réforme,  était 
tout  simplement  un  aumônier  militaire,  et 
encore  un  aumônier  hors  de  service,  mis  à 
pied,  dégommé.  Pour  lustrer  en  primat  un  si 
pauvre  personnage,  il  y  avait  pas  mal  de 
vernis  à  mettre  et  de  trompe-l'œil  à  ajuster. 
Chàtel  n'ignorait  pas  lui-même  que,  pour  de- 
venir un  simple  évêque,  il  y  a  certaines  con- 
ditions de  choix,  d'ordination,  de  juridiction 
qu'on  ne  peut  sérieusement  escamoter.  Lu- 
ther, en  son  bon  temps,  s'était  vanté  d'avoir 
fait  un  évêque,  sans  ciseaux  ni  graisse.  On 
sait  ce  que  sont  devenus  ces  fameux  évêques 
de  fabrique  luthérienne  ;  un  peu  d'huile  n'y 
aurait  rien  gâté  et  aurait  pu,  tant  soit  peu, 
conserver  la  marchandise  épiscopale  du  luthé- 
ranisme. Chàtel,  en  homme  qui  sait  vivre, 
voulut  bien  faire  les  choses.  Un  matin,  il  va 
frapper  à  la  porte  de  l'abbé  Grégoire,  ancien 
évêque  constitutionnel  de  Loir-et-Cher,  un 
des  tam-tam  de  la  Convention.  Grégoire  de- 
vina à  quelle  espèce  d'homme  il  avait  affaire  ; 
quoique  retiré  du  monde,  il  le  flaira  tel  qu'il 
en  pousse  sur  le  fumier  révolutionnaire  ;  il 
fut  poli,  mais  regretta  de  ne  pouvoir  remplir 
les  désirs  de  M.  Chàtel,  élu  primat  des  Gaules. 

L'abbé  Chàtel  voulait  se  faire  sacrer  évêque 
par  l'abbé  Grégoire.  Econduit,  il  se  consola 
en  disant  que  les  évêques  schismatiques  de  la 
Convention  n'étaient  pas  en  odeur  de  sainteté 
et  que  l'épiscopat  décerné  par  de  telles  mains 
pourrait  être  plus  compromis  que  recom- 
mandé. En  conséquence,  il  se  rattrapa  sur 
l'abbé  de  Pradt,  ex-archevêque  de  Malines. 
L'abbé  de  Pradt,  créature  de  Napoléon,  dont 
il  avait  été  l'admirateur  forcené  et  l'ardent 
détracteur,  était  un  publiciste  au  courant  des 
affaires  ;  il  était  finot,  même  quelque  peu  far- 


(l)  Lamennais;  Œuvres  complètes,  t.. VII,  p.  296. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


527 


ceur.  Au  seul  nom  de  Châtel,  il  ho  fâcha,  et 
lorsqu'on  lui  demanda  l'épiscopat,  il  se  con- 
tenta de  l'aire  reconduire  M.  Gbàtel   par  son 

domestique. 

Ces  deux  essais  malheureux  auraient  pu 
décourager  une  âme  faible,  Châtel  ne  te  tint 
pas  pour  battu  ;  il  alla  trouver  un  abbé  Pou- 
lard, ancien  évoque  constilutionnel  de  Saone- 
et-Loirc.  Ueureusoment  Poulard  n'avait  pas 
fait  un  pas  depuis  93  ;  il  était  resté  sous  le 
Directoire,  sous  l'Empire,  sous  les  deux  Res- 
taurations, évoque  schismatique.  La  comédie 
fut  cependant  longue  à  jouer  avec  ce  vieillard. 
Ordonner  des  prêtres,  Poulard  y  consentait, 
mais  un  évoque,  il  s'en  défendait.  Après  de 
longs  colloques,  il  fut  convenu  que  Chàtel  se- 
rait ordonné  évèque,  que  deux  autres  seraient 
ordonnés  prêtres,  que  la  réforme  prendrait 
une  grande  extension  ;  et  surtout,  comme 
dernière  condition,  que  la  réforme,  avant  le 
sacre,  assurerait  une  pension  à  l'abbé  Pou- 
lard.  Car  le  vieillard  ne  se  dissimulait  pas  que 
le  ministère  des  cultes,  qui  lui  faisait  une 
pension,  pouvait  bien  voir,  d'un  mauvais  œil, 
sa  participation  à  la  résurrection  de  l'ancien 
schisme. 

Les  deux  prêtres  furent  ordonnés.  Châtel  se 
présenta  une  dizaine  de  fois  pour  être  sacré, 
mais  toujours  il  arrivait  sans  façon,  les  mains 
vides.  Et  le  titre  de  rente  !  disait  Poulard,  car 
la  rente  a  été  convenue  ;  l'ancien  constitution- 
nel ne  voulait  pas  perdre  celle  que  lui  faisait 
le  gouvernement  ;  toujours  il  renvoyait  Châ- 
tel, avec  cette  raison  qu'il  pouvait  continuer 
ses  offices  comme  auparavant,  rue  de  la 
Sourdière. 

11  y  eut  une  scène  violente.  Châtel  n'ayant 
pas  d'argent  en  vue,  cassa  les  vitres,  j'entends 
les  vitres  de  la  raison.  Lui  et  Auzou,  son  com- 
père, allèrent  un  soir  chez  le  vieillard  et  lui 
firent  une  scène  de  religion,  telle  qu'on  n'en 
a  jamais  vu  de  pareille  aux  halles.  Ils  trai- 
tèrent le  vieil  évêque  d'avaricieux,  de  grippe- 
sou,  lui  reprochèrent  de  tenir  plus  à  un  mau- 
vais litre  de  rente  qu'à  la  réforme.  Après  cette 
scène,  qui  effraya  l'abbé  Poulard,  Chàtel, 
croyant  avoir  triomphé  par  des  éclats  de 
voix,  eut  recours  aux  moyens  violents.  «  Vous 
allez  procéder  au  sacre  »,  dit-il  d'un  ton  de 
commandement.  Mais  Poulard,  qui  avait  passé 
par  les  scènes  de  la  Convention,  se  voyant 
traité  de  la  sorte,  retrouva  un  éclair  de  jeu- 
nesse :  «  Sortez,  dit-il  aux  deux  associés,  sor- 
tez, vous  m'avez  trompé  ;  je  vois  clairement 
à  quels  hommes  indignes  j'avais  affaire.  Vous, 
dit-il  à  Auzou,  vous  êtes  indigne  de  l'ordina- 
tion que  je  vous  ai  donnée  trop  facilement  ; 
mais  c'est  une  leçon  pour  moi...  ne  revenez 
plus.  » 

Châtel  commençait  à  douter  de  son  épisco- 
pat.  Il  lui  fallut  même  subir  d'autres  humilia- 
tions dans  de  certaines  quêtes  qu'il  faisait  pour 
le  triomphe  de  la  réforme  religieuse.  Sans 
doute,  des  curieux  iront  rue  de  la  Sourdière, 
pour  voir  une  église  pot-au-feu,  mais  de  là  à 
l'entretenir,  à  faire  bouillir  le  pot,  il  y  a  luiu. 


Depuis   son    arrivée   à    Paris,  Châtel    s'était 

fait  recevoir  franc-maçon  ;  il  se  raccrocha  8 

celle    BOCÎélé,    OU    du      moins    ta    perspective 

d'obtenir  enfin  la   primatie  lui    vint  par  la 
filière  de  cette  association  gastrosophique. 

Au  n"  13  de  la  rue  de  Grenelle-SainMIo- 
noré,  il  y  a  une  maison  sans  apparence,  re- 
connaissalile  à  un  long  corridor,  c'est  la  lia- 
doute.  Les  dimanches,  lundis  cl  jeudis  soir, 
on  y  dansait;  les  autres  jours,  la  salle  était 
louée  à  des  concerts  d'amateurs,  plus  particu- 
lièrement à  des  réunions  de  franc-maçonne- 
rie. La  salle  était  occupée  également  parla 
société  des  Templiers,  compagnie  mystérieuse, 
plus  délaissée,  s'il  est  possible,  que  la  Franc- 
Maçonnerie  ;  malgré  tout,  pleine  d'orgueil, 
comme  les  reines  sans  couronne,  et  qui  vivait 
en  hostilité  avec  le  Grand-Orient. 

Châtel  laissant  de  côté  les  querelles  des 
Francs-Maçons  et  des  Templiers,  se  souciant 
aussi  peu  du  Grand-Orient  que  de  la  Loge 
Saint-Jean,  fit  des  ouvertures  au  grand- 
maître  du  Temple.  Ces  deux  hommes  se  ren- 
contrèrent. 

Le  grand-maître,  F.  de  Spelette,  cherchait 
depuis  longtemps  un  homme  à  qui  conférer 
l'épiscopat  ;  personne  ne  voulait  le  recevoir. 
Chàtel  cherchait  à  recevoir  l'épiscopat,  per- 
sonne ne  voulait  le  lui  donner.  Le  chercheur 
d'épiscopat  et  le  donneur  d'épiscopat  s'accor- 
dèrent du  premier  coup.  Le  grand-maître 
surtout  était  en  liesse  énorme  ;  et  son  raison- 
nement, il  faut  en  convenir,  n'était  pas  trop 
mal  imaginé.  «  Du  jour,  se  disait-il,  où  j'au- 
rai sacré  un  évêque,  cela  prouvera  ma  puis- 
sance, je  serai  pape.  »  Depuis  longtemps  il 
avait  offert  l'épiscopat  à  quelques-uns  de  ses 
chevaliers,  mais  ceux-ci,  rien  qu'à  regarder 
l'affreuse  salle  de  la  Redoute,  rien  qu'à  penser 
à  leur  travail  du  lendemain,  rien  qu'à  se  don- 
ner la  main  sans  gants,  rien  qu'à  retrouver  le 
soir  leur  femme  endormie,  se  disaient  avec 
un  fond  de  bon  sens  :  «  Je  ne  suis  pas  fait 
pour  être  évêque  ;  je  veux  bien  de  temps  en 
temps  parler  au  Temple,  aller  faire  un  extra 
avec  les  chevaliers  ;  mais  mon  porteur  d'eau, 
le  voisin  et  ma  portière  riraient  trop  s'ils  me 
savaient  évêque.  » 

Donc,  Châtel  était  le  Messie  si  longtemps 
attendu  qui  allait  servir  l'ambition  du  grand- 
maître,  M.  F...  Ce  dernier  était  d'une  rare 
générosité  ;  on  lui  demandait  un  sou,  il  vous 
donnait  un  louis.  M.  Châtel  voulait  un  épis- 
copat,  il  fut  nommé  primat  des  Gaules. 

—  Vous  signerez  de  votre  sang,  dit  le 
grand-maître,  que  vous  croirez  et  professerez 
toute  votre  vie  la  doctrine  templière  et  que 
vous  vous  soumettrez  aveuglément  à  tous  les 
statuts  lévitiques  et  militaires  de  notre  Eglise 
et  de  notre  Ordre. 

—  Je  le  signerai,  répondit  l'aspirant 
évêque. 

—  Vous  adopterez  dans  votre  culte  le  cos- 
tume et  les  cérémonies  de  l'Eglise  Joan- 
nite? 

—  Je  les  adopterai. 


528 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


—  Toutes  vos  églises  seront  gouvernées  par 

notre  administration  et  il  vous  est  interdit  de 
toucher  l'argent. 

L'abbé  Châtel  adopta  tout  sans  marchan- 
der, même  la  question  d'argent  ne  lui  fit  pas 
faire  de  grimaces. 

—  Cependant,  dit-il  au  grand-maître,  j'au- 
rais besoin  d'acheter  un  costume  d'évèque  et 
je  ne  suis  pas  très  riche  en  ce  moment... 

Le  Templier  réfléchit. 

—  N'importe,  dit-il  ;  vous  donnerez  un 
reçu  de  cette  avance  pour  que  notre  caisse  la 
prélève  sur  les  premières  recettes. 

—  Il  est  assez  important,  dit  l'abbé  Châtel, 
de  conserver  encore  quelque  temps  l'extérieur 
du  culte  romain,  pour  ne  pas  trop  effrayer  les 
fidèles  par  l'apparition  d'un  C03tume  ou  d'un 
rit  qu'ils  pourraient  prendre  pour  un  costume 
et  un  rit  de  franc-maçonnerie,  ce  qui  ne  se- 
rait pas  propre  à  les  attirer  à  nous. 

—  A  la  condition,  reprit  le  grand-maître, 
que  nous  serons  les  juges  du  moment  où  vous 
devrez  opérer  le  changement. 

—  J'ai  un  officiant,  dit  M.  Châtel,  qu'il  est 
nécessaire  de  nommer  vicaire  primatial. 

—  Oui,  mais  il  faudra  qu'il  signe  de  son 
sang  notre  profession  de  foi  ou  nos  statuts. 

L'abbé  Châtel  s'engagea  pour  Auzou,  et 
alla  immédiatement  lui  apporter  la  bonne 
nouvelle.  Quel  enthousiasme  s'empara  des 
frères  en  religion  !  On  ne  dort  pas  ces  nuits- 
là.  Tout  Paris  nous  écoute,  nous  applaudit, 
nous  baise  la  robe...  Et  puis  viennent  les  pro- 
fits sans  nombre.  Il  est  nécessaire  d'ouvrir 
une  église  vaste,  bien  ornée,  où  sera  le  siège 
de  l'évèché? 

Châtel  rêvait  à  sa  mître,  à  sa  crosse  ;  la 
fière  mine  qu'il  aura  1  Auzou  pensait  à  la 
gloire  qui  rejaillirait  sur  lui  ;  il  est  au  second 
rang,  qu'importe!  en  travaillant  il  pourra 
arriver  au  premier. 

Pendant  que  l'Eglise  catholique  française 
dormait  sur  son  oreiller  bourré  de  rêves  si 
doux  et  si  roses,  le  grand-maître  du  Temple 
faisait  mander  son  sénéchal  et  convoquait 
pour  le  lendemain  un  couvent  général  extraor- 
dinaire. 

L'assemblée  du  Temple  approuva  tout  ce 
qu'avait  promis  le  grand-maître,  et  décida 
que  le  lendemain,  sans  retard,  l'abbé  Châtel 
et  son  officiant  seraient  sacrés.  Le  Temple 
était  radieux,  car  les  plus  âgés  ne  se  souve- 
naient pas  de  pareille  cérémonie. 

Je  ne  veux  pas  entrer  dans  toutes  les  co- 
médies et  simagrées  auxquelles  donna  lieu  ce 
sacre  :  cela  ressemble  aux  épreuves  franc- 
maçonniques,  bonnes  tout  au  plus  à  donner 
le  cauchemar  à  des  enfants  au  berceau.  Mais 
cependant  la  clause  principale  du  contrat  fut 
exécutée  :  la  signature  au  sang  1 

Le  sang  coule  sérieusement,  le  parchemin 
est  déroulé,  la  plume  est  prête,  Châtel  signe. 
Mais,  au  fond,  cette  cérémonie  est  d'une  vul- 
garité bien  bourgeoise.  Le  grand-maître  serre 
avec  des  ficelles  les  trois  doigts  des  néo- 
phytes ;  il  les  pique  avec  une  aiguille  et  les 


disciples   et  les  chefs   de   l'église  catholique 
française  sont  reçus  Templiers. 

C'est  alors  que  Chàlel  s'établit  rue  de 
Cléry,  et,  primat  des  Gaules,  battit  de  la 
grosse  caisse  à  tour  de  bras.  Les  Templiers 
chauffaient  l'aflaire  de  leur  côté  ;  mais  les 
chevaliers  avaient  avancé  des  fonds  et  exi- 
geaient le  remboursement.  Oe  plus,  ils 
avaient  ia  promesse  que  la  réforme  de  Châtel 
ne  serait  qu'une  succursale  du  Temple  ;  ils 
réclamaient,  en  outre,  l'exécution  de  cette 
promesse.  Mais  Châtel  n'avait  ni  fonds,  ni 
intention  aucune  de  tenir  sa  parole  ;  il  voulait 
bien  ne  pas  payer  ses  dettes,  mais  il  enten- 
dait rester  primat  pour  son  compte.  Alors  les 
Templiers  firent  esclandre  jusque  dans  la 
Chapelle  de  Châtel,  puis  le  déposèrent  :  voici 
la  sentence  : 

«  Ferdinand-François  Châtel,  créé  cheva- 
lier, sacré  évêque,  et  nommé  primat-coadju- 
teur  des  Gaules,  par  décision  de  la  cour  apos- 
tolique patriarcale  et  décret  du  grand-maitre 
de  la  milice  du  Temple,  et  souverain  pontife 
de  la  sainte  Eglise  du  Christ,  a  violé  ses  ser- 
ments de  chevalier,  d'évèque  et  de  primat  ;  il 
méconnaît  aujourd'hui  l'autorité  de  notre 
Eglise  à  laquelle  il  avait  juré  de  se  soumettre. 
Mais  avant  de  vous  signaler  toute  l'indignité 
de  sa  conduite  et  prendre  les  conclusions 
contre  lui,  il  serait  nécessaire  que  la  cour 
apostolique  autorisât  son  rapporteur  à  faire 
connaître  à  l'assemblée  les  considérants  qui 
avaient  motivé  son  admission  dans  l'Ordre 
des  chevaliers  du  Temple,  son  élévation  à 
l'épiscopat  et  au  siège  de  la  primatie  des 
Gaules,  et  motivé  l'ouverture  d'un  cours  pu- 
blic ;  car,  Messeigneurs,  si  la  cour  apostolique 
peut,  dans  ses  prérogatives,  à  l'insu  des  mem- 
bres de  l'Ordre,  recevoir  des  chevaliers,  sacrer 
des  évêques,  il  est  de  son  devoir  de  faire  con- 
naître, lors  des  assemblées  générales,  les 
titres  des  récipiendaires  ;  il  est  de  son  devoir, 
surtout,  de  motiver  à  vos  yeux  la  décision 
par  laquelle  elle  a  autorisé  d'ouvrir  les  portes 
du  Temple  au  public.  » 

Sur  ce  préambule,  les  très  hauts,  très 
grands,  très  puissants  seigneurs,  pères,  che- 
valiers et  pontifes  du  Temple,  fulminèrent 
contre  Châtel  cet  analhème: 

1°  Le  sieur  Châtel  a  violé  ses  serments  ;  il  a 
rougi  d'avoir  reçu  l'épiscopat  des  mains  du 
vénérable  bailli,  Jean  de  Rutlaud  ; 

2°  Il  a  menti  au  public  en  disant  en  chaire 
qu'il  avait  été  sacré  par  un  évêque  romain  ; 

3°  Il  a  ordonné,  suivant  le  même  rite,  les 
sieurs  Plumet  et  Laverdet  ; 

4°  Il  a  constamment  refusé  de  rendre 
compte  des  fonds  qu'il  a  touchés,  lui  qui 
s'était  engagé  à  laisser  à  l'administration  du 
Temple  le  gouvernement  temporel  de  son 
église  ; 

j°  Enfin,  il  n'a  pas  eu  honte,  après  avoir  dé- 
rangé la  Cour  apostolique,  de  la  faire  insulter 
en  son  nom  par  son  vicaire,  lorsqu'elle  lui 
faisait  l'honneur  de  se  rendre  à  sa  chapelle 
pour  conférer  avec  lui,  et  de  se  déclarer  par 


LIVRE  QUATRE  VINGT  QUINZIEME 


là  tniii  à  fait  indépendant  du  Temple.  D'apn 
cen  faits  bien  constatés,  nous  requérons,  que 
le  dit  sieur  Châtel  soit  dégradé  comme  cheva- 
lier ei  comme  évéque  et  déclaré  déchu  de  son 
litre  au  pouvoir  de  primat-coad|uteur  des 
Gaules.  Que  le  jugement,  précédé  «les  consi- 
dérants, soit  imprimé  à  vingt-cinq  mille 
exemplaires  ;  et  qu'en  conséquence,  somma- 
tion lui  soit  donnée  de  comparaître  à  la  barre 
de  l'assemblée,  pour  que  le  jugement  soit 
exécuté. 

En  attendant  mieux,  Châtel  fut  brûlé  en 
efliirie.  Après  quoi,  un  Irère  alla  lui  signifier 
le  jugement  du  Temple.  Justement,  ce  jour-là, 
il  y  avait  tète  rue  de  Cléry  :  Châtel  faisait  des 
premières  communions,  et  lèse  fant- jouaient 
au  bouchon,  en  attendant  l'office.  Châtel 
s'excusa  sur  sa  pauvreté,  puis,  mis  au  pied  du 
mur.  lit  appel  à  la  police  pour  expulser  le  re- 
quérant. L'huissier  vint  bientôt  le  saisir.  C'est 
alors  qu'il  alla  s'établir  rue  du  Faubourg 
Saint-Martin,  dans  un  ancien  établissement  des 
pompes  funèbres  ;  pompes  funèbres,  en  effet. 
Châtel  continua  d'y  déclamer  contre  l'Eglise 
romaine,  mais  il  ne  parla  plus  de  la  sup- 
pression du  casuel.  Châtel  officiait  sur  un 
autel  décoré  d'un  buste  de  Louis-Philippe  et 
ombragé  de  drapeaux  tricolores  ;  il  avait  dé- 
core sou  hangar  des  noms  de  plusieurs  bien- 
faiteurs de  l'humanité,  notamment  Confucius, 
philosophe  chinois,  Parmentier,  l'introducteur 
de  la  pomme  de  terre,  et  le  financier  Laflitte. 
Chaque  dimanche  il  annonçait  et  faisait  pu- 
blier dans  les  journaux,  des  baptêmes,  ma- 
riages et  sépultures,  avec  des  noms  et  des 
adresses  impossibles.  Du  reste,  pour  vivre,  il 
bardait  avec  le  plus  grossier  sans-façon.  Dans 
la  chapelle  deux  registres  étaient  ouverts  : 
l'un  pour  reconnaître  la  primatie  de  Châtel  ; 
l'autre,  pour  demande  d'actions,  non  pas 
d'aciionsde  grâces  mais  de  coupons  de  rente  à 
payer.  C'était  bien  la  peine  d'avoir  tant  prê- 
ché contre  la  religion  d'argent  et  la  boutique 
des  sacristies  catholiques. 

Quand  /e.«  chardons  manquent  au  râtelier,  les 
ânes  se  battent,  dit  le  proverbe:   l^s  ânes  du 
caiholicisme  français  ne   manquèrent  pas  de 
justifier  le  vieil  adage.  Auzou  lit  schisme   et 
s'improvisa,  par  la  yrâce  du  peuple,  curé  in- 
dépendant de    Clichy-la-Garenne.   A    Nancy, 
Lot  voulut  se   faire  nommer  évêque.  A  Villa- 
Favart,   Reb  vint   à  résipiscence.    A  Nevers, 
un  autre  voulait  se  préconiser  évêque,  mais  il 
fit  amende  honorable.  Bref,  l'Eglise  croulait 
avant  d'avoir  été  bâtie.  Il  n'y  avait   plus  que 
schismes    et    schématiques,    sauf    quelques 
pauvres  niais  qui  couraient    la    province  pour 
chanter,  sur  le  thyr^e  des  cabarets,  Chitel  et 
ses  "loires.  A  la  fin,  la  farce  dégénéra  en    vi- 
rions d'i.luminés  ;   les  sectaires  se   croyaient 
dieux,  ce  qui  ne  les  empêchait  pas  de  jurer 
comme  des  casseurs  d'assiettes  et  ne  les  dis- 
pensait  pas  de   travailler    pour   gagner    leur 
vie.  Plusieurs  se  firent  agrafer  pour   délits  et 
achevèrent    leurs    contemplations     sous    les 
verrous. 

T.  xv. 


De  tous  ces  Luthers  de  ruisseau,  il  ne  res- 
tait, en  lH48,  que  Châtel  ;  il  habitait  le  pas- 
sage Dauphine,  tout  en  haut  du  l'escalier:  Ne 
pas  confondre  avec  la  pièce  en  fa 

a  la  fête  de  mai,  pour  faire  Bavoir  à  l'uni- 
vers qu'il  n'était  point  mort.  Châtel  annonça  un 
grand  banquet  de  cenl  couverts  à  1  fr.  50  par 
tete.  Celle  solennité  étant  la  fêle  de  la  fraiernilé 
universelle,  les  dames  et  les  demoiselles  y 
étaient  admises,  ain-i  que  tous  ceux  qui  vou- 
laient communier  en  l'humanité  et  en  Jésus- 
Christ,  apôtre  du  socialisme.  Châtel  y  vint, 
étalant  ses  ornements  de  pontife  qui  ne  ren- 
dirent pas  meilleur  le  menu  du  repas  et  p'us 
entraînante  l'éloquence  du  prima  .Proudhon, 
qui  avait  assisté  en  curieux  à  cette  m  isca- 
rade,  lit  observer  dans  son  journal,  qu'il  n'y 
avait  là  ni  foi,  ni  enthousiasme,  ni  ordre,  ni 
décence,  ni  rien  qui  pût  expliquer  ces  folies. 
Voici  comment  d  achevait  l'éloge  funèbre  de 
l'Eglise  française  : 

«  Voilà  ce  que  dit  l'esprit  d'ordre,  le  génie 
aux  ailes  de  Ûamme  qui  veille  aux  destinées 
de  la  France  : 

«  Il  écrit  à  l'abbé  Chàtei,  anti-pape  : 
«  Je  t'ai  fait  prêtre  de  la  canaille,  afin  que 
tu  serves  d'exemple  aux  ambitieux  et  aux 
charlatans.  Tu  as  été  la  première  dupe,  la 
dupe  de  ton  ignorance  et  de  ton  orgueil.  Tu 
croyais  qu'au  nom  de  liberté,  le  peuple  en 
foule  courrait  à  ton  autel  et  que  tu  serais  pon- 
tife de  la  France  raisonneuse.  Tu  t'es  trompé, 
téméraire!  Tes  mascarades  font  pitié,  les 
scandales  soulèvent  le  dégoût.  Tu  le  sais,  et 
tu  t'obstines;  mais  plus  tu  étales  d'impu- 
dence, plus  ton  cœur  est  abîmé,  et  plus  je 
sens  redoubler  ma  joie.  » 

Ce  coup  <ie  trique  de  Proudhon  est  à  peu 
près  le  jugement  de  l'histoire.  Nous  croyons 
toutefois  qu'il  faut  admettre,  en  faveur  de 
Châtel,  des  circonstances  atténuantes  :  vérita- 
blement il  y  en  avait.  Ce  pauvre  aumônier 
de  régiment  n'avait  jamais  eu  beaucoup  de 
tête  ;  a  la  fin,  il  était  tellement  grotesque  qu'il 
faut  voir,  dans  son  cas,  un  peu  de  folie.  11 
n'avait  plus  grand'chose  à  f  tire  pour  obtenir 
une  stalle  au  chapitre  de  Bicêtre. 

Après  Châtel,  un  mot.  sur  Michel  Vintras. 
La  révolution  de  18  10  avait  produit  Châtel; 
la  révolution  de  18 »8  produisit  Vintras.  Mi- 
chel Vintras  était   un   prètie  de  Normandie, 
qui,  sous   le  coup  d-;   soleil  de  février,   crut, 
pour  le  sa'ut  du  genre  humain,  à  la  nécessité 
d'une  seconde  effusion  des  grâces  de  l'Esprit- 
Saint.  A  la  première  Pentecôte.  l'Esprit  était 
descendu  pour   remédier  aux  confusions  'le  la 
tour  de  habel    et  remplir,  de  ses  dons,  l'hu- 
manité rachetée  parla  croix.  Suivant  Vintras, 
il  fallait  une  seconde  descente  pour  remédier 
sans  doute  à  l'in-uffisance  de  la  première  et 
ramener,  au   culte  du    vrai    Dieu,   les   multi- 
tudes égarées.  Celte  allégation  purement  gra- 
tuite   supposait  d'abord   que  le  Saint-Esprit 
avait  quitté  l'Eglise  et,  par  son  retour  au  ciel, 
l'avait  réduite  â  l'impuissance.  Or,  il  est  écrit 
que  Jésus-Christ  est  avec  son  Eglise  tous  les 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


tours  jusqu'à  la  consommation  de$  siècle»  ;  et, 

_t  un  dogme  de  foi  que  le  S  rint-Esprit,  une 
luis  descendu,  resle  également  avec  l'Eglise 
pour  l'assister  dans  ses  membres  el  dans  Bon 
ehef,  pour  l;i  sanctifier,  l'instruire,  la  fortifier  et 
|,i  consoler.  Celle  doctrine  a  en'-  très  savam- 
ment exposée  par  Mœhler  dans  son  opuscule  sur 
l'unité  de  l'Eglise;  l'impossibilité  du  contraire 
lia  pas  été  moins  savammenl  établie  par  le 
cardinal  Franzelin.  Le  nouveau  Testament 
complète  l'ancien  ;  il  ne  doit  point  être  com- 
plété dans  la  suite  des  siècles,  el  ne  doit,  res- 
tant en  qu'il  est,  se  couronner  que  par  la 
gloire  du  ciel:  saint  Paul  nous  l'apprend  dans 
ses  épilres.  Du  reste,  il  esl  superllu  d'oppo- 
ser des  doctrines  savantes  à  de  pauvres  hères 
qui  n'avaient,  avec  la  science,  rien  de  com- 
mun, et  qui  ne  relevaient  que  de  leurs  petites 
passions.  Les  prédications  de  Vintras  ébranlè- 
rent deux  ou  trois  prêtres  et  quelque-  pauvres 
femmes.  On  se  réunit  en  société  secrète  pour 
échapper  à  la  police  et  se  livrer  à  des  pra- 
tiques fort  étrangères  aux  inspirations  du 
Saint-Esprit.  La  police  s'en  mêla  et  renvoya 
devant  les  tribunaux  les  sectateurs  de  Vin- 
tras. La  prison  fut  le  tombeau  de  la  petite 
secte. 

On  voit,  de  temps  en  temps,  surgir,  à  la  lu- 
mière, de  ces  petites  sociétés  de  débauche,  qui 
paraissent  se  rattacher  aux  pratiques  du  ma- 
nichéisme. Ni  l'autorité  de  l'Eglise,  ni  la 
science  des  docteurs  n'ont  besoin  de  les  at- 
teindre; elles  tombent  par  leur  propre  poids 
au  fond  de  l'abîme  ou  sont  dispersées  par  le 
bras  vengeur  de  l'honnêteté  publique. 

Après  Vintras  devrait  venir  Loyson  ;  mais 
Loyson  n'est  qu'un  prêtre  qui  s'est  marié  et 
qui  mit  son  esprit  à  faire  part  de  la  naissance 
de  ses  enfants  et  à  les  décorer  de  grands 
noms.  Un  tel  homme  ne  relève  que  de  Juvé- 
nal. 

Après  les  fantômes  de  l'hérésie,  il  faut  par- 
ler des  erreurs  philosophiques. 

La  philosophie  est  la  science  des  causes 
premières  et  des  fins  dernières;  ou,  d'une 
manière  plus  explicite,  la  science  des  êtres  en 
général  et  des  esprits  en  particulier,  d'après 
la  double  lumière  de  la  raison  et  de  la  foi  ;  ou 
enfin,  d'une  manière  tout  à  fait  pratique, 
c'est  le  christianisme  sous  la  forme  de  la  ré- 
flexion. 

D'après  ces  définitions,  il  y  a  deux  sortes  de 
philosophie  :  une  philosophie  naturelle,  qui 
étudie  les  êtres  dans  leur  essence  métaphy- 
sique ;  Dieu,  l'homme  et  le  monde  dans  leur 
existence  réelle  et  leurs  rapports  généraux, 
d'après  la  lumière  de  la  raison  formée  par 
l'éducation  ;  —  une  philosophie  surnaturelle, 
qui  étudie  les  mêmes  objets  à  la  lumière  des 
vérités  révélées  dont  le  dépôt  est  confié  à 
l'Eglise  catholique. 

La  philosophie  naturelle  peut  se  com- 
prendre comme  étude  spéciale  de  l'ordre  na- 
turel, sans  le  séparer  elteclivement  de  l'ordre 
surnaturel  ;  mais  elle  ne  peut  s'admettre 
comme   élude    complète   de    l'ordre  naturel 


laissé  dans  son  isolement  et  revendiqué  comme 
condition  unique  d'existence. 

On  peut  donc,  en  philosophie,  se  t  romper  de 
deux   manières:  d'abord  en  séparant  Tordue 

de  la  création  de  l'ordre  de  la  foi  et  en  posant 
ces  grandes   hérésies  du  séparatisme  et  du 

naturalisme,  qui  sont  les  deux  grandes  erreurs 
du  temps  présent  ;  ensuite  en  blessant  l'ordre 
naturel  dans  les  éléments  de  son  concept  el 
dans  la  réalité  de  sa  nature. 

Nous  allons,  d'après  ces  prémisses,  étudier 
les  erreurs  contemporaines  en  matière  de  phi- 
losophie. Nous  verrons  l'abbé  Baolain  absot  ber 
l'ordre  de  la  nature  dans  l'ordre  de  la  grâce 
el  tomber  dans  le  super  naturalisme  ;  nous 
verrons  Cousin,  ses  émules  et  ses  disciples, 
exclure,  des  investigations  philosophiques, 
l'ordre  de  la  grâce,  et  atteindre  même  tbuti  ses 
éléments  ((institutionnels  l'ordre  delà  nature, 
pour  aboutir  a  l 'éclectisme  ;  nous  nous  conten- 
tons de  mentionner  ici  Saint-Simon,  Bazardai 
Enfantin  ;  par  une  entreprise  hardie,  ils  trou- 
blent les  deux  ordres  de  la  spéculation  et  de 
l'action  et  formulent  un  de  ces  systèmes  de  ré- 
vocation sociale  qui  constitueront,  plus  lard, 
le  socialisme. 

Louis-Engène-Marie  Bautain,  né  à  Paris 
en  1796.  se  destinait  à  l'enseignement  el  en- 
tra, en  1813,  à  l'Ecole  normale  où  il  eut,  pour 
maître,  Victor  Cousin,  et  pour  condisciple, 
Théodore  Jouflroy.  En  ISitt,  il  fut  envoyé, 
à  Strasbourg  comme  professeur  de  philoso- 
phie et  passa  bientôt  du  collège  à  la  Faculté. 
A  cette  époque,  il  exerçait  sur  la  jeunesse 
une  telle  influence  que  ses  élèves  s'empres- 
saient de  se  modeler  sur  ses  allures  et  son 
costume.  L'éclectisme  n'offrant,  à  son  esprit, 
qu'une  médiocre  satisfaction,  il  se  jeta  dans 
les  bras  de  la  religion  et  entra  dans  les  ordres. 
Le  profess-  ur  de  philosophie  fut  ordonné 
prêtre  eu  1828,  puis  nommé  (  hanoine  do  la 
cathédrale  et  directeur  du  petit  séminaire  de 
Strasbourg.  Après  1830,  à  propos  de  son  en- 
seignement à  la  Facilté,  l'abbé  Bautain  eut 
des  démêlés  avec  l'Eglise  :  nous  en  parions 
ci-après.  L'abbé  Bautain,  q-ji  appuyait  son 
autorité  scientifique  sur  le  quintuple  diplôme 
de  docleur  ès-leltres,  ès-scienecs,  en  droit, 
en  médecine  et  en  théologie,  devint,  en  1838, 
doyen  de  la  Faculté  de  Strasbourg,  et  garda 
ces  fonctions  ou  plutôt  ce  titre  jusqu 'en  18i'J  ; 
car,  dans  les  dernières  années,  remplacé  par 
des  suppléants,  il  consacrait  son  activité  à 
la  haute  direction  du  collège  de  Juillv.  Pro- 
moteur de  Paris  en  49,  professeur  de  morale 
en  Sorbonne  en  53,  il  se  distingua  comme 
professeur,  api  es  s'être,  les  années  précé- 
dentes, distingué  comme  prédicateur,  notam- 
ment par  ses  conférences  de  18  sur  l'accord 
de  la  religion  el  de  la  liberté.  L'abbé  Baulain 
est  mort  il  y  a  quelques  années. 

Outre  des  traductions  de  Y  Imitation  et  des 
Paraboles  de  Krummacher,  l'abbé  Bautain  a 
composé  une  trentaine  d'ouvrages  (Je  philo- 
sophie spéculative  et  de  morale  pratique. 
Dans  la  première  catégorie,  nous  distinguons  : 


L1VRK  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


1 


Philosophie  du  christianisme,  1838,  2  vol.; 
Philosophie-psychologie  expérimentale,  1839, 
i>  vol.  in-8°;  Philosophie  morale,  1842,  2  vol. 
in-N"  ;  /.c/  morale  de  t' Evangile  comparée  à  la 
morale  des  philosophes,  1827,  in-N° ,  Z.tf  morale 
de  /' Evangile  comparée  aux  divers  systèmes  de 
morale,  1855,  in-8°;  £fl  couse  cure  ou  la  règle 
des  actions  humaines,  INlii),  in  S"  ;  Philosophie 
des  lois,  1  vol.  ;  £e«  choses  de  l'autre  monde, 
œuvre  posthume.  Dans  lu  seconde  classe  nous 
devons  citer  :  La  belle  saison  à  la  campagne, 
conseils  Bpirituels,  I  vol.  ;  Le  Chrétien  de  nos 
jours,  <2  vol.  ;  La  chrétienne  de  nos  jours,  2  vol.  ; 
La  /tel if/ ion  et  la  liberté  considérées  dons  leurs 
rapports,  1  vol.  ;  Réponse  d'un  chrétien  aux 
paroles  d'un  croyant  et  une  Etude  sur  l'art  de 
parler  en  publie. 

Dans  ses  écrits,  l'abbé  Bautain  accuse  un 
esprit  grave,  un  observateur  profond,  écrivant 
comme  il  parle,  c'est-à-dire  laissant,  dans  ses 
livres,  un  peu  trop  de  style  technique  et  de 
pédantisme  oratoire,  au  demeurant,  écrivain 
sérieux,  digne,  créateur  dans  le  bon  sens  du 
mot,  orateur  aussi,  surtout  émin^nt  professeur. 
—  Mais  venons  à  l'affaire  du  super  naturalisme. 

Bautain.  professeur,  avait  abondé  d'abord 
dans  le  sens  du  rationalisme  ;  fatigué  bientôt 
des  incertitudes  et  des  sécheresses  de  la  rai- 
son pure,  il  était  passé  à  l'extrémité  opposée 
et  s'était  jeté  dans  les  bras  de  la  foi.  Son  en- 
seignement était  moins  un  cours  de  philoso- 
phie naturelle  que  l'ensemble  des  dogmes  du 
christianisme  exposé  et  synthétisé  sous  la 
forme  d'une  profonde  réflexion.  Dans  son  en- 
seignement, il  mettait  en  doute  que  la  raison 
pût,  sans  le  secours  de  la  foi,  établir  la  certi- 
tude. Ce  point  de  doctrine  lit,  en  1 822,  sup- 
primer son  cours  au  collège  et  suspendre  son 
enseignement  à  la  Faculté.  Ce  même  ensei- 
gnement lui  amenait  des  élèves  qui  se  firent, 
comme  leur  maître,  chréiiens,  et  entrèrent  un 
peu  plus  tard  dans  le  sacerdoce  :  je  cite  Théo- 
dore Ratisbonne,  Adolphe  Karl,  Isidore 
Goschler,  Jules  Level.  Un  peu  plus  tard 
encore  se  joignirent  à  eux  Alphonse  fïratry, 
Nestor  Level,  Jacques  Mertian,  Henri  de 
Bonaechose  et  Eugène  de  Régny.  Hautain 
était,  la  tète  de  celte  petite  société;  le  cœur, 
c'était  une  demoiselle  Loui-e  Ilumann,  femme 
d'une  solide  piété  et  d'une  haute  vertu. 
L'évèque  de  Strasbourg,  le  Pape  de  Trév*»rn, 
avait  confié,  à  celle  petite  société,  en  1828,  le 
petit  séminaire  de  Saint-Louis.  Pendant  six 
ce  séminaire  fleurit  sous  la  direction  de 
la  petite  société.  Or,  ces  prêtre-,  tous  distin- 
gués, étaient  étrangers  au  dioec-e  ;  l'évèque 
«'■lait,  gallican,  le  diocèse  ne  l'était,  pas.  On 
supposa  que  le  prélat  gallican  avait  fait  venir 
ces  piètres  OU  s'en  était  empare,  pour  fonder, 
à  Mol-heim,  une  petite  Sorhonne.  Des    jalou- 

,  trop  naturelles,  firent  de  ce  prétexte  un 
motif  d'opposition.  De  là  bientôt  une  guerre 
■■'  h  irriec,  en  apparence  pour  des  riens  que  la 

Mon  grossit,  mais  où  les  esprits  t-'écba  iffent 
d'autant  plus  que  l'aliment  se  prête  moins  à 
l'incendie. 


En  1833,  Bautain  avait  publié  un  opuscule 
intitulé  :  De  (enseignement  de  la  philosophn 

France  uu,\\\v  siècle.  Dans  cet  écrit,  l'éloquent 

auteur   l'ait    d'abord    un    tableau    poignant  du 
(diaos   intellectuel    et  moral    où    se    trouve 
duite,  en    notre    siècle,    la    société,    a   BOCJélé 
chrétienne  d'origine  et  de  nom,  et  qui  ne  I 

plus  par  le  fait,  puisqu'elle  n'a  ni  la  foi,  ni  la 
science,  ni  la  vertu  du  christianisme.  An  mi- 
lieu de  ce  bouleversement,  l'Ame  humaine, 
faite  pour  le  bien,  le  réclame  sans  cesse;  et 

son  intelligence,  toute  obscurcie  qu'elle  est 
par  Le  ravage  de  lant  d'erreurs,  cherche  en- 
core la  vérité  ..  Le  plus  grand  mal  de  notre 
siècle,  c'est  que  la  foi  religieuse  lui  manque  ; 
et  elle  lui  manque  parce  qu'on  a  séparé  la  foi 
de  la  science,  parce  qu'on  les  a  déclarées  in- 
compatibles, sinon  contraires.  C'est  la  science 
qu'il  veut,  c'est  donc  par  la  science  qu'il  faut 
lui  parler.  L'enseignement  scientifique  doit 
devenir  le  canal  par  où  un  peu  d'eau  vive 
sera  versée  dans  les  cœurs  brûlants  ou  dessé- 
chés. La  philosophie,  voilà  noire  dernière  res- 
source pour  revenir  a  la  vérité  quand  la 
foi  est  morte  », 

Mais  de  quelle  philosophie  voulait-il  par- 
ler ?  l/auteur  examine  les  trois  écoles  qui 
s'étaient  partagé  l'enseignement  universitaire  : 
l'école  de  Condillac,  l'école  de  Reid  et  lécole 
éclectique  de  Cousin;  il  les  analyse  à  grands 
trai's  et  montre  leur  impuissance  à  satisfaire 
le  profond  besoin  qu'éprouvent  les  esprits 
d'une  doctrine  nette  et  assurée.  Ensuite  il 
montre  l'insuffisance  de  la  scolasli.pie  mo- 
derne, fille  dégénérée  de  la  scolastique  vivante 
d'un  âge  où  la  raison  n'avait  point  fait  .livorce 
avec  la  foi.  Enfin  il  passe  à  l'examen  de 
la  doctrine  du  sens  commun,  imaginée  par  La- 
mennais, et  montre  que  cette  doctrine  n'est  ni 
philosophique,  ni  orthodoxe.  Cependant  le 
professeur  avait  dit  :  «  Cet  écrit  expose  nette- 
ment notre  manière  de  voir,  nos  convictions 
en  philosophie,  les  principes  d'où  nous  par- 
tons, la  méthode  que  nous  suivons.  Nous 
avons  ainsi  à  faire  au  public  cette  déclaration 
de  principes,  afin  qu'on  nous  reconnaisse  pour 
ce  que  nous  sommes  et  qu'on  nous  juge  sur 
nos  paroles  ». 

Par  la.  Hautain  se  livrait.  A  un  homme  qui 
écrit,  même  qui  écrit  bien,  surtout,  s'il  écrit 
bien,  on  peut  Ion  tours  trouver  des  crimes.  On 
lui  reprochait,  à  lui  et  à  ses  disciples,  de  ne 
pas  enseigner  la  philosophie  cartésienne  de 
Vala,  de  n^  pas  enseigner  en  latin,  de  ne  pas 
exercer  les  .iièves  à  l'argumentation  syllogis- 
tique  :  griefs  puérils,  auxquels  on  ne  pou- 
vait aisément  repondre.  Des  discussions  s'éta- 
blirent entre  le  vieil  évèque  et  son  jeune 
professeur.  L'évèque  se  croyail  t r es  supérieur 
a  Hautain  ;  Hautain  n'était  guère  d'humeur  à 
croire  à  son  infériorité.  Ne  pouvant  vaincre 
par  ses  discours  ce  qu'il  appelait  l'obstination, 
le  prélat  sedécilaà  formuler  six  propositions 
sur  la  portée  de  la  raison  vis-à-vis  de  la  foi, et 
demanda  que  l'abbé  Hautain  et  ses  a  mis  eussent 
à  signer   ces    propositions,  «'engageant  a  ne 


532 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DU  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


jamais  les  contredire.  Rautain  avnil  répondu 

à  ces  six  proposition*,  lorsque,  soudain  et  sans 
crier  gare,  parut,  on  1834,  un  Avertùsement 
épiscopal  condamnant  la  philosophie  du  pro- 
fesseur de  l'Académie.  Quelques  jours  après, 

Hautain  et  ses  amis  étaient  exclus  du  sémi- 
naire, privés  du  droit  de  prêcher  et  de  con- 
fesser. 

D'un  coté,  la  science  laïque  ne  parlait  que 
de  raison  autonome,  sans  aucune  dépendance 
de  Dieu,  prétention  que  Hautain  repoussait  à 
juste  titre  ;  de  l'antre,  l'évêque  préoccupé  des 
incrédules,  insistait  sur  la  force  de  la  raison 
sente,  écartait  toute  question  de  nature  et  d'ori- 
gine de  la  raison.  A  ce  désaccord  sur  une 
question  de  psychologie,  s'en  joignait  un 
autre  sur  la  logique.  Bautain  n'accordait  pas, 
à  la  certitude  morale,  la  même,  force  qu'à  la 
certitude  métaphysique.  De  plus,  on  repro- 
chait, à  Hautain,  de  préférer,  dans  l'ensei- 
gnement, la  langue  française  à  la  1  tngue  la- 
tine et  d'introduire  dans  le  langage  philoso- 
phique des  mots  harhares,  qui  défiguraient  la 
belle  langue  de  Louis  XIV.  Enfin  on  lui  im- 
putait ce  crime  d'avoir  demandé  si  «  les 
miracles  n'étaient  peut-être  pas  les  manifes- 
tations les  plus  éclatantes,  les  développements 
les  plus  énergiques  des  lois  divines?  »  D'une 
paît,  Baulain  manquait  de  justesse  sur  la  dis- 
tinction entre  la  nature  et  la  grâce,  distinc- 
tion que  l'Eglise  maintient  avec  tant  de  sûreté 
et  un  s^ns  si  pro'oud  ;  d'autre  part,  l'évêque 
était  bien  étranger  au  mouvement  et  aux 
erreurs  des  esprits  du  xix1'  siècle  ainsi  qu'à 
leurs  besoins.  Il  y  avait  là  un  malentendu 
plutôt  qu'une  matière  à  scission,  et,  de  part 
et  d'autre,  en  «'éclairant  on  pouvait  se  rendre 
de  mutuels  services. 

L'évêque  n'enira  pas  dans  cette  intelligente 
condescend  ince  ;  il  porta  un  coup  tenible. 
L* A vertUsement  qui  condamnait  les  doctrines 
de  Hautain  fut  envoyé  à  Romcet  communiqué 
à  tout  l'épiscopal  français.  Le  philosophe  était 
mis  au  ban  de  l'Eglise  ou  signalé  au  moins 
comma  un  novateur  dangereux.  Dix  jeunes 
prêtr.-s,  honorés  jusque-là  des  faveurs  de  leur 
évêque.  étaient  tout  à  coup  prives  du  pouvoir 
d'in>truire  et  de  diriger  les  nombreux  lidèles 
qui  s'adressaient  à  eux.  A  celle  heure,  ils 
étaient  condamnés  comme  ignorants  et  insu- 
bordonnés, presque  comme  schismatiques.  En 
l'absence  des  garanties  tutélaires  du  droit  ca- 
non, ile«  évêques  sont  exposés  à  ces  coups  de 
force.  Autour  d'eux  bourdonnent  des  esprits 
méchants,  incapables  parfois  de  s'élever  au- 
trement qu'en  rabaissant  les  autres.  Si  peu 
que  ces  pauvres  prélats  faiblissent  ou  vieillis- 
sent, d'habiles  coteries  les  enlacent  et  les 
poussent  a  des  excès  qui  accuseront  leur  mé- 
moire. Combien  plus  sage  et  plus  honorable 
serait  une  administration  qui,  ne  s'estimant 
pas  plus  entendue  que  la  sainte  Eglise,  ne  se 
départirait  jamais  des  procédures  du  droit 
pontifical. 

Sur  ces  entrefaites,  l'abbé  Bautain  publ:ait 
sa  Philosophie  du  Christianisme.  Ce  titre  carac- 


térisait bien  ses  idées  ;  Bautain  faisait  plutôt 
de  la  philosophie  sur  le  christianisme,  que  de 
la  philosophie  proprement.  Savant,  éloquent, 

soumis  d'ailleurs,  il  montrait,  par  celte  publi- 
cation, qu'il  n'avait  pas  peur  «les  idées  ni  des 
critiques;  pour  leur  repon  ire,  il  s'élevait  au- 
dessus  d'eux,  ce  qui  est  bien  la  meilleure  ma- 
nière de  répondre,  mais  le  plu-  sûr  moyen 
pour  exaspérer  ses  adversaires.  Le  diocèse 
était  en  feu.  D'une  part,  suivant  un  crescendo 
ordinaire,  on  accusait  Baulain  de  vouloir 
exclure  totalement  la  raison  des  choses  reli- 
gieuses, de  pousser  au  fanatisme,  de  nier  les 
miiacles  comme  signes  de  I  intervention  di- 
vine et  de  détruire  ainsi  l'une  des  preuves  les 
Pjiis  éclatantes  delà  divinité  de  Jésus-Ch: ist. 
1)  autre  pari,  la  force  convaincante  que 
l'évêque  attribuait  au  raisonnement,  semblait 
poussée  jusqu'au  point  de  vouloir  produire 
la  foi  dans  les  âmes,  indépendamment  de  la 
grâce.  Alors  la  question  changeait  de  face  et 
Bauiain  pouvait  craindre  de  trouver  l'erreur 
semi-pelagienne,  dans  le  rationalisme  de 
Y  Avertissement.  En  pareil  cas  on  s'occupe 
moins  de  reconnaître  ses  erreurs  que  d'en 
imputer  à  son  antagoniste  et  la  lutte  des 
passions  ne  fait  qu'augmenter  les  lénèbres. 
Le  2D  décembre  1834,  Grégoire  XVI  répon- 
dit, u'une  manière  conciliante,  a  Y  Avertisse- 
ment de  l'évêque  de  Strasbourg,  mais  sans 
trancher.  L'évêque  somma  Bairain  de  se  sou- 
mettre aux  décisions  du  Sainl-Sège;  Baulain 
répondit  que  le  Saint-Siège  n'en  avait  rendu 
aucune  et  qu'il  allait,  lui,  sans  délai  et  sans 
intermédiaire,  s'adresser  à  la  (maire  Aposto- 
lique. Cependant  le  coadjuleur  de  INancy, 
Donnet,  intervenait  entre  les  parties  pour 
amener  la  paix  moyennant  ceriaines  modi- 
fications aux  six  propositions  de  i'évêque. 
Ces  propositions  furent  signées  le  28  no- 
vembre 1  8l*5.  Divers  incidents  ne  permirent 
pas  à  la  paix  de  s'établir  d'une  manière 
durable;  l'évêque,  ou  plutôt  les  ie  ils  persé- 
cuteurs qui  s'acharnaient  contre  Hautain 
tenaient  absolument  à  l'humilier  pour  le  <tis- 
crédiler.  Sur  l'insinuation  de  l'ablie  Lacor- 
dairc,  Bautain  partit  pour  Home  :  c'était  un 
coup  de  maître.  Home  est  très  susceptible  sur 
toutes  les  questions  de  doctrine;  mais  Home, 
dès  qu'elle  voit  une  humble  soumission,  sait 
admirablement  ménager  ces  peiiles  délica- 
tesses, que  la  France  gallicane  n'avait  jamais 
su  comprendre:  Rome  e-l  une  mère.  A 
Home,  Hautain,  sans  faire  étalage,  ni  de  ses 
sentiments,  ni  de  ses  talents,  se  montra  en 
toute  sincérité  de  manière  à  bien  laisser  voir 
sa  vertu  et  sans  réussir  à  voiler  ses  talents. 
Baulain  ne  soumit  pas,  à  l'examen  de  Rome, 
seulement  sa  Philosophie  <lu  Christianisme 
mais  le  manuscrit  complet  de  sa  philo-opide. 
«  Tu  es  venu  ici  pour  consulter  l'oracle,  se 
disait-il  ;  écoute-le  et  fais  simplemement  ce 
qui  le  sera  dit.  11  ne  s'agit  pas  de  discuter  ni 
de  raisonner  avec  Rome  ;  il  faut  écouler  et 
obéir  ej,  dans  celte  obéissance,  tu  trouveras 
la  vérité,  la    tranquillité   et   la  dignité.  »  La 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 


Philosophie  du  Chritianisme  Fut  confiée  à  l'exa- 
men du  cardinal  Mezzofaio,  t|iii,  Buivan!  la 
coutume  romaine,  prit  son  temps; cette  lâche 
fut  ensuite  transmise  au  père  Perrone.  L'é- 
voque de  Strasbourg  était  connue  Rome  pour 
son  gallicanisme  ;  sa  Discussion  amicale  contre 
L'anglicanisme,  pour  solide  qu'elle  lût,  conte- 
nait cependant  des  choses  qui  avaient  éveillé 
les  justes  susceptibilités  de  l'index  :  le  diffé- 
rend avec  ce  prélat  n'éprouverait  donc  pas  de 
difficulté  à  Home.  La  Philosophie  du  Chris- 
tianisme ne  devait  pas  être  mise  à  l'index. 
D'aulant  que  Hautain  et  Bonnechose  ava'ent 
remis  au  Pape  un  écrit  où  ils  ont  l'honneur 
d'exposer  : 

«  1"  Qu'ils  sont  venus  à  Home  pour  témoi- 
gner de  leur  obéissance  et  de  leur  dévouement 
au  Saint-Siège,  piêts  à  faire  tout  ce  qui  leur 
sera  dit,  dans  la  discussion  qu'ils  ont  eue  avec 
INIgr  de  Strasbourg,  et  qu'ils  n'ont  soutenue 
jusqu'ici  que  par  crainte  de  l'ilermésianisme. 
Ils  supplient  Votre  Sainteté  de  donner  des 
ordres  pour  la  terminaison  de  cette  affaire. 

«  2°  Qu'ils  soumettent  avec  toute  confiance, 
à  l'examen  du  Saint-Siège,  l'ouvrage  publié 
par  eux,  sous  le  titre  de  Philosophie  du  Chris- 
tianisme, et  qu'i's  sont  disposés  à  retiancher, 
à  modifier  ou  à  changer  toutes  les  proposi- 
tions qui  pourraient  paraître  inexactes  ou 
susceptibles  d'une  mauvaise  interprétation, 
s'en  rapportant  au  jugement  du  savant  et 
digne  Cardinal  que  Sa  Sainteté  a  bien  voulu 
leur  désigner  pour  examinateur. 

«  3°  Que,  comme  nouvelle  garantie  de  leur 
bonne  volonté,  ils  apportent  un  autre  ou- 
vrage manuscrit,  fruit  de  vingt  ans  de  tra- 
vail, qu'ils  désirent  soumettre  à  la  même 
épreuve,  ne  voulant  rien  dire  ni  écrire  qu'en 
conformité  parfaite  avec  le  Saint-Siège. 

«  Les  soussignés  espérant  que  ces  épreuves 
convaincront  Votre  Sainteté  de  leur  entière 
soumission  à  l'Eglise,  et  qu'ainsi  Elle  verra 
en  eux  des  enfants  affectionnés  et  dévoués, 
osent  lui  exprimer  un  vœu,  dont  la  réalisa- 
lion  les  rendrait  plus  capables  de  travailler 
efficacement  à  la  propagation  de  notre  sainte 
religion.  Savoir,  que  le  Saint-Siège  daigne 
ratifier  et  instituer  en  corporation  la  réunion 
de  jeunes  gens  qui  s'est  faite  autour  de  l'abbé 
Bautain  et  par  l'influence  de  son  enseigne- 
ment ;  jeunes  gens  tous  sortis  du  monde  pour 
se  vouer  au  saint  ministère,  et  qui  vivent 
maintenant,  au  nombre  de  douze,  sous  une 
m  cou-  discipline,  en  communauté  de  biens  et  de 
sentiments.  Le  but  spécial  de  celte  congré- 
gation serait  la  conversion  des  protestants  et 
de-jui  s,  au  milieu  desquels  elle  est  placée  sur 
les  bords  du  Rhin.  Elle  serait,  en  outre,  par- 
ticulièrement  dévouée  au  service  du  Saint- 
Siégf,  en  France,  en  tout  ce  qui  se  rapporte  à 
celle  fin.  »  Grégoire  XVI  eut  pour  très  agréa- 
ble cette  supplique. 

L'évèque  ne  restait  pas  oisif.  Par  ses  soins 
fut.  publié,  en  double  édition,  le  II  apport  à 
l  éi  êifue  de  Strasbourg  sur  les  écrits  de  M .  l'abbé 
Bautain.  Hautain,  de  retour  en  France,  se  plai- 


gnait à  Home'  de  ces  procédé*  irritants  et 
maladroits.  Les  réponses  de  Rome  furent 
unanimes  à  les  blâmer.  Cependant  Trévern 
preuait  sa  retraite;  il  était  remplacé  d'abord 
par  A uguste  A fl're,  puis  par  André  Rœss.  Le 
H  septembre  1810,  Bautain  et  ses  amis  si- 
gnèrent entre  les  mains  du  eoadpitcur  les 
propositions  ci-après;  le  lendemain  (loess,  le- 
vait la  suspense.  Voici  le  texte  officiel  de  cet 
acte,  mal  reproduit  dans  Y Enchiridion  défi' 
nitionum  de  Denzinger  : 

«  Désirant  nous  soumettre  à  la  doctrine  qui 
nous  a  été  proposée  par  Mgr  l'évèque,  nous;, 
soussignés,  déclarons  adhérer  sans  restriction 
aucune  aux  propositions  suivantes  : 

«  1°  Le  raisonnement  peut  prouver,  avec 
certitude,  l'existence  de  Dieu  et  l'infinité  de 
ses  perfections.  La  foi,  don  du  ciel,  suppose 
la  révélation  ;  elle  ne  peut  donc  pas  être 
alléguée  convenablement  vis-à-vis  d'un  athée 
en  preuve  de  l'existence  de  Dieu. 

«  2°  La  divinité  de  la  révélation  mosaïque  se 
prouve  avec,  certitude  par  la  tradition  orale  et 
écrite  de  la  Synagogue  et  du  Christianisme. 

«  3°  La  preuve  tirée  des  miiacles  de  Jésus- 
Christ,  sensible  et  frappante  pour  les  témoins 
oculaires,  n'a  point  perdu  sa  force  avec  son 
éclat  vis-à-vis  des  générations  subséquentes. 
Nous  trouvons  cette  preuve  en  toute  certitude 
dans  l'authenticité  du  Nouveau  Testament, 
dans  la  tradition  oiale  et  écrite  des  chrétiens; 
et  c'est  par  cette  double  tradition  que  nous 
devons  la  démontrer  à  l'incrédule  qui  la  re- 
jette, ou  à  ceux  qui,  sans  l'admettre  encore, 
la  désirent. 

«  4°  On  n'a  pas  le  droit  d'attendre  d'un  in- 
crédule qu'il  admette  la  résurrection  de  notre 
divin  Sauveur,  avant  de  lui  en  avoir  admi- 
nistré des  preuves  certaines,  et  ces  preuves 
sont  déduites  par  le  raisonnement. 

«  o°  Sur  ces  questions  diverses,  la  raison 
précède  la  foi  et  doit  nous  y  conduire. 

«  6°  Quelque  faible  et  obscure  que  -oit  deve- 
nue la  raison  par  le  péché  originel,  il  lui  reste 
assez  de  clarté  et  de  force  pour  nous  guider 
avec  certitude  à  l'existence  de  Dieu,  à  la  révé- 
lation laite  aux  Juils  par  Moïse  et  aux  chré- 
tiens par  notre  adorable  Homme-Dieu. 

«  Nous  déclarons,  en  outre,  condamner 
tout  ce  qui,  dans  nos  ouvrages  publiés  jus- 
qu'à ce  jour,  aurait  pu  être  ou  pourrait  être 
jugé  non  conforme  à  !a  doctrine  de  l'Eglise.  » 

Ainsi  finit  celle  affaire  du  supernaturalisme. 
Pratiquement,  la  raison  doit  être  soumise 
à  la  foi  et  la  nature  à  la  grâce  ;  mais,  dans 
l'ordre  de  la  démonstration,  la  raison  pré- 
cède la  foi,  et,  par  la  grâce,  doit  nous  y  con- 
duire, et  ne  point  s'arroger  une  hégémonie 
sans  titre  aucun  et  toujours  funeste  par  ses 
résultats. 

Dans  celle  affaire,  il  y  eut  des  torts  de  part 
et  d'autre.  Les  resis'ances  de  Hautain  s'ex- 
pliquent, et,  dans  une  certaine  mesure,  s'ex- 
cusent, par  les  torts  et  les  aberrations  de  ses 
adversaires.  S'il  s'abusa,  ce  fut  pour  de  bons 
motifs,  par  une  sorte  de  reconnaissance  et  de 


53A 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


piété  ;  s'il  M  soumit,  c'est  la  marque  et  l'hon- 
neur de  a  vertu.  Les  torts  respecti'8  s'excusent 
eux-méaies  par  l'ignorance  où  l'on  était  tombé 

Mir  la  «liiiicili'  question  des  rapports  do  la  na- 
ture et  de  la  grâce  ;  aujourd'hui  on  ne  coin 
mettrai!  plus  de  telles  tantes.  uOh  !  s'écrie  le 
biographe  de  Bautain,  si  l'on  avait  montré  à 

philosophe  du  xix"  siècle,  ce  que  la  philo- 
-ophic  catholique  du  Moyen-Age  enseignait 
louchant  la  raison  naturelle  de  l'homme  !  Si 
on  lui  avait  dit  que  la  lumière  de  la  raison 
est  une  participation  de  la  lumière  divine, 
qu'elle  est  le  lumen  dioinitus  inditwti,  accordé 
a  la  créai  lire  humaine  pour  qu'elle  puisse  l'éle- 
ver du  monde  visible  au  monde  invisible,  puis- 
que, par  sa  nature,  elle  participe  des  deux  et 
leur  sert  de  trait  d'union;  si  on  lui  avait  dit 
que,  au  moment  même  de  la  perception  sen- 
sible, l'intellect  actif  saisit,  comme  son  objet 
propre,  l'universel  dans  le  particulier,  l'être 
dans  les  êtres,  l'empreinte  du  Créateur  dans 
ses  créatures  ;  et  que  les  premiers  principes 
apparaissant  alors  dans  l'intelligence,  y  bril- 
lent comme  des  rellets  des  idées  éternelles, 
et  vont  servir  de  base  à  tout  raisonnement: 
oh!  sans  aucun  doute,  cette  haute  et  reli- 
gieuse philosophie  <  ût  compté  l'abbé  Bautain 
parmi  ses  plus  fervents  adeptes.  Et  si  l'on  eut 
ajouté  que,  aujourd'hui,  api  es  le  péché,  il  a 
été  nécessaire  que  l'homme  lût  inslruil  par 
la  révélation  divine,  parce  que  la  vérité,  tou- 
chant Dieu,  recherchée  parla  rai.'on,ne  serait 
saisie  que  par  peu  d'hommes  après  un  long 
travail  et  avec  un  mélange  de  beaucoup  d'er- 
reur, oh!  alors,  l'abbé  Bautain,  parfaitement 
rassuré,  eût  tout  accordé,  et,  la  part  faite  à 
la  raison,  il  eût  continué  avec  joie  à  donner 
la  foi  pour  base  à  son  enseignement  de  la 
science  (1).  » 

Après  le  supernaturalisme  de  Bautain,  l'at- 
tention de  l'histoire  doit  se  concentrer  sur  la 
grande  erreur  du  naturalisme,  dont  le  libéra- 
lisme politique  est  la  forme  la  plus  funeste 
au  salut  des  âmes  et  à  la  prospérité  des  nations. 

Le  socialisme  et  le  libéralisme  sont  les  deux 
grandes  hérésies  du  xixc  siècle-  Le  libéralisme 
détruit  la  constitution  chrétienne  du  pouvoir; 
le  socialisme  re'pudie  la  constitution  chrétienne 
delà  société  ;  l'un  parles  passions  qu'il  appelle 
au  gouvernement  de  l'Etat  ;  l'autre,  par  les 
appétits  qu'il  déchaîne  dans  l'économie  de  la 
société,  aboutissent  aux  mêmes  résultats,  aux 
agitations  stériles,  à  l'anarchie,  à  une  forme 
de  barbarie  dans  la  décrépitude  des  nations. 
Nous  avons  parlé  des  théories  de  ces  deux 
erreurs  ;  nous  avons  parlé  des  représentants 
du  socialisme  et  du  catholicisme  libéral  ;  nous 
devons  ajouter  quelques  mots  sur  les  repré- 
sentants du  libéralisme  absolu,  espèce  de  re- 
ligion politique  des  hommes  de  ce  siècle. 

Pour  comprendre  quelque  chose  à  ces  ar- 
canes, il  faut  nous  reporter  à  la  chrétienté  du 
Moyen  Ag^.  A  partir  du  \vi°  siècle,  la  royauté 
française,  déviant  des  principes  chrétiens,  avait 


cru  se  fortifier  en  l'arrogeant  l'absolutisme. 
Lee  exci.-  de  l'absolutisme  appelaient  une  ré- 
forme; sons  L'impulsion  des  encyclopédistes 

français,  la  réaction  contre  l'absolutisme  royal 

dégénéra  en  révolution.  Pendant  dix  an«,  sous 
couleur  de  liberté,  la  licence,  l'anarchie,  toutes 
les  passions  conjurée»,  renversèrent  la  \ieille 
monarchie  et  mirent  la  société  au  pillage.  A 
l'aurore  de  ce  siècle,  Napoléon  mit  la  main 
sur  cette  société  aux  abois,  sur  ce  gouver- 
nement devenu  banqueroute  de  tous  les 
pouvoirs.  Sous  prétexte  de  la  guérir,  il  la  re- 
constitua selon  ses  idées  et  établit,  à  son  profit, 
l'omnipotence  des  Césars.  A  sa  chute,  les 
princes  de  Bourbon  nous  rapportèrent  la  mo- 
narchie constilulionnelle  des  Anglais.  Ben- 
jamin Constant  et  Itoyer-Collard  en  offrirent, 
à  la  France,  la  justification  philosophique. 
L'idée  génératrice  de  leurs  théories,  c'est  que 
la  religion,  pure  affaire  de  sentiment,  l'Eglise, 
simple  association  de  croyants,  ne  sont  de  rien 
dans  le  gouvernement  des  Elats.  La  société 
repose  sur  la  souveraineté  du  peuple  ;  le  peu- 
ple, impuissant  à  se  gouverner  par  lui-même, 
délègue  ses  pouvoirs  à  des  mandataires, 
suivant  des  formes  déterminées  par  la  consii- 
tution.  Les  mandataires  du  peuple  s'organisent 
en  trois  sphères:  le  législatif,  pour  la  con- 
fection des  lois;  l'exécutif,  pour  leur  appli- 
cation effective;  la  magistrature,  pour  la  puni- 
tion des  délits  et  des  crimes  attentatoires  aux 
lois  du  pays.  Sous  les  trois  pouvoirs  constitu- 
tionnels se  trouvent  constitués  d'autres  ser- 
vices: les  cultes,  l'armée,  la  marine,  l'adminis- 
tration provinciale,  les  travaux  public-,  1  agri- 
culture, l'industrie  et  le  commerce,  l'instruction 
publique,  les  colonies,  les  postes  et  les  télégra- 
phes, les  arts,  les  lettres  sont  sous  l'autorité 
des  trois  pouvoirs,  les  organes  vitaux  de  la  na- 
tion.La  prospérité  résulte  de  leur  évolulion  pro- 
gressive ;  l'ordre  public  est  l'affaire  du  gou- 
vernement. 

Parmi  les  hommes  qui  ont  préconisé  le  plus 
savamment  ces  théories,  doit  figurer  Guizot. 
Pierre-Françnis-Guillaume  Guizot  était  né  à 
Nîmes  en  1787.  En  1794,  son  père  mourait  sur 
l'échafaud  ;  le  fils  fut  transporté  à  Genève. 
Pendant  ses  jeunes  années,  le  protestantisme 
ployait  son  ferme  esprit  aux  souplesses  sans 
dignité  du  libie  examen  et  l'intolérance  dog- 
matique lui  enseignait  à  formuler  en  axiomes 
tranchants  des  idées  fausses  ou  faussées  par 
l'esprit  dominateur  de  Calvin.  Né  à  la  science 
historique  et  philosophique  dans  la  Borne 
protestante,  homme  de  réflexion  et  «l'action, 
Guizot  gardera,  comme  un  pli  originel,  l'em- 
preinte des  langes  et  des  croyances  de  son 
berceau.  Genève  sera  sa  patrie  religieuse  et 
intellectuelle. 

En  1809,  Guizot  débutait  dans  les  lettres, 
sous  les  auspices  de  Suard,  un  des  survivants 
modérés  de  la  critique  du  xvuie  siècle  ;  ses 
travaux  littéraires  lui  valurent  la  chaire  d'his- 
toire moderne  en  Sorbonne.  Dès  1814  il  de- 


(i)  E.  de  Régny.  L'abbé  Bautain,  sa  vie  et  ses  œuvres,  p.  222. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


venait  secrétaire  général  au  ministère  de  L'in- 
lérie  r,  Buivaîl  Louis  Win  .,  Gand  et  quittai! 
l,i  puli tique  en  l^-l  avec  le  duc  Uecazes.  [ci 
commence  la  période  la  plus  éclatante  di 
carrière.  Professeur,  il  forma,  avec  Cousin  et 
Villemaîn,  un  triumvirat  dont  l'enseignement 
ouvre  les  grands  jouis  du  \i\  siècle  pour  la 
science  régénérée.  Guizot  publie,  pour  sa  part, 
des  Essai»  sur  l'histoire  de  France^  une  Histoire 
de  la  civilisation  en  France  ei  en  Europe  et 
aborde  la  Révolution  d'Angleterre.  Privé  de 
sa  chaire  en  1825,  il  devient  l'adversaire  de  La 
Restau  i  a  lion  ;  il  ne  reprendra  son  enseignement 
qu'en  1828,  sous  Marlignae.  En  IH.'U),  il  de- 
vint minisire.  Résumer  le  iôle  de  Guizot,  de 
1830 à  1848,  ce  serait  écrire  l'histoire  de  Louis- 
Pbilippe  :  tour  à  tour  ministre  et  chef  d'oppo- 
sition, ambassadeur  à  Londres  et  président  du 
conseil,  il  ne  gouverne  pas  seulement  la 
France  ;  il  est,  avec  Aberdem.  Palmorsion  et 
M  et  ternie  h,  l'un  des  chefs  politiques  de  l'Europe. 
Tombé  du  pouvoir  en  1848,  pas  sans  dignité, 
il  n'avait  inè.ne  pas  acquis  la  modeste  aisance 
du  sage  d'Horace;  il  avait  fait  des  millionnaires 
et  était  re>té  pauvre.  Le  travail  n'avait  rien 
(jui  répugnât  à  sa  modeste  vieillesse;  Guizot 
se  remit  au  travail  ;  il  publia  notamment  huit 
volumes  de  Mémoires,  cinq  volumes  de  dis- 
cour-», une  Histoire  de  Fiante,  une  Histoire 
d'Angleterre  racontée  à  ses  enfants,  et  cinq 
volumes  de  méditations  religieuses.  Entre 
temps,  Guizot  intriguait  à  l'Académie,  et  quand 
Tbiers  y  appel  ut  un  aveugle,  Guizot  y  faisait 
entier  un  sourd.  Après  avoir  gouverné,  Guizot 
était  devenu  un  maître  de  l'opinion,  un  des 
oracles  de  la  science  :  il  mourut  en  1874  et  ne 
cessa  d'écrire  qu'a  sa  mort. 

(iuizot  a  laissé  cent  cinquante  volumes,  tous 
dignes  de  considération.  La  main  de  l'auteur 
est  ferme  et  lourde  en  proportion.  Disciple 
d'une  école  puritaine,  il  ne  sait  pas  ou  ne  veut 
pas  sacrifier  aux  grâces.  Moins  f  «vorisé  que 
Jeaa-Jacque-,  il  n'a  pas  la  couleur  du  style. 
Le  sien  est  net,  déuoopé  à  l'emporte-pièce; 
il  a  celte  sonorité  particulière  de  la  sape  qui 
creuae  et  déblaie  le  sol  autour  des  erreurs  dis- 
créditées que  l'historien  veut  abattre.  Ce  style, 
-i  bien  forgé,  a  plus  de  virilité  que  de  correc- 
tion ;  il  trappe  l'esprit  et  s'empare  de  l'in- 
telligence,il  ne  remue  jamais  l'imagination. 

Le  .principe  générateur  de  touies  les  idées 
de  Guizot,  c'est  l'accord  de  l'autorité  et  de  la 
liberté,  non  d'après  le  principe  religieux  de 
l'Evai  ^'ilc,  mas  d'après  la  conception  politique 
du  Libéralisme  En  droit,  il  voudrait  une 
alliance  :  en  lait,  tantôt  il  abandonne  la  li- 
berté a  l'autorité,  tantôt  il  fait  de  l'autorité 
une  dépend»nce  de  la  liberté.  On  peut  établir 
e  subordination  ou  cette  alliance,  -oitavec 
l'intransigeance  radicale,  -oit  avec  le  couei- 
liatorisme  opportuniste,    Guizot,  honnête  et 

-  :  reste  plutôt,  dans  la  situation  illogique  de 
l'opportunisme  ;  il  se  rapproche  de  la  vérité 
ab-olue,  par  la  limite  des  asymptotes,  sans 
l'embrasser  jamais.  C'est  pourquoi  il  a  Buccombé 
à  l'ingratitude  de  la  situation  et  au  vice  de  ses 


théories.  S'il  n'a    pas    vu   toul  Ce  qu'il  S  l'ait,  il 

a  préparé  to  il  ce  que  no  i  ma. 

Gainet,  Balmès,  Donosn  Cortèi  onl  réfuté 
Guizol  par  de  savants  ouvrages;  Cortôs  «t 
Gainet  ont  relevé  ses  torts  envers  l'Eglise 
tholique  et  le  pontife  romain.  Balmès  a  npp< 
à  l'histoire  de  la  civilisation,. un  chef-d'œut  iv, 
en  comparant  le  protestantisme  el  le  catholi- 
cisme dans  leur  influence  respective  sur  la 
civilisation  européenne. Lesouvrages  de  'iuizot 

pourront  être  lus  encore  par  les  éruditS  el  IfcB 
curieux;  ils  sont  dépassés  par  la  science  et 
sans  vertu  à  cause  de  leur  principe  d'erreur 
fondamentale.  La  sociélé  ne  prospère  que  par 
la  vérité  ;  si  la  vérité  révélée  manque  à  la  so- 
ciété, la  société  ne  peut  se  conserver  que  par 
une  discipline  de  ter  où  elle  entre  en  disso- 
lution. Dans  la  France  de  (iuizot,  L'impiété 
exclut  la  religion,  le  libéralisme  dé-arme  l'au- 
torité ;  il  n'y  a  plus  ni  frein  intérieur,  ni  frein 
extérieur  :  la  société  est  livrée  à  la  révolte  des 
passions  et  à  tous  les  soubresauts  de  leurs  em- 
portf  ments. 

Le  grand  adversaire  de  Guizot  fut  Tbiers. 
Adolphe  Tbiers  était  né  à  Marseille  m  I71J7. 
Après  avoir  fait  son  droit  à  Aix,  il  vint  à 
Paris  et  entra  au  National  d'Armand  Carrel. 
Journaliste,  il  lit,  aux  Bourbons,  i.ne  guerre 
acharnée  et  se  signala  par  son  radicalisme 
libéral.  En  même  temps,  il  écrivait  une  histoire 
de  la  Révolution  française.  Jusque-là  celte  ré- 
volution avait  été  en  butte  aux  déclamations 
et  aux  ai.athèmes  ;  Tbiers  prit  le  contre-pied  ; 
il  ne  se  contenta  pas  de  saluer  la  ruine  do  ré- 
gime féodal,  il  se  pâma  d'admiration  pour  les 
actes  des  agents  de  la  révolution.  Conseiller 
d'Etat  en  1830,  plusieurs  fois  minisire,  très 
redoutable  comme  critique,  s'il  était  orateur 
habile.il  n'était, au  gouvernement,  qu'un  esprit 
timide  ou  excessif  et  ne  tardait  guère  à  se 
renverser  lui-même.  Les  longs  loisirs  qie  lui 
valut  sa  maladresse, il  sut  les  consacrer  a  l'his- 
toire du  Consulat  et  de  l'Empire.  Dans  cet  ou- 
\rage,  en  vingt  volumes,  Tbiers  admire  beau- 
coup Napoléon,  et  ne  met  guère  au  dessus  que 
Tbiers  lui  même  :  il  lit  revenir,  en  1840,  de 
Sainte-Hélène,  les  cendres  de  l'Empereur.  Ti  es 
révolutionnaire,  dans  les  dernières  années  de 
Louis-Philippe,  il  fut,  sous  la  seconde  répu- 
blique, l'un  des  chefs  du  grand  parti  de  l'ordre 
el  adora  ce  qu'il  avait  brûlé  auparavant. 
Proscrit  au  coup  d'Elat  en  1852,  il  ne  rentra 
au  parlement  qu'à  la  fin  du  second  Empire; 
il  fut,  pour  les  fautes  de  Napoléon  III,  un 
cen-enr  implacable,  mais  juste.  En  1871),  il  se 
trouva  l'un  des  chefs  de  la  république;  il  en 
fut,  en  quelque  sorte,  le  fondateur  et  en  devint 
le  président.  Par  son  esprit  dominateur.,  partial 
et  maladroit,  il  ne  tarda  guère  à  s'aliéner  son 
parti  et  tomba  deux  fois  du  pouvoir.  A  s;; 
coude  chute,  il  mourut  subitement  dans  un 
hôtel  de  Sainl-Germato-en-Laye,  au  moment 
où  il  travaillait  à  renverser  Mac-Mahon. 

Tbiers  avait  toujours  cru,  de  lui-même,  qu'il 
était  le -eul  homme  capable  de  bien  gouverner 
la  France.  (Juand  il  gouvernait,  il  ne  savait 


536 


H16T01HE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOL1QI  E 


que  loul  perdre  et  obliger  les  autres  ;i  le 
chasser.  Critique  à  outrance,  mais  In  in  critique, 
quand  le  gouvernemenl  -r  trompait,  esprit  en 
quelque  t-orle  universel,  expert  dans  Tari  'le 

capter  une  assemblée,  il  n'était,  au  fond,  qu'un 
très  petit  esprit,  cloîtré  dans  l'élroitesse 
des  idées  révolutionnaires,  conservateur  par 
décence,  jacobin  par  goût,  grand  vulgari- 
sateur de  la  légende  impéri  île,  homme  en 
deux  tomes,  l'un  positif,  l'autre  négatif,  au 
total  zéro  boursouflé  d'amour-propre,  bouche 
habile  à  chaud  el  à  froid,  apte  surtout  à  pro- 
voquer les  tempêtes. 

Thiers  et  Guizot  furent  longtemps  les  deux 
grands  chefs  du  parti  libéral  ;  l'un  plus  ra- 
dical, l'au'replus  opportuniste,  tous  deux  as- 
servis aux  doctrines  de  178'.».  Cormenin-Timon 
les  a  mis  en  pirallèle:  ils  avaient  beaucoup 
de  mérite,  mus  furent,  par  leurs  fausses 
théories,  voués  à  une  égale  impuissance. 

Autour  de  ces  deux  chefs  d'écoe  et  de  parti 
se  groupaient  des  partisans.  Autour  deïhiers, 
Mignel,  qui  fut  son  clair  de  lune.  Itémusat,  qui 
écrivit  sur  saint  Anselme,  Duvergier  «le  Hau- 
ranne,  qui  composa  une  longue  histoire  de  la 
monarchie  consti tu1  ionnelle.  Autour  de  Guizot, 
Cousin,  Villemain,  Sauzet,  Salvandy,  Jaubert, 
Duchatel  et  une  foule  d'autres  qui  opinaient, 
suivant  la  formule,  comme   Monsieur  Guizot. 

En  dehors  de  ces  groupes,  mais  leurappar 
tenant,  les  deux  frères,  Augustin  et  Amédée 
Thierry,  se  frayèrent  une  voie  dans  l'érudition. 
Amédée  se  cantonna  dans  la  chute  de  l'empire 
romain  et  l'étudedes  temps  barbares  ;  il  écrivit 
sur  les  Gaulois,  sur  Alaric,  At'ila,  Stilicon  et 
sur  quelques  Pères  de  l'Eglise,  des  ouvrages 
savants,  dépasses  aujourd'hui,  déparés  par  un 
esprit  d'hostilité  bourgeoise  contre  l'Eglise. 
Augustin,  supérieur  à  son  frère,  par  le  savoir, 
par  le  talent  et  par  le  goût,  écrivit  sur  l'his- 
toire de  France  et  sur  la  conquête  de  l'An- 
gleterre par  les  Normands,  G  lizot  étudiait, 
dans  l'histoire,  le  jeu  des  formes  et  des  forces 
politiques;  Augustin  Thierry  s'en  réfère  à  la 
théorie  des  races  el  explique  les  faits  par  leur 
antagonisme.  Dans  l'étude  des  faits,  il  est 
instruit  ;  dans  les  récils  qu'il  en  donn>  ,  il  dra- 
mati-e  et  parfois  romantise  l'histoire.  D'abord 
hostile,  comme  son  frère,  à  l'influence  reli- 
gieuse, il  finit  par  en  reconnaître  la  sagesse 
eten  glorifier  la  bienfaisance.  Avant  de  mourir, 
il  s'était  converti  et  corrigeait  ses  livres  ;  ses 
éditeurs  furent  assez  peu  honnêtes  pour  ne 
tenir,  plus  tard,  aucun  compte  de  ses  cor- 
rections. En  sorte  que,  par  ses  ouvrages,  Au- 
gustin Thierry  est  censé  soutenir  des  thèses 
qu'il  avait  frappées  de  sa  réprobation. 

Au-dessous  des  Thierry,  deux  hommes  se 
frayèrent  une  autre  voie, Jules  Michelet  t-tKdgar 
(Juinet.  Jules  Michelet,  fié  à  Paris  en  17'J8,  se 
consaera  d'abord  à  l'histoire  et  l'écrivit  avec 
une  émotion  communicative  ;  plus  tard,  cédant 
à  une  impiété  toile,  il  poursuivit,  en  décla- 
mateur  frivole,  son  Histoire  de  France  et 
écrivit  son  Histoire  de  la  Révolution.  En  dehors 
de   ces  deux  histoires,   il  fit  un  résumé  de 


l'histoire  universelle,  une  histoire  de  la  répu- 
blique romaine,  des  mémoires  de  Luther.  Sur 
le  tard,  changeantd'objet,  il  éci  ivil  sur  l'amour, 
la  femme,  l'oiseau,  l'insecte,  la  montagne,  la 
mer,  des  ouvrages  intéressants  à  lire,  niais  dé- 
pourvus de  science,  quoiqu'il  affecte  toujours 
de  rendre  des  oracles.  Sous  Louis-Philippe, 
il  avait  entrepris,  av.  c  Quinet,  de  ressusciter 
levollairianisme  au  Collège  de  France  ;  les  d^ux 
frères  siamois  déclamaient  furieusement  contre 
l'ultramontanisme,  les  jésuites,  le  parti-prêtre: 
déclamations  vaines  d'esprits  dévoyés  que  le 
gouvernement  lit  taire.  Michelet  s  obstina  de 
plus  en  plus  dans  celle  furie  ;  il  écrivit  la  Uible 
de  C  humanité  et  la  Sorcière  :  cette  sorcière 
malfaisante,  c'est  l'Eglise,  et  mourut  a'.leint 
d'une  h \ slérie  au  cerveau.  Homme  de  talent, 
asfiirantà  faire  de  l'histoire,  non  pas  une  ana- 
lyse comme  Guizot  ou  une. synthèse  comme  Cha- 
teaubriand, mais  une  résurrection.  L'impiété 
et  la  lascivité  le  menèrent  finalement  à  l'alié- 
nation mentale. 

Edgar  QuTiet,  un  peu  plus  jeune  que  Mi- 
chelet, était  né  dans  le  Jura.  Moins  savant, 
plus  contenu  que  Michelet,  il  écrivit  sur 
Napoléon  et  sur  le  Juif  errant  des  ouvrages 
d'imagination  ;  s'il  resta  ennemi  de  l'Eglise, 
il  le  montra  moins,  et  lut  assez  honnête,  vers 
la  fin  de  sa  carrière,  pour  écrire  sur  la  révo- 
lution un  ouvrage  où  il  ose  relever  les  aberra 
lions  et  flétrir  les  crimes.  Tout  n'est  pas 
mauvais  ni  dans  Quinet,  ni  dans  Michelet; 
mais  les  vérités  qu'ils  connaissent,  ils  les  tour- 
nent à  mal,  et  sont,  à  la  lettre,  des  empoison- 
neurs publics,  des  malfaiteurs  intellectuels. 

Parmi  les  docteurs  du  liberalisme.il  convient 
de  faire  place  à  Cousin.  Né  à  Paris  en  179:2, 
répétiteur  à  l'Ecole  normale  en  1812,  pro- 
fesseur de  Sorbonne  en  1813,  Victor  Cousin, 
disciple  de  Laromiguière,  suppléant  de  Royer- 
Collard,  reagitd'abord  contre  le  matériali:-me 
de  son  maîlre  et  s'occupa  de  le  combattre  en 
s'appuyantsurThomas  lieid  et  Dugald-Stewart, 
les  deux  chefs  de  l'Ecole  écossaise.  Du  sen- 
>isme,  il  s'éleva  bientôt  aux  principes  méta- 
physiques de  la  philosophie;  il  fit  d'éloquents 
discours  sur  le  vrai,  le  beau  et  le  bien.  Grâce 
à  l'entraînement  <le  ses  leçons,  il  devint  une 
des  sirènes  libérales  de  la  jeunesse  et  passa  à 
l'opposition  contre  le  gouvernement.  Destitué 
par  le  ministère  et  devenu  plus  sympathique 
par  son  petit  air  de  victime,  il  fit  de  son  temps 
deux  parts:  l'une  pour  visiter  l'Allemagne  et 
s'enthousiasmer  des  doctrines  de  Kant  ;  l'autre 
pour  éditer  les  œuvres  de  Platon,  les  commen- 
taires de  Proclus  sur  le  'limée,  les  œuvres  de 
Descartes  et  le  Sic  et  JSon  d'Ahailard.  Rendu 
à  l'enseignement  par  Mailignac,  Cousin 
éludia,  dans  son  enseignement  public,  les 
diverses  écoles  de  la  philosophie  dans  les 
temps  anciens,  au  Moyen  Age  et  dans  les 
temps  modernes.  Pair  de  France  sous  Louis- 
Philippe,  un  instant  ministre,  membre  de 
l'Académie,  il  cumula  les  plus  hautes  fondions 
et  devint  comme  l'arbitre  de  l'enseignement 
officiel.  Dans  son  enseignement,  l'esprit  im- 


LIVRE  QUATRE- VINGT-QUINZIÈME 


537 


pressionnable  cl  enthousiaste  du  professeur 
B*é prenait  loiir  à  loin-  de  tous  les  systèmes  el 
p;»f;i iss.ùt  plutôt  un  disciple  qu'un  maître, 
et  encore  un  disciple  très  versatile  ;  dans  Bes 
livres,  il  préconise  un  système  à  lui  personnel 
qu'il  appelait  l'éclectisme.  Celait  un  système 
enfantin,  qui  consistait  à  choisir,  dans  tous  les 
systèmes,  ce  qui  lui  semblait  meilleur,  et  de 
Bes  morceaux  de  choix  tonner  sou  système. 
Comme  si  un  Bystème,  dans  su  rigueur  logique, 
n'impliquait  pas  l'exclusion  «te  tous  les  autres 
et  ne  se  refusait  pas  A  être  démoli  pour  entrer, 
par  ses  matériaux,  dans  la  construction  d\.n 
autre  édifice.  En  fait,  on  ne  peut,  prendre, 
dans  les  écrits  des  philosophes,  que  des  vérités 
expérimentales  ;  et,  par  le  rassemblement  de 
ces  extraits,  on  ne  fait  pas  un  système,  mais 
un  recueil  de  littérature  philosophique.  Tou- 
tefois, il  est  juste  de  reconnaître  que,  sous  le 
nom  d'éclectisme,  Cousin  représentait,  en  phi- 
losophie, le  spiritualisme  et  aboutissait,  en 
politique,  à  la  monarchie  constitutionnelle, 
qui  lui  lit  de  si  belles  rentes.  Etrange  faiblesse 
de  l'esprit  humain  !  G-uizot  partant  de  l'évo- 
lution des  formes  sociales,  Augustin  Thierry 
de  l'antagonisme  des  races,  Cousin  des  sys- 
tèmes de  philosophie,  tous  aboutissaient  à  la 
glorilicalion  «le  Louis-Philippe. 

Le  grand  vice  du  système  de  Cousin,  c'est 
qu'il  veut  faire  delà  philosophie  une  religion  ; 
c'est  qu'il  veut  un  Christianisme  sans  Christ 
et  sans  Eglise  ;  c'est  qu'il  s'enferme  orgueilleu- 
sement dans  le  rationalisme.  La  raison  dédiée 
exalte  toutes  les  passions  et  les  amni-tie  ; 
elle  livre  la  philosophie  à  tous  les  entraîne- 
ments, la  société  à  l'anarchie.  De  son  vivant, 
Cousin  put  assister  à  la  ruine  de  son  école  et 
voir  se  répandre  les  pires  doctrines.  Lui-même 
ss  désintéressa  de  l'enseignement,  des  qu'il  ne 
fut  plus  en  crédit;  retiré  dans  un  fromage  de 
Hollande,  il  s'éprit  de  Jacqueline  Pascal,  des 
dames  de  Longueville  et.  de  la  Maisonfort,  du 
Cyrus  de  Scudéry.  L'homme  qui,  pendant 
trente  ans,  avait  enthousiasmé  la  jeunesse  des 
écoles,  n'était  plus  à  la  fin  qu'un  tricoteur  de 
dentelles  et  le  patriarche  de  l'éclectisme  était 
devenu  le  continuateur,  à  peine  amendé,  de 
Brantôme.  Pour  tout  esprit  élevé,  ce  serait  un 
juste  abaissement;  pour  un  oracle  de  la 
philosophie,  c'est  une  déchéance  et  une 
honte. 

Cousin  eut  beaucoup  de  disciples.  Les  dis- 
ciples de  la  première  heure  lurent  Jouffroy, 
Leroux  el  hautain.  Hautain  quitta  l'enseigne- 
ment pour  entrer  dans  le  sacerdoce;  Pierre 
Leroux  fut  un  des  maîtres  du  socialisme  ; 
'I  héodore  Jouffroy,  qui  s'était  confiné  dans 
l'étude  du  droit  naturel,  devait  mourir  jeune. 
La  philosophie,  qui  l'avait  rendu  riche  et 
puissant,  n'avait  pas  su  satisfaire  les  besoins 
de  son  âme  ;  il  avait  entendu  dire  qu'elle  était 
l'autorité  des  autorités,  la  lumière  des  lu- 
mières, et  il  la  voyait,  enfouie  dans  un  trou 
plein  de  ténèbres  :  il  mourut  de  désespoir. 
Après  sa  mort,  Cousin,  pour  n.:  pas  trahir  les 
secrets  de  son  impuissance,  mutila  un  écrit 


posthume  de  Jouffroy  et  lit  scandale  par  l'im- 
probité  de  sa  conduite. 

Les  disciples  de  I  l  seconde  h. -lire  furent  |)a 

miron,  Vacherot,  Bouchitté,  Barthélémy  Saint* 

llilaiie,   Lcvesque,    llouiller,   (mlien    Aruoull, 

Geruzez, 'lissot.  TÏBSot  s'occupa  du  droit  pé- 
nal ;  <  leruzez  el  Damiron  écrivirent  l'histoire  de 
la  philosophie  ;  Douillet  édita  lesceuvres  de  ba- 
con ;  Bouchitté  composa  l'histoire  du  cartésia- 
nisme ;  Lévesque  se  confina  dans  l'esthétique; 
B.  Saint-Hilaire  traduisit  à  peu  près  en  entier 
les  œuvres  d'Ari*tote.  Vacherot,  égaré  dans 
les  théories  de  Hegel,  racheta,  par  sa  sagesse 
politique,  les  écarts  de  ses  doctrines. 

Les  disciples  de  la  troisième  heure  furent 
Emile  Saisset,  Amédée  Jacques  et  Jules  Si- 
mon. Saisset  mourut  jeune  ;  Jacques  s'écroula 
dans  le  socialisme;  Jules  Simon,  après  avoir 
collaboré  à  un  manuel  de  philosophie  et  pu- 
blié l'histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  étudia, 
dans  une  longue  série  de  volumes,  les  ques- 
tions politiques  de  la  religion  naturelle,  de  la 
liberté  de  conscience,  de  la  liberté  civile  et 
politique,  el  plus  spécialement  de  Técole,  de 
l'ouvrier  et  de  l'ouvrière.  Passionné  un  ins- 
tant pour  la  politique  radicale,  quand  il  vit 
où  elle  menait  la  France,  il  fit  volte-face,  et  se 
prit  à  défendre,  comme  homme  politique  et 
académicien,  cette  vieille  cause  du  droit  pu- 
blic dont  l'Eglise  est  la  triomphante  incarna- 
tion. Quand  l'Eglise  est  spoliée,  la  société  de- 
vient la  proie  du  socialisme.  —  Nous  avons 
eu,  avec  les  Simon  et  les  Vacherot,  de  bien- 
veillants rapports;  nous  nous  faisons  un  de- 
voir de  rendre  hommage  à  leur  loyauté. 

Un  homme  qui  fit  bande  à  part,  fut  Au- 
guste Comte.  C'était  un  ancien  élève  de  l'Ecole 
polytechnique,  certainement  très  fondé  en 
mathématiques  et  en  science  naturelle:  par 
ses  connaissances,  il  rendit,  comme  profes- 
seur, de  réels  services.  Dans  un  sentiment 
d'hostilité  aux  systèmes  de  philosophie  en 
crédit,  il  nia  la  philosophie  ou  plutôt  il  af- 
firma que  la  philosophie  devait  se  borner 
aux  sciences  naturell  s  et  aux  mathématiques. 
A  ses  yeux  il  n'existait  que  la  matière  ;  de  sa- 
voir s'il  y  a  un  Dieu  créateur  du  monde  et  si 
l'homme  a  une  âme  ;  si,  sur  celle  notion  d'âme 
et  de  Dieu,  on  peut  bâtir  une  philosophie,  ce 
sont  des  questions  qu'il  reléguait  dans  le 
royaume  de  ['irtcnynosciOle.  La  philosophie 
consistait  à  ne  rien  savoir  que  les  mathéma- 
tiques et  la  physique  :  Comte  appelait  cela  le 
positivisme.  Mais  comme  le  matérialisme  ne 
supprime  pas  les  problèmes  qu'il  nie,  Comte 
avait  dû  coudre,  à  son  programme,  des 
sciences  nouvelles,  qu'il  appelait  la  biologie  et 
la  sociologie,  en  d'autres  termes,  la  science  de 
l'homme  et  de  la  société,  choses  qui  ne  sont 
pas  précisément  nouvelles!  Sa  méthode  à  lui 
consistait  à  partir  de  l'atome,  et  par  la  dyna- 
mique de  la  matière»  d'expliquer  l'homme  et 
le  monde,  sans  s'occuper  ni  de  l'âme,  ni  de 
Dieu. 

Ce  rejet  de  Dieu  et  de  l'âme,  sous  pr' texte 
d'impuissance  a  connaître,  constitue,  envers 


538 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  i  A.THOLIQ1  I. 


les  écoles,  une  grande  injustice,  et,  eu  soi, 
une  absurde  prétention.  Résoudre  par  la  m  i 
liàre  de§  problèmes  qu'où  nie,  c'est  avant 
tout  une  contradiction  :  on  ne  résout,  rien  par 
le  silence,  et  eneore  moins  par  la  négation. 
En  tout  cas,  il  est  certain  que  la  matière,,  s'il 
n'existe  rien  autre,  ne  peut  pas  être  un  ron- 
dement de  religion  quelconque.  Le  monde 
matériel  esta  l'usage  de  l'homme;  l'homme 
s'en  sert,  il  n'a  pas  à  lui  demander  un  culte 
et  à  se  forger  des  idoles,  ou  a  se  réfugier  dans 
la  sorcellerie.  Par  une  contradiction  étrange, 
ce  .Comte,  qui  comptait  Dieu  et  l'Âme  pour 
rien  d'appréhensibla,  avait  adjoint,  au  posi- 
tivisme, une  classiGcation  de  l'histoire  gui 
aboutissait  à  sa  glorilication.  Comte  devenait 
le  pontife  île  l'humanité;  il  avait  dressé  un 
calendrier  à  l'usage  de  son  culte  et  deman- 
dait à  ses  adhérents  de  lui  servir  un  budget. 
Des  incidents  grotesques  signalèrent  ces  in- 
cartades. Comte,  le  rénovalcur  de  l'huma- 
nité, était  devenu  fou. 

Augu«te  Comte  eut  un  disciple  supérieur  à 
son  maître.  Emile  Liltré,  ancien  collaborateur 
du  Carre!  au  National,  s'était  mis  à  étudier  la 
médecine  el  avait  donné  une  édition  très  sa- 
vante des  Œuvres  d'Ilippocrate.  De  la  méde- 
cine passant  à  la  philosophie,  il  avait  étudié 
les  langues  romanes,  collaboré  à  l'histoire 
littéraire  de  France  et  consacré  sa  vie  à  la 
composition  d'un  grand  dictionnaire  de  la 
langue  française.  Entre  temps  il  était  venu 
aux  questions  religieuses  et  avait  lia  luit  de 
l'allemand  la  Vie  de  Jésus,  par  Strauss,  répéti- 
teur de  Tuhingue,  qui  avait  trouvé  bon  de 
nier  l'exNtence  historique  «I u  Christ.  Littré 
était  donc  un  s  ivant  de  premier  ordre,  lorsque, 
venant  à  examiner  les  excentricités  d'Auguste 
Comte,  il  les  codifia  et  écrivit  un  livre  inti- 
tulé :  Religion,  conterai  'ion,  positivisme.  De 
religion,  il  n'y  en  a  point  ;  la  conservation, 
c'est  le  monde  jeté  sur  le  plan  fuyant  des 
idées  révolutionnaires  ;  quant  au  positivisme, 
c'est  la  seule  chose  qu'il  voulait  expliquer, 
mais  sans  pouvoir  y  réussir. 

Littré  était  venu  au  mond^  pendant  la  Ter- 
reur; il  n'avait  pas  été  bapti-é.  Au  cours  de 
sa  vie,  il  avait  épousé  une  femme  très  chré- 
tienne ;  il  était  devenu  père  d'une  enfant  qui 
fut  bien'ot  une  jeune  fille  accomplie;  le  spec- 
tacle de  ces  vertus  domesLiques  s'imposa  à  son 
respect  et  à  ses  réflexions.  Malgré  les  exemples 
du  contraire,  il  ne  voulut  jamais  gêner,  dans 
la  pratique  de  leur  foi,  ni  sa  femme  ni  sa  fille. 
D'ailleurs  il  voyait,  par  expérience,  combien 
cette  foi  offre,  dans  les  épreuves  de  la  vie, 
d'efficaces  consolations.  Un  a  tant  besoin 
d'appui  dans  son  existence,  qu'en  briser  un 
seul  est  un  crime.  Littré  recevait  un  des  vi- 
caires de  la  paroisse,  l'abbé  Huvelin;  sur  le 
lit  de  mort,  il  se  fit  baptiser.  Ce  baptême  in 
extremis,  c'était  l'abjuration  de  toutes  les  er- 
reurs et  la  confession  de  la  foi  orthodoxe. 

L'histoire,  toutefois,  ne  peut  pas  oublier  que 
ces  doctrines  positivistes  de  Comte  et  de  Littré 
firent,  sur  les  contemporains,  une  impression 


désastreuse.  Cette  rédaction  du  pas-é  a  tiois 
périodes  :  théologique,  philosophique  et  scien- 
tifique ;  cette  classification  d  -  abou- 
tissant à  la  biologie  et  partant  de  la  chimie, 
ces  deux  données  parurent  simples,  décisives, 
et,  malgré  leur  obscurantisme,  fuient  accep- 
tées. La  chimie  fut  la  théologie  de  la  religion 
nouvelle,  ou  plutôt  la  marque  de  son  absence. 
l 'u  ne  parla  [dus  que  de  cornues,  que  de 
cellules,  de  microbes.  Les  chimistes  furent 
cône  dérés  comme  les  arbitres  de  la  destinée 
du  genre  humain. 

Parmi  les  chimistes  de  ce  temps,  on  peut 
citer  Naquet,  Dumas  Flourens,  Paul  llert, 
Berthelot,  Claude  Bernard  et  le  plus  grand  de 
tous,  Pasteur.  .Naquet  était  un  juif  bossa,  très 
malfaisant,  qui  ne  dépassa  jamais  les  éléments 
du  savoir.  Paul  Bert,  esprit  aventureux,  se 
signala  par  de  monstrueuses  expériences  sur 
les  animaux,  par  des  découvertes  fune?tes  à 
ceux  qui  y  crurent  et  par  une  haine  violente 
du  christianisme,  qu'il  comparait  an  phyllox 
et  voulait  traiter  par  les  insecticides,  tels 
que  le  sulfure  de  carbone.  Comme  beaucoup 
d'impies,  il  était  dévoré  par  une  avance  fé- 
roce ;  il  s'en  fut  gouverner  le  Tonkin  et  y 
mourut,  lierthelol,  camarade  de  Renan,  avait, 
comme  son  copain,  l'idée  de  détruire  le  chris- 
lianisme,  l'un  avec  des  textes  hébreux,  l'autre 
avec  des  expériences.  La  seule  expérience  que 
réussit  Berthelot,  ce  fut  d'accaparer  des  places 
et  de  cumuler  des  traitements.  On  a  proposé 
d'inscrire  sur  sa  tombe  :  Ci-gît  Berthelot  ; 
c'est  la  seule  place  qu'il  n'ait  pas  ambitionnée. 

Avec  Claude  Bernard,  nous  entrons  dans 
une  science  plus  sérieuse.  Bernard  forme  avec 
Flourens,  Dumas  et  plusieurs  autres,  une 
école  de  vrais  savant^.  Dumas  est  un  bon  chi- 
miste, selon  Bjrzélius  et  Lavoisier;  Flourens 
est  un  physiologiste  et  un  auteur  fécond,  aussi 
apte  à  introduire  dans  les  travaux  de  Cuvier 
et  de  Butïon,  qu'habile  à  se  frayer  une  voie 
vers  les  découvertes.  Claude  Bernard,  servant 
de  messe  à  Yillefranche  en  Beaujolais  avec 
Benoit  Langénieux,  depuis  cardinal,  est.  à  pro- 
prement parler,  le  créateur  de  la  physiologie. 

C'est  la  loi  de  l'évolution  intellectuelle  des 
peuples,  qu'ils  produisant  des  poètes  et  des 
philosophes,  avant  de  former  des  savants. 
Dans  ce  développement  progresr-il  de  l'huma- 
nité, la  poésie,  la  philosophie  et  les  sciences 
expriment  les  trois  phases  de  notre  intelli- 
gence passant  succes-ivement  par  le  senti- 
ment, la  raison  et  l'expérience;  mais,  pour 
que  notre  connaissance  soit  complète,  il  faut 
encore  qu'une  élaboration  s'accompl^se  en 
6ens  inverse  et  que  1  expérience,  en  remon- 
tant des  faits  aux  causes,  vienne  à  son  tour 
éclairer  notre  esprit,  lortifier  noire  sentiment, 
confirmer  notre  taison.  Au  lieu  de  prêcher, 
comme  les  impies,  l'antagonisme  îles  sciences- 
el  leur  révolte  contre  la  foi,  il  faut  donc,  non 
pas  les  confondre,  mais  les  unir  et  les  subor- 
donner. Au  lieu  de  cloîtrer  les  sciences,  les 
unes  dans  l'esprit  humain,  les  autres  dans 
la  matière,  il  fautx  se  dire  qu'il  n'y  a,   en  ce 


,IV!II<:  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


monde,  qu'une  seule  et  même  vérité.  Cette 
vérité  entière  et  absolue,  que  l'homme  pour 
suit  avec,  tant,  d'ardeur,  ne  sera  que  le  résul- 
tat d'uae  pénétration  réciproque  et  d'un  ac- 
cord définitif  de    toutes    les    sciences;    soit 

qu'elles  aient  leur  appui  dans  l'étude  des  pro- 
Mêmes  de  l'esprit  humain,  soit  qu'elles  aient 
pour  objet  l'interprétation  des  phénomène! 
de  la  nature. 

La  physiologie, qui  explique  les  phénomènes 
de  la  vie,  constitue  une  science  intermédiaire, 
qui  pousse  ses  racines  dans  la  science  physique 
de  la  nature  et  élève  ses  rameaux  dans  les 
sciences  philosophiques  de  l'esprit.  C'est 
comme  le  trait  d'union  entre  les  deux  ordres 
de  siiences,  ayant  son  point  d'appui  dans  les 
premières  et  donnant,  aux  dernières,  le  sup- 
port indispensable.  C'est  à  ce  point  de  vue 
que  Claude  Bernard  approfondit  les  mystères 
delà  physiologie;  il  étudie  le  système  ner- 
veux, le  système  musculaire,  le  système  os- 
seux, le  cerveau  et  la  moelle  epinière  ;  il 
expose,  si  j'ose  ainsi  dire,  la  fonction  de 
chaque  libre.  Mais  il  n'exclut  pas  l'esprit  et 
ne  nie  pas  la  religion.  Au  contraire,  il  com- 
prend les  fonctions  des  organes  comme  agent 
coopéraleur  des  fonctions  de  l'esprit  ;  il  éta- 
hlit  une  corrélation  rigoureuse  entre  les  phé- 
nomènes physiques  et  chimiques  et  l'activité 
des  phénomènes  de  la  vie  ;  il  veut  expliquer 
les  phénomènes  intellectuels  en  même  temps 
que  tous  les  autres,  mais  si  les  propriétés  ma- 
térielles constituent  des  moyens  nécessaires  à 
l'expression  des  phénomènes  vitaux,  nulle 
part  edes  ne  peuvent  donner  la  raison  pre- 
mière de  l'arrangement  fonctionnel  des  appa- 
reils. En  un  mot,  il  y  a,  dans  toutes  les  fonc- 
tions du  corps  vivant,  un  côté  idéal  et  un 
côté  matériel.  Le  côté  matériel  répond,  par 
son  mécanisme,  aux  propriétés  de  la  matière 
vivante;  le  côté  idéal  delà  fonction  se  rat- 
tache, par  sa  forme,  à  l'uni'é  du  plan  de  créa- 
tion et  de  construction  de  l'organisme.  Comme 
conclusion,  il  n'y  a  pas  de  séparation  à  éta- 
blir entre  la  physiologie  Pt  la  psychologis, 
pas  plus  qu'il  n'y  en  a  entre  la  psychologie 
et  la  religion. 

Un  jour,  Claude  Bernard  causait  à  la  porte 
de  la  Sorbonne.  Vint  à  passer  un  jeune  prêtre 
qui  allait  visiter  un  pauvre  malade.  L'interlo- 
cuteur fit,  sur  le  jeune  apôtre,  une  plaisan- 
terie déplacée.  "  Pour  moi,  repartit  Bernard, 
j'aimerais  mieux  être  jeté  à  la  Seine  avec 
une  meule,  de  moulin  au  cou,  que  de  consis- 
ter un  prêtre.  Le  prêtre  e-t  le  consolateur  des 
malheureux  ;  qui  donc  les  consolerait  s'il  n'y 
avait  que  des  Bavants  comme,  nous?  » 

Claude  Bernard  conduisait  donc  la  scipnee 
jusqu'à  'a  porte  de  l'Eglise;  mais  que  penser 
de  ceux  qui  lui  défendent  d'entrer,  sous  ce 
frivole;  prétexte  qu'ils  expliquent  tout  par  la 
matière?  l'as'eur  va  nous  l'apprendre. 

L'/ui-  l'.i-ifiii-,  né   a    iJôle   en   1822,  devint, 

au  sortir  fie  l' Ecole  normale,  tour'  à    tour  pro- 

•  ur  ,-i  Dijon,  à  Strasbourg,  à  Lille  et  enlin 

a  Pari*.  Le    professeur  était  doublé   d'un  sa- 


vant ;  bientôt    le  savant  éclips,-i    le  professeur. 

Le  fait  qui  \e  mil  en  évidence  fui  un  mémoiri 

sur  les  l'crne  nlalioos,  dirigé  contre  les  parti- 
sans  de  l'hétérogônie.  in  profe  leur  de  Kuuen, 
Georges  Pouchet,  avait  prétendu  que  la  ma 
tière  produit  La  \i"  et  que,  pour  expliquer  le 
monde,  on  peut  se  passer  de  Dieu.  Pasteur 
contesta  l'exactitude  des  expériences  de  Pou 
chat,  en  découvrit  le  vice,  et  prouva,  par  une 
expérience,  cello  vérité  ancienne  :  Ex  ni/dlo 
nihii  fit.  Il  n'est  pas  vrai,  ni  surtout  pas  dé- 
montré qu'il  y  ait,  dans  la  nature,  une  puis- 
sance créatrice  et  que,  par  une  évolution 
croissante,  du  moins  au  plus,  de  l'atome  et  de 
la  cellule  soient  sortis  l'homme  et  le  monde. 
S'il  y  a  des  germes  dans  la  nature,  ils  ont  été 
semés  par  la  main  de  Dieu,  dont  il  est  dit 
expressément  qu'il  a  semé  des  germes;  et  si 
les  êtres  créés,  par  génération  et  croisements 
produisent  des  espèces  et  des  variétés,  c'est  en 
vertu  des  lois  du  créateur.  Cette  controverse 
avait  attiré  l'attention  du  monde  entier  ;  elle  fit 
entrer  Louis  Pasteur  dans  la  gloire. 

L'étude  sur  les  ferments  conduisit  Pasteur 
à  constater  que  ces  phénomènes  n'étaient  pas- 
des  faits  de  corruption,  comme  on  l'avait  cru, 
niais  une  évolution  de  la  vie  des  microbes. 
L'esprit  généralisateur  et  pénétrant  de  Pas- 
teur ne  se  borna  pas  à  tirer  de  sa  découverte, 
quelques  améliorations  des  liquides,  il  en  fit 
la  base  d'une  thérapeutique.  D'après  Pasteur,, 
le  corps  humain  apparaît  comme  un  orga- 
nisme, physiquement  admirable  ;  mais  ses  or- 
ganes sont  envahis  parde  petits  êtres,  dont  l'ac- 
tion mystérieuse  produit  les  maladies.  En 
sorteque  si  vous  parvenez  à  découvrir  unsérum 
quelconque,  qui  tue  le  microbe,  vous  avez  dé- 
couvert le  remède  a  la  maladie  dont  il  est  la 
cause.  Pasteur  fut  aussi  amené  à  chercher 
des  bouillons  de  culture,  soit  pour  produire 
les  bacilles,  soit  pour  les  exterminer.  Les  appli- 
cations de  ses  découvertes  se  font  aujourd'hui 
dans  de»  établissements  où  l'on  guérit  de  la 
rage,  ou  par  des  procédés  qui  guérissent  du 
croup,  en  attendant  qu'on  découvre  le  sérum 
d'autres  maladies.  Par  ces  découvertes,  Pas- 
teur n'est  pas  seulement  un  savant  de  premier 
ordre,  c'est  un  bienfaiteur  de  l'humanité. 

En  son  privé,  Pasteur  était  bon  chrétien, 
comme  Leverrier,  comme  llécamier,  comme1 
Cauchy,  comme  Blainville,  comme  Galilée, 
Copernic  et  Nenton.  Lorsqu'il  venait  en  va- 
cances, il  se  plaisait  à  retrouver  sa  place  à 
l'églis?e  et  à  présider  la  distribution  des  prix 
aux  enfants  des  écoles.  Lorsqu'il  fut  reçu  à 
l'Académie  française,  au  fauteuil  de  Littré,  il 
n'hésita  pas  à  faire  profession  de  ses  senti- 
ments. Le  positivisme  de  Littré  était  aux  an- 
tipodes des  principes  de  Pasteur.  Pasteur, 
louant,  dans  Littié,  ce  qui  est  louable,  sa 
science,  ses  mœurs,  ses  études  de  philosophie 
et  son  Dictionnaire,  ne  se  contenta  pas  de 
réprouver  sommairement  l'éditeur  athée  du 
Dictionnaire  de  Nysten  et  l'arrangeur,  assez 
réussi,  des  folles  idées  d'Auguste  Comte;  il 
voulut  motiver  sa  réprobation. 


540 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Pasteur,  qui  est  un  savant  comme  Claude 
Bernard  el  est  un  grand  savant  parce  qu'il  est 
chrétien,  pose,  comme  point  de  départ,  l'm- 
connu  dans  le  possible  et  non  dans  ce  qui  a 
été.  Pour  découvrir  cet  inconnu,  il  faut  re- 
courir;! la  méthode  expérimentale;  mais  celle 
méthode  ne  doit  pas  se  confondre  avec  l'ob- 
servation  einpyriqu*,  bornée  aux  faits  visibles; 
elle  recourt  a  l'hypothèse  et  suppose,  comme 
premier  élément,  l'infini.  Dieu  a  mis,  dans 
les  créai u tes,  les  mystères  de  sa  science  ; 
la  science  humaine  aspire  à  les  résoudre.  Si 
vous  niez  l'infini,  vous  niez  par  là  même 
l'ordre  des  idées  et  des  réalités  ;  il  n'y  a  plus  ni 
logique,  ni  métaphysique,  ni  science;  le  monde 
est  un  monceau  de  poussière.  Le  savant  qui 
se  borne  à  l'observation  empirique,  commet 
une  erreur  de  méthode,  parce  qu'il  ne  recourt 
pas  vraiment  à  l'expérimentation,  et  une 
erreur  de  calcul,  parce  qu'il  oublie  le  premier 
facteur.  Que  si,  dans  ces  conditions,  il  fait  la 
guerre  à  la  foi,  c'est  au  nom  d'une  erreur  et 
avec  une  cruauté  diabolique.  «  Quant  à  moi, 
dit  Pasteur,  qui  juge  que  les  mots  progrès  et 
invention  sont  synonymes,  je  me  demande  au 
nom  «le  quelle  découverte,  philosophique  ou 
scientifique,  on  peut  arracher  de  l'àme  hu- 
maine ces  grandes  préoccupations  :  elles  me 
paraissent  éternelles,  parce  que  le  mystère 
qui  enveloppe  l'univers,  est  lui-même  éternel 
de  sa  nature.  »  Faraday  avait  dit  précédem- 
ment :  «  La  notion  et  le  respect  de  Dieu 
arrivent  à  mon  esprit  par  des  voies  aussi 
sûres  que  celles  qui  nous  conduisent  à  des 
vérités  de  l'ordre  physique  ». 

Comte  et  Littré  croyaient  et  avaient  fait 
croire,  à  des  esprits  supeificiels,  que  leurs 
systèmes  reposaient  sur  les  mêmes  principes 
que  la  méthode  scientifique,  dont  Archimède, 
Galilée,  Pascal,  Newton,  Lavoisier  sont  les 
vrais  fondateurs.  C'est  une  erreur  profonde. 
Leur  positivisme  ne  pèche  pas  seulement 
par  une  cireur  de  méthode.  Dans  la  trame, en 
apparence  1res  serrée, deleurs  propres  raisonne- 
ments, se  révèle  une  grande  et  visible  lacune. 
Cette  lacune  consiste,  dans  la  conception  gé- 
nérale du  monde,  de  ne  tenir  aucun  compte 
de  la  plus  importante  des  notions  positives, 
delà  notion  de  l'infini.  Au  delà  de  la  voûte 
étoilée,  l'esprit  humain  ne  cessera  jamais  de 
demander  :  Qu'y  a-t-il?  Au  delà  du  temps 
et  de  l'espace,  il  n'y  a  plus  ni  espace  ni  temps 
sans  limites.  Nul  ne  comprend  ces  paroles. 
Celui  qui  proclame  l'existence  de  l'infini  et 
personne  ne  peut  y  échapper,  accumule,  dit 
Pasteur,  dans  cette  affirmation,  plus  de  surna- 
turel qu'il  n'y  en  a  dans  tous  les  miracles 
de  toutes  les  religions  :  car  la  notion  de  l'in- 
fini a  ce  double  caractère  de  s'imposer  et 
d'être  incompréhensible.  «  La  notion  de  l'infini 
dans  le  monde,  s'écrie  Pasteur  après  Faraday, 
j'en  vois  partout  l'inévitable  expression.  Par 
elle,  le  surnaturel  est  au  fond  de  tous  les 
cœurs.  L'idée  de  Dieu  est  une  forme  de  l'idée 
de  l'infini.  Tant  que  le  mystère  de  l'infini  pè- 
sera  sur  la   pensée    humaine,    des    temples 


ponl  élevés  au   culte   de    l'infini.   El  sur  la 

dalle  de  «es  temples,  vous  verre/,  des  hommes 
mmillés,  prosternés,  abîmes  dans  la  pensée 
de  l'infini.  La  métaphysique  ne  fait  que  tra- 
duire au  dedans  de  nous  la  notion  dominatrice 
de  l'infini.  La  conception  de  l'idéal  n'est-elle 
pas  encore  la  faculté,  reflot  de  l'infini,  qui,  en 
présence  de  la  beauté,  nous  porte  a  imaginer 
une  beauté  supérieure.  La  s.  ience  et  le  be- 
soin de  comprendre  sont-elles  autre  chose  que 
l'aiguillon  du  savoir,  qui  met  en  notre  âme  le 
mystère  de  l'univers.  Où  sont  les  vraies  sources 
de  la  dignité  humaine,  de  la  liberté  et  de  la 
démocratie  moderne,  sinon  dans  la  notion  de 
l'infini,  devant  laquelle  tous  les  hommes  sont 
égaux?  » 

«  Il  faut  un  lien  spirituel  à  l'humanité  », 
disait  Littré.  Ce  lien  spirituel,  répond  Pasteur, 
ne  saurait  être  ailleurs  que  dans  la  notion 
supérieure  de  l'infini,  parce  que  ce  lien  spi- 
rituel doit  être  associé  au  mystère  du  monde. 
La  notion  de  l'humanité,  séparée  de  Dieu,  est 
une  notion  superficielle  et  suspecte.  Il  y  a,  dans 
le  dessons  des  choses,  une  puissance  mysté- 
rieuse ;  les  Grecs  les  exprimaient  par  le  mot 
enthousiasme,  un  Dieu  intérieur.  La  grandeur 
de>  actions  humaines  se  mesure  à  l'inspira- 
tion qui  les  fait  naître.  Heureux  qui  porte  en 
soi  un  Dieu,  un  idéal  de  beauté  et  qui  lui 
obéit  :  idéal  de  l'art,  idéal  de  la  science,  idéal 
de  la  patrie,  idéal  des  vertus  de  l'Lvangile. 
Ce  sont  là  les  sources  des  grandes  pensées  et 
des  grandes  actions.  Toutes  s'éclairent  de  re- 
flets de  i'inlini. 

Malgré  ces  grandes  refutations.de  la  chimie 
athée,  aspirant  à  créer  le  monde  avec  des 
animalcules  nés  dans  des  eaux  corrompues, 
il  resta  encore  des  esprits  forts  etfaibies  pour 
tenir  à  l'athéisme.  Parmi  eux,  il  faut  citer 
Hippolyte  Taine.  Taine,  né  à  Vouziers  en 
1828,  sorti  docteur  de  l'Ecole  normale,  quitta 
l'enseignement  universitaire  pour  se  livrer 
aux  éludes  personnelles.  A  l'école,  on  l'avait 
surnommé  le  bûcheron;  il  fut  un  travailleur 
infatigable  Bien  qu'il  soit  mort  à  soixante- 
cinq  ans,  ses  ouvrages  atteignent  un  to'al  con- 
sidérable. Nous  citons  des  éludes  sur  La  Fon- 
taine et  sur  Tite-Live,  un  volume  sur  les  phi- 
losophes françaisau.xix0  siècle, deux  volumesde 
mélanges,  des  voyages  aux  Pyrénées  et  en 
Italie,  plusieurs  volumes  sur  les  arts,  une  his- 
toire de  la  littérature  anglaise  en  cinq  vo- 
lumes, et,  en  six  volumes,  les  Origines  de  la 
France  contemporaine. 

Taine  n'avait  pas  été  appelé,  par  une  voca- 
tion particulière,  à  la  culture  des  sciences. 
Voyant  l'étude  de  la  nature  s'élever  vers  des 
formules  chaque  jour  plus  générales,  il  pensa 
qu'elle  possédait  un  instrument  universel 
applicable  à  la  recherche  de  toute  la  vérité. 
L'est  ainsi  que  la  méthode  scientifique,  mar- 
quant de  son  empreinte  la  plupart  de  ses  con- 
ceptions, en  a  déterminé  les  ligne-magistrales. 
Sur  La  Fontaine,  par  exemple,  sujet  rebattu, 
il  applique  pour  la  première  fois  la  doctrine, 
la  méthode,  le  plan,  auxquels  il  subordonnera 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


541 


presque  tous  ses  écrits.  La  Fontaine  lui  nppa- 
ralt,  non  pas  comme  uni;  irradiation  d'âme, 
mais  comme  le  produit  naturel  et  condensé 
de  sa  race,  «lésa  province  etde  son  époque 
C'était  déjà  la  théorie  de  Montesquieu  ;  elle 
est  suivie  ici  avec  plus  de  rigueur.  Pour  jus- 
tifier ces  théories  par  un  exemple,  La  Fon- 
taine est  considéré  comme  un  type  de  race 
gauloise.  L'auteur  décrit,  avec  un  grand 
charme,  celle  Champagne,  sa  patrie,  où  les 
montagnes  sont  collines,  les  bois  bosquets, 
les  llcuves  de  minces  rivières  qui  serpentent 
au  milieu  des  aunes  :  contrée  tem|  éree  et 
calme,  où  le  soleil  n'est  pas  terrible  comme 
au  raidi  et  la  neige  persistante  comme  au 
nord;  où  l'on  se  laisse  vivre,  mangeant  son 
fond  et  s'en  allant  comme  on  est  venu,  sans 
cérémonie. Le  Champenois  n'est  ni  alourdi, 
ni  exalté,  mais  d'un  esprit  leste,  juste,  avisé, 
prompt  à  l'ironie.  Pour  produire  un  La  Fon- 
taine, ajoutez  la  finesse,  la  sobriété,  la  ma- 
lice. I l'art  et  Téléjrance  du  siècle  de  I  ouisXlV. 
Voilà  le  système:  le  pays,  la  race,  le  moment 
et  la  condensation  de  l'ensemble  de  leurs 
caractères,  pour  réaliser  un  type. 

Ce  sysième  est  matérialiste  et  impie-  D'a- 
près ce  système.  I  homme  de  talent  ou  de  gé- 
nie se  prodi.il  comme  les  légumes  dans  un  jar- 
din. L'homme  pousse  comme  la  plante,  par 
une  gestation  ii  consciente;il  n'a  point  de 
liberté,  mais  obéit  au  fatalisme.  Conclusion 
absurde  queTaiue  formula  parcelle  fameuse 
phrase:  «  La  vertu  et  le  vice  sont  des  produits 
comme  le  sucre  et  le  vitriol  ».  Avec  celte  théo- 
rie, l'aine  ravageait  l'ordre  intellectuel  et  mo- 
ral, comme  Renan  ravageait  l'ordre  religieux 
avec  des  emprunts  aux  exégètes  d'outre-Rhin. 
Entre  eux,  toutefois,  il  y  avait  une  différence  : 
l'un  était  un  êire  intellectuellement  bas,  un 
sophiste,  un  menteur  ;  l'autre  était  un  homme 
droit,  probp,  sincèrement  épris  de  la  vérité  et 
croyait  la  servir  quand  il  lui  tournait  le  dos. 

i  es  (Jriyuies  de  la  France  con(emj/oraine,o\i- 
vrage  capiial  de  Taine,  celui  par  lequel  il  a 
reriiiu  les  meilleurs  services,  ne  déroge  pas  à 
la  théorie  des  milieux  ;  il  s'inspire  encore 
d'un  historien  anglais,  Carlisle.  Dans  cette 
œuvre,  composé*1,  comme  une  mo>aïqne,  de 
cent  mille,  détails  pris  sur  le  vif,  la  dévolu- 
tion de  80  se  révèle  comme  une  immense  ex- 
propriaiion,  delà  noblesse,  et  du  c'ergé,  au 
profit  de  la  bourgeoisie.  Pendant  quatre  ans, 
il  y  eut  ce  que  Taine  appelle  l'anarchie  spon- 
tané», un  chaos  comparable  à  celui  que  rêvent 
les  anarchistes.  La  bourgeoisie  française  avait 
encore  du  tempérament;  elle  joua  de  ses 
.lisses  mains  pour  se  nantir.  Les  procureurs, 
les  avoues  et  avocats  de  province,  robins  de 
tout  poil,  fermiers  cossus,  intendants,  domes- 
tiques de  bonnes  maisons  savai  mt  où  étaient 
les  lions  endroits  ;  ils  prirent  la  direction  des 
coiuii-s,  firent  guillotiner  les  maîtres  sous 
prétexte  d'incivisme  et  achetèrent  leurs  do- 
maines avec  une  poignée  d'assignats.  La  pro- 
priété aujourd'hui  est  en  état  de  pèche  mor- 
lei. 


Au  bout  de  sepl  ou  huit  ans,  l'opération 
était  terminée;  le*  nouveaux  propriétaires 
s'occupèrent  de  réorganiser  l'ordre  a  cial  pour 
garantir  leur  propriété.  Au  bout  d'un  siècle, 
le  renne  fondé  par  la  bourgoisie  victorieuse 
tombe  en  lambeaux.  Le  monde  féodal,  guidé 
par  son  in-iinet  de  race  et  soutenu  par  des 
principes  religieux,  vivifié  par  la  vertu  chré- 
tienne, avait  duré  i\<'*  siècles,  et  d ans  beau- 
coup de  pays,  dure  encore.  Le  monde  bour- 
geois, obligé  a  cela  par  les  théories  humani- 
taires dont  il  s'était  servi  pour  arriver  au 
pouvoir,  dut  accepter  le  Juif  et  il  en  meurt. 
Le  Juif  en  France  a  confisqué  la  Révolution  à 
son  profit,  cl  nous  voilà  acculés  à  ce  dilemme: 
11  faut  (pie  la  France  périsse  ou  que  le  Juif  soit 
remis  à  sa  place. 

Il  y  a.  sur  l'ouvrage  de  Taine,  une  réserve  à 
énoncer.  Son  livre  est  exact  et  impartial  à 
l'égard  de  la  Révolution  :  il  est  injuste  envers 
respècehumaine.enversl'Egliseetenvers  Dieu  ; 
c'est-a-dire  plein  de  lacunes,  inexact  et  im- 
pie, malgré  son  savoir,  son  talent  et  sa  bonne 
volonté. Si  la  Révolution  estsatanique,  comme 
le  prouve  Taine  et  comme  l'aval  dil  M.  de 
Mai<tre,  Satan,  qui  l'a  accomplie  par  le  crime 
et  l'injustice,  a  dû,  bien  malgré  lui,  servir  Dieu. 
Son  œuvre  n'est  pas  la  fin  du  monde,  c'est  une 
transformation,  qui  peut,  avec  le  concours  de 
l'Egli-e,  pioduired'heureux  fruits.  Nous  hono- 
rons la  droiture  qui  cherche  le  bon  chemin  en 
dépit  des  aveuglements  de  la  science  et  de 
l'esprit  du  temps  ;  mais  il  ne  faut  pas  prendre 
ce  livre  pour  un  jugement  définitif,  comme 
s'il  s'agissait  du  discours  de  Bossuel  sur  l'his- 
toire universelle. 

Après  les  lettres  et  les  savants,  il  faut  par- 
ler des  poètes.  Notre  siècle  en  compte  beau- 
coup ;  vous  ne  croiriez  pas  que,  dans  un  siècle 
si  prosaïque,  tant  d'âmes  se  plai-enl  à  chanter. 
Dans  la  quantité,  il  y  en  a  de  bons,  il  y  en  a 
de  mauvais,  beaucoup  de  médiocres,  peu  de 
grands.  La  palme  de  lagiandeurse  décerne 
communément  à  Victor  Hugo  et  à  Lamartine. 

La  poésie,  à  la  fin  du  xvme  siècle,  était  en 
pleine  décadence.  Les  plus  pauvres  banalités, 
pourvu  qu'elles  fussent  libertines,  suffisaient 
à  l'amusement  des  salons.  Imitations  stériles 
de  l'antiquité,  descriptions  mornes  d'une  na- 
ture fictive,  pastiches  décolorés  des  modèles 
littéraires,  tontes  les  compositions  nouvelles 
n'offraient  plus  que  des  vers  sans  idée,  sans 
chaleur,  sa>  s  mouvement  et  sans  vie.  Le  ma- 
térialisme et  la  mythologie  avaient  afi'idi  les 
croyances,  ilesséché  les  cœurs,  corrompu  la 
la  langue  même.  Des  esprits  délicats  avaient 
pressenti  la  nécessité  d'une  renaissance  litté- 
raire. Après  l'écroulement  de  la  société,  le 
langage  appelait  une  transformation  ;  la  litté- 
rature, un  renouveau.  Sous  1  empire,  la  pen- 
sée est  aux  mathématiques,  la  main  à  l'épée. 
Au  retour  des  anciens  rois,  les  sentiments, 
longtemps  refoulés,  font  explosion.  Chateau- 
briand avait  •  té  poète  en  prose;  deux  émules 
de  Chateaubriand  vont  continuer  l'œuvre 
commencée  par  le  Génie  du  Christianisme. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


An  début,  s'engage  la  grand*  bataille  <l  a 
elassiqnes  el  des  romantiques.  Les  claesiq 
meurent    d'anémie;   les   romantique!   entre- 
prennenl  la  transfusion  d'un  tan  g  nouveau.  Le 
porte- étendard  du  romantisme  déclare   que 

les  ailleurs  ont  le  droit  de  tout  user,  de  créer 
leur  style,  de  traîner  en  laisse  grammaire  et 
dictionnaire.  Plus  de  procèdes  d'écoles,  plus 
de  lois  conventionnelle-!  Au  poète,  corn  me 
à  la  nature  le  droit,  non  seulement  de  mêler 
l'ombre  a  la  lumière,  mais  d'unir  le  laid  an 
beau,  le  difforme  au  gracieux,  le  grotesque 
au  sublime.  L'autorité  des  règles  doit  le  céder 
à  l'indépendance  des  natures.  L'artiste  ré- 
clame, pour  ses  initiative-,  une  liberté  sans 
limite.  Quant  au  fond  de  la  langue  poétique, 
à  l'insuffisance  des  mots,  à  l'étrohesee  des 
règles,  il  repousse  les  traditions  classiques,  le 
caractère  de  solennité,  la  pompe  ambitieuse 
du  style.  Les  novateurs  ouvrent  la  barrière  à 
tous  les  mots,  bons  ou  sublimes,  nobles  ou 
familiers  ;  ils  remplacent  les  inversions  for- 
cées, les  pbrases  laborieuses,  par  l'expression 
propre  et,  brisant  les  dernières  entraves  du 
vers,  rompent  la  césure  au   nom  du   rythme. 

Le  premier  qui  entre  en  scène  est  Lamar- 
tine. Alphonse  de  Lamartine  naquit  à  Màcon 
en  1790.  »n  foyer  paternel,  il  subit  deux  in- 
fluences :  il  lut  la  Bible  avec  sa  mère  et  con- 
nut, par  les  livres,  la  philosophie  de  Rous- 
seau. Ces  deux  influences  sur  une  âme,  as>ez 
molle  pour  les  recevoir  et  assez  faible  pour 
les  garder,  expliquent  ses  contradictions.  Ln 
lui,  il  y  a  deux  hommes,  l'un  à  peu  près  chré- 
tien, élevé  par  les  Jésuites;  l'autre  à  peu  près 
philosophe,  emporté  à  tous  les  rivages  de  la 
pensée.  Jusqu'en  1830,  Lamartine  appartient 
à  la  diplomatie;  après,  il  devient  député 
d'abord  conservateur,  puis  opposant,  à  la  fin 
révolutionnaire;  en  1848,  chef  du  gouverne- 
ment provisoire,  ministre  des  affaires  étran- 
gères ;  sous  l'empire,  homme  de  lettres,  ga- 
gnant son  pain,  c'est  son  mot,  comme  le  cas- 
seur de  pierres  sur  la  roule  :  tel  est,  en 
abrégé,  la  vie  publique  de  Lamartine. 

Les  œuvres  poétiques  de  Lamartine  com- 
prennent deux  volumes  de  méditations,  des 
harmonies,  des  recueillements,  Jorelyn  et  la 
chute  d'un  an<e.  On  lui  doit  aussi  des  nou- 
velles, quelques  histoires,  des  discours  et  des 
mémoires,  plus  un  assez  volumineux  bagage 
de  journal  sme.  Les  histoires  ont  pea  de  va- 
leur; le-  di-cours  ont  leur  place  dans  l'his- 
toire parlementaire;  les  œuvres  poétiques  ont 
été,  pour  Lamartine,  le  grand  instrument 
d'action  sur  son  pays  et  sur  son  siècle. 

Rarement  un  homme  se  rencontra  doué 
d'inclinations  plus  heureuses  que  Lamartine. 
Amant  de  la  vraie  gloire,  son  esprit  cherche 
avidement  la  vérité,  son  cœur  la  justice.  Les 
plus  hautes  conceptions,  quand  elles  lui  sont 
présentées,  il  les  embrasse  sans  eflort.  Per- 
sonne ne  dé-ire  plus  q;:e  lui  servir  et  illustrer 
sa  patrie.  S'il  a  la  religion  du  devoir,  du 
courage  dans  le  danger,  il  possède,  mérite 
plus  rare  encore,  la  fidélité  à  ses  convictions. 


A  postez  une  chasteté  de  sentimenlsqui  rappelle 
Bossue!  et  une  puissance  de  verbe  qui  tient  du 
prodige,  lui  poésie,  il  ■  tous  les  sentiments 
qui  élèvent  aux  plut  hautes  régions  de  l'esprit. 

Les  hautes  idées,  les  noble-  émotions  s'expri- 
ment, dans  ses  fera,  avec  une  telle  harmonie, 
que  jamais  la  langue  française  n'a  chanté;  plus 
mélodieusement  que  aur  ans  lèvres.  Son  style 
e-t  fait  de  musique,  comme  sa  pensée  est  faite 
de  poésie.  La  realité  n'est,  pour  lui,  qu'un 
marchepied  vers  l'idéal  ;  ses  œuvres  sont  un 
e^sor  perpétuel  vers  un  monde  sup  rieur.  Le 
sentiment  rie  la  nature,  la  contemplation  de 
l'univers  prennent  cln  z  lui  la  même  voit  que 
les  mouvements  du  cœur;  ils  l'aident  à  s'en- 
voler an-dessus  du  monde  visible,  à  monter 
jusqu'au  principe  de  tous  les  mondes,  jusqu'à 
la  source  de  tous  les  êtres.  C'est  là  le  beau 
côté  de  Lamartine,  et  par  quoi  il  a  séduit  et 
élevé  son  siècle. 

Mais  il  a  manqué,  à  Lamartine,  une  foi 
fixe.  Catholique  à  ses  débuts,  il  codera  plus 
tard  aux  inspirations  du  panthéisme.  Lni- 
mème  a  voulu  nous  apprendre  que  ses  poésies 
religieuses  n'elaient  que  de-  jeux  d'esprit  et 
qu'il  en  avait  composé  beaucoup  d'autres  qui 
disent  le  contraire.  Pourtant,  il  déc'are 
n'avoir  livré,  au  monde,  que  des  fragments,  et 
avoir  rêvé  la  grande  épopée  du  siècle:  Pen- 
dent o/jern  inlerru/jta.  En  l'examinant  bien, 
dans  ses  meilleures  poésies,  vous  verrez  que 
Lamartine  n'est  pas  le  poète  catholique 
de  bon  aloi.  «  Pour  lui,  dit  Uonoso  Lortes, 
Je  catholicisme  n'a  jamais  été  une  religion, 
mais  une  poé-ie  ;  il  ne  l'a  pas  chante,  parce 
qu'il  était  profondément  touché  de  sa  beauté 
morale,  mais  parce  que  ses  magnifiques  splen- 
deurs l'éblouirent,  lorsqu'il  ouvrit  ses  yeux 
à  la  lumière.  » 

Dieu  l'avait  comblé  de  ses  dons.  Lamartine, 
malgré  ses  défaillances,  est  le  plus  grand 
poète  du  siècle;  nais  que  se?  défaillances  sont 
terribles!  La  misérable  influence  du  doute  et 
de  la  vanité  ont  dispersé  les  dons  de  Dieu  en 
œuvres  souvent  vaines  et  trop  souvent  b'à- 
mables.  Cet  homme  si  bien  doué,  si  hien  ins- 
tallé dans  la  vie,  qui  a  connu  les  revers  et 
même  la  pauvreté,  a  douté  de  tout  excepté 
de  lui-même,  el,  par  ce  double  malheur,  sa 
vie  apparaît  comme  un  immense  gaspillage. 
Il  n'y  a  de  beau  d  »ns  ses  œuvres  que  «tes  frag- 
ments. Ils  sont  nombreux,  quelques-uns  sont 
grandiose?,  aucun  n'est  parfaitement  pur. 
Tout  y  porle  la  marque  du  génie  et  le  signe 
de  la  défaillance. 

Soit  en  politique,  soit  en  art,  on  se  de- 
mande si  Lamartine  a  bien  su  ce  qu'il  pen- 
sait, ce  qu'il  voulait,  ce  qu'il  fai-ait,  et  si 
même  il  possédait  la  faculté  d'y  réfléchir  et 
de  se  corriger.  L^s  inspirations,  les  visions  le 
hantaient  ;  il  suivait  tout  avec  empresse- 
ment ;  il  exprimait  tout  avec  éclat.  On  a  dit 
de  lui  qu'il  tourn  lit  toujours,  mais  en  l'absence 
du  vent.  Aucune  idée  fixe,  rien  de  stable.  Ce- 
pendant l'idée  stable  ne  lui  était  pas  inconnue 
et  il  ne  manquait  pas  de  fermeté  dans  la  tem- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


le.  Seulement  sa  fermeté  élail   une  fermeté 

l'orgueil,  et  il  connaissait  la  vérité,  comme  les 

païens    connaissaient    Dieu,  sans  te   révérer 

comme  Dieu.  La  vérité  n'était,  pour  lui,  qu'une 

Vérité. 

Mais  enfin,  grâce  à  Dieu,  il  est  revenu  à  ses 
commencements.  Vieux,  humilié,  infirme,  le 
pied  dans  l'antichambre  de  l;i  mort,  loin  de 
toute  gloire  humaine,  il  s'est  souvenu,  il  s'est 
reconnu,  et  par  une  grâce  longtemps  [-"fusée 
peut-être,  il  a  tiré  son  âme  du  naufrage  de 
toutes  ses  splendeurs. 

Victor  Hugo  naquit  à  Besançon  en  1X03, 
d'un  père  soldat  et  d'une  mère  vendéenne. 
Les  vicissitudes  de  la  guerre  conduisirent  le 
nouveau-né  en  Espagne,  en  Allemagne,  en 
Italie,  et  le  ramenèrent  en  France  :  cette  vie 
déracinée  colora  fortement  son  imagination 
et  déteignit  sur  son  intelligence.  A  quatorze 
ans,  il  avait  composé  une  tragédie  ;  à  quinze 
ans,  il  concourait  aux  académies  et  commen- 
çait sa  moisson  de  lauriers  ;  Chateaubriand 
l'appelait  un  enfant  sublime  :  c'est  la  qualité 
et  le  défaut  qu'il  devait  garder  toute  sa  vie, 
souvent  sublime,  toujours  enfant.  Sous  la 
Restauration,  il  chantait  nos  anciens  rois; 
sous  la  branche  cadette,  il  chantait  Louis- 
Philippe  et  devint  pair  de  France,  membre  de 
l'Académie  française  ;  sous  la  seconde  Répu- 
blique, il  fut  député  d'abord  conservateur, 
puis  révolutionnaire  ;  sous  le  second  empire, 
opposant  furieux,  mais  la  furie  ne  nuisait  pas  à 
la  vente  de  ses  livres  ;  sous  la  troisième  répu- 
blique, sénateur,  en  train  de  devenir  dieu  ré- 
publicain. A  sa  mort,  on  chassa  Jésus-Christ 
du  Panthéon  pour  y  placer  le  cadavre  du 
poêle  :  sacrilège  qui  caractérise  également 
bien  l'homme  et  ses  adorateuis. 

Les  ouvrages  de  Victor  Hugo  sont  innom- 
brables :  vingt  volumes  de  poésie,  vingt  vo- 
lumes de  roman,  vingt  volumes  de  drames, 
vingt  volumes  de  discours,  vingt  volumes  de 
littérature  et  philosophie  mêlées,  vingt  vo- 
lumes d'articles  de  journaux,  vingt  volumes 
d'oeuvres  publiées  après  sa  mort.  Viclor  Hugo 
■  i -il  un  travailleur  méthodique,  aussi  réglé 
que  le  plus  sage  majordome,  aussi  fou  que  le 
plus  fou  des  poètes.  Homme  immense,  tou- 
jours en  parade,  un  paon  éternel,  avec  une 
queue  de  paille,  et,  pour  l'anéantir,  il  ne  faut 
qu'une  allumette. 

Victor  Hugo  avait  reçu,  de  Dieu,  la  plupart 
'Ions;  qoi  font  les  poètes:  l'imagination, 
la  couleur,  l'abondance,  la  facilité,  le  senti- 
ment du  rythme.  Hugo  pensait  en  vers  ;  les 
idées  lui  venaient  sous  forme  de  strophes,  avec 

cran  des  ailes  et  une  opulente  sonnerie.  Le 
moindre  vent  qui  effleurait  son  front  en  faisait 
tomber  une  ode,  où  il  y  a  toujours  quelques 
belles  strophes,  au  inoins  quelques  beaux 
vers,  au  moins  t'écorce  et"  la  couleur  de  la 
poésie.   Une   seule   qualité  lui  a  manqué,  le 

il,  el  lorsqu'il  aura  rompu  avec  le  christia- 
iii-uie,  il  tombera  dans  les  plus  monstrueux 
exe. 

Mais  enfin,  avant  de  descendre  à  cette  folie, 


hélas!  Incurable,  Hugo  avait,  été  plein  de  I 
de  sang,  de  lai  nés  et  de  tempêtes.  C'est    un 
homme:  il  se  sent  vivre,  il  se  voit  attaqué,  il 

combat,  il  va  mourir.  S'il  succombe,  c'est 
qu'il  a  préféré  la  défaite  ;  s'il  a  été  plus  vaincu, 
c'est  qu'il  pouvait  remporter  une  plus  écla- 
tante victoire. 

Dans  Lamartine,  nous  constations  des  dé- 
faillances ;  chez  Hugo  vous  trouve/,  toutes  les 
trahisons.  Hugo  a  trahi  toutes  les  causes 
qu'il  avail  servies  avec  éclat;  il  u  renié  tous 
les  partis  qu'il  avail  embrassés  par  choix  ;  il 
a  apostasie  même  la  foi  qui  avait  glorifié  sa 
jeunesse.  Hugo,  que  toute  critique  exaspérait, 
était  particulièrement  sensible  à  celle  accusa- 
tion d'apostasie.  Alors  il  s'échappait  en  ru- 
gissements de  divinité  blessée  ;  il  injuriait  ses 
critiques  avec  toules  les  licences  que  la  langue 
peut  permettre.  Fn  même  lemps,  il  tirait  va- 
nité de  ces  transformations,  l'astiques  à  ses 
yeux.  A  l'entendre,  c'est  la  raison  qui  avait 
fait  d'un  royaliste  un  jacobin,  d'un  chrétien 
un  rationalist--.  A  ces  hauts  faits  de  la  raison 
s'ajoutent  les  faits  de  l'expérience.  Hugo  a  vu 
les  crimes  des  rois,  les  misères  des  peuples, 
les  évolutions  de  l'idée  humanitaire.  Alors 
l'unie  droite  et  sainle  du  citoyen  Hugo  s'est 
éprise  d'admiration  pour  les  vertus  de  Saint- 
Just,  les  douceurs  de  Carrier  et  les  tendresses 
de  Robespierre.  Mais  en  disant  cela,  il  écume. 
Pourquoi  cette  fureur  si  la  chose  est  si  hono- 
rable et  de  si  facile  explication. 

Mais  quelles  réflexions,  quelles  longues 
études,  quelles  découvertes,  quels  attraits  du 
cœur  et  de  la  conscience,  ont  arraché  Hugo 
du  christianisme,  pour  le  jeter  dans  un  pan- 
théisme bète,  dans  un  matérialisme  grossier, 
dans  un  illuminisme  impénétrable  où  il  se 
roulera  jusqu'à  la  fin.  La  réponse  était  faible 
en  politique  ;  ici,  il  n'y  a  pas  de  réponse. 
L'amour  de  la  liberté,  l'amour  du  peuple,  la 
miséricorde  envers  tous  les  êtres  ne  sont  pas 
des  motifs  qui  puissent  faire  passer  de  la  reli- 
gion de  Bossuet  aux  tables  tournantes  et  de 
l'Evangile  du  Christ  au  fluide  des  escargots. 
Pourquoi  donc  Hugo  a-t-il  cessé  d'être  chré- 
tien ?  J'interroge  ses  ouvrages  ;  j'y  trouve  la 
longue  énumération  de  ses  vertus  et  de  ses  ser- 
vices... en  prélevant  des  millions  sur  la  vente 
de  ses  ouvrages  et  en  mettant  ses  éditeurs 
en  faillite.  Ce  sont  là  propos  de  philanthrope 
habile  à  remplir  son  pot  et  à  renverser  la 
marmite  des  éditeurs?  Mais  enfin  pourquoi  ce 
philanthrope  cossu  et  tendre  a-t-il  abjuré  la  foi 
de  Jésus-Christ  ?  Car  enfin  Jésus-Christ  n'a 
rien  dédaigné  d'infime  et  de  bas  ;  il  n'a  été 
dur  ni  pour  le  publicain,  ni  pour  le  pécheur. 
Home  ouvrait  des  écoles  aux  pauvres,  avant 
que  Paris  fût  illuminé  au  gaz,  d'où  suinte  si 
aisément  le  pétrole.  Hugo  n'e>t  pas  l  inven- 
teur delà  lumière;  le  christianisme  a  pratiqué 
l'enseignement  d'une  façon  plus  logique,  plus 
large,  plus  généreuse  que  les  poètes  ne  l'ont 
jamais  l'ait.  Pour  relever  le  laquais,  Hugo 
abaisse  les  rois;  pour  réhabiliter  la  prosti- 
tuée, il   diffame    les   reines  ;   l'immense  ten- 


44 


HISTOIRE  I  N1VERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHoLKjL'E 


dresse  qu'il    porte  aux    histrions   se  change 
en   fureur  contre    lea    autorités    naturelles  ; 

parloui  où  il  glorifle  une  bâtardise,  il  salil 
une  légitimité.  Celte  Façon  de  miséricorde  est 
à  conlre-pens  et  pleine  de  misérables  aven- 
tures. Le  t.hri-t  et  son  Vicaire  ont  le  cœur 
.'/.  ample  pour  aimer  aus*i  les  honnêtes 
cens  ;  ils  ne  damnent  pas  un  homme,  parce 
que  cet  homme  est  roi,  minisire,  grand  sei- 
gneur, ou,  tout  simplement,  possesseur  d'un 
état  civil  régulier.  L'Evangile  est  le  point  de 
départ  de  la  démocratie  chrétienne  ;  le  Chris- 
tianisme en  est  l'école;  et  l'Eglise,  l'agent. 
C'est  cela  et.  cela  seul  qui  a  sauvé  le  monde. 
La  réhabilitation  de  la  prostituée  ne  peut  que 
corrompre  les  mœurs,  emplir  les  priions,  dé- 
soler les  familles  et  jeter  la  société  en  pleine 
dissolution. 

Pourquoi  donc  Hugo  a-t-il  apostasie  l'Evan- 
gile? pourquoi  a  t-i'  été,  dans  sa  longue  vie, 
l'homme  de  toutes  les  contradictions  ?  C'est 
parce  qu'il  a  été  le  jouet  de  tontes  les  passions, 
l'esclave  de  tous  les  vices.  Dans  sa  suprême 
ignominie,  il  est  littérairement  assez  beau 
pour  séduire  encore  ;  mais  il  est  trop  contra- 
dictoire et  trop  vil  pour  ne  pas  succomber 
sous  l'analhème.  Qu'il  soit  jeté  aux  gémonies 
où  pourrissent  les  cadavres  de  tous  les  grands 
corrupteurs  de  l'humanité. 

Aux  prosateurs  et  aux  poètes,  il  faut  joindre 
ici  quelques  princes  de  la  parole.  Dans  ce 
siècle  de  partage,  ils  n'ont  pas  manqué.  Les 
deux  Dupin,  Paillet,  Chaix  d'Est-Ange, 
Bethmont,  Crémieux,  Duval,  Marie  ne  sont 
pas  des  noms  voués  à  l'oubli  de  l'histoire  ; 
deux  autres  noms  les  rappellent  et  les  résu- 
ment avec  honneur  :  Jules  Favre  et  Rerryer. 

Jules  Favre  était  né  à  Lyon  en  18CU. 
En  1825,  il  achevait  ses  éludes  classiques, 
a  C'é  ail,  dit  Rousse,  le  temps  où  notre  jeu- 
nesse, à  peine  convalescente  des  langueurs 
d'Obermann  et  de  la  maladie  de  René,  s'eni- 
vrait à  cette  large  coupe  qui,  des  lèvres  de 
Goelhe  et  de  Riron,  passait  dans  les  mains  de 
Victor  Hugo,  de  Lamartine  et  de  Musset.  Dé- 
voré du  besoin  de  savoir,  brûlant  des  sombres 
ardeurs  ries  écoles  d'Allemagne,  déclamant  sur 
sa  route  le  monologue  de  Faust  et  les  stances 
désespérées  de  Manfred,  Jules  Favre  quitta  sa 
famille  et  vinta  Paris.  Pour  le  connaître  et  pour 
le  juger  dans  tout  l'ensemble  «le  sa  vie,  il  faut 
lire  le  récit  qu'il  nous  a  laissé  de  ses  premières 
années;  de  ces  journées  commencées  à  cinq 
heures,  à  la  lueur  de  la  lampe  matinale,  dans 
sa  petite  chambre  du  pays  latin  ;  partagées 
par  un  règlement  inflexible  entre  le  travail, 
les  bibliothèques  et  les  cours  ;  tourmentées  par 
mille  tentations  toujours  vaincues;  sevrées 
même  des  plus  honnêtes  plaisirs;  et  traver- 
sées seulement  par  ces  grand-  coups  de  lu- 
mière, qui,  à  ta  voix  des  Guizot.des  Villemain, 
des  Cousin,  des  Ampère,  des  Gay-Lussac, 
allaient  éclairer,  au  fond  de  cette  âme  soli- 
taire, les   horizons  lointains  de  l'histoire,  les 


cimes  les  plus  ardues  de  la  philosophie  et  les 
secrets  les  p  US  Cachés  de  la  science  (i)  ». 

Ce  Jules  Favre  des  premiers  jours  esl  une 

espèce  de  janséniste  ou  de  chartreux  ;  il  s'obs- 
tine dans  la  reclu  ion  monacale,  dans  une 
ascétique  retraite,  bientôt  de  cette  puberté, 
ebapte  et  taciturne,  sortira  cette  éloquence 
correcte  et  fongueuse,  châtiée  jusqu'à  l'asser- 
vissement, hardie  jusqu'à  la  licence,  qui  se 
recommande  par  une  invariable  correciiun  et 
attire  par  une  harmonieuse  apreté. 

Favre  s'étant  destiné  au  barreau  et  réservé 
pour  la  tribune,  s'était,  après  son  stage,  éia- 
bli  avocat  dans  sa  \ille  natale.  Le  procès 
momtre  des  accusés  delyon,  qui  s'étaient 
insurgés  au  cri  de  :  Vivre  en  travaillant 
ou  mourir  en  combattant,  mit  sans  ret/ird 
le  jeune  avocat  en  évidence.  L'opinion  des 
autres  défenseurs  fut  qu'il  ne  fallait  pas  plai- 
der; Favre  plaida.  Ce  coup  d'audace  lut  le 
commencement  de  sa  fortune.  Ce  fut  aussi 
son  premier  engagement  public  (nvers  le 
parti  auquel,  pendant  toute  sa  vie,  il  est  de- 
meuré fidèle. 

«  Depuis  ce  jour,  dit  encore  Rousse,  il  n'y 
eut  guère  de  procès  politique  où  ne  liguràt 
cet  athlète  infatigable.  Les  journalistes  au 
lendemain  d'un  article  imprudent;  les  insur- 
gés au  lendemain  d'une  détaite;  les  candidats 
malheureux  au  lendemain  d'une  élection  ora- 
geuse ;  les  diffamés  et  quelquefois  les  diffa- 
mateurs ;  toutes  les  ambitions,  toutes  les  pas- 
sions qui  font  naître  ta  choc  des  partis  dans  un 
pays  libre  ou  qui  \eut  le  devenir  :  telle  fut, 
pendant  plus  de  trente  ans,  la  clientèle  sans 
pitié  de  celte  éloquence  sans  repos.  H  sem- 
blait que  cette  grande  parole  appartint  à 
tous,  et,  qu'en  se  prodiguant  à  tous, avec  sa  tor- 
tune,  son  (aient,  ses  forces  et  sa  vie,  l'orateur 
ne  lit  que  répandre  une  richesse  publique, 
dont  il  était  seulement  le  dispensateur.  * 

En  18'«8,  Favre  tut  secrétaire  de  Ledru- 
Rollin  au  ministère  de  l'Intérieur,  puis  député 
radical,  non  socialiste.  Après  le  coup  d'Etat, 
il  fut,  au  Corps  législatif,  l'un  des  Cinq. 
En  1870,  membre  du  gouvernement  de  la 
défense  nationale,  il  avait,  comme  ministre, 
déclaré  que  la  France  ne  céderait  ni  un 
pouce  de  son  territoire,  ni  une  pierre  de 
ses  forteresses.  Après  la  capitulation,  il  fut 
obligé  de  signer  l'armistice  et  oublia  d'y 
faire  comprendre  l'armée  de  Rourbaki  que 
Rismark  lit  lâchement  écraser;  plus  tard  il 
dut  apposer  sa  signature  au  traité  de  Franc- 
fort. Ce  deuil  national  déteignit  sur  son  âme, 
mais  n'affaiblit  pas  sa  vieille  passion  contre 
le  christianisme.  Lui  qui  avait  été  longtemps 
un  fidèle  chrétien,  un  membre  des  conférences 
d'Ozanam,  il  était  devenu  un  ardent  ennemi 
de  l'Eglise  et  du  Saint-Siège,  bâtonnier  de 
l'ordre  des  avocats,  il  s'était  montré  souvent 
puritain  quinteux  à  l'endroit  des  stagiaires 
un  peu  légers  dans  leurs  mœurs.  Or,  on  finit 
par  découvrir  que  ce  puritain  janséniste  avait 


(1)  Discours  de  réception  à  l'Académie  française. 


LlVllE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈMI 


18 


pris  lu  femme  d'un  antre  OU  déclarait,  comme 
siens,  des  enfanta  dont  la  paternité  légale 
appartenait  à  i;et  autre:  crime  ou  délit  juste- 
ment punissable,  Ce  fut,  en  attendant  la 
mort,  un  arrêt  de  mort  civile. 

Ainsi  Unit  cet  avocat.  Si  vous  considérez, 
l'harmonie  de  sa  parole,  la  cadence  de  ses 
discours,  le  vague  enchantement  de  celte  mu- 
sique >onore  qui  soutient  sa  pensée  et  parfois 
la  remplace,  Favreest  le  Lamartine  du  bar- 
reau. Mais  si  vous  considérez  le  libéral,  de- 
venu tel  par  abandon  de  la  vérité  et  de  la 
vertu  cbrétiennes,  il  ne  reste  plus  qu'un  répu- 
blicain déisle.  Le  signataire  du  traité  de 
Francfort,  l'auteur  inconscient  de  la  perle 
d'une  armée,  convaincu  d'adultère  et  d'alté- 
ration d'actes  de  l'état  civil,  eût  pu  finir  dans 
une  mai>on  centrale.  N'eut-il  pas  mieux  fait 
de  n'être  point  libéral  et  de  rester  fidèle  à 
l'Evangile  de  Jésus-Christ  ? 

Pierre-Antoine  Berryer  naquit  à  Paris  en 
1790.  Après  avoir  fait,  à  Juilly,  sous  les  Ora- 
toriens,  assez  mal  ses  études,  il  entrait,  sous 
la  Instauration,  au  barreau  de  la  capitale. 
Légitimiste  par  tradition  de  famille,  libéral 
suivant  l'esprit  de  son  temps,  il  plaida  souvent 
pour  les  partis  vaincus.  Député  en  1830,  il  fit, 
pendant  dix-huit  ans,  à  la  branche  cadette, 
une  opposition  qui  le  fit  marcher  de  conserve 
avec  les  Hépublicains,  et  versa  partois  dans 
l'ornière  de  la  dévolution.  En  1848.  il  appar- 
tenait au  grand  parti  de  l'ordre;  sous  l'Empire, 
il  revint  à  l'opposition  contre  le  gouvernement 
et  fut.  élu,  comme  tel,  à  l'Académie  française. 
Berryer  mourut  en  1868  comme  un  chrétien 
doit  mourir. 

Berryer  n'a  jamais  été  au  pouvoir.  Rien  ne 
prouve  qu'il  eût  été  aussi  habile  dans  l'action 
qu'éloquent  par  la  parole  ;  rien  ne  prouve, 
non  plus,  le  contraire.  On  peut  seulement 
induire,  des  infirmités  du  libéralisme  et  de 
l'élroitesse  de  la  légitimité,  qu'il  eût  apporté, 
au  gouvernement,  la  timidité  naturelle  aux 
artistes  de  la  parole  et  les  incertitudes 
inhérentes  à  ses  convictions.  D'autant  mieux 
que,  tous  les  libéraux,  s'ils  sont  sincères,  re- 
connaissant aux  sujets  les  bénéfices  de  la  Dé- 
claration des  droits  de  l'homme,  se  croient 
souvent  désarmés  contre  les  passions  et  se 
trouvent  incapables  de  les  réduire.  Notre  siècle 
n'a  pas  manqué  d'orateurs  ;  c'est  peut  être  pour 
ce  motif  que  les  foules  se  sont  trouvées  sans 
chefs,  livrées  à  l'anarchie  de  leurs  initiatives 
et  à  l'incohérence  de  leurs  emportements, 
grisées  même  par  la  parole  qui  ne  servait  plus 
qu'à  outrer  leurs  excès. 

Ces  réserves  faites,  et  la  probité  les  impose 
à  l'histoire,  il  a  é'é  reconnu,  par  ses  contem- 
porain, que  Berryer  fut  le  prince  des  orateurs 
de  son  temps  et  comme  une  incarnation  de 
l'éloquence.  Avocat,  il  plaidait  à  ravir;  orateur 
poli li q  ie,  il  était,  à  la  tribune,  suivant  l'ex- 
pre«si(,n  de  Hover-Collard,  une  puissance. 
La  cause  qu'il  avait  à  défendre,  il  la  pénétrait 
avec  une  sagacité  profonde,  il  l'exposait  avec 
une  lucidité  rare,  il  excellait  à  en  faire  ressor- 


T.    XV. 


tir  la  force  et  la   grandeur,  et  ajoutait,  à  tous 

ces  avantages,  le  charme  d'une  parole  qui 

possédait  toutes  les  séductions.  Entendre 
Berryer  était  une  allégresse  ;  se  souvenir  de 
l'avoir  entendu  éveillait  encore,  dans  l'âme, 
la  première  émotion  de  ses  discour-. 

La  Chaîne  d'union  affirme  que  Herryer,  en 
IH'iS,  avait  été  affilié  à  la  Franc-Maçonnerie. 
Si  le  fait  est  vrai,  il  explique  l'espèce  de  neu- 
tralité que  le  grand  orateur  garda  au  milieu 
des  périls  de  l'Eglise.  Pendant  la  longue  croi- 
sade pour  la  liberté  d'enseignement,  il 
s'abstint;  dans  la  guerre  ignare  et  fanatique, 
faite  au  Syllabus,  il  resta  muet.  Cependant, 
pour  être  juste;,  il  faut  reconnaître  qu'il 
défendit  le  pouvur  temporel  des  pontifes 
Romains,  les  associations  religieuses,  les 
gensd'Eglise  ;  qu'il  poussa  même  jusqu'à  com- 
battre l'amovibilité  des  prêtres  et  à  répudier 
l'idée  de  leur  mariage.  En  quoi  il  agissait, 
du  reste,  plus  en  avocat  qu'en  croyant  et  en 
homme  politique,  comme  eussent  pu  le  faire 
Crémieux  et  Jules  Favre. 

Berryer  était,  sans  doute,  un  ami  de  la  li- 
berté; il  savait  que  la  liberté  est  fille  de  l'ordre  ; 
il  cherchait,  dans  la  tradition  monarchique,  la 
forte  assise  sur  laquelle  pourrait  s'élever  l'édi- 
fice des  institutions  libérales.  Dans  ce  dessein, 
il  rêvait  un  gouvernement  pondéré,  où  se  com- 
bineraient, dans  un  savant  équilibre,  l'autorité 
ancienne,  la  liberté  nouvelle  ;  jamais  il  n'avait 
été  partisan  de  la  monarchie  absolue. 

Ce  qui  a  manqué  peut-être  à  Berryer,  c'est 
l'instinct  des  idées  démocratiques."  Berrver 
était  surtout  un  parlementaire:  un  roi  et  le9 
deux  Chambre-:,  c'était,  pour  lui,  une  espèce 
d'Islam.  Avec  cette,  créance  arrêtée,  il  ne  pou- 
vait pas  comprendre  les  inévitables  consé- 
quences que  l'avènement  du  peuple  à  la  vie 
publique  entraînait  dans  l'organisation  du 
pouvoir  suprême,  dans  le  système  des  insti- 
tutions sociales  et  jusque  dans  les  relations 
du  travail  avec  le  capital.  Constitutionnel  de 
1791,  il  voulait  le  roi  légitime  au  sommet  du 
monument  dont  la  souveraineté  du  peuple 
changeait  la  base,  et  dont  le  suflrage  universel 
devait  accélérer  la  ruine.  Du  moins,  s'il  n'entra 
pas  dans  le  mouvi  ment  démocratique,  il  ne  fil 
rien  pour  le  combattre  ;  il  appuya  même  plus 
d'une  fois  ses  représentants  et  accepta  la 
défense,  au  barreau,  de  ses  revendications. 

Un  rédacteur  du  Temps,  Jules  Ferry,  vanous 
dire  ce  qu'il  pense  de  Herryer.  «  Berryer  était 
royaliste  dès  1814,  mais  pour  disputer  aux 
fureurs  royalistes  les  vaincus  de  Waterloo.  I! 
resta  royaliste  après  18  J0,  mais  pour  abriter, 
sous  la  bannière  du  droit  divin,  tout  le  tempé- 
rament de  la  Révolution  française.  De.  la 
grande  époque  qui  l'avait  vu  naître  (1790),  il 
avait  conservé  le  trait  dominant:  la  politique 
subordonnée  h  la  morale,  l'humanité  soumise 
au  droit,  à  la  justice,  à  la  tolérance.  Il  in- 
carnait en  lui  tous  les  grands  instincts  de  1789. 
Son  éloquence  même  avait  gardé  l'accent  de 
ces  grands  jours.  Nul  n'a.  parlé  plus  haut  et 
plus  ferme  que  lui,  le  paladin  des  royautés 

35 


546 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOUQUI 


déchues,  eelte  langui  I       donl  Mira- 

beau  lui   parmi  nous  le  Bouveraio  maître  et 
l'inimitable  modèle. 

a  Par  la  rigueur,  la  résolution,  la  hauteur, 
rt,  l'on  peut  ajouter,  l'entrain  révolutionnaire 
de  sa  lutte  de  dix-huit  années  contre  la  mo- 
narchie de  Juillet,  Berryer  en  remontrait  à 
la  gauche  elle-même,  ("est  par  ce  côté  que 
jusqu'au  dernier  jour,  teul  vieux  qu'il  lui,  et 
dans  un  vieux  parti,  il  a  eu  priée  sur  les  géné- 
rations contemporaines,  l.orsqu'arr  iva.  il  y  a 
dix-sept  ans,  le  grand  écroulement  de  la  liberté 
Française,  le  service  que  rendit  Berryer  fut 
considérable:  il  n'émigra  pas  à  l'intérieur;  il 
resta  dans  la  bataille.  La  tribune  était  ren- 
versée :  il  transporta  à  la  barre  des  tribunaux 
les  combats  de  la  liberté. 

«  Pendant  seize  ans,  on  le  trouva  sur  toutes 
les  brèches  et  derrière  tous  les  droits:  la  li- 
berté de  la  presse,  la  libei  té  d'association,  la 
liberté  de  coalition,  la  liberté  des  élections, 
la  liberté  des  correspondances  l'eerent  tour  a 
tour  pour  défenseur.  Les  années  avaient  passé 
sur  ce  grand  cu:ur  sans  l'attiédir;  sa  carrière 
s'achève,  comme  elle  avait  commencé,  au 
service  des  persécutés,  et  il  semble  rajeunir  à 
plaider  pour  les  vaincus.  Use,  à  la  fin,  et 
frappé  à  mort,  il  laisse  pour  tout  testament 
politique  cette  fière  parole  écrite  du  bord 
même  de  la  tombe,  et  que  l'histoire  conser- 
vera ;  on  peut  direde  lui  qu'il  e-t  mort  debout. 

a  Tel  est,  dans  la  plus  haute  unhe  de  sa  vie, 
le  grand  orateur  qui  vient  de  quitter  la  scène 
du  monde.  Sa  place  y  restera  longtemps  vide. 
Personne  surtout  ne  pourra  reprendre,  après 
lui,  le  rôle  spécial  qui  a  fait  ia  noblesse  et 
l'originalité  de  sa  carrière.  Il  et  --•il  la  grande 
influence  libérale  du  parti  auquel  il  avait  voué 
sa  vie.  On  ne  saurait  dire  qu'il  en  lût  le  chef; 
il  en  était  l'honneur,  non  la  tète.  Mais  s'il  ne 
le  menait  pas,  il  le  fascinait.  Le  parii  légiti- 
miste e.-d,  essentiellement,  la  masse  la  plus 
rétrograde  et  la  plus  aveugle  du  parti  conser- 
vateur. A  ce  point  de  vue,  la  campagne  révo- 
lutionnaire conduite  par  Berryer  contre  la 
royauté  de  ISjO  pouvait  pa-ser  pour  une  aven- 
ture. Il  y  entraîna  pourtant  à  peu  près  tous 
les  siens  ;  et  il  dut,  en  vérité,  leur  en  rester 
quelque  cho-e.  » 

Pour  honorer  les  hommes  dignes  d'honneur, 
il  faut  les  prendre  comme  ils  sont,  dans  la 
dignité  de  leur  principe  et  la  constance  de  leur 
conduite.  Si  l'on  veut  réellement  respecter  la 
mémoire  de  berryer,  il  ne  faut  point  dénaturer 
ce  qui  a  é.e  le  foyer  de  son  génie  et  de  son 
éloquence,  ce  qui  a  éclairé  son  jugement  et 
animé  sa  vie.  Royaliste  et  libéral  ne  faisaient 
qu'un  (Lins  Berryer.  C'est  dans  ces  deux  titres 
qu'il  puisait  ses  inspirations,  s<s  élans,  les 
grandes  règles  de  ^a  vie  publique. 

Le*  orateurs  ont  leur  destinée.  Par  un  seul 
discours,  ils  peuvent  devenir  celébies;  par 
une  vie  consacrée  à  la  parole  et  à  l'éloquence, 
ils  acquièrent  un  grand  nom  Mais  ce  grand 
nom  s'éteint  promptement,  entraîné  par  le 
poids  môme  de  cette  parole,  à  laquelle  il  a  dû 


son  resplendissement.  Pour  plaire,  il  a  dû  se 

pluraux  exigences  de,  l'opinion.  Qui  peut  parler 
toujours  et  toujours  sur  la  place  publique  al 
durant  un  demi  siècle,  sans  contracter  beau- 
coup de  ces  abaissements  qu'exigu  la  popula- 
rité? 

Le  P.  Lacordaire  disait  que  l'orateur  et 
l'auditeur  sont  deux  hères  qui  meurent  le 
même  jour.  Trop  souvent,  ils  se  sur\  ivent  ;  ils 
se  ne  r  ou  vent  en  présence  et  ne  se  reconnaissant 
plus.  La  parole  publique  est  mobile  comme 
l'opinion  qu'ede  secoue  et  qui  l'inspire.  EHeeae 
choquent,  elles  s'embrassent,  elles  se  h  [tarent; 
du  commerce  qu'elles  ont  eu  entre  elles,  elles 
emportent  l'une  et  l'autre  peu  d'estime  l'une 
pour  l'autre  et  toutes  deux  ont  raison.  L'opi- 
nion publique  s'est  égarée  dans  ses  exigences  ; 
la  parole  s'est  trop  peu  honorée  par  ses  com- 
plaisances. 

Il  a  manqué,  à  Berryer,  et  à  d'autres  con- 
temporains, une  force  intérieure,  au  côté  au 
moins  de  la  force  morale  qui  lui  fil  mépriser 
la  popularité.  Mais  à  la  façon  dont  il  était 
engagé  dans  la  vie,  à  la  tribune  et  au  barreau, 
la  popul  i rit é  lui  était  nécessaire.  A  la  tribune, 
avocat  d'un  parti  qu'il  suivit,  au  lieu  de  le 
dominer  ;  au  barreau,  se  chargeant  de  trop 
de  cannes  :  partout  plus  avocat  que  docteur. 
Irréparable  malheur  d'une  époque  sceptique 
et  frivole,  qui  exige  avant  tout  qu'on  l'amuse 
et  qui  abaisse  à  l'amusement  ceux  qui  étiient 
nés  pour  l'instruire. 

Berryer  était  éloquent  de  voix,  de  geste, 
de  figure,  de  passion.  La  doctrine,  la  con- 
viction, l'amour  manquaient.  San*  c^,  corps 
et  sans  ces  ailes,  qu'est-ce  que  l'éloquence? 
Le  charme  d'un  instant  ;  un  fantôme  et  an  son 
qui  traversent  l'air.  A  la  tribune  etau  barreau, 
il  ne  restera  rien  de  Berryer,  ou,  plutôt,  c'est 
déjà  fini. 

A  Dieu  ne  plaise  que  le  lecteur  entende  ici 
quoi  que  ce  soit  contre  l'honneur  de  Berryer. 
Berryer,  dans  le  sens  strict  et  honorable  du 
mol,  a  ele  tidèle  à  son  parti  et  à  ses  clients. 
Ce  n'était  pas  la  doctrine  qu'il  se  proposait  de 
faire  régner,  ce  n'était  pas  le  droit  qu'il  avait 
souci  de  défendre  ;  c'est  son  i- lient  qu'il  voulait 
tirer  d'embarras  ou  de  péril  :  il  y  réuwisaeU. 

Nous  ne  l'accusons  pas  ;  nous  accusons  le 
temps  et  tout  le  reproche  qui  peut  l'atteindre, 
c'est  d'avoir  plié  au  temps.  Mais  qui  se  Dallera 
d'échapper  à  ce  péril,  surtout  si,  perdant  le 
bonheur  d'une  condition  obscure,  il  est  em- 
porté sur  les  hauteurs  par  quelq ne  don  éclatant 
de  la  nature  ou  quelque  jeu  de  la  fortune.  Il 
faut  que  les  petits  aient  pitié  des  grands  et 
leur  tiennent  compte  des  séductions  qui  ne  les 
viennent  pas  chercher  eux  même-.  C'est  par 
le  malheur  du  temps  et  de  la  situation  que 
Berryer  n'a  point  discerné,  n'u  point  osé 
connaître  assez  tôt  la  plus  grande  cause  qu'il 
pût  défendre.  Parmi  ces  clients,  il  n'osa  pas 
compter  l'Eglise  de  Jésus-Christ.  Que  de  fois, 
il  l'a  vue  t'ainée  à  la  barre,  insullee  miséra- 
blement. Bcryer  était  là  et  sa  voix  est  restée 
muette.   Berryer  a  failli  à  ce  devoir,  il  a  man- 


LIVRE  QUATRE- VINGT-QUINZIÈME 


541 


(jii(''  à  cet  honneur.  L'homme  politique  crai- 
gnait ;  l'avocat  de  In  mouarchio  eut  peur  de 
compromettre  l'intérôl  du  prince  dans  la  cause 
de  la  liberté  du  Christ.  Paix  el  miséricorde  au 
mort  ;  i  m*ii  ne  peut  nous  empocher  de  dire  que 
cntle  couronne,  uniquemenl  glorieuse,  ne  doit 
pas  être  déposât'  sur  son  cercueil. 

La  gloire  de  l'homme  se  mesure  à  son  dé- 
vouement pour  le  Christ.  Lamoricière,  roulant 
aux  pieds  la  gloire  mondaine  qu'il  avait  amas- 
sée sur  les  champs  de  bataille,  pour  embrasser 
l'ignominie  de  lu  Croix  el  Be  faire,  malgré  les 
sarcasmes,  le  premier  soldat  du  Saint-Siège, 
s'esl  élevé  au  sommet  de  la  gloire  chrétieune. 
Si  Berryer  eût  imité  Lamoricière,  s'il  eût 
embrassé,  comme  lui,  les  ignominies  de  la 
Croix,  s'il  eût  mis  son  intelligence,  son  cœur, 
sa  parole,  sa  vie  au  service  du  Pape  ;  si,  à  la 
place  de  ses  intermittences  ehréPennes,  il  fût 
devenu  le  champion  du  Christ  ei  de  la  Papauté, 
les  honneurs  de  son  éloquence  eussent  ébranlé 
le  monde,  arraché  aux  torpeurs  de  l'égoïsme, 
aux  inanités  de  la  vaine  gloire,  des  générations 
entières  d'hommes  qu'elle  eût  transformés  en 
apôtres.  —  Des  apôli  es,  c'est  ce  qui,  en  ce  siècle 
et  en  Europe,  aura  le  plus  manqué  à  l'Eglise 
et  à  son  histoire. 

Nous  venons  maintenant  à  quelques  repré- 
sentants de  l'économie  politique.  Un  coup 
d'oeil  généial  sur  celte  école  su  Mi  t  pour  en  dé- 
noncer les  périlleuses  doctrines  et  les  terribles 
ré-ultats. 

L'école  des  économistes  s'était  associée,  au 
xviiie  siècle,  aux  innovations  de  l'école  phi- 
losophique et  elle  coopéra  sans  vergogne  à 
son  œuvre  de  destruction. 

Melon,  ce  sage  disciple  de  Sully  et  de  Col- 
bert,  qui  ne  se  laissa  leurrer  qu'un  moment 
par  les  théories  de  Law,  Dupin,  l'abbé  Coyer, 
Forbonnais  surtout,  cet  esprit  mpsuré  qui 
avait  adopté,  dans  ses  Principe*  et  observations 
économiques,  la  devise:  Est  modus  in  rébus, 
tous  ces  réformateurs,  qu'on  appelle  les  pre- 
miers économistes,  avaient  su  se  préserver  de 
l'attrait  des  utopie».  Quesnay  et  Gournay,  au 
contraire,  rêvaient,  au-dessus  de  la  société 
réelle,  traditionnellement  bacée  sur  l'inégalité 
des  classes  et  sur  des  lois  trop  omfuses  pour 
n'èire  pas  souvent  contradictoires,  une  so- 
ciété imaginaire  dans  laquelle  tout  serait 
simple,  ordonné,  uniforme,  équitable,  con- 
forme à  la  raison,  et  ils  cherchaient,  dans  la 
toute-puissance  du  gouvernement,  le  moyen 
de  transformer  leurs  abstractions  en  réalités. 

Le  chef  de  la  secte  physiocratique,  le  doc- 
teur Quesnay,  l'un  des  familiers  de  la  marquise 
de  Pompadour,  écrivit  à  Versailles  son  7a- 
biiiiu  économique,  et  c'est  le  roi  qui,  de  ses 
main-,  lira  les  premières  épreuves. 

La  phytiocratie,  c'est-à-dire  le  gouverne- 
ment d>  la  nature,  repose  sur  cette  donnée 
que  la  terre  est  la  véritable  source  des  ri- 
chesses ;  qu'elle  doit  nourrir  l'agriculteur  sans 
aucun  prélèvement  possible  sur  le  sa  aire  qui 
est  nécessaire  a  son  existence,  et  que  le  seul 
impôt  légitime,  non  destructeur,  c'est  l'impôt 


sur  le  revenu  net  du  propriétaire,  c'est-a  dire 
sur  h;  produit  brut  de  la  terre  diminué  dei 
avance*  permanentes  uu  annuel  ei  faites  pour 
obtenir  la  récolte.  L'excédent  matériel  de  la 
quantité  'les  produits  est,  dans  ce  système,  le 
seul  instrument  de  la  richesse  publique. 
Quesnay,  (ils  d'un  agriculteur  habile,  el  p 
sionné  lui-même  pour  l'agriculture,  formule 

sa  penser  dans  ses  maximes  \\lll  et  XIX  en 
ces  termes  :  «  Qu'on  ne  fasse  point  baisser  le 
prix  des  denrées  ;  qu'on  ne  croie  pas  que  le 
bon  marché  est  profitable,  même  au  peuple». 
A  86»  yeux,  le  moyen  de  développer  la  pro- 
duction, c'est  la  libre  concurrence  des  pro- 
ducteurs et  le  libre  échange  des  produits. 
«  La  propriété,  dit  l'un  de  ses  disciples,  est  la 
base  de  toute  société  et  l'échange,  le  lien  de 
toute  société.  »  La  monnaie  est  l'instrument 
de  l'échange,  sa  valeur  est  à  la  fois  le  type, 
l'équivalent  et  la  mesure  la  plus  commode  des 
autres  valeurs;  elle  sert  de  dénominateur 
commun  à  toutes  choses  et  active  la  circula- 
tion, qui  doit  être  affranchie  des  entraves 
dont  la  législation  entoure  tous  les  produits 
du  sol. 

Les  préoccupations  exclusives  des  physio- 
crates  en  faveur  de   l'industrie   agricole   les 
amènent  à  ne  reconnaître  d'autre  classe  pro- 
ductive que  celle  des  cultivateurs,  el  à  consi- 
dérer comme  stériles  toutes  les  autres  profes- 
sions industrielles  et  libérales,  ce  qui  porte 
atteinte  à  l'égalité  des  travailleurs  devant  la 
loi.  De  celle  erreur  fondamentale  découle  une 
double  conséquence  :  c'est  que,  par  i'exagé- 
ration  de  l'impôt  unique  sur  le  pr<  doit  ne.1, 
le  propriétaire    peut   être    réduit   à  déserter 
l'agriculture,   et   que  le   cultivateur   peut  se 
trouver  privé,  faute  de  travail,  de  tout  moyen 
d'existence. 

De  Gournay,  fils  de  négociant  et  intendant 
du  commerce,  se  place  à  un  point  de  vue  tout 
différent.  L'est  moins  dans  les  produits  de  la 
terre  qu'il  voit  les  sources  de  la  richesse  pu- 
blique, que  dans  la  transformation  des  ma- 
tières premières  par  l'industrie  et  par  les 
échanges  commerciaux.  Mais  d'accord  avec 
Quesnay  sur  le  principe  économique,  il  pense 
«  que  les  fabriques  et  le  commerce  ne  peuvent 
fleurir  que  par  la  liberté  et  la  concurrence, 
qui  dégoûtent  des  entreprises  inconsidérées  et 
mènent  aux  spéculations  raisonnables,  qui 
préviennent  les  monopoles,  qui  restreignent 
à  l'avantage  du  commerce  les  gains  particu- 
liers des  commerçants,  qui  aiguisent  l'indus- 
trie, qui  simplifient  les  machines,  qui  dimi- 
nuent les  frais  onéreux  de  transport  et  de 
magasinage,  qui  font  baisser  le  taux  de  l'in- 
térêt ;  d'où  il  arrive  que  les  productions  de  la 
terre  sont  à  la  première  main  achetées  le  plus 
cher  qu'il  soit  pos-ible  au  profit  des  consom- 
mateurs, pour  leurs  besoins  et  leurs  jouis- 
sances. »  Il  en  conclut  qu'il  ne  faut  jamais 
rançonner  ni  réglementer  le  commerce.  Il  en 
tire  cet  axiome  :  laisser  faire,  laisser  /tasser. 

Ainsi    les   deux   sectes   d'économistes,   qui 
avaient  pris  pour  objectif,  l'une  l'agriculture, 


sis 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


l'autre  le  commerce,  se  réunissaient  sur  un 
terrain  commun,  La  concurrence  sans  frein  ni 

limite. 

La  ihe'orie  économique  de  Law,  dont  l'in- 
fluence  n'a  pas  été  moindre  que  celle  despré- 
curseuis  du  libre  échange,  repose,  au  con- 
traire, sur  le  principe  de  l'intervention  de 
l'Elat  dans  les  relations  industrielles  et  com- 
merciales des  citoyens  entre  eux. 

Ennemi  déclaré  de  ce  qu'on  a  appelé  de- 
puis la  tyrannie  du  capital,  Law  a  préparé,  à 
son  insu,  la  dangereuse  théorie  du  droit  au 
travail.  Ses  conceptions  portent  en  germe 
l'absorption  par  l'fclat  de  toutes  les  fortunes 
privées,  immeubles  et  capitaux,  de  la  produc- 
tion et  du  commerce.  Law  a  été  le  précurseur 
du  socialisme  et  du  despotisme,  qui  en  est  la 
conséquence  forcée. 

Qiulques-uns  d»  s  disciples  de  l'école  de 
Quesnay,  notamment  Lemercier  de  la  Rivière 
et  l'abbé  Bandeau,  se  laissèrent  séduire  par  les 
théories  de  Law. 

lemercier  de  la  Rivière  s'attira,  par  son 
livre  sur  l'Ordre  naturel  et  essentiel  des  sociétés 
politiques,  la  conliance  de  l'impératrice  Ca- 
therine M  et  celle  de  l'empereur  d'Allemagne 
Joseph  IL  Un  franc  despotisme  était,  aux 
yeux  de  Lemercier  de  la  Bivière,  le  moyen  le 
plus  efficace  d'assurer  le  bonheur  du  peuple. 

De  son  côte',  Baudeau,  dans  son  Introduc- 
tion à  la  philosophie  économique  ou  Analyse  des 
Etats  policés,  s'exprimait  ainsi  :  «  Il  est  plus 
aisé  de  persuader  un  prince  qu'une  nation,  et 
le  triomphe  des  vrais  principes  est  plutôt  as- 
suré pour  la  puissance  souv.  raine  d'un  seul 
que  par  la  conviction  difficile  à  obtenir  de 
tout  un  peuple  ». 

Un  autre  économiste  de  l'école  de  Quesnay, 
le  marquis  de  Mirabeau,  gentilhomme^  pro- 
vençal, plein  des  souvenirs  des  pays  d'Etat, 
hasarda  cependant  quelques  réclamations  en 
faveur  des  libertés  locales  :  «  Nous  sommes 
Français,  s'écrie-l-il,  mais  nous  sommes  et 
nous  voulons  rester  Bretons,  Normands,  Pro- 
vençaux, Languedociens.  Les  états  provin- 
ciaux seraient  avantageux  pour  le  peuple, 
sous  le  double  rapport  des  intérêts  matériels, 
évidemment  mieux  ré^is  par  les  notables  de 
la  province  que  par  des  commis  de  la  capi- 
tale, et  de  la  liberté  civile  et  politique  puis- 
samment favorisée,  par  l'intervention  des 
citoyens  dans  la  gestion  de  leurs  propres  af- 
faires. Ils  seraient  avantageux  pour  l'autorité, 
car  le  gouvernement,  semblable  à  la  clef  d'une 
voûte,  tire  sa  force  de  l'harmonie  et  de  l'effet 
de  toutes  les  parties  combinées,  et  l'ordre 
municipal  est  vraiment  l'ordre  citoyen.  Ces 
états  protégeaient  les  arts  et  les  manufac- 
tures, l'agriculture  surtout,  si  délaissée,  si  sta- 
tionnais au  milieu  des  prétendus  progrès  de 
la  civilisation.  Par  eux,  le  crédit  public  rece- 
vrait un  nouvel  élan,  car  la  confiance  a  deux 
points  :  la  garantie  des  richesses  et  celle  de  la 
probité.  Le  crédit  des  corps  est  le  plus  solide, 
et,  entre  les  corps,  les  plus  puissants  et  les 
plus  immuables  sont  les  étals.  » 


Répondant  aux  parti-ans  de  la  centralisa- 
tion :  «  (tri  ne  nie  pas,  —  ajoute-t-il  —  qu'il 
De  faille  réunir  toutes  les  lignes  au  centre; 
mais,  le  premier  rang  pour  cela,  c'est  de  faire 
des  lignes;  or,  je  prétends  que  ces  lignes 
n'existant  pas  là  où  il  n'y  a  point  d'autorité 
médiate  et  organisée  de  façon  que  le  gouver- 
nement ne  soit  que  L'inspecteur  et  non  le  pré- 
cepteur éternel  de  ses  proposés. 

Au  prince  donc  le  gouvernement,  à  l'ordre 
municipal  L'administration  du  pays;  caries 
pouvoirs  intermédiaires  subordonnés  et  dé- 
pendants constituent,  comme  l'a  dit  le  philo- 
sophe de  la  politique,  la  nature  des  gouver- 
nements monarchiques. 

La  voix  de  Y  ami  des  hommes  fut  étouffée 
au  milieu  du  concert  des  philosophes  et  des 
économistes  en  l'honneur  du  pouvoir  absolu. 
Baudeau  résumait  la  théorie  dans  ces  mots, 
répelés  depuis  par  Danton  et  Bobespierre  : 
«  L'Etat  fait  des  hommes  ce  qu'il  veut  ». 

Le  grand  réformateur  dont  Louis  XVI  fit 
son  ministre  en  montant  sur  le  trône,  Turgot, 
le  disciple  de  Quesnay,  partageait  le  dédain 
des  économistes  pour  la  tradition.  Tout  en- 
tier à  la  doctrine  du  lais-er  faire,  il  y  chercha 
trop  exclusivement  le  salut  et  le  progrès  que 
la  France  aurait  trouvés  dans  un  retour  à  ses 
vieilles  libertés  et  dans  la  convocalion  immé- 
diate des  états  généraux.  Au  lieu  de  s'ap- 
puyer sur  l'histoire,  il  se  confina  dans  ses 
théories  et  rêvant,  comme  ses  devanciers  et 
ses  maîtres  en  économie  politique,  la  régéné- 
ration radicale  de  la  société,  il  voulut  y  arri- 
ver en  chargeant  le  pouvoir  absolu  d'appli- 
quer, c'est-à-dire  d'imposer  son  système.  Dé- 
truire le  pas*è,  reconstruire,  d'après  un  plan 
uniforme,  l'édifice  social,  miné  dans  ses  fon- 
dements, telle  était,  selon  lui,  la  tâche  de 
l'autorité. 

«  Votre  nation,  disait-il  au  roi,  dont  il 
créait  et  confisquait  du  même  coup,  à  son 
profit,  la  toute-puissance,  votre  nation  n'a  pas 
de  constitution,  et  je  vais  lui  en  donner  une. 
Je  vais  aussi  relaire  la  société  ;  car  l'instruc- 
tim  civique  que  nous  donnerons  aux  enfants 
sèmera  dans  leur  cœur  «les  principes  de  jus- 
tice, d'humanité,  de  bienfaisance  et  d'amour 
pour  l'Etat,  qui  porteront  le  patriotisme  à  ce 
haut  degré  d'enthousiasme  dont  les  nations  an- 
ciennes ont  seules  donné  quelques  exemples... 
Au  lieu  de  la  corruption,  de  la  lâcheté,  de  l'in- 
trigue et  de  l'aviilité  qu'elle  a  trouvées  par- 
tout, Votre  Majesté  trouvera  pirtout  le  désin- 
téressement, l'honneur  et  le  zèle.  » 

Pour  opérer  ces  prodiges,  Turgot  réclamait 
le  pouvoir  absolu  pour  le  roi  dont  il  était  le 
ministre.  «  Vos  cours  les  plus  accoutumés  à 
la  résistance,  lui  disait-il,  n'oseraient  contes- 
ter à  Voire  Majesté,  pour  réformer  les  abus, 
un  pouvoir  législatif  aussi  étendu  que  celui 
des  princes  qui  ont  donné  lieu  aux  abus  que 
l'on  déplore.  »  Le  libéral  Turgot,  comme  tous 
les  gens  de  son  espèce,  s'accommodait  très 
bien,  pour  le  triomphe  de  ses  idées,  de  la  dic- 
tature. 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


La  dictature  de  Turgol  aboul.il  à  sa  dis- 
grâce, après  toutefois  tjii'il  eut.  désorganisé  lu 
France  cl  précipité  la  Dation  vers  les  abîmes, 
Droz  a  écrit  L'histoire   de  la  révolution,  à 

l'époque  où  elle  pouvait  être  prévenue  ou  di- 
rigée. Le  fait  brutal,  Banglant  môme,  c'est 
que  rien  ne  fut  dirigé,  rien  ne  fut  prévenu. 
On  marcha  la  tête  dans  les  nuages  et  du  com- 
mencement de  la  révolution  à  la  fin,  ce  fut 
l'anarchie  spontanée,  servant  de  voile  à  la 
ruine  des  institutions,  au  vol  des  biens  et  à 
l'ablation  des  têtes  :  Immensum  latrociniwn, 
occisio  ingeus. 

Pour  le  sujet  qui  nous  occupe,  la  Révolution 
française  a  produit  trois  choses:  la  constitu- 
tion civile  et  schismatique  du  clergé;  la 
création  banale  de  la  religion  théophilanthro- 
pique, réduite  au  culte  de  l'être  suprême  et  à 
des  représentations  de  bergeries  sentimen- 
tales ;  enfin  la  conspiration  de  Babeuf  et  de 
Buonarotti.  Ces  conjurés  ne  s'étaient  même 
pas  mis  en  frais  de  théories;  ils  avaient  tout 
simplement  dressé  un  plan  de  spoliation.  La 
république  avait  mis  la  main  sur  les  biens  de 
la  noblesse  et  du  clergé;  les  conspiratt-urs 
voulaient  mettre  la  main  sur  les  biens  de  tout 
le  monde  et  réorganiser  ensuite  la  production, 
la  distribution  et  la  consommation  des  ri- 
chesses, suivant  certains  prorata  dont  la  force 
eût  excusé  les  violences  ou  fait  subir  l'injus- 
tice. La  Révolution  se  borna  à  couper  la  tète 
aux  chefs  de  la  conjuration  :  c'était  sa  pro- 
cédure ordinaire. 

Au  sortir  de  la  Révolution,  les  économistes 
libéraux  reprirent  les  traditions  de  la  science, 
sans  y  ajouter  grand'chose.  Adam  Smith  avait 
préconisé  beaucoup  la  division  du  travail  ; 
Ricardo  avait  exposé  les  théories  de  la  rente  ; 
Macculloch,  les  lois  de  la  concurrence;  Mal- 
thus,  les  phénomènes  de  la  natalité,  les  règles 
de  la  population,  la  nécessité  de  la  contrainte 
morale;  Jean-Baptiste  Say,  Sismondi.  Rossi, 
Michel  Chevalier,  pour  ne  p  trier  que  des  plus 
illustres,  avaient  synthétisé  les  oracles  de  la 
science  économique.  Le  monde  s'était  prêté 
à  ces  oracles.  Au  lieu  d'un  régime  d'égalité  et 
de  justice,  on  n'eut  alors  qu'un  régime  factice 
et  superficiel  aboutissant,  sous  nos  yeux,  à 
l'anarchie  et  au  socialisme. 

La  division  du  travail,  le  partage  de  la 
main-d'œuvre,  imposant  à  chaque  ouvrier  la 
même  opération,  amène  naturellement  l'ha- 
bileté de  l'ouvrier,  l'abondance  des  produits 
et  leur  perfection,  le  progrès  du  travail  et  du 
bien-être.  «  L'art  fait  des  progrès,  dit  Toc- 
queville,  l'ouvrier  rétrograde.  »  Plus  l'indus- 
trie est  productive,  plus  elle  crée  de  richesses 
à  l'entrepreneur  et  au  capitaliste;  plus,  en 
même  temps,  elle  diminue  la  demande  de  tra- 
vail  et  le  salaire  de  l'ouvrier.  La  misère  aug- 
mente ;  des  centaines  de  mille  ouvriers  sont 
les  victimes  de  celte  perturbation. 

La  concurrence  est  la  loi  du  marché,  le 
condiment  de  l'échange,  le  sel  du  travail.  On 
vient  au  travail  aux  pièces;  on  reconnaît 
l'idée  absurde  de  l'égalité  des  salaires  et  les 


avantages  de  L'association.  Supprimer  la  con- 
currence serait  supprimer  la  liberté  mené;  et 
replacer  le  travail  sous  le  régime  du  favori- 
tisme. Mais  dépourvue,  de  formes  légales  et  de 
raison  régulatrice,  la  concurrence,  au  Lieu  de 
démocratiser  l'industrie,  de  garantir  la  sincé* 
rite  du  commerce,  de  soutenir  le  travailleur, 
n'a  servi  qu'à  former  une  aristocratie  mer- 
cantile et  territoriale,  mille  lois  plus  rapace 
que  l'aristocratie  nobiliaire.  Les  profits  de  la 
production  passent  du  côté  ries  capitaux.  Le 
consommateur,  sar  s  défense  contre  les  frainl 
commerciales,  est  rançonné  par  le  spécula- 
teur, empoisonné  par  le  fabricant,  volé  p  ir  le 
petit  marchand  «  La  classe  ouvrière,  dit  Mu- 
ret, est  livrée,  corps  et  âme,  au  bon  plaisir  de 
l'industrie.  » 

De  toutes  les  forces  économiques,  la  plus 
vitale,  dans  une  société  lahourée  par  la  révo- 
lution, c'est  le  crédit.  Dans  une  nation  vouée 
au  travail,  le  crédit  est  comme  la  circulation 
du  sang  dans  l'animal,  c'est  la  source  de  li 
nutrition,  la  vie  même;  il  ne  peut  s'inter- 
rompre que  la  société  ne  soit  en  péril.  Depuis 
deux  siècles,  tous  les  efforts  de  la  bourgeoisie 
n'ont  tendu  qu'au  crédit  et  à  la  paix.  Après 
l'abrogation  des  droits  féodaux  et  le  nivelle- 
ment des  classes,  s'il  est  une  institution  qui  ré- 
pondit aux  vœux  unanimes  et  se  recommandât 
aux  législateurs,  c'est  le  crédit.  Et  pourtant 
aucune  de  nos  déclarations  de  droit,  si  pom- 
peuses ;  aucune  de  nos  constitutions,  si  pro- 
lixes, n'en  dit  mot.  Le  crédit,  comme  la  divi- 
sion du  travail,  comme  la  concurrence,  comme 
l'emploi  des  machines,  est  abandonné  à  lui- 
même  ;  que  le  pouvoir  financier,  bien  autre- 
ment considérable  que  l'exécutif»  le  législatif, 
le  judiciaire,  n'a  pas  même  eu  l'honneur 
d'une  mention  dans  nos  chartes.  Depuis  la 
Révolution,  le  créd  t  s'est  comporté  comme  il 
a  plu  aux  détenteurs  du  numéraire. 

Qu'est-il  résulté  de  cette  incroyable  négli- 
gence? —  D'abord  que  l'accaparement  et  l'agio- 
tage s'exerçant  de  préférence  sur  le  numé- 
raire, sur  l'instrument  des  transactions  et  la 
marchandise  la  plus  rech  rchée,  le  commerce 
de  l'argent  s'est  rapidement  concentré  aux 
mains  des  monopoleurs,  dont  la  ban  pie  est 
l'arsenal  ;  —  ensuite  que  les  Juifs,  par  divers 
moyens,  imprévus  à  la  loi  et  insaisissables  à 
la  justice,  ont  mis,  par  les  capitaux,  la  main 
sur  toutes  les  affaires  et  subjugué  les  peuples 
chrétiens  ;  —  que,  dès  lors,  le  Pape  et  le  gou- 
vernement ont  été  inféodés  au  capitalisme  et 
à  la  juiverie;  —  que,  grâce  à  l'impôt  perçu 
par  cette  bancocralie,  sur  toutes  les  affaires, 
la  propriété  s'est  progressivement  hypothé- 
quée de  15  milliards,  et  l'Ktat  de  35  ;  —  que 
les  intérêls,  payés  par  la  nation  pour  celte 
double  dette,  frais  d'actes,  renouvellements, 
commissions,  retenues  d'emprunt,  s'élèvent 
à  1  milliards  au  moins  par  an  ;  —  que  cette 
somme  énorme  n'exprime  pas  encore  tout  ce 
que  les  producteurs  ont  à  payer,  et  qu'il  con- 
vient d'ajouter  un  troisième  milliard  pour  es- 
comptes, avances  de  fonds,  retards  de  paie- 


.  ,. 


>  I 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ment-,  sciions  do  commandite,  dividendes, 
obligations,  sons  seings  privés,  frais  de  jus- 
lin',  etc.  D'où  suit  que  le  pauvre,  en  tra- 
vail Lui i  davantage,  est  toujours  plus  pauvre, 
et  que  le  riche,  Bans  travaHler,  devient  loa- 
jours  plus  riche.  Los  ouvriers,  finalement, 
:i  livenl  devenir  une  race  d'ilotes,  inférieurs  à 
la  caste  des  hommes  libres.  Le  dernier  résul- 
tat de  l'économie  politique  libérale,  c'est  l'as- 
servissement de  la  classe  laborieuse,  la  né- 
cessité inéluctable  de  la  misère,  presque  la 
Palafilé  du  vice. 

D'autre  part,  cette  économie  libérale  est 
hostile  aux  croyances  chrétiennes.  La  société 
se  réduit  au  doit  et  avoir.  La  religion  est  ban- 
nie ;  l'Eglise  vouée  à  l'extermination.  L'Etat 
jouit  de  l'omnipotence  ;  le  citoyen  n'a  plus 
besoin  de  vertu  ;  il  peut,  sans  troubler  l'ordre, 
s'abandonner  au  vice. 

Celte  impieté  n'e.-t  pas  restée  dans  les  ré- 
gions abstraites  de  la  théorie.  Des  milliers 
d'hommes,  empoisonnés  par  de  perlides  rhé- 
teurs, ne  veulent  plus  que  le  Christ  règne  et 
expuLent  Dieu.  Voyez  maintenant  les  résul- 
tats. Vous  avez  arraché  la  pierre  d'angle;  la 
maison  croule.  Tous  les  problèmes  moraux  et 
sociaux  attendent  une  solution,  qui  se  dérobe. 
Vous  l'avez  promise,  vous  ne  pouvez  tenir 
votre  promesse  ;  vous  ne  pouvez  même  plus 
garaii'ir  ni  autorité,  ni  liberté.  Jamais  la  per- 
sonnalité humaine  n'a  été  plus  asservie  et  plus 
écrasée.  Vous  avez  bertu  flatter  le  prolétaire  : 
votre  industrie  sans  entrailles  a  transformé  le 
monde  en  chaudières  et  les  âmes  immortelles 
en  rouages  souffrants  et  irrités.  Qu'arrivera- 
t-il  demain  ?  Demain  ne  nous  promet  que  des 
guerres  civiles  et  des  guerres  sociales.  Bella, 
horrirfa  h  fila. 

Quand  le  libéralisme  économique  a  produit 
ses  fruits  de  misères  et  de  dissolution,  les  so- 
cialistes se  présentent,  pour  remédier  à  tous 
les  maux,  par  le  rappel  à  l'égalité.  Saint-Si- 
mon, on  1823,  propose  une  telle  application 
de  l'Evangile  à  la  société  que  nous  n'ayons 
plus  qu'un  christianisme  industriel,  avec  le 
travail  en  commun,  la  femme  libre  et  les 
idylles  ridicules  de  Ménilmontant.  Charles 
Fourjer,  son  contemporain,  pour  parer  à  la 
désertion  du  travail  «ru  simplement  à  sa  dimi- 
nution, conçoit  une  organisation  économique 
fondée  sur  l'attraction  passionnelle,  le  travail 
attrayant,  la  vie  en  commun  au  phalans- 
tère. 

L'homme  naît  bon,  il  n'y  a,  pour  innocenter 
toutes  ses  passions,  qu'à  leur  lâcher  la  bride. 
A  ce  principe  absurdement  faux,  Fourier 
cousait  les  plus  hautes  extravagances  de 
l'imagination  :  il  accordait,  à  chaque  femme, 
quatre  ou  cinq  maris;  il  annonçait,  pour 
l'homme,  la  pousse  d'une  queue  avec  un  œil 
au  bout  ;  pour  rafraîchir  l'homme  et  la 
femme,  il  y  aurait  une  mer  de  limonade;  et, 
pour  assurer  la  sécurité  sur  la  terre,  la  terre 
pousserait  des  anti-lions,  espèce  de  gardes- 
ohampètres  velus,  qui  ramèneraient  à  l'ordre 
les  lions,  les  tigres,  les  panthères,  les  léo- 


pards,  l'hyène  et  le  chacal.  On  n'est  pas 
mieux  pourvu  de  ressouri  i 

Une  lois  lancé  dans  ces  rêverie»,  le  socia- 
lisme n'est  plus  qu'une  descenl    de  courtille, 

une  procession  de  carnaval.  Cahel  propose 
l'établissement  du  communisme  et  part,  en 
1848,  à  Nauvoo,  dans  l'I Minois,  pour  l'insti- 
tuer; Louis  Hîanc  fait  appel  à  la  puissante 
initiative  de  l'Etal  pour  organiser  le  travail, 
ouvrir  des  ateliers  nationaux,  donner  à 
chaque  ouvrier  quatre  francs  par  jour  en  le 
laissant  libre  de  jouer  au  bouchon  ;  Considé- 
rant reprend  la  suite  des  opérations  de  Fou- 
rier et  tente  itérativement  d'établir  des  pha- 
lanstères ;  Pierre  Leroux  résout  le  problême 
de  l'humanité  au  Circulus,  c'est-à-dire,  en 
bon  français,  a  l'art  de  manger  cornu  e  Gar- 
gantua pour  produire  beaucoup  de  fumier, 
et,  par  l'accroissement  du  fumier,  accroître  la 
quantité  des  produits  et  les  facilités  de  la 
manducation  omnivore  ;  Proudhon,  qui  ne 
\ oit  dans  tou*  ces  concepts  que  le  rêve  de  la 
crapule  en  délire,  ramène  les  esprits,  par  sa 
critique,  à  des  idées  moins  folles  et  plus  per- 
sonnelles :  au  culte  de  la  personnalité  hu- 
maine, à  l'éducation  polytechnique,  à  l'anar- 
chie, à  la  banque  d'échange  avec  gratuité  du 
capital,  la  rente  étant  réduite  aux  frais  de 
banque,  un  pour  cent.  Ces  rêves  nous  jettent 
à  l'agitation  révolutionnaire,  à  la  confusion 
des  idées,  à  la  tour  de  Kabel. 

Les  journaux,  par  l'exploitation  fébrile  de 
ces  idées  contradictoires  et  toutes  impossibles, 
exaspèrent  les  ouvriers  et  les  poussent  aux 
manifestations.  En  18i8,  la  vie  publique,  le 
gouvernement,  la  Chambre,  sont  périodique- 
ment à  la  merci  de  ces  manifestations  soi- 
disant  populaires.  Soixante  ou  quatre-vingt 
mille  ouvriers,  fanatisés  par  les  prédications 
de  Louis  Blanc  au  Luxembourg  et  .le  tous  les 
chefs  de  partis  dans  leurs  torchons  incen- 
diaires, quittant  les  ateliers  nationaux,  se 
promènent  bras  dessus  bras  dessous  dans  les 
rues  en  vociférant  les  lampions;  puis  vont 
porter  leur  mot  d'ordre  à  quelque  membre 
du  gouvernement,  qui,  pris  au  dépourvu, 
tâche,  par  des  promesses  en  l'air,  de  se  tirer 
d'embarras.  Manifestation  du  17  mars,  ma- 
nifestation du  16  avril,  manifestation  du 
15  mai  aboutissent  à  une  émeute  qui  pro- 
nonce la  dissolution  de  la  Chambre  des  re- 
présentants du  peuple.  Le  couronnement  fut 
la  manifestation  du  23  juin,  amenant  une 
prise  d'armes,  une  émeute  sanglante,  une  ba- 
taille de  cinq  jours  dans  les  rues  de  Paris,  a 
d'effroyables  tueries  et  aux  pires  répressions. 
Aux  journées  de  juin  1848  répond  la  Com- 
mune de  1870,  la  France  livrée  au  socialisme, 
Paris  à  l'incendie.  C'est  le  dernier  mot  du  so- 
cialisme ;  il  promet,  pour  conclure,  une  révo- 
lution en  comparaison  de  laquelle,  suivant 
l'expression  de  Heine,  les  autres  ne  sont 
qu'une  idylle. 

En  résumé,  l'économie  politique  libérale, 
l'économie  politique  socialiste,  l'une  produi- 
sant  l'autre,   n'ont  pu,  jusqu'à  présent,  que 


UVItE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈM1 


.1.) 


désorganiser  I»1.  inonde  et  amener  là  banque- 
route  de  la  société. 

Après  ces  chevauchées  à  travers  les  idées  et 
les  mœurs  <!<*  la  France  contemporaine,  nous 
venons  aux  écrivains  cal holiques  proprement 
dits  ;  nous  devons,  pour  orienter  le  lecteur, 
dresser  le  plan ,  la  table  sommaire  du  sujet. 
Nous  n'oublions  pas  que  la  Révolution  avait 
fait  il»;  nos  livres  deux  paris:  l'une  qui  fut 
brûlée  sur  les  places  publiques,  dans  les  faran- 
doles de  la  canaille  la  plus  obtuse  ;  l'autre  qui 
réussit  à  fabriquer  des  gar  gousses  et  à  l'aire 
voler  les  boulets,  les  obus  et  les  bombes,  sur 
l'Europe  inlidèle  à  Jésus-Christ.  Nous  devons 
donc  un  souvenir  aux  grands  éditeurs  qui  ont 
renouvelé  le  matériel  de  la  science,  et  rendu, 
aux  rayons  de  nos  bibliothèques,  les  livres 
détruits. 

Après  les  éditeurs,  mais  au-dessus,  il  faut 
placer  les  érudits,  Lehir,  Glaire,  Pitra,  qui 
ont  agrandi,  par  des  rectifications  et  par  la 
publication  des  pièces  inédites,  le  cercle  de 
nos  connaissances. 

Au-dessus  des  érudits,  se  placeront,  par  l'im- 
portance de  leurs  œuvres,  les  hommes  dont 
le  génie  a  su  tirer  de.  l'abîme  la  France  révo- 
lutionnaire, provoquer  un  réveil  chrétien  et 
effectuer  une  renaissance  catholique.  Le  plus 
grand  de  tous,  c'est  Lamennais,  1  homme  qui, 
par  la  pureté  de  ses  doctrines  et  sa  puissance 
d'entraînement,  sut  réagir  avec  vigueur  contre 
le  jansénisme  et  le  gallicanisme.  C'est  La- 
mennais qui  ramena  la  France  à  Rome.  La- 
mennais tombé,  ses  élèves  et  leurs  disciples  con- 
tinuent son  œuvre  de  restauration  catholique 
et  romaine.  En  théologie,  le  cardinal  Gousset, 
le  P.  Gury,  le  P.  Hilaire  ;  en  histoire  ecclé- 
siastique, Itohrbacher  et  Darras  ;  en  liturgie, 
dom  fiuéranger  ;  en  droit  canon,  Bouix, 
Craisson,  Pelletier,  Duballet;  en  éloquence 
religieuse,  Lacordaire,  Ravignan,  F^lx,  Mon- 
sabré  ;  en  éloquence  politique,  Montalembert, 
Lucien  Brun,  Chesnelong,  Albert  de  M  un; 
dans  la  presse,  Veuillot,  Bonnetly;dans  la  con- 
troverse, Gaume,  Peltier,  Martinet;  en  éco-' 
nomie  politique,  Alban  de  Villeneuve,  Caron 
et  Périn  ;  en  économie  charitable,  Armand 
de  Melun,  Tessier  ;  par  la  polémique  et  la 
hardiesse  des  initiatives,  Cormenin-Timon  et 
Leplay  :  ce  sont  là  autant  de  noms  qui  rap- 
pellent des  œuvres  de  résurrection  et  de 
progrès. 

Après  les  savants  de  haute  lice,  mais  au 
même  niveau,  il  faut  placer  le^  évoques  qui 
eurent,  flans  l'œuvre  collective  de  repiration, 
leur  part  d'aciion  et  d'influence:  Parais, 
évéque  de  Langres,  par  ses  brochures  pour  la 
liberté  d'enseignement  et  pour  le  droit  divin 
de  ta  sainte  Eglise:  Sibour,  évéque  de  Digne, 
par  ses  Institutions  diocésaines  ;  les  cardinaux 
Donnet,  Giraud,  Bunnecbose,  par  leurs  œuvres 
pastorales;  Clausel  de  Montais  et  Monnyer 
de  Pcilly,  par  des  lettres  courageuses;  le 
cardinal  Pie,  par  sa  guerre  sans  trêve  ni  merci 
■  ire  le  libéralisme;  Plantier,  évéque  de 
par  sa   vigoureuse  dénonciation  des 


erreurs  de  son  temps:  Salinis,  archevêque 
d'Auch,  par  sa  démonstration  de  la  divinité 
de   l'Eglise;  Herbert,  évoque  de   Perpignan, 

l'abeille,  ait  ique,  par  ses  livres  de  liante  phi- 
losophie; Doney,  évéque  de  Monl  a  uli  i  n,  le 
marteau  pilon     du     gallicanisme;     l;   illnud, 

évéque  de  Tulle,  |(-  poète  lyrique  de  l'élo- 
quence; Louis  de  Ségur,  le  causeur  aimable 

qui  publia  tant  d'opuscules  pour  la  défense  de 
l'Eglise;  Pavy,  l'apôtre  de  l'Afrique  avant 
Lavigerie ;  Charles  de  La  Tour  d'Auvergne, 
archevêque  de  Bourges,  par  son  esprit  tout. 
romain  ;  Dupanloup,  que  ses  idées  confuses, 
sinon  fausses,  n'empêchèrent  pas  de  détendre 
courageusement  le  pouvoir  temporel  des 
Papes  ;  Freppel,  le  dernier  en  date  de  cette 
vaillante  génération  d'évèques,  en  un  temps 
où  tous  les  évêques  étaient  les  champions  de 
l'Eglise  et  du  Saint-Siège,  les  défenseurs  de 
la  vérité,  du  droit  et  de  la  justice. 

Au-dessous  desévéques,  dans  cette  croisade 
qui  couvrit  de  gloire  le  pontilicat  de  Pie  IX, 
il  faut  citer,  parmi  les  prêtres  et  les  laïques  : 
Oudoul,  curé  de  Bezançais,  acquis  à  toutes  les 
idées  d'heureuse  réforme  ;  Meslé,  curé  de 
Rennes,  qui  donnait,  dans  toutes  les  contro- 
verses, la  note  juste  et  le  mot  décisif  ;  G  ainet, 
curé  deTraves,  grand  érudit  à  qui  nous  devons 
la  Bible  sans  la  Bible  ;  Méthivier,  curé  d  Olivet, 
dont  la  verve  heureuse  savait  couvrir  l'erreur 
d'une  tunique  dévorante  ;  Gorini,  un  savant 
curé  de  village,  qui  redressa  souverainement 
tous  les  maîtres  de  la  science  historique  ; 
Martin,  autre  curé  du  même  diocèse,  qui  écrivit 
deux  beaux  livres  sur  les  moines  et  sut  pro- 
nostiquer l'avenir  du  protestantisme  ;  Maynard, 
chanoine  de  Poitiers,  qui  réfuta  Pascal,  bio- 
graphia  Voltaire,  écrivit  l'histoire  de  saint 
Vincent  de  Paul  et  fournit  le  texte  à  la  Vierge 
illustrée  de  Didot  ;  le  père  Perny,  provicaire 
de  Kouey-Tchéou,  qui  composa  quatre  gros 
volumes  de  classiques  chinois  et  publia,  en 
trente  volumes,  les  Annales  fie  philosophie 
catholique;  le  Père  At,  l'intrépide  adversaire 
du  catholicisme  libéral  ;  Jules  Morel,  qui 
ouvrit  avec  tant  de  perspicacité  dans  Y  Univers 
le  feu  contre  ce  libéralisme  soi-disant  ortho- 
doxe ;  Réaume,  chanoine  de  Meaux,  historien 
de  Bossuet,  qui  se  signala  contre  les  sectaires 
du  gallicanisme  ;  Bénard,  commentateur  des 
Epîtres  et  des  Evangiles,  que  Bismarck  fit 
détenir  dans  une  forteresse,  avant  de  le  rendre 
à  la  France;  Giidel,  le  premier  défenseur, 
authentique  et  positif,  du  surnaturel,  dont  la 
doctrine  vivifia  ses  vingt  volumes  de  discours  ; 
I) avin,  chanoine  de  Versailles,  célèbie  par  ses 
infoi tunes  ecclé:«iastiques,  toutes  causées  par 
sa  sincérité  en  histoire;  Timon-David,  apôtre 
de  la  jeunesse,  aussi  sincère  que  Davin,  moins 
poursuivi  par  l'injustice;  Jaugey,  le  pi  us  illustre  ' 
des  trois  frères,  qui  nous  donna  un  Dictionnaire 
apologétique  de  I  Eglise  ;  le  sulpicien  Vigouroux, 
défenseur  des  Saintes  Ecritures  contre  le  ratio- 
nalisme, auteur  entre  autres  d'un  grand  Dic- 
tionnaire de  la  Bible  ;  Vacant,  émule  de  Vigou- 
roux, qui  commence    un   Dictionnaire   de   la 


552 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


théologie  ;  Christophe,  chanoine  de  Lyon,  qui 
écrivit  l'histeire  des  Papes  du  \i\'  et  du  x\° 
siècles  ;  Jager,  professeur  de  Sorbonne,  qui 
traduisit  Voigt,  biographie  à  Pholius,  et  revisa 
l'histoire  de  l'Eglise  gallicane  des  Pères 
jésuites;  Baunard,  recleur  de  l'Université  de 
Lille,  avantageusement  connu  par  l'histoire 
de  plusieurs  contemporains  ;  Jules  Didiot, 
doyen  de  laFaculléde  théologie. quientreprend 
de  traiter  la  théologie  d'après  la  méthode 
géométrique;  Anselme  Tilloy,  qui  travaille  à 
renouveler  parmi  nous  le  règne  du  droit  canon; 
Grandclaude,  supérieur  du  séminaire  de  Saint- 
Dié,  qui  a  donné  un  dictionnaire  descolastique 
et  un  commentaire  romain  du  Corpus  juris; 
Olive,  prêtre  de  Montpellier,  voltigeur  d'avant- 
garde,  qui  a  brûlé  des  cartouches  pour  ce 
même  droit  et  combattu  très  justement  cette 
simonie,  lèpre  qui  est  en  train  de  dévorer  la 
France  ;  Michel  Maupied,  le  fournisseur  de  la 
formide  de  définition  de  l'infaillibilité  ponti- 
ficale et  le  commentateur  intransigeant  du 
Sytlaùns,  aussi  fort  canoniste  que  grand  théo- 
logien ;  Pierre-Paul  Guérin,  à  qui  nous  devons 
une  réédition  de  Baronius  et  un  grand  abrégé 
desBollandistes  ;  le  Père  B  rthier,de  laSaletle, 
un  maître  qui  excelle  à  vulgariser  les  bonnes 
doctrines  et  la  haute  science;  Hébrard,  vicaire 
général  d'Agen,  expert  en  histoire  et  en  droit 
civil  ecclésiastique  ;  Duverger,  prêtre  du  même 
diocèse,  qui  a  combattu  intelligemment  le 
pseudo-libéralisme  et  procédé  avec  succès 
au  triage  des  idées  ,  Neyraguet,  l'abbréviateur 
de  saint  Liguori;  Pillon,  de  Thury,  qui  con- 
tribua, par  le  /{osier  de  Marie,  à  accroître  la 
dévotion  envers  la  sainte  Vierge  ;  Bernard, 
chanoine  d'Avignon,  qui  égala  et  parfois  sur- 
passa Sfgur  dans  la  controverse  populaire  ; 
Léon  Godard,  mon  maître  en  histoire,  qui 
dévia  de  son  enseignement  tout  romain,  au 
point  de  se  faire  mettre  à  l'Index  ;  Perriot,  le 
directeur  de  Y  Ami  du  clergé^  la  première  revue 
paroissiale  du  monde  catholique,  auteur,  avec 
Victor  Jaugey.  d'un  cours  compbtde  théologie 
élémentaire  ;  Moigno,  diacre  d'office  de  Saint- 
Germain-des-Prés,  qui  logeait  dans  le  clocher 
de  celte  église  et  là  étudiait  toutes  les  sciences 
dans  leur  rapport  avec  la  théologie  ;  François 
Raillard,  son  successeur,  qui  fut  le  Cham- 
pollion  des  neumes  en  plain-chant;  Dessailly, 
le  secrétaire  de  Moigno,  qui  s'est  fait  une  spé- 
cialité de  la  défense  des  Ecritures,  contre  le 
rationalisme  clérical  ;  Jean-Baptiste  et  Auguste 
Aubry,  deux  frères  aussi  méritants  l'un  que 
l'autre;  l'aîné,  le  rénovateur  de  la  science 
catholique,  le  réformateur  à  la  romaine  des 
séminaires  de  France;  le  plus  jeune,  humble 
et  intrépide  curé  de  Dreslincourl,  dans  l'Oise, 
éditeur  et  souvent  co-auteur  de  son  frère  dans 
la  publication  de  ses  manuscrits. 

Parmi  les  ecclésiastiques  teintés  plus  ou 
moins  de  libéralisme,  il  faut  citer,  après  Du- 
panloup,  le  coryphée  du  parti  :  le  philosophe 
Gratry  ;  Perreyre,  mort  trop  jeune;  Louis 
Besson,  évèque  deNimes,  littérateur  abondant, 
qui  revêtait  d'une  couleur  d'archaïsme  les  idées 


gallicanes  et  prononça  d'innombrables  dis- 
cours; Bougaud,  l'auteur  du  christianisme 
raffiné  à  l'usage  du  temps  présent,  bon  biogra- 
phe, élégant  orateur;  Lagrange,  l'historien  de 
saint  P.  ul,  de  saint  Paulin  et  de  Du  pan  loup  ; 
Landriot,  sertisseur  expert  des  pensées  d'au- 
trui,  un  interminable  polygraphe  et  qui  écrivit 
beaucoup  pour  les  femmes;  Icard, auteur  d'un 
cours  de  droit  où  le  gallicani-me  maintient 
ses  dernières  positions  ;  Carrière,  plus  juris- 
consulte que  théologien,  pas  toujours  sûr, 
éclipsé  d'ailleurs  parfiury,  Gaspari  et  Perrone; 
et  plusieurs  autres,  plus  ou  moins  capricornes, 
que  je  ne  cite  point,  parce  qu'il  faudrait 
dresser  un  pilori. 

Pami  les  laïques  qui  descendirent  dans 
l'arène,  à  la  suite  de  Montalembert,  je  dois 
rappeler,  en  première  ligne,  Auguste  Nicolas 
qui  écrivit,  à  lui  seul,  une  demon>lralion  com- 
plète duchristianisme  ;  Uio,  qui  nous  ramenait 
à  l'intelligence  de  l'art  chrétien  ;  Audin,  qui 
révéla  tous  les  mystères  historiques  de  la  ré- 
for  me  protestante;  Ghampagny,  qui  écrivit 
l'histoire  des  empereurs,  depuis  César  ju-qu'à 
Constantin  ;  Albert  de  Broglie,  qui  poursuivit 
cette  même  histoire  jusqu'à  la  chute  de  l'Em- 
pire; Paul  Allard,qui  la  reprend  en  sous-œuvre 
pour  écrire,  après  Belouino.  l'histoire  des 
persécutions  de  Néron  à  Julien  l'apostat; 
Ozanam,  qui  défricha  les  premiers  et  les  der- 
niers temps  du  Moyen  Age,  des  invasions  à 
Dante  ;  Falloux,  l'historien  de  Saint  Pie  V,  de 
Louis  XVI  et  embaumeur  de  Sophie  Swet- 
cbine;  Gochin,  le  philanthrope  chrétien,  grand 
adversaire  de  l'esclavage  ;Foissel,  le  biographe 
de  Lacordaire  et  de  Monta'emberi,  dépassé, 
pource  dernier,  par  lePèreLecauuet  ;  Edouard 
Ourliac.  dont  Veuillota  daigné  écrire  lanolice; 
Eugène  de  Margerie,  nouvelliste  adonné  aux 
œuvres  pieuses  ;  Amédée  de  Margerie,  historien 
de  J.  de  Maistre,  défenseur  de  la  philosophie 
chrétienne,  de  la  famille  chrétienne  et  de  la 
civilisation  chrétienne  ;  Blanc  Saint-Bonnet, 
philosophe  profond,  qui  examina  les  problèmes 
de  la  souveraineté,  de  la  légitimité,  de  la 
douleur  et  de  la  restauration  de  la  France  ; 
Pierre  Pradié,  philosophe  jurisconsulte,  qui 
s'occupa  de  l'ordre  général  du  Cosmos,  de 
l'ordre  particulier  de  la  France  et  aussi  de  sa 
restauration  par  l'Eglise;  Victor  Gehant,  qui 
s'essaya  à  l'élude  des  mêmes  questions  philo- 
sophiques, surtout  à  la  question  du  mal  ; 
Erne:«t  Hello,  esprit  original  et  profond,  qui 
donna  des  leçons  sur  le  style,  des  notes  sur 
les  caractéristiques  des  saints  et  un  traité  de 
l'homme  ;  Georges  Seigneur,  le  lieutenant 
d'Hello  ;  Henri  Lasserre,  le  fourrier  de  Notre- 
Dame  de  Lourdes,  maladroit  traducteur  des 
saints  Evangiles  ;  Granier  de  Cassagnac,  catho- 
lique qui  abonda  en  politique  et  donna,  à  son 
fils  Paul,  une  intrépidité  qui  ne  sait  pas  fléchir; 
Emile  Ullivier,  de  l'Académie  française,  dont 
les  nombreux  ouvrages  prennent  toujours, 
quand  ils  en  ont  occasion,  la  défense  de 
l'Eglise  ;  Edouard  Drumont  et  son  groupe 
littéraire  qui  a  su  poser,  en  France,  la  ques- 


LIVItK  QUATRE-VINGT  Ql  INZIKME 


lion  juive  cl  en  préparer  la  prochaine  so 

lotion. 

Api  es  avoir  dressé  la  nomenclature  «les 
bons  ouvriers  qui,  depuis  soixante  ans,  tra- 
vaillent dans  la  vigne  «lu  Soigneur,  nous  de- 
vons honorer  d'abord  ceux  qui,  dans  la  mo- 
deste fonction  d'éditeur,  ont  eu  l'intelligence 
des  temps  et  compris  la  nécessité  de  rebâtir 
la  bibliothèque  chrétienne.  A  la  vérité,  leur 
entreprise  n'est  qu'une  affaire  d'argent,  une 
opération  de  commerce,  avec  arrière-pensée 
de  lucr.î  ;  l'idée  de  servir  la  vérité  comme  des 
apôtres,  parfois  comme  «les  martyrs,  n'entre 
pas  toujours  en  compte,  mais  c'est  celle  qui  se 
réalise  le  plus.  Dans  celte  carrière,  nous  trou- 
vons, au  service  de  l'Eglise,  entre  autres:  la 
maison  (iaume,  très  orthodoxe,  très  réfléchie, 
très  sage,  très  dévouée,  qui  a  publié  magni- 
fiquement quelques  Pères  et  l'histoire  de 
Rohi bâcher;  la  maison  Debecourt,  Sagnier, 
Bray  et  Métaux,  aussi  orthodoxe,  plus  entre- 
prenante, presque  toujours  à  l'avant-garde  ; 
la  maison  Didot,  plus  versée  aux  œuvres  de 
l'Institut  ;  la  maison  Didier  et  Perrin,  qui 
admet  encore  les  œuvres  catholiques,  mais 
incline  vers  le  rationalisme  ;  la  maison  Ha- 
chette, qui  n'exclut  pas  non  plus  les  ouvrages 
catholiques,  mais  «tonne  ses  préférences  aux 
écrivains  de  l'Université  ;  la  maison  Lecoft're, 
dont  le  chef,  Jacques,  était  autant  un  soldat 
qu'un  éditeur  ;  la  maison  Poussielgue,  con- 
fite en  catholicisme  libéral,  qui  n'est  qu'une 
forme  atténuée  et  trompeuse  du  libie-pen- 
ser  ;  les  maisons  plus  jeunes  de  Bloud  et 
Barrai,  de  Delhomme  et  briguet,  de 
Lelhielleux,  de  Tolra,  de  Haton  inexorable- 
ment fermées  aux  témérités  de  l'orthodoxie  ; 
les  maisons,  jeunes  aussi,  de  Lelouzey  et  Ané, 
de  Douniol  etTeijui,  plus  inclinées  veisSaint- 
Sulpice  et  les  idées  d'un  libéralisme  mitigé 
ou  inconscient  ;  la  maison  Marne,  la  plus 
gramle,  la  plus  riche  maison  éditoriale  de 
province  ;  mais  avant  tout  et  pardessus  tout, 
les  maisons  île  Migne,  de  Louis  Vives  et  de 
Victor  Palmé. 

L'Eglise  a  toujours  encouragé  les  éditeurs 
et  honoré  leur  personne.  «  On  devra  toujours, 
dit  saintCharles  Borromée,  recommander  l'in- 
dustrie de  ceux  qui  s'appliquent  à  donner  une 
vie  nouvelle  aux  anciens  écrits,  et  empêchent 
ainsi  que  le  temps  ne  les  détruise  (1).  »  A  ce 
titre,  l'histoire  de  l'Eglise  doit  particulière- 
ment honorer  ceux  qui,  par  ie  livre,  servent 
toutes  les  sciences.  Parmi  nos  éditeurs  les 
plus  dignes  d'éloges,  il  faut  certainement  dé- 
cerner la  palme  au  créateur  des  ateliers  ca- 
tholiques du    Petit-Montrouge,  l'abbé  Migne. 

Jacques-Paul  Migne,  né  à  Saint  FÏour 
en  1800,  après  avoir  étudié  en  théologie  à 
Orléans,  fui  professeur  de  grammaire  à  Ghâ- 
teaudon,  [mis  doyen  de  Puiseaux.  Les  préoc- 
cupations du  ministère  n'empêchèrent  pas  le 
jeune  il  yen  de  songer  aux  affaires  générales 
de  l'Eglise.  Sa  première  pensée  fut  de  créer, 


à  l'usage  des  gens  du  monde,  un  journal  ca- 
tholique. Il  y  avait  alors  quelques  revues  con- 
sacrées aux  sciences  ecclésiastiques  etquelques 
feuilles  religieuses,  légitimistes  pour  la  plu- 
pari,  qui  subordonnaient  la  religion  à  la 
politique  et  la  confondaient  avec  les  idées 
gallicanes.  Migne,  pour  expurger  la  peu 
française  de  toute  idée  de  particularisme  reli- 
gieux et  de  tout  préjugé  national,  conçut 
l'excellent  mais  hardi  projet  de  fonder  un 
journal  exclusivement  catholique,  voué,  de 
cœur  et  de  loi,  aux  doctrines  romaines.  Dans 
cette  vaste  et  incessante  discussion  qui  s'éta- 
blit d'un  pôle  à  l'autre  par  le  moyen  de  la 
presse  périodique,  il  fallait  que  le  catholi- 
cisme fût  représenté  ;  il  fallait  qu'au  milieu  du 
va-et-vient  des  pas-ions  et  des  contradictions 
humaines,  des  clameurs  et  des  injustices  des 
partis,  des  calomnies  de  la  Révolution  et  de 
l'impiélé,  on  entendît  une  voix  forte  rappeler 
sans  relâche  les  affirmations  et  les  solutions 
catholiques  et  démontrer,  par  l'affirmation  de 
la  vérité  révélée,  que  l'Eglise  est  toujours  de- 
bout, toujours  active,  toujours  féconde.  Mais, 
pour  donner  à  cette  œuvre  ce  crédit  et  cette 
puissance,  il  fallait  la  détacher  des  coteries  et 
des  partis,  la  désintéresser  même  des  légi- 
times intérêts  que  peuvent  poursuivre  de 
zélés  catholiques.  Avec  un  rare  courage,  avec 
une  véritable  intrépidité,  le  bon  curé  courut 
au  devant  de  cette  difficile  entreprise.  Du 
consentement  de  son  évêque,  Brumault  de 
Beauregard,  muni  de  lettres  testimoniales  et  de 
recommandations  personnelles, il  vint  à  Paris 
et  fonda  YUnivers  religieux.  On  était  en  1833, 
date  peu  favorable  à  cette  fondation.  Mais, 
dans  l'Eglise,  les  grandes  œuvres  se  fondent 
dans  l'humilité,  commencent  sans  bruit  et 
prospèrent  au  milieu  des  contradictions.  Le 
journal  parut;  il  fut  peu  remarqué,  surtout 
des  gens  du  monde,  toujours  aveugles  quand 
il  s'agit  des  travaux  ecclésiastiques.  Enfin 
l' Univers  eut  des  lecteurs  que  toucha  la  dou- 
ceur de  sa  parole,  qu'éclaira  la  pureté  de  sa 
doctrine.  Ce*  lecteurs  lui  en  amenèrent 
d'autres.  Bref,  en  1836,  l'abbé  Migne,  qui 
pouvait  confier  à  d'autres  mains  une  feuille 
désormais  établie  et  porter  ailleurs  le  zèle  de 
son  esprit,  vint  s'établir  au  Petit-Montrouge 
et  entreprit  la  publication  d'une  Bibliothèque 
universelle  du  Clergé. 

Toutefois,  en  se  vouant  à  la  typographie, 
l'abbé  Migne  ne  devait  pas  abandonner  la 
presse  militante.  Un  peu  plus  tard,  quand 
ses  ateliers  fonctionneront  en  grand, il  créera, 
successivement,  la  Voix  de  la  Vente,  .journal 
moins  accentué  que  Y  Univers  et  abondant  da- 
vantage dans  le  sens  des  études  ecclésias- 
tiques ;  le  Moniteur  catholique,  journal  de 
conciliation,  inspiré  par  l'archevêque  Sibour, 
rédigé  par  les  abbés  Bautain  et  Uarboy  ;  le 
Journal  îles  faits,  se  bornant  à  la  reproduction 
des  autres  journaux  et  faisant,  dans  un  senti- 
ment catholique,  ce  que  faisait,  dans  un  sen- 


(1)  De    amure  virlutù,  lib.  IX,  cap.  xx. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOL1Q1  i: 


timenl  républicain,  L'Estafette  ;  la  Vérité, 
pour  faire  suite  à  la  Voix  de  ta  Vérité  quand 
ce  dernier  journal,  venda  eu  1836  au  ban- 
quier Prost,  l'ul.  devenu  le  Courrier  ée  l'avis  ; 
enfin/."  Vérité  ayant  été  vendue  à  Taconet, 
en  1853,  pour  la  création  du  jou mal  Le  Monde, 
l'abbé  Mign*  fonda  bobs  le  même  titre  :  La 
Vérité  canonique,  liturgique,  etc.,  une  revue 
hebdomadaire  qui  ne  tombera  qu'eu  1868. 

Il  n'y  a,  «lit  le  proverbe,  que  les  commen- 
cements qui  eoûtent.  ("ne  œuvre  fondée 
marche  d'elle-même,  le  fondateur  sent  gran- 
dir son  zèle  avec  son  expérience  et,  après 
avoir  consacré  ses  efforts  aux  œuvres  du 
moment,  il  se  sent  pressé  de  vouer  sa  vie  aux 
œuvres  d'avenir.  Telle  fut  la  voie  de  notre 
vaillant  prêtre.  Au  journal,  qui  a  son  incon- 
testable utilité,  mais  qui  passe  comme  la 
feuille  d'automne,  il  voulut  joindre  le  livre 
dont  l'utilité  est  plus  haute  et  la  durée  plus 
stable.  A  côté  de  la  balle,  le  boulet;  à  cAté 
du  mousquet,  le  canon. 

Le  premier  ouvrage  dont  il  conçut  le  des- 
sein fut  on  Cours  complet  <i Ecriture  sainte  et 
de  théologie  en  cinquante-six  volumes  in- 
quarto.  Pour  dresser  le  plan  de  cette  gigan- 
tesque publication,  l'éditeur  se  dit  à  lui-même 
que,  vu  l'immensité  des  matières  e'  l'insuffi- 
sance de  l'esprit  humain,  un  même  auteur  n'a 
pu  commenter  tous  les  livres  de  l'Ecriture 
sainte,  ou  composer  une  théologie  tout  entière, 
avec  une  perfection  toujours  égale  et  ne  lais- 
sant rien  à  désirer.  Si  l'on  veut  former  un 
cours  complet  très  étendu  et  parfait  autant  que 
peut  l'être  œuvre  humaine,  il  ne  faut  donc  pas 
se  borner  à  la  reproduction  d'un  seul  et  unique 
auteur,  si  grand  soit-il  ;  mais  choisir  parmi 
les  commentaires  et  les  traités  généralement 
reconnus  des  chefs-d'œuvre.  L'abbé  Migne 
dressa  donc  une  table  des  livres,  de  l'Ecriture, 
des  traités  de  théologie  et  des  auteurs  qui  en 
ont  écrit  ;  puis  il  adressa,  en  cinq  mille 
exemplaires,  une  lettre  de  consultation  à 
tous  les  évè'jues,  vicaires  généraux,  chanoines 
théologaux,  chefs  d'Ordres  et  de  congréga- 
tions, super  ieurs  et  professeurs  de  séminaires 
ou  d'Université.  La  consultation  portait,  en 
substance,  que,  résolu  de  n'éditer  que  les  tra- 
vaux qui  réuniraient  la  majorité  des  suffrages, 
l'éditeur  demandait,  sur  chaque  livre  de 
l'Ecriture  et  sur  chaque  Trai'é  théologique,  le 
nom  du  commentateur  et  du  théologien  dont 
le  travail  semblait  préférable.  Des  réponses 
concordantes  arrivèrent  de  tous  les  points  de 
l'Europe,  prouvant  que  les  bons  auteurs  sont 
appréciés  partout.  On  indiquait,  pour  le  Pen- 
tateuque,  Cornélius  ;  pour  Josué,  Masius  ; 
pour  les  psaumes,  Génébrard  ;  pour  les  lieux 
thcologiques,  Melchior  Cano  ;  pour  l'Incar- 
nation, Legrand  ;  pour  les  lois,  Suarez.  Migne 
reproduisit  donc  intégralement  les  ouvrages 
désignés,  mit  en  tête  la  biographie  de  l'au- 
teur, ajouta  des  notes  au  bas  des  pages  et 
des  appendices  ou  des  extraits  d'autres  au- 
teurs à  la  fin  des  thèses.  Chaque  cours  se 
terminait   par   une   table    analytique  et  par 


un  grand  «ombre  d'autres  laides.  Enfin  l'ou- 
vrage, promptement  achevé,  offrit  au  Clergé, 
sur  chaque   point  de  la    science  sacerdotale, 

tous     les    <  li.K-d'o'iivri'    connu-.    Publication 

émérite  que  le  clergé  accueillit,  en  effet,  avec 

d'unanimes  applaudissements  et  dont  h      | 
cieux     exemplaires     ornent     aujourd'hui     un 
grand  nombre  de  cure«. 

('elle  publication  ferait,  à  un  éditeur  vul- 
gaire, une  gloire  peu  commune;  elle  ne  fut, 
pour  l'abbé  Migne,  qu'un  début.  L'abbé  de 
Genoude  avait  publié  en  quatre  volume-, 
sous  le  litre  de  liaison  du  Christianisme^  les 
plus  beaux  témoignages  rendus,  jiar  des 
hommes  illustres,  à  la  religion  catholique. 
Ce  livre,  formé  d'extraits,  avait  rendu  de 
grands  services;  l'abbé  Migne  voulut  en  dou- 
bler la  puissance  en  agrandissant  les  cadres 
de  l'ouvrage.  Ce  fut  l'objet  des  Démons- 
trations  éiuin/jéiiques.  ('et  ouvrage  contient 
sur  la  vérité  du  christianisme  en  géné- 
ral et  du  catholicisme  en  particulier,  les 
démonstrations  et  apologies  de  Tertullien.  (  iri- 
gène.  Ku-èbe,  saint  Augustin,  Montaigne,  ba- 
con, Grotius,  Descartes,  Hiehelieu,  Arnauld.  de 
Choiseul  da  Ple»sis-Praslin,  Pascal,  Pélisson, 
Nicole,  Boy  le,  Bossuet,  Bourdaloue,  Locke, 
Lami,  Burnet,  Ma'ebranche,  Lesley,  i.eibnilz, 
La  Bruyère,  Fénelon,  Huet,  Clarke,  Duguet, 
Stanhope,  Bayb-,  Leclerc,  du  Pin,  Jacquelot, 
Tillotson,  de  Ilall^r,  Sherlock,  Le  Moine, 
Pope,  Leland,  Racine,  Massillon,  Dilton, 
Ueiham,  d'Ague-seau,  de  Polignac,  Saurm, 
Bnflier,  Warburlon,  Tournemine,  Bentley, 
Littlelon,  Fabricius.  Addison,de  Berni-,  Jean- 
Jacques  Rousseau,  Para  du  Phanjas,  Stanis- 
las 1er,  Turgot,  Statler,  West,  Beauzée,  Ber- 
gier,  Gerdil,  Thomas,  Bonnet,  de  Grillon, 
Euler,  Delamarre,  Caraccioli,  Jenning-,  Du- 
hamel, s^int  Liiiuori,  Butler,  Bullet,  Vauve- 
nargues,  Guénard,  Blair,  de  Pompignan,  De- 
luc,  Porteus,  Gérard,  Diessbach,  Jacques, 
Lamouretle,  Laharpe,  Le  Coz,  Duvoi>in.  de 
la  Luzerne,  Schmitt,  Poynter,  Moore,  Silvio 
Pellico,  Lingard,  Brunati,  Manzoni,  Perrone, 
Paley,  Dorléans,  Campien,  Fr.  Pérennès.  Wi- 
semàn,  Buekland,  Marcel  de  Serres,  Keilh, 
Charmer»,  Uupin  aîné,  Grégoire  XVI.  Cittet, 
Milner,  Sabatior,  Morris,  Bolgeni,  Cha-say, 
Lomhroso  et  Consoni  ;  il  contient  les  apolo- 
gies de  11"  auteurs,  répandues  dans  180  vo- 
lumes, traduites  pour  la  plupart  des  diver-es 
langues  dans  lesquelles  elles  avaient  été 
écrites,  reproduites  INTÉGRALEMENT,  non 
par  extraits. 

Qu'on  veuille  bien  passer  ces  noms  en  re- 
vue, et  l'on  verra  si  presque  tous  ne  sont  pas 
de  ceux  qui  ont  le  plus  honoré  leur  siècle  et 
leur  pays  par  la  grandeur  de  leur  intelligence. 
La  moitié  d'entre  eux  démontrent  invincible- 
ment le  Christianisme  contre  les  incrédules  et 
les  infidèles  de  toutes  sortes  ;  les  autres 
poussent  jusqu'au  Catholicisme  les  héré- 
tiques et  les  schismaliques  anciens  et  mo- 
dernes. S'il  y  a  dans  le  monde  des  esprits  et 
des  caractères  de  toute  espèce,  il  se  trouve  ici 


LIVIIE  QUATRE-VINGT  QUATORZIÈME 


des  preuves  pour  lea  contenter  loua;  car  il 
n'oi  pas  un  aspect  sous  lequel  la  Religion 
puisse  être  considérée,  qui  n'y  poit  traita  par 
plusieurs  apologistes  de  manière  à  ne  rien 
laisser  à  désirer.  Toutes  les  objections  y 
trouvent  l«-ur  tombeau.  Celles  de  la  philoso- 
phie païenne  y  sont  pulvéïiséea  par  0  ri  gène, 
Eusèbe,  saint  Augustin,  elc.  ;  celles  du  Moyen 
Age,  du  xv°  et  du  \vi°  aiècles,  le  sont  par  B  i- 
con,  Montaigne,  Descaries,  elc.  ;  celles  du 
xvn"  siècle  par  Boseuet,  Pascal.  Nicole,  etc.  ; 
celles  du  xvin0  par  Gerdil,  Laharpe, 
Moore,  etc.  ;  celles  du  xtx"  par  Poynter,  Per- 
rone,  Wiaeman,  etc.,  etc.,  et  les  arguments 
ont  d'autant  plus  de  force  qu'ils  ne  sont  fias 
présentés  au  moyen  de  simples  fragments  : 
cette  publication  ne  renferme  que  des  ou- 
vrages ENTIERS. 

Cependant  si  complet  que  soit  l'ouvrage, 
on  peut  y  découvrir  quelques  lacunes.  Les 
Pères  n'y  figurent  pas  en  assez  grand  nombre: 
on  aimerait  à  y  trouver  d'autres  apologistes, 
à  y  lire  d'autres  traites,  comme,  par  exemple, 
le  Cammonitorium  de  Lérins.  Les  scolastiques 
n'y  brillent  que  par  leur  absence  et  c'est  là 
une  injustice  et  une  faute  :  une  faute,  parce 
que  cVst  confirmer  indirectement  le  dire  des 
protestants  qui  déclarent  l'Eglise  stérile  de- 
puis l'âge  d'or  des  Pères  ;  une  injustice,  car 
le  M<»yen  A.ge  a  produit  de  très  remarquables 
démonstrations  évangéliques,  par  exemple, 
celle  de  l'ierre  le  Vénérable  contre  les  Maures, 
celle  de  Raymond  Lulle,  la  Somme  contre  les 
gentils.  Enfin  quelques  modernes  y  manquent, 
notamment  Napoléon,  dont  le  chevalier  de 
Beaulerne  a  recueilli  les  pensées  sur  le  chris- 
tianisme. 

Aux  démonstrations  évangéliques  et  aux 
cours  complets  d'Ecriture  Sainte  et  de  théo- 
logie, l'abbé  Migne  voulut  jo  ndre  une  Ency- 
clopédie. C'est  l'ambition  de  l'esprit  humain 
de  vouloir  embrasser  toutes  les  connaissances. 
La  plupart  des  hommes  ne  sauraient  y  at- 
teindre, mais  il  se  rencontre  des  hommes  de 
génie  pour  leur  faciliter  la  lâche  et  répondre 
à  leur  dé»ir.  Varron,  chez  les  Romains,  avait 
essayé  cette  systématisai  ion  des  connaissances 
de  l'antiquité  ;  saint  I.-idore  de  Séville,  Roèce 
et  Cassiodere,  Vincent  de  Beauvais,  saint 
Thomas,  Albert  le  Orund  avaient,  de  leurtemps, 
dressé  l'encyclopédie  des  sciences  du  Moyen 
Age.  Chez  les  modernes,  celte  entreprise,  de- 
venue [dus  difficile,  par  les  progrès  du  temps, 
ne  lut  tentée,  avec  éclat,  qu'en  Fiance  au 
xvin0  siècle;  encore  le  fut-elle  avec  le  con- 
cours de  la  secte  philosophique,  avec  l'appui 
des  classes  élevées  et  malgré  cet  appui  et  ce 
concours,  elle  ruina  trois  ou  quatre  éditeurs. 
Or,  cette  tâche,  reprise  au  \ixe  siècle  dans 
quelq  tes  encyclopédies  fort  abrégées,  l'abbé 
Migne  voulut  la  tentera  lui  seul  et  sur  les 
plus  vastes  proportions.  Ce  fut  l'objet  de  son 
Encyclopédie  théologique  en  cent  cinquante 
Volumes.  Malgré  son  titre,  l'ouvrage  ne  s'oc- 
cupe p8|  lentement  de  théologie,  mais  de 
Qmni  re  icibili  et  de  quibutdam  aliii.  La  théo- 


logie, il  esl  vrai,  y  a  la  principale  part. 
L'exégèse,  le  dogme,  ta  morale,  la  discipline, 
la  liturgie,  l'histoire,  l'éloquence  sacrée,  la 
patristique  sont  l'objet  d'autant  de  diction- 
naires ;  et  même  lorsque  leur  objet  comporte 
des  division.-,  naturelles  OU  admel  des  nuances 

importantes,  elles  sont  traitées  dans  autant  de 
dictionnaires  Béparés.  Ainsi  vous  ave/,  un  Dic- 
tionnaire de  la  Bible,  un  Dictionnaire  de  Phi- 
lologie, un  d'Apocryphes,  un  de  Géographie 
sacrée  et  un  Allas  de  l'Ecriture  Sainte.  Ainsi 
vous  avez  un  Dictionnaire  de  droit  canon,  un 
de  Législation  religieuse,  un  de  Discipline,  un 
de  Législation  canonieo-civile,  un  de  Décrets. 
Ainsi  vous  avez  un  Dictionnaire  il  histoire  ec- 
clésiastique, un  de*  Antiquités  Bibliques,  un 
des  Origines  du  Christianisme,  un  des  Papes, 
un  des  Cardinaux,  un  des  Ordres  religieux, 
un  des  Abbayes,  un  des  Hérésies,  un  des  Su- 
perstitions, un  des  Légendes,  un  de  Biblio- 
graphie, un  des  Croisades,  un  des  Missions, 
un  des  Controveises  historique-.  Chaque  par- 
tie de  la  science  sacrée  est  ainsi  traitée  avec  le 
détail,  parfois  avec  les  utiles  répétitions  que 
comporte  l'ordre  alphabétique.  De  plus,  la 
philosophie,  les  sciences,  les  arts,  les  lettres, 
l'histoire,  les  métiers,  les  musées,  la  politique, 
l'économie  sociale,  l'éducation  ont  égale- 
ment leurs  dictionnaires.  Enfin,  dans  l'entre- 
deux  de  l'ordre  naturel  et  de  l'ordre  surna- 
turel, pour  les  questions  d  influence  de  la 
religion  sur  la  société,  vous  retrouvez  de 
nouveaux  dictionnaires.  Tous  ces  diction- 
naires, sans  doute,  ne  sont  pas  des  chefs- 
d'œuvre  ;  il  y  en  a  même  qui  ne  sont  pas  des 
œuvres,  mais  des  rapsodies  taillées  à  la  serpe 
et  cousues  avec  un  fil  grossier.  A  côté  de  ces 
mauvais  travaux,  il  y  a,  toutefois,  dans  I  En- 
cyclopédie, trois  parties  excellentes  :  d'abord, 
les  anciens  dictionnaires  de  Calme',  de  Plu- 
quet,  Helyot  et  plusieurs  autres  d'un  mérite 
supérieur;  ensuite  les  dictionnaires  emprun- 
tas aux  Encyclopédies  antérieures  et  qui 
offrent,  sur  leur  objet  propre,  une  science 
parfaite;  enfin  des  dictionnaires  de  création 
récente  confiés  à  des  hommes  vraiment  ha- 
biles, tels  que  Quantin  pour  la  Diplomatique, 
d'Ortigue  pour  la  Musique,  Pellier  pour  la 
Dogmatique,  Crosnie."  pour  l'Iconographie, 
Melun  pour  l'Economie  chrétienne,  Martin 
pour  l'Economie  charitable,  Lenoir  pour  la 
philosophie,  et  plusieurs  autres  que  tout  le 
monde  connaît  et  que  personne  n'oublie. 

Mais  ave  M  gne,  il  faut  se  hâter.  Voici 
maintenant  une  Collection  intégrale  et  univer- 
selle des  orateurs  sacrés  en  cent  cinquante  vo- 
lumes. Ce  n'est  pas  seulement  l'histoire  de 
l'éloquence  sacrée  en  France,  ce  sont  les  mo- 
numents authentiques  et  complets  de  cette 
éloquence.  Vous  assistez  à  ses  commence- 
ments, vous  suivez  ses  progrès,  son  apogée, 
sa  décadence,  sa  restauration.  L'ouvrage, 
partagé  en  trois  séries,  n'admet  des  extraits 
que  pour  la  dernière,  c'est-à-dire  pour  les 
prédicateurs  du  dernier  rang;  en  revanche, 
il  s'augmente  des  plus  remarquables  mande- 


556 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


mente  des  évéquea  de  France  el  de  Belgique  ; 

des  Million'-  lie  ii"-  prédicateurs  oonlempo- 
rain -,  des  prônistes  anciens  et  modernes,  et 
d'une  feérie  d'ouvrages  sur  les  règles  de  li 
lionne  prédication. 

A  côté  de  la  Collection  universelle  des  ora- 
teur- sacrés  se  place  le  Cours  complet  d'f/is- 
toire  ecclésiastique  en  vingt-cinq  volumes  par 
le  baron  Henrion  et  L'abbé  Vervorst.  Nous 
n'avons  pas  ici  un  ouvrage  original  ;  c'est  une 
compilation,  sans  doule,  1res  intelligente,  as- 
sembluge  heureux  d'immenses  matériaux, 
mais  enfin  qui  ne  marque  pas  un  progrès 
dans  la  science  île  l'histoire.  Le  Messie  pro- 
mis et  attendu,  Jésus-Christ  venu  et  fondant 
son  royaume  qui  doit  durer  jusqu'à  la  fin  des 
temps  :  voilà  toute  l'histoire  de  l'Eglise. 
C'était,  au  iv°  siècle,  la  pensée  de  saint  Epi- 
phane.  au  XVIIe  celle  de  Bossuel,au  \ixc  celle 
de  Robrbacher.  Henrion,  qui  adopte  cette 
idée,  accepte,  pour  le  partage  du  temps,  la 
distinction  traditionnelle  des  six  âges.  Dans 
les  considérations  générales  de  l'histoire,  il 
fait  de  larges  emprunts  aux  abliés  Blanc  et 
Vidal,  aux  Pères  Ventura  et  Newmann,  à 
Roux-Lavergne.  Pour  la  période  avant  Jesus- 
Christ,  il  prend  Y  Histoire  du  peuple  de  Dieu 
de  Berruyer,  renforcée  des  dissertations  em- 
pruntées à  la  Bible  de  Vence.  au  Dictionnaire 
de  Calmet  et  aux  conférences  de  l'abbé  Du- 
guel.  Pour  la  période  postérieure,  il  continue 
en  suivant  le  même  système  d'emprunts  et  de 
dissertation^.  Que  si  l'ouvrage  laisse  parfois  à 
désirer  en  ce  qu'il  est  rarement  à  la  hauteur 
du  progrès  des  sciences  et  laisse  parfois  à  dé- 
sirer sous  le  rapport  des  doctiines,  ce  n'en  est 
pas  moins  un  cours  complet  d'histoire  en 
vingt-cinq  volumes  in-quarto.  C'est  bien 
quelque  chose. 

A  l'histoire  de  l'Eglise  se  rattache  : 

1°  L Histoire  du  concile  de  T>ente,  par  Palla- 
vicini,  précédée  ou  suivie  du  Catéchisme  et  du 
texte  du  même  Concile,  de  dissertations  sur 
son  autorité  dans  le  monde  catholique,  sur  sa 
réception  en  France  el  sur  les  objections  pro- 
testantes, jansénistes,  parlementaires  et  phi- 
losophiques, auxquelles  il  a  été  en  butte  ;  en- 
fin d'une  notice  sur  ceux  qui  y   prirent   part. 

2°  Perpétuité  de  la  foi  de  l'Eglise  catholique, 
par  Nicole.  Arnauld,  Renaudot,  etc.,  suivie  «1e 
la  Perpétuité  de  la  fui  sur  la  Confes>ion  auricu- 
laire, par  Denis  de  Sainte-Marthe,  et  des 
treize  Lettres  de  Schefi'macher  sur  les  matières 
controversées  avec  les  Protestants. 

3°  Les  Monuments  inédits  sur  l'apostolat  de 
sainte  Marie-Madeleine  dans  la  province  ro- 
maine des  Gaules  et  sur  b-s  autres  apôtres  de 
cette  contrée,  par  l'abbé  Faillon,  professeur  à 
Saint-Sulpice.  En  tout,  neuf  volumes. 

Voici  maintenant  trois  ouvrages  dont  je 
transcris  simplement  les  titres  : 

Les  deux  Sommes  de  saint  Thomas,  aug- 
mentées du  Maitre  des  sentences  et  d'un  vo- 
lume contenant  onze  tables  pour  la  Somme 
théotoyique  ;  la  Bibliothèque  de  Lucius  Fer- 
raris  pour  le  droit  canon,  en  huit  volumes  ;  et 


la  Somme  d'or  de   la  Sainte  Vierge  en  vingt- 
trois  volumes. 

J'enregistre  encore  en  courant  : 

Les  catéchismes  philosophiques,  polé- 
miques, historiques,  dogmatiques,  moraux, 
disciplinaires,  canoniques,  pratiques,  ascé- 
tiques et  mystiques  de  Feller,  A  irné,  SchefT- 
macher,  Rohrbacher,  Pey,  Lefrançois,  Alletz, 
Almeyda,  Fleury,  Pomey,  Bellaroiin,  Meusy, 
Challoner,  Gother,  Surin  el  Olier. 

Les  Œuvres  très  complètes  de  sainte  Thé- 
rèse, augmentées  des  œuvres  des  saints  Pierre 
d'Alcanlara,  Jean  de  la  Croix  et  Jean  d'Avila  ; 

Les  Œuvres  complètes  de  saint  François  de 
Sales  suivies  des  oeuvres  complètes  de  sainte 
Jeanne  de  Chantai  ; 

Les  Œuvres  complètes  de  Bérulle,  d'Olier, 
de  Tronson,  de  boudon,  de  Lantages,  de  la 
Chétardie,  de  Badoire,  de  Bourdaloue,  de 
Bossuet,  de  Fénelon,  de  Massillon,  de  Flé- 
chier,  du  Père  Noë1,  abbrévialeur  de  Suarrz, 
de  la  Tour,  de  Le  François,  de  Baudrand,  de 
Pressy,  de  Bergier,  des  deux  Pompignan,  de 
Régnier,  Thiébault,  Emery,  Duvoieiu,  Gé- 
rard, Laluzerne,  J.  de  Maistre,  d'Arvisenet, 
Riambourg,  Bonald,  Frayssinous,  Gerdil  et 
plusieurs  autres.  En  tout,  cent  volumes. 

J'omets  la  Théologie  de  Perrone,  les  /nsti- 
tutiones  cathoUcx  <le  Pouget,  la  triple  gram- 
maire hébraïque,  le  Compendium  jurit  cano- 
nici  de  Maupied,  le  Lexicon  mediœ  el  infimae 
latinitatis,  les  Actes  de  l'Eglise  de  Paris,  le 
Manuel  ecclésiastique  et  autres  menuailles. 

Cela  nous  donne  jusqu'à  présent  cinq  cent 
cinquante  volumes,  tous  in-quarto,  de  quinze 
cents  colonnes  l'un  dans  l'autre,  fidèlement 
reproduits  des  anciennes  éditions,  actualisés 
quand  il  le  fallait,  corrigés  avec  soin,  enfin, 
pour  un  éditeur,  une  œuvre  de  géant. 

Le  Titan  de  la  typographie  ne  voulait  pas 
borner  là  ses  efforts.  Il  y  avait  une  collection 
grandiose,  dont  aucun  éditeur  n'avait  osé 
jusque-là  concevoir  seulement  l'idée  et  dont 
l'abbé  Migne  entreprit  la  réalisation.  .Nous 
voulons  parler  de  la  collection  des  Pères  de 
l'Eglise.  Depuis  l'invention  de  l'imprimerie, 
Cassandre,  Ciacconius,  Jean  de  Billy,  Ilervet 
avaient  entrepris  de  traduire  quelques  Pères 
et  d'en  reviser  les  éditions.  Au  xvue  et  au 
xvui0  siècle,  les  Bénédictins,  marchant  sur 
les  traces  de  ces  devanciers,  avaient  p^-nsé 
éditer  une  palrologie  complète  et  ils  avaient, 
en  effet,  publié,  avant  la  Révolution,  les  prin- 
cipaux Pères  des  premiers  âges.  Un  grand 
nombre  d'exemplaires  de  leurs  publications 
avaient  péri,  par  le  malheur  des  temps.  Pour 
en  réunir  la  collec'ion,  il  fallait  de  longues 
années  el  des  centaines  de  mille  francs. 
L'abbé  Migne  osa  les  rééditer,  éditer  ce  que 
n'avaient  pas  publie  les  Bénédictins  ;  et, 
cette  œuvre  colossale,  inouïe,  impossible,  il 
a  pu,  Dieu  aidant,  la  mener  à  bon  terme. 

La  Palrologie  gréco-latine  de  Migne  compte 
trois  cent  cinquante  volumes  et  contient  plus 
de  trois  mille  auteurs.  L'éditeur,  pour  en 
rendre  compte,  la,  qualifiait  d'universelle,  corn- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


557 


plctr,  conforme^  commode  et  économique  ;  uni- 
verselle, parce  qu'elle  embrassait  tous  lei  Pères 
d'Orient  et  d'Occident,  depuis  saint  Barnabe 
jusqu'à  Innocent  111  ;  complète,  parce  qu'elle 

contenait  toutes  les  œuvres  de  tous  les  Pères  ; 
uniforme  et  commode,  parce  que  tous  ses  vo- 
lumes portaient  le  même  format,  format  in- 
quarto,  d'un  usage,  en  effet,  beaucoup  plus 
lacile  (pu1  le  coûteux  in-octavo  et  l'impossitile 
in-folio;  enlin  économique,  puisque  son  prix 
ne  dépassait  guère  deux  mille  (rancs. 

La  grandeur  de  l'entreprise  n'en  avait  pas 
Fait  négliger  l'exécution.  Pour  la  Patrologie 
grecque,  partie  la  plus  difficile  de  l'œuvre, 
Migne  avait  fait  d'abord  graver  des  types  tout 
exprès,  en  deux  modèles,  l'un  droit,  pour  le 
texte  ordinaire,  l'autre  plus  penché,  pour  les 
mots  à  distinguer  dans  le  texte;  ensuite,  il 
avait  fait  venir  des  compositeurs  d'Angleterre, 
d'Allemagne,  de  Belgique,  de  Bavière,  «le 
Bohême  et  même  de  ltus<ie  ;  puis  il  avait 
choi-i,  pour  ses  correcteurs,  les  premiers  sa- 
vants de  l'Europe,  notamment  des  savants 
grecs.  Quand  une  feuille  était  composée,  elle 
était  lue  sur  la  copie  primitive,  puis  les  cor- 
rections étaient  revues  successivement  sur  six 
épreuves.  L'attention  la  plus  minutieuse  était 
donnée  non  seulement  à  la  pureté  du  texte, 
mais  encore  à  l'apposition  des  accents,  partie 
fort  négligée  des  Bénédictins. 

«  La  tradition  chrétienne,  disait  l'abbé 
Migne,  se  trouve  donc  reproduite  universelle- 
ment quant  aux  auteurs,  intégralement  quant 
aux  ouvrages,  chronologiquement  quant  à  la 
marche,  uniformément  quant  au  format, 
économiquement  quant  aux  prix  :  ainsi  est 
achevée  la  plus  morale,  la  plus  précieuse  et 
la  plus  considérable  des  publications  qui  soient 
jamais  sorties  des  presses  du  monde  entier  ; 
ainsi,  par  conséquent,  tombent  à  terre  toutes 
les  sinistres  prophéties  sur  l'impossible  réali- 
sation par  un  seul  homme  d'un  travail  aussi 
gigantesque.  Nous  ne  craignons  pas  d'avouer 
que  le  jour  de  son  achèvement  a  été  le  plus 
heureux  de  notre  vie:  et  ici  nous  ne  parlons 
point  comme  un  éditeur  ordinaire  qui  ne  le 
pourrait  et  même  ne  le  devrait  pas,  puisqu'une 
bonne  partie  de  notre  grande  fortune  est  en- 
gloutie dans  l'Œuvre  :  nous  parlons  comme 
un  prêtre  qui  doit  s'estimer  heureux  d'avoir 
été  trouvé  digne  de  telles  avances,  peut-être 
d'un  tel  sacrifice. 

«  Cela  dit,  que  la  fortune  nous  rentre  ou  nous 
échappe,  que  nous  soyons  couvert  d'honneur 
ou  d'ignominie,  que  nous  vivions  même  ou 
que  nous  mourions,  le  nom  du  Seigneur  sera 
toujours  béni  pour  nous,  et  nous  chanterons 
gaiement  notre  Nunc  dimittis,  parce  que  sans 
grande  science,  ni  grande  vertu,  il  nous  aura 
été  donné  d'être  plus  utile  à  l'Eglise  que  bien 
des  savants  et  bien  des  sain'?,  et  qu'en  posant 
ce  livre  fondamental  de  toute  bib  iolhèque  sé- 
rieuse, à  l'édiiion  duquel  nous  n'avons  pu 
délf  rrniner  ni  libraires,  ni  communautés,  ni 
gouvernements,  nous  pourrons  en  quelque 
KM  le  dire  comme  saint  Paul:  Cursum   meum 


consummavi ;  puis  nous  présenter  avec  con- 
fiance devanl  Dieu,  notre  Coure  de  Patrologie 

à  la  main.  » 

Il  faut  ajouter  que  notre  éditeur,  pour  assu- 
rer la  perpétuité  de  son  œuvre,  en  avait  fait 
(■//cher  les  planches  d'impression.  Autrefois, 
après  le  tirage  d'une  édition,  la  planche  était 
brisée  et  les  caractères  servaient  a  en  former 
d'autres  jusqu'à  entière  usure.  Par  un  procédé 
de  notre  moderne  industrie,  lorsque  la  planche, 
est  bonne  pour  l'impression,  on  applique 
dessus  un  papier  mouillé,  rendu  épais  par  le 
collage  de  plusieurs  feuilles,  battu  de  minière 
à  reproduire,  en  creux,  toutes  les  saillies  de-, 
caractères.  On  coule  ensuite  sur  celte  feuille 
de  papier  un  métal  composé  avec  les  mêmes 
éléments  que  les  caractères  d'imprimerie  et 
le  résuliat  est  une  plaque  d'étain  qui  repro- 
duit la  page  composée  par  le  typographe.  On 
peut  ainsi,  par  le  clichage,  réimprimer  éter- 
nellement un  ouvrage  dont  on  a  composé  une 
seule  fois  la  planche. 

Or,  l'abbé  Migne  avait  cliché  ses  ouvrages, 
pour  une  valeur  de  six  à  huit  millions  de 
notre  monnaie. 

L'abbé  Migne,  éditeur,  avait  établi  une  im- 
primerie dans  sa  maison.  Sa  force  de  produc- 
tion était  telle  qu'il  pouvait  enfanter,  tous  les 
jours,  deux  mille  volumes  in-4°.  La  main 
d'un  moine  autrefois  n'aurait  pu  copier,  en 
trois  ans,  ce  qui  se  faisait  en  une  seule  minute 
à  l'imprimerie  Migne. 

De  plus,  Migne  fondait  lui-même  ses  carac- 
tères, fabriquait  lui  même  ses  clichés,  glaçait 
et  satinait  le  papier,  brochait  et  reliait  ses 
ouvrages.  On  voyait,  chez  lui,  se  commencer, 
se  poursuivre,  se  vernisser,  sans  payer  tribut  à 
aucune  industrie  étrangère,  les  plus  vastes  pu- 
blicationsqu'aiententrepris,  depuis  l'invention 
de  l'imprimerie,  non  seulement  les  particu- 
liers, mais  les  Congrégations  et  les  Gouverne- 
ments. 

Enfin  pour  obliger  ses  confrères  pauvres, 
en  se  tenant  dans  les  limites  du  bon  marché 
sans  trop  négliger  la  question  d'art,  Migne 
avait  établi  des  ateliers  de  peinture  chrétienne 
pour  les  chemins  de  croix  et  la  réparation 
des  vieux  tableaux,  des  ateliers  de  sculpture 
pour  les  statues  d'ornementation  et  des  ate- 
liers de  facture  d'orgues  à  tuyaux  de  bois, 
à  tuyaux  d'étain  et  à  anches. 

Enfin,  menant  de  front  de  si  grosses 
affaires,  cho-es  inouïes  dans  les  fastes  d'une 
grande  entreprise,  jamais,  durant  vingt-huit 
ans,  soit  par  oubli  de  mémoire,  soit  par  né- 
gligence de  ses  employés,  soit  par  vengeance 
d'un  tiers  porteur,  il  n'avait  éprouvé  la  con- 
fusion d'un  billet  protesté  ;  et  sa  signature  est 
restée  vierge,  même  dans  les  mois  qui  ont 
suivi  l'explosion  républicaine,  les  crises  finan- 
cières et  la  calomnie  qui  lui  a  fait  tant  de 
mal,  mais  que  la  justice  a  si  énergiquement 
flétrie. 

Aussi  quand  un  évèque,  blessé  par  des  ar- 
ticles que  l'abbé  Migne  n'avait  pas  même  lus, 
avait  lancé  contre  le  dit   abbé   une  sentence 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


d'interdit,  il  avail  été  pressé,  par  tou«  ses  con- 
frères dans  l'épiscopat,  de  lever  cette  senti  née  ; 
el  quand  un  aventurier,  en  procès  avec  M  igné, 
avai  présenté,  pour  sa  décharge,  une  appro- 
bation très  explicite  de  son  ordinaire,  Migne, 
pour  sa  justification,  produirait  un  mémoire 
où  l'on  ne  lit  pas  moins  de  mille  soixante-cinq 
approbations.  L'abbé  Mucne,  nnalysant  ce 
mémoire,  disait  :  Sur  les  I  063  mères  ici  con- 
signée*, deux  font  connaître  la  mis-ion  quenous 
avons  reçue  de  l'Ordinaire  ;  deux  mention- 
nent le  plai.-ir  qu'ont  éprouvé  de  nos  tra- 
vaux deux  grands  Papes:  Grégoire  XVI  et 
Pie  IX  ;  une  est  d'un  Concile  de  France 
fort  de  50  membres;  33  émanent  de  cardi- 
naux français  et  14  de  cardinaux  étrangers  ; 
6  des  patriarches  d'Orient;  50  d'archevêques 
français  et  29  d'archevêques  étrangers  ; 
341  devêqnes  français  et  127  d'évéqucs étran- 
gers ;  1  d'un  vicaire  apostolique  français; 
14  d'abbés  mitres  français  ;  i  d'un  préfet 
apostolique  français  et  7  de  préfets  aposto- 
liques étrangers  ;  12  de  prélats  romains  fran- 
çais et  10  de  prélats  romains  étrangers  ; 
49  d'écrivains  du  clergé  régulier  français 
et  12  du  clergé  régulier  étranger;  158  d'écri- 
vains du  clergé  séculier  français  et  20  d'écri- 
vains du  clergé  séculier  étranger  ;  25  d'au- 
teurs laïques  français  et  9  d'auleurs  laïques 
étrangers  ;  enfin  45  de  journaux  français 
et  1  \  de  journaux  étrangers. 

Mais,  sans  parler  des  1  065  approbations 
écriles,  il  en  e^t  de  non  écrites  qui  valent  bien 
les  premières.  Ce  sont  les  212  visites  épisco- 
pales  dont  les  Ateliers  catho'iques  ont  été  ho- 
norés et  dont  la  nomenclature  retrouve  ici  à  la 
suite  des  lettres.  Encore,  en  fixant  ce  chiffre, 
sommes-nous  de  beaucoup  au-dessous  de  la 
vérité,  parce  que,  pendant  plus  de  10  ans, 
nous  n'avons  eu  soin  de  prendre  note  d'au- 
cune visite  ! 

Il  est  une  troisième  sorte  de  témoignages 
qui  a  peut-être  une  valeur  plus  significative  ; 
ce  sont  les  Recommandations  impiiméesou 
verbales  qui  ont  eu  lieu  en  sus  des  Lettres  et 
des  Visites.  Il  s'es-t,  en  effet,  tenu  en  France 
et  hors  de  France,  peu  de  synodes  et  peu  de 
retraites  ecclésiastiques;  il  a  élé  adressé  peu 
de  programmes  de  conférences  diocésaines  ;  il 
a  été  imprimé  peu  d'Ordo  ou  de  Brefs  ;  il  a  été 
lancé  peu  de  circulaires  et  de  lettres  pasto- 
rales, sans  que  les  publications  des  Ateliers  Ca- 
thc ligues  n'y  aient  été  citées  ou  louées. 

En  lisant,  en  effet,  ce  mémoire,  on  voit  les 
plus  hauts  personnages  épuiser,  envers  Migne, 
toutes  les  formules  de  l'admiration.  Mais  en 
visitant  les  Ateliers  Catholiques,  on  était  obligé 
de  confesser  que  tous  ces  éloges  étaient  en- 
core au-dessous  de  la  réalité. 

Nous  avons  visité,  pour  notre  part,  ces 
glorieux  Ateliers.  Nous  nous  sommes  pro- 
mené dans  ces  vastes  pièces  où  se  dressent,  en 
co  onnes  triomphales,  de*  milliers,  des  mil- 
lions de  livres.  Frappés  d'admiration  devant 
ces  nouvelles  Pyramides,  les  anciens  auraient 
sui nommé  l'éditeur  l'Atlas  du  monde   intel- 


lectuel et  moral.  Ces  pyramides,  en  effet,  «ont 

des  colonnes  de  Lumière   d'où  B'échappeot  les 
rayons  qui  ronl  porterie  Peu  sacré  jusqu'aux 

extrémités  de  la  terre;  chaque  volume  pii  en 
sort  est  une  langue  de  feu  qui  s'en  va  par  li 
les  chemins  de  fer  de  l'ancien  et  du  nouveau 
monde,  par  toute*  les  voies  de  terre  el  de 
mer.  annoncer  la  Bonne  Nouvelle,  la  Vérité» 
la  Science,  la  Civilisation  aux  quatre  vents  du 
ciel. Quelle  mission I  (Juel  apostolat!  Ce  foyer 
central,  d'où  rayonnent  tous  les  trésors  qui  font 
la  gloire  du  Christianisme  el  l'honneur  de  l'es- 
prit humain,  tous  les  monuments  qui  forment 
l'héiilage  des  générations  et  constituent  les 
titres  de  l'Humanité  à  d'immortelles  espé- 
rances; eh  bien  !  celte  magnifique  créai  ion, 
la  devons-nous  aux  ressources  d'un  Gouver- 
nement tout-puissant  que  l'on  croirait  seul 
capable  de  ces  grandes  choses?  Non,  c'kst 
l'oEOVHe  d'un  stLL  homme!  mais  d'un  homme 
inspiré  par  le  génie  de  celte  foi  qui  transporte 
les  monraynes  et  renouvelle  la  face  de  la  terre. 

A  soixante-huit  ans,  mais  toujours  fort  et 
toujours  résolu,  le  Napoléon  de  la  typogra- 
phie Bongea  t  à  achever  sa  Bibliothèque  uni- 
verselle. Une  collection  des  Conciles  en  quatre- 
vingt  volumes  ;  les  œuvres  complètes  de  saint 
Bonaventure,  de  saint  Thomas,  deGerdil  et  du 
Père  Berlhier  ;  deux  nouvelles  encyclopédies, 
l'une  pour  la  philosophie,  l'autre  pour  les 
sriences  et  les  arts;  la  réfutation  de  toutes 
les  erreurs  et  de  tous  les  systèmes  philo- 
sophiques; un  livre  de  l'unité,  un  traité  des 
points  fondamentaux,  un  rituel  des  rituels,  un 
ca'echisme  des  catéchismes,  les  actes  syno- 
daux de  tous  les  diocèses  et  vingt  autres  pu- 
blications figuraient  déjà  sur  des  prospectus. 
A  son  dernier  jour,  il  se  réservait  de  confie) ,  à 
une  Congrégation  religieuse,  comme  institu- 
tion fondée,  son  établissement.  De  plus,  le  bé- 
néfice de  >-es  publications  devait  passer  entre 
les  mains  de  la  Propagation  de  la  foi.  Fnfin, 
en  chantant  d'un  cœur  joyeux  son  Nunc  di- 
mittis,  Migne  voulait  coi. sacrer,  de  tous  ses 
travaux,  à  l'Eglise  le  protif,  à  Dieu   la  gloire. 

Triste  retour  des  choses  humaines  !  Cette 
biographie  que  nous  avons  écrite  dans  la  joie, 
il  faut  l'achever  .tans  la  tristesse.  A  la  fin  de 
l'hiver  1868,  sur  les  deux  heures  du  malin,  un 
incendie  éclate  dan>  le  grand  atelier  de  Migne. 
Le  feu,  allumé  on  ne  sait  comment,  se  propage 
avec  la  rapidité  de  la  foudre  sur  ces  masses  de 
feuilles  imprimées.  De  l'atelier,  il  gagne  les 
étages  supérieurs  où  reposent  tant  de  livres, 
il  se  répand  contre  les  parois  où  sont  entas- 
sés tous  les  clichés.  Les  livres  s'enflamment, 
les  clichés  se  fondent,  des  fleuves  de  métal  se 
mêlent  aux  lueurs  de  l'incendie.  En  quelques 
heures,  il  ne  reste  plus  rien  de  tout  ce  que  ren- 
fermaient l'atelier  du  rez-de-chaussée  et  toutes 
les  pièces  d'au-dessus.  Le  plomb  fondu,  les  sa- 
lons de  livres,  les  machines  renversées,  voi  à  ce 
quedécouvrel'œildu  vit-iteur.  Nousavionsvisité 
l'atelier  dans  ça  splendeur,  nous  l'avons  revu 
dans  son  affliction.  Nous  avons  vu  ces  lingots 
de  métal  attendant    la   vente   au  poids;  ces 


I.1VI1K  QUATRE-VINGT-QUINZIÊMI 


i  lichéB  brisés  donl  on  espérait  faire  un  triage; 
ces  machines,  si  longtemps  activées,  mainte* 
rmiii  rougies  par  la  rouille  ;  ces  poutres  noir 
cie.s  a 1 1  < •  - 1 .- 4 n t  que  la  d<  struction  svail  menacé 
d'être  ainotue  ;  ce  bureau,  où  roarmillaienl  lee 
savants,  silencieux  comme  le  désert;  cel  ate- 
lier enfin,  rPoù  avait  jailli  tant  de  lumière, 
traversé  par  quelques  portefaix,  inondé  par 

les  pluies   du  Ciel.  NOUS  avons  revu  surlout  cel 

éditeur  si  doux  et  si  fort,  toujours  fart  et  tou- 
jours doux,  mais  frappé  au  cœur  par  la  main 
de  la  Provi  lence,  qui,  à  tant  de  mérite,  a 
voulu  en  ajouter  un  plus  difficile  et  plus  mé- 
ritoire, celui  de  la  résignation.  Nous  nous 
éloignâmes  de  ce  douloureux  spectacle,  pleu- 
raul  ei  murmurant:  0  altuudol 

En  tsiti  naissait,  dans   un  petit  vil'age  de 
la  Haute-Garonne,  un    enfant   qui    reçut   au 
baptême  le  nom    de   Louis.   La  famille   était 
pauvre,  elle  avait  de  nombreux  enfants,  et  ne 
pouvant  leur  donner  la  fortune, elle  leur  assura 
du  moins  l'éducation    chrétienne  et  la  force 
de  résolution    qu'inspire  la  foi.  Quand    Louis 
eut  atteint  sa  dixième  année,  il  se  prit  à  jouer 
au    bouchon:  comme   il  avait  le   coup  d'oeil 
just-  el   la    nain  sûre,  il  gagnait,  chaque  di- 
manche,  après    vêpres,  quelques    sous.   Ces 
sous,  il  les  cachait  dans  une  tirelire  assez  sin- 
gulière, dans  les  interstices  des  pierres  d'un 
\ieux    mur.  (juand  il   ju^ea  que   sa   fortune 
devait  atteindre  un  certain  chill're,  il  éventra 
la  vieille  muraille  et  se  trouva  possesseur  de 
80  francs.    Avec  ces  80    francs,  i!   acheta  des 
vieux  livres  et  s'établit  porte-balle.   Un   beau 
malin,  le  voilà  parti  la  balle  sur  le  dos,  pliant 
sous  le  faix  (L-s  vieilles  reliures.  D'aventure, 
s'il  rencontrait  un    luxueux   presbytère,  il   se 
disait  d'avance  que  la  vente   sérail  difticile  ; 
DSttis  s'il  rencontrait,  dans  un  presbytère  pau- 
vre, un  cure  assez  mal  vêtu,  il  se  disait  :  Ici  je 
vais  faire  moisson.  De  presbytère  en  presbytère, 
Louis  avait  vendu   tous  ses  volumes,  mais  il 
en  avait,   par  échange  ou   par  achat,   acquis 
le   quintuple.   Nanti    d'une    bibliothèque    de 
vieux  bouquins,  il  établit  des  dépôt-  dans  plu- 
sieurs vi  le»,  notamment  à  Chilon-sur  Saône  et 
■  Laogres.  Bientôt,  à  la  suite  d'>  ntenU;  avec 
les  giands  éditeurs   de  Paris,  il  joignait,  à  la 
vente  des  vieux  livres,  les  plus  nouvelles  pu- 
blications. Or,   un   jour,  voulant  obtenir,  des 
frètes  Gaume,  des  volumes  à  ln>s  bon  marché, 
les    Gaume    lui    répondirent:  Si  vous  croyez 
qu'on    peut    céder  à  ce  prix-la,   mettez-vous 
éditeur.  —  Pourquoi   pas,   repartit   Vives.  Le 
fait    est    que    l'année    suivante,    Louis    Vives 
avait  fait   une  nouvelle  édition    du    Diction- 
naire de  Bergîer  et  la  vendait  comme  du  pain 
bénit.  Ce  fut  le  commencement  de  sa  fortune. 
De   Cbaion,    Vives    transféra   i-a  maison  a 
Paris,    et   en    fit   |e  gjège  de  ses  opération*, 
gardanl  aille  ms  ses  dépôts  qu'il  confia  a  ses 
frères  et  aux  frères  Bordes. 

A  celle  date,  il  y  avait,    dans    le    Clergé,  un 
nom  désir  de  science  el  uu  voeu  ardent 

p  >ur  U  reprise  des  études  ;  a  ee  désir  s'opposait 
un   obstacle,    la   désuétode    de  la  lecture  en 


latin.  Vives  t<  urna  la  difficulté  ;  il  lii  faire  des 
traductions  qu'il   publia.  <mi  y  adjoignant  le 
texte.   En  ce  g*  nre,  il  édil|    notamment  les 
Œuvres  de    quelques   i',  m-   de    l'Eg'ise,  le 
Rationat  de  Durand,  les  Œuwe*  t/riritwlk 
saint  lîon a  vent  nre,  la  Chaîne d'Oi ,  le»  Comrru  n 
taires  de  saint  Paul,  les  opuscules  el   le- deux 
Sommes   de  saint  Thomas,   les   discours  du 
cardinal  Beltarmin,  desopuscules  du  cardinal 
Bona,  la  Sainêe  fmniUe de Mora'ès,  VAbiégéde 
Suarez,   le  Cntéchisme  de  Canîsius.  Ces  tra- 
ductions étaient  louables  comme  œuvres  d'en- 
Beignemenl   mutuel,  comme  préparation  à  la 
lecture    des    textes     originaux,     que    doil 
commander  tout  esprit  un  peu  lier.  Vives  le 
comprit    et  «u  lieu   de  s'elerniser,  de  s'immo- 
biliser dans  la  traduction,  il  aborda  les  œuvres 
dans    leur    langue    native,    sans    plus.    Migne 
avait  publié   les   Pères,   Vives  voulut  publier, 
non  pas  des  cours  complets  de  théologie,  mais 
les  œuvres  originales  des  Bcolastiques  et  des 
grands  théologiens.  C'est  ici  l'œuvre  person- 
nelle,  intelligente  et   vraiment  grandiose  de 
Vives. 

On  lui  doit  les    Œuvres  complètes  d'Albert 
le  Grand,  de  saint  rl  bornas  d'Aqtiin,  de  saint 
Bonaventme,  de  Duns  Scot,  de  Bellarmin,  de 
Snatez,   de    Delugo,   les  Dogmes  (liéologiques 
de  Petau  et  de  Thomassin,   le  Clypeus  tUomis- 
tirus  de  Gon-t,  f.a  Théologie  de  l'esprit  et  du 
cœur  de  Contenson,  les  Traités  /ihi.'oso/i/iiques 
et  thi'ologKjUifS  de  Jean   de  saint  Thomas,    les 
Œuves   mystiqnex  d'Alvarès     de    Paz   et   de 
J  «cques  Marchant,  l' Auri  o'lina  univerialis  du 
Père    Boherl,    l'Upus  concionum    de   Malhias- 
Fèvre,  la  Sommede  Billuart,  le  Jus  canonicum 
de  IteifTensluel,  les  deux  Œ-arium  de  Joseph 
Mansi,  le  Snnnrium  et  le  Wiridarium  de  Jean 
Busèe,  les  Commentaires  de  Cornélius  a  Lapide, 
les  Commentaires  d  Eslius,   les  théologies  de 
Thomas  de  Charmes,  de  Claude  Lacroix  et  de 
Perrone,  la  Fie  des  saints  de  Surius,  la  Bïblio- 
th»ca   uianw'lis  de   Lohner  et  les   Œuvres  de 
Bernard  de  Picquignv. 

La  l'airologie  de  Migne  n'étant  pas  acces- 
sible au  commun  des  prêtres,  Vives  voulut 
encore  mettre  a  leur  portée  les  œuvres  des 
principaux  Pères  de  l'Eglise  et  des  grands 
écrivains  qui  doivent  orner  la  bibliothèque  du 
presbytère.  Pour  orienter  le  lecteur  studieux, 
il  publia  Phisloire  générale  des  auteurs  sacrés 
et  ecclésiastiques  de  dom  Cellier.  L'Eglise  doit 
à  Vives  des  éditions  complètes  de  Tertnllien, 
de  saint  Augustin,  de  saint  Jérôme,  de  saint 
Jean  (;br\so-iôme,  de  saint  Bernard,  de  saint 
François  de  Sales,  de  Bossoet,de  Fenelon,  de 
Bourdalone.  de  Dr-  xelius  et  de  saint  Alphonse 
de  l.igioii. — Je  ne  cite  que  pour  mémoire 
les  Œuvres  de  Chateaubriand,  de  Joseph  de 
Maisire.  I*  s  Mélange*  de  Venillot,  les  Œuvres 
françaises  du  père  Ventura. 

Si,"  d'u  •  coup  d'œil  synthétique,  vous  em- 
brassez cetœ  collection  d'auteurs  traduits, 
d'œuvres  complètes  et  de  théologiens,  sans 
parler  d'une  multitude  d'autres  publications, 
vous  devez  conclure  que   Louis   Vives  a  plus 


560 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


contribua  au  succèfl  des  études  ecclésiastiques 
et  à  la  défense  de  l'Eglise  que  ?ingl  générât  tons 
<;  ■  moines  écrivant  dansleur  monastère.  Vives 
BBt)  comme  Migne,  un  Titan  de  la  librairie 
chrétienne. 

Victor  Palmé,  né  vers  18:10  dans  la  Sartbe, 
puisa,  dans  le  voisinage  de  Solesmes,  l'orien- 
tai ion  de  sa  vie.  D'une  famille  aisé--,  au  terme 
de  ses  études  littéraires,  il  ne  songea  point  à 
une  de  ces  carrières  insignifiantes  où  tant  de 
braves  g^ns,  contents  d'un  bonnéte  entrelien, 
dépensent  à  peu  près  inutilement  leurs  forces. 
Après  l'apprentissage  nécessabe,  il  s'établit 
éditeur  à  Paris.  Les  débuts  lurent  humbles; 
mais  le  pelit  éditeur  de  la  rue  Sainl-Sulpice 
avail  une  grande  âme. 

Or,  il  advint  qu'il  rencontra  un  jour  des 
hom  mes  de  puissante  initiative, Jean  Garnandet, 
PaiilGuérin,  Léon  Godard.  Ces  hommes  lui 
dirent  que  si  Migne  et  Vives  avaient  doté  la 
librairie  ecclésiastique  d'innombrables  mo- 
numents, il  restait  encore  une  œuvre  connexe 
à  accomplir:  c'était  la  publication  des  grands 
monuments  de  l'histoire.  Palmé  avait  déjà 
publié  pour  un  million  de  ces  petits  livres, 
que  les  journaux  louent,  que  les  critiques 
admirent,  dont  ils  exaltent  les  auteurs  à  tour 
de  bras.  Ces  livres,  tous  encensés,  font  péni- 
blement leur  chemin,  trop  souvent  ne  se 
vendent  pas,  surtout  parce  que  les  prêtres 
franc  m  s,  et  les  laïques  encore  plus,  ont  à  peu 
près  perdu  le  feu  sacré,  ce  bel  amour  de  la 
vérité,  condition  indispensable  de  ses  succès. 
Le  difficile  n'était  pas  de  comprendre  que  les 
grandes  publications  remorqueraientles petites 
et  sauveraient  laF  rance  en  poussant  le  clergé  à 
la  haute  culture.  Le  difficile  était  de  trouver  le 
moyen  d  entreprendre  et  de  mener  à  bonne  fin 
un  si  grand  travail.  Comment  faire? 

Victor  Palmé  imagina  de  transformer  sa 
maison  en  agence  générale  de  librairie  catho- 
lique ouvrit  des  souscriptions  et  entra,  d'un 
cœur  résolu,  dans  une  entreprise  dont  les 
bienfaits  certains  n'empêoh;iient  pas  les 
énormes  difficultés.  Palmé  entreprit  de  publier 
les  (JEunres  des  Bénédictins  et  des  Bollan- 
disles.  Hic  opus,  hic  la  bar  est. 

A  l'actif  glorieux  de  Victor  Palmé,  nous 
devons  inscrire:  1°  La  reproduction  textuelle 
des  cinquante-quatre  volumes  in-folio  des 
Acta  sanctorum  des  Bollandistes  :  2°  Le  Gallia 
Chrutiana  des  Bénédictins;  3°  le  Recueil  des 
historiens  des  Gaules  et  (te  la  France,  de  dom 
Bouquet  en  vingt-trois  volumes,  l'Histoire  lit- 
téraire de  la  France  des  mêmes  Bénédictins, 
en  seize  volumes;  ta  Théologie  morale  des 
docteurs  de  Salamanque  en  vingt  volumes. 

En  même  temps.  Palmé  dans  le  dessein 
d'entraîner  le  prêtre  à  l'étude,  créait  des  re- 
vues :  la  Revue  du  monde  catholique  pour  faire 
échecà  la  Revue  rationaliste  des  Deux- Mondes; 
Y  Echo  de  Rame,  pour  rattacher  les  âmes  à  la 
ville  éternelle  ;  VAmi  dis  tiares,  pour  tenir  au 
courant  de  la  bibliographie;  VA  mi  du  clergé, 
pour  résoudre  chaque  jour  les  cas  de  cons- 
cience du  ministère  ;  les  Analecta,  pour  faire 


suite  à  la  Correspondance  de  Romee\  faire  con- 
naître an  .  lergé  catholique  les  décisions  de  la 
Curie  romaine. 

Migne,  Vives,  Palmé,  en  se  vouant  à  de  si 
grandes  entreprises,  avançaient  sur  l'espril  de 
leur  temps;  ils  préparaient  une  œuvre,  dont 
Dieu  seul  connaît  les  temps  et  les  moments, 
dont  leurs  yeux  réjouis  ne  devaient  saluer  que 
l'aurore.  La  cité  divine  de  la  vérité  e-l  liàtie 
avec  des  livres  ;  mais  les  livres,  à  eux  seuls, 
ne  peuvent  pas  accomplir  le  travail  dont  ils 
sont  les  instruments.  En  vain,  vous  'Crirez  sur 
le  frontispice  de  celte  biblio  hèque  :  Praesi- 
dium reipublicae chri&tianae;  s'il  n'y  a  personne 
dans  la  bibliothèque,  la  poussière  la  couvrira 
d'un  linceul  et  les  rats  et  les  larvps  pourront 
y  exercer  impunément  leur  œuvre  de  destruc- 
tion. 

Or,  il  faut  le  confesser  sans  honte,  l'esprit  du 
clergé  français  n'était  pas  à  la  bailleur  de  si 
grands  desseins  ni  capable  à  lui  seul  d'y  faire 
honneur.  Nos  grands  éditeurs  réussirent  pour- 
tant à  lui  in^ulfler  un  certain  effort  de  zèle  et 
s'ils  purent  mener  de  front  leurs  grands  et 
nombreux  ouvrages,  c'est  avec  le  concours 
des  prêtres.  Vers  4850  ou  60,  le  clergé  français, 
à  lui  seul,  achetait  plus  de  livres  que  tous  les 
clergés  reunis  de  l'univers;  aujourd'hui  le 
clergé  français  est, de  tous  les  clergés  de  l'uni- 
vers, celui  qui  achète  le  moins  de  livres.  Ces 
deux  faits  i  aractérisent  de3  siluations  con- 
tradictoire-'. Tant  que  le  clergé  soutint  les 
éditeurs,  ils  purent  prospérer;  dès  qu'il  les 
abandonna,  ils  ne  purent  longtemps  se  sou- 
tenir et  succombèrent  à  l'ingratitude  des  cir- 
constances. 

On  a  fait  la-dessus  beaucoup  de  jérémiades 
inutiles  et  inintelligentes.  «  Les  pièces  d'argent 
sont  rondes,  disent  les  paysans,  c  est  pour 
qu'on  les  fas^e  rouler.  »  Je  suis  beaucoup  plus 
radical:  la  monnaie  est  faite  pour  qu'on  la  dé- 
pense utilement  et  je  ne  lui  vois  pas  d'emploi 
plus  nob'e  que  sa  consécration  aux  œuvres  de 
la  presse.  La  presse  est  la  première  puissance 
du  monde;  l'empire  appartient  a  l'hglis- ;  la 
presse  est  aujourd'hui  l'indispens  ible  auxi- 
liaire de  l'apostolat  et  la  sauvegarde  de  I  em- 
pire ecclésiastique.  Quand  même  la  presse 
ne  mènerait  pas  ses  campagnes  avec  un  profit 
commercial  suffisamment  rémunérateur,  elle 
accomplirait  encore  son  œuvre.  Mais  si  elle 
vient  à  subir  les  pires  destinées  du  concordat 
amiable  ou  d'une  banqueroute  selon  la  justice, 
il  ne  faut  pas  trop  pleurer  ses  malheurs. 

L'argenl  est  fait  pour  être  dépensé.  Perdu 
'pour  perdu,  vaut-il  mieux  qu'il  se  perle 
dans  le  Panama,  dans  les  chemins  de  fer  du 
Sud,  dans  l'emprunt  du  Honduras,  dans  l'em- 
prunt de  ces  mille  escroqueries  que  les  juifs 
excellent  a  ma<  hiner?  Ne  vaut-il  pas  mieux, 
même  financièrement,  qu'il  se  couopromeite, 
par  une  espèce  d'héroïsme,  dans  le  renouvel- 
lement de  tous  les  titres  doctrinaux,  scienti- 
fiques et  littéraires  de  la  Sainte  Eglise?  Avec  le 
Panama,  tout  est  perdu  sans  retour;  avec  les 
livres,  si   les  prolits  sont  moindres,  les  pertes 


LIVRÉ  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


sensibles,  au    moins   tout  n'est    pas  perdu, 

puisque  les  livres  restent,  et  même  rien  n'esl 
perdu,  puisque  l'argent  perdu,  en  diminuant 
le  prix  des  livres,  aide  singulièrement  à  leur 
propagande  et  remplace  les  titres  du  prêteur 
déçu  par  un  titre  d'apôtre,  qui  n'est  pas,  de- 
vant Dieu,  susceptible  de  déception. 

L'histoire  s'apitoie  certainement  sur  les 
infortunes  des  bailleurs  de  fonds  et  sur  les 
malheurs  plus  graves  des  éditeurs  catholiques  ; 
mais  elle  baise  leurs  glorieuses  blessures.  Kn 
ce  siècle,  quel  est  donc  l'éditeur  français  qui 
n'a  pas  connu  les  misères  du  métier  ?  Môme 
parmi  les  catholiques,  exception  faite  pour 
les  éditeurs  de  classiques  toujours  vendus 
jusqu'à  l'épuisement,  et  sans  qu'on  puisse 
imputer  à  leurs  désordres  leurs  échecs,  tous 
les  éditeurs  catholiques  ont  essuyé  des  revers. 
L'éditeur  versaillais  de  l'admirable  édition  de 
Bossuet,  Lebel,  en  fut  réduit  à  se  brûler  la 
cervelle;  à  Lyon,  Guyot  et  Briday  ne  firent 
pas  fortune  ;  à  Paris,  Douniol,  l'éditeur  de 
Dupanloup,  dont  les  brochures,  d'après  Du- 
panloup,  se  vendaient  par  centaines  de  mille, 
c'est-à-dire  ne  se  vendaient  pas  du  tout,  finit 
par  boire  un  bouillon.  Je  ne  dis  rien,  par  dis- 
crétion, ni  de  Périsse,  ni  de  Mellier,  ni  de  per- 
sonne. Mais  l'histoire  des  éditeurs  est  un  mar- 
tyrologe et  ce  martyrologe  n'est  ni  sans  utilité, 
ni  sans  gloire.  Je  souhaite  modestement  qu'il 
se  continue  et  que  les  livres,  vendus  à  plus  bas 
prix,  inondent  les  presbytères,  désormais  inex- 
cusables, s'ils  ne  se  livrent  pas  à  la  poursuite 
de  la  haute  science. 

Après  les  éditeurs,  parlons  des  érudits. 

Au  Moyen  Age,  les  études,  spéculatives  et 
pratiques,  suivaient  fidèlement  l'ordre  des  tra- 
ditions chrétiennes.  A  l'apparition  du  protes- 
tantisme, l'hérésie  mettant  en  cause  tout  le 
corps  des  doctrines  révélées  ainsi  que  l'auto- 
rité, divinement  instituée,  pour  les  propager 
et  les  défendre,  il  fallut  prouver  les  traditions 
elles-mêmes  et  invoquer,  pour  cela,  les  mo- 
numents. Les  grands  événements  qu'entraîna 
la  réforme  protestante  ébranlèrent,  de  plus 
en  plus,  les  croyances  ;  il  fallut,  de  plus  en 
plus,  les  soutenir  et  les  corroborer.  Les 
docteurs,  au  lieu  de  se  livrer  aux  grandes 
méditations  de  la  science  pure,  durent 
donc  élever,  autour  des  dogmes  attaqués,  de 
gigantesques  remparts.  Les  trois  derniers 
siècles  ne  furent  pas,  sans  doute,  perdus 
pour  la  science  spéculative,  mais  ils  furent 
surtout  des  siècles  d'érudition.  Entre  l'oura- 
gan séculaire  de  la  révolte  luthérienne,  et 
I  ouragan,  également  séculaire,  de  la  Révolu- 
tion française,  aux  derniers  jours  de  paix, 
Dieu  suscita  d'infatigables  travailleurs  pour 
inventorier  les  trésors  des  anciens  âges  et  les 
fixer  sur  l'indélébile  airain  de  la  typographie. 
Telle  fut  surtout  la  mission  des  ordres  reli- 
gieux, vraies  pépinières  d'érudits  que  do- 
mine le  grand  triumvirat  des  Baronius,  des 
Bolland  et  des  .Manillon.  Par  une  admirable 
disposition  de  sa  Providence,  Dieu  avait  voulu 
opposer  d'avance,  aux  coups  les  plus  mal- 


T.    XV. 


veillants   de    l'ennemi,    d'invincibles    boule- 
vards. 
\|irês  la  Révolution,  les  ordres  religieux 

détruits,  le   der^,;  décimé,  le  sacerdoce  mili- 
tant réduit  à  quelques   rares  pasteurs,  on  ne 
put  renouer   immédiatement  la  chatne 
traditions  érudites.    Il    fallait  courir  au    plus 
pressé,  voler  d'abord  au  salut  de  A 

mesure  que  le  clergé  put  remplir  ses  cadres, 
il  voulut  reprendre  ce  sceptre  de  la  science 
qu'il  s'était  fait  l'honneur  de  porter  toujours 
avec  le  sceptre  de  la  foi.  C'est  ainsi  que  nous 
allons  voir  surgir  des  érudits  nouveaux.  Au 
milieu  des  agitations  du  siècle,  quand  la  mul- 
titude se  presse,  comme  les  enfants  égarés 
d'Israël,  autour  du  veau  d'or,  il  se  trouve, 
dans  l'Eglise,  des  solitaires  d'intention  qui  se 
dévouent,  corps  et  âme,  à  la  recherche  de 
la  vérité.  Celui-ci  va  à  la  découverte  des 
textes  perdus,  celui-là  vérifie  les  textes  fal- 
sifiés, cet  autre  explique  les  textes  longtemps 
mal  compris,  cet  autre  redresse  les  méfaits  de 
la  critique,  tous  travaillent  à  la  glorification 
du  Dieu  des  sciences.  A  Dieu  soit  la  gloire  de 
leurs  travaux,  à  l'Eglise  le  profit  et  aux  sa- 
vants le  mérite. 

Les  principaux  érudits  de  cette  époque  sont 
le  cardinal  Pitra,  l'hébraïsant  Lehir,  l'exé- 
gète  Glaire,  l'abbé  Gorini  et  plusieurs  autres. 
L'histoire  leur  doit  une  justice  d'autant  plus 
empressée  que  leur  dévouement  exigeait  un 
plus  grand  courage. 

Jean-Baptiste  Pitra  naquit  à  Champfor- 
gueil,  près  Chalon-sur-Saône,  en  1812.  Son 
père  exerçait  les  modestes  fonctions  d'huis- 
sier ;  sa  mère  était  une  femme  d'un  esprit  fin, 
d'un  jugement  peu  ordinaire,  qui  dut  exercer, 
sur  son  fils,  une  singulière  influence.  Jean- 
Baptiste  montra,  dès  ses  premières  années, 
une  intelligeuce  et  une  piété  supérieure  à  son 
âge.  En  1823,  il  faisait  sa  première  commu- 
nion à  Ouroux-en-Bresse.  Sept  mois  après, 
nous  le  retrouvons,  à  Cuisery,  au  pensionnat 
Grognot,  sous  la  direction  d'un  ancien  béné- 
dictin, l'abbé  Tessier.  De  cette  époque  date  la 
première  idée  de  sa  vocation  bénédictine. 
En  1825,  le  petit  Pitra  reçoit  la  confirmation 
des  mains  de  l'évêque  d'Autun,  qui,  par  re- 
connaissance de  quelques  services  rendus  par 
un  oncle  médecin,  reçoit  l'élève  de  Cuisery 
en  son  petit  séminaire.  Jean-Baptiste  débute 
en  cinquième  et  se  maintient,  jusqu'en  rhéto- 
rique, à  la  première  place.  Aux  succès  sco- 
laires, le  jeune  élève  joignait  des  succès 
meilleurs.  Nature  énergique,  doué  d'une  ad- 
mirable puissance  de  raison  et  de  sentiment, 
le  jeune  Pitra  se  livrait  à  la  piéle  encore  plus 
qu'à  la  science  et,  dans  ses  pratiques  reli- 
gieuses, il  laissait  voir  les  deux  faces  les 
plus  attrayantes  de  la  dévotion,  l'amabilité  et 
la  franchise.  En  1830,  il  entrait  au  grand  sé- 
minaire, pour  en  sortir  prêtre  en  1836.  A 
vingt-trois  ans  il  fut  appelé  à  professer  l'his- 
toire au  petit  séminaire  d'Autun  ;  à  vingt- 
quatre,  il  fut  désigné  pour  la  chaire  de 
rhétorique  qu'il  occupa  jusqu'en  1841.  Dans 

36 


HISTOIRE  I  NIVEUSELLE  DE  L'ÉGLISE  i  ATHOLIQUE 


ses  humanités,  Jean-Baptiste  était  sorli  sou- 
vi  ni  «lu  cadre  des  études  classiques  :  il  aimait 
;,  savourer  les  beautés  des  Pères  et  la  poésie 
de  la  Bible;  dans  ses  cours  de  théologie,  il 
avait  obtenu  la  permission  de  recourir  aux 

inds  auteurs,  notamment  a  saint  Tbomas 
d'Aquin  el  à  Suarez  ;  professeur,  suivant  la 
marche  ascendante  de  son  talent  et  de  ses 
éludes,  il  fut  pris  d'une  véritable  lièvre  de 
travail  qui  devint,  pour  le  reste  de  sa  vie,  une 
condition  indispensable  de  bonne  santé.  Sa 
chambre  était  encombrée  de  livres  :  les 
chaises,  les  tables,  le  parquet,  tout  était  en- 
vahi par  les  livres  ouverts  ou  les  manuscrits 
commencés.  Le  jeune  profes-eur  buvait  à 
longs  traits  dans  l'océan  de  la  science  catho- 
lique et  épanchait,  en  ébauches  d'ouvrages, 
la  plénitude  précoce  de  son  abondance.  Aussi 
quand  l'abbé  Pitra  montait  en  chaire  dans  la 
chapelle  du  séminaire,  é!ait-ce  double  fête 
pour  l'auditoire.  Les  discours  de  l'orateur, 
semés  de  traits  empruntés  à  l'histoire,  sur- 
tout à  l'histoire  de  l'Eglise  d'Autun,  relevés 
naturellement  des  charmes  de  l'éloquence, 
laissaient  une  profonde  impression  dans  le 
cœur  des  élèves  et  des  maîtres,  fiers,  les  uns 
d'un  tel  professeur,  les  autres  d'un  tel  con- 
frère. 

Un  événement  providentiel  vint  mettre  en 
évidence  les  mérites  éminents  de  l'abbé  Pitra. 
Kn  1829,  en  la  fête  de  saint  Hévérien,  patron 
de  l'église  d'Autun,  l'évêque  du  Trousset- 
d'Héricourt  se  rendait,  en  compagnie  d'un 
savant  archéologue,  l'abbé  Devoucoux,  de- 
puis évèque  d'Evreux,  au  cimetière  de  Saint- 
Pierre-l'Étriez.  Les  promeneurs  heurtèrent  du 
pied  quelques  débris  de  marbre  portant  ins- 
cription grecque.  L'évêque  les  fit  transporter 
au  petit  séminaire.  L'abbé  Pitra  n'eut  pas 
plutôt  considéré  celte  inscription  mutilée, 
qu'il  courut  au  cimetière  et  fit  fouiller,  jus- 
qu'à quatre  pieds  de  profondeur,  suivant  avec 
anxiété  tous  les  coups  de  la  pioche  et  ne 
quittant  la  place  qu'après  avoir  déterré  au 
septième  fragment.  Malheureusement,  les 
autres  fragments  restèrent  introuvables  :  l'in- 
connu à  suppléer  fut  dévolu  aux  ingénieuses 
suppositions  de  la  science  épigraphique. 

L'abbé  Pitra  se  mit  courageusement  à  l'in- 
terprétation de  ce  texte,  secondé  par  les  lu- 
mières de  la  Société  Eduenne.  Pans  une  pre- 
mièie  lettre  aux  Anna/es  de  philosophie  chré- 
tienne, il  annonçait  l'importante  découverte 
el  hasardait  une  traduction.  L'éveil  donné,  de 
toutes  parts  on  se  mit  à  l'œuvre.  La  France, 
l'Allemagne,  la  Hollande,  l'Italie,  l'Angle- 
terre, se  livrèrent,  avec  un  courage  digne  des 
plus  grands  éloges,  à  la  découverte  du  sens 


et  de  la  portée  de  l'inscription  grecque  d'Au- 
tun. Raoul-Hochette,  le  l  cchi,  Ch. 
Wordsworih,  Dilbner,  Windiscbmann,  Franz, 
Boni  t  de  Warmond,  Leemans  et  d'autres 
furent  les  lutteurs  de  ce  noble  pugilat.  Pen- 
dant que  les  parties  s'acharnaient  les  unes 
contre  les  autres,  un  anonyme,  modestement 
caché  sous  les  initiales  L.  J.  C.,  adressait  aux 
Annales  de  philosophie  une  série  d'articles  où 
il  envisageait  la  question  au  point  de  vue  his- 
torique, dogmatique,  paléographique,  litur- 
gique et  critique;.  Cet  anonyme,  qui  était  le 
vrai  juge  du  camp,  tout  le  monde  le  devinait, 
c'était  le  professeur  de  rhétorique  du  petit 
séminaire  d'Autun,  l'abbé  Pitra. 

Voici  une  traduction  en  vers  de  cette  cé- 
lèbre inscription,  monument  chrétien  du 
11e  au  m0  siècle,  où  le  Père  Secchi  a  décou- 
vert tout  un  symbole  de  seize  cents  an 


Fils  de  Dieu,  le  cœur  plein  de  tendresse  infini, 
ICHTHUS,  chez  les  mortels,  prit  l'immortelle  vie 

Et  révéla  ses  lois  ; 
«  Viens  rajeunir  ton  âme,  ami,  dans  l'eau  sacrée, 
«  L'eau  divine  où  descend  la  sagesse  iocréée 

«  l'hu  riche  que  les  rois. 
«  Prends  l'aliment  plus  doux  que  le  suc  de  l'abeille, 
«  ICHTHUS  est  dans  tes  mains  !  que  ta  foi  se  réveille, 

«  0  Saint  !  prends,  mange  et  bois  !  » 
Donc,  o  Maître  Sauveur,  lcbthus  répands  ta  grâce  ; 
Fais  luire  sur  la  mère  un  rayon  de  ta  face, 
Exauce  nos  deux  voix  ;  des  morts  sois  la  splendeur  ! 
Heureux  Ascandius!  ô  mon  bien-aimé  père, 
Vous,  frère,  que  je  pleure  !  et  toi,  ma  bonne  mère  ! 
De  moi  qu'il  vous  souvienne  eu  la  paix  du  Seigneur! 

ICHTHUS  est  venu, 

A  souffert,  a  vaincu    1). 


Le  vendredi  saint  de  l'année  1840,  le  jeune 
professeur  sollicitait  son  admission  au  monas- 
tère bénédictin  de  Solesmes.  Sur  la  réponse 
affirmative  de  l'abbé,  il  y  vint  pendant  les 
vacances  de  la  même  année;  mais  l'évêque 
d'Autun,  qui  ne  trouvait  pas  facilement  à  le 
remplacer,  voulut  éprouver  sa  vocation,  en  le 
retenant  pour  une  année  encore.  En  1841, 
l'abbé  Pitra  prit  donc  définitivement  la  robe 
monacale  et.  en  18'*3,  le  10  février,  fête  de 
sainte  Scolastique,  sœur  de  saint  Benoit,  il 
émit  sa  profession  solennelle  entre  les  mains 
de  Dom  Guéranger.  Une  personne,  présente  à 
la  cérémonie,  6aus  le  connaître,  disait  à  un 
ami  de  Dom  Pitra  :  «  J'ai  assisté  à  la  profes- 
sion d'un  jeune  Père  qui  avait  l'air  d'un 
ange.  » 

Le  nouveau  moine  se  donne,  de  cœur,  à 
ses  devoirs  d'état.  «  Fidèle  à  remplir  toutes 
les  observances  de  l'Ordre,  dit  un  de  ses  bio- 
graphes (2),  aussi  zélé  dans  les  petites  choses 


(1)  Annules  de  philosophie  chrétienne.  Voir  les  années  1839-40-41-42- 
u  t.  III,  p.  98,  an.  1841.  Pourrie  plus  amples  détails  sur  l'inscription  j 


-43.  Celte  traduction  se  trouve 
in.  is4i.  rour  oe  puis  ampies  utnaus  sur  iiuouiipmju  grecque,  consulter  Spwilegium 
solesmense,  t.  I,  p.  554,  Nous  ajouterons  cependant  que  celte  inscription  du  ne  siècle  est  gravée  sur 
une  tablelte  de  marbre  de  Paros  ou  d'Etrurie,  divisée  en  huit  fragments  inégaux,  dont  deux  sont  per- 
dus et  doux  autres  portent  l'empreinte  dos  crampons  qui  attachaient  la  tablette  au  monument  fu- 
nèbre. Los  fragments  sont  conservés  au  Musée  d'Autun. 

(2    Dutron,  auleur  de   la  Légende  de  Sainte-Ursule,  clans  la  Revue  du  monde  catholique,   tome  V, 
p.  6 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈM] 


que  dans  les  grandes,  plein  d'affection  et  de 
déférence  pour  son  abbé,  d'un  commerce  ai 

niable  avec  ses  frères,  il  ne  goûta   jamais  plus 

de  bonheur  que  dans  toutes  les  pratiques 
d'humilité  dont  la   vie  monastique  esl  pour 

ainsi  dire  lissue.  Celte  volonté  si  énergique 
dont  le  travail  possédait  le  don  de  plier  son 
caractère  à  l'obéissance.  Lutteur  sain  égal 
sur  la  brèche,  c'était  un  enfant  sans  volonté 
et  docile  à  la  voix  de  Dieu  qui  lui  parlait  par 
la  sévérilé  de  la  règle  de  Saint-lîenoit.  Ja- 
mais il  n'usa  de  dispense,  même  momentanée, 
dans  les  austérités  de  l'Ordre.  On  ne  se  rap- 
pelle pas  de  l'avoir  vu  manquer  une  seule  fois 
aux  offices  du  chœur  qui  appellent  à  l'église 
les  Bénédictins  cinq  fois  par  jour.  Attentif  à 
ne  pas  perdre  un  moment,  il  avait  la  science 
de  trouver  du  temps  en  abondance,  les  fortes 
études  auxquelles  le  jeune  Bénédictin  se  li- 
vrait nécessitant  parfois  un  supplément  de 
travail,  sa  forte  santé  permettait  à  son  abbé 
de  l'autoriser  à  des  veilles  qui  tantôt  se  pro- 
longeaient fort  avant  dans  la  nuit,  tantôt 
anticipaient  largement  sur  l'heure  matinale 
du  lever  de  la  communauté.  » 

L'antiquité  ecclésiastique  avait  toujours 
possédé  les  sympathies  de  Dom  Pitra  ;  une 
fois  Bénédictin,  il  voulut  suivre  les  traditions 
de  son  Ordre  et  marcher  sur  les  glorieuses 
traces  des  Luc  d'Achéry,  des  Martène,  des 
Montfaucon,  des  Durand,  des  Coustant,  des 
Ruinard  et  des  Mabillon.  A  l'exemple  des 
deux  derniers,  il  songea  à  rechercher,  dans  les 
bibliothèques,  les  manuscrits  qui  devaient  le 
mettre  à  même  de  reculer  les  bornes  de  la 
science  patristique.  Le  missionnaire  de  l'éru- 
dition débuta  par  la  vi>ite  des  bibliothèques 
de  France.  Ses  premières  armes  se  firent  dans 
la  ville  de  Troyes.  Après  un  premier  voyage, 
il  se  dirigeait,  en  1847,  vers  le  nord  de  la 
France;  visitait,  en  passant,  Liile  et  Cambrai; 
allait,  de  là,  à  Bruxelles  où  il  trouvait  les 
nouveaux  Bollandistes  ;  et  pénétrait  jusqu'en 
Hollande,  jusqu'aux  curieuses  archives  de 
l'Eglise  janséniste  d'Utrecht.  Au  retour,  la 
renommée  grandissante  de  Dom  Pitra  et  les 
relations  amicales  avec  plusieurs  membres  de 
l'Institut  lui  ouvraient  les  bibliothèques  de  la 
capitale.  En  184U,  le  gouvernement  de  la 
république  proposait  même  aux  Bénédictins 
de  Solesmes  d'achever  la  Gallia  christiana  ; 
malheureusement,  pour  des  motifs  sans  doute 
très  justes,  mais  que  nous  regrettons,  l'Institut 
renaissant  ne  put  accepter  cette  offre.  L'année 
suivante,  Dom  Pitra  se  rendait  en  Angleterre, 
visitait  successivement  le3  bibliothèques  de 
Londres,  d'Oxford  et  de  Cambridge,  la  tour 
de  Londres,  les  archives  de  Westminster,  du 
Reeord'a  Office,  de  l'Athéneum  Club,  de  Lam- 
bert Palace  et  le3  mu-ées  opulents  des  membres 
d  ;  la  noblesse  anglaise.  En  1856,  le  docte 
lédictin  prenait  part,  comme  membre  de 
rit- Benoît,  au  concile  de  Périgueux.  Enfin, 
en  18')0,  muni  d'un  passe-port  diplomatique 
du  gouvernement  français,  il  partait  pour  la 
compulsait  les  bibliothèques  de  Saint- 


Pétersbourg   et  de  Moscou,   el  naît  le 

chemin  de  Solesmes  en  passanl  par  Vienm 
Berlin.  Le  Bénédictin  du  kix*  siècle,  profitant 
des  facilités  de  la  civilisation  moderne,  avait 
franchi  les   limites  respectées  par  les  Pape- 

brocli  et  les  Mabillon. 

Dans  l'intervalle  de  ses  voyages,  D  un  Piira 
avait  été  appelé  une  première  fois  à  Rome,  et, 
à  cette  occasion,  il  avait  entamé  l'examen  des 
grandes  collections  romaines.  Kn  18151,  une 
nouvelle  demande  de  Pie  IX  l'invitait  à  dire, 
à  sa  chère  Solesmes,  de  longs  adieux  et  à 
venir  prendre  place  dans  la  section  de  la  Con- 
grégation de  la  Propagande,  consacrée  aux 
églises  d'Orient.  Le  16  mars  18G.'},  il  était 
revêtu  de  la  pourpre,  à  la  suite  des  Sl'ondrate, 
des  d'Aguirre,  des  Quirini,  des  Luchi,  des 
Grégoire  XVI  et  de  tant  d'autres  Mis  du  cloître 
bénédictin.  La  France  catholique  perdait  une 
de  ses  gloires,  elle  s'en  réjouissait  en  pensant 
aux  services  que  le  nouveau  cardinal  ren- 
dait dans  le  conseil  suprême  de  la  chré- 
tienté. 

Le  cardinal  Pitra,  après  sa  promotion,  ne 
cessa  pas  un  instant  ses  chères  études  qui  ont 
fait,  de  tout  temps,  une  des  gloires  du  Sacré- 
Collège. 

On  doit,  au  cardinal  Pitra,  les  ouvrages  sui- 
vants :  La  Hollande  catholique,  la  Vie  du  Père 
Liebermann,  Y  Histoire  de  saint  Léger  et  de 
Y  Eglise  des  Francs  au  vu*  siècle,  les  Etudes 
sur  la  collection  des  Bollandistes,  le  Spicilège 
de  Solesmes,  une  étude  sur  les  canons  et  les 
collections  canoniques  des  Grecs,  enfin  le 
Droit  carton  des  Grecs  et  deux  séries  d'Ana- 
lecta. 

La  Hollande  catholique  n'est  guère  qu'une 
distraction  d'érudit.  C'est  une  série  de  lettres 
sur  la  Hollande  religieuse,  avant  et  depuis  la 
Réforme  protestante.  Ces  lettres  furent  écrites 
de  Hollande,  pendant  le  voyage  de  l'auteur, 
et  adressées  à  différents  personnages.  Au 
retour,  la  collection  parut  à  moitié  dans  les 
colonnes  de  Y  Ami  de  la  religion;  enfin  le  tout 
fut  réuni  dans  un  volume  de  la  Bibliothèque 
nouvelle,  commencée  sous  la  direction  de 
maître  Veuillot.  Le  but  de  cette  publication, 
c'est  d'étudier  comment  se  forme,  décline  et 
se  relève  un  peuple  catholique.  «  Etudier  la 
Hollande,  dit-il,  c'est  assister  à  la  formation,  à 
la  décadence  et  à  la  résurrection  d'un  peuple 
catholique,  lequel,  sans  commotion,  sans 
révolte,  par  la  seule  énergie  de  sa  persévé- 
rance et  de  son  droit,  arrive  au  triompha  de 
la  foi.  Ce  spectacle,  de  nos  jours,  est  digne 
d'attention.  —  De  plus,  ajoute-t-il,  ce  n'est 
point  perdre  de  vue  la  France.  En  vérité,  qui 
montre  mieux  jusqu'où  va  la  propagation  des 
idées  françaises  et  ce  que  pourra  la  France 
quand  elle  comprendra  sa  mission  de  première 
fille  de  l'Eglise,  de  sœur  aînée  des  nations 
chrétiennes,  qui  le  montre  mieux  que  ce  peuple 
barbare,  profondément  séparé  de  nous  par 
la  langue,  par  les  mœurs,  par  la  religion,  par 
le  sol  et  le  ciel,  et  qui  pourtant  n'a  jamais 
manqué  de  se  mouvoir  à  tous  nos  mouvements, 


HISTOIRE  DNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


de  battre  à  chaque  pulsation  de  la  France?(1).» 
Sous  cette  inspiration  patriotique  et  religieuse, 
Dom  Pitra  étudie,  dans  une  première  partie, 
les  origines  chrétiennes  de  la  Frise,  les  premiers 
établissements  de  la  Hollande',  saint  Willibrord, 
la  bienheureuse  Lidwina  de  Schiedam  et  les 
autres  saints  du  pays,  les  légendes  de  la 
Gueldre  et  de  l'Ower-Yssel,  la  Vehme  et  les 
statuts  de  réformation  pour  l'abbaye  de 
Rynsbourg;  dans  la  seconde,  il  s'occupe  de 
la  création  tardive  et  destructive  de  la  métro- 
pole d'Utrecht,  du  rôle  funeste  de  la  poli- 
tique dans  les  affaires  religieuses  des  Pays- 
Bas,  des  éphémérides  protestantes,  du  jansé- 
nisme hollandais,  des  rois  Louis  Napoléon  et 
Guillaume,  des  effets  du  protestantisme  et  de 
la  réaction  des  œuvres  catholiques.  Bien  que 
cet  ouvrage  ne  soit,  avons-nous  dit,  qu'une 
distraction  de  savant,  c'est  pourtant  l'œuvre 
d'un  savant,  mais  écrit  peut-être  d'un  style 
trop  recherché  pour  des  lettres,  trop  fardé  des 
couleurs  de  la  rhétorique. 

La  Vie  du  père  Libermann  est  un  acte  de 
gratitude.  Dans  ses  voyages  à  Paris,  Dom  Pitra 
descendait  au  séminaire  du  Saint-Esprit.  En 
vivant  avec  ses  hôtes,  il  apprit  à  connaître  cet 
illustre  converti  qui  a  laissé  après  lui  le  sou- 
venir d'un  grand  saint.  11  voulut  donc  lui 
rendre  hommage.  «  Avec  l'autorité  d'un  théo- 
logien, la  patience  d'un  savant,  la  grâce  d'un 
écrivain  habile  et  heureux,  disait  Y  Univers  du 
20  août  1855,  Dom  Pitra  a  raconté  les  divers 
états  de  l'âme  du  père  Libermann  et  les  rudes 
préparations  que  lui  avait  ménagées  la  Provi- 
dence. » 

V Histoire  de  saint  Léger  est  une  monogra- 
phie d'un  mérite  élevé,  qui  a  eu  son  influence 
dans  la  rénovation  contemporaine  de  l'his- 
toire. L'auteur  l'ouvre  par  une  étude  géné- 
rale sur  le  vne  siècle,  sur  le  rôle  spécial 
de  la  papauté,  des  évêques,  des  moines  et  des 
saints  :  c'est  un  bel  hommage  rendu  à  ce 
siècle  d'or,  un  monument  achevé  de  savoir  et 
d'éloquence.  Vient  ensuite  la  vie  de  saint  Lé- 
ger, extraite  de  toutes  les  légendes  authen- 
tiques, éclairée  de  toutes  les  lumières  de  l'e'ru- 
dition.  Le  lecteur  suit  son  héros  à  la  cour  de 
ClotaireII,àl'écoleduPalais(dontnous  appre- 
nons ici,  pour  la  première  fois,  l'existence),  à 
Poitiers,  au  monastère  de  Saint-Maixent,  à 
la  chapelle  mérovingienne,  dans  le  conseil  de 
régenceà  Autun,  où  il  estévêque  et  défenseur 
dans  les  affaires  générales  de  la  politique.  La 
lutte  d'Ebroïn  et  de  saint  Léger  n'apparaît 
pas  seulement  comme  une  rivalité  de  mi- 
nistres et  une  compétition  dynastique  ;  c'est 
une  question  de  nationalité  entre  l'Austrasie 
et  la  Neustrie,  de  prépondérance  entre  l'aris- 
tocratie mérovingienne  et  la  royauté  et  de  ci- 
vilisation par  le  respect  des  droits  de  l'Eglise. 
Quand  saint  Léger  tombe  sous  les  coups 
d'Ebroïn,  on  suit  la  trace  de  ses  reliques  et  le 
biographe  chante  sa  gloire  posthume.  La  pu- 


blication se  termine  par  des  Analecta  litur- 
giques et  historique^,  puisées  à  différentes 
niirces,  spécialement  à  l'abbaye  de  Murbach. 
Ce  livre,  composé  à  la  manière  bollandienne, 
est  de  ceux  qui  ne  laissent  rien  à  désirer  et  il 
y  en  a  bien  peu  qui  méritent  un  si  court 
éloge. 

Les  études  sur  la  collection  des  Bollandistes 
se  relient  logiquement  h  l'ouvrage  précédent, 
par  l'identité  de  l'objet,   et  à  la  Hollande  ca- 
tholique,   par  la  simultanéité  des  souvenirs. 
C'est  en  visitant  les  nouveaux  Bollandistes  au 
collège  de  Saint-Michel,  à  Bruxelles,  que  Dom 
Pitra  conçut  le  projet  d'un  Vade  mecum  pour 
orieuter   le    lecteur   dans   la    collection    des 
Acta.   L'ouvrage    s'ouvre  par  une    disserta- 
tion préliminaire  sur  les  anciennes  collections 
hagiographiques.    Dans     cette      dissertation, 
l'auteur  expose  les  origines  romaines  de  l'ha- 
giographie, sous  les   papes  Clément,  Antère 
et   Fabien  ;    son  développement  scientifique 
dans  V Assemhlée  des  martyrs  d'Eusèbe  et  les 
tables  de  saint  Jérôme,  premier  essai  de  mar- 
tyrologe. De  là,  il  passe  aux  collections  des 
Orientaux,  des  Arméniens,  des  Syriens,  des 
Coptes,  des   Ethiopiens   et  des   Arabes.    Des 
Orientaux,  nous   venons   aux   Orecs   qui  ont 
écrit  les  vies  des  saints  par  la  plume  des  no- 
taires, par  les  discours  des  panégyristes  et  les 
gloses  des  métaphrastes.  Chez  les  Latins,  l'ha- 
giographie s'ouvre  par  le  décret  du  pape  Da- 
maseet  les  Vies  des  Perses,  elle  se  continue 
dans  les  légendes  du  Moyen  Age,  se  condense 
dans  les  ouvrages  de  Lipomani  et  de  Surius  ; 
s'abrège  dans  les  livres  de  Ribadeneira  et  de 
Giry  ;    s'étale,  avec  toute  sa  splendeur,  dans 
les  Actes  des  Saints.  Ces  Actes,  le  Père  Ros- 
weyde  en  eut  l'idée  ;  Bolland  et  Henschenius 
les  commencèrent;  ils  furent  continués,  avec 
des   fortunes   très   diverses,   par    Papebrock, 
Janning,  Baerts,  du  Sollier,  Cuypers,  Stilting, 
Ghesquière  ;  ils  ressuscitent,  ou  plutôt  se   re- 
prennent par  les  Pères  Van  Hecke,  de  Buch, 
Tinnebrœch  et  Martinof.  Dom  Pitra  n'en  écrit 
pas  seulement  l'histoire  détaillée  ;  il  en  indique 
l'esprit,  souvent  différent  de  lui-même  ;  il  en 
explique    l'économie.   Désormais,   le    lecteur 
pourra    s'aventurer,    sans    souci,    dans    cet 
immense  ouvrage   de    soixante  volumes   in- 
folio :  il  peut  les  lire  et  il  doit,  en  tout  cas, 
les  aimer. 

<i  C'est  bien  là,  dit-il  quelque  part,  l'œuvre 
de  Dieu,  comme  les  héros  même  dont  ces 
actes  publient  la  gloire.  Ici  et  là  se  trouve 
empreint  ce  triple  caractère  qui  reluit  eu  tous 
ses  ouvrages,  la  puissance,  la  sagesse,  l'amour 
de  la  miséricorde.  De  même  qu'un  saint  est 
l'homme  innocent  rendu  plus  abondamment 
à  sa  vie  première  et  retraçant  plus  purement 
l'image  du  créateur,  ainsi  ce  sanctuaire  que 
l'on  nomme  Acta  sanclorum  reproduit  à  son 
tour,  par  sa  plénitude,  sa  belle  ordonnance 
et   les   délices  qui  s'y  trouvent,  comme  une 


(1)  La  Hollande  catholique,  p.  8.  La  Hollande  a  été  étudiée  à  un  autre  point  de  vue  et  avec  un  esprit 
tout  opposé  par  Alphonse  Esquiros,  Alfred  Michiels  et  Arsène  Houssaye. 


L1VHK  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


ressemblance  des  saints.  Qu'on  veuille,  a\ 
un  cœur  droit,  en  toucher  seulement  le  seuil, 
il  en  sortira  une  vertu  ;  ce  sont,  de  page   en 
page,  les  saints  qui  passent,  pour  guérir  nos 
langueurs,  nous  raffermir  et  nous  consoler... 
C'est  comme  un  Te  Deum  qui  envoie  à  chaque 
pas  du  temps,  dans  la  louange  sans   fin  des 
ci'-ux,   les   concerts   des  anges   et  des    puis- 
sances,  le  chœur   glorieux   des    apôtres,    le 
nombre  harmonieux  des  prophètes,  les  accla- 
mations   de    l'armée   des    martyrs,  l'univer- 
selle confession  de  l'Eglise...  Les  Acta  sanclo- 
rum  resteront  un  monument  impérissable  et  il 
suffira  pour  attester  quel  souffle  puissant  et 
fécond  passa  alors  sur  le  monde.  Nous  avons 
vu,  après  Alexandre  VII  et  Benoit  XIV,  après 
.Bellarmin,    Bona    Fontanini,   Rlabillon,  Du- 
cange  et  Muratori,  se  rencontrer,  mêlés  dans 
la  même  ovation,  d'illustres  protestants,  Leib- 
nitz,  Meibom,  Bayle,  Ludwig,  Fabricius.  Na- 
poléon s'incline  avec  le  respect  de  Turenne. 
Il  n'y  a  pas  longtemps  que  M.  de  Hammer  et 
Gœrres  en  Allemagne,  qu'en   France  Monge 
au  nom  de  la  science,  Guizot  au  nom  de  l'his- 
toire, Saint-Marc  Girardin  au  nom  des  lettres, 
souscrivaient  implicitement  à  ces  paroles  d'un 
savant  compatriote  de  Bolland  :  «  Quelle  que 
«  soit,  a  dit  M.  de  Reiffemberg,  l'opinion  que 
«  l'on  professe,  l'Eglise  que  l'on  ait  choisie,  la 
«  philosophie donton suit lesprincipes, croyants 
«  ou  sceptiques,  zélés  ou   indifférents,    catho- 
«  liques  ou  disciples  de  Luther  ou  de  Calvin, 
«  pourvu  qu'ils  aiment  les  lettres  et  qu'ils  ne 
«  renient  pas  le  passé,  tous  vénéreront  les  Acta 
«  sanctorum  comme  un  des  monuments  les  plus 
a  étonnants  de  la  science.  » 

Le  Spicilegium  Solesmense  est  une  collection 
d'ouvrages  inédits  des  Pères  et  des  docteurs 
des  douze  premierssiècles.  Cette  collection  fait 
suite  au  Spicilège  de  d'Achéry,aux  Analectes 
de  Mabillon,  au  Thésaurus  Anecdotorum  et  à 
l' Amplissima  collectio  de  Martène  et  Durand. 
Il  en  a  été  publié  quatre  volumes.  Parmi  les 
fragments  d'ouvrages,  et  les  pièces  inédites 
qu'on  est  heureux  d'y  rencontrer,  on  y  admire 
surtout  la  Clef  de  saint  Mélithon  de  Sardes, 
livre  très  précieux  pour  le  symbolisme.  On  y 
trouve  aussi  des  dissertations  sur  des  points 
obscurs  ou  controversés  d'histoire. 

Dans  le  quatrième  volume  du  Spicilège,  Dom 
Pitra  avait  produit,  entre  autres  documents 
nouveaux,  des  écrits  de  saint  Nicéphore,  pa- 
triarche de  Constantinople.  Les  études  qui 
l'avaient  amené  à  ces  découvertes,  le  condui- 
sirent, à  l'époque  où  paraît  Photius,  à  la  pé- 
riode ou  l'abaissement  progressif  et  la  stéri- 
lité continue  deviennent  les  caractères  de 
cette  malheureuse  église  d'Orient.  Dans  ses 
études,  dom  Pitra  put  se  convaincre  que  toute 
la  jurisprudence  canonique  du  schisme  grec 
reposait  sur  des  textes  falsifiés.  Cette  décou- 
verte a  donné  lieu  aux  études  sur  les  collec- 
tions canoniques  de  l'Egli-e  bysantine,  et  a 
produit  ensuite  le  grand  ouvrage  sur  le  droit 
mon  des  Grecs.  Ce  livre  n'est  pas  un  traité 
didactique,  c'est   un  ouvrage  historique,   un 


composé  de  pièce-,  diplomatiques,  une  série 
di'  documents  ou  ;  ira  el  les  archevêques 

de    Conslanlinople   emiles-enl.    la   principauté 

de  La  Chaire  Apostolique.  C'est  le  schisme  le 
réfutant  lui-môme,   se   confondant    par 

Pères,  sapant,  par  leurs   véridiques   aveux,  la 

hase  fragile  sur  laquelle  repose  l'œuvre  d'une 
révolte  ignare  et  d'une  aveugle  ambition.  Cet 
ouvrage,  en  deux  volumes,  a  été'  imprimé  par 
la  Propagande  :  il  lui  revenait  à  tous  les  titres 
et  il  était  digne  de  cet  honneur.  Des  esprits 
délicats,  il  y  en  a  à  Home  comme  partout, 
ont  fait  observer  que  toutes  les  pièces  pro- 
duites n'étaient  pas  neuves,  que  plusieurs, 
notamment,  avaient  été  empruntées  à  une  pu- 
blication faite,  à  Athènes,  vers  1823.  Mais  un 
travail  de  ce  genre,  fait  pour  confondre  les 
apocryphes,  ne  pouvait  se  composer  que  d'an- 
ciennes pièces;  s'ilentrouvait  dansdes  publica- 
tions modernes,  l'auteur  devait  s'en  emparer. 

Après  le  droit  canon  des  Grecs,  le  cardinal 
Pitra  publia  encore  huit  volumes  d'Analecta  et 
deux  volumes  à'Analecta  norissima.  Les  Ana- 
lecta  sont  consacrées  à  des  pièces  inédites;  les 
Analecta  novissùua  se  réfèrent  surtout  à  des 
lettres  inédites  des  Pontifes  romains.  Dans  les 
derniers  temps,  il  s'occupait  de  la  métrique  des 
Grecs  et  en  révélait  à  la  fois  les  versets  et  les 
chefs-d'œuvre. 

Dans  tous  ses  ouvrages,  le  savant  Bénédic- 
tin n'a  eu  qu'une  ambition,  celle  de  prouver 
son  attachement  à  l'Eglise  ;  qu'une  passion, 
celle  de  découvrir  et  de  publier  les  plus  beaux 
litres  de  gloire  de  la  science  patritisque.  Tel 
a  vécu  le  moine,  tel  est  mort  le  cardinal. 

Au  xixe  siècle,  le  débat  entre  les  catho- 
liques et  leurs  adversaires  porte  principa- 
lement sur  les  bases  et  sur  les  origines  du 
christianisme.  Ce  n'est  plus,  comme  aux  pre- 
miers jours  du  protestantisme,  tel  ou  tel 
dogme  en  particulier  qui  est  mis  en  doute  :  on 
remonte  plus  haut  et  on  discute  les  profon- 
deurs même  de  la  religion.  Les  descendants 
de  Luther  et  de  Calvin,  entraînés  par  la  lo- 
gique jusqu'aux  dernières  conséquences  du 
principe  du  libre  examen,  en  sont  venus  à 
nier  l'autorité  divine  de  l'Ecriture  sainte  et  de 
la  Tradition  des  premiers  siècles. 

Ce  n'est  donc  plus  seulement  le  catholi- 
cisme mais  le  christianisme  même  qui  est  mis 
en  question.  C'est  de  l'Allemagne  surtout  que 
partirent  les  attaques  :  les  rationalistes  de 
toutes  les  écoles  se  donnèrent  la  main  :  Baur 
et  l'école  de  Tubingue,  Strauss,  Ewald,  etc., 
inondèrent  l'Allemagne  d'un  déluge  d'éru- 
dition. La  philologie,  la  linguistique,  l'an- 
thropologie, l'ethonographie,  l'archéologie, 
tout  semblait  s'être  réuni  dans  une  vaste  cons- 
piration contre  la  vérité  chrétienne.  Cette 
conspiration  était  plus  sérieuse  à  beaucoup 
près  que  celle  du  xvine  siècle  :  ce  n'était 
plus  avec  le  ridicule,  c'était  avec  l'érudi- 
tion, au  nom  de  la  critique,  qu'on  attaquait  le 
christianisme.  Nicolas,  Henan,  A.  Itéville, 
furent,  en  France,  les  échos  des  critiques 
rationalistes  d'outre-lthin.  Mais  l'Eglise  n'est 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


pas  ma  défense  exposée  aux  atta- 

ques de  l'erreur.  Ses  enfants  ont  suivi    leurs 
advei  ii    ce   nouveau    terrain    et  ont 

prouvé  que   la   vérité  catholique   ne  redoute 
pas  l'épreuve  de  lu  critique. 

Au  nombre  des  patients  érudits  qui  con- 
suroaient  leurs  nuils  en  veilles,  discutant 
les  textes,  vérifiant  les  leçons,  prêts  à  ré- 
pondre à  toutes  les  attaques,  on  remarquait 
Le  llir,  successivement  professeur  de  dogme, 
de  morale,  d'histoire  et  de  langues  orientales 
au  séminaire  de  Saint-Sulpice. 

Mort  en  1868,  à  l'âge  de  cinquante-sept  ans, 
Le  Hir  n'avait  pas  encore  publié  d'ouvrage  de 
longue  baleine:  il  n'était  connu  que  par  des 
articles  dans  la  Revue  critique  de.  littérature 
et  d'histoire,  et  dans  les  Etudes  religieuses,  etc. 
des  P.  Jésuites. 

Ces  articles  forment  presque  entièrement 
la  matière  de  deux  volumes  publiés  après  sa 
mort  (1).  Le  Hir  y  léfute  la  notion  de  la  pro- 
phétie, donnée  par  Ré  ville,  y  traite  du  4°  livre 
d'Esdras  et  d'Apocalypses  apocryphes,  y 
prouve  la  haute  antiquité  de  la  version  Pechito, 
y  démontre  l'authenticité  du  verset  de  saint 
Jean  :  Très  sunt  qui  testimonium  dant  in 
cœlo,  Pater,  Verbum,  et  Spiritus  Sanclus  et  In 
très  lunnn  sunt. 

Le  savant  Sulpicien  combat  aussi  le  senti- 
ment de  Bunsen,  qui  prétendait  faire  sortir  le 
christianisme  de  l'Avesta  de  Zoroaslre  ;  il  ré- 
fute les  Apôtres  de  Renan  ;  il  réduit  à  néant 
l'hypothèse  d'après  laquelle  Michel  Nicolas 
veut  qu'il  n'y  ait  aucune  division  entre  les  Pau- 
Unions  et  les  Pétriniens. 

il  venge  le  pape  saint  Callixte  des  attaques 
dont  il  était  devenu  l'objet  depuis  l'appari- 
tion des  Philosophumena,  et  attaque,  à  pro- 
pos ô'Epigraphie  phénicienne,  Renan,  autre- 
fois son  élève  à  Saint-Sulpice. 

On  trouve,  dans  ces  écrits,  beaucoup  d'éru- 
dition, des  idées  neuves  jointes  à  un  style 
qu'on  rencontre  trop  rarement  dans  les  œuvres 
d'exégèse.  D'ailleurs,  doué  d'un  esprit  supé- 
rieur et  d'une  mémoire  prodigieuse,  travail- 
lant sans  relâche,  ayant  étudié  pour  les  ensei- 
gner toutes  les  branches  de  la  science  ecclé- 
siastique, possédant  près  de  vingt  langues,  Le 
Hir  était  on  ne  peut  mieux  préparé  à  la  tâche 
qu'il  avait  à  remplir. 

Un  trait  pour  peindre  ce  Bénédictin  de  notre 
âge  :  en  1867,  faisant  un  cours  d'arabe,  il 
passa  dix  classes  à  expliquer  quatre  lettres  de 
l'alphabet. 

L'abbé  Glaire  était  un  fils  de  la  savante 
Auvergne  ;  il  s'était  poussé  ou  était  arrivé, 
par  ses  talents  et  ses  œuvres,  jusqu'au  décanat 
de  la  Faculté  civile  de  théologie  en  Sorbonne. 
C'était  certainement  un  bon  prêtre,  mais  il 
essayait,  comme  cela  se  fait  en  cet  endroit, 
de  concilier  Dieu  avec  le  diable,  ou,  pour 
parler  plus  exactement,  l'Université,  sa  mère 
nourricière,  avec  l'Eglise  qui  réclamait  alors, 


contre  le  monopole,  ta  liberté  d'enseignement. 
Trait  assez  rare,  ce  fut  le  diable,  sous  la 
figure  de  L'abbé  Maret,  qui  se  chargea  de  di 
per  ses  illusions  de  frivole  conciliatorisme.  Ma- 
ret était  alors,  non  pas  ce  grand  seigneur  que 
no;  s  avons  vu  affronter  les  feux  de  la  rampe, 
mais  un  pauvre  diable,  prêtre  hors  cadre,  qui 
cherchait  à  se  créer  une  situation.  Maret  vou- 
lait se  faire  recevoir  docteur  ;  il  avait  dressé, 
dans  ce  but,  une  thèse  savante,  que  Glaire 
refusait  d'approuver.  Maret,  ou  l'un  de  ses 
complaisants,  signa  pour  Glaire  et  fut  reçu 
d'emblée  docteur  en  théologie,  par  des  exa- 
minateurs qui  n'en  savaient  pas  le  premier 
mot.  'Maire,  en  présence  de  sa  signature, 
donnée  par  un  faussaire,  se  démena  avec  rai- 
son et  dénonça  l'imposteur.  Le  résultat  fut  que 
les  examinateurs  de  Maret  cassèrent  aux 
gages  le  pauvre  abbé  Glaire  et  mirent  à  sa 
place,  comme  doyen,  le  docteur  Maret, 
1  homme  qui,  pour  avoir  profité  du  faux  en 
écriture,  devenait  ainsi  son  successeur. 

Glaire,  disgracié  et  proscrit,  se  tira  d'affaire 
en  digne  savant.  On  lui  doit  une  traduction 
en  français  de  la  Bible,  traduction  qu'on 
tient  pour  préférable  à  celles  de  Genoude  et 
de  plusieurs  autres.  Glaire  a  publié  encore  un 
Dictionnaire  des  sciences  ecclésiastiques  en  deux 
volumes  in-4°,  livre  trop  court  pour  son  objet, 
mais  parfaitement  exact  ;  une  Introduction  à 
l'étude  de  l'Ecriture  sainte  en  o  volumes  et 
Les  livres  saints  vengés  en  deux  volumes.  Ces 
ouvrages  étaient  classiques  avant  la  publica- 
tion des  ouvrages  de  Bacuez  et  Yigouroux. 

Gorini,  né  en  1803,  au  diocèse  de  Belley, 
fut,  après  sa  promotion  au  sacerdoce,  placé 
dans  une  petite  paroisse  près  de  Bourg.  Le 
petit  curé  n'avait  pas  beaucoup  de  santé, 
mais  rien  à  faire.  Idée  lui  vint  de  composer 
un  recueil  de  morceaux  choisis  des  Pères  de 
l'Eglise,  à  l'usage  des  classes.  Dans  ce  dessein, 
il  vint  à  Bourg  chercher  les  volumes  de  la 
Patrologie  et  se  prit  à  les  lire.  Sans  penser  à 
mal,  pour  s'orienter  dans  ses  lectures,  il  se 
procurait  les  ouvrages  de  Villemain,  Guizot  et 
autres,  alors  les  grands  maîtres  de  l'opinion. 
Quelle  ne  fut  pas  la  surprise  du  petit  curé 
lorsque,  ayant  sous  les  yeux  les  volumes  des 
Pères  et  les  volumes  de  leurs  critiques,  il  put 
constater  que  les  critiques  reprochaient  aux 
Pères  ce  qu'ils  n'avaient  point  dit  et  parfois 
leur  imputaient  des  torts  manifestement  à 
l'encontre  de  leurs  discours.  D'abord  le  petit 
curé  s'en  étonna,  puis  il  haussa  les  épaules, 
enfin  il  prit  feu  et  parla  de  redresser  les 
erreurs  historiques  de  Guizot,  Tbiers,  les  deux 
Thierry,  Cousin,  Michelet,  Quinet,  Henri  Mar- 
tin et  autres  maîtres  plus  ou  moins  illustres. 
Ses  confrères  eu  rirent  à  se  démonter  les 
mâchoires.  Pensez  donc  ;  le  curé  de  la  Tan- 
clière,  le  petit  Gorini,  de  son  prénom  Sauveur, 
qui  entreprenait  de  sauver  l'Eglise  des  attaques 
des  plus  savants  professeurs  de  Sorbonne  et  du 


(1)  Etudes  bibliques, par  l'Abbé  Le  Hir,  avec  introduction  et  sommaires  par  l'abbé  Grandvaux.  Paris, 
Albaael,  1869.  Grandvaux  a  publié  depuis  d'autres  opuscules  de  Le  Hir.  « 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


3G7 


Collège  de  France.  Les  presbytères  s'en  épa- 
nouirent  depuis  les  larmiers  de  la  cave  .jus- 
qu'aux tuiles  des  toits.  Rnfin  Le  petit  cure 
travaillait,  toujours,  peu  soucieux  du  qu'en 
dira- 1 -on  et  résolu  à  descendre,  comme  un 
petit  pasteur,  dans  l'arène  où  il  rencontrait 
une  lésion  de  Goliath,  tous  philistins  en  pré- 
sence du  catéchisme. 

La  méthode  du  petit  curé  était  très  simple 
et  tout  à  fait  décisive.  Sur  une  question  don- 
née, par  exemple,  L'évangélisation  de  la 
Grande-Bretagne  par  les  Bénédictins  de 
Rome,  il  classe,  par  numéros  d'ordre,  les  di- 
verses imputations  anti-ecclésiastiques  d'Au- 
gustin Thierry,  de  Guizot  et  de  Michclet.  A 
chaque  numéro,  il  produit  le  texte  du  cen- 
seur et  met,  tout  après,  le  texte  du  vieux  chro- 
niqueur qui  contredit  la  censure.  Vous  n'avez 
pas  sous  les  yeux,  comme  devant  les  tribu- 
naux, deux  avocats  qui  s'époumonnent  sur 
un  thème  donné  et  qui  cherchent  tous  les 
deux,  par  ruses  et  habiletés  de  discours,  à 
tirer  à  eux  toute  la  couverture.  Vous  avez 
simplement  un  auteur  de  nos  jours  qui  arti- 
cule un  fait  et  un  auteur,  ou  deux,  ou  trois, 
ou  dix  du  Moyen  Age  qui  disent  le  contraire. 
La  conséquence  est  que  l'auteur  de  notre 
temps,  en  accusant  l'Eglise,  s'est  trompé 
grossièrement  et  peut-être  même  a  menti. 

Le  travail  de  Gorini  n'embrassait  que  l'ère 
patristique.  Chronologiquement  il  va  du 
111e  au  ix*  siècle  ;  géographiquement,  il  touche 
à  tous  les  Etats  de  l'Occident,  convertis,  par 
l'Eglise,  après  les  invasions  des  barbares.  Les 
auteurs  qu'il  réfute  sont  tous  des  hommes 
de  marque,  protestants,  rationalistes,  libres- 
penseurs,  révolutionnaires.  Et  c'est  la  petite 
plume  du  petit  curé  qui  a  crevé  tous  les 
ballons  qui  se  balançaient  majestueusement 
au  grand  soleil  et  obtenaient,  sans  discus- 
sion, les  applaudissements  de  la  foule. 

Quand  le  petit  curé  voulut  publier  son  ou- 
vrage, il  ne  trouva,  cela  va  sans  dire,  que  des 
portes  fermées  et  des  visages  de  bois.  En 
habile  homme,  il  fit  d'abord  passer  une  pe- 
tite rectification  dans  une  revue  lyonnaise  ; 
puis  vint  à  Paris,  dans  les  bureaux  de  VUnl- 
vers.  Louis  Veuillot,  l'intrépide  athlète,  diri- 
geait alors  le  feu  de  toute  ses  batteries  contre 
ces  mêmes  malfaiteurs  intellectuels,  que  com- 
battait Gorini.  Veuillot  avait  bien  une  maî- 
tresse plume  :  mais  il  ne  savait  pas  l'histoire 
de  l'Eglise  comme  le  petit  curé  et  n'avait 
guère  moyen  d'en  compulser  les  bibliothèques. 
D'un  coup  d'oeil,  Veuillot  vit  quel  service  Go- 
rini allait  rendre  à  l'Eglise  et,  par  son  inter- 
vention, trouva  un  éditeur  à  la  Défense  de 
l'Eglise  contre  les  erreurs  de  l'histoire. 

L'ouvrage  parut  d'abord  en  deux,  puis  en 
trois  volumes.  Les  journaux  religieux  le  recom- 
■sandérent ;  sur  leur  présentation,  le  public 
voulut  en  prendre  connaissance.  Par  courtoisie, 
l'auteur  de  la  Défense  avait  offert  un  exem- 
plaire a  chaque  historien  critiqué  dans  son 
livre.  Le  public  trouva  la  réfutation  décisive; 
plusieurs  ries  réfutés  ne  le   prirent   pas  aussi 


joyeusement,  mais  la  plupart  rendirent  hom- 
mage à  Gorini.  On  s'enquil  alors  de  la  situai  ion 
i  auteur.  Lorsqu'on  sut  que  le  petit  curé 
d'une  petite  paroisse,  perdue  da 
et  dans  les  bois,  avait  fait  seul,  sans  biblio- 
thèque, ce  gigantesque  travail  d'information, 
de  confrontation  el  de  réfutation,  ce  fui  un 
concert  unanime  d'éloges.  On  rougit  de  l  ini- 
quité absurde  OU  aveugle  qui  n'avait  su  ni 
aider,  ni  même  soupçonner  un  tel  mérite. 
Autant  on  avait  été  ingrat  envers  le  travailleur 
obscur,  autan!  on  voulut  se  montrer  généreux 
envers  l'auteur  illustre.  Plusieurs  évoques  le 
nommèrent  chanoine  ;  l'Institut  parla  de  lui 
décerner  un  grand  prix  ;  Augustin  Thierry  et 
Guizot  voulaient  même  le  faire  venir  à  Paris. 
Gorini,  qui  joignait,  à  un  grand  esprit,  une 
délicatesse  rare,  sut  se  dérober  à  ces  empres- 
sements :  il  prétexta  son  âge,  sa  mauvaise 
santé,  ses  habitudes  prises.  La  vérité  est  qu'il 
préférait,  à  un  palais,  sa  petite  chambre,  illu- 
minée d'histoire,  et,  qu'après  le  travail,  rien, 
pour  le  repos,  ne  lui  paraissait  préférable  à 
l'ombre  de  ses  vieux  pommiers. 

L'ouvrage  de  Gorini  est  à  recommencer. 
Depuis  trente  ans,  les  savants  officiels  de  la 
présente  génération,  en  se  glorifiant  beaucoup, 
ont  réitéré  contre  l'Eglise  les  mêmes  affir- 
mations fausses  et  mensongères.  Plusieurs  ont 
mis,  dans  le  mensonge,  plus  d'àpreté  encore  ; 
ils  veulent  déchristianiser  la  France  et  ense- 
velir l'Eglise  dans  la  boue.  Quoique  la  bonne 
foi  ne  soit  guère  leur  fait,  au  moins  pour  faire 
tomber  les  écailles  des  yeux  de  leurs  victimes, 
il  importe  de  remettre  en  mouvement  la  ma- 
chine de  Gorini.  J'aime  à  penser  que  ce  petit 
presbytère  de  campagne,  qui  s'est  tant  illustré 
au  xixe  siècle,  viendra,  au  siècle  suivant,  ériger, 
à  l'apologétique,  de  nouveaux  trophées.  L'ini- 
quité n'a  qu'un  jour  ;  la  vérité  doit  la  con- 
fondre. L'assurancedesa  confusion  estd'autant 
plus  certaine,  que  la  méthode  de  Gorini  est 
plus  convaincante  et  que  son  système  de  duel 
privé,  de  corps  à  corps  entre  deux  adversaires, 
excite  plus  volontiers  les  meilleures  sympa- 
thies des  cœurs  vaillants. 

Après  les  érudits,  les  réformateurs. 

Le  réveil  chrétien  avait  été  sonné  par 
Chateaubriand  ;  le  réveil  catholique,  par 
Lamennais.  Après  1830,  ce  réveil  catholique 
romain,  posé  précédemment  comme  principe 
général,  vint  aux  applications  nécessaires,  aux 
réformes  qui  devaient  effacer  toutes  les  aber- 
rations du  particularisme  français.  Nous  avons 
déjà  nommé  les  ouvriers  qui,  sur  l'appel  de 
la  Providence,  se  consacrèrent  à  cette  grande 
entreprise  ;  nous  devons  maintenant  esquisser 
leur  physionomie  et  marquer  exactement  la 
portée  de  leur  action  publique.  C'est  un  des 
plus  beaux  spectacles  que  puisse  offrir  l'his- 
toire, après  le  renouveau  qui  s'était  opéré  en 
France  au  commencement  du  xvn"  siècle.  Le 
premier  en  date  et  en  mérite' fut  le  cardinal 
Gousset. 

Thomas  C.ousset  était  né  en  1792,  à  Mon- 
tigny-les-Cherlieu,  dans  la  Haute-Saône,  d'une 


508 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  LKGLISK  CATHOLIQUE 


humble  famille  de  laboureurs,  neuvième 
cillant  gur douze.  Jusqu'à  dix-sept  an<,  Thomas 
avail   gardé   les    vaches   et  accompagne  son 

ftère  à  la  charrue,  lui  conduisant  l'attelage  6ur 
es  sillons,  l'en  fan  l  se  faisait  une  complexion 
vigoureuse.  Le  fouetà  la  main,  il  avait  toujours 
dans  sa  poche  un  morceau  de  pain  qu'il 
pinçait  de  temps  en  temps,  et  un  livre  qu'il 
lisait  de  son  mieux.  Thomas  demandait  à 
étudier;  le  père,  avant  de  céder  à  ses  désirs, 
en  déféra  à  son  frère,  curé  de  Soyères,  au 
diocèse  de  Langres  ;  examen  fait  du  neveu, 
l'oncle  le  déclara  propre  seulement  à  garder 
les  vaches.  Le  jeune  homme  se  plaignit  à  sa 
mère,  qui,  plus  clairvoyante  ou  plus  sensible, 
mit  son  fils  dans  une  école  voisine  à  Amance, 
où  la  pension  se  payait  en  nature.  Trois  ans 
plus  lard,  Thomas  était  bachelier,  et  devenait 
élève  du  grand  séminaire,  ainsi  que  de  la 
Faculté  de  Besançon,  sous  l'abbé  Astier.  Prêtre 
vers  1817,  Thomas  fut  un  an  vicaire  à  Lure, 
puis  rappelé  à  Besançon  comme  professeur 
de  morale.  Là,  il  était  dans  son  élément. 
D'une  musculature  vigoureuse,  d'une  taille 
élevée,  d'un  bon  sens  porté  jusqu'au  génie, 
il  étudiait  nuit  et  jour  les  mailresde  la  morale, 
et  enseignait,  en  classe,  de  trois  à  quatre  cents 
élèves,  venus  de  partout  pour  l'entendre. 
Qu'enseignait  donc  cet  Orphée  de  la  théologie 
morale? 

D'abord  il  enseignait  comme  l'avaient  fait,  en 
Sorbonne,  Tournély  et  Collet.  Thomas  savait 
choisir  ses  ouvrages  ;  il  allait  aux  sources  et 
ne  consultait  que  les  maîtres.  A  part  soi, 
enseignant,  comme  cela  s'était  fait  jusqu'à  lui, 
les  thèses  gallicanes  et  rigoristes,  il  trouvait 
son  enseignement  faible  et  ne  manquait  pas 
d'en  signaler  les  faiblesses  à  ses  élèves.  Mais 
comment  rompre  cette  tradition  vénérable  au 
moins  par  les  années?  Un  jour,  Gousset,  qui 
était  un  grand  dévoreur  de  livres,  apprend 
qu'il  y  a  vente  chez  un  libraire  en  faillite.  Le 
voilà  parti  chez  ce  libraire,  examinant  les 
livres  à  vendre,  et  que  trouve-t-il  ?  Une  théo- 
logiedesaintLiguori.  Thomas  en  parcourtrapi- 
dement  quelques  pages  et  l'emporte  :  c'est  le 
grain  de  sable  qui  allait  amener  une  révolution 
dans  le  gouvernement  des  âmes. 

Gousset,  grand  travailleur,  homme  d'une 
prompte  et  juste  décision,  annotait  et  publiait, 
à  Besançon,  le  Dictionnaire  de  théologie  de 
Bergier,  les  Conférences  d'Angers,  le  Rituel 
de  Toulouse,  Y  Histoire  de  Berruyer  et  com- 
posait un  opuscule  sur  le  prêt  à  intérêt.  En 
1832,  il  livrait  au  public  la  justification  de  la 
doctrine  de  saint  Liguori  sur  le  probabilisme 
et,  en  1834,  il  publiait  des  lettres  à  un  curé, 
pour  soutenir  cette  justification.  Déjà,  il  était 
devenu,  par  choix  du  cardinal  de  Rohan, 
grand  vicaire,  et,  par  nécessité  de  circons- 
tance, administrateur  du  diocèse,  à  la  place 
du  cardinal  proscrit.  En  1833  ou  36,  il  était 
nommé  évéque  de  Périgueux,  en  1840,  arche- 
vêque de  Reims,  en  1830,  cardinal,  digne 
successeur  de  saint  Rémi,  d'Hincmar  et  de 
Gerbert. 


En  devenant  évoque,  Thomas  n'avait  pas 
cessé  de  s'adonner  au  travail.  D'abord  il 
publia,  en  deux  volumes,  la   7 A  morale 

a  l'usage  des  confesseurs,  rédigée  en  français  : 
puis  sa  Théologie  dogmatique,  en  deux  volumes 
aussi  et  en  français  ;  puis  une  Exposition  de* 
principes  du  droit  canon,  puis  un  traité  du 
droit  de  l'Eglise  à  la  propriété  ecclésiastique 
et  au  pouvoir  temporel,  puis  un  gros  volume 
sur  l'Immaculée-Conception  de  la  très  sainte 
Vierge  ;  puis  un  catalogue  de  la  bibliothèque 
privée,  forte  de  40,  000  volumes.  Entre  temps, 
il  avait  édité,  en  quatre  volumes  in-4°,  les 
Actes  de  l'Eglise  de  Reims.  A  sa  mort,  en 
18GG,  il  travaillait  à  un  cours  de  droit  canon, 
qu'il  voulait  établir  en  quatre  volumes,  et  dont 
le  manuscrit  fut  en  partie  détruit  après  sa  mort, 
par  une  maladresse  à  jamais  digne  d'exé- 
cration. 

En  même  temps  qu'il  publiait  ces  ouvrages 
et  administrait  son  diocèse,  Thomas  tenait 
presque  chaque  année  un  synode  diocésain, 
dont  il  réunit  les  décisions  en  un  volume; 
célébrait  trois  conciles  provinciaux,  dont  les 
actes  et  les  décrets,  approuvés  à  Rome, 
forment  autant  de  volumes;  et  prenait  person- 
nellement part  à  tous  les  grands  actes  du  pon- 
tificat de  Pie  IX. 

Ces  ouvrages  et  ces  actes  sont  autant  de 
titres  pour  l'histoire  et,  pour  l'historien,  la 
preuve  de  l'action  réformatrice  du  grand 
évêque.  En  théologie  dogmatique,  il  a  vaincu 
le  gallicanisme  épiscopal  et  parlementaire  ; 
en  théologie  morale,  il  a  vaincu,  non-seulement 
Jansénius,  mais  tous  les  théologiens  qui 
suivaient  ses  inspirations  en  mitigeant  ses 
rigueurs  ;  en  droit  canon,  il  a  protesté  contre 
l'absolutisme  des  ArticlesOrganiques  et  donné, 
durant  sa  vie,  mainte  marque  de  sa  mansué- 
tude épiscopale  ;  en  liturgie,  il  a  préconisé 
fortement  le  culte  de  la  très  sainte  Vierge  ; 
et  par  l'ensemble  de  sa  vie,  par  ses  exemples 
surtout,  il  a  montré  qu'un  prêtre  doit  être  un 
homme  de  haute  science,  moyennant  quoi  il 
est,  dans  un  siècle  sceptique  et  impie,  le 
représentant  toujours  digne  et  toujours 
respecté  de  Jésus-Christ. 

Le  cardinal  Gousset  n'était  pas  seulement 
le  modèle  des  évêques,  il  était  l'homme  de 
confiance  de  Pie  IX  et  comme  son  légat  pour 
la  France.  Certainement,  il  l'emportait  sur 
ses  contemporains  par  la  science,  mais  si 
quelqu'un  pouvait  croire  que  la  science 
suffit  au  triomphe  de  la  vérité,  il  serait  dans 
une  grande  erreur.  Les  préjugés  gallicans 
avaient  pris  racines  dans  les  têtes  et  se  dé- 
fendaient, dans  les  cœurs,  par  les  passions 
qu'ils  savaient  flatter.  Autour  de  l'arche- 
vêque de  Reims  se  groupaient  les  évêques 
gallo-romains,  non  seulement  les  suffragants 
de  Reims,  mais  encore  les  Parisis  de  Langres, 
les  Doney  de  Moutauban,  les  Cartet  les  Plan- 
tier  de  Nîmes,  les  Salinis  d'Auch,  les  Gerbet 
de  Perpignan,  les  Lequette  d'Arras,  les  Des- 
prez  de  Limoges,  les  Pierre  de  Dreux-Brézé 
de  Moulins,  les  Debeilay  d'Avignon,  les  Re- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


569 


gnier  de  Cambrai,  les  Saint-Marc  de  Rennes, 
les  million  du  Mans,  les  Labouillerie  de  Oar- 
cassonnc,  les  Villecourt  de  la  Rochelle,  Les 
Depéry  de  Gap,  les  Pa.Hu  Duparc  de  1M< >ïh, 
les  Dévie  et  les  Langalerie  de  Belley,  les  Pie 
de  Poitiers,  les  Berlhaud  de  Tulle,  lesGaverot 
de  Saint-Dié,  les  Nogret  de  Saint-Cloud,  les 
Mabille  de  Versailles,  Allon  de  Meaux,  Dé- 
lai le  de  Rodez,  Uœss  de  Strasbourg,  Grave- 
rai) et  Sergent  de  Quimpcr.  Les  écrivains  ec- 
clésiastiques, acquis  aux  doctrines  romaines, 
reconnaissaient  également  l'archevêque  de 
Reims  pour  leur  porte-drapeau.  La  gloire  de 
Thomas  est  le  salut  de  nos  églises. 

Contre  Thomas,  il  y  avait  le  clan,  je  dirai 
même  le  camp  des  gallicans  racornis,  dont 
les  chefs  étaient  Gésaire  Mathieu  de  Besançon 
et  Félix  Dupanloup  d'Orléans.  Pie  IX,  qui  ai- 
mait à  rire,  les  appelait  les  deux  Papes  du 
gallicanisme  :  il  motore  et  il  mobile  :  le  cons- 
pirateur qui  ourdissait  les  complots  et  l'homme 
de  plume  qui  menait,  à  grands  cris,  les  cam- 
pagnes semi-voilées  du  gallicanisme.  Césaire 
Mathieu  convenait  lui-même  que  si,  au  début 
de  son  épiscopat,  en  1833,  il  aurait  pu  comp- 
ter 75  évoques  partisans  déclarés  des  doc- 
trines gallicanes,  au  milieu  de  sa  carrière, 
l'ordre  numérique  était  interverti  et  les  doc- 
trines romaines  comptaient,  comme  partisans, 
presque  l'unanimité  de  l'épiscopat.  A  partir 
de  1859,  date  de  la  guerre  au  pouvoir  tem- 
porel, la  coterie  gallicane  obtint,  de  l'Empire, 
des  nominations  d'évêques  qui  vinrent  réfor- 
mer ses  rangs  dégarnis,  mais  la  laissèrent 
toujours  en  minorité.  Du  moins,  ils  rache- 
tèrent leur  infériorité  numérique  par  une  série 
d'attentats,  qui  devaient  leur  ramener  la  vic- 
toire et  qui  ne  purent  qu'accélérer  leur  con- 
fusion. 

Dès  1848,  ils  s'essayaient,  dans  Y  Ere  nou- 
velle, à  donner,  à  des  vieilleries,  les  couleurs 
de  la  nouveauté  ;  en  1850,  par  la  loi  sur  la 
liberté  d'enseignement,  ils  s'efforçaient,  de 
compte  à  demi  avec  les  vieux  parlementaires, 
de  canoniser  les  doctrines  du  libéralisme.  Dès 
lors,  avec  l'appui  très  décidé  de  l'archevêque 
Sibour,  ils  ne  cessèrent  d'agiter  l'opinion.  La 
question  des  classiques  païens,  posée  par 
l'abbé  Gaume,  leur  suggéra  l'idée  d'une  dé- 
claration d'évêques  qu'abattit  le  cardinal 
Gousset.  Le  retour  à  l'unité  liturgique  leur 
fournit  également  matière  à  diversions  réi- 
térées ;  l'intervention  du  cardinal  Gousset  y 
mil  fin  en  posant  la  question  de  droit  et  de 
devoir.  Le  Mémoire  sur  le  droit  coutumier 
leur  parut  un  biais  heureux  pour  maintenir  le 
gallicanisme  en  pratique  et  en  appeler  à  un 
Concile  national  :  un  mémoire  du  cardinal 
Gousset,  contre  ce  mémoire,  brisa  la  nouvelle 
machine.  UVnivers,  journal  ultramontain, opi- 
nait ferme  dans  toutes  ces  rencontres  ;  Dupan- 
loup lui  intenta  cinq  ou  six  procès  :  une  lettre 
du  cardinal  Gousset  mit  à  nu  l'incohérence  et 
[»rouva  l'inutilité  de  ces  assauts.  Des  accusa- 
tions de  Gaduel,  d'Orléans,  contre  Donoso 
Cortès,  et  de  Chastel  contre  le  cardinal  Gous- 


set et  plusieurs  autres,  n'aboutirent  qu'A  ''ou- 
vrir les  accusateurs  de  ridicule.  Une  cam- 
pagne, fort  inutile,  contre  Bonnetty,  ne  réussit 
qu'à  faire  éclater  .sa   vertu.  Les   manœuvres 

pour  soustraire  Cousin  a  l'Index  découvrirent, 

au  contraire,  les  témérités  du  élan  libéral.  La 
suppression  de  la  Correspondance  de  Rome,, 

quils  obtinrent  de  Napoléon  III,  ne  les  se- 
conda en  rien,  puis  la  Correspondance  fut 
remplacée  avec  avantages  par  les  Analecta 
juris  pontificiî.  L'inscription  de  la  lloche  en 
lirenil  vint,  au  contraire,  découvrir  leur  pacte 
pour  VEglise  libre  dans  l'Etat  libre;  et  les 
congrès  de  Malines  manifestèrent  définitive- 
ment leur  obstination  dans  les  fausses  doc- 
trines. La  mise  à  l'Index  de  l'abbé  Godard, 
défenseur  des  principes  de  89,  et  la  correc- 
tion publique  infligée  à  la  théologie  de  Tou- 
louse par  Mgr  Jacquenet,  montraient  de 
plus  en  plus,  d'autre  part,  où  étaient  les 
vraies  doctrines  de  l'Eglise. 

A  l'approche  du  Concile  de  1870,  les  ca- 
tholiques de  France  attendaient  la  codifica- 
tion du  Syllabus  et  le  retour  au  droit  canon. 
Evêques,  prêtres  et  laïques  instruits  avaient 
opiné  en  ce  sens.  Les  catholiques  libéraux, 
toujours  aveugles  sur  le  bien  de  l'Eglise,  tou- 
jours armés  pour  en  ajourner  la  grâce,  me- 
nèrent, autour  du  Concile,  un  sabbat  infernal. 
Le  Père  Hyacinthe,  pour  rester  un  vrai  libéral, 
apostasia  et  se  maria.  Louis  Maret,  évèque  in 
partibus  sorbonnicorum,  lança  deux  gros  tomes 
où  il  s'empêtrait  dans  les  contradictions  et  dé- 
couvrait surtout  l'inconcevable  légèreté  de  sa 
science.  L'évêque  Dupanloup  fit  rage  contre 
l'opportunité  d'une  définition  dogmatique  de 
l'infaillibilité  pontificale.  Le  Père  Gratry  com- 
posa, d'une  plume  fiévreuse,  sur  le  même  su- 
jet, quatre  brochures  qui  furent  quatre  scan- 
dales. Les  chefs  du  catholicisme  libéral, 
Falloux,  Broglie,  Foisset,  Cochin  (en  italien 
on  prononce  Coquin)  publièrent,  dans  le 
Correspondant,  un  mémorandum  où  ils  dres- 
saient le  programme  de  l'opposition  à  l'inté- 
rieur du  Concile.  Les  gouvernements  étran- 
gers, surtout  la  Bavière  et  la  Prusse,  en  ce 
point  d'accord  avec  l'empire  français,  les  ap- 
puyaient vigoureusement.  A  un  moment 
donné,  gouvernements  libéraux,  absolus  et 
hérétiques,  écrivains  libéraux,  évoques  galli- 
cans ne  formaient  plus,  contre  l'Eglise,  qu'un 
grand  parti,  étonné  peut-être  de  son  unité, 
mais  très  ardent  contre  Pie  IX  et  contre 
Rome. 

Toutes  ces  machinations  ne  pouvaient  abou- 
tir qu'à  rendre  plus  éclatant  le  triomphe  de 
l'infaillibilité  au  Concile  ;  elles  firent  voir 
aussi  combien  ce  libéralisme,  soi-disant  or- 
thodoxe, s'approche  volontiers  des  ennemis 
de  l'Eglise  et,  probablement  sans  le  vouloir, 
se  prête  à  les  servir.  On  en  eut  bientôt  la 
preuve  en  Allemagne  où  Dœllinger  essaya  de 
fonder  la  secte  des  vieux  catholiques,  et,  en 
Arménie,  où  les  anti-opportunistes  déçus  se 
jetèrent  dans  le  schisme.  Désormais  le  libéra- 
lisme sans  épithète  n'affiche  plus  aucune  pré- 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


tenlion  à  l'orthodoxie;  il  se  prétend,  au  con- 
traire,  da    m  mus    en    France,   incompatible 
c  l'Egli  Je  fait,  <lc  celte  incompali- 

bilité  prétendue,  lin  titre  à    La  persécution. 

Depuis  trente  ans,  les  libéraux  français,  sous 
couleur  d'opportunisme  et  de  radicalisme, 
ont  déclaré  à  l'Eglise  une  guerre  à  mort. 
Dans  L'aveuglement  cl  l'entraînement  de  leurs 
passions,  ils  veulent  anéantir  l'Eglise,  dut  la 
France  y  périr,  et  telle  est  leur  fureur,  qu'ils 
sont  unis  avec  les  juifs,  les  protestants,  les 
francs-maçons,  les  libres-penseurs,  pour  pous- 
ser à  fond  cette  sacrilège  entreprise. 

Le  cardinal  Gousset  ne  vit  pas  toutes  ces 
esclandres;  il  était  mort  en  1X66.  Après 
saint  Thomas  apôtre,  saint  Thomas  de  Can- 
torbéry  el  saint  Thomas  d'Aquin,  Thomas  de 
Reims  est  un  des  hommes  que  doit  le  plus 
glorifier  l'histoire. 

Après  le  cardinal  Gousset,  l'homme  qui, 
sous  Louis-Philippe,  remua  le  plus  puissam- 
ment et  le  plus  utilement  la  France,  ce  fut 
l'évoque  de  Langres,  Mgr  Parisis.  «  Mgr  Pa- 
risis,  nous  disait  le  cardinal  Gousset,  est  un 
grand  évêque.  »  La  grandeur,  depuis,  a  été 
mise  en  menue  monnaie  ;  on  ne  sait  plus  où 
la  trouver.  D'après  Lagrauge,  le  plus  grand 
évêque  du  xix"  siècle,  c'est  Dupanloup  ; 
d'après  Ricard,  nous  avons  quatre  volumes 
de  grands  évêques  :  à  cinq  biographies  par 
volume,  le  total  est  vingt  ;  si  l'éditeur  avait 
continué  la  publication,  nous  aurions,  en 
plus,  autant  de  fois  cinq  grands  évoques,  que 
la  publication  aurait  compté  de  volumes  en 
plus.  On  se  demande  où  ont  l'esprit  des 
écrivains  qui  parlent  de  la  sorte  et  si,  à  force 
d'en  tant  avoir,  ils  en  ont  réellement.  Qu'est- 
ce  donc  qu'un  grand  évêque? 

En  France,  l'étiquette  veut  qu'un  évêque 
ne  soit  pas  seulement  grand,  mais  qu'il  soit 
la  grandeur  incarnée.  On  dit  à  un  évêque, 
couramment,  monseigneur  et  votre  grandeur; 
la  politesse  le  veut;  mais  ce  formalisme  d'éti- 
quette ne  se  prend  pas  au  pied  de  la  lettre. 
Un  évêque  n'est  vraiment  grand  que  s'il  a 
compris  son  temps,  s'il  en  a  combattu  vaillam- 
ment les  erreurs,  et  s'il  a  lutté,  en  héros,  pour 
tout  soumettre,  rois  et  peuples,  pasteurs  et 
troupeaux,  à  la  chaire  du  prince  des  Apôtres. 
De  tels  évêques,  il  n'y  en  a  jamais  eu  foison. 
Dans  les  trente  premières  années  du  siècle,  le 
grand  évêque  de  France,  c'est  un  prêtre  ; 
c'est  ce  Lamennais  qui,  dès  1808,  dressait  le 
programme  complet  de  la  renaissance  catho- 
lique romaine  ;  qui,  en  1816,  proclamait  la 
nécessaire  adhérence  des  évêques  au  Saint- 
Siège;  qui,  en  1817,  soulevait  le  monde  en 
tonnant  contre  l'indifférence  ;  qui,  de  1818 
à  1830,  combattit,  usque  ad  vincula,  les  trahi- 
sons du  gallicanisme.  Lamennais  tombé,  le 
plus  grand  évêque  de  France,  c'est  Thomas 
Gousset,  le  marteau  du  rigorisme  et  du  galli- 
canisme ;  c'est  Pierre-Louis  Parisis,  le  Pierre 
l'Ermite  de  la  croisade  contre  le  monopole 
universitaire;  c'est  Philippe  Gerbet,  le  pré- 
parateur et  l'inspirateur  du  Syllabus  ;    c'est 


Louis-Edouard  Pie,  le  clairvoyant  et  irréduc- 
tible adversaire  du  libéralisme  ;  c'est,  après, 
avec  une  moindre  grandeur,  Henri  Plantier 
et  Emile  Preppel,  soldats  plutôt  que  géné- 
raux, mais  intrépides  adversaires  dont  les 
autres  avaient  été  les  pourfendeurs  de  pre- 
mière initiative.  Ln  descendant,  on  trouve 
encore  de  bons  évêques,  mais  plus  à  celte 
faille,  et  e'est  déjà  un  très  grand  mérite  que 
d'être  un  bon  évêque. 

Dans  le  camp  opposé,  —  car  la  France  ec- 
clésiastique est  divisée  en  deux  camps,  — 
dans  le  camp  rigoriste,  gallican,  libéral,  op- 
portuniste, conciliatoriste,  —  cinq  mots  pour 
dire  à  peu  près  la  même  chose,  à  moins  que 
ça  ne  signifie  simplement  le  laxisme,  —  on 
trouve  encore  des  évêques  qui  font  du  bruit, 
qui  se  haussent,  qui  se  gonflent,  mais  qui 
rappellent  involontairement  certaine  gre- 
nouille, toujours  en  bons  rapport?  avec  les 
crapauds  politiques.  De  ce  côlédà,  il  n'y  a 
pas  de  grandeur,  parce  qu'il  n'y  a  pas  intelli- 
gence des  temps,  lutte  radicale  contre  les  aber- 
rations du  siècle  et  dévotion  à  la  chaire  apos- 
tolique. On  crie  bien,  parfois,  très  fort  :  Sainte 
Eglise  Romaine,  que  ma  main  se  dessèche, 
que  ma  langue  s'attache  à  mon  palais,  etc., 
mais  on  ne  suit  pas  en  tout,  en  pratique 
comme  en  principe,  l'Eglise  Romaine,  mère 
et  maîtresse  de  toutes  les  Eglises.  Bien  plus, 
avec  VEx  informata  conscientia,  considéré 
comme  la  formule  exclusive  du  droil  canon, 
ce  serait  à  croire  que  Rome  a  disparu  ou 
qu'elle  n'existe  que  pour  signer  sa  propre  ab- 
dication. 

Les  évêques  Gousset  et  Parisis,  nos  deux 
pères  et  nos  deux  maîtres  en  Dieu,  n'enlen- 
daient  pas  ainsi  la  piété  envers  l'Eglise;  ils 
l'entendaient  comme  le  principe  unique,  cer- 
tain et  souverain  de  leur  action  et  de  leur  in- 
fluence :  c'est  pourquoi  nous  les  proclamons 
grands  évêques,  refusant  absolument  cette 
gloire  au  Barsumas  du  dernier  Concile,  au 
paon  français  qui  se  montra  loup  et  renard 
sur  les  bords  du  Tibre...  bien  qu'il  se  fût  ac- 
coutré, pour  l'ordinaire,  d'une  peau  de  lion. 

Pierre-Louis  Parisis  était  né  à  Orléans  en 
1796.  Son  père  était  jardinier  ;  sa  mère  était 
une  pieuse  femme  qui  n'eut  rien  de  plus 
pressé  que  de  pousser  son  fils,  comme  petit 
porte  burettes,  au  service  des  autels.  De  lui- 
même,  l'enfant  était  mutin  ;  il  mettait  ses 
livres  en  poussière,  mais  il  n'avait  pas  son 
pareil  pour  balancer  l'encensoir.  Bientôt  il 
devint  cérémoniaire,  objet  bienvenu  d'une 
cordiale  sympathie.  A  celte  date,  les  études 
se  faisaient  rie  rac.  En  entrant  au  grand  sé- 
minaire, Pierre-Louis  devint  professeur  de 
troisième  au  petit  séminaire  et,  de  plus  en 
plus,  ordonnateur  de  belles  processions.  La 
théologie  expédiée,  il  fut  précepteur  dans  une 
famille  riche,  en  attendant  la  prêtrise  ;  prêtre, 
il  fut  vicaire  à  Saint-Paul  d'Orléans,  bientôt 
curé  de  Gien,  ville  importante  du  Loiret. 

Dans  ce  jeune  doyen,  l'évêque  avait  deviné 
un  homme  qui  ne,  tarda  pas  à  se  manifester. 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈME 


,71 


jourd'hui,  avec  une  accusation  d'orgueil 
(jui  no  coûte  rien  à  personne,  et  qui  esl  sur- 
tout le  fait  de  petits  intrigants  dont  elle  rail 
la  Fortune,  impossible  pur  leur  défaul  de  mé- 
rite, on  immobilise  par  en  bas  des  bomn 
de  première  force;  il  y  a  ainsi,  dans  nos 
églises,  des  quantités  de  forces  perdues.  Alors 
on  n'avait  pas  cette  faiblesse el  dès  que,  parmi 
les  plus  jeunes,  se  révélait  un  talent,  il  était 
placé  sur  le  chandelier  à  sept  branches.  Le 
jeune  curé  de  Gien  fut,  dès  le  premier  mo- 
ment, un  doyen  modèle.  Bon,  mais  exigeant 
pour  ses  vicaires,  plein  de  dévouement  pour 
la  jeunesse,  très  sympathique  aux  .'unes 
pieuses,  grand  ordonnateur  de  cérémonies 
ecclésiastiques,  partisan  des  retraites  [tour 
les  fidèles,  de  bronze  réfractairc  contre  l'im- 
piété, il  fit  de  Gien  une  bonne  ville,  mais  eut 
pour  ennemis  les  ennemis  de  l'Eglise.  A  telle 
enseigne  qu'ils  complotèrent  de  le  jeter  dans 
la  Loire  ;  Parisis  alla  se  promener  sur  les 
rives  du  fleuve,  mais  ne  rencontra  pas  les 
Pharaons  bourgeois  qui  devaient  le  noyer. 

En  1835,  le  curé  de  Gien  était  nommé 
évêque  de  Langres.  En  aucun  prêtre  de  son 
temps  ne  s'était  peut-être  mieux  vérifiée  Féty- 
mologie  grecque  du  sacerdoce.  C'était  un 
jeune  évêque,  mais  dans  l'ardeur  de  sa  fer- 
veur, il  possédait  la  prudence  d'un  vieillard  ; 
il  ne  fallait  pas  moins  pour  rendre,  à  Langres, 
la  vigueur  de  l'aigle.  L'antique  siège  des 
Aproncule  et  des  Grégoire  avait  été  supprimé 
par  le  Concordat,  rattaché  à  Dijon  et  gouverné 
de  loin  par  de  vieux  évèques,  qui  avaient, 
pour  grands  vicaires,  de  vieux  prêtres.  Après 
son  rétablissement  en  1822,  le  premier  titu- 
laire était  un  curé  d'Auvergne,  bon  homme, 
mais  peu  fait  pour  l'épiscopat.  A  sa  mort,  en 
183  i,  il  eut,  pour  successeur,  Césaire Mathieu, 
gallican  à  la  vieille  mode,  esprit  fermé  et 
même  hostile  à  toute  idée  de  restauration 
canonique.  En  arrivant  à  Langres,  Parisis 
était  tout  le  contraire  de  Mathieu.  Personnel- 
lement de  grande  foi,  d'une  régularité  presque 
monastique,  d'une  infatigable  ardeur,  il  avait 
l'esprit  ouvert  aux  deux  horizons  de  la  France 
et  de  l'Eglise.  En  France,  il  fallait  réparer 
toutes  les  ruines  de  la  révolution  ;  et  pour  les 
réparer  plus  vite,  avec  plus  de  succès,  il  fal- 
lait rendre  à  l'Eglise  toutes  les  prérogatives 
de  son  droit,  toutes  les  appartenances  tradi- 
tionnelles de  son  histoire.  C'est  par  la  maison 
de  Dieu  qu'il  commença.  De  ce  diocèse,  jusque- 
là  un  peu  trop  éloigné  de  l'action  épiscopale, 
il  fit  un  foyer  de  résurrection.  Impulsion  puis- 
sante donnée  aux  deux  séminaires,  prêtres 
plus  nombreux  à  la  tête  des  paroisses,  con- 
trôle des  écoles,  publication  d'un  catéchisme, 
d'un  Cérémonial  et  d'un  Rituel,  création  de 
maisons  religieuses,  d'un  orphelinat,  d'une 
>le  d'agriculture,  d'un  collège  d'instruction 
ondaire,  synode  diocésain,  conférences  ec- 
iastiques,  visite-  pastorales  à  tous  les  ob- 
du  ministère:  tous  chercherez  vainement 
nne œuvre  de  i  incedont  cet.  évèquen'ait 

pris  l'initiative, et,  par  son  action,  assuré  le 


pi'il  quitta  Langres  pour 
portera  An-as  son  génie  restaurateur,  Mgr 
Parisis  pouvait  croire  que  si  son  diocèse  n'était 
pas  le  premier,  il  étail  certainement  l'un  des 
premiers  de  Pi  ance. 
En  183'.),  Mgr  Parisis,  qui  élait  tout  romain; 

avait  rétabli,  dans  son  diorè-e,  la  liturgie  ro- 
maine ;  il  fut  le  premier  qui  eut  cet  honneur 
et  s'en  montra  digne  en  ne  suivant  que  sa 
propre  inspiration.  En  1844, douze  ans  a]  i 

la  publication  de  la  Charte,  ne  vivant  pas 
s'accomplir  ses  promesses,  il  descendait  dans 
l'arène  des  combats,  pour  revendiquer  la 
liberté  d'enseignement.  Dès  son  vicariat  de 
Saint-Paul,  il  s'était,  seul  peut-être  de  son 
diocèse,  préoccupé  des  rapports  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat,  basés  sur  le  Concordat  seul,  mais  ou- 
vert à  tous  les  retours  possibles  du  zèle  catho- 
lique. Un  de  ses  co-vicaires  nous  disait  plai- 
samment :  «  Dès  1824,  il  lisait  le  Constitu- 
tionnel et  il  le  comprenait  »  :  il  comprenait 
que  la  politique  libérale,  c'est  l'athéisme  eu 
principe,  l'arbitraire  en  fait,  le  gâchis  et  la  sté- 
rilité dans  les  résultats.  Pour  nous,  qui  avons 
appris  à  lire  dans  les  brochures  de  l'évoque  de 
Langres  et  qui  les  avons  comprises  dès  notre 
dix-huitième  année,  nous  admirons  sincère- 
ment ce  controversi-te  qui,  dès  1?40,  vit  dans 
la  liberté  d'enseignement  pour  la  France  et 
pour  l'Eglise  le  meilleur  instrument  de  res- 
tauration. 

Le  clairvoyant  et  intrépide  évêque  com- 
mence par  examiner  l'enseignement  au  point 
de  vue  constitutionnel,  etprouve  que  l'octroi  de 
sa  liberté  est,  pour  le  gouvernement,  un  de- 
voir strict.  Dans  son  argumentation,  il  ne  se 
borne  pas  aux  arguments  de  légalité  pure.  Du 
terrain  constitutionnel,  il  passe  sur  le  terrain 
social,  en  parcourt  l'étendue,  en  sonde  les 
mystères,  en  dénonce  les  périls  :  périls  pour 
la  foi,  périls  pour  les  mœurs,  périls  pour  la 
France  menacée  de  déchoir  de  son  rang,  de 
perdre  même  sa  prééminence.  Le  gouver- 
nement répond,  à  ses  quatre  brochures,  que 
l'évèque  empiète  sur  le  domaine  de  l'Etat; 
l'évèque  répond  que  non-seulement  l'Eglise 
n'empiète  pas  sur  l'Etat,  mais  que  l'Etat, 
au  contraire,  surtout  par  l'Université  et  par 
son  monopole,  empiète  affreusement  sur  l'E- 
glise. Le  gouvernement  riposte  que  si,  pré- 
sentement, l'Eglise  n'empiète  pas  sur  l'Etat, 
elle  a,  au  moins,  pour  tendance,  de  le  dominer 
et  de  vouloir  établir  la  Théocratie:  l'évèque 
répond  que  l'Eglise  ne  demande  rien  que  la 
reconnaissance  de  son  droit  comme  Eglise, 
et  la  reconnaissance  du  droit  des  pères  de  fa- 
mille, en  tant  qu'ils  sont  chrétiens.  Le  gou- 
vernement réplique,  que  si  l'évèque  a  raison, 
il  ferait  mieux  de  se  taire;  l'évèque  répond 
par  une  brochure  sur  le  silence  dont  il  dé- 
couvre les  torts  el  sur  la  publicité  dont  il  préco- 
nise les  avantages. — Ces  septbrochuressontdes 
écrits  brefs,  composés  avec  calme, un  peumar- 
telés  pour  le  style,  mais  d'autant  plus  solides 
qu'ils  n'accordent  rien  à  la  phrase,  et  se  bor- 
nent à  l'expression  mathématique  de  la  pensée. 


572 


BISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


A  ce  point  du  débat,  Les  avocats  du  gouver- 
nement contestent  la  Bincérité  de  l'évèque.  Kn 
parlant,  comme  vous  faites,  vu—  osé  ac- 

cepter le  principe  du  gouvernement.  Or,  nous 
Bavons  très  bien  que  voue  êtes  l'ennemi  ne  de 
l'ère  moderne  et  qu'en  arguant  contre  nous, 
vous  revendiquez  des  conséquences  dont  vous 
rejetez  le  principe.  Vous  jouez  le  rôle  d'un 
sophiste.  —  Le  coup  est  bien  porté  ;  l'évèque 
le  relève  avec  une  véritable  magnificence  de 
doctrine.  Dans  deux  écrits  qu'il  intitule  Cas  de 
conscience,  pour  montrer  la  portée  de  ses  en- 
seignements épiscopaux,  il  examine:  1°  Si  le 
régime  de  89  et  des  libertés  modernes  est  ac- 
ceptable pour  un  évêque  et  si,  en  l'acceptant, 
on  n'évite  pas  des  inconvénients  beaucoup  • 
plus  graves  qu'implique  toute  idée  de  retour 
à  l'ancien  régime.  2°  Si  la  forme  républicaine, 
avec  la  devise  :  liberté,  égalité,  fraternité,  n'est 
pas,  pour  un  évèque,  plus  acceptable  que  toute 
idée  de  retour  à  la  monarchie  que  la  France 
a  répudiée.  —  Aces  deux  questions,  l'évèque 
répond  affirmativement;  il  répond  avec  une 
précision  d'idées  et  un  éclat  de  style  qui 
laissent  loin  derrière  ses  premières  brochures. 
Non  pas  que  l'auteur,  enthousiaste  du  monde 
moderne,  prétende,  comme  Moutalembert  et 
Dupanloup,  que  la  Déclaration  des  droits  de 
l'homme  est  1  idéal  d'une  société  chrétienne  ;  il 
se  campe  plutôt  sur  le  terrain  de  l'hypothèse, 
comme  Lamennais;  il  accepte  le  libéralisme 
comme  régime  légal,  et  se  borne  à  dire  que, 
s'il  ne  procure  pas  de  grands  biens,  il  permet 
au  moins  d'éviter  de  grands  maux.  En  tout 
cas,  il  admet,  pour  l'Eglise,  cette  situation 
militante  et  se  dresse,  contre  l'ennemi,  pour 
soutenir  d'incessant  combats. 

La  république  de  1848  trouva  l'évèque  de 
Langres  dans  l'arène  ;  elle  l'envoya,  comme 
député,  à  la  Chambre.  Député,  Mgr  Parisis 
acquit,  au  milieu  de  ses  collègues,  un  ascen- 
dant considérable.  Non  pas  qu'il  fût  homme  à 
beaucoup  s'entremettre,  encore  moins  à  intri- 
guer ;  mais,  ramassé  sur  lui-même,  avec  grand 
air,  il  était  toujours  sous  les  armes,  sans  vou- 
loir autrement  frapper.  Deux  fois  il  se  mon- 
tra avec  une  puissance  plus  affirmative  ;  c'est 
quand,  au  16  novembre,  Pie  IX  dut  quitter 
Rome  et  parut  devoir  venir  en  France  ;  puis 
quand  vint  à  l'ordre  du  jour,  en  1830,  cette 
grande  question  de  la  liberté  d'enseignement 
dont  il  avait  fait,  en  quelque  manière,  son 
patrimoine  d'apologiste. 

Sous  l'Empire,  devenu  évêque  d'Arras  et 
membre  du  Conseil  supérieur  de  l'instruction 
publique,  il  se  consacra  à  ses  devoirs  épiscopaux 
et  renouvela,  dans  le  Pas-de-Calais,  les  trans- 
formations merveilleuses  effectuées  dans  la 
Haute-Marne.  La  loi  sur  la  liberté  d'enseigne- 
ment lui  fournit  encore  matière  à  quelques 
brochures.  Dix  ans  plus  tard,  les  affaires  d'Ita- 
lie lui  remirent  plus  d'une  fois  la  plume  à  la 
main.  Mais,  suivant  une  expression  juste  ici, 
la  lame  avait  usé  le  fourreau.  Le  vieil  évêque 
avait  encore,  dans  le  sang,  des  ardeurs  guer- 
rières ;  il  n'avait  plus  la  force  d'en  suivre  les 


vaillantes  impressions.  Dansses  derniers  jours, 
L'homme  de  foi  qu'il  avait  toujours  été,  se 
retrouvait  dans  son  souci  de  transformer  l'é- 
!ié  d'Arras  en  maison  de  vie  commune, 
où  les  prêtres,  sous  la  direction  de  kjur  cory- 
pbée,  vivaient  saintement,  comme  dans  la 
primitive  Eglise. 

Pierre-Louis  Parisis  mourut  d'apoplexie  en 
186G;  son  éloge  funèbre  fut  prononcé  par  un 
de  ses  fils  spirituels,  Cbarles-Amable  de  la 
Tour  d'Auvergne, archevêquede  Bourges,  éloge 
digne  d'un  homme  qui  avait  toujours  eu  les 
armes  à  la  main  et  qui  couronnait,  en  mourant, 
l'œuvre  de  ses  combats.  En  un  siècle,  où  la 
bravoure  est  si  rare,  cet  évèque  de  Langres  fut 
un  Athanase  :  ce  mot  le  caractérise  et  suffit  à 
sa  louange. 

Aprèâ  Thomas  Gousset  et  Pierre-Louis  Pa- 
risis, l'homme  qui  a  exercé  sur  son  pays  une 
plus  profonde  influence,  c'est  Edouard  Pie. 
Louis-François-Désiré-Edouard  Pie  était  né 
en  1817,  d'un  cordonnier  de  Pantgonin  et 
d'une  pauvre  femme  qui  allait  à  Chartres, 
pour  préparer  des  repas  ou  pour  les  servir. 
Humainement  parlant,  l'enfant  ne  pouvait  se 
promettre  que  l'exercice  de  l'alêne  et  du  tire- 
pied  ;  Dieu  en  disposa  autrement.  Ce  pauvre  en- 
fant était  d'ailleurs  de  mauvaise  complexion: 
plus  il  grandissait,  plus  il  devenait  faible  ; 
mais  Dieu  lui  avait  donné  une  tête.  Docile  aux 
inspirations  de  sa  mère,  il  fut  d'abord  un 
enfant  pieux,  puis  un  servant  de  messe  de 
première  force  ;  il  connaissait  YOremus  du 
jour.  Elève  gratuit  de  Notre-Dame  de  sous 
terre,  puis  du  grand  séminaire,  il  fut  souvent 
empêché,  par  la  maladie,  de  suivre  ses  études  ; 
mais  l'application  qu'il  ne  pouvait  pas  mettre 
aux  livres,  il  l'appliquait  intérieurement  à  sa 
pensée.  Lui  qui  devait  devenir  plus  tard  un 
érudit,  il  fut  un  homme  qui  se  forme  lui- 
même,  et  qui,  par  cette  auto-pédagogie,  de- 
vient tout  de  suite  un  maître.  Prêtre  vers 
1840,  il  fut  d'abord  vicaire  de  la  cathédrale, 
puis  vicaire  général  de  Chartres;  en  1849,  il 
était  évêque  de  Poitiers.  Désormais,  pendant 
ses  trente  ans  d'épiscopat,  il  sera  l'un  des  pa- 
triciens de  la  pensée  ecclésiastique  et  l'un 
des  directeurs  de  l'esprit  français. 

Avant  sa  promotion  à  l'épiscopat,  il  avait 
parlé  bien  des  fois  comme  vicaire.  Ses 
œuvres  sacerdotales,  publiées  en  deux  vo- 
lumes, sont  la  meilleure  preuve  de  sa  précoce 
maturité  et  d'une  supériorité  indiscutable.  De 
Chartres,  il  était  allé  prêcher  saint  Louis  à  Ver- 
sailles et  Jeanne  d'Arc  à  Orléans  :  il  l'avait  fait 
en  véritable  orateur.  Nous  entrions  en  théolo- 
gie, lorsque  YUnivers  publia  son  mandement 
de  prise  de  possession.  Nous  nous  rappelons 
avec  quelle  maîtrise  il  disait  :  Je  suis  évêque  ; 
et  avec  quelle  profondeur  de  regard,  il  dé- 
nonçait les  aboutissements  du  libéralisme,  se 
déclarant  prêt  à  les  combattre  jusqu'à  son  der- 
nier soupir.  C'est,  en  effet,  à  cette  œuvre  de 
salut  que  l'appelait  la  Providence. 

Le  premier  trait  qui  caractérise  l'évèque  de 
Poitiers,  c'est  qu'U  est  exclusivement  homme 


LIVRE  QUATRE-V1NGT-QU1NZ1ÈM1 


573 


d'Eglise.  Thomas  Gousset  avait  composé  des 
cours  de  théologie;  Louis  Pariais,  des  bro- 
chures politiques  ;  Salinisel  Gerbet  publieront 
des  livres  ;  Dupanloup  ne  quittera  guère  l'arène 
du  journalisme,  lùlouard  Pie,  lui,  ne  sort 
pas  de  son  diocèse  ;  il  ne  quille  pas  sa  chaire 
d'évêque  ;  et  soit  qu'il  évoque  les  afl'aires  à 
son  tribunal,  soit  qu'il  en  parle  dans  ses  dis- 
cours, il  ne  remplit  jamais  que  la  fonclion  de 
pasteur  et  de  docteur  de  son  diocèse  de  Poi- 
tiers. 

En  second  lieu,  Pie,  en  homme  qui  s'est 
fait  lui-même,  s'assigne,  pour  tache  propre  et 
personnelle,  de  combattre  le  libéralisme,  non 
pas,  comme  un  théologien,  avec  des  thèses, 
mais  en  esprit  qui  a  suivi  l'erreur  dans  toutes 
ses  manifestations  et  qui  sait  en  neutraliser  le 
venin. 

Or,  le  libéralisme  lui  apparaît  principale- 
ment sous  trois  aspects  :  1°  Dans  son  énoncé 
philosophique  ;  2°  dans  ses  rapports  avec  la 
théologie  ;  3°  dans  ses  applications  à  la  poli- 
tique. Pour  spécifier  davantage,  il  ramène  le 
libéralisme  philosophique  à  l'enseignement  de 
Cousin  ;  il  pousse  le  catholicisme  libéral  à  ses 
conséquences  ;  et  attaque,  dans  les  destruc- 
tions révolutionnaires,  l'aboutissement  forcé 
de  ces  deux  pauvres  théories. 

Les  assauts  de  Mgr  Pie  contre  l'école  éclec- 
tique trouveront  place  dans  ses  allocutions 
synodales  ou  dans  ses  entretiens  avec  les 
prêtres  réunis  en  retraite.  L'évêqueest  d'abord 
le  docteur  de  ses  prêtres  et  où  peut-il  mieux 
les  enseigner  qu'en  famille  et  lorsqu'ils  sont 
recueillis  devant  Dieu  ?  Alors  tout  se  pèse  au 
poids  du  sanctuaire.  A  cette  heure  où  tout  est 
grave  et  où  tout  est  grâce,  Edouard  Pie,  avec 
un  discernement  parfait,  choisit  la  question 
qui  préoccupe  les  esprits  ou  le  livre  qui  attire 
l'attention  publique  ;  il  l'a  lu,  je  ne  dis  pas  la 
plume  à  la  main,  mais  avec  un  scalpel  ;  il  en  fait 
l'anatomie,  il  en  marque  l'architecture  géné- 
rale, les  lignes  de  raccord,  les  ornements. 
Alors,  comme  un  chimiste  qui  a  mis  de  côté 
tous  les  résultats  de  ses  opérations,  il  analyse 
avec  tant  de  sûreté  les  doctrines  fausses,  qu'il 
faut,  bon  gré,  mal  gré,  que  le  philosophe, 
l'historien  ou  le  sophiste,  se  reconnaisse  cou- 
pable et  s'avoue  vaincu. 

Kn  combattant  les  adversaires  de  l'Eglise, 
l'évêque  ne  poursuit  pas  la  satisfaction  pué- 
rile de  mettre  à  mal  un  ennemi.  Parfois,  il 
est  vrai,  sa  réfutation  est  si  décisive  et  si 
gaie,  qu'elle  rappelle  Apollon  écorchant 
Marsyas;  mais  ce  n'est  qu'un  accident  du  dis- 
cours, un  passage  pour  reposer  l'auditoire. 
La  substance  des  choses  et  des  doctrines,  est 
le  principal  souci  de  l'orateur.  S'il  combat  le 
rationalisme,  c'est  pour  inculquer  la  vraie  doc- 
trine de  la  raison  ;  s'il  combat  le  naturalisme, 
c'est  pour  prèrher  la  grande  doctrine  du  sur- 
naturel ;  et  si,  parfois,  il  y  a  un  mot  de  cir- 
constance, cela  sert  à  marquer  la  date  du 
discours.  Dans  l'ensemble,  renseignement  de 
l'Eglise,  opposé  à  toutes  les  erreurs  du  temps 
présent,  ressort  si  bien  des  instructions  syno- 


dales de  Mgr  !'i<\  qu'un  Jésuite  a  pu  les:  pu- 
blier a  part,  et  ian  grands  frais,  en  faire  un 
fort  bon,  fort  beau  et  très  utile  ouvrai 

La  lutte  contre  Le  catholicisme  libéral,  pour 
avoir  été  moins  personnelle,  ne  fut  ni 
moins  constante,  ni  moins  ardente.  Person- 
nelle, elle  ne  pouvait  pas  l'être,  car  le  grand 
amalgamcur  de  ce  catholicisme  moderne; 
c'était  Dupanloup,  évoque  d'Orléans,  avec  lui, 
un  groupe  de  laïques,  et,  dans  la  presse,  le  Cor- 
respondant. L'objectif  de  ces  nouveaux  doc- 
leurs,  c'était,  ils  l'ont  dit  cent  fois,  de  récon- 
cilier l'Eglise  avec  la  société  moderne,  de 
plier  l'éternel  Evangile  aux  exigences  de  la 
révolution.  A  première  vue,  ce  charitable  but 
ne  paraît  pas  un  secret  plein  d'horreurs,  et 
je  crois  bien  que,  de  tout  temps,  l'Eglise  a  su 
faire  marcher  de  pair  la  foi,  la  charité  et  la  jus- 
tice. Mais,  après  les  avoir  entendus,  si  vous 
demandez  d'abord  avec  surprise  si  l'Eglise  et  la 
société  moderne  sont  brouillées,  il  n'y  paraît 
point,  ou  si  la  brouille  est  réelle,  ce  ne  peut  être 
l'objet  d'un  marchandage.  Depuis  dix-huit 
siècles,  l'Eglise  est  en  possession  de  son  dogme 
et  deses  lois  ;  elle  les  applique  à  tous  les  temps 
et  à  toutes  les  nations.  Pour  se  les  appliquer, 
il  n'y  a  qu'à  prendre.  L'Eglise  est  une  mère  ; 
elle  offreà  tous  ses  enfants  le  même  aliment  de 
vérité,  de  vertu  et  de  grâce  :  que  si  maintenant 
vous  venez  nous  dire  que  la  brouille  provient 
de  la  mère  Eglise,  que  les  enfants  brouillés 
avec  elle  veulent  l'amener  à  capitulation, 
qu'ils  l'exigent,  et  qu'à  ce  prix  seulement  ils 
peuvent  désarmer,  ici,  notre  étonnement  n'est 
pas  médiocre. 

A  parler  sincèrement,  nous  ignorons  de 
quel  droit  ces  enfants  perdus  viennent  poser, 
à  leur  mère,  un  ultimatum  ;  nous  ignorons 
sur  quel  point  ils  veulent  éclairer  cette 
pauvre  vieille,  devenue  sans  doute  aveugle  à 
force  d'âge  ;  nous  ignorons  dans  quel  espoir 
ils  peuvent  croire  permise  une  si  étrange  né- 
gociation. Sur  ces  difficultés,  ils  ne  s'expli- 
quent point  ;  ils  se  bornent  à  protester  de  la 
pureté  de  leur  cœur,  de  la  sincérité  de  leurs 
sentiments.  Nous  ne  contestons  ni  leurs  ta- 
lents, ni  leurs  vertus.  Mais  encore  faut-il 
qu'on  sache  les  conditions  d'un  accord,  jus- 
qu'ici manqué,  mais  dont  l'obtention  est  in- 
dispensable à  la  paix  et  au  bonheur  des  na- 
tions. Or,  en  dehors  de  banalités  retentissantes 
et  de  hors-d'œuvre  dans  la  discussion,  on  finit 
par  nous  confesser  que  l'accord  de  l'Eglise  et 
de  la  société  moderne  n'est  possible  qu'à  une 
condition,  c'est  que  la  mère  Eglise  accepte  la 
Déclaration  des  droits  de  l'homme  ;  qu'elle 
ajoute,  aux  douze  articles  de  son  symbole, 
les  dix-sept  articles  de  la  Déclaration  ;  qu'elle 
change  du  tout  au  tout  son  rapport  moral  avec 
l'homme  social  ;  c'est-à-dire  pour  dépouiller 
de  ses  oripeaux  téméraires  cette  phraséologie 
répugnante,  —  qu'il  faut  que  l'Eglise  admette 
comme  loi  politique  ce  qui  est  un  péché  aux 
yeux  de  son  magistère. 

On  ne  comprend  plus  de  si  ridicules  exi- 
gences. Que  l'Eglise,  dans  sa   marche  à  tra- 


574 


HISTOIRE  l  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


vers  lus  àget, se  plie  aux  nécessités  des  temps; 
qu'elle  Bubissedes  circonstances  inéluclabl< 
qu'elle  accepte  ou  tolère  des  hypothèses  plus 
ou  moins  impérieuses,  BOÏt.  Mais  que  l'Eglise 
ait  a  changer,  je  ne  dis  pas  d'attitude  bien- 
veillante, mais  les  doctrines  qui  tiennent  à 
la  .substance  de  son  Credo,  aux  entrailles  de 
son  Evangile,  cela  l'Eglise  ne  l'a  pas  l'ait  et  ne 
le  fera  jamais.  L'Eglise  est  l'œuvre  de  Dieu  ; 
elle  se  prèle  à  tout;  mais,  dans  sa  structure 
et  dans  son  fond  doctrinal,  elle  ne  connaît 
pas,  elle  ne  subit  pas  les  changements. 

Qu'un  piètre,  de  son  propre  mouvement  et 
sans  autorité,  ait  imaginé  cela  et  se  soit  exta- 
sié devant  son  ouvrage,  on  le  lui  pardonne. 
Mais  que,  devenu  évèque,  il  ait  poursuivi, 
pendant  les  trente  années  de  son  épiscopat, 
ce  mariage  du  Pape  avec  la  dévolution,  cela 
est  tellement  étrange  que,  même  après  coup, 
on  refuse  d'y  croire.  Et  pourtant,  la  chose  est 
là  sous  les  yeux  de  l'histoire.  Non  pas  que  le 
patriarche  du  libéralisme  soi-disant  orthodoxe 
ait  dogmatisé  comme  un  hérétique;  il  était 
trop  fin  pour  se  laisser  prendre  ;  mais  il  sa- 
vait s'envelopper  d'arguties  et  jeter,  comme 
on  dit,  de  la  poudre  aux  yeux.  Sa  principale 
tactique  était  moins  d'énoncer  l'erreur  posi- 
tive que  d'empêcher  l'expression  formelle  de 
la  vérité.  Au  Syllabus,  par  exemple,  sous  cou- 
leur de  le  défendre,  il  réussit  à  le  coudre 
dans  un  sac.  Telle  était  son  infatuation  qu'au 
Concile,  il  poussa  l'audace  jusqu'à  vouloir 
domestiquer  le  Saint-Esprit  et  mettre  sa  main 
sur  la  bouche  de  l'Eglise. 

L'évêque  de  Poitiers,  nommé  en  même 
temps  que  l'évêque  d'Orléans,  fut,  dans  les 
desseins  de  la  Providence,  l'antagoniste 
choisi  pour  combattre  ses  discours.  Non  pas 
qu'il  ait  été  en  tout  son  adversaire  ;  en  dehors 
de  son  libéralisme,  Dupanloup  eût  été  évêque 
comme  tout  le  monde,  s'il  l'eût  été,  mais  il 
l'était  le  moins  possible,  et  quand  il  l'était, 
au  diable  le  libéralisme  soi-disant  orthodoxe. 
En  son  privé,  c'était  le  moins  traitable  des 
hommes,  bon  jusqu'à  la  faiblesse  pour  les 
laïques,  sévère  jusqu'à  la  dureté  pour  les 
prêtres.  Mais  quand  l'évêque  européen,  —  c'est 
ainsi  que  l'appelaient  ses  partisans,  —  avait 
parlé,  l'évêque  de  Poitiers  venait  à  rescousse. 
Comme  il  était  plein  d'esprit,  et  du  meilleur, 
à  la  première  occasion,  il  faisait  tomber  un 
rayon  de  soleil  sur  les  brouillards  d'Orléans. 
Les  dix  volumes  des  œuvres  pastorales  de 
Mgr  Pie,  lues  à  ce  point  de  vue,  non  seule- 
ment confirment  la  vérité  de  ce  jugement, 
mais  offrent  la  lecture  la  plus  propre  pour 
mettre  les  esprits  en  garde  contre  la  séduction 
de  ce  qui  s'appelle  la  grande  hérésie  du 
xix°  siècle.  Le  cardinal  Pie  a  été,  contre  le 
libéralisme,  ce  qu'a  été,  contre  l'arianisme,, 
le  grand  Athanase. 

La  Révolution,  dans  ses  excès  les  plus 
monstrueux,  Edouard  Pie  n'eut  pas  à  la  com- 
battre, comme  Clausel  de  Montais;  il  n'eut 
pas  à  écrire  un  livre  pour  démontrer  la  divi- 
nité de  l'Eglise  par  les  attentats  révolution- 


naires. Devant  lui,  il  avait  un  gouvernement 
qui  se  recommandait  de  Napoléon  Ier,  mais 
qui,  au  lieu  de  mettre  le  pape  en  prison,  se 
proposait  de  L'étrangler  avec  une  corde  de 
velours  et  par  un  long  complot.  L'étrangleur 
intentionnel  avait  commence  par  être  protec- 
teur; il  avait  conspiré  autrefois  contre  Crc- 
goire  XVI,  mais  il  avait  ramené  Pie  IX  sur 
on  trône.  Après  avoir  restauré  le  trône  pon- 
tifical, Le  sire  commença  par  poser  ses  condi- 
tion :  code  civil,  laïcisation,  gouvernement 
libéral.  Ces  conditions  posées,  mais  inaccep- 
tables, lui  servirent  pour  s'acheminer  en  tapi- 
nois au  renversement  du  trône  qu'il  avait 
rétabli.  Nous  n'avons  plus  à  raconter  cette 
histoire. 

Ce  serait  une  injustice  d'imputer  à  Dupan- 
loup une  trahison.  Par  une  heureuse  inconsé- 
quence, lui  qui  voulait  abaisser  le  pape  spi- 
rituel, il  voulait  garantir  le  pape  temporel  ; 
il  le  fit  et  fit  bien.  D'autres  avec  lui,  un  Plan- 
lier,  un  Gerbet,  un  Salinis,  un  Parisis,  soutin- 
rent aussi  ce  grand  combat.  Mais  l'évêque 
qui  amena  à  lui  seul  la  tâche  difficile  de  le 
soutenir,  dans  l'ensemble  et  dans  les  détails, 
avec  la  plus  clairvoyante  intrépidité,  ce  fut 
Mgr  Pie.  Dès  1849,  il  avait  posé  les  bases  de 
sa  discussion  ;  plus  tard,  quand  il  vit  les 
symptômes  s'accuser,  il  parla  de  Home 
comme  siège  du  vicaire  de  Jésus-Christ.  Quand 
le  mystère  d'iniquité  s'opéra,  Pie  ne  fut  pas 
seulement  le  plus  clairvoyant  des  hommes,  il  fut 
le  plus  éloquent,  le  plus  héroïque  ;  et  n'eût-il 
interpellé  que  Pilate,  il  eut  immortalisé  le 
lavage  de  ses  mains,  lavage  nécessaire,  mais 
impossible.  Si  Ton  réunissait  en  un  corps 
d'ouvrage  toutes  les  pastorales  de  Pic  sur  le 
pouvoir  temporel,  je  me  persuade  qu'on  au- 
rait produit  le  meilleur  traité  pour  sa  dé- 
fense. 

Ces  actes  courageux  de  Louis-Edouard  lui 
valurent  de  fréquentes  collisions  avec  l'Em- 
pire. On  venait  l'espionner  en  chaire,  on  l'in- 
sultait à  la  tribune,  on  le  diffamait  dans  les 
correspondances,  et  quand,  impuissant  à  lui 
répondre,  on  voulait  l'abattre,  il  était  envoyé 
au  Conseil  d'Etat.  Peut-être  est-il,  depuis  1801, 
l'évêque  qui  fut  appelé  le  plus  souvent  devant 
ce  sanhédrin  ridicule  et  impuissant.  Le  gou- 
vernement, sans  doute,  n'avait  pas,  parmi  ses 
ministres,  des  gens  d'esprit.  Provoquer  Pie  à 
une  justification,  c'était  la  plus  maladroite 
imputation  qu'on  put  avoir  ;  je  me  persuade 
que  lui-même  en  fut  heureux.  En  lisant  au- 
jourd'hui ces  documents,  on  voit  combien  les 
Myrmidons  étaient  petits  contre  cet  Achille. 
D'un  regard  pacifique,  d'une  plume  câline,  il 
rappelle  ses  prétendus  crimes,  les  discute  et 
les  écarte  ;  sans  recourir  à  l'ironie  qu'il  ma- 
niait si  bien,  il  prouve  que  lui,  évêque, 
est  innocent  comme  l'agneau,  tandis  que  son 
poursuivant  n'est  guère  qu'un  maladroit  pris 
dans  son  propre  piège. 

Par  l'ensemble  de  ses  actes  et  par  son  élo- 
quence, Pie  était  donc  devenu  un  aigle  ;  sur 
la  plus  mince  question,  il  avait  toujours  un 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈME 


coup  d'aile  et  no  savait  pas  descendre.  Les 
hauts  sommets  étaient  le  séjour  habituel  de 
sa  pensée  ;  il  avait  caressé  un  instant,  comme 
il  nous  L'écrivait,  l'idée  de  rendre  Napoléon 
chrétien  et  d'en  faire  un  empereur  à  l  instar 
de  Charlemagne.  Lorsqu'il  se  vit  déçu  dans 
cettr  espérance  et  l'empire  tombé,  comme  on 
dit  vulgairement,  dans  la  mêlasse,  il  voulut 
rester  et  il  resta  un  puissant  éleveur  d'âmes. 
Non  point  par  des  coups  de  voix  ou  par  des 
ruses  de  Btratégie,  mais  par  la  seule  force  du 
mouvement  ascensionnel  de  ses  pensées. 
Avec  le  temps,  il  était  devenu  un  des  maîtres 
de  l'opinion  ;  pour  tous  ceux  que  n'aveuglait 
pas  l'esprit  de  coterie,  Pie  était  l'oracle  de 
i'épiscopat.  En  France,  tant  qu'il  n'avait  pas 
parlé,  on  attendait;  dès  qu'il  avait  ouvert  la 
bouche,  l'affaire  était  entendue,  le  jugement 
rendu  sans  appel. 

On  vit,  au  Concile,  la  place  que  Pie  occu- 
pait dans  l'estime  de  l'Eglise.  Le  monde  entier 
l'appréciait  comme  la  France  et  I'épiscopat  le 
fit  arriver  le  premier  à  la  commission  de  la 
foi,  avec  un  évoque  espagnol,  Garcia  Gil. 
Tant  que  dura  cette  sainte  assemblée,  il  n'eut 
point  à  s'embusquer  dans  quelque  villa  ro- 
maine, à  tenir  des  conciliabules,  à  lancer  des 
brochures,  à  agiter  l'opinion,  à  soulever  les 
gouvernements.  Oh  !  non  ;  il  eût  regardé  ces 
manœuvres  comme  des  impiétés  et  se  tint 
modestement  à  sa  place,  bien  qu'elle  fût  la 
première.  De  ce  requis,  il  fit  souvent,  au  Con- 
cile, le  rapport  des  délibérations  de  la  com- 
mission spéciale  et  de  l'assemblée  conciliaire. 
Dans  ces  rapports,  il  n'y  a  pas  de  phrase, 
rien  qui  annonce  le  grand  esprit,  mais  la  pro- 
bité exemplaire  d'une  pensée  qui  s'efface, 
pour  laisser  parler  les  Pères  et  établir  entre  eux 
l'unité  du  sentiment.  On  ne  pourrait  pas  dire 
que  les  décrets  du  Concile  sont  son  ouvrage; 
mais  tels  qu'ils  sont,  on  peut  dire  qu'il  en  a 
dirigé  la  rédaction  et  fait  admettre  son  thème 
en  dernier  ressort.  C'est,  pour  un  évèque,  le 
plus  grand  honneur,  c'est  par  là  que  le  cardi- 
nal Pie  se  trouve  l'égal  des  inspirateurs  de  nos 
grands  Conciles,  les  Cyrille  et  les  Athanase. 

Ce  grand  évèque  était,  en  même  temps,  un 
bon  évèque.  De  lui,  comme  de   Bossuet,  on 
peut  dire  qu'il  n'y  avait  rien  au  dessus  de  lui, 
ni   rien  au-delà.  Chargé  d'un  des  grands  dio- 
cèses de  France,  il  en  administre    les  églises, 
sans  heurts  ni  rigueurs  contre  personne.  Certes, 
il  avait  l'esprit  trop  grand  pour  croire,  comme 
nous  l'avons  vu  depuis,  que  frapper  est  une 
attribution  de  la  grandeur  ;  il  savait  que  la 
force  n'est  que  le  biais  de  la  justice,  et  que, 
sans  la  justice,  elle  n'est,  même  dans  l'épis- 
<at,  qu'un  brigandage.  Dans  son  long  épis- 
>:ii,il  n'eut  jamais   ce  qu'on  appelle  des 
affaires,     entendant     par    là    de    mauvaises 
ires.  Et  comme  ce  n'est  pas  un  grand  com- 
pliment, on  peut,  pourtant  dire  qu'il  n'a  jamais 
un   prêtre.  Ses  mains  sont  vierges  du 
sang  des  prêtres  ;  l'onction  qui   les  avait  con- 
lear  avait  donné  la  douceur  du  miel 
et,  par  la  douceur,  la  force  du  lion. 


L'évéque  de  Poitiers  avait  reçu  dans  la  pei 
pétuelle  jeunesse  de  l'aigle.  Les  année 
saient  sur  sa  tète  ;  elles  y  laissaient  le  prin- 
temps à  demeure.  Non   qu'il  lût  un  type  de 
vigueur  ;  maladif  des   le  commencement,  il 

l'avait  été  toute  sa  vie  el  quand  l'éloquence 
fleurissait  sur  ses  livres,  il  avait  souvent,  à 
l'endroit  sensible,  le  coup  de  la  douleur  ou  le 

couteau  de  la  maladie.  Le  cour  sauvait  tout  ; 
Pie  aimait,  et,  en  somme,  vivait  heureux, sans 
avoir  ombre  d'illusions.  Deux  coupa  plus  dou- 
loureux vinrent  le  frapper  :  il  perdit  sa  mère, 
puis  son  père,  Pie  IX.  Louis-Edouard  avait 
toujours  beaucoup  aimé  sa  mère  ;  enfant,  il 
avait  vécu  d'elle  ;  depuis,  il  vivait  par  elle  et 
jouissait  de  sa  présence,  se  sentant  jeune.  Dès 
qu'elle  fut  morte,  on  vit  qu'il  étaitdcvenu  vieux 
et  qu'il  allait  bientôt  mourir.  Pie  IX  mourut 
à  son  tour  ;  Pie  de  Poitiers  avait  toujours  beau- 
coup aimé  Pie  de  Home  et  Pie  de  Rome  avait 
aimé  beaucoup  Pie  de  Poitiers.  Pie  IX  aimait 
comme  un  père,  il  fut  regretté  comme  tel.  Ces 
deux  morts  furent  pour  Louis-Edouard  le 
coup  de  la  cloche  d'appel.  Léon  XIII  le  revêtit 
de  la  pourpre  romaine  ;  un  an  après,  cette 
pourpre  était  son  linceul.  L'évéque  de  Poitiers 
s'était  rendu  à  Àngoulême  pour  y  officier 
pontificalement  ;  il  mourut  dans  la  nuit 
presque  subitement,  mais  réconforté,  dans  son 
agonie,  par  la  grâce  de  Dieu. 

Bien  que  Louis-Edouard  Pie  soit  un  con- 
temporain, c'est  déjà  un  père  de  l'Eglise.  De 
lui  comme  de  saint  Hilaire,  on  peut  parcourir 
ses  œuvres,  sans  que  le  pied  heurte  contre  la 
pierre  qui  offense.  L'astre  est  descendu  à 
l'horizon ,  ses  rayons  doivent  éclairer  le  monde 
jusqu'à  la  fin  des  siècles. 

Un  évèque  presque  aussi  remarquable  que  le 
cardinal  Pie  fut  Mgr  Plantier. C'était  lefilsd'un 
pauvre  jardinier  ;  sa  mère  était  morte  dans  son 
enfance  ;  il  grandit  parmi  les  fleurs,  mais  ne 
rechercha  que  les.  fleurs  de  l'esprit  Le  curé  de 
sa  paroisse,  frappé  des  talents  précoces  de  cet 
enfant,  voulut  lui  donner  des  leçons.  Une  fois 
à  l'étude,  Claude-Henri-Augustin  joignit,  aux 
talents,  une  particulière  gravité  d'esprit  et 
d'ardeur  au  travail.  Prêtre,  il  entra  chez  les 
Chartreux  de  Lyon,  devint  professeur,  puis 
prédicateur.  Professeur,  il  publia  des  Etudes 
littéraires  sur  les  poètes  bibliques  ;  prédicateur, 
il  donna  des  retraites  dans  les  maisons  reli- 
gieuses et  dans  les  séminaires,  avec  un  tel 
éclat,  qu'en  1848-4'J,  il  remplaça  deux  ans 
le  père  Lacordaire  à  Notre-Dame.  Vicaire 
général  de  Lyon,  il  fut  appelé  à  recueillir,  à 
Nîmes,  la  succession  épiscopale  de  Mgr  Cart. 
Déjà  il  avait  publié,  outre  ses  Etudes,  littéraires, 
le  Directoire  du  prêtre,  recueil  de  ses  confé- 
rences aux  retraites  ecclésiastiques  et,  en  deux 
volumes,  ses  conférences  de  Paris.  Le  ministre 
qui  le  nomma,  Louis  Fortoul,  disait  dans  sa 
lettre  que  Plantier  serait,  à  Nîmes, le  successeur 
de  Fléchier  :  ce  n'était  fias  trop  dire.  Evèque, 
Mgr  Plantier  se  livra  avec  feu  à  sa  fonction  de 
docteur.  Dans  son  administration,  il  n'y  avait 
lien  au-dessus  de  lui,  ni  au-dessous.  Parmi 


176 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


les  nombreux  objets  d  illicitude,  églises, 

presbytères,  maisons  religieuses,  collèges,  il 

n'en  est  aucun  qu'il  n'ait  éclairé  de  sa  lumière 
et  Bouteno.  de  ses  conseils.  Les  protestants, 
nombreux  dans  le  Gard,  ne  restèrent  pas 
étrangers  au  zèle  du  bon  pasteur.  Mais  ce  par 
quoi  il  se  distingua  surtout,  ce  fut  par  ce 
lien  qui  rattache  l'épiscopatau  gouvernement 
général  de  L'Eglise.  Les  œuvres  relatives  à  son 
diocèse  étaient  déjà  de  première  distinction, 
supérieures  à  ce  qu'ont  laissé  en  ce  genre  les 
Guiraud,  les  Donnet,  les  Bonnechose,  les 
Guibert,  d'ailleurs  très  estimables;  les  œuvres 
relatives  à  la  défense  du  pouvoir  pontifical, 
point  particulièrement  battu  en  brèche 
depuis  Luther,  sont  particulièrement  acquises 
à  l'immortalité.  Dès  le  début,  il  fait  éclater, 
dans  la  magnificence  de  son  institution  divine, 
la  puissance  spirituelle  des  Pontifes  Romains. 
A  partir  de  1859,  il  n'y  a  plus,  dans  l'ordre 
des  idées,  un  préjugé  ou  une  erreur;  il  n'y  a 
plus,  dans  l'ordre  des  faits,  une  irrégularité 
ou  un  attentat  qu'il  ne  relève,  qu'il  ne  réfute 
et  qu'il  ne  flétrisse.  Il  y  a  en  lui  quelque  chose 
de  l'accent  des  prophètes  et  des  splendeurs 
foudroyantes  de  l'Horeb.  Toujours  savant, 
toujours  éloquent,  également  fondé  dans 
toutes  les  parties  du  savoir,  Plantier,  est  avec 
Pie,  un  des  Chrysostome  de  notre  temps,  une 
bouche  d'or  et  une  plume  de  fer.  A  ce  titre, 
il  eut  plus  d'une  fois  maille  à  partir  avec  les 
réquisitoires  du  Conseil  d'Etat  et  avec  le 
glaive  de  ses  exécuteurs  de  hautes  œuvres  : 
ce  glaive  est  comme  celui  de  Pétus,  il  ne  fait 
pas  souffrir  et  surtout  n'entraîne  pas  la  mort. 
En  1869,  Mgr  Plantier  publiait  encore  un 
volume  sur  les  conciles  et  en  1871  un  volume 
de  réflexions  sur  nos  catastrophes  publiques. 
Mais  pendant  le  concile,  il  avait  été  longtemps 
malade  et  après  ne  tarda  pas  à  succomber. 
Homme  apostolique  dans  tous  les  sens  du 
mot,  aussi  régulier,  pieux  et  doux,  qu'il  était 
fort  pour  la  proclamation  de  la  vérité  et  la 
revendication  du  droit.  Ses  œuvres  ont  été 
publiées  en  16  volumes  in-8°  ;  sa  vie  a  été 
écrite  en  deux  volumes  par  son  grand  vicaire, 
Clastron. 

AnloinedeSalinis  etPhilippe-Olympe  Gerbet 
naquirent,  le  premier  à  Morlaas,  dans  les 
Pyrénées,  le  second  à  Poligny,  dans  le  Jura, 
dans  les  dernières  années  du  xvnr  siècle.  La 
Providence  avait  éloigné  leurs  berceaux;  elle 
devait  unir  leurs  personnes  dans  une  solidarité 
intime  et  constante.  Après  1820,  nous  les 
trouvons  dans  la  compagnie  de  Lamennais  : 
Gerbet  comme  l'Elisée  du  nouvel  Elie;  Salinis, 
comme  son  intendant.  A  eux  trois,  ils  fon- 
dèrent le  Mémorial  catholique,  petite  revue  de 
philosophie  tendre,  où  ces  deux  anges  évo- 
luaient sous  l'œil  du  maître.  Salinis  était  au- 
mônier d'un  collège  de  Paris  et  s'acquittait, 
près  de  la  jeunesse,  de  sa  fonction,  en  digne 
apôtre.  Ce  qui  convenait  le  mieux  à  Gerbet, 
c'était  de  n'être  point  occupé  des  choses  ex- 
térieures, pour  être  tout  à  sa  pensée.  Gerbet 
suivit  Lamennais  à  la  Chesnaie  et  devint  l'àme 


de  sa  maison;  Salinis  restait  à  Pari-  pour  les 
affaires  de  presse  et  autres.  Pendant  l'orage 
de  l'Avenir,  il  se  tenait  au  second  plan,  en 
silence  respectueux.  Bientôt  nous  les  retrou- 
vons à  Juilly,  on  Salinis  est  de  plus  en  plus 
majordome  et  Gerbet  de  plus  en  plus  philo- 
sophe. Gerbet  publie  alors  ses  idées  sur  la 
philosophie  de  l'histoire,  opuscule  un  peu 
confus;  et  son  Coup  d'oeil  sur  la  controverse 
chrétienne  dans  ses  rapports  avec  la  certitude, 
ouvrage  où  il  y  aurait  à  reprendre.  Un  peu 
plus  tard,  Gerbet  compose  et  Salinis  publie 
cette  Histoire  de  la  philosophie,  la  première  en 
date  depuis  le  coucordat  et  encore  aujourd'hui 
la  première  par  la  limpidité  de  ses  ensei- 
gnements. En  1838,  Gerbet  s'en  va  à  Rome 
et  n'en  revient  que  dix  ans  après,  avec  son 
Esquisse  de  Rome  chrétienne.  Salinis,  resté  à 
Paris,  devient  professeur  de  Faculté  à  Bordeaux 
et  se  porte  candidat  à  la  députation.  A  son 
retour,  Gerbetdevient  professeur  deSorbonne 
et  vicaire  général  de  Paris.  Sur  ces  entrefaites, 
Salinis  est  nommé  évêque  d'Amiens  ;  Gerbet  l'y 
suit.  Salinis,  dans  une  longue  instruction  sur 
le  pouvoir,  exprime  des  espérances  que  par- 
tage Pie  de  Poitiers  :  Lacordaire  lui  écrit,  à 
ce  propos,  la  lettre  la  plus  injurieuse  qui  se 
puisse  concevoir.  Gerbet,  lui,  avec  sa  lyre, 
illustre  les  fêtes  de  sainte  Théodosie,  martyre 
d'Amiens,  ramenée  avec  sa  palme  cueillie  à 
Rome  ;  il  raconte  la  cabale  des  oiseaux  à 
propos  delà  calotte  rouge ducardinal  Gousset. 
En  1854,  Gerbet  est  nommé  évêque  de  Per- 
pignan ;  bientôt  Salinis  devient  archevêque 
d'Auch,  en  Novempopulanie.  Encore  quel- 
ques années  et  la  mort  fauchera  ces  deux 
fleurs  :  Flores  fructusque  perennes. 

Ces  deux  hommes  étaient  deux  grandes 
intelligences,  mais  pas  de  la  même  façon. 
Gerbet  estplusspéculatif  ;  Salinis,  pluspralique 
etde  moindre  envergure.  A  Salinis,  nous  devons 
la  Divinité  de  t  Eglise,  ouvrage  en  quatre 
volumes  où  l'auteur  résume  l'enseignement 
complet  de  la  religion  et  son  enseignement, 
à  lui,  comme  aumônier  et  professeur.  C'est  un 
ouvrage  utile  et  distingué,  dont  quelques  idées 
peut-être  sont  poussées  aux  extrêmes,  mais 
solide,  éloquent  et  digne  de  continuer,  par  le 
livre,  l'apostolat  du  prêtre  et  de  l'évêque.  On 
a  réuni  en  un  volume  les  pastorales  de  Salinis 
à  Amiens  ;  d'Auch,  il  n'est  plus  venu  qu'un 
écrit  pour  la  défense  du  pouvoir  temporel  des 
pontifes  romains,  sujetdouloureux  qui  abrégea 
les  jours  de  Salinis.  Salinis  avait  espéré  dans 
l'Empire,  il  l'avait  aimé. Quand  il  le  vit  quitter, 
renier  sa  mission  de  salut  social,  pour  se  jeter 
tête  baissée  et  nous  entraîner  avec  lui  dans 
l'abîme,  il  s'enveloppa,  comme  les  philosophes, 
la  tête  dans  son  manteau  et  disparut  sans  se 
permettre  un  appel  suprême,  ni  pousser  un 
cri  de  désespoir.  F  heu  !  Quintilium  perpetuus 
sapor  urget  ! 

Gerbet,  qui  avait  été  toute  sa  vie  valétu- 
dinaire, trouva  dans  sa  pensée  une  force  de 
résistance  et  dans  sa  grandeur  d'àme  l'inspi- 
ration des  plus    beaux   services  rendus   aux 


IVRE  gUATHK-VINGT-QIJINZIKMK 


577 


âmes  et  à  L'Eglise.  Avec  Gerbet,  L'histoire  est 
à  L'aise  ,  sauf  Le  coup  d'ail  sur  la  m  tiludê,  qui 
est  d'ailleurs  très  remarquable,  seulement  un 

peu  excessif,  Gerbet  n'a  produit  (piedes  œuvres 
parfaites,  de  vrais  chefs-d'œuvre. 

Les  Considérations  st^r  le  dogme  générateur  de 
lu  piété  catholique,  ne  sont  ni  un  traite';  dogma- 
tique ni  un  livre  de  dévotion,  mois  quelque 
ebose  d'intermédiaire.  La  religion  nourrit 
l'intelligence  de  vérité,  comme  elle  nourrit 
le  cœur  de  seutimeut  :  de  là  deux  manières  de 
la  considérer,  l'une  rationnelle,  l'autre  édi- 
fiante. Ces  deux  aspects,  combinés  entre  eux, 
produisent  un  troisième  point  de  vue,  dans 
lequel  on  considère  la  liaison  des  vérités,  en 
tant  qu'elle  correspond,  dans  l'âme  humaine, 
aux  développements  de  l'amour.  C'est  à  ce 
point  de  vue  que  Gerbet  se  place  pour  con- 
templer le  mystère  qui  est  le  fondement  du 
culte  catholique,  le  cœur  du  christianisme, 
l'Eucharistie.  —  Un  peu  plus  tard,  Gerbet 
publiait  des  vues  analogues  sur  le  dogme  catho- 
lique de  la  pénitence.  Ces  deux  ouvrages 
n'étaient,  dans  sa  pensée,  que  les  premiers 
fragments  d'un  projet  plus  étendu.  L'auteur 
se  proposait  de  faire  successivement  un  travail 
semblable  sur  les  principales  parties  du  chris- 
tianisme ;  il  avait  préparé  en  silence  un  assez 
grand  nombre  de  matériaux,  sans  se  sentir 
pressé  d'écrire.  Carné  reproche  à  Gerbet  la 
paresse.  Ce  reproche  est  absurde  ;  la  pensée 
de  Gerbet  n'a  jamais  eu  un  temps  d'arrêt.  Mais 
il  lui  fallait  un  long  temps  pour  mûrir  ses  idées 
et  parvenir  à  faire  quelque  chose  qui  fut  un 
peu  solide,  sans  être  trop  vulgaire.  Le  temps 
manqua  :  Ars  longa,  vita  brevis. 

Ces  deux  fragments  sur  l'Eucharistie  et  la 
Pénitence  sont  d'ailleurs  complets  par  eux- 
mêmes.  Ce  sont  des  vues  profondes  comme 
dans  les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg ,  sur  des 
objets  différents,  sur  les  deux  points  principaux 
de  la  vie  chrétienne,  l'expiation  du  péché  et 
la  sainte  communion  à  Dieu.  Joseph  de  Maistre 
n'avait  qu'entrouvert  ces  deux  mystères, 
Gerbet  s'y  plonge  en  Platon  chrétien  et  y  parle 
comme  s'il  avait  écrit  avec  une  plume  de  l'aigle 
de  Pathmos.  Ces  deux  fragments  soulevèrent 
l'admiration  du  siècle  ;  ils  furent  traduits  dans 
toutes  les  langues  de  l'Europe.  L'auteur  eut 
la  joie  d'apprendre  qu'il  avait  affermi  beaucoup 
d'âmes  dans  la  piété;  qu'il  en  avait  ramené 
d'autres  à  la  foi  en  dissipant  les  préjugés  de 
l'irréligion.  —  Ces  opuscules,  faits  avec  de  la 
moelle,  conviennent  surtout  aux  grands 
esprits. 

L' Esquisse  de  Rome  chrétienne,  en  trois  vo- 
lumes, est  encore  un  ouvrage  inachevé.  Gerbet 
voyait  tant  de  choses  et  les  contemplait  si  avi- 
dement,qu'il  ne  pouvait  rien  finir  :  il  restaitab- 
»orbé  par  l'objet  de  sa  contemplation,  en  jouis- 
sait pour  lui-même,  n'osant  l'exprimer,  dans  la 
crainte  d'en  détruire  la  jouissance.  Une  chose 
exprimée  est  sortie  de  l'âme  et  devient  comme 
morte  pour  elle.  De  là,  cette  espèce  d'insatia- 
bilité  mélancolique,  impression  commune 
des  lecteurs  de  Gerbet.  Mais  s'il  n'a  pas  tout 

t.  xv. 


dit,  il  en  a  dit  beaucoup  plus  que  d'autn 
dôme  Lui  apparat! ,  pour  en  esquisser  les  I  raits, 
comme  une  œuvre  matérielle,  dont  la  maté* 
rialilé  exprime,  paiilc-  monuments,  l'invisible 
constitution  de  la  religion  et  <br  l'Eglise.  Pour 
se  faire  comprendre,  il  applique  à  Home  ce 
que  le  grand  Paul  a  dit  de  la  création  par 
rapport  a  Dieu.  De  même  (pie  les  créatures, 
par  leur  nombre,  leur  poids,  leur  mesure,  leurs 
relations  et  leurs  harmonies  rendent  visible, 
par  leur  ensemble,  les  attributs  de  Dieu  ;  de 
même  les  architectes  de  Home  chrétienne,  en 
bâtissant  la  cité  sainte,  la  ville  des  papes,  ont 
exprimé  avec  des  pierres,  des  lignes  et  des 
couleurs,  les  caractères  de  la  révélation  et 
l'institution  divine  de  la  papauté. 

Dans  son  premier  volume,  Gerbet  étudie, 
sous  certains  rapports  généraux,  Rome  consi- 
dérée comme  centre  du  christianisme  ;  il  fait 
de  longs  voyages  dans  les  catacombes  ;  il 
dresse  ensuite  le  bilan  des  basiliques  cons- 
tantiniennes  ;  enfin  il  insiste  sur  les  principaux 
monuments  relatifs  à  la  défense  et  à  la  propa- 
gation de  l'Evangile.  De  ces  études,  il  fait 
ressortir  les  caractères  d'unité,  de  perpétuité, 
d'universalité,  qui  constituent  la  forme  essen- 
tielle de  l'Eglise  catholique,  qui  marquent  les 
contours  de  la  cité  de  Dieu  et  la  distinguent 
déjà  de  tout  ce  qui  n'e3t  pas  elle.  Mais,  pour 
embrasser  son  plan,  il  ne  suffit  pas  de  remar- 
quer les  lignes  extérieures  de  sa  divine  archi- 
tecture, il  faut  aussi  examiner  son  organisation 
intérieure.  Celle-ci  comprend  d'abord  une 
puissance  ou  paternité  suprême,  saint  Pierre  ; 
secondement,  une  tradition  d'enseignement 
qui  perpétue  les  clartés  primitives  de  la  révé- 
lation, saint  Paul  ;  troisièmement,  une  effusion 
d'amour  qui  descend  de  la  croix,  saint  Jean  : 
c'est  l'objet  du  second  et  du  troisième  volume. 

Ici,  pénétrant  au  cœur  de  son  sujet,  Gerbet 
étudie  d'abord  la  papauté  considérée  dans  ses 
attributions  et  ses  emblèmes  :  il  en  détermine 
l'idée  générale,  il  explique  son  nom,  il  parle 
de  sa  ville  et  de  son  palais,  de  ses  symboles, 
de  ses  attributs  et  de  son  cérémonial.  Alors  de 
l'autorité  papale  passant  à  la  tradition  de 
vérité,  qui  constitue  son  office,  il  étudie  les 
monuments  primitifs  de  la  foi  sur  l'unité  de 
Dieu,  la  création,  l'état  primitif  de  l'homme, 
sa  chute,  le  caractère  figuratif  de  l'ancienne 
loi,  la  révélation  angélique  et  l'incarnation. 
De  là,  poussant  plus  à  fond,  il  insiste  sur  le 
baptême,  l'eucharistie,  la  pénitence,  les  usages 
de  l'Eglise,  la  vie  religieuse,  la  vénération  des 
images,  le  purgatoire,  la  prière  pour  les  morts, 
l'invocation  des  saints,  la  vie  future,  la  résur- 
rection des  morts.  Pour  compléter  son  sujet, 
il  parle,  dans  des  chapitres  séparés,  des  monu- 
ments relatifs  à  la  vie  pieuse  et  des  insti- 
tutions de  charité.  De  la  sorte,  l'esquisse  de 
Rome  devient  un  cours  de  théologie  composé, 
non  avec  des  thèses,  mais  avec  des  pierres. 
Et  comme  plusieurs  sont  allés  en  Palestine 
pour  retrouver  l'Evangile  dans  les  monuments 
de  la  Judée,  de  même  Gerbet  est  allé  à  Rome 
pour  y  retrouver  l'Eglise  dans  les  monuments. 

37 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ir  compléter  Bon  travail,  Gerbet,  dans 
nn  iroi  ième  point,   montre  comment  Home 

païenne  i  si  devenue  R e  chrétii  une   Le  Pan- 

fhéon  est  devenu  l'église  des  martyrs;  YAra- 

,  a  pris  la  place  du  temple  de  Jupiter  Ga| >i- 

tolin  ;  le  palais  des  Césars  et  le  Colysée  restent 

,  omme  les  témoignages  perpétuels  d'une  pnis- 

ance  morte.  I.e  temple  de  Vesta    est  l'église 

Sainte-Marie-du-Soleil  ;  le  temple  de  Diane 

est   l'église    de    Saint-Jean  devant    la   porte 

Latine;  le  siège  d'un  juge  esl  devenu  Sainl- 

(leorges  .iu    Vélabre  ;    Saint-Pierre-ès-Lieu, 

Saiule-Marie-Majeure,  Saint- Jean- de -Latran, 

Sointl'aul-llors-des-Murs,  le  Vatican,  c'est  le 

complément  et  le  couronnement  de  l'œuvre 

sainte. 

Même  inachevée,  celle  esquisse  de  Home 
esl  un  des  plus  beaux  livres  du  \i\°  siècle. 
Veuillot  le  mettait  au-dessus  de  tous.  Au- 
dessus  n'est  pas  assez  dire,  il  faut  entendre 
qu'il  signifie  visite  aux  plus  hauts  sommets 
où  puissent  s'élever  les  grandes  âmes. 

Gerbet  n'avait  pas  d'ardeur  livresque.  On 
dirait  qu'il  n'ait  écrit  qu'à  son  corps  déten- 
dant ;  mais,  dans  tout  ce  qu'il  a  fait,  vous  re- 
connaissez la  grille  du  lion,  ou  plutôt  de 
l'aigle.  En  1834,  invité  à  concourir  pour  un 
Keepsake  religieux,  il  écrivit,  sur  la  Sainte- 
Vierge  Marie,  les  plus  belles  pages  qui  se 
peuvent  imaginer.  Vers  le  même  temps,  il 
écrit  l'introduction  de  l'Université  catholique; 
il  en  fait  un  tableau  des  sciences,  où,  avec  des 
aperçus  profonds,  une  synthèse  gigantesque 
et  un  style  inimitable,  il  laisse  bien  loin  der- 
rière lui  la  fameuse  introduction  de  Dalem- 
bert  pour  l'Encyclopédie  de  Diderot.  Dans  le 
même  recueil,  il  publie  les  conférences  d'Al- 
beric  d'Assise  et  les  considérations  sur  le  mo- 
nopole universitaire  en  tant  qu'il  conduit  au 
communisme  ou  au  socialisme.  Ces  études 
s'élèvent  fort  au-dessus  de  la  banalité  d'un 
article. 

Les  conférences  d'Albéric  d'Assise  roulent 
sur  le  problème  économique,  sur  la  concilia- 
tion nécessaire  du  droit  de  propriété  avec  les 
exigences  de  la  civilisation  chrétienne.  La 
société  ne  peut  exister  sans  l'inégalité  des 
fortunes,  et  l'inégalité  des  fortunes  sans  la 
religion.  Quand  un  homme  meurt  de  faim  à 
côté  d'un  autre  qui  regorge,  il  lui  esl  impos- 
sible d'accéder  à  celte  différence,  s'il  ne  croit 
pas  en  Dieu.  Dieu  veut  qu'il  y  ait  des  riches 
et  des  pauvres  ;  il  prescrit  aux  pauvres  et  aux 
riches,  des  devoirs  stricts,  aux  uns,  la  rési- 
gnation dans  l'espérance,  aux  autres,  l'espé- 
rance par  la  charité.  Si,  sans  religion,  vous 
oser  promettre,  aux  hommes,  un  paradis  ter- 
restre, vous  êtes  fatalement  condamné  à  les 
réduire  ici-bas  aux  horreurs  de  l'enfer.  Gerbet 
enseigne  cetle  consolante  et  fortifiante  doc- 
trine, avec  l'inimitable  charme  d'un  Platon 
chrétien. 

Le  monopole  universitaire  considéré  comme 
principe  logique  du  socialisme,  est  une  autre 
œuvre  d'économie  sociale.  On  revendiquait 
alors  la  liberté  d'enseignement;  le  gouverne- 


ment bourgeois  de  Louis  Philippe  -  ■  cloîtrait 
dan-  son  monopole.  Or,  ce  gouvernement  cen- 

i i aire,  fondé  sur  la  propriété,  s'efforçait, 
d'autre  part,  .avec  son  économie  du  laisser 
faire,  de  contraindre  la  propriété  à  décupler 
ses  produits.  D'où  cet  argument  ad  hominetn 
que  si  le  régime  libéral  est  si  favorable  à  la 
fortune  privée  et  publique  quand  il  s'agit  des 
biens  matériels,  il  doit,  quand  il  s'agit  des 
biens  intellectuels  et  moraux,  prodiguer  éga- 
lement ses  faveurs.  Gerbet  ne  se  contente  | 
de  relever  celte  contradiction  ;  il  examine  le 
monopole,  dans  l'idée  qu'il  se  fait  de  la  des- 
tinée humaine,  de  la  religion,  de  la  famille, 
de  l'ordre  public,  et  conclut  partout  que  ce 
monopole  implique  le  renversement  du  ré- 
gime libéral  et  l'inauguration  du  socialisme. 
Thèse  originale,  mais  très  bien  conçue,  très 
bien  déduite  et  qui  sonnait  d'aulant  plus  à 
propos  que  Proudhon  venait  de  dénoncer  la 
propriété  comme  un  brigandage  et  que  les 
bandes  socialistes  allaient  bientôt  réclamer  la 
liquidation  du  vieux  monde. 

Une    fois    évêque,    Gerbel   dut    quitter   la 
presse  et  se  confiner  dans  les  devoirs  de  sa 
charge.  Ses  différentes  pastorales,  émanation 
d'un  tel  espiit,  honorent  également  la  noblesse 
de  ses  idées  et  la  délicatesse  de  ses  sentiments. 
Un  mémorandum  des  catholiques  de  France 
et  une  conférence  sur    Rome  sortent   de   ce 
cadre  pour  appuyer  la  résistance  de  l'Eglise 
aux  aventureux  projets  de  Napoléon  III.  Une 
autre  initiative,  qui  devint  plus  tard  le  Sylla- 
bus,   montre  quelle    était,    par   ses   idées,  la 
puissance  de  Gerbet.  Dès  1845,   Dupanloup, 
avec  son  esprix  faux  et  emporté,  avait  mis  la 
confusion  dans  la  presse  catholique.  En  1854, 
essayant  de  ressusciter  le  Corres/>ondant,  qui 
mourait  loujours,  il  avait  fondé  une  société 
libérale  donl  le  Correspondant  serait  le  moni- 
teur. Dans  les  livres  de  ces  hommes-là,  que 
Gerbet  connaissait  bien,  il  y  avait  une  foule 
de  choses  téméraires,  peu  d'accord  avec  les 
traditions  de  l'orthodoxie.  Pour  ne  pas  s'en- 
gager dans  une  guerre  de  broussailles,  qui 
répugnait  à  ses   sentiments,    Gerbet   résolut 
d'extraire  de  tous  ces  livres  des  propositions 
qu'il    condamnerait   comme    l'ont   fait    plus 
d'une    fois  les  pontifes  romains.   Pi-^  IX  fut 
frappé  de  cette  procédure,  empruntée  d'ailleurs 
à  la  bulle  Unigenitus  et  à   la  bulle  Auctorem 
ftdei.  Aussitôt  le  pontife    commanda,    à   ses 
théologiens,  un  tableau  analogue  des  erreurs 
contemporaines  et  une  bulle  promulgatoire  de 
ces  propositions  condamnées.  Ces  théologiens 
remirent  sur  le  métier  l'œuvre  de  l'évêque  de 
Perpiguan.  De  là  est  né  le  Syllabus,  dirigé 
spécialement  contre  le  catholicisme   libéral, 
qu'exécrait  Pie  IX  et  justement,   parce  qu'il 
voyait  dans  ce  libéralisme,  faussement  ortho- 
doxe, la  pierre  de  scandale  des  catholiques  et 
la  grande  hérésie  du  xix6  siècle. 

Gerbet  descendit,  pour  la  dernière  fois, 
dans  l'arène,  contre  Renan,  l'audacieux  con- 
trefacteur de  Jésus-Christ.  Sons  ce  titre  :  la 
Stratégie  de  M.  lienan,  il  ne  réfuta  pas  direc- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


■,r.) 


teroenl  la  Vie  de  Jésus,  écrite  par  un  apostal  ; 
mais  en  homme  qui  possédait  â  Fond  la  scier 
des  controverses  catholiques,  il  expliqua, 
d'après  quels  procédés  logiques,  avec  quels 
matériaux,  par  quelles  théories  sophistiques, 
empruntées  la  pluparl  aux  Allemands,  cel 
apostat  était  toul  simplement  un  charlatan 
?,ur  ses  tréteaux  de  la  foire.  Gerbet  ne  le  prend 
pas,  d'ailleurs,  sur  le.  ton  de  la  plaisanterie, 
comme  Henri  Lasserre  dans  son  13*  apôtre  : 
le  sujet  ne  le  permettait  pas  :  il  pousse  sé- 
rieusement et  savamment  sa  catapulte  contre 
la  machine  artificielle  du  nouvel  Arius;  il  la 
démolit  d'une  main  habituée  aux  démolitions 
et  laisse  l'arène  jonchée  de  ses  débris.  Le 
Père  Gratry  fit  quelque  chose  d'analogue 
dans  les  Sophistes  et  la  critique  :  il  ne  réfute 
pas  en  détail  ces  sophistes,  il  montre  simple- 
ment qu'ils  ont  déserté  toute  logique,  toute 
critique  et  que  leur  soit-disant  science  n'est 
qu'une  suite  de  suppositions  sans  base,  d'hy- 
pothèses sans  justification,  quelque  chose 
comme  une  ville  bâtie  sur  des  brouillards. 

Uu  soir,  Gerbet  était  à  son  bureau  ;  il  ve- 
nait d'écrire  cette  phrase  :  Jésus-Christ  est 
Dieu  :  sa  tête  s'inclina  sur  son  papier  :  il  était 
mort.  Dieu  vint  chercher  celte  grande  âme 
après  la  confession  de  Jésus-Christ  :  Mitis 
algue  festivus  Christi  Jesu  tiùi  aspectus  appa- 
rent, gui  te  iiiier  assistentes  sibi  jugiter  inte- 
resse décernât.  Gerbet  avait  été  un  Platon 
chrétien,  une  abeille  attique  :  il  avait  écrit 
ayant  du  miel  sur  les  lèvres;  il  avait  parlé 
avec  la  profondeur  d'un  divin  philosophe. 
€'est  notre  éternel  regret  qu'on  n'ait  pas 
publié  ses  œuvres  complètes,  ou  au  moins 
ses  trois  volumes  de  mélanges.  Par  testament, 
il  en  avait  chargé  un  certain  Bornet,  esprit 
méticuleux  et  sans  ouverture,  qui  classa,  re- 
classa et  régla  si  bien  sa  publication,  qu'il  en 
usa  les  textes  sans  rien  produire.  Pour  nous, 
empêcher  un  grand  esprit  d'écrire,  ou,  quand 
il  a  écrit,  ensevelir  ses  œuvres  dans  l'oubli, 
c'est  un  double  crime  :  un  crime  contre  les 
hommes  qui  n'entendront  pas  des  paroles 
frappées  de  proscription  sur  les  lèvres  d'un 
apôtre;  un  crime  contre  Dieu  qui  ne  re- 
cueillera pas  dans  les  âmes  les  moissons  dont 
ces  paroles  étaient  la  semence  bénie.  L'his- 
toire couvre  ces  crimes  de  ses  anathèmes. 

Un  compatriote  de  Gerbet,  Jean-Joseph 
Gaume,  était  né  à  Poans,  dans  le  Jura,  en 
\H')2,  le  cadet  d'un  frère  qui  devint,  comme 
lui,  prêtre,  ftaume  avait  eu  pour  professeur 
le  cardinal  Gousset;  et  dès  le  séminaire  de 
Besançon,  il  montrait,  par  ses  rédactions 
•  1  élève,   qu'un  jour  il  serait  écrivain.   Dieu, 

ii r  mûrir  Ba  vocation,  le  mit  à  l'épreuve. 
Le  frère  aîné  était  professeur  au  grand  sémi- 
naire, quand,  en  1833,  Mathieu,  évêque  de 
Lan  grès,  fut  nommé  archevêque  de  Besançon. 
Avant  même  d'avoir  pris  possession,  Mathieu 
fil  de  Gaume  aîné,  un  professeur  de  théologie, 
acte  qui  était  une  usurpation,  le  séminaire 
'      administrer  lui-même. 

lume   représenta,  à  l'évêqûe,    qu'il    n'avait 


aucune  science  de  la  théologie,  ni  aucune  ■ 
pacité  pour  en  acquérir.  C'était  un  acte  de 
consciencieuse     modestie,    Pour    <  ne, 

Gaume  fut  mis  a  la  porte  du  di  et,  du 

même  coup,  le  frère  plus  jeune  dut  prendre 

le  chemin  de  L'exil,  —  J'ai  vu  dans  ma  vie, 
souvent,  de  ces  pauvres  prêtres,  arbres  arra- 
chés du  sol  qui  les  avait  vu  nattre,  bas  tou- 
jours stériles,  mais  toujours  voilés  de  deuii. 
S'ils  sont  frappé-  pour  des  crime-,  la  peine 
qui  les  atteint  est  un  acte  de  mansué- 
tude, puisqu'elle  leur  permet  de  servir  encore 
Jésus-Christ  dans  les  âmes;  s'ils  sont  frappés, 
malgré  leur  innocence,  sans  raison  et  sans 
mesure,  il  y  a  encore  crime,  mais  ils  n'en  sont 
plus  que  les  victimes.  Je  dirais  volontiers  avec 
le  poète:  Oh!  n  exilons  personne!  ohl  l'exil 
est  impie.  L'exil  est  plus  qu'impie,  il  est  sot, 
car  il  n'atteint  guère  que  des  hommes  de  mé- 
rite. En  ce  siècle,  un  grand  nombre  de 
prêtres  illustres  ont  été  des  proscrits  ; 
Léon  XIII,  en  canonisant  Didace  de  Baëza, 
J.  B.  de  Lassalle  et  Grignon  de  Montfort,  a 
prouvé  que  des  prêtres  interdits  peuvent  être 
aussi  des  saints. 

Besançon  était  donc  privé  de  ses  deux 
Gaume,  comme  droit  de  joyeux  avènement. 
Gousset,  grand  vicaire,  remit  à  l'aine  une 
lettre  où  il  disait  qu'un  prêtre  pouvait  avoir 
autant  de  mérites  que  Gaume,  mais  qu'il  ne 
croyait  pas  qu'on  put  en  avoir  davantage. 
Gaume  aîné  fut  incorporé  à  Paris,  où  ses 
frères  ouvraient  une  très  honorable  maison 
de  librairie;  il  devint  aumônier  de  commu- 
nautés religieuses,  chanoine  titulaire  de  Notre- 
Dame,  grand  vicaire  de  Paris.  Plus  tard, 
n'ignorant  pas  les  maux  du  sacerdoce,  il  put 
tendre  la  perche  à  d'autres  proscrits,  et,  entre 
autres,  à  des  proscrits  de  Besançon.  Le  plus 
jeune  des  Gaume,  avec  une  lettre  de  Gousset, 
fut  incorporé  à  Nevers  où  il  devint  supérieur 
du  petit  séminaire,  vicaire  général,  mais  d'où 
il  sera  expulsé  un  jour  pour  cause  de  mérite. 

Gaume  aîné  a  donné,  au  publia,  une  tra- 
duction des  Evangiles  et  un  livre  de  prières, 
un  paroissien.  Gaume  junior  est  en  ce  siècle 
un  des  polygraphes  de  la  sainte  Eglise. 
Homme  d'étude,  fondé  en  science,  il  écrivait 
avec  une  facilité  qui  tient  du  prodige.  Les 
volumes  lui  tombaient  de  la  tête,  comme  les 
fleurs  naissent  sur  les  arbres,  pour  s'y  mettre 
à  fruils.  Dès  t$35,  il  opinait  en  public  sur 
cette  question  de  classiques  dont  il  fera  plus 
tard  une  question  européenne. 

L'Eglise  doit  à  Gaume  :  Un  Catéchisme  de 
persévérance  en  huit  volumes;  les  Trois  Rome, 
en  qualre  volumes  ;  le  Manuel  des  confesseurs  ; 
une  Histoire  de  la  société  domestique,  en  deux 
volumes;  un  Traité  du  Saint-Esprit,  en  deux 
volumes  ;  le  Ver  rongeur  des  sociétés  modernes 
et  des  lettres  sur  les  classiques  païens  ;  la  Ré- 
volution, en  douze  volumes  ;  des  traités  sur  le 
signe  de  la  Croix,  sur  l'angelus,  l'eau  bénite 
et  autres  pratiques  chrétiennes;  deux  opus- 
cules sur  la  première  communion  ;  des  opus- 
cules   de   piété,   dont   plusieurs   traduits   de 


SI) 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


sa'ml  Liguori,  n  des  biographies  évangéliqu 
en  plusieurs  volumes.  Nous  omettons  de  citer 
quelques  écrits  de  moindre  importance. 

Un    catéchisme   est    une    explication    très 
élémentaire  de  la  doctrine  chrétienne.  L'Eglise 
a  condensé  son  enseignement  dans  quelques 
courtes  formules;  les  catéchistes  les  expliquent 
le  plus  clairement  et  dans  le  moins  de  mots 
possible.  C'est  l'inverse  des  paraphrastes  qui 
en  font  des  thèmes  à  hautes  considérations, 
comme  par  exemple  (iratry,  dans  la    philo- 
sophie du  Credo.  L'un  des  catéchistes  les  plus 
célèbres,  c'est  Bellarmin,  dont  les  deux  ca- 
téchismes sont  d'une  extraordinaire  brièveté. 
Cependant,  avant  Gaume,  il  s'était  trouvé  des 
catéchistes  plus  développés   que  Bellarmin  ; 
Canisius   au    xvic    siècle,    le   Père  Bougeant 
au  xvii°  avaient  donné  des  catéchismes  très 
étendus.  Le  catéchisme  du  Concile  de  Trente 
est  lui-même  fort  développé,  mais  il  est  ad 
parochos.  Dans  ses  huit  volumes,  Gaume  dé- 
passe tous  ses  devanciers.  Le  dogme,  la  mo- 
rale, le  culte,  la  discipline,  surtout  l'histoire 
de  l'Eglise  sont  tour  à  tour  l'objet  de  ses  élu- 
cubrations  savantes.  Au  lieu  d'expliquer  d'une 
façon  technique,  il  développe  oraloirement  ; 
c'est  même  par  là  qu'il  excelle.  Gaume  était 
né  éloquent.  L'usage   s'était   introduit  alors 
de  faire,  pour  les  jeunes  gens  et  les  jeunes 
filles,    des   catéchismes  de  persévérance,  qui 
n'étaient,  à  bien  prendre,  que  des  cours  de 
théologie  à  l'usage  du  peuple.  On  n'avait  pas 
encore  de  livre  pour  ce  service.  Gaume  vint  le 
premier  et  découragea  de  toute  concurrence. 
Son  livre  contient  tout  ce  qui  se  peut  dire  et 
imaginer,  dans  un  catéchisme  de  cette  nature. 
Il  s'en  est  fait  huit  ou  dix  éditions,  et  en  plus 
des  traductions  à  l'étranger.  Enfin,  pour  aug- 
menter encore  le  succès  de  son  œuvre,  Gaume 
en  a  fait  un  abrégé  très  réussi,  préférable  à 
l'original  pour  ceux  qui  ne  cherchent  que  la 
substance  de  l'idée  et  veulent  composer  eux- 
mêmes    des    catéchismes    de    persévérance. 
C'est  la  juste  ambition  d'un  grand  nombre  de 
curés  ;  ils  s'approprient  Gaume  et  l'appliquent 
eux-mêmes  à  leur  paroisse.  Les  jeunes  gens 
et  les  jeunes  filles  sont  astreints  à  des  rédac- 
tions, qu'ils  couchent,  après  correction,  sur 
des  registres  et    forment,  pour  eux-mêmes, 
des  ouvrages  du  plus  haut  prix,  dont  ils  sont 
à  demi  les  auteurs.  Mémorable  preuve  du  zèle 
que  met  l'Eglise  à  l'instruction  du  peuple. 

Les  Trois  Rome  sont  le  récit  authentique 
d'un  voyage  de  l'auteur  en  Italie.  A  l'exemple 
de  Montaigne  au  xvie  siècle,  du  président  de 
Brosse  au  xvme,  et  de  beaucoup  d'autres  de- 
puis, Gaume  se  fait  l'historien  érudit  et  inté- 
ressant d'un  voyage  qui  éveille  toujours  les 
sympathies  de  l'âme  chrétienne.  Gerbet  avait 
contemplé  l'idée  de  Rome  et  exposé  la  théo- 
logie qui  ressort  de  sa  matérialité  ;  Veuillot 
devait  un  jour  en  recueillir  les  parfums  ; 
Gaume  s'arrête  au  fait  et  l'expose  tel  qu'il  est. 
Son  livre  n'est  pas  seulement  un  journal  de 
voyage  ;  c'est,  dans  le  cadre  d'un  journal, 
une  étude  érudite,  savante  de  la  Rome  païenne, 


de  la  Itome  chrétienne  et  de  la  Borne  des  cata- 
f ninbes.  Ce  dernier  point  surtout  a  été  traité 
supérieurement.  On  lira  longtemps  ce  livre 
jeune,  plein  d'attraits  et  qui  répond  bien  aux 
vo.'ux  secrets  du  plus  grand  nombre  des  lec- 
teurs. 

Le  Manuel  des  confesseurs  n'est  pas  un  livre 
de  <iaume,  c'est  un  recueil  formé  par  (laume 
d'ouvrages  relatifs  à  la  confession.  Ces  opus- 
cules sont  dus  tous  à  des  maitres.  Gaume  en 
a  formé  le  recueil  pour  aider  au  mouvement 
réparateur  dont  saint  Liguori  avait  été  l'agent 
en  Italie  et  dont  le  promoteur  en  France  était 
le  cardinal  Gousset. 

L' Histoire  de  la  société  domestique  est  une 
histoire  de  la  famille  dans  son  évolution  à 
travers  les  âges.  La  famille  est  la  molécule 
génératrice  de  la  société.  On  a  écrit  l'histoire 
de  toutes  les  sociétés,  on  n'avait  pas  écrit,  en 
notre  siècle,  l'histoire  de  la  famille,  base  et 
explication  initiale  de  l'histoire  des  peuples. 
Gaume  se  lance  dans  cette  canière  et  y  ex- 
pose ces  hautes  considérations  où  se  complai- 
sait son  esprit.  Le  livre  n'a  pas  la  précision 
juridique  d'un  livre  de  droit  pur;  c'est  une 
histoire  qui  résume  plutôt  les  conclusions  de 
la  science  et  s'applique  à  en  définir  la  portée. 

Le  Traité  du  Saint-Esprit  est  comme  l'Es- 
prit des  Lois,  prolem  sine  ma.tr e  creatam  ; 
c'est  un  ouvrage  dont  il  n'existait  pas  de  type. 
Gaume  le  dédie  au  Dieu  inconnu  :  Ignoto 
Deo  :  Inconnu  n'est  pas  le  mot  propre.  De- 
puis l'ascension  de  Jésus-Christ,  l'Esprit  Saint 
est  l'inspirateur  de  l'Eglise  daus  son  chef  et 
dans  ses  membres.  Nous  vivons  tous  dans  sa 
divine  compagnie  ;  nous  célébrons  tous  chaque 
année  sa  fête  ;  et  nous  n'ignorions  ni  ce  qu'il 
est,  ni  ce  qu'il  fait,  ni  ce  qu'on  lui  doit.  Mais 
peut-être  n'y  pensait-on  pas  assez.  Gaume 
veut  nous  le  rendre  plus  présent  :  il  expose 
son  sujet  en  théologien  et  encore  plus  en  his- 
torien. Le  rôle  du  Saint-Esprit  dans  le  monde 
est  exposé  là  de  main  de  maître.  On  peut 
d'ailleurs  aisément  le  convertir  en  discours 
et  c'est  là,  pour  un  livre,  le  meilleur  moyen 
d'obtenir  les  résultats  que  souhaite  le  zèle 
apostolique. 

Dans  le  Ver  rongeur  et  les  lettres  sur  les 
classiques  païens,  Gaume  revient  sur  cette 
question  qu'il  avait  posée  dès  l83o.  Le  ver 
rongeur  des  sociétés  modernes,  c'est  le  pa- 
ganisme de  l'enseignement  classique.  Cette 
thèse  est  vraie  dans  sa  généralité  ;  Gaume  le 
prouve  avec  une  grande  solidité  d'esprit  et 
une  grande  force  d'arguments;  mais,  dans 
ses  conclusions,  il  se  borne  à  trois  choses  :  à 
l'exclusion  des  païens  pour  les  classes  de 
grammaires,  à  l'explication  simultanée,  mais 
chrétienne,  des  auteurs  païens  et  des  auteurs 
chrétiens  dans  les  classes  d'humanité.  En 
confirmant  cet  enseignement  des  lettres,  par 
un  cours  d'histoire  et  par  un  cours  de  philo- 
sophie, on  peut  se  flatter  de  donner  à  la  jeu- 
nesse l'enseignement  et  l'éducation  néces- 
saires. L'ouvrage  était  approuvé  par  le  car- 
dinal Gousset,  et,  par  respect  au  moins  pour 


LIVRE  niJATRE-VlNGT-OUlNZIKMK 


I 


celle  1res  explicite  approbation,  il  paraissait 
difficile  d'y  mordre.  Dupanloup,  qui  aspirait 
;ï  renverser  la  haute  directiun  du  cardinal  de 
Reims  et  sa  puissante  influence  sur  le  clergé 
français,  ne  le  prit  pas  ainsi.  Dans  l'espoir  de 
prendre  lui-même  cette  haute  direction  et  de 
se  créer  en  France  une  sorte  d'autocratie  in- 
tellectuelle, il  lit  marcher  son  escadron  vo- 
lant de  journalistes  littéraux.  Lui-même  in- 
tervint pour  calmer  les  émotions  que  ses 
soldats  venaient  d'exciter  et  trancha  la  ques- 
tion en  défendant  de  toucher  en  rien  au  sys- 
tème classique  suivi  depuis  la  renaissance. 
Telle  était  sa  solution  :  Sic  volo,  sic  jubeo  ;  sit 
pro  ratione  voluntas. 

L'opinion,  l'ordre  de  Dupanloup,  Dupanloup 
évoque  pouvait  l'imposer  à  son  diocèse  ;  mais 
Dupanloup  publiciste  ne  pouvait  en  faire  une 
loi  pour  les  autres  églises.  La  question  des 
classiques  se  rattachait  d'ailleurs,  par  certains 
côtés,  aux  questions  de  gallicanisme,  de  libé- 
ralisme, de  liturgie,  dedroitcanon,  d'histoire, 
d'art,  problèmes  qu'agitaient  depuis  quarante 
ans,  avec  l'espoir  d'en  tirer  une  réforme,  les 
esprits  les  plus  élevés  du  temps.  Dupanloup, 
esprit  fermé,  ignare  et  violent,  voulant  s'en 
tenir  aux  thèses  gallicanes,  à  ses  conceptions 
libérales,  à  la  liturgie  de  Paris,  à  l'histoire  de 
Fleury,  et  pour  tout,  à  son  despotisme, 
engagea,  sur  les  études  classiques,  son  projet 
d'universelle  résistance.  Parce  que  V Univers 
prenait  part,  comme  c'était  son  droit,  à  cette 
controverse,  il  interdit  YUnivers  et  le  fit  in- 
terdire à  Paris  par  Sibour.  Puis,  pour  supprimer 
la  question  controversée,  il  libella  une  décla- 
ration épiscopale  qu'il  fit  signer  d'abord  par 
ses  amis  du  premier  degré,  puis  par  ceux  du 
second  degré,  puis,  espérait-il,  par  tous  les 
autres.  Cette  manière  de  procéder  n'est  pas 
reçue  dans  l'Eglise  :  les  affaires  d'Eglise  se  trai- 
tent dans  les  conciles  et  non  pas  dans  des 
conventicules  rusés  et  par  d'indignes  sur- 
prises. La  majorité  des  évêques  refusa,  à  Du- 
panloup, sa  signature.  L'évêque  deMontauban, 
Doney,  et  l'archevêque  de  Reims,  le  cardinal 
Gousset,  lui  assénèrent  de  vigoureux  coups  de 
crosse.  Tant  et  si  bien  que  Pie  IX  intervint  par 
une  Encyclique  où  il  posaitàfondlaqueslionde 
réforme  des  études  ecclésiastiques  et  confirmait 
la  thèse  de  Gaume  sur  les  classiques  païens 
et  chrétiens,  enseignés  simultanément  et  chré- 
tiennement expurgés. 

Dans  ses  lettres  à  l'évêque  d'Orléans,  Gaume 
avait  révélé  les  turpitudes  d^s  classiques 
païens  et  l'empoisonnement  qui  résulte  de  leur 
usage  dans  le.i  basses  classes  de  l'enseignement 
secondaire.  Pour  toute  réponse,  Dupanloup 
obtint,  de  l'évêque  de  Nevers,  que  Gaume  fût 
expulsé  de  son  diocèse,  bien  qu'il  en  fût  grand 
vicaire.  Vous  discutez  honnêtement  et  soli- 
dement une  question  controversée  ou  contro- 
versable  ;  lespharisiensdu  libéralisme, qui  pré- 
conisent laliberté  en  théorie,  l'observenten  pra- 
tique, par  la  proscription  de  leurs  adversaires. 
Proscrire  n'est  pas  répondre,  disait  Robes- 
pierre; c'est  confesser  en  même  temps  son 


impuissance  et  son  indignité.  Cent  lois,  en  ce 
siècle,  on  a  déraisonné  ainsi  passionnément 
contre  les  défenseurs  des  bonnes  doctrines. 
Arvisenet  expulsé  de  Langres  pour  avoir  écrit 
le  Memorialc  vitx  saceraotalis  ;  Lamennais, 
envoyé  en  police  correctionnelle  pour  avoir 
combattu  victorieusement  la  Déclaration  de 
1682;  les  frères  Allignol,  frappés  de  peines 
outrageantes,  pour  avoir  écrit  sur  l'irrégu- 
larité canonique  des  églises  de  France  ;  Rohr- 
bacher,  expulsé  de  Nancy  pour  avoir  écrit 
Y  Histoire  universelle  de  V Eglise  catholique  ; 
Gridel,  disgracié  deux  fois  pour  avoir  écrit 
ses  Instructions  sur  les  sacrements,  que  Pie  IX 
nous  dit  avoir  lues  et  trouvées  irréprochables  ; 
Bergier  et  Maire,  proscrits  pour  avoir  défendu 
la  liturgie  romaine;  Jacquenet,  proscrit  pour 
avoir  préconisé  les  hautes  études  et  les  grades 
théologiques  ;  Darras,  expulsé  du  séminaire 
comme  l'avait  été  Rohrbacher  ;  A  ndré,  proscrit 
à  son  tour  pour  avoir  réclamé  le  respect  des 
constitutions  pontificales;  Darboy  et  Drioux, 
expulsés  de  Langres,  mais  pour  leur  libéra- 
lisme ;  Bouix  et  Davin,  expulsés  de  Paris,  l'un 
pour  avoir  défendu  une  constitution  de  Sixte- 
Quint,  l'autre  pour  avoir  écrit  l'histoire  d'après 
les  principes  de  l'Eglise.  Depuis  vingt  ans, 
c'est  comme  un  massacre  de  prêtres  et,  dans 
tel  diocèse,  on  peut  trouver  vingt  victimes  : 
nous  espérons  que  quelqu'un  écrira  ce  marty- 
rologe. Nous  devons  faire  observer  que  ces 
rigueurs  et  ces  violences  ne  s'exercent  que 
contre  les  partisans  des  bonnes  doctrines,  et 
constituent,  contre  les  proscripteurs,  une  nou- 
velle preuve  d'erreur.  De  l'autre  côté,  pendant 
le  concile,  par  exemple,  il  s'est  écrit  des 
monstruosités  ;  pas  un  cheveu  n'est  tombé  de 
la  tête  des  insulteurs  de  la  papauté.  Nous 
regrettons  que  trop  souvent,  les  défenseurs  des 
bonnes  doctrines,  victimes  de  leurs  justes 
convictions,  n'aient  pas  reçu  les  réparations 
nécessaires.  Nous  nous  étonnons  de  trouver, 
d'un  côté,  tant  d'audace,  de  l'autre,  une  si 
triste  absence  de  répression.  Du  moins,  cette 
fois,  justice  fut  faite  et  il  faut  la  célébrer  de 
Dan  jusqu'à  Bethsabée.  Gaume,  exclu  de 
Nevers,  proscrit  pour  cause  de  savoir  et  d'in- 
trépidité, fut  nommé  vicaire  général  d'Aquila 
par  Mgr  Philippi,  vicaire  général  de  Calvi  par 
Mgr  d'Avanzo,  vicaire  général  de  Reims  par 
le  cardinal  Gousset,  et  protonotaire  aposto- 
lique par  Pie  IX. 

Gaume  justifia  ces  honneurs  et  les  honora 
pour  le  moins  autant  qu'ils  l'honoraient.  Dans 
un  ouvrage  en  douze  volumes  intitulé  La  Ré- 
volution, il  porta,  sur  le  terrain  de  l'histoire, 
celte  controverse  des  classiques,  et  l'énucléa 
avec  une  abondance  d'érudition  et  une  force 
d'argument  qui  est  un  nouveau  titre  à  la  recon- 
naissance de  l'Eglise.  D'abord  l'auteur,  dans 
le  même  esprit  que  Taine  et  Charles  d'IIéri- 
caull,  expose  longuement  l'histoire  des  folies 
et  des  crimes  révolutionnaires;  puis,  la  révo- 
lution constatée  comme  fait  énorme,  il  en 
recherche  les  causes,  dans  le  philosophisme 
encyclopédique,dausle  césarisme  de  Louis  XIV, 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


dane  le  ration  des  Descarles  el  dans  le 

de  la  soi-disant  Renaissance.  Livre 

terrible,  que  confirme   au   surplus   L'état  du 

monde  et  les  périls  qu'il  fait  courir  aux  peuples 
chrétiens  ;  livre  qui  l'ut  horion''  des  sympathies 
de  Rohr bâcher,  de  Ventura,  de  Combalot,  de 

Venillot  et  que  nous  nous  taisons  un  devoir 
de  recommander  ici,  après  Hicard,  à  la  jeu- 
nesse catholique. 

Les  opuscules  de  (Jaunie  sur  le  signe  de  la 
croix,  l'angelus,  l'eau  bénite,  le  bénédicité  et 
autres  pratiques  chrétiennes  ont  pour  but  de 
ramener  aux  bons  usages  les  âmes  dévoyées 
par  le  rationalisme.  C'est  encore  un  savant 
qui  les  écrit;  mais  c'est  un  savant  pieux.  La 
piété  seule  a  inspiré  d'autres  écrits.  Nous  n'en 
parlons  pas  ici  ;  mais  nous  les  honorons,  à 
raison  des  excellences  de  la  piété  et  des  bonnes 
doctrines  qui  lui  servent  d'aliments. 

Les  biographies  évangéliques  sont  un  travail 
analogue  au  grand  et  excellent  ouvrage   de 
l'abbé  Maistre,  curé  doyen  de  Dampierre,  sur 
les  témoins  du  Christ.  Ce  sont  des  biographies 
séparées  où  l'on  essaie  de    faire  revivre  le3 
traditions  de   l'Eglise    primitive,    les   ensei- 
gnements des  Pères  et  les  souvenirs  locaux  de 
chaque  église  apostolique.   Par  le   fait,    ces 
écrits  sont  opposés  à  l'école  hypercritique  de 
Launoy,  le  dénicheur  de  saints,   qui  s'efforce 
de  revivre  dans  les  témérités  de  i'abbé  Du- 
chesne.    Sous   prétexte    de   critique    surfine, 
Duchesne  et  ses  partisans  s'inscrivent  en  faux 
contre  toute  tradition  qui  n'a  pas  en  sa  faveur 
des  monuments  écrits,  actuellement  présen- 
tables. La  tradition  orale  n'existe  pas  pour 
ces  inexorables  censeurs,  pas  plus  la  tradition 
del'Eglise  Humaine  que  les  autres.  Leur  hyper- 
critique   est   une   critique   excessive,    qui  ne 
procède  ni  de  la  piété,  ni  de  la  foi,  ni  même 
de  la  raison  ;  elle  doit  conduire,  si  elle  n'est 
contenue  par  l'autorité  et  réfutée  par  la  vraie 
science,  aux  plus  déplorables  excès.  En  soi,  ce 
n'est  pas  autre  chose  que  le  libre  examen  de 
Luther  appliqué,  non  plus  aux  Ecritures,  mais 
aux    traditions.    A   entendre    ces  novateurs, 
nul   n'a  de  l'esprit,  hors  eux  ;  et  jusqu'à  eux 
l'Eglise  n'a  pas  eu  le   sens  critique.  En  lui 
appliquant  leur  savoir,  ils  vont  la  tirer  d'une 
trop  longue  enfance  et  l'élever  jusqu'à  la  viri- 
lité du  savoir  parfait.  Bellarmin,  Baronius,  les 
reviseurs    du    Bréviaire   et   du   Martyrologe, 
étaient  de   petits   esprits  ;  les  grands  esprits, 
ce  sont  les  hommes  de  notre  temps,  les  prêtres 
qui  ont  obtenu  le  visa  de  l'Université. 

Jusqu'à  la  fin,  Gaume  tint  bon  pour  sa 
critique  des  classiques  païens,  qu'il  considère 
avec  raison  comme  de  pauvres  historiens,  de 
piètres  philosophes,  de  petits  esprits  et  de 
véritables  empoisonneurs.  Ses  adversaires 
avaient  beaucoup  usé  contre  lui  du  procédé 
enfantin  qui  consiste  à  prêter  des  choses 
absurdes  à  l'adversaire  et  à  réfuter  avec  force 
les  absurdités  qu'on  lui  prête  gratuitement, 
(iaume  repousse  ces  accusations;  il  n'a  jamais 
nié  que  l'Eglise  ait  sauvé  les  classiques  grecs 
et  latins  ;  il  n'a  jamais  nié  qu'elle  s'en  soit 


rvi  ;  il  dit  seulement  qu'il  ne  faut  pas  s'en 
servir  sani  prudence  eL  a  l'exclusion  des  clas- 
siques chrétien- ;  et  sa  motion  se  ramène-à 
une  proposition  générale  ;  c'est  qu'il  faut  chris- 
tianiser l'enseignement  des  jeunes  chrétiens, 
et  ne  pas  les  instruire  comme  s'ils  étaient  des 
païens  d'Athènes  ou  de  Home.  On  ne  voit  | 
que  l'auteur  de  celte  motion  puisse  être  honni 
comme  un  philosophe  en  sabot  ;  bien  moins 
encore  traité  comme  un  impie. 

Mgr  Canine  était  le  répondant  d'une  très 
honnête  librairie  qui  s'est  mise  en  frais  pour 
quatre  Pères  de  l'Eglise  et,  entre  autres,  a 
édité  Rohrbacher.  Mgr  Gaurne  était  l'ami  per- 
Bonnel  des  Veuillot,  des  Bonnetty,  des  Ventura, 
des  Ségur  ;  il  était  de  ceux*  dont  l'amitié 
honore  ceux  qui  en  sont  l'objet.  Mgr  Gaume, 
auteur  du    Catéchisme   de  per,  \ce,    des 

Trois  Home,  du  Manuel  des  confesseurs,  de 
Y  Histoire  de  la  société  domestique,  du  Traite 
du  Samt-Esprit,  du  Ver  Rongeur,  de  la  Révo- 
lution, des  Biographies  évangéliques  el  de  cin- 
quante opuscules  où  la  piété  s'appuie  sur  le 
savoir,  est  un  de  ces  hommes  que  l'histoire 
contemporaine  glorifie,  heureuse  de  rendre 
hommage  à  la  justesse  de  leurs  idées,  à  l'éten- 
due de  leur  science  et  à  l'intensité  de  leur 
dévouement.  Pie  IX,  en  l'élevant  Motu  proprio 
à  la  prélature,  avait  donné,  à  son  dévouement, 
à  ses  vertus,  et  à  son  savoir,  la  plus  haute 
consécration.  En  revanche,  lorsqu'on  lui 
parlait  de  décorer  je  ne  sais  quel  vicaire 
général  d'Orléans:  Non,  non;  répétait-ii,  j'en 
est  bien  assez  d'un  bâtard. 

Nous  visitions  Mgr  Gaume  la  veille  de  sa 
mort.  Le  lendemain,  d'un  soubresaut  vigou- 
reux, il  s'assit  sur  son  lit  et  se  mit  à  sourire: 
«  La  Vierge  !  la  sainte  Vierge  qui  vient  m'ap- 
peler.  »  A  celte  apparition,  il  retomha  sur  sa 
couche  ;  il  était  mort.  Le  ciel  venait  de  s'ouvrir 
à  la  continuité  de  ses  généreux  combats. 

A  propos  de  la  résurrection  des  ordres  reli- 
gieux, nous  avons  suffisamment  parlé  dedom 
Guérangeret  duPère  Lacordaire.  A  l'occasion, 
il  faut,  sur  ce  dernier,  ajouter  un  mot,  c'est 
que  Lacordaire  était  sans  doute  un  très  bon 
religieux;  malgré  ses  incontestables  vertus, 
dès  que  la  mauvaise  nature  prenait  le  dessus 
en  lui,  ce  n'était  plus  qu'un  homme  d'un 
monstrueux  égoïsme  et  d'un  insupportable 
orgueil.  En  preuve,  on  peut  citer  sa  protes- 
tation à  saint  Hoch  contre  le  coup  d'Etat  de 
1851  et  la  résolution  qu'il  prit  à  la  suite,  de 
descendre  de  chaire,  sous  ce  prétexte  que  sa 
parole  n'était  plus  libre.  Même  dans  les 
chaînes,  le  verbe  de  Pieu  n'est  pas  lié,  disait 
saint  Paul  ;  un  véritable  apôtre  peut  toujours 
parler,  et  si  ce  n'est  à  temps,  ce  sera  à  contre- 
temps. C'est  exagérer  jusqu'au  ridicule  de 
comparer  Napoléon  III  à  ces  fous  d'empereurs 
qui  faisaient  couper  les  langues  ou  pilaient 
leurs  détracteurs  dans  un  mortier.  Ce  qui 
était  vrai  pour  le  Père  Lacordaire  devait  né- 
cessairement l'être  pour  tout  le  monde.  Si, 
prétextant  Je  défaut  de  liberté,  les  curés  de 
Paris,  que  dis-je?  les  curés  de  France  avaient 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈME 


tous  refusé  de  monter  en  chaire,  je  suppi 
que  les  évêqnes  auraient  eu,  pour  celte  gn 
des  prédicateurs,  de  médiocres  ménagements. 
Evidemment  une  tel  le  conduite  n'est  ni  louable, 
ni  permise.  Lacordaire  lui-même  le  sentit  si 
bien  que,  descendu  de  chaire  avec  fracas,  dans 
Paris,  il  remontait  bientôt  en  chaire  à  Tou- 
louse. A  Toulouse,  s'il  ne  prêcha  qu'en  carême, 
ce  n'est  pas  que  la  liberté  lui  manquât,  c'est 
que  sa  force  musculaire  ne  répondait  plus  à 
sa  puissance  d'esprit  :  il  aima  mieux  descendre 
de  chaire  que  de  descendre  dans  l'estime. 

Ce  défaut  de  Lacordaire  va  se  retrouver 
dans  son  illustre  ami,  Montalembert. 

Charles  Forbes  de  Montalembert  é! ait  né 
à  Londres  en  1810,  d'une  mère  anglaise  ;  ce 
n'était  qu'un  métis  de  France.  Dans  son 
enfance,  il  étudia  en  Angleterre  et  selon  les 
méthodes  anglaises.  Son  père  était  ambassa- 
deur: les  événements  le  conduisirent,  dans  sa 
jeunesse,  à  Stockholm  et  le  ramenèrent  bientôt 
à  Paris.  Les  lettres  qu'on  a  publiées  de  lui  à 
l'ami  Cornudet,  font  singulièrement  honneur 
à  Montalembert:  elles  montrent  avec  quelle 
ardeur  il  se  livrait  au  travail  et  avec  quel  dis- 
cernement il  menait  ses  études.  Tout  jeune, 
c'était  déjà  un  maître.  Le  sang  anglais,  l'esprit 
anglais  se  retrouvent  d'ailleurs  dans  ses  incli- 
nations. Jeune  homme,  il  voyage  en  Irlande 
et  visite  O'Connell.  Au  retour,  il  va  en  Alle- 
magne, bientôt  en  Italie:  partout  il  étudie 
avec  l'aplomb  d'un  savant,  le  goût  d'un  artiste 
et  les  élans  d'un  chevalier  qui  unit,  dans  ces 
amours,  L'Eglise  et  la  liberté  des  peuples.  Plus 
tard,  il  se  marie  à  une  demoiselle  de  Mérode  et 
le  voilà  Belge.  Ces  notes  suffisent  pour  la  vie 
privée  de  Montalembert. 

A  dix-neuf  ans,  Montalembert  se  trouve, 
avec  Lacordaire,  chez  Lamennais,  je  veux 
dire  à  son  école  et  sous  sa  direction.  Ce  fut 
le  propre  de  ce  grand  homme  d'attirer  à  lui 
tous  les  hommes  d'avenir  et  de  leur  donner, 
sinon  la  forme  définitive,  du  moins  l'impulsion 
qui  entraîne.  Tous  deux  étaient  ses  collabo- 
rateurs à  Y  Avenir  et  quand  les  pèlerins  de  Dieu 
etde  la  liberté  allèrentenSiloconsulterl'oracle 
tous  les  trois  partirent  ensemble.  A  Home, 
Lacordaire  comprit  le  premier,  non  pas  ce  que 
parler  veut  dire,  mais  ce  que  signifie  le  silence 
et  s!en  alla  ;  Montalembert  quitta  le  maître 
plus  tard,  mais  pour  suivre  son  humeur 
anglaise  de  voyageur  perpétuel.  La  Providence 

réunit  tous  les  trois  à  Munich,  où  vint  les 
trouver  l'Encyclique  Mirari  vos.  En  parlant 
comme  il  le  faisait,  Grégoire  XIII  honorait 
singulièrement  les  trois  pèlerins;  il  répondait 
à  leur  consultation  et  tranchait  la  question 
du  libéralisme  accepté  comme  une  simple 
hypothèse  favorable  à  la  défense  de  l'Eglise. 
Dans  leur  inexpérience,  que  favorisa  l'enlhou- 
me  des  adversaires,  les  trois  pèlerins  tirent 
de  l'Encyclique  un  coup  de  foudre  ;  Lacor- 
dair  oumit   sans  avoir  besoin   de   rési- 

tion,  Montalembert  eut  besoin,  pour  s'in- 
cliner, des  longues  sollicitations  île  son  ami. 
Le  plus  curieux,  c'est  que  ces  deux  soumis, 


pour  tout  de  bon  et  de  la  meilleure  foi  du 
inonde,  oublièrent  celte  soumission,  pour 
revenir,  par  un  mouvement  d'approximation 
infinitésimale,  au  libéralisme.  L'un  se  11  ittera 
de  mourir  en  catholique  pénitent  el  en  libéral 
impénitent',  l'autre,  avant  de  mourir,  écrira 
des  livres  et.  fera   des  discours  sur   la    liberté, 

mais  contre  Vidoîe  du  Vatican.  Et  leur  libé- 
ralisme ne  sera  plus  seulement  une  hypothèse, 

mais  une,  thèse   qu'ils    offriront  comme  l'idéal 

nécessaire  du  gouvernement  moderne. 

Lacordaire  et  Montalembert  se  retrouvent 
bientôt  à  Paris.  Par  une  inspiration  héroïque 
et  enfantine,  ils  se  décident,  pour  forcer  la 
main  à  Louis-Philippe,  à  la  fondation  de  l'Ecole 
libre.  La  charte  avait  promis  la  liberté  d'en- 
seiçneriKmt,  le  roi  entendait  ne  tenir  aucun 
compte  d'une  promesse  qu'il  avait  souscrite 
à  l'hôtel  de  ville  et  se  conduisait  en  malhonnête 
homme.  En  ouvrant  de  leur  propre  mouvement 
une  école,  en  s'instituant  de  leur  chef  maîtres 
d'une  école  primaire,  les  deux  amis  ne  fon- 
daient pas  la  liberté  d'enseignement,  ils  la 
prenaient.  Le  gouvernement  ferma  l'école  et 
envoya  les  deux  maîtres  en  police  correction- 
nelle. Sur  ces  entrefaites,  le  père  de  .Monta- 
lembert mourut  ;  par  son  décès,  Montalembert 
devenait  pair  de  France  ;  son  délit  pas-ait 
donc  du  tribunal  correctionnel  à  la  Chambre 
des  pairs  constituée  en  Cour  de  justice.  Dieu 
traitait  les  deux  magisters  en  enfants  gâtés 
de  la  Providence.  Les  deux  instituteurs 
parurent  à  la  barre  df  s  pairs  conscrits.  Monta- 
lembert parla  admirablement  et  révéla,  ce 
jour-là,  une  grandeur  qu'il  devait  justifier  ; 
Lacordaire  parla  mieux  encore,  il  recula  les 
bornes  de  l'admiration  et  se  montra  grand 
dans  tous  les  sens  du  mot.  Par  ces  deux 
discours,  la  liberté  d'enseignement  était 
acquise  au  droit  et  à  l'histoire  et  Louis-Philippe 
parjure  n'était  qu'un  fétu.  En  vain  des  saltim- 
banques et  des  satrapes,  pendant  douze  ans, 
conspireront  contre  la  liberté,  ils  ne  prépa- 
reront qu'avec  plus  d'éclat  le  balayage  du 
trône  et  la  conquête  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement. 

Dans  quelques  années,  Montalembert  à  la 
Chambre,  Lacordaire  à  Notre-Dame,  Veuillot 
à  Y  Univers  forment,  en  dehors  des  cadres 
ecclésiastiques, un  triumvirat  qui  sert  l'opinion, 
l'entraîne  et  la  domine.  L'un  est  le  tribun  qui 
jette  à  la  France  des  paroles  enflammées; 
l'autre  est  le  poète  lyrique  de  l'éloquence 
chrétienne  ;  le  troisième  est  l'esprit  souple  et 
fertile,  qui  soutient  les  deux  autres  et  accroît 
leur  puissance.  Veuillot  n'aurait  pu  prononcer 
ni  les  conférences  de  l'un,  ni  les  discours  de 
l'autre,  mais  après  l'instant  de  leur  fugitif 
éclat,  il  reste  l'écho  qui  les  répète  et  aug- 
mente leur  crédit.  Noble  fraternité',  qui  eut 
dû  fondre  en  une  ces  trois  intelligences  et 
montrer,  à  la  terre,  le  {dus  bel  échantillon  de 
l'apostolat.  Malheureusement,  les  deux  autres 
firent  bande  à  part,  dans  une  petite  coterie 
politique  ;  Veuillot  resta  avec  son  amour  mé- 
connu, décrié  et  trahi. 


584 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


En  attendant  la  cruelle  <'t  Funeste  séparation, 
tous  trois  prennent,  sous  la  haute  direction  de 
Mgr  Pariais  el  <l<;  <lom  Cuéranger,  une  pari 
très  active  à  la  croisade  pour  la  liberté  des 
écoles.  Montalembert,  comme  chef  ostensible, 
dresse  le  programme  de  la  lutte  et  trace  le  plan 
de  la  campagne.  Ses  discours  sont  des  évé- 
nements. Veuillot  est  là  chaque  matin  sur  la 
brèche  entr'ouverte  et  travaille  tout  le  jour 
à  l'agrandir.  Lacordaire,  plus  éloigné  de 
l'arène,  soutient  le  courage  des  combattants. 
L'épiscopat  est  unanime  ;  la  France  ecclé- 
siastique n'a  qu'un  cœur  et.  qu'une  âme  pour 
la  revendication  du  droit  divin  de  la  sainte 
Eglise  et  du  droit  sacré  des  familles.  Il  y  a 
peu  d'aussi  belles  années  dans  les  annales 
ecclésiastiques  des  Francs. 

La  chute  de  Louis-Philippe  ne  change  rien 
à  la  stratégie  du  combat,  elle  en  augmente 
seulement  les  soucis.  L'incertitude  du  gouver- 
nement, l'éclat  du  socialisme,  les  complots  de 
l'anarchie  eussent  dû  rapprocher  les  esprits  et 
délivrer  du  péril  en  augmentant  les  gloires 
du  triomphe.  Depuis  trois  ans,  le  bâtard  de 
la  Savoie  a  publié  à  Paris  son  plan  de  bâtar- 
dise doctrinale.  Au  10  décembre,  l'arrivée  de 
Falloux  au  ministère  fait  monter  au  pouvoir 
les  idées  soi-disant  libérales  de  Dupanloup. 
La  loi  sur  l'instruction  publique,  objet  jusque- 
là  de  vœux  unanimes  el  d'unanimes  efforts, 
coupe  en  deux  l'armée  catholique,  rejette  les 
braves  dans  l'opposition  et  n'appelle  à  l'action 
que  les  impuissants.  Ce  réveil  chrétien,  cette 
renaissance  catholique,  nés  au  Concordat,  sous 
l'aile  du  Génie  du  christianisme,  fidèles  jusque- 
là,  à  travers  les  vicissitudes,  au  mot  d'ordre 
de  la  Providence,  se  trouvent  ajournés,  puis 
compromis,  enfin  détruits  au  profit  de  la 
révolution,  toujours  prête  à  profiter  de  nos 
fautes.  C'est  de  là  que  sont  sortis  tous  nos 
malheurs  ;  et  quand  j'entends  célébrer  Du- 
panloup, je  me  demande  où  ont  l'esprit  les 
panégyristes  de  cet  homme  néfaste,  esprit 
fermé,  sectaire  violent,  rompu  à  toutes  les 
ruses  de  la  diplomatie,  mais  condamné  au  pire 
des  châtiments  de  l'orgueil,  à  l'impuissance. 

Je  n'ai  plus  à  raconter  cette  histoire  (1). 
Le  nom  de  Montalembert  nous  ramène  à  ses 
écrits.  Par  un  don  heureux,  Montalembert 
était  également  propre  à  monter  à  la  tribune 
et  à  prononcer  d'éloquents  discours,  nés  tout 
vivants  des  belles  flammes  de  son  âme  ;  et  à 
s'enfermer  des  mois  et  des  années  dans  sa 
bibliothèque  pour  étudier  l'art  ou  l'histoire  et 
en  écrire  des  volumes.  La  collection  des  œuvres 
complètes  qu'il  fit  à  notre  demande  expresse, 
lorsque  le  gouvernement  impérial  l'eut  rem- 
place, comme  député,  par  un  chambellan, 
compte  neuf  volumes,  qu'il  augmenta  plus 
tard  des  sept  volumes  de  Y  Histoire  des  moines 
d'Occident.  C'est  là  le  monument  littéraire  de 
Montalembert,  l'œuvre  d'un  homme  qui  est 
plutôt  une  âme  qu'un  esprit. 


Les  discours  de  Montalembert  forment  trois 
volumes:  ils  vont  du  procès   de  l'école  libre 
aux   congrès  de  Malines,  de  la  pleine  affirma- 
tion du   droit  à   une  sorte  de  désespérance. 
Dans  la  carrière  oratoire,  Montalembert,  sous 
Louis-Philippe,    sous   la   République  et  sous 
l'Empire,    représente  la  même   cause  :  la  li- 
berté. Qualisab  in  cœpto  :  tel  il  était  au  com- 
mencement, tel  il  est  à  la  fin.  Dans  son  esprit, 
il  n'y  a  pas  d'incertitude  :  dans  son  cœur,  pas 
d'hésitation  ;  sur  ses  lèvres,  avec  les  réserves 
nécessaires,  la  liberté.  Montalembert  ne  nie  pas 
l'autorité  ;  mais  il  n?   veut  pas  que  l'autorité 
simplifie    sa  tâche  en  supprimant  la  liberté, 
et  comme  l'autorité  abuse  souvent  de  ses  pré- 
rogatives, qu'au  lieu  de   gouverner  elle  com- 
met des  excès  ou  des  crimes,  Montalembert  se 
lève  avec  l'autorité  de  sa  foi  et  flétrit  les  abus 
de  pouvoir  avec  une  suprême  énergie  de  cons- 
cience.  En  Orient,  en  Italie,   en  Calicie,   en 
Suisse,  en  France,  il   trouve   successivement 
l'occasion  de  ses  triomphes  oratoires.  Ici,  par 
orateur,  il  ne  faut  pas  entendre  seulement  un 
homme  qui  parle  avec  facilité  et  éloquence  ;  il 
faut  entendre  l'homme  qui  représente  la  foi  et 
la  conscience  violées,  qui  les  venge  avec  une 
ardeur  victorieuse,  qui  flétrit   les  coupables 
avec  un  fer  rouge  et  s'élève,  dans  l'estime  du 
genre  humain,  au    plus  haut  sommet  de   la 
considération.  —  Plus  d'une  fois,  Montalem- 
bert s'est  élevé   jusque-là  ;  il  y   a  en  lui  de 
l'apôtre  et  du  prophète  ;  nous   avons    ici  des 
grandeurs  que   ne  soupçonnèrent   môme  pas 
Cicéron  et  Démosthènes. 

En  même  temps,  Montalembert  poursuivait 
une  campagne  contre  le  Vandalisme  dans  l'art. 
Par  vandalisme,  il  faut  entendre  la  destruc- 
tion imbécile  des  chefs-d'œuvre  de  notre  art 
national.  Sous  Napoléon  et  sous  les  Bourbons 
on  avait  à  peu  près  respecté  les  ruines  amon- 
celées par  la  Révolution;  sous  Louis-Philippe, 
une  bande  noire  s'était  formée,  une  sorte  de 
Sainte-Vehme  de  la  destruction.  Peut-être  n'é- 
tait-ce pas  toujours  l'impiété  qui  l'animait; 
parfois  peut-être  ne  voulait-on  qu'aligner  une 
rue  ou  agrandir  une  place.  Le  résultat  était  le 
même  ;  on  vendait  à  démolir  et  que  vendait- 
on?  Des  châteaux,  des  églises  monumentales, 
des  abbayes  célèbres.  Avec  les  abbayes  on 
faisait  des  haras  ou  des  prisons  ;  avec  les 
églises,  des  arsenaux;  avec  les  châteaux,  des 
maisons  bourgeoises.  Difficilement  on  eût  pu 
être  plus  stupide.  VictorHugo,  dansuneodeet 
dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  voua  ces  des- 
tructions à  l'horreur  de  la  postérité.  Monta- 
lembert fit  chorus  à  ces  plaintes  et, avec  le  con- 
cours d'hommes  comme  Didron  et  Caumont, 
fonda  une  Revue  archéologique  et  des  con- 
grès qui  se  mirent  à  inventorier  les  richesses 
monumentalesde  la  France.  De  grands  monu- 
ments il  ne  reste  rien,  pas  même  des  ruines; 
mais,  grâce  à  Montalembert,  le  mouvement 
de  restauration  s'est  accentué  de  plus  en  plus. 


(1)  Cf.  Histoire  du  catholicisme  libéral,  un  vol.    in-8o  de  555  pages,  chez  Delhomme  et  Briguet, 
Paris.  * 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


588 


Aux  destructions  dos  Vandales  ont  succédé 
partout  les  restaurations  dos  archéologues.  La 
France  peut  admirer  encore  les  chefs-d'œuvre 
de  son  passé. 

Aux  triomphes  artistiques  et  aux  triomphes 
oratoires,  Montalomhert  joignit  les  triomphes 
plus  durables  de  la  science.  En  1839,  à  Stras- 
bourg, jour  de  la  fête  de  sainte  Elisabeth,  sa 
parente  par  les  Mérodo,  il  vit  des  enfants 
jouer  sur  la  tombe  de  la  sainte,  dont  ils  igno- 
raient la  gloire.  Montalembert  ne  l'ignorait 
guère  moins  que  les  enfants:  il  s'enquit  de 
cette  légende,  l'étudia  avec  amour  et  bientôt 
en  écrivit  l'histoire.  C'est  le  propre  de  Mon- 
talembert qu'entre  concevoir  et  exécuter  une 
œuvre,  il  n'y  a  jamais  longtemps  ;  et  c'est  son 
honneur  qu'à  chaque  oeuvre  qu'il  produit,  il 
dompte  l'opinion  et  lui  fait  partager  son  sen- 
timent. La  chère  sainte  Elisabeth,  duchesse 
de  Thuringe,  veuve  dès  sa  jeunesse,  épouse, 
mère,  amie  des  pauvres,  devint  le  modèle 
auquel  toutes  les  femmes  voulurent  se  rap- 
porter. On  ne  jura  plus  que  par  sainte  Elisa- 
beth, et  des  écrivains,  comme  Ghavin  de 
Malan,  l'historien  de  saint  François  d'Assise  et 
de  sainte  Catherine  de  Sienne,  voulurent  cou- 
rir sur  les  brisées  de  Montalembert.  Ce  fut 
une  mode  d'écrire  les  vies  des  saints,  dans 
des  formes  archaïques,  légendaires,  parfois 
romanesques,  intéressantes  daus  leur  nou- 
veauté, mais  banales  à  en  être  ridicules,  si 
elles  veulent  constituer  un  genre.  —  La 
sainte  Elisabeth  de  Montalembert  est  un 
chef-d'œuvre  ;  elle  dilate  l'âme  et  en  prend 
possession.  Il  fait  bon  de  la  vivre,  mais  il  ne 
faut  pas  en  faire  son  type  ni  en  multiplier  les 
exemplaires. 

Montalembert  le  comprit  ;  s'il  fut  original, 
ils  s'abstint  de  s'imiter.  Lorsqu'il  vint,  nou- 
veau Mabillon,  à  l'Histoire  des  moines  d'Oc- 
cident, il  l'écrivit  dans  les  formes  sévères  de 
l'histoire,  avec  une  grande  sûreté  d'informa- 
tion, une  grande  abondance  d'érudition,  le 
charme  du  récit  et  la  noblesse  du  style.  L'é- 
cueil  d'un  tel  livre,  c'est  que  la  plupart  des 
moines  se  ressemblent.  Beaucoup  d'entre  eux 
sont  originaux,  mais  la  variété  des  types  et  les 
écarts  même  de  l'originalité  ne  s'éloignent  pas 
beaucoup  de  l'unité  des  formes.  La  seul  chose 
qui  change,  dans  le  livre,  ce  n'est  pas  îe  héros, 
c'est  le  cadre.  Le  monachisme  a  été,  en  effet,  en 
Europe  pendant  mille  ans  et  plus,  la  forme 
préférée  de  l'activité  ecclésiastique.  Depuis  les 
invasions  des  barbares,  les  moines  sont  par- 
tout ;  ils  aménagent  les  bois,  les  eaux  et  les 
champs;  ils  apprivoisent  les  hommes,  les  civi- 
lisent, les  initient  à  toutes  les  pratiques  du 
travail,  de  l'industrie  et  de  la  vie  sociale;  ils 
bâtissent  des  monastères  qui  deviennent  des 
villes;  ils  créent  des  prieurés  et  des  granges 
qui  deviennent  des  villages.  Les  institutions 
monastiques,  c'est  le  moule  de  la  civilisation 
chrétienne,  dont  les  moines  sont  les  thauma- 
turges. 

Montalembert,  l'un  des  premiers,  avait  eu 
la  gloire  de  le  comprendre;  il  eut  le  mérite  con- 


sidérable  de  le  faire  entendre  à  son  siècle  ;  il  se 
consuma  à  la  lâche  et  mourut  avant  d'atteindre 
Le  terme  do  son  chef-d'œuvre.  Tan!  et  si  bien 
que  saint  Bernard,  objet  premier  de  sa  voca- 
tion historique,  dont  il  esquissa  La  grande 
figure,  n'a  pas  sa  place  dans  L'ouvrage  do  Mon- 
talembert. 

Je  ne  m'attarde  pas  à  louer  Montalembert  ; 
je  l'ai  connu,  je  l'ai  aimé,  comme  j'ai  aimé 
Veuillot,  Gousset,  Parisis,  Fie,  Plantier,  tous 
les  maîtres  d'une  génération  où  je  ligurais  de 
bonne  heure  comme  disciple  résolu.  Mon  âme 
s'est  formée  au  soleil  de  ces  intelligences. 
Montalembert  et  Veuillot  m'ont  tenu  sur  les 
fonts  de  la  publicité  ;  ils  ont  honoré  mon  bap- 
tême de  généreux  pronostics;  je  les  en  re- 
mercie. Les  encouragements  décuplent  la  force 
d'une  âme  ;  si  elle  ne  justifie  pas  toutes  les 
espérances  de  ses  amis,  elle  ne  se  plaindra  ja- 
mais de  leur  générosité,  mais  que  ces  temps 
sont  loin  !  nous  assistons  présentement  au 
triomphe  des  intrigants  et  des  aventuriers. 
La  proscription  nous  épargne  les  opprobres  de 
la  fortune,  elle  nous  met  en  demeure  de 
justifier  les  espérances  de  nos  parrains. 

La  correspondance  de  Montalembert  n'a 
pas  encore  paru,  sauf  pour  ses  lettres  de  jeu- 
nesse. Les  correspondances  de  Lamennais,  de 
Lacordaire,  d'Ozanam,  de  Veuillot  ont  vu  en 
partie  le  jour  ;  Montalembert  reste  enseveli 
dans  les  ténèbres.  Ses  articles  dans  la  corres- 
pondance de  Lausanne  ont  même  été  sup- 
primés par  arrêt  de  justice.  Ce  silence  a-t-il 
pour  objet  de  ménager  les  amours-propres  ou 
de  ne  pas  compromettre  le  glorieux  souvenir 
deMontalembert?Nousl'igtiorons  ;  nous  savons 
seulement  que  Montalembert,  très  franc,  très 
loyal, ne  dissimulait  pas  grand  chose  au  pu- 
blic et  ne  ménageait  rien  ni  personne  dans  ses 
lettres.  Nous  ne  croyons  pas  autrement  que 
des  torts,  même  réels,  même  graves,  puissent 
diminuer,  pour  cette  belle  âme,  l'estime  de 
l'hi3toire. 

Montalembert  était  sans  doute  grand  par 
lui-même  ;  mais  il  y  avait  en  lui  un  certain 
faible  qui  lui  faisait  chercher  les  conseils  et 
aimer  quelque  dépendance.  D'abord,  il  suivit 
Lamennais;  puis  Parisis,  Gousset  et  Guéran- 
ger  ;  à  la  fin  Lacordaire  et  Dupanloup.  En 
passant  sous  ces  trois  directions,  il  en  prit  la 
teinte.  Sous  la  direction  de  Lamennais,  c'est  le 
lutteur  intrépide;  sous  la  direction  de  Parisis 
et  de  Guéranger,  c'est  le  grand  orateur;  sous 
l'entrainoment  de  Dupanloup,  c'est  toujours 
une  belle  âme,  mais  il  se  cloître  dans  le  par- 
ticularisme libéral  ;  il  devient  amer,  rancu- 
neux,  presque  violent,  parce  qu'il  est  devenu 
étroit  et  obscur.  Cet  homme  n'était  pas  fait 
pour  une  cotte  de  tôle  libérale. 

Montalembert,  qui  avait  un  château  près  de 
Villersexel,  aimait  beaucoup  le  doyen  du 
canton  Pierre  Manille,  et,  à  force  d'instance, 
avait  réussi  à  l'entraîner  jusqu'à  Paris.  Ma- 
bille  était  l'hôte  de  Montalembert,  un  jour  de 
réception,  chose  bien  nouvelle  pour  ce  pro- 
vincial. Assis  sur  le  canapé  à  côté  de  la  mal- 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIÇ 


tro-  '  i  maison,  il  B'enquérail  de   chaque 

visiteur   avec  bou  franc  parler  et  ane  naïveté 
pleine  d'esprit.   Vinrent  snccessivement  Fois- 

.  Palloux,  Broglie,Cochin  et  autres  gros  per- 
som:  iges,  que  Mabille  esquissait  d'un  trait  pi- 
quant. A  la  fin,  sans  sonner  et  .-.ans  se  soucier 
d'aucune  forme  de  politesse,  'titre  un  prêtre 
qui  ne  salue  pas  et  qui  s'avance  comme  un 
dominateur.  «  Et  celui-ci  qui  entre  sans  céré- 
monie? demande  Mabille. —  Celui-ci,  répond 
la  dame,  c'est  le  mauvais  -énie  de  mon  mari, 
c'est  M.  l'abbé  Dupanloup.  » 

Si  funeste  qu'ait  été  l'influence  de  cet 
homme,  il  faut  mettre  les  œuvres  de  Monta- 
ient berl  très  au-dessus  deVOpus  tumultuarium 
de  l'évoque  d'Orléans.  Dupanloup  a  écrit 
toute  sa  vie  sans  jamais  rien  étudier;  il  fai- 
sait même  écrire  d'autres  à  sa  place  et  La- 
grange  se  vantait  d'avoir  fait  du  bruit  sous  un 
autre  nom.  Laurange  avait,  en  effet,  le  stylo 
convulsionnaire.  propre  à  cette  collaboration. 
Montalembert,  lui,  est  un  vrai  savant,  un  éru- 
dit  même,  un  homme  de  soùt,  un  esprit  dé- 
voué, une  âme  éloquente.  Ses  rouvres  d'art,  ses 
œuvresd'histoire,  ses  œuvresde  littérature, ses 
discours  surtout  le  classent  parmi  les  grands 
maîtres.  C'était  le  propre  de  cet  homme  d'at- 
teindre d'emblée  à  la  perfection  et  de  consa- 
crer tous  ses  efforts  au  triomphe  de  la  vérité. 
C'était  un  grand  champion,  a  dit  Pie  IX  ; 
mais  il  avait  un  ennemi,  la  superbe  »  ;  et 
Dupanloup  qui  sut  l'exploiter. 

A  côté  de  Montalembert,  un  peu  au-dessous, 
un  homme  qui  marqua  bien  dans  son  siècle, 
fut  Ozanam.  Des  enlhousiates  ont  même  voulu 
appeler  le  xix"  siècle,  le  siècle  d'Ozanam  : 
c'est  là  une  de  ces  exagérations  de  l'amitié, 
qui  ne  peut  être  que  le  mensonge  des  bonnes 
gens.  Le  lecteur  en  jugera. 

Antoine-Frédéric  Ozanam  était  né  en  1813, 
à  Milan,  où  les  guerres  de  l'Empire  avaient 
conduit  sa  famille.  Ce  fut  un  enfant  précoce, 
parfois  souffreteux  ;  à  1G  ans,  il  était  bache- 
lier. Apres  deux  ans  passés  dans  une  étude 
d'avoué  à  Lyon,  il  vint  à  Paris  étudier  en 
droit.  Pendant  ses  études,  il  partagea,  avec 
des  amis,  deux  inspirations  qui,  de  bonne 
heure,  appelèrent  sur  sa  personne  un  reflet 
de  gloire  :  nous  voulons  parler  de  la  société 
de  Saint-Vincent  de  Paul  et  des  conférences 
de  Notre-Dame. 

Avant  1830,  il  ne  manquait  pas,  à  Paris,  de 
sociétés  charitables  ;  1830  les  avait  détruites 
et  avait  pour  devise  :  Enrichissez-vous.  S'en- 
richir, c'est  un  beau  sort;  mais  si  les  uns 
s'enrichissent,  par  une  sorte  de  fatalité, 
d'autres  s'appauvrissent  dans  la  même  pro- 
portion. Alors  la  société  ne  compte  pas  seu- 
lement des  pauvres,  comme  elle  en  aura  tou- 
jours, mais  elle  tombe  en  proie  au  paupé- 
risme, mal  plus  profond,  terrible  surtout 
dans  les  capitales,  où  les  pauvres  demandent 
à  vivre  en  travaillant  où  à  mourir  en  combat- 
tant. En  1833,  des  jeunes  gens  qui  prenaient 
leurs  repas  à  la  pension  Bailly  et  se  rencon- 
traient à  la  société  des  bonnes  études,  se  dirent 


entre   eux    qu'il    ne  Buffi  -  d'avoir 

conférences  d'histoire,  qu'il  fallait  fonder  une 
conférenci  dt  charité.  Ce  mot  fut  une  révéla- 
tion. Huit  de  ces  je  -  se  réunirent  i 
la   pension  Bailly  et   Be    promirent  de   tenir 

ince  régulière.  La  séance  s'ouvrait  par  une 
lecture  dans  Y  Imitation  et  un  chapitre  «le  la 
vie  de  saint  Vincent  de  Paul  ;  puis  cliacun 
parlait  des  pauvres  rencontrés  dans  la  se- 
maine et  du  secours  dont  ils  pouvaient  avoir 
besoin  ;  ensuite  les  membres  se  partageaient 
des  bons  et  terminaient  la  séance  par  une  pe- 
tite quête.  La  quête  entre  étudiants  ne  pou- 
vait produire  grand  chose.  Mais  Bailly,  le 
maitre  de  pension,  n'était  pas  seulement 
l'hôtelier  de  la  société  des  bonnes  éludes,  il 
publiait  encore  la  Tribune  sacrée  et  bientôt 
Y l'nirers.  Ce  papa  Bailly  était  un  omnibus  en 
chair  et  en  os  :  tout  à  tous,  pour  les  rattacher 
tous  à  Jésus-Christ,  Bailly  fit  travailler  ses 
jeunes  gens  pour  la  Tribune;  il  ne  payait  pas 
leurs  articles,  mais  à  la  quête,  il  laissait  tom- 
ber ostensiblement  cinq  ou  six  pièces  de 
cinq  francs  dans  la  bourse,  les  donnant 
comme  fruit  de  la  collaboration  de  quelques 
membres  de  la  conférence  au  journal.  Ces 
dons  du  Père  Bailly  furent  la  source  d'un 
nouveau  Pactole,  qui  allait  devenir  un  grand 
fleuve  et  arroser  la  terre  des  pauvres  gi  : 

Le  dessein  qu'avait  fait  naître  cet'e  confé- 
rence, c'était  la  réconciliation,  par  les  œuvres 
de  charité,  de  ceux  qui  n'ont  pas  avec  ceux 
qui  ont  trop.  Cette  conférence  en  engendra 
une  seconde,  puis  dix,  puis  cent,  puis  mille, 
puis  cent  mille.  Aujourd'hui  les  conférences 
de  Saint-Vincent  de  Paul  existent  dans  les 
cinq  parties  du  monde,  jusque  dans  les  îles 
de  l'Océanie  :  en  1877,  leur  budget  dépassait 
sept  millions  par  an  et  depuis  la  fondation  en 
1833,  atteint  106  millions  et  plus.  Sept 
millions  par  an  donnés  aux  pauvres  par  les 
étudiants,  ce  n'est  pas  seulement,  comme  di- 
sait Lacordaire,  la  plus  belle  des  vertus  mise 
sous  la  meilleure  des  gardes  ;  c'est  un  grand 
appoint  pour  la  solution  du  problème  social, 
comme  on  dit  très  bien,  depuis  que  la  société 
est  devenue  un  problème. 

L'autre  inspiration  d'Ozanam  qui  est  deve- 
nue une  institution,  ce  sont  les  conférences 
de  Notre-Dame.  En  1832,  ^erbet  avait  ins- 
titué des  conférences  en  faveur  de  la  jeunesse 
chrétienne,  pour  servir  de  contre  poison  aux 
doctrines  rationa'istes  de  l'Université.  Gerbet, 
esprit  profond,  faisait  cela  à  ravir,  mais  dans 
un  petit  cercle.  Lacordaire,  qui  avait  une 
grande  voix  et  une  âme  de  feu,  était  alors 
aumônier  à  Stanislas  ;  il  fit  aussi  des  confé- 
rences qui  enivrèrent  les  étudiants  et  atti- 
rèrent l'attention  de  Paris.  Lacordaire,  dans 
la  chapelle  de  Stanislas,  c'était  un  lion  en 
cage.  Les  étudiants,  Ozanam,  Lallier,  La- 
mache,  se  dirent  entre  eux  qu'il  fallait  porter 
l'aumônier  à  Notre-Dame.  Une  supplique  fut 
adressée  à  l'archevêque,  Louis  de  Quélen.  Le 
prélat  reçut  les  étudiants,  causa  avec  eux  et 
fut  comme  frappé  d'un   pressentiment,  que 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUINZIKMK 


quelque  chose  de  grand  allait  naître.  Gomme 
marque  de  bonne  volonté,  il  décida  qu'il  y 
aurait,  chaque  dimanche,  dans  la  soirée,  une 
conférence  à  Natre— Dame  ;  et  chargea  de  ces 
sept  conférences,  tes  sept  orateurs  les  plus  en 
vue  delà  capitale.  On  Be  traînait  alors  dans 
la  vieille  ornière  de  Bourdaloue  :  exorde,  di- 
vision, trois  points,  péroraison.  Bourdaloue 
était  devenu  Maury,  puis  Frayssinous  ;  le 
plus  retentissant,  de  ses  successeurs,  c'était 
Dupanloup,  parole  ardente,  mais  esprit  fermé 
et  plutôt  létrograde.  Les  sept  oracles  de  l'élo- 
quence parlèrent  ù  Notre-Dame  comme  s'ils 
eussent  parlé  dans  un  chaudron  sans  écho. 
L'année  suivante,  les  étudiants  revinrent  à 
la  charge.  Les  sept  avaient  fait  four;  ils  ré- 
clamèrent Lacordaire.  Lacordaire  avait  contre 
lui  tous  les  oracles  imbéciles,  et,  par  ses  té- 
mérités, autorisait  leur  opposition.  L'arche- 
vêque l'eut  agréé,  mais  il  craignait.  Enfin  il 
se  décida  et,  en  1835,  Lacordaire  montait 
dans  la  chaire  de  Notre-Dame. 

Lacordaire  était  l'homme  de  Dieu,  le  Pin- 
dare  surnaturel  qui  allait  enchaîner  la  jeu- 
nesse par  les  chaînes  d'or  de  l'éloquence  et 
transformer  la  parole  de  l'Evangile,  ou  plu- 
tôt lui  attribuer  une  nouvelle  force.  La  suite 
est  connue.  Lacordaire  et  Havignan  alter- 
nèrent d'abord,  sur  un  mode  différent,  se 
complétant  l'un  par  l'autre.  Aux  conférences 
qui  ne  s'adressaient  guère  qu'à  l'esprit,  fut 
ajoutée  la  retraite  de  la  semaine  sainte  et  les 
Pâques  à  Notre-Dame.  Ce  sont  des  événe- 
ments héroïques,  et  dont  je  ne  parle  pas  sans 
émotion.  L'esprit  éclairé  avait  entraîné  les 
cœurs.  Les  confessionnaux  avaient  revu  des 
foules  de  pénitents.  Quatre  mille  communiants 
s'étaient  assis  à  la  table  sainte  de  Jésus-Christ. 
Le  bourdon  de  Notre-Dame  en  avait  averti  la 
France  et  la  France  s'était  retrouvée  chré- 
tienne aux  ébranlements  de  la  vieille  cloche. 

Depuis,  cette  même  chaire  a  vu  se  succéder 
Plantier,  Félix,  Matignon,  Uoux,  Monsabré, 
d'HuIst  ;  aujourd'hui  c'est  un  Père  Elourneau 
qui  l'occupe  ;  je  pense  qu'il  lui  a  poussé  des 
ailes  d'aigle.  Mais  aujourd'hui  on  est  trop 
malin  pour  retrouver  l'éloquence.  Nous  avons 
perdu  la  simplicité  des  belles  âmes  qui  rendent 
un  son  naturel,  profond,  pénétrant  jusqu'au 
sublime.  Ou  plutôt  tout  le  monde  est  sublime 
et  du  sublime  au  ridicule,  il  n'y  a  qu'un  pas, 
il  n'y  en  a  pas  deux  :  mediocriôus  esse  poetis 
non  licet,  disait  Horace.  Qn  peut  encore  être 
médiocre  sans  permission  ;  mais  prétentieux, 
c'est  défendu  et  toujours  puni. 

Pour  revenir  à  Ozanam,  en  18.%,  il  était 
u  docteur  en  droit  et,  en  1838,  docteur  ès- 
lel.tres  ;  en  1840,  il  était  reçu  premier  au  pre- 
mier concours  d'aggrégation,  ayant  pour  con- 
currents Egger  et  Berger.  Docteur  en  droit, 
il  s'était  fait  inscrire  au  barreau  de  Lyon  et 
t  devenu  professeur  de  droit  commercial. 
L'enseignement  aurait  pu  Lui  convenir,  mais 
la  pratique  du  barreau  lui  révéla  que  si  la 
le  dernier  rempart  des  sociétés,  son 
temple  est   entouré   d'immondices  ;    ces   im- 


mondices   pénètrent   dans    les   sacrés    pai 

parfois  même  montent  sur  l'autel,  el  pn  que 
toujours  empoisonnent  les  prêtres  de  la 
déesse  Thémis.  Docteur  es-lettres,  Ozanam 
fut  professeur  de  rhétorique  à  Stanislas; 
agrégé,  il  fut  appelé  à  la  suppléance  de  Pau- 

riel,  pins    titulaire  de  la   chaire  de    littérature 

étrangère  à  la  Sorbonne.  Entre  temps,  il  pu- 
bliait ses  éludes  sur  la  doctrine  de  eainl  Si- 
mon, il  donnait  au  public  ses  deux  chancelier* 
d'Angleterre  et  collaborait  à  différentes  re- 
vues. Manifestement  c'était  une  vie  de  sur- 
menage, une  vie  généreuse,  noble,  mais  trop 
dépensière.  La  lame  use  le  fourreau,  dit  un 
proverbe. 

En  18i8,  Ozanam  parut  à  Y  Ere  nouvelle. 
C'était  une  feuille  religieuse  qui  venait  se 
greffer  sur  la  république  et  prêcher  la  con- 
corde entre  le  christianisme  et  la  démocratie. 
L'idée  n'était  pas  fausse  ;  mais  il  y  avait  ma- 
nière de  s'y  prendre  :  c'était  de  mûrir  l'idée 
et  de  l'amener  à  l'application.  Pour  cela,  il 
fallait  des  esprits  sages.  Or,  au  lieu  d'un  chef, 
à  Y  Ere  nouvelle,  il  y  en  avait  trois  ;  au  lieu 
d'un  programme,  s'il  n'y  en  avait  qu'un,  il  y 
avait  trois  interprétations,  et,  pour  comble, 
chacune  de  ces  interprétations  avait  pour  re- 
présentant, un  irréductible.  Les  trois  tètes  de 
Y  Ere  nouvelle,  c'étaient  Lacordaire,  Ozanam 
et  Maret,  un  orateur,  un  professeur  et  un  zéro 
boursouflé.  L'orateur  seul  avait  déjà  goûté  à 
l'encre  du  journalisme  et  s'en  était  grisé  ;  il 
ne  pouvait  plus  essayer  de  ce  capiteux  breu- 
vage ;  il  se  retira  bientôt  par  la  crainte  de  se 
faire  pincer  dans  les  pièges  à  rats  de  la  presse 
quotidienne.  Ozanam,  dont  la  plume  mili- 
tante n'avait  pas  encore  essayé  de  la  guerre 
de  broussailles,  s'élança  avec  plus  de  candeur, 
mais  visa  trop  haut  et  ne  tarda  pas  à  s'aigrir. 
Maret,  démocrate  alors  fervent,  bientôt  impé- 
rialiste à  tous  crins,  ne  se  doutant  de  rien, 
essaya  de  faire  contenance.  Gallican  pétrifié 
el  fanatique,  il  pouvait  se  faire  croire  quelque 
chose  tant  qu'il  gardait  le  silence,  et  se  faire 
passer  pour  philosophe  parce  qu'il  publiait 
des  livres  sous  des  titres  philosophiques. 
Lorsqu'il  fut  mis  en  demeure  de  parler  tous 
les  jours,  il  fut  clair  qu'il  n'avait  rien  à  dire. 
M  Ere  nouvelle  n'eut  rien  de  nouveau  et  ne 
fournit  pas  de  date  :  c'est  ce  qu'on  appelle, 
dans  le  conceptualisme  d'Abailard,  le  souffle 
d'un  mot  ou  un  mot  soufflé,  synonyme  litté- 
raire d'une  vessie  qu'on  aurait  voulu  faire 
prendre  pour  une  lanterne. 

Aux  journées  de  juin,  Ozanam,  qui  avait  le 
don  des  grandes  initiatives,  devenu  garde  na- 
tional, ne  fut  pas  étranger  à  la  résolution  de 
Mgr  Affre  d'aller  mourir  sur  les  barricades. 

Depuis  lors,  Ozanam,  atteint  de  consomp- 
tion aux  reins,  ne  fut  pi  us  qu'un  homme  qui 
meurt  chaque  jour.  Tantôt  malade  à  garder 
le  lit,  tantôt  en  voyage,  allant  un  peu  par- 
tout, il  mourut  en  1853,  à  Marseille. 

Les  œuvres  complètes  d'Ozanam  forment 
onze  volumes.  Dès  1<X2!),  âgé  à  peine  de 
seize  ans,  Ozanam  avait  conçu  la  pensée  d'un 


588 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ouvrage  qui  devait  avoir  pour  litre  :  «  Démons- 
tration de  la  vérité  de  la  religion  catholique 
Fmr  l'antiquité  des  croyances  historiques,  re- 
lieuses et  morales.  »  Celte  œuvre  fut  l'occu- 
pation et  le  but  de  sa  vie.  A  dix-huit  ans,  il 
commençait  à  le  poursuivre,  ce  but,  vers  le- 
quel le  professorat  applaudi  devait,  vingt  ans 
plus  tard,  faire  le  dernier  pas.  Déjà  il  médi- 
tait et  commençait  les  études  qui  devaient 
aboutir  à  l'histoire  de  la  civilisation  aux 
temps  barbares.  La  forme  de  son  dessein  a 
changé  ;  le  dessein  a  toujours  été  le  même  : 
c'était  de  montrer  la  religion  glorifiée  par 
l'histoire. 

Ozanam,  mort  à  quarante  ans,  distrait 
d'ailleurs  de  ses  travaux  personnels  par  le 
professorat,  n'a  pu  accomplir  l'œuvre  rêvée  : 
il  n'en  a  produit  que  des  fragments.  La  partie 
antique,  celle  qui  devait  recueillir  les  tradi- 
tions de  tous  les  peuples  pour  rendre  hom- 
mage à  la  divinité  de  la  révélation,  manque 
totalement,  mais  elle  a  été  faite  par  d'autres, 
par  Gainet  en  France,  par  Lucken  en  Alle- 
magne et  surtout  par  les  96  volumes  des 
Annales  de  Bonnetty.  De  la  partie  moderne, 
du  monument  conçu  par  Ozanam,  nous  ne 
possédons  que  les  commencements  et  la  fin, 
les  leçons  sur  la  civilisation  au  v°  siècle,  les 
études  germaniques,  les  recherches  sur  les 
écoles  franciscaines  de  l'Italie  et  les  études 
sur  la  Divine  comédie  du  Dante.  Le  surplus  de 
ses  œuvres,  lettres,  discours,  fragments,  ce  ne 
sont  que  des  hors-d'œuvre  ou  des  ébauches, 
esquisses  où  l'on  reconnaît  le  ferme  esprit  de 
l'architecte,  mais  où  l'on  ne  peut  plus  admi- 
rer son  ouvrage. 

Au  ve  siècle,  il  semble  que  tout  va  finir. 
L'historien  trouve  deux  civilisations  en  pré- 
sence :  l'une  païenne,  l'autre  chrétienne, 
chacune  avec  ses  destinées,  ses  lois,  sa  litté- 
rature. D'un  côté  le  paganisme  survit  dans 
les  esprits,  les  mœurs  et  les  institutions.  Per- 
sonne ne  croit  plus  aux  dieux,  mais  on  aime 
trop  leurs  exemples  pour  renoncer  à  leur 
culte.  Les  luttes  de  l'amphithéâtre,  les  jeux, 
les  fêtes  sont  au  service  de  toutes  les  concu- 
piscences. La  littérature,  la  poésie,  l'élo- 
quence flattent  les  goûts  des  idoles  du  jour. 
Que  va  faire  le  christianisme  de  ce  vieux 
monde?  Le  professeur  nous  l'apprend.  Dans 
une  suite  de  tableaux,  il  nous  montre  le 
droit  chrétien  qui  transforme  la  société  ro- 
maine, au  lieu  de  la  détruire  ;  la  théologie  qui 
redresse,  par  ses  dogmes,  les  mille  erreurs  du 
paganisme  ;  la  philosophie,  qui  revient  à  Pla- 
ton par  saint  Augustin  ;  la  papauté,  qui,  d'un 
mot,  arrête  les  invasions  ;  le  monachisme,  qui 
prépare,  aux  races  nouvelles,  les  éléments  de 
toute  civilisation  ,'  les  mœurs  chrétiennes,  qui 
relèvent  l'esclave,  l'indigent,  l'ouvrier  et  la 
femme  ;  Véloquence,  l'histoire,  la  poésie,  l'art, 
qui  jettent  des  fleurs  sur  ce  monde  nouveau. 
La  civilisation  matérielle  se  transforme  ;  la 
civilisation  intellectuelle,  morale  et  sociale 
s'illumine  des  lumières  de  l'Evangile,  se  pé- 
nètre de  la  grâce   de  Jésus-Christ  et   pose 


pour  mille  ans  et  plus,  les  bases  de  la  chré- 
tienté. 

A  la  suite  de  ces  leçons,  il  y  a  un  essai  sur 
les  écoles  en  Italie  aux  temps  barbares.  Il  y  a 
notamment,  dans  cet  essai,  un  exposé  cu- 
rieux de  la  franc-maçonnerie  littéraire  de  ces 
grammairiens  qui,  pendant  les  siècles  bar- 
bares, inventèrent,  comme  un  langage  caba- 
listique pour  leur  usage  secret,  onze  sortes  de 
latin,  outre  le  véritable. 

Les  /études  germaniques  sont  une  explora- 
tion savante  à  travers  les  ombres  d'une  his- 
toire perdue,  un  merveilleux  effort  d'érudi- 
tion pour  retrouver  les  lois,  les  croyances, 
les  mœurs,  le  génie  des  Germains,  à  travers 
les  débris  qui  nous  restent  de  leur  langue  et 
de  leur  littérature,  presque  toujours  à  la 
lueur  de  quelques  textes  de  la  Germanie  de 
Tacite.  Après  avoir  dépeint  la  barbarie  de  ces 
races,  dans  sa  sauvage  grandeur,  arrive 
l'époque  où  les  armées  romaines  franchissent 
le  sanctuaire  inviolable  des  forêts  germaines. 
Rome  met  la  main  de  ses  légions  sur  les 
terres  conquises,  la  main  de  ses  proconsuls 
sur  les  populations.  Par  ses  lois,  elle  disci- 
pline les  vaincus  ;  par  ses  ingénieurs,  elle  tra- 
verse de  routes  militaires  ce  sol  rebelle;  le 
hérisse  ça  et  là  de  camps  retranchés  qui  de- 
viendront des  villes.  Trois  cents  ans  de  guerre 
labourent  la  Germanie,  mais  Rome  n'a  rien 
à  y  semer. 

Au  christianisme  de  jeter  le  bon  grain  et 
de  préparer  des  moissons.  Les  générations 
d'apôtres  se  succèdent,  défrichant  les  terres 
ingrates,  trop  souvent  bouleversées.  Après  les 
Francs  de  Clovis  accourent  les  colonies  irlan- 
daises, conduites  par  saint  Colomban  ;  puis 
saint  Boniface  amène  ses  Anglo-saxons  et 
évangélise  le  centre  de  l'Allemagne.  Charle- 
magne  enfin  oppose,  aux  dernières  invasions, 
sa  forte  épée.  Plus  ambitieux  que  l'empire 
romain,  le  christianisme  finit  par  s'assujettir, 
non  seulement  les  territoires,  mais  les  intelli- 
gences et  les  volontés.  A  mesure  qu'il  s'avance, 
il  jette,  au  milieu  de  ces  solitudes,  comme  au- 
tant de  places  fortes  pour  protéger  ses  con- 
quêtes, des  monastères  et  des  écoles,  où  les 
sauvages  enfants  des  forêts  viendront  s'ins- 
truire et  se  civiliser. 

Après  avoir  montré  comment  les  écoles 
perpétuent  l'œuvre  des  missions,  l'auteur  ré- 
pond à  ces  Teutons  du  xix'  siècle,  qui  se  la- 
mentent sur  le  sort  causé,  par  la  mansuétude 
catholique,  à  leurs  farouches  ancêtres.  Qu'ils 
se  rassurent!  Leur  barbarie  n'est  pas  si  ef- 
facée qu'ils  le  supposent.  Leur  empereur  n'est 
pas  si  fou  qu'on  le  dit,  ni  si  méchant  qu'on  le 
croit;  il  se  tient  seulement  dans  la  logique 
des  situations  que  Luther  a  faites  et  les 
pousse  à  leurs  dernières  conséquences.  Leurs 
conséquences,  ce  ne  sont  pas  seulement  les 
hordes  germaines,  envahissant  les  Gaules,  sans 
avoir  à  leur  offrir,  ni  une  idée,  ni  une  vertu  , 
couronnant  leurs  exploits  militaires  par  des 
assassinats  de  francs-tireurs  et  des  vols  de 
pendules.  Leurs  conséquences,  c'est  le  monde 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈM1 


389 


armé  jusqu'aux  dents,  consacrant  les  fruits 
de  soi»  travail  à  l'extermination  du  genre  hu- 
main; c'est,  L'empereur  teuton  voulant  s'asser- 
vir le  monde,  non  pas  pour  restaurer  Ninivc 
ou  Bahylone  à  Berlin,  mais  pour  ressusciter 
les  autels  sanglants  de  Thor  et  d'Odin.  El  si 
vous  vous  récriez,  blonds  enfants  de  la  Ger- 
manie, je  vous  prie  de  prendre  la  statistique 
de  vos  armées,  matériel  et  personnel,  et  de 
me  dire  si  jamais  vos  dieux  scélérats  ont  bu 
seulement  le  quart  du  sang  que  veut  répandre 
votre  artillerie  perfectionnée  pour  faucher  les 
générations.  Au  xix  siècle,  l'abomination  et 
la  désolation  germaines  sont  pires  qu'au 
temps  de  Varus  et  aux  amoncellements  de 
têtes  au  Teutberg. 

Le  Dante  et  la  philosophie  catholique  du 
xmc  siècle  a  pour  objet  de  justifier  cette  sen- 
tence poétique  :  Theologus  Dantes  nullius 
dogmatis  expert.  Dante  avait  voulu  populari- 
ser, sous  une  forme  symbolique,  les  deux 
Sommes  de  saint  Thomas  d'Aquin.  C'est  cette 
philosophie  qu'il  s'agissait  de  démêler,  à  tra- 
vers les  épisodes  de  ce  poème,  immense 
comme  les  trois  mondes  qu'il  embrasse.  Oza- 
nam  le  fit  avec  une  rare  sagacité.  Dans  l'en- 
fer, il  vit  une  théorie  complète  du  mal  à  tous 
ses  degrés,  considéré  tour  à  tour  comme  cause 
et  comme  effet,  comme  crime  et  comme  châ- 
timent. Dans  le  Purgatoire,  il  vit  la  lutte  du 
bien  et  du  mal  et  le  retour  graduel  de  l'homme 
déchu  vers  les  rayons  de  la  lumière  et  de 
l'amour.  Dans  le  Paradis  enfin,  le  bien  règne 
sans  mélange  et  l'homme  se  rapproche  de  la 
divinité,  sans  pouvoir  jamais  avec  elle  se  con- 
fondre. 

Restait  à  faire  voir  les  rapports  du  poète 
avec  les  philosophes,  ses  maîtres,  ses  rivaux 
et  ses  disciples.  Dante  continuait  à  la  fois 
Platon,  dans  ses  nobles  élans  vers  l'infini,  et 
Aristote  dont  il  adopte  la  méthode  et  les 
classifications  ;  il  réunit  dans  sa  personne  le 
dogmatisme  de  saint  Thomas,  le  mysticisme 
de  saint  Bonaventure,  la  science  naturelle 
d'Albert  le  Grand  ;  enfin,  par  l'indépendance 
et  la  sagesse  de  ses  vues,  il  devance  et  pré- 
pare à  la  fois  Bacon  et  Descartes  dans  ce 
qu'ils  ont  de  pratique  et  Leibnitz  dans  ses 
conceptions  de  l'universalité. 

Les  recherches  sur  les  poètes  franciscains 
n'avaient  paru  d'abord  qu'un  tour  de  force 
d'érudition  et  n'avaient  pas  trouvé  place  dans 
les  œuvres  complètes  d'Ozanam,  On  y  revient 
aujourd'hui  pour  en  admirer  la  science  et  en 
continuer  les  recherches. 

C'est  là  tout  ce  qu'Ozanam  a  laissé  d'ac- 
compli. On  a  trouvé,  dans  ses  papiers,  d'in- 
nombrables notes  sur  l'Italie,  l'Espagne, 
l'Angleterre.  Ozanam  en  avait  pour  dix  ans  de 
professorat.  Chants  dans  les  nuages  et  rossi- 
gnol au  tombeau. 

Ozanam,  mort  en  1853,  resta  étranger  au 
complot  catholique  libéral,  qui  ne  sourdit  que 
l'année  suivante.  Par  ses  amitiés  et  ses  anté- 
eédents  il  eût  pu  en  faire  partie  ;  par  ses  ten- 
dances légèrement  naturalistes,  par  ses  illu- 


sions de  laïque  il  par  sa  susceptibilité  de  pu 
bliciste  un  p^u  rageur,  il  eut  pu  y  entrer.  Sa 
foi  et  ses  vertus  ne  permettent  pas  de  croire 

qu'il  eût  pu  y  courir   un    péril.  A    i 'écart  des 

luttes  contemporaines,  comme  professeur  de 

l'Université,  s'il   n'entra  pas  dans  la  croisade, 

pour  la  liberté  d'enseignement,  il  est   plus 

que  probable  qu'il  se  fût  refusé  a  une  conspi- 
ration qui  noirs  préparait  une  hérésie  en 
France  et  qui  ne  vit,  dans  le  pontificat  de 
Pie  IX,  qu'une  crise  de  la  mère  Eglise. 

Kir  décernant  à  Ozanam  une  juste  louange, 
nous  ne  voulons  pas  oublier  qu'il  avait  grandi 
en  quelque  sorte  sous  l'aile  du  grand  Ampère 
et  qu'il  avait  été  formé  par  l'abbé  Noirot,  le 
premier  professeur  de  philosophie  de  France, 
disait  Cousin.  Mathias  Noirot  était  un  prêtre 
du  diocèse  de  Langres  ;  il  était  entré  dans 
l'Université  dès  le  temps  de  Frayssinous  et 
était  devenu  professeur  au  collège  de  Lyon. 
C'était  un  Socrate  chrétien  ;  il  excellait  à  dis- 
cerner les  talents  et  à  les  développer.  C'était 
surtout  un  ami  de  la  jeunesse  qu'il  voulut  di- 
riger et  encourager  jusqu'à  son  dernier  sou- 
pir. Devenu  inspecteur  général  de  l'Université, 
il  faisait  encore  d'activés  démarches  pour 
amener  un  prêtre  de  son  diocèse  à  la  chaire 
d'histoire  ecclésiastique  en  Sorbonne.  Nous 
voulons  le  remercier  des  espérances  qu'il 
avait  conçues  et  du  zèle  qu'il  mit  à  leur  ser- 
vice ;  nous  n'avons  pas  à  excuser  la  trop  fa- 
cile modestie  qui  s'exempta  de  leur  justifica- 
tion, trouvant  plus  juste  de  servir  Dieu  par  la 
science,  mais  dans  l'humilité. 

L'homme  peut-être  le  plus  merveilleux  de 
l'histoire  ecclésiastique  dans  tous  les  siècles, 
c'est  Louis  Veuillot,  non  pas  que  d'autres  ne 
l'aient  point  éclipsé  par  l'autorité,  par  le 
génie  et  par  l'éclat  des  œuvres  ;  mais  ces 
autres  avaient  été  formés,  par  l'éducation,  à 
l'œuvre  qu'ils  devaient  accomplir.  Lui,  au 
contraire,  n'est  qu'un  gamin  de  Paris,  con- 
verti à  vingt-cinq  ans,  qui,  par  rectitude  et 
ardeur  de  foi,  a  su  tout  tirer  de  lui-même 
et  ne  produire  que  de  son  propre  fonds.  — 
C'est  notre  joie,  en  écrivant  ces  volumes,  de 
parler  souvent  d'hommes  que  nous  avons 
connus  ;  qui  nous  ont  honoré  de  leur  estime 
et  de  leur  amitié  :  nous  en  parlons  avec 
l'accent  du  cœur.  Après  Parisis  et  Gousset, 
Veuillot  est  l'homme  à  qui  nous  devons  le 
plus  ;  et  lui,  le  grand  enfant,  il  daignait  nous 
consulter  et  nous  appelait  un  maître.  C'est 
le  seul  dissentiment  que  nous  eussions  pu 
avoir  avec  cet  excellent  homme,  aussi  grand 
par  le  cœur  que  par  l'esprit. 

Un  tonnelier  bourguignon,  faisant  son  tour 
de  France,  rencontrait,  à  Boynes,  Loiret, 
dans  une  fenêtre  encadrée  de  chèvrefeuille,  un 
visage  qui  lui  fit  tourner  la  tête.  On  se  maria 
et  Louis  Veuillot  naquit  en  1813.  En  1817,  il 
fut  amené  à  Bercy  ;  la  famille  s'augmenta 
d'un  fils  et  de  deux  filles.  L'alné  put  mener  à 
son  aise  les  campagnes  de  gamin  de  Paris. 
Dès  qu'on  put  s'en  débarrasser,  il  fut  envoyé 
à  la  mutuelle  où  il  apprit,  sans  trop  d'efforts, 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


ce  qu'on  lui  enseignait  et  d'autre*  du. 
qu'on  n'eûl  pa!  dû  lui  enseigner.  Au  sortir 
,l,  [•,  le,  pom-  qu'il  pût  gagner  quelques 
|i  voila  clerc  dans  une  étude  d'avoué, 
dont  les  aaute-ruiaseaux  se  piquaient  de  litté- 
rature. Par  aventure,  le  gamin  avait  du  talent, 
du  goût,  une  grande  gaîté  d'esprit  el  un  pro- 
fond  désir  de  B'inBtruire.  En  grossoyant,  il 
se  prit  à  écrire.  Tant  et  si  bien  qu'à  dix- 
sept  ans,  on  le  jugea  assez  fruité  de  littéra- 
ture française  pour  l'envoyer  comme  journa- 
liste en  province  et  bientôt  le  rappeler  à 
Paris,  lin  suivant  cette  voie,  il  pouvait  deve- 
nir sous-préfet,  préfet,  conseiller  d'Etat,  dé- 
puté, sénateur,  ministre,  tout  ce  que  peut 
être  un  homme  parti  de  rien,  qui  se  contente 
d'arriver  à  pas  grand  chose.  Dieu,  par  là,  se 
contentait  de  le  présenter  dans  les  anti- 
chambres d'un  monde  dont  le  gamin  saurait 
bientôt  s'interdire  les  avenues. 

En  1838,  Louis  Veuillot,  conduit  à  Rome 
par  des  amis,  se  convertit  ;  visite  la  Suisse 
dont  il  décrit  les  pèlerinages  ;  en  1841,  va  en 
Algérie,  comme  secrétaire  de  Bngeaud  ;  et 
en  18ï3,  devient  rédacteur  principal,  sinon  en 
chef,  de  l'Univers.  Dès  lors,  Veuillot  est  le 
publiciste  qui  sert  l'Eglise  ;  qui  ne  sert  que 
l'Eglise  et  le  Pape  ;  qui  juge,  au  nom  de  l'or- 
thodoxie, les  hommes  et  les  choses  ;  et  qui,  par 
son  journal,  puis  par  ses  livres,  devient  une 
des  puissances  de  la  vérité  catholique. 

Ce  n'est  pas,  comme  on  a  tant  affecté  de 
l'écrire,  que  Veuillot  prétende  se  mettre  à  la 
place  de  personne,  surtout  à  la  place  du  pape 
et  des  évêques.  Au  début,  c'est  encore  un 
jeune  homme,  qui  vit  en  famille,  qui  va  de 
grand  matin  à  la  messe.  Après  avoir  cassé 
une  croûte  et  tordu  le  cou  à  un  verre  de  vin, 
il  se  met  au  travail.  Sa  vie  est  réglée  comme 
un  papier  de  musique.  A  telle  heure,  il  est  à 
son  bureau;  à  telle  heure,  il  est  au  journal; 
dans  les  moments  libres,  il  se  donne  aux  livres 
et  aux  amis.  L'Univers,  pour  lui,  c'est  le  jour- 
nal au  service  de  l'Eglise,  sans  attache  à 
aucun  parti,  sans  sujétion  à  aucun  système, 
sans  souci  d'intérêt  personnel;  c'est  le  journal 
aux  écoutes  du  Saint-Siège,  qui  ne  vise  qu'à 
faire  prévaloir,  dans  le  monde,  l'Evangile  de 
Jesus-Christ. 

L'est  l'article  qui  a  fait  Veuillot  ;  auparavant, 
Veuillot  avait  fait  l'article.  Je  serais  fou  si  je 
prétendais  qu'un  article  est  une  mise  en  de- 
meure de  l'esprit,  et,  si  bref  soit-il,  un  carton 
assez  vaste  pour  les  aspirations  à  la  gloire. 

rire  un  article  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
vulgaire  ;  c'est  si  peu  que  rien  ;  en  composer 
dix  mille  sur  le  môme  sujet,  ou  plutôt  dans  le 
même  plan,  ce  n'est  pas  la  même  chose. 
Beaucoup  s'y  sont  essayé  qui  n'ont  pas  réussi. 
Veuillot  n'a  fait  que  cela  toute  sa  vie  ;  et  ses 
livres  ne  sont,  comme  ses  articles,  que  des 
appartenances  de  son  journal.  Mais  dans  cet 
article,  grand  comme  le  creux  de  la  main, 
parfois  réduit  aux  proportions  d'une  carte  de 
visite,  il  a  su  mettre  tant  d'esprit  qu'il  en  a 
fait  une  force,  j'allais  dire  une  catapulte. 


Chaque  matin,  il  arrive  à  son  bureau.  Sur 
son  bureau  s'entassent  les  feuilles  du  jour; 
parfois  on  lui  S  marqué,  d'un  coup  de  crayon, 
les  articles  qu'il  doit  réfuter.  De  son  côté,  il  a 
médité  dans  la  prière, peut-être  porté  dans  son 
cœur,  à  la  table  sainte,  un  sujet  d'article. 
Parfois  le  sujet  le  prend,  comme  qui  dirait 
au  collet.  Sur  son  buvard,  il  a  du  papier;  à 
côté,  plumes  et  encre,  les  bonnes  gros 
plumes  d'oie,  qu'il  aimait  tant.  D'un  coup 
d'œil,  il  a  mesuré  son  sujet;  les  idées  affluent, 
mais  son  regard  calme  les  soumet  au  contrôle. 
Le  voilà  tète  penchée,  plume  au  vent  de  l'ins- 
piration. L'article  se  tire  sans  que  la  plume 
crache,  ni  se  permette  une  rature,  et  ainsi 
jusqu'au  bout.  Le  journaliste  n'a  eu  qu'un 
instant  ;  il  a  eu  à  peine  le  temps  de  réfléchir. 
C'est  fait  ;  un  garçon  de  bureau  porte  l'ar- 
ticle au  journal  ;  l'auteur  le  relira  en  corri- 
geant les  épreuves  d'imprimerie. 

Pour  corriger  les  épreuves,  on  va  aux  bu- 
reaux du  journal .  Là  se  rencontrent  les  collabo- 
rateurs et  les  visiteurs  venus  un  peu  de  par- 
tout, pour  apporter  ou  emporter  des  nouvelles. 
On  cause,  on  vérifie  les  informations.  A  l'in- 
verse du  conseil  de  Boileau,  Veuillot  effaçai! 
peu,  mais  ajoutait  souvent,  parfois  sans  avoir 
le  temps  d'opérer  des  ratures.  L'anicle  n'a, 
du  reste,  pour  réussir,  aucun  be-oin  d'élé- 
gance. L'essentiel  est  que  l'article  dise  ce 
qu'il  veut  dire,  sans  le  moindre  souci  de  lit- 
térature, sans  autre  préoccupation  que  de 
toucher  au  but  et  d'pnleverle  morceau.  Jeune 
prêtre,  nous  demandions  à  Veuillot  quelques 
conseils  sur  ce  pugilat  de  la  presse, sur  ce  ser- 
vice du  journal  qu'il  comparait  à  une  machine 
de  guerre.  Sans  rien  dire,  il  cracha  dans  ses 
deux  mains,  ferma  ses  deux  poings  et  fit  sem- 
blant de  foncer  sur  la  chiennaille.  C'est  cela, 
nous  dit-il  en  souriant,  et  rien  de  plus  et  rien 
autre. 

L'article  paraît  immédiatement  dans  le  jour- 
nal. Qu'y  trouvez-vous?  Deux  choses  presque 
contradictoires,  mais,  par  leur  union,  d'un 
suprême  attrait.  D'abord  l'article  est  correct, 
clair,  court  ;  il  n'y  manque  rien,  mais  il  n'y  a 
pas  un  mot  de  trop  ;  la  pensée  qui  l'inspire, 
l'enfante  par  son  propre  rayonnement.  Et  en 
même  temps  qu'il  a  cette  perfection  classique, 
l'article  a  son  relief  de  style,  son  humour,  sa 
fantaisie,  sa  gaieté,  sa  profondeur  ;  il  est  phi- 
losophique, historique,  moral,  sérieux  tou- 
jours et  en  même  temps  comique.  D'un  mot 
vous  avez  tout  compris  ;  et  d'un  sourire  vous 
avez  tout  accepté.  L'article  a  pris  possession 
de  votre  âme. 

Mais  enfin  que  dit-il  donc,  ce  fameux  ar- 
ticle ?  Tout  ce  qui  se  peut  dire  sur  le  fait  du 
jour,  sur  l'acte  législatif  ou  gouvernemental 
du  jour,  sur  l'homme  du  jour,  député  ou  mi- 
nistre. L'actualité  variable  de  chaque  jour  est 
son  objet  nécessaire  ;  l'article  fournit  le  cadre  ; 
le  journaliste  le  remplit  et  le  remplit  de  telle 
sorte,  que  vous,  lecteur,  vous  recevez,  au  jour 
le  jour,  le  jugement  à  peu  près  définitif  de 
l'histoire. 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUINZIEME 


'.il 


Mais  encore,  quel  peu!  bien  être  l'objet 
iable,  mais  concord  inl ,  de  cel  article  ? 
Vous  me  demandez  la  nomenclature  des  actua- 
lités pendant  quarante  ans  de  journalisme: 
cet i «'  question  ne  comporte  pas  de  réponse 
directe  ;  mais  seulement  une  indication  syn- 
Lhétiqne  et  compréhensive  de  l'ensemble. 
Veuillot  est  le  journaliste  de  I  *  sainte  Eglise  ; 
il  professe  la  religion  catholique,  apostolique, 
romaine;  il  la  professe  dans  son  intégrité 
absolue,  sans  addition,  sans  diminution,  sans 
adultération,  sans  mélange,  préjugé,  parti, 
système  d'aucune  sorte.  Au  nom  de  cette  or- 
thodoxie, il  doit  caractériser  les  événements, 
comme  juge  en  première  instance,  non  pas  à 
l'exemple  du  curé  pour  en  prêcherle  dimanche, 
mais  en  journaliste  obligé  de  parler  tous  les 
jours,  à  f improviste.  Un  esprit  pondéré  et 
calme  perdrait  son  temps  pour  peser  le  pour 
et  le  contre,  poser  les  distinctions  nécessaires 
et  tirer  à  loisir  ses  conclusions.  Le  journaliste 
n'a  pas  ce  loisir;  il  n'a  qu'une  minute  pour 
voir,  dire  et  juger,  et  bien  juger  ;  autrement 
il  a   manqué  son  coup. 

Or,  Louis  Veuillot,  très  fort  de  muscula- 
ture, est  très  susceptible  d'esprit  et  d'épi- 
derme.  Au  fond  il  est  en  paix  avec  lui-même  ; 
en  fait,  intransigeant  comme  il  est,  il  ne  peut 
rien  souffrir  de  ce  qui  déroge  à  l'orthodoxie. 
Le  fait  singulier  qui  le  frappe-,  l'excite,  l'irrite 
ou  l'indigne.  Bride  abattue,  il  court  à  l'adver- 
saire, l'empoigne,  le  tarabuste,  le  gifle,  l'as- 
somme comme  un  enfant  qui  défend  sa  mère 
outragée.  Ne  lui  demandez  pas  de  calme,  de 
modération,  de  belles  manières.  De  sang-froid, 
c'est  le  plus  doux,  le  plus  aimant  des  hommes  ; 
sur  le  champ  de  bataille,  et  il  y  resta  qua- 
rante ans,  il  ne  veut  rien  entendre  ;  il  frappe 
comme  un  sourd.  Malheur  à  qui  tombe  dans 
ses  mains  ! 

Ces  actes  de  défense  sont  là  ces  fameuses 
violences  de  l'Univers.  A  entendre  les  adver- 
saires, la  France,  le  monde  se  fussent  conver- 
tis si  Veuillot,  bâtonniste  devant  l'arche,  n'avait 
pas  empêché  les  Philistins  et  les  Amalécites 
d'en  approcher.  La  vérité  est  que  ces  violences 
sont  des  actes  de  défense  contre  des  adver- 
saires sans  foi,  ni  bonne  foi  ;  que  ce  sont  des 
articles,  relativement  calmes,  et  qui  n'ont 
d'autres  défauts  que  d'être  trop  réussis.  Ont- 
ils  converti  beaucoup  de  gens  ?  Ce  n'était 
pas  leur  but  ;  ils  avaient  plutôt  pour  but  de 
défendre  la  foi,  l'ordre  moral  et  l'ordre  social  : 
personne  ne  peut  leur  contester  ce  succès.  Je 
me  persuade  que,  plus  d'une  fois,  l'adversaire 
de  bonne  foi,  sous  les  coups  de  celte  vaillante 
épée,  a  dû  se  prescrire  d'utiles  réflexions.  C'est 
le  3ecret  de  Dieu.  Mais  combien  Dupanloup, 
lui,  avec  ses  belles  manières  et  sa  salésienne 
douceur,  a-t-il  converti  de  ces  grands  adver- 
de  l'Eglise,  dont  il  était  l'ami,  qu'il 
iblait  de  compliments,  qu'il  comblait  de 
'  Aucun.  Tous  -ont  restés  ce  qu'ils  vou- 
laient être,  des  hypocrites  ennemis,  des  tueurs 
nés  velus  de  peaux  de  mouton.  S'il  n'a 
converti   ceux    du   dehors,  Dupanloup  a 


perverti  ceux  du  dedans. A  eux  deux  Falloux, 
aussi  pervers  l'un  que  l'autre,  ils  ont  pou 
aux  extrémités  le  Faible  esprit  de  Montaient 
bert;  à  l'apostasie,  le  Père  Hyacinthe;  aux 

mdales,  Maret  et  Gralry.  El  si  toul 
monde  a  voulu  exterminer  Veuillot,  briser  i 
plume,  supprimer  son  journal,  c'est  parce  que 
le  journal  défendait  Home  et  Pie  IX  ;  c'est 
parce  «pie  la  plume  était  intransigeante  ,  c'est 
parce  que  Veuillot  était  le  confesseur  de  la 
vraie  foi.  La  plaisanterie  sur  les  coucous  et 
sur  les  queues  de  singe,  ce  n'est  vraiment  pas 
là,  pour  des  hommes  sérieux,  un  motif  d'exas- 
pération pendant  quarante  ans. 

Dans  sa  longue  lutte,  Veuillot,  entré  dans  la 
lice  vers  1840,  avait,  comme  champ  d'obser- 
vation, les  trois  derniers  siècles  de  notre  his- 
toire ;  il  a  eu,  comme  objet  d'action,  le  règne 
de  Louis-Philippe,  tombé  en  corruption  ;  la 
seconde  république  avec  les  orgues  de  Lamar- 
tine et  les  blasphèmes  de  Proudhon  ;  le  second 
empire,  avec  sa  longue'  conspiration  contre 
Rome  et  contre  la  France  ;  la  troisième  répu- 
blique, avec  celte  commune  qui  en  est,  à  la 
fois,  le  symbole,  le  principe  et  le  dernier 
résultat  de  ses  desseins.  Sous  ces  quatre  gou- 
vernements, Veuillot,  sans  être  l'ennemi  d'au- 
cun gouvernement,  était  l'adversaire  de  chaque 
gouvernement  dans  ses  refus  de  justice  et 
dans  ses  attentats  contre  l'Eglise  ;  sans  être 
l'ennemi  d'aucun  ministre,  était  l'adversaire  de 
tout  ministre  infidèle  au  concert  légal  entre 
l'Eglise  et  l'Etat  ;  sans  être  l'ennemi  de  la 
science,  ni  de  l'Académie,  ni  de  l'Université, 
était  l'adversaire  de  tout  savant  d'Université 
ou  d'Académie,  qui  entrait,  pour  la  ravager, 
dans  la  vigne  du  Seigneur;  sans  être  à  aucun 
prix  l'adversaire  de  la  démocratie,  lui  qui 
donnait  aux  pauvres  jusqu'à  sa  chemise, 
l'ennemi  de  tous  ces  farceurs,  anarchistes  ou 
socialistes,  qui  se  faisaient  des  rentes,  en  leur- 
rant Jacques  Bonhomme.  S  ins  être,  ni  prince, 
ni  noble,  ni  bourgeois,  mais  le  simple  (ils 
d'un  très  petit  tonnelier,  Veuillot  fut  le  défen- 
seur de  l'Eglise  contre  tous  ses  ennemis,  et  le 
défenseur  de  toutes  les  puissances  sociales, 
parce  qu'il  défendait  l'Eglise. 

Dans  ce  vaste  champ  d'opération,  Veuillot 
n'a  pu  mener  aucune  élude  suivie.  Le  dé- 
cousu est  la  fatalité  du  journalisme  ;  il  crée 
des  habitudes  d'esprit,  des  nécessités  de  tra- 
vail. D'ailleurs  Veuillot  n'avait  pas  d'études  ; 
il  a  jamais  eu  les  loisirs  nécessaires  pour  com- 
biner un  plan  et  composer  un  livre.  Quand 
il  fut  marié  et  que  les  enfants  vinrent,  il  fallut 
écrire  des  livres  pour  ajouter  à  son  médiocre 
traitement  de  journaliste  et  suslenter  les  pe- 
tits poussins.  A  l'origine,  pour  dépenser  ses 
premières  flammes,  il  avait  écrit  Agnès  de 
Luucens,  les  Pèlerinages  de  Suisse,  Pierre  Sain- 
tive,  les  Français  en  Algérie;  plus  tard,  il  écri- 
vit Les  libres- penseur s,  Le  lendemain  de  la  Vic- 
toire, Le  droit  du  Seigneur,  La  guerre  et  l'homme 
de  guerre,  Les  odeurs  de  Paris,  Le  Parfum  de 
Home,  Rome  pendant  le  Concile,  Paris  pendant 
les  deux  sièges,  La  Vie  de  Jésus-Christ,  Etudes 


599 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


sur  saint  Vincent  de  Paul,  Çaet  là.  Mais  tout 
ce  bagage  d'écrivain,  si  volumineux  soit-il, 
ce  sont  encore  'les  articles,  non  des  livres. 
C'est  superbement  écrit,  très  français,  très 
original,  alternativement  profond  et  gai  ;  ce 
n'est  pas  l'ouvrage  comme  nous  le  concevons 
avec  son  but  impérieux  à  atteindre  par  des  péri- 
péties prévues,  et,  sauf  les  écarts,  toujours  per- 
mis dans  une  discussion,  sur  un  plan  dont  il 
faut  subir  les  exigences. 

Quand   je   dis   que   Veuillot     n'avait    pas 
d'études,  il    faut   entendre   pas   d'études  élé- 
mentaires, pas    de   cette    discipline  scolaire 
qui  règle  nos  facultés  et  leur  impose  la  cotte 
de  maille  des  règlements  classiques.  Veuillot 
resta   toute    sa  vie   ce  que  Dieu  l'avait   fait 
et  ce  qu'il  ajoutait  lui-même   à  l'œuvre  de 
Dieu.  Son  écolage  primaire  n'allait  pas  loin  ; 
s'il   se   trouve  dans    la  presse    dès   la   dix- 
septième  année,  c'est  que  Dieu  l'avait  créé  et 
mis  au  monde   pour  ce  travail.  Quand,  plus 
tard,  on  lui  dit  qu'il  fallait,  à  l'étude  du  fran- 
çais joindre  l'étude  du  latin,  du  grec,  de  l'his- 
toire, de  la  philosophie,  de  la  théologie,  du 
droit,  des  arts  et  des  sciences,  il  en  comprit 
la  nécessité  ;  il   voulut  bien  se  permettre  les 
essais  et  les  efforts  ;  il  fut  aidé  puissamment 
par  de  bons  et  intelligents  amis.  Mais,  je  vous 
le  demande,  est-ce  à  vingt-cinq  ans  qu'on  en- 
treprend des  études,  quelles  qu'elles  puissent 
être,  à  moins  qu'elles  ne  soient  la  continua- 
tion d'études  précédentes  ? 

Autrement,  quand  Veuillot  voulait  publier 
un  volume,  il  n'avait  pas  la  témérité  de  s'en- 
gager légèrement.  Non  seulement  il  consul- 
tait et  étudiait  la  bibliographie  de  son  sujet  ; 
il  approfondissait  le  sujet  lui-même,  selon  les 
inspirations  de  son  bon  sens  ;  puis  il  écrivait 
et  très  vite.  Ce  qu'il  empruntait  aux  autres 
était  peu  de  chose  ;  la  trame  de  son  discours 
était  faite  de  lui-même.  C'est  par  là  que  ses 
livres  possèdent  tous  le  don  des  dons,  la  vie. 
Quand   vous   êtes  en  peine  de  lecture,  pour 
vous  distraire,  en  présence  des  rayons  de  biblio- 
thèque, l'ouvrage  que  vos  mains  recherchent 
de  préférence  est  de  Veuillot.  Veuillot  repose 
et  distrait   toujours  ;    il  ne  se  contente  pas 
d'amuser,  il  instruit  et  vous  met  toujours  en 
passe  de  bonne  résolution.  C'est  bien  quelque 

chose. 

Quand  je  dis  que  Veuillot  n'a  pas  fait  de 
livre,  il  faut  excepter  sa  lie  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ.  Ce  n'est  pas  un  traité  savant, 
comme  en  ont  fait  tant  de  théologiens,  d'his- 
toriens et  d'amateurs  ou  de  savants.  C'est  un 
livre  pour  lequel  Veuillot  possédait  deux  fac- 
teurs de  première  excellence  :  le  texte  des 
Evangiles  et  sa  propre  inspiration  qui  était 
très  élevée.  Veuillot  a  composé,  sans  le  savoir, 
un  ouvrage  unique  en  son  genre,  pas  du  tout 
tiré  au  cordeau  comme  les  livres  de  savants 
en  ms,  mais  formant  comme  un  cinquième 
Evangile  approprié  à  notre  temps.  Veuillot 
ne  dit  pas  un  mot  des  saligauds  à  qui  il  ré- 
pond ;  mais  il  oppose  à  toutes  les  divagations 
des  érudits,  à  toutes  les  conceptions  des  phi- 


losophes, à  toutes  les  imaginations d«  -;  poètes. 
le  Christ,  fils  du  Dieu  vivant,  celui  qui 
a  les  paroles  de  la  vie  éternelle,  celui  que 
Veuillot  connaît  par  la  sainte  communion.  Ce 
Jésus-Christ  n'est  pas  comme  ces  Christ 
sculptés  ou  peints  par  des  artistes  du  métier; 
c'est  le  grand  Christ  de  l'Evangile,  de  la  tra- 
dition et  de  l'Eglise,  peint  et  sculpté  par  un 
homme  de  génie;  sa  plume,  pour  produire  ce 
chef-d'œuvre,  n'a  eu  qu'à  servir  d'écho  à  son 
cœur  et  à  son  esprit. 

Le  livre  de  Veuillot,  c'est  V Univers;  c'est  le 
journal  dont  il  a  été   chef  pendant  quarante 
ans  ;  c'est  la  feuille  où  Léon  Aubineau  a  écrit 
dix  volumes  de  saints  personnages  contem- 
porains ;  c'est  la  feuille  où  Gondon  a  déposé 
les  prémices  de  ses   études   sur   l'Angleterre 
catholique  ;  c'est  la  feuille  où  Coquille  a  dis- 
tribué ses  profondes  études  en  faveur  de  la 
coutume  et  contre  le  césarisme  ;  c'est  la  feuille 
où  Louis  Rupert  esquissait  ses  travaux  sur  la 
propriété  et  le  pouvoir  des   hautes   classes; 
c'est  la  feuille  où  débutèrent  Auguste  Roussel, 
Arthur  Loth  et  la  brave  compagnie  qui  publie 
aujourd'hui  la    Vérité  ;    c'est   la   feuille   qui 
donnait  les  conférences  de  Lacordaire  et  les 
discours  de  Montalembert  ;  c'est  la  feuille  où 
écrivirent   tous   les  catholiques   de   marque, 
Gaume,  Gerbet,  Maynard,  Rohrbacher,  Com- 
balot,  Martinet,  Jules  Morel   et  cent  autres 
catholiques  de  haute  lice,  qui  avaient  tous  bec 
et  ongles  contre  l'ennemi  de  la  sainte  Eglise. 
Tous  les  numéros  de  l'Univers  portent  plus 
ou  moins  la  marque  de  Veuillot  ;  ce  qui  l'y 
représente  le  mieux  ce  sont  les  vingt-quatre 
volumes  de  mélanges  dont  on  a  publié  les  trois 
quarts  et  les  sept  volumes  de  correspondance 
publiés,  avec  autant  de  volumes  inédits.  C'est 
là  le  vrai  Veuillot,  le  Veuillot  du  combat  ;  le 
Veuillot   qui   ne   fait  grâce   à   personne  ;  le 
Veuillot  qui  se  prend  à  tous  les  ennemis  de  la 
vérité,  à  tous  les  adversaires  de  l'Eglise;  le 
terrible  Veuillot  dont  la  plume  valut  à  l'Eglise, 
mieux  qu'une  armée,  une  série  de  croisades 
pour  la  délivrance  de  la  cité  sainte. 

Un  homme  d'esprit,  pour  louer  Veuillot,  a 
dit  qu'il  avait  toujours  été  d'accord  avec  l'or- 
thodoxie et  avec  la  grammaire.  Sans  doute, 
il  était  d'accord  avec  l'orthodoxie  ;  c'était  un 
croyant  d'une  simplicité  d'enfant,  un  chré- 
tien de  l'ancienne  roche.  Il  faut  ajouter  que 
son  accord  avec  l'orthodoxie  le  mit  en  dé- 
saccord complet  avec  ceux  qui  ne  croyaient 
pas,  qui  croyaient  peu  ou  qui  croyaient  mal. 
Dans  le  passé,  il  a  balafré  la  figure  de  tous  les 
impies  célèbres  ;  dans  le  présent,  il  a  tapé 
ferme  sur  toutes  les  écoles  d'hétérodoxie.  Gui- 
zot,  Cousin,  Villemain,  Béranger,  Michelet, 
Quinet,  Lamartine,  Hugo,  Favre  et  tant 
d'autres  sont  passés  par  ses  mains  et  n'en  sont 
pas  sortis  culottes  nettes.  Sur  Berryer,  La- 
cordaire, Montalembert,  Dupanloup,  Falloux, 
il  s'est  permis  de  fortes  réserves  et,  en  somme, 
il  avait  raison  contre  eux.  Mais  combien 
d'humbles  serviteurs  de  la  vérité  ont  connu 
son  maître  esprit  et  ont  reçu,  de  son  cœur, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


VJ.'i 


un  appui  vigoureux,  Dana  l'Eglise  <>n  a  Qui 
par  le  reconnaître  et  le  consacrer  comme  un 
apologiste  de  la  Bainte  Eglise, 

Sur  la  grammaire,  veuillot  passe  pour 
irréprochable.  Pour  être  parfait,  il  lui  manque 
quelque  chose  (|ui  ne  se  dislingue  pas  très  Mon, 
mais  peu  de  chose,  et  s'il  n'esl  pas  un  claa 
sique  du  icvn"  siècle  il  est  certainement  un 
olasBÎque  du  nôtre,  l'eu  d'hommes  ont  autant 
e'erit  et  aussi  bien  ;  aucun  n'a  écrit  mieux.  Ce 
qui  manque  à  ses  œuvres  avait  manqué  à  son 
éducation  première.  C'est  merveille  qu'un  ga- 
min de  Paris,  converti  à  vingt-cinq  ans,  ait 
pu  s'élever  de  lui-même,  par  ses  propres 
forces  et  ses  propres  mérites,  à  une  telle  hau- 
teur. 

Les  événements  de  sa  vie  sont  sans  impor- 
tance. Marié,  puis  veuf,  père  de  cinq  enfants 
dont  trois  moururent  jeunes,  décoré  d'un 
mois  de  prison  sous  Louis-Philippe,  proscrit 
par  Napoléon  III,  suspendu  par  le  duc  de 
Broglie,  poursuivi  pendant  toute  sa  vie  des 
animadversions  de  Dupanloup,  Falloux  et  Ci0, 
mais  toujours  protégé,  voire  assisté  par  Pie  IX, 
toujours  environné  des  sympathies  du  clergé 
etdesfidèlesquipouvaient  le  connaître,  ramolli 
du  cerveau  sur  la  fin  de  sa  vie,  mort  au  com- 
mencement du  pontificat  de  Léon  XIII,  Veuillot 
a  son  image  dans  la  basilique  du  Sacré-Cœur 
de  Montmartre  et  dans  le  cœur  de  tous  les 
fidèles  enfants  de  la  sainte  Eglise. 

S:il  s'agissait  d'apprécier  ses  mérites,  on 
devrait  le  comparer  à  Tertullien,  h  Labruyère 
et  à  beaucoup  d'autres  ;  il  s'élève  au-dessus 
de  toute  comparaison.  Louis  Veuillot  est  un 
des  princes  de  la  littérature  française  au 
xix°  siècle  ;  et  son  image  est  à  genoux  devant 
l'autel  de  Benoît  Labre  :  Semper  vivens  ad 
interne llandum  pro  nobis.  Lui-même  avait  écrit 
son  èpitaphe  :  J'ai  cru,  je  vois. 

Un  Alter  ego  de  Gerbet,  de  Salinis  et  de 
Veuillot,  fut  Augustin  Bonnetty,  né  à  Entre- 
vaux, dans  les  Basses-Alpes,  en  1798.  Bonnetty 
était  destiné  au  sacerdoce  ;  empêché  de  suivre 
sa  vocation  et  résolu  au  célibat,  il  vint  à 
Paris,  où  il  se  prit  à  suivre  les  cours  de  hautes 
sciences,  surtout  les  cours  de  philologie  et  d'an- 
tiquités religieuses.  C'était  l'heure  où  le  sys- 
tème de  Lamennais  sur  le  sens  commun  des 
peuples,  avait  rendu  nécessaire  l'élude  de  leur 
tradition.  Les  circonstances,  du  reste,  favo- 
risaient singulièrement  cette  étude.  Cham- 
pollion  découvrait  le  secret  des  hyeroglyph.es 
égyp'iens;  d'autres,  par  des  fouilles  étendues, 
pénétraient  les  secrets  de  Ninive  *t  de  Baby- 
ïone  ;  d'autres  étudiaient  les  livres  sacrés  de  la 
Per-e,  de  l'Inde  etdelaChine.  B  unnetty  se  jeta, 
à  corps  perdu,  dans  toutes  ces  études.  Bientôt, 
par  le  fut,  il  devenait  non-seulement  l'élève, 
mais  l'ami  de  tous  les  grands  maîtres  de  la 
science  et  un  maître  lui-même.  C'est  à  ce  double 
titre  que  Dieu  voulut  s'en  servir. 

Dieu  avait  donné,  à  Bonnetty,    une  grâce 
très  particulière  ;  il  lui  avait  inspiré  l'art  de 
faire    une  revue  et   l'art,    plus   rare    encore, 
de  la  faire  réussir.   Un   mois  avant  la  revo- 
ir, xv. 


lutionde  1830,  Bonnetty  lançait  le  prospectai 
d'un  recueil  intitulé:  Annaleê  de  philosophie. 
où  il  voulait  fane  connaître  tout  ce  que  les 
sciences  humaines  renfermaient  de  preuve 
de  découvertes  en  laveur  du  Christianisme. 
La  révolution  de  1830,  comme  c'est  coutume, 
mit  toutes  les  tètes  à  l'envers;  Bonnetty  eul 
dû  craindre  un  échec.  Desabonnéslui  vinrent 
en  nombre  suffisant  pour  paraître  et  il  pourra 
seul,  sans  le  secours  de  personne,  poursuivre 
cette  publication  jusqu'au  '.)(>  volume.  «  Sa 
longue-  durée,  dit-il  lui-même,  est  une  preuve 
de  l'utilité  des  travaux  qu'elle  renferme.  Il 
faut  observer,  en  efïet,  (pie  ce  ne  sont  pas 
seulement  des  jugements  portés,  comme  dans 
la  plupart  des  revues,  sur  les  auteurs  à  con- 
sulter; ce  sont  les  textes  mêmes  des  auteurs 
chrétiens  ou  païens,  constituant  la  tradition 
générale  de  l'Eglise  et  de  l'humanité,  publiés 
d'après  les  meilleures  éditions  et  avec  une 
exactitude  complète.  Il  n'a  rien  pari  sur  les 
découvertes  faites  en  Egypte,  en  Assyrie,  dans 
l'Inde,  danslaCliine,qui  touche  aux  croyances 
bibliques,  qui  ne  s'y  trouve  par  la  plume 
même  des  inventeurs  et  investigateurs,  les 
Rougé,  les  Saulcy,  les  Oppert,  les  Lenor- 
manl,  etc.  Toutes  les  questions  philosophiques 
et  religieuses,  les  nombreuses  polémiques  de 
l'époque  y  sont  exposées  d'après  le  sens  ortho- 
doxe; et  les^  pontifes  romains,  en  décorant 
l'auteur  de  leurs  ordres,  ont  voulu  récom- 
penser son  zèle  et  son  orthodoxie.  C'est  un 
recueil  où  viennent  puiser,  on  peut  le  dire, 
tous  les  apologistes  catholiques.  Il  tient  lieu 
d'une  bibliothèque  scientifique  entière.  » 

Quelques  années  après  avoir  lancé  les  Annales 
de  philosophie  chrétienne,  Bonnetty  fondait, 
avec  le  concours  de  Salinis,  Gerbet  et  Mon- 
talembert,  V Université  catholique,  recueil  reli- 
gieux, philosophique,  scientifique  et  litté- 
raire. Le  titre  de  cette  seconde  revue  en  indique 
la  pensée  génératrice.  En  France,  l'ensei- 
gnement public,  n'est  pas  libre  ;  les  anciennes 
Universités,  institutions  de  l'Eglise  et  création 
des  Papes,  ont  toutes  été  détruites  depuis 
longtemps.  Il  ne  reste  plus,  en  France,  que 
l'Université  d'Etat,  création  de  Napoléon  Ier, 
espèce  d'église  et  de  clergé  laïques,  organe 
d'une  religion  sans  Christ  et  sans  prêtres. 
Sous  l'Empire,  elle  sersait  le  despotisme; 
sous  la  Restauration,  elle  servait  le  libéra- 
ralisme;  sous  Louis-Philippe,  elle  se  traîne  à 
la  remorque  de  Cousin  et  de  son  école  éclec- 
tique. Sous  tous  les  régimes,  l'Université  est 
le  foyer  du  naturalisme  social  et  du  rationa- 
lisme philosophique  ;  par  son  monopole, 
comme  l'enseigne  Gerbet,  elle  est  l'école  du 
socialisme  et  pratique  l'empoisonnement  de 
l'ordre  social,  en  d'autres  termes,  la  ruine  de 
la  Fiance,  en  tant  que  Fille  aînée  de  l'Eglise, 
et  même  sa  ruine  en  tout  état  de  cause  ;  car 
si  la  France  n'est  pas  catholique,  elle  n'a  pas 
de  raison  d'être  en  histoire.  En  attendant  la 
conquête  de  la  liberté  d'enseignement,  Bon- 
netty avait,  par  une  inspiration  très  haute, 
fondé  une  Université  à  lui  seul  ;   il  recrute, 

38 


HISTOIRE  l  N1VERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOL1Q1 


d.ins  l'élite  des  intclli  des  professeur*; 

il  donne  des  i  ours  suivis  sur  ton  es  les  bran- 
ches d<  •  connaissances  humaines,  tant  et  si 
bien  qu'au  terme  de  sou  œuvre  forte  de  40  vo- 
lumes  in-s",  il  a  constitué  le  haul  enseignement 
catholique.  «  La  création  récente  des  l  niver- 
catholiqves,  dit-il,  donne  une  importance 
très  grande  et  très  actuelle  à  celte  collection, 
où  sont  traitées,  en  l'orme  de  leçon-,  toute» les 
questions  qui  doivent  être  exposées  dans  une 
Université  catholique.  Les  nouveaux  pro- 
fesseurs et  les  nouveaux  élèves  y  trouveront 
les  éléments  de  ce  que  les  uns  doivent  ensei- 
gner et  les  autres  apprendre.  » 

L'idée  est  juste  et  grande,  avons-nous  dit. 
Bonnetty  veut  prendre  la  liberté  du  haut 
enseignement,  avant  d'en  effectuer  la  reven- 
dication. La  liberté  qu'il  prend,  c'est  le  haut 
enseignement,  déjà  établi  en  principe,  fondé 
par  le  l'ait  d'une  revue;  il  a  ses  professeurs, 
ses  cours,  sur  le  papier.  Les  établbsements 
matériels  ne  sont  pas  encore  sortis  de  terre  ; 
les  plans  ne  sont  même  pas  dressés  ;  mais 
l'œuvre  intellectuelle  se  dessine,  se  prépare, 
commence  à  produire  les  premiers  efforts 
d'une  grande  voix.  Peut-être  toutes  les  voix 
qui  se  font  entendre  ne  sont  pas  également 
fortes;  il  v  en  a  même  qui  balbutient,  qui 
tâtonnent.  Je  n'ai  garde  de  l'oublier  ;  j'honore 
tout  de  même  l'initiative  ;  et  j'ai  appris  de 
Thiers  que,  pour  apprendre  à  bien  faire,  il 
n'est  tel  que  de  courir  à  ses  risques  et  périls. 
Nos  docteurs  ne  sont  pas  encore  de  première 
force  ;  patience,  ils  sauront,  sous  la  loi  du 
travail  et  par  l'exception  du  talent,  s'élever 
plus  haut  et  atteindre  bientôt  les  sommets  de 

la  science. 

Ce  que  j'honore  surtoutlàdedans,  c'est  cette 
entreprise  de  haute  science,  pour  les  catho- 
liques en  général,  et,  en  particulier,  pour  les 
prêtres.  Les  impies  se  croient  volontiers 
savants;  ils  croient  même  Pétie  seuls;  et,  en 
se  rengorgeant,  traitent  leurs  adversaires  de 
sols.  I  a  science  n'est  le  monopole  de  personne. 
Personne  ne  nait  savant;  pour  l'être,  il  faut 
le  devenir  et  l'on  ne  le  devient  que  par  des 
principes  sûrs,  des  pratiques  sages  et  le  labor 
improbm  qui  triomphe  de  tous  les  obstacles. 
Les  catholiques  ont  tout  cela  à  leur  service, 
et.  de  plus,  une  certaine  habitude  de  réprimer 
les  bas  instincts  qui  entravent,  dans  l'âme, 
l'évolution  de  l'esprit.  Les  prêtres  ont,  de  plus, 
comme  stimulants,  leurs  tilres  de  ministres 
de  Iheu  et  de  serviteurs  des  âmes.  En  un 
temps  où  la  foi  a  beaucoup  décru,  on  ne 
révérera  peut-être  pas  partout  le  caractère 
surnaturel  de  leurs  fonctions  sacrées;  mais 
on  révérera  toujours  leur  science,  comme  le 
titre  d'une  inamissible  grandeur.  Pour  plu- 
sieurs, le  prêtre  n'est  qu'un  diseur  de  messes  ; 
s'ib  le  savent  fondé  en  science,  ils  mettent  le 
chapeau  bas  devant  le  savant  prêtre. 

Depui9  cinquante  ans  que  nous  disons  ces 
choses,  nous  nous  étonnons  toujours  de  ren- 
contrer, parmi  les  catholiques,  des  partisans 
de  la  science  moindre,  (jue  Dieu  puisse,  par 


:e  et  par  ses  vertus,  suppléei  en  quelque 
mesure  au  défaut  de  grande  science,   non» le 

savons.    .Mais   si  Dieu  n'a  [tas  loujoui  in 

de  grande  science,  je  voudrais  savoir  à  quoi 
peut  lui  servir  notre  ignorance.  Je  hais  ceux 
qui  disent  :  Nousensanronstoujoura  assez  ;  c'est 
la  preuve  qu'ils  ne  savent  rien  et  entendent  se 
vouer  au  crétinisme.  C'est  assez  pour  des 
mercenaires  ;  ce  n'est  pas  assez  pour  le  prêtre 
de  Jésus-Christ. 

A  cet  égard,  la  conviction  de  Bonnetty  était 
telle,    qu'il    ne   cessa,    par   lui-même   ou  par 
d'autres,     jusqu'au    dernier  soupir,    de    pro- 
mouvoir la   haute    science.  En   collaboration 
avec  le  cardinal  Mai,    avec  les  membres  de 
l'Institut    Alexandre    et    Paravey,    Bonnelty 
publia  :  1"  une  dissertation  sur  le  nom  antique 
et  hiéroglyphique  de  la  Judée  ou  traditions 
conservées  en  Chine  sur  l'ancien  pays  de  'I  sin 
ou  de  Syrie,  qui  fut  celui  des  céréales  et  de 
la  croix  ;  T  des  documents  hiéroglyphiques, 
emportés   d'Assyrie,   conservés    en  Chine   et 
en   Amérique  sur   le  déluge  de   Noe,   les  dix 
générations    des    patriarches    antédiluviens, 
le  premier  homme  et  le  péché  originel.  Ces 
documents  sont  suivis   d'une  disseï  talion  sur 
l'identité  d'Adam  et  de  Hoang  ti  premier  em- 
pereur chinois  et  sur  la  concordance  des  dix 
patriarches  avec  les  dix  premiers  empereurs; 
3°  un  essai  sur  l'origine  unique  et  hiérogly- 
phique des  chiffres  et  des  lettres  de  tous  les 
peuples  :  cet  ouvrage  est  précédé  d'un  coup 
d'oeil  sur  l'histoire  du  monde  depuis  la  création 
jusqu'à  Nabonassar  et  de  quelques  idées  sur 
la  formation  des  écritures  avant  le  déluge  ;  il 
est  accompagné  de  planches  qui  donnent  les 
chiffres  et  les  lettres  de  tous  les  anciens  peu- 
ples ;  4°    Je   chant    de    la  Sybille   hébraïque, 
donnant  le  plusancien,  le  plus  important  et  le 
moins     contesté  des  livres  sybillins  ;  S0    une 
table  alphabétique,    analytique  et  raisonnée 
des  trente-trois   volumes   d'auteurs  sacrés   et 
profanes  édiiés  par  le  cardinal  Mai. 

Ln  son  propre  et  privé  nom,  Bonnetty  est 
l'auteur  d'un  Dictionnaire  raisonné  de  diploma- 
tique en  deux  volumes,  contenant  les  règles 
principales  et  essentielles,  pour  servir  à  dé- 
chiffrer les  anciens  titres,  ain-i  qu'à  justifier 
de  leur  date  et  de  leur  authenticité.  On  y 
a  joint  des  planches,  avec  des  explications 
pour  aider  à  connaître  les  caractères  et  les 
écritures  des  différents  âges  et  des  différentes 
nations.  La  matière  première  de  celte  publi- 
cation avait  été  fournie  par  le  bénédictin  dom 
de  Vaines;  elle  fut  amplifiée,  développée, 
surtout  précisée  par  Bonnetty,  dont  le  carac- 
tère personnel  était  le  souci  de  la  plus  scru- 
puleuse exactitude. 

On  doit  encore  à  Bonnelty  des  Documents 
historiques  en  quatre  forts  volumes,  sur  la 
religion  des  Romains  et  sur  la  connaissance 
qu'ils  ont  eue  des  traditions  bibliques.  Cet  ou- 
vrage est  rédigé  en  forme  d'annales.  Sur 
chaque  année,  sur  chaque  mois,  et  pour  ainsi 
dire  à  chaque  jour,  l'auteur  donne  :  1°  les  évé- 
nements politiques  de  l'histoire  ;  2°  les  acte:; 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


superstitieux  qui  dirigeaient  les  affaires  ro- 
maines; 3°  les  rapports  des  Romains  avec  les 
Juifs;  V"  les  ouvrages  publiés,  avec  leur  ana- 
lyse au  point  de  vue  philosophique  et  religieux. 
Cet  ouvrage  est  le  supplément  «le  toutes  les 
Vie*  de  Jésus-Christ  ei.de  toutes  les  histoires 
romaines.  Bonnetty  y  a  joint  une  table  des 
auteurs  el  des  matières,  où  l'on  trouve  en 
abrégé  toute  la  science  philosophiq I  reli- 
gieuse des  anciens.  C'est  par  là  surtout  qu'il 
excellait:  Bonnetty  était  une  encyclopédie 
vivante:  nous  ne  l'avons  connu  que  dans  ses 
dernières  années,  lorsque  déjà  la  vieillesse 
lui  faisait  sentir  ses  atteintes.  On  ne  pouvait 
qu'admirer  en  lui,  avec  l'admirable  foi  d'un 
chrétien  et  les  vertus  d'un  savant,  les  liants 
reliefs  dune,  science  qui  tenait  encore  du  pro- 
dige.  Ses  écrits,  ses  revues,  ses  cent  ou  deux 
cents  volumes,  il  avait  tout  cela  dans  sa  tète 
et  ne  s'en  démenait  pas  plus  fort  :  il  parlait 
avec  la  précision  d'un  livre  et  gagnait  par  sa 
grande  bonté. 

Dans  cette  vie,  nous  rencontrons  encore  le 
fantôme  de  Dupanloup.  Ce  coucou  était 
atteint  de  la  manie  de  vouloir  pondre  dans  le 
nid  des  autres.  Dès  qu'il  voyait  une  œuvre 
prospère,  il  voulait  mettre  la  main  dessus, 
quitte  à  la  faire  sombrer.  Lui  qui  ne  savait 
pas  écrire  et  qui  était  obligé  de  faire  mettre 
au  jour  ses  brouillons  par  des  stylistes,  il 
voulut  toute  sa  vie  éconduire  Veuillot,  le  grand 
maître  de  la  langue  française  ;  lui  qui  ne  savait 
rien  de  rien,  il  tenait  naturellement  Bonnetty 
pour  un  imbécile  et  voulait  l'obliger  à  lui 
céder  la  place.  Bonnetty  l'envoya  paître  et  s'en 
vit  récompensé  par  de  constants  succès.  S'il 
avait  eu  la  faiblesse  de  céder,  Dupanloup  eût  été 
le  croque-mort  de  ses  deux  revues,  comme  il  a 
été  Tensevelisseur  de  tous  les  journaux  fou- 
droyés par  sa  collaboration  ou  sa  direction. 
Dupanloup  était  surtout  un  moulin  à  paroles 
et,  le  cas  échéant,  un  orateur  à  écouter.  Aucun 
homme  sérieux  ne  lui  reconnaîtra,  ni  en  théo- 
logie, ni  en  pbilosophie,  ni  en  histoire,  encore 
moins  en  science  positive,  la  moindre  compé- 
tence. Ce  mouiin  à  paroles  était  surtout  un 
moulin  à  vent,  grand  useur  d'hommes, 
ignorant  l'usage  des  idées. 

Le  prédicateur  de  la  charité  et  de  la  paix 
était,  en    plus,  le  plus  rancuneux  et  le  plus 
implacable  des  hommes.   Les  valets  du  parti 
voulurent  faire  expier  à  Bonnetty  son  indé- 
pendance. On  machina,  contre  lui,  dans  les 
sous  sols  du  libéralisme,   une  accusation  de 
traditionnalisme.   Les  Ouasimodo  de  l'alïairc 
sonnèrent  le  glas  dans  les  clochers  de  Paris 
et  poussèrent  leurs  doléances  jusqu'à  Borne. 
L'Lglise  allait  périr  si  l'on  ne  bridait  Bonnetty. 
Le  Pape,  qui  connaissait  Bonnetty,  savait  à 
quoi   s'en   tenir   sur   ces  fantasmagories.   En 
esprit  de  paix,  il  fit  présenter,  à  la  signature 
de  Bonnetty,  les  propositions  autrefois  signées 
par  Bautain,  à  la  condition  que   l'alfaire  res- 
terait secrète.    Bonnetty  signa  et  lorsque  l'ar- 
chevêque Sibonr  sut  qu'il  avait  Bigné,  publia 
le  fait,  malgré  la  défense  du  Pape.  Pour  nous 


servir  d'une  phrase  de  Dupanloup  :  on  ne  i 
pas  cela,  ou,  si  on  le  fait,  on  se  déshonori 
on  déshonore  son  parti.  Le  10  ici  de  la  vérité 
de  Dieu  ne  se  concilie  jamais  avec  le  manque 

de  charité  envers  les  personne-. 

Dans  sa  vieillesse,  Bonnetty  s'était  adjoint, 
comme  co-direcleur,  le  Père  Perny.  Paul 
i'<  un  était  né  à  Pontarlieren  1817.  au  terme 
de  ses  études,  il  commençait  les  cours  de 
médecine,  lorsqu'il  fut  atteint  d'un  mal  qui  mit 
ses  jours  en  danger.  Ouéri  par  l'intercessioi 
miraculeuse  de  Notre-Dame  de  Fourrières,  il 
changea  son  fusil  d'épaule  et  se  lit  prêtre. 
Prêtre,  il  voulut  être  missionnaire  et  p.' 
trente ansà  évangéliser  le  Kouey-Tcheou.  Pen- 
dant quatre  ans,  il  fut  même  provicaire  apos- 
tolique, l'équivalent  d'évéque.  On  lui  préféra 
un  plus  jeune  mis-ionnaire,  et,  pour  diverses 
raisons,  Je  Père  Perny  rentra  en  France.  Les 
incohérences  des  hommes  servent  souvent  les 
desseins  de  Dieu. 

Missionnaire,  le  Père  Perny,  tout  en  visitant 
ses  ouailles,   ouvrait  les  yeux   à   la    science. 
Esprit   calme,    pondéré,   juste,   pénétrant,   il 
étudiait  à  fond  la   géographie,  l'histoire,    la 
langue,    les    mœurs   et  les  institutions  de  la 
Chine.  A  peine  rentré  en  France,  Dieu,  pour 
montrer  le  prix  qu'il   faisait  de  son  serviteur, 
permit  que  les  communards   le  missent  deux 
mois  en  prison  ;  ils  fusil. èrent  même  son  com- 
pagnon,le  Père  Bouillon. Le  Père  Perny  écrivit 
la  viedu  Père  Bouillon, martyr  de  la  Commune., 
et  ses  deux   mois  de  captivité  ;  il  le  fit  avec 
une  distinction   d'esprit  qui  marqua   tout  de 
suite  sa  place  dans  les  lettres.  Après  ces  lettres 
de  naturalisation,  lePère  Perny  publia  succes- 
sivement deux  dictionnaires  de  la  langue  chi- 
noise et  deux  grammaires  :  l'une  pour  la  langue 
écrite,  l'autre  pour  la  langue  parlée  ;  il  donna 
encore  des   proverbes  chinois  et  des   confé- 
rences. A  la  mort  de  Bonnetty,   il  fonda  les 
Nouvelles    Annales  de  philosophie    catholique, 
qu'il  poussa  jusqu'au  30e  volume.   L\,    avec 
le  concours  du  chanoine  Davin,  du  Père  At  et 
de  nous-mème,  si  nous  pouvons  venir  après 
tous  les  autres,  il  continua  ses  éludes  de  hautes 
sciences.  Le  recueil  qui  les  contient,  con'inue 
et  égale,  s'il  ne  les  surpasse,  les  Annales  de 
Bonnetty,  surtout  par  les  études  du  Père  Perny. 
Avec   une  science  plus  jeune,   plus  profonde 
peut-être,  le  Père  Perny  projette,  sur  les  pro- 
blèmes qu'il  pose,  toutes  les  lumières  d'une 
raison  saine  et  d'une  impeccable  érudition. 

On  doit  encore,  au  Père  Perny,  un  volume 
sur  l'accord  des  traditions  chinoises  avec  les 
enseignements  de  l'Eglise.  Ce  volume  avait 
été  composé  par  le  Père  Prémare,  jésuite  ;  le 
Père  Perny  le  traduisit,  le  rectifia,  le  com- 
pléta par  d'importantes  additions;  Bonnetty 
y  mit  également  son  grain  de  sel  et  l'ouvrage 
parut  sous  une  triple  signature.  Nous  avons  lu 
et  même  relu  ce  volume  ;  notre  ignorance  du 
chinois  ne  nous  permet  pas  déjuger  certains 
arguments  basés  sur  les  signes  des  caractères 
chinois  ;  mais  pour  les  arguments  empruntés 
à    l'histoire,    ils   portent  la   conviction   dans 


396 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


prit  du  lecteur.  Louis  Veuillol    fail  grand 
,ge  de  cel   ouvrage,  à  -  n  gré,  déciail  ;  et 
Léon    XIII,    après  avoir   pris   l'avis   des  sino- 
logues romains,  a  confirmé  l'éloge  de  Louis 

Veuillot. 

Pour  revenir  à  Bonnetty,ses  Annales  de  phi- 
losophie chrétienne  viennent  de  célébrer  leur 
70'  anniversaire;  elles  ont  toujours  pour  objet 
l'élude  et  la  vulgarisation  de  la  philosophie 
(]c<  Pères  de  l'Eglise,  particulièrement  de 
saint  Thomas:  l'étude  et  l'examen  critique 
des  diverses  théories  philosophiques  ;  l'étude 
des  sciences  philologiques,  historiques,  natu- 
relles et  expérimentales,  pour  les  taire  servir 
à  l'apologie  de  la  religion.  Un  instant  semi- 
traditionnalistes  avec  Bonnetly,  plus  tard  trop 
exclusivement  spéculatives,  elles  constituent 
aujourd'hui,  pour  la  science  sacerdotale,  un 
appoint  nécessaire.  Tout  d'abord,  c'est  l'organe 
d'informations,  pour  tous  ceux  qui  se  livrent 
à  l'étude  de  la  philosophie  par  goût  et  par 
devoir.  Catholique  avant  tout,  le  directeur 
actuel  continue  un  mouvement  apologétique, 
qui  tient  compte  de  deux  conditions  de  succès  : 
1°  garder  la  vérité  du  dogme  immuable, 
intangible,  dogme  dont  l'Eglise  romaine 
est  le  dépositaire  de  droit  divin  et  de  droit 
historique;  2°  ménager  l'extrême  activité 
de  l'esprit  humain,  toujours  en  quête,  même 
quand  il  croit  fermement,  d'édilier  de  nou- 
velles démonstrations.  C'est  travailler,  par 
esprit  de  prosélytisme  religieux,  à  deux  choses 
qui  semblaient  à  Lamennais,  à  Bautain,  à 
Bonnetty,  inconciliables:  accorder  la  spon- 
tanéité de  la  raison  et  ses  manifestations  di- 
verses, avec  les  données  de  la  foi. 

Personnellement,  le  directeur  des  Annales 
professe quele  christianisme  — objetde  science 
historique,  de  coordination  rationnelle  et 
d'action  morale  —  constitue  l'objection  la 
plus  raisonnée  aux  systèmes  sceptiques,  posi- 
tivistes, sensualistes  et  matérialistes.  S'il  est 
vrai  que  notre  foi  ne  tient  aucune  philosophie 
pour  suspecte,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'elle 
s'oppose  formellement  à  toute  doctrine  qui 
nie  la  puissance  de  la  raison  à  démontrer  le 
surnaturel.  Le  temps  et  l'expérience  f  feront 
voir  qu'il  n'a  pas  tort  dans  la  question  d'oppor- 
tunisme et  de  succès.  Le  christianisme  est  une 
philosophie  autant  qu'il  est  une  démonstration 
et  une  puissance  d'action  intellectuelle,  morale 
et  sociale  ;  il  est  en  outre,  plus  qu'une  philo- 
sophie, puisqu'il  est.  une  institution  divine, 
dont  l'objet  propre  et  la  fin  suprême  est  de 
sanctifier  les  âmes  et  de  glorifier  Dieu. 

Un  malentendu  préoccupe  le  clergé  studieux. 
Plusieurs  théologiens  voudraient  voir  à  l'index 
les  doctrines  criticistes,  idéalistes,  subjecti- 
vistes,  comme  contraires  à  la  démonstration 
chrétienne  exigée  par  le  concile  du  Vatican. 
La  constitution  Dei  Fitius  ne  revendique  que 
la  puissance  de  la  raison  pour  préparer  l'acte 
de  foi  et  établir  la  démonstration  du  christia- 
nisme. Or,  les  systèmes  idéalistes  sont  avant 
tout  rationnels  et  impliquent  la  puissance 
démonstrative    de   la   raison.    Par   exemple, 


même  pour  le  subjectiviste  le  plus  absolu,  le 
moi  sub-Me  nécessairement  comme  Subs- 
tratum  «le-  modalités  rationnelles.  Dans 
conditions,  peut-on,  au  nom  de  la  foi,  anathé- 
maliser  des  opinions  qui  ne  contredisent  la  loi 
(pie  par  la  manière  inexacte  de  les  représenter? 

Ces  opinions  sont  à  préciser,  à  rectifier,  non 

a  condamner;  si  elles  abusent,  elles  sauront 
bien  elles-mêmes  se  détruire. 

Nous  en  appelons  du  clergé  au  clergé  lui- 
même.  C'est  bien  a  lui  qu'il  appartient  d'étu- 
dier à  fond  le-  Annales  de  philosophie  el  de 
dire,  au  siècle,  le  mot  philosophique  qui  peut 
contribuer  à  sa  délivrance. 

Après  avoir  glorifié,  en  histoire,  les  grands 
esprits  qui,  après  Lamennais,  provoquèrent 
en  France  le  réveil  chrétien  et  la  rénovation 
catholique,  l'équité  nous  réclame  une  place 
pour  leurs  adversaires.  Le  plus  important, 
ou,  du  moins,  le  plus  bruyant,  c'est  Félix 
Uupanloup.  On  lui  doit  :  un  Manuel  des  caté- 
chismes, en  3  volumes;  le  Christianisme  pré- 
senté aux  hommes  du  monde,  par  Fénelon  ;  un 
Manuel  des  séminaires;  De  l'éducation,  en 
3  volumes;  De  la  haute  éducation  intellec- 
tuelle, en  3  volumes;  Sur  la  prédication  et  le 
catéchisme,  considérés  comme  œuvres  par 
excellence,  2  volumes  ;  Défense  de  la  li- 
berté de  l' Enlise,  2  volumes;  De  la  pacifica- 
tion religieuse,  1  volume  ;  De  la  charité, 
1  volume;  Œuvres  choisies  de  l'évéque  d'Or- 
léans, 13  volumes;  et  un  grand  nombre  de 
brochures  sur  divers  sujets,  ce  prélat  avant 
habitude  d'exprimer  son  jugement,  non  seule- 
ment dans  des  journaux,  qu'il  eut  toujours  à 
discrétion,  mais  dans  de  petits  écrits  qu'il 
composait  à  la  perfection.  Dupanloup  est  le 
thaumaturge  de  la  brochure;  pour  le  surplus, 
il  a  peu  d'idées  et  écrit  mal,  en  rhétoricien 
échaufîé,  trop  abondant  pour  être  clair  et 
précis.  C'est  l'Erasme  et  le  Mélanchton  du 
catholicisme  libéral. 

Le  grand  diplomate  de  ce  parti  est  Alfred 
de  Falloux.  On  lui  doit  une  histoire  de  saint 
Pie  V,  un  volume  sur  Louis  XVI,  ['Itinéraire 
de  Turin  à  Rome,  l'histoire  du  parti  catho- 
lique, un  opuscule  d'agriculture,  deux  vo- 
lumes sur  Uupanloup  et  Cochin  ;  la  vie,  les 
écrits  et  les  lettres  de  Sophie  Swetchine  en 
6  volumes  ;  des  Mélanges  en  deux  volumes  et 
les  Mémoires  d'un  royaliste  en  deux  volumes. 
Falloux  était  un  roué  en  diplomatie;  il  ne 
voyait  que  le  but  et  s'inquiétait  peu,  pour 
aboutir,  du  choix  des  moyens.  Les  deux 
Veuillot  ont  dû  réclamer  contre  ses  aberra- 
tions et  lui  administrer  de  fortes  élrivière-. 
D'autres  pourraient  venir  à  rescousse,  mais  à 
quoi  bon  ?  Falloux  est  bien  mort  et  ses  coups 
de  plume  ne  peuvent  blesser  personne. 

Un  autre  diplomate  du  parti,  c'est  Augus- 
tin Cochin  ;  Louis  Veuillot  le  considérait 
comme  le  plus  dangereux  et  ce  brave  homme 
s'occupa  surtout  de  charité.  Ses  écrits  sont 
répandus  dans  le  Français,  les  Anna/es  de  la 
charité  et  le  Correspoiv/ant.  On  lui  doit,  en 
particulier,  une  Notice  sur  Mettra;/,  un  Ma- 


livuk  olatiik-vinct-oijinzieme 


.VIT 


nuel  des  salles  d'asile,  un  Essai  sur  Pestalozzi, 
Rome  et  les  martyrs  du  Japon,  Quelques  mots 
sur  la  vie  de  ./<:sns  par  Renan,  des  conférences 
sur  divers  sujets  et  un  grand  ouvrage  en  deux 
volumes  sur  l'abolition  de  l'esclavage.  L'en- 
semble de  ses  articles  dans  les  revues  forme- 
rait aisément  un  cours  complet  d'éducation  à 
L'usage  des  ouvriers.  A  sa  mort  on  annonçait 
un  ouvrage  posthume  sur  la  philosophie  mo- 
rale. On  avait  parlé  de  Cochin  [tour  en  faire 
un  ambassadeur  au  Concile  ;  il  mourut  préfet 
de  Versailles.  L'histoire  doit  louer  sans  ré- 
serve le  dévouement  de  Cochin  à  l'améliora- 
tion du  sort  des  classes  laborieuses  :  ce  dé- 
vouement est  de  tradition  dans  sa  famille. 

Théophile  Foisset,  magistrat  et  homme  de 
lettres,  était  un  des  modérés  du  parti  et  un 
grand  homme  de  bien.  On  lui  doit  un  Eloge 
historique  de  Louis  de  Bourbon,  les  Œuvres 
de  Bugniot,  la  correspondance  inédite  de 
Frédéric  avec  Voltaire,  des  lettres  inédites  de 
Leibnitz  à  l'abbé  Nicaise,  les  Œuvres  philoso- 
phiques du  président  Iliambourg,  le  Président 
de  Brosses,  De  l'Eglise  et  de  l'Etat,  Catholicisme 
et  protestantisme,  une  Histoire  de  Jésus- Christ, 
une  Vie  de  Montalembert  et  une  excellente 
Histoire  du  l'ère  Lacordaire.  Si  donc  Théo- 
phile Foisset  a  excédé  en  quelque  chose, 
nous  voulons  croire  que  Dieu,  eu  égard  à  ses 
intentions  et  à  ses  services,  a  oublié  ses  er- 
reurs et  couronné  son  dévouement. 

Le  duc  Albert  de  Broglie  est  l'homme  im- 
portant du  parti,  faible  comme  politique,  très 
fort  comme  orateur  et  écrivain.  Outre  ses  ar- 
ticles a  la  Revue  des  Deux- M  ondes  et  au  Corres- 
pondant, il  a  traduit  du  latin  le  Système  théo- 
logique de  Leibnitz,  publié  quelques  bro- 
chures à  sensation,  donné  deux  volumes 
d'études  morales,  un  volume  sur  le  Moyen 
Age,  et  six  volumes  sur  Y  Eglise  et  ï  Empire 
romain  de  Constantin  à  Théodose.  Depuis 
qu'il  a  été  rendu  par  les  électeurs  à  la  vie 
privée,  comme  président  de  la  commission 
des  bâtons  dans  les  roues,  le  duc  de  Broglie 
est  devenu  un  rat  de  la  bibliothèque  natio- 
nale, cantonné  dans  l'histoire  politique  du 
xvm"  siècle,  dont  il  a  publié  quelques  vo- 
lumes de  haute  valeur.  Le  Père  Lacordaire, 
qui  n'était  pas  un  juge  en  histoire,  avait 
comblé  de  louanges  les  éludes  de  Broglie  sur 
l'Eglise  et  l'Empire  Komain;  dom  Guéran- 
,  <;ui  était  un  maître,  en  a  fait,  au  con- 
traire, une  réfutation  détaillée  dans  Y  Univers 
réunie  depuis  en  volume.  Dans  ce  volume, 
sans  contester  les  mérite"  de  l'œuvre,  le  Bé- 
nédictin prouve  que  l'historien  abonde  dans 
le  sens  du  naturalisme  et  qu'à  ce  titre,  il  doit 
tomber  sous  les  censures  de  la  stricte  ortho- 
doxie. 

Outre  ces  cinq  personnages,  le  parti  ca- 
tholique libéral  comptait  quelques  autres 
membres,  les  uns,  assez  grands  pour  que  nous 
nous  en  occupions  à  part  ;  les  autres,  trop 
petits  pour  entrer  dans  l'histoire  de  l'Eglise. 
Un  parti  attire  toujours  les  esprits  faibles  ; 
s'il  vient  au   pouvoir,  il  voit   bien  vite  accou- 


rir les  esprits  avides  d'argent   el   d'honneurs. 

Ce  nombre  ne  fait  pas  la  force  ;  il  constitue 
plutôt  pour  le  parti  une  faiblesse,  et,  pour 
ambil  ieuz,  un  déshonneur. 

L'histoire  est  obligée  de  marquer  les  faux 
pas  d'un  Broglie,  d'un  Foisset,  d'un  Cochin, 
d'un  Palloux  el  môme  de  Dupanloup,  parce 
<pie  une  admiration,  d'ailleurs  justifiée  par 
d'autres   mérites,   assure    a   leurs    noms    un 

prestige,  presque  une  autorité.  Les  idées  li- 
bérales ont  désagrégé  le  parti  catholique, 
mis    la    division    parmi    les    défenseurs    de 

l'Lglise  el  arrêté  le  mouvement  régénérateur 
dont  il  faut  faire  remonter  l'impulsion  à  La- 
mennais. Du  caillou  de  David,  les  idées  libé- 
rales ont  fait  une  poussière.  Avec  un  boisseau 
et  même  avec  un  tombereau  de  poussière,  on 
ne  chargera  jamais  une  fronde.  Si  nous  vou- 
lons reconstituer  celte  force  précieuse  du  ca- 
tholicisme militant,  il  faut  écarler  et  abjurer 
le  dissolvant  qui  a  ruiné  cette  force  et  noter 
le  dommage  qu'en  ont  souffert  et  l'œuvre  gé- 
nérale de  l'Ëgli-e  el  les  grands  et  nobles  es- 
prits qui  s'en  sont  laissé  surprendre  et  enta- 
mer. C'est  de  là  qu'est  parti,  pour  s'en  pré- 
valoir, le  mouvement  révolutionnaire  qui 
nous  écrase  aujourd'hui. 

Un  homme  à  part  fut  le  Père  Gratry.  Jo- 
seph-Auguste-Alphonse Gratry  était  né  à 
Lille  en  1803.  Prix  d'honneur  du  concours 
général,  sorti  premier  de  l'école  polytech- 
nique, il  échangea  son  frac  contre  la  soutane 
et  fit  sa  théologie  à  Strasbourg,  où  l'avait 
appelé  la  grande  réputation  de  l'abbé  Bau- 
tain.  En  1840,  reçu  docteur  ès-lettres,  il  était 
chargé  de  la  direction  du  collège  Stanislas, 
dont  il  fil  la  perle  de  l'Université.  En  1 8 4 tî , 
démissionnaire  de  Stanislas,  il  était  reçu,  à 
Aix,  docteur  en  théologie  et  devenait  aumô- 
nier de  l'Ecole  normale.  Là,  comme  à  Sta- 
nislas, il  était  très  bien  à  sa  place  ;  une  con- 
troverse avec  Vacherot,  le  directeur  de  l'école, 
lui  fit  donner  sa  démission.  En  1852,  il  en- 
trait à  l'Oratoire  qu'il  quitta,  faute  de  santé, 
pour  vivre  comme  grand  homme,  en  chambre  : 
il  devait  mourir  à  Monfreux  après  avoir  ré- 
paré le  scandale  de  ses  brochures  contre  la 
chaire  du  Prince  des  Apôtres. 

On  doit  à  Gratry  :  1°  Les  Sources  ;  2°  Petit 
manuel  île  critique  ;  3°  Les  sophistes  et  la  cri- 
tique ;  4°  Etude  sur  la  sophistique  ;  3°  Mois  de 
Marie  de  l'Immaculée-Conception  ;  6°  Henri 
Eerreyve  ;  7°  Souvenirs  de  jeunesse  ;  8°  Médita- 
tions inédites,  œuvre  posthume;  9°  La  Philo- 
sophie du  Credo  ;  10°  La  crise  de  la  foi,  con- 
férences à  Saint-Etienne  du  Mont  ;  il"  Lettres 
sur  la  religion  ;  12°  De  la  connaissance  de  Dieu  ; 
13°  De  la  connaissance  de  l'âme  ;  14°  Logique  ; 
15°  La  morale  et  la  loi  de  l'histoire  ;  lb°  Com- 
mentaires sur  V Evangile  selon  saint  Mathieu. 

On  peut  envisager  la  doctrine  de  ces  vingt 
volumes  sous  trois  aspects  :  1°  Comme  œuvre 
d'invitation  de  la  jeunesse  au  travail  intellec- 
tuel, c'est  encourageant  et  excellent  dans  sa 
généralité  ;  2"  comme  réfutation  de  la  libre- 
pensée,  et,  comme  il  dit,  de  la  sophistique, 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


le  procédé  de  Gratry  consiste   surtout  i  en 

montrer     L'inanité      et     la  .contradiction; 

comme  doctrine   positive,    il   y    a,   sans 

doute,  des  envolées  magnifiques,  mais  il  faut 

onnaltre    qu'en    somme,    les    catholiques 
purs  les  (('prouvaient  el  que  les  adversaû 
in    les  prenaient  guère  plus  au  sérieux  que 

catholiques.  D'où  suit  que  Gratry  n'a  pas 
été  un  maître  de  son  siècle,  mais  seulement 
le  maître  d'une  petite  école.  Dans  celte  école, 
il  a  eu  des  disciples  el  même  des  disciples 
enthousiastes  ;  malheureusement,  cet  en- 
thousiasme ne  suppose  que  de  la  bonté 
de  cœur  et  une  certaine  étroilesse  d'esprit. 
Son  biographe  français  et  son  traducteur 
allemand  se  pâment  naturellement  d'admi- 
ration devant  les  écrits  du  philosophe.  Mar- 
gerie  le  dit  grand  écrivain,  de  la  famille 
de  Platon  et  de  Malebranche.  Le  Père  Ka- 
mière  constate,  dans  ses  écrits,  une  somme  de 
vérités  nouvelles,  que  l'acteur  offre  à  la  société 
et  un  chaleureux  appel  pour  réveiller  l'instinct 
du  vi ai  au  fond  des  âmes.  Le  Dictionnaire  de 
la  théologie  catholique  renchérissant  sur  le 
Père  Ramière,  voit  dans  les  œuvres  du  Père 
Gratry  un  riche  trésor  qui  deviendra,  dans 
un  avenir  prochain,  la  propriété  commune  du 
monde  entier.  D'autres,  changeant  la  clef  de 
la  gamme,  disent  que  le  Pète  Gratry  avait 
la  tête  d'un  philosophe,  le  cœur  d'une  femme 
et  le  caractère  d'un  enfant.  C'était,  en  effet, 
un  homme  aimable,  naïf  et  pur  :  il  avait  des 
élans,  des  épanchements,  des  ravissements, 
des  extases  et  aussi  des  enfances  d'idéologie. 
Sans  faire  aucun  mépris  de  son  génie  et  de 
son  caractère,  les  théologiens  et  les  philo- 
sophes l'estimaient  peu.  Gratry  avait  plus 
d'influence  que  d'autorité;  cette  influence  il 
l'exerçait  surtout  sur  les  âmes  sensibles  à  la 
poésie.  «  A  vrai  dire,  selon  Veuillot,  il  était 
plus  philosophe  que  prêtre.  Dans  son  ardeur 
d'embrasser  tout  le  monde,  il  écartait,  au- 
tant qu'il  le  pouvait,  l'appareil  sacerdotal  ; 
il  semble  qu'il  craignait  un  peu  d'être  traite 
de  sacristain...  Dans  .«es  entreprises  contre 
l'incrédulité  moderne,  Dieu  ne  l'embarrassait 
pas,  ni  aucun  mystère  de  Dieu  ;  mai<  l'Eglise, 
l'obéissance  à  l'Eglise  l'embarrassaient  ;  car 
c'est  l'Eglise  qui  est  la  grande  objection  et  le 
grand  refus  de  l'orgueil  mondain.  Là  était  le 
péril  de  son  esprit  et  la  cause  de  son  infécon- 
dité sacerdotale...  C'est  par  le  Fils  que  nous 
allons  au  Père;  mais  c'est  par  l'Eglise  que 
nous  allons  au  Fils  et  à  tous  et  que  nous 
sommes  en  sécurité  partout. 

Pour  nous,  historien,  adversaire  constant 
et  aujourd'hui  victime  de  ce  parti  libéral, 
nous  opposons,  à  ses  prétentions  ambitieuses, 
une  dénégation  absolue.  Ce  que  veulent,  au 
fond,  les  Gratry,  les  Broglie,  les  Dupanloup, 
c'est  expurger  la  révolution,  en  exclure  le 
crime,  moyennant  quoi  ils  en  admettent  les 
institutions  et  les  idées.  D'après  eux,  la  Dé- 
claration des  droits  de  l'homme  el  du  citoyen 
est  dans  saint  Thomas  d'Aquin  ;  Bellarmin, 
et  Suarez  sont  ses  précurseurs  ;  et  Suger  et 


Charlemagne  auraient  pu  en  libeller  le  Coile. 

Or,  ni  dans  ses  promoteurs  lointains,  ni  dans 

préparateurs  directs,  ni  dant  nis, 

non  seulement  la  révolution  n'est  chrétienne, 
mai-;  elle  est  anti-chrétienne,  an li- religieuse, 
et,  pour  dire  le  mot  du  comte  de  Maistre,  elle 
est  talQnhque.  Luther,  Calvin,  Descartes, 
Louis  XIV,  promoteurs  de  la  révolution, 
comme  protestants,  comme  |  hilo-ophes, 
comme  politiques,  sont,  pour  l'Eglise,  des 
ennemis  et  des  adversaires.  Voltaire,  l'.ous- 
11,  Bu  filon,  Montesquieu,  Diderot,  Dalena- 
bert,  préparateurs  de  la  révolution,  sont  peu 
chrétiens  et  souvent  ennemis  enragés  du 
Christ.  Mirabeau,  Danton,  Robespierre,  Ma- 
rai,  les  agents  de  la  révolution,  ne  recon- 
naissent l'être  suprême  qu'à  la  condition  de 
le  murer  dans  le  ciel.  Napoléon  lui-même, 
bien  qu'il  eût  quelque  génie,  ne  voulait 
qu'une  Eglise  esclave  et  instrument  de  règne. 
Dans  les  rangs  du  christianisme,  tout  ce  qui 
a  le  sens  commun  et  le  sens  catholique, 
abhorre  la  révolution;  et  ni  dans  J.  de 
Mai.-tre,  ni  dans  L.  de  Bonald,  ni  dans  La- 
mennais, ni  dans  Gousset,  ni  dans  Pie,  ni 
dans  Freppel,  —  je  prends  seulement  les 
sommités  —  vous  ne  trouverez  personne  pour 
accorder,  à  la  Révolution,  un  bill  d'amnistie. 
La  Révolution,  c'est  le  naturalisme  en  prin- 
cipe, le  rationalisme  comme  moyen,  le  li- 
béralisme comme  fin  et  le  socialisme  comme 
résultat.  Que  Dupanloup,  Gratry,  Broglie 
aient  eu  des  talents,  je  le  crois;  qu'ils  aient 
pratiqué  les  vertus,  je  le  concède  sans  y  re- 
garder; mais,  ou  fond,  ce  sont  des  malfai- 
teurs intellectuels.  Leur  catholicisme  libéral 
n'est  pas  seulement,  comme  disait  Veuillot, 
une  agence  de  bureaux  de  tabac  ;  c'est  une 
connivence  ignare,  mais  réelle,  avec  l'ennemi 
de  Dieu  ;  c'est  le  secret  de  perdre  les  âmes  et 
de  nuire  encore  plus  à  la  France  qu'à  l'Eglise. 
Et  quand  le  Pape  est  prisonnier  à  Rome  et 
quand  nous  sommes,  en  France,  menacés 
d'éviction,  il  faut  vraiment  un  cécité  rare 
pour  oser  dire  que  8'J  est  l'incarnation  de 
l'Evangile.  La  Révolution  ne  peut  revêtir  ce 
caractère  qu'en  brûlant  ce  qu'elle  a  adoré  et 
en  adorant  ce  qu'elle  a  livré  aux  flammes.  La 
Révolution  qui  a  commencé  par  la  Déclara- 
tion des  droits  de  l'homme,  ne  se  clora  que 
par  la  Déclaration  politique  des  droits  de 
Dieu. 

Un  autre  homme  à  part,  fut  l'abbé  Com- 
balot.  Théodore  Combalot  était  né  à  Chate- 
nay  (Isère),  en  1792,  fils  d'un  homme  qui 
s'était  livré  au  tribunal  révolutionnaire  pour 
être  guillotiné  à  la  place  de  son  père.  Prêtre 
en  1815,  Théodore  était  déjà,  depuis  deux 
ans,  professeur  de  philosophie,  dévoré  d'ar- 
deur pour  l'étude  des  écrits  des  Pères  et  de  la 
Somme  de  saint  Thomas.  Préfet  des  études  au 
grand  séminaire  de  Grenoble,  il  le  quittait 
en  1825,  pour  entrer  chez  les  Jésuites.  Sa 
santé  ou  son  humeur  lui  firent  quitter  le  no- 
viciat et  il  s'établit  simple  missionnaire.  Par 
l'éclat  de  sa  parole,  il  était,  avant  18J0,  déjà 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÊMI 


une  célébrité  ;  il  avait  proche  devant  le  roi. 
lui  1830,  il  était,  avec  Lamennais, fi  ['Avenir', 
à  l.i  chute  de  Lamennais,  il  rompit,  pas  sans 
douleur,  mais  avec  éclat,  et  reprit  Le  cours  de 
sea  prédications.  Au  cours  «  1  «~  la  luit*;  pour  la 
Liberté  d'enseignement,  il  avait  public,  contre 
Le  monopole,  un  Mémoire  aux  évêques  et  aux 
pères  de  famille;  il  y  disait  antre  autres  que 
Le  sanglier  universitaire  ravageait  La  vigne  du 
Seigneur.  Ce  coup  de  feu  dans  la  mêlée  lui 
valut  l'amende  et  un  mois  de  prison,,  mais 
sans  espoir  d'amendement.  Au  terme  de  sa 
peine,  il  lut  invité  au  château.  Dans  une  con- 
versation assez  longue  avec  Louis-Philippe, 
il  prouva  au  prince,  comme  il  savait  prouver, 
avec  feu,  que  l'Université  tuerait  la  France  et 
renverserait  le  trône.  Le  roi  fut  de  son  avis  et 
ajouta  même  que  nous  allions  à  l'anthropo- 
phagie :  il  n'était  pas  nécessaire  d'aller 
jusque-là  pour  abattre  le  trône  de  la  branche 
cadette.  A  la  discussion  de  la  loi  Falloux, 
Gombalot  fit,  avec  Rohrbacher,  acte  public 
d'opposition.  En  1870,  il  fut  admis  à  servir 
une  messe  au  Concile  :  ce  fut  la  récompense 
de  se?  longs  travaux  ;  à  quelque  temps  de  là, 
le  vénérable  vieillard  s'éteignait  dans  l'au- 
réole de  s'a  gloire. 

Petit  de  taille,  très  fort,  une  voix  tonnante, 
un  esprit  très  vif,  Combalot  n'écrivait  pas  ses 
discours  ;  il  méditait,  il  priait  et  se  livrait  aux 
ardeurs    de  l'improvisation.    Dédaigneux   de 
toute  rhétorique,  laissant  de  côté  les  règles  et 
les  ressources  de  l'art,  il  parlait  sous  l'empire 
d'une  foi  vive  et  d'une  émotion   qui    agitait 
toutes  ses  facultés  ;  il  y  avait  en  lui   comme 
la  flamme  des   prophètes;  vous   eussiez   dit 
que  sa  voix  n'était  qu'un  instrument,  qu'un 
souffle  surnaturel   anime    et    fait   résonner. 
L'impression  que  produisait  ce  prédicateur, 
ressemblait  à  des  commotions  subites.  Sans 
jamais  s'écarter  de  ce  qu'exigent  les  conve- 
nances du   langage,   retenu   dans  les  justes 
bornes  par  la  sûreté  de  son  jugement  et  la 
modération  de  ses   idées,  il  s'élançait,  sans 
hésiter,  vers  les  plus  hautes  régions  et  de  ce 
point  dominait  l'auditoire.  La  charité  surtout 
était  pour  lui  une  source  de  transports  élo- 
quents. Pour  dire  tout  d'un  mot,  Combalot 
était  un  second  Bridaine...  s'il  y  en  a  eu  un 
premier. 

On  doit,  à  l'abbé  Combalot,  un  livre  sur  la 
connaissance  de  Jésus-Christ  ou  le  mystère  de 
l'Inearnation  considéré  comme  la  dernière 
raison  de  ce  qui  est  ;  deux  volumes  d'Eléments 
de  philosophie  catholique,  où  il  s'efforce  de 
créer  un  manuel  de  philosophie  conforme  a 
la  théorie  fautive  de  Lamennais;  et  trois  vo- 
lumes de  sermons  sur  les  mystères  de  la 
Sainte  Vierge,  dont  un  ofl'rp,  du  Magnifient, 
un  éloquent  et  .solide  commentaire.  L'ahbé 
Ricard,  son  biographe,  a  publié,  depuis  la 
morl  de  l'orateur,  d'autres  volumes  de  prédi- 
tion  ;  les  revues  bibliographiques  en  ont  fait 
and  éloge  ;  pour  le  peu  que  nous  en  avons 
lu,  nous  croyons  pouvoir  y  souscrire. 

Parmi  taurateurs  de  la  théologie  en 


France,  il  faul  citer,  aprè  Le  cardinal  Gou  iset, 
archevêque  de  i  tei  m  s,  Le  Père  Gury.  Jean  Pierre 
•  iuryétaitnéà  Mailleroncourt,  Franche-Comté, 
en  INOI,  d'une  famille  très  chrétienne.  Au 
terme  de  ses  études,  Il  entra  dans  la  Compa- 
gnie de  Jésus.,  d'abord  comme  auxiliaire.  No- 
vice en  1824,  à  Montrouge,  il  faisait,  deu  ans 
plus  tard,  ses  premiers  vœux.  'Jury  était  sur- 
veillant au  collège  de  Dôle,  quand  les  ordon- 
nances de  1828  vinrent  L'obliger  a  l'exil  ;  il 
partit  avec   cinq   aulres   frères   poursuivre  les 

cour  s  de  théologie  du  Collège  Romain.  Pen- 
dant trois  années,  il  habita  la  maison  dans  la- 
quelle s'étaient  sanctifiés  les  Louis  deGonzagoe 
et  les  Jean  Berchmans;  il  fréquenta  ces  classes 
où   s'étaient    succédé    les   Camille  de   Lellis, 
les  Léonard   de   Port- Maurice,  les  Rossi  ;  où 
avaient  enseigné  Bellarmin,  Suarez,  Vasquez, 
Tolet,  Lessius,  Giustiniani,  deLugo.  Gury  fut 
ordonné  prêtre,  en  1831,  par   le  cardinal  de 
Rouan- Chabot,  et  employé  d'abord  dans  les 
missions,  sous  le  contrôle  du  Père  Daniel  Va- 
lentin.  Deux  ans  après,  son  provincial,  le  Père 
Renauld,  le  chargea  d'enseigner  la  théologie 
morale  au  Scolasticat  de  Vais.  Acette  époque, 
Thomas  Gousset   attaquait  avec    vigueur   le 
rigorisme  gallican  ;  Gury,   qui  venait  d'étu- 
dier à  Rome,  n'eut  pas   besoin   des  redresse- 
ments  du  futur  cardinal,  pour  se  trouver  à 
l'unisson  de  ses  enseignements:  pendant  qua- 
torze  années,  il   inculqua,    à  ses   élèves,  les 
pures   doctrines   de   saint   Liguori,    canonisé 
sur  ces  entrefaites.  L'enseignement  du  profes- 
seur n'était   pas  seulement   exempt  de  rigo- 
risme et  de   laxisme;  il  était  surtout  simple, 
clair,  plein  de  bonhomie  et  de  gaîté.  Le  Père 
Gury,  à  chaque  classe,  donnait  un  casde  cons- 
cience; il  l'exposait  avec  tant  d'amabilité  qu'on 
l'attendait  comme  une  grâce.  En  1847,1e  Père 
Roothaan,  général   de  l'Ordre,  appelait  Gury 
à  la  chaire  de  morale  du   Collège  Romain. 
Cette    fois    Gury    fut   atterré  :    enseigner   la 
théorie  avec  intérêt  dans   la   petite    solitude 
de  Vais,  cela  n'éiait  pas  trop  difficile;  mais, 
à  Rome,  devenir  le  collègue  des  Pétrone,  des 
Patrizzi,  des  Pa-saglia,  enseigner   des  élèves 
d'élite,  venus    de   tous  les  coins  du  monde; 
vivre  dans  cette  atmosphère  à  part  de  la  capi- 
tale du  monde  chrétien,  ce  fut,  pour  ce  brave 
homme,    une    terrible    perspective.  L'obéis- 
sance le  fit  céder,   la  modestie  fit  son  succès. 
Au    lieu    de    s'embarquer    dans  les  grandes 
phrases  et,  la  belle  latinité,  si  aimée  des    Ro- 
mains, le  Père  Gury  resta  lui-même,  l'homme 
simple  dans  ses  allures,  et  l'alléchant   profes- 
seur du  cas  quotidien  de  conscience.  La  Révo- 
lution ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  prendre 
racine   à    Rome  ;  il    s'en    revint   à   Vais,    re- 
prendre son  enseignement  théologique  et  pré- 
parer la  publication  du  Compendium.  Cet  ou- 
vrage parut  en  1850;  il  s'en  est   fait,  depuis, 
un  nombre  incalculable  d'éditions,  dans  tous 
les  pays  de  la  chrétienté.  Les  Casus  Conscien- 
ci.r  suivirent  le  Compendium.  Après  avoir  ex- 
posé théoriquement  les  doctrines  morales,  il 
fallait  en   montrer  l'application  aux  cas  pra- 


600 


lIISTnilli:  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATIlOLini  I 


tiqurs.  Dana  le  Compendivm,  fiury,  plus  com- 
plet  el   plus  méthodique  que  Neyraguet,  avait 
donné  sa  théologie  à  lui  :  nette,  exacte,  simple, 
d'une  grande  Facilité   pour  l'étude.  Dans  les 
n  cience,  il  présente  les  applications 
avec  une  lucidité  et  une  originalité  piquante. 
Le  lecteur  dévore  ces   volumes  avec  l'avidité 
d'un     récit    attrayant.   Le    Casns    comme     le 
Compendivm    devinrent    classiques    dans  un 
grand  nombre  (rétablissements,  à  Rome  même. 
On  a  contesté  quelques  solutions  de  Gury  ;  on 
lui  a  reproché  quelques  citations  inexactes;  on 
lui  a  fait  tort  d'avoir  admis  la  coutume  galli- 
cane comme  titre  d'exemption  et  il  a  eu  lui- 
même   le  chagrin  de  voir  ries  auteurs  à  l'In- 
dex se  réfugier  à  l'abri  de  sa  doctrine  pour  ne 
passe  soumettre.  LePérefiury  a  payé,  comme 
tout  le  monde,  son  tribut  à  l'infirmité  humaine  : 
mais  il  s'est  loyalement  corrigé  et  si  quelque 
rebelle  a  pu   se   couvrir  de  son  patronage,  il 
ne  l'a  pu  qu'en  invoquant  des  décisions  répu- 
diées ou  corrigées  parle  pieux   auteur.  Selon 
nous,  le  tort  de  fiury  est  d'avoir  composé  un 
ouvrage  qui  dispense  de  tout  travail.  Avec  son 
Gury,  un   esprit  médiocre  connaît  la  loi  et  les 
prophètes   et  se  croit  dispensé  de  pousser  plus 
à  fond  les  choses,  L'est  une  grande  erreur  dont 
Gury   n'est,  au     surplus,  que   l'occasion.    La 
morale  n'est  pas  seulement  une  règle  pratique, 
elle  est  surtout  la  loi  d'amour;  pour  l'aimer, 
il  faut  la  connaître  dans  ses  profondeurs;  et 
pour  atteindre  à  ces  profondeurs  de  l'amour, 
il  faut  de   solides  études.  Le  Compendium  de 
Gury   suppose   une    morale   spéculative,    une 
théologie  du  devoir.  Gury  n'est  pas  coupable 
de  n'avoir  pointfaitee  qu'il  ne  voulaitpas  faire  ; 
il  faut  toutefois    superposer,  à  sa  morale  pra- 
tique, une  connaissance  des  premiers  principes 
qui  agissent  fortement  sur  l'esprit  et  sur  le  sen- 
timent et  à  la  rectitude  de  la  décision  ajoutent 
l'enthousiasme  du  bien.  La  vie  est  à  ce  prix. 
Aussi  bien,  il  ne  s'agit  pas  tant  ici-bas  d'éviter 
le   péché  ou  de  le  réparer,  que  de  se  plonger 
dans  l'océan  divin,  d'y  puiser  la  force  surnatu- 
relle, les  élans  merveilleux  et  la  belle  bravoure 
qui  triomphent  dans  les  combats  de  la  vertu. 
Le  Père  fiury  n'était  pas  seulement  un  théo- 
logien, c'était   encore   un  apôtre,  l'apôtre  des 
populations  rurales,  des  maisons  religieuses 
et  du  clergé.  Excellent  dans  la  chaire  profes- 
sorale, il   était  excellent  aussi   dans  un  caté- 
chisme. Directeur  expert,  bon  religieux,  pa- 
tient dans  les  infirmités,  courageux  devant  la 
mort,  tel  mourut,  en  1866,  le  Père  Gury.  Sa 
théologie,  corrigée  par  lui  de  son  vivant,  sur 
les   indications  de    Rome,  a  été   corrigée  de- 
puis par   un  Français,  le  Père  Dumas,    et  par 
un  Italien,  le  Père  Ballerini.  Un  jésuite  espa- 
gnol,  le  Père   Mir,  et  un  Allemand,  le  Père 
Lehmkuhl,  continuent  son  œuvre  pour  le  sa- 
lut des   âmes  et  l'honneur    de   l'Eglise.    La 
meilleure  preuve  des  services  que  rendent  ces 
savants   jésuites,  c'est  que   tous  les  ennemis 
de  l'Eglise  les   abhorrent;  le  Père  Gury  a  été 
particulièrement   l'objet   des  imbéciles  mor- 
sures de  Paul   Bert  :  c'est  un  honneur. 


Parmi  les  théologiens  de  notre  temps,  a; 
Gury  une  place  de  choix  doit  être  n  au 

l'ère  Ililaire.  François-Eugène  Mougin  <  tail 
à  Paris  en  1831.  Jean-Pierre  Mougin  et  Reine 
Desalle,  ses  père  et  mère,  étaient  tous  les  deux 
d'Arbol,   dans  la   Haute-Marne  ;  l'enfant  y  fut 
envoyé   quinze   jours   après   sa  naissance  et 
confié  aux  soins  d'une  tante.  A   celte  époque 
OÙ    les    premières  impressions  sont  .-i   vives, 
l'enfant  allait  d'Arbol  à  Paris,  de  Paris  à  Ar- 
bot,    tour   à    tour    campagnard    et    citadin, 
livré  à  toutes  les  distractions  île  la  grande 
ville,  concentré  dans   le  recueillement  de  la 
campagne.  A  quatre  ans  il  perdit  sa  mère  et 
vint  habiter  Paris.  Lorsqu'il  atteignit  sa  sei- 
zième année,  l'oncle  Desalle  le  plaça  au  pe- 
tit séminaire  de   Langres.   Dans  ses  cours,  il 
n'était  pas  des  premiers,   mais  il  y  avait  en 
lui   queique  chose  qui  le  distinguait  de  ses 
condisciples  et  annonçait  qu'un   jour  il  pren- 
drait les  premiers  ran^s.  Au  grand  séminaire, 
il  faisait  l'édification  de  ses  condisciples  par  sa 
piété  et  excitait  leur  admiration  par  la  ma- 
nière dont  il  rendait  compte  de  la  méditation 
quotidienne  ;  en  philosophie  et  en   théologie, 
il  était,  pour  la  pénétration  de  l'intelligence, 
un  élève  hors  ligne.  Non  seulement  il  saisis- 
sait vite  et  bien  l'enseignement  du  professeur, 
mais  il  le  raisonnait  avec  force  et  soulevait 
parfois   des  objections   fort  embarrassantes. 
En  récréation,  c'était  un  batailleur,  non  qu'il 
fût   d'humeur     quinteuse,    mais   parce   qu'il 
avait  des  idées  très  nettes,    il  accusait,  dans 
les   conversations,    très   énergiquement,  avec 
un   entrain   électrique,    sa    personnalité.    Au 
terme  des  études  théologiques,  il   fut  envoyé 
à  Home  pour  conquérir  ses  grades.   En  mer, 
la  tempête  mit  le  jeune  clerc  de  Langres  en 
demeure  d'énergie  ;  il  n'en  manqua  point.  Dans 
la  ville  sainte,  il  se  familiarisa  d'abord  avec  la 
prononciation  italienne  de  la  langue  latine  et 
apprit  l'italien  comme  en  se  jouant.  Pendant 
trois  années,   il  suivit    les  cours  supérieurs, 
étudia  l'hébreu  et  conquit  successivement  tous 
ses  grades  en  théologie  et   en  droit  canon. 
Quand  il  eut  deux  fois  coiffé  le  bonnet  de 
docteur,  il  fallut  choisir  une  carrière  ;  le  jeune 
docteur  entra  chez  les  Capucins  et  fit  son  novi- 
ciat àCrest,  dans  la  Drôme.  Profès  sous  le  nom 
de  Père  Hilaire  de  Paris,  il  fut  envoyé  quel- 
quefois dans  les  missions,  mais  appliqué,  de 
préférence,  aux  travaux   du  professorat.  De 
Crest  il  fut  envoyé  àLyon,  où  on  l'invita  quel- 
quefois  aux    examens   du  grand   séminaire; 
comme  on  le  trouvait  trop  exigeant  pour  les 
élèves  et  compromettant  pour  les  maîtres,  ces 
invitations  ne  durèrent  pas   longtemps.  Au  4 
septembre  1870,  la  maison  des  Brotteaux  fut 
pillée  par  les  amis  du  peuple  ;  le  Père  Pilaire 
dut  se  réfugier  en  Suisse  et  échangea,  avec 
les  radicaux,  quelques  cartouches.  Expulsé  de 
Suisse,  il  revint  à  Lyon  et  fit  le  pè'erinage 
de  Lourdes.  Après  les  décrets  de  proscription 
il  dut  quitter  la  maison  de  Fourvières  et  se  ré- 
fugia à  Rome.  De  Rome,  il  revint  par  la  Suisse 
en  France,  habita  Bpsançon  et  enfin  Meylan, 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


1,01 


dans  L'Isère,  prêchant  parfois  (lima  de  grandes 
circonstances,  plus  ordinairement  occupé  à 
écrire,  pour  l'édification  des  fidèles  et  la  dé- 
fense de  l'Eglise.  Telle  est,  en  abrégé,  la  vie 
d'un  homme  relire  du  monde,  tout  au  service 
des  âmes  et  à  sa  propre  sanctification,  et  qui 
a  souvent  souffert  persécution  pour  la  jus- 
tice. 

Le  Père  Hilaire  a  beaucoup  écrit  en  latin  et 
en  français.  Ses  œuvres  latines  sont  :  1"  Le 
Car  Deus  homo,  traité  de  l'Incarnation  sous 
un  titre  fourni  par  saint  Anselme,  in-8°,  18(17  ; 
2°  Theologia  universalis,  3  vol.  in -8",  1868- 
1871  ;  3°  De  dogmaticis  definitionibus,  ouvrage 
écrit  à  l'occasion  du  Concile,  où  le  l'ère  Hilaire 
fut  le  théologien  de  Mgr  Mermillod  ;  4°  Ré- 
gula Fralrum  Minoruru,  in-4°,  1870;  —  5° 
Liber  Tertii  Ordinis,  2  vol.  in-4°,  1881-82, 
publié  à  Home  et  dont  il  s'est  fait,  en  France, 
une  seconde  édition  ;  —  6°  Liber  de  Cordigeris, 
in-4°,  Rome,  1883  ;  7°  Manuale  Tertii  Ordinis, 
dont  il  s'est  fait  deux  éditions,  l'une  in-4°, 
l'autre  in-8°,  en  abrégé.  —  Parmi  les  ouvra- 
ges français  du  Père  Hilaire,  nous  devons  citer  : 
1°  Notre-Dame  de  Lourdes  et  l Immaculée  Con- 
ception, vol.  in-8",  Lyon,  1880  ;  —  2U  Exposi- 
tion de  la  Règle  de  saint  François  d'Assise,  petit 
in  4°,  Fribourg,  1872  ;  3°  Bibliothèque  du 
Tiers  Ordre,  comprenant  le  manuel  du  Tiers- 
Ordre,  le  Manuel  de  Cordigères,  un  avis  aux 
Tertiaires,  le  vade-mecum  des  Tertiaires  et 
trois  cent  cinquante  billets  ;  4"  des  opuscules 
théologiques  et  philosophiques  sur  l'union  de 
la  théologie  avec  les  sciences,  sur  la  compo- 
sition des  corps,  sur  la  notion  des  arts,  sur 
l'éducation  et  sur  la  parole;  5°  des  opuscules 
politiques  sur  le  souverain  pouvoir,  la  poli- 
tique universelle  et  le  Pape  ;  sur  Barrabas,  ou 
le  règne  du  Christ  ou  celui  d'un  voleur;  sur 
le  libéralisme  en  lui-même  et  dans  ses  rapports 
avec  l'unité  catholique,  sur  le  futur  drapeau 
de  la  France,  les  Etrennes  à  la  Suisse  et  l'asso- 
ciation du  Pius-Verein;  6°  des  opuscules  et 
discours  religieux,  tels  que  la  Croix  de  sainte 
Colette,  opuscule  sur  l'archéologie  et  le  sym- 
bolisme de  la  croix,  le  panégyrique  de  saint 
Sigi-mond,  roi  de  Bourgogne,  leB.  Nicolas  de 
Fine  et  la  tempérance  ;  la  Madone  de  saint  Luc, 
notice  historique  et  explication  symbolique  ; 
la  légende  primitive  de  saint  Antoine  de  Pa- 
douc,  document  inédit,  vainement  cherché 
par  les  Bollandisles  ;  Où  est  le  ciel?  discussion 
îhéologique  sur  le  séjour  des  bienheureux  : 
une  dissertation  philosophique  et  astronomi- 
que sur  les  systèmes  du  monde  avec  un  ap- 
pendice sur  le  scotisme. 

Plusieurs  écrits  du  Père  Hilaire,  épuisés  de- 
puis longtemps,  appellent  une  réédition  et 
des  compléments.  Nous  citerons,  entre  autres, 
la  dissertation  sur  la  matière  et  la  forme,  la 
notion  théologique  des  arts  et  surtout  l'étude 
sur  les  rapports  delà  théologie  avec  la  mé- 
decine Ce  dernier  écrit  s'adresse  aux  ecclé- 
si astiques  pour  les  détourner  du  régime  bour- 
geois qui  les  mène  trop  vite  au  tombeau.  Gé- 
néralement, les  prêtres  font  un   usage  perpé- 


tuel de  viande,  de    cale,    liquem  I   l'.ivirt 

du  Père  Hilaire  qu'il  faut  les  ramener  au 
gime  évangélique,  au  jeûne  et  à  l'abstinence 
de  l'Eglise,  non  seulement  au  nom  de  l'Evan- 
gile, mais  au  nom  d'il  ippoerale,  de  Calien  et. 
de  tous  les  sages  de  la  médecine.  La  nécei 
de  garder  sa  vie  contre  les  excès  d'un  régime 
trop  réconfortant,  devrait  faire  rétablir, 
dans  l^s  grands  séminaires,  au  lieu  de  la  con- 
férence spirituelle,  à  la  manière  de  Saint-Sul- 
pice,  le  cours  antique  et  moyen  âge  des  Parva 
nature  lia  {De  brevilale  et  longitudine  vitse, 
etc.),  cours  qui  ramènerait  la  science  anthro- 
pologique, à  l'austérité  mâle,  à  l'ascèse  chré- 
tienne,, au  lieu  de  l'hypocrisie  grimacière  des 
gens  qui  mettent  tout  dans  les  cérémonies 
extérieures.  Les  cuisiniers,  ces  dangereux  flat- 
teurs dont  parle  î'ialon,  ne  sont  devenus,  dans 
l'Eglise,  gens  de  service  ordinaire,  que  depuis 
l'abandon  de  l'enseignement  du  Moyen  Age; 
et  si  l'école  française  n'a  pas  ce  tort  à  son 
dossier,  elle  n'a  certainement  rien  fait  pour  ra- 
mener sur  ce  point  la  vieille  tradition. 

Si  la  pénitence  monastique  assure  au  Père 
Hilaire  de  longues  années,  on  espère  de  sa 
science  un  commentaire  de  la  Règle  de  sainte 
Claire,  travail  analogue  à  l'étude  sur  la  règle 
de  saint  François,  et  un  manuel  de  Clarisse. 
Nous  savons  d'ailleurs  que  le  Père  Hilaire 
possède  en  manuscrit  plusieurs  Volumes  de 
sermons,  discours  de  circonstance,  panégyri- 
ques, mission,  retraite,  fêtes  ;  un  cours  classi- 
que de  rhétorique  et  un  livre  consacré  à 
l'expurgation  de  la  pensée  française,  livre  dé- 
licat, redoutable  et  redouté,  où  le  vaillant 
disciple  du  pauvre  d'Assise  réfute  historique- 
ment et  dogmatiquement  le  panthéisme,  le 
pélagianisme,  le  manichéisme,  le  pharisaïsme, 
enfin  toutes  les  erreurs  et  opinions  particu- 
lières qui  dérogent  à  la  science  et  à  la  piété 
de  l'Eglise.  Toutefois,  l'œuvre  principale  du 
Père  Hilaire,  c'est  son  double  cours  de  phi- 
losophie chrétienne  et  de  théologie  fonda- 
mentale. La  Philosophie  chrétienne  en  huit  vo- 
lumes, rédigés  en  français,  avec  les  citations 
en  textes  originaux,  reprend,  dans  son  en- 
semble et  dans  ses  détails,  la  tradition  philo- 
sophique du  Moyen  Age,  mais  sans  s'inféoder 
à  aucun  auteur.  Les  Prolégomènes,  la  Méta- 
physique, la  Pneumatologie,  la  Logique  y 
sont  étudiées  avec  fidélité  et  originalité.  Par 
exemple  sur  la  question  des  catégories,  le  Père 
Hilaire  tranche  ce  problème  redoutable  avec 
une  supériorité  qui  met  à  mal  Aristote  lui- 
même.  La  Théologie  fondamentale,  dont  trois 
volumes  ont  été  publiés  et  dont  les  éléments 
ont  été  synthétisés  par  le  supérieur  du  sémi- 
naire de  Besançon,  aujourd'hui  évêque  de 
Vannes,  doit  comprendre  vingt  volumes.  Ces 
deux  cours  sont  combinés  de  manière  à  cons- 
tituer, pour  les  grands  séminaires,  cet  ensei- 
gnement supérieur  qui  doit  prendre  la  place 
de  l'encyclopédie  catéchétique  suivie,  en 
France,  depuis  trois  siècles.  L'un  et  l'autre 
sont  en  partie  composés;  pour  la  théologie, 
en  particulier,  le  traité  capital  De  Eucharistia 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


toui  be  i  -''ii  terme  :  la  queslii  n  scabreuse  de 
la  prédestination  a  été  résolue  dans  ce  cours 
à  l,i  Fois  contre  les  Thomistes  et  les  Moli- 
niste.--  el  exposée  à  un  point  «le  vue  que  le 
Père  llilaire  tient  pour  irréfragable. 

D'après  ces  faits  et  ces  informations,  il  est 
facile  d'apprécier  la  valeur  théologique  du 
Père  llilaire.  Le  docteur  Sehéeben,  de  Colo- 
gne, dans  sou  histoire  de  la  théologie t  cite  le 
Père  llilaire  comme  le  seul  théologien  fran- 
çais de  notre  siècle  ;  le  docteur  Sehéeben  a 
raison,  niais  ne  di(.  pa<  assez.  Par  l'étendue 
de  ses  connaissances,  par  la  profondeur  de 
ses  conceptions,  par  la  synthèse  de  ses  idées, 
par  l'immense  érudition  qui  les  confirme  et 
les  justifie,  le  Père  llilaire  est  un  émule  des 
Beiiarmin  et  des  Suarez,  des  saint  lionaven- 
ture  et  des  saint  Thomas.  C'est  un  géant  qui 
s'est  élevé  seul  parmi  des  pygmées.  On  ne  l'a 
point  vu,  comme  lant  d'autres,  s'angarier 
dans  la  politique  ;  son  espérance  pour  le  relè- 
vement de  la  patrie  et  le  triomphe  de  l'Eglise, 
ne  repose  ni  sur  Bourbon,  ni  sur  Orléans,  ni 
sur  Bonaparte,  ni  sur  Naundorf,  mais  sur 
Jésus- <  hrisl.  On  ne  l'a  pas  vu,  non  plus,  épou- 
ser, dans  l'Eglise,  des  opinions  de  parti  et 
d'école,  des  sentiments  d'homme  ou  de  corps 
particulier.  Je  ne  sais  pas  même,  si,  parmi 
les  capucins,  il  n'a  pas  eu  des  frères  ombra- 
geux et  des  supérieurs  timides,  sacrifiant  la 
doctrine  à  des  vœux  de  paix,  comme  s'il  pou- 
vait s'établir  une  paix  en  dehors  de  la  pleine 
vérité.  La  passion  irrésistible  de  la  vérité  a 
été  linspiration  de  toute  sa  vie.  Par  le  fond 
de  sa  pensée  et  par  la  forme  de  son  expres- 
sion, le  Père  Pilaire  est  également  personnel, 
mais  pas  dans  le  mauvais  sens  du  mot.  Le 
Quod  uliique,  quod  seutper,  quod  ab  omnibus  de 
saint  Vincent  de  Lérins,  a  fait  de  lui  un  lut- 
teur, comme  Ismaël  :  Mamts  contra  nmnes 
et  omnes  contra  eum.  Le  Père  Pilaire  ne  fait 
pas  un  pas  sans  l'escorte  d'une  formidable 
artillerie,  tirée  des  arsenaux  de  l'Eglise  ;  il 
peut  défier  ses  adversaires  de  le  mettre  en 
opposition  avec  la  tradition  vraiment  catho- 
lique. C'est  pourquoi  ce  vaillant  lutteur  a  le 
droit  d'être  audacieux  et  de  s'aflirmer  lui- 
même  ;  son  moi  n'est  pas  le  moi  haïssable, 
c'est  le  nom  de  tous  les  siècles. 

Le  Père  Hilaire  n'est  pas  homme  à  s'arrê- 
ter sur  une  question  inutile.  Tout  point  qui 
attire  son  attention  est  un  point  important, 
et  il  veut  l'élucider  d'une  façon  victorieuse. 
J'émets  toutefois  le  vœu  de  voir  le  Père  Pi- 
laire s'arrêter  moins  aux  questions  particu- 
lières et  concentrer  toutes  ses  forces  sur  ses 
deux  grands  cours  de  philosophie  et  de  théo- 
logie, (les  deux  ouvrages  sont  la  base  de  son 
action  sur  le  monde  et  son  meilleur  papier 
pour  l'empire.  Je  forme  le  vœu  de  voir  les 
Capucins,  fiers  du  Père  llilaire,  lui  prêter  le 
concours  de  toutes  les  bonnes  volontés  et  l'ap- 
pui de  toutes  les  ressources.  Je  formerais,  si  je 
l'osais,  le  vœu  de  voir  le  successeur  de  ï-ixte- 
Quint  revêtir  de  la  pourpre  romaine  l'émule 
des  Beiiarmin,  des  Thomas  et  desBonaven- 


ture.  Le  Pèn  llilaire  est,  pu-  ;a  pensée,  un  pi 

destiné  de  toutes  les  grandeur-;  :  M>n  humilité 

a  fait  jusqu'à  présent  reluire  ei,  sa  per- 
sonne, sa  persécution  eu  a  rehaussé  le  mérite  : 
il  para 1 1  juste  et  digne  que  ces  vertus,  unies 
•i  une  Bi  liante  science  COXtSacrenl  simultané- 
ment ses  oeuvres  et  honorent,  sa  mémoire. 

De  cee  théologiens,  il  faut  rapprocher  Do- 
minique Houix.  né  en  18os,  à  BagoèrfS-de- 
Bigorre,  venu  à  Paris  pour  y  rendre  à  l'Eglise 
le  service  que  lui  demanderait  la  Providence. 
En  lH.'iO,  il  était  un  de  ces  petits  aumôniers, 
qui,  au  lieu  de  se  complaire  dans  les  bonbons 
ou  dans  le  fromage  de  Hollande,  portent  dans 
leur  a  me,  avec  le  culte  de  la  sainte  pauvreté, 
toutes  les  sollicitudes  de  la  sainte  Eglise.  A 
celte  date,  il  avait  fondé  l'œuvre  de  S  iint- 
Maurice  pour  les  soldats  et  l'œuvre  de  Saint- 
François-Xavier  pour  les  travailleurs.  On 
commençait  à  célébrer  des  conciles  provin- 
ciaux et  bon  agitait,  entre  évéques,  Ja  question 
de  savoir  si  ces  conciles,  avant  d'être  mis  à 
exécution,  devaient  être  soumis  au  visa  du 
Saint-Siège.  Une  constitution  de  Sixte-Quint 
l'ordonne,  mais,  pour  les  gallicans,  que  vaut 
une  constitution  pontificale?  Icard  laissait  en 
doute  le  devoir  de  la  revision  romaine  ;  un 
autre,  voilépar  l'anonyme,  soutenait  mordicus 
que  le  Pape  n'avait  rien  à  voir  dans  ces  assem- 
blées, par  la  raison  que  l'évéque  est  pape 
dans  son  diocèse.  L'archevêque  Sibour  abon- 
dait dans  ce  dernier  sens.  La  conséquence  qui 
en  résulte  est  claire;  si  l'évéque  peut  dans 
son  diocèse  ce  que  le  Pape  peut  dans  l'Eglise, 
il  ne  faut  pas  de  Pape  à  Rome,  ou,  s'il  en  reste 
un,  c'est  seulement  pour  des  cas  rares  et  tout 
à  fait  extraordinaires,  comme  le  dira  bientôt 
l'archevêque  Darboy.  Bouix,  horripilé  de  ces 
prétentions,  s'en  fut  trouver  le  Nonce,  lui 
dénonça  le  péril  de  l'Eglise  et  lui  fit  toucher 
du  doigt  la  nécessité  d'une  action  prompte 
et  vive,  pour  mettre  à  néant  ce  complot  de 
casuistes  ténébreux  opérant  pour  le  compte 
du  gallicanisme. 

Le  nonce,  c'était  Fornari,  n'était  pas  une 
poule  mouillée,  un  de  ces  esprits  incertains 
qui  voient  très  clair  et  ne  peuvent  se  résoudre 
à  l'action.  A  la  clairvoyance,  il  unissait  une 
résolution  vigoureuse.  Le  nonce  prit  la  main 
de  Bouix  et  lui  dit  :  Monsieur  t'abbé,  il  faut 
écrire  un  article,  non  pas  demain,  mais  dès  ce 
soir.  L'article  parut  le  lendemain  et  mit  en 
grande  colère  les  pères  Duchesne  du  gallica- 
nisme. Sibour  en  fut  si  vexé  qu'il  révoqua 
immédiatement  de  ses  fonctions  d'aumônier 
l'abbé  Bouix. 

Bouix  n'était  pas  homme  à  craindre  la  dis- 
grâce ;  il  se  croyait  plus  grand  que  la  for- 
tune et  appelé  à  autre  chose  qu'à  jouir  de  ses 
faveurs.  Proscrit  à  Paris,  il  s'en  fut  à  Rome  : 
il  étudia  le  droit  canon  dans  les  écoles  ro- 
maines, et  quant  il  eut  parcouru  savamment 
le  cycle,  il  revint  en  France  pour  en  écrire. 
Bouix  n'avait  pas  de  livres  ;  il  profita  de 
l'admirable  collection  du  Père  Mathurin 
Gaultier,  prêtre  du   Saint-Esprit,  et  aussi  de 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


G03 


ses  conseils.  Pour  ses  débute,  il  publia  le  traité 
du  Concile  provincial,  alors  de  toute  utili  é 
et  cause  involontaire  «le  sa  disgrâce.  Puis, 
et  successivement,  il  publia  les  traités  «les 
principes  «lu  droit,  des  jugements  ecclésias 
tiques,  du  droit  «les  réguliers,  «les  chapitres, 
du  cure,  des  évoques,  de  la  Cour  romaine  et  du 
Pape,  en  tout  une  (juin/aine  de  volumes.  Ce 
dernier  traité  paraissait  à  l'époque  du  Con- 
cile du  Vatican.  L'ensemble  <l«^  ces  volumes 
forme  une  Encyclopédie  du  droit,  à  l'usage 
des  curés  et  des  évéques,  du  moins  à  l'usage 
de  ceux  qui  ne  réduisent  pas  le  droit  canon 
à  ['Ex  informata  conscienlia,  entendu  et  pra- 
tique comme  nous  venons  de  le  voir  dans  Si- 
bour.  —  Pie  IX  songeait  a  revêtir  Bouix  de 
la  pourpre  romaine. 

La  nécessité  du  retour  au  droit,  pour  nos 
églises,  est  si  sensible  pour  tout  le  monde, 
que  tout  le  monde  s'occupe  d'en  écrire.  Après 
Bouix,  il  faut  citer  :  Craisson,  Stremler,  Ro- 
quette de  Malvès,  Iluguenin,  Grandclaude,Du- 
ballet,  Camillis,  Cavagnis,  Tarquini,  Satolli, 
Philips,  Vering  et  plusieurs  autres.  Cet 
empressement  des  auteurs  repose  sur  les  plus 
grands  principes  de  l'ordre  divin.  L'Eglise  est 
une  société  ;  elle  n'existe  que  par  la  promul- 
gation et  l'observation  de  ses  lois.  Ces  lois 
ont  pour  objet  de  combattre  les  passions  des 
hommes,  de  les  former  à  la  vertu,  de  les  con- 
duire à  lagloire.  Ce  triple  but,  elles  l'atteignent 
parles  lumières  de°la  foi,  par  les  prescriptions 
de  la  loi  morale,  par  la  grâce  des  sacrements 
et  l'autorité  de  la  discipline;  elles  l'atteignent 
surtout  en  s'opposant  aux  assauts  de  l'ennemi 
éternel  de  l'Eglise.  Si  l'on  ôte  à  l'Eglise  ses 
lois  ou  si  l'on  néglige  de  les  observer,  on  abat 
ses  remparts  et  l'on  ouvre  ses  portes  à  l'en- 
vahisseur. Honneur  à  ces  savants  qui  reven- 
diquent hautement  l'observation  totale  des 
lois  canoniques  de  l'Eglise;  c'est  par  eux  et  par 
eux  seuls  que  l'Eglise  peut  compter  sur  des 
triomphes  et  les  sociétés  civiles  espérer  le 
salut.  Le  rejet  du  droit  canon,  principe  pre- 
mier du  gallicanisme,  c'est,  pour  la  France,  un 
arrêt  de  mort. 

En  dehors  de  son  cours  de  droit  canon, 
Bouix  avait  publié  la  Solitaire  des  Rochers, 
correspondance  de  Jeanne  de  Montmorency 
avec  son  directeur;  Y  Histoire  des  1(>  martyrs 
du  Japon  et  quatre  volumes  de  méditations  ti- 
rées des  meilleurs  auteurs  ascétiques. 

En  1864,  pour  avoir  relevé  une  erreur  bis- 
torique  de  Mgr  Darboy  au  Sénat,  Bouix  était 
menacé  d'interdit;  l'évèque  de  Versailles  para 
le  coup  en  le  nommant  grand-vicaire.  Enl8fi(J, 
il  était,  au  Concile,  le  théologien  d<;  Mgr  Uo- 
ney,  évéque  de  Mon  tau  ban.  Dès  1860,  pour 
exciter  les  prêtres  au  travail,  Bouix  avait 
fondé,  sous  les  auspices  de  Mgr  Parisis,  la 
Ht  >  ciences ecclésiastiques,  revue  inspirée 

par  les  doctrines  romaines  et  sans  autre  souci 
que  de  les  faire  prévaloir.  Cette  revue,  qui 
se  publie  toujours,  a  rendu  de  grands  services 
i  nos  pauvres  églises  de  France. 

Prêtre  pieux,  grand  amant  de  la  pauvreté, 


lix«'  par  choix  au  dernier  rang,  Bouix  re  Lera 
dans  les  souvenirs  de  la  postérité,  avec  l'abbé 
Rohrbacher,  dom  Guéranger,  avec  les  Go 
set,  les  Pariais,  les  Veuillol  et  plusieurs  autres, 
comme  l'un  des  intelligents  et  intrépides  res- 
taurateurs de  nos  églises,  trop  longtemps  dé- 
solées par  le  gallicanisme  el  la  Révolution. 

Un  prêtre  qui  l'ut  théologien  <:t  publiciste, 
Antoine  Martinet,  était  m'en  1802,  au  diocèse 
de  Tarentaise.  D'abord  berger,  puis  étudiant, 
eulin  prêtre,  il  fut  professeur  de  théologie  et 
théologal  diocésain,  dans  un  pays  où  ce  n'est 
pas  uni!  sinécure.  Au  fond  sa  vocation  était 
d'être  missionnaire  et  apôtre,  de  prêcher  et 
d'écrire.  Compatriote  «le  saint  François  de 
Sales,  de  Vaugelas  et  de  J.  de  Maistre,  con- 
temporain des  liendu,  des  Bey,  des  Gharvaz, 
il  débuta  par  un  essai  en  latin  sur  l'accord  de 
la  raison  et  de  la  foi  et  par  un  opuscule  hâtif 
sur  la  perfectibilité.  En  1837,  pendant  que  la 
France  était  aux  écoutes  de  Châtel  et  d'Enfan- 
tin, il  écrivait  Platon- Polichinelle  et  la  Solu- 
tion de  grands  problèmes.  Dans  ces  sept  vo- 
lumes, l'auteur  posa  trois  questions  :  Peut-on 
être  homme  sans  être  chrétien?  Peut-on  être 
chrétien  sans  être  catholique?  Peut-on  être 
catholique  sans  s'attacher  à  l'Eglise  romaine? 
Ces  questions,  l'auteur  les  discute  dans  Pla- 
ton-Polichinelle et  les  résout  avec  un  mé- 
lange de  solidité  et  de  plaisanterie;  dans  la 
solution  de  grands  problèmes,  Polichinelle  est 
mis  en  fourrière  et  le  savant  Platon  parle  avec 
toutes  les  ressources  de  l'érudition,  toutes  les 
lumières  de  la  théologie  et  les  accents  de  la 
plus  haute  éloquence.  Emmanuel,  ou  le  remède 
à  tous  nos  maux,  est  un  commentaire  profond 
de  l'Eucharistie  dans  son  rôle  social  et  son 
influence  politique.  Ces  ouvrages  ne  sont  pas 
seulement,  exempts  d'erreur;  mais,  dans  la 
variété  des  détails,  ils  joignent  à  l'exactitude, 
l'abondance  des  doctrines,  la  sûreté  des  infor- 
mations, la  profondeur  des  vues  et  l'accent 
d'un  puissant  intérêt.  Par  eux,  Martinet 
entrait  de  plain  pied  dans  l'illustration. 

En  1848,  pendant  que  la  Fiance  était  prise 
de  la  fièvre  républicaine,  l'infatigable  Marti- 
net publiait,  presque  en  même  temps  :  L' Edu- 
cation de l 'homme  et  non  pas  de  l'enfance;  la 
Science  de  la  vie  ou  leçon  de  philosophie  uni- 
verselle ;  la  Philosophie  du  catéchisme,  anti- 
logie  qui  révèle  son  dessein  ;  et  la  Science  so- 
ciale au  point  de  vue  des  faits.  Puis,  sans  se 
copier  ni  se  répéter,  mais  toutefois  pour  vul- 
gariser ses  hauts  enseignements  et  conjurer  les 
catastrophes,  Martinet  écrivait  :  Des  affaires 
de  Home;  —  Les  idées  d'un  catholique,  sur  ce 
qu'il  y  aurait  à  faire;  —  Que  doit  faire  la  Sa- 
voie? —  L'art  d'apprendre  en  riant  des  choses 
fort  sérieuses;  —  Les  réflexions  de  Polichinelle 
sur  un  souverain  comme  il  y  en  a  peu  et  sur 
un  discours  du  trône  qui  n'a  pas  son  sem- 
blable ;  —  Le  ré  ne  il  du  peuple  ;  —  L'Arche  du 
peuple;  —  La  Statolatrie  ou  le  communisme 
légal. Ces  quatorze  volumes  sont, les  premiers, 
de  grands  in-8"  avec  une  science  du 
meilleur  aloi  et  un  grand  style  ;  les  autres  sont 


604 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DK  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


drs  opuscules  (le  combat  écrits  avec  les  lil 
allmvs  de  la  polémique.  «  Ces  livres,  dit  Louis 
Veuillot,  inspirée  par  un  zèle  ardent  pour  la 
religion  eL  pour  l'ordre  Bocial,  ne  contiennent 
pas  une  page  qui  puisse  servir  de  prétexte  aux 
indignée  accusations  dont  on  aurait  voulu  l'at- 
teindre, l'iêtre  avant  tout,  il  n'a  pas  cherché 
la  gloire  de  l'esprit  :  il  a  désiié  servir  Dieu  et 
les  hommes  el  ses  travaux  ont  été,  dans 
pensée,  moins  des  œuvres  littéraires  que  des 
œuvres  de  foi...  Dans  tous  ses  ouvrages,  di- 
vers de  forme  et  de  ton,  identiques  quant  à 
la  pensée  et  au  but,  l'auteur  s'est  proposé  de 
rendre  évidente  et  probable  la  vérité  sociale 
de  l'Evangile.  Le  salut  de  l'homme  et  le  salut 
de  la  société  par  l'Eglise  catholique  ;  hors  de 
cette  Eglise  point  de  salut  pour  l'homme  ni 
pour  la  société  :  Tel  est  le  thème  unique  qu'il 
développe  avec  des  ressource^  inépuisables  de 
logique  et  d'érudition.  Connaissant  à  fond 
tous  les  sophismes  et  tous  les  systèmes  de  l'er- 
reur religieuse  et  politique,  il  les  combat  d'une 
main  exercée  et  sûre.  Uoué  à  un  rare  degré  de 
la  faculté  de  suivre  la  pensée  de  ses  adver- 
saires à  travers  tous  les  mensonges  de  l'ex- 
pression, sobre  parce  qu'il  est  clair,  original 
et  animé  parce  qu'il  dit  juste,  il  donne  à  ces 
hautes  polémiques  tout  le  piquant  d'une  con- 
versation familière  et  il  rend  l'accès  de  la  vé- 
rité si  facile  que  tous  les  esprits  peuvent  y  ar- 
river. » 

En  1852,  des  personnes  dont  les  conseils 
étaient  pour  lui  des  ordres,  ramenaient  le  so- 
litaire des  Alpes  à  l'œuvre  de  toute  sa  vie,  à 
la  rédaction  d'un  cours  d'enseignement  théo- 
logique. A  ses  débuts,  il  avait  publié  son  Con- 
cordla  rationis  el  fidei;  pour  saisir  l'esprit  pu- 
blic de  son  dessein,  il  publia  un  Essai  sur  la 
méthode  d'enseignement  théologique  ;  quand  le 
terrain  fut  préparé,  il  descendit  dans  la  tran- 
chée et  écrivit,  en  huit  volumes,  les  Institutions 
théologiques.  Ce  qui  les  distingue  dans  la  par- 
tie dogtnatique,  c'est  que  l'auteur  suit  l'ordre 
de  l'histoire  et  appuie  beaucoup  sur  les  faits. 
Cette  méthode,  conforme  au  plan  divin,  lui 
parait  plus  claire  et  plus  probante;  c'est  le 
commentaire  savant  du  Credo  et  du  Décalogue, 
écrit  en  fort  bon  latin.  Inutile  d'en  indiquer 
ici  le  plan.  «  Ces  huit  volumes  de  théologie, 
dit  le  cardinal  Mermillod,  forment  un  magni- 
fique ensemble  qui,  par  l'ampleur  de  concep- 
tion, par  l'enchaînement  logique,  par  l'admi- 
rable unité,  par  l'orthodoxie  parfaite,  par 
l'étendue  de  la  science,  puisée  aux  sources 
authentiques,  offre  au  clergé  un  vrai  trésor 
delà  science  sacrée  appropriée  aux  idées  pré- 
sentes. » 

En  1869,  Martinet  publiait  :  La  société  de- 
vant h  Concile.  Lui  qui,  depuis  trente  ans, 
avait  approfondi  tant  de  problèmes  et  sondé 
les  plaies  sociales  avec  tant  de  vigueur  d'es- 
prit, indiquait  maintenant  les  remèdes.  Après 
sa  mort,  en  1871,  un  écrit  posthume  indiquait 
encore  le  moyen  de  les  appliquer  plus  sûre- 
ment par  l'enseignement  du  catéchisme. 

Martinet,  dans  ses  écrits   populaires,    avec 


une  science  plus  précise,  est  l'émule,  souvent 
heureux,  de  Cormenin  ;  dans  ses  œuvres  d'apo- 
logétique, «'est  un  mélange  de  Tertullien,  de 
Labruyère  et  de  Veuillot  ;  dans  la  théolog 
c  est  le  restaurateur  de  l'enseignement  des  sé- 
minaires. Après  lui,  il  n'y  a  plus  qu'à  amélio- 
rer, et  son  disciple  sera  un  bon  mai  Ire.  Des 
auteurs  anciens,  après  cinquante  ans,  il 
encore  le  plus  actuel;  lui  souhaiter  un  renou- 
veau, c'est  présenter  à  l'esprit  public  une  lu- 
mière, indiquer  au  gouvernement  une  direc- 
tion chrétienne  et  assurer,  à  la  France,  une 
i:râce. 

Un  digne  émule  d'Antoine  Martinet  fut 
Charles- Adelphe  Peltier,  né  en  1800,  a  Uoué- 
la-Fontaine,  au  diocèse  d'Angers;  A  viogt-et- 
un  ans,  il  était  professeur  de  philosophie, 
pensait  par  lui-même  et  voyait  très  bien  où 
le  cartésianisme  conduisait  la  France.  A  ce 
titre,  il  eut,  pendant  ses  cinq  ans  de  profes- 
sorat, des  luîtes  à  soutenir,  contre  Bernier, 
qui  se  fit  mettre  à  l'index,  et  contre  Régnier, 
qui  devint  cardinal  ;  pour  ce  fait  honorable, 
il  subit  un  retard  dans  sa  promotion  à  la 
prêtrise.  Curé  de  Yauchrétien,  puis  vicaire  à 
la  Yilletle,  il  y  eut  maille  à  partir  avec  son 
évèque,  qui  prétendait  avoir  le  droit  de  dis- 
penser au  deuxième  degré  pour  le  mariage  ; 
et  avec  son  archevêque  qui,  autorisé  par 
un  induit,  soutenait  l'inutilité  de  la  mention 
de  l'induit  pour  dispenser.  Home  consultée 
donna  raison  à  l'abbé  Peltier,  et  pour  ce  tort 
d'avoir  eu  raison,  Peltier  fut  expulsé  d'An- 
gers, puis  de  Paris.  Le  cardinal  Gousset  ac- 
cueillit le  proscrit,  lui  donna  la  cure  de  Be- 
zannes  et  le  nomma  chanoine  honoraire  de 
Reims.  Bezannes  e>\.  un  petit  village  où  un 
curé  a  peu  de  besogne.  Libre  de  ce  côté,  Pel- 
tier se  mit  au  travail  avec  des  entrailles  d'ai- 
rain. Debout  chaque  malin  dès  les  quatre 
heures,  il  travaillait  tout  le  jour  et  travailla 
ainsi  jusqu'à  80  ans.  Homme  vigoureux  et 
souple,  moitié  bronze  moitié  acier,  et,  comme 
ces  deux  métaux,  moins  soucieux  de  briller 
que  de  servir. 

Les  ouvrages  de  Peltier  se  divisent  en  trois 
classes  :  les  écrits  dont  il  est  l'auteur,  les  tra- 
ductions et  les  éditions  d'ouvrages  anciens. 

Les  écrits  de  l'abbé  Peltier  sont:  1°  Lamen- 
nais réfuté  par  lui-même;  —  2°  Réfutation  du 
système  philosophique  de  l'abbé  Caron  ;  — 
3°  Défense  de  l'ordre  surnaturel  contre  trois 
ouvrages  de  Lamennais; —  4°  Dictionnaire 
universel  des  Conciles  en  deux  volumes  in-4°  ; 
—  5°  Défense  de  l'Eglise  et  de  soti  autorité 
contre  l'écrit  de  l'abbé  Bernier  sur  l'Etat  et 
les  cultes;  — 6°  La  Theodicée  chrétienne  de 
l'abbé  Maret  comparée  à  la  théodicee  catho- 
lique, suivie  d'observations  contre  Kant  et  le 
Père  Chastel  ;  —  7°  Théorie  de  la  foi  dans  ses  rap- 
ports avec  la  ?'aison,  ouvrage  qui  a  eu  quatre 
éditions  ;  —  8°  V Anti-Lupus,  ou  défense  des 
quatre  propositions  souscrites  par  Bonnetty, 
contre  leurs  défenseurs,  Maupied,  Cognât  et 
Lupus; — 9°  Lettre  au  Père  Dechamps  sur  le 
traditionnalisme,  avec  approbation  du  cardi- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


nal  Gousset  ;  —  10°  Affaire  de  Louvain  sur  le 
traditionnalisme  el  l'ontologisme;  — H8  La 
Doctrine  de  l'Encyclique  du  8  décembre   1864, 

3  vol.  in-S".  Cea  écrits,  sauf  La  doctrine  de 
r Encyclique,  La  théorie  de  la  foi  et  le  Dic- 
tionnaire tien  Conciles,  -ont  de  simples  bro- 
chuivs  de  controverses,  où  l'abbé  Peltier 
montre  d'ailleurs  un  "sprii  très  délié,  très  fort 
sur  les  principes  et  d'une  inexorable  logique. 
On  se  liât  quelquefois,  en  apparence,  pour 
peu  de  chose;  mais  ce  peu  est  gros  de  consé- 
quences qui  conjurent  pour  la  détermina- 
tion liés  précise  de  la  vérité  en  cause. 

Les  ouvrages  traduits  par  l'abbé  Peltier 
sont  :  1°  Le  Protestantisme  et  la  règle  de  foi  du 
Père  Persone,  3  vol.  in-S°;  —  Le  grand  Caté- 
chisme de  Canisius,  5  vol.  in-8"  ;  —  3°  Le 
traité  de  la  puissance  ecclésiastique  de  Bianchi, 
en  2  vol.  extraits  d'un  plus  grand  ouvrage  ;  — 
4Q  L'Anti-Febronius,  ou  la  primauté  du  Pape 
justifiée  par  le  raisonnement  et  par  l'histoire, 

4  vol.  in-8°. 

Les  ouvrages  simplement  édités  par  l'abbé 
Peltier  sont  :  1°  Les  Œuvres  complètes  de  saint 
François  de  Sales,  en  12  vol.  in-8°  ;  —  2°  Les 
six  tables  générales  de  la  Somme  de  saint  Tho- 
mas ;  —  3°  Les  Œuvres  complètes  de  Louis  de 
Grenade,  en  22  vol.  ;  —  Les  Œuvres  complètes  de 
saint  lionaventure,  en  15  vol.  in-4°;  —  5°  Les 
sermons  du  Père  Lejeune,  10  vol.  in-8°;  — 
6°  Les  Œuvres  complètes  de  saint  A  Iphonse  de 
Liguori,  20  vol.  in  8°. 

Au  total,  quatre-vingt-seize  volumes,  im- 
portants par  leur  objet,  irréprochables 
sous  le  rapport  de  l'orthodoxie,  reconnais- 
sablés  par  la  science,  parfaitemement  colla- 
tionnés,  surtout  corrigés  avec  la  plus  scrupu- 
leuse exactitude.  Quel  immense  labeur!  — 
Exemple  mémorable,  pour  les  prêtres,  surtout 
en  France,  où  ils  doivent  tous  porter  les 
armes  de  la  foi  et  de  la  science,  unir  la  presse 
aux  autres  agents  de  prosélytisme  et  sauver  les 
âmes  avec  toutes  les  ressources  de  vrais 
apôtres.  Autrement  Venit  finis,  comme  dit  le 
prophète. 

A  côté  du  curé  de  Bezannes,  il  faut  placer  le 
curé  de  Cormonlreuil.  Jean-Claude  Gainel 
était  né  en  1805  à  Beaumolte,  près  Vesoul.  A 
quinze  ans,  il  était  instituteur  primaire,  le 
premier  gamin  de  son  école.  Un  curé  lui 
trouva  de  L'esprit  et  le  mit  au  latin.  Prêtre, 
vicaire  à  Gray,  curé  de  Vernes,  l'ancien  élève 
des  Blanc  et  des  Gousset  imagina,  pour  com- 
pléter  ses  études  théologiques,  de  constituer 
en  Institut  le  canton  de  Dampierre-sur-Salon. 
Les  cinq  sections  de  cette  Académie  s'étaient 
partagé  tout  le  domaine  de  la  théologie  : 
les  uns  avaient  le  dogme,  les  autres  la  morale, 
le  droit  canon,  la  liturgie,  la  philosophie  et 
l'histoire.  Quand  l'archevêque,  qui  était  un 
étouffoir,  fut  informé  de  cette  création,  il  en 
dispersa  les  membres,  et  le  fondateur  de  l'Ins- 
titut, Gainet,  frappé  d'une  irrévocable  disgrâce, 
n'eut  plus  qu'à  déguerpir.  L'archevêque  de 
li'-irns,  le  bon  et  paternel  Gousset,  qui  aimait 
les  sciences,  accueillit  Gainet  et  lui  donna  la 


cuir  de  Cormonlreuil,  faubourg  >\r  Reims.  Là, 
Gainel  Be  trouvait  dans  son  élément,  prôi 
«l'une  ville  savante,  assez  riche  pour  se  formel 
une  bibliothèque  <!<•  vieux  livres,  et  où  il  réu- 
nit jusqu'à  vingt-cinq  mille  volumes.  Mois  il 

se  mil   a  travaille)    comme    un    Bénédictin;    il 

écrivit  et  publia  des  ouvrages  dont  voici  la 
nomenclature:  l"  De  la  morale  chrétienm 
dans  ses  rapports  avec  Tordre  politique,  1  vol. 
in-8",  ISii;  —  2°  Essai  critique  sur  lis  ou- 
vrages historiques  de  M.  Guizot,  1  vol. 
in-12,  is.'ii  ;  — ,'{"  Dictionnaires  et  ascétisme  et 
de  patristique,  2  vol.  i i > - 4 "  1854-55,  en  colla- 
boration avec  l'abbé  Poussin  ;  —  \"  La  Bible 
sans  la  Bible,  5  vol.  in-8",  1807;  —  5°  L'en- 
seignement public  en  France  comme  principale 
cause  de  la  crise  actuelle;  —  6°  Questions  prélimi- 
naires de  la  loi  sur  f  enseignement  public, 
in-8°,  1873  ;  —  1°  Accord  de  la  Bible  avec  la 
géologie,  1  vol.  in-8°,  1870;  — 8°  La  Chine, 
1  vol.  in-8°.  A  sa  mort,  il  préparait  un  livre 
sur  les  raisons  philosophiques  de  l'humilité; 
au  lieu  d'en  donner  la  leçon,  il  en  offrit 
l'exemple  :  Dum  adhuc  ordirer ,  succidit  me. 

Les  ouvrages  de  l'abbé  Gainet  sur  les  ques- 
tions de  morale  et  d'enseignement  sont  le 
fruit  delà  méditation  et  de  l'expérience  :  l'au- 
teur s'y  complaisait  et  y  excellait.  L'étude  sur 
Guizot  est  la  plus  forte  opposition  qu'ait  ren- 
contrée l'historien  calviniste,  après  toutefois  le 
grand  ouvrage  de  Balmès.  Balmès  et  Cortès 
l'avaient  entrepris,  l'un  sur  les  généralités  de 
la  doctrine,  l'autre  sur  les  détails  de  quelques 
faits  ;  Gainet  l'entreprend  dans  l'ensemble 
de  ses  enseignements  et  de  ses  doctrines:  il 
expose  loyalement  ses  idées  et  les  réfute  avec 
une  très  haute  compétence.  Bossuet,  Mon- 
tesquieu, Voltaire  et  Chateaubriand  avaient 
exposé,  avant  Guizot,  celte  histoire  de  la  civi- 
lisation ;  Guizot  se  fraie  une  voie  moyenne 
entre  Bossuet  et  Voltaire,  dans  le  but  de  lout 
ramènera  son  idéal  protestant  et  constitution- 
nel. —  Les  deux  dictionnaires  sont  affaires 
d'érudition.  —  La  Bible  sans  la  Bible  est  le 
chef-d'œuvre  de  Gainet.  C'est  un  livre  où  il 
veut  prouver  que,  la  Bible  fût-elle  détruite, 
on  retrouverait  l'ensemble  de  la  Bible,  au 
moins  les  faits  principaux  et  les  plus  grands, 
dans  les  traditions  de  l'humanité.  Eusèbe  le 
premier  avait  conçu  ce  dessein  et  l'avait  réa- 
lisé dans  ses  deux  grands  ouvrages  sur  l'Evan- 
gile ;  de  nos  jours,  un  grand  nombre  d'auteurs 
avaient  repris  en  sous-œuvre  le  travail  d'Eu- 
sèbe.  Les  plus  célèbres  sont  Huet,  Guérin  du 
Hocher  et  Banier.  D'autres  comme  Vossius, 
Saumaise,  Price,  Leclerc,  Girardet,  Brunet, 
Pluche,  Dongleins,  Bogan,  Bompart,  Turner, 
Roger,  Perrin,  Wilford,  Bore,  Boselly  de 
Lorgues,  Léon  de  Laborde,  Daniélo,  Saulcy, 
Vogué  avaient  étudié  quelque  point  à  part. 
Gainet  reprend  en  sous-œuvre  tout  ce  travail, 
va  aux  sources,  et,  avec  son  maître  esprit, 
compose  un  ouvrage  que  je  tiens  personnelle- 
ment pour  le  chef-d'œuvre  du  siècle  sur  cet 
accord  de  toutes  les  traditions  avec  la  Bible. 
—  Sur  l'accord  de  la  Bible  avec  la  géologie. 


COG 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATlIOLRji 


Gaissel  prend  les  conclusions  de  la  science. 
Wiseman  et  Pianciani  en  Italie  :  Buckland 
et  Gérald-Molloy  en  Angleterre;  lloma- 
lius  d'Halloj  en  Belgique;  rieaseb  en  Alle- 
magne; Cuvier,  Desdonit,  Marcel  de  Serres, 
Lambert,  Sorignet,  Debreyne,  Chaubard, 
Rfeignan  parmi  nous,  avaient  tenté  la  ré- 
solution de  ce  problème.  Gainet,  après  de 
longues  éludes,  spécialement  sur  le  dilttvhtm, 
conclut  à  son  tour  contre  les  Draper  et  les 
Zimmermann.  En  suivant  l'ordre  des  couches 
concentriques,  depuis  le  noyau  central  jus- 
qu'à la  surface  du  globe,  il  est  prouvé  par  la 
succession  des  terrains  et  des  fossiles,  qu'entre 
la  Bibl«  et  la  géologie,  il  n'y  a  pas  opposition, 
mais  concordance  manifeste.  —  La  Chine  e>ï 
un  recueil  de  notes  prises  sur  les  conversations 
du  Père  Perny. 

Le  curé  de  Cormontreuil,  supérieur  à  Go- 
ri  m  par  l'étendue  de  ses  connaissances  et 
l'éclat  de  ses  œuvres,  restera,  dans  la  mé- 
moire de  la  postérité,  comme  l'une  des  gloires 
du  presbytère  de  campagne  et  l'un  des  plus 
solides  apologistes  de  l'Eglise. 

Victor  Pelletier,  né  en  1810  à  Orléans,  fut 
successivement  aumônier  de5  prisons,  curé 
de  Gien,  chanoine  et  grand  vicaire.  Chanoine 
vermeil  et  brillant  de  santé,  il  ne  resta  pas  en 
espalier  dans  la  cathédrale  ;  il  collahora  à 
VLhiivers  et  à  la  Semaine  du  Clergé.  Ensuite,  il 
écrivit  un  grand  nombre  d'ouvrages,  les  uns 
d'intérêt  local,  les  autres  pour  le  bien  de 
l'Eglise.  Parmi  ces  derniers  nous  citons  :  — 
1°  Une  édition  annotée  du  droit  canon  de 
Keiffenstuel  ;  —  2°  Numismatique  papale  ;  — 
3°  La  grande  Bible  des  Noël*  ;  —  4°  Des  cha- 
pitres cathédraux  en  France,  1  vol.  in-88, 
1864;  — 5°  Mémoire  pour  le  chapitre  cathe- 
dra' de  Nice  ;  —  6°  Décrets  et  canons  du  Concile 
du  Vatican  avec  les  documents  qui  s'y  rat- 
tachent ;  —  7°  Mgr  Dupanloup,  épisode  de 
l'histoire  contemporaine  ;  —  8°  Défense  de  cet 
opuscule  ;  —  9°  Essai  théologique  sur  le  catho- 
licisme libéral; —  10°  Les  Défenseurs  du  ca- 
tholicisme libéral. 

Les  notes  sur  le  droit  canon  de  Reiffenstuel 
ont  pour  objet  de  l'actualiser  et  pour  but  de 
nous  obliger  à  son  observation.  La  Numisma- 
tique papule  n'intéresse  que  les  érudits.  La 
grande  Bible  des  Noëls,  très  complète,  se  pro- 
pose de  nous  ramener  à  ces  chants  naïfs  qui 
saluaient  le  Dieu  de  la  crèche  et  dilataient 
joyeusement  l'âme  des  chrétiens.  L'ouvrage 
et  le  mémoire  sur  les  chapitres  voudraient 
faire,  de  ces  ossuaire-,  un  organisme  impor- 
tant du  gouvernement  ecclésiastique.  Les 
quatre  opuscules  contre  Dupanloup  et  le  libé- 
ralisme prennent,  comme  on  dit  vulgaire- 
ment, le  taureau  par  les  cornes. 

Dupanloup,  comme  évêque,  avait  pour  spé- 
cia  ité  d'être  sublime  ou  ridicule  ;  le  chanoine 
admirait  les  sublimités;  pour  les  ridicules,  il 
les  redressait  et  faisait  assez  souvent  rire  la  ga- 
lerie. Dupanloup,  homme  politique,  était  le 
grand  chantre  du  catholicisme  libéral,  le  cory- 
phée du  groupe  Falloux,  Cochin  et  Cie.  Dans 


écrits,  arec,  beaucoup  de  ruses,  d<  .es 

habiles  et  de    faux-fuyant-;,  il  avait    distillé    le 

poison   de  la  nouvelle    hérésie.  Pelletier  en 

fournit  la    preuve   par  le    genre   d'arguments 
qu'il   affectionnait,  les    citations.  Comme  le 

coupable  .-avait  se  défendre,  Pelletier  montre 
l'inanité  de  ses  échappatoires.  Puis  du  ter- 
rain des  Faits  passant  aux  forteresses  du 
droit,  il  met  à  néant  toutes  les  théories  d'une 
erreur  que  j'appellerai  le  Lonpianisme.  Du- 
panloup avait  sans  doute  des  vertus,  mais  il 
manquait  de  patience  et  savait  s'irriter.  Dans 
l'impuissance  où  il  se  trouvait  de  répondre  - 
rieusementà  son  chanoine,  l'affaire  fut  portée 
en  cour  de  Home.  Rome  soutient  toujours 
l'autorité  ;  elle  ne  permet  pas,  à  un  subal- 
terne, de  blâmer  publiquement  un  évèque;  et 
si  elle  regretta  les  altajues  du  chanoine,  elle 
ne  blâma  pas  le  fond  de  ses  opuscules,  cer- 
tainement orthodoxes.  Dupanloup,  pour  se 
payer  des  gants,  publia  le  rescrit  de  Rome, 
mais  après  l'avoir  mutilé  en  quatre  pas>a<: 
mutilations  qui  le  faisaient  tomber  sous  les 
censures  et  qui  dérogeaient  à  la  plus  vulgaire 
probité.  Le  grand  homme  portait  légèrement 
ces  indignités  et  ces  disgrâces. 

Pelletier,  pendant  le  Concile,  avait  composé 
un  ouvrage  terrible  pour  la  mémoire  de 
l'évêque  d'Orléans  ;  il  se  proposait  de  le  pu- 
blier quand  Lagrange  aurait  mis  au  jour  le 
recueil  de  ses  odes  à  Dupanloup  ;  à  sa  mort, 
ce  mémoire  fut  remis  au  successeur  de 
l'évêque  :  nous  ignorons  s'il  a  été  détruit  ou 
consigné  aux  archives. 

Victor  Pelletier  n'était  pas  seulement  un 
soldat,  c'était  un  savant  canoniste,  un  bon 
prêtre,  un  chanoine  exemplaire,  un  orateur 
zélé,  un  zouave  pontifical  dont  Pie  IX  voulut 
honorer  le  mérite,  en  le  décorant  de  la  préla- 
ture.  L'histoire  ratifie  cette  décoration. 

Un  autre  savant  soldat  de  la  sainte  Eglise 
fut  Mgr  Mau pied .  François-Louis-Michel 
Maupied  était  né  en  1814  à  la  Patrie,  près 
Lamballe  (Côtes-du-Nord).  Cadet  de  huit  en- 
fants, il  fut  élevé  par  un  oncle,  le  prêtre 
Bourda.  A  douze  ans,  il  était  déjà  maître 
d'école  et  catéchiste  et  commençait  l'étude  du 
latin.  Prêtre  en  1838,  il  prit  ses  grades,  de- 
vient suppléant  de  Glaire  en  Sorbonne,  colla- 
borateur des  Annales  de  philosophie.  En  1848, 
la  suppléance  supprimée,  xMaupied  viut  fonder 
en  Bretagne  l'institution  de  plein  exercice, 
Sainte-Marie  de  Gourin,  qu'il  cédait  en  1854, 
à  la  Congrégation  du  Saint-Esprit.  A  cette 
date,  il  se  rendait  à  Rome,  chargé  de  plu- 
sieurs missions  diplomatiques,  la  mitre  était 
au  bout,  si  le  prêtre  eût  préféré,  à  l'intérêt  de 
l'Eglise,  les  intérêts  de  son  amour-propre. 
Ces  négociations  vidées,  Maupied  se  fit  rece- 
voir docteur  en  théologie  et  en  droit  canon, 
puis  revint  en  France  pour  recruter  des 
zouaves  pontificaux.  Le  cardinal  Antonelli 
envoyait  à  Maupied  le  questionnaire  Catérini  ; 
Maupied  y  ht  une  très  importante  réponse. 
Consulteurau  Concile  de  Mgr  Charbonnel,  c'est 
lui,  Maupied,  qui  fournit  aux  évéques  la  for- 


LIVRE  QUATRE- VINGT-QUINZIÈME 


007 


nuile  déflnitoire  de  l'infaillibilité.  En  1873, 
il  lui  nommé  Camérier  du  Pape;  il  était  déjà 
chanoine  honoraire  de  trois  cathédrales,  et 
devint  bientôt  professeur  titulaire  à  l'Uni- 
versité d'Angers.  Quand  l'âge  vint,  il  fût  vi- 
caire à  Lamballe  et  mourut  dans  un  état 
voisin  de  la  misère.  Ce  n'étail  pas  moins, 
dans  toute  la  force  du  terme,  un  Maître;  le 
Moyen  Age  l'eut  appelé  Doctor  fundatissimus 
résolut  ùsimus. 

l'en  d'hommes  ont  autant  écrit  que  le  doc- 
leur  Maupied  ;  voici  l'importante  nomencla- 
ture de  ses  ouvrages  :  —  Ie  Thèse  inaugurale 
pour  /■■  doctorat  ès-seiences  :  cYst  un  traité 
d'ensemble  de  la  doctrine  anatomique  et  phy- 
siologique; —  2°  Prodrome  d'Ethnographie, 
essai  sur  l'histoire  des  peuples  anciens,  no- 
tamment du  Boudhisme  et  du   Brahmanisme  ; 

—  3"  Histoire  des  sciences,  de  l'organisation  de 
leur  progrès  et  comme  base  de  la  philosophie, 
3  vol.  in-8°,  1845  ;  —  4°  Dieu  on  Yhomme  et  le 
monde,  connus  par  les  trois  premiers  chapitres 
de  la  Genèse,  3  vol.  in-8%  1851  ;  —  5°  Disser- 
tation historique,  scientifique  et  critique  sur  le 
Déluge  ;  —  0"  Précis  d'analyse  logique,  in-12  ; 

—  7°  Le  livre  du  sacrifice  éternel,  ou  Dieu  et 
l'homme  réunis  dans  le  sacrifice  de  la  Messe; 

—  8°  Heures  à  l'usage  des  associés  île  l'Archi- 
confrérie  du  très  saint  Cœur  de  Marie  ;  —  9°  La 
Vie  de  saint  lionaventure,  dans  les  Vies  des 
saints  illustrées  ;  —  10"  Méditations  à  l'usage 
des  frères  de  Ploermel;  —  11°  Commentaire 
dogmatique  et  moral  des  cinq  premiers  cha- 
pitres de  saint  Mathieu  ou  Traité  de  Chicar- 
nation  ;  —  12°  Choix  de  sermons  publiés  au 
tome  86°  des  orateurs  de  Migne  ;  —  13°  La 
réconciliation  de  la  raison  et  de  la  foi;  — 
14°  Juris  canonici  univérsi  compendium,  2  vol. 
in-4°,cbez  Migne,  lh61  ;  —  15°  L'Eglise  et  les 
lois  éternelles  des  sociétés  humaines,  1  vol. 
in-8°,  1863;  —  16°  Theolugia  positiva  dogma- 
tica  et  moralis,  2  vol.  in-4°  chez  Migne,  18G6  ; 

—  1"/°  Le  futur  Concile,  traité  theologique   et 
canonique,  Guingamp,  1869  ;  18"  Les  devoirs 
des   chrétiens  devant   l  infaillibilité  doctrinale 
des  pontifes  Romains,   2   vol.  in-8°,   1870;  — 
19°    Réponse   à    la    lettre   de   Mgr  /tu pan  loup 
contre  l'infaillibilité  ;  elle  a   été   traduite   en 
italien  par    le  marquis    Dragonelli  ;  —  20°  Le 
triomphe    de   l'L'gl  se    au  Concile   du  Vatican, 
1  vol.  in-12°,  1871  ;  —21°  De  l'origine  du  pou- 
voir  civil,  réédité  depuis  sous  le  litre  :  Ori- 
gine divine  du  pouvoir  civil  et  constitution  di- 
vine  des    nations    dam    PEglise;    —    2i.°   Le 
Si/llabus,    commentaire    théologique,     cano- 
nique, hisiorique,  philosophique  et  politique; 
deux    éditions,  l'une  in-8°,   l'autre,  en   quatre 
petits  volumes  ;  —  23°  Les  origines  de  l'homme 
€t    det     espèces    animales,    vivants    et    fossiles, 
1    vol.  in-8",  1877  ;  —   24°   Pratique  de  la  li- 
turgie romaine,  de  Herdt,  traduite  par  Mau- 
pied ;  —  2o"  De*  articles  dans   l'Encyclopédie 
catholique  du  xix'  siècle,  dans  la  Revue  médi- 
cale, dans  la  Revue  anthropologique,  d&n&  la 
Correspondance  y  on  Doren  de  Bruxelles  et  dans 
les  Nouvelles  Annales  du  Père  Perny. 


Pour  apprécier  exactement  tous  ces  ou- 
vrages, il  faudrait  de  nombreuses  pages.  Ce 
travail  a  été  fail  dans  le  Clergé  contempo- 
rain, lome  II,  p.  !'••  de  la  biographie  de 
Mgr  Maupied.  La  seule  chose  à  nous  pos- 
Bible,  c'est  de  saluer,  dans  ce  savant,  uni 
science  profonde  ;  dans  cet  athlète,  un  cou- 
rage à  la  hauteur  d'une  conviction  ;  et  par 
l'ensemble  de  ses  œuvres,  une  magnifique  in- 
telligence de  l'Evangile  et  de  l'Eglise.  Pendant 

cinquante  ans,  il  a  servi  celte  cause  avec  un 
zèle  infatigable,  une  érudition  sûre,  une  péné- 
tration extraordinaire,  une  irréprochable  pro- 
bité. Cinquante  ou  soixante  volumes  consti- 
tuent le  monument  qui  honorera,  devant  la 
postérité,  son  savoir  et  son  zèle.  Si  l'auteur  a 
été  critiqué,  persécuté,  méconnu,  ces  misères 
n'onl  été,  pour  sa  vertu,  qu'une  giace  d'ac- 
croissement, pour  sa  science,  qu'une  plus 
éclatante  manileslalion  ;  elles  n'onl  pas  laissé 
d'amertume  dans  son  âme.  Que  s'il  a  élé  des- 
servi injustement,  il  a  élé  honoré  de  l'amitié 
d'évêques  illustres  comme  Sergent  deQuimper, 
Filippi  d'Aquila  et  Barthélémy  d'Avanzo  ;  des 
cardinaux  comme  Gousset,  Bérardi,  Antonelli, 
Fornari,  Chigi,  Me^lia  ;  et  de  la  haute  estime 
d'un  pape  qui  s'appelait  Pie  IX.  Cela  suflit  à 
sa  gloire. 

A  côté  de  Maupied,  je  place  un  auteur  d'un 
caractère  plus  souple,  Meignan.  Guillaume- 
Bené  Meignan  était  né  en  1817,  à  Denazé,  dans 
la  Mayenne.  Prêtre,  un  instant  professeur  au 
collège  de  Tessé,  il  profita  de  la  translation 
de  l'établissement,  pour  venir  à  Paris,  où  il 
reçut  bon  accueil.  La  vocation  de  ce  jeune 
prêtre   était  d'approfondir  les    saintes   Ecri- 
tures ;  il  eût  dû  se  rendre  à  Bome,  source  de 
la  science  scripturaire.  Son  tempérament  d'es- 
prit le  conduisit  en    Allemagne,  à   Munich, 
puis  à   Berlin.  Par  une  autre  initiative,   qui 
découvre  le  fond   mystérieux  de  cet  être,   il 
pratiqua    Dœllinger,    le    grand    ennemi    de 
Rome    et  devint  le    familier  des  protestants 
Tholùck,  Ewald,  Leslitzsch  et  Ht  ngstenberg. 
Dans  ce    pays,  Gambrinus,  le   patron   de  la 
bière,  est  une  divinité  ;  la  pipe  n'y    compte 
guère    moins    d'adorateurs.     A     son    retour, 
Meignan  fut  vicaire  dans  différentes  paroisses, 
puis  professeur  de  Sorbonne,  puis  grand  vi- 
caire, évêque  de   Châlons  et  d'Arras,  arche- 
vêque de  Tours  et  cardinal.  Comme  évêque, 
c'était  l'homme  qui  ne  veut  pas  d'affaires,  un 
évoque  <  n  caoutchouc,  très  bien  vu  de  l'Em- 
pire et  encore  mieux  de.  toutes  les  fractions 
du    parti    républicain.    Correct,    sans    doute, 
mais  lalitudinaire,  il  disait  et  faisait  beaucoup 
de  choses  qui  étonnent  et  qui  firent  parfois 
douter  de  sa  foi  :  il  esl  mort,  Dieu  lui  fasse 
paix  ! 

On  doit  à  Meignan:  i°  Les  prophéties  messia- 
niques de  l'ancien  Testament  ou  la  divin ité  du 
Christianisme  démontrée  par  la  Bible,  1  vol. 
in-8",  1856  ;  —  ï"  M.  Renan  et  le  cantique  des 
cantiques  ;  c'est  une  réfutation  du  sulpicien  dé- 
froqué ;  —  3°  La  Ci  ise  religieuse  en  Angleterre, 
article  favorable  au  mouvement  d'UxIord,  qui 


608 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


promit  plus  qu'il  ne  donna;  -  ■  1'  Un  prêtre 
déporté  en  I"'.»:'.,  biographie  de  famille,  qu'on 
oe  peut  lire  s.in-  émotion  ;  —  5°  M.  Renan  et 
h,  i  le  Je  Jésus,  réfutés  par  les  rationalistes 
alleman  Is:  très  heureuse  idée;  --  Q°  Les  Evan- 
giles et  la  critique  au  \\\'  siècle,  t  vol.  in-8°, 
1864  ;  —  7°  Lu  crise  protestante  en  Angleterre 
et  en  France,  deux  fascicules;  — 8°  Instruc- 
tions et  conseils  d'une,  famille  chrétienne,  livre 
de  religion  pratique;  — '.)n  Lemondeet  l'homme 
primitif,  selon  la  Bible;  c'est  le  complément 
des  prophéties  messianiques  pour  l'étude  de 
la  Genèse  sous  un  autre  aspect;  —  10°  Les  pro- 
phéties des  deux  premiers  livres  d>'S  /lois,  avec 
une  introduction  sur  les  types  ou  ligures  de 
la  Bible  ;  —  11"  Léon  XIII  pacificateur,  pour 
ri  n rire  hommage  aux  vœux  du  pape;  — 
12°  David,  roi,  psalmiste,  prophète,  avec  une 
introduction  sur  la  nouvelle  critique,  1  vol. 
in-8°,  ISS'.)  ;  —  13°  S  a  loi/ton,  son  règne,  ses 
écrits,  1vol.  in-S°,  1890;  —  14°  Les  prophètes 
d'Israël,  quatre  siècles  de  luttes  contre  l'ido- 
lâtrie, 1  vol.  in-S",  181)3  ;  —  15°  Les  prophètes 
d'Israël  et  le  Missie,  1  vol.  in-8°,  1893;  — 
16°  Les  derniers  prophètes  d' Israël,  1  vol.  in-8°, 
1894;  —  17°  L'ancien  Testament  dans  ses 
rapports  avec  le  nouveau  et  la  critique  moderne 
de  l'Eden  à  Moïse,  1  vol.  in  8°,  1896;  —  18° 
V ancien  Testament  dans  ses  rapports  avec  l'Eden  : 
de  Moïse  à  David  ;  —  19°  L'irréligion  systé- 
matique, où  le  cardinal  ramone  les  impies  avec 
un  racloir  tranchant  :  il  a  beau  racler,  il  n'en 
peut  faire  tomber  que  la  suie,  sans  espoir 
de  les  blanchir  jamais.  —  A  sa  mort,  le  cardi- 
nal préparait  un  volume  intitulé  :  J<sus-Christ 
prophète  ;  un  autre  sur  la  réalité  de  la  Bible, 
réfutation  de  ceux  qui  en  font  un  poème,  et 
un  Dictionnaire  des  antiquités  biblioues. 

Un  monument  avec  des  épisodes  :  tel  est 
l'idéal  de  l'homme  qui  pense.  Les  épisodes, 
le  lecteur  en  a  sous  les  yeux  la  nomenclature; 
le  monument,  c'est  la  Bible  étudiée  depuis  la 
Qenèse  jusqu'à  l'Evangile.  Dans  cette  étude, 
Meignan  ne  donne  pas  de  la  rhétorique 
comme  Plantier,  ni  des  analyses  mortes 
comme  Péronne,  mais  de  la  haute  science. 
En  la  formulant,  il  subit  peut-être  parfois, 
sans  le  savoir,  l'influence  étrange  des  ratio- 
nalistes allemands.  Mais  il  s'inspire  toujours 
des  Pères  qu'il  suit  fidèlement  et  s'astreint  ri- 
goureusement à  l'observation  des  règles  exé- 
gétiques  de  l'Eglise.  A  aucun  titre  ce  n'est  un 
novateur  ni  un  esprit  téméraire  ;  c'est  une 
raison  solide  mise  au  service  d'une  solide  foi, 
pour  laquelle,  dit-il,  il  eût  douné  vingt  fois  sa 
tète. 

Le  clergé  de  France  n'a  peut-être  pas  fait, 
aux  œuvres  du  cardinal,  l'honneur  qu'elles  mé- 
riteni  ;  il  lit  trop  peu  les  saintes  Ecritures, 
pour  mettre  à  profit  ces  savants  ouvrages. 
Partisan  de  la  grande  science,  même  pour  le 
plus  humble  presbytère,  c'est  dans  les  œuvres 
de  Meignan  que  nos  prêtres  doivent  puiser  la 
science  des  prophéties  messianiques.  Le  Con- 
cile du  Vatican  avait  déterminé,  en  principe, 
la  notion,  l'objet  et  l'autorité  de  la  prophétie  ; 


en  fait,  l'archevêque  de;  Tours  a  donné,  sur 
toutes  les  prophéties,  le  dernier  mol  de  la 
science.  \  nos  yeux,  c'est  un  très  grand  mé- 
rite. 

I  n  prélat  plus  pieux,  plus  dévoué  à 
l'Eglise,  plus  accentué  dans  le  grand  combat 
entre  le9  doctrines  romaines  et  le  libéralisme 
gallican  fut  le  cardinal  Villec  iurt.  Clément 
Villeconrt,  né  à  Lyon  en  1787,  était  devenu 
clerc  d'avoué,  puis  collégien,  enfin  s>  mina- 
risteet  prêtre.  Successivement  vicaire, curé,  au- 
mônier d'hôpital,  il  devint  secrétaire  d'évéque, 
vicaire  général  de  Meaux  et  de  Sens,  évêque 
de  la  Rochelle,  enfin  cardinal  de  France  à 
Home.  Villecourt  fut,  dans  toute  la  force  du 
terme,  un  bon  pasteur  ;  s'il  fut  écrivain, 
c'est  par  conviction  et  par  dévouement. 
Pour  écrire,  il  avait  inventé,  à  son  usage,  des 
procédés  tacbigrafiques.  Comme  directeur 
de  communautés  religieuses,  il  traduisi!  il- 
lettrés de  saint  Liguori  et  le  traité  de  saint 
Cyprien  sur  la  mortalité  ;  il  composa  un 
Abrégé  de  la  doctrine  chrétienne  et  une  His- 
toire des  Carmélites  de  Compiègne.  On  lui 
doit  encore  cinq  volumes  de  di-cours  où  l'on 
distingue,  enire  autres,  une  série  d'instructions 
sur  l'histoire  de  l'Eglise  ;  la  traduction  des 
deux  épîtres  de  saint  Clément  aux  vierges, 
le  Recueil  des  écrits  de  Marie  EusteUe,  un  Nou- 
veau récit  de  l'apparition  de  la  Salette,  une 
Introduction  aux  sept  sacrements  de  Henri  VIII, 
quatre  volumes  sur  la  vie  et  l'œuvre  de  saint 
Alphonse  de  Liguori,  deux  volumes  intitulés: 
Soirées  religieuses  et  une  réponse  aux  proles- 
tants sous  le  titre  Juste  balance.  L'ouvrage  qui 
doit  attirer  davantage  notre  attention,  c'est 
La  France  et  le  Pa/je,  dédié  aux  évèque>  de 
France.  C'est  un  trésor  d'érudition  et  d'argu- 
ments invincibles,  dont  les  journaux  religieux 
ont  fait  le  plus  grand  éloge.  Pour  le  fond, 
l'ouvrage  est  emprunté  à  vin  ouvrage  latin  de 
Soardi  sur  l'autorité  suprême  du  pontife  Ro- 
main. L'objet  de  i'auteur  est  de  vulgariser  les 
arguments  de  l'auteur  latin  par  des  emprunts 
bien  faits;  son  but,  c'est  de  ptouver  que 
dans  tous  les  temps,  et  parlicolièrement  au 
xvme  siècle,  la  France  a  été  fidèle  aux  doc- 
trines romaines,  sinon  en  totalité,  du  moins 
en  grande  partie.  Dans  une  récente  contro- 
verse, un  adversaire  soutenait  mordicus  que 
tout  le  monde  ei  France  était  gallican;  la 
preuve  du  contraire  se  trouve  développée  avec 
la  plus  grande  force  dans  l'ouvrage  de  La  Ho- 
chelle.  Cette  contribution  du  prélat  a  la  défense 
du  Saint  Siège,  objet  nécessaire  en  France  de 
tous  les  efforts  catholiques,  valut  à  l'auteur 
la  pourpre  du  cardinalat.  Marque  décisive  du 
désir  des  Papes  de  trouver  la  France  moins 
coupable  et  de  leur  volonté  de  l'arracher  dé- 
finitivement aux  étreintes  du  particularisme 
français. 

L'histoire  doit  également  un  souvenir  à  Bou- 
vier. Jean-Baptiste  Bouvier  était  né  en  178  <, 
à  Saint-Charles-la-Forêt,  dans  la  Mayenne, 
d'une  famille  extrêmement  pauvre.  Son  curé, 
frappé  de  ses  qualités  d'esprit,   lui  donna  les 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIEME 


609 


premières  leçons;  Bouvier  acheva  ses  étudei 
littéraires  à  Ghâteau-Gontier  et  fit  sa  théologie 
à  Angers.  Prêtre  eu  lsio,  il  enseigna  la  phi- 
losophie, puis   La  théologie    jusqu'en    ls2<). 
Supérieur  du  grand  séminaire,   vicaire  géné- 
ral, évoque  ci ii  Mans  en  1833,  il  devait  mourir 
à  Home  en  L854,  ayant  été  appelé  par  Pie  IX 
pour  la  proclamation  de  La  Conception  Imma- 
culée de   Marie*  Bouvier  est  le   premier  en 
France  qui  se  hasarda,  après  la  dévolution,  à 
écrire    sur    la    philosophie   et    la   théologie. 
Jusque-là,  on  s'en  tenait,  en  philosophie,  aux 
institutions  de  l'oratorien  janséniste   Vala,  et 
en  théologie,   aux  élucubralions  du    gallican 
Louis  liai  1 1 y .    Bouvier  publia   des   Institutions 
de  philosophie  à  l'usage  des  séminaires  et  des 
collèges,  en  un  volume,  et  en  deux  volumes, 
une  Histoire  de  la  philosophie  ;  puis  Insthutiones 
theologiu  ad  usum  seminariorum,  6  vol.  in- 12, 
I)i<sertatio    in    sextum    Decalogi   prœceptum, 
1   vol.,    un    Traité   historique  et  pratique  des 
indulgences  à  l'usage  des  euros  ;  un  catéchisme 
et    différents   petits    ouvrages   à   l'usage   des 
communautés  religieuses.  En  un  mot,  Bouvier 
est,  en  France,  le  premier  rénovateur  de  la 
pédagogie     ecclésiastique  :    c'est    un    mérite 
d'avoir  su  l'entreprendre,  et  un  autre  mérite 
d'avoir  mené  à  bon  terme  son  entreprise. 

Vala  était  cartésien,  faible  sur  les  principes, 
maigre  dans  les  formes,  un  livre  bon  pour 
l'enseignement  dans  les  cimetières.  Bouvier, 
dans  ses  institutions  philosophiques,  a  un  plan 
très  clair,  des  idées  d'un  bon  sens  scrupuleux, 
des  arguments  de  bonne  marque  et  un  style 
simple.  Dans  sa  pensée,  la  philosophie  natu- 
relle n'est  qu'une  introduction  à  la  théologie. 
C'est  pourquoi  il  y  introduit  un  traité  des 
anges  et  n'en  répète  pas  lu  traité  de  Dieu  et 
de  l'âme  dans  sa  théologie;  c'est  pourquoi 
aussi  il  invoque,  comme  autorités,  des  Pères 
de  l'Eglise,  témoins  sans  doute  recevables  en 
philosophie,  mais  seulement  comme  philo- 
sophes. Bouvier  reste  cartésien;  il  ne  connaît 
pas  la  philosophie  scolastique  ;  il  ne  pressent 
pas,  non  plus,  la  théorie  mennésienne  du  sens 
commun,  que  Doney  et  Combalot  essayèrent 
vainement  de  formuler  en  philosophie  clas- 
sique. —  Son  histoire  de  la  philosophie  com- 
plète heureusement,  mais  trop  longuement,  ses 
institutions. 

Bailly  ne  valait  pas  mieux  que  Vala.  On 
l'appelait  le  bon,  le  limpide,  le  méthodique 
Bailly;  il  était  limpide  comme  les  ruisseaux 
peu  profonds,  et  méthodique  comme  les  ruis- 
seaux à  sec.  Gallican,  janséniste  et  rigoriste, 
il  faisait  négligemment  ses  preuves,  et  là  où 
les  preuves  le  gênaient,  il  s'en  lirait  par  des 
coupures  de  textes.  Très  faible  sur  les  thèses, 
il  abondait  en  objections  inutiles  contre 
Arius,  Nestorius,  Eutychès,  peu  décidé  contre 
Jaoséniue,  à  genoux  devant  Bossuet.  L'abbé 
Dioux  ne  l'estimait  bon  qu'à  chasser  l'alouette 
au  miroir;  ses  arguments  et  ses  objections 
devaient  tuer  à  coup  sûr  cet  innocent  vola- 
til-: 

Par    des    additions    manuscrites,    Bouvier 

T.    XV. 


avait  d'abord  complété   son  auteur;  ensuite 
il  avait  composé  un  traité  de  la  justice  el  di 
contrats.  Quand  il  fut  évéque,  des  person 
recommandables    par   leur    science  et    Leur 
expérience  réunirent  et  imprimèrent  ses  Ins- 
titutions théologiques  en  1834.  I, 'ouvrage 
dressé    sur    un    plan    de     tradition     dans    les 

écoles  et  contre  lequel  il  y  a  bien  quelque 
chose  à  dire;  il  est  coupé  en  traites  qui 
mettent  la  religion  en  morceaux,  eu  ex- 
pliquent l'analomie  et  le  jeu  des  organes, 
mais  n'en  manifestent  pas  la  vie.  La  théologie 
considérée  comme  réalisation  du  royaume  de 
Dieu  sur  la  terre,  nous  parait  un  point  de  vue 
plus  élevé,  une  idée  plus  juste,  et  qui  se 
prête,  comme  l'autre,  aux  exigences  de  la 
pédagogie  dans  les  séminaires. 

Le  point  capital,  c'est  de  savoir  le  juge- 
ment de  Bouvier  sur  le  pouvoir  des  Papes  et 
sur  les  soi-disant  libertés  de  l'Eglise  gallicane. 
Le  gallicanisme  n'était  pas  seulement  une  at- 
teinte portée  à  la  constitution  de  l'Eglise  et 
qui  avait  amené  dans  nos  Eglises  les  plus  fu- 
nestes écarts  ;  il  était  encore  un  trouble  ap- 
porté dans  l'ordre  civil,  politique  et  écono- 
mique, relativement  à  la  propriété,  à  la  rente 
des  capitaux  et  à  l'exercice  du  pouvoir.  Ce 
jugement  n'entre  pas  dans  la  tête  de  Bou- 
vier; il  n'a  pas  entendu  les  revendications 
justes  de  Lamennais;  il  n'a  pas  le  sens  des 
grandes  initiatives  et  des  nécessaires  retours. 
Même  en  183H,  dans  sa  troisième  édition,  il 
hésite  encore  sur  la  suprématie  du  Pape  par 
rapport  au  Concile  ;  il  croit  aux  libertés  et 
coutumes  gallicanes;  il  craint  la  chimère 
d'un  Pape  ravageant  l'Eglise  dans  les  empor- 
tements de  l'absolutisme.  Certainement,  il  est 
modéré,  très  modéré  sur  toutes  ces  thèses;  il 
craint  de  marcher,  vous  le  croiriez  prêt  à  se 
rendre;  mais  enfin  il  tient  encore.  Sur  la  ré- 
quisition de  Pie  IX,  sa  théologie  a  été  cor- 
rigée depuis,  par  Alexandre  Sebaud,  évèque 
d'Angoulême  ;  mais  nous  croyons  peu  à  ces 
corrections  d'ouvrages,  dont  il  faudrait  re- 
manier le  plan  de  fond  en  comble,  pour  bien 
établir,  dans  l'Eglise,  non  pas  la  prééminence 
du  corps  des  pasteurs,  mais  la  monarchie  des 
Papes.  Bouvier,  Vieuze  et  d'autres  peuvent, 
par  des  corrections,  éviter  l'Index  ;  à  moins 
d'une  refonte  complète,  ils  ne  peuvent  pas  de- 
venir de  bons  ouvrages, 

Depuis,  la  théologie,  si  longtemps  et  si 
tristement  négligée  en  France,  a  repris  son 
essor.  Après  les  Gury,  les  Hilaire,  les  Marti- 
tinet,  on  peut  citer  les  Carrière,  les  Lyonnet, 
le3  Fragnier,  les  Tiersonnier,  les  Neyraguet, 
les  Vincent,  les  Jaugey,  les  Perriot,  les  Du- 
billard.  Mous  reverrons  fonder  en  France  de 
grandes  écoles  de  théologie  ;  nous  verrous 
reprendre  la  tradition  des  Tournely,  des  Pe- 
tau  et  des  Thomassin.  Celte  restauration  des 
études  théologiques  est  le  prélude  nécessaire 
au  relèvement  des  esprits,  des  mœurs  et  des 
institutions  :  Ministrate  in  fide  vestra  virtu- 
tem,  in  virtule  autem  scientiatn  (II,  Petr.  i,  S). 

Les  étoiles  n'ont  pas  toutes  la  même  clarté; 

30 


010 


H1STOME  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


mais,  après  nvoii  rendu  Uomtnage  aux  élo 
de  première  grandeur,  aux  grands  hommes 
qui  onl  ramené  la  France  à  seB  tradilione  or- 
thodoxes el  à  6a  piété  envers  la  monarchie 
des  Papes,  uous  aimons  à  saluer  les  astres 
donl  lea  rayons  plus  Faibles  ont  éclairé  cette 
importai) te  restauration.  Nous  en  inscrirons 
ici  plusieurs,  tous  hommes  de  mérite  et  dignes 
de  figurer  dans  une  histoire  de  l'Eglise.  Ce 
sonl  d'ailleurs  des  héros  du  presbytère,  et,  en 
ce  siècle,  le  presbytère  a  rayonné  d'un  vif 
éclat. 

Joseph  Meslé  était  ne' à  Saint-Méen  en  1788  ; 
piètre  en  1811,  il  fut  sacristain,  pais  curé  de 
la  cathédrale  de   Rennes.   Désireux  de  faire 
fructifier    ses   talents,    il  s'imposa    un   strict 
emploi  du  temps  et  une  constante   applica- 
tion. Ouand  il  s'agit  des  mystères  divins,  la 
science  n'est  pas  tout  ;   la  science  doit   être 
mise  sous  la  garde  de  l'humilité  ;  le  /.ele  sous 
\a  garde  de  la  discrétion  ;   la   charité  sous  la 
garde  de  l'obéissance.  Levé  tous  les  jours  à 
quatre  heures  du  matin,  il   faisait  une  heure 
d'oraison  :    c'est    là    le    secret  de    la   force. 
L'homme    qui   prie  pendant   que    les   autres 
dorment   et   qui    travaille    pendant    que    les 
autres   bâillent,    devient    nécessairement    un 
maître   homme.    Mais    comment   trouver  du 
temps?  Meslé  curé  d'une  cathédrale  ;  Gous- 
set  archevêque,   chargé   de    l'administration 
d'un  grand  diocèse,  trouvèrent  du  temps  pour 
beaucoup  étudier  et  beaucoup  écrire.  .Meslé, 
comme  Sieur  de  Chaumont,  ne  quittait  ja- 
mais son  Eglise  :  service  public,  œuvres  per- 
sonnelles,  travail  :  il    menait  lout  de   front    à 
l'Eglise  ou  à  la  sacristie.  Grâce  à  cette  décou- 
verte, qui  mériterait  un  brevet  avec  garantie 
de  l'épiscopat,  Meslé  trouvait  le  temps  d'écrire, 
dans  toutes  les  controverses  du  temps,  de  très 
fortes  lettres  à  Y  Univers.  On  lui  doit  en  outre  : 
1°   Essai  d'instructions  pou?'  les  enfants  de  la 
première  communion,  2  vol.  in- 12,  f826;  2"  Es- 
sai de  conférences  ;   3°  Manuel  du  rosaire  vi- 
vant,  1834;  4°   Trois  lettres  sur  le  retour  à 
l'unité  liturgique;   5°    Manuel  de   l'adoration 
perpétuelle  du  Saint-Sacrement,  1855  ;  5°  Dé- 
votion du  mois  de  mai  ;   7°  Motice  sur  le  Jubilé 
universel,  18G3  ;  8°  Mois  de  septembre  en  l'hon- 
neur de  saint  Michel;  9°  Dévotion  du  mois  de 
mai  en  l  honneur  de  saint  Joseph  ;   10°   Trois 
mots  en  l'honneur  de  l  Immaculée-Conception, 
de  la  Purification  el  de  l'Annonciation,  1866; 
11°   Dévotion  à   li  passion;   12°  Confrérie  de 
N.  D.  du  Suffrage,   1868;   13°  Mois  de  mars 
pour  le  triomphe  du  Concile;  I  i°   Concile  gé- 
néral et  jubilé,   1869;  15°  Neuvaine  pour  la 
fête  de  l'Assomption  ;  16°  Dévotion  au  Saint- 
Enfant  Jésus,  1872.  Tous  ces  écrits  honorent 
également  le  labeur  et  le  zèle  du  bon  pasteur  ; 
ils  font  de  lui  une  des  gloires  contemporaines 
du  presbytère  catholique. 

Jeau-François-Hilaire  Ondoul,  né  à  Saint- 
Flour  en  1800,  amené  à  Bourges  par  les  sul- 
piciens,  professeur  au  séminaire,  vicaire  de 
trois  grandes  paroisses,  curé  de  Buzançais, 
était  un  de  ces  hommes  que  le  talent  prédes- 


tine  à    tontes    les    grandeur-,  quand    la    vertu 
ne  le  confine  p  ls  s  i  premier  poète  ;  il  mourut 

de  ebagrin  en   1851,  après  avoir  conduit  a 
t'éehafaud  trois  di  iroisatens,  condamnés 

a  mort  à  la  Suite  des  troubles  .h;  Buzançais 
en  1847.  Ondoal  était  un  curé  bon  pour- 
vicaire-  sage  dans  ses  relations  avec  le 
monde,  zé'é  pour  le  bien  des  âme-  el  • 
laborieux.  Ce  curé,  mort  à  cinquante  an-,  a 
laissé  trente  ouvrages;  nous  citons  entre 
autres,  les  Diaconales  de  Saiat-Flonr,  ■ 
petite  Somme  des  Conciles,  un  répertoire  des 
sciences  ecclésiastiques,  une  méthode  pour  la 
conles-ion  des  enfants,  un  traité  des  indul- 
gences, des  vies  de  Jésus-Christ,  de  saint  l'r- 
sin,  de  sainle  Solange,  de  saint  Honoré,  des 
saintes  Cécile,  Catherine  et  Philoméne,  une 
histoire  générale  de  l'Eglise  et  un  mémoire 
respectueux  sur  l'organisation  unitaire  de  la 
discipline  en  France. 

Ce  dernier  écrit,  qui  eut  trois  éditions, 
valut  à  son  auteur  de  chaudes  félicitations  et 
d'amères  critiques.  On  ne  peut  guère  regret- 
ter le  manque  de  discipline  en  France,  sans 
paraître  censurer  l'absolutisme  épiscopal  et 
s'attirer,  pour  celte  irrévérence  apparente, 
force  gourmades.  On  ne  peut  non  plus  amé- 
liorer celte  situation  anti-canonique  et  très 
funeste,  lui  reprocher  ses  torts  parfois  mons- 
trueux, sans  invoquer  la  protection  du  droit, 
remède  unique  et  obligatoire  aux  maux  dont 
l'arbitraire  est  la  cause.  Pour  mener  cette 
campagne,  il  faudrait  pouvoir  s'abriter  der- 
rière une  soutane  d'évèque.  Mais  on  ne  peut 
nier  le  mal  grave  dont  souffrent  nos  églises. 
«  Ce  qui  manque  à  l'Eglise  de  France,  disait  un 
ministre  de  Louis-t'hilippe,  c'est  l'organisa- 
tion. »  Sibour,  qui  cite  cette  parole,  ajoute  :  «  Il 
avait  raison,  car  l'Eglise  ne  forme  plus,  en 
France,  un  corps  organisé.  »  ÎS'est-il  pas  dou- 
loureux, qu'après  tant  de  vicissitudes  et  de 
révolutions,  on  puis-e  reprocher  encore  leur 
désorganisation  séculaire,  à  ces  églises  qui 
furent  autrefois  le  type  et  l'instrument  de 
l'harmonie  sociale?  X'est-il  pas  temps  d'im- 
puter, à  l'ingratitude  du  siècle,  les  ruines 
qu'il  a  faites  et  de  reconstruire  hardiment  les 
murs  de  Jérusalem  ?  «  Çm'on  le  sache  bien,  dit 
Fauteur  des  Institutions  diocésaines  (  t.  Il,  p.  I  i  , 
nous  ne  regrettons  pas  que  le  clergé  ne  soit 
plus  un  ordre  dans  l'Etal  ;  mais  ce  qu'il  faut 
pourtant,  c'est  qu'il  reste  un  ordre  dans 
l'Eglise,  constitué  selon  les  règles  de  la  dis- 
cipline. Ce  qu'il  faut,  c'est  que  des  institu- 
tions ecclésiastiques  réunissent  les  membres 
épars  aujourd'hui  de  la  hiérarchie  ecclésias- 
tique. » 

Louis  Dubois,  né  en  1810.  à  Bassoncourt 
en  Bassigny,  était,  au  séminaire  de  Langres, 
le  condisciple  de  Georges  Darboy.  Darboy, 
savant,  professeur,  traducteur  de  saint  Denis 
l'Aréopagile,  quitta  le  diocèse  et  devint  ar- 
chevêque de  Paris  ;  par  testament,  il  rendit, 
à  titre  de  restitution,  à  Dubois,  un  prix  qui 
avait  été  décerné  à  Darboy  par  injustice.  Du- 
bois fut  exclu  du  séminaire,  par  le  supérieur 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIEME 


(iH 


Barrillot,  parce  qu'il  étudiail  lei  languei 
orientales  «'i  même  le  sanscrit,  en  vue 
d'écrice  nue  bistoire  comparée  des  sacerdoces. 
Dubois  vint  à  Dijon,  fut  professeur  de  phi- 
losophie où  il  s'inspira  des  leçons  de  Riam- 
bourg  ;  puis  curé  de  Volnay  el  enfin  de  Messi- 
gny,  où  i!  mourut  en  1873. 

(),i  doit  â  l'abbé  Dubois  une  Notice  sur  la, 
paroisse,  l'Eglise  el  /'association  des  vignerons 
de  Volnay,  V notoire  de  Morùnont,  Y  fille  de 
Citeaux,  qui  eut  trois  éditions,  et  X Histoire  de 
l'abbé  de  fiancé,  deux  forts  volumes  in-8°  ; 
ces  deux  ouvrages  sont,  pour  le.  Coud  et  pour 
la  forme,  des  chefs-d'œuvre  de  science  et 
d'éloquence.  Si  L'auteur  eût  été  laïque,  la  so- 
ciété civile  l'eût  couvert  d'honneurs;  l'Eglise 
n'a  pas  su  l'honorer  :  il  est  mort  inconnu. 
«  Le*  hommes  sont  injustes,  a  dit  Nodier,  et  la 
renommée  est  capricieuse.  » 

Alexandre  Itéaumc,  né  en  1809,  aux 
Ecrennes  (Seine-et-Marne),  prêtre  en  1833, 
successivement  curé  dans  deux  paroisses  puis 
chanoine  de  Meaux,  doit  être  cité  comme  un 
des  prêtres  français  qui  accentuèrent  le  plus 
heureusement  le  caractère  romain  de  leur 
physionomie  religieuse.  C'était  un  homme  de 
beaucoup  d'espril.  Dans  sa  paroisse,  il  s'était 
trouvé  en  relations  avec  Charles  de  Feletz,  le 
jurisconsulte  Kives,  le  cardinal  Gousset  et 
Abel  Villemain.  De  ces  relations  il  tira  l'idée 
d'un  livre  :  Guide  du  jeune  prêtre  dans  ses 
rapports  avec  le  monde  :  livre  sage  dans  ses 
principes,  exact  dans  ses  conseils.  Comme 
curé  fi'ièle,  il  publia  ensuite  :  Le  Carême  ou  les 
quatre  fins  dernières  de  l'homme,  lectures  et 
méditations  à  l'usage  du  clergé  et  des  fidèles; 
—  et  des  Instructions  sur  le  sacrement  de  péni- 
tence, également  à  l'usage  des  fidèles  et  du 
clergé.  En  même  temps  qu'il  fortifiait  son 
ministère  par  le  travail  et  les  publications, 
attentif  au  mouvement  du  siècle,  aux  faits 
qui  se  produisaient  et  aux  idées  qui  se  faisaient 
jour,  il  intervenait  dans  les  controverses,  par 
des  lettres  à  l'Univers.  Sur  la  Fleur  de  la  vie 
des  saints  de  Ribadéneira,  sur  l'unité  du  vi- 
caire capitulaire,  sur  les  souscriptions  pour 
le  Concile,  ses  lettres  furent,  dans  le  monde 
catholique,  des  événements.  Il  était  impos- 
sible de  voir  plus  clair  et  de  mieux  parler. 

Comme  chanoine  de  .Meaux,  Il  au  me  s'oc- 
cupa surtout  de  Iiossuet.  Le  cardinal  de  Baus- 
set  avait  écrit,  avec  un  grand  succès  littéraire, 
mais  sans  théologie,  ou  plutôt  avec  une  théo- 
logie très  mauvaise,  les  histoires  deBossuetet 
de  Fénelon.  L'abbé  Berton,  prêtre  très  distin- 
gué d'  \  miens,  avait  corrigé  par  des  notes  l'his- 
toire de  Fénelon  ;  dans  l'impossibilité  de  re- 
dresser, par  le  même  système  de  correction, 
l'bistoire  de.Bossuet,  Kéaume  entreprit  de 
l'écrire.  Sous  la  Restauration,  le  comte  de 
Mais  Ire,  avec  des  précautions  infinies,  avait 
•  toucher  a  L'aigle  de  Meaux  ;  sous  Louis- 
Philippe,  Rohrbaeuer  avait  contesté  le  demi- 
Dieu,  et,  malgré  les  retours  de  l 'esprit  public, 
on  ivait  fait  crime  à  ftohrbacher  de  ses  har- 
diesses. Iiossuet  avait  eu  le  tort  très  grave  de 


se  mettre  à  la  tète  du  mouvement  qui  voulait 
affranchir  l'Eglise  gallicane,  c'est-a  dire  ame 
née  sou  complet  et  honteux  asservissemeot. 
Les    richéristes,    les   jansénistes,   lei   parle 

liminaires  avaient   t'ait  de    Iiossuet  leur    porte- 
drapeau.  Pour  eux,  Iiossuet  était  Le  plus 
vaut  des  docteurs,  le.    plus  profond    îles    théo- 
logiens,   L'oracle    de    L'Eglise    gallicane,    le 
dernier  des  Pères.  Ga  concert  de   louanges 

avait  pour  but  de  substituer  l'autorité  d'un 
nom  illustre  à  l'autorité  du  chef  suprême  et 
infaillible  de  l'Eglise.  Or,  Réaume  connaissait 

les  Ouvrages  qui  avaient  réfuté  lios-uel,  no- 
tamment Soardi,  Marchetti,  Mir/.z  uelli,  Caval- 
canli,  Bianchi  et  Zaccaria.  De  plus,  habitant 
Meaux,  il  connaissait  mieux  les  commence- 
ments de  Bossuet,  son  épiscopat  et  les  tripo- 
tages de  1682.  Dans  la  sincérité  de  sa  foi, 
sans  contester  ni  l'éloquence  de  l'orateur,  ni 
la  puissance  du  controversisle,  ni  la  supério- 
rité de  l'écrivain,  il  découvre  les  torts  énormes 
de  l'évêque  de  Meaux.  Trois  volumes  durant, 
et  sans  se  départir  de  la  modération,  il  dit 
son  fail  à  l'auteur  de  la  funeste  Déclaration, 
et  déduit  toujours  des  preuves  à  l'appui  de 
son  jugement.  Que  veut-on  de  plus?  Est-ce  la 
faute  de  Heaume,  si  le  barde  sublime  qui 
chantait  avec  tant  d'harmonie  et  de  majesté 
les  gloires  de  la  sainte  Eglise,  échange  sa 
harpe  d'or  contre  le  fer  d'un  partisan  qui, 
embarqué  derrière  une  masure  de  fraîche 
date,  attente  violemment  aux  prérogatives 
sacrées  du  vicaire  de  Jésus-Christ. 

L'ouvrage  de  Itéaume  parut  à  l'ouverture 
du  Concile  ;  il  fit  hurler  les  gallicans  qui 
avaient  juré  d'empêcher,  per  /as  et  nefas,  la 
définition  dogmatique  de  l'infaillibilité  ponti- 
ficale tet  réjouit  les  esprits  cultivés  qui  pou- 
vaient en  apprécier  l'importance.  Un  livre 
qui  donne  la  colique  aux  gallicans  et  l'allé- 
gresse aux  ultramontains  est  un  livre  con- 
firmé de  part  et  d'autre  par  l'opposition  des 
suflrages. 

Réaume  mourut  en  1872.  L'Univers  le  salua 
comme. un  des  prêtres  les  plus  distingués. 
L'Eglise  perdait  en  lui  un  de  ses  bons  soldats 
et  le  ciel  s'augmentait  d'une  gloire. 

L'histoire  littéraire  d'un  siècle  ne  serait  pas 
complète  si  elle  omettait  les  écrivains  et  ora- 
teurs jésuites.  Le  premier  qui  doit  attirer 
notre  attention,  c'est  le  Père  Loriquet.  Jean- 
Nicolas  Loriquet  était  né  à  Epernay,  en  1767. 
Ordonné  prêtre  en  1791  à  Matines,  il  revint 
en  France  où  il  fut  mis  en  prison,  mais 
s'évada  ;  plus  tard,  il  exerçait  secrètement  le 
ministère  à  Reims  et  publiait,  à  Leipsick, 
contre  les  intrus  un  Parallèle  entre  la  doctrine 
des  novateurs  et  la  doctrine  de  l'Eglise. 
En  17'.)'.),  il  ouvrait  une  école  ;  en  1801,  avec 
les  Pérès  Rasac  et  Jenesseaux,  il  rétablissait 
les  Jésuites  sous  le  nom  de  Pères  de  la  Foi. 
.V  Amiens,  à  Lyon,  à  Meaux,  à  Aix,  il  ouvre 
des  écoles  nouvelles;  il  professée  Montmo- 
rillon  et  un  peu  partout.  En  182b,  il  tient  lête 
à  la  dénonciation  imbécile  de  Monllosier  et 
fait  porter,  au  fameux  Dupin,  un  cordon  du 


fi]  2 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQl  E 


Hais  à  la  procession  de  la  Pète-Dieu.  11  est 
impossible  de  trouver  un  plus  brave  Nomme 
que  le  Père  Loriquet,  spirituel  au  possible  et 
intrépide  à  toujours.  On  lui  doit  douze  éditions 
el  traductions  d'auteurs  classiques  ;  six  ou- 
vrages sur  la  grammaire,  la  rhétorique,  la 
versification  et  les  mathématiques  élémen- 
taires ;  un  cours  classique  d'histoire  en  huit 
volumes  ;  et  douze  ouvrages  divers,  spéciale- 
ment des  biographies;  il  avait  encore  revu  et 
corrigé  l'histoire  des  voyages  de  La  Harpe.  Son 
bagage  littéraire  est  de  soixante-six  volumes. 

Une  vie  consacrée  à  l'éducation  de  la  jeu- 
nesse n'eût  donné,  au  bon  Père,  aucune  illus- 
trât ion  ;  il  est  célèbre  par  la  phrase  que  lui 
attribuèrent  trois  journalistes  facétieux  :  «  M.  le 
marquis  de  Bonaparte,  lieutenant  général  des 
armées  du  roi  Louis  XVlIl  ».  Cette  phrase 
n'existe  ni  dans  l'édition-princeps  qui  ne 
dépasse  pas  8y,  ni  dans  les  éditions  subsé- 
quentes, qui,  toutes  interrogées,  ne  contiennent 
aucune  la  fameuse  phrase  Un  prix  a  été  offert 
à  qui  en  prouverait  l'existence,  le  prix  est 
encore  à  gagner.  Mais  meniez,  mes  amis,  a  dit 
Yoltaire,  il  en  restera  toujours  quelque  chose. 

Après  Loriquet,  le  jésuite  le  plus  célèbre, 
c'est  Kavignan.  Gustave-Xavier  Lacroix  de  Ra- 
vignan  était  né  à  Bayonne  en  1793,  d'une  fa- 
mille patricienne  qui  eut  le  bonheurd'échapper 
à  la  révolution.  Sa  famille  l'avait  fait  entrer 
dans  la  magistrature  debout  ;  il  entra  à  Saint- 
Sulpice  et,  deux  ans  après,  chez  les  Jésuites. 
En  1837,  il  succédait  à  Lacordaire  dans  la 
chaire  de  Notre-Dame  ;  sans  égaler  son  prédé- 
cesseur, il  le  continua  par  son  éloquence  et  le 
compléta  par  la  retraite  de  la  semaine  sainte. 
Le  travail  de  composition  coûtait  à  Ravignan 
des  fatigues  et  des  peines  inouïes  ;  au  travail 
il  ajoutait  la  prière  et  les  conseils.  Son  si^ne 
de  croix  lui  gagnait  l'auditoire.  Trois  qualités 
le  caractérisent  comme  orateur:  une  sorte 
d'impassibilité,  provenant  du  mépris  de  soi- 
même  et  du  dédain  de  la  gloire  ;  un  sentiment 
profond  de  sa  mission,  la  conviction  la  plus 
intime  de  sa  doctrine;  l'autorité  portée,  dans 
la  parole,  à  sa  plus  haute  puissance.  Ce  qui 
dominait  chez  lui,  c'était  l'empire  du  carac- 
tère. Joignez  à  cela  une  prononciation  vi- 
brante, une  articulation  accentuée,  un  st\  le 
nerveux  et  incisif,  enfin  un  discours,  tout 
d'une  pièce,  ébranlant  par  la  logique,  entraî- 
nant par  la  conviction,  dominant  par  la  ma- 
jesté. C'est  la  vertu  qui  prêcha  la  vérité.  Un 
homme  est  bien  fort  pour  convaincre  si  vous 
sentez  qu'il  croit,  et  tout  puissant  pour  per- 
suader, si  vous  voyez  qu'il  pratique. 

On  a  publié,  en  quatre  volumes,  les  confé- 
rences du  Père  de  Ravignan  à  Notre-Dame  et 
en  un  volume  une  retraite  qu'il  prêcha  chez 
les  Carmélites.  Pour  juger  les  orateurs,  il 
ne  faut  pas  les  lire,  mais  les  entendre.  On 
lui  doit,  en  outre,  un  opuscule  sur  lexistence 
de  1  institut  des  Jésuites  et  deux  volumes  sur 
Clément  XIII  et  Clément  XIV.  Au  jugement  de 
Veuillot,  cet  ouvrage  a  mieux  résolu  cette 
question  historique  que  les  ouvrages  contra- 


dictoires de  Crétineau-Jolv  et  'lu  l'ère  Augus- 
tin Theiner. 

Après  Lacordaire  et  Plantier,  les  Jésuites 
fournirent  encore,  à  Notre-Dame,  un  autre 
orateur,  le  Père  félix.  Clément-Joseph 
Pélix,  né  à  Neuville  sur  L'Escaut,  en  1  x  1 0 , 
n'était  entré  que  tard  au  collège  de  Cambrai, 
puis  au  séminaire.  Kn  18:t_>,  i!  n'était  p 
encore  dans  les  Ordres;  en  1837,  il  devenait 
jésuite  ;  en  1851,  paraissait  avec  honneur 
dans  les  chaires  de  la  capitale,  en  1852,  à 
Notre-Dame.  Pour  le  sujet  de  ses  conférences, 
il  eut  le  bonheur  de  l'à-propos,  il  parla  du 
progrès  parle  christianisme.  Aux  jours  d'ex- 
pansion orgueilleuse  de  la  matière  et  de  la 
force,  il  prêcha  la  nécessité  du  progrès  par 
l'esprit  et  par  la  foi.  En  face  des  débordements 
de  luxe  et  du  bien-être,  il  tonne  contre  les 
trois  concupiscences,  éternels  obstacles  au 
progrès  intellectuel  et  moral.  Aux  misères, 
aux  hontes,  aux  énervements  des  prog 
corrupteurs,  il  oppose  d'autre- puissances  :  la 
sainteté,  l'humilité,  l'austérité,  la  pauvreté,  la 
charité.  Ce  n'est  pas  tout,  on  veut  faire  vivre 
en  progrés  la  société  et  la  famille  :  où  est  ce 
progrès?  Est-ce  dans  la  devise  de  la  franc- 
maçonnerie?  Non,  le  vrai  progrès  est  celui  de 
la  liberté  chrétienne,  de  l'égalité  chrétienne, 
de  la  charité  chrétienne,  annoncées  et  garan- 
ties par  l'autorité  chrétienne.  Le  type  de  cette 
autorité  e-t  en  Jésus-Christ,  qui  a  reproduit, 
tout  ensemble,  en  lui  seul  l'autorité  de  Dieu, 
l'autorité  des  pères,  des  chefs  de  peuples  et 
des  pontifes.  L'autorité  pontificale,  en  perma- 
nence ici  bas,  dominant  les  crises  et  les  tour- 
mentes et  sauvant  tout  par  sa  maternité:  voilà, 
en  substance,  renseignement  du  Père  Félix. 

Après  les  conférences,  les  retraites.  Le 
Père  Félix  les  prêche  en  pêcheur  d'hommes. 
Le  Père  Lacordaire  ébran  ait  et  foudroyait, 
le  Père  de  Ravignan  relevait  et  convain- 
quait :  le  premier  était  le  docteur  du  Credo, 
le  second  du  Confiteor  ;  le  Père  Félix  était  le 
docteur  de  l'Eucharistie.  L'éloquence  du  Père 
Félix  était  plutôt  tirée  des  entrailles  du  sujet 
et  des  applications  aux  désordres  des  mœurs  ; 
par  lui-même,  il  était  plutôt  calme,  clair 
comme  un  professeur,  mais  peu  entraînant 
par  l'éclat  de  sa  personnalité.  Certes,  il  par- 
lait bien,  il  se  faisait  approuver;  mais  il  n'a 
pas  buriné  sa  brûlante  parole  dans  les  souve- 
nirs des  siècles.  —  Le  Père  Félix  mourut 
en  18H I. 

Le  Père  Félix  eut  pour  successeur,  à  Notre- 
Dame,  un  Dominicain,  le  Père  Monsabré.  Né 
à  Blois  en  182",  prêtre  en  1851,  il  entrait,  en 
1853,  dans  l'Ordre  restauré  par  Lacordaire. 
Dès  ses  premiers  pas,  il  avait  pris  rang  parmi 
les  prédicateurs  de  renom.  Ses  débuts  dans 
les  lettres  furent  marqués  par  un  opuscule 
sur  Cor  et  l'alliage  dans  la  vie  dévote  et  par 
des  méditations  sur  le  saint  Rosaire;  son  en- 
trée en  chaire  par  quatre  volumes  de  discours 
qui  forment  Y  Introduction  au  dogme  cathoiir/ue. 
Conférencier  à  Notre-Dame  en  1809,  il  prit 
pour  thème  oratoire  le  Credo  ;  pour  docteur, 


LIVRE  QUATRE  VINGT  QUINZIÈME 


013 


Baînt  Thomas  d'Aquin.  Avant   lui    Larnnlaire 

avuil  fait  venir  les  hommes  à  l'église;  Ravi 
gnan  Les  avait  lait  entrer  au  confessionnal  ; 
Félix  les  avait  confirmés  en  enseignant  lo 
progrès  par  le  christianisme;  Monsabré entre- 
prit de  remédier  au  grand  mal  du  siècle, 
L'ignorance.  Monsabré  lit  lo  catéchisme  ; 
mais,  entendons-nous,  un  catéchisme  illu- 
miné de  toutes  les  lumières  de  la  philosophie, 
de  toutes  les  splendeurs  de  la  théologie,  de 
toutes  les  irradiations  delà  haute  science.  Son 
catéchisme  ne  s'adresse  pas  aux  enfants  du 
village,  mais  aux  grands  enfants  du  siècle,  qui 
se  targuent  de  libre-pensée.  Ses  conférences, 
qui  remplissent  dix-huit  volumes,  vont  de  1872 
à  1898.  Les  années  précédentes,  cet  intransi- 
geanl,opposanl  radicalisme  à  radicalisme, avait 
tenté  d'ouvrir  une  brèche  dans  cette  matière 
obstinée  qu'on  appelle  couramment  l'esprit 
public.  Depuis  on  l'a  entendu  à  Clermont,  à 
Lyon,  à  Montmartre,  à  Reims,  déjà  sous  le 
poids  des  années,  mais  trouvant  dans  son 
cœur  des  accents  qui  élèvent  les  urnes  jusqu'à 
l'enthousiasme. 

Plus  éloquent  que  le  Père  Félix,  moins  que 
le  Père  Lacordaire,  moins  pieux  que  Havignan, 
il  est,  par  ses  qualités  qui  lui  sont  propres,  un 
des  rois  de  l'éloquence  chrétienne.  On  n'ana- 
lyse pas  l'éloquence.  Monsabré  écrit  ses  dis- 
cours ;  il  les  prononce  comme  Massillon;  mais 
pa«'  l'ordre  de  ses  conférences,  il  se  rapproche 
plutôt  de  Bourdaloue.  A  l'heure  présente,  il 
est  difficile  de  lui  assigner  une  place  dans 
l'histoire,  mais  d'ores  et  déjà  il  en  a  une,juste- 
ment  illustrée  par  la  pureté  de  l'orthodoxie, 
la  profondeur  du  savoir,  la  plénitude  doctri- 
nale et  scientifique  de  son  enseignement.  Ce 
qu'il  a  ajouté,  par  l'action  oratoire,  est  déjà 
passé  ;  ce  qui  reste,  ce  sont  ses  immortels 
discours  et  le  souvenir  de  son  zèle  aposto- 
lique. 

Les  Dominicains  ont  un  autre  orateur,  le 
Pèr*  Ollivier  ;  mais  il  faut  revenir  aux  Jésuites. 
Achille-Paul- Etienne  Guidée,  né  en  1792, 
prêtre  en  1817,  fut,  comme  le  Père  Loriquet, 
employé  dans  les  collèges  de  la  Compagnie  et 
condamné  à  subir  sa  part  de  toutes  ses 
épreuves.  Successivement  recteur  et  provin- 
cial, le  souci  qui  le  caractérise,  c'est  la  pro- 
motion des  Jésuites  aux  hautes  études.  Parmi 
ces  créations,  il  faut  compter  une  sorte  d'école 
normale  et  une  école  de  hautes  études  ecclé- 
siastiques, où  il  appelait  à  professer  les  pre- 
miers savants  de  France.  Le  gouvernement,  qui 
se  vante  de  propager  les  lumières,  en  fournit 
la  preuve  en  mettant  l'éteignoir  sur  ces  foyers 
d'enseignement  et  en  poursuivant,  contre  les 
tites,  la  persécution  de  18i;j.  La  Provi- 
dence leur  ménagea  un  supplément  d'amer- 
tume dans  L'opposition  de  l'archevêque  Affre, 
qui,  mourant,   reconnut  ses  torts.  On  doit  au 

re  Guidée  six  manuels:  Des  jeunes  pro/es- 
teur<,  Du  ioldat  chrétien,  Des  mères  chré- 
tienne ,  De  l'ouvrier,  Du  marin,  et  Du  labou- 
reur ;  des  notices  sur  les  Pères  Estève,  Varin, 
Mallct,    Sellier,   Renault,    Leleu,    Ileigny  et 


Dubois-Fournier.  <in  s'étonne  qu'ayant  été 
toujours  -i  occupé,  le  Père  Guidée  ait  pu 
tant  écrire  et  si  bien  ;  c'est  qu'il  conn  i 
l'emploi  du  temps  et  savait  s'inspirer  a  la 
source;  du  dévouement.  Le  Père  Guidée  esl  le 
type  du  Fidelis  tervui  et  prudent;  c'est,  du 
moins,  L'hommage  que  Lévéque  d'Amiens 
lui  rendit  à  ses  funérailles. 

Parmi  les  bons  ouvriers  de  ce  siècle,  il  faut 
faire,  place  à  Crélineau-Joly.  Jacques  Créti- 
neau  était  né  en  1803  à  Fontenay  le  Comte,  en 
Vendée. Le  nom  de  Joly  provient  d'un  parent, 
vrai  type  d'Apollon,  que  ses  camarades  avaient 
surnommé  Joly, et  qui  transmit  ce  sobriquet  aux 
siens,  comme  correctif  ou  contraste  de  Créti- 
neau.  Après  ses  études,  Jacques  entra  à  Saint- 
Sulpice,  où  il  eut  pour  professeur  Ilamon  et 
pour  ange,  Philippe  de  Villefort.  Après  deux 
ans  d'études,  il  fut  envoyé  à  Fontenay  comme 
professeur  de  philosophie  par  Frayssinous. 
Simple  clerc  et  secrétaire  du  duc  de  Montmo- 
rency-Laval, ambassadeur  à  Rome,  il  prêcha 
le  panégyrique  de  Saint-Louis  à  Saint-Louis 
des  Français.  Faute  de  santé  et  peut-être  de 
vocation,  il  quitte  la  soutane,  se  marie  et  em- 
brasse la  carrière  des  lettres.  Pour  se  dé- 
gourdir la  plume,  il  écrit  les  Chants  romains, 
les  Inspirations  poétiques,  un  drame  sur  Cha- 
rette  et  une  comédie  sur  le  duc  d'Albe.  En 
même  temps,  il  fait  le  coup  de  feu  dans  les 
familles  vendéennes  et  réunit  ses  articles  en 
volume,  pour  les  dédier,  comme  Mélanges  à  la 
duchesse  de  Berry.  En  1840,  il  devint  rédac- 
teur en  chef  de  Y  Europe  monarchique .  Alors, 
il  s'ouvre  la  carrière  de  l'histoire,  par  des 
Scènes  d'Italie  et  de  Vendée,  par  l'histoire  des 
généraux  et  des  chefs  vendéens,  par  la  Vendée 
militaire,  et  par  Y  Histoire  des  traités  de  1815.  Ce 
sont  là  ses  noviciats  littéraires. 

Un  jour,  rencontrant,  au  Corso,  son  ange 
Villefort,  devenu  jésuite,  celui-ci  lui  propose 
d'écrire  l'histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
Les  archives  du  Gésu  lui  sont  ouvertes  ;  Cré- 
tineau  a  trouvé  sa  voie.  Après  avoir  percé  à 
jour  son  sujet,  le  Vendéen  écrivit  cette  his- 
toire en  six  volumes.  Celte  publication  fit  fu- 
reur :  c'est  à  la  lettre.  Avec  les  Jésuites,  il  n'y 
a  pas  de  moyen  terme  :  on  est  ami  chaud  ou 
ennemi  forcené.  Les  malins,  il  y  en  a  beau- 
coup, même  dans  l'Eg  ise,  prétendirent  que 
Crétineau  n'avait  pas  tout  dit.  Pour  sa  justifi- 
cation, l'auteur  déposa  chez  Mellier,  son  édi- 
teur, les  pièces  justificatives  de  son  travail  et 
offrit  je  ne  sais  quelle  somme  à  qui  prouverait 
sur  pièces,  son  manque  d'exactitude  ou  de 
sincérité.  Le  prix  reste  affiché  au  tableau. 

Dans  l'histoire  des  Jésuites,  il  y  a  un  point 
fâcheux,  leur  destruction  par  Clément  XIV. 
Ce  fut  l'objet  d'un  travail  exprès  de  Crétineau 
où  il  abîme  un  peu  le  destructeur  des  Jésuites. 
Le  Père  Theiner  prit  le  contrepied  et  exalta 
ClérnentXlV  au  détriment  de  Clément  XIII.  Le 
Père  de  Havignan  se  plaçaeu  entredeux,  justifia 
Clément  XII l  sans  trop  frapper  Clément  XIV. 
Cette  joute  historique  offre  encore  aujourd'hui 
un  grand  intérêt  ;  je  m'étonne  que  personne, 


614 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


depuis,  n'en  ail  fait,  dans  nos  Instituts  catho- 
liques, l'objet  d'une  thèse  pour  le  doctorat. 

La  révolution  «le  Février  avait  mis  les 
à  l'envers  el  les  pouvoirs  ;i  bas.  Comprendre 
ce  mystère  était  difficile;  peu  de  personnes  y 
voyaient  clair.  Pie  IX  et  RfoUernich  comman- 
dèrent à  Crétineau  de  résoudre  ce  logogriphe, 
et,  a  cette  lin,  lui  ouvrirent  leurs  archh 
Tour  Crétineau,  c'était  pain  béni;  il  en  tira  une 
Histoire  de  l'Eglise  Romaine  en  face  de  la  llë- 
volution,  oavrage  où  il  prouve  (pie  les  événe- 
ments qui  se  déroulent  sur  la  scène  de  l'his- 
toire, sont  lout  simplement  des  actes  de  la 
franc- maçonnerie.  A  celte  date,  c'était  une 
révélation,  munie  d'ailleurs  de  preuves 
excellentes;  aujourd'hui,  la  démonstration 
court  les  rues. 

Après  (es  mémorables  ouvrages,  Crétineau 
publie  encore  une  histoire  du  So&derbund, 
deux  volumes  sur  Louis-Philippe  et  tes  rap- 
ports avec  la  Révolution,  une  histoire  des 
trois  derniers  princes  de  la  maison  de  Condé 
et  les  mémoires  du  cardinal  Consalvi;  il  eut, 
à  propos  du  Concordat,  une  nouvelle  prise  de 
bec  avec  le  PèreTheiner.  Cequi  distingue  tous 
les  ouvrages  de  Crétineau,  c'est  le  soin  scru- 
puleux de  recherches,  le  re(Ours  aux  origi- 
naux et  la  production  de  titres  authentiques. 
Amis  et  ennemiss'accordaient  à  lui  reconnaître, 
dans  ses  récils  et  dans  ses  jugements,  une  ad- 
mirable impartialité,  unie  à  un  parfait  dé- 
vouement aux  deux  causes  qu'il  voulait  servir, 
11  serait  impossible  de  nier  qu'il  eut,  dans  les 
formes,  un  tour  âpre,  et,  dans  son  encre,  un 
peu  d'acide.  En  résumé,  ce  fouilleur  d'archives 
est  un  juge  impartial  et  un  soldat  parfois  em- 
porté par  son  ardeur.  Armand  Marrast  pa- 
raît ne  l'avoir  pas  trop  mal  caractérisé  en 
l'appelant  le  sanglier  de  l'histoire. 

Une  histoire  de  Rohrbacher  ne  peut  pas 
oublier  le  premier  biographe  de  Rohrbacher. 
Eloi  Jourdain,  de  son  pseudonyme  littéraire, 
Charles  Sainte-Foi,  était  né  à  Beau  préau  en 
1803.  Eu  1828,  Léon  Bore  i'appelaità  laChes- 
naie.  Tandis  que  Léon  étudiait  l'histoire,  Eu- 
gène Bore  les  langues  orientales,  Eloi  s'ap- 
pliquait à  la  philosophie.  Après  la  chute  de 
Lamennais,  l'amour  de  l'étude  et  l'amour  de 
l'Eglise  ouvrirent  à  Jourdain  une  autre  car- 
rière. De  passage  à  Paris,  il  se  lia  avec  les  ré- 
dacteurs du  Correspondant,  Louis  de  Carr.é  et 
Edmond  de  Cazalès.  A  Munich,  il  fréquentait 
Baader  el  Gcerrès;  à  Berlin,  le  docteur 
Jarcke,  Philips,  Radowilz  et  Ranke  ;  quoique 
pauvre,  il  assistait  Papencordt.  Metternich 
l'appela  à  Vienne,  où  il  connut  la  princesse 
d'Aiihalt-Kœthen  et  lePèreBecks,  futur  géné- 
ral des  Jésuites.  La  rencontre  d'un  jeune  gen- 
tilhomme polonais,  fort  riche,  qui  s'annexa  à 
Jourdain  comme  compagnon  de  voyage,  lui 
fit  visiter  la  Pologne,  l'Italie,  la  France  et 
l'Angleterre.  En  LS38,  Jourdain  cessait  de 
voyager;  en  1843,  il  s'unissait  par  mariage  à 
une  sainte  femme;  en  1801,  il  mourut  subite- 
ment, ayant  vécu  dans  l'humilité,  la  charité 
pratique  et  la  culture  de  la  science. 


On  doit  à  Jourdain  des  où'  riginaux  et 

de* traductions  de  l'allemand.  I  es  traductions 

1  :  La  Mystique,  de  Guerres  ;  la  Vie  de 
du  docteur  Sepp;  l'Histoire  de  ïimenès,  par 
Hœfélé;  la  I  ie  de  Jeanne-Marie  île  la  Croix 
par  Reda  Wéber,  la  I  ie  de  saint  Ignace,  parle 
Père  Géneili  ;  et  les  Sermons  du  bienheureux 
Léonard  de  Port-Maurice,  traduits  en  tort 
bon  style  et  avec  une  remarquable  fidélité; 
Sainte-Foi  sachant  très  bien  les  deux  langues, 
rend  les  ouvrages  plu-  clairs  en  traduction 
qu'en  original. 

Les  ouvrages  de  spiritualité  composés  par 
Sainte-Foi  sont  :  les  Heures  sérieuses  du  jeune 
âge,  d'une  jeune  personne,  d'une  jeune 
femme  et  d'un  jeune  homme,  en  quatre  vo- 
lumes séparés  :  Des  devoirs  envers  les  pauvres, 
sorte  de  manuel  de  charité,  Conseils  au  peuple, 
alors  fort  agité  par  le  socialisme  ;  le  Chrétien 
dans  le  monde,  suite  aux  Heures  térie'JSet  ;  le 
Livre  des  an, es,  c'est  un  recueil  de  prières  ;  le 
Mois  de  la  reine  des  saints,  titre  qui  en  indique 
l'objet  et  le  plan  ;  le  Livre  des  peuples  et  < 
rois,  livre  où  il  enseigne  que  le  Christ  est  la 
réponse  à  tous  les  problèmes  et  la  solution  de 
toutes  les  difficultés  ;  et  la  Théologie  à  l'usage  des 
gens  du  monde,  catéchisme  très  clair,  très 
sûr,  que  recommandait  le  cardinal  Gousset. 
Livre  très  propre  à  guérir  les  classes  élevées, 
d'une  ignorance  de  la  religion,  qui  finit  par 
devenir  un  malheur  public. 

Eloi  Jourdain  a  encore  publié  les  Vies  des 
premières  Ursulines  de  France,  de-  Jésuites 
Anchiéta,  Almeida  et  Ricci,  la  première  no- 
lice  sur  Rohrbacher  et  une  foule  d'articles  dans 
Y  Avenir,  le  Correspondant  et  Y  Univers. 

Très  orthodoxe,  très  dévoué  à  l'Eglise, 
Charles  Sainte-Foi  était  ce  qu'on  appelle  un 
saint  homme,  à  cela  près  que,  pour  des  motifs 
d'ailleurs  pieux,  il  voulait  faire  son  purga- 
toire dans  l'autre  monde. 

Joseph-Epiphane  Oarras,  né  vers  1830, 
était  Je  neveu  d'un  prêtre  du  diocèse  de  Troyes. 
L'oncle  donna  des  leçons  à  Joseph,  puis  l'en- 
voya au  petit  séminaire  où  le  neveu  fit  mer- 
veille. Au  grand  séminaire,  le  jeune  clerc  se 
trouvait  poursuivi  du  désir  d'étudier  l'his- 
toire de  l'Eglise;  mais  n'en  recevait  que  d'une 
manière,  insuffisante  à  son  gré,  l'enseigne- 
ment officiel.  Bientôt  professeur  de  seconde 
au  petit  séminaire,  il  se  mit  à  éludier  l'his- 
toire ecclésiastique,  et,  comme  Timoléon  de 
Choisy,  pour  se  l'apprendre,  il  voulut  l'écrire. 
Dans  sa  pensée,  l'histoire  de  l'Eglise  devait 
s'écrire,  à  l'instar  de  l'histoire  de  France,  en 
ramenant,  à  chaque  pape,  les  faits  qu'il  a  vus 
s'accomplir.  Voilà  donc  Joseph-Epiphane,  en- 
touré des  quelques  livres  de  seconde  main 
qui  pouvaient  l'éclairer,  tablant  sur  le  cours 
de  l'abbé  Blanc,  sur  l'histoire  d'AIzog,  et  sur 
l'histoire  des  Pontifes  Romains  d 'Artaud  de 
Rfontor.  Pendant  qu'il  s'échauffait  à  compo- 
ser une  histoire  générale  de  l'Eglise,  suivant 
l'ordre  des  pontilicats,  il  eut  à  prononcer  le 
discours  à  la  distribution  des  prix  :  il  choisit, 
comme  sujet,  l'éloge  historique  d'Antoine  de 


LIVRE  QUATRE- VINGT-QUINZIEME 


013 


i  ;  >  dogue,  i\  è  me  de  Troyes,  qui  av  ûl  tenu 
této  à  la  Révolution  el  buI  résiste*  à  l'Empire, 
jusqu'à  Be  Faire  enfermer  au  donjon  de  Vîn- 
mes, D.ut.is.  <|ui  était  romain, des  piecU  a 
la  tôle,  loua  Boulogne  puhliciste,  Boulogne 
orateur  el  Boulogne  évéque,  Bel  on  l'équité  'I'1 
l'histoire  et  la  justice  de  la  lui.  Malheureux 
ment,  ou  plutôt  heureusement,  il  y  avait  à 
Troyes,  comme  évèque,  l'abbé  Coeur;  l'abbé 
Cœur  étail  aussi  orateur,  de  plus,  partisan  de 
la  Révolution  el  de  l'Empire,  membre  ardent  de 
ce  petit  groupe  qui,  avec  Muet,  voulait  rc- 
valider  les  maximes  gallicanes,  et, parce ooup 
de  force,  plaire  au  gouvernement  île  Napo- 
léon III.  Cœur, après  la  distribution, dk à  Dar- 
ras  :  Vous  avez  l'ait  un  beau  discours,  et,  en  ré- 
compense, le  mil  à  la  porte  du  petit  séminaire. 
C'est  abominable-,  mais  c'est  ainsi. 

Far  avenlure,  le  prince  de  tîauffremont- 
Courten  ay  avait  besoin  d'un  précepteur  pour 
son  fils  et  cherchait  un  ecclésiastique  capable. 
En  général  les  ecclésiastiques  qui  se  vouent 
au  préceptorat  sont  ou  des  malades  qui  ont 
besoin  de  se  refaire  la  santé,  ou  des  jeunes 
gens  qui  attendent  le  sacerdoce,  parfois  de 
pauvres  diables  qui  brûlent  du  désir  de  se  faire 
un  boursicot.  Il  y  a  peu  de  bons  précepteurs. 
Darras  élait  en  disgrâce  et  y  fut  assez  long- 
temps pour  voir  combien  peu  le  clergé  s'in- 
téresse aux  victimes  de  l'arbitraire  et  combien 
facilement  il  change  de  Front  pour  encenser  la 
fortune.  Le  prince  prit  à  son  service  le  pro- 
fesseur en  disgrâce  et  lui  fit,  dans  sa  maison, 
tant  à  lirienne  qu'à  Paris,  une  magnifique  si- 
tuation. Darras,  fort  peu  assujetti  par  ses  de- 
voirs de  percepteur,  put  achever  et  publier  son 
Histoire  d'-nérale  de  /' E  alite  en  quatre  volumes. 
L'ouvrage  parut  chez  Vives  et  eut,  dansle  clergé 
un  succès  tel  qu'il  est  parvenu  à  sa  quin- 
zième édition,  et  qu'il  a  valu,  à  son  auteur, 
un  procès  en  contrefaçon. 

Le  succès  du  livre  s'explique  par  ses  mé- 
rites. Le  plan  est  nouveau.  L'idée  de  rattacher, 
à  chaque  pontificat,  les  faits  contemporains 
fournit  un  agréable  synchronisme.  On  était 
alors  dans  la  pleine  ferveurde  la  réaction  anti- 
gallicane,  dont  l'auteur  célébrait  les  triomphes. 
Le  style  de  Darras  élait  plein  de  fraîcheur  et 
de  jeunesse  :  c'est  un  style  d'écolier,  dit-on  : 
c'e£l  possible,  mais  d'un  écolier  de  premier 
ordre,  et  beaucoup  de  gens  qui  ne  parviennent 
même  pas  là,  s'accommodent  furt  bien  de  ce 
style.  Le  livre,  tout  romain,  est  d'ailleurs  très 
français  ;  il  n'a  rien  de  ces  incohérences  ger- 
maniques qui  plaident  peu  aux  âmes  fran- 
çaises; il  est  Iran:,  net,  parfois  un  peu  hardi, 
peut-être  une  ou  deux  fois  excessif.  Mais  qu'est- 
ce  que  ces  petites  mouches  sur  un  grand  la- 
iu  ? 
Le  livre  eut  donc  assez  de  succès  pour  s'atti- 
rer on  procès  en  contrefaçon.  Le  procès  fut 
intenté  par  Jacques  LecofFre,  éditeur  proprié- 
taire des  trois  ouvrage»,  de  Blanc,  d'AIzog 
et  d'Artaud,  dont  s'était  particulièrement 
i  Darras.  A  l'appui  de  sa  requête,  Lecoffre 
fit    imprimer    un    mémoire    in-4°   d'une  cen- 


taine de  pag  ta  ;  mi  liant  d'un  côlé,  le  I 
ses  livres  de   l'autre,  le  texte  de    Dan  as,  il 
prétendil  prouver  que  Darra  i   n'est  qu'un  vil 
plagiaire.   Mais  d'abord    cent   pages,    m< 
textuellement   reproduites,  ne  prouvent 
qu'un  ouvrage  de  1800  pages  esl  une  contrefa- 
çon. Ensuite,  pour  donner  à  l'argument  toute  sa 
sincérité,  il  aurait   fallu  convenir  que  Dai 
ne  s'était  pas  seulement  servi  des  trois  auteurs 
en  Cause,  mais  de    cent   autres.    Duras  s'était 
servi  d  urs  de  seconde  main;  il   avait 

travaillé  en  maître  mosaïste;  mais  [dus  il 
avait  consulté  d'auteurs,  moins  il  était  accu- 
sable  de  plagiat.  Darras  avait  fait  ce  que  font 
tous  les  historiens  ;  il  s'était  enquis  de  ses  de- 
vanciers el  avait  ajouté  un  anneau  a  la  chaîne. 
Telle  était  dès  lors  notre  conviction  ;  elle  fut 
ratifiée  par  la  sentence  du  tribunal. 

Avant  d'écrire  ce  manuel  d'histoire,  Darras 
avait  traduit,  pour  Migne,  VHittoire  du  Con- 
cile de  Trente  de  Pallavicini,  el  publié  la  Lé- 
gende de  Notre-Dame,  livre  écrit  dans  la  dia- 
tonique de  sainte  Elisabeth  de  Montalem- 
bert,  en  donnant  à  la  vie  de  la  Vierge  le  relief 
de  la  poésie  et  un  caractère  de  genre  ar- 
tistique. Bégel,  Hirscher,  Maynard  et  beau- 
coup d'autres  ont  depuis  l'illustré  de  diffé- 
rentes façons  et  justifié,  parfois  glorieusement, 
le  mot  de  saint  Bernard  :  De  Maria  nunquam 
satis.  Le  livre  de  Darras  continue  de  se  lire 
avec  un  grand  charme. 

Un  peu  plus  tard,  Darras  soutiendra,  contre 
l'école  critique,  la  thèse  de  saint  Denis  l'Aréo- 
pagite,  évèque  de  Paris.  Ici  il  se  rencontre 
avec  Darboy,  Faillon,  Arbellot  et  les  princi- 
paux tenants  de  l'école  traditionnelle  ;  il 
combat  l'école  des  malins  qui  croient  qu'eux 
seuls  ont  de  l'esprit.  C'est  une  manière  com- 
mode d'arriver  à  l'excellence.  Seulement  c'est 
la  libre-pensée  opposant,  au  sens  de  Ja  foi, 
l'esprit  propre  et  faisait  litière  de  la  tradition. 
Personne,  au  reste,  à  moins  d'être  un  sot, 
n'est  dépourvu  de  critique  ;  la  critique  ne 
manque  qu'à  ceux  qui  en  font  un  tel  état. 

A  Brienne,  Darras  avait  à  son  service  la 
bibliothèque  du  château,  qui  est  importante  ; 
à  Paris,  ni  les  livres,  ni  le  commerce  avec  les 
savants  ne  pouvaient  lui  manquer.  En  travail- 
lant pour  Migqe  et  pour  d'autres,  il  avait  pu 
se  procurer  la  Patrologie  et  beaucoup  d'autres 
choses.  En  1855,  il  conçut  et  arrêta  le  dessein 
d'une  histoire  de  l'Eglise,  qui  devait,  dans  sa 
pensée,  reproduire  les  textes  et  admettre  les 
controverses,  mais  pourtant  se  borner  à  vingt 
volumes.  Qu'il  y  ait  lieu  d'écrire  un  grand 
abrégé  d'histoire,  en  vin^t  volumes,  dans  le 
plan  de  Noël-Alexandre,  nous  le  croyons  ; 
qu'il  fût  possible  d'écrire  une  plus  grande  his- 
toire en  quarante  volumes,  comme  Orsi  et 
Becchelli;  nous  le  croyons  encore.  M  os  qu'on 
pût,  en  vingt  volumes,  reproduire  les  textes  et 
dirimer  les  controverses,  cela  nous  parut  plus 
que  téméraire,  impossible.  Douze  n'est  pas 
loin  de  Brienne;  curé  de  Louze,  nous  étions 
en  relal  ion  s  amicales  avec  Darras.  Darras  ai  niait 
à  discuter  ;  nous   discutions  son  plan  et  lui 


•  •.!•; 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


opposions,  par  argumentation  démonstrative, 
[ue  nous  vepons  d'écrire.  A  notre  avis,  son 
plan  comportail  70  à  80  volumes  et  dépassait 
ses  de  l'homme.  Vous  mourrez  à  la  lâche. 
—  Eh  bien,  répliqua-t-il,  vous  terminerez 
mon  ouvrage; il  a  toutà  y  gagner,  mon  ami. 

Dès  lors,  il  se  mit  au  travail  avec  cette 
ardeur  qui  servait  ses  convictions.  Lié  d'amitié 
avec  Ycuillol  et  Bonnetly,  il  avaif,  avec  Ions 
les  Bavants  de  la  capitale,  (les  relations  faciles; 
il  pouvait  mettre  à  contribution,  non-seu- 
lement leurs  ouvrages,  mais  leur  bon  vouloir 
et  leurs  informations  personnelles.  Ce  qu'a  tra- 
vaillé Darras  ne  peut  pas  se  dire.  Esprit  exi- 
geant et  pénétrant,  il  ne  voulait  prendre  la 
plume  qu'après  avoir  perforé  tuus  les  mys- 
tères de  l'histoire.  Quand  il  avait  acquis  la 
pleine  connaissance,  il  écrivait  ses  volumes. 
L'ardeur  qu'il  avait  mise  à  l'élude,  il  l'aug- 
mentait encore  dans  sa  composition.  11  y  avait 
en  lui  du  Vates  historiens.  C'est  admirable, 
mais  à  ce  métier  on  se  tue  vite,  ou  plutôt  on 
se  dévore.  Darras  le  savait;  il  ne  tarda  môme 
pas  à  le  sentir.  Pour  conjurer  sa  ruine,  un  jour 
par  semaine,  il  se  vêlait  en  homme  du  peuple 
et  courait  Paris  pour  se  désopiler  la  rate  aux 
théâtres  forains.  Une  fois  même  il  y  conduisit  la 
princesse  déguisée  en  paysanne;  elle  rit  comme 
lui,  de  bien  bon  cœur;  mais  à  la  quête,  elle 
s'oublia  et  donna  vingt  francs.  A  ce  prix-là, 
elle  ne  pouvait  manquer  de  trahir  ï'inco/jnito. 

La  publication  des  premiers  volumes  de 
l'histoire,  tirés  à  douze  mille,  justifia  les  espé- 
rances du  public.  C'était  savant,  c'était  bien 
ordonné,  c'était  écrit  avec  chaleur,  en  un 
style  que  Yeuillot,  un  bon  juge,  déclare  très 
supérieur  au  fatras  de  Sismondi.  Dans  les 
idées  génératrices  du  travail,  c'était  la  mise 
en  application  des  grands  principes  de  saint 
Epiphane,  de  Paul  Orose,  de  saint  Augustin 
et  de  Bossuet,  principes  d'après  lesquels  ont 
écrit  tous  les  grands  chroniqueurs  du  Moyen 
Age,  tous  plus  catholiques  que  nos  contem- 
porains. En  fait,  c'était  un  travail  neuf,  pris 
aux  sources,  une  résurrection  des  siècles 
passés,  faite  avec  les  accents  de  l'éloquence 
ou  avec  la  facilité  d'une  élocution  qui  sait 
tout  dire  avec  grâce.  Gaston  de  Ségur,  Léon 
Aubineau,  Jules  Morel  ajoutaient,  après 
lectures,  leurs  appréciations  favorables  au 
jugement  décisif  de  Louis  Veuillot.  L'Eglise 
allait  avoir  une  histoire  de  plus;  et  notre 
siècle,  en  France,  plus  heureux  que  beaucoup 
d'autres,  suscitait  deux  émules  à  Baronius. 
Darras  et  Kohrbacher  étaient,  en  France,  les 
Baronius  du  xixe  siècle. 

Où  ces  deux  écrivains  excellent,  c'est  dans 
la  répudiation  absolue  du  particularisme 
français.  La  thèse  qui,  depuis  cinq  siècles, 
traîne  dans  notre  histoire  sous  différents  noms, 
ils  l'estiment  fausse,  contraire  à  l'institution 
divine  de  l'Eglise,  à  la  monarchie  des  Papes 
et  au  bien  des  peuples.  L'homme  que  Jésus- 
Christ  a  choisi  pour  son  vicaire,  est,  après 
Jesus-Christ  et  par  Jésus-Christ,  l'agent 
suprême  du  sauveur  des  âmes  et  du  roi  des 


nations.  Qu'il  y  ait,  à  cette  monarchie  suprême, 
unique  et  infaillible  des  pontifes  romains, 
des  inconvénients  qui  proviennent  de  l'infir- 
mité humaine,  c'est  possible.  Que  tous  les 
membres  de  la  curie  ne  soient  pas  des  anges 
et  que  tou9  les  ltomains  ne  soient  pas  des 
-ainls,  c'est  probable.  Mais  les  faiblesses  du 
milieu  humain  dans  lequel  évolue  la  plénitude 
de- l'autorité  pontificale  ne  portent  pa-  atteinte 
au  caractère  sacré  de  L'institution  :  je  dirais 
plutôt  qu'elles  en  relèvent  encore  la  splendeur. 
Plus  les  instruments  sont  infirmes,  plus  éclate 
la  puissance. 

Dans  la  quantité  des  questions  qu'il  a  dû 
trancher,  que  Darras  ait  pu  s'abuser  sur  la 
valeur  de  certain  argument,  sur  la  portée  de 
certain  texte,  sur  l'exactitude  de  certain  fait, 
c'est  croyable  et  même  certain.  Mais  on  ne  peut 
pas  admettre  que  Darras  ail  écrit  de  parti  pris, 
qu'il  se  soit  sciemment  trompé,  qu'il  ait  abusé 
ses  lecteurs.  S'il  s'est  trompé,  lui-même  l'a 
été  le  premier.  Avec  un  homme  aus-i  probe, 
agissant  avec  une  si  haute  intégrité, la  critique, 
sans  doute,  ne  perd  pas  ses  droits,  mais  elle 
ne  doit  oublier  ni  ses  devoirs,  ni  sa  condition. 

Darras,  en  écrivant  sa  grande  histoire,  était 
devenu  un  personnage  ;  trois  évêques  lui 
avaient  donné  des  lettres  de  grand  vicaire  ; 
le  public  attendait  ses  volumes  avec  une  vive 
impatience  ;  les  sympathies  qui  le  poussaient 
devaient  le  tuer.  A  la  fin,  il  n'y  était  plus  ; 
dans  son  dernier  volume,  il  n'a  su  enfermer 
que  quatre  années  ;  il  s'enlisait  dans  son 
dessein.  La  mort  vint  le  prendre  à  la  tran- 
chée. Son  histoire  a  eu  le  sort  de  ['Histoire 
de  l'Eglise  de  Fleury,  qui  a  eu  plusieurs 
continuateurs,  liés  inégaux  ;  de  l'histoire  galli- 
cane de  Longueval,  continuée  par  Brumoy  et 
Berthier  ;  elle  a  eu  deux  continuateurs,  l'un, 
trop  peu  versé  dans  l'élude  de  l'histoire, 
l'autre  que  nous  n'avons  pas  à  juger.  Mais 
enfin  cette  histoire,  forte  de  quarante-deux 
volumes,  a,  en  plus,  deux  volumes  de  tables  : 
c'est,  à  notre  connaissance,  en  langue  fran- 
çaise, la  plus  volumineuse  histoire  de  l'Eglise 
qui  ait  été  écrite.  Ce  développement  pro- 
gressif ne  doit,  au  surplus,  étonner  personne. 
Chaque  siècle  ajoute,  à  l'histoire,  de  nouveaux 
événementsetlessiècles  lesplus  récents  exigent 
d'autant  plus  de  détails  qu'ils  nous  touchent 
de  plus  près.  Un  temps  viendra  où  l'Eglise 
étant  le  plus  constant,  le  plus  grand  phénomène 
de  l'histoire,  sonhis-toire,  pour  être  juste,  devra 
être  le  plus  grand  phénomène  de  la  librairie. 
La  postérité  enregistre  avec  reconnaissance  les 
noms  des  hommes  dont  l'esprit  a  eu  assez 
d'élévation  pour  dominer  le  mouvement  des 
siècles,  et  la  main  assez  de  courage  pour 
esquisser  le  grand  œuvre  que  mesurait  leur 
esprit. 

A  côté  de  Darras,  il  faut  placer  un  autre 
intrépide  soldat  de  la  sainte  Eglise,  Pierre- 
Paul  Guérin.  Né  en  1830,  près  Buzancais, 
(Indre),  de  braves  et  honnêtes  parents,  Paul 
Guérin  avait  fait  ses  études  secondaires  au 
petit  séminaire  de  Saint-Gaultier  et  sa  philo- 


Kl  Vit  i:  QUATRE-VWGT-QUINZIÈM 


617 


sopbie  pendanl  deux  ans,  au  grand  séminaire 
de  Bourges,  lorsque  L'abbé  Cruice,  depuis 
êvéqne  de  Mai-ci  Ile,  alorsdhecieur  de  l'école 
des  Carmes,  l'appela  pour  le  faire  entrer  dans 
l'enseignement.  D'une  taille  unpeuau  dessous 
de  la  moyenne,  mais  d'une  puissance  d'esprit 
extraordinaire,  Guérin,  pour  répondre  au 
vœu  de  Patrice  O'Cruice,  vint  à  Saint-Dizier 
où  Mgr  Parisis  était  en  train  de  constituer  un 
collège  libre.  Successivement  professeur  de 
lettres  et  de  philosophie,  en  môme  temps 
qu'il  faisait  sa  théologie  et  était  ordonné 
prêtre,  Guérin  se  livrait  encore  à  des  études 
supplémentaires  et  à  des  projets  d'umvres. 
Pour  se  dégourdir  la  plume,  il  traduisait  le 
Paradis  perdu  de  Milton  ;  et  en  vue  d'avenir, 
il  écrivait  une  ]'ie  de  saint  Philippe  de  Rléri, 
dont  il  rêvait  de  ressusciter  l'Oratoire,  relevé 
depuis  par  Pelétot.  Paul  Guérin  avait  un 
frère  Lotus,  plus  jeune,  qui  faisait  ses  études 
à  Saint-Dizier,  pendant  que  son  aine  ensei- 
gnait. Une  fois  Louis  bachelier,  Paul  fondait, 
à  Bar-le-Duc,  une  imprimerie,  dont  l'un  de- 
vait être  la  cheville  ouvrière,  et  l'autre,  l'âme. 
Celte  imprimerie  ayant  pris  une  grande  im- 
portance, après  douze  ans  de  professorat  à 
Saint-Dizier,  Paul  Guérin  dut  se  fixer  à  Bar- 
le-Duc  ;  là,  déchargé  de  sa  classe,  libre  de 
vaquer  à  ses  travaux,  il  pouvait  en  même 
temps  soutenir,  de  ses  efforts,  cette  grande 
maison  d'imprimerie.  Déjà  Paul  Guérin  avait 
publié,  en  quatre  volumes  in-4°,  la  Vie  des 
saints  du  Père  Giry,  qu'il  avait  complétée  par 
un  grand  travail  et  avec  beaucoup  de  succès. 
Une  fois  à  la  tête  de  l'imprimerie  Guérin  à 
Bar,  il  s'élança  comme  un  géant  pour  four- 
nir sa  carrière.  Ce  qui  nous  reste  à  dire  est  à 
peine  croyable  ;  pour  nous  y  reconnaître,  il 
faut  distinguer. 

Directeur  ou  plutôt  créateur  de  l'impri- 
merie de  Bar,  Guérin  entreprit  des  éditions 
in-'i°  à  la  manière  de  Migne;  il  publia,  en 
traductions,  notamment,  saint  Augustin, 
saint  Jean  Chrysostome,  saint  Bernard,  les 
Dogmes  théologiques  de  Petau,  la  Discipline 
de  Thomassin,  le  Palmier  séraphique  et  une 
certaine  quantité  d'autres  ouvrages.  Une 
œuvre  importante  sollicitait  sa  pensée,  la 
réédition  des  Annales  de  Baronius  avec  la 
critique  du  Pagi  et  les  addilions  de  Mansi. 
Guérin  s'en  fut  à  Borne,  s'entendit  avec  le 
préfet  des  archives  décrètes  du  Vatican,  fit 
venir  à  Bar  le  Père  Theiner  et  mit  sur  pied 
les  quarante  in  folios  de  Baronius  :  grand  et 
inappréciable  service  rendu  à  la  science  et  à 
la  sainte  Eglise,  dont  la  solidarité  s'établit  par 
des  liens  ei  étroits  qu'on  ne   peut  les  rompre. 

Auteur,  Paul  'luérin  s'appliqua  d'abord 
aux  éditions  successives  des  vies  des  saints. 
Uni  d'amitié  à  Victor  Palmé,  éditeur  des 
Bollandistes,  'iuérin  n'eut  qu'à  ouvrir  ce 
grand  recueil,  pour  en  tirer  ses  petits  Bollan- 
distes en    17  volumes  grand  in-8°   compacts, 

mplétés  depuis  par  trois  volumes  de  dom 
Piolin.  Lipomani,  Surins,  Elibadeneira,  Giry 

rdent leur inamissible  valeur;  la  Grande  Vie 


des  saints  de  Collin  de  Plancy  et  Darras,  qui 
les  résume,  conserve  l'excellence  d'une  syn- 
thèse. Les  petits  Bollandistes,  [  our  la  lecture 
courante  el  savante,  ne  se  recommandent  p  ti 

moins  par  leurs  bienfaits  et  par  les  nombreux 
suffrages  dont  les  a  honorés  l'épiscopat.  — 
De  ces  petits  Bollandistes,  Guérin  a   tiré  des 

Yirs  des  saints,  les  unes  populaires,  en  quatre 
volume--,  les  autres  illustrées,  à  l'usage  des 
gens  du  monde. 

Après  les  Bollandistes,  Paul  Guérin,  qui 
attache,  avec  raison,  une  grande  importance 
au  rétablissement  du  droit  canon,  s'était 
occupé  dès  longtemps  de  celte  tâche  avec  son 
ami,  Anselme  Tilloy.  A  l'approche  du  Con- 
cile, il  emprunta  le  travail  du  Père  Richard, 
le  revisa,  le  compléta,  le  continua,  sous  ce 
titre  :  Les  Conciles  généraux  et  particuliers,  en 
4  vol.  in-8°.  André,  Roisselel  de  Sauclières, 
Héfélé,  Tizzani  ont  publié  des  travaux  ana- 
logues, tous  bien  méritants  de  1  a  science.  Il 
n'est  permis  à  aucun  prêtre  d'ignorer  le  droit  ; 
si  quelqu'un  l'ignore  aujourd'hui,  c'est  bien 
sa  faute  ;  et  si  quelqu'un  le  viole,  que  l'Eglise 
le  couvre  de  son  anathème. 

Entre  temps,  Paul  Guérin,  sons  le  pseudo- 
nyme d'un  Homme  d'Llat,  publiait,  en  deux 
volumes,  un  Catéchisme  politique.  Ce  n'est 
pas  l'œuvre  d'un  homme  de  parti,  c'est  le 
chef-d'œuvre  d'un  savant.  On  peut  lire,  sur  la 
politique,  sur  la  constitution  et  le  gouverne- 
ment de  l'Etat,  d'innombrables  volumes.  On 
n'en  trouvera  pas  qui  n'ait  ici  un  écho  fidèle 
et  un  fidèle  résumé. 

Comme  complément  à  ses  Vies  des  saints, 
Guérin  a  donné  des  Vies  de  saint  Joseph  et  de 
Jeanne  d'Arc,  avec  illustrations  ;  et  pour 
joindre  la  pratique  à  l'exemple,  il  a  publié 
nombre  d'ouvrages  de  piété  populaire. 

Cette  nomenclature  d'œuvres  parait  déjà 
considérable  ;  ce  n'est  qu'un  péristyle.  Cette 
grosse  tête  placée  sur  un  petit  corps,  aborde, 
comme  en  se  jouant,  des  travaux  d'Hercule. 
Voici  notre  homme  qui  nous  offre  le  Diction- 
naire des  dictionnaires  en  7  vol.  grand  in-4°  à 
trois  colonnes.  Je  sais  bien,  el  je  l'en  loue,  que, 
pour  composer  ce  dictionnaire,  il  a  fait  appel 
à  tous  les  savants  du  meilleur  aloi,  à  tous  les 
hommes  d'élite.  Mais  qu'un  seul  homme 
revoie  et  mette  au  point  tous  ces  articles  après 
en  avoir  dressé  la  nomenclature  ;  qu'il  les 
fasse  imprimer  et  qu'il  s'occupe  encore  de  la 
publication  dans  tout  son  détail  :  je  répète 
que  c'est  un  travail  d'Hercule.  Travail 
d'ailleurs  très  louable  pour  son  exactitude,  très 
recommandable  pour  son  orthodoxie,  et  à 
cent  piques  an-dessus  des  encyclopédies  ri- 
vales, la  plupart  impies  ou  rationalistes,  ce 
qui  est  pire  encore. 

Voici  maintenant  une  édition  populaire  de 
la  Bible,  une  Bible  illustrée,  expliquée  en 
peu  de  mois  et  telle  qu'il  la  faut  aux  gens 
capables  de  la  lire.  Ces  quatre  volumes,  qui 
réclamaient  un  si  diligent  et  si  scrupuleux 
travail,  se  publient  dans  les  meilleures  con- 
ditions. C'est  une  grande  joie  pour  nous  que 


(>18 


HIST01RU  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


la  Bible  appelle  Lao(  de  lolHciiude.  Avec  coite 
Bible  populaire,  noua  avons  des  traduclj 
comme  celles' de  Glaire  et  de  Geooude;  «1rs 
e'iliiinns  latines  et  des  éditions  polyglottes  de 
Fillion  et  Vigoureux.  Que  les  Ames  chré- 
tiennes recherchent  ces  travaux  et  que  Dieu 
bénisse  les  savants  éditeur*. 

Ces  travaux  poursuivis  par  Paul  Guérin, 
depuis  cinquante  ans,  avec  l'ardeur  intrépide 
d'un  mineur  qui  arrache  la  houille  dans  ies 
entrailles  de  la  terre,  pour  en  départir  au 
monde  la  lumière  et  la  llarnme,  n'ont  pas  en- 
tamé l'auteur.  Corps  de  bronze,  esprit  fait 
d'aménité  et  de  grâce,  cœur  ouvert,  âme 
élevée,  Mgr  Guérin,  camérier  de  par  Pie  IX  et 
protonotaire  de  par  Léon  XI  I,  laisse  les 
années  s'entasser  sur  sa  tète,  sans  rien  relâ- 
cher de  son  travail.  Directeur  de  la  Rome  du 
monde  catholique,  il  donne  ses  soins,  chaque 
année,  à  vingt-quatre  livraisons  dont  l'en- 
semble représente  un  fort  contingent,  non 
pas  toujours  de  soucis,  mais  de  préoccupa- 
lion.  Laborieux  serviteur  de  l'Eglise  et  du 
clergé  français,  Mgr  Guérin  nous  parait  au- 
dessus  de  la  louange  ;  ce  que  nous  lui  souhai- 
tons de  plus  précieux,  ce  sont  des  imitateurs. 
Lève-toi  donc,  clergé  de  France,  et  ne  te  laisse 
pas  écraser  ;  et,  ce  qui  est  pire,  ne  le  laisse  pas 
duper  et  corrompre,  sans  protester  contre  les 
agents  de  corruption  et  de  mensonge. 

Louis-Gaston  de  Ségur  naquit  à  Paris  en 
1S20  d'une  famille  dont  tous  les  membres  ont 
la  réputation  de  gens  d'esprit.  L'enfant  était 
né  artiste,  il  devint  prêtre.  Au  sortir  du  sémi- 
naire, il  s'associait  avec  des  prêtres  jeunes 
comme  lui,  dans  l'espoir  de  êc  confirmer  dans 
la  pratique  des  vertus  sacerdotales,  en  agran- 
dissant tous  les  horizons  de  la  pensée  catho- 
lique romaine.  Parmi  eux,  il  faut  citer  Gay, 
évêque  d'Anthédon,  écrivain  mystique  si 
distingué,  Gihert  etChesnel,  plus  tard  vicaires 
généraux,  Le  Hebours,  mort  curé  de  la  Made- 
leine, et  plusieurs  autres  de  moindre  renom, 
d'égal  mérite.  L'abbé  de  Ségur  fut  d'abord 
aumônier  d'ouvriers  et  de  soldats  :  c'était  sa 
véritable  vocation.  La  politique  vint  bientôt 
le  prendre  pour  en  faire  un  auditeur  de  rote. 
Très  sympathique  à  Napoléon  III,  qui  méri- 
tait alors  les  sympathies  des  gens  de  bien, 
il  fut  initié  au  projet  du  sacre  et  eut  à  en 
traiter  avec  Home.  Frappé  de  cécité  en 
1856,  il  rentrait  à  Paris  pour  n'en  plus  sortir. 
C'est  à  Paris  qu'il  passa  les  vingt-cinq  der- 
nières années  de  sa  vie,  tout  entier  au  salut 
des  âmes  et  à  la  gloire  de  Dieu.  C'est  là  qu'il 
fonda  l'Œuvre  de  Saint-François  de  Sales, 
consacrée  à  la  bonne  presse,  à  l'évangélisation 
des  paroisses  pauvres,  érigée  depuis  canoni- 
queaient  dans  la  plupart  des  diocèses  de 
France.  C'est  de  là  qu'il  évangélisait  la  France, 
soit  par  ses  petits  livres  qu'il  dictait  entre  deux 
confessions,  soit  par  ses  prédications  dans  les 
collèges  et  dans  ies  séminaires.  C'est  là  enfin 
qu'il  mourut,  enl881,  Yalleluia  sur  les  lèvres, 
sa  porte  grande  ouverte,  accueillant  jusqu'à  la 
fin  toutes  les  visites,  bénissant  jusqu'à  sa  com- 


plète  démolition,  recevant  après  sa  mort   les 
louanges  de  Paris   chrétien,   qui  pleurait 
lui  un  bienfaiteur  et  un  prie. 

ston  de  Ségur  n'était   pas  seulement  un 
saint  prêtre  ;  c'était,  par  la  plume,  un  apôtre. 

Dèfl  le  début,  il  s'était   l'ait,  dans    h  s    Hijii, 
aux  objections   populaires  conl re   la    religion, 
un  genre  à  part,  également  décisif,  par  la  soli- 
dité du  fond  et  parla  piquante  originalité  de 

la  forme.  Ses  objections  populaires  contre  la 
religion  août  elles-mêmes  l'effet  d'nn  long  travail 
de  concentration  diabolique  ;  il  y  a  tout  le  poi- 
son et  tout  le  sel  qu'on  y  peut  mettre,  plus  un 
certain  semblant  de  raison  qui  parait  donner 
tort  à  l'Eglise. Ségor  cite  cette  objection,  et, 
sansdiscours,  sans  phrase,  la  coule  a  bas.  L'ob- 
jection élait  courte;  la  réponse  est  courte 
aussi  et  à  l'emporte-pièce.  Trait  d'esprit,  trait 
de  gaieté,  raison  invincible,  plaisanterie  irré- 
futable, et,  comme  on  dit  vulgairement  :  i 
est.  Les  Réponses  ont  eu  150  éditions  ;  files 
ont  été  traduites  dans  les  langues  étra:  [ 
après  l'Evangile,  c'est  le  livre  le  plus  répandu 
dans  le  monde  et  son  apostolat  n'a  pas  pris 
fin. 

Après  les  /{épouses,  Ségur  composa  des 
opuscules  du  même  genre,  environ  deux  ou 
trois  cents.  Communément,  ce  ne  sont  pas  des 
volumes,  mais  plutôt  une  petite  plaquette,  ar- 
mée en  guerre,  comme  les  Réponses,  et  qui  fait 
toujours  dans  la  foret  des  préjugés  ou  des  pas- 
sions les  mêmes  ravages.  Très  anti-gallican, 
très  Romain,  Ségur  combat,  dans  le  clergé,  les 
préjugés  français  et  découvre  les  séductions 
du  libéralisme.  Anti-janséniste,  il  prêche  la 
fréquente  communion  et  publie,  sur  ce  sujet, 
un  opuscule  à  trois  cent  mille  exemplaires;  le 
cardinal  Gousset  trouvait  qu'il  allait  un  peu 
loin.  Très  pieux,  il  pratiquait  l'union  de  l'âme 
à  Jésus-Christ  et  prêchait  l'union  de  Jésus- 
Christ  à  l'Ame.  Trompé,  sur  ce  point,  par  cer- 
taines traditions  deson  berceau  clérical,  il  ex- 
céda et  fut  mis  à  l'index,  mais  se  soumit  avec 
rempressementd'un  saint. Trèsdévouéà  PielX, 
qui  l'aimait  comme  un  fils,  il  était  mal  vu  de 
l'archevêque  Darbov,  qui,  pour  des  propos, 
réels  ou  supposés,  de  la  chambre  pontificale, 
le  frappa  d'interdit  et  s'oublia  même  jusqu'à 
le  frapper  au  visage.  En  quoi  l'archevêque 
s'abusait  également  sur  la  courtoisie  et  sur  son 
droit.  Dans  l'Eglise,  la  gifle  ou  le  coup  de 
poing  ne  sont  pas  reçus  et  ne  prouvent  que 
contre  l'homme  assez  faible  pour  recourir  à 
des  arguments  frappants.  Quant  à  l'interdit 
pour  une  conversation  avec  Pie  IX,  il  est  clair 
que  les  entretiens  du  Pape  ne  relèvent  pas  de 
l'archevêque  de  Paris;  et  s'il  s'y  dit  quelque 
chose  qui  peut  lui  déplaire,  il  est  irrépréhen- 
sible par  le  fait  que  le  Pape  a  voulu  l'entendre. 
Autrement,  on  pourrait  croire  que,  ne  pou- 
vant pas  atteindre  le  Pape  en  personne,  l'ar- 
chevêque voulut  l'atteindre  dans  son  inter- 
locuteur :  biais  qui  n'est  ni  permis  ni  décent. 

Pie  IX  avait  nommé  Ségur  prélat  de  sa 
maison  et  lui  avait  accordé  personnellement 
l'usage    des  insignes   pontificaux.  En  consé- 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUINZIÈMI 


019 


quence,  le  gouvernement  l'avait  nommé  cha- 
noine de  Saini  Denis,  de  l'ordre  dea  évoquer 
Sun  éloge  funèbre  fut  prononcé  p*T  Mgr  Mer- 
raillod,  évéque  de  Lausanne  et  <  henève. 

Pour  que  rien  ne  manque  a  l'honneur  de 
convictions  et  de  bob  vertus,  nous  citonB 
une  lettre  vraiment  royale,  du  comte  de 
C ham bord  :  cette  lettre  s'adresse  au  marquis 
de  Ségur,  Frère  du  défunt,  auteur  bien  méri- 
tant de  la  Vie  du  comte  Rostopchine.  «le  la 
Bonté  dans  la  vie  des  saints,  de  la  I  'ie  de  Mgr  de 
Ségur  et  de  plusieurs  volumes  de  poésies  chré- 
tiennes. 

«  Je  n'oublierai  jamais  la  vive  et  douce 
impression  que  je  ressentis  à  Bruges,  lorsqu'en 
revenant  de  Chambord,  en  1871,  j'y  trouvai 
la  lettre  d'un  pieux  prélat,  dont  je  connaissais 
les  vertus,  mais  qui,  s'adressant  directement  à 
moi  à  propos  des  paroles  que  je  venais  de 
faire  entendre  à  mon  pays,  me  révélait  tout 
ce  qu'il  y  avait  d'élévation  et  de  patriotisme 
dans  ce  noble  cœur  et  dans  cette  grande  âme. 
C'est  vous  dire  quelle  a  été  mon  émotion  en 
apprenant  la  mort  de  votre  illustre  frère. 

«  Je  plaindrais  ceux  qui,  après  avoir  vu  à 
l'œuvre  pendant  trente  ans  Mgr  de  Ségur,  au 
centre  même  de  Paris,  sans  jamais  faiblir  un 
jour  aux  labeurs  de  son  fécond  apostolat,  ne 
s'inclineraient  pas  avec  respect  devant  la 
tombe  de  celui  qui  a  fait  tant  de  bien,  qui  a 
tant  aimé  la  jeunesse  des  écoles,  les  ouvriers, 
les  pauvres,  tous  les  déshérités  de  ce  monde  ; 
qui  fut  le  protecteur,  le  conseil,  l'inspirateur, 
le  soutien  de  tant  d'œuvres  admirables  ;  de  ce- 
lui dont  la  résignation  dans  l'épreuve,  le 
charme  dans  les  relations,  l'austérité  dans  la 
vie  et  la  sérénité  dans  les  plus  ardentes  con- 
troverses, étaient  la  plus  éloquente  des  prédi- 
cations. Plus  la  dévolution  redoublait  d'au- 
daces contre  l'Eglise,  plus  il  redoublait  de  vi- 
gilance et  de  perspicacité  pour  surprendre  les 
moindres  symptômes  du  péril  social,  et  les  dé- 
noncer, avec  un  courage  qui  ne  transigea  ja- 
mais, dans  ses  publications  populaires,  dont 
Pie  IX  admirait  la  merveilleuse  clarté.  En  face 
des  ennemis  de  la  foi  ou  des  adversaires  des 
saines  doctrines,  il  n'a  rien  craint  et  a  tout  osé. 
Partout  où  il  a  rencontré  l'erreur  ou  la  haine, 
l'illusion  ou  la  faiblesse.il  a  revendiqué  avec 
énergie  les  droits  de  la  vérité  méconnue  et 
de  la  conscience  opprimée.  Il  savait  trop  ce 
que  les  grandes  institutions  catholiques  doivent 
attendre  des  gouvernements  athées;  il  savait 
trop  que  les  nations  ont  chacune  leur  mis- 
sion spéciale,  assignée  dans  les  desseins  pro- 
videntiels, et  que,  pour  notre  bien-aimée 
France  en  particulier,  si  l'Etal  sans  Dieu  est 
un  contre-sens  et  une  apostasie,  l'Etat  chré- 
tien est   une  question  de  vie  ou  de  mort.  » 

hommages  né  nous  feront  pas 
oublier  combien  Mgr  de  Ségur  était  spirituel. 
La  finesse  de  l'esprit  était,  après  la  piété 
d'un  ange,  sa  marque  caractéristique.  -La 
dernière  fois  qu'il  nous  écrivit,  il  nous 
priait  de  préparer  un  registre  pour  inscrire,  à 
leur  numéro  d'ordre,  les  miracles  opérés  par 


Mgr  Darlioy  à  ion  tombeau.  Notre  acquiesi 
ment  immédiat  ne  nous  a  pas  mis  en  grande 
dépense  de  papier. 

Jean-Antoine  At,  né  à  Villefrancbe-en  Lau- 
raguais,  diocèse  de  Toulon-'',   vers  1828,  fit 

ses  études  au  séminaire  de  son  diocc-e  et 
entra,  le  jour  de    sa  promotion    au  sacerdoce, 

dans  la  petite  Congrégation  des  pré  res  du 
Sacré-Cœur,  dite  du  Calvaire.  Celle  Congré- 
gation,   fondée    par    le    cardinal    d'Asti 

vers  1840,  avait  alors  ses  jours  de  prospérité 
et  d'éclat;  le  Père  Cauasette,  par  ses  talents  et 

succès,  contribuait  à  son  développement. 
On  doit  au  Père  Causselte  divers  ou\  rages  de 
bonne  marque  :  Le  lion  sens  de  lu  foi,  le  Man- 
rèze  du  prêtre,  Ananie,  ou  le  retour  à  la  foi, 
Marthe,  ou  la  bonne  chrétienne,  et  deux  vo- 
lumes de  mélanges  oratoires.  Ce  même 
homme,  qui  remplissait  la  France  du  bruit 
de  ses  discours,  ne  gouvernait  pas  comme  il 
convenait  la  petite  Compagnie;  de  là,  un 
procès  qui  dura  dix  ans  et  aboutit,  grâce  à 
l'intervention  personnelle  de  Pie  IX,  à  une 
séparation.  Le  Père  At  suivit,  à  Notre-Dame 
d'Alet,  ses  confrères  autorisés  à  constituer 
une  Compagnie  indépendante,  vouée,  comme 
l'autre,  aux  œuvres  d'apostolat.  Au  cours  de 
ce  procès  et  par  l'effet  naturel  de  ses  prédica- 
tions, le  Père  At  avait  pu  étudier  de  près  cer- 
taines misères  qui  endolorirent  son  cœur,  mais 
aiguillonnèrent  son  esprit.  Sous  l'impression 
d'une  conviction  forte  et  d'une  douleur  vive, 
il  voulut  ne  plus  se  borner  à  la  parole,  et  se 
mit  à  écrire.  On  doit  à  son  zèle  :  1°  Le  vrai 
et  le  faux  en  matière  d'autorité,  2  vol.;  — 
2°  les  Principes  générateurs  du  libéralisme, 
1  vol.  ;  —  3"  Y  Histoire  de  saint  Antoine  de 
Padoue,  1  vol.  ;  — ■  4°  Saint  Joseph  et  In  ques- 
tion ouvrière,  1  vol.;  —  5°  Lettres  à  C  abbé 
Bougaud  contre  son  ouvrage  sur  le  Christia- 
nisme des  temps  présents  ;  —  0°  Y  Histoire  de 
sainte  Angèle  Mérici;  —  1°  Histoire  des  apolo- 
gistes contemporains  de  la  sainte  Eglise.  Ac- 
tuellement, le  Père  At,  d'une  plume  toujours 
jeune,  poursuit,  dans  ses  discours  et  par  les 
articles  de  revue,  la  restauration  en  France 
du  droit  canonique;  pour  nous  délivrer  du 
laïcisme  dans  le  sanctuaire  et  rendre  à 
l'Eglise  le  libre  usage  de  son  droit  propre. 
Intelligent  et  zélé  apologiste,  orateur  et  écri- 
vain, le  P.  At  est  un  de  ces  bons  et  fidèles 
serviteurs  que   Dieu  se  plaît  à  couronner. 

Parmi  les  bons  et  zélés  serviteurs  de  l'Eglise, 
une  place  est  due  à  l'abbé  Mérit,  curé  de 
Saint-Pierre  à  Saumur.  Né  en  1831,  en  pleine 
Vendée,  il  était  enfant  du  petit  peuple;  son 
père  était  charron  comme  saint  Joseph; 
sa  mère,  petite,  marchande  et  grande  fileuse 
devant  le  Seigneur,  tous  deux  les  plus  braves 
gens  du  monde,  chrétiens  surtout  jusqu'aux 
moelles.  Parmi  ses  titres  de  noblesse,  il  faut 
rappeler  la  bravoure  de  ses  ancêtres  :  tous 
avaient  combattu  pour  bien  et  pour  le  roy. 
Dans  son  Histoire  d'une  paroisse  vendéenne,  le 
comte  de  Quatrebarbes  parle  d'une  commu- 
nion  faite   sous    un   chêne,  pendant  que  les 


<;.H) 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


Vendéens,  postés  sur  les  hauteurs,  la  cara- 
bine à  la  main,  gardaient  les  petits  commu- 
niants.  le  père  de  l'abbé  Mérit  avait  fait  ainsi 
sa  première  communion.  Un  enfant  bercé 
avec  de  pareils  souvenirs  et  placé  au  foyer  de 
la  piété  chrétienne  devait  y  puiser  naturelle- 
ment la  vocation  au  sacerdoce  Elève  <ie  Mont- 
gazon  et  déjà  grand  liseur,  puis  étudiant  en 
théologie  à  Angers  sous  les  Sulpiciens,  Mérit 
s'initia  aux  pratiques  de  la  piété.  Il  y  eut  bien 
quelque  velléité  de  lui  barbouiller  l'esprit 
d'ontologisme  et  gallicanisme.  Fort  heureu- 
sement, le  professeur  ne  comprenait  rien  à 
l'ontologisme,  l'élève  encore  moins,  et  quand 
on  eu  vint  au  traité  de  l'Eglise,  le  professeur 
refusa  de  se  servir  de  la  Théologie  de  Toulouse, 
alors  classique  dans  les  séminaires  sulpiciens, 
et  dicta  de  Papatu  quelques  propositions  qui 
remplaçaient  fort  avantageusement  les  idées 
malsaines  de  Vieuze.  Dès  lors  l'abbé  Mérit  fut 
comme  rivé  aux  chères  doctrines  romaines, 
un  ultramontain  fougueux,  car,  d'après  nos 
adversaires  ou  plutôt  nos  ennemis,  —  nous 
n'avons  pas  d'adversaires  —  on  ne  peut  guère 
n'être  pas  fougueux  lorsqu'on  est  ultra  mon  tain. 
Successivement  vicaire  à  Martigni,  professeur 
de  rhétorique  à  Montgazon  et  à  Angers, curé  de 
Saint-Lambert,  et  depuis  1876,  de  Saint-Pierre 
àSaumur,  l'abbé  Mérit  fit,  comme  le  doit  tout 
bon  prêtre,  marcher  l'étude  avec  la  piété  et  le 
ministère.  De  cette  heureuse  alliance  sont  nés 
divers  ouvrages,  savoir  :  une  Elude  sur  le 
beau  dans  les  arts,  une  Histoire  de  V Eglise 
pendant  l'ère  apostolique,  un  traité  De  la  foi 
et  surtout  une  collection  de  petits  opus- 
cules pour  présenter  au  peuple  les  vérités 
élémentaires  de  la  religion  et  répondre  aux 
objections  des  impies.  OEuvre  très  méritoire 
qui  suffit  à  elle  seule  pour  honorer  la  mé- 
moire d'un  curé  et  immortaliser  son  talent. 

Gaston  de  Ségur  et  l'abbé  Bernard,  sans 
parler  de  plusieurs  autres,  avaient  déjà  tenté 
cette  entreprise  ;  l'un  et  l'autre  avec  succès. 
Le  succès  d'autrui  ne  doit  décourager  per- 
sonne. Saint  Augustin,  qui  a  traité  cette 
question,  exhorte  tout  le  monde  à  écrire  pour 
le  peuple.  Ce  grand  génie  en  donne  deux 
raisons  qui  gardent  toute  leur  force  :  la  pre- 
mière, c'est  qu'il  en  résulte  une  plus  grande 
variété  d'aperçus  ;  la  seconde,  c'est  qu'un 
livre,  même  composé  avec  un  humble  e-prit, 
produit  un  meilleur  frvuit  près  des  humbles. 
Mais,  en  matière  de  religion,  tout  le  monde 
est  peuple.  Un  éditeur  de  Paris,  tout  en  con- 
trevenant aux  raisons  de  saint  Augustin,  a 
sagement  pensé  que  des  opuscules  élémen- 
taires, composés  par  des  hommes  de  haute 
science,  produisent,  près  des  savants,  encore 
de  meilleurs  fruits. 

Jean  Berthier,  né  en  1840  à  Chantonnay 
(Isère),  après  ses  études  à  la  Côte-Saint-André, 
à  Roudeau  et  au  grand  séminaire  de  Gre- 
noble, entra,  comme  diacre,  chez  les  mission- 
naires de  la  Salette.  Prêtre,  il  eut  à  remplir 
les  différentes  fonctions  de  supérieur  de  di- 
verses résidences,  de   directeur   du  scolasti- 


cat,  d'assistant  général,  de  directeur  d'une 
œuvre  de  vocation-  apostoliques.  Dignitaire  de 
sa  Congrégation,  il  ne  ces-ail  de  donner  des 
missions  et  des  retraites  ;  de  plus  il  consa- 
crait ses  loisirs  à  la  composition  d'ouvrages 
d'une  doctrine  exacte,  tous  consacrés  au 
règlement  pratique  de  la  vie.  On  doit,  à  son 
zèle  éclairé  :  i"un  livre  pour  les  enfants  au- 
dessous  île  10  ans  ;  2°  un  livre  pour  les  jeunes 
filles  ;  3°  un  livre  pour  les  jeunes  gens; 
4°  un  livre  pour  les  mères  ;  5°  un  livre  pour 
les  pères  de  famille  ;  68  un  livre  sur  l'état 
religieux  ;  1"  un  livre  sur  le  sacerdoce  ; 
8°  un  gros  volume  où  il  abrège  heureusement 
la  théologie  dogmatique;  9°  un  autre  gros 
volume  sur  la  prédication;  10°  un  livre  sur 
la  vocation  ;  11°  un  livre  sur  la  Sainte-Vierge; 
12"  un  livre  sur  Xotre-Seigneur  Jésus-Christ; 
13°  un  ouvrage  sur  la  Salette;  14°  le  livre 
de  tous  qui  a  été  traduit  en  plusieurs  langues. 
Par  le  fait,  le  Père  Berthier  a  composé  une 
Encyclopédie  populaire  de  la  vie  pratique  ;  il 
donne,  dans  ses  ouvrages,  la  pure  substance 
du  Christianisme  ;  il  s'applique  à  préciser 
toujours  les  choses  avec  la  dernière  évidence 
et  sans  déroger  jamais  à  la  scrupuleuse  exac- 
titude de  son  enseignement.  C'est  un  digne 
serviteur  de  l'Eglise,  un  prêtre  comme  nous 
voudrions  en  avoir  beaucoup  à  inscrire  dans 
les  fastes  de  l'histoire. 

L'économie  politique, par  ses  doctrines  char- 
nelles et  par  ses  principes  faux  d'où  est  sorti 
le  socialisme,  a  contribué,  pour  une  grande 
part,  à  la  démoralisation  des  peuples.  Il  ne 
faut  pas  croire  toutefois  que  ce  double  vice 
soit  inhérent  à  l'économie  des  nations.  L'éco- 
nomie politique  peut  s'entendre  d'une  ma- 
nière chrétienne  ;  elle  peut  multiplier,  parle 
travail,  les  produits;  elle  peut  en  assurer 
mieux  la  distribution  par  la  charité  ;  elle  peut 
en  régler  la  consommation,  par  l'humilité  et 
la  tempérance.  Si  donc  il  y  a  une  économie 
politique  qui  a  pu  contribuer  à  la  ruine  des 
peuples  et  constituer  la  philosophie  de  la  mi- 
sère, il  y  en  a  une  autre  qui  peut  les  relever 
de  leurs  maux  profonds  et  y  porter  suffisam- 
ment remède  pour  contribuer  au  soulage- 
ment des  plus  malheureux.  Quelques  esprits 
surent  le  comprendre  ;  plusieurs  s'essayèrent 
à  déduire  de  l'Evangile  une  doctrine  écono- 
mique qui  fit  aux  peuples,  dans  l'ordre  maté- 
riel, l'application  de  ses  bienfaits.  Nous  de- 
vons leur  rendre  ici  un  juste  hommage. 

Le  premier  en  date,  c'est  le  vicomte  Alban 
de  Villeneuve.  Alban  de  Villeneuve-Barge- 
mont  était  né  en  Provence,  d'une  ancienne  et 
chrétienne  famille.  Sous  l'Empire,  en  1811, 
comme  auditeur  au  Conseil  d'Etat,  il  avait 
été  employé  à  l'administration  des  pays  con- 
quis, d'abord  dans  les  Pays-Bas  puis  en 
Espagne;  dans  les  deux  pays,  il  s'était  trouvé 
en  face  de  toutes  ces  misères  effroyables  qu'en- 
traîne la  guerre.  Sous  la  Bestauration,  de 
1814  à  1830,  il  fut  successivement  préfet  de 
Tarn-et-Garonne,  de  la  Charente,  de  la  Meur- 
the,  de  la  Loire-Inférieure  et  du  Nord.  Dans 


LIVItK  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


621 


sa  position  de  premier  magistrat  d'un  dépar- 
tement, il  avait  à  b' occuper  îles  établissements 
de  bienfaisance,  et,  parce  qu'il  était  boa 
chrétien,  il  ne  se  contenta  pas  de  les  gérer 
avec  prudence  et  justice,  il  voulut  encore,  pour 
améliorer  le  sort  des  pauvre-,  Bonder  le 
terrible  problème  du  paupérisme.  Les  divers 
pays  que  lui  lit  visiter  sa  fortune  administra- 
tive le  mirent  en  face  de  tous  les  systèmes 
de  culture,  d'industrie  et  d'assistance  ;  il  put 
s'éclairer  personnellement  beaucoup  par  expé- 
rience. Le  prosélytisme  qu'inspirent  la  loi  et 
le  désir  du  bien  l'engagèrent  de  plus  à  com- 
muniquer ses  vues  au  gouvernement  et  à 
provoquer,  près  des  autres  préfets,  des  en- 
quêtes. Quand  la  révolution  de  1830  fit  ren- 
trer Alban  de  Villeneuve  dans  la  vie  privée, 
la  cause  des  pauvres,  qu'il  avait  généreuse- 
ment servie,  devint  l'unique  préoccupation  de 
sa  pensée.  En  1834,  il  put  livrer  au  public, 
en  trois  volumes,  un  ouvrage  intitulé:  Eco- 
nomie politique  chrétienne,  ou  recberche  sur  la 
nature  et  les  causes  du  paupérisme  en  France 
et  en  Europe,  ainsi  que  le  moyen  de  les  sou- 
lager et  de  les  prévenir.  Le  livre  a,  pour  épi- 
graphe, cette  belle  parole  de  Burke  :  «  11  faut 
recommander  la  patience,  la  frugalité,  le  tra- 
vail, la  sobriété,  la  religion.  Le  reste  n'est 
que  fraude  et  mensonge.  »  L'idée  génératrice 
de  l'auteur,  c'est  une  opposition  entre  l'An- 
gleterre et  la  France  : 

«  Le  système  anglais,  dit-il,  repose  sur  la 
concentration  des  capitaux,  du  commerce,  des 
terres,  de  l'industrie,  sur  la  production  indé- 
finie; sur  la  concurrence  universelle;  sur  le 
remplacement  da  travail  humain  par  les  ma- 
chines ;  sur  la  réduction  des  salaires;  sur 
l'excitation  perpétuelle  des  besoins  physiques  ; 
sur  la  dégiadalion  morale  de  l'homme.  — 
Fondons,  au  contraire,  le  système  français 
sur  une  juste  et  sage  distribution  des  produits 
de  l'industrie,  sur  l'équitable  rémunération 
du  travail,  sur  le  développement  de  l'agri- 
culture, sur  une  industrie  appliquée  aux  pro- 
duits du  s»»!,  sur  la  régénération  religieuse  de 
l'homme  et  enfin  sur  le  grand  principe  de  la 
charité.  —  Dans  ce  système,  loin  de  faire  ré- 
trograder l'industrie,  nous  ne  verrons,  dans 
les  machines  et  les  grands  capitaux,  que  des 

nt-;  de  bien-être  et  de  civilisation  :  la  na- 
tion tout  entière  sera  enrichie  et  non  quel- 
ques individus.  La  misère,  redevenue  un 
accident  individuel,  inséparable  de  la  condi- 
tion humaine,  sera  soulagée  aussitôt  qu'aper- 
çue. Le  paupérisme  n'alarmera  plus  les  gou- 
vernements. Qu'on  y  songe  bien,  ce  n'est  plus 
de  l'ordre  politique  qu'il  s'agit  aujourd'hui, 
mais  de  l'existence  peut-être  de  la  société 
tout  entière.  Le*  signes  précurseurs  d'une  ré- 
volution sociale  éclatent  de  toutes  parts.  On 
voit  se  former  des  religions  nouvelles  ;  les 
voix  formi  laides  des  prophètes  nouveaux  se 
font  entendre  du  fond  de  la  solitude,  et  même 
de  la  tombe.   L'Orient  est  plein  de  mystères 


politiques  prompts  â  se  dévoiler;  l'Europe 
semble  frappée  de  terreur  et  de  vertige;  les 
intelligences  et  les  passions  humaines  s'agi- 
tent, se  croisent ,  se  choquent  en  ton-  sens, 
comme  pour  chercher  une  issue  qu'elles  ne 
trouvent  pas.  Les  classes  riche-  escomptent 
rapidement  la  vie,  et,  Bans  souci  de  l'avenir, 
n'aspirent  chaque  jour  qu'à  de  nouvelles 
jouissances  matérielles.  Les  masses  prolé- 
taires, privées  d'aliment  moral  et  de  bien-être 
physique,  demandent  à  entrer,  à  leur  tour, 
de  gré  ou  de  force,  dans  le  partage  des  biens 
de  ce  monde.  Tel  est  l'état  de  la  société  dans 
plusieurs  parties  du  globe.  Que  sortira-t-il  de 
ce  chaos?  Quel  est  l'avenir  de  la  civilisation 
européenne?  Chacun  le  demande  et  personne 
ne  peut  le  dire  (1).  » 

L'ouvrage  d'Alban  de  Villeneuve  n'est  pas, 
ù  proprement  parler,  un  cours  d'économie 
politique,  ou,  si  c'en  est  un,  il  n'est  fait  qu'au 
point  de  vue  du  paupérisme.  Dans  le  premier 
livre,  l'auteur  énumère  les  causes  physiques, 
morales  et  sociales  de  l'indigence;  dans  le 
second,  il  esquisse  la  situation  et  indique  le 
nombre  des  pauvres  en  France  et  dans  les 
divers  Etats  de  l'Europe  ;  au  troisième  livre, 
il  s'enquiert  de  la  charité  privée  et  publique  ; 
au  quatrième,  de  la  législation  relative  aux 
indigents  ;  au  cinquième,  il  traite  de  l'amélio- 
ration des  institutions  de  charité  et  de  bien- 
faisance ;  au  sixième,  de  la  revision  des  lois 
sur  les  indigents  ;  au  septième,  de  l'agricul- 
ture considérée  comme  moyen  de  soulager 
l'indigence  et  de  la  prévenir.  Tout  s'explique, 
pour  l'auteur,  par  l'enchaînement  et  la  force 
des  principes  qui  soumettent  l'ordre  social  et 
matériel  aux  lois  éternelles  de  l'ordre  moral 
et  religieux.  Le  travail  et  la  charité  lui  appa- 
raissent comme  les  deux  grandes  bases  des 
sociétés  humaines,  comme  les  seuls  éléments 
du  bonheur  général,  éléments  unis  parla  Pro- 
vidence, éléments  qu'on  ne  peut  séparer  sans 
détruire  l'harmonie  du  monde.  C'est  en  vain 
que  la  science  économique  démontre  claire- 
ment la  puissance  du  travail  et  de  l'industrie. 
En  négligeant  les  vertus  morales  pour  ne  s'oc- 
cuper que  des  valeurs  matérielles,  l'économie 
politique  a  bien  révélé,  à  quelques  hommes, 
l'art  de  s'enrichir,  mais  il  ne  lui  est  pas  donné 
de  résoudre  le  problème  d'une  équitable  dis- 
tribution des  richesses.  De  là,  le  terrible  fléau 
du  paupérisme.  Si  l'on  veut  faire  disparaître 
cette  maladie  antisociale,  il  faut  revenir  aux 
lois  de  la  Providence.  La  nature  a  répandu 
sur  la  terre  la  source  des  richesses.  C'est  au 
travail  à  les  en  faire  sortir,  à  la  charité  à  les 
répartir  équitablement  entre  les  membres  de 
la  société  humaine.  L'égoïsme,  centralisant 
l'industrie  à  son  profit  exclusif,  amène  forcé- 
ment à  sa  suite  l'ignorance,  l'immoralité,  les 
maladies,  l'imprévoyance,  la  misère  et  enfin 
la  révolte  des  ouvriers.  La  charité,  au  con- 
traire, donne  pour  compagne  à  l'industrie, 
la  santé,  la  lumière,  les  vertus,  la  sobriété, 


omie  politique  chrétienne,  t.  I,  p.  24. 


HISTOIRE  i  M\i  RSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  E 


l'aisance  el  I  i  soumission  aux  lois  civiles  et 
morales.  Telles  sont,  dan-  I  ni-  ensemble,  les 
vue-  d'Alban  de  Villeneuve. 

D'autres  avant  lui,  d'autres  après  lui  se 
préoccupèrent  également  «lu  paupérisme.  De 
Uérando,  Fïx,  Frégier,  Moreau-Chrietophe, 
Blanqui  éludèrent  la  condition  des  cla- 
pauvres,  mai?  sans  réussir  beaucoup  à  les 
soulager.  Après  Villeneuve,  l'homme  qui  ap- 
pela, le  plus  efficacement  par  les  doctrines, 
l'attention  des  classes  élevées  sur  les  classes 
malheureuses  ou  dangereuses,  fut  Charles  de 
Coux.  C'était  un  disciple  de  Lamennais  ;  après 
la  chute  du  maître,  il  fut  professeur  d'éco- 
nomie politique  à  Louvain  et  rédacteur  en 
chef  de  {'Univers.  Dans  son  enseignemcnt.il 
aspirait  à  créer,  lui  aussi,  une  économie  po- 
litique chrétienne;  il  en  a  esquisse  le*  linéa- 
ments dans  V Université  catholique \  il  lai- 
cette  tâche  à  un  de  ses  disciples  qui  devait, 
lui,  IVrahrasser  dans  son  ensemble,  et,  par 
la  puissance  de  l'esprit  catholique,  la  cons- 
tituer sur  ses  véritables  bases. 

Henri-Xavier-Gharles  lJérin,  né  à  Mons  le 
25  août  1*15,  d'une  famille  d'administrateurs 
et  de  magistrats,  étudia  le  droit  et  l'économie 
politique  à  l'Université  de  Louvain,  exerça 
quelques  années  au  harreau  de  Bruxelles, 
puis  fut  nommé,  en  1844,  par  l'épiscopat 
helge,  à  l'Université  de  Louvain.  Chargé 
d'abord  du  cours  de  droit  public,  il  fut, 
l'année  suivante,  sans  quitter  celle  chaire, 
appelé  à  la  chaire  d'économie  poli'.ique  :  il 
enseigna  pendant  une  quarantaine  d'années. 
Au  cours  de  cet  enseignement  supérieur,  le 
professeur  donna.,  au  public,  de  nombreux 
ouvrages  :  1J  Les  Economiste*,  les  socialistes  et 
le  christianisme,  in -8°,  184!)  ;  —  2°  Du  progrès 
matériel  et  du  renoncement  chrétien,  in-8°, 
1850;  —  li°  De  la  richesse  dans  les  sociétés 
chrétiennes,  2  vol.  in-8°,  1861  ;  —  4°  L*s  lois 
de  la  société  chrétienne,  2  vol.  in-8°,  1875  ;  — 
5°  Les  doctrines  économiques  depuis  un  siècle, 
in-12:  —  6°  Mélanges  de  politique  et  d écono- 
mie, in-12,  1883  :  —  ~°  Lf  patron,  sa  /onction, 
ses  devoirs,  ses  responsabilités-,  in-12,  1886;  — 
8°  L'Ordre  international,  un  vol.  in-«°,  1888  ; 
—  9°  diverses  brochures  sur  l'usure  et  la  loi 
de  1807,  sur  le  socialisme  chrétien,  la  cor- 
poration chrétienne,  etc. 

Les  Economistes  el  le  Progrès  matériel  ne 
sont  que  des  ébauches  de  l'ouvrage  suivant  : 
De  la  richesse  dans  les  sociétés  chrétiennes.  C'est 
un  livre  analogue  à  VEconomie  charitable  du 
vicomte  de  Villeneuve,  mais  d'après  un  pro- 
cédé différent  ;  le  premier  est  plutôt  d'un 
praticien,  le  second  est  d'un  savant  qui  pro- 
cède avec  rigueur  et  qui  déduit,  de  1  Evangile, 
toutes  les  bonnes  règles  de  l'économie  poli- 
tique. <  La  question  traitée  dans  cet  écrit, 
dit-il,  se  résume  en  la  conciliation  de  deux 
choses  que  nos  contemporains  regardent 
comme  inconciliables  :  le  progrès  matériel  et 
le  renoncement  chrélien.  Je  prétends  établir 
que,  pour  l'ordre  matériel  comme  pour  l'ordre 
moral,  rien  de  grand  et  de  vraiment  utile  ne 


se  peut,    faite,  et  ii"    s'esl    jamais  l'ait,  que    par 

le  renoncement,  si  je  navals  consulté  que 

me-  forces,   je   n'aurais  pas   entrepris   cet  ou- 
vrage.   Deux    raisons    m'y    ont   déterminé: 
d'abord    l'importance  de    la   question   dans 
l'état   présent  des  doctrines  et   des  mœurs; 
puis  l'irrésistible  évidence   avec    laquelle   li 
solution  chrétienne  de  ce  grave  problême  de 
notre   temps   s'offrait    à    mou  esprit.    Il    m'a 
semblé  que  d'eux-mêmes  Les  faite   patient  si 
haut,  qu'il  sutlit  de  la  sincérité  d'une  exposi- 
tion   simple    et   claire,    pour    les    mettre   en 
pleine  lumière.  C'est  par  cette  conviction  de 
l'invincible   puissance  que  la  vérité   porte  en 
soi  el  par  le  sentiment  d'un  devoir  à  accom- 
plir, que  je  me  suis  décidé  à  écrire.  »  Sur  quoi 
l'auteur   traite  de   la    richesse  en   général  et 
du   progrés  matériel,  de  la  production  et  de 
l'échange  de-  richesses  matérielles,  des  bornes 
dons  lesquelles  Dieu  a  renfermé  la  puissance 
économique,  de   la   répartition  des  produits, 
de  L'aisance  et  de  la  misère  qui  en  résultent, 
enliu   de   la  charité.  Sous  ces  divers   titres, 
l'auteur  expose,  en   chrétien    convaincu,    les 
diverses   quer-tions  de    l'économie    politique. 
«  En  traçant,  conclut-il,  cette  rapide  esquisse 
des  harmonies  de  la  société  chrétienne,  nous 
avons  commencé  par  la  charité  et  c'est  par  la 
charité  que  nous   terminons.  Elle  est  vérita- 
blement le  premier  et  le  dernier  mol  de  tout 
l'ordre    60cial   sorti    du    christianisme.    C'est 
par  les  renoncements  de  la   charité,  unis  aux 
renoncement-  du  travail,  que  l'ordre  matériel 
se  constitue,  s'alï'ermit  et  se  développe.  C'est 
grâce  à  ces  renoncements,  que  le  nécessaire 
est  assure  aux  masses,  et  que  la  société  est 
mise  en  possession  d'une  richesse  saine,  vrai- 
ment ulile  et  féconde,  paice  qu'elle  est  tou- 
jours contenue  et   modérée.   Sans  exposer  les 
peuples  à  aucun  des  périls  qui  accompagnent 
les  prospérités  exagérées  et  coupables,  cette 
richesse,  engendrée  par  le  renoncement,  leur 
donne  la  puissance  matérielle  nécessaire  pour 
réaliser    les  grandeurs    auxquelles    Dieu   les 
convie.  La  richesse,  ainsi  conçue,  aide  à  lous 
les  progrès  de  l'ordre   moral,   parce   qu'elle 
n'est  autre  ch>se  que  le   fruit  des  efforts  et 
des  succès  de  l'homme  dans  sa  vie  morale. 
En  se  renonçant  à   tous   les   instants,  par  le 
travail   dans   la  vie  individuelle,  par   la  cha- 
rité dans  leur  existence  sociale,  les  hommes 
accompli-sent  leurs  destinées  terrestres  sui- 
vant la    loi    qui   régit    toutes    les   créatures 
douées  de  liberté,  suivant  la  loi  du  sacrilice. 
Ce  respect  de  la  loi   naturelle  de  l'humanité 
fait  régner  ^n  toutes  choses  la  force,  la  me- 
sure et  l'harmonie  :  il  assure  à  la  lois  la  per- 
fection de  l'ordre  moral  et  la  perfection  de 
l'ordre  matérie',  dont  la  vie  humaine  révèle 
partout  la  féconde  et  indestructible  unité.  » 

Un  peu  plus  loin,  l'auteur  ajoute  c^s  très 
importantes  paroles  :  «  .Nous  sommes  mena- 
cés d'une  ruine  Ce  ne  sera  qu'en  extirpant  te 
mal  à  sa  racine,  en  reconstituant  l'ordre  mo- 
ral sur  les  éternels  principes  de  toute  vertu 
et  de  toute  justice,  que  nous  sauverons  l'ordre 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


G23 


matériel  des  mortelles  atteintes  du  socialisme. 
L'Eglise  seule  est  à  la  hauteur  de  cette  tâche, 
parce  que  se  aie  elle  possède,  dans  sa  pleine 
puissance,  l'esprit  qui  anime,  soutient  et  re- 
lève les  sociétés,  l'esprit  de  renoncement.  Ce 
n'est,  pas  d'aujourd'hui  que  l'Eglise  est  enga- 
gée dans  de  semblables  combats.  Les  grandes 

Indes  qui  agitent  la  BOCiété,  depuis  la  lin  du 
dernier  siècle,  ne  sonl  que  la  continuation  et 
le  développement  de  cette  guerre  sociale  ou 
déclarée,  qu'à  toutes  les  époques  les  passions 
du  paganisme  soulevèrent  contre;  les  dogmes 
et  la  morale  du  christianisme...  La  théorie  du 
progrès,  suivant  laquelle  l'homme  doit  s'éle- 
ver, par  ses  seules  forces  et  par  le  libre  déve- 
loppement de  tous  ses  instincts,  à  toutes  les 
grandeurs  et  à  toules  les  félicités,  résume  les 
efforts  de  ce  siècle  impie,  pour  fonder  la  doc- 
trine de  l'orgueil  et  de  la  jouissance,  en  con- 
tradiction avec  la  doctrine  du  renoncement. 
])e  là  au  dogme  de  la  réhabilitation  de  la 
chair  et  à  la  glorification  de  toutes  les  pas- 
sions, il  n'y  a  qu'un  pas.  Ce  pas,  le  socia- 
lisme l'a  franchi,  en  réclamant  la  réorganisa- 
tion radicale  de  la  société  sur  le  principe  de 
la  souveraineté  absolue  de  l'homme  et  de  son 
droit,  à  la  jouissance  (1)  ». 

Tel  est  ce  livre  ;  c'est,  dans  l'ensemble,  la 
théorie  sociale  de  l'économie  chrétienne  des 
sociétés  civiles  ;  c'est  l'Evangile  appliqué  au 
bien  des  peuples  ;  c'est  le  progrès  matériel 
par  J'ordre  moral  ;  c'est  une  charte  d'honneur 
pour  le  monde  du  travail  organique.  C'est  un 
ouvrage  de  très  haute  valeur. 

Les  lois  de  la  société  chrétienne  ont  pour  ob- 
jet le  rapport  de    l'ordre  économique   avec 
l'ordre  social,  par  la  constitution  de  l'ordre 
politique.  Dans  le  premier  ouvrage,  l'auteur 
s'occupait  surtout  de  l'économie  matérielle; 
ici,  il  s'occupe  de  codifier  les  lois  de  l'ordre 
social.  Ce  sont  les  lois  qu'il  cherche,  et  non 
pas,   comme  Montesquieu,  des  vocalises  sur 
l'esprit  des  lois.  «  Ce  n'est  pas  assez,  dit-il, 
en  matière  de  questions  sociales,  d'avoir  re- 
connu   et    caractérisé    les    grandes    lois    de 
l'ordre  moral.  Il  faut  encore  rechercher,  dans 
la  vie  publique  et  dans  la  vie   privée,  les  ins- 
titutions qui  répondent  le  mieux  à  ces  lois.  Il 
faut  voir  comment,  sous  l'empire  absolu   des 
principes,  l'homme  dispose,  suivant  la  diver- 
sité    des   mœurs   et   le    degré     d'avancement 
des  sociétés,    de   toutes   les    choses  que   Dieu 
laisse  à  sa  liberté.   Ce  n'est  pas  particulière- 
ment ce  qu'on  nomme   la  politique.   J'en    ai 
abordé  les   principaux  problèmes,  en  évitant 
soigneusement  de  confondre  le   relatif   avec 
l'absolu.    Je  me   suis  attaché  à  distinguer, 
dans  la  vie  sociale,  ce  qui  se  retrouve  et  doit 
se  retrouver  partout,  de  ce  qui  varie  avec  les 
ps  et  les  lieux.  J'ai  toujours  placé  les  faits 
à  côté  des   principes.  Je  rie  sais  rien  de   plus 
Mjctif   que  ce  rapprochement»    (Avanl- 
propo-j. 


Dan  ce  lh !•',  railleur  ti aile  de  l'origine  el 
de  la  fin  de  la  Bociété,  de  condil ion 
tielles  de  la  vie  sociale,  des  formes  divei 
de  celte  vie  collective,  des  institutions  poli- 
tiques el  de  la  Bociété  que  les  nations  forment 
entre  elles.  L'auteur  traite  toutes  ces  ques- 
tion*   d'après    les     plus    pures    doctrines    du 

christianisme;  il  ne  ae  tient  pas  dans  l'abs- 
traction pure,  mais  éclair»;  la  philosophie  par 

l'histoire;  il  prépare,  en  somme,  la  législa- 
tion que  devrait  ('dicter  un  second  Cbarle- 
magne.  Le  but  qu'il  vise,  c'est  le  règne  social 
de  Jésus-Christ.  «  Il  faut,  dit-il,  que  le  règne 
social  de  l'Homme-Dieu  soit  restauré,  sinon 
le  monde  périra.  Jésus-Christ  n'est  pas  seule- 
ment le  mailre,  le  chef  et  le  roi  de  chacun 
de  nous;  il  est  aussi  le  maître,  le  chef  et  le 
roi  de  toute  nation  ;  et  non  seulement  de 
toute  nation,  mais  de  toules  les  nations  et 
de  cette  grande  société  qui  couvre  la  terre  et 
dont  les  peuples  sont  les  membres.  —  Tous 
les  âges  ont  eu  le  pressentiment  d'une  grande 
unité  qui  embrasserait  toute  la  race  humaine. 
Le  monde  païen  la  demandait  à  la  force  ;  le 
monde  chrétien  la  demande  aux  principes  qui 
établissent  la  communauté  entre  les  esprits. 
Notre  siècle,  plus  qu'un  autre,  en  a  l'idée  et 
le  désir  ;  et  jamais  pourtant  les  hommes  n'ont 
plus  travaille,  par  leur  orgueil  et  leur  incré- 
dulité, à  la  rendre  impossible.  Ils  ne  pourront 
y  être  conduits  que  par  la  justice  et  la  charité 
du  Christ,  dont  l'Eglise  catholique  leur  garde 
et  leur  ouvre  les  trésors  »  (2). 

Les  Doctrines  économiques  depuis  un  siècle 
ont  été  résumées  par  nous  dans  le  chapitre 
consacré  à  l'economisme  et  au  socialisme, 
deux  doctrines  procédant  du  même  principe, 
l'un  enfantant  l'autre,  comme  le  vipereau,  di- 
sait Donoso  Cortès,  est  fils  de  la  vipère.  Dans 
les  Mélanges  d'économie  politique,  l'auteur  a 
réuni  divers  opuscuLes  sur  les  libertés  popu- 
laires, le  moderni-me  dans  l'Eglise,  la  ques- 
tion sociale,  la  réaction,  l'idée  moderne  dans 
le  droit  des  gens,  la  réforme  sociale  de  Le 
Play,  des  discours  prononcés  à  Malines,  à 
Chartres  et  à  Lille.  Ces  opuscules  ont  tous 
leur  valeur  propre  ;  c'est  de  la  moelle  de 
lion. 

La  fondation  d'une  école  industrielle  an- 
nexée à  l'Université  catholique  de  Lille  donna 
naissance  à  l'écrit  sur  le  Patron.  L'auteUr 
avait  été  ap  -elé  au  conseil  de  perfectionne- 
ment de  cette  école  ;  l'arbitraire  l'empêcha 
d'y  prendre  place  ;  du  moins  il  voulut  donner 
marque  de  bonne  volonté.  Dans  quelques 
pages,  il  résume  les  devoirs  en  général  et  les 
obligations  spéciales  qui  résultent  de  la  situa- 
tion sp  ciale  du  monde  économique.  Ce  n'est 
point  un  traité,  c'est  un  simple  exposé,  qui 
peut  faire  naître,  dans  le  cœur  des  hommes 
appelés  au  commandement  des  ouvriers,  le 
désir  de  restaurer,  dans  l'atplier  moderne,  les 
lois  du   travail  chrétien.    En   appendice,    on 


(ij  De  la  richesse  dans  les  sociétés  chrétienne»,  t.  II,   p.  557.   —  (2)  Lss  lois  de  la  foeïJté  ckrélicimet 
t.  il,  p.  &31, 


624 


1IIST0IIIK  UNIVERSELLE  DC  L'ÉGLISE  CATHOLInl  E 


trouve  un  rapport  sur  les  divers  essais  «le 
patronat.  Ce  livre  esl  à  placer  à  côté  du  livre 
de  Léon  Harmel,  Manuel  de  la  corporation 
chrétienne.  L'idée  qui  domine,  c'est  ht  solida- 
rité entre  les  diverses  fonctions  de  la  vie  in- 
dustrielle, et,  pour  les  chefs,  la  charge  d'âme. 

Pour  compléter  son  œuvre,  l'illustre  pro- 
fesseur devait,  après  avoir  traité  de  l'ordre 
économique  el  de  l'ordre  politique,  ahorder 
l'ordre  internai ional  :  c'est  L'objet  de  son  der- 
nier ouvrage.  En  parlant  de  la  société  géné- 
rale que  doivent  former  les  nations  entre  elles, 
il  ramène  son  ouvrage  à  deux  pensées  :  le  fait 
de  la  société  internationale  et  la  loi  qui  doit  la 
régir.  Nous  n'avons  pas  ici  un  cours  fie  droit 
public;  mais  un  exposé  des  principes  qui 
doivent  en  régler  la  science,  en  dicter  les  lois, 
en  déterminer  et  sanctionner  toutes  les  déci- 
sions. Un  ouvrage  de  cette  nature  résiste  à 
l'analyse  ;  nous  ne  pouvons  qu'en  exposer 
sommairement  les  idées  mères.  Sur  la  société 
internationale,  l'auteur  esquisse  donc  d'abord 
brièvement  fou  histoire;  il  en  indique  les 
raisons  d'être,  les  conditions  constitutives  et 
les  traits  généraux  ;  il  expose  ensuite  com- 
ment la  doctrine  catholique  y  établit  l'ordre 
et  le  progrès  par  la  situation  qu'elle  fait  au 
pouvoir  et  aux  institutions  publiques;  puis 
comment  la  Révolution,  se  référant  au  déisme, 
au  positivisme,  à  la  morale  utilitaire,  détruit 
les  gages  de  prospérité  assurés  aux  peuples 
par  le  christianisme. 

Sur  la  loi  internationale,  le  vénérable  au- 
teur réfute,  en  autant  de  paragraphes,  les 
écoles  qui  cherchent  cette  loi  en  dehors  des 
principes  chrétiens;  il  comhat  nommément 
l'école  du  droit  de  la  nature  représentée  par 
Grolius,  PuHendorff  et  Burlamaqui  ;  l'école 
humanitaire  et  du  droit  nouveau,  dont  les 
Italiens  et  les  Allemands  ont  fait  voir  de  si 
belles  applications  ;  l'évolution  idéaliste  de  He- 
gel ;  l'évolution  positiviste  de  Comte,  le  trans- 
formisme de  Litlré  et  de  Darwin,  l'atavisme 
de  Spencer  et  l'évolutionnisme  de  Summer- 
Maine.  La  conséquence  de  ces  réfutations, 
c'est  qu'on  ne  peut  que  dans  les  dogmes 
chrétiens,  sous  l'autorité  de  l'Eglise,  trouver 
les  éléments  d'une  vraie  loi,  ses  sources  au- 
thentiques, sa  stricte  justice,  son  efficace  sanc- 
tion. 

«  Dans  les  théories  du  droit  nouveau,  dit 
l'auteur,  tout  est  faussé;  le  caractère  de  la 
société  internationale,  la  notion  de  sa  desti- 
née suivant  l'ordre  providentiel,  la  nature 
même  des  lois  qui  déterminent  son  mode 
d'existence  et  qui  président  aux  rapports  des 
nations.  Sous  prétexte  de  grandir  l'humanité 
en  lui  attribuant  le  droit  de  faire,  d'elle-même 
souverainement,  loi  sur  toutes  choses,  on  a 
mis  partout  la  confusion,  l'instabilité,  l'im- 
puissance, la  loi  qui  doit  établir  Tordre  dans 
la  société  humaine,  n'ayant  plus  ni  certitude, 
ni  autorité.  Par  le  désir  aveugle  de  soustraire 
l'homme  à  toute  souveraineté  qui  n'aurait 
point  sa  source  dans  la  raison,  on  Ta  fait  es- 
clave, tantôt  d'une  idée  absolue,  d'une  force 


immanente  à  l'espèce,  animant,  poussant, 
gouvernant  tout  ;  d'autres  fois  d'un  instinct 
qui  obéit  à  L'influence  des  circonstances  et  des 
milieux  :  si  bien  que,  sous  l'action  d'un  fata- 
lisme libérateur  parce  que  Ton  met  son  prin- 
cipe dans  la  seule  nature  humaine,  Tordre  de 
la  liberté  a  fait  place  à  Tordre  absolu  de 
l'évolutionnisme  hégélien,  ou  du  déterminisme 
positiviste,  et  que,  dans  ce  renversement  de 
toutes  les  données  fondamentales  de  la  vie 
humaine,  le  droit  a  péri  en  même  temps  que 
la  liberté.  —  Quel  sort  attend  les  peuples  en 
cette  effroyable  ruine  de  tout  le  monde  moral  ? 
Comment  échapperont-ils  à  la  domination  de 
la  force,  qui  s'impose  irrésistiblement  dès  que 
le  droit  a  perdu  son  empire,  et  qui  ne  peut 
pas  rencontrer  grande  résistance  lorsqu'elle 
est  si  pleinement  justifiée  par  la  logique  du 
fatalisme  panthéislique?  »  (Pag.  495.) 

Un  trait  à  noter  en  faveur  de  ce  livre,  c'est 
que,  outre  son  orthodoxie  parfaite  et  son  ap- 
plication à  tout  faire  tomber  sous  la  loi  de 
Jésus-Christ,  l'auteur  ne  s'applique  pas  seule- 
ment à  flétrir  les  plus  grands  excès  des  so- 
phistes contemporains  ;  mais,  tout  le  long  de 
son  ouvrage,  il  sépare  les  principes  chrétiens 
des  idées  libérales,  qui,  sous  couleur  d'édul- 
corer  le  christianisme,  ne  font,  en  définitive, 
que  le  trabir.  C'est  de  l'Eglise  et  de  C Eglise 
seule  que  M.  Périn  attend  le  salut  des  nations  ; 
et,  pour  l'obtenir,  il  ne  se  croit  pas  en  droit  de 
rien  diminuer.  «  Les  principes  chrétiens,  a 
dit  Léon  XIII,  possèdent  une  merveilleuse  ef- 
ficacité pour  guérir  les  maux  du  temps  pré- 
sent, ces  maux  dont  on  ne  peut  se  dissimuler 
ni  le  nombre,  ni  la  gravité,  et  qui  sont  nés, 
en  grande  partie,  de  ces  libertés  tant  vantées, 
et  où  Ton  avait  cru  voir  renfermés  les  germes 
de  salut  et  de  gloire.  Si  Ton  cherche  le  re- 
mède, qu'on  le  cherche  dans  le  rappel  des 
saines  doctriues,  desquelles  seules  on  peut 
attendre  avec  confiance  la  conservation  de 
Tordre  et,  par  là  même,  la  garantie  de  la 
vraie  liberté.  » 

Nous  félicitons  chaudement  M.  Périn  de  sa 
sollicitude  constante  et  de  son  dévouement 
absolu  pour  les  doctrines  de  la  plus  stricte 
orthodoxie.  On  nous  dit  qu'il  a  été,  pour  ce 
crime  glorieux,  éconduit  de  l'Université  de 
Louvain.  Cn  ce  cas,  il  ne  serait  pas  seulement 
le  confesseur  de  la  foi,  il  en  serait  le  martyr. 
Mais  qu'il  se  console  de  l'aveuglement  et  de 
Tingratimde  des  hommes.  Un  jour  vient  où  il 
ne  nous  restera  plus  que  Jésus-Christ  ,  ce 
jour-là  il  nous  sera  doux  de  n'avoir  servi, 
avant  tout  et  après  tout,  en  ce  monde,  que  la 
cause  de  Dieu.  Cn  attendant,  c'est  une  conso- 
lation de  souffrir  pour  une  belle  cause,  après 
l'avoir  si  longtemps  et  si  noblement  défendue; 
c'est  plus  qu'une  consolation,  c'est  une  gran- 
deur. 

De  nos  jours,  on  parle  beaucoup  de  laïcisme, 
comme  si  le  titre  de  laïque  était  synonyme 
d'apostat.  L'Eglise  appelle  tous  les  laïques 
à  être  les  fidèles  serviteurs  de  Dieu,  et,  si  tous 
ne  répondent  pas  à  celte  vocation,  dans  tous 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


les  temps,  il  s'en  esl  rencontré  plusieurs,  pour 
ajouter  a  leur  propre  sanctification,  le  savoir 
dans  la  défense  de  la  foi  et  le  zèle  dans  la 
pratique  <le  la  charité.  Le  nom  d'Armand 
de  Melun  esl  le  nom  d'un  homme  dont 
la  vie  fut  consacrée  au  service  de  Bes  frères 
et  qui  mit,  jusqu'au  dernier  jour,  à  leur  dis- 
position,  son  temps,  ses  forces  et  sa  fortune, 
j'ai  nommé  le  vicomte  de  Melun. 

Armand  de  Melun  ôtail  né  à  Brumetz  l  Aisne), 
le  2'i  septembre  1S07.  Sa  famille,  d'aneienne 
noblesse,  avait  donne,  à  L'Eglise,  des  prêtres, 
à  la  France  des  fidèles  serviteurs,  à  l'armée, 
de  braves  soldats.  Armand,  élevé  dans  le 
culte  de  ces  traditions,  reçut,  de  ses  parents, 
une  éducation  forte  et  pieuse.  De  bonne  heure, 
il  fut  placé  au  collège  Sainte-Barbe,  où  il  con- 
nut Montalembert  ;  il  y  entra  avec  un  Frère 
jumeau  :  l'intimité  des  deux  frères  fut  la 
meilleure  garde  de  leur  vertu.  Au  sortir  du 
collège,  Armand  de  Melun  fit  son  droit  pen- 
dant que  son  frère  se  préparait  à  l'Ecole  poly- 
technique. «  Nous  avions,  dit-il,  pour  mentor 
une  vieille  bonne  qui  avait  soigné  l'enfance 
de  ma  mère  et  celle  de  toute  la  famille. 
Echappés  du  collège  sans  avoir  été  présentés 
à  personne,  nous  n'avions,  pour  nous  proté- 
ger contre  la  mauvaise  influence  de  Paris,  que 
nos  cours  de  droit,  de  littérature,  de  physique 
et  de  mathématiques,  faible  rempart  contre 
les  entraînements  de  la  jeunesse  et  les  nom- 
breux pièges  semés  sous  nos  pas.  Mais  nous 
étions  possédés  d'un  grand  amour  du  travail, 
qui  détourne  des  folles  idées  et  des  distrac- 
tions malsaines.  En  dépit  de  l'éducation  anti- 
religieuse du  collège,  nous  allions  à  la  messe 
ensemble,  nous  ne  nous  quittions  jamais  en 
dehors  de  nos  cours  de  natures  différentes,  et 
nous  n'avions  d'intimité  qu'avec  très  peu  de 
jeunes  gens  de  notre  âge  ;  notre  profonde  affec- 
tion de  jumeaux  nous  suffisait.  Sans  trop  en 
avoir  la  conscience,  nous  nous  servions  mu- 
tuellement d'ange  gardien.  Il  y  avait,  dans  ce 
lien  plus  que  fraternel,  quelque  chose  de  pur 
et  en  quelque  sorte  sacré.  L'un  de  nous  deux 
n'aurait  jamais  osé  proposer  à  l'autre  une 
mauvaise  action,  et  l'irrégularité  de  la  vie 
n'aurait  pas  été  possible  sous  le  toit  qui  nous 
abritait  tous  les  deux  comme  le  sanctuaire  de 
la  famille.  » 

Son  droit  terminé,  Armand  de  Melun  se 
disposait  à  entrer  dans  la  magistrature,  lors- 
qu'il en  fut  détourné  par  la  Révolution  de 
1830.  Dieu  lui  donna  une  plus  noble  fonction. 
Un  jour,  il  fut  présenté  à  Sophie  Swetchine, 
qui  s'éprit  d'une  tendre  affection  pour  ce 
jeune  homme  dévoré  de  la  sainte  ambition  du 
bien.  Sophie  Swetchine  mit  Armand  en  rela- 
tion-avec  la  sœur  Rosalie;  cette  rencontre 
sida  pour  toujours  de  sa  vocation.  Lui- 
même  va  nous  raconter  son  point  de  départ: 

«  Un  jour,  dit-il,  que  nous  nous  étions 
longtemps  entretenus  des  créations  merveil- 
leuses  qui  sont  nées  de  la  foi  et  de  la  charité, 
elle  vint  a  me  parler  de  la  sœur  Rosalie,  qui, 
dans  le  quartier  Sainl-Médard,  le  plus  pauvre 

t.  xv. 


et  le  plus  abandonné  de  Paris,  était  devenue  la 
providence  de  tous  Les  malheureux  et  y  exer- 
çait, avec  une  puissance  incomparable  el  un 
incroyable  Buccèi,  l'empire  de  la  charité. 
Chose  singulière  I  je  puis  dire  que  jusque-là 
je  n'avais  jamais  visité  un  pauvre,  je  ne  con 

naissais  que  C6UX  qui  m'avaient  tendu  la  main 

dans  la  rue;  les  autres,  à  la  campagne,  étaient 
secourus  par  ma  famille  et  venaient  chercher  le 
pain  et  les  médicaments  à  la  maison.  Quand 
ils  étaient    malades,  ma  mère  et  mes  -ours 
allaient  les   voir;  je   n'avais   pas  à  m'occuper 
d'eux.  Quant   à   ceux  de  Paris,  je  m'en  étais 
remis,  jusque-là,  à  L'Assistance  publique  et  aux 
Bureaux  de    bienfaisance,  du  soin  de  les  con- 
naître et  de  les  soulager  ;  je  donnais  quelques 
pièces  à   la   quête  de  ma  paroisse,  quelques 
sols,  pas  beaucoup,  aux  mendiants  que  j'avais 
en  grande  suspicion,  et  ma  plus  grande  au- 
mône avait   été,  s'il   m'en  souvient   bien,  les 
vingt   francs  que  m'avait  coûté  un  billet  [tour 
le  bal  de  l'Opéra,  que   le  roi   Charles  X  avait 
fait  donner   pour   rendre    un  peu  moins  dur, 
aux  malheureux,  le  terrible  hiver  1829.. Dans 
la  disposition  d'esprit  où  j'étais,  cette  vie  de 
la  sœur  Rosalie  au  milieu  de  ces  pauvres  me 
frappa   comme    la     révélation    d'un     monde 
inconnu    qui     m'attirait   et  je   demandais   à 
Mme  Swetchine  le  moyen  d'arriver  jusqu'à  elle. 
Rien  n'est  plus  simple  et  il  n'est  pas  besoin  de 
lettre  d'audience    pour     être    reçu    par   une 
sœur  de  charité.  Cependant,  comme  celle-ci 
était,  plus  qu'une  autre,  assaillie  de  visites  et 
accablée  de  toutes  espèces  d'importuns  et  de 
solliciteurs,  il  fut  convenu  que  le  jour  suivant 
Mme  Swetchine  me  donnerait  une  lettre  d'in- 
troduction aupi  es  de  la  supérieure  de  la  rue  de 
l'Epée-de-Bois,  lui   annonçant   ma  bonne  vo- 
lonté et  mon  grand  désir  de  devenir  un  de  ses 
auxiliaires  et  de  ses  serviteurs.  Le  lendemain, 
muni  de  ma  lettre,  je  m'acheminai  vers  le  triste 
quartier  de  Saint-Médard.  non  sans  un  certain 
battement  de   cœur,  excité  par  la  curiosité  et 
aussi  par  la  nouveauté  du  monde    que  j'allais 
voir  et  la  tristesse  des  spectacles  qui  m'atten- 
daient. Il   me    semblait    que    j'allais    entrer 
comme  dans  une  grande  salle  d'hôpital,  assis- 
ter à  toutes  espèces  d'opérations  et  rester  stu- 
péfait et  tremblant  devant   l'exposition   de  si 
grands  maux  et  de  telles  misères.  A  dater  du 
Panthéon,  la  route  qui  y   conduit  n'était  pas 
brillant  et  j'eus  quelque  peine  à  découvrir, 
dans  ue  au  glb  de  la  rue  Mouffetard,  la  toute 
petite  uue  de  l'Epée-de-Bois.  Je  dus,  en  y  en- 
trant, trraverser  le  marché  des  Patriarches,  où 
je  ne  vis   pour    marchands  que  des  chiffon- 
niers,  et  pour  marchandises  que  des  guenilles; 
j'arrivais  en  société  de  deux  ou  trois  pauvres, 
à  la  maison  de   secours  que,  depuis  plus  de 
vingt  ans,  desservait  et   habitait,  comme  su- 
périeure, la  sœur   Rosalie.  Tout  était  nouveau 
pour  moi,  le  quartier,  le  bureau  de  bienfai- 
faisance   et   aussi    la   vie  et  les  fonctions  des 
sœurs    de   charité.  On   n'apprenait    pas   tout 
cela  au  collège;  je  ne  m'en  occupais  guère  en 
faisant  mon  droit,  et,  depuis  que  je  connais. 

40 


G20 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


sais  M"1  Swetchlne,  je  m'  iriout  attaché 

a  l,i  grandeur  théorique  de  la  religion,  j'avais 
plus  parlé  qu*agi.  Au  nom  de  MmeSwetchine, 
la  Bœur  Rosalie  me  reçut  aussi  bien  que  si 
j'avais  été  un  pauvre  :  mais  elle  était  habituée 
à  voir  toutes  ces  vocations  d'apôtres  et  de 
diacres.que  la  curiosité  inspirait  plutôt  quela  foi 
et  qui  si;  retiraient  à  la  vue  peu  attrayante  de 
la  misère.  Elle  eut  la  mauvaise  pensée,  comme 
elle  me  l'avoua  en  riant  plue  tard,  que  je  pour- 
rais bien  être  de  ces  amateurs.  Elle  résolut 
donc  de  me  soumettre,  dît  le  premier  jour, 
à  une  sérieuse  épreuve,  et  me  mettant  quelques 
bon?  de  bouillon,  de  viande  et  de  cotrets  dans 
la  main,  elle  me  donna  une  sœur  pour  me  con- 
duire, m'indiqua  trois  ou  quatre  menaces  des 
environs,  me  chargea  de  les  voir,  de  les  ser- 
vir et  surtout  de  les  consoler.  Je  devais,  au 
retour,  lui  rendre  compte  de  mes  observations 
et  de  mes  courses.  » 

La  première  visite  fut  heureuse.  Armand 
assista  un  pauvre  ouvrier  que  la  maladie 
paraissait  vouer  à  une  mort  certaine  el  que 
le  visiteur  eut  le  bonheur  de  sauver.  Du  reste, 
son  apprentissage  ne  l'ut  pas  long;  il  appor- 
tait, au  service  du  pauvre,  une  si  parfaite  in- 
telligence et  un  cœur  si  dévoué  qu'il  ne  tarda 
pas  à  passer  maitre.  Dès  le  début  de  sa  car- 
rière charitable,  nous  le  voyons  entrer  dans 
la  société  des  Amis  de  l'Enfance.  L'œuvre 
avait  pour  but  de  jeunes  orphelins  en  les  pla- 
çant à  ses  frais  dans  divers  établissements. 
Fondée  par  un  pauvre  petit  libraire  du  quai 
des  Augustihs  et  par  sa  pieuse  mère,  elle  se 
fortifia  par  l'accession  de  M.  de  Melun  qui  lui 
amena  plusieurs  recrues.  Toutefois,  en  y  con- 
sacrant ses  efforts,  il  voulut  en  agrandir  le 
cadre  ;  ce  fut,  pour  lui,  l'occasion  de  créer 
VOEuvre  des  apprentis  et  des  jeunes  ouvrières, 
pour  laquelle  il  eut  dans  les  fi  Iles  de  la  Charité 
et  dans  les  frères  de  la  Doctrine  chrétienne 
d'admirables  auxiliaires.  Mais  d'abord  il  ne 
s'occupa  que  des  jeunes  ouvriers;  plus  tard 
seulement  des  jeunes  filles,  sorties  des  écoles 
des  sœurs,  placées,  après  la  première  commu- 
nion, en  apprentissage,  et  qui  n'avaient  pas 
moins  besoin  de  protection  que  les  jeunes  gens. 
Dans  le  rapport  de  1875,  il  est  dit  que  l'Œuvre 
des  jeunes  apprentis  compte  2  527  jeunes  gens 
formant  vingt  associations;  la  même  année, 
l'Œuvre  des  jeunes  ouvrières  compte  quatre- 
vingt-dix  patronages,  protège  10  000  jeunes 
filles  et  reçoit  le  concours  de  12  000  dames  pa- 
tronesses. 

L'éducation  chrétienne  de  la  jeunesse  n'ab- 
sorbait pas  toutes  les  préoccupations  d'Armand 
de  Melun.  Kn  1840,  nous  le  voyons  au  conseil 
central  de  l'Œuvre  de  Saint-Vincent  de  Paul 
et  dans  V Œuvre  de  la  Miséricorde,  fondée  par 
M110  de  Martray,  pour  venir  en  aide  aux  fa- 
milles que  les  révolutions  ou  les  revers  avaient 
fait  déchoir  d'une  position  fortunée  et  dont  la 
misère  était  d'autant  plus  lourde  que  leur 
naissance  et  leurs  habitudes  ne  les  y  avaientpas 
accoutumées.  M.  de  Melun,  qui  y  fut  long- 
temps secrétaire,   avouait    humblement  qu'il 


paya  assez  cher   pins  d'une  leçon;  ma 
rapports  prouvent  avec  quel  tact  et  quel 

vouement   il    s'acquittait    de    ses   charitab 
fonctions. 

La  vie  active  ne  suffisait  pas  à  Armand  de 
Melon. La  réconciliation  de  l'Eglise  et  du  peuple, 

bul    sublime  qu'il  avait  entrevu  des  sa  jeu- 
nesse, réclama   les    méditations  de   son 
mùr.  Lui-même  va   nous  expliquer  comment 

il  entendait,  relativement  aux  questions  ou- 
vrières, le  devoir  des  catboliqui 

■  Aptes  la  révolution  de  juillet,  dit-il,  com- 
mencèrent à  s'agiter,  dans  certains  esprits  au- 
dacieux ou  chimériques,  des  systèmes  sur  l'a- 
mélioration du  sort  du  peuple,  basés,  non  sur 
le  Ckriitianismej  mais  sur  certaine  doctrine  de 
perfectibilité  sociale,  de  renversement  de 
l'ordre  tout  aussi  bien  dans  la  propriété  que 
dans  le  gouvernement,  et  qui  tendaient  à  pro- 
duire des  révolutions  au  nom  de  progrès  im- 
possibles. Le  développement  de  l'industrie  par 
l'introduction  des  machines  et  aussi  par  les 
révolutions  politiques,  avait  introduit  de  grands 
changements  dans  les  conditions  du  travail,  la 
fixation  et  la  quotité  des  salaires,  les  rapports 
entre  le  maître  et  l'ouvrier;  s'emparant des 
difficultés  qui  naissaient  de  ces  modifications 
profondes,  improvisées  par  les  événements, 
des  publicistes  en  avaient  fait  des  armes  de 
combat  contre  la  société  actuelle;  des  théories 
nouvelles,  sous  le  nom  de  socialisme,  préten- 
daient, par  l'action  de  l'Etat,  écarter  les  injus- 
tices, effacer  les  inégalités  et  faire  disparaître 
toute  souffrance  en  même  temps  que  tout  pri- 
vilège; leurs  plus  solides  arguments,  leurs 
plus  forts  auxiliaires,  étaient  la  misère  de  leurs 
clients  et  l'impuissance  de  la  société  actuelle 
à  rendre  leur  vie  plus  active  et  meilleure.  11 
appartenait  au  Catholicisme,  aux  hommes  de 
bonne  volonté  qu'il  inspire,  d'appliquer  leur 
intelligence  à  l'étude  de  ces  questions,  à  la  so- 
lution de  ces  problèmes,  à  Ja  recherche  de 
tous  les  moyens  propres  à  diminuer  la  souf- 
france, à  faciliter  le  travail,  à  effacer  les  dé- 
fiances et  les  malentendus  qui  séparent  les 
hommes  et  les  arment  les  uns  contre  les 
autres.  » 

Ce  fut  sous  cette  inspiration  que  M.  de  Me- 
lun fonda,  en  1845,  la  Société  d'économie  chari- 
table. Et  depuis  quarante  ans,  cette  société, 
composée  de  bons  chrétiens,  tous  voués  aux 
œuvres  de  la  charité,  a  étudié,  discuté  et  élu- 
cidé toutes  les  questions  qui  intéressent  les 
ouvriers,  les  pauvres  et  les  petits  de  ce  monde. 
De  ces  discussions  sont  sorties  parfois  des  lois; 
ceux  qui  les  avaient  préparées  sont  devenus, 
plusieurs  du  moins,  des  orateurs  capables  de 
défendre  l'Eglise  sur  un  plus  grand  théâtre. 
M.  de  Melun  dirigeait  ces  petites  assemblées 
avec  une  aménité,  une  mesure,  un  tact  que 
n'oublieront  jamais  ceux  qui  ont  eu  la  bonne 
fortune  d'assister  à  ces  pacifiques  réunions. 

(Juand,  en  18G7,  s'agrandit  le  mouvement 
qui  réclamait  la  liberté  de  l'enseignement  su- 
périeur, quelques  catholiques  fondèrent  la 
Société  générale   d'éducation  et   d'enseignement 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈME 


B27 


qui  devait,  à   La  l'ois,  soutenir  le  droil  et  dé 
Fendre  les  doctrines.  Le  vicomte  de  Melun  fui 
un  des  premiers  membres  du  Conseil  de  cette 
société. 

EnQo  il  était  membre,  el  même  vice-  prési- 
dent de  la  Société  de  secours  aux  blessés.  On 
devine,  sans  que  j'insiste,  quel  surcroit  de 
fatigues  lui  apporta  ce  titre  en  1S70. 

Kn  1848,  le  vicomte  de  Melun  avait  été  élu 
député  par  le  département  de  l'Ille-et- Vilaine. 
Le  socialisme  agitait  alors  violemment  ses 
thèses  <le  démolition  sociale  et  ses  utopies  de 
restauration  spontanée.  Le  nouveau  député 
n'était  pas  au  dépourvu  ;  il  était  un  des  rares 
hommes  de  France  qui  connaissaient  prati- 
quement les  questions  de  réformes;  il  les  mit 
à  l'ordre  du  jour.  «  Voilà  donc,  écrivait-il,  un 
des  grands  rêves  de  ma  vie  qui  se  réalise; 
j'aurai  forcé  toutes  ces  hautes  et  politiques 
intelligences  à  s'occuper  de  ces  questions 
qu'elles  dédaignaient,  et  les  pauvres  ont  main- 
tenant leur  immense  place  dans  les  travaux 
de  l'Assemblée.  Le  ciel  en  soit  béni  !  Je  ne 
sais  ce  qui  sortira  de  cette  initiative  et  si  la 
société  se  sauvera  ;  mais,  au  moins,  elle  aura 
fait  tout  ce  qu'elle  pouvait,  et,  par  conséquent, 
tout  ce  qu'elle  devait  faire.  » 

Après  le  coup  d'Etat  du  2  décembre  1851, 

Armand   de  Melun  rentra  dans  la  vie  privée 

et  ne  voulut  plus  prêter  son  concours  au  gou- 

vernementimpérial, que  pour  la  réorganisation 

des  sociétés  de  secours  mutuels:  il  était  là 

sur  son  terrain  et  dans  ses  éléments.  Un  1857, 

il  épousa  Mllc  de  Hochemore,    qui   lui  donna 

deux  enfants  ;  mais  il  semble  que  Dieu  ne  les 

lui  avait  envoyés  que  pour  purifier  son  âme 

par  le  plus  dur  des  sacrifices  et  l'obliger  à 

n'avoir  d'autres  enfants  que  les  pauvres.  La 

mort  de  ses  enfants  ne  paralysa  pas  son  zèle. 

Maire  de  Bouvelinghem,  dans  le  Pas-de-Calais, 

il  vit  l'incendie  dévorer  la  commune  entière  ; 

il  entreprit  de  la  reconstruire.  Après  avoir,  à 

force  de  promesses  et  de  secours,   relevé  un 

peu  le  moral,  il  obtint,  du  général  Clinchamps, 

des  soldats  pour  déblayer  le  terrain.   Après 

quoi,  il  se  fit  constructeur,  maçon,  charpentier 

et   surtout   bienfaiteur.   Une   telle   entreprise 

épuisa  ses  efforts.  Armand  de  Melun  mourait 

le  24  juin  1877.  Ses  obsèques  à  Paris,  suivies 

par  une  foule  innombrable   où   se   mêlaient 

toutes   les   classes   de   la   société,    furent   un 

hommage   solennel   rendu    à    un   homme  de 

bien,  dont    toute  la  vie  s'était  dépensée  au 

service  de  ses  frères.  Et  quand  sa  dépouille 

mortelle  fut  transférée  à  Bouvelinghem,  dans 

ce  village  qui  lui  devait  sa  résurrection,  on 

eût  dit  une  grande  famille  pleurant  la  mort 

d'un  père. 

Armand  de  Melun  n'avait  pasété, seulement, 
pour  l'habit  laïque,  un  frère  de  charité  ;  il 
avait  été  encore  auteur  et  presque  écrivain. 
Outre  ses  rapports  dans  les  o:uvresde  charité 
et  ses  motions  dans  les  sociétés  d'ensei- 
gnement   et  d'économie    charitable,    on    lui 


doit,  un  Manuel  des  Œuvres  ;  ■  -  une  Maison  'lu 
faubourg  Saint-Marceau,  ou  se  i  rouve  l'histoire 
d'une  jeune  aveugle  qui  fit  a  sez  de  len  ition 
pourque  Buloz  demandai  où  il  pourrait  trouve) 

l'auteur  «  pour  avoir  des  histoires  d'aVl 

dans  la  Revue  des  Deux-  Mondes  »  ;  -  les  vies  de 
.)/"''  de  Melun,  fondatrice,  au  jcvi*  siècle,  de 
l'hôpital  de  Baugé,  dans  Maine-et-Loire,  de 
la  Sieur  Rosalie,  de  la  Marquise  de  Barolo, 
protectrice   de   Silvio   Pellico,    dont,   la   hio- 

graphie  se  trouve  à  la  lin  du  volume;  — et 
mu!  brochure  intitulée  :  La  question  romaint 
devant  le  Congrès.  Dans  ce  bref  opuscule,  a  il 
résume,  dit  Veuillot,  et  réfute  avec  autant 
de  clarté  que  de  brièveté,  l'amas  de  calom- 
nies et  de  Bophismes  que  le  concours  de  la 
presse  révolutionnaire  a  élevé  depuis  six  mois 
contre  le  gouvernement  pontifical. -s'il  s'agissait 
d'être  juste,  il  n'y  aurait  rien  à  lui  répondre  ; 
mais,  quand  l'iniquité  se  connaît  assez  de 
complices,  elle  se  passe  de  convaincre,  elle 
se  pique  moins  de  raisonner  que  d'insulter 
au  bon  sens  et  à  la  conscience  publique  par 
l'imprudente  faiblesse  de  ses  arguments.  ». 

En  donnant  ce  comp'e  rendu,  le  rédacteur 
en  chef  de  ['Univers  appelait  M.  de  Melun 
«  un  homme  à  qui  ses  lonrçs  travaux  et  toute 
sa  vie  donnent  le  droit  de  parler  pour  les 
catholiques  (1)  »  Montalemhert  disait  qu'  «  il 
avait  le  secret  de  rendre  la  religion  plus 
aimable,  la  vertu  plus  populaire,  la  charité 
plus  contagieuse  ».  Le  comte  de  Mun  ajoute 
qu'il  «  fut,  chez  nous,  le  grand  initiateur  des 
œuvres  de  patronage,  et,  dans  le  milieu  où. 
l'avait  placé  sa  naissance,  le  doux  mais  pres- 
sant apôtre  de  la  grande  idée  sociale  dont 
elles  sont  la  forme  extérieure.  » 

Le  comte  de  Mun,  qui  rend  ce  témoignage, 
fut  lui-même  le  continuateur  d'une  œuvre 
pieuse  et  patriotique  dont  il  va  nous  raconter 
la  genèse  et  établir  la  nécessité  : 

«La  charité,  dans  les  siècles  passés, inspirait 
de  sublimes  renoncements,  d'abondantes  géné- 
rosités. Les  monastères  et  les  hospices  ou- 
vraient des  asiles  à  toutes  les  souffrances.  Le 
christianisme  avait  faif,  de  l'aumône,  le 
devoir  sacré  et  l'universelle  coutume  des  so- 
ciétés façonnées  par  ses  lois.  L'Egiise  en  im- 
posait et  en  réglait  l'exercice. 

«  La  fonction  sociale,  dans  ces  sociétés  hié- 
rarchisées par  le  lien  féodal  ou  corporatif, 
établissait  entre  les  grands  et  les  petits,  entre 
les  riches  et  les  pauvres,  des  relations  mu- 
tuelles de  protection  et  de  dépendance,  aux- 
quelles les  vertus  individuelles  ajoutaient 
souvent  un  confiant  échange  de  bonté  et  de 
reconnaissance. 

«  Cet  ordre  ancien,  longtemps  fécond  et 
vénérable,  peu  à  peu  corrompu  par  l'oubli  du 
principe  chrétien,  et  devenu  stérile,  en  s'en 
éloignant,  s'achemina  lentement  vers  l'irré- 
médiable décadence.  La  Révolution  française, 
violente  explosion  de  ce  long  travail,  l'anéantit 
d'un  seul  coup,  et,  sur  ses  ruines,  elle-même 


(i)  Veuillot,  Mélanges,  2*  série,  t.  Vf,  p.  207. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQl  I. 


préparée  par  un   enfantement  séculaire,  ap- 
parul  la  di  mocratie. 

es  liens  Bociaux  étaient  rompus,  les  ca 
organiques  étaient  brisés,  et  les  hommes, 
mi\  en  droits  par  une  loi  désormais  intan- 
gible, inégaux  en  condition  par  l'éternelle  loi 
de  la  nature,  libres  de  tous  devoirs,  hors 
ceux  que  dicterait  sa  propre  conscience, 
demeurèrent  en  présence,  appelés  tous  à 
monter  au  sommet,  la  plupart  cependant  in- 
capables d'y  réussir  par  leurs  propres  forces. 
«  Ainsi  naquit  la  société  nouvelle,  d'abord 
livrée  aux  convulsions  de  son  berceau  tra- 
gique, puis  emprisonnée  dans  la  main  puis- 
sante qui  lui  donna  ses  institutions  et  ses 
codes,  et  bientôt  jetée,  par  la  fièvre  ardente 
de  l'industrie  transformée,  dans  le  conflit 
soudain,  impétueux  dès  qu'il  s'alluma,  parce 
qu'il  mettait  aux  prises  l'intérêt  et  la  vie  du 
capital  affranchi  et  du  travail  captif. 

«  Telle  fut  notre  histoire  jusqu'au  jour  où, 
tout  à  coup,  sans  qu'une  formation  suffisante 
eût  préparé,  pour  celte  définitive  révolution, 
sa  volonté  et  sa  raison,  sans  que  l'organisation 
économique  eût  précédé,  en  lui  donnant  une 
constitution  sociale,  la  royauté  politique,  le 
peuple  fut,  par  le  suffrage  universel,  investi 
de  la  souveraineté. 

«  La  démocratie  se  trouva,  d'un  seul  coup, 
au  milieu  de  sa  lente  et  pénible  ascension, 
portée  sur  le  pavois.  Son  règne  fut  décrété, 
et  l'heure  parut  terrible  à  tous  ceux  qui  me- 
surèrent les  responsabilités  de  l'avenir.  » 

Le  fait  est  que  cette  démocratie  triomphante, 
sans    qu'aucune    réorganisation    sociale    eût 
préparé  son  règne,   nous  donna,  à  vingt  ans 
de  distance,   les  journées  de  juin  avec  leurs 
tueries  et  les  orgies,  sanglantes^et  incendiaires, 
delà  Commune.  En  1871,    le  lieutenant   de 
Mun  et   le    capilaine  de  la  Tour-du-Pin   se 
rencontraient,  au  cercle  du  boulevard  Mont- 
parnasse,   avec   Paul    Vrignault  et    Maurice 
Meignen.Ges  deux  hommes  appartenaient, l'un 
par  l'exercice  de  la  charité,  l'autre  par  ses  vœux 
de  religion,  à  la  tradition  des  sociétés  de  Saint- 
"Vincenl   de  Paul  :  ils  initièrent  les  deux  of- 
ficiers à  leurs  œuvres,  à  leurs  pensées  et  à 
leurs  espérances.  Les  deux  officiers,  que  leurs 
réflexions  et  leurs  résolutions  préparaient  à 
cet  apostolat,  s'y  consacrèrent  dès  lors. 

L'œuvre  des  cercles  catholiques  ouvriers 
fut  fondée  ;  le  comte  de  Mun  va  nous  en  ex- 
pliquer la  pensée-mère. 

«  Proclamer  et  défendre  envers  et  contre 
tous  le  droit  de  Dieu  sur  les  sociétés  humaines  ; 
en  chercher  les  conséquences  dans  l'ensei- 
gnement de  l'Eglise,  par  un  labeur  docile  et 
persévérant,  afin  de  préparer  son  règne  dans 
les  mœurs  et  dans  les  lois  ;  lui  rendre,  avant 
tout,  un  premier  hommage,  en  pressant,  par 
l'exemple  du  dévouement,  ceux  que  Dieu  a 
favorisés  de  ses  dons  de  pratiquer  leur  devoir 
social  envers  ceux  qu'il  en  a  privés  ;  organiser, 
enfin,  par  l'association,  une  force  capable 
d'en  assurer  le  libre  exercice  ;  telle  est  la 
pensée,  que  j'ose  dire  immortelle,  parce  que, 


fondée  sur  la  loi  divine,  elle  est  supérieure  à 
ceux  qui  la  formulent  et  qui,  depuis  trente 
ans,  a  suscité  tous  nos  travaux,  animé  toutes 
nos  entreprises. 

«  De  celle  idée  fondamentale,  après  la  forme 
première,  d'antres  (ormes  ont  pain,  suivant 
les  circonstances,  les  milieux  et  le  tempé- 
rament des  hommes,  qui  ont,  chacune, 
entraîné  des  cœurs  et  captivé  c'es  intelli- 
gences. 

«  Mais,  sous  ces  formes  diverses,  l'idée  de- 
meure, magnifique  et  précise,  invincible  en 
son  principe,  inépuisable  en  ses  effets,  seule 
assez  forte,  étant  appuyée  sur  l'éternelle 
vérité,  pour  soutenir  et  réunir  les  âmes  à 
travers  les  événements  qui  passent,  les  insti- 
tutions qui  changent  et  les  passions  qui  divi- 
sent. 

«  J'ai  voulu,  par  ces  quelques  mots,  la  pré- 
ciser une  fois  de  plus,  et  affirmer  des  con- 
victions que,  malgré  lesobstacles,  les  épreuves 
et  les  défaites  passagères,  fortifient  chaque 
jour  l'observation  des  faits  et  la  méditation 
des  idées  et  qui,  après  avoir  décidé  de  ma 
vie  publique,  demeureront,  jusqu'à  son  terme, 
l'aliment  de  mon  courage  et  le  fondement  de 
mon  espérance. 

«  J'ai  dit  mon  espérance  et  j'y  veux  insister, 
car  ce  doit  être  la  suprême  pensée  des  réunions 
catholiques. 

«  Quelles  que  soient  lesobscurités  du  présent 
et  les  menaces  mêmes  du  lendemain  le  plus 
proche,  j'admire  chaque  jour,  quant  à  moi, 
en  dépit  de  toutes  les  apparences,  le  progrès 
constant  des  idées  que  nous  avons  servies,  et 
qui  voient  aujourd'hui  se  lever  chaque  année 
dans  les  rangs  de  la  jeunesse  des  apôtres  nou- 
veaux. 

«  J'admire   comment,  parmi  les  luttes  des 
partis  et  malgré  les  retours  offensifs  de  l'esprit 
sectaire,  la  préoccupation  sociale  tend  de  plus 
en  plus  à  prendre   possession   des  esprits,  à 
s'imposer  à  la  politique,   à  la  dominer   et  à 
préparer  le  terrain  de  rencontre  où  pourront 
fusionner  enfin  les  intelligences  et  les  cœurs. 
«  J'admire  comment,  en  particulier,  chez  les 
catholiques,   se  fait  de  plus  en  plus  l'union 
sur  les  principes  fondamentaux,  si  longtemps 
controversés,  du  droit  social  et  de  l'ordre  éco- 
nomique. Comment  aussi,  apparaît  à  tous  la  né- 
cessitéde  l'action  sociale, exercée  par  lesœuvres 
pratiques,  par  la  recherche  patiente  des  ré- 
sultats, par   l'appel  confiant  à   l'initiative  des 
ouvriers,  prenant  le  pas  sur  l'action  purement 
politique,  et  ouvrant  à  tous  des  perspectives 
sans  cesse  élargies,  au  terme  desquelles  s'épa- 
nouit un  horizon  apaisé,  où  les  défiances  dispa- 
raîtront avec  les  barrières  qu'elles  élèvent  et 
les  haines  qu'elles  engendrent. 

«  J'admire  surtout  comment  cette  prétendue 
chimère  corporative,  ce  rêve  du  rappro- 
chement pacifique  du  capital  et  du  travail, 
dans  l'association  professionnelle,  comment 
cette  idée  dont  nous  nous  glorifions  d'avoir 
été  les  pionniers,  parmi  les  catholiques,  est 
désormais    devenue    la    charte     universelle, 


LIVRE  QUATRE-VINGT  Ql  IX/IKMI: 


réclamée  par  tous  ceux  qui  vivent  de  la  vie 
des  travailleurs,  le  palladium  de  tous  ('eux 
qui  ont  des  intérêts  à  défendre,  des  droits  à 
concilier,  le  seul  moyen  qui  s'offre  à  l'industrie, 
justement  alarmée  par  le  Bocialisme  révolu- 
tionnaire, pour  opposer  à  ses  progrès  une 
force  durable,  vraiment  et  pacifiquement  con- 
servatrice. 

«  Enfin,  laissez-moi  le  «lire,  j'admire  encore, 
et  pa/-dcssus  tout  le  reste,  qu'à  l'aurore  île 
ce  siècle,  au  milieu  îles  déchaînements  impies, 
la  nécessité  de  la  foi,  Le  droit  supérieur  de 
Dieu  dans  l'ordre  intellectuel,  moral  et  social, 
soient,  après  tant  d'orgueilleuses  el  vaines 
tenlalives,  confessés  autour  de  nous  par  tant 
de  voix  nouvelles  et  si  imprévues  dont  les 
sincères  et  fortes  déclarations  sont  à  la  fois 
pour  nous  la  plus  belle  des  récompenses  et 
le  secours  le  plus  efficace. 

«  Tout  cela,  c'est  bien  l'épanouissement  sous 
des  formes  inattendues  de  l'idée  qui  nous 
rassemblait  il  y  a  trente  ans.  C'est  pourquoi, 
bien  loin  d'être  des  découragés,  nous  sommes 
des  confiants,  et  nous  nous  sentons  le  droit 
de  tendre  la  main  aux  jeunes  pour  qui  l'espé- 
rance est  la  condition  même  de  la  vie.  » 

Le  succès  des  cercles  catholiques  d'ouvriers 
conduisit  le  comte  de  Mun  au  parlement. 
Député  du  Morbihan,  puis  du  Finistère,  il 
promettait  à  l'Eglise  un  défenseur  héroïque  : 
soil  que  ses  forces  aient  trahi  son  courage, 
soit  qu'un  mot  d'ordre  étranger  ait  paralysé 
ses  résolutions,  il  n'a  pas  donné  tout  ce  qu'on 
attendait  de  son  éloquence.  Sans  contredit, 
c'est  un  maître  de  la  parole,  mais  plutôt  un 
académicien  qu'un  parlementaire.  Veuillot 
lui  reprochait  déjà  de  ne  pas  assez  mordre  et 
de  trop  bénir;  Drumont  lui  reproche  éga- 
lement, au  lieu  de  recourir  à  cette  Canina  fa- 
cumlia  que  possédait  Montalembert  à  un  si 
haut  degré,  de  se  tenir  dans  la  placidité  du 
prône  d'un  diseur  de  messe.  Nous  savons  bien, 
par  l'exemple  môme  de  Freppel,  qu'il  ne 
suffit  pas  des  discours  d'un  parlementaire 
parfait,  pour  enlever  les  votes  d'un  assemblée 
de  sous-vétérinaires;  mais,  suivant,  l'obser- 
vation judicieuse  de  Freppel,  l'homme  qui  ne 
décide  pas  la  chambre,  parle  par  les  fenêtreset 
peut  entraîner  la  France.  Ce  fut  la  gloire  de 
Freppel  et  de  Montalembert.  Ce  fut,  dans  un 
autre  sens,  le  genre  de  succès  qu'emportèrent  la 
hure  de  Mirabeau,  la  spirituelle  intempérance 
de  Maury,  l'audace  de  Danton  et  de  beaucoup 
d'antres.  Si,  avec  d'humbles  plumrs,  des  jour- 
nalistes intrépides  ont  pu  soulever  la  France 
au  nom  du  patriotisme,  pourquoi  des  orateurs 
intrépides    au    parlement    n'auraient-ils   pas 

rcé  sur  l'opinion  publique  cette  inlluence 
entraînante  qu'aucun  catholique  n'a  pu  exer- 
cer ? 

Certes,  il  ne  s'agit,  pas  d'être  un  O'Connell  : 
n'est  pas  d'ailleurs  O'Connell  qui  veut;  mais 
le  petit  procédurier  du  Hanovre,  Windhorst, 
i  mettre  Bismarck  les  quatre  fers  en  l'air, 
Les  bous -vétérinaires  ne  sont  qu'une  poussière 
en  comparaison  ;  ils  sont  le  nombre,  mais  le 


nombre  infime  ;  et  rien  ne  parait  plu  facile 
que  de  les  réduire  à  néant,  Encore  une  foi  , 
il  ne  s'agit  pas  même  de  dompter  un  parle- 
ment, mais  de  soulever  la  l'vtnrr  contre  l'in- 
justice, La  déraison  et  la  trahison. 

Depuis  la  révolution,  tes  œuvres  de  zèle 
sont  en  grand  crédit  dans  l'Eglise.  A  dire 
vrai,  c'est  la  nécessité  qui  les  impose.  Le  mi- 
nistère pastoral  avec  B68  instructions,  ses  ca- 
téchi8mes,son  gouvernement  des  âme?,  a  bien 
aussi  ses  œuvres  de  zèle;  mais  les  i,-w. 
de  zèle  que  doit  spécialement  louer  l'histoire, 
ce  sont  ces  œuvres  qui  s'ajoutent  à  la  direc- 
tion ordinaire  des  curés,  pour  préserver  ou 
cultiver,  d'une  façon  particulière,  un  coin 
du  champ  confié  à  leur  sollicitude.  A  l'au- 
rore de  ce  siècle,  Jean-Joseph  Allemand  fon- 
dait, à  Marseille,  une  œuvre  de  jeunesse  qui 
prospéra  plus  de  trente  années  ;  à  Uordeaux, 
l'abbé  Dasvin  créait  une  œuvre  semblable  dont 
le  cardinal  Donne  t  aimait  à  célébrer  les  résul- 
tats. Ce  qui  avait  été  tenté  par  ces  vétérans 
du  sanctuaire,  s'est  multiplié,  sous  le  nom 
à' Œuvres  ouvrières,  depuis  vingt-cinq  ans. Nous 
ne  saurions  parler  de  tous  ces  bons  ouvriers 
du  Seigneur;  nous  voulons  en  citer  au  moins 
un,  comme  prototype.  Joseph  'limon-David, 
né  à  Marseille  en  1823,  se  mit,  au  mois  de 
mars  18ï6,  avec  l'autorisation  de  son  évèque,  à 
réunir  plus  de  deux  cents  jeunes  ouvriers,  pour 
les  élever  dans  les  vrais  principes  de  la  foi,  les 
former  aux  bonnes  mœurs  et  les  mettre  sous 
la  garde  delà  piété.  Pendant  dix-neuf  mois, 
l'OEuvre  traversa  bien  des  péripéties  et  bien 
des  contradictions.  Le  1er  novembre  1847, 
elle  s'établit  sous  sa  forme  actuelle,  dans  le 
local  qu'elle  occupe  encore  aujourd'hui,  au 
boulevard  de  la  Madeleine.  En  1852,  elle  fut 
érigée  canonique-ment  par  Eugène  de  Mazenod, 
évêque  de  Marseille  ;  en  1857,  le  même  pre'- 
lat  lui  consacra  une  église  sous  l'invocation  du 
Sacré-Cœur;  et  en  1859,  Pie  IX  l'élevait  à  la 
dignité  d'archi-confrérie,  avec  le  privilège 
de  s'agréger  des  OEuvres  semblables,  faculté 
dont  ont  voulu  jouir  vingt-deux  œuvres  di- 
verses, toutes  consacrées  à  la  jeunesse. 

La  vie  de  cette  Œuvre  se  résume  en  deux 
mots  :  Prier  et  Jouer.  Un  ne  peut  pas  gar- 
der des  jeunes  gens  sans  leur  offrir  des  dis- 
tractions: «  11  faut,  dit  le  comte  de  Maistre, 
amuser  les  jeunes  gens,  pour  qu'ils  ne  s'a- 
musent pas  ».  Notre  siècle  a  acquis,  sous  ce 
rapport,  une  habileté  remarquable.  Malgré 
tous  ses  malheurs,  il  reste  gai,  ou  du  moins  il 
sait  s'égayer  de  toutes  les  façons,  même,  hélas  ! 
en  ne  prenant  pas  assez  sérieusement  les  choses 
sérieuses.  Pour  défendre  les  jeunes  gens  contre 
la  frivolité  naturelle  à  leur  âge,  l'Œuvre  as- 
sure le  condiment  de  la  prière  et  la  grâce  des  sa- 
crements. «  Nos  jeunes  gens,  écrit  le  Directeur, 
se  réunissent  tous  les  soirs  après  les  heures 
de  travail,  pour  vaquer  aux  devoirs  de  la 
piété,  réciter  le  chapelet,  entendre  une  ins- 
truction, recevoir  la  bénédiction  du  Saint- 
Sacrement...  Le  dimanche  et  les  fêtes  d'o- 
bligations,qui  sont  les  jours  les   plus  dange- 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


n  u\  dans  um    filli  d  de  100  000  an 

lu  matin  au  soir.  Ils  récitent 
du  Petit  Office,  assis- 
i.-i,)   ,i   la    messe  solennelle,  récitent  le  cha- 
avant    le  dîner,    reviennent    pour  les 
i  mon,   la  bénédiction  du  Saint- 
nui. Mil;  le  reste  de  La  journée  est  occupé 
par  des  jeux  -ans  danger  pour  Leur  âme.  Les 
plus  pieux  onl  deux  réunions  distinctes,  L'une 
pour  ceux  qui  ont  moins  de  seize   ans,  l'autre 
pour  Les  plus  grands  el  les  plus  dévoués,  qui 
donnenl  la  vie  à  toute  l'Œuvre.  Tous  les  ans, 
ils  font  les  exercices   spirituels   pendant  cinq 
jours:   les  offices   se   célèbrent   avec  lapins 
mande  solennité    pour    le   chant,   le    grand 
nombre  et  la  piété  de  ceux  qui  viennent  à  l'au- 
tel, la  richesse  des  ornements  sacrés,  l'esprit 
liturgique    étant    la   tradition    de    toutes   nos 
maisons  et  leur  seul  luxe.  » 

Nous  ne  parlons  pas  d<  s  dépenses  d'acqui- 
sition et  d'entretien,  des  constructions  et 
transformations  d'édifices,  des  difficultés  et 
petites  persécutions  qui  s'attachent  toujours  à 
ces  sortes  d'entreprises.  Nous  notons  seule- 
ment que  l'Œuvre,  dans  un  laps  de  trente-six 
ans,  a  donné  ses  soins  à  plus  de  dix  mille  ado- 
lescents.—  Pour  étendre  les  fruits  de  celte 
création,  le  fondateur,  après  dix-sept  années 
d'existence,  créa  l'école  du  Sacré-Cœur;  c'est 
une  école  primaire  et  une  école  pour  les  classes 
de  grammaire.  On  y  suit  les  programmes  de 
l'Université;  mais,  pour  tout  le  reste,  c'est  une 
école  diocésaine,  consacrant,  par  son  exi-- 
tence,  le  principe  du  droit  de  l'Eglise  et  du 
droit  des  pères  de  famille  en  matière  d'ensei- 
gnement. —  En  1864,  poursuivant  ses  progrès, 
le  Directeur  établissait  à  la  Viste,  dans  une 
terre  patrimoniale,  l'Œuvre  de  la  Jeunesse.  — 
Pour  satisfaire  à  des  œuvres  si  diverses,  dans 
un  pays  où  les  vocations  deviennent  tous  les 
jours  plus  rares,  il  fallut  établir  encore  un 
Juvénat,  sorte  de  petit  collège,  pour  complé- 
ter ks  études  secondaires  jusqu'à  la  philoso- 
phie. Une  école  de  théologie  devait  couron- 
ner toutes  ces  institutions.  On  avait  d'abord 
fait  éludier  les  clercs  de  la  société,  au  grand 
séminaire  et  au  Collège  Romain.  L'Œuvre  de 
la  jeunesse  étantetablie  à  Aix  et  ayant  accepté 
la  direction  d'un  orphelinat  agricole,  un 
scolatiscat  fut  établi  pour  la  société  et  ses 
élèves  suivirent  les  cours  du  grand  sémi- 
naire d'Aix.  Enfin,  l'Œuvre  de  la  jeunesse 
ouvrière  ne  passa  point  à  une  communauté 
religieuse;  mais  la  société  du  Sacré  Cœur  île 
Jésus-Enfant  fut  constituée  partout,  exprès 
pour  assurer,  sous  la  direction  à  vie  du  fonda- 
teur,Joseph  'limon-David,  le  fonctionnement 
régulier  de  l'Œuvre  collective. 

E'écueil  de  ces  créations  charitables,  c'est 
qu'on  n'ose  pas  y  faire  assez  de  religion.  Les 
amusements,  on  les  prodigue;  mais  se  con- 
fesser, communier,  méditer,  dire  le  chapelet, 
faire  la  visite  au  Saint-Sacrement  et  la  lecture 
spirituelle,  on  n'ose  pas  y  venir,  ou  on  n'ose 


pas  y  tenir.  Pour  les   en 

mais  pour  ,  st- à-dire  pour 

ceux  qui  ont,  de  La  grâce  divine,  un  plus  pres- 

il  besoin,  on  n'ose  pas  les  abreuve)  fréquem- 
ment a  ces  sources  de  vie.  L'espril  natura- 
lise de  notre  siècle  a  pénétré  parla.  I. es  di- 
recteur.-, paraissant  ignorer  la  puissance  des 
moyens  surnaturels  dans  La  conduit!  ies, 

demandent  leur-  succès  aux  moyens  humains. 
«  J'ai  donc,  écrit  le  fondateur,  employé*  une 
grande  partie  de  ma  vie  à  combattre  cet  es- 
prit naturaliste  ou  libéral,  soit  en  prêchant 
plus  de  cent  cinq  retraites  hors  de  nos  mai- 
sons, soit  par  des  ouvrage^.  Reaucoup  d'é- 
\iques  les  ont  déjà  honorés  de  leurs  approba- 
tions. La  pensée  fondamentale  qui  inspire  tons 
ces  livres  est  que  l'éducation  de  nos  jours 
trop  humanitaire,  qu'il  faut  absolument  reve- 
nir à  la  foi  pure,  à  la  prière,  aux  sacremei 
pour  réformer  la  société  civile   et    religieuse. 

'<  La  Méthode  de  Direction  des  ouvre-  de 
jeunesse,  petits  séminaires,  col'  cercles, 

patronages,  donnent  les  principes  pour  con- 
duire une  maison  d'éducation  chrétienne.  Elle 
a  eu  deux  éditions. 

«  Le  Traité  de  In  Confession  des  enfants  et 
des  jeunes  gens  traite  de  la  direction  des  Cons- 
ciences au  saint  tribunal.  Il  a  déjà  eu  quatre 
éditions. 

o  Et  comme  plusieurs  trouvaient  ces  mé- 
thodes d'une  application  peu  usuelle  et  même 
impossible,  j'ai  publié  sous  le  titre  de  Souve- 
nir de  l'Œuvre  de  la  jeunesse  de  Marseille  la 
vie  de  quatorze  congréganistes  de  tout  âge, 
appartenant  à  toutes  les  conditions  sociales, 
depuis  le  prêtre  jusqu'au  soldat.  C'était  ré- 
pondre à  toutes  les  objections  par  un  argu- 
ment ab  aclu  ad  passe,  puisque  ces  quatorze 
jeunes  gens  se  sont  sanctifiés  par  celte  mé- 
thode. 

«  Enfin,  pour  encourager  mes  confrères  du 
dedans  et  du  dehors  par  un  illustre  exemple, 
je  viens  de  publier  la  vie  d'un  saint  absolu- 
ment inconnu  en  Fiance,  saint  Joseph  Cala- 
sanz,  fondateur  des  écoles  pies.  » 

Ces  divers  ouvrages,  dus  au  ferme  esprit 
du  fondateur  de  l'Œuvre  de  la  jeunesse,  sont 
tous  marqués  au  bon  coin.  Précis  dans  le 
style,  nets  dans  la  pensée,  [zélés  par  l'esprit, 
ils  forment  comme  les  classiques  de  l'œuvre  : 
ce  sont  les  écrits  d'un  vrai  maître,  et  d'un 
vrai  père  de  la  jeunesse.  Quant  à  l'œuvre  elle- 
même,  l'évêque  de  Marseille  dit  que  «  le  fon- 
dateur et  ses  prêtres  édifient  le  diocèse  par 
leurs  vertus  sacerdotales  et  qu'ils  travaillent, 
avec  un  zèle  admirable  et  un  grand  succès,  à 
l'amélioration  chrétienne  des  jeunes  ouvriers  ». 
L'ai chevêque d'Aix,  Augustin Forcade.  ajoute  : 
«  Aucune  œuvre  ne  répond  plus  efficacement 
à  l'une  des  premières  nécessités  de  notre  triste 
époque  et  ne  mérite  mieux  assurément  les  en- 
couragements et  les  bénédictions  du  Saint- 
Siège  ».  Les  papes  Pie  IX  et  Léon  XIII  l'ont 
également  encouragée  et  bénie;  le  premier  en 


(1)  Rapport  quinquennal  au  Pape  Léon  XIII  en  1884. 


LIVRE  OU  ^.TRE-VINGT-Ql  [NZ1ÈME 


relevant  à  la  dignité  d'archiconfrérle;  le  se- 
cond en  écrivant  au  directeur  :«  Nous  voua 
exhortons  à  persévérer  ardemment  dans  votre 
vocation,  afin  de  pouvoir,  en  ces  temps  diffi- 
ciles, gagner  le  plus  grand  nombre  possible 
d'âmes  ii  Dieu  el  conserver  autant  de  fils  à 
l'Eglise  ». 

Sous  Louis-Philippe,  on  vit  paraître,  un 
beau  matin,  des  brochures  de  très  petit  for- 
mat, d'un  petit  nombre  tic  pages,  couverture 
jaune,  intitulées  :  Lettres  sur  la  liste  civile. 
Questions  scandaleuses  d'un  jacobin,  Oui  et  non, 
Feu  !  Feu!  signées  :  Timon.  Timon  d'Athènes 
était  ressuscité  à  Paris  sous  la  branche  ca- 
dette et  s'inlituait  lui-môme  le  pamphlétaire 
du  régime.  On  voulut  savoir  qui  était  ce  Timon 
et  bientôt  l'on  apprit  qu'il  n'était  autre  que 
Louis  Uelahaye  de  Gormenin,  ancien  député 
du  Loiret,  devenu  conseiller  d'Etat.  Cormenin 
avait  vécu  sous  l'Empire,  il  avait  assisté, 
jeune,  à  ces  fameuses  séances  où  s'agitaient, 
sous  la  présidence  de  l'Empereur,  les  plus 
graves  questions  du  droit  français  ;  et  comme 
il  était  fort  intelligent,  il  avait  en  quelque 
-orte  créé  le  droit  administratif.  Sur  le  tard, 
se  rappelant  tous  les  événements  de  sa  jeu- 
nesse, il  avait  composé,  sous  le  nom  de  Ti- 
mon, un  Livre  des  orateurs.  Ce  livre  était  di- 
visé en  deux  parties  :  la  première  contenait 
les  préceptes  de  la  rhétorique  et  de  l'élo- 
quence ;  elle  étudiait  l'éioquence  ecclésias- 
tique, politique  et  judiciaire,  non  pas  à  la 
manière  didactique  des  livres  de  classes,  mais 
avec  bon  sens,  avec  esprit,  avec  humour, 
parfois  avec  fantaisie;  la  seconde  offrait  l'ap- 
plication de  ces  principes,  dans  une  série  de 
portraits  des  orateurs  parlementaires,  depuis 
Mirabeau  jusqu'à  O'Connell.  Cette  seconde 
partie,  de  beaucoup  la  plus  importante,  des- 
sinait, d'un  burin  ferme,  les  physionomies 
des  orateurs  de  la  Révolution,  des  orateurs 
de  l'Empire,  des  orateurs  de  la  Restauration 
et  les  orateurs  des  deux  Chambres  sous  Louis- 
Pliilippe.  Dans  les  dernières  éditions,  elle 
s'était  augmentée  des  silhouettes  des  ora- 
teurs de  la  seconde  République,  Ledru-Rollin, 
Tocqueville  et  quelques  autres  de  moindre 
envergure. 

Ce  livre  des  orateurs,  écrit  avec  raison  et 
avec  feu,  avait  valu,  à  Gormenin,  un  prodi- 
gieux succès.  Cormenin  était  devenu  l'ami  de 
la  jeunesse  ;  on  le  lisait  dans  les.  séminaires, 
on  le  commentait,  on  l'apprenait  par  cœur. 
Que  les  livres  classiques  de  Lefranc  étaient 
pâles  en  comparaison  !  C'étaient,  sans  doute, 
des  ouvrages  sérieux,  étudiés  avec  soin, 
poussés  jusqu'à  l'érudition,  écrits  avec  une 
suffisante  clarté  ;  mais  c'étaient  des  livres 
obligatoires,  que  discréditait  la  contrainte, 
que  ne  recommandait  point  le  défaut  de 
charmes. Le  livre  de  Timon, à  la  bonne  heure. 
D'une  invariable  bonhomie,  d'un  républica- 
nisme   honnête,   —    on    n'en    concevait    pas 

jtre  alors,  —  ceux  qui   no  trouvaient  pas, 
dan-  la  république,  l'idéal  des  gouvernements 

ivaient,  dans  le  livre  des  orateurs,  le  type 


idéal  des   manuels  d'éloquence.  A    La 

quelques  exemplaires  à  l!ui 
étaient  littéralement  usés,  comme  si  l'œil 
mus  en  eût  dévoré  la  :  ubstanco. 

L'évoque  il'-  cette  ville,  dès  1843,  était 
cendu  dans  l'arène  de  la  controverse  et  avait 
réclamé,  au  mauvais  vouloir  de  Louis- Phi- 
lippe, la  libellé,  d'enseignement,  dont  le  refus 
obstiné  et  malhonnête  devait  entraîner 
ruine.  Les  brochures  de  Mgr  Pariais  riaient 
lues  par  tous  les  élèves  un  peu  huppés  el  les 
inclinaient,  médiocrement,  à  la  révérence  due 
au  pouvoir.  Quand  vinrent  les  brochures  de 
Timon,  ce  fui  une  joie  comme  on  n'eu  éprouve 
(pie  dans  la  jeunesse.  On  prenait  là  Louis- 
Philippe  en  ûagrant  délit  d'argirancie  et  d'im- 
piété. Ce  prince  se  déclarait  le  dernier  voltai- 
rien  de  son  royaume,  et,  ce  disant,  caressait 
son  ventre,  siège  ordinaire  des  idées  vollai- 
riennes.  Timon  ie  prend  au  collet,  comme  un 
vulgaire  voleur  ;  il  l'amène  coram  populo  et, 
par  certains  avis  aux  contribuable-,  montre 
l'état  flagrant  de  spoliation  établi  pour  le 
budget.  Une  fois  entre  autres,  il  fit  reculer  le 
gouvernement  sur  le  chapitre  de  dotation 
d'un  prince.  Où  Timon  est  encore  plus 
louable,  c'est  quand  il  défend  l'Eglise  contre 
les  indignités  de  la  politique  ministérielle. 
L'Eglise  est  sa  cliente  :  il  célèbre  sa  foi  et  ses 
bienfaits:  il  réclame  surtout  ses  droits.  A  la 
raison  juridique,  force  ordinaire  de  ses  argu- 
mentations, il  ajoute  cet  accent  de  persua- 
sion, qui  est  l'emporte-pièce  de  tous  les  dis- 
cours. Et  en  même  temps  qu'il  émeut,  il  fait 
rire.  La  puissance  décisive  de  ses  motions  est 
saupoudrée  à  ce  sel  attique,  goûté  en  France 
comme  à  Athènes.  L'histoire  doit  à  Corme- 
nin-Timon  plus  qu'une  mention  nominale  ; 
elle  doit  honorer  son  esprit,  sa  foi,  sa 
vaillance  et  le  remercier  de  ses  succès,  dont 
elle  a  recueilli  le  bénéfice. 

Pierre-G-uillaume-Frédéric  Le  Play,  né  à 
Ronfleur  en  1806,  fut,  de  1825  à  1827,  élève 
de  l'Ecole  polytechnique,  entra  dans  le  corps 
des  mines  et  parcourut  les  différents  grades 
jusqu'à  celui  d'ingénieur  en  chef  de  première 
classe.  Dès  1830,  il  se  fit  connaître  par  des 
mémoires  dans  divers  journaux  scientifiques 
et  fut  nommé  professeur  de  docimasie  à  l'Ecole 
des  mines,  en  outre,  sous-directeur,  chargé 
de  l'inspection  des  éludes.  En  1853,  lors  des 
préparatifs  de  l'Exposition  universelle  de  l'in- 
dustrie pour  1853,  il  fut  attaché,  en  qualité 
de  commissaire  général,  à  la  sous-commis- 
sion impériale,  dont  il  devint  président,  à  la 
retraite  du  général  Morin,  et  dirigea  cet  im- 
portant service  avec  une  activité  qui  fut  ré- 
compensée par  le  titre  de  conseiller  d'Etat  en 
décembre  1835.  Il  fut  également  nommé 
commissaire  de  l'Empire  français  [tour  l'Ex- 
position universelle  de  Londres  en  1862  et 
commissaire  de  la  grande  Exposition  de  18U7. 
Pour  ces  services,  il  fut  promu  commandeur 
de  la  Légion  d'honneur  le  15  décembre  1855, 
puis  élevé  à  la  dignité  de  sénateur. 

On  a  de  Le  Play,  qui  a  fait,  dans  divers 


HISTOIRE  l  NIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


s,  plusieurs  excursions  scientifiques  :  Ob- 
servations sur  l'histoire  naturelle  <t  la  richesse 
min  raie  de  C Espagne  is;ji,  in-8j  :  Aperçu 
d' mu  statistique  générale  de  la  Fiance,  extrait 
de  V Encyclopédie  nouvelle  (1840  ;  Description 
dry  procédés  métallurgiques  dans  le  pays  de 
Galles  (  lS'i-K,  in  S,  pi.  i  ;  avec  le  baron  Bru 
YAlliiiiu  de  l'Exposition  universelle  (1856)  :  un 
grand  nombre  d'articles,  Observations,  Des- 
criptions, Notices,  sur  des  questions  scienti- 
fiques ou  pratiques,  etc.  Il  faut  citer  à  part, 
dans  un  nouvel  ordre  d'idées  :  Les  ouvriers 
européens  1  N5r>,  in-8),  et  Les  ouvriers  des  di 
mondes,  ouvrages  qui  ont  fait  une  grande  sen- 
sation el  dans  lequel  l'auteur,  abordant  le 
problème  du  prolétariat,  propose  comme  so- 
lution une  sorte  de  retour  à  l'organisation 
féodale  de  la  société  industrielle. 

Si  Le  Play  n'avait  pas  publié  autre  ebose, 
il  n'aurait  point  place  dans  l'histoire  de 
l'Eglise;  mais  nous  devons  à  sa  plume  sa- 
vante trois  ouvrages  qui  réclameront  l'at- 
tention de  la  postérité,  savoir  :  La  lié/orme 
sociale  en  France,  déduite  de  l'observation 
comparée  des  peuples  européens,  1864;  l'or- 
ganisaiion  du  travail,  selon  la  coutume  des 
ateliers  et  la  loi  du  Décalogue,  1870  ;  et  tout 
récemment,  Y  Organisai  ion  de  la.  famille,  ef- 
fectuée sur  les  mêmes  bases. 

En  tête  de  l'avertissement  du  premier  de 
ces  ouvrages,  l'auteur  n'bésite  pas  à  dire  : 
«  Je  crois  le  moment  venu,  pour  la  France, 
de  substituer  aux  tbéories  opposées  qui 
l'agitent  depuis  1789,  des  opinions  com- 
munes fondées  sur  l'observation  méthodique 
des  faits  sociaux.  C'est  sous  l'influence  de 
cette  pensée  qu'a  été  conçu  le  livre  que  je 
présente  au  public.  » 

Ce  que  l'auteur  propose  c'est  l'abdication 
de  89.  A  ses  yeux,  le  régime  inauguré  par 
cette  fatale  époque  n'a  produit  que  deux 
faits  qui  démontrent  l'urgence  de  la  réforme: 
l'antagonisme  des  personnes  et  l'instabilité 
des  institutions.  Le  mal  actuel  gît  surtout 
dans  les  désordres  moraux  qui  sévissent  mal- 
gré le  progrès  matériel.  La  réforme  des 
mœurs  n'est  point  subordonnée  à  l'invention 
de  nouvelles  doctrines  :  sous  ce  rapport, 
l'esprit  d'innovation  est  aussi  stérile  dans 
l'ordre  moral  qu'il  est  fécond  dans  l'ordre 
physique.  Nous  ne  sommes  voués  fatalement 
ni  au  progrès  ni  à  la  décadence  ;  nos  vices 
peuvenL  être  réformés  par  les  institutions  et 
les  mœurs.  La  méthode  qui  conduit  le  plus 
sûrement  à  cette  double  réforme,  c'est  l'ob- 
servation des  faits  sociaux,  et  l'observation 
des  faits  nous  presse  de  revenir  purement  et 
simplement  à  la  religion,  à  la  propriété,  à  la 
famille,  au  travail,  à  l'ordre  public. 

Dans  l'état  où  se  trouve  notre  pauvre  pays, 
cette  œuvre  gigantesque,  mais  impersonnelle, 
ne  flattant  aucune  passion  politique,  ne  ren- 
trant dans  le  cadre  d'aucun  système,  ne  peut 
avoir  de  prise  sérieuse  sur  l'opinion. 

Que  veut  donc  cet  homme,  dit- on  au- 
jourd'hui? Comment!   il   accuse,    à   la   fois, 


Louis  XIV,  la  Convention  et  les  Honaparte? 
il  frappe  sur  le  clergé  en  exaltant  la  religion .' 
il  disculpe  nos  gouvernante  pour  taire  re- 
tomber b;s  [au : •  -  sur  les  gouvernés?...  c'est- 
à-dire  sur  le  peuple  !...  mais  alors  que  veut-il 
donc  ?... 

Cela  est  vrai.  S'il  disait  que  le  mal  vient 
des  abus  de  l'ancien  régime  ou  de  la  corrup- 
tion de  l'empire,  il  aurait  pour  lui  la  démo- 
cratie tout  entière.  Si,  au  contraire,  ii  n'ac- 
cusait  que  la  révolution,  il  aurait  tous  les 
réactionnaires.  Mais,  il  ne  satisfait  aucune  de 
nos  passions,  il  ne  sert  aucun  drapeau,  c'est 
donc  un  idéologue,  qui  doit  laisser  là  toute 
espérance  !... 

Vous  demandez  ce  qu'il  veut?  Eh  bien!  je 
vais  vous  le  dire  :  trente  ans  avant  nos  dé- 
ires,  il  s'esi  dit,  la  France  se  meurt;  tout 
se  désagrège;  elle  a  perdu  ce  qui  fait  vivre 
les  peuples,  elle  n'a  plus  ni  Dieu,  ni  cou- 
tumes, ni  classes  dirigeantes...  lit  il  est  parti 
à  travers  l'Europe,  allant  jusqu'à  ces  régions 
de  l'Asie,  qui  sont  comme  le  grand  réservoir 
du  genre  humain... 

...  Et  après  vingt -quatre  années  d'études 
dans  le  passé  et  de  voyages  dans  le  présent, 
il  est  revenu  disant  :  voici  sur  quelles  bases 
reposent  toutes  les  sociétés  humaines;  celles 
de  l'Orient  comme  celles  de  l'Occident  ;  celles 
de  l'antiquité  comme  celles  du  Moyen 
Age... 

Et,  [tassant  toutes  ces  nations  en  revue,  il 
nous  a  montré  :  près  de  nous,  l'Angleterre, 
protégée  par  une  aristocratie  puissante,  s'ap- 
pliquant  à  réformer  toujours,  sans  toucher 
aux  traditions  du  passé,  et  n'ayant  point  à 
redouter  «  qu'on  vienne  détruire  sa  constitu- 
tion puisqu'on  ne  saurait  où  la  prendre...  » 

Il  nous  a  montré,  en  Hongrie,  l'organisa- 
tion féodale  conservant  un  excellent  régime 
de  propriété',  et  une  race  de  paysans  possé- 
dant une  partie  de  la  terre,  avec  l'antique 
patronage  assuré  aux  établissements  de  main- 
d'œuvre... 

En  Russie,  les  engagements  forcés  entre 
patrons  et  ouvriers,  avec  le  partage  pério- 
dique de  la  terre,  et  la  triple  protection  ac- 
cordée aux  individus  par  le  chef  de  famille,  la 
commune  et  le  seigneur... 

En  Turquie,  les  engagements  demi  forcés, 
admirablement  tempérés  en  présence  de  deux 
religions  rivales,  par  des  habitudes  de  pa- 
tronage, de  tolérance  et  d'égalité... 

Chez  les  Scandinaves,  l'alliance  de  l'indus- 
trie et  de  l'agriculture,  sous  la  protection  des 
seigneurs  qui  sont  gardiens  de  la  liberté  indi- 
viduelle... 

Chez  les  nomades  de  l'Asie,  la  vie  pasto- 
rale liée  à  la  possession  indivise  des  steppes 
et  des  forêts,  avec  l'autorité  du  chef  de  fa- 
mille et  le  respect  de  la  croyance. 

Partout,  enfin,  chez  ces  peuplades  que  nous 
appelons  sauvages  comme  chez  ces  peuples 
que  nous  appelons  barbares,  il  nous  a  montré 
une  organisation  basée  sur  la  nature  des 
choses,  sur  les  mœurs,  sur  le  climat,  avec  le 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIEMI 


033 


respect  de  la  religion,  de  la  coutume  el  dea 
autorités  sociales... 

Et  après  uvoir  passé  toutes  les  nations  en 
revue,  il  nous  a  ait  que,  nous,  peuple  de  la 
grande  Révolution,  nous  riions  les  seuls  .sur 
le  globe,  dans  le  passé  aussi  bien  que  dans  le 
présent,  qui  ayons  l'espérance  de  vivre,  après 
avoir  tout  détruit  :  Dieu,  la  famille  el  la  tra- 
dition. 

Il  nous  reste,  dit-il,  les  apparences  trom- 
peuses d'une  brillante  civilisation  ;  mais,  au 
tond,  la  vie  de  la  nation  est  atteinte  dans  ses 
sources  mômes,  et  ces  peuplades  qui  vivent 
de  pêche  et  de  chasse,  et  que  nous  traitons 
avec  dédain,  ont  devant  elles  l'avenir,  tandis 
que  nous  sommes  frappe's  à  mort. 

Cette  guerre  sociale,  que  nous  cherchons  à 
combattre,  ne  fera  que  grandir,  parce  qu'elle 
est  fatale.  Elle  est,  non  pas  dans  les  hommes, 
mais  dans  les  choses.  Nous  pourrons  réunir 
des  armées,  nous  pourrons  faire  de  terribles 
exécutions,  déporter,  emprisonner,  fusiller... 
le  mal  renaîtra  toujours,  car  le  mal  est  en 
nous! 

Nous  avons  déjà  renversé  onze  gouverne- 
ments et  créé  une  vingtaine  de  constitutions; 
nous  pourrons  renverser  et  créer  sans  terme 
et  sans  repos  ;  tant  que  nous  aurons  le  même 
peuple,  nous  aurons  les  mêmes  maux. 

C'est  donc  dans  ce  peuple,  et  non  dans  ses 
gouvernements,  qu'il  faut  chercher  la  vraie 
cause  du  mal  ;  car,  sans  nier  leurs  fautes,  on 
peut  dite  que  ces  gouvernements  ont  moins 
failli  en  abusant  de  leur  principe  qu'en  s'ins- 
pirant  des  erreurs  même  de  la  nation. 

Avant  toutes  choses,  il  faut  donc  débarras- 
ser l'esprit  de  ce  peuple  des  préjugés  dans 
lesquels  ses  flatteurs  l'entretiennent.  Il  faut 
recommencer  notre  histoire,  el  au  lieu  de 
voir  de  parti  pris  le  mal  dans  le  passé  et  le 
progrés  dans  le  présent,  il  faut  rechercher  ce 
qu'il  y  avait  d'utiie  et  de  bon  dans  les  insti- 
tutions du  Moyen  A#e  ;  il  faut  étudier  la  féo- 
dalité française,  l'arisiocratie  de  l'Angleterre, 
l'organisation  allemande. 

Il  faut  dire  à  ce  peuple  que  l'importance 
attachée,  de  notre  temps,  aux  découvertes 
scientifiques  lui  ont  fait  perdre  de  vue  les 
seules  vérités  sur  lesquelles  repose  la  vie 
d'une  nation,  attendu  que  ces  découvertes 
n'entraînent  nullement  des  découvertes  cor- 
respondantes dans  l'ordre  moral,  où  l'esprit 
d'innovation  est  aussi  stérile  qu'il  est  fécond 
dans  l'ordre  physique. 

Les  savants  ne  pouvant  exceller  aujour- 
d'hui qu'en  se  renfermant  dans  des  spécia- 
lités restreintes,  presque  toujours,  L'homme 
-c  rapi  tisse,  tandis  que  le  savant  grandit. 

Par-dessus  tout,  il  faut  apprendre  à  ce 
peuple  que,  dans  l'ordre  moral,  il  n'y  a  rien 

bercher,  parce  qu'il  n'y  a  rien  à  découvrir, 
et  que,  depuis  le  Décalogue  de  Moïse,  divine- 
ment interprété  par  le  Christ,  aucune  vérité 
supérieure  n'est  apparue  dans  le  monde,  et 
que  les  nations  ont  été  malheureuses  ou  pros- 
père-., selon  qu'elles  en  ont  respecté  la  loi. 


Il  Paul   lui  apprendre  que  ce  Moyeu 
tant   méprisé,    avait  uhe    organisation   plus 
vraie,  plus  vivace,  plus  solide,  que  tout  ce 
que  la  démocratie  nous  a  donné.  A  travei 

certains    abus    qu'on    a    exagérés    à    plaisir,  il 

faut  lui  montrer  les  paysans  des  communes, 
organisant    eux-mêmes    leurs    jurys,    leurs 

taxes,  leurs   impôts,  et  ayant  eu  l'are  de  leurs 

seigneurs  des  allures  indépendantes  qu'aucun 

de  nous  n'oserait  prendre,  aujourd'hui,  vis-à- 
vis  de  la  bureaucratie  européenne... 

Il  faut  lui  dire  que  cet  antagonisme  des 
classes,  dont  on  a  accusé  l'ancien  régime,  ne 
s'est  vraiment  manifesté  que  depuis  la  grande 
Révolution.  Jadis,  chaque  patron  allait  au 
combat  suivi  de  ses  clients,  de  ses  ouvriers, 
de  ses  domestiques,  tandis  qu'aujourd'hui,  il 
les  rencontre  tous  armés  contre  lui. 

Le  mal  que  la  Révolution  a  prétendu  gué- 
rir n'a  donc  vraiment  commencé  qu'avec  la 
Révolution.  La  liberté  et  la  fraternité  qu'elle 
a  voulu  nous  imposer  par  la  force  et  dans  le 
sang,  sont  mortes,  tuées  par  elle  ;  et  comme 
pour  ces  empereurs  de  la  décadence,  elle  en 
a  fait  des  divinités  après  les  avoir  assassinées, 
nous  laissant,  à  la  place,  l'égalité  seule!... 
Une  égalité  impossible,  contraire  aux  vues  de 
Dieu,  à  la  nature  des  choses  ;  une  égalité  à 
laquelle  un  peuple  n'arrive  que  par  voie 
d'abaissement. 

C'est  ainsi  que  la  Révolution,  après  avoir 
tout  ane'anti,  nous  a  descendus  au  point  où 
nous  sommes  :  droit  d'héritage,  qui  attente 
au  droit  du  père  de  famille  ;  suffrage  univer- 
sel, qui  est  le  règne  du  nombre  imbécile  ; 
plébiscite,  que  les  populations  accueillent 
avec  fatigue,  quand  elles  n'y  voient  pas  un 
moyen  de  révolte  ;  peuple  sans  principes, 
sans  traditions,  sans  Dieu,  qui,  incapable 
d'intelligentes  réformes,  et  passant  fatale- 
ment du  despotisme  à  l'émeute,  ne  connaît 
plus  de  milieu  entre  la  révolte  et  une  soumis- 
sion passive... 

Gouvernements  imprudents,  qui,  au  lieu  de 
voir  la  véritable  prospérité  dans  de  riches 
campagnes  habitées  par  des  classes  diri- 
geantes, ont  concentré  toutes  les  forces  vives 
dans  de  nouvelles  Rabylones,  avec  applau- 
dissements des  révolutionnaires  qui  y  trouvent 
une  armée  toujours  prête  pour  la  prochaine 
émeute... 

Autorités  factices,  étrangères  par  leurs  ha- 
bitudes et  leur  langage,  imposées  violemment 
en  un  jour  de  révolution  à  la  place  de  ces 
autorités  naturelles  fondées  sur  l'affection  et 
le  respect  des  populations. 

Antagonisme  social,  ce  redoutable  symp- 
tôme qui,  jadis,  n'apparaissait  qu'au  sommet 
d'une  société  malade,  envahissant  mainte- 
nant le  peuple  tout  entier...  La  classe  élevée, 
de  plus  en  plus  divisée,  tandis  qu'un  accord 
sans  précédents  s'établit  entre  tous  ceux  qui 
visent  au  renversement  de  l'ordre  social... 

Alors,  la  division  des  partis,  broyant  la  na- 
tion en  l'ace  de  l'étranger,  ce  qui  fait  que  ce 
peuple  sans   Dieu,  sans  traditions,  sans  prin- 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  C  VI'IIOLinCE 


cipes,  n'a  plus,  à  la   pi  -  diri- 

pensables  à  tous  les  peuples,  que 
hommes  qui  n  rvent  de  leur  fortune, 

de    leur   intel  .   de   leurs   Latents,   que 

pour  faire  exclusivement  triompher  leur  parti. 
Ce  qui  fail  que  celte  g  qui  existe  déjà 

itre  l'enfanl  el  le  père  de  famille,  entre 
l'ouvrier  el  le  patron,  entre  le  paysan  et  le 
propriétaire...  enfin,  entre  l'homme  et  Dieu... 
est  entretenue  par  ceux-là  même  qui  de- 
vraient la  faire  cesser...,  c'est-à-dire,  par 
vous,  par  moi,  par  nous  tous,  qui  devrions 
rire  les  classes  dirigeantes,  el  qui,  au  lieu  île 
diriger,  comme  jadis,  pour  le  bien  du  pays, 
!"  respect  de  La  religion  el  de  l'autorité,  ne 
dirigeons  plus  que  finis  l'intérêt  de  noire  dra- 
peau, et  qui,  par  cela  même,  avons  augmenté 
le  désordre,  entretenu  la  lutte  et  déraciné  le 
peu  qui  restait  debout  ! 

Le  journal,  d'ailleurs  peu  sérieux,  auquel 
nous  empruntons  celle  Bérieuse  analyse,  con- 
clu! eu  ces  termes  : 

«  .M. os,  je  m'arrête.  Je  vois  d'ici  tous  ceuxqui 
lèveront  les  épaules  en  enlen  lant  parler  du 
Moyen  Age,  de  la  Coutume,  des  Classes  diri- 
geantes... car,  de  même  qu'en  fait  de  force,  il 
ne  reste  plus  en  France  que  celle  qui  détruit, 
de  même,  en  fait  de  principes,  nous  tien  avons 
plus  qu'un  seul  :  celui  du  préjugé. 

«  Levez  les  épaules,  mes  chers  amis  !  cela  me 
trouble  peu  ;  car  il  y  a  une  chose  que  je  vous 
dis  respectueusement:  vous  êtes  profondément 
ignorants.  Je  ne  le  suis  pas  moins  que  vous, 
puisqu'il  y  a  trois  mois  je  ne  connaissais 
même  pas  le  titre  de  ces  livres  dont  je  fais 
tant  de  bruit  aujourd'hui.  La  seule  différence 
entre  vous  et  moi,  c'est  que  je  sais  mon  igno- 
rance, tandis  que  vous  avez  L'inappréciable 
bonheur  de  parler  chaque  jour  des  questions 
sociales  sans  les  avoir  le  moins  du  monde  étu- 
diées. 

c<  Hélas  !  si  nous  pouvons  en  rire  entre  nous, 
cela  est  triste  devant  les  étrangers.  «  Vraiment, 
«  dit  la  /fevue  allemande,  il  est  impossible  que 
«  Le  Play  soit  Français  !...  Comment,  à  la 
'  [dace  de  théories  enfantines,  prétendant  im- 
«  proviser  le  bonheur  de  l'humanité  et  les 
«  transformations  de  la  société  ;  comment,  au 
«  lieu  d'unplande  réformes  bâclé  en  une  heure, 
«  a  l'aide  de  phrases  creuses  et  brillantes, 
«  nous  avons  là  le  résultat  mûri  de  trente  an- 
ci  nées  d'études  fondées  sur  l'expérience  et  les 
«  faits,  aussi  opposé  à  l'esprit  do  réaction 
«qu'à  L'esprit  de  révolution  !...  Non  1  il  est 
«  impossible  que  cet  homme  soit  Fran- 
«  çais!  » 

«Si, l'auteur  est  bien  Français;  mais,  comme 
il  n'y  a  que  les  Allemands  et  les  Anglais  qui 
Je  comprennent,  c'est  encore  plus  triste  pour 
notre  pauvre  pays. 

«  El  dire  que  ce  peuple,  qui,  depuiscinquante 
ans,  court  entendre  les  folies  de  Fourrier  et  de 
Saint-Simon;  ce  peuple  qui,  hier  encore,  se 
levait  tout  entier  pour  applaudir  aux  plaisan- 


te: de   Rochefort  et  aux  démences 

socialistes  de  Victor  Hugo,  ce  peuple  ne  lira  pas 
ce  livre,  qui  véritablement  est  une  co- 

Lossale... 

«  El  dire  que  moi,  qui  vous  p  nie.  il  y  a  quel- 
ques jours  ja  ne  la  connaissais  pa 

a  Aus-i,  je  ne  vous  laisserai  ni  paix  ni  Irèvc 
jusqu'à  ce  que  vous  l'ayez  lu.  » 

Les  lecteurs  de  celle  histoire  n'en  sont  pas 
à  ce  degré  d'ignorance  ;  ils  Liront, 
oui  pas  lus,  les  ouvrages  de  Le  Play.  .Nous 
croyons  superflu  de  Les  prémunir  contre  cer- 
tains préjugés  par  Lesquels  l'auteur  paie 
tribul  aux  infirmités  de  son  siècle.  L'idéi 
réforme  est  radicale,  l'intention  généraleest 
excellente;  mais  il  j  a  parfois  ignorance  en 
matière  Idéologique  et  erreur  en  matière  his- 
torique; parfois  même  l'auteur  passe  les  fron- 
tières de  l'orthodoxie.  EL  parla,  sans  qu'il  s'en 
doute,  il  court  risque  de  mettre  à  néant  tous 
ses  projets  de  réforme.  Pour  la  société,  comme 
pour  la  famille  et  L'individu,  il  faut  toujours 
revenir  à  ia  formule  révélée  du  progrès  chré- 
tien :  Crescamus  in  illo,pkr  omnia,  qui  est  caput, 
Chris  tut  (I). 

Le  point  do  départ  du  xixe  siècle,  c'est  le 
lendemain    de   la  Révolution.  La  Révolution, 
out  collecteur  de  trois  siècles  d'aberrations, 
avait  traduit   les  erreurs  de  doctrines  par  des 
ruines  :  elle  avait  passé  comme  un  cyclone  et 
tout  détruit  sur  son  pa-sage.  Faut-il  le  dire? 
la  cause  première  de  ses  fureurs   ce  sont  les 
aveuglements  qui,  dèslexvn'siécle,  avaient  fait 
perdre  Le  sens  de  l'art  chrétien;  et  pour  rele- 
ver  nos  monuments  deieurs  ruines,  il  fallait 
d'abord  en  retrouver  l'intelligence.  C'est  par 
la  poésie  du  Christianisme  que  Chateaubriand 
inaugura  le  réveil  chrétien  ;  c'est  par  la  poésie 
de  l'art  que   Montalembert    el  Victor   Hugo 
commencèrent  les  réactions  contre  le  stupide 
aveuglement  des  démolisseurs.  La  Révolution 
n'avait  pas  trop  eu   le  temps  de  détruire;  on 
détruisit   beaucoup  plus    après    méthodique- 
ment, implacablement  jusqu'à  l'ode  contre  la 
bande  noire   et  à  la  lettre   sur  le  vandalisme 
dans  l'art.  Ce   que   l'indignation   avait  com- 
mencé, la  science  devait   l'accomplir.  Didron, 
Gaillahault  et  le  premier  de  tous,  Arcisse  de 
Caumont  furent  les  ouvriers  de  Dieu  pour  la 
restauration  en  France  de  l'art  chrétien. 

Arcisse  de  Caumont.  né  en  1803,  avait  fondé 
en  lS'2't  la  Société  des  Antiquaires  de  Nor- 
mandie. En  1833,  nommé  membre  de  l'Aca- 
démie des  Inscriptions,  il  étendit  à  toute  la 
France  sa  société  archéologique  pour  la  con- 
servation et  la  description  des  monuments  de 
notre  ait  national.  Le  moyen  dont  il  se  servit 
pour  procéder  à  l'inventaire  exact  et  complet 
de  nos  richesses  artistiques,  ce  furent  les  con- 
grès. Ces  congrès  se  réunissaient  successive- 
ment dans  toutes  les  grandes  villes,  se  com- 
posaient de  tous  les  archéologues  du  cru, 
inventoriaient  savamment  les  monuments  de 
chaque   pays   et  réunissaient,  dans  uu  grand 


(1)  Eph.  iv,  15. 


LIVRÉ  QUATRE  VINCI  QUINZ1ÊM1 


033 


compte  rendu,  leurs  travaux  ;  si  bien  que  la 
collection  de  ces  comptes  rendus  forme  comme 
un  état  archéologique  delà  France. 

Le  promoteur  rie  ces  congrès  en  agrandis- 
sait, par  ses  publications,  L'importance.  Dès 
1824,  il  avait  publié,  dans  les  mémoires  des 
Antiquaires  de  Normandie,  un  essai  sur  l'ar- 
chitecture religieuse.  Kn  1830,  il  professait  un 
cours  d'antiquités  monumentales,  qu'il  pu- 
blia en  sis  volumes,  résuma  dans  un  ahé- 
cédaire  d'archéologie  et  vulgarisa  par  l'his- 
toire de  l'architecture  religieuse,  civile  et  mi- 
litaire. Ces  cinq  publications  seul,  accompa- 
gnées de  planches  qui  mettent  sous  les  yeux 
et  qui  expliquent  le  texte  des  volumes.  Ces 
ouvrages  firent  une  révolution  dans  les  idées 
et  dans  le  j,roût.  Avant  leur  publication,  les 
églises  étaient  peu  connues;  on  n'avait  même 
pas  songé  à  étudier  les  constructions  civiles 
du  Moyi  n  Age.  Caumont  étudie  tout  cela  d'a- 
près les  principes  chrétiens;  il  l'étudié  depuis 
l'ère  gallo-romaine,  jusqu'à  la  renaissance; 
il  n'inspire  pas  seulement  l'admiration  poul- 
ies églises  et  les  cathédrales:  il  parle  des  mai- 
sons claustrales  et  abbayes,  des  hôpitaux,  des 
palais,  des  halles,  des  ponts,  des  hôtels  de 
ville.  Bientôt  des  cours  d'archéologie  furent 
fondés  dans  les  grands  séminaires  ;  les  sociétés 
locales  continuèrent  l'œuvre  des  congrès  et 
créèr-nt  partout  des  musées;  les  gens  du 
monde  vinrent  à  étudier  et  à  admirer  les  âges 
de  foi  qui  nous  avaient  doté  de  si  splendides 
monuments.  La  cause  de  l'art  était  gagnée. 

Caumont,  mort  en  1873,  à  son  château  de 
Magny,  en  Normandie,  vécut  assez  pour  assis- 
ter à  son  propre  triomphe.  La  France,  la  Bel- 
gique, l'Italie,  la  Prusse,  le  décorèrent  de 
leurs  ordres;  en  1865,  une  médaille  fut  frap- 
pée en  son  honneur  à  Salzbourg  ;  et  Monta- 
lembert,  !e  haranguant  peu  avant  sa  mort,  lui 
appliquait  le  vieux  mot:  Te  saxa  loquuntur. 
Les  pierres  de  tous  nos  monuments  nationaux 
doivent,  à  Arcisse  de  Caumont,  un  tribut  de 
reconnaissance. 

Pendant  que  Caumont  nous  rendait  l'archi- 
tecture chrétienne,  Rio  nous  ramenait  à  l'in- 
telligence chrétienne  de  la  peinture.  Alexis- 
François  Rio  était  né  en  179!),  à  l'île  d'Arz 
(Morbihan).  Au  terme  de  ses  études,  il  fut 
nommé  professeur  à  Tours,  puis  à  Louis-le- 
Grfand.  L'n  riche  mariage  avec  une  catholique 
anglaise  lui  permit  de  renoncer  à  l'ensei- 
gnement de  se  livrer  aux  voyages  et  aux 
études  d'art  :  il  mourut  en  1874. 

Nous  devons  à  Alexis  Mio  divers  articles 
dans  l' Université  catholique,  le  Correspondant 
et  VI  nh  ers  ;  puis  Essai  sur  l'histoire  dt  l'esprit 
humain  dans  l'antiquité,  1830,  i  vol.; — la 
Petite  Chouannerie  dans  un  collège  breton  sous 
le  premier  empire;  —  les  Quatre  martyrs, 
histoire  louchante  (Je  quatre  hommes  mo- 
dem* i,  morts  pour  la  foi  de  Jésus-Christ  ;  — 
peare  catholique,  dont  le  titre  dit  l'objet  ; 

m, /Je  l'art  chrétien,  \  vol.  in-8°,  1844-1867. 

Cet  ouvrage  est,  une  histoire  de  la  peinture 
chrétienne  et  spécialement  de   la    [teinture 


italienne  depuis  Qiolto  jusqu'à   Raphaël.  Rio 
divise  l'histoire  de  la  peinture  en  huit  éci  i 
écoles  romano-by  anline,  l>\  santine,  siennoise, 
florentine,  ombrienne,  lombarde,  vénitienne  et 

romaine.    Dans    la  première,    les   idées    chré- 
tiennes ;  e  présentent  sous  une  forme  païenne  ; 

cet  emprunt,  sans  exclure    l'originalité  qu'on 

pose  le  changement  d'idéal  1 1.  que  commande 

la   foi,    ne   se    m  inifeste    pas    moins    dan-    les 

catacombes.  L'école  bysantine  se  l.  il  remar- 
quer par  la  laideur  des  types,  maigres,  longs, 
pâles,  efflanqués,  sans  variation.-  possibles; 
détruite  par  les  Iconoclastes,  cette  école 
perpétue  en  Russie.  L'école  de  Sienne,  c'est 
l'enfance  de  l'art  avec  Guido,  Duccio,  Memmi 
et  les  deux  Lorenzo.  A  Florence,  Cimabué 
continue  la  tradition  hysantine;  Qiolto  inau- 
gure la  tradition  chrétienne.  Orcagna,  J. 
de  Melano,  Giottino,  marchent,  sur  les  traces 
de  Giotto  ;  sous  la  fatale  influence  des  Médicis, 
l'art  chrétien  perd  son  unité.  Le  naturalisme 
paraît  dans  Ùccello,  Mazaccio  et  dans  les 
sculptures  de  Giberti  ;  le  paganisme  triomphe 
dans  Lippi,  André  de  Caslagno,  BotticelU  et 
Ghirlandajo. 

La  peinture  atteint  son  apogée  en  Ombrie. 
Autour  du  tombeau  de  saint  François  d'Assise 
se  forme  une  école  mystique  qu'illustrent  Fra 
Angelico  de  Fiesole,  si  digne  de  son  nom, 
Benedetto  Gozzoli,  Gentile  da  Fabriano,  le 
Perugin,  Louis  d'As;ise,  Pinturicchio  et 
Raphaël.  L'énergique  réaction  de  Savonarole 
fait  naître,  à  côlé  de  l'école  mystique,  une 
école  simplement  mais  sincèrement  chré- 
tienne ;  cette  école  se  recommande  par  Fra 
Bartolomo,  Lorenzo  di  Credi,  Luca  da  Hobhia, 
Michèle  di  Hidolfo,  Rodolfe  Ghirlandajo.  La 
décadence  commence  à  Alhertinelli  et  Pietro 
di  Cosimo.  L'influence  des  Médicis  se  fait 
sentir,  dans  Vasari  et  Salviati.  On  linit  par 
revenir  au  paganisme. 

L'école  lombarde  commence  avec  Averulino, 
Michelozzo,  Bramante;  elle  comprend  les 
écoles  de  Milan,  Bergame,  Lodi,  Crémone 
et  Ferrare  ;  elle  a  pour  grand  maître,  Léonard 
de  Vinci,  peintre,  sculpteur,  architecte,  in- 
génieur, génie  universel  et  sublime  ;  après 
Léonard,  elle  s'honore,  à  Milan,  des  deux 
architectes  Busti,  des  peintres  Ambroise  le 
Bourguignon,  Solario,  Melzi,  Salaïno,  Bet- 
traffio,  Sesto,  Kazzi,  Ferrari  et  Luini  ;  à  Ber- 
game et  Brescia,  les  deux  Coleone,  Lotto  et 
Morelto  ;  à  Lodi,  Baltagio,  les  deux  délia 
Chiesa  et  les  deux  frères  Piazza;  à  Crémone, 
Boccasio,  Boccacini,  Altobello,  Galeazzo  et 
Campi  ;  à  Ferrare,  sous  la  mauvaise  influence 
des  Kste,  Costa,  Grandi  et  Garofaro. 

L'école  vénitienne  affecte  d'abord  la  forme 
légendaire  ;  elle  subit  ensuite  dans  Guarienlo, 
Alichieri,  Squarcione,  Mantègna,  l'influence 
des  écoles  païennes  fondées  à  Trévise  et  à 
Padoue.  Un  retour  sensible  aux  idées  chré- 
tiennes se  remarque  dans  les  Bellini,  Cima  fie 
Comegliano  et  Catena.  L'école  atteint  sa  pleine 
floraison  dans  Giorgione,  Pordenone,  Palma, 
Titien,  Bonifazio,Bordone,  leTintorelel  Paul 


636 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Vérom  •  L'enthousiasme  religieux  el  patrio- 
tique fait  le  fond  du  caractère  de  cette  écolo. 

L'école  romaine  n'a,  dans  Rio,  que  deux 
noms,  Raphaël  et  Michel-Ange,  lea  deux 
auteurs  de  Moïse  et  de  la  Farnesine,  des  gale' 
rics  et  des  chambres  du  Vatican. 

Pour  liii»,  l'art  est  plus  qu'une  imitation  ; 
c'est  la  réalisation  du  beau,  on,  du  moins, 
un  effort  pour  L'atteindre.  C'est  pourquoi  son 
livre  offre  un  caractère  si  parfaitement  distinct 
de  tous  les  livres  consacre-  à  l'étude  des  pro- 
duits de  l'art  et  du  génie.  Telle  est  aussi  la 
cause  de  celonget  laborieux  effort  de  l'écrivain 
et  de  sa  patience  à  rendre  son  travail  digne 
du  noble  objet  de  sa  pensée.  Ce  travail  n'a 
pas  demandé,  à  l'auteur,  moins  de  vingt-six 
ans  d'éludés.  Lui-même  en  a  rendu  compte 
dans  une  sorte  d'autobiographie  en  deux 
volumes,  l' Epilogue  de  l'art  ch)  '■n'en. 

Après  avoir  rendu,  à  l'Eglise,  l'architecture 
et  la  peinture  chrétienne,  il  fallait  rendre  aux 
églises  construites  selon  les  règles  de  l'art,  le 
chant  et  la  musique  qui  doivent  illustrer  leurs 
offices.  Ce  travail  imposait  une  double  tàcbe: 
la  recherche  des  monuments  et  leur  interpré- 
tation. De  ces  traditions  perdues,  il  (allait 
restituer  les  textes  authentiques  et  les  règles 
d'exécution. 

Coussemaker  est  l'homme  qui  a  le  plus 
contribué  à  la  restauration  des  textes.  Charles- 
Edmond-Henri  de  Coussemaker,  né  à  Bailleul 
(Nord)  en  1805,  avait  suivi  en  même  temps 
les  cours  de  droit  et  du  Conservatoire  de  mu- 
sique. D'abord  juge  de  paix,  puis  juge  en 
première  instance,  il  devint,  par  ses  travaux, 
jurisconsulte,  historien  et  archéologue.  Sur 
l'art  musical,  voici  ses  principales  publi- 
cations :  1°  Mémoires  sur  Èucbald  de  Saint- 
Amand  et  ses  (racés  de  musique,  1841  ;  — 
2°  Notices  sur  les  collections  musicales  de  la 
bibliothèque  de  Cambrai,  1843;  — 3°  Histoire 
de  l'harmonie  au  Moyen  Age,  1852  ;  — 4°  Chants 
populaires  des  Flamands  en  France,  1856  ;  — 
o  Drame  liturgique  du  Moyen  Age,  1860  ;  — 
6°'  L'Art  harmonique  aux  xu"  et  xm"  siècles, 
1865  ;  —  7°  enfin  le  grand  ouvrage  intitulé 
Scriptorum  de  musica  medii  cpvi  nova  séries  a 
Gerberlina,  editio  altéra,  3  vol.  in-4°,  1866-68. 

rsous  avons  rendu  compte  de  tous  ces  ou- 
vrages au  tome  XIV  de  la  Semaine  du  clergé; 
la  reproduction  de  ce  travail  ne  serait  pas  à 
sa  place  ici;  nous  devons  seulement  noter 
parmi  les  émules  de  Coussemaker,  Danjou, 
Théodore  Nisard,  Félis  et  Lambillotte. 

Louis  Lambillotte,  né  au  pays  de  Hainaut 
en  1796,  eut  pour  premiers  maîtres  de  musique 
les  Cloches  de  Charleroi  et  deux  chanoines  de 
Nivelles.  Organiste  jusqu'à  vingt-cinq  ans  et 
déjà  compositeur,  il  se  décidait  à  étudier, 
devint  prêtre,  puis  jésuite.  Les  jésuites  ne  le 
détournèrent  point  de  sa  vocation  ;  d'autant 
moins  que  la  musique  d'Eglise  laissait  plus  à 
désirer.  On  n'y  manquait  pas  seulement  de 
piété,  mais  de  goût  et  de  sens  moral.  Un  cite 
une  messe  où  les  Kyrie  et  le  Gloria  sont  la 
marche  d'Othello  et  son  ouverture  ;  le   Credo 


s'ouvre  par  une  sérénade  du  Barbier  deSéoilte, 

se  continue  par  Othello,  Tancrèdeei  Sémiramis. 
VAgnu»  esl  pris  de  Tancrède,  la  Cerenenlola 
a  fourni  la  fin  du  Gloria.  Il  serait  plus  simple 
d'aller  dire  la  messe  à  L'Opéra  :  on  aurait  les 
pièces  entières  et  l'orchestre  n'aurait  p 
déranger. 

Ces  monstruosités  provoquèrent  une  réac- 
tion. John  Lemoine,  Joseph  d'Orligue,  Berlioz, 
Scudo,  Fiorenlino  dans  la  presse,  en  appe- 
lèrent à  la  tradition,  aux  monuments,  aux 
décrets  des  Conciles  et  des  pontifes  romains  et 
aux  coups  de  fouet.  Lorsque  Guéranger  eut 
posé  le  principe  de  L'unité  liturgique,  il  ne 
fut  pas  difficile  de  conclure  que,  dans  nos 
églises  restaurées,  on  ne  pouvait  pas  se  tenir 
aux  turpitudes  de  la  musique  moderne  et  aux 
plates  cantilènes  de  Lebœuf.  Le  Père  Lambil- 
lotte, en  particulier,  voulut  nous  ramener  au 
chant  grégorien  et  à  la  musique  de  Paleslrina, 
Mozart,  Bach  et  Haydn.  On  lui  doit:  l8  Choix 
des  plus  beaux  airs  de  cantiques  ;  2"  Musée  des 
organistes,  2  vol.  in-4°  ;  —  3°  Première  collection 
de  douze  saluts  pour  les  grandes  fêtes  de  l'année, 
12  livraisons  ;  — 4°  Choix  de  cantiques  sur  des 
airs  nouveaux  pour  toutes  les  fêtes  de  l'année  ; — 
5°  Chants  à  Marie,  trois  volumes  ;  —  6°  Motels 
sacrés  et  oratorios  sacres; — 7°  Trois  messes 
solennelles  avec  orgue  et  orchestre  ;  —  8°  Petit» 
saluts  pour  les  fêtes  de  seconde  classe, 
5  livraisons  ;  —  9°  Seconde  collection  de  douze 
saluts  et  quelques  saluts  en  dehors  des  deux 
collections  ;  —  10°  Messe  solennelle  de  cin- 
quième mode  en  style  grégorien;  — 11°  Le 
8  décembre  1854,  cantate  à  JTmmaculée-Cou- 
ception  ;  —  12°  Deux  Tota  pulchra  es  ;  — 
13°  D'autres  grands  et  petits  saluts  et  de  plus 
vingt  cantiques. 

Les  maîtres  reconnaissent,  dans  Lambillotte, 
la  facilité,  l'abondance,  le  tour  heureux,  na- 
turel, parfois  séduisant  ;  ils  lui  reprochent 
l'absence  fréquente  de  modulation,  l'enchaî- 
nement trop  souvent  défectueux  des  motifs, 
des  phrases  boiteuses,  des  ornements  d'un 
goût  douteux,  des  accompaiinements  peu 
soignés,  des  voix  écrites  d'une  manière  incer- 
taine, enfin  des  négligences  d'harmonie.  A 
l'époque  de  nos  études, à  Langées,  on  chantait 
Lambiliotte,  mais  on  ne  dédaignait  pas  Schu- 
biger.  Depuis,  les  frères  Couturier  ont  fait 
triompher,  à  la  maîtrise  et  à  la  cathédrale,  la 
musique  Alla  Palestrina .  nous  nous  plaisons 
à  saluer  ici  leur  mérite,  trop  voilé  par  la  mo- 
destie. 

Ce  bagage  musical  n'est,  pour  Lambillotte, 
qu'une  œuvre  secondaire;  l'œuvre  principale, 
c'est  la  restauration  du  chant  grégorien.  Dans 
le  dessein  et  l'espoir  d'y  réussir,  il  se  procura 
d'abord,  dans  les  maisons  de  son  Ordre,  les 
graduels  et  antiphooaires  transcrits,  depuis 
<Tuy  d'Arezzo  par  les  moines  de  Cluny,  de 
Citeaux  et  de  Clairvaux.  Ensuite  il  se  mil  à  la 
recherche  des  manuscrits,  dans  les  principales 
bibliothèques  de  l'Europe.  La  France,  la  Bel- 
gique, l'Angleterre,  l'Allemagne,  la  Suisse, 
l'Italie    reçurent  pendant  plusieurs  années  sa 


LIVIIK  QUATRE  VINGT-QUINZIÉM1 


037 


visite.  A  Metz,  un  savant  lui  parla  avec  ailm! 

ration  du  trésor  de  Saint-Gall  et  entre  autres 
d'un  antiphonaire,  qu'il  disaitôtre  l'exemplaire 
adressé  par  Léon  III  a  Charlemagne.  Les 
Bénédictins  d'Einsiedeln  excellaient  dans  la 
traduction  des  neumes  ;  ils  avaient  môme 
fourni  une  école  de  chant,  donl  sortirent 
Rupert,  Notker,  Labéon  et  Tutilo,  D'un  saut, 
malgré  les  espaces,  les  montagnes  et  l'hiver, 
Lambillotte  (Huit  au  couvent  ;  il  s'y  fil  délivrer 
copie  authentique  de  L'antiphonaire,  et,  après 
collation,  le  publiait  à  Bruxelles.  Un  concert 
de  louanges  salua  celte  publication  ;  cependant 
Pétis  ei  Danjou  contestèrent  que  Lambillotte 
eût  réellement  trouvé  l'antiphonaire  de  Char- 
lemagne. Quoi  qu'il  en  soit,  lorsqu'il  voulut 
publier,  à  l'usage  des  lutrins,  le  Craduei  et 
1  Antiphonaire,  Lambillotte  lui  même  ne  tint 
pas,  de  sa  découverte,  un  compte;  suffisant; 
oubliant  que  les  neumes  avaient  été  ramenés 
à  leur  juste  formule,  il  les  faucha  de  nouveau 
et  mutila  ainsi  la  vraie  formule  du  plain  chant. 
Lambillotte  mourut  en  1855  ;  il  laissait  en 
manuscrits  une  histoire  de  plain-chant  ecclé- 
siastique, une  méthode  d'accompagnement 
pour  le  chant  grégorien  et,  sous  le  titre  de 
Esthétique,  une  théorie  et  pratique  du  chant 
grégorien  qu'a  publiée  le  pèreDufour. 

Quant  à  cette  réforme  du  chant  grégorien, 
elle  eut  pour  point  de  départ  la  découverte, 
par  François  Danjou,  dans  la  bibliothèque  de 
la  Faculté  de  médecine  de  Montpellier,  d'un 
manuscrit  de  l'antiphonaire.  Ce  manuscrit 
bilingue  renfermait  une  double  notation,  en 
neumes  et  en  lettres,  les  unes  étant  la  tra- 
duction des  autres  et  en  donnant  l'explication 
fidèle.  Chacun  savait  à  quelle  note  de  l'échelle 
diatonique  correspondaient  les  lettres  de  l'al- 
phabet, mais  on  avait  perdu  l'intelligence  des 
signes  neumatiques  qui  servaient  de  notation 
aux  plus  anciens  manuscrits.  Avec  le.  manuscrit 
de  Montpellier,  on  allait  recouvrer  cette  intel- 
ligence et  déchiffrer  ces  précieux  hiéro- 
glyphes. On  pourrait  dès  lors  étudier  le  chant 
de  saint  Grégoire  dans  les  manuscrits  les  plus 
anciens  ;  car  il  y  a  lieu  de  croire,  d'après 
l'abbé  Bonhomme,  que  saint  Grégoire  se 
servit  de  la  notation  neumatique,  de  préférence 
à  la  notation  boétienne  ou  alphabétique. 

Cette  découverte  mit  en  campagne  une  foule 
de  savants  et  fit  naître  une  foule  de  publi- 
cations. Nous  n'avons  pas  à  raconter  on  grand 
cette  histoire;  nous  voulons  citer, avec  honneur, 
les  travaux  de  Fétis,  Danjou,  Stephcn  Morelot, 
Joseph  d'Ortigues,  Vincent,  Coussemaker,  le 
Père  Lambillotte,  les  abbés  Tesson,  Cloët, 
Duval,  Dufour,  Baillard  et  Bonhomme,  ces 
deux  derniers  prêtres  du  diocèse  de  Langres. 
Baillard,  en  particulier,  fut  le  Champollion 
des  neumes  ;  il  en  découvrit  le  mystère.  — 
Tons  ces  auteurs  en  appelaient  à  la  tradition 
et  à  l'autorité.  Or,  le  chant  traditionnel,  c'est 
léchant  de  saint  Grégoire,  et  pourtant  rien 
n'est    plus    opposé    que    les   moyens    qu'ils 


prennent    pour  reproduire  ce  chant  p;  i 

Les  uns  prétendent  le  trouver  dans  les  éditions 

laites  depuis  deux  siècles  ;  d'autl  68  disent  qu'il 

faut  L'extraire  des  manuscrits  ;  ceux-ci  veulent 
la  correction  des  manuscrits  ;  ceux  là  une 
réforme  des  livres  imprimés.  Sans  entrer  dans 
aucuue  discussion  technique,  nous  disons: 
1°  que  le  chant,  traditionnel  est  grégorien  ; 
2"  que  ce  chant  est  écrit  dans  la  gamme 
diatonique,  avec  des  neumes,  un  rythme,  des 
notes  d  inégale  valeur  et  une  phrase  mélo- 
dique ;  3°  que  ce  chant  ne  se  trouve  plus  dans 
les  livres  imprimés;  4°  qu'il  faut  le  chercher 
dans  les  manuscrits  en  prenant  pour  base  le 
manuscrit  découvert  par  Danjou. 

En  présence  des  discussions  des  savants,  deux 
cardinaux,  Thomas  (lousset  de  Beims  et 
Pierre  Giraud  de  Cambrai,  ordonnèrent  une 
commission,  avec  charge  d'aboutir  à  une 
réforme  pratique.  Cette  commission  donna  le 
chant  de  Reims  et  de  Cambrai.  Depuis,  les 
Bénédictins  de  Solesmes,  dont  l'office  litur- 
gique est  une  des  principales  fonctions,  éditent, 
à  nouveau,  un  graduel  et  un  antiphonaire, 
dont  l'usage  a  été  enseigné  avec  succès  par 
dom  Legeay,  l'Orphée  du  plain-chant  (1). 

L'Eglise  ne  commande  pas  seulement,  au 
prêtre,  l'amour  de  la  vérité  et  le  service  des 
autels  ;  par  leur  entremise,  la  religion,  qui 
doit  assurer  la  béatitude  de  l'autre  vie,  doit 
assurer  aussi  le  bonheur  de  la  vie  présente  et 
y  ajouter  une  certaine  quantité  de  bien-être. 
On  écrirait  des  chapitres  et  des  volumes  sur 
les  efforts  et  les  inventions  des  prêtres  pour 
soustraire  les  populations  aux  étreintes  de  la 
misère!  L'eau,  par  exemple,  qui  joue  un  si 
grand  rôle  dans  la  nature,  n'en  a  pas  un 
moindre  dans  l'économie  de  la  vie  humaine. 
Or,  notre  siècle,  qui  a  produit  tant  d'hommes 
distingués  dans  toutes  les  branches  du  savoir, 
a  produit  aussi  un  hydroscope,  dont  nous  de- 
vons dire  un  mot. 

L'abbé  Paramelle  était  né,  en  1790,  à  Saint- 
Céré  (Lot).  Curé  de  Saint-Jean  Lespinasse, 
dans  des  régions  calcaires  où  l'eau  manque, 
il  se  résolut  a  étudier  l'art  de  découvrir  les 
sources.  Comme  il  n'avait  pas  la  baguette  de 
Moïse,  pour  faire  jaillir  l'eau  du  rocher,  il  re- 
courut à  la  science.  La  science  des  anciens 
ne  pouvait  rien  lui  apprendre  que  des  imagi- 
nations absurdes  ou  de  ridicules  sorcelleries. 
Vitruve,  Pline  et  Cassiodore  sont  les  seuls  qui 
aient  dit  quelque  chose  d'à  peu  près  raison- 
nable, mais  pratiquement  ils  se  bornent  à  des 
formules  fort  sujettes  à  contestation.  Para- 
melle commença  par  étudier  à  fond  la  géolo- 
gie, puis  il  opéra  sur  le  terrain,  et  d'abord, 
mais  sans  succès,  sur  les  plateaux.. Alors,  il 
descendit  dans  les  vallées,  et  raisonnant  sur 
le  fait  des  eaux  qui  tombent  du  ciel  et  dont 
une  partie,  amassée  dans  des  réservoirs  sou- 
terrains, aboutit  dans  son  cours  à  des  orifices 
d'où  elle  s'épanche,  il  conclut  qu'en  interro- 
geant les  inclinaisons  du  sol,  la  nature  des 


(1)  Cf.  Pèvre,  llist.  du  cardinal  Gousset,  p.  231. 


638 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


terrai i  »  indications  que  peut  donner  ia 

niiur.'.  il  arriverait  à  découvrir  des  aourc 
Si  ètail     purement    expérimentale, 

l'expéri  ^nce  Benle  pouvait  la  confirmer. 

Nul  n'eal  prophète  dans  smi  pays.  Malgré 
ouvertures  an  préfet  et  au  conseil  géné- 
ral, c î m <]  communes  du  Lot,  —  je  dis  cinq, 
—  consentirent  a  l'appeler;  dam  chacune,  il 
trouva  di  s  sources,  entre  autres  celle  de  Roc- 
Amadonr,  qui  pourrait  fournir  de  l'eau  à  tont 
le  département.  Du  Lot,  il  pissa  dans  la 
Creuse  et  l'Aveyron,  où  il  trouva  de  nouvelles 
source-.  Bientôt  il  fut  appelé  dans  quarante 
départements  qu'il  devait  visiter,  jusqu'à 
épuisement  de  ses  forces.  L'évoque  de  Cahors 
le  déchargea  du  ministère;  lui  permit  même 
de  se  vôtir  d'habits  noirs,  qui  permettaient 
pourtant  de  voir  en  lui  un  prêtre.  .Monté  sur 
un  cheval  qui  ne  courait  jamais,  l'anmelle 
allait  d'une  commune  à  l'autre;  et,  dès  qu'il 
avait  fourni  les  indications  nécessaires,  conti- 
nuait sa  route.  L"s  populations  lui  faisaient 
bon  accueil  ;  plusieurs  le  portaient  en  triomphe. 
Toujours  modeste,  il  déclarait,  sans  emphase, 
qu'il  n'était  ni  l'envoyé  de  Dieu,  ni  nue  ma- 
nière de  baguette  divinatoire;  mais  simple- 
ment un  homme  d'étude  qui  a  confirmé  son 
savoir  par  l'expérience.  Les  administrations 
municipales,  moins  enthousia.-tes,  se  mon- 
trèrent généralement  justes  ;  plusieurs  fois  ce- 
pendant des  malins  essayèrent  de  le  tromper, 
soit  par  des  objections,  soit  par  des  manœu- 
vres ;  personne  ne  réussit  jamais  ni  à  le  dé- 
monter ni  à  l'abuser  ;  il  se  tirait  d'affaire 
par  quelques  mots  à  l'emporte-pièce  ou  par 
quelque  benoîte  malice.  Un  Conseil  lui  re- 
fusait ses  honoraires,  sous  ce  prétexte  qu'il 
n'avait  pas  découvert  de  source  ;  Paramelle 
engagea  le  maire  à  construire  un  bassin  pour 
la  recevoir:  «  Ceux,  dit-il,  qui  croient  à  ma 
source,  iront  puiser  de  l'eau  à  la  fontaine;  les 
autres  iront  à  l'abreuvoir  *. 

L'abbé  Paramelle  a  publié  deux  écrits  : 
1°  Vraie  théorie  des  cours  d'eau  souterrains  et 
de  leur  éruption  ;  et  VArt  de  découvrir  les 
sources,  1  vol.  in-8°.  L'abbé  Paramelle  n'était 
pas  infaillible  et  ne  songeait  point  à  se  donner 
comme  tel;  le  nombre  des  sources  découvertes 
par  lui  n'en  est  pas  moins  considérable.  Ni 
l'Etat  ni  l'Eglise  ne  lui  ont  fait  honneur;  il 
n'a  |>as  moins  servi  la  science  et  n'en  est  pas 
moins  un  bienfaiteur  del'humanité.  Paramelle 
mourut  à  Saint-Céré  en  187o,  à  l'âge  de  83  ans, 
comme  tout  bon  prêtre,  mettant  en  Dieu  sa 
suprême  espérance. 

En  parlant  des  écrivains  catholiques,  nous 
avons  voulu  rendre  hommage  à  leurs  talents, 
à  leurs  travaux  et  à  leurs  services  ;  nous  avons 
voulu  surtout  faire  comprendre  le  réveil  chré- 
tien et  le  mouvement  catholique  particulière- 
ment en  France.  En  payant  au  mérite  notre 
tribut,  notre  vœu  était  d'exciter  l'émulation 
et  de  pousser  le  prêtre  à  la  haute  science, 
couronnement  naturel  de  son  instruction  sco- 
laire et  complément  nécessaire  de  ses  vertus, 
question  de  vie  et  de  mort  où  se  trouvent  im- 


pli  jués,  dans  une  Bolid  irité  étroite,  le   - 

I  Eglise  et  l'avenir  de  la  pahie.  Une  particu- 
larité qui  ajoute  au  mérite  des  auteurs,  c' 
que  la  plupart  se §ont  Formés  eux-mêmes,  qu'ils 
m-  sont  parvenus  que  par  un  héroïque  travail 
et  une-  non  moins  héroïque  générosité.  Au 
sortir  de  la  Révolution,  nous  n'avions  plus 
d'écoles.  On  a  relevé  d'abord  les  écoles 
pins  indispensables;  puis,  'oies  ressusci- 

tées,  Dieu  a  donne  des  hommes,  j'allais  dire 
des  enfants;  mais  ce-  enfanta  ont  travaillé 
c  âme  et  sont  devenus  les  docteurs  de 
leur  siècle.  Qu'il  y  ait  des  lacunes  dans  hjurs 
œuvres,  cela  est  hors  de  doute  ;  ce  serait  mer- 
veille qu'il  n'y  en  eut  pas.  Mais  il  faut  procla- 
mer à  leur  louange  qu'ils  ont  su  prendre  con- 
seil de  nos  ruine-,  qu'ils  ont  discerné  les 
périls  de  leur  temps,  qu'ils  ont.  combattu 
bravement  l'esprit  révolutionnaire,  et,  trait 
qui  honore  le  plus  leur  intelligence,  qu'ils  ont 
orienté  les  esprits  vers  Rome,  le  grand  Orient 
de-  âmes  chrétiennes. 

Le  plus  important  succès  de  leurs  effortg, 
c'est  la  conquête  de  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment supérieur  et  la  création  en  France  de 
cinq  Universités.  Des  esprits  étroits  et  méti- 
culeux n'en  auraient  voulu  qu'une  :  nous  au- 
rions, disaient-ils,  assez  de  peine,  seulem  nt 
pour  ne  pas  la  laisser  tomber.  L'esprit  de  Dieu 
ne  s'est  pas  tenu  à  ces  timidités  ;  il  a  poussé  à 
faire  grand,  car  ce  qui  n'est  pas  grand  n'est 
rien.  On  a  trouvé  des  millions  pour  bâtir  des 
Universités  ;  on  a  trouvé  des  élèves,  matière 
rare  en  notre  siècle  utilitaire  ;  mais  lorsqu'on 
n'en  trouve  pas,  il  faut  en  faire.  Enfin  on  a 
recruté  des  professeurs  dans  l'élite  des  intelli- 
gences. Nous  voici,  en  1900,  au  terme  de  la 
première  période  des  Universités  catholiques, 
la  période  de  création. 

La  création  est  un  mystère.  Dans  les  œuvres 
humaines,  c'est  un  mystère  d'humilité  et 
d'immolations,  prélude  obscur  d'œuvres  ré- 
servées a  d'ultérieurs  éclats.  Nous  croyons  ne 
faire  tort  â  personne  en  disant  que  les  Uni- 
versités n'ont  pas  encore  produit  le  grand 
homme  qui  doit  résoudre  les  grandes  ques- 
tions et  faire  la  loi  au  siècle  prochain.  Du 
moins,  parmi  ces  professeurs  pris  un  peu  de 
tous  côtés,  tous  ont  travaillé  à  l'œuvre  com- 
mune avec  un  égal  dévouement.  Plusieurs 
ont  émergé  un  peu  au-dessus  du  commun  et 
posé  la  première  pierre  d'attente  de  l'espé- 
rance. A  Toulouse,  Douais  s'était  distingué 
par  sa  haute  érudition  ;  Pierre  Battifol  se  con- 
sacre à  l'étude  des  liturgies  et  des  littéra- 
tures étrangères.  A  Lyon,  Elie  Blanc  donne 
l'idée  d'un  grand  scolastique.  A  Paris,  Mau- 
rice d'Hulst  n'avait  du  génie  que  les  pré- 
tentions et  n'en  a  guère  connu  que  les  avorte- 
ments.  A  Lille,  Groussau  pour  la  défense  des 
fabriques,  Jules  Didiot  pour  la  haute  théolo- 
gie ont  commencé  des  œuvres  qui  attendent, 
avec  impatience,  leur  achèvement.  Dans  ces 
jeunes  Universités,  l'homme  qui  paraît  comme 
l'incarnation,  déjà  en  partie  réalisée,  de  leurs 
promesses,  c'est  le  recteur  Baunard.  Une  ré- 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZ1ÈM1 


fi.'IO 


putation  d'esprit  difficile  ne  nous  empêche 
pas  de  célébrer  ce  digne  soldai  de  la  sainte 
Eglise,  bien  qu'il  n'ail  peut  ôtre  pas  frappé 
toujours  avec  assez,  de  résolution. 

Louis-Pierre-André  Baunard  naquit  à  Belle* 
garde,  en  1828,  d'humbles  el  honnôtea  ou- 
vriers. Au  Bortir  de  l'enfance,  Dieu  lui  lit  la 
grâce  de  le  confier  à  un  1res  digne  prêtre, 
"abbé  Mèthivier.  Méthiviar  était  l'ami  de 
Louis  Veuillol,  titre  peu  apprécié  à  Orléans 
du  I(md|)s  de  l'abbéGaduel,  titre  tout  de  même, 
rehaussé  d'ailleurs  par  la  publication  popu- 
laire des  Etudes  rurales,  du  Septième  jour  et 
des  Mémoires  d'un  peuplier  mort  au  service  de 
la  république.  Mèthivier  était,  dans  toute  la 
force  du  terme,  un  bon  curé,  un  type  de  per- 
fection dans  le  ministère  pastoral.  Lui-même 
nous  a  raconté  de  quels  soins  il  entoura  la 
première  jeunesse  d'André  Baunard  et  avec 
quelle  joie  il  cultiva  les  dons  naissants  du  Benja- 
min de  sa  surnaturelle  alTection.  Baunard  avait 
reçu,  des  dons  de  Dieu,  la  mesure  à  peu  près 
comble  ;  ce  trésor,  confié  aux  mains  éclairées 
et  affectueuses  de  l'abbé  Mèthivier,  devait  pro- 
duire cent  pour  un.  Prêtre  en  1852,  bientôt 
docteur  ès-lettres,  Baunard  fut,  pendant  huit 
ans,  professeur  de  seconde  et  de  rhétorique 
au  séminaire  de  La  Chapelle;  pendant  huit 
ans,  vicaire  à  la  cathédrale,  pendant  sept 
ans  aumônier  de  l'école  normale  d'Orléans. 
Depuis  deux  ans  il  était  aumônier  du  lycée, 
lorsque  l'Université  de  Lille  en  fit,  en  1877, 
un  professeur  d'éloquence  sacrée,  chaire  qu'il 
occupa  eum  maxima  laude  jusqu'en  1888.  De- 
puis 1880,  il  était  directeur  légal  du  collège 
de  Saint-Joseph.  Ses  preuves  faites,  il  fut 
nommé  recteur  et  Rome,  à  qui  le  gouverne- 
ment avait  enlevé,  par  les  décrets,  un  supé- 
rieur jésuite,  le  décora  de  la  prélalure.  C'est 
son  bâton  de  maréchal  :  Dieu  le  lui  conserve 
longtemps  et  le  pousse  à  le  casser  sur  quelques 
têtes  d'impies:  les  débris  sont  encore  plus 
glorieux  que  le  sceptre  dans  son  intégrité. 

Louis  Baunard  est  un  des  prêtres  les  plus 
remarquables  du  clergé  contemporain.  Un  de 
ses  condisciples  analyse  ainsi  ses  mérites  : 
«De  l'esprit  jusqu'au  bout  des  ongles,  instruit 
comme  pas  un,  facilité  merveilleuse  avec  un 
don  tout  particulier  d'assimilation.  En  son 
privé,  caractère  très  gai,  très  spirituel  :  il  est 
resté  bon  enfant,  toujours  prêt  à  rire  avec  les 
camarades.  Homme  public,  il  parle  admira- 
blement et  écrit  encore  mieux  qu'il  ne  parle. 
En  résumé,  excellent  homme,  pas  lier  du 
tout,  n'oubliant  pas  sa  petite  ville  de  Belle- 
garde,  où  il  entretient  une  école  de  sœurs,  où 
son  beau  frère  est  marguillier  et  d'où  son  ne- 
veu est  sorti  pour  devenir,  à  40  ans,  curé- 
doyen  de  Meung-sur-Loire.  Quand  il  revient 
au  pays,  Orléans  le  reçoit  avec  autant  de 
fierté  que  de  plaisir.  Belle  vie  de  travail  con- 
sacrée tout  entière  à  la  jeunesse,  aux  caté- 
chi  ii x  petites  et  grandes  écoles.  Est-il 

étonnant  qu'au  milieu  d'une  brillante  jeunesse, 
il  n'ait  pas  trouvé  le  temps  de  vieillir,  mais 
soit  resté,   comme  il    restera   jusqu'au  bout, 


jeune  d'espril  el  jeune  de  cœur.  De  tels 
hommes  sont  l'honneur  du  pays,  la  -loue  du 
clergé  el  une  pierre  précieuse  an  diadème  de 
l'Eglise  ».  Je  transcris  fidèlement  cel  éloge, 
heureux  que  Baunard,  avec,  ton-  m<  i 
soit  resté  prophète  à  (  Irléans  :  celle  sympathie 
honore  encore  plus  Orléans  que  Louis  Bau- 
nard ei  prouve  qu'Orléans  a  au  moins  ce  trait 
de  ressemblance  avec.  Athènes. 

Louis  Baunard  a  beaucoup  écrit  ;  nous 
devons  dresser  l'inventaire  fidèle  de  ses  publi- 
cations. A  ses  débuts,  comme  œuvres  d'une 
jeunesse  prématurément  mûre,  trois  volum 
sur  Le  doute  et  ses  victimes,  la  loi  et  ses  vic- 
toires. Ce  sont  des  biographies  d'hommes 
illustres  par  leur  foi  OU  par  leur  impiété  :  les 
uns  ont  honoré  leur  foi  par  leurs  œuvres  ;  les 
autres,  en  la  reniant,  lui  ont  encore  rendu 
hommage,  par  les  angoisses  de  leur  esprit  et 
le  martyre  de  leur  conscience.  L'aumônier  a 
donné,  sur  le  collège  chrétien,  deux  ou  trois 
volumes,  où  il  reproduit  son  enseignement. 
Le  publiciste  a  réuni,  en  autres  volumes,  au- 
tour de  l'histoire,  des  articles  de  circonstances 
et  fait  des  gerbes  avec  ces  épis.  Mais  saint 
Jean,  mais  saint  Ambroise,  mais  Mmo  Duchesne 
et  Mmc  Barat,  mais  le  cardinal  de  Poitiers,  le 
général  de  Sonis,  quels  beaux  livres  !  et 
comme  l'auteur  a  su  illustrer  noblement  ces 
grandes  vies  ! 

Saint  Jean,  avec  les  documents  que  four- 
nissent les  Ecritures  et  la  tradition,  est  le 
sujet  d'un  livre  qui  confine  à  beaucoup  de 
mystères  :  Baunard  l'a  mis  en  excellent  relief. 
Saint  Ambroise  est  le  premier  évêque  com- 
plet, l'homme  de  l'Eglise  et  l'homme  de  son 
siècle,  qui  lait  face  à  toutes  les  exigences  de 
la  situation  et  se  place  en  quelque  sorte  au- 
dessus  de  l'Empereur  :  Baunard  en  a  fait  un 
chef-d'œuvre  où  la  science  de  l'histoire  n'offre 
plus  ni  lacunes  ni  ombres.  Les  mères  Barat 
et  Duchesne,  biographies  en  trois  volumes, 
sont,  à  proprement  parler,  des  créations.  Ecrire 
sur  des  notes  et  des  manuscrits,  sans  avoir 
même  connu  ses  personnages,  réussit  mer- 
veilleusement à  l'auteur.  Autour  du  person- 
nage principal,  il  en  groupe  une  foule  d'autres, 
les  fait  parler,  non  par  l'artifice  des  historiens 
de  l'antiquité,  mais  par  des  extraits  de  lettres 
ou  par  des  citations  ;  c'est  la  manière  de  ces 
compositions.  Un  style  bien  approprié,  pas 
de  longueurs  ;  une  narration  dont  l'intérêt  ne 
faiblit  pas,  dont  la  lecture  souvent  vous  émeut 
et  vous  met  des  larmes  aux  paupières.  J'aime 
beaucoup  ces  livres,  mais  j'en  voudrais  un 
abrégé  pour  la  jeunesse,  afin  de  la  nourrir  de 
la  moelle  des  lions.  Sur  Pie,  Lavigerie  et 
Sonis,  Baunard  a  éprouvé  peut-être  quelque- 
fois cette  faiblesse  qui  naît  de  la  sympathie 
et  s'exalte  par  l'admiration.  D'ailleurs,  si  j'en 
crois  Bossuet,  l'esprit  humain  est  toujours 
faible  par  quelque  endroit  ;  faiblesse  pour  fai- 
blesse, il  faut  pardonner  généreusement  celle 
dont  l'unique  faute  est  de  trop  admirer  la 
grandeur. 

Ici  se  pose  une  question  :  pourquoi  Baunard 


(i'.O 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


n'est-il  pas  évéque?  Le  condisciple,  oit/-   plus 
haut,  ajoute:  Quel  évéque  il  eùi   fait,  mai-  il 
n'était  pas  fail  pour  être  évéque  ;  c'est  un  Ra- 
yant, cesl  un  philosophe,  c'est  un  historien, 
c'esl  un  poète,  c'est  un  artiste:   rien  de  l'ad- 
ministrateur. l 'n  autre  nous  dit  :  Pour  atteindre 
aux  postes  lea  plus  élevés,  il  ri''  lui  a  manqué 
que  dos  défauts  el  dus  vices  ;  mais  être,  si  peu 
que  ce  soit,  méchant,  cela  n'est  pas  dans  sa 
nature.  Si  nous  posons  cette  question,  ce  n'est 
pas  qu'elle  ollre,  pour  L'intéressé,  ombre  d'in- 
térêt. L'homme  qui  a  reçu  de  Dieu  une  plume 
et  qui  peut  la  tremper  dans  l'encre,  ne  peut 
s'ouvrir  à  aucune  pensée  de  lucre  on  d'ambi- 
tion.  L'encre,    il    est   vrai,   est  un    breuvage 
amer  ;    mais  c'est  la   boisson    de?    forts,   la 
sourre  des  belles  ivresses  qui  se  renouvellent 
indûliniment  sans  péril,  que  dis-je  ?  qui  peu- 
vent   se    renouveler    chaque  jour,    avec  un 
accroissement  de  lumière  et  de  joie.  La  plume, 
il  est  encore  vrai,  n'est  qu'un   roseau  fragile, 
mais  ce  roseau  est  l'organe  de  la  pensée,  l'ins- 
trument  de  son  expression,  el  si   l'humanité 
est  grande   par   le   nombre,  bien    qu'elle  ne 
pense  guère,  la  plume  est  plus  grande,  parce 
qu'elle  assure,  à  la  pensée,  toute  sa  force  !  La 
plume  constitue  une  hiérarchie  soumise  aux 
lois,  mais  une  puissance  de  premier  ordre  et 
de  première  grandeur.  L'intérêt  de  la  quesùon 
ne  touche  que  la  religion  catholique  et  l'Eglise 
romaine,  dont  les  évêques  sont,  sous  l'auto- 
rité du  Pape,  les  premiers  pasteurs,  comme 
des  juges  en  première  instance,  dit  saint  Tho- 
mas. 

La  première  raison  du  non  appel  de  Baunard 
à  l'épiscopat,  c'est  qu'il  n'appartient  pas,  selon 
le  jargon  de  la  franc-maçonnerie,  au  clergé 
concordataire.  A  l'époque  du  Concordat,  il  n'y 
avait  pas  d'Universités  ;  le  Concordat  n'a  rien 
prévu  pour  ses  dignitaires;  ets'il exige  quelques 
titres,  pour  ses  préférés,  il  n'a  pas  pensé  qu'il 
faudrait  quelqu'un  pour  authentiquer  les 
diplômes.  Les  prêtres,  appelés  au  service  des 
Universités  libres,  sont  donc  des  prêtres  hors 
cadre;  et  parce  qu'ils  appellent  les  prêtres  à 
la  haute  science,  pour  l'Etat  persécuteur,  ils 
sont  l'ennemi,  le  pire  ennemi,  celui  qui  cons- 
titue, par  la  grandeur  du  savoir,  le  plus  redou- 
table gage  de  l'indépendance.  Le  franc-maçon, 
qui  tient  la  feuille  des  bénéfices,  ne  veut  pas 
de  ces  poursuivants  de  la  haute  science.  «  Ni 
hommes  de  talent,  ni  polissons  »,  disait  Louis- 
Philippe,  qui  trouva,  le  premier,  cette  formule 
de  l'abâtardissement  ecclésiastique  :  «  mais 
de  bonnes  médiocrités».  Le  diable  en  per- 
sonne n'aurait  pu  trouver  une  formule  plus 
favorable  à  ses  entreprises. 

Si  vous  jetez  les  yeux  sur  l'histoire  de 
l'épiscopat  depuis  cent  ans,  la  première  géné- 
ration, jusqu'à  1830,  se  compose,  en  général, 
de  prélats  muets  devant  Bonaparte  ou  com- 
plaisants pour  les  Bourbons  :  braves  évêques, 
épurés  par  la  persécution  ou  contaminés  par 
la  constitution  civile,  corrects,  mais  trop  vieux 
ou  trop  compromis  pour  s'engager  dans  les 
combats.  La  seconde  et   la   troisième    géné- 


ration, -mus  Louis-Philippe,  sous  Napoléon  III 
et  au  début  de  la  troisième  République,  sont 
des  générations  d'évéques  militants,  toujours 
armés  pour  renfermer  l'Etat  dans  les  ju 
limites  du  devoir  social,  jour  défendre  les 
droits  de  la  famille  et  faii  ter  les  saintes 

prérogatives  de  l'Eglise.  Les  questions  inté- 
rieures d'instruction,  d'éducation,  d'économie 
charitable,  de  fondations  d'écoles,  du  progrès 
des  études,  de  remèdes  aux  maux  de  la  société  ; 
la  question  extérieure  du  pouvoir  temporel 
des  Papes,  des  missions  apostoliques,  du  pro- 
tectorat de  la  France  les  trouvent  toujours 
debout  dans  l'arène  des  controverses  ou  sur 
les  remparts  de  la  cité  sainte.  La  politique 
qu'ils  ont  faite  en  défendant  la  religion  et 
l'Eglise  e-t  la  seule  politique  dont  nous  avons 
tiré  honneur  et  profit.  Tout  ce  qu'ils  ont  com- 
battu a  été  déshonoré  par  ses  insuccès  ou  est 
tombé  par  son  propre  vice,  parce  qu'il  était 
en  même  temps  nuisible  à  l'Eglise  et  à  la 
France.  Je  ne  parle  pas  du  mérite  littéraire 
de  l'Académie  française  que  formaient  entre 
eux,  par  leurs  écrits,  nos  évêques  :  ce  sont  là 
de  bien  petites  questions  au  temps  présent  ; 
mais  je  n'hésite  pas,  après  MgrPiantier,  dans 
son  mandement  d'installation  à  Nîmes,  je 
n'hésite  pas  à  dire  que  les  évêques  français,  au 
milieu  de  ce  siècle,  ont  renouvelé,  en  France, 
les  miracles  des  plus  grands  Ages  de  notre 
catholique  histoire. 

La  dernière  génération  épiscopale  ne  répond 
pas  aux  deux  milieux,  mais  plus  au  commen- 
cement du  siècle.  Est-ce  l'effet  voulu  des  choix 
du  gouvernement  ?  est-ce  en  vertu  d'un  mot 
d'ordre  supérieur?  est-ce  par  l'effet  du  conci- 
liatorisme  obtus,  dernière  forme  du  catholi- 
cisme libéral?  11  est  difficile  de  répondre,  et, 
quand  il   s'agit  des  personnes,  impossible  de 
préciser.  Le  ministère  des  cultes  a  fail  savoir 
plus  d'une  fois  qu'il  ne  voulait  plus  d'évéques 
soldats  ;  il    marchande    avec    ses   candidats, 
sinon    pour   obtenir   toujours    leur  concours 
effectif,  du  moins  pour  leur  faire  agréer  l'in- 
tangibilité  des  lois  de  persécution  ;  et  Ferry  a 
daigné  nous  apprendre  que,  s'il  avait  réussi 
à  faire    passer  ses   lois,   c'est    qu'il   avait  su 
choisir  ses  évêques.  On  a  beaucoup  dit,  en 
France,  que  le  Pape  ne  voulait  plus  de  contro- 
verse; mais,  en  distinguant  entre  la  forme  du 
gouvernement    el    la     législation     hostile   à 
l'Eglise,  il  a  dit  ce  qu'il  fallait  respecter,   ce 
qu'il  fallait  combattre.  Je  ne  crorai  jamais  que 
si,    parmi  nous,    s'était  élevé   un    Basile,    un 
Athanase  ou  un  Chrysostome,  le  Pape  l'eût 
trouvé  mauvais  ;  et  soutenir  qu'il  exige  l'accep- 
tation silencieuse  des  pires   attentats,  je  ne 
vois  pas  que  ce  soit  lui  exprimer  une  suffisante 
révérence.   D'ailleurs,   aux  premiers  actes  de 
persécution,  les  vieux  évêques  surent  encore 
protester  avec  vigueur:  le  Pape  les  approuvait. 
Si,  depuis,  il  ne  s'est  produit  aucune  récla- 
mation, c'est  que  la  dernière  génération  épis- 
copale  du   siècle  laisse  en  oubli   les  grands 
souvenirs  de  ces  évêques  qui  attaquèrent,  avec 
une  vigueur  apostolique,  les  projets  hostiles 


UVlti'i  MUATi{i:-Vl.\iiT  ni!i\xiK\n<; 


641 


à  la  liberté  de  l'Eglise  et  les  écrasèrent  avant 
•  I  n' ils  fussent  devenus  des  lois  ;  c'est,  il  faut  bien 
en  croire  Ferry,  parce  que  les  Francs  maçons 
savent  choisir  de  l s  évoques. 

Dans  ce  temps  de  noédioi  rite  el  d'effacement, 
je  m'étonne  que,  pour  colorer  l'écart  d'un 
candidat  hors  de  pair|  on  parle  d'adminis- 
tration épiscopale.  L'administration  épiscopale 
est  affaire  d'antichambre,  ce  n'es!  pas  non, 
mais  c'esl  peu  de  chose  ;  les  grands  seigneurs 
mitres  ne  s'en  occupaient  pas  ;  le  premier 
venu,  pourvu  qu'il  soit  honnête,  peut  y  réussir 
et  y  suffit.  (Jne  peut  être  la  valeur  d'un  cas 
d'exception  qui  exclurait  de  l'épiscopat,  s'ils 
pouvaient  ressusciter,  les  Cyprien,  les  Augustin 
et  les  Grégoire  ;  et  peut-on  l'appliquer  à  un 
homme  qui,  recteur  d'Université,  prouve  sa 
capacité  à  régir  un  diocèse? 

Ce  qu'il  faut  aujourd'hui  à  nos  diocèses 
parfois  désorientés, ce  sont  des  évoques  pourvus 
de  deux  qualités  :  il  faut  des  hommes  qui 
idéalisent,  dans  leur  personne,  les  splendeurs 
de  l'Evangile  et  relèvent  plus  haut,  par  leurs 
discours,  les  esprits  abattus  ou  découragés  ; 
il  faut  des  hommes  intrépides,  qui  combattent 
jusqu'à  l'effusion  du  sang,  pour  le  triomphe 
de  la  divine  lumière  et  rejettent  dans  l'ombre, 
ense  et  sanguine,  tous  les  crimes  des  persé- 
cuteurs. Nous  n'accusons  personne  ;  nous 
constatons  seulement  que  les  catholiques  en 
France  sont  des  vaincus,  des  parias,  des  ilotes  ; 
que  le  pape  à  Hoirie  est  prisonnier,  comme 
nous,  delà  franc-maçonnerie  et  que  Dieu  nous 
commande  aujourd'hui  de  délivrer  son  Eglise. 
Ce  que  nous  disons  ici  n'est  que  l'écho  des 
paroles  immortelles  de  grands  évoques  et  de 
grands  papes  ;  c'est  l'application  de  la  parole 
divine  :  Veritas  liberabit  vos.  Ce  n'est  pas  la 
sagesse  de  l'homme  qui  a  vaincu  le  monde; 
c'est  l'intrépidité  de  la  foi,  jusqu'à  l'effusion 
du  sang. 

L'histoire  du  mouvement  intellectuel  en 
France  doit  faire  une  place  d'honneur  à  Jean- 
Baptiste  Aubry,  le  réformateur  radical  des 
études  ecclésiastiques.  Les  grands  esprits  de 
ce  siècle  ont  tous  été  tels  par  leur  opposition 
au  gallicanisme,  au  jansénisme,  au  libéra- 
lisme et  à  la  révolution.  Lamennais,  J.  de 
Maistre,  Louis  de  Bonald,  Rohrbacher,  le 
cardinal'  Gousset,  Dominique  Bouix,  Joseph 
(laume,  Donoso  Cortès,  Louis  Veuillot,  ont 
tous  été  grands  pour  la  lutte,  clairvoyante  et 
ardente,  contre  les  aberrations  du  particula- 
risme traînais.  Cette  lutte,  ils  l'ont  soutenue 
par  une  longue  campagne,  qui  a  compté  de 
grandes  batailles,  qui  a  produit  de  nombreux 
travaux,    et    (orme,    par    son    ensemble,    le 

od  œuvre  du  siècle.  Aubry  appartient  à 
cette  généalogie  d'intelligences.  Un  jour, 
quand  ses  écrits  seront  connus,  inédites,  ap- 
préciés  du  clergé,  Aubry  paraîtra  comme  l'un 
des  grands  bienfaiteurs  de  l'Eglise  et  de  la 
France. 

Jean -Baptiste  Aubry  naquit  en  1844  à  Or- 
rony,  dans  l'Oise.  J'ai  ouï  dire  (pie  son  père 
était  devenu,  a  Meudon,  concierge  du  sémi- 


naire des  Mis  ions  étrangères.  Dans  ses  pn 
mières  années,  l'enfant  se  trouva  doue  placé 
au  foyer  de  la.  science  et,  de  l'esprit  apo 
lique.  Apres    ses   finies    réglementaires   en 

France,  il   fut  envoyé   au    collège    français  de 

Home,  ci,  suivit  le  baui  enseignement  du  Père 
Franzélin.  Quand  le   Père   Freyd  parlail    de 

ses  élèves,  il  lou.-tii,  leurs  mérites  respectifs; 
en  venant  à  Aubry,  il  disait  :  c'est  le  co- 
losse de  Rhodes;  les  autres  peuvenl  passer, 
voiles  déployées,  entre  sis  jambes.  Au  terme 
des  études  romaines,  Aubry  lut  sept  an,  pro- 
fesseur au  grand  séminaire  .le  lieau vais  et 
sept  ans  missionnaire  en  Chine.  Quelque 
temps  curé  de  campagne,  aumônier  de  cou- 
vent et  de  prison,  mort  en  1882,  confesseur 
de  la  foi,  presque  martyr  :  Aubry  réalise, 
dans  sa  trop  courte  vie,  par  ses  divers  minis 
tères,  la  synthèse  des  divers  apostolats.  Sa 
vie  est  une  préparation  providentielle  à  for- 
muler ex  professo  les  règles  de  la  formation 
sacerdotale  et  les  devoirs  du  clergé,  en  des 
temps  obscurs,  qui  réclament  encore  plus  de 
décision  que  de  courage. 

A  sa  mort,  Aubry  n'avait  rien  publié;  il 
laissait  une  trentuine  de  volumes  en  manus- 
crits, plus  ou  moins  achevés.  Fort  heureu- 
sement, il  avait  un  plus  jeune  frère,  très 
alerte  d'esprit,  fort  au  courant  de  ses  idées 
et  que  la  mort  rendit  dépositaire  des  manus- 
crits fraternels.  Ce  frère,  curé  à  Dreslincourt, 
sans  se  laisser  décourager  par  l'étendue  de  la 
tâche,  par  la  déchéance  des  études  ecclésias- 
tiques et  par  le  marasme  de  la  librairie,  en- 
treprit la  publication  des  manuscrits  de  son 
frère.  Au  moment  où  nous  écrivons  ces 
lignes  (2i  juillet  1900)  dix  volumes  ont  paru 
des  œuvres  complètes  du  Père  Aubry.  Nous 
voudrions  en  consigner  ici  une  appréciation, 
que  nous  pouvons  rendre  claire  et  décisive, 
mais  que  nous  ne  saurions  rendre  agréable 
aux  gens  qui  ne  peuvent  lire  nos  livres  sans 
éprouver  des  coliques. 

Le  premier  volume  publié  a  pour  titre  : 
La  méthode  des  études  ecctésinstù/ues  dans  nos 
séminaires  depuis  le  Concile  de  Trente.  Dans 
ce  livre,  l'auteur  signale  les  vices  de  Ja  mé- 
thode cartésienne,  indique  les  réformes  à 
opérer  et  présente  ces  réformes  comme  la 
base  nécessaire  des  restaurations  futures. 
C'est  sa  très  ferme  conviction  que  la  cause 
de  tous  nos  maux  est  dans  les  intelligences 
et  qu'elle  y  est  parce  qu'on  l'y  a  mise  par 
un  enseignement  dépourvu  de  principes  et 
d'ordre.  Le  doute  métho  lique  de  Descartes  et 
le  gallicanisme  de  Bossuet  sont  la  première 
source  de  nos  déviations.  Jusqu'à  Trente, 
nous  n'étions  pas  sorti  des  voies  tradition- 
nelles de  l'enseignement.  Depuis,  les  fonda- 
teurs des  séminaires  français,  obéissant  à  fa 
philosophie  de  Descartes  el  à  la  théologie  de 
Bossuet,  ont  donné  à  nos  séminaires  une 
mauvaise  l'orme  et  une  funeste  méthode.  Par 
le  fait  de  leur  égarement,  il  y  a,  dans  l'Eglise, 
deux  formes  de  séminaires  :  le  séminaire  ro- 
main et  le   séminaire  gallican  ou   libéral.  C 


. 


HISTOIRE  UN1VEHSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


deux  formes  difl  renl  essentiellement  <  t  en 
principe  B'excluent.  Maie,  en  fait,  nos  sémi- 
naii  licans,  depuis  an  siècle,  surtout  de- 

puis cinquante  ans,  ont  opéré  i  n  eux  un  lent 
travail  de  réforme,  ont  effectué  on  mouve- 
ment d'approximation  vois  la  méthode  ro- 
maine d'enseignement  théologique.  Le  Père 
Aubry  écrit  pour  hâter  l'achèvement  de  cette 
réforme. 

Dans  V Essai  sur  la  méthode,  le  Père  Aubry 
avait  fait  le  procès  des  théologiens  jansé- 
nistes, gallicans  et  libéraux.  Partisan  des  mé- 
thodes  romaines,  il  avait  marqué  dans  leurs 
grandes  lignes  les  déviations  de  l'enseigne- 
ment théologique  depuis  deux  siècles;  il 
avait  montré,  dans  ces  déviations,  la  cause 
originelle  de  la  séparation  des  sciences  et  de 
la  théologie,  de  la  morale  et  de  la  dogma- 
tique; il  avait  attribué  à  ces  schismes  par- 
tiels, la  décadence  religieuse,  les  divisions 
politiques,  l'absence  de  principes  et  de  con- 
viction, la  progression  de  l'immoralité,  l'af- 
faiblissement du  ministère  ecclésiastique. 
Dans  son  livre  sur  les  Grands  séminaires, 
après  avoir  dressé  l'inventaire  de  nos  ruines, 
il  formule  un  programme  de  restauration.  Les 
grands  séminaires  sont,  pour  lui,  le  seul  rem- 
part qu'on  puisse  opposer  victorieusement  à 
la  sécularisation  de  l'intelligence  publique  et 
aux  désastreuses  conséquences  qu'elle  en- 
traîne. Après  tant  d'essais  bâtards  et  d'efforts 
impuissants,  il  faut  revenir  simplement  aux 
idées  et  aux  pratiques  romaines.  Le  sémi- 
naire français,  organisé  officiellement  à  Rome 
par  Pie  IX,  n'a  pas  d'autre  but  que  la  réforme 
des  séminaires  en  France.  L'Université  gré- 
gorienne est  l'architype,  la  pépinière  du  corps 
enseignant  et,  par  voie  de  conséquence,  le 
point  de  centralisation  des  forces  intellec- 
tuelles de  l'Eglise. 

Destruam  et  xdifxcaho  :  telle  est  la  devise  du 
Père  Aubry.  Après  avoir  démoli  les  vieilles 
halles,  il  bâtit  l'édifice  complet  du  séminaire. 
—  Le  petit  séminaire  a  la  première  place 
dans  sa  sollicitude.  Ceux  qui  élèvent  l'enfance 
sont  aux  sources.  Telle  ils  feront  la  source,  tel 
sera  le  ruisseau  et  tel  le  fleuve.  Où  monte,  où 
s'étend,  où  finit  ce  que  commencent  les 
maîtres  du  petit  séminaire?  Il  faut  la  science 
de  Dieu  pour  le  savoir.  La  formation,  dans 
l'adolescent,  de  l'homme  intellectuel  exige  un 
choix  sévère  des  professeurs,  une  sélection 
précoce  des  vocations  ecclésiastiques,  l'éloi- 
gnement  du  fusionnisme  du  laïque  avec  le 
prêtre  futur,  une  grande  discrétion  dans 
l'emploi  des  auteurs  païens,  une  sollicitude 
générale  à  faire,  du  séminaire,  la  pépinière 
de  l'Eglise,  la  source  pure  du  recrutement 
sacerdotal. 

A  l'entrée  du  grand  séminaire,  le  Père  Au- 
bry, avec  Pie  IX  et  Léon  XIII,  veut  deux  ans 
de  philosophie.  De  ces  deux  ans,  il  exclut 
l'étude  des  sciences  physiques  et  mathéma- 
tiques, le  bachottage,  les  arts  d'agréments, 
les  petites  études  de  genre.  De  ce  cours,  il 
exclut  encore  le  séparatisme  rationaliste  de 


Descai  li  entre  la  philosophie  et  l'ordre  sur- 
nature] et  le  mépris  où  il  fait  tomber  la  sco- 
lastique.  Le  Père  Aubry  écarte  en  tvec 

dédain  le  petit  compenaium  et  la  repasse,  la 
philosophie  rédnite  à  une  espèce  de  c;. 
chisme.  Le  but  de  la  philosophie,  c'est  de 
former  la, rectitude  des  idées  et  du  jugement  ; 
c'est  de  fonder  la  force  de  la  raison  sur  l'in- 
telligence philosophique  de  la  foi  ;  c'est  d'écar- 
ter tout  le  fatras  depuis  Bacon,  de  se  placer 
en  plein  dans  la  scolastique  et  d'étudier  la 
scolastiquc    comme   les  rensei- 

gnaient avec  leurs  grands  livres,  leurs 
grandes  leçons  et  leurs  grands  exercices  de 
tournois  philosophique». 

Le  Père  Aubry  nous  introduit  dans  le  do- 
maine de  la  théologie  générale  par  l'étude  de 
la  Somme  théologique  de  saint  Thomas.  De 
main  de  maître,  il  trace  le  tableau  de  l'évo- 
lution théologique  d'après  saint  Paul,  saint 
Augustin  et  saint  Thomas;  il  déclare  que  si 
l'esprit  de  néologisme  et  les  procédés  artifi- 
ciel* des  modernes  sont  mortels  aux  sciences 
sacrées,  le  retour  à  la  théologie  de  saint  Tho- 
mas ne  doit  pas  être  exclusif  des  progrès  ac- 
quis depuis  le  XIIIe  siècle.  La  théologie  à  ve- 
nir sera  l'heureuse  union,  l'entente  absolue 
de  la  vieille  scolastique  avec  la  théologie  po- 
sitive. Cette  théologie,  avec  des  caractères  de 
précision,  de  clarté  et  de  force,  embrassera 
dans  une  seule  méthode  les  procédés  em- 
ployés tour  à  tour  dans  le  passé.  Les  livres 
ne  seront  pas  plus  gros,  les  cours  pas  plus 
longs,  ni  plus  difficiles.  La  science  simplifiée 
est  une  ascension  vers  le  centre  unique,  le 
principe  éternel  des  choses  de  l'intelligence. 

Les  bases  générales  de  l'enseignement  théo- 
logique posées,  le  Père  Aubry  vient  au  détail 
des  cours.  Pour  la  théologie  dogmatique,  il 
s'élève  contre  l'abus  de  l'érudition,  du  com- 
pendium,  des  méthodes  de  polémique,  des 
études  d'actualité,  des  concessions  faites  aux 
petites  industries  ;  il  donne  les  idées  fonda- 
mentales qui  doivent  présider  à  la  formation 
de  chaque  traité  et  diriger  sa  marche.  Le 
traité  de  la  Religion  a  subi  l'influence  du  ra- 
tionalisme ;  il  en  rétablit  l'idée  inspiratrice. 
Les  lieux  théologiques  sont  fort  négligés;  il 
montre,  avec  Mgr  Capri,  l'urgence  d'étudier 
plus  profondément  les  sources  de  la  foi.  Le 
traité  de  l'Eglise  s'est  desséché  sous  la  main 
gallicane  ;  faute  de  voir  dans  l'Eglise  la 
grande  règle  de  foi,  on  est  tombé  dans  le  ra- 
tionalisme semi-pélagien  ;  il  faut  revenir  à 
l'idée  surnaturelle  de  l'Eglise. 

Mais  la  base  fondamentale  de  toute  science 
sacrée,  c'est  le  surnaturel.  Puisque  la  grâce 
est  le  sang  qui  coule  dans  les  veines  du  corps 
mystique  de  Jésus-Christ,  il  faut  nous  y  atta- 
cher pour  écarter  ce  naturalisme  politique  et 
social  qui  nous  empoisonne.  Le  traité  de  la 
grâce  doit  donc  être  le  nœud,  la  grande  lu- 
mière de  la  théologie  de  l'avenir;  quiconque 
ne  le  comprendra  pas  à  fond  ne  sera  pas 
théologien,  demeurera  incapable  d'une  ac- 
tion vraiment  sacerdotale  sur  la  société. 


LIVRE  QUATEIE-VINGT-QUINZIÈME 


(>/i.3 


La  formation  du  sens  théologique,  l'appro- 
fondissement des  dogmes  par  la  contempla- 
Lion,  l'harmonie  des  dogmes  dans  l'intelli- 
gence Bacerdotale,  voilà  les  procédés  el  les 
fruits  d'une  excellente  dogmatique.  Le  Père 
Aubry  nous  Fait  assister  à  la  réiormalion  du 

>•  intellectuel  et  du  jugement  par  la  théolo- 

e  :  il  nous  conduit  jusqu'au  sainl  des  saints 
de  la  révélation.  La  théologie  nous  apparaît 
comme  «  une  vision  discursive  sans  donte, 
m;iis  réelledes  beautés  éternelles  »  ;  car,  selon 
l'expression  du  cardinal  Pie  «  ceux-là  boivent 
à  plus  longs  traits,  ici-bas,  à  la  coupe  anti- 
cipée de  l'éternelle  vie,  qui  puisent  plus 
abondamment  la  connaissance  de  pieu  aux 
sources  sacrées  ». 

Dans  l'économie  de  l'enseignement  qui  pro- 
cède tout  entier  de  la  tradition,  l'étude  «tes 
Pères  et  de  l'antiquité  ebrétienne  doit  tenir 
une  grande  place.  Le  Père  Aubry  insiste  sur 
la  nécessité  du  retour  au  sens  de  la  tradition 
par  le  commerce  assidu  des  Pères  et  des  doc- 
teurs. La  fréquentation  trop  exclusive  des 
modernes  a  conduit  les  contemporains  à  l'exa- 
men privé  ;  il  faut  revenir  aux  témoins  de  la 
foi,  au  sens  de  la  tradition.  Que  le  maître  de 
la  théologie  dogmatique  s'efforce  donc,  par 
la  tournure  profondément  scolastiqne  de  sa 
méthode,  d'inspirer  aux  étudiants  l'estime  et 
l'amour  des  ouvrages  anciens  ;  qu'il  ne  craigne 
pas  de  mettre  les  jeunes  âmes  en  contact  di- 
rect avec  les  docteurs  qui  peuvent  plus  effi- 
cacement fortifier  leur  formation  doctrinale. 

Après  la  dogmatique,  la  morale.  Les 
sources  de  la  morale  ont  été  empoisonnées 
,__  par  le  jansénisme,  le  quiétisme  et  le  libéra- 
lisme. Le  Père  Aubry  combat  la  théorie  sé- 
paratiste de  l'école  utilitaire  qui,  dans  beau- 
coup de  séminaires,  oppose  la  pratique  à  la 
théorie,  l'action  aux  principes,  et,  par  voie 
de  conséquence,  tombe  dans  l'abus  de  la  ca- 
suistique, dans  le  scepticisme  pratique  ou  dans 
le  relâchement.  Di-ciple  du  Père  Ballerini, 
Aubry  expose  sa  méthode  fondée  en  principe, 
large  dans  ses  applications,  sûre  dans  ses 
conclusions  pratiques,  féconde  jusque  sur  le 
terrain  de  la  vie  mystique  où  doit  se  confiner 
le  vrai  prêtre. 

En  Ecriture  Sainte,  le  Père  Aubry  veut 
avant  tout  la  recherche  du  sens  dogmatique 
el  du  sens  théologique.  On  a  Irop  abusé  de 
l'apologétique  et  de  la  controverse  :  l'emploi 
de  l'Ecriture  <lans  la  théologie  et  la  prédica- 
tion a  été  faussé;  l'argument  de  l'Ecriture 
contre  les  protestants  était  nécessaire,  mais, 
depnis    il  a  dégénéré  et  présente  quelque  in- 

nvénient.  La  contemplation  de  la  pensée 
divine,  étudiée  avec  l'esprit  du  cœur,  est  le 
premier  fie  nos  devoirs.  Les  recherches  de 
udition,  les  préoccupations  de  la  science, 
la  réfutation  des  systèmes  allemands,  ne  sont 
que  ries    poinl  -  oires  :    il   s'agit  premiè- 

rement d'approfondir  la  parole  de  Dieu,  d'en 
nourrir  les  études  dogmatiques,  d'en  fortifier 
l'âme  sacerdotale. 

De  I  histoire  ecelé         [ne,  le  Père  Aubry 


ne  r.iit  pas  seulement  un  exposé  de  faits,  une 
nlhese  de  documents.  Les  faits  lurnatu- 
nls  sont  des  porte-doymt$,  dit-il  ;  et  il  fait 
l'histoire  du  dogme,  ou,  h  l'on  veut,  la  philo* 
snphic  et  la  théologie  de  l'histoire.  Pour  lui, 
cette  étude,  c'est  l'étude  de  la  tradition  catho 
lique,  l'étude  des  manifestations  multiforme! 
du    surnaturel,    enfin     l'élude    de    l'apost 

sous  tous  ses  aspects  et  dans  toutes  ses  luttes. 

Quiconque  embrasserait  l'histoire  à  la  lu- 
mière de  ces  principes,  tirerait  de  celle,  étude, 
au  milieu  du  chaos  des  idées  modernes,  une 
boussole  sûre,  une  orientation  fixe. 

Une  autre  branche  d'études,  fort  estimée 
à  Home,  abandonnée  chez  nous,  méprisée 
même  de  l'école  libérale,  c'est  le  droit,  canon. 
Le  l'ère  Aubry  insiste  sur  la  nécessité  du  re- 
tour à  l'étude  et  à  l'observation  du  droit  ca- 
nonique ;  il  montre  que  cette  législation  sa- 
crée est  empreinte  d'un  grand  esprit  théolo- 
gique; que  d'ailleurs  les  lois  ecclésiastiques 
ne  sont  point  si  inapplicables  qu'on  veut 
bien  l'objecter;  que  leur  observance,  au  con- 
traire, e3t  une  source  de  lumière  et  un  gage 
de  force.  Mais  c'est  là  que  le  gallicanisme, 
vaincu  dans  toutes  les  pphères  de  la  révéla- 
tion, s'est  concentré,  avec  espoir,  en  gardant 
ce  point,  de  reconquérir  tous  les  autres.  Au- 
bry, qui  veut  écraser  la  tête  du  serpent,  s'at- 
taque à  ce  gallicanisme  administratif  ;  il  de- 
mande des  tribunaux  diocésains  et  des  règles 
dans  la  collation  des  bénéfices  ;  il  découvre 
l'état  de  scepticisme,  le  manque  de  cohésion, 
l'absence  de  vie  sociale  et  politique  où  nous 
met  l'absence  de  droit. 

L'amoindrissement  des  sciences  sacrées  a 
déteint  sur  la  prédication  et  sur  les  caté- 
chistes. Le  romantisme  oratoire,  l'abus  de  la 
controverse,  les  sermons  d'apparat,  le  pullu- 
lement des  répertoires  et  des  sermonaires, 
sont  autant  de  préjudices  à  l'apostolat.  Pour  y 
porter  remède,  il  ne  faut  pas  introduire,  dans 
les  séminaires,  les  exercices  de  prédication  et 
de  catéchisme,  les  conférences  d'oeuvres,  les 
questions  d'actualité.  La  préparation  sacer- 
dotale doit  être  toute  théologique  et  spécula- 
tive. Des  essais  prématurés  dans  une  âme  qui 
n'est  pas  mûre  pour  le  ministère,  nuiraient  à 
l'étude  théologique  et  pourraient  prêter  aux 
abus  qu'on  veut,  combattre. 

La  question  des  cours  vidée,  le  Père  Aubry 
traite  de  la  direction  intellectuelle  et  spiri- 
tuelle des  clercs.  Son  but  final  est  d'en  faire 
des  docteurs  et  des  saints.  «  Kn  France,  il  n'y 
a  rien  à  faire,  disait  Manning  ;  ils  n'ont  pas  de 
saints.  »  Nous  avons  cent  évéques,  cent 
mille  prêtres  et  nous  sommes  bai  tus.  si  nous 
avions  seulement  un  François  de  Sales,  un 
Vincent  de  Paul,  un  Charles  liorromée,  la 
victoire  nous  reviendrait.  On  se  moque  de 
nous  ;  on  ne  se  moque  pas  des  saints  qui  tra- 
vaillent, prient  et  se  dévouent  pour  les 
peuples. 

Après  la  publication  de  la  Méthode  el  des 
Grands  séminaires,  Auguste  Aubry  entreprit 
la  publication  des  u:uvres  complètes  de  Jean- 


644 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  Di;  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


-!,•  Aubry.  L'histoire  et  la  fable  ont  im- 
morta  isi  des  hommes  unis  d'une  étroite 
amitié  ;  ici,  l'unité  de  L'enseignement  produit 
i,i  fusion  de  deux  personnes  dans  une  seule 
individualité  savante.  Si  Auguste  avait  pu- 
blie tant  d'écrits  seulement  par  amitié,  ce 
m  rail  déjà  grand  ;  l'avoir  fait  dans  une  par- 
laite  communion  d'idées,  c'est,  pour  les  deux, 
une  commune  grandeur. 

Après  avoir  exposé  la  genèse  des  idées  elle 
programme  d'action  du  Père  Aubry,  nous 
devons  donc  dresser  une  table  sommaire  des 
ouvrages  publiés  par  son  frère,  avec  ses 
notes  et  ses  écrits  inédits.  Eu  moins  de 
dix  ans,  Auguste  Aubry  a  publie  successive- 
ment : 

1°  Quelques  liées  sur  la  synthèse  des  sciences 
dans  la  théologie,  ou  tbéorie  catbolique  des 
sciences.  C'est  une  œuvre  de  haute  envolée, 
qui  ne  le  cède  en  rien  aux  idées  du  comte  de 
.\iai-lre;  (lie  indique  la  vraie  manière  de 
grouper  les  sciences  humaines  autour  de  la 
théologie  (in-8°  de  385  pages.) 

Mélanges  de  philosophie  catholique  (in-8* 
de  3U0  pag.)  C'est  un  puissant  rappel  à  la 
philosophie  scolastique;  c'est  la  condamna- 
tion sans  appel  des  philosophies  de  Descartes 
et  de  Kant. 

3°  Etudes  sur  le  christianisme,  la  foi,  le 
surnaturel  et  les  missions  (in-8°  de  415  p.) 
C'est  un  volume  de  réaction  très  décidée 
contre  les  tendances  rationalistes  des  mo- 
dernes et  même  du  clergé.  On  y  trouve  le 
procédé  divin  de  l'apostolat,  le  travail  du 
surnaturel,  la  méthode  d'installation  de  la 
fui  dans  les  âmes. 

4°  Etudes  sur  ï Eglise,  le  P<ipe,  les  sacre- 
ments (in-S°  de  425  p.)  C'est  un  livre  qui 
explique  la  vraie  notion  de  l'Eglise  et  de  l'au- 
torité pontificale,  si  mal  comprise  et  si  dé- 
préciée parmi  nous.  Le  Père  Aubry  n'est  pas 
seulement  romain  des  pieds  à  la  tête  ;  il  l'est 
avec  des  pages  saisissantes  et  des  accents 
d'une  mâle  énergie. 

5°  Etudes  sur  l'Ecriture  Sainte  (in-8'J  de 
7i>5  p.)  faites  pour  la  masse  du  clergé  au 
po  n!  de  vue  dogmatique  et  moral.  Les  Epitres 
de  saint  Paul  y  sont  l'objet  d'une  étude 
d'aptes  saint  Thomas  d'Aquin  et  Cornélius  à 
Lapide.  Pour  la  richesse  dogmatique,  le  ca- 
ractère surnaturel  du  commentaire,  ce  tra- 
vail dépasse  tous  les  modernes  interprètes. 

.;   el  7  '  Cours  d'histoire  ecclésiastique (2  vol. 

in  8°  de  56:2  et  401  p.)  C'est  une  théologie  de 

l'histoire,  un  livre  dont  il  n'y  a  pas  d'équiva- 

dans  la   librairie  :  il  est  tout  rempli  des 

doctrines  de  saint  Augustin. 

Méditations  sacerdotales  et  opuscules  spi- 

i  duels  (1    vol.    in-8°    de  440  p.).    Vigoureux 

el  à  la  vie  de  la  grâce;    œuvre  sinon   lé- 

et  alignée   comme  tant   d'autres,   mais 

ordante  de  sève,  de  flamme  sainte,  d'amour 

Dieu  et  de-  âmes. 

il  total,  avec  lu  méthode  el  les  séminaires, 

dix  volumes.  Auguste  Aubry  promet  encore 

ublier  trois  volumes  de  correspondance, 


un  volume  de  sermons  et  une  Etude  sur 
l'œuvre  du  Père  Aubry  el  la  critique  pour  el 
contre,  avec  de-  notes  et  éclaircissements. 
Lm;  partie  des  lettres  a  été.  déjà  livrée  au  pu- 
blic ;  plu-,  une  élude  sur  les  Chinois  chez  eux 
et  une  biographie  de  Jean-Baptiste  Aubry 
par  son  frère.  Ce-  différentes  publications 
ne  pourront  qu'accentuer  le  rôle  des  di 
frères  et  justifier  la  haute  importance  que 
l'histoire  doit  attacher  à  leurs  ouvragi 

Le  point  de  départ  d'une  équitable  appré- 
ciation, c'e-t  le   fait  d'un   missionnaire   mort 
en  Chine  à  trente-huit  ans.  A  sa  mort,   ce 
missionnaire,   très  goûté    de   ses    supérieurs, 
très  apprécié  de  ses  amis,  laisse  trente  vo- 
lumes de  manuscrits.  L'œil  bienveillant  d'un 
frère  discerne,  dans  ces  trente  volumes,  deux 
ouvrages  à  peu  près  achevés,  sur  l'organisa- 
tion cl  l'en-eignement  des  séminaires.  Le  pe- 
tit frère  publie,   pas  sans  trembler,  ces  deux 
ouvrages.  Non  point  qu'il  faille,  pour  publier 
deux  volumes,  un   courage  surhumain  ;  mais 
ces  deux  volumes  parlent  du  clergé  au  clergé 
lui-même.  Or,  en  France,  depuis  cent  ans  el 
plus,   c'est    une   idée    reçue    que   le    prêtre 
français  est  un  être  supérieur,  en  état  de  per- 
fection absolue.  Voici  pourtant  un   jeune  mis- 
sionnaire, qui  vient  de  mourir,  penseur  pro- 
fond, docteur  de  l'école  romaine,  qui  s'ins- 
crit en  faux  cmtre  cette  bienveillante  opinion. 
Ce  missionnaire  est,  par  hasard,  un  écrivain, 
mais  inconnu  :  s'il  possède  un  sens  doctrinal 
exquis,  une  science  théologique  consommée, 
un  dévouement  absolu  à  la  grande   cause  de 
la  formation   cléricale,  c'est   un   mérite,  sans 
doute,  mais  d'abord,  il  en  faut  faire  la  preuve. 
Enfin   le  voilà  qui  affirme  notre    décadence 
nationale  depuis  trois  siècles,  par  la  faute  de 
nos  écoles  ;  et,  d'une  main  assurée,  il  dresse 
le  programme  de  la  régénération    française 
par   la   restauration   surnaturelle   du    sacer- 
doce. 

La  thèse  d'Aubry  est  la  thèse  de  tous  les 
restaurateurs  de  la  patrie  française.  Lamen- 
nais veut  efiectuer  cette  restauration  en  rele- 
vant les  mœurs  et  en  déchirant   la  Déclara- 
tion   de    l'Eglise    gallicane.   J.    de    Maistre, 
Haller,  Bonald,  Donoso  Cortès,  Apariciy  Gui- 
zarto,  poursuivent  le   même  but  en   combat- 
tant la  Révolution.  A  l'encontre.  Dupanloup, 
Gratry,   Broglie,  Falloux,   véritables   malfai- 
teurs intellectuels,  entendent  conjurer  le  pé- 
ril, en  expurgeant  la  Révolution  et  en    l'ac- 
ceptant. Thomas  Gousset,   en  théologie,   par 
le  renversement  des  thèses  rigoii-tes  et  galli- 
canes ;  René   Rohrbacher,  en  histoire,  parla 
ruine  des  soties  admirations  de  Fleury;  Do- 
minique Bouix,  en  droit  canon,  par  la   pro 
clamation  du  droit  canonique  et  l'exaltation 
de  la  monarchie  des  pontifes  Romains  ;  Pros- 
per  Guéranger,  par  le  rétablissement  de  l'unité 
liturgique;    Montalembert  à  la   tribune,  La- 
cordaire  à  Notre-Dame,  Louis  Veuiliot à V Uni- 
vers, BonneUy  dans  les  revues  savantes  :  lous 
ont  voulu   relever  la  France  du  grand   ana- 
thème  et  la  rétablir  dans  les  lignes  de  sa  vo- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÈME 


cation  providentielle.  La  papauté,  de  Pie  VI 
à  Léon  MU,  a  souri  à  ces  entreprises  el  en  a 
béni  les  efforts.  Nombre  de  petits  soldats,  de 
grenadiers  du  Saint-Siège)  de  voltigeurs 
d'avant-garde,  ont,  puni-  La  môme  cause, 
brûlé  îles  cartouches,  tiré  l'épée  et  déployé  le 
drapeau  du  Christ.  Nous  avons  été  témoins  de 
ces  combats  :  c'est  noire  joie  d'en  avoir  suivi 
les  péripéties  ;  notre  devoir  de  rendre  hom- 
mage à  la  vaillance  éclairée  de  tous  les  sol- 
dats et  à  la  sagesse  de  tous  les  généraux. 

Jean-Baptiste  et  Auguste  Aubry  appar- 
tiennent à  cette  phalange  de  héros.  Un  mis- 
sionnaire mort  à  trente  ans  et  à  trois  mille 
lieues  ;  un  petit  curé  enseveli  dans  un  pres- 
bytère de  campagne,  sont  venus,  après  tous 
les  autres,  dénoncer  le  grand  mal,  et,  comme 
Gaunie,  le  découvrir  dans  les  écoles.  Mais  la 
question,  pour  eux,  ne  se  réduit  pas  à  l'em- 
ploi des  classiques  païens  dans  l'enseignement 
secondaire  ;  elle  doit  s'établir  encore  contre  le 
philosophisme  naturaliste  de  Bacon,  de  Des- 
cartes et  de  Kant,  contre  l'absolutisme  césa- 
rien  de  Louis  XIV  et  le  conslitutionnalismede 
Mirabeau  ;  contre  le  gallicanisme  de  Kichet, 
de  Marc-Antoine  et  de  Bo^suet  ;  contre 
l'athéisme  politique  et  économique  de  Rous- 
seau et  de  Proudhon  ;  même  contre  le  catho- 
licisme libéral  de  Dupanloup  et  de  Broglie. 
Et  pour  vaincre  tous  ces  ennemis,  il  faut  res- 
taurer le  prêtre;  et  pour  restaurer  le  prêtre, 
le  vrai  ministre  de  Jésus-Christ,  il  faut  réfor- 
mer, dans  les  séminaires  de  France,  la  prépa- 
ration sacerdotale,  plus  ou  moins  faussée  de- 
puis 1682.  C'est  là  ce  que  disent,  en  quinze 
volumes,  les  frères  Aubry. 

Les  frères  Aubry  ont  raison  ;  et  tellement 
raison  qu'il  leur  suffit  d'œuvres  posthumes 
pour  sonner  le  branle-bas.  La  vérité  est  là,  à 
peine  formulée,  mais  toute-puissante.  Il  faut 
chasser  des  séminaires  Descartes  et  Kant, 
Louis  XIV  et  Mirabeau,  Fébronius  et  Dupan- 
loup :  je  ne  pense  pas  que  les  athées  aient  pu 
s'y  introduire.  Le  mal,  dont  meuri  la  France, 
lui  a  été  inoculé  par  trois  siècles  d'aberra- 
tions ;  et  ce  mal  n'a  pu  agir  qu'en  corrom- 
pant ou  en  faisant  dévier  les  séminaires.  C'est 
aux  séminaires  qu'il  faut  mettre,  je  ne  dis  pas 
la  torche  ou  la  hache,  mais  le  grand  air  de 
Rome,  la  formation  romaine,  la  somme  de 
saint  Thomas,  le  radicalisme  et  l'intransi- 
geance de  la  plus  stricte  orthodoxie.  Nous 
autres,  Français,  au  milieu  de  nos  ruines  sé- 
culaires, nous  serions  cent  fois  fous  de  nous 
croire  parfaits.  Non,  non  et  dix  mille  fois  non  ; 
nous  avons  ingéré  des  poisons  qu'il  faut,  vo- 
mir ;  la  vérité  seule  et  la  vérité  totale,  la  vé- 
rité catholique,  apostolique,  romaine,  effec- 
tuera, notre  délivrance:  Veritas  liber abit  vos. 

Nous  terminons  ce  livre  par  l'exhibition  de 
deux  originalités  significatives  et  instructives; 
elle-  nous  paraissent  dignes  de  ne  pas  tomber 
dans  l'oubli.  Joseph  Olive,  né  à  Cette,  en 
iH'M'j,  -uivit,  dans  son  diocèse  natal,  le  cours 
d'études  qui  mène  au  sacerdoce.  Au  terme  de 

théologie,  Olive,   voulant  sans  doute  deve- 


nir un  olivier  hrillanl ,  deman  la  i  6  rendre 
a  Rome,  pour  y  suivre  les  coin  s  supérieurs  du 

Collège  Romain  ;  le  supérieur,  qui  le  tenait 
pour  un  noyau,  en  lui  délivrant  un  celebret,  lui 
eûl  offert  aussi   volontiers  un  exeat,  poui 

faire  incorporer  à  peu  importe  quel  dioci 
Par  le  t'ait,  olive,  traité  tanguant  pur  g  ameuta 
hujus  mundi,  se  dirigeait,  en  18(i.'f,  vers  la 
ville  éternel  le  et  y  piochait,  pendant  un  triennal, 
le  droit  canon.  Au  retour,  cet  incapable  était 
docteur  en  théologie  ;  il  fut  bombardé  vi- 
caire de  Sainte  Madeleine  à  Béziers,  puis  curé 
du  Mas-Blan,  au  doyenné  de  Bédarrieux. 
poste  qu'il  occupa  pendant  plusieurs  années; 
après  quoi.il  se  retira  à  Cette,  près  de  sa  vé- 
nérable mère,  pour  entrer,  avec  une  pleine 
indépendance,  dans  la  carrière  de  l'apologé- 
tique. En  1885,  il  se  sentit  pressé  de  se  rendre 
près  de  la  voyante  du  Boulleret  (Cher)  et  fonda 
la  Confrérie  de  Notre-Dame  des  Sept  Douleurs, 
qui  compte  aujourd'hui  (1889)  quarante-six 
mille  associés.  Directeur  de  cette  confrérie, 
qu'il  avait  rattachée  très  correctement  à  la 
Confrérie  primaire  de  Rome,  il  appela  l'atten- 
tion du  Pape  Léon  XIII  sur  les  apparitions 
qu'il  disait  avoir  eu  lieu  à  Sainte-Claire  de  La- 
vaur,  au  Boulleret  et  à  Saint-Bauzille.  C'était 
prendre  le  bon  chemin  :  c'est  à  Rome,  en  effet, 
et  par  la  voie  canonique,  qu'il  convient  d'en 
référer  sur  ces  choses,  afin  de  provoquer  des 
jugements  et  d'obtenir  une  prudente  direction. 
En  principe,  le  bras  de  Dieu  n'est  point  rac- 
courci; il  fait,  dans  tous  les  temps,  éclater  sa 
puissance  et  sentir  sa  miséricorde.  11  ne  serait 
pas  surprenant  que,  dans  un  siècle  de  scepti- 
cisme, pour  vaincre  l'orgueil  d'une  raison 
aussi  faible  que  rebelle,  il  multiplie  les  ma- 
nifestations du  surnaturel.  Mais  il  y  a,  ici,  un 
péril  :  c'est,  par  réaction  contre  le  scepticisme, 
de  tomber  dans  l'illuminisme.  C'est,  à  l'heure 
présente,  un  grand  péril.  Les  hommes  ont 
tellement  méconnu  et  trahi  la  cause  de  Dieu 
qu'il  paraît  nécessaire  que  Dieu  prenne  en 
main  sa  cause.  En  tout  cas,  dès  qu'il  est  ques- 
tion de  quelque  phénomène  surnaturel,  on 
est,  parmi  nous,  très  disposé  ày  croire.  Opor- 
tet  sapere,  sed  sapere  ad  sobrietatem  et  ne 
rien  faire  qu'après  avoir  obtenu  les  consignes 
de  Rome. 

Joseph  Olive  se  fit,  comme  canoniste,  le 
disciple  de  l'abbé  André,  curé  de  Vaucluse; 
il  entreprit'de  rétablir,  en  France,  la  pratique 
pure  et  simple  du  droit  canon,  notamment 
pour  le  concours,  l'inamovibilité  et  les  juge- 
ments par  officialilés  régulières.  Dans  deux 
ouvrages  de  plus  forte  contenance,  il  traita 
les  questions  relatives  à  la  restauration  de  la 
discipline  de  Trente,  à  un  régime  de  droit 
contre  lequel  on  ne  peut  prescrire.  L'ouvrage, 
intitulé  :  Du  mérite  en  fait  de  nominations  eccié- 
siastiques,  est,  en  quelque  sorte,  l'entrée  en 
campagne.  L'auteur  n'y  fait  pas  mystère  de 
ses  convictions.  «  Oui,  dit-il,  avec  une  amer- 
tume cruelle,  la  nomination  à  des  paroisses 
importantes  de  prêtres  sans  talent  ni  vertu, 
ou  d'un  talent  et  d'une  vertu  médiocres,  et 


64G 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  Dl.  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


il  des  prêtres  d'un  mérite  incontesté  dans 
lee  p  iroisses  de  montagn  tea  hameaux, 

oo  leurs  talents,  leur  science  et  leurs  vertus  ni 
peuvent  porter  leurs  fruits:  oui,  c'est  là  la 
plaie  lamentable  de  l'Eglise  de  France  durant 
iv  Biècle.  — Il  y  a  des  diocèses  où  le  ta- 
lent n'est  compté  pour  rien  ;  d'autres  où  avoir 
du  talent,  de  la  science,  de  la  vertu,  du  mérite, 
enfin,  c'est  une  marque  négative.  I!  yen  a  où, 
pour  parvenir  aux  places  importantes,  il  fal- 
lait se  garder,  il  va  quelques  années,  de  si- 
gner une  adresse  à  Pi(!  IX  :  on  était  récom- 
pensé si  l'on  refusait  de  Bigner  ;  l'on  était 
puni  si  l'on  avait  le  courage  d'exprimer,  à 
Pie  IX  malheureux,  l'amour  et  le  dévoue- 
ment que  l'on  avait  pour  lui.  iYa-t-on  pas  vu 
des  diocèses  où  l'on  a  mi<  dans  une  rigou- 
reuse disgrâce  les  prélres  qui,  à  l'époque  du 
Concile,  oui  signé  des  adresses  demandant  l'in- 
faillibilité ?  D'autres,  où  Les  défenseurs  du  Syl- 
labus  sont  représentés  comme  les  ennemis  per- 
sonnels de  l'évêque.  Il  va  des  diocèses  en 
France  où  l'on  parvient  aux  places  impor- 
tantes en  mendiant  la  protection  de  prêtres, 
de  laïques,  de  dames,  amis  de  l'administra- 
tion. 11  y  en  a  beaucoup  où  pour  réussir  il  faut 
employer  la  flatterie  :  dans  ces  diocèses,  on 
appelle  ceux  qui  emploient  ces  moyens  in- 
dignes, les  chevaliers  de  l'encensoir.  Dans 
d'autres  diocèses,  on  ne  peut  réussir  (je  me 
sers  de  cette  expression  à  dessein,  parce  qu'elle 
est  employée  par  ceux  qui  méconnaissent  les 
lois  canoniques),  si  l'on  n'a  pas,  dans  le  Con- 
seil, un  parent,  un  ami,  un  compatriote,  un 
condisciple,  un  camarade  :  dans  ces  diocèseson 
entend  dire  :  «  Non  habeo  hominem,  je  n'ai 
point  d'homme  »  ;  c'est-à-dire*!  je  ne  connais 
personne  particulièrement,  dans  le  Conseil,  qui 
veuille  bien  pensera  moi  ». 

Après  avoir  dénoncé  le  mal, Olive  y  cherche 
un  remède  et  le  trouve  naturellement  dans  la 
pratique  du  droit  pontifical.  Pour  faire  entrer 
dans  l'intelligence  de  ce  droit,  il  en  expose  la 
théorie  et  l'application  traditionnelle;  il  sert, 
en  larges  tranches,  d'après  la  discipline  de 
Thomassin,  les  faits  d'histoire  qui  militent  en 
faveur  du  droit.  A  la  médiocratie  des  intri- 
gants, il  peut  substituer  l'aristocratie  des 
hommes  de  mérite.  Peut-être,  dans  sa  reven- 
dication, d'ailleurs  très  légitime,  excède-t-il  un 
peu  au  bénéfice  du  talent.  Sans  doute,  il  faut 
faire  leur  part  aux  dons  de  l'intelligence; 
mais  il  faut  faire  leur  part  aussi  à  l'âge,  aux 
vertus,  à  la  prudence  et  aux  autres  qualités 
propres  d'un  bon  gouvernement.  Quant  au 
talent,  tout  le  monde  croit  en  avoir.  De  plus, 
ceux  que  Dieu  appelle  aux  éminents  travaux 
de  l'intelligence  ne  pourraient  pas,  dans  une 
grande  paroisse,  entreprendre  ces  travaux  né- 
cessaires à  l'édification  de  l'Eglise.  Gorini 
aurait-il  porté  de  si  rude?  coups  aux  erreurs 
historiques  des  célébrités  en  renom,  s'il  n'eût 
été  curé  d'un  petit  village  ?  Le  docteur  Lin- 
gard  aurait-il  composé  son  immortelle  His- 
toire d'Angleterre,  s'il  n'eût  été  curé  d'une  pe- 
titeparoisse  cf  Irlande? J'ai  observé  quela  plu- 


pat  l  de-  prêtres  illustres  de  l'i  aoce  étaienl  i 

dément  des  disgraciés,  mais  des  proscrits. 
On  dirait  qu'il  existe,  chez  les  évêques,  ui 

laine   jalousie  contre    les    écrivains  ec 
tique-,  dont  l'inlluence  est,  en  effet,  souvent, 
beaucoup   plus    fréquente  et   beaucoup   plus 
étendue   que   celle  d'un  évèque  ordinaire.  Je 
dis  ordinaire,  car  beaucoup   d'évê  tonl 

d  éminents  écrivains  el  alors  leur  savoir  puise, 
dans  l'autorité  épiscopale,  un  plus  haut  p> 
lige  et  une  plus  grande  force.  Mais  les  évêques 
(pii  ne  sont  que  d'humbles  administrateurs  et 
de  médiocres  écrivains,  s'ils  voient  s'élever  à 
côté  d'eux  et  briller  au  dessus  d'eux  un  llam- 
beau  d'Israël,  cèdent  volontiers  à  la  tenta- 
tion de  jouer,  à  cette  lumière,  tous  les  mau- 
vais tours  de  l'éleignoir.  Ces  misères  ne 
nuisent  pas  à  l'extension  de  talent  ;  je  dirai 
plutôt  qu'elles  la  provoquent  et  la  mettent  en 
mesure  d'accroître  son  empire.  — Ces  réserves 
faites,  il  n'est  pas  moins  certain  que  les  no- 
minations ecclésiastiques  sont  dues  au  mérite 
et  que  procéder  autrement,  c'est  un  crime 
contre  Dieu,  contre  l'Eglise  et  contre  les 
âmes. 

Après   avoir   posé    ce  principe   du    mérite, 
Olive,  dans  une  seconde  publication,  attaqua 
la  simonie    de  l'argent  et  des  présents,  la  si- 
monie de  la   flatterie  et  de  l'obséquiosité.  Du 
moment  que  les  nominations    ne   s'elfecluent 
pas  selon   le   droit,  mais  dépendent  de  l'arbi- 
traire épiscopal  et  ministériel,  il  est  tout  naturel 
que  les  ambitieux  cherchent  à  se  faire  valoir 
près  de  l'évêque  et  du  ministre.  Il  est  beaucoup 
moins  facile  d'acquérir  du  mérite  que  de  flat- 
ter. On    peut   même  dire,  en  thèse  générale, 
que  le  mérite  n'est  pas  flatteur  :  il  a  le  senti- 
ment de  son  prix,  le  respect   de  lui-même  et 
je  ne  sais  quelle  impuissance  à  se  faire  valoir 
autrement  que  par  .'on    réel   crédit.  Au  con- 
traire, l'absence   du  mérite   se  prêle  merveil- 
leusement à  toutes  les  affectations  qui  doivent 
dissimuler   cette    absence.    Le    plus    vulgaire 
artifice   pour   masquer   le   défaut   du    talent, 
c'est   la  flatterie.   Prêter  aux  supérieurs    des 
avantages  qu'ils  n'ont  point,  c'est  faire  croire, 
sans  frais,  à  sa  haute   perspicacité.  Or.  ici,  la 
marge  est   grande  et  le  champ  sans  limite.  Si 
un  évêque  est  muet,  on  le  compare  à  Riche- 
lieu ;  s'il    parle    volontiers,  on    l'égale  à  saint 
Cbrysostôme ;' s'il   aime   les   affaires,  c'est  un 
Ximenès  ou  un   Duperron  ;  s'il    met   dans  un 
mandement  trois  phrases  de  philosophie,  c'est 
un  saint  Anselme  ;  s'il  est  mou,  c'est  un  saint 
François  de  Sales.  Fénelon  et  Bossuet  prêtent 
aussi    à    d'aimables    comparaisons.   Les   plus 
absurdes  sont   les    meilleures;  il   suffît  de  les 
faire  avec  audace  et  de  s'y  jeter  à  corps  perdu. 
Je  ne  croirai  jamais   qu'un   évèque   soit,  de 
gaîlé  de  cœur,  la  dupe  des  intrigants  ;  je  me 
persuade  même   volontiers   que,    se   sachant 
faillible  et  peccable,  il  implore  les  lumières  de 
Dieu  et  les  conseils  des    hommes  ;   j'aime  à 
croire   qu'il  veut   le   salut  des  âmes  et  l'hon- 
neur de  l'Eglise.  Mais,  étant  donné  ce  régime 
d'arbitraire  qui  ressort  îles  articles  organiques, 


LIVRE  QUATRE  V1NG  l  Ql  INZ1ÈME 


017 


étant  admis  que  le  prêtre  n'est  pas  persona 
juris  et  que  I  évoque  esl  une  toute  puissance, 
il  est  inévitable  que  les  faibles  —souvent  [>l  us 
ambitieux  que  les  autres,  —  recourent  a  l'in- 
trigue. L'antichambre  devient  une  institution 

lésiastique.  Les  vicaires  généraux  onl  na 
lurellement  chacun   ea   clientèle.  Autour  du 
pauvre   évoque   se  forment  des  complots,  se 
nouent  des  intrigues,  et  il  eal  à  peu  près  iné- 
vitable que  trois  lois  sur  quatre,  un   pauvre 

i[ue  no  tombe  dans  les  pièges  tendus  sous 
ses  pas.  La  considération  de  l'évèque  y  perd 
beaucoup;  mais  ce  qui  perd  le  plus,  ce  sont  les 
âmes. 

Cette  question  delà  simonie  ofl're  un  aspect 
plus  triste  encore,  c'est  la  simonie  par  argent 
des  candidats  à  l'épiscopat.  On   ne   peut  pas 
dire,  avec   lîosmini,  que   la   présentation  des 
évéques  pur  le  pouvoir  civil  est  une  des   cinq 
plaies  de  l'Eglise  ;  mais  on  peut  dire  que  telle 
présentation     faite      par     tel     pouvoir     est 
réellement  une  plaie.  La    situation   riche  et 
puissante  faite  en  France   aux  évoques   par 
les  articles  organiques,  ne  peut  pas  manquer 
de  faire,  de  l'épiscopat,  un   objet  d'ardentes 
convoitises.  Nous  ne  sommes  plus  au   temps 
où  il  fallait  raire  violence  au   mérite  et  à  la 
sainteté,  pour  les    pousser   à   l'épiscopat.  La 
mitre  a  des    prétendants  ;  et  malgré  l'adage 
Qui  petit  tndignus    est,  nombreux  sont  ceux 
qui  briguent  d'y  atteindre.  On  en  a  vu   900  à 
la  fois  au  ministère  des  cubes.  On  les  appelle 
des  briguants;  et,  c'est  le   mot  propre,  seule- 
ment il  faudrait   en    rectifier   l'orthographe. 
Leurs  dossiers  sont  là,  au  complet,  sur  papier 
timbré,  pleins  d'attestations  relatant  leurs  ver- 
tus, leurs  talents,  leurs  aptitudes  extraordi- 
naires ;  et  ce  sont  eux,  modestie  à  part,  qui 
ont  fourni  ces  dossiers.  Une  fois  le  dossier  in- 
troduit, il   faut  le  faire  valoir.  On  s'adresse 
aux    amis    dans  l'épiscopat,  si  on   en   a  ;  on 
s'adresse    aux   sénateurs,   aux    députés,  aux 
conseillers   d'Etat,    aux    préfets,    aux    juges, 
même  aux  belles  dames.  Les  dames  s'entre- 
mettent   avec    une   espèce   de    passion    pour 
arriver  à  faire  des  évoques.  Or,  pour  mettre 
en  mouvement  tout  ce   personnel,  il   ne  faut 
pas  seulement  des  lettre-,  il  faut  des  présents. 
On  offre  des  livres,  si  l'on  est  auteur  ;  on  offre 
autre  chose,  si  on  ne  lVst  pas.  On  oll're  môme 
de  l'a'gent.  On  cite  les  sommes  dépensées  par 
tel  et  tel  évéque  pour  arriver  à  l'épiscopat  ;  il 
paraît  que   ça  coûte  assez   cher.  On  cite  tel 
prêtre  qui  avait  offert  20000  francs  pour  être 
nommé  évéque,  et,  comme  il  le  fut  dans  les 
colonies,  poste  aussi  peu  lucratif  qu'enviable, 
notre  homme  refusa  cette  nomination  et  ré- 
clama    ses      20000     francs,     alléguant    que 
pour  celte  somme,  il  devait  bel  et   bien   avoir 
un  évéché  en  France.  De  là  procès.  Vous  jugez 
de  l'édification. 

Ce  son!  I  i  des  horreurs,  rnais  il  y  a  pire.  Il 

•  les  brigues  Fondées  sur  les  ambitions  de 
l  trtis  et  sur  les  intérêts  de  fausses  doctrines. 


(,baque  pouvoir  arrivant  tour  à  tour,  vcul 
recruter,  dans  le  clergé,  desappuis;  l'épisco- 
pat lui  offre  le  moyen  de 
A  partir  de  1899,  dali  guerre  au   Pape, 

l'Empire  ne  voulu!  plus  trouver,  dans  les 
évéques,  que  des  complices  et  il  s'en  vanta, 
Après  !h70,  la  république  libérale  proscrivit 
les  évoques  qui  avaient  voté  l'infaillibilité  e4 
chercha  des  Benjamins  favorables  à  son  lib 
ralisme.  Depuis  que  la  républi  |u<  est  devenbe 
radicale,  elle  est  en  quête  de  nihilistes  el  elle 
en  trouve.  A  des  républicains  qui  lui  repro- 
chaient de  n'avoir  pas  réalisé  toutes  ses  pro- 
messes, Ferry  répondit  itéralivement  et  pu- 
bliquement :  Comptez-vous  pour  rien  nos 
choix  d'évôques  et  croyez-vous  quo  nous  au- 
rions pu  faire  passer  tant  de  lois  hostiles  à 
l'Eglise,  si  nous  n'avions  pas  choisi  des 
évéques  acquis  à  nos  desseins  ou  incapables 
d'y  mettre  obstacle.  Ces  propos  d'un  Ferry  et 
d'un  Raroche  sont  acquis  à  l'histoire;  on 
pourrait  en  citer  d'autres.  Ce  qui  manquerait 
le  moins  pour  en  motiver  la  réprobation, 
ce  sont  les  faits.  Mais  il  faut  les  taire  ;  un  peu 
plus  tard,  l'équitable  histoire  flétrira  ces 
bassesses  de  l'Empire  et  ces  indignités  d'une 
république  plus  vile  encore. 

«  Personne,  dit  Olive,  ne  niera  le  mal  que 
nous  signalons;  pourquoi  ceux  qui  sont  à  la 
tête  des  diocèses  n'en  cherchent-ils  pas  la 
cause  et  n'y  remédient-ils  pas?  La  foi  peut 
transporter  les  montagnes.  L'éloquence  de 
Démosthènes  transportait  le  peuple  d'Athènes  ; 
la  sainteté  du  curé  d'Ars  faisait  accourir  à  lui 
la  France  entière  ;  qu'on  donne  donc  au  prêtre 
la  foi,  la  science,  la  sainteté  et  l'Eglise  de 
France  sortira  de  son  tombeau.  Nous  l'avons 
dit,  nous  le  répétons  :  Ne  point  favoriser 
l'étude,  mépriser  les  prêtres  qui  étudient,  ne 
tenir  aucun  compte  de  la  piété  et  de  la  vertu, 
c'est  amonceler  de  plus  en  plus  les  ténèbres 
sur  notre  malheureuse  Eglise  de  France.  Oui, 
les  simoniaques  sont  les  pionniers  de  la  bar- 
barie (1).  » 

Après  avoir,  dans  ces   deux  ouvrages,  cité 
le  Corpus  juris,  saint  Thomas,  saint  Alphonse 
de  Liguori,  notre  pieux  et  savant  Thomassin, 
Olive  entreprit  une  œuvre  de  propagande  par 
brochures.  A  propos  du  Concile  d'Aix,  il  écri- 
vit à  Mgr  l'Archevêque  pour  lui  remontrer  que 
l'absence   de  concours    produit   la  paresse  et 
l'ignorance  ;  le  clergé  est  sans  science,  sans 
piété,  sans  énergie   pour  combattre   l'erreur; 
par  l'ambition,  il  devient  simoniaque.  \   pro- 
pos  du    synode   de  Montpellier,  il   écrit    un 
opuscule  sur  les   règles  canoniques   des  sy- 
nodes. A  propos  d'une  circulaire   de  l'évèque 
Xevers,  il    adresse,  à    Mgr  Casimir  de  La- 
doue,  une  éloquente  lettre  pour  réclamer  toute 
la  discipline  de  Trente,  strictement  obligatoire 
et  contre    laquelle   on   ne  peut   prescrire.    A 
l'avènement  de   Léon   XIII,  ramassant  toutes 
forces  de  discussion,  le  courageux  contro- 
versiste  ose  lui  écrire  deux  lettres  pour  récla- 


(i)  De  la  Simonie,  p. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


nier  encore,  pour  le  prêtre,  la  personnalité 
jui idique,  forum  et  jus.  «  Qui  le  croirait, 
rie-t-il,  il  n'y  a  point,  dans  l'Eglise  de 
l  i  mce  d'ofticialités,  ou  bien  elles  n'existeni 
que  de  nom.  ou  bien  ell<  >nl  pas  indé- 

pendantes. Dans  la  plupart  des  diocèses,  un 
prêtre  <>t-il  accusé?  il  est  condamné  sans 
qu'on  lui  permette  de  se  défendre,  sans  qu'on 
veuille  l'écouler,  souvent  Mins  qu'on  lui 
donne  le  motif  de  sa  condamnation,  de  son 
transfert  ignominieux  dans  une  paroisse  in- 
férieure, pénible  à  desservir.  On  écoute  l'acCU- 
sateur,  un  homme  du  peuple,  une  femme,  et 
le  prèlre  innocent  n'est  pas  écouté,  n'est  pas 
interrogé!  Les  tribunaux  d'appel  des  métro* 
polilains  n'existent  pas  non  plus,  l'n  prêtre 
innocent  ou  condamne  pour  des  raisons  futiles, 
suspendu,  dépossédé  de  son  bénéfice,  est  jeté 
sur  le  pavé,  suivant  une  expression  vulgaire, 
mais  marquée  au  coin  de  la  vérité,  et  est  obligé 
de  se  soumettre,  d'accepter  une  humiliation 
amère,  une  flétrissure  sanglante,  ou  de  recou- 
rir à  Home  :  il  n'y  a  point  de  jus' ice  pour  lui 
en  France.  On  lui  crie  de  se  soumettre,  d'obéir, 
et  si  la  sainteté  ou  l'héroïsme  lui  manquent 
pour  accepter  son  ignominie  et  celle  de  sa 
famille,  de  sa  vénérable  mère,  on  l'appelle 
désobéissant,  révolté,  presbytérien.  Ce  prêtre 
est  donc  obligé  de  recourir  à  Rome,  recours 
lointain  qui  lui  cause  de  grandes  dépenses  et 
mille  ennuis  ;  aussi  peu  de  prêtres  relativement 
ont  recours  à  Home;  le  plus  grand  nombre 
passent  leur  vie  dans  l'injustice  et  la  souf- 
france (1).  » 

Ainsi  parle  ce  prêtre,  avec  une  ardeur  toute 
méridionale,  mais  avec  cette  très  ferme  et, 
disons-le,  bien  juste  conviction,  que  notre 
salut  est  dans  le  retour  au  droit.  En  dehors 
du  droit.il  n'y  a  que  l'arbitraire;  et,  dans 
l'arbitraire,  il  y  a  place  pour  toutes  les 
injustice-,  parfois  pour  les  indignités.  Mettre 
de  côté  cette  économie  quasi-divine,  comme 
disait  un  orateur  du  Concile  de  Trente, 
des  lois  de  la  sainte  Eglise,  c'est  poser, 
comme  base  du  droit,  l'individualisme  ratio- 
naliste; c'est  nier  implicitement  la  notion 
d'Eglise  ;  c'est  condamner  les  diocèses  à  de 
perpétuels  recommencements  ;  c'est  réduire 
le  sacerdoce,  si  grand  devant  Dieu,  à  une 
condition  misérable  devant  les  hommes  ;  c'est 
préférer  la  flatterie  à  la  dignité,  l'ignorance 
au  talent,  l'habileté  à  la  vertu,  l'intrigue  au 
mérite  ;  c'est  vouer  les  églises  à  la  décadence 
et  les  peuples  à  la  ruine.  La  fortune  des  na- 
tions est  proportionnelle  à  leur  respect  du 
droit  ;  si  elles  le  violent,  elles  se  précipitent 
dans  les  abîmes. 

Au  demeurant,  ce  prêtre  savant  et  disgracié 
ne  se  borne  pas  à  revendiquer  l'observance  du 
droit  ;  il  plaide,  devant  les  pouvoirs  et  devant 
les  masses,  la  cause  de  ia  religion  et  de 
l'Eglise;  il  multiplie  les  allocutions  et  les 
lettn  s  pour  porter  partout  la  lumière  ;  si  une 
attaque  se  produit,  il  la    relève  avec  une  vi- 

(1)  Lettre  à  Sa  Sainteté  Léon  XIII,  p.  18. 


gueur  apostolique  ;  quand  le  Père  Curci  s'in- 
nie  à  ces  projets  de  conciliation  qu'il  ci  j  lit 
devoir  obtenir  meilleur  accès,  il  accable  le 
l'ère  Curci  sous  le  poids  de  la  science  histo- 
rique; et,  quand  le  claironne  l'appelle  pas  au 
combat,  il  compose,  d'une  plume  pieuse,  la 
vie  d'un  sainl  prêtre  on  s'applique  avec  zèle 
aux  (envies  de  propagande.  Ûumb  e  et  solide 
ouvrier  de  Dieu,  à  qui  nous  souhaitons  de 
longues  année-  pour  qu'il  soutienne-  de  [dus 
long-  combats. 

Pour  qu'un  curé  prenne  place  parmi  les 
auteurs,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  ait  écrit 
des  livres;  s'il  a  posé  en  jublice,  [jour  la 
revendication  du  droit  canonique,  des  actes 
décisifs,  celte  initiative  suffit  pour  fournir  un 
titre  d'auteur.  La  situation  anti-canonique  du 
clergé  de  France  n'a  d'ailleurs  pas  manqué 
de  défenseurs  ;  je  cite  au  courant  de  la  plume, 
les  frères  Allignol,  le  chanoine  André,  Domi- 
nique liouix,  Craisson,  Duballet,  Slremler.  l'n 
prêtre  qui  ne  produisit  que  fies  mémoires  aux 
tribunaux  et  aux  congrégations  romaines  lit 
plus  à  lui  seul  que  tous  les  auteurs  :  il  mil  les 
intérêts  des  prêtres  aux  mains  des  tribunaux 
apostoliques.  Nous  parlons  de  lui  :  (Jnus  est 
instar  omnium  :  c'est  le  type  des  prêtres 
sacrifiés  à  l'injustice.  Pierre  Roy,  ordonné 
prêtre  en  1828,  exerçait  depuis  trente-quatre 
ans  le  saint  ministère  dans  le  diocèse  de 
Paris,  sans  avoir  encouru  un  reproche  de  ses 
supérieurs.  Depuis  son  ordination  jusqu'en 
1853,  il  avait  élé  employé  sans  interruption, 
non  dans  des  villages,  loin  des  regards  de 
l'autorité,  mais  dans  les  paroisses  de  la  ville 
métropolitaine  et  chacun  de  ses  déplacements, 
très  rares  d'ailleurs,  avait  été  une  récompense. 
De  Saint-Louis-d'Antin,  où  il  avait  rempli 
neuf  ans  les  fonctions  vicariales,  il  avait  été 
envoyé  à  Saint-Paul,  puis  à  Saint-Germain- 
des-Prés,  nommé  en  dernier  lieu  premier 
vicaire  à  Saint-Philippe-du-Roule.  Cn  1855, 
il  fut  nommé  curé  de  Xeuilly  et  s'appliquait 
depuis  quatre  ans,  avec  autant  de  zèle  que  de 
succès,  aux  devoirs  de  sa  charge,  lorsqu'il 
commença  à  être  en  butte  à  la  persécution. 
C'est  un  point  qu'il  faut  bien  préciser. 

A  Paris,  les  cures  offrent,  sous  tous  les 
rapports,  une  grande  importance,  et,  à  cause 
de  leur  petit  nombre,  sont  l'objet  des  plus 
ardentes  convoitises.  Pour  la  cure  de  Neuilly, 
l'abbé  Roy  avait  eu  un  concurrent,  qui,  par 
dépit  et  en  espoir  de  vengeance,  avait  dénoncé, 
le  2  avril  1856,  l'abbé  Roy  au  préfet  de  police. 
Dans  sa  délation,  ce  concurrent  avait  reproché 
à  son  compétiteur  plus  heureux  :  l"de  n'avoir 
pas  fait  sonner  les  cloches  à  la  naissance  du 
prince  impérial  ;  2°  de  n'avoir  pas  fait  chanter 
le  Domine  salvum  après  le  Te  Deum  ;  3"  d'avoir 
attaqué  avec  violence  l'alliance  anglaise  ; 
4°  d'avoir  préféré  la  famille  de  saint  Louis  à 
la  dynastie  de  l'Empereur  et  5°  annonçait 
comme  possible  qu'il  eût  des  relations  avec 
sa  belle-soeur  qui  logeait  avec  lui  et  qui  serait 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIEME 


049 


ilans  une  position  intéressante.  Régulièrement, 
le  dénonciateur  eût  dû  s'adresser  a  L'arche- 
vêque de  Paris;  en  B'adressanl  au  préfet  de 
police,  il  ne  découvrait  que  mieux  su  passion 
et  sa  bassesse.  Le  préfet  de  police  *  *  i  •  référa 
à  l'archevêque,  et  lorsqu'on  voulut  contrôler 
ces  accusations,  le  vicaire  général  de  Paris, 
Buquet,  fut  d'avis  que  le  curé  de  Neuilly  ne 
devait  l'aire  aucune  concessiun  aux  calomnies  qui 
cherchaient  à  l'atteindre.  On  eût  pu  l'aire 
fuir  le  coupable,  on  préféra  le  mépriser. 

L'abbé  Roy  eut  un  autre  accusateur,  ce  fut 
son  frère.  Hippolyte  Itoy  aurait  voulu,  dans 
sa  jeunesse,  embrasser  l'état  ecclésiastique; 
il  en  fut  détourné  parce  qu'à  Lvry,  Le  directeur 
lui  avait  trouvé  l'esprit  faible  et  dépourvu  de 
jugement.  Employé  dans  la  librairie,  il  s'était 
trouvé  impliqué  dans  une  affaire  de  femme 
et  détenu  à  la  préfecture  de  police  ;  pour 
s'épargner  de  semblables  aventures,  Pierre 
Roy  tira  son  frère  des  mains  de  la  police  et 
le  garda  dans  son  domicile.  En  1810,  il  l'avait 
marié  à  une  demoiselle  Tallard  ;  le  jeune 
ménage  avait  vécu  sous  le  toit  du  vicaire 
pendant  quinze  ans  ;  deux  enfants  avaient  été 
le  fruit  de  celte  union.  Une  conduite  si  géné- 
reuse de  frère  à  frère  n'arien  qui  étonne,  quand 
l'aîné  est  prêtre  ;  la  cohabitation  qui  en  résulte 
n'est  point  défendue  par  les  lois  de  l'Eglise  et, 
devant  la  nature,  elle  est  au-dessus  du  soup' 
çon.  Le  frère  obligé  n'était  pas,  du  reste, 
plus  reconnaissant  ;  au  contraire,  il  reproebait 
à  son  bienfaiteur  d'avoir  empêché  leur  cousin, 
curé  de  Saint-Paul,  de  le  coucher  sur  son 
testament,  de  lui  avoir  fait  tort  dans  l'héritage 
paternel,  de  l'avoir  arrêté  dans  ses  revendi- 
cations injustes  sur  une  parcelle  de  pré. 
Sombre,  inquiet,  mécontent  d'une  dépendance 
salutaire,  Hippolyte  Roy  avait  joui  sans  recon- 
naissance des  bienfaits  de  Pierre  Roy  :  il  vou- 
lait s'en  séparer.  Quand  Pierre  Roy  vint  à 
Neuilly,  Hippolyte  refusa  de  l'y  suivre  :  il  lui 
demandait  de  lui  constituer  une  rente  et 
d'obliger,  par  la  famine,  son  épouse  à  venir 
habiter  avec  son  atrabilaire  mari.  Pierre  Roy 
ne  pouvait  pas  constituer  une  rente  à  son 
frère,  il  n'avait  pas  les  ressources  suffisantes; 
il  consulta  l'archevêché  qui,  pour  ne  pas 
laisser  la  femme  et  les  enfants  sur  le  pavé, 
lui  conseilla  de  les  abriter  dans  son  presbytère, 
avec  l'espoir  que  le  frère  rebelle  ne  tarderait 
pas  à  les  suivre. 

En  1859,  Pierre  Roy  fut  accusé  de  nouveau 
par  deux  vicaires,  dont  l'un  était  notoirement 
ii  digne,  et  l'autre  un  peu  difficile  à  vivre. 
Une  enquête  fut  donc  commencée,  qui  dura 
plus  de  quatre  mois,  sans  que  le  curé  de 
Neuilly  en  eût  connaissance  autrement  que 
par  le  bruit,  public.  Celle  enquête  fut  faite  par 
le  promoteur  Véron,  prêtre  du  diocèse  du 
Man-,  qui  depuis...  mais  alors  il  se  montrait 
vertueux,  u  Pour  une  information  rjpidc  et 
purement  -ommaire,  dit  l'abbé  itoy,  on 
comprend   le  silence  à  l'égard  d'un  prévenu. 


Quelquefois  la  prudence  le  conseille,  quel- 
quefois aussi  h;  respect.  S'il  ne  se  fût  agi, 
par  exemple,  que  de  constater  l'opinion 
lionne  ou  mauvaise  que  mes  paroissiens 
avaient  de  moi,  c'était  chose  facile  en  moins 

d'une  semaine  ;  il  y  a,  dans  chaque  commune, 

surtout  pour  un  curé,  une  espèce  de  jury 
naturel  dont  le  verdict,  sagemeut  consulté, 
est  presque  toujours  infaillible.  Il  y  a  'l'abord 
le  clergé,  les  marguilliers,  Le  conseil  muni- 
cipal, le  juge  de  paix  ;  il  y  a  aus«i  les  membres 
des  corporations  et  des  confréries  religieuses  ; 
puis  les  instituteurs  et  institutrices  laïques 
qui,  en  rapport  continuel  avec  L'Eglise  et  avec 
les  familles,  ont  tant  d'intérêt  à  voir  un  pas- 
teur exemplaire  ;  il  y  a  enfin  les  notables.  Les 
visiter  tous  est  inutile  ;  mais,  pour  ce  qui  me 
concerne,  les  eût-on  visités  tous  sans  m'en 
instruire,  je  n'aurais  eu,  on  le  verra  plus  tard, 
qu'à  me  louer  de  celte  épreuve.  On  n'a  rien 
fait  de  pareil.  Quel  était  donc  le  but  de  cette 
enquête?  Au  milieu  des  ténèbres  dont  elle 
s'est  enveloppée,  il  est  facile  de  le  saisir. 

«  Au  lieu  de  s'informer  discrètement  de  ma 
réputation, on  a,  dèsle  début,  donnéàl'enquête 
l'apparence  d'une  poursuite.  En  d'autres 
termes,  on  a  questionné  les  gens  sur  les  secrets 
de  mon  foyer,  sur  la  pureté  de  ma  vie  inté- 
rieure, et  M.  le  promoteur,  en  questionnant,  a 
feint  de  me  croire  coupable  ;  je  dis  qu'il  l'a 
feint,  car  s'il  avait  eu,  dès  l'origine,  un  seul 
fait  à  ma  charge,  et,  pour  l'établir,  un  seul 
témoin  digne  de  foi,  toute  la  peine  qu'il  a  prise 
était  superflue  ;  il  avait  de  quoi  me  faire  con- 
damner; moi  seul,  en  pareil  cas,  j'aurais  pu 
avoir  intérêt  à  réclamer  l'enquête,  soit  pour 
prouver  la  fausseté  de  ce  fait,  soit  pour  faire 
apprécier  la  moralité  de  ce  témoin.  J'ai  donc 
le  droit  de  dire  que  ce  premier  témoin  man- 
quait, et  cependant  il  est  certain  que  M.  le 
promoteur  agissait  et  parlait  comme  si  ce 
témoin  eût  existé.  Or,  quand  une  enquête 
prend  une  pareille  tournure,  il  est  étrange 
que  le  prêtre  qui  en  est  l'objet  n'en  ait  pas 
été  averti,  et  qu'on  ne  l'ait  pas  mis  en  de- 
meure ou  d'avouer  sa  faute  ou  de  confondre 
ses  dénonciateurs.  Non-seulement  je  n'ai  pas 
été  averti  de  la  poursuite,  mais  je  n'ai  reçu 
aucun  reproche,  aucun  avis,  même  officieux, 
touchant  la  régularité  de  ma  conduite.  La 
justice  l'eût  exigé,  et  par-dessus  tout  la  cha- 
rité. Une  enquête  qui  n'est  pas,  dans  le  com- 
mencement, mieux  motivée,  et  qui  prend  néan- 
moins un  tel  caractère,  est  une  véritable 
injure  que  tout  prêtre  et  tout  homme  de  bien 
ressentiront.  Plus  elle  dure,  plus  elle  devient 
inique,  puisqu'elle  donne  à  supposer,  à  ceux 
qu'on  interroge,  que  vous  êtes  au  moins  gra- 
vement suspect,  qu'elle  mine  votre  crédit  et 
tend  à  déshonorer  votre  ministère  »  (1). 

L'enquête  ne  fut  pas  menée  avec  une 
entière  partialité.  Le  promoteur  s'adressa, 
entre  autres,  à  la  sœur  ({osselet  qui  répondit 
par  un  non  trois  fois  répété,  à  des  inlerro- 


I     Mémoire  ildlaillé  de  M.  liai/,  curé  de  y  eut  Uy,  p.  29. 


G5<) 


[IISTOIRK  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


galion-  qui  la  faisaient  rougir.  «  Voua  allez 
faire  du  scandale,  monsieur  le  promoteur  d, 
dit-elle.  Le  promoteur  l'accusa  aveuglément 
H  lui  tourna  le  doSi    L'abbé  Véron  s'adressa 

ilemenl  à  Eugène  de  Margerie,  présidenl  de  la 
Saint- Vincent-de-Paul,  avant  ageu- 

nenl  connu  par  ses  verl  us  h  par  ses  travaux 
littéraires.  Margerie  rendit  au  curé  de  Neuilly 
le  plus  explicite  nommage  el  ajouta  que  qui- 
eonque  étudierait  de  près  cet  ecclésiastique, 
déviait  reconnaître  en  lui  «  un  digne  prêtre, 
travaillant  uniquement  pour  la  gloire  «le  Dieu 
et  le  salut  «les  aines  de  ses  paroissiens,  un 
prêtre  <pii,  du  matin  au  soir,  ne  s'occupe  que 
d'une  chose,  le  bien  de  son  église,  comme 
moyen  d'arriver  au  bien  spirituel  de  son 
troupeau  ».  Véron  traita  Margerie  d'homme 
prévenu  et  relus;!  d'entendre  la  suite  de  sa 
déposition.  Kn  vain,  il  demanda  à  être  con- 
fronte avec  les  détracteurs  de  -on  curé  ;  en 
vain,  il  demanda  à  être  entendu  eu  confession, 
pour  faire  voir  que  sa  déposition  éîait  faite 
en  conscience  :  le  promoteur  ne  voulut  ni 
l'entendre,  ni  le  confronter  avec  personne. 
«  Une  enquête  ainsi  faite  est-elle  une  enquête  ? 
demande  Margerie.  Quant  à  l'impression  qu'elle 
m'a  laissée,  elle  n'a  pas  besoin  d'être  qualifiée, 
elle  se  qualifie  elle-même  ». 

L'abbé  Véron  se  rabattit  sur  llippolyte  Roy. 
On  lui  avait  dit  que  c'était  un  homme  aigri 
par  l'isolement,  aisé  à  émouvoir  et  d'un 
jugement  peu  sur.  En  entrant,  il  s'apitoya  sur 
la  modestie  de  son  mobilier,  comparé  au  luxe 
des  toilettes  de  son  épouse  ;  p  lis,  il  osa  lui 
demander  s'il  était  sûr  de  la  légitimité  de  ses 
enfants.  Cette  question  n'est  fâcheuse  que 
pour  le  promoteur.  La  loi  civile  punit  l'adul- 
tère, mais  elle  ne  le  poursuit  que  sur  la 
plainte  de  la  partie  outragée.  Ce  crime  domes- 
tique aurait  beau  être  en  quelque  sorte 
public,  le  juge  séculier  l'ignore,  si  la  partie 
lésée  l'ignore  elle-même  ou  feint  de  l'ignorer. 
On  ne  va  pas,  d'une  main  brutale,  déchirer 
le  bandeau  qui  couvre  les  yeux  d'un  père, 
même  quand  sa  femme  est"  déchue.  Il  y  a 
d'aiileurs,  sur  celte  question,  un  mystère 
naturel  dont  le  législateur  défend  de  sonder 
les  profondeurs.  Le  promoteur,  qui  ne  sait 
rien,  va  suggérer  à  un  père  des  doutes  sur  la 
légitimité  de  ses  enfants.  Il  en  fut  quitte  pour 
sa  honte.  Le  frère  lui  répondit  que  jamais 
pareil  soupçon  n'avait  approché  de  son  cœur. 
Ce  qui  l'avait  armé  contre  son  frère,  c'était 
un  bout  de  pré  qu'il  voulait  tondre  de  la 
largeur  de  sa  langue  et  dont  son  imbécile 
faiblesse  devait  faire  payer  le  prix  à  un  taux 
de  sing  dière  rigueur. 

Le  promoteur  dit  avoir  encore  interrogé 
un  éminent  ecclésiastique,  favorable  a  l'allé- 
gation, et  cette  allégation  fut  démentie. 
On  lui  indiqua  un  témoin  à  interroger,  comme 
témoin  de  haute  importance,  et  il  négligea  de 
le  faire.  On  voit,  dans  cette  enquête,  l'oubli 
des  égards  dus  au  ministère  pastoral  et  à  l'âge, 
sinon  à  la  personne  du  pasteur;  des  témoi- 
gnages négligés,  des   témoignages  suggérés, 


des  témoignages  supposés;  le  mépris  des 
règles  les  plus  élémentaires  de  lajusti 
du  droit  naturel.  (In  lait  durer  plus  de  quatre 
moi-  cette  décision  judiciaire,  sans  en  souiller 
mot  au  curé  de  Neuilly,  et,  [tendant  ce  temps, 
comme  si  ce  n'était  pas  a-sez  do  diffamations 
et  des  -  in  laies  du  dehors,  on  tolère  le  scan- 
dai*; et  la  diffamation  jusque  dans  le  sine- 

I  nain;. 

Dans  |,.  courant  rlu  mois  de  mars  intervint 
uni:  décision  épiscopale,  mandant  au  curé  de 
Neui  ly  d'avoir  a  se  séparer  de  -a  belle-sœur. 
Depuis  tantôt  vingt  ans,  elle  hahitait  sous 
son  toit;  il  devait  la  renvoyer.  Cet  avis  émut 
profondément,  l'abbé  Iloy  et  lui  parut  outra- 
geant à  cause  de  l'enquête;  il  se  demanda  s'il 
devait  dévorer  ce  nouvel  atlront.  La  vie  en 
famille  n'est  pas  interdite  aux  clercs  séculiers  ; 
conciles  n'en  chassent  que  les  étrangères. 
Or,  une  belle-sœur  n'est  pas  une  étrangère  ; 
elle  peut  résider  avec  son  époux  dans  la 
maison  curiale,  et,  seule  ou  délaissée,  surtout 
dans  la  capitale  de  la  France,  elle  a  droit  d'y 
chercher  un  asile.  Le  prêtre  doit  protection 
à  ses  neveux  :  faudrait-il,  pour  les  recueillir, 
qu'il  les  séparât  de  leur  mère?  On  dira  que 
e'esl  à  l'évêque  d'autoriser  la  réunion  d'un 
prêtre  avec  ses  parents.  Je  le  veux  ;  mais  la 
conduite  de  J'abbé  Roy  avait  reçu,  depuis 
vingt  ans,  l'approbation  de  deux  évoques, 
et  la  mesure  tardive  dont  il  était  l'objet 
atteignait  leur  administration  autant  que  sa 
personne.  Quand  une  de  ces  sociétés  domes- 
tiques est  régulièrement  formée,  l'évêque  a 
moins  de  pouvoir  pour  la  rompre  qu'il  n'en 
avait  auparavant  pour  l'empêcher.  Plus  elle 
a  duré,  plus  elle  est  digne  de  respect.  Pour 
entreprendre  de  la  dissoudre,  il  faut  prouver 
qu'elle  a  perdu  son  caractère  charitable  et 
moral.  Quand  on  ne  peut  faire  cette  preuve, 
et  c'est  le  cas,  on  n'a  aucun  motif  légitime 
de  prendre,  à  l'égard  d'un  prêtre  vivant  en 
famille,  aucune  mesure  ayant  l'apparence 
d'un  blâme.  La  raison  la  plus  élémentaire  en 
fait  un  devoir.  Que  deviendrait  le  prêtre,  s'il 
était  obligé  de  céder  toujours  devant  les  mor- 
sures de  la  calomnie?  Aucun,  pas  même  le 
plus  saint,  ne  pourrait  plus  maintenir  intact 
l'honneur  de  son  foyer. 

Par  respect  pour  son  ministère  et  par 
respect  pour  lui-même,  l'abbé  Roy  se  sé- 
para de  sa  famille.  Une  maison  fut  louée 
el  la  belle-sœur  s'y  installa  avec  ses  enfants 
le  1er  juillet  1859.  Dès  lors,  suivant  l'expres- 
sion du  vicaire-général  Buquel,  il  n'y  oz 
plus  rien  à  dire.  Le  8  août,  le  curé  de  Neuilly 
recevait  un  monitoire,  signé  du  vicaire-général 
Véron,  qui  depuis...  mourut  curé  de  Saint- Via- 
cent-de-Paul  ;  le  voici  :  «  Considérant  que, 
malgré  des  avertissements  réitérés,  M.  Roy, 
curé  de  Neuilly,  continue  d'avoir  des  relations 
fréquentes  avec  sa  belle-sœur  ;  considérant 
qu'il  en  résulte  un  grave  scandale  pour  la 
paroisse  de  Neuilly  et  pour  le  diocèse.  Avons 
défendu  et  défendons  à  M.  Roy,  sous  peine  de 
suspense,  encourue  par  le  seul  fait  de  recevoir 


LIVRE  QUATRE  VINGT-QUINZIKMI 


chez  lui  M""1  Roy,  -a  belle-sœur,  de  la  visiter 
chez  elle  el  d'avoir  mutine  relation  avec  elle 

HANS  TOUT  AUTRE  LIE!  !  »  Iprès  une  lohahi- 

tation  de  vingt  ans,  une  rupture  al  i'1- 

vuit  d'autant  moins  intervenir  qu'elle  n'avait 
pas  éfé  demandée.  Le  curé  de  Neuillj  el  sa 
belle-sœur  étaient  d'ailleurs  obligés  de  se 
voir  de  temps  en  temps,  dans  l'intérêt  de  la 
famille  La  défense  qui  étail  faite  outrepassait 
toutes  les  bornes  du  bon  sens  ;  par  la  généra- 
lité des  expressions,  elle  dépasse  toutes  les 
limites  du  droit  et  se  changeait  en  traque- 
nard où  l'on  ne  pouvait  manquer  de  prendre  le 
soi-disant  coupable.  Le  curé  en  appela  à 
l'archevêque  ;  l'archevêque, —  c'était  le  cardi- 
nal Morlot,  —  lui  répondit  :  «  Si  je  vous  voyais, 
ce  ne  serait  que  pour  vous  engager  à  donner 
votre  démission  de  votre  titre  de  curé  de 
Neuillv  ;  mais  vous  êtes  loin  d'y  être  disposé. 
En  conse'quence,  une  entrevue  ne  mènerait  à 
rien  ;  il  est  préférable  que  les  choses  étant 
commencées  suivent  leur  cours.  M.  le  Vicaire 
général  promoteur  est  dans  ses  attributions  et 
agit  conformément  au  droit.  »  Bconduit  de  ce 
côté, l'abbé  Roy  demanda  une  contre-enquête. 
Le  promoteur  lui  répondit  que  l'autorité  dio- 
césaine était  suffisamment  informée  et  qu'il 
devait  s'en  tenir  à  la  défense.  Ainsi,  l'inculpé 
attaquait,  devant  le  juge,  la  validité  de  l'en- 
quête, offrant  d'établir  qu'elle  était  l'œuvre 
de  la  malveillance  et  de  la  légèreté  et  c'est  le 
promoteur  qui  répond  que  l'autorité,  informée 
par  lui,  est  suffisamment  informée.  Cette  allé- 
galion  puérile  ne  parut  pas,  à  l'abbé  Roy, 
assez  bien  prouvée  pour  qu'on  la  respectât. 
Dans  l'espace  de  trois  ou  quatre  jours,  il  se 
fit  délivrer,  par  les  notables  de  la  paroisse, 
des  lelties  testimoniales  constatant  sa  bonne 
renommée  et  infirmant  les  allégations  du 
monitoire.  Ces  déclarations  étaient  signées 
par  des  magistrats,  par  des  fonctionnaires 
publics,  par  des  conseillers  municipaux,  par 
de  gros  propriétaires,  tous  pères  de  famille 
résidant  à  Neuilly,  tous  témoins  dignes  de  foi, 
car  ils  se  montraient.  Ce  n'était  là  qu'un  pre- 
mier rayon  de  lumière  jeté  sur  les  ténèbres  de 
l'enquête  secrète,  mais  a-sez  vif  pour  rendre 
indispensable  la  contre-enquête.  Le  cardinal 
Morlot  accepta  les  racontars  venimeux  de 
l'enquête  et  n'ajouta  aucune  foi  à  la  déposi- 
tion aulbentique  de  témoins  au  dessus  de  toute 
exception. 

lors,  l'abbé  Itoy  se  trouvait  en  présence 
du  monitoire,  menacé  de  suspense  par  la  gé- 
néralité des  termes,  non  seulement  pour  un 
acte  libre,  mai;  même  pour  uni;  rencontre 
fortuite  et  involontaire.  A  moins  de  s'enfermer 
entre  quatre  murs  et  renoncer  aux  devoirs  de 
la  vie  active,  il  était  impossible  à  l'innocence 
la  plus  pare,  au  cœur  le  pins  soumis,  à 
fob  ;e  la  plus  vigilante,  d'échapper  aux 

nu  lu  monitoire.  S'il  brisait  toute  rela- 

tion a\         i    parente,  il   se  donnait,  quoique 
ocent,  l'air  d'an  coupable,  et  si,  ayant  bi 
honnêtes  relations,  il  l.i    rencontrait    dans 
un  lieu   quelconque  par  hasard   et  qu'on  le 


sût,  l'eiiet  en  si  raît  pire  ;  cai   cela   p 
pour  une  rencontre  cherchée  el   clandestine, 
et,  cherchée   ou    non,  la   suspens  ■   él  ûl    i d 
boni.  Les  -,  dil    Poi  i  dis,  »ont  oblif 

d'exiger  des  choses  raisonnables.  Mais  con- 
trevenir a  nn  ordre  excessif  el  inexécutable 
n'est  pas  un  acte  de  révolte.  L'abbé  Itoy  vit 
donc  Ba  famille  moins  souvent,  mais  loyale- 
ment, au  grand  jour,  sans  qu'on  pût  prêter, 

acte-,   l'apparence  honteuse  de  la  clandl 

Unité.  Cette  manière  d'agir  parut"  plus  conve- 
nable ;  en  tout  cas,  il  était  Impossible  d'en  fal- 
sifier le  franc  caraclere. 

Le  d\  janvier  iSti-2,  le  curé  de  Neuilly  reçut 
assignation  à  comparoir  et  comparut  le  30  de- 
vant Tofficialité.  L'officialité  étail  mise  en 
mouvement  pour  l'inexécution  du  monitoire  ; 
elle  s'était  abstenue  sur  le  corps  du  délit.  Pour 
le  fond  de  l'affaire,  qui  seul  est  grave,  point 
de  juges  ;  tout  se  passe  sous  le  manteau,  sans 
contrôle,  sans  débat  ;  l'accusation  seule  est 
écoutée  ;  on  ferme  la  bouche  à  la  défense  ;  on 
lui  cache  même  la  procédure.  Pour  une  con- 
travention sans  gravité  réelle  el  rendue  né- 
cessaire par  l'excès  de  l'ordre,  on  apprlle  des 
juges.  Pour  une  faute,  qui  serait  un  crime, 
condamnation  sommaire  ;  pour  une  faute 
avouée  et  que  l'évèque  seul  pouvait  réprimer, 
on  s'entoure  de  formalités  sonores,  pour  don- 
ner à  une  condamnation  cette  apparence  de 
légalité  dont  elle  était,  au  fond,  dépourvue. 

Le  4  février,  fut  rendue  une  sentence,  signée 
Buquet,  où,  considérant  la  conduite  du  curé 
de  Neuilly,  on  le  déclarait  suspens  et  irrégu- 
lier ;  on  lui  enjoignait  de  se  soumettre  pure- 
ment et  simplement  et  de  s'abstenir  de  tout 
acte  de  l'ordre  sacré  jusqu'à  ce  qu'il  eût  été 
relevé  des  censures  et  de  l'irrégularité.  Le  juge- 
ment n'alléguait,  comme  délit,  qu'un  acte  de 
désobéissance  et  quelques  paroles  irrévéren- 
cieuses. On  peut  se  demander  si  la  désobéis- 
sance à  un  monitoire  excessif  constituait  une 
faute  punissable  de  la  suspense  ;  quant  à 
l'irrégularité,  qui  ne  peut  s'établir  que  dans 
les  cas  déterminés  par  le  droit,  on  peut  se 
demander  encore  si  elle  n'était  pas  au  moins 
douteuse.  L'abbé  Roy  cependant  se  soumit  et 
se  lit  relever  de  l'irrégularité  par  le  Pape.  Le 
Pape  le  fit  sans  délai  ;  la  curie  épiscopale  re- 
tint l'acte  du  Pape  et  n'en  fit  pas  immédiate- 
ment bénéficier  le  curé  de  Neuilly. 

En  serrant  de  près  les  faits,  on  voit  bien 
qu'ils  ne  sont  pas  inspirés  par  l'intérêt  du 
ciel.  On  demande  d'abord  que  la  famille  *orte 
du  presbytère,  et  il  n'y  aura  />his  rien  à  dire. 
La  famille  sort,  on  fait  un  crime  au  curé  de 
Neuillv  de  visiter  sa  famille  et  on  lui  défend 
d'avoir  avec  elle  aucune  relation  en  aucun 
lieu  du  monde.  Le  prêtre  cesse  de  voir  les 
siens,  on  exige  que  la  famille  sorte  de  Neuilly. 
Cette  exigence  dépassait  assurément  toutes 
les  autres  ;  elle  fera  dresser  les  cheveux  sur 
la  tête  de  tous  les  canonistes  et  de  tous  les 
jurisconsultes.  Aucune  loi  civile,  aucune  loi 
ecclésiastique  n'autorise  uni?  administration 
diocésaine  de   bannir,  d'un   lieu  quelconque 


052 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIOJ  E 


du  diocèse,  un  citoyen  quelconque;  elle  ne 
pouvait  donc  transmettre,  a  l'abbé  Roy,  un 
pouvoir  qui  ne  lui  appartient  à  aucun  titre, 
ei  bien  moins  encore  le  punir,  s'il  échouait 
dans  l'exécution  d'un  dessein  si  arbitraire. 
Cependant  par  des  tiers,  à  force  de  persuasion, 
l'abbé  Roy  obtint  ce  qu'on  lui  demandait; 
malade  cl  soutirante,  la  belle-sœur  quitta 
Neuilly.  Pour  celle  fois,  c'était  bien  fini  ;  le 
plus  malveillant  serait  désarmé  Bans  retour. 
du  voudrait  le  croire;  c'e^t  ju^e  le  moment 
où  va  éclater  l'orage. 

Depuis  sa  condamnation,  l'abbé  Roy  avait 
e'té  autorisé  à  porler  l'étolc  et  à  remplir 
quelques  modestes  fonctions.  «  Quoique 
l'évéque  ne  puisse  réhabiliter  un  prêtre  qui 
est  tombé  dans  une  irrégularité  réservée  au 
Pape,  dit  le  cardinal  Gousset,  il  peut  néan- 
moins lui  permettre  d'exercer  ses  fonctions  en 
attendant  qu'il  reçoive  de  Rome  l'expédition 
de  sa  dispense,  lorsque  le  besoin  de  l'Eglise 
réclame  cette  permission  ou  lorsque  le  prêtre 
ne  pourrait  suspendre  l'exercice  de  son  ordre 
sans  danger  de  se  diffamer  ou  de  scandaliser 
les  fidèles  (1).  »  De  plus,  le  2  mars  élait 
venu  de  Rome  l'acte  qui  relevait  l'abbé  Roy 
de  l'irrégularité  et,  par  conséquent,  il  était,  en 
droit,  rétabli  dans  ses  prérogatives  sacerdo- 
tales ;  et  si  le  bénéfice  de  cet  arte  ne  lui  avait 
pas  encore  été  appliqué,  c'est  parce  que  le 
cardinal  Morlot,  sans  litre  aucun,  restrei- 
gnait l'effet  de  la  souveraineté  pontificale.  A 
la  demande  de  ses  vicaires,  l'abbé  Roy  donna, 
le  2  mars,  la  bénédiction  du  Saint-Sacrement. 
Aussitôt  le  successeur  du  promoteur  Véron, 
l'abbé  Langénieux,  lui  écrivit  pour  l'avertir 
qu'il  était  tombé  dans  une  nouvelle  irrégula- 
rité. Kn  vain  le  curé  de  Neuilly  allégua  pour 
sa  défense  :  1°  la  permission  du  vicaire  géné- 
ral Ruquet  et  l'impossibilité  de  voir  dans  sa 
conduite  un  délit  ;  2"  en  supposant  qu'il  y  eût 
délit  matériel,  y  avait-il,  dans  le  tait,  la 
moindre  apparence  d'intention  délictueuse? 
3°  l'irrégularité  dont  on  ne  l'avait  pas  relevé 
était-elle  renouvelée  par  un  délit  nouveau  de 
moindre  espèce  que  ceux  qui  l'ont  fait  encou- 
rir? Se  multiplie-t-elle  avec  les  délits?  N'est- 
elle  pas,  au  contraire,  un  état  permanent  qui 
ne  peut  ni  diminuer,  ni  aggraver  le  nombre 
des  fautes  subséquentes,  surtout  quand  la 
bonne  foi  est  visible?  D'autre  part,  le  pardon 
arrivé  de  Rome  couvrait  tout,  et  Roy  par- 
donné, la  bénédiction  du  2  mars  n'offrait  plus 
même  l'apparence  d'un  délit.  Si  le  pardon 
n'avait  pas  sorti  son  effet,  la  faute  n'en  était 
qu'au  cardinal  Morlot  et  son  administration 
ne  pouvait  pas  profiter  d'un  pareil  tort. 

L'abbé  Roy  fut  relevé  par  le  Pape  de  cette 
seconde  prétendue  irrégularité.  La  fêle  de 
Pâques  approebait  ;  le  curé  de  Neuilly  atten- 
dait, avec  d'inexprimables  angoisses,  la  fin 
de  ces  cruellesalternatives,  lorsque  le  16  avril, 
le  secrétaire  de  l'archevêché  vint  lire,  le  jeudi 
saint,  une  ordonnance  épiscopale,  qui  nom- 


i,  pour  la  paroi— i!  de  Neuilly,  un  admi- 
nistrateur. Celte  ordonnance  supposait  l'abbé 
Roy  déchu  de  son  titre  de  curé.  L'émotion  fui 
grande  ;  à  part  quelques  âmes  pieuses,  mais 
faibles,  pour  la  grande  majorité  des  parois- 
siens, ce  fut  un  deuil.  Après  quelques  jours 
de  stupéfaction,  plusieurs  des  plus  honorables 
et  des  plus  notables  habitants  adressèrent,  à 
l'archevêque,  une  protestation  contre  les  ca- 
lomnies qui  auraient  dû  épargner  la  vieillesse 
de  leur  curé,  et  une  prière  à  l'effet  de  mettre 
fin  au  scandale  de  la  condamnation  dans  l'in- 
térêt même  de  la  religion,  du  clergé  et  des 
bonnes  mœurs.  Celle  pétition  fut  revêtue  de 
200  signatures  qui  se  décomposaient  ainsi  : 
seize  conseillers  municipaux  sur  dix-huit,  huit 
médecins,  vingt  instituteurs  et  in.-titutrices 
laïques,  cent  trente-quatre  propriétaires.  L'au- 
torité diocésaine  n'est  point  infaillible  ;  quand 
elle  a  pris,  sur  de  faux  renseignements,  une 
décision  injuste,  il  est  plus  fâcheux  pour  elle 
d'y  persister  que  de  revenir  sur  ses  pas.  Mais 
le  cardinal  .Morlot  avait  pour  principe  que 
l'administration  diocésaine  n'a  jamais  tort. 
En  conséquence,  le  lo  mai  1802,  il  rendit  une 
ordonnance,  par  laquelle  la  cure  de  Neuilly 
était  déclarée  vacante,  ordonnance  qui  fut 
renvoyée  au  ministre  des  cultes  afin  qu'un  dé- 
cret impérial  lui  fit  sortir  son  plein  effet. 
L'archevêque  s'était  peut-être  laissé  persua- 
der que  ce  serait  la  fin  d'une  ennuyeuse 
affaire  ;  ce  n'en  était  que  le  commencement. 

L'ordonnance  de  destitution  avait  été  pré- 
cédée de  considérants  conçus  en  termes 
vagues,  parce  qu'on  n'avait,  contre  l'inculpé, 
qu'une  vague  calomnie  et  qu'on  voulait  pou- 
voir, au  besoin,  en  désavouer  le  sens  homi- 
cide ;  cependant  ils  étaient  assez  caractérises, 
pour  tout  dire  par  sous-entendu  et  tuer  mo- 
ralement un  juste.  On  l'avait  lue  en  chaire 
pendant  la  semaine  sainte,  le  jeudi  saint,  fête 
patronale  des  prêtres.  Ce  jour-là,  Jésus,  le 
modèle  des  pasteurs,  avait  lavé  les  pieds  de 
ses  disciples.  Dans  les  siècles  de  foi,  le  jeudi 
saint,  les  princes  déposaient  les  armes  et  les 
magistrats,  pensant  à  Pilate  et  à  Caïphe,  fer- 
maient le  code  pour  méditer  la  Passion  et  se 
frapper  la  poitrine.  C'est  ce  jour-là  que  l'or- 
donnance administrative  de  déposition  avait 
été  lue  devant  les  fidèles  consternés. 

Ainsi  sans  citation,  sans  audition  de  té- 
moins, saus  aucun  débat  contradictoire,  en 
son  absence,  sans  crime,  sans  motif  cano- 
nique, car  on  n'en  allègue  aucun,  sans  juge- 
ment même  ex  informata  conscientia,  car  il 
doit  avoir  lieu  sine  strepitu  et  figura  judicis, 
voilà  comment  l'abbé  Roy  avait  été  dépouillé 
de  son  titre  de  curé  de  première  classe  et 
dans  quelles  circonstances  1  Credat  posleri- 
tas  ! 

Le  crédit  du  cardinal  Morlot  était  immense 
près  du  gouvernement  de  l'Empereur.  Membre 
du  Conseil  privé,  il  obtint,  du  ministre  des 
cultes,    un    arrêté  en  date  du  7  juin,  à  l'effet 


(i)  Théologie  morale,  t.  II,  p.  638. 


LIVIIE  QUATRE-)  INGT-QUINZIÈME 


d'enlever,  à  L'abbé  Roy,  les   deu\  tiers  de  son 

traitement,  île  le  dépouiller  entièrement  de 
son  casuel  et  de  l'évincer  immédiatement  du 
presbytère.  Cet  arrêté  élail  expressément  basé 
sur  le  l'ait  allégué  de  mauvaise  conduite.  \U\c 
triste,  mais  impérieuse  nécessité  obligeai! 
donc  l'abbé  Roj  de  recourir'âu  Conseil  d'Etat, 
seul  juge  des  décisions  ministérielles,  pour 
suspendre  l'exécution  et  prévenir  les  consé- 
quences de  cet  arrêté.  Son  honneur,  l'honneur 
de  sa  famille,  ses  droits  violés,  le-  préroga- 
tives elles-mêmes  du  Saint-Siège  lui  en  fai- 
saient un  devoir.  En  fait,  il  ne  constituait 
point  la  puissance  civile  juge  des  questions 
de  discipline  ecclésiastique  ;  il  expliquait 
même  au  Conseil  d'Etat  qu'il  ne  réclamait,  ni 
n'acceptait  sa  juridiction  en  ces  matières  ;  il 
demandait  seulement  à  l'autorité  judiciaire 
du  Conseil  d'Etat  de  protéger  sa  considération 
et  de  sauver  ses  droits  temporels  ;  et  il  était 
contraint  d'agir  ainsi  par  la  procédure  même 
du  cardinal  Morlot,  grand  aumônier  du  sage 
et  vertueux  Napoléon  111. 

Fût-on  grand  aumônier,  membre  du  Conseil 
privé,  cardinal-archevêque,  devant  le  Conseil 
d'Etat,  il  faut  le  montrer.  L'administration 
diocésaine  déposa,  au  Conseil  d'Etat,  le 
i"  octobre  1862,  un  mémoire  intitulé  :  Obser- 
vations sur  te  mémoire  de  M.  Vabbé  lioij,  <*uré 
de  Meuilly,  et  exposé  des  faits  qui  ont  précédé 
et  motivé  les  ordonnances  du  10  avril  et  du 
15  mai  1862.  Or,  ce  mémoire  ne  révèle 
aucun  fait  coupable  à  la  charge  de  l'abbé 
Roy  ;  il  va  même,  circonstance  capitale  et 
décisive,  jusqu'à  mettre  sa  moralité  hors  de 
cause.  En  effet,  page  23,  il  déclare  en  termes 
forme's  :  «  Que  la  sentence  de  l'officialité  ne 
porte  que  sur  l'infraction  faite  à  la  défense  du 
8  aoùi.  1861  et  qu'aucun  fait  antérieur  n'a  été 
soumis  à  l'appréciation  du  tribunal  ».  Paroles, 
du  reste,  littéralement  conformes  à  la  citation 
et  au  jugement.  D'où  il  suit,  comme  aura 
lieu  de  s'en  convaincre  tout  observateur 
judicieux,  que  le  nom  de  la  famille  n'a  été 
réellement  mis  en  cause  que  pour  couvrir  le 
jeu  de  passions  inavouables.  Oq  remarque 
d'ailleurs  que,  dans  cet  étrange  procès,  plus 
la  culpabilité  diminue,  à  supposer  qu'elle  soit 
réelle,  plus  la  pénalité  augmente.  Quand 
l'abbé  Roy  est  supposé  coupable,  on  agit 
mollement;  après  séparation  totale  de  sa 
famille  et  pour  une  bénédiction  du  Saint- 
Sacrement,  on  l'écrase.  Une  telle  affaire  n'a 
pas  d'exp  icalion  rationnelle  ;  la  passion  seule 
en  découvre  le  mystère. 

Après  cet  inappréciable  aveu  de  la  moralité 
mÎ8e  hors  de  cause,  l'administration  diocé- 
saine confesse,  page  9,  «  qu'il  ne  s'agissait  pas 
d'une  procédure  ei  de  débats  judiciaires,  mais 
d'une  mesure  administrative  ».  Et,  comme  si 
l'on  pouvait  en  douter,  elle-même  se  charge 
de  fournir  la  preuve  suivante:  a  On  résolut 
donc  de  tirer  la  conséquence  inévitable  de 
cet1  affaire  en  déposant  M.  Roy  de  son 

titre.  Je  curé  •>.  En  d'autres  termes,  indicta 
un   homme  comme  on  lue  un 


chien,    en    disant     qu'il     a     Ifl 

divines  et  humaines  interdisent  de  condamner 

quelqu'un  qui  n'a  été  ni  entendu,    ni  défendu, 

et  lorsqu'un  homme  insi  frappé,  l'acte 

île  condamnation  est  d'une  nullité  incurable  : 
fnsanabilis,  Hit  Dévoti. 

L'administration  diocésaine  se  rendait  bien 
un  peu  compte  de  celle  irrégularité  llagranle 
de  la  procédure,  mais  elle  se  retranchait 
devant  l'impossibilité  «le  la  réintégration  du 
curé  de  Neuilly.  C'était  soi  tir  de  la  question. 
Il  ne  s'agissait  pas  de  savoir  si  l'abbé  Roy 
pouvait  être  rétabli  dans  sa  cure;  il  s'agissait 
de  savoir  si  sa  déposition  était  canonique  et 
si  l'on  pouvait  le  déposséder  ainsi  par  voie 
administrative.  Toute  autre  discussion  était 
étrangère  et  superflue.  Mais,  en  fait,  il  n'est 
point  vrai  que  l'abbé  Roy  fût  tombé  en 
discrédit  ;  il  fut  au  contraire,  de  la  part  de 
ses  paroissiens,  l'objet  des  plus  chaleureuses 
démonstrations;  on  n'en  détacha  plusieurs 
que  par  pression  ;  et  depuis  on  a  mieux  vu 
encore  que  l'abbé  Roy,  aujourd'hui  encore 
habitant  de  Neuilly  (1887),  n'a  perdu  l'estime 
de  personne.  En  admettant  cette  impossibilité, 
l'abbé  Roy  n'en  serait  point  l'auteur,  mais 
seulement  la  victime;  l'enquête  de  l'abbé 
Yéron  était  seule  cause  de  tout  le  scandale; 
ce  n'est  pas  à  la  victime  à  en  subir  les  consé- 
quences fâcheuses.  Si  l'on  pouvait  se  couvrir 
d'un  pareil  prétexte,  aucun  pouvoir  ne  serait 
possible  au  monde.  Corps  et  biens,  dignités 
et  distinctions,  il  n'y  aurait  plus  rien  de  sacré 
sous  le  ciel. 

Cette  prétendue  impossibilité  n'était  qu'an 
subterfuge.  Au  fond,  la  vraie,  l'unique  raison 
de  cet  incroyable  acharnement,  c'est  qu'on 
ne  voulait  pas  se  déjuger.  Si  l'administration 
n'a  jamais  tort,  il  n'y  a  plus  qu'à  supprimer 
[es  tribunaux  et  à  fermer  les  portes  des  Con- 
grégations romaines.  Dès  qu'un  homme  en 
place  a  fait  une  sottise,  il  n'y  a  plus  qu'à 
mellre  le  genou  à  terre  et  à  crier:  Sanctus. 
Comme  si,  quand  on  a  pris  sur  de  faux  ren- 
seignements une  décision  injuste,  il  n'était 
pas  plus  fâcheux  d'y  persévérer  que  de  revenir 
sur  ses  pas.  La  loi  diviue  est  formelle;  elle 
défend  de  faire  tort  et  ordonne  de  réparer  les 
injustices:  Non  remittitur  peccatum  msi  resti- 
tuais ablation.  L'évêque,  comme  le  plus 
humble  prêtre,  est  soumis  à  ce  droit,  et  s'il 
revendique  le  droit  de  se  tenir  à  l'injustice, 
il  m'oblige  à  douter  de  sa  raison  ou  de  sa 
vertu. 

On  insi-la  beaucoup  sur  cette  prétendue 
impossibilité.  Mais,  disaient  les  uns,  no- 
tamment le  canoniste  Icard  (Inst.,  t.  III,  p. 
(j.sj,  avec  un  pareil  raisonnement,  l'admi- 
nistration épiscopale  ne  serait  plus  possible 
en  France,  surtout  au  temps  où  nous  vivons. 
Vous  dites  que  l'administration  ne  serait  plus 
pos-ible  si  elle  était  obligée  au  respect  du 
droit  ;  alors  vous  confessez  qu'elle  ne  le  res- 
pecte pas  et  vous  prétendez  même  qu'elle  ne 
peut  pas  le  respecter:  c'est  une  confession 
peu  honorable  et  une  prétention  peu  honnête. 


.'. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLK 


D'autres,  plas  sii  »u  moins  diplo 

n'hésitaienl  pas  à  proclamer  qui  ce  n'était  la 
qu'une  question  de  pure  discipline,  où  Rome 
n'a  rien  à  roir,  qni  ne  regarde  que  l'évêque 
ni.  De  là,  le  refus  formel  de 
communiquer  le  prétendu  dossier  '1''  l'affaire, 
et,  sur  L'instance  d'un  avocat,  il  fut  repondu 
par  le  vicaire  Sorat,  (pie  son  client  étant, 
dans  l'espèce,  un  ad  ver-aire,  on  ne  pouvait 
pas  lui  fournir  des  armes.  Donc  en  France, 
plus  de  droit  canon,  plus  (Je  recours  en 
cassation,  mais  l'arbitraire  le  plus  absolu.  Y 
a-t-il  une  doctrine  plus  redoutable,  plus 
dangereuse,  plus  ennemie  des  prérogatives 
souveraines  de  la  Papauté? 

Knfiu  l'affaire  de  destitution  avait  été',  pour 
cause  d'abus,  déférée  simultanément  au 
Conseil  d'Etat  et  au  tribunal  du  Souverain 
Pontife.  Le  Conseil  d'Etat,  par  respect  pour 
l'appel  au  Pape,  avait  traîné  les  eboses  en 
longueur  et  promis  officieusement  de  se  sou- 
mettre à  la  décision  du  Saint-Sie^e.  Le  Pape 
fit  demander,  jusqu'à  sept  fois,  à  la  curie 
épiscopale,  les  pièces  du  dossier.  Pour  divers 
prétextes,  le  successeur  du  cardinal  Morlot, 
Mgr  Darboy,  se  refusa  à  les  envoyer  et  finit, 
poussé  dans  ses  derniers  retranchements,  par 
déclarer  qu'elles  n'existaient  pas.  Sur  quoi  le 
Pape,  après  une  longue  instruction  de  la 
Congrégation   du   Concile,   ca-sa,  le   29  août 

1864,  l'ordonnance  parisienne  de  destitution 
et  prescrivit,  dans  le  délai  de  deux  mois,  la 
réintégration  du  curé  de  Neuilly  :  Decretum 
privationis  paraeciae  non  sustinei'i...  Itelevetur 
parochus. 

Georges  Darboy  avait  laissé  l'affaire  suivre 
son  cours  devant  le  Sùnt-Siège  ;  il  avait  même 
réclamé  la  décision  du  souverain  juge  ecclé- 
siastique et  censuré  vivement  la  démarche 
nécessaire  par  laquelle  le  curé  déposé  en  avait 
appelé,  contre  le  cardinal  Morlot,  au  Conseil 
d'Etat.  La  décision  du  Pape  devait  donc  être 
la  fin  du  litige  ;  elle  donna  bientôt  naissance 
aux  complications  les  plus  imprévues.  Tandis 
que  l'abbé  Roy  déclare  abandonner,  comme 
n'ayant  plus  d'objet,  l'ordonnance  annulée 
par  le  Pape,  l'archevêque  se  met  à  contester 
le  droit  d'appel  au  Pape,  qu'il  avait  précé- 
demment reconnu,  et  sous  prétexte  que 
l'affaire  est  entre  les  mains  de  l'autorité  civile, 
refuse  d'exécuter  la  sentence.  Par  là,  Darbo\r 
renouvelait  les  excès  de  Febronius  et  inclinait 
au  schisme.  Son  étrange  prétention  fut  re- 
poussée par  plusieurs  lettres  du  Souverain 
Pontife,  notamment  parla  lettre  du  20  octobre 

1865.  Quant  à  l'autorité  civile,  le  Pape  dé- 
clara, ce  qui  est  aussi  conforme  au  bon  sens 
qu'au  droit  canonique,  que  n'ayant  aucun 
intérêt  dans  une  question  de  pure  discipline 
ecclésiastique,  elle  n'avait  pas  autre  chose 
à  faire  que  de  réintégrer  purement  et  sim- 
plement l'abbé  Roy  dans  son  office.  En  même 
temps  les  notables  de  Neuilly  faisaient  itéra- 
tivement  de  nouvelles  démarches,  près  de 
l'archevêché  et  du  ministère,  pour  redemander 
leur  pasteur  légitime. 


Mais  tandis  que  Rome  et  Neuilly  faisaient 
valoir  les    droits  de   la  justi  émentaire, 

l'œuvre  de  spoliation  suivait  son  coins.  Ce 
curé  de  N<  uilly,  réintégré  par  le  Pape,  re- 
cevait, le  !)  mars  1865,  notification  d'un 
décret  rendu  le  1"  décembre  1864,  qui,  sans 
mentionner  la  décision  du  Saint-Siège,  pro- 
nonçait la  révocation  de  sa  nomination,  en 
vertu  de  l'ordonnance  de  déposition  rendue 
par  le  cardinal  Moi  lot. 

L'abbé  Roy  s'était  pourvu  devant  le  Conseil 
d'Etat  au  contentieux  en  se  fondant  sur  ce 
que,  d'après  le  Concordat,  le  pouvoir  civil 
ne  peut  revenir  sur  la  nomination  des  curés 
inamovibles  qu'en  exécution  d'une  sentence 

.  m  lier  e  de  l'autorité  ecclésiastique,  sentence 
qui  n'existait  plus  dans  l'espèce.  Le  minis- 
tère des  cultes  combattit  le  recours,  en  op- 
posant, comme  lin  de  non  recevoir,  les  articles 
organiques,  qni  ne  reçoivent  pas  en  France 
les  provisions  de  Rome,  si  elles  n'ont  pas  été 
préalablement  enregistrées  par  le  Conseil 
d'Etat.  Tout  en  protestant  contre  celte  appli- 
cation des  articles  organiques,  pour  couper 
courte  tout  débat,  l'abbé  Roy,  curé  de  Neuilly, 
déposa  entre  les  mains  du  ministère  des 
cultes,  le  9  octobre  1866,  une  requête  en 
enregistrement  de  la  sentence  pontificale. 

La  question  ainsi  posée,  suivant  la  voie 
tracée  par  le  ministre  lui-même,  il  semblait 
que  l'on  allait  arriver  à  une  solution  bonne 
ou  mauvaise,  à  l'acceptation  ou  au  refus  de 
l'enregistrement.  Le  13  novembre  1866,  !e 
ministère  adresse  la  demande  d'enregis- 
trement au  Conseil  d'Etat,  avec  une  dépèche 
signalant  les  motifs  à  l'appui  du  refus.  Le 
rapporteur  est  nommé;  mais  tout  à  coup 
l'avocat  du  curé  de  Neuilly  est  informé  que 
l'affaire  vient  d'être  rayée  du  rôle,  la  dépêche 
du  13  novembre  étant  prise  pour  refus  de 
donner  suite  à  la  demande  d'enregistrement. 

Nouveau  pourvoi  au  Conseil  d'Etat  contre 
ce  refus,  pour  excès  de  pouvoir,  le  ministre 
des  cultes  ne  pouvant  substituer  son  appré- 
ciation à  celle  du  Conseil.  Aussitôt  le  ministre 
déclare,  par  un  avis  du  5  décembre,  qu'on 
s'est  mépris  sur  le  sens  de  sa  dépêche,  et  que 
le  Conseil  d'Etat  demeure  saisi,  l'avis  du  mi- 
nistre étant  purement  consultatif. 

Après  avoir  vidé,  non  sans  peine,  cet 
incident,  qni  donne  une  triste  idée  de  la 
justice  administrative,  le  curé  de  Neuilly 
poursuit  sa  demande  en  annulation  du  décret 
de  déposition,  et,  au  bout  de  six  mois,  le 
20  juin  1857,  la  action  du  contentieux  déclare 
qu'il  y  a  lieu  de  se  pourvoir  en  enregistrement 
de  la  sentence  pontificale,  sauf  à  faire  annuler 
le  décret  civil  du  1"  décembre  1801,  une  fois 
la  sentence  pontificale  enregistrée. 

Le  curé  de  Neuilly  croit  toucher  à  la  solu- 
tion. Le  29  août  1867,  il  dépose,  au  secré- 
tariat de  l'intérieur  et  des  cultes,  des  obser- 
vations tendant  à  obtenir  l'enregistrement, 
condition  sine  qua  non  de  sa  reintégration. 
Alors  le  ministre  change  brusquement  de 
langage  ;  le  président  de  la   section   de  Fin- 


LIVRE  QUATRE-VING  I  -niiinzi  EUE 


térieur  écrit  à  l'avocal  du  curé  de  Neuilly, 
que,  dans  l'état  dea  choses,  une  nouvelle  pro- 
duction !)<•  peut  êl  re  admise,  On  lui  i  em 
son  mémoire,  et,  depuis  celte  époque,  teins 
persévérant  de  répondre  à  toute  lettre,  à  toute 
demande  d'audience.  Le  déni  de  justice  rie 
saurai!  être  mieux  caractérisé. 

Enfin  le  maire  de  Neuilly  obtenait  du  tri- 
banal  de  la  Seine,  en  référé  el  sur  l'appel 
de  la  cour  impériale  de  Paris,  l'expulsion  du 
curé  de  Nouilly  de  sou  presbytère,  où  cepen- 
dant il  était  impossible,  sans  tomber  dans  le 
schisme,  d'installer  un  autre  curé.  Cela  se 
passait  sous  Napoléon  III,  prince  qui  allait 
bientôt  provoquer  sa  propre  expulsion,  et 
sous  Georges  Darboy,  archevêque,  qu'allaient 
frapper  presque  simultanément  les  balles  de 
la  Moquette. 

Lorsque  Pie  IX  eût  réuni  le  Concile  du 
Vatican,  le  curé  de  Neuilly  posa,  par  voie  de 
supplique,  au  Souverain  Pontife  cl  aux  Pères 
du  Concile  œcuménique,  les  doutes  sui- 
vants : 

1°  Un  évoque  peut-il,  sans  cause  canonique 
et  en  dehors  des  formes  canoniques,  destituer 
et  dépouiller  un  curé  inamovible  ? 

2°  L'appel  des  décisions  épiscopales  est-il 
dévolu  au  Saint  Siège,  de  droit  commun, 
seulement  dans  des  circonstances  exception- 
nelles? 

'.)"  Est-il  permis  à  un  évêque  français  de  se 
refuser  à  la  réintégration  d'un  curé  cantonal 
ordonnée  par  décision  souveraine  du  Saint- 
Siège,  en  déclarant  que  l'affaire  concerne  le 
pouvoir  civil  ? 

4°  Un  évoque,  en  France,  peut-il  s'opposer  à 
l'exécution  d'un  rescrit  pontifical,  délivré  pour 
un  temps  indéfini,  à  l'effet  de  célébrer  les 
saints  mystères,  lorsque,  d'après  l'ordre  de  sa 
Sainteté,  le  détenteur  l'a  mis  sous  les  yeux  de 
la  Curie  dans  le  diocèse  de  laquelle  il  désire 
célébrer  ? 

La  plupart  de  ces  questions  avaient  déjà  été 
résolues  par  la  lettre  du  Pape  à  Mgr  Darboy, 
en  1865.  .Mgr  Darboy  était  un  grand  esprit, 
une  très  ferme  volonté,  une  plume  et  une  pa- 
roie  d'argent,  mais  le  caractère  n'était  pas  à  la 
hauteur  du  talent.  A  Langres,  il  avait,  profes- 
i    de  théologie,  enseigné  toutes   les  doc- 
trines romaines;  à  Paris,  tombé  dans  le  mi- 
lieu  illusionné  et  passionné  du  gallicanisme, 
il  en  avait,  pour  parvenir,  épou>é  toutes  les 
passions  et  toutes  les  illusions   Des  rapports 
d'amitié  l'unissaient  au  fameux  Rouland,  gal- 
a  parlementaire    qui    avait,  sur  la  fin   de 
toutes  les  bases  de  la  persécu- 
tion ;  c'est  à    Rouland  que  Darboy  devait  sa 
fortune.   Archevêque,    il   soutenait    tous    les 
faux  principes  <Ui  gallicanisme  radical;  il  res- 
tait Fébronius.  Le  Paix:  Pie  IX  avait  ré- 
"I.  confondu  toutes  les  illusions  et  passions 
de  I  m  boy.  Darboy,  au    moins   en  ce 

qui  concerne  le  curé  de  Neuilly,  ne  s'était  pas 
;  et,  pendant  le  concile,    il   présidait 
cette  ré  du  Palais  Salviali,  dont  l'évèque 

ire,   Epi  vent,  disait  que  c'était  un  mauvais 


lieu,  une  réunion  de  con  ipiratem  dont  te 
Saint-Espril  étail  un  coucou.  Le  Concile  devait 
répondre  aux  doutes  de  l'abbé  Moyen  défi  i 
saut  que  le  pouvoir  du  Pape  sur  chaque  dio- 
s  est  ordinaire  el  immédiat,  comme  l'avait 
au  surplus,  dès  le  mu"  siècle,  i  nseign  le  Con- 
t  ile  de  Lai  ran. 

En  IK7I,  le  curé  de  Neuilly  adressai)  encore 
une  demande  en  réintégration  el  subsidiaire- 
ment  l'annulation  du  décret  du  17  décembre 
1864.  Mais  alors  les  catholiques  libéraux,  sp 
cialemenl  représentés  parle  prince  de  Broglie, 
étaient  toul  puissants,  et  eux  qui  ne  vou- 
laient pas  faire  avancer  d'évèque  ayant  voté 
L'infaillibilité,  ni  pousser  à  l'épiscopat  de 
prêtre  faisant  profession  explicite  des  doc- 
trines romaines,  ne  pouvaient  et  ne  voulaient 
pas  accepter  la  requête  d'un  prêtre  bénéfi- 
ciaire, en  appel  à  Rome,  d'un  décret  qui  le 
relevait  des  excès  de  pouvoir  de  deux  arche- 
vêques. 

En  1874,  fractus  senectute,  se d  anima  erectus, 
le  curé  de  Neuilly  s'adressait  encore  à  Morne 
pour  obtenir  sa  réintégration.  Le  crime  réel 
qu'on  lui  imputait  toujours,  c'était  son  recours 
à  Rome  et  le  motif  dissimulé  de  la  longue  per- 
sécution dont  il  était  la  victime,  malgré  une 
sentence  pontificale,  n'était  en  définitive  que 
pour  sauvegarder  misérablement  une  autorité 
privée,  au  détriment  de  la  juridiction  du  chef 
légitime,  hiérarchique  et  suprême  de  l'Eglise 
universelle.  Véron  était  mort  confessant  que 
l'affaire  du  curé  de  Neuilly  pesait  d'un  poids 
immense  sur  son  âme.  L'évèque  d'Adras,  ex- 
aumônier de  Napoléon,  disait  que  l'archevê- 
ché avait  été  affreusement  et  entièrement 
trompé  dans  toute  cette  affaire.  Ouin  Lacroix, 
secrétaire  de  l'ex  grande  aumônerie,  ajoutait 
que  le  curé  de  Neuilly  avait  été  victime  d'i- 
niques manœuvres.  Hippolyte  Guibert  était 
devenu  archevêque  de  Paris  :  il  avait  été  galli- 
can à  Viviers,  ontologiste  à  Tours,  tiers-parti 
au  concile,  républicain  rose  dans  la  capitale: 
il  ne  pouvait  pas  résister  à  Pie  IX.  Enfin  pour 
autant  qu'il  fût  sympathiqueau  curédeNeuilly, 
il  ne  l'avait  pas  rétabli  et  continuait  ainsi 
les  iniquités  de  ses  prédécesseurs.  Sur  un  rap- 
port de  Sauveur  Martini,  Pic  IX  rendit,  le 
Ci  juillet  1875,  un  second  décret  qui  intimait 
à  l'archevêché  de  Paris  l'ordre  formel  de 
nommer  le  titulaire  de  Neuilly  chanoine  de 
Notre-Dame  et  de  lui  servir  une  pension  via- 
gère de  5  000  francs.  Après  quinze  ans  de 
combat,  l'intrépide  curé  obtenait  enfin  gain  de 
cause. 

Nous  terminerons  par  que'ques  réflexions 
du  chanoine  Pecci  dans  sa  corn  spondance  à 
Y  Echo  de  Home,  n°  du  24  juillet  1870  :  «On 
peut  s'attendre  à  de  nouvelles  luttes,  et,  au 
point  de  vue  pratique,  celles-ci  intéresseront 
encore  davantage  la  masse  du  clergé!  Les  ré- 
volutions successives  qui  ont  bouleversé  l'Eu- 
rope n'ont  pas  épargné  la  législation  ecclé- 
tique  devenue  impossible  sur  beaucoup 
de  points.  D'un  autre  côté,  le  clergé  ne  peut 
pas  rester  sans  lois  protectrices.  Ses  devoirs 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ!  I. 


D'ayant  pas  dimiané,  il  est  juste  qu'il  désire 
une  garantie  pour  ses  droits,  el  cela  ne  peut 
avoir  lieu  que  par  un  remaniement  du  Corput 
/h)/.  Pour  le  même  motif,  les  rapports  de 
l'Eglise  avec  les  Etals  ont  été  modifiés  égale- 
ment. A  cette  occasion, on  ne  se  trouvera  pas  en 
face  du  gallicanisme,  qui  esl  bien  mort,  mais 
de  sa  funeste  influence  qui  se  fera  sentir  long- 
temps encore.  Le  proverbe:  morte  la  bête,  mort 
le  venin,  ne  saurait  lui  être  appliqué.  Il  faudra 
des  années  el  des  années,  pour  qu'on  en  dé- 
sinfecte les  lois,  les  usages,  les  traditions. 
—  Plus  que  jamais,  le  clergé  doit  puiser  sa 
force  dans  l'union.  Une  voie  lui  a  été  ouverte, 


celle  des  adresses  an  Saint-Pèi  ■  .  <  letle  voie  est 
parfaitement  I  !  elle   a  reçu  la  plus  au- 

guste approbation.  Que  le  clergé  ne  l'aban- 
donne pas.  S'il  désire  rentrer  dans  le  droit 
commun,  bénéficier  des  règlements  cano- 
niques que  l'Eglise  a  portes  à  tu  vit-  les  siê 
i  ii  sa  faveur,  qu'il  le  demande  avec  persistance 
et  unanimité:  ce  vœu,  je  n'en  doute  pas,  se 
forme  dans  le  cœur  de  tous  le>  évêqui 
mais  si  les  évêques  sentent  derrière  eux  l'ap- 
pui du  clergé  universel,  il  n'y  a  pas  d'obs- 
tacle matériel  ou  moral  qui  puisse  paralyseï 
leurs  efforts.  » 


LA  PIETE  ENVERS  L'ÉGLISE 


LA    CONCLUSION    OUI    DOIT   RESSORTIR    DE   CETTE   HISTOIRE,  C'EST   QUE    NOUS    DEVONS    ÊTRE    PIEUX 
ENVERS    L'ÉGLISE    ET    PLEINS    DE    DÉVOTION    A    LA    CHAIRE    APOSTOLIQUE 


Depuis  que  l'oratoire  du  Vatican  est  trans- 
formé en  grotte  de  Gethsémani,  toutes  les 
églises  du  monde  y  répandent  des  larmes  avec 
des  prières.  Quand  la  tête  est  frappée,  les 
membres  compatissent  à  sa  douleur.  D'un 
bout  de  la  terre  à  l'autre,  évêques,  prêtres  et 
fidèles  ont  donc  présenté  à  Dieu  leur  of- 
frande de  participation  aux  angoisses  du 
Père  commun.  Pour  activer  encore  le  mou- 
vement des  cœurs  catholiques,  plusieurs  écri- 
vains ont  donné  au  public  des  opuscules  pieux 
sur  la  dévotion  au  Pape  et  sur  nos  devoirs 
dans  les  circonstances  présentes.  Dans  plu- 
sieurs écrits,  autant  que  nous  le  permettaient 
les  ressources  de  la  publicité,  nous  avons  pris 
part  à  celte  pieuse  croisade  ;  mais  les  senti- 
ments qui  doivent  diriger  notre  conduite  en- 
vers l'Eglise  ne  sont  pas  un  simple  sujet  de 
circonstance  :  cest  un  intérêt  de  tous  les  temps. 
Aussi  voulons-nous,  comme  conclusion  de 
cette  histoire,  déduire  les  motifs  de  notre 
piété  envers  la  r-ainle  Mère  de  nos  âmes,  in- 
diquer les  hommages  que  nous  devons  lui 
rendre  et  assurer  enfin,  à  la  dévotion  envers 
l'Eglise,  ce  caractère  surnaturel  d'in  elluence 
et  de  dévouement  qui  seul  peut  multiplier  les 
mérites. 

Le  plan  que  nous  nous  proposons  de  suivre, 
dans  ces  études,  est  celui  de  l'histoire.  Une 
discussion  théologique  a  toujours  son  prix, 
niais  elle  prêterait  ici  plus  à  la  polémique 
qu'à  l'édification  :  elle  pourrait  même  nous 
jeter  facilement  dans  des  matières  trop  abs- 
traites pour  un  opuscule.  La  notion  seule  de 
l'Eglise  est  assez  complexe  et  demande,  pour 
être  comprise,  un  certain  degré  de  science. 


D'ailleurs,  la  métaphysique  n'atteindrait  pas 
notre  but.  On  ne  décrète  pas  la  reconnais- 
sance, on  n'inspire  pas  la  piété  avec  la  fine 
pointe  d'un  argument.  Législaler  ces  vertus, 
c'est  les  méconnaître.  Ce  qu'il  faut  aux  chré- 
tiens, c'est  l'impulsion  spontanée  d'une  vo- 
lonté prompte  el  joyeuse,  c'est  la  disposition 
généreuse  et  ferme  de  pratiquer  toujours  ce 
qui  plaît  à  l'Eglise  ;  et  pour  connaître  à  ce 
point  ses  obligations,  il  est  bon  de  suivre 
plus  les  affections  du  cœur  que  les  lumières 
de  l'esprit. 

Peu  importe,  au  reste,  que  nous  n'ayons 
pas  d'argumentation  en  forme  ni  de  comman- 
dement exprès,  si  toute  la  loi  évangélique, 
examinée  dans  son  esprit,  ne  nous  permet 
pas  de  méconnaître  l'intention  de  la  divine 
charité.  Ainsi,  le  premier  et  le  plus  grand 
précepte  du  Seigneur  est  d'aimer  notre  pro- 
chain comme  nous-mêmes  pour  l'amour  de 
Dieu.  Notre  prochain...,  ce  mot  nous  est  fa- 
milier :  mais  que  signifie-t-il  ?  La  simple  ély- 
mologie  du  mot  nous  dit  que  celui-là  est  notre 
prochain  que  notre  main  peut  atteindre  ou 
que  notre  regard  peut  découvrir.  La  foi  nous 
fait  connaître  des  proximités  d'un  ordre  plus 
sublime  que  la  rencontre  des  corps,  celle 
d'une  origine  commune  el  d'une  charité  uni- 
verselle qui  rapprochent  tous  les  hommes 
comme  entants  de  Dieu,  tous  les  chrétiens 
comme  membres  mystiques  de  Jésus-Chri-t. 
La  terre  est  la  demeure  d'une  seule  famille, 
le  séjour  d'une  grande  société  de  frères. 

Le  quatrième  commandement  nous  dit 
qu'un  surcroît  d'amour  est  dû  à  la  paternité. 
Nous  devons  distinguer,  par  un  honneur  spé- 


LlVItl.  QUATRE  VINGT-QUINZIEME 


cial,  ceux  donl  nous  avons  Le  i «I n -^  reçu.  A 
ceux  qui  nous  ont  transmis  la  vie  el  ses  biens, 
nous  devons  faire  Benlir  Le  reQux  des  trésors 
qu'ils  nous  onl  versés.  Mais  comme  il  y  a  vie 
de  nature  et  vie  de  grâce,  à  ceux  d'où  nous 
wriii  la  vie  la  plus  abondante  el  la  plus  di- 
vine, à  ceux-là  nous  devons  L'honneur  le  plus 
profond  et  la  plus  profonde  charité.  D'autant 
que  la  paternité  surnaturelle  n'accomplit  pas 
son  ministère  en  un  seul  jour  ;  tous  les  jours 
nous  devons  mourir  à  la  nature,  tous  les 
jours  nous  devons  revivre  à  la  grâce,  et  celte 
reuaissance  quotidienne,  tache  toujours  pour- 
suivie et  toujours  inachevée,  nous  impose 
l'obligation  d'une  gratitude  persévérante  en- 
vers les  pasteurs  de  nos  âmes. 

Ain-d,  dit  justement  le  Père  Philpin,  Dieu  a 
fait  de  nos  relations  avec  l'Eglise  moins  une 
affaire  de  précepte  qu'une  affaire  de  famille. 
L'Eglise  nous  adopte  el  nous  donne  au  Père 
céleste  :  la  loi  est  notre  institutrice  pour  nous 
amener  à  Jésus-Christ  :  Jésus-Christ  se  rend 
nuire  précepteur,  et  l'histoire  du  monde  n'est 
autre  que  le  journal  de  cette  merveilleuse 
éducation.  On  y  voit  les  soins  de  la  maison 
paternelle,  puis  les  égarements  de  l'enfant 
prodigue,  puis  une  série  de  misères,  de  luttes, 
de  préparations  et  de  développements  histo- 
riques dont  le  terme  est  de  remire  à  la  famille 
attristée,  sa  paix,  sa  joie  et  son  unité  (I). 

Ce  grand  mystère  commence  à  se  dévoiler 
par  la  création  de  la  femme.  Dans  la  créa- 
tion des  animaux,  les  couples  sont  abandon- 
nés à  !a  loi  de  leur  nature,  dès  l'instant  de 
leur  formation.  Pour  l'homme,  il  vit  d'abord 
en  société  avec  Dieu  et  les  anges,  puis  il  est 
fécondé  dans  l'extase  d'un  sommeil  virginal 
et  l'épouse  est  tirée  d'auprès  de  son  cœur.  Ce 
sacrement  du  premier  mariage  est  grand, 
mais  c'est  surtout  en  Jésus-Christ  et  dans  son 
Eglise.  L'Eglise  est  née  du  cœur  de  Jésus- 
Christ.  (Jette  double  naissance  est  le  type  de 
la  soumission  aimante  et  de  l'attachement 
pieux  qui  doivent  grandir  en  famille  sainte, 
puis  en  société  spirituelle,  étendant  partout 
le  réseau  d'une  vie  toute  pleine  de  Dieu. 

Ce  plan  de  grâce  est  troublé  par  la  chute 
d'Adam;  mais  au  moment  où  nous  le  méri- 
tons le  moins,  nous  sommes  l'objet  des  plus 
insignes  promesses,  et  nous  aurons  à  chan- 
ter un  jour  l'heureuse  faute  qui  nous  a  valu 
un  lel  Rédempleur.  Comment  désespérer  de 
l'Eglise  et  comment  abjurer  son  amour? 
Adam  lui-même,  réconforté  par  l'espérance, 
rachète  son  péché  parle  repentir;  l'homme 
cultive  la  terre,  la  femme  se  soumet  aux  dou- 
leurs d^-s  enfantements,  et  tous  deux  trans- 
mettent a  le.  ir  postérité  malheureuse,  mais 
coudante,  l'espoir  de  voir  un  jour  le  serpent 
écrasé  et.  la  terre  remplie  de  vrais  adora- 
teurs. 

Les  patriarches  reçoivent  l'idée  religieuse 
de  la  famille  et  l'instinct  de  tendresse  pro- 
phétique envers  l'Eglise.  Eigurcs   vivantes   de 


lui   I,     ils     doivent     trouver,     dan-     la 
femme    'h;    leur  choix,  une    vivante    figure  de 

L'Eglise.    Aus-a,     voyez,     comme     l'Ecriture 
s'étend,  avec  complaisance,    m  leur  mariage, 

et  connue  ils  .-ont    attentifs   a  ne    rien    eonsul- 

ter  d'humain  dans  le  choix  d'une  fiancée.  Une 

flaUCée,  pour  eux,  c'est  avant  tout  la  base  de 
l'Egliae  à  venir,  un  anneau  d'or  dan-  la 
chaîne  des  traditions  divines.  Investis  au  mi- 
lieu des  leurs  d'une  royauté  sacerdotale,  iso- 
lés sur  la  lerre  en  des  jours  mauvais,  ils 
sentenl  que  Dieu  va  sauver,  adopter,  divini- 
ser les  éléments  de  la  grande  société  d 
âmes.  Leur  pensée  se  concentre  sur  la  pro- 
messe, elle  les  anime  au  milieu  des  épreuves, 
et,  au  lit  de  mort,  recueillant  un  dernier 
souffle,  ils  prononcent  sur  leurs  enfants,  au 
nom  de  Dieu,  la  bénédiction  du  monde. 

Avec  Moïse,  l'horizon  grandit.  Ce  n'est 
plus  seulement  la  famille,  c'est  la  nationalité 
qui  se  fond  dans  l'Eglise.  La  gloire  d'Israël, 
c'est  la  gloire  du  Seigneur;  ses  ennemis  sont 
les  adorateurs  des  idoles  ;  ses  revers,  un 
échec  pour  la  cause  de  Dbju.  En  même 
temps,  la  conduite  de  Dieu  devient  plus  sen- 
sible ;  le  culte  se  formule;  la  tribu  sacerdo- 
tale se  distingue;  les  traditions  se  fixent 
dans  les  livres  du  Pentaleuque.  Enfin  Moïse 
laisse  après  lui  comme  centre  de  ralliement, 
l'Arche  d'alliance  et  le  Tabernacle. 

Le  Tabernacle  deviendra  le  Temple  ;  mais 
quel  que  soit  le  développement  de  ses  pro- 
portions, il  est  la  demeure  de  Dieu  habitant 
parmi  les  hommes.  C'e-t  le  foyer  d'attraction, 
l'image  de  l'unité,  le  symbole  de  la  grandeur, 
le  cœur  de  la  nation  sainte.  Les  cœurs  aiment 
à  se  tourner  vers  les  mystères  du  Tabernacle; 
ses  fêtes  sont  des  fêles  nationales,  et  la  joie 
qu'elles  procurent,  n'est  que  la  joie  calme  et 
solennelle  de  se  rassembler,  >ous  l'invisible 
regard  de  Dieu,  et  de  parlager  même  festin, 
mêmes  parfums,  mêmes  cantique*,  mêmes 
sacrilices.  Le  saint  d'Israël  est  l'homme  du 
Temple  ;  il  aime  la  beauté  de  la  maison  de 
Dieu  et  jusqu'aux  pierres  de  ses  murailles  ;  il 
préfère  habiter  inconnu  dans  cette  sainte 
maison,  plutôt  que  de  briller  dans  les  palais 
des  pécheurs. 

Avec  les  joies  du  Tabernacle  et  les  splen- 
deurs du  Temple,  Israël  voit  à  sa  tête  le  mer- 
veilleux assemblage  de  toutes  les  vraies 
grandeurs  :  le  zèle  des  juge",  le  désintéres- 
sement de  Samuel,  la  valeur  de  David,  la  sa- 
gesse de  Salomon,  le  dévouement  de  Judith 
etd'E-ther,  la  piété  de  Josias  et  d'Ezécbias, 
les  visions  d'Ezéchiel  et  de  Daniel,  les  chants 
de  triomphe  d'Isïe,  les  lamentations  de  Jé- 
rémie,  ce  doux  ami  de  ses  frères  qui,  depuis 
le  séjour  des  Limbes,  sut  faire  entendre  >a 
prière  pour  le  peuple  choisi.  Ecrivains  et 
hommes  d'action  semblent  s'être  entendus 
pour  que  rien  ne  manque  au  grand  poème. 

A   la   lin,   vous    voyez  paraître  des   symp- 
tômes   de   décadence.   Les   tendances   idolâ- 


(I;  La  piété  envers  l'Eglise,  par  le  R.  P.  Philpin  de  Rivière,  de  l'Oraloire  de  Londres. 

i.  iv.  42 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


triqui  î  el   sei  prennenl    le  ;  et 

peu  nombreu*  ijui  dévejopi 
dai  ombat   les   glorieuses   |  n  de 

ien,  l'espérance  contre  I  e 
ranC(  (  ia  Lendresse  endolorie,  la  vie  de  pru 
,|(.  ments  et  d'expiation.  Les  vieillards 

pleurent  Bur  l'humilité  àa  Temple  de  Zoro- 
babel,  le  sceptre  l»i is.«  de  Jud*  passe  aux 
mains  infâmes  d'Hérode.  Malgré  tout,  nous 
préférons  la  lin  au  commencement;  et  c'est 
UI1,  de  leçon  pour  apprécier  les  appa- 

rences douloureuses  de  l'Eglise  en  ses  |oms 
de  deuil.  L'Eglise  n'est  jamais  assez  stérile 
pour  n'avoir  pas  ses  Machabées  ;  jamais  a 
abandonnée  pour  n'avoir  pas  Jésus  à  sa  porte, 
et  Jésus  suffit  pour  que  la  gloire  de  la  d&  nu  r  i 
habitation  sur/iasse  celle  de  la  première.  Les 
nom<  de  Siméon,  de  Zacharie,  d'Anne,  de 
Marie  et  de  Joseph,  ferment  l'ancienne  loi  ; 
mais  qui  oserait  préférer  !c  premier  Joseph  a 
lVpoux  de  la  Vierge?  Qni oserait  comparer  la 
sœur  de  Moïse  a  la  Mère  de  Jésus? 

j  Ire  pieux  envers  l'Eglise,  c'est  donc  em- 
brasser tous  les  hommes  dans  l'oll'usiun  d'une 
universelle  tendresse,  c'est  rendre  un  parti- 
culier hommage  de  gratitude  à  ceux  qui  rem- 
plissent les  fonctions  de  la  paternité  spiri- 
tuelle, c'est  se  tenir  en  communion  d'amour 
avec  tous  les  grands  hommes  et  toutes  les 
grandes  choses  depuis  Adam  jusqu'à  Jean- 
BaptMe,  depuis  la  création  jusqu'à  la  ré- 
demption. 

Nous  venons  de  relever  les  témoignages  de 
l'Ecriture  et  les  événements  figuratifs  de 
l'histoire  qui  pouvaient  nous  aider  à  déter- 
miner les  caractères  de  la  piété  envers 
l'Eglise;  nous  avons  maintenant  a  poursuivre 
le  même  but  en  esquissant  l'idéal  de  l'Eglise, 
sa  constitution  sacramentelle  et  les  traits 
mvslerieux  de  sa  grande  figure. 

L'Eglise  de  Jésus-Christ  n'est  pas  un  être 
de  raison  sans  réalité  ;  ce  n'est  pas  une  fic- 
tion légale,  un  mémorial  du  passé,  une  figure 
historique  de  l'avenir,  ou  une  invention  de 
l'homme.  L'Eglise,  c'est  la  société  des  hommes 
avec  Dieu.  Ce  n'est  pas  seulement  l'assemblée 
des  saints  du  ciel  ou  de  quelques  privilégiés 
de  la  terre  :  «  C'est,  dit  admirablement  le 
Père  Philpin,  le  royaume  divin  dans  le  ciel 
et  sur  la  terre,  dans  la  vie  et  dans  la  mort, 
dans  le  temps  et  dans  l'éternité.  C'est  l'élite 
de  l'humanité  qui  marche  à  travers  les  siècles 
dans  l'unanimité  de  foi  et  d'a<piration  ;  c'est 
l'infirmité  humaine  échappant  au  temps  par 
la  puissance  du  saint  amour  (1).  » 

Bt-elle  pas,  d'abord,  l'œuvre  de  prédi- 
lection du  Père  céleste?  De  toute  éternité,  le 
regard  de  son  amour  se  repose  sur  les 
moindres  détails  de  sa  constitution  dans  la 
créa! ion,  il  tait  de  la  nature  le  portique  de  ce 
grand  ouvrage,  et  considère  l'Eglise  comme 
Ja  partie  principale  de  son  œuvre.  Dans 
l'ordre  de  giàce,  il  lui  donne  les  anges  comme 
coopérateurs,  il  lui  sacrifie  son  Fils  unique, 


il  verse  B«r  elle  L'Es  prit-Saint  et  lui  prépa 
au  ciel  l'éternité  des  communications  de 


gloi 


Pour  le  Verbe  éf  i  nel,  l'Eg  '■  l'objet 

d'incompréhensible    attraction    qui    l'a    lait 
tomber  comme  une  pluie  sur  La  lei  i  i  le 

fruit  et  le  complément  <!<■  son   Incarnation; 

st  l'objet  de  es  |  n-  ■  -,  de  -  I  raraux  et 
de  ses  prières.  C'est  pour  elle  qu'il  a  revéUi 
l'humanité  ;  pour  elle  qu'il  a  connu  l'humilité 
du  berceau,  les  privations  de  l'exil,  le  tra- 
vail obscur  et  un  pénible  apostolat;  pour 
elle  qu'il  a  parcouru  toutes  les  .stations  du 
Calvaire  comme  pour  l'agrandir  par  l'agran- 
dissement de  ses  douleur-  :  pour  elle  qu'il  a 
versé  son  sang  jusqu'à  la  dernière  goutte, 
pour  elle,  enfin,  qu'il  a  institué  le  sacrement 
eucharistique  et  qu'il  se  multiplie  chaque 
jour  comme  s'il  était  un  grand  peuple,  pour 
ne  former  de  nous  tous  qu'une  seule  famille 
de  frères,  un  temple  unique,  une  vi-ion  de 
paix. 

Pour  l'Esprit-Saint,  lEgli-e  e-t  sa  création 
spéciale,  le  domaine  de  sa  puissance,  l'œuvre 
de  sa  grâce  et  la  preuve  de  sa  fécondité.  Dès 
le  commencement,  il  a  présidé  à  toutes  ses 
préparations,  parlant  par  les  prophètes;  dans 
la  plénitude  des  temps,  il  a  opéré  le  grand 
mystère  dans  le  sein  de  Marie,  et  il  est  des- 
cendu comme  une  colombe  sur  le  front  de 
Jésus,  pour  annoncer  à  l'Epouse  l'approche 
du  Fiancé;  dans  tous  les  siècles,  il  est  le 
guide  et  le  consolateur  de  l'Eglise.  C'est  lui 
qui  appelle  les -âmes  pour  d'inénarrables  gé- 
missements, lui  qui  les  régénère  et  les  pu- 
rifie, lui  qui  les  éclaire  et  les  confirme,  lui 
qui  les  féconde  et  bs  consacre,  lui  qui  les 
unit  et  les  fond  ensemble  dans  la  sainte  cha- 
rité, lui  qui  les  adapte  à  toutes  les  vocations, 
les  accommode  à  toutes  les  variétés  du  temps, 
à  toutes  les  formes  du  gouvernement,  pour 
les  faire  toutes  concourir  à  ses  plans  d'amour. 

Les  anges  nous  apprennent  également  à 
aimer  l'Eglise.  Ministres  du  Très-Haut  pour  le 
service  des  prédestinés,  ils  environnèrent  de 
leur  sollicitude  les  patriarches  et  les  pro- 
phètes, et  remplirent  de  divins  messages  près 
d'Anne,  de  Joachim,  d'Elisabeth,  de  Zacharie, 
de  Marie  et  de  Joseph.  Après  la  naissance  du 
Sauveur,  ils  rassemblent  les  bergers  et  les 
mages  autour  de  la  crèche  ;  à  sa  mort,  ils  en- 
veloppent la  croix  de  leurs  légions  attristées. 
Maintenant,  i!s  nous  gardent  dans  toutes  nos 
voies,  soutiennent  nos  pas  défaillants,  versent 
le  baume  sur  nos  fronts  embrasés,  visitent  la 
jeune  fille  dans  la  retraite,  consolent  le  pri- 
sonnier dans  son  cachot,  animent  le  malade 
sur  son  grabat,  défendent  les  âmes  au  lit  de 
moi  t.,  les  présentent  au  tribunal  de  Jésus- 
Christ  et  leur  ouvrent  les  portes  du  ciel. 

Ainsi,  l'Eglise  est  le  grand  sacrement  et,  par 
l'union  des  hommes  tant  avec  les  anges  qu'a- 
vec les  trois  personnes  de  la  Sainte-Trinité, 
elle  est  le  grand  signe  de  la  miséricorde  ;  mais 


(i)  la  -piété  envers  l'Eglise,  par  le  R.  P.  Philpin  de  Rivière. 


LIVRE  Ql   \Tl;l<:  VINGT-QUINZIÈME 


noue  avions  besoin  d'avoir    entre  noas  des 
points  de  ralliemenl  comme  marques  visibles 
de  notre  union  avec.  Dieu  :  Jésus-Christ  ni 
a  donné  les  sacrements.  Aussi   ne  faut-il  pas 

tonner  de  ce  que  le  système  sacramentel 
Passe  partie  du  plan  idéal  de  l'Eglise  el  Berve 
à  rendre  le  principal  témoignage  de  noire 
union  à  Dieu  par  nos  frères. 

I  baptême,  c'esl  l'Eglise  non-;  introdui- 
sant dans  la  Bociété  des  fidèles  et  nous  don- 
nant nos  armoiries  de  famille  :  même  foi, 
même  espérance,  même  charité.  Si  nous 
étions laissés  aux  entraînements  de  la  nature, 
la  diversité  des  caractères  amènerait  l'isole- 
ment, el  la  fougue  dos  passions  provoquerait 
de  perpétuels  conflits. Mais  dès  que  nos  esprits 
sont  attirés  vers  les  mêmes  lumières,  nos 
cœurs  peuvent  se  fondre  dans  un  amour 
unique.  L'unité  de  foi  mène  à  l'unanimité  des 
sentiments:  le  haplème  de  Jésus-Christ  nous 
plonuè  tous   dans   l'océan  des  miséricordes. 

La  confirmation  nous  attache  à  un  même 
drapeau  et  fait  de  tous  les  hommes  autant  de 
frères  d'armes.  Jeté-  dans  le  cirque  de  la  vie, 
non  comme  spectateurs,  mais  comme  com- 
battants, nous  devons  conserver  la  force  et 
l'onction  de  la  discipline.  Avec  les  dons  de 
l'L-prit-Saint,  nous  ne  pouvons  plus  nous 
croire  perdus  d  uns  la  mêlée,  unis  désormais 
par  groupes  savamment  disposés  autour  des 
Evèque<. 

La  pénitence,  toute  individuelle  qu'elle  pa- 
raisse, ne  doit  pas  avoir  moins  de  vertu  pour 
nous  unir.  Nous  voyons  les  misères  du  pro- 
chain t-t  nous  en  sommes  souvent  hlessés.  De 
notre  côté  nous  avons  nos  accès  d  égoïsme  qui 
peuvent  éloigner  nos  frères.  Mais  voilà  la 
sainte  piscine  ;  nous  nous  y  plongeons,  d'autres 
s'y  plongent  sans  nous  le  dire.  La  vie  renail 
dans  les  âmes;  les  chaînes  des  péchés  se 
changent gn  liens  d'amour. 

La  Communion...  c'est  toute  l'Eglise.  0 
vous  qui  ne  connaissez  pas  l'Eglise,  sachez  que, 
du  couchant  à  l'aurore,  elle  offre  chaque  jour 
une  oblalion  pure.  Partout  où  le  prêtre  peut 
trouver  une  voix  qui  sache  répondre  Amm  et 
une  cabane  pour  abriter  les  saints  mystères, 
il  répèle,  en  mémoire  de  Jésus-Christ,  le  sa- 
crifice que  ce  divin  Sauveur  a  fait  de  lui- 
même-  La  chair  surnaturelle  de  la  victime 
nourrit  le  piètre  <t  les  fidèles  qui  deviennent 
comme  de  vivants  tabernacles  de  la  divinité. 
Ignorant  le  moment,  précis  ou  la  présence  cor- 
Bile  de  Jésus  cesse  dans  le  Communiant, 
nous  avons  a  la  foi-  le  bénéfice  de  la  liherlé 
et  le  bénéiiee  du  doute;  nous  re-tons  les  uns 
en\  om me  si  sa  présence  ne  ces- 

sait point,  -  m-  cependant  plus  nous  gêner  que 
h  elle  ne  durait,  que  pendant  un  court  séjour  à 
lise.    Kiivers  nous- mêmes,   ni   nous    n'ou- 
blion-  i  que  c'est    qu'une  communion, 

non-   étendons  a   toute  la.  vie  notre  respect 

me  fois   sanctifiés  par  la 

Jésus,  'le   respect,   du    i  este,  ne 

i  point  a  l'amour.  Ce  sang  de  Jésus-Christ 

établit  entre  les   chrétiens   une  consanguinité 


surnaturelle  et   quasi  divine.  ,<   Le   i  alioe 
bénédiction  n'e  l-il  pas  le  8a ng  du  Chi 
mande  le  grand  Ipôtre,  pain  que  m 

rompons  n'est-il  pas  |;,  communion  du  ci 

ce  divin    maître  '  H    donc    ce  p 
unique,  étant  plusieurs   non-,  ne  sommet 
pendant   qu'un   seul  corps   par  la  parti, 
lion  de  tous  a  ce  même  pain.  » 

«  Le  mariage,  dit  encore  le  grand  Paul 
un  grand  sacrement,    mats  en   Jésus-Christ    et 

dans   l'Eglise.  »  Jésus-Christ    est   lépouj 

l'humanité.    .Nous     m;     sommes     lous    qu'une 

seule  famille  qui  doit  se  croiser  comme  un 
lilet  d'affections  Bainles  dans  la  uni-  de  ce 
monde,  jusqu'à  .•.■  qu'il  plaise  au  Pasteur  su- 
prême de  le  tirer  tout  entier  sur  le  rivage 
éternel.  Dans  cette  famille   de   frèi  -us- 

Christ  a  voulu  une  union  plus  intime  encore 
que  celle  delà  fraternité,  et  il  a  institué  l'union 
de  l'homme  et  de  la  femme.  A  cette  union,  il 
a  fait  concourir  tous  les  éléments  de  bien  qu'il 
avait  placée  dans  l'un  et  dans  l'autre,  a  Tous 
les  éléments  de  beauté,  de  puissance  et  d'a- 
mour qui  attirent  les  deux  sexes  l'un  vers 
l'autre,  dit  le  l'ère  Philpin,  toutceten-emhlede 
respects,  de  devoirs  et  de  soins  mutuels  qui 
font  prospérer  leur  union,  tout  le  code  de  fi- 
délité, de  patience,  de  travail,  qui  en  assure 
les  fruits  au  monde,  tout  cela  est  entré  tout 
naturellement  dans  le  système  de  l'Eglise,  tel- 
lement qu'on  ne  peut  l'en  séparer.  Le  mariage, 
pour  elle,  n'est  point  un  hors-d'œuvre  :  c'est 
un  rouage  de  la  grande  communion  des 
suints.  » 

Encore  plus  que  le  mariage,  l'Ordre  con- 
court à  l'union  des  cames.  S'il  établit  en're  le 
clergé  et  les  fidèles  une  diversité  de  minis- 
tères, il  n'en  fait  pas  moins  régner  entre  les 
fidèles  et  le  clergé  une  parfaite  harmonie.  Il 
y  a  diversité  de  dons,  il  n'y  a  qu'un  esprit; 
il  y  a  diversité,  d'opérations,  c'est  un  même 
Dieu  qui  opère  tout  en  tous.  Egaux  par  la 
jouissance  de  la  grâce,  n0us  devons  arriver, 
par  diverses  fonctions,  à  la  jouissance  de  la 
même  gloire. 

Ce  qui  fait  de  l'Ordre  un  merveilleux  ins- 
trument d'harmonie,  c'est  d'abord  l'admirable 
création  du  prêtre.  Uien  ne  m'attire  comme 
sa  belle  figure,  et  quoique  je  n'oie  pu  léussir 
encore  à  en  peindre  la  physionomie,  j'ai  tou- 
jours joie  à  en  dessiner  quelques  traits.  Sans 
le  prêtre,  que  serait  le  monde?  Le  pré  re  est 
avecJésus  etpaclui  le  médiateur  entre  Dieu  et 
les  hommes,  il  e-t  le  propitiateur,  il  se  lient 
entre  le  vestibule  et  l'autel  pour  crier  miséri- 
corde. «  Magnifiquement  isolé  au  milieu  de 
son  troupeau,  dit  le  Père  Philpin  avec  sa  gra- 
cieuse justesse,  il  exerce  une  autorité  incom- 
parablement plu-  noble  et  plus  sublime  que 
celle  des  rois.  Incomparable  dans  sa  paternité, 
il  lait  naître  le.-, mie- à  la  vie  divine,  les  puiifie 
et  les  nourrit  du  pain  de  la  divine  parole  :  il 
les  fond  a  la  flamme  du  Saint-Esprit,  les  allie 
a  d'autres  .une-,  les  lrau-1'orme  en  Jésus  el  les 
préparée  l'éternité.  »  Le  prêtre,  c'e-l  le  hé- 
raut de  la  foi,  c'est  l'ange  de  la  morale,  c' 


iCO 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


l'Eglise  en  personne.  Toule  idée  de  religion 
ramène  le  fidèle  à  cet  homme  du  Banctûaire 
qui  l'a  baptisé,  qui  l'a  instruit,  qui  a  béni  son 
;unc,  qui  ,i  connu  Bes  faiblesses  et  diri-.':  ses 
affections.  Chaque  malin,  la  cloche  annonce 
que  l'homme  de  Dieu  va  prier  pour  ses  enfants. 
Une  l'ois  par  semaine,  le  troupeau  vient  se 
grouper  autour  du  pasteur  pour  se  retremper 
dans  l'union  fraternelle  île  l'amour  divin.  Le 
prêtre  représente  la  charité  de  l'Eglise  pour  les 
fidèles  et  il  concentre  en  sa  personne  l'amour 
des  fidèles  pour  l'Eglise.  Il  aime  divinement 
les  hommes,  il  en  est  divinement  aimé  ;  il  est 
le  nœud  -le  la  religion,  le  cœur  de  la  paroisse, 
le  foyer  d  une  ineffable  circulation  d'amour, 
de  res|>ect  et  de  crainte  filiale.  Sa  présence  est 
une  bénédiction. 

L'évéque  est  un  centre  semblable,  mais  plus 
élevé,  pour  entraîner  dans  ;-on  mouvement 
une  famille  sacerdotale.  Il  est  moins  à  portée 
de  l'individu,  il  est  environné  d'une  dignité 
plus  grande.  L'amour  gagne  en  vénération  ce 
qu'il  perd  en  intimité.  L'épiscopat  est  la 
plénitude  du  sacerdoce:  et  la  divine  bonté 
nous  le  représente  comme  ruisselant  de  l'onc- 
tion du  Saint-Esprit,  organe  d'une  lumière 
plus  sûre  et  d'une  paternité  supérieure. 

Aux  évoques,  il  fallait  un  sig  .e  permanent 
d'unité,  une  autorité  suprême  ;  Jésus    leur  a 
donne  pierre.  Nous  avions  dans  la  personne 
adorable  du  Sauveur,  le   Pomife   saint,  sans 
tache,  plus  sublime  que  les  cieux;  nous  avons, 
dans  Pierre,  le  pontile  d'autant    plus  capable 
de  compatira  nos  faiblesses  qu'il  est  lui-même 
obsède  par    la  tentation,  et  obligé    d'offrir  le 
sacrifice  aussi  bien  pour  lui-même  que  pour 
les  autres.  Qu'il  est  admirable  dans  son  infir- 
mité  cet    éternel  vieillard   (\u  Vatican!  assez 
homme   pour    être    pécheur,    assez    divinisé 
pour  porter  les  clefs   du  royaume  des  cieux> 
assez  taible  pour  être  toujours  victime,  assez 
fort  pour  vaincre  toujours  l'univers  conjuré. 
Son  trône  est  sur  une  tombe,  et  c'est  en  effet 
de   la  porte  du  tombeau  de  Pierre  qu'il  s'a- 
var  ce  ,  our  nous  bénir  au  nom  de  Celui  qui  a 
vaincu  la  mort.  Toute  œuvre  qu'il  a  béniepros- 
père  davantage.  Toute  conquête  qu'il  adopte 
devient  plus   assurée.  Il  n'y  a   de  liberté  que 
pour  les  entant-  de  Dieu  qui   lui  sont  fidèle-  ; 
il  n'y  "de.  bénis  que  ceux  qui   le  bénissent; 
il  n'y  a  de  sauvés  que  ceux  ijui  sont,  jusqu'au 
dernier    soupir,   de  simples  agneaux  sous  la 
houlette. 

Par  I  Extrême-Onction,  l'Eglise  nous  con- 
somme dans  l'unité.  Lorsque  la  maladie  nous 
a  clou- s  au  lit  de  mort,  tout  est  défaillance 
dans  le  corps,  et  dans  l'âme  s'obscurcit  tout  ce 
qui  seri  ordinairement  de  récipient  à  la  grâce: 
la  corruption  qui  va  faire  sa  proie  de _ nos 
membre-,  voudrait  faie  sa  proie  aus-i  de 
noire  esprit  et  de  notre  cœur.  C'est  l'heure  du 
démon  ;  c'est  également  l'heure  de  Dieu.  Le 
prêtre  accourt.  A  sa  prière  puissante,  les  in- 
firmités du  corps  et  les  vices  de  l'âme,  tout 
die  parai  ,  tout  fuit,  tout  se  ebange  en  cérémo- 
nie du  dernier  sacrifice.  L'Eg.ise  qui  combat- 


tait, languissait,  mourait  dans  la  vie,  revit 
glorieuse  dans  la  mort  de  Bes  enfants.  Sa  mort 
n'est  plus  la  mort,  c'e.-t  le  pa  -  lu  combat 
au  triomphe. 

Tels  sont,  dans  l'Eglise,  l'idéal  divin  et  sa 
constitution  sacramentelle.  L'Eglise,  dit  le 
Prophète,  c'est  la  montagne  de  la  maison  de 
Dieu,  c'est  la  cité  attirant,  par  sa  splendeur, 
les  nations  lointaines;  —  c'e.-t  aussi  l'humble 
cep  de  vigne,  le  gain  de  sénevé,  le  trésor  en- 
foui, la  perle  à  trouver,  le  champ  ensemencé, 
le  levain  cache'  dans  la  pâte,  la  barque  au  mi- 
lieu des  flots,  le  filet  tendu  sous  les  eaux.  Par 
où  nous  voyons  que  l'Eglise  a  deux  sortes  de 
visibilités.  La  première  suffit  pour  que  tout 
homme  de  bonne  volonté  puisse  la  reconnaître 
parmi  la  poussière  et  les  tromperies  du  monde. 
La  seconde,  accordée  par  la  grâce  à  la  bonne 
volonté,  révèle  les  merveilles  voilées  de  l'E- 
glise et  les  beautés  de  son  sanctuaire  int-ri  ur. 
Hommes  de  peu  de  foi,  ne  nous  arrêtons  donc 
pas  à  l'écorce  ;  enfants  de  l'Eglise,  buvons  aux 
mamelles  sacrées  de  notre  mère  el  reposons- 
nous  sur  son  sein.  Que  tout  aboutisse  pour 
nous  à  la  communion,  à  la  communion  à  Jé- 
sus-Christ et  à  la  communion  des  Saints.  Et 
nous  comprendrons  que  l'in  lifTérence  envers 
l'Eglise  ne  peut  être  qu'un  manque  de  foi,  de 
respect  et  de  reconnaissance  envers  Dieu,  une 
cruauté  qui  nous  excommunie  des  grâces  et 
des  bénédictions  que  le  Seigneur  avait  en  vue, 
en  p  tant  les  bases  de  cette  organisation 
sainte. 

Jusqu'ici,  nous  avons  établi  deux  choses  : 
la  première,  que  le  dévouement  pour  la  sainte 
Epouse  de  Jésus-Christ  étai1  inspiré  par  les 
témoignages  de  l'Ecriture  et  par  les  événe- 
ments figuratifs  de  l'histoire,  la  seconde,  que 
le  même  sentiment  d'amour  et  de  zèle  actif 
nous  était  commandé  par  les  rapports  que 
l'Eglise  entrelient  d'un  côté  avec  Dieu,  de 
l'autre  avec  les  âmes.  Nous  posons  une  troi- 
sième question  :  l'Eglise,  qui  donne  leur  réa- 
lité aux  figures  et  leur  accomplissement  aux 
prophéties  ;  l'Eglise  qui.  par  ses  rapports 
avec  le  ciel  et  la  terre,  fait  rayonner  ici  bas, 
dans  la  plénitude  des  temps,  un  idéal  divin, 
l'Eglise  a-t-elle  exercé,  sur  un  avenir,  mainte- 
nant passé,  une  influence  de  sanctification  et 
d'anoblissement  ? 

A  cette  question  qui  met  en  cause  toute 
l'histoire  de  l'Eglise  depuis  l'ère  de  grâce, 
nous  répondons  par  un  nui  très  aftirmatif  et 
nous  disons  :  l'Eglise,  par  la  transmission  de 
1 1  foi  catholique  et  de  la  vie  religieuse,  par 
ses  victoires  sur  le  mal,  par  le  développement 
de  la  sainteté,  par  la  création  des  instituts 
monastiques,  par  son  rôle  multiple  dans  les 
progrès  de  la  civilisation  européenne,  l'Eglise 
a  montré  qu'elle  n'était  pas  une  fontaine 
scellée,  puisque  ses  e  u\,  répandues  partout, 
ont  produit  partout  la  fécond  té.  Tout  ce  qu'il 
y  a  de  beau,  de  bon,  (Je  j  is  e  et  de  grand,  est 
l'œuvre  de  ses  mains,  le  fruit  de  ses  conseils 
ou  l'émanation  de  ses  principes:  elle  a  été  la 
lumière  du  monde  et  le  sel  de  la  terre.  Sans 


LIVRE  QUATRE  V1NGT-Q1  INZll  ME 


OUI 


elle,  la  terre  Berail  dans  la  confusion,  le 
monde  en  désarroi. 

Démontrer  cette  proposition  par  le  détail 
ne  peut  être  l'objet  de  ce  chapitre.  Mon  but 
est  simplement  de  toucher  les  sommités  des 
choses,  assez,  toutefois  pour  que  l'esprit  des 
cœurs  chrétiens  puisse  achever  la  démonstra- 
tion. 

La  transmission  de  la  vérité  imposait  à 
l'Eglise  double* devoir  :  conserver  les  monu- 
ments de  la  révélation  et  doter  d'organes 
convenables  la  vérité  révélée.  L'Eglise,  en 
accomplissant  ce  double  devoir,  a  fait  une 
foule  de  choses  merveilleuses.  D'abord  elle  a 
dressé  le  canon  des  Ecritures,  en  dépit  des 
Juifs  qui  ne  voulaient  point  voir  la  grande 
image  du  Christ  couronner  les  figures  et  les 
prophéties,  en  dépit  des  sectaires  qui  voulaient 
introduire,  dans  le  corps  des  livres  saints,  les 
rêves  de  leur  imagination.  A  ces  livres  elle  a 
donné  une  double  défense  :  d'un  côté,  elle  a 
maintenu  L'authenticité,  l'intégrité  et  la  véra- 
cité des  textes;  de  l'autre,  elle  a  i'wé  les 
règles  de  leur  interprétation,  et  elle-même  en 
a  fou ï ni  l'admirable  commentaire  par  les 
actes  des  chrétiens,  par  les  écrits  des  docteurs 
et  les  méditations  des  saints.  De  ces  textes 
purement  conservés  et  sagement  interprète-, 
elle  a  extrait  des  formulaires  de  foi,  ensei- 
gnant avec  une  sublime  simplicité  des  enfants 
qui,  sur  sa  parole,  croient  avec  une  simplicité 
également  sublime.  Mais,  parmi  ses  enfants, 
il  y  a  des  faibles,  et  parmi  ceux  qui  n'appar- 
tiennent pas  à  son  troupeau,  il  n'y  a  guère 
que  des  ennemis.  L'erreur  lève  la  tête  ;  elle  a 
pour  elle  la  plume  des  sophistes  et  le  glaive 
des  tyrans.  L'Eglise  porte,  d'une  main  ferme, 
le  flambeau  de  ses  doctrines,  au  milieu  des 
rafales  de  l'hérésie,  des  bourrasques  du  phi- 
losophisme,  sous  le  tonnerre  des  révolutions. 
Elle  fait  plus,  elle  donne  aux  dogmes  attaqués 
une  expression  plus  précise,  en  les  défendant 
à  l'aide  d'une  formule  consacrée  et  en  éclai- 
rant par  la  spéculation  scientifique  le  côté 
lumineux  des  mystères.  En  sorte  qu'après 
dix-huit  siècles  de  négations  qui  s'enchaînent, 
les  vérités  définies,  défendues,  interprétées, 
démontrées,  versent  des  torrents  de  lumière 
sur  leurs  obscurs  blasphémateurs.  Enfin  il  y 
a,  parmi  les  chrétiens,  de  grands  esprits  et  de 
grands  cœurs  ;  à  ces  cœurs  l'Eglise  ouvre  les 
immenses  régions  du  mysticisme;  à  ces  esprits 
elle  offre  l'ensemble  prodigieux  des  témoi- 
gnages de  sa  tradition. 

C  int  là  les  choses  merveilleuses  que 
l'Eglise  a  faites  pour  la  transmission  de  la 
vériié.  Sa  main  nous  présente  la  Bible,  le 
Credo,  le  Catéchisme  et  la  Somme  de  saint 
Thomas;  son  cœur  nous  présente  le  prêtre 
pour  i  0118  apprendre  le  Credo,  nous  expliquer 
le  catéchisme  et  nous  donner  la  chaîne  d'or 
des  Ecritures. 

La  possession  de  la  vérité  est  le  commen- 
cement de  la  vie,  mais  ce  n'en  est  pas  La  plé- 
nitude. Il  faut  que-  la  vérité  descende  de  l'es- 
prit au  cœur,  que  du  cœur  elle  reflue  jusqu'aux 


sens,  qu'elle  triomphe  des  passions  et  produi  e 

les  vertus.  Pauvres  créature  ■■que  non-    omm 

combien  n -  avons  besoin  que  cette  diffusion 

de  la  vérité  en  nous  produise  la  vie  !  Non 
savons  jamais  nous  borner:  non-  ne  voyons 
la  liberté  que  comme  une  fille  perdue,  le  plai- 
sir que  comme  nue  débauche;  nous  ne  trou- 
vons pas  le  milieu  entre  l'orgueil  d'un  démon 
et  les  orgies  d'une  brute.  Toutes  les  folies  du 
travail  et  de  l'oisiveté,  de  la  civilisation  et  de 
l'état  sauvage  savent,  tour  à  tour,  nous 
envahir.  Heureusement  l'Eglise  est  la  avec  sa 
science  morale  de  modération  et  ses  trésors 
de  grâce.  Nous  penchons  tantôt  d'un  côté, 
tantôt  de  l'autre  :  elle  nous  soutient  de  chaque 
côté  ;  à  chacune  de  nos  chutes,  nous  tombons 
toujours  dans  la  corruption  :  elle  verse  sur 
nos  plaies  l'huile  et  le  vin  ;  dans  toutes  nos 
convalescences,  nous  voulons  retourner  à  nos 
vomissements  :  elle  nous  distribue  le  pain  des 
forts;  au  milieu  de  toutes  nos  incertitudes, 
nous  trouvons  des  complices  dans  les  bassesses 
des  méchants:  elle  relève  en  nous  la  cons- 
cience, et  hors  de  nous  l'opinion  publique; 
si  nous  venons  à  succomber  de  nouveau,  elle 
sait,  indulgente  et  forte,  nous  appliquer  le 
remède  de  l'indulgence  et  frapper  nos  idoles 
avec  le  gantelet  de  fer  de  l'antique  bravoure. 
Ah  !  que  l'Eglise  est  mère!  et  comme  elle  sait 
bien  donner  la  vie  ! 

La  plénitude  de  la  vie,  pour  l'Eglise,  la 
grande  manifestation  de  ses  triomphes,  c'est 
la  sainteté.  La  sainteté  est  donc  le  but  qu'elle 
propose  à  tous  et  qu'elle  poursuit  en  tout. 
Pour  l'atteindre  sûrement,  elle  donne,  suivant 
le  conseil  de  la  sagesse,  le  précepte  et 
l'exemple.  Le  précepte,  c'est  la  science  de  la 
vie  spirituelle,  ce  sont  ces  immenses  travaux 
qu'elle  a  inspirés  pour  systématiser  la  sain- 
teté, réduire  en  doctrine  les  leçons  de  l'expé- 
rience, comparer  les  méthodes,  harmoniser 
les  conseils  avec  les  besoins  des  temps,  en  un 
mot,  faire  une  science  capable  de  guider  le 
vol  le  plus  sublime  sans  cesser  d'être  acces- 
sible à  tous  dans  sa  partie  élémentaire. 
L'exemple,  c'est  la  vie  des  saints.  Les  saints 
sont  de  tous  les  temps,  de  tous  les  lieux,  de 
toutes  les  conditions  ;  et  l'Eglise,  qui  les  place 
sur  ses  autels,  n'entend  ni  marquer  leur  degré 
de  gloire,  ni  méconnaître  les  vertus  qu'elle  ne 
canonise  pas.  Sans  vouloir  introduire  parmi 
les  saints  une  distinction  hiérarchique,  nous 
devons  pourtant,  suivant  le  caractère  de  leurs 
œuvres  et  la  nature  de  leur  mission,  di-tin- 
guer  les  apôtres,  les  martyrs,  les  confesseurs 
et  les  vierges  :  les  vierges  qui  n'ont  point  été 
souillées  parmi  les  hommes,  les  confesseurs 
qui  ont  joint  à  l'innocence  de  vi>"  la  publicité 
de  la  lutte,  les  martyrs  qui  ont  porté  l'amour 
jusqu'à  l'effusion  du  sang,  les  apôtres  qui  ont 
su  conserver  ou  conquérir,  par  l'apostolat  de 
la  parole,  la  palme  des  martyrs,  l'auréole  des 
confesseurs  et  le  lys  des  vierges.  Ce  sont  là 
nos  porte-étendards.  Ce  qu'ils  ont  fait,  ils 
l'ont  fait  dans  l'infirmité  de  la  chair,  malgré 
les  séductions  du  monde  et  les  embûches  de 


BIST0I11E  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


Satan  ;  ils  n'avaient  pas  plus  que  nous  et  noua 
n'avoi  paa  moine  qu'eux,  la  prière,  les  Bacre- 
inii.i  ,  le  saint  Bucrifice;  el  ils  ont  atteint  le 
somme)  de  la  perfection.  A  nous,  héritiers  de 
leur  foi,  de  partager  leur  courage;  à  nous, 
enfants  des  sainte,  d'être  les  imitateurs  de 
leurs  vertus,  les  bénéficiera  de  leurs  suflrag 
el  Les  copartageants  de  leur  triomphe. 

La  Heur  de  la  sainteté  peut  s'épanouir 
parmi  les  épines  du  inonde.  Cependant  Dieu 
a  fait  ses  promesses  à  la  solitude,  et.  la  soli- 
tude, l'expérience  le  prouve,  est  comme  le 
sol  natal  de  la  sainteté.  L'Eglise,  pour  em- 
bellir la  solitude  de  toutes  les  Oeursdu  Christ 
et  rendre  la  sainteté  habituelle  aux  hommes, 
a  créé  le  monastère.  Le  monastère,  c'est  la 
concentration  vivante  et  sublime  de  l'esprit 
catholique,  (/est  ià  que  nous  pouvons  mettre 
la  main  et  sentir  battre  le  rieur,  (l'est  la  que 
les  unies,  dégagées  de  tout  intérêt,  de  tout 
sujet  de  division,  de  toute  distraction  inutile, 
forment  visiblement  l'unité  sainte  dans  le 
Christ,  autant  qu'il  est  possible  dans  une  chair 
mortelle.  Leur  congrégation,  par  ses  trois 
vœux  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance, 
est  en  opposition  llagrante  avec  les  concupis- 
cences du  siècle.  Les  trois  vertus  fondamen- 
tales sont  l'école  de  toutes  les  autres.  Prudence, 
amour  de  l'étude,  stabilité,  patience,  prière, 
zèle  pour  les  malades,  charité  envers  les 
pauvres,  tout  cela  se  ^rouve  à  un  degré  supé- 
rieur, dans  les  cellules  du  monastère.  Grâce 
à  ce  concours  de  vertu,  le  monastère  est  un 
paradis  terrestre  où  Dieu  dépose  les  germes 
rares  el  précieux  qu'il  veut  acclimater  ici-bas  ; 
les  moines  sont  ses  ouvriers  de  prédilection 
lorsqu'il  tente  quelques  nouveaux  et  difficiles 
essais  de  grâce.  Si  quelquefois  il  est  question 
de  réforme,  c'est  rarement  une  réforme  de 
ma!  au  bien,  c'est  plutôt  le  passage  d'une  vie 
bonne  à  une  vie  meilleure.  Des  abus,  puisqu'il 
y  en  a  partout,  il  peut  s'en  trouver  aussi  au 
monastère;  mais  les  chutes  prouvent  la  réa- 
lité du  combat  et,  mieux  encore,  l'immensité 
du  triomphe.  Là,  du  reste,  et  plus  prompte- 
ment  qu'ailleurs,  la  multitude  des  chutes 
amène  la  ruine.  Si,  après  mille  ans  de  ferveur, 
les  ordres  religieux  ont  eu  des  défectionnaircs, 
il  faut  bien  reconnaître  que,  dans  la  mêlée, 
ils  ont  eu  des  martyrs  ;  el,  au  retour  du  calme, 
de  plus  fervents  prosélytes.  Aujourd'hui,  ils 
brillent  comme  des  phares  pour  indiquer  la 
voie  du  salut,  et  leurs,  nombreuses  recrues, 
comme  Moïse  sur  l'iloreb,  lèvent  au  ciel  des 
mains  suppliantes  pour  conjurer  la  foudre. 

Voilà,  dit-on,  qui  est  bel  et  bien,  lit  les 
scandales,  et  les  défaites  de  l'Eglise,  et  la  ci- 
vilisation qu'en  direz-vous?  —  Nous  dirons  à 
ceux  <iui  se  prévalent  de  nos  malheurs,  que 
leur  triomphe  serait  cruel  s'ils  pouvaient  en 
triompher  ;  nous  leur  dirons  de  plus  que  les 
désordres  ne  prêtent  aucunement  matière  à 
leur  triomphe. 

La  gloire  de  l'Eglise  n'est  point  de  rendre 
le  crime  impossible,  mais  d'amener  à  la  vertu, 
ou  du  moins  à  la  pénitence.  Il  y  aura  toujours 


des  faiblesses  parmi  les  hommes.  En  présence 
de  ces  mis<  res,  l'Eglise  convertit  le  pécheur, 
montre  au  juste,  dans  la  résistance  au  mal,  le 
meilleur  exercice  de  son  courage,  et 

par  tes  succès  plus  encore  que  pai  ois, 

jusque  sur  les  méchants  qu'elle  m;  peut  corri- 

P.  Le  diable  lui-même  est  ennobli  pal'  les 
victoires  de  l'Eglise.  Autrefois  il  se  faisait 
adorer  sous  les  ligures  Les  plu 
depuis,  il  s'est  fait  monothéiste,  il 
gué  à  adorer  Jésus-Christ  ;  aujourd'hui,  il  e-t 
poli,  élégant,  religieux,  mystique,  philan- 
thrope, conciliateur  universel. 

La  gloire  de  l'Eglise  n'est  pas  de  ne  point 
éprouver  la  persécution.  Satan  demande  San-. 
cesse  à  la  cribler  et  il  en  obtient  souvent  la 
latitude.  Ce  sont  là  les  triomphes- de  l'enfer, 
mais  ils  préparent  les  triomphes  du  ciel.  La 
volonté  du  souverain  Maître,  sa  loi  constante 
est  que.  l'esprit  malin  soit  toujours  vaincu; 
son  vœu  est  que  l'Eglise  n'acheté  les  joies 
qu'au  prix  des  enfantements  laborieux.  Au 
milieu  de  ses  épreuves,  l'Eglise  voit  donc  ses 
amertumes  tempérées  par  des  consolations 
et  adoucies,  en  tout  cas,  par  l'espérance.  Sa 
destinée  est  de  grandir  toujours,  même  sous 
la  hache,  et  de  s'étendre  partout,  malgré 
l'apostasie. 

Quant  à  la  civilisation,  elle  est  bien  l'œuvre 
de  l'Eglise.  Par  son  esprit,  par  ses  préceptes, 
par  ses  vertus,  par  ses  œuvres,  par  ses  moines 
et  par  ses  évoques,  par  les  lois  qu'elle  a  dictées 
et  par  les  princes  qu'elle  a  formés,  l'Eglise 
a  bâti  l'Europe  comme  les  abeilles  lont  leur 
ruche.  La  bêche  et  le  marteau  des  cénobites, 
l'épée  des  croisés,  l'oriflamme  de  Saint-Denis  : 
voilà  ses  instruments.  Son  œuvre,  ce  n'est  pas 
une  loge  ténébreuse  pompeusement  entourée 
de  péristyles  et  de  colonnades,  c'est  cette 
magnifique  cathédrale  où  tout  est  gloire  de 
la  terre  et  espérance  du  ciel.  Son  œuvre,  c'est 
surtout  ce  monde  de  souvenirs  et  de  traditions 
qui  embellissent  l'existence.  Partout  des  droits 
acquis,  partout  de  grands  travaux,  des  monu- 
ments impérissables  qui  lient  les  idées  au 
sol,  les  ai  ts  aux  croyances  du  cœur,  la  religion 
aux  hommes,  les  hommes  à  leurs  devoirs. 

Que  vos  œuvres  sont  belles,  Eglise  de  Dieu! 
que  d'amour  nous  devons  à  vos  tabernacles, 
Eglise  de  Jésus-Christ! 

Nous  avons  dit  pourquoi  le  chrétien  doit 
être  pieux  envers  l'Eglise  ;  nous  devons  dire 
maintenant  comment  il  doit  tendre  à  l'Eglise 
l'hommage  de  sa  piété.  Le  pourquoi  et  le 
comment  sont,  dit-on,  la  dernière  raison  de 
toute  chose. 

Le  chrétien  doit  présenter  à  EEglise  la  triple 
offrande  de  son  esprit,  de  son  cœur  et  de  ses 
œuvres. 

L'offrande  de  notre  esprit  à  l'Eglise  exige 
trois  choses  :  la  soumission  de  la  foi,  le  rè- 
glement de  nos  facultés  et  la  direction  de 
nos  connaissances  d'après  les  principes  de  la 
foi. 

D'abord  nous  devons,  par  la  foi,  rendre 
hommage  à  la  révélation  de  Dieu  et  à  1  infailli- 


IVUE   QUATRE  VINGT  QUINZIEME 


Ou.'J 


bilité  de  l'Eglise.  Cette  fol,  nous  devons  la 
professer,  non  avec  la  crainte  d'un  esclave, 
nui-,  avec  l'attachement  amoureux  d'un 
enfant.  «  Nous  devons  l'aimer  intellectuel- 
lement, dit  le  Père  Philpin,  goûter  cette 
nourriture  merveilleuse  que  l'Eglise  nous 
donne,  la  méditant  les  jours  et  les  nuits,  el 
l'appréciant  comme  le  miel  le  plus  doux,  le 
pain  des  Alises  et  la  manne  céleste.  Nous 
devons  aussi  l'aimer  pratiquement,  cherchant 
à  la  détendre  et  à  la  protéger.  Nous  devons 
l'aimer  par  sentiment  et  par  reconnaissance, 
no-us  attachant  aux  canaux  d'où  elle  nous 
vient,  el  bu r tout  à  son  principal  organe,  la 
chaire  de  Pierre.  Nous  devons  l'aimer  au- 
dessus  de  toule  sagesse,  de.  (ouïe  persuasion 
et  de  tou'e  science  humaine  qui  viendrait  à 
l'encontre  ;  car  la  vérité  que  nous  donne 
l'Eglise,  c'est  la  vérité  suprême,  celle  devant 
laquelle  les  anges  s'inclinent,  hors  de  laquelle 
il  n'y  a  que  lueurs  insuffisantes  et  perdition, 

is  devons  enfin  la  reconnaître  et  l'aimer 
telle  qu'elle  est,  sans  contrôle  et  sans  limites, 
dans  toute  la  rondeur  de  sa  couionne  souve- 
raine (1):  » 

Notre  foi  ne  doit  pas  se  borner  à  un  acte 
général  de  croyance,  mais  s'incliner  en  par- 
ticulier devant  tous  les  mystères  de  Dieu  et 
s'attacher  plus  particulièrement  encore  au 
dogme  qui  résume  tous  les  autres,  au  dogme 
de  l'Eglise.  La  foi  dans  l'Eglise  repose  sur 
Jésus-Christ  lui-même,  qui  est  son  divin  fon- 
dement. Il  est  beau  de  se  sentir  membre  du 
Christ.  Il  est  bon  de  comprendre  cette  douce 
Providence  qui  nous  a  donné  Pierre  afin  que 
nous  ne  soyons  pas  comme  des  brebis  errantes. 
Tant  que  nous  sommes  avec  le.  Maître  du 
Collège  apostolique,  peu  nous  importe  qu'on 
nous  condamne  :  nous  pouvons  en  appeler  à 
l'éternité.  Mais  si  nous  avion*  le  malheur  de 
rougir  de  l'Eglise,  ce  serait  rougir  de  l'huma- 
nité élevée  en  Jésus-Christ,  à  sa  puissance 
divine  ;  de  nous  scandaliser  de  ses  épreuves, 
ce  serait  trébucher  contre  la  croix.  Nous 
devons  donc  professer  hautement  notre  foi 
dans  l'Eglise,  non-seulement  parce  (pie  cette 
foi  est  la  n.ine  inépuisable  des  divines  ri- 
chesses, mais  parce  qu'il  irieux  d'avoir 
une  croyance  confirmée  par  toutes  les  gloires 
les  plus  pures  du  monde. 

L'Eglise,  étant  la  mère  de  notre  foi,  doit 
cire  la  souveraine  de  notre  intelligence.  Au- 
jourd  bui,  comme  au  xvie  siècle,  il  ne  manque 
pas  de  rêveurs  pour  proclamer  la  séparation 
et  même  l'opposition  des  vérités.  A  les  en- 
tendre, autre  serait  la  vérité  religieuse,  autre 

érité  entrevue  par  la  spéculation  philoso- 
phique. Il  y  aurait  divorce  entre  les  facultés 
de  l'esprit;  dans  une  même  âme,  vous  auriez 
la  soumission  de  la  foi   et  les  révoltes  de  la 

on.  Ces  puérilités  ne  sauraient  tenir  devant 
la   contron  doivent  tomber  devant 

Je»  devoirs   de    la   foi  sincère.    Tout,  en  nous, 
êtie   soumis   el   coordonné   à    l'enseigne- 


ment   de    l'Eglfae.    Notre  rj  doit  cire,  en- 

tièrement greffée  -  ur  cet  enseign  imenl  di 
.le  u-;  Chri  i  est  le  soleil  du  monde  ;  il  ne  doit 
pas  seulement  éclaireriez  hauteurs  di    intelli- 
gences, il  fini  que  si  lumière  de  icende  ; 
qu'aux  facultés  secondaires.  Une  tout 
puissances  gravitent  donc  autour  de  lui  rj 
h  monde  des  pensées;  que  tout  B'écbauffi 
s'enivre  de  joie  «tous  ses  rayons. 

Le  divorce  des  facultés  intellectuelles,  in- 
troduit dans  le-  âmes  en  vertu  de  principes 
faux,   s'est  traduit  au  dehors   par  'lie 

sciences.  Nous  ne  saurions  contester  le 
progrès  îles  sciences  matérielles  et.  le  côté 
vraiment  prodigieux  de  certaines  applications, 
mais  comment  ne  pas  voir  que  la  plupart  de 
ces  sciences,  dépourvues  de  base  el  détournées 
de  leur  but,  s'empêtrent  dans  les  raffinements 
du  sophisme  ou  sont  tombées  dans  les  abjec- 
tions du  matérialisme.  Or,  la  science  ne  peut. 
trouver  que  dans  le  Souverain  Être  ses  prin- 
cipes, «on  centre,  ses  développements  et  ses 
harmonies:  ce  n'est  qu'en  lui  qu'elle  peut 
prendre  un  vol  immense,  indéfini,  que  rien 
ne  peut  arrêter.  Bacon  a  dit  à  ce  sujet  un  mot 
célèbre:  «  La  religion  est  l'arôme  qui  em- 
pêche la  science  de  se  corrompre.  »  La  religion 
a  pour  organe  l'Eglise.  C'est  donc  à  l'Eglise  à 
sauver  les  sciences  ;  et,  en  attendant  ce  grand 
oeuvre  de  salut,  c'est  au  chrétien  fidèle  à  cul- 
tiver les  sciences  de  manière  à  préparer  leur 
restauration. 

L'oflrande  de  nos  cœurs  à  l'Eglise  exige 
deux  choses:  la  confiance  et  l'amour,  l'espé- 
rance et  la  charité,  complément  nécessaire 
de  la  trinité  des  vertus  commencée  par  la 
foi. 

Certes,  il  y  a,  en  ce  monde,  bien  des  choses 
fragi'es,  et  nombre  d'événements  capables 
d'inspirer  le  désespoir.  Raisonuab'ement, 
nous  ne  saurions  guère  asseoir  notre  espé- 
rance ni  sur  les  choses  de  ce  monde,  ni  sur 
les  événements  de  l'histoire,  bien  moins  sur 
l'appui  de  nos  ressources  et  l'efficacité  de  nos 
combinaisons.  Cependant  il  faut  espérer.  mais 
il  ne  faut  espérer  qu'en  Dieu.  Or,  la.  confiance 
dans  l'Eglise  a  ce  double  avantage  de  s'ap- 
puyer sur  Dieu,  sans  méconnaître  pourtant 
le  côté  solide  des  choses  humaines.  Espérer 
dans  l'Eglise,  ce  n'est  pas  espérer  dans  les 
hommes  seuls,  mais  dans  les  hommes  unis  à 
Dieu,  dans  les  hommes  quand  ils  ^ont  le 
moins  eux-mêmes;  quand,  appelés  par  Dieu, 
ils  s'efforcent  avec  le  secours  de  la  grâce  de 
faire  vivre  le  Christ  en  eux  et  de  n'agir  q-.'en 
son  nom,  sous  le  souffle  de  l'Esprit-Saint. 
lérer  ainsi  dans  les  hommes,  c'est  compter 
sur  la  miséricorde  de  Dieu  et  sur  la  charité 
de  Jésus-Christ  qui  font  des  vertus  de  l'homme 
instruments  de  leurs  desseins.  Que  vous 
soyez  pauvre,  orphelin,  malade,  vieilli,  dé- 
crépit, a  demi  mort,  ne  désespérez  donc  point. 
11  y  a  toujours  une  pensée  qui  vous  cherche, 
un  coeur  qui    vous  garde  sa  tendresse,  une 


fl)  l'iélé  envsrs  l'Eglise,  paasim. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIOl  I. 


main  qui  ne  demande  qu'à  s'ouvrir  [huit  vous 

fiiiricr  l'aumône  el  vous  prodiguer  les  conso- 
alions. 
Au  reste,  le  meilleur  de  noire  confiance  ne 

repose  pas  sur  les  hommes  en  vue  des  biens 
de  la  terre,  mais  sur  Dieu,  en  vue  «les  biens 
du  ciel.  Si  le  ciel  reste  ouvert,  qu'importe 
que  !-•  monde  >oii  pour  nous  un  séjour  d'amer- 
tume et  d'horreur?  Or,  l'Eglise,  c'est  Jésus- 
Uiri>!  se  multipliant  pour  être  la  pierre  ferme 
sous  nos  pieds,  le  pain  de  notre  esprit  et  de 
notre  cœur,  notre  voie,  notre  vérité,  notre 
vie;  c'est  Jésus-Christ  devenu  comme  un 
immense  filet  composé  de  toutes  les  cordes 
qui  meuvent  l'homme  régénéré  ;  c'est  Jésus 
nous  attirant  par  nos  amis,  nous  enseignant 
par  les  prêtres,  nous  recommandant,  par  la 
prière  des  âmes  saintes,  à  la  bonté  de  Dieu. 
L'Eglise,  pour  les  biens  de  la  teire  comme 
pour  les  biens  du  ciel,  a  donc  également  droit 
à  noire  confiance. 

L'espérance  est  l'appui  de  notre  pauvreté, 
la  charité  est  la  mise  en  œuvre  de  nos  ri- 
chesses. Quand  la  confiance  a  été  exaucée, 
c'est  donc  à  l'amour  à  appeler  nos  frères  en 
partage  de  nos  biens.  Ah  !  c'est  surtout  quand 
l'Eglise  est  jetée  dans  la  fournaise  des  tribu- 
lations, que  nous  devons  lui  faire  sentir  noire 
tendresse.  Compa-sion  !  compassion  !  Dieu 
nous  demande  moins  les  grandes  œuvres  que 
la  délicatesse  du  cœur.  Mais  quand  est-ce 
que  l'Eglise  n'est  pas  assujettie  à  quelque 
épreuve?  Habylone  a  toujours  été  l'ennemie 
de  Jérusalem,  le  monde  reconnaîtra  toujours 
toutes  sortes  de  pouvoirs,  excepté  celui  du 
Sauveur;  il  fraternisera  toujours  avec  nos 
ennemis,  lapidera  nos  prophètes  et  ne  s'incli- 
nera devant  la  piété  que  pour  la  trahir.  Y 
a-t  il  quelque  souffrance  parmi  nos  pères  ou 
parmi  nos  frères,  que  tous  les  cœurs  s'ouvrent, 
que  toutes  les  langues  se  dé  ient,  que  nous 
paraissions  tous  autour  du  gibet  de  la  victime. 
Où  donc  serait  notre  place,  à  nous  qui  avons 
un  cœur,  sinon  dans  la  société  de  Jean  le  bien- 
aimant,  avec  Marie  désolée  et  Madeleine  péni- 
tente? Si  nous  faisions  cause  commune  avec 
le  monde,  au  moins  par  notre  silence,  ne 
serait-ce  pas  prendre  part  aux  injures  inté- 
ressées des  Scribes  et  aux  habiles  trahisons 
des  Pharisiens  ? 

Même  en  dehors  des  grandes  crises  où  les 
fidèles  dans  l'angoisse  voient  persécuter  leurs 
prêtres,  ci  l'oreille  de  notre  cœur  est  attentive, 
combien  ne  trouverons-nous  pas  de  Calvaires 
obscurs  arrosés  de  larmes  catholiques  ou 
inondés  du  sang  des  cœurs.  11  y  a  de  tous  côtés 
des  veuves,  des  infirmes,  des  moribonds  qui 
nous  appellent  ;  il  y  a  des  millions  de  criminels, 
de  mondains,  d'idolâtres  qui  souffrent  avec 
rage  et  meurent  dans  l'impénitence  ;  des  mil- 
lions d'enfants  que  les  hérétiques  et  les  infi- 
dèles nous  ravissent  ;  des  milliers  de  jeunes 
Biles  que  la  faiblesse  et  la  misère  jettent  dans  le 
vice;  des  milliers  de  jeunes  gens  qui,  faute 
d'instruction,  pré)  arent  un  avenir  de  corrup- 
tion et  de  désastres  ;  des  milliers  de  blessés,  de 


prisonniers,  de  victimes  des  guerres  el  des  ré- 
volutions ;  des  milliers  de  saints  que  le  monde 
ne  connaît  que  pour  leur  infliger  adroitement 

le  martyre.  Quelle  fièvre  d'amour  doit  s'allu- 
mer dans  nos  Ames  pour  Beco u ri r  toutes  ces  in- 
fortunes par  nos  aumônes,  nos  prières  et  nos 
Bympalhies  I  Et  quels  chrétiens  serions-nous 
si  nous  ne  Bavions  pas  leur  venir  en  aide? 

L'offrande  de  nos  œuvres  à  l'Eglise  ne  doit 
pas  s'entendre  seulement  de  certains  actes, 
mais  de  tous  les  actes  de  notre  vie,  comme 
éléments  de  la  communion  des  Saints. 

L'acte  qui  témoigne  le  plus  naiurellement 
de  notre  dévotion  à  l'Eglise,  c'est  le  soin  que 
nous  mettons  à  embellir  nos  temples.  C'est 
montrer  notre  intelligence  à  l'Egide,  de  vou- 
loir que  le-  symbole-  répondent  aux  magni- 
ficences du  lype  ;  et  que  les  peuples,  voyant  la 
beauté  de  la  maison  extérieure,  commencent 
à  aimer  la  maison  spirituelle,  vision  de  paix, 
construite  de  pierres  vivante-,  ayant  sa  base 
sur  la  terre  et  son  couronnement  p  irmi  les 
Anges. 

Si  nous  avons  soin  des  temples  de  pierre, 
nous  devons  avoir  un  soin  plus  attentif  des 
pauvre-,  ces  temples  vivants  de  Jésus-Christ. 
L'Eglise  est  plus  en  peine  de  ses  enfants 
que  de  ses  ministres.  Nous  ne  pouvons  rien 
faire  qui  lui  soit  plus  agréable  que  de  nous 
occuper  de  cette  foule  qui  lui  demande  tout, 
même  le  pain  de  chaque  jour,  comme  si  elle 
avait  à  son  service  tous  les  trésors  du  monde. 
Trop  souvent,  hélas  !  l'Eglise  ne  sait  com- 
ment répondre  à  toutes  les  demandes!  C'est 
donc  réjouir  son  cœur  que  de  donner  en  son 
nom. 

Si  nous  sommes  charitables  envers  les  co;  p=, 
combien  plus  devons-nous  l'être  envers  les 
âmes  !  Instruire,  avertir,  visiter,  consoler,  cor- 
riger, s'occuper  des  enfants,  des  convertis,  des 
néophytes,  des  païens  même,  voilà  des  cha- 
rités faciles  et  du  plus  haut  prix.  Hélas  !  que 
nous  sommes  froids,  que  nous  sommes  mornes 
pour  le  salut  des  âmes.  Il  semblerait  qu'il  y  a 
des  classes  d'hommes  pour  lesquels  on  n'a  nul 
espoir.  Tel  n'est  pasl'espril  de  l'Eglise  ;  elle  ne 
rejette  personne  :  elle  ouvre  à  tous  les  grands 
bras  de  son  amour,  et  rien  n'intéresse  plus 
son  cœur  que  le  souci  des  conversions.  Sachons 
donc  secourir,  par  prières  ou  autrement,  les 
vivants  les  plus  délaissés  non  moins  que  ceux 
qui  inspirent  les  plus  vives  espérances. 

Si  nous  avons  à  cœur  le  salut  des  âmes,  nous 
devons  premièrement  nous  occuper  de  la 
nôtre,  pierre  vivante,  diamant  précieux,  orne- 
ment futur  de  la  céleste  Jérusalem.  Pour  f.iire 
prospérer  l'œuvre  de  sa  propre  sanctification, 
le  vrai  chrétien  ne  considérera  donc  point  son 
travail  comme  un  jeu  ou  comme  ;me  distrac- 
tion ;  il  ie  traitera  avec  respect  et  s'efforcera, 
par  l'attention  de  son  esprit  et  la  droiture  de 
ses  intentions,  de  trouver,  en  toute  chose, 
l'exercice  d'une  vertu  et  l'occasion  d'un  mérite. 
Humble,  laborieux,  persévérant,  il  mesurera 
discrètement  ses  forces,  vaquera  à  ses  fonctions 
avec  un  esprit  ecclésiastique,  ne  cachera  point 


i 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈM1 


ce  don I  la  bienséance  et  l'édification  deman- 
dent la  publicité,  laissant  ailleurs  ;>u  malheur 
d'autrui  le  voile  de  la  discrétion,  et  à  sa  propre 

charité  toute  la    Heur   de  ses   prodigues  mys- 
tères. 
Mais  la  charité  active  du  chrétien  se  mani 

lestera  surtout  à  l'égurd  lies  hommes  qui  sont 

pour  lui  {'Eglise.  L'Eglise  charge  le  prêtre, 
l'évoque,  le  Souverain-Pontife  de  la  repré- 
senter dans  le  monde;  cl  son  choix,  guidé  par 
rEsprit-Saint,e8t  le  meilleur  qui  se  puisse  faire. 
Le  Souverain-Pontife  surtout  est  l'objet  de  ses 
complaisances.  Nul  doute  qu'il  ne  le  prenne  et 
ne  le  rende  tel  qu'il  faut  pour  être,  par  une 
charité  sans  bornes  et  pleine  de  lumières,  le 
digne  vicaire  de  Jésus-Christ.  Le  vicaire  élu 
de  mon  Dieu  doit  donc  m'inspirer  l'amour  le 
plus  profond.  «  Vieillard  éprouvé  dans  l'exer- 
cice du  ministère  pastoral,  dit  admirablement 
le  Père  Philpiu,  enchaîné  à  la  suite  de  ses 
saints  prédécesseurs  à  des  croix  et  à  des  sollici- 
tudes sans  nombre,  il  aura  plus  d'ennemis-nés 
qu'aucun  souverain  et  n'aura  guère  que  des 
brebis  pour  défendre  les  agneaux  confiés  à  ses 
soins  ;  mais  la  charité  le  presse  ;  il  courbe  sa 
tête  blanchie.  Il  se  confie  dans  la  prière  que 
Jésus-Christ  a  faite  pour  lui,  et  le  voilà  qui 
joue  le  rôle  du  Dieu  incarné  sur  la  terre,  au 
risque  d'être  couronné  d'épines,  d'avoir  pour 
sceptre  un  roseau,  et  de  mourir  insulté,  cloué 
sur  un  trône  d'angoisses.  Dans  le  loin- 
tain de  la  ville  sacrée,  il  nous  semble  encore 
un  Jésus  caché  dans  son  sanctuaire  eucharis- 
tique et  n'en  sortir  que  pour  nous  bénir  et 
nous  communier  à  l'unique  Vérité.  C'est 
comme  si  Jésus  avait  trouvé  moyen  de  vieil- 
lir sur  la  terre,  épuisé  pour  le  salut  des 
hommes  ». 

Le  Souverain-Pontificat  est  l'expression 
suprême,  non  unique,  du  sacerdoce  de  Notre- 
Seigneur  :  nous  devons  donc  payer  noire  tri- 
but d'honneur,  de  vénération,  de  dévouement 
à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie.  Témoigner 
de  tous  ces  sentiments  au  prêtre,  ce  n'est  pas 
amollir  son  âme  par  la  flatterie,  l'enlacer 
dans  de  fades  adulations  et  lui  faire  perdre 
son  auréole  de  vie  surnaturelle.  C'est,  sans 
doute,  lui  exprimer  une  confiance  profonde  et 
des  affections  toutes  divines,  mai*  c'est  sur- 
tout rendre  hommage  à  la  grandeur  et  à  la 
sainteté  du  sacerdoce.  Au  prêtre,  les  délica- 
tesses de  l'humilité  ;  au  fidèle,  toutes  les  atten- 
tent ioes  d'un  respectueux  dévouement. 

(  es  devoirs  de  charité  envers  l'Eglise  se  di- 
versifient nécessairement  suivant,  les  per- 
sonnes. A  qui  a  beaucoup  reçu,  il  est  beau- 
coup demandé.  Uue  ceux  qui  ont  reçu  le  ta- 
lent, le  génie,  la  bonne  volonté,  le  zèle,  le  sens 
pratique,  I  humble  docilité,  la  charité  ingé- 
nieuse, que  ceux-là  rapportent  à  L'Eglise  la 
r<  nie  des  uotis  de  Dieu.  Etre  eh  iritable,  c'est 
surtout    avoir  se  donner. 

En  pratiquant  ainsi  l'amour  de  l'Eglise,  par 
l'affinité  de  nos  habitudes  avec  tout  ce  qu'il  y 
a  de  pur,  de  grand,  de  saint  dans  nos  frères, 
nous  faisons  ressortir  ce  qu'il  y  a  de  bon  en 


eux,    nous   nous  améliorons    nous-mêmes,    el 

nous  fécondons  le  bien  par  l'union  des  forces. 
Unis  d'esprit,  de  cœur  et  d'oeuvres,  nous  ne 

pOUVOns    être     troublés    par    les    illusions    OU 

compromis    par    le   danger,   et    nous    nous 
préparons    des  millions  d'amis  secrets  pour 

nous    introduire    dans    les    lahei  m.eh  s    éter- 
nels ! 

Il  y  a,  sur  la  terre,  un  homme  à  qui  il  a  été 
dit  :  «  Tu  es  Pierre  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai 
mon  Eglise  el  les  portes  de  l'enfer  ne  prévau- 
dront pas  contre  elle.  »  «  Pais  mes  agneaux, 
[tais  mes  brebis.  »  «  Confirme  les  lrèrc>..  »  Et 
l'homme  qui  a  entendu  ces  paroles  a  été  cons- 
titué, par  Jésus-Christ,  chef  spirituel  de  l'hu- 
manité. On  parle  beaucoup,  dans  le  monde, 
de  pouvoir  constituant.  Le  pouvoir  consti- 
tuant, le  voilà,  c'est  l'Hommc-Dieu  :  et  après 
la  rédemption,  acte  principal  de  ce  pouvoir 
divin,  le  voici,  c'est  la  souveraineté  spirituelle 
des  Papes. 

Ce  sujet,  d'un  éternel  à-propos,  emprunte 
aux  circonstances  un  à-propos  particulier. 
Une  pensée  sehismatique  s'agite  au  fond  de 
beaucoup  d'intelligences  dévoyées,  qui,  ayant 
à  moitié  perdu  la  foi  par  suite  de  l'indiffé- 
rence pratique,  et  de  la  perversité  des  doctrines 
révolutionnaires,  ne  comprennent  plus  l'Lglise 
catholique.  Dans  des  esprits  égarés  s'est  for- 
mée une  espèce  de  protestantisme  vague  qui 
enlève  le  sens  catholique  et  fait  perdre  à  des 
hommes,  honnêtes  d'ailleurs,  les  notions  les 
plus  simples  et  les  plus  fondamentales  de  la 
religion.  Entraînés  par  un  aveugb  ment  d'au- 
tant plus  funeste  qu'ils  croient  nager  en 
pleine  lumière,  ils  ne  compiennent  [dus  la  né- 
cessité de  l'unité  pour  la  vérité,  la  nécessité 
d'une  autorité  infaillible  et  visible  pour  cette 
unité,  la  nécessité  d'un  centre  unique  pour 
l'exercice  permanent  de  cette  autorité  ;  en 
un  mot,  ils  ne  comprennent  plus  ni  la  foi, 
ni  l'Eglise,  ni  le  Pape. 

C'est  donc  rendre  service  aux  catholiques 
sincères,  mais  non  indépendants,  que  de  leur 
faire  toucher  du  doigt  la  fausseté  et  les  dan- 
gers de  tout  système  religieux  qui  n'est  pas 
l'unité  catholique,  apostolique  et  romaine, 
l'obéissance  pure  et  simple  au  Souverain-Pon- 
tife, vicaire  de  Jésus-Christ,  seul  pasteur  et 
seul  juge  suprême  des  chrétiens  sur  la  terre. 
Là  ou  est  Pierre,  là  est  l'Eglise,  disait  saint 
Ambroise  ;  on  peut,  pour  achever  cette  grande 
parole,  dire  que  là  où  est  l'Eglise,  la  est  le 
Christ;  là  où  est  le  Christ,  là  est  Dieu.  Le 
schisme  qui  menace  sourdement  l'Europe  est 
donc,  quelle  que  soit  sa  forme,  une  scission  sa- 
crilège  avec  Dieu  même,  et  en  dénonçant  les 
ruses  sataniques  qui  pourraient  colorer  cette 
apostasie  aux  yeux  d'un  grand  nombre  de  chré- 
tiens, nous  ne  voulons  pas  seulement  ré- 
pondre à  des  brochures  impies,  ou  résumer 
les  excellents  travaux  de  nos  modernes  con- 
trovcisisl.es  ;  nous  visons  plus  haut, nous  vou- 
lons démasquer  le  Protée  de  l'hérésie  con- 
temporaine, frapper  au  cœur  l'hydre  sans 
cesse  renais.-jinte  du  schisme  et  faire  moins 


666 


HISTOIRE  l  NIVEKSELLE  DE  L 


i  Ll> 


CATIIULlnlJI 


mit'  œuvre  de  charité  que  remplii  un  devoir 
de  foi. 

.1,        I  liri-i,  Bis    de   Dieu,  deseendanl 

ruchi  1er   1  humanité,  forma    une 
iritucile    d<  Minée   a  recueillir  ceux 
qui  ienl  en  lui   eL  institua  pour  la  gou- 

verner un  sacerdoce  nouveau,  un  corps  de 
pasteurs  chargés  do  perpétuer  L'apostolat  de 
la  vérité  dans  le  monde  et  de  dispenser  les 
trésors  de  La  gi  Pour  ne  pas  abandonner 
ct.'li  té  aux  caprices  des  hommes  el  aux 

hasards  des  événements,  il  donna  au  corps 
des  pasteurs  un  chel  Buprême.Ce  chef,  investi 
de  la  suprématie  royale  et  pontificale,  fut  Si- 
mon, fils  «le  Jonas,  du  bourg  de  Bethsaïde. 
Nous  avons  à  suivre,  dans  l'Evangile,  le  d 
sein  de  Jésus-Christ  dans  le  choix  et  l'insti- 
tution tlu  lieutenant  qu'il  appelait  à  régir 
l'Eglise  jusqu'à  la  fin  des  temps  el  à  la  défendre 
partout  conlie  les  puissances  de  l'enfer. 

Lorsque  Simon  parut  pour  la  première  fois 
devant  le  Sauveur,  Jésus-Christ,  le  regardant 
avec  intérêt,  lui  dit  :  «  Tu  es  Simon,  lils  de 
«  Jonas  ;  lu  seras  appelé  Céphas,  e'est-à-dire 
Pierre.  »  En  choisissant  ies  autres  apôtres, 
Jésus-Christ  ne  leur  donnait  pas  un  nom  nou- 
veau, mais  se  bornait  à  leur  notifier  son  élec- 
tion; ici,  le  Sauveur  annonce  avec  solennité 
cette  substitution  et  nécessairement  avec  une 
intention  profonde.  Dans  une  intention  sem- 
blable, le  Seigneur  avait  changé  le  nom 
d'Abram  en  celui  d'Abraham,  avait  nommé 
Jacob  Israël,  et  fait  ajouter  au  nom  d'Usée 
celui  de  Josué.  Aujourd'hui,  le  Sauveur,  en 
annonçant  à  l'apôtre  le  changement  futur  de 
son  nom,  lui  prédit  en  même  temps  sa  voca- 
tion à  devenir,  en  sa  place,  la  pierre  fonda- 
mentale de  l'Eglise. 

En  effet,  Jésus  étant  allé  du  côté  de  Césarée, 
interrogea  ses  disciples,  disant  :  Que  dit-on  du 
Fils  de  l'homme?  —  Ils  répondirent  :  Les  uns 
disent  que  c'e-t  Jean-Baptiste  ;  d'autres,  que 
c'est  Élie,  d'autres  encore,  que  c'est  Jérémie 
ou  un  autre  prophète.  —  Et  vous,  reprend 
Jésus-Christ,  qui  dites-vous  que  je  suis?  — 
Simon-Pierre  prenant  la  parole,  lui  dit:  Vous 
êtes  le  Christ.  Fils  du  Dieu  vivant.  —  Et  Jésus 
lui  répondit:  Tu  es  heureux,  Simon  iJar-Jona, 
parce  que  ce  n'est  ni  la  chair  ni  le  sang  qui 
t'ont  révélé  cela,  mais  mon  Père  qui  est  dans 
le  ciel.  Et  moi  je  te  dis  :  «  Tu  es  Pierre  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise,  et  les  portes 
de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  confie  elle,  et  je 
te  donnerai  les  clefs  du  royaume  des  cieux,  et 
tout  ce  que  tu  délieras  sur  la  terre  sera  délié 
dans  le  ciel  et  tout  ce  que  tu  lieras  sur  la  terre 
sera  lié  dans  le  ciel  ».  (Math,  xvm,  18.) 

D'abord  par  ces  paroles  :  Tu  es  Pierre,  Jésus 
a  fait  de  Simon  la  pierre  angulaire  de  son  édi- 
fice. Les  fidèles,  il  est  vrai,  sont  édifiés  sur  le 
fondement  des  apôtres  et  des  prophètes,  mais 
Jésus-Christ  est  le  roc  sur  lequel  s'appuie  la 
divine  constitution.  Or,  ce  roc,  cette  pierre 
principale,  cette  pierre  angulaire  s'identifie  et 
se  perpétue  d'une  manière  visible  dans  le  bien- 
heureux Pierre.  On  remarque  ensuite,  dans  le 


texte  qne  nous  venons  de  rapporter,  • 
rôles  :  al  je  te  donnerai  1rs  clefs  du  royau 
det  cieux.  Chez  tous  les  peuples,  les  ciels  sont 
le  symbole  du  pouvoir,  de  l'autorité,  du  com- 
mandement. Saint  Pierre  est  doue  investi, 
comme  l'indiquent  d'ailleurs  les  paroles  de 
i.«— Christ,  du  droit  de  commander,  du 
pouvoir  de  gouverner  e.  Toutett  tour 

à  ces  clefs,  B'écrie  Bossuet,  tout,  roiselpeuplts, 
urs  el  ti  oupeatt , . 

Avant  la  Passion,  Jésus,  parlant  de  tous  les 
apôtres,  dit  à  Pierre:  «  Simon,  Simon,  voilà 
que  Satan  a  demandé  à  vous  cribler  comme 
froment  »  ;  puis  il  ajoute,  en  parlant  a  Pierre 
ei  en  ne  parlant  que  de  Pierre  :  s  J'ai  prie 
pour  toi,  afin  que  ta  loi  ne  défaille  point  ;  et 
quand  tu  seras  converti,  affermi*  les  frère-  ». 

tte  dernière  p  noie  n'est  pas  un  commande- 
ment que  Jésus-Christ  fait  àPierre  en  partit 
lier:  «  C'est,  dit  Bossuet,  un  office  qu'il  éri 
el  qu'il  institue  dans  son  Eglise  a  perpétuité... 
Il  devait  toujours  y  avoir  un  Pierre  dans 
l'Eglise  pour  confirmer  -es  frères  dans  la  foi  : 
c'était  le  moyen  le  plus  propre  pour  établir 
l'unité  de  sentiments  que  le  Sauveur  débitait 
plus  que  toutes  choses;  et  celte  autorité  était 
d'autant  plus  néce.-saire  aux  successeurs  des 
apôtres,  que  leur  foi  était  moins  affermie  que 
celle  de  leurs  auteurs.  » 

Après  sa  résurrection,  Xotre-Seigneur,  se 
montrant  à  ses  disciples,  «lit  à  Pierre:  Simon, 
lils  de  Jean,  m'aimes-tu  plus  que  ceux-ci?  — 
Oui,  Seigneur,  lui  répondit-il,  vuu-  jue 

je  Vous  aime.  —  Jésus  lui  dit  :  l'ais  n 
agneaux.  —  11  lui  demanda  de  nouveau: 
Simon,  lils  de  Jean,  m'aimes-tu  ? —  Pierre 
lui  répondit  :  Oui,  Seigneur,  vous  savez  que  je 
vous  aime.  —  Jésus  lui  dit:  fais  nies 
agneaux.  —  11  lui  demanda  pour  la  troisième 
Ibis:  Simon,  fils  de  Jean,  m'aimes-tu?  — 
Pierre  fut  affligé  de  cette  troisième  demande 
et-il  lui  dit  :  Seigneur,  vous  connaissez  toutes 
choses,  vous  savez  que  je  vous  aime.  —  Jésus 
lui  dit:  Pais  mes  brebis  (Jean.  XXI,  15  ) 

Remarquez  que  saint  Pierre  est  chargé  par 
Jesus-Christ  de  paître  non -seulement  les 
agneaux,  mais  encore  les  brebis.  «  Il  n'y  aura, 
dit  le  Seigneur,  qu'un  bercail  el  qu'un  pas- 
teur. »  11  n'y  aura  qu'un  troupeau,  qu'un 
pasteur  en  chef.  Quel  est  ce  pasteur?  Jesus- 
Christ,  sans  doule  ;  mais  Jésus-Christ  a  voulu 
être  représenté  sur  la  terre  dans  la  personne 
de  Pierre  et  de  ses  successeurs  ;  c'est  pourquoi 
il  a  conlié  à  Pierre,  ses  agneaux,  ses  brebis, 
son  troupeau  tout  entier.  «  C'est  à  Pierre,  dit 
encore  Bossuet,  qu'il  a  ordonné  premièrement, 
d'aimer  plus  que  tous  les  autres  apôtres,  et  eu- 
suite  de  gouverner  tout,  et  les  agneaux  et  les 
brebis,  e!  les  petits  et  les  mères,  et  les  pasteurs 
même.  Pasteurs  à  l'égard  des  peuples,  et  brebis 
à  l'égard  de  Pierre,  ils  honorent  en  fui  Jesus- 
Christ.  » 

Après  ces  citations  de  l'Evangile  et  ces 
commentaires  empruntés  la  plupart  à  Bossuet, 
le  premier  des  éciivains  français  par  le  génie 
et  un  de  ceux  qui  ne  passent  pas  pour  très  f'avo- 


[VUE  ni  ^TRE-VINGT-QUlNZlÈtME 


(i(i7 


rablea  à  la  papauté,  nous  prenons  Les  deux 
conclusions  suivantes  : 

On  voit,  d'après  l'Evangile,  premièrement» 
que  Simon,  Ali  de  Jean,  est  appelé  replias, 
Pierre,  la  pierre  principale  sur  laquelle  Jesus- 
Christ  doit  édiûer  l'Eglise  ;  qu'il  est  le  ronde- 
ment qui  porte  tout  l'édifice  divin,  le  roc 
contre  lequel  se  briseront  toujours  les  puis- 
sance- de  renier,  le  dépositaire  des  ciels  dont 
les  sentences  doivent  être  ratifiées  an  ciel  ; 
qu'il  es!  le  vicaire  infaillible,  chargé  de  con- 
firmer à  perpétuité  tousses  frères  ;  qu'il  est  le 
parleur  qui  doit  pail  re  les  agneaux  et  les  brebis, 
les  petits  el  les  mères,  et  les  pasteurs  môme, 
ondement,  ces  paroles  '  de  Notre-Sei- 
gneur  ne  s'adressent  qu'à  Pierre,  qu'à  celui 
qui  est  le  fondement  de  l'Eglise  catholique. 
Prince  et  chef  des  apôtres,  colonne  de  la  foi  et 
fondement  de  la  vérité,  le  bienheureux  Pierre 
a  seul  reçu  les  clefs  du  royaume  des  cieux  avec 
pouvoir  de  lier  et  de  délier  les  consciences. 

Aussi,  dans  tous  les  temps,  Pierre  est-il  le 
premier  partout  et  toujours  le  supérieur.  Après 
l'Ascension,  il  préside  constamment  le  collège 
apostolique.  A  la  Pentecôte,  c'est  lui  qui 
prêche  le  premier  les  Juifs  et  convertit  trois 
mille  hommes,  lui  qui  fait  le  premier  miracle, 
lui  qui  dirige  la  première  communauté  chré- 
tienne, lui  qui  établit  saint  Jacques  évoque 
de  Jérusalem,  lui  enfin  qui  adresse  au  grand 
prêtre  cette  parole  qui  a  fait  rugir  tous  les 
tyrans  :  «  Il  vaut  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux 
hommes  ». 

Quand  la  persécution  a  disséminé  les 
apôtres,  Pierre  a  une  vision  sur  la  vocation 
des  Gentils  et  baptise  bientôt  le  centurion 
Corneille.  Nous  le  voyons  ensuite  établir  pro- 
visoirement son  siège  à  Antioche,  où  les  dis- 
ciples du  Sauveur  reçoivent  le  nom  de  chré- 
tiens, et  entrer  enfin  dans  la  Babylone  ro- 
maine, où  il  tixe  à  tout  jamais  la  Chaire 
apostolique.  C'est  là  cette  chaire  romaine, 
tant  célébrée  par  les  Pères  et  acclamée  par 
les  Conciles,  celte  chaire  où  ils  ont  exalté 
comme  à  l'envi,  dit  Bossuet  :  «  la  princi- 
pauté de  la  Chaire  apostolique,  la  principauté 
principale,  la  source  de  l'unité,  et  dans  la 
place  de  Pierre,  l'éminent  degré  de  la  chaire 
sacerdotale  ;  l'Eglise  mère  qui  tient  en  sa 
main  la  conduite  de  toute-,  les  autres  Eglises  ; 
le  chef  de  l'épiscopat  d'où  part  le  rayon  du 
gouvernement;  la  chaire  principale,  la  chaire 
unique  en  laquelle  seule  tous  gardent  l'unité. 
Vous  entendez  dans  ces  mots  saint  Optât, 
saint  Augustin,  saint  Irénée,  saint  Prosper, 
saint  Avit,  saint  Théodoret  ;  vous  entendez 
Léon,  les  Grégoire,  les  Innocent  et  les 
Boniface  ;  von-  entendez  les  Conciles  œcumé- 
niques d'Ephèse,  de  Chalcédoine,  de  Nicée, 
de  Constanlinople,  de  Latran,  de  Lyon,  de 
rence,  de  Trente;  les  couciîes  provinciaux 
de  lleims,  de  Paris,  de  Tours,  d'Alby,  d'Aix, 
de  Bordeaux,  de  Sens,  de  liouen,  de  Bourges, 
de  Lyon,  de  Toulouse,  d'Aueh  ;  tous  les  |>eres 
de-  Gaules,  l'Afrique,  l'Orient  et  1  Occident 
unis  ensemble. 


Durant  les  persécutions  el  depuis  la  paix 
de  l'Eglise,  la  souveraineté  epii  iluelle  di 
l'Evoque  île  Itome  est  si  peu  contestée,  qu'il 
exerce  sa  jui  idiction  sur  toute  la  tei  re.  L< 
papH  Clément  intervient  a  Corinthe,  le  pape 
Victor  à  Ephèse,  le  pape  Etienne  en  Afrique, 
le  pape  sanii  Déni.,  a  Alexandrie;  saint  Alha- 
nase  en  appelle  au  pape  Jules,  saint  Clirysos- 
lôme  au  pape  Innocent.  On  retrouve  le  pon- 
tife romain  partout,  dans  les  décisions  du 
dogme,  dans  les  décrétâtes  de  la  discipline, 
dans  la  convocation  et  la  présidence  des  Con- 
ciles, dans  les  appels,  dans  les  missions  ci 
les  barbares,  dans  le8  luttes  avec  les  piinc 
au  sommet  enfin  de  la  hiérarchie  ecclésias- 
tique et  des  monarchies  européennes.  Môme 
depuis  la  révolte  protestante,  on  remarque  je 
ne  sais  quelle  présence  réelle  du  Souverain- 
Pontife  sur  tous  les  points  du  monde  chié- 
tien.  11  est  partout,  il  se  mêle  de  tout,  il 
regarde  tout,  comme  de  tous  côtés  ou  le  re- 
garde. —  C'est  bien  là  le  Vicaire  de  Jésus- 
Christ. 

L'histoire  de  l'Europe  est  l'histoire  de  la 
civilisation;  l'histoire  de  la  civilisation  est 
l'histoire  du  christianisme  ;  l'histoire  du  chri  - 
tianisme  est  l'histoire  de  l'Eglise  catholique  ; 
l'histoire  de  l'Lglise  catholique  est  l'histoire 
du  Pontificat  suprême,  avec  toutes  ses  splen- 
deurs et  toutes  ses  merveilles.  C'est  l'histoire 
des  hommes  envoyas  de  Dieu  pour  réf-oudre, 
au  jour  et  à  l'heure  marqués,  les  grands  pro- 
blèmes religieux  et  sociaux,  au  profit  de  l'hu- 
manité et  dans  le  sens  des  desseins  de  la  Pro- 
vidence. 

La  mission  des  Papes,  c'est  d'émanciper  à 
la  fois  et  pacifiquement  la  société  civile  et  la 
société  religieuse,  c'est  de  réaliser,  dans  le 
monde,  la  nécessaire  alliance  de  l'ordre  et  de 
la  vraie  liberté. 

L'harmonie  de  ces  deux  puissances  n'est 
pas  l'ouvrage  des  hommes,  c'est  l'œuvre  de 
Jésus-Christ.  Les  Papes  sont  les  hommes  pré- 
destinés pour  appliquer  aux  nation-,  au  nom 
de  Jésus-Christ,  les  lumineuses  et  très  bien- 
faisantes solutions  de  l'Evangile  ;  celte  mis- 
sion magnifique  fait  leur  grandeur  et  fonde 
leur  gloire. 

Pour  apprécier  le  travail  historique  et  civi- 
lisateur des  l'apes,  il  suffit  de  comparer  les 
peuples  païens  et  les  peuples  chrétiens  ;  de 
mettre  en  relief  l'antagonisme  de  leurs  prin- 
cipes; d'expliquer  enlin  par  la  genèse  lo- 
gique des  doctrines  reçues  de  part  et  d'autre, 
les  événements  de  l'histoire. 

Si  l'on  nous  demandait  quel  est  le  carac- 
tère dislinctil  des  sociétés  qui  sont  de  l'autre 
côté  de  la  croix,  el.  celui  des  sociétés  mo- 
derne-, nous  n'hésiterions  pas  à  affirmer  que 
l<  ur  distinction  consiste  en  ce  que  les  der- 
nières sont  fondées  sur  trois  vérités,  et  les 
premières  sur  trois  négations.  Les  négations 
qui  servaient  de  fondement  aux  sociétés  an- 
ciennes sont  : 

1°  La  négation  de  l'unité  du  genre  humain  ; 

2°  La  négation  du  libre  arbitre  ; 


DOS 


HISTOIRE  l  N1VERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


(l'uni  de  toute  de  distinc- 

tion entre  le  pouvoir  civil  et  le  pouvoir  reli- 
gieux. 

Par  contre,  les  trois  vérités  qui  servent  de 
rondement  aux  sociétés  chrétiennes  sont  lea 
suivant 

1    L'unité  du  genre  humain  ; 

2"  Le  libre  arbitre  de  l'homme  ; 

\i"  La  distinction  et  l'indépendance  réci- 
proque du  pouvoir  civil  et  du  pouvoir  reli- 
gieux. 

La  somme  des  conséquences  qui  découlent 
de  ces  vérités  et  de  ces  négations  Corme  tous 
les  traits  dislim-tifs  des  sociétés  modernes  et 
des  sociétés  antiques. 

1°  Dr  la  négation  de  l'unité  du  genre  hu- 
main procéda,  chez  les  anciens,  celle  de  la 
fraternité  des  hommes  ;  de  celle-ci,  la  négation 
de  leur  égalité  devant  Dieu  et  devant  les  lé- 
gislateurs ;  et,  de  toutes  ces  négations,  la  di- 
vision de  la  société  en  castes,  division  qui  fut 
la  hase  des  constitutions  politiques  de  l'Orient, 
et  la  distinction  des  hommes  en  libres  et  en 
esclaves,  distinction  que  nous  voyons  établie 
de  toutes  parts,  car  elle  découlait  de  principes 
qui  étaient  alors  communs  à  tous  les  peuples. 

2°  De  la  négation  du  libre  arbitre  en  Dieu  et 
dans  l'homme  sortit  la  négation  de  la  liberté 
divine  et  humaine,  et  des  deux  la  conception 
terrifiante  et  fataliste  d'un  D\eu-destin,  anté- 
rieur et  supérieur  à  tous  les  hommes  et  à  toutes 
ies  divinités,  et  auquel  obéissaient,  pleins 
d'épouvante,  les  rois  et  les  peuples,  les  dieux 
et  les  hommes,  les  deux  et  la  terre  ;  dieu  im- 
mobile, silencieux,  redoutable,  qui  envoyait 
les  Furies  vengeresses  et  impitoyables  dans  les 
palais  des  princes  pour  les  précipiter  dans 
l'abîme,  du  haut  de  leur  fortune  ;  qui  condam- 
nait ceux-ci  à  être  adultères,  ceux-là  à  être 
incestueux;  d'autres  à  être  fratricides;  qui 
inspirait  aux  rois  des  passions  infernale»,  aux 
familles  des  rois  des  haines  inextinguibles,  et 
aux  femmes  des  rois  des  amours  infâmes  ou 
sans  nom  ;  dieu  qui  ne  pensait  qu'aux  races 
régnantes,  oubliait  ou  dédaignait  les  races 
esclaves,  c'est-à-dire  la  grande  masse  du 
genre  humain,  comme  indigne  de  s'élever 
jusqu'à  la  grandeur  du  crime,  ainsi  que  de  la 
vertu. 

3°  De  la  nég  ition  de  toute  espèce  de  distinc- 
tion entre  le  pouvoir  civil  et  le  pouvoir  reli- 
gieux naquit,  chez  les  anciens,  la  confusion 
absolue  des  deux  pouvoirs,  et  il  est  un  fait 
clairement  établi  dans  l'histoire  :  c'est  le  ca- 
raclè  e  th  ocraiique  de  toutes  les  sociétés  an- 
tiques. Le  gouvernement  des  Hébreux,  très 
évidemment  et  de  plein  droit,  divin  ;  puis 
ceux  des  Chinois  et  des  Japonais  furent,  par 
tradition  et  imitation,  théocratiques  ;  celui  des 
Indiens,  des  Perses  et  des  Egyptiens,  ihéocra- 
tique,  touiours  théocralique  ;  celui  des  Etrus- 
ques, des  Gaulois  et  des  Germains,  théocrali- 
que ;  celui  enfin  des  bretons,  des  Grecs  et  des 
Romains,  théocratique. 

La  théocratie  n'était  un  fait  dans  la  société 
que  parce  qu'elle  était  une  théorie  acceptée 


par  tons  les  législateurs  et  proclamée  par  tous 
les    philosophes,    Lycurgue,  Dracon,   Solon, 

Komulus,  Numa,  Zaleucus  cl  Ch.irondus,  dont 
la  renommée  a  traversé  les  siècles,  se  servi- 
rent de  la  religion  pour  élever  sur  elle  l'édi 
fice  de  leurs  institutions.  Platon  et  Aristote  ne 
concevaient  la  société  que  sous  l'empire  d'un 
pouvoir  tout-puissant  émanant  de  l'autorité 
divine  et  de  la  société  religieuse. 

Or,  lorsque  leSouverain  ett  en  même  temps 
Roi  et  Pontife,  lorsque  le  dépositaire  du  pou- 
voir a  tous  les  pouvoirs,  ceux  de  Dieu  et  ceux 
des  hommes,  ce  chargé  de  pouvoir,  qu'il  s'ap- 
pelle Roi,  Dictateur,  Consul  ou  Président,  ab- 
sorbe en  lui  el  confisque  à  son  profit  toutes 
les  libertés;  c'est  le  tyran  de  Hobbes,  e'e-t-à- 
dire  un  homme  absolument  libre,  mis  à  la  tête 
d'un  peuple  absolument  esclave  ;  car,  si  l'on  y 
regarde  bien,  qu'est-ce  que  le  pouvoir  absolu 
sinon  la  liberté  absolue  d'un  seul? 

De  là,  dans  les  sociétés  anciennes,  l'anéan- 
tissement de  l'individu  et  la  déification  de 
l'Eia'.  L'individu,  comme  tel,  n'y  était  capa- 
ble d'aucun  droit,  l'Etat  n'y  pouvait  être  lié 
par  aucun  devoir.  Quelle  plus  grande  absur- 
dité, en  effet,  que  de  supposer,  dans  ce  qui 
e^t  divin,  des  devoirs  à  l'égard  de  ce  qui  est 
humain,  et  dans  ce  qui  est  humain  des  droits 
à  l'égard  de  ce  qui  est  divin  ? 

La  déification  de  la  loi  et  de  l'Etat  engendra 
ce  patriotisme  absurde,  opiniâtre,  féroce,  qui 
nous  étonne  dans  les  républiques  anciennes. 
Etre  patriote  dans  l'antiquité,  c'était  servir 
une  ville  et  se  mettre  en  guerre  avec  le  genre 
humain  ;  c'était  considérer  tous  les  étrangers 
comme  des  barbares  et  des  ennemis,  les  en- 
nemis comme  des  hommes  condamnés  à  l'es- 
clavage par  les  dieux  de  la  patrie;  c'était 
consacrer  le  principe  de  la  guerre  universelle 
et  sans  motifs  raisonnables,  comme  sans  nul 
respect  ;  c'était  diviser  en  partis  hostiles  les 
mortels  habitants  de  la  terre,  et  avec  eux  les 
divinités  dont  on  peuplait  le  ciel  :  c'est  ce 
qu'on  voit  dans  les  épopées  d'Homère,  de 
Virgile  et  de  leurs  imitateurs. 

E-quissons  maintenant  le  tableau  des  idées 
fondamentales  et  constitutives  des  sociétés 
modernes,  c'est-à-dire  de  nos  sociétés  chré- 
tiennes. 

1°  De  l'unité  du  genre  humain,  enseignée 
par  la  révélation,  nait  comme  de  soi  l'idée  de 
la  fraternité  ;  de  celle-ci,  l'idée  de  l'égalité; 
des  deux,  celle  de  la  démocratie.  A  la  voix  de 
Jésus-Christ  enseignant  aux  nations  l'unité  de 
l'espèce  humaine,  les  murs  des  antiques  cités 
tombent,  et  d'autres  murs  s'élèvent,  les  murs 
de  la  Cité  de  Dieu  dont  l'enceinte  renferme  la 
terre  entière,  afin  d'embrasser  toutes  les  na- 
tions dans  un  même  amour.  C'est  le  beau  spec- 
tacle que  doit  toujours  donner  au  monde  la 
Home  sainte  des  Papes,  image  du  Ciel. 

A  la  voix  de  Jésus-Christ  enseignant  la  fra- 
ternité et  l'égalité,  l'esclavage  disparaît  et 
tous  les  habitants  de  cette,  cité  immense,  de 
la  Cité  sainte,  se  proclament  frères,  el  sainte- 
ment libres.  Cette  démocratie  est  si  gigantes- 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIÉMI 


OGU 


que,  si  générale,  qu'elle  s'étend  jusqu'aux 
extrémités  du  monde.  Les  pauvres  ut  les  ri- 
ches, I'"-  nobles  el  les  plébéiens,  les  heureux 
et  les  malheureux,  tous  sonl  citoyens.  Qu'on 
suppose  un  moment  les  hommes  réduits  à 
celte  se  h  l<*  révélation,  et  L'immense  el  Bainte 
démocratie  qui  en  résulte,  sagement  et  divi- 
nement  constituée.  Dans  celte  supposition, 
toute  espèce  de  gouvernement  oppressif  est 
absolument  impossible  :  car  ces  sortes  de 
gouvernements  ont  pour  base  la  notion  du 
commandement,  d'une  part,  et,  d'autre  part, 
la  notion  de  servitude,  et  puis,  ces  deux  no- 
tions sont  incompatibles  avec  celles  d'égalité 
et  de  fraternité  chrétiennes.  Maintenant,  pour 
triompher  de  cette  difficulté,  aura-t-on  re- 
cours aux  prétendus  contrats  sociaux  ?  Mais 
les  contrats  sociaux  sont  des  absurdités  ;  car 
stipuler  que  des  hommes  commanderont  et 
que  d'autres  leur  obéiront,  c'est  stipuler  qu'ils 
cesseront  d'être  ce  qu'ils  sont,  qu'ils  change- 
ront de  natme  ;  qu'ils  remplaceront,  par  une 
création  humaine,  une  création  divine  ;  qu'ils 
cesseront  d'être  hommes  pour  être  autre 
chose  ;  et  il  est  clair  qu'un  contrat  de  cette 
nature  n'est  pas  un  contrat,  mais  le  suicide 
de  l'espace.  L'hypothèse  est  donc  fausse  :  la 
révélation  dont  nous  parlons  n'est  pas  venue 
seule  et  isolée  ;  avant  de  révéler  a  l'iiomme 
l'unité  du  genre  humain,  Dieu  lui  révéla  sa 
propre  unité,  c'esl-à-'tire  sa  divine  monar- 
chie. Ces  deux  révélations  réunies  sont  les 
éléments  constitutifs  d'où  résultent  les  no- 
tions d'obéissance  et  de  commandement,  de 
liberté  et  d'ordre,  de  force  et  de  limite,  de 
mouvement  et  de  règle.  Si  le  droit  de  com- 
mander et  l'obligation  d'obéir  ne  se  peuvent 
comprendre  lorsqu'on  part  de  cette  seule 
donnée  que  tous  les  hommes  sont  égaux  et 
frères,  ce  droit  peut  se  concevoir,  dans  le 
Créateur,  et  ce  devoir  dans  la  créature  ; 
puisque  entre  la  créature  et  son  Créateur,  il 
n'y  a  ni  égalité,  ni  fraternité. 

Dans  les  société>  catholiques,  l'homme  obéit 
toujours  à  Di-'U  et   n'obéit  jamais  à  l'homme 
seul.    Dans   les    sociétés   catholiques,   le   liîs 
obéi*  à  son  père,  parce  que  Dieu  a  voulu  que 
le  père  le  représentai  dans  la  famille  ;  et  parce 
qu'il  a  fait  de  la  paternité  une  chose  vénérable 
et  sacrée.  De  même  le  peuple  chrétien  obéit  à 
l' au'orité  suprême,   parce  qu'il  sait  qu'en  lui 
obéissant  il  obéit  a  Dieu,  qui  a  voulu  que  celte 
autorité  le  représentât  dans  l'Etat,  et  qu'elle 
fût  une  chose  -ainle  :  Orunis  poteslas  a  Deo  est  : 
Toute  puissance  vitwt  de  Dieu,  dit  saint   Paul. 
Or,  partout  où  l'homme  n'obéit  qu'à   Dieu 
■il,  il   y  a  liberté;   et  partout  où  il  ohéit  à 
l'homme,  il  y  a  servi  ude  ;  aussi  n'est-il  aucune 
société  catholi  pie,  quelle    que   puisse  être  la 
rme  de  non   gouvernement,  où  l'homme  ne 
il  libre;  tandis  qu'on  ne  peut  citer  aucune 
i.-ie  de  ['«niiqui'é,  même  républicaine   où 
l'homme  ne  foi  esclave,  sous  la   république 
de  nom  comme   s  mis   la   tyrannie.  L'âge   mo- 
derne en  a  fait  ant  ml, 

2°  De  l'afiirmalion  du  libre  arbitre  jaillit 


spontanément  l'idée  de  In  liberté  de  l'homme, 
et  quand  nous  disons  la  liberté  de  L'homme, 
nous  ne  parlons  pas  seulement  de  cette  Liberté 
particulière  el  contingente  qu'accordent  d'or- 
dinaire les  constitutions  politiques:  nous  par- 
lons surtout  de  cette  autre  liberté  élevée, 
inconditionnelle,  universelle,  complète  el  abso- 
lue, qui  repose  dans  le  sancl  uaire  de  la  cons- 
cience humaine,  qui  est  là,  parée  que  Dieu 
l'a  mise  là  de  sa  propre  main,  hoi  s  de  l'atteinte 
de  la  tyrannie,  cl,  qui  plus  est,  hors  de  sa 
propre  atteinte.  La  doctrine  catholique,  sur 
ce  poinl,  est  d'une  sublimité  qui  atterre,  qui 
écrase  l'imagination  et  humilie  l'entendement. 
Dieu,  à  qui  toutes  les  créatures  rendent  culte 
et  hommage,  respecte  à  son  lour  la  liberté  hu- 
maine. L'Ecriture  sainte  ne  nous  permet  pas 
d'en  douter:  on  y  lit  que  Dieu  regarde  la  li- 
brté  de  l'homme  avec  respect,  cum  magna 
révèrent ia.  11  y  a  plus  :  Dieu  qui  met  une 
borne  à  toutes  les  forces  et  à  toutes  les  puis- 
sances, a  voulu,  si  on  peut  s'exprimer  de  la 
sorte,  marquer  aussi  une  limite  à  sa  propre 
puissance  et  à  sa  propre  force  :  celte  limite 
est  la  liberté  de  l'âme  humaine.  Dieu  qui  ne 
trouve  poiût  d'obstacle  à  sa  volonté,  ne  veut 
pas  forcer  notre  libre  arbitre  ;  il  a,  pour  ainsi 
dire,  partagé  l'empire  du  monde  avec  notre 
liberté  :  en  lui  donnant  l'existence,  le  Hoi  des 
rois  l'a  faite  reine.  Telle  est  la  grandeur  de 
l'homme  et  l'inviolable  puissance  de  sa  liberté 
aux  yeux  du  catholicisme. 

Lorsque  fut  venu  le  jour,  grand  entre  tous 
les  jours,  annoncé  par  la  voix  des  prophètes, 
où  le  Sauveur  des  hommes  se  fit  homme,  le 
monde  assiste  au  plus  sublime  de  tous  les 
drames,  au  plus  grand  de  tous  les  spectacles, 
le  spectacle  de  la  Croix  où  figurent  deux  per- 
sonnases  :  le  Fils  de  Dieu,  d'une  part,  qui 
veut  être  reconnu;  la  liberté  humaine,  de 
l'autre,  qui  refuse  de  le  reconnaître  et  qui  le 
traîneau  Calvaire;  au  Calvaue,  Ihéàtre  mys- 
térieux de  deux  victoires  opposées,  de  Dieu 
dans  l'avenir  et  de  la  liberté  humaine  dans  le 
présent,  de  Dieu  dans  l'éternité  et  de  la  liberté 
dans  le  temps  ;  le  Fils  de  Dieu  voulut  mourir, 
plutôt  que  de  faire  violence  à  la  liberté  des 
homme,  même  coupables;  car  l'amour  divin 
voulait  en  triompher. 

Venez  à  moi,  vous  tous  qui  êtes  chargés  des 
chaînes  de  vos  fléchés,  et  je  vous  rendrai  libres. 
Celte  parole  de  Celui  qui  ne  promet  jamais 
en  vain  a  élé  accomplie  avec  l'Iivangile  :  la 
la  femme  esclave  portait  les  chaînes  de  tous 
les  caprices  de  son  mari,  Jésus-Christ  l'en  a 
délivrée  ;  le  (ils  portait  les  chaînes  du  père,  il 
les  détacha  ;  l'homme  éla;t  l'esclave  de 
l'homme,  il  lui  donna  la  liberté  des  enfants 
de  Dieu  ;  le  citoyen  portait  les  chaînes  de 
l'Etat,  il  le  tira  de  sa  prison.  Le  catholicisme 
a  brisé  toutes  les  servitudes  dans  le  inonde  et 
a  donné  au  monde  toutes  les  libertés:  la  li- 
berté domestique,  la  liberté  religieuse,  la  li- 
berté politique,  la  vraie  liberté  humaine  qui 
qui  est  toujours  faite  pour  la  vertu,  et  jamais 
pour  le  vice  et  le  désordre. 


670 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


De  li  distinction  et  de  l'indépendai 
I  m-  il  a  pouvoir  civil  el  du  pouvoir  religieux 
proclamées  par  le  catholicisme  est  soi  tiela^i  ic- 
toire  définitive  sur  l'omnipotence  tyranniqui 
l'Etui  >r  proclamant  Dieu.  Cette  distinction  ren- 
■I  Mil  iué\  itable  la  lutte  entre  les  Forces  morales 

Les  forces  matérielles  de  l'humanité  écarte 
jusqu'à  ta  possibilité  de  c"tte.  servitude,  qui 
résultait,  chez  Ps  païens,  de  la  réunion  des 

ha  Forces  dans  une  Beule  main.  Le  prince 
lépositaire  de  toutes  les  Forces  matérielles  de 
!a  Bociété  peut  opprimer  les  corps,  mais  son 
joug  n'atteint  pas  1rs  .'une*.  Le  pouvoir  reli- 
gieux, dépositaire  des  forces  morales  de  l'hu- 
manité, et  sut  tout  des  vérités  divines,  n'exerce 
aucune  domination  sur  les  corps,  il  ne  fonde 
son  empire  que  sur  les  consciences. 

L'homme  étant  à  la  fois  corporel  et  incor- 
porel, ne  peut  être  complètement  esclave  que 
d'un  pouvoir  qui  réunisse  ces  deux  natures, 
qui  soit  matière  et  esprit,  corporel  et  incor- 
porel, humain  et  divin.  C'est  précisément  ce 
qui  avait  lieu  dans  les  républiques  anciennes  ; 
c'est  ce  qui  a  lieu,  aujourd'hui  même,  dans 
les  pays  où  sont  établies  des  religions  natio- 
nales, et  où,  en  conséquence  de  cet  établisse- 
ment, le  souverain  est  en  même  temps  roi  et 
pontife  suprême.  Voilà  comment  le  protestan- 
tisme qui  a  rétabli  celte  confusion,  a  rétabli 
le  despotisme,  renversé  par  la  doctrine  catho- 
lique et  Fait  revivre  avec  le  despotisme  toutes 
les  traditions  païennes. 

La  proclamation  de  l'indépendance  respec- 
tive îles  deux  grands  pouvoirs  qui  dirigent  et 
veinent  le  monde  est   un  fait  historique  à 
l'abri  de  toute  espèce  de  controverse. 

Pour  éviter  ici  deux  erreurs  très  graves,  il 
faut  noter:  t°  que  le  pouvoir  religieux,  pou- 
voir spirituel  par  nature,  n'e-t  pas  spirituel 
en  ce  sens  qu'il  n'ait  aucun  droit  sur  les  biens 
temporels  ;  2°  que  les  deux  pouvoirs,  indépen- 
dants tant  qu'ils  s'exercent  dans  leur  sphère 
propre,  ne  jouissent  pas  d'une  indépendance 
absolue,  mais  sont,  par  institution  divine, 
soumis  à  la  loi  de  subordination. 

Sans  doute.  l'Eglise  est  avant  tout  une  so- 
ciété spirituelle,  et,  comme  telle,  elle  tient  de 
Jésus-Christ  la  puissance  de  régler  directe- 
ment les  choses  spirituelles,  les  choses  qui 
concernent  le  salut.  Man  elle  ne  saurait  ac- 
complir son  ministère  spirituel  et  surnaturel 
qu'en  employant  des  moyens  sensibles  exté- 
rieurs, matériels  et  sans  étendre  son  autorité 
sur  les  personnes  et  les  cluses  de  ce  monde. 

Ainsi,  quoi  de  plus  éminemment  spirituel 
que  les  différents  actes  du  ministère  pastoral  ? 
Et  pourtant  il  faut  au  prêtre,  une  chaire,  un 
autel,  le  pain  et  le  vin  du  sacrifice,  l'eau, 
l'huile  et  les  autres  éléments  matériels  des 
sacrements  et  du  culte  divin  ;  il  lui  faut  un 
asile  convenable  et  une  église  pour  réunir  ses 
ouailles.  Il  faut  à  l'Evéque  une  cathédrale  pour 
le  son   gouvernement,   des    séminaires 

ir  recevoir  et  former  son  clergé,  des 
moyens  malérielsd'existence  honorable.  Enfin, 
il  faut  au  Chef  suprême  de  l'Eglise,  au  Vicaire 


du  Chris! .  un  jour  y    ériger   la    Ch  i 

Apostolique,  el  la  propriété  d'un  Etat  pour 
garantir  Bon  indépendance  el  rehaut  .  su- 

prême dignité. 

De  même,  quoi  de  plus  évidemment  tem- 
porel que  les  personnes  et  les  choses  de  ce 
monde?  Et  cependant,  à  cause  de  l'union  et 
de  la  subordination  du  temporel  el  du  spiri- 
tuel; il  est  certain  que  l'usage  de  ces  choses 
et  la  conduite  de  ces  personnes  quelle-  qu'elles 
soient,  inl  it  directement   l'ordre   moral 

et  dès  lor-  sont  du  domaine  spiriluel  de  l'Eglise. 
Le  simple  particulier,  pour  les  actes  divers 
qui  remplissent  sa  vie,  le  prince  lui-même, 
pour  l'exercice  de  la  puissance  civile,  qui 
n'est,  au  fond,  qu'une  série  d'actions  morales, 
sont  l'un  et  l'autre  soumis  au  pouvoir  des 
Clefs  de  saint  Pierre.  Le  temporel  dépend  du 
spirituel,  parce  qu'il  a  essentiellement  un 
côté  spiriluel. 

Et  qu'on  ne  croie  pas  qu'en  assujettissant 
ainsi  tout  à  l'Eglise,  «  tout,  rois  et  peuples, 
pasteurs  el  troupeaux  »,  comme  dit  Bossuet, 
on  porte  atteinte  à  l'indépendance  du  citoyen 
ou  à  l'indépendance  politique  du  prince.  Nous 
écartons  celte  objection  en  disant  que  si  le 
prince  chrétien,  le  magistrat,  le  citoyen,  le 
père  de  famille,  si  nt  dépendants  de  l'auto- 
rité religieuse,  c'est  uniquement  par  le  côté 
qui  intéresse  U  conscience  et  le  salut.  Certes, 
personne  ne  le  niera,  ce  côté- là  appartient 
essentiellement  à  l'ordre  spirituel  et  surnatu- 
rel. Et  comme  il  est  supérieur  à  l'autre,  au 
côté  purement  humain,  naturel  et  terrestre,  il 
est  tout  '-impie  qu'il  le  règle  et  qu'il  le  domine. 

L'Eglise  est  donc  une  société  spirituelle, 
mais  qui  emploie  nécessairement  les  moyens 
matériels  et  étend  sa  juridiction  sur  loul 
l'ordre  temporel. 

Enlever  à  l'Eglise  ce  double  caractère,  c'est 
anéantir  de  fait  sa  constitution,  c'est  la  priver  de 
l'exercice  régulier  de  sa  puissance,  et  la  relé- 
guer, comme  di-ait  ironiquement  le  comte 
Mirabeau,  «  da^  les  espèces  intelligibles  du 
néant  métaphysique  ». 

De  cette  fausse  notion  de  l'Eghse  découle, 
en  effet,  et  très  logiquement,  la  ruine  de  la 
puissance  temporelle. du  Saint-Siège,  la  nég 
tion  de  la  propriété  ecclésiastique  et  de  l'im- 
munité cléricale,  le  renversement  des  lois 
religieuses  sur  le  mariage,  la  famille  et  feiiu- 
cation,  l'abolition  des  conséquences  extérieures 
des  vœux  religieux,  et,  en  général,  de  toute 
discipline  ecclé*«iastique. 

Dès  lors,  le  ciel  est  d'un  côté  et  la  terre  de 
l'autre;  et  il  y  a.  non  plus  distinction,  mais 
séparation  radicale  entre  l'Eglise  et  le  monde. 
Cette  impiétéouve  libre  carrière  aux  ennemis 
de  Dieu  et  des  âmes,  aux  ennemis  de  l'Eglise 
et  de  la  société  civile.  Alors  les  nuages  ^a- 
moncellent  a  l'horizon, alors  éclatent  les^randes 
tempêtes,  et  les  sociétés  qui  ont  admis,  d  ns 
leur  constitution,  les  idées  révolutionnaires 
du  séparatisme,  sont  emportées  comme  des 
feuilles  mortes  par  l'ouragan  ou  brisées  sur 
place  par  la  barbarie  des  passions. 


LIVRE  QUA  rRE  VINGT  Ql  ME 


an 


Phénomène  singulier  et  triste  I  Celte  Pa- 
pauté, qui  ne  passe,  dan»  le  monde,  que  les 
mains  pleines  de  grâces  el  de  bénédictions, 
voil  Bans  cei  se  s'élever,  contre  elle,  le  braa  de 
l'ennemi.  Sans  doute,  il  esl  écrit  que  l'<  rjnemi 
De  prévaudra  jamais,  mais  il  est  certain  qu'il 
cherche  toujours  à  prévaloir.  C'est  un  fait 
constant,  dans  les  annales  des  peuples,  que 
celle  attaque  Forcenée  contre  la  Chaire  Apos- 
tolique. Rien  n'est  plus  curieux  que  d'en  étu- 
dier le  détail;  rien  n'est  plus  important  que 
d'en  comprendre  le  décisif  témoignage. 

Les  ennemis  de  l'Eglise  ont  suivi,  contre 
la  Papauté,  quatre  plans  distincts;  ils  ont 
voulu  :  1°  la  renverser  par  la  violence;  2°  l'a- 
vilir par  les  humiliations;  3°  la  priver  de  tout 
appui  extérieur  pour  la  laisser  seule  en  face 
de  la  révolte  ;  et  4°  l'éloigner  de  Rome  pour  la 
confiner  à  Avignon  ou  à  Jérusalem. 

Le  projet  de  destruction  par  la  violence 
dite  de  Néron,  qui  fit  crucifier  le  premier 
Pape.  Les  chrétiens,  voués  dés  lors  à  l'exter- 
mination, ne  purent  trouver  un  abri  même 
dans  les  catacombes.  Les  successeurs  de  saint 
Piètre,  pourchassés  jusque  dans  ces  souter- 
rains, se  virent  arrache's  de  l'autel  où  ils  con- 
sacraient le  pain  de  vie,  et  de  la  chaire  d'où 
ils  versaient  des  paroles  d'immortelle  espé- 
rance. L'anéantissement  de  leur  œuvre  fut  re- 
cherché avec  le  même  acharnement  par  les 
Trajan  et  Domitien,  les  Caracalla  et  les  Marc- 
Aurèle.  La  haine  du  nom  chrétien  n'inspi- 
rait pas  moins  les  hommes  d'Etat  du  Palatin 
et  les  jurisconsultes  du  Forum  que  la  vile 
multitude  des  amphithéâtres  et  les  bourreaux 
du  cirque.  11  était  même  passé  en  axiome  qu'il 
valait  mieux  tolérer  un  rival  sous  la  pourpre 
qu'un  Pape  à  Rome.  Dioclétien  alla  même 
jusqu'à  négliger  la  défense  de  l'empire  pour 
exterminer  plus  sûrement  les  chrétiens.  Mal- 
gré l'énergie  de  l'attaque,  létendue  de  ses 
sources  et  les  emportements  progressifs  de 
sa  fureur,  que  firent  les  Césars  après  deux 
siècles  et  demi  d'une  guerre  à  outrance?  Une 
amende  honorable,  un  acte  éclatant  d'hom- 
mage et  de  soumission  à  la  Papauté,  dans  la 
personne  de  Constantin.  Le  temple  du  Vati- 
can et  la  ville  du  Bosphore  sont  encore  là 
comme  deux  trophées  sans  égaux,  témoins  de 
cette  victoire. 

Le  projet  d'avilissement  par  les  humilia- 
tions succède  au  projet  de  destruction  par  la 
violence  :  c'est  le  système  des  successeurs  dé- 
générés de  Constantin,  des  rois  barbares  et 
tristes  Césars  de  Byzance.  Durant  toute 
cette  époque,  le  caprice  des  empereurs  pro- 
longe les  vacances  du  siège  apostolique.  La 
•i  tellement  esclave,  que  les  pontifes 
élus  rie  peuvent  prendre  possession  sans  un 
pla  uvernements.  Dans  l'exercice  de 

leurs  fonctions,  ils  ne  rencontrent,  partout 
qu'entraves.  On  connaît  les  exploits  de  Cons- 
;  d<  Va  le  us.  Odoacre,  après  la  morl  de 
Simplice,  déclare  nulle  toute  élection  faite 
on  avis.  Théo  do  rie  fait  mourir  Jean  Ier, 
repoaise   une    élection  légitime   el   choisit  de 


propre  mouvement    Félix.    Son    petit -fil   p 
Al  ha  la  rie,  est  came  du  BChisme  entre   I  loin  lace 

et  Dioscore.  Théodat  fait  accepter  sous  peine 
de  morl  son  élu,  le  pape  Silvère  ;  Bélisaire  et 
Théodore  nommaient,  en  même  temps,  Vigile 
à  Lon  laniinoplc.  Personne  n'ignore  aujour- 
d'hui les  attentats  de  Luitprand,  de  Rachis, 
d'Astolfe,  de    Didier,  de    Léon   risaniienel.de 

Constantin  Copronyme.  On  épuisa  donc,  pen- 
dant trois  siècles,  toutes   les   ressources  de    la 

brutalité  et   de    la    perfidie;   pendant   trois 

siècles,  on  tracasse  les  Papes,  on  les  dépouille, 
on  les  outrage,  on  les  assassine.  Lerte 
projet  n'a  pas  réussi,  ce  n'est  ni  manque  de 
zèle,  ni  défaut. le  persévérance.  El  le  résultat  ! 
—  Charlemagne  mettant  la  dernière  main  à  la 
puissance  temporelle  des  Papes. 

Si  le  projet  d'humilier  la  Papauté  ne  ré 
pas  mieux  que  le  projet  de  l'anéantir,  il  faut 
l'isoler,  la  séculariser  et  laisser  agir  contre 
elle  la  révolution  :  c'est  le  système  en  vigueur 
à  la  chute  de  l'empire  carlovingien.  L'histoire 
de  la  Papauté  n'a  pas  d'époque  plus  désas- 
treuse. L'Italie  est  attaquée  de  toutes  parts, 
par  les  Madgiares,  les  Normands  et  les  Sarra- 
sins. La  ville  éternelle  n'est  plus  qu'une  agglo- 
mération de  places  fortes  garnies  de  tours. 
Les  Stéfaneschi  dominent  le  Janieule,  les 
Frangipane  le  Palatin  ;  ici  les  Conti,  là  les 
Massinii  ;  partout  des  retraites  redoutables 
munies  de  bastions.  Le  môle  d'Adrien,  domi- 
nant le  seul  pont  qui  réunisse  les  deux  rives 
du  Tibre,  est  la  forteresse  des  Cenr.i,  pillards 
qui  rançonnent  sans  pitié  tous  les  passants. 
Autour  de  Rome,  on  ne  voit  que  châteaux  ha- 
bités par  des  brigands  et  campagnes  ravagées 
par  des  légions  de  bandits.  Que  devient  la 
Papauté  ?  Ln  1)65,  Rodfred  enlevé  le  Pape  et 
le  jette  dans  un  fort  de  la  Campanie.  Huit  ans 
après,  Benoît  VI  est  étranglé.  L'n  antipape 
pille  le  tombeau  des  Apôtres.  Donus  il  est 
assassiné.  Jean  XIV  meurt  de  faim  dans  un 
obscur  donjon.  Jean  XV  est  enfermé  au  Vati- 
can. Un  peu  plus  tard,  les  élections  pontificales 
passent  aux  mains  des  empereurs  allemands. 
Certes,  jamais  la  barque  de  Pierre  n'avait 
été  assaillie  d'une  plus  violente  tempête;  ja- 
mais elle  ne  s'était  vue  si  près  d'être  engloutie 
dans  ce  sombre  océan,  couvert  des  débris  des 
institutions  humaines.  «  Age  néfaste,  s'écrie 
Laronius,  où  l'épouse  du  Christ,  défigurée  par 
une  affreuse  lèpre,  devint  la  risée  de  ses  en- 
nemis 1  »  Age  doublement  néfaste,  pouvons- 
nous  ajouter,  parce  que  la  société  voyait  éga- 
lement tomber  ses  principes  et  s'évanouir  ses 
espérances.  Et  le  résultat?  La  Papauté,  re- 
levée par  llildebrand,  exerçant  sur  les  nations 
chrétiennes,  et  dans  toutes  les  sphères  de  l'ac- 
tivité sociale,  un  pouvoir  incontesté,  depuis 
Grégoire  Vil  jusqu'à  Boniface  VIII. 

Enfin.il  reste  un  dernier  projet,  plus  modéré 
que  les  autres,  qui  ne  veut  ni  déduire,  ni  hu- 
milier, ni  séculariser  la  Papauté,  mais  la  por- 
ter hors  de  l'Italie  :  c'est  le  système  choisi 
pendant  le  séjour  des  papes  à  Avignon.  Ce 
séjour,  nommé    par   les   Italiens   eux-mêmes 


1172 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQ1  i: 


captivité  de  Babylone,  n'a  rien  ajouté  au  pres- 
tige je  la  Papauté  Lé  un  élément  de  du- 
niuir  le  grand  schisme  d'Occident;  lîoni'- 
et  l'Italie  y  ont-elles  trouvé  du  moins  la  pros- 
périté? Ughelli  répond  que»  les  malheurs  des 
Italiens,  pendant  1  absence  des  Papes,  surpas- 
sèrent de  l'ion  loin  ceux  qu'ils  avaient  endurés 
des  hordes  barbares.  »  En  feuilletant    Mura- 
tori,  on  voit  en  effet  se  renouveler  et  s'aggra- 
ver  les    malheurs    des   époques    passées.    De 
puissantes  familles  dominent  ou  se  disputent 
clans  les  principales  villes;  des  bandes  de  ma- 
raudeurs  dévastent  les  campagnes  :  c'est  le 
v      siècle    avec  des    éléments     additionnels 
d'impiété  et  de  libertinage.  Home  cependant 
est  partagée  entre  les  Orsini  et  les  Colonna.  La 
population  diminue.  La  partie  habitée  de  la 
cité  présente  un  spectacle   révoltant  de  négli- 
gence et  de  désolation  ;   les  rues  sont  encom- 
brées de  débris;  les   basiliques  sont  sans  or- 
nements, les  autels  dépouillés,  les  offices  sans 
majesté;  plus  de  voyageurs,  plus  de  pèlerins; 
partout  des  scéléiats  qui  commettent  des  vols, 
des  rapts,  des    meurtres   et    toutes   sortes  de 
crimes.  «  Rome,  dit  Pétrarque,  étend    vers  le 
Pape  ses  bras  amaigris,  et  le  sein  de  l'Italie, 
implorant    sont  retour,   est    gonflé     par   les 
sanglots  de  la  douleur.  »  Eles-vous  contenis, 
Romains?  Des  ronces  là  où  vos  pères  couron- 
naient les  héros;  des  vignes  sur  le  champ  de 
la  victoire  ;  un  jardin   potager  au  Forum    et 
les  bancs  des   sénateurs    cachés  par  du  fu- 
mier :  tels  sont  les  monuments  qui  rappellent 
les  triomphes   des  Colonna,   des    Arnaud    de 
Bresce,  des  Brancaleoneet  des  lîienzo. 

Admirable  attention  de  la  Providence  et  loi 
mystérieuse  de  l'histoire  1  A  chaque  épreuve 
de  la  Papauté,  Dieu  tire  de  ses  tré-ors  un 
grand  homme,  et  le  grand  homme  n'est  tel 
que  par  son  dévouement  à  la  Chaire  aposto- 
lique. Après  les  persécutions,  Constantin  ; 
après  les  humiliations,  Charlemagne  ;  après 
les  déchirements,  Grégoire  VU,  Innocent  III, 
Grégoire  IX  et  Boniface  VIII  ;  après  la  trans- 
lation, Nicolas  V,  Pie  II,  Jules  11,  Léon  X, 
S.  Pie  V  et  Sixte-Quint.  Au  contraire,  ceux 
qui  se  heurtent  contre  la  pierre  fondamentale 
de  l'Eglise  se  brisent  dans  leur  puissance,  et 
s'avilissent  infailliblement  aux  yeux  de  la 
postérité. 

Vogue  sans  crainte,  barque  de  Pierre,  tu  es 
sans  mâts,  sans  voiles,  sans  rameurs  ;  tu  n'as 
de  pilote  qu'un  vieillard,  mais  tu  n'en  peux 
braver  qu'avec  plus  d'assurance  le  choc  des 
vents  et  la  fureur  des  flots. 

L'histoire  de  la  Papauté  s'offre  à  nous  sous 
deux  aspects  différents,  l'un  terrestre,  l'autre 
céleste  ;  d'un  côté  les  épreuves,  de  l'autre  les 
triomphes.  Le  Pape  est  toujours  persécuté,  il 
est  toujours  vainqueur  de  la  persécution.  Deux 
forces,  les  seules  dont  les  succès  soient  du- 
rables, l'aident  à  remporter  celte  perpétuelle 
victoire  :  la  force  de  Dieu  et  la  furce  de 
l'homme,  l'assi>tance  d'Eii-Haut  et  la  fidèle 
correspondance  aux  grâ'  es  qui  fortifient  la 
nature.  Entre  les  qualités  éminenles  qui  ont 


été  pour  le  Saint-Siège  le  résultat  de  -a  fidé- 
lité aux  Becoura  du  ciel,  il  en  c-i  deux  princi- 
pales qui  expliquent  presque  toute  Bon  his- 
toire: :  une  prudence  consommée  et  un  cou- 
rage passif  à  toute  épreuv 

Le  monde  va  lentement  et  dans  le  dévelop- 
pement  de   sa   destinée   il  est  soumis    a    une 
double  loi  :  d'une  part,  la  matière  doit  servir 
à  la  sanctification   de   l'esprit  ;  d'autre  part, 
le-,  événements  de  la  terre  doivent  cultiver  les 
germes  de  la  création  et  de  la  grâce  de  ma- 
nière à  glorifier  Dieu.  L'erreur  et  la  faute  des 
hommes  qui  sont  à    la    tète  des  choses   hu- 
maines est  de  méconnaître  celte  double  loi  et 
de  vouloir  précipiter  le  mouvement  des  siècles. 
Dans  l'impatience  de  leur  génie  ou  dans  l'in- 
firmité de  leurs  passions,  ils  veulent  plier  les 
faits  au  gré  de  leurs  vues  personnelles,  con- 
centrer sur  le  bien-être  l'activité  des  peuples 
et  créer,  les  uns  la  société,  les  autres  la  reli- 
gion, ceux-là  un  parti,  ceux-ci  l'avenir.  Tra- 
vaillant au  rebours  de  Dieu,  tous  ces  hommes 
usent   leur   vie    dans    ce    pénible    labeur,    et 
presque  toujours,  avant  de  mourir,  voient  les 
choses   mêmes  qu'ils  ont   arbitrairement  ré- 
gentées, se  rire  de  leurs  desseins.  Lisez  l'his- 
toire :  vous  y  verrez  clairement  celte  perpé- 
tuelle   contradiction     entre    la    volonté     de 
l'homme     et     le     succès     de     ses    efforts. 
Alexandre,     César,     Napoléon,     les     grands 
hommes  et  les  grands  peuples  subissent  tous 
les    mêmes    vicissitudes.    La  force    peut  leur 
assurer  des  succès  d'un  jour,  mais  la  force 
n'est  qu'une  grande  faiblesse  quand  elle  n'est 
pas  le  bras  de  la  vérité.  Le  conquérant  dispa- 
raît, avec  lui  son  œuvre. 

Celui-là  seul  sait  ce  qu'il  fait  qui  sert  Dieu 
dans  son  EtUise  et  qui,   tournant  les  choses 
passagères   au  triomphe  des    choses  perma- 
nentes,   prend  conseil,    non  des  intérêts  qui 
passent,  mais  des  lois  qui  demeurent.  C'a  été 
là   une  vertu   des   souverains   pontifes  et  le 
principe   de  leur  prudence.  Durant  les  trois 
premiers  siècles  de  l'Eglise,  contents  de  leur 
pain  et  de  leurs  devoirs  do  chaque  jour,  ils 
vivent  pauvres  et  meurent  martyrs.  Tirés  des 
catacombes   par  Constantin,   enrichis  par   la 
pieté  des  fidèles  et  des  empereurs,  ils  restent 
simples  dans   leurs  désirs,  l'âme    humble  et 
forte,  les  mains  ouverte».  A  la  chute  de  I  em- 
pire, souvent  menacés,    emprisonnés,    exilés, 
meurtris,  ils  soutiennent  de  leur  majesté  la 
confusion   du   Bas-Empire   et  amortissent  le 
choc    des  invasions.  Au  ixe  .siècle,  l'affaiblis- 
sement de  l'empire  d'Orient,  la  protection  des 
rois  lianes  contre  les  attaques  îles  rois  lom- 
bards,   et   l'amour   des   Romains,  élèvent  le 
trône    temporel    des  pipes.    Enfin,    toujours 
tranquilles  sur  les  desseins  de  Dieu,  toujours 
occupes   à    répandre    la    vie,    la   lumière   et 
l'amour  dont  ils  ont  le  dépôt,  les  souverains 
ponld'esne  font  pas  violence  aux  événements; 
ils  les  reçoivent  de  la  main  de  Dieu  qui  les 
produit  ou  les  permet,  se  bornant,  lorsqu'ils 
sont   accomplis,  à   se    conduire    envers    eux 
selon  les  règles  de  la  sagesse  chrétienne.  Ce 


LIVIIE  QUATRE  VINGT-QUINZIEME 


n'est  pas  là  le  rôle  qui  plaise  à  l'orgueil,  l'ac- 
tion qui  frappe  lea  regarde  distraits  ;  mais 
comme  celle  action  el  ce  rôle  sent  conformes 
aux  desseins  de  la  Providence  el  à  là  nature 
des  choses,  ils  assurent  à  la  Chaire  aposto- 
lique la  situation  qui  est  la  sienne,  incompa- 
rable en  durée,  en  légitimité  et  on  succès, 
avec  aucune  autre  situation. 

Celte  patience  si  méritoire  envers  le  temps, 
cette  Bagesse  si  perspicace  en  présence  des 
principi  SM>    °l    patience    <pii    élèvent 

si   haut   la    prudence    pontificale,   deviennent 
plus    dignes    d'attention,   si     l'on   considère 
qu'elles    n'exigent    pas    seulement     une    foi 
imperturbable   dans    l'avenir, mais  réclament 
encore    un     courage    héroïque    pour    tenir 
tête  à  la  rapidité  et  à  la  violence  des  évé- 
nement-.   Le    courage  qu'ont  à  déployer  les 
pontifes  romains   n'est   pas   celui   du    soldat 
qui  brave   la   mort  en    la  donnant,  courage 
estimable  quand  il  est  juste,  commun  du  reste 
parmi   les   hommes.  C'est   un    courage    plus 
difficile  et  plus  rare,  qui  supporte  froidement 
les  ressentimen  s  ou  les  caresses  des  princes 
et  des  peuples  ;  qui,  étranger  à  toute  exalta- 
tion,   sans   espérance    humaine,    sacrifie    le 
repos  à  la  conscience  et  affronte  ces  tristes 
morts  de    la  prison,  du  besoin  et  de  l'oubli. 
Surgit-il  une  difficulté  ?  Les  Papes  négocient 
et,   dans  leurs   négociations,   ils  poussent  la 
condescendance  jusqu'à  ses  dernières  limites. 
Après   avoir    attendu,   profité    des    conjonc- 
tures, joint  la  prière  à  la  revendication  du 
droit,  si    le  persécuteur  s'obstine,  les  Papes 
présentent  leurs  mains  aux   chaînes  et  leur 
tète  au  bourreau,   offrant  dans  toute  sa  pu- 
reté le  spectacle  de  la  justice  humble  et  dénuée 
aux  prises  avec  l'orgueil  de  la  force.  De  Néron 
à  Dioclétien,  ils  tiennent  dans  la  capitale  de 
l'empire,  avertis  du  genre  de  leur  mort   par 
celle  de  leurs  prédécesseurs,  et  sauf  un  seul 
qui  fut  soustrait  par   la   vieillesse  à  l'épée, 
tous  eurent  la  «luire  d'être  frappés  sur  leur 
siège.    De  Dioclétien  à  Michel    Cérulaire  en 
passant   par    Constance,    Yalens,   Constantin 
Copronyme,    Léon    PIsaurien    et   toute   cette 
cohue  de  princes  lâches,  de  femmes  viles  et 
d'eunuques  ambitieux  dont  les  ineptes  bas- 
sesses ont   donné   leur   nom    à  l'histoire   de 
Constantinople,  nous    voyons    les    Papes  re- 
pousser sans   relâche  les  subtilités  grecques, 
subir  les  avanies  d'un  préfet  impérial,  prendre 
le  chemin   de  l'exil  plutôt  que  de  céder,  et 
résister,  s'il  le  fau»,  jusqu'à  l'effusion  de  leur 
sang.    Au    Moyen   Age,   les  guerres   des   sei- 
gneurs, les  liens   le  la  féodalité  qui  tendent  à 
embarrasser  l'Lglise  des  charges  du  vasselage, 
l'ambition  'tes»  ésarsallemands,  nous  montrent 
dan*  Grégoire  VII,  Innocent  III,   Grégoire  IX, 
Innocent  IV,    Boniface  VIII,  et  bien  d'autres, 
le  courage  des    Papes    toujours   égal  à  lui- 
même.    Enfin,    de   nos    jours,    les    attentats 
de    la     révolution  fournissent    à  Pie    VI,    à 
Pie  VII,  à  Pie  IX,  l'occasion  de  s'élever  à  la 

<\)  Lettre  sur  le  Saint-Siège. 

T.    XV. 


hauleur  des  Léon,  des  Grégoireet  des  Inno 

cent . 

En  ":  umé,  depuis  l'ère  de  grâce,  la  ve- 
nté n'a  eu  de  perpétuel  délenseur  que 
Evoque  de  Rome.  Les  évéquea  grecs  ont 
livre  l  Eglise  d'Urienl  aux  théologastres  cou- 
ronnés de  Bysance  ;  les  évéquet  anglais  ont 
vendu  à  Henri  VU]  les  églises  de  la  Grande- 
Bretagne;  une  partir  des  évoques  du  Nord  a 
remis  à  Gustave  Wasa  el  à  Christian  les 
églises  des  royaumes  Scandinaves;  les 
évoques  -laves  ont  abandonné  les  églises  de 
Russie  au  czar  Pierre  :  jamais  un  pontife  ro- 
main n'a  rien  cédé  de  semblable.  Dans  celte 
longue  généalogie  de  la  papauté,  il  ne  s  ■ 
trouvé  personne  d'assez  lâche  pour  laisser  la 
puissance  séculière  empiéter  sur  l'intégrité  du 
dogme,  la  pureté  de  la  morale  et  l'indépen- 
dance du  ministère  apostolique.  H  y  a,  dans 
le  courage  à  subir  le  sort  que  l'on  s'est  attiré 
par  son  inexpérience,  une  noblesse  qui 
touche  les  cœurs  et  les  dispose  au  pardon  ; 
mais  quand  une  prudence  consommée  a  pré- 
cédé un  courage  d'airain,  et  que  ces  .leux 
vertus  viennent  se  réunir  sur  le  même  front 
avec  la  grâce  de  l'innocence,  la  gravité  des 
années  et  la  majesté  du  malheur,  cela  produit 
quelque  chose  qui  émeut  de  soi  les  entrailles 
et  dont  nulle  gloire  ne  peut  contrebalancer 
sur  les  hommes  l'infaillible  effet. 

«  Non,  s'écrie  le  Père  Lacordaire,  quand 
jamais  un  rayon  de  la  grâce  divine  n'eût  illu- 
miné mon  entendement,  je  baiserais  encore 
avec  respect  les  pieds  de  cet  homme  qui,  dans 
une  chair  fragile  et  dans  une  âme  accessible 
à  toutes  les  tentations,  a  maintenu  si  sacrée 
la  dignité  de  mon  espèce  et  fait  prévaloir, 
pendant  dix-huit  cents  ans,  l'esprit  sur  la 
force.  J'élèverais  un  temple  au  gardien  incor- 
ruptible d'une  persuasion  de  mes  semblables 
et  quand  je  voudrais  me  donner  de  la  vérité 
une  idée  digne  d'elle,  je  viendrais  m'asseoir 
au  parvis  de  ce  temple,  où  voyant  dans  l'er- 
reur une  si  haute  majesté,  de  si  grands  bien- 
faits, un  courage  si  sublime,  je  me  demande- 
rais ce  que  sera  donc  la  vérité  quand  son 
jour  sera  venu  et  ce  que  fera  Dieu  sur  la 
terre  si  l'homme  y  fait  de  telles  œuvres.  Mais 
Dieu  seul  a  fait  celle-là,  seul  il  eu  était  ca- 
pable, et  nous,  catholiques,  qui  le  croyons, 
avec  quel  amour  ne  devons-nous  pas  re- 
garder la  chaire  où  s'est  visiblement  ac- 
complie celte  parole  d'une  familiarité  créa- 
trice :  Tu  es  Pierre  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai 
mon  église  (1). 

Nous  devons  être  pieux  envers  le  Saint- 
Siège  et  pratiquer,  envers  le  Pape,  une  pro- 
fonde dévotion  :  nous  le  devons  en  tout 
temps,  nous  le  devons  surtout  dans  les 
malheurs  de  l'Eglise.  Pourquoi  sommes- 
nous  astreints  à  cette  piété?  Comment  de- 
vons-nous en  remplir  les  obligations? 

La  dévotion  au  Pape  repose  sur  tous  les 
titres   qui  peuvent  motiver  la   dévotion.   Le 


43 


674 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'EGLISE  CATHOLIQUE 


Pape  i      i  ère,  le  Pape  est  roi,  le  Pape 
prêtre,  le  Pape  est  évoque,  le  Pape  est  Sou- 
verain  Pontife,  et,   pour  tous  ces  titres,  il  a 
droit  -ii :'  t  à  outre  piété. 

Le  Pap«  est  père.  L'humanité  est  une 
grande  famille,  tous  les  hommes  Bont  frères, 
mais  du  Pape  seul  ils  sont  les  enfants,  parce 
que  l<;  Pape  seul  est  le  chef  spirituel  du  genre 
humain.  I!  y  a,  ici-bas,  d'autres  paternités;  il 
y  ;i  la  paternité  du  pouvoir,  et,  pour  bien 
dire,  toute  suprématie  humaine  doit  se  ré- 
soudre  en  paternité.  Mais  ceux  qui  sont  réelle- 
menl  pères  et  ceux  qui  en  méritent,  par  leur 
dévouement,  le  doux  et  glorieux  nom,  n'éta- 
blissent, parmi  les  hommes,  qu'une  très  res- 
treinte ou  très  imparfaite  fraternité.  Dans  la 
famille,  un  père  ne  compte  <]ue  plusieurs  en- 
fants ;  dans  la  société  civile,  un  magistrat 
en  compte  un  plus  grand  nombre,  mais  sa 
paternité  n'est  qu'une  disposition  générale  à 
la  bienveillance,  une  habituelle  honte  mani- 
festée par  une  équité  scrupuleuse  et  récom- 
pensée par  l'estime.  Du  reste,  dans  la  famille, 
cetle  paternité,  d'ailleurs  si  tendre  et  si  ai- 
mante, ne  sait  pas  s'élever  toujours  à  la  per- 
fection de  son  état;  souvent,  par  défaut  de 
lumière,  quelquefois  par  défaut  de  zèle  ou  de 
vertu,  elle  n'est  guère,  pour  des  enfants  d'une 
même  chair,  qu'un  obstacle  à  la  division  et 
elle  empêche  plus  le  mal  qu'elle  ne  réalise  le 
bien.  Dans  la  société  civile,  les  paternités  su- 
bordonnées, qui  l'administrent  ou  la  gou- 
vernent, n'empêchent  ni  l'égoï-sme,  ni  la 
haine,  ni  les  concurrences  malfaisantes,  ni 
les  guerres  sourdes  que  se  livrent  entre  elles 
les  passions.  Dans  la  gramle  société  des  âmes, 
au  contraire,  se  trouve  la  paternité  parfaite 
et  la  parfaite  fraternité.  L'homme,  qui  en 
est  devenu  le  membre  volontaire,  a  bien  s?s 
infirmités  et  sa  malice;  mais  c'est  sa  volonté 
suprême  et  sa  résolution  très  arrêtée  de  sou- 
mettre son  esprit  aux  enseignements  de  la  foi, 
sa  volonté  à  la  loi  de  Dieu,  son  âme  entière 
au  joug  de  Jésus-Christ.  Dès  lors,  l'homme 
qui  est  ici-bas  le  Vicaire  de  l'Homme-Dieu 
est,  pour  lui,  l'homme  de  Dieu,  le  vrai  père, 
Celui  qui  a  nécessairement  le  cu'.ur  plein  de 
miséricorde  et  les  mains  pleines  de  grâces, 
Celui  enfin  qu'il  ne  voit,  à  travers  le  loin- 
tain du  monde,  qu'enveloppé  d'une  douce 
auréole,  souriant  et  bénissant.  Le  Pape  est 
le  père  de  son  âme,  celui  que  l'esprit  ré- 
vère et  que  le  cœur  aime.  Assurément,  ce 
Père  peut  avoir  aussi  ses  imperfections;  s'il 
est  infaillible,  il  n'est  pas  impeccable  ;  mais 
il  n'entre  pas  dans  l'esprit  qu'il  puisse  n'être 
pas  bon,  de  cette  bonté  pénétrante  qui  fait 
la  force  de  la  tendresse  et  la  douceur  de 
l'amour.  Aussi  quand  je  le  salue  de  loin, 
quand  je  lui  dis:  «  Mon  père!  »  il  y  a 
quelque  chose  en  moi  qui  tressaille;  je  sens, 
dans  mon  âme,  comme  un  écoulement  de 
grâce  ;  et  je  trouve,  immédiatement,  dans  ma 
piété  filiale,  la  révélation  de  celte  admirable 
et  unique  paternité. 

Depuis  l'ère  de   grâce,  il  n'a  pas  manqué 


d'hommes  pour  disputer,  au  Pape, 
raineté  Bprituelle.  Mahomet,  Pholius,  Luther 
ont  voulu  établir  des  souverainetés  rivale*,  et 
manquant  à  leur  entreprise,  devenus  Berfs  du 

pouvoir-  civil,  ils  ont,  par  le  l'ail,  fondé  autant 

de  suprématies  religi  qu'il  y  »  de  prin- 

cipats  politiques.  L'empereur  de  Russie,  le 
roi  de  Prusse,  la  reine  d'Angleterre  tu- 

veraioe  et  papes;  ils  commandent  au  spirituel 
et  au  temporel  ;  mais,  chose  remarquable, 
s'ils  ont  usurpé  la  souveraineté  des  âmes,  ils 
n'ont  pas  même  songé  à  en  prendre  la  pater- 
nité. Jamais  aucun  d'eux  n'a  pensé  à  -appe- 
ler père  ;  jamais  aucun  de  leurs  esclaves  n'a 
songe  à  >e  dire  leur  enfant.  On  les  craint,  on 
ne  hs  aime  pas.  Et  parmi  ceux  qu'ils  font 
trembler  tout  en  partageant  leur  foi,  il  en  est 
plusieurs  qui  donnent  volontiers  au  Pape,  le 
nom  de  Père,  non  point  par  étiquette,  mais 
par  une  sorte  d'instinct  élevé,  supérieur  a 
leurs  préjugés  ou  a  leur  créance,  qui  leur  dé- 
couvre, dans  le  Pape,  le  Père,  du  genre  hu- 
main. 

Le  Pape  est  roi.  —  Parmi  les  homme-  ii 
y  en  a  qui  ceignent  le  diadème,  mais  le  Pape 
n'est  point  roi  comme  sont  ce>  rois.  Il  est 
roi,  sans  doute,  parce  que  rien  ne  sied  mieux 
à  son  front  qu'une  couronne  royale  ;  mais  il 
est  roi  surtout  pour  que  les  autres  le  soient 
dignement.  Sa  royauté  représente  la  royauté 
de  Jésus-Christ.  Si  vous  renversez  son  trône, 
assurément  vous  n'ébranlerez  pas  le  trône  du 
Roi  immortel  des  siècles,  mais  vous  ébranlerez 
immédiatement  tous  les  trônes  élevés  parmi 
les  nations.  Les  rois  ne  seront  plus  que  des 
spectres  tremblants,  réduits,  par  une  sorte  de 
fatalité,  à  l'alternative  également  funeste,  du 
despotisme  et  de  la  déchéance.  S'ils  exagèrent 
le  pouvoir  jusqu'à  cette  insolence  impie  qui 
leur  asservit  les  âmes  et  les  C"rps,  ils  sont  les 
oppresseurs  iniques  et  les  lâches  corrupteurs 
des  peuples.  S'ils  cherchent,  dans  des  combi- 
naisons humaines,  un  certain  équilibre  des 
forces  sociales,  les  passions,  qu'ils  cessent  de 
dompter  sans  pouvoir  les  guérir,  se  ruent  à 
l'assaut  du  pouvoir  et  poussent  la  société  vers 
l'abime  de  l'anarchie.  Mais  si  vous  voyez, 
dans  la  société  des  rois,  un  roi  dont  l'origine 
historique  remonte  jusqu'à  la  royauté  patriar- 
cale •  t  dont  le  caractère  dogmatique  repré- 
sente, avec  le  principe  divin  du  pouvoir,  la 
coexistence  des  autres  principes  divins,  l'exis- 
tence de  ce  prince  mystérieux  offre  tout  de 
suite  la  solution  des  choses  humaines  et  le 
remède  à  leur  profonde  infirmité.  L'ordre 
s'établit  dans  le  monde  par  la  royauté  des 
Papes  ;  avec  l'ordre,  vous  voyez  lleurir  la 
vertu.  Les  rois,  ou  les  détenteurs  du  pouvoir 
civil,  sous  quelque  nom  qu'ils  l'exercent, 
s'élèvent  aussitôt  dans  l'estime  des  hommes  : 
mais  ils  sont  astreints  à  des  lois  d'une  juste 
rigueur  et  obligés  au  plus  pur  dévouement. 
La  pratique  du  dévouement  les  sacre  aux 
yeux  des  peuples  ;  les  lois  qui  les  obligent  les 
défendent  contre  leur  propre  faiblesse;  et  le 
roi   du    Vatican,  rappelant    également,  aux 


LIVRE  QUATRE-VINGT  QUINZIÈME 


princes  el  aux  peuples,  leura  réciproques 
obligations,  est  vraiment  ici-bas  le  n>i  des 
rois.  C'esl  un  grand  service  rend  a  à  la  pauvre 
humanité,  un  motif  puissant  de  dévotion  au 
Pape. 

Le  Pape  est  prêtre,  évéque,  Souverain-Pon- 
tife. Prêtre,  il  est  l'homme  de  Dieu,  pour  con- 
férer, aux  âmes,  la  grâce  de  Jésus-Christ; 
que,  il  possède  la  plénitude  du  sacerdoce; 
Souverain-Pontife,  il  est  l'évoque  des  évoques, 
le  prince  des  prêtres,  le  pasteur  surnaturel  de 
l'hum  mité  régénérée.  Père,  il  se  présentail  à 
nos  cœurs  avec  tous  l<\s  attraits,  et  répondait 
à  tous  les  vœux  de  la  tendresse;  roi,  il  sau- 
vait, par  sa  présence,  tous  les  intérêts  hu- 
mains et  toutes  les  institutions  de  la  société  : 
souverain-piètre,  il  rattache  les  choses  du 
temps  aux  choses  de  l'éternité.  Le  Pape  est 
l'homme  du  ciel.  De  sa  main,  ii  tire,  des  tré- 
sors de  Dieu,  de  quoi  éclairer,  guérir  et  sau- 
ver. Par  lui,  tous  les  hommes  et  toutes  les 
institutions  des  hommes  se  relient  à  Dieu.  Si 
l'homme  vivant  peut  être,  pour  nous,  un  sujet 
de  vraie  dévotion;  si  notre  frère,  l'enfant, 
l'adulte,  le  pauvre  et  suitout  le  prêtre,  doi- 
vent être  considérés  comme  l'image  vivante 
et  le  tabernacle  pensant  du  créateur,  que 
dirons-nous  du  Pontife  suprême  ?  Jésus-Christ 
l'a  associé  à  ses  fonctions  saintes  de  docteur 
et  à  sa  divine  charité  de  pasteur  ;  il  a  fait  de 
Pierre  et  de  ses  successeurs  le  centre  reli- 
gieux de  l'humanité  ;  par  suite,  il  leur  a  donné 
part  spéciale  à  son  rôle  de  Sacrificateur  à 
l'autel  et  de  Victime  sanglante  à  la  croix.  De 
plus,  ayant  édifié  son  église  en  la  forme  d'un 
corps  mystique,  les  fidèles  ne  font  vraiment 
qu'un  avec  le  Souverain-Pontife,  comme  lui- 
même  n'est  qu'un  avec  le  Christ  et  le  Christ 
avec  son  père.  De  cette  dignité  suréminente  et 
de  cette  union  intime  découle  notre  dévotion. 
Notre  dévotion  envers  le  Saint-Siège  est  fondée 
sur  des  mystères  de  présence  divine,  sur  des 
privilèges  d'assistance  d'en  haut,  sur  une  repré- 
sentation elfective  de  Jésus-Christdansl'Eglise. 
Dans  la  personne  auguste  du  Pape,  le  lidèle 
a  le  bonheur  d'apercevoir  Jésus-Christ,  le 
Prince  unique  des  pasteurs  ;  il  vénère  dans  un 
pontife,  dans  un  roi  et  dans  un  père,  l'assem- 
blage ineffable  de  toutes  les  grandeurs  ;  et 
dans  ces  grandeurs  il  admire  la  source  de 
toutes  les  douceurs,  de  toutes  les  vertus,  de 
tous  les  intérêts,  de  toutes  les  espérances  qui 
relèvent  ses  immortelles  destinées.  0  Pontife  ! 
6  Roi,  ô  Père  !  de  quelles  louanges  vous  exal- 
ter? de  quel  cœur  vous  bénir?  et  mon  âme 
peut-elle  bien  se  trouver  assez  grande  pour 
vous  offrir  tout  ce  qu'elle  vous  doit  d'hom- 
mau< 

Comment  exprimer  notre  dévotion  au 
Pape? 

Nous  devons  exprimer  notre  dévotion 
d'abord  par  le  confession  plénière  des  préro- 
gatives de  la  Chaire  Apostolique.  Les  schis- 
matiques  et  les  hérétiques  ne  reconnaissent 
pas  son  autorité  doctrinale  ;  les  libéraux  et  les 
révolutionnaires    ne    reconnaissent    pas   son 


autorité  sociale  ;  tous  se  son!  donné  la  m  on 
pour  ienv  mee  temporelle.  Ni 

enfants  de  l'Eglise  el  Bujets  spirituels  du 
Pape,  nom  devons  confesser,  dans  le  Pa 
ce  triple  pouvoir  que  symbolise  sa  triple  cou- 
ronne. Nou  i  turions  nous  contenter  d'un 
demi  Pape  ou  d'un  quart  de  Pape;  il  non- 
faut  le  Pape  tout  entier,  tel  que  l'i 
Jésus-Christ.  Evoques,  prêtres,  fidèles  ne  pre- 
nant conseil  que  de  Di<  u  el  ne  suivant  que  loi 
inspirations  spontanées  de  la  foi,  nous  faisons 
profession  de  reconnaître  et  de  vénérer  la 
pleine  et  infaillible  puissance  de  la.  Chaire 
Apostolique. 

Nous  devons,  en  second  lieu,  exprimer 
notre  dévotion  par  la  piété.  Quand  Pierre  est 
dans  les  chaînes,  la  prière  de  l'Eglise  doit  se 
faire  suns  intermission  :  c'est  la  règle  qui  nous 
a  été  tracée  dès  les  premiers  jouis.  Les 
évoques  prescrivent  partout  des  prières,  que, 
partout  les  fidèles  y  répondent.  Que  des 
millions  d'âmes  vraiment  religieuses,  répan- 
dues sur  toute  la  surface  de  la  terre,  offrent  à 
Dieu  des  supplications  ardentes,  répandent 
ces  larmes  qui  achèvent  les  prière-,  et 
reçoivent  dans  leur  cœur  le  pain  des  anges 
comme  pour  parler  de  plus  près  à  Jésus- 
Christ.  La  prière  est  le  secret  des  forts  :  elle 
fait  entrer  Dieu  plus  intimement  dans  nos  in- 
térêts et,  en  nous  assurant  sa  coopération, 
assure  notre  triomphe.  Ah  !  qu'il  fera  beau, 
dans  nos  églises,  après  l'office  du  soir,  quand 
d'une  voix  attristée,  mais  pleine  de  confiance, 
nous  chanterons  :  «  Pardonnez,  Seigneur, 
pardonnez  cà  votre  peuple.  Donnez  la  paix  en 
ce  jour,  Seigneur,  parce  qu'il  n'est  plus  per- 
sonne que  vous  pour  nous  défendre  ». 

Nous  devons,  en  troisième  lieu,  exprimer 
notre  dévotion  par  la  dîme  volontaire  de  nos 
biens.  L'usurpation  des  Etats-Pontificaux  en- 
lève au  Saint-Siège  toutes  les  ressources  né- 
cessaires à  l'administration  de  l'Eglise.  Il 
faut  que  chaque  fidèle,  par  le  denier  de  Saint- 
Pierre,  contribue,  pour  sa  quote-part,  à  l'en- 
tretien de  cette  administration  ;  et  il  faut  que 
toutes  nos  offrandes  réunies  forment  une 
somme  suffisante  pour  la  sustentation  du 
Pape  et  des  Cardinaux,  pour  le  service  des 
Congrégations  Romaines,  l'envoi  des  légats, 
missionnaires  et  autres  délégués  du  Pape 
dans  toutes  les  contrées  du  monde.  Des  sou- 
verains, sensibles  à  cette  détresse,  ont  ouvert 
leur  caisse  au  père  commun  des  chrétiens  ;  le 
Pape  n'a  pu  accepter  ces  offres  sans  mettre 
en  péril  sa  dignité  et  compromettre  son  indé- 
pendance :  il  se  tourne  vers  ses  enfants.  En 
ce  siècle  de  pénurie,  après  la  spoliation  de 
tous  les  clergés  du  monde,  l'offrande  des 
prêtres  ne  pourra  être  que  modeste  ;  il  faut 
cpie  celle  des  fidèles  en  compense  la  néces- 
saire et  amère  modestie.  Et  si  l'on  veut  que 
le  trône  spirituel  du  Pape  reste  debout, 
dans  la  majesté  de  sa  séculaire  grandeur,  il 
est  indispensable  qu'il  voie  arriver,  à  ses 
pieds,  des  pièces  de  monnaie  à  l'effigie  de 
toutes  les  nations. 


876 


HISTOIRE  UNIVERSELL1    DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


Noua  devrons  aussi,  pour  remplir  jusqu  au 
bout  le  devoir  de  la  dévotion,  offrir  noire 
sant:.  Victor-Emmanuel  a  pris  Rome  an  Pape, 
à  l'Eglise,  au  monde  chrétien;  il  faudra, 
p0ur  |e  salul  <lii  monde  et  l'indépendance  de 
f'Eglisi  Jer  de  Rome  Victor-Emmanuel. 

Nous  le  chassons  déjà  par  nos  prières  et  par 
tous  les  actes  de  notre  piété  :  celle  guerre 
spirituelle,  toutefois,  ne  saurait  sullire.  Il  sera 
nécessaire  que  la  capote  des  zouaves  pontifi- 
caux recouvre  les  vaillants  cœurs  cl  devienne 
l'uniforme  de  l'armée  de  la  foi.  Malgré  tous 
les  obstacles  de  la  législation  politique,  mal- 
gré la  défaveur  jetée  par  la  Révolution  sur 
celte  noble  cause,  malgré  les  chances  d'insuc- 
cès et  les  perspectives  de  mort,  il  faudra,  à  la 
Chaire  Apostolique,  des  soldats  de  son  indé- 
pendance, et  des  martyrs. 

Et  il  le  faudrait,  ai-je  dit,  dans  l'intérêt  du 
monde.  Le  triomphe  de  Victor-Emmanuel  se- 
rait le  triomphe  de  la  démagogie  qui  par- 
court l'Europe,  comme  les  furies  antiques, 
couronnée  de  serpents;  qui  disperse,  dans 
des  mares  de  sang,  les  trésors  de  la  civilisa- 
tion ;  qui  trouvant,  pour  son  ambition,  tous 
les  théâtres  trop  étroits,  veut  élever  son  trône 
et  établir  son  joug  dans  Rome  la  sainte,  la 
pontificale  et  éternelle  cité  choisie  par  la 
Providence. 

Là  où  le  Vicaire  de  Jésus-Christ  bénissait 
la  Ville  et  le  Monde,  se  dresse  aujourd'hui,  ar- 
rogante, impie,  haineuse,  comme  prise  de 
vertige  et  du  vin  de  la  colère  céleste,  cette 
démagogie  sans  Dieu  et  sans  loi,  qui  veut 
opprimer  la  cité  et  troubler  l'Univers. 

Les  collines  de  Rome  ont  vu  passer  la  foule 
des  barbares  qui,  ministres  de  la  vengeance 
de  Dieu,  venaient,  avant  d'assujettir  la  terre, 
saluer  la  reine  des  nations.  L'implacable  At- 
tila, le  superbe  Alaric   sentirent  leurs  forces 
défaillir,  leur  orgueil  s'humilier  en  présence 
de  la  Ville  éternelle  et  de  ses  saints  Pontifes. 
Dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les  peuples, 
vous  ne  trouverez  pas  un  seul  membre  de  la 
race  humaine  qui  n'honore  pas  la  vertu,  et 
ne  respecte  pas  la  vraie  gloire.  La  démagogie 
seule  ne  respecte  ni  la  vertu,  cette  gloire  du 
Ciel,  ni  la  gloire,  cette  vertu  des  nalions  :  at- 
taquant tous  les  dogmes  religieux,  elle  s'est 
mise  hors  de  toute  religion  ;  attaquant  toutes 
les  lois  divines  et  humaines,  elle  s'est  mise 
hors  de  toute  loi  ;  attaquant  simultanément 
toutes  les  nations,  elle  n'a  pas  de  patrie  ;  at- 
taquant tous  les  intérêts  moraux  des  hommes, 
elle  s'est  mise  hors  du  genre  humain.  La  dé- 
magogie est  une  négation  absolue  :  négation 
du  gouvernement  dans  l'ordre  politique,  né- 
gation de  la  famille  dans  l'ordre  domestique, 
négation  de  la  propriété  dans  l'ordre  écono- 
mique ;  et,  pour  tout  dire  d'un  mot,  négation 
de  Dieu.  La  démagogie  n'est  pas  un  seul  mal, 
c'est  le  mal  par  excellence  ;  elle  n'est  pas  une 
erreur,  c'est   l'erreur  absolue  ;  elle  n'est  pas 
un  crime,  c'est  le  crime  dans  son  acception  la 
plus  terrible  et  la  plus  étendue.  Ennemie  ir- 
réconciliable du  genre  humain,  avec  lequel 


elle  engage  la  plus  grande  lulle  qu'aient  vue 
les  siècles,  elle  trouvera  sa  lin  dans  la  lin  de 
cette  lutte  gigantesque,  et  ce  sera  la  fin  des 
temps. 

Toutes  les  choses  humaines  marchent  au- 
jourd'hui, avec  une  rapidité  merveilleuse, 
vers  un  dénouement.  Depuis  89  U',i.  les  déma- 
gogues renouvellent  la  guerre  des  Titans  :  ils 
luttent  pour  renverser  le  trône  des  Tapes  et 
les  autels  de.  Jésus-Christ,  comme  les  Titans 
luttèrent  pour  escalader  le  Ciel.  Vains  efforts, 
misérable  orgueil,  insigne  folie.  Dans  ce  duel 
du  démagogue  contre  Dieu,  qui  donc  crain- 
dra pour  Dieu...,  si  ce  n'est  peut-être,  dans 
sa  démence,  le  démagogue. 

Au  train  où  vont   les   choses,   l'heure   de 
l'expiation  de  tant  de  crimes  va  enfin  sonner. 
Ni  le  monde  dans  sa  patience,  ni  Dieu  dans  sa 
miséricorde  ne  peuvent  supporter  plus  long- 
temps ces    abominables   attentats.    Dieu   n'a 
pas  mis  son  Vicaire  sur  un  trône  pour  qu'il 
devienne  aujourd'hui  un  prébendier  piémon- 
tais,   et  demain  la  victime   des   sicaires.   Le 
monde    catholique  ne    peut  souffrir  que   le 
uardien  du  dogme,  le  promulgateur  de  la  foi, 
le  Pontife  saint,  auguste,  infaillible,  soit  le 
prisonnier  de  tourbes  aveugles  et  violentes. 
Le  jour  où   le  monde  catholique   souffrirait 
un  pareil  forfait,  le  catholicisme  aurait  dis- 
paru du   monde;  et  le  catholicisme  ne  peut 
passer.  Dieu  a  promis  le  port  à  la  barque  du 
pêcheur  :  Dieu  ne  permettra  pas  que  la  dé- 
magogie   arrête    le    pilote    en    route.    Sans 
l'Egiise  catholique,  il  n'y  a  de  possible  que  le 
chaos  ;  sans  le  Pontife,  il  n'y  a  pas  d'Eglise  ; 
sans  indépendance,  il  n'y  a  pas  de  Pontife. 
Telle  que  l'ont  posée  les  démagogues  de  Rome, 
la  question  n'est  pas  une  question  politique, 
c'est   une    question  religieuse   et   divine  ;  ce 
n'est  pas  une  question  locale,  c'est  une  ques- 
tion européenne  ;   c'est  plus  encore,  c'est  la 
question  de  l'humanité  entière.  Le  monde  ne 
peut  tolérer,-  il  ne  tolérera  pas  que  la  voix  du 
Dieu  vivant  puisse  paraître  l'écho  des  déma- 
gogues du  Tibre  ;  que  ses  sentences  soient  les 
sentences  d'assemblées  tumultueuses,  s'arro- 
geant  la  souveraineté  ;  que  la  démagogie  con- 
fisque à  son  profit  l'infaillibilité  du  Pontife  de 
Rome;  que  les  oracles  démagogiques   rem- 
placent les  oracles  du  Vicaire  de  Jésus-Christ. 
Non,  cela  ne  peut  être,  cela  ne  sera  pas  ;  à 
moins  que  nous  ne  soyons  arrivés  à  ces  ter- 
ribles jours  de  l'Apocalypse,  où    un   grand 
empire  anti-chrétien  s'étendra  du  centre  aux 
pôles  de  la  terre,  où  l'Eglise  du  Christ  subira 
d'épouvantables  affaiblissements  et  où,  après 
des   catastrophes  inouïes,    l'intervention    di- 
recte de  Dieu  sera  nécessaire  pour  sauver  son 
Eglise,  pour  renverser  l'orgueilleux  et  terras- 
ser l'impie  ;  et  alors  l'Enfer  comme  le  Ciel 
proclamera  éternellement  qu'à  Dieu  seul  ap- 
partient la  gloire. 

Mais  écartons  ces  sinistres  présages.  Nous 
voyons  l'attentat  d'aujourd'hui  ;  il  faut  croire, 
d'une  foi  ferme,  à  la  résurrection  de  demain. 
Quand  on  se  souvient  de  Salerne,  de  Valence, 


LIVRE  QUATRE- VINGT  QUINZIÈME  671 

de  Savone,  de  Fontainebleau,  on  ne  peut  pas  Ainsi,  quand  nom  voyons  le  dernier  di     at- 

admeltre  que  l'injustice  de  la  conquête  éta-  tentais  s'accomplir,   nous  devons  gémit 

blisse  un  Biège  durable  sur   le  tombeau   de  prier  ;  mais,  en  même  temps,  attendre,  s 

saint  Pierre.  11  en  sortirait,  au  besoin,  «les  une  assurance  profonde,  les  représailles  de  la 

flammes  pour  dévorer    ce   trône   sacrilège.  Providence! 


P0ST-SCR1PTUM 


J'ai  fini.  —  Au  lernie  de  ce  long  travail,  je 
ids  grâces  à  Dieu  quia  voulu  permettre  àma 
rieilletse  de  mener  à  terme  celte  difficile  en- 
irepiise.  Je  demande  pardon  à  Dieu  et  aux 
hommes  des  fautes  où  j'ai  pu  involontaire- 
ment tomber.  Itien  que  ma  plume  n'ait  point 
couru  à  l'aventure,  j'ignore  si,  dans  !a  mul- 
titude des  faits  dont  j'offre  le  récit,  il  a  pu  se 
glisser  quelques  erreurs.  Je  le  présume  vo- 
lontiers de  la  difficulté  d'avoir,  sur  des  faits 
contemporains,  des  informations  complètes; 
je  le  présume  encore  plus  volontiers  de  ma 
faiblesse.  Je  suis  d'ailleurs  prêt  à  épurer,  mo- 
difier, corriger  ce  qui  pourrait  être,  à  mon  insu, 
inexact,  douteux,  contestable  ou  simplement 
inopportun.  Non  pas  sur  la  réquisition  du  pre- 
mier venu,  qui  peut  aussi  s'abuser,  surtout 
s'il  s'agit  rie  sa  propre  cause  ;  mais  sur  le  ju- 
gement ou  l'avis  maternel  de  la  sainte  Eglise 
ealholi  pje,  apostolique,  romaine,  mère  et  maî- 
tresse de  toutes  les  Eglises. 

Je  n'ai  parlé,  au  surplus,  que  selon  ma  foi 
et  ma  conscience,  également  intransigeantes, 
lorsqu'il  s'agit  de  la  monarchie  des  Papes  et 
de  la  plénitude  de  ses  prérogatives.  Je  ne  crois 
pas  avoir  écrit  un  seul  mot  par  rancune  contre 
les  personnes,  par  intérêt  de  parti,  préjugé 
d'école  ou  passion  de  système.  Mon  nom  est, 
catholique;  mon  surnom,  romain. 

Cette  intégrité  de  conviction  et  de  senti- 
ment, cet'e  résolution  de  la  parole  et  de  la 
plume  n'empêchent  pas  les  inimitiés  ;  je  di- 
rai plutôt  qu'elles  les  provoquent.  Je  pardonne 
donc,  de  tout  mon  cœur,  à  tous  mes  ennemis, 
à  tous  mes  calomniateurs,  à  tous  mes  détrac- 
teurs, à  tous  ceux  qui  m'ont  nui  ou  qui  m'ont 
voulu  du  mal.  Leurs  emportements  consti- 
tuent, contre  eux,  une  preuve  d'erreur.  Plus 
ils  frappent,  plus  je  me  rassure;  je  suis  trop 
peu  de  chose  pour  dire,  avec  le  grand  Paul: 
«  Je  me  glorifie  dans  mes  tribulations.  » 

Un  très  grand  nombre  de  saints  ont  été  vie- 
limes  de  la  calomnie  et  de  la  détraction,  non 
pas  seulement  de  la  part  des  méchants,  mais 
encore  de  la  part  des  bons,  qui  se  sont  laissés 
mire  et  se  sont  faits  les  persécuteurs  des 
justes.  Saint  Ignace  de  Loyola  fut  enfermé 
dans  les  cachots  de  l'Inquisition  ;  saint  Phi- 
lippe de  Néri  fut  longtemps  en  proie  à  diverses 
accusations  de  la  part  des  meilleurs  habitants 
de  Home;  saint  bernardin  de  Sienne  fut  re- 
gardé par  le  Pape  comme  suspect  de  supers- 
tition et  forcé  de  comparaître  devant  le  pon- 
tife :  sainte  Thérèse  et  ses  compagnes,  sous  le 
poids  d'accusations  calomnieuses,  furent  défé- 


rées au  Saint-Office;  saint  Joseph  Calazanz 
fut  mis  en  prison.  Les  bienheureux  Grignon  de 
Montfort,  Didace  de  Baëza,  de  la  Salle,  furent 
frappés  d'interdit  par  leur  évêque.  Gaston 
de  Ségur  fut  frappé  d'interdit  par  Georges 
Darboy,  qui,  lui,  put  impunément  provo- 
quer César  a  l'abandon  de  Home,  livrer  ainsi 
à  la  révolution   le  Concile  et  l'Eglise. 

«  Quelquefois,  dit  un  auteur  ascétique, 
Schram,  ce  sont  des  confrères  jaloux,  d'un 
esprit    étroit,    qui  cherchent    à   rai  des 

hommes  vraiment  apostoliques,  prédicateurs, 
confesseurs,  écrivains,  zélés  pour  le  salut  des 
cames.  »  Le  même  auteur  ajoute  :  «  L'est  là 
une  croix  bien  pesante,  surtout  si  l'on  met  en 
question  la  pureté  de  leur  doctrine  ou  de  leurs 
mœurs.  Je  ne  connais  pas  de  mortification  [dus 
grande  que  de  supporter  en  silence  une  contra- 
diction imméritée...  Cette  croix  est  plus  insup- 
portable encore,  lorsque  la  sainteté  du  persé- 
cuteur donne  du  poids  à  sa  parole;  car  l'inno- 
cence du  persécuté  se  trouve  alors  absolu- 
ment sans  défense  ». 

Le  cardinal  Baronius  rapporte  dans  ses  An- 
nales, à  l'an  1049,  que  le  pape  saint  Léon  IX, 
trompé  par  des  manœuvres  de  calomniateurs, 
se  laissa  prévenir  contre  saint  Pierre  Damien 
et  lui  devint  hostile.  «  Je  le  dis,  ajoute  le  sa- 
vant cardinal,  pour  la  consolation  d-  ceux  qui 
sont  les  victimes  des  mauvaises  langues;  et 
aussi  pour  rendre  plus  précautionnées  les  per- 
sonnes trop  crédules,  et  leur  apprendre  à  ne 
pas  facilement  prêter  l'oreille  à  la  calomnie 
contre  les  hommes  que  recommande  une  vie 
longue  et  honorable.  »  D'après  Baronius,  les 
supérieursdoivent  donc  se  tenir  en  garde:  rien 
n'est  plus  pénible  pour  leurs  inférieurs  inno- 
cents, que  de  se  voir  réprimandés,  rebutés,  mé- 
prisés, punis  «  C'est,  dit  encore  Schram,  une 
croixquiempoisonneleurvie, laremplir  d'amer- 
tume et  de  douleur.  »  L'abandon  sans  réserve 
à  la  sainte  volonté  de  Dieu  peut  seul  les  sou- 
tenir. Celui-là  le  comprend  qui  subit  cette 
épreu\e. 

Cependant  il  ne  faut  pas  être  trop  surpris 
que  même  de  saints  personnages  se  laissent 
quelquefois  prévenir  contre  des  innocents.  Au 
livre  premier  de  ses  dialogues,  saint  Grégoire 
pape  rapporte  que  saint  Equilius  fut  accusé 
injustement  près  du  Saint-Siège  et  que  le 
Pontife  de  [tome  ajouta  foi  à  la  calomnie.. 
Comme  Pierre,  son  interlocuteur,  s'en  étonne, 
saint  Grégoire  le  grand  lui  répond  :  «  De  quoi 
vous  étonnez-vous,  Pierre  ?  De  ce  que  nous 
nous    trompons?  De   ce   que    nous    sommes 


LIYItL  QUATRE-VINGT-Q1  INZIÊME 


<m 


hommes  !  Avez-voua  donc  oublié  que  David, 
<|ni  avait  ordinairement  l'esprit  de  prophétie, 
condamna  le  lils  innocent  de  Jonathas,  but 
l(>  rapport  d'un  esclave  calomniateur.  Qu'y 
:i-t-il  d'étonnant  que  nous,  qui  ne  somme-; 
pas  prophètes,  nous  soyons  quelquefois  induits 
on  erreur  par  des  mensonges?  » 

Cela  ne  doit  pas,  en  effet,  étonner  de  la 
Faiblesse  humaine.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier 
la  leçon  de  Baronius:  il  faul  se  tenir  eu  garde 
et  n'accepter  qu'avec  une  grande  réserve  les 
rapports  contre  le  prochain.  Le  droit  divin 
est  d'ailleurs  exprès  à  cel  égard:  «  Gardez- 
vous  de  recevoir  une  accusation  contre  un 
prêtre,  si  ce  n'est  sur  deux  ou  trois  témoi- 
gnages :  Noli  accipere  accusationem  ad  versus 
presbylerum  nisisub  duo  bus  et  tribus  testibus.  La 
vénérable  fondatrice  des  Qrsulines  de  Ghava- 
gnes,  digne  servante  de  Dieu,  disait  :  «  Lorsque 
j'entends  des  rapports,  j'en  retranche  les 
trois  quarts  et  encore  je  suis  trompée  sur 
l'autre  quart  ».  Un  gouvernement  spirituel 
qui  néglige  les  principes  et  les  formes  de  la 
justice  est,  pour  ce  seul  fait,  coupable  ;  s'il 
prête  l'oreille  à  la  délation  et  s'en  inspire  dans 
ses  actes,  ce  n'est  plus  qu'un  gouvernement 
sans  raison,  sans  probité  et  sans  honneur. 

Dieu  permet  la  persécution  contre  ses  servi- 
teurs, pour  leur  parfaite  purification.  Par  là, 
il  vpuI  les  élever  à  une  haute  perfection  et 
en  faire  les  copies  de  son  divin  Fils,  persécuté, 
traité  de  menteur,  de  blasphémateur,  d'im- 
posteur, de  séducteur,  de  perturbateur  du 
repos  public,  d'homme  de  bonne  chère  et 
d'ivrogne.  Quel  plus  énergique  moyen  que  la 
persécution  de  la  part  de  supérieurs  abusés? 

C'est  un  creuset  plus  puissant  pour  épurer 
l'or  de  l'amour  divin.  Hue  les  victimes  de  celte 
persécution  s'abandonnent  à  Dieu  pour  entrer 
dans  ses  desseins  ;  le  moment  viendra  où  Dieu 
doit  mettre  chaque  homme  et  chaque  chose 
à  sa  place  :  In  te  speravi,  non  confundar. 

Cette  question  offre  un  autre  aspect.  La 
perse'culion  dans  l'Eglise  ne  vient  pas  seule- 
ment de  ceq'ie  les  supérieurs  sont  des  hommes 
et  peuvent  agir  comme  cendre  et  poussière; 
elle  vient  encore  du  caractère  militant  de 
l'Eglise,  de  l'opposition  des  hérésies,  des 
schismes  et  des  persécutions  de  l'erreur  armée 
par  la  complicité  ordinaire  du  pouvoir  poli- 
tique. Le  berceau  de  l'Eglise  est  déjà  attaqué 
par  la  violence  ;  tous  les  apôtres  ont  été 
martyrs.  L"g  Gnostiques  et  les  Donalisles 
ne  se  bornaient  pas  à  dogmatiser  ;  avec  l'épée 
Circoncellions,  ils  mettaient  tout  à  feu 
et  à  sang.  Dans  l'histoire  de  toutes  les  grandes 
hén  depuis  Arius  jusqu'à  Luther,  vous 

verrez  leurs  partisans    persécuter  les  fidèles 
enfants  de   la    sainte    Eglise   et  tuer,    s'ils  le 
peuvent,   les  confesseurs  de  l'orthodoxie.  Au 
xvu*  siècle,  le   gallicanisme  de   Louis  XIV  et 
courtisans    mitres  persécutait  les  intré- 
pides défenseurs  de  la  monarchie  des  Papes  ; 
le  jansénisme  des  parlements  persé- 
cutait les  défenseurs  du  surnaturel  et  de  la 
départis  par   l'Eglise.  Depuis  un  siècle, 


illicanisme  'est  transforméen  libéralisme  ; 
le,  jansénisme  en  nal uralU me   et  du  natui 

lisme,     connue    du     puits    de.     l'abîme,    nous 

avons    vu    sortir  tous  '  lilieux 

qui  promènent,  dans  nos  rues,  le  drapeau, 
rebelle  d'abord  et.  bientôt  ensanglanté,  de 
leurs    revendications.     Les     gouvernements 

successifs,  hostiles  à  l'Eglise,  par  iufalualion 
révolutionnaire,  ont,  depuis  un  siècle,  plus 
on    moins    persécuté    les    bons    prêtres.    Les 

pies,  inféodes,  par  faiblesse,  ou  par  intérêt, 
à  ces  gouvernements  persécuteurs,  lui  ont 
prêté  main  forte.  C'est  une  situation  qu'il  faut 
déplorer,  mais  il  faut  en  dénoncer  les  exi 

Lu  IS2b,  Lamennais,  l'homme  <U:~,  temps 
nouveaux,  pour  avoir  attaqué  vigoureusement 
et  justement  la  Déclaration  de  1(5X2,  fut,  sur 
l'avis  de  vingt-six  évoques,  envoyé  en  police 
correctionnelle  et  condamné  à  l'amende.  En 
1836,  lesfrères  Allignol,  plus  tard  l'abbé  André, 
pour  avoir  préconisé  savamment  et  pru- 
demment le  retour  au  droit  canonique,  furent 
traités  avec  la  plus  extrême  rigueur,  ce  dernier 
réduit  même  à  chercher  abri  dans  une  écurie. 
En  1840,  Charles  Peltier  et  dom  (iuéranger, 
pour  avoir  réclamé  le  retour  au  droit  canon 
et  à  l'unité  liturgique,  sont  en  butte  à  l'ana- 
thème  et  voient  prématurément  leurs  cheveux 
blanchir  dans  l'épreuve.  On  citerait  diffici- 
lement un  diocèse  où  quelques  victimes  et 
parfois  le  clergé  en  masse  n'ait  pas  eu  à  souffrir 
des  impatiences  gallicanes.  A  Besançon,  les 
deux  Gaume,  Jeanjacquot,  Bergier,  Jac- 
quenet,  Maire,  Decez,Thiébaud  furent  envoyés 
en  exil  ou  à  la  guillotine  sèche.  A  Xancy, 
Rohrbacher,  Régnier,  Gridel,  Hémonet  et 
d'autres  moins  illustres  subirent  la  même 
peine.  A  Langres,  Darboy  et  Drioux  durent 
émigrer  ;  Denis,  Perriot,  Sieur  et  dix  autres 
furent  frappés  sans  rime  ni  raison.  D'autres 
encore  que  je  ne  cite  point,  parce  que  personne 
ne  les  oublie,  comme  Maupied,  Bouix,  Davin, 
Rover,  etc., eurent  a  subir  presque  des  outrages, 
en  tout  cas  des  violences  arbitraires  encore 
plus  qu'injustes.  —  Dans  le  camp  adverse, 
dans  le  camp  gallican  et  libéral,  il  n'y  a  pas 
de  victimes.  L'Eglise  a  horreur  du  sang,  surtout 
du  sang  des  prêtres  qui  pleurent  entre  le  vesti- 
tibule  et  l'autel. 

Depuis  vingt  ans,  la  clairvoyance  du  Pape, 
en  présence  des  attentats  réitérés  de  la  légis- 
lation révolutionnaire,  a  dénoncé,  à  la  ville  et 
au  monde,  la  déchristianisation  éventuelle  de 
la  France.  Cette  déchristianisation  ne  peut 
s'obtenir  que  par  la  complicité  des  prêtres 
français;  car  si  les  prêtres  résistaient  jusqu'à 
l'effusion  du  sang,  non-seulement  la  déchris- 
tianisation serait  impossible,  même  et  surtout 
par  la  violence  ;  mais  le  christianisme  sor- 
tirait triomphant  de  l'épreuve  et  ne  se  ven- 
gerait qu'en  pardonnant.  Pour  démolir  le3 
églises,  il  faut  le  concours  des  mauvais  prêtres. 
Le  gouvernement  des  juifs,  des  protestants, 
des  francs-maçons,  des  libres-penseurs  et  des 
libres-faiseurs  ne  l'ignore  pas  ;  il  traite  les 
catholiques  en  ilotes,  en    parias  ;  il  ne  traite 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


pas  autrement  les  prôtrea  fidèles.  Mais,  pour 

r  des  complices,  il  a  toutes  les  lalilud 

des  Articles  organiques,  toutes  les  ressources 
du  budget,  et,  chose  tiïsie  à  dire,  il  n'a  jamais 
manqué,  il  manque  encore  moins  aujourd'hui 
de  prêtres  Bensibtes  à  La  séduction  de  l'argent, 
des  plaisirs  et  «les  honneurs. 

Le  prêtre,  autrefois  tiré  des  classe?  élevées, 
n'était  pas  toujours  insensible  à  ces  vulgaires 
amorces;  plus  il  s'est  démocratisé,  plus,  sous 
L'impression  du  besoin,  il  est  devenu  ou  timide 
ou  avide.  Du  moins,  c'est  l'idée  que  s'en  font 
les  gens  du  monde.  Le  gouvernement,  qui 
est  comme  l'égout  collecteur  des  passions 
politiques,  s'appuie  sur  ce  préjugé  pour 
corrompre  les  prêtres,  ou  du  moins  pour  les 
tenter.  Le  grand  moyen  dont  il  se  sert,  c'est 
le  trîsor  publie  ;  il  supprime  arbitrairement, 
sans  aucune  forme  de  procès,  les  indemnités 
d'un  prêtre  accusé  sans  preuve  par  la  délation  ; 
il  accorde,  avec  le  même  arbitraire,  les 
cumuls,  les  sinécures  et  les  émoluments  aux 
prêtres  qui  consentent  au  rôle  de  valets  du 
despotisme.  Cela  se  fait  sans  bruit,  comme 
toutes  les  œuvres  corruptrices,  et  par  une 
lente  et  silencieuse  décomposilion. 

P<?r  cette  action  en  sens  contraire  de  l'argent 
octroyé  ou  retiré,  le  gouvernement  a  répandu, 
d'un  côté,  la  terreur,  de  l'autre,  le  servilisme. 
Par  suite,  le  clergé,  sans  qu'il  y  paraisse  beau- 
coup, a  décru  en  vertu  morale  et  a  perdu  dans 
l'estime.  Le  prêtre  aujourd'hui,  pourbeaucoup 
de  gens,  ne  pèse  guère  plus  qu'un  très  humble 
serviteur.  Mais  le  moyen  le  plus  terrible  dont 
ce  gouvernement  d'impies  se  soit  servi  pour 
avilir  le  clergé,  ce  sont  les  choix  d'évêques. 
D'après  les  prévisions  du  Concordat,  ce  gou- 
vernement  qui   n'est  plus   catholique   ni  en 
droit  ni  en  fait,   qui  est  même  persécuteur, 
devrait  être  déchu  du  droit  de  présenter  les 
pasteurs  de  premier  ordre  ;  par  la  condescen- 
dance de  Léon  XIII,  il  garde  le  bénéfice  de 
nomination  épiscopale.  Or,  nous  savons,  par 
des  aveux  et  par  des  discours  officiels,  que, 
pour   être   évêque,   non-seulement  on  ne  re- 
quiert plus  les  talents,  les  vertus,  le  savoir, 
le   caractère  ;   on   se    contente   d'exiger   des 
candidats,   qu'on  choisit  de  préférence  parmi 
les  faibles,  qu'ils  soient,  sinon  favorables,  du 
moins  conciliants  et  non   résistants  à  la  légis- 
lation perséculrice.  Je  ne  voudrais  pas  dire 
qu'on  choisit  des  loups,  mai*  on  cherche  des 
mercenaires,  et  dans  un  si  grand  nombre  de 
prêtres,  il  est  facile  d'en   trouver.  Je  consens 
à  ordre  qu'on   n'y  a  jamais   réussi.   En  tout 
état  de  cause,  je  ne  pose  aucune  question  de 
personnes.  Je  sais  même  que  la  confusion  des 
idées  et  l'habitude  de  se    tromper  assurent, 
aux  plus  coupables,  le    bénéfice    de    toutes 
les  excuses,  et  aux  autres  l'amnistie  de  l'igno- 
rance. 

Par  la  corruption  gouvernementale  des 
prêtres  et  des  évêques,  la  religion  catholique 
est  donc,  parmi  nous,  en  péril  grave. 

l.a  secte,  qui  s'est  emparée  du  pouvoir, 
prétend  faire  disparaître  la  foi  en  Jésus-Christ, 


dans  notre  patrie,  comme  les  Mu-ulmans 
l'ont  (ail  disparaître  des  contrées  de  l'Orient. 
Pour  y  parvenir  lentement,  mais  sûrement, 
le  gouvernement  supprime  ou  asservit  le 
temporel  de  L'Eglise  et  ne  néglige  rien  pour 
empoisonner  les  âmes. 

Léon  XIII  nous  Bignale  le  péril  quand  il 
dit  aux  prêtres  :  «  Montrez,  comme  nous  \ous 
en  avons  averti  très  souvent,  que  les  biens  les 
plus  précieux  et  les  plus  désirables  sont  en 
péril.  Il  ne  faut  reculer  devant  aucun  efiort 
pour  en  conjurer  la  perte:  Pro  'juorum  con- 
servatione  omnes  esse  patibiles  labores.  Dans 
L'Encyclique  Sapientiœ,  Léon  Xlll  prononce 
beaucoup  d'autres  paroles  dans  le  même  sens 
et  ne  néglige  pas  de  dire  que,  ne ptoint  résister, 
ne  point  combattre,  c'est  se  rendre  coupable 
de  trahison. 

Emile  Ollivier,  qu'il  faut  considérer  comme 
un  des  patriciens  de  l'intelligence  et  de 
l'honneur,  disait  à  un  journaliste,  dans  Itome 
même  :  «  Jamais  l'Eglise  de  France  ne  fut 
dans  une  plus  misérable  condilion.  L'évêque 
est  nommé  par  un  délégué  de  la  franc-ma- 
çonnerie. Le  curé  de  canton  (le  chanoine,  le 
supérieur  du  grand  séminaire,  le  vicaire 
général)  n'est  agréé  que  si  le  politicien  radical 
du  lieu  n'y  fait  pas  opposition.  Après  l'école, 
l'Eglise  vient  d'être  laïcisée  par  l'ordonnance 
sur  les  Fabriques.  Que  voulez-vous  que  fasse 
une  Eglise  ainsi  conspuée,  ainsi  garrottée, 
ainsi  annihilée.  Pour  moi,  cela  ne  fait  aucun 
doute,  le  résultat  sera  Y  anéantissement  moral  de 
l'Eglise  en  France.  » 

Ces  attentats  du  gouvernement  persécuteur 
se  perpétuent  aux  applaudissements  de  la  plus 
vile  presse.  «  Jamais,  dit  le  cardinal  Mer- 
millod,  jamais  peut-être  il  n'y  eut  une  sem- 
blable conspiration.  L'Evangile  est  déchiré; 
l'Eglise  est  menacée  ou  insultée  ;  tout  est 
discuté  par  la  presse  quotidienne  ;  les  droits 
les  plus  saints,  les  plus  évidents;  les  libertés 
les  plus  élémentaires  du  catholicisme  sont 
niées  ou  bafouées  tous  les  jours.  Depuis  les 
revues  habilement  écrites  jusqu'aux  feuilles 
brutalement  rédigéesqui  s'adressent  au  peuple, 
tous  ces  organes  de  la  publicité  travaillent  à 
un  but  commun  qui  éclate  aux  yeux  de  tous  : 
avilir  l'Eglise  de  Dieu  et  l'enchaîner  sous  le 
double  despotisme  du  césarisme  et  de  la  déma- 
gogie. » 

Dans  ces  extrémités,  en  présence  d'une 
presse  cyniquement  impie,  d'un  gouvernement 
à  la  fois  corrupteur  et  persécuteur  ;  avec  un 
clergé  ébranlé,  terrorisé  ou  défaillant,  le  plus 
grand  péril  de  l'Eglise,  ce  n'est  pas  le  schisme 
ou  1  hérésie.  Un  évêque  hérétique  succom- 
berait sous  les  clameurs  de  la  foi  ;  un  évêque 
schismatique  serait  vomi  par  la  conscience 
catholique,  comme  un  ver  est  vomi  par  l'es- 
tomac d'un  malade.  Le  plus  grand  danger  de 
l'Eglise,  c'est  un  évêque  nul,  sans  talent,  sans 
savoir,  sans  vertu,  sans  caractère.  Vous  allez 
me  dire  qu'un  prêtre  aussi  dépourvu  ne  sera 
jamais  élevé  à  l'épiscopat.  Je  vous  en  demande 
bien   pardon:   un   prêtre    de    rien,    que   son 


LIVRE  QUATRE-VINGT QUINZIÈME 


ôvêque  tient,  comme  curé,  pour  an  Imbécile, 
peut  devenir  évoque,  s'il  a  dans  sa  parenté 
«les  excommuniés  ou  «1rs  francs-maçons  en 
haut  crédit  dans  le  monde  politique.  En  vain 
.son  évoque  et  tout  le  clergé  du  diocèse 
s'élèvent,  indignés,  contre  ce  choix  ;  en  vain 
ce  prêtre  sans  conscience  décourage  tous  les 
lions  vouloirs  par  la  visibilité  de  son  néant; 
en  vain  sont  avertis  du  crime  de  son  élévation 
ceux  qui  pourraient  l'empêcher;  du  moment 
que  les  francs-maçons  et  les  excommuniés 
s'obstinent,  il  est  élu  évoque,  et  alors  malheur 
à  lui,  malheur  à  l'Eglise,  si  le  Nonce  l'accepte 
et  m  le  Pape  le  préconise. 

Uu  év&pue  nul  n'est  pas  nécessairement  un 
mauvais  évoque.  Son  orientation  dépend  de 

-  entours,  et,  suivant  qu'il  est  bien  ou  mal 
dirigé,  il  va  à  droite  ou  à  gauche.  Le  gouver- 
nement, pour  s'assurercontre ses  bons  vouloirs, 
lui  impose  un  secrétaire  en  sus,  quelquefois 
deux  grands  vicaires,  pris  parmi  les  prêtres 
hors  cadre  du  clergé  de  Paris,  et  ils  sont 
nombreux  ceux  qui  grattent  à  la  porte  du 
ministère  des  cultes  pour  en  recevoir  la 
pitance.  On  les  bombarde  grands  person- 
nages ;  hier  inconnus  du  diocèse,  demain  ils 
en  seront  les  maîtres.  Ces  misérables,  —  car 
il  n'y  a  point  d'autre  mot  pour  les  flétrir,  — 
une  fois  dans  les  honneurs,  font  tout  le  mal 
qu'ils  peuvent  pour  obtenir,  en  récompense, 
un  accroissement  de  fortune.  S'ils  rencontrent 
des  obsiacles,  ils  les  brisent  ;  si  le  clergé  local 
les  laisse  faire,  ils  poussent  per  fus  et  nefas, 
au  but  de  leur  ambition,  en  exécutantles  con- 
signes de  L'Etat  persécuteur. 

Le  gouvernement  ne  choisit  pas  que  des 
évoques  nuls,  il  en  choisit  d'autres  d'un  cer- 
tain relief,  et  même  de  bons,  quand  il  se 
trompe  ;  mais  il  les  veut  complaisants  ou  com- 
plices, complaisants  s'ils  s'engagent  au  moins 
verbalement  à  respecter  les  lois  intangibles; 
complices,  s'il  s'engagent  par  leur  signature 
à  se  mettre  et  à  rester  aux  ordres  du  pouvoir. 

Le  gouvernement  réussit-il  dans  ses  desseins 
d'asservissement  de  l'Eglise?  —  Par  ses  lois, 
il  y  réussit:  par  ses  actes,  il  y  travaille  sans 
cesse  ;  s'il  rencontre  des  obstacles  dans 
l'Eglise,  nous  voulons  le  croire,  soit  parce 
que  la  conscience  des  évêques  se  refuse  à  la 
trahison  ;  soit  parce  qu'ils  déjouent,  par 
leur  ministère  saintement  épiscopal,  le  grand 
complot  ourdi  et  poursuivi  contre  nos  églises. 
Maison  peut  croire,  sans  présomption,  que  ce 
complot  a,  d'ores  et  déjà,  des  agents  cachés 
même  dans  l'Eglise. 

faiblesses  toutefois  ne  constituent  que 
des  défaillances  personnelles  et  un  énervement 
sans  honneur,  tant  que  le  Pape  ne  s'est  pas, 
comme  Pascal  II,  laissé  surprendre  par  quelque 
Concession  malheureuse.  Or,  Léon  XIII,  sur 
qui  repose  en  définitive  l'Eglise,  a  donné  aux 
Français,  par  une  Encyclique  expresse,  une 
double  consigne,  la  consigne  de  ralliement 
i  li  république,  la  consigne  de  combat  contre 
la  législation  anti-chrétienne  du  persécuteur. 

Cette  consigne  est  sage,  elle  est  claire,  elle 


eût  pu  suffire  à  notre  salut;  mais  oit  parla 
maladresse  des  commentaires,  soil  par  l'inertie 
qui  s'est  mise  insolemmentà  la  place  de  l'action 
commandée,  elle  n'a  été  suivie  d'aucun  effet. 

Pour  expliquer  le  ralliement  dicté  par  la 
simple  prudence  et  limité  par  ses  conseils,  un 
orateur  de  haute  envergure  a  voulu  le  mettre 
sur  le  compte  de  [à  flexibilité  divine.  Flexibilité 
divine  66 1  un  grand  mot  qui  fait  bien  dans 
un  discours  ;  mais  si  vous  l'analysez  à 
l'appareil  de  Marsh,  le  résidu  qui  parait  à 
la  lentille  fait  une  triste  ligure. 

«  Flexibilité  divine  dil  un  journal,  signifie, 
en  d'autres  termes,  d'une  parfaite  équivalence, 
que  Dieu  est  flexible.  Jusqu'à  présent,  cet 
attribut  ne  brillait,  dans  les  traités  l)n  Deo, 
que  par  son  absence  ;  en  retour,  on  y  trouvait 
surabondamment  tous  les  contraires.  Dieu  est 
celui  qui  est  ;  Dieu  est  l'absolu  dans  l'ordre  des 
concepts  et  dans  l'ordre  des  réalités  ;  Dieu  est 
l'être  nécessaire,  rigoureux  dans  sa  vérité, 
juste  dans  sa  bonté,  tout-puissant  créateur  du 
ciel  et  de  la  terre. 

«  Dans  la  logomachie  oratoire,  tous  ces 
attributs  disparaissent  pour  faire  place  à  la 
flexibilité  divine.  Un  Dieu  en  caoutchouc,  qui 
s'étire  dans  tous  les  sens,  se  prête  à  toutes 
les  formes,  admet  toutes  les  variations,  voilà 
qui  serait  imbécile  à  penseret  odieux  à  dire... 
et  pourtant  la  flexibilité  divine  ne  se  prête 
pas  à  une  autre  interprétation.  Ce  Dieu  flexi- 
ble, c'est  le  magot  que  chantait  Béranger, 
pour  l'usage  exclusif  des  bonnes  gens;  c'est 
le  Dieu  in  fieri  dont  parle  le  philosophe  alle- 
mand, pour  l'approprier  à  toutes  les  folies  de 
son  imagination. 

«  On  va  dire  que  cette  flexibilité  n'est  pas 
attribuée  à  Dieu  en  lui-même,  mais  à  Dieu 
vivant  dans  son  Eglise.  Voici,  là-dessus,  tout 
ce  qui  peut  se  dire  sagement  :  1°  Que  l'Eglise 
se  prête  à  toutes  les  constitutions,  à  tous  les 
systèmes  politiques,  à  toutes  les  formes  de 
gouvernement;  2°  qu'elle  ne  s'inféode  à  aucun 
gouvernement,  quelle  qu'en  soit  la  forme, 
mais  doit  et  veut  jouir  de  toutes  les  préroga- 
tives de  sa  divine  institution. 

«  En  parlant  d'une  manière  abstraite,  rien 
de  plus  vrai  :  mais  en  parlant  d'une  manière 
pratique,  selon  les  sages  de  tous  les  temps, 
selon  la  grande  expérience  de  l'histoire,  j'ose 
dire  que  toutes  les  préférences  de  l'Eglise  sont 
pour  la  monarchie.  Les  philosophes,  même 
païens,  un  Platon,  un  Aristote,  un  Sénèque, 
ne  pensent  pas,  sur  ce  point,  autrement  que 
Bellarmin,  Suarez  et  tous  les  grands  docteurs 
de  l'école.  Ces  grands  esprits  reconnaissent 
sans  doute  la  souveraineté  du  peuple,  comme 
dérivée  de  la  souveraineté  de  Dieu  ;  mais  ils 
n'admettent,  dans  l'exercice  de  cette  souve- 
raineté populaire,  aucune  exception  qui  porte 
préjudice  à  la  souveraineté  de  Dieu. 

«  Par  conséquent,  si  nous  attribuons  à  l'E- 
glise un  esprit  de  charitable  condescendance 
envers  les  personnes  ;  si  nous  reconnaissons, 
dans  l'Eglise,  un  grand  esprit  de  conciliation 
lorsqu'il  s'agit  d'intérêts  purement  temporels, 


682 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


nous  <  1  <■  \  < 1 1 1 -  procl  imer  1res  haul  que,  quand 
il  s'agit  de  choses  contraires  à  la  Foi,  aux 
bonnes  moeurs,  à  la  discipline  sacrée,  l'Eglise 
ne  peul  ni  les  approuver,  ni  môme  les  tolérer, 
ni  même  se  taire  devant  les  auteurs  Je  ces 
atti  ntats. 

«  Les  saints  ne  se  sont  jouais  tus.  Nous 
avons  onze  millions  de  martyrs  qui  se  sont  fait 
hacher  plutôt  que  de  consentir  au  mensonge 
et  à  l'injustice.  Ce  chiffre  me  parait  suffisant 
pour  prouver,  à  la  face  du  genre  humain  et 
malgré  toutes  ses  défaillances,  la  souveraine 
intransigeance  de  l'Eglise. 

«  Vous  avez  donc  cent  mille  fois  raison  lors- 
que vous  dites  :  «  Faire  la  couràDumay  pour 
se  faire  nommer  évêque  ;  aduler  les  ministres 
francs-maçons  et  persécuteurs,  ce  n'est  pas 
de  la  flexibilité,  c'est  de  la  bassesse,  de  la 
lâcheté...  »  et  vous  pourriez  ajouter:  de  la 
trahison. 

«  Vous  ave/,  cent  mille  fois  raison  quand 
vous  ajoutez:  «  Et  il  n'est  fias  d'obstacles,  de 
barricades,  de  pavés,  de  portes  de  prison,  de 
verrous  et  de  chaînes,  que  la  république  ac- 
tif lie  ait  épargnés  en  vue  de  barrer  la  route 
à  l'Eglise.  » 

«  Le  pape  Léon  XIII  est  allé  plus  loin  lors- 
qu'il a  signalé,  en  France,  un  ensemble  de 
législation  hostile  à  l'Eglise  et  un  parti  de 
francs-maçons,  de  juifs,  de  libre-penseurs, 
qui  veut,  qui  poursuit,  avec  acharnement  et 
fureur,  la  déchristianisation  de  la  France.  Je 
souligne  le  mot  déchristianisation,  qui  est  le 
mot  propre  du  Pape. 

«  La  réalité,  c'est  qu'on  nous  prend  à  la 
gorge  pour  nous  étrangler. 

«  Parler  après  cela  de  flexibilité  divine,  de 
laisser  pause)-,  c'est  se  soustraire  à  la  réalité 
des  choses  et  au  devoir  de  résistance  que  cette 
réalité  impose  à  l'homme  de  foi. 

«  Non,  non,  pas  de  flexibilité',  pas  de  solli- 
citations  énervées  par  nos  attitudes  ;  mais 
debout  sur  l'arène,  l'épée  au  poing  et  toujours 
en  avant  ! 

«  Marchez,  marchez.  Les  braves  ont  toujours 
gouverné  le  monde  ;  et,  s'ils  ne  le  gouvernent 
pas,  ils  doivent  l'arrachera  la  séduction.  Dieu 
est  chez  lui  en  France  ;  le  dernier  mot  doit 
rester  à  ses  soldats. 

«  C'est  un  vieux  Malhathias  qui  écrit  ces 
choses,  d'une  main  alourdie  par  l'âge  mais 
d'un  cœur  que  fait  toujours  vibrer  l'amour  de 
la  sainte  Fglise.  » 

En  présence  des  exagérations  et  de  ces  dé- 
faillances qui  se  produisent  partout,  l'archevê- 
que de  Bourges  interroge  Rome.  Home  lui  ré- 
pond qu'il  n'y  a  rien  de  changé  dans  la  consigne 
de  Léon  XI  11  au  regard  tic  la  France.  L'n  corres- 
pondant de  |ournal  di-eute  ainsi  cette  réponse  : 

«  Rien  de  changé,  c'est  à  merveille,  et,  en 
preuve,  la  lettre  du  Pape  en  réfère  à  l'Ency- 
clique aux  Français,  relative  au  ralliement  ou 
à  l'Encyclique  Rerwn  novarum  sur  la  condi- 
tion d^s  ouvriers. 

«  J'admets  sans  discussion  que  le  Pape, 
dans  son  for  intérieur  et  dans  l'expression  de 


conseil-,"''»  pw  changé  ;  j'en  suis  même 
persuadé    et    convaincu.    Mai-     la     parole    du 

Pape,  tombée  dans  le  milieu  français,  a  pro- 
duit une  telle  divergence,  une  telle  opposition 
de  commentaires  qu'on  n'a  jamais  bien  su  à 
quoi  se  prendre  dans  ce  monde  de  contradic- 
tion. 

"  Pour  m'en  tenir  à  l'Encyclique  aux  Fran- 
çais, le  Pape  recommandai!  l'acceptation  du 
ivernemenl  de  fait,  devoir  que  le  gouver- 
nement pontifical  a  toujours  inculqué  depuis 
un  siècle.  En  même  temps,  le  Pape  exhortait 
catholiques  à  combattre  cette  législation 
antichrétienne  qui  vise  à  introduire  l'athéisme 
ial  dans  les  institutions  de  1  a  France.  Pen- 
dant qu'il  préconisait  la  soumission,  le  Pape 
prêchai!  une  croisade  à  l'intérieur,  une  œuvre 
collective  de  défense  vigoureuse  contre  l'Islam 
révolutionnaire. 

«  Or,  cette  parole,  si  réservée  d'une  part, 
si  vaillante  de  l'autre,  n'a  point  été  prise  à  la 
lettre.  On  a  exagéré  l'obligation  du  rallie- 
ment, on  a  7ni<  de  côlé  la  prédication  de 
combat.  On  a  fait  table  rase  des  crimes  de  la 
République,  et  l'on  s'est  attaché  à  celte  forme 
de  gouvernement  comme  à  un  idéal  de  per- 
fection politiqu  . 

«  De  là  ces  deux  conséquences  : 

«  1°  Les  évêques  les  moins  énergiques,  les 
plus  inertes  ont  été  tenus  pour  des  proto- 
types de  sagesse,  carillonnés  dans  les  feuilles 
républicaines,  décorés  de  la  Légion  d'hon- 
neur ; 

«2°  Fes  évoques  les  plus  braves,  les  plus 
forts  en  doctrines  les  plus  intrépides  a  l'ac- 
tion :  les  Gouthe-Soulard,  les  Trégaro,  les 
Isoard,  lesFava,  les  Cotton,  les  Cabrieres,  ont 
été  réputés  imprudents,  excessifs,  plus  propres 
à  nous  attirer  des  malheurs  qu'à  les  conjurer. 

«  Je  ne  puis  pas  sérieusement  croire  que  le 
Pape  ait  pu  approuver  un  instant  les  soldats 
aux  bras  croisés,  les  partisans  du  farniente 
épiscopal,  si  aimés  du  gouvernement;  mais 
rien  ne  prouve  non  plus  que  le  Pape  les  ait 
condamnés. 

«  Je  ne  puis  pas  davantage  croire  que  le 
Pape  ait  pu  désapprouver  les  vaillants  défen- 
seurs de  l'Eglise  :  que  le  Pape  ait  pu  ré- 
prouver ceux  qui,  parmi  nous,  marchent  sur 
les  traces  glorieuses  des  Jérôme,  des  Basile 
et  des  Athanase.  Mais  rien  ne  prouve  non 
plus  que  le  Pape  les  ait  approuvés,  recom- 
mandés à  l'imitation,  exhortés  à  la  persévé- 
rance. 

«  On  a  même  dit  que  le  Pape  avait  regretté 
les  initiatives  les  plus  courageuses,  et  l'on 
sait  que  tel  prêtre,  proscrit  pour  avoir  dé- 
fendu courageusement  l'Eglise,  n'a  jamais 
reçu  du  Pape  le  mot  qui  pouvait  le  relever 
de  la  plus  vile  et  de  la  plus  injuste  des  dis- 


grâces 


«  Alors  quoi  ?  Il  n'y  a  rien  de  changé  dans 
la  consigne  du  Pape,  mais  on  ne  sait  pas 
quelle  est  cette  consigne. 

«  La  consigne  est-elle  de  se  croiser  les  bras 
et  de  ronfler  en  toute  espérance  ?  La  consigne 


LIVnK  QUATRE-VING1  QUINZIEME 


083 


eBl-elle  de  desci  odre  dana  l'ai  'ne  el  de  com- 
battre pro  !><<>  n  pro  patriaPNoun  n'en  sa- 
vons rien. 

«  Si  la  consignées!  de  ne  rien  faire,  il  faut 
le  dire  ;  si  la  consigne  est  de  lutter  vaillam- 
ment, il  faut  le  dire  encore,  et  ne  plus  nous 
laisser  dans  cette  incertitude,  dans  cette  op- 
position d'idées  et  de  conduites,  qui  prête  a 
toutes  les  lâchetés,  à  toutes  1rs  trahisons,  et 
qui  donne  parmi  nous,  au  Saint-Siège,  une 
fausse  couleur  si  mal  assortie  aux  splendeurs 
de  son  histoire. 

«J'ai  toujours  pensé  que  Léon  XIII,  esprit 
si  rigoureux  dans  ses  lot  mules,  avait  quelque 
chose  des  ardeurs  d'un  Grégoire  VII  ;  mais  je 
suis  obligé  de  reconnaître  que  ces  leçons  mal 
comprises  lui  donnent  une  autre  apparence, 
une  apparence  qui  n'ajoute  pas,  à  l'éclat  des 
doctrines,  l'énergie  des  grands  combats.  » 

La  réponse  de  Home  à  l'archevêque  de 
Bourges  n'a  pas  fait  la  lumière  dans  les  têtes 
rebelles  à  toute  illumination  ;  le  cardinal-ar- 
chevêque de  Paris  interroge  à  son  tour.  Le 
Pape  répond  une  seconde  fois  sur  l'éternelle, 
toujours  pressanteet  toujours  obscure  question 
de  ia  défense  de  l'Eglise  en  France.  Voici,  sur 
celte  réponse,  quelques  notes  empruntées  à 
un  journal. 

«  En  principe,  il  est  plus  que  certain  que 
l'Kglise  doit  être  défendue;  elle  ne  peut  ni  ne 
doit  se  laisser  condamner  sans  se  faire  en- 
tendre ;  elle  ne  peut  ni  ne  doit  souffrir  qu'on 
la  frappe,  sans  protester  contre  la  violence. 

«  En  droit,  il  est  également  certain  que  la 
défense  de  l'Eglise  en  France  peut  et  doit  se 
développer   dans  trois  sphères    connexes   et 

;inctes  :  1°  dans  la  sphère  du  droit  divin 
de  la  sainte  Eglise  ;  2°  dans  la  sphère  du  droit 
international  déterminé  pour  nous  par  le  Con- 
cordat; 3°  dans  la  sphère  du  droit  constitu- 
tionnel et  social,  tel  qu'il  résulte  de  nos  insti- 
tutions et  des  principes  de  89. 

«  Or,  dans  sa  nouvelle  lettre,  Léon  XIII, 
écartant,  au  moins  par  prétermission,  nos 
deux  premiers  moyens  de  défense,  écrit  à 
l'archevêque  de  Paris  :  «  Que  les  catholiques 
se  placent  donc  résolument  sur  le  terrain  des 
institutions  existantes  que  la  France  s'est 
données,  pour  y  travailler  à  l'intérêt  commun 
de  la  religion  et  de  la  patrie,  avec  cet  esprit 
d'unanimité  et  de  concorde  dont  tout  bon  ca- 
tholique doit  être  animé.  » 

a  D'autre  part,  M.  Et.  Lamy,  président  de 

la   Fédération  catholique,  qui  «avait  toujours 

.  é  et    dirigé   la    défense   politique   de 

•  :  dans  le  sens  du  Pape,  sur  le  terrain 

ulionnel   et   social,  seul  admissible,   lo- 

[uement,   pour  une   défense  politique,   est 
igé,  pour  cause  de  dissentiment  avec  les 
catholique-,  de  donner  sa  démission. 

"   De  plus,  le  Moniteur   universel  nous  in- 
forme que  la  désunion   règne  de  plus  en  plus 
catholiques.  Dans  leurs  congrès,  on 
ute  plus,  on  se  dispute,  sur  le  crescendo 
d'un  diapason   analogue  à  la  dominante   des 
publiqui 


«    En    d'autres    tenues,   ce    qui   prévaut, 

parmi  les  cal  ludiques,  sur  le  terrain  de  la  dé- 
fense nécessaire  et  obligatoire,  c'esl  la  confu 
sion  des  idées,  c'esl  l'antagonisme  des  résolu- 
tions, c'est  la  neutralisation  des  acti 
«  Résultai  :  zéro. 

lors1  on  demande  de  nouvelles  explica- 
tions et,  plus  il  nous  eu  vient  de  Rome,  plus 
les  ténèbres  s'épaississent,  plus  les  hostilités 
s'accusent,  plus  le  néant  triomphe. 

«  La  chose  est  pourtant,  bien  simple  :  veut- 
on  ou  ne  veut-on  pas  que  l'Eglise  soit  dé- 
fendue contre  la  persécution  ? 

«  Si  c'est  non,  <  roisons-nous  les  bras,  cou- 
eboas-nous  par  terre  et  donnons  carte 
blanche  a  l'ennemi.  Si  c'est  oui,  en  avant  et 
guerre  sur  toute  la  ligne  ! 

«  L'est  l'un  ou  l'autre  ;  il  n'y  a  pas  de 
moyen  terme,  et  ni  la  foi  ni  la  conscience 
n'admettent  de  déclinatoire. 

«  Un  homme  de  sens,  qui  tiendrait  la 
plume  pour  préciser  la  consigne  du  Pape, 
voudrait  poser  deux  ou  trois  points,  et  les 
po-er  avec  une  telle  évidence,  une  telle  déci- 
sion, qu'il  n'y  ail  plus  place  ni  pour  l'igno- 
rance, ni  pour  la  confusion,  ni  pour  l'inertie, 
ni  pour  la  perfidie,  ni  surtout  pour  cette  so- 
phistique absurde  qui  nous  énerve  et  nous 
déshonore,  en  attendant  qu'elle  nous  tue. 

«  Je  n'écris  point  cette  lettre  en  esprit  d'op- 
position. Je  demande  seulement  un  mot 
d'ordre  clair,  une  proclamation  du  généra- 
lissime de  l'armée  catholique. 

«  Je  suis  de  ceux  qui  pensent  que,  pour 
l'Eglise:  exister,  c'est  comhatlre;  ne  pas 
combattre,  c'esl  abdiquer.  » 

Dans  ces  ténèbres,  et  ces  incertitudes,  il 
faut,  pour  nous  orienter,  prendre  à  la  main 
le  llambeau  de  l'histoire.  A  l'aurore  de  ce 
siècle,  la  révolution  avait  fait  table  rase  du 
Christianisme;  elle  avait  fermé  les  Eglises, 
détruit  les  écoles  et  les  maisons  de  charité, 
confisqué  les  vingt  milliards  de  biens  qui  ali- 
menteraient ces  institutions.  Ces  ruines,  ef- 
fectuées par  le  cyclone  révolutionnaire, 
avaient  été  préparées  par  le  gallicanisme  de 
Bossuet,  le  rigorisme  de  Jansénius  et  le  phi— 
losophisme  de  Voltaire.  En  18ul,  lorsque  le 
Concordat  rouvrit  les  églises,  il  les  rendit 
nues  au  culte  et  laissa  aux  catholiques  le  soin 
de  les  orner,  de  reconstruire  des  écoles  et  de 
rendre  aux  édifices  religieux  tous  les  complé- 
ments assortis  aux  splendeurs  d'autrefois. 
Par  une  contradiction  étrange,  au  moment 
où  il  voulait  rétablir  l'exercice  légal  du  Chris- 
tianisme, il  entendait  le  river  à  toutes  les 
fausses  doctrines  qui  avaient  entraîné  sa 
ruine.  L'histoire  de  l'Eglise  en  France  au 
XIXe  siècle,  c'est  l'histoire  d'un  clergé  qui 
veut  se  défendre  des  aberrations  du  particu- 
larisme français  et  sceller  du  sceau  de  la 
durée  ses  œuvres  restauratrices  en  les  éta- 
blissant sur  le  roc  de  Saint- Pierre,  suc  la 
pierre  fondamentale  de  l'Eglise,  mère  el  maî- 
tresse de  toutes  les  églises. 

Lamennais  le  premier  conçut  ce  dessein  et 


684 


HISTOIRE  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


pendant   plus  de  vingt  années   en  poursuivit 
l'exécution.  La  prédication  de  Lamennais  lui 

iia.  finis  toutes  les  Bphèrea  de  la  science 
ecclésiastique,    des  disciple-  zélés   et   forts, 
qui  amenèrent,  en   France,  la  création  d'ane 
école  romaine  ;  mais,  en  même  temps,  l'école 
gallicane,  avec   l'appui  du  gouvernement,  et 
le  concours  ordinaire  de  toutes  les  passions, 
entendait  ne  restaurer  nos  églises  que  d'après 
le  gallicanisme  de  Bossuet.  Le  duel  fut,  dès 
lors,  entre  Bossuet  et  Lamennais,  ou    plutôt 
entre  Gousset,   Guéranger,    Gerbet,   Parisis, 
Veuillot  et  Frayssinous,  Dupanloup.  Mathieu, 
plus  queques  sectaires  aveugles,  étroits,  obs- 
tinés, mais  trop  petits  pour  que  leurs  noms 
appartiennent  à  l'histoire.  Au  fond,  ce  combat 
séculaire   entre   gallicans    et    ullramonlains, 
visa  toujours  le  maintien  ou  le  rejet  de  la  dé- 
claration gallicane  de  1G82.  Dans  la  forme,  il 
changea  d'aspect  suivant  les  événements  qui 
se  produisaient;  le  gallicanisme  se  métamor- 
phosa même  en  libéralisme  et,  principalement 
par  Dupanloup,  voulut  se  donner  les  couleurs 
de   l'orthodoxie  et  les  gloires  du  triomphe. 
Mais    s'il    put  compter,    dans  son   sein,  des 
hommes  de  talent,  ce  parti,  par  le  défaut  ou 
l'erreur  de  ses  doctrines,  fut  condamné  à  de 
continuelles  défaites.  C'est  un  parti  qui  n'a  pu 
se  survivre  qu'en  se  disant  romain  sans  l'être 
en  se   donnant  une  apparence  vaine,  qui  ne 
peut  plus  excuser  que  l'ignorance. 

En  même  temps  que  se  poursuivait,  pen- 
dant un  siccle,  ce  duel  entre  gallicans  et  ul- 
tramontains,  les  doctrines  du  philosophisme 
impie  se  prêtaient  à  d'autres  transformations 
et,  pour  le  dire,  à  une  dégradation  continue. 
Le  matérialisme,  il  est  vrai,  faisait  place  au 
spiritualisme;  mais  ce  spiritualisme  excluait 
l'Evangile  et  l'Eglise  ;  il  se  disait  rationaliste 
et  se  précipitait  vers  l'abîme  de  la  libre- 
pensée.  Tour  à  tour  éclectique,  positiviste, 
mais  pas  chrétien,  il  se  dit  maintenant  anar- 
chiste et  socialiste.  Par  l'anarchie  il  pose  la 
divinité  de  l'homme  ;  par  le  socialisme,  il  le 
supprime,  pour  l'asservir  à  l'omnipotence  de 
l'Etat.  C'est  la  résurrection  simultanée  de 
César  et  de  Brulus,  tous  deux  misérables  ty- 
rans. 

Ce  qui  se  dit  dans  les  écoles  a  peu  d'impor- 
tance ;  ce  qui  se  clame  dans  les  journaux, 
s'établit  par  les  lois,  se  poursuit  par  les  ma- 
nœuvres des  partis,  s'accomplit  par  les  at- 
tentats du  gouvernement,  c'est  cela  qui  doit 
attirer  l'attention  et  provoquer  l'effroi. 

Le  trait  caractéristique  de  la  situation  pré- 
sente, ce  qui  rend  nos  incertitudes  plus  fu- 
nestes, nos  divisions  plus  fâcheuses,  nos  iner- 
ties plus  lamentables,  c'est  que,  tandis  que 
l'ennemi  pousse  à  fond  le  programme  de  des- 
tructions sociales,  l'Eglise  qui  seule  peut  sau- 
ver la  Fiance,  mais  qui  ne  peut  la  sauver  que 
par  Jésus  Christ,  par  l'Evangile  et  par  la 
Croix,  entend  tout  sauver  par  la  politique, 
par  l'habileté  humaine,  par  une  prudence  qui 
ne  sauve  rien,  pas  même  les  apparences. 

Ce  qui  me  confond,  ce  qui  me  navre,  c'est 


que,  même  la  menace  de  déchristianisation  ne 
secoue  pas  les  torpeurs,  ne  réveille  pas  les 
convictions,  n'exaspère  pas  les  sentiments  et 
n'arme  pas  les  bras.  Où  donc  sont  en  France, 
le-  derniers  tenants  de  L'Ecole  Romaine  ? 

D'ailleurs,  si  j'en  crois  un  journal,  il  y  a 
pire  : 

«  Nous  dites  que  le  gouvernement  républi- 
cain, dans  toutes  les  fractions  de  son  parti, 
vise  à  la  déchristianisation  de  la  France. 
C'est  incontestable  ;  mais,  à  mon  avis,  il  va 
beaucoup  plus  loin  ;  il  va  jusqu'à  l'anéantis- 
sement de  toutes  les  confessions  religieuses, 
et  le  dernier  but  de  ses  efforts,  c'est  le  triomphe 
de  l'athéisme  social. 

«  Cet  athéisme,  que  l'antiquité  n'a  pas 
connu,  que  l'ère  moderne  avait  réprouvé  au 
nom  de  la  philosophie,  les  républicains  de 
parti  ne  le  préconisent  pas  seulement  comme 
principe  nécessaire  de  la  pensée,  mais  comme 
règle  de  législation. 

«  La  franc-maçonnerie  a  conçu  ce  projet 
dans  ses  lo^es  ;  un  ramas  de  fanatiques,  plus 
ou  moins  furieux,  pousse  à  sa  réalisation. 
Pour  faire  aboutir  ce  complot,  les  meneurs 
n'ont  pas  affiché  crânement  la  résolution 
d'athéisme;  celte  cynique  maladresse  eût 
provoqué  les  bravos  compromettants  île 
l'anarchie  et  du  socialisme.  Dans  leur  hypo- 
crisie, ils  n'ont  même  pas  abordé,  en  bloc, 
l'entreprise  d'une  constitution  civile  du  clergé, 
dogmatisme  législatif  trop  déshonoré  par  la 
trahison  et  décrié  pour  ses  crimes.  Leur  pru- 
dente habileté  les  pose  tout  simplement 
comme  patriotes  fidèles  à  89,  revendicateurs 
forcés  des  prérogatives  de  l'Etat.  Sous  ce 
couvert,  ils  ont  multiplié  les  attentats  contre 
l'Eglise  et  détruit  à  peu  près  le  Concordat. 
Mais  ce  n'est  là  qu'un  article  de  leur  pro- 
gramme, une  épisode  de  la  lutte,  un  achemi- 
nement voilé  vers  le  dogme  destructeur  de 
l'athéisme  et  la  morale  à  rebours  du  be-tia- 
lisme.  Tenez,  que  tel  est  bien  l'objectif  du 
parti,  son  credo  et  sa  loi. 

«  On  ne  peut  en  arriver  là,  comme  Néron, 
Dioctétien  et  Robespierre,  par  la  force;  on  ne 
veut  même  pas  y  arriver  par  une  ruse  mala- 
droite comme  Julien  l'Apostat.  La  consigne 
républicaine  est  de  procéder  en  douceur,  en 
corrompant  le  clergé  et  en  préparant  sa  trahi- 
son. Vous  avez  très  bien  vu  qu'on  espère  at- 
teindre ce  double  but  en  mettant,  à  la  mort 
de  chaque  évèque,  les  biens  de  son  diocèse  à 
l'encan,  et  en  nommant  pour  évêques  deR  ec- 
clésiastiques incapables  de  résistance.  Mais 
li  puissance  d'un  évèque  est  si  grande,  si  ter- 
rible, que,  dans  toutes  les  crises  de  l'Eglise, 
même  quand  la  majorité  des  évêques  se  tai- 
sait, il  a  suffi  d'un  seul  champion  intrépide 
pour  tout  sauver.  Or,  et  c'est  ici  le  point  sur 
lequel  je  veux  attirer  votre  attention,  —  pour 
s'épargner  les  protestations  épiscopales,  qui 
seraient  victorieuses  si  elles  étaient  coura- 
geuses, —  le  directeur  des  cultes  ne  se  con- 
tente plus  de  demander  aux  épiscopables  le 
respect  des  lois  qu'il  appelle  intangibles  ;   il 


UVI1K  QUATRE  VINGT-QUINZlf  ME 


085 


s'applique  encore,  pour  les  prémunir  contre 
1rs  lenlationB  de  bravoure,  à  leur  imposer  ci- 
vilement dès  vicaires  généraux  et  des  se- 
crétaires acquis  d'avance  à  son  programme. 

«  Autrefois  l'évèque  choisissait  libremenl 
ses  grands-vicaires  ;  l'Etat  les  agréait,  pure 
formalité  ipio  n'entravait  jamais  un  refus, 
Aujourd'hui  l'agrément  de  l'Etat  est  un  veto. 
Depuis  vingt  ans,  le  ministère  dos  cultes  im- 
pose civilement,  au  nouvel  évéque,  deux  ou 
trois  crampons,  garants  de  son  esclavage. 

«  Aux  yeux  de  la  conspiration  judéo-maçon- 
nique, l'évoque  doit  être  un  serviteur  timide, 
un  laquais  mitre  ;  ses  coopérateurs,  acquis  à 
la  conspiration  par  la  promesse  d'une  récom- 
pense simoniaque,  sont  des  seifs  de  la  franc- 
maçonnerie,  serfs  aussi  légers  de  mœurs  que 
de  doctrines,  mais  des  princes  irresponsables, 
des  despotes  tout-puissants,  des  persécuteurs 
très  résolus. 

«  Ainsi,  l'Eglise,  en  France,  est  en  butte  à 
une  double  persécution  :  la  persécution  lé- 
gislative et-gouvernementale,  dont  vous  com- 
battez chaque  jour  les  attentats  ;  et  la  persé- 
cution grand-vicariale,  qui  poursuit  de  ses 
rigueurs  tous  les  prêtres  dont  le  zèle  contre- 
carre les  projets  du  gouvernement,  et  dont 
les  œuvres  menacent  de  renversement  ses  sa- 
crilèges entreprises.  Au  dedans  et  au  dehors, 
l'Eglise  est  battue  en  brèche  :  ici,  par  la  fu- 
reur de  ses  ennemis  ;  là,  par  l'aveuglement 
de  ses  infidèles  serviteurs  et  la  félonie  des 
traîtres. 

«  J'ai  cru  important  d'attirer  l'attention  sur 
cette  persécution  par  des  gens  d'Eglise.  C'est 
là  un  élément  très  actif  de  dissolution  et  la 
préparation  évidente  à  de  plus  graves  catas- 
trophes. Nous  arrivons  aux  Loménie,  moins 
la  nais-ance,  aux  Talleyrand,  moins  l'esprit, 
aux  Gobel.  Pour  moi,  j'en  connais  plusieurs  ; 
il  n'est  que  temps  de  crier  haro.  » 

Le  prêtre  qui  écrit  l'histoire  dans  des  temps 
si  confus,  est  obligé,  par  devoir,  à  porter,  sur 
les  événements  et  sur  les  hommes,  le  jugement 
de  l'orthodoxie  et  l'appréciation  de  la  loyauté. 
Ce  jugement,  toujours  délicat,  est  plus  dif- 
ficile encore,  lorsqu'il  s'agit  des  incidents  de 
la  veille.  L'obscurité  des  choses,  les  passions 
des  hommes,  les  mensonges  de  la  presse,  la 
faiblesse  même  de  notre  esprit  rendent  plus  dif- 
ficile de  s'orienter  et  conseillent  de  ne  trancher 
jamais.  Pour  nous,  sans  nous  targuer  d'aucun 
privilège,  l'œil  fixé  sur  la  boussole  de  la  sainte 
Eglise  homaineet  sur  les  enseignements  de  ses 
pontifes,  sans  que  notre  cœur  tremble  ni  que 
noire  plume  hésite,  nous  avons  prononcé,  en 
première  instance,  les  jugements  de  Dieu.  — 
Les  Allemands  ont  émis,  sur  la  mission  divine 
de  l'historien  et  du  philosophe,  certaines  idées 
d'indépendance  absolue;  nous  ne  donnons 
pas  de  la  tête  dans  ces  imaginations  et  ne  re- 
vendiquons aucune  autocratie.  Nous  parlons 
humblement  sous  les  inspirations  de  la  foi  et 
de  la  conscience  chrétienne  ;  quand  nous  écri- 
vons sous  cette  impulsion  surnaturelle,  nous 
croyons  la    franchise   permise,  môme  néces- 


saire,  dûl  on  la  considérer  comme  une.  har- 
diesse. 

Nous  ne,  nous  dissimulons  point  la  gravité 
de  la  situation.  Il  ne  faut  pas  croire  qu'il  a 
sufli  d'écrire  sur  un  boni,  de  papier,  que  le 
Pape  est  le  chef  souverain,  infaillible  et 
unique  de  l'Eglise;  qu'il  possède,  but  chaque 
diocèse,  un  pouvoir  personnel,  direct,  immé- 
diat; qu'il  est,  comme  Pape,  l'évèque  de  l'E- 
glise universelle  ;—  pour  effacer,  d'un  trait 
de  plume,  la  fausse  créance,  les  préjugés,  les 
illusions,  les  passions  et  les  ignorances  du 
particularisme  français.  Pendant  cinq  siècles, 
de  grandes  erreurs  avaient  altéré  la  franchise 
de  notre  tempérament  national  et  inoculé  à  nos 
âmes  le  bas  esprit  de  la  sophistique;  les  er- 
reursjanséniste, gallicane,  libérale,  nesont  plus 
que  des  hérésie  frappées  par  la  Chaire  Aposto- 
lique, maisil  serait  puéril  de  croire  que  le  coup 
de  foudre  qui  les  atteint  a  pu  complètement  les 
anéantir.  Pour  les  enfants  de  lumière,  sans 
doute,  le  jugement  de  l'Eglise  procure  cette 
grâce  ;  mais  combien  sont-ils  ?  Dans  tous  les 
temps,  chez  tous  les  peuples  et  surtout  dans  les 
temps  modernes,  la  grande  masse  des  enfants 
de  ténèbres  ne  voient,  dans  les  anathèmes  de 
l'Eglise,  les  uns,  qu'un  prétexte  à  une  plus  au- 
dacieuse révolte  ;  les  autres,  qu'une  mise  en 
demeure  de  modifier  les  couleurs  de  leur  dra- 
peau. 

Alors  l'hérésie,  frappée  par  l'Eglise,  ne  se 
présente  plus  sous  la  forme  foudroyée  ;  elle 
se  modifie  dans  ses  expressions.se  transforme 
dans  ses  agissements,  et  parfois,  sans  affecter 
aucune  allure  dogmatique,  exerce,  dans  les 
âmes  et  au  sein  des  nations,  plus  de  ravages 
que  l'hérésie  audacieuse.  Après  les  conciles 
de  Nicée,  d'Ephèse  et  de  Chalcédoine,  n'est- 
il  pas  vrai  que,  malgré  l'évidence  des  dé- 
finitions et  la  solennité  des  anathèmes, 
malgré  même  la  vivacité  de  la  foi  populaire, 
les  hérésies  d'Arius,  de  Nestorius  et  d'Euty- 
chès  surent  se  maintenir  et  se  perpétuer? 
Vous  me  citerez,  comme  exception,  Béranger 
qui  se  rétracta  et  disparut  sans  laisser  de  trace. 
La  foi  du  Moyen  Age  opéra  cette  merveille.  Il 
n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui  ;  d'autant 
plus  que,  d'hérésies  formelles,  il  n'y  en  a  pas; 
il  y  a  plutôt  de  grossières  aberrations  philo- 
sophiques, politiques  et  économiques.  Mais 
il  y  a  toutes  les  prétentions  du  schisme,  toutes 
les  pratiques  du  schisme,  toutes  les  illusions 
et  les  folies  qui  peuvent  assurer,  au  schisme, 
son  triomphe,  et  si  quelqu'un  se  récriait,  je 
lui  répliquerais  brutalement  :  Le  schisme  est 
fait. 

Photius  était  certainement  un  esprit  extra- 
ordinaire. Neuf  Papes,  cinq  Conciles  épuisèrent 
les  ressources  de  leur  autorité,  sans  dompter 
son  orgueil.  Cependant  Photius  n'est  pas  le 
premier  auteur  du  schisme  grec  ;  il  n'est  que 
le  continuateur  des  précédents  patriarches  de 
Conslantinople.  Malgré  son  génie,  ses  ruses  et 
son  audace,  il  n'aurait  pas  obtenu  de  tels  suc- 
cès, s'il  n'avait  rencontré  des  dispositions  fa- 
vorables à  ses    vues  et   des  esprits    préparés 


686 


HISTOIIIE  IJNIVEHSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLÏI 


pool  -■      lesseins.  Il  faut  remonter  plus  haut 

pour  comprendre  cette  scission  ru  nés  te  de  deux 

ce  schisme  qui  a  été,  i  our  le 

are  humain,  la  source  des  (.lu-  terribles  ca- 

lamhi 

L'Occident  suit  les  voiesde  l'Orient.  Qu'en- 
lend-on  par  schisme  ?  La  rupture  de  l'unité  de 
l'Eglise.  L'unité  de  l'Eglise  Be  compose  de  trois 
éléments:  de   l'unité  dogmatique,   de  l'unité 
morale  el  de  l'nnité   sociale,  qui  doit  régner 
enlre  la  hiérarchie  de  l'Eglise  et  ses  enfants, 
plis  dans  leur  douhlc  condition   de   personne 
privée  et  de  membre  d'une  société  nationale. 
Cette  triple  unité  de  l'Eglise  catholiqueexisle-t- 
elle   en    France?  Oui,    répondent    les  pieux 
croyants.  La  Fiance  est  la   fuie  aînée  de  l'E- 
glise, la  race  liés  chrétienne,  la  milice  sacrée, 
le  pays  des   croisades,  de  Jeanne  d'Arc,  des 
apparitions  de  la  Sainte,  Vierge  et  des  triomphes 
du  Sacré-Cœur.  Je   n'ai  gai  de   d'ouhlier  ces 
grands  souvenirs;  mais  le  présent  est- il  à  cette 
hauteur?  Sans  doute,  la  vocation  divine  de  la 
France  n'est  pas   révoquée  ;  sans  doute  la  foi 
vive  et  active  pousse  encore,  dans  notre  sol,  des 
racines  pro'ondes;  mais  souterraines  et  qui  ne 
produisent  que  timidement  leurs   faibles   re- 
jetons ;  sans    doute,   la   voix  des  piètres,  le 
cœur    des   vierges  et  le  bras  des  chevaliers 
peuvent  encore  opérer  des  prodiges,  mais  plu- 
tôt   dans  l'univers  qu'en  France.  En   Franc?, 
l'unité  dogmatique  subsiste   encore  en  partie 
pour  les  individus;  mais,  à   côté  des  quatre- 
vingt-six  diocèses,  il  y  a  le  grand  diocèse  delà 
libre-pensée    qui     détient     formellement     un 
grand    nombre    de    prosélytes  et  répond  aux 
tendances  d'un   plus    grand   nombre.   L'unité 
morale  est  la   plus   ravagée,  il  n'y  a  pas,  en 
France,  dix  millions  de  bons  chrétiens,  vrai- 
ment croyants  et  pratiquants  ;  trente  millions 
n'ont  plus  souci  ni  même  idée  de  vertu  surna- 
turelle. L'unité   sociale  est   rompue  depuis  un 
siècle,  ou  plutôt  s'est  refaite  à  contre   sens.  La 
société  française  n'est  plus  catholique  ;  elle  est 
antichrétienne  et  même  athée.  Dans  son  aveu- 
glement et  sa  fureur,  elle  s'expurge  de  toutes 
les  appartenances   d'Fglise,    rejetées  comme 
des  poisons  ou    des  servitudes  ;   elle   entend 
non-seulement  exclure   l'Eglise  de  sa  consti- 
tution, mais  la  supprimer  par  la  ruse  ou   par 
la  force.  Au  lieu  du  Christ  qui  aime  les  Francs, 
nous  aurions  un  Confucius  ou   un  Bouddah 
quelconque  :  Quorum  Deus  venter  est. 

En  France,  le  schisme  est  fait  :  il  existe 
avec  son  dogme  latitudinaire,  sa  morale  char- 
nelle et  son  culte  de  fantaisie,  facultatif  pour 
tout  le  monde.  Au  moment  où  j'écris,  la  seule 
question  qui  s'agite,  c'est  de  trouver  le  biais 
pour  supprimer  le  Christianisme,  avec  le  con- 
cours des  défectionnaires,  s'il  s'en  trouve,  et 
pour  le  régir  par  le  patriarcat  d'une  larve  de 
Photius. 

Ce  travail  sacrilège  se  poursuit  :  1°  par  la 
proscription  des  religieux  et  la  confiscation 
de  leurs  biens;  2°  par  l'empoisonnement  des 
écoles  et  leretrait  delà  libeitéd'enseignement; 
3°  par  la   laïcisation  de  tous  les  services  pu- 


blics;4°par  l'envahissement   de  tout  le  tem- 
porel  du  culte;.')'   par  l'enseignement  libre- 
penseur  île   l'Université;  6°  par  l'asservie 
ment,  la  séduction  ou  la  proscription  du 
catholique.    C'est  une    nouvelle    constitution 
civile. 

Le  train  ordinaire  de  la  vie  politique 
prime  d'ailleurs  très  exactement  cet  état  de 
choses.  Les  élections  manipulées  par  la  fraude, 
donnent,  dans  les  Chambres,  la  majorité  à  un 
ramas  de  Juifs,  de  prolestants,  de  francs-ma- 
çons, de  libres-penseurs,  de  voleurs,  d'i- 
diots et  de  vile  canaille.  Habituellement,  à 
l'exécutif,  figurent  toutes  les  impuretés  so- 
ciales, toutes  les  variantes  de  la  trahison.  A  la 
tête,  vous  voyez  un  président  accusé  de  vol  et 
de  protection  des  voleurs,  qui  n'ose  même 
pas  confondre  l'accusation.  La  magistrature 
n'inspire  plus  aucune  confiance  à  personne. 
L'administration  est  livrée  aux  juifs  el  aux 
aventuriers.  L'armée  est  vilipendée  affreuse- 
ment dans  seschefset  démoralisée  dans  ses  sol- 
dats. Dans  les  bas-fonds,  l'anarclfle.  le  socia- 
lisme, le  collectivisme,  avivent  leurs  limes  et 
aiguisent  leurs  poignards.  Ce  qu'ils  rêvent  ne 
se  réalisera  jamais;  maisl'assassinalde  l'Eglise 
et  de  la  patrie,  ils  y  travaillent  par  les  com- 
plots, par  les  grèves,  par  la  violence. 

L'Eglise  ne  peut  plus  faire  entendre  sa 
voix  au  Parlement,  ni  réclamer,  du  pouvoir, 
le  respect.  Les  trembleurs,  qui  gardent  la  foi, 
essayent  à  peine  de  parler  et  ne  réussissent 
pas  à  être  entendus.  En  aucun  cas,  ils  ne 
peuvent  plus  espérer  le  triomphe  d'une  seule 
loi  chrétienne.  Nous  descendons  rapidement 
la  pente  d'une  dégradation  continue.  11  suffît 
de  hurler  le  mot  de  cléricalisme  pour  voir 
écumer  les  fauves.  L'unique  souci  actuelle- 
ment, c'est,  en  attendant  qu'ils  les  suppriment, 
de  dépouiller  l'Eglise  et  de  trahir  la  reli- 
gion. 

Dans  des  conjonctures  si  tristes,  le  clergé 
français  pouvait  excercer  un  grand  rôle  ;  il 
pouvait  écrire,  il  pouvait  parler,  il  pouvait  se 
défendre,  il  pouvait  mourir.  Ce  serait  une 
exagération  de  prétendre  qu'il  n'a  rien  fait 
pour  la  cause  sacrée  de  Dieu  et  des  âmes  ;  ce 
serait  une  autre  exagération  de  se  flatter 
d'avoir  fait  ce  que  réclamait  le  grand  péril  de 
l'Evangile.  Je  ne  prononce  pas  les  grands 
noms  des  Thomas,  des  Chrysostome,  d'-s  Ba- 
sile et  des  Alhanase  ;  depuis  trop  longtemps, 
hélas  !  ces  grands  noms  ne  s'appliquent  plus 
à  personne;  mais  je  veux  avoir  l'honneur  de 
regretter  publiquement  la  faiblesse  de  convic- 
tion et  les  défaillances  de  vertu  qui  n'ont  su 
ni  comprendre  grandement  ni  remplir  noble- 
ment tout  le  devoir. 

Et  pour  quelques-uns  qui  ont  affronté  les 
fureurs  de  !a  populace  et  les  sévices  du  gou- 
vernement, combien  se  sont  tus  par  une 
fausse  prudence  ou  pour  quelqu'aulre  motif 
inconnu.  Au  temps  de  saint  Cyprien,  au  mi- 
lieu de  la  persécution,  il  y  avait  des  chrétiens, 
qui,  pour  ne  pas  confesser  leur  foi  en  péril, 
livraient  les  livres  sacrés  et  demandaient  aux 


LIVRE  QUATRE-VINGT-QUINZIEME 


0X7 


persécuteurs  un  faux  certilicai  de  paganisme. 
On  les  appelait  traditeurs  et  libellat/'ques.  Des 
libellai iquea  qui  offrent,  au  ministère  des 
cultes,  l'ansurance  de  leur  respect  pour  les 
lois  anti-rchrétiennes  ;  des  traditeurs  qui,  en 
négligeant  la  défense  de  l'Eglise,  trahissent 
positivement  ses  intérêts,  je  dis  qu'il  y  en  a. 
C'est  avec  la  charité  de  saint  Cyprien  que  je 
veux  les  appeler  à  résipiscence;  je  les  con- 
jure, par  les  entrailles  de  Jésus-Christ,  de 
racheter  par  la  piété  de  leurs  résolutions  et 
l'éclat  de  leurs  œuvres,  l'insuffisance  «le  leur.; 
personnes  et  les  irrégularités  de  leur  vocation. 
Je  Hais  bien  qu'ils  disent  s'être  tus  pour 
éviter  un  plus  grand  mal,  ou  pour  attendre, 
de  la  continuité  des  excès  et  de  la  violence 
des  attentats,  un  plus  grand  bien.  Mais  qui 
ne  voit  combien  celle  sagesse  politique  est 
indigne  de  vrais  croyants  et  contraire  à  l'hé- 
roïsme de  nos  traditions?  Qui  ne  voit  que 
cet  te  fausse  sagesse  ne  sert  qu'à  énerver  nos 
trop  faibles  vertus  et  à  encourager  l'audace 
des  persécuteurs?  Qui  ne  voit  que  vingt  ans 
de  déceptions  amères  et  de  défaites  succes- 
sives, n'ont  servi  qu'à  nous  opprimer  avec 
plus  d'audace,  sans  réussir  même  à  éveiller 
en  nous  l'instinct  de  conservation  ? 

C'est  un     principe    certain    que    l'Eglise, 
fondée   par  la  parole  et  le  sang  du  Christ,  ne 
se  maintient,  ne  se  défend,  ne  triomphe  que 
par  la  parole  et  le  sang  de   ses   fidèles  et  de 
ses    prêtres  ?   C'est     un    fait    certain,    grand 
comme  le  monde,  démonstratif  comme  l'his- 
toire, que  toutes  les  périod»  s    glorieuses  de 
l'Eglise  sont  dues  à  l'héroïsme  de  ses  confes- 
seurs et  au  sang  de  ses  martyrs.  C'est  un   fait 
certain  que  toutes  les  périodes  basses  et  hon- 
teuses    n'ont   été   entachées    de   bassesse  et 
souillées  de   trahisons,  que    par    la  substitu- 
tion de  la  prudence  et  de  la  faiblesse  humaine 
à  la  sagesse  du  Calvaire  et  à  la  vertu  de  Dieu. 
Ma  barque  est  bien  peu  de  chose  ;   elle  est 
amarrée  dans   une  anse  bien    inconnue  ;   les 
coups  de  vents   qui   l'ont  jetée  aux  vagues, 
soulevées  de  la  haute  mer,  ont  déchiré  ses 
voiles  el  brisé  sa   mâture.  Pour  m'encourager 
cependant,  je  n'éprouve  pas  le   besoin  de  me 
dire:    Quid  thnes,   Christum   vehis  ?    Je   sais 
qu'il  faut  combattre  pour  vaincre,  et  que  ne  pas 
combattre,  c'est  se  prêter  au  triomphe  de  l'en- 
nemi. Je  n'hésite  pas  décrier  à  la  France:»  Fille 
aînée  d>-  l'Eglise,  si  tu  ne  veux  pas  lentement, 
ignominieusement  mourir,  il  faut  revenir   au 
Christ,   de   Uieu  et  à  l'inviolable  Eglise.  » 
Maintenant,  [tour  finir,  un  mot  de  nos  petites 

infortunes. 

Rohrbacher,  qui  écrivait  au  déclin  des 
guerres  gallicanes  et  à  l'aurore  des  guerres 
libérale-,  fut  proscrit  sans  qu'on  pût  lui  im- 
puter d'autres  crimes  que  cette  histoire  en 
trente  volumes,  qui  a  abattu  Fhury,  qui  nous 
a  rendu  le  Pape  et  qui  en  est  à  sa  seizième 
édition,  c'est-à-dire  qui  s'est  répandue  dans 
la  sainte  Eglise  au  chiffre  d'un  million  de 
volumes.  La  proscription  ajoute  un  rayon  de 
[dus  à  son  auréole. 


Le  ri  viseur  et  le  continuateur  de  llohi  b  i- 
cher,  écrivant,   depuis  quarante   année»»,    au 

moment  où  les  illusions  libérales  nous    rmi 

Dent  les  attentats  révolutionnaires  ;  écrivant 
avec  la  clairvoyance  d'espril  el  la  résolution 
du   cœur  qui   ne    recule  jamais   ni    «levant 

la  revendication  du  droit,  ni  devant    le        nii- 

ficea  nécessaires  à  son  triomphe,  n'a  pas 
traité  avec  un  moindre  aveuglement  et  une 

moindre,  fureur. 

Le  parti  révolutionnaire,  pour  écraser  les 
chrétiens,  sans  se  donner  l'odieux  du  crime, 

se    proposait,    Comme    couronnement    de 
entreprises  impies,  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etal.  Je  publiai?,  contre  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  L'Etat,  un  livre,  qui   a  obtenu  les 
suffrages  des  maîtres  de  la  science. 

Le  parti  révolutionnaire,  pour  nous  inter- 
dire la  défense,  appuyait  sur  les  Articles  orga- 
niques, désorganisation  audacieuse  du  Con- 
cordat. J'écrivis  un  volume  sur  la  restauration 
du  droit  canonique,  seul  moyen  d'écarter  le 
Nomq-Canon  qui  anémie  la  France,  en  atten- 
dant qu'il  la  supprime  ou  la  courbe  sous  le 
joug  de  Photius. 

Le  parti  révolutionnaire,  pour  arracher 
l'Eglise  du  sol,  avait  mis  à  néant  la  propriété 
ecclésiastique.  J'écrivis,  sur  ce  droit  de  pro- 
priété, un  volume  qui  a  eu  l'honneur  d'une 
seconde  édition. 

Le  parti  révolutionnaire,  pour  pousser  à 
bout  son  projet  d'anéantissement,  mit  la  main 
sur  les  oblations  des  fidèles.  J'écrivis  un  opus- 
cule pour  prouver  que  cet  attentat  exigeait, 
des  consciences  chrétiennes,  la  résistance  à  la 
persécution. 

Le  parli  révolutionnaire,  en  présence  de  la 
dispersion  des  religieux,  de  la  confiscation  de 
leurs  biens  et  des  laïcisations  multiples  qui 
rendaient  toute  Eglise  inutile,  prétendait  que 
le  Pape  commandait  la  résignation  et  le  si- 
lence. J'écrivis  un  opuscule  pour  montrer  que 
l'Eglise  est  militante  et  que  la  consigne  d'un 
Pape,  c'est  de  combattre. 

Le  parli  révolutionnaire,  pour  tromper  les 
(ideles,  prétendait  que  l'Etat,  loin  de  songer  à 
persécuter,  se  bornait  à  la  défense  de  ses  in- 
tangibles prérogatives.  J'écrivis  trois  volumes 
pour  dresser  l'effroyable  nomenclature  des 
attentats  et  définir,  comme  saint  Cyprien, 
contre  les  traditeurs  el  les  libellaliques,  le  de- 
voir des  chrétiens  dans  la  persécution. 

Parce  que  j'avais  écrit,  en  quatre  ans, 
douze  ouvrages  pour  la  défense  de  l'Eglise, 
le  gouvernement  demandait  qu'on  m'appli- 
quai, dans  l'Eglise,  l'arrêt  de  proscription 
qu'il  a  rendu,  dans  l'Etat,  contre  tanl  de  géné- 
raux, de  magistrats  et  d'intrépides  soldats  de 
la  presse  militante.  J'eusse  été  proscrit  dès 
1894,  sans  l'opposition  inattendue  d'un  sé- 
nateur, qui  refusa  de  consentir  à  cet  acte, 
non  par  horreur  du  crime,  mais  parce  qu'il 
redoutait  justement,  pour  son  parti,  l'ineffa- 
çable opprobre  de  la  proscription. 

Je  n'ignorais  pas  que  l'épée  de  Damoclôs 
était  suspendue  sur  ma  têle  par  un  fil.  Lorsque, 


088 


HISTOME  UNIVERSELLE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQI  ! 


par  deux  Encycliques,  Léon  XIII  nii  signalé, 
,-i    l'aniraad version  dea  H  station 

anti-chrétienne  et  dénoncé  le  péril  de  déchris- 
tianisation, à  la  prière  de  membres  diocésains 
du  comité  catholique,  je  descend  b,  contre  un 
candidat  essentiellement  ami-clérical,  dans 
l'arène  ouverte  par  les  élections.  Pour  ce  fait, 
1res  légitime,  nouvelle  demande  et  instances 
répétées  | M>iir  obtenir  ma  proscription. 

En  présence  de  ce  fait  épouvantable  qu'il  y 
a,  au  ministère  des  cultes,  plus  de  cinq  cents 
candidats  inscrits  pour  obtenir  une  mitre,  sa- 
chant  de  science  certaine  que  ces  candidats 
sont,  la  plupart,  simoniaques,  concubin  aires, 
traîtres  a  l'Eglise,  vendus  à  la  franc-maçonne- 
rie, j'écrivis,  en  toute  discrétion,  pour  dénon- 
cer ce  péril,  aux  légitimes  représentants  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat.  Cette  initiative,  dont  je 
m'honore,  fut  la  goutte  d'eau  qui  lit  déborder 
le  vase  et  amena  mon  arrêt  de  mort. 

lui  quel  temps  et  dans  quel  pays  vivons- 
nous?  Depuis  vingt  ans,  la  persécution  s'est 
déclarée  en  France,  les  catholiques  s'abstien- 
nent de  ré-islance  et  livrent  même  leurs  sol- 
dats. Un  prêtre  a  gouverné  quarante-deux 
ans  la  même  paroisse  ;  il  e^t  irréprocha- 
ble dans  sa  conduite,  louable  dans  son 
ministère  ;  il  a  édité  Bellarmin,  continué 
Darras,  revisé  Uohrbacher.  publié  les  Actes 
des  saints  et  Y  Histoire  apologétique  de  la  pa- 
pauté ;  il  a  été  vicaire  général  de  Gap  et 
d'Amiens  ;  nommé  protonotaire  par  motu  pro- 
prio  de  Pie  IX  ;  c'est  un  vieillard  que  recom- 
mandent ses  longs  services  et  que  sacrent,  pour 
ainsi  dire,  les  cheveux  blancs.  Un  beau  matin, 
sansprincipeni  forme  de  justice,  sans  avis  préa- 
lable, sans  enquête,  sans  discussion,  on  le 
jette  dans  le  fossé  de  la  route.  On,  pour  parler 
sans  figure,  on  l'expulse  de  sa  paroisse,  on  ne 
l'appelle  à  aucune  autre,  on  lui  interdit  la 
collation  des  sacrements  et  le  ministère  de  la 
parole;  on  le  menace  de  l'interdit  a  divinis, 
du  retrait  de  la  soutane  et  de  la  prélature... 
Et,  trait  épouvantable  !  il  n'y  aurait  plus  ni  à 
Samarie,  ni  dans  Jérusalem,  personne  pour 
relever  la  victime  et  panser  ses  blessures. 

Je  m'abstiens  de  faire  observer  que  le 
prêtre,  n'ayant  pas  de  droit  canon  dans  nos 
églises  et  étant  puni  pour  l'usage  de  son 
droit  civil,  se  trouve,  par  le  fait,  sans  droit, 
exlex,  non  plus  une  personne,  mais  une  chose  ; 
une  machine  qu'on  use  et  qu'on  jette  à  la 
vieille  ferraille. 

Je  m'abstiens  de  toute  réflexion  sur  le  dis- 
crédit que  des  procédés  pareils  font  retomber 
sur  le  ministère  sacerdotal  et  remonter  jus- 
qu'à l'autorité  ecclésiastique. 

Je  ne  veux  même  pas  m'apitoyer  sur  mon 
sort,  estimant  qu'être  frappé  pour  avoir  haï 
l'iniquité  et  aimé  la  justice,  c'est  une  grâce 
de  choix,  un  profit  spirituel  et,  humainement 
parlant,  un  honneur. 

Je  ne  me  résigne  point  toutef"is  à  cet  aban- 
don. J'ai  été  frappé,  non  pour  des  crimes,  pas 
même  pour  des  fautes  ;  mais  pour  des  services 
dont  je  m'honore  et  pour  des  résolutions  qui 
supposent,  à  défaut  d'autre  mérite,  quelque 


coin   ■■■   Je  ■     sollicite  ni  grâce,  ni  indulgence  ; 
je  refuserais  un  bill  d'amnistie  ;  je  provoque 

un  acte  de  justice,  et,  tant  que  justice  n'aura 
pas  été  rendue,  je  demande  à  me  faire  en- 
tendre. J'ai  appris  de  saint  Ambroise  qu'un 
homme  sage  n'est  jamais  ému  par  le  désir 
d'exercer  des  représailles.  Aucune  ardeur  de 
sang  ne  m'entraîne  ;  aucune  passion  d'esprit 
ne  m'inspire  ;  je  n'ai,  dans  l'âme,  aucune  idée 
d  impiété,  aucun  sentiment  de  révolte,  tout  au 
plus  quelque  velléité  de  critique.  Eh  !  puisqu'il 
n'y  a  qu'un  infaillible  et  qu'il  n'y  a  pas  d'im- 
peccable, pourquoi  la  critique  n'aurait-elle 
plus  ce  droit  inamissible  de  dénoncer  les  dé- 
faillances, les  erreurs  et  les  iniquités  du  pou- 
voir? On  a  toujours  le  droit  de  parler  lorsqu'on 
a  raison. 

Au  demeurant,  je  ne  poursuis  personne  ;  je 
ne  demande  qu'une  réparalion  de  droit  strict, 
réparation  qui  ne  peut  m'èlre  refusée  qu'au 
prix  impossible  du  déshonneur. 

Les  torts  illusoires  qu'on  m'impute,  les 
griefs  imaginaires  dont  on  a  cru  pouvoir  s'ar- 
mer, la  peine  énorme  dont  on  s'est  servi  pour 
m'abatlre  :  je  sais  que  ces  misères  de  l'Eglise 
doivent  sp  traitera  huis-clos,  devant  le  tribu- 
nal de  l'Eglise.  Je  l'ai  dit,  suivant  le  conseil 
de  l'Evangde,  à  l'Eglise;  à  l'Eglise,  je  n'ai  pu 
faire  entendre  ma  voix.  Par  un  déni  de  justice, 
je  suis  contraint  de  dire  mes  grieTs  à  l'histoire 
et  d'émettre  ici  un  appel  à  la  postérité. 

Une  requête  obstinée  ne  s'appuie,  du  reste, 
que  sur  la  plus  juste  confiance.  Impossible  que 
l'Eglise  admette,  sciemment,  persévéramment, 
maladroitement,  la  violation  de  ses  lois.  Il  peut 
exister,  iians  l'Eglise,  des  malentendus,  des 
oublis,  des  aveuglements  subalternes  ;  il  ne 
peut  pas  exister  de  complicité  permanente 
avec  le  crime  ;  et,  s'il  y  a  crime,  pour  le  dissi- 
per, il  suffit  de  crier  cent  fois  plus  fort. 

Dans  IVspoir  de  me  réduire  au  silence,  j'ai 
été  menacé  ofticieusement  de  l'interdit  a  divi- 
nis, du  retrait  de  la  soutane  et  de  l'enlèvement 
de  la  prélature.  Je  le  répète  pour  qu'on  sa^he 
quel  sentiment  ont,  des  prérogatives  sacrées  du 
sacerdoce,  de  pauvres  gens  qui  ont  brigué  la 
mission  d'en  faire  valoir  les  grâces;  j'ajoute 
que  ces  menaces  me  laissent  parfaitement 
froid  et  me  confirmeraient  plutôt  dan<  les 
présomptions  d'indignité,  à  moinsqu'uneaccu- 
mulation.  si  inutilement  odieuse,  ne  soit  l'effet 
d'un  système  et  la  marque  caractéristique 
d'une  école  où  l'on  croit  pouvoir  dissimuler 
l'aveuglement  par  des  coups  de  force.  Mais 
fussé-je  réduit,  comme  Jérôme,  à  habiter  une 
caverne,  à  couvrir  de  haillons  mes  membres 
amaigris  par  les  années,  j'espérerais  encore 
dans  la  justice  de  l'Eglise.  Cette  ardeur  de  foi 
tient  ma  plume,  levée  comme  un  glah  e,  centre 
toutes  les  iniquités  du  temps  présent  ;  quand 
la  vieillesse  fera  tomber  la  plume  de  ma  main, 
je  veux  qu'on  sache  que  j'ai  cru  au  Tu  es 
Petrus;  et  que  je  meurs  dans  la  foi  que  les 
inerties  et  les  inepties,  les  bassesses  et  les 
trahisons  ne  prévaudront  pas  plus  que  les 
portes  d**  l'enfer,  contre  la  Chaire  du  Prince 
des  Apôtres. 


TABLE  DES   MATIÈRES 


TOME    QUINZIÈME 


Livre  qualre-vingt-quatorzième. 

de  1870  a  1900. 

La  Révolution,  tenue  en  bride  par  Pie  IX,  se  rue  sur 
le  monde.  Le  successeur  de  Pie  IX,  Léon  XIII,  lu 
combat  par  l'affirmation  solennelle  des  vrais  doc- 
trines et  par  le3  tempéraments  de  la  diplomatie. 
Le  monde  se  refuse  aux  tempéraments  diploma- 
tiques et  aux  affirmations  dogmatiques  ;  par  ses 
aveuglements  et  ses  attentats,  il  prépare  de  grandes 
catastrophes  et  appelle  une  révolution. 

Préface  relative  aux  infortunes  du  tome  XI V  et  à 

sa  protection  par  le  Saint-Siège 1 

Préambule  sur  le  caractère  général  du  xixe  siè- 
cle et  sur  le  sens  du  pontificat  de  Pie  IX.     .  2 

§   I.  —  La  mort  de  Pie  IX  et  l'élection  de   Léon  XIII. 

Le  deuil  de  Pie  IX,  son  caractère 15 

L'élection  de  Léon  XIII 18 

La  vie  de  Joachim  Pecci  avant  son  élévation  au 

trône  pontifical 21 

Les  armes   du    nouveau  Pape  et   ses   actes   de 

joyeux  avènement 25 

La  première  année  du  pontificat  de  Léon  XIII.  31 

§  IL  —  La  persécution  en  Prusse. 

La  situation  de  l'Eglise  en   Prusse  et  l'avène- 
ment de  Guillaume.     .........  32 

Les  griefs  imaginaires  de  Bismarck     ....  33 

La  vraie  raison  de  Bismarck 37 

Les  lois  de  mai 39 

La  réaction  contre  Bismarck 47 

L'ouverture  de  négociations  par  Léon  XIII.      .  .51 

§  III.  —  La  persécution  en  Suisse. 

Situation  légale  de3  catholiques   dans   la  libre 

Helvétie 53 

Comment  le  protestantisme  les  attaque    ...  55 

^e  commencement  des  hostilités 57 

Résistance  de  Mgr  Mermillod  ;  nouveaux  atten- 
tats      59 

Un  nouveau  clergé,  mais  schismatique.    ...  64 

Un  régime  de  brigandage 68 

Lu  situation  du  Jura  bernois 70 

L'entrée  en  campagne  des  radicaux 72 

La  protestation  de  l'Europe  catholique    ...  75 
La  destitution  des  curés  et  la   proscription  de 

M  '  Lâchât 76 

Les  vieux  catholiques  en  Suisse 81 

Le  règlement  de  Léon  XIII 83 

§  IV.  —  La  persécution  en  France. 

Le  discours  de  Romans  prononcé  par  Oambella.  85 

Le  traité  de  Berlin 95 

r.  xv. 


L'Exposition  universelle  de  1878 98 

La  fête  républicaine  du  14  juillet loi 

Le  centenaire  de  Voltaire  et  de  Jeanne  d'Arc.  111 

La  réorganisation  du  protestantisme   ....  123 

L'amnistie  en  faveur  des  communards.     .     .     .  428 
La  franc-maçonnerie  comme  promotrice    de  la 

persécution 134 

La  franc-maçonnerie  italienne  contre  le  Saint- 
Siège. 135 

La  franc-maçonnerie  française 138 

La  juiverie  complice  des  francs-macous  contre 

l'Eglise .     .     .  147 

L'article  Sept 166 

Les  décrets  de  proscription  du  29  mars  .     .     .  183 

La  proscription  des  Jésuites 203 

L'expulsion  des  congrégations  non  autorisées  .  227 

Les  religieux  expulsés  et  lajustice  républicaine  248 

Les  lois  Ferry 262 

Les  écoles  libres  devant  la  juridiction  de  l'Uni- 
versité      277 

Les  lycées  de  filles 290 

Les  attentats  contre  le  temporel  des  cultes .     .  296 

La  résistance  à  la  persécution 303 

Gouthe-Soulard,  Isoard,  Fava,Gotton,Cabrières, 

Turinaz,  Freppel 306 

§  V.  —  Le  pontificat  de  Léon  XIII. 

Les  enseignements  de  Léon  XIII 315 

Le  rappel  à  la  scolastique 316 

La  promotion  des  études  historiques   ....  321 

La  recommandation  des  œuvres  françaises  .     .  322 
La  défense  de  la  famille,   du  mariage  et  de  la 

propriété 326 

La  défense  du  pouvoir  civil 33o 

Les  Encycliques  Immortale  Dei  et  Libertas  .     .  3g2 

Les  Encycliques  Sapienlix  et  Aux  Français .     .  332 

L'Encyclique  Rerum  novarum 336 

Seconde  Encyclique  aux  Français 337 

Les  actes  de  Léon  X11I 341 

La  protestation  contre  l'envahissement  du  pou- 
voir temporel 342 

La  parole  île  paix  à  la  Frauce 343 

L'action  pontificale  Outre-Manche 344 

La  médiation  entre  l'Espagne  et  lu   Pruse    .     .  345 
L'action  du    Pape  en  Orient,  en  Amérique  et 

dans  les   missions 346 

La    vie  intime  du  Pape 347 

La  garde    du  protectorat  français  en  Orient.     .  349 

Les    critiques  de  Vasili    .     .     . 354 

Le  maintien,    en  droit,  du  pouvoir  temporel    .  355 

Le  Pape  au  congrès  de   la  Haye 357 

§  VI.  —  L'Eglise  en  Amérique. 

Les  divers  pays  de  l'Amérique  du  Sud     .     .     .  360 

L'Eglise  aux  Etats-Unis  depuis  le  xvin,:  siècle.  365 

L'Eglise  au  Canada 384 

44 


G'.IO 


TAliLK  DES  MATIÈRES 


S    VII.   —    Le»  miuiom  /"<<>•  la  propagation    de  la  foi. 

Ce  qu'on  entend  pur  mission LU 

Lu  propagation  de  la  foi 413 

l.c  départ  do  missionnaire il"> 

l.a  vk;  du  missionnaire ili 

Lei  bienfaits  «les  missions  . il8 

Coup  d'œil  géuéral  sur  les  missions     ....  422 

Le  personnel  des  missions L24 

Les  sociétés  consacrées  aux  missions  ....  4^5 

Missions  d'Afrique iSTi 

Missions  d'Océauie 433 

Missions  d'Orient 437 

Missions  de  l'Inde 439 

Missions  de  l'Extrême-Orient 440 

stérilité  des  missions  protestantes 154 

Livre  quatre-vingt-quinzième 

1800-1900 

L'Eglise,  comme  gardienne  de  la  vérité,  des  bonnes 
mœurs  et  de  la  vraie  civilisation,  reste  fidèle  à  ses 
dogmes,  à  ses  lois,  à  ses  institutions  ;  la  Révolution 
veut  l'ameoer  à  un  régime  de  libre-pensée  et  delibé- 
ralisme  ;  grand  duel  entre  la  Révolution  et  l'Eglise. 

Gomment  le    présent   découle   des   erreurs  du 

passé 472 

Les  écrivains  catholiques  en  Italie 474 

Sanseverino,  Perrone  et  Ventura 477 

Margotti  et  Albertario ,     .     ...  482 

Le3  écrivains  catholiques  en  Espagne,  Balmès, 

Donoso  Corlès 484 

Don  Sarda  y  Salvany 487 

Les  écrivains  catholiques  en  Angleterre.  Wise- 

man 488 

Newmann,  Faber  et  Manning 492 

Quelques  écrivains   de  Savoie,  de  Suisse  et  de 

Belgique •     .  497 

Les  écrivains  hétérodoxes  de  l'Allemagne     .     .  502 

Goerrès,  Ilirscher,  Liebermann,  Mœhler,  Klée.  504 
Ketteler,    Alzog,    Heinrich,   Moufang,    Hergen- 

rœther 506 

Héfélé,  Hœfler,  Janssen,  Pastor 509 

Majunke,  Scheebeu,le»Jésuites  de  Maria-Laach.  510 

La  France,  son  état  social  et  moral 512 


La  fin  de  Lamennais .Mi 

Les  scandales  de  Ghalel  et  de  Vintras    .     .     .  521 

Baulain  et  l'affaire  du  inpernaturalisme  .    .    .  530 
Les  coryphées  du    libéralisme,   Guizot,  Thiers 

Thierry.  Cousin,  etc 

Comte,  Littré,  Claude  llernard,  P.isteur,  Taine. 

Lamartine  et  Victor  Hugo 541 

Jules  Favre  et  Berryer 5i^ 

Les  économistes  libéraux  et  les  eocialisles    .     .  547 

Nomenclature  des  savants  chrétiens     ....  551 
Les  grands  éditeurs,  Migne,  Vives  et  Palmé.     . 
Les  érudits  Pitra,  Lehir,  Glaire,  Gorini    .     .     . 
Le  cardinal  (îousset,  archevêque  de  Reims  .     . 
Mgr  l'arisis.  évêque  de  Langres  ...... 

Le  cardinal  Pie,  évêque  de  Poitiers 572 

Mgr  Plantier,  évêque  de  Nimes 575 

Salmis  et  (ierbet,  évêqueî 576 

Mgr  c>aume,  Protonotaire  Apostolique.     .     .     .  579 

Montalembert 583 

Ozanam 

Louis  Veuillot 589 

Augustin  Bonnetty  et  le  Père  Perny  ....  593 
Dupanloup,  Falloux,   Rroglie,  Foisset,   Cochio, 

Gratry 596 

Théodore  Combalot,  les  Pères  Gury  et  Ililuire. 

Dominique  Bouix 602 

Martinet,  Pellier,  Gainet,  Pelletier 

Mnupied,  Bouvier,  Meiguan,  Villecourt    .     .     .  606 

Meslé,  Dubois.  Réaume 610 

Les  Pères  Loriquet,  Ravignan,  Félix,  Monsabré, 

Guidée 611 

Crétineau-Joly,  Charles  Sainte-Foi 613 

Epiphane  Darras  et  Paul  Guériu 614 

Gaston  de  Ségur,  le  Père  At,  Mérit,  le  Père  Ber- 

thier 618 

Alban  de  Villeneuve  et  Charles  Périn  ....  620 
Armand   de  Melun,  Albert  de  Mun   et  Timon 

David 625 

Cormenin-Timon  et  Le  Play 631 

Caumont  et  Rio 634 

Coussemaker  et  Lambillotte 636 

L'abbé  Paramelle 637 

Baunard  et  les  deux  frères  Aubry 638 

L'abbé  Olive  et  Roy,  curé  de  Neuilly  ....  647 

La  piété  envers  l'Eglise 656 

Post-Scriptum     .     * 678 


Kit  HATA 


Pet  g  ex 

Colonne 

Lignes 

33 

1 

10 

» 

» 

19 

» 

» 

43 

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» 

44 

» 

2 

37 

35 

1 

50 

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52 

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58 

35 

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39 

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41 

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1 

44  et  note 

<) 

2 

15 

37 

1 

5 

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» 

avant-dernière 

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2 

35 

» 

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avant-dernière 

38 

1 

19 

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47 

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2 

9 

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1 

41 

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2 

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40 

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1 

16 

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53 

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2 

37  et  38 

42 

1 

24 

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1 

24 

44 

2 

46 

45 

1 

27 

17 

1 

avant-dernière 

» 

2 

24 

Au  lieu  de 

Drepenbrock 

avait  été  très  longtemps  hostile 

Lidockowski 

Melchore 

suffirait 

à  de  ridicules  gluaux 

formé  un  parlement 

fundamenta 

idées  prussiennes,  de  Statolatrie 

Higel 

Janisrewski 

dès  lors,  celui 

la  France 

Les  ennemis  du  lord 

dut  les  saisir  pour  les  convertir 

sa  sœur  naturelle,  et, 

ont-il  hésité 

décastère 
Janisrewski 

fit  noter 

il  ne  trouvera 

le  gouvernement  aura  eu  intérêt 

la  haute  Sibérie 

diocèse  de  Varmie 

assez  laver 

le  Riechstag 

1871 

La  loi  de  Cortée 

Posen-Quesen 

la  Haute-Sibérie 

Mollinskrodt 

Melchen 


Lire 

Diepenbrock 

avait  été  longtemps  hostile 

Ledochowski 

Melchers 

suflisait 

à  ces  ridicules  gluaux 

formé  au  parlement 

fundanientum 

idées  prussiennes  de  statolatrie 

Hegel 

Janiszewski 

dès  lors,  est  celui 

la  Prusse 

Les  ennemis  du  Pape 

sut  les  saisir  pour  les  opposer 

sa  sœur  naturelle,  est, 

eut-il  hésité 

dicastère 
Janiszewski 

fit  voter 

il  ne  trouva 

le  gouvernement  avait  intérêt 

la  haute  Silésie 

diocèse  de  Warmie 

assez  louer 

le  Reichstag 

1874 

La  loi  de  sortie 

Posen-Gnesen 

la  Haute-Silésie 

Mallinkrodt 

Melchers 


Saiat-Amuid  (Cher).  —  Imprimerie  BUSS1KUK 


BX  945  .R64  1901  v.15  SMC 
Rçhrbacher,   René  François, 
Histoire  universelle  de 
l'Eglise  catholique 
Nouvelle  éd.   / 


■./