Ih
2.
HISTOIRE UNIVERSELLE
DR
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
XV
HISTOIRE UNIVERSELLE
DE
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
PAR
L'ABBÉ ROHRKACHER
DOCTEUR EN THÉOLOGIE DE L'UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN, ETC., ETC.
NOUVELLE ÉDITION
REVUE, ANNOTÉE, AUGMENTÉE D'UNE VIE DE IU/HRBACHIÎR, DE CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES,
DE DISSERTATIONS ET CONTINUÉE JUSQU'EN 1900
Par Monseigneur FÈVRE
PROTONOTAIRE APOSTOLIQUE
S . Épifhake, 1. T, c. v, Contre les Hérésies.
Ubi Peints, ibi F. c cl esta.
S. Amdr., In Psalm. xl, n. 30.
TOME QUINZIÈME
PONTIFICAT DR LEON XIII
PARIS
LIBRAIRIE LOUIS VIVES
13, RUE DEL AMBRE. 13
1901
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in 2011 with funding from
University of Toronto
http://www.archive.org/details/histoireuniver15rohr
PRÉFACE
En 1872, au moment où nous terminions notre édition de Rohrbacher, nous annoncions,
comme devant la continuer, une Histoire contemporaine de l'Eglise catholique. Nous
venons accomplir notre promesse ; le présent volume forme le complément de Uohrbacher
l'histoire contemporaine de l'Eglise.
Dans notre précédent travail, nous étions parvenus à la mort de Pie IX ; pour le con-
tinuer, nous devons écrire les annales du pontificat de Léon XIII.
A cause de la publication antérieure des tables, nous ne pouvons plus, dans cet ou-
vrage, nous contenter de sommaires brefs. Dans le dessein de donner, à ce travail, toute
la clarté nécessaire, nous en avons multiplié les chapitres. Sans abandonner la division
par livres et par paragraphes, nous avons pensé qu'en donnant aux paragraphes, une
plus précise détermination et à la table particulière du volume tout le développement
que réclament les faits, nous aurions, sans changer de méthode, atteint d'utiles amélio-
rations.
À ces perfectionnements de pure forme, nous avons dû ajouter le travail nécessaire
pour nous procurer d'exactes informations. Nous avons cherché, pendant des années
dans les livres, dans les revues, parfois dans les journaux, les documents indispensables.'
L'avenir apportera sans doute, plus tard, par la publication des mémoires et correspon-
dances, d'importantes révélations, qui permettront de préciser mieux quelques points de
fait. Mais, par l'expérience que nous en avons, nous ne croyons pas que ces révélations
si précieuse soient-elles, puissent changer beaucoup, sur les événements et les person-
nages, le jugement à intervenir. Le présent n'a pas connu les motifs secrets des actes et
les trames cachées qui ont pu amener les faits visibles ; mais il connaît les faits et les
actes, et l'on sait à peu près à quoi s'en tenir sur les plus mystérieux personnages de
notre temps.
Quant à l'esprit qui inspire et anime nos travaux, tel il était il y a quarante ans, tel
il est resté. Les années donnent plus de solidité à la main, plus de maturité au juge-
ment, plus d'assurance à la conviction ; elles donnent même, à la foi, des confirmations
expérimentales; mais la foi ne change pas. Fidèle à nous-même, nous disons, avec Veuillot :
« Il n'y a pas d'autre base de la civilisation que l'Evangile; pas d'autre architecte de
l'ordre social, que le Vicaire de Jésus-Christ. » Nous ne croyons, à aucun degré, aux
idées libérales de conciliation, nous avons vécu dans la pleine certitude de l'ordre surna-
turel ; nous avons écrit pour rendre hommage au droit certain et souverain de la Sainte
Eglise et du Saint-Siège Apostolique. Les illusions et les séductions dont nous avons vu
miroiter, sous les yeux de notre siècle, les idées coupables et les projets impuissants, ne
sont à nos yeux que des défauts de foi et de vertu. Nous disons avec don Sarda : « Le libé-
ralisme est un péché » et le catholicisme libéral est le pins satanique de tous les libéra-
lismes. Ce n'est pa.-> seulement un énerveraient ; c'est une trahison.
Pour nous, comme auteur, nous n'avons ni amis, ni ennemis. Défenseur de l'Eglise
nous combattrions notre frère s'il trahissait la vérité, et nous bénirions notre meurtrier
s'il lui rendait hommage. En présence de l'erreur, nous éprouvons une invincible horreur;
nous connaissons trop, par la théologie, l'inanité de ses prétextes, et, par l'histoire, ses
terribles résultats, pour ne pas sentir le besoin de la frapper à mort. Selon nous, exister,
c'est combattre. Dans ce combat sans trêve ni repos, si nous prenons à partie les per-
sonnes, c'est parce qu'on n'a rien fait contre l'erreur, tant qu'on n'a pas abattu ceux
qui la soutiennent. Que si parfois un grain de sel nous tombe des lèvres, nous n'avons pas
de fiel au coeur. Nous supposer la haine contre quelqu'un, c'est nous méconnaître. A
l'homme qui nous a voulu le plus de mal, nous ne souhaitons, comme à notre meilleur
ami, que l'abondance «les grâces de Dieu. Quant à nous faire réellement du mal, il n'y a
que nous qui en ayons le pouvoir et nous tâcherons de n'en pas user.
T. XV.
PREFACE
autrement, nous De Borames poinl un homme de parti, mais un homme d'Eglise. \
ootre Bens, Jésus-Christ est le pontife et le roi de l'humanité régénérée parla grâce du
Calvaire. Les princes el les prêtres doivent également, dans des sphères et par des voies
différentes, appliquer l'Evangile au salut des hommes et au bonheur des peuples. L'his-
toire nous a appris que les lois prévariquent aussi bien que les démagogues ; des prêtres
même n'ont pas toujours eu l'intelligence parfaite de leur mission sociale ; mais Dieu qui
a éprouve les prêtres et brise la couronne des rois, cassera aussi facilement la tête des
impies sans couronne. Sans attache à personne, sans recherche d'aucun intérêt, nous i ■<•-
vendiquons la reconnaissance explicite, pleine et entière, des droits surnaturels de Jésus-
Ghrist et des droits sacrés du Pape son vicaire. Tous les faits, tous les prétendus droits
qui se dressent à l'encontre. doivent être écartés par la sagesse des hommes, ou ils seront
balayés par les justices de la Providence.
Je ne crois pas à la fin du pouvoir temporel, parce que je ne crois pas à la fin de la
Papauté; je ne crois pas à la fin de la Papauté, parce que je ne crois pas à la fin du
monde. Je crois à la fin de la civilisation moderne dans une prompte et profonde barbarie,
conséquence inévitable des principes dont la société, a favoris/- le développement ; nou
voyons présentement les conséquences finales et les dernières perspectives. Le genre
humain ne sera tiré de cette barbarie, savante et lâche, que par la main de l'Eglise, avec
les seuls secours de son immuable foi. Ce sera un accroissement du Christianisme et un
rajeunissement de la terre. Les catastrophes qui vont se précipiter sur l'Europe emporte-
ront les hérésies et le Vicaire de Jésus-Christ, pontife et roi, sera encore le pasteur du genre
humain. On parle beaucoup de progrès; voilà le seul progrès réel, celui que nous atten -
dons. Nous saurons l'attendre, d'une espérance inébranlable, au milieu de l'écroulement de
toutes les constitutions humaines, et quand même les champs seraient jonchés de ca-
davres, nous l'attendrions encore. L'Eglise rachètera le genre humain de cette nouvelle
barbarie où il subira les horreurs de l'esclavage ; elle rallumera l'astre du Christ, la li-
berté ; elle fera ce grand travail sans verser d'autre sang que le sien, fidèle à son œuvre
unique, qui est de donner la vie. L'Eglise est le chef-d'œuvre de Dieu. Dieu ne laissera
pas détruire son œuvre de prédilection, scellée du sang de son Fils, par un petit nombre
de politiques vils et de soudards ignorants. Sa justice leur abandonne l'empire; sa misé-
ricorde le leur ôtera. Fût-ce au milieu des abîmes de l'apostasie, par cette faible main
de l'Eglise, il ressaisira l'imbécile humanité, il la rendra témoin des merveilles de sa
parole. Alors ce miracle de dix-neuf siècles de durée, au milieu de tant d'orages, ne pa-
raîtra plus qu'un essai de la toute- puissance qui veille sur l'Eglise et qui, par elle, se
plaît à vaincre le monde. A la force brutale, aux coups précipités de la passion, aux cal-
culs de l'astuce, aux conceptions du délire, sans même que sa main soit visible pour d'in-
dignes regards, Dieu opposera ces dispositions victorieuses qu'il a mises au fond de la
nature et qui l'obligent d'accomplir ses desseins. Avec les armes qu'ils ont forgées pour
les vaincre, il écrasera ses ennemis, il les ramènera par la pente des routes où ils
s'égarent. Ce sera la force des choses qui rétablira l'Eglise dans le domaine agrandi que
la force des choses lui a fait : mais ceux-là. seulement que Dieu voudra bénir sauront que
la force des choses est la force de Dieu (1).
Le pauvre auteur de ce volume est l'homme de ce ferme espoir. Dans l'obscurité de la
plus humble condition, il élève son âme jusqu'à la hauteur de ses espérances, et quoiqu'il
ne soit rien, il veut apporter, à l'œuvre divine, son grain de sable. Un grain de sable,
c'est bien peu de chose, mais si Dieu le met à sa place, il peut faire crouler de fragiles
grandeurs.
C'est dans cette espérance que nous avons toujours combattu ; nous espérons combattre,
pour la même cause, jusqu'au dernier soupir.
guère, nous combattions dans un évêque une fausse théorie des Concordats. Nous la
combattions, parce qu'elle place l'Eglise sur un terrain ennemi, parce qu'elle égalise les
deux souveraines puissances, parce qu'elle rabaisse la. papauté et nous ramène la question
des investitures.
Hier nous appelions les foudres de l'Index sur une méchante traduction des saints Evan-
giles, traductions approuvées pourtant par plusieurs évêques. Avant-hier, nous osions, le
premier parmi les historiens, reprocher à une grande école d'avoir professé pendant deux
siècles des opinions fautives, d'avoir déserté les hautes traditions de la science catho-
(I)Veuillot, Mélanges, 2e série, t. VI, p. 52(3.
PRËFA.CE
lique, d'avoir professé des doctrines complices de ions les malheurs de la France et de
L'Eglise.
Précédemment, au tome XIV* de Rohrbacher, nous avions pris fortement à partie tout
le groupe des catholiques libéraux : c'est mi poinl que nous devons expliquer.
Nous défendions donc, il y a quelques années, cette éternelle cause des Papes dans notre
édition de Rohrbacher, et, dans le tome xiv de V Histoire universelle de l'Eglise catho-
lique, nous donnions, contre les catholiques libéraux de France, une foule de monu-
ments accusateurs. Ce travail, bienvenu du clergé français, accueilli favorablement par la
presse savante, loué même à l'étranger, non seulement en Italie et en Belgique, mais en
Allemagne, en Angleterre et jusqu'aux Etats-Unis, ne l'ut pas du goût des catholiques li-
béraux. Faibles sur les thèses positives, très libéraux tant qu'on les laisse dogmatiser en
paix, fidèles à la tactique du silence et résolus à ne parler que pour dire qu'ils n'existent
point, ils excellaient dès lors aux intrigues et s'ingénièrent à nous ruiner par des procès
ou à nous diffamer par des attaques. Dans cette guerre ténébreuse et pleine de perfidies,
ils eurent l'appui non seulement des libéraux purs, mais encore des protestants et des ré-
volutionnaires. Cet accord ne nous étonna point : tous ces gens-Là font bon ménage en-
semble, parce que, sauf les nuances de doctrines, avec plus ou moins de hardiesse dans la
déduction des conséquences, ils professent, au fond, les mêmes principes et soutiennent
les mêmes intérêts. A part quelques brefs démentis, nous n'avions pas jugé à propos jus-
qu'ici de nous défendre. Les discussions entre personnes ne sont guère que des querelles ;
lorsqu'on les soutient, il s'y mêle volontiers un peu d'aigreur et beaucoup de parti pris ; en
les prolongeant, on voit qu'on manque aisément de respect aux autres, à soi-même et à la
vérité. En fin de compte, ces pugilats d'amour-propre ne servent qu'aux passions. Nous
ajournâmes donc alors une justification qui n'était, du reste, pas nécessaire ; eût-elle été
nécessaire, elle devenait inutile. Puisque l'occasion s'en présente, nous dirons ici un mot
de ces attaques.
Le triumvirat catholique-libéral essaya d'abord de nous citer devant le tribunal de
première instance de la Seine comme prévenu de diffamation. Un ancien ministre, irès
connu pour la part funeste qu'il avait prise aux affaires de l'Eglise et de la France, Alfred
de Falioux, s'en fut trouver le procureur général, Imgarde de Leffemberg, qui déclara
n'avoir point à s'occuper de l'affaire. Le procureur fit toutefois observer au plaignant que
cette démarche cadrait mal avec ses principes ; qu'une critique, fort désagréable, il est
vrai, n'appelait, en bonne discussion, qu'une défense; qu'un procès pourrait bien n'être
pas suivi de condamnation, et qu'en cas de triomphe du prévenu, outre le tort de se mettre
en contradiction avec eux-mêmes, les catholiques libéraux auraient encore le désagrément
de meitre plus en relief les accusations dont ils étaient l'objet. Sur quoi, maître Renard,
ayant bien médité son cas, jugea prudent de frapper un grand coup en laissant tomber
l'affaire.
Le triumvirat, sans prise près de la justice civile (que le droit canon lui interdisait d'in-
voquer), nous dénonça, par un autre de ses membres, Félix Dupanloup, à l'officialité mé-
tropolitaine de Paris, comme coupable, envers un suffragant, nous ne savons pas bien de
quel crime. L'archevêque confia l'examen de notre ouvrage à un rédacteur de L Univers,
Jules Morel, nommé depuis peu Consulteur de l'Index. L'examinateur lut le volume et en
fit rapport au prélat, rapport où, dans une intention bienveillante pour notre personne, il
chargeait notre ouvrage, afin d'éviter un coup d'éclat. Cette aimable férocité dont nous
remercions l'examinateur, atteignit le but qu'il se proposait ; mais toutefois nous dirons
ici que cette conduite, habile peut-être, ne nous paraît pas d'une entière justice. Un juge
d'instruction n'est pas un diplomate, c'est un magistrat; il doit s'enquérir exactement des
faits, les présenter tels quels, sans fausses couleurs, même à bonne intention, et ne point
charger, même pour innocenter. Bref, l'archevêque de Paris, un peu irrité par les grosses
couleurs du rapport, s'abstint toutefois de tout acte extra-judiciaire, et, pour un jugement
canonique, se déclara incompétent. En effet, l'archevêque de Paris n'est pas notre juge.
Nous relevons de notre évoque, qui esta Langres ; de notre métropolitain, qui est à Lyon;
et du Pape, qui est à Home. Tout en faisant profession du plus profond respect pour
l'épiscopat, nous ne reconnaissons pourtant, à chaque évêque, que le pouvoir qui est ins-
crit au Corps du droit. Hors de là, il n'y a plus qu'excès de pouvoir, arbitraire pur, pas-
sion, choses que nous n'imputons à aucun pasteur et que n'admet en aucun cas la Sainte
Eglise.
Sans espoir de ce côté, le même membre du triumvirat, le grand et implacable Dnpan-
4 PRÉFACE
loup, chargea un vicaire général de nous poursuivre devant le tribunal Romain de l'Index.
Celte lois la cause était dévolue à ses juges naturels, mais l'équité du tribunal ne pouvait
nous inspirer beaucoup d'effroi. Docile aux enseignements et aux avertissements du Saint-
Siège, nous avions mis les lecteurs en garde contre les sophismes des libéraux et des con-
ciliateurs: nous nous étions appliqué à faire comprendre l'affligeante situation de l'Eglise
et à renverser les forces de l'ennemi. Nous l'avions fait en soldat d'avant-garde, sans
haine, sans crainte, avec le plus pur dévouement. Nous n'avions donc rien à redouter
d'une Eglise qui ne tire pas sur ses soldats lorsqu'ils combattent devant l'ennemi. Nous
nous doutions dès lors, nous avons appris depuis, que « ce dévouement est rendu plus
digne d'éloges par les incessantes sollicitudes, par les fatigues, par les dépenses, par les
contradictions que soulève la lmine de la vérité, et enfin par cette résolution où nous
étions de prévenir les embûches tendues chaque jour au peuple pour les détacher des
Papes, non seulement par les ennemis de l'Eglise, mais encore, ce qui est plus dangereux,
par des hommes qui, sous prétexte de prudence et de charité, rêvent d'absurdes et im-
possibles conciliations, et qui, croyant avoir reçu du Ciel, pour conduire opportunément
et utilement les affaires de l'Eglise, des lumières plus abondantes que son Chef suprême;
imposent leurs idées à tous, comme l'unique voie à suivre pour arriver au rétablissement
de l'ordre (1). »
La dénonciation à l'Index aboutit à une lettre où l'on nous priait, en particulier et sans
injonction judiciaire, d'adoucir la forme de quelques passages, vingt au plus, par égard
pour des personnes qui avaient été au pouvoir et qui étaient susceptibles d'y revenir. Nous
adoucîmes ces passages, sauf deux, où il nous l'ut impossible de deviner en quoi nous
avions pu excéder et pour bien marquer que nous adoucissions de notre plein gré. Mais
ces adoucissements, il faut le répéter, ne touchaient en rien au fond de l'ouvrage ; ils
étaient de pure forme, et en les concédant, nous articulions parfois plus fortement en-
core notre réprobation de ce qu'un prélat, dignitaire de Nonciature Apostolique, appelle
Y apostasie des catholiques libéraux.
Dans le dépit causé par ces échecs successifs, nos adversaires répandirent méchamment
le bruit que nous étions usurpateur de titres, un de ces aventuriers qui déshonorent les
meilleures causes, et que si nous nous disions Protonotaire Apostolique, c'était de notre
part un audacieux mensonge. L'attaque nous avait laissé jusque-là assez indifférent ; à cet
incident, elle nous fit peine. Nous croyons les catholiques libéraux de plus fière nature et
de plus noble caractère. Et quand encore nous serions un usurpateur de titres, est-ce que les
faits seraient moins des faits ? Et quand nous ne serions qu'un intrigant misérable, est-ce
que nos raisonnements auraient moins de valeur? Des avocats, sans être des modèles de
vertu, soutiennent tous les jours avec de très solides arguments, de très justes causes.
Nous pouvions ressembler à ces avocats ; nous avions toutefois sur eux un avantage. Nos
papiers étaient en règle. Nos parchemins authentiques prouvèrent qu'il n'y avait, ici, de
menteuse, que l'accusation.
Alors le dépit alla jusqu'à la folie Une démarche fut faite, près du Saint-Siège, pour
nous arracher le titre que nous tenions personnellement motu proprio du Souverain-
Pontife. Démarche étrange, car enfin l'examen de notre ouvrage avait prouvé son inno-
cence, et lorsque l'Eglise venait de prononcer sur la parfaite orthodoxie d'un livre on lui
demandait d'en frapper l'auteur. L'Eglise n'est pas assez libérale pour se permettre si
énorme contradiction ; et le Saint-Siège, que tant d'écrivains aveugles dénoncent comme
l'école de la tyrannie, est surtout le refuge des petits et l'abri des faibles. Pie IX rejeta
ces indécentes réclamations ; nous fûmes Protonotaire deux fois : une fois par nomination
régulière de l'autorité légitime ; une autre fois par confirmation solennelle, après d'ar-
dentes attaques et une solennelle dénonciation (2).
Jusqu'ici l'affaire avait été secrète. A ce point elle entra dans le domaine public : des
sycophantes du catholicisme libéral appelèrent à leur secours, contre nous et contre l'Eglise,
le député Gambetta et le sénateur Challemel-Lacour. Le Génois de Cahors reçut notre livre,
on ne dit pas de qui, mais certainement pas de nous. Par un tour de sa façon, il montra
le livre dans les couloirs de l'Assemblée, en découvrit les énormités et se déclara prêt à
(1) Lettre du 17 janvier 1878 de S. S. Pie IX aux rédacteurs de VOsservatore caltolico de Milan.
(2) Les libéraux ont réitéré depuis deux fois cette demande au Saint-Siège, toujours avec le même
succès. Que nous soyons ou non protonotaire, qu'est-ce que cela peut bien faire à la valeur d'un argu-
ment ou à la constatation d'un fait ?
PREFACE
le dénoncer à la tribune. Alors, an compère catholique libéral intervint, apprit au député
que le livre en question avait été frappé par l'archevêque de Taris et que, 'les lors, il n'y
avait pas lieu «le s'en prévaloir. Une noie toutefois fut rédigée sur l'incident, publiée
dans Paris- Journal, et reproduite dans tous les journaux affiliés à la secte. Le coup était
monté sans aucun sentiment ni de convenance ni de justice ; il visait, ce qui est, en effet,
très libéral, à nous diffamer, à nous écraser, sans que la défense nous fût possible. Dans
l'impossibilité de nous défendre, nous adressâmes au Courrier de ta Haute-Marne une
lettre de protestation.
L'année suivante, 1870, la tactique révolutionnaire était modifiée. Nous n'étions plus
un certain prélat sans mine, rôdant le soir entre chien et loup, mais un grand personnage,
parlant avec autorité et daubant d'importance sur tous les gros bonnets du catholicisme
libéral. Voici comment s'en exprimait, dans le discours où il accusait d'athéisme les Pères
de l'Eglise, le sénateur Challemel-Lacour.
« Lorsqu'on vient, dit-il, nous parler ici de liberté, de droit commun, de respect des ins-
titutions, ah ! Messieurs, je crois à la sincérité de votre langage, j'en suis touché ; mais
il m'est bien permis de dire, oui, je suis obligé de dire : « Vous êtes désavoués ! Votre es-
prit de transaction, il est traité de complaisance coupable, de faiblesse inadmissible. Voilà
vingt ans qu'on prépare votre condamnation ! Elle est aujourd'hui partout ; dans les ency-
cliques, dans les conciles, dans les livres orthodoxes, dans tout ce qui nous arrive de
Rome. C'est contre vous, c'est contre votre esprit de transaction, au'a été préparé, que
sera dirigé l'enseignement de ces Universités dont vous vous faites si généreusement les
avocats, avec tant d'imprudence aussi les garants.
» Si quelques personnes s'y trompent, il est certain pour tous ceux qui sont quelque
peu au courant des affaires, que cette condamnation n'est point dirigée contre ceux qui se
déclarent les fils reconnaissants de la Révolution française ; qu'elle n'est pas dirigée contre
les rationalistes, contre les positivistes, contre les radicaux. Non ! elle est dirigée contre
ceux qui ne répudient pas d'une manière formelle l'espoir d'une conciliation à quelque
degré que ce soit entre les principes modernes et les principes qu'on déclare orthodoxes.
» A cet égard, il n'y a point d'équivoque possible. Eh ! Messieurs, si je voulais, je
trouverais des noms, ,1e n'aurais qu'à ouvrir une histoire de l'Eglise, que j'ai là sous la
main, la plus récente, la plus moderne,, signée par un homme en crédit à la cour de
Rome, par un prélat ; et j'y trouverais ces noms que vous respectez, que je respecte avec
vous, qualifiés en termes qui dépassent l'injure et que le Sénat ne supporterait pas (1) ».
Dans les grognements que fit entendre, en 1877, l'ours opportuniste, il y avait ce cri de
bête fauve : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi! » A l'appui de ce cri, l'ours, qui est un
ours savant, produisait mon livre, ce livre d'un prélat en grand crédit dans la cour de
Home, où l'on dénonce le duel irrévocable entre la Révolution et l'Eglise, où l'on frappe
d'anathème tous Jes principes de 89, où l'on raille, amèrement et insolemment, les pensées
conciliatrices des catholiques libéraux, etc. En conséquence, maître Martin, qui est aussi
grand politique que grand docteur, met deux pieds dans les pantoufles adultères de
Louis XIV, deux autres pieds dans les bottes de fer de Napoléon et saute, lui libéral, sur
l'Eglise qu'il veut contraindre, en vertu de la liberté, au respect des lois très libérales du
Césarisme. Ce fait est la marque de fabrique du libéralisme de l'ours Martin.
Enfin le 2 septembre 1877, le journal protestant le Temps, par la plume d'Edmond
Schérer, agrafait, à son tour, le tome XIV de Rohrbacher et tombant dessus, wiguibus et
rostro, le dépeçait avec une férocité sans rémittence. Lorsque les chiens de Luther, de
Calvin et de Jansénius rencontrent les chiennes de Mirabeau, de Robespierre et de Napo-
léon, ils les courtisent volontiers. De leur commerce, naissent des critiques littéraires dont
la spécialité est de lever la patte contre les ouvrages orthodoxes. De ces aboyeurs, nous
avons maintenant une invasion dans la presse. Tous portent au cou la plaque de la répu-
blique et la lanterne du progrès; ils représentent la grammaire, la littérature fine, la
haute érudition, surtout ils jappent, avec délices, contre la soutane.
Je ne dis pas cela pour le critique un peu lourd du Temps; il m'a envoyé, toutefois,
dans une cotonnade peu académique, un gros paquet de fiel genevois. Je lui répondais le
24 septembre, comme j'avais répondu précédemment au Paris-Journal ; mais ces lettres
n'ont point, que je sache, paru ni dans Paris-Journal (2), ni dans le Temps. Voilà comme
M , Journal offidel de la République française, n° du mercredi 10 juillet 1870, p. 5306.
(2) Paris- Journal, par la plume d'Henri de l'ene, a, depuis, loué chaudement notre Histoire apologé-
tique de la Papauté.
0 PRÉFACE
ils sont lou9 ces grands libéraux. Leur libéralisme, qui n'est, an fond, que l'impiété, leur
permet d'aboyer au clérical el de manger du prêtre; mais lorsque le prêtre répond à la
critiqi e ou réfute la calomnie, ils suppriment sans bruit la réponse. Le fait esl tuste à
constater, mais il esl réel. Dans ce dévergondage répugnant où esl tombée la presse fran-
çaise, tout prêtre en évidence est l'objet d'infâmes attaques ; il n'obtient presque jamais
la loyale réparation d'une réponse légale; pour obtenir justice, il n'a guère d'autre
ressource que le recours aux tribunaux. Je le dis comme je le pense, ce trait de mœurs est
lâcbe ; ce déni de justice est une insigne malhonnêteté.
Je veux remarquer ici un trait bizarre de l'école libérale. D'après la doctrine des libé-
raux, il est permis de tout dire ; mais d'après leur pratique, dès que vous touchez, du bec
de la plume, à leur auguste personne, vous commettez un crime. Parce que nous avons,
dans un volume de seize cents colonnes, parlé longuement de leurs prouesses, ils ont voulu
nous écraser; parce que nous avons, dans un article de revue, ramené à la juste mesure
l'histoire du cardinal Mathieu, ils ont voulu nous écraser encore ; parce que nous avons
parlé de Saint-Sulpice, comme nous croyons qu'il en faut parler, ils ont essayé de nous
écraser une troisième fois; parce que nous avons dit la vérité sur Mgr Darboy, coupable
d'avoir voulu provoquer l'abandon de Rome et porter atteinte à la liberté du Concile, ils
ont proposé un quatrième écrasement ; parce que nous avons posé de justes bornes au
congrès scientifique international, cinquième écrasement, et parce que nous avons traversé
une intrigue et empêché l'appel d'un indigne à l'épiscopat, sixième, dernier et définitif
écrasement. Nous sommes tué, retué, mis en poussière, soit; mais enfin est ce ainsi que
vous mettez vos actes en harmonie avec vos principes, et s'il est permis de tout dire,
pourquoi prenez-vous la massue dès qu'on veut vous dire la vérité?
Ah ! je la connais, la résolution de cette antinomie. La terrible vérité, c'est que le libé-
ralisme, même catholique et soi-disant orthodoxe, est une déviation de la vérité, et une
complicité commençante avec tous les attentats. Ces messieurs sont sympathiques à tous
les hommes d'aventure, à tous les bandits de plume ou d'épée ; ils sont hostiles, d'une
implacable haine, à tous leurs frères, criminels à leurs yeux, parce qu'ils soupçonnent leur
vertu, rejettent leurs doctrines et font avorter les complots de leur ambition. Le dernier
mot de ce logogriphe, c'est que le libéralisme est le synonyme d'impuissance et que tous
les libéraux, nihilistes par quelque endroit, veulent imputer leur impuissance à leurs
censeurs, comme si leurs censeurs étaient des criminels du premier degré.
Il est, toutefois, un reproche dont l'impudence m'indigne. Par une ruse, habile peut-
être, mais aussi violente que mal fondée, les adversaires révolutionnaires et catholiques
libéraux me représentent comme un homme incapable de respect, parce qu'il est inca-
pable de raison, et qu'il faut écraser comme on écrase un serpent, sans lui répondre. C'est,
je crois, Dieu me pardonne, pour se dispenser de répondre, qu'ils agissent de la sorte et
se mettent ainsi en contradiction avec leurs théories de libre-échange dans les idées et
leurs frivoles vantardises de libéralisme.
J'ai l'honneur d'être l'antagoniste résolu de la Révolution sous toutes ses formes et à
tous les degrés. Depuis quarante ans, je lui fais la guerre. Pour soutenir cette guene, j'ai
écrit dans vingt journaux et composé cent ouvrages. Dans ces compositions, j'ai pris à
partie certainement quelquefois les personnes et en les attaquant je m'exposais, de plein
cœur, aux représailles : je ne m'en repens ni ne m'en plains. Mais je me suis appliqué aussi
à préciser les idées, à défendre les principes éternels, à démasquer les erreurs courantes.
Or, je m'aperçois que les adversaires songent beaucoup plus à mettre leur personne à
couvert et à ménager leur petite fortune, qu'a se justifier des accusations.
résumerai ici, le plus brièvement possible, l'ensemble de doctrines et d'objections que
nous opposons aux; coryphées du gâchis révolutionnaire et des conciliations illiciu
D'abord, nous autres, écrivains catholiques, nous ne mettons pas en cause le Code civil
de notre pays et nous ne songeons nullement, comme le répètent, avec autant de mé-
chanceté que d'ignorance, de frivoles, discoureurs, nous ne songeons point à revenir à
l'ancien régime. L'état des terres, tel qu'il existe sous le régime de la propriété divisée et
de la libre concurrence, nous l'acceptons ; l'état des personnes, tel qu'il est établi dans les
conditions régulières d'égalité civile et politique, nous l'acceptons encore, et certainement
sans regret. Le régime politique, qui assure cet état des terres et des personnes, quelle
que soit la forme de gouvernement, république ou monarchie, pourvu qu'il garantisse les
biens qu'il doit protéger, nous l'avons accueilli depuis 89 ; nous pourrions même ajouter
que ce régime, inauguré en 89, fut l'œuvre collective des nobles'et des prêtres; Une fut
PRÉFACE 7
gâté que plus lard par d'aveugles théoriciens et par de criminels législateurs. Que lonty
soit pour le mieux dans le, meilleur des inondes, nous no. le noyons point : il n'y a pas do,
bien absolu soi- la terre. Que ce régime ait, comme tout autre, besoin du concours de
toutes les lumières, de tontes les vertus et de tous les dévouements, cela est hors de
doute. Mais, pourvu qu'il respecte dans leur constitution divine, les institutions anté-
rieures et supérieures à tout ordre social, te mariage, la famille, Ja propriété, Je pouvoir,
la religion et l'Eglise, encore une fois, nous acceptons sans arrière pensée le régime con-
temporain quelle que soit d'ailleurs la forme gouvernementale qu'il affecte et quel que
puisse être le personnel politique qui l'exploite à son profit. Et si quelqu'un ose encore
nous accuser de vouloir ramener l'ancien régime, nous disons, après une telle déclaration,
que c'est un sot à mépriser ou un misérable à punir. Nous voudrions même que, contre
tout auteur de cette accusation venimeuse, il y eut une peine édictée par la loi. Tant
qu'on pourra troubler les esprits et exaspérer les passions avec le fantôme de l'ancien ré-
gime, il n'y aura pas de sérieux dans nos controverses, ni d'équité dans nos élections.
Ce point acquis, nous croyons la société française menacée des plus graves périls, par
les théories très fausses de la Révolution et par les erreur? très dangereuses du Catholi-
cisme libéral.
La Révolution nie Dieu et affirme l'homme. L'homme, affublé du triple droit de penser,
de dire et de faire, ce qu'il juge vrai, bon et utile, l'homme est le Dieu de la terre. Far sa
pensée, il fait la vérité ; par sa volonté, il fait le droit; par ses actes, il incarne la justice.
La collectivité des membres d'une même nation est une collection de dieux terrestres qui
jouissent, comme tels, d'un droit souverain, et la souveraineté du peuple, au lieu de se
borner à désigner les détenteurs du pouvoir et à leur déléguer un mandat, crée bel et bien
la vérité, la vertu et la justice sociales, dette souveraineté absolue, sans limites et sans
conditions sur la terre, devrait s'exercer directement, si ce pouvoir direct avait une pos-
sibilité d'exercice ; mais, à cause de la fatalité qui s'y oppose, la souveraineté se délègue,
d'une manière provisoire, à des mandataires toujours révocables qui jouissent d'ailleurs,
par leur majorité, de toutes les prérogatives de la souveraineté absolue de la nation. Les
députés, souverains parleur majorité, exercent, sur les institutions sociales, la toute-puis-
sance législative et l'absolutisme du droit national. Pour l'expédition des affaires ils délè-
guent une vaine présidence à un magistrat qu'ils subalternisent au Corps législatif; ils
sont d'ailleurs, chacun dans sa circonscription électorale, comme autant de rois absolus
contrôlant et réduisant tous les délégués du pouvoir central. En deux mots, le peuple est
souverain par ses députés, les députés du peuple sont les dieux de la nation. Gela s'ap-
pelle le droit divin, de la république, et qui le conteste ou l'attaque, coupable du crime de
lèse-divinité nationale, est passible de la plus haute peine. Doctrine insensée, scélérate, que
les jacobins de 93 traduisaient très exactement par cette sanguinaire formule : « La Répu-
blique ou la mort ! »
Les catholiques libéraux, qui ne diffèrent pas beaucoup des révolutionnaires purs, dis-
tinguent dans la Révolution française, certaines choses qu'ils admettent et certaines
choses qu'ils rejettent. Ce jugement en partie double, est le point d'où ils tirent, par voie
de conséquence, leurs idées très fausses sur la constitution de la société civile et de la so-
ciété religieuse, sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat. La révolution de 89, avec sa dé-
claration des droits de l'homme, est le point de départ de leur doctrine sociale, un complé-
ment naturel de la Révélation, une lumière supérieure qu'ils veulent imposer même à la
Chaire Apostolique, sous peine, pour les Papes, de méconnaître ce qu'ils appellent les idées
motif ri tes, la société moderne, le progrès et la civilisation.
L'esprit de la révolution, accepté comme évolution naturelle et légitime de l'ordre so-
cial, conduit à régler sur de nouveaux principes les rapports de l'Eglise et de l'Etat. La
vie ci\ile reposant sur la théorie vague des droits de l'homme, la vie politique est déter-
minée eo conséquence sur la loi du séparatisme. On est amené à considérer les deux puis-
sances comme réciproquement et absolument indépendantes, la société civile comme com-
plote par elle-même, la société religieuse, comme un aide admissible si l'on veut, pour
l'Etat, mais licitement rejettable au gré de la partie civile. Les affaires entre l'Eglise et
l'Etat ne peuvent être réglées que par cette concordance dont parlait Louis de Marca, si
mieux n'aime l'Etat se retrancher et se fortifier derrière son principe de séparation. L'Eglise,
il est vrai, est réputée libre dans les régions spirituelles; mais on les entend d'un manière
tellement métaphysique que l'Eglise n'a guère qu'une existence idéale. Quant à l'Etat,
maître absolu des biens et des personnes, régentant les biens et les personnes au gré de
8 PRÉFACE
l'arbitraire humain, il supprime en fait tout l'ordre ecclésiastique. Ici chaque mot a sa
valeur, et suivant la manière dont les entendent les catholiques libéraux, ils troublent
l'économie providentielle des choses divines et humaines, ils mettent Jésus-Christ â la
porte (!'■ la société civile et considèrent comme une perfection son exil.
Jésus-Christ évincé de l'ordre social, on constitue lu société humaine seulement d'après
les doctrines du naturalisme. On prend, dans la société elle-même, les éléments de sa cons-
titution et de sa perfection ; c'est le point de jonction des catholiques libéraux avec les ré-
volutionnaires purs. La nation souveraine parle par la majorité des électeurs ; la majorité
des électeurs légifère par la majorité des députés, la majorité des députés agit par les
ministres ; les ministres ont pour président fictif un mannequin. Dans cette organisation il
n'y a point de place pour Dieu et son Eglise. L'idée d'un suffrage et la désignation des
électeurs est le fait du pouvoir; la majorité des électeurs et la majorité des députés ne
représente qu'un chiffre mobile sans moralité ni lumière ; la publication des lois et leur
applicntion par les ministres n'est qu'une formalité du machinisme parlementaire. Les
élections sont une loterie. Le suffrage universel est inintelligible, inintelligent, brutal,
anarchique, impie. Le député est dispensé de raison ; il vote sans phrase. Le détenteur du
pouvoir (je n'ose pas dire le prince, puisqu'il n'est qu'un valet) est dispensé de conscience:
il exécute les lois les mains liées et en fermant les yeux ; c'est une divinité comme les stu-
pid.es idoles de l'Orient. Tout l'ensemble suppose l'athéisme, c'est l'Etat sans Dieu.
Les catholiques libéraux avaient autrefois leurs idées sur le 89 de l'Eglise et le parle-
mentarisme des conciles : tout cela a été frappé par le Concile de 1870 ; ils tiennent ce-
pendant toujours à ces chimères, mais sans oser le dire. Quant à l'harmonie des choses en
ce monde, ils l'espèrent du parallélisme de l'Eglise et de l'Etat, rêve qui juxtapose la so-
ciété civile et la société religieuse, ne les unissant comme deux cercles que par la ligne
externe de leur circonférence. Le tout se couronne de la phrase banale, si elle n'est pas
menteuse : la liberté, c'est l'ordre, c'est la paix, c'est le progrès, c'est l'idéal de la perfection.
De ces deux théories, catholiques libéraux et révolutionnaires purs tirent ces consé-
quences :
1° 11 faut supprimer toute loi religieuse, du moins autant qu'elle entrerait dans la légis-
lation civile ;
2° Il faut ôter à la religion toute existence publique et indépendante, la réduire à l'état
privé et individuel ;
3° 11 faut établir seulement des pouvoirs qui régnent, non par la grâce de Dieu, les vé-
rités de la révélation et les lois de l'Evangile, mais selon la volonté bonne ou mauvaise du
peuple, au mieux de ses intérêts matériels, et pour la satisfaction décente, si cela se
peut, de ses passions ;
4° 11 faut que la législation civile n'ait plus de rapport qu'aux intérêts matériels, et que,
sous ce rapport, elle ouvre la voie la plus large à la liberté civique, sans se soucier aucu-
cunement qu'elle cadre avec aucun principe surnaturel. C'est pourquoi la liberté des
cultes est proclamée non pas en ce sens que les cultes soient libres, mais en ce sens que
ceux qui n'ont pas de croyances empêchent ceux qui en ont de les suivre publiquement.
Mais une fois établi cet ordre de libertés antichrétiennes, une répression sévère devra
peser sur quiconque essaierait d'y porter atteinte. D'après ce principe que l'ordre libéral
a le droit d'être défendu par celui que la volonté nationale en a constitué le gardien, le
despotisme le plus absolu est légitime pour la protection de la liberté. Le parlementarisme
et la révolution disent comme Mahomet : « Crois ou meurs ! »
Jetez un regard sur le monde. Partout où les libéraux prévalent, vous voyez éclater la
persécution ; et la persécution est d'autant plus ardente, d'autant plus violente, que le
libéralisme est plus complet. Le fond du libéralisme, c'est la haine de Jésus-Christ et la
guerre à l'Eglise.
J'ose dire que ces sectaires du libéralisme ne comprennent ni la liberté, ni la morale
historique, ni même la probité gouvernementale. Ils ne comprennent pas la liberté puis-
qu'ils la confondent avec le droit ; ils méconnaissent les principes de la morale et l'expé-
rience de l'histoire, s'ils s'imaginent que les peuples sont plus libres, parce qu'ils ont plus
de facilités pour la licence et sont moins défendus contre leurs propres faiblesses. Surtout
ils ne sont pas sincères devant le public, puisque, en somme, il ne s'agit pas pour eux
d'augmenter la somme des libertés populaires; mais seulement d'accorder des libertés
immorales, ou plus inclinées à la dépravation et de ne sévir plus que contre les choses
saintes, de proscrire la religion, d'exterminer l'Eglise.
PRÉFACE 9
C'est là ce qu'ils entendent bous le mol d'ordre : a Le cléricalisme, voilà l'ennemi ».
Un libéral, catholique ou révolutionnaire, c'est un athée honteux de lui même, qui par-
fois fait ses Pâques, et qui B'entortille dans la politique pour voiler son athéisme, l n libé
rai, c'est un despote hypocrite, qui se rouvre du voile de la liberté, pour s'ériger person-
nellement un trône d'absolutisme. Un libéral, c'est parla force des cho la portée
fatale des pratiques de la secte, un ennemi de Dieu ci de Jésus-Christ, un persécuteur-né
de l'Kglise et du Saint-Siège. Si vous me dites qu'un libéral peut être catholique, je vous
dirai que c'est un fou qu'il faut plaindre ou un coupable qu'il faut punir. La Révolution à
tous les degrés est athée et doit l'être ; elle veut tuer Dieu, c'est-à-dire ceux qui y croient
pour établir ce qu'il lui plaît d'appeler « le bonheur sur la terre ».
Présentement, nous avons au pouvoir, en France, les révolutionnaires d'entre-deux. Les
catholiques libéraux leur ont frayé la voie ; ils préparent eux-mêmes la voie aux révolu-
tionnaires du radicalisme niveleur et anthropophage. Personnellement, je les liens pour
peu capables ; mais je suis très assuré qu'ils sont condamnés par leurs erreurs à une irré-
médiable impuissance. Faibles par leurs doctrines, plus faibles, par leur inexpérience, au
milieu d'un peuple désorienté, il est fatal qu'ils recourent à la violence croyant faire de la
force : violence qui sera la marque suprême de leur faiblesse, la cause de leur ruine et de la
nôtre, Pour l'heure, ils en sont à la guillotine sèche des laïcisations et des confiscations
légales. Patience ! ça ira, ça ira ; et, comme disait Maury, ils ne verront pas plus clair.
Quant aux catholiques libéraux définitivement tombés du pouvoir, je ne saurais dire de
quelle immense pitié ils ont rempli mon âme. A les entendre, ils n'avaient pris le pouvoir
que pour sauver la France, de gens séditieux et affamés, dont, par parenthèse, ils parta-
gent les principaux dogmes politiques. Nous jouissons maintenant de cet étrange salut. La
France coulait tout doucement vers le radicalisme légal ; elle y a été précipitée par ses
sauveurs, et la voilà réduite à piétiner dans le plus abominable gâchis. A coup sur, nous
ne nions point que Dieu ne puisse tirer de ce désordre affreux quelque bien; on peut même
croire qu'il ne le permet qu'à cette condition. Mais, laissant de côté la part de Dieu, il est
certain que la faute des hommes est grande et leur responsabilité terrible. Ce qui éclate le
plus c'est leur insuffisance. En même temps qu'ils donnaient contre l'Eglise et le Christia-
nisme, occasion ou prétexte aux plus furieuses colères, ils ne faisaient que s'effacer et renier
la cause qu'on les accusait de vouloir servir. Leur christianisme n'avait rien à démêler avec
leur politique ; en se défendant du reproche absurde de songer à rétablir l'ancien régime,
ils déclaraient ne point vouloir nous ramener aux principes du pouvoir chrétien ; en protes-
tant qu'ils ne voulaient point la guerre avec l'Italie, ils abandonnaient de plus en plus la
cause du Pape qui est la cause de Dieu. En un mot, ils n'avaient aucune solidarité avec
l'Eglise; ils se bornaient à défendre le texte de la constitution et les droits du Président,
ils se faisaient aussi petits, aussi inoffensifs, aussi nuls que possible, et ils étaient là
tout à fait dans la sincérité de leur vertu et dans la mesure de leur mérite réel. Crands
enfants, qui ne savent pas que gouverner, c'est oser et que, pour inspirer confiance aux
autres, il faut d'abord croire à soi-même, ils abdiquaient pour se ménager un triomphe et
ils n'ont rencontré qu'une banqueroute.
Le résultat de leurs finesses incomparables et de leur habileté si vantée — par eux bien
entendu — est sous les yeux du monde. La constitution est déchirée impunément par les
radicaux ; les catholiques sont traqués comme un cerf aux abois, par une meute altérée de
sang. Les prêtres voient s'ouvrir à l'horizon les cellules de Mazas et il ne manque pas de
communards pour réclamer leur chair crue. Où sont les ministres dont l'imprévoyance, la
maladresse, l'impéritie, l'inertie, la timidité ont réduit à ce néant et à ce péril, le parti
des gens de bien? Oh ! ils sont là, dans la pénombre, se lavant les mains comme Pilate,
les uns gravement assis dans leurs riches prébendes, les autres ourdissant, dans la cou-
lisse, de nouvelles trames pour se préparer de petites vengeances. La France, gouvernée
par ces enfants éternels, n'avait jamais eu pire gouvernement. En vérité, je vous le dis, ce
qui se passe à l'heure présente, c'est la faillite politique, définitive et éclatante, des catho-
lique.-, libéraux.
Oui, c'est une faillite. Nous les avions vus à la porte du Concile, à peine voilés, clamant
leurs vains conseils, parlant du 80 de i' Eglise et voulant escamoter les lumières du Saint-
prit. Nous les avions entendus, au dedans et au dehors du Concile, tantôt soupirant,
tantôt faisant éclater les puériles frayeurs de L'opportunisme. Ces gens d'esprit, ces habiles
d'académie, ils auraient voulu mettre le Pape en fourrière et gouverner l'Eglise à sa place.
A les entendre, ce n'était pas d'-.r, Zouaves Pontificaux qu'il fallait au Saint-Siège, mais des
10 PREFACE
diplomates comme eux, des gens rompus aux entortillagea constitutionnels et faisant
triompher, dans les assises conciliaires, quoi? les futiles opinions de L'humaine sagesse.
L'Eglise fut délivrée de leurs obsessions; les décrets du Vatican furent promulgués au
milieu des foudres du Sinaï. C'était le salut d'Israël. Mais la France leur fui livrée, la
France anéantie par la guerre, énervée par l'impiété, cependant, la France toujours féconde
en ressources et avec son vieux fond de foi. même quand elle est près de périr, toujours
prompte à se régénérer. Eh bien ! qu'ont-ils fait de la France?
La France, dans ses tristesses, réfléchissant profondément sur les causes de ses malheurs,
avait nommé des députés catholiques et monarchistes ; elle s'était arrachée elle-même aux
griffes de la Révolution. Les catholiques libéraux, au lieu de refaire immédiatement la
royauté, s'allièrent à l'un des plus grands malfaiteurs de ce temps-ci pour faire avorter la
monarchie. A défaut d'une monarchie constitutionnelle où ils eussent été ce qu'ils n'avaient
pu être au Concile, ils formèrent une république à eux, avec une constitution calculée
pour assurer leur prépotence. Puis, lorsqu'ils virent cette république leur échapper, ils
firent un coup d'état parlementaire pour ressaisir le pouvoir. La France, découragée par
leurs finesses et dégoûtée par leurs mensonges, s'est livrée elle- même à cette Révolution
qu'elle répudiait il y a bientôt trente ans.
Nous en sommes là. Les faits crèvent les yeux et le rôle de la négation est impossible.
Maîtres du pouvoir, les catholiques se sont montrés en France comme en Belgique, sans
principes fixes, mous, incertains, timides, maladroits ; ils sont allés dans leur impuissance,
jusqu'à cette limite lointaine et indécise qu'on ne peut franchir sans se faire accuser de
lâcheté et de trahison ; mais si l'on doit leur épargner ces accusations flétrissantes, per-
sonne au monde ne contestera qu'ils aient livré la place qu'ils avaient entrepris de dé-
fendre et qu'ils devaient sauver.
Dieu, pour les anéantir, n'a eu besoin que de les laisser à leur sagesse: C'est avec cette
meule qu'il les a mis en poussière. Maintenant qu'ils soient tout ce qu'on voudra, des gens
bien posés dans le monde, de rusés matois, d'ingénieux académiciens ; nous n'y voulons
pas contredire ; mais politiquement ce sont des morts ; moins que cela, des suicidés.
A présent c'est au radicaux à s'user de même. Nous vivons dans des temps singuliers,
où la cause de Dieu, en ce monde, n'étant plus servie, comme elle devrait l'être, par les
puissances constituées, marche cependant par la déroute successive de ses adversaires.
Depuis 89, nous n'avons, en France, guère fait autre chose que d'user des gouvernements.
En attendant que viennent le grand Pape et le grand Roi, en attendant que luise l'ère de
paix, Dieu fait ses solutions avec les débris d'ennemis usés par leur propre sagesse ; et le
bien provisoirement ne paraît plus possible que par l'excès de nos maux.
Dieu protège la France !
HISTOIRE UNIVERSEL!,!',
DE
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
DEPUIS LA MORT DE PIE IX JUSQU'AU TEMPS PRÉSENT, LA RÉVOLUTION TENUE EN BRIDE PAR CE
GRAND PAPE, SE RUE SUR IE MONDE. LE SUCCESSEUR DE PIE IX, LÉON XIII, LA COMBAT PAR
L'AFFIRMATION SOLENNELLE DES VRAIES DOCTRINES OU PAR LES TEMPÉRAMENTS DE LA DIPLOMATIE.
LE MONDE SE LEFUSE AUX TEMPÉRAMENTS DIPLOMATIQUES ET AUX AFFIRMATIONS DOCTRINALES ; PAR
LES AVEUGLEMENTS ET LES INIQUITÉS, IL PRÉPARE DE GRANDES CATASTROPHES ET APPELLE UNE
COMPLÈTE RÉNOVATION.
Le xixe siècle aura été un long conflit de doc-
trines entre l'aveuglement des Etats et la sa-
gesse de l'Eglise. La Révolution française avait
confié le gouvernement du monde à la raison
séparée de la foi; elle ne se contenta pas de
cette hégémonie. Unie à la société politique,
mais distincte d'elle, la société religieuse ne
devait, à la raison, ni son origine, ni sa règle
suprême; elle échappait, par sa nature, aux
entreprises des réformateurs. Leur idolâtrie
pour l'intelligence humaine, devenue une reli-
gion d'orgueil, ne souffrait pas d'autre culte;
la profession du christianisme leur parut un
acte de rébellion. C'est pourquoi la ruine du
sentiment religieux leur sembla nécessaire à
la délivrance de la société. Cette raison, qui
s'insurgeait contre les pouvoirs absolus, en
répudiant toute limite, s'érigeait en absolu-
ti-me.
L'Eglise ne tomba pas danscette intolérance.
Tant que la Révolution parut uniquement hos-
tile aux abus de l'ancien régime, Home garda
le silence et le clergé français ne refusa pas
son concours. Juge et partie dans la première
querelle des Etats généraux, il abandonna la
noblesse pour se joindre au tiers, et renonçant
,i son intérêt de première classe politique, il
donna, aux justes réformes, cette première
victoire, qui détruisait l'antique société. Non
lie ment il se résigna aux réformes qui lui
enlevaient son rang, ii provoqua, par un dé-
sintéressement spontané, la suppression de ses
privilèges ; il consentit même, pour une grande
part, sont l'inspiration dn patriotisme, au sa-
crifice de ses biens. La résistance ne commença
que le jour où le pouvoir politique, en édictant
la constitution civile du clergé, envahit à la
fois la discipline et le dogme ; elle devint plus
intraitable à mesure que la fureur déicide ins-
pira plus radicalement les lois de la Terreur.
Dès qu'elle espéra la paix, l'Eglise renouvela
dans le Concordat, l'abandon de ses privilèges
et de ses biens. La rupture avec le promoteur
du Concordat ne se produisit que le jour où
celui-ci prétendit faire, du Pape, le chapelain
de l'Empereur, redevenu César. Et soit que sur
les échafauds elle versât son sang; soit que,
dans la France domptée, le clergé sut seul dé-
sobéir ; soit que, dans l'Europe vaincue, le
Pape osât seul contredire le maître du monde,
l'Eglise était le garant du droit et de la li-
berté. Sans anathèmes contre la société nou-
velle, elle se contenta de défendre sa vie contre
ceux qui voulaient la tuer et son indépendance
contre ceux qui voulaient l'asservir.
Quand de telles épreuves eurent, plus de
vingt ans, affermi la constance religieuse, elles
avaientépuiséla foi dans les progrès politiques.
Les prêtres avaient vu les promesses les pi us gé-
néreuses préparer les pires réalités ; les rêveurs
engendrer des scélérats ; le même peuple qui
ne voulait plus de limites à ses droits, suppor-
ter un violent despotisme ; et les régimes les
plus contraires se transmettre, comme leur
unique mot d'ordre, la guerre aux croyances
catholiques. Après avoir tendu si longtemps sa
voile et n'avoir recueilli que la tempête, la
barque de Pierre ne voulait plus rien de la
12
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE i.A'l HnLKjl E
mer toujours trompeuse et De cherchait (iue
le |iorl.
L'Eglise crut le reconnaître quand les prin-
cipes ci les dynasties ébn niés ou détruits parla
révolution furent restai - après notre défaite.
Ces méthodes éprouvées de gouverner el de
vivre, c'était, pensait-on, le repos. Epuisée par
les antagonismes de doctrines 1 1 de peuples, la
génération de 89 tombait de lassitude; et la
révolte de la raison survivait à pei".e chez quel-
ques-uns, comme le dernier stecès d'une fièvre
prête a B'éteindre dans le sommeil. D'ailleurs,
contre la force internationale d'idées révolu-
tionnaires, lesgouvernements restaurésavaient
la force internationale des traités et des armes.
Un grand calme se lit; l'Eglise y entra; les
dernières années de Pie VU, les pontificats de
Léon XII cl de Pie VIII y puisèrent quelques
consolations.
A leur retour, les anciens pouvoirs n'avaient
pas retrouvé les anciens peuples. Les graines
emportées par les grands souffles ne retournent
pas, quand le vent change, aux arbres dont
elles se sont détachées ; telles les idées semées
dans le monde. Les idées de liberté, d'égalité
avaient disparu, noyées dans le sang des écha-
fauds, écrasées bous la marche furieuse des
soldats. Il se trouva que la boue sanglante des
batailles avait été, pour elle, engrais et labour.
A peine la génération, découragée de la liberté,
avait disparu qu'avec la génération nouvelle,
verdissait un nouveau printemps de 89. Les
souverains qui, en 1815, s'étaient garanti leurs
couronnes, eurent assez à faire de défendre
chacun la sienne, contre leurs sujets devenus
citoyens. La France redevint l'école de la Ré-
volution, et la double victoire qui y substi-
tuait à la monarchie traditionnelle, la mo-
narchie élective; à la royauté élective, la
République, ébranla de nouveau, dans le
monde, le principe nécessaire de l'autorité.
Au moment où commençaient les crises de
1830 et de IS48, s'ouvraient les longs pontifi-
cats de Grégoire XVI et de Pie IX.
Dès son avènement, Grégoire XVI dut
prendre parti. Lamennais, au nom des inté-
rêts religieux, demandait à l'Eglise de rompre
avec lesgouvernements, de s'unir aux peuples
et de réduire, jusqu'à ses dernières consé-
quences, la logique de la liberté. La vigueur,
froide et véhémente, du chef, la valeur et
l'ardeur des principaux disciples, l'éclat et
la sincérité de leur zèle, enthousiasmaient les
foules. Grégoire XVI coupa court à ces enthou-
siasmes. Non qu'il méconnut les faiblesses,
les fautes et les desseins suspects des gouver-
nements ; non qu'il fût insensible au sort des
nationalités étouffées et desdémocraties prison-
nières ; mais il savait par trop de preuves com-
bien les idées généreuses, pour aboutir, ont
besoin du concours des circonstances; il ne
voulait pas que la naïveté des honnêtes gens
tombât dans les pièges de la démagogie; il
pensait que la véritable pitié pour les hommes,
c'était de conserver la société en repos.
Malgré lui, tout continua à se mouvoir, l'opi-
nion et lesgouvernements. La plupart, pour
n'être pas Bubmergés, prirent la cocarde trico-
lore, quitte à en éluder lec conséqui nces. Afin
de donner le change à celle démocratie qui les
menaçait, ils favorisèrent l'esprit d'irréligion
et soulevèrent, contre l'Eglise, au moment où
elle essayait de les soutenir, la défiance des
masses populaires. La démocratie éventa la
ruse; elle refusa, pour des querelles reli-
gieuses, d'oublier ses griefs politiques. Par
un retour imprévu, l'impopularité des gouver-
nements rendit l'Eglise populaire; en se sépa-
rant d'elle, ils l'avaient désignée aux sympa-
thies des nations. Les réformateurs d'alors in-
voquaient l'Evangile et demandaient à l'Eglise
de reconnaître, dans leurs théories, ses propres
doctrines.
Celte évolution contraire des gouvernements
qui abandonnaient la papauté et des peuples
qui se recommandaient à sa protection, était, à
l'avènement de Pie IX, la grande nouveauté.
En France, la république s'annonçait comme
la revanche d'une nation religieuse contre une
oligarchie sceptique ; en Italie, les revendica-
tions nationales invoquaient l'appui du Pape.
La démocratie semblait offrir, à l'Eglise, dans
la péninsule, la primauté politique, et, dans
le monde, le patronage moral que les royau-
tés n'avaient pas voulu subir. Envers celte-
liberté, une bénédiction pouvait porter ses
fruits. Pie IX, qui se sentait aimé, offrit aux
peuples le baiser de paix et consacra les libertés
politiques en réformant l'Etat pontifical.
A la place des libertés, ce fut la révolution
qui entra. Une première fois, en 1849, elle fit,
de Rome, le club central de l'Europe et obligea
Pie IX à fuir; une seconde fois, en 1859, elle
s'incarna dans les deux souverains de France
et de la Sardaigne, pour déposséder le Pape
en faisant l'unité de l'Italie. Pie IX, précipite'
de son trône, n'était plus qu'une voix ; il vou-
lut la faire entendre et rendre témoignage à la
plénitude de la vérité.
Jusqu'à nos temps, ce qui, dans les sociétés,
avait paru le principal, c'était la société même.
Avant tout on maintenait l'unité morale qui
seule tient en paix les volontés ; un gouverne-
ment, pour l'armée, la justice et l'administra-
tion, pourvoyait aux besoins du corps social ;
enfin une production régulière, un travail
collectif assurait l'existence matérielle de
chaque homme. Ces intérêts étaient confiés à
des corps permanents qui protégeaient la po-
pulation. La tutelle des consciences étail con-
fiée à l'Eglise ; le gouvernement, à trois classes
subordunnées, dont la royauté formait le cou-
ronnement ; le travail, aux ouvriers et aux
paysans, groupés eux-même= par corps de
métier. Chaque corps possédait les privilèges
nécessaires à l'exercice de son office public.
L'individu n'était point sacrifié, puisque cet
ordre avait pour but le bien matériel et moral
de tous ; mais les droits des particuliers de-
vaient se subordunner au bien commun. Cette
primauté du droit social avait fait la force et
la splendeur de la civilisation ; son vice, qui
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
13
s'accrut avec le temps, était d'imposer, sou-;
prétexls de bien général, îles entraves su-
perflues et oppressives à l'indépendance de
l'homme.
ESq voulant supprimer ce vice, la Révolution
ne se trompait pas; mais où elle se trompa,
ce fut de croire y remédier, en ne voyant, dans
l'univers, que l'individu. La religion, L'Eglise,
les classes sociales, les corporations de tra-
vailleurs : elle enveloppa tout dans une com-
mune ruine. Ce fut son illusion, son châtiment
de croire que l'ordre social se créerait tout
seul. Et cet ordre aurait trois caractères: la
liberté constituerait chaque homme maitre de
son sort ; le plein exercice de cette liberté assu-
rerait l'égalité ; et les hommes, dépourvus de
toute contrainte, pratiqueraient la fraternité.
Or, en admettant que la volonté de l'homme
esta elle-même sa règle exclusive, la Révolu-
tion émancipait ce que la raison commande
de contenir : elle affranchissait l'égoïsme.Que
chaque homme, ayant charge de lui seul,
veuille étendre sa personnalité par la pensée,
par le travail, par le pouvoir, il se heurte à
des ambitions semblables, il amène des con-
flits et nul état social n'est plus contraire à la
fraternité. L'égalité n'y règne pas davantage;
par cela seul que les forces de ces adversaires
sont diverses, une minorité, mieux pourvue de
qualités ou de vices, est excitée à dépouiller
la multitude des faibles, des maladroits ou des
malheureux. Et ce qui manque le plus à cet
élat social, c'est la liberté. Donnée sans limite
à l'individu, elle n'est autre chose que le droit
reconnu à chacun d'envahir le droit de tous.
Si elle s'exerce par des actes, elle autorise les
excès contre les personnes et les attentats
contre les biens ; si elle s'exerce par les idées,
elle est le privilège, pour la minorité, de me-
nacer ou de détruire les institutions que presque
tous environnent de respect ; elle est le droit,
pour un simple particulier, d'empêcher la
paix du genre humain. Ce n'est pas une forme
de société, c'en est l'absence et le retour à l'état
sauvage, ou, du moins, un élément de dissolu-
tion et une cause de décadence.
L'expérience avait révélé vite la contradic-
tion entre la théorie et les résultats. Au lieu
de liberté, d'égalité, de fraternité, d'âge d'or,
on n'avait d'abord obtenu que l'anarchie spon-
tanée et les saturnales sanglantes de la vile
multitude. Les théoriciens de l'état sauvage ne
s'obstinèrent pas moins à considérer le droit
social comme une création du droit individuel.
En cas de conflit, ils tempérèrent la souve-
raineté absolue de l'individu par la souverai-
neté absolue de la nation. Or, la souveraineté
du peuple, s'exprimant par le suffrage uni-
versel, n'est plus que la souveraineté de la
majorité électorale. La minorité est supposée
avoir toujours tort et ne plus garder de droits
que ceux qu'on veut lui laisser; la majorité
elle-même est à la merci de ses représentants
et ne conserve que les avantages dont l'égoïsme
ne peu' pas la dépouiller. Au fond, ce régime
crée un gouvernement de minorité ; il appar-
tienl à une bourgeoisie instruite et riche, parce
qu'il assure a l'intelligence et à l'argent la do
mination du monde et dégage les vainqueurs
de tout devoir envers les vaincus.
Alors le peuple est à la merci du bon plai-
sir, les intérêts permanents de la société Bont
livrés à l'inconstance des foules. Ce gouverne-
ment ne permet même pas que les lois soient
l'expression fugitive, mais fidèle, de la fantai-
sie publique. L'opinion, maîtresse de tout, est
elle-même matière à conquête ; les plus habiles,
les plus violents, les plus menteurs ont encore
chance de séduire, de duper ou de contraindre
les plus nombreux. Il y a une manière de
jouer du suffrage universel. Alors le peuple se
lasse d'une souveraineté nominale où il est
dupe et victime; il acclame le pouvoir d'un
seul comme le dernier terme d'une réforme
commencée par l'émancipation de tous. Et de-
puis qu'il n'y a plus de limites aux droits de
la raison, il n'y a plus de limites à l'exploita-
tion des foules. Et ce mensonge universel
aboutit à une servitude que n'a pas connu
l'ancien régime, grâce à ses traditions, à ses
corps autonomes et aux digues élevées partout
contre les envahissements du pouvoir.
En un mot, le régime créé par la révolution
est un état social où les mauvais ont une supé-
riorité permanente sur les bons. Maladresse
ou combinaison profonde, tout y est organisé
pour cette fin. L'absence de principes supé-
rieurs que sauvegarde, contre ses défaillances,
la volonté humaine, laisse, dans la brigue du
pouvoir et le conflit des autorités, le champ
libre entre le bien et le mal. La lutte libre n'est
pas à égale chance. Les bons portent avec eux
les obstacles de leur foi et les scrupules de
leur conscience ; la vérité, le devoir, l'honneur,
les rendent incapables de certaines besognes
et de certains succès. Comment l'emporte-
raient-ils sur îles hommes au cœur léger, ca-
pables de tout, pourvu qu'ils montent. Eux
seuls sont libres ; une force fatale pousse au
sommet ce qu'il y a de pire. Une telle concep-
tion ne délivre pas le monde ; c'est d'elle qu'il
faut la délivrer.
Et telle est l'œuvre qu'entreprit le grand
Pie IX. Au programme des dissolutions révo-
lutionnaires, il opposa, dans le Syllabus, le
programme des restaurations catholiques, l'en-
semble des affirmations doctrinales qui contre-
disent l'Islam de la Révolution. Le bien social
exige qu'avant tout la religion reprenne sa
place. De toutes les religions, la plus certaine
dans ses dogmes, la plus pure en morale, la
plus civilisatrice est la religion chrétienne ;
et, des religions chrétiennes, la plus efficace
par la solidité de sa hiérarchie, la perfection
de sa discipline, la variété de ses œuvres, est
l'Eglise catholique. Le Pape réprouve la scis-
sion entre l'Eglise et le monde ; il veut que les
croyances intimes règlent la vie publique; il
le veut pour établir la dignité des caractères,
la logique dans la conduite du monde, l'unité
dans la vie : il proclame que si le catholicisme
fait les hommes meilleurs, il rend les plus
H
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATIlOLlgUl
. iœa a Ii - et -'il i Bt utile,
L'intérêt, le devoir n'esl pas d'ignorer 100
• ,.;, ,•. maia de favoi iser son action.
Le Syllabu» retentit dans le inonde comme
un grand Bcandale. Par mie singulière inter-
version des rôles, l'I - il svait employé la
raison a tracer le plan d'un gouvernement hu-
main ; les partisane de la raison B'offensèrent
comme s'ils étaient outragés dans leur foi re-
ligieuse. Dan- leur aveuglement, ils préten-
dirent que l'Eglise, en posant des bornes à la
liberté de l'individu, portait préjudice à la li-
berté ; qu'en réglant la souveraineté du
peuple, elle portait atteinte à l'indépendance
des nations ; qu'en réclamant sa place au
Boleil, elle voulait s'arroger l'omnipotence.
La vérité est que l'Eglise affermissait tous les
pouvoirs en leur posant de justes borne
et l'Etat, en repoussant les bornes, se vouait
irrémédiablement aux plus détestables alter-
natives d'anarchie et de despotisme.
Cette rupture intellectuelle porta le dernier
coup à la vieille solidarité entre la puissance
politique et la puissance religieuse. Les Etats
croyaient se fortifier en rendant public leur
désaccord avec l'Eglise ; l'Eglise, certaine que
la logique révolutionnaire minait leurs fonde-
ments, déclinait toute compromission avec
leur imprévoyance et refusait d'être ensevelie
sous leurs ruines.
Dans cette condition, n'ayant plus à compter
que sur elle-même, l'Eglise sentit le besoin de
concentrer son gouvernement et de fortifier
son chef. C'était sa croyance que l'infaillibi-
lité avait été promise aux successeurs des
apôtres, réunis en concile. C'était une tradi-
tion ancienne, non définie comme article de
foi, que la même assistance avait été conférée
aux successeurs de saint Pierre, quand, en
vertu de L'autorité apostolique, il» définissent,
même hors d'un concile, les vérités du dogme
ou de la morale. Cette tradition emprunta
aux circonstances comme une mise en de-
meure de se formuler dogmatiquement et de
se définir. On craignait que la prise de Home
ne laissât plus à l'Eglise un seul asile où elle
fût indépendante des pouvoirs humains ; on
craignait que les obstacles apportés à la
tenue des conciles, ne vinssent à suspendre la
vie du catholicisme. Le péril serait écarté, si
les Papes, même exilés et captifs, étaient dé-
clares infaillibles. Un concile fut convoqué, et
ce concile, en définissant l'infaillibillité person-
nelle du Pontife Romain, lui reconnut le droit
de vouloir et de parler pour l'Eglise.
Pie IX avait accompli son œuvre; il avait
rompu avec les allures ordinaire- d'une méti-
culeuse prudence et s'était montré d'autant
plus net dans ses enseignements qu'ils s-oule-
vaient plus d'opposition. L'essentiel n'était
pas de rendre la loi facile, mais de la main-
tenir pure, et il avait coupé toutes les racines
de l'erreur, par une orthodoxie tranchante
comme le glaive. Sa résistance aux faux dieux
du siècle préparait à L'Eglise un éclatant re-
tour d'autorité le jour où les peuples recon-
naîtraient sa sagesse et rougiraient de leur
injustice. Dés maintenant, la définition de
l'infaillibilité donnait, aux Souverains Pon-
tifes, le moyen d'opposer aux difficultés des
mesures promptes I définitives ; elle suppri-
mait cet appel au futur concile, mot d'ordre
de tous les mécontents, dernier abri des re-
belles, qui avait entretenu dans l'Eglise l'obéis-
sance sous condition et la révolte a terme.
Pie IX avait dit toute la vérité ; il devait
souffrir pour elle. Elevé à un pouvoir que
nulle créature n'avait atteint, il fallait que
cette souveraineté n'eût rien de commun avec
les grandeurs terrestres ; et, pour attester son
origine, qu'elle fût accompagnée, sans être
amoindrie, par les insultes, les défaites et les
désastres. Le lendemain de la définition vati-
cane éclatait la guerre entre la France et la
Prusse. Le pouvoir temporel, constitué défi-
nitivement par Pépin et Charlemagne, suc-
combait le jour où nos soldats, rappelés à la
frontière de l'Alsace, ne suffisaient plus à la
défendre. Bientôt le vainqueur ourdissait
contre l'Eglise ce qu'il avait appelé la lutte
pour la civilisation et soulevait dans tout
l'univers une coalition contre Home. Un
schisme se produit en Allemagne, un autre
en Suisse. La France elle-même, la France
soi-disant républicaine, mais plutôt impie, se
mettait, pour persécuter l'Eglise, à la remor-
que du Tartare qui venait de l'écraser et de
la mettre au pillage. Et l'Eglise, qui a contre
elle les attentats des gouvernements, se voit en-
core dépouillée de l'affection des peuples. De
toutes parts les liens semblent se rompre. Les
derniers regards de Pie IX voient l'ombre
s'étendre sur le tabernacle ; à sa mort, il n'em-
porte, comme consolation, d'avoir tant perdu,
que la conscience de n'avoir rien cédé. La vé-
rité, dite par Pie IX, c'est la charte de l'ave-
nir ; la charge de son successeur sera de la
faire reconnaître et d'assurer ses triom-
phes (1).
(1) Cf. La France chrétienne dans l'histoire, les deux derniers chapitres.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
15
§ 1"
LA MORT DE PIB IX ET L'ÉLECTION DE LÉON XIII
La mort de Pie IX fut un deuil pour l'Eglise
et une grande perle pour l'humanité'. Durant
son ponlilicat de trente-deux années, tra-
versé d'ailleurs par de cruelles infortunes,
Pie IX avait occupé la chaire de saint Pierre en
thaumaturge : il avait frappé victorieusement
toutes les erreurs ; il avait donné au monde
le Syllabus, défini dogmatiquement l'Imma-
culée Conception de la très sainte Vierge et
convoqué un concile œcuménique ; il avait
attiré à lui toutes les affaires du monde, civi-
lisé ou barbare ; et, par un contraste étrange,
en résistant aux séditions, royales et popu-
laires, conjurées contre lui, il avait assuré, à
l'univers, une paix et une prospérité inexpli-
cables. Humainement parlant, il est impossible
de comprendre ce phénomène ; on devrait
plutôt croire que ces résistances pontificales
vont susciter des inquiétudes ; et les catholi-
ques libéraux, habitués à voir à l'envers les
choses de l'Eglise, ne manqueront pas de dé-
couvrir, pour l'Eglise, une c?-ise, terrible,
mais terrible seulement pour leur faible foi.
La conduite de Pie XI rassure les âmes ; elle
inspire partout la confiance; on sent que tant .
qu'il tiendra, il contiendra tout ; et proscrit
ou triomphant, mais toujours vainqueur, ii
sert et sauve, dans la réalité, toutes les forces
de la civilisation. Lorsqu'il est enfermé dans
Rome, on n'espère plus tant voir le triomphe
de l'Eglise ; le tableau s'assombrit et les pu-
nitions de Dieu ne se font pas attendre. Pen-
dant huit années qu'il survit à la perte de son
pouvoir temporel, nombre d'hommes quittent
la terre pour aller voir la face irritée de Dieu.
Des nations entières sont appelées devant le
juge. La France pécheresse commence et ne
verra pas de sitôt la fin de ses malheurs.
D'autres entendent distinctement la trompette
formidable, dont les éclats redoublent, lorsque
meurt Pie IX. Dieu, disait Joseph de Maistre,
a fait disparaître les Bourbons de France,
comme le Père de famille éloigne la mère,
lorsqu'il veut punir les enfants. Que dirait ce
voyant, quand Pie IX meurt, lorsque Dieu
semble permettre aux maîtres du monde de
voiler même la face de l'Eglise.
Non seulement Pie IX rassurait les âmes et
maintenait la paix du monde, il jouissait en-
core, surtout à Rome et, partout, dans le
monde, prés des catholiques, d'une inexpri-
mable popularité. On ne connaîtrait pas Pie IX
si l'on ignorait le sentiment qu'il inspirait au
peuple chrétien. Veuillot, qui savait entendre
toutes les grandeurs, va nous initiera ce mys-
térieux côté du pontifical. En 1870, à propos
de la fête commémorative de l'incident de
sainte Agnès, il écrivait :
« Il y a dans le monde un souverain qui.
durant un quart de siècle, a su garder invio-
lahlement le principe de la souveraineté, qui
l'a défendu contre l'erreur du monde, contre
la trahison et l'abandon des autres souverains,
qui l'a sauvé, qui l'a maintenu en dépit de la
défaite, et qui reste populaire parce qu'il a
voulu et su rester roi. 11 y a dans le monde un
peuple qui est demeuré inviolablement fidèle
à son roi vaincu et dépouillé, qui lui a voué
plus d'amour à mesure que l'iniquité euro-
péenne lui infligeait plus de désastres, qui a
connu la justice et la majesté de sa cause et
ne l'a point trahie, qui, par son noble dédain,
a déconcerté les séducteurs, et, par la cons-
tance de ses acclamations, a vaincu le men-
songe persévérant de la presse, de la tribune
et de la diplomatie. Ce souverain, c'est Pie IX ,
le souverain prêtre; ce peuple, c'est le sage,
pieux et véritablement auguste peuple ro-
main, dont la foi, toujours vivifiée par celle
de Pierre, ne peut défaillir.
« Je le dis avec une conviction profonde,
parce que je le vois et parce que je le sens ; il
y a ici un mystère de construction politique
qui n'existe point ailleurs, et ce peuple de
l'Eglise a reçu de Dieu quelque chose de par-
ticulier, une vertu que n'ont pas les autres.
Certes, il est facile d'aimer Pie IX, et ce ré-
gime politique de l'Etat papal, si libéral, si
doux, si vraiment paternel. Mais, ce qui est
étrange et miraculeux en tous les temps, et
davantage au temps où nous sommes, c'est
qu'un peuple soit en majorité patient, juste,
reconnaissant, sache se souvenir, sache at-
tendre, sache espérer, connaisse en un mot le
bienfait de Dieu. Or, ce sont là les rares mé-
rites, et, pour bien dire, les grâces spéciales du
peuple romain. 11 possède à un point très
élevé le sentiment et l'intelligence de l'hon-
neur que Dieu lui a t'ait en lui donnant la
garde domestique de la papauté. Il n'ignore
pas la grandeur de ce rôle, il veut n'en être
pas indigne. Sans doute, si vous interrogez un
Transtéverin ou un petit marchand de la place
Navone, il ne vous fera pas une théorie ob-
jective et subjective sur la fonction du peuple
romain à l'égard de la papauté, mais vous
sentirez en lui l'impérissable instinct de ce
glorieux office. L'esprit romain va par là, il
monte vers cette hauteur et ne consent pas à
descendre. »
A la mort de Pie IX, Louis Veuillot, insis-
tant sur cette juste idée, ajoute :
IG
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
■ Pie IX a régné trente-deux ans, dans lea
circonstan plus difficiles, au milieu dea
conjuraliona tes plus pérille irdiea par
loua les gouvernements de l'Europe. I. 'Angle-
terre'. ^Allemagne, la Russie, la France,
l'Italie, l'Espagne même, quoique moins que
les autres, sy sonl mises tour à tour et sou-
vent toutes à la fois, on sait avec quelle habi-
leté, quelle perfidie et quelle constance im-
pitoyable cl diabolique. Il a toujours été si
bon, si ferme, si juste, qu'il n'a pas cessé un
instant d'être vénéré et chéri de son peuple
faillie, sans défense et abominablement tenté.
Durant hou règne de trente-deux ans, ce
prêtre sans soldats, sans tribune, Bans jour-
naux, sans aristocratie et sans commerce, au
milieu de sou petit peuple de laboureurs et de
prêtres, en butte à des outrages et à une cons-
piration universelle, non seulement a su faire
respecter tout ce qu'il représentait et tout ce
qu'il devait défendre, mais il a été le plus po-
pulaire des souverains. C'est le seul honneur
que puisse invoquer, dans le monde moderne
et dans l'histoire, le suffrage universel qu'il
ne reconnaissait pas dans la forme actuelle et
mensongère que le monde a la prétention de
lui donner. Et ce prêtre est mort prisonnier
de guerre, lui qui n'a jamais fait la guerre ;
mais toujours vainqueur par la hauteur et la
sainteté de son âme, en pleine possession de
sa royauté, au milieu de son peuple toujours
fidèle et toujours roi ; Roi sacré du peuple
roi. Il a défendu et conservé, quoi que fasse
l'avenir, les deux couronnes placées sous sa
tutelle ; et le peuple romain, délégué du grand
peuple du Christ, incontestable possesseur du
monde, les garde au Christ et au monde sur
l'inviolable tombeau de Pie IX, le grand et le
saint prêtre du Christ. »
Lorsque le Pape est mort, le pouvoir passe
au Sacré-Collège. Le Sacré-Collège célèbre
pendant neuf jours les funérailles du Pape
défunt, puis entre en conclave, pour procéder
à l'élection du nouveau pape. Nous n'avons
pas à parler ici de cette procédure. Les
hommes y figurent ; ils peuvent s'y agiter,
plusieurs du moins, c'est Dieu qui les mène.
Six mois avant sa mort, Pie IX disait : « Hé
mon Dieu 1 la guerre d'Orient aura aussi son
utilité pour l'Eglise; le Pape mourra, et les
puissances engagées dans l'inextricable fouillis
de la question d'Orient, laisseront toute li-
berté au conclave. » Ce pronostic devait s'a-
complir.
Je cite volontiers Louis Veuillot ; c'est un
voyant que Dieu a donné à son Eglise, en des
jours de ténèbres; et, parce qu'il regarde
toutes choses à la lumière du ciel, il a toujours
la note juste. Voici donc ce qu'il écrit à l'ou-
verture du conclave : la profondeur de ses
doctrines forme la plus belle histoire de cette
assemblée :
« L'impertinence humaine s'est toujours
targuée d'agir sur les conclaves. Cette vanité
lui reste. 11 n'y a pas à douter que le monde
ne soit encore plein de gens qui se flattent
d'exercer leuï hauteur et leur profondeur sur
la personne et sur lea résolutions du Pape
futur, avant même qu'il soit connu. Les his-
toires sonl pleines de contes plus ou moins
ingénieux sur les résultais qu'auraient ob-
tenus en ce genre les habiletés de la faqui-
iii rie politique. La vraie histoire s'en tait, et
tout au plus note quelques anecdotes qu'elle
ne sait pas et qu'elle ne croit pas. Son bon
sens et sa probité n'admettent qu'une chose:
c'est que les Papes furent choisis tels que
Dieu les a voulus, pour faire son œuvre dans
le moment qu'ils devaient la faire. Il y eut des
Papes plus ou moins vertueux, plus ou moins
animés de zèle : il n'y en eut point de traîtres;
et c'est un doute qu'il y en ait eu d'absolu-
ment mauvais. Plusieurs que l'obscurité des
temps a permis de calomnier sont aujourd'hui
justifiés avec éclat. Aucun n'a osé ni voulu
trahir la vérité ; et s'il plaît de voir des Papes
dans l'enfer, un autre crime les y a poussés.
Ce crime-là semble avoir été, en leurs per-
sonnes, épargné à la fragilité mortelle. C'est
le crime des anti-Papes, créatures des rois de
la terre ; ils sont connus. L'indéfectible Eglise
les a expulsés. Les Papes réguliers ont été
fidèles ; et l'ennemi attend encore celui qui
portera la tiare sur son front répudié. Lors-
qu'on parcourt la liste des Papes, il faut
d'aborJ saluer ce miracle: sur 269, point de
traîtres, poiut de lâches, point d'ineptes, à qui
la séduction, le vice et la peur ait lait aban-
donner le droit de la vérité.
« La foi, l'espérance et la paix sont au
dehors et au dedans du Conclave. Le trouble
est partout dans le monde : les empires
tombent, les tyrannies s'élèvent, la démocratie
vient, l'apostasie éclate. Au milieu de tant
d'armées et de tant d'embûches, l'enceinte
sans gardes où soixante-trois vieillards,
soixante-trois prêtres catholiques s'apprêtent
à désigner l'un d'entre eux comme chef spi-
rituel du monde qui dit ne vouloir point de
chef, reste paisible et inviolée. Cette sécurité
n'est-elle pas étrange? Cependant l'homme
est là. Il attend tranquille l'épouvantable far-
deau qu'il va porter. Demain l'un de ses élec-
teurs, choisi comme lui par le Pape qui vient
de mourir, s'avançant devant son siège, lui
dira ces paroles écrasantes : « Reçois la tiare
« aux trois couronnes ; tu es le Père des
« princes et des rois, le Pasteur de l'univers et
« le Vicaire ici-bas de Notre-Seigneur Jésus-
ci Christ. » 0 poids de gloire ! ô comble de dé-
mence, si ce n'était pas le comble de la vé-
rité; si dix-neuf cents ans d'histoire n'étaient
pas là ! si cet homme ne tenait pas du Ciei le
droit d'entendre ces choses, et cet autre
homme le droit de les dire, à deux pas de
l'autel du Vatican, en face de Rome, de la
terre et de Dieu ! Et cela sera dit. Et immé-
diatement le nouveau Pape prendra posses-
sion de ces couronnes, devant Dieu content et
les hommes à genoux. Et ce miracle se sera
renouvelé deux cent soixante-dix fois en dix-
neuf siècles écoulés depuis l'avènement du ba-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATOUZIÉME
17
telier juif qui fut sain! Pierre, apôtre de Jésu
Christ. Néron étail empereur alors, et vil
cela. Et d'autres Bont empereurs et vont le
voir.
« Or, il ne faut pas se lasser de le dire, ces
hommes du Conclave sont paisibles comme
jamais peut-être Conclave ne l'a été. Mais
quoi ! c'est le Conclave.
« Quoiqu'un tel exemple soit rare dans l'his-
toire des hommes, cependant notre e'poque
l'aura contemplé, en moins de quarante ans,
deux fois. Certes, le monde aura passé ces
quarante ans à s'entendre prédire autre chose.
Ces quarante ans ont vu tomber Louis-Phi-
lippe, Napoléon, la France. Ils ont vu passer
une foule de prophètes qui n'avaient rien
tant annoncé que la chute des Papes, de leur
Conclave et de leur Eglise. Tout cela reste,
tout cela est en paix...
<( Pie IX avait été l'artisan sublime de cette
magnificence inattendue et immortelle qui
fut dans la monde, et pour toute la durée du
monde, une création nouvelle de l'autorité.
Gioire à ce grand homme ! L'avenir retrou-
vera partout la trace féconde de son passage
qui a devancé les temps. 11 prépara le concile
par sa prévoyanee hardie ; il le sanctionna par
la fermeté de son âme ; il l'appliqua par sa
puissante sagesse. Nul Pontife n'a eu davan-
tage ce large et prophétique esprit de l'Eglise
qui sait qu'elle grandira toujours et ne
vieillira jamais, que tout lui appartient,
qu'elle doit saus cesse ouvrir des chemins
dans l'avenir et dans l'immensité, parce que
son empire atteindra partout. Elle a pour tra-
vail de se donner toute la terre, afin de
donner à ce qui est un moment le monde et
rien, la possession de Dieu et de l'éternité.
« Pie IX a formé tout le Sacré-Collège. 11 l'a
muni de toutes les vertus, de tous les services,
de toutes les illustrations. On y voit tous les
âges, toutes les sciences, tous les peuples. Par
les promotions qui ont illustré les dernières
années de son pontificat, il y a fait entrer des
nations nouvelles, des pays oubliés dans
l'Eglise, et il a ouvert les routes de la royauté
spirituelle à des foules devenues ou restées
obscures, pour qui le trône suprême semblait
demeurer inaccessible. L'Angleterre ressus-
citée a ses cardinaux. La Prusse a le sien, un
illustre banni, fils d'une nation morte. Les
Slaves ont le leur. L'Amérique du Nord, cette
catholique née d'hier mais si vivante, cette ré-
publicaine orthodoxe si entreprenante et si
iièi est entrée pour la première fois dans le
Conclave sous la figure savante et vénérée du
grand archevêque de New-York; elle entre du
même coup dans l'ancienneté et dans les droits
de l'Europe, et c'est de quoi faire réfléchir
beaucoup de stupides et ambitieux ingrats.
Quand le jeune abbé Maslaï, attaché à
L'humble nonciature du Chili, visitait l'Ame'
riqne il y a cinquante-cinq ans, qui eût dit
3ii';, devenu picu&UH D'HOMMES, au bout d'un
emi-siècle, il jetterait son filet dans ces eaux
encore ténébreuses pour y prendre un élec-
T. XV.
leur du Pape qui lui succéderait. Dieu sait
que tous les hommes qu'il envoi.: pour faire
ci' qu'il veut veulent ce qu'ils font. Pie IX n'a
manqué à rien, cl, n'ayant désiré que lu vo-
lonté de Dieu, si vie n'a été pleine que de
grandes et incalculables actions. Et la ruse qui
a voulu interrompre ou corrompre ses des-
seins est ridicule et vaine. Sa vertu lui a donné
Dieu, Dieu lui a donné le temps. Jusqu'à sa
dernière heure il en a bien usé, i l ses œuvres
ne périront pas. Parce qu'il eut la patience
des saints, qui gardent les commandements
et la foi de Jésus, il est de ceux qui ue re-
posent pour l'éternité dans la fécondité crois-
sante de leurs travaux : Opéra illorum se-
quunlur illos.
Ces réflexions de Veuillot répondent aux
visées de la politique révolutionnaire. C'a
été, de tout temps, l'ambition des hommes
de vouloir corriger l'œuvre de Dieu et se substi-
liluer aux directions de la Providence. Celte
ambition a cherché des succès dans la vie pu-
blique encore plus que dans la vie privée.
Depuis surtout que la Révolution a pris, dans
les conseils delà politique, une place prépon-
dérante, les diplomates n'y voient rien de plus
pressé que de contrarier ou d'asservir l'Eglise.
En vain, pour eux, il a été dit : « les portes
de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Non
praevalebunt : » ces habiles se flattent toujours
de contredire l'Evangile et d'y réussir. Les
portes s'ouvrent, elles se ferment, elles s'en-
trebâillent, on y cause, on y rit, on chu-
chotte surtout beaucoup. Ou croit avoir be-
soin de se défendre contre la grâce de Dieu,
et si l'on y parvient, c'est pour sa ruine. Déjà
David avait prédit que tous ces conjurés contre
Dieu et contre son Christ seraient l'objet des
moqueries de Jéhovah et que sa main les bri-
serait comme des vases d'argile. Depuis, l'hio-
toire, h chaque siècle, a fait voir les funé-
railles des persécuteurs; leurs fils n'en con-
tinuent pas moins l'œuvre maudite. Dès 1875,
Bismarck avait saisi les cabin ts des éventua-
lités de la mort du Pape et s'était enquis des
moyens d'empêcher le conclave ou de ne pas
reconnaître son successeur. Le Nord, journal
russe de Bruxelles, avait disserté longuement
des mérites à requérir du nouveau Pape et
des moyens qu'on aurait de résister à ses con-
seils. La mort du Pape avait fait échanger je
ne sais combien de dépêches; en 1877, Victor-
Emmanuel était même venu à Borne pour si-
gner le décret relatif aux funérailles de
Pie IX, et, terrible leçon de la Providence,
c'est lui, Victor-Emmanuel, qui fut enterré.
Son fils venait de lui succéder, lorsque, au mi-
lieu des embarras de son avènement, mourut
Pie IX. Le roi personnellement eut voulu peut-
être se montrer bon prince, on n'accueillit pas
ses ouvertures; les ministres firent aussi va-
loir des exigences qui furent écartées. Les
cardinaux se réunirent dans la plénitude de
leurs droits et de leurs libertés; et, après les
pourparlers indispensables, aboutirent promp-
tement. Les cardinaux volent; c'est Dieu qui
JS
HISTOIKE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
nomme, et, quand il faut déjouer des compl
Dieu lui vite son œuvre : Qui habitat in <
irridebit eoi | Psal. il).
Le Conclave s'était ouvert le F'. Le premier
vote, <ii les voix s'étaient éparpillées, fui dé-
claré nul pour vice de forme. Le cardinal Bilio,
qui avait obtenu nu certain nombre de suf-
frages, déclara qu'il n'était point candidat et
qu'il refusait d'être pape. Le cardinal Pecci,
nommé depuis peu camerlingue cl qui en avait
remplj les fonctions pendant l'interrègne, avec
distinction, avait obtenu, à ce vole, 17 voix.
Le soir du 19, au second lour.il obtint trente-
quatre voix, l.a nuit porte conseil ; parfois elle
renverse les desseins de la veille, plus souvent
elle les confirme. Au troisième scrutin, le
c Lrdinal Pecci ayant obtenu t/uaratit^-quatre
voix, l'assemhlée du conclave, debout tout
entière, accède au cardinal l'ecci.
A 1'inlerrogalion qui lui est faite, le
nouvel élu, après avoir prié, répond qu'il ac-
cepte ; il déclare vouloir prendre le nom de
L ùO N, puis il va revêtir les babils de sa dignité;
après quoi, assis sur le trône devant l'autel, il
reçoit l'bommage des cardinaux.
A ce moment, le cardinal Guibert demande
la bénédiction du Pontife pour lui, pour le
diocèse de Paris, pour la France tout entière.
Léon XII] la lui donne, ajoutant qu'il aime
beaucoup la France, dont il connaît le grand
cœur et le dévouement à l'Eglise.
A une heure et demie, le cardinal Caterini
apparaissaut à la loge extérieure proclame le
nouveau Pape. Bientôt la ville entière se pré-
cipite vers la basilique, où se presse une foule
immense, attendant le Pape qui ne vient pas.
Le bruit court alors qu'il paraîtra à l'extérieur
de la basilique ; mais, à quatre heures et de-
mie, Léon XIII vient à la loge intérieure, et,
d'une voix forte, donne la bénédiction solen-
nelle.
Les acclamations retentissent. Le cri de :
Vive Léon XIII ! est. poussé par des milliers
de voix, l'émotion est indsscriplible.
A la nouvelle de cette prompte élection,
Yeuillot écrivait :
<( Il y a quelques jours, le Pape était mon.
Héjouissons-nous, le Pape est vivant ! Dans la
monarchie pontificale, la mort apparaît sou-
vent, mai3 pour apporter une assurance plus
parfaite de la perpétuité de la force et de la
vie. Il le faut ainsi pour que la Papauté soit
toujours jeune sans cesser d'être antique et le
Pape toujours vieux sans avoir sujet d'appré-
hender de périr tout entier à la façon des
autres humains. Il ne perd que le trône, et
ce trône qui n'est pas à lui et que la mort
seule peut lui ravir selon la permission de
Dieu ne s'en va pas avec lui ; il le laisse a un
successeur qu'il ne connaît pas, mais qui sera
légitime comme lui. Vieux, non cassé, il n'est
point chassé, il va prendre son repos bien ga-
gné par des œuvres vivantes ; et la chose
sainte et unique qu'il a aimée et servie ne sera
point mise en péril par sa mort et ne l'a point
élu par sa vie. 11 n'a eu de la vieillesse que les
avantages, il n'a attendu et ne connaîtra la
mort que pour avoir a son tour le gain de
mourir. Telle est la Papauté. Des hommes qui
veulent être justes ivouenl qu'elle e-i la pi us
des institutions humaines. Ils ni disent
pas assez : la Papauté est la grande institution
de Dieu pour le bien de l'humanité.
« L'humanité esl faite pour admirer la vertu,
la grandeur et la beauté. La Papauté vit parce
qu'elle enfante perpétuellement ces choses ab-
solument nécessaires à la vie du genre humain.
Là le genre hnmain trouve la seule force, le
seul enthousiasme, le seul amour dont il ne
rougisse pas et dont sa faiblesse ne se I;
pas. Le reste esl l'amusement puéril ou mau-
vais de la sottise et de la méchanceté. La Pa-
pauté nourrit les âmes, c'est elle qui parle de
Dieu. C'est elle qui sans cesse, par ses œuvres
et par ses exemples, dit : sursum corda.
Ces grandes vues ne diminuent pas Tintent
des détails, elles l'augmentent plutôt. J'en
emprunte quelques-unes à la correspondance
de V Univers :
Je reviens de Saint-Pierre, et c'est sou< le
coup d'une indescriptible émotion que je vous
écris à la hâte le récit, nécessairement incom-
plet, de celte grande journée. Ce matin le troi-
sième scrutin avait donné 44 voix à l'Eme
cardinal Pecci. C'est à midi, d'après le récit
de YOsservatore romarto, que fut connu ce ré-
sultat. Le cardinal était ainsi désigné de plein
droit pour occuper la chaire du prince des
apôtres, pour être docteur universel, in-
faillible, de l'Eglise de Jésus-Christ.
A peine le vote fut-il terminé, que le car-
dinal di Pietro, sous-doyen du Sacré-Collège,
appela et introduisit dans l'enceinte Mgr Mar-
tinucci, auquel il prescrivit de prendre ses
dispositions pour toutes les cérémonies qui le
concernaient. Le préfet des cérémonies lit ve-
nir aussitôt les autres cérémoniers, et immé-
diatement tous les baldaquins qui étaient au-
dessus des trônes des cardinaux s'abaissèrent,
sauf celui du n° 9 placé du côté de l'Evangile,
qui était occupé par l'éminenliàsime caidmal
Pecci.
Les trois chefs d'ordre se présentèrent alors
devant le siège de l'élu auquel le cardinal-
doyen adressa l'interrogation suivante :
Acceptasne eleçtionem in summum pontifi-
cem ?
L'élu répondit aussitôt qu'il ne se croyait
pas digne d'une si haute charge, mais que, tous
étant d'accord, il s'en remettait à la volonté
de Dieu.
Alors le cardinal doyen adressa au Pontife
cette autre demande : Quomodo vis vocarl ?
Le Saint Père répondit qu'il voulait .-'ap-
peler Léon XIII, en mémoire de Léon XII,
pou; lequel il avait toujours eu la plus grande
vénération.
En conséquence, Mgr Martinucci, en sa
qualité de protonotaire apostolique, dressa
l'acte d'acceptation du pontificat suprême,
ayant pour témoins, dans cet acte solennel,
Mgr Lasagni, secrétaire du Sacré-Collège, et
LIVRE QUA.TRË-VINGT-QC ITORZIÈMt
M
Mgr Marinelli, évoque de Porphyre. Puis, les
trois chefs d'ordre s'étanl retirés, Mgr Marti-
nucci appela deux cardinaux diacres, Les
EEmes Mertel et Gonsolini, lesquels condui-
nl le n.mvcl élu à la sacristie, où il fut re-
vêlu des habits du Pape, c'est-à-dire delà sou-
taue el dos bas blancs, des souliers rouges
avec la croix, du rochet, de la mosette, de
l'étole et de la calotte blancs.
Le Pape paraissait profondément ému.
Rentrant dans la chapelle, le souverain
Pontife donna sur son chemin la bénédiction
papale à tous les cardinaux, et, s'étant assis
sur la sedia gestatoria, déjà placée sur l'estrade
de l'autel, il reçut la première adoration des
cardinaux, qui lui baisèrent la maiu et furent
admis à l'accolade.
Ensuite le cardinal Schwarzemberg, nommé
par Sa Sainteté pro camerlingue, lui mit au
doigt l'anneau du pécheur. Cela fait, tous les
autres conclavistes furent admis au baisement
du pied.
Sa Sainteté ayant donné de nouveau sa bé-
nédiction au Sacré Collège, quitta la chapelle
fine pour rentrer dans sa cellule, où il de-
vait rester jusqu'à la grande bénédiction.
Ces préliminaires avaient pris quelques
temps. Aussi il était une heure et quart quand
le cardinal Caterini vint, selon l'usage, annon-
cer au peupie la nouvelle de l'élection. A ce
moment, il y avait peu de monde sur la place,
car personne n'espérait un résultat si prompt.
Mais bientôt la nouvelle court avec la rapi-
dité de la foudre et en un clin d'oeil Rome
s'agite tout entière. En un moment, la popu-
lation se répand dans les rues et une foule im-
mense sort de partout, roulant ses flots pressés
vers la basilique. Par toutes les voies qui, de
la place d'Espagne, aboutissent au Vatican, le
long du Corso, vers tous les abords du Pan-
théon, de la Minerve et de la place Navone, on
voit s'avancer une interminable foule de voi-
tures. Bientôt la circulation se trouve absolu-
ment interrompue.
A quatre heures, l'immense place Saint-
Pierre est littéralement couverte de monde.
Mais comment c denier la foule qui remplit la
ilique? En dépit du bruit qu'on faisait
courir, et qui retenait les curieux sur la
place où ils comptaient qu'apparaîtrait
le nouveau Pape, le sûr instinct de la grande
majorité des fidèles les avait entraînés dans
l'enceinte de la basilique, où ils savaient bien
qu'allait venir le souverain Pontife, bientôt,
eu effet, tous les regards se tournent au même
moment vers 1' s fenêtres de la loge intérieure,
qui viennent de s'ouvrir. Sur la corniche de
pierre, on voit les cérémoniers placer un voile
de pourpre et au-dessus un coussin de même
couleur. Plus de doute, le Pape s'approche ;
voici Mgr Cataldi, maître des cérémonies pon-
tificales, précédant la croix, et enfin le non-
au Pape, Léon XIII, apparaît dans l'embra-
ure de la Lo/ livi du cortège des cardi-
IX.
A ce moment, un long fn nenl s'éli
et le bruit aussitôt étouffé de trente mille poi-
trines haletantes prête à crier, malgré la
sait tetô du lieu, pour témoigner de la joie qui
déborde. Les applaudissements éclatent, una-
nimes et puissants comme mi Vrai tonnelle
C'est l'acclamation du peuple chrétien. Peu à
peu cependant il se fait une sorte de silence.
Le Pape est ,'i genoux. D'une voix qui retentit
dans toute la basilique, il récite les prie,
ordonnées par le rituel ; puis, élevant encore
cette voix qui, désormais, commande au
monde, il fait descendre sur son peuple, au*
milieu des larmes de l'assistance prosternée,
la première de ses bénédictions.
C'en est trop et l'émotion de la foule ne se
peut plus contenir. De nouveaux applaudisse-
ments, des cris de : Vive le Pape ! Vive Léon
XIII ! partent à la fois de mille et mille poi-
trines, éveillant sous les voûtes de la basilique
un écho formidable. Non, rien ne saurait
rendre la grandeur ni la beauté d'un tel spec-
tacle. Ceux qui furent assez heureux pour le
voir ne le peuvent redire ; mais dans leurs
âmes quel profond, quel ineffaçable souvenir !
Le Pape s'était retiré presque aussitôt, et,
conformément aux instructions qu'il avait
reçues, le maréchal gardien du Conclave,
prince Chigi, procédait à l'ouverture définitive
du Conclave. Après avoir, en présence du
doyen des protonotaires apostoliques, constaté
la fermeture régulière de la porte extérieure,
il procédait à l'ouverture de cette porte,
comme il avait fait, pour la porte intérieure,
incontinent après l'élection. Par cette porte,
le maréchal et Mgr Ricci Paracciani, gouver-
neur du Conclave, s'avancèrent à la rencontre
du Pape lorsque Sa Sainteté revenait de
donner la bénédiclion. Le maréchal se mit
alors à genoux devant le Souverain Pontife,
déposant à ses pieds l'expression de ses senti-
ments de fidélité et son espoir que Dieu con-
serverait longtemps le Pape à l'amour et à la
filiale dévotion du peuple chrétien.
Après cette premièrecérémonie, Sa Sainteté,
pénétrant dans la chapelle Sixtine, entra dans
la salle des Paramentioù elle admit au baise-
ment des pieds les prélats et les personnages
qui se trouvaient ce jour-là de garde pour le
service extérieur du conclave. Après quoi,
ayant revêtu ses habits pontificaux, le Saint-
Père, précédé de deux notaires apostoliques,
ayant à ses côtés les cardinaux-diacres, Mertel
et Consolini, et suivi par Mgr Ricci, qui avait
repris l'office de majordome, et par messei-
gneurs l'aumônier et lesacriste, s'avança jus-
qu'à l'autel de la chapelle Sixtine. Là s'étant
mis à genoux et ayant prié quelque temps, il
se releva et s'assit sur la sedia placée sur l'es-
trade de l'autel pour recevoir l'adoration des
cardinaux.
Enfin, après la récitation des prières faites
par le cardinal-doyen super Pontificem etectum,
il donna solennellement la bénédiction apos-
tolique. Enfin, étant descendu de la sedia et
ayant l'ail une nouvelle oraison, à genoux de-
vant l'autel, le Pape retourna à la salle des
20
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
Paramenti, où, après avoir déposé les habits
sacrés, il daigna admettre de nouveau au bai-
sement des pieds 1rs prélats et les autres per-
sonnages survenus pendant cette cérémonie,
puis il rentra dans ses appartements.
Pendant ce temps, tontes les cloches de
Rome sonnaient à grandes volées, faisant écho
à la joie du peuple. A l'heure où j'écris, on
entend le long murmure qui, à la suite de la
foule revenant du Vatican, traverse les rues et
témoigne de l'allégresse générale. Que pour-
rais-je ajouter de plus!
Un autre correspondant écrit :
« Nous avons un Pape, et Rome est dans la
joie.
« Le premier acte de Léon XIII est la con-
firmation des protestations de Pie IX contrc
l'usurpation piémontaise. Le Pape a refusé de
paraître à la loge d'où l'on donne la bénédic-
tion au peuple réuni sur la place Saint-Pierre ;
il n'est pas non plus descendu dans la basi-
lique ; c'est du haut de la loge intérieure qu'il
a béni les milliers de fidèles qui remplissaient
Saint-Pierre.
« Ce fait, sur lequel les dépèches ne pou-
vaient appuyer parce que l'administration eût
pu les retenir, est l'objet de toutes les re-
marques ; il prouve que Léon XIII sera,
comme Pie IX, le prisonnier du "Vatican. En
entrant au Conclave, d'où il sort Pape, le car-
dinal Pecci a sacrifié à l'Eglise sa liberté.
« Les révolutionnaires seuls pouvaient
penser qu'il en serait autrement. 11 suffit de
passera Rome pour voir que le Pape est con-
damné par l'occupation italienne à rester dans
son palais.
« Tout le monde s'accorde à reconnaître à
Léon XIII une grande fermeté et un grand
calme. C'est la conviction générale que nous
avons un Pape bienveillant et sévère, un jus-
ticier ».
La mort du Pape et l'élection de son suc'
cesseur sont, pour la ville et pour le monde,
un grand événement. Le monde, en pensant
au chef spirituel que les cardinaux vont lui
assigner, s'inquiète justement, tout en mettant
sa confiance en Dieu ; lorsqu'il apprend son
élection, l'allégresse éclate et les adresses
partent pour Rome. A Rome, les réceptions
absorbent le nouveau Pape ; les changements
de personnel réclament ses préoccupations ;
les cérémonies et les fêles occupent l'avant-
scène de la vie publique. Ces fêtes se closent
par le couronnement du Pape ; pour Léon XIII,
il fut fixé au trois mars. Ce jour-là Veuillot
écrivait :
« Aujourd'hui est un jour de grande fête et
de grand combat. Le Pape sera couronné au
Vatican, portes closes, en prison Dans le
monde entier les fidèles en prières demande-
ront à Dieu que ce règne nouveau soit long,
soit glorieux, soit triomphant. Les périls sont
immenses et sans nombre. Toutes les victoires
de la foi catholique semblent les avoir
agrandis et multipliés, mais la foi sait aussi
qu'elle peut agrandir et multiplier encore plus
les victoires ; qu'il en fui ains' toujours, qu'il
en sera ainsi dans ton- les temps. Les chré-
tiens sont toujours jeunes, toujours grands,
toujours forts, et tant qu'ils voudront com-
battre, c'est-à-dire tant qu'ils seront fermes,
confiants et fidèles, ils vaincront. Leurs en-
nemis sont de ce monde, leur force n'en est
pas. « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde I »
« L'Evangile qui sera chanté à la messe du
couronnement, sous les verroux (mais qu'im-
porte les verroux ! ils sont de ce monde), est
celui de la Chaire de Saint-Pierre. Avant la
messe on brûlera devant le Saint-Père les
étoupes qui l'avertissent de la courte durée
des pompes et aussi des souffrances de ce
monde: une flamme qui s'allume et passe au
môme moment, sic transit gloria mundi ! C'est
la gloire cependant, et dans ce lieu c'est la
bonne gloire, pleine de vie, de chaleur et d'es-
pérance ; elle vit, elle est pure, elle passe au
ciel, où elle ne s'éteindra pas. Ensuite on dé-
posera sur le front du Pontife la tiare rayon-
nante : « Reçois la tiare aux trois couronnes,
et sache que lu es sur la terre le Vicaire de
Notre Sauveur Jésus-Christ, à qui soient
l'honneur et la gloire dans les siècles de
l'éternité. » Et cela ne passera point et le
peuple de Jésus-Christ en aura la joie éter-
nelle. »
Le couronnement de Léon XIII ne put
avoir lieu dans la loge intérieure de Saint-
Pierre. La Révolution ne l'avait pas permis.
Des agitateurs, bien vus du gouvernement et
travaillant pour son compte, eussent troublé
les cérémonies en agitant des drapeaux ou des
mouchoirs aux couleurs italiennes et en
criant : Conciliation ! le gouvernement lui-
même craignait d'autres désordres et en donna
officieusement avis. De son propre aveu, la
loi des garanties ne garantissait pas même, à
Saint-Pierre, la liberté du Pa,.e et la sécurité
des fidèles. Le couronnement eut donc lieu à
la chapelle Sixtine dans les formes et avec les
cérémonies accoutumées. Le cardinal doyen,
lui offrant les félicitations du Sacré-Collège,
lui souhaita de longues années de règne et le
compara au roi David. Dans sa réponse.
Léon XIII déclara que le poids des clefs lui
paraissait redoutable, surtout aujourd'hui;
pour appuyer sa faiblesse, il comptait sur la
protection de la Sainte-Vierge et des saints
Apôtres.
Mais il faut entendre les commentaires de
Louis Veuillot : « Nous n'avons pu lire sans dou-
leur les récits assombris du couronnement. La
liturgie et nos souvenirs nous représentent
cette cérémonie, telle qu'elle devait se passer
dans le Vatican et dans Rome, délivrée de la
barbarie révolutionnaire. De quelle noble fête
la sauvagerie politique a privé non seulement
les infortunés Romains, mais encore le monde
avec eux ! Car, s'il y a dans Rome même des
traîtres qui ont voulu proscrire ces pompes
non moins secourables à l'esprit que douces et
agréables aux yeux, il est vrai, du moins, que
tous en déplorent l'absence. Tous les peuples
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
21
oui besoin de fêtes ; mais ces fêtes là, si
oobles, si intellectuelles, si parlantes et qui
étaient les vraies fêtes du monde, touchaient
particulièrement le peuple de Rome, le plus
heureux de la terre et le plus intelligent. Il
sent maintenant combien elles lui étaient né-
cessaires. Elles formaient l'incomparable or-
nement de sa glorieuse cité; elles en étaient
la merveille et même la fortune. Home deve-
nait alors, à tous les yeux et à tous les cœurs,
un lieu vraiment unique, vraiment auguste,
où chacun voulait venir et se sentait dans les
jours les meilleurs de sa vie. L'admiration,
l'amour, l'espoir, s'y rassemblaient dans leur
plénitude charmante. Là, le cœur le plus aride
sentait l'indicible joie de se trouver dévoué à
quelque chose de bon, de sérieux et de grand
et voyait se former en lui des souvenirs et des
désirs qu'il n'oublierait pas. On emportait
dans la vie un rayon de l'inaltérable beauté.
« L'aurore, la soie, l'encens, les chants di-
vins, les mémoires héroïques, toutes les gran-
deurs du ciel et de la terre ruisselaient des
temples dans les rues où se répandaient les
costumes austères et magnifiques. On voyait
que l'humanité peut faire quelque chose pour
l'éternité, peut lui consacrer la matière et la
vie, et atteindre au-delà de ses bornes mes-
quines et de ses jours d'un moment. Qn avait
la splendeur de l'impérissable. On se sentait
soulevé par delà les horizons et les pauvretés
d'ici-bas. On vivait encore de la vie présente,
enfermée dans ses cercles étroits ; mais on en-
jambait, sans même y penser, tout espace et
toute vie. Nulle part on n'avait davantage
Theureux sentiment de son infirmité, et, en
même temps, nulle part ne s'élargissait autant
l'être humain. C'est au sein de cette Rome pa-
pale, centre de la chrétienté, qu'on pouvait
savourer tout à la fois le quasi-rien de
l'homme et la grandeur infinie de ses voca-
tions et de ses fraternités. Tous les dons que
Dieu a faits à cette ville unique,, la ville
choisie où il daigne séjourner et parler, et
dont toute la terre est devenue l'écho, se réu-
nissaient et abondaient pendant les fêtes
qu'elle donnait au monde.
« Alors apparaissait la vérité de ces grandes
paroles de saint Pierre répétées par le Pape
Léon : « Vous êtPS la race choisie, l'ordre de
« Prêtres-Rois, la nation sainte, le peuple con-
« guis afin que vous publiiez les grandeurs de
■lui gui vous a appelés des ténèbres à son
" admirable lumière. » Et le Pape saint Léon
ajoutait: « Le signe de la Croix fait autant de
/fois de ceux gui ont été régénérés par Jésus-
o Christ, »
«Jadis nous avons vu ces fêtes. Aujourd'hui
elles sont proscrites. »
A la promotion d'un nouveau pape, tout le
monde ï'enquiert de sa personne, de ses pa-
role^, de ses actes. Dans les plus simples ma-
nifestations chacun veut découvrir la trace
'! i pontife ou la marque de
volonté. Le témoignage le plus curieux
leillir ici, c'est celui des Jésuites ;
h- voici ni extenso, extrait de la Civi/tn CùttO-
lica :
« Le nouveau Pontife dont l'élection mer-
veilleuse remplit d'allégresse tout le monde
chrétien, est né le 2 mus 1810, à Carpinetto,
gros bourg «lu diocèse d'Anagni, dans les
Etats de l'Eglise ; son père était le comte
Louis Pecci.samère s'appelait Anna Prosperi.
Il reçut au baptême les deux noms de Vincent
et de Joachim. Sa mère le désignait toujours
par le premier nom et il n'en eut pour ainsi
dire pas d'autre jusqu'à la fin de ses études.
Mais, depuis, il prit le second et le conserva
constamment.
En 1818, alors qu'il avait huit ans, son père
le mit en pension avec son frère aîné Joseph
chez les religieux de la compagnie de Jésus,
dans leur collège de Viterbe. C'est là que,
sous la direction du P. Léonard ^aribaldi,
homme d'une grande intelligence et d'une
nature très sympathique, il fit toutes ses
études de grammaire et d'humanités jusqu'en
1824, année où, ayant perdu sa mère, il se
rendit à Rome. Là, sous la garde d'un oncle,
il s'établit au palais des marquis Muti. Au
mois de novembre de la même année, il com-
mença à suivre les cours du collège romain,
que le Pape Léon XII venait de confier de nou-
veau à la compagnie de Jésus. 11 y eut pour
maîtres les PP. Ferdinand Minini et Joseph
Ronvicini, tous deux célèbres par leur élo-
quence et leurs vertus.
Pendant trois ans il cultiva au collège ro-
main les sciences philosophiques. Parmi les
maîtres dont il reçut l'enseignement, il con-
vient de citer le P. Jean-Baptiste Pianciani,
savant illustre et neveu du Pape Léon XII, et
le P. André Carafa, mathématicien très dis-
tingué. Le jeune Pecci donna les preuves d'un
remarquable talent, soit dans la partie ra-
tionnelle de la philosophie, soit dans les
autres parties ; il résulte en effet du palmarès
imprimé en 1828 qu'il remporta, cette année,
le premier prix de physique et de chimie et le
premier accessit de mathématiques.
Se sentant porté à servir Dieu et l'Eglise
dans le ministère sacerdotal, après avoir ter-
miné avec le plus grand succès le cours de
philosophie, il commença ses ôtudes de théo-
logie; pendant les quatre ans qu'il y consacra,
il eut pour maîtres des hommes d'une grande
renommée, tels que les Pères Jean Perrone,
François Manera, Michel Zecchinelli, Cor-
neille Van Everbrock et le vénérable et savant
exégèle François-Xavier Patrizzi qui, encore
vivant et plus qu'octogénaire, a la consolation
de voir son ancien disciple glorieusement
élevé sur la chaire de Saint-Pierre.
Or, tandis qu'il étudiait la théologie, il fut
prié, bien que très jeune encore, de donner
des répétitions de philosophie aux élèves du
collège germanique, charge qui ne pouvait
être conférée qu'à une personne d'une intelli-
gence remarquable et d'un savoir éprouvé.
Le jeune professeur Pecci s'en acquitta à la
satisfaction générale. La troisième année de
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLIi MOLIQUE
ses études Ihéologi [u lire en 1830,
il soutint d'une façon 1res digne d'éloges une
thèse publique de théologie «( remporta je
premier prix, comme L'indique la note sui-
vante des registres du collège :
« Vinceutius Pecci de seleclia queslionibus
. Lraclatu de Indulgenliis, aec non de sa-
« oramentis Extremas Dnctionis alque Ordinis,
in aula collegii maxima, publiée dispen-
te savil, facta omnibus, in frequentiPrœsulum
aliorumque insignium virorum corona, post
très designatos, arguendi protestale. In qua
« disputatione idem adolescens ta'e ingenii
« sui spécimen prsebuit ut ad altiora proludere
« visus s i L. »
Dans la liste des prix de l'année 1830, avant
l'annonce du premier prix obtenu en Ihéo-
logie par le jeune Pecci, on lit ces paroles :
« Inter theologice academicos, \ incentius
« Pecci slrenue certavit de indulgenliis, in
« aula maxima, coram doctoribus collegii,
« aliisque viris doctrina spectatissimis. Quum
u vero in bac publica exercitalione, academico
« more peracta. industrius adolescens non
« parvam ingenii vim et diligentiam impen-
« deril. placuit ejus nomen honoris causa hic
« recensere. »
L année suivante, il termina également son
cours d'études avec les honneurs des palmes
doctorales. 11 avait alors vingt-un ans.
Un condisciple de l'abbé Pecci, homme très
digne de foi, nous écrit ce qui suit dans une
lettre privée : « Je puis attester que, tant qu'il
fut à Vilerbe, tout le monde admirait sa vive
intelligence et plus encore l'exquise bonté de
son caractère. L'ayant fréquenté au cours
d'humanités où nous étions condisciples,
toutes les fois que je le voyais, je me plaisais
à contempler son âme pleine de vie et d'intel-
ligence. Pendant ses études à Rome, il ne
connut jamais les fréquentations, les conver-
sations, les divertissements et les jeux. Sa
table de travail était tout son monde, appro-
fondir les sciences était son bonheur. Dès
l'âge de douze ou treize ans, il écrivait le la-
tin en prose et en vers avec une facilité et une
élégance merveilleuses pour son âge. »
Entré à l'académie des nobles ecclésiasti-
ques, l'abbé Pecci fréquenta les cours de
l'université romaine pour y étudier le droit
canonique et civil. Une personne, très auto-
risée, qui l'eut pour compagnon clans ces
études, nous assure qu'il se distinguait entre
tous par la supériorité de son esprit et la ré-
gularité parfaite de sa vie. Lui et 1p duc Riario
Sforza, qui fut depuis cardinal archevêque de
Naples, où il est mort en odeur de sainteté,
au mois de septembre dernier, étaient les
deux étoiles de cette nombreuse assis-
tance.
A cette époque, l'abbé Pecci fut pris en
affection par le cardinal Sala, qui l'encou-
ragea de ses sages conseils. Ayant été quelque
temps après reçu docteur dans l'un et l'autre
droit, Sa Sainteté le Pape Grégoire XVI le
nomma prélat domestique et référendaire de
la signature, le ii; mai- 1837. Le cardinal
prince Odescalchi, célèbre par l'humilité a
laquelle il quitta la pourpre pour entrei
l'institut de Saint-Ignace, qui lui avait dé,
conféré les ordres dans la chapelle de
Saint-Stanislas-Kostka a - tint— André du (jui-
rinal, l'ordonna pieire, le 23 décembre de
cette année-là, dan? la chapelle du Vicariat.
I.' Saint-Père envoya alors le jeune prélat
gouverner cm qualité de délégal apostolique
successivement les provinces de Bénéveut, de
Spolète et <j< Pérouae.
Dans tous ce- postes, il acquit la réputa-
tion d'une justice inflexible et d'une insigne
modestie, 'tout le monde sait qu'il réussit à
purger le territoire de Bénévent des brigands
qui l'infestaient. On raconte notamment que
pendant qu'il gouvernait la province de Pé-
rouse, il arriva un jour ce fait bien rare que
toutes les prisons étaient vides. Le 23 sep-
tembre 1841. il eut l'honneur et la joie d'ac-
cueillir au milieu des fêtes et de l'enthou-
siasme populaire, dans la ville de Pérouse, le
souverain Pontife qui voyageait pour visiter
une partie de ses Ktats. Le Pape, voulant ré-
compenser les vertus et les services de
Mgr Pecci et lui confier des charges plus im-
portantes, le créa archevêque de Damielle
dans le consistoire du 27 janvier 1843, [jour
l'envoyer comme nonce à Bruxelles auprès du
roi Léopold Ier. Le 19 février suivant, il fut
consacré à Rome par le cardinal Lambrus-
chini, dans l'église de Saint-Laurent/// Panis-
perna. Il n'avait donc que trente-trois
quand il fut promu à l'épiscopat.
Il arriva à Bruxelles le 6 avril de la même
année. Le roi, dès qu'il le connut, le prit en
grande estime. Les journaux catholiques de
Belgique ont rapporté dans ces derniers jour..
de nombreux et précieux souvenirs des trois
années de sa nonciature dans ce royaume, de
son zèle pour l'éducation chrétienne de la
jeunesse, de son amour pour les bonnes
études, du dévouement avec lequel il favo-
risa et honora plusieurs belles institutions de
charité qui s'y trouvaient établies et qu'il
voulut transplanter plus tard dans son dio-
cèse de Pérouse, de l'aimable et noble cour-
toisie qui lui gagna tous les coeurs. 11 visita
toutes les grandes villes du royaume et sé-
journa dans chacune d'elles.
Le 2 juin 1844 il présida à Bruxelles la cé-
lèbre procession du centenaire de Notre-
Dame de la Chapelle au milieu d'un concours
extraordinaire de fidèles. Enfin il prit en une
telle affection ce religieux pays que plus lard
il fit de son palais épiscopal de Pérouse
l'asile de tout citoyen belge qui s'y présentait.
Il y accueillait souvent pendant les vacances
les élèves du collège belge de Home, et c'est à
ce collège qu'il avait coutume de se loger
quand, pour les affaires de son diocèse, il était
obligé de se rendre à la métropole du chris-
tianisme.
Lorsque le Pape Grégoire XVI rappela
Mgr Pecci en Italie peur lui confier le diocèse
LIVRE QUATRE-VINGT QU \ rORZIÈMK
23
de Pérouse, le roi Léopold, par un décret du
1 ui.ii 1846, voulut le décorer du grand cor-
dpn tic son ordre et lui témoigner, par ce
titre honorifique, « l'estime el la bienveillance
particulière o qu'il avail pour l'illustre prélat.
Le siège île Pérouse lui fui assigné dana le
consistoire du 1!) janvier 1846 ; il lit son
entrée solennelle dans la ville épiscopale le
2(i juillet suivant, fêle de sainte Anne ; il avait
choisi ce jour en souvenir de la comtesse
Anna l'ecci, sa mère bien-aimée. 11 a cons-
tamment occupé ce siège pendant trente-
deux ans, c'est-à-dire jusqu'au jour de son
élévation au suprême pontificat. Sept ans
après, dans le consistoire du 11) décembre 1850,
le Pape Pie IX le créa et publia cardinal du
titre de Saint-Chrysogone. Il est à remarquer
que, dans ce même consistoire, l'immortel
Pontife prononça son allocution In Apostolicae
Sedis fastigio où il rappelait au Sacré-Collège
toute longanimité qu'il avait eue envers le
gouvernement subalpin, qui ne la reconnais-
sait qu'en foulant aux pieds les droits les
plus sacrés de l'Eglise.
Nous ne pouvons dans ces quelques pages
énumérer les actes du long épiscopat du car-
dinal Pecci, les œuvres de son zèle pour le
bien des âmes et pour l'instruction, la piété
et la discipline de son clergé. Nons nous con-
tenterons d'indiquer simplement la liste des
faits les plus mémorables, telle qu'elle nous
est transmise par l'exquise courtoisie de
Mgr Laurenzi, évèque d'Amata et auxiliaire
de Pérouse, à qui nous l'avons demandée.
Nous la publions dans l'ordre chronologique,
certains d'être agrpables à nos lecteurs. Ce
catalogue sommaire parle de lui-même et ex-
prime, mieux que la plume ne pourrait le faire,
quelle a été l'activité apo-tolique du Pape
Léon XIII pendant son épiscopat de Pérouse.
1848. Il reconstitue matériellement le collège
du séminaire pour le rouvrir sous une
forme et une discipline nouvelles.
1849. Il entreprend de refaire le pavé en mar-
bre de sa cathédrale.
Il assiste à une assemblée générale des
évéques de l'Umbrie, réunis à Spoléte
pour discuter sur le bien qu'il y aurait à
faire dans leurs diocèses, et il est chargé
de la rédaction des actes.
1850. Il publie un mandement pour le carême
contre le vice de l'impureté.
Il est établi visiteur apostolique de la
congrégation de Saint-Philippe in Monte
Falco.
Il assiste à l'heureuse découverte du
corps de sainte Claire, à Assise.
Il publie une instruction pastorale et
diverses dispositions pour la sanctifica-
tion des fêtes.
1851. Il institue la congrégation des lieux
pies avec des statuts et des règlements
organiques p mr leur admi. isl ration.
Il rend un décret pour régler la disci-
pline des clercs exten
Il fonde ei ouvre le sanctuaire de
Ponte delta Pittra, près de Pérouse, en
l'honneur de l'image miraculeuse do
Marie, Mère des misi ricoi di
Il institue et préside une nouvelle
commis ion pour les travaux d'architec-
ture et de peinture de son église calhé
drale.
1852. Il publie, de concert avec plusieurs de
ses collègues, île sages règlements pour
la bonne administration du mont-de-piété.
1853. Tout son diocèse célèbre par des fêl
sa nomination de cardinal-prêtre du titre
de Saint-Chrysogone.
Il publie un édit avec des dispositions
particulières contre le blasphème.
Au début de sa seconde visite aposto-
lique, il publie une homélie, prononcée
dans sa cathédrale, contenant des aver-
tissements sur les vices principaux qui
dominent dans la société actuelle.
1854. Il revendique devant la congrégation
du concile le droit de visite pastorale sur
les coirfréries.
A l'occasion de la disette des vivres, il
prend des dispositions charitables pour
secourir la détresse publique.
Il publie un mandement pour le ju-
bilé.
Il est nommé visiteur apostolique du
noble collège Pie.
1855. En qualité de visiteur apostolique de
Panicale, il publie un règlement organi-
que et administratif pour sa réorganisa-
tion.
Il appelle et installe les frères de la
Miséricorde de Belgique comme directeurs
de l'orphelinat masculin, après l'avoir
reconstruit et avoir réformé sa disci-
cipline.
Il couronne solennellement l'image mi-
raculeuse de Sainte-Marie des Grâces
dans la cathédrale de Pérouse.
Il ouvre pour les jeunes filles en danger
un asile de préservation et prépose à sa
direct ion les sœurs belges de la Divine-
Providence.
Il publie un mandement à l'occasion du
solennel anniversaire de la définition du
dogme de l'Immaculée Conception et
pour remercier Dieu de la cessation du
choléra.
1856. Comme chancelier de l'université des
études, il prend des dispositions pour ré-
gler les admissions et les cours universi-
taires.
Il publie une nouvelle édition du caté-
chisme diocésain, et donne à son clergé,
par une lettre pastorale, des instructions
sur l'enseignement de la doctrine chré-
tienne.
Il bénit et inaugure le nouvel asile Do-
nini, pour les femmes incurables.
1857. 11 ouvre le noble pensionnat de Sainte-
Anne dans un édifice construit par ses
soins; il lui donne le nom et le place
9.\
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATlIOUni E
sons le patronage de Sa Sainteté Pie IX,
et v appelle comme institutrices les 'lames
du Sacré-Cœur.
Il rend un ('dit contre l'abus du inngné-
tisme.
Il reçoit du Pape Pie IX le don d'un ca-
lice en or pour sa cathédrale.
Il accueille le Saint-Père Pie lX dans
son voyage et l'accompagne, de retour
de l'Etrurie jusqu'à Itome.
Il adresse des instructions aux cure's,
et y joint un manuel de règles pratiques
pour l'exercice de leur ministère, en ce
qui concerne la discipline extérieure.
1S'38. Il institue, par une lettre pastorale, ce
qu'on appelle les Jardins de saint P/ii-
lippe de Néri, pour catéchiser les petits
enfants les jours de fête et les éloigner des
jeux mauvais et de la dissipation.
1859. 11 inaugure l'Académie scientifique de
Saint-Thomas d'Aquin pour favoriser
l'étude de la scolastique.
11 obtient pour son diocèse l'office du
très saint Cœur de Marie.
1860. Il écrit, une lettre pastorale sur le pou-
voir temporel du Pape.
11 proteste contre le décret qui sup-
prime les congrégations religieuses.
Il se joint aux évéques de l'Ombrie
pour protester contre les dispositions du
commissaire général du royaume subal-
pin.
1861 . Il rend un décret indiquant les règles
liturgiques à suivre pour les cérémonies
extraordinaires du culte.
Il écrit deux lettres à Victor-Emma-
nuel pour protester contre le mariage ci-
vil et contre l'expulsion des moines ca-
maldules de Monte Corona.
11 se joint aux évéques de l'Ombrie
pour publier une déclaration doctrinale
contre le mariage civil et donne par
lettre-circulaire des instructions spéciales
à son clergé
Il est cité devant le tribunal de Pérouse
par trois ecclésiastiques qu'il avait sus-
pendus pour avoir signé une adresse
contre le pouvoir temporel du Pape ; il
gagne son procès.
1863. Par une lettre pastorale il met en garde
le peuple de Pérouse contre les écoles pro-
testantes.
Il publie, de concert avec l'épiscopat
de l'Ombrie, un acte solennel sur les me-
sures du Regio exequatur.
Il écrit une lettre pastorale contre
l'œuvre de Renan.
1861. Il rend un décret pour régler l'aumône
synodale des messes.
Il écrit un lettre pastorale sur les er-
reurs qui courent contre la religion et la
vie chrétienne.
1866. 11 prescrit au clergé des règles de con-
duite pour les temps de troubles politiques.
Il écrit une lettre pastorale sur les
prérogatives de l'Eglise catholique.
1868. Il écrit une lettre pastorale sur la lutte
chrétienne.
1869. Il annonce le Jubilé et publie une ins-
truction pastorale sur le Concile œcumé-
nique du Vatican.
Il institue une œuvre pour racheter les
clercs du service militaire.
Il célèbre au milieu des hommages et
des fêtes de son clergé et de son peuple
le vingt-cinquième anniversaire de son
épiscopat.
1871. Il envoie, de concert avec les évéques
de l'Ombrie, une adresse à Sa Sainteté
Pie IX relativement à l'occupation de
Home.
Il obtient de Sa Sainteté Pie IX des in-
dulgences pour l'insigne relique du saint
Anneau.
Il publie une homélie sur les préroga-
tives du Pontife romain.
Par mandat apostolique, il consacre
dans sa cathédrale l'évêque d'Orvieto et
l'évêque de Ptolémaïde.
1872. Il consacre solennellement la ville de
Pérouse au Sacré-Cœur de Jésus, après
avoir publié à ce sujet une lettre pasto-
rale.
Il publie un Programme normal des
études pour son séminaire épiscopal.
Il écrit un mandement contre la viola-
tion des fêtes et le blasphème.
II règle l'horaire des messes et les ins-
tructions catéchisliques dans les églises
de la ville pour les jours de fêtes.
1873. Il publie un mandement pour le carême
sur les dangers de perdre la foi.
Il consacre la ville et le diocèse de Pé-
rouse à la Vierge Immaculée.
Il fonde la pieuse association de Saint-
Joachim pour les ecclésiastiques indi-
gents.
Il institue la première communion so-
lennelle dans sa ville épiscopale.
1874. Il publie un mandement pour le carême
sur les tendances du siècle présent contre
la religion.
Il institue pour la seconde fois des mis-
sionnaires diocésains pour la prédica-
tion.
1875. Il écrit et publie des hymnes latines en
l'honneur du patron principal du diocèse,
saint Ercolano, évêque et martyr.
Il écrit une lettre pastorale sur Y Année
sainte.
Il établit et répand le tiers-ordre de
saint François d'Assise dans son diocèse,
et ayant été nommé protecteur de cette
confrérie, à Assise, il y prononce une
allocution en prenant possession de sa
charge.
1876. 11 invile les curés à faire des catéchismes
pour les adultes.
Il écrit une lettre pastorale sur l'Eglise
catholique et le dix-neuvième siècle.
1877. Il écrit une lettre pastorale sur l'Eglise
et la civilisation. «
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÊM
Il eel nommé camerlingue de la Bainte
Eglise romaini'. Il consacre »on évoque
auxiliaire dans l'église de Saint-Cbryso-
gome, à Itonic.
1878. Il l'ait restaurer et pein.l i .< à ses frais la
chapelle de Saint-Onofrio, dans sa cathé-
drale.
Il écrit et puhlie dix jours avant d'être
nommé Pape une seconde lettre pasto-
rale sur l'Eglise et la civilisation.
Le cardinal Pecci a accompli sept fois la vi-
site pastorale complète de son diocèse et il en
avait commencé une huitième quand le Pape
Pie IX le créa camerlingue de la sainte Eglise
romaine.
Durant son épiscopat, trente-six églises de
son diocèse ont été totalement construites à
nouveau ; six sont en cours de construction ;
beaucoup ont été restaurées ou agrandies. La
cathédrale de Pérouse doit à sa munificence
des décorations et des ornements précieux ;
le séminaire diocésain doit également à sa gé-
nérosité son entretien presque entier, surtout
depuis les lois spoliatrices qui ont confisqué
son patrimoine.
Ce résumé succinct de ses actes nous paraît
suffire à donner une idée du zèle, de la ma-
gnanimité et de l'intelligence de l'homme que
Dieu a choisi pour succéder à Pie IX, dans le
gouvernement de l'Eglise universelle.
Nous ajouterons qu'il se trouva enveloppé
dans trois révolutions : celle de 1848-49, qui
dura presque un an; celle de 1859, qui fut
passagère et qui se termina par la prise de
Pérouse par les troupes pontificales, que la
secte a poursuivies depuis de ses calomnies
haineuses ; et celle qui eut lieu dans l'au-
tomne de 1860, par l'invasion des troupes
piémonlaises. Dans toutes, il eut beaucoup à
souffrir ; mais dans toutes, il se montra égal à
lui-même, ferme, charitable, attentif, prudent ;
et il sut inspirer aux ennemis eux-mêmes du
sacerdoce et de la pourpre le respect de sa
personne et de sa dignité.
Dieu qui avait prédestiné le cardinal Pecci
au souverain pontificat, a voulu qu'il n'aban-
donnât son bien-aimé diocèse que peu de
mois avant la mort de Pie IX, qui, par une
inspiration divine, l'appela auprès de lui pour
exercer à Rome l'office de camerlingue de la
Sainte-Eglise romaine, dans le consistoire du
21 septembre 1877. I! eut ainsi la charge dif-
ficile de préparer en grande partie le conclave
de février 1878. C'est en lui que le Sacré-
Collège, le Siège apostolique étant devenu va-
cant, a découvert tontes les qualités néces-
saires à un Pape qui devait succéder au glo-
rieux et douloure-jx pontificat de Pie IX ;
c'est °.ur lui, Italien et né dans les états de
l'Eglise, sur lui familiarisé avec les affaires di-
plomatiques et administratives du Saint-
Sièg( ir lui qui avait résidé comme évêque
pendant trente-deux ans dans le môme dio-
e ; sur lui, savant en théologie, en droit,
en philosophie, en littérature ; sur lui, riche
de tant de vertus et de méritée naturels ou
acquis ; sur lui si éminent, si pieux, i ch
pour la cause du règne de Jésus-Christ dan
le monde, que les suffrages des princi
teurs se sont promptement réunis, \n--i le
20 février, après .'{<> heures de conclave, au
troisième scrutin, il fut élu Pape au milieu de
I allégresse de la chrétienté.
Celle-ci, d'un cœur et d'une voix unanime,
prie Dieu de le conserver longtemps à son
Eglise, de le rendre heureux et prospère et de
lui accorder de voir bientôt le triomphe de la
vérité et de la justice, qui peut encore tarder,
mais non pas manquer.
En Italie, et en particulier à Rome, beaucoup
d'ecclésiastiques ont des armes non pascomme
marque d'une noblesse actuelle, mais en sou-
venir des services rendus soit dans l'admi-
nistration des municipes, soit dans le gouver-
nement des républiques italiennes. Les Pecci,
qui avaient rempli des fonctions à Sienne, ber-
ceau de leur famille, avaient donc aussi des
armes. Voici à ce propos quelques réflexions
d'un noble français :
« Les armoiries du nouveau Pape Léon XIII
nous semblent être significatives et renfermer
dans leur symbolisme quelques leçons. Sur
champ d'azur (bleu) se dresse un peuplier
(populus) de sinople (vert) ; lequel paraît fixé
au champ de l'écu par une banderolle d'ar-
gent posée en bande, c'est-à-dire en travers;
commepour indiquer que le peuple, dont cet
arbre est l'emblème, a besoin d'être maintenu
par les liens de la religion et des lois.
« La religion est symbolisée par une étoile
posée en chef et à dextre, c'est-à-dire en haut
et du côté droit de l'écu lui-même, et par con-
séquent à la gauche de qui le regarde. N'est-
ce pas le lumen in eœîo annoncé par la prédic-
tion célèbre du prêtre Malachie ? Ce qui figure
l'empire des lois, ce sont deux fleurs de lys,
emblème de tout ce qui est juste et légitime,
dont le peuplier est accosté en pointe, c'est-à-
dire qui sont placées en bas de l'écu, des deux
côtés de l'arbre, un peu au-dessus de la Cham-
pagne ou terrain qui supporte ce peuplier. La
lumière de la foi éclairant les peuples du haut
du ciel, et les fleurs de lys, emblème des lois,
régnant sur la terre; les armes des Pecci ne
sont pas pour nous déplaire.
« Obtiendrons-nous, sous le pontificat de
Léon XIII, tout ce qui semble ainsi présagé?
Ce serait trop heureux : les peuples de ce
temps ne le méritent guère. Ils sont trop de
l'espèce qui figure sur les armes que nous
avons décrites, des peupliers d'Italie à l'aspect
grêle et raide. Ces arbres, dont la vie est
courte, dont le bois a peu de valeur, dont le
cœur est trop souvent rongé par les vers,
semblent vouloir menacer le ciel follement de
leur pointe aiguë. Mais celui de la maison
Pecci est lié d'un lien d'argent et sans aucun
na;ud ; ce qui signifierait, non une servitude,
mais une discipline librement acceptée, noble
et point gênante, infiniment préférable à l'es-
clavage des passions révolutionnaires, qui rai-
dissent les peuples contre toute justice et
2(3
1 NIVEHSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
toute vérité, sans li ur donner aucune foi
ni aucune » igu< ur.
i permise chai un de ne voir en ceci qu'un
.■.impie jeu d'esprit. Nous ne pouvons nous dé-
fendre de la peusée qu'il yapeut-êlrequelque
chos de providentiel dans celte symbolique.
'i jours est-il que, dès le premier moment,
nous en avons été frappé. »
Telles Bont les réflexions de M. de Lau-
aade.
Pour connaître les pensées du nouveau
Pape, L'Univers publia son mandement de
l'année précédente. Presque jour pour jour,
un an avant son exaltation, le cardinal avait
publie, à Pérouse, une lettre pastorale, où il
traite île la Religion et de la Société el du be-
soin qu'a celle-ci. pour vivre, d'écouter et de
suivie les instructions que Lui donne celle-là.
Il n'y a point de travail fécond et nourricier,
il n'y a point de repos heureux et réparateur,
il n'y a point de pain quotidien sur la terre,
ni pain éternel, ni pain corporel, s'il n'
d'abord demandé au Père qui est aux deux et
ensuite gagné suivant les lois qu'il enseigne
par son Kglise, lesquelles sont à la fois les lois
de la bénédiction divine et les lois même de
la nature.
L'archevêque de Pérouse expose puissam-
ment cette économie divine, et nous osons
dire que, par ce temps d'écrits et de traité? de
tout genre sur ce qu'on appelle la question so-
ciale, nulle part cette matière si importante
n'est plus approfondie et plus clairement dé-
montrée. L'évêque philosophe et théologien
en sait plus long que tous les professeurs. En
quelques mots, il fait l'histoire de la pauvreté
bonne et mauvaise et de la bonne et mauvaise
riebesse ; il dit d'où vient le mal et d'où peut
revenir le bien ; il résume avec une admirable
concision et une non moins brillante sûreté
de doctrines, ce que l'histoire, la philosophie
et la théologie n'ont cessé d'enseigner au
monde.
Naguère, nous entendions saint Léon le
Grand nous dire celle parole savante et ma
gnifique qui contient le secret des ambitions
humaines et de la bonté de Dieu : Le signe de
la Croix fait autant de rois de tous ceux qu> ont
été régénérés en Jésus-Christ. L'instruction
donnée par le cardinal Pecci à son peuple de
Pérouse est une démonstration de ce mystère
que la science moderne a rendu obscur et im-
pénétrable, et que l'Eglise avait expliqué
depuis si longtemps. Au ve siècle, le même
saint Léon, parlant de la Piome païenne de-
venue moderne à son tour et ne pouvant
qu'obscurcir ce qui lui restait des insuffisantes
vérités primitives, disait que cette ville, qui
avait commando à presque toutes les nations
de l'univers, gémissait néanmoins dans les té-
nèbres les plus grossières : Elle se flattait de
s'être fait une' grande philosophie parce qu'elle
n avait rejeté aucune erreur. C'est notre condi-
tion actuelle. L'archevêque de Pérouse, sou-
levant le bandeau que l'orgueil nous a mis sur
les yeux, nous dit que nous sommes cepen-
dant enfanl el nous presse de re-
connaître notre dignité el la vérité.
Puisque, par la grâce de Dieu, que,
-i au courant de nos mi- i u Pape
à la place d'un autre Voyant, espérons que
ces constantes miséricordes ue seront pas ;
dues el que le monde se décidera enfin à écou-
ter el à suivre les guides que la Providence ne
se lasse pas de lui envoyer.
Les actes commentent les paroles. A Pérouse,
le cardinal avait eu, vis-à-vis du gouvernement
italien, une attitude particulièrement nette et
ferme, en même temps qu'habite. Jamais il
n'avait fait aucune concession, ni de fond, ni
de forme, et cependant il avait su éviter les
conflits. Sa popularité était si grande, qu'elle
imposait une extrême réserve aux fonction-
naires du gouvernement usurpateur. Use fai-
sait d'ailleurs craindre autant qu'aimer : c'est
une double condition nécessaire pour bien
gouverner les hommes. Ni grue, ni soliveau,
mais une puissance intègre et bonne, douce et
inflexible.
Le cardinal Pecci, comme camerlingue, avait
montré le même caractère. Le travail énorme
qu'il avait fallu s'imposer pour les funérailles
de Pie 1K et pour la tenue du conclave, il
avait su s'en acquitter avec force, décision et
exactitude. Il ne faut pas oublier, >iu reste,
que ce membre influent du Sacré-Collège avait
eu nécessairement une paît prépondérante
dans l'acte par lequel les cardinaux avaient
prolesté contre la présence, à Home, d'une
puissance étrangère et affirmé le droit impres-
criptible du pouvoir temporel des Papes. De
plus. Léon XIII avait tout de suite confirmé
l'acte du cardinal Pecci ; il avail refusé de pa-
raître à la loge extérieure de Saint-Pierre et
agi de même le jour du couronnement.
Quant aux processions interminables des
Humains au Vatican et aux audiences offertes
aux étrangers, un pape, récemment élu, s'y
prête sans effort. Un maître de chambre lui
annonce les visiteurs, dit leurs mérites, loue
leur piété. Le Pape y répond aussitôt par des
paroles de tendresse et achève, par une béné-
diction, la grâce de sa parole. Les audiences
succèdent aux audiences ; le Pape a, pour
tous, d'exquises paroles et d'inépuisables bé-
nédictions. Douze cents, quinze cents, deux
mille personnes s'agenouillent devant lui en
un seul jour; sa main peut se lasser, son
coeur s'ouvre toujours. La fatigue même u'in-
lerrompl pas les audiences. Comment voulez-
vous qu'un serviteur des serviteurs de Dieu,
au début de son règne, se refuse au service,
surtout en présence de chères âmes, venues
parfois de bien loin ?
Dans ces audiences toutefois, il y eut un
trait qui manifesta immédiatement le caractère
du Pape. Léon XIII avait des paroles d'encou-
ragement pour toutes les oeuvres de charité
et d'apologétique ; mais il ne disait rien qui
put prêter aux interprétations politiques.
Lorsque les députations se présentent, elles
sont accueillies avec utie extrême bienveillance;
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIÈME
j<
chacun de ceux qui lea composenl entend un
mol paternel; mais les discours Boni proscrits
et l'on n'est pas autorisé à lire des adrei
L • Pape ne l'ail pas, non plus, imprimer les
réponses; on les reproduit seulement para
: pfès. Le jour où Léon Mil voudra indi-
quer la voie qu'il veut suivie, il s'adressera
au monde par une encyclique.
Le cardinal Pecci n'avait jamais désespéré
tic l'avenir temporel, de la foi de la France;
c'était sa conviction qu'elle se relèverait de
ses mauvaises doctrines comme de ses dé-
sastres ; il admirait le nombre et la fécondité
de ses oeuvres; il connaissait sa promptitude à
dominer; il aimait son élan, cette furia fran-
cese, même quand elle nous fait aller un peu
loin. Devenu pape, il fit, à ses réceptions, une
exception en faveur des universités catholiques
de France. Ces universités s'étaient fait repré-
senter aux funérailles du Pape et à l'élection
du successeur. Après l'élection de Léon XIII,
leurs délégués furent admis en sa présence.
Après présentation d'une adresse lue par Mgr
Sauvé, de l'Université d'Angers, le Pape ré-
pondit :
« Je suis' profondément ému des sentiments
que vous venez d'exprimer au nom de votre
excellent évèque, dont je connais dès long-
temps le mérite et les vertus. Les universités
catholiques, dont vous êtes les représentants,
sont pour l'Eglise une consolation et une es-
pérance. Comment ne pas admirer la généro-
sité des catholiques français qui, en si peu de
temps, ont pu fonder des œuvres si mer-
veilleuses? Entre toutes, l'université de Lille
se distingue par la rapidité avec laquelle ont
été recueillies les sommes considérables né-
cessaires à l'organisation de ses cinq facultés.
Celles d'Angers, de Paris, de Lyon, de Tou-
louse marchent dans la même voie et pro-
mettent des résultats également heureux.
" C'est ainsi que la France, en dépit de ses
malheurs, reste toujours digne d'elle-même,
et montre qu'elle n'a pas oublié sa vocation.
Personne, plus que le vicaire de Jésus-Christ,
n'a de motifs pour compatir aux douleurs de
la France, car c'est en elle que le Saint-Siège
a toujours trouvé l'un de ses plus vaillants
soutiens.
« Aujourd'hui, hélas! elle a perdu une
partie de sa puissance; affaiblie parla divi-
sion des partis, elle est empêchée de donner
libre essor à ses nobles instincts. Et pourtant
que n'a-t-elle pas fait pour le Saint-Siège,
même après ses désastres ? Elle lui avait déjà
donné les rejetons de ses plus illustres familles,
la petite armée du Pape étant en grande partie
composée des enfants de la France ; et, du
moment, qu'il n'a plus été possible, pour eux,
servjr la cause du Pape avec l'épée, la
France a témoigné de mille autres manières
son attachement an Saint-Siège; ce sont les
offrandes de la France qui forment toujours
une part considérable du Denier de Saint-
Pierre.
« Une si grande générosité ne saurait rester
tans récompense. Dieu bénira une nation
pahle desi nobles sacrifices, et l'histoire écrira
encore île belles pages sur les Gesta Dei per
I'' ri nu-os. »
Dans la matinée du i2<s mais, parlant pour
la première fois au Sacré Collège, le nouveau
Pape s'exprime en ces termes :
Vénérables frères,
Dès que Nous fûmes appelé, le mois précé-
dent, par vos suffrages, à prendre le gouver-
nement de toute l'Eglise et a tenir sur la terr<
la place du Prince des pasteurs, Jésus-Christ,
Nous avons senti notre esprit tout saisi de
trouble et d'effroi. D'un côté, en effet, Nous
étions effrayé surtout et par l'intime convic-
tion de notre indignité, et par l'impuissance
de nos forces à supporter un fardeau d'autant
plus lourd que la renommée de notre prédéces-
seur le Pape Pie IX, d'immortelle mémoire,
s'était répandue avec plus d'éclat et d'illustra-
tion dans le monde. Car cet insigne pasteur
du troupeau catholique, qui a toujours com-
battu invinciblement pour la vérité et pourla
justice, et qui a accompli, d'une manière
exemplaire, de si grands travaux pour le gou-
vernement de la république chrétienne, non-
seulement il a illustré le Siège apostolique de
l'éclat de ses vertus, mais encore il a tellement
rempli toute l'Eglise de son amour et de son
admiration que, de même qu'il a surpassé
tous les évêques de Rome par la durée de son
pontificat, ainsi il a obtenu peut-être plus que
les autres de plus grands et de plus constants
témoignagesde respect public et de vénération.
D'un autre côté, Nous étions vivement préoc-
cupé de la condition critique où se trouve
presque partout, de notre temps, non seule-
ment la société civile, mais l'Eglise catholique
elle-même, et surtout ce Siège apostolique qui,
dépouillé par violence de sa souveraineté
temporelle, en a été amené à ce point de ne
plus pouvoir du tout jouir de l'usage plein,
libre et sans opposition de son pouvoir.
Mais quoique pour ces raisons, Nous fus-
sions porté à récuser l'honneur qui Nous était
conféré, comment pouvions-Nous résister à la
volonté divine, si clairement manifestée à
Nous par l'accord de vos suffrages et par celte
pieuse préoccupation de terminer le plus
promptement possible, pour le bien de l'Eglise
que vous avez uniquement en vue, l'élection
du souverain Pontife?
Aussi avons-Nous cru devoir accepter cette
charge du suprême apostolat qui Nous était
offerte et obéir à la volonté divine, mettant
toute notre confiance en Dieu, et espérant fer-
mement que Celui qui Nous avait conféré
l'honneur donnerait aussi la vertu à Notre hu-
milité.
Et maintenant qu'il nous est donné d'adres-
ser pour la première fois de cette place la pa-
role à votre insigne collège, Nous attestons
surtout solennellement devant vous, que Nous
n'aurons jamais rien de plus à cœur, dans ce
ministère du service apostolique, que d'em-
28
HISTI [RE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ployer, avec la grâce de Dieu, tous nos .-Mina
à conserver sainteraenl le dépôl de la foi catho-
lique, à maintenir fidèlement les droits et les
intérêts de l'Eglise el du Siège apostolique, à
pourvoir au aalul de tous, prêt que Nous
Bommc8 à n'éviter on toute chose aucun tra-
vail, à ne récuser aucune épreuve, el à ne ja-
mais rien faire qui puisse montrer que iNous
estimons Notre vie plus que Nous-même.
Dans l'accomplissement desdevoirs de notre
ministère, Nous avons la confiance que votre
conseil et votre sagesse ne Nous manqueront
point ; Nous désirons ardemment et Nous vous
demandons qu'ils ne Nous manquent jamais ;
et vous ne devez pas prendre seulement cet
appel pour un effet de la sollicitude de notre
charge, mais nous voulons qu'il soit entendu
par vous comme la manifestation solennelle de
Notre volonté. Car Nous avons profondément
gravé dans l'esprit ce que racontent les saintes
lettres que fit Moïse par l'ordre de Dieu,
lorsque, effrayé du lourd fardeau de régir tout
le peuple, il s'adjoignit soixante-dix des an-
ciens d'Israël pour qu'ils portassent la charge
avec lui et le secourussent de leur zèle et de
leur conseil dans les soucis du gouvernement
de la nation d'Israël. Nous Nous sommes pro-
posé cet exemple, Nous qui sommes, malgré
notre indignité, le chef et le recteur de tout le
peuple chrétien ; en l'ayant devant les yeux,
Nous ne pouvons manquer de vous demander,
à vous qui tenez dans l'Eglise de Dieu la place
des soixante-dix d'Israël, un concours dans
Nos travaux et une assistance pour Notre esprit.
Nous savons d'ailleurs, comme Nous l'ap-
prennent les saintes Ecritures, que le salut est
là où le conseil abonde ; Nous savons, par
l'enseignement du concile de Trente, que l'ad-
ministration de toute l'Eglise s'appuie sur le
conseil des cardinaux constitués auprès du
souverain Pontife ; Nous savons enfin par
saint Bernard que les cardinaux sont appelé»
les assistants et les conseillers du Pontife ro-
main, et c'est pourquoi, Nous qui avons par-
tagé pendant près de vingt-cinq ans l'honneur
de votre collège, Nous avons apporté sur ce
Siège non-seulement un esprit plein d'affec-
tion et de bienveillance pour vous, mais aussi
la ferme intention d'avoir pour compagnons
et collaborateurs de nos travaux et de nos dé-
libérations, dans l'expédition des affaires de
l'Eglise, ceux que Nous avons eus autrefois
pour collègues en dignité.
Au reste, Nous ne doutons nullement que,
joignant vos efforts aux Nôtres, vous ne tra-
vailliez ardemment avec Nous à la protection
et au maintien de la religion, à la défense de
ce siège apostolique et àl'accroi>sement de la
gloire divine, car vous savez que nous aurons
une commune récompense dans le ciel si nous
avons on commun travaillé à mener à bien les
affaires de l'Eglise. Suppliez donc humble-
ment le Dieu riche en miséricorde, par l'inter-
vention puissante de sa mère immaculée, de
saint Joseph, le céleste patron de l'Eglise, et
des saints apôtres Pierre et Paul, afin que sa
bonté Nous assiste, qull dirige nos pense'eset
no« actes, qu'il dispose heureusement le temps
de Notre ministère el enfin que cette barque
de Pierre qu'il Nous a confiée à gouverner sur
une mer furieuse, Il la conduise, après avoir
dompté et apaisé les vents et les flots, jusqu'au
port désiré de la tranquillité et de la paix.
Trait caractéristique des temps où nous vi-
vons ! Le premier acte des fidèles pour répondre
aux bénédictions du pape, fui l'ouverture
d'une collecte, comme don de joyeux avène-
ment. L'Univers en prit l'initiative. Louis
Veuillot n'était pas seulement le publicisle aux
grandes idées, c'était l'homme aux profondes
tendresses el aux saintes effusions. Voici son
appel à la charité de l'Eglise :
« Un journal a inventé dernièrement, au
profit des journaux qui lui ressemblent, que
Pie IX, enrichi par le Denier de Saint-Pierre,
a laissé trois ou quatre millions de rente à son
successeur et une somme de 150,000 francs à
sa famille. C'est une imagination qui n'a au-
cun fondement. Pie IX n'avait rien ; il n'a rien
laissé ni à son successeur ni à se3 héritiers.
Ses livres, peu rares, et qui consistaient en
hommages d'auteur, assez proprement reliés,
ont été donnés à des établissements publics ou
appartenaient à la Papauté. Le Denier de
Saint-Pierre était pour saint Pierre, en argent
ou en nature ; il l'a donné à mesure qu'il le
recevait. Tout le monde sait que le Piémont a
ôté à saint Pierre les rentes et le sol, et tout
ce qu'il pouvait lui prendre, mais lui a laissé
considérablement de pauvres à nourrir. Par
les aumônes des catholiques, Pie IX, qui n'a
rien voulu accepter de ses spoliateurs impies,
— Pecunia tua tecitm in sit perditionem — a
soutenu lui-même avec l'argent multiplié des
fidèles les services et les serviteurs qui tom-
bèrent à sa charge : des églises, des prêtres,
des missions, des employés nécessaires et
d'autres dont il n'avait plus besoin mais que
les rapines piémontaises réduisaient à la né-
cessité. Quelque abondantes qu'aient été les
ressources du Denier de Saint-Pierre, elles
n'auraient pu suffire sans quelques-uns des
prodiges que Dieu a coutume de faire en ces
rencontres, pour assister si longtemps la géné-
rosité de ses ministres. Ainsi l'Eglise, si sou-
vent dépouillée, a pu de tout temps suffire à
ces nécessités perpétuellement renaissantes et
pressantes. Le christianisme, disait Mgr (rerbet,
est une grande aumône faite à une grande mi-
sère. Depuis le Golgotha, cela n'a pas cessé
d'être vrai dans tous les sens. Sans la charité
de Dieu, l'humanité n'a pas ce qu'il faut pour
vivre. Pie IX a été l'un des hommes qui l'ont
le mieux su et qui ont les plus hardiment
compté sur la charité. 11 a donné ce qu'il avait,
n'a rien ramassé pour lui-même, et n'a rien
légué à son successeur. Des trésors, lui ! Il sa-
vait trop ce que la rouille dévore et ce que
mange le ver. Il a laissé à son successeur le
trésor vide de saint Pierre où il avait tant
puisé, sachant bien que saint Pierre le rem-
plira toujours. ■«
LIVRE QUATRE VINGT-QUATOHZIEME
29
« Il appartient à la presse catholique, <jui
veut cire et qui sera de plus en plus la pri
de Saint-Pierre, de dire que cette fontaine ne
doit pas tarir. Léon XIII, soumis aux exac-
tions qui ont accru les souffrances de Pic IX,
n'est pas plus riche et n'a pas heaucoup moins
de besoins. Disons-le au monde qui ne veut
pas que ces besoins deviennent insuppor-
tables.
« Dans quelques jours aura lieu le couron-
nement de S. S. Léon XIII. Les catholiques
doivent lui présenter un don de joyeux avène-
ment qui sera l'annonce et le présage de leur
dévouement futur. La souscription pour
Pie IX ouverte dans nos bureaux n'est pas
fermée et restera permanente. Cette aumône
obstinée fournit encore aux catholiques un
moyen d'être les faibles soldats de Dieu et de
rester au moins sous les armes. Par là,
Pie IX a été moins détrôné, et Léon XIII pourra
l'être moins longtemps. »
Les fidèles répondirent à cet appel et L'Uni-
vers, pour sa part, dépa sa le million.
L'encyclique Inscrutabili notifiant au monde
l'avènement de Léon XIII, parut le jour de
Pâques, 21 avril. A son début, elle dépeint les
maux qui affligent l'humanité. « A peine
élevé, dit le Pontife, par un impénétrable des-
sein de Dieu et sans le mériter, au faite de la
Dignité Apostolique, Nous Nous sommes senti
poussé par un vif désir et par une sorte de
nécessité à Nous adresser à vous par lettre,
non-seulement pour vous manifester les sen-
timents de Notre profonde affection, mais en-
core pour remplir auprès de vous les devoirs
de la charge que Dieu Nous a confiée en vous
encourageant, vous, qui avez été appelés à
partager Notre sollicitude, à soutenir avec
Nous la lutte des temps actuels pour l'Eglise
de Dien et le salut des âmes.
« Dès les premiers instants, en effet, de
Notre Pontificat, ce qui s'offre à Nos regards,
c'est le triste spectacle des maux qui accablent
de toutes parts le genre humain : Nous voyons
cette subversion si étendue des vérités su-
prêmes qui sont comme les fondements sur
lesquels s'appuie l'état de la société humaine;
cette audace des esprits qui ne peuvent sup-
porter aucune autorité légitime ; cette cause
perpétuelle de dissensions d'où naissent les
querelles intestines et les cruelles et sanglantes
guerres; le mépris des lois qui règlent les
mœurs et protègent la justice ; l'insatiable cu-
pidité des choses qui passent et l'oubli des
choses éternelles poussés l'un et l'autre jusqu'à
cette fureur insensée qui conduit tant de mal-
heureux à oser à chaque instant porter sur
eux-mêmes des mains violentes ; Nous voyons
encore l'administration inconsidérée, la profu-
sion, la malversation fies deniers publics;
comme aussi l'impudence de ceux qui com-
mettent les plus grandes trahisons pour se
donner l'apparence de champions de la liberté
et de tout droit ; enfin Nous voyons cette sorte
de peste meurtrière qui coule intérieurement
dam les membres de la société humaine, ne
la laisse point reposer et lui pi
velles révolutions et de fune te résultats.
Voici, dans leur texte officiel, les protesta
lions en faveur du pouvoir temporel des Pon-
tifes Romains: « C'est pourquoi, pour maintenir
avant tout et du mieux que nous pouvons les
droits et la liberté du Saint-Siège, Nous no
cesserons jamais de lutter pour conserver à
notre autorité l'obéissance qui lui est due,
pour écarter les obstacles qui empêchent la
pleine liberté de notre ministère et de notre
pouvoir , et pour obtenir le retour à cet état
de choses où les desseins de la divine Provi-
dence avaient autrefois placé les Pontifes Ro-
mains. Et ce n'est ni par esprit d'ambition,
ni par désir de domination, que Nous sommes
poussé à demander ce retour, mais bien par
les devoirs de notre charge et par les engage-
ments religieux du serment qui Nous lie ; Nous
y sommes en outre poussé non-seulement par
la considération que ce pouvoir temporel
Nous est nécessaire pour défendre et conser-
ver la pleine liberté du pouvoir spirituel, mais
encore parce qu'il a été pleinement constaté
que c'est la cause du bien public et du salut
de toute la société humaine dont il s'agit. Il
suit de là que, à raison du devoir de notre
charge, qui Nous oblige à défendre les droits
de la sainte Eglise quand il est question du
pouvoir temporel du siège apostolique, Nous
ne pouvons Nous dispenser de renouveler et
de confirmer dans ces lettres toutes les mêmes
déclarations et protestations que notre prédé-
cesseur Pie IX, de sainte mémoire, a plusieurs
fois émises et renouvelées tant contre l'occu-
pation du pouvoir temporel que contre la vio-
lation des droits de l'Eglise romaine. Nous
tournons en même temps notre voix vers les
princes et les chefs suprêmes des peuples, et
Nous les supplions instamment, par l'auguj'^
nom de Dieu très puissant, de ne pas repousser
l'aide que l'Eglise leur offre, dans un moment
aussi nécessaire ; d'entourer amicalement,
comme de soins unanimes, cette source d'au-
torité et de salut, et de s'attacher de plus en
plus à elle par les liens d'un amour étroit et
d'un profond respect. Fasse le Ciel qu'ils re-
reconnaissent la vérité de tout ce que Nous
avons dit, et qu'ils se persuadent que la doc-
trine de Jésus-Christ, comme disait saint Au-
gustin, est le grand salut du pays quand on y
.conforme ses actes ! puissent-ils comprendre que
leur sûreté et la tranquillité aussi bien que la
sûreté et leur tranquillité publiques dépendent
de la conservation de l'Eglise et de l'obéis-
sance qu'on lui prête. »
« Ainsi, les vérités suprêmes sont niées ; le
joug des autorités légitimes partout secoué;
des guerres cruelles ravagent les peuples ; les
lois sont méprisées, et les choses éternelles
tenues dans un coupable oubli. C'est partout
une fureur de cupidité et une série de dépré-
dations publiques commises sous prétexte de
patriotisme, de droit et de liberté. De tout
cela il faut chercher la cause dans le refus
d'obéissance à l'autorité de l'Eglise, qui coin-
30
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
,11 1 ne 1 •- au nom du I)icu vengeur et soutien de
cette autorité.
Le souverain Pontife énumère ensuite les
atti ontre les évé lues et les ministres du
culte, les ordres religieux, les écoles et les ins-
tituts il»! charité ; contre le principal civil cons-
titué par Jésus-Christ, pour assurer la liberté
spirituelle de son Eglise et lui faciliter la con-
duite des peuples vers le salut éternel. Si nous
parlons ainsi, ajoute le Pape, ce n'est pas
pour augmenter votre tristesse, mais pour
vous demander aide, afin de défendre et de
venger la dignité du Siège apostolique déchi-
rée par d'odieuses calomnies.
L'Encyclique continue en exaltant, dans un
langage sublime, le rôle maternel et civilisa-
teur de l'Eglise, en redisant ses magnificences,
ses bienfaits, son abnégation, tout ce qu'elle a
t'ait pour les sciences et les arts, pour les mis-
sions, pour la restauration de la dignité et de
la liberté humaines. Le Pape donne pour
exemple les royaumes unis sous l'influence de
l'Eglise et qui furent prospères. Au contraire,
les peuples orientaux séparés offrent l'exemple
de la plus affreuse barbarie. A qui, s'écrie
Léon XIII, l'Italie dut-elle d'être grande et
Rome d'être glorieuse? N'est-ce pas aux sou-
verains Pontifes, à saint Léon, à Alexandre III,
à Pie V, à Léon X, dont Rome porte inscrite
la mémoire en ses plus beiux monuments?
Il est nécessaire, poursuit le Pape, de con-
server la dignité de la chaire romaine et
d'affirmer davantage l'union des membres avec
la tète, des fils avec le père. C'est pourquoi
Nous ne cesserons jamais de revendiquer les
droits et d'écarter les obstacles opposés à la
liberté de Notre pouvoir, afin de le rétablir
dans les conditions où la sagesse divine a éta-
bli les Pontifes romains. Nous réclamons cette
restitution non par ambition, mais par devoir,
car le pouvoir temporel est nécessaire à la
plénitude du pouvoir spirituel, au bien et au
salut de la société humaine.
Nous renouvelons donc et Nous confirmons
les déclarations et les protestations de Pie IX,
Notre prédécesseur, tant contre l'occupation
de notre pouvoir civil que contre la violation
des droits de l'Eglise. Et au nom auguste de
Dieu, Nous adjurons les rois et les princes de
revenir à la véritable source de l'autorité, de
se rattacher à l'Eglise par les liens de l'amour,
de travailler à faire disparaître les maux dont
l'Eglise et son chef visible sont affligés, afin
que leurs peuples marchent dans les voies de
la justice et jouissent ainsi de la vraie gloire
et de la vraie prospérité.
Voici, du reste, d'après XUnita cattolica, un
tableau synoptique de ce document.
l'encyclique examine
1. Les plaies de la Société.
2. Les causes qui les ont produites.
3. Les rerr.è les qui peuvent les guérir.
4. Les espérances de la guérison.
LES PLAIE- DE LA S0C1 NT :
1. La négation des principes fondamentaux.
2. La rébellion a l'autorité légitime.
3. Le mépris de la morale et de la jusl
4. Les discordes intestines et les guerres.
0. L'avidité des richesses et les suicid--
6. L'hypacrisie de la liberté et du patrio-
tisme.
7. La manie des révolutions toujours renou-
velées.
CAUSES DE CES PLAIES
1 . Le mépris de Dieu et de l'Eglise.
2. Les calomnies contre le Pape.
3. Les loi- injustes et impies.
I, La guerre à l'épiscopat catholique.
5. La dispersion des ordres religieux.
6. Le vol des biens ecclésiastiques.
7. La sécularisation delà bienfaisance.
8. L'enseignement laïque et athée.
9. La suppression du pouvoir temporel.
LES REMÈDES
1. Les vérités éternelles.
2. Le magistère ecclésiastique.
3. La liberté de l'Eglise.
4. Le retour à la civilisation chrétienne.
5. Le rétablissement de l'autorité pontificale.
6. L'union des deux pouvoirs.
7. L'éducation religieuse.
8. Le sacrement du mariage.
9. La sanctification delà famille.
LES ESPÉRANCES Ï)Z LA GUÉRISON
1. L'union de l'épiscopat.
2. L'amour envers le Pontife romain.
3. Les pèlerinages à Rome.
4. Le denier de Saint-Pierre.
5. La dévotion à Marie et à saint Joseph.
A l'aide de ce tableau les amis du Saint-
Siège pourront mieux graver dans leur esprit
les grands traits de l'Encyclique.
Bientôt les ennemis auront épuisé leurs co-
lères : ils se tairout, d'abord parce que la pru-
dencel'exige, ensuite pareequedesévénements
viendront qui les rempliront d'effroi et leur
montreront comment Léon XIII, à l'égal de
Pie IX, est l'homme de Dieu, 1 homme des
temps, l'homme des grandes justices et des
grands apaisements.
Ainsi débutait le pontificat de Léon XIII.
Après le glorieux règne de Pie IX, la mi-
séricorde divine accordait aux vœux de son
Eglise, un Pape qui, par son passé, se trou-
vait tout préparé pour celte sublime et re-
doutable mission. Tout aussitôt les com-
mentaires, qui traduisaient à la fois les solli-
citudes et la joie du peuple fidèle, allaient
chercher dans les armes du nouveau pape le
présage de ce que serait son pontificat. On
rappelait la prophétie de saint IVîalachie,
d'après laquelle on peut d'avance résumer le
LIVRE QUATRE-VINGT MUATOliZIl.Mi:
3f
règne du Pape Léon Mil dans une lumineuse
devise, et, rassemblant ces indications concor
dan tes, on ee répétail avec confiance que,
dans les ténèbres où nous sommes, le nouveau
Chef de l'Eglise apparat' rait comme le Lumen
in cœlo dont nous avons tant besoin !
Un an s'est, écoulé depuis, et cetU; confiance
. doit aujourd'hui s'accroître, car il est vrai que
Léon XIII, dans toutes les manifestations de
son autorité pontificale, montre le grand souci
de porter la lumière dans tout le corps social,
pour en éclairer les parties malades et faire
voir, du môme coup, quels remèdes peuvent
et doivent seuls être appliqués à ces maux.
Qui n'a présente à l'esprit cette admirable
Encyclique dans laquelle, après avoir notifié
son avènement aux évéques, ses frères, il jetait
sur la société tout entière le coup d'œil du mé-
decin et du père, désignant sans illusion,
comme sans faiblesse, les causes des troubles
dont le monde est rempli, marquant avec une
miséricorde et une tendresse sans égales par
quels moyens l'on pourrait seulement retrou-
ver la paix, et à cette occasion faisant de la
famille chrétienne, dont le type, hélas ! est si
délaissé de nos jours, cet émouvant tableau
qui s'offrait comme le modèle à suivre par les
individus et les gouvernements?
Naguère encore, avec quel courage sa
grande voix, s'élevant au milieu de l'Europe
révolutionnée, ne faisait-elle pas le jour, sur
les attentats de la Révolution contre les peuples
et contre les trônes victimes à leur tour des
attentats contre l'Eglise ? Pendant que rois et
peuples, pris comme de vertige au milieu de
la tourmente, ne savent même plus à qui crier :
« Sauvez-nous, nous périssons », lui, le pilote
assuré, serein et calme, parce qu'il a les pro-
messes divines, se tient debout et montre le
port, avec la route qui nous y doit conduire.
Gomment ne le suivrions-nous pas?
Ponr nous y exciter davantage, il faudrait
pou/oir énumérer tous les actes de cette année
si féconde. Rappelons seulement la sollicitude
avec laquelle, dans son premier discours,
Léon XIII parlait des Universités catholiques
de France à la délégation que présidait
Mgr Sauvé ; ses fortes exhortations aux pèle-
rins espagnols, français, belges, polonais, alle-
mands; la fière revendication des droits du
prince temporel dans son discours aux anciens
officiers pontificaux conduits par le général
Kanzler ; sa mémorable lettre au cardinal
La Valette sur l'instruction religieuse à don-
ner aux enfants de Rome et de la chrétienté ;
-/. lettre au cardinal Nina où étaient si large-
ment exposées les vues de la politique chré-
tienne dan- Bes rapports avec les gouverne-
ments et les peuples; Les conseils fortifiants
qu'il adressait en décembre dernier a la société
pour les intérêts catholiques, afin de recom-
mander une forte organisation des forces ca-
ri vue des luttes à venir; la solen-
nelle flétrissure qu'il imprimait au nom de
Voltaire, dan-, ce discours du 30 mai OÙ le hon-
teux centenaire était stigmatisé à la face de la
chrétienté tout entière , bs vigoureu e l< i1
l'archevêque de Cologne, où était si admira-
blement exaltée la feine ince des catho-
liques aux persécuteurs, en même temps que
l'inaltérable patience des persécutés; ses hau-
tes leçons de philosophie données aux éli
des éminaires romains dans l'audience du
30 juin, et, les encouragements donnés aux
beaux-arts dans ses éloges aux membres de
l'académie des Arcades, enfin les paternels
avis aux femmes chrétiennes dans sa réponse
à l'union des pieuses daines romaines, et com-
bien d'autres discours qu'il serait trop long
d'énumérer.
Est-ce tout, et pouvons-nous ne pas nous
souvenir de la hiérarchie catholique restaurée
en Ecosse par un acte qui a été comme la
première conquête du nouveau pontificat?
Pouvons-nous oublier ces missionnaires hé-
roïques portant la bénédiction du Pape aux
extrémités de l'Afrique centrale, désignée par
lui pour être une terre chrétienne? Pouvons-
nous ne pas songer aux marques singulières
d'estime et d'affection pour notre épiscopal
dont le prochain consistoire doit nous révéler
toute l'étendue? Mais surtout pouvons-nous
omettre le témoignage de reconnaissance que
les fidèles doivent au souverain Pontife pour
cette grande grâce du jubilé, dont lui-même a
dit que c'était comme un don de joyeux avène-
ment, pour la solennisation de son anniver-
saire ? Cet anniversaire, la France catholique
a résolu dès longtemps de le fêler avec ardeur,
et nous savons que de tous les diocèses de
France des adresses de dévouement et de fidé-
lité sont signées dans toutes les congrégations,
les associations, les œuvres, afin de porter au
père commun les vœux de sa famille tout en-
tière.
Après la grande faveur du jubilé, ces témoi-
gnages doivent se multiplier encore et, pour
que le Pape, au moment où l'Eglise est par-
tout en butte à la persécution ou aux menaces,
sache bien que tous ses enfants l'entourent,
l'écoutent et le veulent suivre, on ne saurait
trop souhaiter que les particuliers eux-mêmes,
ceux du moins qui le pourront, suivant
l'exemple des confréries et sociétés religieuses,
envoient au Pape, dans une adresse ou dans
une dépêche, le cri de leur cœur. Que ceux
qui ne l'auraient pas fait encore, ne se laissent
pas décourager par le peu de temps qui leur
est laissé ! Toute fête a son octave, et à Rome
même, c'est pendant une semaine entière que
Léon XIII recevra les vœux de ses fils accou-
rus de toutes parts.
Dans ce concours, la presse religieuse ne
saurait être la dernière, car si elle est, avant
toutes choses, l'humble écho de la voix du
Pape et les évèques, pour la propagation des
vérités que le Vatican répand sur le monde, il
semble qu'elle ait quelque titre à se faire, en
certains jours, le porte-voix du peuple catho-
lique acclamant son Père. Puisse-t-elle un
jour, dans une société revenue à la pratique
des enseignements de l'Eglise, publier le
32
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
tri imphe de la papauté obtenu par l'éclat et cessé de faire luire aux yeux mêmes de ceux
la forci de cette vérité dont Léon XIII est l'or- qui la
gane infaillible, ci que, depuis un an, il n'a
repoussent, mais qui ne sauraient tou-
jours la méconnaître !
Il
LA PEHSKCUT10N EN PKUSSK
L'erreur et le péché, frères par nature, ne
se présentent jamais en leur propre nom dams
le combat contre la vertu et la vérité : iis em-
pruntent, pour tromper, les apparences de ce
qui, aux yeux des hommes, est réputé la vé-
rité et le bien, et c'est sous ce faux dehors qu'ils
surprennent l'esprit des peuples. Au retour de
sa campagne contre laFrance, Bismarck se mit
à persécuter les catholiques d'Allemagne, et,
pour abuser la population surprise de cette at-
taque gratuite, il l'intitula une lutte pour la
civilisation, ou mieux pour la culture intellec-
tuelle, qui n'en est que la superficie. De là le
Kurliurkampf. Une telle dénomination pro-
cède d'une double hypocrisie. S'intituler défen-
seurs de la civilisation, cela suppose qu'on a
devant soi une puissance hostile ; comme l'at-
taque se prend à l'Eglise, source et agent de
toute civilisation, son nom seul est un blas-
phème. Ce flambeau de l'Evangile que Dieu a
allumé au milieu des peuples pour les tirer
des erreurs et des ombres de la mort ; cette
lumière divine qui, pendant vingtsiècles,éclaira
les hommes et les fit sortir de la barbarie
pour les introduire dans les splendeurs de la
civilisation chrétienne, c'est cela qu'on veut,
au nom de la civilisation, éteindre et étouffer.
On appelle ce crime une lutte, un combat;
mais la lutte suppose un antagonisme d'armes
et de forces; ici nous ne voyons ni l'un ni
fautre. D'un côté, ie gouvernement prussien
avec tout l'attrait de ses forces et toutes les
ressources de sa brutalité orgueilleuse ; de
l'autre, des catholiques sans armes et sans
défense, mais avec leur foi, leur conscience
et leur invincible fidélité. D'un côté, une op-
pression violente exercée par les amendes, les
confiscations, la prison, l'exil; de l'autre une
patience invincible à souffrir la persécution
pour la justice. Tous nous laissons de côté le
faux prétexte et les ironies menteuses, nous
rie voyons dans ce Kulturkampf que ce que
le monde, depuis mille ans, appelle la persé-
cution de la religion catholique. A côté des
persécutions que le Christianisme a subies de
la part des Césars Romains, des rois Persans,
des chefs barbares, des musulmans, des héré-
tiques et des infidèles de la Chine ou du
ronkin, l'histoire doit placer la persécution
prussienne. Et ni la grande puissance militaire
de la Prusse, ni l'intelligence allemande ne
réussiront, par aucun sophisme, a elfacer cette
tache de son acte de naissance. Il s'agit, sauf
l'effusion du s;ing, d'une persécution analogue
à la persécution de Dioclétien : Nornine chris-
tianurum deleto.
Rien, dans la législation prussienne, n'auto-
risait ce retour offensif. Depuis les violences
accomplies en IBii'J contre les aichevêques de
Cologne et de Posen, la position des catho-
liques avait commencé, sous le règne de Fré-
déric-Guillaume IV, à devenir non seulement
tolérable, mais, dès 1848, -ous certains points
de vue, on pouvait l'envisager comme plus
prospère que dans certains états catholiques.
La constitution de 1850 avait rendu à l'Eglise
des libertés dont elle n'avait pas joui depuis
longtemps. La création d'un département ca-
tholique au ministère de l'instructian pu-
blique et des cuites, effectuée dans le but
d'éclairer le ministre sur les droits et les in-
térêts de l'Eglise, témoignent des bonnes dis-
positions du gouvernement. La valeur de ces
dispositions était exagérée par les éloges; on
oubliait que l'application des lois était con-
fiée à la bureaucratie, composée presque exclu-
sivement de protestants et qu'à chaque pas,
lorsqu'elle le pouvait, elle disputait à l'Eglise
la jouissance de ses droits. Ce qui était dû
sans restriction n'était départi que d'une main
avare. Les prédicants protestants, les surin-
tendants surtout ne voyaient pas d'un bon
œil cette prospérité de l'Eglise catholique, à
laquelle ils ne pouvaient prétendre, faute de
vitalité religieuse et d'indépendance sociale.
Aussi favorisaient-ils, par leurs plaintes, les
iniquités de la bureaucratie prussienne, de
toutes la plus tracassière. Malgré ces misères
sans nombre, souvent en désaccord avec les in-
tentions du gouvernement, l'Eglise se sentait
libre et la Prusse s'était acquis, parmi les ca-
tholiques, même à Rome, une réputation de
justice et d'équité.
Rien non plus, dans les sentiments des ca-
tholiques, n'autorisait les vexations. Les ca-
tholiques de nationalité allemande, croyant à
la légitimité de la guerre contre ia France,
avaient combattu avec ce même enthou-
siasme qui enivrait les combattants des autres
croyances. La catholique Cologne avait sur-
passé en sacrifices volontaires des villes pro-
testantes supérieures en population. Les régi-
ments catholiques s'étaient battus avec bra-
voure. Les prêtres, les religieux, les religieuses
avaient, pendant la campagne et sans distinc-
tion de culte, prodigué leurs services à l'ar-
LIVRE QUATRE-V1NGT-QUA.T0RZIÈM]
33
mée prussienne. Grand nombre d'entre eux
avaient été décorés de croix, d'ordres honori-
fiques, de gages d'estime. Même parmi les ca-
tholiques polonais, il n'y avait pas la moindre
cause apparente qui pût prêter à la persécu-
tion. Chez tous, mais surtout dans l'épiscopat,
le gouverne m eut prussien avait trouvé, à
l'heure des épreuves, l'appui le plus assuré et
le plus constant. Qu'il suffise de rappeler le
cardinal Drepenbrock, le député Ketteler et le
général Radowitz. Les dispositions du clergé
en Silésie étaient connues pour si profondé-
ment patriotiques à l'égard du gouvernement,
qu'elles lui valurent, delà part des autres pro-
vinces, le titre de clergé plus prussien que catho-
lique. Jusqu'à 1870, on eut pu adresser, aux
catholiques d'Allemagne, le reproche de s'être
trop confiés à un gouvernement protestant, qui
leur avait été trop longtemps hostile. Les
sentiments des populatious si favorables au
gouvernement avaient-ils pu changer en une
nuit? Est-il admissible, qu'ardent patriote en
temps de paix et sur le champ de bataille, ils se
soient transformés en ennemis de cette patrie
pour laquelle ils avaient prodigué leur or et
leur sang?
A l'avènement du roi Guillaume, qui appar-
tenait à la secte des francs-maçons, les catho-
liques avaient éprouvé quelques craintes ;
néanmoins, sans favoriser l'Eglise, comme
l'avaient fuit ses prédécesseurs, il l'avait laissée
en paix durant les premières années. Les rela-
tions du gouvernement prussien avec, le Saint-
Siège étaient même si amicales que, lors du
couronnement du roi à Kfmigsberg et même
plus tard, Guillaume pouvait dire : « La con-
dition de l'Eglise Catholique dans mes états
est si bien réglée, que le chef même de cette
Eglise m'en félicite. » Bismarck, de son côté,
faisait son possible pour conserver et augmen-
ter la confiance des catholiques. C'est à cette
fin qu'il présenta, aux évêchés vacants, de
purs ultramontains, comme Lidochowski et
Melchore, plus soucieux, disait le Kircken-
blalt de Berlin, que le chapitre de procurer de
bons évêques à l'Eglise. Ces relations amicales
durèrent au moins jusqu'à la proclamation de
l'Empire à Versailles : « Je considère, disait
le roi de Prusse, l'occupation de Home par
les Italiens comme un acte de violence et je ne
manquerai pas, une fois la guerre finie, de la
prendre, de concert avec d'autres princes, en
considération. Quant à Bismarck, le vrai pro-
moteur de l'invasion italienne, l'homme qui,
pour faire son jeu, précipita la révolution sur
l'orne, il dissimula son dessein d'inaugurer à
bref délai une persécution contre les catho-
liques. Quand l'archevêque de Posen se pré-
senta à Versailles, il fut reçu avec toutes les
marques de respect et obtint au moins de
bonnes paroles. Quelques mois après, re-
virement complet dans la politique prussienne.
Etait-ce le fruit d'un roi insatiable de domina-
it), qui, ébloui par ses succès, ne pouvait,
dans on orgueil, rien souffrir d'indépendant ni
-té de soi ! EStait-ce le résultat
T. XV.
d'une coalition de francs maçons et de pro-
ie tants, li [uence des principes révo-
lutionnaires, admis depuis 1866, et renfer-
mant en eux-mêmes une logique de consé-
quences implacables? Etait-ce une superstition,
à ce point maîtresse des esprits, que la Prus
née d'un sacrilège, voulait poursuivit!, contre
l'Eglise, la politique destructive de Luther?
L'avenir expliquera ces problèmes ; pour nous,
en histoire, nous ne pouvons que vérifier les
éléments fournis par les faits.
Or, sans nous arrêter à une foule d'alléga-
tions trop dépourvues de sens, le chancelier
Bismarck élevait contre l'Eglise pour motiver
sa persécution ces trois arguments : 1° La pro-
clamation du dogme de l'infaillibilité du
Pape, à laquelle on accrochait ordinairement
l'Encyclique de 1864 et le Syllabus ; i*° l'accu-
sation dont on chargeait l'Église, d'agression
contre les lois de l'Etat, contre les libertés po-
pulaires, contre les conquêtes de la civilisa-
tion moderne ; 3° la formation d'une fraction
parlementaire nommée centre, que Bismarck
qualifiait de « mobilisation contre l'Etat ». —
En ce qui regarde l'infaillibilité, Bismarck,
avec l'argent pris au roi de Hanovre, avait cons-
titué un fond de reptiles chargés, par ce noble
personnage, de poursuivre de leurs sifflements
et de couvrir de leur bave, ce qu'il voudrait
faire tomber sous ses coups. Les reptiles se
prirent donc à crier de toute leur force à la
déification de l'homme, à l'affront fait à la raison
humaine.àl'outrage pour la liberté des peuples
et l'indépendance des Etats. Ce que peuvent
bien signifier, à propos de l'infaillibilité, ces
criailleries bêtes, on ne le devine pas ; mais
cela suffirait pour fanatiser l'imbécile multi-
tude. Bismarck, obligé à plus de décence,
écrivait, dans sa dépêche du 14 mai 1872 :
« Ces décisions (du Concile du Vatican) ont
mis entre les mains du Pape la faculté de
s'arroger les droits épiscopaux de chaque dio-
cèse et de substituer l'autorité papale à celle
des évoques nationaux... La juridictien épis-
copale à être absorbée par la juridiction pa-
pale... Le Pape n'est plus aujourd'hui l'exé-
cuteur de certains cas réservés, mais les droits
épiscopaux reposent entièrement entre ses
mains... En principe, il occupe la place de
chaque évèque particulier, et il ne dépend que
de lui de se substituer pratiquement à la place
des évêques vis-à-vis des gouvernements...
Les évoques ne sont que ses instruments, des
employés sans aucune responsabilité indivi-
duelle, vis-à-vis des gouvernements ils sont
devenu? les employés d'un monarque étran-
ger... qui plus est, d'un monarque qui, par
son infaillibilité, est entièrement absolu et
plus absolu qu'aucun monarque du monde».
En multipliant, sans preuve, ces allégations,
Bismarck oublie d'expliquer comment l'anéan-
tissement de l'épiscopat a été volé par les
évêques en Concile, ou si la condition de l'épis-
copat, comme on doit le croire, réglée par le
fondateur de l'Eglise, les reproches des Prus-
siens retombent sur Jésus-Christ.
3
u
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISl CATHOLIQUE
L'Eglise a toujours cru que le Paateur su-
prême avait reçu, de Jésus-Chriat, le privilège
dr l'infaillibilité. Comment, demande un lu--
i hm), celui a qui Jéaua-Cbrist a donné le soin
de paiire ses agneaux el «es brebis, pour les-
quels il a prié afin que Ba !l" "'* défaille point,
. « 1 1 . 1 1 j f • 1 il a donné le pouvoir de confirmer
fr, ,, . dana la foi, comment donc pourrait-il
être laissé sans aucun .secours surnaturel et
■a une protection qui le garantisse de toute
erreur? Ne Berait-il pas exposé à se perdre
avec tout son troupeau, à détruire le royaume
de Dieu et à rendre entièrement inutile l'œuvre
de la Rédemption. Etait-il possible que le Fils
de Dieu exposât le prix de -a mort -ur la croix
à un sort aussi incertain, a un danger si évi-
dent ? il avait la mission de paître tout le trou-
I h'.iu de Jésns -Christ. Mais de quoi? Evidem-
ment de la doctrine de vérité. Comment cela
serait-il possible, s'il n'avait l'assurance, à
l'abri de tout doute, qu'il sera toujours en
possession de cette vérité? Comment Jésus-
l'brist aurait-il pu lui conférer dans son Eglise
l'office du suprême enseignement, s'il ne lui
avait pas laissé en même temps le don surna-
turel d'enseigner toujours la vérité? Comment
aurait-il pu l'autoriser pour jamais a confir-
mer ses frères dans la foi, s'il ne l'avait pas
en même temps favorisé de la grâce de ne ja-
mais faillir dans cette même foi (1) » ? On dit
que les conciles généraux suffiraient pour pré-
server l'Eglise de toute erreur et pour conser-
ver intact le dépôt de la foi. Sans doute, les
conciles œcuméniques sont aussi des organes
infaillibles de la foi. Mais, outre qu'ils ne
peuvent être œcuméniques sans le pape, ils ne
peuvent pas être toujours assemblés, et, dans
le long intervalle de leur session, il faut, à
l'Eglise, un pasteur permanent et un confir-
mateur infaillible qui sache résister à l'erreur
et ne laisse jamais les fidèles sans instruction.
D'ailleurs l'infaillibilité personnelle du Pape,
par sa nature, par son objet et par ses condi-
tions d'exercice, n'offre rien qui puisse por-
ter ombrage aux pouvoirs civils. Oue dit, en
effet, le décret du Vatican? Cette constitution
renferme quatre articles. Le premier traita de
l'institution de la Primauté apostolique en La
personne de saint Pierre. Il démontre que
Notre-Seigneur établit le chef de l'Eglise en
la personne de saint Pierre et fit reposer immé-
diatement sur lui non seulement la primauté
en suprématie honoraire, mais de plus le pou-
voir de juridiction. 11 n'est question ici que du
pouvoir spirituel. Le deuxième article définit
que cette autorité donnée à saint Pierre dure
toujours : 1" parce que saint Pierre a une
chaîne non interrompue de successeurs;
c2° parce que c'est dans cette primauté en su-
prématie que le Pape est successeur et héri-
tier de saint Pierre. Le troisième article de'finit
que la juridiction du Pape est absolue et su-
prême aussi bien dans l'enseignement des doc-
trines sur la foi et sur les mœurs que dans la
discipline et le gouvernement de l'Eglise, de
plu-, que cette juridiction est ordinaire et im-
médiate et s'étend sur toute- les églises el -ur
toutes les personnes. Le quatrième article
parle de l'infaillibilité de l'enseignement (magis-
terium) ou de la suprême autorité d'enseigner
du Pape. Cel article définit, qu'en cette ma*
lière, U Sauveur du monde dota saint Pi
et tous ses successeurs, en sa personne, d'un
ours surnaturel, afin qu'il- pussent effica-
cement exercer leur charge. Il ajoute que cette
doctrine a été transmise, depuis le commence-
ment du christianisme, p ir une tradition non
interrompue. De plus, le concile constate que
ce n'est que quand le Pape enseigne ex-eaike-
dra, c'est-à-dire comme docteur suprême de
L'Eglise, qu'il reçoit d'en haut ce secours sur-
naturel qui le préserve de toute erreur, i.e
Pape parle ex-cal hedra : 1° Lorsqu'il parle
comme docteur suprême; 2° à l'Eglise tout
entière; 'A " pour définir une doctrine ; 4° que
toute l'église doit accepter : S ' qui se rapporte
à l'enseignement sur la foi et la morale. Voila
le résume de tout le décret. La matière de l'In-
faillibilité du Pape n'est que la vérité révélée.
Tout ce qui est en dehors des vérité- révélées
n'est pas sujel à ses décrets infaillibles, 'fois
ses actes et dispositions concernant le gouver-
nement de l'Eglise, quoiqu'ils obligent ses sub-
bordonnés ne sont pas l'objet de l'Infaillibilité.
Il est donc ridicule que les ennemis de l'Eglise,
pour inspirer l'aversion et provoquer la haine
contre sa doctrine, citent comme preuve que
le Pape se trompe souvent, la bulle Dominus
ne Redemptor, par laquelle l'un des Papes sup-
prime la Compagnie de Jésus, tandis qu'un
autre plus tard la rétablit. C'est que les Papes
non seulement changent leurs ordonnances,
mais souvent même le devoir les y oblige. Ce
qui était utile et salutaire à l'Eglise il y a trois
cents ou mille an-, peut luiètre inutile et même
nuisible aujourd'hui. L'Esprit Saint qui dirige
l'Eglise fait agir les hommes en faveur d'autres
hommes, et ceux-ci sont sujets aux change-
ments des temps et des lieux. Dans l'Eglise,
deux éléments s'allient : l'élément divin et
l'élément humain. Ce premier immuable, tou-
jours le même, les vérités révélées; le second
sujet aux changements, comme tout ce qui est
crée'.
Le second grief de Bismarck contre l'Eglise,
ce seraient ses attaques contre l'Allemagne.
Il est difficile d'en parler sérieusement, à
moins que ce ne soit pour en faire ressortir la
contradiction. Dès que le concile avait été an-
noncé, la diplomatie prussienne avait ourdi
un complot pour le faire avorter. Pour dé-
pister la critique on avait donné pour siège à
cette conspiration, la Bavière; on lui avait,
pour chefs, assigné, Dollinger et le prince de
Hohenlohé. Celui-ci par ses circulaires, celui-
là par ses brochures avaient excité, dans les
cours et dans les églises, une forte opposi-
tion, qui se trouva faible parce qu'elle luttait
(l) Janiszewski, Hisl. de la persécution religieuse en Prusse, p. 2i.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
contre Dieu. De cette manière, La Prusse exci-
tait, en secret, toutes les (lassions contre
L'Eglise, et, en môme temps, au dehors, lie
lui montrait plus de bonne volonté que les
fpuy ernement-; catholiques. Le concile 8e tint ;
ses décrets furent, pour la conspiration alle-
mande, une déroute. Quand la persécution
éclata, les organes officiels et semi-officiels
de Bismarck ne cessèrent de crier qjue Le gou-
vernement prussien ne faisait que se défendre
contre les agressions de l'Eglise. Un gouver-
nement qui venait de vaincre l'Autriche et la
France, qui disposait d'un million de baïon-
nettes, avait le front d'alléguer la nécessite de
se défendre. Mais contre qui? Contre l'Eglise
desarmée. Si le gouvernement ne peut tou-
jours se justifier, lorsqu'il emploie des ma-
nœuvres indignes, des intrigues abjectes ou
d'ineptes faussetés à l'e'gard de ses ennemis,
comment pourra-t-il le faire lorsqu'il emploie
ces moyens contre ses propres sujets, qui pro-
diguaient hier, pour sa défense, leurs biens et
leur vies? L'argument était si futile que les
gens sérieux n'y voulaient voir qu'un malen-
tendu. Les plus avisés croyaient que le gou-
vernement se servait de ces moyens d'in-
quiéter l'Eglise, afin d'obtenir, des autorités
ecclésiastiques, quelques concessions de haute
valeur. Les crédules étaient confirmés dans
leurs illusions puériles, par le soin que prenait
le gouvernement d'affirmer usque adnunquam,
qu'il ne voulait en rien toucher à l'Eglise.
Cette menteuse allégation se répétait partout,
dans les journaux, dans les cercles, dans les
chemins de fer, dans les restaurants. Si les
journaux, catholiques essayaient d'y contre-
dire, les amendes, la prison, la confiscation
leur apprenaient comment il faut parler. Tant
et si bien que Bismarck put poursuivre et
poursuivit, comme crimes, le fait de dire la
messe, d'administrer les sacrements, de prê-
cher, de bénir les saintes huiles ; pendant que,
d'autre part, il prétendait ne toucher en rien
à l'Eglise. D'après cette logique extravagante,
Bismarck aurai' pu frapper tous les prêtres et
tous les fidèles, anéantir tout le matériel du
culte et se vanter encore de respecter l'Eglise.
On ne réfute pas de semblables prétentions.
Les catholiques ne pouvaient pas se pren-
dre à de ridicules gluaux. En prévision des
dangers que couraient simultanément la reli-
gion et l'ordre social, ils avaient formé un
parlement impérial, une fraction du centre,
pour combattre les libéraux et les radicaux,
mais non le gouvernement. Le programme
primitif de la fraction était: 1° De défendre
comme fondamental, le caractère fédéral de
l'Empire allemand (Jutlitia fundamenta re-
gnorum) et conséquemment d'empêcher, par
tons le3 moyen- possibles, le changement du
caractère fédéral de la constitution de L'Em-
pire et de ne rien céder, de l'indépendance
états particuliers que ce qui serait abso-
lument nécessaire à l'intégrité du susdit Em-
pire. 2° Ue soutenir, autant que possible, le
bien-être moral el matériel de toutes li • cl i
de la population, de Lâcher de faire garantit
par la constitution les libertés civile- il reli-
gieuses, et surtout Les droits des associations
religieuses, contre les violences de La
ture. 3° Selon <■>•> principes, la fraction déli-
bérera et décidera sur tous Les sujets présenté
aux délibérations duParlemenl de L'Empire,
laissant toutefois a ses membres la liberté de
voter contrairement aux. décisions prises par
la majorité. Le oui principal de ce programme
était de tenir tête a cette politique sans autre
but que la prospérité et L'utilité matérielle, à
laquelle le gouvernement sacrifiait tout
qui jusqu'alors avait été juste et sacré dans
les convictions des hommes et des peuples,
c'est-à-dire la religion, la morale et le droit.
Les partis libéraux s'étaient prosternés de
tout temps devant cet idole de l'intérêt et de
la prospérité, et sous prétexte du bien public
l'exploitaient à leur propre profit. Une pareille
politique ne choisit pas les moyens, tous lui
sont légitimes pourvu qu'elle réussisse. On
met le jeu de bourse, les friponueries et les
fourberies criminelles au-dessus des plus
graves intérêts et des biens les plus précieux
de la société, c'est-à-dire la religion, la jus-
tice et la vertu. La seconde tâche, non moins
importante, de celte fraction, était de s'op-
poser à une centralisation absolue, à l'instar
de celle de la France. La France vaincue
avait transmis à ses vainqueurs toutes les er-
reurs et les défauts qui avaient amené son
abaissement. Cette centralisation est le fruit
et la suite d'une monarchie absolue. Le sys-
tème de centralisation n'est qu'un forma-
lisme vide et abstrait, se renfermant dans
un certain nombre de lieux communs sans
conviction, sans esprit, sans religion ni mo-
rale, qui s'efforce d'extorquer par la vio-
lence, partout et toujours, une espèce d'appli-
cation mécanique de ses principes. Nul
homme, jusqu'à l'enfant qui fréquente les
écoles, ne peut être citoyen sans être resserré
dans son étroit uniforme. Et tout cela doit être
une œuvre nationale découlant du pur esprit
germanique. Mais comme les lois mécaniques
ne sont ni polonaises ni allemandes, de même
ce formalisme abstrait ne porte sur lui aucun
caractère de nationalité. La preuve la plus
évidente de cela et qui mérite une sérieuse ré-
flexion, c'est que les représentants de ce « ger-
manisme pur sang », par opposition au « Ro-
manisme » sont des Juifs. C'est une chose
étonnante que les libéraux allemand- ap-
prennent des Juifs ce qui appartient à l'es-
sence de la nationalité allemande ! Ce syslèmc,
faux en lui-même, est la source de la plus af-
freuse tyrannie, car ne reconnaissant d'autre
loi que lui-même, il ne peut respecter la loi ni
dans les individus ni dans les corporations, ni
dans la société ; selon lui, ce n'est plus l'Etat
qui est pour les hommes, mais bien les
hommes qui sont pour l'Etat. Comment donc
peut-il être question d'une liberté quelcon-
36
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
que? i Qu'y a-t-il de blâmable dans ce pro-
Quel Bujel donne-t-il d'être qualifié
de mobilisation contre l'Etat? V a-t-il, di
plan d'action, une ombre de prétexte pour
commencer la persécution contre l'EglU
Ce n'esl donc pas le décret du Vatican, ce
oe Bont poinl les empêchements supposés de
la hiérarchie ecclésiastique, ni la formation de
la fraction du centre qui furent causes d'une
-ucrre «lotit le gouvernement devra rougir.
L'infaillibilité du Tape était seulement un
prétexte favorable, on la saisit. Les deux
autres ai gumenls furent jetés au public, pour
embrouiller les esprits et confondre les juge-
ments ; autrement personne n'eut compris
qu'une persécution religieuse fût possible au
xix' siècle. Les vraies raisons de la persécution
furent premièrement les idées répandues en
Allemagne et surtout en Prusse sur l'absolu-
tisme de l'Etat. Lutber, par haine de la pa-
pauté, avait mis l'Eglise à la discrétion du
prince ; en Bubalternisant l'Eglise, le pseudo-
réformaleur avait exailé l'Etat et posé le prin-
cipe de son omnipotence, principe qui dé-
truisait successivement toutes les garanties
traditionnelles de la liberté sociale. Depuis
longtemps, en Prusse, sous tous les régimes,
avait prédominé l'idée de la toute puissance
de l'Etat. La loi nationale était basée sur ce
principe; il devait en résulter que l'Etal ab-
sorberait tous les droits: ce n'était pas l'Etat
qui existait pour le peuple, mais le peuple qui
existait pour l'Etat. Tant que subsistèrent les
convictions et les usages chrétiens, ils adou-
cirent la rudesse de ce froid mécanisme ;
mais à mesure que disparurent les formes et
les impressions du christianisme, l'autocratie
prit le dessus. Les philosophes systémati-
sèrent les idées prussiennes, de Statolatrie,
Fichte fit beaucoup en cette matière ; le pan-
théisme de lligel perfectionna le système. Ce
que la révolution, dans son délire, avait ef-
fectué, la philosophie prussienne en fit un
code. « Ce panthéisme, dit Mgr Janisrewski,
reconnaît pour être suprême, un certain Ab-
solu, qui, conformément aux divers systèmes
panthéistes, est tantôt idéal et tantôt maté-
riel. Cela est déjà vrai de Spinosa qui ren-
verse par ses principes tout le système chré-
tien, en niant le Dieu vivant, Seigneur et
Créateur de toutes choses. Cette idée absolue,
ce suprême quelque chose a, dans son système,
divers titres ou dénominations, et est, de sa
nature, sans raison et sans conaissance. Ainsi
l'un des derniers philosophes de cette école,
Hartmann, put l'appeler la philosophie de ce
qui n'a pas conscience de lui-même ou la phi-
losophie de Y inconscient. Ce que le monde
chrétien avait jusqu'à présent nommé Dieu,
est, dans ce système, une unité idéale, un tout
universel, qui n'a effectivement d'existence que
dans la tète des philosophes et l'imagination
de ses adhérents. Cette création de l'esprit
exalté el déréglé de l'homme, à laquelle les
inventeurs du système onl bien voulu donner
le nom de Dieu, traverse, dans Bon dévelop]
menl nécessaire et inconscient, toutes les
formea de l'être, commençant par les plus
lusses ; et ne trouvant de lumière que <j
l'esprit de l'homme, il se reconnaît lui-même
et acquiert la connaissance qu'il es) Die
donc, pour parler clairement, la déification la
plus complète de l'homme, et puisque, dans ce
système, l'Etat n'est qu'un idéalisme collectif
élevé en puissance, il s'ensuit nécessairement
que c'est la déification de l'Etat au suprême
degré. Le rapport de l'homme à l'Etat, dès
lors, celui de la goutte d'eau à la mer, où elle
se perd. Et comme cette unité n'< Bl pat indi-
viduelle (dans le système panthéiste), elle ne
peut aspirer à aucun droit inviolable; elle ne
peut avoir que les droits et privilèges que lui
accordera la déité de l'Etat, qui est toute
puissante, et ne peut être soumise à aucune
loi, étant absolument elle-même. Il résulte de
là qu'il faut, dans le monde, compter autant
d'absolus ou de dieux qu'il y a d'Etats, car
chacun dans ses limites est absolu. Qu'y a-t-il
d'étonnant que, se basant sur ces théories,
nous entendions des voix s'élever pour de-
mander une Eglise nationale? Car si Dieu est
renfermé dans les limites d'une nation, d'un
Etat, comment l'Eglise, établie pour sa glori-
fication, peut-elle être universelle? (2) »
Avec ces idées de panthéisme grossier, il
est clair que la société se composant d'atomes
qui reçoivent tout de l'Etat, la propriété, le
mariage, la famille, les conditions de l'exis-
tence et les garanties du travail, il n'y a au-
cune place, dans un tel Etat, pour l'Eglise.
L'Eglise ne doit pas seulement être à la merci
de la puissance civile, elle doit être sup-
primée ; ou si les chefs de l'Etat maintiennent
un culte quelconque, c'est comme concession
à l'imbécile humanité et moyen de river sa
chaîne. C'est le retour pur et simple au paga-
nisme, plus que cela, au bestialisme. Que les
promoteurs de la persécution ne se soient pas
clairement exprimés pour ne pas déshonorer
leur œuvre et se déshonorer eux-mêmes, cela
se conçoit : l'habileté la plus vulgaire faisait
un devoir de cette hypocrisie. D'ailleurs, pour
se borner au possible, on ne visait pas à un
si radical anéantissement; on voulait seule-
ment arracher les églises de Prusse au corps
de l'Eglise catholique, et remplacer l'Eglise de
Jésus-Christ, qui s'étend à toutes les nations
de l'univers, par une église nationale ren-
fermée dans les bornes d'un Etat. Et au cas
où il fut impossible d'extirper entièrement la
vérité chrétienne, on voulut, du moins, si bien
la garrotter et l'assujettir, qu'elle ne put plus
entraver l'omnipotence de l'Etat.
Une seconde cause de persécution fut l'idée
vulgarisée par les savants prussiens, de la
mission historique de la Prusse. En quoi con-
(1) Janisrewskv, Hist. de la persécution, p. -14.
(2) Uisl. de la persécution, p. 56.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME 31
sislo celte mission, quelle est son idée propre, Quatrièmement, les circonstances politiques
sa raison d'être, son but, son plan, nul ne l'a no pouvaient être plus favorables, h u mai-
dit et probablement nul ne le sait. C'est plutôt nement parlant, pour diriger le coup d'Etat
une espèce de dogme incompréhensible que contre l Eglise, aussi l'on en profita. Il n'y
la France a une grande mission à accomplir, avait aucune crainte de la part de l'Autriche
oon seulement en Allemagne, mais pour toute et de la France vaincues; ni l'une ni l'autre
l'humanité. Cette mission aveugle <loil s'ac- ne pouvait tendre la main aux catholiques, ni
complir, comme le destin, avec une impla- même élever la voix en leur faveur-. Le Saint-
cable fatalité. Tout ce qui lui résiste doit être Père étaiL dépouillé de ses Etats et même de sa
renversé et détruit. Cette mission d'un mysti- résidence'; abandonné de tous les gouverne-
cisme athée s'appelle le Borussianisme : c'est ments et courbé sous le poids de l'àge,quel se-
la résurrection d'Attila, deGenséric et dô Ta- cours pourrait-il porter à ses brebis opprimées?
merlan. De telles idées n'ont pu naître que Tous les évoques allemands et prussiens, à
dans des tètes déjà obsédées par les théories l'exception de deux, se trouvaient dans l'oppo-
de l'Etat absolu ; elles ne constituent que sition contre le Pape. Cette circonstance,
l'application de ces théories à la Prusse. La faussement interprétée, faisait croire à une
substance de cette mission est vague et arbi- division de l'Eglise, et cela en faveur de
traire. Le politique se ligure un grand Etat, l'Allemagne. Enfin, on comptait sur la révolte
un empire universel ; le soldat, une grande soulevée contre l'église catholique par les
armée qui oblige le monde à la paix ; le théo- professeurs et autres savants, qui se vantaient
logaslre, le triomphe du protestantisme sur que « toute l'intelligence allemande catholi-
le catholicisme ; le libéral, une organisation que partageait leurs opinions. Pour ceux qui
de la société selon ses principes ; et le blond ne possédaient pas de profondes convictions
enfant de la Germanie s'imagine trouver enfin religieuses, et par là ne connaissaient pas la
le triomphe complet de son orgueil. Mais force de la foi ni la puissance invincible de
chacun admet que, dans cette marche de la l'Eglise de Jésus-Christ, ce moment-là n'a-t-il
Prusse, la religion, la morale, le droit, tout pas dû paraître unique pour accomplir leurs
enfin doit céder le pas ; car rien n'a le droit rêves les plus chers, pour frapper ce vieil édi-
de barrer le chemin à l'absolu d'une fatalité fice ébranlé et l'anéantir à jamais? C'était une
historique. tentation trop forte pour l'illustre, le hardi
Le doctrinarisme n'entrait pas seul dans et heureux homme d'Etat,
cette trame ; la religion jouait aussi son Ces raisons, en effet, et ces circonstances
rôle. Toutes les haines séculaires des proies- n'auraient pu seules prendre corps : il fallait
tants contre les catholiques furent exploitées un agent pour les mettre en œuvre. Le chan-
avec art et se ruèrent aveuglement à l'assaut, celier de fer dut les saisir pour les convertir à
Ces protestants, qui comptent presque autant ses ennemis. Depuis longtemps, il partageait
de sectes que d'individus, ont, du moins, un ce rêve chéri de l'Allemagne, séparer de Rome
lien commun, la haine du Pape. Dans la con- les catholiques allemands et fonder une église
fusion de leurs concepts, ces innombrables nationale où prendraient place même les pro-
sectes du protestantisme se partagent en deux lestants. Quelle pensée pouvait être plus en
branches, les conservateurs et les libéraux. Les harmonie avec les idées, les sentiments et les
conservateurs se tiennent à la dogmatique vœux de Bismarck, que le projet d'un Etat
de Luther ou de Calvin avec les nuances absolu? A la vérité, il savait, dans l'occasion,
qu'il leur plaît d'y introduire ; les libéraux faire taire ses préférences, mais ici la politi-
rejetant toute dogmatique appuient sur le que s'accordait parfaitement avec ses rêve s de
libre examen, dissolvent par l'acide ratio- jeunesse. Pour nous, catholiques, nous ne
naliste le corps des Ecritures et aboutissent pouvons pas comprendre qu'un homme élevé
au nihilisme. Les uns aveuglés par la haine, si haut par la victoire, put se passer au cou
soutiennent un gouvernement qui, faisant la l'ingrat carcan des persécuteurs; pour lui, et
guerre à toute croyance, doit effacer aussi le rien ne marque mieux la faiblesse de l'homme,
protestantisme; les autres, emportés parle fa- quand il crut le moment propice, il se jeta à
natisme athée, font à cœur joie la guerre à corps perdu dans l'entreprise. Partout nous
tout symbole. Les Juifs leur viennent en aide. le voyons payer de sa personne ; il n'a même
Toute foi appuyée sur la révélation surnatu- pas confiance dans le ministre de son choix.
relie, toute autorité dans les choses de la re- De tous les discours de Bismarck, il est aisé
ligion, leur est odieuse. Aussi de tout temps de conclure que c'est lui qui a mis en mouve-
lès hérésies trouvèrent-elles, dans les Juifs, de ment toutes les puissances de l'enfer, qui,
puissants auxiliaires. Les principes du Borus- jusqu'alors, ne grinçaient les dents que dans
sianisme sont d'ailleurs tirés de Talmud ; là l'ombre contre l'Eglise. Le chancelier Bis-
il est question du peuple choisi, les Juifs marck, voilà le promoteur effectif, voilà la
prussiens entendent qu'il s'agit de la Prusse. cause efficiente de la persécution prussienne.
Ce n'est pas un cas accidentel, surtout en L'empereur Guillaume, qui n'était qu'un
Allemagne, où l'utilité est la base de toute po- soldat, se laissa aisément gagner. Le désir
[itique, que les Juifs y acquièrent une grande de la domination ne lui était pas étranger;
importance. Les ennemis du lord sont là puis la soif de la gloire, sa sœur naturelle, et,
dans leur élément. comme l'ambition, fille de l'orgueil. On conta
38
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
au roi que La nécessité historique, ou, pour
parler plus chrétiennement, lu l*rovidence
l'appelait à accomplir la plus grande d s
œuvres, une œuvre devanl laquelle pâlissaienl
ses victoires, et le vieux roi se laissa persua-
der. La pensée qu'il Be vengerait sur Rome
des prétendus torts faits aux Hohenstaufen,
qu'il acquerrait par toute L'Allemagne une pn-
pularité sans exemple, et affermirai I par là
sa dynastie sur le trône, le liront adopter les
plans de Bismarck. Si l'ange du Seigneur lui
avait montré, à bref délai, L'Allemagne chré-
tienne hostile à son trône, l'Allemagne révo-
lutionnaire ennemie jurée de sa dynastie, Bon
fils pris d'une tumeur à la gorge, son petit-fils
menacé à la poitrine, son arrière pelit-fils
menacé du trône, sans avoir, pour l'assister,
ni Moltke, ni Bismarck, peut-être Le vieux roi
ont-ils hésité; tout au contraire, il crut prévoir
pour ses successeurs un accroissement par la
persécution et voulut profiter du moment pro-
pice pour briser cet ennemi de l'Allemagne
qui ne pourrait jamais être favorable à l'em-
pire protestant : il jeta le dé à la fortune.
Avant de commencer les hostilités, I.is-
marck essaya d'intimider les catholiques par
des menaces dans les journaux à sa dévotion ;
il oublia qu'on ne peut, ni faire peur à l'Eglise
ni la surprendre ; et recourant aux artifices
de mélodrame, il se représenta comme poussé
à bout par les excès du jésuitisme et contraint
bien malgré lui, la bonne âme ! de se défendre
contre ces féroces adversaires. Toujours sui-
vant la rubrique des bons apôtres, il déclara
ne vouloir en rien (c'était sa formule) toucher
à l'Eglise, Après ces menaces couvertes, il
commença l'attaque sur deux points : à Berlin,
en supprimant la section catholique du mi-
nistère des cultes ; en province, en soutenant,
contre l'évéque de Warmie, un piètre excom-
munié. La section catholique n'avait nue voix
consultative; sauf un membre, elle ne se com-
posait que de protestants. Quant au ministre,
il était toujours protestant, vicaire général du
roi pour les affaires ecclésiastiques. Le roi est
le pape du protestantisme. L'existence de ce
décastère ne devait donc inspirer, aux protes-
tants, aucune crainte ; c'était seulement une
marque d'entente cordiale, et comme on vou-
lait la rompre, on ne voulut pas s'en payer
l'hypocrisie. Cette suppression écartait jus-
qu'à l'ombre possible d'une résistance et de-
vait cacher, aux catholiques, les projets du
gouvernement ; elle montrait ainsi que le
gouvernement n'avait plus aucun souci d'être
instruit des intérêts catholiques. Cette sec-
tion fut donc supprimée simplement sur l'allé-
gation gratuite de son inutilité.
Le second coup portait atteinte à la juridic-
tion d'un évèque et à la foi. Le professeur de
religion du Lycée de Braunsben? avait refusé
de se soumettre à l'infaillibilité. L'évéque,
aptes les admonitions canoniques, le frappa
d'excommunication et présenta, pour cette
charge, un autre titulaire. Le gouvernement
refusa le second professeur, et maintint l'abbé
\\ olmann, professeui hérétique, dans la charge
d'enseignement catholique. Les parents ï'op-
posèrenl A ce que leurs enfants, dans la patrie
du libre examen, fussent contraints à un en-
seignement que réprouvait leur croyance : le
ivernement menaça d'expulsion immédiate
Ions les enfants qui ne .suivraient pas le cours
de L'excommunié. « La conduite du gouverne-
ment, dit Janisrewski, ne fut approuvée que
par la presse ministérielle ; les protestants sé-
rieux, quoique hostiles à l'Eglise catholique,
la condamnèrent. Ainsi le premier pas du
gouvernement dans la voie de la persécution
fut un échec. Violer et fouler ainsi aux pieds,
tout à la fois et d'une manière si évidente,
tout principe de droit, de justice, de logique
et toute la liberté de conscience assurte par
la constitution, était un acte compromettant
et maladroit aux yeux d'un esprit juste. Depuis
lors, aucune marque ne suffit plus pour cacher
les machinations du gouvernement, surtout
aux yeux des catholiques. Cet avis, énoncé
par l'autorité ministérielle, que la reconnais-
sance ou la non-reconnaissance du dogme de
l'Infaillibilité n'influe en rien sur la position
d'un habitant du pays vis-à-vis du gouverne-
ment, et encore moins sur celle d'un employé,
est simplement une vaine phrase ; car qui
doute en Prusse que la créance ou la non-
créance de l'Infaillibilité du Pape n'est pas
l'objet d'une loi pénale? Du reste, s'agissait-il
ici du citoyen Wolmann ou bien, dans la per-
sonne île l'abbé Wolmann, n'y avait-il qu'un
employé prussien, tenant son office de pro-
fesseur de religion catholique du gouverne-
ment seul ? Son caractère officiel vis-à-vis du
gouvernement ne reparait-il pas nécessaire-
ment sur le fondement de son caractère ecclé-
siastique, et ne devait-il pas être ruiné de fond
en comble, par l'excommunication?
Il ne s'agissait en réalité dans celte affaire,
ni du dogme de l'Infaillibilité, ni d'aucun
antre dogme, car il n'appartient pas au gou-
vernement d'examiner, ni de prononcer sur
les dogmes catholiques. La question simple et
claire était celle-ci : le gouvernement a-t-il le
droit de regarder comme professeur de reli-
gion et de maintenir comme tel, un prêtre
d'un culte quelconque, quand celui-ci a été
eanoniquement excommunié par ses supérieurs
ecclésiastiques légitimes? Ni la loi, ni aucune
coutume, ni le bon sens, ne peut concéder ce
droit à aucun gouvernement, sans violer les
principes delà liberté religieuse et de la cons-
cience.
C'est une violence et un despotisme contre
lesquels l'Eglise a combattu 300 ans avec le pa-
ganisme seul, sans compter l'hérésie; pour
acheter sa liberté, des millions de martyrs
ont sacrifié leur sang et leur vie; cette vio-
lence était d'autant plus déraisonnable en
Prusse, que l'excommunication ecclésiastique
n'entraînait aucune peine civile. La maladresse
avec laquelle le gouvernement s'est emparé de
celle affaire, le manque d'habileté et de savoir
faire avec lequel illVconduile est une preuve
I.IYIIK ni \TllK VINGT- QUATORZIÈME
évidente de l'impatience avec laquelle il
guettai! le moindre prétexte, pour corn mencei
la persécution depuis longtemps projetée, G< d
ouvrit leB yeux aux catholiques sur 1rs pro-
ies du gouvernement et sur ce qu'ils avaient
a en attendre. Dès lors ceux-là seuls, qui vou-
laient s'illusionner, purent encore être trom-
péB<i). »
Devant une oppression aussi inouïe de cons-
ciences, les feuilles protestantes lurent ré-
duites à se taire. La haine de la religion et de
l'Eglise les privait de bon sens et de justice;
les protestante moins passionnés leur en fai-
saient même le reproche. A la dernière heure,
lorsque le centre préparait une interpellation
ces feuilles commencèrent à rougir et Unirent
par se déclarer contre le gouvernement qui
forçait les enfants à suivre les cours de Wol-
mann, Les discussions à la Chambre forcèrent
Bismarck à battre en retraite; mais le centre
fat seul à le combattre ; à sa courte honte, le
chancelier révoqua l'obligation d'assister au
cours. Le premier acte positif de persécution
n'aboutit qu'a un échec.
Bismarck prit alors un détour ; il se servit
du ministère bavarois et de son chef, Lutz,
patron avéré des vieux catholiques, pour di-
riger une loi exceptionnelle contre les prédica-
teurs. Le ministère de la parole est le mandat
propre de l'Eglise ; à ce titre, la police de la
chaire lui appartient ; et c'est son intérêt de
la maintenir dans de justes bornes ; autrement,
à faire retentir en chaire les accents de la
passion politique, il y aurait tout à perdre et
rien à gagner. Aussi les évèques ont-ils dès
longtemps réglé la discipline de la prédication
et les prêtres fidèles n'ont garde de contreve-
nir aux injonctions des évèques. Quoique au-
cun fait ne motivât la présentation de cette
loi, le ministre Lutz, à la dernière heure de la
session parlementaire, fit noter ce paragraphe :
« Un ecclésiastique ou autre desservant de
l'Eglise, qui, pendant l'exercice ou à cause de
l'exercice de son ministère, en présence d'une
multitude, dans une église, ou dans un autre
lieu destiné aux réunions du culte, devant plu-
sieurs personnes, a pris les affaires de l'Etat
comme thèse de ses discussions, s'il le fait de
manière à mettre en danger la tranquillité pu-
blique, sera puni par un emprisonnement, ou
détention dans une forteresse, qui pourra du-
rer jusqu'à deux ans. » Les paragraphes 130
et 13 1 du Code pénal, obligatoire pour tout
l'Empire, menaçaient déjà de peine toute pro-
pagation malicieuse et toute fausse affirmation
de faits, dans le but de rendre méprisables les
Eléments de l'Etat; ils suffisaient pour tous
les autres citoyens, pourquoi pas pour les
ecclésiastiques? a Parce que, répond la loi, on
peut miner le respect dû aux règlements du
sans inventer ou contourner les fait-,
et aussi sans dessein d'exposer au mépris ces
mêmes règlements n. Ain-i 'ont citoyen, de-
vant un tribunal, avait, pour délit de fausse
nouvelle, le droit de se défendre; il pouvait
prouver qu'il n'avait pas l'intention d'exciter
au mépris du gouvernement el que. les !
qu'il avançait i taient vrais. A l'ecclésiastique,
ce droit était interdit ; il ne pouvait [trouver
ni que ce qu'il avait dit des institutions du
pays était la vérité, ni (pie la manière dont il
s'était exprimé excluait toute intention ma-
licieuse. Voilà en quels termes le conseil fé-
déral présentait, au parlement de l'empire, la
loi Lutz.
Le gouvernement usait de tous les moyens
possibles, «les souvenirs nationaux, des anni-
versaires de victoires, de la naissance de l'Em-
pereur, pour faire proclamer en chaire les
gloires de l'Empire. Et, par une contradiction
grossière, lui qui portail la politique en chaire
voulait interdire à la chaire la politique. La
conséquence à tirer de là c'est qu'au retour
des anniversaires nationaux, les curés catho-
liques devaient garder le silence. Les prêtres
sont hommes, les ministres protestants pou-
vaient excéder comme les prêtres catholiques :
pourquoi la loi les dérobait-elle à ses at-
teintes ? D'autre part, les socialistes atta-
quaient sans cesse la constitution et les lois de
l'Empire ; et personne ne proposait de loi pour
les réprimer: pourquoi contre les catholiques
cette exception ? Par le fait de la loi, le clergé
ne pourra plus combattre les doctrines révolu-
tionnaires, et c'est une force de moins pour la
défense sociale, une prime offerte à la propa-
gande des idées subversives. D'ailleurs le mi-
nistère évangélique a pour but de rattacher
aux années éternelles les réalités de la vie
présente ; il a, pour objet, un devoir de cen-
sure contre tous les excès, même des tètes
couronnées ; si cette charge glorieuse devient
un péril, un Ambroise ou un Chrysostome
n'y verra qu'une raison de plus pour parler
avec force: apôtre de la vérité, il en sera
aussi joyeusement le martyr. Les autres cultes
ne sont pas jugés dignes d'attaque, parce
qu'ils ont perdu le caractère de religion ; le
gouvernement réserve, à l'Eglise, la préfé-
rence de ses fureurs. Désormais, il enverra
ses commissaires déguisés dans les églises et
la prédication ne sera plus pour lui que ce
qu'elle était pour les pharisiens, une occasion
de prendre Jésus-Christ dans ses discours. Dès
que, parmi les ouailles de pasteur, il se trou-
vera quelque faible esprit el quelque faible
cœur, pour se venger des plus justes répri-
mandes, il n'aura plus qu'à déposer plainte
au parquet. Le gouvernement se hâtera d'ins-
trumenter, de grossoyer, de broyer du noir
et d'envoyer en prison les vaillants apôtres
de la vérité. Malgré toute sa bonne volonté,
il ne trouvera à procéder que contre cinq ou
six prêtres que le gouvernement aura eu in-
térêt de punir. Rien ne prouve mieux l'inuti-
lité de la loi el l'iniquité de la persécution.
Le quatrième coup dirigé contre l'Eglise,
eut lieu en février 1S72, cette fois dans la
(1) Ih.i. <ir, la ], ion, p. '.)'■.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
chambre prussienne : Bismarck Be présenta de
sa personne pour exclure l'Egli e de L'école,
oie, pour L'instruction et l'éducation de La
jeunesse, ne peut pas être, pour L'Etat, chose
indifférente : il doit toujours y exercer un cer-
tain contrôle ; mais il ne peut en exclure ni
Les parents, ni les prêtres. Les parents doivent
aux enfants les soins corporels et spirituels;
L'accomplissement de ce devoir crée un droit
ré, contre lequel tout ce qui se fait cons-
titue un attentat. Les prêtres, charge's par
Dieu de procurer le salut des âmes, doivent y
pourvoir, par la collation des grâces sacra-
mentel!^ et par Le ministère de la prédication,
qui embrasse l'instruction et l'éducation des
enfants : exclure les prêtres de l'e'cole, c'est
un crime contre Dieu ; c'est aussi un crime
contre l'ordre social et politique ; car, com-
munément, les enfants empoisonnés dès le
berceau sont de mauvais époux, de mauvais
pères et de mauvais citoyens. Depuis 1850,
la constitution prussienne garantissait la li-
berté d'enseignement : d'un côté, le droit
d'enseigner par la parole et par la presse ;
de L'autre, la faculté de s'instruire dans une
école quelconque, sans être forcé de fréquen-
ter les écoles de l'Etat. Dans un pays où
coexistent différentes confessions, le gou-
vernement, pour se montrer impartial et res-
ter juste, devait tenir grand compte des droits
sacré- de l'Eglise et des pères de famille. Dans
sa conception d'Etat visant au despotisme mi-
litaire, Bismarck voulut écraser toute celte
économie ; il voulut dresser l'esprit dans
l'école comme il dressait les corps dans la ca-
serne. De toutes les tyrannies que les hommes
peuvent exercer sur leurs semblables, il n'y
en a pas de plus révoltante et qui s'en rend
coupable sort de la catégorie des hommes po-
litiques pour entrer dans celle des malfai-
teurs.
Quelques doyens et curés du grand duché
de Posen. de la Prusse occidentale et de
la haute Sibérie, en exerçant leurs fonc-
tions de surveillants des écoles primaires,
avaient donné, disait-on, plus d'attention à la
langue polonaise et à l'Eglise catholique qu'à
la langue allemande. Dans cette circonstance,
le gouvernement apercevait un préjudice en-
vers la langue et la nationalité allemandes.
Pour empêcher à l'avenir cet abus, le gou-
vernement proposa que la surveillance des
écoles élémentaires, appartenant jusqu'alors
aux curés dans les paroisses, et aux doyens
dans les décanats leur fût entièrement ùtée et
remise entre les mains d'employés de l'Etat,
nommés par le gouvernement pour remplir
ces fonctions et rétribués par le trésor public.
Ce qui parut le plus extraordinaire dans cette
loi et ce qui choque à la fois la logique, la jus-
tice et la liberté individuelle c'est le règle-
ment qui oblige le clergé de continuer à
remplir gratuitement ces fonctions là où le
gouvernement ne nomme pas des inspecteurs
séculiers, et cela jusqu'à ce que l'on trouve
bon de les remplacer. Mais si une nécessité
île principe et la sécurité de L'Etat exigeaient
l'expulsion du clergé des écoles, comment
pourrait-on l'y laissera l'avenir, et cela tout
a fait contre le gré du législateur? Je dis
contre son gré, car celte loi n'était qu'une
parcelle détachée de l'article Ji> de la loi sur
l'éducation, qui alors n'était encore qu'an-
noncée. La saine raison, le compte qu'il fallait
tenir de l'ensemble de la loi projetée n'exi-
geaient-ils pas qu'on ajournât la pré.-cntation
d'une petite partie qui faisait préjuger les
principes essentiels de l'ensemble? Les soi-
disant abus (que nous savons avec certitude
n'avoir pas existé] de plusieurs curés et doyens
étaient-ils si dangereux pour l'intégrité de la
monarchie prussienne, qu'on ne put pas de-
meurer dans le statu quo jusqu'à la présenta-
tion à la diète de toute la loi sur l'éducation ?
Mais si le danger était réellement m grand,
pourquoi conserver les doyens et curés à leurs
postes d'inspecteurs pour un temps illimité?
Comment comprendre cette anomalie? De
plus, les lois existant jusqu'alors n'off raient-
elles pas au gouvernement des moyens efli-
caces pour réprimer ces abus supposés, si
vraiment le gouvernement les envisageait de la
sorte? En effet, quiconque connaît un peu la
législation prussienne dans celte matière, sait
que toutes les écoles étaient sous l'empire
d'une espèce de monopole relatif. Le gouver-
nement ne manquait donc pas de moyens pour
empêcher le mal ou ce qu'il regardait comme
tel.
Le parti libéral guettait depuis longtemps
le moment propice de soumettre absolument
les écoles au monopole et de former, avec
l'appui de l'Etat, une génération hostile à
l'Eglise. L'Etal avait repou>sé ces décevantes
théories ; Bismarck l'y fit venir. En éloignant
l'Eglise de l'école, il limitait l'influence du
clergé sur le peuple et se rendait maître ab-
solu de l'enseignement et de l'éducation. Ce
qu'était pour le soldat le casque et l'uniforme,
l'école devait l'être même pour l'enfant. Au-
cun établissement d'instruction particulier*
ne pouvait se maintenir sans être formé sur ce
modèle. Cette question scolaire, tranchée si
inconsidérément, mettait de côté toutes les
traditions nationales, opprimait les cons-
ciences et le droit du père de famille, violait
tout droit humain et divin; elle devait donc
provoquer une réaction inévitable et peut-être
un jour ébranlerait-elle l'Etat. Eu atten-
dant l'heure des catastrophes Bismarck se
précipitait avec l'âpreté de sa rudesse
aveugle ; il prenait ses maîtres et ses inspec-
teurs parmi les serviteurs de la politique et
jetait le gant à l'Eglise. Les inspecteurs dé-
fendaient aux enfants de saluer à la manière
chrétienne ; d'autres jetaient hors de l'école
les crucifix et les images saintes ; d'autres at-
taquaient les saintes Ecritures et les règles les
plus élémentaires de la pudeur. De quelle
amertume ne doit pas être rempli le cœur
du pauvre, quand, de l'argent gagné à la
sueur de son front, il 'doit payer de sembla-
LIVRE t.il VTRE-VINGT-QUATORZIÈME
ij
blea maîtres et se voir contrainl d'envoyer ses
enfanta à L'école de la corruption. Cette dou-
leur est d'autant plus sensible, qu'auparavant
L'inspection il»; L'école e'tuil gratuite et confiée
à des personnes compétentes et respectables,
sur lesquelles la conscience pouvait se reposer.
Le gouvernement qui, autrefois, manquait
d'urgent pour fonder des écoles dans les pa-
roisses catholiques, prodigue maintenant son
or pour payer les nouveaux maîtres et s'ap-
plique à déraciner lu foi dans les unies in-
nocentes. On ne saurait trop flétrir cette abo-
minable politique.
La cinquième attaque fut dirigée contre les
Jésuites, et, en leur personne, contre l'Eglise
même. L'affaire dudiocèse deWarmie, la loi Lulz,
l'inspection des écoles n'étaient, en comparai-
son, que des jeux d'enfants ; ici, on veut une
loi des suspects, et l'on va à la proscription. Le
complot des professeurs de Munich avait le
premier poussé contre les Jésuites. Les vieux
catholiques, réunis en congrès à Munich et les
prolestants réunis à Darmsladl, avaient ré-
pondu à ces provocations. Les loges maçon-
niques avaient pris part à l'agitation et les
feuilles officielles avaient réchauffé les vieilles
calomnies. Les évèques, voyant se former
l'orage, protestèrent successivement contre
ces accusations. À l'exemple des évèques, le
clergé, les congrégations d'ouvriers, les cor-
porations, les sociétés, la noblesse, enfin tout
ce qui était resté catholique, adressait des pé-
titions au Parlement. Le rapporteur de ces
pétitions osa être juste : « Les Jésuites, dit-
il, étaient loin de faire du prosélytisme et
de fomenter la discorde entre les différents
cultes. C'est pourquoi leurs travaux ont reçu
l'approbation des protestants eux-mêmes. La
démocratie seule s'acharne contre eux, parce
qu'ils se posent toujours en apôtres du pou-
voir, tant ecclésiastique que séculier, et qu'ils
arrachent sans ménagement au socialisme le
masque trompeur avec lequel il séduit les
masses. Les adeptes de la démocratie les ap-
pellent des agents vendus au gouvernement
et les menacent de pamphlets. Les indifférents
qui, depuis vingt ans, n'avaient pas mis le
pied dans une église, ont été obligés d'avouer,
à leur honte, qu'ils ont vu dans ces hommes
une force et une profondeur de fui qu'ils ne
croyaient plus possibLe dans notre siècle. Tous
les landrath sont unanimes et ne peuvent
assez laver les résultats sanitaires des missions.
Ces résultats se montrent non seulement au
dehors par l'amélioration des mœurs, l'hon-
nêteté, la cessation de la contrebande, de
l'ivrognerie, des danses nocturnes, des dé-
lits, etc., mais par le réveil de l'esprit chré-
tien, par la modestie, l'union dans les mé-
nages, entre les parents et les enfants, les
maîtres et les serviteurs, ainsi que dans les
rapports domestiques, de la vie de famille et
de société ! »
Aii témoignage du rapporteur s'ajoutè-
rent les hommages plus explicites des lan-
drath. La vie et, les travaux apostoliques de9
Jésuites obtenaient la reconnaissance 'le leui
ennemis. Ces documents dérangèrent un peu
les plans de Bismarck. Aussi, quand L'affaire
vint en discussion, les libéraux, offusqués pai
tanl de lumières, ne voulurent plus (h; disci
sion. Deux orateurs seulement purent .m: faire
entendre en laveur des religieux qu'on voulait
proscrire; quant aux adversaires, ils ne se
donnèrent pas la peine de répondit; ; l'un
d'eux, démasquant les batteries des sectaii
s'écria : « Il n'y a point d'autre moyen ; écrasez
Vitifâme. » L'infâme, c'est Jésus-Christ et tout
ce qui le représente; la grande puissance pro-
testante parle de l'écraser. On statua: « Que
toutes les pétitions envoyées au parlemenl
seraient envoyées au chancelier avec les re-
commandations suivantes : 1° Qu'il lâche
d'établir dans les limites de l'Empire une loi
publique qui puisse garantir suffisamment la
tranquillité religieuse, l'égalité des cultes et
protéger les citoyens du pays contre la ty-
rannie ecclésiastique empiétant sur leurs
droits. 2° Qu'il présenle en particulier au par-
lement un projet de loi qui, en vertu de l'ar-
ticle 4, nos 13 et 16, de la constitution de l'Em-
pire, règle la position légale des ordres reli-
gieux, des congrégations et des associations,
et dans quelles conditions ces ordres peuvent
être admis dans le pays ainsi que leur action,
surtout celle de la « Compagnie de Jésus»,
dangereuse pour l'Empire, et la manière de
leur imposer des peines. » Bref, le nouvel
empire protestant, libre-penseur et radicale-
ment impie d'Allemagne se croyait dans la
nécessité de se défendre par l'extirpation du
catholicisme. Après divers tripotages de cui-
sine parlementaire et toute honte bue, le Rie-
chstag vota, pour le chancelier, une loi por-
tant : i° L'ordre des Jésuites ainsi que tous
les ordres ou congrégations qui lui sont affi-
liés, sont exclus des frontières de l'Empire. La
fondation de nouvelles maisons est défendue.
Les maisons existantes doivent être dissoutes
dans un temps déterminé par le conseil fé-
déral, qui ne doit pas cependant dépasser six
mois.
2° Les membres de la société de Jésus, ainsi
que de tous les ordres ou congrégations qui
lui sont affiliés, pourront être chassés des
frontières de l'Empire, s'il sont étrangers;
s'ils sont du pays, on peut leur défendre ou
leur assigner un lieu de résidence.
3° Les ordres relatifs à l'exécution de cette
loi seront donnés par le conseil fédéral.
La loi était draconienne, son exécution fut
encore plus dure. Le conseil fédéral, chargé
de l'application, défendit aux Jésuites toute
fonction monastique, dans l'église, dans
l'école et dans les missions ; et par le mot
élastique de fonctions, il visait la plupart
des actes du ministère sacerdotal. La police
se chargea d'exagérer encore les ordonnances
du conseil fédéral et défendit aux Jésuites
même de dire la messe. Exécuter la loi de cette
façon équivalait â expulser tous les Jésuites
et par là des citoyens de l'Empire. Au fond,
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLH
Bismarck proscrivait l'observance des conseils
évangéliques el gênai! la liberté 'les voi
lion- ; il empêchait les évoques el les piètres
de s'aider du Becours des religieux ; il privait
les fidèles de ce Burcrotl d'efforts et de vertu ;
il frustrail le Biècle du bienfait des exemples
des cénobites ; enfin il restreignait formidable*
ment la lihcrté de l'Eglise. » En général, dit
Mur Janiszewski, là où l'Eglise a Je droit
d'exister, elle a le droit d'être telle qu'elle est,
c'est-à-dir*' ave les ordres religieux qui lui
appartiennent. Les ordres religieux ne sont
pas un fait du hasard, mais une institution ap-
partenant à l'essence de l'Eglise. Là ou l'Eglise
n'a pas le droit de fonder désordres religieux,
sa liberté est limitée, elle ne peut développer
toutes ses forces vitales. Aucun Etat ne peut,
sans empiétement, lui refuser ce droit ».
Le but du gouvernement était visible, avant
d'attaquer l'Église il avait voulu l'affaiblir:
maintenant il allait pénétrer au cœur de la
place. Parmi les actes les plus violents de la
persécution, nous comptons les lois suivante-,
sanctionnées au mois de mai 1S71 : l°De l'édu-
cation du clergé et de la nomination aux poste-
ecclésiastiques; 2° De l'autorité disciplinaire
ecclésiastique — de la formation d'un tribunal
royal pour les affaires de l'Eglise; 3° De la li-
mite des droits concernant les peines ecclésias-
tiques et les moyens disciplinaires; 4° De la
sortie de l'Eglise. Au parlement de l'Empire,
où dominaient les libéraux, valets ordinaires
de tous les pouvoirs persécuteurs, il fallut tout
juste quatre jours pour fagoter ces quatre
lois de persécution.
La première de ces lois statue d'abord que,
pour remplir les fonctions ecclésiastiques en
Prusse, il faut être allemand, avoir fait ses
études à la prussienne el n'avoir encouru au-
cun blâme du gouvernement. Pour être admis
à remplir ces fonctions, il est indispensable de
passer un examen de maturité dans un gvm-
nase allemand, de suivre trois ans les cours
de théologie dans une université, et de su-
bir avec succès un examen théorique du
gouvernement. Cet examen doit prouver que
le candidat possède une instruction suffisante
en philosophie, histoire et littérature alle-
mande; pendant qu'il s'y préparc, l'élève n'a
pas le droit d'appartenir à un séminaire; les
établissements destinés à l'éducation des
clercs sont d'ailleurs soumis à la surveillance
du gouvernement. Les supérieurs ecclésias-
tiques, évêques ou administrateurs de dio-
cèses sont obligés, pour nominations aux
postes ecclésiastiques, de désigner le poste
vacant et de présenter le sujet nommé, au
premier président de la province ; la nomina-
tion n'est valable que par son accueil. Si le
supérieur différait de nommer, il serait mis à
l'amende ; et s'il nomme sans l'agrément
civil, il est passif également d'amende. Les
étrangers qui, avant la promulgation de la
présente loi, occupaient déjà de? emplois,
doivent, sous peine de perdre emplois et émo-
luments, se faire naturaliser dans les six mois.
La seconde loi, relative à l'autorité disci-
plinaire, n'affecte pas une moindre portée. Le
pouvoir disciplinaire ecclésiastique ne petit
être exercé que par des autorités ecclésias-
tiques allemande* et toujours en forme de
procès, les peines corporelles étant exclues.
Chacun a le droit d'en appeler aux autorités
civiles, contre les arrêts de l'autorité ecclé-
siastique : t° Pi l'arrêt a été rendu par une
autorité « supprimée par les lois du paye
2° Si les ordonnances de cette loi n'ont |
été accomplies ; 3° Si la peine n'est pas auto-
risée par la loi ; 4° Si l'arrêt a été prononcé :
a pour une action ou bien pour une omission
à laquelle les lois du pays et les règlements de
l'autorité civile obligent ; h) pour l'accom-
pli-sement ou non des droits d'élection et
pour des votes; c) pour avoir usé du droit à
l'appel dans le cas : 1° de privation d'emploi,
ou de toute autre peine contre le gré du délin-
quant, et lorsque cette sentence est évidem-
ment contraire aux lois ou aux principes gé-
néraux des lois du pays ; 2° dans le cas où,
après une suspension téméraire, la procédure
serait exposée à durer trop longtemps. Tout
ecclésiastique, frappé d'un arrêt, possède le
droit d'appel. Non seulement l'inculpé a le
droit d'en appeler, mais même si l'intérêt pu-
blic l'exige, le premier président a le droit d'en
appeler pour lui, et cela même contre sa volonté.
Les ecclésiastiques, qui offensent gravement
les lois du pays, se rapportant à leur office
ou les ordonnances dn même genre, ou qui,
laissés dans leur emploi, seraient une cause
de trouble pour l'ordre public, peuvent être,
à la demande des autorités gouvernementales
et par un arrêt judiciaire, destitués de leur
charge. Les résultats de la destitution sont
l'incapacité de remplir l'emploi, la perte des
revenus et la vacance du poste. Pour décider
et juger ces sortes d'affaires, il est établi, à
Berlin, un tribunal royal, composé de onze
membres, à la dévotion du ministre. Ces deux
lois forment une sorte de con>tituiion civile
du clergé et posent en principe l'anéantisse-
ment de l'Eglise. Au lieu de tant d'articles de
lois, il eut été plus simple de dire : « 11 est dé-
fendu, en Prusse, de professer la religion ca-
tholique ».
La troisième loi complète la seconde et la
quatrième est une porte ouverte à l'apostasie.
La discipline ecclésiastique, qui, en droit, ap-
partient à l'évêque, par le fait de son contrôle,
"est remise à l'autorité civile. L'évêque peut
encore infliger des peines, mais elles ne sont
exécutoires qu'avec la sanction du gouverne-
ment, et, trait particulièrement ridicule, avec
l'assentiment du condamné. Afin d'éviter, au
moins en apparence, le reproche que le gou-
vernement séculier veut s'immiscer dans des
affaires essentiellement spirituelles, on chan-
gea les termes. Au lieu de dire appel comme
d'abus, on dit, recours contre les abus. La diffé-
rence entre l'un et l'autre consistait en ce que
la juridiction séculière, dans le recours en
cassation, n'a pas le droit d'examiner la chose
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
5 ;
en elle-même; ui dans son application au droit
canonique, mais doit veiller officiellement
pour empocher l'empiétement de la discipline
ecclésiastique but la législation civile. Seule-
ment comme la loi civile contredit en tous
points la 1 « > ï canonique, qu'elle soustrait aux
évêques l'éducation, la nomination et le gou-
vernement du clergé, il B'ensuil que son appli-
cation supprime tout le droit do l'Eglise.
L'Eglise continuera, si elle le vent, d'ap-
pliquer un droit, «à ses risques et périls ; mais
l'Etat en détruira, par le recours contre les
abus, toutes les applications. L'abus auquel
veut remédier Bismarck, c'est la loi de
l'Eglise; la justice qu'il veut sauvegarder,
c'est son propre absolutisme. Le gouverne-
ment usurpe le pouvoir suprême de l'Eglise
catbolique en Prusse. Que faut-il pour orga-
niser l'Eglise territoriale prussienne ? Fré-
déric-Guillaume avait déjà formé son église
évangélique, par la fusion des Calvinistes et
des Luthériens. Guillaume veut former une
église nationale par la fusion des catholiques
avec les évangéliqucs. La loi de Corlée offre,
aux vieux catholiques, une prime d'encoura-
gement. Le tribunal pour les causes ecclésias-
tiques est à la dévotion du roi et le roi de
Prusse c'est, dans le système de Bismarck,
aussi le Pape de Prusse.
En résumé, les lois de mai constituaient
l'anéantissement complet du pouvoir épiscopal
et pontifical, la dissolution de l'organisation
de l'Eglise, depuis le fondement de l'édifice
jusqu'au faîte. Le Pape était exclu, les évêques
ne pouvaient plus rien. L'autorité et la disci-
pline prussiennes remplaçaient la discipline et
l'autorité ecclésiastique. C'était miner et dis-
soudre l'œuvre surnaturelle de l'éducation et
du gouvernement du monde ; c'était livrer le
pays à la violence. Au fait, il y avait, en Prusse,
une constitution qui garantissait, aux diverses
communions, la libre confession de leur foi.
Les membres du centre avaient prouvé, par
des arguments incontestables, que les lois de
mai étaient en opposition directe avec la cons-
titution prussienne. Pour des gens sans foi et
sans conscience, une feuille de papier pou-
vait-elle être un obstacle? Pour les défenseurs
de l'Etat absolu, la constitution devait cesser
d'être, pour le pouvoir civil, une barrière. Il
fut résolu qu'on changerait les articles de la
constitution. La commission, chargée d'éla-
borer ce changement, se mit à l'œuvre et pro-
posa les modifications suivantes aux articles
lo et 18, ainsi conçus :
Art. 15. — L'Eglise protestante et l'Eglise
catholique romaine, ainsi que toute associa-
tion religieuse, administrent et dirigent per-
sonnellement leurs affaires, restent dans la
ion et la jouissance de leurs legs et
fonds destinés aux cérémonies du culte
et institutions d'éducation et de bienfai-
sance.
. 18. — Le droit de nomination, de pré-
itation, de choix et, de confirmation aux
poste-; ecclésiastiques, en tant qu'il dépend de
l'Etat et. repose sur h; patronage ou autres
titres légaux est supprimé.
Pour l'occupation des postes ecclésiastiques
dans l'armée et dans les établissement pu-
blics, ce règlement ne sent pas adopté. Il sera
modifié de la manière suivante.
Art. 15. L'Eglise protestante et l'Eglise
catholique, ainsi que toute association reli-
gieuse, administrent et dirigent personnelle-
ment leurs affaires, elles restent cependant sou-
mises aux lois et à ta surveillance detEtaL
La même restriction doit être adoptée à
toute société religieuse étant en possession et
jouissant de ses legs et fonds destinés aux cé-
rémonies et institutions d'éducation et de
bienfaisance.
Art. 18. — Cet article a été conservé mol à
mot comme l'ancien, seulement on y ajouta
celte restriction :
D'ailleurs les lois de l'Etat règlent la conduite
à suivre concernant l'éducation, la nomination
au c postes et la révocation des ecclésiastiques et
desservants de l'Eglise, et établit des limites à
l'autorité disciplinaire.
En d'autres termes, la constitution avait
garanti l'indépendance de l'Eglise; les libé-
raux lui retirent cette garantie. Pourquoi ce
changement? Parce que les libéraux, en
édictant la liberté, croyaient déchaîner un
fléau contre l'Eglise; maintenant, après avoir
éprouvé la vitalité indestructible de l'Eglise,
ils font volte-face et arment l'Etat de toutes
les rubriques de la tyrannie, pour que Bis-
marck, au nom de l'absolutisme royal, puisse
écraser l'Eglise et terroriser les consciences.
Autrefois, les libéraux ambitionnaient le
pouvoir et, pour y atteindre, promettaient
la liberté ; ils savaient d'ailleurs que les
classes moyennes et encore moins le peuple,
n'étaient pas mûres pour leur impiété radi-
cale, et ils se refusaient à dévoiler leurs des-
seins attentatoires à l'orthodoxie. Aujourd'hui,
ils croient les ravages des âmes assez profonds
et ils en appellent à l'intelligence allemande
pour opprimer l'obscurantisme catholique.
Leur conduite criminelle envers l'Eglise, est
criminelle aussi contre leurs théories. Le li-
béralisme aboutit, par l'apostasie, à la ban-
queroute.
Dans la discussion de cette revision consti-
tutionnelle, un ancien secrétaire d'Etat,
Gruner, parla ainsi : « On peut se déclarer
contre ces lois pour différents motifs ; mais il
y a un point indubitable et sur lequel on ne
peut pas se faire d'illusion : si ces projets sont
acceptés, alors, Messieurs, ragez de nos institu-
tions intérieures tout principe de h lier té ; si
vous les sanctionnez, alors, au lieu du grand
principe de la liberté, vous placez un système
de contrôle bureaucratique, une immixtion
bureaucratique en toutes choses ; si vous ac-
ceptez ces projets, alors, non seulement vous
arrêtez le développement de nos rapports avec
l'Eglise, mais encore vous retournez en ar-
rière, jusqu'aux temps du plus complet absolu-
tisme ! » Après un court résumé d'histoire, où
14
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CAÏlIhl.Kjri.
il dii combien la conquête de cette liberté a
coûté de lattes, comment les plus illustres es-
prite et les plus grands caractères de tous les
pays Be sont efforcés de l'introduire dans leurs
lois, il témoigne le désir qu'une personne de
plus grande autorité <j m; lui avertisse
partis libéraux, et obtienne d'eux qu'ils aban
donnent la voie dangereuse où ils -.e sont en-
gagés dans les deux chambres. Eus uile il con
tinue : « Pour ces raisons (pardon s1 j'emploie
une expression un peu rude), je regarde la
conduite du parti libéral comme une espèce
d'apostasie, voyant qu'il vole le contraire ab-
solu de ses anciennes traditions, et cet éloi-
gnement des anciennes traditions est encore
plus marquant dans le parti qui s'est le plus
rapproché de la gauche, je parle ici du parti
des progressistes qui s'est constitué en Prusse
en 18G1 et s'est partagé, en 181)0, en national
libéral et en progressiste. Ce parti dit textuel-
lement dans fon programme de 1861 : « Dans
la loi sur l'instruction et surtout dans les lois
concernant le mariage, nous réclamerons l'éta-
blissement du mariage civil pour séparer com-
plètement l'Eglise de l'Etat. » Par conséquent,
ce parti a adopté pour principe et pour tâche
d'amener une complète séparation entre
l'Eglise et l'Etat. Je vous demande donc,
Messieurs, quelque opinion que vous ayez des
projets, n'est-ce pas un fait notoire que ces
lois renvoient à un avenir bien éloigné la réa-
lisation de cette idée? Assurément, pour cette
démarche, nous nous éloignons du but que
nous nous sommes proposé d'atteindre. C'est
tout à fait la même chose que si quelqu'un
voulant aller à Paris prenait le chemin de
Pélersbourg. >< En effet, on ne veut plus de
la séparation ; c'est parce qu'elle serait favo-
rable à l'Eglise, funeste au protestantisme et
deviendrait, contre le vieux catholicisme, un
arrêt de mort. On veut suivre un ordre in-
verse, mener à mort le catholicisme, galva-
niser le cadavre du protestantisme et créer,
aux vieux catholiques, des titres frauduleux
de hoirie.
L'exécution des lois de mai, c'est-à-dire la
persécution de l'Eglise catholique ne pou-
vait passer sans protestation. Pendant la
préparation de ces lois, les évêques, par un mé-
morandum collectif, en avaient dénoncé les
excès. Il avait été facile aux prélats de dé-
montrer qu'un évèque dépend du Pape et qu'il
est indépendant de droit divin en regard du
pouvoir civil. En vertu de son titre d'évêque,
il a une triple obligation : garder le dépôt
de la foi et de la morale ; former les prêtres
et les instituer ; les surveiller dans Eexercice
de leurs fonctions. Si des lois s'opposent à
l'accomplissement de ces obligations, elles
s'élèvent contre l'ordre de Dieu et sont nulles
de plein droit. Après la promulgation des lois,
les évêques élèvent de nouveau la voix. Dans
une lettre pastorale, ils disent : En face des
dangers qui menacent prochainement l'Eglise,
vous avez uni à votre déclaration la promesse
solennelle que, quoi qu'il arrivât, vous reste-
riez fidèles au Pape, notre commun Pasteur,
l'instituteur de tous les chrétiens, à nous, ses
évêques légitimes, et que vous partagerez nos
luttes et nos souffrances comme vous par-
tagez maintenant notre sollicitude. Ces té-
moignages spontanés et consolants de notre
foi et de notre attachement à l'Eglise, qui
nous parviennent de toutes parts, sont notre
plus douce consolation dans ces temps ora-
ux. Réunis pour d'importantes délibérations
auprès du tombeau de saint Uoniface, nous
vous envoyons à tous, du fond de nos cœurs,
des remerciements sincères pour ces témoi-
iges réitérés de votre fidélité. Nous les gar-
derons comme uu souvenir précieux d'une
époque douloureuse et à jamais mémorable
pour l'Eglise ; nous nous reposons sur ces té-
moignages, avec une inébranlable confiance
comme sur une garantie de votre inviolable
fidélité, et nous vous conjurons, pour l'amour
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de persévérer,
quoiqu'il arrive, dans vos dispositions, afin
de confirmer vos promesses par des actes. La
grâce de Dieu ne nous fera pas défaut ; car
celui qui a commencé son oeuvre en vous,
l'accomplira jusqu'au jour de Jésus-Christ.
« Les projets en question n'ont pas encore
force de lois ; quoiqu'il arrive cependant,
avec la grâce de Dieu nous défendrons unani-
mement et constamment les principes exprimés
dans nos mémoires, ces principes étant non pas
les nôtres, mais ceux du Christianisme lui-
même et de l 'éternelle justice. Xous accompli-
rons ainsi notre devoir pastoral afin qu'à l'heure
de la mort, devant le tribunal du Divin Pas-
teur qui nous a appelés et adonné sa vie pour ses
brebis, nous ne soyons pas rejetés comme des
mercenaires. »
Aussitôt que cette circulaire, signée par
tous les évêques de l'Etat prussien, parut dans
les diocèses, les chapitres et le clergé s'empres-
sèrent d'exprimer a leur évêque, leur fidélité
immuable et leur résolution de tout souffrir
pour la foi de Jésus-Christ. L'exemple du
clergé fut bientôt suivi parles séculiers ; dans
le seul diocèse de Posen-Quesen, il fut envoyé
plus de quarante adresses. La chaire ne pou-
vait plus diriger les fidèles, on eut recours à
la presse. Dans les diocèses allemands, la no-
blesse voulut aussi payer de sa personne. A
ces protestations locales vinrent se joindre des
protestations venues d'Autriche, de France,
de Belgique, d'Angleterre, d'Italie et même
d'Amérique. Le gouvernement prussien se
voyait l'objet d'une réprobation universelle.
Pour parer le coup, il imagina une contre-
adresse qui fut rédigée par le roi de Prusse et
endossée par le prince de Ratibor. Ratibor
avait trempé, avec Stroussberg, dans l'affaire
des chemins de fer de Roumanie; son crédit
ne portait pas loin ; les pauvretés de son
adresse, la vieille rengaine surtout relative à
la nécessité de défendre l'Empire, n'excitèrent
que la pitié. Pour obtenir des signatures, il
fallut persécuter les fonctionnaires : La signa-
ture ou la vie! telle -.était la formule. Lors-
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIÈME
•'..,
qu'on sut bien éprouvé la difficulté d'en ob-
tenir, on y renonça. Mais alors on eul recours à
un autre subterfuge; on reconnut aux schi
matiques de la faction Dœllinger la qualité
de catholiques et on leur fil frairie, moyen
détourné pour persécuter les catholiques.
Ensuite ou publia une lettre de Pie IX à
Guillaume, et la réponse de Guillaume, aussi
peu polie que possible, niais rachetant par
l'outrecuidance doctrinale son défaut de po-
litesse. Tous ces artifices avaient pour but de
préparer îles élections générales. On a beau
s'appeler Bismarck, on ne gouverne qu'avec
l'opinion, et, après de pareils attentats, il
est difficile de garder son estime.
D'autre part, il se trouva des tribunaux
pour battre en brèche la nouvelle législation.
Le gouvernement alléguait que les prêtres
destitués étaient sans titre canonique et que
les mariages célébrés par eux étaient nuls. Le
tribunal de Proda, dans le grand duché de
Posen, déclara valable le titre de ces curés
et valides, même au civil, les mariages cé-
lébrés par eux. Le gouvernement avait pro-
cédé contre les curés qui avaient béni ces ma-
riages en vertu de leur titre canonique; le
tribunal de Tarnovitz, dans la Haute-Sibérie,
déclara que ces curés n'avaient commis aucune
faute et que toute procédure contre eux était
une iniquité. Le tribunal de Cologne rendit un
arrêt semblable et, par son jugement, pro-
testa contre les sévices dont était l'objet un
grand nombre d'ecclésiastiques. Le ministre
des cultes, pris dans ce triple traquenard,
crut se venger de ces humiliations, en pu-
bliant des instructions plus sévères. Chaque
fonction des ecclésiastiques doit être l'objet
d'une enquête pénale. Ces ecclésiastiques doi-
vent être tourmentés de peines pécuniaires
aussi longtemps qu'il ne se seront pas soumis
aux nouvelles lois, et si, en agissant ainsi, on
en venait au point que les prêtres ne pouvant
plus payer les amendes, devront être jetés
en prison, alors même on ne doit pas reculer
devant cette éventualité, tant sont dange-
reuses les suites que peut amener le fonction-
nement des prêtres illégalement institués.
Ainsi, d'un côté, ces sentences de trois tri-
bunaux tournèrent fort mal pour le gouver-
nement, mais, de l'autre, plus elles étaient
sensibles pour lui et pour les deux corps lé-
gislatifs, plus elles augmentèrent l'acharne-
ment avec lequel sévissait la persécution.
Ce drame commença, au même moment,
dans tout le pays qui s'étend des frontières
de la France à celles de Lithuanie, depuis
Ilildesheim jusqu'aux frontières de l'Autriche.
Le gouvernement tourna tous ses efforts de ce
côté, -i bien qu'on aurait pu croire qu'il n'avait
i autre chose à faire. Une impression dou-
loureuse se faisait généralement sentir. L'épée
de Damoclès était suspendue au-dessus de la
chaire, les prétre3 n'avaient plus aucune fonc-
tion dans les écoles, les communautés reli-
étaient expulsées du pays, le gouver-
nement ne voulait [dus comprendre les intérêts
de l'Eglise, l'Empereur lai-môme avail éle
la vois pour accuser les catholiques ; toute la
bureaucratie animée de ce même esprit d'hi
tiliié manifestai! Ba malveillance à chaque pas,
tandis que la presse officielle répandait par-
tout son venin de calomnie et de haine. Toul
Catholique fidèle portait, pour ainsi dire, écrit
sur son front, le nom « d'ennemi de l'Empire »
comme au temps du paganisme chaque chré-
tien, kostis imperii romani. Les Polonais ne
doutaient nullement qu'ils ne fussent attaqués
les premiers. La haine profonde qu'on ressent
pour celui qu'on a fait le plus souffrir, envers
lequel on a eu le plus de torts, dirigea natu-
rellement les premières attaques contre les
Polonais et en particulier contre le grand
duché de Posen. De plus, le gouvernement
comptait beaucoup sur cette circonstance que
l'archevêque -Ledochowski ne jouissait pas
d'un grand crédit auprès des Polonais, qui
constituent la grande majorité de la popula-
tion catholique du grand-duché. On supposait
que le clergé polonais très patriote, bien qu'il
lui eût envoyé des adresses et des députations,
n'était pas au fond favorablement disposé
pour l'archevêque ; on croyait enfin qu'il
s'était aliéné les cœurs des prêtres en vou-
lant les maintenir dans une discipline ecclé-
siastique plus sévère. Le gouvernement espé-
rait donc qu'il lui serait plus facile qu'autre
part de briser, dans le duché de Posen, les
liens qui unissent l'évèque à son clergé et de
faire ainsi une brèche d'une haute impor-
tance dans la phalange de la hiérarchie ecclé-
siastique.
L'attaque commença sur les écoles pri-
maires. Chaque élève recevait l'enseignement
religieux dans sa langue maternelle : s'il était
polonais, c'était en polonais ; s'il était alle-
mand, c'était en allemand. Le gouvernement
prussien ordonna que l'enseignement religieux
ne se donnerait plus qu'en allemand ; c'était
décider qu'il ne se donnerait pas du tout, car
la plupart des enfants n'entendaient pas cette
langue. Dès que l'archevêque eut appris le
coup cruel dirigé contre la population catho-
lique de ses deux diocèses, il écrivit d'abord
au gouvernement, puis au roi, mais sans
succès. En présence d'une attaque si injuste
et d'un silence si déraisonnable, le prélat ne
pouvait se désintéresser du salut des âmes ;
il maintint l'ancien droit. « Nous enseignons
la religion aux enfants, dit-il, pour la leur
faire connaître et non pour leur faciliter par
là l'étude de la langue allemande. En user de
la sorte, ce serait de notre part une offense
sacrilège, commise contre la dignité, la ma-
jesté de la foi et de la morale chrétienne.
Nous enseignons la religion non seulement
pour familiariser l'intelligence de l'homme
avec les vérités révélées de Dieu et les pré-
ceptes de la vie chrétienne, mais avant tout
afin d'inculquer à son cœur l'amour de ces vé-
rités et la fidélité à ses préceptes. Il est donc
de notre devoir d'enseigner cette doctrine de
la manière la plus compréhensible à l'intelli-
46
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQU1
mit humaine si la pi a a sible aux sen-
Umenla du eœar. Cette métho le consiste jus-
tement à employer dans l'enseignement de la
religion aux enfants, la langue maternelle,
dont 1rs nuances Les plus déli mt connues
a chacun el ne nécessitent, pour être saisies,
aucune tension de l'intelligence. » Un ne pou-
vait mieux dire; mais il n'y a pire sourd que
celui <|ui ne veut pas entendre. Le gouverne-
ment somma aussitôt les professe ura de dé-
elarer s'ils obéiraient à l'ordonnance du prélat
ou à la votante du gouvernement. Sur leur
réponse, un les destitua et on priva à la fois
les élèvea des collèges polonais de l'enseig
nient régulier de la religion. D'ailleurs le
gouvernement ne permit pas d'enseigner la
religion hors des écoles, ni dans les locaux
préparés à cet effet et quand l'archevêque
transporta cet enseignement dans les églises,
la police commença à poursuivre le clergô.
De plus, il menaçait d'expulser des collèges
les élèves réf'ractaires à sa tyrannie. En deux
mots, le gouvernement supprimait l'instruc-
tion religieuse et menaçait de supprimer toute
instruction.
Celte guerre à la langue et à la nationalité
polonaise ne larda pas à s'aggraver. Comme
prélude, le gouvernement modifia le mode de
paiement des traitements ecclésiastiques et,
par le nouveau mode, s'appliqua à jeter la di-
vision parmi les gens d'église, ainsi qu'à les
tenir sous son arbitraire. Pour persécuter à la
manière basse de ce temps, le gouvernement
crut faire merveille en s'attribuant la faculté
de retenir les traitements. Ensuite il se prit
aux séminaires. La bulle De' salute animarum
du 16 juillet 1821, avait statué qu'il y aurait
un séminaire au moins dans toute ville épis-
copale. Sous prétexte d'en inspecter l'ensei-
gnement, le gouvernement retint les pensions
annuelles el déclara que les séminaristes,
instruits sur la théologie, ne seraient plus
aptes aux fonctions pastorales. L'autorisation
fut ensuite retirée aux séminaire de Posen et
de Paderborn ; ils durent être fermés. On agit
de la môme manière dans les autres diocèses,
ou, comme à Paderborn, à défaut d'univer-
sités, on formait les prêtres dans les sémi-
naires. C'était un renouvellement de la persé-
cution de Dioclétien. Toutes les autres insti-
tutions catholiques partagèrent le sort des
séminaires. Les petits séminaires de Guesdouk
dans le diocèse de Munster et de Péplin dans
le diocèse de Chalus, les pensionnats de Pa-
derborn, de Trêves, de Munster, de Breslauet
de Bonn, de Posen près du gymnase Sainte-
Marie-Madeleine, ces vrais sanctuaires du tra-
vail intellectuel et des bonnes mœurs, furent
fermés. Ce que le dévouement, la piété, le zèle,
la munilicence des évèques et des fidèles ca-
tholiques avaient réussi à fonder avec tant
d'efforts, mais aussi avec tant d'avantages
pour les classes inférieures, la persécution le
détruisit d'une main barbare, au nom du
progrès. Bismarck, pour anéantir le catholi-
cisme, voulait détruire toutes les sources de la
fui, de la science orthodoxe et dea honnes
mceui >.
Bismarck conçut aussi ce projet aatanique,
[tour hâter l'achèvement de son entreprise,
de corrompre les établissemenla d'instruction
religieuse pour les jeunes filles. Le8 première*
victimes «le ce système furent les Dames du
Sacré-Cœur de Posen. Le chancelier s'occupa
aussi des prêtres déméritants et prit des me-
sures pour s'attacher ces fléaux du sanctuaire.
C'était encore un coup de maitre; pour dé
soler la aainte Eglise, rien déplus efficace que
de s'adjoindre les émules de Judas. Mais le
moyen le plus usuel de vexations, ce fut l'agré-
ment requis pour toutes les nominations ecclé-
siastiques. Les prêtres meurent ; aux défunts,
il faut des successeurs ; ces successeurs le
gouvernement ne les tenait pour valables que
s'il les avait approuvés. Les évèques usèrent
de leur droit divin de gouverner l'Eglise. Les
ordinations, les nominations furent l'objet
d'autant de sévices. 11 y a unejuslice à rendre
aux Hohenzollern, c'est qu'ils savent tondre
de près. Le gouvernement poursuivait à la
fois l'évéque ordonnant et le prêtre ordonné,
l'évéque nommant et le prêtre nommé. D'abord
il sai.-issait les traitements, puis les mobiliers
et les vendait à l'encan, puis les hommes et
les mettait en prison ou les jetait en exil.
L'archevêque de Posen eut jusqu'à 30,000 tha-
lers d'amende ; on lui saisit sa voiture et ses
chevaux, puis son mobilier par parties succes-
sives, puis sa personne qui fut incarcérée
à Ustrow. Par un reste de pudeur, on ne se
portait pas à ces attentats en plein midi ; mais
entre chien et loup, à l'heure incertaine où
les voleurs s'embusquent au coin d'un bois.
Des agents de police déguisés, des voitures
dissimulées, des coups habilement faits, pour
ne pas provoquer des séditions: c'étaient là
des agissements de Bismarck. Depuis les em-
pereurs romains personne n'avait su, comme
Bismarck, persécuter la sainte Eglise ; son
nom doit prendre, dans l'histoire, la succes-
sion des anathèmes.
La fermeture de tous les instituts religieux,
l'éloignement complet des prêtres des écoles
élémentaires, les jeunes générations tant clé-
ricales que séculières menacées de ne pouvoir
pas du tout s'instruire dans la religion, les
prêires poursuivis dans leur diocèse, forcés de
comparaître et mis en prison, la défense faite
même aux petits enfants d'approcher de leur
évêque pour en recevoir la bénédiction, des
évèques au cachot, ce n'était pas encore assez
pour prouver qu'on ne voulait loucher en
rien à la religion. Le tin et audacieux Bis-
marck tenait encore, dans son bissac, un tour
de sa façon pour mieux établir qu'il était
même un bon ami de l'Eglise ; il voulut, sans
le Pape, la doter d'un évêque et fixa son choix
sur Hubert Reinkens. Dœllinger, le sot pro-
moteur de toutes ces ignominies, n'eut point
voulu aller jusque-là. « Dès que vous oppo-
serez, dit-il, un autel à un autel, un curé à
un curé, une commune à une commune, vous
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
47
vous précipiterez dans Le schisme; vous ne
pourrez avoir Les privilèges qu'autant que tous
remplirez les devoirs ; maintenant, dans la
voie nouvelle où vous vous jetez, vos protes-
tations d'appartenir à L'Eglise catholique ne
sont qu'une illusion ; car « vos actions don-
nent un démenti à vos paroles ». De plus, il
est impossible de s'arroger des droits tout à
fait opposés les uns aux autres; c'est pourtant
ce que vous faites, en vous disant, d'un côté,
membre de l'Eglise catholique, en vous appro-
priant ses privilèges, ses fonctions pastorales,
ses biens, et d'un autre côte', en vous attri-
buant le droit d'ériger des communes et des
paroisses séparées. Si nous sommes et si nous
voulons rester membre de l'Eglise catholique,
nons devons la reconnaître dans sa constitu-
tion actuelle, dans sa forme actuelle, et, jus-
qu'à un certain point, reconnaître même celui
qui possède l'autorité suprême. Si nous ne le
faisons pas, nous deviendrons les ennemis
d'un grand nombre de peuples catholiques. »
Utéllinger attribuait, aux uns, plus de logi-
que, aux autres, plus de loyauté, qu'il n'en
avait lui-même ; mais il s'abusait. En 1873,
au congrès de Cologne, congrès que Dœllinger
quitta avec indignation, les vieux catholiques
élurent comme évêque, le professeur d'his-
toire à l'université de Breslau, curé manqué
de l'Eglise cathédrale de Posen. Dans tout le
monde catholique, on ne trouva pas un seul
e'véque pour le sacrer; Iteinkens se rendit à
Rotterdam, où l'évêque janséniste de Deventer
le sacra évêque des vieux catholiques d'Alle-
magne. Bismarck lui donna la juridiction ;
dans le diplôme d'investiture, il est dit que
Reinkens s'engage à observer toutes les lois
de l'Etat et que, pour les observer, il ne sera
pas gêné par ses engagements envers le Saint-
Siège. Avant qu'on eut commencé cette co-
médie sacrilège, le gouvernement avait pro-
mis à ses auteurs de doter convenablement
leur évêque. L'affaire s'était traitée secrète-
ment ;quand on eut découvert le pot aux roses,
les vieux catholiques ne surent pas rougir.
Personne, au surplus, ne fut étonné de ce
qu'une poignée de sectaires orgueilleux et de
présomptueux doctrinaires se fût jetée misé-
rablement dans cette voie du schisme, allé-
chés par l'appât des avantages matériels et
excités par Je pouvoir civil. C'est ainsi que
procèdent toujours l'hérésie et le schisme,
enfants ordinaires des trois premiers péchés
Capitaux.
Par cette création, Bismarck avait violé la
bulle De Salule animarum et le concordat prus-
sien ; mais la dernière chose dont il s'occupait
c'était d'observer les loiâ. Pour Bismarck, il
n'y avait d'autre raison que la volonté et
d'autre loi que son dessein personnel. Mais il
est une chose à laquelle il s'est toujours beau-
coup exposé et dont il n'a jamais bien su se
défendre, c'est le ridicule. « En présence des
représentants de l'Etat et de l'Etal tout entier,
lit le brave llerman Mollinskrodt, qui
allait bientôt mourir, j'accuse le ministre des
affaires ecclésiastiques qui ne cesse de répéter
•pic les droits de L'Etat doivent être absolu-
ment respectés, je l'accuse, dis-je, iui-mémi
de violer ces droits. La violation consiste dan
l'ordre donné par Le cabinet, le l(.) septembre
LST.'i, concernanl L'approbation de L'évêque
Reinkens et contresigné par le ministre
affaires ecclésiastiques, le n'aurais rien à dire
si vous le reconnaissiez comme évêque des
vieux Catholiques et même si vous en nommiez
dix ; je ne m'inquiéterais nullement si vous le
doliez plus généreusement «pie vous n'avez
l'habitudede le faire ; mais si vous reconnais-
sez pour évêque catholique celui qui a été
élu par les vieux catholiques, et si vous le
placez, au rang des évêques de l'Eglise catho-
lique romaine, alors vous violez les lois de la
Prusse. » C'était bien un comble de ridicule
que de donner pour évêque catholique, un ex-
communié notoire et d'instituer pasteur une
brebis galeuse. Terrible châtiment de la ty-
rannie ! Bismarck exaltait un Reinkens et fai-
sait célébrer son génie, pendant qu'il mettait
en prison un Ledochowski et un IMelchen.
En 1874, eurent Meules élections générales.
L'aveugle fanatisme du gouvernement contre
l'Eglise le conduisit beaucoup plus loin qu'il
ne l'avait désiré lui-même. L'Eglise et l'Etat
sont deux sociétés différentes par leur objet,
par leur but et par l'ensemble de leur orga-
nisation ; mais ce sont deux sociétés, et en
sapant par la base la société chrétienne, on
ébranle en proportion la société civile. Bis-
marck persécuteur avait rompu avec les élé-
ments conservateurs de la société prussienne,
il s'était jeté dans les passions libérales un
peu à corps perdu et, par la force des choses,
il devait être entraîné jusqu'au socialisme. Le
parti conservateur, sans lequel il est presque
impossible de régir un pays qui a une forme
de gouvernement monarchique, fut anéanti
par ses manœuvres. Bes 111 membres de
cette fraction (qui comptait encore 129 mem-
bres en 1870), il n'eu demeura que 11 après
les élections ! En échange, les libéraux na-
tionaux gagnèrent 50 voix et le reste passa
aux progressistes. Les actes officiels, ainsi
que le chancelier, rappelaient sans cesse aux
libéraux qu'ils devaient leur triomphe au gou-
vernement, et le prince de Bismarck dit ou-
vertement « que c'est grâce à son nom qu'ils
ont été élus ». Par là, bon gré, mal gré, ils
furent forcés à la reconnaissance. Lorsque la
chambre des pairs s'opposa à l'ordination des
districts, le gouvernement y introduisit autant
d'éléments étrangers qu'il en fallait pour se
donner à l'avenir une prépondérance com-
plète. Il expulsa ainsi par force tout conserva-
tisme du corps législatif. C'est donc avec jus-
tiee que la Gazelle de la Croix (Kreuzzeitung)
lit la remarque suivante : « Encore une vic-
toire comme celle-ci et nous périrons. » Le
gouvernement désirait-il un pareil résultat des
lions, ou du moins le désirait-il dans de
telles conditions? t)n pourrait en douter pour
beaucoup de motifs.
18
HISTOIRE UiNIVEnSRLLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Ce (|ni mortifia le plus le gouvernement, ce
fui l'accroissement considérable de la fraction
du centre; olle «jui se composai! jusqu'alors
de 52 membres, en compta 89 après les élec-
tions. Les arguments du gouvernemenl et de
la majorité des chambres, soutenant que la
fraction du centre n'avail pour appui qu'une
poignée de catholiques ultramontains « cnta-
chés de l'esprit jésuitique « et non pas le peu-
pli' catholique en général, durent se (aire en
présence d'un pareil fait. Ce détour auquel
« les catholiques impériaux » avaient surtout
recours, parut bientôt, ce qu'il était en efTet,
un mensonge évident. Il y eut des catholiques
qui ne se laissèrent ni Bubjuguer par la vio-
lence, ni séduire par la ruse, ni entraîner par
l'exaltation nationale. La publication de la
correspondance du Pape avec l'Empereur leur
ouvrit au contraire les yeux, resserra leurs
rangs et les porta aux plus grands efforts pour
faire passer leurs candidats. Depuis ce temps,
le gouvernement ne pouvait plus soutenir que
le peuple catholique ne partageait pas l'oppo-
sition des évoques, et, à partir de cette date,
tout l'univers apprit que l'assertion contraire
était un mensonge. Celte arme lui fut arrachée
des mains par les élections et il dut chercher
un autre détour. L'adresse du prince de Ra-
libor, c'est-à-dire des catholiques impériaux,
perdit aussi de sa valeur. Néanmoins dans
cette nouvelle composition de la chambre, le
gouvernement avait toujours une majorité as-
surée, des instruments souples et dociles à ses
vues. Par conséquent, l'accroissement des
forces de l'opposition, quoiqu'il lui fût on ne
peut plus désagréable, ne renversa pas son
œuvre. En effet, n'était-il pas décidé à venir
à bout de tout par la violence?
Déjà les évêques étaient dispersés ; les prê-
tres remplissaient les prisons ; tous les moyens
d'éducation étaient réduits à l'impuissance,
les séminaires, collèges, gymnases, orpheli-
nats, salles d'asile même étaient fermés. Avant
d'être empêchés de parler, les évêques éle-
vèrent encore la voix : « Le Christ, Fils de
Dieu, dirent-ils, n'a pas confié la publication
de sa doctrine, la distribution de ses grâces,
la direction de la vie religieuse et ecclésiasti-
que aux souverains de ce monde, mais aux
apôtres et à leurs successeurs, et, pour con-
server l'unité, il mit à leur tête un seul pas-
teur et évêque suprême dans la personne de
saint Pierre, qui vit dans son successeur le
Pape ; c'est pourquoi on ne peut être catho-
lique qu'autant qu'on reste en union avec lui.
Mais les nouvelles lois politico-ecclésiastiques,
considérées aussi bien dans leur ensemble que
dans leur rapport avec le principe sur lequel
on a basé la relation entre l'Etat et l'Eglise,
détruisent l'essence de la constitution de
l'Eglise chrétienne. Elles anéantissent, de
plus, la parfaite indépendance que l'Eglise a
reçue de Dieu, qui lui est indispensable, et cela
dans son domaine absolu ; elles la rendent dé-
pendante d'un pouvoir séculier et passager,
dépendante des avis et des opinions qui rè-
gnenl dans les ministères et qui servent de
guide à la plupart des partis et à la majorité
<le< corps publiques. Convient-il aux évêques
catholiques de contribuer à l'exécution de pa-
reilles lois, leur convient-il de garder le si-
lence? Gomment pouvait-on espérer que I
évêques n'opposeraient pas à de pareilles lois
qui, du reste, sont en contradiction avec celles
qui existaient jusqu'à ce moment, la résistance
que leur imposent et leur conscience et leur
devoir? Rien ne montre mieux combien est
déplacée l'ingérence de l'autorité séculière
dans le gouvernement de l'Eglise, que la no-
mination faite par elle, en qualité d'évéqoe
catholique, d'un homme qui a renié les prin-
cipes de l'Eglise catholique. »
Pendant que l'épiscopat protestait, Bis
marc k préparait une loi pour le bannissement
du clergé. Cette loi nous est une preuve frap-
pante des excès monstrueux où l'ou est en-
traîné lorsqu'on persécuta l'Eglise et de la
contradiction cafarde ou s'angarient les libé-
raux quand ils lèvent le masque. Au nom de
la liberté, ils vous mettent en prison, au nom
de la liberté de conscience ils proscrivent, au
nom du progrès ils marchent à l'extermina-
tion de l'Evangile. De par Bismarck, « tout
ecclésiastique ou autre desservant de l'Eglise
qui, en vertu d'un arrêt de justice, a été démis
de son emploi et malgré cela se permet des
actes montrant qu'il s'approprie la possession
de cet emploi qui lui a été retiré, peut être
contraint par la police centrale à habiter cer-
tains arrondissements ou localités et l'accès
d'autres localités peut lui être interdit. Si cet
acte porte un signe évident de l'appropriation
de l'emploi ou une preuve manifeste de son
exercice, ou s'il agit ouvertement contre les
ordonnances de police, dans ce cas, il peut
être, par une ordonnance de l'autorité cen-
trale de l'Etat, privé de ses droits de citoyen
et expulsé des frontières de l'Empire. Ces rè-
glements concernent aussi les personnes qui,
pour avoir accompli des fonctions ecclésias-
tiques qui leur avaient été confiées malgré les
règlement faits à ce sujet, ont déjà été con-
damnées à une peine ». Il n'y a, dans l'histoire
contemporaine, que la loi des suspects, de
notre révolution de 93, qui puisse avoir quel-
que analogie avec cette liberté à la Bismarck.
Les ukases russes condamnent tous les cou-
pables, vrais ou supposés, mais elles ne flé-
trissent et n'outragent pas la vérité comme la
loi en question, car ils sont l'expression de la
volonté d'un autocrate et ne se couvrent pas
des mensonges du libéralisme. En deux mots,
tous les prêtres et évêques qui ont été con-
damnés par arrêt d'un tribunal, pour avoir
enfreint les lois de mai, peuvent être internés,
externes et bannis ; tout prêtre et évêque qui
seront destitués à l'avenir parle tribunal, sont
passibles de la même peine. C'est la guillo-
tine sèche.
Une loi si révoltante ne passa pas sans pro-
testation. La position qu'occupèrent dans
cette affaire les libéraux, demandant toutes les
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
49
libertés jusqu'à la licence, esl curieuse. La
loi elle même était en contradiction avec leurs
principes ; mais le but était l'anéantissement
de l'Eglise catholique, objel de leur ardent dé-
sir. Ce principe « le but sanctifie les moyens»;,
si injustement imputé aux jésuites, c'esl eux
qui s'en prévalent maintenant. Ils s'efforcent
seulement de le justilier par des sophismes
« .Nous désirons, s'écrit; un député, une li-
berté de conscience individuelle, mais non la
liberté de l'Eglise I » C'est une phrase connue
déjà (pie répètent les nihilistes et les partisans
de l'Etat absolu, mais que signifie cette pom-
peuse parole? Signifie-t-elle que les progres-
sistes demandent, pour chaque individu, la
liberté de confesser une religion selon sa cons-
cience ? Non, car en Prusse et dans toute
l'Allemagne, presque dans le monde entier,
excepté en Russie et en Asie, il est permis à
tout le monde de confesser la religion qu'il
veut; en Prusse, il peut même les désavouer
toutes. Si un individu a la liberté de confesser
une religion ou de n'en confesser aucune, ou
de ne croire à rien, en vertu de quelle logique
peut-on lui interdire de confesser une certaine
religion, comme la religion chrétienne catho-
lique, qui, sans l'Eglise, ne peut exister dans
le monde? Ceci n'est-il pas aussi une œuvre
delà liberté individuelle? Y a-t-il des lois et
peuvent-elles exister, qui forceraient les indi-
vidus à confesser la religion catholique ? Non.
Alors, que signifient ces paroles pompeuses
sur la liberté individuelle? Rien autre si ce
n'est ceci : au nom de la liberté, au nom de
l'athéisme, au nom de l'irréligion absolue nous
supprimons la liberté des consciences, nous
refusons la liberté religieuse à ceux qui ont de
la religion, à ceux qui coufessent une certaine
religion et veulent vivre selon ses préceptes.
Selon ces principes, tout, est permis à un ci-
toyen du pays ; il lui est permis de ne pas
croire en Dieu, en Jésus-Christ, en aucune
vérité divine, immuable, éternelle ; pour ces
négations, il a une liberté illimitée ; mais croire
en Dieu, en Jésus-Christ, à la révélation divine,
reconnaître les commandements de Dieu et
s'y soumettre, cela s'appelle un esclavage
dont les progressistes, allemands et autres,
veulent délivrer l'humanité.
Auguste Reichensperger, au nom des catho-
liques, releva ces énormités. Ce que Bismarck
recommençait, c'était cela même qui avait été
tenté, à Jérusalem, contre les Apôtres, à Rome
contre les premiers chrétiens et partout où
s'est produit la persécution. « Le projet, dit
l'auteur, demande de nous des choses qui, il
y a peu d'années, auraient été impossible-, et
qui, aujourd'hui encore, doivent amener, sur
le front de tout homme aimant la liberté, la
rougeur de l'infamie et de l'indignation. Ce
projet condamne à l'exil des ecclésiastiques
3ui, vis-à-vis de certaines lois ou pour mieux
ire d'une seule loi, occupent la même posi-
tion que Luther en face de la diète de
Worms... Ce projet repose sur le même prin-
cipe que la loi contre lesjésuites, mais croyez -
T. XV.
*OUS par là sauver l'empire ? Croyez, vous
qu'au xix' sieele il sera ,,ius facile d'aci om
phr ce qu'on a tente infructueusemenl à Jéru-
salem, a Rome, a Worms ' Croyez-vous que,
par la proscription, vous parviendrez à étouf-
fer la voix delà conscience qui arme ces héros
de tant de l'orée et de courage qu'ils n'hé-
sitent pas ;'i abandonner une position sociale
brillante et à l'échanger contre les murs d'un
cachot? Après uni; pareille loi, l'on ne peut
plus s'attendre qu'à la guillotine 1 »
L'épiscopat allemand ne repondit, à ces at-
tentats, que par une résistance passive. La loi
n'oblige qu'autant qu'elle est juste ; une loi in-
juste est une œuvre de violence et la force
mise en œuvre pour en obtenir l'observation,
n'est qu'une brutalité. En Prusse, comme par-
tout, les lois civiles expirent aux limites dv. ter-
ritoire et si, à l'intérieur, elles veulent entre-
prendre sur la conscience, elles sont sans qua-
lité. La conscience est libre de plein droit. Si
vous lui imposez une consigne infâme, la dé-
sobéissance est un devoir et un honneur. Des
conditions prescrites par les lois de mai, les
éyêques n'en remplirent aucune. Ils ne renon-
cèrent à aucun des devoirs de leur charge di-
vine, acceptant avec soumission les peines
que la fidélité allait appeler sur leur tète. En
quittant forcément leurs diocèses pour la pri-
•son ou l'exil, ils recommandaient à leurs
ouailles de supporter avec résignation les
grandes épreuves qui les attendaient et de ne
conniver en aucune façon au schisme. Quoi-
que cette conduite fût parfaitement correcte,
le gouvernement la blâma avec furie et osa
qualifier les évêques de révolutionnaires. En
face de ces lois qui dépendaient des actes impo-
sés par l'Eglise, les évêques continuaient sim-
plement d'agir comme par le passé, sans
égard pour un législateur dont ils ne pou-
vaient reconnaître la compétence. Quand le
gouvernement leur infligeait une peine comme
la prison, l'exil, les amendes considérables,
ils se soumettaient à la force, la résistance
matérielle n'étant ni de leur devoir, ni de leur
pouvoir. Notre-Seigneur et les apôtres avaient-
ils fait autre chose en proclamant l'Evangile
malgré la résistance des lois judaïques? Les
évoques et les catholiques allemands souf-
fraient, à leur exemple, persécution pour
la justice ; ils ne cherchèrent ni à renverser
le pouvoir, ni même à lui résister : ils se bor-
nèrent à prier pour les persécuteurs, sans po-
ser le cas de résistance à la tyrannie.
La persécution en était arrivée à ce point où
l'innocence et le calme de la victime ne font
qu'augmenter l'exaspération du bourreau. La
déposition des évêques avait été votée le
12 mai 1873. Maintenant il s'agissait d'as-
surer, dans chaque diocèse, les conséquences
de celle déposition, savoir: 1° D'empêcher
tout genre de communication entre î'évèque
dépossédé et le clergé de son diocèse, ainsi
que d'introduire un administrateur et au be-
soin un évéque imposé par le gouvernement.
2° De surveiller l'accomplissement des droits
BO
HISTOIRE I MW-.H.-i l-I.i: 1)10 L'ÉGLISE CATHOLIQUE
de l'Etal pendant l'interrègne, afin que tout
ie aelon tea nouvelles lois. 3° De con-
traindre le chapitre à choisir un remplaçant
pour le piscopal ci, en ca de refus, de
lui .-H imposer un, de par l'ordre du ^ouver-
aement. Cette éventualité, qui ne pouvait
manquer de se présenter dès la première dé-
position d'évêque, entraînait avec clic la prise
,1,. possession, par l'intrus, de tous les re-
venus du diocèse, des instituts relevant de
lui. des donations qui lui ont été laites, ainsi
que des revenus de toutes les enlises de ce
diocèse. Elle autorise les collateurs et les pa-
roisMrns à t;lire eux-mêmes les curés. Ce der-
nier moyen devait surtout agir sur les masses
peu éclairées du peuple, en leur prouvant que
les évoques et les prêtres, par leur opposition
aux ordres du gouvernement, privaient leurs
ouailles des secours de la religion, ('/était les
pousser ouvertement à la révolte contre
l'Eglise. Précédemment Bismarck voulait dé-
moraliser le clergé, maintenant c'est la pa-
lience des masses qu'il veut désoler. Une des
suites cruelles qui en découlent c'est qu"en
abolissant l'épiscopat, on supprime toutes les
fonctions saintes, on tarit la source où se re-
trempe l'Eglise. Là où l'évêque manque, per-
sonne ne peut conférer les ordres et au bout
de quelque temps, les fidèles ss trouvent privés
de sacrements et l'Eglise de toute juridiction
spirituelle. Cette juridiction, le gouvernement
se l'approprie pour en déverser une part sur
les communes ou sur les collateurs de bonne
volonté. Agir de la sorte, c'est renverser l'or-
ganisation séculaire de l'Eglise; car enfin, qui
a institué l'Eglise, Jésus-Cbrist ou la Com-
mune? Est-ce Jésus-Christ ou la Commune
qui a envoyé les Apôtres à toutes les nations ->
Est-ce des apôtres ou de la Commune que
nous devons recevoir la semence du salut
éternel ? et ne sont-ce pas les apôtres qui ont
organisé la première commune chrétienne?
Comment donc la Commune, qui est leur
création spirituelle, peut-elle leur conférer des
droits? Mais Bismarck était le plus fort ; il
avait, à son gré, une majorité mercenaire ; et
la force, parlementaire ou militaire, cela dis-
pense de raison et de justice.
L'application de ces lois ne pouvait qu'ag-
graver la persécution. Les milliers de thalers
en amendes et les années de prison ne se
comptaient plus. D'après le code prussien, la
peine de la prison, pour remplaceras amendes,
ne pouvait excéder deux ans. Bismarck fit une
loi pour tenir en prison aussi longtemps qu'il
lui conviendrait. Si l'on jugeait des événe-
ments au point de vue humain, on croirait
impossible que tant de rigueurs n'aient pas ré-
duit les persécutés. L'Eglise est faite pour la
persécution; elle est douée, pour la subir,
d'une force divine de résistance ; elle a
d'ailleurs tellement l'habitude des iniquités,
qu'elle ne s'en étonne ni ne s'en afflige. Le
gouvernement ne put ébranler ce roc inébran-
lable ; au contraire, par le fait avéré de 6on
impuissance, il se couvrit de ridicule. Quant
aux preuves de son impuissance, vous croirii /
qu'une fatalité puérile le poussait à les mul-
tiplier. Après l'incarcération de l'archevêque
de Posen, il incarcéra ses deux suffragants,
sévit contre les chanoines, directeurs et su-
périeurs de séminaires ; un nombre inlini de
prêtres durent payer par la prison, i exil, la
pauvreté, plusieurs par la perte de leur santé,
la fidélité au devoir. Les agents de Bismarck
cependant se démenai, nt pour faire élire des
curés d'Etat, par un nombre habituellement
risible d'électeurs. Etre sans pasteur était
déjà une grande douleur pour les fidèles ; com-
bien elle s'augmentait quand, dans leur église
déserte, ils voyaient un renégat faire des fonc-
tions sacrilèges. Malgré toutes les exécutions
de Bismarck, il restait cependant des prêtres
au service des âmes et, dans chaque diocèse,
un administrateur inconnu pour veiller à la
discipline pendant la persécution. Ce que Bis-
marck se donna de peine pour découvrir par-
tout cet administrateur mystérieux, on ne le
saurait dire. Sur 10 doyens du diocèse de Posen-
(luésen, il en saisit 30, sans mettre la main
sur celui qu'il voulait prendre. Quant à sa
campagne de démoralisation, elle fit un fiasco
complet. A Posen, sur 800 prêtres, il eut 2 dé-
missionnaires ; dans la Haule-Silésie, sur
1200, o. Autant dire rien. On ne tient pas une
Silésie avec cinq apostats. Parturient montes,
nascetur ridiculus mus.
On aurait cru que les moyens coercilifs
étaient à bout. Mais non ; l'année 187o apporta
encore cinq nouvelles lois dans le même sens,
savoir: lu celle de l'administration des deniers
de l'Eglise par des agents de Bismarck ;
2° celle qui supprimait toutes les dotations
de l'Etat en faveur des évèques ; 3° celle qui
conférait aux associations des vieux catho-
liques les revenus de l'Eglise ; 4° celle contre
les couvents et les congrégations religieuses ;
5° celle qui supprimait trois paragraphes de
la constitution, précédemment remaniés en
un sens qui les rendait ridicules : Et tyranni
ejus erunt ridiculi.
Vains efforts. Après avoir frappé les pas-
teurs et dispersé les troupeaux, Bismarck
n'était pas plus avancé que le premier jour.
Cinq ans de persécution n'avaient apporté, ni
aux vieux catholiques, ni aux protestants, ni
au gouvernement, aucun avantage. Ni me-
naces, ni flatteries n'avaient pu réduire ou
ébranler les catholiques. En revanche, il res-
tait au gouvernement l'odieux de tous ses
excès : de grandes brèches dans cette unité
allemande conquise à tant de frais ; l'absence
totale de confiance dans une grande partie de
la population, l'ébranlement de tout l'édifice
sur lequel repose la sécurité de l'Etat, les
lois pour abattre l'Eglise servant à sortir des
communions protestantes pour entrer dans le
paganisme; une réaction matérialiste et impie
dans le sein de l'Allemagne, le socialisme
seul bénéficiaire de la persécution. L'Eglise,
quoique douloureusement atteinte, comptait
sur les promesses du Seigneur. Ce qu'elle
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIÈME
.il
avait scinr dans les larmes, L'avenir devail le
récolter dans l'allégresse. Il esl écrit: Non
prsemlebunt. Les portes de l'enfer B'insurgent
contre l'Eglise, elles ne pourront jamais
l'abattre.
La situation était tristn en Allemagne à
l'avènement de Léon XIII. C'est la coutume
qu'un nouveau Pape signifie aux souverains
son avènement. Dans sa lettre au roi de
Prusse, Léon XIII introduisit ce paragraphe :
« Affligé de ne pis trouver entre le Saint-
Siège et Votre Majesté les relations qui exis-
taient naguère si heureusement, nous faisons
un appel à la magnanimité de votre cœur,
pour obtenir qu'à une grande partie de vos
sujets, la paix et la tranquillité de leur cons-
cience soient rendues. » Guillaume répondit :
« Me référant au coup d'œil que Votre Sainteté
a jeté sur le passé, je puis ajouter que, pen-
dant des siècles, les sentiments chrétiens du
peuple allemand ont conservé la paix dans le
pays et l'obéissance envers les autorités de ce
pays, et qu'ils garantissent que ces hiens pré-
cieux seront également sauvegardés dans
l'avenir. » Cette réponse, contresignée Bis-
marck, ouvrait la porte aux pourparlers con-
fidentiels. La conversation s'engagea entre le
comte Holnstein, écuyer de la cour de Munich
et le prélat Aloysi-Mazella, nonce près de
cette même cour. Le comte assura que l'Em-
pereur d'Allemagne nourrissait des intentions
pacificatrices ; le nonce déclara qu'elles ne
pouvaient aboutir que par des changements
dans la législation et proposa, comme base
de négociation, la bulle De salute animarum.
Des visites et des correspondances furent
échangées entre le nonce et Bismarck, entre
le prince impérial et le souverain pontife :
elles servirent surtout à accentuer, entre la
Curie et l'Empire, la différence de points de
vue. Une lettre du cardinal Caterini contre les
ecclésiastiques qui acceptaient un traitement
de l'Etat et le quatre-vingtième anniversaire
de Dollinger vinrent un instant troubler l'opi-
nion et tendre les rapports. Les idées intran-
sigeantes à Rome et en Allemagne se prêtaient
d'ailleurs fort peu à un rapprochement. Ces
nuages disparurent de l'horizon d'abord par
le transport de la négociation de Munich h
Vienne et la rencontre du Nonce Jacobini
avec Bismarck à Gastein, puis par l'envoi à
Rome du diplomate Von Schlœzer, homme
très capable et trè3 digne d'entendre la jus-
tice. Comme gage de succès, le prince de
Bismarck obtenait, du Landtag, le pouvoir de
suspendre, selon son bon plaisir, l'application
lis de mai.
L'ensemblede ces lois constituait, un réseau
à mailles tellement serrées, que l'Eglise, selon
les prévisions humaines, aurait dû y périr
étouffée ; le Saint-Siège ne pouvait entrer
dans la voie des transactions, sans être au
préalable fixé sur la nature et la portée des
arrange nents <\'i". le cabinet de Merlin pro-
iit. pour mettre fin au Culturkampf. L'em-
pereur admettait l'éventualité d'une revision
île ces lois; mais, comme gage, il exigeait la
notification au pouvoir civil, par les évêqi
des nominations aux emplois ecclésiastiqi
Or, si l'Eglise avait admis ce veto dan- toute
son étendue, l'Empire allemand eût été Je
maître de L'Eglise'. En janvier 1883, une note
de Jacobini, devenu secrétaire d'Etat, et une
nouvelle lettre de Léon Mil réclament que
les deux pouvoirs marchent pari passu vers
l'entente, par une simultanéité de concessions.
Le représentant de la Prusse voit, dans celte'
prudente réserve, un défaut de confiance à la
magnanimité de l'Empereur. La presse alle-
mande, de son côté, jetait de l'huile sur le feu
en critiquant la présence du cardinal Ledo-
chowski au Vatican et le refus du Vatican
d'admettre le cardinal Hohenlohé pour ar-
chevêque de Cologne. Ces deux obstacles
étaient faciles à écarter : il est contraire aux
usages qu'un cardinal quitte la Curie pour
prendre un archevêché et il y avait beaucoup
de raisons pour ne pas déroger à l'usage en
faveur d'un Hohenlohé. Quant au cardinal
Ledochowski, l'Allemagne n'avait aucun droit
d'exiger son extradition et il put, en deve-
nant secrétaire des mémoriaux, quitter le
Vatican.
Bismarck, bien qu'il eût passé des années
dans les fonctions diplomatiques, n'était rien
moins que diplomate ; c'était surtout le chan-
celier de fer. Discuter avec lui pour obtenir,
par la discussion, quelque avantage, c'était
perdre son temps. Sa théorie et sa pratique
étaient que ce qui est bon à prendre est bon à
garder ; en négociant, il ne voulait que
prendre encore plus, sans donner jamais rien.
D'après lui, dans la circonstance, il fallait
seulement relâcher un peu les freins et traiter
les personnes avec une moindre rudesse.
L'Eglise ne pense pas et n'agit pas ainsi ; elle
n'est, sans doute, pas indifférente à la condi-
tion des personnes, mais elle se préoccupe
avant tout des principes et des droits. C'est,
au fait, en cas de différend, le meilleur secret
pour promptement aboutir. Le bon sens suffit
à nous l'apprendre. Dès que, sur des matières
litigieuses, vous avez posé des règles certaines
de solutions, les difficultés s'effacent comme
par enchantement. D'autre part, pour arriver
à une paix solide, il faut désarmer les passions
et rapprocher les cœurs. Si les passions dis-
paraissent, si les cœurs s'entendent, les
mains ne tardent pas à fraterniser. C'est la
morale de l'histoire.
Uismarck, si intraitable dans la discussion,
eut, dans l'affaire, une idée de génie. Un diffé-
rend s'était élevé entre l'Espagne et l'Alle-
magne, au sujet des îles Carolines et Palaos.
Libre de toutes préventions, quand il le vou-
lait, Bismarck jugea cette querelle plutôt
d'après la vérité que d'après les opinions et
les inclinations d'autrui : il s'en remit à l'ar-
bitrage de Léon XI IL L'histoire nous apprend
que cette tâche n'est pas nouvelle pour le
Saint-Siège; mais, bien qu'il ne soit pas de
fonction plus conforme à l'esprit et à la na-
52
HISTOIRE l NIVEUSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ture du pontifical romain, il y avail bien
longtemps qu'il n'avait eu à en remjlii là
charge. D'un bond, Bismarck nous ramène au
yen Age et à l'arbitrage du Pape sur les
cations de la chrétienté. Le Pape tranche le
conllit éventuel, et, pour remercier Bismarck
de son concours, le nomme chevalier de l'un
des ordres pontificaux. Bismarck remercie et,
en tête de sa lettre, appelle Léon XIII Sire,
donnant à entendre que la présence de la
royauté italienne à Home ne compte pas à ses
yeux : le jour ou il s'occupera de la question,
il tranchera dans le vif, il saura se montn r
plus grand que Napoléon et que tous les Bar-
berousse d'Allemagne. Après une telle dé-
marche et une si haute déclaration, le conflit
entre l'Allemagne et l'Eglise n'était plus
qu'une question de temps. Les vœux étaient
à l'unisson ; les actes ne tarderont pas à
suivre.
Celte paix, virtuellement signée, ne s'établit
pourtant qu'avec lenteur. La cause en était la
devise de Bismarck : Donnant, donnant : il
voulait, s'il donnait quelque chose, recevoir
quelque chose en retour et ne fonder la paix
que sur une réciprocité de bons offices. De
prime abord, il proposait quelques restrictions
à son code pénal ; les négociateurs pontificaux
répondirent que les rigueurs envers les per-
sonnes, à les supposer absentes, ne change-
raient rien à la situation. Le point capital,
c'était de reconnaître l'indépendance de
l'Eglise, l'autorité des évêques, la nécessité
des séminaires, la formation normale du
clergé, le libre gouvernement des paroisses.
Quand l'Eglise a été dépouillée de ses préro-
gatives, il n'y a plus qu'à les lui rendre ; elle
n'a rien à donner pour cette restitution, que
la promesse d'un concours, d'autant plus
bienfaisant pour la société civile, que l'Eglise
est plus libre dans la collation de ses bien-
faits.
La négociation fut suspendue jusqu'à quatre
fois; quatre fois elle fat reprise. Les conces-
sions, faites graduellement, se traduisirent par
une première loi en 1880. De 1880 à 1888, il
n'y eut guère d'aunée où quelque loi nou-
velle ne vint étendre la liberté de l'Eglise, ou
plutôt briser l'une après l'autre ses chaînes.
Les discussions se poursuivaient sans inci-
dent, tantôt entre les négociateurs officiels,
tantôt entre les souverains. Un seul trait mé-
rite mention, la demande adressée au Pape
de presser, sur le Centre, pour en obtenir Je
vote du septennat militaire. Ce septennat était
une invention de Bismarck, pour se dérober
au contrôle du Parlement et obtenir, pour sept
ans, son budget de l'armée allemande. On
craignait fort que Bismarck, une fois nanti de
ce budget pour si long laps de temps, n'en
profitât pour faire sentir à la France le poids
de ses armes. Le chancelier protestait de ses
intentions pacifiques ; mais plus il prolestait,
moins on le croyait. Le Pape, plus confiant
que les autres dans la loyauté de Bismarck,
intervint près du Centre allemand, mais seu-
lement dans l'intérêt de l'Ej t sans au-
cune intention d'appuyer une politique cl' i ri—
vasion et de conquête. Le temps a justifié la
conlianc.edu Pape; l'Empereur lui en témoi-
gna sa reconnaissance en oiïranl au Papi
l'occasion du jubilé pontifical, une mitre d'or
ornée de pierreries.
Depuis 1888, l'Eglise jouit en Allemagne
des bienfaits de la politique de Léon XIII. Les
évêques sont rentrés de l'exil, les curés ont
été remis à la tète des paroisses, les sémi-
naires sont florissants, le- congrégations reli-
gieuses ont repris leur place dans l'armée ca-
tholique. L'archevêque de Cologne, devenu
cardinal Melchcrs, a eu pour successeur
M^r Krémenlz; Mgr Dinder a recueilli, à
Posen, la succession du cardinal Ledo-
chowski. Aux mesures personnelles se sont
jointes les réparations matérielles; peu à peu
s'effacent les désastres et les ruines de la per-
sécution.
« Aujourd'hui, dit Lefebvre de Behaine,
l'Eglise catholique jouit en Allemagne d'une
paix profonde, libre dans ses enseignements,
dégagée de toutes les entraves qu'elle avait
été si sérieusement menacée de subir, il y a
vingt-cinq ans, et à l'abri des querelles intes-
tines qui divisent, dans des conditions de plus
en plus graves, la communion protestante
dans l'empire évangélique. Sans aucun doute,
le Centre, le grand parti qui a soutenu la
lutte entre les prétentions aveugles de l'Etat
dans les Chambres prussiennes et au Rei-
chslag, de 1873 à 1886, a beaucoup contribué
à l'œuvre dont bénéficient, à l'heure présente,
les évêques et les fidèles demeurés, au jour du
danger, fermes dans la foi comme dans leur
obéissance au Saint-Siège. Mais si on se re-
porte par la pensée à tous les événements qui
se sont déroulés depuis le jour où Pie IX n'a
pas craint de tenir tête à l'hégémonie prus-
sienne triomphante, jusqu'au moment où
Léon XIII a pu se flatter d'avoir achevé
l'œuvre de réparation qu'il avait entreprise
dès le lendemain de son élection, on conclura
que la politique du Saint-Siège à l'endroit de
l'Allemagne fut tout à fait propice aux droits
de la liberté religieuse et aux intérêts de la
paix religieuse (1) ».
La critique n'a pas épargné la politique de
Léon XIII. Dans une brochure imprimée à
Home, nous lisons : o Bismarck, c'est l'en-
nemi ; c'est l'auteur responsable de la terrible
hécatombe de 1870 ; c'est l'oppresseur de
l'Eglise, le geôlier des évêques, le créateur de
la rébellion des vieux catholiques. Par ses
conseils, Rome a été arrachée au Saint-Père,
tandis que les armées de son maître enlevaient
au successeur des apôtres ses derniers dé-
fenseurs. Lorsque Pie IX, abreuvé d'amer-
tume, expira dans son refuge du Vatican, qui
eut le cœur rempli d'une joie sacrilège?
(1) Léon XIII et le •prince de Bismarck, p. 220.
LIVHK QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
N'est-ce pas le chancelier de l'Empire aile
mand ? » L'auteur anonyme de la brochure
voudrait que Léon XIII eut dil à Bismarck :
« Toi, la main rouge encore de sang catho-
lique ; toi, dont la haine implacable a empri-
sonne les derniers jours de Pie IX, tu oses de-
mander l'appui du chef des catholiques!...
Rends-moi les évoques morls en exil, les
prélats incarcérés dont le cachot a abrégé la
vie ; rends-moi les âmes que les troubles de
l'Eglise et le manque de pasteurs par toi ar-
rachés à leurs sièges ont perdus; rends-moi les
millions de soldats tués par ton ambition sans
frein. Confesse le Christ, reconnais tes fautes
et peut riic le Seigneur aura pitié de ton
âme ».
C'est ainsi que saint Ambroise avait parlé a
Théodose; niais il n'y avait pas Théodose
dans Bismarck. Léon \lll se contenta de né-
■ier. Le Pape, est le chef de l'Eglise ; il la
gouverne l'œil fixé sur le ciel, sans autre
souri que le salut des âmes et à la gloire de
Dieu. S'il n'est, dans son gouvernement, ni
infaillible, ni impeccable, il est, du moins, as-
sisté, et préservé, par l'assistance divine, des
pires fautes. Dans le cas présent, sa politique
a obtenu un gage de succès et sauvegardé:
toutes les promesses de l'avenir.
§ m
LA PERSECUTION EN SUISSE
Parmi les tyranneaux libérâtres, qui emboî-
tèrent avec le plus d'empressement, contre
l'Eglise et le Saint-Siège, le pas du prince de
Bismarck, il faut citer les persécuteurs de
Berne et de Genève. La Suisse, qui se disait
et qui peut-être se croyait une terre de liberté,
va nous offrir l'exemple de la violation du
droit, de l'oubli des traités, de l'emportement
aveugle et fanatique, à ce point qu'on se de-
mande si les auteurs de pareils sévices mé-
ritent encore le titre d'honnêtes gens et si la
civilisation qu'ils représentent n'est pas, sous
un vernis trompeur ou menteur, le retour pur
et simple aux brutalités de la barbarie.
Ce spectacle est d'autant plus instructif que
Genève se donnait comme un champ d'expé-
rimentation où toutes les idées pouvaient
venir, en pratique, à leurs extrêmes consé-
quences. Une sorte de prescription lui avait
acquis le titre de terre classique de la liberté.
De nos jours, on allait à Genève comme au
temps de Calvin, non plus pour dogmatiser,
m lis pour pérorer. Les proscrits politiques,
les interprètes de tous genres s'y donnaient
rendez- vous, aussi bien que les criminels qui
fuyaient la justice de leur pays. La république
de Genève était fière de sa réputation d'hospi-
talité et de liberté : elle croyait posséder au
plu- haut point l'intelligence pratique de la
vie sociale ; elle s'attribuait même volontiers,
par la voie des progrès libéraux, une mission
d'avant-garde. Il faut voir plus d'ingénuité
que d'outrecuidance flans cette parole de l'un
enfants : « Genève est le grain de musc
qui parfumera l'Europe ».
Mai- Genève se glorifiait du titre de borne
protestante, et elle qui reprochait à la vraie
Rome, et très à tort, son fanatisme, elle va
usci ter, contre l'Eglise, sans foi aucune et
bonne foi, tout le vieux fanatisme de
in.
Ku 1535, le protestantisme, maître de Ge-
nève, s'était hâté de détruire tous les éléments
du culte catholique. La Réforme ne s'était in-
troduite, là comme ailleurs, que par la vio-
lence ; elle n'avait pu s'implanter que par des
forces étrangères ; elle avait excité, dans la
population locale, une très vive répulsion, et
le catholicisme n'avait jamais été totalement
éteint. Au xvne et au xvinc siècles, les ambas-
sadeurs de France et de Piémont avaient ou-
vert, à Genève, leur chapelle privée ; en 1803,
l'abbé Vuarin avait ouvert, pour trois mille
catholiques, une petite chapelle. Les traités
de 1815 reprirent à la France les pays en-
levés par les armes de la Révolution. Genève
fut rendue aux Genevois ; il y fut ajouté un
territoire pris en partie sur la Savoie, en
partie sur la France. Le canton de Genève,
vingt-deuxième de la Confédération Helvétique,
comprenait, après sa reconstitution, environ
les deux tiers des habitants protestants, et un
tiers de catholiques. Les puissances signa-
taires des traités ne voulurent point livrer ce
tiers de catholiques à la merci de la majorité
protestante, d'autant plus que, dans la prévi-
sion d'un agrandissement de territoire, le
gouvernement provisoire de Genève avait
déjà fait des lois éventuelles, pour restreindre
les droits politiques et religieux des catho-
liques annexés. Il fut donc convenu à Vienne
et accepté par les représentants de Genève au
Congrès, que :
Art. III, § 1. — La religion catholique sera
maintenue et protégée de la même manière
qu'elle l'est maintenant dans toutes les com-
munes cédées par Sa Majesté le roi de Sar-
daigne, et qui seront réunies au canton de
Genève.
§2. — Les paroisses actuelles qui ne se
trouveront ni démembrées, ni séparées, par
la délimitation des nouvelles frontières, con-
serveront leurs circonscriptions actuelles et
seront desservies par le même nombre d'ec-
54
BISTOIRÉ UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATIIGl.inri.
clésiastiques ; et quanl aux portions démem-
brées,qui seraient trop Faibles pour constituer
une paroisse, on a l'év( que dio-
,n pour obtenir qu'elles soient annexé*
quelque autre | aroisse du canton de Ge-
nèv< .
s, li. — Dans les communes codées par Sa
Maji les habitants prolestants n'égalent
pas i ii nombre les habitants catholiques, les
maîtres d'école seront toujours cathuliques.
11 ne sera établi aucun temple protestant, a
L'exception de la ville de Carouge qui pourra
en avoir un.
§4. — Les officiers municipaux seront tou-
jours, au moins pour les deux tiers, catho-
liques el spécialement sur les trois individus
qui occuperont les places de maire et des
deux adjoints, il y en aura toujours deux ca-
tholiques. En cas que le nombre des protes-
tants vînt, dans quelques communes, à égaler
celui des catholiques-, l'égalité et l'alternative
seront établies tant pour la formation du
conseil municipal que pour celle de la mairie.
En ce cas cependant, il y aura toujours un
maitre d'école catholique, quand même on en
établirait un protestant.
11 ne sera point touché, soit pour les fonds
et revenus, soit pour l'administration, aux do-
nations et fondations pieuses et existantes, et
on n'empêchera pas les particuliers d'en faire
de nouvelles.
§ 5. — Le gouvernement fournira aux
mêmes frais que fournit le gouvernement
actuel, pour l'entretien des ecclésiastiques du
culte.
g 0. — L'Eglise catholique, actuellement
existante à Genève, y sera maintenue telle
qu'elle existe, à la charge de l'Etat, ainsi que
les lois éventuelles de la constitution l'avaient
déjà décrété; le curé sera logé et doté con-
venablement.
î; 7. — Les communes catholiques du can-
ton de Genève continueront à faire partie du
diocèse qui régira les provinces du Chablais et
du Faucigny, sauf qu'il en soit réglé autre-
ment par le Saint-Siège.
i; S. — Dans tous les cas, Vévêque ne sera
jan.ais (rouf/lé dans ses visites pastorales.
i5 '■). — Les habitants du territoire cédé sont
pleinement assimilés, pour les droits civils et
politiques, aux Genevois de la ville ; ils les
exerceront concurremment avec eux, sauf la
réserve des droits de propriété, de cité ou de
commune.
§ 10. — Les enfants catholiques seront
admis dans les maisons d'éducation publique;
l'enseignement de la religion n'y aura pas lieu
en commun mais séparément el on emploiera à
cet effet, i our les catholiques, des ecclésias-
tiques de leur communion.
§ 11. — Les biens communaux ou propriétés
appartenant aux nouvelles communes leur
seront conservés, et elles continueront à les
administrer, comme par le pas.-é, et à en em-
ployer les revenus à leur profit.
-. — Ces nouvelles communes ne seront
point sujettes à des charges plus considérables
que les anciennes coiiimui
Ces stipulations du traité de Vienne furent
confirmées, en 1816, par le traité de Turin
qui maintint les droits des catholiques en
leur état, ei sauf qu'il en fui réglé autrement
par le Saint-Siège, les syndics et conseils de la
République acceptèrent les deux traités; la
constitution, en son article 139, leur donna
force de loi civile et politique.
Le territoire catholique annexé à Genève
faisait alors partie du diocèse de Chambéry ;
les délégués genevois au Congrès de Vienne
demandèrent qu'il lût détaché de ce diocèse
pour être donné à un évêque suisse. La Savoie
et le Saint-Siège n'agréaient point cette prO| o-
sition. En ÎM'J cependant, sur les instances
de l'ambassadeur prussien, Niebuhr, Pie VII,
par un bref qui se référait aux stipulations
internationales de Turin et de Vienne, réunit,
au diocèse de Lausanne, les catholiques de
Genève. Le bref fut accepté sans réserve,
comme un acte d'autorité pontificale indiscu-
table, en même temps comme une faveur bien-
veillante de celte même autorité. Cependant,
suivant l'auteur du Code de procédure (j<
voise, le bref n'était ni une convention, ni une
capitulation ; c'était un acte d'autorité du
genre de ce que l'on appelle à Genève, dans
le langage des lois, une concession à bien
plaire, c'est-à-dire révocable lorsque des rai-
sons majeures l'exigeaient, le Saint-Siège de-
meurant seul juge de ces raisons, comme il
avait été seul juge des raisons qui l'avaient
déterminé à accorder le bref.
En suite du bref, le titre d'évêque de Ge-
nève fut transféré de l'archevêque de Cham-
béry à l'évêque de Lausanne. Lorsque ce der-
nier prélat fut exilé à Divonne, il nomma
l'abbé Dunoyer, curé de Genève, son vicaire
général, pour celte partie si importante de
sen diocèse. En 1863, l'abbé Mermiilod suc-
céda au vieil abbé Dunoyer dans sa double
charge de curé et de vicaire général de Ge
i ève.
A cette époque, la population catholique
de Genève avait presque triplé depuis 1815.
Le recensement de 1843 accusait, 27,000 ca-
tholiques; celui de 1866, 42,000 ; et celui de
1870, -47,808 (5,229 de plus que les protes-
tants). Cette augmentation rapide du nombre
des catholiques, en même temps qu'elle fai-
sait redoubler la haine et les attaques des
prolestants, rendait, par elle-même, toujours
plus nécessaire, la présence d'une autorité
ecclésiastique forte et vigilante au milieu de
Genève. Quelques hommes influents, com-
prenant ce nouveau besoin, proposèrent à
Mgr Marilley de se faire nommer un évêque
auxiliaire pour le canton de Genève. La per-
sonne du curé de Genève, Gaspard Mermiilod,
qui avait rédigé avec un grand succès les
Annales catholiques de Genève, dont la réputa-
tion de zèle et d'éloquence était déjà fort
grande, fui naturellement désigné pour celte
charge importante. ,Le 22 septembre 1864,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
Pie l\ nommait l'abbé Mermillôd, évéque
d'Hébron, in partibus infidelium, auxiliaire de
Genève, et le 25, Sa Sainteté lai donnait, de
ses propres mains, la consécration épisco
pale.
Grande fut la joie du clergé et de la popu-
lation catholique de Genève, qui tirent une
touchante réception à leur compatriote et
cure, devenu évéque par la grâce de Dieu et
l'autorité du Saint-Siège Apostolique. I <■
protestants eux-mêmes, malgré les excitations
haineuses d'une presse inspirée par les pas-
teurs, voyaient avec une certaine satisfaction
un de leurs concitoyens occuper un rang
illustre dans la hiérarchie de l'Eglise. Plu-
sieurs lui adressèrent des félicitations. Le
jeune et aimahle évéque fut invité à des réu-
nions intimes de la société protestante, où
l'on admirait sa grâce et son esprit. Il sem-
blait que son élévation à l'épiscopat devenait,
entre les deux confessions religieuses, un
gage de paix et de conciliation.
En effet. Mgr Mermillôd, présenté au con-
seil d'Etat par Mgr Marilley, démissionnaire
en sa faveur, comme évéque administrateur
du canton de Genève, fut agréé en cette qua-
lité ; il remplit ses fonctions sans aucune en-
trave depuis la tin de 1864 jusqu'au milieu de
1872, où s'ouvrit la persécution. Nous avons
à suivre les événements.
li ne faut pas croire que les vexations aient
attendu, pour se produire, jusqu'à 1872. Le
protestantisme, vis-à-vis des sectes dissidentes
et des niasses libres-penseuses, est naturelle-
ment complaisant et inerte ; mais vis-à-vis
des catholiques, il est, il a été et il sera tou-
jours essentiellement persécuteur. Depuis 181.'),
il y avait, entre les déclarations constitution-
nelles et la réalité des choses, une contradic-
tion chaque jour grandissante. Les garanties
assurées aux catholiques par les traités et les
lois étaient foulées aux pieds par le gouverne-
ment, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre.
Comme les Romains n'avaient rien de plus
pressé que d'imposer leurs dieux, leurs idoles
et leur culte aux peuples qu'ils venaient de
conquérir, afin de mieux les fondre dans
l'unité de l'empire; ainsi les Genevois vou-
lurent que le calvinisme prit possession des
communes réunies. Quel moyen choisir pour
atteindre un tel but?
" Trois moyens se présentaient : Détruire le
catholicisme, absorber les catholiques, ou, en
la dominant, annuler l'Eglise.
« Le premier moyen aboutissait à la vio-
lence ; or, la violence, interdite par les traités,
par les idées du temps, par la vigilance ou
la réprobation des puissances, n'était dans la
volonté de personne ; non pas, comme on l'a
si souvent et arbitrairement prétendu, qu'elle
fût incompatible avec le protestantisme, mais
parce qu'elle était devenue impossible.
" L'absorption des catholiques et leur in-
sensible transformation par Jes voies d'une
incessante pression exempte de rigueurs, en
(raienl dans l< - mœurs «tu i< mps, particuliè-
rement à Genève. Le pro élyti&me des nu
nistres, la fortune de l aristocratie, la supé-
riorité non miee en doute «le la population ré-
l'oiniee, les un ures habilement pn-r . pril-
demment exécutées jour annuler l'influence
du clergé, pour l'isoler de ses chefs, pour
rendre son influence inefficace, pian- l'inféoder
à l'Etal on l'en exclure Buivant les circons-
tances, pour Iroubler au besoin dans ga source
l'éducation ecclésiastique, pour entraver la
juridiction de l'évêque et l'exercice de ses
droits ; l'action lente, mais corrosive du pou
voir, les faveurs distribuées à la complai-
sance, l'exclusion prononcée contre les con-
victions indociles : il y avait là plus qu'il n'en
fallait, aux yeux de ce parti qui n'aspirait à
rien moins qu'à proteslantiser les catholiques,
il y avait là, disons-nous, plus qu'il n'en
fallait, pour réduire à l'unité la population
tout entière.
« Les hommes de ce bord n'auraient assu-
rément pas reculé devant tout cet appareil de
persuasion un peu vive, et même, au besoin,
devant quelque chose de plus ; et comme il
est dans l'habitude du protestantisme auquel
appartenaient ces hommes, de n'envisager la
religion que comme une formule extérieure,
sans esprit et sans vie, acceptée des ancêtres,
transmise par la tradition, gardée par le glaive
de l'autorité civile, sans racines réelles dans la
raison, ni dans le cœur des individus, et, par
conséquent, ne tenant pas plus à l'âme qu'un
vêtement ne tient au corps, ils se flattaient de
ne rencontrer qu'une faible résistance et de
voir en peu de temps leur expérience réussir.
11 n'est pas douteux qu'en 1816, l'espérance
d'absorber ainsi, avec modération, habileté et
patience, les catholiques, ne fut au fond de
bien des esprits et n'exerçât une influence
considérable sur la marche des affaires.
« Toutefois, la pensée la plus générale
des hommes d'Etat de (ienève se réfugiait,
selon nous, dans le troisième moyen, celui de
dominer l'Eglise et de l'annuler en la domi-
nant (1). »
Les différentes violations des lois eonsiitu-
tionnelles furent, de 1810 à 1857, les sui-
vantes : 1° annulation du règlement ecclésias-
tique de surveillance des écoles et attribu-
tions de ce pouvoir à une commission mixte ;
2° suppression de la sanction légale donnée
aux fêtes religieuses; 3° introduction du ma-
riage civil dans les communes catholiques ;
4° soumission de la nomination des curés à
l'approbation du conseil d'Etal ; 5n destruc-
tion du droit des fabriques à posséder, acqué-
rir et aliéner; 6° attribution de la propriété
des églises et cimetières aux municipalités;
7° sécularisation des cimetières soumis seu-
lement à la police civile; 8° interdiction des
fondations pieuses ; 9° interdiction des com-
munautés religieuses même sous la forme ci-
(i) Martin et Fleort, Vie de M. Vuarin, t. II, p. 124.
56
IIISImiiii. UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
cile d'association ou comme congrégation na-
turelle de personnes libres; 10' suppression
du coite public a Chêne et à Garouge ;
M refus aux prêtres d'une indemnité conve-
nable; 12° opposition mise à Ja visite pasto-
rale de l'évèque.
\ partir de IH.'w, la direction prise, en
Italie, par le gouvernement piémontais fit voir
au gouvernement de Genève qu'il n'avait plus
,i craindre de se voir rappeler le traité de
Turin. En 1866, lorsque lavicloire de Sadowa
eut suffisamment dessiné l'avenir de la révo-
lution en Italie et en Prusse, le gouvernement
de Genève, croyant n'avoir plus à craindre les
puissances catholiques signataires des traite's
de Arienne, résolut de mettre fin de son propre
chef à ceH traités, en ce qui concernait les ca-
tholiques de Genève. Il fit donc voter par le
peuple une loi qui abolissait l'article 18'J de la
constitution genevoise et prétendait réduire à
néant en droit, comme elles l'étaient déjà en
grande partie en fait, les garanties religieuses
des traités de Vienne et de Turin. Celte loi
fut votée le 26 août 1868, par 5,110 voix sur
15,323 électeurs inscrits. Les électeurs ca-
tholiques n'étant qu'un tiers contre deux
tiers protestants, et se trouvant de plus dans
l'impossibilité matérielle de prendre part en
masse au scrutin à cause de leur éloignement
et du temps affreux qui régnait pendant la
journée du vote, furent ainsi dépouillés, par
leurs concitoyens protestants, des garanties
qui avaient été prises précisément contre les
usurpations éventuelles de cette majorité pro-
testante.
Ce vote de la loi de 1868, abrogatoire des
traités de 1815, est l'acte le plus grave com-
mis par le protestantisme genevois contre les
catholiques. Au point de vue religieux, c'est,
avec le principe dogmatique du libre examen,
avec le principe moral de l'honnêteté, avec le
principe social du respect des lois, la contra-
diction la plus manifeste: le calvinisme pro-
duit, en plein xix' siècle, un fanatisme non
moins aveugle et non moins cruel que le fa-
natisme de l'Islam. Au point de vue politique,
le canton de Genève a renversé le rempart
qui protégeait son intégrité territoriale- ; il a
renoncé à des stipulations positives qui le ga-
rantissaient contre tout morcellement et toute
annexion. Ce canton a soixante ans d'exis-
tence : ce n'est pas une prescription telle-
ment longue qu'il puisse déchirer son acte
d'origine et se croire invulnérable aux reven-
dications légales delà France et du Piémont.
Les paroisses catholiques ne lui ont été con-
cédées que dans des conditions déterminées
par des lois ; les conditions violées, le rappel
de l'acte d'union est de plein droit.
Mais pour pressentir où va nous mener, par
la logique de ses passions et le servilisme de
sa politique, ce maladroit canton de Genève,
il faut jeter un coup d'œil sur son état politi-
que et religieux.
« La forme du gouvernement de Genève,
dit l'art. 1er de la Constitution, est une démo-
cratie représentative. ■• Si telle est la forme,
nous pouvons dire que l'esprit du gouverne-
ment est une théocratie proie mute. Le mot
est un peu forcé, en ce sens que, dans ses
actes, le gouvernement ne s'inquiète nulle-
ment de Pieu ; mais il est juste en ce sens que
l'idée protestante, orthodoxe ou libérale,
chrétienne encore ou tout incrédule, a tou-
jours été lame de la politique cantonale, sauf
peut-être sous le régime de James la/y. Cet
esprit se manifeste d'abord dans le choix des
membres du Conseil d'Etat, pouvoir exécutif,
et du Grand Conseil, pouvoir législatif, et
plus encore dans la détermination du droit
électoral. Dans une république à peu près ra-
dicale, d'ailleurs aristocratique par sa compo-
sition et mixte pour ses confessions religieuses,
il serait naturel de reconnaître, à tout habi-
tant, le droit électoral ; mais là on distingue
entre habitant et électeur, et, quel que soit le
mouvement de la population, les électeurs
sont restés dans la proportion sensiblement
constante de deux protestants contre un catho-
lique. L'n instant, les catholiques allaient dé-
passer le tiers ; mais, de nouvelles lois ayant
donné, aux Suisses d'autres cantons établis à
Genève, le droit de vote en matière cantonale,
il résulte, de ce chef, un accroissement de 3.000
électeurs, presque tous protestants. Par
suite, l'assemblée constituante de 1847 se
composait de 75 protestants contre 18 catho-
liques. En 1872, le Grand Conseil comprenait
82 protestants contre 29 catholiques, la plupart
catholiques d'origine, mais libres-penseurs
de profession. En 1872, il ne resta plus qu'un
seul catholique ; il disparut en 1876. Aujour-
d'hui, sur une population à peu près numéri-
quement égale entre les deux cultes dans la
ville de Genève, par suite d'exclusions électo-
rales, de découpages des circonscriptions et de
coups d'arrosoirs frauduleux épanchés sur les
boîtes à scrutin, le Grand Conseil est tout
protestant : il est composé de fonctionnaires
de l'Etat, de membres du Consistoire proles-
tant et du Consistoire des schismatiques ; il
est beaucoup plus un corps religieux protes-
tant, qu'un corps politique. Genève proles-
tante a donné au monde cet exemple d'impru-
dence et d'injustice d'un Etat inféodé au libre
examen, poussant le libre examen jusqu'à ses
dernières conséquences pratiques, et, suivant
le mot célèbre de Rousseau, se dispensant de
raisons pour valider ses actes.
D'autre part, à Genève, le protestantisme
s'identifie avec l'Etat et veut que l'Etat s'iden-
tifie avec lui dogmatiquement. En sorte que,
aujourd'hui comme au siècle passé, le mot
nationalité genevoise, pour tout calviniste, est
synonyme de protestantisme. Quand nous en-
tendons, à la tribune ou dans Ja presse, de
bonnes gens s'écrier, avec un grand geste
d'héroïsme, qu'ils défendent la nationalité ge-
nevoise contre les empiétements de l'ultra-
montanisme, nous savons qu'il s'agit simple-
ment de conserver, au protestantisme, sa su-
prématie civile et politique sur le pays, et, pour
LIVRE QUATRE-VINGT Ql \mi:zi:.\ii;
:,l
assurer cetle suprématie, de détruire, au mé-
pris iiu droit el des traités, la religion catho-
lique. La clef de tous les événements est là,
dans ce caractère tout spécial, fanatique et
dominateur, du protestantisme genevois, do-
mination et fanatisme, sinon inconnus, du
moins peu pratiqués par les protcstantismes
va u dois, anglais et Français.
Avant les dernières lois, les deux autorités
du protestantisme genevois étaient la Com-
pagnie des pasteurs et le Consistoire. Jusqu'en
1848, ces deux corps se recrutaient eux-
mêmes par voie d'élection et deux conseillers
d'Etat siégeaient de droit au Consistoire. La
constitution de 1842 donna le droit d'élection
de la partie laïque du Consistoire aux mem-
bres des conseils municipaux : il fut composé
de vingt-quatre laïques ainsi élus et de quinze
ministres nommés parla vénérable Compagnie.
Le Consistoire et la Compagnie des pasteurs
réunis nommaient les ministres des paroisses.
La constitution de 1847 opéra une nouvelle
transformation. Jusque-là c'était la Compagnie
des pasteurs qui, seule, ou unie au Consis-
toire, avait la haute main dans l'administra-
tion de l'Eglise. Les laïques, atteints par le
libéralisme incrédule et impie, supportaient
avec peine cette autorité. « Nous avons une
Eglise-clergé, disaient-ils, il nous faudrait une
Eglise-troupeau ». Les ministres, au lieu de
conduire les fidèles, subiraient leur impulsion
et ne les administreraient plus que suivant
leur bon plaisir. Le radicalisme entra dans
ces vues. Après de longs débats, il fut résolu :
1° Que l'administration de l'Eglise serait
exclusivement dévolue au Consistoire;
2° Que l'élément laïque du Consistoire au-
rait la prépondérance absolue ;
3° Que le Consistoire tout entier serait élu
par un collège unique de tous les ('lecteurs
protestants du canton;
4" Que les ministres de chaque paroisse se-
raient élus par les électeurs protestants de la
commune.
La Compagnie des pasteurs, en attendant
qu'on supprime la consécration, n'avait plus
qu'à s'occuper de l'instruction [et de la consé-
cration des ministres.
Telle était l'organisation de l'Eglise protes-
tante sur laquelle devait se calquer le boule-
versement do l'Eglise catholique. C'était une
église démocratique, se recrutant par l'élec-
tion ; n'ayant plus, pour tabernacle, que
l'urne électorale ; et conduisant, avec son
arche vide, à l'oublj de toutes les croyances,
toutes les lois, de toutes les vertus. Aussi
ne tarda-ton pas à voir des ministres, comme
Cougnard et Bungener, exclure le surnaturel
et la révélation, dépouiller la Bible <le toute
ipiralion, enlever à Jésus-Christ son carac-
tère divin, rejeter le Dieu créateur et admettre
même l'éternité de la matière.
Cette révolution dans le protestantisme
était le prélude d'une tentative semblable
contre le catholicisme. Le nouve.au Consis-
toire, composé presque exclusivement de
laïques, réoevail de Y Alliance libérale,
mais : nu organe officiel, le mot d'ordre de
mettre résolument à L'oeuvre pour harmoniier
les règlements ecclésiastiques avec la volonté
nationale, en conformité parlait*; avec l'esprit
des institutions démocratiques el républi-
caines ■• De ce travail d'harmonisation allai)
sortir, pour le culte catholique, un nouvel
ii de Constitution civile du clergé.
La victoire de la Prusse sur la France, en
1K70, vint précipiter cette entreprise. Le
1er décembre 187:2, les vieux catholiques de
la Suisse, réunis à Olten, sous la présidence
du prussien Heinkens, votaient ces résolu-
tions :
1° Faire tous les efforts possibles pour
amener les communes à protester contre l'in-
faillibilité du Pape et contre le Syllabus ;
2° Faire nommer dans les paroisses des ec-
clésiastiques protestant contre l'infaillibilité;
3° Faire des démarches auprès des gouver-
nements cantonaux pour qu'ils rendent pos-
sible la formation d'ecclésiastiques libéraux ;
4° Admettre (ce point est à noter) les
évoques étrangers à remplir les fonctions
épiscopales en Suisse ;
5° Demander, à l'assemblée fédérale, le ren-
voi du Xonce Apostolique ;
6° Demander, à la même assemblée, la re-
prise de la revision fédérale, rejetée le
12 mai 1872, spécialement en ce qui con-
cerne la liberté de la conscience et des cultes.
D'ores et déjà, les protestants et les vieux
catholiques de la Suisse étaient, entre les
mains de Bismarck, une arme contre l'Eglise,
arme à peine voilée, mais maniée d'autant
plus vigoureusement, que, s'exerçant sur des
choses en apparence médiocres, elle enga-
geait au fond toutes les grandes questions de
droit catholique.
Sur ces entrefaites était arrivé, au pouvoir,
en 1871, un sieur Carteret, enrichi par l'in-
dustrie, fabuliste à ses heures, homme de peu,
mais d'autant plus propre aux basses besognes.
Ce Lafontaine manqué joignait, à une haine
profonde de l'Eglise catholique, une haine
personnelle contre le jeune évêque de Genève,
qui était, lui, une des gloires contemporaines
de la Suisse, et était considéré comme tel par
toute la chrétienté. Par une lettre du 30 août,
le haineux Myrmidon avait enjoint à Mgr Mer-
millod de s'abstenir « de tout acte qu'il ferait
en qualité de vicaire général ou de fondé de
pouvoirs de l'évêque diocésain ». C'était im-
plicitement destituer l'évêque, car l'évêque de
Lausanne ne pouvait pas administrer le can-
ton de Genève autrement que par un vicaire
général, et si on liait les mains à son grand
vicaire. l'Eglise de Genève n'avait plus d'ad-
ministrateur. Le prélat répondit qu'il trans-
mettait cette lettre à ses supérieurs. Sans at-
tendre leur examen, le petit versificateur posa,
le V) septembre, cette question qui exigeait
une réponse immédiate : « M. Mermillod, curé
de Genève, entend- il se conformer dès à
présent aux prescriptions du conseil d'Etat
5s
HKl'olHE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
contenues dans sa lettre do 30 ao Sam
hésiter, Mgr Mermillod dicta cette icponse
au chancelier du ('.uni-cil d'Etal :
u Mgr Mermillod ne reconnaît pas la com-
pétence du Conseil d'Etat dans une question
d'administration ecclésiastique... Il ne pent
donc cesser ses fonctions spirituelles que
lorsque l'autorité religieuse qui les lui a con-
Dées les lui retirera.
« Jamais, depuis 1815, les vicaires généraux
n'ont été agréés ni suspendus par aucun Con-
seil d'Etat.
« En conséquence, en son honneur et en sa
conscience, Mgr Mermillod ne peut obtem-
pérer aux ordres et aux menaces du Conseil
d'Etat d'avoir à cesser les fonctions d'évéque
auxiliaire et de vicaire général ; c'est pour lui
un devoir d'inviolable fidélité aux droits de
l'Eglise, qui sont compatibles avec le dévoue-
ment à son pays. »
Au lieu d'admirer cette ferme réponse, le
rimeur genevois se porta tout de suite aux
dernières extrémités. Le 20 septembre, le
Conseil d'Etat porta deux ukases, dont l'un
destituait Mgr .Mermillod de ses fonctions de
curé et. de vicaire général, lui interdisait tout
exercice de ses fonctions et supprimait le trai-
tement de curé de Genève; l'autre, adressé à
tous les curés du canton, leur interdisait
toute relation hiérarchique avec leur évêque.
L'épiscopat suisse, réuni en ce moment à
l'abbaye de Saint-Maurice en Valais, exprima
aussitôt ses vives sympathies à l'évéque persé-
cute. L'éyéque répondit en rappelant les
traités, la constitution, les lois, cl en énumé-
rant les attentats dont avaient été l'objet : la
propriété des églises, la liberté du culte exté-
rieur, la liberté des cimetières chrétiens, le
caractère religieux des écoles, la liberté de
l'enseignement, la liberté des associations re-
ligieuses, les Frères de la Doctrine chrétienne
et les Sœurs de charité. Fuis venant au fait
actuel et aux droits acquis par sept ans de
possession, Mgr Mermillod disait :
* A son arrivée au pouvoir, M. le Président
du Conseil d'Etat actuel déclara qu'il y venait
avec un programme. Je ne sais quelle puis-
sance occulte lui avait donné le mandat im-
pératif de détruire nos établissements reli-
gieux, de fermer nos écoles libres et gratuites
et d'annuler ma situation. Il révéla ses des-
seins en séance du Grand Conseil, désignant
même le clergé catholique par un mot peu
parlementaire (pie je ne reproduirai pas. Dès
lors, nous, catholiques, nous l'avons compris,
nous n'avions plus à la tête du pouvoir,
comme le réclame un pays mixte, un homme
d'Etat indépendant, un magistrat impartial
sauvegardant les droits de tous ; mais nous
avions devant nous le mandataire d'un parti
résolu à comprimer notre vie religieuse, notre
développement légitime et pacifique au sein
des libertés publiques dont Genève est juste-
ment hère. C'est donc la guerre déclarée à
l'Eglise et nul ne s'y méprendra. Ma dignité
épiscopale sert de prétexte pour masquer
des entreprises contre ses droits et ?on ac-
tion. »
l'n peu plus loin, l'évéque disait encore :
« Depuis deux an-, le pouvoir civil ne s'oc-
cupe que de multiplier des actes d'hostilité
contre nous, alors que notre pays libre et nos
terres noblement hospitalières sont un asile
ouvert à toutes les infortunes, un champ clos
livré à toutes les utopies sociales, un refuge
des meurt lis de tous les régimes politiques. Le
catholicisme seul n'aurait pas ici son droit de
cité. Je ne puis donc accepter vos arréi
inexacts dans les considérants, illégaux dans
leurs conclusions, et remplaçant l'é<|uité, la
loi, le droit par des mesures oppressives '
tholique, prêtre, évéque, j'en appelle donc au
Saint-Siège, gardien de vos droits, prolecteur
des opprimés. Citoyen genevois, j'en appelle
au bon sens et à l'impartialité de mes com-
patriotes. Toujours j'ai voulu servir et honorer
Genève, aider à sa prospérité par la création
libre d'églises, dans les quartiers populeux,
parle développement des écoles gratuites et
d'oeuvres de bienfaisance pour les pauvres,
pour les malades et pour les vieillards. Jamais
je n'ai méconnu l'autorité des lois et du pou-
voir civil dans la sphère qui leur appartient.
J'ai observé mon serment dans ce que je dois
à l'Etat, et je ne le trahirai pas dans ce que
je dois à l'Eglise et à son divin Fondateur. Je
ne puis donc déserter la garde du sanctuaire
de Dieu, ni le service des âmes dont je suis le
pasleur, ni abandonner la défense des droits
de la conscience chrétienne. »
Le Conseil d'Etat avait voulu livrer l'évéque
en otage à la haine publique; il avait pensé
effrayer les catholiques et le clergé par un
grand coup. Loin de là, prêtres et fidèles ré-
pondirent avec vigueur. Le lendemain du dé-
cret, une protestation signée des principaux
noms catholiques était affichée dans tout le
canton. Le clergé répondait, d'autre part, à
l'unanimité, par un refus d'obtempérer aux
injonctions injustes et inconstitutionnelles du
Conseil d'Etal. L'évéque de Lausanne fit ob-
server, aux questions de Genève, qu'en desti-
tuant un curé et un vicaire général, ils avaient
gravement méconnu l'autorité de l'Ordinaire
et du Souverain Pontife. Enfin Fie IX consta-
tait avec joie qu'au moment où l'on [réparait,
aux catholiques de Genève, de nouvelles
épreuves, ils s'élevaient, avec force contre
l'injustice. Quant au traitement du curé de
Genève, VUnivers le trouva promptement par
une souscription. « Le fond de l'affaire, disait,
à ce propos Veuillot, est que la tyrannie du
protestantisme révolutionnaire veut supprimer
l'exercice du culte catholique ». En effet, il
n'y avait pas d'autre chose en question, et,
per nefas, Carteret ne désespérait pas d'y
réussir. Pauvre homme, qui n'ayant pas,
comme Bismarck, des millions d'hommes a
jeter dans l'arène des combats et des pro-
vinces à accaparer, espérait au moins se créer
une couronne en enlevant un évêque et en
crochetant des porter d'églises.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
59
Le "-2'A octobre 1872, une affiche appelait les
électeurs aux urnes pour le Renouvellement
du Grand Conseil. Le l<> novembro, jour des
élections, une bande d'assommeurs dispersait
les électeurs des campagnes, pendant que
d'autres, unissant la fraude à la violence,
composaient le Grand Conseil uniquement de
libres-penseurs. Cependant le Conseil d'Etat
nommait une commission consultative pour
préparer un projet <le loi. Le projet, envoyé
au Grand Conseil, fut l'objet de délibérations
contradictoires, l'assemblée hésitant à l'adop-
ter et flottant à l'idée d'une séparation dé
l'Eglise et de l'Etat. Celte idée de séparation,
dont les impies se font une arme quand ils
croient pouvoir s'en servir, n'est en somme,
pour eux, qu'une arme compromettante, et,
séparés ou unis par des concordats, tant qu'ils
ne nous tyranniseront pas avec la brutalité im-
bécile du goujat qui met le pied sur une
montre ils n'obtiendront sur nous aucun
avantage ; encore la brutalité, si elle est jus-
tifiée par nos torts, ne pourra que nous ra-
mener au devoir, et si elle se heurte à nos
vertus, ne pourra jamais qu'en provoquer,
bien malgré elle, le providentiel accroisse-
ment. Enfin, après maints débats où les dé-
putés ne contestaient que sur le moyen d'étran-
gler plus sûrement leur victime, le Grand
Conseil accoucha de cette loi :
A ht. t. — Les curés et les vicaires sont
nommés par les citoyens catholiques inscrits
sur le rôle des électeurs cantonaux. Ils sont ré-
vocables.
Aht. II. — L'Evêque diocésain reconnu par
ÏElal peut seul, dans les limites de la loi, faire
acte de juridiction et d'administration épis-
copales. Si l'évêque diocésain délègue ses pou-
voirs à un mandataire, il ne peut le faire que
sous sa responsabilité et ce délégué doit être
ayréc par le Conseil d'Etat. L'assentiment
donné par le Conseil d'Etat peut toujours être
retire
Les paroisses catholiques doivent faire partie
d'un diocèse suisse. Le si^ge de l'évêque ne
pourra être établi dans le canton de Ge-
nève.
Aht. [II. — La loi détermine le nombre et
la circonscription des paroisses, les formes et
les conditions de l'élection des curés et vicaires,
l< \erment qu'ils prêtent en entrant en fonc-
tion, les cas et le mode de leur révocation,
^organisation des conseils chargés de l'admi-
nistration temporelle du culte, ainsi que les
sanctions législatives qui le concernent.
Cette constitution civile du clergé catholique,
visiblement calquée sur l'œuvre janséniste et
schismatique de l'Assemblée Constituante,
était complétée par un règlement pour l'élec-
tion des curé- par la voie du scrutin décidant
à la majorité des voix. Etait électeur tout ei-
de Genève, même prote tant, se fai-
sant inscrire sur la liste des électeurs catholi-
que- ; pour l'élection, le quart des suffrages
était requis, mais bientôt on se contenta d
seul suffrage pour imposer un curé a une pa-
roisse qui à L'unanimité, par voie d'ab li
lion, l'aurait rejeté; un conseil laïque était
donne a ebaque paroisse pour régler l'ordre
des offices et commander le curé ; le curé, en-
trant en fonction, devait prétei serment à
L'organisation du culte catholique de la Ré-
publique ; enfin le sultan Carteret se réservait
le droit de suspension! En deux mots, élec-
tion des curés par des électeurs raccolés, élec-
tion d'un curé même par un électeur, soumis-
sion du curé aux fidèles et au sieur Carteret,
tyran ecclésiastique de Genève. On ne com-
prend pas comment (\(^ hommes, qui ne doi-
vent pas être ni des fous, ni des misérables,
peuvent porter de semblables règlements. Il
serait beaucoup plus simple de dire : « Je
m'appelle Carteret ; les curés sont mes es-
claves ». Alors on aurait le mérite de la fran-
chise, et, sans déguiser autrement sa tyrannie,
on s'épargnerait ce vain luxe de slupide lé-
gislation. Mais pour parler ainsi à des prêtres,
avec franebise ou hypocrisie, il faut bien peu
les connaître ou beaucoup les mépriser. Vive
Dieu ! on verra, à Genève, ce que c'est qu'un
prêtre, et ce qu'il peut faire, même écrasé.
Les protestants et les libres-penseurs n'épar-
gnèrent pas, du reste, à ces actes odieux,
l'expression publique de leur pitié. A Genève
même Ernest Naville et William de la Ilive,
hommes très avantageusement connus, se
firent l'honneur de protester contre cette con-
trefaçon grossière de l'Eglise catholique. Dans
la Revue des deux Mondes, le pasteur de Pres-
sensé écrivait: « Il n'est pas admissible qu'un
corps délibérant, composé en majorité de pro-
testants, soit appelé à déterminer les condi-
tions de l'autorité catholique. On ne saurait
contester que le catbolicisme, ainsi remanié,
n'est plus ce qu'on a cdnuu jusqu'ici sous ce
nom. C'est en réalité, selon la formule du
serment, le culte catholique de la Républi-
que. » « Le Grand Conseil de Genève, ajoutait
Renan, fit pour les catholiques une véritable
constitution civile, réglant l'organisation in-
térieure de l'Eglise, consommant le schisme
avec Home, mettant à l'élection les ebarges
ecclésiastiques. Voilà des actes qu'un ami de
la liberté ne peut approuver. Que dirions-nous
si un gouvernement catholique se donnait le
droit de pénétrer dans l'intérieur des églises
protestantes, d'en modifier de fond en comble
l'ordonnance, de toucher à des points que
les prolestants tiennent pour leur foi. »
La lactique du gouvernement genevois
avait toujours été de séparer les catholiques
du clergé et de diviser les catholiques entre
eux. Si un catholique devenait libre-penseur,
hostile à son Eglise, aussitôt h s faveurs et
même les obséquiosités des hommes ou gou-
vernement lui étaient assurées; c'était celui-là
qu'on félicitait de sou patriotisme, de ses lu-
mières et finalement qu'on poussait à une
charge rétribuée ou au Grand Conseil. On re-
fusait à la foi persévérante ce qu'on accor-
dait h l'apostasie. Cette fois la tactique n'était
pas changée, mais elle ne devait pas trouver
(-,<)
IIIS'l'OUIE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQU]
sa possibilité d'application. Par une lettre <lu
l i janvier, fête de sainl Hilaire, qui avait au-
trefois si héroïquement répondu à Constance,
le clergé du canton de i lenève protesta contre
le projet comme <> méconnaissant l'immaculée
organisation de l'Eglise, rabaissant l'Eglise
universelle au rôle d'une mesquine institution
locale, soumise à tous les caprices humains;
réduisant les organes du Très-Haut, les aidi ■
et coopérateurs de Dieu au rang de fonction-
naires civils, qui, grâce à leur mode d'élec-
tion, d'approbation et de révocation, ne se-
raient,;'! précisément parler, 1<> délégués ni de
Dieu, ni de l'Etal, ni du peuple. » « Mais
depuis des siècles, ajoutaient les prêtres per-
sécutés, l'Eglise subit, supporte et use la force.
Ni les violences des césars païens, ni celles
des despotes théologiens du Bas-Empire, ni les
tentatives de Henri et Frédéric d'Allemagne,
avides de mettre la main sur les droits et les
intérêts sacrés des âmes, n'ont pu détruire,
ni modifier l'Eglise de Jésus-Christ. Les per-
sécuteurs ont passé, tandis que l'Eglise n'a
rien perdu de sa vivace et inaltérable consti-
tution, de sa foi, de son immortelle et tou-
jours renaissante énergie. »
A la protestation des curés se joignit immé-
diatement la protestation des maires. « Quand
le pouvoir, disaient ces magistrats, au lieu de
chercher une solution au conflit actuel par
une entente avec l'autorité ecclésiastique, brise
l'ancien état de chose et propose au vote d'une
assemblée libre, une loi contraire à la consti-
tution et à la liberté des cultes, il entre dans
une voie d'intolérance qui nous déshonore au
yeux de l'Europe. Pour mettre fin à ce con-
ilit religieux, il faut en sortir ou par l'article
130 de la Constitution ou en se ralliant fran-
chement au projet de la minorité de la com-
mission, déclarant la séparation de l'Eglise et
de l'Etat sur des bases qui respectent les
droits acquis. Du reste, nous pouvons vous
le déclarer à l'avance, votre loi est imprati-
cable. Bien que nous ne parlions qu'en notre
nom personnel, nous connaissons assez l'es-
prit des communes dont nous sommes les
maires, adjoints ou conseillers municipaux,
pour vous dire qu'elles n'accepteront jamais
des mesures autoritaires. Elles savent que les
presbytères et les églises sont des bâtiments
municipaux, par conséquent une propriété
inviolable et sacrée. Elles doivent en rester
maîtresses et en avoir la garde. »
A la protestation des curés et des maires
vint se joindre la protestation des fidèles ca-
tholiques qui tous, sans exception, s'abstin-
rent de voter et déclarèrent ne vouloir jamais
accepter la loi. De son côté, Mgr Mermillod
démontra, par une savante discussion, que le
projet de loi était anti catholique, parce qu'il
blessait le dogme, la constitution et la disci-
pline essentielle de l'Eglise; illibêral, parce
qu'il plaçait la conscience sous la main de
l'Etat et faisait rétrograder jusqu'au despo-
tisme des césars païens ; spoliateur, parce
qu'il enlevait aux prêtres les indemnités dues
et aux catholiques la jouissance de leur part
au budget; antinational, parce qu'il décli-
nait la constitution cantonale, le pacte fédéral
et les titrée sacrée du droit des gens; enfin
manquant dt sincérité dans son nom, dans son
but et dans ses motifs, parce qu'il n'était
qu'une contrefaçon des mauvais jours de la
Révolution française, un emprunt aux théories
de Mirabeau et de Robespierre, désignant les
prêtres comme des officiers de morale et de
culte que le peuple doit élire. Il n'y a là, ni
christianisme, ni catholicisme : que son nom
véritable soit donné à cette loi : c'est une loi
révolutionnaire.
« J'ai besoin, concluait le doux et éloquent
prélat, j'ai besoin de vous redire, en termi-
nant, les paroles de saint Ambroise : « Si je
suis le seul obstacle à vos desseins, pourquoi
faire un décret qui frappe toutes les cons-
ciences ? sacrifiez-moi et laissez l'Eglise tran-
quille. » Je vous l'ai déjà écrit à plusieurs re-
prises : ma personne n'est rien ; les droits de
l'Eglise et de la conscience chrétienne sont
tout. Entre l'Eglise et l'Etat, il n'y a de situa-
tion légitime que l'accord pacificateur ou la
liberté vraie ; sinon, sous l'ironie de la léga-
lité, il ne reste que l'oppression des âmes. »
Dans ces conjonctures, pour ne pas priver de
pasteurs les calboliques de Genève et laisser
la voie ouverte à la conciliation, Pie IX, rem-
plissant le plus strict devoir de sa charge,
avait nommé l'évêque d'Hébron, vicaire apos-
lique de Genève. Cette disposition, toute de
bienveillance et de zèle apostolique, causa,
parmi les protestants, un émoi profond et mit
au comble la fureur bouillonnante du sieur
Carteret. Le dimanche soir à sept heures, cet
émule de la Fontaine, imitant des bêtes plus
les emportements que la sagesse, convoquait
le Conseil d'Etat en séance extraordinaire et
proposait de jeter immédiatement Mgr Mer-
millod en prison. Cette proposition fut re-
poussée sans discussion par le Conseil d'Etat.
On résolut de temporiser et de s'entendre avec
la Confédération. Deux membres du Conseil
furent délégués à Berne, et il fut convenu que
le Conseil d'Etat de Genève sommerait Mgr
Mermillod de déclarer, le 14 février avant
midi, s'il voulait persi-ter à remplir ses fonc-
tions de vicaire apostolique ou y renoncer,
selon l'injonction qui lui en avait été faite par
les autorités fédérale et cantonale. Vingt-
quatre heures avaient été laissées au prélat
pour envoyer sa déclaration.
Le samedi, à midi, la réponse demandée
fut déposée à la chancellerie du Conseil d'Etat ;
elle débutait par ces mots qui indiquent com-
bien le prélat procédait loyalement dans tous
ces démêlés: « Je dois, disait-il, à Dieu et à
la sainte Eglise catholique une réponse nette;
je dois à mes concitoyens, catholiques et pro-
testants, de sérieuses et franches explica-
tions. >- Puis, après l'exposé historique de
l'origine et de la marche du conflit; après
avoir démontré que sa dignité de vicaire
apostolique ne portait atteinte à aucun des
LIVKK UUATIlK-VINGT-UUATOnZIKMK
61
droits de l'Eglise, à aucune loi cantonale
et fédérale, il proclamait avec fermeté qu'il
resterait fidèle au grand principe qui a été et
qui est encore le principe de toutes les libelles
civiles et politiques : « Rendre à César ce qui
est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »
Tous les esprits étaient agités de sinistres
pressentiments. A la séance du Grand Conseil
qui avait lieu ce môme jour à deux heures,
le rimeur Oarteret déclara, en prose de
marchand, que des mesures seraient bientôt
prises par le gouvernement cantonal et par la
confédération. Un financier, dont une entre-
prise n'avait pas eu grand crédit dans ses an-
nonces et grandes ressources pour ses paie-
ments (cela est dit ainsi par euphémisme),
un sieur Vaulier s'était rendu à Berne la veille
et avait conclu un pacte avec le président Gé-
résole. L'évêque cependant convoquait le
Clergé à Notre-Dame, le 15 février, et lui
donnait, pour le cas éventuel d'un emprison-
nement, les directions nécessaires. « Je suis
prêt à tout, dit-il, pour Dieu, pour les droits
de l'Eglise, pour sauvegarder la liberté des
catholiques. Si je suis mis au secret, on pu-
bliera peut-être des paroles ou des faits, pour
faire croire que j'ai fléchi ; n'en croyez rien et
détrompez au besoin les populations; n'ad-
mettez que ce qui vou9 sera certifié par le
canal de l'autorité ecclésiastique. » Le prélat
désigna, pour le cas d'emprisonnement, ses
fondés de pouvoirs qui exerceraient l'autorité ;
tous les prêtres renouvelèrent, entre ses mains,
les promesses cléricales.
L'heure était solennelle. Le dimanche,
l'évêque prêcha sur la parabole du Semeur
et présida le soir, à Saint-Germain, la réunion
de la Société des domestiques. Ce fut son der-
nier acte de ministère pastoral. Le lundi,
17 février, à onze heures et demie du matin,
le commissaire de police Coulin, aidé d'un
agent américain nommé Bastian, vint saisir
en son domicile Gaspard Mermillod, citoyen
de Genève, évêque catholique, enfant glorieux
de la libre Helvétie. Le prélat fut jeté de force
dans un fiacre et conduit à la frontière par la
route de Fernex. Quatre prêtres eurent à peine
la liberté de monter dans une voiture de place ;
la police, qui gardait toutes les issues de la
cure, les avait retenus prisonniers, pendant
que l'évêque dictait, contre cette brutalité in-
fâme des Carteret et des Cérésole, un acte de
calme et forte protestation. Le coup de main
fut d'ailleurs exécuté avec tant de prompti-
tude que quelques passants seuls s'en aper-
çurent par hasard. Ce n'est qu'après la con-
sommation de l'attentat que les catholiques
en apprirent la douloureuse nouvelle. Le soir,
ils se réunirent à Notre-Dame en deuil, pour
le chant du Miserere: l'église était comble ;
le recteur adressa aux fidèles, aussi tristes
qu'irrités, quelques paroles de consolation,
les exhortant au calme et à la confiance. Les
jours suivants les mêmes prières eurent lieu
aux églises de Saint-Germain, de Saint-Joseph
et à Garouge, ville natale du nouvel Athanase.
Le décret d'exil venait du Conseil fédéral
son principal auteur était le fils d'un protes-
tant vaudois, Cérésole, ci-devant bas Qagor
iieur du clergé suisse, aujourd'hui complice
lâche des persécuteurs genevois. Un président
sérieux, équitable et ferme eût prévenu en
grande partie les excès qui déshonorèrent
alors la Suisse; mais avec un homme plein de
fatuité et d'égoïsme, on se trouva tout à coup
jeté, même au simple point de vue politique,
dans des solidarités compromettantes et inex-
tricables. Même au Grand Conseil de Genève
plusieurs députés exprimèrent hautement leur
indignation. Un naturaliste célèbre par son
adhésion à la théorie de l'homme-singc, Vogt,
dit entre autres : « J'accorde que le gouver-
nement veuille défendre le domaine du pou-
voir civil contre les empiétements du clergé
romain, à condition toutefois de respecter les
textes constitutionnels et de ne pas mécon-
naître les droits imprescriptibles consacrés
par ces textes. J'ai fait une étude très ap-
profondie du conflit, mais je n'ai pu arriver à
cette déduction que le citoyen suisse, lorsqu'il
aura commis un délit quelconque, ne sera pas
entendu par ses juges. Si le Conseil fédéral a
le droit de renvoyer de son territoire les
étrangers qui compromettent la sécurité inté-
rieure, c'est que, bien entendu, la Confédéra-
tion ne reconnaît pas posséder ce droit pour
les nationaux. Dans la circonstance, on
n'avait pas le droit d'agir administrativement
et d'infliger une peine. [Le Conseil fédéral
doit veiller à la tranquillité du canton, mais
dans la limite des lois, et la première loi à
observer, c'est que nul ne peut être distrait
de ses juges naturels (1) ».
Aucun député n'osa parler en faveur du dé-
cret d'exil. L'attitude du Grand Conseil fait si
manifestement improbation que Carteret, l'un
des grands coupables, s'écria : « Si vous nous
croyez coupables, mettez le Conseil d'Etat en
accusation ». Plus tard, un recours fut adressé
à l'Assemblée fédérale contre le décret inique
de son Conseil exécutif. La Commission re-
connut que « ni la constitution fédérale, ni
aucune loi fédérale ne contienne un article
qui autorise expressément cette mesure d'ex-
pulsion contre un citoyen suisse » ; puis, par
une contradiction flagrante et par une fai-
blesse qui rend l'Assemblée complice du Con-
seil, la majorité protestante accorda, à ce
Conseil coupable, un bill d'indemnité. Et,
pour mettre le comble à l'injustice, malgré le
principe incontestable de la non-rétroactivité
de la loi, l'indigne Cérésole voulut faire reviser
la Constitution pour consacrer le droit d'exil.
O Suisse, patrie de Guillaume Tell, autrefois
vengeresse de la liberté et du droit, mainte-
nant courbée sous le joug d'imbéciles petits
tyrans qu'on ne sait comment, même pour les
flétrir, élever à la dignité de l'histoire.
[1) Mémorial du grand Conseil, p. 186.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
L'abîme invoque l'abîme. Noua alloua voir
les pauvres tyranneau* de la Suisse, battus
a justification possible Bur le terrain du
droit, se battre de plus en \>U\<} el de leurs
propres main-. Bur le terrain des faits.
Dana une leilre encyclique du 21 no-
vembre 1873, adressée à l'épiscopat du monde
lolique, Pie IX qui, l'année précédente,
■ il déjà déploré inutilement les violences
des cantons, Pie IX ajoutait : a Après l'expul-
sion violente de notre vénérable frère Gaspard,
évoque d'Hébron, expulsion aussi honorable
çloriense pour celui qui en a été' victime,
qu'ignominieuse et déshonorante pour ceux
qui l'ont décrétée et exécutée, le gouverne-
ment de Genève a promulgué deux lois tout à
fait conformes au projet publiquement an-
noncé, projet que nous avions désapprouvé.
C'est ce même gouvernement qui s'est arrogé
le droit 'le transformer dans le canton la cons-
titution de l'Eglise catholique, de la plier à
une l'orme démocratique en subordonnant
l'évéque à l'autorité civile, soit pour l'exer-
cice de sa juridiction et de son administra-
tion, soit pour la délégation de ses pouvoirs,
en lui interdisant de résider dans ce canton ;
en fixant le nombre et la limite des paroisses ;
en décrétant l'élection des curés et des vi-
caires, avec sa forme el ses conditions, les cas
et le mode de leur révocation et de leur sus-
pension ; en accordant à des laïcs le droit de
les nommer ; en confiant de même à des laïcs
l'administration temporelle du culte; enfin en
leur donnant le contrôle et la direction géné-
rale des choses ecclésia-tiques.
« De plus, il est réglé par ces lois que, sans
l'autorisation toujours révocable du gouverne-
ment, les curés et vicaires ne peuvent exercer
aucune fonction, accepter aucune dignité su-
périeure à celles pour lesquelles ils ont été
élus par le peuple, et qu'ils seront astreints
par le pouvoir civil à un serment, rédigé en
termes qui en font une véritable apostasie.
« 11 ne peut échapper à personne que de
telles lois sont non seulement nulles et de
nulle force par défaut absolu de compétence
dans les législateurs laïques et prolestants
pour la plupart, mais encore que leurs pres-
criptions sont tellement contraires aux dogmes
de la foi catholique et à la discipline ecclésias-
tique établie par le concile de Trente et les
constitutions pontificales, que nous sommes
obligé de les désapprouver et condamner en-
tièrement.
« C'est pourquoi, au nom du devoir qui
incombe à notre charge et en vertu de notre
autorité apostolique, nous réprouvons solen-
nellement ces lois et nous les condamnons.
Nous déclarons en même temps illicite et
tout à fait sacrilège le serment qu'elles, pres-
crivent.
« Eu conséquence, tous ceux qui, dans le
territoire de Genève ou ailleurs, auront été
élus conformément aux dispositions établies
par ces lois ou, d'uue manière équivalente, par
les suffrages du peuple et l'institution du
pouvoir civil, el oseront remplir les fonction
du ministère ecclésiastique, encourront par le
(ail même l'excomunication majeure spéciale-
ment réservée à ce Saint-Siège, et les antres
peines canoniques; à tel point que les fidèles,
conformément a l'averti sèment du divin
Mailre, doivent les fuir tous comme des
étrangers et des voleurs, qui ne viennent que
pour piller, égorger et délruir
Toute la presse européenne avait énorgi-
quement blâmé la conduite du canton de Ge-
nève et de la Confédération. Mais le jugement,
déjà rendu par l'opinion publique, en passant
par la bouche du Souverain Pontife, devenait
une autorité accablante. \u>-i le président
Cérésole, profondément blessé, saisit celte oc-
casion de rompre les relations diplomatiques
avec le Saint-Siège. La nonciature fut sup-
primée par une note du \2 décembre 1873,
note dans laquelle le prote-tant Cérésole di-
sait : « L'Encyclique du 12 novembre ren-
ferme et précise, à l'égard des diverses auto-
rités légitimement constituées en Suisse et de
certaines décisions que ces autorités ont régu-
lièrement prises, des accusations de la nature
la plus directe et la plus grave. Au nombre
de ces accusations figurent celle d'avoir violé
la foi publique et celle d'avoir, par l'expul-
sion d'un prêtre du territoire suisse, commis
un acte honteux et plein d'ignominie pour
ceux qui l'ont ordonné, comme pour ceux qui
l'ont exécuté... A dater de ce jour, la Confé-
dération suisse ne peut plus reconnaître le
chargé d'affaire du Saint-Siège comme repré-
sentant diplomatique accrédité près d'elle ».
Le nonce expulsé, Mgr Agnozzi, avait été
nommé représentant du Saint-Siège en Suisse,
le 14 mars 1848. Avec les regrets unanimes
des catholiques du clergé suisse, il emporta
l'estime et les louanges même de ceux qui
frappaient le Saint-Siège en sa personne. Ce
qui prouve que l'intolérance ne voulait pas
plus épargner les personnes agréables que
les personnes désagréables. « évidemment,
disait un journal français, le Temps, le lan-
gage tenu par Pie IX n'a été que l'occasion
d'une rupture que les nouvelles lois sur le
culte catholique avaient ren lue inévitable ».
« La libre Suisse, ajoutait le Figaro, la
Suisse qui n'a pas voulu qu'on touchât un
cheveu de la tête de Razona, et qui considère
comme sacré le citoyen Pilotell, ne veut plus
tolérer une représentation permanente de la
papauté en Suisse. Tout le monde est libre en
Suisse, sauf les catholiques qui veulent prier
Dieu comme le priaient leurs pères. » La
Suisse devait s'habituer, petit à petit, à ce ré-
gime de despotisme à la Bismarck, que la ré-
vision, une fois votée, inaugurera définitive-
ment à Renie.
Le 4 janvier 1874, les évèques suisses adres-
sèrent, contre la suppression de la nonciature,
une protestation au Conseil fédéral : « Les at-
taques contre l'Eglise catholique, disaient-ils,
sont poussées au point que l'on ose publique-
ment indiquer la destruction de cette église
LIVIIE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
63
comme le but final de cetle guerre acharnée.
La plaie faite à l'Eglise de Genève saignait
encore, lorsque votre décision du 12 décembre
a Frappé d'un coup plus sensible que tous les
précédents l'Eglise catholique dans son en-
Bemble... Une celle protestation soit la preuve,
pour les générations présentes et futures,
qu'aucune puissance de la terre ne saura em-
pêcher l'union dans la foi et dans la charité,
que nous sommes décidés à maintenir avec la
Chaire de saint Pierre à Home.». De son côté,
Mgr Agnozzi écrivait que « le Saint-Père ne
pouvait omettre de dire que la foi publique
avait été violée par l'exil de Mgr Mermillod ;
et que la rupture était d'autant moins fondée
que l'Assemblée fédérale, le 27 novembre 18715,
avait décidé, par 09 voix contre 41. le main-
tien de la nonciature apostolique dans la
Confédération ».
Les protestations d'amour ne manquèrent
pas non plus à l'évêque proscrit. Le 25 fé-
vrier, premier dimanche après l'exil, plus de
trois mille hommes de toutes les communes
du canton accouraient à Fernex. Lorsque le
prélat parut au milieu d'eux, ce fut un trans-
port inexprimable, des battements de mains,
des cris enthousiastes. Après la première ex-
plosion de joie, divers orateurs présentèrent
successivement des adresses : Un cri immense,
sorti de toutes ces poitrines, résuma le dis-
cours : « Nous jurons fidélité et obéissance ! »
Pour consoler et encourager, l'évêque trouva
les plus beaux accents d'énergie et de patrio-
tisme : « Je ne marcherai pas sur le crucifix,
s'écria-t-il, pour repasser les frontières de
mon pays. Le catholicisme, chassé par l'hé-
résie, a attendu trois cents ans aux portes de
Genève ; je puis rester trois jours à la fron-
tière en attendant que rentrent le droit et la
liberté. Ce que je défends, ce n'est pas la li-
berté de ma personne; c'est la liberté du
foyer domestique, l'éducation chrétienne des
familles, toutes les joies et les espérances de
la patrie... Rentrez dans vos foyers calmes et
paisibles. Je vous bénis, vous porterez mes
bénédictions au sein de vos familles. Soyez
les messagers de la paix. Qu'on sache qu'il
n'y a pas à Genève de meilleurs citoyens que
les catholiques (1) ».
Peu de jours après, Pie IX adressait à
Mgr Mermillod un Bref, l'exhortant au cou-
e par l'exemple des premiers évoques de
l'Eglise, a que le martyre avait l'habitude de
suivre comme l'ombre suit le corps ». Deux
évêquea d'Allema^e, Charles-Joseph Héfélc
et Emmanuel de Ketlelcr, lui écrivirent égale-
ment et rappelèrent, dans leurs lettres, que
quand un évoque lutte pour la liberté de
1 Eglise, l'Eglise tout entière y prend part ;
qu'alors c'est Jésus-Christ en personne qui
combat et qui, dans l'évêque, est combattu ».
Henri Plantier, é vêques de. Nîmes, saluait, dans
l'évêque persécuté, on [autre Athanase, grand
par le caractère, grand par les bienfaits,
grand par l'éloquence, tel enfin qu'il le fallait
pour accabler de son éclat les obscurs pei
cuteurs qui l'avaient frappé d'ostracisn
« Les neuf dixièmes du monde catholique,
disait à ce propos un vieux ministre protes-
tant, sont convaincus que c'est bien le prêtre
catholique et la foi catholique, qui ont été
chassés de Genève ». Tel était, en effet, le
sentiment catholique. Les vi-iles de Su
de France et les messages adressés de toutes
les pallies de l'Europe ne disroul inuaient pas
à Fernex, et ce n'étaient pas seulement les
catholiques qui envoyaient à l'illustre exilé
leurs respectueuses et affectueuses protesta-
tions : un grand nombre de chrétiens sépares
voulaient se faire l'honneur de décliner toute
responsabilité dans l'acte brutal du fanatisme
protestant et révolutionnaire contre l'un des
hommes les plus connus et les plus justement
aimés du monde chrétien. La situation du
jeune prélat à Genève, son zèle apostolique,
sa participation si active à tant de bonnes
œuvres, l'avaient mis en rapport personnel
avec quantité de personnages éminents de
tous les ordres et de tous les pays. L'aménité
de son caractère et son inépuisable charité ne
lui avaient pas fait moins d'amis dans les
rangs inférieurs de la population. On pourrait
dire que sa parole, toujours prête à s'épan-
cher avec éloquence, avait fait descendre plus
de pain dans les mains des indigents et jeté
plus de vêtements sur les membres nus, que
n'en ont fourni depuis plus de cent ans toutes
les aumônes et surtout toutes les lois de la
république de Genève.
Après le vote des lois schismatiques, après
l'expulsion de Mgr Mermillod et de Mgr Agnozzi,
au lendemain de la grande manifestation de
Fernex, des protestations du clergé, des
maires catholiques et des fidèles, manifesta-
tions et protestations qui eurent, dans toute
la chrétienté, des retentissements si solennels,
les francs-maçons de Genève purent se flatter
d'avoir supprimé l'Eglise. Plus de nonce,
plus d'évêque, plus que de rares prêtres
tremblant devant les menaces de l'avenir et
des fidèles désorientés par la terreur qu'inspi-
rait le fanatisme du Conseil d'Etat. Si les
meneurs de Genève eussent suivi leurs propres
inspirations, eux qui ne fléchissaient point le
genou devant Dieu et ne professaient le pro-
testantisme (pue pour marquer leur impiété,
ils eussent fait table rase de tout culte. Mais
la notion de Dieu est si puissante et si pro-
fonds sont les besoins de l'âme humaine,
qu'après avoir effacé, par leurs lois, l'organi-
sation du christianisme, ils voulurent con-
server certaines apparences, frauder avec les
âmes et, si j'ose ainsi dire, faire entrer Dieu
dans la complicité de leurs crimes. Une cin-
quantaine d'apostats écrivirent à l'ex-frèrc
Hyacinthe, devenu Loyson tout court et par
surcroit le mari concubinaire d'une Merriman.
On incitait ce malheureux à venir perpétrer
<\) L'exil de Mgr Mermillod, p
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQU1
dans Genève 1 - parodiée Bacrilègee du culle
catholique. Ceux qui l'appelaient étaient no-
Loiremenl libres-penseurs, loua pinson moins
■ Lia pratiquement du Christianisme ; ils
l'appelaient pour en faire l'instrument d'un
gouvernement persécuteur: ils voulaient lui
donner, dans Genève, contre la foi, une li-
berté de parole qu'ils venaient d'enlever à un
oui évêque. Certes, il n'y avait là ni une
Ouverture pieuse, ni un acte de liberté, ni
aucune possibilité de rencontrer l'honneur.
D'ailleurs les amis qu'il avait si cruellement
affligés par sa défection, n'avaient pas mé-
nagé, à Loyson, les suprêmes avertissements.
« Si vous avez le malheur de céder aux invi-
tations, aux provocations dont 1rs libres-pen-
seurs et les protestants surtout vont vous
assaillir, avait écrit Montalemhert ; si vous
entreprenez de vous justifier en attaquant de
plus en plus votre mère l'Eglise ; si vous de-
venez un orateur de réunions vulgaires et
profanes : vous tomberez dans le néant au
dessous de Lamennais lui-même, qui a du
moins fini par se retrancher dans le silence ;
et tandis que vos amis ne pourront plus que
pleurer en silence, vous deviendrez le jouet
d'une publicité sans frein et sans entrailles,
comme ces gladiateurs captifs, exploités et
déshonorés, malgré leur noblesse naturelle,
par les caprices de la foule obscène des
païens. »
Le malheureux Loyson ne se laissa point
arrêter par ses souvenirs et par les perspec-
tives d'un nouvel engagement : il arriva à
Genève le 12 mars avec la veuve Merrimant,
et le 18 il faisait sa première conférence dans
la salle protestante de la Héformation. Jamais
foule plus obscène et plus païenne que celle
qui vint applaudir la trahison de cet homme
vivant lui-même dans l'obscénité d'un pré-
tendu mariage, dont il se faisait gloire de-
vant la société protestante. Son auditoire fut
l'assemblage spontané de tous les ennemis de
la vertu, qui, pour se consoler de leurs bas-
sesses, étaient avides de contempler un scan-
dale tombé des rangs de la Sainte Eglise.
Loyson parla sur tous les sujets qui pouvaient
flatter les vils appétits de la canaille ; il tonna,
comme Chatel, contre l'autorité dogmatique
et disciplinaire de l'Eglise, contre l'infaillible
monarchie des Pontifes Romains, surtout
contre la confession et le célibat, beaux sujets
de discours pour le prêtre apostat qui traînait,
à sa suite, la femme d'un autre. Tout allait du
reste à l'avenant. Invité à dîner de préférence
un vendredi, Loyson faisait gras ; il prouvait,
entre le gigot et le poulet rôti, la sincérité de
sa vertu et les facilités de sa persévérance. A
la place de la confession, que le gigot, le
poulet et les femmes avaient rendue inutile,
l'apostat donnait, à ses fidèles d'un jour, une
absolution que ne ratifiait aucun repentir. Le
jour de Pâques, le misérable poussa le scan-
dale et le sacrilège jusqu'à célébrer, en fran-
çais, je ne sais quelle parodie de la messe,
dans la salle d'une bibliothèque fondée par
Calvin. Les libres-penseurs ajoutèrent, à ce
rilège, le sacrilège d'une communion
confession, communion qu'ils firent en toute
impiété, uniquement pour protester contre la
nécessité du sacrement de pénitence.
I n moine ne fait pas une abbaye et un
apostat ne fait pas une église. Un certain He-
verchon qui , dans sa jeunesse, avait été vêtu
par la charité catholique, se mit à la tête
d'une association qui s'appela successivement
vieille catholique, catholique libérale, catho-
lique chrétienne et catholique nationale
riantes qui exprimaient bien l'incohérence et
la contradiction de ses principes). Cette so-
ciété aux noms changeants, pour se donner
une ombre de clergé, fit appel à tous les trans-
fuges du sacerdoce qui geignaient dans les
limbes de la pauvreté, de la luxure et de l'or-
gueil. Le clergé catholique a, comme tous
les corps constitués, des membres qui ne
gardent pas la santé constitutionnelle et
l'union hiérarchique. A raison même de l'ex-
cellence du sacerdoce, de l'étendue de ses de-
voirs et de la sublimité de ses fonctions, ces
membres réfraclaires et scissionnaire- des-
cendent d'autant [dus bas qu'ils tombent de
plus haut. Pour cacher leur honte et se dissi-
muler leur misère, ils se réfugient communé-
ment dans les grandes villes, et, pour la
France, surtout à Paris, en attendant que,
pour quelque accroc au Code civil, l'Etat leur
fournisse, dans les maisons centrales, un loge-
ment gratuit et des occupations assorties à
leurs beaux élans. Tristes débris, rebuts mi-
sérables de tous les diocèses, hommes perdus
de réputation, de dettes et de mœurs, ils vi-
vent dans l'ombre et meurent dans la boue.
Or, c'est à cette boue que l'association catho-
lique nationale de Genève fil appel pour ci-
menter cette Eglise d'Etat que la bande Car-
teret, Reverchon, Bard, Vauthier et Cungert,
venaient, de tirer d'une autre fange : création
étrange, mélange infâme où l'on entrevoit
tout ce qui peut braver le mépris et dépasser
même la pitié.
On fit donc insérer dans le Temps de Paris,
dans la République française et dans le Journal
de Genève des annonces-réclames pour faire
sortir ces malheureux des recoins où ils ca-
chaient leur honte. On envoya également des
émissaires à Paris pour fouiller les carrefours
et en retirer d'anciens défroqués dont on se
proposait de faire des curés à la genevoise.
On trouva ce qu'on peut trouver dans ces en-
droits-là. Un journal italien appela cet im-
mortel trafic, a la traite des apostats». Un
protestant bernois, révolté de ces infections
qui ne répugnaient pas aux gouvernements
de Genève et de Berne, les flétrit dans une
brochure. « On ne voulait rien savoir sur
l'immoralité de ces empoisonneurs du peuple;
autrement on l'aurait su avant leur installa-
tion. Les feuilles ultramontaines publièrent,
sur ces aventuriers, des biographies faisant
dresser les cheveux sur la tête ; elles s'of-
fraient à fournir devant les tribunaux, la
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
68
preuve de la vérité de leurs détails. Comme il
eut été facile do connaître la vérité sur celle
racaille exotique 1 Mais personne ne prit le
Pays au mot. C'eut pourtant été une suprême
jouissance pour les actionnaires du Kultur-
kampf île pouvoir intenter un procès de presse
à ce journal, lin présence des détails diffama-
toires que celte feuille répandait dans !c public
sur le compte du cierge' étranger, c'était le
devoir du gouvernement de forcer ses fonc-
tionnaires à se justifier, et, s'ils ne le voulaient
pas, de les congédier. » Il y avait là, pour les
nobles sentiments, un immense naufrage.
Ce qui nous reste à dire du schisme n'est
plus que le tableau d'une sorte de brigandage
à main armée. Loyson et le club des vieux
catholiques ont employé l'été à se dresser une
mer.te ; il faut maintenant ouvrir, contre les
catboliques, la chasse à courre. Le 12 oc-
tobre 1873, Loyson, Chavard et Hurtaultsont
nommés pour la cure à trois têtes de Genève :
cette élection se fait par une double fraude :
par une fraude électorale qui fait couler dans
l'urne les bulletins d'électeurs absents ; par
une fraude immorale qui remet à des libres-
penseurs le choix de curés soi disant catho-
liques. Deux jours après, les trois apostats, en
échange d'un salaire de 3.000 francs, prê-
taient, devant un Conseil d'Etat calviniste, un
serment que Pie IX avait déclaré sacrilège.
Une populace d'une centaine d'individus à
figures sinistres les applaudit à leur sortie de
l'hôtel de ville. Un instant après, la même po-
pulace se ruait sur l'église Saint-Germain
dont la porte fut forcée. Un commissaire de
police, Coulin, se trouva tout à coup à la tête
de cette populace, comme s'il l'eût conduite à
l'assaut. Le lieu saint fut profané par des ri-
canements sacrilèges et des vociférations :
c'est ainsi que le catholicisme genevois con-
quérait ses temples.
Le 7 décembre, Loyson allait inopinément
souiller, par une messe sacrilège, l'église de
Chêne-Bourg. Le 10, le Conseil d'Etat som-
mait les curés de Chêne, de Carouge et de
Lancy de prêter le serment d'apostasie ; sur
leur refus, il installait, à Carouge, Marchai,
de Nancy ; à Chêne, Quily, de Tours : à
Lancy, Tacherot, du diocèse d'Aix. Ces ins-
tallations ne se firent qu'après des élections
dérisoires, avec accompagnement de serrures
brisées et crochetage des portes. Ces drames
misérables, ou des maires, des commissaires
de police, des gendarmes remplissent des
fonctions pareilles montrent jusqu'où permet
d'aller le vertueux clinamen de Calvin. A
Lancy, le drame ce compliqua d'un incident
qui met en beau jour la douceur et l'esprit
conciliant du fameux Loyson : le curé ex-
pulsé de Lancy, l'abbé Berlhier, était son ami
de séminaire.
Le 11 mars 1874, de nouveaux arrivages
permirent d'élire, par les procédés connus,
quatre vicaires de Genève : François Pélissier,
an diocèse 'Je Nimes, venu avec quatre en-
fants; Jean Cadion, du diocèse de Quimper,
T. XV
prêtre interdit ; Jacquei Vergoin, du dioci
de Lyon, el Eugène Méliudin, du dioee-c de
Chartres. On élut ainsi deux vicaires de Ca-
rouge: Gustave Pourrel, venu d'Aix avec une
mineure à marier; et Auguste Hisse, de Clra-
lons-sur-Marne, qu'il fallut rendre à la police
française pour le règlement de ses comptes.
Un incident vint égayer un peu le public.
On était peu édifié et peu flatté de la valeur
morale des curés du nouveau schisme, on sen-
tait le besoin de se donner un peu de lustre.
Tout à coup Loyson, le cœur débordant de
joie, annonce qu'ils vont avoir unévêque, un
véritable évoque sorti des cachots de l'Inqui-
sition où il avait contraclé des infirmités qu'il
devait garder jusqu'à la mort, et quedevaient
suivre bientôt un grand nombre de prêtres de
son diocèse. L'évèque arriva ; il se nommait
Dominique Panelli, de Naples, archevêque de
Lydda, qui pourtant n'est qu'un évéché,
mais à Genève, on n'était pas obligé de savoir
la géographie ecclésiastique. Le prélat portait
bravement la soutane violette et la croix pec-
torale; on allait lui faire faire une grande or-
dination. Information prise, il se trouva que
ce Panelli (en français Pani tout court) était
un pauvre fou, un toqué ordonné évêque à
Constantinoplepar unévêque russe. On recon-
duisit tout doucement, chevronné d'une sen-
tence pontificale d'excommunication, et si
jamais, sous le chaume genevois, on parle de
lui, ce ne sera pas pour s'entretenir de sa
gloire.
Le 10 mai, un peu chiffonné de cet es-
clandre, on élut un Conseil supérieur devant
formerle Consistoire duschisme. Sur 6. 000 élec-
teurs inscrits, 2.000 voix, réunies à coup
d'arrosoir, élurent 25 laïques, plus. S prêtres
apostats. Le Consistoire devait régler la reli-
gion nouvelle et constituer l'Eglise. Pour la
nouvelle église Loyson voulait être pape,
mais ses complices ne l'entendirent pas ainsi ;
ils ne s'étaient pas révoltés contre leurs évoques
pour le plaisir de s'en imposer un de leur
choix ; l'un d'eux, Quily, censura même, avec
assez d'esprit, les escapades conjugales de
Loyson et se fit censurer ; Loyson, ne pou-
vant pas être pape, se tint d'abord à l'écart
comme Coriolan, puis donna sa démission,
déclarant tout haut que cette soi-disant ré-
forme de Genève n'était qu'un attentat d'im-
piété où il n'y avait rien de libéral en poli-
tique, rien de catholique en religion. C'est le
cas de rappeler l'adage vulgaire : Experto
créât Roberio. Quant à la religion, dont il
fallait pourtant bien s'occuper un peu, les uns
voulaient tout garder, les autres supprimer la
vierge et les saints, et ne conserver, pour la
représentation, que l'Etre suprême, le ci-de-
vant Bon Dieu étant trop vieux pour les na-
turels de Genève. On ne put s'entendre, et,
comme dans le conseil des rats, on se quitta
sans rien faire, laissant à sa pourriture natu-
relle, le soin de consumer ce sot cadavre.
L'évoque de Genève, Gaspard Mermillod,
avait lancé, contre tous ces farceurs sinistres,
5
66
HISTOIRE l'MVl aSELLB DE L'ÉGLISE CATIIOLKjn.
une sentenci d'excommunication. « Seigneur,
avail dit le prélat, jetez un regard de bonté
et di! miséricorde sur l'héritage qne voua
m'avez confié; rendez la paix à ce troupeau,
lu liberté à notre ministère ; convertissez les
, conservez la loi de nos chères popu-
lal ions. » Les égarés ne se convertirent pas;
mais les populations se levèrent, comme au-
trefois l'Irlande, sans armes, mais sous l'ceil
de Dieu et au nom du droit et de la li-
ber té.
En 1873, les maires s'étaient unis contre le
schisme et avaient protesté contre ses at-
tentats. La législation municipale avait con-
sacré depuis longtemps une large indépen-
dance ; le maire était nommé, pour quatre ans,
par l'élection populaire : le gouvernement, il
est vrai, pouvait le révoquer, mais ce cas était
presque inconnu. En présence des attaques à
la foi, l'union des maires devait amener, pour
la résistance à l'oppression, l'union des com-
munes. On se réunit à Compesières et dans
plusieurs autres endroits pour bien établir
que, contre la persécution, les catholiques
n'avaient qu'un cœur et qu'une âme. Carteret
avait dit, à propos de ses majorités com-
plaisantes du Conseil d'Etat: « Nous ne croyons
qu'à la majorité qui s'exprime par des votes. »
Quand vint le renouvellement des municipa-
lités et l'élection des maires, les candidats ca-
tholiques l'emportèrent dans toutes les com-
munes, et on ne réélut, pour maires, que les
signataires de protestations et les auteurs
d'actes signalés de résistance aux lâchetés
de la tyrannie. Pour célébrer ce triomphe
électoral, les dames catholiques de Genève of-
frirent, à l'Union des campagnes, une riche
bannière sur laquelle étaient inscrits les mots :
Dieu, droit, patrie et liberté. Un chant patrio-
tique fut composé, non pas pour électriser les
courages, mais pour exprimer leur vaillance.
Une grande fête s'organisa pour bénir, le
30 août, la bannière de l'Union. « A onze
heures et demie, lisons-nous dans le Courrier
de Genève, un roulement de tambour annonce
que la cérémonie va commencer. Au fond
d'une charmante petite prairie, sous une
voûte de verdure formée par les branches
touffues et entrelacées de quelques gros arbres,
s'élève un autel décoré avec grâce et un goût
délicat. Cette bannière blanche et brodée d'or
qui surmonte l'autel et qui se détache sur le
fond vert des arbres, ces lumières qui luisent
dans la demi obscurité des branchages, ces
fleurs bleues mariées à des fleurs rouges et
perdues dans la verdure, tout cela semble
donner à l'auguste cérémonie quelque chose
de plus mystérieux.
« A l'évangile, M. l'abbé Jacquard, qui cé-
lèbre la sainte messe, se tourne vers la foule re-
cueillie et lui adresse quelques paroles pour
lui recommander de chanter avec enthou-
siasme le Credo, « ce symbole de la foi catho-
lique qui est toujours debout dans le monde
comme un drapeau noirci par la fumée des
batailles, « et qui, depuis dix-neuf siècles, en-
tend siffler <( les balles de l'hérésie et de l'in-
crédulité ».
L'Europe admirait ces belles manifestations.
L'Union des campagnes resta lidele a sa de-
vise, jusqu'à épuisement des moyens légaux.
Les maires et les adjoints se firent tous des-
tituer, plutôt que de livrer les clefs des églises.
Par cette magnifique unité de résistance, le
gouvernement fut mis à la lettre au pied du
mur ; il n'y avait plus qu'à fusiller ; mais
les catholiques ne font point ce métier-là.
C'est te gouvernement qui sera réduit à
prendre lui-même le fusil et la pioche pour
marcher à l'assaut des églises.
Après deux ans d'efforts inouïs, Genève ne
possédait encore, en fait de fidèles, que des
libres-penseurs sans religion pratique, et, en
fait de curés, que des balayures du clergé
français. Entre cette fripouille et le gouver-
nement factieux de Genève s'établit une en-
tente pour voler, aux catholiques, leurséglises.
Prendre un enfant de Genève et aller le faire
baptiser, par un apostat, dans une église ca-
tholique ; prendre un cadavre et le faire en-
terrer de même avec la connivence d'un
membre de la famille, malgré l'opposition de
tous les autres : tel fut le plan conçu par le
club dirigeant du schisme, agréé par le gou-
vernement. Et la puissance de corruption
d'un gouvernement persécuteur sera assez
grande pour susciter des individus qui prête-
ront, à cette infâme comédie, le berceau de
leur enfant ou le cercueil de leur mère.
On commença la campagne par un baptême
à Compesières. Un certain Maurice, facteur de
poste, prêta son enfant ; l'apostat Marchai,
son ministère. On écrivit aux conseils pour
faire ouvrir l'église; les maires Montfalcon et
Delétraz répondirent par un refus. L'apostat,
le père, le parrain et la marraine arrivent tout
de même en voiture. Mais la population
avait eu vent de l'affaire; elle était debout,
elle accueillit les envahisseurs avec des huées
et une grêle de petits graviers. La police, mise
sur pied, sans doute pour recueillir les dra-
gées, arrêta quelques personnes ; mais il fallut
déguerpir. On revient à la charge, mot qu'il
faut bien prendre à la lettre, car le gouverne-
ment avait mis sur pied des fantassins, des
carabiniers, des cavaliers et des gendarmes ;
plus des maçons, crocheteurs de portes et
autres gens de métiers à petites infamies, à
l'usage spécial de Carteret. On arrive ; le
village est en deuil ; pas un habitant dans les
rues ; les portes et les fenêtres sont fermées.
L'église est solidement barricadée; on lit, sur
les scellés, une affiche portant l'article de la
constitution genevoise. « La propriété est in-
violable et sacrée » ; au faîte flotte un drapeau
noir avec l'inscription : « La force prime le
droit ». Ne pouvant ni enfoncer, ni crocheter
les portes, les gendarmes firent pratiquer une
brèche au mur ; c'est par là que s'introduisit,
avec sa troupe de vandales, le pauvre Marchai
triomphateur. Penser qu'il allait ainsi admi-
nistrer un sacrement, quelle horreur. Dernier
LIVRÉ QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
ffï
trait où se révèle l'abominable gouvernement,
l'expédition avait coûte 3.785 Francs, que le
sultan Carte ret mit à la charge de Gompe
sïères. C'est horreur sm- horreur.
A liernex, à Hermance, à Meinier, on lit
comme à Compesières, conquête d'église par
crochetage de portes et brèches aux murs.
Les maires protestèrent et furent destitués;
les curés protestèrent et furent ou vexés ou
incarcérés. Les curés de Meinier, Pissot, et
d'IIermance, Péry, sujets français, furent, de
plus, expulsés du territoire suisse, sans qu'on
leur laissât libre le recours à l'ambassadeur
de France, et sans que le gouvernement
français protestât contre cette violation du
droit des gens. Mais alors il n'y avait pas de
gouvernement en France, du moins il n'y en
avait pas pour protéger les citoyens français
à l'étranger.
Des enfants à baptiser, des, morts à mettre
en terre, on n'en a pas à discrétion. Cepen-
dant la passion des imbéciles tyrans de la
Suisse les poussait toujours à l'envahisse-
ment des églises ; il ne leur manquait, [tour
cela, que des prétextes. Ils imaginèrent, à
cette fin, deux choses : l'inventaire du mo-
bilier des églises, et l'inspection ou la remise
des registres de catholicité. En principe, le
mobilier des églises appartient à la commu-
nauté des fidèles qui eu fait les frais ; il sert à
son usage pieux, sous l'administration d'un
conseil de fabrique et sous la surveillance de
l'évêque ; il n'appartient à aucun titre à l'Etat
qui n'a point à l'inventorier. Les registres de
catholicité pour baptêmes, mariages, sépul-
tures, confréries, premières communions, con-
firmations, sont des notes d'administration
curiale où l'Etat non plus n'a rien à voir.
L'Etat était donc sans qualité ; mais pour les
tyrans de Genève et d'ailleurs, la qualité ju-
ridique est de luxe, la passion sert de raison
et les prétextes sont motifs à brigandage. On
innocente tout par le fanatisme.
Avec ces deux prétextes de registres à vi-
siter pour les empocher et d'inventaire à
dresser en vue de spoliations éventuelles, les
schismatiques envahirent successivement les
églises et cures de Meyrin, (irand-Saconnex,
Corsier, Versoix, Thonex, Collonge-Bellerive,
Choulex, Présinge, Collex,Bossy. L'envahisse-
ment se faisait d'après une espèce de pro-
gramme. Une bande de gendarmes, de pro-
testants et de canailles arrivaient dans le
village. Le commissaire allait demander les
clefs de l'église au maire qui les refusait; sur
quoi un serrurier crochetait la porte et y
mettait une autre serrure. On allait de là au
presbytère d'où l'on expulsait le curé, et,
pour que la chose eût plus de goût, sous
ilenr de déménager, on cassait les meubles.
Les gendarmes couvraient de leur protection
ces traits de banditisme. Cependant un
apostat quelconque venait empester de son
haleine le presbytère et l'église de ses masca-
rade-.. Bientôt l'herbe poussait sur le seuil de
l'église polluée. Cependant le curé légitime,
victime de la force brutale, qui n'avait ,
triomphé sans lui arracher les plus éner-
giques protestations, trouvait abri chez
paroissiens. Ces pieux fidèles, d'autre part, se
réunissaient dans des granges pour les actes
du culte public. S'il leur était dur d'être ainsi
spoliés, il leur restait la consolation et aussi
l'honneur de -e retrouver tous après la ba-
taille.
Pour donner des titulaires à ces églises
volées, la loi du schisme avait statué qu'il
fallait le quart des électeurs, proportion qui
livrait déjà la majorité aux caprices de la
minorité. Les électeurs catholiques naturelle-
ment ne votaient pas ; mais ne pas voter c'est
uue manière de voter ; l'abstention a sa va-
leur juridique et son autorité morale de pro-
testation. Malgré l'abstention, Genève et les
bicoques fournirent seules le quart requis,
surtout avec l'appoint des coups d'arrosoir
électoral. Mais dans les villages où les élec-
teurs sont peu nombreux et se connaissent,
les tripotages sont difficiles et les fraudes à
peu près impossibles. On ne trouva donc pas
dans les villages, le quart de moutons com-
plaisants qu'on put faire bêler en faveur des
apostats. A bout de ressources, un des séides
deCarteret, Keverchon, proposa de supprimer
la condition du quart ; la loi fut votée en
janvier 1875, et en vertu de cette loi, la popu-
lation restant fidèle, pour établir un apostat
dans une commune, il suffisait d'un électeur.
On n'a jamais porté plus loin le cynisme de la
tyrannie.
Mais encore fallait-il trouver des apostats.
Après une première récolte de fruits véreux,
la cueillette de fruits sains n'était pas à
espérer. On recourut donc à l'amorce gros-
sière de la tyrannie aux abois, à l'amour des
gros traitements. On vota d'abord, au susdit
Reverchon, cuisinier très apte à devenir
l'hôtelier du schisme, une somme de
10.000 francs ; avec cette somme, il put tenir
une auberge cantonale d'abbés en déconfi-
ture. Les journaux annoncèrent que les curés
en expectative trouveraient leur botte à ce
râtelier ; ils pourraient boire et manger à leur
aise en attendant l'investiture d'une église.
Cette auberge remplaçait le séminaire; la ri-
paille tenaitlieu d'inspirations du Saint-Esprit.
Faire une église dans ces conditions, ou, du
moins, essayer, ce n'est pas seulement grande
bassesse ; c'est grande sottise.
En outre ces curés qui entretenaient femme
et enfants avaient l'appétit vif et le gosier en
feu. On porta leur traitement à 3.01)0 francs
pour les campagnes, et 4.000 pour les villes,
plus une indemnité de logement. Avec le
clergé catholique, le canton de Genève avait
payé, à ses curés, pour moraliser les popula-
tions, 47.000 francs ; en moyenne un peu plus
de mille francs par ecclésiastique ; avec les
intrus répugnants et sinécuristes du schisme,
on donna, pour un même nombre d'ecclé-
siastiques, et à seule fin de scandaliser ou de
démoraliser les fidèles, 132.000 francs. On
68
I11ST01UI-: UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
voit que si le schisme ne vaut rien, il coûte
cher; niais on ne voit pas comment des lé-
gislateurs peuvent rester honnête-, en gal-
vaudant de la sorte L'argent des contribuable».
Cela était contraire à la probité et dél'endu
par la constitution.
L'incatnération des églises, du mobilier
liturgique et des registres de catholicité ne
su disant pas au gouvernement de Carteret, ce
misérable tyran imagina de se faire prêter je
ne sais quel serment que tous les curés refu-
sèrent, aux grands applaudissements des po-
pulations catholiques. Le gouvernement ré-
pondit aux curés catholiques en les destituant
et en supprimant le traitement que leur
allouait le budget. Le gouvernement était
vaincu ; la misérable vengeance qu'il se don-
nait, par la suppression du traitement, accen-
tuait encore sa défaite. C'étaient la force bru-
tale et la séduction vénale tombant méprisées
devant la dignité de la conscience. Les catho-
liques jouissaient avec fierté de ce spectacle,
qui était la revanche morale de l'oppression
d'une majorité protestante. De plus, pour
soutenir leur clergé, ils se cotisèrent entre
eux ; et, quoique relativement pauvres, non
seulement ils soutinrent leurs prêtres, mais
ils firent les frais de toutes les églises impro-
visées qu'il fallut, à bref délai, construire en
planches ou en briques pour remplacer celles
que venait d'enlever le schisme.
Le gouvernement n'avait pas encore épuisé
la série des attentats; il allait se surpasser
lui-même en arrachant, aux catholiques, la
splendide église de Notre-Dame. Cette église
n'était pas, comme les autres églises du can-
ton, une propriété municipale ; elle avait été
bâtie sur un terrain donné sans condition par
l'Etat, aux frais des catholiques, qui, pour
trouver les sommes nécessaires, avaient quêté
dans toute l'Europe. Parmi les souscripteurs
se trouvaient les personnages les plus élevés
de la hiérarchie ecclésiastique, les familles
princières d'Italie, de France, d'Autriche, de
Bavière et de Saxe, des lords anglais, un
grand nombre de membres de l'ancienne no-
blesse. Le gouvernement ne tint compte de
rien ; malgré les protestations des catholiques
et des souscripteurs étrangers, il vola cette
église. Et, pour pousser jusqu'au bout sa
résolution de brigandage politique, il prit,
par dessus le marché, le presbytère, propriété
privée de l'abbé Mermillod, bâti à ses frais,
dont il jouissait depuis l'origine dans toutes
les conditions ordinaires des propriétaires ge-
nevois. En voyant cette église et ce presbytère
volés par le gouvernement, on croit voir,
dans un coin, le spectre de Proudhon rica-
nant : « La propriété, c'est le vol ! »
Ce n'était pas assez. Le canton de Genève
possédait des maisons religieuses de Frères et
de Sœurs voués à l'éducation chrétienne, au
soin des pauvres et des malades ; il y avait
aussi des pensions laïques, mais catholiques.
Le gouvernement fit main basse sur tous ces
établissements. En prévision de ces hauts
faits, les religieuses propriétaires avaient
vendu leurs maisons à des propriétaires
étrangers, par contrats réguliers, passés par
devant notaire. Le gouvernement cassa ces
contrats et garda pour lui ce qu'il enlevait à
ces propriétaires légitimes. C'était l'atteinte
brutale à la propriété ; et les violences de
l'injustice aboutissaient, en dernière analyse,
aux bassesses de la confiscation. On pense
bien que ces suppressions de maisons, confis-
cations de propriétés, expulsions de proprié-
taires ne se perpétrèrent pas sans résistance,
ni sans procès. « Le pouvoir judiciaire, dit
Tocqueville, est principalement destiné, dans
les démocraties, à être tout à la fois la bar-
rière et la sauvegarde du peuple. » A Genève,
on ne trouva pas de juges; il y avait, pour
les tribunaux, mandat impératif du pouvoir
politique, de refuser toute justice aux vic-
times de ces prostitutions gouvernementales.
Les magistrats prévariquèrent comme Pijate
en se lavant les mains : et les Genevois, plus
lâches que les Juifs déicides, ouvrirent leur
trésor aux deniers de ces Judas.
Pour finir, le gouvernement de Genève
proscrivit toutes les manifestations extérieures
du culte ; il défendit non seulement la proces-
sion de la Fête-Dieu, mais le convoi même
des enterrements qu'il dépouilla de tout signe
religieux. Des personnes qui avaient porté un
cierge furent mises en prison ; d'autres, pour
avoir porté une croix de bois noir sur une
fosse, subirent la même peine, plus l'amende
que les corsaires genevois n'oublient jamais
d'infliger. Le même gouvernement interdit la
soutane, interdit la messe aux prêtres étran-
gers, édicta la promiscuité des cimetières.
Les Dioclétiens de Genève purent se croire
autorisés a écrire sur un poteau la fameuse
déclaration de Dioclétien : Nomme christiano-
rum delelo.
A quels résultats sociaux pouvaient aboutir
un tel abus, de tels excès, de tels crimes
commis par des chefs de gouvernement. Je"
cède la plume à un protestant de Genève, qui
va nous l'expliquer :
« Le nom de justice, dit-il, n'existe plus
pour la génération présente, il fait place à
celui du progrès... Quelles sont les consé-
quences sociales de cet oubli, de cette néga-
tion des droits immuables de la justice? Qu'on
lise les journaux suisses! On y verra que les
environs de Berne et de Zurich sont hantés
par des vagabonds qui se jettent sur les pas-
sants, qui sèment l'effroi dans toutes les
fermes et ont attaqué l'autre jour, vers mi-
nuit, un Bernois dans les rues mêmes de sa
ville natale. J'avais eu la pensé.e de dresser
ici la liste des meurtres et des incendies par
malveillance commis en Suisse pendant un
seul mois. J'y ai renoncé : les étrangers au-
raient pu croire que notre belle patrie est une
nouvelle Calabre.
« Aux incendies, aux meurtres, s'ajoutent
L1VHR QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
09
ces vols en grand dont sont victimes nos
caisses d'épargne, nos banques et les Ktats.
« Kt que dire de cette loi sur le mariage
que le peuple vient, à sa honte et pour Bon
malheur, de sanctionner par un vote solennel?
Sous un faux prétexte de faux progrès et par
une réelle connivence avec le crime, elle auto-
rise ce que toutes les législations interdisent :
le mariage après divorce, entre homme et
femme adultères ?
« Un membre des assemblées fe'dérales me
disait que si les vrais Suisses avaient pu as-
sister aux discussions de cette loi, les che-
veux se seraient dressés d'horreur sur leur
tête. On a accordé aux jeunes gens de vingt
ans la liberté absolue de se marier, dans le
but avoué de les soustraire à l'influence de
leurs parents, dont on iedoute la piété, les
f>ré jugés, les idées rétrogrades. On veut que
a jeunesse n'écoute que la voix de l'incrédu-
lité et du radicalisme et rompe d'emblée avec
tout le passé religieux et politique de la
Suisse.
« Ce que sera la troisième génération d'une
société, élevée et gouvernée par le despotisme
suisse sans la crainte de Dieu, sans la foi à
une vie future, pour la terre et ses voluptés,
c'est ce que Dieu sait, et il en pleure ; ce que
le diable pressent, et il en rit ; ce que les
hommes verront et ils en reculeront d'épou-
vante (1). »
Qu'est devenue cependant cette entreprise
schismatique? Loyson, Marchai, Perthuisot,
Pellissieret plusieurs autres ont quitté, en le
maudissant, le canton de Genève. Les Gene-
vois s'en félicitent, ils ont raison ; mais ils se
félicitent aussi de leur succès et là ils se trom-
pent. Ils n'ont rien fait que violer les lois, se
mettre au ban de l'Europe, se flétrir de leurs
propres mains et vider inutilement leurs
coffres. « Toute cette fantasmagorie de décla-
mations, dit un historien, n'empêche pas
l'œuvre de crouler. Le budget, si complaisant
soit-il, ne remplace pas la foi ; la religion de
l'argent peut garnir les bourses, mais elle laisse
vides les églises. Les schismatiques d'Alle-
magne, d'après leurs rapports officiels lus au
dernier synode de Rome, s'attribuent dans
toute l'étendue de l'empire le chiffre de
33.640 adhérents, sur 14.800.000 catholiques
fidèles. Ceux de la Suisse, dans leur rapport
lu à la même époque au synode d'Olten, s'at-
tribuent 70.000 adhérents, sur 1.035.000 ca-
tholiques fidèles, et 2.400 prêtres et 1 .21 S pa-
roisses. Ces chiffres sont notoirement exagérés.
C'est une statistique de fantaisie démentie
chaque jour par l'évidence des faits (2) ».
" lui résumé, dit Pélissier, une apparence
de bien dans les paroles, une immense somme
de mal dans les actes, voilà le dernier mot de
la réforme catholique à Genève. C'est ce que
j'appelle une farce gigantesque', d'autres l'ap-
pelleraient un crime de lèse conscience.
« Tout ce que j'ai enduré de souffrance
morales, en cet état de choses, bien seul li-
sait. Parfois des voix amies me disaient:
« Prenez patience; dans une œuvre d'une si
haute importance, il est fort difficile (pie lo
mal soit inséparable du bien ». Et, confiant,
j'attendais, jusqu'à ce qu'enfin, l'abîme se
creusant de plus en plus, la réforme, dont le
principal caractère aurait dû être la douceur
et la persuasion, a jeté bas le masque et nous
est apparue une vraie guerre religieuse. Dès lors,
je n'ai pas voulu attacher plus longtemps mon
nom à cette œuvre d'hypocrisie, d'oppression et
de haine. »
« 11 y a longtemps, dit un autre fondateur
de la secte, Bard, que l'on est dans une posi-
tion critique, quoique l'on ait cru devoir ca-
cher ses impressions... Que tous les Judas s'en
aillent... Qu'ils partent, encore une fois, et,
s'il leur faut de l'argent, qu'ils nous disent
combien ils veulent pour s'en aller ! S'ils
veulent s'en aller,qu'on les accélère d'un coup
de pied ! Si notre œuvre avait dû périr pour
cela, elle aurait déjà succombé ;ily a deux ans
qu'elle est perdue dans l'opinion publique, mais
pas dans la nôtre... C'est à nous qui avons
formé l'œuvre à la maintenir, et aux jeunes à
nous soutenir. Après de telles désillusions, il
doit nous être permis de déverser le trop plein
de son cœur. »
Il convient d'entendre encore un dernier té-
moignage du Journal de Genève, autre fonda-
teur de l'œuvre :
« Dans les autres communes de canton, dit-
il, où l'on a essayé d'acclimater le culte li-
béral, le curé officiel siège encore au presby-
tère, mais cet élu d'une infime minorité subit
les conséquences de la position déplorable que
lui ont faite ses artisans. Il attend, avec dou-
leur s'il est sincère, avec indifférence s'il ne
l'est pas, qu'il vienne des ouailles à ses messes
et des auditeurs à ses sermons. Mais nulle part
il n'a été possible jusqu'ici de signaler un seul
progrès fait par le culte officiel, une seule con-
quête opérée par lui sur le culte dissident.
« Est-ce entièrement la faute des curés offi-
ciels? En vérité, non ; ceux qui les ont placés
là, leur ont rendu d'avance toute propagande
impossible ; ils les ont faits impopulaires,
odieux ; ils ont creusé entre eux et ceux qu'ils
sont chargés de ramener, un fossé qui ne se
comblera jamais. Ce fossé infranchissable, c'est
le souvenir de l'injustice commise, de la vio-
lence inique en elle-même, mais plus inique
encore, parce qu'elle est contraire au droit
public d'un pays républicain. »
Depuis le commencement de la persécution,
les jeunes enfants du canton de Genève vont,
sur le territoire français, recevoir, des mains
de leur évèque proscrit, le sacrement de con-
firmation. Cette cérémonie, touchante en elle-
même, l'est doublement lorsqu'elle s'accomplit
sur la terre d'exil. Ce sont à la fois des fêtes
l Fréd. de Rougemond, Cri dtalarme, p. 77. {2) Histoire de la persécution religieuse à Genève,
102.
7U
HISTOIRE UMM RSELLE DL L'ÉGLISE CATHOLIQUE
et des deuils; on est réjoui de se revoir, on
est triste parce qu'il faudra bientôt se éparer.
Non- espérons qu'un jour et bientôt ces pro-
cessions pieuses se convertiront en marches
triomphales : ce sera pour ramener, dans son
grate Genève, L'homme qui la comble de
bienfaits < I de gloire, son évèque.
Pendant (jue la persécution -.vissait à fïc -
nève, elle se déchaînait également dans le
Jura bernois.
La contrée connue aujourd'hui sous le nom
de Jura bernois, et qui a fait partie de l'an-
cienne Rauracic, formait, avant la Révolution,
un petit Etat dépendant de l'empire d'Alle-
magne et qu'on appelait la Principauté de Por-
rentnuj ou {'Evêché de Haie, avec l'évoque de
Bàle pour souverain. Envahie en 179:2 par les
troupes de la République française, qui obli-
gèrent le prince-évêque à prendre la fuite,
elle se constitua d'abord en république à
1 ombre de sa puissante voisine, lui fut bientôt
réunie sous le nom du Mont-Terrible, et enfin,
son étendue ne se trouvant pas en rapport
avec celle des autres départements, devint
une simple sous-préfecture du département
du Haut-Rhin. Après avoir partagé pendant
plus de vingt ans toutes les vicissitudes de la
France, elle en fut détachée après la chute de
Napoléon 1", à l'époque de la première inva-
sion, et, malgré les désirs contraires qu'elle
avait manifestés, elle fut cédée par le congrès
de Vienne au canton de Berne, sauf quelques
portions de territoire données aux cantons de
Bàle et Xeufchàtel.
Ce fut pour elle, au point de vue religieux
surtout, le plus grand des malheurs. Les an-
ciens princes-évêques, auxquels les protestants
môme ont rendu ce témoignage, que leur gou-
vernement, avait été, en général paternel et
doux, s'étaient particulièrement appliqués à
y rendre la religion florissante, et leurs soins
avaient été couronnés d'un tel succès, qu'un
voyageur français, Raoul Itochette, qui la par-
courait quelque temps après sa réunion au
canton de Berne, pouvait dire en décrivant sa
situation sous ce rapport : « La Révolution
française a passé sur ce petit pays sans y
laisser de trace. »
11 est vrai que, en réunissant les catholiques
de l'ancien Evêché à un canton tout protes-
tant, dans lequel ils ne devaient formerqu'une
très faible minorité, le congrès de Vienne
avait compris la nécessité de faire des ré-
serves et d'exiger des garanties pour la sau-
vegarde de leurs droits tant religieux que
civils et politiques. Cette précaution, surtout
en ce qui concerne les premiers, devait lui pa-
raître d'autant plus indispensable que les an-
técédents du gouvernement bernois n'étaient
nullement de nature à inspirer une aveugle
confiance à cet égard. Dans sa déclaration du
20 mars 1815, le congrès s'exprimait ainsi
(art. 4) :
« Les habitants de l'évêché de Bâle et ceux
de Vienne réunis aux cantons de Berne et
Bàlc jouiront à tous égards, sans différence
de religion (qui bebs conservée dans l'ktat
PBÉSEMt), des mêmes droits civils dont jouis-
it et pourront jouir les habitants des an-
cienne- parties desdits cantons...
« Les actes respectifs de réunion seront
dressés, conformément aux principes ci-dessus
énoncés, par des commissions composé» d'un
nombre égal de députés de chaque partie in-
téressée. .
« Lesdits actes seront garantis par la Confé-
dération suisse...
« En cas que l'évêché de Bâle dût être con-
servé, le canton de Berne fournira, dans la
proportion des autres pays qui à l'avenir se-
ront sous la direction spirituelle de l'évèque,
les sommes nécessaires à l'entretien de ce
prélat, de son ebapitre et de son sémiuaire. »
A ces dispositions de la Déclaration du
20 mars il faut joindre l'art. 118 du traité du
'.) juin suivant, qui est ainsi conçu :
« Les traités, conventions, déclarations, rè-
glements et autres actes particuliers qui se
trouvent annexés au présent traité... sont
considérés comme parties intégrantes des
arrangements du congrès, et auront partant
la même force et valeur que s'ils étaient in-
sérés mot à mot dans le traité général.
« Nommément :
« 11. La Déclaration des puissances sur les
affaires de la confédération helvétique du
20 mars et l'acte d'accession de la diète du
27 mai 1815. »
Cet acte d'accession porte :
« Art. 1. La diète exprime la gratitude
éternelle de la nation suisse envers les hautes
puissances qui, par la Déclaration susdite,
lui rendent, avec une démarcation plus favo-
rable, d'anciennes frontières importantes,
réunissent trois nouveaux cantons à son
alliance... Elle témoigne les mêmes sentiments
de reconnaissance pour la bienveillance sou-
tenue avec laquelle les augustes souverains
se sont occupés de la conciliation des diffé-
rends qui s'étaient élevés entre les cantons.
« Art. 2. La diète accède, au nom de la
confédération suisse, à la Déclaration des
puissances réunies au congrès de Vienne, en
date du 20 mars 1815, et promet que les sti-
pulations de la transaction insérée dans cet
acte seront fidèlement et religieusement ob-
servées. »
Tels sont d'un côté les stipulations du con-
grès de Vienne et de l'autre les engagements
pris dès lors par la confédération suisse à
l'égard de l'ancien évêché de Bàle, stipula-
tions et engagements dont ni la confédération
ni le gouvernement de Berne ne peuvent pré-
tendre être aujourd'hui déliés, d'autant moins
que le conseil fédéral, dans une note officielle
adressée au chargé d'affaires du Saint-Siège
le 11 février 1873, invoque encore l'acte du
congrès de Vienne du 20 mars 1815 comme
faisant partie du droit public européen.
Pour bien saisir toute la portée de la ré-
serve faite par le congrès, que, dans l'ancien
évêché de Bàle, la religion serait conservée
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
l
dans l'état où elle était alors, il importe dfl
savoir quelle était le situation religieuse de ce
pays à l'époque dont il s'agit. Or, après avoir
fait partie du diocèse de Strasbourg sou(
re'gime français, il avait été rendu à celui de
Bâle par un bref de Pie VII en date du t î sep-
tembre 1814, et Mgr de Neveu, alors ëvèque
de Baie, en avait solennellement repris pos-
session par son mandement du 9 janvier lo!5.
Le régime du concordat de 1801 et des lois
organiques y avait fait place aux prescrip-
tions canoniques qui le régissaient avant la
Révolution, et en général, sous le rapport re-
ligieux, il était retourné autant que possible
à l'état où il se trouvait sous ses princes-
évèques.
Les principes posés par le congrès passè-
rent presque textuellement, avec quelques ap-
plications particulières, dans Y Acte de réunion
du ci-devant Evèché de Bâle au canton de Berne,
arrêté à Vienne en novembre 1815 entre les
plénipotentiaires du gouvernement de Berne
et les délégués de l'Evèché de Bâle nommés
par le canton directeur de Zurich. Je me con-
tenterai pour le moment de citer l'article 1
renfermant les garanties générales ; nous y
lisons :
« La religion catholique, apostolique et
romaine est garantie pour être maintenue
dans l'état présent et librement exercée comme
culte public dans les communes de l'Evèché de
Bâle où elle se trouve actuellement établie.
L'évèque diocésain et les curés jouiront sans
entraves de la plénitude de leur juridiction spi-
rituelle d'après les rapports établis par le
droit public entre l'autorité politique et l'au-
torité religieuse ; ils rempliront de même
sans empêchement les fonctions de leur mi-
nistère, notamment celles de l'évêque dans les
visites pastorales, et tous les catholiques les
actes de leur religion. »
La garantie exigée par le congrès fut
donnée à ce traité par la confédération suisse
quelques mois plus tard, le 18 mai 1816. De-
puis, les droits de l'Eglise catholique romaine
ont encore été expressément garantis par les
constitutions cantonales de 1831 et de 1846,
et le libre exercice du culte des confessions chré-
tiennes reconnues, par la constitution fédérale
de 1848 (1). •
Malgré toutes ces garanties, que restet-il
aujourd'hui de ces droits? qu'y a-t-il encore
debout des traités qui les consacrent ? C'est ce
que noue allons rechercher.
L'histoire du Jura catholique, depuis sa
réunion au canton de Berne, n'est guère que
l'histoire de la violation progressive, par le
gouvernement bernois, de toutes les condi-
tion- religieuses auxquelles cette réunion
avait eu lieu. L'acte d'union n'avait pas laissé
aux catholiques la liberté de prosélytisme
qu'il avait accordés aux protestants; de pi
il avait soumis, au placet gouvernemental, les
actes de l'évêque. C'est grâce à ces deux ar-
ticles de pure police que seront violés tous les
traités, que la liberté fera place à on despo-
tisme dont l'absurdité n'est surpassée que par
son infamie.
Jusqu'en 1830, les patriciens de Berne mon-
trèrent aux catholiques assez de bienveillance.
Après IH.'JO, les radicaux, ayanl renversé les
patriciens, dressèrent les Articles de Iladen en
1836 et vexèrenl les catholiques d'une ma-
nière continue jusqu'à la guerre du Sonder-
bund ; mais les réclamations de la France et
de l'Autriche ne leur permirent pas de [tous-
ser jusqu'au bout la violation des traités.
Après 1870, les victoires de la Prusse, l'abais-
sement de l'Autriche et de la France leur
fournirent enfin l'occasion de reprendre la
trame de leurs perfidies. Ainsi la guerre était
à peine terminée, que les principaux meneurs
se réunirent à Langenthal, dans le canton de
Berne, où ils dressèrent leurs batteries.
Depuis 1815, le siège de S. Pantale avait
vu succéder à François-Xavier de Neveu, An-
toine Salzmann et Charles Arnold. Joseph-An-
toine Salzmaun, théologien profond, homme
simple et laborieux, était d'une rare activité
dans l'administration et gérait presque tout
seul les affaires de son diocèse. A sa mort en
1854, le diocèse de Bâle avait eu pour pasteur
Charles Arnold, homme d'une douceur inalté-
rable et d'une exquise urbanité, dont les
suaves et délicates vertus rappelaient le divin
pasteur des âmes. En 1862, les chanoines-sé-
nateurs composant le Chapitre de Bâle éli-
saient Aimable-Jean-Claude-Eugène Lâchât,
né en 1819 à Montavon, paroisse de Damvant,
au district de Porrentruy. Eugène Lâchât, or-
phelin de bonne heure, avait eu, pour pre-
mier maître, son frère François Lâchât, tour
à tour député, publiciste et écrivain, à qui
nous devons les traductions de la Symbolique
de Mœhler et de la Somme de saint Thomas,
plus la belle et définitive édition de Bossuet,
c'est-à dire trois chefs-d'œuvre. Mais parmi
les chefs-d'œuvre de François Lâchât, le chef-
d'œuvre des chefs-d'œuvre fut son frère Eu-
g< ne qui, l'instruction primaire reçue, avait
étudié à Besançon les humanités, la Théo-
logie à Albano et, ordonné prêtre, avait dé-
buté comme missionnaire en Italie. Succes-
sivement supérieur du pèlerinage de Trois-
Epis près Colmar, curé de Grandfontaine et
Doyen de Délémont, traducteur de Y Ecole des
miracles du Père Ventura, il s'était concilié
partout des sympathies qui se traduisirent par
sa présentation pour le siège de Bâle (2).
Dans ce nouveau prélat, on distinguait un
juste mélange de l'agneau et du lion, la force
et la douceur, mais surtout la douceur sym-
mpruntons cet exposé juridique à une brochure de l'abbé Crélier, L'Ours devenu pas-
teur, /rapine de Mgr Lâchai, par notre ami Edouard Hornstein, qui fui avec Chavannes,Turherg
et, Schnurig, Schmiedlin, Migy, Brichet et plusieurs autres noire condisciple au sémi-
naire de hangres.
72
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pathique donl la bonté attirante rend inutile
la Fermeté. <>r. c'e6t contre cet agneau que va
se déchaîner la fureur de l'Ours bernois.
Les radicaux commencèrent la campagne
contre l'Eglise par la revision de la constitu-
tion fédérale. La constitution de 1848, par la-
quelle, à la suite de la guerre du Sonderbund,
ils avaient remplacé l'ancien pacte, quoique
déjà 1res hostile à l'Eglise, ne l'était pas en-
core assez à leur gré. En la revisant, ils se
proposaient un double but : d'abord, d'ache-
ver de mettre l'Eglise dans les fers, pour ar-
river ensuite à l'éliminer de la Suisse; en-
suite, de concentrer tous les pouvoirs, surtout
le pouvoir militaire des autorités fédérales,
afin d'ôter absolumenl, aux cantons catho-
liques, toute possibilité de résistance. La
constitution fédérale ainsi revise'e ayant été
soumise à l'acceptation du peuple fut rejelée,
il est vrai ; mais les auteurs dece plan, quelque
sensible que leur fût cet échec, ne perdirent
pas néanmoins courage : ils se mirent immé-
diatement à l'œuvre et entreprirent une nou-
velle revision dans laquelle, profitant de l'ex-
périence et cédant sur d'autres points, ils
donnent encore un plus libre essor à leur
haine contre l'Eglise catholique.
Mais en reprenant en sous-œuvre la revision
delà constitution fédérale, ils n'en attendirent
pas le succès pour travailler plus directement
à la réalisation du projet qu'ils ont tant à
cœur.
Ils avaient remarqué que la majorité leur
était acquise dans presque tous les cantons
qui composent le diocèse de Bâle : ils vou-
lurent du moins faire là ce qu'ils n'étaient pas
encore en position d'exécuter dans la Suisse
entière. Ils convoquèrent donc à Soleure une
assemblée dite conférence diocésaine, parce
qu'elle se compose des délégués de ces can-
tons, qui s'y réunissaient pour traiter des af-
faires ecclésiastiques, espèce de conciliabule
laïque qui, le 19 novembre 1872, trouvait à
propos de décréter, et, le 26 du même mois,
signifiait à l'évéque de Bàle, Mgr Lâchât, ce
qui suit :
« Attendu que l'évéque de Bâle, contraire-
ment à la défense portée le 18 août 1870 par
la conférence diocésaine, a promulgué et
maintient le dogme de l'infaillibilité pa-
pale, dogme qui viole les prérogatives du
diocèse, les droits des gouvernements, et
change fondamentalement la constitution
de l'Eglise ;
« Attendu que, par cette promulgation, il a
violé le serment qu'il a prêté sur l'Evangile le
30 novembre 1863, jurant obéissance aux can-
tons, et promettant de ne prendre part hors de la
Suisse à aucun projet et de n entretenir aucune
intelligence ni aucune relation suspecte qui pour-
raient troubler la paix publique ;
« Attendu qu'il a effectivement troublé la
paix publique, soit en déposant ou en excom-
muniant de sa propre autorité et contre le
droit des curés qui combattaient l'infaillibilité
papale, soit en refusant de ratifier les nomi-
nations faites par les gouvernements ou par
les paroisses et qu'il méconnaît dans ses écrits
du 4 et du 9 novembre les principes de la lé-
gislation des Etats sur ce dernier point de la
discipline;
« Attendu qu'il a établi et maintient un sé-
minaire de sa seule autorité, sans la coopéra-
tion des Etats et contrairement au concordat
du 26 mars et à la bulle du 7 mai 182N ;
u Attendu qu'il ne s'est point soumis à la
demande que le vorort diocésain lui a faite
en 186;> et en 1867, au nom des cantons,
d'abaisser la taxe des dispenses dans de justes
proportions, mais qu'il continue contre sa pro-
messe d'en faire un commerce indigne, comme
on le voit par une lettre du chancelier Duret
au curé de Starrkirch ;
« A l'unanimité :
« I. Les cantons ne reconnaissent pas le
traité porté le 18 juillet 1870, par le concile
du Vatican sur l'infaillibilité papale et ne lui
accordent aucune autorité légale.
« II. Ils refusent le droit et défendent à
l'évéque de frapper de censures les curés qui
combattent le dogme de l'infaillibilité papale.
« 111. Ils refusent le droit et défendent à
l'évéque de déposer les curés sans le concours
et le consentement des autorités cantonales.
« IV. L'évéque est sommé de répondre dans
le délai de trois semaines, par l'entreprise du
vorord diocésain, sur les faits qui lui sont re-
prochés dans les considérants de ce décret.
« V. L'évéque est sommé de retirer pareille-
ment dans le délai de trois semaines, sans ré-
serves ni conditions, la peine de suspense et
d'excommunication contre les curés Egli et
Gschwind.
« VI. Il est invité de déposer le chancelier
Duret. »
Les délégués qui assistaient à la séance où
fut porté ce beau décret étaient ceux des gou-
vernements de Soleure, Berne, Argovie, Thur-
govie et Bâle-campagne. Les gouvernements
catholiques et conservateurs de Lucerne et de
Zug, sachant de quoi il s'agissait, n'avaient
pas voulu s'y faire représenter.
Mgr Lâchât ayant refusé, comme il le de-
vait, d'obtempérer à ces sommations aussi in-
justes qu'insolentes, la conférence, par un
nouveau décret en date du 29 janvier 1873,
déclara que C approbation accordée le 30 no-
vembre 1863 à sa nomination au siège épiscopal
de Bâle était retirée, et qu'ainsi le siège de
l'évêché était vacant ; interdite ce prélat l'exer-
cice de ses fonctions épiscopales, chargea le
gouvernement de Soleure de le mettre à la
porte de son palais et invita le chapitre à
nommer dans la quinzaine un administrateur
ad intérim du diocèse qui agréât aux gouverne-
ments. En cela elle ne faisait qu'adopter les
propositions présentées par le gouvernement
de Berne et que le Bund, journal semi-officiel,
avait déjà publiées deux jours auparavant (le
27 janvier). En même temps elle adressa une
proclamation aux catholiques du diocèse pour
leur annoncer les qiesures qu'elle venait de
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
73
prendre contre leur évoque, sur qui naturelle-
ment «'Ile en faisait retomber toute la respon-
sabilité.
Tous les gouvernements radicaux ratifièrent
ces mesures, tfn conséquence, l'évèque de
Bâle, chassé de Bàle par la Itéforme en 1527,
de Porrentruy par la Révolution en 1793, fut
chassé de Soleure par les communards en
1873. Le matin du 10 avril, le prélat avait dit
la messe, comme de coutume, dans sa cha-
pelle. A neuf heures, les membres du chapitre
cathedra!, les sénateurs, plusieurs prêtres de
la ville et du Jura, accourus pour faire cor-
tège à leur père, se pressaient autour de
Mgr Lâchât. Quelques instants après, les dé-
légués du gouvernement de Soleure se pré-
sentent ; ils signifient à l'évèque l'ordre du
conseil exécutif qui l'expulse de sa résidence
et qui doit recevoir immédiatement son exé-
cution. L'évèque, d'une voix calme et résolue,
déclare à ses persécuteurs qu'il ne quittera
que par la force une maison qui est la sienne,
par son élection et par les fonctions qu'il
exerce ; si on le laisse libre, il y restera selon
son droit ; si ou lui fait violence, il cédera à
la violence en protestant hautement contre
l'injustice et contre l'injure. Le chef de la po-
lice, Ackermann, est mandé ; il se déclare
prêt à employer la force, si le prélat refuse
de sortir. Aux ordres de cet agent supérieur
de la force publique, Mgr Lâchât cède en
protestant ; il bénit ses prêtres qui l'entourent,
il bénit sa famille en larmes dans les corridors
de sa maison, et va, dans la cathédrale,
épancher d'abord son âme devant le Dieu
crucifié pour la cause de qui il souffre persé-
cution. Le soir, l'évèque trouvait un abri sous
le toit de la famille de H al 1er ; le lendemain,
il se rendait à Altishoffen, près de Lu-
cerne, au centre de la Suisse, à quelques
pas de Tirutli, berceau de la liberté helvé-
tique.
Avant de se porter à ces criminelles et hon-
teuses violences, le gouvernement de Berne,
non content d'avoir déposé ^matériellement
l'évèque, avait voulu l'anéantir hiérarchique-
ment. Par une circulaire aux préfets, en date
du 1er février, sommation était faite à tous
les ecclésiastiques du canton, sous les menaces
les plus graves, « de rompre dès ce moment
toute espèce de relations quelconques avec
M. l'évèque Eugène Lâchât concernant les af-
faires du culte », avec interdiction notoire,
" 'l'exécuter h l'avenir aucun ordre, comman-
dement ou mesure émanant de lui ». Par une
seconde circulaire, expresse prohibition était
faite spécialement de lire le mandement de
carême. Il eut été difficile, à l'ours bernois, de
se montrer plus naïvement et plus grossière-
ment despote; car enfin, il -'occupe là de
choses qui ne regardent pas les ours, même
habillés en législateurs. L'ordre civil et l'ordre
religieux sont choses distinctes, et, dans une
certaine mesure, séparées ; les confondre, c'est
troubler tout l'ordre de la rédemption ; c'est
mettre à la merci du pouvoir civil, la foi et la
conscience ; c'est relever le type augustal des
Césars.
Se soumettre ;'■ de pareils ordres eût i
trahir L'Eglise et bs déshonorer. Au.-si tout le
clergé catholique du Jura, sans aucune excep-
tion, protesta-t-il, auprès du gouvernement,
contre ces injonctions ainsi que contre la dé-
position de son évoque, comme violant les
droits de l'église et conduisant au schisme.
Dans sa réponse, le gouvernement éleva
contre les curés jurassiens ces griel
1° Par leur protestation, les prêtres du can-
ton de Berne refusent de se soumettre aux in-
jonctions de l'Etat, qui leur a défendu d'avoir
une relation officielle avec Mgr Lâchât, et leur
a notamment interdit d'exécuter à l'avenir aucun
ordre, commandement ou mesure émanant de lui.
2° La protestation du clergé jurassien, en
présence des décisions de la Conférence dio-
césaine et des ordres du gouvernement de
Berne, est un acte de rébellion et de résis-
tance ouverte vis-à-vis de l'autorité civile.
3° La dite protestation dénie à l'Etat toute
espèce d'autorité vis-à-vis de l'Eglise catho-
lique, de sa constitution et de ses organes,
dénote l'intention de soulever les popula-
tions catholiques et constitue le plus grand
péril pour la paix confessionnelle et la pros-
périté publique.
4° La souveraineté de l'Etat, la prospérité
publique et la paix confessionnelle ne peuvent
dès lors être maintenues et assurées que par
une intervention ferme de l'autorité civile.
Les curés jurassiens répondirent :
1° Qu'ils devaient, comme pasteurs des
âmes, respect et obéissance à leur évèque ;
que le pape seul pouvait les dispenser de ce
double devoir ; que le pouvoir civil, sans au-
torité dans l'Eglise, n'avait, dans l'Eglise,
rien à leur commander ;
2° Que, loin d'être rebelles, ils avaient tou-
jours été soumis au for extérieur et dans la
sphère civile, supportant toutes les charges de
l'Etat ; mais que dans l'ordre ecclésiastique et
au for intérieur, ils ne pouvaient être ni re-
belles, ni même désobéissants à un pouvoir
qui était, ici, sans compétence ;
3° Que soumis à l'Etat et à l'Eglise, chacun
en ce qui les concerne, ils n'avaient rien fait
qui put troubler la paix publique et altérer la
bonne harmonie entre les deux puissances ;
4° Que l'intervention de l'Etat dans les af-
faires religieuses était une pure tyrannie, et
qu'ils n'avaient qu'à se rappeler la règle Apos-
tolique : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux
hommes ».
C'était à Berne un parti pris d'aller jus-
qu'au bout. Le conseil exécutif répondit à la
protestation du clergé, le 18 mars, par l'arrêté
suivant :
I. La demande sera immédiatement for-
mulée auprès de la Cour d'appel et de cassa-
tion pour la révocation de tous les curés rem-
plissant des fonctions spirituelles dans le
canton de Berne et qui ont signé la protestation
précitée.
74
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATIIOLIOUE
II. Jusqu'à la décision de la Cour d'appel,
les curés dont il B'agil Boni tous Buspendus
dans L'exercice de leurs fonctione publiques.
III. Pour le cas OÙ, dans un délai de
14 jouis, à partir du moment où la présente
leur aura été notifiée, les curés trappes par la
d< jision ci-dessus déclareraient vouloir se
soumettre aux décisions des autorités de
l'Etat, le conseil exécutif se réserve de retirer
la demande de révocation de la suspension en
ce qui concerne ces curés.
IV. La direction des cultes est invitée à
soumettre le plus tôt possible des propositions.
touchant le remplacement des curés dans leurs
fonctions civiles et religieuses.
D'après la législation bernoise, le gouver-
nement n'a pas le droit de révoquer ou de
destituer lui-môme les fonctionnaires de l'Etat ;
il ne peut que les suspendre dans leurs fonc-
tions, comme il s'exprime en son français de
Berne, et les traduire devant la Cour d'appel,
seule autorité compétente pour prononcer la
révocation ou la destitution. Cette procédure
toutefois n'était pas recevable vis-à-vis des
curés, qui ne sont pas fonctionnaires de l'Etat,
mais qui relevant, comme tels, exclusivement
de l'Eglise, ne peuvent être ni nommés, ni
suspendus, ni révoqués par le pouvoir civil.
Mais, même en raisonnant dans l'hypothèse
de l'ours bernois, on peut encore lui reprocher
la violation de sa loi ; car, nonobstant le délai
suspensif pour l'approbation, et, par consé-
quent, pour l'application de son décret, il des-
titua immédiatement et expulsa, sans forme
de procès, un professeur du collège de Delé-
mont, l'abbé Borne, par la seule raison qu'il
avait signé la protestation du clergé. On voit
que, pour l'ours bernois comme pour les autres
fauves de la révolution :
11 est avec la loi des accommodements.
Le lendemain de son arrêté, le conseil exé-
cutif, qui ne se dissimulait pas le méconten-
tement qu'allaient soulever des mesures si
odieuses, décrétait éventuellement l'occupa-
tion militaire du Jura Bernois, nommait le
commandant militaire du corps d'occupation,
lui adjoignait un commissaire civil et faisait
tous les préparatifs de l'expédition. La pru-
dence et le calme que les catholiques surent
joindre au courage et à la fermeté semblaient
devoir ôter tout prétexte de mettre à exécu-
tion ce décret insultant ; mais s'ils prévinrent
une occupation générale du pays, ils ne purent
empêcher l'occupation plus ou moins longue
de plusieurs communes. Les procédés de
l'autocratie sont partout les mêmes : on est li-
béral à Berne, comme on est tolérant à Saint-
Pétersbourg.
Le grand conseil, dans sa séance du 26 mars,
approuva par 162 voix contre 15 toute la con-
duite du gouvernement dans les affaires du
diocèse, sans tenir le moindre compte ni de
la pétition des catholiques, ni des protesta-
tions que lui avaient aussi adressées Mgr La-
chat et le clergé jurassien.
Le clergé fit encore au gouvernement,
contre l'arrêté du 18 mars, de nouvelles ré-
clamations et protestations, qui n'aboutirent
qu'a un nouvel ukase en date du 28 avril in-
titulé : Ordonnance d'exécution, déclarant dé-
fendues et interdites à tous les curé» suspendus :
« Toute espèce de fonctions ecclésiastiques
dans les bâtiments destinés au service divin
public (églises, chapelles, etc.) ; en outre toutes
fonctions dans les écoles ou les établissements
publics d'instruction, ainsi qu'au sein des au-
torités des écoles publiques, et enfin toutes
autres fonctions publiques, notamment la
participation aux processions et aux funé-
railles en ornements sacerdotaux, la prédica-
tion et la catéchisation, etc., pour autant
qu'elles ont lieu en public. »
La faculté de dire une messe basse est tout ce
qui leur était laissé de toutes leurs fonctions
sacerdotales et pastorales. A cela près, le culte
public était complètement supprimé.
Il est bien vrai que l'ordonnance ajoutait que
chaque conseil de fabrique pouvait, avec /'au-
torisation de la direction des cultes, charger
provisoirement des fonctions ecclésiastiques de
la paroisse un prêtre catholique qui n'eût pas
été atteint par l'arrêté du 18 mars ; mais elle y
mettait les conditions suivantes :
« Les ecclésiastiques qui, bien que n'ayant
pas été suspendu* de leurs fonctions, ont
néanmoins signé des protestations, ne peuvent
être employés que pour le cas où ils déclare-
ront retirer leurs signatures de ces protesta-
tions.
» Du reste, toute nomination de cette es-
pèce ne pourra avoir lieu que lorsqu'il aura
été prouvé au préalable que l'ecclésiastique
que cela concerne est disposé à entrer en fonc-
tions sans avoir reçu l'ordre ou l'assentiment
du ci-devant évêque Eugène Lâchât. »
Or, non seulement il n'y avait pas dans tout
le pays un seul prêtre qui remplît ou voulût
remplir ces conditions, mais il est clair en
outre que, en dépit de la mître surmontée de
la tiare qui ornait déjà la tête de M. le direc-
teur des cultes, celui qui les aurait remplies
n'eût jamais été qu'un schismatique et un in-
trus, sans aucun des pouvoirs nécessaires
pour exercer le ministère pastoral, et avec
qui il n'eût pas même été permis aux fidèles de
rester en communion. On voit donc à quoi se
réduisait la gracieuse concession des persécu-
teurs de l'Eglise dans le Jura. C'était dire à
ses enfants: Nous permettons que le culte ca-
tholique soit encore pratiqué parmi vous,
pourvu que vous renonciez au catholicisme.
Nous avons peine à trouver des prêtres apos-
tats, des Judas, pour remplacer vos pasteurs
légitimes et fidèles, et c'est là un de nos
grands embarras ; mettez-vous vous-mêmes
en quête pour vous en procurer et nous aider
ainsi à vous précipiter au fond de l'abîme !
Lorsqu'on apprit en Europe que les protes-
tants, qui s'étaient dit gens de liberté et de
tolérance, tant qu'ils étaient les plus faibles,
devenus les plus forts, s'érigeaient par-
tout en oppresseurs et en persécuteurs, op-
LIVRE QU LTRE-VINGT-QUÀTORZIEMI
presscurs au nom de U liberté, persécuteurs
au nom d'un athéisme fanatique, on éprouva
moins de surprise que d'indignation. Ce mé-
pris «le tout dioil, dfi toute raison, de toute
justice, ce cynisme dans ce mépris révolta
d'autant plus que les victimes de la persécu-
tion étaient plus innocentes. On persécutait
parce qu'on voulait persécuter, on proscrivait
parce qu'on voulait proscrire ; on ne déshono-
rait pas seulement le protestantisme par ces
excès, on déshonorait l'humanité. On trouvait,
dans les tyrans bernois, moins l'homme que
la béte, la bête civilisée et corrompue, la pire
des bête, l'ours de Berne. Les gardiens de la
foi et de l'honneur chrétien élevèrent tous la
voixpour flétrir ces abominations et recueillir,
pour les victimes, l'obole de la charité. « Les
cantons de Soleure, de Berne, d'Argovie, de
Bàle et de Thurgovie, disait le cardinal
Othmar de Bauscher, archevêque de Vienne,
s'arrogèrent le droit de déposer leur évêque
s'il n'obtempérait pas à leurs demandes, et
déclarèrent les communautés catholiques au-
torisées à décider des questions religieuses, à
choisir leurs curés et à les congédier lorsqu'ils
n'auraient plus pour eux la majorité de la
communauté. Ces prétentions étaient une at-
teinte formelle à l'existence même de l'Eglise
catholique : c'était renverser sa constitution,
attenter à sa foi, et faire dépendre entière-
ment de l'Etat l'administration de ses intérêts.
Les gouvernements de ces cantons forcèrent
même les catholiques à reconnaître qu'ils
n'avaient fait qu'user de leur droit, et tous
ceux que leur devoir obligerait de s'opposer à
des mesures qui dépassaient si manifestement
les limites du pouvoir de l'Etat, furent traités
comme s'ils avaient été coupables de révolte
contre l'autorité légitime. Yotre Grandeur a
été chassée de son lùège épiscopal, des
amendes ont été imposées, les rapports entre
ecclésiastiques interdits, les biens de l'Eglise
mis sous le séquestre, les églises fermées. Les
ennemis de l'Eglise catholique se sont montrés
tels qu'ils sont ; la plus légère apparence de
la tolérance la plus nécessaire a disparu ; les
jours d'une persécution ouverte sont arrivés.
Il ne reste à employer de plus contre les ca-
tholiques que les tourments corporels. »
Les treize évèques d'Angleterre écrivaient
aux évèques et aux prêtres qui combattent
le bon combat dans les Etats confédérés de la
Suisse : « Souffrir la haine des hommes sans
religion, être continuellement harcelés par
les conspirations des sectaires, n'est pas chose
nouvelle pour vous ; car depuis trois siècles
L'Eglise, dans votre Suisse, a dû souvent, à
des époques diverses, repousser avec une in-
vincible fermeté les assauts et les embûches
des ennemis de la foi catholique.
» Aujourd'hui encore, les exilés, les trans-
fuge.-:, les proscrits et les vieux routiers de
presque toutes les autres nations se sont ré-
fugiés et ont trouvé un asile dans vos vallées
hospitalières, au milieu de vos montagnes es-
carpée
» Faut-il donc s'étonner si ci ennemis de
la vérité et de toute subordination s'élè-
vent et se déchaînent avec tant de fureur
contre vous, ô vigilants Pasteurs de l'Egi.
de Dieu, et contre vos ouailles demeurées fi-
dèles?
» Plusieurs d'entre nous se souviennent
d'avoir vu autrefois et salue'; avec vénération
à Home votre illustre confrère, l'évoque de
Lausanne et de Genève, lequel avait été exilé,
parce qu'il avait confessé la foi, en soute-
nant l'autorité de l'Eglise.
» Aujourd'hui nous contemplons l'excellent
évoque d'IIébron, marchant comme un (ils
sur la trace de son père, et condamné égale-
ment à l'exil pour la défense de la môme
cause sacrée.
» Même dans le diocèse de Bâle, où, dans
des temps plus reculés, les complots ourdis
par des hommes pervers contre le Saint-
Siège avaient fait verser des larmes et pro-
voqué l'indignation, les fidèles prodiguent
aujourd'hui les témoignages d'une filiale vé-
nération à leur invincible évêque, lequel,
malgré les spoliationset les vexations réitérées
qu'on lui fait subir, combat au premier rang,
entouré d'un clergé et d'une population fidèle
et courageuse, pour défendre la liberté de
l'Eglise.
» Ces ignobles persécutions, exercées contre
les pasteurs de Jésus-Christ, sont la honte de
la Suisse, mais aussi la gloire de votre Eglise ;
car cette odieuse et impuissante conspiration
des hérétiques, des incrédules, des démolis-
seurs, fait briller d'une manière éclatante, aux
yeux des nations prévaricatrices, la lumière
de la vérité catholique, laquelle peut seule
inspirer tant de constance à l'Episcopat, tant
d'unité et de fidélité au clergé, etaux ouailles
tant d'attachement inviolable à leurs Pas-
teurs. »
« Les indignités commises et qui se pour-
suivent à Rome, en Suisse, en Allemagne,
contre l'Eglise catholique, formeront, dit l'ar-
chevêque de Paris, une page que la postérité
jugera sévèrement. Cette humiliation était
nécessaire à notre siècle infatué d'orgueil et
qui n'a que du mépris pour tout ce qui ne date
pas d'hier. Il n'y a point de titres fastueux
qu'il ne se soit décernés à lui-même; il faut
lui savoir gré de n'avoir pas encore osé s'ap-
peler le siècle de la vertu. S'il n'était aveuglé
parla passion il reconnaîtrait qu'il est dé-
pourvu de toutes les choses qui constituent la
véritable grandeur; il n'est plus en notre
puissance de cacher au monde notre abaisse-
ment.
» En quels termes pompeux n'a-t-on pas
vanté la liberté de conscience. C'était la con-
quête, l'honneur des temps modernes, l'in-
signe bienfait acquis sans retour à l'humanité,
et voilà que l'on est en train de prouver à la
face de l'univers, que ce grand principe de la
liberté de conscience n'est qu'un mensonge
de plus ajouté à tant d'autres. Il faut que la
démonstration s'achève, afin qu'il devienne
7fl
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISl CATHOL1QU1
manifeste, au nom de tous, que la vraie li-
berté n'a pas d'ennemis plu- perfides el plus
acharnée que les hommes qui invoquent sans
cesse son nom pour la faire servir à leurs
passions et à leurs haines.
» Le? évoques, les prêtres, les vrais chré-
tiens savent ce qu'ils ont à faire en présence
de ces odieuses et violentes injustices; Dieu
vous donnera la force d'accomplir votre de-
voir. La prière, la patience, la fermeté, la di-
gnité, le pardon, voilà nos armes pour nous
défendre. La vertu des chrétiens a vaincu les
ennemis d'autrefois, elle vaincra les modernes
ennemis que nous avons devant nous ».
Les viclimes protestaient aussi contre la
persécution. Le dimanche, 25 mai, fête de
S. Grégoire VII, six mille catholiques du Jura
bernois se réunissaient sur les confins des
districts de Delémont et de Moutier, pour
protester publiquement contre les mesures
tyranniques dont le clergé était l'objet et
aviser aux mesures à prendre, dans ces cir-
constances, pour sauvegarder la foi. Après
avoir entendu plusieurs orateurs, l'assemblée
vota, par acclamations et à mains levées, les
résolutions suivantes :
1° Protestation de fidélité et de dévouement
au Pape, à l'Evêque et au clergé fidèle ;
2° Protestation contre les mesures inconsti-
tutionnelles et illégales dont l'Eglise catho-
lique était devenue l'objet dans le canton de
Berne ;
3° Nomination d'un comité chargé de la
défense des intérêts religieux des catholiques
jurassiens, par toutes les voies légales, soit
isolément, soit de concert avec les autres ca-
tholiques du diocèse ou delà Suisse.
Ces résolutions votées, le président Keller,
avocat de Moutier, proposa d'acclamer Pie IX,
« le grand et saint vieillard du Vatican »,
Mgr Lâchât, « le courageux et intrépide dé-
fenseur des droits de l'Eglise », et le clergé
du Jura, « suspendu, persécuté et malgré tout
fidèle à ses devoirs et à sa conscience ». Tous
debout, tête nue, s'écrièrent : « Vive Pie IX !
Vive Mgr Lâchai ! Vive le clergé du Jura ! » et
ces acclamations, expression des sentiments
des soixante mille catholiques du Jura bernois,
lurent répétées par les échos des montagnes.
En même temps qu'il destituait les curés,
afin de se mettre en mesure de dépouiller
complètement l'Eglise catholique, quand le
moment serait venu, le conseil exécutif en-
joignait aux conseils de Fabrique de dresser
un inventaire exact des vases, ustensiles et
ornements d'église, ainsi que du mobilier ap-
partenant à la paroisse, le chargeant, sous
leur responsabilité, de veiller à ce que les
objets portés sur ces inventaires ne fussent
pas détournés de leur destination, c'est-à-dire,
suivant son style, employés à d'autres besoins
que ceux de la religion et des besoins du culte.
En parlant aVaufres besoins que ceux des be-
soins du culte, le but du conseil était précisé-
ment de détourner ces objets de leur destination
pour les faire servir aux besoins du schisme et
de l'hérésie, sans laisser absolument rien aux
catholiques de ce qui est nécessaire pour
l'exercice de leur culte.
Et c'est ce qui eut lieu.
L'ukase frappait les curés contrevenants
d'une amende de 10 à 200 francs, qui devait
être douhlée en cas de récidive, el dont il dé-
clarait encore passible, en outre, « tout ecclé-
siastique qui déclarerait publiquement que le
mariage conclu devant le fonctionnaire civil »
(et non accompagné du mariage religieux)
« est seulement un concubinage et que les en-
fants qui en naissent gont illégitimes ».
Dès lors les rapports de gendarmes et les
amendes commencèrent à pleuvoir comme
grêle sur les pauvres curés, privés encore du
traitement que, aux termes de l'Acte de réu-
nion (art. 7), le gouvernement était tenu de
leur payer. Peureusement que la charité des
catholiques, de ceux de France vint à leur
secours.
Enfin, comme il fallait s'y attendre à moins
de se faire la plus grossière illusion, et comme
chacun s'y attendait en effet, le 15 septembre
la Cour d'appel rendit la sentence que lui
avait demandée le gouvernement. En vain les
curés, dans leur Mémoire de défense, comme
l'abbé Crélier l'avait déjà fait dans une cir-
constance semblable, avaient prouvé sans ré-
plique l'incompétence de la Haute Cour, et,
en général, du pouvoir civil dans cette affaire :
la Cour d'appel qui, l'année précédente, s'était
une première fois déclarée compétente pour
révoquer l'abbé Crélier avec un autre curé,
persista dans cette prétention qu'elle crut
pouvoir encore établir sur tous les misérables
arguments dont le curé de Bebaveiler avait
démontré dans cette occasion les incohérences,
les contradictions et la parfaite nullité. Elle
les répéta à peu près mot pour mot d'un bout
à l'autre, comme s'ils eussent été irréfutables
et péremptoires, sans y ajouter autre chose
qu'une assertion insoutenable qui la mettait
une fois de plus en contradiction avec elle-
même et le prétexte banal des empiétements
de YEglise de Rome, qui, s'ils n'étaient ré-
primés, n'aboutiraient à rien moins, assurait-
elle, qu'au renversement des lois républicaines et
démocratiques que tous nos fonctionnaires ont
juré de respecter et de faire observer. Oui,
c'était au moment où l'Etat de Berne, déchi-
rant les traités et foulant aux pieds ses ser-
ments, s'emparait ouvertement de toute l'au-
torité et de tous les droits de l'Eglise catho-
lique, se substituait complètement à elle, et
allait même jusqu'à consacrer cette mons-
trueuse iniquité par une loi, qu'il osait parler
de ses prétendus empiétements.
Sa déclaration de compétence faite, la Cour
d'appel, statuant sur le fond, rendit à l'una-
nimité moins une voix l'arrêt que je vais
transcrire avec les motifs dont elle l'appuie :
« Considérant, dit-elle :
« 7° Qu'en déclarant, comme ils l'ont fait,
que les mesures prises par l'Etat n'ont pour
eux aucun caractère et aucune valeur, qu'ils
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
77
ne reçoivent pas et ne peuvent pas admettre
les défenses faites par le gouvernement, qu'ils
continueront à recevoir de l'autorité ecclésias-
tique toutes communications et écrits pour
être lus et communiqués, nonobstant les or-
dres du gouvernement, et qu'ils n'admettront
aucune modification à l'organisation exté-
rieure du culte en dehors de l'autorité ecclé-
siastique, MM. les curés se sont mis en état de
résistance ouverte aux lois de l'autorité civile ;
« 8° Qu'ils ont ainsi contrevenu à leurs de-
voirs de fonctionnaires établis, salariés et as-
sermentés ;
« 9° Que partant ils sont indignes ou inca-
pables d'être maintenus comme curés à la tête
des paroisses respectives qu'ils ont jusqu'ici
administrées ;
« Par ces motifs,
« Se fondant sur les articles 7 et suivants
de la loi du 20 février 1857 ;
« La Cour d'appel et de cassation
« Arrête :
g 1° Les 69 curés nommés en tête des pré-
sentes sont révoqués de leurs fonctions cu-
riales.
« 2° Chacun d'eux est déclaré non éligible
à une cure du canton aussi longtemps qu'il
n'aura pas retiré sa protestation de fé-
vrier 1873.
« 3° Ils sont en outre condamnés solidaire-
ment aux frais. »
En suite de cet arrêt, et avant même qu'il
eût été notifié aux curés, le conseil exécutif
leur faisait signifier par les préfets (la missive
de celui de Porrentruy est du 7 octobre) :
1° Qu'à partir de l'époque où il leur aurait
été communiqué, il leur était interdit d'exercer
aucune fonction ecclésiastique, même celles qui
leur étaient encore permises à teneur de l'ordon-
nance d'exécution du 28 avril 1873, et qu'il se-
rait procédé avec toutes les rigueurs de la loi
contre eux dans le cas où ils n'obtempéreraient
pas à cette défense ;
2° Qu'ils auraient à quitter le presbytère dans
le délai de 14 jours, à partir de celui où l'arrêt
leur aurait été communiqué.
Un peu plus tard, le 28 octobre, le conseil
exécutif étendit encore ces mesures aux vi-
caires catholiques du Jura qui avaient signé
la protestation du clergé, c'est-à-dire à tous
sans exception, leur défendant d'exercer au-
cune /onction pastorale, soit en dedans, soit en
dehors de l'Eglise, dans les communes du Jura,
et leur enjoignant de quitter les presbytère* à
la même époque que celle qui avait été fixée aux
curés révoqués.
En même temps, ce gouvernement paternel,
dans l'intérêt, disait-il, d'une exécution conve-
nable de l'arrêt de révocation, mais surtout
parce qu'il était à croire qu'à l'époque où cette
exécution aurait lieu, les cures révoqués re-
doubleraient leurs agitations, renouvelait au
commandant des troupes déjà destinées depuis
longtemps à occuper le Jura catholique et au
commissaire civil qui devait l'accompagner,
l'invitation de se tenir prôtsâ suivn luc itôl
l'appel qu'il pourrait leur adresser.
Cependant, tout le clergé catholique étant
ainsi supprimé d'un seul coup dans le Jura, il
s'agissait de le remplacer : car on ne pouvait
pas songer k laisser tout un pays si religieux
sans un simulacre de culte ; et pour remplacer
le clergé catholique, il aurait fallu avoir de
quoi faire 70 curés intrus, sans compter les
vicaires. Comme le chiffre des apostats dont
le gouvernement était parvenu à faire l'ac-
quisition en France et ailleurs ne s'élevait pas
si haut à beaucoup près, il para comme il put
à cet inconvénient par une ordonnance sur le
culte datée du 6 octobre 1873. Dans ce nouvel
ukase, « considérant, dit-il :
« 1° Que par arrêt de la Cour d'appel et de
cassation du canton de Berne, en date du
15 septembre dernier, 69 curés catholiques
ont été révoqués de leurs fonctions dans les
paroisses qu'ils desservaient et qu'ils sont dé-
clarés non rééligibles pour aussi longtemps
qu'ils n'auront pas retiré leur protestation du
mois de février 1873 ;
« 2° Que dans ces circonstances, et eu égard
à la dissolution de fait du ci-devant évêché de
Bàle, il est du devoir du gouvernement de
pourvoir à la satisfaction des besoins religieux
de la population par l'installation de nouveaux
curés et d'un culte catholique bien ordonné,
reconnu et subventionné par l'Etat ;
« 3° Qu'à cet effet la nomination et l'ins-
tallation des nouveaux curés par le gouverne-
ment est le seul modus vivendi possible ;
« 4° Que l'étendue minime, ainsi que le
chiffre faible de la population d'une partie des
paroisses catholiques actuelles, justifie une
réduction, soit une fusion provisoire des dites
paroisses quant aux fonctions pastorales ;
« 5° Que, du reste, il n'y a pas lieu de pré-
juger une organisation future et définitive de
l'Eglise catholique dans le canton de Berne. »
Pour ces motifs, il réduit provisoirement les
76 paroisses catholiques du Jura à 28 arron-
dissements pastoraux, dont il donne la circons-
cription ;
Il statue que « la nomination des curés ap-
pelés à desservir ces arrondissements pasto-
raux a lieu par le conseil exécutif, qui délivre
à cet effet à l'ecclésiastique élu un acte spécial
de nomination » ;
Que « l'élu sera installé dans ses fonctions,
soit présenté à la commune, avec la solennité
religieuse convenable, par le préfet ou par un
fonctionnaire municipal qu'il aura désigné à
cet effet » ;
Que, « à cette occasion, l'élu prêtera, en
présence de la commune rassemblée, le ser-
ment constitutionnel prescrit pour les autorités
et les fonctionnaires de l'Etat » ;
Que, « en acceptant sa nomination aux
fonctions de curé d'un arrondissement pastoral,
l'élu prend l'engagement de n'avoir, sans l'as-
sentiment des autorités de l'Etat, aucun rap-
port concernant ses fonctions ecclésiastiques
avec une autorité épiscopale ou ecclésiastique
78
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
quelconque, et à ne recevoir aucun ordre de
celle-ci » ;
Que, - en ce qui concerne les prestations
en nature (logement, bois d'affouage, jar-
din, etc.), les communes composant ['arron-
dissement pastoral conservent les obligations
qui leur incombent à teneur des bois et de
l usage » ;
Qu' « il .sera procédé à teneur des lois contre
les conseils de fabrique qui refuseront de re-
connaître le curé nouvellement élu et qui en-
tretiendront des rapports officiels avec le curé
révoqué par sentence judiciaire. »
C'est ainsi que le Conseil exécutif prétendait
remplir le devoir qu'il s'était forge, en usur-
pant la houlette pastorale, de pourvoir aux
besoins des consciences catholiques. A la place
du culte légitime on mettait un culte schisma-
tique ; au lieu des pasteurs, on instituait des
loups. On n'espérait pas, au reste, avoir beau-
coup de paroissiens, puisque, au lieu de
soixante-seize paroisses, on n'instituait que
vingt-huit centres pastoraux. On aurait moins
de postes à pourvoir et plus d'argent à
donner : double avantage pour sortir d'un
mauvais pas.
En exécution de la nouvelle ordonnance, à
partir du 9 novembre, le gouvernement s'em-
para des églises, des cures, des biens de fa-
brique et fit appel, pour occuper les postes de
sa création, à toutes les balayures, à toutes
les ordures qui traînaient dans les recoins
mal famés des diocèses. Le conseiller d'Etat
Bodenheimer recruta un certain nombre de
pauvres hères qu'il installa avec fracas. On vit
briller là le splendide Portaz, avec la Cantia-
nille, moitié hystérique, moitié folle ; le soi-
disant Sorbonnique Pipy, bien nommé pour
servir les Bernois ; l'incomparable Deramey,
espèce de hanneton mal venu, surtout dans
une sacristie. Faute de mieux, on les célébrait
à son de trompe, en attendant les décon-
venues. Les honneurs qu'on leur fit furent
surtout une nouvelle occasion de vexer et
d'insulter les catholiques, dont l'argent ser-
vait à payer les frairies des apostats.
Les catholiques, outragés si cruellement,
s'adressèrent au Conseil fédéral. Le rappor-
teur, Philippin, se déclara contrôleur recours
en se fondant sur la supériorité de l'Etat vis-
à-vis de l'Eglise, sur les innovations du Syl-
labus et sur le caractère de fonctionnaires
inhérent au titre de curé. Sutter, du canton
d'Argovie, opina dans le même sens. Cheney
et Wuilleret de Fribourg défendirent vigou-
reusement les droits de la Sainte Eglise. Après
avoir traité la question de droit, « ce qu'il y
a de scandaleux, ajoutait Wuilleret, c'est que
les prêtres apostats sont mis en possession,
par le gouvernement soleurois, des bénéfices
et des églises, de ces églises qui ont été cons-
truites à l'aide des sueurs des vrais catholi-
ques. En Suisse, voici ce qui arrivera, si l'on
va plus loin : une imperceptible minorité sera
mise en possession des biens et des droits de
l'Eglise catholique, et l'immense majorité des
vrais catholiques sera dépouillée de ses biens,
de ses droits et de ses libertés. Heur usement
que le personnel fait défaut ; la conduite du
clergé suisse est admirable ; il mérite tout
notre respect et toute notre admiration.
Jamais les catholiques suisses ne Ci msentiront
à bo omettre leurs âmes au pouvoir de l'Etat.
On veut nous séparer de Rome; arrêtez-vous
dans celte voie, car vous vous préparez de-
humiliations et des échecs. Des potentats plus
puissants que ceux de Soleure ont attaqué
l'Eglise : celle-ci est toujours sortie victo-
rieuse des luttes qu'elle a subies. La Suisse a
conquis l'admiration de l'Europe parce qu'on
voyait vivre en paix, les unes à côté des autres,
des populations ayant des langues et des re-
ligions différentes. Que deviendra l'honneur
de la Suisse, si vous introduisez le despo-
tisme religieux ? Au nom du droit, de la
justice, de la liberté et du serment prêté à la
constitution fédérale, l'orateur supplie l'as-
semblée d'admettre le recours de la confé-
rence pastorale de Soleure ».
On ne répondit point à l'avocat des catho-
liques. Après cinq heures de discussion, temps
nécessaire pour trouver des semblants de rai-
son et donner à un déni de justice une forme
acceptable, par quatre-vingt-trois voix contre
dix-huit, le Conseil fédéral rejeta le recours
des catholiques. « En somme, dit l'abbé Cré-
tier, dont nous suivons les indications, le Con-
seil fédéral déclare ne pouvoir accueillir la ré-
clamation des catholiques parce que, en pre-
nant les mesures dont ils se plaignent, les
autorités bernoises n'ont rien fait qui ne fût
parfaitement dans leurs droits. L'arrêt de la
Cour d'appel et de cassation révoquant tous les
curés du Jura émane d'une autorité judiciaire
compétente, il y a chose jugée, et le Conseil fé-
déral n'a ni pouvoir ni vocation pour revoir un
acte de cette nature. Le Conseil exécutif, en in-
terdisant aux curés révoqués de remplir des
fonctions ecclésiastiques dans les églises affectées
au culte catholique et en prenant d'urgence di-
verses mesures relatives à la circonscription pro-
visoire des paroisses, à la nomination des nou-
veaux curés, à la tenue des registres de l'état
civil et à la célébration civile des mariages, a
agi comme gouvernement cantonal en vertu
d'u?i mandat spécial qui lui a été conféré par le
grand conseil. Or, sous l'empire de la constitu-
tion fédérale du 12 septembre 1848, ce qui tient
à l'organisation des cultes est dans la compé-
tence absolue des cantons. 11 est bien vrai que
la confédération peut intervenir dans les actes
des pouvoirs cantonaux qui sont contraires aux
droits garantis par la constitution fédérale, et
que l'article 44 de cette constitution garantit
dans toute la confédération le libre exercice
DU CL'LÏE DES CONFESSIONS CHRÉTIENNES RECON-
NUES ; mais cette garantie est respectée tant que
les citoyens ne sont pas contraints à suivre un
culte, et tant qu'ils sont libres d'en célébrer un
qui leur convient. Comme donc le conseil exé-
cutif de Berne reconnaît expressément aux re-
courants le droit de célébrer le culte de leur
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIEME 7!)
choix, et que, flans .son office du 8 novem- le service dirai dans les communes de la mnt-
bre LS73, il déclare que LES CURÉS RÉVOQUÉS NE velle partir du canton :
tONT EMPÊCHÉS EN AUCUNE MAT'lKld-: DI BÉ- « ART. I. H est riront i-iisriin i'n I interdit
clamki; comme il LKuit convienï un culte Pau- cuivs révoqués, ainsi qu'au* ecclésiastiques.
ticulier (PrivatgottesdienfyiouKW que l'ordre abbés, vicaires ou desserrants qui ont signé
puislic ne soit tas troublé, dès lors lu liberté la protestation du mois de février IHT.'J et qui
des cultes chrétiens, dans les limites où elle est n'ont pas jusqu'à présent retiré leur signa-
garantie j>ar la constitution fédérale actuelle, ture ; en un mot, à tous les prêtres catholi-
nest point violée dans la personne des recou- ques qui n'ont pas reçu une autorisation spé-
vrants. (Juanl aux dispositions de /'acte de ciale de l'Etat, de se livrera aucun exercice
réunion du Jura bernois avec l'ancien canton du culte dans les locaux ou bâtiments placés
de Berne, des 14-23 novembre 1815, quinvo- sous la surveillance de l'Etat ou ayant une
quent une partie des recollants, elles ne peu- destination publique.
vent pas, sous l'empire de la constitution fédérale « Font partie des lieux et locaux ci-dessus
du 12 septembre 1848, créer en faveur des ha- désignés notamment ceux qui servent à la cé-
bilants et du clergé catholique du Jura bernois lébration du culte (églises ou chapelles), les
un droit spécial, ni faire exception au droit pu- maisons d'écoles, les bâtiments commu-
blic de la confédération. naux, etc.
« Il est plus facile, disait Papinien, de « Art. 2. Sont pareillement interdites aux
commettre un crime que de le justifier. » Avec dits ecclésiastiques toutes fonctions dans les
la logique molle et la déraison parfaite des écoles ou établissements d'instruction pu-
magistrats bernois, il est plus facile de le jus- blique et dans les autorités scolaires,
tifier que de le commettre. Les catholiques « Art. 3. Dans les bâtiments et locaux qui
se plaignent de la violation des traités et du n'ont aucune distinction publique, l'exercice
droit qui les protège ; ils dénoncent l'enlève- du culte est permis aux ecclésiastiques ci-
ment de leurs églises, de leurs presbytères et dessus désignés dans les limites compatibles
des biens de leur communion ; le conseil leur avec les bonnes mœurs (sic /) et l'ordre public
répond que cet acte de spoliation émane d'une (art. 80 de la constit. canton.)
autorité compétente, qu'il y a chose jugée, et « Par exception à la disposition ci-dessus,
qu'on ne viole pas le droit public en leur lais- il leur est toutefois défendu de prendie part
saut la liberté du culte privé. Le Conseil fédé- en habits sacerdotaux aux convois funèbres
rai fait mentir la loi et la conscience avec et processions qui se font dans les rues,
impudeur. Affirmer que le droit public n'as- « Il est spécialement défendu aux régents
sure pas la liberté du culte public, c'est men- et régentes des écoles publiques de con-
tir à l'évidence ; couvrir un attentat du pré- duire leurs enfants auprès des ecclésiastiques
texte de la chose jugée, c'est mentira la désignés dans l'art. 1, pour assister au service
probité. L'acte du gouvernement contre les ca- divin ou à l'instruction religieuse,
tholiques du Jura était un crime ; pour inno- «Art. 4. Dans le cas où on abuserait du
center ce crime, le grand conseil commettait culte privé ou de toute autre circonstance pour
un nouveau crime, se mettait au ban de la semer la discorde ou susciter des persécutions
société civilisée et devenait, là où il restait au sujet des croyances et des opinions reli-
quelque sentiment d'honneur, la risée de l'Eu- gieuses, ou se livrer à des excitations contre
rope. les ecclésiastiques reconnus par l'Etat, ou
La liberté d'un culte ne consiste pas seule- enfin provoquera la violation des lois et actes
ment dans la faculté de se réunir dans une de l'autorité, le délinquant, à moins que son
église. « Quand on parle de liberté des cultes délit ne soit passible de peines déjà prévues par
dans le droit public, dans les constitutions, la loi, sera puni en vertu de l'art. 5 ci-après,
dans les lois, même dans le langage vulgaire, « De plus, les assemblées ou réunions dans
dit Mgr Dupanloup, ou doit entendre par là, lesquelles ces délits auront été commis pour-
non seulement le cérémonial religieux, qui ront être dissoutes par mesure de police,
n'est qu'une partie de la religion, mais la re- « Art. 5. Les contraventions aux articles
ligion elle-même. La religion catholique ne ci-dessus de 1 à 4 inclusivement, à moins
peut donc être appelée libre dans un pays qu'elles ne constituent une violation plus
que si tout ce qui la constitue, cequi est néces- grave de la loi, seront punies d'une amende
saire à son existence, à sa conservation, à sa de 100 à 200 francs.
transmission, y jouit, sous la protection des « En cas de récidive, l'amende édictée pour
loi-, d'une vraie liberté (1). » Guizot exprime la première contravention sera augmentée
la même pensée en disant qu'il ne suffit pas dans la proportion de la gravité du nouveau
de garantir la liberté individuelle des croyants, délit.
mais leur liberté sociale, c'est-à-dire, la liberté «Art. 6. Il est spécialement enjoint aux
du corps auquel ils appartiennent (2). agents et fonctionnaires de la police judiciaire
N'ayant plus aucun obstacle à craindre, le d'exercer des poursuites rigoureuses dans les
Conseil exécutif de Berne rendit quelque cas d'usurpation de fonctions (art. 83) ei dans
temps après l'ordonnance suivante concernant tous les cas de troubles apportés à la tranquil-
(1) Lettre à un catholique suisse. Par. 1872. (2) CErjlùeet la Société chrétienne, ch. x.
«0
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
lité publique (art. 93, 94, 96 et 'J7 du Code
pénal;.
« Aht. 7. La présente ordonnance, qui
abroge celle du 28 avril 1873, entrera immé-
diatemenl eu vigueur. Elle sera rendue pu-
blique par son insertion dans la Feuille offi-
cielle et par voie d'affiches dans les localités
intéressées. »
Dans sa Béance du 14 janvier 1874, le grand
conseil, adoptant les propositions du Conseil
exécutif, approuva à la majorité de 45G voix
contre 7, les mesures militaires prises contre
les catholiques, et donna au gouvernement par
143 voix contre 21 plein pouvoir de prendre
ultérieurement toutes les mesures utiles au main -
t n n de l'ordre public et de la paix confession-
nelle dans le Jura, c'est-à-dire, d'achever de
détruire les catholiques. Un membre du grand
conseil proposait l'addition suivante à la der-
nière décision : dans les limites de la constitu-
tion ; mais cet amendement fut rejeté, de sorte
que les catholiques furent pleinement aban-
donnés à l'ambition d'un gouvernement qui
avait juré leur perte.
Le 30 janvier 1874, nouvel arrêté portant
sentence d'exil par interdiction de domicile :
1° Il est interdit jusqu'à nouvel ordre aux
curés qui ont été révoqués de leurs fonctions
par la sentence judiciaire du 15 septem-
bre 1873, ainsi qu'aux ecclésiastiques catho-
liques qui ont signé avec eux la protestation
du mois de février 1893, de séjourner dans les
districts de Courtelary, Délémont, Franchis,
Montagnes, Laufon, Moulier, Porrentruy et
Bienne.
2° Cette interdiction cessera de sortir son
effet du moment que ceux qu'elle atteint dé-
clareront expressément qu'ils veulent respecter
l'ordre public et se soumettre aux lois de
l'Etat, ainsi qu'aux décisions rendues par les
autorités publiques.
3° Les ecclésiastiques qui ne se soumettront
pas à la condition posée à l'art. 2 devront
quitter les districts indiqués ci-dessus dans le
délai de deux jours, à partir du jour où le
présent arrêté leur aura été notifié officielle-
ment.
Quatre jours avant ce décret de proscription,
un sieur Pritchard, directeur de l'éducation,
écrivait aux instituteurs et institutrices du
Jura catholique : « 11 appert de rapports of-
ficiels que les enfants de beaucoup d'écoles
sont menés par les instituteurs et les institu-
trices chez les curés révoqués pour y recevoir
l'enseignement religieux, ce qui est sévère-
ment interdit. D'après la loi, personne ne
peut, dans le canton de Berne, se livrer à
l'enseignement privé sans avoir reçu à cet
effet l'autorisation de la Direction de l'éduca-
tion. Dès lors les curés révoqués ne possédant
pas, comme on le conçoit, d'autorisation de
ce genre, il leur est conséquemment dé-
fendu DE SE LIVRER A AUCUN ENSEIGNEMENT
QUELCONQUE. »
Ainsi les protestants de Berne avaient en-
levé, aux catholiques du Jura, leurs églises,
leurs presbytères, leurs biens de fabrique et
leurs écoles ; ils avaient défendu aux curés
tout acte de culte public, défendu môme un
acte privé d'instruction primaire; ils avaient
proscrit ces mêmes curés de leurs cantons
respectifs et les avaient forcés la plupart à
chercher un abri en France. Quelquefois,
comme au temps de la Convention, un curé
apprenait qu'un de ses paroissiens allait
mourir; aussitôt, soit sur appel du moribond,
soit sous l'inspiration de son zèle, il passait,
avec un déguisement, la frontière et volait
consoler son frère à l'agonie. Mais bien que
rien ne soit plus sacré que la mort, bien que
rien ne soit plus privé qu'une confession in
extremis et l'onction qui s'ensuit, vite les gen-
darmes se mettaient a la poursuite du délin-
quant et n'avaient de repos qu'après l'avoir
mis en prison ou poussé l'épée aux reins jus-
qu'aux frontières de France. 0 scélératesse de
la liberté moderne ! o scélératesse du protes-
tantisme 1
Car, il faut le dire à l'honneur de la religion
catholique, celte Eglise à laquelle, protestants,
libéraux, libres-penseurs et révolutionnaires
reprochent sans fin l'Inquisition et la Saint-
Barthélemy, cette Eglise, quand ses enfants
étaient au pouvoir, n'a jamais persécuté per-
sonne. Mais eux, révolutionnaires athées, li-
bres-penseurs sans doctrines, libéraux et
protestants, aussitôt qu'ils sont les maîtres,
persécutent sur toute la ligne. La Saint-Bar-
thélémy, ils en multiplient les éditions ; l'In-
quisition, l'exécrable Inquisition, c'est ce
qu'il font. On ne peut imaginer contradiction
plus lâche, hypocrisie plus profonde, et sur-
tout plus flagrante iniquité.
Il y avait des traités à Berne et l'ours n'était
pas libre de les violer, puisque ces traités
avaient été signés dans l'assemblée des nations.
Vacte d'union avait spécifié, pour l'évéque, la
plénitude de la juridiction spirituelle ; il avait
reconnu le séminaire diocésain et l'évêché, il
avait maintenu Y état existant et proclamé la
liberté des cultes. Mais la liberté des cultes
n'est, pour les sectaires, qu'une arme ; ils
s'en servent quand ils sont en minorité ;
quand ils ont la majorité, ils suppriment la
liberté des cultes. Conspirer et tyranniser,
c'est tout ce qu'ils savent faire ; rien ne
prouve mieux qu'ils n'ont pas la doctrine af-
franchissante de l'Evangile.
Les catholiques ne se laissèrent point abat-
tre. A Loug, dans l'assemblée du Pius-Verein,
ils firent également profession de foi et de pa-
triotisme. Soumis, en matière civile, aux auto-
rités légitimes, en matière religieuse obéis-
sant au Pape et aux évêques, ils entendaient
concilier leurs droits avec leurs devoirs,
l'exercice de leur liberté avec le respect de
l'autorité. C'est pourquoi ils protestaient
contre le bannissement de leur évêque et de
leurs prêtres, contre la fermeture illégale des
églises et des écoles, contre toutes les vio-
lences de police et de gouvernement, contre
les actes d'injustice et de spoliation. —
LIVHI-: QUATHM-VING'I'-UUATOUZIKMK
81
L'évoque et les prêtres ne défendirent pas
avec moins de résolution leur droit mé-
connu ; ils n'eurent pas plus de Bucoèfl. En
sus de toutes ses grâces, l'ours de, Berne étail
sourd et muet ; il n'entendait pas les réclama-
lions, il ne répondit rien à l'invocation du
droit et des traités.
Pour couronner leur abominable masca-
rade, les schismatiques de Genève et les vieux
catholiques de Berne s'entendirent pour se
fabriquer un évêque. Mais comment le créer?
d'où le tirer? de quelle huile oindre cet ab-
surde prélat? et surtout quelle autorité lui
reconnaître? Car enfin lût-il protestant, il
faudrait se garantir contre son influence qui,
à un moment donné, pourrait contrarier les
scandales des athées. Il fut donc décidé au
congres d'Olten, le 21 septembre 1874 : 1° Que
l'évêque serait nommé par un synode ; 2° que
ce synode se composerait de délégués laïques
envoyés par les communes et qu'il serait la
suprême autorité de la nouvelle Eglise, les
apostats en service ayant droit de participer à
ses délibérations ; 3° qu'une autorité execu-
tive, permanente, serait instituée sous le nom
de Conseil synodal et composée de neuf mem-
bres, cinq laïques et quatre ecclésiastiques, y
compris l'évêque; 4° que l'évêque peut être
révoqué par le synode. Tel est tout le méca-
nisme du schisme : ceux qui votèrent ces déci-
sions n'avaient d'autre autorité que celle
qu'ils s'étaient arrogée de leur propre chef;
c'était un gouvernement spontané comme
celui de la Commune de Paris.
Après deux ans de tergiversations, le Con-
seil fédéral ayant déclaré qu'il reconnaîtrait
l'évêque élu, le synode, rassemblé à Olten,
nomma, le 7 juin 1876, un sieur Herzog. Cet
Herzog avait été d'abord curé catholique,
puis curé schismalique de Créfeld près Co-
logne, puis professeur schismatique de théo-
logie à Berne. Enfin, par 197 voix contre 84
données à Schrœter,. curé de Reinfelden,
Herzog fut élu évêque schismatique ; mais
quatre cantons seulement, Soleure, Berne,
Argovie et Genève, lui votèrent une pré-
bende.
Après l'élection, il fallait un simulacre de
consécration. On ne savait trop où la faire, ni
à qui la demander. D'abord on avait cru pou-
voir choisir la cathédrale de Soleure, mais
l'indignation du- peuple y fit renoncer; en-
suite, oh voulait aller jusqu'à Bonn, mais on
craignit de trop laisser voir ses attaches prus-
siennes ; enfin, au risque de manquer aux dé-
licatesses dues à Schrœter, on se décida pour
Reinfelden. Le prélat consécrateur fut le
prussien Hubert Meinkens, l'évêque au cœur
tendre, dont les prouesses scandaleuses étaient
mieux connues que les doctrines. A propos de
cette farce de Reinfelden, nous citons un mot
de Bœdeker dans son Guide en Suisse :
" Reinfelden, dit-il, était autrefois une ville
très forte et l'un des avant-postes de l'empire
germanique. Elle n'appartient à la Suisse que
depuis 1801. Sons ses murs se livrèrent plu-
T. xv.
sieurs combats pendant la guerre religieuse
de Trente ans. » Evidemment Reinfelden
rentrait aujourd'hui dans ses ancienne 1rs
ditions et acquérait un nouveau titre à
passer pour « avant-poste de L'empire germa-
nique ».
Après la parodie sacrilège de consécration,
il y eut des banquets où l'on essaya de sup-
pléer à la grâce de Dieu parle bon vin. Les
protestants, les libres-penseurs, les athées
fraternisèrent, le verre à la main, avec Itein-
kens et Herzog. On s'oignit réciproquement de
tous les baumes de l'admiration. Mais ce
n'était là qu'un nouveau ridicule ajouté,
comme lustre, à des choses plus dignes de
pitié que de critique.
Mais quelqu'un troubla la fête. Dès 1813,
Pie IX avait flétri ce qui s'était passé à Genève
et à Berne. A propos de Berne, le pontife
avait dit entre autres : « Là aussi ont été
portées touchant les paroisses, ainsi que
l'élection et la révocation des curés et des
vicaires, des lois qui renversent le gouverne-
ment de l'Eglise et sa divine constitution, sou-
mettent le ministère ecclésiastique à la puis-
sance séculière et sont tout à fait schismatiques.
En conséquence, Nous les réprouvons et con-
damnons, nommément, celle qui a été con-
damnée par le gouvernement de Soleure, le
23 décembre 1872, et Nous décrétons qu'elles
doivent être tenues perpétuellement pour ré-
prouvées et condamnées. En outre, Notre vé-
nérable Frère Eugène, évêque de Bâle, ayant
rejeté avec une juste indignation et une cons-
tance apostolique certains qui avaient été ar-
rêtés dans le conciliabule ou, comme ils di-
sent, la conférence diocésaine, à laquelle
s'étaient rendus les délégués des cinq cantons
susdits, et lui avaient été proposés, articles
qu'il avait les motifs les plus impérieux de
rejeter, puisqu'ils portaient atteinte à l'auto-
rité épiscopale, bouleversaient le gouverne-
ment hiérarchique et favorisaient ouverte-
ment l'hérésie ; il fut pour cette raison déclaré
déchu de l'épiscopat, arraché de son palais et
violemment jeté en exil. Alors aucun genre
de ruse ou de vexation ne fut omis pour en-
traîner dans le schisme]le clergé et le peuple de
ces cinq cantons. Tout commerce avec le pas
teur exilé fut interdit au clergé, et l'ordre fut
donné au Chapitre de la cathédrale de Bâle
de se réunir pour procéder à l'élection d'un
vicaire capitulaire ou d'un administrateur,
comme si le siège épiscopal eût été réellement
vacant : indigne attentat, que le Chapitre re-
poussa courageusement par une protestation
rendue publique. Sur ces entrefaites, par dé-
cret et sentence des magistrats civils de Berne,
il fut d'abord interdit à 69 curés du territoire
jurassien de remplir les fonctions de leur mi-
nistère, ensuite ils furent révoqués par ce
seul motif qu'ils avaient ouvertement déclaré
ne reconnaître que Notre vénérable Frère
Eugène pour légitime évêque et pasteur, ou
ne vouloir pas se séparer honteusement de
L'unité catholique. Il en est résulté que tout ce
6
82
IMS TOI II I UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
territoire qui avait constamment gardé la
lui catholique et avail été réuni au canton <le
Berne boub cette condition et avec cette con-
vention qu'il jouirait du libre cl inviolable
exercice de sa religion, a été |>rivé des ins-
tructionB paroissiales, des solennités du bap-
i , 1 1 m . de celles des mariages et des funérailles;
et cela, malgré les plaintes et les réclamations
de la multitude, réduite par une souveraine
injustice à celte alternative, ou de recevoir
des pasteurs schismatiques et hérétiques im-
posés par l'autorité civile, ou ne se voir privée
de tout secours et de tout ministère sacer-
dotal.
« Certes, nous bénissons Dieu, qui, de cette
même grâce par laquelle il soulevait et affer-
missait autrefois les martyrs, soutient et for-
tifie aujourd'hui cette portion choisie du trou-
peau catholique, qui suit virilement son
évoque, élevant un mur pour la maison dtlsraH
afin de tenir ferme daus le combat au jour du
Seigneur, et qui, ignorante de la peur, marche
sur les traces du chef des martyrs, Jésus-Christ
lui-même, lorsque, opposant la douceur de
l'agneau à la férocité des loups, elle défend
sa foi avec ardeur et constance. »
Le G décembre 1876, Pie IX, informé des
progrès du schisme, lança de nouveau les
foudres apostoliques. « Nous sommes informé,
dit le Pontife, que les membres de cette secte
hérétique et schismatique n'ont pas craint
d'ajouter un nouveau scandale à leur inique
témérité. Ils ont, en effet, mis en avant un
certain Edmond Herzog, Lucernois, apostat
notoire déjà excommunié par son Ordinaire
légitime. Dans leur conciliabule d'Olten, ils
l'ont proclamé leur évêque et ils l'ont ensuite
fait sacrer sacrilègement à Rheinfeld, par le
faux évoque Joseph-Hubert Reinkens, précé-
demment retranché par Nous de la commu-
nion de l'Eglise. Nous avons appris de plus,
qu'apivs avoir reçu une telle consécration, ce
malheureux Herzog n'a pas craint de publier
un écrit, dans lequel il attaque impudemment
le Saint-Siège, et où il s'efforce d'exciter le
clergé catholique de la Suisse à la rébellion.
En outre, quoique privé de toute juridiction
et mission légitime, il a eu la témérité de con-
férer l'Ordre sacerdotal à quelques partisans
de sa secte coupable.
» Que le fait criminel d'une élection et d'une
consécration de ce genre Vous ait remplis
d'amertume, qu'il Vous ait paru indigne et
déplorable, Vous, Vénérables Frères, Vous
l'avez très bien fait comprendre par Voire
sus-mentionnée déclaration. Avpc une grande
opportunité, Vous y avez examiné et signalé,
soit l'absurdité du fondement sur lequel l'im-
piété et la folie d'hommes pervers ont entre-
pris d'établir en Suisse une faction hérétique
et schismatique dans vos contrées ; soit la
misérable condition des prêtres qui. bravant
Jcs peines et les censures ecclésiastiques et.
foulant aux pieds la grâce de leur ordination,
ont adhéré à cette secte ; soit le crime de ce-
lui qui, abusant d'une consécration reçue illé-
gitimement, entre dans le bercail, non parla
porte, mais d'un autie i ôté, comme un voleur
et un brigand, afin de porter la division et la
ruine dans le troupeau de Jésus-Chbist. Nous
aussi, comme Vous, avone été rempli d'amer-
tume et profondément affligé en considérant
les sacrilèges commis et les très grands scan-
dales donnés, ainsi que l'audace avec laquelle
les déserteurs de la vérité et les perturbateurs
de l'unité catholique travaillent a la perte d'-
âmes, dont ils auront à rendre compte au Juge
suprême. En vain se prévalent-ils d'une fa-
veur et d'un patronage qui sont refusés uux
pasteurs légitimes, à l'Kvêquc de Uâle et au
Vicaire Apostolique de Genève, lesquels, le
premier séparé d'une grande partie de son
troupeau et l'autre condamné à l'exil, sont
l'un et l'autre gravement entravés dans l'exer-
cice de leur ministère. Ces impies et I
graves attentats, — source féconde des plus
funestes conséquences, — commis dans vos
contrées ont été, et devaient être, pour Vous
et pour tous les ebrétiens fidèles, \u\ grand
sujet de douleur, tout en faisant à l'Eglise de
Dieu de nouvelles blessures. Nous, en veitu
de Notre Autorité Apostolique, Nous les con-
damnons et réprouvons ouvertement. Consi-
dérant d'ailleurs que la charge de Notre Su-
prême ministère Nous impose l'obligation de
défendre la foi catholique et l'unité de l'Eglise
universelle ; à l'exemple de Nos Prédécesseurs,
conformément aux prescriptions des saintes
lois canoniques, usant du pouvoir que le Ciel
Nous a donné, Nous prononçons d'abord que
l'élection prétendue épiscopale du prénommé
Edouard Herzog, faite contrairement aux dis-
positions canoniques, a été illicite, vaine et
tout à fait nulle, et que Nous la rejetons et
détestons ainsi que sa consécration sacrilège.
Quant à Edouard Herzog lui-même, à ceux
qui ont eu la témérité de l'élire, au pseudo-
évêque Hubert Reinkens, consécrateur sacri-
lège, à ceux qui l'ont assisté et ont coopéré à
la cérémonie de la consécration sacrilège,
ainsi qu'à tous ceux qui les ont favorisés et
aidés, ou qui, d'une manière quelconque, ont
pris parti pour eux, par l'Autorité du Dieu
Tout-Puissant Nous les excommunions et
anathémalisons. Nous déclarons et pronon-
çons qu'ils doivent être regardés comme
schismatiques entièrement séparés de la com-
munion de l'Eglise, Nous statuons et décla-
rons en outre que Herzog, élu témérairement
et contre tout droit, est privé de toute juridic-
tion ecclésiastique ou spirituelle pour la direc-
tion des âmes, et que tout exercice de l'ordre
épiscopal lui est interdit comme ayant , été
consacré illicitement. Quant à ceux qui 'au-
raient reçu de lui des Ordres ecclésiastiques,
ils ont par le fait encouru la suspense et ils
seraient immédiatement placés sous le coup
de l'irrégularité, s'ils osaient remplir les fonc-
tions attachées à ces Ordres. »
Herzog poursuivit son rôle. L'excommunica-
tion tombait sur une âme avilie, où le ressort
du bien était brisé, la puissance du remords
LIVKE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
83
étouffée déjà dans les sacrilèges précédents.
11 essaya de raisonner comme l'ont fait l<»us
les hérétiques contre la Bentence qui le frap-
pait, el d engager ses adeptes à ne point Be
laisser effrayer. « La sentence du pape, dit-il,
dans une lettre, ne change rien à l'ordre de
choses que nous avons créé nous mômes. Au
synode d'Olten, nous avons consomme notre
séparation avec l'évoque de Rome. C'est nous-
mêmes qui avons supprime la communion
avec le pape... Notre Eglise décline tout lien
avec la sienne. » Par quelle inconséquence
peuvent-ils donc se dire encore catholiques,
puisqu'ils se proclament totalement séparés
de l'Eglise du pape, hors de laquelle rien n'est
catholique?
Le 27 mai 1877, Herzog vint parodier la
confirmation à Genève. On lui ramassa une
cohue de gens petits et gros, de cinq à vingt
ans, qui consentirent à se prêter à la comédie.
Mais là comme au sacre, l'important était le
banquet. Il eut lieu à l'hôtel de Belle-Vue. Les
délégués du Consistoire protestant, du Conseil
d'Etat, du Grand Conseil et de la ville de Ge-
nève ) furent invités par le Conseil supérieur
du schisme. Ueverchon ouvrit la série des
toasts; il salue d'abord « le Consistoire de
l'Eglise prolestante, cette Eglise, dit-il, sœur
aînée de la nôtre ». Dès ce jour, les schisma-
tiques n'ont plus été appelés que du nom de
protestants cadets, que leur chef venait de se
donner très justement. Carteret porta le toast
à Herzog : « Jamais je n'aurais cru, dit-il,
porter dans ma vie santé semblable. Mais
comme on dit familièrement : il y a fagot et
fagot; je sais aussi qu'il y a évêque et
évêque». Herzog ne comprenait pas même
l'injure qu'on lui jetait à la face par de sem-
blables paroles. Mais en échange Carteret
promettait de l'argent : « Rassurez-vous, lui
dit-il, pour l'accomplissement de votre œuvre;
vous trouverez toujours notre ardent con-
cours. L'Etat ne peut en effet se désintéresser
de votre Eglise, car aujourd'hui, l'idée libé-
rale dans le catholicisme et le protestantisme
n'a pas pour champions des hommes assez
riches pour tenir tête à l'ultramontanismeet à
l'orthodoxie... » A cette annonce de bonne
fortune Herzog s'empressa de répondre avec
joie : « Le gouvernement de Genève nous a
donné un grand appui ; sans lui nous serions
écrasés... L'Eglise protestante nous a faci-
lité notre réforme, il faut le dire, je la re-
mercie ».
Les ministres protestants, nombreux au
banquet, épanchèrent à leur tour la joie de
leur cœur, en présence de celte « sœur
cadette » de leur Eglise, si fraîchement
parée de toutes les générosités du budget.
Enfin un des membres de l'aristocratie pro-
testante, Turrettini, vint jeter de nouveau son
fiavé aux citoyens catholiques : « A ceux-
à, dit-il, Genève criera : Arrière ! Rétro Sa-
tanat! »
Toute cette fantasmagorie de déclamations
n'empêche pas l'œuvre de crouler. Le budget,
si complaisant soit-il, ne remplace pas la foi;
la religion de l'argent peut remplir |
bourses, mais elle laisse vides les églisi , I
schismatiques d'Allemagne, d'après leurs rap-
ports officiels lus au dernier synode de Bonn,
s'attribuent dans toute l'étendue de l'empire,
le chiffre de 53.640 adhérents, sur 14.800.000
catholiques fidèles. Ceux de la Suisse, dans
leur rapport lu à la môme époque au synode
d'Olten, s'attribuent 70.00!) adhérents, sur
1.035.000 catholiques lidèlcs, 2.400 prêtres et
1.218 paroisses. Ces chiffres sont notoirement
exagérés. C'est une statistique de fantaisie
démentie chaque jour par l'évidence des
faits.
Telle est encore aujourd'hui (31 décem-
bre 1878) la situation des catholiques à fïe-
nève et à Berne. Je l'ai mise en regard des
traités et du droit; chacun peut maintenant
juger si elle n'est pas aux antipodes de tout
droit, de toute loi et de toute conscience.
C'est à peu près un régime de banditisme, co-
loré d'un titre menteur de légalité et s'effor-
çant de s'appeler la nouvelle civilisation, le
progrès et le droit nouveau. En effet, cela est
tout a fait nouveau, et, en même temps, aussi
ancien que la déraison et la prévarication. En
somme, ces gouvernements mettent tout en
œuvre pour faire disparaître au plus tôt, et
même pour rendre dès maintenant matérielle-
ment impossible jusqu'au culte privé, dont ils
n'osent pas ouvertement dénier le libre exer-
cice. Ce n'est pas encore assez ; ils forcent
les catholiques de fournir aux intrus, aux
épluchures de toutes les chrétientés du monde,
les prestations qu'ils fournissaient à leurs lé-
gitimes pasteurs, quoique ceux-ci, privés de
tout traitement, soient maintenant à la charge
exclusive des catholiques. Quant au soi-disant
vieux catholicisme, dont ces intrus sont les
dignes ministres, ce n'est en réalité qu'un
nouveau protestantisme. Mais vains efforts.
Le siècle est trop froid pour fournir matière
à nouvelles hérésies ; ces scissions ne sont que
des chutes de fruits pourris qui tombent au
fond des abîmes. L'Eglise de Jésus-Christ,
purifiée en Suisse comme ailleurs, par ces
lâches défections, sort plus pure de l'épreuve
et marche, pleine de confiance, à de nou-
veaux triomphes.
A ces lignes, écrites en 1878, s'ajoute un
post-scriptum écrit en 1899. Depuis l'avène-
ment de Léon XIII, la Suisse, qui suivait les
consignes de Bismarck, s'est désistée de ses
violences. Pour rendre plus facile un accom-
modement, le Souverain Pontife, d'après les
usages du Saint-Siège, fit de l'évêque deBâle,
Mgr Lâchât, un archevêque et l'envoya dans
le Tessin ; en même temps, il revêtit de la
pourpre romaine l'évêque de Lausanne [et
Genève, Mgr Mermiliod ; du même coup, il
ôtait les prétextes à récriminations et décorait,
comme il convient, les deux intrépides cham-
pions de la sainte Eglise. Depuis, la Suisse
n'a plus donné de scandale en Europe ; mais,
protestante en partie, elle est bien trop libé-
84 HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
raie pour B'abstenir longtemps de vexations à la foi et dans les pratiques de la vertu ebré-
l'adresse dea catholique-. Par le fait de ces tienne, la science des solides progrès. — Les
vexations, les cathoiïques Bont mis en de- faits les plus récents de leur histoire sont sans
meure de se défendre ; ils n'y manquent point importance,
et cherchent d'ailleurs, dans les lumières de
§ iv
LA PERSÉCUTION RELIGIEUSE EN FRANCE
L'avènement de Léon X11I coïncida, pour la
France, avec l'avènement au pouvoir du parti
républicain révolutionnaire. Léon XIII est un
f>ape pacifique, diplomate, résolu à toutes
es concessions, prêt à toutes les bonnes
grâces. Mais si, comme cbef de l'Eglise, il n'a
point une politique intransigeante, il doit,
comme docteur, dire toute la vérité, et comme
pontife inculquer la loi du devoir, donner le
mot d'ordre à l'Eglise militante et aller, s'il
le faut, jusqu'à l'effusion du sang. Le parti
républicain révolutionnaire se scinde en trois
ou quatre factions: l'une se dit opportuniste,
c'est-à-dire sage; l'autre se dit radicale, c'est-
à-dire à cheval sur les principes ; la troisième
se dit socialiste pour faire entendre qu'elle
veut refondre la société ; la dernière, seule
franche, se dit anarchiste, c'est-à-dire prête à
faire table rase, sans prétendre rien recons-
tituer. Ces quatre factions ont un principe
commun : l'athéisme ; une pratique commune,
la guerre à la religion catholique et à l'Eglise
Romaine. L'objet propre de leur politique ne
vient qu'en seconde ligne ; le premier point
de leur action commune, c'est l'éradication
du Christianisme et l'établissement d'un ordre
social qui nie positivement Dieu. Expulser
Jésus-Christ, ils estiment que c'est chose faite
depuis Voltaire ; introniser l'athéisme, ils disent
que c'est un principe acquis depuis Mirabeau
et Napoléon. Eux, les termites delà politique
anti-chrétienne, ils croient qu'ils n'ont plus,
dût la France en périr, qu'une chose à faire:
suivre la consigne des Juifs, des protestants,
des francs-maçons, des libres-penseur3 ; dé-
christianiser la France, seul moyen de l'ame-
ner, par se3 institutions, à l'athéisme. C'est,
ici, le plus grave sujet que riiistoire puisse
approfondir. Nous avons mis tous nos soins à
en mesurer la sinistre grandeur et à en ra-
conter, par le détail, tous les attentats. Les
personnes, en cette affaire, sont de peu, pres-
que de rien ; ce qui est tout, c'est ce cyclone,
en apparence calme, qui va lentement, mais
sûrement, aa but qae l'impiété rêve d'allein-
dre dans tous les siècles, et qu'elle se flatte,
cette fois, d'emporter.
Le di*<*oiu*s «le Kouians.
Le discours de Romans donna le programme
et le signal de la persécution. Ce discours fut
prononcé le 18 septembre 1878 par Gambetta.
Mac-Mahon était encore au pouvoir ; il me-
nait ou plutôt ses ministres menaient pour lui
la campagne électorale contre les 363 députés
mis à pied par le président; Gambetta était le
grand chef, le stratégiste, le porte-paroles
l'entraîneur et le docteur du parti républi-
cain. Sa prodigieuse fortune et son influence
énorme nous obligent à rechercher les an-
técédents et à caractériser, en quelques mots,
le personnage.
Léon Gambetta, né à Cahors en 1837, d'un
rouleur italien, d'origine juive, s'était révélé,
de bonne heure, comme un enfant intelligent,
mais paresseux, négligé et têtu. Une tante
pieuse le fit passer par un séminaire. Au temps
des humanités, il fut envoyé à Paris et fit ses
études de droit, comme tant d'autres, tout de
travers. L'école de droit le voyait beaucoup
moins que les cafés ; les filles de joie l'intéres-
saient beaucoup plus que les Pandectes ; mais
déjà, entre le cigare et la demi-tasse, au mi-
lieu de la fumée des tabagies et du tumulte
des estaminets, il s'exerçait au métier de
dompteur d'hommes. Avec des harangues
creuses, il se fit aisément des admirateurs dans
les cafés, et se promit, grâce à leur concours, de
se pousser dans la vie publique. L'Empire
alors battait son plein ; on ne voyait pas en-
core qu'il dût bientôt tomber. Gambetta de-
manda une place de substitut ; Baroche la re-
fusa, par ce motif, hélas ! trop fondé, que le
postulant manquait de principes, de mœurs
et de tenue. Econduit d'un côté, Gambetta se
tourna d'un autre ; il fit risette à l'opposition.
11 y avait alors l'opposition purement politique
des cinq ; l'opposition littéraire des discours
de l'Académie et des pamphlets ; l'opposition
radicale et intransigeante des révolutionnaires.
86
HISTOIRE UNIVERSELLE DL L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Gambetta eut voulu pouvoir brouter le chou
impérial el traire la chèvre républicaine ; il
lui répugnait, parce qu'il avait de lions ins-
lincts, daller jusquau radicalisme. Maie
comme, pour parvenir, il faut un point de dé-
pari, le futur lril>im Bd voyait, si nous osons
ainsi dire, entre deux selles. Les députés ré-
publicain? étaient trop grands seigneurs pour
qu'on pût les joindre de prime-saut; les ré-
volutionnaires, comme Delescluze, directeur
du Réveil, riaient beaucoup trop avancés
pour qu'on se jetât dans leurs eaux. Gam-
betta, ne pouvant parvenir que par les élec-
tions, donna des gages et fut choisi d'abord
pour défendre Delescluze, dans le procès
Baudin. Le procès alla en Cour d'appel ; dans
ses deux plaidoiries, le jeune avocat brûla
ses vaisseaux : ce fut le début de sa fortune.
Jusque-là, (îambetta n'avait pas manqué seu-
lement de principes, de mœurs et de tenue ; il
manquait encore de chemise, et, en 1867,
quand il voulait se glisser dans le monde, il
empruntait un habit. A partir du procès Bau-
din, Gambetta fut l'avocat du pacte révolu-
tionnaire ; son rôle était d'ailleurs très simple:
il négligeait d'étudier ses causes; plaidait
avec une violence funeste à ses clients, mais
favorable à son ambition. Tant et si bien que
cet homme sans études, sans pratique, sans
noviciat pour quoi que ce soit, par le simple
fait de déclamations insolentes, se vit le can-
didat désigné par les révolutionnaires pour
représenter, au parlement, le faubourg le plus
pourri de la capitale, Belleville.
Pour être élu, Gambetta dut signer le pro-
gramme que voici :
Affirmation des principes de la démocratie
radicale ;
Les délits politiques de tout ordre déférés
au jury ;
La liberté de la presse dans toute sa pléni-
tude ;
La liberté de réunion sans entrave et sans
piège, avec la faculté de discuter toute ma-
tière religieuse, philosophique, politique et
sociale ;
L'abrogation de l'article 201 du Code pé-
nal ;
La liberté d'association pleine et entière ;
La suppression du budget des cultes et la
séparation des Eglises et de l'Etat ;
L'instruction primaire laïque, gratuite, obli-
gatoire ;
La suppression des gros traitements et des
cumuls ;
La modification de notre système d'im-
pôts ;
La suppression des armées permanentes;
L'abolition des privilèges et monopoles qui
sont une prime à l'oisiveté.
« Ce programme, dit un journaliste ra-
dical, n'émanait pas du cerveau d'un seul
homme : il était l'œuvre collective de citoyens
qui, à l'heure du grand réveil de 18G9, vin-
rent trouver un homme et lui dirent : « You-
lez-vous nous représenter, acceptez ceci et
vous serez notre députe! » L'homme lut, et
répondit: J'accepte ! Il ajouta même à sa pa-
role sa signature, et le programme accepté,
qui porte un nom dans l'histoire de notre
temps, et s'appelle le programme de Belle-
ville, fut affiché sur tous les murs de l'arron-
dissement, avec ces mots ci-dessous : « Je jure
obéissance au présent contrat el fidélité au
peuple souverain ! »
Signé : Gambetta.
En 1869, Gambetta fut élu député ; en 1870,
après le 4 septembre, il devint ministre de
l'intérieur ; après le 7 octobre, Paris cerné et
le gouvernement bloqué dans Paris, il se vit,
à trente-trois ans, seul, le maître absolu de la
France. Pendant quatre mois, il fut le ministre
de la défaite nationale, le dictateur de l'inca-
pacité,l'homme obstiné d'une politique de folie
furieuse. Chance de succès, il n'y en avait au-
cune, et le peu qui en restait, il ne devait, son
ignorance et sa présomption étant données,
que les détruire, sans retour possible d'espé-
rance. Mais le rusé compère avait fait un
calcul : c'est que si la France était ruinée, et
divisée, réduite, anéantie, lui, en revanche,
s'imposait à l'admiration des sots, et par une
conduite, aussi criminelle que folle, se faisait
un trône dans l'opinion.
De ces temps néfastes, nous ne retiendrons
que deux faits : l'un, financier ; l'autre, mili-
taire. Pour mener sa campague, Gambetta
n'avait pas le sou : il menaça de faire sauter
la Banque de France et négocia l'emprunt
Morgan à Londres avec 48 millions de com-
missions, pour 202 millions de capital prêté :
c'était de l'argent à 2o 0/0. Gambetta le dé-
pensa en un clin d'oeil, et lorsqu'il fallut jus-
tifier ses dépenses, les pièces comptables ve-
nant de Bordeaux à Paris furent brûlées par
un incendie qui dévora le train de chemin de
fer et tous les papiers avec. On ne justifia pas
mieux les 48 millions de commissions, et de
ce chef, Gambetta et ses compagnons eurent
mérité d'être pendus.
Au cours de la guerre, Trochu et Ducrot
voulaient faire une sortie du côté de l'ouest,
percer la ligne d'investissement et relever la
fortune de la patrie. On avait posté les
hommes, les chevaux, l'artillerie, tout le ma-
tériel et les équipages du côté de Saint-Denis,
tombeau de nos rois. Il fallut, pour complaire
à Gambetta, dans une ville hérissée de barri-
cades, ramener l'armée du côté de Sceaux et
attaquer les Prussiens dans des positions inex-
pugnables. Cependant, toujours par ordre
formel de Gambetta et malgré les refus mo-
tivés des chefs de corps, il fallut que l'armée
de la Loire allât attaquer, à Pithiviers, les
forces réunies de l'armée de Metz. L'armée de
la Loire fut coupée en deux ; et à Paris et en
province, par la faute, disons par le crime de
Gambetta et de tous les avocats et les ingé-
nieurs ses complices, furent brisées les seules
forces qui pouvaient nous sauver.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
m
Ainsi prit son vol l'aigle de Gambetta ; il
avait pattes crochues et n'était pas seulement
borgne, mais aveugle.
Député, Gambetta avait reproché, avec une
sorte de fureur, à l'Empire, les candidatures
officielles et l'ajournement, à cause du plébis-
cite, de la convocation des Chambres. Dicta-
teur, Gambetta ne se contenta pas de la candi-
dature officielle; il rendit ses adversaires iné-
ligibles et n'admit de candidats que ses amis;
puis, contraint par le gouvernement de rap-
peler ce décret absurde, il ne lui suffit pas
d'ajourner les Chambres, il renvoya de quatre
mois les élections. La candidature officielle
admettait encore la concurrence de deux can-
didats ; Gambetta la rejeta ; l'ajournement
ne tuait pas les Cbambres, le renvoi des
élections les empêchait de naître. Si Napo-
léon III avait attenté à la souveraineté natio-
nale, Gambetta faisait plus qu'y attenter, il
la détruisait sans raison et, qui plus est, sans
titre. Ministre, dictateur, il était tout cela,
non par élection, mais par coup d'Etat, par
main mise sur le pouvoir. Au 2 décembre, le
président était élu par cinq millions de suf-
frages ; il pouvait se croire autorisé à mainte-
nir son mandat par la force et à user momen-
tanément de la force pour rentrer dans le
droit. Au i septembre, Gambetta, député de
Paris, avait tout simplement pris d'assaut le
ministère de l'intérieur et pris de même la
dictature de Tours.
Aussi, à la paix, craignit-il d'avoir à passer
devant une Cour des comptes ou une Com-
mission militaire : il s'enfuit bravement à
Saint-Sébastien. Là, sous le frais ombrage des
orangers, il put méditer à loisir, comme César,
de bello çjallico, et se préparer, en franchissant
la Bidassoa, à la guerre civile. Son bagage
financier et politique était mince ; en six
mois, il devint puissant et riche. Comme beau-
coup de gens de sa race, s'il n'avait pas le cou-
rage, il avait l'audace : Sinon liment, tument.
Peu à peu la confiance lui revint : l'habileté
de son ami, Clément Laurier, venait si facile-
ment à bout des commissions de l'Assemblée.
Alors Gambetta reparut, reprit son jeu avec
une mise centuplée, nouant des intrigues, ren-
versant ses adversaires et gagnant toujours.
En matière de religion, l'ancien séminariste
de Cahors était à cent degrés au-dessous de
zéro, sans principe, sans base, flottant à tout
vent de doctrine. S'il n'avait pas de croyance
positive, il avait au moins une haine pro-
fonde contre la religion catholique. La Ré-
publique française explique ainsi son pro-
gramme : « Il appartient à l'Etat d'empêcher
tout enseignement qui, en maintenant dans
les esprits les idée» religieuses, méconnaît les
besoins de la société contemporaine et em-
péche de fonder, sur l'absence de toute croyance,
l'accord dos enfants d'une même génération. »
Lui-même s'en explique en ces termes :
" lie tous les efforts que peuvent tenter les
penseurs, les tribuns, les hommes d'Etat, il
n'en est qu'un seul, entendez-le bien, qui soit
véritablement efficace et fécond : é'esl le dé-
veloppement de ce capital premier que nous
avons reçu de la nature et qui s'appelle /a rai-
son .
« Oui, notre tâche la plus élevée consiste à
développer chez tout homme qui vient au
monde, el par ce mot j'embrasse l'espèce en-
tière, à développer l'intelligence qui réveille;
ce capital à l'aide duquel on peut conquérir
tous les autres et, par conséquent, réaliser la
paix sociale sur la terre, sans force ni vio-
lence, sans guerre civile, rien que par la vie
toire du droit et de la justice.
« Voilà notre religion, mes amis, la religion
de la culture intellectuelle. Ce mot sublime de
religion ne veut pas dire autre chose, en effet,
que le lien qui rattache l'homme à V homme, et
qui fait que chacun, égal à celui qu'il ren-
contre en face, salue sa propre dignité dans
la dignité d'autrui et fonde le droit sur le res-
pect réciproque de la liberté.
« C'est pour un acte de cette religion que
nous sommes ici tous rassemblés dans un es-
prit de solidarité commune. Nous venons ap-
porter, vous, votre obole, nous, notre parole
à cette communion que l'on peut el doit nom-
mer les Pâques républicaines de la démocra-
tie. »
Par défaut de religion positive, j'entends de
religion qui rattache l'humanité à Dieu, Gam-
betta ne peut être en religion que rationaliste
et athée. Personnellement habile, il battra le
duc de Broglie, plus ingénieux à s'emparer du
pouvoir qu'à l'exercer ; il battra le maréchal
président, si brave quand il marche au canon,
si incrédule et si faible quand il croit gouver-
ner. Mais, homme essentiellement négatif,
Gambetta ne sera qu'un artisan de destruc-
tion, un démolisseur. Thiers, aussi très intelli-
gent, mais sans foi, n'avait su que renverser
le trône des Bourbons, des d'Orléans et des Bo-
naparte ; et, quand il était au pouvoir, ne
savait que se renverser lui-même. De même,
Gambetta, critique habile, adversaire ardent,
prompt à trouver des consignes de combat,
des mots à l'emporte-pièce, des mesures d'op-
position, une fois au pouvoir, ne sera qu'un
grand enfant, craintif, éperdu, sans aucune
valeur. Mais déjà il se voit parvenu au pou-
voir souverain et dans le discours de Romans
il signifie les projets de destruction au regard
de l'Eglise.
Dans ce discours, qui sera le programme de
la persécution, Gambetta exprime, à sa ma-
nière, l'histoire des derniers événements. En-
suite il pose, comme base d'argumentation, la
toute-puissance de l'Etat : par où l'on voit
tout de suite la faiblesse de cet esprit et le
tempérament despotique de ce caractère.
Voilà un homme prompt à reprocher, soit à
la monarchie, soit à l'empire, leur tyrannie,
soi-disant exécrable ; et cet homme, qui in-
vective contre la tyrannie d'un souverain,
commence par établir l'omnipotence de l'Etat.
D'un souverain en chair et en os, il ne veut
pas, parce qu'il sera un despotisme, et le pou-
S8
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
voir personnel qu'il écarte, il le concri le dans
une institution qui sera forcémenl I» tyrannie.
Dans une Bérie de souverains, même absolus,
il s'en trouve «le doux cl de lions ; c'est même
L'ordinaire ; avec une institution tyrannique,
quel que soit le titulaire,' du pouvoir, la ma-
chine écrase toujours. Dans la conception de
Gambelta, il n'y a plus que l'Etat et l'indi-
vidu ; les individus, c'est la poussière ; l'Etat,
c'est le rouleau de nivellement. Les élections,
c'est-à-dire le fait brutal du nombre votant
dans un four ou dans une fournaise : voilà la
loi et les prophètes. Une fois que le Sinaï dé-
mocratique a rendu ses oracles : Genoux,
terre ; il n'y a plus qu'à se mettre à plat
ventre devant l'idole. Le suffrage universel,
fonctionnant dans sa pleine liberté, engendre
l'universel esclavage.
Mais il faut entendre le tribun : « J'admire
beaucoup, dit-il, l'organisation de notre Etat
français. Je ne suis pas pour les abus de la
centralisation, mais je gémis souvent de voir
attaquer l'Etat qui est la France, qui est le
suffrage universel lui-même, et de voir faus-
ser les ressorts les plus précieux et les plus
utiles de ce mécanisme gouvernemental qui,
en somme, ne doit fonctionner que pour le
plus grand bien et pour les progrès de la na-
tion. Oui, je suis un défenseur de l'Etat, et ici
je n'emploierai pas le mot centralisation, car
le mot a été employé souvent abusivement, je
suis un défenseur de la cenlralité nationale et
je ne comprendrais pas qu'on introduisît chez
nous ces formes et ces doctrines presque anar-
chiques, qui supposent des mœurs, des tradi-
tions et des origines différentes des nôtres. Je
suis pour l'unité, pour la centi'alité française,
parce que je suis convaincu que ce qui a con-
tribué le plus, depuis la Convention, à la
constitution de la nation française que nous
connaissons, doit aussi servir à la maintenir
et à la faire progresser dans son intégrité mo-
rale, sociale et politique. »
Après cette profession de foi à la tyrannie,
l'orateur exprime ce qu'il y a à faire pour
l'armée et la magistrature. Après sa campagne
de 1870, cet avocat improvisé général sait à
peu près ce qu'il faut pour désorganiser l'ar-
mée et accabler la magistrature. Par corrup-
tion, par intrigue, par arbitraire, il veut écar-
ter toute intégrité et toute indépendance. Qu'il
n'y ait plus, autour de lui, que des instruments
dont sa grossièreté et leur servilisme font la
valeur. Les Chambres, les ministres, les gé-
néraux, les parquets, les ambassadeurs n'au-
ront d'autre volonté que la sienne : voilà son
idéal et il n'a pas été loin d'y parvenir. Avoir
un pareil ennemi, pour la religion catholique
et l'Eglise Romaine, ce ne peut être qu'un
honneur.
Voici maintenant in extenso ce qu'il dit de
la question religieuse. « Il y a, dit-il, d'autres
questions. Ce n'est pas nous qui les créons :
nous sommes obligés de les recueillir, de les
examiner, de les débattre, et, presque tou-
jours, celles qui sont le plus difficiles à ré-
soudre sont difficiles, non pas à cause des di-
vergence- doctrinales et théoriques, mais seu-
lement parce qu'elles sont envenimées par les
passions et l'égoïsme des partis qui les exploi-
tent.
«J'en aborde une qui est grosse de passions
et de véhémence : c'est la question cléricale,
c'est la question des rapports «le l'Eglise et de
l'Etat. Voilà, certes, une immense question,
puisqu'elle tient en suspens toutes les autres,
puisque, comme nous l'avons dit — et nous
ne faisons, en cela, qu'être l'écho du monde
entier — c'est là qu'est le principe de l'hosti-
lité contre la pen-ée moderne, du conflit que
nous avons à régler.
o Que n'a-t-on pas dit à ce sujet? On est des-
cendu dans le domaine inviolable de nos cons-
ciences et on a voulu interpréter notre po-
litique à la lueur de notre philosophie. Je
n'admets pas plus cette interprétation que je
n'admets que, contre un adversaire politique,
je puisse m'emparer des sentiments intimes de
sa conscience religieuse pour combattre sa
thèse politique. Mais j'ai le droit de dénoncer
le péril que fait courir à la société française,
telle qu'elle est constituée et telle qu'elle veut
l'être, l'accroissement de l'esprit non seule-
ment clérical, mais vaticanesque, monastique,
congréganiste et syllabiste, qui ne craint pas
de livrer l'esprit humain aux superstitions les
plus grossières en les masquant sous les com-
binaisons les plus subtiles et les plus pro-
fondes, les combinaisons de l'esprit d'igno-
rance cherchant à s'élever sur la servitude
générale.
« Nous ne pouvons donc nous dispenser de
poursuivre la solution ou, au moins, la pré-
paration de la solution des rappoitsde l'Eglise
— je sais bien que, pour être correct, je de-
vrais dire des Eglises — avec l'Etat ; mais si
je ne dis pas des Eglises, c'est que, vous l'avez
senti, je vais toujours au plus pressé. Or, il
faut rendre justice à l'esprit qui anime les
autres Eglises, et, s'il y a chez nous un pro-
blème clérical, ni les protestants ni les juifs
n'y sont pour rien : le conflit est fomenté uni-
quement par les agents de l'ultramontanisine.
« Prenant les choses, non pas au point de vue
du sentiment politique, je n'en ai et n'en re-
connais à personne le droit, prenant le pro-
blème au point de vue gouvernemental, au
point de vue public, au point de vue national,
examinant les empiétements et les usurpations
incessantes de l'esprit clérical servi par ses
400,000 religieux en dehors de son clergé sé-
culier, j'ai le droit de dire en montrant ces
maîtres en l'art de faire des dupes et qui
parlent du péril social : Le péril social, le
voilà !...
« Et savez-vous quelles réflexions m'a depuis
longtemps inspirées cet antagonisme? Je vais
vous le dire sans vous apprendre rien de nou-
veau, car je me suis déjà expliqué sur ce point
dans une autre enceinte. C'est que cet Etat
français, dont je vous parlais tout à l'heure,
on l'a soumis à un siège dans les règles et que
LIVRE QUATRE VINGT-QUAT0RZ1ÈME
M
chaquo jour on fait une brèche dans pet édi-
fice. Hier c'était la main-morte, aujourd'hui
c'est l'éducation. En L848 c'était L'instruction
primaire, en 1880 c'était L'instruction secon-
daire, en 1X71» c'est l'instruction supérieure.
Tantôt c'est l'armée, tantôt c'est l'instruction
publique, tantôt c'est le recrutement de nos
marins. Partout où peut se glisser l'esprit jé-
suitique, les cléricaux s'infiltrent et visent
bientôt à la domination parce que ce ne sont
pas gens à abandonner la tâche. Quand l'orage
gronde, ils se font petits, et il y a ceci de par-
ticulier dans leur histoire que c'est toujours
quand la patrie baisse que le jésuitisme monte!
« Eh bien , M essieurs, savez-vous ce que disent
les défenseurs de l'ullramontanisme ? Ils disent
que nous sommes les ennemis de toute reli-
gion, de toute indépendance de la conscience,
que nous sommes des persécuteurs, que nous
avons soif de faire des martyrs et, si je pro-
teste ici, ce n'est pas sans un sentiment de
honte d'avoir à relever de pareilles inepties ;
mais, puisque j'y suis condamné par la bas-
sesse de mes adversaires, je vais m'y rési-
gner.
« Non, nous ne sommes pas les ennemis de la
religion, d'aucune religion. Nous sommes, au
contraire, les serviteurs de la liberté de cons-
cience, respectueux de toutes les opinions re-
ligieuses et philosophiques. Je ne reconnais à
personne le droit de ehoisir, au nom de l'Etat,
entre un culte et un autre culte, entre deux
formules sur l'origine des mondes ou sur la
fin des êtres. Je ne reconnais à personne le
droit de me faire ma philosophie ou mon ido-
lâtrie : l'une ou l'autre ne relève que de ma
raison ou de ma conscience ; j'ai le droit de
me servir de ma raison et d'en faire un flam-
beau pour me guider après des siècles d'igno-
rance ou de me laisser bercer par les mythes
des religions enfantines.
« Après avoir nettement établi mon respect
pour les religions, je tiens encore, pour en
finir avec la calomnie (on n'en finira jamais,
hélas !), à dire que je professe le plus grand
respect pour ceux qui en exercent le minis-
tère. Ils ont des devoirs à remplir envers leurs
semblables, mais ils en ont aussi à remplir
envers l'Etat, et ce que je réclame, c'est l'exé-
cution de ces devoirs. Je demande qu'on leur
applique les lois existantes, et ici je m'adresse
non pas à ce clergé séculier qui est bien plus
opprimé qu'oppresseur, qui est bien plus vic-
time que tyran, qui est bien plus appauvri
que rente par les communautés qui l'enserrent
et le dominent, et qui, né du peuple, n'en se-
rait pas l'ennemi, s'il était livré à la libre im-
pulsion de sa conscience, mais à cette milice
multicolore sans patrie ; si, elle a une patrie,
mais elle ne repose que sur la dernière des
sept collines de Home, et encore, dans Rome,
le pouvoir qui y siège la déclare ennemie et
ennemie irréconciliable, car il faut bien ré-
pondre, dans la résidence même du pontife,
aux anathèmes qui viennent de lui.
« Je dis que le devoir de l'Etat républicain et
démocratique est de respecter les religions et
de, faire respecter leurs ministres, mais leurs
ministres se mouvant dans le cercle de la lé-
galité, et si j'avais à émettre une formule,
qu'il est peut-être ambitieux de chercher,
mais qui rendrait nia pensée, je dirais que,
dans la question des rapports du clergé avec
l'Etat, il faut appliquer les lois, toutes les lois
et supprimer les faveurs.
« Si vous appliquiez les lois, toutes les lois —
dont je ne vous ferai pas rémunération, mais
ceux dont je parle les connaissent — l'ordre
rentrerait en France et sans persécution, car,
encore une fois, nous ne ferions qu'appliquer
les traditions du Tiers-Etat français depuis le
jour où il a apparu dans notre histoire jus-
qu'aux dernières lueurs de la République de
1848.
« Ce n'est que depuis l'empire, depuis
l'alliance monstrueuse entre ceux qui mi-
traillaient et ceux qui bénissaient les mi-
trailleurs, que nous avons assisté à de déplo-
rables défaillances et que l'Etat se trouve sous
le joug des cléricaux alors que ce sont eux qui
devraient porter le joug de l'Etat.
« Oui, il faut les faire rentrer dans la loi. Il
faut surtout, si l'on veut en avoir raison, sup-
primer les faveurs, car, croyez-le bien, ce sont
les complicités de la faveur, des privilèges et
des avantages de toute nature qu'ils ont ren-
contrées pour eux et pour leurs créatures dans
les diverses administrations publiques, c'est là
ce qui fait la moitié de leur force. Quand ils ne
pourront plus compter sur le favoritisme gou-
vernemental, soyez convaincus que leur clien-
tèle se réduira bien vite, et, comme en somme
ils ne vivent que de la crédulité publique, plus
de crédit, plus de crédulité.
« Enfin, il faut les faire rentrer dans le droit
commun, et, pour ne citer qu'un privilège, un
seul, mais grave, pour l'indiquer d'un mot,
car je n'ai pas le temps de m'appesantir sur
la question et l'état de mes forces ne me le
permet pas en ce moment, je dirai qu'une né-
cessité s'imposera aux législateurs qui vou-
dront faire véritablement du service obliga-
toire une vérité, c'est de ne faire de distinction
pour personne et d'exiger que la vocation ne
se prononce qu'après qu'on a rempli la vraie
vocation : le service militaire.
« Voilà une indication encore sommaire,
mais cependant précise, je le crois, dans cette
question si grave et si délicate.
« Mais il y a bien d'autres questions. Il y a
cette immense entreprise, si nécessaire, si po-
pulaire, si fertile en résultats, si admirable-
ment reproductrice de tous les trésors qu'on
dépense pour elle : je veux parler de l'éduca-
tion. 11 faut que celte question soit la passion
de tous les députés républicains. Il faut que
vos sénateurs, que vos députés, que votre
pouvoir exécutif, que tous les rouages de
l'Etat concourent, rivalisent à faire de ce
pays-ci le pays le plus instruit, le plus éclairé,
le plus cultivé, le plus artiste du monde.
« Et, pour cela, que faut-il? Il faut refouler
90
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
l'ennemi, le cléricalisme, et amener le laïque,
le citoyen, le savant, le Français, dans nos
établissements d'instruction, lui ('lever des
les. ère, r des professeurs, des maîtres, les
doter, ne pas craindre la dépense sur ce cha-
pitre, car c'est une dépense que vous retrou-
verez, dans l'abaissement des sommes que ré-
clame l'entretien des prisons, dans la valeur
de votre armée, dans la valeur de vos indus-
tries, dans l'augmentation de vos capitaux!
« .Mais il faut que les méthodes d'in-truction
.oient changées à la base même de l'enseigne-
ment, car il ne suffit pas d'envoyer les enfants
à l'école primaire : il faut que les méthodes
ouvrent la raison et n'y déposent que des
choses saines et sûres ; il faut trouver le pro-
cédé pour faire tomber, des sources les plus
élevées, le rayon prestigieux de la science
dans les cervelles les plus tendres et y dépo-
ser le germe des progrès de la raison pu-
blique.
« Il faut modifier les méthodes barbares qu'on
suit encore dans les écoles primaires. Il faut y
enseigner les pages de notre histoire, les prin-
cipes de nos lois et de nos constitutions. 11 faut
qu'on y apprenne les droits et les devoirs de
l'homme et du citoyen. Il faut que l'on mette,
sous des formules parfaitement compréhen-
sibles, les résultats généraux des connais-
sances humaines. Je ne demande pas qu'on
fasse des savants, mais des hommes sensés et
des Français.
« Voilà pour l'éducation primaire. Et je parle
pour les deux sexes, car je ne distingue pas
entre l'homme et la femme. Ce sont deux
agents dont l'entente est absolument néces-
saire dans la société et, loin de les séparer et
de leur donner uue éducation différente, don-
nez-leur les mêmes principes, les mêmes idées ;
commencez par unir les esprits si vous voulez
rapprocher les cœurs.
« Quant à l'enseignement secondaire, c'est
encore là une de nos gloires, mais dont bien
des rayons commencent à s'éteindre. Là aussi,
les méthodes sont à transformer. Je voudrais
que cet enseignement secondaire fût de deux
ordres. Je voudrais qu'au-dessus de l'ensei-
gnement primaire et avant d'arriver à l'ins-
truction secondaire, il y eût. des écoles profes-
sionnelles, mais non pas dans le genre de
celles qu'on a créées — ce seraient des écoles
de métiers, des mechanics insiilutes, comme
on dit ailleurs, dans lesquelles on donnerait à
la fois l'éducation de l'esprit et de la main, où
l'on acquerrait un capital manuel et où se
formeraient des légions d'ouvriers capables
de devenir des tâcherons, des entrepreneurs
et des capitalistes ; et nous arrivons par là à
toucher du doigt que l'éducation est le com-
mencement de la solution des problèmes so-
ciaux qui pèsent sur le monde, solution qui
n'appartient à personne, mais qui est par-
cellaire, quotidienne et qui dépend de la
bonne volonté de tous.
_ c Déplus, je voudrais diriger cette instruc-
tion secondaire, de manière que l'Etat en fût le
maître. .le ne voudrai- pas île ces institutions
dans lesquelles on tronque l'histoire, où l'on
fausse l'esprit français, et ou l'on prépare des
générations hostiles préi ruer les unes
sur les autres. 11 faut donner une éducation
française, et des citoyens lihres peuvent seuls
la donner.
« llesle l'enseignement supérieur, l'enseigne-
ment de nos Facultés. Vous savez, Messieurs,
quelle dernière épreuve a subie notre Univer-
sité. En disant qu'il est nécessaire que l'Uni-
versité aussi reçoive des réformes et des per-
fectionnements, je ne l'en considère pas moins
comme l'asile tutélaire de l'esprit moderne et
je demande qu'un gouvernement soucieux de
ses droits et. de sa mission lui restitue ce qu'on
lui a arraché par surprise, la collation des
grades et le droit de désigner ceux qui sont
ou ne sont pas capables d'enseigner.
« Vous voyez, .Messieurs, que nous aurons
de quoi remplir nos sept années sans aborder
d'autres questions. »
La guerre au clergé, la suppression de la
liberté d'enseignement à tous les degrés, les
curés sac au dos, une loi militaire calculée
pour tuer les vocations ecclésiastiques, voilà,
avec la domestication de la magistrature, tout
ce que recèle l'esprit de Gambelta. Gambetta
n'est, du reste, lui-même, que l'écho des pré-
jugés, des passions et des fureurs de son parti.
A l'heure même où Gambetta expose ses vues,
en style à peu près parlementaire, d'autres n'y
mettent point tant de façons. Louis Blanc, Ro-
bespierre rabougri, rappelle que la Conven-
tion ne voulait ni président, ni sénat, mais des
juges électifs et amovibles. Quant à lui, il vou-
drait :
Qu'aucun fonctionnaire, pas même le plus
haut d'entre eux — et celui-là surtout — ne
fût placé, par son inamovibilité, au-dessus de
la souveraineté du peuple ;
Que la volonté de la nation eût dans le pou-
voir exécutif un instrument toujours ; un obs-
tacle jamais ;
Que l'Etat, tiraillé par deux puissances ri-
vales, ne ressemblât point, selon le mot de
Franklin, à un chariot pourvu de deux ti-
mons d'égale force manœuvrant dans deux
sens opposés ;
Que le mandat parlementaire fut d'assez
courte durée pour empêcher les serviteurs du
peuple d'i devenir ses maîtres;
Que le principe électif dominât dans la com-
position du jury ;
Que la presse fût absolument libre, comme
elle l'est en Angleterre ;
Que le droit d'attenter à la liberté de réu-
nion et d'association n'appartînt à personne,
pas même au pouvoir législatif, comme c'est
le cas en Amérique ;
Que l'autonomie de la Commune embrassât
tout ce qui a un caractère essentiellement
communal ;
Que l'Eglise cessât de former un Etat dans
l'Etat ;
Que les ministres d'un culte fussent rétri-
LIVIlF QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
91
bues seulement par ceux qui réclament leur
ministère ;
Que L'enseignement, étendu ,ï tous, fût laïque
dans les écoles publiques, par respect pour la
liberté de conscience ;
Que L'obligation du service militaire fût
égale pour lous, et imposée à tous, de telle
sorte que personne ne pût y échapper en se
faisant prêtre ;
Que le soldat, dont l'unique mission est de
défendre la patrie attaquée, ne fût jamais con-
damné à cette barbare alternative, ou de vio-
ler la discipline au péril de sa vie, ou de tour-
ner ses armes contre ses concitoyens.
Un autre parle ainsi :
« Je bois à ces hommes immenses qui ne re-
culèrent pas devant la mort pour fonder la
République :
« A Danton, l'ex-tribun aimé!
« A Robespierre, l'incorruptible 1
« A Saint-Just, le jeune homme sévère 1
« A Marat, l'ami du peuple !
« A Cambon, le merveilleux financier!
« A Camille Desmoulins, l'immortel et infor-
tuné Camille, l'incarnation de la presse répu-
blicaine, à Camille qui eut l'insigne honneur
de donner à la nation française la première
cocarde.
« Je bois à Carnot, l'organisateur de nos in-
vincibles armées.
s Je bois aux Montagnards et aux Girondins,
confondant dans mon admiration et dans mon
amour lous ceux de tous les camps qui fon-
dèrent la liberté. »>
« Citoyennes et citoyens,
« Je bois à la Convention passée et à la Con-
vention future, b
Un troisième s'exprime en ces termes :
« Ici, en cet anniversaire du grand jour où
a été proclame'e la République,
« Renouvelons ce serment:
« Aux mânes des Volontaires de 92;
« Aux morts vénérés de 1871 !
« Nous combattrons jusqu'à la dernière
goutte de notre sang pour les droits du
peuple, pour la France à jamais républicaine.
a Vive la République. »
Voilà, dans ces trois ou quatre discours, le
fond et le tréfond de la pensée républicaine,
volontaires de 92, les scélérats de 93, la
Terreur de 94, des banquets, des discours ab-
surdes, la corruption en permanence, le sang
en perspective, le vol sur une grande échelle,
les finances au pillage : c'est cela qu'ils ap-
pellent un régime de liberté, d'égalité et de
fraternité. Quant aux propos féroces qui
tombent des lèvres de ces agneaux, si vous
voulez, .savoir à qui ils s'adressent, je vous prie
de lire cet extrait du Gavroche, journal à cari-
cature.-:. Ce que les uns disent en phrases en-
tortillée , les autres l'expriment en phrases
guillotine.
ru ai: OGNB Cl.fclt I C AIL I."
Désinfectons la société.
« Assez longtemps ces oiseaux de proie mil
tenu l'humanité dans leurs serres : depuis
trop de siècles, ils infectent l'air de vapeurs
putrédineuses ; forts de l'ignorance des
peuples, ils ont régné par la peur du spectre
noir ; mais enfin le goupillon a perdu sa puis-
sance magique.
« A la nuit a succédé le jour.
« Ils ont été tués par la lumière, eux qui ne
pouvaient vivre que par l'obscurilé.
« Le triomphe delà science sur ces accapa-
reurs n'a que trop tardé.
« Et maintenant nous allons commencer une
jolie lessive à la potasse, qui ne laissera point
la moindre trace de cette crasse dans laquelle
la société a vécu jusqu'à nos jours.
« Parbleu : ils s'attendaient bien à ce qui
leur est arrivé.
« Un peu plus tôt, un peu plus tard, ils
savent qu'ils ont fini de rire, n
Le Gavroche termine ainsi :
« Le jour de la lessive est arrivé. On va donc
anéantir ces noirs ratichons. »
Il faut noter que ces scélérats se croient
gens éclairés, savants, et c'est à l'Eglise qu'ils
veulent offrir des leçons, mais avec un cou-
teau, genre de pédagogie qui montre à quoi
se réduisent leurs lumières et leurs vertus.
Une telle orgie de sophismes, de grossiè-
retés et de menaces, appelait une réponse ; elle
fut donnée par l'évèque d'Angers. Charles-
Emile Freppel, né à Obernay, en 1827, avait
été précédemment chapelain de Sainte-Gene-
viève et professeur de Sorbonne, savant et
orateur également distingué. Evèque en 1870,
il prit immédiatement cette attitude militante
qu'avaient prise autrefois ou que gardaient
encore les Parisis, les Pie, les Planlier et les
Dupanloup. Très fondé en doctrine, il n'ad-
mettait pour aucune raison et à aucun titre,
ces pratiques d'absentéisme qui conviennent
aux cœurs timides et aux esprits paresseux ; il
se croyait débiteur, non seulement envers son
diocèse, mais envers son pays, envers l'huma-
nité, et surtout envers la Sainte Eglise catho-
lique et la Chaire du Prince des Apôtres.
D'une grande facilité d'esprit, d'une grande
énergie de caractère, d'une parfaite résolu-
tion, il se portait, depuis quelques années et
sans délai, de sa personne, partout où se diri-
geait l'effort de l'ennemi. Déjà, sous l'Empire,
Renan le premier avait subi, et pas sans
avaries profondes, les assauts de cette intré-
pide vaillance. Depuis, les conseillers munici-
paux d'Angers et des professeurs du Collège de
92
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
France, avaient reçu, pour leurs incartades,
de solennelles et décisives réprimandes:
Bientôt appelé au Parlement, il vaudra, à lui
tout seul, autant qu'une armée. Maintenant
qu'il dégaine contre Gambetta, nous voyons,
dans la disproportion des deux adversaires,
les résultats différents de l'éducation ecclé-
Biaslique. Gambetta, c'est le séminariste fruit
sec, devenu homme de vice et de sophisme,
démagogue et Irihun, parce que, faute de sa-
voir et de vertu, il n'a pu trouver un emploi
régulier. Freppel, c'est le séminariste de ta-
lent, laborieux et pieux, qui a suivi les voies
du travail, et qui, parvenu à sa maturité, se
pose en champion de la vérité, du droit et de
la justice.
Voici la lettre du nouvel Athanase :
« Vous venez de prononcer à Homansun dis-
cours dans lequel vous attaquez le clergé avec
une violence qui dépasse toute limite. Yous
ne trouverez pas mauvais que l'on vous ré-
ponde immédiatement, ne serait-ce que pour
montrer à ceux qui auraient pu encore garder
quelque illusion sur vos vrais sentiments, à
quelles extrémités vous entendez conduire les
affaires religieuses en France.
« Il paraît que c'est dans vos paroles qu'il
faut -chercher le programme de l'avenir.
Quelque humiliante que puisse être une telle
pensée pour tout Français qui a souci de
l'honneur de son pays, il faut bien se résigner
à vous lire pour se préparer à vous combattre.
Or, ce que vous nous annoncez pour un avenir
prochain, comme le résumé de vos projets,
c'est, disons le mot, la persécution.
« Et quel moment choisissez-vous pour nous
déclarer la guerre? Le moment où des espé-
rances de paix se font jour partout ; où les
gouvernements, instruits par l'expérience,
commencent à comprendre que ce n'est pas
trop de toutes les forces morales réunies pour
préserver la société moderne des dernières ca-
tastrophes. C'est à ce moment-là que vous es-
sayez de refaire une campagne qui n'a réussi
nulle part, et de choisir la France catholique
pour théâtre d'une lutte que les Etats protes-
tants eux-mêmes cherchent à éloigner d'eux.
Si vous aviez véritablement le sens politique,
vous comprendriez à quel point un pareil lan-
gage est à rencontre des idées et des disposi-
tions de l'heure présente. C'est de vous que
nous apprenons qu'il existe « une question
cléricale, c'est-à-dire la question des rapports
de l'Eglise et de l'Etat ». Ne vous en déplaise,
cette question n'existe pas ; elle a été souve-
rainement tranchée, au commencement de ce
siècle, par un concordat que tous les gouver-
nements ont respecté, et qui est parmi nous
la base de la paix publique. Le jour où vous
romprez ce pacte fondamental, vous remettrez
toutes choses en question, et vous déchaînerez
sur votre pays des malheurs dont, peut-être,
ni vous ni moi ne verrons la fin.
• Tour faire accroire à vos complaisants au-
diteurs qu'il existe « une question cléricale »,
vous agitez des fantômes. Yous osez parler
<■ d'exploitation de l'ignorance », au lende-
main du jour où le Journal officiel constatait
que nous avons rempli la France de foyers
d'instruction, que l'enseignement secondaire
compte plus d'élèves dans nos collèges que
dans ceux de l'Etal (l). Quelque nombreuses
que soient vos occupations, vous avez dû
avoir assez de loisir pour apprendre ce que
tout le monde sait, que depuis les écoles des
Frères jusqu'aux grandes écoles du gouverne-
ment les élèves formés par les soins du clergé
et des ordres religieux n'occupent pas un rang
inférieur dans les examens publics.
« Quel est donc cet auditoire de Romans où
vous avez pu parler de la sorte, sans qu'il s'y
soit trouvé un homme as^ez instruit des
choses de son temps pour faire à de telles as-
sertions l'accueil qu'elles méritaient. Mais
vous-même, n'avez-vous pas été élève d'un
petit séminaire? Yous étiez-vous jamais
aperçu que l'on eût tenté sur votre personne
ce que vous appelez « l'exploitation de l'igno-
rance» ?
« C'est bien à vous qu'il appartient de parler
« d'asservissement général », à vous qui, dans
votre discours, annoncez l'intention formelle
d'écarter des fonctions de la magistrature, de
l'administration et de l'armée quiconque ne
penserait pas comme vous. Voilà le despo-
tisme que vous vous proposez d'inaugurer en
France. Et vous osez prononcer le mot de li-
berté ! Ce mot n'a aucun sens dans votre
bouche.
a Quant au clergé, où voyez-vous la moindre
tendance à asservir qui que ce soit? N'ête's-
vous pas libres, vous et ceux qui vous sui-
vent, d'aller à la messe ou de ne pas y aller,
de faire vos Pâques ou de ne pas les faire, de
fréquenter les sacrements ou de vous en abs-
tenir? Yous en répondrez devant Uieu, voilà
tout. Mais de la part des hommes, où aperce-
vez-vous la moindre velléité de vous con-
traindre à une pratique religieuse? Et n'est-ce
pas vous jouer de la crédulité publique que
de feindre une oppression quelconque, là où
nul ne songe à vous disputer la moindre par-
celle de liberté.
« Il m'est impossible, je vous l'avoue, de
m'imaginer que vous ayez voulu parler sérieu-
sement, en signalant « les usurpations inces-
santes auxquelles se livre l'ultramontanisme
et l'invasion qu'il fait tous les jours dans le
domaine de l'Etat ». A vous entendre, l'on
dirait en vérité que les membres du clergé
remplissent les conseils municipaux, les con-
seils généraux, le Sénat et la Chambre des dé-
putés. La vérité est que l'élément ecclésias-
tique n'est représenté nulle part ou peu s'en
faut. Il y a trente prêtres au Parlement alle-
mand ; un seul évèque siège au Sénat français,
_ (1) Journal officiel du 1J septembre 1878: 76.815 élèves fréquentent les établissements ecclésias-
tiques, y compris les petits séminaires ; 75.209 les collèges de l'Eiat. »
LIVRE QUATRE-VINGT Q1 IT0RZ1ÈME
pour défendre les intérêts religieux. Jamais, à
aucune »'■ | m » i p i e , le clergé ne B'esf moins oc-
cupé des affaires de l'Etat; nulle pari, chez
aucune nation, il n'est plus tenu a l'écart de
lu chose publique. Et vous venez, devant un
auditoire prévenu ou distrait, représenter le
clergé de France comme prêt à envahir tout
le domaine de L'Etat ! De quel mot voulez- vous
que l'on qualifie de tels excès île langage?
« C'est toujours, dites-vous, quand la for-
lune de la patrie baisse que le jésuitisme
monte ». Parole imprudente, et que nul moins
que vous n'a le droit de prononcer. Car, per-
sonne ne l'oublie, c'est quand la fortune de la
France a baissé, que vous êtes monté ; c'est
quand la France était à terre, que vous vous
êtes fait de ses ruines un piédestal pour vous
élever au pouvoir. Alsacien, j'aurais le droit
de vous demander compte, au nom de mon
pays natal, de ces sanglantes folies qui ont
achevé nos malheurs et changé une défaite en
catastrophe irrémédiable.
« Mais laissons là ces tristes souvenirs aux-
quels vous avez associé votre nom, pour envi-
sager l'avenir que vous entendez nous pré-
parer. C'est bien la persécution que vous nous
promettez, et à bref délai. Car de quel autre
nom appeler la suppression désordres religieux,
la suppression de la liberté d'enseignement, la
suppression des vocations ecclésiastiques ? C'est
la persécution ouverte, violente, de quelque
apparence de légalité que vous prétendiez la
couvrir.
« Dans un langage que vous auriez voulu
rendre spirituel et qui n'est qu'inconvenant,
vous parlez de « ces milliers de prêtres multi-
colores qui n'ont pas de patrie ». Ces prêtres
sont au service de vos concitoyens ; du matin
au soir, ils instruisent les enfants, soignent les
malades, consolent les pauvres. Vous n'avez
pas plus droit de vous occuper de la couleur
de leur habit, qu'ils n'ont l'intention d'exa-
miner celle du vôtre. Ils sont citoyens au
même titre que vous ; ils ont, comme vous et
vos amis, le droit de se réunir, de vivre en-
semble, de prier et de travailler en commun.
Leur patrie est la France, et leur nationalité
est certaine. Que voulez-vous de plus, et de
qirel droit metlriez-vous la main entre leur
conscience et Dieu ?
« Après la liberté de l'association religieuse,
le despotisme dont vous êtes le porte-voix
■ prête, selon vous, à détruire une autre li-
berté non moins précieuse, celle de l'enseigne-
ment. Et cela, dites-vous, sous prétexte « que
nous ne devons pas laisser, dans nos écoles,
blasphémer notre histoire ». Quoi, c'est vous
et le parti violent dont vous êtes le chef, qui
vous constituez le gardien et le défenseur de
notre histoire nationale! vous qui datez cette
histoire d e 80 ou de 93, et qui ne voyezau-delà
qu'une série d'horreurs et d'infamies ! vous
qui n'êtes occupé qu'à bafouer nos grandeurs
'•i Dos gloiri séculaire s insulter nos rois, à
(li nigrer dos vieilles institutions el a parlei
l'ancienne France, de -on clergé, de ta no
blesse, de sa condition politique 1 1 Bociale,
comme si elle avait présenté, pendant quinze
siècles, le spectacle d'une Mongolie ou d'une
Tartarie !
a Et c'est sous ce prétextedà que le despo-
tisme dont vous formulez le programme se
prépare à nous enlever le peu de liberté que
nous tenons de la loi I Car c'est un minimum
de liberté, que celte participation si subor-
donnée, si restreinte, si étroite, non pas même
à la collation des grades, comme vous l'af-
firmez à faux, car elle reste tout entière dans
la main de l'Etat, mais à la simple interroga-
tion des étudiants.
« Aussi, quand il vous plaira de remettre
ces choses en question, nous revendiquerons à
notre tour un droit qui semblait abandonné,
et nous demanderons à notre pays s'il est
juste, s'il est équitable, s'il est utile que cent
huit mille soixante-cinq élèves (1) apparte-
nant à des familles françaises soient soumis
aux épreuves du baccalauréat ès-lettres et du
baccalauréat ès-sciences, sans qu'un seul de
leurs professeurs soit admis à siéger dans les
jurys d'examens.
« Mais là où le despotisme dont vous venez
de faire entendre les menaces éclate davan-
tage, c'est dans les entraves que vous préparez
au recrutement du clergé de France. En assu-
jettissant les élèves du sanctuaire au service
des armes, vous voulez tarir la source même
du sacerdoce. Car, ne nous parlez pas de
l'obligation de servir la patrie : c'est un mot
que vous jetez à la foule pour tromper les
simples. Il y a bien des manières de servir
sa patrie. L'instituteur, le professeur, qui
s'épuisent à instruire leurs élèves, le prêtre
qui se consume dans les travaux de son mi-
nistère, servent leur pays aussi utilement que
le soldat. Ce sont là de grands services publics,
nécessaires, indispensables et qui valent bien,
en fatigues comme en résultats, celui des
armes.
« Le plus simple bon sens suffit pour com-
prendre que les nécessités sociales imposent
et justifient de tels équivalents. Mais non,
sous prétexte d'égalité, vous visez la religion
au cœur. Bien que vos goûts et vos antécé-
dents ne vous aient guère permis d'apprécier
ces choses, vous n'êtes pas sans savoir que le
régime de la caserne n'est pas une prépara-
tion au régime du séminaire, que l'Eglise de-
mande à ses futurs ministres un ensemble de
qualités qui ne s'acquièrent et ne se dévelop-
pent que dans le silence de la prière et du
recueillement, et que le jour où de pareilles
exigences viendront à s'ajouter aux devoirs et
aux sacrifices de la vie sacerdotale, c'en sera
fait parmi nous des vocations ecclésiastiques.
« Mais que vous importe, et n'est-ce pas là
(1) Chiffre des élèves appartenant aux collèges libres et aux petits séminaires (Journal officiel du
15 septembre 18;
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
gisement le résultai que vous voulez at-
teindre? En tout cas, non» sommée avertis;
el cK-s ce moment vous nous autorisez ■• nous
tourner vers les catholiques pour leur dire :
yez ce qui vous attend : rr* hommes qui
parlent de cléricalisme el d'ultramontanisme
pour masquer leurs desseins, c'est la religion
même qu'Us veulent détruire, en lui enlevant
l'une après l'autre toutes ses forces et toutes
ses institutions. Vos libertés, ils en feront li-
tière; vos droits, ils n'aspirent qu'à les sup-
primer. Ordres religieux, enseignants ou hos-
pitalier-, écoles chrétiennes à tous les degrés,
rien n'échappera à leurs mesures d'oppres-
sion, dès l'instant qu'ils ne trouveront plus
devant eux d'obstacle légal.
« Enfin, pour achever l'œuvre de destruc-
tion, ils arrêteront les vocations ecclésiastiques
à leur début par l'obligation du service mili-
taire, et, faute de prêtres, le ministère parois-
sial deviendra impossible. Et toutes ces ini-
quités, ils comptent les opérer jusqu'au bout
sous le couvert de la légalité. Eh ! grand Dieu !
y a-t-il eu, dans l'histoire, une seule persécu-
tion religieuse qui ne se soit parée de ce
nom ? La Convention, elle aussi, se nommait
l'ordre légal ; et nos places publiques sont en-
core là pour rappeler à tous comment elle
l'appliquait. Une fois sur la pente de la vio-
lence, et dans un pays comme le nôtre, qui
peut prévoir où l'on s'arrêtera ? Que tous les
catholiques veuillent donc bien réfléchir à la
situation qu'on leur annonce, sérieusement, et
à temps.
c< Peut-être aurez-vous contribué, par vos
agressions et vos menaces, à refaire l'union si
désirable entre tous ceux qui regardent la re-
ligion comme la base première de l'ordre so-
cial. En la choisissant pour l'objet principal
de vos attaques, vous indiquez à l'avance le
vrai terrain sur lequel tous les hommes de
bonne foi et de bonne volonté pourront et de-
vront se rencontrer et se donner la main, pour
travailler au salut de leur pays. C'est là du
moins un service que vous nous aurez rendu
par votre discours. »
Si Gambetta eût été homme d'honneur, il
eût essayé d'une réponse : il s'en abstint. Ceux
qui veulent opprimer, ne discutent pas ; il
leur suffit de soulever les passions et de les
faire entrer dans leurs desseins. Gambetta se
lancera donc les yeux fermés dans la persé-
cution ; il deviendra président de la Chambre
des députés, et il ne faudra pas moins de
quatre cent mille francs pour préparer les ap-
partements de la nouvelle excellence ; il de-
viendra président du Conseil et ne subira, dans
son court passage aux affaires, que le plus
terrible châtiment de l'orgueil, la preuve,
faite par lui-même, de son impuissance. Im-
puissant, mais despote, il donnera, en outre,
l'exemple de la gourmandise et de la dé-
bauche. A ce Vitellius républicain il faudra le
cuisinier Trompette, et des commissionnaires,
pour lui préparer des omelettes, devront faire
venir des oeufs de vanneau du Danemarck. A
ce tribun repu et gros comme un tonneau, il
faudra des filles. Tant et h bien qu'il crèvera
de gras fondu, flans l'accident ridicule d'un
revolver, si tant est qu'il ne succombe pas,
nne halle dans le ventre, digne dénouement
de la tragédie grossière di - mours.
Mais pour l'Eglise, ce discours, même misa
exécution, ne constitue, dans sa longue vie,
qu'un petit incident. Gambetta veut détruire
les ordres religieux, fermer les séminaires,
mettre le clergé à la caserne. Faisons, dit
Veuillot, faisons l'injure au bon sens de croire
que ces énormités sont accomplies, voilà le
clergé '....et la France n'est point morte. Voilà
le clergé éteint ou du moins invisible. Ou'arri-
vera-t-il alors? — Qu'il n'y aura rien de fait, sauf
un crime imbécile, mais inutile. Quant au ré-
sultat qu'on s'était proposé, l'imbécile Com-
mune a fait sauter le Palais de justice, et l'ex-
plosion a poussé d'abord une partie de la
Commune à Nouméa. Mais elle est revenue.
Kl le a rebâti son palais, et, par d'autres juges
ou par les mêmes, dans tous le? cas par la
même loi, elle frappera tous les coupables et
tout le crime. Le moment et les hommes im-
portent peu.
Les hommes hurlent, c'est-à-dire atten-
dent; la loi dure davantage; la justice est
éternelle et venge éternellement l'innocent.
Nous savons que les coupables n'en jugent
pas ainsi. Ils ont besoin que Dieu paraisse (au
moins par moment) coupable et vaincu. Mais
Dieu a fait le monde pour le triomphe de sa
justice, et la victoire permanente de l'inno-
cence. La première récompense des justes est
de n'attendre pas la mort et de voir d'avance
des yeux de leur chair la haute fidélité de leur
Dieu. Nous croyons au plan de nos ennemis,
mais nous ne les craignons pas. Dieu a rendu
au clergé une vie abondante et forte. Il vou-
dra se servir de lui pour sauver le monde,
parce qu'il est tout puissant, parce que sa mi-
séricorde est éternelle. Qui voudra se mettre
en état de sonder ses raisons, les trouvera
plus fortes que celles des partis humains, y
compris celles de Gambetta. Nous savons tout
ce que Gambetta peut dire, mais nous ne
le croyons pas plus fort que le clergé fidèle à
son droit, c'est-à-dire sous la main de Dieu.
Il ne dépend que du clergé de se lancer sous
la main de Dieu. Gambetta, ou tel autre, dis-
pose dJune force inconcevable, et qui peut
s'accroître encore, mais qui cependant, tôt ou
tard, par des moyens qu'il ignore comme
nous, finira. Le clergé, fidèle à Dieu, par des
moyens que nous pouvons ignorer ou con-
naître, dispose de l'Eucharistie. Dieu peut le
réduire à cela, mais il a cela. Cela, c'est le
courage inviucible et renaissant, c'est la force
d'affronter la défaite, la prison, les mauvais
traitements, la mort ; c'est la force de vaincre
la force, et de lui prêcher la vérité ; c'est la
force des vieillards, des enfants, des femmes,
et enfin des pusillanimes. La Révolution
n'est après tout qu'un travail de la vie.
Lorsque Dieu l'impose, il faut bien l'accep-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
g i
ter. Si cela a ses dangers, il a aussi ses mhî-
ritts.
On peut trouver dur d'être Insulté, rainé,
comme preuve de La liberté. La révolution
promet tout cela. Pour l'amour de Dieu, et
pour l'honneur de la vérité tout cela B'appelle
le martyre, (l'est une chose inepte et vainc, de
le donner. Mais, le soufl'rir, c'est vaincre. On
entend le Nolite timere ; on voit venir le Li-
bérateur. 11 est là. On est enfin délivré de celte
bête, et de l'importun fantôme. L'Esprit saint
souffle sur leur orgueil, et dit : Que la lu-
mière soit. Un craquement soudain se fait
entendre. La souveraineté humaine aveuglée
doit reprendre sa place secondaire devant
L'autorité infaillible.
La science de la vie, ce don royal et pater-
nel du Christ, semble aujourd'hui perdue
pour l'humanité. La moitié des hommes ne
sont plus que des écoliers qui veulent tuer leur
mailre, pour obéir à un petit nombre de
pervers et de fous. Les plus sages sont comme
hébétés, el cherchent encore le chemin, dont
leur conscience conserve un vague souvenir,
mais que leur raison affaiblie ne peut plus
retrouver. L'Eglise seule ne s'est pas égarée.
Elle voit toujours la route sûre et longtemps
suivie, qui mène à la justice et à la paix.
Mais quoique ce triomphe de la brutalité
humaine, si souvent subi et si vite épuisé, pa-
raisse aussi prochain qu'il sera d'ailleurs mé-
prisable, une espérance semblable à l'espé-
rance de Joseph de Maistre doit consoler nos
survivants. Si l'Eglise est encore une fois jetée
dans la fournaise, elle en sortira plus belle et
plus vivante, plus appauvrie encore, et d'une
pauvreté victorieuse, car Dieu semble prendre
soin d'appauvrir l'Eglise, pour l'orner davan-
tage d'une des perfections du Christ. La tem-
pête du dernier siècle et celle du siècle présent
semblaient ne lui avoir rien laissé. Quelques
restes pourront encore périr. Malheur à ceux
qui voudront s'en engraisser ! L'Eglise s'en
soucie peu, et comprend vite que Dieu la pré-
pare à des œuvres plus grandes. Elle verra
que Dieu ne la prépare pas à la perte de ses
biens ; mais à porter le fardeau de pertes
nouvelles, signe prochain d'une nouvelle puis-
sance.
■ -«•. traité de Iscrlin.
rapports entre nations se règlent par
des traités qui ont force de lois. Kn 1815, les
traités de Vienne avaient rétabli l'équilibre eu*
>éen, fortement ébranlé par Napoléon, et
restauré les traités de Westphalie, en aggra-
vant leur- stipulations hostiles à la France et
al1 En 1856, après la longue guerre
de France contre la Russie, après ta victoire
de Boraarsund et la prise de Séba topol, le
traité de l'a ris avait fait échee aux agrandis-
sements de la Russie et ajourné L'accomplisse-
ment du pronostic de Napoléon : « Dans 90 ans
l'Europe sera cosaque ou républicaine ••. En
1870, les victoires de la Prusse contre la
France, avaient occasionné la rescission du
traité de Paris dans ses articles opposés aux
envahissements russes ; la Prusse, qui prenait
à pleines mains, ne pouvait empêcher la
Russie d'en faire autant, ou, au moins, de se
donner licence d'y procéder, à l'occasion.
L'occasion lui avait paru favorable en LS77 et
elle avait déclaré la guerre à la Turquie.
Après une double campagne en Europe et en
Asie, la Russie victorieuse avait dicté, à San-
Stephano, un traité qui anéantissait la Turquie
comme grande puissance, ne lui laissait en
Europe guère que Constantinople et la confi-
nerait bientôt en Asie. Ce traité, pour avoir
force de loi internationale, devait être homo-
logué par l'aréopage des grandes puissances.
Le prince de Bismarck, par sa force, son
crédit et son habileté, obtint qu'un Congrès
s'ouvrirait à Berlin, devenue la capitale poli-
tique de l'Europe. Les puissances européennes
y déléguèrent leurs représentants respectifs ;
de communes délibérations sortit, après en-
tente, le traité de Berlin, qui fait actuellement
loi pour toutes les nations. Nous Je ferons
brièvement connaître : c'est le premier fait
important qui se présente sous le pontificat de
Léon XIII.
Ce fut une question de savoir si la France
se ferait représenter à Berlin. L'Angleterre,
depuis longtemps, soutenait la Porte otto-
mane, comme la corde soutient le pendu ; au
lieu de l'attaquer, comme la Russie, pour la
dévaliser, elle trouvait plus commode de la
protéger pour la voler à l'abri de cette pro-
tection. Au cours de la guerre, on apprit que
l'Angleterre, qui appuyait les Turcs, avait
reçu d'avance, de la Sublime-Porte, son paie-
ment : le protectorat de l'île de Chypre et un
libre passage dans la Turquie d'Asie, vers
son empire des Indes... en attendant l'occu-
pation de l'Egypte, de plus en plus pour la
protéger. Dans ces conditions, la France
n'avait pas grand'chose à faire dans la capi-
tale de son mortel ennemi, où devaient sien-
tendre d'autres larrons.
« La France, écrivait Louis Veuillot, n'a
rien à dire là où elle n'émettrait qu'un avis
que l'on pourrait mépriser, liïïe ne signe pas
des traités où aucun article ne serait écrit de
sa main. Elle ne traite pas avec les forts et
se borne à ne point reconnaître les traités
qu'ils font.
« Elle ne livrera pas sa faiblesse présente,
elle ne vendra pas sa force future.
« Elle restera dans son tombeau inexpu-
gnable. Elle y restera comme morte, mais le
tombeau sera vivant. Il n'en sortira point
d'ambassadeurs, et les ambassadeurs n'y en-
treront point.
06
IlISTnIllE DNIVERSELLE DE L'ÉGLISI < \TI10IJGUE
« Elle ne a'occupera de paix que chez elle
et pour elle. Elle fera du ter, elle fera du blé,
elle ftT.i «les hommes. Kilo prendra le temps
qu'il Tant pour dégriser Ba populace sur la-
quelle, compte l'ennemi, et qui a pris l'habi-
tude de ne pas compter avec les lois. Elle a
l'a me ot le cœur, -elle se refera l'intelligence
et les bras.
« Et alors elle ouvrira ses portes et elle
rentrera dans le monde, non pour étudier les
choses qui s'y seront faites, non pour se sou-
mettre aux arrangements qu'on aura pris,
mais pour voir si la justice règne et si quel-
que peuple barbare a encore son pied brutal
sur quelque troupeau de la famille du Christ.
Alors la démocratie chrétienne sera née.
« A présent donc, arrangez-vous, et faites
un équilibre européen. Faites des conquêtes,
des annexions, des empires, des traités. La
France n'en est pas, n'est de rien.
a Nous en reparlerons dans dix ou quinze
ans, quand nous aurons ce qu'il nous faut de
fer et d'hommes, quand nous aurons enterré
dans la chaux vive le cadavre pestilentiel de
la Révolution, et quand la race humaine sur
le reste de la terre aura besoin du libéra-
teur. »
Aujourd'hui que la Révolution détient la
France et paralyse tout ce qui pourrait être
tenté pour lui rendre ses forces, qui peut nier
que ce programme, publié il y a vingt ans,
ne soit encore celui qu'il convient de suivre
pour que la France ne livre pas sa faiblesse
présente et ne vende pas sa force future?
La jeune république n'avait ni la tête, ni le
cœur à comprendre les observations de
Veuillot. Son personnel, composé de par-
venus, entrés dans la politique pour y faire
fortune, était en train de s'acheter des che-
mises et de brûler son casier judiciaire. Déjà
maîtres de l'influence, les républicains déci-
dèrent qu'ils iraient s'asseoir au conseil des
rois, et afin de montrer leur largeur d'esprit,
ils choisirent pour représenter la France ca-
tholique,au Congrès de Berlin, un Anglais pro-
testant, nommé Waddington, naturalisé depui3
peu. Or, ce naturalisé expliquait, aux Cham-
bres françaises, comment, la France voulant
la paix, le gouvernement avait compris le
rôle de sa diplomatie. On ne devait s'occuper,
à Berlin, ni des afïaires d'Occident, ni, dit-il,
des affaires d'Orient, ni de la question des
saints lieux, ni de rien autre que de souscrire
aux triomphes de la force et aux fourberies
de la ruse : voilà désormais le rôle de la
France de saint Louis et de Charlemagne,
représentée, dans l'aréopage des nations, par
un protestant anglais.
En présentant à la Charrîbre des députés
le programme du gouvernement au Congrès,
Waddington ne savait évidemment pas ce qui
allait s'y passer. C'est avec une ignorance ab-
solue des négociations engagées entre les puis-
sances, que notre ministre des affaires étran-
gères définissait le rôle de la France et se fai-
sait donner un vote unanime de confiance
pour aller la représenter. Il semblait, d'après
ses paroles, que dans les négociations qui
avaient précédé le Congrès, le gouvernement
français eût rempli l'office de pacificateur
entre l'Angleterre et la Russie, qui étaient en
train de s'arranger à l'amiable sans que notre
naïve diplomatie en sût rien. On devait croire
ensuite que les conditions mises par noire
gouvernement à la participation de la France
au Congrès, avaient été acceptées par les
puissances, tandis qu'elles apportaient un
programme élaboré en dehors du nôtre. Enfin,
il résultait du langage du ministre des affaires
étrangères, que la France était en mesure de
faire respecter les traités au bas desquels
elle avait apposé sa signature, lorsque ces
traités, par suite des arrangements pris entre
les principales parties contractantes, n'exis-
taient déjà plus. — Nous verrons si les faits
répondent à ces fanfaronnades.
Le Congrès alla vite en besogne. L'affaire
était entendue d'avance, il n'y avait qu'à
passer les écritures. Chaque puissance se fit
sa part, Ja France exceptée : l'anglo-français
Waddington suivait la politique qu'il a qua-
lifiée de politique des mains nettes. L'Angle-
terre prend l'île de Chypre et protège la Tur-
quie d'Asie. La Russie reprend la Bessarabie,
qui la rend maîtresse au nord des Balkans ;
son influence est augmentée sur les petits
Etats slaves ; elle prend les clefs de la route
des Indes, Batoum et Kars. L'Autriche se
charge de l'occupation des pays bosniaques,
la Servie s'est étenduejusqu'au Kossovopoljé.
Le Monténégro a son port sur l'Adriatique et
peut naviguer sur le lac de Scutari, la Bojana
et le Lim. Les Bulgares ont leur autonomie,
avec un prince national. Les Roumains sont
dédommagés par la Dobroudscha. La Grèce
aura de belles et fertiles provinces. L'Italie ne
désespère pas d'obtenir le Trentin. Enfin les
Juifs ont obtenu tous les droits civils. Quant
à nos plénipotentiaires, ils ont reçu beaucoup
de politesses. C'est bien quelque chose, mais
on pourra trouver que ce n'est pas suffisant.
La chose, en France, n'alla pas aussi ronde-
ment. Le président du Conseil, Dufaure, osa
dire que si le traité anglo-turc était pré-
senté au Congrès, le plénipotentiaire français
devait se retirer plutôt que de signer au proto-
cole ; Gambetta, plus libre, parce qu'il n'était
que simple député, déclara qu'il serait patrio-
tique de demander aux présidents du Sénat
et de la Chambre des députés de convoquer
les Chambres pour mettre en jugement les
plénipotentiaires français.
Le traité de San-Stefano était beaucoup
trop lourd pour la Turquie ; à cet égard, l'in-
tervention des puissances le corrige fort à
propos et donne, pour l'avenir, des gages de
paix. Yoici comment s'explique le plénipo-
tentiaire anglais, lord Salisbury :
« Le traité, dit-il, a une longueur inusitée et
traite à fond les différentes questions soule-
vées par le traité de San-Stefano en tant
qu'elles touchent aux dispositions du traité
LIVRE QUATïl E-VINGT-QUATORZ] KM E
!>7
de Paris. Les changements qui ont été ap-
portés au traité préliminaire sont considé-
rables et s'appliquent à presque tous les ar-
ticles de cet instrument. L'ellel général de
ces changements a été de rendre, avec une ga-
rantie certaine pour une bonne administration,
de très granits territoires au gouvernement du
sultan, et ils tendent à assurer solidement
contre des attaques extérieures la stabilité et
l'indépendance de son empire. Des dispositions
ayant pour but d'assurer une complète éga-
lité de toutes les religions devant la loi ont
été établies dans le traité pour les territoires
dont il s'occupe. La politique qui a reçu la
sanction du Congrès de Berlin est, en général,
conforme à celle qui a été défendue par le
gouvernement de Sa Majesté depuis la publi-
cation du traité de San-Stefano. »
Lord Salisbury explique comment le traité
de Berlin rend, à la Turquie, les deux tiers
de la Bulgarie; éloigne la Bulgarie de la mer
Egée; met l'Autriche à sa frontière; laisse à
la Russie les frontières arméniennes; mais
l'Angleterre a pris ses précautions contre celte
éventualité. La Turquie a donc une frontière
parfaitement défendable ; c'est pour elle
une bonne occasion, peut-être la dernière,
de garantir, par sa sagesse, son indépen-
dance.
En somme, l'Angleterre est satisfaite et
même fière. Entrée au Congrès avec un traité
en poche, elle en sort avec la ratification des
puissances. S'il suffit d'avoir part aux dé-
pouilles d'un vaincu pour être victorieux et
glorieux, dit le journal Yfjnivers, l'Angleterre
est en droit de s'enorgueillir; mais si la poli-
tique des pourboires et même les preuves de
forces ne doivent pas tout primer, l'Angle-
terre se réjouit trop. En somme, sa victoire
diplomatique, l'annexion de Chypre et son
protectorat sur la Turquie d'Asie n'empêchent
pas la Hussie de garder le gros lot.
D'autre part, ce n'est pas en se rapprochant
sur le territoire ottoman que ces deux puis-
sances retarderont la lutte, si redoutable pour
l'une et l'autre, qu'elles doivent engager en
Asie. Les arrangements qui viennent d'être
conclus ne sont, au total, que des préparatifs
de guerre. Des deux adversaires, lequel, par
ce partage, fortifiera le plus ses moyens
d'action? C'est le point à résoudre. Si l'on
est content à Londres, on l'est aussi à Saint-
Pétersbourg, et même la satisfaction y paraît
à la fois plus contenue et plus confiante. Il en
devait être ainsi, car la Hussie, par le traité
de Berlin, se rapproche considérablement du
but qu'elle s'est marqué, tandis que l'Angle-
terre, par le traité de Constantinople, se
borne à prendre une position défensive. Ce
rôle n'est ni le plus brillant ni le plus rassu-
rant. L'Angleterre aurait pii faire, il y a vingt-
cinq ans, le marché dont elle est si fière au-
jourd'hui, et elle s'y refusa. Mais alors, elle
avait la France, et la Russie n'avait pas la
Prusse. Cette différence dans la situation des
grandes puissances et l'affaiblissement plus
T. xv.
marqué de la Turquie expliquent la volte-face
de sa politique.
Quant a la Russie, elle réalise en grande
partie son programme : la Roumanie reste,
bon gré mal gré, sous sa main ; la Serbie et le
Monténégro agrandis lui doivent tout et ne
peuvent se soustraire à son action; ils n'y
songent pas, d'ailleurs, car leur ambition,
n'étant pas encore satisfaite, les soumet à
l'influence russe; la Bulgarie va former un
Etat que le czar aura créé et protégera ; il en
sera de même an fond pour la lloumélie, qui
puisera dans ses nouvelles institutions le désir
d'une pleine indépendance et le moyen d'y
parvenir. D'autre part, la Grèce, dont le czar
Nicolas disait en 1853 : Je ne veux pas qu'elle
obtienne une extension de territoire qui en
ferait un Etat puissant, n'obtient rien du
tout. C'est à peine si on lui permet d'espérer
une rectification de frontières. L'Angleterre,
qui s'était déclarée sa protectrice et lui avait
beaucoup promis, l'a carrément lâchée ; elle
lui donne pour consolation l'assurance de ses
sympathies. Le veto russe a eu son plein et
entier effet...
Le traité de Berlin, en même temps qu'il
marque la fin de l'empire ottoman, détermine
un nouveau classement des puissances euro-
péennes. La Prusse, qui n'a rien pris encore,
mais qui a fait les parts, domine, sans con-
teste, la situation ; la Russie est largement
payée de ses sacrifices par des acquisitions
de territoire et un accroissement d'influence
qui lui livrent les populations chrétiennes de
l'Orient ; l'Angleterre développe sa prépon-
dérance maritime même dans cette Méditer-
ranée qui devrait nous être soumise, et s'as-
sure des positions importantes pour les pro-
chaines luttes ; l'Autriche obtient que l'on
compte avec elle, s'agrandit et gagne du
temps. Toutes ce3 puissances sont donc sorties
du Congrès, plus fortes qu'elles n'y étaient
entrées.
Et la France? notre pauvre ministre des
affaires étrangères nous avait dit en partant
qu'il allait au Congrès pour y exercer une in-
fluence décisive. La République entrait dans
le concert européen par la grande porte, après
avoir posé et imposé ses conditions. Hélas !
quels sourires narquois cette jactance pru-
dhommesque a dû dessiner sur certains vi-
sages! comme le prince de Bismarck, lord
Beaconsfield, le comte Andrassy, le prince
Gorstchal<ofl ont dû s'amuser de cette assu-
rance et de l'adhésion unanime dont notre
Chambre des députés, obéissant à Gambetta,
l'avait récompensée !
Quand notre gouvernement parlait ainsi, se
donnait et nous donnait ce ridicule, tout ce
qui importait était déjà réglé sans nous et
contre nous. L'Autriche avait ses deux pro-
vinces, l'Angleterre son île et son protectorat,
la Russie prenait la Bessarabie, gardait Kars
et Ardahan, s'assurait Batoum ; les parts
étaient faites, sauf d'insignifiants détails, aux
anr-iens vas°aux ou sujets du sultan. Le Cou-
7
HISTOIRE I NIVEUSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
i n'avait qu'un but, celai do faire sanc-
lionner par toutes les puissances, et surtout
par la France, ces arrangements qui ac.'.
vaient de nous écraser. Non seulement nous
Sommes plus faillies parce que nos voisins,
nos rivaux, nos adversaires onl grandi, mais
aus-i parce que nous avons rendu plus mani-
feste notre isolement, mieux prouvé notre
impuissance et notre impéritie.
Qu'importe aux hommes du jour ! N'onl-ils
pas le budget? Qu'importe aussi au peuple
souverain ? N'a-t-il pas la république, des
fêtes, l'Exposition et la Ma?'seillaise ?
L'Exposition universelle de 1H7S.
Pendant que les puissances de l'Europe dis-
posaient sans nous de la Turquie, l'Exposition
universelle de Paris battait son plein. Depuis
deux ans, les républicains s'étaient mis en
passe de convoquer, dans la capitale de la
France, toutes les nations, et d'affirmer, par
ces grandes assises du travail, la vitalité de la
république et la prospérité de la patrie. Huit
ans après la guerre, après le paiement de
cinq milliards et la perte des deux provinces,
il ne parait pas qu'il y eut lieu de se réjouir,
ni raison de se pavaner. On eut compris, sans
peine, un peu de recueillement, de silence et
de modestie; on eut pensé qu'un peuple, re-
cueilli dans son travail et humble dans ses
efforts, méritait plus de considération, et, en
tout cas, songeait à s'y créer des titres. Les
républicains n'eurent pas cette délicatesse et
ne reculèrent pas devant la dépense. La France
avait encore assez d'argent pour payer des
fêtes ; du moins, ces patriotes, bavards et va-
niteux, le pensaient et trouvaient toujours
bon le moment de se goberger.
Ce n'est pas qu'en principe, nous soyons
l'ennemi de ces expositions périodiques des
produits du travail. L'homme est le contre-
maître de la création, et, à certains égards, il
en est le roi. Dieu l'a chargé d'établir sa do-
mination sur la terre ; de la transformer par
son travail et son génie; de contraindre la
parcimonieuse nature de contribuer à ses be-
soins. Que l'homme affirme sa royauté sur le
monde, qu'il manque les étapes de son travail
et célèbre les progrès des arts ou de l'indus-
trie, il n'y a rien là qui blesse ni la foi, ni la
morale. Une seule condition est exigée, c'est
que l'homme, en effectuant et en exaltant ses
conquêtes, n'en fasse pas un outrage à la
vertu ; c'est surtout que, en se rappelant
l'honneur de sa royauté, il se rappelle le de-
voir plus grand, de ramener tout à Dieu en s'y
ramenant lui-même. Alors sa royauté, si écla-
tante soil-clle, n'est plus que l'appoint du pon-
tificat de i'homme sur la terre. Dieu est glo-
rifié dans ses créatures et l'homme se cons-
titue l'agent, intelligent et dévoué, de celte
glorification.
Le parti républicain, il faut le dire, ne
porta pas si haut ses pensées : il se contenta
de vouloir glorifier l'orgueil de l'homme en
multipliant ses plaisirs. Dieu et bote, tell»1,
était, à ses yeux, la destinée de l'homme ; il
croyait le grandir en l'exaltant dans ses pas-
sions et en le flattant dans ses bas instincts.
En quoi il n'était pas aussi novateur, ni aussi
sage qu'il le pensait. Dans le fait, cette civili-
sation splendide, mais purement matérielle,
ou plutôt charnelle, c'est la civilisation de
tout peuple qui déserte les traditions de la foi
et du culte du vrai Dieu. Dès l'ère patriarcale,
les populations, encore croyantes, ne voyaient
rien de mieux à faire que de boire, de manger
et de se marier : Dieu les ensevelit sous les
eaux du déluge. A la vocation d'Abraham, les
grands empires de Babylone et de Ninive
restent dans la mémoire des peuples comme
un gigantesque effort pour offrir à l'homme
toutes les délices de la terre : Dieu les jette
sous les pieds des barbares. A mesure que la
civilisation orientale s'avance vers l'Occident,
la Perse, l'Egypte, la Grèce, Rome saisissent
l'empire du monde, et ne visent, par leurs
agrandissements territoriaux, qu'à accroître
le nombre et l'intensité des jouissances : Dieu
envoie les anges, ministres de sa justice. Dans
l'antiquité, tout tombe, tout périt, par l'effet
de cette jouissance dissipatrice, énervante et
criminelle, qui tue les vertus et ne laisse plus
la force de porter l'épée. Le retour à la bar-
barie, ou plutôt son établissement, est l'effet
nécessaire de ce cycle, quatre ou cinq fois
millénaire, d'une civilisation oublieuse de
Dieu et de la sainte vocation de l'homme.
A l'extrémité opposée du monde moral, les
peuples tombés depuis vingt siècles dans l'ido-
lâtrie et la barbarie ne comprennent pas au-
trement la vie que les civilisés sans Dieu, et,
par le fait de cette erreur néfaste, croupissent
éternellement dans le bourbier de leur abjec-
tion. Le vice, qui tue les uns, énerve les autres
et constitue l'humanité dans l'état du plus vil
esclavage.
Les peuples, nés de la dissolution de l'em-
pire Komain et campés sur les ruines de ses
provinces, sont baptisés par le Christianisme
et substituent à l'idéal charnel des barbares
éternels et des civilisés antiques, l'idéal chré-
tien : la réhabilitation du travail, de la morti-
fication, de la souffrance, du sacrifice sous
toutes ses formes. Pendant mille ans et plus,
ces peuples offreut le spectacle, nouveau pour
le monde, de races qui marchent, paisibles et
progressives, à l'ombre de la croix. La famille,
la commune, la province, la nation, la chré-
tienté se règlent sur le patron de l'Évangile.
L'individu est libre, mais seulement pour le
bien ; on ne croit pas nuire à ses prérogatives
de liberté et d'indépendance, en l'empêchant
de mal faire. L'Eglise catholique est la vraie
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
n<
19
mère de la civilisation européenne; son chef,
unique et souverain, le Pape infaillible, con-
duit le vaisseau qui cingle vers l'éternité, por-
tant, à son bord, la Corinne des nations régé
nérées par la grâce de Jésus-Christ.
Depuis trois siècles, l'idéal païen lutte
contre l'ide'al chrétien et lui dispute l'empire.
Divers agents prennent part à cette lutte ; dif-
férentes phases marquent ses péripéties. Les
républicains, apostats pour la plupart, se rat-
tachent à l'idéal païen et s'efforcent de hâter
son triomphe. Par quoi, ils se montrent esprits
bouchés et âmes sans pudeur; car ils re-
viennent tout simplement aux turpitudes de
Babylone et aux chants lascifs de Ninive, pré-
lude ordinaire des catastrophes nationales,
dont la plus grossière barbarie est le terme
prévu. Il n'y a pas là matière à dithyrambes.
Nous ne ferons pas l'histoire de l'Exposition
universelle, du classement des produits, des
commissions d'experts, des fêtes et des solen-
nités diverses qui en marquent la durée. Ces
choses sont assez connues : Il suffit de rap-
peler qu'on trouve, dans les musées du Tro-
cadéro, les monuments anciens du travail na-
tional et, au Champ de Mars, dans diverses
constructions, tout ce qui peut contribuer à la
nourriture, au vêtement, à l'habitation, au
travail et aux plaisirs de l'homme. Il y a aussi
une gratide part pour la curiosité. Cet étalage
peut prêter matière à des emplois utiles ; il
peut aussi fournir un aliment aux sept péchés
capitaux.
L'Exposition s'ouvrit le premier mai, avec
pompe, sous la pluie et dans la boue. Le céré-
monial était bien ordonné ; son exactitude
contribuait à faire ressortir le côté faux de la
représentation. Quoi de plus misérable et de
plus agaçant que la prétention dans l'impuis-
sance? Or, le programme d'inauguration sup-
posait quelque chose d'achevé ; il promettait
l'ordre, tandis que le désordre éclatait par-
tout. Itien n'était terminé : l'Exposition n'était
encore qu'un fouillis, dont la foule, la pluie,
les chemins en formation et détrempés fai-
saient un gâchis. Par ce côté, l'Exposition ré-
pondait bien à l'ensemble de la situation. Ce
vaste champ de foire, où régnait la confusion,
c'était l'image du régime. Avec cette différence
que l'Exposition finira par s'organiser, tandis
que la république montrera, de plus en plus,
au dehors, son impuissance, au dedans son
étroitesse d'esprit, sa brutalité, cet amour des
places, ce mépris du devoir social, cette haine
de la religion et de l'Eglise, qui la font
aboutir à l'imbécillité et au sang.
On parla beaucoup : c'est la coutume des
Français, depuis qu'ils se sont condamnés aux
pdites choses, de prononcer de grands dis-
cours. Au simple point de vue de la prudence,
il ne parait pas qu'il y ait tant;! se rengorger.
L' Univers va nous en donner les raisons :
" L'Exposition, même si elle réussit, ne don-
nera a non gouvernants aucun des profits
qu'ils ont la sottise d'en espérer. Le renchéris-
sement de la vie ne rendra pas la république
populaire, et les milliers d'ouvriers qu'il fau-
dra mettre sur le pavé, à mesure que les tra-
vaux s'achèveront, ne seront pas un élément
d'ordre. La république conservatrice qui lésa
appelés à Paris, dans une pensée de lucre et
de fanfaronnade, aura servi par là, une fois de
plus, la république sociale; elle aura recons-
titué l'armée de la Commune.
« Croit-on, en effet, que ces ouvriers venus
de toutes parts, gratifiés longtemps d'une
haute paye et dont on a surcxciLé les appétits,
accepteront sans murmure le salaire amoindri
ou le chômage, c'est-à-dire les privations ou
la misère ? Non 1 non ! ils iront renforcer, une
fois de plus, le parti du désordre. Et vérita-
blement, cela est très logique. Pourquoi des
hommes condamnés à de rudes travaux, aux-
quels la presse révolutionnaire dit sans cesse,
au nom de la république, que la foi est une
sottise, la religion un mensonge, la loi un ins-
trument d'oppression, se résigneraient-ils à
souffrir? Pourquoi ne revendiqueraient-ils
pas le droit de jouir quand on leur enseigne
que la jouissance doit être le but de la vie?
Du moment où ils ne sont pas chrétiens, s'ils
savent réfléchir et conclure, ils appartiennent
au socialisme pratique, celui que nous avons
vu à l'œuvre en 1848 et 1871.
« L'Exposition ménage d'autres déceptions à
la république. Ces commerçants et industriels
qui se sont mis en frais de drapeaux et de
lampions parce qu'ils comptent faire de gros
gains sur les étrangers, verront bientôt qu'il
faut en rabattre. Leurs bénéfices, même s'ils
atteignent un chiffre raisonnable, resteront
de beaucoup au-dessous de leurs espérances.
Ceux-là aussi auront mal calculé, et, selon
l'usage, c'est au gouvernement qu'ils s'en
prendront.
« Cette fois, du moins, ils n'auront pas tort,
car l'Exposition est bien l'œuvre du parti ré-
publicain, et particulièrement de la fraction
qui tient aujourd'hui le pouvoir. C'est de ce
côté que l'on a cru, dès 1876, que la France,
vaincue dans vingt batailles, démembrée,
rançonnée, abaissée, portant tout frais en-
core les stigmates honteux de la Commune,
devait songer à donner des fêtes ; qu'il fallait
y convier l'Europe, lui montrer que l'humilia-
tion nous pesait peu, que si nous n'avions
plus de gloire il nous restait de l'argent, que
nous pourrions payer encore de grosses ran-
çons, que si notre armée était lente à se re-
lever, nos restaurants, nos théâtres, nos
cafés-concerts, tous nos bastringues restaient
florissants. Il fallait prouver surtout que si
d'autres peuples, après des désastres moins
grands que les nôtres et des luttes mieux sou-
tenues, avaient cru nécessaire de se recueillir
en vue de la revanche, la Erance républicaine
et libre-penseuse, faisant vite son deuil des
provinces perdues et de l'honneur si rudement
atteint, acceptait les faits accomplis. Et pour
mieux marquer le caractère de la fête, on y
invitait platement nos vainqueurs. Quel
triomphe s'ils venaient s'amuser â Paris, y
ion
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
jeter à nos cuisiniers, à nos histrions el aux
demoiselles quelque chose des milliards que
nmis achevions de payer! Comme il sérail
('■vident alors que la France voulait la paix à
tout prix, que l'on pouvait vider la question
d'Orient et toutes les autres questions euro-
péennes sans compter avec nous !
a Voilà de quels sentiments, de quels cal-
culs est née l'Exposition. Aujourd'hui, pour
relever un peu l'entreprise, on nous dit que
c'est la fêle du travail et de la paix.
« Le travail, le développement industriel
peuvent profiler de ces exhibitions quand elles
ne sont pas trop fréquentes et se l'ont avec
maturité, dans des conditions d'ordre et de
sécurité générale. Ce n'est pas le cas. Nous ne
sommes pas dans l'ordre ; la sécurité n'existe
nulle part et l'Exposition, pour ceux qui l'ont
conçue et qui la dirigent, est surlout une af-
faire politique. L'industrie et le commerce y
feront peu de profit. Quant à la paix, croire
que cette prétendue fêle du travail lui donne
des chances de s'établir et de durer, c'est une
sottise. »
Malgré ces très justes et très patriotiques
réflexions, les républicains n'en voulaient pas
démordre. L'Exposition, disait l'un d'eux,
mais c'est plus beau que si nous avions pris
Berlin ; et si tout n'était pas rose, il n'y avait
rien à craindre du grand peuple de Paris. Pen-
dant quinze jours, ou, pour mieux dire, pen-
dant six mois, feuilles semi-conservatrices,
feuilles boulevardières, feuilles révolution-
naires, s'accordaient à dire que l'Exposition,
c'était la revanche de la France. Ce propos
prudhommesque et ses corollaires avaient
grand crédit. On les entendait partout. De
braves gens, faits pour répéter, en les rendant
tout à fait bêtes, ces lieux communs, affir-
maient que nous étions relevés de toutes nos
disgrâces. Les prodigalités de drapeaux leur
paraissaient une de ces victoires qui rendent à
un peuple son honneur et sa puissance. D'un
air capable et profond, ils ajoutaient qu'une
telle victoire, sans effusion de sang, vaudrait
mieux que dix batailles gagnées et rapporte-
rait plus de profit. Ce qu'ils disaient, ils le
croyaient, et comment ne l'eussent-ils pas
cru, puisque cela se répétait sur tous les tons,
dans un si grand nombre de journaux.
Le très digne frère de Louis Veuillot crut
devoir souffler sur ces folles imaginations.
« Cette satisfaction quasi générale, dit-il, cet
empressement à crier que la revanche est
prise montrent que nous sommes bien bas et
que nous pouvons descendre encore. En effet,
si l'esprit de parti, l'esprit de lucre, les at-
taches personnelles expliquent le langage des
journaux, le succès qu'il obtient prouve que
le développement du matérialisme au point
de vue des intérêts et des doctrines étouffe
de plus en plus chez nous la dignité, le pa-
triotisme et même le bon sens. Nous deve-
nons un peuple de Prudhommes et de Co-
quelets se couronnant de lieux communs,
faisant la roue comme un oiseau de basse-
cour sous l'admiration qu'il s'inspire à lui-
même et ne voyant pas combien l'ironie et le
dédain sont mêlés aux applaudissements qu'il
reçoit.
» Il serait temps de réfléchir un peu et d'en
finir avec cette représentation ridicule.
Même en tenant pour as-uré que l'Exposi-
tion réussira pleinement et nous fera honneur,
il faut bien reconnaître qu'il n'y a pas encore
lieu de crier victoire et surtout de clamer que
le monde étonné nous admire. Ce que nous
ayons fait, toute autre nation assez riche, ou
assez vaine, ou assez folle pour dépenser
soixante ou quatre-vingts millions en cons-
tructions provisoires, aurait pu le faire aussi.
Les hangars, galeries, allées, jardins, chalets
d'opéra et palais de pacotille, qui couvrent
nous ne savons combien de kilomètres de
terrain, sont, quant à présent, le plus clair de
notre apport dans l'entreprise dont la répu-
blique est si fière. Il n'y a, dans ce prétendu
trait de génie, qu'une question d'argent. Des
fonds ont été votés, on les a dépensés et
d'autres encore. Où est la merveille? Oui,
c'est grâce aux républicains que la France,
autrefois si fière, donne au monde le spectacle
d'une nation qui paraît confondre l'honneur
avec l'argent, qui se déclare grande parce
qu'elle reste riche, qui oublie le désastre de
ses armes, ses provinces perdues, son efface-
ment politique, pour se glorifier d'avoir cons-
truit en deux ans le plus magnifique bazar
que jamais on ait vu. Le résultat est digne de
nos maîtres, et la joie qu'ils en montrent
donne la mesure de leur patriotisme. Mais,
grâce à Dieu, la vraie France, celle du fond,
celle qui prie, qui travaille et même qui ex-
pose, nourrit d'autres sentiments. On le verra
lorsque la fièvre républicaine, aujourd'hui à
son paroxysme, sera tombée. »
L'Exposition universelle, sauf son défaut
d'à-propos et en mettant de côté les rodo-
montades républicaines, offrait, sous le rap-
port de l'art, de la science et de l'industrie,
un ensemble digne d'attention. Les peintres
et les sculpteurs s'y étaient donné rendez-
vous ; parmi leurs œuvres, on pouvait ad-
mirer les plus belles toiles des musées de
France et de l'étranger. Les amateurs de
beaux livres et de ce qu'on appelle le bibelot,
y trouvaient des échantillons des plus beaux
types de mobilier, de reliure et d'impression.
Les curieux tombaient en pâmoison devant
les richesses de la collection du prince de
Galles. Les hommes spéciaux avaient, dans
les envois du dehors, une belle occasion d'ins-
pecter l'univers sans quitter Paris. Ce pano-
rama plaisait aux esprits réfléchis ou simple-
ment attentifs. Le confort, moyennant fi-
nance, ne manquait pas; on avait pensé aux
besoins du peuple. Malgré quelques petites
concessions regrettables, on avait écarté de
l'Exposition ce vil ramas de prostituées cos-
mopolites qui sera la honte de l'Exposition
de 1889. En 1878, on n'était pas trop pudi-
bond ; on n'était pas, non plus, bravement et
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
101
lâchement canaille comme au centenaire de
la grande Révolution. Depuis, nous avons fait
des progrès dans la gangrène : cette peste est
la décoration et la soupape du régime.
Le cAté par où l'Exposition était absolu-
ment intolérable, c'était par parti pris de
tourner tout contre le Christianisme. Les ré-
publicains, dans la première ardeur de leur
prosélytisme, avaient profité de l'occasion
pour insinuer, par tous les moyens plausibles,
qu'il n'y a pas de Dieu et qu'il n'y a plus
qu'à enterrer tous les cultes. Ce dessein impie,
l'histoire doit le dévoiler et le répudier.
Une première arme, dont les organisateurs
de l'Exposition s'étaient impudemment servis,
c'était la préhistoire. C'est une science nou-
velle ; nous ne lui faisons pas un crime de sa
nouveauté. L'homme ignore encore beaucoup
de choses; les siècles passés lui ont laissé beau-
coup à découvrir. Ce qu'on appelle recher-
ches préhistoriques n'était cependant pas
complètement inconnu avant le xix° siècle.
De tous temps, on avait recueilli des instru-
ments en pierre et en os; les cabinets des cu-
rieux en offraient deséchantillons. Maisalorson
ne pensait pas à s'appuyer sur ces trouvailles,
pour renverser la foi et prolonger outre me-
sure la durée des siècles: on se contentait
d'attribuer ces instruments aux Celtes. De
nos jours, ces recherches ont été poussées
avec une activité fiévreuse. On a interrogé
les diluviums, les cavernes, les monuments
mégalithiques: c'est par milliers qu'on a
collectionné les silex et les os historiés. Cette
ardeur scientifique est louable et mille fois
préférable à la tendance d'esprits rêveurs ou
maladifs qui se délectent dans les conceptions
du roman. Mais si ces recherches ont quelque
chose de bon et d'utile, on ne peut admettre
que des esprits obstinés s'emparent de ces re-
cherches pour déchirer la Bible et rendre, au
genre humain, une aulhochtonie et une au-
tonomie qui ne peuvent lui appartenir sous au-
cun prétexte.
L'Exposition s'était donné ce premier tort.
Un certain Mortillet, de Saint-Germain-en-
Laye, avait amené, au Trocadéro, ses collec-
tions, renforcées par d'autres ; il les avait dis-
posées et s'en servait, lui et ses vicaires, pour
faire acte de prosélytisme impie. Ce Mortillet,
député depuis, s'est révélé comme un fana-
tique et un tyranneau de bas-lieu, sans res-
pect du droit, de la liberté, ni de rien; mais
il était dans sa première ferveur d'apostolat,
ne doutant de rien, parce qu'il ne se doutait
pas de grand'chose. Un de nos amis, Barnabe
Chauvelol, condisciple de Jean Carnandet,
éditeur des liollandistes ; de Bougaud, l'au-
teur du Christianisme des temps présents; de
Jeannin, le traducteurd'IIeltinger : Cbauvelot
mil. à néant cette légende de l'âge de pierre à
l'Exposition.
La théorie de l'âge fie pierre, d'abord simple-
ment éclatée,puis polie ; la théorie de l'âge de
fer et de l'âge de bronze, qui s'ensuivirent, sont
des affirmations en l'air, qui contredisent
sain preuve la succession traditionnelle
Ages, le premier étant invariablement l'âge
d'or. Les ouvrages du marquis de Nadaillac,
les Splendeurs de la foi de l'abbé Moigno et les
publications savantes de son secrétaire, l'abbé
Dessailly, ont depuis longtemps mis à néant
ces fables. L'invention du bathybius, espèce
de gélatine devenue par une série de change-
ments d'abord singe, puis homme, mais
homme animal, ne peuvent pas se discuter sé-
rieusement. La tradition du genre humain re-
pose sur la Bible; pour essayer de mettre
quelque chose en place, il faudrait d'abord
la renverser. On ne s'y essaie môme pas ;
depuis qu'on en a tenté l'entreprise, on sait à
quoi elle peut aboutir. Evolutionisme, série
de formations embryologiques soumises à la
loi du progrès, série d'âges allant de l'extrême
barbarie à l'état de civilisation : tout ce fatras
n'a pas pu être prouvé jusqu'à présent et^ne
le sera jamais. La place de ces choses-là n'est
pas au Trocadéro, mais au musée du ridicule ;
ou si l'on en forme des musées, qu'on s'abs-
tienne de bâtir,sur ces pointes d'aiguilles, l'en-
semble monumental de l'histoire et le point
de départ du genre humain.
Une autre arme que les républicains impies
voulaient tourner contre le Christianisme,
c'était l'étude des monuments de Ninive, de
Babylone et de l'antique Egypte. Ce dessein
ne datait pas d'eux, il remontait à l'aurore du
siècle ; souvent il avait été combattu et même
abandonné; il fut repris. Pendant que la sa-
vante Allemagne et la savante Angleterre
trouvaient, comme les pays catholiques, dan3
les hiéroglyphes et les inscriptions cunéi-
formes, la confirmation de toutes les tradi-
tions de l'humanité, des républicains, plus ou
moins frottés d'érudition, mais impies, soute-
naient que ces mêmes inscriptions et hiéro-
glyphes confirmaient leur impiété. Il faudrait
pourtant en convenir avec loyauté ; si ces mo-
numents prouvent le pour et le contre, ils ne
prouvent rien. En mettant, du reste, à part
les inductions qu'on en tire, nos saintes Ecri-
tures ont, par elles-mêmes, une valeur, et en
leur faveur, des appuis indépendants de ce3
découvertes. J'invoque ici, en notre faveur, la
profession de foi d'un vrai savant, F. de
Saulcy.
Cet infatigable explorateur de l'antiquité
avait le génie des découvertes. Emule des
Sacy, des Burnouf, des Champollion, des
Rougé, des Oppert, il a abordé les régions les
plus oubliées du temps passé. Dans les anti-
quités judaïques, babyloniennes, celtibé-
riennes, celtiques, il a planté les jalons de la
conquête ; il a doté le Louvre du musée de
Terre-Sainte ; il a créé les numismatiques de
la Gaule, de l'Espagne ancienne, de la Judée,
du Bas-Empire, de la Lorraine, sa chère pro-
vince ; partout son passage aura laissé de3
traces ineffaçables et rien n'aura manqué à sa
renommée, pas même les mesquines criti-
ques qui ont attristé ses derniers jours.
Nous sommes heureux do détacher de
102
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
V Histoire des Macchabéa, une note, une des
dernières pagei qu'il ait écrites; ce témoi-
gnage éclatant «l'un grand esprit en faveur
de l'authenticité des livres s uni- réjouit ses
.unis chrétiens ; tous ceux qui ont eu le bon-
heur de l'approcher peuvent attester qu'elles
Boni l'expression fidèle de Bes sentiments, et
qu'à travers les variations de notre siècle af-
folé d'orgueil et de scepticisme, le savant
qu'on appellera plus tard l'illustre Saulcy, n'a
cherché que la vérité et lui a rendu au seuil
de la tombe un solennel et définitif hom-
mage.
Voici cette note (p. 3) :
Ainsi, Flavius Josèphe, le prêtre juif traître
à sa patrie; Flavius Josèphe, qui vivait au mi-
lieu des Romains lorsqu'il écrivit ses Anti-
quités judnhjues, sous la protection toute puis-
sante de Vespaaien et de ses deux fils, Tilus et
Domiticn, qui, sans aucun doute, ne tenaient
guère le judaïsme en honneur; Flavius Jo-
sèphe, au contact de la société païenne qu'il
devait éviter de froisser, écrit, sans hésiter,
ce qu'il pense de l'authenticité des prophéties
invoquées par lui. 11 sait bien que parmi ses
innombrables lecteurs, tout païens qu'ils sont,
il ne s'en trouve pas un seul qui osera révo-
quer en doute, non pas l'existence des pro-
phètes et de leurs écrits, mais bien la valeur
même de ces écrits en tant que prédictions
d'inspiration divine ; toutes ses assertions
sur les prophètes sont donc accueillies et res-
pectées... Et voilà que dix-huit cent ans plus
tard, nos contemporains, pour qui la tradi-
tion de père en fils est morte, s'évertuent à
qui mieux mieux à taxer d'imposture tout ce
que contiennent les écrits de ces mêmes pro-
phètes. Pour en venir à leurs fins, tous les
moyens sont bons ; tantôt ils dédoublent les
personnages, tantôt des découvertes de la
science moderne ils font litière, quand elles
leurs paraissent gênantes. Ainsi, par exemple,
le déchiffrement des écritures égyptiennes et
assyriennes apporte-t-il des vérifications inat-
tendues des assertions bibliques, ils procla-
ment ce déchifTrement plus que douteux ! Ah !
messieurs les négateurs, osez donc vous ha-
sarder à fournir la moindre justification de
vos doutes ! vous avez beau jeu, certes; car
les preuves de ces déchiffrements, on les a gé-
néralement mises à la portée de tous les es-
prits. Eh bien ! prenez-les corps à corps, dé-
montrez qu'elles ne sont pas logiques, rigou-
reuses, mathématiques même, et alors, seu-
lement alors, vous aurez le droit de garder
votre ton de persiflage et de dédain ; jusqu'à
ce que vous ayez prouvé à votre tour, logi-
quement, rigoureusement, mathématique-
ment, que vous êtes dans le vrai, soyez
moins superbes, s'il vous plaît !
11 ne suffit plus, en effet, de nier, du haut
de son orgueil paresseux, les découvertes
d autrui, parce qu'elles sont longues à étu-
dier, ou qu'elles embarrassent les idées pré-
conçues ; on exige autre chose aujourd'hui ;
car si l'on a toujours de la prédilection pour
Les esprits négateurs, on entend désormais
que ceux-ci justifient quelque peu leur droit
denier. Allons doue! à l'œuvre! s'il a été
possible de faire croire à Ja réalité des décou-
vertes que vou3 déclarez fausses, combien il
vous sera plus facile d'en démontrer la
fausseté ! Essayez donc, et ne vous bornez
plus à émettre des doutes que vous ne res-
sentez pas peut-être! Toutefois notez bien
ceci : je vous défie de démolir, quelque ar-
deur que vous y mettiez, le noble édifice de
ces découvertes qui honorent l'esprit hu-
main. Tant que vous les jugerez sur Féti-
quette exclusivement, vous serez peut-être à
l'aise ; mais si vous avez l'honnêteté élémen-
taire d'y regarder de plus près, je vous le dé-
clare à l'avance, vous sentirez vos doutes of-
fensants fondre comme la neige au soleil. Mais
aurez-vous le courage et la loyauté nécessaires
pour aborder les études, dont pourtant les lon-
gueurs vous sont épargnées par ceux que vous
dénigrez à tout hasard? Là est toute la ques-
tion. Il est si commode pour certains esprits
de s'affranchir d'un travail sérieux et de ne
s'en tenir qu'aux appréciations de ce qu'ils
appellent la raison ! et puis il est si dur de
faire amende honorable, et de désavouer hau-
tement les erreurs les plus monstrueuses, dès
qu'on les a commises 1 »
Voilà certes un noble et honnête lan-
gage ; ces lignes peignent l'homme qui les a
écrites. Saulcy, comme je viens de le dire, a
cherché toute sa vie la vérité, il l'a trouvée,
et n'a jamais craint de revenir sur ses pas
lorsqu'il avait fait fausse route.
Mais l'arme qu'on voulait, par l'Exposition,
tourner le plus évidemment contre l'Eglise,
c'est l'instruction primaire. Cette humble
école de village, cette école qui est une créa-
tion de l'Eglise et une des gloires de la France,
cette école où l'on apprend si péniblement à
lire, à écrire, à compter: c'est cette école dont
on voudra bientôt faire une machine deguerre.
En attendant les lois Ferry, on affiche, à
l'Exposition, la prétention intolérable de sé-
parer, dans l'âme de l'enfant, les révélations
de la foi des enseignements de la science et
de constituer par là, dans son âme, une sorte
d'état philosophique abstrait, mais surtout
indifférent. Ce n'est pas seulement une chi-
mère, c'est une entreprise pleine de périls. Les
païens disaient qu'il faut commencer parfaire
connaître Jupiter: Ab Jove principium. Ces
mêmes païens voulaient que l'enfance fut
traitée avec respect et mise à l'abri des choses
honteuses :
Maxima debetur puero reverentia, si quid
Turpe paras, ne tu pueri contempseris annos :
et par là ils témoignaient d'une grande intel-
ligence des besoins de la faible humanité.
Nos républicains dégénérés, ou plutôt apos-
tats, n'ont pas de ces délicatesses, ni de ces
scrupules. L'enfant, surtout l'enfant baptisé,
est, pour eux, une matière à expérience, avec
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
Htt
la résolution très arrêtée d'annihiler en lui la
vertu du baptême. On préconisera, dans et;
but, l'instruction primaire ; au Lieu de sanc-
tifier les berceaux, on tentera de Les empoi-
sonner. Tentative scélérate, et imbécile
même par le côté plausible de raison à cul-
tiver. Dans l'enfance comme dans la vie, tout
ce développement de la raison finit, lorsque
L'âme est privée d'appui religieux, par aboutir
à bien peu de chose. C'est le cas de rappeler
le mot de Voltaire que les pbilosopbes ne
réussissent pas même à changer l'opinion de
ceux qui habitent dans leur rue.
Nous n'avons pas ici à défendre la religion
et l'enfance; mais nous ne pouvons nous em-
pêcher de signaler le double mal que fait, à
l'instruction publique, un aveugle dessein.
Le premier mal consiste à croire qu'il suffit
de travailler au développement de l'intelli-
gence pour procéder à la formation du ca-
ractère et à l'éducation de la volonté. « Cette
erreur, dit Antonin Rondelet, semble passée à
l'état d'axiome dans tout le corps enseignant.
Répandre des lumières, comme on le dit dans
un langage un peu trop confiant et un peu
trop emphatique, tel paraît être, aux yeux
de bien des gens, le but suprême et la fin der-
nière de l'éducation, en ce qui concerne l'en-
fance. Etre plus instruit voudrait dire être
meilleur, et l'intelligence se porterait fort
pour la volonté. »
Il faut rappelerici le vieil apologue d'Esope,
cette histoire de la langue considérée tour à
tour comme la pire et la meilleure des choses
qui se puissent trouver.
Tout de même, la puissance de l'esprit est
une force, et sa culture une richesse, qu'une
bonne ou mauvaise éducation peuvent mettre
tour à tour au service du bien ou du mal.
Il ne suffit pas que l'intelligence soit exaltée
et la mémoire pourvue, pour que la volonté se
fortifie et pour que les habitudes morales l'em-
portent dans la conduite de tous les jours sur
l'entraînement précoce des mauvais ins-
tincts.
Il faut que l'enfant apprenne à pratiquer
l'obéissance avant d'en discerner les motifs,
et ces motifs doivent s'appuyer sur les senti-
ments du cœur avant de se fortifier par les
arguments de la raison.
Voilà toute l'économie de l'éducation chré-
tienne : associer dans l'esprit des enfants
l'amour de Dieu et de ses parents avec l'amour
du devoir; apprendre, lorsqu'on est jeune, à
remplir ses obligations, pour être agréable à
ceux qu'on aime sur la terre, et à Celui dont
on est aimé dans le ciel.
A ce point de vue, qui est le véritable point
de vue de la formation des âmes, les leçons,
les devoirs, les exercices d'école ont sans
doute pour résultat intellectuel d'apprendre
in petit garçon et à la petite fille, à lire, à
écrire et à compter; mai-, en dépit de l'im-
portance que nos docteurs modernes et démo-
cratiques attachent à ce résultat en quelque
e extérieur, le vrai but n'est pas là, et il y
a dans les écoles un résultat plus important a
atteindre. Il ne faut pas oublier que, dans ce
système d'éducation où L'enfant passe un
nombre d'heures si considérable en face de
Bon maître d'école, celui-ci est chargé avant
tout (l'une besogne à Laquelle beaucoup de
parents semblent avoir renoncé. Il faut plier
et façonner cette âme, haletante après le mal,
des les premières heures de la vie ; il faut ob-
tenir, non pas seulement le silence et l'immo-
bilité que la discipline impose, mais celle
soumission intérieure, cet abandon de soi-
même à une règle acceptée, qui constitue
l'obéissance et commence par la domination
d'autrui sur notre âme, la domination qu'il
nous sera donué à nous-mêmes d'exercer plus
tard.
A ce point de vue, qui est le seul vrai, le
seul capable de former les générations, le
seul digne de provoquer et de mériter les
efforts du maître chrétien, les exercices par
lesquels on appelle et on retient l'attention
de l'élève sur les matières de l'enseignement,
ne sont que des occasions et des prétextes
pour occuper celte jeune activité, pour s'em-
parer d'elle et pour la consacrer tout entière à
la vertu. Comme la volonté de l'enfant ne
saurait, à l'état naissant, se développer d'une
façon utile dans l'ordre social, comme il a
besoin, d'autre part, ne fût-ce qu'à un point
de vue professionnel, d'un certain nombre de
connaissances élémentaires, rien n'est plus
sage, rien n'est mieux ordonné que de faire
servir l'acquisition de ces connaissances à la
discipline et à la formation de la volonté.
C'est la seconde prétention et le second mal
de l'instruction primaire de s'imaginer que les
modernes pédagogues ont trouvé, pour l'avan-
cement et l'affermissement des esprits, des pro-
cédés nouveaux, plus efficaces que les mé-
thodes anciennes. On croit qu'ils préparent,
dans les générations actuelles, des intelli-
gences plus fermes, mieux dirigées, mieux
pourvues qu'autrefois. C'est une grande pré-
somption et une grande sottise. L'idée que
l'humanité a ignoré jusqu'à nous l'économie
de l'éducation ; que le temps ne lui a rien ap-
pris ; que soixante siècles d'expérience sont
stériles, c'est une idée qui ne se discute pas.
Nous sommes en présence de la plus présomp-
tueuse et de la plus stupide infatuation.
A cet égard, si l'on s'en rapporte à l'im-
pression des spectacles extérieurs, si l'on se
contente de parcourir la mise en scène de
l'Exposition universelle, si on y ajoute la lec-
ture des programmes et l'étude des cahiers
de devoirs que l'on comptait par centaines et
par milliers, au Champ de Mars, il n'est pas
extraordinaire qu'on se trouve pris de quelque
éblouissement. Il y a là, à ne voir que les pro-
grammes, un effet qui ressemble à celui d'un
feu d'artifice.
On avait fait des plans fort beaux sur le papier.
Pour moi, dit Antonin Rondelet, lorsque je
104
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pense à ce qu'il faudrait savoir pour enseiguer
ce qu'on prétend apprendre aux enfanta de
nos jours, je ne puis m'em pécher do songer
au docteur Pancrace de Molière : « Homme de
« suflisance, homme de capacité, homme con-
« sommé dans toutes les sciences naturelles,
o morales et politiques, homme savant, sa-
« vanlissime,;;er omnesmodos etensus, homme
« qui possède superlative fahle, mythologie
« et histoire, grammaire, poésie, rhétorique,
« didactique et sophistique, mathématique,
« arithmétique, optique, onirocritique, phy-
« sique et métaphysique, cosmométrie, géo-
« métrie, architecture, spéculoire et spécu-
« latoire, médecine, astronomie, astrologie,
« physionomie, métaposcopie, chiromancie',
« géomancie, etc., etc. »
On ne voudrait point faire ici de plaisante-
rie intempestive, mais, si l'on voulait relever
avec quelque rigueur l'éQumération de toutes
les sciences auxquelles appartiennent les con-
naissances si diverses qu'on prétend accumu-
ler et faire tenir dans le temps si rapide de
l'école, la liste serait sans doute moins co-
mique, mais non pas mois longue. Ajoutez
qu'il n'est peut-être pas de jour où le minis-
tère de l'instruction publique, ou bien les di-
recteurs des écoles normales d'instituteurs ne
reçoivent des demandes et des sollicitations
pour les enseignements les plus baroques.
La première réflexion qu'appelle ce pro-
gramme d'école primaire, c'est qu'il surcharge
les intelligences d'un poids qu'elles ne peuvent
pas porter. Aux prises avec l'impossible, le
maître, au lieu d'enseigner la théorie des
choses, se borne à la mettre sous les yeux par
quelque représentation graphique. Par consé-
quent, l'élève connaît le matériel des opéra-
tions, il en ignore le raisonnement. Malgré
tout on donne le pas aux sciences et aux
lettres; on fait étudier, à l'enfant, le monde
extérieur ; on néglige la partie littéraire, celle
qui initie à la connaissance de l'homme par
lui-même et à la réflexion sur les choses de
lame. L histoire même qui devrait être une
annexe de la morale en action, n'est plus en-
seignée que comme une science spéculative
sans conséquence morale. D'ailleurs la partie
pédagogique, pour la formation des institu-
teurs, est fort négligée dans les écoles nor-
males ; elle n'est guère l'objet que d'un cours de
pédagogie historique. D'où il suit que la partie
morale de l'éducation élémentaire est très ré-
duite ; la cull ure morale des élèves est presque
rien. On parle beaucoup d'examens, de certi-
ficats d études, de diplômes. On ne parle pas
de Dieu. Faute de la présence de Dieu et du
secours de la foi, la nature humaine reste
dans sa déchéance, la volonté dans sa fai-
blesse, l'instruction elle-même s'affaiblit et
1 esprit ne reçoit point de formation. Nous
allons a la barbarie par les idées, disait Do-
noso Cortez, et nous ne gardous la civilisa-
tion que par les armes. Les idées fausses ont
Pour véhicule les écoles et loin que l'institu-
teur soit pour nous le préparateur de la vic-
toire, il est devenu, au contraire, l'agent le
plus néfaste de la décadence.
liil félC i<|»nlili<;iiii.- ilu | | juillet.
L'homme est ici-bas pour travailler ; il doit,
par suite, se reposer; et, pour se reposer, il
a besoin de se réjouir. Tout ce qui dilate le
cœur, tout ce qui élève l'âme, repose le corps.
Le repos matériel, c'est-à-dire la cessation du
travail fatigant, est, sans doute, nécessaire à
l'entretien de nos organes ; mais si ce repos
réparait seul nos forces, il ne répondrait pas
suffisamment à nos besoins et à nos destinées.
Nous avons une âme immortelle ; elle se nour-
rit d'une nourriture spirituelle et divine. Quand
nous cessons de travailler, la sueur au front,
pour gagner le pain de chaque jour, il nous
reste à cultiver notre esprit et à grandir notre
âme. C'est dans ce but qu'il existe partout des
jours de saint repos et que l'Eglise a institué
des fêtes. Ces fêtes ne sont pas seulement né-
cessaires pour manifester publiquement la foi;
elles sont encore, pour la civilisation, un bien-
fait. L'homme n'y trouve pas seulement le re-
pos ; il y puise un accroissement d'idées et
d'affections ; il y gravit tous les échelons de la
grandeur morale.
L'Eglise avait autrefois doté le monde du
repos hebdomadaire; au dimanche, elle avait
rattaché le cycle admirable des fêles de Jésus-
Christ, de la sainte Vierge et des saints. Noël, la
Circoncision, la fête des rois avec son gâteau,
le Carême après l'imposition des Cendres, les
Rameaux, la Semaine Sainte, Pâques, les Ko-
gations, la Pentecôte, la Fête Dieu, l'Assomp-
tion, la Toussaint, la Commémoraison des
Morts, réveillaient chaque année d'inou-
bliables souvenirs, de saintes croyances et
des devoirs sacrés. Le simple dimanche avec
sa messe, ses vêpres, son chapelet, sa prière
du soir, oflrait, à toute âme, les plus pré-
cieux aliments. Les cérémonies religieuses,
les chants sacrés, la voix des cloches vont
naturellement bien à l'âme. On sait aujour-
d'hui, par expérience, que le repos du di-
manche, outre qu'il est de précepte divin,
répond en quelque sorte aux plus mysté-
rieux besoins de nos corps et de nos âmes.
« Le dimanche, dit Chateaubriand, réunissait
deux grands avantages; c'élait à la fois un
jour de repos et de religion. Il faut, sans
doute, que l'homme se délasse de ses tra-
vaux, mais comme il ne peut être atteint dans
ses loisirs par la loi civile, le soustraire en ce
moment, à la loi religieuse, c'est le délivrer
de tout frein, c'est le replonger dans l'état de
nature, c'est lâcher une espèce de sauvage au
milieu de la société. >Pour prévenir ce danger,
LIVRE niJATRE-VINGT-OlJATORZIÈME
108
les anciens môme avaient fait du jour de re-
pos un jour de religion et le christianisme
avait consacré cet exemple (1) ».
Les sectaires, soi-disant républicains, qui
voulaient mettre la république au service de
la franc-maçonnerie et ne visaient à rien moins
qu'à effacer de la terre de France, je ne dis
pas seulement le christianisme, mais toute re-
li^ion, songèrent tout d'abord à faire dispa-
raître les fêles chrétiennes et à les remplacer.
Déjà, sous les régimes précédents, on avait
profané beaucoup le jour réservé à la gloire
de Dieu ; sous prétexte de comices agricoles,
de sociétés de tir, d'orphéons, de fanfares,
d'expositions d'agriculture, d'industrie ou de
commerce, à tout propos et hors de propos,
on avait essayé de ravir le dimanche à Dieu
et de le consacrer soit aux intérêts, soit aux
plaisirs. Sous ces gouvernements, ce n'était
qu'une faiblesse ; sous la République, ce fut
un parti pris. Hien ne fut négligé pour éloi-
gner de l'Eglise, même les enfants. Nous ver-
rons bientôt, sur ce sujet, les plus lamen-
tables attentats.
Ce n'est pas tout de vouloir supprimer, il
faut remplacer. A la place du dimanche, oa
se mit en demeure de chercher des fêtes ré-
publicaines ; et à la place des saints, on se
prit à exalter, avec une sorte de piété fu-
rieuse, des saints aussi peu respectables que
Voltaire, Rousseau, Diderot, Danton. Nous
parlons ailleurs de l'apothéose de Voltaire,
qui fut continuée par l'apothéose, également
stupide et infâme, de Victor Hugo ; nous dirons
ici quelques mots de la fête du 14 juillet, an-
niversaire de la prise de la Bastille.
De tous les anniversaires de la Révolution,
celui de la prise de la Bastille est le plus cé-
lébré. Le serment du jeu de paume ressemble
à une comédie, étant donnée la bonté de
Louis XVI, si vite dégénérée en faiblesse ; le
6 octobre, le 20 juin, le 10 août, le 21 jan-
vier, répugnent à des degrés divers ; le 22 sep-
tembre, date de la proclamation de la Répu-
blique, est trop voisin des massacres de sep-
tembre : on glisse encore dans le sang. Avec
le 14 juillet, les panégyristes, même les plus
réservés, de la Révolution sont à l'aise; ils
oublient quelques meurtres, d'autant plus fa-
cilement que le sang versé n'était pas si pur,
et ils célèbrent à l'envi les glorieux vain-
queurs de la Bastille. A les entendre, dès que
la nouvelle du renvoi de Necker fut connue,
Paris indigné se souleva ; une foule héroïque
se précipita à l'assaut de la Bastille ; la sombre
forteresse du despotisme tomba, et cette chute
ouvrit l'ère de la liberté. Le peuple fut aussi
généreux dans la victoire qu'il avait été vaillant
dam la lutte. Telle est la légende.
Dans le choix de cette fête, la première
chose qui étonne, c'est son objet, la ruine
d'une prison, et encore d'une prison d'Etat.
Des prisons, il en faut dans toute société ci-
vilisée ; la répression et le châtiment du crime
I Unie du christianisme, liv. IV, ch. iv.
font la terreur des méchants et la sécurité de
bons, si L'homme était resté Adèle aux eom-
maudementl de Dieu, il eut écoulé ses jours
dans la paix el dans la liberté; ehas-c de
l'Eden, condamné a gagner son pain par le
travail et obligé trop souvent à l'arroser de
ses larmes, il subit uni" condition dont tous
les fi Is d'Adam n'acceptent pas les rigueurs.
Les honnêtes gons, sans doute, se résignent à
toutes les duretés du sort; les autres vou-
draient s'en procurer tous les plaisirs, sans
les payer personnellement à leur juste prix.
Ce qu'ils ne veulent pas se procurer par des
voies régulières, ils cherchent à l'arracher aux
autres par le crime. De là, la nécessité abso-
lue de prévenir le crime par la police; de le
saisir par les gendarmes; de le frapper par la
main de justice ; et de le faire expier par des
peines proportionnelles aux forfaits. La des-
truction d'une prison ne peut pas réjouir les
honnêtes gens, qui ne se savent point exposés
à en subir la clôture ; elle ne peut réjouir que
les coquins. En faire l'objet d'une fête natio-
nale, c'est insulter, dans le pays, l'élite de la
population et faire chorus avec la canaille.
La Bastille, au surplus, n'était pas une pri-
son de droit commun ; c'était une prison
d'Etat. Le roi y enfermait, par lettres de ca-
chet, des coupables de haut rang qu'on ne
pouvait punir assez tôt, ni atteindre suffisam-
ment par les procédures ordinaires de la jus-
tice. Dans l'ancienne France, il y avait beau-
coup de justices spéciales; il y en avait une
plus spéciale pour ceux que leur situation ou
leur habileté pouvait soustraire à l'action
de la magistrature. Dans toute société bien
organisée, on ne peut pas négliger ces voies
sommaires, expéditives, et, au fond, indul-
gentes de répression. 11 s'en trouve aussi bien
dans les sociétés démocratiques, que dans les
sociétés d'autrefois, peut-être plus. Les ro-
manciers de l'histoire ont essayé de déconsi-
dérer la Bastille, en racontant l'histoire de
tel détenu, enfermé là des années ; et, grâce
à la mise en scène, ils en ont fait un objet
d'horreur. Victor Hugo, dans le Dernier jour
d'un condamné, a prouvé qu'on peut aisément
obtenir de ces effets de terreurs, envers
toutes les formes sociales du châtiment. Il
serait puéril de s'arrêter à ce3 grimaces de
sensiblerie, recherchées surtout par les gens
sans cœur et sans esprit. Pour juger des
choses, il faut les envisager en ce qu'elles
sont réellement. Or, dans l'ancienne France,
la Bastille était une prison aristocratique ; le
roi vous y envoyait avec toutes les formes
de respect ; il vous y détenait avec tous les
égards dûs à votre rang; et vous en sortiez
encore plus facilement que de toute autre
prison. Il était, j'en conviens, aisé d'y aller;
et l'on cite bien des gens qui doivent à ce
voyage une part de leur célébrité ; il était
plus aisé encore d'en revenir. Nous ne mépri-
sons certes pas les formes de la justice et lea
106
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'ÉGLISE CATHOLIQUE
garanties protectrices de I' : mais, en-
core une fois, la Bastille était plutôt un tana-
torium qu'une pri-on, une prévention de haut
goût plutôt qu'une condamnation à l'infamie.
Sous Louis XVI, en particulier, la Bastille
était bien dégénérée, à peu près inutile, et il
avail été question de la démolir. Au moment
où elle succomba dans une insurrection, il y
avait en tout sept détenus : un fou, mis là sur
la demande de sa famille ; deux ou trois ban-
queroutiers frauduleux et quelques fabricants
de fausse monnaie. 11 n'y a pas de quoi api-
loyer un peuple. On punit encore aujourd'hui
les faux monnayeurs et les banqueroutiers ;
à défaut de la Bastille, on les enferme parfai-
tement à Clairvaux ou ailleurs; et les républi-
cains, comme les autres, trouvent que c'est
bien fait.
Oh ! si les progrès de la morale publique,
si le respect des personnes et des biens étaient
en progrès; si la justice n'avait plus rien à
faire ; si les criminels manquaient pour
remplir les prisons, nous serions heureux
d'en voir diminuer le nombre. Mais telle
n'est pas notre perspective. Depuis 89, la cri-
minalité va sans cesse en augmentant et il a
fallu, bon gré mal gre', multiplier les prisons.
Nous n'avons plus la Bastille avec ce gouver-
neur qui invitait les détenus à sa table;
mais nous avons, presque à la même place, la
grande Roquette pour les condamnés à mort,
la petite Roquette pour les jeunes détenus,
Mazas avec ses innombrables cellules pour les
prisonniers de droit commun et Sainte-Pélagie
qui continue, même en république, de rece-
voir son quantum de détenus politiques. Les
cent cellules de la Bastille n'existent plus ; les
mille cellules de quatre ou cinq prisons les
remplacent. Eh bien, dansez maintenant ;
mais souvenez-vous que les danseurs, s'ils ne
sont pas sages, peuvent se faire mettre au
violon ; et il y en a maintenant de toutes les
catégories, y compris la relégation chez les
Canaques, genre de supplice inconnu de
l'ancien régime.
Maintenant, on célèbre une fête pour offrir
quelque noble exemple à l'imitation des
siècles. Les mystères de Jésus-Christ et de la
Sainte-Vierge nous rappellent les vérités de
la foi et les devoirs du salut; les fêtes des
saints nous offrent des exemples à imiter et
nous provoquent à suivre les traces des héros
que nous célébrons. Qu'y a-t-il donc à imiter
aujourd'hui, pour la France, dans le
14 juillet 1789 et que nous dit l'histoire sur
cette triste journée.
L'histoire, l'impartiale et véridique histoire,
nous dit, qu'avant le 14 juillet il existait à
Paris, grâce aux immunités du duc d'Orléans,
un club immense, le Palais- Royal, qui avait
des ramifications dans les dernières classes de
la populace. Ce club entretenait une agitation
factice. Quand Necker fut renvoyé, le Palais-
Royal donna le signal d'une émeute qui,
mollement réprimée, ou plutôt laissée libre,
aboutit à la journée du 14 juillet.
La Bastille ne fut pas prise, mais rendue, et
sa malheureuse garnison, composée de quel-
ques suisses et de quelques invalides, fut en
grande partie massacrée, malgré une capitu-
lation en règle.
Voilà ce que dit l'histoire.
Dans son volume sur la Révolution qui a
soulevé tant de colères, Tainc, avec un rare
talent et avec une entière bonne foi, a refait
le tableau de ces premières journées de la
Révolution, de celte aurore de la liberté, qui
présageait la 'l'erreur.
Voici d'abord le Palais-Royal, ce « berceau
de la Révolution ».
Le Palais-Royal est un club en plein air,
où, toute la journée et jusque bien avant dans
la nuit, les agitateurs s'exaltent les uns les
autres et poussent la foule aux coups de
main. Dans celte enceinte protégée par les
privilèges de la maison d'Orléans, la police
n'ose entrer, la parole est libre, et le public
qui en use semble choisi exprès pour en
abuser. C'est le public qui convient à un pa-
reil lieu. Centre de la prostitution, du jeu, de
l'oisiveté et des brochures, le Palais-Royal
attire à lui toute cette population sans ra-
cines qui flotte dans une grande ville, et qui,
n'ayant ni métier, ni ménage, ne vit que pour
la curiosilé ou pour le plaisir : habitués des
cafés, coureurs de tripols, aventuriers et dé-
classés, enfants perdus ou surnuméraires de
la littérature, de l'art ou du barreau, clercs
de procureurs, étudiants des écoles, badauds,
flâneurs, étrangers et habitants d'hôtels
garnis. Ils remplissent le jardin et les ga-
leries ; à peine y trouverait-on un seul
membre de ce qu'on appelait les six corps,
un bourgeois établi et occupé, un homme à
qui la pratique des affaires et le souci du mé-
nage donnent du poids et du sérieux. Il n'y a
point de place ici pour les abeilles indus-
trieuses et rangées ; c'est le rendez-vous des
frelons politiques et littéraires. Ils s'y abat-
tent des quatre coins de Paris, et leur essaim
tumultueux, bourdonnant, couvre le sol,
comme une ruche répandue.
C'est là qu'on entend Camille Desmoulins
dire : « Puisque la bête est dans le piège,
qu'on l'assomme... Jamais plus riche proie
n'aura été offerte aux vainqueurs. Quarante
mille palais, hôtels, châteaux, les deux cin-
quièmes des biens de la France seront le prix
de la valeur. Ceux qui se prétendent conqué-
rants seront conquis à leur tour. La nation
sera purgée. » Dès les premiers jours, c'est
« le programme de la Terreur ». Là on éuu-
mère les ennemis de la patrie dont il faudra
purger la nation : « Deux altesses royales
(Monsieur et le comte d'Artois), trois altesses
sérénissimes (les princes de Conti et de Condé
et le duc de Bourbon), etc. Ni le roi, ni la
reine ne sont épargnés. On propose « de
brûler la maison de M. d'Espreménil, sa
femme, ses enfants et sa personne », et cela
« passe à l'unanimité ». Un assistant, que ré-
volte cette motion sanguinaire, « est saisi au
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
107
collet; on l'oblige à se mettre a genoux, à
Paire amende honorable, à baiser la terre; on
lui inflige le châtiment des enfants, on l'en-
fonce plusieurs fois dans un des bassins, après
quoi on le livre a la populace, qui le roule
dans la houe ». Des ecclésiastiques sont
fouettés ; une femme qu'on ne trouve pas suf-
fisamment patriote est « troussée et fouettée
jusqu'au sang ». Les officiers, les hussards
sont insultés et attaqués à coups de pierres ;
seuls, les gardes françaises, devenus les
soldats de l'émeute, trouvent grâce. Un mal-
heureux espion de police est martyrisé. « On
a saisi un espion de police, on l'a baigné dans
le bassin, on l'a forcé comme on force un
cerf, on l'a harassé, on lui jetait des pierres,
on lui donnait des coups de canne, on lui a
mis un œil hors de l'orbite ; enfin, malgré ses
prières et qu'il criait merci, on l'a jeté une
seconde fois dans le bassin. Son supplice a
duré depuis midi jusqu'à cinq heures et demie,
et il y avait bien dix mille bourreaux ». C'est
Camille Desmoulins qui parle, et l'on prétend
non seulement nous apitoyer sur ce drôle qui
s'était constitué le « procureur général de la
lanterne », mais encore l'imposer à notre ad-
miration.
Le 12 juillet, à la nouvelle du renvoi de
Necker, qui jouait double jeu : trahissant
le roi et ménageant le peuple, une émeute a
lieu. Camille Desmoulins dénonce la cour, qui
médite « une Saint-Barthélémy de patriotes ».
Sur ces absurdités, dont l'orateur ne croyait
pas un mot, les théâtres sont fermés en signe
de deuil ; on promène les bustes du duc d'Or-
léans et de Necker. Cette procession d'un nou-
veau genre rencontre sur la place Louis XV,
les dragons du prince de Lambesc, qui se
tiennent sur la défensive ; la foule commence
l'attaque; on leur jette des chaises, des
pierres, des bouteilles ; on leur tire des coups
de pistolet; le prince de Lambesc, assailli par
une douzaine d'hommes, se dégage en faisant
caracoler son cheval et en « espadonnant
avec son sabre ; un homme, qui ne veut pas
lâcher le cheval, reçoit à la main « une égra-
tignure, longue de 23 lignes, qui a été pansée
et guérie au moyen d'une compresse d'eau-de-
vie ». Les dragons tirent en l'air et, en même
temps, les gardes françaises, passées à
l'émeute, faisaient traîtreusement feu sur un
détachement de Iloyal-Allemand, fidèle à son
devoir. Voilà la vérité : « La patience, l'hu-
manité des officiers ont été extrêmes » ; elles
sont allées jusqu'à la faiblesse. Du reste, la
force de la vérité obligea d'acquitter le baron
de Bezenval et le prince de Lambesc. Malgré
cela, le lendemain, « un particulier affichait à
la pointe du carrefour Bussy un placard ma-
nuscrit, portant invitation aux citoyens de se
f-aisir du prince de Lambesc et de l'écarteler
sur le champ. »
Du reste, la journée du 12 juillet ne fut pas
perdue pour Fa Révolution ; les boutiques
d'armuriers furent pillées, l'hôtel de ville en-
vahi et quelques électeurs (une quinzaine) dé-
cidèrent que les districts seraient convoqués
et armés. La journée du 13 continua celle
du iii; les barrières lurent incendiées; des
maisons pillées; des brigands allaient de
porte en porte en criant. : Des armes et du
pain ! Les lazaristes virent leur maison en
vahie ; La foule se précipita dans les caves,
défonça Les tonneaux et se mil a boire ; vingt-
quatre heures après, on y trouva une tren-
taine de morts et de mourants, noyés dans le
vin. Dans la nuit du 13 au 1-i, l'orgie con-
tinua : « Paris courut risque d'être pillé », dit
liai il y. Déjà, en pleine rue, de l'aveu du ré-
volutionnaire Dussault, « des créatures arra-
chaient aux citoyennes leurs boucles d'oreilles
et de souliers » ; les voleurs se donnaient libre
carrière. Les bourgeois eurent peur, et
48.000 hommes se formèrent en bataillons et
compagnies ; on acheta aux bandits leurs
armes ; on en pendit quelques-uns. Les vols
s'arrêtèrent, au moins en apparence ; mais
l'insurrection continua. Un électeur, Legrand,
ne sauva l'hôtel de ville menacé, qu'en mena-
çant de tout faire sauter. Voilà les prélimi-
naires, voici maintenant la grande journée :
A la Bastille, de dix heures du matin à
cinq heures du soir, dit Taine, ils fusillent
des murs hauts de quarante pieds, épais de
trente, et c'est par hasard qu'un de leurs
coups atteint sur les tours un invalide. On les
ménage comme des enfants à qui l'on tâche
de faire le moins de mal possible : à la pre-
mière demande, le gouverneur fait retirer ses
canons des embrasures ; il fait jurer à la gar-
nison de ne point tirer si elle n'est attaquée ;
il invite à déjeuner la première députation ; il
permet à l'envoyé de l'hôtel de ville de vi-
siter toute la forteresse ; il subit plusieurs dé-
charges sans riposter et laisse emporter le
premier pont sans brûler une amorce ; s'il
tire enfin, c'est à la dernière extrémité, pour
défendre le second pont, et après avoir pré-
venu les assaillants qu'on va faire feu. Bref,
sa longanimité, sa patience sont excessives,
conformes à l'humanité (à la sensiblerie) du
temps.
Pour eux, ils sont affolés par la sensation
nouve'le de l'attaque et de la résistance, par
l'odeur de la poudre, par l'entraînement du
combat ; ils ne savent que se ruer contre le
massif de pierres ; et leurs expédients sont au
niveau de leur tactique. Un brasseur imagine
d'incendier ce bloc de maçonnerie, en lançant
dessus, avec des pompes, de l'huile d'aspic et
d'oeillette injectée de phosphore. Un jeune
charpentier, qui a des notions d'archéologie,
propose de construire une catapulte. Quel-
ques-uns croient avoir saisi la fille du gouver-
neur et veulent la brûler, pour obliger le père
à se rendre. D'autres mettent le feu à un
avant-corps de bâtiment rempli de paille, et
se bouchent ainsi le passage. « La Bastille n'a
pas été prise de vive force, disait le brave
Klie, l'un des combattants ; elle s'est rendue
avant même d'être attaquée », par capitula-
tion, sur la promesse qu'il ne serait fait de
llis
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
mal à personne. La garnison, trop bien ga-
ranti!', n'avait plus le cœur de tirer sans
péril sur des corpe vivants, et d'autre part elle
était troublée par la vue de la foule immense.
Huit ou neuf cents hommes seulement atta-
quaient, la plupart ouvriers ou boutiquiers
du faubourg, tailleurs, charrons, merciers,
marchands de vin, mêlés à des gardes fran-
çaises. Mais la place de la Bastille et les rues
environnantes étaient combles de curieux qui
venaient voir le spectacle ; parmi eux, dit un
témoin, « bon nombre de femmes élégantes
et de fort bon air, qui avaient laissé leurs
voitures à quelque distance. » Du haut de
leurs parapets, il semblait aux cent vingt
hommes de la garnison que Paris tout entier
débordait sur eux.
Aussi bien ce sont eux qui baissent le pout-
levis, qui introduisent l'ennemi. Tout le
monde a perdu la tête, les assiégés comme
les assiégeants ; ceux-ci encore davantage,
parce qu'ils sont enivrés par la victoire. A
peine entrés, ils commencent par tout briser,
et les derniers venus fusillent les premiers, au
hasard : « Chacun tire sans faire attention ni
où, ni sur qui les coups portent ». La toute-
puissance subite et la licence de tuer sont un
vin trop fort pour la nature humaine ; le ver-
tige vient, l'homme voit rouge, et son délire
s'achève par la férocité.
^ Car le propre d'une insurrection populaire,
c'est que, personne n'y obéissant à personne,
les passions méchantes y sont libres autant
que les passions généreuses, et que les héros
n'y peuvent contenir les assassins. Elie, qui
est entré le premier, Cholat, Hulin, les braves
gens qui sont en avant, les gardes françaises
qui savent les lois de la guerre, lâchent de
tenir leur parole ; mais la foule qui pousse
par derrière ne sait qui frapper, et frappe à
l'aventure. Elle épargne les Suisses qui ont
tiré sur elle et qui, dans leur sarrau bleu, lui
semblent des prisonniers. En revanche, elle
s'acharne sur les invalides qui lui ont ouvert
la porte ; celui qui a empêché le gouverneur
de faire sauter la forteresse a le poignet abattu
d'un coup de sabre, est percé de deux coups
d'épée, pendu, et sa main, qui a sauvé un
quartier de Paris, est promenée dans les rues
en triomphe. On entraîne les officiers, on en
tue cinq, avec trois soldats, en route ou sur
place. Pendant les longues heures de la fu-
sillade, l'iustinct meurtrier s'est éveillé, et la
volonté de tuer, changée en idée fixe, s'est
répandue au loin dans la foule qui n'a pas
agh Sa seule clameur suffit à la persuader ; à
présent, c'est assez pour elle qu'un cri de
haro ; dès que l'un frappe, tous veulent
frapper. « Ceux qui n'avaient point d'armes,
dit le commandant des trente-deux Suisses,
lançaient des pierres contre moi ; les femmes
grinçaient des dents et me menaçaient de
leurs poings. Déjà deux de mes soldats
avaient été assassinés derrière moi... J'arrivai
enfin, sous un cri général d'être pendu, jus-
qu'à quelques centaines de pas de l'hôtel de
ville, lorsqu'on apporta devant moi une b'-te
perchée sur une pique, laquelle on me pré-
senta pour la considérer, en me disant que
c'était celle de M. de Launay, le gouver-
neur. »
Celui-ci, en sortant, avait re<u un coup
d'épée dans l'épaule droite ; arrivé dans la
rue Saint-Antoine, « tout le monde lui arra-
chait les cheveux et lui donnait des coups. »
Sous l'arcade Saint-Jean, il était déjà « très
blessé ». Autour de lui, les uns disaient : <' 11
faut lui couper le cou », les autres : « Il faut
le pendre, » les autres : <' Il faut l'attacher à
la queue d'un cheval». Alors, désespéré et
voulant abréger son supplice, il crie : « Qu'on
me donne la mort ! » et, en se débattant,
lance un coup de pied dans le bas-ventre
d'un des hommes qui le tenaient. A l'instant
il est percé de baïonnettes, on le traîne dans
le ruisseau, on frappe sur son cadavre en
criant : « C'est un galeux et un monstre qui
nous a trahis ; la nation demande sa tête pour
la montrer au public, b et l'on invite l'homme
qui a reçu le coup de pied à la couper lui-
même.
Celui-ci, cuisinier sans place, demi badaud
qui est « allé à la Bastille pour voir ce qui s'y
passait », juge que, puisque tel est l'avis gé-
néral, l'action est patriotique et croit même
« mériter une médaille en détruisant un
monstre ». Avec un sabre qu'on lui prête, il
frappe sur le col nu ; mais le sabre mal af-
filé ne coupant point, il tire de sa poche un
petit couteau à manche noir, et « comme en
sa qualité de cuisinier, il sait travailler les
viandes », il achève heureusement l'opéra-
tion. Puis, mettant la tête au bout d'une
fourche à trois branches, et accompagné de
plus de deux cents personnes armées, « sans
compter la populace », il se met en marche,
et, rue Saint-Honoré, il fait attacher à la tète
deux inscriptions « pour bien indiquer à qui
elle était ».
Après de Launay, c'est Flesselles que le
« tribunal improvisé » du Palais-Royal a dé-
noncé et condamné.
M. de Flesselles, prévôt des marchands et
président des électeurs à l'hôtel de ville,
s'étant montré tiède, le Palais-Royal le dé-
clare traître et l'envoie prendre ; dans le
trajet, un jeune homme l'abat d'un coup de
pistolet, les autres s'acharnent sur son corps,
et sa tête, portée sur une pique, va rejoindre
celle de M. de Launay.
Quant au fameux billet, tant reproché au
malheureux prévôt des marchands, « nul té-
moin n'affirme l'avoir vu et, d'après Dussault,
il n'aurait eu ni le temps ni le moyen de
l'écrire ».
Voilà le 14 juillet dont Malouet a dit, avec
raison, que c'était le commencement de la
Terreur. Si l'on en pouvait douter, les
meurtres de Foulon, de Berthier et d'autres
moins connus le prouveraient.
Nous reconnaissons, du reste, que nos radi-
caux, qui se disent' les héritiers et les conti-
LIVIIE QUATRE-Y1NGT-QUAT0RZIÈM1
10!)
nualcurs des jacobins, brusquement Inter-
rompus dans leur œuvre de régénération so-
ciale par le 9 thermidor, sont conséquents
avec leur doctrine quand ils veulent com-
pléter la « fête nationale » du 30 juin parla
fête républicaine du 14 juillet.
A ces impies, on peut en opposer un autre,
beaucoup plus raisonnable et de plus grande
autorité : « Grâces en soient rendues aux Con-
ciles qui ont statué inllexiblement sur l'ob-
servation du dimanche, écrivait Proudhon, et
plût à Dieu que le respect de ce jour lut aussi
sacré pour nous qu'il l'a été pour nos pères...
Conservons, restaurons la solennité si émi-
nemment sociale et populaire du dimanche,
comme institution conservatrice des mœurs,
source d'esprit public, lieu de réunion inacces-
sible aux gendarmes, et garantie d'ordre et de
liberté (1) ».
Ce n'est pas avec un 14 juillet quelconque,
même paré d'oripeaux qui ne sauraient lui ap-
partenir, qu'on relève et qu'on honore un
peuple; c'est, d'après Proudhon, avec le di-
manche catholique, avec le cortège de ses
fêtes, avec les lumières pures, les grâces
saintes et les joies innocentes qui l'accompa-
gnent. Conclusion d'autant plus évidente
qu'on examine avec plus d'attention avec
quels rites on célèbre les nouvelles fêtes et
glorifie les saints nouveaux. Ça et là, quelques
orateurs de quarantième grandeur essaient
bien d'expectorer des discours ; mais ces dis-
cours, pleins d'emphases et de mensonges, ne
peuvent tourner qu'à la confusion des idées
et à l'exaltation du vice. C'est d'ailleurs le
sens de la fête souligné par toutes ses pra-
tiques. Dans les villes, les théâtres gratis, les
bastringues, les pétards, les illuminations et
le saucisson à volonté: voilà le menu de la
fête. Un saucisson qui n'a pas de fin, voilà la
mystique de la révolution. Dans les villages,
quelques bouts de chandelles, quelques lam-
pions, la danse pendant la nuit, un tonneau
défoncé dans la prairie à la grande joie des
ivrognes : c'est toute la liturgie de cette
bacchanale. Ce jour-là, tout est permis, et,
dans la nuit, en effet, on se permet tout.
Quand la canaille se mettra en mesure d'éta-
blir des fêtes, je doute qu'elle puisse inventer
rien de pire.
Mais encore, à quoi rime une république
célébrant 89? On nous clame, sur le thyrse,
que c'est la fin de la tyrannie, l'installation de
la liberté, l'inauguration de tous les bien-êtres,
la patente à toutes les licences. Que signifient
ces dithyrambes ? Pour un homme instruit,
peu de chose. La liberté nous est mesurée à
petites doses ; le bien-être est problématique ;
la tyrannie est assise à toutes les portes et
bien heureux quand elle ne vient pas s'as-
seoir au foyer; les licences... il n'était pas né-
cessaire de les permettre pour qu'on s'auto-
risât à les prendre.
J'aurais compris le 4 août, jour où l'As-
semblée, prise de vertige, biffa d'un trait le,
régime féodal, plus facile à biffer qu'à dé-
truire. Les gens instruits savent, au surplus,
que, depuis l'avènement de Louis XVI, la
plupart des réformes de l'Assemblée consti-
tuante étaient, inscrites dans les édils royaux.
Et depuis l'aurore de ce siècle, depuis 1830
surtout, qui peut ignorer avec quelle puis-
sance absorbante! s'est rétablie la féodalité
dans sa forme la plus basse, j'allais dire la
plus vile, celle de l'argent? L'Assemblée, pour
qui l'épithète de constituante sera une épi-
gramme éternelle, s'est montrée, au 14 juillet
et au 4 août, comme elle se montra dans tous
le cours de sa durée : enthousiaste, naïve,
peu sérieuse, et finalement très funeste. Nous
nous agitons, d'une manière stérile, depuis
un siècle, sur ses ruines.
Reste la question politique et c'est ici
qu'éclate l'énorme ignorance des républicains.
A la publication de la correspondance entre
Mirabeau et le comte de la Marck, voici ce
qu'écrivait Proudhon; ses réflexions péremp-
toires montrent, sous leur vrai jour, le sens
des événements:
« Cette correspondance de Mirabeau, dit-il,
donne le véritable sens de la Révolution
française de 1789 à 1792: elle témoigne en
outre plus que les discours du grand orateur,
et contient sa justification.
« Il est démontré par les lettres et les notes
de Mirabeau et par les réponses qu'elles pro-
voquent, qu'en 1789, et même avant la réu-
nion des Etats Généraux, et plus encore après
la prise de la Bastille, la nuit du 4 août et les
journées d'octobre, le problème à résoudre
était : Accord de la Monarchie avec la Révolu-
tion.
« Ce n'est pas seulement les Mounier, les
Malouet qui le comprennent ainsi; ce n'est
pas seulement Mirabeau, Barnave, lesLameth
et jusqu'à Robespierre ; c'est tout le monde
sans exception.
« Et les événements ont prouvé que la
Révolution de 89 à 1848 ne dépassait pas ce
but.
« Mais comment se fera cet accord ?
a Là, tout le monde se divise : les uns ten-
dent pour cela à réduire la part de la Révolu-
tion et à grossir celle de la Royauté ; les
autres suivent la tendance contraire ; par dé-
vouement à la Révolution et dévouement au
nouvel ordre de choses, ils tendent à annihiler
de plus en plus le pouvoir royal.
« Du reste, les factions diverses ne com-
battent évidemment que pour s'approprier,
sous la Monarchie telle qu'elle sera organisée,
la plus large part d'influence; à cet égard, la
guerre faite à la Cour par les Lameth et les
Lafayelte jusqu'à la mort de Mirabeau, et par
les Jacobins eux-mêmes, n'est qu'une manière
de réduire celle-ci à se placer sous leur pro-
tection.
« Au fond, ceux qui attaquent la Cour et
(1) De la célébration du dimanche, tout cet écrit est à méditer aujourd'hui.
110
HISTOIRE I NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CAlIIOLKjUE
menacent la Heine veulent la même chou que
roux qui les flattent (les partisans de l'ancien
régime excepté») ; la préférence, même appa-
rvnte, accordée à l'un, devient aussitôt un
prétexte de jalousie, qui, parpure hypocrisie,
prend aussitôt la forme dune accusation de
trahison.
« Il faut dévoiler ce secret des hommes du
temps; c'est là ce qui explique les accusa-
tions réciproques d'orléanisme et de courlisa-
nisme, et toutes ces méfiances qui cachent
autant de convoitise que de zèle...
« Pendant un temps, l'idée vola dans l'air
de changer de dynastie... Celle idée usée, ils
fallut alors, bon gré mal gré, se rabattre sur
la dynastie existante ; on ne le fit pas sans y
apporter théoriquement quelques modifica-
tions. On songea tantôt à remplacer Louis XVI
par Monsieur ; tantôt à lui arracher une ab-
dication et à nommer un Conseil de Régence;
tantôt à provoquer un divorce et écarter la
Heine pour mieux maîtriser le Hoi ; tantôt
enfin à gagner la Heine elle-même, et à la ré-
concilier avec la Révolution...
a Quelques-uns, sans se préoccuper autant
du Hoi, de la Heine, de la dynastie, son-
geaient plutôt à former un parti si nombreux,
si puissant, qu'il s'imposât de lui-même; ils
voulaient former un gouvernement monar-
chique qui pût, au besoin, aller sans le mo-
narque; ceux-là devançaient la coalition de
18 18 qui renversa Louis-Philippe.
« L'esprit de Mirabeau parait avoir flotté,
suivant les probabilités qu'il y trouvait, entre
ces divers plans; et c'est là une des causes se-
crètes qui l'ont fait et le feront encore accu-
ser avec plus d'injustice ; c'est ce qui fera pa-
raître, aux observateurs superficiels, sa con-
duite politique si souvent immorale.
« Mirabeau ne croit fermement qu'à une
chose : La Révolution.
« Mais, en même temps, il aperçoit plus
nettement qu'aucun autre la nécessité, pour
l'époque et pour la chose publique, de con-
cilier cette Révolution avec une form* de gou-
vernement monarchique représentatif; plus que
personne, il sent la nation entraînée sur la
pente falale, et la Révolution, la liberté, tout,
en péril.
« Mirabeau en 89 a vu 93, l'excès de la dé-
magogie, puis le despotisme militaire. Mira-
beau, répondant à l'argument pessimiste de
la Cour, qui disait que l'excès de l'anarchie
ramènerait la France à son Roi, Mirabeau a
vu, il le dit en plusieurs endroits, qu'il fau-
drait plus de vingt ans pour épuiser les consé-
quences du débordement (en effet, de 90 on
est allé jusqu'en 1814) ; il a donc conclu, de
toute la puissance de sa raison, à la néces-
sité d'enrayer le char révolutionnaire, en ré-
volutionnant la royauté, en royalisant (si cela
peut se dire au sens constitutionnel; la Révo-
lution.
« Ses sollicitations auprès de Lafayette, et
finalement son attitude avec la Reine, et tout
ce qui en a été la suite, sont la conclusion lo-
gique de celte conception parfaitement rai-
sonnée, judicieuse et hautement justifiée par
la suite.
« Quel est donc le sens de son fameux pacte
avec la Cour?
« Sauver la Révolution de la seule ma-
nière qu'elle pouvait l'être (puisque la Démo-
cratie et Y Empire prévus par Mirabeau étaient
deux positions également instables;, par sa ré-
conciliation, au moins temporaire, avec la
monarchie.
a C'était tellement dans le sens commun,
tellement dans la donnée universelle que Mi-
rabeau dut croire que, ses services acceptés,
son plan l'était par conséquent aussi. 11 fallait
plus que de la folie pour vouloir, pour es-
pérer autre chose. Il parait cependant que la
Cour ne fut jamais tellement convaincue sur
ce point qu'elle ne s'entretint de temps en
temps des idées de complète contre-révolu-
lion. C'est là ce qui empêcha le succès des
conseils de Mirabeau et poussa la France aux
ex l rémités.
« Et c'est ici qu'apparaît, dans tout son
jour, la grandeur de Mirabeau ; il accuse, ré-
primande, fouette dansce sens les hésitations,
les faiblesses du prince. Jamais il ne soup-
çonne qu'on le trahit ; il ne lui vient pas à
l'esprit qu'on puisse attendre de lui une chose
absurde ; il marche, il avance, frappant sur
la contre-révolution à mesure qu'elle se mon-
tre (ce qui indigne à chaque fois la Cour) et
fournissant chaque jour des conseils qui ne
sont jamais suivis...
« Du moment qu'on voulait une monarchie,
il ne fallait pas, surtout en France, l'amoin-
drir, a Bien fous, disait Mirabeau, ceux qui
croiraient que la France peut se passer de Roi. »
Et 1804 a prouvé combien il avait raison. 11
fallait donc enrayer et remonter la pente,
chose difficile...
« La position de Mirabeau vis-à-vis de la
Cour ainsi exposée, reste à la juger.
« Au point de vue politique, la pensée de
conciliation de Mirabeau était-elle juste?
« Juste, on ne saurait le dire, le sort de la
monarchie constitutionnelle après trente-trois
ans d'existence a prouvé que cette conciliation
n'est jamais une vérité.
« Mais ce qui est certain, c'est que tout le
monde la voulait, et qu'en 1789, comme en 99,
comme en 1814 et 1830, elle était le nec plus
ultra de ce que la raison publique pouvait
comprendre ; d'ailleurs, elle était exigée par
la tradition ; c'était une nécessité.
« Nécessité d'autant plus grande et qui
donnerait à noire opinion d'autant plus d'ap-
parence, que la démocratie s'est constamment
montrée brutale, inhabile, et nous a ramenés
toujours au despotisme.
« Toute la question se réduit donc à savoir
si Mirabeau, se liant avec la Cour, entamant
avec elle des négociations suivies, la con-
seillant, prenait le bon moyen
« On pourrait demander d' abord ce qu'il
y avait de mieux à faire ; d'autant qu'après
LIVRE UUATH1<;-Y1N(;ï quatorzième
111
sa mort, Barnave et autres Le tentèrent et
que ce fut l'éternelle ambition do Lafayette.
Pour traiter avec une dynastie, agir au nom
d'une dynastie, encore faut-il s'approcher du
dynaste '}.
« Mais la question porte plus loin que de
simples correspondances ; il s'agit de savoir
si, dès lors, la Cour, si le pouvoir exécutif
devait être réduit et suballernisé au pouvoir
législatif, suivant le principe: le Roi règne et
ne gouverne pas, ou bien simplement séparé
et corrélatif.
« Ici encore, il est impossible de n'être pas
de l'avis du grand révolutionnaire. Plus que
Lafayette, Thiers et autres, il est dans la vé-
rité constitutionnelle. Comme il le sentait si
vivement, la royauté, entièrement subaltcr-
nisée, n'est plus qu'un rouage inutile, servant
à déguiser la dictature honteuse d'un cbef de
parti, d'une aristocratie. \.u fond, le parti du
Roi qui règne et ne gouverne pas est un parti
aristocrate. Mirabeau n'en voulait pas.
« Mirabeau voulait donc, pour sauver la
Révolution, relever le pouvoir exécutif, sans
en faire une dictature comme celle de 93, ni
un despotisme militaire comme en 1804, mais
une monarchie constitutionnelle, comme fut
à peu près la royauté sous les ministères De-
cazes et Martignac, Mirabeau devait s'appro-
cher du prince régnant, du titulaire de ce
pouvoir et chercher à l'entraîner...
« Ceci entendu, il ne reste rien contre Mi-
rabeau qui vaille la peine d'être relaté par
l'histoire. Une démocratie ridicule autant
qu'injuste s'obstine à souiller sa grande mé-
moire, une bourgeoisie mesquine et bête l'ac-
cuse avec ingratitude ; cela mérite à peine
l'honneur de la plus flétrissante réplique.
« Mirabeau, ruiné, persécuté, ayant sa-
crifié à la Révolution ce qui lui restait de for-
tune et de vie, donnant à l'accomplissement
de son œuvre ses jours et ses nuits, et ayant
le droit de supposer que ses pensées autant
que ses services étaient accueillis, Mirabeau
reçoit une rémunération qui n'est que la ga-
rantie de repos et de sécurité dont il a un
immense besoin ; cette rémunération, que la
Révolution aurait dû lui voter, c'est la mo-
narchie, avec laquelle il s'agit de le réconci-
lier, qui en attendant la lui offre ! Et Mira-
beau est vendu ! Mirabeau est traître 1
« Non, non, Mirabeau ne fut point traître,
vil encore moins; gans doute il eut, comme
tout honnête homme, la pensée de faire servir
sa cause à sa fortune; jamais, pour sa for-
tune, il ne déserte sa cause ; jamais il ne sa-
crifie un hta à ses convictions.
" La calomnie organisée contre Mirabeau
fut une honte pour le parti révolutionnaire de
89 et une calamité nationale.
« L'excès de travail occasionné à Mirabeau
par les négociations avec la Cour fut pour
beaucoup dans la maladie qui l'emporta.
Mai -, par la même, les reproches d'orgies
sont réduits à peu de chose. Des séances de
comité de cinq et six heures, puis les luttes
de L'Assemblée, une correspondance effrayante,
on ne sait où cet homme a trouvé le temps de
faire tant de rinces ! »
li«' centenaire <l«' Vol in in* <i ,i-.-
Le 30 mai 1878 était le centenaire de la
mort de Voltaire ; c'était aussi l'anniversaire
de la mort de Jeanne d'Arc : par une coïnci-
dence étrange, et qui devait être significative,
la pure victime et son vil insulteur venaient
simultanément se rappeler au souvenir et
s'offrir aux hommages de la France. Le
30 mai 1778, Voltaire était mort en réprouvé,
agité comme Oreste par les furies, dévorant
ses ordures, vomissant le blasphème ; le len-
demain, son cadavre, exclu de l'Eglise, avait
été ramené à Mesnil-Scellières et inhumé fur-
tivement. C'était aussi un 30 mai que les An-
glais avaient brûlé la libératrice de la France,
à Rouen, sur la place du Vieux-Marché ; pour
la soustraire à la reconnaissance de la patrie
et à la vénération de l'Eglise, ils avaient jeté
ses restes à la Seine ; mais 1 Eglise avait cassé
le procès de condamnation ; Dieu avait frappé
les misérables juges ; et un temps devait venir
où, sous l'inspiration d'En Haut, la chaire
apostolique ouvrirait le procès de canonisa-
tion de la Pucelle d'Orléans. Le 30 mai 1878
inaugurait donc une sorte d'information pré-
paratoire, sur la question de savoir s'il fallait
placer Jeanne d'Arc sur les autels et sceller
Voltaire dans son infâme sépulcre.
La République avait été administrée jusque
là par des conservateurs ; elle avait encore,
pour président, le faible et inexpérimenté
Mac-Mahon ; pour ministres, les barres de fer
en bois blanc du centre gauche, Bardoux,
Marcère et le dernier des jansénistes, Dufaure.
Les républicains qui se qualifient modeste-
ment de purs, comme si le mot républicain
tout seul n'indiquait pas cette qualité, allaient
arriver au pouvoir ; la majorité abusée des
électeurs leur promettaient un prochain
triomphe ; et, comme c'est l'usage en politique
de se faire arme de tout, les républicains purs
imaginèrent de se placer sous le patronage
historique de l'impur Voltaire. A la vérité, le
parti, dans son ensemble, ne se donna pas ce
tort, à la fois ridicule et immonde ; mais il se
trouva dans le parti quelques imbéciles pour
empaumer cette aventure. Celui que le public
vit le plus était un chocolatier de Seine-et-
Marne, nommé Menier ; industriel, il avait
fait fortune ; parce qu'il était député, le bon-
homme se crut héritierde l'esprit de Voltaire.
Du moins, pour s'essayer à le faire croire, il
avait signé quelques livres composés par
1 1 _>
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
d'autres et imprimés ;'i ses frais; il avait
fondé, à ses Irais, un journal, le Bien public,
rédigé par dei oisons dont il était le Numa ;
et il s'intitula Président 'le la Commission pour
te Centenaire de Voltaire. La société des gens
de lettres se crut aussi oblige à quelque dé-
monstration en faveur de Voltaire, le roi des
beaux esprits de son temps, titre qui permet à
ceux qui l'encensent de se croire ses sujets et
ses légataires universels. A certains égards,
Voltaire appartient aux gens de lettres ; par
ses mérites, il les surpasse ; par ses misères et
ses vices, il les surpasse encore ; ce n'est pas
seulement un type, c'est un proto-type ; mais
il est difficile de le glorifier.
Mais enfin puisque les lettres et les politi-
ciens font, de Voltaire, leur homme, il faut
connaître le patron et juger, par là, des dé-
vots. Voici quelques traits de son caractère :
Voltaire, dit Eugène Veuillot, poussa le mé-
pris de la famille non seulement jusqu'à renier,
en s'en moquant, le nom de son père, mais
encore jusqu'à flétrir sa mère, qu'il accusait
volontiers de mœurs légères. C'était connu ;
mais que penser du fils qui le rappelait en
riant ? Il croyait peut-être s'excuser ainsi de
son dédain du nom paternel. C'est bien
l'homme qui, vieillard, chargeait l'une de ses
nièces, Mmc de Fontaine, de lui copier des
dessins malpropres, afin de le ragaillardir.
Ne recherchons pas quel fut près de lui le rôle
de son autre nièce, Mme Denis, et tenons-nous
à ces traits. Peut-on contester qu'ils soient
d'un polisson ? et n'expliquent-ils pas que le
sentiment de la famille soit méconnu, raillé,
insulté dans les écrits, dont la révolution fait
son catéchisme?
Ce n'est pas sous ces formes seulement que
Voltaire traita la famille en ennemie. L'adul-
tère fut l'un des éléments de sa vie et comme
son état naturel. Il y introduisit même une
bassesse particulière : il acceptait que Saint-
Lambert fut à peu près pour lui ce qu'il était
lui-même pour le marquis. Du reste, dès sa
jeunesse, son libertinage était arrivé à la dé-
bauche, au cynisme. N'est-ce pas là aussi le
cachet constant de ses écrits? L'obscénité ne
fut-elle pas toujours son principal instrument
philosophique? Comme mœurs, comme aspi-
ration et habitude de son esprit, il a donné sa
mesure dans ce poème sur Jeanne d'Arc, qu'il
commença à 30 ans, et qu'octogénaire il re-
touchait encore. Oui, pendant cinquante ans,
ce type du libre-penseur de tous les âges, ce
modèle des républicains de nos jours, a vingt
fois, cent fois remis sur le mélier, pour la
rendre plus salissante, cette polissonnerie, son
œuvre de prédilection, qu'aucun des preneurs
du centenaire n'a osé défendre, mais que tous,
en somme, ont acceptée. Et il devait en être
ainsi, puisque la Pucelle résume la morale de
Voltaire, qui est celle de la libre-pensée.
Si Voltaire a mis carrément dans ses livres
la malpropreté de ses mœurs, il n'y a pas mis
avec le même cynisme sa ladrerie et sa four-
berie. Néanmoins il en perce quelque chose.
On y trouve des théories, des appréciations,
des traits qui dénoncent l'absence et comme
l'ignorance de la probité. Ce qui n'est là
qu'indiqué abonde dans sa correspondance et
dans les actes les plus authentiques, les plus
connus de sa vie privée. 11 ne fut pas seule-
ment avare, il fut usurier, il fut déloyal, il fut
spéculateur véreux, il fut fripon. Même dans
le camp voltairien on ne nie pas l'avarice.
Peut-on nier davantage les vilaines spécula-
tions, les actes de déloyauté, de malhonnê-
teté ?
On sait à quels abus, plus étendus encore
que ceux que Ton a vus de nos temps, don-
naient lieu alors les fournitures militaires et
quelles fortunes scandaleuses s'y faisaient.
Voltaire se mit dans ces entreprises et y ga-
gna beaucoup d'argent, sans trouver jamais
qu'il en eut assez, sans s'inquiéter jamais
d'aucune vilenie. Il s'enrichissait; peu lui im-
portait que ce fut en compromettant la vie du
soldat et les intérêts de la patrie. De nos jours,
il eut été l'associé du citoyen Ferrand, ce four-
nisseur républicain qu'une justice réaction-
naire, le tirant du château où il attendait son
ami Gambetta, a fourré sous les verroux.
Voltaire ne s'en tînt pas à écrire pour les
traitants et à travailler avec eux, tout en les
raillant quelquefois. Ce philosophe, cet hu-
manitaire, commandita des négriers, il fut
marchand d'esclaves et il y mit du cynisme ;
il en mettait en lout. Dès sa jeunesse, parlant
d'une de ses premières entreprises financières,
il l'appelait une juifrerie. C'était un brasseur
d'affaires, il avait le culte du pot de vin. Toute
entreprise qui pouvait donner du gain, fût-elle
malpropre ou odieuse, lui allait. Sa devise,
qu'il ne craignait pas d'afficher, était ce mot
d l'une tragédie anglaise : « Mets de l'argent
« dans ta poche et moque-toi du reste. » En
vertu de cet axiome, il alla jusqu'à la fripon-
nerie. Peut-on qualifier autrement ses affaires
avec le président de Brosse et le libraire Jore ?
Il fut plus déloyal encore et plus vil dans
les relations personnelles que sur les ques-
tions d'argent. Quiconque lui portait om-
brage, avait contrarié ses vues, blessé son
extrême vanité, devenait l'objet de sa haine,
était en butte à ses injures constamment or-
durières, à ses dénonciations toujours lâches,
souvent infâmes. Qui oserait nier cela ! Qui ne
sait avec quel acharnement, avec quelle bas-
sesse il persécutait de pauvres gens comme les
Travenol, des critiques comme Desfonlaine et
Fréron ; des écrivains qu'il jalousait comme
Jean-Baptiste Rousseau et ce Jean- Jacques, son
émule en vilenies que les gens du centenaire
voulurent d'abord lui associer ? 11 demandait
contre eux l'amende, la confiscation, l'exil, la
prison, il les déclarait dignes de mort. Et
comme il était le courtisan des grands sei-
gneurs, des hommes en place, des lieutenants
de police, des maîtresses royales, il obtint sou-
vent que ses adversaires fussent rudement
frappés.
On parle cependanl'du courage avec lequel
LIVRE 01IATR.K-V1N1T QUATORZIÈME
ll.'l
ce persécuteur subit la persécution. Quel
conte ! Bien qu'il ail été de passage à la Bi
tille et qu'il ait vécu longtemps à L'étranger,
Voltaire n'a pas été perscuté ; il n'a même été
puni ni selon les lois de son temps, ni dans la
mesure où son pareil le serait de nos jours.
Pendant plus de soixante ans, il diffama les
particuliers, lit des pamphlets contre les lois,
écrivit des livres obscènes et il en fut quitte
pour quelques semaines de prison, dans des
conditions fort adoucies. 11 en coûterait beau-
coup pi us aujourd'hui.
Ce ^retendu persécuté eut des missions, des
pensions, des charges de cour ; il fut toujours
eu crédit près des grands seigneurs les plus
influents. La Pompadour, l'une de ses protec-
trices, le recevait « en roi » ; une autre de ses
protectrices, la Du Barry, le traitait en ami,
el il était assez bien avec le ministre Dubois
pour lui demander d'être employé comme es-
pion. Quand il avait fait quelque coup dont
la justice devait connaître, la police, avant de
le poursuivre, lui faisait dire de s'éloigner.
Un cite ses pamphlets contre les magis-
trats, la magistrature, les lois, les mœurs,
l'Etat, l'Eglise comme des actes de courage.
Oublie-t-on qu'il les lançait de loin, à l'abri,
sous de faux noms ; qu'il les désavouait, qu'il
allait même jusqu'à les attribuer, en les flé-
trissant, à des écrivains morts ou à des vi-
vants, ses ennemis? A propos du Diction-
naire philosophique, il écrivait à d'Alembert :
« Dès qu'il y aura le moindre danger, je vous
prie en grâce de m'avertir afin que je désavoue
l'ouvrage dans tous les papiers publics. » Il
procéda de la sorte pour tous les écrits qui
pouvaient le compromettre ; et on prétend le
glorifier aujourd'hui du courage qu'il mit à
les publier ! Du reste, c'était en tout, selon le
mot de son ami d'Argenson, « un poltron
avéré ».
Ses célèbres campagnes en l'honneur de
Calas, de Sirven, de La Barre le montrent
beaucoup plus désireux de faire œuvre de
parti, de miner la justice, d'insulter l'Eglise
que de venger des innocents et d'adoucir les
mœurs. Il choisit le terrain de ses attaques,
et s'il proteste avec véhémence contre les pro-
cédures barbares communes alors à toute
l'Europe, c'est par haine de la protection lé-
gale donnée à l'Eglise et non par amour
de l'humanité ; ce n'est pas d'Etalonde et
La Barre qu'il défend, c'est la liberté du
blasphème, c'est le droit de briser les croix
qu'il veut conquérir.
D'autres procès où l'on appliqua la torture
et qui furent suivis d'exécutions terribles,
eurent Heu du temps de Voltaire ; mais
rornme aucun intérêt religieux n'y était mêlé,
s'il en parla, ce fut pour en rire. Jamais
homme ne fut plus insensible aux souffrances
d'autrui et ne méprisa plus absolument l'hu-
manité. Cet éducateur de nos républicains, en
qui V. Hugo reconnaît « l'âme delà Révolu-
tion », ayant attrapé des droits seigneuriaux,
y tenait beaucoup et traitait lort mal ses pay-
T. xv.
sans. Tout son esprit ne l'empêcha pas d'être
une variété comique du bourgeois-gentil-
homme. Il avait, d'ailleurs, absolument hor-
reur «lu peuple ; il le montre dans ses livres ;
il l'a écrit à profusion, avec cynisme et bru-
talité dans scs lettres. S'il adula tous les
princes de son temps, il lut particulièrement
épris de Frédéric de Prusse et de Catherine
de Russie. Leurs vices, leur mépris absolu des
pauvres gens et de la vie humaine, leurs at-
tentats, le caractère abominable de leur poli-
tique le séduisaient et l'enthousiasmaient.
Dans cette absence absolue de sens moral, que
le succès avait couronnée, il voyait la gran-
deur et il admirait.
Par ce côté encore Voltaire est bien le père
de nos révolutionnaires et de nos libres-pen-
seurs. On pourrait établir sans peine que la
politique du mensonge, de la violence et du
sang leur plaît comme elle lui plaisait. Sous
les différences de langage et de procédés
qu'imposent le temps et les circonstances,
nous trouvons chez le maître et les disciples
le même culte de la force, le même mépris du
droit, qu'il s'agisse des nations ou des indivi-
dus, le même besoin de s'aplatir devant toute
puissance qui s'élève contre l'Eglise.
C'est aussi la même hypocrisie. Voltaire,
tout en attaquant sans cesse et par tous les
moyens tout le christianisme, prétendait n'en
vouloir qu'au fanatisme. C'était son mot de
passe. Nos républicains, ses continuateurs,
bien que leur haine et leurs outrages enve-
loppent toutes les institutions catholiques, dé-
clarent ne s'en prendre qu'au cléricalisme et
protestent misérablement de leur respect pour
la religion qu'ils veulent détruire.
Ce vice de l'hypocrisie, particulièrement
lâche, Voltaire le portait partout. L'athée, qui
faisait par intérêt des communions sacrilèges,
mentait à ses amis comme à Dieu. Dans toutes
ses relations c'était bien l'homme qui écrivait
à Thiriot : « Je vous aime et ne vous trompe
point », et qui la veille avait écrit à d'Argen-
tal, à propos de ce même Thiriot : « Y a-t-il
une came de boue aussi lâche, aussi mépri-
sable? » L'hypocrisie était ici doublée d'in-
gratitude. Mais qui ne sait, selon l'expression
de sa nièce, Mmo Denis, que Voltaire « était
le dernier des hommes par le cœur ». Et
pourquoi et comment n'aurait-il pas été hy-
pocrite et ingrat, le cynique qui avait érigé le
mensonge en système? Les amis auxquels il
écrivait : « Mentez, mentez, je vous le rendrai
dans l'occasion», pouvaient-ils s'étonner qu'il
leur mentît?
Voltaire a d'autres droits encore à repré-
senter la libre-pensée triomphante et pouvant
établir enfin le régime de son choix. 11 igno-
rait le patriotisme, l'idée de patrie ne lui
disait rien. Il n'y avait là, pour lui, qu'un bon
vieux mot propre aux effets littéraires. Nos
révolutionnaires en sont là. Cependant, sur
ce point, entre Voltaire et ses continuateurs,
il faut noter une différence. Voltaire ne pré-
tendait pas sacrifier la patrie à l'humanité.
8
114
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
s'il acceptail Rosbach, el de notre
vainqueur lui-même, le litre de « bon Prus-
sien », s'il se, déclarait Suisse el regrettait de
n'être pas Russe, c'étail loul uniment par
bassesse d'esprit, absence de cœur et en vue
de ses intérêts. Il ne philosophait pas là-
dessus. Nos révolutionnaires se vantent
d'agir en (tenseurs; s'ils sont internationaux,
cosmopolites, s'ils préfèrent l'Europe à la
Fiance, c'est par système, c'est pour établir
la fraternité des peuples. Leur négation de la
patrie est donc plus raisonnée et plus com-
plète. Néanmoins, ici encore, ils relèvent de
Voltaire et ont droit comme lui aux remercie-
ments de nos ennemis.
Tous, sans doute, n'en sont pas ou n'en
veulent pas être là. (Juelques-uns se croient
sérieusement patriotes. D'autres affectent de
l'être, parce que les masses populaire*, maî-
tresses des élections, conservent l'idée de pa-
trie ; mais au tond, l'esprit national s'éteint chez
tous. Ils l'ont prouvé le jour où ils ont pris
pour leur représentant le Français qui a le
plus insulté, le plus sali, le plus ignoblement
renié la France.
Il en devait être ainsi. La haine de l'Eglise
et le mépris intéressé de ses lois ont dominé
Voltaire. Ils donnent la clef de sa vie et de
son œuvre. Les mêmes passions dominent nos
révolutionnaires et devaient les faire voilai-
riens.
Voltaire, pourri lui-mêoie, avait plu beau-
coup à la pourriture du xviue siècle ; grand
démolisseur, il avait plu davantage encore
aux révolutionnaires, grands ravageurs de
l'Eglise et de la société civile. Napoléon 1er,
qui ne se croyait pas capable de gouverner un
peuple qui lisait Frédéric ou Voltaire, avait
mis Voltaire en échec ; les Bourbons, res-
taurés et en partie éclairés sur la cause de
leurs infortunes, avaient maintenu la disgrâce
de Voltaire; mais le libéralisme, pour leur
faire pièce, avait multiplié les éditions des
œuvres du patriarche de Ferney : le Voltaire
des Chaumières, c'est-à-dire Voltaire semant
dans le peuple les poisons qu'il avait ino-
culés d'abord à la noblesse, puis à la bour-
geoisie, date de celte époque. De cette époque
aussi date le portrait de Voltaire buriné par
la plume vengeresse du comte J. de Maistre :
« Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis
en soutenir l'idée. Ah ! qu'il nous a fait du
mal 1 Semblable à cet insecte, le fléau des
jardins, qui n'adresse ses morsures qu'à la
racine des plantes les plus précieuses, Voltaire,
avec son aiguillon, ne cesse de piquer les
deux racines de la société, les femmes et les
jeunes gens ; il les imbibe de ses poisons,
qu'il transmet ainsi d'une génération à l'autre.
C'est en vainque, pour voiler d'inexprimables
attentats, ses stupides admirateurs nous as-
sourdissent de tirades sonores où il a parlé
supérieurement des objets les plus vénéras.
Ces aveugles volontaires ne voient pas qu'ils
achèvent ainsi la condamnation de ce cou-
pable écrivain... Le grand crime de Voltaire
es) L'abus du talent et la prostitution rélléchie
d'un génie créé pour célébrer Dieu et la
vertu. Il ne saurait alléguer, comme tant
d'autres, la jeunesse, l'inconsidération, l'en-
traînement des passions et, pour terminer
enfin, la faiblesse de notre nature. Hien ne
l'absout : sa corruption est d'un genre qui
n'appartient qu'à lui ; elle s'enracine dans les
dernières libres de son cœur et se fortitie de
toutes les forces de son entendement. Tou-
jours alliée au sacrilège, elle brave Dieu en
perdant les hommes. Avec une fureur qui n'a
pas d'exemple, cet insolent blasphémateur en
vient à se déclarer l'ennemi personnel du
Sauveur des hommes ; il ose, du fond de son
néant, lui donner un nom ridicule, et cette loi
adorable que l'Homme-Dieu apporta sur la
tene, il l'appelle V Infâme. Abandonné de
Dieu qui punit en se retirant, il ne connaît
plus de frein. D'autres cyniques étonnèrent la
vertu ; Voltaire étonne le vice. 11 se plonge
dans la fange, il s'y roule, il s'en abreuve ; il
livre son imagination à l'enthousiasme de
l'enfer, qui lui prêle toutes ses forces pour le
traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente
des prodiges, des monstres qui font pâlir.
Paris le couronna, Sodome l'eut banni. Profa-
nateur effronté de la langue universelle et de
ses plus grands noms, le dernier des hommes
après ceux gui l'aiment ! comment vous pein-
drais-je ce qu'il me fait éprouver? Quand je
vois ce qu'il pouvait faire'et ce qu'il a fait, ses
inimitables talents ne m'inspirent plus qu'une
espèce de rage sainte, qui n'a pas de nom.
Suspendu entre l'admiration et l'horreur,
quelquefois je voudrais lui faire élever une
statue... par la main du bourreau (1) ».
Voltaire était un homme d'esprit : cela est
hors de doute et c'est par quoi on veut le
sauver. Voltaire était aussi un homme d'un
certain bon sens ; son style en porte habi-
tuellement le reflet. Surtout c'était le char-
meur d'une société légère, et c'est surtout un
homme léger. Mais il n'est point ce qu'on ap-
pelle un homme instruit; il n'était fondé ni
en histoire, ni en philosophie, ni en théologie,
ni en rien de sérieux. Au fond, c'est un plai-
sant ; et à tout prendre, lorsqu'on a parlé de
ses plaisanteries, on a dit à peu près tout ce en
quoi il excelle. >> Voltaire, dit encore le comte
de Maistre, avec ses cent volumes, ne fut
jamais que joli ; j'excepte la tragédie où la
nature de l'ouvrage le forçait à exprimer de
nobles sentiments... Dès que Voltaire parle
en son nom, il n'est que joli; rien ne peut
l'échauffer, pas même la bataille de Fontenoi.
Il est charmant, dit-on, je le dis aussi, mais
j'entends que ce mol soit une critique. Du
reste, je ne puis souffrir l'exagération qui le
nomme universel. Certes, je vois de belles ex-
ceptions à celte universalité. Il est nul dans
l'ode : et qui pourrait s'en étonner? l'impiété
(I) Soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 241.
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIKM
118
réfléchie avait tué chez lui la flamme divine
de l'enthousiasme. 11 est encore nul h môme
jusqu'au ridicule dans le drame lyrique, son
oreille ayant été absolument fermée aux
beautés harmoniques, comme ses yeux
l'e'taient à celles de l'art. Dans les genres qui
paraissent les plus analogues à son talent na-
turel, il se traîne : il est médiocre, froid, et
souvent, qui le croirait? lourd et grossier
dans la comédie ; car le méchant n'est jamais
comique. Par la même raison, il n'a pas su
faire un épigramme ; la moindre gorgée de
son fiel ne pouvait couvrir moins de cent
vers. S'il essaie la satire, il glisse dans le li-
belle ; il est insupportable dans l'histoire, en
dépit de son art, de son élégance et des grâces
de son style; aucune qualité ne peut rem-
placer celles qui lui manquent et qui sont la
vie de l'histoire, la gravité, la bonne foi et
la dignité. Quant à son poème épique, je n'ai
pas le droit d'en parler : car pour juger un
livre il faut l'avoir lu, et pour le lire, il faut
être éveillé. Une monotonie assoupissante
plane sur la plupart de ses écrits, qui n'ont
que deux sujets : la Bible et ses ennemis : il
blasphème ou il insulte. Sa plaisanterie si
vantée est cependant loin d'être irrépro-
chable : le rire qu'elle excite n'est pas légi-
time ; c'est une grimace. N'avez-vous jamais
remarqué que l'analhème divin fut écrit sur
- n visage. Voyez ce front abject que la pu-
deur ne colora jamais ; ces deux, cratères
éteints où semblent bouillonner encore la
luxure et la haine; cette bouche, je dis mal,
ce rictus épouvantable, courant d'une oreille
à l'autre ; et ces deux lèvres pincées par la
cruelle malice, comme un ressort prêt à se
détendre pour lancer le blasphème ou le sar-
casme (1) ».
Sous Louis-Philippe, Voltaire fut remis en
vogue. Le prince qui se vantait, en frappant
sur son ventre, d'être le dernier voltairien de
son royaume, arracha sainte Geneviève au
culte, et permit qu'on mit Voltaire au Pan-
théon ; son masque fut gravé au frontispice
du temple, son cénotaphe placé dans la cave
de l'édifice, côte à côte avec Rousseau, sans
doute pour que ces deux fils du chien de
Diogène pussent se déchirer jusque dans la
mort. L'Académie, qui n'a jamais été une
force de résistance, mais plutôt la complice
ordinaire des faiblesses du pouvoir ou des
égarements de l'opinion, pour faire à sa façon
la cour au roi-citoyen, mit au concours
l'éloge de Voltaire, j'emprunte, sur cet inci-
dent, à l'historien de Royer-Collard, à Prosper
de Barante, quelques passages où ces deux
hommes d'Etat me paraissent refléter exacte-
ment les sentiments de l'Académie. Villemain,
tout voltairien qu'il était, rapporteur du con-
eours, partagea leurs scrupules et en déve-
loppa les motifs.
« L'Académie avait d'abord proposé l'éloge
de Voltaire ; elle a rétracté en quelque sorte
h; premier programme : elle a proposé un
discours sur Voltaire. En proposant un dis-
cours sur Voltaire, au lieu de l'éloge de Vol-
taire, ce que l'Académie demande, c'est sans
doute une appréciation équitable et impar-
tiale, un jugement de Voltaire, OU BUT Vol-
taire ; le sujet esl difficile. Voltaire est bien
vaste, bien divers, et peu sont capables de
l'embrasser tout entier. Voltaire comprend un
poète, un historien, je ne dirai pas un philo-
sophe, car il n'a pas une philosophie, mais
un esprit universel. Ce n'e>t pas tout, Voltaire
a été mêlé à tout et dans tout, et il n'y a rien
où vous ne le rencontriez ; par là il est
unique. Si c'est cette gloire qu'on lui assigne,
je ne la conteste pas, pourvu qu'on m'accorde
qu'éminent presque partout, il n'est supérieur
nulle part ; il lui manque l'attribut essentiel de
la supériorité, la grandeur et la dignité . Je ne
définirai pas, je citerai des exemples et des
modèles : Homère chez les anciens ; chez les
modernes, Corneille, Milton, Bossuet, je vais
presque dire Molière. Je ne dirai pas que Vol-
taire soit petit à côté de ces hommes : mah il
n'est pas si grand qu'eux. A l'égard des dis-
cours que j'ai entendus, ils ne m'ont pas sa-
tisfait ; ils tombent du jugement dans l'éloge,
piège inévitable que l'Académie avait elle-
même tendu.
« Il y a un autre côté de Voltaire qu'il
semble qu'on n'a point osé considérer en face, et
qui est une partie importante de lui-même,
celle à laquelle il attachait sa plus solide
gloire : Voltaire a été, dans la seconde partie
de sa vie, Y adversaire ou plutôt l'ennemi persé-
vérant, infatigable du christianisme ; cela ne
peut être omis dans l'appréciation de Voltaire.
Si le christianisme a été une dégradation,
une corruption, s'il a fait l'homme pire qu'il
n'était, Voltaire, en l'attaquant, a été un bien-
faiteur du genre humain; mais si c'est le con-
traire qui est vrai, le passage de Voltaire sur la
terre chrétienne a été une grande calamité (2) ».
Sous Napoléon III, sainte Geneviève fut
rendue au culte, sans qu'on dérangeât ni le
masque, ni le cénotaphe de Voltaire : ce re-
tour, dans ces conditions, c'est la marque du
régime. Pendant que ce régime était dans sa
fleur, le directeur politique du Siècle, Louis
Havin, le prince des cacographes, put, avec
la permission des autorites constituées, ou-
vrir une souscription pour ériger, dans Paris,
une statue â Voltaire. La souscription se fit
longuement, sou par sou ; elle produisit une
édition de Voltaire sur papier d'almanach, et
une statue. Le 1-i août 1870, après deux vic-
toires des Prussiens sur le sol français, lorsque
l'armée française battait en retraite, et pen-
dant qu'une sédition sauvage éclatait à Belle-
ville, pour achever de montrer où en était la
civilisation, cette statue du blasphème fut
érigée dans Paris. Après l'abandon de Rome,
de Saint-Pétersbourg , t. I, p. 239. (2) \,avic politique de M. Royer-Collard, ses discours et
tes écrits, par M. de barante, de l'Académie française. Troisième édition, t. II, p. 530.
[16
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
on ne pouvait rien faire de mieux pour at-
tirer la foudre. Le gouvernement demandait
alors des prières el la fidélité à un régime
qui faisait ériger une statue à l'insulteur de
Jésus-Christ; il présentait, d'autre part, un
programme de liberté dont les auteurs ne sont
bien fixés que sur la nécessité de renverser
l'autel, en attendant de lui substituer la
guillotine. Et cependant le sang coulait, la
France était envahie, le trouble était dans
la rue, dans la bataille et dans les con-
seils. « Mais, dit Louis Veuillot, ces choses
abjectes et inepte?, mêlées aux choses tra-
giques, ces chansons avinées quand le sang
le plus généreux arrose la terre, ces hommes
d'Etat qui demandent des prières et qui au-
torisent le blasphème, ces blasphèmes sous
la foudre qui tombe, ces assassins sur le
pavé et ces orateurs à la tribune, toute cette
révélation de la siupide multitude qui ne veut
pas être sauvée, c'est cela qui tient les âmes
sous la meule (I) ».
La Providence a parfois des ironies su-
perbes. Cette statue de Voltaire-Havin eut des
disgrâces. Pendant la Commune, un boulet
plein vint la prendre de travers ou tout
droit, comme un bouton dans une bouton-
nière. Un éclat d'obus avait rayé le bras du
fauteuil ; d'autres projectiles avaient traversé
la statue à la hauteur des bras. Le Siècle
promit de boucher les trous avec du ciment.
Cette statue avariée par la mitraille, c'est un
symbole assez réussi de la gloire des héros et
de ses services; quant au Voltaire assis sur
une chaise percée, n'est-ce pas typique pour
caractériser les œuvres et la gloire ?
C'est là que la troisième république veut le
prendre, pour essayer de le refondre. Le gou-
vernement s'abstint de prendre part à l'opé-
ration ; mais le Conseil municipal de Paris et
le Conseil général de la Seine, réceptacles et
foyers des impiété?, des folies et des fureurs
du socialisme, eurent licence de le remplacer.
A la demande du chocolatier de Seine-et-
Marne, l'un vota 1.000 fr., l'autre 10.000 fr.,
pour les fêtes du Centenaire. D'autres con-
seils, deux cents environ sur trente-six mille
communes, trouvèrent bon d'allouer, aux
menus plaisirs des Parisiens en goguette, une
part des deniers publics. Toute question à
part, c'est une singulière façon d'administrer
le bien des communes ; que les conseillers mu-
nicipaux vident leur escarcelle, si cela leur
convient, pour offrir, à Voltaire, un encens
posthume, cela les regarde ; mais qu'ils gas-
pillent la caisse pour un tel dessein, cela dé-
passe leurs attributions ; et le gouvernement,
s'il eut eu du cœur, devait annuler toutes ces
indignes et illicites allocations. Le gouverne-
ment tantôt approuva, tantôt cassa les délibé-
rations en faveur de Voltaire. Sous le gouver-
nement du catholique libéral Trochu, dès
1870, les partisans de l'idée révolutionnaire
avaient pu outrager la croix, nier le droit re-
ligieux, violer ed'rontément la justice civile et
la justice militaire. Sous le gouvernement du
catholique libéral, Mac-Mahon, gouverne-
ment formé tout expies par les catholiques
libéraux et à leur usage, on tomba dans lu
même inepte et funeste tolérance. Selon
celte doctrine, la politique est une chose et
la religion une autre; tout homme a le droit
de faire l'une ou l'autre de ces choses ; ou de
faire l'un et l'autre à part, et même contra-
dicloirement, mais n'a jamais le droit de les
unir et de mettre la force au service de la vé-
rité. Les hommes qui croient ainsi ne sont
pas de ceux qui sauvent les peuples ; ils sont
voués à l'impuissance et ne tombent qu'en
victimes sans honneur. Nous les regardons
passer, en attendant l'homme qui dira avec
l'Eglise : Convertissez-nous, Seigneur, et nous
verrons le jour de la délivrance.
Les catholiques sans épilhète ne le prirent
pas si bonnement. Pendant que les républi-
cains, opportunistes et radicaux, voulaient se
donner, pour patron, saint Voltaire, les ca-
tholiques ne se dissimulaient pas que le culte
du nouveau saint impliquait un progrès dans
la dégradation de la France et servait de pré-
lude à une nouvelle persécution contre
l'Eglise. On ne canonise pas les saints seule-
ment pour les honorer, mais encore pour les
imiter. Se mettre en frais pour l'auteur de la
Pucelle, c'était comme un attentat à la pudeur
de la France, comme le prodrome d'un nouvel
assaut à la foi de la vieille patrie, à la foi de
saint Louis, de Clovis et de Cbarlemagne.
C'était une attaque, il fallait une défense.
L'Univers sonna la charge ; Dupanloup fit
éclater, dans une série de lettres, sa grosse
artillerie ; la Société bibliographique, création
nouvelle qui rendit de précieux services, fit
appel à son érudition. Si l'on avait laissé Vol-
taire dans la paix du tombeau, les catholi-
ques l'eussent laissé dormir dans ses igno-
minies ; du moment qu'on voulait faire, de
ses os, des projectiles, il fallait bien parer les
coups. Voltaire fut épluché, et haut la main.
11 faut distinguer, dans Voltaire, l'homme,
les œuvres et Je rôle. Des œuvres, qui sont
nombreuses, nous avons assez parlé ; dans
l'homme, il est difficile de trouver matière à
statue. A part ses talents dont il a fait mau-
vais usage, Voltaire est un type de bassesse
morale et, par le caractère, le dernier des
hommes. Il n'y a, en lui, sous ce rapport,
rien, absolument rien qu'on puisse honorer
et qu'on ne doive flétrir. Des récits fabu-
leux ont pu embellir ce triste personnage ;
des faits, pris à leur source et étudiés sérieu-
sement, ressort un homme dont la vie ne fut
qu'un enchaînement de turpitudes. Cet être
que Frédéric détrompé reconnut à la fin pour
avili, pour chef de cabale, non pas seulement
tracassier, mais méchant, — et que son hu-
meur, en effet, selon l'aveu de Chabanon,
« rendait injuste, forcené, féroce », Voltaire,
(1) Paris pendant les deux sièges, t. I. p. 30 ; t. II, p. 456.
LIVM.I5 QDATItK-VINirrOUATOItZIKMK
117
en un mot, car c'est tout dire, cl il n'y a pas
un seul vice que ce nom ne rappelle: le
mauvais fils, le mauvais frère, qui av/iit, par
dédain, abjuré jusqu'au nom do sa famille;
— Le mauvais citoyen, qui répudiait formelle-
ment sa patrie, qui lui souhaitait des défaites
et ne perdait pas une seule occasion de la ra-
baisser ; — le vaniteux bourgeois gen-
tilbomme qui brigua la clef de chambellan,
s'affubla du titre de comte et aurait atlacbé
à l'obtention de celui de marquis « la gloire
elle bonbeur de sa triste vie » ; — l'ambitieux
qui consentait à descendre au rôle d'espion
pour un vain espoir d'ambassade, trabissant
ainsi l'amitié d'un prince dont il profana plus
tard l'intime confiance, par un trait plus inex-
cusable encore de félonie ; — le courtisan
plein de tact malgré tout son esprit, qui, en
Prusse, s'attira, de son royal complice, les
plus bumilianles avances, et qui, en Lorraine,
se lit chasser, c'est le mot, de la cour du plus
indulgent des princes ; — l'avare, qu'au ju-
gement de sa propre nièce, l'amour de l'argent
poignardait, et dont les prétendus bienfaits se
bornent à cinq ou six dons médiocres, pi-
toyablement marqués encore des violences de
l'esprit de parti ou des chatouilleux intérêts
de la gloriole ; — qui empruntait, par lésine,
les habits d'autrui, et qui, ayant trouvé moyen,
par mille ruses, de ne jamais payer d'impôts,
malgré son opulence, se félicitait de ne con-
tribuer pour aucune part aux charges d'un
ordre social dont il recueillait si amplement
les avantages ; — le joueur, qui, parvenu à
près de quarante ans, risquait encore, sur le
hasard des cartes, 12 000 francs en un mois;
— le locataire déloyal, qui, rejetant sur
d'honnêtes gens ses propres torts, et se pré-
sentant au public comme victime d'une con-
vention qu'il avait proposée lui-même et que
d'ailleurs il violait d'une manière flagrante,
dégradait une propriété commise à son hon-
neur et commettait de tels dégâts que, pour
effacer le scandale, sa famille dut payer
30,000 francs d'indemnité ; — l'escroc qui,
bâtonné à Londres, pour fraude envers des
libraires, n'en friponna pas moins, en Hol-
lande, la maison Ledet et Desbordes, par un
tour digne des galères ; n'en réduisit pas
moins, en France, la famille Jore à la misère,
par le manque de parole le plus insigne ; et
plus tard, largement payé chez le roi, devenu
riche d'ailleurs par le gain très louche d'une
loterie et la protection des fournisseurs
d'armée, ne dédaignait pas d'accroîlre ses
économies par de petites bassesses sordides et
par de menus vol?, dignes d'un laquais ; —
l'intolérant, l'infatigable, le fougueux et lâche
persécuteur de Jean-Baptiste exilé, de Jean-
Jacques malheureux, de la Baumelle pri-
sonnier, de Maupertuis malade, de Travcnol
octogénaire ; — le libertin, qui ne respecta
rien au monde dans ses débordements or-
do riers, et qui se plut à salir, sur le front de
l'héroïne de la France, le triple voile, sans
tache, de la virginité, du patriotisme et du
martyre; — L'hypocrite, dont le mensonge
sans lin, ni trêve, était la théorie formelle,
comme la pratique journalière, qui passait sa
vie à désavouer ses ouvrages; qui se jouait
avec le Bacrilège, et trouvait piquant (sans
déposer ce jour-là sa plume licencieuse, d aller
insulter l'Homme-Dieu dans le mystère de
son amour, en se faisant donner, par bra-
vade, le plus formidable sacrement des chré-
tiens. Qu'ajouter enlin ? L'homme sans en-
trailles, l'égoïste sec et poltron, toujours ca-
lomniateur des faibles, toujours flagorneur
des puissants, qui ne peut pas trouver, dans
son âme, un seul mot de douleur pour la Po-
logne déchirée vive ; loin de là !... qui se fit,
au contraire, l'apologiste formel du crime de
ses bourreaux, et dont l'adulation d'anti-
chambre, exercée jadis aux pieds de la Pom-
padour, traînée plus lard aux pieds de la I)u-
barry, conserva son hommage intarissable
pour ies deux assassins de cette héroïque na-
tion, le Salomon qui n'aima que ses chiens,
la Messaline, qui se souilla de toutes les or-
dures : eh bien, cet être satanique, dont la
conduite, odieuse à tant d'égards, n'eût été
tolérée dans aucun pays, par aucun philo-
sophe ; qui fût sorti du tribunal de Marc-Au-
rèle, d'Aristide ou d'Epictète, comme d'un
tribunal de chrétiens; ce vil personnage, en
un mot, que tout honnête homme, de quelque
bord, système ou religion qu'il soit, doit
clouer, comme un misérable, au pilori de la
honte : c'est l'homme que les représentants
de la Ville-Lumière, les vachers du conseil
municipal voulaient honorer comme un
héros.
L'affaire n'alla pas toute seule. Le conseil
municipal de Paris entraîna bien, à sa suite,
quelques allocations pécuniaires des conseils
municipaux de province. La presse révolu-
tionnaire soutint le païen de toutes ses forces ;
les gens de plaisir donnèrent leur consen-
tement à la fête. On « se promettait de rigoler
un brin ». Mais la France, la vraie France
n'était pas encore aussi dégénérée qu'aujour-
d'hui. Les journaux simplement honnêtes
vouèrent, d'un accord unanime, au mépris
public, les traits infâmes de la vie d'Arouet.
Vilnivers mena une campagne superbe ; Du-
panloup écrivit d'éloquentes lettres. Le Figaro
lui-même, bien peu digne de cet honneur, ac-
cabla Voltaire de citations et s'indigna contre
cette pourriture. Bref, quand vint le fameux
jour du centenaire, il y eut fiasco. Le gouver-
nement n'osa pas y aller de sa personne ; les
quelques conseils municipaux engagés dans
l'affaire, ne se replièrent pas précisément en
bon ordre; mais ils ne dansèrent plus que
d'une jambe, avec celte espèce d'embarra3
que cause le ridicule de se réjouir d'un sujet
honteux.
Louis Veuillot. parlant pour tous, comme il
avait coutume, posa ces conclusions:
« Remercions Dieu. La France ne périra
pas. L'acte de foi par lequel elle a répondu
aux provocations et aux blasphèmes du cente-
lis
HISTOIRE I NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
nairo suffit a a — urer le salut d'iino nation.
<( Elle a passé aa pied dos autels celte
journée néfaste du 30 mai. Sur toutr la sur-
face de Bon territoire, dans la dernière église
de campagne comme dans nus glorieuses ba-
siliques, la place manquait aux lidèles ac-
courus à la voix de leurs évoques pour prier,
pour réparer et pour adorer.
« Qu'importe si, à la même ljeure, quelques
échappe's de Genève et de Bade, quelques ba-
teleurs de poésie ou de presse ont réuni dans
un ciique ou dans un théâtre deux ou trois
mille badauds pour entendre leurs harangues
emphatiques et boursoutlées, leurs reniements
et leurs palinodies !
« Ils ont avec eux l'écume cosmopolite
qu'ont fait monter à la surface nos convul-
sions politiques; mais de la France, pas un
atome! Ils ont attaché à leur chair la pourri-
ture cadavérique de Voltaire : c'est leur af-
faire. Je suis un disciple de ~\~oltaire, a dit
le principal d'entre eux, faisant de ce nom,
dont l'infamie est aujourd'hui dévoilée, le pro-
gramme de la toute puissance à laquelle il
aspire. Ils se sont intimement unis à Voltaire,
eux, leur parti, leur majorité, leur gouverne-
ment, leur République.
« Si, foudroyés dans leur impiété et dans
leur orgueil, ils périssent, nous n'avons pas à
les pleurer.
«Ce qui était essentiel a été obtenu. La
France catholique, si gravement menacée
d'une représentation officielle à ces satur-
nales, délaissée par ceux qui devaient la dé-
fendre, abandonnée à ses propres forces, a re-
trouvé toute son énergie. Elle a fait reculer le
mal. Gloire à Dieu.
«La France ne périra pas; mais, hélas!
nous craignons fort pour les hommes d'Etat
qui se sont effrayés d'une couronne déposée
au lieu où coula le sang de Jeanne d'Arc
sous les murs de l'ancien Paris ; qui, sans ap-
prouver le centenaire, ont couvert la déroute
de ses organisateurs, et qui ont validé des
allocations illégales, détournant au profit
d'une œuvre d'impiété les ressources des
budgets municipaux. »
Veuillot, insistant sur ce sujet, écrivait en-
core : « Le centenaire est venu très opportu-
nément mûrir l'opinion. On a contemplé le
Yoltaiiïanisme dans la politique, dans la mo-
rale, dans la littérature, et Voltaire est mort
tout entier. On lui laisse dire, à cause du per-
sonnage de Lusignan : Mon Dieu, j'ai com-
battu soixante ans pour ta gloire. Le reste, au
ruisseau 1 Voltaire y demeure noyé, et c'est la
fête du centenaire.
« Cependant, ce projet d'un centenaire
n'était pas complètement absurde pour ceux
qui l'ont conçu. Croyant que leur opinion
peut devenir un culte, ils voulaient copier
l'Eglise, se faire un passé, se donner des
saints. Ils se sont dit : Honorons saint Vol-
taire. Le peuple suivra les musiques, jettera
des fleurs, brûlera de l'encens; peu à peu la
religion sera fondée. — Voilà l'idée. Dans un
peuple lardé d'académies et bardé de jour-
naux, elle n'est pas trop bête el semble ne ré-
clamer (pie du temps, fin fait obéir les
bommes : mais il faut du temps, el nous ne
l'avons plu-.
« Le temps de fonder des religions est passé.
La religion est faite. Il faut l'embrasser lelle
qu'elle est, ayant vécu, survécu et répondu à
tout. On a Dieu, on a des saints, on a tout ce
qu'il faut depuis longtemps. Grands hommes,
grandes maximes, grande histoire, la vieille
religion fournit tout cela en abondance, le
vieux monde sait tout cela par coeur et n'en
est point lassé. Comment le faire oublier?
Il faudrait détruire trop de choses et tuer trop
de gens. Peut-être qu'on n'a pas assez de
couteaux. Le Tout Nouveau on devrait l'in-
venter ; c'est très difficile, et ce nouveau-là
encore est connu par cœur. Bref, quoique
l'idée paraisse bonne, toute la sottise éclate
dès qu'il s'agit de faire non plus même une
religion, mais un simple saint. Un grand
homme ne suffit pas ; un grand esprit est ri-
dicule ; pour faire un saint, il faut première-
ment la sainteté. La saiuteté est premièrement
catholique.
« La fête est finie et ne se renouvellera plus.
La France s'est est débarrassée avec le con-
cours du monde chrétien.
« A Paris, pendant la fête, quelques oisons
voulant se montrer, et embarrassés de leur
figure, ont imaginé de promener dans les
boues un drapeau sur lequel ils avaient écrit :
Ecrasons F infâme. Cette jeunesse croyait que
la phrase est de leur grand homme. C'est
simplement une consigne que le vainqueur de
Rosbach lui a donnée et à laquelle il a obéi.
Elle peut être gravée sur la pierre de sa
tombe, maintenant scellée. Elle résume son
histoire éternelle : il a été infâme, il est
écrasé. »
La France catholique tira, de ce scandale,
un autre profit, en honorant Jeanne d'Arc.
La vierge de Domrémy n'avait jamais été ou-
bliée ; mais il ne semble pas que, libératrice
de son pays et martyre de son patriotisme,
elle ait reçu, du pays délivré par sa mission
et par son sacrifice, une suffisante reconnais-
sance. En 1850, lorsque nous visitions, humble
pèlerin, Domrémy-la-Pucelle, quelle ne fut pas
notre surprise de trouver son berceau en tel
délabrement et son village natal en si mé-
diocre souci d'honorer sa mémoire. A Orléans,
il y avait, sur la place de Martroy, une statue
et c'était tout. Ce n'était pas assez. Le cente-
naire de Voltaire vint heureusement repro-
cher, aux catholiques français, leur négli-
gence relative et les provoquer à une répara-
tion : Salutem ex inimicis.
Un groupe de dames adressa cet appel :
« Le .10 mai est l'anniversaire de la mort de
Jeanne d'Arc. Plaignons ceux qui veulent
évoquer en ce jour un autre souvenir, et
montrons que notre pays n'oublie pas la plus
pure de ses gloires.
« Il appartient aux femmes de France de
1,1 Vit E QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
I I!)
prendre l'initiative d'un solennel hommage à
la mémoire de Jeanne d'Are, et de repous-
ser ainsi tout ce qui pourrait faire croire que
le patriotisme n'est plus la vertu de notre
époque.
« Honorer l'héroïque fille du peuple qui a
sauvé la fortune de la France, n'est-ce pas té-
moigner que la foi traditionnelle entretient
dans les âmes le culte de la patrie ?
« Qu'une souscription soit ouverte dans
toutes nos provinces, pou?' élever à Domrémy un
monument digne du sentiment national que per-
sonnifie Jeanne d'Are, et qui puise dans sa
mémoire la force d'une immortelle espé-
rance.
« Nous avons la conGance que notre appel
sera entendu ; mais, dès à présent, inaugu-
rons noire entreprise en célébrant l'anniver-
saire du 30 mai. A cette date, que la statue
de Jeanne d'Arc, élevée sur une des places de
Paris, soit environnée de couronnes et de
fleurs.
« Que chaque province, chaque ville, chaque
corporation s'associe à cette patriotique dé-
monstration, et fasse déposer ses couronnes
au pied de la statue de Jeanne d'Arc.
« Déjà de nombreuses adhésions nous sont
parvenues; mais le temps presse, et pour fa-
ciliter la rapide exécution de notre projet,
nous signalons les points suivants :
« 1* Les couronnes pourront porter l'indica-
tion soit de la province, soit de la ville ou du
quartier, soit du groupe qui les enverra ;
« 2° L'expédition des couronnes pouvant
présenter quelques difficultés, il suffira de nous
transmettre les indications nécessaires avec
les souscriptions recueillies. Nous nous char-
gerons alors de veiller à la confection des
couronnes ; toutes les mesures sont prises à
cet effet.
« Les communications et les souscriptions
seront adressées à Mmo Picard, 19, rue des Gra-
villiers; les couronnes seront reçues chez
Mme la comtesse de Brosses, 11, rue de l'Uni-
versité.
« A l'oeuvre donc ! et que le 30 mai soit le
signal d'un généreux élan.
« Le Comité :
« Mesdames,
« La duchesse de Chevreuse, présidente ;
E. Picard, secrétaire.
« La vicomtesse d'Aboville ; — Andriveau-
CJoujon ; -- comtesse de Belmont ; — Buis-
son, dame de la Halle ; — baronne Arthur
de Boissieu ; — J. Bouasse, jeune ; — J. de
La Bouillerie ; — Boumard ; — ■ comtesse
de La Bourdonnaye ; — comtesse de
Brosses ; — ■ Cagnet" dame de la Halle ; —
comtesse Gaspard deCastries ; — comtesse
Albéric de Choiseul ; — E. Colin de Ver-
dière; — J. Cornudet; — Amédée Dau-
chez ; — Delabrierre-Vincenl ; — Louis
Durouchoux ; — Uumon ; — Falluée, dame
de la Halle ; — Gerlier ; - Gilbert ; — Gi-
raol ; — marquis'; de l.ouvello ; — Jean«,'i-
rard, dame de la JJalle; — Josset ; — Mo«
reau, dame de la Balle; Oudot; —
v. Palmé; de Pontbriant ; Roussel;
— marquis R. de Villeneuve-de Barge-
moi). "
Voilà pour Domrémy, voici pour Vaucou-
leurs. Le curé-doyen llaux, traducteur de
saint Augustin, éditeur des sermons de saint
Thomas et de la collection des actes ponti-
ficaux en faveur du Syllabus, adresse aux
journaux religieux la lettre suivante :
« Entre les localités où Jeanne d'Arc a
laissé des souvenirs, on distingue principale-
ment Orléans, Rouen, Domrémy et Vaucou-
leurs. A Orléans et à Rouen, on a élevé à sa
mémoire des monuments dignes d'elle ; à
Domrémy, on conserve avec piété la maison
où elle est née, l'église où elle a grandi dans
l'amour de Dieu et des hommes. Mais à Vau-
couleurs on déplore un triste oubli.
« Cette petite ville fut la première qui com-
prit Jeanne d'Arc ; là elle rencontra de nobles
cœurs qui la soutinrent, qui triomphèrent des
obstacles élevés devant elle par le représen-
tant du roi de France ; là on se cotisa pour
l'équiper, pour l'armer ; là encore des hommes
généreux s'exposèrent à tous les périls pour
la conduire au dauphin et l'accompagner sur
les champs de bataille. C'est donc Vaucou-
leurs qui a fait les premiers sacrifices pour
aider Jeanne à remplir sa mission libéra-
trice.
« En retour, qu'a fait la France pour Vau-
couleurs ?
« Rien.
« Pendant le séjour de Jeanne d'Arc dans
ses murs, une collégiale établie près du châ-
teau-fort par les sires de Joinville, seigneur
de Vaucouleurs, était desservie par les cha-
noines réguliers de Saint-Augustin. C'estdans
cette église principalement que la vierge de
Domrémy assistait chaque jour aux messes du
malin et faisait très souvent la sainte commu-
nion. Elle descendait ensuite dans la partie
souterraine de la chapelle, où on la voyait,
dit un témoin oculaire, « à genoux devant la
bienheureuse Marie, le visage tantôt abaissé
vers la terre, tantôt élevé vers le ciel ».
« Cette église et celte crypte, connues dans
le pays sous le nom de chapelle de Jeanne
d'Arc, ont servi au culte jusqu'à la Révolution.
Depuis cette époque, l'œil attristé ne voit plus
là que des ruines. La crypte seule est con-
servée, bien que mutilée ; l'église est détruite ;
il n'en reste que les fondations et quelques co-
lonnes ; assez toutefois pour qu'on puisse la
rebâtir, telle qu'elle était quand y priait
Jeanne d'Arc.
« En l'honneur de la libératrice de la France
et pour qu'elle ait un monument à Vaucou-
leurs où elle s'est révélée d'abord, ne convien-
drait-il pas de reconstruire cette chapelle ;
d'y replacer la sainte image devant laquelle
elle a tant prié, car on la conserve encore, et
de procurer aux visiteurs, toujours affligés de
n'avoir sous les yeux que des débris, la douce
120
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
consolation de joindre pour le salut de là
patrie, leurs supplications aux supplications
de Jeanne d'Arc. »
Voici maintenant la part des Orléanais : Ou
lit dans les Annules religieuses d'Orléans :
monument expiatoire
en l'honneur ue jeanne d'ahc
Mgr l'évêque d'Orléans, qui avait résolu,
depuis plusieurs années déjà, de relever à Or-
léans le monument expiatoire en l'honneur de
Jeanne d'Arc, vient d'ouvrir une souscription
publique.
Voici, à celte occasion, l'appel que le co-
mité Orléanais vient d'adresser dans toute la
France aux rédacteurs des feuilles catholi-
ques:
LETTRE AUX REDACTEURS DES JOURNAUX
CATHOLIQUES
« Les manifestations qui auront lieu à Paris
le 30 mai, soulèvent dans toute la France des
protestations qui ne sont nulle part plus légi-
times et plus ardentes qu'à Orléans.
« C'est le 30 mai 1431 que des Anglais brû-
lèrent Jeanne d'Arc, et c'est le 30 mai que des
Français choisissent pour fêter à Paris le
triomphe de son insulteur.
« Les Orléanais se proposent d'offrir une ré-
paration à leur libératrice et de relever le mo-
nument expiatoire qui existait déjà dans cette
ville avant 1703.
« Pour cette œuvre toute patriotique, ils font
appel à tous les Français qui mettent encore
Jeanne d'Arc avant l'homme qui a essayé de
la flétrir.
« Ils vous demandent de prêter à leur sous-
cription nationale la publicité de votre jour-
nal. »
Dès la vingt-cinquième année du supplice
de la vierge de Domrémy, son procès de con-
damnation était revisé à Rome, à l'instiga-
tion du cardinal d'Estouteville, et le Saint-
Siège cassait la sentence du tribunal anglo-
ecclésiastique de Henri V. Mais Rouen, qui a
eu la honte du supplice de Jeanne d'Arc, ne
t pas encore racheté par l'éclat d'un mo-
nument digne de la victime. Mgr de Bonne-
chose, jugeant que ce n'est pas assez pour
l'honneur de son siège épiscopal d'avoir con-
tribué à la réhabilitation de celte pure mé-
moire, entreprend d'élever à Jeanne d'Arc
une statue qui rappelle la grande leçon de la
vie de l'héroïque libératrice de la France et
qui perpétue la gloire irréprochable de la
vierge :
« Une pensée chrétienne et patriotique s'est
emparée avec un irrésistible élan de tous les
cœurs français.
« Il faut un monument nouveau à Jeanne
d'Arc pour réparer des outrages dont on a
ravivé le honteux souvenir en glorifiant leur
auteur, et pour ranimer au sein des jeu;
générations les sentiments de Foi et de patrio-
tisme mis en péril par les doctrines du maté-
rialisme et du cosmopolitisme contemporains
qui relèvent la tête.
« Crs doctrines funestes, qui ont préparé
nos désastres, semblaient vouées à un éternel
oubli. Elles ont ictrouvé leurs anciennes for-
mules dans la bouche d'orateurs révolution-
naires, que ni nos récents malheurs ni les
ruines encore fumantes, ni la mutilation de la
France n'ont pu loucher et éclairer.
« C'est l'honneur de la religion chrétienne,
qui seule a enseigné aux hommes la charité
et la fraternité, d'avoir en même temps sau-
vegardé et entretenu dans las cœurs le dé-
vouement à la pairie. Quand Rossuet rappe-
lait, dans sa Politique tirée de l'Ecriture, que
« Jésus-Christ a établi par sa doctrine et par
ses exemples l'amour que les citoyens doivent
avoir pour leur patrie, que même en offrant
ce grand sacrifice, qui devait faire l'expiation
de tout l'univers, il voulut que l'amour de la
patrie y trouvât sa place, et versa son sang
avec un regard particulier pour sa nation ;
que quiconque n'aime pas la société civile
dont il fait partie, c'esl-à-dire l'Etat où il est
né, est ennemi de lui-même et de tout le
genre humain ; qu'il faut sacrifier à sa patrie,
dans le besoin, tout ce qu'on a et sa propre
vie » ; Bossuet était l'interprète de la tradi-
tion et de l'enseignement catholique.
« Or. Jeanne d'Arc a été un des typeslesplus
accomplis et les plus sublimes de ce dévoue-
ment à la patrie, suscité et vivifié par la foi.
« Il faut que les honneurs rendus à sa mé-
moire protestent contre les doctrines contraires,
qui, si elles venaient à prévaloir, entraîne-
raient la fin de la nationalité française. Il
faut qu'ils servent de leçon à la jeunesse qui
nous est si chère et sur qui reposent nos es-
pérances.
« Le moment d'élever un nouveau monu-
ment à cette héroïne chrétienne ne peut donc
être différé davantage.
« Déjà, il y a douze ans, nous écrivions
dans une circonstance mémorable :
« Ce fut un de mes vénérables prédéces-
« seurs, le cardinal d'Estouteville, qui mit
« tous ses soins à la revision de son procès et
« qui provoqua sa réhabilitation. En venant
« m'asseoir sur le siège métropolitain de cette
o ville j'aurais été heureux de provoquer à
« mon tour sa glorification. Cette pensée fut
« mienne dès la première année de mon épis-
« copat à Rouen. Je désirais l'érection d'un
« nouveau monument, digne de la France et
c de Jeanne d'Arc; déjà j'en avais conçu le
a plan, et je me proposais de me concerter à
« ce sujet avec nos premiers magistrats et
« nos premiers concitoyens, lorsque la crise
« commerciale, les malheurs du Saint-Siège
« et l'œuvre toujours inachevée de la flèche
L1VM3 OUATIIK-VIN(JT-QII.\TOHZ1KV1
121
« de noire belle cathédrale suspendirent l'exé*
« culion de mes projets. »
« Ce projet rions le reprenons, et, sans en
préciser eneore les moyens d'exécution, nous
réservant d'examiner ultérieurement le côté
pratique de la question avec qui de droit,
nous vous exhortons dès aujourd'hui a ré-
server vos offrandes pour le monument qui
doit s'élever à Rouen.
« Nous n'avons pas à insister en ce moment
sur les motifs qui doivent nous faire préférer
le lieu du martyre de Jeanne d'Arc à tout
autre théâtre de ses hauts faits, au lieu môme
de sa naissance. Ces motifs s'imposent d'eux-
mêmes à tous les cœurs rouennais. Nous trou-
vons hien que partout où Jeanne d'Arc a laissé
sa glorieuse trace, on en conserve et on en
perpétue le souvenir ; mais nous réclamons
pour Rouen, qui a reçu ses dernières prières
avec son dernier soupir, l'honneur de lui
vouer un monument qui atteste dignement
notre pieuse et fidèle vénération. »
Une église à Domrémy, une chapelle à
Yaucouleurs, un monument expiatoire à Or-
léans, une statue à Rouen : voilà bien quatre
œuvres provoquées par le centenaire de
François Arouet. De plus, on parle d'un bien-
faiteur qui veut ériger, à Nancy, une statue
que 1890 verra inaugurer. D'Amiens, on
écrit :
« Nous avons annoncé dans notre numéro
d'hier qu'une souscription était ouverte pour
déposer une couronne au pied de la statue de
Jeanne d'Arc, à Paris, à titre de protestation
contre les outrages que Voltaire a déversés
sur elle.
« Une couronne est un hommage insuffi-
sant. Un comité s'est formé dans notre ville
pour réunir les fonds nécessaires, afin de con-
courir ù l'érection qui doit être faite, à Dom-
rémy, d'un monument digne de notre hé-
roïque vierge.
<i II appartient à toutes les femmes sincère-
ment catholiques et vraiment françaises de
notre cité d'y prendre part. Aussi, le comité
n'a-t-il voulu en désigner aucune, faisant, au
contraire, appel à toutes les bonnes volontés. »
Des œuvres de cette nature ne peuvent s'ac-
omplir en un jour. 11 faut du temps pour re-
cueillir les souscriptions; il faut du temps
pour élever une église; il faut aussi, quand il
s'agit des œuvres de Dieu, les contradictions
de la passion et de l'imbécillité humaines. Les
catholiques, par eux-mêmes, sont un peu
mous ; les idées du catholicisme libéral les
émasculent et les pratiques du bien-être vo-
luptueux les énervent» Quelques coups de
fouet, donnés par les agents du gouvernement
ou par les sectaires de la libre-pensée, les ré-
veillent de leur torpeur et les obligent au cou-
rage.
L'Univers, qui joua dans cette affaire le
grand rôle qu'il remplit toujours lorsque les
intérêts de L'Eglise sont enjeu, Y Univers écri-
vait à ce propos :
" l.c» couronnes destinées à Jeanne d'Arc
im.iiI cessé, jeudi, d'arriver à Paris. Dei dé
pulal ions él aient chargée! par les villes ou
les diverses corporations d'accompagner ces
hommages des français à la mémoire de la
vierge de Domrémy, ces protestations des
âmes chrétiennes contre les farces sacrilèges
préparées en L'honneur de Voltaire par des
radicaux oublieux de l'honneur et de lu pairie.
« Il y avait, parmi ces couronnes, des ob-
jets de grand prix, de véritables objets d'art
dont la délicatesse, l'élégance et la richesse
témoignaient de la générosité et de l'enthou-
siasme des cœurs qui avaient voulu manifester
leur respect et leur patriotisme. Une liste de
ces hommages a dû être dressée, et nous pen-
sons qu'elle sera communiquée à la presse.
Aujourd'hui, nous ne voulons nommer per-
sonne. Nous citerons seulement la ville de
Metz qui a voulu adresser un hommage de
deuil à la vierge lorraine. Nous n'entrerons
pas dans d'autres détails.
« Nous n'avons pas tout vu d'ailleurs ; nous
avons cependant visité d'immenses salons
remplis de ces dons spontanés de la piété et
du patriotisme. Il y avait dans le nombre
beaucoup de couronnes en fleurs naturelles.
On a dû les porter à Notre-Dame. Les autres,
plus brillantes et plus solides, les fleurs en
batiste, en étoffes d'or ou d'argent devront
être déposées à Domrémy, comme nous l'avons
dit. Le nombre en est beaucoup plus grand
que nous n'aurions osé espérer. Il faudrait
encore tenir compte de tout ce qui a pu être
décommandé. Les fleuristes de Paris ren-
draient, au besoin, témoignage du tort que
leur a fait l'arrêté de M. Gigot. Heureuse-
ment, cet arrêté un peu bien pachalique n'a
pas empêché de constater l'immense et in-
comparable popularité de Jeanne d'Arc : à la
seule pensée de l'outrage que les républi-
cains voulaient adresser à la vierge de Dom-
rémy en glorifiant son répugnant insulteur,
le peuple de France, on peut le dire, s'est
soulevé tout entier. »
Le préfet de police dont parle l' Univers, se
nommait Albert Gigot ; c'était, comme E. de
Marcère, un comparse du Correspondant, un de
ces laïques nouvelle mode que les théories de
Dupanloup angariaient dans la promiscuité
des doctrines et les fausses pratiques de la to-
lérance. Gigot s'était essayé à écrire ; une fois
qu'il eut attrapé son bureau de tabac, il ne
songea plus qu'à opprimer pour le compte de
la République et sous le couvert de la li-
berté. Par ordre du préfet Gigot, agent du
ministre Marcère, défense fut faite de déposer
des couronnes aux pieds de lastatue de Jeanne
d'Arc, à Paris et à Orléans ; il fut défendu de
manifestera Rouen et à Domrémy. A Rouen,
on ne tint aucun compte de la défense ; à
Paris, deux agents de police montaient la
garde au bas de la statue et interdisaient, au
public, tout acte de gratitude ; par contre, la
statue de Voltaire n'était pas gardée et elle
fut décorée de guirlandes ; à Orléans, des
mains pieuses avaient décoré de couronnes la
i22
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EOLISE CATHOLk'll.
grille qui entoure la statue de Jeanne d'Arc ;
les agents de la mairie les enlevèrent. Un ou-
vrier en fut outré et protesta :
«Quoique je sois un pauvre ouvrier, ga-
gnant mon pain à la sueur de mon front, j'ai
du cœur autant qu'un autre. Aussi, je tiens à
vous faire connaître l'impression que nous
avons éprouvée, mes camarades et moi, lorsque
nous avons vu hier la police enlever toutes
les couronnes déposées au pied de la statue
de Jeanne d'Arc.
« J'ignore si c'est le maire ou le préfet qui
a eu cette pensée singulière ; dans tous les
cas, celui qui l'a eue a été bien mal inspiré.
Ces couronnes ne faisaient de mal à personne,
et ceux qui les déposaient ne désobéissaient
pas aux lois. Aussi nous n'avons jamais com-
pris quelle avait été la pensée de l'admi-
nistration. Du reste, le mécontentement
était si général, que les^ agents de police
étaient honteux du métier qu'on leur avait
confié.
« Depuis quand des hommages rendus à
Jeanne d'Arc seraient-ils considérés comme
un délit ? Si c'est là le code nouveau de la Ré-
publique, il ne nous plaît pas ; il faut bien
que M. le maire le sache. C'est pourquoi je
vous ai écrit ces lignes en vous priant de les
publier. »
Enfin, et pour caractériser l'interdiction
dont les cœurs reconnaissants à Jeanne d'Arc
étaient victimes, voici ce qu'écrit le descen-
dant d'un des compagnons d'armes de Jeanne
d'Arc :
« Non, ils ne sont ni Français, ni Orléanais,
ceux qui ont ainsi mis obstacle à ce pieux et
patriotique hommage rendu à celle que nous
honorons sans cesse de nos respects et de
notre reconnaissance. Non, il n'y avait là rien
qui puisse troubler la tranquillité publique,
et c'est outrager aux mœurs paisibles de
notre cité que de le prétendre. »
Par ces citations, le gouvernement put voir
à quel rôle ses complaisances pour les radi-
caux l'avaient fait descendre. Il avait déjà
son châtiment.
A Domrémy, la fête se fit la veille. Le
29 mai, arrivaient des pèlerins et, parmi eux,
les élèves du petit séminaire de Pont-à-Mous-
son. « Vers dix heures, écrit un témoin ocu-
laire, j'aperçus un grand mouvement à la
gare de Maxey-Domrémy, puis une longue
file d'enfants et de jeunes gens s'avançant
sur la route. Ils sont au nombre de trois cents.
A l'entrée du village, une véritable proces-
sion s'organise: la croix d'abord, puis les
élèves en tenue de fête, avec leurs maîtres ;
derrière, la fanfare, suivie d'un groupe de
chanteurs ; enfin un prêtre vénérable, à che-
veux blancs et aux traits remarquablement
fins, le supérieur sans doute. Au milieu, trois
enfants portent des bouquets et une couronne
de roses blanches sur un coussin de velours.
La marche lente est d'abord silencieuse, mais
bientôt la musique mêle ses accords à un
chant patriotique, enlevé avec vigueur par
des voix fraîches et jeunes ; je n'en ai pu sai-
sir que le refrain :
Honneur à Jeanne, la vaillante I
Honneur à Jeanne, notre saur !
« On s'arrête devant la maison de Jeanne,
et ces jeunes Lorrains, groupés autour de sa
statue, déposent aux pieds de leur sœur, avec
la couronne, l'hommage d'un pieux souve-
nir.
o A onze heures, ils se réunissent à l'église
pour entendre la messe. Mais tout d'abord le
supérieur, dans des paroles élevées, chaleu-
reuses et émues, redit les grandeurs de la Pu-
celle, et propose pour modèle à ses élèves
celle qui, par sa foi, accomplit tant de mer-
veilles, et dont la devise, si noblement rem-
plie par ses œuvres et ses souffrances, doit se
graver à jamais dans leur cœur : ]'ive labeur !
L'émotion avait gagné toute l'assistance, et je
sentis moi-même grandir dans mon cœur et
ma foi et mon ardeur patriotique.
« Au sortir de l'église, les élèves et les
maîtres, dispersés par petits groupes sur la
pelouse, devant la maison de Jeanne, prirent
part à un modeste déjeuner. C'était plaisir de
voir l'appétit, l'entrain et la gaieté avec les-
quels on y fit honneur. Bientôt l'heure du re-
tour sonna, et après qu'un dernier morceau
de musique eut remercié M. le maire, M. le
curé et la population tout entière de leur
bienveillant accueil, tous repartirent joyeux
et contents, laissant de leur passage à Dom-
rémy le meilleur et le plus touchant souvenir.
Pour moi, je vais quitter ces lieux, me pro-
mettant bien d'y revenir, et espérant que le
pèlerinage patriotique de ces enfants sera le
prélude de beaucoup d'autres, et que de tous
les points de notre beau pays on viendra sa-
luer celle qui sauva Orléans et la France. »
Ces scènes réjouissent l'âme ; mais voici
des documents qui l'attristent. Il faut les pro-
duire pour que la postérité le sache : sous le
maréchal Mac-Mahon, le vaincu des Prussiens
à Keichshoffen et à Sedan, qui, cette fois, fut
d'accord avec les Prussiens pour glorifier
l'ami Voltaire ; sous le gouvernement catho-
lique libéral des comparses du Correspondant,
voués, par leurs doctrines, à tous les efface-
ments et à toutes les trahisons, on put offrir
des fleurs à Voltaire et on dut les refuser à
Jeanne d'Arc. En voici la preuve.
Le comité de Jeanne d'Are.
« En engageant les vrais Français à venir
avec calme déposer aux pieds de la vierge de
Domrémy des couronnes, hommage discret
LIVHK QlJATIŒ-VINOT-nlIATOIlZIK.NIK
123
de souvenir et de patriotisme, le comité de
Jeanne d'Arc pouvait s'attendre aux insultes
de La démagogie et aux provocations des anus
du de'sordre ; il se sentait assez, suivi pour
braver celles-là, il entendait ne répondre a
celles-ci que par le silence et le recueille-
ment.
« Mais ce qu'il n'aurait jamais osé supposer,
c'est que celte démonstration éminemment
pacifique put donner de l'ombrage au gouver-
nement, ni que la police se crût en droit de s'y
opposer, et cependant le fait est maintenant
constant. M. le préfet de police vient de pré-
venir le comité, qu'en exécution d'une déci-
sion du gouvernement, il prenait, dès à pré-
sent, les dispositions nécessaires pour empê-
cher autour de la statue de Jeanne d'Arc,
non-seulement tout attroupement tumultueux,
ce qui est son droit et même son devoir, mais
aussi tout dépôt isolé de fleurs et de cou-
ronnes, ce qui montre cequest devenue la li-
berté sous la République.
« A Dieu ne plaise que, pour fêter Jeanne
d'Arc, les femmes de France veuillent pousser
les Français à entrer en lutte avec l'autorité !
Non ! Nous ne ferons pas appel à la force. Et,
comprimant une fois de plus les battements
de notre cœur, nous céderons puisqu'il le
faut. D'ailleurs si, à Paris, il n'est plus permis
d'offrir une couronne à Jeanne d'Arc, le
30 mai, ou aura du moins bientôt le droit de
lui élever un monument digne d'elle à Dom-
rémy, et nous ne devons pas oublier que
c'était le but réel et durable de notre entre-
prise.
« Pour le comité,
« Duchesse de Chevrëuse. »
Neufchàteau, l,r juin, 4 h. 41, soir.
Cinquante caisses remplies de couronnes
viennent d'arriver à Domrémy. Mm" la du-
chesse de Chevrëuse et M. le comte de Puiseux
ont fait déposer ces couronnes dans l'église
et dans la maison de Jeanne d'Arc.
On attend à Domrémy la gendarmerie de
Neufchàteau qui, hier, est venue prévenir la
municipalitéque toute manifestation religieuse
était interdite. Le brigadier a môme cru devoir
s'enquérir auprès de l'adjoint si, dans son
sermon de jeudi, M. le curé ne s'était pas livré
à des allusions politiques.
Neufchàteau, 1er juin, 7 h. 51 du soir.
M. Gabriel Oautier, sous-préfet de Neuf-
château, vient d'informer Mrae la duchesse de
Chevrëuse qu'il interdira à Domrémy toute
manifestation et démonstration en faveur de
Jeanne d'Arc. Par contre, il ne comprend pas,
aurait-il ajouté, qu'on ait interdit les mani-
festations en l'honneur de Voltaire (1).
Ainsi, le gouvernement envoyait des gen-
darmes contre des femmes coupables de vou-
loir honorer la libératrice de la France!
Qu'ajouter a ce dernier trait, qui couronne
toutes les hontes dont le ministre avait voulu
se décorer !
lui lisant ces documents, il ne faut pour-
tant pas trop s'atlrister. La vie est un combat.
Le bien ne s'accomplit que sous la contradic-
tion et dans les épreuves. L'essentiel est de
tenir bon. Les catholiques ont résisté assez
énergiquemenl pour faire avorter le cente-
naire d l'Arouel ; ils ont été assez généreux
pour poser la première pierre de monuments
consacrés à Dieu à l'occasion du centenaire de
Jeanne d'Arc. Les fleurs oratoires et autres,
offertes à Voltaire, se sont vite flétries ; les
églises s'élèvent, les statues décorent les
places publiques. Aucune ville n'a voulu rester
en retard. Au moment où nous écrivons ces
lignes, les évêques de Saint-Dié, de Nancy,
de Verdun, d'Orléans, de Rouen et de Paris,
poursuivent, après vingt années, ces desseins
glorieux ; des orateurs comme Mgr Pagis,
Mgr Le Nordez, le P. Coubé célèbrent lalibéra-
trice champenoise de la patrie française. C'en
est fait ; et si la consécration de ces églises
est différée, c'est afin que, la canonisation
marchant, elles puissent être consacrées sous
le vocable de sainte Jeanne d'Arc. Grâce au
Pontife Homain, Dieu protège toujours la
France, et Jeanne d'Arc doit, encore une fois,
la délivrer.
La réorganisation du Protestantisme.
Trait curieux et significatif! Au moment où
la république, par l'organe de Gambetta, dé-
clarait la guerre à la religion catholique, elle
s'occupait à réorganiser le protestantisme en
France. La guerre de 1870, en annexant l'Al-
sace à la Prusse, avait décapité, en deçà du
Rhin, la confession luthérienne, dont le con-
sistoire général résidait à Strasbourg. Pour
remédier, en France, à cette décapitation, à
supposer qu'on le crut nécessaire ou utile, il
suffisait de fixer ailleurs l'institution et de lui
donner des titulaires. Dès 1872, on y avait
pensé, mais le projet de loi dormait dans les
bureaux, lorsqu'en 1878 le gouvernement crut
le moment venu de l'amener à exécution. Le
ministre Bardoux se fit le promoteur de la
mesure ; le libre-penseur Eugène Pelletan fut
chargé d'en présenter le rapport au Sénat. La
loi fut discutée et votée, non pas uniquement
pour transplanter une institution, mais pour
l'améliorer et l'assortir aux vœux de la Hévo-
On peut mettre ces âneries en parallèle avec le décret de Charles VII au bailli de Chaumont,
pour honorer à jamais la famille de Jeanne d'Arc. La comparaison est instructive.
124
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'EGLISE CATHOLIQUE
lulion impie, qui voulait monter à l'assaut de
la sainte Eglise.
Sous Louis XIV, par la révocation de l'Edit
de \antes, l'organisai ion Française du protes-
luntisme avait été anéantie. A la Révolution,
le protestantisme s'était reformé selon ses
fantaisies, ses idées et le premier Consul, en
1801, lui donna corps. Par les articles orga-
niques du culte protestant, Bonaparte avait
réglé le recrutement des ministres du saint
Evangile, leur formation dans les séminaires
et leur assujettissement entier à l'Etat. Toute-
fois, pour le régime intérieur des commu-
nautés protestantes, il avait admis des consis-
toires locaux et des synodes, les uns pour le
gouvernement, les autres pour la législation ;
mais les uns et les autres étaient des créations
de l'Etat, des appartenances de son Conseil et
des sujets relevant de ses ministres. Bona-
parte ne faisait pas, avec le protestantisme,
qui ne peut pas avoir de tète reconnue et d'in-
dépendance réelle, un concordat de puissance
à puissance ; il enrégimentait le protestan-
tisme et le faisait marcher sur sa consigne.
Sous les gouvernements successifs des Bour-
bons et des d'Orléans, la main de fer de Bo-
naparte ne se faisait plus sentir ; les synodes
et les consistoires purent se permettre quel-
ques libertés et même, sous Louis-Philippe,
se promettre des espérances. Napoléon 111 les
remit dans l'ornière du consulat et les laissa
végéter dans l'insignifiance de leur symbo-
lique. C'est là que la troisième république
vint les prendre.
Les luthériens en 1802 possédaient des do-
tations en terre ; ces dotations, ils se les étaient
faites, au xvie siècle, par la trahison et la vio-
lence. A l'origine, ces biens avaient été
donnés au vrai Dieu et à son unique Eglise.
Le roi Dagobert avait été un grand fondateur
de monastères en Alsace. Les biens donnés
aux Eglises par Charlemagne et ses prédé-
cesseurs, et fécondés par les mains des catho-
liques, passèrent aux mains des luthériens,
quaud les détenteurs trahirent leur foi et leur
culte en adhérant à l'hérésie ; et quand les
détenteurs, restés fidèles, furent massacrés
ou expulsés pour avoir refusé de trahir la
Sainte Eglise. Louis XIV, en occupant l'Al-
sace, avait respecté en partie cette dévolution
attentatoire à la volonté des donateurs. D'un
côté, il rendit à l'évêque la cathédrale de
Strasbourg et réintégra le chapitre qui avait
résidé près d'un siècle à Molsheim ; il exigea
encore quelques institutions, mais, d'autre
part, la majeure partie des biens ecclésias-
tiques restèrent aux mains des protestants.
La révocation de l'édit de Nantes ne chan-
gea rien à cet état de choses ; et notre Révo-
lution qui a vendu les biens des hospices et
ceux des écoles rurales, qui n'a laissé ni un
pan de mur ni un lopin de terre aux mains
des catholiques, respecta les possessions pro-
testantes. On n'a jamais pu savoir à quel
chiffre s'élevaient les revenus de ces biens ;
on ignore les transformations qu'ils ont
subies. Une partie, ceux entre autres du mo-
nastère de saint Thomas, fondé au vne siè-
cle par saint Florent, évéque de Strasbourg,
avaient été affectés aux professeurs, aux sur-
veillants des jeux et aux élevés et sémina-
ristes de l'université luthérienne. Sous le
règne de Louis XIV, c'était la magistrature de
Strasbourg qui disposait de ces prébendes.
C'est le nom qu'on donnait aux diverses parts
plus ou moins grosses attribuées à chacun
des bénéficiers. Depuis la Révolution, on n'a
plus su par quelles mains ni à quelles mains
étaient attribuées les grosses parts de ces
prébendes. Les protestants des deux églises y
avaient part, disait-on ; et les uns et les
autres ont toujours évité et refusé les éclair-
cissements.
Quoi qu'il en soit, l'annexion de l'Alsace à
l'Allemagne avait frustré de ces biens le pro-
testantisme français. Ce dépouillement fut le
prétexte de la loi nouvelle. En bon prince, le
ministre Bardoux acheta pour une somme
qui dépassa 200.000 francs, un vaste immeu-
ble entre cour et jardin, situé derrière l'Ob-
servatoire de Paris, et y fit les arrangements
nécessaires à l'installation de la faculté pro-
testante de théologie. C'était à la fois une con-
solidation et un progrès, dit le Journal de Ge-
nève, une garantie de durée pour une institu-
tion dont les débuts avaient été humbles et
pénibles. Cette nouvelle faculté était censé-
ment l'ancienne faculté protestante de Stras-
bourg ; seulement, en s'installant à Paris, elle
s'était modifiée et de luthérienne était de-
venue mixte. On y unissait, on y confondait
le double et contradictoire enseignement de
Luther et de Calvin. Le Journal de Genève as-
sure qu'à la séance de rentrée, l'auditoire
était nombreux et qu'on voyait aux premiers
rangs les deux présidents des deux consis-
toires réformé et luthérien de Paris. La
séance s'ouvrit par la prière et la lecture de
la Bible. Chacun, sans doute, interpréta à son
gré la prière et le texte sacré, dont l'église de
Luther proclame l'autorité souveraine, que
l'orthodoxie de Calvin n'ose plus confesser et
que le libéralisme protestant rejette au nom
de la liberté.
Mais tout ceci est du passé, et l'avenir sur-
tout intéresse le Journal de Genève. Cet avenir
s'annonce plein de joie et de splendeur pour
la mixture théologique des deux religions. Le
nombre des étudiants augmente. Les consis-
toires de Nîmes et de Lyon, tous deux calvi-
nistes, mais de nuances différentes, celui de
Lyon piétisle, je crois, et celui de Nîmes sim-
plement orthodoxe, si je ne me trompe, con-
tinuent à la faculté mixte les bourses qu'ils
avaient votées. Le consistoire luthérien de
Paris accorde aussi une demi-bourse et a la
« Normandie semble enfin s'intéresser à la
« faculté ; l'Eglise réformée du Havre lui a
« donné une marque effective de sympathie ».
L'Eglise réformée du Havre est libérale, et
même, dit-on, très libérale ; on peut deviner
la valeur de Venfin du Journal de Genève. La
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
! 28
discrétion couvre d'ailleurs encore la nature
de celte marque •■il.-ctive de sympathie de
L'Eglise libérale du Havre.
[/accord des bourses semblerait donc fait ;
des bourses de charité, s'entend ; la di\ i-ion
entre orthodoxes et libéraux calvinistes, bien
que touchant les doctrines sans doute, 86 si
gnale surtout dans le partage demandé d'une
part, et refusé de l'autre, des avantages tem-
porels ou concordataires, comme ils disent
pour désigner les deniers prélevés 6ur tous les
citoyens contribuables de la république fran-
çaise. Cette division, « les rivalités et luttes
intestines du protestantisme français, dit en-
core le Journal de Genève, paralysent la honne
volonté du gouvernement ». Ainsi deux
chaires restent vacantes à la faculté de Paris,
parce que le ministre ne sait à qui les livrer;
son cœur hésite entre les orthodoxes et les li-
béraux. En attendant, ces chaires sont sup-
pléées, nous dit-on : serait-ce par des luthé-
riens ?
Ces rivalités et ces dissensions intestines
des réformés ne sont pas près de finir. Le
Journal de Genève, pour sa part, n'y voit de
terme possible que par la puissance de l'Etat.
Encore est-ce là un terme problématique. «Si
« la paix se fait dans l'Eglise, dit-il, eile s'irn-
« posera par la force des choses et par la né-
« cessité même. Ce ne sera pas, ajoute-t-il,
« par la fusion des éléments opposés, mais
« par l'organisation de leur juxtaposition et
« par l'établissement d'un modus vivendi qui
« rendra leur voisinage possible et leur coha-
« bitation paisible et sans orage ».
A l'occasion de cette translation d'univer-
sité protestante, le ministre crut devoir ap-
porter quelques modifications aux articles or-
ganiques du protestantisme. Au lieu de suivre
la tradition de 1802 et de prendre seulement
les instructions dont le législateur avait be-
soin pour « régler » lui-même, lui seul, la loi
civile de cette confession protestante, Bar-
doux prit des mains des pasteurs le texte de
la loi nouvelle ; au nom du gouvernement, il
approuva ces articles rédigés sans son con-
cours, et le ministre demanda au Sénat de les
ratifier purement et simplement. Ces articles,
au nombre de 27, dont le premier contient
les dispositions générales et dont les autres se
divisent en cinq litres, sont précédés d'une
déclaration des pasteurs, où ceux-ci, donnant
à leur réunion le nom de synode, se posent
comme « fidèles aux principes de foi et de li-
berté du fondateur de leur église » et procla-
ment a l'autorité souveraine des Ecritures en
matière de foi».
as parler de la bizarrerie qu'il y a à pro-
poser une telle déclaration à la république
français':, qui n'a aucune foi, ni souveraine,
ni subordonnée, les catholiques auraient pu
s'étonner que le gouvernement proclamât
l'unique autorité souverain*! des Saintes Ecri-
tures. Ils sont loin de répudier cette autorité,
et elle est bien une des sources de leur foi ;
mail leur catéchisme y ajoute celle aussi cer-
taine et aussi souveraine de la Tradition, i
protestants répudient cette source d'autorité
el de vérité. Le Législateur français, dans son
indifférence et son ignorance de ces questions,
serait malvenu d'y prétendre décider quelque
chose. On ne voit pas quel intérêt il pourrait
avoir à y prendre, à l'instigation des ministi
luthériens, un parti offensant à la conscience
et à la foi de la grande majorité des Français,
dépendant, ce ne sont pas les catholiques qui
se sont alarmés. Est-ce parce que la répu-
blique leur enseigne, de trop de manières, à
se désintéresser de ses errements? Ce sont les
protestants, ceux des Eglises réformées, qui
se sont soulevés contre l'outrecuidance des
pasteurs luthériens et la simplicité de Bar-
doux à traiter avec ses ministres d'Augs-
bourg, comme s'ils étaient investis d'une au-
torité quelconque. C'est au nom des préroga-
tives du législateur que la réclamation fut
faite.
Dans le projet de loi que le ministre avait
reçu des mains des pasteurs luthériens les
noms de consistoire supérieur et de directoire
ont disparu. Le jeu de ces corps est remplacé
par le synode général, au-dessous duquel
fonctionnent les synodes particuliers. Le sy-
node général se réunit de son propre droit,
sans autorisation préalable ; le lieu de ses
réunions devra alterner entre Montbéliard et
Paris. Le synode ne relève que de soi ; il peut,
s'il le veut, convoquer un synode constituant.
Tout se règle en dehors de la dépendance de
l'Etat, parla seule vertu du suffrage universel
et l'unique autorité du synode général.
Nous ne blâmons pas les ministres luthé-
riens d'avoir visé à établir leur puissance
souveraine et leur entière liberté. On leur de-
mandait de faire leur loi ; on leur en recon-
naissait le droit : ils eussent eu bien tort de
ne pas en user. C'est d'ailleurs la juste pré-
tention de tout corps religieux d'être indé-
pendant, comme tel, du pouvoir civil ; c'est,
en particulier, pour le protestantisme une
exigence imprescriptible, de maintenir, en
tout état de cause, son libre examen et le
pouvoir constituant en matière de dogme. Ce
qu'il y a d'admirable, c'est que ce sont les
protestants, — et les protestants libéraux par-
ticulièrement, — qui se sont montrés les plus
ardents contre cette tentative d'indépendance
religieuse. Ils sont fidèles à la tradition schis-
matique, toujours pliée aux volontés et au
pouvoir de César. Le mot de synode surtout
les exaspère. Ils voient dans toute assemblée
synodale cette grande prostituée dont leurs
pères croyaient voir les traits à Home ; et
nous ne pouvons taire leur indignation quand
Bardoux, toujours simple, leur avait proposé
un nouveau synode pour accommoder leurs
différends de calvinistes.
Le calviniste républicain Pellelan, nommé,
au Sénat, rapporteur de la loi Bardoux, ac-
cueillit, contre les prétentions luthériennes,
les réclamations de ses coreligionnaires et les
observations des légistes. A aucun prix, il ne
120
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pouvait laisser les pasteurs luthériens dans
cette chaire d'autorité, dont il* B'étaient fait
cadeau. De prime abord, il retrancha, du
projet, le caractère concordataire qu'avait
accepté Bardoox et maintint que le protes-
tantisme, comme le judaïsme, n'avait d'autre
roi que César, toujours auguste et toujours
pontife. Ensuite il raya, du Frontispice delà
loi, cette profession de foi par laquelle les
pasteurs luthériens proclamaient les sources
de la vérité et s'en déclaraient possesseurs. La
nouvelle loi ne définira rien, elle ne portera
pas d'anathème. Cette loi est une simple loi
civile que le Sénat discutera, que la Chambre
des députés amendera et où le ministre des
cultes consent à laisser faire telles radiations
que le législateur trouvera nécessaires. C'est
assez que la loi française respecte la fausse
autorité des pasteurs; c'était trop de de-
mander à nos législateurs d'en contresigner
les doctrines.
Dans l'ensemble, la loi, qui veut remplacer
le consistoire supérieur et le directoire orga-
nique, ne dit mot de ces deux corps. Elle
conserve le nom de consistoire pour l'appli-
quer seulement aux consistoires locaux définis
par les articles organiques ; et elle confie les
attributions des deux corps à un synode gé-
néral, à des synodes particuliers et des com-
missions synodales. Le conseil d'Etat serait-il
d'avis que le silence de la loi nouvelle sur les
deux corps, que ce silence supprime, implique
pour le ministre des cultes et les pasteurs
protestants la liberté de reconstituer, par voie
d'élection et de nomination, le directoire et le
consistoire supérieur, et d'appeler ces deux
corps ressuscites par une vertu ministérielle
quelconque au partage des attributions dé-
volues, selon le texte de la loi nouvelle, aux
synodes généraux et particuliers qu'elle veut
instituer?
Voilà cependant comment le conseil d'Etat
a autorisé Jules Simon à interpréter les ar-
ticles organiques. Leur silence à l'égard du
synode général est prohibitif. Tout le con-
texte de la loi, tous les documents qui l'en-
tourent, tous les précédents qui en ont amené
la rédaction établissent cette prohibition : elle
est de bon sens d'ailleurs. Portalis a compris
qu'un synode protestant ne pouvait avoir au-
cune autorité. L'autorité n'est pas un privi-
lège qui se confère par un texte de loi. 11 faut
encore, pour constituer une autorité, que le
texte de la loi soit conforme au droit naturel
ou au droit divin, qui sont l'un et l'autre de
même origine, et vivent au fond des cons-
ciences. Si le synode protestant n'est pas de
droit naturel, comment serai!-il de droit di-
vin? Au lieu d'être un instrument de paix, de
lumière et d'autorité au sein de ces Eglises,
qui croient chercher la vérité dans ce qu'elles
appellent la liberté, le synode ne peut être
entre leurs mains qu'un instrument de divi-
sion, de désordre et de guerre.
Portalis l'avait compris. Les ministres des
cultes qui se sont succédés depuis Jules Si-
mon jusqu'à Bardoux ont eu le même senti-
ment, et ils ont énergiquement refusé de
porter aux Chambres le travail du synode de
1872. Ce synode luthérien de 1X72 avait fait
peu de bruit ; celui des réformés a eu un
autre lustre, et les divisions où il a jeté les
Eglises calvinistes, les schismes qu'il a révélés
ou déchaînés de toutes parts dans leur sein,
ont démontré la sagesse de Portalis. Ces pré-
tendues Eglises de la liberté n'ont pas la
force de se gouverner elles-mêmes. Elles n'en
ont pas la mission. Elles le sentent bien : dès
l'origine, elles se sont mises à la dévotion des
Etats. La tutelle de l'Etat seule les fait vivre ;
l'Etat seul a la force de déterminer virtuelle-
ment !a foi que ces manières d'Eglises doivent
prêcher et de décider de leur discipline. Elles
n'ont point de puissance, en effet, parce
qu'elles n'ont point de vie. Elles peuvent
parler de liberté ; elles ne sauraient la dé-
fendre ni la mettre en pratique, parce qu'elles
n'ont pas d'autorité.
Quand le projet de loi vint en discussion,
Chesnelong, sénateur catholique, protesta
contre le principe de celte législation qui fait
l'Etat maître des Eglises, et réclama l'autono-
mie de l'Eglise catholique. Le rapporteur
avait dit que l'Etat ne saurait copartager sa
souveraineté et traiter avec une Eglise pour
ainsi dire de puissance à puissance. En quoi il
se trompait grossièrement, car il ne s'agit pas
dans l'espèce de partager la souveraineté ci-
vile, mais de reconnaître la souveraineté de
l'Eglise, qui jouit, en effet, de cette souverai-
neté, par le droit divin de sa fondation. Ches-
nelong répondit :
«Je proteste contre une semblable théorie,
qui n'est pas autre chose que la subordination
de l'Eglise à l'Etat.
« La Commission, contre son intention sans
doute, nous ferait rétrograder de dix-huit
siècles, jusqu'à celle époque où Dieu et César
étaient confondus dans une même autocratie.
Cette théorie aurait pour résultat de détruire
la plus précieuse des libertés : la liberté des
âmes. Je sais très bien ce que l'on objecte ;
M. le rapporteur dit : ÎNous ne touchons pas
au dogme, qui ne nous regarde pas, mais seu-
lement à la discipline, et cela nous regarde.
« En 1790, on a fait la Constitution civile du
clergé, et nous avons eu les proscriptions et
les tyrannies, provoquées par la résistance des
convictions religieuses blessées. La discipline
touche donc au dogme par beaucoup de
points.
« Vous avez le droit, d'après le concordat, de
désigner des évêques, mais ils ne peuvent en-
trer en fonction que lorsqu'ils ont reçu l'insti-
tution canonique du Pape. Mais vous n'avez
pas le droit, et vous n'auriez pas le droit
même par une loi, de nommer des évêques qui
n'auraient pas reçu cette institution cano-
nique. Ces évêques auraient un titre usurpé ;
pas un catholique ne voudrait les reconnaître
et nous n'accepterions pas leur autorité, nous
n'accepterions pas leur bénédiction.
LIVRE QUATRR-VINC.T4HJAT0RZIKMK
I'j7
a Vous pouvez nous demander noire vie on la
vie de nos enfants pour défendre l'ordre cl le
pays. Vous pouvez nous demander noire ar-
gent pour faire face aux dépenses publiques;
vous pouvez édicter des lois, nous devons les
respecter. Vous pouvez même prendre des
dispositions contre les manifestations exté-
rieures du culte : nous nous soumettrons,
mais nos âmes sont à nous et à Dieu.
«Nos âmes sont à Dieu et à nous; nousneles
livrerons jamais à personne.
«Je proteste contre le principe du rapport de
la Commission, au nom de la liberté des âmes,
au nom de notre droit légal actuel, au nom
de la liberté des cultes. Notre droit public,
c'est le droit concordataire, qui est méconnu
par la Commission.
« Récemment, M. le ministre de l'intérieur
disait à cette tribune que certains catboliques
reniaient le concordat. Ce concordat, nous le
revendiquons, au contraire, et je proteste
contre le principe de la commission au nom
du droit légal, au nom du droit éternel.
« Vous pouvez protester contre mes paroles ;
elles devraient cependant être respectées
comme l'expression des sentiments de nos
consciences. »
Un sénateur, Hervé de Saisy, émit l'avis de
laisser les protestants faire leurs affaires; le
synode lutbérien n'attacba, à cette réclama-
tion, aucune importance; par une lettre au
rapporteur, il fit savoir qu'il acceptait la loi
telle que, amendée par le Sénat. Un décret de
Napoléon III avait introduit, dans la constitu-
tion des corps administratifs des sectes pro-
testantes, l'élément électif, le suffrage univer-
sel. La loi de 1878, réclamée par un synode
de 1872, fit prévaloir, sur les corps consisto-
riaux, l'élément synodal, la doctrine mise en
discussion, livrée au principe anarchique du
libre-examen. C'est le côté caractéristique de
la loi. A la vérité, l'Etat se réserve de brider
les synodes au moment où il les institue, et
par là il se met en contradiction avec son
propre principe de neutralité et avec le prin-
cipe protestant du libre-examen. Mais le texte
de la loi doit l'emporter sur les réserves de la
politique; d'ailleurs, l'entraînement révolu-
tionnaire du libre-penseur, prévu par la pas-
sion républicaine, est, depuis longtemps, le
vice inhérent du protestantisme, sa force
constitutive et dissolvante, ce par quoi il est
religion positive et machine de guerre contre
le catholicisme.
Cette réinstitution du protestantisme devait
favoriser les menées des dissidents ; ils multi-
plient et développent leurs entreprises, cher-
chant toujours àéloigner les âmes de l'Eglise;
et s'aidant de la misère qui sévit dans les fau-
bourgs de Paris, ils y tendent leurs filets pour
attirer la population au prêche. La propa-
gande se fait doucement, au nom de l'huma-
nité, et tout en protestant de toutes ses forces
qu'elle reste étrangère et indifférente à toute
influence religieuse.
Au fond, cette sympathie d'un parti athée,
qui a juré haine à mort contre loute religion
et tout culte, celte sympathie pour le prol
tantisme, qui, au fond, est une religion telle
quelle, étonne de prime abord, Mais lorsqu'on
y réfléchit, On VOit que cette sympathie, m |
nifestée par des actes législatifs, sert, à la fois,
à couvrir d'un voile et à favoriser les agisse-
ments des persécuteurs. C'est le point qu'il
importe, ici, d'expliquer.
Les républicains veulent bien persécuter :
la haine du catholicisme est le grand mobile
de leur politique : mais ils ne veulent pas as-
sumer l'odieux de la persécution. Prendre
place, en histoire, après Néron, Domitien et
Robespierre, cela ne sourit à personne. Pour
cacher leur jeu, ils se montrent donc grands
protecteurs des sectes protestantes. Malgré le
poids qui entraîne le protestantisme vers l'in-
crédulité, il compte, dans son sein, des âmes
honnêtes, religieuses, naturellement chré-
tiennes; ces âmes, par instinct, par éducation
ont besoin de croire, conservent des lambeaux
de foi, valent mieux que leurs principes et réa-
gissent contre avec énergie. Ces âmes en-
lèvent, au protestantisme, un air trop visible
d'incrédulité. De plus, dans les sectes protes-
tantes, alors que les croyances positives
s'affaiblissent, il reste une couleur, une
marque, quelque chose qui dissimule le vide
de la foi, il reste une forme religieuse, un
culte, des temples, des cérémonies, des prières,
une chaire, une parole, un ministre, des for-
mulaires, des symboles pour l'enfant, pour
l'adulte, pour le mort : c'est un second avan-
tage sur l'incrédulité qui n'a rien pour satis-
faire le besoin religieux de l'humanité. Enfin,
à quelques extrémités qu'aboutisse le libre-
examen du sectateur de Calvin ou de Luther,
il garde un livre et un nom, le livre de la
Bible et le nom de Jésus-Christ. Sans la Bible,
le protestantisme s'évanouirait comme une
ombre insaisissable; avec elle> il prend corps,
du moins en apparence. Ce livre, c'est un fait
matériel, un code; on peut en faire une lettre
morte, un symbole vague et impuissant ; mais
il reste comme trésor de la foi. Le nom du
Christ n'est pas un moins précieux talisman,
mais on en prend ce qu'on veut. Le Christ est
Dieu, il est homme ; c'est un prophète, un
philosophe, un socialiste, un révolutionnaire,
tout ce que vous voudrez. Mais, d'après le sy-
node de Lausanne, on reste protestant dès
qu'on se réclame du Christ. Par ces appa-
rences, souvent trompeuses, le protestantisme
peut donc couvrir d'un certain dehors de reli-
giosité ces sectaires athées qui montent à
l'assaut de toute religion ; ils se disent favo-
rables au protestantisme pour ne pas trahir
les desseins de leur radicalisme impie. Cela
suffit pour les innocenter aux yeux des imbé-
ciles.
Du reste, en se disant protestants, ils ne
perdent rien de leur puissance destructive.
Dans leur hardi projet de favoriser tous les
mauvais instincts de l'humaine espèce, ils
veulent anéantir Dieu et son Christ. Or, le
1-,'H
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'ÉGLISE CATHOLKji I
protestantisme leur parait, pour ce projet, une
excellente machine. Parson principe de libre-
examen, Le protestantisme Be confond avec la
libre-pensée; il est moins répugnant, mais
pas moins subversif. Eo revotant l'individu
de toutes les prérogatives de la souveraineté
doctrinale, il ouvre la voie a l'illuminisme, au
rationalisme, au scepticisme, et doit, tôt ou
tard, les passions et le faible esprit de
l'homme aidant, s'engouffrer dans ces abîmes.
Parmi les protestants, il se trouvera bien
quelques esprits droits, qui voudront poser
des limites et qui se diront orthodoxes. Mais,
dans la masse, il se rencontrera de soi-disant
libéraux, pour abaisser toutes les barrières et
se précipiter bride abattue. Le protestantisme,
d'après Yinet, n'est pas une religion, mais le
lien d'une religion. Ce lieu a été envahi par
des milliers de sectes ; maintenant il devient
un désert. Les patriarches du protestantisme
avaient déclaré que la Bible, œuvre de Dieu,
est aussi l'œuvre des hommes; que les écri-
vains sacrés ont mêlé, à la révélation, des er-
reurs inévitables; et que le rôle de la raison,
désormais adulte et clairvoyante, est de dé-
gager la vérité de cet alliage impur. Dès lors,
ils sont- toujours protestants, ceux qui re-
jettent les faits merveilleux de l'Ecriture et
les miracles de Jésus-Christ ; ou qu'ils per-
mettent de les expliquer par le magnétisme ou
par les forces occultes de la nature; ou bien,
lorsqu'à la suite de Strauss, ils refusent aux
livres saints toute authenticité véritable, et ne
veulent reconnaître en eux que des récits lé-
gendaires, élaborés par l'imagination des pre-
miers croyants. Le Lien, journal protestant
(3 décembre 1859), affirme qu'on peut haute-
ment et honorablement se dire non seulement
rationaliste, mais unitaire, déiste, panthéiste,
sans tomber sous l'anathème. Gaberel, mi-
nistre à Genève, démontre que Rousseau, vio-
lent ennemi du Christianisme, est un bon pro-
testant. Un autre ministre, Chennevière, nie la
Trinité, la divinité de Jésus-Christ, le péché
originel, la grâce, l'éternité des peines, et con-
tinue son ministère. Un troisième, Pécaul. dé-
clare que le Christianisme est démoli par la
critique et par la science, et que si le protes-
tantisme, religion de progrès et d'avenir, veut
subsister encore, il ne doit plus reconnaître
que l'unité de Dieu et la fraternité humaine.
Les deux Coquerel professent hautement
l'horreur du dogme. Schérer soutient qu'il n'y
a pas de vérité absolue; qu'il n'y a que des
opinions changeantes ; que la vérité, mobile
comme les opinions, n'est qu'un devenir per-
pétuel, ou bien que, repliée dans une obscu-
rité inaccessible, elle se dérobe aux étreintes
de l'intelligence. Enfin Réville, ministre de
l'Eglise wallonne à Rotterdam, proclame
l'indifférence entre la transcendance et l'im-
manence de Dieu; que Dieu soit ou qu'il n'y
ait que la nature, qu'est-ce que cela peut
bien lui faire?Bref, il n'y a aucune erreur qui
ne puisse être protestante, et que le protes-
tantisme ne puisse abriter sous son drapeau.
Ainsi le protestantisme ménage, d'un coté,
le sons divin ; de l'autre, il donne satisfaction
à tous les appétits de la révolte.
Les ennemis du Christ l'ont enfin compris.
De là, conspiration ouvertement avouée, de
la part des plus ardents incrédules, de laisser
de côté, pour le moment du moins, une im-
puissante philosophie, et de travailler à pro-
testantiser le peuple. Le Christ est sur une
rive, disent-ils; le protestantisme est un
pont pour passer doucement le peuple sur
l'autre rive, loin du Christ et loin de Dieu. Le
protestantisme devient donc la ressource su-
prême de l'incrédulité et par là même de La
révolution. C'est ce qui en fait le danger reli-
gieux et social : les républicains, tout obtus
qu'ils soient, l'ont tenté. Le protestantisme,
comme religion, est mort; comme principe
de révolte et amorce de passions, il est im-
mortel et garde, dans nos convulsions ac-
tuelles, une puissance formidable. Il serait
puéril et funeste de fermer les yeux sur un si
grave danger. Il y a. péril protestant, a dit un
auteur, et à la question par quoi ils remplace-
raient l'Eglise dont ils annoncent hautement
la destruction, l'un des plus vils adversaires
du Christianisme, impie fieffé, a répondu : Par
le protestantisme.
L'amnistie.
Avant d'admettre, comme fête nationale, le
tï juillet, la république avait imaginé de
fêter le 30 juin. Pour faire couler le petit
bleu et sauter la gourgandine, 30 juin ou
14 juillet, cela revient au même. Louis
Veuillot écrivait à ce propos, le 17 juin 1878 :
« Les gens qui gouvernent la république
française imposent des fêtes. C'est leur plus
ancienne idée, d'être marchands de plaisir.
Dès l'abord ils ont dit que leur machine serait
la république athénienne. Si le fameux
M. Wallon avait mieux compris leur humeur,
sa Constitution aurait été plantée de mâts de
cocagne. Mais parce que, au contraire, ils y
manquent absolument, voilà que cette pauvre
Constitution est totalement labourée. Ceux
qui ont pris le terrain veulent y planter du
plaisir, espérant qu'il leur donnera des
renies. Déjà il leur en donne, mais pas assez.
C'est pourquoi ils décrètent ces fêtes, tou-
jours plus neuves, et qui leur promettent des
produits dignes d'assouvir Gargantua. L'ima-
gination sèche de M. Wallon ne pouvait
s'élever à ces conceptions magnifiques. La
France elle-même ne s'y accoutume pas. Elle
ne veut pas savoir qu'elle est une France
toute nouvelle, toute régénérée, épouvanta-
blement enrichie de ses conseillers munici-
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
1 29
paux. Elle s'obstine dans son ancienne chéti-
veté d'avant Sedan. Mais cola ne suffit |>;is. Il
faut maintenant être républicain et savoir
prodiguer la dépense.
« C'est ce qu'on est en train de lui ap-
prendre. Bon gré mal gré elle apprendra.
Déjà elle ne peut plus nier qu'elle a mainte-
nant de lions maîtres.
« Il a donc été décrété que le gouverne-
ment devait organiser une l'été publique pour
la population de Paris et pour ses hôtes. Quelle
fête? A propos de quoi? En l'honneur de
quel saint ? Aux frais de qui? On en demande
trop long. Ce sera une Côte organique, puis-
qu'elle sera organisée ; elle sera payée, et qui
voulez-vous qui la paye, si ce n'est vous qui
en avez payé et qui en payerez bien d'autres?
Après cela, que vous importe le reste ? Quant
à l'époque, vous la connaîtrez plus tard.
Pour le moment, nous savons seulement que
la chose est sûre comme une invalidation de
député.
« Dans l'Ours et le Pacha, une vieille co-
médie du temps monarchique, Shahabaham
le pacha, annonçant la fêle publique, dit à
ses invités : « Or, ça, puisque nous nous amu-
sons, le premier qui ne s'amuse pas, je lui fais
couper la tète ! »
« Ainsi parle M. de Marcère. Il est dans son
rôle et dans son droit. Ce fonctionnaire sait
qu'il est difficile de faire célébrer une fête
nouvelle, de la faire payer, et en même
temps d'obtenir une marque de sympathie
pour le gouvernement ; car il veut tout cela.
Nous devons à la fois nous réjouir de la fête,
la rendre plus grandiose, fournir le calicot et
les arbustes, les lampions, la foule et crier :
« Vive Chose ! qui nous met en liesse par ses
grâces et ses bontés ». En conséquence, M. de
Marcère espère que notre concours ne man-
quera pas au gouvernement organisateur.
Shahabaham n'a besoin que d'un mot pour
exprimer cette pensée compliquée et délicate :
« Le premier qui ne s'amuse pas, je lui fais
couper la tête 1 » Le turc est une belle langue
et M. de Marcère la traduit bien. »
La fêle s'était célébrée le 30 juin ; rien n'y
avait manqué de ce que les hommes peuvent
offrir. Les illuminations, les drapeaux, les
fanfares, les retraites sonnées, la Marseillaise
avaient tenu la foule en haleine pendant dix-
huit heures. Les discours n'avaient pas man-
qué ; en France, c'est toujours ce qui manque
le moins. Le bouquet spirituel de la fêle
ç'avaient été les ribottes, les danses et ce
qui vient après. Les incidents grotesques
n'avaient pas fait défaut. Entre autres avait
sévi la manie d'arborer les trois couleurs.
Des particuliers et surtout des particulières
s'étaient mis au blanc, au bleu et au rouge,
comme de vulgaires charlatans. Quelques-
unes, pour s'épargner le ridicule, avaieut
laissé l'honneur du tricolore à leurs chiens ;
'lo-; chats jaloux se mirent de la partie. Le
tricolore avait tout envahi ; on remarqua, et
I histoire ne doit pas oublier que les mieux
1. XV.
réussis, en tricolore, c'étaient les serins. Peut-
être est, ce la morale de l'histoire.
Louis Veuillot avait présenté quelques ré-
flexions sur les ridicules de cette initiative ;
Eugène Veuillot en lit d'antres sur l'objet
de la fête : « S'amuser dit-il, a toujours
été la loi de la république. Sous la Ter-
reur, au divertissement permanent de Pécha-
faud, de la fusillade, des noyades, si cher
aux bons républicains, on joignait des fêtes
publiques avec lampions, drapeaux, lleurs,
feux d'artifice, etc. On en fit autant sous
le Directoire, et cette tradition revit au-
jourd'hui dans toute sa splendeur. Il n'en
peut être autrement. La république a tou-
jours eu besoiu de tromper les populations,
de les étourdir, de les griser; ce besoin est
aujourd'hui plus grand que jamais. Si le
peuple restait de sang-froid, il jugerait son
gouvernement; il comparerait le passé au
présent, il songerait à l'avenir ; son patrio-
tisme ou tout au moins son amour-propre
national pourrait se réveiller, et qu'advien-
drait-il alors de la république?
« Par exemple, ne faut-i! pas qu'on l'amuse,
ce peuple souverain, pour lui cacher ou lui
faire accepter la situation présente du pays?
« Un congrès est réuni à Berlin ; quel rôle
y joue la France? Tout s'y passe en dehors
d'elle. Les communications officieuses elles-
mêmes, bien qu'habilement tournées et
voilées, établissent que les questions impor-
tantes sont décidées dans ces conciliabules où
nos plénipotentiaires ne sont pas admis. La
Russie, l'Angleterre, l'Autriche, s'arrangent
ensemble sous la présidence de la Prusse et
quand elles sont d'accord tout est dit.
« Ces conquêtes, ces partages, cette coali-
tion vont annuler définitivement la France.
Qu'importe à la république : elle s'amuse ! Le
règlement de la question d'Orient l'empêche-
ra-t-elle d'être le premier gouvernement du
monde pour les fêtes, les expositions et le
nombre des fonctionnaires? d'avoir la plus
grosse dette nationale, le plus lourd budget?
Une nation éclairée, progressive et riche, qui
a tant de républicains à faire vivre, peut-elle
désirer mieux ?
« 11 semble, en effet, que cela suffise aux
aspirations de Paris, du gouvernement et du
parti révolutionnaire. Mais si tout en s'amu-
sant, puisqu'il faut d'abord s'amuser, on
pouvait rélléchir, peut-être verrait-on que ce
brillant programme n'est pas complètement
garanti.
« La richesse d'une nation ne saurait durer
longtemps, quand ses rivales grandissent et
qu'elle diminue. Déjà notre situation indus-
trielle est mauvaise. Beaucoup de nos usines
ralentissent considérablement leurs travaux ;
les faillites sont nombreuses, les grèves ne
prouvent pas la prospérité, et même à Paris,
où l'on donne tant de fêtes, la misère est
grande. Tandis que la république s'amuse,
quarante-cinq mille familles inscrites sur les
registres des bureaux de bienfaisance récla-
130
ÎIISÏOIUE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATIIOLlui'K
ment du pain. Combien y en a-t-il qui,
n'ayant ni recours, ni droit à la charité offi-
cielle, meurent de faim ? Cent mille par an.
u Si nos républicains, aujourd'hui bien
placés, bien rentes et tout à fuit en joie, con-
naissaient un peu mieux l'organisation géné-
rale des affaires extérieures et leur contre-
coup sur les affaires intérieures, ils sauraient
que les décisions de Berlin pèseront beaucoup
sur notre situation commerciale, industrielle,
financière. Ce n'est pas le Turc, le Bulgare,
le Grec, l'Arménien que l'Angleterre songe à
sauver dans le conflit oriental, c'est sa ri-
chesse. Nous y laisserons la nôtre si nous sor-
tons du congrès joués et amoindris. Que nos
républicains, s'ils ne s'inquiètent pas de
l'honneur, songent au moins aux intérêts.
L'avenir de ce gros budget qui les engraisse
y est engagé.
« Mais la république ne sait pas prévoir les
malheurs de si loin. Elle gorge ses fidèles, elle
s'amuse et se promet d'écraser les cléricaux.
Cela suffit à la satisfaire. 11 est douteux que
cela suffise à lui donner la considération et la
durée. Nous l'en avertissons, et si nos aver-
tissements ne sont pas entendus, nous pour-
rons nous en consoler. »
Cette fête, qui masquait mal notre exclusion
des affaires de l'Europe, découvrait à l'inté-
rieur un autre péril, l'amnistie. Les Débals et
la Lanterne, les académiciens et les juifs
avaient fait écho aux complaisances de
compte rendu officiel de la fête. La Lanterne
avait ajouté cette note : « Maintenant, après
cette journée inénarrable, qui osera protester
contre l'amnistie? Par moment, au milieu de
sa joie, le peuple se prenait à penser aux
absents et criait: Vive l'amnistie! Devant
cette pression de l'opinion publique, qui donc
essayera d'empêcher la réconciliation de tous
les Français ? » Le gouvernement n'y songeait
pas; et s'il eût pu l'obtenir à ce prix-là, il eut
été bien injuste de le refuser.
Le propre de Dieu, c'est d'être miséricor-
dieux et compatissant ; sa toute-puissance se
manifeste surtout par le pardon. Mais le par-
don, mais l'indulgence ne s'accordent pas au
pécheur non repentant ; pour obtenir l'abso-
lution, il faut se repentir, se confesser et sa-
tisfaire à la justice. Dans ces conditions, rien
n'est plus beau et surtout rien n'est plus
juste que la grâce qui absout ou l'amnistie
qui veut effacer, du crime, jusqu'au souvenir.
Un particulier ne se montre pas ainsi indul-
gent, sans montrer quelque grandeur ; un
peuple qui, sorti d'une révolution, veut en
effacer les traces par sa magnanimité, ne
compromet pas non plus sa situation, mais la
confirme. La France était-elle dans ce cas?
La France sortait à peine des horreurs de
la Commune. Paris avait été livré au pillage,
puis aux flammes, par la partie avancée du
parti républicain. Sous couleur de défendre-
la Commune, on avait brûlé l'hôtel-de-vilie ;
sous couleur de défendre la république, on
l'avait souillée par toutes sortes de forfaits, et,
par le plus grand de tous, par un attentat
contre la capitale du pays, et cela en présence
de l'ennemi victorieux, de l'ennemi deux fois
triomphant et par les armes et par l'émeute.
Cette incomparable ville de Paris qu'on avait
accusé le Prussien de mutiler, c'est le Fran-
çais qui ne se bornait plus à la mutiler, mais
voulait l'ensevelir sous une de ces catastro-
phes gigantesques, matière future d'une la-
mentable épopée. Je pourrais laisser aux his-
toriens latins la lâche de rappeler ces lugubres
souvenirs. « Tous ceux, dit Suétone, qui
s'étaient signalés par leurs infamies et leur
audace turbulente, tous ceux qui avaient hon-
teusement dissipé leur patrimoine, tous ceux
que leurs désordres ou leurs attentats avaient
chassés de leur patrie étaient venus affluer
dans la capitale comme dans un cloaque. Ils
excitèrent un soulèvement. » — « La capitale,
dans son ensemble, continue Tacite, présen-
tait un spectacle hideux et terrible : ici des
combats et des blessures, là, des bains et des
tavernes ; plus loin des prostituées et des sou-
teneurs auprès des monceaux de cadavres et
des ruisseaux de sang; en un mot, tous les
excès qu'enfante la corruption pendant la
paix, tous les crimes qui désolent un pays de
conquête, pour former dans la même ville un
tableau de fureurs et de débauches. Il régnait
une sécurité barbare; les plaisirs ne furent
pas interrompus un seul instant. Il semblait
que tant d'horreurs fussent un surcroit de di-
vertissements... Le peuple restait spectateur
du combat ; et comme s'il eût été donné
pour son plaisir, il soutenait tantôt les uns,
tantôt les autres par ses acclamations. Voyait-
il faiblir un parti, il demandait à grands cris
qu'on arrachât des boutiques et des maisons
ceux qui s'y étaient réfugiés et qu'on les égor-
geât ; il augmentait sa part de butin. Car Je
soldat, tout entier au carnage, abandonnait
les dépouilles. Jamais la capitale ne fut en
proie à plus d'angoisses et de frayeurs. On se
tient en garde même contre ses plus proches
parents. On ne s'aborde, on ne se parle plus :
on évite ceux que l'on connaît, comme ceux
que l'on ne connaît pis. On craint tout, jus-
qu'aux objets muets et inanimés; le toit, les
murs dont on est environné, on les parcourt
des yeux en tremblant (1) ».
« Dans les jours qui suivirent, continue
Tite-Live, et pendant longtemps la ville fut
livrée aux égorgeurs ; chacun d'eux eut le
droit de choisir f-a victime. Les ennemis pé-
rirent les premiers ; ensuite, ils frappèrent
tous ceux dont le rang excitait l'envie ou dont
la fortune permettait le pillage d'un riche mo-
bilier. » — « Bientôt, ajoute Tacite, la licence
accélérant son cours, on va fouiller dans les
maisons ; on en arrache ceux qui s'y cachaient.
Rien ne peut être fermé; les vainqueurs s'y
opposent ; de là, les visites domiciliaires à
\i, Slêtwse, in Othon. N° 8. — Tacitf, Annales, liv. IV, art. 69.
LIVIŒ QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
ni
force ouverte et, si l'on résiste, la mort. D'in-
fâmes serviteurs dénonçaient leurs maîtres
pour leurs richesses ; quelques-uns étaient si-
gnales par leurs propres amis. Nous eussions
dit des limiers; ils flairaient, ils éventaient si
bien ce qu'il y avait de caché. De là vint la
disette du numéraire. Mais bientôt la cupi-
dité engendra la barbarie. Tout homme riche
fut un coupable, d'autant plus criminel qu'il
avait plus d'argent ; la victime fut le salaire
de ses bourreaux. On oublia la honte du crime
pour calculer le profit. Mais rien n'était aussi
vexatoire que l'inquisition dirigée contre bis
fortunes ; de tous côtés, on dénonçait; et tout
homme riche étaitsaisi comme uue proie (1) ».
Telle est, en abrégé, l'histoire de la Com-
mune. Cette progression du crime ne put
suivre, jusqu'au bout, la fureur de ses atten-
tats ; le canon de la république dut y mettre
fin. Après quoi, les Conseils de guerre frap-
pèrent ceux qu'avaient épargnés la mitraille,
clouèrent les uns au poteau d'exécution, je-
tèrent les autres dans les cachots ou en exil.
L'armée de la Commune, décimée, condamnée
et proscrite, voyait donc une partie de ses
soldats sous la main de la justice; l'autre
dans les lieux de relégation lointaine ; la der-
nière, celle qui s'était dérobée par la fuite,
réfugiée chez les nations voisines, d'où ils
lançaient d'incessantes menaces. C'est dans
ces conditions que le faible gouvernement du
soldat, vainqueur de la Commune, osa parler
de grâce et se vit bientôt acculé à l'amnistie.
Triste condition des peuples, dont les chefs,
au lieu de les conduire, se laissent conduire
et viennent à des actes législatifs, non sous
la pression, mais sous l'oppression des fac-
tieux. Le gouvernement, en effet, ne pou-
vait recueillir, du retour des communards,
qu'un surcroit de difficultés ; les partis achar-
nés à sa ruine espéraient bien, au contraire,
y trouver du renfort. Les proscrits n'avaient
que l'avant-garde de leur armée ; s'ils n'avaient
pas pris part à leurs crimes, ils professaient
toutes leurs doctrines et partageaient toutes
leurs espérances. L'amnistie, c'était une vic-
toire sur le gouvernement qui avait la faiblesse
de l'accorder.
Le ministre anglo-franeais Waddington
présenta, aux Chambres, un projetd'amnistie.
Le texte portait :
« Art. 1er. — L'amnistie est accordée à tous
les condamnés pour faits relatifs aux insur-
rections de 1871, à tous les condamnés pour
crimes ou délit» relatifs à des fait» politiques,
qui ont été ou seront libérés, ou qui ont été
ou seront graciés par le président de la flé-
publique dans le délai de trois mois après la
promulgation de la présente loi. »
Les radicaux présentèrent, au projet, un
amendement portant amnistie de tous les
condamnes pour crimes et délits politiques,
ainsi que pour les délits de presse depuis la
dernière amnistie de 1870; l'amnistie s'éten-
drait [aux crimes ou délita qualifiés de droit
commun, lorsqu'ils auront une COnnexité avec
les événements de 1870.
Le projet du gouvernement portait dei
serves; l'amendement des radicaux amnis-
tiait indistinctement tous les crimei de la
Commune. Politiquement, ni l'un, ni l'autre,
n'avait sa raison d'être. Dès le commencement
avait été instituée une commission des grâces
et tous ceux qu'une ombre de résipiscence ou
quelque motif d'indulgence venait à lui si-
gnaler, avaient reçu immédiatement le prix
de leur vertu. Maintenant, il s'agissait d'abais-
ser toutes les 'barrières devant les scélérats;
seulement les uns le voulaient faire avec l'hy-
pocrisie de la sagesse ; les autres, avec le cy-
nisme d'une complicité qui se glorifie de ses
excès, ou plutôt qui les atténue en les glori-
fiant.
La discussion fut ce que sont ordinairement
les discussions parlementaires où les passions
sont en jeu et où l'on parle surtout pour être
entendu dehors. Le gouvernement allégua sa
force, qui lui permettait de jouer avec la tem-
pête ; sa générosité, qui l'inclinait au pardon ;
son habileté, qui savait distinguer entre fagot
et fagot ; et surtout l'assurance, dont il se van-
tait, bien à tort, de vaincre la rébellion en
l'accablant de bienfaits. L'opposition de gau-
che déclama ses raisons pour pousser l'am-
nistie jusqu'au bout; l'opposition de droite se
réclama du péril social.
Louis Blanc dit « que la politique de l'oubli
peut trouver d'ardents adversaires au lende-
main du combat ; mais quand le temps a
passé sur de douloureux événements, on ne
comprendrait pas qu'une nation se montrât
inexorable et que la clémence fût marchan-
dée.
« Le système du projet de loi ministériel
tend à maintenir l'arbitraire dans le pardon,
à subordonner le droit d'amnistie au droit de
grâce, à dépouiller le souverain au profit de
ses mandataires.
« La grâce est une prérogative dérobée à la
souveraineté nationale, c'est la clémence des
rois, tandis que la clémence des républiques
c'est l'amnistie. L'amnistie doit être plénière.
La procédure de grâce qu'on veut appliquer
laisserait en dehors de la clémence 1,300 ou
1,400 condamnés, sans parler des commuta-
tions. On recherche le triste avantage d'être
implacable à l'égard de certains condamnés
dont on appréhende le retour.
« C'est une insulte à l'égard de la répu-
blique et du suffrage universel. Craint-on de
voir se ranimer les cendres de la guerre ci-
vile? Mais la république n'est plus menacée,
la nation est assurée de faire pacifiquement
triompher sa volonté. — Voilà ce que les ra-
patriés retrouveront en France. Ils écriront ;
mais pourquoi les en empêcher?
« C'est en se préoccupant sincèrement des
intérêts du peuple que la république se rendra
M Iite-Livk, Supplément, liv. LXXXVIU, n° 18; —Tacite, Histoire, liv. II, n° 84.
132
HISTOIRE l NIVEUSÊLLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Invulnérable. Plus sera restreint le nombre
des exclus, plus on leur donnera de l'impor-
tance dans l'opinion publique. Napoléon di-
sait aptes Marengo que tout lui avait réussi
parce qu'il était une amnistie vivante, et ce-
pendant il pouvait croire après la paix d'A-
miens qu'il n'avait pas besoin de ce moyen de
gouvernement. »
Le sénateur Clément, de l'Indre, examinant
la situation des individus condamnés à la suite
de l'insurrection de la Commune, constate
qu'après 10,000 condamnations prononcées
par les conseils de guerre, il ne reste plus
qu'un détenu sur huit et en même temps on
ne compte plus que 2,400 contumax réfugiés
à l'étranger. On voit donc que le pardon a
été aussi large que possible.
De plus, il y avait une commission des
grâces qui amnistiait généreusement tous les
condamnés ayant des titres à l'indulgence.
L'amnistie partielle fut votée. Alors le sé-
nateur de la Gironde, Carayon-Latour, par
une ironie qui portait un coup droit, déposa
cette proposition de réparation due aux soldats
de l'ordre, tombés victimes de la Commune :
« Art. 1er. — Une pension annuelle est ac-
cordée à la veuve, ou à son défaut aux eu-
fanls mineurs, et a défaut de la veuve et des
enfants mineurs, au père, et encore à son dé-
faut, à la mère de tout sergent de ville ou
soldat qui aura été tué pendant l'insurrection
de la Commune de Paris en 1871, ou qui sera
mort de ses blessures.
« Art. 2. — Le taux de cette pension sera
égal, pour les familles des sergents de ville,
au quart des appointements qui étaient attri-
bués à la fonction du titulaire au moment de
sa mort, et pour les familles des soldats, au
montant de la retraite qui est accordée par la
loi à ces derniers, suivant leur grade, pour
infirmités contractées au service.
« Cette pension se cumulera avec la pen-
sion réglementaire à laquelle auront pu donner
droit les lois du 11 avril 1831, du 26 avril 1855
et du 25 juin 1861. »
Après la chute de Mac-Mahon, les répu-
blicains, plus libres de leurs sentiments et de
leurs mouvements, réclamèrent l'amnistie
totale. Celte fois, il n'est plus possible de s'y
méprendre; les opportunistes elles radicaux,
parvenus au pouvoir, ouvrent la porte au so-
cialisme. Les chefs de la Commune, la plupart
soustraits aux poursuites de la justice, vont
revenir de Suisse, de Belgique ou d'Angle-
terre. Légalement, ils seront ce qu'ils étaient
avant les crimes delà Commune, et, redevenus
de libres citoyens, ils pourront poursuivre, par
des voies autorisées, l'accomplissement de
leur funeste dessein.
L'année précédente, le garde des sceaux
déclarait qu'on ne pouvait amnistier ceux qui
avaient volé, incendié Paris, assassiné les
otages, ceux qui continuent à exhaler leurs
haines et leurs colères ; il ajoutait que l'am-
nistie ne serait plus réclamée que par des am-
nistieurs de profession, et, répondant à un
illustre poète, il lui disait que sa conscience
condamnait ces crimes mêmes pour lesquels il
demandait l'amnistie.
L'année suivante, Charles de Freycinet,
l'homme toujours funeste, proposait l'amnis-
tie sans réserve. A ce propos, Victor Hugo
parla encore, selon sa coutume, en poète; il
s'étonna des vainqueurs jugeant les vaincus ;
il s'apitoya sur les femmes qui tendent les
bras, sur les mères qui pleurent; il déclara
que la prise de la Bastille, c'était l'écroule-
ment de toutes les tyrannies, la terre tirée de
la nuit, la destruction de l'édifice du mal; il
conclut que toute action humaine est une ac-
tion divine et réclama la clémence. Jules Si-
mon lui répondit; il écarta le fait d'un vœu
populaire et en déclina, en tout cas, l'autorité.
Sans doute, il n'accepta pas qu'on pût repro-
cher d'être impitoyable. « Cependant, dit-il, en
général, je ne suis pas partisan de l'amnistie ;
je trouve que les grâces sont l'ornement et
comme la fleur des réjouissances publiques:
mais je ne veux pas de l'amnistie. Je dis cela
en passant.
« 11 y a en France des condamnés qui n'ont
été condamnés que d'une faute légère, vous
ne pensez pas à ceux-là. Mais ils vont voir re-
venir des condamnés de la Commune, parmi
lesquels se trouvent des assassins et des in-
cendiaires ; vous savez ce qu'ont fait les incen-
diaires, qui ont brûlé la bibliothèque du Lou-
vre, qui ont failli brûler la Bibliothèque
nationale, un crime de lèse-nation, de lèse-
humanité.
« Oh! je fais appel à l'indignation de mon
collègue Victor Hugo. Eh bien ! ces gens-là
seront jurés, seront éligibles, peut-être séna-
teurs ; les assassins du général Lecomte pour-
ront venir s'asseoir à côté des vieux compa-
gnons d'armes de cet infortuné. C'est l'oubli
contre la France, c'est l'oubli contre la répu-
blique; je ne m'y associerai jamais.
« Si les coupables donnaient des preuves de
repentir, je pourrais consentir à l'amnistie,
mais ils ne veulent pas d'oubli ; ils déclarent
qu'ils reviendront avec leur haine. Tant qu'il
n'y aura que vous pour prononcer ce mot
d'oubli, je dirai que c'est, sinon une faiblesse,
au moins une défaillance de votre part.
a Je ne puis accorder des droits politiques à
ceux qui regrettent le fusil, la torche, et qui
veulent faire encore des revendications. Ils se
déclarent ennemis du pays, ils le sont. Qu'ils
méritent la réhabilitation, on la leur accor-
dera. »
L'amnistie fut votée; elle fut accordée plé-
nière ; et, trait qui peint le gouverneur, elle
fut légalement ouverte, au moment où ce
même Freycinet, qui amnistiait les scélérats
et, en les amnistiant, se mettait au dessous
d'eux, jetait en exil les religieux français
de divers ordres, en vertu des décrets du
29 mars. Voici ce qu'écrivait, à ce propos,
Eug. Veuillot :
« Les incendiaires et assassins réfugiés à
Londres et à Genève pourront donc rentrer
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈMI
133
asso/ vite pour concourir à L'expulsion, par la
force, des religieux qui leur ont échappé
en 1871. Si une petite émeute était nécessaire
pour donner ;'i l'œuvre de la république mu-
ai rée plus de montant, les chefs du mouve-
ment auraient là, sous la main, un personnel
expérimenté et sur, ayant fait ses preuves. En
effet, parmi les citoyens qui vont rentrer, plus
d'un a vu et pratiqué comme pillard ou bour-
reau les maisons religieuses que l'autorité
gouvernementale veut forcer, vider et fermer;
plus d'un a joué son rôle dans les exécutions
communardes et sait comment les jésuites, les
dominicains et autres cléricaux tombent sous
le plomb républicain.
« Ce sera une vraie fête, un vrai triomphe
pour ces hommes de progrès et de pétrole de
reprendre possession de leur Paris au moment
où la république opportuniste, frappant les
religieux dans leurs droits, leur propriété,
leur liberté, s'associe en un point capital aux
doctrines de la Commune. Ils y verront l'am-
nistie des actes comme des personnes, lit si
quelque gambettiste leur reproche d'avoir tué,
ils pourront, en invoquant les décrets, ré-
pondre comme un opportuniste d'autrefois :
« Le sang répandu était-il donc si pur 1 »
Les communards revinrent de l'exil. En
rentrant dans la patrie, rapportèrent-ils des
idées de paix, des résolutions de travail, de
soumission à l'autorité ?
Les sociétés, bouleversées par les révolu-
tions, ne se remettent pas d'elles-même dans
leur assiette ; il est nécessaire, pour les y re-
mettre, d'une maîtresse main. Encore se res-
sentent-elles par après et longtemps, de ces
renversements brutaux de la hiérarchie civile
et de l'inégalité providentielle des conditions
humaines. Deux effets de ces convulsions sub-
sistent : d'une part, le manque de respect
qui s'en va des esprits, le respect des choses
religieuses et des personnes de tout rang ; de
l'autre, l'envie, qui gagne de proche en proche
et dissimule, sous des dénonciations pom-
peuses, la bassesse de son origine. L'envie,
c'est toujours cette antique Erynni*, qui se
ronge les seins et répand au dehors ses fu-
reurs. Le socialisme n'est qu'un des vocables
de l'envie : Jampridem mulavimus vocabula
rerurn, dit Tacite.
Les communards ne permirent pas qu'on se
méprît sur leurs sentiments. Au débotté, ils
fondèrent des journaux où ils ne se boruèrent
pas à exhaler leur haine; ils déduisirent lon-
guement et motivèrent leur programme de
revendication. On vit paraître La Bataille, qui
était à recommencer, ayant avorté en 1871 ;
Ni Jjieu ni Maître, pour bien faire entendre
d'où viennent les idées révolutionnaires et où
ellea vont ; et, pour n'en pas citer d'autres, la
Commune libre. Ce dernier journal ne réclame
pas seulement l'autonomie de la Commune,
comme l'entendaient les bandits de 1871; il
ajoute : « la constitution de la république fran-
çaise en régions confédérées », le suffrage uni-
versel nommant directement à toutes les
fonctions, môme à celles qui réclament des
connaissances spéciales, et les autres insanités
qu'on a pu rencontrer déjà disséminées dans
les diverses résolutions du gouvernement de
la Commune, mais qui sont ici rassemblées en
las. Il va sans dire que, tout en proclamant
« le droit absolu d'association et de réunion »,
les auteurs du programme retirent immédia-
tement ce droit aux associations religieuses.
Au moins l'illogisme ici n'est pas doublé d'hy-
pocrisie, carc'estavec une netteté brutale que
la Commune Ubre déclare la guerre à la reli-
gion et à toutes les institutions sociales. (Ju'on
en juge par cette citation :
Déchéance de toutes les familles ayant régné
et vente de leurs biens au profit de la classe
ouvrière.
Liberté de la presse sans censure.
Suppression du cautionnement des journaux
et de l'impôt sur le papier.
Abolition du serment.
Liberté complète de la parole et des mani-
festations de toute espèce.
Suppression du budget des cultes.
Séparation de la commune et de V Eglise.
Point de religion reconnue par l'Etat ni par
la commune.
Liberté aux prêtres, religieux et religieuses
de tout ordre et de toute nature, de se marier
sans autorisation préalable.
Expulsion des jésuites et de tout ordre reli-
gieux quelconque qui s'occuperait directement
ou indirectement de politique.
Interdiction d'enseigner au clergé régulier ou
séculier. Rappel de la loi sur la collation des
grades.
Abolition des universités catholiques.
Retour aux communes des biens de main-
morte et de tous les monuments publics (y
compris ceux du culte).
Amovibilité de la magistrature.
Révision des codes.
Réforme du système pénitentiaire.
Abolition de la procédure ordinaire ; les
parties admises à se défendre elles-mêmes.
Institution du jury dans toutes les causes
judiciaires.
Abolition delà peine de mort.
Gratuité de la justice.
Le divorce.
Abolition delà prostitution légale.
La recherche de la paternité admise, sauf
quelques cas à spécifier.
Instruction gratuite, obligatoire et laïque.
Enseignement professionnel.
Liberté de l'enseignement, — excepté pour
le cteryé. Création d'universités régionales.
Service militaire actif réduit à deux ans;
suppression du volontariat ; armement des ci-
toyens jusqu'à quarante-cinq ans. — Créations
d'armées régionales.
Aucune exemption du service militaire, si-
non pour infirmités ; et, dans ce cas, les
exempts devant fournir dans d'autres emplois
publics l'équivalent de ce service.
Si nous désirons être mieux instruits des
131
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
dispositions des communards, un de leurs
journaux, le Travailleur, répondant à FUnion
nationale, va nous édifier : « Oui, les « com-
munards » sont des martyrs, des héros !
Oui, His aujourd'hui, et non « demain » ils
ont droit, de par leur long martyre, à tous les
emplois, à tous les honneurs ; et, vivants ou
morts, je vous en donne l'assurance, ces
honneurs et ces emplois ne leur feront point
défaut.
« Prenez-en votre parti, ma vieille. .. Natio-
nale, si vous ne voulez donner à votre visage
ratatiné les teintes />m?WaZes de votre vertuga-
din de satin vert-pomme,
« Oui, après l'ignominie, les honneurs; après
le supplice, l'apothéose; après les gémonies,
le Panthéon !...
« Nos apôtres ne valent-ils pas les vôtres?
Certes, beaucoup plus !
« Nos saints ne valent-ils pas vos saints, et
nos martyrs vos martyrs?
« Vous faites grand bruit, à toutes les occa-
sions, de quelques otages dont, au reste, on
vous offrait la vie au prix de la vie d'un seul
des nôtres — ce que vous refusâtes.
« Et nos quarante mille frères fusillés?... Et
leurs femmes, leurs enfants massacrés, fu-
sillés?...
« Quel châtiment serait assez grand pour ce
forfait inouï.
« Mais, rassurez-vous, vieux trembleurs. Pre-
nez garde à la cholérine, rénes de mon cœur.
« Nous^ ne vous souhaitons, bien que nous
soyons vos maîtres, que les angoisses du re-
mords.
« Malheureusement, vos cœurs de dévots
sont inaccessibles à ce morne sentiment d'ex-
piation.
« A vous donc les ténèbres du remords! A
nous la joie du devoir accompli.
« Oui, aux nôtres l'apothéose! Mais quel
temple sera assez grand pour les recevoir, ces
légions de saints, de martyrs? Et quelle mon-
tagne assez haute pour que leurs noms
rayonnent jusqu'aux extrémités du monde?
« Cette montagne, vous l'avez déjà nommée.
Elle leur appartient. Elle porte leur titre :1a
Montagne des Martyrs : «Montmartre ».
« C'est là que, sur les assises de votre slu-
pide création, s'élèvera le Panthéon des mar-
tyrs de la... Commune. »
De la franc-maçonnerie comme puissance
initiatrice de la persécution religieuse
en France.
L'historien de l'Eglise au temps présent,
s'il veut comprendre les faits qui s'accom-
plissent sous ses yeux, doit en rechercher les
causes. Ces causes sont, les unes apparentes,
les autres cachées : les causes apparentes se
trouvent dans les discours publics des ora-
teurs et dans le mouvement de la vie poli-
tique : les causes cachées sont toujours dans
les doctrines, et de nos jours, dans cette cons-
piration révolutionnaire, que mènent de con-
cert le maçonnisme et la juiverie. Avant
d'être des hommes politiques, nos députés, sé-
nateurs, ministres, présidents, sont des sec-
taires; avant d'agir comme citoyens, pour le
bien commun de leur pays, ils agissent
comme sectaires pour l'accomplissement des
desseins de la secte; la part de pouvoir qui
leur est dévolue par le suffrage universel pour
la prospérité du pays, ils l'emploient d'abord
pour leur bien propre, puis pour le bien com-
mun des sectaires, et, dans les deux cas, ils
font la guerre à Dieu et à l'Evangile, c'est-à-
dire à la France chrétienne, au profit de
l'étranger. Notre histoire a ses dessous, et,
pour les pénétrer, il suffit de prêter les
oreilles. Longtemps conspirateurs, réduitsaux
secrets des Loges, les francs-maçons se mur-
muraient à l'oreille leurs honteuses con-
signes; maîtres aujourd'hui par la force et la
ruse, ils parlent haut, en triomphateurs. C'est
d'eux-mêmes que nous allons recevoir le pro-
gramme de la campagne contre la vieille or-
ganisation chrétienne de la France, autrement
dit, contre Jésus-Christ et son Eglise.
Assez longtemps, lorsqu'on reprochait,
aux francs-maçons, leur conspiration contre
l'ordre social et religieux, ils juraient leurs
grands dieux qu'étrangers à la politique, ils
s'occupaient exclusivement de philanthropie.
A les entendre, les conspirations maçonniques
et républicaines n'existaient que dans le cer-
veau des réactionnaires, comme Gargantua
dans celui de Rabelais et Croquemitaine dans
l'esprit des enfants. Ces protestations sont
convaincues d'hypocrisies. Nous serions trois
fois stupidessi, voyant d'un côté les actes, de
l'autre, les discours, nous nous refusions à
l'évidence même. Les discours prononcés dans
les Loges par les frères Brisson, Jules Ferry,
Albert Ferry, Le Royer, Fioquet, Andrieux,
Clemenceau, Emmanuel Arago, de Hérédia,
Caubet, Paul Bert, Anatole de la Farge, Gam-
betta, etc., ne laissent aucun doute. Si nous
les rapprochons des discours des francs-ma-
çons italiens, démolisseurs de la Papauté, ce
rapprochement produira encore de nouvelles
lumières, et donnera, sur le sens des événe-
ments politiques, le dernier mot de leurs au-
teurs mêmes.
Dans l'Encyclique aux Italiens du 15 oc-
tobre 1890, Léon XIII dit : « L'idée maîtresse
qui, par cela même qu'elle touche à la reli-
gion, préside au gouvernement de la chose
publique en Italie, est la réalisation du pro-
gramme maçonnique. » La confirmation de
cette parole du Pape, nous l'empruntons au
Courrier de Bruxelles.
LIVRE glJATHE-VINGT-gUATOliZIKMK
1 35
LES LOGES BELGES ET GARIBALDI
(( Le Bulletin du G.-. Orient d'Italie, tome II,
page 525, publie l'adresse de félicitations sui-
vante que la Loge belge des Amis du commerce
et de la Persévérance, d'Anvers, a envoyée à
Joseph Garibaldi Souverain grand Inspecteur.
En voici les extraits principaux.
« Très Cher et Très illustre
F.'. J. Garibaldi.
« Grâces à vous l'Italie a levé son véritable
« étendard qui est celui de la guerre à la Pa-
« pauté et de la destruction, dans son siège même,
« de cette Eglise universelle dont chaque
(> peuple s'émancipe au jour où il acquiert la
« connaissance de soi-même. Quand vous au-
« rez vaincu l'antique autocratie, ce jour-là
« même disparaîtra le trône déraciné et sa
« puissance définitivement abattue. Dans les
« combats que vous livrerez encore, sachez
« que nous sommes pour vous et que par vous
« nous vaincrons. Par ordre de la Loge : Les
« amis du Commerce et de la Persévérance, à
« l'Orient d'Anvers.
« Le Secrétaire
€ Huilster
« Le Vénérable.
« Victor Leynen. »
II
LA MAÇONNERIE ITALIENNE ET LA
MAÇONNERIE BELGE
« sur leurs l.ien-aimés frère» de Belgique qui,
« en ce moment, quoique vaincus dans la
« dernière lutte politique, par leurs adver-
« 8aircs, persévèrent, avec une foi inébran-
« lubie, dans la pensée d'un triomphe inéluc-
« table et imminent.
« Persistez donc, et, de même qu'en Italie,
« la phalange réactionnaire a été annihilée
a pour toujours, de môme elle sera complè-
« tement anéantie en Belgique... »
III
LE SUPRÊME CONSEIL DE BELGIQUE
« Au très illustre Fr.-. P. Varlet 83.-.,
« grand représentant du Suprême Conseil de
« Belgique, à Rome.
« Bruxelles, 14 décembre 1889.
« Très cher et Trè$ Illustre Fr.'.
« Le Suprême Conseil de Belgique dans sa
« séance du 19 novembre 1889, vous a voté
« des remerciements spéciaux pour avoir si
« bien interprété ses intentions, en faisant ins-
« crire le nom du Suprême Conseil de Bel-
« gique parmi les corps maçonniques représen-
« tés à l'inauguration du monument en l'honneur
a de Giordano Bruno.
« Par ordre du Suprême Conseil,
« G. JOTTERAND. »
(Rivista délia Massoneria Italiana, vol. XXI,
pag. 19.)
« Le G.f. Orient d'Italie (Document de sep-
tembre 1884) écrit :
« Au grand Orient de Belgique.
« Très Illustres Frères,
«... En Italie, qui a eu le bonheur d'accom-
« plir le plus grand fait de l'histoire hu-
« maine : c'est-à-dire l'abaissement du pou-
« voir temporel des Papes, nous tenons
« hardiment tête à l'infâme, qui maudit notre
o formule sacrée : Liberté, Egalité, Frater-
« nité.
« Fiers de notre œuvre et certains de nos
- destinées, nous envoyons nos vœux et nos
« pensées à nos frères qui, dans les divers Etats
« et avec un égal courage, combattent, au-
" jourd'hui, ]e combat suprême qm, dans notre
« pays, est terminé par la défaite denosenne*
" mis.
" Et c'eut avec le plus vif intérêt que les
" !•'.•. d'Italie fixent aujourd'hui leur regard
IV
LA CONSPIRATION MAÇONNIQUE CONTRE
LA PAPAUTÉ
« N'oubliez pas, chers frères, que notre su-
« blime G.\ Maître Garibaldi nous a laissé
« un legs sacré, un devoir à remplir à tout
« prix : l'abolition de la loi des garanties et du
« garanti; l'abolition de la Papauté.» (Rivista
délia Massoneria ltaliana », t. XIII, pag.
228).
« Extrait du Rapport Officiel, du 16 janvier
1885, à l'Assemblée Constitutionnelle de la
Maçonnerie italienne :
« La franc-maçonnerie italienne, sur la-
« quelle le monde entier tient les yeux fixés
« dans l'expectative du mot d'ordre de l'ave-
u nir, ne doit pas faire défaut à l'attente et doit
« se montrer digne de la Sainte et sublime mis-
« sion qui lui a été confiée par tous les Maçons
« de la terre réunis dans une admirable et ho-
136
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
« mogène unité. » ( Revitta délia Massoneria
« Italiana, t. XVI, page(i.)
« La franc-maçonnerie italienne a deux
grandes missions à accomplir : elle doit
donner l'unité nationale à L'Italie et Y unité
morale au monde entier, c'est-à-dire se substi-
tuer à la Papauté apiès l'avoir détruite.
o Elle est admirablement propre à c tte
« double mission, comme le prouve la véhé-
« mence furieuse de l'anatbème Humanum ge-
<• nus du Vatican. » (Rivista délia Massoneria
italiana, t. XVI, p. 133.)
« La Maçonnerie... forme, par la cohésion
« de sa solidarité, une phalange compacte
« destinée à disperser les hordes mercenaires
« du Vatican...
s La Maçonnerie italienne... a donné des
« grands Maîtres qui peuvent montrer sur
« leurs membres les cicatrices des chaînes
« portées avec impassibilité pour obtenir que
« le pouvoir temporel des Papes soit anéanti
« pour toujours. » (Rivista de la Maçoneria ita-
liana, t. XII, page 339.)
« La Papauté maudit la Maçonnerie qu'elle
« regarde comme l'inspiratrice... comme le
« véhicule le plus osé de la Révolution. Elle
« a raison, parce que tout ce qu'elle dit est
« vrai. C'est à la Maçonnerie, sinon comme
« organisation, du moins comme esprit vivi-
« ficateur, que Von doit tout, absolument tout
« ce qui s'est accompli, depuis 1859 jusqu'à nos
« jours... pour secouer le joug moral du Va-
« tican. » (Rivista, t. XVIII, p. 114.)
(« Déclaration du Fr.\ M. Bacci, directeur
de la Rivista, le 11 février 1890.)
« En présence de la statue de Giordano
« Bruno, le Fr.\ Bovio déclara de Home au
« monde entier que la Papauté était morte et
« qu'une ère nouvelle commençait.» (Rivista,
t. XXI, pag. 15.)
« Sciara Colonna souffleta le pape Boni-
« face VIII, à Anagni, mais plus cuisant
« a été le soufflet donné à la Papauté par la
« main de bronze de Giordano Bruno. » {lii-
vista, t. XX, p. 130.)
« Déclaration du F.\ Cucurcillo à Rome, le
15 novembre 1898. » (Rivista, t. XIX, p. 210.)
« Le pouvoir temporel du Pape est déjà un
« cadavre putréfié, mais la Papauté veut l'unir
« indissolublement au pouvoir spirituel et à la
« vie du catholicisme.
« Laissons ce cadavre et ce vivant dans leur
« embrassement mortel et nous hâterons le
« jour du triomphe si ardemment désiré.
« La Maçonnerie italienne est la première
« sinon la seule association italienne qui soit
« provoquée à un duel à mort par le Vatican.
« Par ses liens de solidarité avec les quinze
« millions de combattants de l'armée maçon-
« nique, la Maçonneiie italienne se déclare
« prèle pour la lutte et se sent armée puis-
« samment. » (Rivista, t. X, p. 310.)
« Tant que la Papauté ne sera pas expulsée
« de Rome, la franc-maçonnerie ne pourra
« pas proclamer son vrai triomphe». (Rivista,
t. XIX, pag. 217.)
« Déclaration officielle du 'irànd Maître de
la Maçonnerie italienne, faite le premier de
février 1NH2, dans le discours d'ouverture de
l'assemblée législative de la Maçonnerie ita-
talienne. » (Rivista, t. XIII, p. 1888.)
« La Maçonnerie italienne combat et corn-
et battra sans trêve son ennemi éternel, la
« Papauté. »
(Déclaration du F.'. Bacci, du H fé-
vrier 1890: Rivista, XXI, p. 15.)
« La Maçonnerie italienne en face de la Pa-
« pauté qui brandit la croix... et qui prétend
« être la barrière de la révolution et la garan-
« tie de la paix universelle, lui dit :
« Oui / nous voulons la révolution.
«■ A l'Eglise de se défendre, si elle le peut. »
L ACTION MAÇONNIQUE SUR LES LOIS
« Déclaration du G.*. Maître Adriano
« Lemmi, le 2 de mars 1890. » (Rivista, t.
XXI, p. 2.)
« La Maçonnerie ne sert pas les gouverne-
« ments ni ne s'impose à eux, parce qu'elle a
« le pouvoir de créer et de diriger l'opinion
« publique. Et c'est ainsi que, la force irrésis-
<i tible de notre incessante propagande, l'Italie
« a vu ses lois modifie'es et que la réforme des
« œuvres pies s'est accomplie malgré la perfi-
« die et le cri de protestation des évêques. »
« Déclaration du F.-. Bacci, en février
1890. » (Rivista, t. XXI, p. 15.)
« Notre triomphe est démontré... par la po-
« litique religieuse actuelle qui est basée sur
« la formule négative : « L'Eglise libre dans
« l'Etat libre »tpar les lois qui sont rédigées,
« approuvées et promulguées par nos frères,
« pour enlever à l'église le monopole des œuvres
« pies. »
VI
CONFISCATION DES BIENS ECCLÉSIASTIQUES
« Résolutions adoptées par la Maçonnerie
italienne en vue de l'anéantissement de la Pa-
pauté, au congrès maçonnique de Milan, du
28 septembre au 3 octobre 1881, approuvées
par l'assemblée constituante de la Maçonnerie
italienne, du 2 juin 1882. (Rivista, t. XII,
pp. 37-195.)
« L'action maçonnique doit s'essayer avec
« la transformation des œuvres pies.
o 8. Que la Maçonnerie italienne organise
« secrètement les forces libérales du pays.
« 9. Que la Maçonnerie italienne obtienne
du gouvernement italien :
« A. La régularisation du patrimoine ecclé-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
i:n
« siastique, dont la propriété appartient à
« l'Etat. (Thèse soutenue en Belgique par le
« Fiv. Mesdach de Ter Kiele, avocat géné-
« rai à la Cour de Cassation) et dont iadminis-
« (ration appartient aux pouvoirs civils.
« B. L'observance rigoureuse des lois qui
« suppriment les corporations religieuses.
« C. La promulgation de la loi sur les biens
« des corporations religieuses.
« D. L'abolition dans les écoles de toute ac-
« tion religieuse.
« Pour atténuer l'influence malfaisante du
« clergé et des associations cléricales, il n'y a
« qu'un seul moyen efficace à employer : « il
« faut tes dépouiller de tous leurs biens; il faut
« les appauvrir complètement. » (Rivista, t. X.
p. 310.)
« La famille maçonnique doit descendre sur
a le terrain de la politique pour faire valoir son
« influence et celle de ses membres, afin d'obte-
« nir du gouvernement italien, l'abolition de
« ces institutions qui, sous prétexte de culte, ne
« sont que des associations de malfaiteurs... Que
« le gouvernement s'empare enfin de cet im-
« mense patrimoine ecclésiastique qui s'est accu-
€ mule autour des chapitres des cathédrales et
« des églises. » (/livisla, t. XX, p. IL)
VII
LE SATANISME MAÇONNIQUE DÉVOILÉ
« L'édifice social qui croule a besoin d'une
« pierre angulaire. C'est lui qui la posera et
u cette pierre sera sur la terre et non dans les
« deux. Saluez le génie rénovateur, et vous
« tous qui souffrez, lev< z haut vos fronts,
« frères bien-aimés, parce que c'est Lui qui
« arrive, Satan le grand. » (Rivista, t. XI,
p. 263. j Vexilla régis prodeunt in/erni, a dit
le Pape.
« Eh bien, oui ! oui! les étendards du roi de
« l'enfer s'avancent, et il n'y aura plus un
« homme qui ait la conscience d'être tel, qui
« n'aille s'enrôler sous ses étendards, sous
« les étendards de la Maçonnerie. Oui ! oui ! les
« étendards du roi de l'enfer s'avancent parce
« que la Maçonnerie... a le devoir de com-
«< battre, aujourd'hui plus énergiquement que
« jamais, toutes les menées de la réaction
« cléricale. » (Rivista, t. XV, p. 357.)
a Discours du F.*. Jottrand, prononcé le
28 de janvier 1887 (Bulletin du Suprême Con-
seil, N° 30, p. 31).
' Quand nous verrons régner en Maître,
« sous les voûtes de nos temples, le Père de
« tous les sectaires passés, présents et futurs, il
« pourra dire avec son ricanement légen-
« daire :
« Très chers et illustres frères, faites-moi
« la faveur de reconnaître en moi :
Le terme final du progris maçonnique ; le
t parfait sublime Maçon de la fin du xixc siècle.
« Lu Maçonnerie doit pouvoir devenir un Etat
« dans l'Etat, de telle sorte que les rênes de
« la chose publique 86 trouvant dan- les mains
« des francs-maçons, ceux-ci puissent réaliser
« les vœux de leurs frères. » (Rivista, t. X,
p. 4).
VIII
LA MAÇONNERIE MAITUESSE DE L'ÉTAT
« La Maçonnerie italienne a reçu de l'Ila-
« lie la fonction très honorable de sentinelle
« du Vatican; mais quelque flatteuse que
« puisse être cette mission de surveiller les
<> mouvements de l'ennemi, cela ne suffit pas à
« son activité.
« La Maçonnerie éprouve le besoin, elle sent
« la nécessité de changer en celle d'assaillant sa
« fonction d' observateur l » (Rivista, t. XV, p.
124.)
« Déclarations du grand Maître de la Franc-
« Maçonnerie italienne au /<V. Crispi, ministre
« du roi Humbert. » (Rivista, t. XVI, p. 371.)
« Par communiqué officiel, en date du
« 17 février 1886 à Son Excellence le Prési-
« dent du Conseil des ministres dans le
« royaume d'Italie, le grand Maître de la Ma-
« çonnerie lui dit :
« Au nom des francs-maçons italiens, je
« demande au gouvernement qu'en présence
« des graves indices de conspiration cléricale,
« dénoncée par presque toute la presse (ma-
« çonnique comme il est bien entendu), il soit
« fait, sans relard, pleine lumière ou justice
« complète (!)
« En attendant, il est déclaré que les Loges
« maçonniques ne cesseront jamais de main-
« tenir vive et vigilante la conscience pu-
« blique contre les menées du Vatican.
« Le grand Maître de la Maçonnerie-ita-
lienne.
« Adriano Lemmi. »
IX
aduésion du ministre crispi a la politique
de la maçonnerie italienne.
« Au grand Maître de la Maçonnerie ita-
a tienne Adriano Lemmi,
« Rome, 2 mars 1890.
« Très Honorable et Très Puissant F.-. Je
a vous envoie mon salut fraternel. Que le Gr.\
a Architecte de l'Univers vous protège pour
« le bien de la Patrie et de l'humanité.
« François Crispi 33. \ »
(Extrait de la Rivista délia Massonneria
italiana, tome XX, p. 4.
138
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'ÉGLISE CATHOLIQUE
« Qu'ils méditent bien tout ceci ceux qui
ne connaissent pas encore ce qu'est et ce que
veut la Maçonnerie, Maltresse de l'Italie, et
qui, dans les prochaines élections politiques
du 23 novembre, veut envoyer 100 de ses Ma-
çons au parlement pour écorcher totalement
les Italiens. »
Ce coup d'oeil jeté sur les agissements de la
franc-maçonnerie italienne, il faut venir aux
gestes de la franc-maçonnerie française.
Sous l'Empire, elle avait conspiré, selon sa
coutume; au 4 septembre 1870, comme au
24 février 1848, elle avait poussé ses adeptes
au pouvoir souverain ; plus tard, elle avait
inspiré la Commune, et, parmi les horreurs
d'un règne d'environ deux mois, avait mis en
avant tous les points de son programme ; pen-
dant le septennat infirme de Mac-Mahon,plus
audacieuse encore, elle avait agité le pays ;
sous la république des vrais républicains, tous
plus ou moins francs-maçons, c'est elle qui
tient les rênes du gouvernement, qui com-
mande les projets de loi et qui marche, à peu
près sans voile, à la destruction du chris-
tianisme. Avant d'énumérer et de caractéri-
ser les actes, il faut donc recueillir les
paroles.
Pour l'intelligence des textes, une observa-
tion préalable s'impose. La franc-maçonnerie,
il ne faut pas l'oublier, est une société secrète ;
elle n'est pas secrète seulement par la tenue
de ses assemblées, interdites aux profanes,
c'est-à-dire à qui n'est pas maçon ; elle l'est
encore par le langage conventionnel et dissi-
mulé dont elle se sert dans ses discours. Ce
n'est pas elle qui appelle un chat un chat et
le franc-maçon un brigand. Au contraire, le
franc-maçon est l'enfant de la lumière ; il ne
combat que les ténèbres ; il ne revendique
que les immunités nécessaires de l'esprit ; il
ne préconise que les conquêtes de la raison et
les progrès de la science. S'il combat la su-
perstition, il ne vous dit pas que la supersti-
tion pour lui c'est l'Evangile ; s'il déclare la
guerre aux trois infâmes, il ne dit pas que
ces trois infâmes sont, les papes, les évoques
et les prêtres ; s'il prend pour formule: Dieu
et mon droit, il ne vous dit pas que les ini-
tiales de sa formule latine signifient destruc-
tion, matérialisation et règne par la force.
En écartant ces ruses de l'hypocrisie, ce qui
reste, c'est que l'homme est dieu ; ce qu'on
appelle, par un reste de préjugé, sa passion,
n'est que le légitime exercice de son activité
divine. Ce que les vieilles superstitions ap-
pellent la trinité, c'est l'homme complet en
trois termes : le mâle, la femelle et le produit.
Ce qu'elles appellent l'éternelle génération du
Verbe dans le sein de la divinité, ce n'est que
l'acte générateur de l'homme dans le sein de
la femme, perpétuant ainsi jusqu'à l'éternité
l'œuvre divine de la génération humaine.
« Arrière donc, dit le Maçon, prêtres, pas-
teurs, derviches et faquirs ; arrière surtout
vieux papes, dont la main pèse, comme la
main d'un spectre pendant le cauchemar, sur
le cœur de l'humanité, endormie dans les té-
nèbres que vous accumulez par scélératesse
et que vous prolongez par intérêt. Place à
l'aurore qui se lève à l'Orient et fuyez devant le
soleil de la Maçonnerie. Arrière aussi, despotes
et tyrans, qui faites peser sur les peuples le
joug abominable de vos lois, de vos magis-
trats, de votre police et de votre armée. Et
vous, aristocrates, estimez-vous que la nation
se borne à raser vos châteaux, à brûler vos
archives et à se partager vos biens. La répu-
blique démocratique sociale, c'est le régime
de l'avenir; c'est l'âge d'or où l'homme goû-
tera les joies éternelles que les théologiens de
l'obscurantisme prêtent à la divinité.
En 1876, lorsque Broglie et quelques con-
servateurs teintés de catholicisme libéral
avaient entrepris, pour empêcher l'avènement
des opportunistes, une espèce de coup de force,
qu'ils ne soutinrent par aucune mesure, les
adversaires leur reprochèrent de vouloir éta-
blir le gouvernement des curés, reproche qu'ils
repoussèrent, mais dont ils ne méritaient pas
l'honneur. Broglie et consorts vaincus, c'est
aux curés que la franc-maçonnerie voulut
s'en prendre pour se venger des craintes
qu'elle avait conçues et pour assurer son
triomphe. A partir de 1878, retentissent, dans
les Loges, les appels à la lutte contre l'Eglise.
Le franc-maçon pose, comme principe sou-
verain, sa liberté personnelle. Dès qu'une au-
torité se présente, il se croit en cas de légi-
time défense et veut l'anéantir. Dieu étant la
plus gênante des autorités, est le premier
objet de haine du franc-maçon. Le prêtre ca-
tholique est pour lui un ennemi avéré. La li-
berté franc-maçonne exige l'anéantissement
de l'Eglise ; l'égalité réclame la suppression
de tout envoyé de Dieu, et c'est seulement
quand on aura pilé le Pape dans un mor-
tier, qu'il faudra croire la fraternité triom-
phante.
Au convent de 1878, dans le discours of-
ficiel du Grand-Orient de France, le f. Jean
dit : « Les ennemis qui nous barrent la route
ne sont pas encore complètement vaincus ; et
il ne sera pas de trop de tous nos moyens
d'action pour résister aux attaques qu'en ce
moment même leurs chefs méditent de diriger
contre nous. Nous avons inscrit sur notre
bannière: instruction et tolérance; on peut
lire sur la leur : ignorance et fanatisme. La
lutte est aujourd'hui entre les deux dra-
peaux. »
Plus loin, Jean ajoute : « Si, dans les grands
centres, on n'a plus à redouter l'envahissante
cohorte du cléricalisme, il reste quelque
chose à faire dans les campagnes, où, l'igno-
rance aidant, la superstition exerce encore un
grand empire. 11 faut donc compléter l'affran-
chissement et c'est aux Loges de province
qu'incombe cette lourde tâche. »
En 1875, le chef de la bande. Gambetta,
avait dit à la Clémente amitié : « Au moment
où le spectre de la^ réaction menace d'inquié-
ter la France, au moment où les passions ul-
UYliK nUATHK-VIN(iT-(JUATOaZIÈMB
1 39
tramonlaines et les idées rétrogrades livrent
;iss;iut à la société moderne : c'est dan8 le sein
d'une soeiélé laborieuse, progressive, libre et
fraternelle, comme l'est la franc- maçonnerie,
que nous trouvons des consolations et des en-
couragements pour lutter contre les outrages
grossiers faits à nos lois physiques, sans cesse
violées par les ridicules exagérations et les
prétentions sans bornes de l'Eglise. Le fana-
tisme, l'ignorantisme, l'obscurantisme se dé-
chaînent violemment contre nous. 11 faut
soutenir vigoureusement le combat. » —
L'Eglise commande la chasteté ; Gambelta
appelle cela un outrage grossier aux lois phy-
siques ; et il mourra, lui, Gambetla, pour
avoir outragé grossièrement ces lois physi-,
ques, au inépris de la vertu.
En 1884, Desmons, député du Gard, ins-
tallant la Parfaite Union du Nord, s'exprime
plus longuement et dévoile, d'une manière
plus explicite, la haine satanique de la franc-
maçonnerie contre l'Eglise. « Vous naissez,
dit-il, à un moment où la lutte entre la franc-
maçonnerie et son ennemi séculaire est par-
ticulièrement acharnée. Dans l'univers entier
la presse cléricale est déchaînée contre la secte
diabolique. L'anathème et l'excommunication
ne suffisent plus ; des ligues anti-maçon-
niques se constituent... La lutte engagée est
une lutte sans trêve ni merci ; il faut que par-
tout où apparaît Yhomme noir, apparaisse le
franc-maçon ; il faut que partout où il élève
la croix en signe de domination, nous élevions
notre drapeau en signe de liberté.
« L'œuvre ténébreuse des fils de Loyola est
habile. Chaque jour, par de nouveaux efforts,
ils cherchent à envelopper plus étroitement
le monde. Une puissante hiérarchie, les ri-
chesses, une discipline implacable, des con-
naissances étendues, une habileté consommée,
ont fait de l'ordre des Jésuites une puissance
redoutable et lui ont permis de se substituer
à l'Eglise elle-même. Léon XIII continue la
série des papes fainéants sous les jésuites' du
palais. »
Ce que dit là des jésuites, le protestant du
Gard, forme, pour tous ses congénères, une
sorte de lieu commun. Donnons la parole aux
frères :
« Toi, Léon, s'écrie le Gr.*. M.-. Lemmi
dans la fievisla délia Massoneria Italiana, tu
bénis les jésuites et tu maudis les francs-
maçons. Tu nous maudis à cause de nos
crimes et de nos trahisons. A cause de quels
crimes et trahisons? Tu n'en désignes pas et
tu n'en connais peut-être même pas, malgré
ton infaillibilité. Ces crimes, je veux te les
confesser. Nous luttons et nous lutterons éter-
nellement pour la délivrance de l'humanité
de cette obéissance de cadavre que les jé-
suites veulent lui imposer. »
El ailleurs (t. XVII, p. 234 et 291) Lemmi
précise encore davantage : « Tout ce que les
irancs-maçons veulent pour le bien et pour
la cause de la liberté, les jésuites le veulent
pour le mal et pour l'asservissement. C'est
pourquoi le premier devoir des franca maçons
est de s'opposer partout à l'alliance des jé-
suites avec la réaction et de la détruire la ou
elle existe. Pour atteindre ce but, nous de-
vons nous emparer de l'opinion publique et
du gouvernement des peuples.
« Vis-à-vis des tendances du cléricalisme,
le gouvernement a le devoir absolu d'inter-
venir d'office. Plus de tolérance! Liberté pour
tous , les jésuites seuls exceptés ! »
A côté du cri de r.ige du F.*, italien,
écoutez la diatribe non moins cynique d'un
F.*, allemand.
« La franc-maçonnerie, écrit le F.*. Eimer
dans la Freimaurerzeilung , se trouve dans
l'opposition de principes la plus vive avec le
jésuitisme. Ce que chacun d'eux poursuit pour
l'homme et pour l'humanité, est en opposition
flagrante. Les jésuites eux-mêmes, esclaves
d'un supérieur qui joue le rôle d'un Dieu om-
nipotent et omniscient, veulent, selon leur
guise, manier et exploiter les hommes comme
des esclaves sans volonté, veulent, au moyen
deleurs fables biscornues qui s'étendent jusque
dans l'autre vie, au moyen de haine, ana-
thème et bûchers, les réduire à des instru-
ments aveugles et immoraux de leur tyrannie
cléricale: tandis que les francs- maçons tra-
vaillent sans relâche à leur propre perfection
et à l'élévation des autres, que de l'esclavage
et de l'ignorance ils veulent élever à la plus
haute dignité humaine. C'est pourquoi le jé-
suite, dans son action absolutiste, rencontrera
toujours et nécessairement l'action contraire de
l'homme libre, qui ne reconnaît aucune auto-
rité, et tout aussi nécessairement le franc-
maçon trouvera partout où il voudra réaliser
des idées humanitaires un adversaire dans
l'ennemi mortel de ses idées, dans le jésuite. »
Le protestant du Gard, après l'invective
obligée contre les jésuites, montre l'action du
clergé sur le peuple, sur la bourgeoisie, sur
la noblesse, sur les femmes, sur les enfants;
il parle des coopérateurs du clergé, frères en-
seignants, société de Saint-Vincent-de-Paul,
des œuvres des dames patronesses, etc. A son
avis, l'Etat et la commune ne peuvent pas
leur résister. » C'est à nous à intervenir, dit-il,
c'est nous qui devons faire le recrutement de
nos écoles. C'est à nos Loges qu'il appartient
de lutter pied à pied contre la propagande
cléricale, en étudiant les moyens de déve-
lopper nos œuvres laïques d'enseignement. »
Le député insiste sur la nécessité de com-
battre le cléricalisme, nom de guerre du
Christianisme. « Guerre pour guerre, coup
pour coup, dit-il. Quand le guichet de la
caisse nationale sera fermé au prêtre, quand
le fidèle payera son culte suivant l'usage qu'il
en fera, on verra bien sans doute pendant
quelques années une agitation de surface.
Mais laissez tomber ce feu de paille. Montrez
la loi, toute la loi, à ces agitateurs. Demandez
l'impôt du sang avec les autres impôts, et
soyez convaincus qu'avant dix ans, le pro-
verbe sera vrai : « Plus d'argent, plus de
HO
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
curés ! » Et alors, s'il reste des ministres du
culte, gallicans et patriotes, ils enseigneront
une saine morale, une morale laïque, l'amour
de son prochain avec l'amour de la patrie. »
Voilà, faite par ce député franc-maçon,
l'annonce de la suppression du budget des
cultes et de la loi mettant le sac au dos des
curés.
Quelques années auparavant, Emmanuel
Arago avait dit : « Aujourd'hui la légion noire
se dresse devant nous plus arrogaute que
jamais ; elle veut combattre, par tous les
moyens possibles, la Maçonnerie ; dressons-
nous devant cet ennemi qui veut ramener le
monde aux jours de la superstition et faire
revivre un passé que nous avons toujours
combattu. »
L'Eglise est aujourd'hui ce qu'elle était
hier, ce qu'elle sera demain ; elle reste fidèle
au mandat qu'elle a reçu de Jésus-Christ. La
Maçonnerie entend lui opposer le mandat de
corruption naturaliste qu'elle s'est donné;
elle veut l'éradication de l'Evangile.'
« Détruisez tout ce qui reste de foi dans les
âmes et d'autorité dans les sociétés, voilà la
vraie mission que s'arroge la franc-maçon-
nerie ». Ainsi parle rex-33° Adrien Leroux.
Le frère Gounard, grand Orient du Conseil su-
périeur, dans un discours prononcé le 27 dé-
cembre 1884, explique cette mission par ses
visées sur l'histoire. « Pendant de longs siècles
d'enfance morale, l'homme n'a connu, n'a
suivi qu'une impulsion, celle du bien per-
sonnelle l'égoïsme.Deux formes de l'égoïsme,
deux puissances s'imposent au respect, à la
docilité, au culte des groupes humains. Ces
deux puissances sont la force et la ruse. Dans
la tribu primitive, la force fait le chef, la ruse
fait le sorcier. De ces deux puissances, l'une
revendique les corps, l'autre les âmes ; l'une
s'appelant pouvoir temporel, l'autre pouvoir
spirituel. L'histoire nous les montre parfois
s'entre-dévorant; plus souvent ces deux puis-
sances se liguent pour s'assurer la proie com-
mune, tantôt réunies sur une tête unique,
tantôt formant l'alliance des deux glaives. A
une heure aussi, surgit dans l'âme humaine,
se dégageant des limbes de l'animalité, un
sentiment longtemps inconnu, la pitié, qui
ouvre des horizons nouveaux à l'homme.
Dès l'heure où se révèle la pitié, un autel
nouveau s'élève contre l'autel primitif, l'esprit
maçonnique a soufflé sur le monde. Formuler
le programme de la chevalerie naissante, dis-
cipliner ses efforts, tel dut être le but de la
Maçonnerie en s'organisant. A quelles dates,
en quels lieux, sous quelles constitutions appa-
rurent et travaillèrent nos ancêtres? Problème
insoluble ; pour notre œuvre, le mystère fut
toujours une nécessité ; des archives régu-
lières auraient trahi la sainte conspiration. »
De telles idées, pour résumer l'histoire du
genre humain, peuvent passer, à bon droit,
pour des actes de grossière ignorance, de stu-
pides niaiseries. Mais le mot propre y est:
pour qualifier la franc-maçonnerie, il l'ap-
pelle la sainte conspiration qui doit anéan-
tir la force et la ruse, le pouvoir temporel et
le pouvoir spirituel, pour inaugurer le règne
de la pitié.
En novembre 4883, Lanessan, député de
Paris, à l'inauguration de la Loge Y Etoile de
la Haute-Marne, dit : « Le rôle de la franc-
maçonnerie est de travailler d'abord à l'ins-
truction mutuelle de ses membres, et ensuite
à la propagation des connaissances, qui, en
faisant disparaître les croyances et les su-
perstitions, supprimeront la puissance du prêtre
beaucoup plus sûrement que toutes les me-
sures de rigueur dont il pourrait être l'objet. »
Le 23 février 1878, Albert Joly, membre
du Conseil de l'Ordre, député de Seine-et-Oise,
parle à la Loge de Saint-Germain. «Au 4 sep-
tembre, dit-il, la République est arrivée et,
comme ses principes sont les principes de li-
berté et de solidarité professés dans nos Loges,
on s'est dit alors qu'avec la République la
Maçonnerie n'avait plus aucune raison d'être,
qu'on était arrivé à l'idéal de ses aspirations.
Mais lorsque vous voyez se déchaîner la co-
lère de tous les ennemis du progrès, des par-
tisans du cléricalisme, de tous ceux qui cher-
chent à entraver la marche de la république et
que, ni la liberté de penser, ni la liberté
de conscience n'arrêtent ; lorsque vous les voyez
s'acharner contre la Maçonnerie, regardez-les
comme les meilleurs juges de ce qu'elle peut
faire. La Maçonnerie a donc sa raison d'être,
et il est nécessaire que tous les hommes
distingués qui pourraient maintenir ces prin-
cipes et la Maçonnerie elle-même à la tête du
progrès, fassent partie de cette institution. r>
Un peu plus loin, Albert Joly dit encore :
« Pourquoi et par qui les trois dynasties
qui voudraient se disputer la France, sont-
elles unies? Par le cléricalisme. C'est lui avec
son organisation puissante qui les a réunies
et ces trois dynasties se donnent la main pour
courber la France sous le joug de l'Interna-
tionale noire. » La conclusion n'est pas dif-
ficile à deviner.
Le 10 juin 1883, Charles Brun, sénateur
du Var, installant une Loge à Nice, prend
pour thème les travaux de la Loge et conclut
ainsi : « La République a pour ennemis jurés
les despotes et les fanatiques ; elle seule repré-
sente les vrais principes; sa devise est la nô-
tre ; en combattant pour sa défense, nous
combattons le bon combat. »
La guerre à l'Eglise sous prétexte de dé-
fense de la République, identifiée avec la Ma-
çonnerie, voilà la mission que la Maçonnerie
se donne par la voix de ses hérauts. Quelle
est maintenant la philosophie? La franc-
maçonnerie se définit elle-même une institu-
tion philosophique et déclare qu'elle a pour
objet la recherche de la vérité. Y a-t-il donc
une philosophie maçonnique? Non, certes, si
l'on entend par là un système particulier de
philosophie créé par les Loges. Oui, si l'on
veut dire que les Loges ont adopté et propa-
gent certaines doctrines philosophiques. En
LIVRE QUATRE-VIN< I T-QUATORZIÈM E
141
fait et pour l'ordinaire, les francs-maçons ne
sont rien moins que philosophes; ce sont des
gens sans culture intellectuelle, des gobeurs
qui se fourrent sans discernement des noms
de philosophes dans la tête et qui les décla-
ment dans une espèce de sarabande. Le
8 juillet 1875, Littré, qu'il ne faut pas confon-
dre avec les grands ignorants, fut reçu à la
Clémente Amitié; pour son discours de récep-
tion, il exposa le positivisme d'Auguste
Comte, théorie qui déclare incognoscibles Dieu
et l'âme et se borne aux sciences ayant pour
objet la matière. Par ses oublis, le positivisme
n'est donc que le matérialisme. Or, à l'anni-
versaire de la réception de Littré, Jules Ferry,
qui n'est en philosophie que comme un han-
neton dans un tambour, déclara qu'il y avait
affinité intime, secrète, entre la Maçonnerie et
le positivisme. « Et si le positivisme a fait son
entrée dans la Maçonnerie, c'est que la Ma-
çonnerie était depuis longtemps positiviste
sans le savoir. »
Avec des théories où Dieu et l'âme n'ont
pas de place, on devine ce que devient la con-
clusion pratique de la philosophie. Dans le
matérialisme, il n'y a pas de morale, l'idée de
devoir et l'obligation de vertu n'a rien de
commun avec la pure matière. Un membre
du Conseil de l'Ordre, le frère Fleury, dans la
Loge des Philanthropes ou des Filous en
troupe, disait : « La morale n'a pas pour base
les révélations; elle ne s'appuie ni sur les pres-
criptions dogmatiques, ni sur les légendes bi-
bliques ; elle n'est ni mystérieuse, ni divine. La
morale est essentiellement terrestre et laïque;
son indépendance est complète à l'égard de
la divinité. Tout homme la possède en lui;
elle est sa règle de conduite ; elle le guide
vers la sagesse. Pour l'enseigner, point n'est
besoin de la lumière du Sinaï ni des ténèbres
du Golgotha. » — 11 est difficile de rencontrer
une plus aveugle passion et une plus grande in-
cohérence d'idées. En admettant que l'homme
n'ait pas besoin qu'on lui enseigne la mo-
rale, il a besoin qu'on l'aide à la pratiquer ;
s'il n'a pas besoin de secours extérieur,
s'il trouve en lui une pleine suffisance, tout
ce que l'homme fait est moral, ou plutôt il
n'y a pas de morale.
Au chapitre V de la brochure intitulée :
Religion et raison, ce pauvre fou déclare ne
plus vouloir ni religion, ni églises, ni prêtres ;
mais il faut entendre ses raisons: « La répu-
blique s'est implantée dans les cœurs par la
force des choses ; elle a cependant des en-
nemis et, ail premier rang, il faut placer
I h.: lise et la religion. L'Eglise, appuyée par
un clergé audacieux, ne se soutient que grâce
à la crédulité des ignorants, aux miracles et
aux pèlerinages, au culte idolâtre d'une divi-
nité mystique. La religion, appuyée par une
entité mystérieuse, porte chaque jour des défis
à la raison humaine : ici, des abimes que l'es-
prit ne peut, sonder; là, des dogmes que les
ténèbres recouvrent d'une ombre impénéii ,-
ble; ailleurs, L'Immaculée Conception jetée â
la l'are de toutes les mères, comme pour leur
reprocher d'avoir accompli un devoir naturel ;
plus près encore, l'infaillibilité papale qui
défend aux hommes de posséder la vérité, et,
au dessus de tout cela, le Syllabus, déclara-
lion des droit 8 de la religion, qui brave im-
punément liberté, science et raison. Partout
enfin. l'Eglise et la religion jettent le gant à
l'humanité. 11 y a là un orgueil insensé auquel
l'homme ne peut se soumettre; cet orgueil
mène à la démence et la démence est voisine
de l'agonie ; or, plus les dogmes seront or-
gueilleux, plus près ils seront de la tombe.
« L'Eglise, avec le fanatisme et la supers-
tition pour bases, ne peut comprendre la réa-
lité, elle ne l'envisage point. L'Eglise, par la
direction des sentiments, veut conquérir les
cœurs ; il y a péril social. La religion met la
main sur les générations présentes et les gé-
nérations futures ; par son enseignement et
ses doctrines, elle asseoit l'humanité, au profit
de qui? Du Christ, dit-on, être imaginaire.
N'est-ce pas plutôt au profit de son représen-
tant réel effectif, le Pape, dont la domination
absolue, exclusive, se fait sentir jusque dans
ses ramifications les plus infimes. En vertu
du droit d'infaillibilité, le Pape seul possède
la vérité, et l'Eglise envisageant cette vérité,
elle ne peut donc faire cause commune avec
l'erreur; donc la papauté doit gouverner la
terre et l'Eglise diriger les consciences.
« Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à suivre
les étapes de celte prétention au gouvernement
du monde... Aujourd'hui l'Eglise, pour intro-
niser sa foi, ne peut plus élever de bûchers,
le bras séculier lui fait défaut, mais il lui
reste l'enfant, et c'est par son éducation qu'elle
veut lui apprendre que l'homme ne peut se
diriger seul dans la vie, elle lui offre le prêtre
et Dieu (1). » — Nous avons ici l'annonce de
l'école neutre et des lois Ferry ou Ferrand ;
mais qu'a cela de commun avec la morale
philosophique?
A l'inauguration du temple lyonnais, Le
Royer, président du Sénat, démontre la supé-
riorité de la raison sur la foi et proclame que
la foi a vécu, parce qu'elle s'appuie sur le
dogme de la déchéance. Le député Bancel
établit l'identité des principes de la Révolution
française et de la Maçonnerie. Le sénateur,
Laurent Pichat, tire, pour ses funérailles, la
conclusion :
Point de cierges rangés au chœur, en promenoir!
Pas de prèlres autour d'un catafalque noir!
Sur les inursde l'égliseendeuil, pas de croix blan-
ches !
Pas de ces chants latins, rien sur mes quatre
[planches !
Cette philosophie qui a pour objet prétendu
la recherche, et pour objet réel, la fuite de la
(1) La Franc-Maçonnerie, tout la '■'■'■ république, t. I, p. 92.
H2
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE nATHOLIQlT
vérité, ne put aboutir qu'à la négation nni-
\ n -clic, en religion à l'athéisme.
Autrefois, quand les papes et les souverains
Frappaient les docteurs maçonniques comme
coupables d'impiété el de révolte, les Loges
criaient à La calomnie. Pour se justifier, lea
Maçons protestaient de leur amour et de leur
respect pour le grand architecte de l'univers,
ils l'invoquaient pieusement et chantaient en
Loge, comme on chante à l'église, des psaumes
et des oremut. Au fond, le diahle n'y perdait
rien ; tout cet affichage de dévotion ne s'adres-
sait qu'au Dieu inconscient du panthéisme, ou
à l'humanité, personnification du grand Tout.
Dans la réalité, ils ne reconnaissaient, les
francs-maçons, pas d'autre Dieu que l'homme,
non pas l'homme individuel, dans sa passa-
gère existence, mais l'homme dans l'évolu-
tion historique de son espèce. Jusqu'à ces
derniers temps, les Maçons se disaient encore
volontiers spiritualistes, autant du moins que
cela était bon pour engluer des niais. Dans
ces derniers temps, maîtres de la situation,
ces sectaires ont mis de côté le masque de
l'hypocrisie. Une question a été posée solen-
nellement aux Loges françaises, à savoir, si,
dans le sein de ces assemblées, on continue-
rait d'invoquer le dieu du déisme, le grand
architecte de l'Univers. Sur un rapport du
protestant Desmons, il fut déclaré que non.
Le rapporteur fit savoir que cette suppression
de Dieu avait déjà été effectuée à Buenos-
Ayres, en Hongrie, en Italie; que l'invocation
de Dieu, en France, avait été introduite en
18S-9 et qu'il u'y avait pas de raison pour y
tenir. La suppression de Dieu ne devait d'ail-
leurs exciter aucun trouble; au contraire, elle
ouvrait toutes grandes les portes de la franc-
maçonnerie à ceux que pourrait offusquer
le nom de Dieu. Par où l'on voit que la Ma-
çonnerie n'est que l'égout collecteur de l'a-
théisme. La suppression fut en effet votée,
mais sans tumulte, et les Loges d'autres pays
firent schisme avec le Grand-Orient de
France.
Cette suppression de Dieu fit du bruit ; elle
fut remise à l'ordre du jour. Au cours de la
discussion, il fut dit que la profession de foi
ne regardait pas plus la Maçonnerie que n'im-
porte quelle société savante et qu'elle n'avait
pas à faire de déclaration dogmatique. Cet
argument porte à faux. Une société qui s'oc-
cupe de géologie, d'archéologie, d'agriculture
ou de beaux-arts n'a pas besoin de credo en
tête de ses statuts ; mais une société qui s'oc-
cupe de régler entre eux les rapports des
hommes ne peut pas s'en désintéresser, par
cette très simple raison que ces rapports se rè-
glent tout différemment suivant qu'il va un
Dieu ou qu'il n'y en a pas. S'il y a un Dieu,
l'homme, sa créature de prédilection, est un
être sacré pour ses semblables et consacré à
Dieu ; s'il n'y en a point, l'homme n'est qu'un
animal comme les autres, et sa morale n'est
pas autre que celle des animaux. L'homme est
pour l'homme un loup. — En vain, l'on dira
que la Maçonnerie tenant pour l'animalité hu-
iii iine, veut la régler et la brider. C'est un
beau désir, mais où sont les moyens? Ce n'est
pas avec de vaines formules qu'on décide
l'homme à vaincre ses passions. Non moins
vainement, on pourrait prétendre qu'on écarte
Dieu par respect pour la liberté de conscience.
Dieu écarté, la conscience disparai!, ou si le
nom reste, ce n'est qu'une ombre. L'homme
s;ins Dieu est un être sans conscience, s'il est
logique ; et s'il suit son raisonnement jusqu'au
bout, pour se satisfaire, il boira du sang. —
Nous verrons, au surplus, bientôt quel cas
fait la Maçonnerie de la conscience catho-
lique.
Le maire de Valence, vénérable de VHuma-
nitè de la Drame, un nommé Bélat, crut de-
voir justifier cette éradication de Dieu. « Cette
modification, dit-il, n'a été une mesure d'hosti-
lité contre aucune religion, un acte d'agression
contre aucune croyance théologique. Ce n'est
point une innovation perturbatrice des condi-
tions de tolérance, de respect qui nous a ani-
més envers la foi spiritualiste ; ce n'est que
l'affirmation de la liberté de conscience dans ses
conséquences logiques. Et en cela, nous avons
été d'accord avec nos principes, avec les faits ;
il n'y avait pas de milieu en ceci : il fallait ou
supprimer le dogme ou le subir. Tous nos ins-
tincts d'égalité, de liberté, de fraternité nous
criaient qu'il ne fallait pas le subir. » Le bon-
homme ne fait pas étalage d'impiété ; mais il
laisse trop voir son ignorance. Xier Dieu pour
affirmer la liberté de conscience, c'est une
absurdité, la conscience n'étant que l'impres-
sion de Dieu dans nos âmes ; s'il n'y a pas de
Dieu, la notion de conscience est détruite et sa
liberté, ou ce qu'on décore de ce nom men-
teur, n'est plus que la servitude de l'âme sous
le joug des sens : c'est le bestialisme. Sans
doute, il faut supprimer un dogme ou le su-
bir ; du moment que vous l'avez supprimé,
vous n'en faites plus profession ; mais tout ce
que ce nom porte de lumière, de grâce et d'es-
pérance est entraîné dans une même ruine.
C'est à des instincts qu'on en appelle pour
nier Dieu; en effet, il n'y a que des instincts
qui pouvaient donner ce conseil ; la raison
n'est pour rien dans cette négation impie ; et,
ici comme partout, vous ne voyez dans la
franc-maçonnerie que faiblesse d'esprit.
La République maçonnique, opérant sur le
même sujet, vit, dans la négation de Dieu, une
transformation. En mettant Dieu à la porte
des Loges, on pourrait d'autant mieux s'y
réunir pour festoyer, jouer la comédie, parler
charabia et surtout conspirer. C'est tout sim-
ple. Un autre, nommé le père Saint-Léger,
nom prédestiné à la légèreté philosophique,
ouvrant sa'petite bouche, demande : « Qu'est-
ce que l'esprit? je n'en sais rien. Qu'est-ce
que la matière? je l'ignore. Où est Dieu?
Comme chacun de nous le possède en lui, je
l'appelle : la raison. Donc, comme nous
sommes doués de raison et d'une raison ma-
jeure, nous n'avons aucunement bwoin qu'un
LIVIIE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
m
pape, un évoque, un curé, un confesseur,
viennent se placer entre Dieu et nous, et,
sous prétexte d'éclairer notre conscience,
l'empêche d'en recevoir les rayons de la lu-
mière qui nous vient d'en liant. » Une triple
et chaleureuse batterie est tirée en L'honneur
de ce Maçon; mais ces applaudissements
n'expliquent rien. Un homme qui ne sait ce
qu'est l'esprit, ce qu'est la matière, et qui con-
fond Dieu avec la raison, ne peut rien recevoir
d'en haut; il n'emprunte ses illuminations
qu'aux ténèbres d'en bas. C'est un obscuran-
tiste.
D'autres, mieux avisés, un Yves Guyot, un
Dreyfus, félicitent Bradlaugh, l'athée an-
glais, d'avoir, par haine de Dieu, refusé le ser-
ment. Un autre, le frère Gaston, sans y aller
par quatre chemins, met sur le titre d'un li-
vre : Dieu ! voilà r ennemi \ « Car évidemment,
dit-il, Dien u'ayant d'existence que dans l'ima-
gination (admirez cette logique!), Dieu est un
ennemi. 11 est hostile à la nature de l'homme ;
l'humanité peut logiquement le rendre res-
ponsable des malheurs sans nombre qui l'as-
siègent. A. ce titre, elle peut et doit le mau-
dire. » On ne comprend pas bien qu'un Dieu
imaginaire puisse produire tant de maux et
s'attirer tant d'anathèmes. La République ma-
çonnique recommande, au surplus, fortement,
ce vil ramas d'inepties, au troupeau de ses
lecteurs : ces fortes têtes ne goûtent pas Ba-
con, Descartes ouLebnitz; Gaston leur suffit.
Bien obligés! et ces gens-là reprochent aux
catholiques leur servilisme.
Ainsi, d'après les francs-maçons, le premier
devoir des hommes c'est, envers Dieu, la
guerre. Quelle morale peut-on tirer de cet
athéisme ? Tout simplement la morale de l'in-
térêt et du plaisir, la morale des instincts ; une
morale sans base, sans garantie, sans obliga-
tion ; une morale indépendante, humaine,
que chacun se fait a sa guise, et dont la pra-
tique consiste surtout en récriminations contre
l'Eglise catholique. Depuis que les francs-
maçons sont nos maîtres, la presse a été en-
vahie par ce style canaille qui ne sait qu'ou-
trager ce qu'il ne sait pas comprendre. C'est
de celte époque que date le nommé Dieu ou
le ci-devant Dieu, le bondieusardisme et au-
tres fleurs littéraires, écluses au soleil de l'im-
bécillité, seule divinité reconnue etadoréepar
les francs-maçons. Il est difficile de produire
ces ordures; nous en citerons toutefois quel-
ques échantillons.
Kn 1886, Paul Bert, alors résident général
au Tonkin, établit un parallèle entre la mo-
rale franc-maçonne et la morale du clergé :
" Et que sont donc, dit-il, nos détracteurs?
Ce sentiment qu'on nomme le patriotisme leur
est interdit, car ils doivent obéir aveuglrmenlÇî)
a un maître étranger (?), à un homme qui,
quoique de même nature que les autre?, se
prétend infaillible et leur patrie à eux se borne
au po/ais qu'habite cette espèce de demi-
dieu. Et ils nous accusent d'être les ennemis
de la famille, eux qui renoncent complète-
ment à celte famille, à ses joies, à ses affec-
tions 1rs plus douces ; des hommes qui ne vi-
vent que pour eux et pour leur association ;
des hommes qui font terment (?) de tout .sacri-
fier, tOUt pour L'espèce de demi-dieu dont je
parlais tout à L'heure. Et nous sommes accu-
ses d'être les ennemis de la société par ceux
qui prêchent l'abaissement et le renoncement
chez les autres, abaissement et renoncement
qui sont la source de leur richesse, de leur
élévation et de leur puissance. » 11 suffit de
constater ces notions fantastiques ; les réfuter
serait les prendre au sérieux ; l'absurde ne se
réfute pas.
Un autre, Decaudin-Labesse, une des
grandes trompettes de la franc-maçonnerie,
établit que la morale chrétienne est immo-
rale. Les dix commandements de Dieu, pour
ce Chrysoslôme inattendu, c'est la propre for-
mule de l'immoralité. Et la cause de cet
oracle vous ne la devinez pas? Oyez : « Toute
société doit être fondée sur la justice et la li-
berté. Toute religion basée sur la révélation
détruit fatalement la justice et la liberté. » —
Mais comment cela? — « Admettre la révé-
lation, c'est admettre la grâce et la prédesti-
nation, c'est nier le libre arbitre, nier le droit
humain, c'est enlever à l'homme ta liberté
d'agir suivant sa conscience. Admettre que le
sentiment de la justice ne naît dans le cœur
de l'homme que sous l'influence de la grâce,
c'est ,tuer la morale, puisque c'est en nier
l'unité et nier l'innéité de la justice. » — Mais,
grand docteur, si la justice est innée, com-
ment peut-on nous l'enlever, et puisque la
grâce suppose le libre arbitre, comment peut-
elle le détruire?
Un autre, Camille Pellelan, député des
Bouches-du-Rhône, s'égare au détriment des
pèlerinages. Selon ce profond théologien, les
pèlerinages doivent déplaire à Dieu, parce
qu'ils font de la mauvaise musique et parce
qu'ils cornent, aux oreilles du Père Eternel,
des cris désapprouvés par la Constitution. On
n'est pas plus profond.
La République maçonnique, brochant sur le
tout, se moque de Lourdes et de la Saletle.
La Salette est attribuée aux fourberies de
M1" La Merlière ; quant à l'eau de Lourdes,
on lui attribue facétieusemenl la vertu natu-
relle de guérir, par absorption de trois verres,
les constipations les plus invétérées, les rhu-
matismes, les entorses, les cors aux pieds, les
scrofules, les vices du sang, les maladies se-
crètes, les dartres, le choléra. Croyez cela et
buvez de l'eau. — C'est plaisant, mais c'est
une imputation bêle. Ce n'est pas à l'eau de
Lourdes qu'on attribue des vertus curalives
analogues à la vertu connue des eaux de Vi-
chy, de Vais ou de Sauerbrunn ; c'est à l'in-
tercession de la Sainte Vierge, et, sur ce ter-
rain, la facétie n'est pas de mise.
Cependant Floquel, en 1884, proteste contre
l'Encyclique; Clemenceau, Lafont, Songeon,
Filassier, Fromage, protestent contre l'Eglise
votive de Montmartre; pour conclure, la Hé-
144
HISTOIHK UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
publique maçonnique estime le moment venu
de substituer les Maçons aux congrégations re-
ligieuses dans la direction des œuvres de bien-
faisance. Les Maçons vivront aux dépens de
la charité catholique; les pauvres se brosse-
ront le ventre; les religieux et religieuses se-
ront frappé- de proscription ; et : Vive la Hc-
pu h ligue !
Telle morale, tel culte. .Mais ici les francs-
macons se fourrent le doigt dans l'œil jus-
qu'au coude. Satan, dit Terlullien, est le singe
de Dieu; eux, qui se targuent d'être libres-
penseurs, de faire table rase de toute pratique
pieuse, ils viennent, dans leur pratique, tout
bonnement à contrefaire l'Eglise catholique.
Le baptême, la première communion, le ma-
riage, les funérailles, ils ont copié toutes ces
cérémonies; seulement ce rituel qui, dans
l'Eglise, marque les effets des sacrements, le
respect qu'ils méritent et les obligations qu'ils
imposent, chez eux ne marque plus que
l'intention de singer l'Eglise d'une façon gro-
tesque, comme si de ridicules simulacres pou-
vaient attacher leur propre vice à d'augustes
cérémonies. On ne rend pas ridicule tout ce
qu'on ridiculise; en ridiculisant les choses
saintes, c'est soi-même qu'on couvre de ridi-
cule ; et, de plus, on découvre la légèreté de
son caractère ainsi que les défauts de sa vertu.
Voici comment se passe le baptême fran-
maçon. Un poupon, tout habillé de blanc et
ceint d'une large écharpe tricolore, est pré-
senté au maire. Les parents, qui sont des gens
pieux à rebours, demandent, au maire, le
baptême civil ; le maire baptise, non pas
avec de l'eau, mais avec des phrases en l'air.
On chante un cantique civil, bien entendu, et
on revient à la maison en jetant des dragées
à la marmaille. — Le Bulletin de la Grande
Loge ne crut pas devoir admettre ces sima-
grées. « Si la libre-pensée, dit-il, devait à son
tour élever des autels, baptiser, confesser, ma-
rier, administrer, en un mot refaire un culte
et constituer une nouvelle religion, mieux
vaudrait s'en tenir à ce que nous avons et
renoncer à tout jamais à la liberté de cons-
cience. Entre deux erreurs, il n'est pas besoin
de choisir, il faut garder celle que l'on a. »
Dans une autre Loge, à la place du baptême
à l'écharpe tricolore, on substitua une imita-
tion, sacrilège et bouffonne, de baptême ca-
tholique. Au lieu de baptiser dans l'eau, on
baptisait avec du vin. On devenait entant de
la secte en se faisant asperger avec le jus de la
treille. Pendant que l'enfant le recevait en as-
persion, le parrain, la marraine et les assis-
tants, dévots à Bacchus, le prenaient par in-
gestion. Histoire de boire un coup et de faire
acte de religion nouvelle, en buvant chopine.
Ce nouveau rite paraît tout à fait conforme à
la nature maçonne ; d'après ce rituel, on se
sanctifiera en buvant. Les Loges seront bien-
tôt des repaires de saints, selon Falstaf et San-
cho Pança. saints jusque-là inconnus au ca-
lendrier.
Dans la Loge Y Indépendance, le baptême
s'appelle l'adoption. Le parrain et la mar-
raine se déclarent prêts à devenir les tuteurs
naturels de l'enfant, si les parents viennent à
lui manquer; ils lui procureront une éduca-
tion conforme à la saine morale, et, plus lard,
lui laisseront la liberté d'embrasser telle re-
ligion qui lui conviendra. Le vénérable sou-
ligne ce que ces généralités signifient : a Nous
ne voulons pas de cette éducation cléricale,
où l'enfant apprend à aimer l'Eglise avant sa
famille, Home avant la patrie, la théocratie
avant la république. Nous ne voulons pas de
cette éducation qui fausse l'intelligence, vicie
les sentiments nobles, atrophie le cœur et
dispose singulièrement le cerveau au fana-
tisme religieux, la pire des passions. Nous ne
voulons pas, pour nos enfants, et surtout pour
nos petites filles, de cet enseignement dont le
premier chapitre commence dans le coin obs-
cur du confessionnal, et dont l'épilogue mal-
heureusement, hélas ! se déroule trop souvent
sur les bancs de la Cour d'assise ou de la po-
lice correctionnelle. » On voit en quoi con-
sistera, pour l'enfant, la liberté de choisir son
culte, et s'il prend parti, on peut croire qu'il
arrivera plus vite au bagne, à supposer, ce
qu'il faudrait [trouver, que l'Eglise soit l'école
des mauvaises mœurs.
La franc-maçonnerie n'a pas de première
communion; le baptême sous l'espèce du vin,
peut en tenir place. Au mariage, elle n'a pas
davantage la prétention d'administrer un sa-
crement. C'est, dit le vénérable de la Loge de
Boulogne-sur-Seine, « que le mariage reli-
gieux n'est qu'une comédie de pure conve-
nance, qui se joue le plus souvent par respect
humain, hypocritement et avec ostentation,
dans le but d'attirer les curieux, pour briller,
lorsqu'on est assez riche pour payer large-
ment tous les décors d'une mise en scène qui
ne laisse rien de durable au souvenir des
époux; — tandis que la franc-maçonnerie
remplace avantageusement les momeries inu-
tiles du prêtre, en enseignant la pure morale,
l'amour du bien, du vrai et du juste, en leur
apprenant que la pratique de la vertu seule
sanctifiera leur union ». Les idées francs-
maçonnes sur le mariage chrétien n'ont pas
besoin de se discuter ici ; mais il ne suffit pas
d'inculquer, aux époux, des principes de sa-
gesse, pour qu'ils se fassent un devoir de les
observer, la franc-maçonnerie oublie que pour
rendre l'homme vertueux, Ja parole ne suffit
pas; il faut des secours extérieurs qui nous
prémunissent contre nos faiblesses, nous re-
lèvent de nos chutes et nous élèvent aux dif-
ficiles sommets de la perfection.
Les francs-maçons, confondant les acces-
soires avec le principal, veulent au mariage,
purement civil, la musique, la danse et les
bons fricolages. Des mairies, ils veulent faire
des cathédrales civiles, avec annexe des tables
d'hôtes. Un des leurs a répondu à ces
émules de Gargantua :
« Si vous considérez le mariage comme un
sacrement, autrement comme une union éter-
UVUK QUATRK'VINGT-Q0AT0R21ÊME
143
nelle bénie des cieux, avec toutes sorte! «le
personnages surnaturels qui planent au-des-
sus, votre musique devient superbe ; elle em-
porte votre rêve dans les colonnes, au delà
des voûtes, dans je ne sais quel empyrée où
foisonnent les mystères. i\lais I,-, jour où le
mariage n'est plus qu'un contrat par lequel
un homme et une femme s'engagent à vivre
ensemble, à faire des enfants et à joindre le
produit de la ferme de l'un aux fruits du tra-
vail de l'autre, je vous demande un peu s'il y
a là matière à chanter.
« Je ne vois pas de raisons pour faire de la
musique à ce contrat-là plutôt qu'à tout autre :
et cela est tout aussi bouffon que si je faisais
venir un ténor chez le notaire pour y célébrer
une vente de bois.
« Un tas de gens, prenant le cadre pour le
tableau, cherchent ainsi naïvement à rempla-
cer ce qu'ils ont de'truit. Impossible de leur
faire comprendre qu'on ne remplace une reli-
gion que par une autre. Or, ils n'en veulent
plus d'aucune sorte ; donc, ils ne peuvent
garder ce qui la constitue. La divinité n'est
pas une simple affaire de manteau.
« Il y a dans l'humanité des sentiments qui
peuvent donner lieu à des spectacles émou-
vants. Le sentiment de patrie, par exemple.
C'est pourquoi nos cœurs peuvent tressaillir
dans de grandes fêtes militaires ou pa-
triotiques, à une remise de drapeaux au
14 juillet, etc. La musique alors nous saisit.
Mais la musique qui salue M. Lucien au mo-
ment où il va entrer dans la chambre de
M"* Antoinette, ne saurait être qu'une mu-
sique d'opérette.
« Il est déjà assez plaisant qu'on me con-
voque à cette aventure, qui m'est totalement
indifférente, sans me forcer encore à des épi-
thalames.
« 11 y a des choses dont il faut prendre son
parti. Le mariage dépourvu de tout caractère
sacré est un arrangement comme un autre.
La loi y met sa sanction dans un simple but
d'organisation, afin de se reconnaître dans les
enfants, et afin que la justice préside aux hé-
ritages. Cela est sérieux, non imposant. C'est,
en réalité, une pure formalité administrative.
« Nous sommes extraordinaires. Nous vou-
lons et nous ne voulons pas. Nous admettons
la chose, non les conséquences de la chose.
Nous chassons Dieu du ciel ; nous ne voulons
plus d'âme ni d'autre vie; nous bafouons les
prêtres et les cultes ; nous ne croyons qu'à la
matière, force inconsciente. Puis, quand tout
cela est convenu, quand l'édifice est renversé,
quand il n'y a [dus rien, nous conservons avec
le plus grand soin toutes les poésies et toutes
les morales qu'ont enfantées les croyances que
nous avons tuées ; et nous disons très sérieu-
sement : « Ah ! non, il faudrait aviser à gar-
der tout cela. »
" Calino n'était pas plus stupide le jour où,
démolissant tes murs de sa maison, il parut
tout étonné que le toit lui tombât sur la tête. »
Au dé. lient, la franc-maçonnerie
/. XV.
conduit ses défunts de la maison mortuaire
au champ du repos, sans passer par l'Eglise.
Au mariage, elle offre, en perspective, le di-
vorce ; à l'agonie, elle n'offre aucune consola-
tion, et ne vous promet que le ne'ant : c'est
pire que l'enfer. En revanche, elle débite, sur
lu fosse, force discours. Là, en présence de
ce cadavre, qui demain n'aura plus de nom
dans aucune langue, elle exalte avec em-
phase les souvenirs d'un passé qui n'est plus.
Ces emphases et ces poses sur un cercueil,
celte idée de parader en louant un mort,
choque toutes les délicatesses. Mais que dire,
quand on enterre l'homme de peu, le vulgaire
épicier ou le marchand de pommes de terre
frites? C'est la mort sans phrase, mais dans
sa simplicité, quelle horreur et surtout quel
contre-sens, ltien pour assister dans les affres
du trépas; rien pour nous réjouir en entrant
dans l'éternité.
La stratégie maçonnique concentre ses ef-
forts sur l'instruction populaire. Ce qu'il faut
à la secte, ce n'est pas le paysan d'autrefois,
peu frotté d'instruction, mais austère et noble,
portant sur son front le rayonnement de l'hon-
neur et dans son regard la fierté du courage.
Ce qu'il lui faut, c'est que le fils de ce paysan
devienne un électeur obtus et d'autant plus
fidèle ; et, pour le rendre tel, on se servira de
l'école, des journaux et de la caserne. Dans
ce but, la franc-maçonnerie célèbre très fort
les bienfaits de 8'J en faveur de l'instruction
et promet d'assigner, aux femmes, dans la
société moderne, un grand rôle. Puis, pour
devenir plus pratique, elle considère l'instruc-
tion primaire comme la panacée universelle.
L'alphibet a des vertus nutritives ; le livre de
lecture, c'est la révélation nouvelle. Avec les
éléments des connaissances humaines, on veut
guérir tous les maux de l'humanité. De l'édu-
cation, vous n'en entendez plus parler. La
morale naturelle, instinctive, doit suffire à la
règle des mœurs ; cette règle, on la connaîtra
assez par la physique ou par l'astronomie.
Comment la cosmographie, la chimie, la phy-
sique peuvent enseigner à l'homme ses droits
et ses devoirs, ce n'est peut-être pas faede à
saisir. Depuis quand la grammaire enseigne-
t- elle le respect des parents et des faibles?
Depuis quand apprend-on à devenir humble
par la géographie, chaste par l'arithmétique,
laborieux par la géologie, économe par la
mécanique. Ce qui met le comble à l'absur-
dité, c'est qu'on obtiendra toutes ces vertus
par l'instruction élémentaire. Encore que
l'instruction supérieure développe seulement
les facultés, mais sans les rectifier ni les sou-
tenir moralement, on pourrait au moins pré-
tendre que l'enseignement supérieur initie à
la connaissance des causes et amène à la no-
tion des destinées. Avec l'infirmité d'esprit
qui la caractérise, la franc-maçonnerie se
préoccupe fort peu d'objections ; elle s'en va
à l'aveugle à son œuvre scolaire, imaginée
surtout comme une œuvre anti-chrétienne,
excellente surtout pour détruire.
10
146
HISTOIHK UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLK.'l l
Dèi L866, lesTirard, Delattre, Georges Cou-
Ion, Elouxelle avaient posé la question des droits
el devoirs du père en matière d'instruction.
Suivant eux, le père devait simplement s'oc-
cuper de l'évolution des facultés de l'enfant,
suis lui imposer un objet. Gomment cela peut-
il se faire, on ne le voit pas bien. Que l'ins-
truction soit religieuse ou anli-religieuse, elle
dispose également de l'enfant, mais en sens
contraire; que si elle supprime la religion
sans la remplacer, faire le vide est une ma-
nière de religion, c'est la religion du néant,
celle qui, dit-on, assure l'indépendance d'es-
prit, mais qui, dans la réalité, ne fait que des
esclaves. Les francs-maçons tombèrent d'ac-
cord que le père devait enseigner la morale
et laisser à l'enfant le choix de sa religion.
En 1883, le frère Galopin réclame le con-
cours des femmes pour forcer les bastilles du
cléricalisme. « Il est de toute nécessité, dit-il,
que la femme cesse 6es visites à l'Eglise et
qu'elle ne subisse pas plus longtemps l'in-
fluence du prêtre, dont les efforts constants
tendent à fausser son intelligence pour la plus
grande gloire de Dieu et la prospérité de la
caisse. Il faut que la femme nous appartienne en-
tièrement et par l'esprit et par le cœur. Plus de
baptême ; plus de confession ; plus île com-
munion ; plus de mariage religieux, plus
d'eau bénite à la mort : Voilà les bastilles à
prendre. » A celuidà, nous ne saurions re-
procher l'hypocrisie. La suppression pratique
du catholicisme par les femmes, voilà l'objec-
tif de la secte.
En 1884, le pasteur protestant, Jules Steeg,
député de la Gironde, oppose, à l'esprit sa-
cerdotal, l'esprit laïque. « Lorsque l'élément
laïque sera partout installé, nous aurons de
vrais citoyens, qui ne peuvent être ain-i
que formés par des hommes comprenant les
charges qui incombent à la nature humaine. »
Des hommes qui ne connaissent pas les charges
qui incombent à leur nature, on se demande
s'il y en a et où ils résident ; mais sous ce
charabia vous devinez la pensée : Plus de
prêtres nulle part, c'est une autre façon de se
débarrasserdu christianisme.»
En 1877, chez les Trinosophes de Bercy,
Camille Pelletan revient à l'éternel fémi-
nisme et veut apprendre à la femme où est le
serpent qu'elle doit écraser. Ce serpent, c'est
l'Evangile de Jésus-Christ ; mais, si vous
l'ôtez, pour cette fois, la femme sera recon-
quise par le serpent. En exemple, je puis
citer, Maria Devaismes, reçue franc-maçonne
par les libres-penseurs du Pecq : c'est une
furie, et jamais Tisiphone n'a balancé sur sa
tète une plus belle collection de vipères.
Louise Michel ne parait pas, non plus, un ré-
pertoire de belle humeur.
En 1879, à l'Orient de Paris, un certain
Fleury déclame longuement contre les dan-
gers de l'éducation religieuse. « C'est l'Eglise
qu'il faut supprimer, dit-il ; c'est son in-
fluence pernicieuse qu'il faut faire disparaître
de l'école et de la famille : rallions-nous donc
à la laïcité la plus absolue en malien: d
seignement. Trois choses -ont nécessaii
1° donner aux enfants une, forte éducation,
basée sur une morale dégagée de toute i<lec
religieuse; 2° détruire l'influence démoralna-
trice du clergé dans L'enseignement ; 3° choi-
sir des maîtres laïques capables de former des
citoyens civils, sachant discerner le bien d'avec
le mal, le juste d'avec l'injuste, des travailleurs
infatigables, pour le triomphe d'une morale
et d'une vérité humaines. » Si ce déclamateur
s'imagine que le prêtre n'a pas le discerne-
ment du juste et du bien, il est superflu de le
lui prouver. Des adversaires de cette force ne
méritent que le dédain.
A partir de celte époque tous les francs-
maçons se ruent contre l'enseignement chré-
tien. En 1883, Floquet, savant comme un
âne, ose flétrir les gouvernements monar-
chiques, qui n'ont rien fait pour l'instruction
du peuple. Gatioeau, député de l'Eure, pro-
clame que la Révolution est la première ins-
titutrice du peuple français; Georges Martin,
dit Bâton, ajoute qu'elle est la première pro-
tectrice des orphelins. Saint Vincent de Paul
passe à l'état d'èlre mythique. Hérédia, Tier-
sot, Nadaud, Thulié, et autres grandes lu-
mières du xixe siècle, font appel à toutes les
Loges pour faire revendiquer partout l'instruc-
tion gratuite, obligatoire et laïque. Le franc-
maçon Ferry, qui empaume ce projet ; Na-
quet, Leroyer et Floquet, qui le soutiennent,
doivent leurs emplois et leur célébrité à la re-
connaissance de la Maçonnerie.
Voici comment s'en exprime la Loge de
Toulouse. « Au F.*. Jules Ferry, ministre de
l'instruction publique. La franc-maçonnerie
toulousaine nous délègue pour vous apporter
l'expression des sentiments qu'elle professe à
l'égard d'un ministre de la république qui
soutient, avec un courage persistant, une lutte
difficile, contre les éternels ennemis de l'ordre
civil. La franc maçonnerie ne saurait ou-
blier que le ministre de l'instruction publique
est un de ses fils les plus distingués. Elle vous
soutiendra dans la lutte que vous avez entre-
prise, par tous les moyens qui sont en son
pouvoir; car elle comprend que, puisqu'on
ne croit pas devoir appliquer aux jésuites une
loi non abrogée, il est urgent, du moins, d'ar-
racher à leurs étreintes la jeunesse française.
Veuillez dire au gouvernement que, pour cette
question, la franc-maçonnerie est avec lui. »
La franc-maçonnerie écrit comme une vache
espagnole ; mais elle ne dissimule pas beau-
coup ses sentiments.
De ces extraits, il résulte que la franc-ma-
çonnerie est, contre la religion révélée et
contre l'Eglise, en état de conspiration per-
manente. Des textes plus explicites encore
confirment cette conclusion.
Le maire de Valence, dans un convent so-
lennel, célébrant la Maçonnerie, s'exalte jus-
qu'à dire : « Où trouverez-vous, pour des
hommes faits, une pareille école de progrès,
une semblable diffusion de lumière? Sera-ce
LlV'ltc QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
147
dans l'enseignement religieux? Les temples
catholiques, protestants ou Israélites, mais
c'est contre eux précisément, c'eal contre l'oeuvre
tacerdotale <lc tous las temps et t(e tous les paye
que la franc-maçonnerie s'est fondée ; c'est
contre eux qu'elle livre ces combats séculaires
qui ont fait gagner au progrès, réfugié sous
nos bannières, tout cet espace de champ et de
soleil où il se déploie et s'étend aujourd'hui.
Emprisonner, pétrifier l'esprit humain dans
un enseignement dogmatique immuable; le
subordonner à une caste sacerdotale, voilà le
résultat contre lequel s'indigne et s'élève la
franc-maçonnerie. La franc-maçonnerie, elle,
n'a pas de croyances et de systèmes offi-
ciels (1) ». On ne peut pas dire plus crûment
que la Maçonnerie est ridiculement hostile à
l'Eglise et à la religion, et ces gens s'excla-
ment lorsqu'on leur reproche d'être les en-
nemis du Christianisme. C'est le comble de la
déraison, de l'hypocrisie ou de la naïveté.
Colfavru, parlant à l'Orient de Versailles en
1884, est tout aussi décidé et plus chaud en-
core : « Oui, dit-il, nos adversaires, les im-
placables ennemis de la raison et de la cons-
cience humaine, ont raison de dénoncer notre
institution comme une puissance qui menace
et poursuit leur abominable» domination ; nous
sommes, en effet, les disciples de ce libéra-
teur qu'on appelle la science (il faut dire libé-
ratrice) et qui, le front couronné de lumière,
va, dans les horribles ténèbres d'ignorance et
de fanatisme, porter la bonne nouvelle, la vé-
rité. C'est là notre devise, qui excite jusqu'au
vertige les haines cléricales, et qui détermine
chaque jour ces appels furieux à la persécu-
tion, ces débordements de calomnies et d'in-
jures, auxquels nous nous sommes trop long-
temps bornés de ne répondre que par le
dé'lain. La franc-maçonnerie aura à combattre
tant que le dernier soldat du cléricalisme ne
sera pas désarmé. »
A propos de l'instfillation d'une nouvelle
Loge, Delattre s'écrie à son tour : « C'est
l'avant-garde qui a pour tâche de secouer les
vieilles tapisseries des superstitions et de faire
envoler les préjugés ».
Vingt autres, Margaine, Dutailly, Achard,
Faure, Beauquier, liochefort sassent et ressas-
sent les mêmes anathèmes contre Jésus-Christ
et son Evangile. L'un d'eux et pas le moins
pervers, Félix P.yat, fils d'un prêtre jureur,
tout en faisant chorus à ce débordement de
passions, fait pourtant observer que la Ma-
çonnerie n'est qu'une petite église, une cha-
pelle basse, mesquine, sombre, jalouse, aris-
tocratique comme l'ancien paganisme. Quel-
ques traits de bon sens échappent à cet
énergumène. « Le Christianisme, dit-il, ad-
met du moins les faibles, la femme et
l'enfant. La franc-maçonnerie les exclut...
moitié, trois quarts du genre humain.
» Le Christianisme appelle tout le monde,
baptise le premier venu. La Maçonnerie n'ap-
pelle personne, elle éprouve qui l'offre... elle
ëxceptâ..< elle ne veut gue le fort,
« Le Christianisme n'a ni juifs, ui gentils,
ne reconnaît '/<<<■ des frères* La Maçonnerie ne
reconnaît que l'élu.
« Le Christianisme veut le secours au pro-
chain, même samaritain. La Maçonnerie le
résen e au Maçon.
« Le Christianisme veut l'épée au fourreau
et la lumière sur le boisseau... le sermon sur
la montagne, le verbe prêché au peuple. La
Maçonnerie veut le temple clos, portes et fe-
nêtres bouchées et gardées.
« Quand l'esprit unitaire de la race sémi-
tique substitua l'idée chrétienne au poly-
théisme païen, il y avait autant d'ennemis que
d'hommes, autant d'hommes que de dieux !
Variété, haine et luttes d'individus, de castes,
de races. Le Christianisme trouva, à la porte
de chaque temple, des profanes, des parias,
des exclus. Chaque peuple avait son dieu
propre, excluant tout autre peuple de son
rite ; l'étranger était maudit.
« Le Christianisme, et ce fut là son progrès,
son succès, dit alors : « Il n'y a point d'étran-
gers, ni Grecs, ni Romains. Il n'y a que des
hommes en Dieu. Il élargit le temple. »
Félix Pyat a compris. Le Christianisme est
catholique; la franc-maçonnerie est une secte
fermée, qui ne vit que de haine et ne tra-
vaille qu'à la destruction. Autrement, elle n'a
ni symbole, ni culte, ni prêtres ; ses adeptes
sont des conjurés, et le fait que des politiciens
soient francs-maçons, cela veut dire que ces
sectaires mettent la puissance publique au
service de leur imbécile fanatisme.
Les faits vont en fournir de trop tristes
exemples. — En attendant, l'histoire doit
s'étonner du cynisme de ces gens-là dans la
contradiction. Francs-maçons, ils constituent
une société secrète qui tombe sous le coup de
la loi ; hommes politiques, ils amnistient na-
turellement leur délit de société secrète, et,
en même temps, ils frappent de mort les as-
sociations, non pas secrètes, mais autorisées
ou non, en tout cas légales, qui, par motif de
religion, se dévouent au bien de la pauvre
humanité. Deux poids et deux mesures, ou
plutôt contradiction cynique et politique cri-
minelle qui doit bien, un jour, succomber
sous les représailles de la foi et de la cons-
cience, de la probité et de l'honneur.
i oiiiiiioiiI h- judaïsme se joint à la l'ranc-
■ii.'tcoiiiH-ric pour persérulor Cl^lise ca-
tholique.
« Le monde, dit le premier ministre de
la Grande-Bretagne, Benjamin Disraeli, le
'1, La Franc-Maçonnerie sous la troisième Hnpublique, t. II, p. 61.
148
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
monde est gouverna par de ton l autres per-
sonnages que ne se l'imaginent ceux dont
l'œil ne plonge pas dans les coulisses... Cette
diplomatie mystérieuse de la Russie, qui est
la terreur de l'Europe occidentale, est orga-
nise par les Juifs et ils en sont les principaux
agents... Cette puissante révolution qui, ac-
tuellement rréme, se prépare et se brasse en
Allemagne, où elle sera de fait une réforme
plus conside'rable que la première, et dont
l'Angleterre sait encore si peu de chose, se
développe tout entière sous les auspices du
juif. » Ce que Disraeli assure de l'Allemagne
et de la Russie, est encore plus vrai de la
France. La franc-maçonnerie fournit les sol-
dats de la Révolution anti-chrétienne; le ju-
daïsme fournit les chefs et les plans de cam-
pagne. Vers la lin de l'empire, les chefs de
cette conspiration judéo-maçonne ourdissaient
déjà leurs complots ; depuis sa chute, ils
poussent le mouvement à toute extrémité et
la destruction à tous les attentats. Nous con-
naîtrons exactement les dessous de l'histoire
si nous parvenons à comprendre ce qu'est le
judaïsme moderne, en quoi il diffère du mo-
saïsme, quelles sont ses sources d'enseigne-
ment et ses doctrines, par quels principes il
motive ses attaques à l'ordre chrétien, avec
quelles armes il les accomplit, vers quel avenir
il pousse les peuples européens dépouillés de
l'Evangile. Il n'y a pas, dans l'état présent,
de plus grave question.
Cette question embrasse, au surplus, l'en-
semble de l'histoire. Après le déluge, quand
les familles patriarcales se corrompent, quand
les empires naissants se précipitent dans l'ido-
lâtrie, Dieu se choisit, parmi tous les peuples,
un peuple qu'il charge de garder le symbole
primitif de l'humanité et de préparer l'avène-
ment du Messie. Quand paraît le Sauveur des
hommes, les juifs charnels le méconnaissent
et le crucifient ; en punition de ce déicide, ils
sont frappés momentanément de réprobation
et les Gentils entrent dans l'Eglise pour oc-
cuper la place offerte aux aveugles enfants de
la Synagogue. Tant que durera cette répro-
bation des juifs, les juifs sont les ennemis
acharnés des peuples chrétiens ; ils travaillent
à les résoudre, à les tromper et à les abattre.
A la fin, ils croiront au Dieu qu'ils ont cru-
cifié. En attendant cette révolution des des-
tinées humaines, le fils de Sem, le juif, est
envers les autres fils de Noé, à l'état de
perpétuel conflit. Ce combat forme un des
grands aspects de l'histoire.
Le rêve du Sémite, dit Edouard Drumont,
sa pensée fixe a été constamment de réduire
l'Aryen en servage, de le mettre à la glèhe. 11
a essayé d'arriver à ce but par la guerre.
Annibal, qui campa sous les murs de Rome,
fut bien près de réussir. Abdérame, qui, maître
de l'Espagne, arriva jusqu'à Poitiers, put es-
pérer que l'Europe allait lui appartenir.
Mahomet, qui prit Constantinople. et encore
plus ses successeurs, purent caresser le même
rêve. Aujourd'hui, le lémitisme se croit sûr
de la victoire. Ce n'est plus le Carthaginois ou
le Sarrazin qui conduit le mouvement, c'est
le juif; il a remplacé la violence par la ruse.
A l'invasion bruyante a succélé l'envahisse-
ment silencieux, progressif, lent. Plus de
hordes armées, annonçant leur arrivée par
des cris. Rien de bruial ; mais une sorte .de
prise de possession douce, une manière insi-
nuante de chasser les indigènes de leurs mai-
sons, de leurs emplois, une façon moelleuse
de les dépouiller de leurs biens d'abord, puis
de leurs traditions, de leurs moeurs et enfin
de leur religion. Ce dernier point, je crois,
sera la pierre d'achoppement (1).
Qu'est-ce que le judaïsme? — Les chrétiens
croient généralemenj que la Bible contient la
règle de foi des juifs et que les juifs sont les
fidèles de l'Ancien Testament.. Les Juifs n'ont
pas négligé d'accréditer cette erreur. Plu-
sieurs petits ouvrages ont été rédigés à cette
fin ; le plus adroit est celui du rabbin Léon de
Modène, Cérémonies et coutumes qui s'observent
aujourd'hui chez les juifs ; une traduction en
a été faite à Paris, en 1674, par Richard
Simon. On y cite souvent l'Ecriture Sainte ;
on insiste habilement sur le côté biblique du
judaïsme, sur les prières ostensibles, sans en
révéler la gnose, toujours connue des fidèles ;
on appuie sur les pratiques de la bienfaisance
judaïque, sur la poésie des usages de la Syna-
gogue. Les chrétiens, même savants, s'y sont
laissés prendre. Richard Simon, quoique
prêtre, et peu naïf, s'étonne que les chrétiens
et les juifs n'aient pas toujours vécu dans les
rapports de la plus intime parenté. La reli-
gion des juifs, dit-il, a les mêmes principes
que la religion chrétienne, presque les mêmes
prières, la même fête hebdomadaire en mé-
moire du repos de Dieu et tant de rubriques
semblables dans les offices et tant de rapports
dans les bénédictions! Simon observe encore
que les juifs sont très recueillis au service
divin, très charitables envers les pauvres, très
pénitents ; qu'ils pratiquent généreusement le
pardon des injures, qu'ils font l'examen de
conscience avec une édifiante rigueur. Simon
va jusqu'à regretter que les grandes usures
qu'on leur permettait dans l'intérêt public,
les aient rendus si puissants qu'on ait été
obligé de les détruire.
Léon de Modène a eu d'autres imitateurs et
ceux-ci ne se sont pas fait faute de dire nette-
ment que le christianisme n'est qu'une secte
du mosaïsme, auquel il a emprunté sa mo-
rale, en la chargeant de superstitions. Le ré-
dacteur de Y Almanach Israélite pour 1859,
nous parait aussi naïf que Richard Simon,
sauf qu'il n'attribue qu'au fanatisme du
Moyen-Age, les anciennes disgrâces des
juifs. Après avoir donné un précis de la re-
ligion juive qu'il paraît réduire à une sorte
de théophilanlhropie : « On vient de voir,
[%) La France juive, t. I, p. 7.
LIYItK QUATRE-VINGT QU \ TnitZILMI
M!)
dit-il, ce qui constitue ta croyance des juifs.
A part ce qui concerne- les mystères et le
Messie, qui, pour les juifs, n'est pas venu, en
quoi celte croyance diffère- t-e lie de celle des
c.'i retiens? Et lorsque la croyance est à peu près
identique, pourquoi la fraternité ne réunirail-
elle pas les enfants d'un môme père? La mo-
rale des juifs est celle que le christianisme
leur a empruntée.. »
Si le rédacteur de YAlmanach veut consi-
dérer que, pour les chrétiens, le Messie est
venu, accomplissant et complétant la loi de
Moïse, en l'enlevant de la pierre où elle était
tracée, pour l'inscrire, radieuse et immortelle,
dans les cœurs, il avouera que la croyance
de° juifs et des chrétiens n'est pas à peu près
identique. Quant à la morale, les chrétiens
ne l'ont pas empruntée des juifs : on n'em-
prunte pas ce que l'on possède. La morale des
livres Saints, conservés non possédés par la Sy-
nagogue ancienne, était, dès l'origine, le bien
propre de l'Eglise. L'épouse du Christ l'a
reçue des mains divines et communiquée à
ses enfants avec toutes les lumières dont le
Sauveur l'a revêtue, lumières que la Syna-
gogue, jadis aveugle et infidèle, et mainte-
nant répudiée, ne vit et ne goûta jamais. Loin
donc que le Christianisme soit une pièce dé-
tachée du mosaïsme, il est le mosaïsme lui-
même, mais ramené à sa pureté et, en même
temps, complété, suivant les promesses di-
vines, par l'avènement du Messie. C'est la
même Eglise. « Nous pouvons, depuis notre
souverain Pontife, dit Bossuet, remonter sans
interruption jusqu'à saint Pierre, établi par
Jésus-Christ, d'où, en reprenant les Pontifes
de la loi, on va jusqu'à Aaron et Moïse, et de
là jusqu'aux patriarches, jusqu'à l'origine du
monde. » « Et le judaïsme actuel, ajoute Louis
Veuillot, loin d'être le judaïsme biblique ou
la religion de Moïse, n'est, à son origine,
qu'une hérésie de cette religion véritable,
l'hérésie pharhaïque, laquelle s'entêtant et
s'enfonçant de plus en plus dans ses or-
gueilleuses ténèbres, a fini, comme toutes les
hérésies, par devenir une négation radicale
de la vérité dont elle s'est emparée. Elle se
nomme quelquefois le mosaïsme, elle n'y a
aucun droit ; on le nomme le judaïsme et ce
n'est pas encore son nom ; elle doit porter un
nom plus nouveau, celui du code relative-
ment moderne où s'entasse l'amas confus de
ses opinions souvent incompiéhensibles et
contradictoires ; c'est le thalmudisme (1) ».
Les juifs actuels sont les schismatiques et
les hérétiques de l'ancienne loi. Leurs an-
cêtres, race dure, au cœur incirconcis dans
toute la durée de leur carrière nationale,
n'ont guère fait que prolester contre la loi de
Moïse. Au désert ils regrettaient les oignons
d'Egypte et adoraient le veau d'or, le seul
Dieu qu'ils aient conservé. Au temps des
juges et des rois vous les voyez sans cesse en
révolte contre l'autorité de Dieu et contre sa
loi sainle. Les mauvaises ihOBUrs les attirent,
l'idolâtrie les entraîne ; ils désertent le temple
ou n'y apportent qu'un hommage impur ; ils
montent aux hauts lieux et si; cachent,, pour
leurs orgies, dans 'les bois soi-disant sacrés.
En vains les pontifes élèvent la voix ; en vain
les prophètes font retentir les anathèmes. Jé-
rusalem tue les prophètes et lapide les envoyés
de Dieu. D'un coup de sifflet, Jéhovah fait
venir, contre la nation prévaricatrice et la
race apostate, les exécuteurs de ses ven-
geances. La famine, la peste, la guerre, la
transportation à Dabylone ne guérissent pas
ceux que la vertu n'a pu garder, ceux que la
vérité n'a pu retenir. Quand vient l'ange du
Nouveau Testament, ils le tuent, et récla-
ment que son sang retombe sur eux de géné-
ration en génération. Cette race maudite voit
détruire son temple, exterminer ou disperser
ses enfants : elle s'aveugle et s'obstine de plus
en plus. Désormais, comme les protestants, ils
protestent contre la parole de Dieu en pré-
tendant l'interpréter, et leur protestation
s'étendant à la loi de Moïse aussi bien qu'à
la loi de Jésus-Christ, n'aboutit logiquement
qu'à une négation. En fait, les juifs nient
Moïse comme ils nient Jésus-Christ, ils
auraient trouvé Jésus-Christ s'ils étaient
restés fidèles à Moïse ; c'est parce qu'ils
ont corrompu, altéré, défiguré l'ancienne
alliance, qu'ils se sont refusés à contracter
la nouvelle. Les juifs sont traîtres à Dieu ;
leur perfidie les a rendus complices de
ses pires ennemis, et ils ont eux-mêmes,
parmi ces ennemis de Dieu, une place de
choix.
Pour découvrir les erreurs du judaïsme, il
est nécessaire de connaître les sources de son
enseignement. Nous les trouvons dans le
Thalmud. Voici, pour nous orienter, les dé-
nominations eu usage chez les juifs. Thora
désigne la loi, écrite ou orale ; Mikra indique
le canon des Saintes Ecritures. La tradition
se partage en deux branches : le Thalmud
et la Cabbale. Le Thalmud est la tradition
exotérique : elle fixe le sens de la loi, en déter-
mine les ordonnances, conserve les préceptes
non-exprimés ou énoncés implicitement : c'est
le côté purement pratique de la loi. La Cab-
bale est ia tradition mystérieuse, la partie spé-
culative et occulte de la théologie judaïque ;
elle traite de Dieu, des esprits et du monde
visible, d'après les idées théoriques et mys-
tiques de l'Ancien Testament. En d'autres
termes, c'est la physique et la métaphysique
sacrée de la Synagogue.
La suite des traditions orales des juifs re-
monte jusqu'à Moïse. Les saints Pères en
parlent en ce sens; c'est d'ailleurs la seule
manière d'expliquer certaines obligations des
juifs et le silence des Ecritures sur l'immor-
talité de l'àme. Avant d'être confiées à l'écri-
ture, ces traditions furent conservées d'abord
par un pouvoir spirituel, je veux dire par les
(lj Mélanges, z'- térie, t. V, p. 211,
l B n
HISTORIE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATIIOLlnLE
Anciens et les prophètes, assistés d'une Sy-
oode, qui prit plus tard Le nom de Sanhédrin.
aux prophètes succédèrent les thanaïstes: le
Siméoa du Nuncdimittistut l'un des derniers ;
puis les Rabbins, Rabbi et Rabboni, au nom-
bre de Bept, tous revêtus de La dignité de
Naci ou grands chefs de la Synagogue : Rab-
bins e.i Thanaïtes étaient également assistés
d'un consistoire. Après la révolte de Birco-
chébas, Rabbi Jurla, malgré la défense de la
Loi, rédigea Le texte officiel de la tradition ju-
daïque : c'esl la Mischna ou Deuterose. Ce re-
cueil comprend : 1° les explications et déve-
loppements oraux attribués à Moïse; 2* les or-
donnances ajoutées oralement sur le Sinaï ;
3° les constitutions trouvées par les docteurs
au moyen de la conjecture ou de l'argumen-
tation ; 4" les décrets émanés des prophètes ;
5° les renies de conduite pour la vie civile.
H. Juda avait omis quelques détails qu'il
communiquait de vive voix. Après sa mort,
ses disciples complétèrent son œuvre: de là
Les Beraïtot, les Mehhillot et le fameux Zohar
de Siméon-ben-Johhaï.
Quelque temps après la mort de R. Juda,
commencent les Emoraïm, commentateurs
de la Mischna. On leur doit: 1° la Ghemara
de Jérusalem, composée en 279, par R. Yoh-
hanan, à l'usage des juifs de Palestine : 2° la
(ihemara de Babylone, composée en 427 par
II. Asschi, pour expliquer les controverses
énoncées dans la Mischna, résoudre les cas
douteux, enregistrer les nouvelles constitu-
tions et donner enfin des explications allégo-
riques de plusieurs passages des Ecritures.
Ces deux Ghemares unies à la Mischna, cons-
tituent le Thalmnd (1); elles n'ont pas été ré-
digées avec le même discernement : on y
trouve beaucoup de choses confuses, incohé-
rentes, peu sérieuses et, pour ne rien dire de
plus, énormes.
Aux Emoraïm succédèrent les Seburaïm
et les Gaonim : ces docteurs n'exposent plus
que des opinions. Cependant les juifs, arrêtés
par les dialectes syriaques, les termes étran-
gers, le style obscur et les formes d'argumen-
tation du Thalmud, éprouvaient le besoin
d'abrégés et de nouveaux commentaires. De
là, l'abrégé du Thalmud d'Isaac le fezzan ; il
donne les décisions pratiques ; la Glose de Sa-
lomon Yarrhi : c'est la plus estimée et la plus
répandue ; le Dictionnaire thalmudique de
Nathan, au ixe siècle ; l'abrégé du Thalmud
et le commentaire de la Mischna de Maymo-
nides, au xme siècle ; la Somme Thalmudique
de Jacob, au xme siècle ; et les aphorismes de
Karo, au xive siècle.
Au Thalmud, il faut, pour avoir le corps
complet des traditions judaïques, joindre la
Cabbale. Par ce mot, on entend parfois le
Pentateuque, parfois le Thalmud, mais plus
communément la tradition mystérieuse de la
Synagogue. Dans ce derniei - m objet se
distingue essentiellement du Tbalmud; son
existence en est attestée par la nation juive,
par les Père de L'Eglise el par des savants
comme Bonfrère, Buddée, Pic de la Mi:an-
dole et Sixte de Sienne. L'opinion commune
esl qu'elle fut révélée à Moïse et transmise ora-
lement, sans qu'il fut permis de l'écrire. Es-
dras voyant que les malheurs de sa nation
L'exposaient à périr, la consigna en soixante-
dix volumes en partie perdus. Les Pharisiens
écrivirent la nouvelle Cabbale : ils l'ont rem-
plie de rêveries fantastiques, de vaines sub-
tilités et même de théories panthéistes ou
manichéennes. Par l'examen du style, par des
appréciations critiques et par ce principe
qu'une vérité actuellement niée par les juifs
et clairement enseignée dans la Cabbale, ap-
partient à l'ancien texte, on peut, sous le fa-
tras pharisaïque, découvrir l'ancienne cabbale.
Pic de la Mirandole partit de ces données
pour établir les vérités chrétiennes par la
science secrète des hébreux. Sa thèse a paru
assez solide pour convertir Ricci, Léon l'hé-
breu, Galatinus, Carret, Rittangel et Prosper
Ruggiéri.
Des traditions, consignées dans le Thalmud
et la Cabbale, il appert que la loi judaïque
contient 613 préceptes : 248 affirmatifs, 305
négatifs Nous devons en relater les disposi-
tions et en étudier l'esprit.
Pour préciser plus scrupuleusement cette
question, les juifs d'Europe se distinguent yéo-
graphiquement en juifs de Portugal et en juifs
de Pologne : les juifs du Portugal, reste desjuifs
dispersés dans l'antiquité sur les rives de la
Méditerranée, se disent étrangers à la généra-
tion qui crucifia le Christ ; les juifs de Po-
logne sont les juifs maudits et dispersés
depuis la prise de Jérusalem par Titus. Parmi
ces juifs de la dispersion, deux sectes seule-
ment se tiennent à la Bible; ce sont: 1° Les
Samaritains ou Samaréens dont il n'y a plus
que quelques restes dispersés dans le Levant :
ils reçoivent seulement les cinq livres écrits
par Moïse ; 2° les Karaïtes (d'un mot hébreu
qui signifie : texte de la loi écrite), à peine
plus nombreux que les Samaritains, et dont
l'origine semble remonter à l'époque de l'In-
troduction du Thalmud : ils s'en tiennent aux
livres de la Bible qui sont le canon juif, et
sans rejeter absolument la tradition, ils re-
fusent de la croire inspirée. Le reste, la masse
de la nation juive, est rabbaniste. Rabbaniste
et thalmudiste, c'est tout un, là du moins où
il reste de la foi.
Léon de Modène, malgré sa prudence cau-
teleuse, va nous dire ce qu'il faut penser du
(i) Le Thalmud a été étudié à fond ; en latin par Raymond Martini, par Buxtorf dans son Lexicon
chaldaicum, Basle, 162'.) ; et par Bartolucci, dans la Biblwthcca magna, Rome, 1G75; en allemand,
par ' iespn meugla dans le Judaïsme dévoilé, Kœnigsberg, 1711 ; en italien, par Guilio Morosini, dans
Ira délia feie, Rome, 1783; et en français par Chiarini, dans la Thcorie du judaïsme, Paris et Ge-
nève, 1830. Moyennant ces clefs on peut pénétrer dans les ténèbres très,épaisses de la synagogue mo-
derne.
M VUE (HIATUK-VlNGT-nifATOItZIKMK
15 J
Thalmud. « Et parce que, dit-il, la base de
tous tes préceptes, cérémonies si coutumei dei
juifs vient du Thamuld, il osl bon de décou-
vrir son origine, et de dire par ordre ce qu'il
contient. J'ai remarqué que les juifs ont reçu
la loi écrite de Moïse et la loi orale des rabbins,
qui est l'exposition de la première, avec le
rainas de toutes les autres 'constitutions. Tant
que le Temple a subsiste', les juifs no pou-
vaient rien mettre par écrit de cette seconde
loi ; mais environ six vingt ans après la
destruction du Temple, le rabbin Juda, voyant
que la dispersion des juifs faisait oublier celte
loi de boucbe, e'crivit tous les sentiments,
constitutions et traditions des rabbins jusqu'à
son temps ; il divisa la Mischnaen six parties :
la première traite de l'agriculture et des se-
mences ; la deuxième des jours de fête ; la
troisième des mariages et de ce qui concerne
les femmes ; la quatrième des procès et des
différends qui naissent des dommages et de
toutes sortes d'affaires civiles; la cinquième
des sacrifices ; la sixième des puretés et im-
puretés. Mais comme ce livre était fort suc-
cinct et peu intelligible, cela donna lieu à beau-
coup de disputes, qui, venant à s'augmenter,
firent naître l'envie à deux rabbins qui étaient
à Babylone de recueillir toutes les exposi-
tions, disputes et additions qui avaient été
faites pendant 350 ans sur la Mischna: à quoi
ils ajoutèrent plusieurs récits, sentences et
dits notables qui étaient venus à leur con-
naissance, me'tant la Mischna comme le
texte, et le reste en forme d'explications,
dont ils formèrent le livre qu'on appelle
Thalmud de Babylone... Il y a eu des Papes
qui ont défendu le Thalmud et d'autres qui
l'ont souffert ; à présent, il est défendu, par-
ticulièrement en Italie, où il n'est ni lu, ni
vu. »
L'adroit rabbin sait se taire et parler à
propos. Nous l'avons cité pour mettre hors
de doute i'origine toute humaine et rabbini-
que du Thalmud et prouver, aux ignorants,
que le judaïsme thalmudique ne peut passer
pour un culte divinement révélé. Ce n'est pas
davantage un culte politiquement consacré, at-
tendu que la loi française n'a nullement en-
tendu consacrer le thalmudisme et tout au
contraire.
Mais si Léon de Modène avoue que tous les
préceptes, cérémonies et coutumes des juifs
viennent du Thalmud et en tirent leur autorité ,
il se garde d'avouer que la loi écrite a com-
plètement disparu sous l'amas des prétendues
révélations de la loi orale ; comme le texte
de la Mischna elle-même, tel qu'il a été ré-
digé par Juda le saint, a disparu sous la Ge-
mara, l'éloignant toujours plus du mosaïsme.
Léon n'avoue pas que la Hible n'est étudiée
que peu, et jamais sans les commentaires
thalmudiques, où le texte sacré devient ce
C6 que veulent les rabbins ; en sorte que c'est
ore le Thalmud, et le Thalmud seul que
Léon voit dans le peu que l'on étudie de la
Hible. Surtout il n'avoue pa9, il ne donne pas
même à entendre que la Gemara, complément
de La Mischna, est un véritable code d'imo*
Habilité et de haine contre les non-juifs,
Suivant la définition thalmudique, la Gemara
est la liqueur aromatique, la Mischna est Je
vin, et la Mikra n'est que de l'eau. Cette eau
pure a reçu toutes les couleurs et toutes les
saveurs qu'a voulu lui donner le rabbinisme
en délire; elle a changé de figure, de nature
et d'esprit, sous la multitude des interpréta-
lions, mille fois interprétées à leur tour, des
commentaires commentés eux-mêmes à l'in-
fini. La somme de ces gloses, de ces légendes,
de ces monstrueuses conceptions, forme le
vrai Thalmud de Babylone. Véritable océan,
dont le lit, primitivement creusé par la tra-
dition pharisaïque, a reçu comme révéla-
tions également sacrées, tout ce que les rab-
bins d'Orient et d'Occident ont pu rêver sous
l'aiguillon de la haine, durant onze siècles
d'ignominie.
Au dire des savants les plus experts, Bux-
torf entre autres, on trouve, dans le Thalmud,
des choses ingénieuses, brillantes, savantes,
sages, même utiles; mais on ne peut l'ouvrir
sans y reconnaître l'esprit enfiellé des pre-
miers inspirateurs et rédacteurs, de ces pha-
risiens qui attribuaient à Beelzébut les mi-
racles du Sauveur et voulaient tuer l'aveugle-
né parce que Jésus-Christ l'avait fait voir
clair. Jésus, flétrissant leur morale injuste,
leur reproche d'avoir abandonné la loi de
Moïse, pour suivre les traditions corrompues
de leurs pères ; il leur reproche encore l'hy-
pocrisie, l'avarice et des observances minu-
tieuses. Interprétation pharisaïque de la Loi
au profit des passions humaines, raffine-
ments ridicules dans les pratiques extérieures,
orgueil sans bornes envers Dieu et les
hommes, haine sans borne contre le Christ
et les chrétiens : tel est, en abrégé, l'esprit du
Thalmud.
Durant tout le Moyen Age, la synagogue et
la nation juive n'ont pas eu d'autres livres.
La plupart des rabbins proscrivaient même
l'enseignement des langues grecque et latine,
comparant celui qui s'y livrait à celui qui
élève un cochon ; et, quant à la langue
sainte, elle était à peine moins dédaignée.
« Peu de juifs, dit Léon de Modène, au com-
mencement du xvu° siècle, sauraient faire
un discours en hébreu, qu'ils appellent langue
sainte; ils ne sont plus versés dans le chal-
déen. Ils parlent la langue du pays qu'ils ha-
bitent, se contentent entre eux d'entremêler
quelques paroles hébraïques corrompues. Les
doctes qui possèdent l'Ecriture sont rares; il
n'y a guère que les rabbins qui sachent faire,
avec esprit, un discours de suite en langue
hébraïque. » Aujourd'hui, les rabbins eux-
mêmes ne sont, plus si clercs. En Pologne et
en Uussie, où ils passent leur vie à pâlir sur
le Thalmud, ils ne savent plus l'hébreu; en
France, pour l'étude de l'hébreu, les chrétiens
sont plus zélés que les juifs. Mais en France
et ailleurs, lorsque les juifs étaient savants et
152
HISTOIRE UNIVERS] LLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
connaissaient la Bible, ils l'étudiaient dans le
Thalmud. Ea discutant avec les chrétiens, ils
citaient Le texte lacré, mais s irdaient pour
eux l'interprétation thalmudique et n'en
croyaient nulle autre.
« Les juifs, dit Chiarini, qui étudient la
Rible, en se servant de quelques-uns des com-
mentateurs qui ont, à leurs yeux, la réputa-
tion d'être aussi savants que pieux thalutu-
distes, t'ont un cours assez étendu de doctrine
thalmudique, et aussi propre que le Thalmud
à leur faire perdre le bon sens et à leur cor-
rompre le cœur au nom de l'Eternel. » Chiarini
cile en preuve une quarantaine de passages
où les commentaires thalmu<liques respirent
tout le fanatisme judaïque du Moyen-Age.
Lorsqu'on objecte aux Juifs, l'exécrable esprit
du 'Ihalmud, ils répondent avec Cohen : « C'est
un recueil de dissertations, de conversations,
où, à côté de choses très morales, il y a des
inepties et des bizarreries ; et c'est à tort que
vous confondez des légendes qui se trouvent
ailleurs avec le Thalmud, qui, croyez-le bien,
n'exerce depuis fort longtemps aucune influence
sur nos coreligionnaires. A moins donc d'avoir
intérêt à les rendre odieux, comment peut-on
ressasser sur cette collection tout ce qui, à
des époques diverses, a été mis à sa charge?
Elle n'a plus qu'un intérêt purement archéolo-
gique. » Voilà un reniement du Thalmud et
une négation de son influence tout à fait caté-
goriques. Cependant il ne faut pas trop se
presser d'y croire, et lorsqu'il s'agit du Thal-
mud, se métier des sous-entendus j udaïques. A
la vérité, il y a. parmi les Juifs, les orthodoxes
et les progressistes : les progressistes sont ra-
tionalistes, aussi ennemis du Thalmud que de
la Bible; les orthodoxes seuls suivent la
Mischua et la Gemara. Les rationalistes eux-
mêmes ne sont pas étrangers à l'esprit du
Thalmud ; et Cohen lui-même, l'un des éclai-
rants du parti des éclairés, va nous en fournir
la preuve.
En 1844, ce Cohen entreprenait une traduc-
tion du Thalmud et du Schoul'han Arouch.
« Nos livres dogmatiques fondamentaux, dit-il
dans son prospectus, sont beaucoup tmoins con-
nus que ceux des habitants de l'extrémité asia-
tique. Ils sont inconnus non seulement à ceux
du dehors, mais à nous autres qui vivons dans
l'intérieur. En effet, les livres de Moïse, l'An-
cien Testament, contiennent bien la base pri-
mitive de notre culte ; mais sur cette base s'est
élevé l'immense édifice de la législation thal-
mudique renfermée dans la Gemara et résu-
mée dans le Schoul'han Arouch, code reli-
gieux. Hormis les gens de profession, hormis
les rabbins, qui de nous connaît ces ouvrages
autrement que de nom ? Ce sont pourtant ces
ouvrages qui règlent la vie religieuse du juif,
depuis la première aspiration, jusqu'au der-
nier soupir. A cela on répond que la Gemara
dérive de la Bible que tout le monde peut
consulter ; soit, mais il faut considérer que
cette dérivation est tellement compliquée,
tellement éloignée, que la connaissance de
l'une ne peut donner aucune idée de l'autre.
Aussi, ceux qui se flattent, au moyen de la
Bible, de connaître notre religion, sont dans
une erreur complète; ils n'en connaissent pas
les points les plus importants, le* principaux
développement». — Cette erreur est pourtant la
cause du peu d'intérêt que le monde chrétien
attache à l'étude du Thalmud ; car ce monde
pense que la Bible suffit pour étudier la Loi
judaïque; maison ne veut pas comprendre
que la loi de Moïse et la loi de Thalmud tont
deux, qui ont bien quelques points en commun,
mais qui diffèrent RAUicALKMtNï dans l'ensem-
ble... Je sais bien qu'on nous désigne quelque-
fois sous le nom de sectateurs de Moïse; mais
cette appellation est fautive et ne nous convient
nullement, car nous sommes essentiellement
rabbinistes : tel est notre vrai nom de secte :
je parle de a qui est |et je n'ai pas à m'occu-
per de ce qui devrait être » (1).
L'autorité du Thalmud est beaucoup moins
grande en France que dans les autres pays,
par exemple en Pologne et en Russie, où elle
règne ab-olument ; mais chez nous, méprise-
t-on le Thalmud autantque le ferait croire tel
ou tel juif? VAlmanach israélite, publié à
Paris pour 1850, dit que « le Thalmud sert de
règles non seulement atout ce qui a rapport
aux cérémonies, mais même à ce qui concerne
les affaires civiles et criminelles, dont les rab-
bins eurent autrefois la juridiction ». UAlma-
nach israélite dit aussi le contraire; mais c'est
par effet de duplicité judaïque, et pour trom-
per le chrétien.
Cette question intéresse l'histoire autant
que la société. On ne peut l'éclairer sans en
éclairer beaucoup d'autres. Les juifs civilisés,
profitant à l'excès des avantages que refuse la
masse de leurs frères, accusent de barbarie les
vieilles lois chrétiennes, si sévères, disent-ils,
et même atroces pour eux. Non seulement
ingrats, mais furieusement hostiles envers
l'Eglise, constante protectrice de leur nation,
ils gardent tous cette haine, signe de race
encore visible, quand la plupart des autres
sont effacés. Mais pendant qu'ils déclament
contre le Moyen Age, nous avons sous les
yeux, en divers pays d'Europe et d'Asie, le
juif du Moyen Age. En 1840, le procès de Da-
mas nous montrait, en Orient, le juif tel que
le dépeignent les traditions inutilement accu-
sées de mensonge ; nous le voyons tel en Al-
gérie; tel il est encore en Russie et en Polo-
gne, plus esclave de ses coutumes et de ses
superstitions que de la haine et de l'horreur
séculaires qu'elles ont attirées sur lui. Le juif
campe, il fait un peuple à part, adonné aux
basses industries, rongeant par l'usure les
fruits de la terre qu'il ne cultive jamais, ser-
vile lorsqu'on le foule, ingrat lorsqu'on l'a
relève, insolent dès qu'il se croit fort. Voilà
le juif du Moyen Age; il explique trop les
(1) Annales de philosophie chrétienne, t. XXVIII, p. 161,
L1VIIK QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
i ;a
duretés cl les recrudescences d'aversion du
Moyen Age.
« Sans excuser, dit Louis Venillol, des excès
que la raison trouve à blâmer parmi tous les
peuples et dans tous les temps, le véritable
philosophe n'accusera pas d'animosité gra-
tuite contre les juifs, des hommes qui les sur-
passaient de beaucoup en lumières et en hu-
manité. On peut comprendre comment, mal-
gré la charité obstinée des papes, les enfants
d'Israol ont, souvent fatigué la patience des
rois et des peuples chrétiens. Ainsi déjà, avant
la dispersion, leurs ancêtres avaient souvent
fatigué la clémence de Dieu. Saint Louis, non
par un acte de bon plaisir, mais d'accord avec
ses barons, leur fut sévère : saint Louis pre-
nait-il plaisir à opprimer des innocents? Phi-
lippe le Bel les traita plus durement encore :
est-ce que Philippe le bel obéissait au fana-
tisme religieux? L'infatigable bienveillance
des Papes s'est communiquée à beaucoup de
souverains catholiques; elle n'a rencontré
chez les juifs qu'une infatigable ingratitude.
La philanthropie moderne échoue après la
religion : en élevant un certain nombre de
juifs à la puissance et à l'incrédulité, elle se
voit contrainte d'en laisser le plus grand nom-
bre dans leur primitive sordide barbarie. Il y
a quelque chose en ce peuple qui déconcerte
la haine, la faveur et jusqu'à la charité » (1).
Le judaïsme, ou plutôt le thalmudisme, dit
encore Veuillot (p. 213), produit des tradi-
tions pharisaïques, n'a jamais été et n'est en-
core qu'une secte anti-chrétienne. Autrement
nous osons dire que l'histoire des Juifs, depuis
leur dispersion, serait un mystère inexpli-
cable. L'on ne comprendrait, ni de la part de
Dieu ni de la part des hommes, les longues
malédictions dont ils traînent encore le poids,
ni de leur part cette épaisseur d'entêtement
que rien ne brise, que rien n'amollit, et qui
ne peut se dissoudre que dans les eaux corro-
sives de l'incrédulité. Ayant conservé non
plus seulement la lettre muette et obscurcie,
mais aussi le respect intelligent des livres
sacrés, comment auraient-ils vécu tant de siè-
cles parmi les chrétiens qui rêvèrent ces mê-
mes livres, sans qu'une fusion ardemment dé-
sirée par l'Eglise, alors toute-puissante, s'ac-
complîtenfin ? Comment auraient-ils encouru
la haine des chrétiens? et si l'on veut que
cette haine soit allumée contre eux sans qu'ils
l'aient méritée, comment auraient-ils ressenti
des sentiments semblables, jusqu'à en remplir
encore leurs écrits dogmatiques, à l'époque
même où dans toute l'Europe, les ressenti-
ments chrétiens tombaient, laissant les savants
préparer l'émancipation que devaient bientôt
décréter les politiques. Les chrétiens, par di-
verses voies, ont fait bien des pas vers les
juifs ; les juifs n'en ont pas lait un seul vers
les chrétiens, quoique pratiquant, disent-ils,
la même morale, et adressant au même Dieu
I s« mêmes prières.
La raison de ce lait, c'est que le fond du
Tlialmud, son principe essentiel, 68 passion
permanente, c'est la haine du juif contre tous
les peuples non juifs, et spécialement contre
les chrétiens. Un rabbin de bonne humeur l'a
expliquée, celte haine foncière, par ce calem-
bour, qui est devenu un dogme : « Que signi-
fie llar-Sinaï? Une montagne (llar) d'ou la
haine (Sina ) est descendue contre les peuples
du monde. » En effet, observe Chiarini, tout
le bien que le législateur ordonne, et tout le
mal qu'il défend en se servant des expres-
sions : ton prochain, ton frère, ton compagnon,
on doit l'entendre, selon leThalmud, ordonné
ou défendu en faveur des juifs seulement ; car
les non-juifs ne sont ni compagnons, ni pro-
chain, ni frères des juifs : « Cela est dit de ton
frère, pour excepter les autres. » L'expression
qu'emploie ici le Thalmud est générale : en la
traduisant par excipit alios, Buxlorf ajoute :
Id est gentes christianas.
Voici quelques traits empruntés à Chiarini,
qui montre comme le Thalmud soufflela haine.
Chiarini observe que, voulant citer seulement
ce qui est obligatoire, il se contente de rap-
porter les opinions rabbiniques les plus mo-
dérées ; opinions sur lesquelles ont beaucoup
renchéri les auteurs de livres juifs non obli-
gatoires, ou les rabbins postérieurs, comme
on peut le voir dans Raymond-Martin, Bar-
tholoni, Morosini, Eisenmenger, Buxtorf et
autres.
Les juifs, suivant l'auteur de Yalkout-Reou-
béni, doivent être appelés hommes, car c'est
du premier homme que descendent leurs
âmes ; mais les idolâtres, c'est-à-dire les non-
juifs, dont les âmes dérivent de l'esprit im-
monde, « doivent être nommés animaux et ce
ne sont proprement que des cochons ».
Abel, disent les thalmudistes, est fils légi-
time d'Adam et d'Eve, et Caïn est bâtard
d'Eve et du diable. C'est pourquoi on trouve
dans le Yalkout : «Toutes lésâmes descendent
du côté de Caïn et d'Abel, les bonnes du
côté d'Abel, les mauvaises du côté de Caïn. »
Or, les juifs seuls descendent en droite ligne
d'Adam, d'Abel, d'Abraham, de Moïse, etc.,
et les autres peuples, particulièrement les
chrétiens, ont pour premier auteur le diable,
Caïn, Esaii et Jésus-Christ.
« La peau et la chair, dit le même livre, ne
sont que l'habit de l'homme; mais l'âme qui
est dansle corps, mérite seule letitre d'homme.
Or, les idolâtres (non-juifs) ne peuvent pas
prétendre à ce titre ; car ils tiennent leurs
âmes de l'esprit immonde, tandis que les
juifs tiennent la leur du Saint-Esprit. »
Les juifs, comparés aux non-juifs, sont au
moins des fils de rois et un non-juif qui mal-
traite un juif, maltraite Dieu même ; et comme
il commet un crime de lèse-majesté, il mérite
la mort.
Dieu, en choisissant le peuple juif, l'a cons-
titué maître de tous les autres. Habbi Abon-
(\) Mélanges, II* série, t. V, p. 204.
I B '•
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
hou a dit: Il est écril dans la Bible : « Dieu
-i levé et a mesuré la terre; il a regardé el
abandonné tes peuples « la discrétion des juifs. »
C'est ainsi, remarque Cbiarini sur ce texte du
Bava-Khamma, que le Talmud explique les
paroles d'Habacuc, III, <> et qu'il en étend la
force même 6ur les peuples qui observent les
préceptes de Noé. La portée de ce même pas-
sage a été reconnue par les juifs eux-mêmes,
qui l'ont retranché tout entier de l'édition du
Thalmud faite à Vienne. Mais ce qui est retran-
ché du livre, n'est pas pour cela retranché de
la loi et des cœurs.
Selon le Thalmud, c'est une grande chose
que la circoncision. Dieu n'a créé le monde
que pour y mettre ce précepte en pratique, et
il est égal en dignité à tous les autres pris
ensemble. Tout homme incirconcis est donc
abominable aux yeux des juifs; mais toutefois
le plus abominable fut Nabuchodonosor. Les
rabbins en donnent une raison que nous ne
pouvons indiquer. Il y a de forlesgaietés dans
le Thalmud.
En présence de ces textes, qui découvrent
la source de l'orgueil judaïque, les juifs font
volontiers étalage de leur charité. Sans nier
ce qu'ils pratiquent en France à cet égard, il
faut noter que, pour les thalmudistes, cette
charité est recommandée seulement entre les
juifs. Envers les autres, elle est conseillée,
mais à titre politique et suivant l'occasion.
L'humanité d'ailleurs peut bien parfois pren-
dre le dessus et mettre de côté l'inspiration de
la haine. Mais quelques juifs charitablesne sont
pas la nation juive et leurs charités particulières
ne changent en rien le sens de la loi, ni l'im-
pression des mœurs. Un vrai thalmudiste, en
pays de Thalmud, peut consciencieusement
nuire à un akkoum, c'est-à-dire à un idolâtre,
à un chrétien, et, dans l'interprétation usuelle,
à tout non-juif. Pourquoi le peut-il? Voici un
exemple des tortures que la glose thalmudi-
que inflige à la loi de Moïse. Le juif peut
nuire à un non-juif, parce qu'il est écrit :
« N'opprime pas ton compagnon ». Or, un
akkoum n'est pas le compagnon des juifs. De
là, cette règle générale : Partout où Moïse dit
son compagnon, il ne parle pas des idolâtres et
des non juifs. Les paroles du Deutéronome :
Non inibis cum eis fœdus doivent s'entendre
des sept peuples cananites seulement; mais
les autres qui suivent : Née misereberis eorum :
doivent s'entendre de tous les peuples non-
juifs. «Le précepte d'extirper Amalek, dit le
grand Maimonide, est obligatoire à jamais. »
Du reste, suivant Cbiarini, les juifs, dans
leur appétit de haine, se haïssent mutuelle-
ment. Les savants haïssent tellement les igno-
rants, qu'ils disent hyperboliquement : « Qu'il
est permis d'écorcher un idiot comme un pois-
son, en commençant l'opération par le dos. Les
rabbinistes haïssent en aveugles les Caraïtes
qui s'en tiennent à la loi écrite, et les Charidim,
sectateurs de la Kabbale; ils en sont haïs de
même. Les juifs allemands et les juifs po-
lonais se détestent et traitent de barbares les
juifs d'Italie. A travers toutes ces haines, ils
B'entendenl contre les chrétiens, déguisés sous
le nom d'idolâtres, pai crainte des investiga-
tion- de la censure politique ou religieuse. La
haine va jusqu'à l'horreur. Le Schoulhan
Arovch défend aux juifs tout le vin d'un \.
qu'un akkoum « aurait seulement touché d'un
de ses doigts. »
Il serait facile de multiplier ces traits qui
éclairent d'une manière vive la physionomie
Mes populations juives au Moyen Age et dans
les diverses contrées ou la civilisation moderne
n'a pu les atteindre. Partout où vous voyez
un caractère pénible et fâcheux, un carac-
tère de barbarie, vous pouvez signaler un
effet du Thalmud et vous convaincre que le
Thalmud est le véritable obstacle à l'entrée des
juifs dans la famille des peuples. Le Thalmud
voue les juifs à l'isolement, aux soupçons, à
la haine; il le6 cloue à leurs superstitions, à
leurs misères, à leurs trafics souvent odieux.
L'est le Thalmud qui les empêche d'avoir une
patrie sur la terre où ils séjournent.
Les juifs français parlent souvent de leurs
sentiments prtriotiques, ils y mettent même
un peu d'ostentation. S'ils sont sincères, c'est
la preuve qu'ils ne sont plus juifs, ou du
moins qu'ils ne sont pas thalmudistes. Pour
les vrais juifs, la vraie patrie, c'est la Pales-
tine. Ecoutons le Thalmud : « L'air de la terre
d'Israël suffit pour rendre l'homme savant.
Sa fécondité est si grande que l'espace du sol
d'un séa rend cinquante mille cors (le cor
contient trente fois le séa). Sa sainteté est si
efficace, que quiconque demeure hors de ses
limites est comme s'il n'avait point de Dieu.
Toute autre terre est profane et immorale,
pleine de mauvaise odeur et d'idolâtrie et
n'a pas même une étincelle de la majesté di-
vine. » La résurrection ne peut avoir lieu
qu'en Palestine. Par conséquent «Dieu ouvre à
côté des tombeaux des juifs morts dans la
captivité, de longues cavernes à travers les-
quelles leurs cadavres roulent comme autant
de tonneaux. » Comment aimeraient-ils ces
terres de la captivité, lorsqu'ils se consolent
d'y vivre par la pensée qu'au moins Dieu n'y
laissera pas leurs ossements ! « Quiconque place
cent florins dans le commerce aura de la
viande et du vin ; mais celui qui les emploie
à l'agriculture n'aura que du sel et des her-
bes. » Cette prescription ne peut faire des agri-
culteurs. Celle-ci, par où nous terminons
explique un caractère encore plus marqué :
« Écorche un cadavre sur la place publique
et gagne quelque chose; ne dis jamais: Je
suis un grand prêtre, je suis un homme de
qualité, cette occupation ne me convient pas. »
Comment mieux expliquer l'amour et la rage
du petit gain?
Lescitations que nous venons de produire
sont empruntées au Bava-Batbva, au Kethou-
voth, au Yevainoth et au Zohar, traités im-
portants du Thalmud. Dans l'ensemble, le Thal-
mud est le code de la barbarie, un livre que
ne devrait supporter aucun peuple chrétien.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
158
Les citations qui précèdent, en efifet, ne sont
pas encore le Thalmud on son plein, mais seu-
lement des rayons détachés de son centre 8l
dos livres pénétrés de son esprit . « Le vice ca
pital du Thalmud, de Bes extraits, <lo ses com-
mentaires, dit. Ghiarini, ainsi que de ses com-
mentaires de la Bible, c'est d'avoir pris l'his-
toire pour la loi, ou les actions dm hommes
pour la volonté de Dieu. Ainsi, par exemple,
la restriction mentale, le mensonge, la fraude,
le meurtre mémo dont l'histoire ne manque
pas d'accuser les ancêtres dos juifs, se trou-
vent élevés au rang des lois et sont érigés en
règles de conduite aussi souvent que ces
crimes ont été commis contre des non-juifs. »
Nous ne contestons pas les vertus particu-
lières et nous ne prétendons point évaluer le
niveau des mœurs privées, sur les mesures
que fournit cet enseignement. Chez les juifs,
comme chez les autres hommes, la nature
soutient la raison et l'empêche de trop exlra-
vaguer quant à la conduite ; mais l'enseigne-
ment est détestable et l'histoire atteste trop
ses effets. C'est par là que la race juive est
restée imperméable aux autres peuples et a
formé, parmi toutes les nations, une nation
distincte et hostile, admirablement insensible
aux vexations, mais non moins merveilleuse-
ment insensible aux bienfaits.
LeThalmud ordonne aux juifs de se faire
bien venir des peuples, pour éviter leur
haine et inspirer d'eux une bonne opinion
dont ils sauront tirer profit. Les juifs prodi-
guent les prières et les bénédictions aux sou-
verains sous lesquels ils vivent. Seulement,
il y aune glose. Les juifs doivent aller à la
rencontre des rois non juifs, non pour leur
rendre le même honneur qu'aux rois Israélites,
mais uniquement pour apprendre à distin-
guer la gloire des premiers de celle des se-
conds. Les deux rabbins qui comparent les
royaumes du ciel à ceux de la terre, parlent
ainsi, le premier, pour flatter un roi non-
juif, et il se rétracte dès qu'il est sorti de sa
présence ; le second, uniquement pour prouver
qu'autour d'un roi terrestre, il règne le même
silence qu'autour du roi des cieux. Enfin la
maxime souvent répétée d'être fidèles aux
lois du pays, a donné lieu à de longues dis-
cussions, qui l'ont expliquée pour les cas où
lois ne se trouvent point en collision avec
les lois thalmudiques et où le mépris qu'on
en ferait pourrait compromettre la Synago-
gue.
Les juifs français n'avaient pas besoin des
conseils thalmudiques pour afficher leur re-
connaissance envers Napoléon Ier. Pour eux,
c'était un libérateur, presque un messie. Sans
doute, les bienfaits de l'empereur n'enga-
geaient pas tous les juifs du monde ; mais
enfin, puisqu'il y a une nationalité juive, on
pouvait croire que les juifs des autres pays
seraient au moins bienveillants. En 1X12,
quand l'hosanna judaïque retentissait encore
dans Les synagogues de Franee, les juifs de.
Pologne maisacraient les Fiançais à Vilna.
,( Les Lithuanien*, que nous abandonnions,
dit l'historien de la grande armée, aptes les
avoir tant compromis, recueillirent et secou-
rurent quelques-uns de nos soldats ; mais les
juifs, que nous avions protégés, repoussèrent
les autres. Ils firent plus : la vue de tant de
douleurs irrita leur cupidité. Toutefois, si leur
infâme avarice, spéculant sur nos misères, se
fût contentée de vendre, au poids de l'or, de
faibles secours, l'histoire dédaignerait à salir
ses pages de ce détail dégoûtant; mais qu'ils
aient attiré nos malheureux blessés dans
leurs demeures pour les dépouiller, et qu'en-
suite, à la vue des Husses, ils aient précipité,
par les portes et les fenêtres de leurs maisons,
ces victimes nues et mourantes; que là, ils
les aient laissées mourir de faim et de froid ;
que même ces vils barbares se soient fait un
mérite aux yeux des Russes de les y torturer :
des crimes si horribles doivent être dénoncés
aux siècles présents et à venir » (1).
L'usure est comme la haine, un dogme
thalmudique. Au Deutéronome (XXIII; il est
écrit :« Non fœnerabis fratris tuo, sed alieno : Tu
ne prêteras pas à ton frère, mais à l'étranger. »
L'étranger, c'est l'incirconcis. L'interprétation
rabbinique a tiré de là, non la permission du
prêt à intérêts mais le précepte de l'usure. Les
rabbins ont même levé la défense mosaïque
qui protège le frère contre le frère, tant l'usure
leur paraît une chose bonne et favorable au
peuple de Dieu. Deux juifs, pourvu qu'ils
soient doctes, peuvent se prendre vingt pour
cent. Car, connaissant à fond la loi, ils doi-
vent savoir que l'usure est défendue; donc,
ils ne sauraient percevoir ce léger intérêt de
vingt pour cent qu'à titre de don gracieux
offert, par Abel endetté, à Caïn qui l'oblige.
Quanta l'étranger, c'est-à-dire l'incirconcis
le précepte est positif et d'une largeur infinie
dans la pratique. On le trouve dans le livre
Siphri, antérieur aux deux Thalmud, et que
nul docleur n'oserait contredire. Mais, au
contraire, les docteurs ont exagéré sur le
Thalmud et sur le Siphri, et la rage de l'usure
s'est accrue à mesure que s'accroissaient les
plaintes, les exécrations et les répressions
dont elle était l'objet. Quelques novateurs,
en très petit nombre, ont osé ne pas con-
damner le prêt gratuit, même à l'égard des
non-juifs. Celle doctrine n'a obtenu aucune
considération. Les observateurs et commen-
tateurs lhalmudistes l'ont emporté d'un con-
sentement unanime.
Dans le Pirké-Thosephath ou Décisions ad-
ditionnelles et doctrinales du traité Avoda-
Zora, on trouve ces paroles qui regardent le
goïm : « Il est absolument défendu de leur
prêter sans usure. »
Maïmonide, traité Yad Chazaka, s'exprime
sans ambages : « Tu ne prendrais point
d'usure de ton frère, dit-il ; cela est donc dé-
Mj Ségor, Hlit. de Napoléon en 1812, n, Ht. XII.
156
HISTOIRE UNIVERSELLE DL L'ÉGLISE CATIIOLiniK
fendu à l'égard de ton frère, mais pas dé-
fendu pour le reste du monde... Il est dit
dans le Siphri que les paroles alw.no fœnerabiê
renferme un précepte affirmatif ; et les antres :
Fratri tuo non fœnerabis, un précepte négatif. »
Chiarini ajoute : « Les juifs d'aujourd'hui
nous prouvent que cette doctrine n'a pas
vieilli chez eux ; car dans V Extrait des pré-
ceptes, qu'ils lisent chaque année pendant la
Pentecôte, nous trouvons ces paroles : « Il
est de précepte que l'on prête à l'étranger
(non juif), lorsqu'il est forcé d'emprunter. »
Chiarini parle des juifs de Pologne. Nous ne
savons si l'Extrait des préceptes est le même
dans les Synagogues de France, mais nous
nous rappelons que dernièrement, à l'occa-
sion d'un procès entre juifs orthodoxes, le pro-
cureur impérial reprocha aux orthodoxes de
vouloir entretenir les tidèles dans leurs vieilles
habitudes de négoce envers l'incirconcis.
Cet énoncé suffit. L'histoire est là pour
prouver avec quel zèle les juifs ont mis en
pratique le précepte de l'usure. Les contra-
dictions de quelques docteurs sur ce point
ont été, de tout temps et en tout pays, régula
risées par l'usage. C'est un ancien caractère
des juifs de ne garder parfaitement la loi,
même celle du Thalmud, qu'autant qu'elle
s'accorde avec leurs intérêts ou avec leurs
passions. Sans scrupule, ils ont fait l'usure,
quelle que fut la loi qui la défendit, quelque
péril qu'il y eut à la faire. Une des choses qui
étonne le plus dans leur histoire, c'est l'au-
dace avec laquelle ils ont tout bravé pour
conquérir ce lucre odieux. De nos jours, il
n'est pas rare de rencontrer des israéliles
d'ailleurs parfaitement vertueux, qui, par-
venus à la plus belle vieillesse et ayant prêté
toute leur vie, rendent leur âme à Dieu sans
avoir à se reprocher d'avoir prêté au-dessus
de quinze pour cent.
Toujours beaucoup chicanés sur ce cha-
pitre, ils se sont toujours faiblement défendus,
tantôt en alléguant les doctrines modérées des
rabbins, écrites comme à dessein pour leur
fournir cette excuse ; tantôt en invoquant les
circonstances atténuantes. L'intérêt qu'ils
tirent de l'argent, disent-ils, est une com-
pensation des impôts dont on les accable.
Sans doute, dans les pays où ils ne paient
rien au-delà des taxes exigées de tout le
monde, le dix, le quinze et le vingt pour cent,
leur viennent en déduction des impôts dont
ils furent accablés jadis. Ils ont dit aussi que,
dans l'état de servitude et d'ilotisme où ils
étaient réduits, force leur était bien de faire
l'usure quoique défendue, et que cela était
pour eux de droit naturel.
Il y a deux raisons à cette pratique obs-
tinée. La première, c'est que l'usure est
d'un meilleur rapport que toute autre indus-
trie; la seconde, c'est qu'elle est la forme la
plus commode du combat contre les non-
juifs. Il faut autant que possible, disent les
rabbins, diminuer la fortune des nochrim.
L'usure est une forme de la guerre sainte.
Nous ne voudrions pas jurer que, dans cer-
taines extrémités du judaïsme, elle n'est
point considérée comme un acte religieux.
Les rabbins ont professé et les rabbinisles ont
adopté d'étranges maximes. Ils affirment,
entre autres, que, pour l'expiation des pé-
chés, il suffit de certaines pratiques exté-
rieures et de l'exercice des cérémonies légales.
Par l'observation d'une seule de ces pratique^
on peut mériter la félicité à venir. En multi-
pliant les préceptes, Dieu a donc multiplié
les occasions de parvenir à la félicité éter-
nelle; les préceptes étant sans nombre, dit
Maïmonide, il est impossible qu'un juif n'en
pratique pas quelques-uns pendant sa vie.
En admettant que le précepte de l'usure ne
soit pas du nombre de ceux qui ouvrent le
paradis, on se demande encore ce que les
thalmudistes prétendent avoir gardé de la
morale que les chrétiens leur auraient em-
pruntée. Le rabbin de Venise, faisant un
livre destiné à être lu des goïms, exhibe la
plus pure morale. Le Thalmud ne parle pas
ainsi : Est-il permis à un homme de bien
d'agir en trompeur ? Sans doute : avec l'inno-
cent, soyez innocent, et luttez d'impiété avec
l'impie » (Bava Bathra, 123-1.) Maxime du
rabbi Samuel : « L'erreur du goï est per-
mise ». Et le rabbin daigne éclaircir sa
maxime, en achetant lui-même d'un goï une
pièce d'or, lorsque le goï croit lui vendre une
pièce de fer, et en la payant seulement trois
florins, au lieu de quatre qu'il avait promis.
(Bava Kamma, 113-2.)
La haine du chrétien, le mépris du chré- .
tien, l'art de tromper le chrétien, l'espoir de
dominer, d'écraser, d'anéantir le chrétien :
c'est là l'esprit du Thalmud, qui est devenu
beaucoup trop l'esprit du judaïsme.
Il y a, dans le Thëpilla, livre de prières,
uno prière contre les minim. Lorsque les Hé-
théens, Amorrhéens, Jébuséens et autres
goïms font des enquêtes, on leur dit que le
nim est l'hérétique et l'apostat de la Syna-
gogue. Mais Hoschi appelle de ce nom les dis-
ciples de l' Homme en question, les disciples de
Jésus. Dans le traité Enavin, les chrétiens
sont confondus avec les apostats, parce qu'ils
ont été autrefois juifs. Voici cette prière
contre nous, chrétiens, telle qu'elle se trouve
amendée et mitigée dans le Thcpilla actuelle-
ment en usage : « Que tout délateur soit
privé d'espérance! que tous les hérétiques
périssent en un instant ; oui, que les uns et
les autres soient exterminés sur le champ.
Pour les superbes, déracinez les, o mon
Dieu! brisez-les, extirpez-les à l'instant; oui,
humiliez-les soudain de nos jours. Béni soit
Dieu qui humilie les ennemis et soumet les
superbes ». Telle est la requête que les juifs
thalmudistes, lorsqu'ils ont de la piété, pré-
sentent à Dieu, trois fois par jour, en faveur
de leurs compatriotes de tous les pays. Ce
qu'ils demandent, c'est l'extermination.
La haine du chrétien, l'usure contre le
chrétien dérivent de ce principe, que le chré-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
i :; ;
tien est une espèce inférieure et que les goïms
ne sont pas moins susceptibles de recevoir le
lien conjugal. De ce principe, ils tirent les
conséquences suivantes : 1" Le mariage entre
juif et goya, ou entre goï et juive, est nul.
2° Les fruits d'une telle union sont manzerim,
bâtards et privés de la capacité de s'allier à
des enfants d'Israël. 3" Tout ce qui naît de
juif et de goya doit être considéré simple-
ment comme géniture de la mère, cela ne re-
garde pas le père. 4° La cohabitation, dite
matrimoniale, de tous les goïms indistincte-
ment, n'est autre chose qu'un concubinage de
deux individus absolument libres, mais
brutes. 5° Un juif qui aurait des relations
coupables avec une goya mariée selon la loi
des goïms, ne commettrait nullement le péché
d'adultère.
La raison de ces décisions stupides et cri-
minelles, est bien simple : les goïms n'appar-
tiennent pas à l'espèce humaine ; ce sont des
bêtes et quelles bêtes 1 Les docteurs de la Sy-
nagogue enseignent en propres termes, que le
goï ne vaut pas le chien : « Le chien, disent-
ils, est plus estimé ». On concède au goï le
rang de l'âne et du pourceau.
Ces décisions et ces raisons paraissent in-
croyables ; il faut en déduire les preuves.
Moïse Maïmonide, le grand aigle de la Sy-
nagogue, dans son traité du mariage, c. îv,
§15, écrit : « Si quelqu'un (juif) épouse une
goza, cela n'est pas un mariage. Cette femme
est donc, après ce mariage contracté, comme
avant ce mariage. De même, si un goï épouse
une fille d'Israël, leur mariage n'est point un
mariage. »
Schoul'an Arouch, 3e partie, c. xliv, § 8 :
« Si quelqu'un épouse une goya, c'est chose
nulle, car les goïms ne sont pas capables de
contracter mariage. Que si un goï épouse une
israélite, c'est pareillement chose nulle.
Ces décisions sont basées sur un grand
nombre de textes du Thalmud. Nous n'avons
que Tembarras du choix.
Thalmud, traité Kiddu=ch in fol. 66, verso :
« Quiconque n'est apte ni à donner ni à rece-
voir le lien conjugal, son enfant suit sa con-
dition. Tel est l'enfant du nochrith. Commen-
taire de Maïmonide sur ce texte mischnique:
« Jéhovah dit au sujet de la goya : Tu ne
donneras pas la fille de l'infidèle à ton fils,
car l'infidèle détournerait ton fils de derrière
moi (Deut. vu, 4). De ce texte résulte ceci :
ton fils né d'une israélite est appelé ton fils,
tandis que le fils né d'une goya n'est pas censé
ton fils, mais seulement le fils de la goya. »
Cette explication est tirée du même traité du
Thalmud, ou il est enseigné que la défense
de s'allier avec les nations de Chanaan, doit
s'entendre de tous les non- juifs, le texte don-
nant pour motif : la peur que l'israélite ne soit
détourné du culte de Jéhovah.
Thalmud, traité Sota : u II n'y a ni veu-
vage, ni divorce pour le goï. » Glose de Sa-
lomon Yarrhi : « Les goïms sont censés des
béte*, et puisque le mariage ne saurait avoir
prise sur eux, ils n'ont ni V6UVage; ni di-
vorce. »
Thalmud, traité Yebamoth : « La femme
d'un nochri ne peut devenir ni veuve, ni di-
vorcée. » Glose : « L'esclave et le nochri ne
sont point susceptibles de l'état de mariage ;
car il est écrit : Demeurez ici avec l'âne
((ien. xxn) ; ce qui veut dire peuple assimilé â
l'âne. » Cette singulière explication repose sur
un tour de rabbins dont il y a plus d'un
exemple ; ils changent le mot hébreu Un en
am et, au moyen de ce tour, avec l'âne se
change en peuple âne.
Voyez encore Yebamoth, fol. 69, recto, et
Ki'luschin, fol. 75, verso. On lit dans le com-
mentaire de Ralbag : « Tout enfant d'une
femme non apte en aucune façon à contracter
la qualité d'épouse (la goya par exemple),
c'est ce qu'on appelle Mamzet (bâtard). »
Que les juifs fanatiques regardent tous les
chrétiens comme bâtards, c'est ce que Eisen-
menger, dans son Judaïsme dévoilé, lre partie,
p. 682, prouve par un grand nombre d'exem-
ples auxquels on pourrait encore beaucoup
ajouter. Du reste, ce titre de bâtards n'est
donué aux chrétiens que relativement, car les
juifs ne les considèrent même pas comme
hommes. Traité Yebamoth, fol. 61, recto: «C'est
vous (juifsj qui êtes appelés hommes, mais les
Nochrim ne sont pas appelés hommes. » Traité
Cherrtuth, fol. 6, verso : a C'est vous qui êtes
appelés hommes, mais les goïms ne sont pas
des hommes. » Traité Baba Metsia, fol. 114,
verso : « C'est vous quiètes appelés hommes,
mais les goïms ne sont pas appelés hommes. »
Le Zohar, ce fameux livre cabalistique, en si
grande vénération dans la Synagogue, donne
trois fois la même interprétation ; en voici
une : « Vous êtes hommes ; vous êtes pro-
duits par l'arbre de vie. Les autres nations
proviennent de l'arbre du bien et du mal, du
permis et du défendu : c'est pourquoi elles
sont de la nature de la brute. » ( Zohar ,3e p.,
p. 98).
Le grand Yalkout Reoubini ou Recueil de
Rabi Roben, livre usuel, développe cette
donnée (fol. 10, recto) par l'enseignement
suivant attribué au prophète Elie : Israël est
appelé homme, « parce que son âme lui est
descendue de l'homme céleste; mais les
akoums, dont l'âme provient de l'esprit im-
monde, sont appelés pourceaux. Et par con-
séquent la personne de l'akoum est un corps
et une âme de pourceau ».
Le célèbre Abarbanel écrit dans son com-
mentaire sur Osée, c. iv : « La nation élue (Is-
raël) obtient la vie éternelle ; je veux dire que
ceux qui en sont ne meurent pas éternelle-
ment, l'âme avec le corps, comme le cheval,
le mulet et les autres bêtes, et comme les
autres nations, lesquelles sont assimilées à
l'âne ; mais tout Israël a part à la vie fu-
ture. »
Il est donc certain que, d'après le code re-
ligieux de la Synagogue actuelle, il n'est pas
plus possible d'unir conjugalement un juif à
I5H
HISTOIRE i N1VER8KLU5 DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
une chrétienne et réciproquement, que de
marier ensemble des juifs et des chiens, et
encore, dans l'ordre de la dignité dos créa-
tures, le chrétien est-il au-dessous du chien.
La haine du chrétien, le refus d'union con-
jugale avec les chrétiens et la guerre à la
propriété des chrétiens par l'usure sont trois
crimes permanents des juifs. Sous beaucoup
d'autres rapports, le juif est au dessous des
exigences de la civilisation. Kn ce qui re-
garde, par exemple, la femme et l'enfant, la
femme juive est esclave de son mari ; c'est un
morceau de viaude dont il use à son gré. Le
concubinage et le divorce sont permis ; la fus-
libation de la femme est permise à plus forte
raison ; la femme juive est tellement rien,
qu'elle ne peut même s'instruire de sa reli-
gion. Dans les écoles juives on enseigne aux
enfants des obscénités qui révoltent la cons-
cience. La conscience du juif est tellement à
l'envers que non seulement les autres hommes
sont des bêtes à ses yeux, mais lui ne se re-
connaît, envers eux, aucune obligation de
conscience, et, s'il en a contracté, il se fait
donner, par ses pareils, autorisation de par-
jure. Dans les procès entre juifs et non-juifs,
le juge doit toujours donner gain de cause au
juif : c'est l'injonction formelle du Thalmud.
Les objets trouvés par un juif ne doivent ja-
mais être rendus aux chrétiens : ce serait se
rendre indigne du pardon de Dieu. Le vol et
la prostitution sont l'objet des prédilections
judaïques. Il existe même, en Russie, un gou-
vernement occulte des juifs, le Kahal, qui
considère les propriétaires chrétiens comme
de simples possesseurs et adjuge leurs biens
à des juifs, chargés expressément de s'en
emparer par tous moyens imprévus à la loi et
insaisissables à la justice. A l'usure antique,
crime traditionnel de sa race, le juif ajoute
aujourd'hui l'agiotage sur les fonds étrangers
et sur les matières premières. Quand un em-
prunt dJEtat est édicté, les juifs le soumis-
sionnent sans concurrence et l'exploitent avec
impudeur. A défaut d'emprunts, ils créent
des affaires fictives et pompent avec audace
les capitaux chrétiens : le Honduras et le Pa-
nama offrent d'assez beaux échantillons de ce
brigandage. Par une spéculation qui est plu-
tôt une conjuration, ils achètent les blés, les
cafés, les sucres, les produits chimiques, les
métaux de tout l'univers et ne les revendent
qu'à des prix trop onéreux, sans proportion
avec le service rendu.
Au point de vue moral et économique le
juif est donc à l'état flagrant et permanent de
conspiration ; au point de vue social, c'est en-
core pis. Ce trait caractéristique du juif, c'est
de demeurer étranger dans tous les pays qu'il
habite et de ne pas adopter la patrie qui lui
donne asile. S'il se fait naturaliser quelque
part, ce n'est que pour jouir des droits que
lui confère le titre de citoyen, nullement
pour en assumer les devoirs et ies charges.
« Les juifs, disait Portalis, ne sont pas sim-
plement une secte, mais un peuple. Ce peuple '
avait autrefois son territoire et son gouverne-
ment ; il a été dispersé sans èire dissous : il
erre sur tout le globe pour y chercher une re-
traite et non une patrie ; il existe chez ton
les nations sans se confondre avec elles, il ne
croit vivre que sur une terre étrangère. Le
religion n'est ordinairement relative qu'aux
choses qui intéressent la conscience : chez les
juifs, l;i icligion embrasse tout ce qui fonde
et régit la société. De là, lis juifs forment
partout une nation dans la nation : ils ne sont
ni Français, ni Allemands, ni Anglais, ni
Prussiens : ils sont Jui's ».
Au demeurant, sur le fond essentiel des
croyances religieuses, les juifs du Thal-
mud professent les plus bizarres idées. Sur
Dieu, sur les anges, les démons, les hommes,
il est impossible de concevoir comment, des
gens qui ne sont pas bons, peuvent extra-
vaguer à ce point.Le Thalmud dit : «Le jour a
douze heures : durant les trois premières, Dieu
est ami et il étudie la loi; durant les troi-
autres, il juge; durant les trois suivantes, il
nourrit le monde entier et durant les trois
dernières, il est ami et joue avec le Léviathan,
roi des poissons. » Et la nuit, ajoute Mena-
chen, il étudie le Thalmud. A sa haute école
viennent les anges et les démous. Le Léviathan
est un poisson long de mille lieues : Dieu a
castré le mâle et salé la femelle réservée aux
repas des justes dans le paradis. Depuis la
ruine du Temple, Dieu ne joue plus, ne danse
plus, il pleure, car il a gravement péché ; ses
larmes sont la cause des tremblements de
terre. Dieu commet d'ailleurs parfois des
fautes d'étourderie et d'improbité ; c'est même
lui qui est la cause de tous les péchés, puis-
qu'il a créé la mauvaise nature de l'homme.
Parmi les anges, les uns sont immortels, les
autres meurent. A chaque parole que Dieu
prononce, il crée un ange; il leur confie dif-
férentes fonctions parmi les créatures infé-
rieures. Dieu crée aussi des diables, mais il
ne leur a pas donné de corps ; cependant les
diables sont composés d'eau, de terre et de
matière lunaire. Adam et Eve, par suite des
rapports avec des diablesses et des diables,
ont enfanté aussi des démons. Tout ce monde
coruu a également ses fonctions, et parfois
bien étranges. C'est là dessus que le Thalmud
fonde la magie.
Toutes les âmes des hommes ont été créées
pendant les six jours de la création. Dieu les
tient en réserve et n'en lâche une que quand
une mère va mettre un enfant au monde.
Dieu a créé six cent mille âmes de juifs ; de
plus, chaque juif reçoit une seconde âme qui
fait naître l'appétit. Les âmes juives sont
de la substance de Dieu et plus agréables à
Dieu que toutes les âmes des autres peuples
de la terre. Les âmes des autres viennent du
diable et les rendent semblables à des ani-
maux. Après la mort, l'âme d'un juif passe
dans un autre; l'âme des juifs impies passe
dans des animaux ou des végétaux.
Le paradis est ^rempli des plus suaves
LIVRE QUATRE.VINÛ1 QUATORZIÈME
odeurs. Outre la femelle du Lévlathan, les
justes mangent du bœuf, des oeufs et des nies
grasses. Leur breuvage est un vin exquis con-
servé du sixième jour de la création. Il n'y a
de bienheureux que les juifs; les incirconcis
vont en enfer, soixante l'ois plus grand que
le paradis.
Les juifs attendent le Messie ; leur plus
grand désir est de voir arriver son règne.
(,'uand le Messie viendra, la terre produira
des gâteaux et des habits de laine. Le Messie
fera, des juifs, les dominateurs des nations.
En attendant, partout où les juifs s'introdui-
sent, ils doivent s'établir dominateurs de leurs
maîtres ; s'ils ne dominent pas, c'est, pour
eux, la captivité. Pour l'anéantissement des
peuples étrangers, éclatera une longue guerre ;
les deux tiers des peuples y laisseront la vie.
Ici et là, les juifs sont à l'état de guerre conti-
nuelle contre tous les peuples. Leur triomphe
mettra dans leurs mains toutes les richesses
de l'univers. Les autres peuples embrasse-
ront la foi juive ; à l'exception des chrétiens,
qui seront exterminés, comme fils du diable.
Le vrai Messie sera celui qui donnera toute la
terre aux enfants d'Israël.
Par la corruption du dogme et de la morale
le juif du Thalmud est l'ennemi et le fléau de
la société chrétienne. Le nœud vital de ses
traditions et de ses espérances, c'est qu'il
attend la venue d'un triomphateur et en espère
la domination universelle.
Voyons ce que dit, à ce sujet, la souveraine
autorité des juits,le Thalmud : « Le Messie ren-
dra aux juifs l'autorité suprême. » — « Tous les
peuples le serviront et tous les royaumes lui
seront assujettis. Alors chaque juif aura
2 800 esclaves. En ce temps-là tous les peuples
accepteront la croyance juive. Les chrétiens
seuls n'auront point part à cette grâce ; ils
seront tous exterminés (I). » — Et qu'on ne
se figure pas que cette doctrine soit restée à
l'état de lettre morte. Aucun dogme n'a été
aussi universellement [conservé dans la syna-
gogue ; aucune n'a été défendu avec une plus
inflexible opiniâtreté. Au xv" siècle, le docte
Abarbanel annonça, dan? ses commentaires,
« le règne du Messie, époque glorieuse, pen-
dant laquelle s'accomplira l'extermination des
chrétiens et des Gentils ». Vers le même
temps, le savant allemand Iteuschlin, en par-
lant des juifs, s'exprime en ces termes: « Ils
attendent avec impatience le bruit des
armes, les guerres, le ravage des provinces et
la ruine des royaumes. Leur espoir est celui
d'un triomphe semblable à celui de Moïse sur
Chananéens, et qui serait le prélude d'un
glorieux retour à Jérusalem, rétablie dans
son antique splendeur. Ces idées sont l'âme
d«s commentaires rabbiniques sur les pro-
phètes. Elle- ont été traditionnellement trans-
mises et inculquées dans les esprits de celte
nation ; et ainsi ni préparés de tous
temps les Israélites a cet événement, terme
des aspirations de la race .juive. » Drach,
le c.-lelire rabl.in converti, ne s'ex pnmail
pas différemment en 1859. <■ i iges et
les maîtres de la Synagogue terminent or-
dinairement, de nos jouis, par la pensée de
ce triomphateur futur, les discours qu'ils
tiennent dans leurs assemblées ; ils excitent
leurs coreligionnaires a l'observance fidèle de
de la loi, en soutenant leur espérance de voir
l'avènement du Messie et de jouir de tous les
biens promis à Israël, Or, un de ces biens est
le moment désiré du massacre des chrétiens,
et de l'extinction complète de la secte de3
Nazaréens (2).» Ce langage est claire et précis ;
bien naïf serait qui n'y voudrait voir que des
figures de rhétorique.
Certains juifs modernisés, vivant au milieu
de nos sociétés chrétiennes, ont fait semblant
de repousser cette croyance, parce qu'ils
voyaient, nous assure leur coreligionnaire
Uabbinovicz, « dans les passages qui parlent
du retour des juifs dans le pays de leurs an-
cêtres et du rétablissement du royaume
de David... un obstacle à l'émancipation ».
Qu'on ne s'y trompe donc pas. L'abandon
n'est qu'extérieur, et l'espérance, bien que
revêtue souvent d'une forme hypocrite, n'en
est pas moins vivace et indomptable. C'est
ainsi qu'en 1860, un juif allemand, nommé
Stanno, publiait à Amsterdam un livre dans
lequel il annonçait au monde que « le royaume
de la liberté universelle serait fondé par les
juifs ». Cette liberté, voici comment l'explique
un juif de Francfort : a Rome qui, il y a dix-
huit cent ans, a foulé aux pieds le peuple
juif doit tomber par les forces réunies de ce
même peuple, qui, par là, répandra la lumière
sur le monde entier et rendra à l'humanité
un service éminent. »
En 1860, un autre juif adressait, à un jour-
nal de Berlin, une longue épître, pour dé-
montrer que a désormais les juifs doivent
prendre la place de la noblesse chrétienne »
et que « Dieu a dispersé les juifs sur la terre
entière, afin qu'ils soient comme un ferment
pour tous les peuples et comme les élus des-
tinés à régner un jour sur tous les peuples. »
Crémieux, le coryphée de sa race à notre
époque, s'écriait de son côté, en 1861, sur le
mode dithyrambique : « Israël ne finira pas!
Celte petite peuplade, c'est la grandeur de
Dieu... En messianisme des nouveaux jours
doit éclore et se développer. Une Jérusalem
de nouvel ordre, saintement assise entre
l'Orient et lOccident, doit se substituer à la
double cité des Césars et des Papes. » Dans
un autre élan d'enthousiasme, le même Cré-
mieux s'écriait encore : « Courage, mes amis,
redoublez d'ardeur; quand on a si vite et si bien
conquis le présent, que l'avenir est beau ! »
Exposé du Thalmud par le \)< Rohling. L'aulcur s'est engagé à payer 1 000 thalers à quicon-
i la fausseté d'une seule de ses citations. (2) Abarbanel, sur Jérémic, ch. xxx ; Buxtorf,
Synmj. Jud., ch. xxxv ; L'Eglise et la sijnayugue p. 18.
Il .11
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Pour donner corps à ces rêves de domina-
tion universelle, les juifs fondèrent, en 1860,
l'Alliance israélite. Coguerel l'avait essayée el
n'avait recruté que des prolestants ; Cohen
y réussi) mieux en appelant à lui des juifs. A
son avis, entre juifs, un trait d'union est tout
trouvé : Eclairés et Orthodoxes peuvent se
mettre d'accord en face du chrétien, surtout
en face du catholique, pour resserrer le lien
confraternel de l'israélisme du monde entier.
L'objet de l'alliance était de suppléer à la tié-
deur des consistoires, et de multiplier les
auxiliaires pour la lutte contre l'intolérance.
Plus que tout autre, le rabbin était à même
de connaître les manœuvres conversionnistes
et d'indiquer les moyens de les déjouer.
L'alliance était universelle, tous les israéliles
étaient appelés à y concourir, à désigner les
mandataires pour centraliser les efforts. Quant
au but, c'est, dit Cohen, « la défense de l'hon-
neur el de la liberté, partout où l'un est ou-
tragé, l'autre opprimée ou méconnue : c'est
la double mission qu'elle aura également dans
les pays justes et tolérants, comme dans les
pays injustes et fanatiques. » Le champ était
vaste : l'Alliance devait aider les hommes pro-
gressifs d'Israël, habiles à parer leur visage
des sourires engageants du libéralisme, à se
concilier les masses naïves ; elle rapprochait
les juifs des chrétiens et façonnait ceux-ci à
associer fraternellement leurs sympathies et
leurs haines à celles des fils de Jacob.
En inaugurant l'alliance, le président Cré-
mieux assimilait son rôle à celui de Jésus qui
s'était substitué d'autorité aux dieux éta-
blis. « L'alliance israélite, dit-i), ne s'adresse
pas à notre culte seul ; elle veut pénétrer
toutes les religions comme elle pénètre toutes
les contrées. Que de nations disparaissent ici-
bas ! que de religions s'évanouissent à leur
tour ! La religion d'Israël ne périra pas ; cette
religion, c'est l'unité de Dieu.
« La voilà, cette loi, qui sera un jour la loi
de l'univers ! Sa morale devient la morale de
tous les peuples. La religion juive est la mère
des religions qui répandent la civilisation.
Aussi à mesure que la philosophie émancipe
resprit\ha main, les aversions religieuses contre
le peuple juif s'effacent.
« Eh bien ! Continuons cette mission glo-
rieuse, que les hommes éclairés, sans distinc-
tion de culte, s'unissent dans cette association
israélite universelle, dont le but est si noble,
si largement civilisateur.
« Détuire chez les juifs les préjugés dont
ils se sont imbus dans la persécution, qui en-
gendre l'ignorance ; fonder au nord, au midi,
au levant, au couchant, des écoles nom-
breuses ; mettre en rapport avec les autorités
de tous les pays ces populations juives, si dé-
laissées, quand elles ne sont pas traitées en en-
nemies ; à la première nouvelle des attaques
contre un culte, d'une violence excitée par
des haines religieuses, nous lever comme un
seul homme, et réclamer l'appui de tous ; faire
entendre notre voix dans le cabinet des mi-
nistres el jusqu'aux oreilles des princes,
quelle que soit la religion qui est méconm
persécutée et atteinte, fut-ce même par des
mesures écrites dans des lois encore en vi-
gueur, mais repoussées par les lumières de
notre siècle ; donner une main amie à tous
ces hommes qui, nés dans une autre religion
que la nôtre, nous tendent leur main frater-
nelle, que toutes les religions dont la morale est
la base, dont Dieu est le sommet, sont sœurs et
doivent être amies entre elles ; faire ainsi tomber
les barrières qui séparent ce qui doit se réunir
un jour : voilà la grande mission de notre
alliance israélite universelle.
« Marchons fermes et résolus dans la voie
qui nous est tracée. J'appelle à notre associa-
tion nos frères de tous les cultes ; qu'ils vien-
nent à nous ! avec quel empressement nous
irons à eux. On nous tend une main frater-
nelle. On nous demande pardon du passé I le
moment est venu de fonder sur une base in-
destructible, une immortelle association. »
Sous le lyrisme cauteleux de ce discours, la
pensée du juif se détache assez pour donner
à réfléchir au chrétien. Toutes les nalions
doivent disparaître comme nations ; seul, !e
peuple juif doit rester debout. Toutes les re-
ligions doivent s'évanouir à leur tour ; seule,
la religion juive doit demeurer. Et alors la
loi du Thalmud sera la loi de l'univers. Alors
un messianisme des temps nouveaux appa-
raîtra et une nouvelle Jérusalem prendra la
place de Rome détrônée.
En attendant, afin de préparer ces desti-
nées, glorieuses pour Israël, mais fort peu
rassurantes pour les chrétiens, on convie tous
les hommes à tendre une main fraternelle, et
à reconnaître que toutes les religions dont la
morale est la base, Dieu le sommet, sont
sœurs et amies. On exclut, sans plus de cé-
rémonie, le surnaturel et la révélation, base
du Christianisme.
Et qu'on le remarque bien ! De la part des
juifs, il ne s'agit pas de faire la moindre con-
cession, ni de transformer le Thalmud ou de
le corriger. Les juifs complent le garder tel
qu'il est; ils demandent tout simplement, aux
chrétiens, de renier leur foi et d'embrasser le
judaïsme. En outre, pour les crimes dont ils
ont affligé la société chrétienne, ils ne jugent
pas à propos d'implorer leur pardon; ils se
targuent, au contraire, et pas sans insolence,
de se montrer magnanimes, en accordant, aux
chrétiens, un pardon qu'on est censé de-
mander.
En résumé, ce discours peut se traduire
ainsi: les juifs doivent imposer un jour leur
foi à tous les peuples et régner sur eux, ex-
cepté sur les chrétiens qui doivent disparaître
n'importe comment. Pour se dérober à ces
représailles, il faut se réfugier dans l'alliance,
assez généreuse, pour ouvrir ses portes ; mais
pour obtenir cette grâce, la première condi-
tion, c'est l'apostasie.
Voilà le but. Pour l'atteindre, les juifs ont
déployé une quantité énorme d'astuce, d'au-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIKM]
Mil
duce et de perversité. L'organisation de la
franc-maçonnerie par le juif et la puissance
redoutable qui en résulte, ont été mises en re-
lief par un vaillant auteur de nos jours :
o Tout d'abord, dit-il, les juifs ont voulu as-
surer, en les masquant le plus possible, l'éla-
boration paisible de leurs grands projets. La
Maçonnerie fut partagée en deux groupes, en
apparence étrangers. Au premier, nommé
Maçonnerie symbolique, ils donnèrent un ca-
ractère extérieurement inoflensif et un peu
grotesque. Ce groupe devait rester société se-
crète, tout en cherebant discrètement à se
montrer selon les circonstances et à attirer
des prosélytes. Les juifs ont réussi à faire re-
connaître cette Maçonnerie comme société
d'utilité publique. Depuis lors, elle n'est plus,
à proprement parler, société secrète, mais
elle est devenue, comme ils disent, une société
fermée, ayant un secret.
« Ils ont travaillé à rattacher à ce groupe
tout ce qui existe dans le monde d'éléments
hostiles à la religion et à l'Eglise catholique.
Sous leur impulsion, celte Maçonnerie s'est
incorporé autant qu'elle a pu les protestants,
les jansénistes, les hérétiques, les révoltés de
toute sorte et les incroyants de toute espèce.
Elle a appelé à elle les ambitieux qui veulent
parvenir aux honneurs et au pouvoir, les dé-
classés et les fruits secs de toutes les carrières
qui cherchent une position sociale, les hommes
de plaisir et les viveurs, avides de jouissances
matérielles, les commerçants et les industriels
qui désirent réussir en affaires, les littéra-
teurs et les savants jaloux de se faire une re-
nommée. Elle n'a point dédaigné le sexe
faible : elle attire la femme et s'empare de
l'enfant. A tous elle promet l'objet de leurs
vœux, et grâce à l'influence et à l'or du juif,
elle le leur donne au moins dans une certaine
mesure, et à des conditions qui d'abord pa-
raissent, mais qui, à un moment donné, se
présentent inflexibles et redoutables.
« Les juifs tendent à englober dans ce
groupe non seulement les dupes et les niais,
nombre et matière à impôt, mais surtout les
hommes intelligents et importants de chaque
nation, pour les avoir sous la main. Et à
ceux-là, il n'est rien qu'ils ne promettent et
qu'ils ne donnent. Plus les événements se dé-
roulent, plus ce dessein de la Maçonnerie ap-
paraît évident... C'est dans cette Maçonnerie
extérieure que les hauts chefs d'Israël étu-
dient les hommes, les tournent, devinent leurs
penchants et leurs tendances, s'emparent de
leur volonté, de leur intelligence et de leur
liberté, et en disposent. Et quand ils sont
mûrs, ils les diligent vers la Maçonnerie se-
crète, c'est-à-dire vers la Maçonnerie supé-
rieure.
« Le second groupe maçonnique comprend
le* hauts grades, qui se réunissent dans les
arrière-Joges. C'est là la véritable Maçon-
nerie. C'est là 'pie les juifs admettent les
homme! préparés et sûrs auxquels ils in-
filtrent, s'ils ne l'ont pas déjà au cœur, la
7. XV.
haine du catholicisme et de toute croyanci
religieuse! Us les imprègnent des idées mo-
dernes, COnformei à leurs desseins; ils les
chargent de les propager, de les défendre et
de les exécuter. A ceux-là ils révèlent .succes-
sivement, en les faisant passer par les degrés
divers et les rites de l'initiation, une partir;
de leur plan el de leur but. Les liantes Loges,
composées uniquement de juifs, sont les seules
qui connaissent toute la pensée d'Israël.
« Dans ce second groupe, sur une indica-
tion partie des chefs supérieurs, se conçoivent
et s'élaborent ces projets destructeurs de toute
religion, de la papauté, de l'autorité, de la
morale, de la famille, de tout enseignement
religieux, de la patrie, de la propriété, de la
société, auxquels la franc-maçonnerie travaille
avec tant de rage dans notre siècle. Puis, après
que l'approbation d'en haut a été donnée aux
plans et projets mûrement discutés, un mot
d'ordre est transmis aux Loges symboliques,
qui, par leurs mille voix, aidées de celles de la
presse, secondent l'opinion, la préparent, la
forment, et rendent possible ou plus facile
l'exécution du dessein arrêté.
*< C'est par ces hautes Loges, et quelquefois,
selon l'occurrence, par les Loges extérieures,
que s'établissent les sociétés secrètes, membres
militants et violents de la franc-maçonnerie.
Là elle réunit et enrégimente les bras dont
elle a besoin pour exécuter les destructions
physiques. Ces sociétés, Carbonarisme, Inter-
nationale, Nihilisme ou autres, paraissent avoir
leur vie et leur direction propre et séparées
de la franc-maçonnerie. Mais, en fait, elles
sont secrètement menées par des juifs des
hautes Loges, qui ont toutes facilités pour les
renier, et les combattre au besoin, si elles suc-
combent dans leurs entreprises.
« La Maçonnerie juive est donc comme une
espèce d'organisme vivant, aux proportions
gigantesques, qui enlace et enserre la société
chrétienne d'un bout du monde à l'autre. Cet
organisme est constitué dans une unité mer-
veilleuse, puisque toutes les Loges supérieures
et inférieures dépendent du centre national,
appelé Grand Orient, et que tous les grands
Orients en relations obligées les uns avec les
autres, sont rattachés à un centre suprême,
Y Orient des Orients, par un lien de dépendance
absolue. Ce centre, c'est la haute et unique
Loge qui réunit les premiers chefs et les prin-
cipaux d'Israël, et qui dirige, comme moteur
souverain, la Maçonnerie et les sociétés oc-
cultes de tous les degrés et de toutes les
formes. Cet immense réseau dont chaque
maille est un homme, se maintient dans sa
formidable unité, appuyée sur le secret obli-
gatoire et sur les serments multipliés, par la
crainte de la répression violente du poignard
et du poison, et par l'appui irrésistible de l'or
judaïque.
« Toutefois, dans cette armée innombrable,
il se produit bien, de temps à autre, en haut
comme en bas, des divisions, des déchire-
ments, des schismes ; mais le juif ne s'en
li
162
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
tourmente pas. Tous les rites maçonniques,
quels qu'ils loient, toutes les formes des so-
ciétés secrètes, unies ou divisées, tous les
membres des unes et des autres, quelles que
puissent être leurs idées, leurs rivalités et
leurs ambitions particulières, il les pousse,
selon ses plans, vers le même objectif : des-
truction totale de l'idée et de la société chré-
tienne.
« Tous les chemins et tous les moyens lui
sont bons. Plus les peuples se divisent et se
heurtent entre eux, plus les nations s'affai-
blissent, s'épuisent, se désagrègent, plus il y
a de bouleversements et de catastrophes, plus
le juif se réjouit et trouve que son œuvre
avance. Nous avons ses aveux : il s'applique
à détruire et ci renverser, pour élever sa do-
mination sur les ruines.
« Quant à ces grandes questions politiques
de formes gouvernementales, de dynasties, de
rivalités qui passionnent les hommes, elles
sont fort secondaires pour Israël. 11 n'a de
préférences que pour les hommes et les choses
qui favorisent ses plans et mènent à son but.
Mais il repoussera impitoyablement et com-
battra à outrance, avec toutes les forces dont
il dispose, telle dynastie, telle institution,
telle classe, tel prince, et même telle indi-
vidualité plus humble, qui, reniant les idées
modernes et se posant en adversaire de la Ré-
volution, formerait par là même un obstacle
ou un retard à l'accomplissement de ses voeux.
« On ne pouvait imaginer une centralisation
pl-js puissante et une situation plus forte que
celle de la Maçonnerie judaïque, l'organisa-
tion de l'empire romain n'était ni plus sa-
vante, ni plus solide (1). »
En 1808, le P. Katisbonne, ci-devant juif,
s'exprimait ainsi : « Naturellement habiles,
ingénieux et possédés par "instinct de la do-
mination, les juifs ont envahi graduellement
toutes les avenues qui conduisent aux richesses,
aux dignités, au pouvoir. Leur esprit s'est à
peu près infiltré dans la civilisation moderne.
ÎIs dirigent la bourse, la presse, le théâtre, la
littérature, les administrations, les grandes
voies de communication sur terre et sur mer ;
et, par l'ascendant de leur fortune et de leur
génie, ils tiennent enserrée, à l'heure qu'il est,
comme dans un réseau, toute la société chré-
tienne. »
Déjà, en 1847, le colonel Cerberr, président
de consistoire, avait écrit : « Les juifs rem-
plissent, proportion gardée et grâce à leur in-
sistance, plus d'emplois que les autres commu-
nions, catholique et protestante. Leur désas-
treuse influence se fait sentir surtout dans les
affaires qui pèsent le plus sur la fortune du
pays. 11 n'est point d'entreprise dont les juifs
n'aient leur large part, point d'emprunt pu-
blic qu'ils n'accaparent, point de désastre
qu'ils n'aient préparé et dont ils profitent;
ils sont donc mal mal venus à se plaindre,
ainsi qu'ils le font toujours, eux qui ont
toutes les fuviurs et qui font tous les béné-
fices ( 2) . »
Unsi donc, au sujet des juifs, il faut se dé-
faire absolument de cette idée, que ce sont les
fidèles de l'ancien Testament, les aînés des
chrétiens dans l'adoration du vrai Dieu. « Is-
raël, s'écriait un jour le P. Félix, est aujour-
d'hui sans religion, sans patrie, sans prêtre,
sans sacerdoce, sans autel, sans sacrifice. » —
« Cette religion, disait Chaix d'Est-Ange, n'a
plvs rien de sacerdotal ; les rabbins ne sont
pas des prêtres, mais des docteurs, et, depuis
lu dispersion, la science a remplacé le sa-
cerdoce. » Les Juifs n'avaient qu'un temple où
Dieu permettait les grandes cérémonies du
culte : ce temple est détruit, et sa tribu sacer-
dotale deLévi a disparu. 11 est donc naturel et
nécessaire que le peuple juif, partout où ses
essaims se sont abattus, n'ait plus en guise de
temple unique que de simples lieux de réu-
nion et de prière ; en guise de loi, que des tra-
ditions étrangères à toute origine divine; en
guise de prêtres, que des consulleurs officieux
ou redevables à la loi des nations étrangères,
d'un titre officiel ; en un mot, que des rabbins,
c'est-à-dire que des docteurs dont, sauf quel-
ques rares exceptions, dit Drach, « l'igno-
rance est prodigieuse ».
« Les rabbins, dit un autre juif, ne sont
point comme les curés et les pasteurs des com-
munions chrétiennes, les ministres nécessaires
de notre culte. L'office des prières, au sein de
nos temples, ne s'effectue point par leur or-
gane. Leur pouvoir ne peut rien pour le salut
de nos âmes. Leurs fonctions sacerdotales se
bornent à la célébration du mariage; et leurs
attributions, à la prononciation, en chaire,
d'un très petit nombre d'oraisons. Ils sont doc-
teurs de la loi et passent pour avoir une pro-
fonde connaissance du Thalmud. Ils sont ca-
noniquement investis du pouvoir de conférer,
à un laïque quelconque, le diplôme du rabbi-
nat. Mais ce diplôme est compatible avec
toutes les professions et nous comptons, parmi
nous, des rabbins au barreau, des rabbins en
boutique, et des rabbins marchands forains.
Ils ne possèdent les éléments d'aucune science
utile et ignorent, la plupart, jusqu'à l'usage
de la langue nationale... Leur attachement
fanatique à des pratiques absurdes, dont le
temps et la raison ont fait justice, est un titre
à leur considération mutuelle et à la vénéra-
tion des orthodoxes. Leur présomption est
aussi excessive que leur ignorance est pro-
fonde. Si on invoque leurs lumières sur les
questions religieuses, ils opposent les mys-
tères ; si on les presse, ils crient à l'irréli-
gion ; si on insiste, ils se fâchent. Ils ont la
fatuité du pouvoir et la volonté de l'intolé-
rance » (3).
C'est particulièrement à l'endroit de leurs
fonctions spirituelles que les rabbins « sont
(i) Saint-André, Francs-maçons et juifs, p.
(3) Singer, Des consistoires en France, p. 32.
680. — (2) Question juire, p. 3; — Les Juifs, p. 9.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
163
faibles et nuls, dit un autre, car leur office
n'égale point l'importance du saint ministère
des prêtres chrétiens. Ce n'est point eux qui
l'ont résonner les temples de cantiques et <le
prières ; ils ne l'ont point retentir, dû haut de
la chaire, de sublimes vérités; ils ne vont
point dans les familles porter L'espérance et
la consolation ; ils ne recherchent point la
misère pour la secourir, les larmes pour les
sécher ; ils ne guérissent pas les plaies du
cœur, les maladies de l'âme; ils ne célèbrent
point d'ineffables mystères ; ils ne sont point
les confidents des consciences ulcérées; ils
n'ont point reçu du ciel le don de pardon et
de miséricorde ; ils ne sont obligés ni au dé-
vouement aveugle, ni à la chasteté sévère ; ils
ne font point vœu de pauvreté... Or, nous le
demandons en toute conscience et en toute vé-
rité, quelle puissance peut avoir une religion
enseignée par de tels ministres ? Certes, tant
que les Israélites auront pour interprètes de
leur religion, leurs tanneurs, leurs colpor-
teurs, leurs escompteurs, voire même leurs
usuriers, car beaucoup exercent ces nobles et
libérales fonctions, jamais ils ne se trouveront
à la hauteur de leur époque... Il est vrai que
déjà nous avons parmi nous des hommes
éclairés et dignes de leur sainte mission ; mais
ils se réduisent à trois ou quatre (1) ».
Voilà qui est entendu. Les juifs ne sont
point les fidèles de l'Ancien Testament; ils
n'ont ni temple, ni prêtres; mais seulement
de pauvres brocanteurs pour rabbins. Or,
cette race, religieusement si dépourvue, s'est
attachée au Thalmud; le Thalmud est son
code civil et religieux ; les juifs puisent
toutes les corruptions de la doctrine et de la
morale ; et conséquents avec le Thalmud,
ils pratiquent la haine du chrétien, l'usure,
et, pour dire le mot propre, une sorte de bri-
gandage, imprévu à la loi et insaisissable à la
justice. Grâce à ces pratiques, ils ont tout en-
vahi ; ils ont accaparé l'or, la dette publique
des nations, les chemins de fer et canaux, les
théâtres et la presse, des services publics et
surtout le commerce interlope. Dans cette si-
tuation puissante, ils font une guerre à mort
aux chrétiens et à la civilisation de l'Evan-
gile. _
Aujourd'hui encore, ils pratiquent l'assassi-
nat liturgique. Lesjuifs ont toujours éprouvé,
pour le sang, un attrait voluptueux. La Bible
leur reproche, en maints passages, de se livrer
aux pratiques idolâtriques des Chananéens,
qui, non seulement immolaient les victimes
humaines, mais encore mangeaient leur chair
et buvaient leur sang. Depuis qu'ils ont cru-
cifié Jésus-Christ et que son sang est retombé
sur leur tête, ils s'acharnent à exterminer ses
disciples. Innombrables sont les assassinats
des chrétiens, surtout parmi les enfanis, à
l'effet de se procurer le sang nécessaire aux
abominables pratiques de la Synagogue. Les
témoignages les plus auihentiquei abondent
pour le prouver: pour le nier, il faut l'obltl-
nalioD la plus aveugle et le parti pris le plus
absolu (2) : Trois mollis expliquent ces homi-
cides sacrés : 1" la haine implacable que les
Juifs nourrissent contre les chrétiens et qui
rend méritoire l'assassinat de ses ennemis;
2° les œuvres de superstition et de magie fa-
milières aux juifs et pour lesquels ce sang
est nécessaire ; 3" la crainte éprouvée par les
rabbins que Jésus ne soit le véritable Messie,
auquel cas ils espèrent se sauver en s'asper-
geant de sang chrétien.
Nous avons parlé de la haine des juifs. Pour
ce qui regarde leurs superstitions', personne
n'ignore que Dieu a couvert lesjuifs de gale,
d'ulcères et de maux caractéristiques, pour
lesquels ils sont convaincus que de s'oindre
du sang d'un chrétien, c'est un remède effi-
cace. D'après d'autres, ce sang a la vertu
merveilleuse d'arrêter les hémorrhagies, de
ranimer l'affection des époux, de délivrer les
femmes des incommodités de leur sexe, de
faciliter les couches, enfin de préserver de la
mauvaise odeur que tout juif exhale. A la
circoncision d'un enfant, le rabbin mêle, dans
un peu de vin, une goutte du sang de l'enfant
et un peu de poudre provenant de sang chré-
tien. Le soir d'un mariage, après le jeûne sé-
vère des futurs conjoints, le rabbin présente,
à chacun d'eux, un œuf cuit, dans lequel il y
a un peu de poudre de sang chrétien. A la
mort d'un juif, le rabbin met également, dans
un œuf cuit, quelques gouttes de sang chré-
tien et répand cet œuf sur le corps du défunt.
D'après leur bizarre interprétation, si les pra-
tiques de la synagogue sont inefficaces, ce sang
chrétien servira à racheter les juifs par la
vertu de Jésus-Christ.
Le jour anniversaire de la ruine de Jérusa-
lem, les juifs se mettent sur le front de la
cendre de toile trempée de sang chrétien et
mangent un œuf salé de cette cendre. Au re-
tour de la Pâque, chaque juif mange un pain
azyme, préparé avec le sang d'un chrétien. A
l'époque de la fête du Pourim, les juifs s'in-
géniaient à tuer un chrétien, en mémoire de
leur oppresseur Aman. S'ils réussissent, le rab-
bin pétrit, avec ce sang, des pains de forme
triangulaire et les distribue à ses amis.
Si le juif hait le chrétien comme individu,
il exècre à plus forte raison les chrétiens
comme communion religieuse. Pour caracté-
riser ses rapports avec l'Eglise, il faut distin-
guer deux périodes. La première, dans la-
quelle le juif est crasseux, répugnant, usurier,
ennemi marqué de la société chrétienne, et,
pour ce motif, soigneusement tenu à l'écart.
Dans cet état, qui dura en France jusqu'à la
Révolution de 89, le juif est vil, rampant, ne
demandant qu'à jouir des mêmes droits que les
Français natifs, possesseurs du sol et dont les
ancêtres ont formé la patrie. Alors le juif est
H) Cerfberr, Les Juifs, leur histoire, leurs auteurs, p. 55. — (2) Cf. Henri Deaportes, Le mi/stêre du
samj : ce livre est à lire.
164
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
plaignant. S'il n'était pas satisfait de sa con-
dition, il n'aurait qu'à s'en aller à Jérusalem,
la patrie de Bon cœur. Personne ne le retient
et, s'il ne décampe pas, c'est qu'il se trouve
bien, même quand il se dit mal.
La seconde période est celle qui suit l'éman-
cipation. Si, par malheur, on lui a accordé
celle qu'il demandait, comme une grâce in-
signe, il devient superbe, arrogant, despote.
Son instinct haineux et brutal se réveille; la
situation qu'il considérait, pour lui, comme
une disgrâce, il veut l'imposer aux autres,
suivant le droit interprété à la manière ju-
daïque.
Naguère, il réclamait un peu de liberté;
maintenant il n'en veut que pour lui et veut
tout refuser aux autres. Naguère, il deman-
dait à être traité en égal de tout le monde ;
maintenant, il ne se contente plus du droit
commun ; il exige, pour lui, des privilèges. Na-
guère, il réclamait son entrée dans la nation à
titre de frère; maintenant il veut traiter en
ennemis ceux dont il implorait la pitié.
C'est ce qui est arrivé en France. En pro-
clamant les Droits de l'homme, les chefs de
la Révolution s'imaginaient peut-être inau
gurer une ère de renaissance, et ne se doutaient
certainement pas que ce seraient des étran-
gers, des juifs, qui en recueilleraient exclu-
sivement les bienfaits, au préjudice des vrais
enfants de la patrie. C'est, du reste, une opi-
nion très plausible que les juifs étaient dans
l'affaire, et s'ils en escomptèrent le bénéfice,
ce fut à d'autant meilleur escient qu'ils avaient
conspiré dans ce dessein. Les frères Lémann,
juifs convertis, ont publié, sur l'entrée des
juifs dans la société française, et sur la pré-
pondérance juive, des ouvrages qui font auto-
rité. Sous Napoléon, pour confirmer leur en-
trée et assurer leur prépondérance, ils rusè-
rent avec le despote et en obtinrent la pléni-
tude de leur état-civil. C'est de là que date
leur fortune. Nous n'avons pas à entrer ici
dans le détail des prouesses judaïques contre
la fortune de la France; mais nous pouvons
citer un exemple, l'exemple de Rothschild.
En 1812, le chef de la maison française pos-
sédait un million. Le soir de la bataille de Wa-
terloo, il gagna Londres de vitesse et fit,
sur les fonds anglais, d'un seul coup, une rafle
de vingt millions. Sous la Restauration, il
géra, en partie double, le compte de liquida-
tion ; il avait pris à son compte les créances
des autres peuples et fournissait, à Louis XVIII,
l'argent pour payer. Créancier et prêteur, il
fournissait l'argent qu'il réclamait et récla-
mait l'argent qu'il prêtait. Sous Louis-Phi-
lippe, Rothschild fut, en réalité, le premier
ministre du règne. En 1847, il avait pris à
son compte un emprunt du gouvernement ;
en 1848, il refusa de payer les 170 millions
qu'il devait encore et devait, à ce titre, être
incarcéré comme failli frauduleux ; ses com-
pères juifs, Goudchaux etCrémieux, le sauvè-
rent. Sous l'Empire, il fut pincé par les juifs
de Bordeaux, qui firent donner les écus en
transformant nos vieilles villes. Rothschild
rentra en scène pour préparer le drame san-
glant de 1870. Ce Rothschild, à sa mort, pos-
sédait au moins trois milliards. Son million de
LS12, s'il eût fructifié honnêtement, sans
perle, à intérêt composé, de 1X12 à sa mort,
eût produit cent trente-sept millions. Le dit
Rothschild possédait trois milliards, il s'en-
suit que deux milliards huit cent soixante
millions ont été gagnés on ne sait comment
et doivent rentrer au trésor. Une lessive sem-
blable exercée sur toules les fortunes juives
amènerait des restitutions proportionnelles.
Autrefois, les rois mettaient ces gens-là au
gibet de Monfaucon; aujourd'hui, il suffirait
de les vider et de les expulser. Retirer l'état-
civil aux juif», régler honnêtement leurs
comptes et les envoyer en Palestine : c'est la
consigne de la Providence.
L'action des juifs en France se décompte
en deux points : d'un côté, ils accaparent la
fortune du pays et ramènent au servage le
peuple chrétien ; de l'autre, pour river la
chaîne au cou des serfs baptisés, ils oppri-
ment la religion et poussent à la supprimer.
Leur tactique est d'ailleurs percée à jour.
D'un côté, ils célèbrent sur le thyrse la li-
berté et l'égalité des cultes, comme droits pri-
mitifs de l'homme ; de l'autre, ils poussent
l'impudeur et le cynisme jusqu'à édicler, au
nom de la liberté des cultes, contre la religion
catholique, les mesures les plus oppressives.
La théorie des droits de l'homme, la formule
des principes modernes, c'est le moyen de
renverser la sainte Lglise.
En 1869, au synode de Bonn, la motion
suivante fut adoptée avec une acclamation par
tous les représentants de la juiverie euro-
péenne : « Le synode reconnaît que le dé-
veloppement et la réalisation des principes
modernes sont lesplus sûres garanties du pré-
sent et de l'avenir du judaïsme et de ses mem-
bres. Us sont les conditions les plus énergi-
quement vitales pour l'existence expansive et
le plus haut développement du Judaïsme. »
En 1876, au Chili, voici, d'après le Monde
maçonnique, leur programme :
Article I. — En outre des commissions ac-
tuelles, il y aura, dans la grande Loge, des
comités de travaux.
Art. II. — Ces comités seront intitulés :
section d'instruction, section de bienfaisance
et section de fraternité maçonnique.
Art. III. — La section d'instruction s'occu-
pera : 1° de fonder des écoles laïques; 2° de
donner son concours à toutes les sociétés qui
ont pour objet de donner l'instruction gra-
tuite aux pauvres; 3* d'aider au progrès de
toutes les institutions scientifiques, littéraires
et artistiques qui existent dans le pays ; 4° de
fonder des confréries pour la propagation des
connaissances tendant à faciliter le progrès de
l'humanité.
Art. IV. — La section de bienfaisance s'oc-
cupera : 1° d'aider à la fondation d'hôpitaux,
etc. ; 2* de donner, son appui direct ou indi-
LIVRE QlJATRE-VIN<iï'-niïAT()llZIKV1E
1 68
rect à toutes les institutions de celle nature,
dans lesquelles on ne poursuit pas un but
égoïste ou sectaire (c'est-à-dire catholique).
Art. V. — La section de propagande devra :
i° défendre et l'aire connaître par la presse les
véritables idées de la franc- maçonnerie ; "2° tra-
vailler à introduire dans les institutions pu-
bliques les principes de liberté', d'égalité et de
fraternité, et spécialement à amener la sépa-
ration de l'Eglise et de l'Etat, à faire établir
le mariage civil, à combattre les privilèges, à
se'culariser la bienfaisance...; 3° protéger et
soutenir les victimes de l'intolérance reli-
gieuse... 4° s'occuper en général de tout ce
qui peut faire de l'humanité une famille.
Voilà, en un texte officiel, l'euphémisme de
mots équivoques, le programme de l'action
judaïque, pas seulement pour le Chili, mais
pour tous les peuples. Nous allons en voir
l'application à la France.
Le principal engin que les juifs employèrent
de tout temps pour déraciner la foi des cœurs
chrétiens, fut la création d'écoles impies.
C'est par ces écoles, au Moyen Age, qu'ils
avaient préparé le manichéisme dans l'Albi-
geois ; c'est par ce moyen, de nos jours, qu'ils
ont formé, en Belgique, en Hollande, en Au-
triche et en Italie, le dessein de la Révolution
anti-chrétienne. En France, où Napoléon avait
eu le tort de créer le monopole universitaire,
où les régimes suivants n'avaient que trop
maintenu l'institution rationaliste du des-
pote, les catholiques avaient réclamé avec
force, puis obtenu en partie, la liberté de l'en-
seignement. En 1867, avec le concours du
ministre Duruy, Jean Macé fondait la Ligue
de l'enseignement. Sous prétexte de propager
l'enseignement populaire, il se proposait :
1° de mettre sous la main de l'Etat, l'enseigne-
ment public à tous les degrés ; 2° d'en éli-
miner absolument l'idée surnaturelle et reli-
gieuse ; 3° d'enlever à tous les citoyens la pos-
sibilité de faire donner, à leurs enfants, un
enseignement autre que celui de l'Etat. Dans
le fait, ce n'était point une ligue pour l'ensei-
gnement, mais une ligue contre la religion.
L'enseignement, c'était le masque ; l'irréli-
gion, l'anti-chrislianisme, c'était le but. Mais
le masque devait faire des dupes et préparer
des complices.
En 1870, on mettait en avant la devise:
« L'instruction gratuite, obligatoire el laïque. »
C'était la pierre d'attente des lois Ferry, des
manuels à la Paul Bert, de l'expurgation des
classiques français pour en faire disparaître
jusqu'au nom de Dieu. A ce propos, un rabbin
de Bruxelles, Aristide Astruc, publiait une
brochure intitulée : L 'enseignement chez les
juifs ; dans cet écrit le rabbin prouvait que
la formule nouvelle d'enseignement et le dé-
tail des lois Ferry, c'était tout simplement la
mine en pratique de la formule nouvelle adop-
tée depuis longtemps chez les juifs.
Jusqu'à ces derniers temps, l'enseignement
secondaire des jeunes filles était confié aux
congrégations religieuses ; elles s'acquittaient
de l'iir tâche avec le plus noble dévouement .
Leurs élèves étaient, dans la famille, le [dus
ferme boulevard de la foi chrétienne. Le juif
Camille Sée proposa une loi [tour l'établisse-
ment des lycées de filles ; cette loi constituait,
un nouvel attentat judaïque. « La société, dit
à ce propos un démocrate, est-elle donc trop
riche de vertus [tour la convier au cynisme î
Esl-ce que le peuple n'a pas assez de ses
maux, pour appeler ses filles au déshonneur
et ses épouses à l'adultère? »
Une autre loi persécutrice fut la loi du juif
Naquel pour le divorce. La Synagogue admet
le divorce; l'Eglise ne l'admet pas et la so-
cité chrétienne l'avait banni de son code. Les
juifs, en demandant l'état-civil, avaient ré-
clamé le droit de garder le divorce ; ils ont
obtenu depuis le droit denous l'imposer comme
une loi. Eux qui n'admettent pas le mariage
civil, ils veulent que le mariage civil, inventé
par eux pour nous exclusivement, se mette au
service du divorce judaïque.
Dans la guerre qu'ils ont déclarée à l'Eglise,
le juif attaque sur tous les points à la fois. La
suppression du budget des cultes, la sépara-
tion de l'Eglise et de FEtat, l'abolition du
Concordai, voilà un de ses principaux objec-
tifs. Le juif Dreyfus est le promoteur fana-
tique de ces différentes mesures.
La baine que le juif éprouve contre le cru-
cifix n'a d'égale que celle qu'il ressent contre
le Christ lui-même. Dans les tribunaux, dans
les écoles, sur nos places publiques, on voyait
partout le signe sacré de la Rédemption. Le
juif Hérold, les juifs Schnerb et Hendlé font
la guerre à cette image ; ils l'arrachent des
écoles de Paris ; ils la poursuivent dans les
départements, et un jour le peuple chrétien
de France a pu voir passer, dans des tombe-
reaux, les débris mutilés du Sauveur des
hommes. L'hérésie imbécile des Iconoclastes
a, pour derniers représentants, les juifs.
Dans l'expulsion des religieux, dans la
laïcisation des hôpitaux, dans la défense des
processions, il faut voir la main du juif. En-
core un peu, et, pour ménager la juiverie, on
défendra de prêcher la passion et de célébrer
les offices de la semaine sainte.
Le but que poursuivent les juifs, ce n'est
pas seulement la résolution du pacte de Char-
lemagne ; c'est la suppression de toute société
chrétienne, c'est la mise hors la loi du
Christ et de l'Evangile ; c'est l'acheminement
à la domination judaïque et à l'esclavage du
chrétien.
...Bella, horrida bella
Et rnulto Europam spumanlem sanguine cerno.
106
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L*ÉGLI8E CATHOLIQUE
l/iirlicle 7.
a Bonaparte passait à Turin. Un jour qu'il
parcourait le palais de l'Université fondée en
1771 par Charles-Emmanuel III, il se lit re-
présenter les statuts qui régissaient cette ins-
titution. Il y vit quelque chose de grand et de
fort qui le frappa. Celte grave autorité qui,
sous le nom de Magistrat de la /té/orme, gou-
vernait tout le corps enseignant ; ce corps lui-
même uni par des doctrines communes et li-
brement soumis à des obligations purement
civiles qui le consacraient à l'instruction de
la jeunesse comme à l'un des principaux ser-
vices de l'Etat ; ce corps sans cesse renouvelé
par un pensionnat normal qui devait trans-
mettre d'âge en âge les saines traditions et les
méthodes éprouvées : tranquille sur le pré-
sent, par la garantie que lui donnait sa juri-
diction spéciale ; tranquille sur l'avenir par
la garantie d'honorables retraites; cet ordre
de professeurs tous choisis parmi des agrégés
nommés au concours; cette noble confiance
de la puissance souveraine qui donnait au
conseil chargé de la direction générale un
droit permanent de législation intérieure et
de continuel perfectionnement ; tout ce plan
d'éducation établi sur la base antique et im-
périssable de la foi chrétienne, tout cela lui
plut, et il en garda la mémoire jusqu'au sein
de ses triomphes en Italie et en Allemagne.
Rassasié enfin de gloire militaire et songeant
aux générations futures, après avoir solide-
ment établi l'administration civile, après avoir
relevé les autels et promulgué le Code Napo-
léon, après avoir, par différentes lois, subs-
titué les Lycées aux écoles centrales, régénéré
les écoles de Médecine et créé les écoles de
Droit, il voulut fonder aussi pour la France
un système entier d'instruction et d'éducation
publiques. Il se souvint de l'Université de
Turin, et l'agrandissant, comme tout ce qu'il
touchait, dans la double proportion de son
empire et de son génie, il fit V Université im-
périale.
« Hâtons-nous d'ajouter qu'en cela même
Bonaparte répondait aux vœux que la France
avait exprimés à l'époque mémorable de la
première année du XIXe siècle. Les conseils
généraux de départements venaient de s'as-.
sembler. Les Français, lassés de tant, de
vaines théories essayées à leurs dépens sur
tous les points de la machine politique, as-
piraient au repos, voulaient de l'unité par-
tout et faisaient effort vers la monarchie. Au
(1) Ambroise Rendu, Code universitaire, préface.
téé publié en l'an X par le minisire Chaptal.
milieu de la ruine universelle des institution":,
les conseil- généraux, jetant un douloureux
regard sur l'état déplorable de l'éducation,
avaient retracé avec une juste reconnaissance
les services rendus par les anciennes corpora-
tions enseignantes; ils avaient gémi profon-
dément sur le terrible naufrage qui avait tout
englouti, corps et biens; mais en mi
temps, ils ne s'étaient point bornés à des re-
grets stériles ; ils n'avaient point oublié que
nos meilleures institutions d'autrefois lais-
saient à désirer quelque chose, et ils avaient
tracé d'une main ferme l'esquisse d'un plan
vaste el uniforme qui assurerait à la France
le bienfait toujours souhaité, souvent promis
d'une éducation vraiment française (1) .
Objet le plus ancien et le plus constant des
méditations de Napoléon Ier, l'Université fut
la dernière création de l'Empire. Par les
Constitutions de l'Empire, Bonaparte avait
mis la nafion dans sa main : administration,
magistrature, armée, finances, travaux pu-
blics, diplomatie, il tenait tout à sa discré-
tion. Par le Concordat, il avait rétabli le culte
public ; mais, en même temps, par les Ar-
ticles Organiques, il avait mis l'Eglise en état
de siège. Par l'Université, l'Empereur ne se
contenta pas de tout réduire, dans le présent,
sous sa puissance, il voulut encore hypothé-
quer l'avenir. Du reste, il ne se portait pas à
ce dessein par une pensée impie, mais seule-
ment par une volonté de domination. Lui qui
ne se croyait pas capable de gouverner un
peuple qui lisait Frédéric ou Voltaire, son-
geait beaucoup moins encore à livrer la reli-
gion aux sophistes et à jeter la société, comme
une proie, à tous les dissolvants du rationa-
lisme. Dans sa pensée, l'Université devait être
religieuse ; il la voulait célibataire, avec un
costume à part, copié sur les costumes
d'Eglise, mais il la voulait laïque. L'homme
fit pire. L'homme qui fit en toutes choses vio-
lence au temps ne compta pas les années pour
fonder solidement cette institution, œuvre
privilégiée de sa pensée.
C'est le 10 mai 1800, seulement, qu'il fit
connaître son projet à la France, dans une
loi en trois articles.
Art. 1er. — Il sera formé, sous le nom
d'Université impériale, un corps chargé exclu-
sivement de l'enseignement et de l'éducation
publics dans tout l'empire.
Art. 2. — Les membres du corps ensei-
gnant contracteront des obligations civiles,
spéciales et temporaires.
Art. 3. — L'organisation du corps ensei-
gnant sera présentée en forme de loi au corps
législatif à sa session de 1810.
Malgré cette disposition, et sans attendre le
terme fixé, l'empereur crut devoir procéder,
par un simple décret, à l'organisation an-
noncée. Le décret du 17 mars 1808 qui a force
de loi (décision du Conseil royal de l'Univer-
L'analyse des procès verbaux de l'an IX (1801) a
LIVIIE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME 107
site du 4 mai 1830) et qui a été modifié seule- versité de un dixième sur les droits perçus
ment dans quelques-uns de ses articles par dam 1rs écoles de droit et de médecine pour
des décrets on ordonnances ultérieures, est les examens et les réceptions. Les neuf autrei
toujours, avec celui du 15 novembre 1811, la dixièmes continuaient à être appliqués aux
règlement fondamental de la matière. Il fut dépenses de ces Facultés ;
rendu après une discussion au Conseil d'Etat Du droit de un vingtième prélevé au prolit
(|ui n'occupa pas moins de vingt-trois séances. de l'Université dans toutes les écoles de l'Kin-
Le litre premier de la loi du 17 mars 1808 pire sur la rétribution payée par chaque
débute ainsi : élève pour son instruction.
Art. I01. — L'enseignement public dans Dans le courant de celte même année 1808,
tout l'Empire est confié exclusivement à l'Uni- Napoléon voulut imprimer un caractère im-
versité. posant aux fonctions du Grand Maître. Le
Art. 2. — Aucune école, aucun établisse- 17 septembre, parut au Moniteur le décret
ment quelconque d'instruction ne peut être suivant daté de Sainl-Cloud :
fondé hors de l'Université impériale et sans Napoléon, empereur des Français, roi
l'autorisation de son chef. d'Italie et protecteur de la Confédération du
Art. 3. — Nul ne peut ouvrir d'école, ni Rhin,
enseigner publiquement, sans être membre de Notre Conseil d'Etat entendu,
Il niversité impériale et gradué par l'une de Nous avons décrété et décrétons ce qui
ses Facultés. Néanmoins, {'instruction dans les suit :
séminaires dépend des archevêques et évêques,
chacun dans son diocèse. Ils en nomment et TïTRF Ter
révoquent les directeurs et professeurs. Us
sont seulement tenus de se conformer aux
règlements pour les séminaires par nous ap- Art. 1". — Le Grand Maître de l'Université
prouvés. prêtera serment entre nos mains.
Il nous sera présenté par le prince archi-
chancelier, dans la chapelle impériale, avec le
L'Université impériale sera régie et gou- même cérémonial que les archevêques,
vernée par le Grand Maître qui sera nommé La formule du serment sera ainsi conçue :
et révocable par nous. « Sire, je jure devant Dieu et Votre Majesté
Puis le législateur organise le grand état- de remplir tous les devoirs qui me sont im-
major de l'Université : posés, de ne me servir de l'autorité qu'elle me
Le chancelier et le trésorier viendront im- confie, que pour former des citoyens attachés
médiatement après le Grand Maître et prési- à leur religion, à leur prince, à leur patrie, à
deront le Conseil supérieur en son absence. Ils leurs parents; de favoriser par tous les
auront chacun un traitement de 15.000 fr. moyens qui sont en mon pouvoir les progrès
Il y aura dix conseillers à vie, à 10.000 fr., des lumières, des bonnes études et des bonnes
choisis : six parmi les inspecteurs généraux, mœurs, d'en perpétuer les traditions pour la
quatre parmi les recteurs. gloire de votre dynastie, le bonheur des en-
Vingt conseillers ordinaires pris parmi les fants et le repos des pères de famille. »
inspecteurs, doyens et professeurs de Faculté,
à 6.000 francs. Le premier Grand Maître, Fontanes, tenait,
Les inspecteurs généraux et recteurs auront par sa naissance et son éducation, au
6.000 fr. Les frais de tournée seront payés à xvme siècle : il avait vécu dans l'intimité de
part. d'Alembert ; il était lié avec La Harpe, Joubert,
Un secrétaire général, choisi parmi les con- Fiévée, Lacretelle, Garât, Daunou, Chénier,
seillers ordinaires et nommé par le Grand Itcederer, Benjamin Constant; il fut, pour
Maître, rédigera les procès-verbaux des Chateaubriand, un ami de la première heure,
séances du Conseil qui s'assemblera deux fois Au fond, c'était un catholique, mais un ca-
par semaine et plus souvent si le Grand tholique métis et un épicurien. Dans la région
Maître le trouve nécessaire. de l'esprit pur, cet émigré portait, pour le
Fontanes, président du Corps législatif, est choix des hommes, la même tolérance que
nommé Grand Maître de l'Université. l'Empereur : il fit entrer, dans l'Université,
Vfllaret, évoque de Casai (Piémont), est des prêtres apostats, des régicides, des émi-
nommé chancelier ; Delambre , secrétaire grés ralliés comme lui au gouvernement. A
perpétuel de la première classe de l'Institut, l'assassinat du duc d'Knghien, il avait pour-
est nommé trésorier de ladite Université. tant dû refuser sa parole à la justification du
Quant à la dotation de l'Université, elle se crime.
composait de 400.000 livres de rentes ins- Les premiers conseillers à vie de l'Univer-
crites sur le Grand Livre, appliquées déjà à site nommés par Napoléon, furent :Ileausset,
l'instruction publique; ancien évêque d'Alais, futur historien de
De toutes les rétributions payées pour colla- Bossuet et de Fénélon ; Emery, supérieur de
lion des grades dans les Facultés de théo Baint-Sulpice, qui ne trouva pas mal de
logie, de-, lettres et des sciences ; figurer là; Nougarède de Fayet, ancien con-
Du prélèvement au profit du trésor de l'Uni- seiller à la Cour des aides ; Delamalle, ancien
le, h
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLK.n l
avocat au parlement de Paris ; Louis de
Bonald, l'auteur delà Législation primitive;
Desren.unles. ancien Krand vicaire de révoque
d'Autuu, Talleyrand ; les savants Cuvier,
Jussieu, Legendre, et Guéroult, proviseur du
Lycée Charlemagne, bientôt Directeur de
l'Ecole Normale.
Dans les discussions au Conseil d'Etat, qui
avait précédé la création de l'Université, Na-
poléon avait dit :
— Je veux constituer, en France, l'ordre
civil ; il n'y a eu jusqu'à présent dans le
monde que deux pouvoirs, le militaire et
l'ecclésiastique ; l'ordre civil sera fortifié par
la création d'un corps enseignant.
C'est en se rapportant sans doute à cette
création qu'il disait à Sainte-Hélène :
— J'ai eu l'ambition d'établir, de consacrer
enfin l'empire de la raison et le plein exereice,
l'entière jouissance de toutes les facultés
humaines.
En 1815, les Bourbons avaient bouleversé
l'ordre établi par Napoléon ; mais, après
Waterloo, ils ne remirent pas leur décret en
vigueur. La première brèidie faite à l'établis-
sement impérial, fut la loi du 15 mars 1850.
En son titre trois, elle portait :
Tout Français âgé de 25 ans au moins, et
n'ayant encouru aucune des incapacités com-
prises dans l'article 26 de la précédente loi,
peut former un établissement d'instruction
secondaire, sous la condition de faire au rec-
teur de l'Académie, où il se propose de s'éta-
blir, les déclarations prescrites par l'article 27
et, en outre, de déposer entre ses mains les
pièces suivantes dont il lui sera donné récé-
pissé.
1° Un certificat de stage, constatant qu'il a
rempli pendant cinq ans, au moins, les fonc-
tions de professeur ou de surveillant dans un
établissement d'instruction secondaire, public
ou libre ;
2° Soit le diplôme de bachelier, soit un
brevet de capacité délivré par un jury d'exa-
men ;
3° Le plan du local et l'indication de l'objet
de l'enseignement.
Le minisire, sur la proposition du Conseil
académique et l'avis conforme du Conseil supé-
rieur, peut accorder les dispenses de stage.
La loi de 1Q50 avait établi une certaine li-
berté de l'enseignement primaire et de l'en-
seignement secondaire ; une loi de 1875, votée
par l'Assemblée nationale, accorda la liberté
de l'enseignement supérieur et permit la fon-
dation d'Universités libres. Cette liberté
n'était pas accordée à tous les degrés, sans
restriction ; mais on pouvait espérer «lu t^mps
de l'expérience, des progrès de l'esprit public,
une liberté plus entière, partant plus féconde.
C'était la pensée du siècle et, en appa-
rence, le vœu de tous les partis, qu'on fondât
l'avenir sur le droit commun et le droit
commun sur la libre initiative des indi-
vidus, l'Ktat se réservant seulement le con-
trôle. Les constitutions de îx.io, de 1848,
de 1852, de 1871, avaient «-uccessivement ga-
ranti, implicitement ou formellement, cette
liberté organique de l'enseignement. Il parais-
sait non seulement naturel, mais nécessaire,
que, reconnaissant la souveraineté nationale
et la libre-pensée, on accordât les libertés qui
ne sont que la mise en action de ces prin-
cipes. Les libérâtres républicains ne pensèrent
pas ainsi. Au nom de leur libre pensée per-
sonnelle, ils entendirent londer, à leur profit,
une tyrannie, casser les précédentes constitu-
tions, révoquer les lois organiques de liberté,
et, par une courbe rentrante, rétablir, au
profit de l'athéisme et de la franc-maçonnerie,
le monopole de l'Université, l'autocratie d'un
César à une ou plusieurs têtes.
L'homme qui assuma cette odieuse tâche
fut un avocat franc-maçon, Jules Ferry.
Jules-Frauçois-Camille Ferry, né à Saint-Dié
en 1832, avait marqué, dans sa jeunesse, par
sa piété. Avocat en 1854, il se jeta dans la
politique, collabora aux journaux de l'oppo-
sition et se signala au public par les Comptes
fantastiques d'Haussman. Candidat en 1869. il
se porta comme l'homme des destructions né-
cessaires, et, par là, ce sot personnage enten-
dait la destruction de la magistrature, la des-
truction de l'armée et la destruction du
clergé, opinions criminelles et encore plus
folles qu'il devait désavouer et contredire,
quand il sera devenu un homme de gouverne-
ment. Député d'opposition irréconciliable, se-
crétaire du gouvernement provisoire au 4 sep-
tembre 1870, il prit part à cette sédition
devant l'ennemi et eut sa part au gâteau.
C'était d'ailleurs un homme de caractère fort
inférieur, une sorte de gamin politique, se
donnant comme républicain et établissant la
république en un tour de main, comme s'était
établi le coup d'Etat et comme voudra s'éta-
blir la Commune. Sur l'interpellation de Nor-
bert Billard, Directeur du Journal officiel de
l'Empire, que les triomphateurs du 4 sep-
ténaire feraient sans doute un appel au peuple :
« Ah 1 répliqua Jules Ferry, nous nous en
garderons bien. » En principe, on se dit par-
tisan du suffrage universel, mais uniquement
pour se hisser au pouvoir ou pour en faire
ratifier la prise ; une fois maîtres, on n'a plus
besoin du peuple que pour le tromper, l'ex-
ploiter, le spolier et l'avilir. Précédemment,
comme parle Tacite, on était opprimé par le
crime ; désormais on sera opprimé par les
lois. Dès lors, ce ne sera pas seulement sur
l'universalité des citoyens, mais sur tel ordre
ou sur tel particulier que rouleront les délibé-
rations des- ministres. Enfin, plus la répu-
blique sera corrompue, plus elle aura de lois :
In corruptissima re/mblica, plurimx leges (1).
Préfet de la Seine, Ferry fit manger aux
Parisiens, pendant le siège, le plus exécrable
(1) Tacite, Annales, Liv. V. art- 239.
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
n.y
pain qui se puisse imaginer : j'en ai vu des
échantillons. Député des Vosges après la paix,
il lui envoyé ministre de France à [Athènes,
pays où nul n'était plus mal à sa place (pie
ce cacographe. De retour à la chute deThiers,
il fut un fougueux adversaire du 1(1 mai.
Entre temps, Ferry s'était marié, et, pour se
recommander au parti parle scandale, n'avait
voulu, pour son mariage, aucune consécra-
tion religieuse. Après les élections où le mi-
nistre Broglie-Fourtou fut hattu, la Chambre
valida toutes les élections républicaines et
exclut de la Chambre 80 conservateurs.
Le ministère Dufaure, débordé et décou-
ragé, se retira. Le cabinet Waddington, qui fit
si pauvre figure au congrès de Berlin, tâcha
de satisfaire les convoitises et les rancunes
des gauches, en destituant les fonctionnaires
de l'ordre moral. Les élections sénatoriales
transportèrent à gauche la majorité du Sénat;
les 363 députés, réélus après le 16 mai, purent
accomplir, sans opposition, le programme de
Gambetta, la guerre au cléricalisme, enten-
dant, par là, la situation faite à l'Eglise en
France, depuis la révolution. En janvier 1879,
la vraie république régnant, Jules Ferry, mi-
nistre de l'instruction publique, accepta gaie-
ment la charge de déchristianiser la nation.
Le 15 mars, ce sectaire franc-maçon déposait
deux projets de loi qui devaient transformer
notre système d'instruction publique et le sou-
mettre absolument à l'Etat ; l'un était contre
la liberté de l'enseignement supérieur ; l'autre,
pour la constitution des conseils universi-
taires ; dans les deux, on retirait, autant qu'on
le pouvait, toutes les concessions précédem-
ment faites à l'initiative privée et à la sainte
Eglise.
Voici les dispositions du projet de loi rela-
tif à la liberté de l'enseignement supérieur :
Art. 1er. — Les examens et épreuves pra-
tiques qui déterminent la collation des grades
ne peuvent être subis que devant les établisse-
ments d'enseignement supérieur de l Etat.
Art. 2. — Les élèves des établissements pu-
blics et libres d'enseignement supérieur sont
soumis aux mêmes règles d'études, notamment en
ce qui concerne les conditions d'âge, de grades,
d'inscriptions, de travaux pratiques, de stage
dans les hôpitaux et les officines, les délais
obligatoires entre chaque examen et les droits
à percevoir au compte du Trésor public.
Art. 3. — Les élèves des établissements libres
d'enseignement supérieur prennent leurs ins-
criptions, aux dates fixées par les règlements,
dans les Facultés de l'Etat.
Les inscriptions sont gratuites pour les
élèves libre-.
Un règlement délibéré en Conseil supérieur
de l'instruction publique, après avis du mi-
nistère des finances déterminera le tarif des
nouveaux droits d'examen.
Art. 4. — La loi reconnaît deux espèces
d'écoles d'enseignement supérieur :
1" Les écoles ou groupes d'écoles fondées
ou entretenues par les communes ou l'Etat,
et qui prennent le nom d'universités, de Fa-
cultés ou d'écoles publiques;
2° Les écoles fondées ou entretenues par
des particuliers ou des associations et qui
ne peuvent prendre d'autre nom que celui
d'écoles libres.
Ail. 3. — Les titres ou grades d'agrégé, de
docteur, de licencié, de bachelier, etc., ne
peuvent être attribués qu'aux personnes qui
les ont obtenus après les concours ou exa-
mens réglementaires subis devant les Facultés
de l'Etal.
Art. 6. — L'ouverture des cours isolés est
soumise sans autre réserve aux formalités pré-
vues par l'article 3 de la loi du 12 juillet 1875.
Art. 7. — Nul n'est admis à participer à l'en-
seignement public ou libre, ni à diriger un
établissémentd'enseignementde quelque ordre
que ce soit, s'il appartient à une congrégation
non autorisée.
Art. 8. — Aucun établissement d'enseigne-
ment libre, aucune association formée en vue
de l'enseignement ne peut être reconnue d'uti-
lité publique qu'en vertu d'une loi.
Art. 9. — Toute infraction aux articles 4,
3 et 7 de la présente loi sera, suivant les cas,
passible des pénalités prévues par l'article 19
de la loi du 12 juillet 1873.
Art. 10. — Sont abrogées les dispositions
des lois, décrets, ordonnances et règlements
contraires à la présente loi, notamment
l'avant-dernier paragraphe de l'article 2 et
les articles 13, 14, 13 et 22 de la loi du
12 juillet 1873.
Voici maintenant les principales dispositions
du projet de loi sur le conseil supérieur de
l'instruction publique et les conseils acadé-
miques :
TITRE Ie
Du conseil supérieur de l'instruction publique.
Art. 1er. — Le conseil supérieur de l'ins-
truction publique se compose de cinquante
membres appartenant à l'enseignement. 11
est présidé par le ministre.
Art. 2. — Le Conseil se réunit en assemblée
générale deux fois par an. Le ministre peut
le convoquer en session extraordinaire. Vingt
de ses membres forment une section perma-
nente.
Art. 3. — Les membres du conseil supérieur
sont désignés de la manière suivante :
1° Quinze membres nommés par décret du
président de la République en conseil des
ministres, et choisis parmi les inspecteurs gé-
néraux, les recteurs, les professeurs en exer-
cice de l'enseignement supérieur public ;
2" Les trois directeurs des enseignements
supérieur, secondaire et primaire au minis-
tère de l'instruction publique ;
no
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
.:■ Le vice-recteur do l'académie de Paris;
4° Le directeur de L'école normale supé-
rieure.
Ces vingt membres forment la section per-
manente.
5° Un professeur du collège de France élu
par ses collègues ;
6° Un professeur de Muséum élu par .ses
collègues.
7° Cinq professeurs des Facultés de l'Etat
et des écoles supérieures de pharmacie, élus
au scrutin de liste à raison d'un pour chaque
ordre d'enseignement par l'ensemble des pro-
fesseurs, chargés de cours, agrégés et maîtres
<le conférences pourvus du grade de docteur ;
8° Un directeur de l'école des hautes études
élu par le personnel enseignant de l'école ;
9° Un professeur de l'école des langues
orientales vivantes élu par ses collègues ;
10" Un professeur de l'école des chartes élu
par ses collègues ;
11° Un professeur de l'école polytechnique
élu par les professeurs, examinateurs et ré-
pétiteurs;
12° Un professeur de l'école des Beaux-Arts,
élu par ses collègues ;
13° Un professeur de l'école centrale des
arts et manufactures élu par ses collègues ;
14° Un professeur de l'enseignement agro-
nomique élu par le personnel enseignant de
l'institut agronomique et des écoles d'agricul-
ture.
15° Six proviseurs ou professeurs titulaires
de l'enseignement secondaire public, élus au
scrutin de liste par les professeurs en exer-
cice dans les lycées et collèges, pourvus du
titre d'agrégé ou du grade de docteur.
16° Six membres de l'enseignement pri-
maire élus au scrutin de liste par les inspec-
teurs primaires, directeurs et maîtres adjoints
des écoles normales primaires.
17° Quatre membres de l'enseignement
libre nommés par le président de la Répu-
blique, sur la proposition du ministre.
Art. 4. — Tous les membres du conseil sont
nommés pour six ans. Ils sont indéfiniment
rééligibles.
Art. o. — (Cet article règle les attributions
de la section permanente.) Les articles 6 et 7
règlent les attributions du conseil en assem-
blée générale.
TITRE II
Des conseils académiques.
Art. 8. — Il y a au chef-lieu de chaque aca-
démie un conseil académique composé :
1° Du recteur, président ;
2° Des inspecteurs d'académie;
3° Des doyens des facultés, des directeurs
des écoles supérieures de pharmacie de l'Etat,
et des directeurs des écoles de plein exercice
et préparatoiri
î De trois membres élus au scrutin de
liste par les professeurs titulaires, suppléants,
chargés de cours et maîtres de conférences de
ces facultés et écoles pourvus du grade de
docteur ;
5° De deux proviseurs nommés par le mi-
nistre ;
6° De trois professeurs ou principaux agré-
- ou docteurs, élus au scrutin de liste par
les professeurs en exercice dans les lycées et
collèges du ressort académique, agrégés ou
docteurs ;
7° De quatre membres choisis par le mi-
nistre dans les conseils généraux ou munici-
paux qui concourent aux dépenses de l'ensei-
gnement supérieur et secondaire.
Art. 9. — Le conseil académique se réunit
deux fois par an en session ordinaire. Il peut
cire convoqué extraordinairement par le mi-
nistre.
Art. 11. — Les membres du conseil acadé-
mique, nommés par le ministre ou élus, le
sont pour deux ans. Leur mandat est indéfi-
niment renouvelable.
Art. 12. — Sont et demeurent abrogées
toutes les dispositions des lois, décrets, or-
donnances et règlements contraires à la pré-
sente loi.
L'usage du parlementarisme veut que le
ministre présente, à l'appui de ses projets de
lois, un exposé des motifs. A l'appui de ses
deux propositions, voici quelques extraits
plus significatifs du rapport de Jules Ferry.
Au lieu de la liberté de l'enseignement supé-
rieur, il ne laisse subsister les Universités
libres qu'à l'état d'écoles, mais leur retire
toute prérogative de corps indépendant, sou-
mis d'ailleurs, dans les points essentiels, à
l'Etat ; ces écoles sont à la merci des Facultés
d'Etat et ne sont plus libres que pour l'exis-
tence. Au lieu d'établir et d'agrandir la li-
berté, le despote aux petits pieds la supprime.
De plus, et c'est le point le plus énorme, il
porte, contre une catégorie de citoyens, un
décret de proscription :
« L'article 7, dit-il, est un des plus impor-
tants de la loi nouvelle. Nous ne voulons en
atténuer ni le caractère ni la portée. C'est de
propos délibéré et après mûre réflexion que
le gouvernement, au moment où il cherche à
reconstituer le patrimoine de l'Etat dans les
choses de l'enseignement, vous propose de re-
connaître et d'appliquer un des principes les
plus anciens et les plus constants de notre
droit public, et de prendre, au nom de la Ré-
publique, une mesure devant laquelle la mo-
narchie traditionnelle ne reculait pas, il y a
cinquante ans.
« Il ne saurait s'élever de doute 6ur la situa-
tion légale des congrégations religieuses non
autorisées dans notre pays. Elles sont dans un
état de perpétuelle et imprescriptible contra-
vention. Parmi les documents judiciaires, par-
lementaires, législatifs, administratifs qui ont
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
171
fixé sur ce point la jurisprudence nationale,
particulièrement dans [a période comprise
entre 1825 à \H'M), l'embarras est de faire un
choix. Mais la doctrine est unanime, précise,
concordante. « C'est une erreur de croire,
« — lit-on dans le rapport adressé au roi
« Charles X, le 28 mai 1828, par la commis-
« sion nommée pour constater l'état des écoles
« secondaires ecclésiastiques, — (pue les lois,
« ainsi que les anciennes maximes de la mo-
« narcliie, qui veulent qu'aucune autre reli-
ef gion ne puisse s'introduire en France sans
« la permission expresse de la puissance sou-
« veraine, ont eu seulement en vue la capacité
« relative à la propriété à sa disposition. Elles
« ont eu d'abord en vue les règles par les-
« quelles il 6'agissait de lier d'une manière
« continue et permanente, pour tous les ins-
« tants de leur vie, des habitants du royaume.
« Ainsi la permission ne pouvait-elle et ne
« pourrait-elle dans aucun cas être accordée
« que d'après l'examen des statuts. Ceux qui
« se réunissent pour vivre sous des statuts qui
« n'ont point été communiqués au gouverne-
« ment, qui n'ont point été approuvés dans la
« forme prescrite, sont donc en contravention
« aux lois. »
« Tel est le principe général. M. le comte de
Porlalis disait pareillement : « Qu'une associa-
tion religieuse se manifeste au dehors, si elle
dirige publiquement des maisons d'éducation
et d'enseignement ; que cette manière de se
manifester doit attirer plus qu'aucune autre
l'attention du gouvernement du roi, car l'Etat
a plus d'intérêt à connaître et à autoriser ceux
qui se présentent pour former des sujets fidèles
et de bons citoyens, que ceux qui ne réclament
que le droit de posséder, d'acheter et de
vendre. » (Rapport de M. le comte Portalis
sur la pétition de M. de Montlozier, dans la
séance de la Chambre des Pairs du 18 jan-
vier 1827). Quant à la situation spéciale de
l'ordre de3 Jésuites, la commission de 1828
rappelait : << Que des édits solennels avaient
o aboli cet institut, et que lorsque le roi
« Louis XVI voulut en tempérer l'exécution
« relativement aux individus qui en avaient
o fait partie, il ordonna (en 1777) expressé-
« ment qu'à aucun titre ils ne puissent s'im-
« miscer dans l'instruction publique. Ainsi
" l'ordre des jésuites a été prohibé, et bien
« loin que des actes postérieurs aient révoqué
c cette prohibition, la législation subséquente
« l'a confirmée. » Plus énergiquement encore,
M. Porlalis disait, dans le rapport précité :
« En résumé, les lois spéciales de Louis XV
» et de Louis XVI ont aboli, en France, la
Société de Jésus; des lois générales de 1789,
« 1792, 1802 ont atteint et supprimé en
France toutes les associations religieuses
« d'hommes. »
" Un décret de 1804 et deux lois de 1817 et
« de, 1825 établissent en principe que de sem-
« blablei établissements ne pourront se for-
• mer <le nouveau dans le royaume, qu'avec
" une autorisation de la puissance publique,
a et, aux termes de la loi «le 1X25, celte auto-
« rieatton doil être donnée par une loi.
« il est avéré qu'il existe, malgré ces lois et
« sans autorisation légale, une coogrégation
« religieuse d'hommes. Si elle est reconnue
« utile, elle doil être uutorisée. Ce qui ne doit
o pas être possible, c'est qu'un établissement,
« même utile,' existe de fait lorsqu'il ne peut
« avoir aucune exislenee légale, et que loin
« d'être protégé par la puissance des lois, il
« la nie par leur impuissance. Ce n'est pas la
a sévérité des lois que votre commission ré-
« clame, c'est le maintien de l'ordre légal. »
« Pénétré de ces principes, le célèbre juris-
consulte contresignait, comme garde des
sceaux, l'ordonnance du 21 janvier 1828, qui
faisait rentrer sous le régime de l'université
les écoles secondaires ecclésiastiques dirigées
par des membres de la société de Jésus, et
qui interdisait formellement soit la direction,
soit l'enseignement dans les collèges et les pe-
tits séminaires à toute personne appartenant
« à une congrégation religieuse non legale-
« ment établie en France ». _ . "
« Tel est le droit public des Français. Tel il
était consacré sous la restauration ; tel encore
on le proclamait sous le gouvernement de
juillet, dans la célèbre discussion de 1845.
« Le législateur de 1850, mis en demeure de
se conformer à cette antique tradition, in-
voqua, pour s'y dérober, le principe général
de la liberté d'association, solennellement ins-
crit dans la constitution de 1848. Le silence
de la loi de 1850, la complicité du gouverne-
ment impérial, les défaillances des régimes
précaires, hésitants ou contestés qui vinrent
après, ont abouti à la résurrection officielle et
universelle des ordres prohibés. La récente
statistique de l'enseignement secondaire a pu
décrire les grandeur» croissantes de la plus
célèbre et de la plus prohibée des congréga-
tions non reconnues, de la société de Jésus,
qui ne rencontre plus de rivalité sérieuse dans
les établissements ecclésiastiques concurrents,
et qui est la maîtresse, dès à présent, des
facultés libres de théologie. C'est le cas de
répéter, avec M. Portalis, et dans une situa-
tion infiniment plus compromise : « 11 est
« avéré qu'il existe, malgré les lois et sans au-
« torisation légale, une congrégation reli-
« gieuse d'hommes. »
« Mais, dit-on, les membres de cette associa-
tion religieuse, sans autorisation légale, ont
en eux-mêmes une double personnalité ; ils
sont jésuites, mais ils sont citoyens. C est
comme citoyens, non comme jésuites, qu ils
enseignent, isolés ou réunis, sous la protec-
tion de la liberté générale et dans les limites
du droit commun. L'association à laquelle ils
se rattachent, ne demandant rien à l'Etat, est
pour l'Etat comme si elle n'existait pas, et
les pouvoirs publics n'ont vis-à-vis d elle qu un
droit : l'ignorer.
« Ce sophisme, qui est la négation catégo-
rique de toutes les lois portées sur la matière,
n'avait pas trouvé créance auprès de nos de-
172
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
vanciers de \s->H, qui répondaient excellem-
ment :
« On prétend vainement qu'il ne s'agit que
« de prêtres isolés, oliservantpour leur régime
« intérieur la règle particulière à l'institut de
« Baint Ignace. La buse des statuts de cet ordre
« est l'obéissance absolue et hiérarcbique de
« tous ceux qui reconnaissent s'ysoumettre, en
« aboutissant jusqu'au général, qui réside bors
« du royaume. Se ranger sous ces statuts, en
a observer les prescriptions, accepter la quali-
« fication de membre de l'ordre, c'est s'associer,
« même extérieurement, à une congrégation reli-
ât gieuse. 11 est vrai que cette congrégation ne
«se présente pas comme une corporation;
«qu'elle ne possède ni n'acquiert, à ce titre ;
«mais elle ne pourrait le faire que si l'autorité
« compétente lui avait déjà donné l'existence
« civile... »
« Ce qui était vrai il y a cinquante ans, n'a
pas cessé de l'être, car c'est le droit. Bien
plus, la distinction entre la congrégation qui
enseigne et la congrégation qui possède s'ef-
face, de nos jours, car, interdite comme con-
grégation, rien n'empêcherait la société pro-
hibée de se constituer comme association
légale, « dans un dessein d'enseignement su-
périeur », selon les termes de la loi du
12 juillet 1875. D'où il suit qu'il faut choisir :
ou reconnaître aux congrégations non auto-
risées une plénitude d'action et d'indépen-
dance qui fait défaut même aux congréga-
tions reconnues, ou traiter les groupes isolés
et les individus disséminés qui s'y rattachent
comme les membres d'un grand corps, qui
n'ont pas besoin d'être juxtaposés pour vivre,
et sur lesquels pèsent toutes les incapacités
dont le corps lui-même est frappé par nos
lois.
«C'est le but de notre article 7. 11 renoue une
tradition trop longtemps interrompue. 11 ne
crée pas une législation nouvelle, il dégage et
précise une doctrine manifestement obscurcie
par les lois de 1850 et de 1875. En ajoutant
aux incapacités d'enseigner, prévues par les
articles 8 et 9, de cette dernière loi, une in-
capacité de plus, il ne fait rien que de con-
forme à la pratique des législations les plus
libérales, qui cherchent toutes dans la per-
sonne de celui qui enseigne les garanties de
l'enseignement. La liberté d'enseigner n'existe
pas pour les étrangers : pourquoi serait-elle
reconnue aux affiliés d'un ordre essentiellement
étranger, par le caractère de ses doctrines, la
nature et le but de ses statuts, la résidence et
l'autorité de ses chefs? Telle est la portée de
la disposition nouvelle que nous avons jugé
opportun d'introduire dans la loi, et qui s'ap-
pliquerait, dans son esprit comme dans ses
termes, à tous les degrés de l'enseignement. »
La seule observation à émettre ici, c'est que
le persécuteur républicain, pour s'autoriser
aux sévices, fait planche sur les antécédents
des Bourbons. Portalis, au nom du gallica-
nisme parlementaire, Frayssinous et Feutrier,
au nom du gallicanisme épiscopal, s'étaient
inclinée devant l'absolutisme royal et avaient
poussé Charles X à entreprendre sur la disci-
pline extérieure de l'Eglise ; au nom du libé-
ralisme, un ministre de rencontre se couvre
du même absolutisme et rouvre l'ère de la
persécution. Que les royalistes s'instruisent à
cette école; qu'ils sachent que leurs fautes,
d'ailleurs justement punies, servent d'excuses
à de nouveaux crimes. Qu'ils apprennent sur-
tout à ne pas recommencer !
Au sujet des conseils universitaires, Ferry
expose sans vergogne ses prétentions.
« Le conseil supérieur de l'instruclion"pu-
blique est la clef de la voûte de l'édifice si sa-
vamment élaboré par le législateur de 1860.
Remaniée, fortifiée, aggravée par l'Assemblée
nationale en 1873, cette institution nous pa-
raît, dans sa composition actuelle, incompa-
tible avec une direction libérale et progres-
sive de l'enseignement public. La conception
qui lui sert de base, est, à nos yeux, aussi
fausse que dangereuse ; le rapporteur de la
loi l'exposait ainsi : « Le conseil supérieur,
disait-il, ne sera pas le conseil de l'université,
chargé accessoirement de surveiller, au nom
de l'Etat, les écoles libres; puisque l'univer-
sité ne doit plus être qu'une institution entre-
tenue par le gouvernement pour stimuler la
concurrence ; il ne sera pas davantage l'or-
gane des intérêts qu'il fut le défenseur des
droits de l'Etat, c^r ces intérêts et ces droits
auront pour défenseur naturel le ministre. Si
l'on veut donner une idée précise et juste de
celte institution, il faut dire qu'elle représen-
tera les droits et les intérêts de la société tout
entière. »
« Ce programme clairement posé fut résolu-
ment accompli; les représentants de l'ensei-
gnement public furent, autant que possible,
éliminés du conseil supérieur, tandis que les
portes s'ouvraient toutes grandes aux repré-
sentants et aux tuteurs attitrés des enseigne-
ments rivaux. Sous prétexte d'influences so-
ciales etde représentation desintérêts moraux,
la majorité fut attribuée dans ce conseil d'en-
seignement aux éléments étrangers à l'ensei-
gnement. Quant aux droits de l'Etat, dont
l'université avait été si longtemps le glorieux
dépositaire, voici la situation singulière qui
fut expressément consacrée : tandis que les
écoles libres s'administrent comme il leur con-
vient, enseignent comme il leur plaît à l'abri
de leurs clôtures, et peuvent, sans contrôle
aucun, se multiplier à l'infini, l'Etat ensei-
gnant ne put créer une faculté, ouvrir un ly-
cée, fonder un collège, sans le congé du con-
seil supérieur; il ne fut plus maître, ni du
choix de ses livres, ni de la discipline de ses
professeurs.
« En un mot, l'université était mise en sur-
veillance, sous la haute police de ses rivaux,
de ses détracteurs et de ses ennemis.
« Le gouvernement se fait une idée toute
différente et du rôle du conseil supérieur et
des droits de l'Etat enseignant.
« Le conseil supérieur ne doit être, selon
LIVIIK OUATHM-VINGT-OUATOHZIKÎVIK
173
nous, qu'un conseil d'études : sa mission est,
par-dessus tout, pédagogique ; c'est le grand
comité de perfectionnement de l'enseignement
national.
« La première condition pour y prendre
place est d'avoir une compétence, d'apparte-
nir a renseignement. Nous excluons par là
tous les éléments incompétents systématique-
ment accumulés par le législateur de 1850 et
par celui de 1873.
« Quanta l'Etat enseignant, nous le voulons
maître chez lui : nous ne le concevons sujet
de personne, ni surveillé par d'autres que par
lui-même. Le conseil supérieur est un des
rouages de l'autorité publique; nous n'admet-
tons pas que les uns y siègent comme repré-
sentants de l'Etat, les autres comme représentants
de la société. Cette distinction, chère aux au-
teurs de la loi de 1850, est la négation du ré-
gime démocratique et représentatif sous le-
quel nous vivons. Soit qu'il s'agisse de la
fortune publique ou de l'organisation militaire,
des autorités qui rendent la justice ou de
celles qui président à l'enseignement, la so-
ciété n'a pas d'autre organe reconnu, pas
d'autre représentation régulière et compétente,
que l'ensemble des pouvoirs publics émanés
directement ou indirectement de la volonté
nationale, et cet ensemble s'appelle l'Etat. »
Le Ferry qui portait et motivait ainsi des
décrets de proscription avait dit à la tribune
en 1876 : « Quant à moi, dans l'assemblée
de 1875, j'ai voté le principe de la liberté
d'enseignement. Je ne regrette pas mon vote,
et si la liberté de l'enseignement était atteinte,
le jour où elle le serait, je monterais à la tri-
bune pour la défendre. » Le même Ferry, en
1879, dans un discours à Epinal, s'étonnait
que la liberté de l'enseignement eût été admise
en France; il en attribuait l'admission à une
espèce d'aberration mentale, à peu près
comme un cas de folie : il ignorait, sans doute,
que quatre constitutions politiques en avaient
admis le principe. Mais si vous lui objectiez
son changement d'opinion, il réclamait pour
lui le droit aux opinions successives, le droit
de dire blanc et noir successivement sur le
même sujet, la facilité et l'agrément de chan-
ger son esprit de posture, c'était son langage.
Mais leVosgien ajoutait carrément : c« Ce que
nous visons, ce sont uniquement les congréga-
tions non autorisées, et parmi elles, je le dé-
clare bien haut, une congrégation qui, non
seulement n'est pas autorisée, mais qui est
prohibée par toute notre histoire, la Compa-
gnie de Jésus. Oui, c'est à elle que nous vou-
lons arracher l'âme de la jeunesse française. »
Mais encore, avant de suivre sa passion, le
bon sens conseille-l-il de s'enquérir de la
possibilité matérielle d'en subir les écarts.
Combien y a-t-il de congrégations ensei-
gnantes non autorisées qui disparaîtraient, si
l'article 7 des projets Ferry était malheu-
reusement voté ?
V> congrégations d'hommes.
120 ' ongrégationi de femmes.
Nous ne nous occupons ici que des congré-
gations d'hommes, parce que ce sont celles-ci
surtout que vise le ministre de l'instruction
publique.
La raison de ce privilège dans la haine des
radicaux, c'est que les élèves des congréga-
tions d'hommes seront un jour des électeurs
qui ne manqueraient pas de renvoyer des mi-
nistères et des préfectures Jules Ferry et ses
amis.
En cette année 1878-79, les élèves de con-
grégations non autorisées sont au nombre de
VINGT MILLE DEUX CENT TRENTE-CINQ
Et, depuis un quart de siècle, il n'y a pas
eu moins de 178.438 élèves qui ont reçu l'édu-
cation intellectuelle et morale dans ces saintes
maisons ; 178.438 élèves qui sont devenus à
leur tour des pères de famille et qui veulent
donner à leurs enfants cette instruction qu'ils
sont si heureux d'avoir eux-mêmes reçue.
Quand on considère ce chiffre énorme de
vingt mille écoliers élevés actuellement par
les congrégations religieuses, on se demande
quelle dose de légèreté il a fallu au ministre
pour aventurer un projet comme le sien.
Ferry possède-t-il des lycées en nombre
suffisant pour recevoir cette armée d'écoliers?
Non.
A-t-il les 60 ou 80 millions nécessaires
pour en commencer les constructions? Non.
Mais encore, possédàt-it tout cela, où sont
les mille cinq cents professeurs, surveillants
ou administrateurs, capables de remplacer du
jour au lendemain ceux que la réussite de ses
projets chasserait de leurs écoles actuelles?
A-t-il ce vaste personnel sous sa main ?
Qu'il réponde...
Donc, il va manquer 1.500 professeurs.
Nos 81 lycées et nos 252 collèges commu-
naux peuvent-ils céder 1.500 professeurs ?
Y a-t-il 1.500 professeurs à la suite ?
Jules Ferry sait-il où il les prendra ?
Michel Bréal, de l'Institut, ne semble pas le
savoir, car il écrit, avant l'apparition du pro-
jet Ferry, dans la Revue des Deux-Mondes du
15 décembre 1878 :
« Dans les collèges communaux, sur
1 707 maîtres délivrant l'instruction classique
(c'est-à-dire enseignant le grec et le latin),
746 n'ont pas d'autre grade que celui de ba-
chelier ès-lettres. »
Et un autre publiciste qui ne signe pas,
mais qui semble aussi fort au courant, éten-
dant ces calculs, écrit dans le Correspondant
du 25 janvier 1879, que dans les maisons de
l'Université, déduction faite des maîtres
d'études, sur 2.902 fonctionnaires, il en est :
1.342 qui ne sont que bacheliers,
862 qui ne possèdent qu'un titre inférieur à
celui-là (instituteurs brevetés de
Cluny);
117 qui sont dépourvus de tout grade et de
tout brevet.
Mais il y a l'Ecole normale ?
174
ÎIISTOHŒ UNIVERSELLE DE L'ÉGLISF < ATHOLinLE
Sans doute, il y a l'Ecole normale .'
Seulement, Michel Bréal écrit (toujours
ayant l'apparition du projet Ferry) :
« Sur 348 élèves sortis depuis dix ans de
l'Ecole normale, ï seulement sont placés dans
collèges communaux de province ».
Quel en est le molil ?
Peut-être celui qui faisait qu'Edmond About,
envoyé au sortir de l'Ecole normale comme
professeur de rhétorique à Alençon, refusait
en disant : « Point d'Alençon ! »
Kn tout cas, trois cent quarante-huit élèves
en dix ans, cela fait trente-cinq par an, et,
pour arriver à mille cinq cents, en supposant
que les lycées et collèges n'en perdent pas un
seul, nos vingt mille élèves ne seraient pas
nantis avant cinquante ans.
Après l'exécution des ordonnances de 1828,
le célèbre abbé Liautard, qui avait fondé le
collège Stanislas et exerça une si grande in-
fluence sous la Restauration, écrivait ces
lignes:
« 11 eût fallu fonder au moins dix collèges
royaux pour y loger, nourrir, instruire dans
les sciences et la vertu ces trois mille élèves
que l'on voulait absolument arracher de la tu-
telle des Révérends Pères. Mais, pour cela,
l'argent était le premier moyen d'action, et
24 millions ne sont pas tout d'abord sous la
main. La confiance des familles était ensuite
la difficulté de la réalisation ; or, la confiance
(pour l'Université) existait-elle ? Non, sans
doute. Par économie même on eiït sagement fait
de laisser vivre en paix les établissements des Jé-
suites. 11 eût été prudent et sage de les con-
server. »
Aujourd'hui il ne s'agit plus de trois mille
jeunes gens. 11 s'agit, nos informations sont
puisées aux sources les plus sûres,
il s'agit de.
et de. . .
répartis en
20.235.jeunes gens
41.174 jeunes filles
. 641 établissements
d'instruction. Parmi ces élèves, 9.513 jouissent
de bourses totales ou partielles, auxquelles
les religieux et religieuses qui les donnent
consacrent annuellement, entendez bien,
1.186.076 francs, je dis :
Un million cent quatre-vinyt-six mille
soixante-seize francs.
*
Ayant en main « l'état des Congrégations,
Communautés et Associations religieuses, au-
torisées ou non autorisées, dressé en exécution
de l'article 12 de la loi du 28 décembre 1876 »
et distribué aux sénateurs et députés, un co-
mité a écrit aux supérieurs de toutes les Con-
grégations et Communautés d'hommes et de
femmes, désignées sur cet état comme ensei-
gnantes non autorisées, c'est-à-dire aux supé-
rieurs del'Jl Congrégations de femmes et de
28 Congrégations d'hommes, en tout 219.
176 supérieurs de Congrégations de femmes,
27 supérieurs de Congrégations d'hommes,
soit en tout 203 jusqu'à présent ont répondu.
Sur ce nombre, 120 parmi les femmes, 18
parmi les hommes dirigent des Congréga-
tions enseignantes non autorisées. Ce sont ces
136 réponses qui ont fourni les éléments des
calculs dont le résultat 6uit :
1° NOMBRE DES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES
NON AUTORISÉES
Femmes 120
Hommes 16
Total 136
2° NOMBRE DE LEURS ÉTABLISSEMENTS
Femmes 555
Hommes 81
Total " t Y.r,
3° NOMBRE DE LEURS MEMBRES EMPLOYÉS
A l'enseignement
Femmes 4.857
Hommes 1.550
Tolal 6.413
4° nombre de leurs élèves en 1878-7'.»
Femmes 40.784
Hommes 20.2:15
Total 61.019
5° NOMBRE DE LEURS ÉLKVBS DEPUIS LA FONDATION
Femmes 486.527
Hommes 178. 138
Tolal 664.954
6° NOMBRE D'ÉLÈVES JOUISSANT DE BOURSES TOTALES
OU PARTIELLES
Femmes 6.008
Hommes 3.426
Total 9. 434
7° SOMME CONSACRÉE CHAQUE ANNÉE A CES BOURSES
Femmes 418.681
Hommes "65.005
Total 1.183.776
Pour mettre des noms propres sous ces
chiffres, il faut dire que le taureau châtré des
Vosges voulait encorner les Jésuites dans leurs
collèges de Vaugirard, de Saint-Ignace et de
Sainte-Geneviève ; les Dominicains dans leurs
collèges d'Oullins, de Sorèze,de Saint-Brieuc,
d'Arcueil et d'Arcachon; les Bénédictins an-
glais de Douai ; les Maristes ; l'Assomption de
Nîmes, Picpus ; les Eudistes; Sainl-Bertin
d'Arras; Sainte-Marie de Tinchebray; le Sacré-
Cœur d'issoudun; les Oratoriens de Juilly et
de Saint-Lù; les Oblats de Saint-Hilaire ; les
prêtres de l'Immaculée-Conception de Bennes ;
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
m
les Oblnts de Saint-François de Sales cl les
Bénédictins suisses de Délie.
Tout ci; qui bonore le plus l'espèce hu-
maine el la race, française, c'est cela que vou-
lait détruire ce Ferry.
Il y a 25 ans, le I'. Monsabré annonçait
qu'on verrait, ce qui s'est déjà vu, couchés
dans la poussière et empourprés du sang du
martyre le froc blanc du frère prêcheur près de
la robe noire du jésuite.
Moins de cinq ans après, trois pères domi-
nicains suivent comme aumôniers l'armée du
Nord, tous trois sont blessés, et le gouverne-
ment de la République ne croit pas faire acte
de cléricalisme en attachant la croix de la
Légion d'honneur sur la poitrine des pères
Jouin et Mercier.
Pendant ce temps-là, les pères du couvent
de la rue Jean-de-Beauvais et de l'école
Albert-le-(îrand, transforment leur maison
en ambulance, vont sur les champs de ba-
taille administrer les mourants et relever les
blessés. C'est pendant l'exercice de ce glo-
rieux ministère que mourut le père Antoine
Erougnon, victime de son zèle et de sa cha-
rité.
Les jésuites donnent les mêmes exemples.
Plus de soixante d'entre eux marchent avec
nos soldats comme aumôniers ; plus de cent
de leurs frères suivent comme infirmiers vo-
lontaires. Le père Tailhan, blessé àBuzenval,
était cité à l'ordre du jour de l'armée. Le père
Tanguy est deux fois blessé à Champigny et
au Bourget. Le père Arnold trouve la
mort dans l'explosion de la citadelle de
Laon.
A Belfort, les PP. de Damas et de Benne-
ville sont blessés sur les remparts par la mi-
traille ennemie. Aux combats sous Orléans,
le P. de Bochemontex reçoit un coup de sabre
pendant qu'il secourait un blessé. Nous ne
dirons rien de l'héroïque conduite des PP.
Pontier, Laboré, Vautier... Il faudrait les ci-
ter tous.
Plus de soixante jésuites se consacrèrent
au service de nos prisonniers en Allemagne.
Toutes les maisons de la compagnie de Jésus
devinrent des ambulances, Vaugirard et
Sainte-Geneviève reçurent à la fois deux cents
blessés. A Saint-Clément de Metz on soigna
cinq cents blessés. Cinq cent quinze malades
et blessés furent accueillis à Saint-Michel de
Laval. Deux cent soixante et onze à Saint-
Acheul et à Moutiers. A Poitiers, à Dole, à
Saint-Etienne, à Bordeaux, à Mongré, les jé-
suites, malgré les persécutions dont ils étaient
alors victimes, accueillirent et logèrent nos
soldats. Le gouvernement de la Képubliquc
ne crut pas l'aire œuvre de cléricalisme en at-
tachant, la croix de la Légion d'honneur sur
la poitrine des PP. Kscalle el Couplet.
Quand vint la Commune, cette ère aujour-
d'hui si vantée d'héroïsme el de vertus ci-
viques, les grands patriotes dont la France
révolutionnaire acclame aujourd'hui les noms,
massacrèrent les pères Ohvaint, Clerc, Du-
coudraj , i lauberl el de Bengy, et, comme
pour réaliser la phrase du peu: Monsabré, ils
ajoutèrent à l'holocauste les pères Captier,
Cottrault, Bourard, Ghataignéretet Delhome,
dominicains, et huit de leurs employés.
Or» vit alors, « couchés dans la poussière et
empourprés des sang du martyre, le froc
blanc du frère prêcheur <'t la robe noire du
jésuite. »
Et ce sont les frères de ces martyrs que le
gouvernement voudrait frapper d'inlerdit
comme étrangers] Ce sont les frères de ces
héros que l'on prétend traiter en suspects,
lorsque, par un sentiment logique révolution-
naire, on légifère en faveur des égarés de la
Commune à qui l'on donnera demain des cou-
ronnes ! Devons-nous à jamais désespérer de
la justice et du bon sens de nos gouver-
nants?
Les propositions de Ferry suivirent, à la
Chambre des députés et au Sénat, la filière
commune de la procédure. A la Chambre des
députés, une commission d'examen fut
nommée ; elle se composait d'illustres in-
connus, la plupart ineptes, mais préférés à
d'autres pour cette basse besogne, à cause de
leur ineptie et de leur fanatisme. Le rappor-
teur nommé fut le badois Spuller,ami de Gam-
betta, esprit subalterne et parfaitement inca-
pable de comprendre cette grande question de
la liberté d'enseignement. Au lieu de l'envi-
sager dans ses précédents historiques, dans
ses fondements juridiques et dans ses titres
politiques, il se contenta, comme Ferry, d'in-
voquer aveuglément, sottement, les excès an-
térieurs qui pouvaient servir de prétexte à la
persécution.
Nous pourrions examiner ce document en
esprit critique, au point de vue du métier ;
nous devrions alors en relever les erreurs de
citation et de statistique, les textes faussés
ou forcés, les bévues, les ignorances, parfois
lisibles ou ridicules. De cet examen, il res-
sortirait que ce journaliste républicain, de-
venu député et plusieurs fois ministre, ne pos-
sède pas des connaissances à la hauteur de sa
fortune. Si le suffrage universel en a fait une
puissance, l'étude n'en a pas fait un savant,
le travail n'en a même pas fait un homme ins-
truit. Devant une faculté, des professeurs
capables trouveraient, dans ses élucubrations,
d'incontestables titres au bonnet d'àne.
Mais supposant ce qui n'est pas, admettant
que ce rapport est irréprochable dans sa fac-
ture, nous devons établir que le rapporteur a
commis, sur le terrain des principes, des er-
reurs gravement coupables et politiquement
aussi criminelles qu'elles sont sottes. Ce
Spuller, député et ministre, n'est point un
homme politique, c'est un servant de petite
presse devenu le valet de la tyrannie et
mettant à son service tous les cynismes de
l'ignorance.
Le principe qu'il entend poser, c'est le
pouvoir absolu de l'Etat sur l'enseignement,
et l'argument qu'il invoque à l'appui de sa
no
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
thèse, c'est la démonstration par l'histoire.
Or l'histoire, loin de lui fournir des preuves,
fournit magnifiquement la preuve du con-
traire. Depuis les invasions jusqu'à l'an mil,
l'enseignement public en Erance est à peu
près exclusivement monastique. C'est, en his-
toire, un lieu commun, que les moines ont
conservé les chefs-d'œuvre de l'antiquité ;
qu'ils ont fondé les écoles, écrit les livres
et qu'ils tiennent, dans l'histoire littéraire de
nos cinq premiers siècles, la place d'honneur.
— De l'an mil à l'an 1500, les moines conti-
nuent d'enseigner dans leurs monastères
et partagent, avec les séculiers, les chaires
à tous les degrés de l'enseignement. A la
vérité, il y eut, entre les séculiers et les
réguliers, des contestations ; mais les régu-
liers l'emportèrent au nom du bon sens, au
nom du droit et surtout par l'éclat du génie.
Cette seconde période de l'enseignement pu-
blic est plus que semi-monastique. — Dans la
troisième période, des laïques entrent à leur
tour dans l'enseignement, mais n'affichent
jamais l'absurde prétention d'empêcher les
autres d'enseigner et de leur interdire ce
qu'eux-mêmes se croient permis. La tradition
historique de la France, c'est que, depuis
Clovis jusqu'à nos jours, les moines ont tou-
jours enseigné et que la prétention de les ex-
clure, à tous les degrés, de l'enseignement,
n'est qu'une prétention en l'air, répudiée ab-
solument par l'histoire.
L'argument de Spuller tombe, ou plutôt se
retourne contre son outrecuidante ignorance.
Le principe du pouvoir absolu de l'Etat
sur l'enseignement pub'ic, s'il était admis,
impliquerait nécessairement la négation
de la liberté d'enseignement et le réta-
blissement du monopole. Le Champion de
l'Etat, que personne n'attaque, veut-il nous
ramener aux galères de l'Université impé-
riale?— Non, dit-il, en citant Ferry; oui, dit
l'ensemble du rapport ; oui, disent les textes
cités qui signifient quelque chose ; oui, disent
les arguments ébauchés çà et là au cours du
rapport. La claire-vue, la nécessité ou le cou-
rage ont manqué au rapporteur ; il ne veut,
dans les conséquences, que restreindre la li-
berté ; par ses prémisses, il la nie radicale-
ment et détruit son droit à l'existence. Ce ré-
publicain est le théoricien du despotisme, non
pas de ce despotisme vulgaire qui courbe les
volontés sous les caprices d'un despote, mais
de ce despotisme à jamais exécrable et incon-
cevable dans un républicain, qui veut at-
teindre le libre arbitre de l'homme jusque
dans le sanctuaire impénétrable de la pensée.
Le droit romain avait des capite minuti ; c'est
la tête que veut prendre Spuller, pour la mou-
ler à l'effigie de l'Etat ; c'est l'esclavage dans
sa pire horreur que ce malfaiteur veut insti-
tuer. — Dans une société régulière, une telle
prétention devrait être regardée comme un
crime de lèse nation et conduire son auteur à
Clairvaux ou à Bicêtre.
Qu'est-ce que l'Etat pour lequel Spuller ré-
clame ? Ici, l'ensemble des institutions qui
nous régissent ; là, le gouvernement ; plus
loin, la révolution ; ailleurs, et la chose est à
noter, c'est une puissance civile, laïque et po-
litique, capable de tenir tète aux prétentions
de l'autorité spirituelle (p. 4.'i), comme si
l'hostilité contre l'Eglise faisait l'essence même
de l'Etat. En fin de compte, il faut avouer,
avec Etienne Vacherot, que l'Etat, c'est le
parti victorieux ; les autres sont des vaincus
et traités comme tels. Mais comme les partis
se suivent et ne se ressemblent pas, c'est cette
idole changeante qui voudrait s'identifier le
pays et le façonner à son image.
Spuller, en son style péremptoire, conclut
de ces notions confuses, que a l'Etat est, par
excellence, l'instituteur public de la nation ».
A l'appui de cette conclusion, il ne cite ni
maximes de droit, ni apophtegmes, ni rai-
sons, ni raisonnement?, mais seulement des
textes. Ces textes, il les emprunte tous sans
exception, à cette période de notre histoire où
le pouvoir royal, dégénéré en absolutisme,
ramenait à lui tous les pouvoirs, subalterni-
sait toutes les classes et confisquait toutes les
libertés des provinces. L'ancien régime, que
le régime nouveau doit remplacer, c'est là le
répertoire de son érudition ; les déviations et
les dégradations de notre tradition nationale,
c'est cela que cet ignorant appelle la tradi-
tion française. L'absolutisme du roi, il le per-
sonnifie daus un ministre et ce naïf ou impu-
dent sectaire s'imagine qu'il est un représen-
tant de la liberté.
Ainsi donc c'est par des textes, c'est par des
opinions d'auteurs particuliers qu'un législa-
teur ose établir un principe aussi énorme que
le pouvoir absolu de l'Etat sur l'enseignement.
Avant lui, les législateurs n'y avaient pas
songé; c'est à lui que commence ce nouveau
droit, assis sur des opinions. Aucune loi ne
peut lui offrir de précédents; mais il a des
textes ; derrière ces textes, disparait sa mo-
destie. Où les raisons manquent, les autorités
sont commodes ; encore faudrait-il qu'elles
valussent quelque chose.
Ainsi donc autorités nulles ou appliquées à
faux, pas d'argumentation nette, pas de no-
tions définies, pas même de thèse précise et
franche : Voilà toute la partie fondamentale,
la base logique du rapport. Et cependant une
doctrine capitale circule d'un bout à l'autre :
omnipotence de l'Etat, omnipotence essen-
tielle, absolue, illimitée. Dogme qui s'impose
comme s'il n'avait point à se justifier. Dogme
qui fait de toute ingérence privée en matière
d'éducation, soit une concession gracieuse de
l'Etat, seul maître et propriétaire, soit un em-
piétement, une usurpation, voire même,
contre la nation, un fait de guerre.
Parla, se trouve renversée la situation;
rien n'est plus vrai de ce qui semblait l'être.
L'Etat n'est plus agresseur; depuis 1830, c'est
un innocent qui veut garder son bien et, de-
puis 1850, c'est une victime. L'Etat ne menace
point une liberté érigée en droit constitution-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
177
nel et garantie par lui-même ; il revendique
un droit qui lui a été ravi par astuce et veut
rentrer dans son domaine.
Aces insinuations frivoles et méchantes, il
faut opposer la majesté du droit et les notions
élémentaires de la vie sociale.
« Il y a, dit le comte de Hambourg, des
droits naturels préexistants a toute loi. Or,
l'enseignement est de droit naturel comme
la religion, la propriété et la liberté, sans
laquelle ces droits naturels ne pourraient
s'exercer. Tout homme peut repousser par
la force les atteintes portées à l'exercice
de ses droits naturels. Mais comme dans
toute société bien organisée nul n'a le droit
de se faire justice soi-même, les gouverne-
ments ont été fondés et existent non point
pour octroyer un droit naturel préexistant,
mais justement pour suppléer aux individus
dans leur incompétence et leur rendre justice
lorsqu'il y a violation de leurs droits naturels.
L'on peut dire alors que l'Etat, personnifié
par les pouvoirs publics, est l'organisation
collective du droit individuel de légitime dé-
fense. Aussi ce droit de défense commune,
dont l'Etat a le dépôt, ne doit pas, entre les
mains de ceux qui le représentent, changer de
nature et s'exercer au détriment des droits
naturels qu'il a charge et mission de défendre
pour les individus, en leur lieu et place.
Quelles que soient les lois faites pour donner
une apparence de légitimation à l'usurpation
des droits individuels par l'Etat, elles n'en
constituent pas moins une violation de la jus-
tice. Les individus opprimés ainsi par l'abus
de la force collective mise au service de la
spoliation légale, passent de l'état de ci-
toyens à celui d'esclaves ou de proscrits.
« Esclavage des maîtres, qui ne sont pas
libres d'enseigner comme ils le veulent, et
comme le voudraient les pères de famille ;
proscription des ordres religieux non autori-
sés ou non diplômés, c'est une conséquence
forcée de l'usurpation de l'Etat dans l'ensei-
gnement.
« L'Etat, qui représente la collectivité des
forces individuelles, n'est pas cet être abstrait
et irresponsable que, dans la société moderne,
on présente à l'adoration muette et au féti-
chisme du suffrage universel. Non, il se pré-
sente en chair et en os, sous la figure de nos
gouvernants, et c'est pour eux qu'il faut tra-
cer les limites qu'ils ne doivent pas franchir, à
moins de violation flagrante des droits indi-
viduels des autres. Cette violation ne leur est
pas plus permise comme citoyens dans la vie
privée que comme ministres responsables
dans la vie publique. Le mot « Etat », dont
ils se couvrent, n'a de mystère que pour les
simples. Dans la disposition générale des es-
prits, tels que les ont façonnés les sophistes,
on est trop disposé a confondre la société avec
le gouvernement et à attribuer à ce dernier ce
qui appartient exclusivement à la société. De
la If;- amas de préjugés qui se dressent de-
vant la question si simple de la liberté d'ensei-
T. XV.
gnemenl, et aussi la difficulté de faire eom-
prendre combien il est absurde d'invoquer
sans cesse à ce sujet et de vouloir réserver
les prétendus droits de l'Etat.
« L'Etat n'est pas dans la situation des
associations libres pouvant se créer des rcs-
nources disponibles et spéciales pour l'en-
seignement. Pour usurper le droit d'enseigne-
ment, il n'a pas d'autres ressources qui; le
trésor public, dont il est le percepteur par
l'impôt et le délenteur à cette seule fin de
payer les services publics, c'est-à-dire ceux
que les individus ne peuvent se rendre à eux-
mêmes ou aux autres, soit directement soit
par voie d'échange. L'enseignement n'est pas
un service public, ce n'est qu'un service privé,
puisqu'il peut être rendu par voie d'échange
libre. Un grand danger menace la société,
quand l'Etat s'ingère dans les services privés
comme celui de l'enseignement. Il ouvre la
porte aux revendications du socialisme, qui
veut substituer l'Etat aux individus dans
l'échange des services privés. Il n'y a pas de
raison, en effet, de refuser à l'Etat le droit de
distribuer aux affamés la nourriture corpo-
relle quand on lui octroie le droit de donner
à tous les degrés la nourriture intellectuelle.
Le socialisme, par le fait même de ses préten-
tions funestes, tend à éteindre le foyer de l'ac-
tivité humaine dans tous ses emplois. Sous
les emblèmes d'une fraternité de parade, il
nous précipiterait du communisme dans le
sauvagisme, dernière étape de la décrépitude
humaine. Le socialisme, pour être dissimulé
lorsque l'enseignement est donné par l'Etat,
n'en est pas moins réel dans ce service, qu'il
infecte de sa pernicieuse influence.
« Aussi, l'enseignement par l'Etat, œuvre
socialiste au premier chef, est-il favorable au
développement des lumières dans l'humanité,
comme on le prétend ? Ici la raison s'accorde
avec la foi pour le nier. »
A ces notions de droit, qu'ignore ou tait le
sophiste badois, à défaut de raisonnements, le
rapporteur oppose l'histoire, les textes ;
les textes, laborieusement accumulés pour
éblouir, pour lasser peut-être ; l'histoire des
derniers siècles, compulsée et arrangée au bé-
néfice d'une thèse : la liberté d'enseignement
devient, par cet artifice, chose récente, l'idée
même n'est que d'hier.
« Il ne s'agit pas de savoir, dit Spuller, si
les principes et maximes de droit public, qui
ont été, de tout temps (?), opposés aux pré-
tentions envahissantes de l'ultramontanisme,
sont plus ou moins tombés en désuétude; mais
de savoir si ces principes et ces maximes sont
conformes à la raison politique, qui est la
même dans tous les temps et pour toutes les
formes du gouvernement » (p. 43). Autre-
ment, pour le français, il ne s'agit pas de pré- ■
cédents historiques, c'est affaire de raison po-
litique et de principes immuables. Et, pour se
mettre grossièrement en contradiction avec
lui-même, le rapporteur déserte la métaphy-
sique du droit pour se confiner dans l'empy-
12
178
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
risme révolutionnaire de l'absolutisme. Les
précédents sont tout pour lui ; mais que
prouvent-ils ?
On a peine à établir que l'ancien régime
n'avait pas, sur la liberté d'enseignement, nos
idées actuelles. Avait-il davantage l'idée du
monopole, l'idée d'un enseignement d'Etat,
distribué par l'Etat lui-même, par l'Etat seul,
au nom d'un droit inhérent à lui-même et à
lui seul ? Etait-ce avant le xvc siècle, alors
que les écoles et les universités ne relevaient
que de l'Eglise ? Etait-ce plus tard, alors que
l'Etat se comportait, dans l'enseignement pu-
blic, comme allié de l'Eglise et gardien armé
de l'orthodoxie ? La surintendance exercée
alors par l'Etat sur la police des écoles pu-
bliques a-t-elle rien de commun avec le rôle
de pédagogue universel etsupréme qu'on veut
lui octroyer aujourd'hui ?
Entre la situation actuelle et l'ancien régime,
il n'y a pas d'analogie ; ce sont deux états ra-
dicalement contraires et irréductibles. Et
quand, par impossible, on prouverait leur
identité, on aurait un précédent, mais on
n'aurait pas établi qu'il fait loi. On pourra
toujours demander, au sophiste législateur,
comment, répudiant tout de l'ancien régime,
il veut pourtant lui emprunter le monopole ?
et comment le monopole de l'Etat étant un
legs de l'ancien régime, la loi de 1830, qui y
fait brèche, fut « une victoire de l'esprit de
l'ancien régime en lutte avec la Révolution
française » (p. 28). Accordez-vous avec vous-
même, s'il se peut.
Quant à la Révolution française, soi-disant
vaincue en 1850, qu'a-t-elle donc fait en ma-
tière d'enseignement? D'après Cousin, d'après
Villemain, plaidant per fas et nef as pour le
monopole, la Révolution a été soucieuse de
fortifier l'Etat; mais, du même coup, elle a
créé la liberté individuelle. Il faudrait pour-
tant s'entendre : si elle a fortifié le monopole,
elle n'a pu créer la liberté individuelle ; et si
elle a créé la liberté individuelle, elle n'a pu
fortifier le monopole. On ne peut pas honnê-
tement et ridiculement patauger dans ce gali-
matias. La vérité, c'est que la Révolution a
détruit les écoles de la France, et qu'elle n'a
rien mis en place des écoles, que de stériles
décrets.
Malheureux avec l'ancien régime, mala-
droit avec la Révolution française, le rappor-
teur tombe, à propos de Napoléon, dans une
contradiction nouvelle. « Nous n'avons rien à
emprunter, dit-il, pour notre démocratie répu-
blicaine, au despotisme césarien du premier
empire » (p. 17). Et deux pages plus loin, il
lui emprunte, non pas la religion comme base
de l'enseignement, mais l'œuvre la plus
effrayante du despotisme impérial, le mono-
pole embrigadant les générations sous le joug
de l'Université et formant les âmes à l'effigie
du régime victorieux. L'œuvre du despote est.
conforme aux vues de la Révolution.
Sur la Restauration, le rapporteur néglige
d'emboîter le pas de Ferry ; copiste de Napo-
léon, il lui répugne d'imiter Charles X et de
se couvrir des ordonnances de 1828. Le comte
Portails, pour Ferry, était un maître ; pour
Spuller, ce n'est pas un ministre à citer.
Spuller rappelle que, sous la monarchie de
juillet, les promesses de la Charte restèrent à
l'état de promesse. Mais fluizot déclare que
la seule politique complète et hardie eût été
alors de tenir la promesse officielle et de lais-
ser faire la liberté. De ces paroles, il est diffi-
cile de tirer un argument en faveur du mono-
pole universitaire, condamné par Guizot,
favorable, on le sait, en 1850 et en 1875, à
la liberté d'enseignement.
Quant aux pages consacrées à la loi de
1850, on peut s'indigner ou sourire. L'ancien
régime faisait retour, la réaction triom-
phante, la France affolée, Thiers frappé
d'aliénation mentale... En vérité, l'odieux se
perd ici dans le ridicule ; et nous n'avons qu'à
retourner contre le rapporteur ses propres
paroles. Oui, vraiment, l'histoire, telle qu'il la
compose, confond la raison (p. 34). Mais que
Thiers vienne ici lui répondre.
Lors de la discussion de la loi de 1850 sur
l'instruction publique, Thiers rencontrait de-
vant lui les mêmes adversaires et les mêmes
contradicteurs que la liberté d'enseignement
rencontre aujourd'hui. Il leur disait :
Quand vous venez me parler de l'enseigne-
ment du clergé, et que je vous réponds que
l'enseignement du clergé ne se donnera que
dans les petits séminaires, pas ailleurs, vous
répliquez: « Les jésuites rentreront ! » Eh
bien, je vous demande AU NOM DE VOS
PRINCIPES, comment vous ferez pour empê-
cher que les jésuites entrent dans renseigne-
ment. Comment ferez-vous ? Ah ! si vous vou-
liez me remplacer dans ce que vous appelez
le monde détruit que vous méprisez tant, si
si vous veniez lui emprunter la liberté limi-
tée qu'il croyait, lui, la bonne, je le compren-
drais. Mais vous, qui le déclarez méprisable,
abominable, à jamais renversé, vous venez
prendre un de ses petits moyens, un de ses
petits ombrages, une de ses petites jalousies,
et vous dites : Nous ne voulons pas des jé-
suites 1
A gauche. — Mais non ! (Rires bruyants à
droite).
M. Thiers — Je le savais bien ; ce n'est
pas vainement que j'ai adressé la question. Je
sais bien que quand on a la main sur la vé-
rité il n'y a qu'à la presser pour la faire
jaillir. Je savais bien que, la question posée
nettement, il vous serait bien impossible de
dire autre chose que non. Eh bien, oui, c'est
vrai, vous ne pouvez pas, avec vos principes, ni
arrêter le clergé ni interdire les jésuites.
Voix nombreuses à. gauche. — Non ! non 1
Un membre. — A la loi des associations.
Un autre membre. — Qu'on nous rende le
droit de réunion !
M. Thiers. — On me dit, je m'y attendais
bien, que nous aurous à examiner ce point
lors de la loi sur les associations, on devra
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
17!)
traiter des associations laïques et des associa-
tions religieuses, et voilà pourquoi nous
n'en avons pas parlé, et on ne peut pas nous
dire, que, par un silence perfide, nous avons
cherché à introduire les jésuites en France.
Soit, c'est une question d'association re-
ligieuse que vous vous réserverez pour le
moment où vous discuterez la loi sur les asso-
ciations.
Seulement, je me permettrai de vous dire
que je vous attends à ce jour-là pour savoir
comment vous vous y prendrez pour interdire les
jésuites, VOUS I VOUS ! (Vive approbation et
hilarité sur les bancs de la majorité).
L'argumentation si logique, si pressante de
Thiers a conservé aujourd'hui toute sa force.
Comment ferez-vous, dirons-nous, à notre
tour, aux membres de la majorité, pour vous
montrer moins libéraux que ceux qui vous
ont précédés ? Comment ferez-vous, vous qui
avez toujours le mot de liberté à la bouche,
qui l'écrivez sur les murailles, pour apporter
à la liberté d'enseignement des entraves que
ceux qui vous ont précédés et que vous trai-
tez de réactionnaires ne lui ont pas imposées?
Mais où sont les principes, les raisonne-
ments, les preuves du rapporteur ? Où est, en
matière d'enseignement, la délimitation moti-
vée des droits de l'Etat? On ne voit rien de
tel. Et cependant, de l'aveu du rapporteur, il
s'agissait avant tout de dégager « la raison
politique, qui est la même pour tous les temps
et pour toutes les formes de gouvernement »
(p. 43). On a prétendu résoudre une ques-
tion, et, sans même la poser, on la déclare
résolue. Logique léonine, dont nous n'avons
pas la bonhomie de nous payer.
L'Etat est omnipotent sur l'instruction pu-
blique, omnipotent jusqu'au monopole, jus-
qu'à la confiscation de toute liberté d'ensei-
gnement. Telle est la thèse, thèse, il est vrai,
désavouée et présentée cependant comme
indéniable. Et que fait-on pour l'établir ? On
ébauche un raisonnement, on emprunte une
similitude, et c'est toute la démonstration.
L'instruction publique est, pour l'Etat, d'un
haut intérêt... Donc, en matière d'instruction
publique, l'Etat doit être omnipotent. Voilà
ce que le rapporteur trouve dans la plupart
de ses textes, voilà ce qu'il en tire même
quand on ne les y trouve pas. Ainsi donc, un
fait : intérêt que doit prendre l'Etat à l'ins-
truction publique ; une conclusion : omnipo-
tence résultant de cet intérêt.
Le fait est incontestable, mais la conclusion
est fausse. Cette conclusion suppose que l'Etat
possède, sur tout ce qui l'intéresse, une omni-
potence absolue. Or, il n'en est rien ou nous
tombons dans le pur socialisme, puisque nous
confisquons par là toute liberté. Trouvez donc
dans la vie privée, trouvez dans la vie de fa-
mille, un élément où l'Etat ne soit pas plus ou
moins intéressé, un élément sur lequel il n'ait
dés lors un souverain domaine. Est-ce que la
gestion même des fortunes privées est pour lui
sans importance ? Dès lors voilà, de par le
principe, toutes les fortunes privées mises en
interdit ou en tutelle. - Est-ce que, avani
l'éducation morale des citoyens, les condi-
tions même de leur éducation physique n'in-
téressent pas gravement l'Etal ' Dès lors, nous
revenons aux théories d'Aristote : l'Etat régle-
mente de plein droit la propagation de l'es-
pèce, il n'y a plus de famille, il n'y a plus, en
surveillance ou en régie, que des haras hu-
mains.
Si vous écartez ces excès, le rapport tombe.
Spuller se prévaut ensuite d'une similitude.
D'après Royer-Collard, ici absurde, l'Univer-
sité a le monopole de l'éducation, à peu près
comme les tribunaux ont le monopole de la
justice ou l'armée celui de la force publique
(p. 18). Le rapporteur badois s'empare de
cette assimilation; il n'a pas même, comme
Royer-Collard, la pudeur d'atténuer à peu
près l'énormité de son dire.
Non, certes, le monopole de l'éducation ne
ressemble point, môme à beaucoup près, au
monopole de la justice ou à celui de la force
publique et voici une différence entre mille.
La justice et la force publique ne préexistent
pas à l'Etat, elles en sont parties intégrantes
et nécessaires. L'Etat commence précisément
à l'heure où les particuliers, cessant de se
faire justice par la force, constituent une jus-
tice sociale avec une force à l'appui. L'État
possède, par nature, le monopole de la justice
et de la force publique, parce que la force pu-
blique et la justice sociale sont l'Etat même,
la société protégeant le droit des individus.
L'éducation se Irouve-t-elle dans une condi-
tion analogue? Est-ce que la famille ne pré-
existe point à l'état et avec elle la mission
éducatrice et tous les droits qui s'y ratta-
chent.
Dans le rapport, comme dans toutes les
thèses radicales, la famille est mise à néant.
Toutefois, entre la justice sociale, la force pu-
blique et l'éducation, il y a une parité oubliée
par Royer-Collard, et à laquelle il convient
de prendre garde. Dans un temp* de division
comme le nôtre, qu'est-ce que l'Etat? Qu'est-
ce que la réalité concrète, pratique, active,
que ce nom désigne? Ce n'est plus la société,
c'est le parti triomphant, et l'on sait la durée
moyenne du règne des partis. Cela étant, quel
ami de la société, de la liberté sociale, ne
s'effraie pas de voir, aux mains d'un parti et
à sa direction, les deux grandes forces so-
ciales, la magistrature et l'armée? Par la
même raison et à plus forte raison, qui ne
s'effraiera de voir l'éducation de la jeunesse
aux mains et sous le joug de cet Etat, qui
n'est plus la société, mais un parti? L'Etat
réel, le parti régnant, c'était hier la monar-
chie ; c'est aujourd'hui la république. Donc
hier l'éducation publique aura dû faire des
monarchistes de telle ou telle couleur; au-
jourd'hui, elle doit faire des républicains de
telle ou telle nuance ; quand la laissera-t-on
faire des Français?
Rien ne reste donc de la similitude invo-
1X0
HISTOIRE UNIVERSELLE DE F/ÉGLISE CATHOLIQUE
quée en faveur du monopole, rien ne reste des
gauches essais de raisonnement où l'on
s'évertue ; rien que le principe socialiste : om-
nipotence de l'Etat sur tout ce qui l'intéresse,
confiscation de toute activité individuelle ou
collective, parce que la direction de cette ac-
tivité importe à l'Etat.
Que revendique-t-on en sa faveur ? Le
droit d'intervenir en ce qui le touche et de
sauvegarder son véritable intérêt ? — Qui le
lui conteste? — Le droit de connaître de l'édu-
cation par le contrôle exercé et par les ga-
ranties exigées? — Qui le lui dénie? N'est-il
point consacré, ce droit, par les lois de 1850
et de 1875? Est-on sincère en revendiquant
ce qu'on n'a pas cessé de posséder?
Il y a, ici, un jeu d'hypocrisie. Ce qu'on
veut, c'est le monopole ; et le principe, pour
le revendiquer, c'est la tyrannie d'Etat, c'est
le socialisme.
Pour réussir à ce jeu, on affecte l'épou-
vante, et l'on veut faire des doctrines catho-
liques et de la sainte Eglise, un épouvan-
tail.
L'épouvantail , c'est l'ultramonlanisme
triomphant par l'action continue de l'ensei-
gnement catholique libre ; ce sont les ency-
cliques des Papes devenant à bref délai le
code universel de la société ; c'est l'Eglise et
la Papauté, usant de la liberté d'enseigne-
ment, pour ressaisir le monopole auquel elle
proteste ne pouvoir renoncer.
Et l'on met en scène un jésuite, le P. Mar-
quigny, déjà honoré, en 1875, des dénoncia-
tions de Challemel-Lacour et de J. Ferry. Ce
jésuite a osé dire : « Le régime parfait de
l'instruction publique, le régime qui répon-
drait à l'état normal de la société, ce serait
que l'Eglise possédât seule, en fait comme en
droit, la direction de l'enseignement à tous les
degrés ; ce serait que la surveillance univer-
selle des écoles primaires, secondaires ou su-
périeures, fût confiée à l'Eglise, de façon que
le dogme et la morale n'eussent rien à souf-
frir nulle part, ni dans l'enseignement de la
religion, ni dans l'enseignement des choses
profanes. Il faut bien qu'on le sache, l'Eglise
ne consentira jamais à renier ou à dissimuler
son droit souverain de diriger l'éducation en-
tière des enfants, de tous ceux qui lui appar-
tiennent par le baptême. »
Cet enseignement du P. Marquigny est con-
forme, non seulement à la vraie doctrine,
mais au droit. Les enfants baptisés appartien-
nent à l'Eglise, c'est son droit propre de les
élever selon leur baptême et de les instruire
conformément à leur foi. Les lui arracher,
c'est un attentat et un rapt criminel et si
l'Eglise en avait la force, elle ferait respecter
son droit. Du reste, le P. Marquigny ne va
pas jusque-là ; il se contente de poser un
idéal. Aux yeux du croyant, « l'état normal
de la société » est nécessairement celui où
tout le monde serait catholique de cœur et de
profession. Or, si jamais cette unanimité re-
paraissait, qui se plaindrait, je vous prie, que
l'Eglise possédât seule, en fait et en droit, la
surveillance de l'enseignement à tous les
degrés. Une fois tout le monde ramené à celte
conviction que l'Eglise est la dépositaire in-
faillible de la vérité qui pénètre tout, qui
éclaire tout, qui domine tout, quel mécon-
tent lui imputerait le monopole qu'elle ne
réclame point, mais la surintendance de l'é-
ducation universelle. Il n'y a, ici, ni confis-
cation, ni violence. L'Eglise n'aurait qu'à
étendre la main ; tous, par acte de foi libre,
s'empresseraient de lui offrir le sceptre des
intelligences.
L'Eglise ne peut douter d'elle-même, de la
vérité et de son droit. L'Eglise ne peut perdre
ni le sens de cet état normal, qui serait la foi
partout régnante ; ni l'espoir efficace de le ré-
tablir un jour dans le monde: Unum ovile,
unus pastor. Mais comment le rétablir? Parla
confiscation de la liberté des résistances ?
Non, mais par la persuasion. Veut-on la for-
mule claire, précise, pratique, de ses préten-
tions? La voici telle que l'entend tout catho-
lique, telle que doit l'entendre tout homme de
bonne foi. L'Eglise use de la liberté commune
non pour la confisquer un jour, mais pour
ramener tous les hommes à vouloir en user
comme elle. Si nous en étions là, si tout le
monde était revenu au catholicisme, qui se
plaindrait de voir l'Eglise et l'Etat refaire,
d'un commun accord, le pacte social chré-
tien?
Si ce retour est possible, étant volontaire,
il ne blessera personne ; s'il est impossible,
pourquoi affecter la peur?
Dans les conditions de la société présente,
l'Eglise ne possède qu'une force morale et
persuasive. L'Eglise, certes, ne met pas sur le
même pied le vrai et le faux. Le chaos des
doctrines n'est pas un état normal ; l'état nor-
mal, c'est l'unanimité dans la vérité pre-
mière, dans la vérité religieuse et morale.
L'Eglise a conscience de l'offrir; on n'obtien-
dra pas d'elle qu'elle s'en taise et qu'elle se
renie. Les catholiques usent du droit com-
mun, devenu le droit de la société moderne,
pour se maintenir et s'étendre. Mais ce n'est
point pour en sortir quand la force aura passé
du côté de l'Eglise ; c'est pour amener le
monde à en user comme l'Eglise. Et si la per-
suasion rend le monde catholique, il en sera
du droit commun et de l'Eglise, ce que déci-
dera la foi renaissante. Voilà toutes les me-
naces pour l'avenir ; voilà toute la contre-
révolution.
Par contre, ce n'est ni donner le change ni
le prendre, que de signifier que le vrai péril
de la situation, c'est le despotisme de l'Etat
sans frein, ni mesure ; c'est l'infaillibilité de
l'Etat s'imposant par la force à toutes les in-
telligences. Ce qu'on reproche à l'Eglise de
vouloir faire et qu'elle pourrait très légitime-
ment, c'est cela qu'on fait pour l'Etat et sans
titre. C'est le seul côté sérieux, c'est la con-
clusion naïve et hardie du rapport.
Plus de champ libre aux opinions : désor-
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
1X1
mais L'Etat professe l'intolérance doctrinale
et inlime tout le vrai dont il est en pos-
session. L'Etat a droit de « s'assurer des
hommes élevés en conformité avec sa propre
notion constitutive. » Ce droit, « est-ce pour
nous le moment de l'abandonner, quand nous
avons de bonnes raisons de penser que notre
conviction est meilleure (pue celle de nos de-
vanciers et que nos principes sociaux sont en-
fin les vrais. La vérité renoncerait donc au
privilège que l'erreur de bonne foi s'est tou-
jours attribuée ? » (p. 43.)
Vous entendez ce langage. On fait, aux li-
béraux, peur de l'Eglise ; on la montre tou-
jours jalouse d'imposer ce qu'elle croit vrai,
toujours jalouse de ressaisir, pour l'imposer,
la force coercitive d'autrefois. Et cette into-
lérance c'est à l'Etat qu'on la transporte.
Un publiciste d'un certain renom, Charles
Renouvier, dislingue, sur les rapports de
l'Eglise et de l'Etat, trois hypothèses :
Ou l'Etat ferme les yeux sur l'instruction
publique, il tolère un individualisme absolu,
une indépendance doctrinale qui peut lui de-
venir funeste ;
Ou l'Etat, incompétent par lui-même en
matière de religion et de doctrine, s'inspire
d'une autorité étrangère, de l'Eglise, par exem-
ple, dont il accepte et impose la doctrine ;
Ou l'Etat connaît de la morale et de la re-
ligion ; et, possédant la loi morale et la règle
des bonnes mœurs, il est capable de les en-
seigner et d'en surveiller partout l'enseigne-
ment.
En trois mots : ou l'indifférence de l'Etat,
ou l'Eglise réglant l'Etat, ou l'Etat voulant se
constituer en Eglise. Or, de ces trois hypo-
thèses, le rapporteur rejette la première ; il
rejette encore plus la seconde ; il ne lui reste
que la troisième. L'Etat connaissant par lui-
môme de la religion et de la morale ; l'Etat
enseignant lui-même et de par lui-même la
morale et la religion de l'Etat ; la religion
laïque et civile de Rousseau, réclamant le
privilège auquel ne peut renoncer la vérité,
c'est-à-dire le monopole avec la force coerci-
tive à l'appui.
On ne veut pas de l'Eglise, on ne veut pas
du libre chaos des doctrines ; reste une mo-
rale et une religion d'Etat ; mais pour les im-
poser, il faut les faire. Eh bien, faites-les.
Vous dites maintenant : « L'Etat, c'est
nous. » Positivistes, matérialistes, darwinistes,
nihilistes, hégéliens, sceptiques ou sectaires,
volez un symbole religieux et moral, imposez
ce programme aux lycées, pour écarter l'in-
convénient de l'individualisme doctrinal et
l'inconvénient, plus grave à vos yeux, d'une
inspiration reçue de l'Eglise. Sous bénéfice
d'inventaire, nous acceptons votre principe et
vous attendons à la pratique.
Nous vous défions même de vous entendre
sur un seul point de dogme positif et de mo-
rale obligatoire. Votre symbole n'aura qu'un
article, la négation du christianisme, si ce
n'est la négation de l'àme et de Dieu. Le clé-
ricalisme déclaré ennemi, voilà toute votre re-
ligion. En désaccord sur tout, vous n'avez
qu'un lien, la haine du Dieu de l'Evangile.
lui malien: de doctrines, dans une société
divisée comme la nôtre, l'Etat ne peut que
laisser faire la liberté ou se précipiter dans le
despotisme. L'Etat, maître souverain de tout
ce qui l'intéresse, c'est l'Etat omniarque du
socialisme. C'est un triomphe pour la liberté
et la justice que de forcer leurs adversaires à
se découvrir et à se livrer de la sorte.
Les projets Ferry et surtout l'article 7 exci-
tèrent, en France et en Europe, la surprise,
le mécontentement et la colère. Eh quoi ! di-
sait-on, est-ce bien à ces hommes, qui se
sont posés en partisans de toutes les libertés
civiles et politiques, à venir ainsi, avec une
naïveté imbécile ou avec une tyrannie impu-
dente, porter atteinte aux droits de la famille
et de l'Eglise. L'Etat, sous les régimes précé-
dents, n'a rien perdu ; ce qu'on veut lui attri-
buer ne lui appartient pas ; et s'il lui est con-
féré, c'est la constitution d'un despotisme
gigantesque, tel que Napoléon lui-même, si en-
tendu en despotisme, ne l'avait pas su conce-
voir. L'esclavage des âmes proclamé comme
l'Etat régulier de la civilisation ; l'asservisse-
ment de l'homme à l'homme, dans sa pensée
et dans son cœur, conçu par des hommes qui
se disent libres-penseurs et qui sont trop sou-
vent libres-faiseurs.
Les premiers qui protestèrent, ce furent les
conseils généraux. Les conseils généraux sont
les états des communes de France ; ils con-
naissent de tous leurs intérêts et ne jugèrent
pas à propos de se désintéresser des projets
Ferry. Leur conduite ne fut pas uniforme ;
chaque assemblée agit selon ses idées, ses
sentiments et ses dispositions. Tôt capita, tôt
sensus. Vingt-six conseils généraux, considé-
rant la question comme politique, s'abstin-
rent ; quinze, avec l'approbation des préfets,
donnèrent un vote favorable aux projets
Ferry ; trois ou quatre adoptèrent l'ordre du
jour ou votèrent la question préalable dans
le même sens ; mais sept votèrent la question
préalable ou l'ordre du jour dans un senti-
ment hostile aux projets et trente-trois,
malgré l'opposition des préfets, condamnèrent
absolument les propositions du ministre. Le
ministère et ses agents n'avaient rien né-
gligé pour étouffer l'éclat de ces protestations ;
ils avaient particulièrement défendu aux con-
seillers généraux qui étaient maires ou fonc-
tionnaires révocables, d'opiner contre le gou-
vernement. Malgré tout, il reste avéré que la
majorité des conseils généraux se déclarèrent
contre les projets Ferry.
Aux votes des conseils généraux s'ajou-
tèrent les pétitions. « Pétitionnez et vous
serez écoutés, disait Cormenin ; nous n'écar-
tons que les propositions inconvenantes, in-
tempestives, dangereuses ou extravagantes,
les sollicitations ridicules et les plaintes in-
justes. » Certes, le vaste pétilionnement qui,
pendant plusieurs mois, se poursuivit dans la
182
HISTOIRE i NIVERSELLE DE L'ÉGLISE OATHOLlni I
France entière, n'avait pour but rien d'intem-
peslif, car il s'agissait de conjurer un péril
imminent ; — rien de dangereux, car il récla-
mait le maintien des lois existantes; — sur-
tout rien d'extravagant, de ridicule ou d'in-
juste... Donc, pétitionnez et vous serez écoulés.
Hélas ! nous avons lieu de craindre que
Spuller ne soit ici moins libéral que M. de
Cormenin. Comment croire à l'impartialité
d'un rapporteur qui, sans la moindre preuve
à l'appui de l'accusation qu'il porte, ose
écrire les lignes suivantes : « Il devient trop
évident que ces pétitions sont l'œuvre d'un
parti qui s'agite, qui fomente des passions
politiques sous le couvert d'intérêts reli-
gieux ».
Ce qui est fort remarquable, au contraire,
c'est que les pétitions n'émanent d'aucun
parti ; c'est que les opinions les plus opposées
s'y rencontrent sur le terrain commun des
grands intérêts religieux et sociaux ; c'est
que les républicains ont signé pêle-mêle avec
les monarebistes de toutes nuances, les pro-
testants et les juifs avec les catholiques.
Aussi bien, l'histoire de cette solennelle
manifestation de l'opinion publique sera faite
en son temps ; l'on dira en détail les mes-
quines et odieuses persécutions auxquelles les
agents du pouvoir ont eu recours pour l'en-
traver, les refus de légalisation opposés par les
maires, les destitutions d'humbles fonction-
naires, de gardes champêtres coupables
d'avoir exprimé une opinion contraire à
celle de Ferry... Pour le moment, il suffit
de savoir que le pétitionnement en faveur de
la liberté d'enseignement et de la liberté re-
ligieuse compte dix-huit cent mille signa-
tures : chiffre imposant, surtout si l'on con-
sidère qu'il fût atteint en moins de trois mois,
malgré mille obstacles. Un petit nombre de
ces pétitions sont adressées à la Chambre des
députés, toutes les autres au Sénat. Nous
n'avons point à rechercher les motifs de ce
choix ; au besoin, on en trouverait l'explica-
tion dans le rapport lui-même. 11 déclare, en
effet, que la commission avait pris son parti
d'avance : « Résolue à adopter le projet de
loi du gouvernement, elle a considéré les pé-
titions dirigées contre ce projet de loi comme
une œuvre de critique et de polémique qu'il
appartient à la Chambre d'écarter par Tordre
du jour pur et simple. » — Ce sans-façon
qu'on pouvait prévoir, n'était pas pour ins-
pirer confiance aux pétitionnaires.
Le rapporteur, qui fait fi des pétitions ca-
tholiques, juge à propos de décerner des
louanges à la « Ligue de l'enseignement »,
qui naguère aurait, dit-on, recueilli plus de
treize cent mille signatures, pour réclamer
l'obligation, la gratuité et la laïcité de l'ensei-
gnement primaire. A ses yeux, cette pétition
est formidable. Pourquoi deux poids et deux
mesures? Il y a erreur de fait et d'apprécia-
tion. Nous avons sous les yeux un document
officiel qui constate ce qui suit :
1° La pétition de la Ligue d'enseignement
réclamait seulement la gratuité et l'obligation,
sans parler de laïcité. L'autre formule, unis-
sant les trois mots, provenait de quelques
journaux radicaux. Or, on a additionné pêle-
mêle toutes les signatures, sans tenir compte
de celte différence.
2° Le pétitionnement dont il s'agit fut or-
ganisé en 1870, et obtint, à cette époque,
2GG.480 signatures.
Repris après la guerre, il se poursuivit
jusqu'en 1873 ; au bout de ces trois années, il
donna les résultats suivants :
Pour l'instruction obligatoire. . . . 113.693
Pour l'instruction obligatoire et gra-
tuite 419.151
Pour l'instruction obligatoire, gra-
tuite et laïque 4S7.031
Total 939.875
On a donc tort de confondre ces chiffres.
Parmi les pétitionnaires réclamant /'o6/?'yaf ion,
on trouve des ecclésiastiques qui, évidem-
ment, n'entendaient point prendre part à la
manifestation laïque, c'est-à-dire anti-reli-
gieuse et maçonnique, organisée par Jean
Macé.
3° De quel droit additionne-t-on le pétition-
nement de l'année 1870 et celui des années
1871-1873, puisqu'il est plus que probable
que les mêmes personnes ont, en grand
nombre, apposé leurs signatures à cette
double liste?
4° Et puis, pourquoi Spuller, qui s'extasie
devant la pétition formidable des adversaires
de l'enseignement religieux, ne dit-il rien du
pétitionnement catholique, commencé seule-
ment en 1872, et qui, à la même date,
avril 1873, donnait ce résultat :
Instruction morale et religieuse . . 1.001.388
» libre. . . . 7.912
Total .... 1.009.300
5° Enfin, il est de notoriété publique que
les pétitions anti-catholiques étaient à la dis-
position du public dans maints cafés et débits
de vin. — Ah ! s'il s'était agi d'une protesta-
tion contre les projets de loi Ferry, comme
l'autorité se fût empressée d'y mettre ordre !
Voilà bien des faits, et dans le rapport, au-
tant d'erreurs que de faits. Et cependant les
manifestations de l'opinion publique sont
chose sacro-sainte, dit-on, pour les républi-
cains. Au fond, mépriserait-on l'idole qu'on
feint d'adorer?
Les évêques, à leur tour, élevèrent la voix ;
ils furent unanimes dans leur protestation.
Les uns, unis à leur métropolitain, présen-
tèrent une protestation collective ; les autres,
par des lettres séparées, adhérèrent aux
protestations de leurs collègues ou parlèrent
en leur nom ; trois composèrent des ouvrages
de plus longue haleine : l'évêque d'Autun et
l'évêque de Montpellier pour traiter la ques-
tion à fond ; l'évêque de Grenoble, pour sou-
LIVIIE OUATUE-VINGT-OUATOItZII.MM
\h:\
tenir particulièrement la cause des congréga-
tions religieuses : ce dernier eut l'honneur
d'être particulièrement molesté par le gouver-
ntinent. Ces opuscules et ces lettres sont
autant de monuments de sagesse politique,
d'intelligence de la situation, de connaissance
du droit et parfois d'éloquence. Mais nul ne
surpassa et tous n'égalèrent pas l'éloquent
évêque d'Angers, l'Atlianase de notre temps.
J'ai le regret de ne pouvoir rapporter ici ses
observations sur la constitution du conseil
supérieur et ses critiques du rapport de
Spuller. Ces documents, au surplus, se
trouvent dans la plupart des bibliothèques.
Pour ne pas trop multiplier les citations,
nous procédons par voie d'analyse. Les griefs
de l'épiscopat peuvent se ranger sous trois
chefs :
1° Le projet de loi porte atteinte à des
droits acquis ; il témoigne d'un funeste esprit
d'instabilité dans la législation qui peut
ruiner dans le pays le respect dont doivent
être entourées la loi et l'autorité ; enfin, il
rallume une guerre que l'on croyait éteinte,
qui a duré près de cinquante ans et qui s'est
terminée par des transactions honorables
entre les deux parties, entre l'Etat et l'Eglise
2° Le projet de loi ne porte pas seulement
atteinte au principe de l'enseignement supé-
rieur, mais à la liberté même de la cons-
cience, par l'article 7 qui interdit l'enseigne-
ment dans les école? publiques et privées aux
personnes affiliées à des congrégations reli-
gieuses non autorisées ;
3° Enfin le projet de loi annonce l'intention
manifeste d'imposer à toute la nation, par les
voies légales, un enseignement irrégulier
pour arriver à décatholiciser la France.
Voilà de graves accusations. Sont-elles
fondées ? Certainement.
Les simples citoyens de toutes les opinions
avaient protesté contre les projets Ferry ; la
majorité des conseils généraux avait fait en-
tendre également des protestations ; les
évèques avaient protesté après les pères de
famille et leurs ayants-cause. Une voix res-
tait à entendre pour constituer, en France,
l'unanimité morale des honnêtes gens et ne
plus laisser au gouvernement que la ca-
naille ; cette voix était celle des juriconsulles.
Ces hommes de lois, magistrats de profession,
professeurs de faculté ne purent, en présence
de ces attentats prémédités, garder le silence.
Un mémorandum de l'Université catholique
de Lyon et des observations de la Revue des
Institutions catholiques, observations et mé-
morandum que signèrent plus de cent avo-
cats, docteurs, professeurs, jurisconsultes,
unanimes dans leur protestation patriotique
contre la tyrannie des Ferry, des Paul
Bert et autres gens de rien qui voulaient as-
servir la vieille France. — Nos discussions
précédentes offrent le résumé de ces docu-
ments.
Un trait à noter, c'est que cet article 7 et
toutes les lois persécutrices de laïcisation sco-
laires, étaient inspirées au gouvernement
par les huguenots. Paul Bert et Jules Ferry
n'étaient qui; les valets politiques des pas-
teurs, plus ou moins défroqués, l'écaut,
Steeg et Buisson. Le Pécaut avait écrit :
« L'œuvre de sécularisation morale, que les
sociétés catholiques n'ont pas accomplie au
xvi* siècle, par voie de réforme ecclésiastique
ou religieuse, les sociétés catholiques tentent
de la faire par voie de réforme scolaire ». De
son côté le Prussien Steeg disait : « Je me
sens plus que jamais, à travers tout cela et
en tout cela, pasteur protestant ». Quant au
cynique Buisson, c'est lui qui a écrit ces in-
fâmes propos : « Un uniforme est une livrée
et toute livrée est ignominieuse, celle du
prêtre et celle du soldat, celle du magistrat
et celle du laquais ! » et il veut, pour faire
faire un pas à l'opinion, qu'on apprenne par
cœur cette maxime aux enfants. C'est la su-
prême ignominie, exprimée d'ailleurs en pa-
tois de Neufchâtel, patrie de Marat.
La France n'exprima pas seule son horreur
pour les projets Ferry ; l'Angleterre, cette pa-
trie du droit et de la liberté, fit aussi connaître
ses sentiments de réprobation. L'auteur de la
Ré/orme sociale, Frédéric Le Play, avait inter-
rogé plusieurs amis d'outre-Manche. Saint-
Georges Mivart, aux applaudissements de
lord Gladstone et de lord Roseberry, lui en-
voya cette réponse :
ÉTAT DES IDÉES ET DES INSTITUTIONS SUR LA
LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT EN ANGLETERRE
I. — Tous les habitants de l'Angleterre, na-
tionaux ou étrangers, sont libres d'ouvrir une
école à leurs frais, d'enseigner ou de s'asso-
cier pour l'enseignement, à leur gré, pourvu
qu'ils ne commettent aucune offense contre la
morale publique, au sens ordinaire de ce
terme.
II. — L'adoption d'une loi qui priverait des
individus ou des catégories d'individus de
leur liberté à cet égard, serait regardée
comme un acte absolument tyrannique. Au-
cune mesure de ce genre n'aurait chance
d'être votée par le Parlement.
III. — Chaque père de famille a le droit de
faire instruire ses enfants dans l'école de son
choix, de subventionner et d'employer une
école de son propre culte (strictly denomina-
tional school), dont les maîtres sont librement
choisis.
IV. — L'abolition de cette liberté serait
considérée comme une oppression intolérable.
Le gouvernement respecte scrupuleusement la
liberté des écoles ainsi fondées. Il s'interdit
toute immixtion dans leurs affaires. Il ac-
corde, en Angleterre, à celles qui se sou-
mettent à l'inspection publique, de larges
subsides, tout en leur laissant la plus com-
plète liberté religieuse. Ainsi toutes les com-
184
IIISTOIUK UNIVERSELLE DE L'EGLISE GATHOLIQU1
mimions religieuses, même les plus petites,
qui ont en propre des écoles inspectées par le
gouvernement, sont libres de nommer ou de
révoquer les maîtres el choisir les livres qui
seront employés pour l'instruction religieuse.
En outre, chacune est libre aussi de former
son personnel de maîtres et de maîtresses
dans ses propres écoles normales, auxquelles
la subvention de l'Etat est accordée, en pro-
portion des résultats obtenus et parfois jus-
qu'à concurrence de la moitié de la dépense
totale.
"V. — Il règne en Angleterre diverses opi-
nions sur l'organisation des universités et la
collation des grades. Cependant il est un point
sur lequel il ne s'élève aucun doute : si de
grandes dépenses avaient été faites sous l'au-
torité d'une loi récente, et qu'au bout de deux
ou trois ans seulement cette loi fût abrogée de
manière à détruire en fait les capitaux em-
ployés, les opinions les plus différentes s'ac-
corderaient pour condamner un tel acte et
pour lui opposer une protestation énergique.
VI. — L'attachement au self-govcrnment est
tel en Angleterre qu'il serait impossible d'y
introduire le système de Napoléon 1er, qui
confiait à un corps gouvernemental et central
la direction de l'enseignement dans le pays
tout entier. Le retour à un pareil système,
après qu'il a été abandonné, serait considéré
comme un pas rétrograde, en quelque pays
qu'il se produise.
VII. — Selon l'opinion générale, l'émula-
tion est un stimulant salutaire pour le déve-
loppement de l'activité sociale ; et ce stimu-
lant n'est pas moins efficace dans l'enseigne-
ment que dans toute autre branche. A ce
même point de vue, on considérerait un corps
protégé contre toute concurreuce comme en
danger de mal remplir sa mission et comme
exposé plus qu'un autre à la décadence.
Ces consultations posent, devant l'histoire,
la question générale des droits parallèles de
la famille, de l'Eglise el de l'Etat ; il est uùle
de les déterminer avec la dernière précision.
En principe de droit, l'éducation des en-
fants appartient aux parents, sous la haute
direction de l'Eglise, et non de l'Etat. L'édu-
cation est une fonction domestique et reli-
gieuse, non point une charge politique ou
gouvernementale. Le rôle de l'Etat doit se
borner à protéger les droits des parents et de
l'Eglise; à aider les parents et l'Eglise dans
l'accomplissement de leurs devoirs. Voilà une
vérité élémentaire, qui doit sauter aux yeux
de tous les chrétiens ; c'est, on peut le dire,
la tradition du genre humain; l'Etat ensei-
gnant, c'est un système moderne et révolu-
tionnaire.
Le seul mot : Instruction publique, comme
appartenance d'Etat, est un mot maçonnique,
anti-social, qui devrait déchirer les oreilles de
tout catholique. Un département de l'instruc-
tion publique, fondé, organisé, dirigé, con-
trôlé par l'Etat, est une monstruosité, une
usurpation, une violation flagrante du droit
naturel. C'est pire, cent fois pire que ne serait
un département de l'alimentation publique;
car l'Etat a bien moins le droit d'intervenir
dans la Formation morale et intellectuelle de
l'enfance, que dans son développement cor-
porel et physique. Si l'Etat voulait réglemen-
ter la nourriture et le vôlempnt des enfants,
sous prétexte qu'il a besoin d'enfants forts et
robustes, les parents se révolteraient et di-
raient à l'Etat : « Vous sortez de votre rôle,
vous empiétez sur notre terrain. » Mais, par
un aveuglement étrange, ces mêmes parents,
qui repousseraient, avec indignation, toute
intervention de l'Etat dans les soins matériels
qu'il faut donner à l'enfance, acceptent peu à
peu, sans la moindre protestation, l'ingé-
rence de l'Etat dans la formation morale et
intellectuelle de l'enfance. Pourtant c'est dans
la formation de l'àme de leurs enfants, bien
plus que de leur corps, que les parents ont
des droits sacrés à défendre et des devoirs
inaliénables à remplir. Voilà pour la famille.
Quels sont, en matière d'éducation, les
droits de l'Eglise? L'Eglise a reçu, de son
divin fondateur, le droit d'enseigner chez
tous les peuples, à plus forte raison chez les
peuples qui lui appartiennent par le baptême
et par la foi : 1° la doctrine chrétienne dans
les chaires et dans les écoles. Les ministres et
les rois n'ont point à lui demander compte de
ses ordres ; ils doivent laisser passer ses en-
voyés ; la raison même leur fait un devoir de
les entendre ; 2° par voie de déduction et in-
directement l'Eglise a le droit d'enseigner les
sciences qui se rattachent à la doctrine chré-
tienne. Toutes les sciences humaines lui re-
viennent, au moins en ce sens qu'elles n'ont
pas le droit de déroger à l'Evangile, encore
moins d'y contredire. De plus, ces sciences
entrent positivement dans son domaine, en ce
sens que rien n'empêche les gens d'Eglise de
les cultiver ; que les gens d'Eglise les ont cul-
tivées dans tous les temps et pas sans succès ;
et que ces sciences contribuent à l'éducation
de l'homme, charge qui appartient certaine-
ment à l'Eglise. C'est pourquoi le président
de Thou écrivait : « L'instruction de la jeu-
nessse fait partie de la juridiction ecclésias-
tique » ; et autrefois on ne pouvait ouvrir au-
cune école sans la permission de l'evêque ; —
3° enfin l'Eglise a le droit de contrôler, au
point de vue moral et religieux, l'enseigne-
ment des écoles qui ne relèvent point d'elle
immédiatement.
L'histoire n'a qu'un cri pour confirmer ces
lois. Toutes nos universités eurent pour fon-
dateurs des papes et des évêques. Un légat du
Saint-Siège avait même dressé les statuts de
l'université de Paris, la plus célèbre de toutes.
« Les Papes, dit son historien, Crévier, étaient
ses souverains législateurs, et sous leur auto-
rité, elle faisait elle-même ses règlements. »
Les Mémoires du clergé, i. 1, p. 1642, en rendent
parfaitement raison : « Le but principal de
l'éducation n'est pas seulement d'instruire les
hommes ; son objet est de les élever, de les
LIVHE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
ixr,
former à la religion et à la vertu ; sans cela
les lumières mômes deviennent dangereuses ;
les connaissances ne sont qu'un écueil et pour
celui qui les possède et pour ceux à qui il les
communique. Ce rapport essentiel des écoles
à la foi et aux mœurs est le principe du droit
qu'ont les évoques de veiller à l'éducation. Ce
droit est fondé sur celui de prêcher, de s'ins-
truire, qu'ils ont reçu de Dieu. »
Quels sont maintenant les droits de l'Etat?
1° D'abord, sous peine de contradiction,
l'Etat n'a pas le droit d'empêcher l'Eglise et
les familles de fonder des écoles, des collèges
et des Universités ; 2° sur ces établissements,
l'Etat n'a d'autre droit que de veiller au bon
ordre et au maintien de la tranquillité pu-
blique; 3° l'Etat n'a pas le droit d'imposer
ses doctrines, ses programmes et son contrôle
prépondérant ou exclusif pour la collation des
grades ; 4° au cas où il plaît à l'Etat de fonder
des collèges et des écoles, il ne peut empêcher
l'Eglise d'y donner l'enseignement catholique;
5° et sans vouloir déterminer ce que peut ou
ce que ne peut pas l'Etat dans ces matières,
il fait mieux de s'abstenir d'être maître d'école.
L'enseignement n'est pas un service public,
vu que les particuliers peuvent se le rendre à
eux-mêmes et que cette usurpation de l'Etat
sur les services privés est un danger social,
un commencement de communisme. L'ensei-
gnement officiel est d'ailleurs une entreprise
contre la liberté et la conscience de ceux qui
dépendent de l'Etat. Soustraire l'enseigne-
ment au contrôle de l'Eglise, c'est le vouer
aux mauvaises doctrines, aux mauvaises
mœurs, aux études faibles. Elever un enfant,
c'est presque civiliser un barbare. Il n'y a
que Dieu, la religion et l'Eglise qui puissent
y suffire.
Après ces explications, nous n'avons pas à
nous arrêter beaucoup aux discussions par-
lementaires. Les deux premières lois du ci-
toyen Ferry suivirent la procédure ordinaire,
d'abord à la Chambre, puis au Sénat. A la
Chambre, les partisans de l'article 7 donnèrent
à la discussion une tournure étrange et, di-
sons le mot, absurde. Pour prouver l'incom-
patibilité des congrégations non autorisées
avec la société moderne, Ferry, « le premier
des menteurs et le dernier des lâches », et le cy-
nique Paul Bert firent une diversion à travers
la littérature ecclésiastique. L'abbé Moullet,
auteur peu connu; Humbert, l'auteur des
Pensées chrétiennes ; le P. Gury, auteur d'un
abrégé de théologie; Marotte, vicaire géné-
ral de Verdun, auteur d'un cours élémentaire
d'enseignement religieux pour les maisons
d'éducation ; le P. Gazeau, l'abbé Courval,
prêtre séculier, et Joseph Chanlrel, laïque,
auteurs d'un cours d'histoire contemporaine,
furent mis au pillage avec l'intention de prou-
ver qu'ils n'étaient pas les admirateurs de la
révolution. Au point de vue logique, c'était
insensé ; au point de vue moral, c'était misé-
rable; mais d'autant mieux approprié aux
talents des persécuteurs et aux vertus des dé-
putés sous-vétérinaires. Ces indécences furent
relevées a la Chambre et hors de la Chambre,
avec aulant de facilite que de BUCCêS, mais
sans prise, sur L'étroit cerveau des .'id.'J, deve-
nus, par les invalidations, 385. Cettequestion
d'enseignement, la première dans toute so-
ciété civilisée, passait par-dessus ces têtes
basses et, comme dit le proverbe, le râtelier
était trop haut pour la bêle.
Ces stupides ignorances et ces imbéciles
excès provoquèrent, entre républicains, une
scission. La clique de Garnbetta et de Ferry,
la clique des néo-jacobins, donna carte blanche
contre la liberté; les républicains libéraux,
ennemis nés de toute dictature, considérant
que la république n'est recevable que comme
proclamation de la liberté individuelle et so-
ciale, se refusèrent à suivre l'impulsion du
Yitellius opportuniste. Ce gros homme, qui
faisait revenir, pour ses omelettes, du Dane-
marck, des œufs de vanneau et qui prenait,
dans le ruisseau, ses idées, se croyait déjà
maître de la France, et, pour inaugurer son
règne, commençait par ligaturer les têtes. Per-
sonne ne s'étonnera que les catholiques et les
conservateurs, les Ferdinand Boyer, les Mac-
kau, les Dufournel, les Bourgeois, les Lucien
Brun, les Chesnelong, les Gaslonde, etc.,
aient défendu la liberté. Mais on admirera
justement que des républicains soient venus
à cette conception de société où l'Etat n'est
rien que le mandataire de la nation et ne peut
pas avoir contre ses mandataires des droits
que ceux-ci n'ont pas et n'ont pu, par consé-
quent, lui conférer. Des républicains soi-di-
sant, un Ferry, un Spuller, un Paul Bert di-
sant : « L'Etat, c'est nous ! » et en vertu de
leur autocratie prononçant des révocations
d'édits de Nantes, édictant des restrictions du
droit civique, se poussant à la proscription,
c'est-à-dire commettant des crimes politiques,
punissables comme tous les crimes, c'est cela
qui donne une fière idée de leur esprit et de
leur vertu.
Le premier des républicains qui aient pro-
testé contre ces attentats prémédités, c'est
Thiers. « Pour moi, disait Thiers, toucher à
une question religieuse est la plus grande
faute qu'un gouvernement puisse commettre.
Il était impossible de créer l'unité italienne
sans renverser le gouvernement temporel du
Saint-Siège. Eh bien ! pour moi, affliger
quelque nombre que ce soit de consciences
religieuses est une faute qu'un gouvernement
n'a pas le droit de commettre.
« Le plus haut degré de philosophie n'est
pas de penser de telle ou telle façon ; l'esprit
humain est libre, heureusement 1 Le plus haut
degré de philosophie, c'est de respecter la
conscience religieuse d'autrui sous quelque
forme qu'elle se présente, quelque caractère
qu'elle revête.
« Quant à moi, désoler les catholiques, dé-
soler les prolestants, est une faute égale. Les
protestants ne veulent pas qu'une seule com-
munion chrétienne puisse dominer les autres :
18G
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
c'est leur croyance et c'est leur droit. Les ca-
tholiques croient qu'une seule communion,
dans le christianisme, doit dominer les autres,
pour maintenir ce grand et noble phénomène
religieux, l'unité de croyances; ils le croient
et ils ont raison, c'est leur droit ; et tout gou-
vernement qui veut entreprendre sur la cons-
cience d'une partie quelconque de la nation
est un gouvernement impie, aux yeux même
de la philosophie ».
Un jeune député du Jura, Etienne Lamy,
tablant sur ces déclarations, prononça un
discours qu'il faudrait insérer tout entier
dans ces Annales. Ce discours honore égale-
ment la raison et la sagesse de l'orateur ; il a
quelques titres à la reconnaissance de l'Eglise.
Dans un sentiment prophétique l'orateur
prédisait le temps où l'Eglise spoliée ex-
citerait, contre ses adversaires, un soulè-
vement de pitié ; et où les ennemis de
l'Eglise, succombant à l'injustice de leurs vio-
lences, entraîneraient, dans leur disgrâce, la
ruine de la république.
Les discours contre l'article 7 étaient
d'ailleurs inutiles; le siège de la Chambre des
députés n'admettait pas changement de stra-
tégie. Le 16 mai lui avait fait peur, elle vou-
lait se venger du 16 mai ; et, par une logique
qui ne peut appartenir qu'à une assemblée,
pour punir les Broglie, les Fourtou, les Mac-
Mahon, de leur impuissance, on voulait
frapper les jésuites. L'article 7 fut voté,
comme les autres, avec quelques modifica-
tions qui ne touchaient pas au principe sec-
taire et despotique de la loi. Jules Ferry put
se frotter les mains.
Au Sénat, l'affaire n'alla pas aussi ronde-
ment. Le Sénat n'avait pas à tirer, contre le
16 mai, des représailles; il comptait des
hommes de talent et d'expérience, des
hommes mûris par les années, parfois par les
épreuves ; il ne pouvait pas accepter aisé-
ment la solidarité des attentats que le gou-
vernement préméditait. Une commission fut
nommée qui représentait toutes les nuances
d'opinions du Sénat ; elle examina longue-
ment les projets Ferry et nomma, pour son
rapporteur, Jules Simon. Jules Simon était
un disciple de Cousin, philosophe devenu
homme politique, sincère dans ses convictions
et peu disposé à subir une politique dont les
passions faisaient tous les frais. Dans son rap-
port, Jules Simon, au lieu d'épouser un parti
se borna à rapporter toutes les résolutions
soutenues par les membres de la commission;
il présenta d'abord les opinions des partisans
du projet de loi, puis les opinions des adver-
saires catholiques, enfin les opinions de ceux
qui, comme lui, sans être ni adversaires ab-
solus ni partisans aveugles des projets, ad-
mettaient certaines choses et en rejettaient
certaines autres. Des critiques pour ou contre
les jurys mixtes, le nom d'université, les ins-
criptions, les droits d'examen sont ici de mé-
diocre importance. Le point capital, c'est
l'article 7, proclamé légitime par les Bertauld,
les Ronjat et autres légistes de la haute as-
semblée; mais déclaré inadmissible par les
Voisins-Lavernière, les Béranger, les Dufaure,
et autres, légistes aussi, mais esprits plus
ouverts et cœurs plus élevés que ces autres,
attachés au râtelier de la république et
payant, par la servilité de leurs opinions ré-
trogrades, la botte de foin.
Quand le rapport vient en discussion au
Sénat, Voisins-Lavernière, en réponse au fa-
natique et servile Pelletan, posa, selon nous,
le vrai point du débat, le principe de droi
auquel tout doit se subordonner, la règle de
morale qui doit sauvegarder tous les intérêts
et tous les droits.
Dans l'ancienne société française, le pou-
voir existait comme une création antérieure
et supérieure à la nation ; et le pouvoir s'in-
carnait dans le roj. Du roi, par voie de con-
cession gracieuse, émanaient tous les privi-
lèges de la noblesse, du clergé et du tiers,
toutes les chartes des provinces et les libertés
des corporations. Ces concessions, le roi pou-
vait à son gré, les étendre, les restreindre, les
retirer ou les retenir. Son bon plaisir était la
source de tous les droits sociaux, entendant
par là, non pas son caprice déraisonnable ou
sa fantaisie d'un jour, mais sa prérogative
royale de souverain. En 1789, cet ordre fut
renversé, ce qui était en haut fut placé en bas ;
ce qui était en bas fut placé en haut ; et le
droit, au lieu d'émaner d'un pouvoir, fut dé-
claré inhérent à chaque citoyen, à chaque
homme individuellement pris. De là, cette
fameuse déclaration des droits de l'homme et
du citoyen, papier dont on peut discuter les
propositions dogmatiques, les contester
même, mais dont le principe est toute la ré-
volution. L'homme a ses droits, inaliénables
et sacrés ; il entre en société et acquiert le
titre de citoyen ; citoyen, il confie à des man-
dataires la charge, non pas de lui accorder
des grâces, mais de lui maintenir ses droits
naturels et inamissibles. Le citoyen est la base
de tout, dans l'ordre nouveau ; il ne peut pas
accorder à ses représentants des prérogatives
qu'il n'a pas lui-même ; il ne leur concède
que ce qu'il a, et encore avec des restrictions
et sous condition. L'ensemble des citoyens,
c'est la société ; l'ensemble des délégués des
citoyens, pour gouverner, administrer, juger
ou défendre la société, c'est l'Etat. Mais
l'Etat, mandataire délégué, renfermé dans sa
catégorie de services, limité à sa fonction,
sans qualité aucune pour entreprendre sur
les droits de l'homme et du citoyen. Tel est
le principe de la société nouvelle ; y porter
atteinte, par un article 7 quelconque, c'est un
acte de haute imbécillité ou un crime de lèse
nation.
C'est en ce sens qu'opine très sagement,
selon nous, et très fortement contre les répu-
blicains, valets de César, le sénateur Voisins-
Lavernière. « Quel est donc, dit-il, cet Etat
qui revendique des droits inaliénables? A-t-il
une force intrinsèque, une puissance qu'il
LIVRE QtJATRK-VINGT-QTJATORZIKMl
IS7
tienne de son essence même cl dont il puisse
disposer à son gré? Est-il quelque chose
d'absolu et de préexistant à la société ? Je ne le
suppose pas, car les constitutions et les lois
qui sont les organes de L'Etat t't dans les-
quelles il se meut, et les assemblées qui les
font, et les ministres qui veillent à leur exe
cution, et la forme du gouvernement sont es-
sentiellement mobiles et changeants.
Get état de droit divin auquel vous attri-
buez des prérogatives souveraines, cet état
n'existe pas ; vous le créez pour les besoins de
la cause. Vous croyez défendre des droits na-
turels, et, en réalité, c'est à vos tendances
autoritaires que vous obéissez. Demandez-
nous au nom de la société, si vous la croyez
menacée dans ses intérêts intellectuels et
moraux, des garanties dont nous aurons à
vérifier l'opportunité et la justice, mais ne re-
vendiquez plus au nom de l'Etat abstrait des
droits dont il n'a pu être dépouillé, puisqu'ils
ne lui appartiennent pas.
L'Etat n'a que des droits consentis par la
société qui, elle-même, obéit à des lois con-
senties par les citoyens ; et le Gouvernement
qui représente l'Etat, qui en est la forme con-
crète, n'est que le gardien et l'exécuteur du
pacte social et politique ; il ne doit prendre à
la liberté de chacun que la part qui lui a été
concédée pour assurer la liberté de tous et
contribuer à la force et à la prospérité du
pays. En dehors de ces attributions conserva-
trices et protectrices, l'Etat n'est rien, n'a
droit à rien, et tout ce qu'il s'attribue au delà
n'est qu'usurpation.
Pour devenir citoyens, nous avons tous
aliéné une part de notre liberté ou nous
l'avons disciplinée pour ne pas nuire à la li-
berté des autres.
Mais nous n'avons jamais dû consentir à
sacrifier à la société ni à l'Etat des droits na-
turels, inséparables de notre personnalité
morale, ce serait un suicide ; et la famille,
qui est la véritable unité sociale et qui, je le
suppose, a présidé la société et l'Etat, n'a pu
aliéner le premier de ses droits, qui est en
même temps son premier devoir, le droit
sacré d'élever l'enfant dans ses principes,
dans ses croyances et par les maîtres de son
choix, le droit de cultiver son intelligence et
son cœur qui est identique à la liberté de
l'aimer. Je dis que ce sacrifice impie n'est pas
admissible, et que s'il a été imposé par la
force, ce n'est pas au Gouvernement républi-
cain à sanctionner cette violence et cette ini-
quité.
Gomment ! il a fallu un demi-siècle et trois
périodes de libéralisme sincère pour réaliser
la liberté de l'enseignement à tous ses degrés,
et c'est lorsque la République est triomphante,
lorsqu'après neuf années de tâtonnements et
de luttes elle a trouvé son unité et sa stabilité
dans l'harmonie des pouvoirs publics, alors
que la loi de 1875 n'a produit aucun résultat
regrettable, c'est alors que vous voulez re-
venir en arrière et détruire cette liberté si la-
borieusement conquise ! Vous reculez jus-
qu'aux procédés du premier empire et de la
Restauration. Et pour justifier cette invasion
sur la liberté de L'enseignement au nom de
prétendus intérêts de la République, vous
êtes forces d'emprunter vos arguments à la
monarchie absolue et à l'empire autoritaire,
comme s'ils ne juraient pas avec nos prin-
cipes démocratiques I
Moins respectueux pour les errements du
passé, mais aussi dévoués que vous à nos ins-
titutions, nous les libéraux de la république,
nous combattons votre loi au nom des prin-
cipes que nous avons toujours défendus. Il est
vrai que ces principes ne sont plus aujour-
d'hui en grande faveur; on n'épargne à ceux
qui les défendent ni les railleries ni l'outrage.
M. le général Robert. — Ni les menaces.
M. de Voisins-Lavernière. — Mais qu'im-
porte, si, en restant fidèles à leur passé, en
obéissant à leur conscience, ils servent les in-
térêts du pays et de la République mieux que
ceux-là qui les accusent de les trahir.
Sur la question de droit positif, le juris-
consulte Bérenger, répondant au procureur
général Bertauld, qui, dans son heureuse
candeur, avait qualifié les lois Ferry de lois
des suspects, déclare que si le droit d'enseigner
est refusé par le droit ancien et par le droit
nouveau, il était bieu inutile de demander
une nouvelle loi.
L'article 7 fut rejeté par le Sénat ; l'arme
dont Jules Ferry voulait armer le gouverne-
ment fut brisée. Si le gouvernement eût été
politiquement honnête, il eut considéré le
rejet de cet article comme faisant droit et ré-
glant la situation. Une telle sagesse ne pou-
vait convenir ni à ses idées, ni à ses passions,
ni à ses fureurs impies. Après le rejet de
l'article 7, nous arrivons à un coup d'Etat.
Les décrets du '<59 mars.
L'article 7 fut rejeté le 15 mars au Sénat ;
le lendemain, un homme à tout faire proposa
à la Chambre des députés une motion deman-
dant l'application des lois existantes ; cette
motion fut votée, et le gouvernement fut,
comme il le souhaitait, mis en demeure de
proscrire. Autrefois, la Restauration avait
proscrit les républicains, pour crime de ré-
gicide ; aujourd'hui les républicains vont
proscrire des hommes dont le seul crime est
d'être consacrés à Dieu et de vivre selon les
saintes exigences de celte consécration.
La Révolution, qui, dans son fond, est sa-
tanique, a deux adversaires, Dieu et les rois
chrétiens ; deux haines, celle de la religion et
celle de l'autorité ; elle poursuit deux buts ;
188
HISTOIIIK UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
isoler l'homme, en supprimant la prière, puis,
sur la terre, ainsi séparée du ciel, développer
Lee mauvais penchants, favoriser sans frein les
mauvaises passions.
Mais, de ces deux haines, celle de la reli-
gion est la plus forte, et, de ces deux buts,
celui qu'elle poursuit avec le plus d'acharne-
ment c'est la guerre à Dieu. Fille d'un siècle
athée, elle jeta, dès son déhut, le masque qui
cachait Satan. Le chaos a sa logique ; l'esprit
du mal laisse deviner, par l'ordre selon lequel
il procède pour détruire, quelles sont ses as-
pirations les plus dévorantes. L'encyclopédie
a précédé la déclaration des droits de l'homme ;
le 2 septembre a précédé le 21 janvier. Le sang
des prêtres coule avant que ne tombe la tête
du roi. La porte des couvents se ferme avant
celle des Tuileries; le serment constitutionnel
et sacrilège rend l'exercice du culte impos-
sible avant que la Convention ne décrète l'abo-
lition de la royauté.
Si la haine du christianisme est la plus vive,
elle est aussi la plus durable. L'ordre matériel
se rétablit ; l'attentat spirituel persiste long-
temps encore. Les droits de l'autorité hu-
maine sont vengés ; mais des atteintes portées
soit aux principes, soit aux consciences, soit
à la liberté des serviteurs de Dieu, il reste tou-
jours quelque chose. Les révolutions se mul-
tiplient, les gouvernements se succèdent, les
meilleurs gardent une trace de la lèpre qui
leur a été transmise parleurs aînés : on dirait
une de ces maladies héréditaires que se lèguent
les générations. 1790 a signifié aux commu-
nautés religieuses qu'il ne les connaissait
plus ; 1792 les a proscrites, et, en dépit de la
couronne de César qui déjà descendait sur le
front du premier consul, le décret de messi-
dor an XII a ratifié ceux de 1790 et 1792, tous
ensemble. Ce servage est-il enfin aboli? Les
communautés non reconnues peuvent-elles,
au moins, comme toute réunion de citoyens,
constituer une société de fait, représentée
dans la vie civile par la signature personnelle
des membres qui la composent? Notre légis-
lation est-elle enfin purifiée, par le progrès
des mœurs et des lois, de ce venin de l'abso-
lutisme monarchique et révolutionnaire, dont
n'avaient pas su se débarrasser entièrement
nos divers gouvernements depuis la révolu-
tion. C'est là une des grandes questions posée
par la troisième république.
Dans son ensemble et depuis son origine, le
parti républicain, qui n'est en France qu'un
parti, même lorsqu'il est au gouvernement,
se partage en trois fractions : les libéraux qui
veulent la république comme forme de gou-
vernement, mais qui entendent la maintenir
dans la catégorie des gouvernements hon-
nêtes ; les radicaux, pour qui la république et
le suffrage universel ne sont que des instru-
ments pour se créer une autocratie ; les socia-
listes, pour qui la république n'est pas seule-
ment une arme d'autocratie, mais un moyen
de résoudre la propriété traditionnelle en une
sorte de communisme. Les libéraux sont tom-
bés du pouvoir avec Mac-Mahon et ne sont
guère moins odieux, aux autres républicains,
que les conservateurs. Pour le moment, le
pouvoir est entre les mains des opportunistes,
sorte de radicaux d'accord avec les autres
quant aux principes, mais ils croient devoir,
pour le moment, admetlre, dans leur appli-
cation, les tempéraments de leur sagesse ; de
plus, ils admettent, au profit de Gambetta, une
sorte de dictature d'opinion, dont ils acceptent,
sans litre connu, l'autorité souveraine. La pré-
sidence de la république est confiée à l'avocat
Jules Grévy, que les républicains qualifient
d'austère, mais par antiphrase seulement ;
car il n'a jamais, dans ses mœurs, observé
que le contraire de l'austérité ; durant sa
courte présidence, il ne laissera voir qu'une
mine de fesse-mathieu, se servant du pouvoir
souveraiu pour ne rien faire, qu'empiler des
gros sous et gracier les assassins ; et bientôt
les républicains le chasseront honteusement
pour avoir laissé faire, à son gendre Wilson,
des trafics de croix d'honneur, qu'un honnête
homme n'eût pas dû permettre. Les ministres
de (Irévy sont, pour le moment, avec l'exé-
crable Ferry et le visionnaire Freycinet, Jules
Cazot et Charles Lepère, tous deux avocats
de quatre-vingt-douzième grandeur, l'un à
Nîmes, l'autre à Auxerre. Jules Cazot, pour
prix de sa criminelle complicité, recevra, sans
titre d'ailleurs, la première présidence de la
cour des comptes, qu'il devra quitter pour
une autre complicité, autrement criminelle,
dans une affaire de raill-way. L'autre, Charles
Lepère, est auteur d'une chanson où il se peint
lui-même :
Ah ! c'en est fait; il faut plier bagage
Et dire adieu pour toujours à Paris !
Je suis trop vieux, j'ai les mœurs d'un autre âge,
Du vieux quartier je suis le seul débris.
Dernier rameau d'une tige brisée,
La raviver je l'essaierais en vain.
Des vieux gouapeurs la race est trépassée,
Car il n'est plus le vieux quartier latin.
Le vieux gouapeur, dans les autres couplets,
parle de son béret rouge, de son brûle-gueule
et, se recommandant de la république, s'en
va plaider, à Auxerre, les questions de mur
mitoyen. A travers la fumée de sa pipe, il ne
paraît guère se douter qu'il sera ministre un
jour et pourra, comme Sylla ou Marius, si-
gner des proscriptions. Le voici maintenant
qui libelle, au président Grévy, protestataire
contre les ordonnances de 1830, deux ordon-
nances, où il proteste que notre droit public
proscrit les jésuites et n'admet les autres con-
grégations que moyennant une autorisation
préalable. En conséquence, les jésuites sont
invités à se dissoudre ; faute de quoi, dans
un délai imparti, on les dispersera par la
force. Quant aux autres ordres, ils sont invités
à se pourvoir d'autorisation ; sur leur de-
mande, on verra si l'on veut les admetlre au
bénéfice de la vie ^publique, ou si l'on ne pré-
fère pas lestraitercomme de simples jésuites.
LIVIIK QUATUK-VINGT-QUATOIWIKMK
18!)
Quant au droit qui autorise cet attentats, il a
été libellé par (Jlpien : Quidquid principipla-
cuit legis habet vigorem ; et mieux encore dans
le vers de Virgile : Sic cola, sic jubco, sit pro
ratione volunteu.
Le premier sentiment qu'éveille la lecture
de ces décrets, c'est l'horreur pour la lâcheté
qui se porte à de tels attentats. Hier, le pré-
sident du conseil, Freycinet, disait, à la tri-
bune du Sénat, qu'il n'y a pas un cabinet assez
passionné, assez aveugle, pour opérer par la
violence et sans ménagements pour les senti-
ments des populations ; aujourd'hui, parce
que le Sénat ne s'est pas laissé prendre à ces
hypocrisies, ce même Freycinet propose froi-
dement ces mesures violentes et passionnées
qu'il répudiait hier. Hier, le Temps, journal
protestant du protestant Freycinet, écrivait :
« La vérité est qu'au milieu de ce chaos de
dispositions depuis longtemps inappliquées et
tombées en une sorte de désuétude, il ny a
plus place que pour l'arbitraire. Quand on ne
se trouve pas en présence de lois certaines,
ne permettant pas des interprétations contra-
dictoires, s'imposant également aux tribu-
naux et aux citoyens, sans contestation pos-
sible, on ne vit plus sous le régime de la loi,
on vit sous le régime de l'arbitraire ». Au-
jourd'hui le Temps, journal protestant du pro-
testant Freycinet, qui n'a pas assez d'horreur
pour la révocation de l'Edit de Nantes, dit
ore rotundo : « 11 est incontestable que le gou-
vernement, en rappelant les congrégations
non-autorisées à l'observation des dispositions
légales dont l'autorité ne saurait être contestée
(c'est la question), obéit à un sentiment public
très accusé ». Le Temps s'oublie, avec cette
triste palinodie, jusqu'à l'aire entendre, à
l'adresse des catholiques, de plus cruelles me-
naces. L'histoire a le droit de les mépriser, et
le devoir de flétrir cette politique de brigan-
dage.
Le second fait qui frappe l'attention, c'est
la dualité des décrets de proscription. « Le
gouvernement, dit le journal le Monde, a évi-
demment conçu l'espoir que l'Lglise de France
se diviserait dans la question des congréga-
tions. Séparer le clergé séculier du clergé ré-
gulier, diviser même les congrégations en
frappant les jésuites brutalement, sans pitié
ni merci, tandis que l'on fait entrevoir aux
autres congrégations une fallacieuse autori-
sation, d'ailleurs incertaine et arbitraire, c'est
toute la politique du gouvernement, politique
connue et divulguée par la presse officieuse,
mais qui s'étale avec impudence dans le rap-
port de MM. Cazot et Lepère, et dans les dé-
crets au bas desquels figure dignement le nom
de M. Grévy.
" Eh bien, cette politique misérable en sera
pour ses frais, ce calcul odieux sera trompé,
ce piège grossier ne prendra personne.
■ Toyons pouvoir annoncer, en effet,
nous le faisons avec une confiance qui ne
sera point trompée, que tous les catholiqn
clergé et fidèles, seront unanimes dans leurs
protestations OOntre les iniques décrets du
29 mars : on nous trouvera tous rangés der-
rière nos évéqnes et nos prêtres pour la
grande Lutta a laquelle on nous « si follement
provoqués. Le clergé séculier restera frater-
nellement uni au clergé; régulier, et l'on ne
verra point, parmi les congrégation-, aucune
d'elles séparer sa cause de celle des jésuites.
A quel titre, d'ailleurs, frappe-t-on les unes
plus que les autres? Aucune ne demande une
situation privilégiée : toutes réclament égale-
ment la liberté et la protection que doivent
les lois à tous les bons citoyens.
« La prétention de contraindre les congré-
gations, sauf les jésuites, qui sont mis hors
la loi, à solliciter la reconnaissance légale,
serait, dans des circonstances ordinaires, une
prétention exorbitante : depuis quand impose-
t-ou une faveur à qui ne la demande point?
<i Dans les circonstances actuelles, celte
prétention est absolument intolérable et
odieuse. On ne veut pas reconnaître une con-
grégation, soit; on n'en trouvera pas une
seule, nous en avons la certitude, qui con-
sente à être reconnue, et toutes affronteront
ensemble, s'il le faut, l'iniquité qui prévaut
aujourd'hui, mais qui demain sera châtiée. »
Le troisième fait à noter, c'est le peu de
cas que ces républicains font des lois. Au
moment où ils rappellent à l'observation des
lois existantes, qui n'existent pas, ils violent,
eux, très solennellement, une loi d'hier. Le
Sénat vient de rejeter l'article 7 ; en rejetant
cet article, il l'a empêché de devenir une loi
du contraire ; c'est-à-dire qu'il a maintenu la
situation légale des ordres religieux, telle
qu'elle existait d'après nos chartes depuis
1830, et d'après nos lois organiques, depuis
1850. Le gouvernement, en rappelant les lois
de l'ancien régime, de la révolution et de
l'empire, dont il presse l'exécution par la
force, viole les lois postérieures et se met lui-
même hors la loi. Eux qui voulaient naguère
mettre en jugement les ministres du 10 mai,
dont l'acte excessif peut-être et maladroit
sans doute, était au moins strictement légal,
ils se mettent en passe, le jour où la France
honnête aura repris possession de son gou-
vernement, d'être appelés devant le juge et
peut-être envoyés au bagne.
Mais le trait qui éclate le plus audacieuse-
ment dans ces décrets, c'est la haine. La haine
des ordres religieux en général et des jésuites
en particulier, — haine qui honore particu-
lièrement ces instituts, — ressort de tous les
actes du gouvernement. Ce qui ressort tou-
tefois encore plus de ces actes, c'est l'inintelli-
gence, l'ineptie, la stupidité d'hommes abso-
lument étrangers à la question qu'ils tran-
chent avec une espèce de fureur. Le dirai-je?
Les défenseurs des ordres religieux ne sont
guère sortis eux-mêmes de la lice tracée par
l'ennemi. La question est plus haute et plus
vaste et plus profonde. Il ne s'agit pas seule-
ment de légalité ; il s'agit des premiers be-
soins de l'homme et de la société, des plus
190
HlSTOIltK UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
hautes aspirations du genre humain et de la
perfection possible ici-bas. Quelle est l'origine,
quel est le génie, quel est le caractère des ins-
titutions monastiques? Ceux qui aiment à des-
cendre au cœur des questions importantes,
découvrent ici les plus vastes horizons.
Satan est l'ennemi de tout bien ; ses suppôts
le sont également. La haine qu'ils portent aux
ordres religieux n'est pas nouvelle. 11 y a,
tout le long des siècles chrétiens, un flot de
mauvais propos contre les moines. De nos
jours, ce flot est devenu un océan souvent
agité parla tempête. Mais enfin la tempête ne
prouve rien; et quand elle brise un vaisseau
contre les rochers, il est toujours vrai de dire
qu'elle dilapide follement les richesses et sa-
crifie non moins follement les existences hu-
maines. Il en est de même de tous ces assauts
révolutionnaires contre toutes les institutions
monastiques. La révolution et le libéralisme
les ont, plus ou moins, détruit partout, et
cela au grand détriment de l'humaine espèce.
Mais on peut toujours leur opposer le mot
d'un ancien : Frappe, mais écoute.
Qu'est-ce que vous haïssez dans les ordres
religieux ? Est-ce le vœu dans son principe ?
Est-ce le vœu dans son application à la pra-
tique de la pauvreté, de la chasteté et de
l'obéissance ? Est-ce le triple vœu dans les ré-
sultats qu'il produit au sein de la société? Une
haine sans objet et sans motif est un crime.
Où sont vos motifs et quel est l'objet sérieux
de vos déclamations ?
Voici ce qu'écrit sur le vœu un grand et
éloquent esprit, ravi trop tôt à l'affection de
l'Eglise, Gabriel de Belcastel : « Si j'envi-
sage, dit-il, le vœu monastique en général,
j'y trouve cinq idées, cinq traits dominants,
qui forment la physionomie propre de l'état
religieux.
Idée de promesse.
Idée de religion.
Idée de règle.
Idée de sacrifice.
Idée de recherche d'un bien meilleur.
« Laquelle, je vous le demande, trouvez-
vous contraire à l'ordre public et au but de
l'éducation ? Laquelle ne porte pas en soi une
force sociale ? Est-ce que chacune séparé-
ment, et toutes réunies, ne sont pas em-
preintes de la plus pure, de la plus haute mo-
ralité? Est-ce qu'elles ne sont pas des leçons
en acte? Est-ce que la croix, arborée par les
instituts chrétiens au faîte de leurs maisons
comme sur le cœur de leurs membres, n'est
pas le permanent symbole de ces grandes
idées en même temps que de toute vertu né-
cessaire a u genre humain ? »
Si le vœu, par lui-même, renferme une telle
puissance, que sera-ce lorsqu'il se particula-
rise dans des obligations plus sacrées que
toutes les autres, dans les trois célèbres vœux
d'obéissance, de pauvreté et de chasteté? Le
péché a fait, à l'homme, trois blessures mor-
telles ; il l'a rendu orgueilleux, lubrique et cu-
pide; en brisant les barrières qui l'enfermaient
dans l'ordre, il l'a livré à tous les entraîne-
ments de la chair et de l'esprit. Pour rame-
ner l'homme à l'ordre divin, il faut combattre
la cupidité par l'esprit de pauvreté; lu sen-
sualité, par l'esprit de chasteté; l'orgueil, par
l'esprit d'obéissance. Cette triple obligation
incombe à toute créature humaine, et tous,
tant que nous sommes, nous ne suivons la
voie de notre destinée terrestre et ne relevons
de ses ruines notre dignité, qu'autant que
nous réagissons par toutes les forces de l'es-
prit, contre toutes les infirmités de la chair.
Le moine qui s'engage dans ce combat, par
vœu, brise, d'un coup, tous les obstacles à la
perfection et au salut. Le moine est une âme
héroïque ; et ses trois vœux brillent, comme
trois diamants, à la couronne morale de l'hu-
manité. Le moine est un homme, il peut pré-
variquer et, suivant l'adage, la corruption du
meilleur est la pire des corruptions. Mais l'on
ne juge des institutions monastiques, ni d'au-
cune institution, par les misères qui les dé-
parent. La misère est l'apanage de l'humanité.
Le mérite des institutions ressort de la quan-
tité de misère à laquelle ces institutions ap-
portent un remède efficace. A ce titre, et pour
les moines et pour leurs contemporains, au-
cune institution ne peut soutenir la compa-
raison avec l'ordre monastique. Les ennemis
du monachisme sont les ennemis du genre
humain.
L'état religieux en germe, caché mais im-
périssable dans la parole et dans les actes de
Jésus-Christ, perce déjà dans les commu-
nautés volontaires groupées autour des pre-
miers apôtres. Il est en pleine sève dès les
premiers siècles du christianisme. Il jette au
cœur du Moyen Age sa floraison la plussplen-
dide et ses plus vastes rameaux. Ses manifes-
tations varient; mais il est un dans son prin-
cipe vital : l'état de perfection chrétienne.
Contemplatif en Oiient, on le voit déployer
sur les rives occidentales toutes les formes et
toutes les puissances de l'action. Là, il mé-
dite les vérités éternelles, et par son aspira-
tion sans trêve à l'éternité, il rappelle aux
vivants que le soleil créé n'est que la pâle
image d'un autre soleil sans ombre et sans
déclin. Là, il défriche le sol. Là, il consume
ses veilles dans l'étude et sauve de l'oubli les
chefs-d'œuvre du génie antique. Là, il enfante
à la loi civilisatrice de Jésus-Christ d'innom-
brables multitudes. Là, il est le bouclier de
l'Kurope contre l'invasion musulmane, et,
maintenant la croix debout dans les îles qui
regardent l'Asie, empêche la Méditerranée de
devenir un lac barbare.
Là, il forme des générations viriles à toutes
les générosités du patriotisme comme à tous
les élans du courage, ou prépare la femme
forte de l'Evangile aux devoirs austères du
foyer.
Là, il soigne les malades et nourrit les
pauvres.
Là, il délivre les captifs et se charge de
leurs chaînes.
LIVIIE QUATIIK-VINGT-UÏ'ATOKZI KM I-:
lîM
Là, il élargit le champ de la science et trace
les plus belles pages de la métaphysique hu-
maine et divine qui aient éclaire les sommets
de la pensée humaine.
Là, il monte la garde au pied du tabernacle
où réside, en présence réelle, le Dieu rédemp-
teur de l'humanité. De siècle en siècle, sans
jamais abandonner le poste de l'adoration, il
est l'éternel holocauste et la prière vivante
pour tous ceux qui ne prient pas.
Là, il s'immole et fait pénitence pour les ir-
réfléchis qui passent leurs jours à oublier
qu'ils ont un terme. Ils aflirment, au prix de
leurs veillées solitaires et parfois sanglantes,
cette admirable solidarité chrétienne, la seule
qui ne soit pas un rêve, parce qu'elle repose
sur l'unité du genre humain dans la personne
de l'homme-Dieu.
Ainsi l'Etat religieux se développe à travers
les âges, image vivante, et grandissant tou-
jours, du divin Maître lui-même, qui fut suc-
cessivement enfant dénué, fils soumis, ouvrier
obscur, docteur public, prédicateur des peu-
ples, sauveur des âmes et des corps malades,
réparateur universel du mal moral, modèle
suprême, par sa mort, de filiale obéissance.
La vie des ordres religieux, ou, pour mieux
dire, de ce grand état de la religion qui est le
père de tous les ordres passés, présents et à
venir, se mêle intimement à la vie de l'Eglise
et remplit de l'éclat de ses œuvres ses surna-
turelles annales. A travers les persécutions ou
les honneurs, les respects ou les haines dont
les pouvoirs civils l'ont chargé tour à tour;
à travers les défections intérieures, les fragi-
lités et les passions dont, comme toute race
où le limon de l'homme est entré, elle porte
l'inévitable poids, il marche depuis quinze
siècles sans défaillir. Aux heures de crise, il
trouve toujours en soi, pour se régénérer, le
ferment immortel de la sève divine, et des
ouvriers prédestinés pour en raviver les ins-
tituts ou les ordres tentés de s'affaisser. Mieux
que le phénix antique, il sort de l'épreuve du
feu, où tout ce qui est périssable est réduit en
cendres, rajeuni et transfiguré. — Dans la
grande armée de l'Eglise militante, on re-
connaît sa trace à un sillon de gloire; légion
d'élite sous l'autorité directe et vénérée du
Chef souverain du catholicisme, il marche à
la conquête des âmes à Jésus-Christ, sur toutes
les plages, sous les rayons de tous les cieux
du globe. Et si l'on se demande aujourd'hui
encore où se recrute l'apostolat catholique,
bien simple sera la réponse. Sur dix évangé-
lisateurs du milliard d'infidèles qui attend
l'héritage de la parole divine, neuf appartien-
nent aux congrégations.
El voilà la grandiose institution à qui, au
nom de l'Etat français changeant de principe
et de chef dix fois en quatre-vingts ans, un
Parlement qui disparaîtra demain ose jeter
l'outrage en passant!
Entre les insulteurs et les insultés, quel
écrasant contraste !
Je ne ferai certes pas l'injure aux ancêtres
féconda de ces prospérités glorieuses que l'on
nomme des ordres, à antfl de la foi, du
dévouement el do génie que l'on appelle saint
Benoit, saint Bernard, saint Dominique, saint
François, saint Ignace, saint Thomas d'Aquin,
saint François Xavier, saint Vincent de Paul,
l'injure de les mesurer aux pygméea qui se
dressent entre les cailloux du chemin des
siècles pour sifller ces augustes mémoires.
Mais lorsque, les yeux encore humides par
l'admiration dont vous saisit le simple récit
des actes et des œuvres de ces hommes, après
avoir salué le tombeau de l'apôtre des Indes,
lu trois pages du docteur Angélique ou vu se
pencher au chevet d'un malade la sœur de
charité, on retombe de la sphère lumineuse
où cette contemplation vous emporte pour se
heurter à une phrase des rhéteurs du jour, on
ne sait qu'admirer davantage, ou de l'igno-
rance incompréhensible des révolutionnaires,
ou de leur audace, ou de leur malice, ou de
la profondeur des justices de Dieu qui change
en bêtes ceux qui refusent d'adorer son
Christ.
« Lorsqu'on veut tuer son chien, dit le pro-
verbe populaire, on dit qu'il a la gale. » Nos
républicains n'ont pas oublié cette maxime,
et, pour accabler les ordres religieux, les
folliculaires à gages ont multiplié les accusa-
tions. Leurs principaux griefs sont que ces
ordres entreprennent sur la puissance pu-
blique, qu'ils corrompent les mœurs et qu'ils
asservissent le clergé.
Le reproche d'asservir le pouvoir est au
moins singulier sur les lèvres d'un pouvoir
qui proscrit. Tuer les gens pour se sous-
traire à leur prépotence, est encore plus une
contradiction qu'un excès ; s'ils étaient si forts,
ils sauraient au moins se défendre. Au lieu de
se laisser égorger, ils écraseraient les tyrans.
Leur mort sans murmure, si elle ne prouve
pas leur vertu, atteste, au moins, leur fai-
blesse. Mais encore, avant de sceller leur
tombe, faut-il convenir qu'ils n'ont pas, sur le
pouvoir civil, une autre doctrine que l'Eglise ;
ils ne sont pas hérétiques, innovateurs, mais
fidèles représentants des vérités tradition-
nelles. Or, le grand docteur de notre temps va
nous apprendre si l'Eglise fait litière des
droits du gouvernement.
« Ni la puissance paternelle, dit-il, ni la
puissance civile n'ont rien à redouter de la
puissance ecclésiastique pour le respect et
le maintien de leurs véritables droits. Ces
droits, c'est précisément la puissance ecclé-
siastique qui les affirme le plus haut, qui les
proclame à la face du monde entier, et qui
les consacre par sa propre autorité. Oui, la
puissance civile, elle aussi, est souveraine
dans son ordre ; et tant qu'elle se renferme
dans le cercle des choses temporelles et sécu-
lières, qu'elle ne se met pas en opposition
avec les divins préceptes, et qu'elle ne porte
aucune atteinte aux droits de la conscience ni
aux lois de la morale, les pouvoirs de l'Eglise
n'ont pas à y intervenir. Ni la puissance ec-
192
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATIIOLIOI l
clésiastique ne dérive de la puissance civile,
ni la puissance civile ne découle de la puis-
sance ecclésiastique : elles émanent toutes
deux de la môme Boorce, qui est Dieu, l'une
en vertu des lois établies avec la création elle-
méme, l'autre par l'institution directe et im-
médiate du Fils de Dieu.
Sans doute, Celui à qui toute puissance a
été donnée dans le ciel et sur la terre, Notre-
Seigneur Jésus-Christ, le roi des rois et le
pontife des pontifes, aurait pu concentrer
dans les mêmes mains le sacerdoce et l'em-
pire ; mais il n'a pas voulu imposer ce double
fardeau à des épaules humaines. Dans le plan
de la Providence, ces deux souverainetés ne
devaient se réunir que sur un point, au faite
de la hiérarchie ecclésiastique, et cela préci-
sément pour qu'on ne pût les confondre nulle
part. Pontife et roi tout ensemble, le Vicaire
de Jésus-Christ devait puiser dans cette con-
dition exceptionnelle et unique assez de li-
berté et d'indépendance pour se faire écouter
facilement des uns et des autres, pour impo-
ser aux princes le respect des droits de l'Eglise
et aux évéques le respect des droits de l'Etat.
Car c'est par le respect réciproque des droits
de l'Etat et de l'Eglise et par l'accomplisse-
ment de leurs devoirs respectifs que doit se
réaliser le plan providentiel ; et la vraie for-
mule du rapport des deux puissances me pa-
raît être celle-ci : distinction et harmonie par-
tout ; séparation et hostilité nulle part. Au>si
bien la puissance ecclésiastique et la puis-
sance civile doivent-elles concourir finale-
ment au même but, qui est le développement
du règne de Dieu sur la terre comme prépa-
ration du règne de Dieu dans le ciel. A l'Etat,
le maniement et la gestion des affaires tem-
porelles et séculières ; à l'Eglise, la direction
et le soin des choses spirituelles et religieuses.
L'un maintient l'ordre et la sécurité, afin que,
suivant la parole de l'apôtre, nous menions
une vie paisible et tranquille : Ut quietarn et
tranquillam vitam agamus, l'autre nous ap-
prend à traverser les biens de ce monde,
l'œil fixé sur les biens de l'éternité : Ut sic
transeamus per bona temporalia ut non amit-
tamus seterna. Le salut des âmes est la fin
directe et immédiate de la mission de l'Eglise ;
mais, par les vertus qu'elle inspire et les vices
qu'elle étouffe, l'Eglise coopère avec l'Etat à
la prospérité temporelle des individus et des
peuples. Cette prospérité temporelle est la fin
directe et immédiate de la mission de l'Etat ;
mais, par la liberté qu'il assure aux intérêts spi-
rituels et par la protection dont il les couvre,
l'Etat coopère avec l'Eglise au salut des âmes.
Bref, comme l'écrivait le pape Léon le
Grand, chacune de ces deux puissances fait
les affaires de l'autre, en faisant les siennes
propres. L'Eglise rend à l'Etat, en force et en
autorité morale, ce qu'elle en reçoit d'aide et
de garantie pour le libre exercice de son pro-
pre ministère. Et c'est, par ce mutuel
accord, fallût-il pour l'obtenir des sacri-
fices ou des concessions réciproques, c'est,
dis-je, par un tel concert, par une telle assis-
tance de part et d'autre, que l'Eglise et l'Etat
doivent contribuer, pour leur part respective,
à réaliser ici-bas le plan de la divine Provi-
dence (1).
Aux hommes qui reprochent aux jésuites
d'avoir une morale relâchée, un éloquent
écrivain répond :
Leur morale est relâchée 1 — Vraiment ? 11
faut toute l'effronterie d'un siècle qui ne sait
pas rougir, pour répéter cette bouffonnerie,
qui avait au moins quelque tenue dans la
bouche des Jansénistes et des austères parti-
sans de l'école de Port-Royal.
La morale des Jésuites est relâchée? Qui
parle ainsi? Hélas! des hommes au moins
bien équivoques dans leurs croyances et leur
conduite privée; des impies et des libertins
qui ne croient point en Dieu et qui se vantent
de n'avoir aucune morale ; des publicisles à
la large conscience ; des gens mal mariés
mal enrichis, mal famés et peu estimés. Eh !
mon Dieu, il n'y a qu'une réponse à faire à
tout ce monde de vertueux et de rigoristes
qui se scandalisent si fort des enseignements
de Sanchez, de de Lugo, de Suarez et d'Es-
cobar lui-même, qu'ils ne connaissent pas et
dont ils seraient bien embarrassés de nommer
les ouvrages. Pratiquez-la ; nous ne vous en
demandons pas davantage pour vous ad-
mettre aux sacrements dont vous vous sou-
ciez peu, et pour vous tenir honnêtes gens,
beaucoup plus que vous ne l'êtes en prati-
quant la morale des clubs, des jeux de
Bourse, des unions libres, des négations de
tout ordre et de toute espèce qui figurent
dans les décalogues que vos Moïse fulminent
tous les jours du haut des Sinai de Mont-
martre et de Belleville.
Sur la question de la prétendue subordina-
tion du clergé séculier et de l'épiscopat lui-
même au clergé régulier, Mgr l'évêque de
Rodez peut répondre en invoquant sa propre
expérience :
« Quant à nous, depuis bientôt dix ans que
nous sommes, malgré notre indignité, placé
à la tête d'un vaste diocèse, et qui avons des
religieux et des jésuites en particulier dans
notre territoire, nous déclarons hautement
que nous n'avons jamais senti la pointe de
cette épée qui est partout, selon une parole
fameuse, et que ces envahisseurs, ces me-
neurs de toutes choses et de toutes personnes
ne nous ont jamais demandé l'avancement
d'un vicaire, ni le déplacement d'un bedeau
ou d'un sacristain. Nous les avons trouvés
constamment pleins de réserve, de tact, de
convenance, se tenant merveilleusement à
leur place, ne la quittant que lorsqu'on les y
invitait, et y rentrant aussi modestement et
aussi promptement qu'ils en étaient sortis.
Aussi, loin de craindre ce vasselage et
(1) Freppel, Œuvres oratoires, t. III. Discours prononcé le 10 septembre 1873, à Amiens.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
193
celte dépendance, nous avons Fait les plus
grands efforts pour multiplier dans notre dio-
cèse les réguliers, que nous y avons trouvés
trop pou nombreux pour les besoins du
clergé et des âmes. Nous avons successive-
ment appelé les Capucins, les Prémontrés, les
Trappistes; nous sollicitons la venue de plu-
sieurs autres de ces respectables familles, et,
en regardant nos mains et nos épaules, nous
n'avons pas aperçu jusqu'ici la trace de ces
chaînes qu'on les dit si habiles à forger ; nous
n'avons pu constater au contraire que des
services rendus, un respect constant pour
notre personne et la plus grande docilité à
nos moindres conseils. Et voilà ce que sont
pour les prêtres et pour les évêques ces
apôtres volontaires dont on veut faire une
puissance invincible à laquelle rien ne résiste,
et une espèce de sainte vehme à laquelle on
n'échappe pas impunément, quand on a l'au-
dace de ne pas courber son front sous le
joug qu'elle veut imposer. »
L'éminent apologiste entend la question
qui lui est faite :
« Mais enfin, d'où viennent donc tant de
préjugés, de haines, de défaveurs, à l'égard
des religieux, et en particulier de ceux que
vous prenez un soin spécial à défendre? »
Et il répond :
« Je vais vous le dire. Les religieux sont des
natures élevées, des caractères énergiques,
des prêtres sans concessions dans les doc-
trines, dans les actes, dans la dépense d'eux-
mêmes. Hommes de grandes ardeurs et de
complet sacrifice, ils ont tout porté en eux au
sommet, l'idée catholique et l'idée sacerdo-
tale à la fois. Décidés à se renoncer, à se dé-
pouiller, à se sacrifier, ils ne veulent pas
faire les choses à moitié: Ce sont, si je puis
parler de la sorte, les intransigeants de la vé-
rité et les radicaux du dévouement et de la
vertu. Troupe d'élite de l'Eglise, ils tiennent
haut son drapeau et font face à l'ennemi plus
vigoureusement que tous autres ; d'où vient
que ceux qui l'attaquent, sous quelque forme
que ce puisse être, se trouvent immédiate-
ment en lutte avec ces défenseurs intrépides
qui n'ont rien à ménager que la charité, et
qui apparaissent alors beaucoup plus redou-
tables que ne peuvent l'être les membres du
clergé séculier. C'est dans leur excellence
qu'il faut en général chercher la cause des
haines et des calomnies qui les poursuivent.
Plus un obstacle est fort, plus il faut frapper
contre lui pour le vaincre (1) <>.
Sur le terrain politique, on ramène la si-
tuation des ordres religieux à une question de
droit. Or, on distingue trois sortes de droits :
le droit divin, le droit naturel et le droit po-
sitif. Au regard du droit diviu, le suprême
domaine de Dieu sur sa créature exige un re-
tour ; la consécration monastique par laquelle
l'homme se donne tout entier à Dieu recon-
naît magnifiquement ce souverain domaine
de Dieu. Le code de perfection que l'on ap-
pelle les conseils évangéliques et qui est, pris
en lui même ei dans ses conséquences, toute
la vie religieuse, a été donne par Jésus-Christ
lui-même. Si le Fils de Dieu l'a donné, c'est
pour que quelqu'un Be sente le courage de le
pratiquer, et si ce quelqu'un se rencontre,
personne n'a le droit de l'arrêter, ni de l'em-
pêcher dans le libre choix de son idéale per-
fection.
Les Ordres religieux peuvent aussi invo-
quer, en leur faveur, le droit naturel. La li-
berté individuelle ne peut être restreinte
qu'autant qu'il est nécessaire pour assurer le
bien général à la liberté d'aulrui. Tout chré-
tien a le droit de renoncer aux biens tempo-
rels, non quant à l'usage, mais quant à la
propriété. Tout chrétien a le droit de re-
noncer au mariage, pourvu qu'il remplisse
les obligations morales du célibat. Tout chré-
tien a le droit de se prémunir contre les fai-
blesses et les incertitudes de sa volonté, de se
lier par vœux, de s'associer à d'autres, de
s'assujettir à d'autres, plus éclairés et plus
vertueux, dont les ordres ne peuvent que
contribuer à son bien. En certaines circons-
tances, il peut se produire des obstacles à
l'entrée en religion, mais il n'y a pas de de-
voir qui puisse l'empêcher toute la durée de
la vie. Les religieux peuvent encore invoquer
la liberté naturelle d'association, de réunions
paisibles sans armes dans un but moral et
scientifique, et placer leurs prières et leurs
enseignements sous l'égide de la liberté de
pensée et de parole, justement entendue.
Au droit naturel et au droit divin s'ajoute
encore, en corroboration de la cause des re-
ligieux, le droit de l'Eglise et l'autorité de ses
saints canons. La société chrétienne se com-
pose de trois éléments : les laïques, les clercs
et les religieux.
Or, si les religieux font partie de la société
spirituelle de l'Eglise au même titre que les
clercs et les laïques, il ne doit être permis à
personne de supprimer une de ses divisions
intégrantes, et de troubler sa hiérarchie ou
de la méconnaître, sans se mettre du coup
hors la loi de cette société et sans s'exposer à
être traité comme un rebelle ou comme un
intrus.
Voilà pourquoi la cause des religieux est si
vigoureusement défendue par le clergé sé-
culier, évêques et prêtres, aux yeux de qui
des ennemis aussi ignorants que malinten-
tionnés voudraient les faire passer pour des
dominateurs ou des rivaux embarrassants.
A ceux-là donc qui s'étonneraient de voir
le peuple chrétien et le pastorat qui le dirige
unir leur cause à celle des religieux, nous di-
rons : « Prenez-vous-en à l'œuvre même de
Jésus-Christ et à celui qui est ici-bas son Vi-
caire. Nous sommes une Eglise fondée sur
l'autorité, nous ne pouvons pas abandonner,
au gré des caprices d'aujourd'hui et des pas-
(i) Mgr I5ourret, Des principales raisons d'être des Ordres religieux, Paris, 1879.
T. XV.
13
î g \
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUI
■ions de dftmain, nue partie du manteau dont
il a couvert son épouse ; nous ue pouvons sa-
qu'il y a de | » I u -. beau et de plus
éclatant daos l«; diadème dont i! l'a cou-
ronnée. Il nous a transmis son patrimoine
ainsi composé : noua devons le conserver et le
cultiver Ici qu'il l'a voulu, jusqu'au jour des
comptes suprêmes. Toutes les coupures que
vous ferez à sa tunique mystique seront pour
vous autant, de blessures qui vous feront ex-
pier cruellement ces tentatives coupables.
Non possumus : Nous ne pouvons pas. Nous
ne pouvons pas plus vous accorder le tout
que la partie ; nous ne pouvons pas plus sa-
crifier l'arbre tout entier que vous aban-
donner sa ramure. Nous ne pouvons pas pros-
crire la famille entière, et nous ne pouvons
pas davantage faire des sélections dans la
proscription. »
« Il serait difficile, dit le prolestant Hurler,
de rejeter, par des arguments incontestables,
cette forme particulière de l'existence chré-
tienne et de la détacher du Christianisme,
comme une excroissance maladive (1). »
Le droit positif est contenu dans les cons-
titutions, les lois, les codes ; or, les législateurs
les plus dignes de ce grand nom, n'ont pas
manqué de louer les institutions monastiques.
Con^anlin, dans ses œuvres, Juslinien, dans
ses JVovelles, Charlemagne dans ses Capitu-
laires, nos plus grands rois dans leurs ordon-
nances, ont multiplié les approbations. A cet
égard, le sentiment des souverains était si
formel, qu'ils ont fait entrer les monastères
dans l'économie de la société civile et dans la
hiérarchie féodale du gouvernement. L'his-
toire n'a qu'un cri pour célébrer les résultats
de l'influence monastique dans l'ordre civil.
Une tradition de quinze siècles vaut un peu
mieux que quelques arrêts de parlements jan-
sénistes et quelques articles de journalistes
sans science ni conscience.
En ramenant la question de droit positif
au droit récent de la France, cous demande-
rons à ceux qu'irrite la présence des religieux :
Est-il juste que, dans un pays où la liberté
individuelle est un principe, de poursuivre
un genre de vie qui ne fait de mal à per-
sonne, et qui est tellement propre à l'huma-
nité, que les chances les plus dures ne l'em-
pêchent pas de se reproduire? Est-il juste,
dans un pays où la propriété et le domicile
sont sacrés, d'arracher de chez eux, par la
violence, des gens qui vivent en paix sans
offenser qui que ce soit? Est-il juste, dans un
pays où la liberté de conscience a été achetée
par le sang, de proscrire toute une race
d'hommes, parce qu'ils font un acte de foi
qu'on appelle vœu ? Est-il juste, dans un pays
où l'idée de la fraternité universelle domine
tous les esprits généreux, de réprouver de
petites républiques, où l'on se consacre à la
pauvreté et à la chasteté, par un amour im-
mense d'égalité avec les petits? Est-il juste,
luis un pays où l'élection et la loi sont la
I' ie de l'obéi civile, de flétrir des corps
constitués par une élection plus large et une
loi plus protectrice? Est-il juste, dans un
pays où tout le monde est admissible aux
fonctions socialeset libre dans le choix de
sa profession, de mettre en interdit de- ci-
toyens qui n'ont d'autre tort que d'apporter,
dans la concurrence générale, un plus grand
esprit de sacrifice? Tout cela est-il juste et le
faire n'est-ce pas créer parmi nous une classe
de parias?
A. ces demandes, il n'y a qu'une réponse et
la voici : « Il est vrai, tout ce que vous nous
reprochez est le comble de L'injustice et une
contradiction manifeste. Mais nous sommes
les ennemis de votre doctrine religieuse ; elle
esl trop puissante pour que nous la combat-
tions à armes égales. Vous puisez dans votre
foi une si grande abnégation de vous-même,
que nous autres, gens du monde, mariés,
ambitieux, incapables d'avenir parce que le
présent nous étouffe, nous ne pouvons vous
disputer l'ascendant. Il faut pourtant vous
vaincre, puisque nous vous haïssons. Nous
n'emploierons pas contre vous le fer et le
feu ; mais nous vous mettrons hors la loi par
la loi ; nous ferons considérer votre dévoue-
ment comme un privilège dangereux dont il
faut purger l'Etat par l'ostracisme : vous serez
hors de la liberté commune, parce que, avec
vos vertus, vous êtes hors de l'égalité.
Un pareil sentiment ne peut guère s'affi-
cher. Des cyniques, comme Paul Bert, des
fous furieux, comme Madier de Montjau,
pourraient seuls accorder aux autres le droit
commun et le refuser aux catholiques. Les
rusés du parti, aussi méchants que les autres,
veulent arriver au même but en dissimulant
la grossièreté de leur passion impie. Le biais
inventé pour atteindre ce but, c'est le recours
aux lois de l'ancien régime, de la révolution
et de l'empire. Tous ces régimes ont été
abattus, les républicains ont pris la place
avec la prétention d'être plus fidèles à la li-
berté. Une fois les maîtres emportés par
leur colère, ils se portenl, avec une absence
totale de pudeur, à tous les excès des régimes
déchus ; et la seule chose qui les distingue,
c'est qu'ils les surpassent tous par la violence
de leur despotisme et le cynisme de leurs
apostasies.
La question qui se présente ici, c'est de sa-
voir si, réellement, l'ancien régime, la révo-
lution et l'empire autorisent ces attentats, et
si, brigandage à part, on peut légalement dis-
soudre les congrégations religieuses, au be-
soin par la force.
Les jurisconsultes distinguent ici deux pro-
positions, savoir : s'il est permis à plusieurs
personnes d'habiter sous le même toit, et si,
cette cohabilation étant permise, nos lois
permettent de la violer en certains cas.
Les jurisconsultes qui distinguent ces deux
(1) Ilurter, Institutions du Moyen Age, t. II, p. 84.
LIVRE QUATRE-TINÛT-QUATORZIÈME
propositions, les envis igent en droit politique
et on droit civil et les résolvent, suivant les
sphères où ils les étudient, d'une façon con-
tradictoire.
Eu droit politique, les jurisconsultes ad-
mettent communément que la raison d'Etat,
ta raison de salul public dont le gouverne-
ment est seul juge, peut, le cas échéant, l'au-
toriser à peu près à tout ce qu'il peut vouloir.
D'après l'adage : Sains populi suprema lex
esta, ils donnent un blanc-seing aux caprices
et aux fantaisies de la dictature. Sans doute,
il est bien difficile de refuser, à un gouverne-
ment, en cas de péril suprême, le droit de
sauver le pays ; et l'on peut croire que si
vous lui refusez celte latitude, il saura bien la
prendre, quitte plus tard à se faire absoudre.
AI lis, d'un autre côté, on ne peut oublier
que cette latitude fait belle marge aux coups
d'Etat et ouvre large carrière aux gouverne-
ments d'aventure, à ces soi-disant sauveurs
qui ne sauvent rien et qui ne se sauvent pas
eux-mêmes, bien qu'ils se sauvent quelquefois.
De plus, il faut dire que si, sous les gouver-
nements d'ancien régime, la raison d'Etat
avait sa valeur ; et si sous tous les gouverne-
ments, la dictature peut avoir sa légitimité
d'occasion, dans nos sociétés contractuelles,
le mandataire ne peut pas avoir plus de droits
que le mandant. Le citoyen n'a pas le droit de
prévenir un attentat en le commettant lui-
même ; il ne peut pas conférer ce droit au
gouvernement. Et, pour citer ici un mot de
Gambetta, l'oracle de la république, « la
raison d'Etat c'est, dans cette hypothèse,
toujours la préface d'un crime ».
Nous ne croyons donc pas qu'en répu-
blique, même politiquement, le gouvernement
ait le droit préventif d'empêcher ou de punir
le libre exercice du droit civique. La seule
chose qu'il puisse, c'est poursuivre les délits,
s'il y en a, en se conformant aux lois et sui-
vant les règles de la procédure ; c'est d'ap-
peler le délinquant devant le juge en obser-
vant strictement les formes judiciaires. Forum
et jus, voilà la devise du gouvernement
comme des simples particuliers, s'ils veulent
rester honnêtes et ne pas se faire justice à
eux-mêmes.
La grande raison qui motive cette opinion,
c'est que si vous donnez carte blanche au
gouvernement, vous faites litière du droit
civil, toutes les l'ois que le gouvernement se
croit un intérêt quelconque à le violer. Il n'y
a plus de lois que celles qu'on veut bien res-
pecter. C'est, au surplus, l'aboutissement ac-
tuel de la république. Les lois sont de vieilles
guitares ; on les observe, si cela platl ; on les
viole, -i l'on y trouve, son avantage. Nous
voiei revenus a l'adage de la plus vile, ty-
rannie : Quidguid principi placuit legia habet
jorem.
En droit civil, les jurisconsultes sont beau-
ip plus sévères à l'égard des gouverne-
ment-. Et C'est en quoi l'accord de leurs opi-
nions e-i, beaucoup plus difficile à concevoir.
Du moment qu'ils abaissent les barrières en
politique) on m; conçoit pas aisément com-
ment ils sauvegardent l'ordre civil ; et,
puisque l'ordre civil doit être respecté du
pouvoir, on ne voit plus comment il peut.
avoir, en politique, patente pour les licences
de la dictature. Il faut refuser < eei, si l'on
veut sauver cela. Or, il est certain, absolu-
ment certain (pie l'ordre civil est sacré; que
le gouvernement est institué pour sa dé-
fense; qu'il ne peut dès lors avoir congé de
le ravager. Nous sommes donc civilement
couverts par la majesté du droit.
En lS4o, Thiers, pour complaire à la révo-
lution, avait demandé l'application, aux jé-
suites, des soi-disant lois existantes. Alors,
comme aujourd'hui, il était aisé d'obtenir la
complaisante adhésion des Chambres; mais,
pas plus alors qu'aujourd'hui, il n'était pos-
sible de faire iléchir la loi devant les passions.
Berryer et Vatismesnil donnèrent, sur la
question, une consultation judiciaire, consul-
tation à laquelle adhérèrent la plupart des
barreaux de France, notamment le barreau
de Caen, qui motiva superbement son adhé-
sion. De nos jours, la même chose s'est faite.
Un avocat, appelé depuis à l'Académie
française, Edmond Housse, a pris une consul-
tation sur le droit qui protège les congréga-
tions religieuses ; les barreaux de France ont
adhéré, et le savant professeur Demolombe
a motivé son adhésion comme l'avait fait au-
trefois Je barreau de Caen. C'est dans ces
quatre consultations que nous avons à prendre
la réfutation des décrets. Héfutation presque
inutile ; car si l'on met d'un côté, Berryer,
Vatismesnil, Edmond Housse, Demolombe et
les barreaux de France; de l'autre, (irévy,
Lepère, Cazot, Freycinet et Ferry : cela si-
gnifie, d'un côté, la vraie science du droit; de
l'autre, des malfaiteurs politiques qui veulent
innocenter leurs crimes.
Nous donnons ici, en re'sumé, la consulta-
tion délibérée par le barreau de Caen en
1845 :
Le droit de cohabitation n'est pas interdit
aux religieux, mais seulement aux personnes
unies pour une œuvre politique. La loi civile
ne reconnaît pas le vœu de religion; mais
elle ne l'empêche pas et n'a, du reste, aucune
qualité pour l'interdire. Les personnes qui
ont émis de tels vœux, sont parfaitement
libres de vivre en communauté, si cela leur
plaît, Notre régime moderne est un régime de
liberté. Pour interdire, au nom de la loi, la
cohabitation aux religieux, il faut déchirer
toutes nos constitutions.
Lors môme qu'il existerait des lois gui prohi-
beraient la vie en commun des personnes liées
par une règle religieuse^ l'autorité n'aurait pas
le droit de procéder à la dissolution par voie
administrative.
J'emprunte à la consultation Berryer-Valis-
mesnil, la démonstration irréfragable de cette
seconde proposition :
« Le ministère a laissé pressentir qu'il pro-
1%
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
céderait par voie administrative à l'exécution
de ce qu'il appelle lee lois du royaume. Le»
soussignés avouent <|ue cette déclaration les
a frappés dïl armement.
(( Le ministère exprime L'opinion que les
lois dont nous avons parlé sont en vigueur.
Celte opinion est contraire à la notre ; mais
enfin nous comprenons que le ministère agisse
dans le sens de celle qu'il déclare être la
sienne. Il croit que les lois existent et il y a
lieu de pourvoir à leur exécution ; soit ; mais
comment et par quelle voie? Voilà ce qu'il
faut examiner. M. le garde des sceaux donne
son adhésion au système qui consiste à em-
ployer l'action de la haute police administra-
tive. Nous osons dire que cette solution n'a
pas été suffisamment mûrie dans les conseils
de la couronne ; que, lorsqu'elle le sera plus
attentivement, il sera difficile qu'on y persiste
et qu'en tout cas, si l'on y persistait, on en-
courrait une grave responsabilité.
« L'une des bases de notre droit public inté-
rieur, c'est la séparation établie entre le pou-
voir administratif et le pouvoir judiciaire. La
ligne de démarcation entre ces deux autorités
a été tracée par l'Assemblée constituante,
en ces termes :
« L'art. 13 du titre lï de la loi du 24 août
1870, qui contient cette disposition, ajoute:
« Les juges ne pourront, à peine de forfai-
ture, troubler, de quelque manière que ce
soit, les opérations des corps administra-
tifs. »
Or, sous ce régime de séparation, si les as-
sociations sont licites, on ne peut agir contre
elles ni judiciairement, ni aduainislrative-
ment. Si elles sont illicites, il n'appartient
qu'aux tribunaux de statuer et d'ordonner la
dissolution. Si l'administration peut interve-
nir, ce n'est que dans le cas d'un jugement
de condamnation, à la suite de ce jugement,
et pour concourir, avec le ministère public,
à son exécution. Le système contraire con-
duirait à un arbitraire effrayant et sans exem-
ple dans notre législation.
L'avocat Edmond Rousse, par une consul-
tation supplémentaire, rappela ces consulta-
tions antérieures et les confirma. Les ré-
flexions de Rousse sont d'une grande force ;
à notre grand regret nous ne pouvons les rap-
porter ici.
Après la réponse du mémoire Berryer-Va-
tismesnil, nous donnons presque en entier
l'adhésion du savant Demolombe:
Le jurisconsulte uniquement préoccupé de
la recherche du droit en vigueur, en matière
de communautés religieuses, le seul que le
pouvoir ou les particuliers puissent légale-
ment appliquer, doit d'abord écarter tous les
délits, ordonnances et arrêts antérieurs à la
loi des 13-19 février 171)0 et à la Constitution
des 3-14 septembre 1791.
Privilèges et incapacités de l'ancien régime,
faveurs et restrictions, tout a disparu pour
faire place à un ordre de choses nouveau.
Sous une législation où la loi religieuse était
la loi de l'Etat, ou les VCSUX solennels entraî-
nai'ni li mort civile, ou h: droil de la corpo-
ration, personne civile et établissement de
mainmorte, absorbait les droits et jusqu'à l'in-
dividualité de ses membres, on comprend que
le roi, évêque du dehors, pût mettre des con-
ditions au concours du bras séculier, et inter-
dire la formation d'une communauté reli-
gieuse.
Mais le jour où la loi constitutionnelle du
pays eut proclamé qu'elle ne reconnaîtrait
plus les vœux monastiques solennels, le jour
où les Ordres religieux furent supprimés
comme corporations, ce jour-là, toute la lé-
gislation fondée sur la reconnaissance des
vœux s'écroula tout entière.
C'est donc aux lois modernes qu'il faut uni-
quement s'allacher.
Le jurisconsulte qui doit négliger les lois de
l'ancien régime ne doit pas se préoccuper da-
vantage des décrets du 29 mars 1880.
Ces décrets n'ont pas pu avoir et n'ont pas,
en effet, la prétention de modifier la législa-
tion en vigueur.
Une pareille proposition serait injurieuse,
et notre respect même pour l'autorité dont ils
émanent nous fait un devoir de ne pas nous y
arrêter.
Tout ce qu'on peut dire, c'est que ces dé-
crets, impuissants s'ils visent des lois inappli-
cables, accusent par leur caractère exception-
nel une situation évidemment insolite, qui
commande à tous un plus sérieux examen de
la légalité alléguée, et impose au pouvoir exé-
cutif une plus impérieuse obligation de faire
appel à l'autorité judiciaire avant de recourir
à la force.
Les lois surannées et les décrets récents mis
à l'écart, il faut d'abord se demander quel est
le droit commun de tous les Français ; il faut
rechercher ensuite s'il existe des lois d'excep-
tion privant un Français du droit commun,
parce qu'il aura émis des vœux religieux.
Dans l'état de la législation actuelle, d'après
les principes du droit privé et du droit public,
voici d'une manière générale le droit commun
de tous les Français :
Tout Français majeur est libre d'aller et de
venir où il veut.
Tout Français majeur est libre de résider où
il veut et avec qui il veut.
Tout Français majeur est libre de choisir le
genre de vie qu'il veut.
Tout Français majeur est libre de disposer
de sa propriété comme il veut.
Chacun professe sa religion avec une égale
liberté.
L'enseignement est libre à tous les de-
grés.
La charité est libre dans toutes ses manifes-
tations.
Voici maintenant les garanties du droit
commun de tous les Français :
Nul ne peut être empêché de faire ce qui
n'est pas défendu par la loi.
La propriété est, sacrée. Nul ne doit être
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
197
inquiété pour ses opinions, môme reli-
gieuses.
Nul ne |>eul ôtre accusé, arrêté, ni détenu
que dans les cas détermines par la lui, el sui-
vant les formes qu'elle a prescrites.
Nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi
établie et légalement appliquée.
Nul ne peut ôtre saisi que pour ôtre conduit
devant le magistrat.
Nul ne peut dre, sous aucun prétexte, dis-
trait des juges qui lui sont assignés par la
loi.
En un mot, il n'y a pas en France d'auto-
rité supérieure à celle de la loi.
Tel est le patrimoine commun de tous les
Français ! Et ce patrimoine leur appartient
non par concession, mais en propre, parce
qu'ils sont Français ; et il appartient à tous,
parce que tous sont égaux en droits, et qu'il
n'y a plus pour aucun individu ni privilège,
ni exception au droit commun de tous les
Français.
Voici maintenant le droit commun en ma-
tière d'association, ayant pour objet la vie
commune au même domicile.
Le droit commun, c'est la liberté naturelle
de vivre d'une vie commune au même domi-
cile.
dette liberté n'est restreinte par aucune loi
pénale, ni aucune loi de police.
Et d'abord, la liberté naturelle de vivre en
commun dans le même domicile n'a été res-
treinte par aucune loi pénale.
Nous ne disons pas assez :
Il y a un texte de loi qui suppose expressé-
ment et confirme, par là même, le droit na-
turel de la liberté de la vie commune dans un
domicile commun :
C'est l'article 291 du Code pénal.
La section Vil du titre I,r du livre III du
Code pénal de 1810 est intitulée : « Les asso-
ciations ou réunions illicites ».
Cette section, en déterminant les associa-
tions illicites, reconnaît forcément comme li-
cites, au point de vue de la loi pénale, toutes
les associations qu'elle n'atteint pas.
Or, l'article 291 n'interdit, sous peine
d'amende, que les associations qui présentent
ce triple caractère :
1° D'être composées de plus de vingt per-
sonnes ;
1' D'avoir pour but de se réunir tous les
jours, ou à certains jours marqués, pour s'oc-
cuper d'objets religieux, littéraires, politiques
ou autres ;
3° D'être formées sans autorisation du
gouvernement ou en dehors des conditions
qu'il a plu à l'autorité publique d'imposer.
Il est évident que, pour se réunir tous les
jours, « ou à certains jours marqués, » les
membres d'une association doivent avoir des
domiciles séparés.
Donc, L'association qui a pour but la vie en
commun, non--eulemc.nl ne tombe pas sous le
coup de l'article 291, mais est reconnue licite
par l'article 291 lui-même ; il n'était même pas
nécessaire que le §2 de L'article 291 expliquât
«pie dans le nombre de personnes indiqué par
cet article ne sont pas comprises celles des
domiciliées « dans la maison ou L'association
se réunit » ; toutefois cette explication est dé-
cisive, et l'on se demande comment il serait
possible de trouver des coupables dans une
association dont aucun membre ne pourrait
figurer au nombre des délinquants.
Aussi a-t-il toujours été reconnu par les ju-
risconsultes que l'article 291 ne pouvait at-
teindre ni une famille, si nombreuse qu'elle
soit, dont tous les membres habitent sous le
même toit, ni un atelier d'ouvriers, si nom-
breux qu'ils soient, qui vivent d'une vie com-
mune, ni aucun groupe d'individus, qu'aucun
lien de parenté ne rattache les uns aux autres,
mais que rapproche seulement la conformité
des goûts ou des besoins, et qui partagent,
par économie ou pour toute autre cause, la
même vie dans un même domicile.
Une association domiciliée, par suite osten-
sible et permanente, n'a pas été considérée
comme un danger pour la société.
La loi du 10 avril 1834 n'a rien innové
quant à l'immunité du domicile commun.
En déclarant « les dispositions de l'arti-
cle 291 du Code pénal applicables aux asso-
ciations de plus de vingt personnes, alors
même que les associations seraient partagées
en sections d'un nombre moindre et qu'elles
ne se réuniraient pas tous les jours ou à des
jours marqués », l'article 1er de la loi du
10 avril 1834 n'a pas eu pour but ou pour ré-
sultat de porter atteinte à la liberté de la vie
en commun ; mais il a voulu déjouer les
fraudes du sectionnement des associations et
de l'irrégularité calculée de leurs réunions.
Les sections d'associés supposent toujours
et nécessairement des associés non domiciliés
dans une même maison, puisque les personnes
domiciliées dans une même maison ne comp-
tent pas dans le nombre exigé pour l'exis-
tence du délit, et la loi de 1834 n'a pas subs-
titué le nombre des sections au nombre des
associés. L'existence même d'une direction
commune entre ces sections, qui, si la société
était secrète, constituerait un délit spécial, ne
pourrait, en l'absence de ce caractère, tomber
sous le coup de l'article 291 complété par la
loi de 1834.
L'article 291 complété par la loi de 1834
n'atteint pas, en etfet, toute espèce d'associa-
tion, mais seulement les associations ayant
pour objet de se réunir.
Donc, pas de loi pénale frappant la vie
commune au domicile commun.
Pas davantage de loi de police.
Demolombe conclut ainsi :
« En résumé, la liberté individuelle, l'invio-
labilité du domicile, le respect de la propriété
sont placés, en vertu du droit public français,
sous la sauvegarde des lois et des tribunaux,
en dehors et au-dessus de l'atteinte du pouvoir
exécutif.
« II faut un jugement de condamnation, en
198
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
vertu d'un texte de loi pénale, pour que la
Burveillance de la liante police puisse s'exercer
sur nn Français.
« Il faut perdre la qualité do Français ou
ne l'avoir jamais acquise, pour être placé
sous le droit de haute police qui permet d'ex-
pulser l'étranger du territoire français.
« Il faudrait un texte de loi formel, et ce
texte n'existe pas, pour mettre hors la loi
commune des Français dont les droits indivi-
duels n'ont subi aucune atteinte.
« Ce qui trompe les esprits prévenus ou su-
perficiels, c'est la confusion entre les règles
du droit civil et les règles du droit pénal.
« En droit civil, les communautés reli-
gieuses non autorisées à domicile commun ou
à domiciles séparés, n'ont pas d'existence lé-
gale.
« Elles ne peuvent ni recevoir,™ acquérir,ni
posséderai ester en justice; elles ne sont pas !
« Au point de vue purement civil, tous les
textes de la loi que nous avons examinés au
point de vue pénal, et qui déclarent les com-
munautés supprimées comme personnes ci-
viles, sont restés en vigueur et reçoivent jour-
nellement leur application.
« Mais si le droit civil, distinguant la per-
sonnalité d'une association de la personnalité
des individus qui la composent, refuse abso-
lument de reconnaître l'être collectif, il ne
s'ensuit pas que la loi pénale, qui ne peut at-
teindre que les personnes des associés pour
les punir, ait action sur les membres d'une as-
sociation non reconnue.
« Entre l'existence légale qui confère le pri-
vilège de la personnalité civile à l'être collectif
et la prohibition pénale qui constitue les per-
sonnes associées en état de délit, il y a toute
la distance qui sépare une faveur d'une peine.
« Les membres de communautés religieuses
ne peuvent encourir de peines, parce qu'ils
ne réclament pas de faveur.
« Ils sont libres de se contenter du droit
commun.
« Tel est l'état du droit en vigueur.
« Que si le régime de droit commun, si
conforme pourtant à l'esprit de nos institu-
tions, à l'état de nos mœurs, aux principes de
liberté et d'égalité qui forment la base de
notre droit public et privé et qui sont l'expres-
sion des tendances les plus accentuées de notre
caractère national, constitue, en matière d'as-
sociation religieuse, un danger pour les fa-
milles et l'Etat, qu'on propose une loi au Par-
lement.
« Le pouvoir arbitraire est le moins sûr gar-
dien de la sûreté publique ; il est aussi fu-
neste aux gouvernants qui l'exercent qu'aux
particuliers qui le subissent.
« Une loi et des juges ! Forum et jus.
« C'était la devise du plus illustre avocat des
temps modernes. C'est aussi la devise des vé-
ritables amis du droit et de la liberté.
« Délibéré à Caen, le 28 juin 1880.
« Demolombe. »
Le savant Demolombe ne fut pas le Beul à
donner son adhésion. En présence des vio-
lences préméditées par le gouvernement,
Jules Dufaure avait déposé, au Sénat, un
projet de loi réglant, d'après les princip - de
l'équité, le droit naturel d tlion. D'autres
proposaient d'exclure du droit- commun les
^dations religieuses et de leur imposer des
condilions particulières et des restrictions
d'une sévérité exceptionnelle. Rien ne dé-
couvre mieux le fond du cœur de ces aposta
Des jurisconsultes appartenant à tous les
barreaux de France s'assemblèrent pour étu-
dier, au point de vue juridique, les questi
relatives à la liberté religieuse et aux droits
respectifs de l'Eglise et de l'Etat en matière
d'association. Après avoir constaté qu'une
législation exceptionnelle pour les ordres re-
ligieux serait en contradiction avec, les prin-
cipes les pins certains du droit naturel et avec
la doctrine catholique, ces jurisconsultes
l'examinèrent au point de vue exclusif du
droit français et résumèrent leurs délibéra-
tions dans les résolutions suivantes :
« 1° Il n'existe aujourd'hui aucune loi qui in-
terdise de prononcer des vœux religieux ; au-
cune loi qui refuse à ceux qui ont prononcé
ces vœux le droit de vivre d'une vie commune
au même domicile.
« 2° La question, en tout cas, ne pourrait
être tranchée que par l'autorité judiciaire.
« 3° Toute disposition législative qui aurait
pour résultat de placer hors du droit com-
mun, de frapper d'une peine, ou d'une charge
fiscale, ou d'une incapacité quelconque, un ci-
toyen français pour le motif qu'il serait lié
par des engagements de pure conscience, serait
injuste et tyrannique. Elle violerait les prin-
cipes essentiels de notre droit public, la li-
berté de conscience, le libre exercice de la re-
ligion catholique, l'égalité devant la loi. C'est
le devoir des jurisconsultes de protester con-
tre cette scandaleuse violation du droit. C'est
ie devoir des citoyens de combattre par tous
les moyens légitimes une tentative dont la
réalisation serait une honte et une calamité
pour la nation qui l'aurait tolérée.
« Le président 'le la réunion,
« Lucien Baux, sénateur. »
La consultation de M. iîousse, qui rappor-
tait les consultations de 1845, tant celle de
Paris que celle de Caen, fut présentée aux
avocats du barreau de Paris. Voici la liste
exacte de ceux qui la revêtirent de leur signa-
ture :
Barreau ue Paris. — Cour de cassation. —
MM. A. Bellaigue, docteur en droit, président
de l'Ordre; A. Bosviel, ancien président de
l'Ordre; Stanislas Brugnon, docteur en droit ;
R. de Saint-Malo ; Sabatier ; Gabriel Ai-
guillon ; de Yairoger, docteur en droit ; Félix
Bonnet, docteur en droit ; Paul Besson ; Paul
Guyot ; M. Panhard : Massenat-Desroche,
docteur en droit ; F. Housset, docteur en
droit; Paul Debron/docleur en droit.
LIVKE QUATRE-VINGT QUATORZIÈMI
199
Cour d'appel de Paris. — MM. Julea Ni-
colet, bâtonnier; Cresson, membre du con-
seil, ancien préfet de police ; Oscar Falateuf,
membre du conseil; Ghampetier de Ribes,
ancien membre du conseil ; Lachaud, ancien
membre du conseil : C. Kivolet, ancien
membre du conseil ; Léronne, ancien membre
du conseil ; Boisseau ; M. de Belleval ; Benolst,
ancien avocat général à la Cour de cassation ;
de Bigot de Granrier; Oh. Iiosviel, docteur
en droit; Bouchet, Georges Berryer, Blot Le-
quesne, J. Chenal; Chopin d'Arnouville, an-
cien avocat général à la Cour de Paris ;
R. Coste, L. Denormandie, Laverdy, Digard,
Delamarre, docteur en droit ; Da, Uupuy,
Demonjay, Délies, Desportes de la Fosse
(Fernand), Léon Deven, Didio, Eugène Du-
puy ; Paul Darnerin, docteur en droit ; Oc-
tave Falateuf; Fourchy, ancien avocat gé-
néral à la Cour de Paris ; Hubert Vallerotix ;
II. Hémar, ancien avocat général à la Cour
de Paris; Johanet ; Jourdan; Jamet, docteur
en droit ; La Salle, Lamarzelle, docteur en
droit; Lacroix, Edm. Langlois, Xogent Saint-
Laurent, Cb. de Neuvrezé, Louis Nouguier,
Perrot de Chaumeux, Pougnet; Perrin, doc-
teur en droit; Pinchon, Quignard; Robinet
de Cléry, ancien avocat général à la Cour de
cassation; Richer; Raveton, Louis de Royer,
Paul de Royer, Romain de Sèze, docteur en
droit ; Sagot, Lesage, docteur en droit, Tlii-
roux ; Terrât, docteur en droit ; Alb. Thiéblin,
docteur en droit ; Félix Tournier, Varin.
Voici maintenant l'adhésion du barreau et
de la Faculté catholique de Lille :
« Notre étude s'est exclusivement renfermée
dans l'examen des textes législatifs. Consultés
comme avocats sur les lois de notre pays,
nous avons consciencieusement recherché le
véritable sens de leurs dispositions, et l'usage
que l'on pourrait faire aujourd'hui de leurs
prescriptions et de leurs défenses.
a Nous ne perdons pas de vue cependant la
grandeur et l'importance de la cause que nous
défendons. 11 s'agit de savoir si, en France,
des citoyens seront mis hors la loi pour avoir,
dans le secret de leur conscience, contracté
des engagements dont Dieu seul peut leur de-
mander compte.
«S'il sera permis à la police d'envahir leur
domicile, non point pour rechercher des
crimes ou des délits, mais parce que, dans ce
sanctuaire de la vie privée, ils se livrent en
commun à la prière ou à l'étude.
« Si l'on pourra créer indirectement une in-
capacité que le Sénat, dans la plénitude de
pouvoirs constitutionnels, a refusé, après
de solennels débats, d'inscrire dans nos lois
sur l'enseignement.
" En un mot, le libre exercice de la religion,
la liberté d'enseignement, la liberté individuelle
et l'inviolabilité du domicile sont également
menacés. Xous ne pouvions garder le silence;
c'eût été déserter le premier des devoirs de
notre profession : celui dont l'accomplisse-
ment a toujours fait l'honneur du barreau
français, ci que la loi elle même noua impo
en nous prescrivant d'exercer librement noire
ministère pour la défense de la justice et de
la liberté.
« Délibéré à Lille, le 15 juin 1880.
« A. ftouzé de l'Aulnoit, bâtonnier, n. D.
Bayart, ancien b r. — Gusl
Théry, - L. Philippe E. Vanlacr,
professeur de droit. — E. Delemer. —
fteuflet. — B. Dubrulle. B. Defon-
taine. — Eug. Olion. — Louis Selo
professeur de droit. — Dole/.. — Villaret.
— Edm. Ory, professeur du droit. —
C. Groussau, professeur de droit. —
P. Chesnelong. — A. Trolley de Pré-
vaux, professeur de droit. »
D'autre part, l'adhésion des professeurs à
la faculté libre de droit de Lille est ainsi
conçue :
« Les soussignés, professeurs à la faculté
libre de droit de Lille, adhèrent pleinement
aux moyens développés et aux conclusions
posées dans la consultation de AT Rousse, du
barreau de Paris, et dans celle qu'ont rédigée
les avocats du barreau de Lille.
<( En leur âme et conscience, au nom de la
science qu'ils enseignent, ils déclarent qu'au-
cune loi en vigueur ne défend à des citoyens
français de former les associations dites con-
grégations religieuses, et que l'autorisation
ou reconnaissance n'est pas nécessaire à ces
associations, lorsqu'elles n'ambitionnent pas
les privilèges de la personnalité civile. Avec
la certitude que donne l'étude approfondie
des textes et documents de première main,
ils affirment que de toutes les lois invoquées
contre les congrégations, la plupart n'ont ja-
mais eu le sens et la portée qu'on essaye de
leur attribuer après coup, — et que le reste a
été surabondamment abrogé par le Code
pénal, — par les chartes et constitutions où
nos gouvernements successifs ont répudié
l'arbitraire et les procédés tyranniques
de la Convention et du premier empire,
— par les lois sur la liberté de l'enseigne-
ment.
Ils proclament que tous les principes de la
science du droit, qui protesteraient contre ces
lois si elles étaient réellement existantes et en
réclameraient la prompte abrogalion, pro-
testent bien plus haut encore contre l'exécu-
tion violente, sans le concours des tribunaux,
de dispositions non seulement contestées, non
seulement obscures et douteuses, mais évi-
demment abolies et tombées même en
oubli.
« Ils attestent qu'aucun jurisconsulte digne
de ce nom ne pourrait soutenir, dans une
dissertation réfléchie, que Jes prétendues lois
existantes existent encore ; ils tiennent pour
assuré que les quelques auteurs qui ont émis,
sans la justifier, la croyance à leur existence,
n'avaient point étudié sérieusement une ques-
tion dépourvue jusqu'à ce jour de tout intérêt
pratique, et ont reproduit de bonne foi, mais
200
HISTOIRE IMVI'.IISKI.LK DE i/ÉCLISE CATHOLIQUE
sans contrôle, l'opinion superficielle et
bruyante de publicistea non jurisconsultes.
« Lille, le 21 juin 1880.
Vicomte <i. île Yarfilles-Sommiéres. —
I'.. Artbaud. — E. Delachenal. — H. La-
macbe. —T. Kolhe. — G. de Gérard. —
A. Béchuux. :>
Les consultations de Caen et de Paris, con-
firmées par la consultation de M" Rousse, sur
l'illégalité .les décret.':, furent confirmées par
l'adhésion pure et simple d'un grand nombre
de magistrats français; elles furent, en plus,
réprouvées par un très grand nombre de
procureurs, de substituts et de juges qui,
plutôt que de coopérer à l'exécution de ces
décrets, donnèrent leur de'mission. 11 a été
publié plusieurs volumes sur la conduite de
la magistrature au regard des décrets ; rien
ne peut faire plus d'honneur à nos cours et
tribunaux. C'est à ce propos que l'oligarchie
opportuniste, sous prétexte d'épurer la ma-
gistrature, voudra la reconstituer, c'est-à-dire
lui inoculer le virus de sa propre déprava-
tion.
Ces adhésions ne furent pas les seules ; nous
citons ici, sur les jésuites, l'opinion personnelle
d'Emile Ollivier :
« Il est, dit-il, d'une souveraine iniquité
d'invoquer contre l'existence des jésuites les
arrêts du Parlement de 1762, 1761 et 1767 et
les édits de Louis XV et de Louis XVI ; la Ré-
volution a abrogé ces arrêts et ces édits ; de-
puis 1789, les jésuites sont replacés au même
titre que les autres ordres religieux dans la
législation générale ; aucun droit excep-
tionnel ne les régit plus. La haine arrivée au
degré où l'e'vidence même disparaît, ou bien
la poursuite malsaine de la popularité, a seule
obscurci parfois cette vérité juridique dans
l'esprit de quelques hommes sérieux.
Le mobile de M. Thiers, dans son célèbre
discours de 1845, a été le désir de la popula-
rité et non la haine. Ce discours, applaudi
dans le temps, abonde en inexactitudes et
prouve peu la perspicacité dont son auteur
aimait tant à se vanter, puisque, dans les jé-
suites, M. Thiers poursuivait alors les repré-
sentants de cette liberté de l'enseignement
secondaire que, peu d'années après, dans une
pensée de réaction, il a aidé les amis des jé-
suites à établir, surtout dans l'intérêt des jé-
suites. Voilà pour le droit : en effet, quoi
qu'on pense des théories des jésuites, rien
dans leur conduite présente ne justifierait
l'emploi des moyens coercitifs, que la loi
commune donne au gouvernement contre les
congrégations religieuses.
Paisibles, réguliers, absorbés par leur
collège et leurs œuvres spirituelles, ils ne
troublent ni nos diocèses, ni nos cités, et si
on peut toujours en faire des victimes, on ne
saurait, à moins d'abdiquer le sentiment du
juste, les transformer en coupables. Un peut
trouver qu'ils occupent trop de place, qu'ils
tirent sans discrétion les choses à eux : à cela
les lois et les arrêts de prescription ne peu-
vent rien ; une importance toute d'opinion ne
peut être renversée que par une action en
sens inverse de l'esprit public, l'Etat n'a pas
à >'en mêler. Au surplus, la plupart des at-
taques contre eux ne sont pas sérieuses. Beau-
coup qui, par calcul, par poltronnerie, par
respect humain, n'oseraient se prononcer ou-
vertement contre le catholicisme, et qui ce-
pendant tiennent à se mettre à la mode et à
se donner l'air du libre-penseur, s'en tirent
à bon marché en criant au jésuitel La plu-
part de ceux dont les attaques sont sérieuses
détestent en eux moins un institut particulier
que l'avant-garde militante du catholicisme.
Aussi, partout où ils ont été supprimés, les
autres ordres n'ont pas tardé à être atteints
et les prêtres eux-mêmes à être menacés. Le
plaisant, car il en existe à tout sujet, est que
plus d'un, parmi ceux qui leur reprochent
avec une superbe assurance de compromettre
la religion, serait embarrassé de réciter son
Credo.
Ollivier parle de Thiers ; voici, de Thiers,
un fragment de lettre à un ami de Rouen :
« Quant au clergé et à l'enseignement,
voici ce que je pense.
« Je n'ai jamais été l'ennemi de l'Eglise,
bien au contraire. On peut lire dans le livre
du Concordat, contenu dans F Histoire du Con-
sulat, à quel point je suis partisan de l'éta-
blissement catholique. Je l'étais, je le suis
plus que jamais, dans l'état de désorganisa-
tion et de démoralisation où se trouve la so-
ciété française. Je regarde la religion catho-
lique comme le salut des âmes, et j'en défen-
drai l'existence matérielle de toutes mes
forces. Sans salaire, le clergé est perdu, il
sera réduit à tendre la main, il sera avili ou
détruit. Je dis cela depuis deux mois à tous
mes amis. Ce serait faire rétrograder la
France jusqu'à l'Irlande.
« Quant à la liberté d'enseignement, je la
désire aujourd'hui que l'université se trouve
aux mains de vrais phalanstériens qui ne
veulent pas des saines et solides études clas-
siques, et qui veulent nous donner une jeu-
nesse sachant un peu de mathématiques, de
mécanique et pas davantage.
« Sur ces deux points je me suis prononcé
de la manière la plus sincère et la plus éner-
gique, et ce n'est point par complaisance, je
n'en ai jamais eu, je n'en aurai jamais pour
personne, c'est par conviction. Il faut raf-
fermir l'ordre social ébranlé. L'Eglise est à
mes yeux la partie la plus essentielle de cet
ordre ébranlé et à moitié détruit. »
Je ne crois pas, aujourd'hui que les auteurs
de la Commune ont repris leurs droits civils
en France, que Blanqui, le coryphée de 1848,
s'apprête à forcer de haute lutte les portes de
la Chambre, que l'ordre social ait moins be-
soin de l'appui de l'Eglise catholique qu'à la
date où Thiers écrivait cette lettre.
On objecte aussi beaucoup Napoléon Ier,
singulier modèle pour les républicains. Or,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
201
voici ce qu'il faisait écrire, même avant la
conclusion du Concordat :
« Le ministre de l'intérieur,
h Considérant que les lois des 1 i octobre I7!)()
et 18 août 171)2, en supprimant les corpora-
tions, avaient conservé aux membres des établis-
sements de charité la faculté de continuer les
actes de leur bien/aisance, et cpie ce n'est qu'au
mépris de ces lois que ces institutions ont été
complètement désorganisées ;
« Considérant que les secours nécessaires
aux malades ne peuvent être assidûment ad-
ministrés que par des personnes vouées par
état au service des hospices et dirigées par
l'enthousiasme de la charité;
« Considérant que parmi tous les hospices
de la république ceux-là sont administrés
avec le plus de soin, d'intelligence et d'éco-
nomie qui ont rappelé dans leur sein les anciens
élèves de cette institution sublime dont le seul
but était de former à la pratique de tous les
actes d'une charité sans bornes;
« Considérant qu'il n'existe plus, de cette
précieuse association, que quelques individus
qui vieillissent, et nous font craindre l'anéan-
tissement d'une institution dont s'honore l'hu-
manité ;
« Considérant que les soins et les vertus
nécessaires au service des pauvres doivent
être inspirés par l'exemple et enseignés par
les leçons d'une pratique journalière ; arrête:
a Art. ter. — La citoyenne Delau, ci-devant
supérieure des tilles de la Charité, est auto-
risée à former des élèves pour le service des
hospices;
« Art. 2. — La maison hospitalière des or-
phelines, rue du Vieux-Colombier, est mise à
cet effet à sa disposition ;
« Art. 3. — Elle s'adjoindra les personnes
qu'elle croira utiles au succès de son institu-
tion, et elle fera choix des élèves qu'elle ju-
gera propres à en remplir le but.
« Art. 4. — Le gouvernement payera une
pension de 300 fr. pour chacun des élèves
dont les parents seront reconnus dans un état
d'indigence absolue.
« Art. 5. — Tous les élèves seront assujettis
aux règlements de discipline intérieure de la
maison.
« Art. 6. — Les fonds nécessaires pour sub-
venir aux besoins de l'institution seront pris
sur les dépenses générales des hospices. Ils ne
pourront pas excéder la somme annuelle de
12.000 fr.
« Paris, 1er nivôse, an IX.
« Signé : Cdaptal (1) ».
Voici un dernier appel au bon sens et la
justice, contre la violation de la liberté indi-
viduelle par les décrets du 29 mars.
Tout l'échafaudage des décrets du 29 mars
repose sur ce sophisme placé en léte du rap-
port :
t( C'est un principe de notre droil public
qu'une congrégation religieuse ne peut
exister en France, si elle n'est pas autorisée. »
Le bon sens répond :
Oui, si les membres de la congrégation
veulent jouir, en celte qualité, «les privilèges
que le gouvernement accorde aux congréga-
tions autorisées.
Non, mille fois non, si les membres de
cette congrégation veulent se contenter du
droit commun, qui autorise tout Français à
demeurer où il veut, à s'habiller comme il
l'entend, et à suivre le régime qui lui convient
le mieux.
C'est absolument comme si on portait le
décret suivant :
Art. 1er. — Tous les Français devront, dans
l'intervalle de trois mois, se faire autoriser à
porter leur nom et leur habit, à demeurer
dans leur maison et à mener le genre de vie
qu'ils ont adopté.
Art. 2. — Cette autorisation sera refusée à
tous ceux dont le nom, l'habit ou le régime
n'auront pas l'avantage de plaire à la majo-
rité de la Chambre des députés.
Art. 3. — Tous ceux qui, dans trois mois,
n'auront pas obtenu cette autorisation, seront
expulsés de leur demeure.
Quel est celui qui oserait, en vertu de ce dé-
cret, aussi illégal que tyrannique, essayer de
m'arracher de mon domicile ?
Armé du Code pénal, j'arrêterais à la porte
de ma demeure l'exécuteur de la loi qui en
serait devenu le violateur, et je lui dirais :
« Gardez-vous de franchir le seuil de mon
domicile ; car, si vous attentez à ma liberté, il
y a pour vous un an de prison et 500 fr.
d'amende (art. 184), outre les dommages in-
térêts et la dégradation civique (art. 114-117)
et, pour le minisire qui vous envoie, il y a le
bannissement (art. 115). »
Le 29 juin prochain, ce cas de violation
illégale de domicile doit se réaliser pour plus
de 100.000 Français.
Le lendemain, si dès maintenant la France
ne proleste pas, un nouveau décret peut le re-
nouveler pour 100.000 autres.
Ce que le radicalisme fait aujourd'hui
contre les religieux, le socialisme s'apprête à
le faire demain, avec la même justice, contre
les bourgeois et les propriétaires.
Tous les droits se tiennent, et celui qui
laisse violer aujourd'hui ceux de son voisin
consent à ce que ses propres droits soient
violés demain.
11 n'y a donc pas un moment à perdre : il
faut que tous les bons Français s'unissent,
pour former, contre la tyrannie jacobine :
La ligue du droit et de la liberté.
1} Moniteur, du 1er nivôse, an IX.
202
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
M |»ro»«'i'i|»iion îles JésilIteSi
« La pallie n'est point ici-bas », dit La-
mennais. Nous possédons cependant ici-bas,
pour le jour de la vie présente, une patrie
éphémère, image de l'éternelle patrie, et bien
que cette image soit fugitive, .-impie particu-
lier, nous lui devons tous les biens; humble
citoyen, nous en attendons le respect de tous
nos droits. La patrie, c'est d'abord le petit
coin qui nous a vu naitre ; la terre et le ciel
du village natal, le soleil, l'arbre, la vigne,
la rivière, les chemins, les champs, les bois
du petit village, tout cela fait partie de nous-
même. La maison de nos parents, l'école,
l'église, le cimetière nous touchent de plus
près encore. Outre cette petite patrie, nous
en avons une plus grande, le territoire qu'ha-
bite notre nation. La grande patrie, ce n'est
pas seulement la terre qui nous porte, le sol
que nous foulons, le lien qui nous unit à des
contemporains vivant avec nous, dans le
même pays et sous les mêmes lois, associas
aux mêmes épreuves, solidaires des mêmes des-
tinées. La patrie, c'est aussi la France de nos
pères et la France de nos arrière-neveux ; la
France que nos pères ont grandie, que nos
descendants ont mission de restaurer : c'est la
traînée de gloire dont elle a laissé, à tous les
horizons, la trace éclatante ; c'est le souvenir
de son prestige, la tradition de sa grandeur,
l'espoir de son relèvement. A tous d'y con-
courir, par des efforts communs, parfois di-
vergents, toujours sincères et dévoués, pour
la loi du travail et avec l'exception du ta-
lent.
Puisque Dieu a mis au cœur de l'homme ce
que les Latins appelaient carilas patrii soli,
ce sentiment d'amour profond dont Ovide a
célébré la mystérieuse puissance, quel crime
n'est-ce pas que de frapper un de ses frères
de la peine de l'exil, surtout un frère innocent.
Deux mots ont suffi à Horace pour dépeindre
la misère des exilés. Princes ou bourgeois,
prêtres ou laïcs, le rang et la condition n'y
changent rien. L'exil est, de toutes les bles-
sures, la plus cruelle au cœur, la blessure
toujours et partout saignante. L'exilé, c'est
l'enfant qu'on arrache des bras de sa mère;
il ne cesse d'appeler, de sa voix plaintive,
celle de qui il tient son souffle de vie. Rien
n'apaise ses cris ; rien ne trompe sa douleur.
Encore que le même soleil qu'il voyait s'éle-
ver sur les champs de son pays n'ait pas cessé
de luire sur la terre étrangère ; encore que
les matins succèdent aux matins avec la
même et charmante continuité : ce n'est pas
le jour, ce n'est pas le soleil qui dilatait son
âme. L'image de la patrie absente, plus belle
depuis qu'il l'a quittée, ne lui permet pas de
trouver, aux rive- étrangères, le moindre
charme. Gomme les Israélites captif- à Baby-
lone, il suspend aux saule- ses cithares ; il ne
Bail plus que gémir el pleurer; les Triitet
d'Ovide, pour monotone- qu'elles b dent, par-
fois trop semblables à des lamenta1 ion- de
femmes, rendent pourtant très bien le cruel
souri de la patrie perdue. Dans tous les temps,
chez tous les peuples, la peine de l'exil a tou-
jours été la plus dure, la plus remplie d'amer-
tume.
Telle est cependant la peine que les répu-
blicain- francs-maçons vont infliger aux reli-
gieux, et tout d'abord aux jésuites. Sans juge-
ment, suis aucune forme de justice, par de
simples décrets, comme en peut signer le C^ar
et comme a dû en signer Tamerlan, ces répu-
blicains s'érigent en tyranneaux odieux et
prennent place dans l'histoire, à côté des plus
exécrables despotes. Il y a, dans la tyrannie,
quelque chose de plus vil que la scélératesse
sanguinaire, même des bourreaux de 93 ; c'est
la lâcheté imbécile poussant à ses fins basses
en s'en faisant gloire.
La persécution va donc commencer. Depuis
trois mois, les jurisconsultes ont parlé au nom
du droit ; les pères de famille ont réclamé au
nom de leurs plus chers intérêts. Les protes-
tations et les résistances ont exaspéré les
mauvais desseins. La république a ramassé
toutes ses forces ; elle a étouffé les répu-
gnances des uns, imposé silence aux inquié-
tudes des autres ; elle va maintenant trancher
le débat. Les fonctionnaires de la république,
sous la haute direction du préfet de police
Andrieux, vont crocheter les portes, violer le
domicile des prêtres sans défense, et expulser
de leurs maisons des religieux qui ont pu
échapper aux rigueurs de la Commune.
L'œuvre est d'ailleurs digne de toutes ces
puissances. Des hommes désarmés, qui tra-
vaillent, qui veillent et qui prient, sont arra-
chés de la cellule où ils ont placé leur domi-
cile de citoyens. Après les hommes, la ruse
ira chercher quelques pauvres femmes, émues,
effrayées, désespérées de ne pouvoir garder
jusqu'à la mort l'asile qu'elles ont librement
choisi : on les chassera des écoles et des hô-
pitaux ; on les arrachera même au chevet de
ces malades dont elles soignaient si délicate-
ment les infirmités et enchantaient les dou-
leurs. Ce sont là les victoires et les gloires de
la république.
Si, dans cette affaire, tout n'était absolu-
ment odieux, il y aurait quelque chose de
grotesque ; c'est ce délit d'affiliation imputé
comme crime à des religieux, par des hommes
qui sont, eux, affiliés à la franc-maconneiie.
Ces Maçons peuvent, sans doute, exhiber le
brevet d'utilité publique que leur a délivré
l'empereur Napoléon 111. Bon billet vrai-
ment! Les Maçons ne se mangent entre eux
que par intervalle. Mais, indépendamment du
droit divin, naturel et imprescriptible de Dieu,
LIVRE QUATRE-VINGT-QU IT0RZ1KM1
203
de son Christ, de son Eglise et de la cons-
cience humaine, le Concordat esl bien une dé*
olaration d'utilité publique pour la religion
catholique dont, en fait et en droit, l'état re-
ligieux fait partie intégrante.
L'affiliation maçonnique sépare les citoyens
d'un pays en deuv groupes absolument tran-
chés : Maçons <■( profanes. Pour les Maçons,
les profanes sont quelque chose comme les
giaours ou chiens de chrétiens pour les sec-
tateurs de l'islam. La corporation maçon-
nique est bien réellement un Etal dans l'Etat.
Tandis que les religieux, unis par une com-
mune pensée d'abnégation et de charité, se
dévouent, bien au delà des limites du devoir,
à instruire, à secourir, à soigner dans leurs
maladies les laïques, et même les laïques leurs
ennemis, et constituent ainsi un corps d'élite
au service do la multitude ; la corporation
maçonnique, formée d'individualités égoïstes
qui se groupent pour conquérir la jouissance,
la fortune et les places, exploite au profit des
siens la multitude qu'elle méprise. L'emblème
de la vie religieuse, c'est « la croix », ou la
mort subie par charité. L'emblème de la Ma-
çonnerie, c'est « le poignard », ou la mort
donnée pour assurer le règne de l'égoïsme des
affiliés, se déclarant orgueilleusement la seule
portion de l'humanité digne de compter.
On connaît la formule d'affiliation du reli-
gieux à son ordre. Il promet de vivre pauvre-
ment et chastement ; il jure d'obéir à son su-
périeur, en tant que représentant de Dieu,
c'est-à-dire relativement aux œuvres de piété
et de charité qui lui seront enjointes. Ce ser-
ment généreux soutient son courage dans la
vie de sacrifice et de dévouement qu'il a li-
brement choisie.
On ne connaît pas assez la formule d'affi-
liation maçonnique. Avec des variantes lé-
gères, avec un masque de religiosité quand la
chose parait opportune, avec un caractère
d'athéisme plus prononcé quand l'hypocrisie
est devenue, sous le rapport religieux, super-
flue, elle aussi est au fond la même dans tous
les rites.
Notre société, a écrit Weishaupt, le vrai
fondateur de la Maçonnerie moderne (laquelle
ne fait qu'un avec la Révolution), exige de ses
membres le sacrifice de leur liberté, non pas
sur toute- choses, mais absolument sur tout
ce qui peut être un moyen d'arriver à son but.
Or, la présomption est toujours pour la bonté
des rno \ eus prescrits et toujours en faveur des
ordres donnés par les supérieurs : ils sont plus
clairvoyant- sur cet objet, ils les connaissent
mieux, et c'est pour cela seul qu'ils sont cons-
titués supérieurs : ils sont faits pour vous con-
duire dans le labyrinthe des erreurs, des té-
nèbres ; et là, l'obéissance n'est pas seulement
un devoir, elle est un objet et un motif de re-
coni ice.
Dans l'illuminisme, l'initiateur satanique
doit, poser au postulant, les questions sui-
vantes, exigeant une réponse affirmative et
signée :
Donnez-vous à notre ordre ou société droit
de vie et de mort ? Etes- voua dis po é a donner
en toute occasion aux membres de notre ordre
la préférence sur les autres hommes? — V''
engageZ-VOUS a une obéissance absolue, sans
réserve? I. 'initiateur explique au récipien-
daire que « les choses commandées par
l'ordre cessenl d'être injustes, dès qu'elles de-
viennent un moyen d'arriver au bonheur et
d'obtenir le but général ».
Suit la profession satanique. Elle est géné-
ralement un peu longue. Nous y cueillons les
passages suivants :
« Je voue un éternel silence, une fidélité ab-
solue et l'obéissance inviolable à tous les su-
périeurs et statuts de l'Ordre. Dans ce qui est
l'objet de ce même ordre, je renonce pleine-
ment à mes propres vues et à mon propre ju-
gement.
« Je promets, dit le franc-maçon du rit écos-
sais, d'aider l'ordre de mes conseils et actions,
sans égard pour mon intérêt personnel (phrase
sonore), comme aussi de voir mes amis et mes
ennemis dans ceux de l'Ordre, et de suivre à
leur égard la conduite que l'ordre m'aura tra-
cée (phrase significative, qui explique la dis-
cipline des 36c» et beaucoup d'aulres faits). Si
je manque à ma parole, qu'on me brûle les
lèvres avec un fer rouge, qu'on me coupe la
main, qu'on m'arrache la langue, qu'on me
tranche la gorge, que mon cadavre soit pendu
dans une Loge pour être la flétrissure de mon
infidélité et l'effroi des autres; qu'on le brûle
ensuite et qu'on en jette les cendres au vent,
afin qu'il ne reste plus aucune trace de la mé-
moire de ma trahison. »
Et ainsi, en substance, tous les autres ser-
ments des affiliés. Tous ont cette odeur de
charnier. Que la secte s'adjuge sur ses affiliés
un pouvoir absolu et le droit de vie et de
mort, bien qu'en France actuellement elle es-
time prudent de ne pas assassiner, c'est ce que
savent tous ceux qui ont pris la peine de l'étu-
dier. Qu'elle dispose souverainement des élec-
tions, c'est ce qui ressort avec évidence d'élec-
tions totalement incompréhensibles sans son
intervention. Que, malgré la divinon profonde
qui sépare aujourd'hui les affamés des repus,
l'entente existe sur le terrain de l'impiété bru-
tale et de la persécution des catholiques,
c'est ce que le vote du 3 mai démontre avec
éclat.
Voilà les hommes qui se préparent à dis-
perser et à traquer, après les avoir disper-
sés, les religieux français, au nom de la loi
de 1834, constituant le délit d'association !
Le ministre de la justice, Jules Cazot,
l'homme du chemin de fer d'Alais, envoyait
une circulaire aux procureurs généraux, pour
l'exécution des décrets du 29 mars ; il faut lire
ce document qui sue la tyrannie. Les répu-
blicains ont porté un ukase, ils entendent
l'exécuter comme en Russie.
Des arrêtés préfectoraux prescriront, dès le
•".<) juin, l'évacuation des établissements des
jésuites par les soins de l'autorité publique.
20 i
BISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
La force armée prêtera main forte aux agents
chargée de l'exécution. Lea préfète et les pro-
cureurs devront assister à cette opération peu
glorieuse. S'il se produit des actes de re'si —
tance, il faudra les constater et les déférer
aux tribunaux. Si l'on tente de paralyser l'ac-
tion administrative par des procédures dila-
toires sous forme de référés, d'actions civiles
ou même de poursuites correctionnelles, il ne
faudra pas en tenir compte. L 'action admi-
nistrative ne saurait être paralysée par les
résistances de fait individuelles ou collectives.
S'il se produit des actions judiciaires, le tri-
bunal des conflits, présidé par Cazo', auteur
de cette circulaire, est là pour les étrangler.
Les lois de haute police administrative doivent
recevoir leur pleine et entière exécution.
C'est sur les jésuites que va tomber le pre-
mier éclat des fureurs républicaines. Au sujet
des jésuites, les impies manquent absolument
d'intelligence. Pour eux, le mot jésuite est un
mot fermé, dont ils ne soupçonnent même pas
le mystère. Sur ce grand nom, ils répandent
des couleurs absurdes et déloyales, ils accu-
mulent les niaiseries et les horreurs ; puis ils
disent : voilà les jésuites! Non, non; ce que
vous montrez là ce n'est qu'une caricature ;
les jésuites sont ce qu'ils sont, mais vous
n'avez pas le droit de prétendre les peindre
avec des mensonges.
En présence du protestantisme, né sous un
ciel orageux, sous un berceau plein de me-
naces, l'intrépide Ignace de Loyola forma une
compagnie de soldats, dont il fut le général.
A ces soldats, dressés pour la bataille, il n'ins-
pira pas les observances du monachisme
cloîtré ; il leur donna la petite tenue du soldat
en campagne. Mais s'il les débarrassa exté-
rieurement de l'appareil des armes, il les
voulut intérieurement forts. Par sa science
supérieure, par sa vertu héroïque, par sa bra-
voure, un jésuite est un homme de fer. De
pauvres sots leur reprochent le Compelle in-
trare et le Perinde ac cadaver, qu'on trouve
d'ailleurs dans l'Evangile : ce sont les con-
signes de tous les régiments; à toute armée,
il faut une exacte discipline. La preuve
qu'Ignace ne s'est pas trompé, c'est que ses
fils sont partout, aux avant-postes, depuis
trois siècles; c'est que, tantôt libres, tantôt
proscrits, parfois triomphants, parfois mar-
tyrs, ils sont toujours au feu ; et, pour s'en
défaire, il n'y a qu'un moyen : les assassiner.
Calvin, bon républicain, avait prévu cette
nécessité : « Quant aux jésuites, dit-il, il faut
les tuer, ou s'il ne se peut commodément, il
faut les écraser par la calomnie : Necandi sunt
aut, si fïeri neguit, calumniis opprimenli. » De-
puis lors, tous les ennemis de la vérité et de
la vertu ont été, les ennemis féroces des jé-
suites ; les honnêtes gens les aiment. A leur
égard il n'y a pas de milieu ; ou on les aime
avec ardeur ou on les hait avec fureur, mais
au point de vouloir les exterminer. Puisqu'on
va les conduire à l'abattoir, il faut, au moins,
les couronner de fleurs.
En J003, le président de llarlay voulait em-
pêeher le rappel d<;< jésuite.-, et avait \omi
contre eux tout ce qu'on répèle depuis, en
l'assaisonnant aux goûts du tempe. Henri IV
lui répondit par une apologie complète de
l'Ordre, apologie que rapportent Mathieu,
Dupleix et Montholon. « A Poissy, dit-il, on
reconnut non leur ambition, mais leur suffi-
sance, et m'étonne sur quoi vous fondez l'opi-
nion d'ambition en des personnes qui refusent
les dignités et prélatures quand elles leur sont
offertes. — La Sorbonne les a condamnés;
mais c'est comme vous, devant que de les con-
naître ; et si l'ancienne Sorbonne n'a point
voulu, par jalousie, les connaître, la nouvelle
y a fait ses études et s'en loue. S'ils n'ont été
en France jusqu'à présent, Dieu me réserve
celte gloire, que je tiens à grâce de les y éta-
blir. — L'Université les a contre-poinlés ; mais
ça été ou parce qu'ils faisaient mieux que les
autres, témoin l'aflluence des écoliers qu'ils
avaient en leurs collèges ; ou parce qu'ils
s'étaient incorporés dans l'Université... Et si
on y apprend mieux qu'ailleurs, d'où vient
que, par leur absence, votre Université est
rendue toute déserte, et qu'on les va chercher,
nonobstant tous nos arrêts, à Douay et hors
de mon royaume... Quant aux biens que vous
dites qu'ils avaient, c'est une calomnie ou une
imposture; et sais-tu bien que, par la réu-
nion faite à mon domaine, on n'a su entretenir
à Bourges et à Lyon que sept ou huit régents,
au lieu qu'ils y étaient de trente à quarante...
Le vœu d'obéissance qu'ils font au pape, n'est
que quand il voudra les envoyer à la conver-
sion des infidèles ; et, de fait, c'est par eux
que Dieu a couvert' les Indes et si l'Espagnol
s'en est servi, pourquoi ne s'en servira pas la
France... Ils eutrent comme ils peuvent; mais
il faut ajouter que leur patience est grande et
que moi je l'admire, car, avec patience et
bonne vie, ils viennent à bout de toutes
choses... Touchant l'opinion qu'ils ont du
pape, je sais qu'ils le respectent fort ; aussi
fais-je, moi, et crois que quand on voudrait
faire le procès aux opinions, il le faudrait
faire à celle de l'Eglise catholique... quanta
la doctrine d'enseigner à tuer les rois, une
chose me fait croire qu'il n'en est rien, c'est
que depuis trente ans en ça qu'ils enseignent
la jeunesse en France, plus de cinquante mille
écoliers sont sortis de leurs collèges et l'on
n'en trouve pas un seul qui soutienne leur
avoir ouï tenir un tel langage, ni autre ap-
prochant de ce qu'on leur reproche... Et
quand ainsi serait qu'un jésuite aurait poussé
Châtel, faut-il que tous les apôtres pâtissent
pour un Judas? »
Le grand Frédéric disait qu'il ne connais-
sait point de meilleurs prêtres et de meilleurs
professeurs. « Les jésuites, ajoutait-il, ont
fait leurs preuves quant à leur talent d'édu-
cation. » Catherine II pensait de même et re-
fusa, comme Frédéric, de publier, dans ses
Etats, le bref de dissolution.
Après les rois, citons quelques philosophes.
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
20:;
Bacon écrit dans le De augmentis scientiarvm:
a Je ne puis voir l'application et le talent de
ces mailles, pour cultiver L'esprit et les
moyens de la jeunesse, que je ne me Bouvienne
du mot d'Agésilas à Pharnabaze : « Etant ce
que vous élcs, pourquoi faut-il que vous ne
soyez pas à nous ? » — « Je suis persuadé,
écrivait Leibnitz, que très souvent on ca-
lomnie les jésuites et qu'on leur prèle des opi-
nions qui ne leur sont même pas venues dans
la pensée... Il est trop certain qu'il y a dans
leur société beaucoup de sujets qui sont les
plus honnêtes gens du monde ; il est vrai
qu'on en compte aussi quelques-uns d'un ca-
ractère bouillant, qui, à quelque prix que ce
soit, et même par des moyens peu convenables,
travaillent à l'agrandissement de leur Ordre.
Mais ce dernier mal est commun et si on l'a
observé plus particulièrement chez les jésuites,
c'est qu'eux-mêmes sont plus observés que les
autres. » — Le 7 février 1746, Voltaire écri-
vait : « Pendant sept années que j'ai vécu dans
la maison des jésuites, qu'ai-je vu chez eux ?
la vie la plus laborieuse et la plus frugale,
toutes les heures partagées entre les soins
qu'ils nous donnaient et les exercices de leur
profession austère. J'en atteste des milliers
d'hommes élevés comme moi. » Montesquieu
parlant du Paraguay, dit: « On a voulu en
faire un crime à la société, qui regarde le plai-
sir de commander comme le seul bien de la
vie; mais il sera toujours beau de gouverner
les bommes en les rendant heureux ». Buffon,
Haller, Raynal ne tiennent pas un autre lan-
gage : « Les jésuites seuls, conclut Robertson,
se sont établis en Amérique, dans des vues
d'humanité ».
Je pourrais citer encore d'Alembert, La-
lande, Lally-Tollendal, Lacretelle, Jean de
Muller, Schlosser, Schœll, Ranke, Macaulay.
Les jugements de ces protestants et de ces
philosophes sont naturellement confirmés par
Bossuet, Fénelon, Joseph de Maistre, Bonald
Chateaubriand, Lamennais. « Dès leur
naissance, dit Balmès, les jésuites out eu de
nombreux ennemis; jamais ils n'ont vu cesser
la persécution; nous dirons mieux, ils n'ont
jamais vu cesser l'acharnement avec lequel
on les a poursuivis... Combien d'hommes,
parmi nous, s'alarment de la fondation d'un
collège de jésuites, plus qu'ils ne sauraient
s'alarmer d'une irruption de cosaques ! Il y a
donc, dans cet Institut, quelque chose de bien
singulier, de bien extraordinaire, puisqu'il
excite à un si haut point l'attention publique,
puisque son seul nom déconcerte ses ennemis.
On ne méprise point les jésuites, on les craint ;
parfois on veut tenter de jeter sur eux le ridi-
cule ; mais dès que celte arme est employée
contre eux, on sent que celui qui les manie
n'a point assez de calme pour s'en servir avec
succès. Kn vain, veut-il affecter le mépris; à
travers l'affectation, chacun sent percer le
trouble el L'inquiétude. I In comprend inssitôl
que celui qui attaque ne se croit poinl en face
d'adversaires insignifiants, sa bile B'exalte,
ses traits se contractent, ses paroles, tremp
d'une amertume terrible, tombent de sa
bouche comme les gouttes d'une coupe em-
poisonnée (1) ». Et l'on peut ajouter que si
L'ennemi des jésuites a, en mains, quelques
parcelles de pouvoir, il s'en servira pour étran-
gler les jésuites. C'est le spectacle que vont
nous donner les faux républicains de France,
courant sur les traces de toutes les ty-
rannies.
Nous venons de rapporter les éloges des jé-
suites, émanés de bouches, la plupart indif-
férentes ou ennemies. Pour mieux savoir ce
que les néo-jacobins vont détruire, il faut dire
ce que faisaient, en France, les jésuites et ce
qu'ils étaient. Quels sont donc ces hommes si
étranges, ces pauvres volontaires au milieu
d'une société raffinée à l'excès? Nous allons
citer quelques noms propres :
Le P. Turquand, officier d'artillerie, sorti
de l'Ecole polytechnique.
Le P. de Plas, ancien capitaine de vaisseau,
commandeur de la légion d'honneur;
Le P. de Benazé, ingénieur des construc-
tions navales, décoré à vingt-sept ans ;
Les PP. D'Esclaibes et de Bussy, ingénieurs
des mines ;
Les PP. Jules de Lajudié et Perron, capi-
taines d'état-major ;
Le P. de Montfort, capitaine du génie, dé-
coré ;
Les PP. Henri de Saux, Eseoffier officiers
de chasseurs ; les PP. Saussier et Bernier,
enseignes de vaisseaux ;
Les PP. Grange, sous-lieutenant d'infan-
terie; Mauduit, capitaine, et Wibaux, lieute-
nant aux volontaires de l'Ouest ;
La liste serait longue des anciens élèves de
Saint-Cyr, de l'Ecole polytechnique et de
l'Ecole des Mines qui se sont réfugiés dans la
Compagnie.
Si vous voulez des savants de premier ordre,
voici de quoi satisfaire les plus difficiles des
radicaux : le P. Joubert, le célèbre professeur
de mathématiques, doyen de la Faculté des
sciences de l'Institut catholique de Paris,
sorti avec le n° i de l'Ecole normale supé-
rieure ; les PP. Olivaint, Verdière, Chartier, Le
fiouis, Pharon, élèves distingués de la même
école.
Ce n'est pas tout ; il y a encore des jésuites
décorés de la Légion d'honneur : le P. Para-
léen, officier de la Légion, pour avoir servi
comme aumônier, en Crimée, en Afrique et
en Italie ; les PP. Gloriot et Ferrand, che-
valiers pour leurs services en Crimée : Bru-
mault, pour son orphelinat près d'Alger;
Guzzy, pour ses services à la prison de Tours ;
Coupler, comme recteur du collège de Saint-
Clément à Metz; Martin, pour ses travaux
'\j Esprit des Lois, livre IV. — Le Catholicisme et le protestantisme comparés, t.
L I dise et les j< -suites, par Alex, de Saint-Chéron, passim.
IL Voir encore
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLl LTHOLIQU1S
d'archéologie ; Secchi, pour son méléoro-
iphe; Quenille, comme aumônier. Inutile
de dire que (iS légionnaires ne portent pas
habituellement, par humilité, leurs insigne» ;
ils n'en ornent leur boutonnière que quand la
nécessité en fait nu devoii .
Depuis 1848, les jésuites avaient accepté la
pénible charge d'aumôniers dans les bagnes et
dans notre colonie homicide de Cayenne. A
Madagascar, ils travaillaient sous noire pro-
tectorat , dans les autres missions, ils accré-
ditaient le nom de la France. En France, en
dehors de leurs noviciats et de leurs rési-
dences, ils s'occupaient particulièrement de
l'instruction et de l'éducation de la jeunesse ;
ceux d'entre eux que les collèges n'absorbaient
pas, se dévouaient aux œuvres diocésaines
sous la direction des évoques. On ne peut pas
dire que, dans ces différentes fonctions, les
jésuites se montraient intolérants ou seule-
ment partisans spéculatifs de l'intransigeance
doctrinale. On leur reprocherait plutôt, selon
nous, de se montrer trop coulants, trop ac-
commodant^, trop décides à la conciliation.
Non qu'ils le fassent à mauvaise enseigne, mais
seulement pour s'altempérer aux misères du
siècle et pour ne pas l'irriter par trop de ri-
gueur. Si cependant cette indulgence n'est
point blâmable, on ne peut pas dire qu'elle
ait porté de bien beaux fruits; depuis 1850,
les jésuites ont élevé une grande partie de la
jeunesse française. La noblesse a-t-elle pris,
à leur école, un peu de vigueur et de résolu-
tion ; la bourgeoisie a-t-elle appris à se bien te-
nir, et parmi leurs élèves n'ont-ils pas à comp-
ter des persécuteurs ? Cet insuccès relatif n'est
pas la faute de leur enseignement, ni, bien
moins encore, de leur direction ; mais peut-
être ne réagissent-ils pas assez contre la
mollesse du siècle. (Juid ?
Les jésuites avaient donc, en 1880, sous
leur direction, vingt-huitcollèges. Ces collèges,
bâtis à grands frais, avaient été construits
avec de l'argent emprunté. D'emblée, ils
étaient arrivés à un succès bien propre à ex-
citer la jalousie del'Université ; et ils auraient
pu, comme on dit dans le monde de la finance,
amortir leur dette. Mais, chez les jésuites, on
n'a pas l'habitude d'amasser; on paie ses
dettes, comme on peut, et si les collèges rap-
portent beaucoup d'argent, on le convertit en
bourses pour les élèves pauvres, mais remar-
quablement capables. Les jésuites sont
d'ailleurs gens charitables ; il fait bon vivre
à l'ombre de leurs établissements. Malgré
leur prospérité, ce3 établissements n'amassent
donc pas de pécule. Du reste, en 1870, les
collèges des jésuites avaient dû se convertir
en ambulances. Pendant la Commune, ils
avaient été livrés à un pillage en règle, par-
faitement radical. Après, il fallut assainir,
réparer, construire... et emprunter. En 1880,
le collège Sainte-Geneviève payait, au Crédit
foncier, des annuités pour plus de 50.000 frs.
« Nos dettes payées, disait un jésuite, nous
abaisserons graduellement le prix des pen-
•i- ; il finira par être si minime que c< la
ressemblera beancou] gratuité. On la sait
cl c'est peut être lu raison <le bien de» rhosis. »
Il ne faut pas s'étonner de la prospérité des
établissements tenus Jpar les jésuiti I jé-
BUites excellent également à recruter des
élevés et à choisir des pn buts. Chez eux,
la spécialité des talents est subordonnée à la
spécialité des fonctions. Indépendamment des
études supérieures, qu'ils font tous, dès qu'ils
ont découvert leur vocation scientifique, ils la
suivent, et s'y trouvent, non seulement en-
couragés, mais contraints. Les jésuites n'ont
communément à payer ni professeurs, ni sur-
veillants, ni directeurs. Un jésuite coûte
mille francs par an en province ; un peu plus
à Paris, nourriture, entretien, vêlement.
Quand il passe d'une maison à une autre, il
emporte son crucifix, son bréviaire, son cha-
pelet, la chemise et l'habit qu'il a sur lui, ses
manuscrits s'il en a et c'est tout. Kn arrivant
à destination, il trouvera un trousseau plus ou
moins à sa taille.
A'oici le tableau statistique des écoles tenues
par les jésuites depuis 1 850 :
Alger
Amiens
Avignon
Bordeaux
Boulogne
Brest
Dijon
Dôle
heure
Le Mans
Lille
Lyon
Marseille
Mongré
Montauban . . . .
Montpellier . . . .
Oran
Ste-Geneviève . .
(rue des Postesj
Saint-Ignace . .
(rue de Madrid j
Vaugirard . . .
Poitiers
Reims
Saint-Affrique . . .
Saint-Etienne . . .
Sui'lat
Tou-i Immaculée - 1
louse? Sainte-Marie .
Tours
Vannes
1872
1850
1850
1871
1S72
! 850
1852
1870
1872
1871
1873
1851
1850
1851
1 85 i
1874
1 852
1856
4874
isr.ii
1850
1850
1872
18'0
1872
1850
NOMBRE DES ELEVES
Depuis
ia fon lalion
TOTAI
Bacheliers depuis dix ans
200
5& I
350
230
192
473
i.->o
175
512
550
226
300
150
226
175
400
7 20
670
390
260
300
209
550
235
En 78-79
il 14i
2
2
1
1
1
2
2
i 000
3 5(10
950
400
289
500
200
400
350
500
250
900
3
2 500
% ooo
4 900
Â
53 45'J
6,878.
Il convient de dire un mot des collèges de
Paris, puisque c'est là que va se déployer
d'abord la fureur imbécile des républicains.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
U7
L'école de Vaugirard est un collège de plein
exercice. On y suit la vieille tradition clas-
sique, mais on admet toutes les additions
utiles, toutes les transformations nécessaires.
On travaille ferme à Vaugirard, mais on y est
el l'on s'y amuse. Les jeux, les amuse-
ments occupent, en effet, dans l'éducation
<lrs jésuites, une place importante. Les Pères
s'intéressent autant à la cour de récréation
qu'à la Balle d'étude. Les surveillants ne sont
p,:- ces souffre-douleurs des collèges et des
lycées, mais des hommes graves, distingués,
qu'on emploie là ou ailleurs, que leur im-
porte. Les surveillants entraînent les enfants
aux jeux avec la même ardeur qu'ils déploient
pour les stimuler an travail. Tantôt on s'oc-
cupe aux opérations de sauvetage ; tautôt on
fait la guerre avec des échasses, tantôt on
s'exerce à l'escrime ; plus tard, on se re-
trouve dans les cercles ouverts par les jé-
suites. Une fois l'an, on va en pèlerinage à
Chartres. A la gare, on se met en ligne ; les
vingt-quatre tambours de l'école, les clairons,
la fanfare, sonnent la marche ei la jeune
troupe gagne l'antique cathédrale, au milieu
d'une haie d'habitants surpris et charmés. —
Les éludes, sous la vigoureuse impulsion du
P. Olivaint, devinrent très florissantes à
Vaugirard. Saint-Marc G-irardin, Patin,
^er, Wallon, laissèrent rarement passer
une session d'examen sans féliciter quelques-
uns des élèves présentés au baccalauréat.
Emile Saisset, l'année qui précéda sa mort,
couvrit d'éloges un de ces élèves des jésuites
et voulut confier aux Pères son propre
neveu. Le doyen de la Faculté des lettres,
Victor Leclerc, transmettait souvent ses féli-
citations au P. Olivaint. « Allez chez les jé-
suites, disait Legouvé ; vous les trouverez
retroussant leur soutane pour courir avec
leurs élèves : il faut leur prendre l'éducation
des jambes. »
C'est une tradition séculaire que les Pères
continuent. En 1711, Voltaire faisait sa rhé-
torique sous les PP. Porée et Lejay : « Rien,
dit-il, n'effacera dans mon cœur la mémoire
du P. Porée. Jamais homme ne rendit l'étude
et la vertu plus aimables. Les heures de ses
leçons étaient, pour nous, des heures déli-
cieuses». Ce qui achève l'éloge de Vaugirard,
c'est que ses élèves ont payé grandement leur
dette à la patrie. Un des derniers, mort mal-
heureusement à la fleur de l'âge, est le célèbre
explorateur de l'Afrique centrale, Victor de
Gompiègne. Voici la liste des élèves tués à
l'ennemi en 1870 seulement :
n de Castries, 4 octobre 1870; Kaoul de
Cepay, 1er septembre 1870; Romain Des
tailleur-, 31 août; Pierre de Lagrange, 2 dé-
cembre ; Alphonse de Lamandé, 9 novembre ;
Arthur Moisant, 21 octobre; Gaston de Elo-
oiance, à Laon, '.) septembre ; Pernand de la
Itousserie, 2 décembre ; Frédéric de Itouzat,
tué à Melz, au mois d'août ; Robert Wetch ;
Charles Gébran de Pontourny, 2 février; Paul
Odelin, tué par les insurgés, le 2 mars 1871 ;
Pernand Saint-Raymond, blessé mortelle-
menl à Hôricourt; Maurice Lemercier, tué le
(3 janvier I.S7I ...
Le collège Sainte-Geneviève continue Vau-
girard : c'esl une école supérieure, une école
préparatoire à toutes les spécialités des hautes
élmles. On en parla beaucoup sous l'emph
depuis. TOUS les ans, les journaux républi-
cains donnaient, avec \m soin jaloux, le
nombre de ses élèves admis aux principales
écoles (lu gouvernement. Le chiffre, chaque
année croissant, de ces admissions, était si-
gnalé, aux patriotes des brasseries a femmes,
comme une menace pour la société française :
il fallait, c'était leur conclusion, fermer
Sainte-tîeneviève pour sauver les écoles de
l'Etal et les intérêts de la liberté (lisez ty-
rannie). Lorsque la Commune se fit exécu-
trice des basses oeuvres de la basse pre-se,
elle fusilla les jésuites. En présence de leur
belle col'ection d'instruments de physique,
les envahisseurs sentirent quelque chose que
ne leur avaient pas dit les journaux et les ora-
teurs de clubs; à travers les fumées du vin,
ces communards se crurent devant le sanc-
tuaire de la science et se bornèrent à en
sceller la porte. Autant ils en firent devant
celle bibliothèque de 80.000 volumes, égale à
celle des jésuites de Poitiers. Cette pensée qui
avait frappé les communards, n'arrêtera pas
les Omars stupides de la république. Cette
école Sainte-Geneviève est un exemple frap-
pant de ce que peut la concurrence tant prôuée
par tous les amis de la liberté d'enseignement.
Pour les écoles rivales de Saint-Louis, de
Louis-le-Grand, de Sainte-Barbe, c'est un sti-
mulant précieux, comme sont, au surplus, les
autres collèges des jésuites, pour l'enseigne-
ment secondaire de l'Université.
Voici le tableau édifiant des résultats ob-
tenus à l'école Sainte-Geneviève, depuis vingt-
cinq ans.
Am,
Eco!'- Centrale
Polytechnique
Saint-Cyr
1854—55
»
»
4
ôô— Tiij
3
»
i
56—57
2
i
8
57—58
I
3
H)
58—59
2
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59-60
4
10
26
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5
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27
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6
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52
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7
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30
<;:;-.;',
8
13
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li
11
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16
18
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66—67
Ji
13
53
67—68
22
27
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68—69
9
19
59
69—70
19
81
70-71
3
15
Pas de liste
71—72
16
31
64
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li
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•:.
99
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18
39
81
75—76
31
30
93
.-
17
32
02
21 18
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
En ajoutant les élèves reçus aux diverses
Ecoles forestière, navale, Ecole des mines, on
arrive au chiffre de 2.283.
Les jésuites possèdent encore, à Toulouse,
une Ecole préparatoire.
Depuis 1871, date de sa fondation, elle a
fait admettre :
A l'Ecole polytechnique ... 13 élèv.
A Saint-Cyr 107 —
A l'Ecole centrale 16 —
A l'Ecole des mines 3 —
A l'Ecole forestière 1 —
avec le n° 1.
Leur école do Metz a été fermée en 1872.
Elle avait fourni en quelques années :
22 Elèves à l'Ecole polytechnique ;
104 — à Saint-Cyr ;
15 — à l'Ecole centrale;
11 — à l'Ecole forestière.
Des succès aussi ascendants devaient
ameuter l'envie. Ce n'est pas douteux. Tout
homme vraiment désintéressé en conviendra :
il est plus facile aux professeurs de l'Univer-
sité de faire fermer les collèges des jésuites,
que d'entrer avec eux en concurrence et de les
écraser par l'ascendant du mérite, par l'éclat
incontesté du succès.
De trois établissements d'instruction que di-
rigent les jésuites dans la capitale, le plus
hardi, c'est l'externat de Saint-Ignace, rue de
Madrid. — Depuis de nombreuses années,
les opulentes familles qui peuplent ce quar-
tier réclamaient un collège. En 1874, les obs-
tacles, qui se dressaient devant cette fonda-
tion, tombèrent les uns après les autres et
bientôt on vit la jeunesse se diriger vers la
nouvelle école. Les commencements furent
ceux d'une ruche d'abeilles; les cellules se
construisirent, non pas toutes à la fois, mais
au fur et à mesure des besoins. Suivant leurs
habitudes de prudence, les jésuites ne vou-
lurent avoir que des élèves à eux, afin de
donner, à leur établissement, comme fonde-
ment principal, une parfaite unité d'esprit.
Au lieu de se présenter armés de toutes
pièces, d'ouvrir toutes les classes que com-
porte un établissement secondaire, ils se con-
tentèrent des premières, se réservant, ;à chaque
nouvelle année, d'en ouvrir une de plus. Au
bout de cinq ans, ce collège comptait 700 élè-
ves.
Ce qui lui donne un caractère particulier,
c'est qu'il appartient à une société de proprié-
taires, qui l'ont fondé de leurs capitaux. Le
nom même du collège est un souvenir pari-
sien. Saint Ignace tit ses études à Paris, au
collège Sainte-Barbe, et son Ordre prit nais-
sance à Montmartre. Il y avait bien quelque
hardiesse à inscrire sur son drapeau un nom
que l'impiété s'est efforcée, sans y parvenir,
de couvrir de boue et d'étouffer sous l'insulte.
Des feuilles, peu cléricales, firent toutefois
honneur, aux jésuites, d'avoir proclamé loya-
lement le nom de leur glorieux fondateur.
Le collège de Saint-Clément, à Metz, était
une vieille abbaye située dans un quartier
déshérité et que le ministère de la Guerre
trocéda à la ville, (irâce au concours de la
population et de généreux amis, les jésuites,
qui avaient ouvert, dès octobre 1X52, un
collège libre à Metz, purent l'acquérir. Ils
rendirent au culte une église monumentale,
et à l'art, une des plus splendides construc-
tions du règne de Louis XIII. Leurs cours
préparatoires aux écoles du Gouvernement
devinrent bientôt célèbres dans la région de
l'Est. En 1860, le collège comptait 400 élèves;
480 en 1866; 500 eu 1871, après les dé-
sastres.
Pendant le siège à jamais néfasle de Metz,
les jésuites s'étaient prodigués auprès des
blessés, des malades, des mourants, et le
Père-recteur recevait la croix de la Légion
d'honneur, tandis que son prédécesseur dans
la direction de l'école parcourait l'Allemagne
dans tous les sens, apportant des secours, des
consolations à nos soldats prisonniers.
Dans sa courte existence, l'école a fourni
un nombreux contingent de braves et savants
officiers. Trente de ses enfants sont tombés
pour la patrie française. En 1872, elle était
au plus haut point de sa popularité. Aussi
l'émotion fut grande dans la ville, quand on
y apprit la menace d'expulsion qui pesait sur
les religieux.
Dans uue adresse au gouverneur général
d'Alsace-Lorraine, l'administration munici-
pale déclarait : « Se préoccuper à juste titre
« d'une question qui tient profondément au
« cœur de ses habitants, et touche aux plus
« graves intérêts de la cité.
« L'école Saint-Clément, depuis 20 ans
« qu'elle existe, n'a cessé d'être pour la ville
« de Metz un foyer de civilisation, une source
« toujours croissante de richesses matérielles,
« un précieux secours offert aux familles pour
t l'éducation de la jeunesse.
« La célébrité que lui ont value ses succès,
« lui attire, chaque année, une moyenne de
« 500 élèves, dont plus de 300 pensionnaires.
'i On peut évaluer à un million l'argent que
« chaque année l'école met en circulation
« dans la ville, sans parler des sommes con-
« sidérables dépensées parles familles que cet
« établissement attire.
« L'administration municipale de Metz a
« l'intime et douloureux pressentiment que le
« départ des PP. Jésuites et la fermeture de
« l'école Saint-Clément achèveront de ruiner le
« commerce, précipiteront l'émigration des fa-
« milles les plus aisées, et contribueront à ré-
« duire sous peu, cette ville autrefois florissante,
« à l'état de désert et de dènùment ».
On sait jusqu'à quel point l'intime et dou-
loureux pressentiment s'est réalisé.
Les mères de famille, de leur côté, écri-
virent une grande supplique à l'impératrice
d'Allemagne.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
209
Tout fut inutile.
La dernière distribution des prix de l'école
eut lieu le dimanche, ï août 1X72, au milieu
d'une émotion indescriptible.
La vieille bourgeoisie de Metz s'y était
rendue en foule. Aussi la parole du II. P.
Stumpf, recleur du collège, fut-elle écoutée
avidement par nos infortunés compatriotes.
Cette année-là, la dernière, on eut dit que les
douleurs et les angoisses avaient donné une
trempe plus mâle à tous ces jeunes gens ; les
succès avaient plu sur l'école; elle disparais-
sait dans son triomphe. Sur quatre candidats
à l'école polytechnique, trois avaient été
reçus ; elle comptait 56 bacheliers ès-sciences
et ès-lettres de plus, dont sept avec la men-
tion honorable. Enfin, au concours pour
Saint- Cyr, 13 étaient déclarés admissibles
« prêts, disait l'orateur, à y remplacer les
<( vingt-six jeunes officiers sortis de Saint-
ce Clément qui ont si vaillamment fait leur
« devoir dans la dernière guerre, dont plu-
« sieurs portent à vingt ans la croix de la
« Légion d'honneur, ou de nobles cicatrices ».
Les jésuites durent aussi quitter l'Alsace:
Bismarck les proscrit comme trop amis de la
France, et l'odieux Freycinet les proscrit
comme ennemis. A Strasbourg, où ils
n'avaient qu'une simple résidence, le peuple
se montra ingénieux dans les marques de
sympathie qu'il leur prodigua, lorsqu'il
connut l'arrêt de proscription définitif. Ed-
mond About était alors détenu à Saverne par
les Prussiens. Dans son livre Alsace, il a ra-
conté comment il fit la connaissance de l'au-
mônier de sa prison.
« Le voyant instruit de toutes choses, dit-il,
a j'ai profité de ses services pour m'éclairer
« sur la persécution des catholiques en
« Alsace. Les détails qu'il m'a donnés sur
« l'expulsion des jésuites fait le plus grand
« honneur aux victimes et à leurs amis. A
« l'heure ds l'exécution, une multitude
« d'hommes, de femmes et d'enfants en
«prière remplissent la chapelle. L'agent des
« hautes œuvres prussiennes fut un instant
« troublé par ce spectacle et offrit d'ajourner
«la partie à une meilleure occasion. Ce fut le
« Père-directeur qui congédia l'assemblée,
" prêtant l'appui de sa parole à cette autorité
« qui le frappait.
« On obéit, mais le lendemain et tous les
jours suivants, la façade du petit couvent
" de la rue des Juifs fut décorée de fleurs et
de rubans tricolores par des mains in-
" connues. Le jésuitisme était devenu, grâce
lux Prussiens, une forme de patriotisme, à
« tel point, qu'un éminent avocat de Stras-
bourg, M Masse, m'a dit dans ma prison:
Je ii is juif ; vivent les jésuites I »
Lors de la dernière guerre, 1.093 élèves des
jésuites étaient sous les drapeaux ; 80 furent
tués à l'ennemi; 184 décoré- (i). Après la
guerre, les jésuites avaient été les premiers à
rebâtir, mérite aussi grand en 1871 que de
convertir, en 1870, les collèges en ambu-
lances, lui 1X80, l'émulation est grande par-
tout. L'émulation est une chose reconnue né-
cessaire dans le corps enseignant. Les jésuites
ont des professeurs de premier ordre. Leur
maison de la rue Lhomond, à Paris, est une
école supérieure et une école normale. Les
bancs les plus élevés de la classe de mathé-
matiques spéciales ou de physique, sont
presque toujours occupés par de jeunes
Pères ; ils suivent les cours faits par les
hommes les plus remarquables; bientôt ils
s'en iront répandre partout les plus récentes
découvertes de la science et les meilleures mé-
thodes de l'enseignement.
Et c'est cet Ordre déclaré pieux par le Con-
cile de Trente, loué par Paul III en 1540 ; par
Jules III, en 1550; par Grégoire XIII, en 1584;
par Grégoire XIV, en 1597 ; par Paul V,
en 1606, et par tous les papes qui l'ont enrichi
des plus glorieux privilèges ; — célébré au
xvin8 siècle par Christophe de Beaumont et
par l'assemblée du clergé de France ; — jus-
tement admiré par les rois et par les répu-
bliques ; — préconisé même par les philo-
sophes, les protestants et les impies, à plus
forte raison par tous les catholiques de bonne
marque : c'est cet Ordre que les républicains
vont frapper, au moment où ils amnistient les
communards. La politique insensée de ces
radicaux veut qu'on fasse grâce à des gens
coupables du crime d'insurrection devant
l'ennemi et de lèse-nation; elle veut, en
même temps, qu'on s'arme des plus imbéciles
rigueurs contre les hommes auxquels on ne
peut reprocher rien que leurs bienfaits. On
pense, malgré soi, à l'Auvergnat qui met le
pied sur une montre, en disant avec une stu-
pide grimace : « Je t'empêcherai bien de
marquer l'heure ».
A cette heure de haine sauvage contre
les jésuites, il serait intéressant de dresser la
liste des hommes éminents qui sont sortis de
leurs écoles. La nomenclature serait si longue
que nous ne voulons pas l'entreprendre. Par-
lons du moins de l'un des fondateurs de la
République de 1848, Lamartine, et rappelons
ce qu'il pensait des maîtres de sa jeunesse.
Bien longtemps après qu'il eut dans des vers,
Adieux au collège de Belley, témoigné la re-
connaissance qu'il leur portait, alors qu'il
eut bu à toutes les coupes enivrantes de la
poésie, de l'éloquence, de la politique, du
pouvoir, de la gloire sous toutes les formes,
en 1857, il conservait encore un souvenir
plein de gratitude pour ses anciens profes-
seurs, et écrivait ces lignes :
« Je sortais d'une autre maison d'éducation
« toute vénale, dans un sombre et sordide
l mseilê aux jeunes uem; Didierjcau, Les élevés des jésuites ; Chauveau, Souvenirs de
Suinte Geneviève et Au service du puys, six volumes.
I. XV.
14
210
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
(i faubourg de Lyon. Les maîtres taienl
« froids comme des geôliers, les enfante aigris
« et méchants comme des captifs. Tout y
laii contrainte el terreur, violence ou ré-
olte. J'y avais piis l'horreur de ces ber-
d'enfants. Le mal du pays, ou plutôt
« le mal du foyer natal me dévorait. Je m'at-
a tendais, hélas ! à retrouver les mêmes sup-
o plices au collège de Belley. Je lus agréable-
« ment surpris d'y trouver dans les maîtres et
dans les disciples une physionomie toute
« différente.
« Les maîtres me reçurent des mains de ma
« mère avec une bonté indulgente qui me
« prédisposa moi-même au respect ; les éco-
« liers, au lieu d'abuser de leur nombre et de
« leur supériorité contre les nouveaux venus,
« m'accueillirent avec toute la prévenance et
<( toute la délicatesse qu'on doit à un hôte
« étranger et triste de son isolement parmi
« eux ; ils m'abordèrent timidement et cor-
« dialement ; ils m'initièrent doucement aux
« règles, aux habitudes, aux plaisirs de la
« maison ; ils semblèrent partager, pour les
« adoucir, les regrets et les larmes que me
« coûtait la séparation d'avec ma mère. En
« peu de jours, j'eus le choix des consolations
« el des amis. A cet accueil des maîtres et des
a élèves mon coeur aigri ne résista pas ; je
« sentis ma fibre irritée se détendre et s'as-
« souplir avec une heureuse émulation. La
« discipline volontaire et toute paternelle de
« la maison, un autre régime, firent de moi
« un autre enfant. » (Cours familier de litté-
rature, t. IV, p. 378).
Et voilà les maîtres, et voilà le système
d'éducation, si différents de ceux des maisons
vénales, qu'il s'agit de proscrire ! Est-ce que
Lamartine était sorti abruti du collège de
Belley? Est-ce qu'il en avait apporté des
idées' étroites et rétrogrades? E<t-ce que ce
début l'empêcha d'être un grand poète, un
grand orateur et, dans quelques circonstances,
un grand citoyen? Ce point de départ ne l'a
même pas empêché, hélas ! de créer la Répu-
blique de 1848. De cette révolution, YHistoire
des Girondins fut la préface. On a comparé
Lamartine à un pompier qui mettrait le feu
pour avoir le plaisir de l'éteindre. Malheu-
reusement, l'incendie n'était pas vaincu, il a
longtemps couvé, et nous le voyons flamber
de nouveau. Combien de seaux d'eau La-
martine apporterait, s'il vivait encore? Que
penserait- il des insanités nouvelles? 11 disait
dans une de ses lettres que la République de
1848, par ses excès, appellerait la répression
du despotisme. Que penserait-il des aberra-
tions bien plus grandes encore de sa sœur ca-
dette ? Ne verrait-il pas le châtiment plus im-
minent que jamais? — Poète et prophète
étaient synonymes chez les anciens.
Notre' foi et notre patriotisme répugnent
également à ce qui nous reste à raconter. Il
faut pourtant y venir, et inscrire, au passif
des républicains, des indignités et des contre-
sens qui révoltent plus que les crimes de 93.
Voici donc, d'après des témoins oculaires,
l'exécution du d d absolutisme royal
fulminé par les républicain-; contre les jé-
S 1 1 i I •
Les trois principaux exécuteurs -ont un
sieur Constans, ministre de l'intérieur, véné-
rable honoraire des loges maçonniques de
Toulouse; un sieur Andrieux. préfet de po-
lice, chevalier Kadosch, membre du cons
des 33 ; et un sieur Caubet, vice-président du
Conseil suprême du Crand-Orient. Ces trois
sectaires sont membres d'une société secrète
non autorisé/-, et ils poursuivent les jésuites
pour défauL d'autorisation. Les lois ou soi-
disant loi-; qu'ils appliquent, ils les ont per-
sonnellement violées. Ce sont des crimineh
qui punissent, dans des innocents, leur propre
crime : Adversus hosttm xterna auctorittu e$to,
Voici maintenant, d'après Y I Hivers, \q récit
circonstancié de l'exécution des jésuites :
L'ordre règne à la rue de Sèvres.
Cinq cents sergents de ville ont procédé
avant-hier matin à l'expulsion d'une ving-
taine de jésuites sous le commandement de
M. Andrieux, préfet de police.
M. le préfet de police était ganté de gris
perle, comme pour une fête, ou à la manière
d'un général qui va livrer bataille.
L'œuvre d'iniquité, de violence et de sacri-
lège est consommée. Nous allons en rapporter
les divers incidents.
.4 Piiilérieur
Comme le bruit s'en était répandu la
veille dans l'après-midi, l'application des dé-
crets devait commencer par une exécution
nocturne.
A neuf heures moins un quart, dernière
limite de l'heure légale, deux commissaires
de police, escortés de trois agents, se pré-
sentent à la maison des KK. PP. jésuites de
la rue de Sèvres, en vertu d'un arrêté du
préfet, de police ordonnant la fermeture de la
chapelle. L'arrêté est notifié au PèrePitot, su-
périeur de la maison.
Un grand nombre de personnes, parmi les-
quelles beaucoup de sénateurs et de députés,
s'étaient proposées de venir passer la nuit
chez les Pères jésuites ; mais sur l'avis de la
perquisition oui devait avoir lieu nuitamment
et dans la crainte d'être chassés sur le champ,
les jésuites avaient contremandé la veillée.
Cependant M. Lrnoul et quelques amis se
trouvaient présents au moment de l'arrivée
du commissaire de police.
La foule attendait à la porte. Des mots
d'ordre avaient été envoyés dans les quartiers
de Eelleville et de Ménilmontant pour pro-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
2\\
voquer des manifestations hostiles aux je
suites. Au milieu de la canaille qui applau-
dissait à L'exécution des décrets, se trouvaient
des groupes nombreux d'amis des jésuites,
protestant hautement au nom du droit et de
ta liberté.
Sur l'exhibition de l'arrêté du préfet de po-
lice, le R. l\ PitOt dut laisser pénétrer les
commissaires avec leurs aides, mais en pro-
testant contre la violence qui lui était faite.
\u moment, où les scellés allaient être mis
sur la chapelle, M. Ernoul fît remarquer que
le Saint-Sacrement y était et demanda qu'il
fût permis de le transporter dans une cha-
pelle voisine, assurant dans ce cas que la
tranquillité de la rue ne serait pas troublée.
M. Clément, commissaire de police, répondit
qu'il n'avait aucun ordre à ce sujet, qu'il
exécutait simplement un mandat dont il était
chargé.
L'opération de la mise des scellés com-
mença alors. Sur ces entrefaites, plusieurs sé-
nateurs et députés de la droite avaient été
avertis de la présence de la police. MM. Ches-
nelong, Keller, Tailhand, Kolb-Bernard, de
la Bassetière et plusieurs autres, au nombre
d'une vingtaine environ, arrivèrent successive-
ment.
M. Chesnelong, ne sachant pas ce qui
s'était passé, lit observer aux commissaires
de police que le Saint-Sacrement était resté
dans la chapelle, et leur représenta la gra-
vité de l'acte qu'ils allaient commettre ; les
commissairess'en référèrent de nouveau à leurs
instructions. M. Chesnelong renouvela une
dernière fois son observation au moment où on
allait mettre les scellés sur la dernière porte.
La chapelle fut fermée et le Saint-Sacrement,
par la plu^ abominable des profanations, est
aujourd'hui sous les scellés.
La nuit s'est passée en conférences et en
prières. A partir de minuit, les Pères jésuites
ont célébré à tour de rôle la sainte messe
dans la chapelle intérieure de leur maison.
Voici les pièces dont les commissaires de
police ont laissé copie au R. P. Pitot.
s L'an mil huit cent quatre-vingt.
« Le mardi vingt-neuf juin, à huit heures
quarante-cinq minutes du soir.
« Nous, Julien Clément et Jean-Marie Cons-
tantin Dulac, commissaires de police de la
ville de Paris, chargés des délégations spé-
ciales et judiciaires.
t Nous sommes transportés rue de Sèvres,
numéros '■'>'■'> et 35.
« Où étant,
« Après avoir décliné nos qualités et fait
connaître le motif de notre visite, nous avons,
en pariant à M. Henri Pitot, supérieur, no-
tifié le présent, arrêté, dont nous lui avons
laissé copie.
M Ledit sieur Pitot a déclaré protester
contre cet arrêté.
" Let commissaires de pollue :
« I)ulac, Clément. »
<< Nous, député, préfet de police,
« Vu le âécrel du 30 septembre 1807,
art. 8 et 9 ;
<• Vu le décret du 22 décembre L812, art. 1,
B et H ;
« Vu l'article 2!)4 du Gode pénal ;
« Considérant que, malgré les prescriptions
des textes ci-dessus visés, il existe a Paris,
rue de Sèvres, .'J.'J-.'l"), une chapelle non-auto-
risée dépendante de l'établissement occupé
par l'association non autorisée, dite de Jésus.
« Arrêtons :
«Art. I01'. — La chapelle établie à Paris, rue
de Sèvres, n°* 33 et 35, est fermée, à partir
de la date du présent arrêté.
(( Art. 2. — Les scellés seront apposés sur
toutes les portes de ladite chapelle, soit
qu'elles donnent accès sur la voie publirjue,
soit qu'elles établissent une communication
avec les bâtiments occupés par la Société non
autorisée, dite de Jésus.
« Art. 3. — Les commissaires de police de
la ville de Paris et tous les agents de la force
publique sont chargés de l'exécution du pré-
sent arrêté.
« Fait à Paris, le 29 juin. 1880.
« Le député, préfet de police.
« Andriedx. »
Le matin, à quatre heures moins le quart,
les mêmes commissaires se sont présentés à
la maison des RU. PP. jésuites de la rue de
Sèvres, munis d'un arrêté ordonnant l'éva-
cuation de la maison. La porte extérieure
était ouverte. En pénétrant, les agents de
M. Andrieux se trouvèrent en face de M. le
baron de Ravignan, sénateur, président du
conseil d'administration de la société civile,
à laquelle appartient la maison de la rue de
Sèvres. L'honorable sénateur fît connaître ses
titres et qualités en déclarant que le Père Pitot,
supérieur de la maison, était administrateur
de la société, que pour lui il entendait être
respecté dans sa propriété, et qu'il protestait
contre la violation, ajoutant que la porte ne
serait pas ouverte, et qu'il faudrait employer
la force pour entrer. Après sa noble et ferme
protestation, l'honorable sénateur, très ému
de cette scène de violence, ne put retenir ses
larmes.
Le R. P. Pitot déclara, de son côté, que
ses frères les religieux et lui étaient là dans
leur domicile, que nul ne pouvait légalement
les en chasser, qu'il protestait aussi, et que
ses frères et lui ne sortiraient de la maison
que chassés par la force.
Là-dessus, les commissaires de police firent
entrer les agents municipaux. Sommation
d'ouvrir ayant été faite et renouvelée sans ré-
sultat, les commissaires durent requérir un
serrurier pour ouvrir la porte. M. de Ravi-
gnan protesta de nouveau contre l'acte qui
allait s'accomplir, se réservant d'agir en
vertu de ses droits contre ceux qui avaient
212
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
donné les ordres et ceux <jui les exécutaient,
et par trois fois il Bouuma le serrurier de ne
pas se rendre complice «le la violation de son
domicile. Celui-ci, tout interdit, ne répondit
pas. La Berrure fut forcée, après trois qmrts
d'heure de travail.
Des sénateurs, des députés étaient présents
pour servir de témoins, ainsi que plusieurs
avocats, avoués et huissiers.
Le préfet de police avait pénétré à la suite
des commissaires dans l'intérieur de la mai-
son, pour présider à l'expulsion. Le R. 1». Pitot
ayant refusé à M. Andrieux de le seconder ni
directement ni indirectement dans ses perqui-
sitions, celui-ci dut se livrer à la chasse aux
jésuites à travers les longs corridors de la
maison.
Chaque Père était enfermé dans sa cellule
en attendant l'expulsion.
Le premier dont la chambre a été violée
est le R. P. Marin. Sur son refus d'obtem-
pérer à l'injonction de sortir, le commissaire
le fit empoigner par ses agents. La même
scène s'est reproduite dans chaque chambre.
Chacun des Pères a refusé de sortir et le même
ordre d'expulsion a été donné. Nous devons
constater la répugnance de la plupart des
agents de police à exécuter les ordres brutaux
du préfet et de ses commissaires. Plusieurs
avaient les larmes aux yeux.
L'expulsion du Père Hus, vieillard de 78 ans,
ancien supérieur de la mission de New-York
et de Cayenne, a donné lieu à uue scène des
plus touchantes. Enfermé chez lui, il refusa
d'ouvrir. Le serrurier dut encore enfoncer
cette porte.
M. de Ravignan, qui suivait avec les té-
moins et les amis des jésuites, protesta de
nouveau en donnant encore lecture des ar-
ticles du Code pénal qui garantissent les par-
ticuliers contre les abus de pouvoir des fonc-
tionnaires. Traqué dans sa chambre, le
Père Dus refusa de sortir, disant qu'il était
vieux et infirme.
Là-dessus, M. Clément ordonna de le faire
sortir par force ; deux amis le prennent par
le bras pour l'aider à se lever : « Non, Mes-
sieurs, leur dit-il, ils me sortiront de force. »
Les agents l'enlèvent sur sa chaise pour le
porter dehors. Le R. P. supérieur s'avance
alors et dit aux commissaires : « Comment
traiter ainsi un vieillard qui a passé sa vie à
soigner les forçats de Cayenne et qui y a con-
tracté ses infirmités? » Puis il se jette à ses
genoux pour lui demander sa bénédiction. Le
Père Hus s'excuse; le Père supérieur insiste.
Tous les assistauts se jettent alors à genoux,
et le Père Hus le bénit ; emporté sur sa chaise,
il leur dit à trois reprises : Adieu !
Le R. P. Lefebvre avait été respecté pen-
dant la Commune et laissé à la maison.
« Comment, dit-il aux commissaires, vou-
driez-vous faire plus que les communards! »
Quand les agents entrèrent chez le R. P.
Chambellan, provincial de la province de
Paris, le bon et doux religieux se leva avec
son calme et son sourire habituels. En le
voyant sortir de cet air si tranquille, les assis-
tants étaient profondément émus ; l'un d'eux,
M. de Kerdrei, éclata en sanglots.
Eu quittantle préfet de police, le Père supé-
rieur était rentré chez lui. Sa chambre fut en-
vahie à la seconde. Le R. P. Pitot s'est réclamé
de nouveau de sa qualitéd'adminilsrateur de la
propriété, et a fait observer qu'aux termes
mêmes de l'arrêté d'évacuation, il devait être
maintenu dans la maison. Le commissaire a
répondu à ce moment que le Père Pitot devait
sortir à toute force, mais ensuite il consentit
à ajourner son expulsion, sur le désir exprimé
par le vénérable religieux d'être le dernier
chassé comme supérieur de la maison.
M. Chesnelong a fait observer alors que
l'expulsion du R. P. Pitot, outre qu'elle était
un outrage à la liberté individuelle du reli-
gieux, constituait aussi un attentat contre le
droit du propriétaire.
Les perquisitions ont duré jusqu'à neuf
heures environ. Par décision du préfet de po-
lice, trois Pères ont été autorisés à rester
dans la maison à titre de gardiens avec trois
frères coadjuteurs ; ce sont : les RM. Pitot et
Lefebvre, et le PéreSoimié, que son grand âge
et ses infirmités empêchaient de marcher.
Dans la rue.
Dans la rue, la manifestation était, à vrai
dire, commencée depuis plusieurs jours.
La veille, dès une heure, la foule se pres-
sait à la chapelle de la rue de Sèvres pour en-
tendre le dernier entretien que devait donner
le Père Lefebvre, à quatre heures, puis le Salut
du Saint-Sacrement. A trois heures et demie,
la foule, reÛuant dans la cour intérieure, les
parloirs, la rue de Sèvres, cherchait vaine-
ment à pénétrer dans l'intérieur de la cha-
pelle entièrement remplie ; elle s'étend main-
tenant des deux côtés de la rue, entre la rue
du Bac et la rue de La Chaise. La file des
équipages va plus loin encore.
A quatre heures, le Père Lefèvre monte en
chaire et, comme si rien ne se passait d'ex-
traordinaire, fait les exercices ordinaires de
l'association de la bonne mort. Vers la fin
pourtant de son allocution, il parle en quel-
ques mots de ce qui va s'accomplir et, au
milieu de l'émotion générale : « Priez, mes
frères, priez pour cette pauvre Compagnie qui
va être dispersée de nouveau et qui compte
parmi vous, je le sais, tant d'amis qui ne
l'oublieront pas. De notre côté, soyez sûrs
que, de loin comme de près, nos prières nous
associeront à vous ».
On chante ensuite le salut, et nous ne sau-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
213
rions dire avec quel accent, Lorsque s'élève le
chant du Cor Jesu} la foule eu chœur B'écrie :
Miserere nobis. A la bénédiction du Saint-
Sacrement beaucoup de personnes pleuraient.
Cependant le dernier chant, chaut d'adieu
a retenti, et la chapelle lentement si; vide.
Comme si chacun avait la certitude de n'y
plus pouvoir entrer de longtemps, chacun re-
tarde le moment de la quitter; aussi le défi I < ■
ne dure pas moins de trois quarts d'heure.
Au sortir, un courant nouveau se forme. 11 se
dit qu'une protestation est déposée dans les
parloirs, et que l'on est admis à la signer.
Tous aussitôt de s'y précipiter. Mais ce n'est
pas une petite besogne d'enfermer une telle
foule dans des parloirs dont les dégagements
ne sont pas faciles. Pendant plus d'une heure,
le vestibule de la résidence est à la lettre
comme pris d'assaut.
Nous ne nommons personne, car, s'il fallait
les nommer toutes, nos colonnes n'y suffi-
raient pas. Disons seulement qu'on a re-
marqué M. le duc et Mm0 la duchesse d'Alen-
çon et la princesse Blanche d'Orléans.
A l'intérieur même des cloîtres, trois cents
hommes environ se sont donné rendez-vous.
En leur nom, M. le comte des Cars est prié de
voir les Pères et de leur témoigner l'affection
de tous. Mais les Pères sont déjà rentrés dans
leurs cellules. Ils n'en sortiront plus que de-
main.
Ceci se passait avant six heures, et il n'est
pas besoin d'insister sur l'impression causée
au loin dans tout le quartier par cette impo-
sante manifestation. Aussi les frères et amis
voulurent essayer, le soir, d'y opposer la leur.
De neuf à onze heures, pendant qu'un certain
nombre de personnes étaient rassemblées de-
vant les magasins du Bon Marché pour en-
tendre les airs de sa fanfare, des bandes plus
ou moins avinées battaient le pavé de long en
large, poussant par intervalles, et d'une voix
rauque, les cris : A bas les jésuites '.Enlevez-
les ! et d'autres expressions ordurières dont
nous ne salirons pas notre plume, mais qui
montrent à quelle plèbe on avait affaire. Il
est vrai que ces cris ont été bientôt étouffés
par les cris de : Vivent les jésuites! poussés
par les amis des religieux survenus en grand
nombre. A onze heures, la foule était re-
poussée de partout par une escorte d'agents,
qui voulaient ainsi dégager le terrain pour la
besogne policière du lendemain. Us avaient
compté sans l'énergique dévouement des ca-
tholiques.
Dès trois heures, le matin, on voyait ar-
river en groupes serrés des jeunes gens, an-
ciens élèves des Pères; puis des hommes de
toute condition et des dames en assez grand
nombre. A quatre heures moins un quart, une
première escouade de sergents de ville appa-
raît flans la rue, bientôt suivie du commis-
saire de police en écharpe. Evidemment
L'heure approche et l'attentat va se con-
sommer; aussi l'émotion redouble; elle
éclate lorsqu'à quatre heures on voit appa-
raître aux fenêtres d'un - upérieur deux
Pères jésuites inspectanl avec calme la nu-,
d'où leur moule I écho de la manifestation :
Vivent les jésuites I Vivent les jésuites \ Ce
même cri sélève de toutes parts. En même
temps les chapeaux et les mouchoirs s'agitent,
c'est la première des manifestations, quon fie
comptera bientôt plus.
Cependant les commentaires vont leur train
sur ce qui se passe à l'intérieur. Nous le ra-
contons ailleurs et l'on verra que l'émotion de
la foule n'avait que trop de raisons de se ma-
nifester. Voici d'ailleurs que les sergents de
ville débouchent à nouveau de toutes les rues.
En un moment, on en voit entrer plus de cent
à l'intérieur de, la maison des Pères. Au
dehors, leur nombre n'est pas moins de
quatre à cinq cents. Ils sont commandés par
plusieurs officiers de paix sous la direction de
M. Caubet, chef de la police municipale. Vai-
nement ils essayent de repousser la foule ; le
nombre des manifestants est tel qu'on ne le
pourrait faire sans des violences auxquelles
les agents ne semblent pas se résigner en-
core.
Un peu après quatre heures, un incident se
produit qui jette une émotion nouvelle dans
tous les groupes : à l'indignation générale on
voit arriver M. Camille Pelletan, rédacteur
de la Justice, et M. Mayer, de la Lanterne.
Après n'avoir cessé d'insulter les Pères dans
leurs misérables feuilles, ces messieurs ont
évidemment voulu se donner le spectacle de
les voir chassés et peut-être l'amusement de
les insulter encore. Tant d'impudence révolte,
et on le fait sentir aux nouveaux venus, qui
cherchent manifestement à jeter le trouble
dans les rangs de la foule indignée. Mais ce
n'est pas assez. Voici que M. Camille Pelletan
émet la prétention d'entrer chez les jésuites,
en donnant le prétexte qu'il est leur ami.
Celte ruse policière est vertement relevée par
M. Récamier, aux applaudissements de la
foule, et M. Pelletan s'éloigne en grommelant.
M. Mayer, lui, vocilère de telle sorte que les
agents se mettent en devoir de l'emmener.
Mais cette arrestation n'avait rien de sérieux,
car presque aussitôt on le voit reparaître et
recommencer ses frasques. Bientôt M. Camille
Pelletan, piqué de se manifester à son tour,
s'exprime de telle façon sur le compte des jé-
suites qu'il se fait administrer une verte cor-
rection par l'un des assistants. Il consent
alors à se taire pour le moment.
Notons à ce propos un incident qui a son
côté comique. M. de Lorgeril, sénateur, était
présent. Tout à coup il est pris à partie par
un personnage qui le somme de s'interposer
pour obtenir que M. Camille Pelletan, fils
d'un sénateur, puisse avoir l'entrée des jé-
suites. Inutile de dire que M. de Lorgeril ne
jugea pas à propos de déférer à cette ridicule
sommation.
Mais voici qu'on signale un jésuite, c'est le
U. P. Mirebeau, venu ce matin de la résidence
de Clamart, et qui demande à rentrer rue de
2U
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Sèvres. < >n le lai interdit, et il poursuivait sa
rouie quand tout à coup il se trouve arrêté
par la foule. Lea femmes el lea hommes s'age-
nouillent, réclamant la bénédiction du per-
sécuté, qui la donne. Puis tous se relèvent, et
les cria recommencent: Vivent les jésuites l
Parmi ceux qui le poussent avec le plus de
force, nous remarquons M. le sénateur Hervé
(le Saisy.
Il est près de cinq heures. La foule, de
nouveau refoulée, revient incessamment, elle
s'élance comme d'un bond vers la porte des
jésuites, quand elle la voit s'ouvrir pour livrer
passage au R. P. Marin, qui parait e.-corté de
M. de Ravignan. A ce moment les cris re-
doublent : Vivent les jésuites ! et de nouveau
la foule s'agenouille pour recevoir la bénédic-
tion du jésuite persécuté.
Il faut renoncer à peindre l'émotion de ce
spectacle qui se renouvelle à mesure que l'on
voit paraître un jésuite expulsé à son tour et
escorté par quelques-uns des amis dévoués
qui avaient veillé avec eux, en attendant les
actes de violence devant lesquels n'ont pas
reculé les persécuteurs. Toutes les vingt mi-
nutes à peu près, la porte s'ouvre, livrant
ainsi passage successivement au Père Matignon
qu'accompagne M. Chesnelong, au Père Fou-
logne qu'accompagne M. de Kerdrel, au Père
de Bouix assisté de M. de Kermenguy, au l'ère
Gide avec M. de la Bassetière, au Père Marti-
now avec M. Descoltes, au Père Hubin avec
M. Ernoul. au Père de Guilhermy accompagné
de son frère, ancien colonel d'artillerie de ma-
rine, au Père Hus emmené par des agents, au
Père Chambellan, provincial, au Père Forbes
avec M. de Ravignan. Notons, à propos du
Père Hus, qu'il a été jadis aumônier à la Nou-
velle-Calédonie. Aujourd'hui les Xouméens
reviennent, et c'est lui qu'on expulse.
Notons encore à propos du Père Forbes un
incident qui a paru singulièrement embarras-
ser M. le préfet Andrieux. Car M. le préfet de
police, ne voulant laisser à personne le triste
honneur de présider la vilaine besogne com-
mandée à ses policiers, était arrivé à six
heures et quart, ganté de frais, les mous-
taches frisées, l'air souriant comme s'il allait
à quelque bal. En effet, M. le franc-maçon
Andrieux est pressé de rentrer en grâce au-
près des radicaux, qui le malmènent quelque
peu depuis quelque temps, et comment pour-
rait-il mieux s'y prendre qu'en mettant per-
sonnellement la main à l'expulsion des jé-
suites?
Sa présence étant signalée, le R. P. Forbes
déclare qu'il ne sortira pas avant d'avoir
protesté devant lui contre la violence qui lui
est faite. En effet, le R. P. Forbes est sujet
anglais, et il signifie à M. Andrieux qu'il en-
tend se réclamer du consulat d'Angleterre,
auquel il compte demander protection. Visi-
blement embarrassé, M. Andrieux tortille sa
moustache : mais il ne se croit pas autorisé à
laisser le R. P. Forbes, rue de Sèvres, jus-
qu'au résultat connu de sa réclamation. Celte
réponse constatée par devant témoins, le
M. P. Forbes s'éloigne dans une voilure, salué
par les cris répétée de : Vivent les jésuites \ Il
va droit au consulat d'Angleterre.
Pour ne pas interrompre ce récit, nous
avons dû négliger quelques incidents caracté-
ristique, qui ont amené diverses arrestation!
dont il nous faut parler. Nous les groupons
ici.
Il n'est pas douteux que les policiers du
gouvernement avaient cru que les choses se
passeraient rue de Sèvres le plus facilement
et le plus tranquillement du monde. Exas-
pérés par le nombre des manifestants et leur
constance à acc'amer les jésuites, ils ont
voulu tout d'abord repousser la foule loin de
la maison où ils opéraient leurs basses
œuvres. Mais ce n'était pas cho-e facile, et
cen'estqu'àgrand'peine, que les quatre à cinq
cents agents de service y sont enlin parvenus.
Mais, près de la porte, il restait un certain
nombre de journalistes et quelques-uns des
plus fidèles amis des jésuites, qui tenaient à
rester là comme témoins. Parmi eux. M. de
Baudry-d'Asson, ayant voulu entrer à l'inté-
rieur, se vit repousser violemment et, malgré
sa qualité de député, bourré de coups par les
agents, qui l'emmenèreni un moment, mais
pour le relâcher bientôt. Néanmoins, il était
manifeste que ce dernier petit groupe de té-
moins était de trop pour M. Andrieux ; exas-
péré sans nul doute par quelques dures vé-
rités qu'il dut entendre de AI. le marquis de
Coriolis, il donna tout d'abord l'ordre de son
arrestation.
Puis, comme nous l'interpellions directe-
ment afin de savoir s'il donnait positivement
l'ordre de faire évacuer tout le monde, sans
excepter les journalistes chargés de ren-
seigner leurs lecteurs, il réitéra sèchement cet
ordre. Alors un agent, pressé de faire du zèle
sous les yeux de son chef, nous saisit brutale-
ment et nous poussant avec violence :
« Allons, allons ! le grand chef (sic) a parlé :
filez, et plus vite que ça. » Pendant que la
foule indignée protestait, notre jeune collabo-
rateur, AI. Pierre Veuillot, ne put s'empêcher
de faire remarquer tout haut la brutalité de
l'agent. Sur quoi, dénoncé par un mouchard,
il fut appréhendé sur l'heure et conduit au
poste de police voisin, où ses amis tinrent à
l'accompagner. Hâtons-nous d'ajouter qu'il
était relâché deux heures après.
D'autres arrestations, dont nous ignorons
les causes exactes, mais qui ne devaient pas
s'appuyer sur des prétextes plus sérieux, ont
été faites. Vers huit heures, notre excellent
confrère de l'Union, M. de Mayol de Lupé,
qui accompaguait Mme de Lupé, a été égale-
ment arrêté. Il a été relâché depuis. Signalons
encore l'arrestation de MM. de Beaurepaire,
de Dreuil, etc., coupables, sans nul doute,
d'avoir trop vivement manifesté leurs senti-
ments à la fois en faveur des jésuites et contre
les décrets. Ils ont tous été relâchés.
Dernier incident., Vers sept heures, l'om-
LIVIIK QUATRE-VINGT-QUATORZIÈMI
nibus, qui vient tous les jours chercher dam
le quarl ier Saint-Germain les jeunes élèvei du
collège de la rue de Madrid, traversait la
foule amassée rue de Sèvres et aux environs.
A peine, signalé, il est accueilli par Les cris
de : Vivent les jésuites I et des bravos redoublés
auxquels répondaient de leurs petites mains
les ebers enfants qui font de si bonne heure
L'apprentissage de la persécution.
A neuf heures, la sinistre besogne était ter-
minée et le serrurier administratif, poursuivi
par les huées d'une foule sympathique aux
jésuites, franchissait le seuil de la maison
violée. Nous savons quels ont pu être les sen-
timents des persécuteurs. Quant aux vic-
times, un mot nous servira pour témoigner du
calme avec lequel elles ont vu venir la vio-
lence et la persécution. Le bon Père Millériot
n'avait pu, grâce aux mesures dont tous ses
frères étaient l'objet, sortir à l'heure ordi-
naire pour Saint-Sulpice, où l'on sait avec
quel zèle il exerce depuis longues années son
fécond ministère. « Avec tout cela, dit-il, ces
gens-là me feront arriver vingt minutes trop
tard à mon confessionnal ». Ce Irait dit tout.
Il nous dispense d'ajouter aucune réflexion à
ce triste récit.
L'exécution des décrets se poursuivit en
province, comme elle s'était effectuée à Paris.
Voici, d'après un témoin oculaire, comment
la chose se passa près d'Amiens : « Le 30 juin,
Sainl-Acheul a vu s'opérer l'expulsion des
religieux de la Compagnie de Jésus. Avant de
raconter ce haut fait, digne de nos gouver-
nants, qu'on nous permette, à l'honneur de
l'excellente population d'Amiens, de dire un
mot de la manifestation religieuse dont la
chapelle de Saint-Acheul fut le théâtre dans
la journée du 29.
« Dès le matin, le modeste sanctuaire deve-
nait trop étroit pour contenir la foule des fidèles
qui y venaient prier, hélas! pour la dernière
fois. A sept heures, un pèlerinage composé
exclusivement d'hommes, remplit la chapelle,
débordant de toutes parts, occupant les tri-
bunes et toutes les places réservées à la com-
munauté. C'était une solennelle protestation
contre l'iniquité du lendemain : aussi avait-
on tenté par de sourdes manœuvres d'empê-
cher cette manifestation. On parlait d'émeutes,
de violences. De fait, quelques meneurs avaient,
parait-il, essayé de soulever les ouvriers, mais
le peuple d'Amiens a trop de bon sens pour se
laisser entraîner à de tels excès. Les catho-
liques vinrent nombreux â Saint-Acheul et,
toute la journée, une foule compacte envahit
la chapelle.
" Le soir, quelques amis dévoués passèrent la
nuit sous le toit des religieux menacés, prêts à.
protester avec eux, et, au besoin, à les dé-
tendre. Le 30, dès le lever du soleil, le Père
recteur dit sa dernière messe et le sanctuaire
n'abrita plus l'hôte divin que tant de généra-
tion- étaient venues adorer. A 6 h. 1/2 du ma-
tin, un mouvement se l'ait dans la foule, qui
se presse a la porte du couvent. C'est le com-
missaire central, accompagné de deux com
missaires et d'un inspecteur de police et
d'agents munis d'instruments d'effraction.
« L'agent du gouvernement, suivi de ses
collègues, est introduit dans un parloir exté-
rieur OÙ il attend le l'ère recteur que l'on
allé prévenir. La foule, anxieuse, garde un
profond silène*! ; tous les yeux surit mouillés
de larmes; la chapelle, dépouillée de ses or-
nements, reçoit les instantes et dernières sup-
plications de ceux qui invoquent, en face de
la tyrannie brutale, le Dieu des persécutés.
Au loin, des agents de la police gardent les
chemins, et l'on dit que l'armée se tient
prêle à donner main forte aux hommes de la
préfecture.
« Le Père recteur apparaît. Une majestueuse
sérénité se reflète sur ses traits vénérables.
Le fils de saint Ignace domine de toute sa
grandeur les exécuteurs des œuvres préfecto-
rales.
« Des amis dévoués entourent le saint reli-
gieux et tiennent â honneur de lui servir de
témoins et de gardes du corps dans cette lutte
suprême de la justice désarmée contre la vio-
lence et l'arbitraire : Ce sont MM. Levoir, de
Badts de Cugnac, comte de Nicolaï, vicomte
de Darnpierre, Dubos, Amédée Jourdain,
Souïf, Eugène Poujol, etc. L'agent de la po-
lice, visiblement troublé et balbutiant je ne
sais quelle excuse, donne lecture de l'arrêté,
signé Spuller (l'homme est digne de l'ou-
vrage) qui dissout la société dite de Jésus et la
chasse de son domicile. « Veuillez, dit le Père
recteur, me laisser une copie de cet arrêté. »
Le commissaire répond qu'il ne peut délivrer
aucune copie des actes qu'il est chargé de no-
tifier et qu'il ne peut recevoir aucune protes-
tation. Dans ce cas, répond le Père recteur, je
proteste contre l'arrêté et les décrets dont je
ne reconnais pas la légalité : je fais toutes mes
réserves quant à la revendication de mes droits
de citoyen violés. Et il rédige, séance tenante,
une protestation signée par les témoins pré-
sents. Se levant alors, le recteur déclare qu'il
proteste de nouveau et qu'il ne sortira de son
domicile que si violence lui est faite. L'agent
s'avance alors et porte une main tremblante
sur le religieux. Mais il demande au Père rec-
teur de vouloir bien faire évacuer la maison.
« Jamais, Monsieur, répond le Père ; vous
pouvez employer contre mes frères et mes en-
fants la violence que vous venez d'exercer
contre moi. Je n'ai pas à me prêter à vos des-
seins. » Le commissaire s'avance alors vers la
porte du parloir, qui est fermée. Sur le refus
qui lui est fait de la lui ouvrir, l'aide des ser-
ruriers est requise pour l'effraction.
« Le commissaire donne alors lecture d'un se-
cond document, ou plutôt d'instructions con-
fidentielles dont il refuse de donner copie et
dont il ne veut pas faire connaître l'auteur.
Ces instructions anonymes portent en subs-
tance que toute communauté, tout collège
coupable d'avoir donné asile à un religieux
proscrit sera fermé sur-le-champ, que tout ci-
216
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQI E
toyen ayant recueilli une agrégation de pros-
crits sera poursuivi. Interpellé sur la signifi-
cation de ce mot agrégation, M. le commissaire
refuse d'abord de s'expliquer, puis finit par
dire que deux religieux ne forment pas une
agrégation, mai< que (rois en font une. Celle
distinction arbitraire, imaginée par un ca-
suiste dont M. le commissaire refuse obstiné-
ment de donner le nom, donne la mesure de
ce que peuvent en pareille matière les persé-
cuteurs ingénieux. I?n ce moment, un des té-
moins, père d'un novice de Sainl-Acheul,
s'avance et lit la protestation suivante :
« Au nom du droit naturel, qui reconnaît à
tout homme le droit de choisir l'état de vie
qui leur convient, et d'en observer les obli-
gations :
« Au nom des pères et des mères de fa-
mille, qui, ainsi que moi, ont autorisé leurs
fils à entrer et demeurer dans cet asile de
piété et de vertu, de s'y préparer en paix à
servir Dieu, l'Eglise et la France, dans les la-
beurs de l'enseignement et de l'apostolat chré-
tiens ;
« Devant Dieu qui m'entend et nous ju-
gera;
« Devant vous, Messieurs, représentants ac-
tuels de l'autorité civile :
« Je proteste hautement contre la violence
qui m'est faite en la personne de mon fils, et
je déclare ne m'y soumettre que parce que
Dieu, qui le permet, le veut ainsi.
« Comte Ch. de Nigolav. »
«Les ouvriers réquisitionnés ouvrent alors la
porte avec effraction, malgré les protestations
du recteur, qui invoque l'inviolabilité de son
domicile, et des administrateurs de la société
civile de Saint-Acheul, qui réclament au nom
du droit de propriété.
« L'agent ministériel parcourt alors la mai-
son, expulsant par la violence prêtres et no-
vices. Sommés individuellement d'avoir à se
dissoudre et à quitter le noviciat, tous pro-
testent énergiquement et attendent l'emploi
de la force pour céder aux injonctions.
« Les novices anglais, allemands, suédois,
italiens, déclarent qu'ils en référeront à leurs
ambassadeurs respectifs, de la violence qui
leur est faite. Le commissaire parcourt alors
toutes les chambres, expulsant les vieillards,
les infirmes, les malades ; seul, un frère gra-
vement atteint d'un mal aigu trouve grâce et
sera toléré quelques jours sous le toit où il
espérait mourir et qu'il devra quitter bientôt
peut-être pour toujours, lui vieillard infirme
depuis plus de trente ans. Le Père Jenessaux
est saisi au moment où il descend de l'autel
et jeté hors de sa chambre.
«Tout va finir... Le Père recteur, qui a de-
mandé de rester le dernier et de voir partir ses
enfants qui se jettent en pleurant dans ses
bras, le Père recteur, seul comme un capi-
taine sur le pont d'un navire en perdition,
jette un dernier regard, dit un dernier adieu
a ces murs qui l'ont abrité, et franchit le
senil... Les sanglots éclatent, toutes les tètes
se découvrent, toutes les mains se tendent...
L'iniquité est consommée. Il est neuf heures
du matin. Tout n'est pas fini cependant. Il
reste à fermer cette chapelle que tant de -
nérations ont visitée... Les scellés sont ap-
posés aux portes de l'édifice. C'est ainsi que
les Juifs ont scellé la pierre du tombeau. Juste
Dieu, vous ressusciterez !
« Nous ne dirons rien de l'attitude tou-
chante et indignée de la foule. Les agents
de M. Spuller ont pu, s'ils l'ont voulu, le
renseigner à cet égard. Le peuple a compris
que si l'on chasse de leurs demeures des
hommes dont le dévouement à leurs sem-
blables est le seul crime..., on ne proscrit pas
le souvenir de leurs vertus. Parlez, pauvres,
qui, si souvent, avez reçu ici la charité ; par-
lez, blessés de notre dernière guerre qui avez
abrité ici vos souffrances soulagées ; parlez,
affligés qui avez trouvé ici la consolation, et
dites à tous ce que cachaient d'amour vrai,
d'humilité, de pureté, de dévouement ces de-
meures désormais vides, mais où retentit une
grande voix qui demande justice aux hommes
et à Dieu. »
Yoici maintenant l'exécution pour Angers ;
je la donne toujours d'après le récit d'un té-
moin oculaire : « Je veux vous donner tout de
suite des détails sur l'expulsion violente, manu
militari, des Pères et des novices de la Com-
pagnie de Jésus, de leur maison d'Angers.
« Hier, Monseigneur était revenu comme la
veille, pour passer la nuit au milieu des Pères,
plusieurs catholiques de la ville avaient tenu
à honneur de se trouver là, prêts à être les
témoins de la violence, et pour voir s'il était
nécessaire d'accompagner les Pères, les re-
cueillir et au besoin les protéger contre les
injures qui pouvaient les attendre. Vous dire
l'impression de ces premières heures de la
soirée est vraiment impossible ; Monseigneur
entouré, poussé, escorté par tous ces hommes,
dont le cœur battait à l'unisson du sien ; ces
corridors à peine éclairés, les pensées qui se
présentaient en foule à l'esprit, tout cela don-
nait à la fois des impressions consolantes et
bien tristes. Les Pères et les novices retirés
dans leurs cellules, observant la règle jus-
qu'au bout, se livraient au sommeil ; quand je
dis au sommeil je ne crois pas me tromper,
car le cœur du juste, inaccessible à la crainte,
et éprouvé par la tristesse, sait bien où puiser
la paix. Les novices du dehors, après la récita-
tion des prières communes, tâchèrent aussi
de dormir un peu partout, et à trois heures
du matin chacun était debout, attendant le
moment où les exécuteurs des décrets vien-
draient arracher par la violence, et au nom
de la loi interprétée administrativement, les
paisibles habitants du noviciat. Les messes se
succédaient dans la chapelle, interdite au pu-
blic depuis la veille, et à 4 heures nous re-
cevions la dernière bénédiction de la dernière
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
217
messe, dite dans le lieu sacré, où, depuis qua-
rante ans, les bons Pères offraient le saint sa-
crifice*
« Dans la nuit, l'adoration nocturne h la (-lia-
pelle des Pères de l'Adoration avail réuni un
grand nombre d'hommes, et après la messe,
dile à deux heures, la plupart e'iaient venus
grossir le bataillon (idèle réuni déjà au
Jesu.
« Dès quatre heurer,, Monseigneur était prôt
à recevoir les violateurs du domicile de ses
bûtes. Chacun, rangé à la suite de Sa Gran-
deur, ne voulait rien perdre de la protesta-
tion qu'il allait faire entendre à l'entrée des
intrus. On attendit deux heures ; déjà un dé-
tachement de pontonniers s'était formé en
cercle sur la place devant la grande porte de
la maison, des gendarmes les accompa-
gnaient ; à six heures précises, les commis-
saires en chef de la ville, escortés de nom-
breux agents de police, sonnèrent et deman-
dèrent à entrer au nom de la loi ; la grande
porte qui donne sur une petite cour leur est
ouverte, et devant eux une autre porte qui
donne accès dans l'intérieur leur est inter-
dite. Ils l'ouvrent avec violence, un serrurier
ayant fait sauter les planches et les verrous.
Là, ils se trouvent en présence du Père recteur,
qui proteste avec fermeté contre cette viola-
tion du domicile de citoyens paisibles ; à son
tour, M. de la bouillerie lit une ferme pro-
testation au nom des pères des novices, lésés
dans leurs droits, dans leur autorité pater-
nelle et la liberté de leurs enfants. On arrive
alors à la seconde porte, celle de clôture, qui
est brisée à son tour par les coups répétés du
ciseau et du marteau administratifs. C'est
alors que les commissaires de police se
trouvent arrêtés par Monseigneur, qui leur
lit avec un accent énergique et d'une voix vi-
brante la protestation suivante :
« Xous, Charles-Emile Freppel, par la grâce
de Dieu et l'autorité du Saint-Siège aposto-
lique, évêque d'Angers, au nom des intérêts
spirituels dont la garde nous est confiée, et en
vertu de notre autorité épiscopale.
« Nous protestons contre l'acte qui s'accom-
plit en ce moment sous nos yeux, savoir
l'expulsion de la société de Jésus, approuvée
par le Saint-Siège, déclarée un pieux Institut
par le saint concile de Trente, et canonique-
ment établie dans notre ville épiscopale
par notre vénéré prédécesseur, Mgr Ange-
btiult.
« Nous déclarons maintenir, en ce qui nous
concerne, ladite société dans tous les droits
qu'elle possède à Angers, en vertu des lois
canoniques.
" Nous protestons, en outre, contre la ferme-
ture d'une chapelle construite il y a quarante
ans, au vu et au su de l'autorité civile, sans
la moindre réclamation de sa part, fréquentée
depuis lors par un nombreux publie, et jugée
par nous indispensable pour les intérêts spi-
rituels des habitant! du faubourg Saint-Mi-
di.'I, r:n raison de lYdoignemenl. de l'Egli
Sainl Serge, située à l'une des extrémités de
la paroisse.
« l'ail à Angers, le 30 juin 1880.
« •;■ Cn. -Emile, év. d'Angers.
a Ces nobles paroles, si calmes, si préi
dans leur concision, n'arrêtent pas les agents
de M. le préfet. Sans doute ce haut fonction-
naire et son digne associé, M. le procureur
général, qui connaissaient la présence de
Monseigneur, n'ont pas osé venir eux-mêmes
recevoir en pleine figure cette vigoureuse
apostrophe. Parole admirable, mais où l'on
sent encore la mansuétude du père, qui veut
épargner à ses fils ingrats la menace et le
rappel de ces censures terribles pour un chré-
tien, et qui atteignent, sans qu'ils s'en oc-
cupent beaucoup, hélas! les violateurs de la
liberté de l'Eglise. Le pauvre commissaire,
un peu ému, balbutie qu'il accepte les termes
de la protestation, pour les reporter à son chef
sans doute.
« Puis Monseigneur, suivi de tous, se retire
dans les jardins, où le commissaire le suit
quelques instants après et le prie au nom de
la loi de sortir de la maison avec tous ceux
qui l'entourent. Monseigneur proteste avec
énergie, et pour éviter quelque scène vio-
lente, se retire suivi par tout le monde. Alors
la dernière formalité s'accomplit, c'est la plus
poignante : j'ai eu l'honneur d'en être le té-
moin, et enfermé là avec les Pères, je n'en ou-
blierai jamais la tristesse, non plus que la
dignité, la résignation sublime des victimes.
Tous, leur petit sac à la main, comprimant
par un effort surhumain les pensées déchi-
rantes qui les oppressent, ils attendaient avec
calme le moment où on allait encore les som-
mer d'ouvrir au nom de la loi.
«Bientôt un coup frappé à la porte annonce
la présence du commissaire et de ses aides ;
il demande qu'on lui ouvre, le Père Kervennic
lui répond qu'il peut forcer la clôture, qui
restera fermée. Alors retentit un violent coup
de marteau, un ciseau poussé d'une main vi-
goureuse apparaît bientôt par une ouverture
béante, et la porte avec son chambranle ar-
raché tombe et laisse apparaître le commis-
saire et son écharpe. Le Père recteur s'avance
et, protestant encore une fois au nom de la
liberté de conscience garantie (!) par la loi de
l'inviolabilité du domicile, déclare que lui et
les Pères ne céderont qu'à la violence. On le
prend par le bras et un agent le conduit jus-
qu'à la porte extérieure; ainsi pour chaque
Père, et les Frères qui les accompagnent : tous
sont expulsés, môme les malades, et j'ai eu le
bonheur de conduire moi-même le dernier
Père, infirme, auquel la prévoyante police
avait réservé une voiture qui l'a conduit dans
une maison de santé. Je dois dire à la louange
des agents qu'ils se sont acquittés avec poli-
tesse de leur triste mission. Pauvres gens, la
plupart maudissaient sans doute le triste mé-
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
lier qui leur était imposé ; mais, quand on re-
fuse de servir les rancunes de Marianne, elle
ens aux gages, et il faut bien vivre,
même en république.
Pendant que se passait cette dernière scène,
Monseigneur retournait à pied à sa résidence
d'été, située à près de 2 kilomètres de la de-
meure des Pères. Ce retour a été un triomphe ;
une foule énorme d'hommes et de femmes de
tous les rangs, de toutes les conditions, a tenu
à escorter Sa Grandeur, qu'elle saluait de ses
acclamations et des cris de : Vive la liberté !
Vivent les jésuites I cris tellement forts qu'ils
couvraient les voix éhontées d'une troupe de
voyous, voulant essayer les airs nationaux du
jour, et auxquels leurs gosiers donnent une si
particulière saveur. Monseigneur bénissait la
foule qui s'inclinait pieusement sur son pas-
sage, et des larmes de bonheur coulaient sur
ses joues quand il est arrivé à l'Esvière.
« Voilà donc le premier acte accompli de ces
odieuses mesures, qui consistent si profondé-
ment les cœurs des catholiques, et cela se
passe dans ce beau pays de France, qui s'ap-
pela jadis la tille aînée de l'Eglise, et peut-être
que ce soir ou demain l'iniquité va achever
son œuvre, et, en attendant de nouvelles vio-
lences, chasser encore les congrégations non
autorisées. Hélas ! comment sera lavée cette
souillure? Cor Jesu sacrât issimum, miserere
no 01 s ! »
Nous voici maintenant à La Louvesc, dans
l'Ardèche : c'est une vieille résidence des jé-
suites en France : Le 29 au soir, on apprit
que le préfet de l'Ardèche, le sous-préfet de
Tournon et le procureur de Privas, étaient à
Saulillieu, chef-lieu de canton, avec plusieurs
brigades de gendarmerie. Il faut, à cause des
rampes, trois heures pour franchir les 14 ki-
lomètres qui séparent La Louvesc de son chef-
lieu. Néanmoins, à cinq heures du matin, si-
non plus tôt, on voyait le 30, à l'entrée du
village, trente hommes de gendarmerie à che-
val, un capitaine, un lieutenant et une voiture
contenant les autorités administratives en ha-
bit ofûciel. Le commissaire de police d'An-
nonay venait à la même heure frapper à la
porte des révérends Pères, gardiens sur ces
montagnes du tombeau de saint François Ré-
gi?.
Le supérieur n'avait pas fini la messe, et le
commissaire a dû attendre avec plus ou moins
de patience son retour de l'église. Ce commis-
saire était pressé : il eût voulu agir tout de
suite, faire sans bruit sortir les religieux et
mettre rapidement les scellés partout. Le su-
périeur s'est opposé à toute cette véhémence.
Il était chez lui; il y habitait en vertu d'un
bail authentique, et il a demandé au commis-
saire communication écrite des ordres dont il
était porteur. Après cette première tentative,
le commissaire s'est rendu auprès du préfet et
du sous- préfet. Ces messieurs stationnaient sur
la place dans leur voiture, dont ils n'ont pas
osé sortir. Au retour de cette conférence, le
commissaire était accompagné du capitaine
de gendarmerie ; et eelui-ci a porté la parole.
Le commissaire l'a interrompu pour faire re-
marquer que le Père supérieur avait titre de
curé, et qu'il avait, ainsi qui aires, la
faculté de demeurer à la maison. Les autres
Pères attachés à la m :i qualité de mis-
sionnaires désigné- par Mgr de Viviers pou-
vaient-ils rester au^si ? On l'a espéré un ins-
tant; mais, après une nouvelle conférence du
commissaire avec le préfet, leur titre de jé-
suites a lini par déterminer leur expulsion.
Sur le refus du Père supérieur d'ouvrir ses
portes, on a mandé un serrurier.
A l'intérieur, il y avait un grand nombre
de prêtres cl de laïques venus des environs ;
les premiers, pour protester de leur affection
pour ceux qu'on prétend leur être anti j
Ihiques. Les seconds, pour protester contre la
violence qui allait se consommer. Ils l'ont
subie les premiers. Le capitaine les a tous fait
jeter à la porte. Aussitôt, de la foule, rassem-
blée devant la maison, est sorti un cri una-
nime de : Vivent les jésuites ! A ce cri, répété
et prolongé, se joignaient des pleurs et des
sanglots. Le serrurier ayant crocheté la porte
d'entrée et successivement celles des chambres
des Pères dont l'expulsion était demandée,
ceux-ci ont été à leur tour conduits de force
hors de leur maison. Restaient deux ou trois
pauvres frères servants, que leurs humbles
fonctions auraient dû préserver de toute vio-
lence et que le commissaire, dans son igno-
rance, allait oublier. Le capitaine de gendar-
merie, en sa qualité, dit-on, d'ancien élève
des jésuites, a fait mettre la main sur eux, et
ils ont également été jetés à la porte. Les ac-
clamations de la foule les ont salués avec au-
tant de sympathie que les Pères.
La triste besogne était terminée. Commis-
saire et capitaine sont sortis emportant les
cris de malédiction de tout le peuple. Le ser-
rurier a dû, à son tour, franchir les rangs
serrés de la foule. Les huées, les interpella-
tions et les signes de mépris Font longuement
poursuivi. Le flot s'est porté sur la place où,
comme je vous l'ai dit, stationnaient dans
leurs voitures les tristes dignitaires de l'ad-
ministration et de la magistrature venus pour
présider et soutenir ces basses œuvres de po-
lice. De toutes parts, les cris ont retenti au-
tour de la voiture, cris de toute sorte qui at-
testaient l'attachement des habitants pour les
Pères et leur indignation contre ceux qui
n'ont pas reculé devant l'exécution de cette
iniquité. La manitestation n'a cessé que
lorsque le cortège a été loin du village. Les
habitants, en effet, l'ont poursuivi longtemps
de leurs huées. En somme, c'est un vrai
triomphe pour les Pères de La Louvesc et une
preuve manifeste des bons sentiments de la
population.
Après le départ du cortège, entendant une
femme parler en patois, je lui demandai ce
qu'elle voulait dire. Elle et toutes ses com-
pagnes de s'écrier, en désignant le serrurrier:
c'est une c... ! (Le patois en ses mots pique
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
JI'J
l'honnêteté.) Mais, ajoutaient avec triomphe
ces bonnes femmes : Il n'est pas de La Lou-
vesc. Ce sentiment d'honneur pour le clocher
m'a fait plaisir. Non ! 11 n'y a pas eu un
traître a La Louvesc. Il faut en féliciter la
chrétienne population de celte petite paroisse
de nos montagnes.
Ilarsoill»'
A Marseille comme à Paris, la manifesta-
tion en faveur des jésuites a commencé dès la
veille, à l'occasion du salut donné dans leur
chapelle. C'est à grand'peine qu'on a pu faire
évacuer l'église. Tous les assistants pleu-
raient.
Le 30 à 4 heures du matin, dit le Citoyen,
il n'y avait dans la rue que quelques agents
de police. A 4 h. bO, 12 gendarmes à cheval
défilent sur le boulevard Dugommier et dis-
paraissent dans la direction de la gare.
Vers S heures, M. Bastide, commissaire
central, et le commissaire du quartier, se sont
présentes par la porte de la rue Thubaneau.
Ils ont été reçus au parloir par MM. Aicard,
Hornbostel, avocats, et Louis Teissère, avoué,
constituant le conseil judiciaire des Pères jé-
suites. M. Aicard a lu au commissaire central
l'acte constitutif de la société civile de la
Mission de France, et a protesté au nom des
propriétaires de cet immeuble.
Les commissaires sont ensuite entrés dans
la maison. M. Bastide a notifié au Père Poncet,
supérieur, l'arrêté du préfet, en date du jour,
30 juin, par lequel, en vertu des décrets du
29 mars, la société de Jésus était dissoute et
les Pères de la Mission de France devaient
immédiatement quitter la maison. Cet arrêté
préfectoral ordonnait aussi la mise des scellés
sur les portes de l'église.
Le Père Poncet, après avoir entendu la lec-
ture de cet arrêté, dont copie lui a été remise,
a protesté devant témoins d'une manière
calme et énergique, comme ciloyen, co-pro-
priétaire, prêtre et religieux, contre la disso-
lution et expulsion de la communauté des jé-
suites, ainsi (pie sur la mise des scellés sur
l'église; elle était, a-t-il dit, même avant
l'arrivée des jésuites à Marseille, chapelle de
ours, nécessaire au culte, et- l'intention de
Monseigneur l'évoque est de lui continuer
cette destination.
Le II. P, supérieur a dit encore qu'il ne cé-
dait, que 'levant la force, se réservant tous les
droits de poursuite judiciaire. Les autres Pères
ont, de leur côté, protesté contre ces mesures
oliatrices. Le Père de Lachaud a protesté
vivement contre son expulsion. Il a dit qu'il
éla asile, et qu'en sa qualité 'l'ancien
aumônier militaire, il méritait les égards dus
à tout citoyen libre.
Le commissaire central, en langage d'ailleurs
convenable, a répondu qu'il ferait mention de
ces protestations dans son procès verbal. Il a
autorisé le Père Poncetet le Père Dorgues, en
qualité de copropriétaires, d'être les gardiens
de la maison.
C'est avec peine qu'on leur a accordé qu'un
domestique pal demeurer ave: eux.
Alors les scellés ont été apposés sur les
portes de l'église, et les l'êtes et Frères jé-
suites sont sortis en passant par la maison de
M. Massabo.
Le départ des Pères a été un triomphe. Deux
ou trois cents jeunes gens étaient accouru- au
hasard, guidés par les pressentiments de l'af-
fection. Ils ont occupé la partie de la rue Thu-
baneau qui se trouve près de la Mission de
France. Quelques républicains venus là pour
insulter les jésuites ont bientôt compris
qu'ils n'étaient pas en nombre et sont demeu-
rés suffisamment tranquilles.
A mesure que les jésuites sortaient de la
maison où ils étaient et montaient en voiture,
c'étaient des applaudissements frénétiques et
des vivats enthousiastes : « Vivent les jé-
suites ! A bas les despotes! Vive la liberté
pour tous ! » Et l'on se pressait autour des
portières pour saluer les Pères, pour leur
serrer la main et la leur baiser. Puis, quand
une voiture s'éloignait, c'étaient des cris de :
Au revoir ! à bientôt ! à bientôt ! et au frémis-
sement qui faisait palpiter tous les cœurs, on
sentait que ce n'était pas là un cri banal jeté
en l'air, mais une promesse et un serment.
Honneur à cette jeunesse chrétienne venue
là pour protester et de son dévouement aux.
jésuites et de son indignation contre les persé-
cuteurs.
Para y
Paray, 1" juillet 1880.
Nous sommes donc sous le régime du bon
plaisir. Le gouvernement ne protège plus le
citoyen dans sa personne ni dans ses biens.
La république a inauguré hier à Paray-le-Mo-
nial comme à Paris le règne de la violence :
huit ou dix citoyens ont été expulsés de chez
eux. En Angleterre, ils auraient brûlé la cer-
velle du premier commissaire qui aurait ma-
nifesté l'intention d'en expulser un seul, et les
juges leur eussent donné raison, si même on
les avait conduits devant des juges. Ma mai-
son, c'est ma forteresse, aurait (lit le dernier
des citoyens de la libre Angleterre... Oui...
mais nous ne sommes pas en Angleterre. Nous
22U
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
soini en France, nous sommes en répu-
blique, el au lieu de raire exécuter les lois,
c'est le gouvernement qui les viole impudem-
ment el impunément.
Nous n'avons donc pas résisté à la force. Si
nous pouvons nous taire rendre justice, si
nous pouvons obtenir que nos amis soient
réintégrés chez eux ; si le héros qui eomman-
mandail hier des soldats français pour ap-
préhender au collet des citoyens libres et dé-
sarmés peut être flétri par la justice de mon
pays... nous aurons eu raison... Tant qu'un
seul citoyen français, fût-il religieux de n'im-
porte quel ordre, peut êire mis au milieu de
la rue lorsqu'il a une maison à lui, le droit
est violé, la sécurité n'existe plus pour per-
sonne, tt quant à moi, je ferme ma porte à
double tour et je serre les cordons de ma
bourse. Les Pères jésuites expulsés de chez
eux étaient interrogés dans leur chapelle par
un commissaire, M. Blanc : — Qui êtes-vous?
leur disait-il. Et ils répondaient : Jésuites
français.
Le tt. P. Ginhac, supérieur, eut l'honneur
d'être expulsé le premier de chez lui. Jésuite
français, au 4 septembre il avait été mis en
prison comme espion prussien. Le R. P.
Pailloux, jésuite français : les alguazils de
Lyon, à l'époque du 4 septembre, l'eussent
reconnu ; ils l'avaient mis en prison pendant
six semaines ou deux mois. 11 était déjà jé-
suite français à cette époque, voilà son tort,
et c'est parce qu'il n'a pas cessé de l'être
qu'on l'a chassé hier de son domicile ; s'il
n'avait pas des amis à Paray ou de l'argent
dans sa poche, il serait dans la rue. M. le com-
missaire le ramasserait alors comme vaga-
bond et, après l'avoir mis dehors, on le met-
trait dedans. Ce religieux a les cheveux blancs.
Il a voyagé dans le monde entier. C'est un ar-
chitecte distingué, c'est un savant; de plus,
c'est un saint religieux. 11 n'aura plus le droit
de vivre chez lui, et maintenant qu'il n'a plus
de jardin, il est obligé pour prendre l'air de
dire son bréviaire dans la rue ; un gendarme
garde la porte de son parc afin que ce jésuite
français ne puisse pas avoir la tentation d'y
rentrer. Le R. P. Perraudin a été le troisième
expulsé ; il a pourtant évité la prison en 1870,
celui-là. Mais il a été obligé de se sauver de
chez lui, il s'est déguisé. Interpellé à Saint-
Germain-des-Fossés par un commissaire qui
veut savoir qui il est, le P. Perraudin répond :
homme de lettres... On le laisse passer. Si,
comme hier, il eût répondu jésuite français,
c'était un homme perdu.
Le R. P. Flandrin a été le quatrième ex-
pulsé. Au 4 septembre, à Clermont, M. Bar-
doux faisait fonction, de maire. 11 vint à
8 heures du soir demander le Père et lui dit
avec courtoisie : « Je ne suis pas votre ami,
mais je tiens à remplir mon devoir de maire ;
soyez sans inquiétudes, toutes mes mesures
sont prises pour protéger les maisons reli-
gieuses. Si quelque chose survient plus tard,
e serai toujours disposé à vous protéger. »
Le révérend Père remercia vivement. Hier, il
s'esl déclaré jésuite français : aussitôt on l'a
mis à la porte.
Ce n'est pas précisément la république ai-
mable et rêvée par Jules Simon et ses amis.
Il est vrai que ce bon Père, pendant la guerre,
avait organisé une ambulance pour Boigner
nos malheureux blessés. Il peut se faire que
le gendarme qui lui a mis la main dessus ait
soigné par lui.
La suite à demain.
Incident. Un jeune homme qui fumait une
cigarette et qui, d'après le portrait qu'en ont
fait les témoins, doit être le chef de cabinet
du préfet de Màcon, a répondu à une dame
qui s'écriait : « Il n'y a donc plus de droit!
Aon, Madame, il n'y a pas de droit. » Mais
comme ce propos trop naïf, même pour un
adolescent, soulevait dans la foule des protes-
tations indignées, le jeune fonctionnaire crut
devoir s'expliquer : « Je veux dire, ajouta-t-il,
qu'on n'a plus le droit... d'entrer.
A Uuimper, dans la catholique Bretagne,
l'exécution a été racontée ainsi, toujours par
un témoin oculaire :
3 h. 30 matin. — Cent cinquante à deux
cents personnes sur la place Neuve ; petit
groupe de messieurs au coin de l'enclos du
Sacré-Cœur. D'un bout de la maison des jé-
suites un soldat de planton ; cinq sergents de
ville. Devant la porte de la cour un autre
soldat de planton et un sergent de ville te-
nant un cahier ; un monsieur en négligé, re-
vêtu d'une écharpe tricolore un peu sale. Un
autre monsieur avec un chapeau à haute
forme et redingote noire (c'est le commissaire
de Brest), deux ouvriers serruriers, l'un très
jeune (dix-huit ans environ) ; ils ont une boîte
remplie d'outils. Tous deux viennent de Brest ;
on n'a pas trouvé à Quimper (gloire à Dieu !)
un ouvrier qui consentît à faire pareille be-
sogne.
3 h. 45. — Un sergent de ville apporte un
papier qu'il remet au commissaire. Celui-ci,
avec le monsieur en écharpe, va sonner à la
petite porte de la cour, en disant : « Mes-
sieurs, c'est la dernière fois que nous sonnons ;
si vous n'ouvrez pas à l'instant, nous ouvri-
rons de bon gré (textuel) ou de force ». Pas de
réponse. Les ouvriers font un essai sur la pe-
tite porte ; elle résiste. Ils vont à la grande
porte du jardin, qui résiste également. Le
commissaire et l'individu en écharpe déli-
bèrent sans se presser. Je suis à dix pas et je
prends mes notes.
3 h. 53. — On fait des efforts plus violents,
la porte fait bonne contenance.
3 h. 55. — La cloche de la communauté
sonne ; on emploie les pinces pour écarter les
deux battants. Un sergent de ville vient ap-
porter des lunettes au commissaire de Brest.
Les cinq sergents de ville vont en face de la
porte, émus, pas gais non plus. La foule sta-
tionne toujours au bas de la route et sur la
place. J'aperçois plusieurs prêtres; la vilaine
besogne n'avance pas.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
221
4 b. 5 — On démolit quelques planches du
bas de la porte; cela l'ail un certain bruit de
cercueil. Sensation sur plusieurs points. On
emploie le maillet cl le ciseau, et enlin le
jeune ouvrier réussit à passer entre les deux
battants et ouvre la porte à ses compagnons.
Tous entrent par le jardin, sauf le soldat de
planton et un sergent de ville. A une fenêtre
du deuxième étage, on aperçoit un Frère avec
qui on parlemente. Je reste à regarder, le ser-
gent de ville me dit : On ne stationne pas 1 Je
recommence à marcher. Le jeune ouvrier
vient chercher d'autres outils pour enfoncer
les portes intérieures. La foule augmente ;
beaucoup de monde du peuple; la haute société
est aussi très bien représentée. Calme parfait.
4 h. 25. — M. de Kerangall, directeur de
Y Impartial, qui a passé la nuit à la commu-
nauté en compagnie de plusieurs catholiques
de Quimper, sort, conduit par deux hommes;
il harangue le soldat et le sergent de ville,
déclare qu'il va rentrer et se retourne vers la
porte. On l'empêche de rentrer ; il reste près
de la porte.
4 h. lit). — M. de Chamaillard sort et va re-
joindre M. de Kerangall. Deux sergents de
ville sortent et descendent vers la gendar-
merie, située près de là, pour chercher du
renfort. On voit sortir aiors M. Salaun, li-
braire, puis un autre monsieur, avec M. l'abbé
li »ssi. Arrivent cinq gendarmes réquisition-
nés par le sergent de ville ; ils entrent dans la
maison.
4 h. 45. — On ouvre la petite porte de la
cour. Le H. P. supérieur sort, conduit par un
pauvre sergent de ville, qui le tient légère-
ment par le bras. Il va s'agenouiller sur le
seuil de la porte de la chapelle. Tout le monde
se met à genoux ou pleure. Le révérend Père
se relève et va rejoindre la foule qui l'entoure
affectueusement.
4 h. 52. — Un deuxième Père sort. Le ser-
gent de ville qui a conduit le Père supérieur
va l'embrasser. Bravos enthousiastes, san-
glots... Tout le monde s'agenouille pour im-
plorer la bénédiction du Père. Le sergent de
ville p'eure comme un enfant.
4 h. 55. — Le P. Delaizir (quatre-vingt-six
ans) sort ; je vais l'embrasser. Un policier
l'accompagne très poliment jusqu'au bas. On
s'agenouille, plusieurs embrassent le Père,
tout le monde est découvert.
5 heures. — Il y a environ 1.000 personnes.
Le Père de Saint-Alouarn (soixante-seize ans)
sort, va s'agenouiller sur le seuil de la cha-
pelle, baise la pierre, est embrassé par tous
les membres de sa famille et ses nombreux
amis. Quatre gendarmes dans la foule ; pas
le moindre désordre.
5 h. 10. — Le Père Forestier sort, le cha-
pelet à la main, va lire l'écriteau apposé sur
la porte de la chapelle. On s'agenouille, on
demande sa bénédiction, on l'embrasse.
■ h. 18. — Le Père de Kersusec sort avec ba-
es et parapluie ; il s'agenouille sur le seuil
de la phapelle, est entouré et embrassé.
'.) h. 23. — Le Père Monjarrel sort, -
nouille, est embrassé et félicité; on lui demande
sa bénédiction.
La foule augmente; il y a de 1.500 â 2.000
personnes.
5. h. 30. — Le Père Hleuzen sort radieux ;
je l'embrasse avec respect ; il va s'agenouiller,
et tous, à genoux, demandent sa bénédic-
tion.
5 h. 38. — Un vieux Frère (le Frère Lecor-
nee) sort avec son parapluie ; il s'agenouille.
On s'avance pour l'embrasser et lui prendre
les mains.
5 h. 45. — Un second Frère sort. Un sergent
de ville va, tout ému, lui demander une
poignée de main. Applaudissements. Un gen-
darme défend d'applaudir pour n'être pas
obligé, dit-il, de disperser la foule.
6 heures. — Les cinq gendarmes sortent,
6 h. 6. — L'homme au chapeau haut sort
et traverse la foule, qui se détourne avec dé-
goût. La vue de cet homme qui a accompli
une si odieuse mission soulève le cœur.
Placard apposé sur la porte de la chapelle :
« Chapelle interdite par acte de l'autorité. —
Arrêté préfectoral, 30 juin 1880. »
Toute la foule conduit triomphalement les
révérends Pères à la cathédrale, où les attend
Mgr l'évèque, qui les accueille avec la respec-
tueuse affection due à ceux qui souffrent, per-
sécution pour la justice. Tous les Pères disent
la sainte messe en même temps ; la cathé-
drale est pleine comme aux jours des grandes
fêtes. On donne la sainte communion à deux
autels à la fois.
Credat posteritas! L'exécution des jésuites
eut lieu de même ou à peu près à Avignon, à
Béziers, au Puy, à Poitiers, à Toulouse, à
Montpellier, à Poyanne, à Dôle, à Besançon,
à Nîmes, à Troyes, à Pau, à Laval, à Anno-
nay, à Lons-le-Saulnier, à Lyon, à Bordeaux,
à Nancy, à Clermont-Ferrand, à Lille, à
Douai, à Limoges, à Rouen, à Bastia, par-
tout où plus de deux jésuites étaient réunis,
au nom de Jésus-Christ, sous la protection de
la loi française. Partout les préfets, sous-
préfets, procureurs de haut et de bas étages,
gendarmes, commissaires, en compagnie de
serruriers, de charpentiers, de maçons, for-
cèrent les portes, crochetèrent les serrures,
violèrent la liberté des professions, foulèrent
aux pieds l'inviolable droit du domicile, et,
pour marquer le droit de la force brutale,
mirent la main sur les jésuites, les jetèrent
dans la rue, sans se préoccuper de savoir s'ils
avaient des ressources et trouveraient un do-
micile. Si ces jésuites avaient pris part aux
attentats de la Commune, ils auraient été
amnistiés ; mais ils avaient été assassinés par
la Commune et les républicains, dignes émules
des communards, les expulsaient. Credat pos-
teritas !
Ces jésuites si riches, si puissants, si astu-
cieux, qui enseignent le crime, — je parle le
langage de leurs ennemis, — ils se laissent
appréhender au corps comme des agneaux,
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
qu'on mène a la bouoherie. Pas un acte, pas
une velléité de résistance. La loi les proti
ils se bornent à se couvrir de la loi <-t a mettre
leur espoir dans les tribunaux. La balle d'un
revolver qui eu) cassé la tête d'un préfet ou
d'un procureur enl dépassé le moderamen in-
, ii.i tutelle et violé le principe qu'on m;
rend pas justice à soi-même, mais elle eut
mis plus en relief ce fait, que : le gouverne-
ment résolvant, le premier, le pacte social,
nous retournons à Nemrod. Du moment que
celui qui devait protéger ne protège plus,
qu'il agit contre la loi, qu'il s'autorise d'un
décrel sans base et d'une violence sans motif,
pour persécuter l'innocence, la loi n'a plus
cours et nous rentrons clans l'état sauvage. —
Dans l'état sauvage, chacun se ramas-e sous
ses armes, il se protège lui-même et si quel-
qu'un l'attaque, il le tue. C'est la loi de la bar-
barie, il e-t vrai ; mais ce qui s'appelle un
gouvernement, parce qu'il en tient la place
sans en exercer les fonctions, se mettant lui-
même hors la loi, on lui oppose très juste-
ment la loi de violence qu'il édicté lui-même.
Aucun jésuite ne donna cet exemple de vertu
civique : ils se contentèrent de mettre leur es-
poir dans la pitié de la France et daus le
réveil de sa probité. Credat posterilas!
Dans l'exécution des décrets contre les jé-
suites, le fanatisme du gouvernement fut tel
qu'il poursuivit la Compagnie jusqu'aux co-
lonies, et en particulier à .Madagascar. A Ma-
dagascar les jésuites avaient sauvé l'influence
française, très menacée par les Anglais. Les
ministres, en présence de ce service patrioti-
que, avaient sursis à l'exécution ; un change-
ment de ministère laissa libre cours au fana-
tisme persécuteur. « Comment se fait-il, de-
mande le Père Lavaissière (1), que la logique
d'autrefois ne soit plus la logique d'aujour-
d'hui? La dépêche ministérielle, d'accord en
cela avec mes renseignements particuliers,
nous montre la députation coloniale exerçant
une pression sur le ministère, alin d'obtenir
à Saint-Denis l'exécution des décrets du
29 mars. Je ne suis nullement étonné que
notre député et notre sénateur, protestants
eux-mêmes ou soi-disant protestants, et à qui
l'on reproche d'ailleurs d'autres actes com-
promettant les véritables intérêts du pays, se
soient unis aux protestants anglais de Mada-
gascar pour faire la guerre à la mission ca-
tholique et à l'influence française sur celte
grande terre. Nos missionnaire?, sans doute,
et le consul de France, commissaire du gou-
vernement à Madagascar, avaient trop peu
d'obstacles à surmonter pour ne pas leur créer
de nouveaux embarras. Nos représentants
sont donc allés de l'avant.
« Mais qui leur a' donné ce mandat? Est-ce
la Colonie elle-même ? Non. Cette île si catho-
lique, qui accueillit si généreusement les pre-
miers missionnaires de Madagascar, fut le
berceau de la mission et se montra toujours
sympathique pour ceux que nos représentant!
poursuivent <le leur autorité ; celte il»; catho-
lique de la Réunion n'a jamais donné pareil
mandai à son député et à son sénateur. Cette
Ile intelligente, qui a su toujours compren
ce que Madagascar peut être dans l'avenir
pour ses enfants obligés de -expatrier, celte
lie intelligente n'a point donné à ses représen-
tants l'ordre de combattre sur la grande '.erre
l'influence française au profit de l'influence
anglaise. Qui donc a excité contre n
M\l. Laserre et de Mahy ? M. le ministre,
dans sa dépèche aussi bien que mes informa-
tions venant de France, parle de requêtes
adressées à la députation coloniale afin d'urger
l'exécution des décrets.
ne les auteurs cachés de celle requête
anti-catholique et anti-française me per-
mettent de leur dire que c'est principalement
sur eux que retombe la responsabilité de la
mesure prise aujourd'hui contre la mission de
Madagascar. Nous connaissons les fausses rai-
sons alléguées par eux afin d'oblenir la fer-
meture. Nous avons le droit de les appeler
nos premiers et principaux persécuteui-.
« Loin de moi, néanmoins, la pensée devou-
loir les iraiter en ennemis. Notre premier
chef et maître nous ordonne d'aimer nos en-
nemis et de prier pour nos persécuteurs. J'ai
voulu seulement, par celte protestation,
mettre la vérité dans tout son jour, et donner
à chacun sa vraie part de responsahililé. J'ai
voulu, de plus, réserver nos droits pour l'ave-
nir ! Malgré tous les abandons, toutes les per-
sécutions ouvertes ou cachées, nous espérons
combattre à Madagascar pour l'Eglise et la
France, et voir bienlôl l'aurore de ce jour si
ardemment désiré où la justice, dégagée de
ses entraves actuelles, reviendra régner dans
notre patrie et nous restituer nos droits. »
Cette exécution des décrets révolta la pro-
bité de tous les peuples. En France, un in-
dustriel fit observer que les décrets entraîne-
raient des conséquences désastreuses. « Un a
beaucoup parlé, dit-il, des décrets du 29 mars.
Je ne crois pas que jusqu'à présent on ait
parlé de leurs conséquences dans l'avenir au
point de vue de l'intérêt matériel des arts et
des industries qui vivent de la construction et
de la décoration des églises, chapelles et éta-
blissement religieux.
« Je dois dire tout d'abord que, comme ca-
tholique,je suis navré de ce qui vient de se pas-
ser. Et, comme père de famille, artiste et chef
d'atelier, aussi bien que comme contribuable,
je proteste aussi contre des acles qui m'at-
teignent dans mes intérêts, et je ne suis pas le
seul en France. Si l'on considère que, depuis
l'architecte qui donne des plans, jusqu'aux ar-
tistes qui décorent l'édifice, et le joaillier et
l'orfèvre qui l'enrichissent en partie, si l'on
considère, dis-je, quelle quantité de métiers
ou d'industries seront frappés après les reli-
gieux, on est effrayé du désastre matériel. Et
(1J Le Père Lavaissière est auteur d'une Histoire de Madagascar en 2 valûmes.
LIVRE QUATRE VINGT-QUAT0RZIÉM1
on ose nous dire que nous vivons sous une ère
de prospérité, et que l'on protège les arts et
l'industrie. Etrange dérision I mais j'aime à
croire que nos gouvernants n'ont pas pensé à
tout ce peuple de travailleurs; ils onl pensé
ne frapper que les religieux et la religion, et
ils nous ruinent, nous patrons, et affameront
nos ouvriers, dont la nomenclature serait trop
longue. »
Au Canada, des assemblées protestèrent
contre le fanatisme des républicains. En An-
gleterre, l'Union catholique, sous la prési-
dence du due de Norfolk, éleva la voix pour
rendre hommage aux jésuites : Aux Etat-Unis,
l'union nationale de la jeunesse catholique
publia les déclarations suivantes :
Attendu que nous avons reçu d'Europe la
nouvelle que la noble Société connue sous le
nom de Compagnie de Jésus >x, par son dé-
vouement à l'Eglise catholique, déchaîné sur
elle la haine et la persécution des ennemis de
notre foi ;
Attendu que son dévouement à la science
et à l'éducation, dans le monde entier et dans
tous les temps, sont des titres à l'estime de
l'humanité en général, et à la protection spé-
ciale des associations qui ont pour but d'éle-
ver l'homme au-dessus de lui-même ;
Nous déclarons ce qui-suit : lin notre qua-
lité d'enfants de l'Eglise, nous nous unissons
de cœur aux membres de la Compagnie de
Jésus en France, qui maintenant souffrent
persécution pour la justice, et en vertu de nos
droits de catholiques et de citoyens des Etats-
Unis, nous stigmatisons la conduite du minis-
tère français comme un outrage commis au
nom de la morale et de la liberté.
Comme catholiques, nous flétrissons leur
attaque contre l'éducation catholique ; comme
citoyens d'une république, nous llétrissons
l'intolérance et le fanatisme qui les animent,
et nous prions la presse de cette grande Ré-
publique d'élever sa puissante voix contre des
actes qui empoisonneront les générations à
venir, en leur donnant une fausse idée de la
liberté et de la religion, et leur enseigneront
l'intolérance, l'impiété et l'athéisme.
En résumé, l'exécution des décrets concilia,
aux victimes, les sympathies des honnêtes
gens de tout l'univers, elle assura, au gouver-
nement, l'estime de la canaille des deux
mondes ; il en était digne sous plus d'un rap-
port et devait plus tard s'y créer de nouveaux
titres. .Mais déjà l'iniquité criait vengeance.
Pendant que les jésuites, proscrits, en France,
établi-, lient, en Angleterre, leurs collèges, et
en Belgique, leurs noviciats, Uochefort le
lanternier rentrait à Paris et le socialisme se
préparait à faire entendre ses revendications.
Le châtiment vient d'un pied boiteux, comme
dit le poète, mais il vient toujours.
l,V\|»uUion Ai'-. eMggrégatlonii
non autorliféeM,
Les congrégations, autres que les jésuites,
ne rendaient pas, à la France, de moindres
services. Un grand nombre de ces congréga-
tions vaquaient à l'enseignement de la jeu-
nesse. A leur tète brillaient les Dominicains
rétablis, depuis quarante ans, par le Père La-
cordaire. A cette date on se passionnait en-
core pour tout ce qui était beau, pour tout ce
qui relevait le génie français. On tressait des
couronnes à toutes les gloires. L'envieuse dé-
mocratie n'imposait pas alors, comme aujour-
d'hui, à la société, ses haines et son odieux ni-
veau. (Ju'un moine ouvrit à l'éloquence des
voies nouvelles et hardies, on allait l'en-
tendre ; on frémissait sous sa parole lyrique,
pittoresque, modernisée, parfois romantique.
Jeunes et vieux, artistes et bourgeois, étu-
diants et maîtres, se pressaient autour de la
chaire de Notre-Dame, qui,jamais, sans doute,
n'avait vu un pareil auditoire. La popularité
suivit cette gloire. En 1848, le Père Lacordaire
fut élu à l'Assemblée nationale ; en 1867, il fut
reçu à l'Académie française. Après le coup
d'Etat, on apprit que, ne se trouvant plus
assez de liberté dans la chaire chrétienne, le
grand orateur allait se consacrer à l'enseigne-
ment de la jeunesse. Pendant que les aînés
de sa famille monastique, réunis dans leurs
couvents de Nancy, Flavigny, Paris, etc., por-
taient partout les échos de son éloquence,
lui, redevenu maître d'école, ouvrait des
collèges à Oullins et à Sorèze. Depuis sa mort,
par l'expansion naturelle des forces vives, le
tiers-ordre de Saint-Dominique avait ouvert
les écoles de Saint-Brieuc et d'Arcachon,
cette dernière pour la marine et d'après les
plus hautes pensées.
« 11 est, en effet, incontestable, dirent à ce
propos les Dominicains, que la vie nationale
tend de plus en plus à déserter l'intérieur
pour se concentrer au dedans. Cette modifi-
cation de nos mœurs produit :
« A l'intérieur, le fonctionnarisme et la bu-
reaucratie à outrance, une centralisation ex-
cessive, le rétrécissement des horizons ou-
verts à la jeunesse, l'ignorance regrettable de
ce qui se passe à l'étranger, un entassement
dangereux d'ambitions et d'activités inas-
souvies, une tendance à faire plus de politi-
que que d'affaires, plus de bruit que de be-
sogne, plus de consommateurs que de produc-
teurs.
« (Jette même cauee produit à l'extérieur :
le délaissement de nos colonies, la décadence
224
HISTOIRE UNIVERSELLE DL L'ÉGLISE CATHOLIQUE
de noire marine marchande, la paralysie de
noire commerce à l'étranger et un lent effa-
cement de notre pavillon et de notre influence
dans le monde entier. Cet état de choses est
grave : il nuit d'une façon sérieuse à l'honneur
et a la prospérité de notre pays. Pour y re-
médier, il faut Faciliter aux jeunes gens l'en-
trée des carrières commerciales maritimes et
les attirer vers la mer, qui est en définitive le
champ le plus vaste et le plus fécond de l'ac-
tivité des peuples.
« Dans ce but, nous pensons qu'il faut
créer une Ecole centrale maritime qui soit à
l'Ecole navale ce que l'Ecole centrale des
arts et manufactures est à l'ivole polytech-
nique. L'Ecole centrale maritime e>l le co-
rollaire nécessaire et logique de l'Ecole des
arts et manufactures ; celle-ci a contribué, pour
une large part, à la production nationale.
Les Bénédictins anglais étaient établis à
Douai, depuis 1818, en vertu d'une ordon-
nance royale; les Bénédictins suisses, pros-
crits de leur patrie parle radicalisme, avaient
trouvé, à Délie, sur la terre hospitalière de
France, un abri qu'ils croyaient devoir être
respecté. Les Marisles, fondés en 1836, par
Grégoire XVI, avaient été établis d'abord à
Belley, puis à Lyon et à Paris ; ils dirigeaient
sans bruit les collèges de Saint-Chamond
dans la Loire, de Moulluçon, de Riom, de la
Seyne, de Toulon, plus une maison à Londres,
deux collèges en Irlande et un en Amérique ;
ils dirigeaient encore les séminaires de Saint-
Brieuc, de Nevers, de Moulins et d'Agen;
enfin, ils avaient, à l'étranger, de nombreux
missionnaires ; ils e'vangélisaient surtout les
îles de l'Océanie.
« Depuis 1840,dit l'un d'eux, nos Pères, alors
que les relations entre l'Europe et ces pays
sauvages étaient les moins suivies, se sont
hardiment lancés à l'aventure pour y créer la
civilisation. Ils partaient, certains de n'y ren-
contrer que des déceptions, que des mé-
comptes, la mort, mais ils partaient sans hé-
siter, fiers de leur mission, soutenus par
la foi, heureux, quel que fût le sort qui les
attendait, d'aller, au nom du monde civilisé,
accomplir un devoir d'apôtre et de martyr. Je
ne pourrais vous citer les noms de tous ceux
qui ont succombé dans l'accomplissement de
ce rude labeur. Mais il en est parmi les nôtres
dont la mort, sans cesse honorée parmi nous,
est invoquée comme un exemple. Tel Mgr
Epalle, massacré en débarquant dans l'archi-
pel Salomon, vers 1847. Dans le même ar-
chipel, vers 1850, trois de nos religieux ont
également trouvé la mort; mort horrible,
s'il en fut, car ces trois malheureux, tombés
aux mains d'une population d'antropophages,
y furent littéralement mangés. Dans la Nou-
velle-Calédonie, deux autres onl disparu vers
la même année : Dieu sait à quels cruels raffi-
nements de supplices ils ont dû succomber.
« Croire que le découragement se soit em-
paré des nôtres après de tels précédents, se-
rait une erreur. Au contraire, ainsi que ces
guerriers qui sentent leur courage augmenter
aux sensations de leurs blessures, nos soldats
de la foi pui-ent une énergie nouvelle dans la
mort de leurs devanciers. Je vous citerai, par
exemple, ce qui est arrivé à la suite de la fin
tragique du Père Chanel, massacre dans l'île de
Putuna, par le chef de la tribu. En mourant,
le Père Chanel laissait un de ses confrères plus
jeune que lui aux mains des barbares. « Cou-
rage, mon enfant, lui dit-il en expirant, con-
tinuez notre œuvre, si Dieu le permet. » Eh
bien ! savez-vous ce qui est arrivé? Quelques
années après la mort du Père Chanel, l'île en-
tière était catholique, civilisée ; et, lorsque
longtemps plus tard, ce même chef qui, d'un
co'.'p de sa hache d'armes, avait tué le Père
Chanel, mourut à son tour, ce nouveau chré-
tien demanda que son corps fût déposé à la
place où il avait immolé le martyr de la civi-
lisation. Uui.il voulut faire amende honorable,
racheter son passé par cet acte d'humilité et
de soumission aux idées catholiques, donner
à la population de l'île le témoignage de son
profond repentir, racheter, pour ainsi dire, à
la suprême minute de la mort, les années de
barbarie dans lesquelles il avait longtemps
vécu.
« Je pourrais, continue le Père X..., vous ci-
ter d'autres exemples de succès, obtenus au
prix d'abnégations de toutes sortes : mais il fau-
drait se répéter à l'infini ; je veux cependant
vous donner une idée exacte, détaillée, des sa-
crifices d'un autre genre que s'imposent nos
Pères missionnaires. Au moment de leur dé-
part, ils ignorent, bien entendu, comment ils
seront accueillis, si la population qu'ils vont
catéchiser se montrera hospitalière ou hos-
tile. Ils font donc leurs préparatifs en vue de
cette incertitude, c'est-à-dire qu'ils s'expa-
trient avec l'idée de se tirer d'affaire tout
seuls. Ils sont pourvus d'un trousseau aussi
complet que le leur permettent les fonds de la
Société ; ils emportent les objets nécessaires
pour dire la messe, et les voilà partis à la
grâce de Dieu. Le plus souvent, en arrivant,
ils sont obligés de construire eux-mêmes, de
leurs mains, la petite église où ils diront la
messe et où ils appelleront ceux qui voudront
les entendre, être instruits. Quelques fois en-
core, le pillage des bagages est la première
épreuve du missionnaire ; il est alors aban-
donné, dépouillé, privé de toutes ressources,
obligé de se résigner à la nourriture, parfois
ignoble, des naturels.
« Quant aux communications, on ne saurait
en espérer ; nous avons tels membres de notre
Ordre qui, depuis quatre ans. sont restés sans
avoir la bonne fortune de se trouver en pré-
sence d'un Européen. Ln des nôtres, ainsi
abandonné depuis plus de quatre ans, a été
trouvé parle premier navire que le hasard fit
aborder dans l'île, vêtu d'une sorte de sou-
tane faite avec des lambeaux de toile à voile ;
c'était son unique vêtement. Eh bien ! qu'un
jour un des enfants de la tribu se rende à
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
l'école, qu'un des hommes du village prête
son attention aux paroles du prêtre, le vol,
les souffrances, les tortures endurées, Bont
oubliés aussitôt, et ce premier succès, si mi-
nime qu'il soit, est la récompense la plus
chère, la seule désirée (railleurs, par tous ces
soldats volontaires qui forment, pour ainsi
dire, l'avant-garde de la grande armée de la
civilisation. »
Semblable est la mission et la destinée des
religieux de Picpus. En 1870, cinq des leurs,
aumôniers volontaires de l'armée, avaient été
décorés de la Légion d'honneur; cinq autres,
en 1871, avaient été assassinés par les com-
munards. Etablis à Paris dès 1660, ils avaient
comblé de bienfaits le faubourg Saint-An-
toine et obtenu, en récompense, les haines de
la populace ; mais leur zèle ne se ralentit pas
pour si peu. Dès 1836 la communauté sort de
France et s'installe à Yalparaiso, à Santiago
du Chili, où elle fonde deux collèges aujour-
d'hui en pleine prospérité. De là, elle envoie
des missionnaires dans la plupart des îles de
l'Océanie orientale.
L'archipel de Gambier a été civilisé par
eux. Aux îles de Pâques et de Pomoutou, ab-
solument sauvages, ils ont opéré des prodiges
de dévouement chrétien. Et ce n'est pas à
former des chrétiens que s'est borné le rôle
des patients évangélistes, ils ont encore fait
des hommes de tous ces êtres déshérités. Par
eux, les cannibales ont renoncé à leurs hi-
deuses pratiques, ils ont appris à se vêtir, à
labourer le sol, à bâtir des cases, à utiliser
toutes les ressources de leur sol fertile.
Pendant que les missionnaires de Picpus
étendaient leur salutaire influence jusqu'aux
confins de l'Océanie, leurs frères de Valpa-
raiso secondaient de tous leurs efforts le com-
merce français au Chili, agrandissaient nos
possessions et aidaient le drapeau national à
acquérir un prestige qu'il n'a point perdu là-
bas. L'amiral du Petit-Thouars, en remettant
àl'évêque (pieputien) des Marquises la croix
de la Légion d'honneur, le remerciait, au nom
de la France, de l'appui qu'il n'a cessé de
prêter aux représentants de la mère-patrie.
L'amiral Fourichon, décorant Mgr Doumerc,
évêque et supérieur de la maison de Valpa-
raiso, lui tenait un même langage. « Merci,
lui disait-il, pour l'accueil si large et si fran-
çais que vous avez toujours fait à nos marins,
et pour les éclatants services que vous avez
rendus à notre pays ! »
Les Eudistes, fondés par Jean Eudes, frère
de l'historien Mezeray, dirigent les cinq collèges
de Saint-Martin de Rennes, de Saint-Sauveur
de Redon, de Saint-François-Xavier de Be-
sançon, de Saint-Jean à Versailles et le petit
séminaire de Valognes.Les Pères de l'Assomp-
tion dirigent, à Nimes, un collège libre, fondé
de toutes pièces par l'abbé d'Alzon. La con-
grégation de Sainte-Marie de Tinchebray,
après avoir ressuscité cet établissement, di-
rige deux écoles communales et douze mai-
sons dans l'Orne et le Calvados. La congréga-
T. XV.
lion du Sacré-Cœur d'issoudun dirige plu-
sieurs établissements, dessert plusieurs églises
et prêche l'Evangile dans la Nouvelle Guinée.
Les Oraloriens, rétablis par l'abbé Pététot,
enseignent à Saint- Lô el a Juilly ; ils tien-
nent, a Paris, l'école Massillon. Les Oblats de
Saint-llilaire remplissent les fonctions de
prêtres auxiliaires et dirigent le grand sémi-
naire de Poitiers. Ces Oblats de Saint-François
de Sales, fondés à Troyes, par l'abbé Ihisson,
occupent quatre collèges établis par leurs
soins et évangélisent le sud de l'Afrique. Les
prêtres de l'Immaculée-Conceptionde Itennes,
outre leur rôle de missionnaires diocésains,
enseignent â Itennes, à Vitré, à Saint-Malo et
à Saint-Méen.
En dehors de leur dévouement à l'instruc-
tion publique, les religieux des congrégations
non-autorisées, placés comme citoyens sous
la sauvegarde du droit commun, s'ils ne jouis-
saient pas des avantages attachés à l'autori-
sation légale, ne s'appliquaient pas moins au
service du pays. On ne peut pas citer une mi-
sère qu'ils n'aient soulagée, une vertu qu'ils
n'aient honorée, et un point de la France
qu'ils n'aient combié de grâces. Si la France
est la fille aînée de l'Eglise, c'est surtout parce
que les serviteurs de Jésus-Christ ont été les
principaux agents de sa prospérité nationale.
Même depuis la Révolution, cette armée indes-
tructible des meilleurs serviteurs du peuple,
a reformé ses bataillons ; les anciens et les
nouveaux Ordres rivalisent de zèle, sans qu'on
puisse exactement savoir lequel contribue le
plus largement au bien du pays.
« Quel serait, demande le cardinal Guibert,
dans une lettre au ministre de l'intérieur, le
résultat de la dissolution des congrégations
qui ne sont pas légalement reconnues? En
France, vous allez atteindre plus de trois
cents orphelinats et un bon nombre d'asiles et
d'hospices, par conséquent ôter à des milliers
d'enfants et de vieillards les soins dévoués qui
les sauvent de l'abandon et de la misère. La
plupart de ces établissements sont des fonda-
tions privées : vous ne pourrez donc pas pro-
céder d'office au remplacement du personnel
dirigeant. Les mesures prises contre les reli-
gieuses frapperont l'enfance et la vieillesse dé-
laissées. Est-ce là ce que réclame l'intérêt de
la république 9
« En France encore, vous allez enlever à des
milliers d'écoles libres ou communales les
maîtres et les maîtresses qui les dirigent.
Etes-vous prêt à leur substituer sans délai de
nouveaux instituteurs dans les écoles publi-
ques? Etes-vous maîtres de leur en substituer
dans les écoles libres? Et si l'instruction po-
pulaire se trouve tout d'un coup dépossédée
d'un tiers ou d'un quart du personnel ensei-
gnant qu'elle occupe, si ce triste résultat
se produit surtout dans les pays pauvres, dans
les contrées montagneuses où les populations
dispersées n'ont d'autres ressources d'éduca-
tion que les humbles écoles de hameau,
n'allez-vous pas creuser un vide irréparable,
15
J_><>
HISTOIRE i NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ou «lu moine qui ne pourra être comblé
qa'aprèi de longues années T En interrompant
ainsi l'œuvre de L'enseignement là où elle est
pi us difficile, aurez-vous bien mérité du peu-
ple, un .-vous bien servi la cause de lu civi-
lisai ion et du progrès?
« La charité, l'enseignement ne sont pas le
seul bienfait dont notre pays soit redevable
aux congrégations. L'apostolat est aussi un
service, et, pour qui connaît et honore la na-
ture morale de l'homme, c'est le plus grand des
services. Or, le clergé séculier ne suffit pas à
celte tache ; les réguliers lui apportent un
concours dont la religion ne saurait se passer.
Pasteur de l'Eglise de Paris, il doit m'êlre
permis de constater ce qui se produira dans
mon diocèse.
« Qu'on ferme les églises des religieux : dans
la plupart de nos paroisses, qui comptent
40, 50, 60.000 habitants, les églises parois-
siales deviennent manifestement insuffisantes ;
séparées par de trop longues distances, elles
ne répondent plus aux besoins spirituels de
cette immense capitale. Qu'on éloigne les re-
ligieux eux-mêmes, et un grand nombre de
fidèles manqueront des moyens nécessaires
pour l'accomplissement de leurs devoirs de
chrétiens.
« Qu'on oblige les religieux de nationalité
étrangère à quitter notre sol, et, dans la
seule ville de Paris, 60.000 Allemands re-
gretteront l'absence des Jésuites et des Ré-
deraptoristes, 30.000 Italiens demanderont
en vain le ministère des Barnabites, toute
la colonie anglaise déplorera l'éloignement
des Passionnistes, et cette population d'étran-
gers, qui se compose en partie de pauvres ou-
vriers, s'étonnera que la France, hospitalière
pour leurs intérêts et leurs personnes, se
montre à ce point intolérante pour leur reli-
gion et leur conscience. Leur étonnement re-
doublera quand ils se souviendront que nos
prêtres français sont bien accueillis partout et
qu'ils ouvrent en paix des chapelles dans tous
les pays du monde pour les besoins de nos na-
tionaux ; ils se demanderont comment les
égards que les nations se doivent les unes aux
autres n'ont pu les protéger, en France,
contre l'ostracisme imposé par d'étroites pas-
sions politiques.
« Voilà ce que produira chez nous la sup-
pression des religieux. Que dire maintenant des
pays étrangers et des missions lointaines ?
Aura-t-on accru le prestige de la France en
Orient, quand les fils de saint François cesse-
ront de garder les Lieux-Saints, ou du moins
qu'il n'y aura plus de religieux français dans
leurs rangs? Nos nationaux seront-ils plus
fiers de leur patrie quand, aux extrémités du
monde, ils ne verront plus le drapeau de la
France flotter que sur de rares comptoirs, là
où jusqu'ici le nom français se faisait con-
naître par des entreprises de dévouement et
de sublime charité ? Quand on aura fermé les
noviciats, il n'y aura plus que deux ou trois
congrégations autorisées pour suffire à l'im-
mense tache de l'évangélisalion. Les Domini-
cains ne pourront plus envoyer de recrut
ceux de leurs lier*'- qufprennenl part aux mis-
sions de la Chine, qui entretiennent à Mossonl
un centre de civilisation chrétienne et fran-
çaise, qui, dans les Antilles anglaises, obtien-
nent d'un gouvernement protestant des témoi-
gnages publics d'admiration et de reconn
sance.
« Les Franciscains des diverses branches ne
pourront plus alimenter, avec le commissariat
de Terre-Sainte, les missionsde Chine, d'Aden,
des Seych elles, d'Abyssinie, de Mésopotamie,
d'Arménie. Les Oblats, cette famille toute
française, n'auront plus d'apôtres à envoyer,
soit dans les glaces du Nord, au secours des
pauvres Esquimaux, soit sous le> feux du Tro-
pique, aux noirs de Natal et du pays cafre,
ou aux races mêlées qui peuplent la grande
île de Ceylan. Les Maristes, autre société
d'origine française, qui ont civilisé un grand
nombre d'îles de l'Océanie, peuplées d'anthro-
pophages, où plusieurs de leurs missionnaires
sont morts martyrs de leur zèle, verront leur
sainte entreprise languir d'abord et périr en-
suite, parce qu'on aura supprimé les maisons
qui préparaient les ouvriers évangéliques. —
Qui remplacera ces foyers de civilisation que
les passions irreligieuses de quelques Français
auront éteints? Qui nous rendra l'honneur et
les bienfaits dont une proscription sans motif
aura dépouillé notre patrie? »
On ne pouvait mieux dire ; l'archevêque
parlait le langage de la foi, de la sagesse et
de la haute politique: il eut dû être entendu.
Mais il y avait ces fameuses lois existantes
qui n'existent plus : les unes, les lois de l'abso-
lutisme monarchique, supprimées par la Révo-
lution ; les autres, les lois de l'absolutisme
révolutionnaire, détruites parles chartes cons-
titutionnelles et les lois organiques ; les der-
nières, relatives à l'autorisation des congréga-
tions religieuses, si clairement exprimées
qu'il fallait être un âne cube pour se dérober
à ces explications. Les premiers juriscon-
sultes de la France avaient parlé; 1.800
avocats avaient adhéré à leurs savantes et dé-
cisives consultations ; deux cents magistrats
étaient descendus de leur siège pour ne pas
prêter, contre les jésuites, leurs mains à l'ar-
bitraire; les tribunaux acceptaient les deman-
des des jésuites en référé, et Freycinet et Ferry
avaient déclaré, à la tribune, que les tribu-
naux civils prononceraient sur la cause. L'una-
nimité morale était acquise aux consultations
Rousse et Demolombe. La plaisanterie, qui ne
perd jamais ses droits en France, avait tourné
en ridicule, et très justement, cette prétention
grossière, lâche et criminelle des républicains,
d'opérer au nom de l'absolutisme monarchi-
que. J'en cite ici deux échantillons :
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
L221
Doux lois existantes.
TlUliUNAL CIVIL DE...
Audience des référés du 20 avril 188.
L'huissier de service appelle l'afl'aire : Doc-
teur X... contre le préfet de police.
Le docteur X... se plaint de ce que la veille
19, à une heure du matin, alors qu'il était ab-
sent pour une opération, des agents de la force
publique ont pénétré dans son domicile, forcé
l'entrée de son cabinet, brisé diverses fioles et
emporté plusieurs tubes de vaccin. 11 demande
à être réintégré dans la possession de son
vaccin pour l'inoculer à des clients qui, dans
la crainte d'une épidémie de variole, le pres-
sent de leur faire la piqûre préservatrice.
M. l'avocat de la République oppose l'in-
compétence. Par décret du 18 mars dernier,
l'arrêt du Parlement interdisant l'inoculation
a été remis en vigueur. Un mois a été laissé
aux intéressés pour se conformer à cette loi
existante ; et M. le docteur X... est mal venu
à se plaindre que, par mesure de haute po-
lice, une fois minuit passé, dans la nuit du
18 au 19, la force publique ait fait exécuter
l'arrêté 6i patriotique du Parlement. La peur
de la variole, ajoute le ministère publique,
est un fantôme créé par la réaction.
L'huissier de service appelle: Dame Z...
contre le préfet de police.
La dame Z... expose que, hier 19, à deux
heures du matin, le sieur Z..., son mari, se
purgeait avec de l'émétique, lorsque quatre
gardiens de la paix ont enfoncé la porte, ont
forcé le malade à rendre violemment sa pur-
gation, si bien qu'il a éprouvé une secousse
qui met ses jours en danger. La dame Z... de-
mande que son mari puisse se traiter à sa
guise.
M. l'avocat de la République oppose l'in-
compétence. Par décret du 18 mars dernier,
l'arrêt tout récent du Parlement, datant de
trois siècles à peine, qui proscrit l'antimoine,
a été remis en vigueur. Or,l'émétique contient
en forte dose cet ingrédient non autorisé. Que
l'antimoine se fasse autoriser, mais en atten-
dant, la mesure dont se plaint la dame Z...
est une mesure de haute police, que l'admi-
nistration continuera de faire exécuter avec
prudence et fermeté.
Un gouvernement n'affronte pas volontiers
Le ridicule; il s'expose moins encore à violer la
loi dont il est le représentant, l'interprète et le
vengeur. Le gouvernement républicain était
d'autant pins mal venu ;• se donner ce doubla
tort, que poor en encourir l'odieux, il fallait
ignorer absolument lea éléments du droit repi
lentatifet se recommander sans vergogne de
l'absolutisme monarchique du pur césai isme.A
moins de se composer exclusivement d'hommi •
d'aventures, de politiciens sans conscience et
de bandits, le gouvernement do la république
ne pouvait pas s'enfoncer plus avant dans l'ar-
bitraire. L'exécution des jésuites avait pu
plaire aux imbéciles et aux misérables; mais
elle ne pouvait que soulever de dégoût et
d'horreur la conscience publique. Aussi bien,
quels que soient les jésuites et en admettant
par hypothèse qu'ils soient tout ce que disent
leurs ennemis, les jésuites sont des citoyens
français, et, dans l'espèce, ils ne se couvrent
que de leurs droits de citoyens ; ils ne ré-
clament que le droit de propriété, l'inviolabi-
lité du domicile, la liberté des professions et
l'exercice de tous les droits civiques garantis
par la constitution. Et quand je dis constitu-
tion, je n'entends pas telle ou telle constitu-
tion, mais toutes les constitutions qui tablent
sur 89, reconnaissent la souveraineté du
peuple et proclament les libertés modernes.
Les jésuites donc ne s'appuyaient que sur
cette constitution séculaire, sur la déclaration
des droits de l'homme et sur la souveraineté
civique. Si le gouvernement qui les proscri-
vait avait le droit de les proscrire, c'est qu'il
a ce droit contre tout le monde ; et s'il a ce
droit de proscription, il est difficile de com-
prendre comment il a fait, de la prise de la
Bastille, une fête nationale. Qu'est-ce qu'une
lettre de cachet en comparaison des décrets
du 29 mars, qui, sauf l'assassinat, rappellent
les fureurs de 93, la loi des suspects, les pros-
criptions de Sylla et de Marius ?
Le président du Conseil, Freycinet, sentit
le vice, absolument idiot, de cette situation et
voulut s'y dérober. Freycinet n'était pas un
aigle ; il avait été comparé à la souris blanche,
toujours rongeuse, mais gentille, facile à
prendre dans une souricière et susceptible de
tomber sous la dent d'un chat. C'était plutôt
un homme en caoutchouc silicate, souple, mais
faible et plus aise à casser que cassant ; du
reste, comme tous les protestants, de cons-
cience légère, sauf quand l'emporte le fana-
tisme ; prédestiné à servir toutes les passions
qu'il avait combattues et réservé sans doute
à succomber un jour sous leurs assauts. Dans
un discours prononcé à Montaubanle 18 août,
Freycinet avait protesté de son respect pour
la religion ; c'est Je cliché habituel de l'hy-
pocrisie ; il avait déclaré que le gouverne-
ment, pour montrer sa force, venait de dis-
soudre le plus puissant des ordres religieux
et de gagner, rue de Sèvres, sa bataille de
Marengo. « Quant aux autres congrégations,
ajoutait-il, le décret spécial qui les vise n'a
pas fixé la date de leur dissolution ; il nous a
laissés maîtres de choisir notre heure. Nous
nous réglerons, à leur égard, sur les nécessités
228
BISTOIKE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
que fera naître leur altitude, et, sans rien
abandonner dea droite de l'Etat, il dépendra
d'elles de se priver de la loi nouvelle que nous
préparons et qui déterminera, d'une manière
générale, les conditions de toutes les associa-
tion- laïques aussi bien que religieuses. »
Les décrets du 29 mars avaient ouvert, aux
congrégations non autorisées, une perspec-
tive: celle de se faire autoriser et d'échap-
per, par là, à la proscription. Cette ouverture
était, comme les présents grecs, un objet de
méfiance. D'abord la reconnaissance officielle
est facultative en droit ; elle n'est point obli-
gatoire; et les congrégations pouvaient re-
noncer à une situation privilégiée, toujours
révocable, mal d'accord avec un régime d'éga-
lité et se tenir à leur situation de droit com-
mun. Dans ce cas, la congrégation n'a pas de
droits collectifs, mais chacun de ses membres
jouit, au regard de la loi, de la plénitude de
son droit individuel. La congrégation n'est
pas prohibée, mais elle n'existe pas aux yeux
de la loi ; la loi ne connaît que ses membres
et les respecte tels quels. Indépendamment
des latitudes de l'autorisation officielle et des
avantages de sa non-obtention, le gouverne-
ment inspirait peu de confiance et l'on pou-
vait, à bon escient, suspecter ses avances.
D'autant mieux qu'il avait déclaré ne vouloir
accorder l'autorisation que par une loi, et
vouloir encore refuser cette autorisation à
tous les Ordres dont le général habite Rome.
Des congrégations non-autorisées, les unes,
assurées de ne rien obtenir de la Chambre des
sous-vétérinaires ; les autres, assurées de ne
rien obtenir, quoi qu'elles fassent, se tenaient
donc par la main. Aucune ne répondait aux
avances du gouvernement; toutes se tenaient
prudemment sur la défensive ; non pas,
comme on l'a dit méchamment et sottement,
dans l'attitude de belligérants, altitude inad-
missible dans toutes les congrégations reli-
gieuses, plus inadmissible encore pour les
congrégations de femmes, mais simplement
en se tenant dans les termes de la législation
et dans la pleine possession du droit civique.
La montagne ne vient pas à moi, disait
Mahomet, j'irai à la montagne. Le président
du conseil, Freycinet, ouvrit, à Rome, une
négociation pour amener, par le Saint-Siège,
les congrégations religieuses à la demande
d'une autorisation. L'affaire fut discutée entre
l'ambassadeur de France et le cardinal secré-
taire d'Etat. De l'aveu des deux gouverne-
ments, un protocole de déclaration fut libellé;
en voici le texte :
« A l'occasion des décrets du 29 mars, une
partie de la presse a dirigé de vives attaques
contre les congrégations non-autorisées, les
représentant comme des foyers d'opposition
au gouvernement de la république. — Le pré-
texte de ces accusations était le silence observé
par ces congrégations qui, en effet, n'ont pas
demandé jusqu'ici l'autorisation que le second
décret les mettait en demeure de solliciter. —
Le motif de leur abstention était cependant
tout autre que celui qu'on leur prête, et les
répugnances politiques n'y avaient aucune
part. Convaincus que l'autorisation <jui, dans
l'état actuel de la législation française, con-
fère le privilège de la personnalité civile, est
une faveur et non une obligation, elles n'ont
pas cru se mettre en opposition avec les lois,
en continuant à vivre sous un régime com-
mun à tous les citoyens. — Ce n'est pas
qu'elles méconnaissent les avantages attachés
à l'existence légale ; mais elles ne pensaient
pas qu'il leur convint de rechercher ces avan-
tages dans des circonstances qui auraient fait
interpréter une pareille démarche comme une
condamnation de leur passé, et comme l'aveu
d'une illégalité dont elles ne se sentaient pas
coupables. — Pour faire cesser tout malen-
tendu, les congrégations dont il s'agit ne font
pas difficulté de protester de leur respect et
de leur soumission à l'égard des institutions
actuelles du pays. — La dépendance qu'elles
professent envers l'Eglise, de qui elles tiennent
l'existence, ne les constitue pas dans un état
d'indépendance à l'endroit de la puissance sé-
culière. Telle n'a jamais été leur prétention,
ainsi que leur constitution respective et leur
histoire en font foi. — Le but moral et spi-
rituel qu'elles poursuivent ne leur permet pas
de se lier exclusivement à aucun régime poli-
tique ou d'en exclure aucun. Elles n'ont
d'autre drapeau que celui de la charité chré-
tienne et elles croiraient le compromettre en
le mettant au service de causes changeantes
et d'intérêts humains. — Elles rejettent donc
toute solidarité avec les partis et les passions
politiques. Elles ne s'occupent des choses qui
regardent le gouvernement politique que pour
enseigner par la parole et par l'exemple,
l'obéissance et le respect qui sont dus à l'au-
torité dont Dieu est la source. — Tels sont
les principes qui ont inspiré jusqu'à ce jour
leurs pensées et leurs actes : elles sont réso-
lues à ne jamais s'en départir. — Aussi ne
peuvent-elles s'empêcher de nourrir l'espoir
que le gouvernement accueillera avec bien-
veillance les déclarations sincères et loyales
dont elles prennent ici l'initiative et que,
pleinement rassuré sur les sentiments qui les
animent, il les laissera continuer librement
les œuvres de prières, d'instruction et de cha-
rité auxquelles elles ont dévoué leur vie. »
Cette déclaration fut envoyée aux évêques
par les cardinaux Guibert et de Bonnechose.
Voici la lettre d'envoi :
« Le conflit soulevé par les décrets du
29 mars paraît entrer dans une voie d'apai-
sement. Le gouvernement avait été blessé du
refus qu'avaient fait les congrégations de solli-
citer l'autorisation. Il avait attribué cette at-
titude à des motifs politiques; et, dans ces
derniers temps, il a laissé voir qu'une Décla-
ration qui désavouerait de leur part de sem-
blables intentions lui donnerait une satisfac-
tion suffisante.
« Une haute autorité qu'il est inutile de
nommer ici, mais à laquelle vous et nous,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
229
noua devons la plus entière déférence, auto-
rise les congrégations à signer et â présenter
au gouvernement la Déclaration dont non-;
joignons ici le modèle. Le sens de ce docu-
ment est connu à l'avance de ceux à qui il
doil être adressé ; et lout fait espérer qu'il les
affermira dans les dispositions bienveillantes
qui paraissent les animer en ce moment.
« Nous avons été chargés de vous faire
connaître la décision ci-dessus mentionnée,
en vous priant d'envoyer le modèle de décla-
ration aux supérieurs et aux supérieures des
communautés non reconnues établies dans
votre diocèse, pourvu qu'elles n'aient pas en
dehors du diocèse de supérieurs majeurs (gé-
néraux ou provinciaux), car, dans ce cas,
l'adhésion de ses supérieurs majeurs suflirait
pour tout l'institut.
« Vous voudrez bien engager les supérieurs
(hommes et femmes) à signer le document
dont il s'agit et à vous le retourner le plus tôt
possible, car il y a des motifs sérieux de se
hâter. Vous aurez la bonté d'envoyer les
exemplaires signés à l'archevêque de Paris,
qui les transmettra à qui de droit.
« Toute celte affaire demande une grande
discrétion ; aucune communication ne doit en
être donnée à la presse. »
La Déclaration transmise, par les évêques,
aux congrégations religieuses, fut signée dans
tous les diocèses, par la presque unanimité
des congrégations. Nous en avons fait le re-
levé pour 37 diocèses ; nous avons trouvé
52 congrégations d'hommes et 221 congréga-
tions de femmes, signataires de la Déclaration
proposée par le gouvernement, agréée par les
évêques, ratifiée par le souverain pontife.
Par le fait, c'est un concordat entre les parties
intéressées, approuvé par toutes les puis-
sances.
Un journal de Bordeaux, la Guyenne, publia
indiscrètement la Déclaration. Ce document
fut aussitôt l'objet de vives polémiques. Parmi
les ennemis de l'Eglise, les uns approuvaient,
satisfaits de voir le gouvernement sorti par là
des difficultés où il s'était jeté par impru-
dence ; les autres, craignant de voir s'apaiser
ou s'interrompre la guerre à l'Eglise, criaient
que la Déclaration n'était pas acceptable et
qu'il fallait pousser la campagne jusqu'au
bout. Aux autres points de vue, les uns pré-
tendaient que les congrégations voulaient se
sauver en trompant le gouvernement ; les
autres, que le gouvernerr.ent, en suggé-
rant la formule de Déclaration, tendait un
piège aux congrégations religieuses. Un sé-
nateur catholique, Numa Baragnon, homme
d'ailleurs estimable et brave, blâme cette Dé-
claration proposée pourtant par les évêques
et autorisée par le Pape. « Ln signant une
Déclaration quelconque, disait-il, vous vous
reconnai B< i pour un être moral qu'on inter-
roge sur ses intentions, ses tendances, auquel,
en un mot, on pose des questions qu'un ci-
toyen a le droit de ne pas entendre... Vous
-ri fiez un grand principe, le principe de la
liberté individuelle, le droit sacré de la li-
berté et de la propriété individuelle. » Les
congrégations religieuses en se déclarant
étrangères aux partis et aux factions consta-
taient simplement un fait et n'énonçaient pas
de doctrine. Le but des Religieux nesl point
de détruire l'Etat, mais, au contraire, de le
consolider par la saine doctrine, le bon
exemple et la réversibilité des mérites. En
suivant le conseil du sénateur méridional, les
religieux auraient fait acte d'adhésion au li-
béralisme et plutôt trahi que sauvé leur si-
tuation, les principes de 89, seule sauvegarde
invoquée, étant la chose du monde dont s'oc-
cupent le moins ceux qui les professent. Les
proscripteurs agissaient comme successeurs de
Louis XIV et de Napoléon ; ils invoquaient
l'absolutisme de l'Etat, devant quoi la Décla-
ration des droits de l'homme n'est rien, qu'un
chiffon de papier, une erreur et un crime.
Peut-être les proscripteurs tournaient-ils le
dos à leurs propres principes : cela serait fa-
cile à démontrer, mais qu'importe un principe
à qui suit ses passions. Du reste, sur ce ter-
rain de l'athéisme révolutionnaire, est-ce
qu'il y a des principes? L'homme sans Dieu,
dit Aparicio Guizarto, est une brute sans doc-
trine, qui vit de sang et d'iniquité.
La publication de la Déclaration mit la puce
à l'oreille des républicains. Un vieux maniaque
d'impiété, Guichard, écrivit à Devès, président
de la gauche républicaine, pour lui demander
la convocation du parti, sinon la convocation
des Chambres : « Le ministère se méprend, dit-
il, quand il croit que l'exécution des lois sur
les congrégations est une question à discuter ;
c'est une question jugée depuis longtemps, et
récemment par l'ordre du jour du 4 mai 1877,
par les élections du 14 octobre 1877, par le
dernier ordre du jour de la Chambre à raison
duquel ont été rendus les décrets du 29 mars
dernier. A ce jugement ont adhéré tous les
ministères républicains arrivés au pouvoir de-
puis les élections de février 1876, et surtout
le ministère actuel, qui n'a succédé au minis-
tère Waddington que parce qu'il promettait
d'apporter plus de fermeté dans l'exécution
des lois.
«Les dispositions de la loi sont incontestables.
Le ministère s'est engagé à les exécuter. 11
n'y a donc plus lieu de délibérer, mais d'agir
et de se conformer sans équivoque à la loi, à
la volonté nationale, aux engagements pris à
la face du pays. »
Le député Devès ne crut pas nécessaire la
convocation du parti ; mais la majorité qui
avait applaudi aux décrets, se remua si bien,
que le ministre Freycinet donna sa démission
le 15 septembre, et, en l'absence des Chambres,
par un procédé extra-parlementaire, fut cons-
titué le ministère Ferry-Constans. « Le pre-
mier des menteurs et le dernier des lâches »,
uni â l'ancien associé de Puyg, dont l'auteur
de la Dernière bataille a écrit la légende assez
peu sainte : ces deux hommes parurent tout
â fait propres à la violation des droits ci-
230
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
viquea el à la perpétration d'attentats prévus
par le Code pénal. Dèa le 18 septembre. Cons-
tnns répondit aux signataires de la Déclara-
tion :
« J'ai reçu la Déclaration que vous m'avez
adressée le 31 août, relativement à l'appli-
cation immédiate du second des décrets du
29 mars.
o Pour faire cesser, dites-vous, tout ma-
lentendu el pour répondre aux accusations de
la presse qui représente les congrégations non
autorisées des deux sexes comme des foyers
d'opposition au gouvernement de la répu-
blique, » vous me déclarez, tant en votre nom
qu'au nom du conseil et des membres de votre
société, que « votre abstention n'a eu nulle-
ment le motif qu'on lui prête, et que les ré-
pugnances politiques n'y ont aucune part. »
« Vous protestez de votre respect et de
votre soumission à l'égard des institutions
actuelles du pays. Vous répudiez la préten-
tion de vous constituer à l'état d'indépen-
dance vis-à-vis de la puissance séculière.
« Vous terminez eu affirmant que vous êtes
résolu à ne jamais vous départir de cette
ligne de conduite, et en exprimant l'espoir
que le Gouvernement accueillera avec bien-
veillance la déclaration sincère et loyale dont
vous prenez l'initiative, et qu'il vous laissera
continuer librement les œuvres de prière,
d'instruction et de charité auxquelles vous
avez dévoué votre vie.
« Le Gouvernement ne peut voir qu'avec
satisfaction tous les citoyens, à quelque classe
qu'ils appartiennent, témoigner publiquement
de leur respect et de leur obéissance aux ins-
titutions dû pays. 11 prend volontiers acte de
la résolution que les congrégations mani-
festent de rejeter toute solidarité avec Jes pas-
sions et avec les partis politiques.
« Quant à l'espoir qu'elles expriment de voir
le Gouvernement user de son pouvoir en les
laissant continuer leur œuvre, je ne puis que
vous faire observer que le second des décrets
du 29 mars a eu précisément pour but de
mettre un terme à l'état de tolérance dont
vous demandez le maintien et de lui substi-
tuer le retour à la légalité. »
Cette lettre, insoutenable en droit, ne pou-
vait permettre aucune illusion. Le second dé-
cret n'avait pas le caractère impératif du pre-
mier; il laissait une porte ouverte à la con
ciliation ; l'homme illustré depuis par le jeu
des trente-six bêtes, la ceinture de Norodom
et le saucisson hors ligne, fermait cette porte
et prenait l'attitude, qui ne réussit pas long-
temps, de Risque-Tout. Les journaux, au cou-
rant des intrigues politiques, avaient, depuis
longtemps, laissé entrevoir cette extrémité.
Le cardinal Guibert, qui était lui-même re-
ligieux de l'Ordre des Oblats, bien placé
pour tout savoir, n'avait rien négligé pour
conjurer la crise. Le 13 août, il écrivait, au
président du Conseil, une lettre qui ne fut
expédiée que le 6 septembre ; il s'adressa
ensuite au président de la république et au mi-
nistre Constans. En vain le Pape avait loué
publiquement itea de l'archevêque ; ni
président, ni ministre n'en tinrent aucun
compte. En relatant celte aveugle obstination,
l'histoire ne peut que protester contre les or-
gies de la force brutale.
Le gouvernement ne devait tenir aucun
compte de ces actes; il allait passer, encore
une fois, le Rubicon de l'absolutisme, attentat
a lourde dans un gouvernement qui se réclame
de 89, acte contradictoire dans un gouverne-
ment républicain. Toutefois, il faut lui rendre
cette justice ; ce gouvernement de crocheteurs
hésitait, et s'il était aussi peu sensible au
droit qu'à la conscience, il sentait vaguement
qu'il jouait son va-tout. De là des lenteurs.
Sur le fond de la question, c'est-à-dire sur
le droit des religieux d'habiter en commun
une maison qui leur appartient, religieux qui
n'ont pas l'autorisation officielle, voici, après
Chaplal précité, une réponse du comte d'Ar-
gout au Père Kauzan, 31 octobre 18X3.
« J'ai lu avec toute l'attention qu'elle mé-
ritait la lettre que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire le 11 de ce mois.
« Je ne puis qu'approuver les sentiments
qui y sont exprimés el l'intention que vous
manifestez de vous abstenir de tout ce qui
concerne la politique ; mais je n'ai point saisi
d'une manière aussi précise l'objet de fauto-
risation que vous paraissez réclame)'.
a S'il est question du rétablissement de la
congrégation des Missions de France, dont
vous étiez le supérieur sous le dernier gouver-
nement, je n'hésite pas à vous déclarer, qu'il
me serait impossible de vous donner aucune
espérance à cet égard.
« L'ordonnance du 25 septembre 1830 a
rapporté, et avec raison, comme illégale celle
du 25 septembre 1816, qui avait reconnu
V existence à cette congrégation. La question est
ainsi jugée définitivement.
« S'il ne s agit que de la simple réunion, en-
tièrement llb?-e, de quelques prêtres vivant en
commun, le Gouvernement n'a point à s'en oc-
cuper, et dans le cas où il s'y commettrait des
actes susceptibles de compromettre la sûreté
de l'Etat ou de la paix publique, ces actes
rentreraient sous l'empire de la législation
commune à tous les citoyens... Quant au choix
du lieu de votre résidence commune, c'est à
votre prudence qu'il appartient de vous le
désigner, et c'est à l'autorité locale qu'appar-
tiendra ensuite le soin de veiller à ce que vous
y jouissiez de toute la sécurité que les lois ga-
rantissent à tous les Français, sans distinction
de croyances ni de profession. »
Quoique notre esprit ait horreur de ces sou-
venirs, il nous faut venir à l'exécution des
décrets contre les congrégations religieuses
non autorisées. Ces congrégations formaient le
grand nombre, trois ou quatre au plus étaient
autorisées: les Sulpiciens, les Lazaristes, la
congrégation du Saint-Esprit et la congréga-
tion des Missions étrangères. Les autres ne
l'étaient pas, non par aucune répugnance à le
LlVHK QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
231
(aire, mais parce que, instruites par les
malheurs * J ** La Révolution, elles préféraient,
au régime du privilège, Le droit commun. <>r,
parmi les congrégations non autorisées, sept
ne furent pas dispersées. Voici les raisons
qu'on donne la Semaine religieuse de Paris:
Les décrets n'ont pas été appliqués à Paris
aux sep! congrégations suivantes : les prêtres
du très Saint-Sacrement, les Passionnistes, les
prêtres de ta Miséricorde, les Pères de l'Ora-
toire, les Eudistes et les frères de Saint-Jean
de Dieu.
Celte exception s'explique diversement :
parmi les prêtres du très Saint-Sacrement, on
compte beaucoup d'espagnols et le marquis
de Molins aurait, paraît-il, pris ses nationaux
sous sa haute protection. Il en serait de même
des Passionnistes anglais, dont lord Lyons
aurait pris la défense.
Les prêtres de la Miséricorde, lesOratoriens
et les Kudistes ne font pas de vœux, ont leur
supérieur en France, et sont soumis à la ju-
ridiction de l'ordinaire. Ce sont des congréga-
tions purement séculières. De là l'exception
faite en leur faveur.
Enfin les frères de Saint-Jean de Dieu n'ont
d'autres maisons que des hôpitaux, et le gou-
vernement n'a pas voulu fermer des établisse-
ments d'une aussi incontestable utilité.
Une chose bizarre cependant, c'est que les
décrets ont été appliqués aux religieux de ces
mêmes congrégations existant dans les dépar-
tements ; il n'y a eu d'exception que pour les
frères de Saint- Jean de Dieu, qu'on a res-
pectés partout.
Cette note signale avec raison la bizarrerie
de ce fait, que certaines des congrégations
dont il est ici question ont été exécutées en
province, bien que ne l'étant pu à Paris. Il
en résulte que les associations de province,
objet de cette mesure, ont un droit particulier
à être réintégrées, en même temps que le
gouvernement, de son propre aveu, est tenu
plus étroitement à des réparations pour dom-
mages causés.
Nous assistons maintenant aux exécutions.
On écrit de Solesmes, 6 novembre :
Dès quatre heures, ce malin, des groupes
de gendarmes se cachent sur les routes, les
troupes arrivent, tous les chemins sont fermés.
Mm' la duchesse de Chevreuse et d'autres
personnes de Sablé, empêchées de passer,
profitent de l'obscurité pour prendre des che-
mins détournés, et pénètrent, par dessus les
murs, dans les jardins du monastère du côté
de la rivière. Devant la porte principale de
nombreuses troupes sont massées, on y dis-
tingue de l'artillerie et la gendarmerie à
cheval et à pied.
A cinq bernes le tocsin commence à sonner,
l'abbaye de Sainte-Cécile y répond. Il ne ces-
: qu'à quatre heures du soir.
Le clocher est fortement barricadé, cinq
des plus jeune-; Pères s'en sont charj
heures les femmes reçoivent l'ordre
de rentrer dans L'église, qu'on barricade eu
suite. Le Père abbé se lie ni. dans le parloir BUT
la cour à la fenêtre grillée, entouré de cin-
quante hommes environ. Cent cinquante
avaient, eoiiehe dan-; le couvent. L'aVOCat des
Pères et quelques religieux sont auprès de
lui.
Avant six heures, les crocheteurs s'alta-
quent à la petite porte; ils s'y acharnent
pendant près de deux heures. Elle est enlin
brisée. Le sous-préfet de La Flèche, deux
commissaires de police, le garde-champêtre
de Sablé, des gendarmes entrent dans la cour
de l'abbaye ; ils parlementent avec le Père
abbé, qui leur adresse une magnifique pro-
testation terminée par l'excommunication.
L'avocat des Pères proteste à son tour et lit
d'une voix calme et vibrante la loi et le Code
pénal. De l'intérieur de l'église, on entend ce
colloque émouvant.
Le Père abbé rentre alors dans l'église un
peu avant huit heures ; il est en cappa magna
et en rochet, calme et digne ; une cinquan-
taine de Pères sont dans leurs stalles, une
dizaine de prêtres séculiers, nombre de mes-
sieurs amis et parents des Pères ou hôtes de
l'abbaye, et les ouvriers de la fabrique de
marbre de M. Landeau, qui ont montré un zèle
admirable et un dévouement sans bornes.
Vingt dames sont dans la nef, avec quelques
enfants de huit à douze ans.
Depuis huit heures du matin, et sans doute
à jeun, jusqu'à deux heures de l'après-midi,
les religieux n'ont presque pas cessé de
chanter. A ce moment, le Père abbé entonne
les petites heures, puis le rosaire. On prie
avec ferveur, on chante le Parce Domine, le
psaume LXIII, l'hymne des vêpres de la
Toussaint.
Alertas, angoisses ; les hommes barricadent
les portes intérieures de l'église. On croit les
entendre arriver par celle du chœur du côté
du cimetière. Aussitôt, on amoncelle les
chaises, les tables; impossible qu'ils puissent
entrer. La balustrade du chœur est fermée et
scellée.
Au dehors, sitôt, le colloque terminé, les
crocheteurs brisent la première porte de la
clôture et parcourent le monastère. Quinze
Pères sont enfermés dans leurs cellules avec
leurs témoins. Lès crocheteurs font sauter les
portes de plusieurs, qu'ils trouvent vides. A
chaque Père trouvé dans sa cellule, le com-
missaire lit l'ordre d'expulsion ; puis, au refus
de sortir, quatre gendarmes, souvent six,
sont requis pour emporter chacun d'eux. Ils
se couchent par terre, résistent avec énergie ;
on les emporte comme des civières jusque
dehors sur la place, où ils sont acclamés par
la population. De l'église nous entendons les
cris : « Vivent les Hénédictins ! Vivent les
moines! Vive la liberté! .V bas les croche-
teurs ! A bas les décrets ! »
Le Père du Coëtlosquet, ancien zouave pon-
tifical, fait uni; protestation magnifique et
énumère devant les agents de la force étonnés
232
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ses services à la patrie el lee batailles dans
lesquelles i! >V>t trouvé, au siège de Metz et
dans l'armée de la Loire; qu'il esl Alsacien,
qu'il a opté pour la France, et qu'on vient
contre toute loi et contre toute justice l'ex-
pulser de chez lui ; que de plus il est moine
et qu'il a le droit de vivre en communauté
avec ses frères et de chanter les louanges de
I)ieu.
Le Père Sarlat, ancien capitaine de vais-
seau, porte ses trois décorations sur sa poi-
trine : il est officier de la Légion d'honneur.
Les gendarmes hésitent à le prendre, il se
laisse emporter comme les autres, et contraint
la troupe de lui présenter les armes.
Tour à tour chacun des Pères chassé de sa
cellule subit les mêmes violences. Deux re-
çoivent les embrassements des gendarmes,
qui auront été probablement mal notés.
Le crochetage des cellules avait commencé
à huit heures. Vers onze heures, nous voyons
entrer dans l'église le Père Boulanie Cellé-
rier : il vient de la part des envahisseurs ap-
porter des propositions inacceptables, que le
révérendissime Père abbé repousse.
Nouvelle alerte. A midi, on entend les coups
de hache dans la porte du chœur; les
hommes renforcent les barricades. Les cro-
cheteurs essayent d'un autre côté, puis enfin
reviennent à cette porte et s'y acharnent.
Soudain on aperçoit le sous-préfet, suivi des
deux commissaires, entrer dans le grand
orgue ; à cette vue, les hommes s'élancent,
grimpent ; on leur passe des chaises, et, au
nez de ces misérables qu'ils refoulent, ils bar-
ricadent la petite porte. Ils sont obligés de se
retirer.
Le Père abbé entonne' le Te Deum, l'émo-
tion est indicible, les Pères chantent de toute
leur voix et de toute leur âme : c'était splen-
dide. Succèdent les litanies des saints, des
hymnes, des psaumes, accompagnés de
l'orgue, les coups de hache retentissent et
semblent répondre aux chants des moines ;
les coups redoublaient, la porte allait voler
en éclats ; mais la barricade opposait une
nouvelle résistance. La hache enfin fait une
ouverture ; mais ils sont déçus et ne peuvent
passer. Ils enfoncent violemment un arbre en
guise de bélier pour renverser les obstacles,
la barricade s'ébranle, les hommes la sou-
tiennent, la consolident, et ils parviennent à
tirer à eux la poutre.
Les assaillants sont obligés de recommencer
leur manœuvre, et, cette fois, ils brisent tout,
font tout voler en éclats et arrachent les
chaises, les prie-Dieu, les tables, qu'ils
jettent pêle-mêle dans le jardin. On continue
à leur résister ; l'opération paraît longue, elle
est douloureuse, cruelle pour les assistants
affligés et indignés.
Enfin, ils sont dans le chœur, les chants
cessent. Un Père s'avance, et avec une énergie
admirable, une émotion indicible, leur dé-
clare qu'étant excommuniés ils n'ont pas le
droit d'entrer dans l'église, qu'ils violent le
lieu saint, qu'ils commettent un double at-
tentat, contre Dieu d'abord, puis contre les
moines, qu'ils viennent attaquer jusque dans
leur demeure, etc. Il !eur parle de leur bap-
tême, de leur première communion.
Les deux commissaires, surtout l'un à vi-
laine figure, nommé Samson (nom fâcheux
dans la profession), ne veulent rien entendre
et somment d'abord toutes les personnes
laïques de se retirer. On proteste, tous les
hommes se groupent dans le chœur ; des gen-
darmes ont suivi les commissaires ; mais cela
ne leur suffit pas, on fait entrer une compa-
gnie d'artilleurs. Les commissaires se dirigent
vers le Père abbé pour lui faire de nouvelles
sommations ; le Père abbé, à son tour, leur
lit une nouvelle protestation avec une no-
blesse et une dignité admirables; après quoi
ils commencent leurs exécutions.
On prend violemment le Père qui leur avait
parlé tout d'abord, il se couche à terre et se
cramponne ; six gendarmes le saisissent par
la tête et les jambes et le portent dehors. On
fait de même à tous les hommes qui, eux
aussi, résistent énergiquement ; on traîne
aussi les enfants. Au tour des femmes; on
leur enjoint de se retirer. Sur leur refus, on
donne l'ordre aux gendarmes de les saisir.
Toutes résistent, s'indignent, protestent avec
force, se cramponnent à la balustrade, qui
avait été crochetée elle aussi. Une femme qui
se défend avec énergie est blessée à la main
par les baïonnettes des soldats.
La femme d'un général de la contrée est
prise par quatre gendarmes, qui la poussent
violemment, puis la lâchent ; alors elle rentre
dans la nef. On la reprend, elle saisit la ba-
lustrade, les gendarmes lui forcent la main,
elle a le poignet foulé. Trois gendarmes la
reconnaissent, se retirent, ne voulant pas
mettre la main sur elle ; un quatrième, un
cinquième se présentent; alors elle leur dit :
« Quoi ! vous osez porter la main sur la
femme d'un général? — Quand vous seriez
reine de France, cela ne nous arrêterait pas. »
Une jeune femme entre autres leur a tenu
tête énergiquement en leur disant : « Vaillants
soldats, vous n'avez pas honte de montrer
tant de valeur contre des femmes et des
moines ; je souhaite que vous soyez aussi ter-
ribles devant l'ennemi, s
Elle en avait déjà arrêté plusieurs en leur
disant : Vous n'allez pas faire cette honteuse
besogne.
Une autre leur dit : Vous n'avez donc ni
mère, ni sœur, pour agir ainsi.
Chacune fit sa protestation et résista de son
mieux. Il faut encore noter cette parole d'une
autre dame, qui, voyant entrer le commis-
saire Samson, s'écria : « Oh ! le monstre, ce
n'est pas une femme qui l'a mis au monde. »
Cette parole, contre partie de celle de l'Evan-
gile, est acclamée.
Admirable aussi de résistance indignée a
été Mm<? la duchesse de Chevreuse.
Quand les femmes sont sorties sur la place,
UVI1K (JUATIIK-VINCT 01 ATOIIZIKM
l;i foule les a acclamées par des cris de :
« Vivent les femmes qui défendent les
moines! Vive M"" la duchesse do Ghc-
vrcusc I »
Quand tous les laïques ont été expulsés, et
les prêtres séculiers, qui ont Ions montré la
même énergie et la même résistance et dési-
rant solidariser leur cause avec celle des reli-
gieux, il ne restait plus que les moines dans
leurs stalles, et au petit orgue du chœur le
Père Legeay, organiste, avec deux jeunes
hommes, anciens zouaves pontificaux, qui ont
tout vu jusqu'à la fin.
Les commissaires et les gendarmes surtout,
visiblement embarrassés, restent près d'un
quart d'heure sans oser potier la main sur
aucun Père. Les moines, sans s'occuper d'eux,
avaient entonné le Miserere et chantaient
comme à leur ordinaire, ou plutôt avec une
force et une émotion indicibles. Après le
Miserere et le Parce Domine, tous, les bras
en croix, chantent leur Suspice, formule de
leur oblation le jour de leur profession. Rien
ne peut rendre ce moment sublime !
Les gendarmes et les commissaires atterrés
ne savaient plus que faire. Enfin ils se décident
à s'approcher d'un Père et le prient timide-
ment de se retirer ; le Père refuse : alors les
gendarmes l'empoignent, il est porté par les
quatre membres jusque sur la place, où la
foule l'acclame, lui jette des fleurs, des cou-
ronnes de lauriers, on lui demande sa béné-
diction, on crie à tue-tête : « Vivent les Béné-
dictins ! Vivent les Pères ! Vive la liberté ! A
bas les décrets ! A bas les crocheteurs ! » La
population s'est montrée sympathique et
toute dévouée, beaucoup pleuraient, on a vu
pleurer des artilleurs ; la troupe paraissait
visiblement molestée de servir à une pareille
ignominie.
Tous les Pères, qu'on apportait ainsi un à
un, étaient vivement émus ; plusieurs étaient
pâles, les yeux humides ; tous avaient fait une
énergique résistance.
Les uns se cramponnaient à leurs stalles,
d'autres s'accrochaient en passant à ce qui se
se trouvait sur leur chemin. Gela arrêtait le
transport, les gendarmes étaient épuisés, la
sueur ruisselait sur leurs fronts, ils étaient
obligés de se relayer.
Un jeune Père dans les mains des gen-
darmes se cramponne à la dernière porte, et
ne veut pas sortir de sa chère abbaye ; il est
jeté à terre, et sa tète se serait brisée sur une
pierre de taille qui obstrue l'entrée si une
dame ne l'avait soutenue de ses mains secou-
rahles.
Beaucoup baisaient la porte du monastère
lorsque les gendarmes les abandonnaient par
terre, d'autres entonnaient un verset d'un
psaume.
Enfin tous les Pères et les Frères sont ex-
pulsés, le Père abbé restait seul à sa place.
Lee gendarmes, fort embarrassés, s'appro-
chent timidement et respectueusement le
prient de se retirer. Le Père abbé répond
qu'il ne sortira pas autrement que se frèi
les gendarmes insistent, le l'ère abbé n
immobile. L'attente, Les demandes chapeau
bas durent bien un quart d'heure ; enfin il
faut bien qu'ils se décident a mettre la main
sur le révérendissime, qui se laisse porter
comme les autres.
Mais les ("motions qu'il aéprouvées et con-
centrées, le déchirement de son cœur de voir
le sanctuaire profané, le monastère violé, ses
moines chassés sous ses yeux, tout cela est
trop fort, il s'évanouit dans ces mains crimi-
nelles, et l'on est obligé de le porter sur un
lit.
Pendant ce temps, l'on se préoccupait de
ce qu'allait devenir le très Saint-Sacrement ;
on parle de le porter à la paroisse. L'officier
d'artillerie s'approche, et voulant réparer,
sans doute, par un acte de foi, l'iniquité de sa
coopération sacrilège, il vient dire que l'on
porte le Saint-Sacrement ostensiblement à la
paroisse, il fera rendre les honneurs militaires
par sa troupe.
Rien n'a été émouvant comme cet instant
solennel. Le R. P. Fontane, très ému, arrive
portant entre ses mains la sainte réserve es-
cortée des deux seuls témoins qui étaient
restés jusqu'à la fin, tenant les lumières.
Arrivé à la petite porte mutilée, et par la-
quelle avaient passé un à un tous ces dignes
religieux, confesseurs de la foi, il s'arrête sur
le seuil et donne la bénédiction à toute la
foule prosternée ; les clairons sonnent aux
champs, l'officier commande : Genou terre 1
et le cortège, composé des moines et de toutes
les personnes expulsées, se dirige vers l'église
de la paroisse contiguë à l'abbaye, chantant
une hymne au Saint-Sacrement.
Après la bénédiction, on revient à la porte
de l'abbaye, attendant avec anxiété le révé-
rend Père abbé. On l'aperçoit enfin, soutenu
par deux moines. Accueilli par une acclama-
tion de vivats enthousiastes, on lui demande
sa bénédiction. Il est couvert de fleurs et de
couronnes jusqu'à la maison qui lui donne
maintenant asile.
Restait à sortir le sous-préfet que la voi-
ture attendait. Il se montre, enfin, à la porte ;
mais il se retire soudainement sous les huées
et les imprécations qui l'accablent : « A bas
le crocheteur ! A bas le lâche ! » Une heure se
passe avant qu'il ose reparaître et l'on se dé-
cide à faire avancer un bataillon pour pro-
téger sa sortie.
Rien ne peut rendre la recrudescence de
cris indignés qui sortent de toutes les poi-
trines. Une jeune dame lui jette de la terre
dans sa voiture en lui disant : « Tiens, lâche !
voilà mes fleurs ! »
Non loin de là, un homme du peuple, en
pleurant, s'écrie : « Et maintenant les pauvres
vont crever de faim ; eh bien ! l'on m'arrêtera
si l'on veut, mais je crierai tout haut : Vive
la religion ! Vivent les moines ! A bas la Ré-
publique ! »
Telle est aujourd'hui cette abbaye célèbre
234
HISTOIRE UNIVERSELLE Ml L'ÉGLISE CATHOLIQUE
où s'opéra la réforme des Bénédictins de
France par l'illustre dom Guéranger. Telle
f~i celle citadelle de la foi, de la liturgie, de
la science el de la prière. Contrée bénie, te
voilà maintenant abandonnée ! Qu'auras-ta
pour remplacer ces cérémonies qu'on venait
admirer de tous les paya du monde, ces
cloches qui donnaient, avec tant d'autres at-
traits, un si grand charme à ces contrées et à
ce moutier, les voilà maintenant muettes. Et
les pauvres de la contrée qui ne manquèrent
jamais de rien, que vont-ils devenir?
Non ! tout votre passé, toutes vos œuvres,
défunt béni et cbers enfants de saint Benoît,
ne seront pas effacés comme se le proposent
quelques polissons parvenus pour la bonté de
la France et peut-ôtre pour son châtiment;
nous en prenons à témoin ce qui se passe
sous nos yeux. Vos enfants reviendront prier
sur votre tombe, ils retrouveront leurs chères
cellules et continueront bientôt, c'est certain,
à répandre ici et partout la rosée fortifiante
de leurs prières, de leurs sacrifices, de leurs
vertus et de leur savoir.
« Les Bénédictins de Solesmes, dit un pro-
testant anglais dans une lettre au Pall-Mall-
Gazette sont, de tous les religieux, ceux qui
recherchent le moins une influence envahis-
sante, si l'on peut parler ainsi. Ils doivent
leur existence, après Dieu, à l'énergie et à la
piété de dom Guéranger, le restaurateur de
l'abbaye, qui leur a appris à se dévouer
presque exclusivement à la prière et à l'élude ;
et si l'on excepte les pèlerinages locaux aux-
quels ils prêtent le secours de leur ministère,
i Is sont rarement, pour ne pas dire jamais,
envoyés en mission. Us pratiquent l'hospita-
lité et font beaucoup de bien aux pauvres
du voisinage. Toutes les fois que j'ai eu l'hon-
neur d'être leur hôte, j'ai été frappé du
respect que leur témoignent les habitants de
la commune.
t Et qu'on ne dise pas que les moines ont été
la première cause du malheur qui leur est ar-
rivé, qu'ils ont rejeté les propositions qu'on
leur offrait, et au prix desquelles ils auraient
conservé la paix. Il n'est pas douteux qu'ils
eurent raison d'agir comme ils l'ont) fait.
D'abord, aurait-il été bien généreux de leur
part, lorsque leurs frères en religion étaient
expulsés sur toute la surfaeedu pays, de cher-
cher leur propre salut dans un compromis ?
Lorsque je m'y trouvais, il y a un mois, tous
les Pères exprimaient le profond intérêt qu'ils
prenaient à la conservation des Ordres, dont
ils étaient bien résolus de partager l'injuste
sort.
« Enfin, ces propositions contenaient certai-
nement des conditions qu'ils ne pouvaient
pas honorablement accepter. Enfin, le gou-
vernement français, tout le monde le sait, se
propose d'extirper la religion, et cette oll're
de conditions n'était qu'une moquerie au
moyen de laquelle il espérait rendre les reli-
gieux qui s'y seraient laissés prendre mépri-
sables à leurs concitoyens, lorsque le moment
ait venu pour lui de mettre à exécution
ses intentions hostiles.
« Il n'est pas non plus étonnant que les
moines aient l'ait un effort désespéré pour la
conservation de leur abbaye bien-aimée, plus
chère pour eux que la vie elle-même; car
l'église garde les restes de leur vénér l'ère
dom Guéranger ; dans son enceinte ils ont,
pendant de longues années, mené une vie d'in-
cessante piété ; a ses autels ils ont, chaque
jour, célébré le culte solennel ; dans son
chœur ils ont régulièrement fait entendre le
chant sacré de la prière et de la louange.
Rappelons-nous que dans l'expulsion des Bé«
nédictinsde Solesmes nous avons un acte arbi-
traire de violence commis contre un vénérable
abbé et ses pieux fils, dont quelques-uns ont
servi leur patrie dans la carrière des armes
avant d'embrasser la vie religieuse, pendant
que d'autres ont non-seulement honoré leur
propre pays, mais ont été utiles au monde en-
tier par les résultats de leurs études et de
leurs recherches ; tous, du reste, par leur vie
pacifique et pieuse, par leur bienveillance et
leur hospitalité, ont répandu un parfum de
sainteté. »>
Après Solesmes, la première restauration
monastique de notre siècle en France, nous
dirons un mol d'issoudun, siège des prêtres du
Sacré-Cœur. Cette œuvre, bénie de Dieu, dont
la naissance fut humble, dont l'extension
tient du prodige, ne devait pas échapper aux
haines de la république. Un motif de plus la
recommandait à son respect: cette œuvre con-
quérait pour la France quelques îles de
l'Océanie ; elle ajoutait à nos colonies un sur-
croît de puissance, gratuitement, sans qu'il en
coûtât un sou au gouvernement de la répu-
blique, expulsion des prêtresdu Sacré-Cœur:
Périssent les colonies plutôt qu'un principe.
Une autre œuvre merveilleuse de notre
temps, c'est la fondation, au diocèse de Sens,
des Bénédictins de la Pierre-qui-Yire. Là aussi
devait s'exercer la fureur de la république.
Le Père Muard, dans ce siècle mou et cor-
rompu, avait voulu offrir, à Dieu, comme
compensation, un surcroît de pénitence ; il
avait fait de la vie monastique un perpétuel
crucifiement. Dehors les Bénédictins crucifiés!
Nous devons noter ici que le procureur Bazin
et le substitut Morcau, refusèrent, au Préfet,
leur concours. Le préfet trouva, pour croche-
teur, un nommé Julien, nom dès longtemps
prédestiné à l'apostasie. Deux commissaires,
deux agents, des gendarmes, des soldats com-
plètent le cortège. On arrive au petit jour.
Sommation, refus d'obtempérer, crochetage,
expulsion. La congrégation est dispersée et la
république triomphe. Le marquis de Ohas-
tellux, propriétaire du fond, maintient ses
droits contre les crocheteurs; il prend toutes
les mesures de justice pour sauver son droit
et réserver les gages de l'avenir.
Parmi ces religieux expulsés, il y en a dont
le sort inquiète particulièrement, ce sont les
Trappistes, ces religieux si admirables et si
UVMi: QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
T.\r,
admires, que les crimes de la Révolution
oni fait parcourir le momie, une croix à la
main, et qui l'ont parcouru au milieu d'un
peuple à genoux. Depuis le rétablissement de
l'Ordre, ils ont été protégés de tous les gouver-
nements ; ils ont donné, au pauvre peuple,
l'exemple de leurs vertus, surtout l'exemple
d'une pauvreté extrême, préférée à l'opulence
possible. Du reste, dans leurs maisons, ils pra-
tiquent toutes les lois de l'agriculture, ils con-
naissent l'aménagement des terres, des eaux
et des bois, ils savent choisir les meilleures
races de bétail et les meilleures espèces de
graines; ils entendent l'art des amendements
et des assolements; ils se prêtent prudem-
ment à tous les progrès delà mécanique agri-
cole. Ces moines sont, dans tous les sens du
mot, les bienfaiteurs du peuple. Dehors les
moines de Rancé ; la république n'a pas be-
soin de Trappistes.
Un autre Ordre intéresse particulièrement
la conscience chrétienne, c'est l'Ordre des
Chartreux. Le Courrier du Dauphiné, dans un
article manifestement officiel, expose ses con-
ditions d'existence et plaide pour son main-
tien. La drande Chartreuse fut donc épargnée
parce qu'elle payait un million d'impôts à
l'Etat; elle eut accepté sa disgrâce sans mot
dire ; ses livres étaient déjà partis ; son éta-
blissement de distillation allait s'ouvrir en
Suisse ou en Angleterre. Les bons apôtres qui
piétinaient, la France, sous couleur de la gou-
verner, n'accordèrent pas, aux frères et amis,
la faculté d'altérer, impunément, la liqueur de
la Grande Chartreuse. La gourmandise fran-
çaise sauvegarda le cloître de saint Bruno.
On se demande ce que devenaient, au mi-
lieu de ces orgies d'absolutisme et de ces hé-
catombes d'innocents, les fils spirituels de La-
cordaire. La première république n'avait pas
besoin de savants : elle envoya à l'échafaud
Lavoisier ; la troisième république n'avait
pas besoin d'orateurs : elle proscrivit les Do-
minicains comme les auires. A Nancy, à Fla-
vigny, à Langres, partout où les Dominicains
avaient une maison, même cortège de magis-
trats, de préfets, de gendarmes et de croche-
teurs pour forcer les serrures, briser les portes,
expulser ces valeureux apôtres de la sainte
parole.
Le nom des Dominicains fait naturellement
penser aux disciples de saint François d'As-
sise. Les Franciscains se recommandent aussi
par des bienfaits ; ils se dévouent même parti-
culièrement au bien des masses populaires et
devraient obtenir, d'une république soi-di-
sant démocratique, un plus solide respect. La
troisième république n'a pas besoin de reli-
gieux pour moraliser et assister le peuple ;
elle expulse de partout les Franciscains.
Voici, pour finir, l' ex pulsion des Capucins
d'Angers ; nous en citons le procès- verbal,
parce que, outre sa vertu apostolique, il con-
tient des actes pour la juste revendication du
droit de l'Egli
l.e couvent des II. P. Capucins, si aimés de
nos classes ouuieres, a été cerné dés cinq
heures et demie du malin par la Iroupe de
ligne, par la gendarmerie a cheval et à pied
et par un fort détachement de dragons. Dès
le début de cette mémorable bataille des forces
de la garnison el de la police contre une dou-
zaine de religieux, la foule sympathique qui
entoure le couvent, où près de quatre cents
catholiques ont passé la nuit ou se sont intro-
duits, semble avoir deviné le mot d'ordre
donné par M. Assiot, qui consistait à empê-
clier toute manifestation en faveur de l'évêque
d'Angers et des religieux expulsés, en isolant
entièrement le couvent et en refoulant les
courageux manifestants dans toutes les direc-
tions, aussi loin que possible. Ce plana été dé-
joué par l'enthousiasme el l'intelligente per-
sistance de la population, accourue pour sou-
tenir, en faveur des victimes de la persécu-
tion, l'honneur de la cité. Le sentiment du
devoir animait ces hommes, ces femmes, ces
ouvriers généreux, qui ont déjoué la ma-
nœuvre des troupes en tournant la force pu-
blique elle-même et en se ralliant de nouveau
dans les rues des Champs-Saint-Martin, du
faubourg Saint-Laud, aux cris de: « Vive la
liberté! Vivent les Capucins! »
Un commissaire de police, ceint de son
écharpe, a paru... hélas ! accablé de sifflets
et de huées, ne sachant où courir, il s'est ré-
fugié dans l'appel à la force ; après les trois
sommations des tambours du général Farre,
la gendarmerie, la ligne et les dragons ont
chargé cette masse compacte, qui se refor-
mait encore sur la place de l'Académie aux
cris de : « Vivent les Capucins 1 Vive la li-
berté ! »
Pendant ce temps, le crochetage, présidé
par M. Richard, commissaire central, escorté
des commissaires de quartier et des agents,
s'exécutait avec tout l'appareil d'une prise
d'assaut.
Mgr Freppel, venu le mercredi soir au cou-
vent, y a couché avec ses deux vicaires géné-
raux et son secrétaire, des amis des Pères en
nombre considérable. Le nombre des catho-
liques présents entourant les Pères peut être
évalué à quatre cents, dont une grande partie
en prières dans la chapelle.
A six heures vingt minutes, le commissaire
central a sonné à la porte de fer du cou-
vent.
Le H. P. gardien a répondu à travers la
grille. Il a protesté noblement et énergique-
meni. contre les actes de violence qu'on
exerçait à l'égard de religieux paisibles. M. le
commissaire central a lu l'arrêté de M. As-
siot.
Mgr Chesneau, vicaire général, a lu au nom
de Mgr l'évêque d'Angers la protestation sui-
vante :
« Nous, Charles-Emile Freppel, par la grâce
de Dieu et l'autorité du Saint-Siège aposto-
lique, évoque d'Angers.
« Avons protesté et protestons par les pré-
sentes contre l'expulsion et la dispersion vio-
236
HISTOIRE UNIVEBSKLLK DE L'ÉGLISE CATIlOLIMl I.
lenlo de l'Ordre dea Pèree C ipucins, approuvé
par le Saint-Siège et canoniquement établi
dans notre ville épiscopale par notre vénéré
prédécesseur, Mur Angebault. Nous décla-
rons en <»utre maintenir ledit Ordre dans tous
droits et privilèges qu'il possède à Angers
en vertu des lois canoniques.
o Nous rappelons en même temps que la
peine de l'excommunication est portée par les
lois canoniques, contre tous ceux qui met-
traient la main sur les religieux pour les ex-
pulser violemment de leur maison conven-
tuelle, et contre ceux qui en auraient donné
l'ordre.
« Fait à Angers, le 4 novembre 1880.
« ■}- Cn ARLES- Emile,
« Evêque d'Angers. »
Après celte lecture et la protestation de
MM. les membres du conseil des Pères, M. le
commissaire central hausse les épaules et, ne
voulant plus rien entendre, fait procéder au
crochelage. Pendant ce temps, le Père gar-
dien et le Père Ludovic se retirent dans la
chapelle, dont les portes sont barricadées.
Le crochetage commence par le brisement
de la grille, ce qui donne passage au cortège
des exécuteurs en tunique et ea blouse, payé-,
ainsi que M. Assiot, leur maître, par les de-
niers des contribuables catholiques.
L'armée des assaillants se précipite sur la
porte d'entrée du couvent, blindée à l'inté-
rieur par des moellons et des poutres. L'opé-
ration est longue. Après l'œuvre achevée, une
sommation est faite aux personnes massées
dans les couloirs et dans le jardin, et qui sont
expulsées parla police et les gendarmes.
Parmi ces personnes, quelques-une ont ac-
compagné Mgr Freppel dans une chambre
du couvent. Sa Grandeur attend les commis-
saires qui, une fois la chapelle débar-
rassée de la présence des fidèles, montent à
l'assaut des cellules, et font d'abord voler en
éclats la porte de la chambre où les attend le
courageux prélat. Le commissaire de police,
à la vue de Mgr Freppel, reste interdit ; il se
retire incontinent pour prendre de nouvelles
instructions ; il revient au bout d'un quart
d'heure, précédé de M. le commissaire cen-
tral, M. Richard.
Mgr l'évêque se lève alors et dit avec une
grande dignité :
— Monsieur le commissaire, vous avez dû
entendre la protestation de mon vicaire gê-
né rai ?
— Je n'ai rien entendu, répond le commis-
saire. J'ai ordre d'expulser tout le monde, et
de ne rien écouter des protestations qui pour-
raient se produire.
— Eh bien ! reprend Monseigneur, n'osez
pas mettre la main sur moi : je suis évêque
de ce diocèse et sachez que l'excommunica-
tion majeure vous atteindrait aussi bien que
ceux de vos agents qui se prêteraient à cette
violence !...
Le commissaire ne veut rien entendre;
alors M. le baron Le Guay se lève et, s'adres-
sant au commissaire, proteste contre cette
violation du domicile, el il ajoute que Mon-
seigneur et lui, en leur qualité de député et
de sénateur, sont inviolables, maintenant que
le décret pour la convocation des Chambres
a été publié.
Le IL P. gardien, ainsi que M. Gavouyère,
conseil des Pères, protestent à leur tour.
Le commissaire n'écoute pas. Alors Mon-
seigneur se lève de nouveau, et, avec une au-
torité imposante, il renouvelle la défense de
le toucher; puis Sa Grandeur sort île la
chambre, cédant à la violence qui lui est faite,
et les autres personnes présentes sont ex-
pulsées par les agents et descendent au rez-
de-chaussée du couvent aux cris répétés de :
«Vive la liberté! Vivent les Capucins ! Vive
l'honneur!... » Nous doutons que les exécu-
teurs des basses œuvres républicaines aient
bien compris ce dernier cri, pourtant si fran-
çais et si opportun.
Pendant ce temps, la chapelle avait, avons-
nous dit, été témoin des mêmes scènes de
violences ; au moment où les commissaires y
ont pénétré, un des vicaires généraux de Mon-
seigneur a lu la protestation suivante :
« Nous, Charles-Emile Freppel, par la grâce
de Dieu et l'autorité du Saint-Siège aposto-
lique, évêque dAngers,
k Avons protesté et protestons par les pré-
sentes contre la fermeture de la chapelle des
Pères Capucins, chapelle publique à l'usage
des fidèles de notre ville épiscopale, bâtie aux
frais des catholiques de notre diocèse, auto-
risée et solennellement bénite par notre pré-
décesseur, de vénérée mémoire, Mgr Ange-
bault, au su et au vu du pouvoir civil, qui
depuis quinze ans n'a jamais élevé à ce sujet
la moindre réclamation. Malgré cette ferme-
ture violente, nous déclarons conserver à la
dite chapelle son caractère et ses privilèges,
la regardant comme un lieu saint et sacré,
qu'il n'est au pouvoir de personne d'enlever à
sa destination sans notre consentement, et
dans lequel, par suite, les saints Mystères pour-
ront continuer à être célébrés comme par le
passé.
« Fait à Angers, le 4 novembre 1880.
« 7 Charles-Emile,
« Evêque d'Angers. »
Mgr l'évêque d'Angers sort le premier du
couvent, accompagné de la foule énorme des
expulsés; il traverse la cour Saint-Laud et se
dirige vers la place de l'Académie.
Ici se place un incident incroyable : la rue
était barrée par l'infanterie de ligne ; les
soldats se rangent pour laisser passer Mgr
Freppel et ferment les rangs immédiatement
pour couper les personnes de sa suite. Aux
protestations indignées qui s'élèvent aussitôt,
les soldats répondent en croisant la baïon-
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIHME
T.Y1
nette, et la pointe de leur sabre vienl frôler
les assistants. Certains soldais, plus excités,
voulaient passer de la menace à l'effet, et
MM. Le Guay et Carriol, sans parler deB
autres, ont pu croire qu'ils allaient être les
victimes de cette consigne odieuse.
Enfin le commissaire donne ordre d'ouvrir
les rangs, et nous pouvons rejoindre Monsei-
gneur qui n'était pas resté isolé pendant ce
temps, et se trouvait au milieu d'une foule
immense qui l'acclamait, poussant de longs
vivats en son honneur et demandant sa béné-
diction.
Alors le cortège, se grossissant de plusieurs
milliers de personnes qui l'attendaient sur les
places de l'Académie et du Château, se dirige
vers la cathédrale. Les acclamations redou-
blent ; des couronnes de fleurs et des bou-
quets sont jetés de toutes parts du seuil des
portes et des fenêtres pendant tout le par-
cours de la rue Toussaint. C'est une ovation
splendide, indescriptible, qui troublera long-
temps le sommeil de M. Assiot. Les mouchoirs
s'agitent ; les cris, un seul et formidable cri
de : « Vive Monseigneur ! Vivent les Capu-
cins ! Vive la liberté ! » retentit continuelle-
ment, jeté par des milliers de poitrines.
Pas la moindre opposition, pas le moindre
contraste, pas le plus petit mot de Mar-
seillaise... Les gendarmes et les dragons char-
gés d'empêcher cette manifestation suivent la
foule, ayant l'air d'escorter les catholiques.
.Monseigneur ému et heureux entre enfin
dans sa cathédrale au milieu d'une foule
énorme, à laquelle l'émotion arrache des
pleurs.
Aussitôt le chant du Parce Domine... rem-
plit la vaste nef...
Monseigneur adresse ensuite quelques pa-
roles émues aux fidèles ; au milieu des im-
menses tristesses qui l'accablent, il est heu-
reux de cette courageuse protestation, qui res-
tera comme un grand acte dans les fastes de
la cité catholique.
Monseigneur donne, du haut des marches
de l'autel, à la foule assemblée la bénédic-
tion apostolique.
Et tous les manifestants, fortifiés, revien-
nent auprès des Capucins et des autres con-
grégations qu'on expulse.
Il était alors environ neuf heures. Au cou-
vent, les Pères expulsés de leurs cellules sont
sortis, partagés en deux groupes, accompa-
gnés d'un certain nombre d'amis et suivis éga-
lement des cris sympathiques de la foule, qui
assistait respectueuse au passage de ces nobles
victimes de la tyrannie républicaine. Ici en-
core, la troupe a vainement tenté d'arrêter les
manifestants, hommes et femmes, qui, reve-
nant, de Caire cortège à Mgr l'évoque, se diri-
geaient vers les Capucins.
Nous n'avons pas à faire ici l'éloge bien
mérité de MM. les membres du conseil des
Pères, MM. Gavouyère et Perrin, et de bien
intres, qui n'ont cessé depuis quinze jours
d'entourer de leurs soins et de soutenir de
leur généreuse assistance le Pères di no con
grégations proscrites.
Combien M. Assiot. va maudire cette journée
si belle pour nous ; Lui dont la seule préoccu-
pation, traduite hier par un sous-commissaire,
était que Mgr Preppel n'eût pas une ovation
pareille à celle du 30 juin...
Cette manifestation marquera dans les sou-
venirs de nos généreuses populations.
Nous apprenons «pie le Père gardien, le
Père Chrysostome et le l'ère Ludovic, pro-
priétaire, sont demeurés au couvent, ainsi
qu'un Père belge, dont le sort sera ultérieure-
ment lixé.
Les Pères du Saint-Sacrement ont été ex-
pulsés à dix heures, les Oblats à midi, les Do-
minicains à une heure de l'après-midi.
Nous n'avons pas encore de détails com-
plets sur ces diverses expéditions armées, ac-
complies par les mêmes hommes et les mêmes
moyens.
Les Dominicains sont sortis de leur couvent
par la rue d'Orléans. Comme chez les Capu-
cins, une foule compacte et enthousiasmée
les accompagnait. Ils ont parcouru la rue
d'Orléans, le boulevard des Lices, la rue des
Lices, la rue Saint-Aubin et sont entrés dans
la cathédrale. Le cortège les a suivis dans la
salle synodale de l'évêché. Mgr Freppel, ac-
compagné des Pères Capucins expulsés ce
matin, est venu les recevoir ; il les a bénis ; il
a félicité leurs courageux défenseurs.
Le prieur des Dominicains a fait à Monsei-
gneur le récit dont voici la substance : A l'ar-
rivée des crocheteurs, nous avons lu une pro-
testation ; les portes ont été brisées, chaque
cellule a été enfoncée. Le commissaire a dé-
claré qu'il laisserait trois Pères et avec eux
deux Frères convers pour garder les scellés.
Les Pères ont demandé si on avait l'intention
de leur faire garder des scellés apposés sur
leur domicile ; le commissaire a répondu
qu'il entendait seulement dire par là qu'on
ne devait pas enlever les scellés apposés.
A l'entrée de la cathédrale, un groupe d'in-
sulteurs jetait des pierres sur les Dominicains
et sur les personnes qui les conduisaient à
l'église ; mais ils ont été chassés à coups de
canne par un certain nombre de catholiques
irrités de voir la police ne s'occuper que des
religieux.
Maintenant, pour donner une idée des ex-
ploits de la société républicaine Grévy, Ferry,
Constaus et Cic, nous procédons par voie de
dépêches télégraphiques:
Saint-Maximin, 30 octobre,
5 h. 20 du soir.
Les Dominicains de Saint-Maximin ont été
chassés après une énergique protestation du
Père prieur, le R. P. de Pascal.
Les Dominicains ont opposé une forte ré-
sistance, qui a duré pendant une heure.
Après une tentative d'escalade, qui a été
abandonnée, les crocheteurs ont enfoncé la
238
BISTOIHE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATH0LIQ1 l
porte, "h a enfoncé de même la porle de
chaque cellule.
Le capitaine de gendarmerie qui comman-
dait l'exécution s'est distingué par une révol-
tant»! brutalité.
Au sortir du couvent, les Pires Dominicains
ont été accueillis par des acclamations en-
thousiastes. On leur a jeté des Ileurs et des
couronnes.
Ils sont tous en sûreté, ayant été recueillis
par des amis.
L'Agence Havas nous communique les dé-
pêches suivantes ; naturellement un peu ga-
zées :
Maçon, 30 octobre.
Le préfet vient de partir de Mâcon pour
Cuisery, pour procéder à l'expulsion des Pères
camilliens de Notre-Dame de la Chaux.
L'arrêté de dissolution a été notifié ce ma-
tiu au Père Tezza, qui était resté seul. Tous
les autres Pères camilliens étaient partis de-
puis deux jours.
Le Père Tezza, étranger, a été l'objet d'un
arrêté d'expulsion. Quarante-huit heures lui
ont été accordées pour quitter la France.
Cinquante personnes environ, étrangères à
la congrégation, étaient réunies dans la cha-
pelle ; les femmes en majorité. Elles ont dû
être expulsées par le commissaire de police.
Mirecourt, 11 h. 30.
Les chanoines de Saint-Jean de Latran, ré-
sidant à Mattincourt (Vosges) ont été expulsés
ce matin.
Ils ont refusé d'ouvrir. On a dû forcer l'en-
trée. Trois religieux italiens avaient quitté
l'établissement la veille. Les autres ont fait
une protestation.
L'abbé Froin, locataire, et le président du
conseil de fabrique ont été laissés à la garde
de l'immeuble.
M. Buffet, ancien président du conseil des
ministres, qui s'était introduit dans l'établis-
sement, a été expulsé par les agents.
L'abbé Froin a notifié aux autorités qu'ils
encouraient les peines de l'Eglise.
Une foule assez nombreuse assistait à l'exé-
cution. Un détachement de gendarmerie assu-
rait le maintien de l'ordre.
Bordeaux, 30 octobre.
Ce matin, à dix heures, la porte de la cha-
pelle des Dominicains, rue de Lhote, a été
fermée intérieurement après la messe. Une
foule nombreuse encombre les abords du cou-
vent. La circulation dans la rue est impossible
depuis deux heures.
On s'attend à l'exécution des décrets.
Plusieurs prêtres ayant été introduits dans
l'intérieur du couvent, il y a eu une manifes-
tation et des cris de : « Vivent les décrets ! »
auxquels on a répondu par des cris de : « Vive
la liberté ! »
Toulouse, 30 octobre, G h. soir.
Pendant toute la journée, les personnes ras-
semblées aux abords du couvent des Capucins
ont attendu l'exécution des décrets. Mais leur
attente a été déçue. Aucune mesure n'a été
prise.
Nîmes, 30 octobre, 1 h. 30 du soir.
Trois récollets se trouvaient dans rétablisse-
ment. Un a été expulsé, les deux autres ont
été laissés pour garder l'établissement.
Lorsqu'on a fermé la chapelle, quelques
personnes ont protesté.
Le récollet expulsé a été acclamé à la
sortie par des cris de : « Vivent les jésuites ! »
Un jeune hommme qui a crié: « Vive la
république! Vive la loi! » a reçu un coup
de poing.
A midi tout était terminé.
Bordeaux, 30 octobre, 10 h. du soir.
La police a dispersé la foule rassemblée
devant le couvent des Dominicains. Le calme
est rétabli dans la rue Lhote, dont les issues
sont gardées par la police.
Avignon, 30 octobre, soir.
L'une des femmes arrêtées hier vient d'être
condamnée à huit jours de prison pour avoir
souffleté un gendarme.
Le Gaulois publie les dépêches suivantes :
Toulouse, 30 octobre.
Hier, le Père supérieur des Maristes rece-
vait une dépêche lui annonçant que l'expul-
sion devait avoir lieu aujourd'hui; aussitôt,
MM. Gay et Noble, avocats des Pères, ont
été appelés; toute la nuit, ils sont restés
auprès des Pères, ainsi que bon nombre de
personnes qui ne laissent pas un instant les
Maristes seuls, afin de se trouver là au mo-
meut de l'application des décrets.
M. Loth, procureur de la République, qui
était en permission, a été brusquement rap-
pelé. M. le préfet du Var est revenu de Paris
à peu près en même temps. Tout, en un mot,
faisait supposer une application prochaine
des décrets à partir de ce moment.
L'attente n'a pas été trop longue, car à six
heures, ce matin, le couvent des Maristes
était entouré par la gendarmerie et la police.
Pour éviter les troubles du 30 juin, l'accès de
la rue du Bon-Pasteur avait été interdit.
Une quinzaine de dames venues à cinq
heures pour prier dans la chapelle sont
parties, sur l'invitation des Pères.
Le commissaire central a pénétré dans l'im-
meuble, accompagné d'agents de police, et a
notifié aux Pères le décret de dispersion et de
fermeture de la chapelle, sur laquelle les
scellés ont été apposés.
Entouré de nombreux amis et fidèles, le su-
LIVHE QUATRE-V1NGT-QUAT0RZIÈM
périeur a refusé de signer le procès* verbal.
Al0 Noble, avocat, a donné lecture de la pro-
testation signée par tous les Mariâtes, se ba-
sant sur ce qu'ils sont devenus prêtres diocé
sains : ils sont restés pour la garde de l'im-
meuble.
Le préfet du Var est arrivé cette nuit.
Il paraît que, contrairement à ce qu'on pré-
voyait, les collège des Mariâtes à la Seyne et
à Toulon seront aussi fermés ; Mgr Terris,
évéque île Fréjus et de Toulon, étant allé
trouver M. Rey, préfet du Var, pour lui an-
noncer que les Maristes étaient devenus prêtres
diocésains, après avoir été relevés de leurs
vœux, il lui a été répondu que ce procédé,
employé pour éviter l'exécution, était quelque
peu jésuitique, qu'il en ferait part au ministre
et qu'il agirait d'après ses ordres.
Carpentras, 30 octobre.
L'expulsion brutale, selon la formule usitée,
des Dominicains a occasionné une manifesta-
tion catholique des plus imposantes.
L'opération de serrurerie a duré deux
heures.
Des scènes violentes se sont produites au
dehors, à la suite desquelles plusieurs arresta-
tions ont été opérées : le sous-préfet s'étant
porté jusqu'à souffleter (!) un avocat, qui lui a
demandé réparation par les armes.
Le prieur des Dominicains est un ancien
substitut.
Les Prémonlrés, qui occupent l'abbaye de
Saint-Michel, de Frigolet, entre Tarascon et
Avignon, ont été également chassés dans la
matinée.
Tous les villages voisins, Barbentane, son
excellent maire en tête, M. Veray ; Boulbou,
Graveson, se sont portés en masse au monas-
tère, acclamant ces religieux qui, depuis un
temps immémorial, sont les bienfaiteurs de la
contrée.
Marseille, 30 octobre.
Après les trois congrégations expulsées
hier, c'était aujourd'hui le tour des Oblats.
Au Calvaire, la porte a été enfoncée ; le
Père Augier, provincial de l'Ordre, a formulé
une éloquente protestation :
" Vous venez faire au milieu de nous une
triste besogne; vous attentez à nos droits de
chrétiens, de propriétaires et de citoyens
français. Vous nous parlez de lois. Où sont-
elles, les lois divines et humaines qui nous
condamnent ?
« La prière en commun est-elle un crime?
L'étude dans le silence de no3 cellules est-
elle un crime ? Le dévouement et l'amour des
pauvres sont-ils des crimes ?
" Non protestons, au nom de la France ca-
tholique et honnête, qui n'est pas habituée à
de pareils exploits .
" NotM vous plaignons aussi, car vous n'êtes
à l'abri, pour l'avenir, ni de la justice im
maine, ai de la justice de Dieu '
« Couverts du masque de la liberté, vous
employez la loue pour- nous chasser <1<
demeures à jamais aimées; mais nous re-
viendrons un jour, bientôt peut-être, raim
par le droit outrage et par la conscience hu-
maine indignée. »
Un autre religieux, le Père Bartet, s'écrie :
« Vous me chassez ; pointant j'ai servi mon
pays comme aumônier militaire. J'ai relevé
bien des blessés sur les champs de bataille : à
Reischoffcn, à Nancy, à Toul, etc. Je suis pa-
rent du général Berthaut, qui aime la France
autant que moi, et qui, lui, n'a jamais dé-
shonoré l'armée. »
Après l'expulsion des huit Pères, les scellés
ont été apposés sur la chapelle, malgré l'ob-
servation du supérieur, que cette chapelle
était une annexe de l'église Saint-Laurent. Le
préfet a passé outre.
Même cérémonie sur la colline de Notre-
Dame-de-la-Garde, où les cinq Pères desser-
vant la chapelle ont été mis dehors, après les
effractions d'usage.
Enfin, cette après-midi, les sept Pères du
Saint-Sacrement de la rue Nau ont été égale-
ment expulsés.
Est-ce bien fini, cette fois ?
Arles, 30 octobre.
Les Pères du Sacré-Cœur ont été expulsés ce
matin, après que les portes d'entrée et celles
des cellules ont été enfoncées.
Quatre Pères seulement occupaient le cou-
vent.
L'autorité a fait camper, pendant toute la
nuit, des détachements d'infanterie et de ca-
valerie sur différents points de la ville, afin
de préserver les bâtiments des communautés
fermées.
Boulogne-sur-Mer, 30 octobre.
Rien de nouveau, jusqu'ici, pour les con-
grégations.
Une foule sympathique, 1,500 personnes,
reste constamment auprès du couvent des Ré-
demptoristes. Malgré la surveillance de la po-
lice, de nombreux bouquets et de nombreuses
couronnes de fleurs ont été attachés aux grilles.
Plus de soixante notables ont passé la nuit
dans le couvent et y veillent continuelle-
ment.
Nantes, 30 octobre.
Aujourd'hui, le commission administrative
du conseil général de la Loire-Inférieure a vi-
sité le couvent des Capucins.
Sur le parcours des délégués ont retenti les
cris de : « Vive le conseil général ! »
Ensuite Mgr l'évêque s'est transporté au
monastère. Sa Grandeur a été saluée par les
cria de: « Vive Monseigneur ! »
240
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Immense el Bvmpathique est le concours de
La foule au près des Pères menacés : les femmes
BuspendenI des couronnes de fleurs aux portes
de la chapelle. Les dames de la halle ont en-
voyé de Buperbes bouquets.
L'émotion est grande parmi nos conci-
toyens. On ignore encore le jour fixé pour
l'exécution.
Nîmes, 30 octobre.
A midi, le Frère Pascal est expulsé, donnant
le bras à MM. Bouet père et Marson, avocats.
Une ovation enthousiaste leur est faite : des
fleurs, des couronnes sont jetées sur leur pas-
sage, et un cortège nombreux les accompagne
à l'archevêché et de là chez M. de Bernis,
membre du conseil général pour Nîmes.
Les Pères Odoric et Bénigne ont été cons-
titués gardiens de l'immeuble. Lorsqu'ils ont
paru à la porte, les assistants se sont pros-
ternés et ont arraché leurs robes pour s'en
partager les lambeaux comme reliques. C'était
un véritable triomphe et un spectacle d'une
majesté imposante.
Mortagne, 4 novembre, soir.
Les missionnaires de Saint -Laurent-sur-
Sèvres ont été expulsés ce matin par M. de Gi-
rardin, préfet de la Vendée.
Grenoble, 5 novembre, 11 h. 40.
L'expulsion des Capucins de Meylan, com-
mencée hier vers onze heures, n'était pas en-
core terminée à 6 heures du soir.
Magnifique protestation des catholiques.
L'huissier même des Pères a été expulsé.
11 proteste et porte plainte au premier pré-
sident de la cour.
M. le marquis de Monteynard, après avoir
été expulsé malgré son énergique réclama-
tion, a été mis eu prison. M. Sisteron, avocat,
a été arrêté. Les gendarmes sont repartis ce
matin pour terminer l'expulsion.
Le même jour, sont expulsés les Olivélains
de Parmence et les Oblats de Notre-Dame de
l'Osier. Les uns et les autres ont fait une très
belle protestation.
St-Pierre-lès-Calais, 5 novembre, 10 h.
Ce matin à six heures, les Capucins de Saint-
Pierre-lès-Calais ont été expulsés. M. Garé,
commissaire de police de Saint-Pierre, ac-
compagné de nombreux agents et de plu-
sieurs brigades de gendarmerie, a accompli
cette opération.
Protestations énergiques de la part des re-
ligieux, en présence de M. Dollet, curé de
Saint-Pierre, et de plusieurs ecclésiastiques.
Deux religieux ont été laissés pour garder
l'immeuble : le Père Philippe et le Père Aga-
Ihange.
Aubigny 'Cher . 5 novembre.
Les révérends Pères barnabites de Saint-
Li^uori ont été expulsés ce malin. La porte
extérieure a été défoncée pur des ouvriers
étrangers, après un seul coup de sonnette et
sans sommation.
Le commissaire central a donné lecture au
l'ère supérieur de l'arrêté du préfet en pré-
sence du sous-préfet el de plusieurs des nom-
breux gendarmes requis.
Le sous-ordre de M. Constans a refusé d'en-
tendre la protestation du Père supérieur.
Les amis des Pères avaient été, au préalable,
expulsés brutalement.
Des recherches policières ont eu lieu par-
tout dans la maison.
La porte du grenier a été enfoncée.
Un seul Père, d'origine française, un
vieillard malade, a été laissé avec un domes-
tique.
L'opération, commencée à 6 h. 40 matin, a
duré une heure.
Les Pères ont été l'objet d'une belle ma-
nifestation de la part d'une nombreuse et
sympathique population. Pas de cris hos-
tiles.
Clermont-Ferrand, 5 novembre, 2 h. 23.
Les Capucins du boulevard du Taureau ont
été expulsés ce matin.
Des troupes, de la gendarmerie et une nom-
breuse police cernaient le couvent.
L'entrée a été refusée à Mgr l'évèque qui
reste devant la chapelle et récite le chapelet,
malgré le froid et la neige.
Une foule énorme et sympathique acclame
l'évèque et les Capucins.
Elle hue la police et les serruriers.
Les Pères sont jetés avec violence en de-
hors du couvent avec trente-cinq témoins,
après deux heures de résistance.
Le Père Henri a fait une magnifique protes-
tation.
Les Capucins, couverts de fleurs et suivis
d'une foule émue, ont été conduits par Mon-
seigneur à l'évèché.
L'expulsion du noviciat des Pères africains
établis dans la banlieue de Clermont a eu lieu
ensuite.
Arras, 12 b.
Pères du Saint-Sacrement expulsés ce ma-
tin, porte extérieure crochetée, commissaire
reçu par Monseigneur entouré des membres de
l'adoration nocturne qui avait passé nuit en
prières devant le Saint-Sacrement exposé.
Excommunication prononcée. Saint-Sacre-
ment retiré de la Chapelle et transporté dans
une chambre intérieure par l'évèque au chant
du Parce entonné par les assistants. Scellés
apposés ; plusieurs témoins violemment ex-
pulsés.
Un Père hollandais, sommé de quitter le
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
241
territoire <lans les vingt-quatre heures, Le vi-
caire -eneral, embrassant ce Père, dit : « Aile/,,
mon l'ère, dire à l'étranger que noua portons
en France le deuil de la justice et de la li-
berté. »
Foule lenue à l'écart. Les rues interceptées
par gendarmerie. Foule généralement sympa-
thique. Serrurier étranger liué.
Les Pères de la Miséricorde et les Assomp-
tionnistes de l'orphelinat du l'ère Halluin,
enfermés chez eux, attendent les crocheteurs.
Boulogne, 1 h.
Police, gendarmerie et bataillon de ligne
arrivés à six. heures chez les Uédemptoristes.
Religieux expulsés conduits triomphale-
ment chez des amis. Manifestation splendide
dans les rues. Population indignée. Hixes
nombreuses...
Trois députés, avocats, avoué, notaire,
huissier, expulsés par violence. Un religieux
infirme poussé dans la rue s'est évanoui.
Poitiers, 5 novembre, 3 h. 25, soir.
Les Bénédictins de l'abbaye de Ligugé,
près de Poitiers, ont été expulsés ce matin à
sept heures.
Dix-huit Pères et cinq Frères ont été mis de-
hors.
Les abords ont été interceptés par la force
armée, avant le jour, pour éloigner la popu-
lation sympathique.
La surprise a été complète. Trente laïques
à peine ont eu le temps d'accourir.
11 y avait là deux brigades de gendarmes à
cheval, une brigade de gendarmes à pied,
six agents de police, six crocheteurs, dont
quelques-uns, dit-on, sont des prisonniers.
Trois portes ont été enfoncées successive-
ment.
Les crocheteurs, entrés dans le couvent,
ont fait des recherches inutiles dans tout le
couvent.
Les Pères et amis ont été trouvés en der-
nier lieu réunis dans la salle capitulaire.
Au premier coup de pic dans la porte fer-
mée, l'abbé entonne un psaume.
Il proteste ensuite énergiquement contre la
présence du commissaire, et lit une lettre de
Mgr Gay excommuniant les crocheteurs.
.M. Saintois, avocat, proteste à son tour.^
Les religieux sont expulsés un à un. L'un
d'entre eux porte la croix d'officier de la Lé-
-ii d'honneur reçue a Mentana et la mé-
daille de Crimée. Les gendarmes lui pré-
sentent les armes.
On refuse de laisser plus de deux moines
avec le curé et le vicaire de la paroisse au
monastère.
[.es bestiaux sont abandonnés sans personne
poui l' a garder.
La population, très surprise et très sympa-
thique, est refoulée au loin et montre une
vive consternation.
T. xv.
l'an, 6 novembre, 10 li
L'attentat eal accompli chez les Père, fran
ciscains.
i.e crime a dure, quatre heures.
Le comité ayant refusé de sortir, le com-
missaire de poiiee a ordonné aux geudanie
de faire feu.
Les membres du comité se sont couchés;
les gendarmes ont refusé de tirer.
Les portes des cellules ont été enfoncées;
des scènes émouvantes se sont produites.
A dix heures, les Pères sont sortis, conduits
en triomphe par plus de 3,000 personnes
chez M. Marianne, négociant.
Cris mille fois répétés de : « Vivent les
Pères ! A bas les décrets ! Vive la liberté ! A
bas la République ! »
Quelques braillards, payés à l'heure, crient :
« Vivent les décrets ! » mais ils ne trouvent
guère d'écho.
Trois Pères se montrent au balcon, aux ac-
clamations de la foule émue.
Détails suivent par lettre.
Arras, 5 novembre, A h. 5 soir.
L'expulsion des Pères de la Miséricorde,
commencée à une heure moins le quart, a
duré près de deux heures.
Grand déploiement de forces d'infanterie et
de génie, commandées par un chef de ba-
taillon.
Manifestations sympathiques envers les
Pères reçus dans une maison voisine.
Le clergé de la ville est mêlé à la foule.
Après le départ des troupes, une bande de
voyous est venue manifester devant le Pas-de-
Calais, dont les bureaux sont voisins de la
maison des Pères.
La porte du journal a été défendue intré-
pidement par les rédacteurs rangés sur le
trottoir.
Bientôt la gendarmerie est intervenue, sabre
au poing ; elle a fait évacuer les voyous.
Les abords de la maison des Pères sont sur-
veillés par la gendarmerie.
Actuellement, l'orphelinat Halluin est en-
touré par une foule immense.
On craint des désordres sérieux, tant le
Père Halluin est populaire.
Disons à l'honneur des serruriers de la ville,
qu'aucun d'eux n'a voulu se charger de cette
triste besogne.
11 a fallu mander un ouvrier de Montreuil
qui a été hué par la foule.
Flavigny, 5 novembre, 4 h. 10 s.
L'expulsion des Dominicains, commencée à
9 heures, a été terminée à deux heures.
File a été opérée brutalement.
La population a été admirable.
Une ovation touchante a été faite aux
Pères.
M11 de Saint-Jean a été brutalement arrêtée
par la gendarmerie.
16
_',J
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
A|>i, ■< nofembre, 6 h. ."> s.
Les Oblals de Noire-Dame de Lumière ont
(-.|,. expU| éa vendredi Boir.
La foule a fait une ovation magnifique aux
Pei
lies huées formidables ont accueilli leô exé-
cuteurs.
L'Agence Havas nous communique, avec les
euphémismes ordinaires, les dépêches sui-
vantes :
Monlaubun, 5 novembre.
Ce matin, à neuf heures, M. Marchand,
commissaire central, a expulsé les Grégo-
riens.
En arrivant à l'établissement, le commis-
saire a frappé trois fois. Les personnes qui se
trouvaient là ont poussé quelques cris.
Le commissaire a fait alors forcer la porte
d'entrée, puis ia porte des cellules.
Un notaire et un avocat ont alors rédigé
une protestation.
Dans l'intérieur du couvent, avec une tren-
taine de catholiques, étaient réunis quelques
prêtres parmi lesquels l'abbé Daux, attaché à
l'évèché, qui a excommunié le commissaire
central et sa suite.
Le commissaire a fait sortir les laïques, et a
signifié aux Pères l'arrêté qui les expulse de
France.
Limoges, 5 novembre.
Ce matin, à onze heures, a eu lieu l'expul-
sion des Franciscains, dont l'établissement
est situé près du cimetière.
Les portes et les fenêtres, qui étaient barri-
cadées, ont été enfoncées par le commissaire
central.
La Roche-sur-Yon, 5 novembre.
Les décrets ont été appliqués ce matin,
de 6 à 8 heures. La troupe maintenait la
foule qui était peu nombreuse, mais dans la-
quelle se trouvaient beaucoup de femmes.
Après la sommation légale, les portes ont été
enfoncées.
Les religieux sont sortis et ont été recueillis
par le docteur Gouraud.
Les scellés ont été mis à la porte de la cha-
pelle. Un ouvrier du cercle catholique a été
arrêté.
Nice, 5 novembre.
Les Capucins de Saint-Barthélémy et de Ci-
miez (près Nice) et les Oblats qui résident
dans le diocèse de Nice, viennent d'être aver-
tis de nouveau que l'exécution des décrets ne
s'appliquera pas à eux.
La Palisse (Allier), 5 novembre.
La congrégation des Pères du Sacré-Cœur
établie à S&int-Gérand-Lepuy a été <lis-oute ce
matin. Il a fallu enfoncer la porte. Trois
Pi re sont restés comme propriétaires et un
frère servant comme domesti [ue. Dix Pèrei
sont partis. Les scellés ont été mis sur la
chapelle. A l'intérieur avec les lY-res, six
laïques ont proteste et, parmi eux, M. Des-
maroux, fils, maire de Saussat.
Thonon, 5 novembre, 8 h. soir.
L'expulsion des Capucins de Thonon, com-
mencée à midi, a été terminée à trois heures
et demie. Le sous-préfet a fait enfoncer les
dix-huit portes du couvent.
Treize Pères se trouvaient dans la maison.
Deux Capucins malades et le Père gardien y
ont été laissés.
L'évacuation de la chapelle a été rendue
plus longue par la présence d'un grand
nombre de femmes.
Boulogne, 5 novembre, G h. soir.
La foule s'amasse aux environs du couvent
des Passionistes.
On parle de manifestations et de rixes sans
importance.
A deux heures arrivent les autorités.
Les portes sont enfoncées.
A cinq heures, la dispersion des Passion-
nistes est accomplie.
La Roche (Haute-Savoie), 5 novembre.
Les Capucins de La Roche sont laissés dans
leur couvent, parce que leurs droits ont été
réservés par le traité d'annexion.
Bordeaux, 5 novembre, soir.
Lorsque le commissaire central s'est pré-
senté au couvent des Bénédictins, le prieur
lui a demandé s'il avait un mandat d'arrêt.
Sur la réponse du commissaire qu'un tel
mandat n'est pas nécessaire, le prieur a refusé
d'ouvrir.
Les serruriers ont alors enfoncé la porte ex-
térieure du couvent, puis une autre porte in-
térieure.
Trois Pères, trois laïques et un prêtre ont
été expulsés.
Un Père est resté pour garder l'immeuble.
Annecy, 5 novembre.
Ce matin, à sept heures et demie, le com-
missaire central, accompagné d'agents de po-
lice et de 12 gendarmes, s'est présenté chez
les Capucins. Pendant la nuit, les portes
avaient été blindées et barricadées avec
toutes sortes de matériaux. Après avoir forcé
la porte d'entrée, on a dû enfoncer celles de
40 cellules. Les Pères ont protesté, l'un d'eux
a lu au commissaire la formule d'excommu-
cation. Deux religieux ont été laissés pour
garder l'immeuble.
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIÈME
243
Un Père B'est fait porter hori du couvent.
La foule au dehors criait : Vivent les décrets '
A bas les Capucins I
Fontainebleau! 5 novembre.
La communauté des Rédemptoristes d'Avon
a été dissoute ce matin.
C.lermont-Ferrand, 5 novembre.
L'application des décrets aux Missionnaires
africains est terminée à Chamalières.
Aucb, 5 novembre.
L'application des décrets a été faite ce ma-
tin aux Pères Olivélains d'Ordan Larroque.
Les scellés ont été apposés sur les portes de
la chapelle.
Un seul religieux a été laissé comme gar-
dien du couvent.
Nice, 5 novembre.
A 0 heures et demie du matin, le commis-
saire central, accompagné de sergents de ville,
s'est rendu dans la maison occupée par les
Pères africains, rue de France, et a procédé
à leur expulsion. Le Père directeur a protesté
et chaque Père s'est enfermé dans sa cellule.
Le commissaire a dû faire ouvrir par le ser-
rurier la porte principale et celle de chaque
cellule. Deux Pères ont présenté des certifi-
cats prouvant qu'ils étaient les mandataires
des propriétaires. Le commissaire les a laissés
pour garder la propriété jusqu'à nouvel ordre.
Deux autres se sont rendus au palais de la
princesse Christine, où ils ont reçu l'hospita-
lité. LTn cinquième a quitté la ville.
MM. Bernard, ancien substitut du procu-
reur de la République à Nice, et Rouquier,
avocat, assistaient les religieux et ont pro-
testé avec le Père directeur. Les scellés ont
été posés.
Argentan, 5 novembre.
Les Rédemptoristes sont dispersés.
Il y avait seulement Irois congréganistes.
Le supérieur reste seul comme propriétaire.
Belfort, 5 novembre.
Aujourd'hui, à huit heures du matin, a eu
lieu l'expulsion des Rédemptoristes de Pé-
rou*e, par le capitaine de gendarmerie.
Sainl-Brieuc, 5 novembre.
Les décrets ont été exécutés ce matin à
six heures contre les Maristes. Les portes
furent brisées par les sapeurs de l'armée,
[pulsion fut faite par les gendarmes. Grand
déploiement de troupes autour du couvent.
Les généraux de Frotta? et Marguisan et
M. de Belizal, député, ont protesté énei
quement.
Saint-Brieuo, 5 novembre.
Une manifestation très bruyante a eu lieu
sur la place «b; la Préfecture, lorsque
Pères Maristes, expulsés et escortés d'environ
deux cents personnes, appartenant pour la
plupart à l'aristocratie du pays, sont arrivés
à l'évéebé. La troupe a fait évacuer.
Mille femmes environ, faisant partie de
toutes les classes de la société, agitaient des
rameaux en criant : « Vivent les Pères! A
bas les décrets I »
11 y a eu plusieurs arrestations, notamment
celles de MM. Boullanger, ancien président
du tribunal de commerce ; le vicomte Robert
de Saint-Vincent, chef de bataillon du génie,
domicilié au château de Forges par Limours.
Grande animation dans la ville.
Gordes (Vaucluse), 5 novembre.
_ Il a été procédé à la dissolution des Cister-
ciens. Le préfet assistait à l'opération, ainsi
que_ le sous-préfet et le procureur. Quatorze
novices ont été expulsés. Un octogénaire ma-
lade a été laissé dans le couvent, ainsi que
le supérieur et deux Pères, comme proprié-
taires.
Valence, 5 novembre.
L'expulsion des Capucins de Crest a com-
mencé à G heures. Une foule énorme se pres-
sait autour. Deux cents hommes d'infanterie
assuraient l'ordre.
On a été obligé d'enfoncer la porte de
chaque cellule.
A deux heures, tout était terminé.
Les Pères ont été reçus dans une maison
particulière.
Ces procès-verbaux et ces dépêches donnent
une idée suffisante des méfaits de la répu-
blique. Nous ne dirons rien des expulsions
faites à Paris, rien d'une foule d'autres expul-
sions faites en province. Un seul acte nous
reste à inscrire ici, le siège de Frigolet.
Muse, chante la colère de Grévy, qui n'était
pas fils de Jupiter, et les exploits du vidan-
geur Constans, qui n'était pas un Hercule.
Dis-nous combien de préfets, de sous-préfets,
de procureurs, de gendarmes, de commis-
saires et d'agents de police ils ont mis en
branle pour violer la liberté des professions,
l'inviolabilité du domicile, le droit de pro-
priété, la liberté de conscience et le libre
exercice de la religion catholique. N'oublie
pas d'ajouter que ces républicains, disciples
df! Vilellius et serfs de Gambetta, ont perpé-
tré ces crimes en violant le droit moderne et
en se couvrant, les insensés ! du droit césarien
de l'ancien régime. Mais quand tu aurais
cent bouches et cent langues, tu ne saurais
244
HISTOIRE UNIVERSELLE Dli L'ÉGLISE CATHOLIQUE
suffire à ces exploits héroïques. U"'un seul
fail reste aux accents de ta lyre. Fait, il est
vrai, moins grand que le siège de Troie, la
ruine de Babylone ou de Ninive, la prise de
Jéru alem, de Numanceou de Saragosse, mais
assez grand encore pour les nouvelles gloires.
Je parle du siège de Frigolet, près Tarascon,
pairie du grand Tarlarin, un pygmée en
comparaison des héros de la troisième répu-
blique.
On avait vu, jusque là, des hommes puis-
sants par la force et par le génie des arme-.
Dès le premier temps, Nemrod élait grand
devant le Seigneur ; S'abuchodonosor, Senna-
chérib, Sésostris, Cyrus, Alexandre et César
avaient illustré les temps antiques ; il s'était
trouvé des poètes à la hauteur de ces événe-
ments, et, sans parler de Jérémie, Homère
avait chanté les deuils de Priam et les la-
mentations d'Hécube. Trois siècles après le
sacrifice du Calvaire, Constantin avait arboré
le labarum. Genséric, Attila, Clovis, Théo-
doric et Charlemagne avaient rempli les
temps barbares du bruit de leurs conquêtes.
Mahomet, Gengiskhan, Timourlenk avaient ré-
veillé les échos assoupis de l'Orient. Louis XIV,
Napoléon, Bismarck de nos jours, avaient
porté des coups d'épée dignes des anciens. Le
sang n'avait pas cessé de couler depuis Abel,
et, chose étrange, il avait glorifié plus ou
moins ceux qui le répandaient. Mais la troi-
sième république devait nous éblouir encore
davantage... par le siège de Frigolet.
Frigolet, près Tarascon, patrie de Tarlarin,
l'homme dont la république fut jalouse, est
une montagne élevée, inaccessible de tous
côtés, sauf par un étroit passage, qu'il est fa-
cile d'obstruer avec des tablettes de chocolat
et de fortifier avec des fruits de carton. 11 y
avait là une vieille abbaye, que les Prémon-
trés approprièrent, pour être plus loin des
hommes et plus près de Dieu. Là, élevés
comme les paratonnerres de l'ordre moral,
ils priaient pour la France et servaient les
pauvres. La république des Grévy, Ferry,
Constans ne put supporter plus longtemps une
telle abomination. Dans ses conseils, il fut ré-
solu qu'on fermerait, au besoin par la force,
cet asile de la prière et de la charité. Mais
le style télégraphique peut seul répondre à la
magnificence d'une telle entreprise.
Le monastère des Prémontrés, en pleine
montagne, à dix kilomètres de Tarascon, a
été cerné aujourd'hui dès neuf heures du matin.
Présents : préfet des Bouches-du-Hhùne.
Sous-préfet d'Arles. Généraux Billot et
Guyon-Yernier. De plus, cavalerie nombreuse,
2t)° dragons. Infanterie, 141° de ligne. Gen-
darmerie, 5 brigades : Rognac, Arles, Châ-
teau-Renard, Saint-Bémy, Tarascon. Total :
plus de 2.000 hommes ayant des vivres pour
trois jours.
Rlocus complet du monastère par lignes de
fantassins et cavaliers. Réserve campée sur
les montagnes. Sentinelles partout, baïonnettes
au fusil.
Dans le monastère, 2.000 hommes dans les
cours et les cloîtres. Campagnes soulevé
Groupes de vieillards, femme- et enfants, arri-
vant de toutes parts ; en tout 4 à 5.000 per-
sonnes. Toutes les portes fermées;. Vive agita-
tion.
1! est dix heures. Sommation officielle de
l'arrêté préfectoral par le commissaire et un
piquet de quinze gendarmes. Protestations
immenses, clameur universelle. Huées de la
multitude. Orateurs haranguant la foule.
P. Hermann, Chauffard, Mistral Bernard, con-
seil de la Congrégation. Refus d'ouvrir. Siège
et investissement commence. Tactique de l'at-
taque : réduire la place par la famine.
Des parlementaires envoyés pour demander
vivres nécessaires aux assiégés, et d'abord
100 kil. de pain. Le commandant décline la
compétence et adresse un télégramme au gé-
néral Vernier. 4 h. 1/2, réponse n'arrive pas.
Monastère a farine et vivres pour huit jours.
Cavalerie et infanterie bivouaquent dans la
plaine. Peuple provençal assiégé avec les re-
ligieux passera la nuit. Risée universelle des
multitudes contre l'autorité, officiers, gen-
darmes et soldats, qui haussent les épaules ou
qui pleurent.
Voici maintenant, d'après l'Union de Vau-
cluse, l'explication de cet éloquent logo-
griphe :
Dans la ferme appelée le « Mas de Lalle-
mand », le général Guyon-Vernier, frère ou
tout au moins cousin-germain d'un Père jé-
suite, avait établi son quartier. C'est de là
qu'il donnait ses ordres et ses commande-
ments.
La cavalerie chevauchait dans les terres
d'alentour, barrant impitoyablement le pas-
sage à qui s'avisait de monter à l'abbaye ou
d'en descendre.
Les religieux n'ont pas cessé un seul ins-
tant d'accomplir leurs saints exercices, les of-
fices du chœur ont été célébrés jusqu'au bout
comme de coutume, et il élait très pittoresque
d'entendre, d'un côté, les accords majestueux
de l'orgue, et, de l'autre, les accents stridents
du clairon.
Les villages voisins étaient accourus en
masse ; ils se tenaient sur les hauteurs qui do-
minent l'abbaye. On a compté jusqu'à 7.000
personnes ainsi groupées, chantant les canti-
ques si populaires dans la contrée : « Prou-
ve nçau et Catouli. . .Sauvez Rome et la France»,
acclamant avec enthousiasme la religion,
l'Eglise, les Prémonlrés, ou huant les agents
du gouvernement aussitôt qu'on les aperce-
vait.
C'est ainsi que, samedi, M. Poubelle, préfet
des Bouches-du Rhône, a été l'objet d'une
manifestation particulièrement significative.
On a jeté toute espèce de projectiles sur sa
voiture, on en a frappé la capote à coups de
canne, et, faisant allusion aux sentiments re-
ligieux de Mmo Poubelle, qui plus d'une fois
s'est exprimée contre les décrets, la foule a
crié à plusieurs reprises autour de lui: « Vive
LIVRE QE LTRE-VINGT-QUAT0HZIÈM1
243
Mm" Poubelle ! A baa le préfet ! Hue ' Hue ! »
11 a été ainsi poursuivi par 300 personnes pon-
dant plus d'un kilomètre.
Dimanche, plus do 10.000 anus se sont
trouvées réunies aux environs du monastère,
aussi près qu'on pouvait, s'en approcher. Dans
les rangs pressés de la foule, on remarquait
nos braves félibres .Mistral, Flou manille et
Mathieu. Daus la plupart des groupes, l'exas-
pération était portée à son comble ; on aper-
cevait des armes sous les hlouses des braves
paysans. Des mères conduisaient leurs petits
entants sur le théâtre de l'événement et d'une
voix indignée, en leur montrant ce déploie-
ment burlesque et odieux de la force armée,
elles leur disaient comment la république en-
tend la liberté et le respect des droits.
Il a fallu l'arrivée de M. Fligaud, le premier
président de la cour d'Aix, pour faire cesser
ce ridicule état de choses. Saisi de la plainte
des religieux, il a été très énergique auprès
du préfet Poubelle et du général Guyon-Ver-
nier, s'étonnant qu'on crût pouvoir accom-
pagner l'exécution des décrets de séquestra-
tion et d'attentats à la liberté individuelle de
la nature de ceux qui se produisaient.
Dans les sphères administratives des Bou-
ches-du-Rhône, on s'imaginait que le monas-
tère était un véritable arsenal. Ondit même que
tel personnage avait pris pour des bouches à
feu les gargouilles en foute qui sont au mur des
tours de l'église.
Tout a été du dernier grotesque dans cette
équipée républicaine, qui fera dans notre his-
toire le digne pendant du célèbre Siège de Ca-
clerousse.
Intimidés par l'énergie de M. le premier
président Rigaud, qui, aux termes de la loi,
avait vis-à-vis de lui le caractère d'un juge
d'instruction, le préfet Poubelle s'est hâté de
réunir un dernier conseil de guerre, dont fai-
sait partie son sous-préfet Dugat, ancien ban-
dagiste-herniaire, et le général Guyon-Ver-
nier. Il fut décidé que, pour éviter les rigueurs
de la loi correctionnelle, dont la présence du
premier président les menaçait, le crochetage
aurait lieu le lendemain au point du jour.
ït donc lundi malin, entre six heures et
sept heures, que, sur le refus opposé par les
religieux à la sommation d'ouvrir leurs portes,
quatre serruriers et six maçons, amenés de
.Marseille et d'Arles (ceux de Tarascon ont
tous refusé leurs concours) par M. Poubelle,
ont enfoncé la porte qui met le réfectoire en
communication directe avec le chemin.
Les crocheteurs étaient sous la conduite du
citoyen Roudier-Carron, ancien jardinier,
nommé depuis commissaire de police. Il a
fait preuve de la plus complète ignorance de
Fonctions, que M. Hyacinthe Chauffard,
l'un des conseils de la communauté, maître
des requêtes démissionnaire au conseil d'Etat,
a été plusieurs fois obligé de lui rappeler.
i lilt. PP. Prémontrés étaient réunis
dan I > vie capitulaire sous la présidence du
T. R. p. Edmond, qui, du haut de son siège
abbatial, a prononcé dis protestât!)
et notifié l'excommunication, majeure. Scène
émouvante, qui reportait les assistants a ces
siècles de. Coi où l Eglise, par l'organe de
pontifes et de ses prêtres, opposait solennelle-
ment ses anal bernes et se censures aux puis-
sances du siècle, coupables d'empiéter sur ses
droits imprescriptibles. 'Ions les assistants
étaient émus ; les gendarmes eux-mêmes pleu-
raient.
Les exécuteurs des hautes œuvres do la
franc-maçonnerie se sont hâtés de remplir de
point en point le programme de M. Constans.
Après avoir expulsé violemment les témoins,
puis les religieux, ils ont apposé leurs illé-
gaux scellés sur les portes extérieures de la
splendide église abbatiale, qui est condamnée
à rester désormais muette et silencieuse.
Les droits des propriétaires ont été res-
pectés. Le T. R. P. abbé, les RR. PP. Iler-
man, Louis de Gonzague et deux autres ont
été laissés au monastère, avec les domestiques
chargés d'en entretenir les bâtiments ou d'en
cultiver les terres. Les crocheteurs n'ont pas
touché à l'habitation des religieuses, à l'hô-
tellerie et au logement des pensionnaires.
Les religieux, au nombre de 37, sont immé-
diatement montés dans les voitures que des
amis tenaient à leur disposition, et se sont
mis en route pour Tarascon. La gendarmerie
n'a cessé de les escorter étroitement comme
de dangereux malfaiteurs. Mais la cavalerie
les avait précédés dans cette ville. Cinq esca-
drons de dragons en occupaient militairement
les abords et les principales rues, de peur
qu'une démonstration publique n'éclatât sur
le passage des nobles bannis.
Ceux-ci ont pourtant pu pénétrer dans la
principale des églises, celle de Sainte-Marthe,
où la population se pressait pour les accla-
mer et les couvrir de fleurs. Le vénérable
M. Bondon, curé de la paroisse, s'est avancé
à leur rencontre jusque sur le seuil du saint
lieu et, avec cette autorité que lui donnent
ses 82 ans, il a souhaité la bienvenue aux
proscrits dans une allocution émouvante. Le
R. P. prieur lui a répondu, les larmes dans
la voix et dans les yeux, et l'assistance
s'est retirée après le chant solennel du Mi-
serere et du Parce Domine, pour se re-
trouver, à quatre heures du soir, sous les
mêmes voûtes auprès du tombeau même de
la glorieuse hôtesse du Sauveur.
Cette seconde manifestation de foi et de
piété ne l'a pas cédé à la première. Mgr l'ar-
chevêque d'Aix, qui était arrivé le matin
même à Tarascon, et que la force armée
avait cerné dans le couvent de la Visitation
pour l'empêcher de recevoir lui-même les re-
ligieux à Sainte-Marthe, l'a présidée. Sa Gran-
deur a adressé d'abord la parole aux fidèles et
leur a lu du haut de la chaire l'Evangile des
Béatitudes.
Puis elle a donné la bénédiction solennelle
du Saint-Sacrement, à l'issue de laquelle les
religieux se sont rendus, sous une véritable
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pluie de couronnes, de verdore et de fleurs,
et an milieu des acclamations les plus en-
lhousiast( s, dans les divers asiles que la piété
et le dévouement leur ont préparés.
Le préfet des Bouches-du-Rhônc é ait
parti avant cette manifestation, poursuivi
des huées populaires qui lui demandaient des
nouvelles de M Poubelle. Il était accompa-
gné «lu général Guyon-Vernieret de M. Bessat,
procureur général à la cour d'Aix, qui a re-
cueilli sa bonne part de l'indignation géné-
rale.
La population se disposait à aller saluer
M. le premier président Rigaud à son départ
de la gare. Cette manifestation sympathique
a été contremandée pour respecter le carac-
tère du magistrat et l'indépendance de ses dé-
cisions futures.
Les bataillons du 141e, qui depuis jeudi
faisaient le siège de l'abbaye, sont rentrés à
Avignon presque incognito, trempés jusqu'aux
os par la pluie, crottés jusqu'au genou par la
boue, et avec des allures qui ne ressemblaient
guère à celles de triomphateurs.
On se demande si le gouvernement ne fera
pas frapper, pour leur mettre sur la poitrine,
une médaille commémora tive de cette brillante
expédition, et s'il ne fera pas graver en lettres
d'or sur les plis de leur drapeau, comme sur
ceux de l'étendard du 26e dragons, ces mots :
Blocus des Prémontrés.
Le lundi 8, au matin, au moment où, sur
l'ordre de M. le premier président de la cour
d'appel d'Aix, le préfet de Marseille se vit
forcé d'ordonner la levée du siège par l'as-
saut et la prise de vive force du monastère,
tous les religieux, toujours instruits d'avance
des moindres opérations du dehors, quittèrent
les murs, les tours et postes de défense pour
se retirer dans leurs cellules respectives, ac-
compagnés chacun des témoins suivants, des-
tinés à faire un jour la preuve de l'attentat
contre la violation de propriété, du domicile
et de la liberté individuelle :
1° Le B. P. Edmond, abbé du monastère et
supérieur général de la congrégation. Témoins,
M. Chauffard, maître des requêtes honoraire
au conseil d'Etat, avocat du barreau de Paris ;
M. de Cadillan, ancien député; M. le comte
Hélion de Barrême, de Nice ; M. le comte
Terray, de Barbantane ; M. Brun, de Taras-
con, officier en retraite; M0 Camman, notaire,
et Mes Drujon, avocat, et Leloup, avoué.
8' Père Louis de Gonzague, secrétaire in-
time. M. l'abbé Eysséris, aumônier militaire,
et XIe Lagrange, notaire à Tarascon.
3° Père Hermann, secrétaire général. Té-
moins, M. l'abbé Gaspard, vicaire de Taras-
con ; M. Yeray, statuaire, à Barbantane.
4° R. P. Romain, prieur, appartements du
scolasticat. Témoins, M. l'abbé Ripert, curé
de Saint-Jacques de Tarascon; M. le comte
de Barrême, MM. Pons.
5° R. P. Alexis, sous-prieur, dans sa
classe. Témoins, M. l'abbé Bondon, doyen de
Saint-Rémy ; M. de Cadillan fils.
f»" l'ère Auguste, au Doviciat. Témoins,
M. l'abbé Grivei, vicaire a Tarascon; M. Mis-
i rai Bernard, de Saint-Rémy.
7 Père Stanislas, chantre et cellerier, éco-
nome. Témoins, M. Saint-René-Tallandier,
ancien sous-préfet ; M. Bain, pharmacien ;
M. Morand, négociant.
8° Père Désiré, bibliothécaire, retiré à la bi-
bliothèque. Témoins, M. l'abbé de Tamisier,
aumônier; Chausse, propriétaire.
9°-i0° Pères Ambroise et Ignace, au novi-
ciat des convers. Témoins, M. Montagnier,
avoué à Tarascon ; M. de Roux fils.
11 "-12° Père Norbert, professeur ; Père
Jean-Baptiste, sacristain, à l'atelier de reliure.
Témoins, M. Tardieu et M. Ch. de Roux, de
Tarascon.
13° Père Gabriel, professeur de rhétorique.
Témoins, M. le docteur Perraud,de Maillarme ;
M. Meyer, ébéniste, à Barbantane.
14" Père René, prédicateur, missionnaire,
professeur. Témoins, M. Pascal, président du
tribunal de commerce ; M. Cacchia, vicaire à
Tarascon.
15°-16° Père Charles, Père Richard, direc-
teur de la maîtrise. Témoins, MM. Lagrange,
imprimeur, et Saladin, banquier à Taras-
con.
16° Frère Jean-Marie, vestiaire, à Ialingerie.
Témoins, M. Celse, peintre; M. Baptiste Dru-
jon, à Tarascon.
18° Père Adrien, professeur et infirmier.
Témoins, M. Abeau, curé de Boulbon ; M. Sé-
rignan, vicaire de Saint-Cramas.
l9°-20° Frère Hugues, Frère Ephrem, sa-
cristin. Témoins, MM. Jean et Claudius Bonnet,
de Tarascon.
Tous les autres religieux, retirés chacun à
son poste, dans son office ou son emploi.
Députation en permanence : à la grille de
fer du grand portail ; le R. P. Hermann,
MM. Chauffard, de Terray, de Barrême, de
Cadillan, Drujon. Leloup, Boulet, menuisier;
Forcadier, serrurier.
Tous les Frères portiers consignés aux di-
verses conciergeries.
En récapitulant les hautes œuvres de la so-
ciété Constans-Orévy, il se trouve que les exé-
cuteurs des décrets ont expulsé :
2.464 Jésuites.
32 Barnabites.
406 Capucins.
4 Camaldules.
176 Carmes.
239 Bénédictins.
80 Basiliens.
18 Bernardins.
27 Chanoines de Latran.
75 Cisterciens.
91 Pères de Saint-Bertin.
38 Pères réguliers de Saint -Sau-
veur.
12 Pères de Saint-Thomas.
43 Pères des Enfants de Marie.
153 Eudistès.
LIVRE QUATRE' VÏNGT-QUATOHZIÈMI
247
168 Pries de Saint-Jean de Dieu.
30 Pores cl ii Refuge de Saint-Jo-
Bôph.
41 Frère» de Saint- Pierre-ès-Liens.
5;$ Pèrea des hospices des Missions.
58 Pries missionnaires.
240 0blats.
08 Pères de l'Assomption,
no Pères de la Compagnie de Marie.
20 Pères de Saint-Irénée.
3 Prêtres dits de la Sainte-Face.
51 Pères de l'Immaculée -Concep-
tion.
25 Religieux de Saint-Edme.
8 Missionnaires de Saint-François
de Sales.
126 tlédemptoristes.
204 Dominicains.
409 Franciscains.
4 Pères minimes.
31 Passionnistes.
10 Camilliens.
9 Pères de la Doctrine chrétienne.
11 Pères Somasques.
11 Trinilaires.
Total: 5.643 religieux expulsés.
261 propriétés violées !
Le récit de ces coups de force n'en a jamais,
hélas ! empêché le retour. Mais, recueilli par
l'histoire, il en prépare le jugement. D'un côté,
il montre un gouvernement violateur de tous
les principes, oublieux de sa parole d'honneur,
adversaire implacable de toute religion, usant
et abusant de toutes les armes, pour asseoir
sa domination, de gré ou de force, dans les
âmes; de l'autre, d'humbles religieux, ex-
pulsés de leurs domiciles, empêchés de suivre
leurs règles, d'observer leurs vœux, de pra-
tiquer les conseils de l'Evangile et de com-
bler de bienfaits le peuple de France; mais
religieux couverts de leurs droits, protégés
par la conscience populaire, défendus par les
tribunaux, qu'il faudra dessaisir, pour ache-
ver l'œuvre de brigandage. A ce tableau, l'his-
toire ne saurait se tromper, ni défaillir: elle
doit venger l'honnêteté publique et imprimer
sa flétrissure au front des persécuteurs. En
flétrissant les bourreaux, elle glorifie les vic-
times, défenseurs du droit qu'on leur appli-
que et vengeurs de la société moderne que
déshonorent de faux frères, ses indignes re-
présentants.
Un journal protestant de New-York publie
l'article suivant, sur l'accueil que les Etats-
Unis réservent aux Congrégations expulsées
de France :
" On dit que des prêtres, des religieux, des
instituteurs congréganistes, connus sous le
nom de Frères, viendront, sous peu de France,
d'où la persécution les veut chasser. Disons-le
tout d'abord : ils seraient les bienvenus. L'in-
vasion des ouvriers chinois a pu émouvoir
quelque peu la Californie ; celle des mormons
voués à la polygamie a obligé le con
voler des lois répressives contre un état de
choses contraire à noire constitution sociale ;
mais l'arrivée d'une partie du clergé régulier
français dans noire pays ne peut, que nous
rire particulièrement agréable.
(( Nous avons reeu en I7!)3 1rs prêtres qui
fuyaient la plus abominable des persécutions,
et certes nous ne serons pas moins hospita-
liers en 1880. L'arrivée des Frères enseignants
nous cause une vive satisfaction ; sans doute,
nos écoles sont fort bien dirigées, mais les
exigences croissantes des professeurs qui les
tiennent augmenteront sans doute encore,
et la concurrence nous serait très profi-
table.
«Des hommes portant un humble vêtement,
qui n'ont d'autre but que d'élever la jeunesse,
que les préoccupations de famille ne peuvent
rendre exigeants, et qui sont satisfaits avec
un traitement de 200 dollars par an seraient
pour nous une trouvaille heureuse.
« De plus, dans nos immenses territoires du
Far-West, il se trouve un grand nombre de
tribus insoumises qu'il vaudrait mieux con-
vertir que de les exterminer. »
Cette justice rendue par des protestants,
ces sympathies publiques exprimées par des
sectateurs de Luther ou de Calvin, cela mon-
tre ce qu'il faut penser des apostats qui font,
en France, au catholicisme, une guerre d'ex-
termination. La politique seule ne serait
jamais assez insensée pour se porter à d'aussi
abominables excès. Pour les expliquer, il faut
recourir aux passions des sectaires, aux fu-
reurs du fanatisme athée, à la froide haine de
la franc-maçonnerie, plus que cela, à la haute
imbécillité de républicains indignes d'un tel
nom, et que la justice française, nous l'espé-
rons, saura bien retrouvée un jour.
En attendant, les catholiques de France, en
butte à la persécution qui s'obstine à les at-
teindre, suivant une consigne, lentement mais
sûrement, ont des devoirs à remplir, savoir:
assister leurs frères proscrits, les défendre, et,
s'ils ne peuvent les venger, en toutcas, leur faire
rendre justice, a L'opinion publique, dit élo-
quemment l'un d'eux, jugera tout cela; la
question est ouverte. Je n'ai pu faire de la si-
tuation qu'un court tableau, mais nous sui-
vrons le développement des luttes qui vont
s'ouvrir pour le bon droit et la bonne cause.
La bataille aura ses péripéties ; mais viendra
le jour du triomphe, car l'avenir est bien à
nous. La date même qu'ils ont choisie pour
nous frapper est la plus rassurante qu'on
puisse trouver dans l'histoire du monde chré-
tien.
C'est le 29 juin, jour où Néron a fait cru-
cifier saint Pierre la tête en bas! Si jamais
on a cru avoir détruit le catholicisme, c'est
bien ce jour-là; on pouvait se dire: « C'en
est fini des chrétiens ; leur premier Pape est
mort déshonoré »... et cependant, après des
siècles écoulés, nous fêtons le 29 juin! C'est
une fête pour le monde catholique, car c'est à
248
HISTOIRE l NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
cette date que L'Eglise eatholique jetait ses ra-
cines définitives sur )e mondi;, en L'arrosant
du Bang de son Pontife, pour le couvrir suc-
ivement de ses rameaux.
De la persécution est sortie vivante, non-
seulement l'Eglise, mais la société actuelle ;
car il y a du chrélien chez tous les modernes
et si ceux mêmes cjui nous méconnaissent ont
en eux quelque chose de bon, c'est le chris-
tianisme qui le leur a donné !
On peut donc fermer nos couvents comme
on a crucifié saint Pierre, nous n'attendrons
pas dix-huit siècles pour les voir se rouvrir,
et nous pouvons répéter dès maintenant ces
beaux vers faits d'hier, que d'anciens élèves
des jésuites disaient il y a quelques jours de-
vant leurs maîtres vénérés :
Combien de jours mauvais aurons-uous traversés?
Qu'importe ! Nous vaincrons : c'est en savoir assez.
L'avenir, c'est la paix que la bataille enfante...
Ce sont nos fils, un jour, peuplant ce même lieu,
C'est la France à genoux, c'est la foi triomphante,
L'iufaillibh; avenir, c'est le règne de Dieu.
I^es religieux expulsés el la justice
républicaine.
Le gouvernement, ou du moins ce qui en
usurpe le nom, vient d'expulser violemment
les religieux de leur domicile. En les expul-
sant, les persécuteurs se flattent de dissoudre
les congrégations religieuses ; en quoi ils se
trompent. L'Ordre religieux existe par les
vœux et par l'approbation do l'Eglise, deux
choses hors des atteintes du pouvoir civil et
soustraites à sa compétence. Dans l'impossi-
bilité, juridique et effective, de dissoudre les
congrégations, les néo-jacobins, sous l'aspi-
ration de la franc-maçonnerie, leur inter-
disent, par la force, la vie commune, avec
l'espoir, sinon de les dissoudre, du moins de
les corrompre. Mais, en leur interdisant la vie
commune, en portant à leur vertu un défi, le
gouvernement porte atteinte à une liberté qui
est de droit commun non-seulement pour les
Français, mais pour tous les hommes. De
plus, en les expulsant de leur domicile, il fait
brèche à la liberté de leur profession, à leur
droit de propriété, à l'inviolabilité de leur
domicile, à la pratique de leur foi et de leur
culte ; et il le fait en vertu d'un droit, pré-
tendu souverain, d'un droit d'ancien régime,
d'une prérogative monarchique, antérieure et
supérieure à la nation, diamétralement con-
tradictoire à la déclaration des droits de
l'homme et du citoyen. On demande si ce
prétendu droit, exercé par le gouvernement
contre les citoyens, auxquels il ne reproche
aucun tort, aucune faute, aucun délit, n'est
pas en opposition formelle avec la conception
de toute société, et notamment de la société
moderne dont il se dit le représentant. On
demande si ces actes de proscription, au lieu
d'ôtre des actes du gouvernement, ne sont
pas des attentats contraire- aux chartes cons-
titutionnelles, aux lois organiques, à la juris-
prudence des tribunaux, a tous les «1 roi t s na-
turels, positifs, humains et divins. En un mot,
on demande si ces actes ne sont pas des
crimes qui font encourir la colère de Dieu et
doivent mener d'abord leurs auteurs aux ga-
lères.
tl'esl une question grave et de première im-
portance pour les peuples. Les doctrines de la
révolution affectent un singulier destin. D'un
côté, elles s'expriment en beau langage ; elles
prennent pour devise, la liberté, l'égalité et
la fraternité ; elles parlent de progrès con-
tinu, de diffu.-ion des lumières, de multipli-
cation du bien-être. A entendre ceux qui les
prônent, le jour où ces idées obtiendront la
libre pratique, il n'y aura plus de nuage au
ciel ni de lacune à la prospérité du genre
humain. C'est le retour au paradis terrestre.
Puis lorsque vous voyez prévaloir les pre-
neurs de ces doctrines humanitaires, la réa-
lité ne répond nullement aux promesses, ou
plutôt elle contredit avec une espèce de bru-
talité cynique. Au nom de la liberté, on vous
enchaîne; au nom de l'égalité, on vous op-
prime; au nom de la fraternité, on vous tue.
Le progrès consiste à rejeter l'Evangile et à
retourner aux dégradations du paganisme. La
diffusion des lumières consiste à s'arroger le
monopole et à fermer les écoles rivales. Le
bien-être, d'après le nouveau modèle, c'est
d'accabler le peuple d'impôts et de mettre le
budget au pillage. Que l'agriculture, l'indus-
trie, le commerce s'en tirent s'ils le peuvent ;
tout est bien pourvu que les tribuns se go-
bergent ; et périsse la France plutôt que la
franc-maçonnerie.
Ces mensonges ne méritent pas d'être re-
levés par la critique ; mais ces horreurs ap-
pellent un châtiment. A la première révolu-
tion, les républicains se mangeaient les uns
les autres, et en ce point ils avaient raison;
sous la troisième, ils essaient de faire, de la
fortune politique, un immense râtelier, tou-
jours plein de foin, où les ânes n'ont plus be-
soin de se battre. Mais enfin la France ne
peut pas continuer longtemps d'être la proie
de celte orgie et il faut bien espérer que la
réparation aura son jour. Tant que la justice
populaire n'aura pas lavé, avec du plomb, la
tête de tous ces proclamateurs déclamatoires
et violateurs effrontés de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen, il sera im-
possible d'y croire et difficile de la faire res-
pecter.
Quant à la pieuse justice, due à l'infortune
des victimes, il ne lui manqua rien dès le pre-
mier jour. A l'apparition de l'article 7, tous
les" évêques avaient rendu hommage au ta-
lent, au savoir et 'aux services des ordres re-
LIVRE QUATRE VINCI' QUATORZIÈME
249
ligieux ; à la publication des décrets, tous
avaient protesté contre L'injustice ; après
l'expulsion des congrégations non-autorisées,
les évoques continuèrent à témoigner, aux
religieux, une égale confiance cl nue plus vive
sympathie. lies sacra miser, (lisaient les an-
ciens; un malheureux est un être sacre pour
tout homme qui n'est pas le dernier des
hommes ; mais quand ce malheureux est un
innocent plein de mérites, frappé par l'injus-
tice et la violence, il a tous les titres à la plus
pieuse vénération. Ces religieux que Voltaire
dirait être l'élite de l'humanité, ne pouvaient,
par la persécution, que grandir dans la pieuse
estime de l'Eglise.
Voici ce que répondait notre père en Dieu,
Mgr Parisis, a ces libéràtres qui affectaient
de distinguer entre les Ordres religieux et
l'Eglise :
« Les orateurs qui sont venus à cette tri-
bune attaquer les jésuites ont presque tou-
jours commencé par les distinguer, ou plutôt
par les séparer de l'Eglise elle-même. Ils ont
soutenu qu'ils étaient dans l'Eglise un corps à
part, indépendant, s'imposant aux pasteurs
légitimes, les dominant, les compromettant,
sous prétexte de les aider et de les servir. Je
rends justice aux intentions qu'ont eues les
orateurs en mettant ainsi la religion à part.
« Mais il faut que je les prévienne qu'ils se
sont trompés, qu'on ne peut ainsi séparer les
jésuites de l'Eglise elle-même.
« Assurément l'Eglise pourrait, à la rigueur,
vivre sans eux, mais eux ne peuvent vivre
que par elle et par sa volonté formelle. C'est
l'Eglise qui les a produits ; c'est l'Eglise qui
les conserve dans son sein. La société dont
je parle, il faut qu'on le sache, n'enseigne que
ce qu'enseigne l'Eglise catholique. Elle ne fait
que ce que l'Eglise lui commande, et nulle
part, dans le monde, aucune société n'a
donné des preuves plus éclatantes d'une
obéissance prompte, entière, silencieuse,
quelquefois héroïque, aux moindres volontés
de l'Eglise. On veut proscrire les jésuites.
Leur cause est la nôtre, nous nous déclarons
solidaires. »
Après la dispersion des jésuites, le cardinal
Régnier, archevêque de Cambrai, disait dans
une allocution synodale : « Et maintenant,
quelle est leur position en notre diocèse? —
Séparés les uns des autres et jouissant isolé-
ment de cette hospitalité que prêtres et laïques
ont été heureux de leur offrir, ils conservent
en entier leurs pouvoirs spirituels pour l'exer-
cice du saint ministère, notamment pour la
prédication de l'Evangile en toutes nos pa-
roisses, et pour la continuation des œuvres
de religion et de charité confiées à leur zèle.
« Ils ne peuvent plus se lever au son de la
même cloche, ni prier et méditer ensemble
le vérités éternelles dans le même sanc-
tuaire, ni entendre la même lecture de piété
pendant la courte durée de leurs repas ; mais
voilà tout ce qu'on a pu leur ôter au prix de
tant de bruit, de tant de froissements, de tant
de violences, el en faisanl au cœur du clei
el des fidèles de si (loulou reuse- ble
SIII'CK.
« Nous ne pouvons assez, i emercicr CCS
vaillants ouvriers évangéliques de ce que,
dans l'intérêt de votre ministère pastoral, ils
se sont résignés à la situation anormale
qu'ils subissent et qui, nous l'espérons, ne
sera que passagère.
« Leurs chapelles sont fermées; mais ce
n'était point dans leur intérêt, c'était seule-
ment à leur charge qu'elles étaient ouvertes.
Elles donnaient satisfaction à des besoins re-
ligieux qui ne seront pas longtemps mécon-
nus ou dédaignés, nous l'espérons. On ne fera
pas à ces lieux de prière, d'instruction reli-
gieuse et de moralisation populaire de plus
dures conditions qu'aux cabarets. »
Après la dispersion des autres congréga-
tions, le cardinal Guibert adressa, à tous les
religieux persécutés, une lettre apostolique :
c'est une page qui se teinte comme d'un reflet
des catacombes. Guibert avait été, à Viviers,
gallican, très hostile à l'Univers, au point
d'avoir écrit, contre ce journal, une page que
Pie IX voulut réprouver ; à Tours, il avait
donné dans les rêveries de l'ontologisme ;
dans toute sa carrière il avait été un peu em-
barrassé par ces idées de conciliation, éma-
nation funeste de son berceau clérical. Bientôt
son panégyriste le louera de ce qu'a blâmé
Pie IX et célébrera en lui des actes qui pour-
raient nous autoriser à des représailles. Mais
Guibert était un religieux Oblat et, dans ce
religieux, il y avait une àme d'apôtre. Nous
publions le préambule de sa lettre.
« Une grande affliction est venue vous vi-
siter. Cette vie commune, embrassée pour le
service de Dieu et du prochain, cette vie de
sacrifices que vous aviez préférée aux joies de
la famille et aux satisfactions du bien-être,
vous a été rendue impossible. La douleur que
vous en ressentez est partagée par tous ceux
qui vous aiment, qui estiment la sainteté de
l'état religieux et savent apprécier les services
qu'il rend à l'Eglise, c'est-à-dire par tous les
vrais catholiques. Si, au milieu du concert
unanime de leurs condoléances et de leurs re-
grets, il est des voix qui doivent s'élever au-
dessus des autres, ce sont celles des premiers
pasteurs, qui sont mieux à même de mesurer
le vide que va laisser, dans l'ensemble des
travaux apostoliques, l'interruption de votre
ministère.
« Plus que tout autre évoque, dans cette
immense capitale, j'avais besoin du concours
de votre zèle, de votre science, de vos talents.
La vive peine que m'inspirent vos malheurs à
cause de l'affection que je sens pour vos per-
sonnes, s'accroît encore par la pensée du dom-
mage qu'éprouveront tant d'âmes confiées à
mes soins, que vous conduisiez dans les
voies de la vertu et de la piété chrétienne.
« Cependant, mes bien-aimés Pères, la tris-
tesse qui nous est commune ne doit pas res-
sembler aux tristesses de ceux qui sont sans es-
250
[ISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
priant'1. Loin de là, ni Ire confiance s'élève
cl Be fortifie dans les In u dation*.
« Nous attendons de la divine honte qu'elle
couronnera un jour les munie- acquis dans la
soulli mce : et nous avons pour vous un es-
poir plus prochain, fondé sur l'expérience el
la raison, qui nous apprennent combien sont
mobiles les opinions el les passions des
hommes, combien sont contraires à l'esprit
public de notre temps les violences dont vous
êtes les victimes. »
Le clergé de second ordre et les pieux
fidèles ne manifestèrent pas leurs sympathies
avec moins d'empressement que les évêqaes.
Au jour du pe'ril, tous les religieux furent as-
sistés par des amis qui les réconfortaient, par
des témoins qui se prêtaient à la constatation
de leurs droits, et par des magistrats qui vo-
laient à leur défense. Les sympathies les
plus respectueuses et les plus dévouées les ac-
cueillaient à la sortie de leurs modestes asiles
et, de toutes parts, on leur offrait avec em-
pressement une affectueuse hospitalité. Des
personnes riches leur offrirent même des
maisons complètes, des châteaux où ils pour-
raient momentanément s'abriter, non-seule-
ment à l'étranger, mais en France. Il appar-
tenait aux hommes dont la mission spéciale
est d'éturlier les lois, d'apprécier la légalité
des moyens employés pour contraindre ces
vénérables et paisibles religieux à quitter
leurs pauvres cellules et à se disperser. Un
comité de défense fut formé; il organisa
d'abord le pétitionnement contre l'article 7 ;
puis veilla, avec autant de science que de fer-
meté, à la revendication des droits violés par
la république. D'autre part, on ouvrit une
souscription pour les religieux spoliés et ex-
pulsés, auxquels le gouvernement, méprisant
la plus élémentaire justice, enlevait la jouis-
sance de leurs propriétés et la liberté même
de continuer les travaux dont ils vivaient. Cet
appel à la charité était d'autant plus néces-
saire que, l'oeuvre si bien conduite du comité
pour la défense religieuse devant conserver
son caractère propre, ne pouvait répondre
aux besoins si grands, si pressants que mul-
tipliait l'exécution du dernier décret. De là le
denier des expulsés, souscription que pa-
tronnèrent tous les journaux honnêtes, mais
nul avec plus de succès que Vù'nivers. En
voyant le souci des chrétiens d'assister leurs
frères, on pouvait dire comme au temps de
Julien l'Apostat : « Voyez comme ils s'aiment ! »
Les fidèles, si accablés de toutes parts, con-
sacrèrent, à ce denier, des millions. Ce de-
nier réfute péremptoirement la soi-disant
hostilité du peuple contre les ordres reli-
gieux, vainement alléguée par les calomnia-
teurs et les persécuteurs de l'Eglise.
Les évèques et les fidèles ne se contentèrent
pas d'assister les religieux proscrits ; les '
évêques voulurent, de plus, poser des actes
conservatoires des droits de l'Eglise. Nous
citerons, pour tout l'épiscopat, les actes so-
lennels de plusieurs prélats :
Protestation de Mgr Paulinier, archevêqui
de Besançon :
« .Monsieur le commissaire,
« Je laisse à M. de Longeville, en sa qua-
lité de citoyen Irançais et du propriétaire, et
aux révérends Pères capucins, en leur qualité
do citoyens français, le soin de faire valoir
leurs droits devant les tribunaux civils, et
j'espère que ces droits seront un jour recon-
nus, à moins que la justice ne doive à tout
jamais être bannie de la France.
« Mais je suis ici, moi, comme archevêque ;
ces religieux sont placés sous ma juridiction,
ils sont mes prêtres, je leur dois ma protec-
tion ; je proteste donc sur le seuil de ce cloître
violé contre l'expulsion sacrilège de prêtres
qui n'ont jamais manqué à aucun devoir et
ne sont connus du peuple que par leurs bien-
faits. Vous assumez devant Dieu, par leur
expulsion, une responsabilité immense.
« Si vous persistez à achever votre œuvre,
je n'ai qu'un mot à ajouter; c'est celui que
Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre maître à
tous, disait à un homme que dix-huit siècles
ont flétri : Faites vite ce que vous faites pour
ne pas prolonger davantage une douloureuse
agonie. »
Protestation de Mgr Dabert, évêque de
Périgueux.
« Nicolas-Joseph Dabert, par la miséri-
corde divine et la grâce du Saint-Siège apos-
tolique, évêque de Périgueux et de Sarlat.
« Représentant les droits et les intérêts spi-
rituels et temporels de notre diocèse.
« En présence des nombreux fidèles réunis
dans ce sanctuaire, nous faisons du haut de
l'autel, dans toute l'énergie de notre cons-
cience, les protestations suivantes :
« Nous protestons de violence contre les ef-
fractions et l'invasion de cet établissement qui
nous appartient en la qualité ci-dessus, et qui
est la demeure légale des révérends Pères ca-
pucins, comme étant eux-mêmes nos mission-
naires diocésains.
« Nous protestons de violence contre la fer-
meture par les mêmes agents de ce sanctuaire
qui nous sert de chapelle épiscopale.
« Nous protestons de violence contre l'ex-
pulsion par les mêmes agents de nos véné-
rables missionnaires, auxiliaires nécessaires
de notre clergé paroissial.
« Et après les attentats commis sous nos
yeux, nous déclarons réserver, tant contre
ceux qui les ont ordonnés que contre ceux
qui les ont perpétrés, tout droit de poursuite
au civil et au criminel, conformément aux
lois de notre pays.
« En outre, selon lateneurde la Bulle Apos-
tolicx sedis, en date du 12 octobre 1869,
par laquelle le pape Pie IX, de sainte mé-
moire, promulgue à nouveau le Canon du
deuxième concile de Latran sur le Privilège
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
des clercs, nous déclarons Boumise, par le teul
fait, à une excommunication réservée au sou-
verain Pontife toute personne qui, par une
inspiration diabolique, aura porté Les mains
avec violence sur les clercs et sur [es reli-
gieux présents dans cette maison ou dans cette
chapelle.
a Périgueux, le i novembre ISSU.
« y NlC0LA8-J0SEPB
a Evêque de Périgueux et de Sarlat. »
Un évoque, Mgr de Cabrières, ne se con-
tenta pas de protestations écriles, de lettres
écrites aux préfets ou aux commissaires, il
paya de sa personne. Le prélat, revêtu du
rochet et du camail, se transporta à la pré-
fecture de Montpellier et là, sans autre préam-
bule, déclara que sa visite avait pour but une
double communication. Voici le sens exact de
ses paroles :
« Monsieur le préfet, je viens remplir au-
près de vous un bien douloureux devoir. Le
couvent des Carmes a été, ce matin, forcé par
votre ordre, et leur clôture a été violée. Ces
religieux sont citoyens français ; et comme
tels, ils ont des droits à défendre, des satis-
factions à réclamer. Je n'ai pas à entrer dans
ces revendications : ils ne manqueront pas de
les faire valoir par eux-mêmes. Mais comme
religieux, ils sont placés sous ma protection,
et je dois défendre les privilèges que l'Eglise
leur a de tout temps accordés. Je crois donc
devoir protester devant vous contre la vio-
lence dont ils ont été l'objet, et contre celles
qui atteindraient les autres religieux de mon
diocèse.
« De plus, monsieur le préfet, vous êtes, je
le sais, chrétien et catholique. J'ai l'obliga-
tion douloureuse de vous rappeler qu'il y a
des peines spirituelles portées contre ceux qui
commettent des actes pareils.
« Voilà, monsieur le préfet, ce que j'avais
à vous dire ; et ma visite n'ayant pas d'autre
but, je me retire. »
Sa Grandeur, raconte un témoin autorisé,
s'est levée aussitôt et s'est retirée.
Deux jurisconsultes avaient proclamé le
droit des religieux; deux mille avocats avaient
souscrit les consultations Rousse et Demo-
lombe ; dix-huit cent mille citoyens, pères de
familles la plupart, s'étaient adressés aux
<mbres, pour réclamer le droit inamissible
de faire élever leurs enfants par des maîtres
de leur choix. Au Sénat, lorsque ces pétitions
furent rapportées, un transfuge, Fouchet de
Careil, ci-devant, petit décrolteur d'articles
au Correspondant, déclara qu'il fallait ne te-
nir aucun compte des pétitions. Les Buffet,
les Chesnelong, les Lucien Brun protestèrent
contre ce mépris du droit de pétition, droit
qui devait être sacré en république. Le sé-
nateur Hocher, moins acquis à l'Eglise, s'éleva
C force contre la conduite du gouverne-
ment. " Il n'y a plus de discours à faire, dit-il,
plus de preuves à fournir, plus d'arguments à
donner. Peut-être reste t.- il encore, pour cer-
tains d'entre nous, un devoir' a remplir: celui
de faire entendre dans ce grave débat, la pro-
testation de leur raison, le eii de leur cons-
cience.
« Ce cri, d'un ami sincère el de intéressé de
la liberté, a failli s'échapper hier vingt lois de
mes lèvres. Je ne le reliens pas davantage, ha
liberté, je l'ai servie autrefois, quand Bile était
le gouvernement de mon pays.
« Elle m'a plu quand elle n'était plus que
la cause des vaincus, je l'ai suivie, je l'ai dé-
fendue, obscurément, mais sincèrement avec
vous, derrière vous. Aujourd'hui que vous
semblez l'abandonner, je lui demeure fidèle.
« J'ai vécu trop longtemps pour n'avoir pas
déjà vu bien des excès commis au nom des
lois. D'autres décrets, en 1852, ont été une
grande injustice, une grande faute.
« Ils s'appuyaient aussi sur les lois exis-
tantes. Mais ils étaient l'œuvre d'un seul.
Cette œuvre de la dictature aurait été impos-
sible même sous l'Empire, dès qu'il a rendu
la voix à une assemblée.
« Aujourd'hui, devant une violation sem-
blable du droit, j'éprouve la révolte des
mêmes sentiments qu'en 1853. Et c'est au
nom du droit offensé, de la liberté blessée
que je viens les défendre ici. »
Après ce début, l'orateur présentait l'his-
torique des faits, l'article 7, son rejet par le
Sénat, le mépris de son autorité constitution-
nelle, les deux décrets, l'expulsion des jé-
suites, le projet d'arracher par cette expul-
sion les enfants aux maîtres choisis par leurs
parents. Ensuite il constatait, par un élo-
quent exposé, qu'aucun régime, pas même la
république jusque-là, n'avait appliqué ces fa-
meuses lois existantes. Après quoi, il s'élevait
contre la violation odieuse, abominable, du
droit des enfants et des parents ; reprochait
aux républicains leur opposition criminelle
à l'esprit de liberté et de tolérance. Enfin il
flagellait le parti-pris d'établir l'unité dans
l'éducation et conjurait de n'en pas détruire
l'âme, qui est la liberté. « Vous voulez, dit-il,
que nos enfants aiment la république ; il faut
commencer par la faire aimer des parents.
Que votre république, à laquelle je ne de-
mande pas d'être aimable, ne soit, du moins,
pas haïssable ; qu'elle ne froisse pas les cons-
ciences dans ce pays de justice et d'honneur.
Prenez garde ! C'est vous qui avez jeté l'in-
quiétude dans les esprits. Ne restez pas sur
une pente dangereuse. Songez à l'honneur de
votre nom. N'y laissez pas imprimer une tache
qui ne s'effacerait jamais. »
Après le rejet des pétitions, l'éminent ju-
risconsulte, Jules Dufaure, présenta, en faveur
du droit d'association, un projet de loi, que
les républicains eussent acclamé, s'ils avaient
été autre chose que la lâche tyrannie. Dans
son exposé des motifs, Dufaure disait :
« Le droit de s'associer, aussi bien que le
droit de manifester sa pensée par la voie de
la presse, de professer librement sa religion,
252
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
d'enseigner, de travailler, appartient à tout
le monde : il n" pouvait entrer dans notre
pensée de l'interdire à personne ; nous vous
proposons une loi d'égalité en même temps
que de liberté.
« .Non- n'ignorons pas cependant que l'on
a cherché des motifs de restriction dans la
nature des travaux auxquels l'association doit
se consacrer, du but qu'elle doit poursuivre.
En 1872, dans l'Assemblée nationale, en
pleine République, on proposait de refuser la
liberlé aux associations politiques : leur ob-
jet, disait-on, est le même que celui du gou-
vernement ; elles ne peuvent avoir d'autre
but que de le gêner, l'attaquer, le suppléer ou
le supplanter ; leur résultat inévitable est
un trouble profond et continu de l'ordre pu-
blic.
« D'autres orateurs, par contre, disputaient
la liberté aux associations religieuses ; elles
s'attaquent moins, disait-on, au pouvoir qu'à
la société telle qu'elle s'est fondée depuis près
d'un siècle ; elles s'attaquent à ses idées, à ses
mœurs, à ses tendances, elles nous ramène-
raient peu à peu, par la plus étonnante des
révolutions, à un régime dont la France s'est
séparée pour toujours. — Je crois absolument
chimériques les craintes des adversaires du
droit d'association. Je partage les idées qu'ex-
primait si bien le savant rapporteur de 1872 :
« A notre sens, la société laïque est assez
« forte pour n'avoir rien à craindre de cor-
« porations religieuses qui ne seront pour
« elles que des associations soumises au droit
« commun. Qu'on ne nous objecte pas que
« nous favorisons outre mesure l'établisse-
« ment des Ordres religieux en France ; nous
« préférons à la tolérance complaisante qui
« ferme les yeux, le droit commun qui, sans
« faiblesse, sans partialité, assujettit toutes
« les associations à ses règles et à une sur-
« veillance continue. Nous ne voulons pas de
« privilège pour les congrégations, nous n'en
« voulons pas contre elles. Nous essayons
« d'asseoir leur liberté sur les libertés pu-
« bliques ; accoutumons-nous à respecter la
« liberté en autrui, principalement parce que
« c'est le devoir et aussi parce que c'est le
« moyen d'assurer notre propre liberté. »
(Annales de l'Assemblée nationale, t. VI,
Annexes, p. 176.)
Ces sociétés de toute nature, ainsi établies,
vivront au milieu de nous, sous l'œil vigilant
de l'autorité qui les connaîtra, abandonnées
chacune à l'œuvre pour laquelle elle a été
formée.
Quel que soit le but de leurs travaux, et il
suffit de jeter les yeux autour de nous pour
voir quelle grande variété de services l'asso-
ciation peut rendre à un pays, elles n'ont pas
par elles-mêmes, par la seule volonté de leurs
membres, une personnalité civile. Elles se
composent d'individus juxtaposés, conservant
tous leurs droits personnels, et pour que l'as-
sociation prenne un corps, une existence ju-
ridique, il faut un acte de reconnaissance
émanant d'une autorité supérieure
A la Chambre des députés, Emile Keller,
répondant au juif Naquet, signala le point de
départ de la persécution, dans le projet d'em-
brigader les enfants dans les écoles de l'Etat,
soi-disant pour procurer l'unité morale de la
patrie ; il montra les jurisconsultes opposés à
cet attentat contre la liberté d'enseignement,
les magistrats démissionnaires pour ne pas
conniver à leur exécution ; les commissaires
de police eux-mêmes honteux du rôle ignoble
qu'on leur fait jouer ; il célèbre la soumission
exemplaire des religieux se conciliant avec
l'entière revendication du droit ; il flétrit cette
presse dévergondée qui pousse, contre les re-
ligieux, à des attentats plus criminels encore;
il s'indigne du triste ministère imposé à l'ar-
mée, remplacée, pourtant, plus d'une fois par
les pompiers; il s'élève contre l'injure faite
aux étrangers, expulsés sans pudeur du sol
hospitalier de la France. « Les persécutés,
dit-il, viennent de recevoir du clergé anglican
un éclatant témoignage de sympathie et voici
ce que le plus grand journal du monde, le
Times, dit de l'exécution des décrets :
« Les actes d'aujourd'hui ont virtuellement
terminé, à l'égard de Paris, les scènes scanda-
leuses appelées l'exécution des décrets. Les
détails ne manqueront pas de soulever l'indi-
gnation. Sauf les temps révolutionnaires pro-
prement dit, jamais le gouvernement d'un
grand pays ne s'était abaissé à une pareille
entreprise et le ministre de la justice prési-
dant le tribunal des conflits, jugeant en fa-
veur de sa propre cause, est le comble de ces
atroces sottises qui, depuis des mois, ont stu-
péfié le monde entier. — Pour apprécier avec
calme les dispositions dont il s'agit, il con-
vient de tenir compte des opinions opposées,
et il est bien aisé de voir de quel côté se
trouvent les gens que respectent la France et
de quel côté se trouvent ceux qu'elle redoute
et dont elle se défie. — Les bandes chargées
d'applaudir aux décrets et de tuer les victimes
sont généralement composées d'individus dont
le pays a horreur, d'individus qui sont les
champions de toutes les révolutions, et qui
bouleverseraient demain la société de fond en
comble, si la protection d'une armée vigi-
lante manquait à la France. — Tous les es-
prits sensés, tous les hommes réfléchis et sin-
cères, sans distinction de partis, de classes ou
de croyances religieuses, assistent consternés
à ce viol de la liberté. »
« Toutes ces violences, conclut l'orateur,
ces violations de domicile, de la liberté indi-
viduelle, de la liberté religieuse, cet outrage
à la magistrature à laquelle on refuse de rester
la gardienne de nos droits, de nos biens, de
nos libertés, tout cela fait pour arriver à réa-
liser le plan que je vous signalais': pour ar-
racher la jeunesse à la foi de nos pères. En
vérité, combien êtes-vous pour tenter cette
entreprise. En 1872, il y avait 80.000 libres
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈMI
penseurs, déclarés tels ou récemment. J'ad
mets que depuis cette époque votre talent el
votre éloquence ont l'ait beaucoup de prosé-
lytes.
« Il faut y ajouter la triste et toujours nom-
Invuse séquelle des hypocrites allumés de
places que tous les gouvernements traînent
à leur suite.
« Eh bien, ajoutez tout ce que vous vou-
drez, je vous mets au défi de faire une statis-
tique religieuse de la France, et vous-mêmes,
vous y avez renoncé, car, après celle de 1X72,
on n'a plus osé en faire de peur d'y trouver
un éclatant démenti à votre prétention de for-
mer la France à votre image.
« Messieurs du gouvernement, la Chambre
va vous rendre sa confiance, vous en êtes
certains, et vous pourrez tout à l'heure,
comme on le disait, monter au Capitole, tout
fiers de la victoire que vous avez remportée
sur 6.000 citoyens français sans autres armes
que leur droit et leur conscience. Oui, Mes-
sieurs, soyez fiers de votre victoire, car vous
avez couvert la France de honte et de ridicule
et vous avez déshonoré la République. »
Dans la suite de ce discours, le vaillant et
éloquent Relier avait signalé ces quatre cents
magistrats, nommés par le gouvernement et
descendus de leur siège plutôt que de trem-
per la main dans l'exécution des décrets. Deux
mille avocats avaient adhéré aux consultations
juridiques des Rousse et des Demolombe; deux
millions de pétitionnaires avaient protesté ; on
ne peut pas, sans déraison, croire quelesévêques
et les catholiques n'aient pas tous énergique-
ment protesté contre ces attentats ; voici main-
tenant les exécuteurs qui se refusent, les agents
de police, les commissaires, les substituts et
les procureurs qui déposent l'écharpe ou
quittent leur siège plutôt que d'encourir, dans
leur conscience et devant le public, le remords
et le reproche d'avoir levé la main contre
l'élite de l'humanité.
Nous glanons, dans les feuilles publiques,
la liste, forcément incomplète, des magistrats
démissionnaires.
banne, à Lyon ; Dubron, h Ntmes ; Toinel
Poitiers ; Epar\ ier el de Vil losanges de Douhet,
à lliom ; Saulnier de I" Pinelais, Rennes; Be
lin, id. ; Mareschal, à Chambéry ; Gautiei de
la Ferrière, à Rouen ; Soret de Boisbrunet, à
Gaen.
I \ su/jst iluls du procureur général.
MM. Pages, Dubois, Boucher de la Rupelle
et de Raynal, à Paris ; Gourdez, à Aix ;
Noyclle, à Amiens; Colas de la Noue, à An-
gers; Texier de la Chassagne, à Limoges;
Boubéc, à Lyon; De Bibal, à Montpellier;
Mathieu de Vienne, à Nancy ; Gardelle, à Pau;
de Lomas, à Caen ; Legoux, à Dijon ; Coizard,
à Montpellier ; Foucqueteau, à Orléans ; Bailly,
à Chambéry.
TRIBUNAUX
Procureurs de la République.
MM. Dumont, à Angers ; De Vuillermoz, à
Besançon ; Darbois, à Eoulogne-sur-Mer ;
Charvet, à Digne ; Bouvier, à Brignoles ; De
la Gorce, à Douai ; Nivet, à Draguigoan ;
Beck, a Hazebrouck ; D'Avout, à Lons-le-
Saulnier ; Bienvenue, à Loudéac ; D'Aufer-
ville, à Lyon ; Le Boucher, à Nantes ; Bar-
bier, à Orlhez; Griveau, au Puy ; Bernet-
Rollande, à Riom ; Barbette, à Rouen ; Mazas,
à Trévoux ; Vial, à Troyes ; De Froidefond de
Farges, à Versailles ; Raynaud, à Villefranche
(Rhône); du Périer de Larsan, Angoulême ;
Sever-Pagès, à Die ; Coqueret, à Caen ; Des-
champs, à Bayeux ; Vigneaux, à Narbonne ;
Bazire, à Avallon ; Guèse, à Lavaur ; Puget,
à Ploërmel ; Chevallier, à Tours ; Toussaint,
à Màcon ; Baile, à Bagnères-de-Bigorre ; Lo-
renchet de Montjamont, à Langres ; Perrin, à
Autun ; Serville, à Saint-Julien; de Casa-
blanca, à Carpentras ; Colas des Francs, à
Loches ; Malasàs-Cussonnière, à Mortagne ;
Marion de Rogé, à Saint-Nazaire ; Pellerin,
au Havre.
COUR DE CASSATION
1 avocat général.
M. Lacointa.
COUR D'APPEL
2 procureurs généraux.
MM. Francisque Rive, à Douai; Clappier, à
Grenoble.
18 avocats généraux.
MM. d'Herbelot, à Paris; Dupuv, à Aix;
ourbet el Baile, à Amiens; lluart, à Bc-
içon ; De Vimeux et Dubiège, à Bourges;
vin, Maseaux et Pierron, à Douai; De-
Substituts du procureur de la République.
MM. Angot des Rotours, Bonnet, Brugnon,
Boudet, Charpentier, Louchet, Chaulin, de la
Fuye et Proust, à Paris; Fabre à Aix ; Cour-
bette, aux Andelys; de Richebourg, à Bourges;
Roger, à Bourges; Gréan, à Montreuil; Har-
douin, à Amiens; Privât et Lambert, à An-
gers; Cottineau, à Belfort ; Delile-Manière, à
Blaye ; de la Taille, à Blois ; Dempière et Des-
mythères, à Boulogne; Chomel, à Bourg;
Roger (Octave), à Bourges ; Mongins de Ro-
quefort, ii Castellane ; Bidault des Chaumes,
à Glamecy ; Roux et Talion, à Clermonl-Fer-
rand ; Du Bosq, à Cognac: Allard, à Douai;
Caron de Fromentel, à Hazebrouck ; Mon-
teage, à Laval: Toussaint, Hoyer-Chammard
et Bidard, a Lille ; Chaisemartin, à Limoges;
Ledemé, à Lodève ; Cujeana, à Lons-le-Sau-
254
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
nier; de Combes, de Lagrevol, Lagrange,
Laureoa et Millevoye, à Lyon; Privât, au
Mans ; Delalande, à Marvejols ; Dazeste de la
Chavanne, à Montbrison ; De Champs, à
Montluçon ; Bernard, à Nice ; Grousset, à
Nîmes; LeBourd et Rousselet, à Orléans;
Pastoureau de Labraudiène, à Périgueux ;
Tribes el llarcilon, à Privas ; Boutillier du
Rétail, à Romorantin ; Oursel, à Rouen; Ri-
gal, à Tournon ; Savoye, à Trévoux; Bour-
geois et Dubarle, à Troyes ; de Bletlerie, à
Tulle; Hudelle et de ltoyer, à Versailles;
Rie usée, à Villefranche ' Ithône) ; Salesse, à
Grenoble ; Vanel, à Bayeux ; Duflour, à Nar-
bonne ; Liertliaud, à Valence; Ileboud, à Va-
lence ; Desserleaux, à Dijon ; Testard, à Fon-
tenay-le-Comte ; Iteyne, à la Hoche-sur-Yon ;
de Warenghien, au Havre ; Marc, au Havre ;
Delamarche, à Loubans ; Dupasquier, à An-
necy.
Substituts.
MM. Monroë dit Roë, Annecy; Eyssette,
Apt; de Lac-vivier, Nogent-sur-Seine ; Colas,
à Mâcon ; Boissonnet, à Arras ; Routier, à
Saint-Pol ; de la Gorce, à Saint-Omer ; Ver-
net, à Carpentras ; Cuniac, à Ghaumont ; Des-
chodt, à Montmédy.
On annonce aussi la démission de tous les
membres du parquet d'Ortbez.
Substituts
MM. Le Montier, à Cholet ; Joyau, à Vitré;
de Bionneau d'Eyragues, à Argentan ; Butel,
à Mortagne.
La magistrature assise fournit aussi quelques
honorables démissionnaires, savoir :
6 présidents et juges.
MM. Arnaud, juge au Blanc; de Laloge,
juge suppléant à Château-Chinon ; Mage, juge
à Gourdon ; Sebeaux, juge suppléant à Laval;
Ferrier, président à Narbonne ; Marty, juge à
Saint-Pons.
Juges suppléants.
MM. Courbon, à Saint-Etienne ; Tirant de
Bury, à Vouziers ; de Coussemaker, à Dun-
kerque ; de Sallèles, à Lille ; Scossa, à Haze-
brouck ; Rabuty, à Saint- Julien ; M. Choquet,
Ver vins.
Suppléants de juges de paix.
M. Richard, Combourg ; Bérard, le Havre-
Des juges d'instruction refusèrent leur ser-
vice ; des magistrats nommés pour remplacer
les démissionnaires refusèrent la nomination.
La clique républicaine, qui se portait à ces
attentats, pouvait abuser impunément du
mandat populaire ; mais elle ne put se flatter
d'avoir, pour elle, la magistrature, et, pour
aller jusqu'au bout, il lui fallut chercher
gens a tout faire, sorte de valets qn'offre une
civilisation mûre pour toutes le- ignominies.
Quant aux démissionaires, il- montrèrent, par
leur aile de démission, une vraie grandeur
d'âme ; plusieurs de leurs lettres sont des
chefs-d'œuvre.
UUnivett fit, sur ces démissions, quelques
réflexions qu"il faut rappeler ici. Dans cette
guerre contre L'Eglise, il y avait bien des vic-
times, mais involontaires et même forcées.
Nos magistrats, eux, s'immolent volontaire-
ment. Par eboix, ils ont fait litière de tous
les intérêts ; ils ont renoncé à leur charge ; ils
ont sacrifié leur avenir et leur fortune. Dans
un temps où vous voyez tant de fonction-
naires âpres à la curée, ils ont été des modèles
d'abnégation ; en un siècle d'indifférence, ils
ont fait acte de la plus généreuse bravoure.
N'oublions pas que les hommes qui ont fait
cela étaient attachés à la justice ; ils ont eu
horreur de la violation des lois divines et hu-
maines ; ils n'ont pas voulu s'en rendre com-
plices contre les serviteurs de Dieu. C'est un
exemple glorieux ; il faut l'imiter et suivre
toujours le droit chemin.
Les religieux, dépouillés, expulsés et pros-
crits par la république ne manquèrent pas de
protester contre ses attentats et de revendi-
quer leurs droits méconnus. Qu'ils fussent ou
ne fussent pas religieux, cela ne regardait que
leur for intérieur ; l'Etat ne sanctionnait pas
leurs vœux, mais il n'avait ni qualité, ni puis-
sance pour les interdire. Au regard de la loi
civile, les religieux n'étaient que des citoyens,
placés sous la protection d'une loi commune
et le premier devoir du gouvernement était
de les faire respecter. Puisque le gouvernement
intervertissait l'ordre de ses devoirs et persécu-
tait ceux qu'il avait le devoir de couvrir de sa
protection, les religieux devaient se couvrir
de leur droit civique et poursuivre, devant
les tribunaux, les persécuteurs. Au point de
vue du droit naturel, il y a des choses qu'on
ne fait pas. Un gouvernement, par exemple,
à moins d'être atteint d'aliénation mentale ou
d'être dépourvu de la plus élémentaire pu-
deur, ne crochète pas des serrures et n'enfonce
pas des portes à coups de hache. Ces sortes
d'exploits ne se conçoivent que de la part de
Cartouche, de Mandrin et de leurs disciples ;
et, s'ils se conçoivent, même chez les brigands,
ils ne sauraient s'admettre. Que les agents du
pouvoir, contre des malfaiteurs, en cas de ré-
sistance, fassent respecter la loi au besoin par
la force, c'est l'ordre ordinaire; mais qu'en
l'absence de loi, sous un régime qui se dit li-
béral, contre des citoyens qui ne sont ni con-
damnés ni prévenus, le gouvernement méprise
les formes judiciaires et se porte lui-même
aux attentats qu'il est chargé de punir, c'est
grand'pitié. En vain, on allègue les lois ; il
n'y a point de loi qui permette l'infamie.
D'ailleurs ces prétendues lois, épaves désho-
norées et répudiées de l'absolutisme césarien,
LIVRE QUATRE- VINGT QUATORZIÈME
eonl deux fois abattues, cl par le grand fait
de 89 qui a changé l'assiette de l'ordre Bocial,
et par toutes les chartes constitutionnelles
qui ont sanctionné et applique, les principes
de 89. La liberté possède, le droit est impn
criptible, la propriété est sacrée, le domicile
inviolable, la foi et la conscience ont leurs im-
munités. Tout ce qui se dit et se fait à ren-
contre est nul de soi.
Que les auteurs cl complices de ces atten-
tats contre les religieux, soienl, eu leur par-
ticulier, d'honnêtes gens, des époux fidèles,
de bons pères de familles, de respectables ci-
toyens : nous n'entendons, ni ici ni ailleurs,
en aucune façon, y contredire. Qu'ils soient
égarés par des préjugés, cela esl certain ; que
leurs bonnes intentions les abusent, cela est
trop visible ; et il faut leur accorder le bé-
néfice des circonstances atténuantes. Mais
lorsque, mandataires élus de libres citoyens,
chargés par ces électeurs de garantir tous leurs
droits, dans l'incapacité absolue de recevoir
mandat d'exercer des sévices contre des in-
nocents, ils se portent à des actes de bruta-
lité, et, disons le mot propre, de brigandage,
ils ne sont plus couverts par leur mandat po-
litique. Tout acte qui dépasse les limites de la
loi, est interdit au pouvoir, et si le détenteur
du pouvoir, dans une république, se porte à
des violences, ce n'est plus qu'un coupable
de droit commun, d'autant plus coupable
qu'il avait charge conlradictoire à ses actes.
Ce sera, je l'espère, l'étonnement de la posté-
rité, que les républicains français de 1880
aient pu se croire autorisés à des actes qu'ils
ont réprouvés dans les rois, qu'ils poursui-
vaient naguère dans l'empereur Napoléon et
que, prôneurs de toutes les libertés, revendi-
cateurs ardents de tous les droits, ils aient,
renégats de 89, violé tous les droits et foulé
sous leurs sandales toutes les libertés.
Ces humbles religieux, qu'ils avaient cru
pouvoir dédaigner, surent le leur apprendre.
Nous donnons ici, comme type, deux protes-
tations de religieux expulsés. Voici la protes-
tation du Père Fouillier, assistant du supé-
rieur des Oblats de Marie : « Messieurs, vous
vous attendez certainement à une énergique
protestation de ma part. Oui, je protesle
contre l'acte violent et arbitraire par lequel
vous attentez à ma liberté et à mes droits de
propriétaire et de citoyen français.
« Vous écrivez une page d'histoire, et vous
vous y donnez un bien triste rôle. Quel héri-
tage vous préparez à vos enfants ! Je les plains.
Car n'auront-ils pas à rougir de la part que
vous prenez à cette grande iniquité ?
« Quel mal vous faisons-nous ? Quel crime
avons-nous commis pour justifier ce déploie-
ment de la force armée et ce brutal envahisse-
ment de notre demeure? Interrogez les habi-
tants des quartiers qui nous entourent. Tous
vous diront que nous assistons les pauvres,
que nous visitons Les malades, que nous exer-
,-, un ministère d'utilité publique, que nous
sommes les hommes les plus paisibles, les
plus inoffensifs, les plus empre éi à toute
œuvre de dévouement et de charité. J'en
prends à témoin ees messieurs qui me font
le grand honneur de m'assisler de leur sym-
pathies dans cette douloureuse circonstance.
Je leur en serai reconnaissant toute ma vie.
•< Est-ce parce que nous ne gênons la li-
berté de personne, que vous confisquez la
nôtre ?
« Si j'avais été un émeulier, un incendiaire
ou un assassin, vous m'offririez une amnistie.
Si je revenais de Nouméa, vous me porteriez
en triomphe, ou tout au moins vous me cou-
vririez de votre protection. Je n'ai fait de
mal à personne, je n'ai pas cessé de servir
mon pays, et vous me proscrivez. Vous m'ar-
rachez démon domicile, et vous me jetez dans
la rue.
« Je protesle contre cette criminelle appli-
cation des lois diles existantes, dont l'exis-
tence est contestée par la magistrature fran-
çaise.
a Je proteste contre cette odieuse persécu-
tion que l'Eglise réprouve, et dont les au-
teurs, quels qu'ils soient, tombent ipso facto
sous le coup de l'excommunication majeure.
« Je proleste enfin contre un attentat qui
viole en ma personne les libertés nécessaires
de tous les citoyens, et qui, parce qu'il
ébranle les bases de notre état social et de la
paix publique, ne reçoit que les applaudisse-
ments de la canaille et soulève l'indignation de
tous les chrétiens et de tous les honnêtes gens
de la France et du monde entier.
« Je ne sortirai d'ici que par la violence ».
Voici la protestation que le R. P. Chocarne,
prieur des Dominicains, faisait entendre lors
de l'expulsion des Pères du faubourg Saint-
Honoré :
« Au nom du droit et de la justice, au nom
de la liberté de conscience, au nom du droit
de propriété et de l'inviolabilité du domi-
cile, je proteste contre la violence qui
nous est faite ; je proteste, plus humilié pour
mon pays du rôle imposé aux agents de l'au-
torité publique qu'indigné du sort que nous
subissons ; je protesle en mon nom comme
propriétaire de cet immeuble, et au nom de
ceux de mes collègues qui en sont propriétaires
avec moi ; je proteste contre la violation de
mon domicile et du leur; j'en appelle à la
justice de mon pays, et, si elle reste debout
comme elle y est résolue, avant longtemps le
droit sera vengé, et les attentats qui s'accom-
plissent aujourd'hui n'échapperont pas aux
sévérités de la loi.
« Je demande que la présente protestation
.«-oit insérée au procès-verbal.
« P. BERNARlt CllOCAKNE,
« Provincial des Dominicains. »
Voilà donc les tribunaux saisis. Les hommes
qui ont fait la chasse aux religieux, en atten-
dant qu'ils se mettent à l'affût des prêtres et
des autres citoyens, se sont livrés passionné-
2r»(>
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQ1 E
menl a la violenci , La perquisition domici-
liaire, le crochetage des serrures, la proscrip-
tion sans phrase ont été leurs armes de pré-
dilection. A ce despotisme républicain se môle
d'ailleurs une forte dose de couardise. Qu'on
demande à un Ferry ou à un Conslans quel-
conque pourquoi il ^e montre partisan de
l'application intégrale, immédiate et brutale
des décrets du 2\) mars. Jamais il n'aura l'idée
ni surtout le courage d'invoquer l'autorité de
ses convictions personnelles : C'est l'opinion
publii/ne qui me force la main ; moi je ne fais
qu'obéir comme un simple domestique. Telle
sera la réponse de ces étincelants paladins.
Le procédé manque essentiellement de di-
gnité ; mais il est commode. 11 offre ce double
avantage de justifier les excès sans engager
aucune responsabilité. Si demain le président
du conseil arrache à la fermeté bien connue
du président un décret qui ferme les églises
et qui partage les biens du clergé entre les
diverses loges maçonniques de l'ancien et du
nouveau monde, rien ne lui sera plus facile
qne de représenter cette iniquité monstrueuse
comme un corollaire nécessaire des élections.
Néron, lui aussi, cédait à la pression de l'opi-
nion publique, quand, faisant violence à sa
douceur naturelle, il se résignait à enduire
les chrétiens de poix pour les faire servir à
l'illumination des jardins impériaux.
Mais enfin, des juges, des juges! voilà ce
que demandent les proscrits. Forum et jus,
l'ouverture des prétoires, l'égalité devant la
justice, c'est la formule propre de la société
moderne. Les expulsés s'adressent mainte-
nant aux tribunaux, les uns pour obtenir la
réintégration de leur propriété ou de leur do-
micile, les autres pour porter plainte au cri-
minel, contre les agents d'exécution. C'est le
quart d'heure de Rabelais.
Le vidangeur Constans, à propos d'iustance
au criminel, à fins civiles, formée contre le
préfet de la Gironde, adressait un mémoire à
son complice Gazot : voici ses conclusions:
« On ne saurait contester que, si des pour-
suites devaient être ordonnées, elles devraient
l'être contre les ministres, auteurs principaux,
et que les agents d'exécution ne pouvaient fi-
gurer qu'à titre de complices.
« Dès lors, les faits ne relèvent à aucun
point de vue de la juridicion criminelle ordi-
naire.
« C'est à la Chambre des députés seule
qu'aux termes de nos lois constitutionnelles
il appartient de mettre en accusation les mi-
nistres pour crimes commis dans l'exercice de
leurs fouctions et dans des matières de gou-
vernement et de politique générale.
« C'est au Sénat seul qu'il appartient de les
juger.
« D'autre part, en admettant qu'à raison de
l'exécution de ces mesures de haute police
et de gouvernement, des dommages-intérêts
puissent être réclamés, en admettant qu'une
responsabilité puisse être encourue pour l'exé-
cution d'actes décidés par le gouvernement
avec l'assentiment du Parlement, ce ne peut
être que la responsabilité civile de l'Llat. Or,
en vertu du principe de l'Etat débiteur, cY t
à la juridiction administrative seule du con-
seil d'Etat qu'il appartenait de statuer sur la
demande. »
Au seuil du grand procès qui va se ju_
le gouvernement a donc estimé n ire de
faire un dernier appel aux juges dont il dé-
clare si haut, d'autre part, qu'il connaît par
avance la décision, qui n'est peut-être pas aussi
sûre qu'on l'espère dans les conciliabules
gouvernementaux ? En tout cas, cette nou-
velle intervention de Conslans paraîtra une
souveraine inconvenance à l'endroit des juges
sur lesquels on veut ainsi exercer un sorte
d'intimidation.
Tout citoyen est responsable de ses actes ;
le fonctionnaire, qui ne perd pas sa qualité de
citoyen, n'en décline pas non plus la respon-
sabilité. S'il obéit à un ordre, il remplit son
devoir hiérarchique ; mais si l'ordre est in-
juste, il accomplit, en obéissant, une injus-
tice. Quand la consigne est infâme, la déso-
béissance est un devoir et un honneur: c'est
un axiome de morale élémentaire, longtemps
préconisé par les publicistes delà Démocratie.
Imaginer des fonctionnaires innocents quand
ils commettent des crimes de droit commun,
quand ils souillent leurs mains d'attentats
qu'ils doivent réprimer dans les vulgaires
criminels, c'est une conception qui blesse le
bon sens et révolte la probité. Si l'on ad-
mettait cette conception fausse, ce serait
mettre aux mains du pouvoir des agents ir-
responsables, des gens prêts à tout, des sup-
pôts de tyrannie, des scélérats vainement af-
fublés d'innocence. Que des républicains se
soient arrêtés à cette conception, c'est une
honte pour leur parti, et, dans une situation
violente, un méfait de plus.
Les défenseurs officieux du gouvernement
des crocheteurs,en dépit de tous les sophismes,
éprouvaient de singuliers embarras. Les
moyens employés répugnaient à tout le
monde, et si le trouble des. consciences lais-
sait indifférents les persécuteurs, les dé-
sordres de la rue et les amorces offerts au
socialisme les inquiétaient. Ces portes tumul-
tueusement brisées marquaient, d'une manière
trop sensible, la violation de tous les droits,
la suspension des garanties légales dues à
tous les citoyens. Le Journal des Débats lui-
même se demandait si le gouvernement
triompherait des difficultés où il se débattait.
Et cependant ces libéraux d'hier, subitement
convertis à l'omnipotence du pouvoir exé-
cutif, concluaient, malgré leurs angoisses, en
s'écriant : « Le président de la République a
contresigné les décrets ; les ministres les ont
rendus dans la plénitude de leur droit. Les
décrets doivent être obéis ».
Les décrets, œuvre impolilique et violente,
doivent être obéis, s'ils sont conformes à la loi.
Sont-ils conformes à la loi? Toute la question
est là.
1JVI1F QUATRE-^ [NGT-QUATORZIÊME
•■7
Un des fonctionnaires les plus considé-
rables du gouvernement, Berlauld, procureur
général près la cour de cassation, ne le pen-
sait pas lorsqu'il écrivait en 1845 :
u Aucune </<■ nos lois actuelles n'autorise à
chasser des religieux de leur habitation com-
mune.
« Des poursuites administratives tendant à
leur expulsion seraient en tout cas illicites et
vaines.
« Certainement elles deviendraient insuffi-
santes et ridicules, pour peu qu'on leur op-
posât d'obstination ou d'adresse.
« C'en est assez : espérons qu'en France le
droit de cohabitation religieuse sera respecté
comme il l'est par tous les peuples libres.
« C'est le vœu de la loi; la justice, l'honneur
du pays, l'intérêt social bien compris ne per-
mettent pas de le méconnaître. »
Les jésuites, expulsés les premiers, furent
les premiers à en appeler à la justice. Ci-
toyens d'un pays libre, ou qui se dit tel, ils
acceptaient et revendiquaient les immunités et
les garanties constitutionnelles, conséquences
indiscutables de l'état actuel des sociétés
humaines, et particulièrement de la France.
Ce que valent aux yeux du dogme les prin-
cipes de liberté et d'égalité, soi-disant con-
quêtes de 81), ils n'avaient pas à s'en expliquer
devant un tribunal ; mais la protection que
leur assuraient ces principes érigés en lois,
ils en espéraient le bénéfice. Les règles du
droit assuraient ce recours et l'opinion exi-
geait cette garantie. Quelque dut être le
verdict des magistrats, le public l'aurait cer-
tainement accepté, prêt à soutenir ou à aban-
donner la cause des congrégations, si les tri-
bunaux avaient prononcé en un sens ou dans
l'autre. D'où aurait pu d'ailleurs provenir
l'hésitation du gouvernement à soumettre ses
actes à l'appréciation de l'autorité judiciaire?
Avait-il à craindre d'être jugé par une magis-
trature hostile? En admettant cette crainte,
une telle raison n'aurait pas paru suffisante à
un gouvernement sage dans ses entreprises et
soucieux des droits de chacun. Mais c'eut été
mal connaître le corps judiciaire, que de le
croire, envers le gouvernement, animé d'un
sentiment d'hostilité systématique. L'examen
de la jurisprudence depuis le premier empire,
apprend, au contraire, que la magistrature
assise est toujours disposée a étendre, plutôt
qu'à diminuer, les droits du gouvernement.
Cette tendance est bien connue de tous ceux
qui unt été mêlés aux affaires ou l'adminis-
tration est partie; et souvent les libéraux se
sont élevés contre la trop grande place que
les décisionsde la justice laissent à l'arbitraire
l'Etat, quand l'Etat comparaît devant les
tribunaux.
te disposition pouvait-elle se modifier
par ce fait que le gouvernement avait ac-
compli, à la fois, un plus grand nombre
d'actes politiques? Au contraire; plus les me-
sures prises par l'Etat étaient importantes
par le nombre et la gravité, quelque atteinte
T. XV.
qu'elles portassent aux droits individuels,
plus la magistrature, Adèle à sa tradition,
bésiterail à les condamner. Le temps esl loin
où les parlements tenaient tête aux officiers
du Roy el au roi lui-même. Aujourd'hui,
plutôt que d'arrêter, par ses décisions, l'exé-
cution d'une vaste entreprise, plutôt que
d'entrer en lutte avec l'administration, il
n'était pas douteux que les tribunaux cher-
cheraient, dans les actes loumis à leur
examen, jusqu'aux moindres apparences de
légalité ; cette légalité reconnue, ils se se-
raient aussitôt retirés par des déclarations
d'incompétence, afin de laisser le pouvoir
exécutif se mouvoir, avec sa pleine indépen-
dante, dans sa sphère d'action légitime. Nous
verrons bientôt le gouvernement afficher, en-
vers la magistrature, la plus étrange suspi-
cion.
L'affaire des jésuites, rue de Sèvres, vint, en
référé, à l'audience du 7 juillet 1880. Me Oscar
Falateuf parla ainsi : « M . le procureur général
Dupin a dit : « Prendre à la justice une ques-
« tion de propriété privée pour la livrer à un
« pouvoir discrétionnaire quelconque, c'est
« l'attaquer sur le terrain où toutes les pro-
« priétés sont solidaires, c'est dire que le
« droit n'existe plus, car là où il n'y a plus de
« juges, il n'y a plus de droit. »
« Je ne saurais donner une formule plu-;
exacte du débat qui s'ouvre aujourd'hui devant
vous. Une question de propriété vous est sou-
mise ; un double déclinaloire prétend vous
l'enlever. Faut-il conclure qu'il n'y a plus de
juges, qu'il n'y a plus de droit?
« Pour apprécier ce débat dans son ensemble
et caractériser le déclinatoire présenté, le tri-
bunal me permettra de lui rappeler très ra-
pidement les circonstances dans lesquelles est
née la question si grave dont il est aujour-
d'hui saisi. »
Après ce début, l'orateur fit l'historique du
procès et présenta l'exposé de l'affaire : « En
ce moment, vous êtes saisis de deux référés,
l'un au nom de M. l'abbé de Guilhermy, qui
se dit, qui est copropriétaire de l'immeuble
dans lequel a eu lieu l'exécution du
30 juin 1880 ; il demande, en vertu des titres
de propriété dont il est porteur, à être réin-
tégré dans son immeuble où il est d'ailleurs
domicilié.
« Le second référé est introduit au nom de
M. le baron de Ravignan, président de la so-
ciété civile dite de Saint-Germain, lequel sou-
tient, en ce qui concerne plus spécialement la
chapelle, que cette salle faisant partie de
l'ensemble des immeubles sociaux doit être
remise à sa disposition, et que les -celles ap-
posés sur ses portes doivent disparaître. M. de
Havignan ajoute qu'il prend l'engagement,
dont il demande acte, de ne faire exercer
dans la chapelle en question aucune céré-
monie du culte.
« A cette double demande il est répondu par
deux déclinatoires, l'un au nom de M. le
préfet de police, défendeur à l'instance en ré-
17
B1ST01RE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Béré, l'autre au nom de M. le préfet de la
Seine, intervenant dans L'instance.
« Lea deux déclinatoirea tendent le premier
à voue dessaisir vous el tonte aulne juridic-
tion, d'uni' manière immédiate, irrévocable,
sur la demande de M. de Guilhermy ; le se-
cond, à renvoyer la connaissance du réléré au
conseil d'Etat, qui serait seul compétent pour
statuer à cet égard.
m l'n tel système est au moins étrange. Le
gouvernement ne nous avait-il pas fait
d'autres promesses? Vous vous rappelez la
séance du Sénat du 25 juin 1880, à l'occasion
de la discussion des pétitions relatives aux
de'crets ; M. de Freycinet, à la tribune du
Sénat, parlait ain'i :
« Que peut répondre un cabinet dont la
« fonction est précisément d'appliquer la loi
« lorsqu'un des grands pouvoirs de l'Etat
« vient lui dire : Il y a des lois qui som-
« meillent, appliquez-les. »
« Et M. Buffet lui ayant dit : « Mais elles
n'existent pas. » — « Si elles n'existent pas,
« répliqua alors M. de Freycinet, les tribu-
« naux le diront, et alors vos inquiétudes
« doivent être calmées. »
« C'était un bon avis ! Mais nous savons,
hélas, par expérience que les déclarations de
M. le président du conseil ne sont pas tou-
jours suivies d'effet. L'amnistie n'est-elle pas
là peur nous instruire? ne nous a-t-elle pas
montré comment, au mois de février 1880, il
peut penser d'une façon et au mois de juillet
agir d'une autre? qui sait ce que dans six
mois il dira des décrets ?
« Jusque-là, nous aurons raison de ne pas
calmer nos inquiétudes.
« Cependant, M. de Freycinet, élevé sans
doute à l'école des hommes d'Etat, a dû sa-
voir que ce n'est pas la première fois que
semblable question était posée. En 18'<5, .M.
Tbiers, qu'il a été de mode d'admirer pendant
un temps, mais qui aujourd'hui semble mort
depuis un siècle, à en juger par le chemin
parcouru en quatre années, M. Tbiers disait :
« Ce n'est pas à moi qu'il faut faire des ob-
jections contre la loi des associations, puisque
je n'en demande pas l'application. » Et il
ajoutait : « Si un préfet, agissant au nom du
gouvernement, signifie que cette loi est exé-
cutable, on l'exécute. Si on s'y refuse, on va
devant les tribunaux qui décident si le gou-
vernement a allégué à propos une loi de
l'Etat. »
« Conséquemment, soit en 1880, soit en 1845,
ceux qui avaient le droit de porter la parole
devant le pays affirmaient votre compétence
absolue; aujourd'hui, il en est autrement, et
les conclusions qui sont prises tendent à
mettre M. île Guilhermy hors de toute en-
ceinte de justice. »
Aprè« avoir prouvé que Guilhermy est vrai-
ment propriétaire, qu'il a été expulsé violem-
ment de son domicile et qu'il demande à y
rentrer, l'avocat ajoute que le tribunal est
compétent, et pour le prouver il cite Berner
plaidant pour les d'Orléans en 1852 : «Il faut
mait Berryer, quitter vi -, car vous
n'avez plus d'attributions, si ceci n'est pas
d'une manière absolue, exclusive, essentielle
dans vu- attributions seule,. Est-ce que j'ai
besoin «le venir apporter a cette barre des
textes justificatifs de cette proposition que,
s'agissant de propriété privée... vous êtes nos
juvres et nos seuls juges ; il n'y a personne au
monde, si haut placé qu'il soit, qui ail le
droit, je ne dis pas de s'approprier, mais de
partager ces fonctions avec irons. »
Et plus loin : « Les principes du droit pu-
blic, le (iode Napoléon, les décrets impériaux,
les ordonnances royales de toutes époques, la
jurisprudence sous toutes les formes, pro-
clament en cette matière votre compétence
absolue, exclusive, sans partage... Vous avez
un monopole, entendez-vous bien, ou il faut
rayer ces lois, ces décrets, ces ordonnances.
Propriété, possession, hérédité, prescription,
nullité de iitres. tout cela veut dire : com-
pétence judiciaire. Elle est là ; elle n'est |
ailleurs. »
Si cela est vrai, et qui pourrait le con-
tester ? voyons par quel phénomène vous
pourriez être dépossédés de votre juridiction.
On veut déposséder les magistrats en allé-
guant les lois existantes et en donnant aux
attentats d'expulsion le nom d'actes de haute
police. Nous n'avons plus à établir la nullité
des lois prétendues existantes ; l'autre point
nous touche de plus près. On entend par là
les actes que la constitution el les lois ré-
servent à la puissance souveraine, sans autre
contrôle que celui des grands corps poli-
tiques et de l'opinion. Par exemple, la con-
vocation des électeurs, les convocations des
Chambres, les relations diplomatiques des
traités de paix et déclarations de guerre, la
disposition de la force publique, l'exercice
du droit de grâce : ce sont là des actes de
haute police. Mais dès là qu'il s'agit de droit
privé, de propriété, de domicile, de liberté
individuelle, de droit civil, cela retombe
sous la compétence des tribunaux. Ou il n'y
a plus ni juges ni justice, mais seulement
arbitraire, retour à l'état sauvage, car l'ar-
bitraire n'est pas autre chose.
Les tribunaux, malgré les déclinaloires des
préfets, se prononcèrent pour la compétence.
Voici le texte de l'ordonnance du juge de ré-
féi é d'Angers dans l'affaire des Pères jésuites :
Attendu qu'il est certain en fait et d'ailleurs
non méconnu, qu'à la suite de l'expulsion des
jésuites des immeubles dont il s'agit, les
scellés ont été apposés sur lesdits immeubles,
d'ordre de M. le préfet, qui déclare entendre
couvrir ses agents ;
Attendu que, s'il existe des lois pouvant
permettre la dissolution des congrégations
religieuses non autorisées, ces lois intéressent
la liberté individuelle et sont, par suite, de
droit, pour leur application, du domain? des
tribunaux ordinaires ; qu'aucune disposition
légale n'attribue exceptionnellement, à cet
LIVRE QUATRE VINGT-QUAT0RZ1EMI
égard, juridiction, ni Burtout pouvoir à l'au-
torité administrative ;
Que l'exécution de ces I < - i ^ ne taurait en
toux cas être assurée au moyen d'une atteinte
au droit de propriété ;
Que la confiscation est abolie ;
Que la propriété, droit absolu et sacré
comme celui de vivre, dont il est la consé
quence nécessaire, affirmé par L'Assemblée
nationale dans la constitution de 1791, par la
Convention dans la Déclaration des droits de
l'homme le 24 juin 1793, déclarée inviolable
par la charte de IS.'iO et par la constitution
républicaine de 1848, est mise par la loi sous
la sauvegarde du juge de droit commun ;
Qn'il importe peu (]ue celui qui la reven-
dique soit ou paraisse être membre d'une con-
grégation non autorisée, la qualité de membre
d'une pareille congrégation ri effaçant pas son
individualité civile et laissant subsister tous
ses droits parce qu'il laisse subsister toutes
ses obligations ;
Attendu que le droit de propriété et le
droit de jouir de la chose qui en est l'objet
sont identiques, et que le juge de l'un est le
juge de l'autre :
Attendu que Charles Le Bêle produit un
titre de propriété s'appliquant aux immeubles
placés administrativement sous les scellés ;
Par ces motifs,
Nous déclarons compétent, etc.
Voici le jugement de Lyon :
Attendu que les demandeurs réclament la
possibilité de rentrer dans leur domicile et d'en
sortir quand bon leur semblera, sauf à être
cités devant la juridiction répressive dans le
cas où ils commettraient des délits ; que leur
instance en référé porte sur une mesure pro-
visoire tendant à faire respecter leur domi-
cile dont ils ont été irrégulièrement et illéga-
lement évincés ;
Attendu que les tribunaux seuls sont compé-
tents pour sauvegarder la liberté individuelle
de tous les citoyens ;
Attendu que Je déclinatoire repose sur un
acte de haute police ; mais que, dans ce cas,
si certains actes de cette nature peuvent at-
teindre les citoyens, il faut qu'ils soient basés
sur une loi spéciale donnant à l'administration
I a pouvoirs nécessaires pour l'exécution
d'une pareille mesure; que dans le déclina-
toire proposé aucun texte de loi de cette na-
ture n'a été cité ;
Attendu que le préfet du Rhône vise bien
le décret de messidor an XII pour arriver à
la dissolution de l'association des jésuite-,
mais que ce décret ri autorise pas l'adminis-
tration à procéder par voie de simple arrêté
de police <;t. a le faire exécuter manu militari ;
que le décret de messidor n'a pas enlevé aux
magistrats ni au ministère public la pour-
lite des délits et des crimes ;
Que, si la loi pénale contient des moyens
ion, rien ne permet d'en substituer
d'autres à ceux qu'elle a prescrits, et surtout
à procéder par voies extraordinaires disparu
depuis longtemps de nos Codi
Attendu que le déclinatoire du préfet n'a
pas de bases dans la législation actuelle :
l'ai- ces motifs, eti
l)u fi juillet au 5 novembre, cinquante-
deux décisions judiciaires s'étaient pro-
noncées pour la compétence des tribunaux,
sur la question de propriété et de domicile, et
six décisions seulement s'étaient prononci
pour l'incompétence. Le gouvernement sentit
le coup, et dans son mémoire a Cazot, le vi-
dangeur ministre voulut se débarrasser de ces
jugements. Selon lui, les faits justifiaient le
conflit; mais les faits allégués étaient faux et
pour renverser la conclusion du ministre, il
sulfit de rétablir la vérité.
Dans toutes les affaires où les tribunaux
s'étaient déclarés compétents, pour juger la
cause des religieux, le gouvernement éleva le
conflit. Qu'est-ce que le conflit? Le gouverne-
ment avait-il le droit de suspendre le cours
de la justice, parce qu'il craignait sa con-
damnation ? Non, incontestablement. Il est
facile de le démontrer.
Trois pouvoirs sont nécessaires au fonction-
nement de la société :
Le pouvoir législatif, qui fait la loi ;
Le pouvoir exécutif, qui veille à son exécu-
tion ;
Le pouvoir judiciaire, qui décide si les ac-
tions des citoyens sont ou non conformes à la
loi, et détermine au besoin son véritable
sens.
Telle est l'organisation sociale de tous les
pays vraiment libres : les droits des citoyens
sont placés sous la sauvegarde des tribunaux.
Tout désaccord entre l'administration et un
citoyen sur le sens ou l'application de la loi
e.-t donc, en principe, de la compétence du
pouvoir judiciaire. S'il en était autrement,
l'administration deviendrait omnipotente.
Disposant de la force et seule juge de la lé-
galité de ses actes, elle serait même au-dessus
du législateur, puisqu'elle pourrait violer im-
punément la loi.
Ces principes si simples ne sont point
admis en France.
Cette doctrine est confirmée par un savant
jurisconsulte. « Si, dit Anatole de Ségur,
suivant la théorie de nos ministres, tout acte
ordonné par eux, accompli par un adminis-
trateur en fonctions, est un acte adminis-
tratif, il est bien évident qu'il n'y a plus de
garantie pour aucun droit, et que la liberté,
la vie même des citoyens sont à la merci du
pouvoir exécutif. Voici, en effet, comment les
choses se passent. Un décret ordonne la saisie
de ma mai>on, mon expulsion de chez moi,
mon arrestation. Je proteste contre ces vio-
lences, j'en appelle aux tribunaux. Aussitôt
le préfet élève le conflit, arrête l'action de la
justice et porte la question de compétence
devant le tribunal des conflits. Si ce tribunal
décide que l'acte dont je me plains est un
acte administratif, les tribunaux ordinaires
200
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE f'ATlinLU'l E
deviennent incompétent! pour statuer sur ma
plainte. Il ne me reste que le recours pour
excès de pouvoir devant le conseil d'Etat, re-
cours qui n'est môme pas recevable si l'acte
incriminé a le caractère d'un acte de gouver-
nement. Ou est, des lors, sous le
régime
bou plaisir, des lettres de cachet, de la con-
fiscation, le régime du despotisme dans toute
sa beauté classique. »
Outre les objections qui s'élevaient contre
le tribunal des conflits, une autre chose
préoccupait justement. Le ministre de la jus-
tice, l'admirateur de Danton, Cazol, était, de
droit, président de ce tribunal d''S conflits.
Devait-on le voir siéger dans le procès; des
Jésuites et départager le tribunal, pour as-
surer le triomphe de l'administration dont il
était membre? Une telle monstruosité, si elle
devait se produire, révolterait la conscience
publique. Heureusement Cazot est récu-ahle.
«La partie à laquelle un juge est suspect, dit
Domat (Lois civiles, II, 171), pour des causes
justes et bien prouvées, peut le récuser, c'est-
à-dire l'empêcher de prendre connaissance de
la contestation. »
Pothier (Proc. civ. part. I, cb. 2, §2), nous
donne la raison du droit de récusation.
« Comme rien, dit-il, n'est davantage requis
dans un juge que le désintéressement, le juge
est récusable toutes les fois qu'il se trouve
avoir quelque avantage indirect à la décision
de l'affaire portée devant lui. » — L'intérêt
du juge n'est pas nécessairement un intérêt
pécuniaire ; ce peut être un intérêt d'honneur
ou d'amour-propre. Ces sentiments sont sou-
vent même beaucoup plus puissants que le
simple intérêt d'argent.
Le droit de récusation est donc, pour tout
plaideur et devant tout tribunal, un droit que
lequité lui confère indépendamment de toute
loi positive.
Si le législateur s'en occupe en traçant
pour certaines juridictions la procédure à
suivre, ce n'est pas pour créer le droit; la
conscience seule suffit à le proclamer ; c'est
uniquement pour en régler lusage devant ces
juridictions et préciser les cas dans lesquels
le juge sera réputé intéressé.
Donc, lorsque les lois relatives à une juri-
diction spéciale, le tribunal des conflits, par
exemple, ne parlent pas de la récusation, il
n'en faut point conclure que le droit de récusa-
tion n'existe pas devant cette juridiction, et
qu'un juge des conflits a, par suite, le droit
de prononcer dans sa propre cause ; il faut
dire uniquement que la matière est alors
régie, soit par les règles de l'équité naturelle,
soit par les principes du Code de procédure
civile. On peut, en effet, considérer ce Code,
dans tout ce qui n'est point de pure forme,
comme l'expression des principes généraux
de notre droit français en matière de procé-
dure.
Le franc-maçon Cazot ne l'entendit pas
ainsi. Le tribunal des conflits -e réunit pour
la première fois le 5 novembre. Ce tribunal
composait du citoyen Cazot et de plusieurs
autres qui refusèrent sa récusation. L'avocat
plaidant, M' Sabalier, s'éleva contre ce scan-
da dale du proacripteur s'érigeant en juge. A la
lin de sa harangue, il s'écria : « Messieurs, la
statue de la Liberté est voilée aujourd'hui ;
nous saurons attendre qu'on la découvre de
nouveau. Rappelez-vous les paroles de
Bossuet : « Il y a des lois dans lc~ empires
contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de
droit. »
« On peut toujours revenir contre. L'action
contre la violence et l'iniquité e-t immortelle
et imprescriptible. »
« Ainsi, dit Jules Auffray, les règles les plus
es>entielles à la bonne administration de la
justice, telle que la récusation, ne lient plus
nécessairement le juge, lorsque, édictées par
toutes les juridictions de l'ordre judiciaire ou
administratif, inscrites au fond de la cons-
cience du magistrat et s'imposant en quelque
sorte à sa pudeur, elles n'ont pas cependant
été rappelées d'une façon expresse, lors de
l'institution d'un tribunal ; et le tribunal où
ces règles cessent d'être applicables, est celui
qui, définitivement et sans recours, donne ou
enlève les juges aux parties. C'est dans cette
sphère abaissée, où le témoignage même de
la conscience ne peut plus remplacer la lettre
des lois, que la justice exercera désormais
son rôle jadis si sublime ; c'est aux cas de ré-
cusation, matériellement écrits dans la loi,
que se mesureront désormais la dignité et la
conscience, autrefois si délicate, des magis-
trats (1). » Et quand les voix se partagent, on
voit venir le citoyen Cazot, le tripoteur
d'Alais, étalant sur sa toge de magistrat le ta-
blier blanc, livrée de la franc-maçonnerie, et
ce personnage hideux, que son affiliation à
une société secrète tachée du sang des jé-
suites devrait exclure de tonte magistrature,
ce Maçon travesti en ministre de la justice et
ganiien des sceaux arrachés à l'intègre Du-
faure, décidera que la liberté individuelle,
l'inviolabilité du domicile, le droit de pro-
priété, le droit d'association, la liberté de
conscience et de culte, sont choses livrées, sans
défense possible, au caprice administratif, et
que les tribunaux n'ont à connaître que des
murs mitoyens et du tapage nocturne. La
haine du catholicisme a poussé jusque-là les
sectaires de la franc-maçonnerie ; ils ont lancé
la bande des crocheteurs sur les maisons des
religieux, et, sans avoir en main ce mandat de
justice qui seul justifie l'invasion violente du
domicile, ils ont jeté 6.000 prêtres dans la rue.
Un officier de police saisit au collet un ci-
toyen français... pour le conduire devant le
juge? — Non, pour l'expulser de son domi-
cile... et cet attentat n'a pas de juge, ni de
châtiment.
Sur la question de compétence, en effet, le
(l) Les expuhés devant les tribunaux, préface, p. IX.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
261
gouvernement prétendait puiser dana les lois
existantes le droit de dissoudre les congréga-
tions religieuses, par mesure gouvernemen-
tale ou tout au moins administrative. Le prin-
cipe de la séparation des pouvoirs devait re-
cevoir son application et l'acte attaqué, admi-
nistratif ou gouvernemental, échappait a la
connaissance de L'autorité judiciaire. Les re-
ligieux répondaient que les lois invoquées
n'existaient plus ; puisqu'à les supposer exis-
tantes, elles ne renfermaient, ni pour le gou-
vernement, ni pour l'autorité judiciaire le
droit de dissoudre les congrégations non au-
torisées ; qu'en tout cas elles ne donnaient pas
au gouvernement le droit de procéder par
mesure de haute police ou par voie adminis-
trative , qu'on était en présence de propriétés
et de domiciles qu'aucun texte de lois ne dis-
tinguait des propriétés et domiciles des autres
citoyens, d'associations régies par la loi com-
mune ; que, dès lors, le principe delà sépara-
tion des pouvoirs était sans application, et que
la compétence restait, selon le droit commun,
à l'autorité judiciaire.
Un double examen s'imposait donc au tri-
bunal des conflits. Pour appliquer le principe
de la séparation des pouvoirs, il faut des lois
précises. Les lois invoquées existaient-elle3 et
que disaient-elles? En second lieu, il faut que
ces lois attribuent compétence à l'autorité
administrative. A les supposer existantes, ces
lois attribuaient-elles compétence à l'autorité
administrative, le droit d'agir en dehors des
tribunaux? Laisser l'une des deux questions
et, à plus forte raison, les deux questions non-
résolues; tenir pour bonne, sans l'examiner,
la prétention de l'un des adversaires, c'était
abandonner même la solution de la difficulté
de compétence.
Le tribunal des conflits n'examina aucune
de ces deux questions. Comme point de dé-
part, il admit la prétention du gouvernement
et affirma que toutes les mesures adminis-
tratives avaient été prises en vertu des lois ;
puis, sans discuter ces lois ni leur sens, il dé-
clara que si l'on soutenait la non-existence
de ces lois, c'était aux réclamants à faire
juger cet excès de pouvoir par le Conseil
d'Etat, que la réorganisation scandaleuse de
187!) avait mis à l'unisson du gouvernement.
En d'antres temps, on renvoyait les religieux
de Caïphe à Pilate.
Le lendemain du jour où le tribunal des
conflits rendit cet arrêt, deux membres de ce
tribunal, C. Tardif et V. Lavenay, anciens
conseillers d'Etat, s'en retirèrent par un acte
de démission. Il faut honorer ici leur pro-
bité et louer leur courage : c'est le >eul moyen
qu'ait l'histoire de dire ce qu'elle pense des
autres conseillers. Quant aux considérants de
leur arrêt, ils sont an-dessous de rien ; il est
impossible de trouver une plus pitoyable inin-
telligence de la loi française et du droit
public.
Quelques semaines après, le 22 décembre,
ee tribunal des conflits achevait la défaite des
religieux et du droit, par la décision rendue
dans les allaites criminelles. Aux plaintes
poussées devant les magistrats instructeurs
contre les agents d'exécution, pour crime dé-
terminé, les préfets avaient encore opposé dé-
clinatoires et conflits. Cette fois, les plai-
gnants se. croyaient assurés de triompher, au
moins sur la question de compétence. L'ar-
ticle l'1' de l'ordonnance de I82X porte, en
effet, que le conflit ne pourra jamais être
élevé en matière criminelle. Les poursuites
auraient d'ailleurs abouti à peu de chose ;
si l'opinion publique blâmait l'exécution des
décrets, elle aurait difficilement rendu res-
ponsables des exécuteurs d'ordre subalterne.
Et comme, à la pensée de voir ses adminis-
trateurs traduits en cour d'assises, le gouver-
nement disait que ce serait un scandale : « Ce
serait le salut, peut-être », répartit le bâ-
tonnier des avocats au Conseil d'Etat. Mais ici
encore le tribunal des conflits, par des sub-
tilités qui étonnent, déclara l'incompétence
de l'autorité judiciaire. Le gouvernement de
la république atteignait ainsi son but :
6.000 citoyens, rangés dans une catégorie
spéciale, lui étaient livrés, pieds et poings
liés.
Sous quelque sophisme qu'on la dissimulât,
telle était la situation brutale créée aux reli-
gieux. L'ancien régime avait eu ses lettres de
cachet et l'évocation de certaines causes de-
vant le Conseil du roi : on reculait jusque-là
et même beaucoup plus loin. On ne disait
plus seulement : Si le roi veut, si veut la loi ;
mais bien: Quidquid principi plaçait, legis ha-
bet vigorem. Le droit public moderne était
biffé par l'arrêt d'un tribunal qui rendait des
services. L'ancien régime n'était pas seule-
ment rajeuni, mais aggravé. Le fonctionnaire
français était déclaré capable de tout et im-
punissable. La démocratie n'avait même pas
un Papinien pour lui dire : « Il est plus facile
de commettre un crime que de le justifier. »
Mais enfin, il y a dans la loi française des
peines pour tous les crimes ; la prescription
ne peut pas courir tant que la revendication
est impossible ; les victimes ont réservé tous
leurs droits et il faut bien espérer qu'un jour
les exécuteurs des hautes œuvres de la franc-
maçonnerie trouveront forum et jus, et, qui
sait peut-être, au bout, le bagne.
En attendant que le glaive de la loi fiappe
ces têtes coupables, le glaive de l'Eglise les
atteint et le bras de Dieu les attend. Dieu est
patient parce qu'il est éternel, mais sa pa-
tience a des limites ; tôt ou tard elle s'épuise,
et un jour vient où elle frappe les persécu-
teurs. Depuis Antiochus jusqu'à Bismarck, je
n'en vois aucun qu'elle ait épargné, même en
ce monde ; le livre de la mort des persécu-
teurs s'augmentera de nouveaux chapitres.
D'autre part, l'Eglise est une société vi-
sible et parfaite. A ce titre, elle possède un
pouvoir et une législation. A l'appui de cette
législation, elle exerce une puissance coerci-
tive. Cette puissance coercitive est de plein
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
droit contra les enfanta de la sainte Egli
A'M-im ne Baurait s'y aouatraire par la ré-
bellion. I»'1 toutea lea peines canoniquea,
la plus grave eat l'excommunication ma-
jeure : c'est la peine qu'encourent lea au-
teurs d'attentats contre lis biens eccléaiaati-
quea et contre les personnes consacrées à
Dieu. A l'exemple de prédécesseurs plus puis-
sants qu'eux, 1rs persécuteurs d'aujourd'hui
rient peut-être de foudres qu'ils croient im-
puissantes. Un jour, ils verront s'appesantir
sur eux le bras redoutable de Celui qui
n'aime rien tant que la liberté de son Eglise.
Les loi* Ferry.
La guerre infâme faite par les néo-jacobins
aux congrégations religieuses visait surtout
les écoles congréganistes : les sectaires de la
franc-maconnerie voulaient fermer ces écoles
en dispersant les maîtres. Abattre les cloîtres
était déjà, pour ces impies, un assez beau
triomphe; mais fermer les écoles catholiques,
c'était, à leurs yeux, la plus enviable des vic-
toires. Le moyen qu'ils employèrent pour at-
teindre ce but, après la guerre aux congréga-
tions religieuses, ce furent les lois sur l'en-
seignement public ; l'homme qui endossa,
devant l'histoire, la responsabilité de cet at-
tentat légal., ce fut Jules Ferry. Nous con-
naissons déjà ce personnage; nous le carac-
tériserons mieux en citant quelques traits.
Le 26 mai 1871, pendant que Paris brûlait,
Thiers avait nommé Ferry préfet de la Seine.
« Debout sur cette ruine incomparable, écrit
Veuillot, AI. Thiers, entouré de MM. Jules
Favre, Jules Simon et Ernest Picard, se
baisse, ramasse quelque chose et nous le pré-
sente... C'est Jules Ferry, dont il fait un pré-
fet de la Seine.
« Il nous annonce tranquillement qu'il n'a
pu trouver que cela, et, tranquillement encore,
que c'est quelque chose.
« C'est quelque chose, en effet. C'est dans
tout le gouvernement de la Défense nationale
ce qu'il y avait de plus décrié. Car, à les
prendre avec indulgence, les uns étaient sim-
plement impudents, les antres simplement ri-
dicules. M. Jules Ferry était déjà l'impudence
la plus ridicule et le ridicule le plus impudent,
et il est sans comparaison celui qui s'est rendu
le plus odieux à tout le monde, et qui a le plus
insulté tout le monde.
« Comme Rochefort a peut-être l'honneur
d'être le gredin pur, M. Jules Ferry a peut-
être l'honneur d'être le pur faquin. Il est si
bien mélangé d'incapacité en tout genre, de
cuistrerie, de fatuité, de platitude civique,
littéraire, oratoire ! Des rues noires de son
quartier électoral à l'hôtel de ville, de l'hôtel
de ville a Montmartre, il a'eal sali le ventre
sur tant de pied- sales, il a tant paru, dis-
paru, reparu, qu'il eat devenu une chose à
put. Il a sa personnalité, son visage el son
odeur. On aimerait mieux Tirard, qui d'ailleurs
l'accompagne, el Mottu, qui, d'ailleurs, n'est
pas loin.
« II a. de ses mains, armé Montmartre, et
décoré Belleville d'un drapeau particulier. 11
a, de ses mains aussi, pétri le pain du siège
que nous avon.} tous mangé, après l'avoir at-
tendu chaque jour de longues heures bous la
pluie et la neige à la porte d<> boulangera,
incapable même d'organiser la distribution
de ce pain là ! Pour lui, il se faisait apporter
du pain blanc, et il a su également très bien
toucher ses appointements de préfet de la
Seine, pendant le règne de la Commune.
« M. Thiers n'a pu trouver que ça, et c'est ça
qu'il installe dans Paria quand Paris brûle ! »
En 1869, Ferry écrivait dans sa profession
de foi électorale :
« Ce n'est pas assez de décréter les libertés,
il faut les faire vivre. La France n'aura pas la
liberté tant qu'elle vivra dans les liens de la
centralisation administrative, ce legs fait par
le Bas-Empire à l'ancien régime, qui le trans-
mit au consulat.
« La France n'aura pas la liberté tant qu'il
existera un clergé d'Etat, une Eglise ou des
Eglises officielles ; l'alliance de l'Etat et de l'E-
glise n'est bonne ni à l'Etat ni à l'Eglise..., etc.
« Aussi faut-il vouloir par-dessus tout la dé-
centralisation administrative, la séparation ab-
solue de l'Etat et de l'Eglise, la réforme des
institutions judiciaires par un large dévelop-
pement du jury, la transformation des armées
permanentes. Ce sont là les destructions néces-
saires. »
On demandait si Jules Ferry se servirait
du pouvoir centralisateur que lui donnait sa
situation de ministre de l'instruction publique
pour introduire, dans le programme des écoles
gouvernementales, ses idées d'il y a dix ans
sur les destructions nécessaires de l'adminis-
tration, du clergé, de l'armée et de la magis-
tral ure. »
Le 8 juillet 1875 Jules Ferry était reçu
franc-maçon avec Littré. Or, à sa réception,
Ferry prononça un discours sur l'abolition des
cultes, qui, disait-il, sont, dans tous les pays,
un obstacle aux idées démocratiques. Le même
Ferry, à l'époque où nous en sommes, déclare
qu'il serait insensé s'il faisait la guerre au culte
catholique et à la religion. Vouloir abolir les
cultes et dire insensé de faire la guerre ai; ca-
tholicisme, c'est une contradiction manifeste
et une grossière hypocrisie.
En 1879, lorsque Ferry présenta ses pre-
miers projets sur les conseils académiques et
contre l'enseignement supérieur, ['Impartial
des Vosges dressa un tableau synoptique des
convictions sincères et des protestations loyales
de Ferrjr au sujet de la liberté d'enseigne-
ment.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATOFIZIÈMK
263
loi présenta
par M. .1 . Ferry le
15 man 1879.
Art. :i. — Lea dl<
de établissements li-
bres d'enseignement
au périeur pren nent
leurs inscriptions
aux dates fixées par
les règlements dans
les facultés de l'E-
tat.
Art. 7. — Nul n'est
admis à participer à
l'enseignement public
ou libre, ni à diriger
un établissement d'en-
seignement, de quel-
que ordre qu'il soit,
s il appartien i à une
congrégation reli-
gieuse non autorisée.
Il faut s., souvenir
que,enl84yetenl>CiU,
la bourgeoisie fran-
çaise ne sut pas garder
son sang-froid comme
ellea faitdepuis, après
les décastres et les ca-
lamités de 1870 et 1871.
Alors l'effarement fut
général, el te courant
de l'affollement si
puissant, qu'il em-
porta M. Tniers lui-
même... De cet effa-
rement '-st sortie la
loi sur l'enseignement
primaire et secon-
daire, et dès lors la
■ fut ouvert*
tion reli-
gieu
[uet ;. Kpinal du
23 avril 1879.)
hr ■ oun /" ■■■■ ■"• M. I ■
ferry a /' l ss mblée natio-
nale en 1875 et 1876.
Mon honorable ami M. Bar-
doua et moi, nous ne deman-
dons pas simplement Le stat u
i/iin. il est trop <-\ [dent que
si, tout en maintenant aux
facultés de L'Etat ta collation
des grades, nous voulions
obliger h s élèves des facultés
libres, q ue nous a vons consti-
t uées et reoonn ues, à subir
toutes les règles rf'inscrip-
tion, d'assiduité et de stage
f/ui existent aujourd'hui,
nous ferions une œuvre
contradictoire et de mau-
vaise foi.
Aussi noire amendement
porte : (i Les candidats aune
(/riidcs des facultés de V l\liil
sont dispenses rie /'inscrip-
tion et de l'assiduité aux
cours, s'ils justifient de con-
dition s équivalentes dans les
facultés libres. » (Séance du
12 juin 1875.)
Quant h la diffusion de ren-
seignement supérieur, j'ad-
mets qu'elle ne doit, pas être
un monopole de l'Etat, parce
que les particuliers, les as-
sociations peuvent remplir
cette fonction aussi bien et
souvent mieux que l'Etat lui-
même... (Séance du 12 juin
1875.)
Alors que vous venez de
faire une très grande chose,
que j'ai faite avec vous,
alors que vous venez de pro-
clamer la liberté de l'ensei-
gnement non-seulement pour
les individus, mais pour les
associations... Séance du
12 juin 1875.)
Le monopole existait dans
l'enseignement secondaire.
La Constitution de 1848 est
faite. Cette Constitution, vo-
tée par une grande majorité
républicaine, honnête et
libérale, a placé dans sa
nouvelle Déclaration des
Droits la liberté de l'Ensei
gnement, et c'est l'Assemblée
de 185*) qui l'a réalisée ; elle
le fait, à mon avis, d'une
manière insuffisante. '.'.'.)
El c'est la République de
1875 qui vous a donné la li-
berté de l'enseignement et
qui a supprimé' le dernier
vestige du monopole univer-
sitai re.
Quant à moi, dan t V. I ■■
semblée de 1875, j'ai toi
prin cipe de la liberté d'ensei-
i) nement. Je ne regrette pas
mon rote, et \i In liberté de
dignement était atteinte,
le jûltr OÙ elle, le serait, je
monterais à la tiibune
pour la défendre.
!!!
Voilii l'homme !
L'Impartial d«$ Votgei, auquel noua em-
pruntons cet instructif tableau, confirme, pour
égayer un sujet bien triste, Le fait que .iules
Ferry s'est, au sein du conseil général dea
Vosges, volé a Lui* même des encouragements
en prenant pari au scrutin <le oettd assemblée
contre la liberté de L'enseignement.
Celte feuille ajoute avec raison :
«Cette indélicatesse ridicule est en outre une
grosse maladresse, car elle établit le droit des
conseils généraux à émettre des vieux sur la
liberté de l'enseignement, droit qui a été con-
testé par presque tous Les préfets île la Répu-
blique Française dans les conseils généraux
où la majorité n'était point acquise d'avance
aux projets de M. J. Ferry. »
Le Moniteur universel dit à propos de l'at-
titude de Ferry à Epinal :
« Le mercredi 23 avril, à la suite d'un ban-
quet, M. J. Ferry prononçait à Kpinal un dis-
cours qui a été publié dans l'Officiel du 27. Il
y affirmait : 1° que les congrégations non au-
torisées « pullulent sans loi et contre les lois »,
ce qui est faux, puisque, d'une part, la loi
de 1850 leur permet d'enseigner, « même aux
jésuites », dit M. Thiers, et que, d'autre part,
les lois ne confondent pas les congrégations
non autorisées avec les congrégations prohi-
bées, comme le fait M. Jules Ferry, mais dis-
posent seulement que les congrégations non
autorisées n'ont ni les privilèges ni les charges
qu'apporte avec elle l'autorisation.
« M. J. Ferry affirmait encore : 2° que l'ins-
pection n'a jamais eu lieu dans les collèges
des jésuites, ce qui est faux, cir elle s'est
faite régulièrement chaque année dans ces
collèges ainsi que dans tous les autres, comme
en fait foi le cahier signé par l'inspecteur,
depuis vingt-cinq ans ; 3° que la Compagnie
de Jésus a été prohibée par toute notre his-
toire, ce qui est encore une erreur à laquelle
on pourrait opposer, comme première ré-
ponse, celle du duc de Fitz James à la Chambre
des pairs en 1828 : « En vain me dit-on que
l'Ordre a été trente fois expulsé des pays où
ils avaient formé des établissements. Cette
étrange charge tant répétée prouve incontes-
tablement une chose, c'est qu'ils ont été rap-
pelés au moins vingt-neuf fois. La question
reste donc la même. Elle consiste à savoir si
c'est leur expulsion ou leur rappei qu'il faut
attribuer à l'intrigue. »
« Enfin, M. Jules Ferry terminait par cette
incroyable allégation : « Oui, dix ans encore
de ce laisser-aller, et vous verriez ce beau
système des libertés d'enseignement qu'on pré-
conise, couronné par une dernière liberté, la
liberté de la guerre civile. Reculer à cette
heure devant les congrégations prohibées,
c'est leur céder la place à jamais, c'est sceller
sur la société moderne la pierre du tombeau. »
A la môme date, Norbert Billard, ancien
directeur du Journal officiel, adressait au Fi-
garo une lettre où il accuse Ferry de mau-
vaise éducation, d'hypocrisie politique et le
montre en flagrant délit de mensonge. Paul
264
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOL1QUI
de Cassagnac résume le tout dans celte phrase
typique : a Le premier d(,s menteurs et le
dernier des lâchée ».
Perry, dans ses attaques contre l'Eglise,
n'était pas .seul. Outre quil possédait les sym-
pathies de deux groupes républicains et qu'il
était pousse par de gros bonnets universi-
taires, il recevait encore l'impulsion des juifs
et des protestants. Lu République est une
monarchie dont Rothschild est le souverain ;
les ministres sont des employés de la Syna-
gogue. Par ses alliances, Ferry appartient au
protestantisme, et, quand il s'est marié, pour
complaire à la libre-pensée, il s'est borné au
mariage civil, qui n'est qu'un concubinage lé-
gal. La réflexion qui s'impose, c'est que ces
protestants et ces juifs, qui reprochent tant,
à l'Eglise, ses prétendues persécutions, dès
qu'ils peuvent disposer du pouvoir, se font
proscripteurs. Un autre faitt c'est que tous
ces proscripteurs s'entendent à faire fortune.
Depuis qu'ils sont aux affaires, ils ont aug-
menté de 50 millions le budget des serviteurs
de l'Etat et pris partout les plus grosses siné-
cures. Sorbonne, Collège de France, Faculté
des sciences et des lettres, ils ont tout pris,
et pourvu que vous soyez protestants, vous
pouvez prétendre à tout, si, à défaut de mé-
rite, vous avez des alliances.
La loi de 1850, conçue et promulguée par
une majorité foncièrement conservatrice, avait
eu un double objet : placer, à côté de l'ensei-
gnement universitaire, un enseignement libre
et faire, dans toutes les écoles, une œuvre de
moralisation. L'éclat du socialisme en 1848,
les circulaires de Ledru-Rollin, les prêches de
Louis Blanc au Luxembourg, les livres de
Proudhon, de Pierre Leroux et de Considé-
rant, les clubs et les émeutes avaient mis à
nu les plaies morales de la France. On avait
vu jusqu'à quel point étaient portés le dé-
sarroi des esprits, la cautérisation des cons-
ciences et l'effervescence des passions. Mille
projets niveleurs étaient éclos simultanément
des cerveaux affolés ou détraqués. Pour nous
servir d'une expression de Thiers, ce qu'en
d'autres temps, par respect pour soi-même,
on se fût abstenu de légitimer, il fallait se
voir obligé de le défendre. Dans son effare-
ment, l'esprit public se demanda qui avait
mis ainsi les cerveaux à l'envers. La réponse
fut que l'Université, au lieu d'être une mère
sainte : Aima mater, n'était qu'une marâtre,
une empoisonneuse de la patrie. Pendant les
18 ans du règne de Louis-Philippe, elle avait,
seule, enseigné la jeunesse ; ses nourrissons,
aujourd'hui adultes, étaient libres-penseurs,
révolutionnaires; et cette jeunesse, longtemps
adulée, comme l'espoir de l'avenir, ne parais-
sait qu'un océan tumultueux où pouvait
sombrer le vaisseau qui portait la fortune de
la France. Leibnitz avait dit : « J'ai toujours
cru qu'on réformerait le genre humain en
réformant l'éducation » ; sur cette consigne,
on voulut reformer l'éducation pour sauver
le pays. De là, la loi de 1850.
Si le parti conservateur conçut et exécuta
sagement sou œuvre de restauration et de
réaction, nous ne le croyons pa-. Au lieu de
maintenir l'Université, il fallait la supprimer;
au lieu do s'appuyer sur le principe de l'Etat
enseignant, il fallait l'aire d<; l'école un éta-
blissement paroissial et municipal ; au lieu
de revêtir l'in-tituteur du caractère de fonc-
tionnaire et de le faire descendre au rôle
d'agent politique, il fallait tout simplement
le charger du mandat des pères de famille,
et le tenir sous leur contrôle. Des gens d'es-
prit prétendirent qu'on ne pouvait opposer
ainsi radicalisme à radicalisme, et qu'il serait
mieux de se tenir dans les moyens ternies.
D'un côté, on garda l'Université, tout en la
chargeant d'anathèmes, mais parce qu'on
l'avait grondée, on crut qu'elle deviendrait
sage; de l'autre, au lieu d'affranchir l'ensei-
gnement, de lui donner sa liberté naturelle et
chrétienne, on plaça l'enseignement libre sous
le contrôle de l'Université. On introduisit
bien, dans les conseils académiques, un élé-
ment étranger à l'enseignement; mais pour les
méthodes, la collation des grades, la sur-
veillance et l'examen, les rivaux de l'Uni-
versité furent disciplinés et jugés par leurs
adversaires. L'Empire effaçait, en 1854, de la
loi de 1850, les dispositions qui l'avaient fait
adopter et fit davantage sentir, sur les écoles,
la main de l'Etat. Bientôt l'esprit de dissolu-
tion prit le dessus, favorisé parles événements
politiques et par la complicité secrète du gou-
vernement. En 1870, il fut, ce gouvernement,
abattu par ceux qu'il avait nourris, et les
hommes qui s'étaient fait des doctrines avec
ses pourritures, allaient montrer comment ils
voulaient continuer l'Empire en aggravant et
son despotisme et ses bassesses.
Pour ouvrir la carrière à ses méfaits, le
gouvernement républicain poussa des maires
à violer la loi de 1850 et à rendre, par leurs
excès, nécessaire l'intervention des hommes
politiques. Ici, on contestait au clergé la sur-
veillance des écoles ; là, on proscrivait l'en-
seignement religieux ; ailleurs, on bannissait
de l'école même les insignes sacrés de la reli-
gion. Nous croyons bon de remettre sous les
yeux de nos lecteurs le règlement officiel qui
régissait légalement les écoles, soit congréga-
nistes, soit laïques. Les curés sont les sur-
veillants naturels et autorisés des classes ; ils
trouvent dans ces dispositions la mesure de
leurs droits et de leur devoir.
Voici le texte du règlement approuvé par le
conseil supérieur de l'instruction publique sur
l'enseignement religieux dans les écoles pri-
maires :
Article premier. — Le principal devoir de
l'instituteur est de donner aux enfants une
éducation religieuse, et de graver profondé-
ment dans les âmes le sentiment de leurs de-
voirs envers Dieu, envers leurs parents, en-
vers les autres hommes et envers eux-mêmes.
Art. 2. — Il doit instruire par ses exemples
comme par ses leçons. 11 ne se bornera donc
LIVRE giJA'NtK-VIMJT-nUATOHZlKMI
265
pas à recommander et à faire accomplir les
devoirs que la religion prescrit, il ne man-
quera pas de les accomplir lai-même.
Ait. .'t. — 11 se montrera plein de respect
et de déférence pour les autorités en général,
et en particulier pour colles qui sont prépo-
sées à l'instruction publique. Or, le cure',
d'après les articles iS et 44 de la loi orga-
nique, fait partie des autorités préposées à
l'enseignement.
Art. 5. — Il veillera avec une constante
sollicitude sur tout ce qui inléresse Yesprit et
le cœur, les mœurs et la santé des enfants.
Art. 11. — Sur une partie du mur appro-
prié à cet effet, ou sur des tableaux appendus
aux murs, seront tracées des maximes reli-
gieuses et morales.
Ait. 13. — L'enseignement dans les écoles
primaires publiques comprend nécessairement
l'instruction morale et religieuse.
Art. 17. — Dans la première division, l'en-
seignement comprendra la récitation des
prières et du catéchisme.
Dans la deuxième division, il aura pour ob-
jet la récitation du catéchisme et de l'histoire
de l'Ancien Testament.
Dans la troisième division, il embrassera les
matières de la division précédente avec plus
de développement, l'histoire abrégée du Nou-
veau Testament.
Art. 20. — Un Christ sera placé dans la
classe, en vue des élèves.
Art. 21. — Les classes seront toujours pré-
cédées et suivies d'une prière. Celle du matin
commencera par la prière du matin contenue
dans le catéchisme du diocèse, et celle de
l'après-midi se terminera par la prière du soir
du même catéchisme. A la fin de la classe du
matin, on récitera la prière : Sainte Mère de
Dieu, nous nous mettons sous votre protec-
tion, etc. ; au commencement de la classe
du soir, on dira la prière : Venez, Esprit-
Saint, etc.
Art. 22. — L'instituteur conduira les en-
fants aux offices les dimanches et fêtes con-
servées, à la place qui leur aura été assignée
par le curé ; il est tenu de les y surveiller.
Art. 23. — Toutes les fois que la présence
des élèves sera nécessaire à l'église pour les
catéchismes, et principalement à l'époque de
la première communion, l'instituteur devra
les y conduire et les y veiller.
Art. 24. — L'instituteur veillera particuliè-
rement à la bonne tenue des élèves pendant
les prières et exercices de religion, et il les
portera au recueillement par son exemple.
Art. 25. — On ne se servira pour l'ensei-
gnement religieux que des livres approuvés
par L'autorité ecclésiastique.
Art. 20. — L'enseignement religieux com-
prend la lecture du catéchisme et les éléments
d'histoire sainte.
On y joindra chaque jour une partie de
l'évangile du dimanche, qui sera récité en en-
tier le samedi.
Il y aura une leçon de catéchisme chaque
jour, môme pour les enfants qui ont fail Leur
première communion.
Les h.. nu d'instruction religieuse seront
réglées sur tes indications du curé de La pa-
roisse.
Art. 27. — La lecture du latin est spécia-
lement recommandée ; <>n se servira pour celle
lecture du psautier ou autres livres en usage
pour les offices publics du diocèse.
Art. 35. — L'instituteur s'étudiera à donner
aux élèves un extérieur décent et honnête, et
à leur faire contracter des habitudes de po-
litesse ; il leur recommandera de saluer les
personnes respectables par leur âge et leur
rang dans la société ; il leur interdira sévère-
ment toute querelle et toute parole inconve-
nante.
Art. 43. — L'instituteur ne pourra inter-
vertir les jours de classe, ni s'absenter, même
pour un jour, sans y avoir été autorisé par
l'inspecteur d'arrondissement, et sans en avoir
informé les autorités locales, dont le curé fait
légalement partie (art. 18 et 44 de la loi or-
ganique).
Art. 44. — Toutes les dispositions qui pré-
cèdent sont applicables aux écoles de filles.
Art. 45. — Les dispositions relatives à l'en-
seignement et aux exercices religieux ne sont
applicables qu'aux enfants qui appartiennent
au culte catholique.
L'enseignement catholique était obligatoire,
mais il n'était pas imposé aux enfants des
confessions dissidentes. Les juifs et les protes-
tants obtenaient, pour leur foi, une égale pro-
tection. Le respect de la conscience n'était
pas entendu dans ce sens négatif, qui consiste
à violer la conscience de ceux qui en ont une
et à respecter la conscience de ceux qui n'en
ont point. De plus, la loi avait assuré la gra-
tuité de l'enseignement primaire aux enfants
de familles pauvres. Chaque aunée on dres-
sait un état des enfants dont les familles étaient
réputées incapables de payer les frais d'école.
Cette liste était dressée avec une certaine lar-
geur d'esprit; on aimait mieux offrir la gra-
tuité à des gens capables de payer, que de
fermer, à un enfant pauvre, la porte de
l'école : la situation faite par la loi n'était pas
parfaite, mais elle était bonne et on pouvait
utilement s'y tenir.
Les républicains résolurent de modifier cette
assiette de la gratuité et se proposèrent, par
cette amorce grossière, d'abuser les popula-
tions et de faire aboutir le surplus de leurs
tyranniques desseins. Jules Ferry présenta
donc, sous couleur de gratuité, une proposi-
tion qui peut se ramener à deux points :
1° l'école est gratuite pour tous les enfants
sans distinction ; 2° les frais d'école, au lieu
d'être payés par les parents solvables, seront
couverts par un impôt que paieront égale-
ment tous les citoyens français. Précédem-
ment l'école était gratuite pour les enfants
pauvres ; en le devenant pour tout le monde,
elle ne devait plus l'être pour personne.
Les républicains appuyèrent en masse celte
MSTOIHE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
gratuité hypocrite el onéreuse; les conserva-
teurs la repoussèrent, non poinl par hosti-
lité pour la mesure, mais dans l'intérêt des
pauvres. Que la lumière soit à la portée de
tous les yeux, comme l'air est à la portée de
ton le s les poitrines, évidemment c'est un bien ;
niai- la question n'est pas là. L'évêque d'An-
venait d'entrer à la Chambre ; il pro-
nonça contre la gratuité absolue un de ces
discours qui appartiennent à la postérité.
Voici l'argumentation de notre Démos-
thène en soutane. Au point de vue finan-
cier, le système de la gratuité ahsolue est
un leurre et une fiction : une fiction, parce
qu'il faut toujours qu'on paie, et dès que la
rétribution scolaire se paie par l'impôt, ce
n'est pas gratuit) un leurre, parce que, dans
la gratuité relative, on déchargeait absolu-
menl les pauvres, tandis que, avec la gra-
tuité absolue, on fait payer aux pauvres leur
quote-part d'impôt scolaire, et on décharge
les riches, qui précédemment payaient l'éco-
lage de leur progéniture, de toute dépense
spéciale en dehors des impôts. La gratuité
absolue constitue une aggravation pour les
familles indigentes, au profit des riches.
Au point de vue pédagogique et moral, le
système de la gratuité absolue est plus nui-
sible qu'utile aux progrès de l'instruction pri-
maire ; il favorise la négligence des parents,
des élèves et des maîtres. Une instruction qui
ne coule rien n'inspire aucune sollicitude;
elle pique l'émulation en proportion des sa-
crifices qu'il faut s'imposer pour l'atteindre.
Lorsque les parents se saignent pour envoyer
les enfants à l'école, ils tiennent d'autant plus
aux progrès de l'enfant. C'est avec des sa-
crifices que se produit le vrai progrès, et non
en abdiquant toute rigidité morale.
Au point, de vue politique et social, la gra-
tuité de l'instruction primaire implique la gra-
tuité de l'instruction secondaire et de l'instruc-
tion supérieure. L'Etat enseignant pour rien
amène l'Etat à vêtir et à nourrir ses élèves.
En principe, c'est le socialisme ; en fait, c'est
la rupture de l'équilibre dans le fonctionne-
ment des services de la société.
Le système de la gratuité relative répond à
tous les besoins et protège suffisamment tous
les intérêts : il maintient, pour les familles
riches, l'obligation naturelle et morale de
payer la rétribution scolaire ; il procure aux
familles moins aisées le bénéfice d'une ins-
truction qui n'a rien d'humiliant pour per-
sonne.
Si l'on veut étendre à un plus grand nombre
le bénéfice de la gratuité vraie, il suffit de fa-
voriser l'enseignement libre et d'appeler les
fondations à l'école. Alors on aura, sans
charge pour l'Etat, tout ce qu'on peut désirer
pour l'instruction. Dans le cas contraire, on
charge l'Etat, les départements, les communes
de frais d'écoles et les particuliers d'impùls.
Le budget devient pléthorique ; c'est le vam-
pire qui suce toutes les moelles de la société
en défaillance.
Un Bénateui d'Ille-et-Yilaine, Jouin, appuya
sur celle considération dont l'évêque d'An-
gers avait posé le principe : savoir, que
L'Etat, par la gratuité, faisait acte de despo-
tisme. " La question, pour vous, dit-il, n'est
pas une question d'argent. Ce que vous vou-
lez, c'est que L'Etat paie tout pour être maître
de tout.
« Aux écoles communales, aax écoles mu-
nicipales, on veut substituer des écoles diri-
gées par L'Etat.
<( Voilà le projet, projet qui se relie à celui
de la laïcisation et de l'obligation.
«Aujourd'hui quelle est la situation? La
commune est maîtresse chez elle. Elle a son
école laïque ou congréganiste, à son choix ;
elle la paye et elle exerce sur son école toute
souveraineté.
« Je suis un partisan de la loi de 18o0 qui
a établi les vrais principes de liberté en ma-
tière d'enseignement, et non pas un partisan
de la méthode de l'empire, qui consistait à
supprimer cette liberté par des moyens dé-
tournés, pour y substituer son bon plaisir.
« Oui, je le répète, vous voulez transformer
l'école communale en école de l'Etat; vous
voulez que l'instituteur ne relève que de l'ad-
ministration, de ses supérieurs hiérarchiques.
« M. le ministre. — Mais c'est la loi. Les ins-
tituteurs ne devront relever que de leurs su-
périeurs hiérarchiques.
« M. Jouin. — Non, monsieur le ministre, ce
n'est pas la loi de 1850. L'instituteur n'a point
le droit de dire à la commune :
« Je ne vous connais pas ; je ne relève que
de mes supérieurs, qui sont à Paris, au mi-
nistère. » Non, l'instituteur dépend, avant
tout, du conseil municipal.
« Je vous ai cité l'exemple de Paris; je
pourrais vous citer celui de mon pays, de
Rennes, où le conseil municipal a fait dans le
personnel scolaire les changements qu'il a
voulus.
« Vous voulez, je le dis encore, réaliser le
problème de l'école d'Etat. »
La gratuité fut votée. Le gouvernement
transporta, du budget des communes, au bud-
get de l'Etat, le traitement des instituteurs et
fit main mise sur toutes les écoles munici-
pales ; il dépouilla les pères de familles et les
conseillers municipaux de leurs prérogatives
dans le choix, le contrôle et la rétribution des
maîtres d'école. Les écoles, ayant en concur-
rence des écoles libres, étaient, à peu près
partout, suffisantes pour le chiffre d'élèves.
Le gouvernement, s'engageant à payer les
maîtres, voulut attirer à eux tous les élèves ;
dans ce dessein, il recourut à l'amorce vul-
gaire des charlatans politiques ; il fit agran-
dir partout les écoles et bâtir, autant qu'il le
put, des palais scolaires. Le budget de l'ins-
truction publique monta d'une trentaine de
millions à cent ving-cinq millions et contri-
bua, pour une grande part, à l'augmentation
des impôts. La Ligue de l'enseignement, pour
couvrir le jeu des ministres républicains, es-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATOHZIÈME
267
Baya de chauffer l'opinion ; le 10 u de écoles
fut sollicité partout pour faire voter les gog
avec des pièces de ci oq centimes, en faveur
de colle gratuité absurde et onéreuse. La
presse républicaine, dépourvue <l(! toute vei
jne, applaudit à outrance. On promettait
aux instituteurs qu'ils allaient devenir de pe-
tits princes; en attendant, on essayait den
faire des anti-curés. Le Pactole de la gratuité,
roulant ^a poudre d'or, c'est par quoi les ré-
publicains commençaient la régénération de
la France.
La loi sur la gratuité fut bientôt suivie d'une
loi sur l'obligation. Celle loi comprenait.
outre divers détails d'application, deux
points nouveaux, d'une exceptionnelle gra-
vité : l'exclusion de l'enseignement religieux,
et l'obligation légale d'envoyer les enfants à
l'école.
Pour masquer ou colorer d'un prétexte
l'exclusion de l'enseignement religieux, le
ministre Ferry avait dressé un tableau des
matières d'études, obligatoires dans les écoles;
il avait ebargé le tableau de matières inac-
cessibles à la plupart des enfanis, et d'ailleurs
inutiles. Les villageois n'ont pas besoin de
savoir autre chose que lire, écrire et compter ;
ce dont ils ont le plus besoin, c'est de recevoir
une bonne éducation. Espérer en faire des
savants, c'est une folie. L'esprit des enfants
est comme une bouteille à étroit orifice; si
vous voulez faire entrer un tonneau dans une
bouleille, c'est le trait d'un homme atteint
d'aliénation mentale ; si vous voulez l'y faire
entrer simultanément, la bouteille recevra à
peine quelques gouttes et restera vide. Le fait
est que le plus grand nombre des villageois,
même avec une instruction très restreinte, ne
savent même pas lire et écrire; compter, ils
s'en tirent mieux, parce que l'instinct et la
passion suppléent aux faiblesses de l'esprit.
Pourvu qu'ils soient honnêtes, laborieux,
sobres, économes, fussent-ils médiocrement
instruits, ils sont braves gens et gens braves;
mais ces vertus, c'est la religion qui les ins-
pire. Au contraire, si vous réussissez à faire
croire au villageois qu'il est savant, quoiqu'il
ne sache rien ; et si, d'autre part, vous ne
soutenez pas, par la grâce de Dieu, sa faible
vertu, vous en faites un orgueilleux sans
moeurs et de votre écolier, plus ou moins
frotté de pédagogie, il ne restera rien qu'une
brute paresseuse, gourmande, rebelle, lètue,
tout ce qu'on peut imaginer à la fois de plus
misérable et de plus vil.
Le ministre Ferry, organe de la franc-ma-
çonnerie, ne déclare pas moins que l'instruc-
tion religieuse ne sera phi3 donnée dans les
écoles publiques. Dans les écoles normales,
les écoles primaires, les salles d'asile relevant
de l'Etat, il sera interdit de parler de reli-
gion ; quand on nommera une école de l'Etat,
on désignera une école sans Dieu. Pour quel-
que-, milliers de libres-penseurs, des millions
de chrétiens seront froissés dans leur senti-
ment le plus intime, dans leur sentiment reli-
gieux. Sous le masque trompeur de la liberté
de conscience) on viole toutes les conscien
chrétiennes. Bientôt, eomme dans i'IU d'uto*
/ne de Morus, pour ne beurter aucune cons-
cience, il faudra réduire le culte à &éro.
En présence d'une si monstrueuse innova-
tion, la stupéfaction vmis gagne. Le genre
humain esl religieux, il a toujours élevé reli:
gieusemenl bs progéniture; faire autrement
ut une scélératesse. Même depuis la révolu-
lion, les hommes politiques n'ont pas dérof
en France, à la tradition du genre humain.
Voici la démonstration qu'eu fait un sénateur,
savant jurisconsulte, Oscar de Vallée :
(i On veut, dit-il, séculariser l'école, celle
école qui doit inculquer des sentiments élevés
aux enfants, tout en leur donnant des con-
naissances élémentaires.
« Vous ferez disparaître de cette école l'en -
seignement religieux, les livres religieux de
toutes les communions, la Bible, le caté-
chisme, l'histoire sainte qui est un livre
d'instruction, les évangiles, qui contiennent
la plus belle morale que l'univers ait connue,
les évangiles, dont un grand poète qui siège à
gauebe dans cette enceinte, a dit : « Ense-
mencez les villages d'évangiles. »
« Voilà ce que vous supprimez, en même
temps que la prière, qui s'élève dans le
monde entier; la prière que nous devons
faire, aux termes de la Constitution, à la re-
prise de nos travaux ; la prière que les ma-
gistrats prononcent en reprenant leur œuvre
sainte ; la prière enfin qui est inscrite dans
nos institutions.
« Vous supprimez la parole de celui qui a
dit :
« Laissez venir à moi les petits enfants. »
Et que mettez-vous à la place? Vous y mettez
ce que vous appelez la « bonne morale des
bonnes vieilles gens », la morale de Bérenger,
et la morale civique qui consiste à apprendre
à des enfants de six à douze ans à être répu-
blicains.
« Voilà ce que vous voulez faire. »
Le ministre s'était récrié contre l'idée qu'on
pût le considérer comme le plagiaire de la
Convention, le contre-maître de la franc-ma-
çonnerie et l'ennemi de l'Eglise. Le sénateur
Chesnelong lui réplique : « Je ne juge pas
vos intentions ; je parle de vos actes et je dé-
clare que votre politique est une politique
anti-religieuse. Est-ce que, depuis votre
entrée au ministère, vous ne suivez point peu
à peu, méthodiquement, tout un plan de cam-
pagne contre la religion? Est-ce que vous
n'avez pas commencé par chasser les évéques
du conseil supérieur de l'Instruction publi-
que ?
« Est-ce que vous n'avez pas poursuivi ce
que vous appelez la laïcisation des écoles pu-
bliques en mettant dehors nos frères de la
doctrine chrétienne?
« N'est-ce pas voire ministre de la guerre,
qui a provoqué la suppression des aumôniers
militaires?
208
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
u. N'est-ce pas vtiiisqui êtes l'auteur de ce fa-
meux article 7 que le Sénat, à son grand
honneur, eut le courage du repousser?
« N'est-ce pas vous qui vous êtes fait l'exécu-
teur des décrets du 29 mars, vous qui êtes
resté au Ministère, alors que quelques-uns de
vos collègues, plus scrupuleux, donnèrent
leur démission pour ne pas prendre part à
une telle mesure.
« N'est-ce pas vous qui avez fait violer par
vos agents le domicile de ces religieux que
vous avez expulsés par la force.
« Et n'avez-vous pas, ensuite, inventé une
procédure particulière pour soustraire ces
mêmes agents aux justes revendications de
citoyens lésés dans leurs droits, méconnais-
sant et violant ainsi toutes les règles et tous
les principes de la justice et du droit?
« Et, loul récemment, n'est-ce pas vous qui
avez fait inscrire dans une de vos lois ce pou-
voir disciplinaire qui vous donne le droit
exorbitant de frapper d'interdit, sou8 pré-
texte d'immoralité, les directeurs d'écoles
libres et de fermer leurs établissements?
« Enlin, le crucifix, cet emblème de paix
et de sacrifice, vous avez été jusqu'à le laisser
arracher des écoles publiques : et lorsque le
Sénat, par un vote, vous a blâmé d'avoir
laissé jeter dans le même tombereau ces em-
blèmes de foi et les livres d'instruction reli-
gieuse, avez-vous désavoué M. le préfet de la
Seine, l'exécuteur de ces odieuses mesures ?
Est-ce qu'il ne continue pas à siéger aux
Tuileries?
« Vous le voyez donc bien, j'ai le droit de
vous dire que vous êtes l'ennemide la religion.
« A la Chambre des Députés, où. vous dites
avoir fait entendre un langage modéré,
n'avez-vous pas encore laissé voter une loi
qui empêche le recrutement du sacerdoce.
« Oui, vous êtes un ennemi pour nous, et
un ennemi d'autant plus dangereux que vous
vous dites modéré.
« Oui, nous préférons à de tels adversaires
des ennemis franchement déclarés, qui
veulent supprimer radicalement et partout la
religion.
« Vous, sous de feintes apparences de mo-
dération, vous voulez graduellement, métho-
diquement, arriver au même résultat, c'est-à-
dire à un complet affaiblissement moral de la
France.
« Il faut dire la chose comme elle est : c'est
l'irréligion qui s'installe dans l'école, et ce
que vous avez déjà fait ne peut laisser de
doute sur ce que vous ferez. »
Cette mercuriale tombait d'aplomb sur
l'homme qui, reçu franc-macon, avait parlé
de la destruction des cultes et s'était marié
comme un cheval de haras. Du reste, ce si-
nistre personnage n'était que l'agent général,
non seulement de la franc-maçonnerie, mais
de l'impiété contemporaine. A ses yeux, tous
les impies étaient des savants, et les plus
fieffés coquins d'impiélé devenaient des
oracles. Dans son parti, on osait traiter ainsi
le Christ et sa doctrine : « Une espèce de
loque, suivi de douze pisciculteurs abrutis,
qui s'en vient débiter des calembours, faire
tourner des chapeaux et des tables, introduire
des catins dans le temple et raconte que sa
mère a eu commerce avec des pigeons domes-
tiques... Le mal qu'a fait à L'humanité ce phi-
losophe de village, les crimes qu'ont commis
sous son couvert tous les monstres à face
humaine qu'il a endoctrinés du haut de sa
potence, tout cela aurait pu nous être épar-
gné (1) ».
Quelque douloureux qu'il soit de trans-
crire ces blasphèmes, il faut les faire con-
naître pour découvrir le but poursuivi par ce
législateur. Au Sénat, le président de la com-
mission chargée d'étudier cette loi de coerci-
tion, dans un banquet anti-clérical, outrage
ainsi la bible : « Mais avec quels livres font-
ils l'éducation morale de leurs élèves? Avec ce
qu'ils appellent l'Ecriture Sainte, qui contient
l'histoire des relations incestueuses de Lolh
et de ses deux filles, ou celle de Thamar se
prostituant, moyennant salaire, à Jacob, en
plein jour, au coin d'un Lois. A la vérité, par
compensation, pour préparer l'instruction
scientifique de la jeunesse, l'Ecriture Sainte'
lui apprend que le monde a été créé en six
jours de 24 heures et que Jonas (sic) put ar-
rêter le cours du soleil, afin d'avoir le temps
de massacrer quelques ennemis de plus. » Le
toast après boire est à l'avenant : « A la libre-
pensée, à l'union fraternelle des libres-pen-
seurs ; à l'extinction de toutes les superstitions
religieuses qui énervent l'esprit humain et le
dépravent. »
Ces stupides impiétés trouvèrent, dans les
assemblées, des interprèles. A la Chambre
des députés, le rapporteur fut Paul Bert, un
fanatique naïf, mais résolu, dont le choix
seul indiquait les vœux des sous-vélérinairea.
Dans l'Yonne, Paul Bert avait parlé de com-
battre, par le sulfure de carbone, et, au be-
soin, par quelque produit plus destructif, le
philloxéra noir; dans son rapport et dans ses
discours, il posa audacieusement un antago-
nisme, réel seulement par l'ignorance, entre
la science et la foi, entre l'école et l'Eglise.
Bientôt ministre, toujours audacieux, mais
naïf, il aurait occasion de manipuler tous ses
sulfures. Membre de l'Institut, il revêtira de
sa signature un manuel civique où l'on en-
seigne que l'idée de patrie date, parmi nous,
de 1789 ; qu'avant 89, il n'y avait pas de
France ; que l'ancienne monarchie ne présen-
tait que des hontes et des scandales ; que les
nobles étaient de lâches exploiteurs ; que les
paysans ne mangeaient que de l'herbe, quand
ils ne se mangeaient pas entre eux. Livre qui
classe son auteur parmi les maniaques prédes-
tinés à Bicètre, et qui honore beaucoup l'Ins-
titut de France, surtout à l'étranger.
(1) Voltaire, 26 novembre 1888. On sent, dans cet article, la haine scélérate du Juif.
LIVRÉ QUATRE-V1NGT-QUAT0UZIKM]
269
^.u Sénat, deux faux ouvriers devènua sé-
nateurs, Corbon et Tolain, avec la suffisance
habituelle de L'ignorance, essayèrent de for-
muler, en dogmatisme républicain, les idée
saugrenues de Paul Bert. Corbon répudia
hautement le dogme chrétien ; bafoua l'idée
de l'homme place sons l'œil de Dieu et sus-
ceptible, suivant ses œuvres, de châtiments
ou de récompenses éternels ; il se moqua de
l'homme voyageur, alfiigé d'un péché ori-
ginel, qu'il expie par le travail, destiné sur
cetle terre à ramasser des trésors pour le ciel ;
il déclara qu'une telle morale n'était propre
qu'à produire des hommes mous et des
moines paresseux ; que la morale révolution-
naire, opposée à la morale chrétienne et des-
tinée à la remplacer, ne rachetait pas
l'homme par Jésus-Christ, mais par le tra-
vail et par la science, par les conquêtes pro-
gressives de l'esprit sur la matière. — Tolain
affirma que, dans sa pensée, il n'admettait
pour instituteur que l'homme affranchi de
toute autorité religieuse, l'enseignement de
l'école ayant pour but cet affranchissement.
— Tolain et Corbon avaient persifflé la piété
comme oisive, crasseuse, étrangère ù toute
idée de travail.
Le sénateur Chesnelong répondit à ces insa-
nités avec autant de vérité que d'éloquence :
« Quel est le travail que, selon vous, l'Eglise
n'a pas honoré ? Est-ce le travail manuel ?
« Vous avez donc oublié que le Christ,
quand il passa sur la terre, était ouvrier, fils
d'ouvrier; que le travail manuel a été trans-
figuré dans l'atelier de Nazareth et que la
condition de l'ouvrier, jusque-là si abaissée
es si dédaignée, s'est relevée alors dans un
honneur qui depuis n'a pas été contesté.
« Vous avez oublié cette œuvre colossale
des moines du Moyen Age défrichant de leurs
mains le sol dévasté ou abandonné. Vous
avez oublié les trappistes qui continuent en-
core parmi nous la tradition du travail ma-
nuel consacré par la religion.
« Est-ce le travail intellectuel que, d'après
vous, l'Eglise n'a pas honoré? Mais vous ou-
bliez donc cette admirable série de grands
penseurs, de grands philosophes, de grands
savants, de grands poètes, de grands artistes
dont l'Eglise a inspiré, fécondé, agrandi le
génie? Notre liste est longue et glorieuse;
vous nous montrerez la vôtre quand vous
voudrez, et nous comparerons.
« Vous avez oublié ces grands ordres que
L'Eglise a fondés pour se vouer, en vue de
servir l'humanité, à un travail opiniâtre, per-
sévérant : les uns, comme les bénédictins, au
travail de l'élude; les autres, comme les do-
minicains et les franciscains, au travail de la
prédication ; les autres, comme les jésuites
et d'autres ordres, au travail de renseigne-
ment.
Vous avez oublié cette civilisation que
l'Eglise a enfantée dans le travail et à laquelle
nous devons toutes les richesses intellectuelles
et morales que nous possédons.
« Ah ! oui, cela est vrai, L'Eglise dit au
travail intellectuel et au travail manuel :
Vous êtes grands, mais votre grandeur ne
suflitpasariiomnie.il y a un autre travail
qui vous est supérieur et qui s'impose à tous :
c'est le travail de L'Ame agissant sur elle-
même sons Le regard de Dieu, se vouant au
bien par une sorte de servitude volontaire et
libre et lui élevant, dans la conscience sou-
mise, un autel respecté.
« Ce travail produit la vertu, et lorsque la
vertu s'élève à ces sommets où l'égoïsme
humain ne se montre plus, où le pu:1 amour,
l'amour désintéressé de Dieu et des hommes,
est l'unique mobile de l'âme transfigurée, alors
l'Eglise sacre la vertu, elle l'appelle sainleté
et elle l'offre aux hommages des hommes.
«Voilà, voilà la conception de L'Eglise sur
le travail. Cette doctrine a quelque grandeur.
« Et puis vous avez parlé de la morale
chrétienne et de la morale moderne.
« La morale chrétienne, selon vous, a fait
son temps, et vous lui adressez deux re-
proches ; d'abord, dites-vous, c'est une mo-
rale terroriste ; vous avez oublié cette parole
de Chateaubriand : « Quelle est belle et
quelle est consolante cette religion qui fait
une vertu de l'espérance. »
« En outre, pour les catholiques, selon
vous, cette morale est trop facile parce qu'elle
met le pardon à côté de la faiblesse ; comme
si l'homme n'avait pas besoin du secours de
Dieu pour s'affermir dans le bien, et de la
miséricorde de Dieu pour se relever de ses dé-
faillances !
« Ensuite, quant à la morale moderne,
vous revendiquez la liberté humaine, la res-
ponsabilité humaine, la légitimité de la sanc-
tion de cette responsabilité, vous affirmez que
cette sanction existe ici-bas. Existe-t-elle
aussi ailleurs? il vous paraît raisonnable de
le croire : mais vous déclarez n'en rien sa-
voir.
« Quant au Dieu personnel et vivant que
nous adorons, vous ne l'affirmez pas ; vous
ne le niez pas ; vous le cherchez ; et après
avoir ainsi défini la morale moderne, vous
dites qu'elle est le spiritualisme !
« Je n'ai pas qualité pour défendre la doc-
trine spiritualisle ; je suis un chrétien qui
croit simplement et fermement, je ne suis pas
un philosophe. Mais je doute que l'illustre
auteur du Devoir qui me fait l'honneur de
m'écouter ait reconnu la doctrine spiritua-
liste dans les lambeaux défigurés que vous
en avez apportés à cette tribune. Si elle
n'était que cela, elle n'aurait pas, à coup sûr,
obtenu, à bien des époques, l'adhésion de tant
de nobles esprits. »
Les catholiques n'avaient certes pas l'ab-
surde prétention que la classe fût consacrée
à un perpétuel enseignement religieux ;
d'ailleurs l'instituteur n'a point compétence
pour expliquer le catéchisme, ce soin appar-
tient au prêtre. Mais ils voulaient que l'institu-
teur put, pour la prière, le catéchisme ell'his-
270
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
loin- -ainie, remplacer le prêtre el le père":
t ce que lui demandait la loi de 1850. De
plu-, on demandait que l'atmosphère de
L'école lui religieuse; que chaque fi»is que
l'instituteur en avait l'occasion, il inculquât à
se» élèves dos idées morales. Or, celte occa-
sion est fréquente, et il ne convient pas que
L'instituteur s'en abstienne, sous le fallacieux
prétexte que ce n'est pas l'heure de l'instruc-
tion religieuse ou que l'instruction religieuse
appartient exclusivement au curé.
A ces justes observations, les impies répon-
daient qu'ils n'en voulaient point à la reli-
gion, mais qu'ils l'écarlaienl par respect pour
la liberté de conscience. Mais si telle avait été
réellement leur seule pensée, la loi rie 1850 y
avait pourvu, en déclarant obligatoire l'ins-
truction morale et religieuse, mais en ajou-
tant : « Le vœu des pères de famille sera tou-
jours consulté et suivi en ce qui concerne la
participation des enfants à l'instruction reli-
gieuse. » La loi confondait donc l'hypocrisie
républicaine; mais ces impies croyaient avoir
assez masqué leur jeu en disant qu'ils ne vou-
laient l'école ni impie, ni religieuse, mais
neutre : c'était leur mot. Une e'cole, qui n'est
qu'une puissance d'affirmation, ils voulaient
qu'elle fût neutre, pour eux synonyme de né-
gative, et, par là, synonyme de rien. L'exclu-
sion du catéchisme catholique implique, en
effet, l'admission d'un autre catéchisme, ré-
solvant, par opposition à l'Evangile, tous les
problèmes que la vie et la mort posent à
l'âme de l'homme sur la terre, Si la neutralité
était possible, elle entraînerait au moins
l'oubli de l'âme et mènerait au matérialisme,
doctrine destructive de toute éducation, car si
l'homme n'est qu'un animal, il n'a que des
instincts et n'est pas susceptible de se dé-
velopper par les leçons d'un maître.
A la Chambre et au Sénat, les catholiques
déchirèrent victorieusement ces toiles de
l'araignée opportuniste. L'évêque d'Angers,
qu'on trouve sur la brèche toutes les fois
qu'il y a une cause juste à défendre, réclama,
par un amendement, le maintien, en matière
religieuse, de la loi de 1850. A l'appui de sa
demande, il fonda un argument de droit sur
le total des écoles pour la France : catho-
liques, 69 381 ; protestantes, 1 535 ; israélites,
43. « A ces écoles, dit-il, que vous-mêmes
qualifiez de catholiques, il faut des maîtres
catholiques comme elles, ou bien vous bles-
seriez tous les droits.
« J'ajoute que vous blesseriez le caractère
de l'instituteur, car, pour peu que cet homme
ait de loyauté, d'honneur, de délicate&se, —
et il en a, — il ne consentira jamais â faire
l'éducation d'enfants appartenant à un culte
différent du sien. C'est pour lui une question
d'honnêteté, et je dirai même de décence.
« Donc, de deux choses l'une, ou l'institu-
teur n'est pas catholique, et alors sa place
n'est pas à la tête d'une école que vous ap-
pelez de ce nom ; ou il est catholique, et dans
ce cas, en quoi sa conscience sera-t-elle gênée
s'il fait pour les enfants de son école, ce que
père de famille, il ne manque pas de faire à
L'égard des siens propre-, c est-à-dire s'il leur
apprend à prier, à réciter le catéchisme et à
lire l'Evangile ?
« Ne prononcez donc pas ces grands mots
qui n'ont aucune application dans le cas pré-
sent, ne venez pas nous parler de liberté reli-
gieuse blessée, soil dans la personne du
m litre, soit dans celle des élevés. Tous les
droits sont sauvegardés; celui de la majorité
par renseignement religieux: celui de la mi-
norité par la dispense et par l'abstention...
« Permettez-moi d'insister sur ce point, car
là est le namd de la question. C'est le seul
point qui, du moins en dehors de cette en-
ceinte, pourrait faire illusion à quelques es-
prits peu familiers avec la tenue et la marche
d'une école.
« On se ligure que le silence de l'instituteur
sur la religion équivaut de sa part à un acte
de neutralité : c'est là une pure chimère.
« Ne pas parler de Dieu à l'enfant pendant
sept ans, alors qu'on l'instruit six heures par
jour, c'est lui faire accroire positivement que
Dieu n'existe pas, ou qu'on n'a nul besoin de
s'occuper de lui.
« Expliquer à l'enfant les devoirs de
l'homme envers lui-même et envers ses sem-
blables, et garder un silence profond sur les
devoirs de l'homme envers Dieu, c'est lui in-
sinuer clairement que ces devoirs n'existent
pas, ou qu'ils n'ont aucune importance. Avec
la finesse d'observation naturelle à son âge,
et que vous lui avez reconnue l'autre jour,
non sans raison, l'enfant se dira que son
maître ne croit pas en Dieu et il fera de
même, ou il doutera.
« Votre école neutre ne produira donc que
des sceptiques et des indifférents ; voilà pour-
quoi notre conscience nous fait un devoir de
la repousser de toutes nos forces.
« L'instituteur se renfermera dans une abs-
tention complète à l'égard des matières reli-
gieuses ! Mais sur ce point capital, l'absten-
tion est impossible ; car suivant que l'on croit
ou que l'on ne croit pas à l'existence de Dieu
et à l'immortalité de l'âme, la pensée et la vie
humaine prennent un tout autre cours.
« En pareil cas, et de la part d'un institu-
teur, le silence équivaut à la négation. »
L'évêque d'Angers soutenait son amende-
ment avec une forte logique; le sénateur ca-
tholique Chesnelong l'appuya avec non moins
de raison et de vigueur : « Qu'est-ce donc
que le projet de loi, demande-t-il ? Si je l'exa-
mine dans son titre, il semble n'avoir pour
objet que d'établir l'obligation de l'enseigne-
ment. Si je l'examine dans son texte, je vois
aussi qu'il a pour but d'exclure la religion de
l'enseignement.
« Si je pénètre dans son esprit, je vois que
tout y est combiné de manière à rendre obli-
gatoire une école officielle où la religion
n'aura pas sa place.
u Je ne crois pas que jamais question plus
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈMI
271
grave ail été soumise aux délibérations d'une
Assemblée. Il s'agit d'accomplir une véritable
révolution dans L'enseignement; de le mettre
en antagonisme avec la foi générale de la
France; de le découronner de la plus noble
partie de sa tâche, en séparant l'enseignement
religieux de la culture intellectuelle ; de le re-
tourner contre son but en le ('.lisant servir à
une vaste entreprise officielle de déchristiani-
sation du pays; enfin île recourir à l'obliga-
tion pour avoir raison des résistances que
pourraient opposer la conscience et la ten-
dresse paternelles.
« Ce qui caractérise, en effet, le projet de
loi, c'est que la religion et la liberté y sont
frappées du même coup; c'est que la laïcité
et l'obligation y sont étroitement liées ; la
laïcité' y est d'autant plus inacceptable qu'elle
s'impose par l'obligation, l'obligation d'au-
tant plus oppressive qu'elle est escortée de la
laïcité.
« Jusqu'ici, l'école était confessionnelle,
désormais elle sera neutre. Plus d'instruction
religieuse, ainsi le veut la liberté ; mais nous
garderons l'instruction morale, et même cette
instruction morale sera une instruction civique.
a enseigner la religion, ce n'est pas l'affaire
de l'Etat, qui n'a pas compétence pour cela,
et le* écoles publiques sont des écoles de l'Etat.
C'est l'affaire des familles et des ministres des
cultes; ceux-ci auront à leur disposition un
jour par semaine indépendamment du di-
manche, pour donner cette instruction.
"Avec ce système, d'après le rapport, tout
sera à sa place. L'école sera neutre, les fa-
milles seront libres, la religion aura ses jours
et ses temples. Tout sera pour le mieux sous
la loi la plus libérale possible.
« Tant d'optimisme m'étonne, et je ne puis
le partager à aucun degré. A mon avis, avec
ce système, l'école sera irréligieuse, les fa-
milles seront opprimées et la religion n'aura
plus dans l'éducation la place à laquelle elle a
droit et qu'il importerait de lui maintenir,
dans l'intérêt des familles comme dans l'in-
térêt de la société. »
Voila pour le fait, voici pour le droit. La
religion n'est pas éliminable ; exclue d'un
côté, elle revient de l'autre; il faut se pro-
noncer pour ou contre. La neutralité est une
faille. « Derrière tout enseignement, continue
l'éloquent sénateur, il y a ime doctrine qui
s'affirme. Elle est bonne ou elle est mauvaise ;
elle est salutaire ou malfaisante. Mais elle se
produit; elle passe de l'esprit du maître dans
l'esprit des élèves. Et elle touche nécessaire-
ment à la religion parce que la religion touche
elle-même à tous les problèmes de la vie
humaine et à toutes les conditions de la na-
ture humaine.
« Vous voulez, chasser la religion de l'en-
geignement; elle y reviendra par la géo-
diie, par l'histoire, par la grammaire elle-
ne, car la religion a existé de tout temps;
elle ne trouve en tous lieux ; elle a pénétré
jusqu'à l'essence même du langage.
« Vous voulez chasser la r< ligion de la mo-
rale? Elle y reviendra par les éléments les
plus essentiels de loute doctrine morale, car
sur ions, la religion a donné des réponses qui
sont, l'éclat, l'honneur, la force de la civilisa-
tion chrétienne! Vous ne pouvez ni supprimer
des problèmes qui Be posent et qui s'imposent,
ni supprimer les solutions que la doctrine
chrétienne adonnées a ces problèmes. Vous
pouvez encore une fois les affirmer ou les
nier, les glorifier ou les attaquer; vous ne
pouvez, ni les passer sous silence, ni les cou-
vrir d'un voile que la curiosité de l'enfant suf-
firait à déchirer.
« Quand l'enfant voit le soleil et quand il
demande quel est cet astre, on peut, lui mal
répondre; on ne peut pas lui dire que c'est
une inutilité.
« Quand l'enfant voit le christianisme,
quand il le sent autour de lui et quand il de-
mande ce qu'il est et d'où il vient, on peut lui
mal répondre ; on ne peut pas lui dire qu'il
n'est qu'un assemblage d'hypothèses méta-
physiques et d'histoires légendaires qui ne
méritent pas d'attirer l'attention.
« Donc l'école laïque, par cela seul qu'elle
ne sera pas chrétienne, sera nécessairement,
par la force des choses, une école anlichré-
tienne. »
Un peu plus loin, arguant contre l'opportu-
nisme qui retient encore le droit naturel,
l'orateur dit que le radicalisme, plus logique,
ne gardera même pas cette religion naturelle,
qui n'est, à ses yeux, qu'une hypothèse méta-
physique. « Us entreront, dit-il, par la brèche
que vous faites aujourd'hui ! Vous éliminez la
déchéance et la rédemption, ils élimineront la
création. Vous éliminez Notre-Seigneur Jésus-
Christ, ils élimineront Dieu. Vous éliminez
l'action du surnaturel sur les âmes, ils élimi-
neront l'âme elle-même.
« Mais éliminer Dieu, c'est l'athéisme ; éli-
miner l'âme, c'est le matérialisme. Je ne vous
prête pas ces doctrines. Je dis qu'elles frap-
pent à la porte et que vous la leur ouvrez ; je
dis qu'étant donné le principe de votre projet
de loi, elles ont. contre vous l'avantage de la
logique. Je dis qu'avec votre morale dégagée
de toute affirmation religieuse, vos écoles
an tich rétiennes seront bien réellement, et
avant longtemps, des écoles sans Dieu. »
Le Sénat et la Chambre rejetèrent égale-
ment l'instruction religieuse et la morale re-
ligieuse ; ils proscrivirent le catéchisme et
l'Evangile; ils défendirent, aux prêtres, de
pénétrer dans les écoles ; ils défendirent, aux
instituteurs, d'enseigner le catéchisme même
en dehors des heures de classe. Et, pour que
le caractère impie de la loi fût bien accusé, le
sénateur Jules Simon avait fait admettre, en
première lecture, que l'instituteur enseigne-
rait les devoirs envers Dieu et envers la pa-
trie; en dernière lecture, le gouvernement fit
rejeter cet amendement. Point de Dieu dans
le3 écoles de la République.
En présence de cet amendement, Ferry
~2l2
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
avait <lit : « .le proteste contre cette préten-
tion ; "ii ne vote paa 1 > i «-n dans les assemblées.
« Car -i «m pouvait le voter et le fortifier,
cela supposerait qu'on peut L'abolir ou te di-
minuer en ne le volant pas.
« Les assemblées ne sont pas faites pour
formuler des credo.
« J'oppose à cela une lin de non-recevoir
absolue tirée de la nature de notre société, de
l'esprit de noire France qui sépare le domaine
de la conscience du domaine du pouvoir ter-
restre.
(i Ce qui importe à la république, c'est de
légiférer clairement ; ce qui importe au Sénat
pour conserver la force nécessaire à un des
piliers fondamentaux de notre organisation
républicaine, pour répondre à ses détracteurs,
c'est d'être ferme sur les principes, et je lui
demande de ne pas se laisser confisquer, par
des moyens plus ou moins détournés, la
grande conquête des progrès modernes. »
En présence de ces pauvretés, il n'y eût eu
qu'à hausser les épaules. Mais le franc-maçon
qui avait parlé de détruire les cultes posait la
première pierre de son œuvre destructive ; pour
dissimuler son dessein, il avait avoué qu'il
voulait maintenir la bonne vieille morale de nos
pères et non point celles des philosophes, tous
plus ou moins obligés d'y revenir. Jules Simon
table sur cet aveu :
« C'est qu'il y a quelque part une force su-
périeure à tous les efforts que les hommes
peuvent tenter contre cette morale, une force
qui les contient et qui les dirige et empêche
qu'ils ne s'égarent.
« Ce n'est pas seulement parce qu'il en a
besoin, que l'enfant obéit a son père, que
l'homme considère la propriété comme sacrée,
la famille comme respectable, la tombe comme
inviolable ; non, ce n'est pas seulement parce
qu'il en a besoin, c'est parce que celui qui a
créé le monde et qui en a fait l'homme
l'habitant et le roi, a voulu que ces éternels
principes, sur lesquels repose la morale uni-
verselle, ne pussent être ébranlés même par
les efforts du génie.
« C'est là ce qui fait la force de cette bonne
vieille morale, qui est bien celle de nos pères
et qui est le patrimoine le plus précieux que
le Créateur ait accordé à sa créature.
« Oui, il est possible de parler de Dieu à
l'enfant sans lui parler des théories des phi-
losophes. Il est possible qu'il y ait là pour lui
un doux enseignement pareil à celui qu'il reçoit
de sa mère ou de son père, et quelle que soit
leur simplicité ou leur ignorance sur tout le
reste.
« C'est cet enseignement-là que nous vou-
lons que le maître donne à l'enfant, et pour
cela il n'est pas besoin que le maître soit un
métaphysicien, qu'il agite les doctrines de
Spencer ni celles d'Adam Smith. Nous ne lui
demandons pas cela, nous ne lui deman-
dons pas non plus, grand Dieu, de connaître
celles de Spinosa. 11 n'aura nul besoin d'en
parler.
« Cet enseignement que je réclame, non
point par un excès de sentimentalité, mais
parce que je le crois indispensable, je suis
convaincu que l'instituteur saura le donner. Il
imitera simplement le premier professe ir de
morale qu'ait entendu l'enfant, celle pauvre
femme ignorante qui nous traiterait de so-
phistes si elle lisait nos écrits, mais qui jamais
ne s'est trompée dans son instinct maternel,
en enseignant à son fils ces première- notions
de la morale et qui lui a donné l'amour des
grandes vérités éternelles comme elle lui a
donné son lait.
« C'est dans celte mesure que nous deman-
dons que l'on parle à l'enfant de ses devoirs,
et il ne s'agit nullement de l'exposé des
grandes théories qui ne seraient pas à sa
portée. »
A la fin de son discours, répondant au re-
proche d'avoir cédé à une pensée politique,
le philosophe répliquait au ministre :
« Personne ne vous accuse et ne vous accu-
sera jamais de ne pas enseigner bjs devoirs
envers nos semblables; on vous accuse de ne
pas enseigner les devoirs envers Dieu. 11 y a
des personnes qui craignent que cet enseigne-
ment ne soit contrarié ou par les inférieurs ou
par les supérieurs.
« C'est cette pensée, c'est cette peur qui a ins-
piré le désir d'être assuré que le nom de Dieu
serait prononcé et fréquemment dans les
écoles. Vous le voulez, je pense Si vous le
voulez, dites-le.
« Vous vous êtes écrié, dans un élan de
fierté : je n'accepte pas ces soupçons, je ne
veux pas être suspect. Mais votre discours
l'est : il a trompé votre pensée, il est contraire
sur ce point à ce que vous faites, et aussi je
ne crains rien de vous à cet égard.
« Mais ne peut-il pas se trouver que des
inspecteurs, des recteurs, prenant votre dis-
cours trop à la lettre, ne disent aux institu-
teurs : L'école est neutre, gardez-vous de
parler de Dieu, d'enseigner les devoirs envers
Dieu.
« Je ne crois pas à de tels errements de
vous ni de vos successeurs ; mais tout le monde
n'est pas tenu à la même confiance.
« Au nom du corps universitaire, je veux
détruire celte hypothèse redoutable, je dirai
déshonorante pour l'Université. Je veux cela
comme universitaire, je le veux comme répu-
blicain.
« C'est au nom de la liberté, au nom de la
dignité d'un enseignement que j'ai pendant
cinquante ans professé, et qui a toujours été
religieux, que je demande que, dans une loi
française d'enseignement obligatoire, le Sénat,
je ne dirai pas courageusement, mais haute-
ment, fasse acte de respect religieux.
« Cela n'aura pas pour conséquence d'af-
faiblir, d'énerver les autres devoirs ; mais
tout le monde sera averti que les pères de la
patrie veulent que, dans l'école primaire, le
nom de Dieu soit honoré et les devoirs en-
vers Dieu enseignés, de façon à ce que les
LIVItE QUATRE VINGT-QUATORZIÈMl
27 :i
Pères et les maîtres soienl rassurés et récon-
fortés.
« Pour moi, c'est avec plaisir que je lais à
la Iribtine cet acte de respect et d'adoration
envers la Divinité, et que j'en saisis l'occa-
sion. C'est ma satisfaction, mon orgueil à moi.
Libre à ceux qui craindraient de faire acte de
foi en Dieu, comme moi, au milieu de leurs
concitoyens, de ne pas m'imiter ».
En première lecture, le Sénat avait adopté
l'amendement ; en dernière lecture, le mi-
nistre, de plus en plus aveuglé par la fureur
anti-chrétienne, s'éleva contre celle procla-
mation des droits de Dieu et de la pairie. Ce
fanatisme découvre les desseins sataniques de
l'impiété. S'il ne s'était agi que de faire passer
le catéchisme de l'école à l'Enlisé, on n'eut
jamais étalé tant de rage. « Que voulais-je,
demande Jules Simon, quand je vous disais :
Mettez le nom de Dieu dans la loi, je vous le
demande au nom de la République et de la
France? Je ne voulais pas transformer le
maître d'école en professeur de morale, non!
ce que nous lui demandions, c'était d'ensei-
gner la morale par ses actions, par ses pré-
ceptes, et non pas en Ihéoiie.
« Je veux que cet enseignement accom-
pagne l'enfant depuis l'heure où il met le pied
dans l'école jusqu'à l'instant où, après sa
tâche terminée, il retourne le soir dans sa fa-
mille.
« Je ne voulais pas qu'il y eût de différence
entre la famille que l'enfant quitte le matin et
qu'il retrouve le soir, et la famille au milieu
de laquelle il passe sa journée. Je disais au
maître d'école : Faites comme moi : je ne
suis pas un professeur de philosophie ; je
prêche d'exemple à mon enfant, je lâche de me
conduire devant lui en honnête homme, je ne
perds pas mon temps à lui faire de la théorie,
o Voilà ce que j'entendais dire, quand j'ai
demandé au Sénat d'in-crire en tête de la loi
l'enseignement des devoirs envers Dieu, que
le Sénat, à son honneur, y a généreusement
inscrit.
« A l'appui de cette demande, il invoque le
congrès des instituteurs, — ces hauts fonc-
tionnaires tiennent maintenant des congrès,
que le ministre appelle les Etats généraux de
l'enseignement. Puis il répond aux objections.
Entre autres, on lui a demandé quel Dieu il
voulait, servir. « Une pareille attaque, dit-il,
vi«e toutes nos lois, toutes nos constitutions.
Ouvrez le code, vocs y trouvez Dieu à chaque
pag^* : lisez le passage qui concerne le jury,
vous y trouvez la formule du serment ; pé-
nétrez <!ans le sanctuaire de la justice, le pre-
mier objet qui frappe voire vue est un em-
blème religieux. Dieu y e«t tellement, qu'à
cette heure la Chambre est saisie d'une oppo-
sition qui tend à l'en arracher, bit le président
des assises ? Le premier mot qu'il dit aux
juré-, c'est le nom de Dieu, et. lorsque le jury
revient, le chef du jury dit : Devant Dieu et
devant, les hommes.
" Voilà ce que nous trouvons dans une loi :
t. xv.
est-ce que vous demandez quel est ce Dieu?
Ce Dieu, c'esl le Dieu que recimnaissenl tontes
les religions et Imites les philOBOphies, C'esl
De8Cart68 que vous retrouve/, dans la loi et
Descartes, ce sont toutes nos constitutions.
« La constitution de 93 — vous avancez sur
celle-là, Messieurs, — dit : En présence de
Dieu ; celle de l'an III est identique. Eu ISiS,
on disait: En présence de Dieu et du peuple
français. Ces mots ne parurent pas satisfai-
sants aux républicains ; ils déposèrent plu-
sieurs amendements. J'en étais de ceux là et
j'en suis encore. Ma vie a été consacrée à ces
doctrines. Nous eûmes dans l'Assemblée une
séance solennelle dans laquelle le président
de la République prêta le serment que nous
lui avions imposé ; Armand Marrast était au
fauteuil, et il prit Dieu et les hommes à té-
moin du serment.
« Voix à gauche. — Cela a bien réussi.
« M. Jules Simon. — Vous dites qu'il y a des
parjures. L'objection ne vaut rien ; c'est parce
que l'on sait qu'il y a des parjures qu'on en
appelle à Dieu...
« Je vous laisse à cette interruption et je
vous prie d'en porter le poids ».
Autrefois Jules Simon croyait à la suffi-
sance du devoir philosophique et à la puis-
sance de la religion naturelle ; maintenant il
invoque la loi pour la sauver contre l'invasion
de l'athéisme.
Itaoul Higault se moquait du nommé Dieu ;
Ferry et sa ba-de l'excluent ; or, l'exclure,
c'est y croire et dire : Nous n'en voulons pas.
Un tel propos a dû exciter de grandes allé-
gresses, mais, je pense, pas ailleurs que dans
les bagnes.
A la place de l'enseignement religieux, les
répub.icains inaugurèrent la morale civique.
Par là, Ferry entendait une description du
mécanisme administratif de la France; mais
d'autres ne voyaient, dans ce cours de ci-
visme, qu'un moyen d'inoculer, aux enfants,
les idées de leur parti et de se préparer des
électeurs. Paul liert, lui, le vivisecteur, le
tourmenleur de chiens, y vit surtout le moyen
de «agner 1.000 francs, en brochant à la hâte
un manuel, dont il confia, sans doute, la ré-
daction à sa cuisinière. Paul Bert était le cy-
nique de !a troisième république ; il pro-
mettait d'en être le Mirât. Son livre est un
monument d'ignoiance et l'opprobre de l'hu-
manité : il vise surtout à inoculer aux entants
l'impiété à l'état de gangrène. Cet être embar-
rassant devait périr au Tonkin ; quand l'ani-
mal fut crevé, — car l'animal crève, l'homme
seul meurt, — les républicains bombardèrent
de pensions sa femelle et ses petits. Ces répu-
blicains sont des impies, mais ils savent, aux
dépens du pauvre mondy, s'assurer de riches
prébendes.
nuand les républicains eurent obtenu la
neutralité malveillante, impie, et, disons le
mol, scélérate, île l'école primaire, ils en vin-
rent à l'obligation légale ; ils inscrivent dans
la loi, sous peine d'amende et de prison, l'obli-
18
274
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
galion pour le père de famille rural d'envoyer
Eee enfants à l'école Baus Dieu, fetie nou-
velle exigence ne s'obtint pas, non plus, sans
résistance. Ce sera l honneur des conserva-
teurs français d'avoir percé à jour les com-
plots lépublicaios et d'avoir combattu avec
une certaine vaillance pour les faire avorter.
Personne, dans ces luttes, ne monda plus de
clairvoyance et de résolution que l'évêque
d'Angers, le Thocion de l"iis ces pleutres
d'Université, de franc-maçonnerie et de pis
encore, qui s'essayaient à garrotter la Fiance
chrétienne. Ces matins qui aboyaient, depuis
un siècle, contre Louis XIV et la hévocation
de l'Edit de Nantes, contre la Saint-Barthé-
lémy et rinquisitioD, une fois débarrassés de
leurs colliers, révoquaient aussi l'Edit de
Nantes et rétablissaient, pour l'école primaire,
l'Inquisition. Jamais plus slupide imbécillité
n'a infecté un peuple et déshonoré l'his-
toire.
Sur l'inutilité d'un tel dessein, l'évêque
d'Angers a dit tout ce qui se peut dire : « KL
d'abord, «lit l'orateur, je voudrais dissiper
une équivoque contenue dans ce mot obliga-
toire et qui ne contribue pas peu à faire illu-
sion à bon nombre d'esprits.
<( Il existe en effet une très grande diffé-
rence entre l'obligation morale et la con-
trainte juridique et léf/ale. Autant j'adm«*ts la
première en matière d'enseignement et d'édu-
cation, autant je repousse la seconde. Que le
père et la mère de Famille soient tenus en
conscience, sous peine de négligence grave,
de procurer à leurs enfants une instruction
convenable, proportionnée à leurs ressources,
en rapport avec leur po-ition dans la société...
C'est là une vérité sur laquelle il ne saurait y
avoir parmi nous aucune contestation.
«Celte obligation, fondée sur le droit natu-
rel et divin, per.-onne ne la conteste. La loi
civile, d'accord avec la loi chrétienne, la re-
connaît et la proclame.
u Que, d'autre part, la Commune. l'Etat ,
l*Egli*e, emploient tous les moyens d'encouru'
gement et de persuasion qui sont en leur pou-
voir pour cette obligation fnciie, en mettant
l'instruction à la portée de tous, et en ôtant,
par là môme, tout prétexte, soit à l'indiffé-
rence des uns. soit au mauvais vouloir des
autres, rien de mieux: c'est la guerre à
l'ignorance sous sa vraie, sous sa meilleure
forme, celie qui sait concilier l'autorité avf»c
la liberté. Mais si l'Etat moderne, qui fait
profession de n'avoir pas de doctrine, au lieu
de faire appel à l'idée du devoir, au senti-
ment de la responsabilité morale, vient à user
de moyens coercitifs pour dire aux pères de
famille : Vous enverrez vos enfants de tel âne
à tel âne, dans telle école que je leur indi-
querai, — car il en s» ra ainsi dans l'immense
majorité des cas, — po-ir y apprendre, dans
]a mesure qui me convient, telle doctrine, à
l'exclusion de telle autre, et cela, sous peine
d'amende et d'emprisonnement !... Oh ! alors,
ce n'es! plus l'obligation au sens moral que
vous décrétez, mais la contrainte, mais la
eoaction, ce qui, de la part de l'Etat moderne,
équivaut, en matière d'enseignement et d'édu-
cation, a \' oppression et a la tyrannie.
« Or, telle me puait être précisémenl l'idée
du projet de loi soumis à vos délibérations;
voilà pourquoi je le repousse de toutes mes
force-.
« Je le repousse parce que, loin d'être mo-
tivé par une nécessité quelconque, il esl inu-
tile au but que nous voulons tous atteindre,
je veux dire l'extension et le développement
de l'instruction primaire ».
En effet, cette loi d'obligation juridique
n'a pas fait aller un enfant de [dus a l'école
primaire. Aujourd'hui, 18'Ji). les inspecteurs,
depuis des années, ne pressent plus l'obliga-
tion de celte loi, suitout pour les pauvres,
parce qu'il e>t impossible de les contraindre,
et, le pût on. il faudra t les nourrir. Cette loi
n'a servi qu'à vexer quelques braves gens.
L'obligation n'est pas seulement inutile,
comme vient de l'établir l'évêque d'Angers,
elle est encore attentatoire aux droits du père
de famille, et c'est ce que va démontrer élo-
quemment le sénateur Chesnelong. L'obliga-
tion iégale, c'est i'e> oie obligatoire et l'école
obligatoire, c'est l'école officielle; et l'école offi-
cielle est impie. Donc, c'est l'impiété obliga-
toire.
« (Ju'est-ce donc que votre obligation, de-
mande l'orateur. Il ne s'agit pas du devoir
moral du père de faire instruire son enfant.
Non il ne s'agit pas de cela ; il s'agit de la
transformation de ce devoir moral en con-
trainte légale.
« L'obligation morale du père, qui donc la
conteste ?
« Ce n'est pas nous ; nous estimons, au con-
traire, que le devoir du père va beaucoup
plus loin que vous ne le dites. Le père doit
veiller non seulement sur l'instruction de son
enfant, mais aussi sur son éducation ; il doit
non seulement le faire initier aux éléments
des connaissances humaines, mais encore et
surtout le faire munir (Je toutes les forces
morales qui peuvent élever son âme, re-
hausser son coeur, diriger sa volonté dans les
voies du bien. Il doit donc, suivant sa foi, lui
faire donner un enseignement religieux qui
forme dans son enfant l'intégrité du carac-
tère moral, et par conséquent écarter de lui
tout enseignement où il courrait le risque de
perdre, avec sa foi religieuse, les énergies mo-
rales dont elle est la source.
« Voilà le devoir du père dans toute son
étendue. Et à ce dev. ir correspond un droit
corrélatif, le droit primordial, naturel, im-
prescriptible de choisir librement le maître de
son enfant,.
« Qu'en résulte-t-i! ? c'est que, — et le vé-
ritable état de la question est là, — l'obliga-
tion lie peut passer dans la loi qu'à condil on
de ne pas contraindre le père, soit à faire
LIVRE QUATRE- VINGT-QUATOBZIÊ VIE 27»
élever son enfant dans des principes qu'il juge cela malgré le vote du Sénat contre l'art. 7?
funeste-, sod à confier son enfant À des maîtres « L'arbitraire de ce* exclusions a encore été
qui n'auraient pas sa confiance. aggravé par «les mesures récentes, par la loi
« Et, c'est parce qu'il est très difficile, peut* o/ae voua avez faite «nr les brevets de cmdbv
être même impossible, dans quelque pays fit cilé, et par l'abrogation de l'art. 20 de la loi
suii:-. quelque régime que ce soit, d'agir par do 28 juillet \HlJ, qui tend à tarir encore da-
voie d'obligation légale vis-à-vis du père, vantage fa source du recrutement de l'ensei-
sans empiéter soit sur une partie <l>- son de- gnement libre? 1
voir, en ne lut donnant pas pour l*éducatiof « Une deviendront les écoles dépendant de
de son lils les satisfactions que réclame sa cet enseignement en l'ace d'écoles publiques
conscience, soit sur son droii en ne lui donnant qui seules recevront les subventions du gou-
pas, pour le choix des maîtres, toutes les g»- veinement, et auxquelles aucune rétribution
rentier que réclame sa liberté, c'est à cause de ne sera payée par les enfants?
cette difficulté de la conciliation entre l'oldi- « Mais en supposant (pie l'enseignement
galion légale et le respect des devoirs et des libre trro-mpbe de ces obstacles, la nouvelle
droits du père de famille que, pour mon législation ne suflira-l-elle pas à lui faire une
compte, je repousse en principe l'obliga- existence inquiète, troublée, précaire?
lion. « Ce ne sont pas là simplement des craintes
« Il me semble que nous sommes ici dans que j'exprime, ce sont fies faits que je signale.
un domaine qui touche de trop près à l'auto- Il ne s'agit [tas de l'avenir, mais du présent,
rite paternelle et aux droits de la conscience ou d'un passé qui due d'hier,
pour que la contrainte légale puisse y trouver « N'avons-nouspas vu hier relireraux Frères
sa place. de Ploërmel une subvention de 3.000 fr. ; à
« Je comprends toutefois que, dans certaines ceux de la doctrine chrétienne une subvention
conditions, les inconvénients de l'obligation de 10.000 fr. ; au cercle des ouvriers de Mont-
pui-scni être diminués. pâmasse une subvention de 500 fr. et prendre
« Ainsi par exemple, quand l'unité religieuse d'autres mesun s analogues ?
et morale exi-le dans un pays, quand l'Eglise, « L 'anéantissement de l'enseignement libre
recule, la société, les familles sont absolument à tous lesdegrés n'est-ce pas la politique du
d'accord sur les principes d'éducation à donner gouvernement ?
aux enfants ; quand l'école, en même temps « lit les auteurs du projet de loi, ils ne s'en
qu'elle a l'attache de l'Etal, est l'auxiliaire de cachent pis, eux, du moins dans leurs é|> an-
la religion et la continuation de la tamille, chemenis inimes.
dont elle achève l'œuvre sans la défigurer, je « M. Paul BtI disait à la Chambre des dé-
comprends l'obligation. Je ne la demanderais pûtes: « Vo\ ons d'abord l'obligation en elle-
pas, mai-; je la comprendrais. La liberté des même. Nous ne vous demandons point de
Consciences n'aurait rien à craindre, en efl'et, voter la fcolari-attion obligatoire, bien que
dans ce bienheureux pays en p >s-ession de l'obligation de l'enseignement doive, en fait,
l'unité où, à l'église, à l'école, dans les fa- entraîner l'immense majorité des pères de fa-
milles, pirloutles consciences rendraient le mille à envoyer leurs enfants à l'école pu-
méme -on. blique ».
« Mais hélas ! nous n'en sommes pas là, « Lorsque l'honorable M. Keller lui répon-
l'un lé; des esprits n'existe pas dans notre dit : « Mais n'esi ce point là la scolari-alion
pays ; nous sommes divi-és, profondément di- obligatoire? » M. Paul Sert répondit : « Peut-
fisés, Nous n'avons pas l'accord de l'Etat, de être pour plus tard, mais pas encore. »
la religion et des familles. L'Etat fait la « Eh bien, je, vous demande, moi, la. liberté
guerre a la religion; il fait, celle guerre pre- de fait, <t non pa- celte liberté de droit qui
cixement sur le terrain de l'enseignement, et n'est qu'une hypocrisie dans une loi lorcé-
c'esl l'obligation de l'enseignement que vous ment oppressive.
demandez. Dans de telles condition», elle serait « Mais, lors même que l'école libre serait
la contrainte au service de la pission anlire- détruite, s'il restait dans vos écoles publiques
ligieuse. Je vous la refuse ». des maîtres e'mg'-éganistes à côté des m «lires
La "ii - ii r l'obligition, c'est l'école < fil- laïques, il v aurait encore une certaine liberté
cielle obligatoire, ou la prison. Par la se pour les pères de famille, qui pourraient taire
trouve atteinte, non-seulement la sainte li- donner a leurs enfants uue instruction selon
h rlé du père de famille, mais la lilierté d'en- leurs dé.-irs.
geignement, qui fait partie du droit publie, de « < »r , vous détruisez le personnel congrév
],t l'Yaii> e C est l'argument sur lequel appuie ganisle ; parlo it vous laïcisez, à Pans comme
un ancien ministre du 10 mai, ourtou : en province ; les conseils municipaux et les
tt \'a->i-i.m--nous pas sans cesse, dit- il, à une préfets ont le mot d'ordre.
Campagne violente entreprise contre l'ensei- » Rien qu'à Paris vous avez actuellement
irient libre à l.om les degré-.. pus de Lit) écoles publiques laïcisées,
« Son* prétexte défaire revivre contre les « H est vrai que, répoadant à l honorable
Congrégations des dispo-ilions surannées, n'a- M. Chesnelong, dans une des dernières dis-
t-on pas exclu de renseignement, libre des çn*«inns du sénat «m1 l'enseignement primaire,
maîtres appartenant .i ces congrégations, et M. Le ministre de l'instruction publique disait
270
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
que ce serait une iniquité que de De pas tenir
compte du vœu des pères de famille. Mais,
pendanl ce temps-là, M. le préfet de la Seine
continuait, Bana être désapprouvé, son œuvre
de laïcisation.
« Dans les villes où les ressources sont pi us
«cran des, il y a encore quelques écoles libres.
M, lis dans les campagnes, il n'y en a plus, et
les enfants du peuple sont forcénmnl soumis à
renseignement des écoles publiques, c'est-à-
dire laïques.
« Cependant, la liberté et l'obligation de
l'enseignement ont entre elles un lien si étroit,
que M. Rardoux déclarait à la Chambre des
députés qu'il ne pouvait pas y avoir d'obliga-
tion sans la liberté pour le père de famille de
faire instruire ses enfants comme bon lui sem-
blerait.
« Ne pourriez-vons donc point concilier ces
deux choses? »
La loi sur l'obligation n'est pas seulement
une loi inutile, une loi attentatoire au droit
du père de famille et à la liberté d'enseigne-
nement, c'est surtout une loi attentatoire au
droit de l'Eglise et à son divin mandat. L'Eglise
seule possède, en vertu de sa divine institu-
tion, le Compelle intrare ; si l'Etat le lui ar-
rache pour le retourner contre elle, l'Etat
commet un grand crime. Par le fait l'Etat
veut abattre l'Eglise et se mettre à sa place
dans la formation intellectuelle du genre hu-
main. C'était, dès le commencement, la pas-
sion des révolutionnaires; c'était, en 1870, la
passion des communards; la loi Ferry, lidèle
à celte tradition scélérate, est un coup de
force, en faveur de l'erreur franc-maçonne,
contre l'enseignern' ni chrétien. Un député ca-
tholique, Ferdinand Boyer, va fournir la preuve
de celle allégation :
Au lendemain du 4 septembre, un maire de
Paris, dont le nom devait acquérir une triste
célébrité sous la Commune, pénétrait dans les
écoles primaires, arrachait les crucifix, brisait
les statuettes de la sainte Vierge et des saints,
proscrivait tous les emblèmes religieux,
chassait les fièies et les sœurs, et installait
ce qu'on a appelé depuis la laïcité com-
plète.
Cet exemple fut cuivi dans quelques grandes
villes, et, pour n'en citer qu'une, !.\on, la
ville catholique, vil ses écoles laïcisées; elle
eut sa « fête «les écoles », dont, suivant le pro-
gramme, « la politique ni la religion ne de-
« w.ient ternir la pureté ».
Dans les clubs, dans la presse, dans les réu-
nions électorales, U- mot d'ordre fut partout
le même : on demandait l'instruction graluite,
obligatoire el laïque.
Il faut en convenir, celle trilogie, comme
on l'a nommée, cette trilogie progressive était
conforme a la note révolutionnaire, car, ainsi
que l'ont fait remarquer tous les historiens, la
révolution est avant loul antireligieuse. Je ne
veux citer que deux juges aussi compétents
qu'impartiaux : Alexis de Tocqueville et Prou-
dhon.
Tocqueville a marqué le caractère vrai de
la Révolution dans ce- lignr
« Une des premières démarche- de la dé-
volution française a été de s'ait opier à l'Eglise
et parmi l< b passions qui sont nées de celte ré-
volution, la première allumée et la dernière
éteinte a été la passion antireligieuse. »
De son cô'é, l'roudhon dans son I i vie De la
Révolution au xixe siècle, a écrit. : « Il faut que
le catholicisme s'y résigne, l'œuvre suprême
de la Révolution au xix'' siècle, c'est de l'abro-
ger. »
Joseph de Maistre avait depuis longtemps
reconnu, dans son caractère antireligieux, le
vice originel de la Révolution française. Et
s'il fallait une preuve de plus, je la rencontre-
rais dans un grand journal du malin, sous la
plume d'un homme de lettres dislingué, que
l'amnistie a rendu à Paris. Il écrivait, il y a
quelques jours, à propos des explications
fournies par M. de Freycinet devant le Sénat:
« Entre l'Eglise et la socié é moderne, il y a
une guerre à mort. Nulle transaction n'est
possible ; ceci luera cela, ou cela tuera ceci. »
Ces indications sont confirmées par tous
ceux qui ont étudié la Révolution, et vous
voyez les événements se produire dans les
mêmes conditions, à toutes les époques révo-
lutionnaires. Ces tristes scènes, on peut bien
dire ces scandales, atteignirent leur apogée
sous la Commune, et si vous preniez la peine,
de feuilleter le Journal officielde la Commune,
vous trouveriez cette adres-e, donl le carac-
tère d'actualité ne vous échappera pa«, dans
laquelle vous rencontrez les élémentsdu projet
qui est en di-cussion et que je combats.
En remontant plus haut, la pratique de
l'obligation scolaire n'a jamais été mise en
pratique que par un parti qui voulait s'em-
parer de la direction des esprits. N'esi-ce point
Luther qui, le premier, formula le principe de
l'obligation e' mit aux mains de la puissance
corpore le un droit de contrainte à l'égard
des parents. « Déplorable est partout, disait-
il, la condition des églises ; les paysans ne
savent rien, n'apprennent rien ; ils ne prient
pas, ils ne se confessent pas, ils ne commu-
nient pas ; toute religion semble s'être éva-
nouie, et, s ils foulent aux pi ds les préceptes
du Pape, ils méprisent en même temps les
noires. » Le moine de Wittemberg avait aussi
exprimé se- idées sur renseignement : « J'af-
firme que l'anioHtéa le devoir de forcer ceux
qui lui sont soumis, à envoyer les enfants à
l'école lié quoi! si l'on peut, en temps de
guerre obliger les citoyens à porler l'epieu et
l'arquebuse, combien plus peut-on et doit -on
les contraindre à instruire leurs eufants, quand
i) s'agit dune guerre bien plus rude a soute-
nir, la guerre avec le mauvais espiit qui rôde
autour de nous, cherchant > dépeupler l'Etat
d'âmes vertueuses. C'est pourquoi je vpille
autant que je puis veiller, à ce que fout enfant
en âge d'aller à l'école, y soit envoyé par le
magistral. » En lo6U-bo, les états généraux
d'Orléans et les conseils de Flandre retour-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
an
nèrent, conln! le protestantisme, l'arme de
Luther. La révolution devait mettre l'obliga-
tion au service (l'une autre espèce d'intolé-
rance, |)!us violente et plus lyrannique, l'in-
tolérance impie. Tout d abord, Talleyrand, à
la Constituante, et Condorcet à la Législative,
avaient reculé devant l'enseignement obliga-
toire. La Convention Tut moins scrupuleuse;
elle céda lorsqu'elle eut voté le maximum et
la loi des suspects, mis la terreur a l'ordre du
jour. Ce ne fut que lorsque le Comité de salut
public eut mis la main sur le Comité de l'Ins-
truction, que fut adopté le décret du 19 dé-
cembre 1793, qui consacre l'obligation et
frappe de peines les pères récalcitrants. C'est
de là qu'elle est passée à la Commune et de la
Commune par la franc- maçonnerie, à Jules
Ferry, qui n'est pas seulement le premier des
menteurs et le dernier des lâches, selon la
formule, mais le plus grand, le plus abomi-
nable corrupteur de la nation. La place de
cet homme est, à côté de Judas, au fond des
enfers, et pour avoir ainsi posé, contre le pied
des enfants, la pierre du scandale, il vaudrait
mieux pour lui qu'il ne fut pas né. C'est la
semence du Christ.
L'histoire doit ajouter ici deux observations.
Les républicains, pour dissimuler leurs féroces
appétits du despotisme, arguent que l'obliga-
tion existe dans beaucoup de pays. En effet,
on a été obligé de l'établir dans les pays pro-
testants, mais sans l'impiété qui déshonore la
loi française. De là, il suit que les protestants,
qu'on vante comme partisans du progrès des
lumières, ont si peu cette qualité, que, pour
leur faire accomplir, envers leurs enfants, le
devoir sacré de l'instruction, il faut la con-
trainte. Les catholiques, plus zélés pour l'édu-
cation des enfants, avaient échappé jusqu'ici
à cet opprobre. C'est quand la libre pensée a
fait brèche à la fui et aux vieilles mœurs, que
lea républicains sont obligés de mettre la force
au service de l'école. La Fiance compte
quinze siècles de gloire intellectuelle ; c'est
spontanément qu'elle en a conquis les lau-
riers.
La seconde observation, c'est que les ré-
publicains, en recourant, pour l'instruction
primaire, à la contrainte légale, justifient tout
le pissé de l'Eglise. L'instruction primaire, en
somme, en comparaison du principe de la foi
et de la règle des mœurs, n'a qu'une médiocre
importance. Pour les paysans, qu'ils soient
plus ou moins lettrés, cela importe fort peu à
leurs intérêts ; ils suppléent, du reste, parfois
fort avantageusement, par le talent naturel
et par l'instinct, à ce que l'école ne peut leur
offrir. Mais la foi a besoin d'être prêchée ;
mais la lui a besoin d'être intimée; l'autorité
a Bon juste rôle pour les servir. Si >lonc, pour
i peu fie chose que la lecture, l'écriture et
le calcul, on a pu recourir à la contrainte lé-
gale, combien plus a-t-on le droit d'y recou-
rir pour le Symbole des Apôtres et les com-
mandements de Dieu. Les républicains ne jus-
tifient pas seulement la révocation de l'Edit
de Nantes, mais il-, ont rétabli l'Inquisition.
Je sais bien que la conscience publique a été
plus forte que leur brutalité.
Après vingt années d'application de ces lois,
l'expérience en révèle l'inanité et en dénonce
les périls. L'instruction n'a fait aucun progrès
réel ; elle a plulùl reculé. La moralité publique
en a reçu un coup terrible. La criminalité a
augmenté avec les écoles et parmi les crimi-
nels, la palme appartient aux jeunes gens. Ou
a multiplié les élèves; on les a bourrés de
science et il faut agrandir les prisons. C'est
diamétralement le contraire de ce qu'on avait
promis : vous viderez les prisons, si vous ou-
vrez des écoles neutres. On a fondé des écoles
neutres et elles ont été des pépinières de vo-
leurs et d'assassins.
Les écoles libres devant les Conseils de
l'Université.
La loi de 1850 avait créé des conseils aca-
démiques et un conseil supérieur de l'instruc-
tion publique. Ces conseils n'étaient pas exclu-
sivementeomposés de professeurs, les évoques,
les magistrats de l'ordre administratif, les au-
torités sociales y représentaient les forces
vives de la nation. Il n'y avait plus de conseil
de l'Université, mais des conseils charges de
juger toutes les affaires d'enseignement. L'in-
troduction d'un élément étranger au corps
universitaire avait paru urgente ; elle faisait
tomber les défiances qu'on eut pu concevoir
vis-à-vis d'un conseil de professeurs publics,
jugeant en dernier ressort leurs rivaux, les
membres de l'enseignement libres. Jules Ferry,
par une loi du 27 février 1880, avait boule-
versé de fond en comble, l'économie de ces
conseils ; il avait composé les conseils unique-
ment d'universitaires ; il avait porté de 40 à
59, le nombre des membres du Conseil supé-
rieur; mais en augmentant le nombre des
juges, il n'augmentait ni leur capacité, ni sur-
tout leur impartialité. Un conseil composé de
membres tous dépendants du ministre, n'était
pas et ne pouvait pas être un tribunal; à
moins que ce ne fut un tribunal de muets, un
conseil vehmique, vouant à la mort tous ceux
qui étaient livrés à son servilisme. Pour ob-
tenir un tel conseil, Ferry n'avait rien eu à
dire aux sous-vétérinaires de la Chambre des
députés ; la majorité de cette Chambre, pour
qui l'épithète de ba<se n'était pas un vain
mot, était au courant du complot formé contre
l'enseignement libre, et ne demandait qu'à
fournir des articles pour l'étrangler. Mais, au
Sénat, l'affaire n'avait pas passé si aisément ;
et, pour obtenir sa machine à lacets, « le pre-
mier des menteurs et le derniers des lâches »
27 S
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
dut déclarer que son Conseil sérail avant tout
pédagogique ', 'i1"' sou pouvoir ne pourrait
jamais aller jusqu'à supprimer L'enseignement
libre el •» prononcer, directement nu indirec-
tement, la fermeture d'uoe (''cole.
« Que vous disions-nous lors de la discus-
sion de la loi relative aux conseils académi-
ques, demandait plus lard le sénateur Bo-
( ht-r ? Nous voua disions que ces Conseil* ne
seraient pas indépend&att, car on les compo-
sait en grande partie de fonctionnaires, de
professeurs, d'instituteurs qui dépendent de
vous.
Nous soutenions que ces conseils n'auraient
pas li compétente, car vous en avez fait sortir
ceux qui représentent la science juridique, la
connaissance >tes lois et des magistrats.
« Nous ajoutions enfin qu'elles n'auraient
pas ['impartialité nécessaire.
« Que repondiez-vous alors : Oh ! les Con-
seils académiques sont des Conseils d'ensei-
gnement et de pédagogie ; ils n'ont à s'occu-
per que de programme, d'examen, de con-
cours.
« Quelquefois, sans doute, ils auront à pro-
noncer sur des points de droit ; mais c'est fi
rare, et à l'appui de voire observation, vous
citiez quelques cas très rares où les Conseils
académiques avaient eu à résoudre des ques-
tions légales; à quoi l'honoiable M.Paris
s'écriait : Oui, mais c'est le passé, et il avait
raison.
« Et sur la compétence, que non? disait
l'honorable M. Barthélémy Saint-Hilaire, qui
était alors rapporteur du projet de loi? « On
parle de la compétence qu'avaient les magis-
trats, les membres de la Cour de cassation
dans le Conseil supérieur ?
« Mais quand s'agira-t-il de questions de
droit, tout exceptionnellement, ou plutôt fa-
mais. Les Conseils académiques, le Conseil
supérieur n'ont à 6'occuper que de questions
scolaires, que de discip'ine. »
« lit quand on insista sur les garanties que
donnait la présence des magistrats dans le
Conseil supérieur, le Ministre insista en disant
qu'il n'avait pas à se prononcer sur les points
de droit et que les Conseils académiques ne
seraient jamais appelés à faire fermer des
écoles.
« Vous savez ce qu'étaient les Conseils aca-
démiques et vous savez ce qu'ils sont mainte-
nant !
« Jamais ils ne devraient avoir à prononcer
sur des questions de di oit, et ils ont eu à dé-
cider sur des questions de droit et sur les
points les plus contestés sur le droit d'associa-
tion ; ils n'auraient jamais à fermer les écoles,
et l'on a interdit des directeurs d'école, ce qui
équivaut à la fermeture des établissements
scolaires. »
Celte opposition entre les promesses et les
actes va nous mettre en présence d'un des
plus honteux exploits de la persécution. Les
Conseils académiques et le Conseil supérieur
vont être appelés à tuer, per fas et nefas, ces
établissements scolaires que visaient |i -
séeuteurs, maie qu'ils n'avaient pu attein-
dre.
Lee décrets du 2!) mars avaient été exécutée
par la force si obéis plus peut-être qu il- n'au-
raient de l'être. J'aurais compris un tantinet
de rébellion, au moins pour laire appeler de-
vant les tribunaux cette eanse de moines que
le gouvernement avait voulu leur soustraire.
Les congrégation* ne s'étaient point reformées
derrière les commissaires de police ; pas une
main n'avait brûlé ce scellé attentatoire à
la propriété el à toutes les conséquences de
son droit. Les 701 jésuites professant dan- le-
Lix établissement» qui existaient avanl les dé-
crets. 496, ce-l-à-dire plus des deux tiers
avaient quille les établissements ; le< uns
étaient allé- à l'étranger dans des établisse-
ments du même ordre que les gouvernements
laissent vivre, en paix ; les autres étaient
restés en France et s'étaient soumis i la juri-
diction de l'ordinaire : beaucoup au^si, qui
avaient contracté l'habitude de l'enseignement,
avaient cherché des ressources dans l'ensei-
gnement privé. C'en était fait des écobs, des
jésuites, ces écoles que l'Université ne pou-
vant les vaincre par la concurrence du mérite,
avait, sur l'inspiration des Poncin, des Du-
mont, des Bersot, des Berlht lot et autns fa-
natiques, abattues par le bras d'un Ostrogoth
devenu le ministre des passions universi-
taires.
Kn présence de ces ruines, des pères «le fa-
mille, préoccupés des travaux, des études, de
la carrière de leurs enfants, avaient songé à
trouver un moyen d'empêcher que 1, - rions
généreux, qui avaient contribué a la fonda-
tion de ces maisons d'enseignement libre, ne
fussent Irappés de stérilité. D'autre part, les
créanciers s'inquiétaient de ce qu'allait deve-
nir leur pase, eux qui avaient jeté leur ar-
gent, et de ce qu'allait devenir leur garantie,
car cette garantie ne reposait pas seulement
sur les immeubles, mais aussi sur la prospé-
rité de ces écoles. 11 s'était donc formé dans
un grand nombre de villes, des sociétés ci-
viles ; ces sociétés étaient, les unes, exclusive*
ment laïques ; les autres laïques et ecclésias-
tiques ; elles avaient acheté ou loué les éta-
blissements placés sous la surveillance d'un
conseil d'administration; puis elles avaient
choisi des directeurs, les uns pris dans ces
conseils, les autres nommés par les évêques;
enliu, pour parer aux susceptibilités de l'arbi-
traire le plus inquisiteur, elles avaient dressé
leurs statuts sur le modèle des sociétés ci-
viles de Sainte-Barbe et de l'Ecole Monge.
Ces directeurs étaient des directeurs sé-
rieux, les uns ecclésiastiques séculiers : d'au-
tres, anciens maîtres de pensions laïques ou
membres de l'Université en retraite ; ils
n'étaient pas et ne pouvaient pas être des
prêle-noms ; pas plus que n'étaient des prête-
noms les sociétés qui avaient acheté les éta-
b'issemenls des jésuites. On avait fait tout le
possible pour que la persécution, à tous ses
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATOKZIÈMI
279
dommages, n'ajoutât pas de plus cruelles
perles ; on l'avait fait avec autant de loyauté
que de bravoure. On était urrivé ainsi a cons-
tituer un personnel de professeurs, ce qui
n'était point facile, car il y avait 800 profes-
seurs à remplacer. A la rentrée des classes
on put rouvrir les établissements que l'Uni-
versité voulait détruire avec une population
scolaire un peu diminuée, niais suffisante.
Le personnel était ainsi divisé : avant l'exé-
cution drs décrets, il y avail 4*53 professeurs;
après, il n'y en a plus que 831. Sur ce nom-
bre, 20.") appartiennent à l'ancienne congré-
gation des jésuites, et 625 sont laïques ou
font partie du clergé séculier. Plus des deux
tiers des professeurs congréganistes avaient
disparu ; et lorsqu'on siit combien le recrute-
ment des profes;-eurs est dillicile,il faut s'éton-
ner q l'on ait pu si promptement combler le
vide qu'où vait ledépart des jésuites. On ne sau-
rait en tout cas sérieusement prétendre que
ce professorat des jésuites équivaut à la re-
conslilu'-inn de la Compagnie.
La congrég ition des jésuites était dispersée,
mais on ne peut pas sérieusement prétendre
que les ci-devant jésuites, individuellement
pris, n'avaient pas le droit de gagner leur vie
par le travail et n'avaient pas, ceux du moins
qui n'avaient pas d'autres aptitudes, le droit
de gagner leur vie par l'enseignement.
A li date du 31 août, qui marquait la suite,
en ce qui concerne la liberté de l'enseigne-
ment, de l'application des décrets, le Moni-
teur rappelait opportunément des souvenirs
qu'il est bon de ne pas oublier :
« Ce qu'il y a de plus inouï, dit-il, c'est la
façon dont cette affaire a été engagée, con-
duite et ré-olue. Il y a un an, on reconnaissait
devant les Chambres que les lois existantes ne
permettaient pas au gouvernement de dé-
pouiller les jésuites du droit d'enseigner, et
qu'il falLit consacrer cette inler iction par
une disposition de loi spéciale : c'était l'objet
clair et précis du fameux article 7. Le ministre
actuel de l'instruction publique, inventeur et
défenseur de cet article, en exposait il y a
quatre mois le3 mérites, l'intérêt et la néces-
sité absolue devant la Chambre des députés.
Or, parmi les arguments invoqués par cet
avocat intarissable, par ce sophiste sans scru-
pules, le plus péremptoire était ainsi conçu :
'< Si vous repoussez l'article 7, les jésuites
jouiront à tout jamais de la liberté d'ensei-
gnement. » On refuserait de nous croire, si
nous ne citions pas textuellement les paroles
de M. Jules Ferry :
" Si vous ne votez pas l'article 7, disait-
il à la tribune du palais Bourbon le 27 juin
187Ï), qu'au riez-vous fait, messieurs? Vous
aurez CitntOLcré à tout jamais dans ce pays-ci le
libre enseignement par les jésuites, et on pourra
dire un jour, ceux qui feront notre histoire :
Cet te corporation, cette illustre et redoutable
Corporation qui avait agité le dix-huitième
siècle, qui avait, été cha ■ <■ de tous les Biais
de l'Europe, etc.. eli bien ! ces jésuites ont été
rappelés, et ils ont trouvé dans le Parlement
français, en /an de grâce i.xT'.i, la contestation
solennelle qui leur manquait (I). »
Ainsi, h; 27 juin 187U, aux yeux du gOU-
vernement, dans sa pensée, dans sa convie-
lion, l'article 7 écarté, les jésuites obtenaient
du Parlement, ipso facto, la consécration so-
lennelle du droit d'enseigner. Depuis, l'ar-
ticle 7 a été repoussé, et c'est le môme gou-
vernement qui, non content de dissoudre les
congrégaiiona de jésuites par un décret en
da;e du 2'J mars, y a ajouté pour ces religieux
l'obligation incroyable de fermer leurs éta-
blissements scolai es avant le 31 août ! Rê-
vons nous? Kl M. Ferry est toujours ministre
de l'instruction publique, et le ministère sup-
porte ce membre desséché ? Nous le deman-
dons, quelle confiance les bons citoyens
doivent-ils à un gouvernement qui fait si peu
de cas de sa propre parole, qui respecte si
peu ses engagements? Il n'y a certainement
pas dans le cours si accidenté de notre his-
toire parlementaire un cas pareil à celui de
M. Ferry, et il est vraiment à regretter que
sa conduite ne puisse être déférée a un jury
d'honneur.
En admettant qu'on se permît, par une con-
tradiction sans pudeur, de dénier aux jésuites,
comme corps, le droit de garder leurs collèges,
on ne pouvait pas dénier aux jésuites, comme
individu, le d i oit d'être professeur, comme ils
ont, sans doute possible, le droit d'être prédi-
cateurs, confesseurs, administrateurs de pa-
roisses, toutes fonctions afférentes, non à leur
qualité de jésuites, mais à leur caractère de
prêtres. Or, c'est ce qu'entreprit « le pre-
mier des menteurs et le dernier des lâches. »
Après l'exécution des décrets, ce franc-maçon
s'aperçut que les néo jacobins s'étaient désho-
norés sans profit. On n'avait pas atteint le but
visé. « Quel était ce but? demandait le séna-
teur Bathie, en la séance du 15 mars 1HH1.
Jamais on n'avait cru que les forces alors dé-
ployées l'eussent été pour empêcher des reli-
gieux de vivre de la vie commune et de prière
qui était leur vocation. Non ! c- qu'on vou-
lait atteindre, c'était un but secret, un but
qu'on n'avouait pas, un but qu'on ne pou-
vait avouer encore ; on voulait frapper des
établissements florissants dont l'esprit déplai-
sait.
« La force n'étant pas suffisante pour at-
teindre ce but, on a cherché d'autres moyens:
quels moyens ?
« La période militaire de l'exécution des
décrets était close ; les temps héroïques étaient
terminés.
« C'e-l alors que s'est ouvert la période des
légistes et quels légistes?
'< Il y a au Palais de justice des juriscon-
sultes éprouvés, des magistrats inamovibles,
habitués à rendre la justice après des plai-
wrnal officiel pour 1870, p. 5729, première colonne.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE <ATH()Unri
doinries publiques, des magistrale qu'on peut
récuser dans les cas déterminées par la loi;
des magistrats d'une compétence incontes-
tahle sur les questions de droit qui pourraient
s'élever.
(( L'honorable M. Lamy demandait com-
ment les décrets seraient exécutés. M. le
Garde des Sceaux 1 « • i répondit alors que le
décrel de messidor an XII avait prononcé la
dissolution des congrégations non autorisées.
C'est ce qu'il appelait la partie administrative
de la question : la partie qui pouvait être exé-
cutée par arrêtés préfectoraux et au besoin
vm nu militari.
<■ Mais, ajoutait-il, maintenant est-ce qu'il
n'y a pas la sanction judiciaire ; est-ce qu'il
n'y a pas l'article 291 du Code pénal, que je
crois applicable aux congrégations non auto-
risées.
« Cette déclaration de M. le Ministre éta-
blissait évidemment la compétence des tribu-
naux correctionnels.
« Ils n'ont cependant pas été saisis et je
m'en étonne, puisque ceux qui ne les ont pas
saisis se sont si hautement proclamés en toute
circonstance partisans de la justice de droit
commun.
« Un a préféré s'adresser aux conseils aca-
démiques placés sous l'autorité directe du Mi-
nistre et des auteurs.
« Permettez-moi de vous dire que vous leur
avez fait un présent funeste en les sai-issant
au lieu de vous adresser à la juridiction de
droit commun.
<« Que sont ces autorités universitaires? des
autorités paisibles dont la tâche est de stimu-
ler les efforts, de provoquer l'émulation et qui
ne sévissent qu'à la dernière extrémité.
« Eh bien I vous les avez appelés à une
mission peu généreuse ; vous les avez appelés
à combattre des émules, des rivaux, autre-
ment que par l'émulation de l'étude et de la
science. »
Les collèges, abandonnés forcément par
les jésuites, avaient donc été recueillis par
d'aiitres et poursuivaient, sous une autre ad-
ministration, leur œuvre d'enseignement.
Dans le Jura, l'école de Notre-Dame du Mont-
Roland avait, pour directeur, l'abbé Queslin,
ancien chef d'institution à Lons-le-Saulnier ;
à Bordeaux, l'école libre de Tivoli avait été
contiée, par la société civile dont e!le dépen-
dait, à M. Fauré, ancien membre de l'Univer-
sité ; au Mans, l'école libre de Sainte-Marie
voyait à sa tête l'abbé fioullay, prêtr»* sécu-
lier, pendant vingt-quatre ans principal du
collège libre de Saint-Calais ; à Amiens, le
chanoine Crampon, ancien professeur de
Saint-Ricquier, savant exégèle, était agréé
par le conseil d'administration, comme chef
de l'école libre de la Providence ; à Boulogne-
sur-Mer, l'abbé Labitte, ancien directeur
d'école à Aire-sur-la-l ys, avait mis son sa-
voir au service de l'école libre de Mgr Hal-
frenigue ; à Lille, le Père Pillon, jésuite, était
resté à la tête de l'école libre Saint-Joseph;
à Poitiers, l'abbé Thibault dirigeait une école
également placée sous le patronage de l'époux
de la Sainte Vierge; à Vannes, l'abbé La
Clanche gouvernail, d'une main ferme, le
collège Saint-Françnis Xavier ; à Toulouse,
Charles Villars, officier d'Académie, direc-
teur pendant trente ans de l'école llenii IV,
brillait à la tête de l'école Sainte-Marie; à
Tours, le Père La brosse, de la compagnie de
Jésus, était depuis un laps de temps, direc-
teur de l'école Saint-Grégoire de Tours. Ce
dernier fut appelé successivement devant le
tribunal de première instance, en cour d'ap-
pel et en cour de cassation, comme coupable
d'avoir ouvert, sans déclaration préalable,
un établissement d'instruction publique; mais,
comme il était citéjdevant srs juges naturels,
il obtint, à tous les degrés une sentence d'ac-
quittement. (Juanl aux autres, cités devant
les conseils académiques et appelant devant
le conseil supérieur, ils furent tous plus ou
moins condamnés à l'interdiction. L'Univer-
sité de France, jugeant ses rivaux de l'ensei-
gnement libre, se déclara partout contre la
liberté ; il y a plus, elle voulut flétrir ses
émules comme immoraux, oubliant qu'une
sentence excessive ne peul porter préjudice,
dans l'estime public, qu'au juge qui en reçoit
le ricochet, habituellement peu glorieux.
Nous n'entrerons pas dans le détail de tous
ces procès ; mais nous disons un mot de cette
étrange procédure, sans appuyer sur l'indi-
gnité du juge.
Et d'abord quelle législation invoquait
l'Université?
En créant sur les établissements et sur le
personnel de l'enseignement libre, un pouvoir
disciplinaire, l'intention du législateur avait
été d'en concilier l'exercice avec la jouissance
sérieuse d'une liberté réelle. Ce Code discipli-
naire est renfermé tout entier en deux ar-
ticles de la loi de 1850, dont voici les termes:
Art. 67. — En cas de désordre grave dans
le régime intérieur d'un établissement libre
d'instruction secondaire, le chef de cet éta-
blissement peut être appelé devant le conseil
académique et soumis à la réprimande avec
ou sans publicité. La réprimande ne donne
lieu à aucun recours.
Art. 68. — Tout chef d'établissement libre
d'instruction secondaire, toute personne at-
tachée à l'enseignement ou à la surveillance
d'une maison d'éducation, peut, sur la plainte
du ministère public du recteur, être traduit,
pour caused'inconduite etd immoralité devant
le conseil académique et être interdit de sa
profession, à temps ou à toujours, sans pré-
judice des peines encourues pour crimes et
délits prévus par le Code pénal. Appel de la
décision rendue peut toujours avoir lieu, dans
les quinze jours de la notification, devant le
conseil supérieur. L'appel ne sera pas sus-
pensif.
Dans un rapport sur la loi du 15 mars 18c0,
le comte Beugnot marque clairement le ca-
ractère de ces dispositions. « Nous avons peu
L1VHE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
281
de choses a ajouter, dit-il, sur les faits qui
donneront lieu ;\ des poursuites contre le chef
d'un établissement secondaire. L'article (i.'t
(devenu plus lard l'article (iH) le rend, ainsi
que toute personne attachée à renseignement
ou à la surveillance dans cette maison, j 1 1 s i i -
ciahle du conseil académique, en cas d'incon-
duile ou d'immoralité. Ce délit n'est pas per-
sonnel et ne se rapporte pas à l'établissement I
mais tout, désordre grave dans le régime in-
térieur d'un établissement expose le chef à
des poursuites. L'intérêt des mo;urs et du bon
ordre exige que le sens des mots désordres
graves dans le régime intérieur d'un établisse-
ment ne soit pas restreint dans l'application
et que le conseil académique dont l'équité
nous rassure, montre une juste sévérité
contre tout acte qui constituerait un cas de
désordre grave dans le sens moral, comme
dans le sens matériel. »
S'il y a désordre grave dans la tenue d'un
établissement, quelle que soit la nature de ce
désordre, le directeur, présumé négligent, est
déclaré responsable; il est passible d'une
simple réprimande, avec ou sans publicité.
La répression édictée par l'article 67 se borne
donc à un avertissement donné soit au chef
de l'établissement, soit aux familles : elle con-
siste dans une administration relative à la
manière dont il est fait usage du droit d'en-
seigner, mais elle n'entraîne aucune privation
de l'exercice de ce droit.
L'article 68, au contraire, a en vue la faute
personnelle; qu'il s'agisse du directeur, des
professeurs ou des surveillants, il réprime
l'inconduite ou l'immoralité de l'individu.
Fixer le sens de ces expressions, c'est dé-
terminer les pouvoirs des conseils acadé-
miques. Pour y parvenir, est-il besoin d'une
définition savante de l'inconduite ou de l'im-
moralité? Cette définition est inutile. La loi,
qui commande à tous, parle le langage de tous ;
elle emploie des termes dont l'intelligence, à
raison de leur clarté, n'exige pas de périlleux
commentaires. Tel est bien le caractère des
mots inennduite, immoralité. Chacun les com-
prend : l'idée qu'ils éveillent est simple, nette,
pourvu toutefois qu'une interrogation intem-
pestive ne vienne troubler cette perception
sûre et immédiate de l'esprit.
Cependant, à l'aide de quelques indications
générales, on peut essayer de pénétrer plus
avant dans la pensée de la loi, de saisir ce
qu'elle veut atteindre de répréhensible chez
le maître libre, pourquoi et comment elle
veut l'atteindre.
Par inconduite ne faut-il pas entendre le
dérèglement des mœurs, les désordres de tous
genres dans les habitudes de la vie. l'ar im-
moratitè,ne faut-il pas entendre un acte d'une
nature particulière et d'une certaine gravité?
Dans la langue usuelle, cette qualification ne
s'applique assurément pas à toute faute, à
t'iute défaillance. Quand on parle de l'immo-
ralité d'un homme, OH veuf désigner en lui
un état de diminution, de déchéance morale,
provenant soit d'un affaiblissement de la no-
tion du bien et du mal, soit d'un Coupable
usage de son libre arbitre.
« Mais, dit M. de Hellomayre, qu'il s'agisse
d'apprécier la moralité d'un homme ou d'un
acte, il faut prendre pour règle unique de
celte appréciation la loi naturelle, dont, les
principes éternels sont gravés au fond de la
conscience de tous, et non les passions ou les
intérêts politiques, également contingents et
variables. De là, ce critérium presque in-
faillible de la moralité des actes humains ;
demandez-vous si la divulgation des laits,
dont vous cherchez à déterminer le caractère,
peut enlever à leur auteur l'estime des hon-
nêtes gens ; il y a in, moralité, si la considéra-
tion de l'homme peut être atteinte par cette
révélation : au contraire, si sa bonne renom-
mée, si sa respectabilité demeure intacte, il ne
saurait être question d'immoralité.
« Eviter l'inconduite, fuir l'immoralité est
le devoir de tout homme, sans distinction, et
chacun, sauf l'application des rigueurs de la
loi pénale, ne relève, pour l'accomplissement
de cette obligation, que de sa conscience, sans
avoir de compte à rendre à la puissance pu-
blique. Il eu est autrement de celui qui, dans
une mesure quelconque, participe à l'éduca-
tion de la jeunesse. A son égard, le précepte
n'est pas plus impérieux, mais il est pourvu
d'une sanction légale. L'Etat intervient alors
dans un intérêt supérieur d'ordre public, et il
exige, comme protecteur des mœurs de la
jeunesse, de tous ceux qui concourent à
l'œuvre sainte de sa formation, une intégrité
de vie, non pas idéale, mais raisonnable et
moyenne.
« Il doit être l'objet des recherches du juge:
qu'il scrute l'homme tout entier, sa vie privée,
ses actes publics, ses paroles, ses discours,
ses écrits ; puis, cet examen terminé, s'il peut
dire honnêtement : « Cet homme est immoral,
son contact est dangereux pour la jeunesse : »
alors, mais alors seulement, qu'il le flétrisse
en le dépouillant d'une liberté dont il est in-
digne. Que le juge soit sévère, j'y consens,
mais à la condition qu'en même temps, il soit
sincère. Tel est le pouvoir que l'article (58 de
la loi de 18ï0 confie au juge de la discipline,
pouvoir immense, redoutable, dans les véri-
tables limites sont dans le bon sens, la bonne
foi, la conscience de celui qui l'exerce (1). »
Cette opinion de M. de Bellomayre nous
paraît juste, sauf en un point. L'ancien con-
seiller d'Etat pense que limmoralité doit être
le résultat d'une recherche étendue, compara-
tive, quelque chose comme une instruction
secrète. A notre humble avis, l'immoralité se-
crète d'un homme n'a rien à voir dans l'af-
faire ; la culpabilité devant Dieu et devant la
conscience, ne relève pas du juge. Pour qu'il
y ait immoralité punissable, il faut que l'im-
'\> La liberté d'enseignement et l'Université, p. 14.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
mor.-ilil''' soi', Binon il igranle, <lu moins faci-
lement évidente, et nécessairement scanda-
leuse. Si elle ne nuit qu à Bon auteur, elle ne
tombe pas sous la compétence 1 i juge , pour
qu'elle puisse être frappée, il Haut qu'elle
cause, aux enfants, un tort réel el sérieux,
peci adilles même visibles, même i idi-
coles ne constituent pas l'immoralité prévue
par la loi. Autrement pour élever des enfants,
il faudrait des anges.
Cette signification de Parlicle 68 ressort de
cettr prescription même: il établit une peine
d'une -mie nature et d'un caractère déshono-
rant, il ordonne l'exécution immédiate de la
Bentence. Pourquoi tant de rigueur Pt de ra-
pidité dans le châtiment, si ce n'est parce
que la loi veut frapper uniquement l'homme
dont l.i dépravation doit corrompre sur l'heure
l'âme de- entants confiés à sa garde el qu'il
faut sur l'h'ttre arracher de ses mains.
Leministie de l'instruction publique qui,
le premi r, eut à pourvoir à l'exécution de la
loi du 15 mars, l'entendait bien ain>i lorsque,
dans la grande instruction du 27 août 1830,
il écrivait aux recteurs : « En vous appelant a
dénoncer et à poursuivre l'inconduile de toute
personne vouée à l'instruction publique, la loi
a rendu hommage à cette grande vérité, que
l'exemple du maître est inséparable de ses
principes et que la moralité de la vie est une
partie intégrante du sacerdoce de l'enseigne-
ment. »
Une longue jurisprudence avait consacré
celte interprétation, ha loi du 28 juin 18.'>3
punissait déjà l'acte d'immoralité elonne com-
prendrait pas que, en tout étal de cause, cette
acte ne soit pas puni. Fn 1851, dans l'a'laire
Meunier, la Cour de cassation avait déclaré
que cei article de loi devait s'entendre dans
son sens naturel, et à raison de faits d'immo-
ralité reconnus constants. Kn l87ï, sous l'em-
pire de la loi de 1830, le rapporteur de l'af-
faire B -aurieux, di-ait qu'il s'agit d'actes qui
pré-entent des caractères évidents d'immora-
lité. Le juge, toutes les loi> qu'il sévit, déclare
ou que les faits constituent une grave a/teinte
aux wœ-irs, comme dans l'affaire Archer, ou
qu'ils sont contrai<es à la probité même, comme
dans l'affaire Monte t.
Continuer à entendre l'article 68 et le mot
immoralité dans le sens naturel, ne pouvait
nuire à la liberté de renseignement libre, au
contraire. Sous le règne de Ferry, cette inter-
prétation devait être abandonnée. C'est pen-
dant l'automne de 18^0, qu'une nouvelle doc-
trine a surgi ; nous n'avons pas à en recher-
cher le père; mais, en appliquant l'adage: Is
fecit cui prodest, il ne sérail pas difficile à dé-
couvrir. Désormais, d'après les hauts juris-
consultes des conedes académiques, pour le
maître libre, la simple violation d'un deooi>'
professionnel que/conque, constituera un acte
d'immoralité. Celte interprétation nouvelle de
l'article GS de la loi de lfcoO est proposée et
imposée par un juge nouveau; une immora-
lité particulière, l'immoralité professionnelle,
i -t une absurdité ; les ca-uites universitaire!
l'inaugurèrent pour étrangler leurs rivaux de
l'enseignement libre. L ■ probité, la conscience,
l'honneur de l'Université de France, suis le
régne dé Ferry, B*esl élevé jusque là. Des cou-
seils académiques qui, par pudeur, eussent dû
se récuser ; qui, par leur constitution, ne
trouvaient point dans les cas prévus par la
loi de 1850 ; qui, dans la plupart de leurs
membre-, manquaient même du savoir-faire
nécessaire à tout juge d'in-tiuclion, et du Ba-
voir nécessaire à tout juge : ce sont ces con-
seils qui appellent, à leur barre, des directeurs
de collèges, moralement supérieurs à tous
leurs jugé1* sans exception, pour les condam-
ner comme immoraux et les frapper de la
peine de l'interdiction.
Sou- l'empire de Napoléon 111, les républi-
cains, aujourd'hui au pouvoir, avaient eu à
soutenir plusieurs procès pour délit d'amodia-
tion prohibée) délit exactement semblable à
celui qu'ils vont reprocher injustement aux
chefs d'écoles libres. Sous l'empiie ils avaient
réclimé et obtenu toutes les g nanties lé-
gales : les trois degrés de juridiction, les lé-
moins, les plaidoi ries. Tous avaient parlé et
les juges étaient 'enus de préciser les lails
établissant el caractérisant le but commun.
Les républicains avaient épuisé toutes les ju-
ridictions et les ju-ies avaient loujoir- été
tenus de 1 tire comprendre la condamnation.
Aujourd'hui, sous la république, qui e>t un
gouvernement libéral, il n'y a plus rien de
pareil. Il n'y a ni publicité, ni témoins, ni
ranties. Les inleres-és seront admis à con-
sulter un doss<er, mais seulement la veille des
débats et que trouveront-ils dans le dossier?
Un long rapport seulement. El pour se pré-
parer à répondre, ils n'auront que la nuit ;
puis, tout à coup, le huis-clos, le jugement,
la condamnation, exécutoire nonobstant
appel. Entre les deux procédures, la situa-
tion est la même, nuis la différence est grande.
En comparaison, l'Empire était un régime li-
béral. Et ce. sont ces tribuns qui lui récla-
maient à grands cris la liberté, ce sont eux
qui procèdent comme on procédait jadis à By-
s<nce. Et l'Université, maîtresse de la situa-
tion, étrangle ain>i, avec des nœuds coulants,
ses adversaires ! Un jour, lorsque, par une
justice nécessaire au salut de la France, on
devra sévir conlre l'Université, on n'aura,
pour étouffer sa voix, qu'à lui dire: l'atere le*
yem quant ipsa fecisti.
Le sénateur lîalbie va maintenant nous ex-
poser comment procédèrent, sous l'inspiration
de Ferry, contre les écoles libres, les conseils
académiques :
« A Paris, il y a rue de Madrid un externat
considérable qui a 800 élèves. On a sommé le
directeur de renvoyer tous les prote-seurs
congrégani-tes. Ces professeurs n'habitent
pas l'elablis-ement, mais vous direz que c'était
toujours la congrégation qui était derrière.
« Rue de Vaugirard,on afait la même som-
mation, et à Monlpellier de même.
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈVJI
« Mais il y a trois collèges dont la lit nation
csi particulièrement intéressante. Je veux
parler du co<lég« du Mans, du collège de Poi-
tiere, «lu collège d'Amiens.
« An M.nis, le recteur a adressé an direc
leur une lettre dans laquelle il lui intimait
l'ordre d'avoir A r< nvoyei tous les proces-
seurs cougréganisles, tous sans exception.
« A l'oili-'rs il y a une situation particu-
lière. L'abbé Thihaud avait été suspendu par
le Conseil académique. H s'est pourvu devant
le Conseil supérieur qui a renvoyé à nue ses-
sion prochaine pour supplément d 'in si ru cl ion,
toutes choses restant en état.
« L'abbé Thibaut était, donc convaincu qu'il
pouvait être rassuré jusqu'à la session pro-
chaine. Le recteur a intimé l'ordre «à l'abbé
Thibaut, môme avant la session prochaine,
d'éliminer de son personnel tous les profes-
seurs congréganistes ; ils étaient au nombre
del9.
« L'abbé Thibaut a répondu : sur les 19, il
y en a 9 qu'il m'est possible de renvoyer, et
je vais les remplacer, pour vous prouver que
je ne veux pas me mettre en lutte avec M. le
Ministre ; mais, pour les 10 autres, je ne puis
faire la même concession, parce que je suis
lié envers eux par des contrats, et que je
m'exposerais à leur paver des indemnités, et
que l'établissement n'est pas en mesure de
s'imposer de paieils sacrifices.
« Neuf lurent donc remplacés. Mais, malgré
cela, la sommation fut maintenue, et l'on fit
remarquer au directeur que le Ministre de
l'Intérieur, à défaut du Ministre de l'Instruc-
tion publique, pouvait intervenir et dissoudre
de nouveau le congrégation reconstituée par
la présence des professeurs appartenant à la
société de Jésus.
« L'abbé Thibaut est donc toujours sons les
coup» «le cette menace, et à Pâques, il n'est
pas sûr qu'elle ne soit pas exécutée.
« A Amiens, la situation est plus caractéris-
tique encore. Le collège de la Providence est
sous la direction de l'abbé Crampon. Il avait,
parmi ses professeurs, 20 jésuites tous logés
hors de l'établissement.
« L'abbe Crampon ayant é'é traduit pour ce
fait devant le Conseil académique de Douai fut
■U'pendu. Mais s'élant pourvu devant le Con-
seil supérieur, il a été acquitté parce qu'il a
déclaré qu'il n'avait pas l'intention d'entrer
en lutte contre le Ministre de l'Instruction pu-
blique, et qu'il renverrait un certain nombre
de professeurs jésuites. Il en a, en effet, ren-
voyé 17.
« L'abbé Crampon croyait donc être en
règle vis-à-vis de l'Université.
« Mais voici qu'une dépêche du Ministre de
l'Instruction publique, transmise par l'Inspec-
teur de l'Académie d'Amiens, déclare à l'abbé
Crampon que son établissement est à l'état
d'infraction à la loi ; qu'il favorise la recons-
titution d'une congrégation dissoute; qu'en
vérité le Conseil supérieur, tenant compte de
son honorabilité, de ses aptitudes pédagogi-
ques et de l'autorité morale qui peut lui par
mettre de devenir un directeur sérieux, n'a
pas cru devoir lui faire appliea'b.u de l'ar
ticle lis de la loi du 15 mars iNàn, mais qt'.ê ce
n/est pas la toutefois un acquittement au seai
propre du mot, mais plutôt une mise en de-
meure, et que, s'il n'en tenait aucun 00031
il s'exposerait à perdre le bénéfice des . ir-
constances irè-> atténuantes admises par le
Conseil supérieur, parce que sou acquittement
n'a été que conditionnel.
« L'abbé Crampon lit remarquer que, depuis
la décision du Conseil académique de Douai,
la situation de «on établissement s'était mo-
difiée, qu'il avait renvoyé 1" jésuites.
« Cependant, à la date du 23 février 1881,
il reçoit une nouvelle sommation d'avoir à se
séparer de tous les maîtres jésuites qu'il avait
encore et dont la présence constituait la re-
constitution d'une congrégation dissoute.
« A Bordeaux, la question a été posée d'une
façon plus nette encore.
« Le 4 février 18N1, le directeur de réta-
blissement de Tivoli reçut une sommation
l'invitant à se séparer de ses professeurs jé-
suites.
« Le directeur répondit que les 18 pères
qui enseignaient dans son établissement se-
raient réduits à 14 et que, d'ici à Pâques, il
s'efforcerait de réduire encore ce nombre.
« Cependant le Ministre lui déclara que
c'était insuffisant et lui demandait de prendre
l'engagement de les renvoyer tous et de fixer
le délai dans lequel il s'engageait à les rem-
placer.
« L'autorité s'est impatientée ; elle n'a pas
voulu accorder de délai et, le 5 mars, le
collège a été fermé. 600 élèves ont été mis
dans la rue.
« Vous me dites que c'est parce que le di-
recteur l'a bien voulu. Permettez-moi de vous
faire observer, M. le Ministre, que le Conseil
académique avait prononcé l'exécution provi-
soire, et comme chacun sait ce que parler
veut dire, l'établissement de Tivoli a voulu
prévenir l'exécution provisoire.
« Il y a eu ordre d'évacuation. Bref, nous
nous trouvons en présence d'un système gé-
néral qui consiste à enlever, pour la rentrée
de Pâques, les élèves à certains maîtres.
« A gauche. — C'est la loi.
«- M. Batbie. — Vous prétendez que c'est la
loi. C'est précisément ce que nous allons exa-
miner et mon interpellation n'a pas d'autre
but que de vous démontrer que ce n'est pas
la loi.
« Je ne critiquerai pas les décisions déjà
prises par les Conseils académiques auxquels
je veux accorder le respect de la chose jugée.
Je ne m'occuperai que des décisions à inter-
venir et je dis que ces décisions sont con-
traires à la loi du 15 mars 18.'>(), qui a été in-
terprétée par le rejet d'un amendement de
M. Bwurzat en 1850 et parle rejet de l'article 7
de la loi sur l'enseignement.
« M. le Ministre de l'Instruction publique a
2S 1
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
eu à répondre, à la Chambre des Dépotés, à
M. Madier de Monljau qui considérait l'ar-
ticle 7 comme insuffisant et dangereux.
« Le Ministre a défendu cet article en disant
qu'il n'était [tas inutile, puisque les congréga-
tions non autorisées se prévalaient de la loi
de 1850, et qu'il n'était pas dangereux, puis-
que précisément on atteignait à la l'ois les con-
grégations comme associations et les membres
de ces congrégations comme professeurs.
<< M. Paul Bert émettait la même opinion.
L'ordonnance de 18:28 a supprimé les congré-
gations non autorisées, disait il ; mais la loi
de 1850 leur a rendu la faculté d'enseigner,
et c'est pour leur enlever celle faculté que
nous avons fait l'article 7.
« Eh bien ! l'article 7 n'ayant pas été adopté
par le Sénat, il me semble qu'aux termes n'es
déclarations du Ministre et de M. Paul Bert,
les congrégations non autorisées ont conservé
le droit d'enseigner.
« On me dira peut-être que le droit indivi-
duel d'enseigner n'est pas contesté, et qu'on
ne met en cause que le droit collectif. Mais,
un professeur ne peut pas enseigner tout à la
foi? les sciences, les lettres, l'histoire, la phi-
losophie, les langues mortes et les langues vi-
vantes.
« Pour avoir des élèves, il faut que les pro-
fesseurs se réunissent pour enseigner. Où
voulez-vous que les congréganistes se réu-
nissent ? On a prononcé leur dissolution. Peu-
vent-ils s'adresser aux lycées, pour y profes-
ser? Je ne crois pas.
« On leur répondrait tout au moins que les
places sont prises. Peuvent-ils s'adresser aux
établissements laïques? Pas davantage. Du
reste ces établissements envoient leurs élèves
dans les lycées et ils se bornent aux répéti-
tions et à la surveillance.
« Ces professeurs ne peuvent guère espérer
être employés que dans les anciens établisse-
ments où précédemment ils avaient leurs po-
sitions. C'est donc comme si l'on disait aux
membres de l'enseignement libre : vous ensei-
gnerez, mais les établissements qui voudront
vous recevoir vous seront interdits.
« Mais examinons cet article 68 de la loi de
1850 dont vous prétendez faire application, et
qui interdit l'enseignement pour cause d in-
conduile et d'immoralité. Vous n'y croyez
pas.
« C'est ainsi que, pour le chef de l'institu-
tion de la Providence, à Amiens, vous avez
vous-même rendu justice, dans une dépêche,
à sa haute valeur morale, et vous le mena-
cez de le frapper pour inconduite et immora-
lité.
« Je dis que le Ministre ne croit pas à l'im-
moralité des professeurs qu'il frappe pour ce
fait. Si cette immoralité existait, même à l'état
de soupçon, croit-on que les pères de famille
ne seraient pas les premiers inquiets, eux qui
veillent si scrupuleusement à l'application de
ce principe : Maxima debetur puero reverentia?
« Une seule chose inquiète les familles, ce
sont les poursuites dont vous menacez les
maîtres -te leurs enfants.
» Si vous croyez à l'immoralité que vous
alléguez, ce ne sont pas le< chefs d'établie
ment que vous devriez poursuivre, ce sont les
congréganistes eux-mêmes, comme reformant
les congrégations que vous ave/, dissoutes. Ce
sont eux l^s auteurs principaux.
« Les directeurs des établissements seraient
tout au pln< leurs complices. Mais vous les
frappez parce que vous voulez fermer leurs
établissements. Vous frappez ceux-ci à la tète
dans la personne de leurs directeurs eux-
mêmes.
« Ce qui prouve que M. le Ministre lui-
même ne croit pas au grief qu'il invoque,
c'est la répon=e qu'il faisait dans la séance du
30 janvier 1880 à l'honorable M. Bocher.
« M. le Ministre disait, en résumé, qu'alors
même qu'il jugerait certaines doctrines pé-
rilleuses, menaçantes pour l'ordre constitu-
tionnel du pays, il ne possédait aucun moyen
sérieux d'y mettre un terme.
(t Quant aux pénalités prévues pour les cas
d'inconduite et d'immoralité, il s'agit là, ajou-
tait M. le Ministre, de questions telles que ces
mots ne peuvent les atteindre.
« Le l(j février 1880, dans la discussion re-
lative à la loi sur le Conseil supérieur, M. le
Ministre disait encore qu'alors même que ce
Conseil voudrait atteindre la liberté d'ensei-
gnement en se servant de voies détournées, il
n'y saurait réussir; car, pour fermer les éta-
blissements libres, ajoutait M. le Ministre, il
faudrait des arrêts de justi e.
« J'avais donc raison de dire que M. le Mi-
nistre ne croit pas à la valeur de celte accu-
sation d'inconduile et d'immoralité.
« Il est vrai que souvent ce mot d'immora-
lité a été employé dans des circonstances sin-
gulières. Je ne vois pas M. le Garde des Sceaux
à son banc, j'aurais pu lui rappeler qu'il fut
un temps où l'on appelait le parti des amis de
Danton le parti des immoraux.
« Je terminerai par une dernière considé-
ration. Pour bien la mettre en relief, je prierai
le Sénat d'y prêter la plus sérieuse attention
et je prierai M. le Mini-tre de se mettre, pour
y répondre, autant que possible en dehors des
divisions de parti, afin que sa réponse ait toute
la netteté désirable ; cette question a, en effet,
une grande importance pratique.
« Vous savez eombien il a été difficile de
remplacer les 500 professeurs qui ont dû
quitter les établissements libres: vouloir exi-
ger le renvoi de 205 autres professeurs, c'est,
vous ne l'ignorez pas, exiger la fermeture
même des établissements où ils enseignent.
« Croyez-vous qu'il soit bon d'interrompre
les cours commencés par leurs élèves?
« Et. quand cette population scolaire aura
quitté les établissements libres, serez-vous en
mesure de la recevoir?
« Avant l'exécution des décrets, il y avait
dans les 28 établissements dont il s'agit,
11.000 élèves ; il n'y en a plus que 9.000. Mais,
LIVRE QUATllE-VINCT QUATORZIEME
285
ces 9.C00 (''lèves, êtes-voua en mesure de les
recevoir?
« ponvez-vous recevoir, par exemple, au
lycée Fontanes, les 800 élèves de la rue de
Madrid ; au lycée de Bordeaux les (>()() élèves
de l'école Tivoli?
« Etes-vous en mesure? La vérité, à cet
égard, a été dite dans un rapport du vice-rec-
teur de l'Académie de Paris qui constate qu'il
n'< a même pas l'espace suffisant pour accom-
plir les dédoulilements de classes prescrits
par le nouveau programme d'études.
« Un a dû recourir à toute sortes d'expé-
dients ; à Fontaues, on a du louer plusieurs
boutiques, rue de Rome, prendre l'apparte-
ment du censeur, le cabinet du proviseur.
« A Louis-le-Grand, on a dû construire des
baraquements ; à Saint- Louis, prendre des
mesures analogues. On a pu établir ainsi
38 classes nouvelles. Maïs; je le répèle, où
meltrez-vous 9.000 nouveaux élèves.
« Je crois qu'il y aurait là une mesure
cruelle, tellement cruelle que je ne puis croire
que M. le Ministre persévère dans cette
voie.
« On risquerait ainsi d'exposer des jeunes
gens qui touebent à la limite d'âge, à échouer
au seuil de leur carrière.
« ^1 droite. — C'est, ce qu'on veut.
« M. lic.tbie. — Attendez du moins que vous
soyez prêis pour les recevoir.
« Je vous demande si vous avez la place suf-
fisant e pour recevoir cette nouvelle clientèle
dans vos lycées.
« Eh bien ! non, vous ne l'avez pas. Non,
vous n'êtes pas pi es à les recevoir.
a Je termine par une observation.
« Ces jeunes gens dont vous allez arrêter
les études, que vous allez mettre dans la rue,
san< avenir, un jour vous les retrouverez dé-
sœuviés, sans carrière, mangeant le pain des
déclasses.
« J'espère, monsieur le Ministre, que vous
ne voudrez p;is vous préparer de pareils re-
proches et de pareils regrets. »
Pour edfier nos lecteurs, nousemprunlons,
à une correspondance, le récit du jugement de
Père t'illon :
Le conseil académique de Douai, composé
de 32 membres, présidé par P. Foncin, rec-
teur de l'académie de Douai, s'est réuni sa-
medi à deux heures de l'après-midi dans cette
ville, p ne délibérer sur les conclusions du
rapport de Daniel de Folleville, relatif au
procéH du If. P. Pillon recteur de l'école se-
condaire 1 il«re de Siint-Joseph à Lille.
Au fond de la salle, derrière la tète du pré-
li '«-ni, trônait un buste de la Képublique.
Pour les conseils académiques, le fac-similé
de M'iri inné lient probablement lieu de Christ
qui préside aux délibérations des tribunaux
ordinaires. Les conseillers étaient groupés en
deux roiif-. autour d'une table, devant laquelle
1 pré-x-nlé le IL l\ Pillon, assisté de ses
deux avocats, Me Gustave Théry. bâtonnier
du barreau de Lille, et .M Pierre Che.-nelong,
fils l'un ci l'autre de deux membres de la
droite sénatoriale.
La parole ayant été donnée, sans nuire
préambule, à la défense, M* Théry a immédia-
tement donné lecture d'un déclinatoire d'in-
compétence ainsi conçu :
« Attendu que le sieur A. Pillon est pour-
suivi devant le conseil académique pour di-
vers griefs, et, notamment, pour le grief sui-
vant relevé sous le n ' 3 : « N'avoir pas, le
31 août 1880, date de la dispersion des mem-
bres enseignants de la société de Jésus, déjà
dissoute elle-même le 30 juin 1880, fait une
nouvelle. déclaration, conformément à la loi
du 15 mars 1850, article 60; »
« Qu'il résulte donc de la prévention môme
et de l'assignation, qui vise d'ailleurs l'ar-
ticle G0 de la loi du 15 mars 1850 et se réfère
au rapport, que le sieur A. Piilon aurai», en
octobre 1880, ouvert un établissement d'en-
seignement secondaire sans avoir fait les dé-
clarations voulues ;
«Attendu qu'il résulte de cette assignation
même que le conseil académique est incom-
pétent ratione materix pour s'occuper du sieur
A. Pillon ;
« Qu'en effet, la compétence disciplinaire
du conseil ne s'exerce que sur ceux qui sont
régulièrement membres de renseignement;
« Qu'au contraire la loi du 15 mars 1850
attribue formellement, dans son article 66,
compétence absolue aux tribunaux de police
correctionnelle pour connaître du délit d'ou-
verture d'établissements d'enseignement se-
condaire sans accomplissement des formalités
prescrites par la loi ;
« Que si, comme le prétend la prévention,
le sieur A. Pillon n'est pas un chef d'établis-
sement régulier, aucun de ses agissements ne
relève du conseil académique ;
« Pour ces motifs,
« Plaise au conseil se déclarer incompé-
tent pour connaître des faits dont il est
saisi.
« Renvoyer la cause et les parties devant qui
de droit. »
Me Théry a ensuite développé, de la ma-
nière la plus ferme et la plus claire. ces conclu-
sions, que je vous avais fait pressentir dans
une lelire précédente, en affirmant l'incom-
pétence du conseil académique.
Mai- ces conclusions déroulèrent ces juges
improvisés ; ils hésitèrent longtemps, soit
qu'ils ignorassent la procédure à suivre en
pareil cas, soit qu'ils vissent l'inconvénient
d'une décision sur la question de la compé-
tence ; s'ils la tranchaient négativement, ils
lâchaient l'occasion de tuer un collège libre ;
s'ils la résolvaient affirmativement, ils com-
mettaient une sorte de forfaiture, qui leur
vaudrait peut-être une semonce de M. Ferry,
ou tout au moins de M. Zévort, son factotum...
Bref, le sieur Foncin, invoquant le caractère
_'M,
HISTOIRE OMVEKSKLLl DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
eplioono] | ) de la juridiction académique',
insista auprès de M Théry pour obtenir qo'il
plaidai au l.n.l. M 'I li'-n -y refusa, dé a
ran! exiger on jugement sur la question de
compétence. Le recteur y consentit enfin; le
conseil se retira pour délibérer, et a la re-
prise de la Béanc, le recteur prononça un ju-
_. ment ni.ii uioltrr, put lequel le conseil, à
L'unanimité,repoussanJ les conclusions du pré-
venu, se déclarai! compétent.
Dès lora, de deux choses l'une: ou ce ju-
gement de compétence était exécutoire no-
nobetanl appel, et alors M' Théry consentait
à piailler au fond, ou il ne l'était pas, et alors
M 'I béry, après en avoir appelé au con-eil
supérieur, quittait la salle pour attendre la dé-
cision d'appel.
C'est cette seconde hypothèse qui se réalisa,
le jugement de compétence ne contenant fins
un mot relatif à l'éxecution provi-oire. .\!c I hé-
ry s'autori-a de ce silence pour se retiier
ainsi que le Père Pillon et Mc Chesnelong,
après avoir déposé au sécrétai iat de l'aca-
démie une déclaration d'appel dont il lut lut
donné récépissé, et l'avoir communiquée au
conseil sur la demande du sieur F<>ncm.
Ce qui se lii ensuite au conseil académique,
les 'd-2 conseillers sont seuls à le savoir. A la
vérité, il ne devait plu* rien s\/ fmre, puisque
l'appel e>t toujours suspensif de la procédure
et que l'exécution provisoire, nonobstant ap-
pel, d'un jugement ne se présume jamais. Il s'y
lit pourtant quelque chose, car, le Soir, le
conseil du It. P. Pillon reçut communication
d'une dépêche annonçant que le conseil avait
rendu un jugement sur la question de fond,
avait teconnu le Père Pillon coupable de
quatre chefs d'accusation, et l'avait, par dé-
faut, condamné à un an de suspension, avec
exécution provi-oire entraînant U fermeture
de l'école Sai il-Joseph sous les trois jours !...
Qui expliquera ce mystère? La lecture du
jugement, quand il aura été signilié au II. P.
Pillon, fera en partie la lumière. Dès mainte-
nant on peut supposer que le conseil, chargé
d'exécuter l'école Saint-Joseph, aura trouvé
insuffisante pour son mandat la décision de
compétence, et, abandonnant celui des six
griefs qui avait motivé les conclusions d'in-
compétence opposées par le pi é venu, aura ap-
précié au fond les cinq autres; relui qui con-
cernait le « l'ère Waniz et le Père Trioen »
aura probablement paru trop grotesque, et
les quatres autres amont été reeonnusexacts :
c'est ainsi qu'on aura salué en l'absence du
prévenu, et alors que celui- ci s'élait 1 1 es lé-
gitimement relie après avoir formé un appel
qui, incontestablement, dessaisissait ses juges,
De tout cela il résulte que la délibération
du conseil est contraire à toutes les règles du
droit, et que la sentence rendue est radicale-
ment nulle. Dès lors, le Père Pillon a le droit
de ne pas s'y conformer. Et s il en use, et (pie
l'on erocàette l'école Saint-Joseph pour ob-
tenir l'exécution des illégalités académiques,
qui élèvera le conflit pour dérober les exécu-
teur- a la répression }ad '... Von«
corabien la question est cuiieuse en u
tt inp- que grave.
Quoi qu'il en soii, l'indignation est ici a
son comble. Ce soir, h- [„•,-. - el les mères de
Famille dont les enfanta sont conth i glo-
rieux condamné d'hier, V humoral Père Pillon,
se réunissent de nouveau salle O/.anam p
concerter la défense de leurs ial i -
Quand l'Eckê ttu Nord publia le iii dh
jugement de compétence du fanatique pe«
ru-é f'oncin, le Prnj.aunteur du Nur-I lui
pondit : « Nous ne poii vo | pas croire à If* es
titude de ce document. H non» par.ip qu'j:
peut émaner que de L'imagination d'un jour-
naliste, attendu qu'il ne ressemble «ri rien au
jugement en trais mots — et non motivé —
rendu à l'audience par M. le recteur Fon-
cin. »
« Ce qui confirme les dires du Propagateur,
ajoute Y Univers, c'est que le H. P. Pillon,
ayant enlin reçu notification des deux di
si>ns du Con-ed académique de Douai, l'une
sur la compétence, l'autre sur te fond (cette
dernière par défaut), proteste contre les • n«>n-
ciations du premier de ces jugements comme
mentionnant l'exécution provisoire, qui n'a
pas été prononcée a l'audience.
« En conséquence, le II. P. Pillon est résolu
à s'inscrire en faux contre le dit jugement, si
l'on prétend exécuier contre lui ia décision sur
le foui, au mépris de son appel sur la com-
pétence. »
Pour que mes lecteurs n'en ignorent, nous
donnons, comme échantillon de la pnlieiaire
aca témique. le jugement rendu contre le Di-
recteur de Tivoli :
« Le conseil académique, ouï le rapport
delà commission de discipline, ouï M Gi-
rard, conseil de M. Faure, en ses observa-
tions ;
« Vu la loi du 15 mars 1850, art. 68 :
« Vu la loi du 27 lévrier 1880, art. 11 :
« Vu le décret du -2G février 1880, art 5, 8
et 9.
« Considérant qu'il résulte des fails cons-
tatés qu'à respiration du délai accordé aux
congrégations dissocies pour abandonner
leurs établissements d instruction, l'école
Saint- Joseph de Tivoli s est rouverte sous le
coûter/ d'une société civile, avec un directeur
noierait sans que le caractère es-enliel de
cet établissent ni d'in-iruclion ait chantre •
t Qu'à la date du 18 octobre, -1\ jésuites fi-
guraient dans le personnel ;
« Qu'un noviciat de la compagnie rj* F -
dit l'école apostolique, v était m i in tenu sous
la direction de deux pères jésuites, habit. oit
la maison ;
« Que depuis ledit noviciat a été li-ew ><'• et
le nombre des jésuites professeurs ramené de
24 à 18, puis de 18 a quinze ;
«Considérant que. malgré ces mo li!i a-
lions de détail, la co grejration a continue de
donner Pense gni un ni à Tivoli dan> es con-
ditions qui caraciéi isent, non pus l'exercice
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
t*7
d'un droit individuel, mais la persistance de
l'acliun commune el <lu but commun ,
« Qu'en effet, Bi les membres de la congré-
gation dissoute avaient eus* d? manger et de
coucher ttans V établissement, il n'en reste pas
moins qu'ils faisaient acte de congrégation en
y ilon, mu/ l'enseignement ;
« Que, dès lors, lesdiles modifications doi-
vent être considérées, non comme un commen-
cement d'exécution de la loi, niais comme (1rs
précaution* prises en vue d'assurer le main-
tien dans l'établissement de la congrégation
dissoute ;
« Considérant que M. Paure, directeur de
rétablissement, a toléré on n'a pu empêcher
ces fait» ; qu'a*» surplus, invité à prendre l'en-
gagement de licencier le personnel apparte-
nant à la congrégation dissoute, et à fixer lui-
même la date du licenciement, ledit sieur
Faure s'est refusé à le faire, manifestant ainsi
son in'eniion de ne- pas obéir à la loi ;
« Considérant que ces faits tombent sous
l'applica ion de l'article 68 de la loi du 13
mars 1850;
« Que ie sens de cet article est fixé par la
jurisprudence des tribunaux, des conseils dé-
partementaux, des conseils académiques et
du conseil supérieur de l'instruction publi-
que ;
« Par ces motifs,
« Faisant application au sieur Faure de l'ar-
ticle 08 de la loi du 15 mars 1850 et de l'ar-
ticle 4 de la loi du 27 février IttSO ;
« Le conseil,
« A une majorité supérieure aux deux tiers
des voix, condamne M. Faure à la peine de
l'interdiction de sa profession pendant trois
mois ;
« Ordonne,
« A un majorité supérieure aux deux tiers
desv..ix, l'exécution provi-oire de la présente
décision, nonobstant appel. »
Bordeaux, le 5 mars 18^1.
La Guienne, de Bordeaux, va maintenant
nous édifier sur l'exécution. Les externes
avaient été remis à leurs parents; quant aux
internée, les parents avaient été avenis de les
retirer; le préfet soupçonne quelque anguille
gous roche et ce malin su', tendre son cordeau
pour la prendre. « Les oi-s du Capitule, dit
la Guienne, viennent encore une fois de sau-
ver la ville.
« Ce matin, à cinq heures et demie, un
commissaire de police, accompagné d'une
cinquantaine d'agents, a cerné le collège de
Tivoli. Admirablement renseigné, comme tou-
jours. M le préfet. Doniol, averti par son rusé
nmis-onre central qun des omnibus circu-
laient en ville, avait pen-é que If: collège PC
rouvrait. Aussitôt il avait donné des ordres
poui tendre une souricière, san se donner le
temps de réfléchir sur ceux qui pourraient
bien être pris a i e piège.
« l'n homme intelligent, apprenant que des
omnibus traversaient quelques rues de Bor-
deaux a eelte heure matinale, se Beruit dit
qu'évidemment ces voilures allaient à lu gare.
porter les élèves expulsés de leur collège.
Mais un homme fort comme M. Doniol voit
les choses d'uni- initie façon. H a cru que les
Susdits élèves venaient du chemin de fer et
rentraient au collège. On trouverait diilicile-
ment un homme plus (in.
« Les agents de la police commandés pour
cette équipée, quoique fixés depuis longtemps,
ont dù certainement faire des réflexions assez
désavantageuses pour leur patron.
« A neuf heures, il ne restait plu-^ de la
bande qu'une dizaine d'agents, moilié en ci
vil, moilié en unilorme, surveillant leo per-
sonnes qui entraient au collège ou en sor-
taient.
« Les consuls veillent : citoyens, dormez eu
paix. »
A Toulouse, le jugement fut à peu près le
même et l'exécution plus brutale encore. Le
lendemain de la rentrée, l'inspecteur pénètre
au collège Sainte-Marie, au milieu du brou-
haha de la rentrée et demande à \isiler la
chambre a coucher du directeur : refus, pre-
mier grief. Le surlendemain, il revi nt de-
mander la I i- te des professeurs et surveillants.
Cinq jours a |>rès, ecce iterum; le Crispin uni-
versitaire se plaint que sur la liste des profes-
seurs et surveillants, on ne trouve ni le comp-
table, ni le portier, ni le cuisinier. Le lende-
main de celle dernière visite, 14 octobre, à
8 heures du matin, au moment où les profes-
seurs viennent de monter dans leurs chaires
et où les surveillants nf. sont pas encore sortis
de la maison, la gendarmerie ci cheval cerne
l'écolt»; deux commissaires de police, assistés
d'une quarantaine d'agents et flanqués de
l'inspecteur d'Académie, un nommé Tau-
maire (ii ne lui manque que la particule, à
mettre, mais pas avant son nom) font irrup-
tion dans l'intérieur de l'établissement; puis,
au milieu de l'émotion générale, ils anachent
les professeurs à leurs chaires, ils chassent le
portier de sa loge et le cuisinier de ses four-
neaux : voila ce qu'on appelle aujourd'hui,
dans le pays du vidangeur Conslans, l'appli-
cation des lois de l'Ltat.
Dans un pays libre et sous un gouverne-
ment honnête, lous ceux qui, sans acte préa-
lable de justice, même universitaire, avaient
pris part à ces actes d'absurde violence, au-
raient été envoyés en police correctionnelle.
Il n'en fut pas ainsi. Le 11), le directeur est
cité devant le conseil académique; le 20, réu-
nion extraordinaire et instruction rapide; le
21, communication du dossier; le !2.'L con-
damnation et exécution. Le soir même, les
externes sont, congédiés ; le lendemain, les
internes remis à leurs parents. L'est à croire
que la France e>l devenue un pays sauvage.
2HH
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
M. lis . niant à la prétention du gouvernement
de vouloir discréditer, déshonorer, ruioei
cette école, il ne Bemble pas qu'il «il pu faire
mieux pour Irahir son hypocrisie, et, disons
le mot propre, sa lâcheté.
La République française, journal de Gam-
belta, applaudit trèB fort à ces stupides atten-
tats, cl à ce total défaut de firmes pour en
voiler l'odieux. (Jue l'Université se couvrit de
honte, cela était hien égal aux scribes de l'op-
portunisme. Ce que voulait Gambetta, ce que
poursuivait sa meute d'aboyeurs cyniques et
d'exécuteurs sans vergogne, c'élaii l'extinc-
tion du cléricalisme. Pour arriver au but,
tous les moyens étaient bons : souveraineté
du but, disait Barbes. Les conseils acadé-
miques peuvent se rendre dix mille fois ab-
surdes, tant pis, pourvu que l'œuvre s'achève
et que se ferment les collèges où s'enseigne la
religion. Les journaux honnêtes du parti ne
le prirent pas si gaiement. « Nous avouons
avoir hésité longtemps, dit la Presse, à
croire qu'un tribunal administratif, composé
d'hommes sérieux, instruits, présidé par le
recteur, ait pu dire de pareilles billevesées, et
alkr même jusqu'à violer les rèyles de compé-
tence. On dirait qu'aucun homme de loi, au-
cun juriscon>ulte ne prit parla celte sentence
absolument inouïe. Ce qui est certain, c'est
qu'un professeur de droit s'est prudemment
fait excuser de ne pas prendre part aux déli-
bérations du conseil académique. // a eu peur
de se déshonorer et de peidre sa réputation
auprès de ses collègues de la faculté et de ses
élèves. >>
« Lorsque nous annoncions, dit le Parle-
ment, la décision rendue pour établir par une
voie détournée contre les membres des congré-
gations, l'incapacité personnelle d'enseigner,
nous n'en connaissons pas le texte. La Répu-
blique française en fait l'aveu. Toul jésuite, dit-
elle, est in. âpable d'enseigner en tant que jésui-
te. Tout le monde sait pourtant que cela n'est
pas vrai ; que la législation de 1850 a expres-
sément refusé de frapper les membres des
congrégations d'une incapacité de ce genre,
et que le Sénat s'est prononcé dans le même
sens en rejetant l'article?.
« En pienant la thèse la pbis favorable aux
prétentions du gouvernement, en supposant
la légalité des décrets, on ne pourra recon-
naître au gouvernement d'autre d.oit que ce-
lui de dissoudre les congrégations, de dis-
perser leurs membres, de les poursuivre
correclionnellement pour association illicite.
Mais un jésuite, alors même qu'il prend cette
qualité, conserve tous ses droits personnels, y
compris celui d'enseigner. Dérider le con-
traire, c'est viol.fr ouvertement la loi • c'est un
acte de pur arbitraire qui ne peut ère tiop
sévèrement qualifié.
« C'est violer ouvertement la loi. » Nous
en arrivons en effet là maintenant. Jusqu'ici
nos maîtres violaient la loi sans le moindre
scrupule, m«is ils ne l'avouaient point et
cherchaient de leur mieux à conserver les ap-
parences de la légalité. Maintenant ils jettent
Je masque.
Les mêmes sentences furent rendues contre
quatorze ou quinze directeurs des nouveaux
collèges. Ces mêmes sentences leur impu-
taient communément, avec quelques pecca-
dilles, deux torts graves : le premier, de
n'être que des hommes de paille; le second,
d'avoir reconstitué chez eux une congréga-
tion dissoute. Le premier grief était seulement
présumé, non prouvé, et la peine inlligée
prouvait tout simplement qu'on n'y croyait
pas. Une interdiction de deux ou trois mois
ne supprimait pas les condamnés; après l'ex-
piration de leur peine, ils devaient revenir à
la direction de leur collège et les faire mar-
cher comme ils marchent encore, à la joie
des familles et au grand mécontentement de
l'Université. Le second grief est absurde : des
professeurs qui habitent en ville, qui prennent
leurs repas et leur repos dans des domiciles
séparés, qui ne viennent au collège que pour
faire leurs classes, choses essentiellement per-
sonnelles: on ne fera jamais croire à personne
que cVst ressusciter la vie commune. A ce
prix, tous les collèges et les lycées seraient
des congrégations non autorisées et suscep-
tibles de semblables poursuites. Outre que ce
giiefest absurde, il est contraire à tous les
droits. Les jésuites ont le droit d'enseigner
depuis 1850 au moins; leur droit a été con-
firmé par le rejet de l'article 7 et les frustrer
de ce droit, c'est commettre un délit, délit
dont se rendirent coupables quinze conseils
académiques etquinze fois le conseil supérieur.
Ferry, par un raffinement de cafarderie,
affichait dans ses jugements ces deux ti> rs
de voix hostiles aux jésuites. Pour une con-
damnation par son conseil, il avait, en eii'et,
requis ces deux tiers, sans doute pour faire
croire à sa probté. Mais « le premier des
menteurs et le dernier des lâches » avait eu
soin de fourrer, dans ce conseil, trois quarts
des juges à sa discrétion. Ur qui a le juge a
la sentence. L'Université a si bien senti le
vice de celte composiiion d'un tribunal,
qu'elle y a renoncé ; aujourd'hui elle élit par
scrutin ces juges, et ces juges ne font plus
ce que faisaient les ju^es de Ferry.
Ces excès révoltèrent Emile de Girardin.
Le vieux pùbliciste, en villégiature à Royat,
écoutait, selon son habitude, toutes les voix
de l'opinion et en disait le jugement. Voici
ce qu'il écrivit : « Si le cléricalisme était l'en-
nemi, les coups qu'une main maladroite lui a
portés, loin de l'abattre, n'ont réussi qu'à le
rendre plus puissant.
« La lutte à outrance est engagée.
a C'est manifeste.
« Où s'arrêtera-t-elle, en dehors d'excès de
pouvoir sans fin, si elle n'arbore pas résolu-
ment le drapeau de la séparation des Eglises
et de l'Etat, séparation opérée telle qu'elle
peut être accomplit, sans violence et en te-
nant équitablement compte de ce qu'il est de
convention d'appeler « les droits acquis » ?
VHK QUATRE- VINGT QUATORZIÈME
289
« (l'est ce que je me demandé avec an-
goisse, en prôtant ici L'oreille à tout ce que
j'entends dire.
« Les esprits, en sens contraires, sont plus
surexcités que je ne le pensais en m'éloignant
de Paris
« Non, non, ce n'est pas le cléricalisme qui
est l'ennemi.
« Ce qui est l'ennemi, c'est l'arbitraire.
« Et cet ennemi, il n'y a que la liberté qui
puisse le vaincre ; il n'y a que la liberté qui
puisse le tuer.
« Malheureusement, très malheureusement,
au lieu de viser et de frapper l'arbitraire,
c'est la liberté que M. Ferry a dangereuse-
ment blessée.
« Oui, dangereusement blessée, car le règne
de la liberté c'est le règne de la raison, et où
les passions sont déchaînées, sa voix ne s'en-
tend plus.
« Or, est-il possible de dire que M. Ferry ne
les a pas déchaînées, et qu'en les déchaînant
il n'a pas faussé le programme du conseil
académique de Toulouse contre le directeur de
l'école Sainte-Marie: nous n'avions pas encore
sous les yeux le texte même de la sentence.
Réduits aux suppositions, nous recherchions
vainement l'article de loi sur lequel le conseil
avait pu se fonder pour interdire M. Villars
pendant trois mois de l'exercice de sa profes-
sion. Il ne pouvait venir à l'esprit de personne
que le conseil académique eût considéré comme
des actes d'immoralité ou d inconduite les faits
reprochés à M. Villars. Et pourtant c'est la
vérité. Il nous est permis de dire que cette
décision a causé dans le public une surprise
profonde et soulevé un juste sentiment de ré-
probation. On ne peut admettre qu'un tribu-
nal, si académique qu'il soit, se joue ainsi de
la langue et donne aux expressions fort
claires de la loi un sens qu'elles ne peuvent
comporter. »
Le Parlement montre ensuite dans quelles
contradictions a fait tomber son désir de
rendre un service le conseil de Toulouse.
Ainsi, l'un des principaux griefs, celui sur le-
quel repose tout l'édifice des considérants et
du jugement, est que M. Villars n'est qu'un
directeur fictif. Alors, dit très justement le
Parlement, il fallait laisser M. Villars parfai-
tement tranquille et poursuivre le directeur
réel. M. Villars serait d'une inconduite et
d'une immoralité tout à fait notoires, que
cela ne ferait rien du tout, puisqu'il n'est
rien de tout lui-même dans l'établissement
supprimé.
Nous ne voyons pas ce qu'on pourrait ré-
pondre à cet argument plein de logique. On
n'y répondra d'ailleurs point.
» Ensuite, poursuit le Parlement, vous êtes
vraiment bien audacieux. Vous taxez d'immo-
ralité la résistance légale à des décrets, à des
arrêtés, a des mesures de haute police, dont
Ja force obligatoire est contestée et n'a jusqu'à
prêtent été reconnue paraucune juridiction !
C'est une immoralité flagrante sans doute
T. XV.
que de croire, avec tanl de jurisconsultes, à
1 illégalité radicale des mesures qui ont été
prises en exécution des décrets du 20 mars.
Immoral M. Dcmolomhc, immoral M. Housse,
immoraux Les deux cents magistrats qui ont
dépouillé leurs robes plutôt que de s'associer
à des actes qui, dans leur conscience, leur
paraissent une violation flagrante du droit.
Hommes d'inconduite, tous ceux qui ru; par-
tagent pas les opinions de M. Jules Ferry. Le
jour où M. Cazot a contresigné les décrets du
29 mars, il promulguait tout bonnement Les
lois de la morale éternelle. »
Et le Parlement conclut en ces termes :
« Non, ni en droit, ni en fait, la décision du
conseil académique de Toulouse ne se peut
justifier. Elle n'est qu'une mesure arbitraire
pour celui qui la subit ? »
Nous avons dit après les décrets, et nous ré-
pétons après ces jugements de conseils aca-
démiques, que tous ceux qui se portent à ces
excès contre les clercs encourent l'excommu-
nication. Voilà donc les recteurs, inspecteur?,
professeurs atteints comme le président de la
république, ses ministres et ses fonctionnaires.
Nous devons dire qu'après ces attentats contre
la justice et aussi contre la liberté stricte,
l'Université de France, n'est plus, par ses
chefs, qu'une corporation d'excommuniés.
La liste complète de ceux qu'atteignent les
censures figure dans les journaux ; par cha-
rité, nous nous abstenons de la reproduire.
Nous sommes donc désormais dans la ré-
publique des excommuniés. Ferry, Constans,
Andrieux, Freycinet, Grévy et toute la liste
de leurs valets, ce sont des chrétiens bannis
de l'Eglise, exclus de la communion des
fidèles, placés sous l'anathème de la répro-
bation. Excommuniés déjà comme francs-
maçons la plupart, ils sont excommuniés en
outre comme persécuteurs. Or, le livre de la
mort des persécuteurs s'écrit toujours. Anges
de la mort, écrivez sur vos dyptiques les
noms de Grévy, Gambetla, Ferry, Paul Bert,
Thévenet, Burdeau et autres voués à l'ana-
thème. En attendant la France éprouve la
vérité de la maxime des Saintes Ecritures :
Le règne des impies, c'est la ruine : Regnan-
tibus impiis ruinée hominum.
La justice divine n'empêche pas la tristesse.
On n'est pas moins triste de voir abattre ces
grands ordres, nés de la foi, s'épanouissant
sous la loi de justice et de liberté. La liberté
telle qu'elle fleurit à Home et du temps de
nos rois jusqu'au xvn° siècle, la liberté
franche, loyale, incontestée, sous le contrôle
de l'autorité spirituelle ; la liberté enfin avec
des faveurs pour ceux qui rendent, à l'Etat,
de plus grands services : voilà par quoi
avaient prospéré longtemps les ordres mo-
nastiques.
Oui, la liberté, pour ces élans généreux qui,
du fond de L'âme s'élèvent jusqu'au ciel, et
q ne ceux-là seuls insultent qui sont impuis-
sants à les comprendre. La faveur pour ces
légions de vierges et de prêtres qui, depuis
19
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HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
quinze siècles, consolent les douleurs, veillent
au chevet des mourants, défrichent les soli-
tudes, agrandissent le champ de la science et
sauvent les âmes.
Qu'on ne dise pas : la faveur est l'ennemie
de la justice ; au contraire, elle en est l'amie,
lorsqu'elle devient une nécessaire récompense.
Or, que devons-nous aux ordres religieux?
Qui donc nous a civilisés, lorsque le flot des
barbares, inondant la Gaule, nous apportait,
avec sa vie plus jeune, la fange de tous les
vices? Oui donc a donné, au monde, le pre-
mier exemple de celte égalité, que le paga-
nisme ignorait et dont souvent l'illusion seule
nous reste? Qui donc a conduit à la charrue
les peuples adoucis et le Sicambre sur les
sillons? Qui conserve encore aujourd'hui,
dans le monde, cette flamme sacrée du sacri-
fice et de l'abnégation, qu'éteignent partout
les souffles glacés de l'égoïsme? Les moines.
Théodose et Juslinien les protégèrent. Le
glaive baptisé de nos rois s'étendit aussi sur
les monastères pour les défendre. La marche
d'une civilisation défiante soumit la vie reli-
gieuse au contrôle du pouvoir civil ; puis elle
gêna ses développements; des républicains,
qui ignorent le premier mot du droit mo-
derne, en lui appliquant des édits royaux,
viennent de les étouffer provisoirement. Après
ces attentats, nous n'espérons pas moins que
les congrégations proscrites sauront se rele-
ver et se mouvoir sans entraves dans la sphère
élargie du droit commun. Le droit commun,
nous ne demandons pas autre chose, mais
nous le demandons comme un droit.
A ceux qui s'effraient, nous montrons
comme garant de l'avenir, un passé de quinze
siècles. A ceux qui doutent, nous rappelons
les imprescriptibles prérogatives de la cons-
cience et la sublimité de cette vie si héroïque
dans sa simplicité. Enfin, à ceux qui gardent
la haine dans un repli de leur cœur, nous
adressons un défi : ils auront beau faire,
s'armer de la loi et du glaive, étouffer dans
le silence ou persécuter sur l'échafaud, il y a
quelque chose de plus fort que la colère, de
plus durable que la puissance, c'est la voix
de Dieu dans le cœur de l'homme. Les chênes
et les moines sont éternels.
L'enseignement seeomlaire «les jeunes
filles.
En histoire, pour bien comprendre les
choses, il faut procéder par synthèse. La con-
naissance analytique des faits est certaine-
ment indispensable ; mais pour les com-
prendre, il faut les voir dans leur ensemble.
Le 21 décembre 1880 est édictée une loi qui
organise l'enseignement des jeunes filles.
« Si raisonnable, si justifiée, si argenté qu'elle
fût, dit un de ses admirateurs, la loi sur l'en-
seignement secondaire des jeunes filles n'e=t
point née d'un de ces grands mouvements
d'opinion qui triomphent rapidement de tous
les obstacles ou qui les supplément; elle n'a
point eu l'appui passionné des masses du suf-
frage universel ; la Chambre ne l'a point ac-
ceptée cl 'enthousiasme ; le Sénat l'a accueillie
avec froideur ; le gouvernement n'a mis tout
d'abord à la soutenir, aucune ardeur parti-
culière ; les bureaux du ministère de l'instruc-
tion publique paraissent n'avoir jamais ac-
cepté qu'avec une certaine inquiétude cette
extension de pouvoirs et ce surcroît de res-
ponsabilité. La presse républicaine elle-même
n'a point fait de bien grands efforts, pour
frayer les voies à une création si utile, à une
loi si républicaine. » (Lire Camille Sée, pré-
face.)
Un peu plus loin, le panégyriste ajoute :
« Chose curieuse ! ceux au profit de qui elle
est faite ont mis assez longtemps à en saisir
la portée ; ce sont ses ennemis qui l'ont d'abord
le mieux comprise, et la violence hâtive de
leurs attaques aurait dû suffire à nous éclai-
rer sur la nécessité d'une loi qui leur avait,
du premier coup, paru si redoutable. A peine
le principe et l'économie générale de cette loi
étaient-ils connus que la presse réactionnaire
et cléricale se mettait en campagne et multi-
pliait contre les lycées de filles, contre les
casernes de demoiselles, contre les gynécées,
des articles indignés et railleurs. » (P. 2.)
En d'autres termes, cette loi avait été ma-
chinée dans les antres de la conspiration ju-
déo-maçonnique ; elle tombait comme une
brique détachée de la voûte du ciel ; mais elle
ne trompa point la clairvoyance catholique.
Les femmes sont la moitié du genre hu-
main. Les hommes sont la tête, les femmes
sont le cœur de la société. Les hommes font
les lois, les femmes font les mœurs et en
façonnant les mœurs, elles gouvernent le
monde, comme les anges, dit Ozanam, sans
se montrer.
Une loi qui modifie profondément la ma-
nière d'être des femmes, doit donc avoir,
dans la suite, des contre-coups profonds et
inattendus. Si l'on considère que celte loi pa-
raît en même temps que d'autres lois contre
les congrégations religieuses, contre les écoles
catholiques, contre l'indissolubilité du ma-
riage, contre les immunités de l'Eglise, il est
clair qu'elle vise au même but, à la déchris-
tianisation de la France.
« Pour détruire le christianisme, dit M. de
Maistre, il faudrait enfermer les femmes. »
En rendant cet oracle, le voyant suppose les
femmes fidèles à la foi catholique ; restant
catholiques, elles ne permettraient pas de dé-
truire l'Eglise. Mais sans enfermer les femmes,
il y a un moyen de les rendre propices à l'évic-
tion de l'Evangile, c'est de les corrompre.
Faites des cœurs vicieux, disait un franc-
LIVRE QUATRE-YINGT-QUATOBZIÈME
291
maçon d'arrière-loge, et vous aurez vaincu
Jésus-Christ.
Le moyen de corrompre les femmes, ce
n'est pas de leur offrir Inutilement l'appât
grossier du vice : cette oll're révolterait leur
probité et surtout leur délicatesse ; c'est de
faire appel a leur curiosité, c'est de leur faire
croire, comme le serpent tenlateur, qu'elles
doivent, par la science, atteindre aux préro-
gatives de la divinité. Pour devenir semblables
à Dieu, par la science, il n'y a rien à quoi on ne
puisse amener les femmes. En présence d'un
tel dessein, il serait surprenant que les catho-
liques n'aient pas poussé le cri d'alarme, sur-
tout dans un pays resté catholique comme la
France.
Le promoteur de la nouvelle loi fut un
juif. Le juif Naquet, qu'on verra parmi les
panamistes, avait poussé la loi sur le divorce ;
le juif Camille Sée prit l'initiative de la loi
pour l'enseignement secondaire des filles ; et
quand ce ne sont pas les juifs qui attachent
leur nom aux. lois anti-chrétiennes, ce sont
toujours les juifs qui assurent leur triomphe.
Chose bonne à noter. La révolution de 89,
si ardente à démolir l'Eglise, n'avait pas tou-
ché à l'éducation des femmes. Talleyrand à la
Constituante, Condorcet à la Législative, La-
kanal à la Convention avaient soulevé tous
les faux principes qui prendront corps dans
l'Université impériale, comme pour démon-
trer que les impies sont toujours les ennemis
de la liberté ; ils n'avaient parlé des jeunes
filles que pour proposer de les faire instruire
dans les mêmes écoles que les garçons ; mais
ce dessein, même à leurs yeux, était un para-
logisme, qui n'amena aucune conséquence.
Il ne suffit pas, en effet, d'être un impie,
pour établir l'égalité entre l'homme et la
femme ; il faut s'aveugler jusqu'à l'absurde
et faire violence à la nature. Un homme et
une femme ne sont pas deux êtres semblables,
seulement analogues ; ils ne sont pas deux,
mais doivent, par le mariage, se réduire à
l'unité. L'unité c'est le couple conjugal. L'ap-
pareil du sexe, qui dislingue l'homme de la
femme, constitue un tempérament physiolo-
gique différent, et la différence d'organisme
physiologique se répercute dans les dons na-
turels du cœur et de l'esprit. L'homme et la
femme ont également un cœur et un esprit;
mais chez l'un et chez l'autre, ces deux puis-
sances se différencient par Eusage. Les apti-
tudes ne sont pas les mêmes ; elles n'ont ni le
même objet, ni la même force et ne doivent
se former à la même école. Le plus grand
malhear qui puisse arriver a un homme, c'est
d'être femme; et le plus grand malheur qui
puisse arriver à une femme, c'est d'être
homme.
Pour donner de la tète dans ces lubie», il
faut venir jusqu'à Napoléon III et à son mi-
re Victor Duruy. Ces deux rêveurs ima-
ginèrent., vêts 1867, de faire apprendre aux
■nés les mêmes choses qu'aux hommes et
de donner, aux jeunes filles, pour professeurs,
de vieux garçons. L'entreprise fit da bruit;
elle excita l'unanime opposition des évêqn
a cause même «le cette opposition, l'Empire
s'entêta; il Ht établir des coin:, .lu oit dan
vingt ou trente villes, surtout à Parie; mais
dés que l'opposition tomba, les cours ces-
sèrent et ce beau feu pour la haute leno»
du sexe qui n'a pas de barbe ne tarda [tas à
s'éteindre.
C'est en 1880 que le juif Sée le m Hume
comme élément de l'incendie qui doit dévorer
la civilisation chrétienne. Pour justifier son
initiative, il procède à une grande enquête.
Les Etats-Unis, la Suisse, l'Allemagne, l'Italie,
la Hussie, la Hollande, l'Angleterre, l'Autriche,
la Suède, la Norvège, la Grèce défilent sous
les yeux du lecteur ; elles montrent, partout
florissantes, de grandes écoles de filles. Il n'y
a sous le ciel qu'un peuple barbare, c'est la
douce et gentille France.
Il faut être un quintuple juif ou un âne
cube pour argumenter de la sorte. Dès les
temps mérovingiens, les femmes chrétiennes
et françaises travaillaient à la conversion des
peuples barbares; elles rayonnèrent au moyen
âge d'un vif éclat ; elles inspirèrent par leurs
vertus le culte de la chevalerie : et jusqu'à la
révolution, elles maintinrent la France à la
tête des peuples. La plus grande entreprise
qui se soit faite au monde en faveur des té-
nèbres, la révolution, vint détruire cette
œuvre ; mais dès l'aurore de ce siècle, elle
fut rétablie sur nouveaux frais par d'humbles
femmes, et depuis, dans tous les diocèses, il y
a des congrégations religieuses qui se vouent
à l'instruction des filles. Parmi nous, ce sont
les vierges qui forment les femmes, et quoi
qu'en disent tous les saligauds du réformisme,
on ne peut, en essayant de les former autre-
ment, soi-disant par la science, que les cor-
rompre. Un dilemme s'impose : une école ca-
tholique, est, en tout cas, l'école religieuse,
ou la porcherie de Cempuis. Quelles que
puissent être l'hypocrisie du procédé ou la
convenance des formes, vous n'ôterez la reli-
gion de l'école qu'au profit de la prostitution.
Le juif Sée ouvrit donc une proposition de
loi pour l'enseignement secondaire des filles;
il fut chargé du rapport. Dans son rapport',
pour motiver sa proposition, il argua d'abord
du reproche d'ignorance, qui, pris dans sa
généralité, est un outrage; il prit texte ensuite
de l'opposition qui existe malheureusement
entre l'enseignement des hommes et l'ensei-
gnement des femmes et l'incompatibilité d'hu-
meur que cela produit dans le mariage. Ici
on distingue : pour qu'il y ait accord dans la
vie conjugale, l'identité de l'instruction n'est
nullement nécessaire , des différences de qua-
lité et de quantité ne se résolvent pas né-
cessairement en conflit, et des dissonances
peuvent se résoudre très bien en harmonie. Le
sens qu'on dissimule dans le rapport est que
les I Taisant perdre la foi aux hommes,
il faut faire des lycées analogues pour dé-
truire la croyance des femmes, et qaand
21)2
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
femmes et hommes seront impies, alors les
époux n'auront plus que des jours tissés d'or
et de Boie. Conclusion mal fondée ; car Pin
croyance, engendrant les mauvaises mœurs,
des mariages impies ne peuvent promettre que
deux choses : la multiplication des divorces
et le pullulement des biUards, idéal de civili-
sation qui ne fera pas de la terre un Eldo-
rado.
Le moyen proposé, c'est la science. Nous ne
sommes, à aucun prix, l'ennemi de la haute
science ; nous en sommes, au contraire, le
fervent adepte. Mais étant donnée la diffé-
rence des sexes, des esprits et des vocations,
nous n'admettons la haute science pour les
femmes que dans l'ordre de la religion et du
devoir. Nous ne voyons pas bien que le ma-
riage doive fleurir davantage, parce que
l'homme et la femme pourront s'entretenir
des logarithmes à sept chiffres, calculés jus-
qu'à 1:28.000 ; ceci soit dit sans préjudice pour
les logarithmes. Que l'homme reçoive toute
l'instruction afférente à sa tâche d'homme, il
faut l'exiger; que la femme reçoive toute
l'instruction afférente à sa lâche de femme, il
faut le souhaiter. L'Eglise n'a jamais recom-
mandé la paresse à personne ; et elle n'est
pas, que je sache, une école d'ignorance. A
chaque siècle de son histoire, il y a des livres
spéciaux pour l'iustruction des femmes, et,
dans les monuments de la patrologie, si l'on
voulait citer tous les monuments qui s'y rap-
portent, on n'en finirait pas. Les traités de
Kollin, de Fleury, de Fénelon font encore
figure. Aucun d'eux n'a recommandé la né-
gligence ; et si les ruines amoncelées par la
révolution n'ont pas toutes disparu, rien n'em-
pêche d'y travailler. Qu'où écoute Fénelon,
le grand maître de l'éducation des princes et
aujourd'hui nous le sommes tous :
« Le monde, dit-il, n'est point un fantôme ;
c'est l'assemhlage de toutes les familles ; et
qui est-ce qui fait les polices avec un soin
plus exact que les femmes qui, outre leur au-
torité naturelle et leur assiduité dans leur
maison, ont encore l'avantage d'être nées soi-
gneuses, attentives aux détails, industrieuses,
insinuantes et persuasives? Mais les hommes
peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque
douceur dans la vie, si leur plus étroite so-
ciété, qui est celle du mariage, se tourne en
amertume? Mais les eufants qui feront dans
la suite tout le genre humain, que devien-
dront-ils, si les mères les gâtent dès les pre-
mières années. »
Le député Sée ne trouve pas Fénelon assez
exigeant. Ce juif qui en remontre à Fénelon
oublie qui il est et ne connaît pas l'archevêque
de Cambrai. Pour nous ce dissentiment suffit
pour prouver que la loi Sée est à l'envers du
sens commun.
L'autre grand argument du juif, c'est que,
pour fonder des demoiselles en science, il ne
faut s'occuper que de science et écarter la re-
ligion, non par une proscription positive,
mais en la mettant poliment à la porte. On
enseignera la langue française, au moins une
langue vivante, les littératures anciennes et
modernes, la géographie et la cosmographie,
l'histoire de France et l'histoire générale,
l'arithmétique, la géométrie, la chimie, la
physique et l'histoire naturelle, l'hygiène,
l'économie domestique, les travaux à aiguille,
les éléments du droit, le dessin, la musique
et la gymnastique. On omet la cranioscopie,
la chiromancie, l'oneirocritique, la spéculoire
et la spéculatoire. El l'on se demande, avec
Jules Simon, si les jeunes filles qui auront
tant de choses à apprendre, auront le temps
d'apprendre à être des femmes, mais il faut
bien tenir que la religion est en dehors du
programme d'études. On n'étudiera, dans les
lycées de filles, ni les vérités de la foi, ni les
devoirs du salut, ni les pratiques du culte, ni
les espérances immortelles. La foi, la cons-
cience, les péchés et les vertus, l'honneur, ce
sont là de bons vieux mots, un peu lourds,
dit Renan, mais qu'on allège en n'en tenant
pas compte.
Deux choses caractérisent donc la loi Sée :
une application à la science qui ne cadre pas
du tout avec les aptitudes intellectuelles et
morales des jeunes filles ; une application qui,
par le surmenage, tue la maternité ; un oubli
de la religion qui dépouille la femme de ses
plus belles qualités et la voue à cette corrup-
tion néfaste, abominable chez les hommes,
scélérate chez les femmes.
On se demande si de pareils desseins de-
vraient se délibérer ailleurs que dans les mai-
sons de fous, et s'appliquer ailleurs que dans
des maisons de débauche. C'est un fait certain
que, dans l'antiquité et au xvme siècle, les
seules femmes qui aient étudié d'après des
programmes similaires, étaient, non pas des
vierges, mais des femmes folles, des femmes
publiques.
Le rapport Camille Sée vint en délibéra-
tion à la Chambre le 15 décembre 1879. La
discussion fut courte. Un membre de la droite,
Perrochel, déclara que les conservateurs en
seconde délibération, combattraient ce projet,
qui était à leurs yeux « la suite des entre-
prises faites contre Dieu et contre la reli-
gion ». Un orateur de gauche se borna à mo-
difier légèrement le texte du projet de loi.
La seconde délibération s'ouvrit le 19 jan-
vier 1880. L'intrépide alsacien, Emile Keller
ouvrit le feu. A ses yeux, il y a un plan d'en-
semble dans les lois de l'enseignement. Ce
plan a pour but de séparer l'Eglise de l'Ecole,
la religion de l'éducation ; de rétablir et
d'agrandir le monopole universitaire ; de
faire de l'université, régnant sur l'enseigne-
ment primaire comme sur l'enseignement se-
condaire, le clergé laïque d'une nouvelle reli-
gion d'Etat, le clergé laïque de la libre-
pensée.
A l'appui de ce dessein, le molif qu'on
allègue, la dépression, l'ignorance des femmes
françaises est faux. Ce sont les femmes chré-
tiennes qui ont fait de la France la première
LIVHK QUATRE-VINGT-QUATORZIÊMl
293
nation du monde, on attendant que lea librcs-
penseura en fassent la dernière dea nations.
On tombe dana cette erreur de parti |>ris :
an libéralisme de 89 on veut substituer le ja-
cobinisme de 93. Le libéralisme voulait main-
tenir la paix publique, protéger le droit dea
citoyens, assurer la liberté d'opinion, la li-
berté religieuse et la liberté d'enseignement ;
le jacobinisme veut imposer à la France un
joug oligarcbiquc et Bupprimer, par la ruse
ou la violence, les libertés garanties par le
libéralisme.
Dans ce but, on veut des internats, stricle-
tement fermés aux ministres du culte. Là, on
domestiquera les jeunes filles avec une mo-
rale d'Etat, séparée de tout dogme. Et comme
ces lycées n'auront pas la confiance des fa-
milles, on compte les peupler avec des
bourses, aux frais des contribuables.
En résumé, on veut enlever les femmes à
l'Eglise et les donner à la science. Tel est en
substance le discours du député Keller.
Le rapporteur de la loi répondit au député
d'Alsace. Sa réponse est une seconde édition
du rapport; elle accentue un peu plus ses
erreurs et ses passions anti-chrétiennes. La
grande erreur est d'affirmer la parfaite suffi-
sance de la jeune fille pour l'enseignement se-
condaire ; la passion, c'est de prétendre, à
l'encontre de Fénelon, de Cousin et de Du-
panloup, lui, Camille Sée, que les couvents ne
sont même pas de bonnes écoles primaires,
mais sont simplement des cages pour seriner
les gamines et mettre en échec la république.
— Dans sa grande généralité, la femme doit
être épouse, mère et ménagère ; elle doit être
cela, et, en général, pas autre chose. Or, pour
la préparer à cette dure vie, il faut, une ins-
truction aflérente à l'accomplissement par-
fait de ses devoirs, beaucoup de religion et
de très fortes vertus. La haute instruction ne
donne pas ces vertus; elle empêche plutôt
d'accomplir ces devoirs, et si la religion
manque, on n'aura plus, suivant un jeu de
mo's du comte de Maistre, que la femme in-
femme. La preuve en est faite aujourd'hui et
elle s'affirme par trois grands faits : le
nombre des jeunes filles déclassées : s'il y a
quinze places à prendre, on a six mille can-
didats ; la multiplicité ' des divorces et la
baisse épouvantable de la natalité. Les lois
d'enseignement et d'éducation publiques vont
à la destruction matérielle et morale de la
France. Sous couleur de sauver la république,
on perd la patrie.
Le bouquet spirituel du rapport, c'est que
la France est une nation catholique, et que,
jr déraciner sa foi, il faut déchristianiser
femmes. C'est fait pour les hommes: à
leur tour maintenant !
Le député bourgeois répondit au rappor-
teur en réclamant pour les femmes la sim-
plicité'. Il est bon, sans doute, qu'une femme
ait des clartés de tout. On distingue entre une
femme de bon sens et une femme savante,
qui est. aisément une précieuse ridicule. L'ins-
truction suffisante doit suffire ; l'instruction
superflue n'eat pas nécessaire, el non seule-
ment elle n'eal paa utile, mais nuisible et
d'ailleurs impossible. Montaigne, Molière et
Fénelon sont là-dessus du même avis et ce
trio, dit .). de Maistre, est infaillible. Quand
il s'agit de la femme, il faut revenir a BOU
prototype divin, tracé dans les divines Ecri-
tures : c'est la femme forte, et non pas la
femme instruite ; c'est la femm<i travailleuse
et non pas la femme liseuse ; c'est la femme
d'action qui sait tout faire, tout diriger, tout
commander; et non pas la femme savante,
qui sait discourir, mais dont les mains sont
inhabiles au gouvernement de la maison.
Un trait de cette discussion à retenir, c'est
qu'en dehors des orateurs, il y eut une inter-
rupteur très décidé : il se nommait Deschanel,
homme de peu moralement et historien des
courtisanes grecques.
Un autre trait plus significatif, c'est que,
devant la motion des conjurés juifs et franc-
maçons, le gouvernement recula et celui qui
recula fut Jules Ferry. Jules Ferry recula, sur
le chapitre du régime des lycées de filles ; il
repoussa l'internat pour trois motifs : à cause
des dépenses énormes que devait entraîner la
création de ces lycées ; à cause de l'énorme
difficulté de créer le personnel de femmes
chargées de l'administration des lycées ; à
cause du péril grave que fait naître la faute
d'une femme, responsabilité dangereuse que
l'Université ne voulut pas offrir et refusa
même d'accepter.
L'équité nous oblige d'ajouter que, malgré
la vulgarité de la Chambre, personne n'y sou-
tint le régime de la promiscuité des sexes. On
voulait bien que les filles fussent instruites et
élevées comme les garçons, mais pas ensemble.
L'internat est un foyer de contagion, et qui y
échappe perd au moins la pureté de l'esprit,
la fleur de la jeunesse l Ce beau projet d'édu-
cation commune digne de Sodome fut ac-
cueilli par l'assemblée la moins respectable
de France, le conseil municipal de Paris ; il
alla échouer, sous la direction d'un sieur
Robin, à la porcherie de Cempuis.
Au Sénat, la discussion fut plus sérieuse
qu'à la Chambre. Le premier orateur entendu,
le comte Desbassayns de Richemont appuya
sur le faux allégué d'ignorance. « Nous pré-
tendons, nous, dit-il, qu'un enseignement
élevé est donné en France aux jeunes filles
sur une vaste échelle ; nous prétendons que
cet enseignement est d'accord avec le bon
sens et l'expérience, varié dans ses formes,
proportionné aux situations et aux ressources.
Que si parfois des perfectionnements sont dé-
sirables, ce qui peut se dire de toutes choses
en ce monde, sans en excepter l'Université,
— à peu près partout le progrès est sensible
et continu. Aucun besoin public ne justifie
les nouvelles charges et les nouveaux devoirs
qu'on veut imposer à l'Etat ». Cette preuve
est fournie par les détails du discours; elle
avait été déjà faite en 1868 par Dupanloup
294
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
contre Duruv ; elle repose sur ce f;iil inébran-
lable que, gr&ce à ses femmes chrétiennes, la
France a été, pendant quinze siècles, la tête
de colonne de la civilisation. Prétendre le
contraire, pour les besoins de la cause, c'est
un acte d'ignorance ou de mauvaise foi.
La prétention de former la femme par la
science lut également repoussée par l'orateur.
« Nous voulons, dit-il, l'instruction et l'e'du-
cation ; mais nous ne voulons à aucun prix
que l'instruction soit la reine et l'éducation
la servante. C'est pour cela que nous deman-
dons pour la jeune tille, obligée de quitter
l'égide paternelle, une institution qui la rem-
place, où des dévouements toujours présents,
toujours vivants, la suivent partout, cultivant
son âme au moins autant que son esprit et lui
apprenant à mettre l'abnégation dans sa vie
au moins autant que l'agrément dans ses dis-
cours. »
Le sénateur Chesnelong démasqua le com-
plot ourdi par la conspiration judéo-maçon-
nique. En présence des divers cultes reconnus,
l'Etat devrait rester neutre. Pour plaire aux
athées, il veut se servir du budget pour orga-
niser des écoles d'où la religion sera bannie ;
il veut que l'école publique devienne comme
une forteresse où l'incroyance s'embarquera
pour tenir la religion en échec, au mépris du
vœu des familles. Or un gouvernement n'a
pas le droit de tourner contre la majesté de
la religion un enseignement dont il assume
la responsabilité. Par là il fait plus que violer
la liberté de conscience, il la supprime. Crime
d'autant moins excusable, que l'enseignement
religieux est plus nécessaire aujourd'hui.
Plus l'homme grandit, plus il doit croire. Or,
à l'heure actuelle il y a tendance à tout mettre
dans cette vie. En donnant à l'homme pour
but la vie terrestre on aggrave toutes ses
misères par la négation qui est au bout. De
là, les commotions, les bouleversements et
les menaces du socialisme.
A ce coup droit, les cafards de l'opportu-
nisme se récrient et clament que leur pro-
gramme comporte l'enseignement de la mo-
rale. Mais on en retranche les devoirs envers
Dieu. Or en retranchant les devoirs envers
Dieu on supprime la vie future et la culture
de l'âme. Dès lors, il n'y a plus de morale,
ou si l'on en parle, c'est en l'air, et sans au-
cune sanction que de gendarme. Le prince
des cafards, le ministre Ferry, ne voit dans
cette déduction qu'un audacieux paradoxe.
Ce saint homme de chat joint les mains, re-
garde le ciel, atteste qu'il ne veut enseigner
que la morale de nos pères, mais en la déga-
geaut de toute religion et de toute philoso-
phie. Ferry n'est ni un pontife officiant ni un
maître Jacques enseignant, et il s'en doute.
A quoi répond le duc de Broglie, discuteur
émérite : et pour confondre les âneries pré-
tentieuses de Jocrisse, devenu homme d'Etat,
il n'a que l'embarras du choix. La morale
n'est pas, ne peut pas être une science indé-
pendante ; elle est, elle doit être l'application
à notre vif; de la rèzle des moeurs. Une règle
suppose un réglant et une application doit
partir de principes ; autrement ce n'est qu'une
chose insignifiante, pâle et vide. Le principe
fondamental de la morale, c'est ou l'obliga-
tion divine, ou l'intérêt ou le plaisir. L'agent
de l'ordre moral, c'est ou la liberté ou le
serf arbitre. La sanction de la morale, c'est
ou Dieu ou rien. La récompense de la mo-
rale, c'est ou la vie future ou le néant. Est-ce
qu'il peut exister un enseignement moral qui
nafïronle pas ces alternatives et qui s'eng a
même à les ignorer? Un enseignement moral
dans ces conditions d'ignorance, c'est un en-
seignement en l'air ; ce n'est plus la morale de
nos pères, c'est du galimatias double.
Si Dieu n'existe pa«, il est naturel qu'on en
fasse abstraction ; s'il existe, en faire abstrac-
tion, c'est un monstre d'erreur. N'en parler
pas aux enfants, c'est leur interdire la prière
et leur défendre la pensée. Une telle abstrac-
tion est contraire au dogme de tous les
peuples fidèles, au sentiment religieux et au
devoir. Les croyances ne se découvrent qu'à
genoux ; un peuple qui cesse de prier n'a
plus de religion.
Malgré ces objections irréfutables et cette
sage, patriote et pieuse opposition, la loi pour
l'enseignement secondaire des filles fut votée
parles deux Chambres. Voilà vingt ans qu'on
la pratique. Vous chercherez vainement les
Maintenon et les Sévigné dont elle a dote' la
démocratie. Sans religion nous n'avions plus
d'hommes, nous n'aurons bientôt plus de
femmes et il n'y aura plus de France. Les
sectaires qui gouvernent la France pour le
profit de l'étranger appellent cette loi et
d'autres semblables des lois intangibles. La
vérité, c'est que ces lois impies sont des at-
tentats à la sécurité de la France. Etrange
phénomène en histoire! un peuple trahi par
ses législateurs, moralement démoli, maté-
riellement ruiné, qui se précipite sur le pen-
chant de la décadence.
En 1898, celte question revenait sur l'eau.
Une religieuse de Xotre-Dame, sœur Marie du
Sacré-Cœur publiait bravement un volume
intitulé : Les Religieuses enseignantes et les né-
cessités de l'apostolat. Ce volume s'ouvrait par
un avant-propos de l'abbé Naudet et une pré-
face de l'abbé Frémont, deux voltigeurs
d'avant-garde, tous deux chaudement sym-
pathiques à cette entreprise. L'autoresse, sans
barguigner, déclarait coram populo : 1° Que
les religieuses enseignantes n'étaient en gé-
néral, par la hauteur de leur vocation, pas
capables de lutter avantageusement contre
les lycées laïques de filles ; 2° qu'il devait
s'en suivre fatalement la désertion des écoles
de couvent ; 3° que le moyen de se relever de
cette disgrâce, c'était de fonder une école
normale pour former les professeurs des
maisons religieuses ; 4° que cette école nor-
male, par ses professeurs, relèverait le ni-
veau des études féminines et rendrait les
femmes plus aptes à remplir heureusement
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
293
leur apostolat dans le monde. C'était, à dé-
faut d'hommes, le salut de la France par les
femmes.
Une religieuse, posant une telle question,
devait provoquer une controverse. A toute
échéance, elle avait piis ses précautions.
Avant de publier, elle avait soumis son ma-
nuscrit à quelques prélats. Les évéques de la
Rochelle, d'Agen, de Perpignan, du l'uv,
sans délivrer des approbations canoniques,
avaient exprimé des sympathies encoura-
geantes ; les archevêques de Besançon et
d'Avignon s'étaient portés comme répondants
pour l'auteur; l'évéque de Laval avait donné
V Imprimatur. « L'auteur, dit Mgr Sueur, ex-
pose une vérité qui devient de jour en jour
plus évidente à quiconque veut ouvrir les
yeux. Elle constate un fait qu'il faut savoir
reconnaître ; d'ailleurs il serait inutile et
même dangereux de le dissimuler, car ce
n'est pas en dissimulant le mal qu'on parvient
à le guérir. Ce fait, c'est que, sous le rapport
de l'instruction, nos maisons religieuses de
femmes vouées à l'enseignement, sont dans
un état d'infériorité qu'on ne peut nier. Si
nous voulons que nos communautés ensei-
gnantes conservent la confiance des familles,
qu'elles gardent le prestige dont elles ont
joui jusqu'à présent, qu'elles soient vrai-
ment bien en état de remplir auprès de
leurs élèves la grande mission de l'apostolat
qui leur appartient, il faut que nos maîtresses
soient savantes ; il faut qu'elles se présentent
aux familles avec des diplômes qui soient,
non seulement la constatation de leur science
mais encore de leur aptitude et de leur expé-
rience dans l'art d'enseigner ; il faut qu'elles
soient initiées aux nouvelles méthodes. Nous
n'avons pas le droit de rester en arrière ;
nous devons, au contraire, tendre à prendre
le premier rang ; agir autrement serait trahir
la cause de Jésus-Christ et de son Eglise ; car
ce serait mettre les élèves de nos maisons re-
ligieuses dans une sorte de néccs>ité de nous
abandonner, pour aller chercher ailleurs une
instruction qu'elles ne trouveraient plus chez
nous suffisante. Mais le devoir des commu-
nautés enseignantes est de donner cette ins-
truction suffisante, en donnant en môme
temps l'in-truction religieuse et en formant
en môme temps leurs élèves à la vraie piété.
C'est ce que démontre très nettement l'auteur
de la brochure. Ce devoir, nos commu-
nautés sont-elles dans des conditions à pou-
voir le remplir parfaitement et comme le de-
mande l'état actuel des choses? Non, il faut
bien le reconnaître; il est donc nécessaire de
prendre une mesure. Cette mesure, c'est la
créa lion d'un Institut, sorte d'école normale
libre, pour la formation des maîtresses de
nos maisons religieuses de femmes. »
L'ouvrage et les approbations avaient le dou-
ble défaut de trop généraliser, de ne pas distin-
guer les situations, de ne pas rendre aux per-
sonne-, une exacte justice et surtout de traiter
Bur la place publique, des questions délicates,
qui eUS86nl dû se régler en famille Api
cela, il faut reconnaître que l^s gens d'Eglise
sont difficiles à émouvoir; quelquefois, pour
obliger leur attention, le mieux est de tirer,
dans la rue, un coup de pistolet.. .Mais, par
exemple, si ta balle ricoche, les personi
qu'elle atteint peuvent si! défendre. Ou de-
mande et l'on donne aisément ces immu-
nités.
L'évéque de Nancy, Mgr Turinaz, répondît
dans une note au Correspondant et par une
lettre à une supérieure de communauté. Voici
le résumé, fait par le prélat lui-même, de .-es
très justes observations :
« 1° Il est absolument inexact que les con-
grégations enseignantes de femmes voient le
nombre de leurs membres et des élèves de
leurs pensionnats et de leurs écoles diminuer :
c'est le contraire qui est vrai. Les statistiques
établissent, en particulier, que, malgré tou6
les avantages présents et futurs offerts aux
élèves des établissements laïques et toutes
les influences mises à leur service et l'obliga-
tion imposée aux fonctionnaires de leur con-
fier leurs enfants, les élèves des établissements
congréganistes sont plus nombreuses que
jamais, et dans un grand nombre de localités
les élèves des écoles qui leur font concurrence
sont réduites à des chiffres dérisoires. Pré-
tendre le contraire, c'est braver l'évidence. Si
les lycées de filles ont relativement plus de
succès, ils le doivent aux bourses et aux demi-
bourses, à toutes les faveurs accordées ou pro-
mises.
« 2° Il est absolument inexact que les reli-
gieuses soient, surtout depuis un bon nombre
d'années, au-dessous de leur mission d'ensei-
gner. Les congrégations qui ont des progrès
à réaliser à ce point de vue peuvent obtenir
les résultats par les moyens que d'autres ont
employés jusqu'à ce jour, sans recourir à la
fondation d'une école normale dans des con-
ditions que présente ce projet. Il existe
d'ailleurs, à Paris, un institut normal catho-
lique de jeunes filles, rue Jacob, 39, qui a été
loué par notre Saint-Père le Pape et approuvé
par un bon nombre d'évêques.
« 3° Il est absolument inexact que le clergé
et les catholiques doivent favoriser le déve-
loppement excessif que l'on tend à donner de
plus en plus à l'instruction des jeunes biles,
et en particulier aux jeunes filles de la classe
moyenne et de la classe ouvrière. On arrivera
ainsi à supprimer les vraies maîtresses de
maison et les vraies mères de famille, pour
faire des déclassées exposées à tous les
périls. »
Le projet de la sœur d'Issoire-Cavaillon
encourait un autre reproche, c'était de faire
chorus avec l'ennemi de l'Eglise ; c'était de
répéter, pour les confirmer, les accusations du
juifSée et de prêter le flanc aux attaques.
Alors que le persécuteur veut détruire les con-
grégations religieuses, il ne faut pas, par des
critiques même justes, légitimer d'avance les
excès de la proscription. De ce chef, la reli-
296
HISTOIllE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLlnl E
gieuse mériUil un blâme. D'autant plus qu'en
poussante la haute instruction, elle ne tenait
compte ni de la situation et du besoin des fa-
, ni l,s, ni des exigences de la vie réelle, ni des
devoirs «les maltresses de maison et des mères
de famille, Burtout dans la classe pauvre. Que
la démocratie s'étende et s'élève, nous ne de-
mandons pas mieux. Kn attendant, il ne faut
pas multiplier les brevets outre mesure, ni ex-
poser les brevetées à toutes sortes d'égare-
ments et de périls.
Un magistrat, dans le Bulletin de la société
d'Education, appuya les observations de
l'évoque de Nancy. Après avoir discuté fort
sagement les divers articles du projet, le ma-
gistrat d'ilerbelot conclut aussitôt :
a En résumé, le mal constaté se réduit,
nous ne voulons pas dire à rien, parce que
nous tenons à être absolument équitable, mais
à peu de chose. Il eût été meilleur de le dé-
noncer avec plus de réserve, avec moins de
fracas, et de lui chercher un remède plus rai-
sonnable, plus pratique; il eût été meilleur
surtout de modérer des accusations qui, par-
tant d'une religieuse pour aller atteindre
d'autres religieuses, eussent dû être tout par-
ticulièrement justifiées au fond et mesurées
dans la forme.
« Nous ne disons pas qu'il n'y a rien à
faire, l.a revision des programmes peut être
utile et aussi la revision des livres mis entre
les mains des élèves de nos couvents et qui,
parfois, sont rédigés d'après des données
scientiliques ou historiques non seulement dé-
modées, mais encore reconnues inexactes.
Surtout, il faut éviter de faire travailler la
mémoire au lieu de l'intelligence, ne pas ré-
gler les études uniquementen vuedes examens,
se défier des programmes trop gonflés et ne
pas oublier qu'un maître disait à de jeunes
professeurs : « Quand on a tant de choses à
enseigner, on ne peut plus rien apprendre. »
Une autre femme, une comtesse, publiait,
en même temps, un ouvrage intitulé : La nou-
velle formation de la femme dans les classes cul-
tivées. Cette femme du monde était naturelle-
ment beaucoup moins prudente que la reli-
gieuse ; elle n'allait à rien moins qu'à opérer,
dans nos mœurs, une révolution. Par exemple
elle propose de faire lire aux jeunes filles des
extraits des œuvres de Musset, Balzac, Sand,
Renan, Michelet, pour former leur style ; elle
pense qu'il est bon d'abattre, ou au moins
d'abaisser la haute muraille qui sépare la vie
de la jeune fille de la vie d'une femme mariée ;
' elle va jusqu'à parler de la dynamique de
l'amour et de l'éducation des sens. L'exercice
normal des sens, dit- elle, n'est pas un péché,
c'est une fonction. Pourvu que la fonction
s'exerce légitimement, selon les règles établies
par Dieu, la morale est obéie. Mais, pour que
la loi triomphe, il faut qu'elle soit connue et
nous avons le devoir de la faire connaître
avec sincérité. Cela est vrai, mais exige, avant
le mariage, une réserve absolue; et, après,
doit réserver au confessionnal, l'éducation de
la conscience. Cette dame parle même avec
un certain lyrisme : « Oui, s'écrie-l-elle, oui,
chères institutrices, ne blasphémez jamais
l'amour humain. Instruites et adroite-, chaque
fois que vous en rencontrerez le reflet chez
les hommes ou dans la poésie, ou dans les arts,
souvenez-vous qu'il émane du ciel et offrez-
lui l'encens de vos comrs. » Autant dire tout
de suite que les religieuses devront se marier.
Sous prétexte de réforme, nous aurons les
institutrices fin-de-siècle et les religieuses
lin-de-cloîlre.
Ces ouvrages eussent pu amener d'ardentes
controverses ; le Pape les interdit et confia
à une congrégation religieuse l'examen de la
question. La congrégation, après mûr exa-
men, notifia sa décision : elle portait un blâme
pour les indiscrétions commises et laissait la
porte ouverte à toutes les améliorations pos-
sibles. On ne peut jamais dire que tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Bien moins encore peut-on blâmer le projet
d'instruire plus fortement les maîtres et de
porter plus haut les esprits. La lumière, sa-
gement départie, ne peut faire de mal à per-
sonne. Que les congrégations, en présence des
menaces de l'avenir, se replient sur elles-
mêmes et s'appliquent à sauver la France, par
les femmes, personne n'y saurait contredire.
On peut même dire que telle est la consigne
de la Providence ; et les honnêtes gens ne
peuvent souhaiter que sa fidèle observation,
avec un juste mélange d'intelligence et de
bravoure.
Les attentats eontre le temporel «lu eulte.
Un grand évêque qui s'est illustré par la
défense de l'Eglise, Mgr Parisis, disait: La
note caractéristique de l'impiété contempo-
raine, dans ses assauts contre la religion, c'est
qu'elle attaque de préférence le temporel des
cultes. Autrefois il se produisait des hérésies
et des schismes. Les esprits faux et emportés
se ruaient contre les articles du symbole et
s'efforçaient d'y introduire les profanes nou-
veautés de leurs discours et les oppositions
d'une science mal nommée. Les pouvoirs am-
bitieux, non contents de pourvoir aux intérêts
de la société civile, voulaient entreprendre
sur les prérogatives nécessaires des Pontifes.
Aujourd'hui on est protestant, juif ou incré-
dule ; on se dit libre-penseur ou franc-maçon ;
on écarte toutes les vérités de la foi, mais on
s'abstient de les discuter ou de les contredire,
dans la crainte très légitime de se faire battre
par les apologistes du Christianisme. On aime
mieux triompher sans victoire que d'engager
une bataille qui pourrait aboutir à une dé-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
291
Faite. Les détenteurs do l'autorité politique
sont, toujours jaloux des dépositaires de l'au-
torité du Pape et di's évéquee ; mais ils ne se
disent plus ni évêques du dehors ni protec-
teurs des >aints canons. Alliées ils se, disent
et athées ils se montrent en pratique. Mais il
est un droit dont ils veulent surtout s'armer,
c'est le jus cavendi, le droit de se défendre
contre les empiétements du cléricalisme et de
maintenir intactes les attributions de la so-
ciété civile. Sur ce prétexte, ils se croient
fondés et inattaquables, et pour repousser des
entreprises qui n'existent pas, ils entrepren-
nent, eux, surtout contre le matériel litur-
gique et le temporel des cultes. Les athées
s'érigent en marguilliers et en sacristains ; le
grain de poussière qui sert de point d'appui à
la religion, ils entendent l'usurper ; l'obole
du fidèle pour contribuer, par les offrandes, à
la pratique chrétienne, ils entendent en gérer
l'exercice... comme Judas, pour vendre le
Christ.
Déjà, au nom de son autorité souveraine
sur les associations, la République a dispersé
les congrégations religieuses ; déjà elle a at-
tenté à la liberté de l'enseignement, créé
l'école sans Dieu, autorisé des manuels d'une
morale impie et empoisonné les berceaux ;
déjà elle a jeté les clercs à la caserne et at-
taché le sac au dos des curés. Son dessein est
de réduire l'Eglise au rôle de servante, et,
par la main-mise sur les oblations des fidèles,
de créer un réel esclavage.
Une église doit se considérer sous deux as-
pects : dans son ministère spirituel, objet
propre de sa mission; et dans son organisa-
tion temporelle, dans l'élément matériel, né-
cessaire au service des âmes. Dans la véritable
Eglise, l'ordre premier spirituel se dérobe, par
sa nature, à la compétence et aux envahisse-
ments du pouvoir civil ; mais l'ordre tempo-
rel peut tomber sous ses empiétements. C'est
le but que se propose un décret de loi, rendu
le 27 mars 1893, sous la signature de Carnot;
qui expiera bientôt sous le poignard ce crime
contre l'Eglise.
Ce décret vise deux choses: il veut dessai-
sir les curés et les évêques du maniement et
du contrôle des deniers de l'Eglise ; il veut en
saisir le percepteur des finances d'Etat, les
conseils de commune et de préfecture, la Cour
des comptes, finalement les agents de l'Etat.
L'idée de soumettre le temporel du culte
aux conseils municipaux et aux percepteurs
n'est pas nouvelle. Ce dessein s'est produit,
depuis le Concordat de 1801, dans toutes les
crises de l'Eglise et a été caressé par le pou-
voir comme un acte décisif de perséc ution.
-I. en 1809, au moment où il s'empare de
Rome et fait Pie VII prisonnier, que Napo-
i édicté le déeret du 30 décembre ; c'est à
l'époque des ordonnances de 1828 que l'im-
prudent Frayssinous parle d'aggraver le décret
de 1809; c'est en 1844, au milieu des contro-
verses pour la liberté d'enseignement, que la
monarchie de juillet court sur les brisées de
la Restauration; c'est en 1849, au milieu des
agitations socialistes, que la seconde Repu
blique remet à Ilot Le même |""j''l ; e'e-l <-n
180"), au moment où il s'achemine à la sup-
pression du pouvoir temporel des Papes, que
le second Empire veut mettre la main sur le
temporel du culte. Cette main-mise paraissait,
à tous les pouvoirs enfiévrés par la lutte, le
moyen d'en finir avec l'Eglise. En couronnant
son esclavage, ces pouvoirs aveugles se nat-
taient de supprimer tout conflit religieux et
d'assurer, par la subordination de l'Eglise, une
invariable paix.
Il est remarquable que si, depuis un siècle,
les régimes successifs ont ourdi, contre l'Eglise,
la même trame, aucun, sauf Napoléon, n'a
poursuivi ce dessein jusqu'au bout. Tous ont
reculé devant ces trois raisons: que, laïciser
l'administration des églises, c'est entreprendre
sur le pouvoir des évêques, c'est tarir les
sources de la charité, c'est ruiner le culte
public : triple attentat dont ils s'abslinrent,
non par piété, mais par un reste de pudeur.
Ces raisons ne paraissent pas toucher l'infa-
tuation et l'insolence de l'opportunisme.
La République juive et franc-maçonne qui
opprime et exploite] la France depuis vingt
ans vient à cette entreprise. Les biens ecclé-
siastiques dont son décret incamère la ges-
tion sont les oblations des fidèles. Ces oblations
sont des offrandes volontaires, faites à l'autel
ou hors de l'autel, par dévotion, pour l'admi-
nistration des sacrements ou pour quelque
cause pieuse. Les savants les considèrent
comme des sacrifices que les fidèles offrent à
Dieu, comme des marques de reconnaissance
pour les prêtres, ou comme des inspirations
de charité pour les pauvres. En dehors de
toute considération mystique, au simple
point de vue du droit, ces offrandes ne sont
pas l'acquit d'une dette de justice commer-
ciale, l'effet d'un contrat, quelque chose qui
tombe sous la compétence du magistrat ci-
vil ; ce sont des oblations faites spontané-
ment, dans un but déterminé, au prêtre que la
confiance du fidèle charge d'en assurer le
surnaturel emploi. La personne qui donne, la
personne qui reçoit, le prêtre qui sert d'inter-
médiaire, l'objet donné, le but constant ; cela
ne relève point de l'Etat. C'est en principe un
acte de religion, moral dans sa substance,
matériel dar.s sa forme, mais qui appartient
strictement au culte. Cet acte religieux se rat-
tache, dans ses profondeurs, aux grands mys-
tères de la vie, aux grands devoirs de l'âme, à
la pratique parfaite de l'Evangile. L'idée de
faire intervenir l'Etat dans ces délicatesses re-
ligieu=es n'est pas recevable ; c'est une pré-
tention mal fondée et un attentat sans exem-
ple.
Le fidèle qui fait une oblalion n'est point,
par cette oblation, sujet de l'Etat ; le prêtre,
qui reçoit l'ob'ation, est obligé, par le droit
naturel, de se faire une loi de la volonté du
donateur. Le prêtre trouve, dans son carac-
tère, dans sa foi, dans sa conscience, dans
2UH
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
L'autorité et le contrôle de l'épiscopat, ries
rè^lc- fixes poar l'emploi de ces offrandes.
Le li'K'le ne réclame pas l'intervention de
l'Etat,le prêtre ne doit pas l'accepter. L'Etat n'a
pas plus à administrer les deniers de L'Eglise,
que L'Eglise ne doit administrer les deniers de
l'Etat.
L'Evangile et les actes des Apôtres nous of-
frent celte doctrine de liberté et cette pratique
d'allégeance. Les collectes des fidèles sont ad-
ministrées par les évèques, distribuées par les
diacn s. D'après tous les auteurs versés dans
la connaissance de L'histoire, notamment
d'a| rès Thomassin, la gestion des biens ecclé-
siastiques était, tout entière, aux évoques et
aux autres minisires de l'Eglise. Un légaliste
ardent, Fevrel, dans son traité De l'abus (I, p.
411), est obligé d'en convenir. Ce régime dura
1.000 ans et plus.
Dans le? temps modernes, le Saint-Siège,
lorsqu'il passe des concordats avec les pou-
voirs rationalistes et les gouvernements sécu-
larisés, maintient toujours ce principe néces-
saire, garant de son autonomie.
Le pape peut subordonner la nomination
des évèques à l'élection du souverain, s'il est
catholique, à son agrément, s'il ne l'est pas ;
il n'abdique jamais son droit d'administrer li-
brement les biens de l'Eglise. Le Concordat
de 1801 porte, en son premier article: « La
religion catholique, apostolique, romaine,
sera librement exercée en France. » Le libre
exercice de la religion comprend la liberté du
gouvernement de l'Eglise et la libre adminis-
tration de ses biens. Au cours des négocia-
tions concordataires, Bernier avait présenté,
à la signature de Consalvi, un protocole où il
était dit qi:e le culte serait public, en se con-
formant aux règlements de police, c'est-à-dire
aux dispositions que croirait devoir prendre
le gouvernement. Consalvi rejeta ce proto-
cole, et, par ce rejet, il fut bien entendu que
le libre exercice de la religion et la publicité
du culte seraient hors de conteste; et que les
règlements de police que le gouvernement
jugerait nécessaires, ne pourraient s'ap-
pliquer que hors des temples, pour le main-
tien de l'ordre, et sur l'initiative seule du
gouvernement. Si le Saint-Siège avait admis
le protocole de Bernier, il retombait dans le
régime de persécution que le Concordat de-
vait détruire. Le Concordat refuse absolument,
au pouvoir civil, le droit d'édicter le règle-
ment du 27 mars 1893.
Ce décret est un excès de pouvoir ; le légis-
lateur doit se tenir à la porte de l'église, il
n'a pas le droit d'y entrer; il peut protéger le
prêtre, il n'a pas le droit de l'opprimer. S'il
entre dans le sanctuaire, il ne fait plus acte
de pouvoir régulier, mais d'envahissement
néfaste ; il n'est plus qu'un tyran absurde, un
persécuteur criminel, qui tombe sous les ana-
thèmes de l'Eglise.
Le curé était autrefois seul chargé de l'ad-
ministration des biens paroissiaux. Au
xiv" siècle, en France, il fut adjoint, au cui
deux ou trois catholiques notables qui de-
vaient lui servir, l'un de secrétaire, l'autre de
trésorier, tous de conseil. S'il n'eut tenu qu'à
Porlalis, jamais l'Empereur n'eut mis la main
sur celte organisation séculaire. Toutefois,
Napoléon, tout fou d'orgueil qu'il fut, s'il
porta son décret du 30 décembre 1809, res-
pecta pourtant la situation du curé et l'incon-
testable autorité de l'évêque. Le décret est
l'œuvre du pouvoir civil ; mais il respecte
l'administration cl l'autonomie de l'Eglise; il
fait plus, il les garantit, et s'il est irrégulier
par ses origine-, il ne l'est pas dans ses stipu-
lations.
Chaque fois qu'on voulut en aggraver II
rigueurs, on s'aperçut que ce serait tout bou-
leverser, et qu'en voulant étendre l'autorité
de l'Etat sur l'Eglise, on créerait des diffi-
cultés inextricables. Il ne manque pas d'es-
prits bornés qui croient tout simple de verser
des od'randes dans la caisse municipale, de
soumettre les budgets aux conseils munici-
paux, de faire apurer les comptes par les con-
seils de préfecture. «Chacun comprend, disait
à ce propos le grand évêque de Langres, —
je parle de Mgr Parisis, — que ces menaces,
si elles s'accomplissaient, ce serait la ruine de
l'Eglise (1). »
Cette ruine des églises par l'intrusion des
conseils municipaux et la remise de leur caisse
au percepteur, c'est, en substance, le décret
du 27 mars.
D'abord ce décret diminue beaucoup, s'il
ne détruit pas complètement, l'indispensable
autorité du pasteur des âmes dans la gérance
des oblations. « On ne peut pas, disait Por-
talis, méconnaître les droits du curé, sans
méconnaître tous les principes et les notions
même les plus simples. » Or, ici, on ligature si
bien le curé, qu'il ne peut plus disposer de
cinq centimes, et pourquoi ? parce qu'on sup-
pose qu'il peut consacrer un sou à des œuvres
pour le moins désagréables au radicalisme. Or,
s'il est un fait éclatant comme le soleil, un
fait proclamé par l'histoire, c'est que les
prêtres et les évèques, avec les aumônes des
fidèles, ne se sont pas bornés à l'entretien des
temples, des écoles, des hospices, et d'une
foule d'œuvres patriotiques ; ils ont encore
doté de monuments admirables toutes les
contrées de l'Europe. C'est à eux, en particu-
lier, que la France doit ses cloîtres magni-
fiques et sa rayonnante tunique d'églises.
Même en ce siècle, après toutes les destruc-
tions révolutionnaires et malgré la diminu-
tion de l'esprit de foi, les curés de France
ont continué, avec un succès inouï, ce prodi-
gieux travail. Depuis 1830, la France a été
littéralement transformée par le sou des curés
et des fidèles. 11 n'y a pas un seul diocèse où
l'on ne puisse citer des centaines d'églises,
bâties ou restaurées, d'après toutes les règles
(1) Mgr Parisis, De la liberté de l'Eglise, p. 101.
LlVIlrt QUATRE-ViNGT-QUATORZIEM]
299
et suivant les exigences de l'art chrétien. Il
n'y a pas une église, où, à défaut de restau-
ration ou de reconstruction, Le curé n'ait re-
fondu les cloches, pose des orgues, acheté
des vases sacrés, des statues de saints, des
croix, des bannières, même avec une telle
profusion que les modernes Judas n'ont pas
manqué de crier au scandale. Pour achever
la démonstration, il suffît de porter les yeux
sur les sommets de Montmartre. Là, en plein
Paris, comme couronnement de tontes les
merveilles, le clergé de France bâtit au Sacré-
Cœur un temple monumental ; et il le bâtit
sans rien demander à personne ; comme il a
bâti et fondé les écoles, les ouvroirs, les or-
phelinats, et, en dernier lieu, les Universités
catholiques.
Injuste, ingrat, indigne envers le curé, le
décret n'est pas moins injuste envers les con-
seils de fabrique. Les fabriciens sont subor-
donnés aux conseils municipaux et aux con-
seils de préfecture, tous infaillibles et impec-
cables ; eux, ils n'ont que la peine, sans
rétribution, et, pour honorer leur vertu, pour
encourager leur zèle, on leur promet l'amende
et la prison. Pour quelques centaines de
francs, dont l'emploi est réglé, approuvé, ap-
puyé de pièces justificatives, par des autorités
régulières, ce déploiement de la puissance ci-
vile est bien étrange. C'est le comble de l'illo-
gisme, de la déraison et de l'impiété. Cette
superposition de trois conseils sur le menu
objet entraîne l'inutilité au moins de deux.
La superposition des conseils civils a pour ob-
jet la suppression du conseil de fabrique,
l'abolition de l'autorité des évêques, la main
mise sur les biens ecclésiastiques, l'anéantis-
sement du culte.
Avec cet enchevêtrement de pouvoirs, les
budgets courent risque de n'être jamais votés.
Avec l'esprit qui règne dans les sphères
politiques, il y a d'ailleurs indécence à sou-
mettre à des impies le pain et le vin du sa-
crifice, la veilleuse du Saint-Sacrement, la
cire de l'autel, l'encens des cérémonies, les
vases sacrés et les ornements, l'entretien des
sacristies et des églises. S'ils sont protestants,
juifs, francs-maçons, libres penseurs ou seu-
lement indifférents, ils ne peuvent pas être
justes; leur impiété, leur con.-cience et leur
foi, s'ils en ont une, leur défendent même de
coopérer aux actes du culte catholique. Les
églises sont livrées aux ennemis de Dieu et
de son Christ ; les prêtres, pour la partie ma-
térielle de leur fonction, sont à la merci du
persécuteur.
La générosité des fidèles n'est pas grande,
surtout dans les campagnes. S'ils prévoient
que leur argent sera pris par l'Etat, ils tire-
ront les cordons de leur bourse ; les petites
églises mourront de faim.
Ce qui frappe le plus, dans cette machine,
c'est l'impossibilité de son fonctionnement.
Quand les trésoriers sauront qu'ils encourent
une responsabilité pécuniaire, qui peut leur
créer des embarras et leur amener une con-
damnation ; quand ils sauront que le produit
deS quêtes à l'église doit être Versé, avec une
attestation signée, dans la caisse du percep-
teur ; quand ils sauront qu'au percepteur est
dévolu h; soin de louer les troncs; quand ils
sauront que le curé ne peut plus disposer
d'une quête extraordinaire pour l'achat d'uni;
statue, d'un ornement, d'un reliquaire ; quand
ils sauront que le curé est obligé d'exi
même des plus pauvres, le casuel, qui doit
être contrôlé et encaissé par le percepteur;
quand ils sauront que la pauvre veuve qui
balaie l'église, la pauvre sœur qui blanchit le
linge, le pauvre vieux chantre, le vieux son-
neur sont obligés de faire huit ou dix kilo-
mètres pour toucher leur solde chez le per-
cepteur ; quand ils sauront que sur les reve-
nus de Fabrique, déjà si insuffisants, le
percepteur doit opérer une retenue à son
avantage ; quand ils sauront que si les re-
cettes dépassent les dépenses, l'excédent doit
être versé dans les caisses de l'Etat ; quand ils
sauront tout cela, leur bon sens ne manquera
pas de se révolter ; ils trouveront tous ces rè-
glements odieux, tyranniques, injustes, inad-
missibles et ils tiendront à honneur de ne pas
prêter !a main à leur exécution.
Dans cette critique du décret, je laisse de
côté les points secondaires. Je ne dis rien de
la multiplication des paperasses inutiles et
désobligeantes, par où s'accuse le bysanti-
nisme français: rien de ce curé obligé, chaque
dimanche, après la messe, de délivrer un reçu
à la petite fille qui vient de quêter ; rien de ce
percepteur obligé d'appeler les fabriciens pour
lever les trois sous du tronc; rien de ce vin
que le curé doit prendre à l'auberge, pour
qu'il ne soit pas trop clérical. Il y a des choses
qu'il faut laisser à leur ineffaçable-ridicule.
Voilà sept ans que ce décret a été rendu.
Son acceptation par le clergé a été très di-
verse ; plusieurs évêques n'en ont tenu aucun
compte ; plusieurs l'ont accepté dans la plé-
nitude de ses exigences ; la plupart ne l'ont
admis que sous bénéfice d'inventaire, avec
espoir de revision ultérieure. A l'user, on y a
découvert maintes parties faibles et même des
prétentions contradictoires. A entendre les fa-
gotteurs du décret, il ne doit point aggraver
le décret du 30 décembre 1809, et il en
change, il en détruit même complètement
l'économie. On a voulu, par un décret com-
plémentaire, par des circulaires explicatives,
par des avis du conseil d'Etat et des sentences
de tribunaux, former une jurisprudence éta-
blie, sans y réussir. On reste dans l'incertitude
sur beaucoup de points ; on ne parvient pas
à déterminer le rôle du trésorier de fabrique;
on ne trouve pas de juridiction compétente,
pour terminer les conflits en matière fabri-
cienne. L'Eglise peut opposer une victorieuse
inertie ; elle peut revenir à l'état originel du
curé, seul administrateur des deniers du culte;
elle peut tout, l'Eglise, quand il s'agit de ré-
sister au despotisme. L'Etat, en présence de
l'opposition ecclésiastique, s'irrite, s'exaspère
300
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE 'AïllOLinUE
cl se porte à la dernière raison de la tyran-
nie, aux violences.
l'ai- exemple, tout récemment, il notifiait à
l'évéque <le Montpellier que la négligence ou
le retard de quelques tre'soriers à déposer
leur compte allait amener la suppression lé-
gale d'une dizaine de paroisses. Cette notifi-
cation découvre le jeu de l'ennemi. Le décret
ne vise pas seulement à mettre la main sur
les oblations des fidèles; il doit aboutir, sur
le constat d'irrégularités dont l'Etat est juge,
à l'anéantissement des cures, au retour de
la France à l'état de mission apostolique, où
le missionnaire, à lui seul, est toute l'Eglise.
Cette rigueur, l'Eglise peut la braver, et peut-
être serait-ce son salut.
Un décret du 18 juin 1898 aggravait encore
les dispositions du décret de 1893. Le 2 sep-
tembre de la même année, les sept cardinaux
adressèrent, au ministre, une lettre collec-
tive; les signataires de cette lettre deman-
daient à iHre entendus et disaient que la lé-
gislation des fabriques devant subir des mo-
difications, cette réforme ne devait se produire
qu'à la suite d'un travail réfléchi et concerté
à qui de droit. Le ministre Sarrien répondit
aux cardinaux. Dans sa réponse, il relève
d'abord la forme collective de cette lettre qui
suppose le concert prohibé entre les chefs de
diocèse. Suivant l'expression de Dupin, ce se-
rait un concile par correspondance. Cette pré-
tention du ministre dépouille d'abord les
évêques de la part de droit et de devoir qu'ils
sont appelés à prendre au gouvernement de
l'Eglise universelle. Ensuite cette prétention
viole ouvertement le concordat qui proclame
le libre exercice du culte catholique ; il met,
à cette liberté, un obstacle arbitraire. Enfin
ce n'est que par un paralogisme ridicule,
qu'on peut appuyer cette prétention sur les
articles organiques. Ces articles, en effet, pro-
hibent les conseils provinciaux, les synodes
diocésains et en général les assemblées déli-
bérantes. Or, une simple lettre, rédigée par
un seul, signée par plusieurs, ne revêt aucun
des caractères d'une assemblée, d'un synode
ou d'un concile. Assimiler une lettre à un
concile ou à un synode, c'est une grande
faiblesse d'esprit ou un cruel outrage à la
raison.
Sur le fond des choses, l'Eglise enseigne que
les comptes et budgets sont une matière, si-
non exclusivement ecclésiastique, du moins
mixte; suivant l'expression de Portalis, le
temporel du culte « tient de très près aux
choses spirituelles ». En 1837, en discutant
la loi municipale, le gouvernement de Louis-
Philippe déclarait que les modifications rela-
tives à la gestion des fabriques ne seraient
édictées que de concert avec l'épiscopat. Un
ministre du second empire disait Napoléon
d'accord avec Louis-Philippe : « L'Etat, dé-
clarait-il, doit à l'Eglise de la laisser régler
librement l'administration de ses intérêts tem-
porels. Les fabriques ne doivent, pour leurs
règlements et leur administration, relever que
des évêques. Kn 1880, les ministres Freycinet,
Perry, Gazot, Lepère, — des cléricaux peu
forcenés, — - avaient nommé une commission
de législation pour les fabriques et y avaient
appelé plusieurs prélats. Paul Ilert lui-même
voulait que les autorités diocésaines fussent
entendues.
En 1893, même lorsqu'il fut question d'édic-
ter sur les fabriques une nouvelle législation,
le gouvernement avait consulté le consistoire
central des juifs et le synode général des pro-
testants de la confession d'Augsbourg ; il
n'avait pas consulté les évêques, administra-
teurs-nés des biens de l'Eglise. Aujourd'hui
les cardinaux demandent à être entendus ; le
ministre répond par un refus de les entendre.
Et pourtant les catholiques forment la presque
totalité de la nation française.
Et pourquoi le ministre refuse-t-il d'entendre
les évêques? Parce que le temporel du culte
n'est pas une matière mixte, parce qu'il est
du ressort exclusif de l'autorité civile et que
le ministre d'Etat est seul compétent pour
trancher la question. Cette doctrine ministé-
rielle de la toute-puissance de l'Etat sur le
matériel du culte est la propre doctrine du
popisme russe ; c'est la théorie de Pierre le
Grand admise par des gens qui se croient li-
béraux, qui se disent démocrates et qui ne
sont que les pâles copistes de la plus âpre ty-
rannie.
Pierre le Grand était certainement le type
le plus cru du despotisme ; mais Pierre Le-
grand était plus raisonnable et plus libéral
que ces hypocrites démocrates. Pierre, il est
vrai, soumettait la gestion des biens ecclé-
siastiques au bon plaisir de l'autorité civile,
mais Pierre confiait cette tâche à des conseils,
à un saint synode dirigeant, et dans ces con-
seils et dans ce synode, il appelait des archi-
mandrites et des potopopes. Ici, rien de pa-
reil. C'est une Chambre, atteinte de prêtro-
phobie, qui vole sur ce sujet sans l'instruire ;
c'est un conseil d'Etat où il y a de tout, ex-
cepté des prêtres, qui libelle un décret. Au
fond, ce sont les protestants, les juifs, les
francs-maçons, les libres-penseurs qui prennent
dans l'administration des biens d'Eglise, la
place des prêtres et des évêques. Or, cette
substitution et cette nouvelle administration,
c'est une injustice et un sacrilège. Les évêques
ne doivent pas subir ce joug, ou s'ils se ré-
signent à le subir, c'est à Dieu à venger sa
cause : Exsurgat Deus et dissipentur inimici
ejus.
Ces lois et règlements contre les deniers des
fabriques, avaient été précédés, en 1884,
d'une loi dite d'acroissement contre les con-
grégations religieuses. Précédemment la ré-
publique avait prononcé et exécuté la disso-
lution des congrégations ; mais en l'effectuant,
elle avait violé ses propres principes sur la li-
berté des professions, sur l'inviolabilité des
domiciles, et sur ce droit constitutionnel
de l'homme et du citoyen qui ont fa-
culté d'aller et de venir, de s'associer, de
LIVME QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
301
vivre à leur guise, sans que personne ait
droil de s'y opposer. De plus, ces expulsion
n'avaient abouti à rien, puisque l'Etat, ne
pouvant confisquer les immeubles, était bien
obligé de les laisser à quelqu'un, et ce quel-
qu'un, sous différents noms, c'était toujours le
religieux, assez habile pour défendre ses im-
munités sans prêter le liane aux attaques, ou,
s'il y prêtait, par sa résistance il pouvait ai-
sément lasser, voir déshonorer la tyrannie.
La majorité républicaine de la Chambre le
comprit et, comme elle est foncièrement
impie — l'impiété est canaille, dit M. de
Maistre, — elle cherchait un moyen de s'em-
parer de ces biens des religieux, que ses pré-
cédents excès laissaient intacts. Un membre
de celte majorité, Henri Brisson, esprit faible
et passionné, mais franc-maçon militant, s'at-
tela à cette infâme besogne. Avec l'aide de
quelques subalternes, il fabriqua un projet
tendant à plumer la poule sans la faire crier
et voici comment il s'y prit.
Les congrégations religieuses paient tous
les impôts qui frappent les autres citoyens,
savoir: 1° les impôts directs; 2° les impôts
indirects; 3° l'impôt de quatre pour cent sur
les revenus et rentes de toutes sortes servies
par les sociétés financières ou par tout autre
emprunteur public ; 4° tous les droits de mu-
tation pour les contrats qu'elles peuvent con-
clure, vente, achats, échanges, legs ; 5° la
taxe de main-morte qui frappe les biens des
sociétés civiles ou religieuses. Celte dernière
taxe a pour but de remplacer les droits de
mutation par décès auxquels échappent ces
biens dont le propriétaire ne meurt pas et de
compenser, au bénéfice de l'Etat, la diminu-
tion des droits de mutation entre vifs, aux-
quels ils sont moins exposés que les simples
citoyens.
Outre ces impôts communs, en 1884, Bris-
son imagina et la Chambre approuva que les
congrégations religieuses fussent assujetties à
deux nouveaux impôts qui ne frappent au-
cune autre classe de citoyens, savoir :
1° Un nouvel impôt sur le revenu. A l'im-
pôt de 4 0/0 sur le revenu que paient déjà les
congrégations, la loi du 2J décembre 1884
ajoute un nouvel impôt de 4 0/0 sur le revenu
présumable, déterminé à raison de 5 0/0 de
la valeur brute des biens meubles et im-
meubles possédés ou occupés par elles. Les
congrégations seules sont soumises à cet im-
pôt, non les communes, ni les cercles, ni
autre société ou association. Cet impôt ne
tombe pas sur un revenu réel, mais sur un
revenu fictif, calculé non sur le revenu que
peuvent donner les biens soumis à cet impôt,
mais sur la valeur brute de ces biens. Et cela
quand même le revenu des biens qui donnent
un revenu serait inférieur à cinq, comme
sont les renies d'Etat. Quand même ces biens
seraient grevés des charges qui absorberaient
revenus. Quand même les biens ainsi taxés
ne seraient susceptibles de produire aucun re-
venu.
2° Un nouvel impôt, dil droit d'accroissement,
établi sui- cette bypotbèse qu'à chaque déi
d'un membre, Ce décès accroît le revenu île
la communauté, héritière supposée du défunt.
Or, cette hypothèse est fausse, puisque la
communauté possédant, comme l'indique son
titre, ses biens en commun, n'hérite de rien
au décès d'un membre. Uc [dus, ce droit de
succession est réglé par la laxe des biens de
main-morte, et, par suite, ici on le fait payer
deux fois. Enfin ce droit de succession, es-
timé H fr. 25 0/0, doit être payé à chacun
des bureaux d'enregistrement sur le ressort
desquels sont situés les biens de la congré-
gation ; et au cas où la quole pari successible
était inférieure à vingt francs, elle doit payer
comme si elle atteignait ce chiffre.
Ce droit d'accroissement aboutissait, en pra-
tique, à des énormités. Outre que c'était un
impôt d'exception contraire à l'égalité cons-
titutionnelle des citoyens devant l'impôt, il
faisait payer dix et cent fois plus de droit que
la société n'en acquérait, à supposer qu'elle
en acquît. Par exemple pour une succession
estimée 54 centimes, un huissier de Paris
avait décerné une contrainte commandant de
payer 229 fr. 50 centimes, soit 425 fois la va-
leur de l'héritage. En d'autres termes, ce
droit d'accroissement était un impôt deux
fois absurde et plus qu'un vol, car le voleur
ne nous prend que notre bien, et ici l'Etat
voulait prendre aux congrégations même ce
qu'elles n'avaient pas.
En 1895, le protestant Ribot imagina donc
de remplacer le droit d'accroissement par le
droit d'abonnement. Ce ne serait plus un droit
fixe, payable à chaque décès, mais une laxe
à forfait, payable chaque année, sans décla-
ration de décès, sans calcul d'héritage, sur la
simple base de l'estimation déjà exigée pour
l'impôt 4 0/0 sur le revenu. Ce droit d'abon-
nement était fixé à 30 centimes 0/0 pour
les congrégations non autorisées et à
40 pour les congrégations autorisées. De
plus, il était dit que ce droit d'abonnement
ne serait pas applicable aux biens consa-
crés aux œuvres charitables. Si cette clause
avait été appliquée, elle eût rendu la loi inu-
tile, mais elle restait à la discrétion du gou-
vernement, c'était un privilège concessible
seulement par décret rendu en conseil d'Etat,
et qui fut, en fait, très restreint.
Ce droit d'abonnement était beaucoup plus
facile à percevoir que le droit d'accroisse-
ment ; il n'aboutissait pas aux mêmes énor-
mités ; il n'exposait pas à la résistance des
congrégations, aux procès, aux jugements dé-
favorables des tribunaux. Du moins, le gou-
vernement l'espérait. Gel impôt était d'ailleurs
injuste, illégal et inconstitutionnel. Injuste :
1° parce qu'il imposait aux congrégations un
impôt qui n'atteint pas les autres citoyens;
2" parce qu'il frappe une matière, qui n'existe
pas ; 3° parce qu'il oblige à payer deux fois
pour le même objet. Illégal, parce qu'il ne
tient pas compte de la situation légale des
302
IIISTOIUK UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
congrégations religieuses, situation que des
lois de finance ne peuvent pas abroger. In-
const'iittiotiHcl, parce que, en faisant payer aux
congrégations des impôts que ne paient pas
les autres citoyens, il viole ce principe sécu-
laire que tous les citoyens sont égaux devant
la loi.
On dit, pour dissimuler l'injustice, que les
sociétés autres que les congrégations reli-
gieuses paient également le droit de 40/0 sur
le revenu et le droit d'accroissement. Or, cette
allégation est doublement fausse. L'impôt
sur le revenu n'est appliqué aux sociétés ci-
viles, qu'autant qu'il y a un revenu réel, cons-
taté par le conseil d'administration ; s'il n'y a
pas de revenu, il n'y a pas d'impôt, tandis
que l'impôt frappe les congrégations, même
et surtout quand elles ne tirent de leurs biens
aucun revenu. De plus, l'impôt d'accroisse-
ment n'est payable pour les associations ci-
viles qu'autant que les associés ont un droit
personnel sur les valeurs communes et sont
appelés au partage lors de la dissolution de
l'entreprise. Or, les congrégations religieuses
non seulement n'ont pas de droit d'adjonc-
tion et de réversion ; mais elles l'excluent
formellement. Donc elles ne devraient pas, lé-
galement, payer ce droit d'abonnement.
Nous avons dit que ce droit d'abonnement
frappe une matière non imposable. Ce juge-
ment n'est pas applicable aux titres de rente
et aux obligations de chemin de fer; mais il
s'applique parfaitement aux propriétés immo-
bilières, aux bâtiments, mobilier, linge, vête-
ments. Les bâtiments possédés servent au lo-
gement des congréganistes et à leurs œuvres;
les bâtiments occupés ont à payer un droit
d'impôt et des frais d'entretien; ni les uns ni
les autres ne produisent un revenu imposable.
Les cours, préaux, lieux de promenade sont
dans le même cas. Le mobilier, linge, hardes,
qui a jamais pu supposer que cela produisait
un revenu. Ce droit d'abonnement repose sur
le vide.
Nous avons dit que ce droit faisait payer
deux fois le même impôt. Le droit d'accrois-
sement se confond, en effet, avec l'impôt des
biens de main-morte ; et le second impôt sur
le revenu se confond avec le premier. De
plus, ces deux impôts sont majorés quant au
montant et reçoivent encore une multiplica-
tion de taux ; le second est plus fort que le
premier et les deux s'appliquent aussi bien
aux meubles qu'aux immeubles.
Quand ces lois iniques furent édictées, les
catholiques de France demandèrent au Pape
s'ils devaient obéir. Le Pape ne se prononça
pas explicitement pour la résistance; il se
borna à dire que chaque congrégation devait
examiner son cas et se décider suivant qu'elle
pourrait, oui ou non, payer l'impôt. Mais,
pas là môme que le Pape n'ordonnait pas
l'obéissance, c'est qu'à ses yeux la loi était
injuste. Or une loi injuste est une loi nulle.
De plus, il est manifeste qu'en présence d'une
loi inique et nulle, la conduite des congréga-
tions devait être uniforme; autrement la ca-
pitulation des uns servirait, au gouvernement
persécuteur, pour accabler les autres. Dans
celte incertitude, les évêques eussent du tran-
cher le litige; mais, comme il arrive ordinai-
rement en pareil cas, la plupart des évêques
s'en tinrent à l'absentéisme du Pape. Plusieurs
toutefois appuyèrent fortement la résistance ;
un seul, Fuzet, évéque de Beauvais, lit bande
à part et déclara qu'il fallait payer. Sur les ré-
pliques que lui lit l'archevêque de Reims, le
prélat riposta qu'il était trop tard ; qu'il fallait
résister dès le commencement ; et qu'ayant
capitulé jusque-là devant les lois de persécu-
tion, les évêques devaient capituler encore.
Autrement on disait qu'ils s'étaient montrés
mous quand il s'agissait des lois scolaires et
militaires et qu'ils ne se montraient revêches
que pour la vile monnaie.
L'affaire resta longtemps en balance. Des
plumes subalternes soutenaient victorieuse-
ment la polémique; l'opinion se prononçait
pour la résistance. Il ne paraissait pas qu'on
pût décemment capituler, c'est-à-dire amnis-
tier la violation du droit certain et souverain ;
livrer sans mot dire des biens qui sont le pa-
trimoine des pauvres et que le fisc, par sa
loi, doit à la longue anéantir. Enfin on apprit
que cinq congrégations autorisées s'inclinaient
devant la loi de spoliation : Saint-Sulpice, les
Missions étrangères, Je Saint-Esprit, les La-
zaristes et les frères de La Salle. Ces congré-
gations avaient, sans doute, des raisons par-
ticulières pour obéir à une loi injuste ; mais,
parle fait, elles fournissaient la petite pierre
sur quoi va s'appuyer le levier de l'Etat
pour ébranler toutes les autres maisons reli-
gieuses.
Les congrégations religieuses d'hommes, la
plupart, et presque toutes les congrégations
religieuses de femmes embrassèrent le sage et
glorieux parti de la résistance. Nous disons
presque toutes, car plusieurs furent obligées
par leur évêque de céder à la loi, ou du moins
tellement pressées, qu'elles durent fléchir.
Parmi elles, il faut citer celles du diocèse de
Rodez, que le cardinal Bourret intimida. De
ce accusé par un journal, l'évêque nia le fait ;
mais, information prise, il fut reconnu que
l'intimidation était certaine. Le cardinal avait
détruit la liberté laissée par le Pape ; il en
mourut de chagrin, fin honorable mais triste
pour un tel homme.
Depuis lors, le fisc impitoyable poursuit son
œuvre de destruction. Pour l'accomplir, il sai-
sit tantôt une vache, tantôt un cheval ou un
mulet avec sa voiture, une maison, un champ,
une rente. Le fisc saisit toujours et vend à
la barre du tribunal, ou sur la place publique,
l'objet saisi. Presque chaque semaine, les jour-
naux religieux signalent quelque vente. Ainsi
est détruite, pièce à pièce, lentement, sans
bruit, l'œuvre charitable qu'avaient créée,
depuis un siècle, les catholiques de France.
Cette œuvre dont l'histoire doit louer l'iné-
puisable générosité, la magnifique ordon-
LIVUE QUATHE VINGT-QUATORZIÈME
303
nancc elle courageux dévouement, est unique
en son genre ; rien n'en approche au sein des
autres nations. On la mcl à néant sans qu'au-
cune protestation vienne flétrir cette abomi-
nable destruction. Tout au plus parfois quelque
religieuse élève la voix pour en appeler aux
populations ; sa voix a de l'écho dans le cœur
des pauvres, elle en a peu dans L'Eglise. Deux
religieux, — je dis deux, il faut citer leurs
noms, — le Pore Stanislas, capucin, et le Père
Ange Le Doré, supérieur des Eudistes, l'un
avec l'habileté d'un stralégiste, l'autre, avec
l'éloquence d'un Basile de Césarée, ont dé-
noncé à Dieu et aux hommes ces abomina-
tions. Un temps vient où l'augmentation con-
tinue des pauvres deviendra une des angoisses
de la politique ; et où l'on entendra, entre
ciel et terre la grande voix : Propler gemitum
pauperum nunc exurgam, dicit Dominus.
l.a résistance à la porséculion.
A la fin du XIe siècle, il y eut vingt ans si
gnalés par la trahison et l'abdication de
toutes les autorités. Plus personne ne prenait
en main la cause de Dieu. On conciliait, on
négociait, on maquignonnait... et le monde
mourait lentement, misérablement, lâche-
ment.
Du moins, à ce moment honteux, il y eut
de nobles cœurs qui se révoltèrent contre
cette lâcheté misérable, protestèrent avec
énergie et amenèrent à la fin une salutaire
réaction. J'ai cru utile de rechercher et de
consigner ici ces protestations généreuses.
J'espère que plusieurs ne les entendront pas
sans un frémissement et se diront enfin :
Exarsi ad imitandum.
« Je ne crains, disait saint Anselme, ni
l'exil, ni la pauvreté, ni les tourments, ni la
mort. Mon cœur est préparé à tout endurer,
avec le secours de Dieu, pour ne point déso-
béir au Hiège Apostolique et pour conserver la
liberté de ma mère, l'Eglise du Christ. Je
ne m'inquiète que de remplir mon devoir et
de respecter l'autorité du pontife romain. »
Quelles belles paroles et vraiment dignes d'un
docteur de l'Eglise !
Dans une lettre au pape Urbain If, Uldaric
de Saint-Michel écrivait : « Tout ce que vous
aimez, nous l'aimons ; tout ce que vous re-
jetez, nous le rejetons ; tout ce que vous souf-
/ pour le Christ, nous le souffrons avec
vous. Vous avez peu d'amis en ce pays ; la
peur du tyran fait aller à sa communion tous
ceux qui vous obéissaient. Mais nous savons
que vous avez la parole de vif;, et, avec vous,
nous ne redoutons ni de vivre durement ici-
bas, ni de mourir glorieusement. »
« L'Eglise rachetée par le sang de Jésos-
Ghrift et constituée en liberté, écrivait le pape
Gèlaie II, rie peut plus redevenir eiclave. Si
L'Eglite ne peut plus élire un prélat, sans le
consentement de il mpereur l'Empereur, c'était
hier le chimiste athée, lierlbelot;, elle n'est
plus que sa servante et la mort du Christ est
mise à néant. Si le prélat élu est investi par
la crosse et L'anneau qui appartiennent à l'au-
tel, c'est une usurpation des droits de Dieu.
Si le prélat soumet ses mains consacrées par le
corps et le sang de Notre-Seigneur aux mains
d'un laïque, il déroge à son ordre et à son onc-
tion sacrée. » Paroles vraiment dignes d'un
pape et qui figurent au corps du droit canon ;
j'espère bien que c'est pour toujours.
Domnizo fait dire par saint Pierre au pape
Pascal II : « 0 pape Pascal, sache veiller à la .
liberté de l'Eglise et fonder ta volonté sur le
crucifié qui est mort pour son épouse et qui
te l'a confiée pour que tu la maintiennes digne
de son époux; sache mourir, ô pontife, plutôt
que de la laisser violer par l'ennemi ou sé-
duire par de faux amants. Le seigneur Christ
sait que si tu résistes à outrance, nul ne pré-
vaudra contre la liberté de l'Eglise. )>
Le pape Pascal II écrit à l'empereur Henri V :
« L'Eglise ne veut rien s'arroger de tes droits,
elle qui, comme une mère, fait don à chacun
de ce qui lui appartient. Elle ne prétend rien
enlever à la gloire de l'Empire. Nous ne vou-
lons, en effet, que servir Dieu dans sa justice.
Rentre donc en toi-même et n'accorde pas
confiance à la superbe. Tu as des soldats pour
te défendre ; mais l'Eglise a pour défenseur,
le roi des rois, qui l'a rachetée de son sang;
elle a, de plus, les apôtres Pierre et Paul qui
sont ses seigneurs et ses patrons. Abandonne
donc ce qui n'est pas de ton office afin de le
mievx remplir. Que l'Eglise obtienne ce qui
est au Christ et que César garde ce qui est à
César. »
Le Pape qui avait écrit en ces termes à
Henri V était bien digne de recevoir cette
lettre signée du grand nom de Geoffroy de
Vendôme : « L'Eglise vit par la foi, L'autorité
et la liberté ; sans elles, elle languit, elle
meurt. La foi est son fondement ; la charité,
sa parure ; la liberté, son bouclier. Mais,
quand elle se laisse corrompre par des pré-
sents, quand elle se soumet à la puissance sé-
culière, elle perd en même temps, la foi, la
charité et la liberté : elle passe, non sans rai-
son, pour morte.
Le même Geoffroy de Vendôme écrivait à
Calixte II : « Quand l'Eglise est soumise à la
puissance séculière, de reine qu'elle était elle
devient esclave; elle perd cette charte de li-
berté que le seigneur Christ a dictée du haut
de sa croix et signée de son sang. »
Le Pape qui avait reçu cette lettre sut la
comprendre ; il délivra L'Eglise par le Con-
cordat de Worms en 1122. 11 y avait vingt ans
que L'Eglise était sous le pressoir; vingt, ans
que les plus vaillants champions livraient,
pour la cause de Dieu, la grande bataille.
304
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
L'Eglise en France est à un de ces tour-
nant- dr l'histoire ; il tant, pour sa délivrance,
mi grand combat. Des voix isolées nous y ap-
pellent. ; il tant que tous les cœurs chrétiens
répondent.
Il n'est que temps d'entendre ces nobles
voix de la tradition. Les Anselme, les Geof-
froy de Vendôme, lesUdalric de Saint-Michel,
les Gela?e, les Pascal, les Callixle sont de bons
maîtres et de sages docteurs.
Si nous nous dérobions plus longtemps à
ces appels de la bravoure apostolique, il fau-
drait rappeler, pour notre honte, le mot de
Cicéron à Atticus : « Voyez de quelle mort
ignoble nous périssons : Ëcce quant vili morte
périmas ! »
C'est un devoir pour tout chrétien et pour
, tout Français, de défendre l'Eglise contre le
persécuteur.
C'est un devoir, pour l'humble fidèle, sol-
dat de Jésus-Christ, de suivre le drapeau
de l'Eglise militante et de faire face à l'en-
nemi.
C'est un devoir pour le prêtre de conduire
les fidèles à la bataille et de défendre comme
un vaillant capitaine les justes droits du sanc-
tuaire.
C'est un devoir pour tout évêque, succes-
seur des apôtres, d'affronter toutes les puis-
sances du siècle et de leur résister sans pou-
voir jamais être vaincu.
C'est un devoir pour les Français, fils aînés
de l'Eglise, de se souvenir du pacte de Clovis
et de Charlemagne. Et puisque Léon XIII les
exhorte depuis longtemps à s'unir, à concer-
ter leurs forces et à combattre comme l'ont
fait depuis les Irlandais et les Allemands, il
n'est pas nécessaire d'être chrétien, il suffit
d'être Français pour courir aux armes et sus
à l'ennemi.
On ne peut guère contester ce double de-
voir ; mais, dans l'état de marasme, de dé-
faillance où nous sommes tombés, on cherche
toutes sortes de motifs, toutes sortes de pré-
textes, toutes sortes d'excuses pour rester
dans l'inertie.
On dit entre autres : A quoi bon? Et quels
profits si enviables nous doit procurer la ré-
sistance ?
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il y a de
faibles chrétiens. Dans toutes les persécutions,
il s'est trouvé des héros ; il s'est rencontré
aussi des âmes molles qui prétendaient ne
différer avec leurs frères que sur le choix
des moyens, mais devoir arriver avec eux au
but.
De faibles chrétiens disaient cela en 1792,
et voici ce que leur répond Maury :
« Mais, dites-vous, je n'ai voulu composer
que sur le choix des moyens. C'est la question.
Est-ce donc un simple moyen et un moyen
légitime de composition, ou bien n'est-ce pas
sacrifier les principes que de promettre fidé-
lité à l'action des lois les plus contraires à
l'Evangile, à la discipline générale de l'Eglise,
qui consacrent le parjure et le brigandage?
Avec de pareils moyens de rétablir le culte,
ne favorise-t-on pas les ennemis, et, par une
conséquence nécessaire, n'anéantit-on pas la
religion? Pourquoi donc torturer les cons-
ciences par la crainte d'une si horrible et si
inutile complicité? Etait-ce être intraitable et
fanatique que d'être effrayé et arrêté par de
si terribles dangers? Etait-ce rejeter toutes
les voies de conciliation que de ne vouloir
pas s'agréger ainsi aux clubs révolution-
naires! Enfin, céder ainsi notre honneur et
nos devoirs, n'était-ce composer que sur le
moyen ?
« Je vous ai demandé à quoi avait servi la
conciliation. Vour rétorquez l'argument contre
moi et vous me demandez à quoi ont servi les
plus fortes oppositions I
« Certes, elles n'ont pas suffi, je l'avoue,
pour opérer une contre-révolution ; nous ne
nous la sommes jamais promise de notre
seule résistance. On n'a pas pu l'exiger de
nous ; et il serait inutile de raisonner contre
ceux qui prétendaient soumettre à cette
épreuve la vérité de nos principes pour lui
rendre hommage ; mais si ce n'est pas là ce
qu'on attend de nous, pour savoir si nous
avons raison, ;e vais vous répondre. »
Qu'on veuille bien peser, au poids du sanc-
tuaire, toutes les paroles du grand orateur de
la Constituante :
« Nos oppositions ont servi à nous sauver
de toutes ces capitulations absurdes ou infâmes
qui nous auraient déshonorés gratuitement ;
elles ont servi à faire reculer honteusement et
visiblement tous ces perfides hypocrites que
nous avons chassés de porte en porte toutes
les fois qu'ils ont feint de se rapprocher de
nous pour nous tromper, nous opprimer et
nous avilir. Elles ont servi à sauver notre
honneur avec lequel, tôt ou tard, on sauve
tout. Elles ont servi à retenir ou à mettre
dans nos intérêts l'opinion publique qui se
serait totalement séparée de nous, si nous
avions altéré l'intégrité de nos principes ; si
nous nous étions lassés de porter partout nos
désastres, en témoignage de la vérité dont
nous étions les martyrs, si nous avions cessé
de combattre pour cesser de souffrir, si nous
avions été les dupes intéressées des accommo-
dements les plus absurdes et les plus infâmes.
Elles ont servi à nous conserver debout au
milieu des ruines qui nous environnaient et
nous accablaient sans pouvoir nous abattre.
Enfin, elles ont servi à mûrir le catholicisme
renaissant au fond de tous les cœurs, à nous
reconquérir l'estime, la pitié, l'amour de tous
les Français, à nous conserver notre ère poli-
tique ; car nous serions anéantis depuis long-
temps et la religion aurait péri en France,
avec nous, si, par notre fermeté, notre cou-
rage, notre patience, notre invincible fidélité
à nos devoirs, nous n'avions donné à nos con-
citoyens le temps de se souvenir de nous
après s'être soustraits à l'oppression, de s'in-
téresser à notre sort et de rappeler avec nous
la religion qui semblait anéantie et qui, heu-
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
303
reusement associée à notre sort, n'a plus été
pour les Français qu'une émigrée vers la-
quelle Ions les cœurs ont été entraînés par
admiration, par pitié, par intérêt et par
amour. Voilà à quoi ont servi nos opposi-
sitions.»
Les réflexions de Maury reviennent ici
fort à propos. Si ce n'est pas un hommage
au passé, c'est un programme d'avenir.
Nous devons tous nous faire à l'ide'e que
pour nous sauver, pour sauver notre religion,
il faut une grande bataille.
La bataille une fois engagée, nous sommes
certains de la victoire.
La victime du Calvaire a vaincu par la
croix : tous ceux qui s'associent à son sacri-
fice héritent de sa force et partagent ses
triomphes. Sine sanguinis effusione, non fît re-
missio.
Entre les premières années du xie siècle et
lafin du siècle xix*,il y a une certaine similitude.
C'est la même déshérence des pouvoirs pu-
blics, c'est la même faiblesse qui les énerve,
le même aveuglement qui les égare, les mêmes
passions qui les condamnent à aller miséra-
blement à rencontre de leur but. Ou l'on ne
fait rien, lorsqu'il faudrait agir ; ou, si l'on fait
quelque chose, c'est pour ruiner moralement
la société et matériellement les populations.
Vous diriez un vaisseau désemparé qui va in-
consciemment se briser surlesécueils ou s'en-
gouffrer dans les abîmes.
L'Eglise catholique possède, en dépit de
toute contestation, son plein droit d'institu-
tion divine. En présence de ce droit, l'Etat,
par le Concordat, est l'allié de l'Eglise ; par
sa constitution politique, il lui est étranger ;
par son inféodation à la Franc-Maçonnerie, il
est son ennemi. Comme étranger, il se croit
en droit de lui opposer l'indifférence ; comme
allié, il lui impose des chaînes ; comme en-
nemi, il lui fait porter le poids de la persécu-
tion. Par la combinaison perfide et la com-
plication inextricable de ses titres, l'Etat
français peut trouver, dans son organisation,
le moyen de faire quelque bien à l'Eglise et le
moyen aussi de lui faire beaucoup de mal.
L'Eglise doit craindre que sa foi, sa morale,
sa discipline, son culte, sa hiérarchie souffrent
notablement de ce despotisme persécuteur et
que son œuvre essentielle de sanctification des
âmes ne soit mise en péril. L'Eglise demande
qu'on la laisse opérer elle-même son œuvre
de salut, sans aucune faveur mondaine, sans
intervention séculière ; mais dans le libre et
pacifique usage des moyens d'action qu'elle a
reçus de Dieu, et que la constitution ordonne
de respecter. L'Eglise ne demande ni faveurs,
ni honneurs, ni privilèges, ni richesses, ni
dons quelconques ; elle ne demande que sa
liberté de droit divin. Et à quel titre réclame-
t-elle cette liberté ? Est-ce à titre de privilège ?
Non ; l'Eglise sait très bien que la constitu-
tion ne lui accorde rien de plus qu'aux autres
cultes ; mais elle reconnaît sa liberté. L'Eglise
veut donc travailler au salut des âmes, parce
T. xv.
qu'elle le doit devant Dieu ; elle veut y Ira-
vailler librement, parce qui' cette liberté lui
est. (lue devant l''- hommes.
Le gouvernement donne le change à l'opi-
nion, en alléguant que l'Eglise veut tout en-
vahir. L'Eglise ne veut rien prendre à per
sonne, ni aux particuliers, ni à l'Etat; l'Eglise
demande seule ni que tout soit soumis à la
loi du Christ et aux clefs de Pierre, tout, dit
Bo88uet,roiset peuples, pasteurs et troupeaux.
Mais, par une étrange contradiction, ces
hommes qui nous accusent de cupidité, nous
promettent, si nous voulons les laisser faire,
tous les bienfaits matériels de leur bonne
grâce. L'Eglise ne dédaigne certainement pas
l'appui matériel, dans la mesure où il est né-
cessaire à son action spirituelle, et pour tous
les avantages à elle conférés, elle garde une
vive reconnaissance. Mais l'Eglise ne veut ni
prêtres ambitieux, ni évèques serviles, ni
clergés mondains. Dans ce siècle où tout s'ob-
tient par l'intrigue, si nous consentions à ce
que l'homme de Dieu devînt semblable au
peuple et cherchât à capter les faveurs du
gouvernement, c'est alors qu'il faudrait nous
accuser d'ambition. Ce qu'il faut à la France,
ce sont des prêtres qui travaillent au salut des
âmes et des évêques qui veillent à la sancti-
fication des peuples. Quand le gouvernement
livre, à toutes les fureurs de l'opinion, un
clergé qui ne réclame que le libre exercice de
son ministère, il ment à ses lois et outrage
Dieu dans son Eglise.
La série d'attentats dont touffre l'Eglise
obligeait à la résistance. Le premier fait que
l'histoire doit constater avec tristesse c'est
que la résistance n'a pas été proportionnelle à
l'attaque ; elle n'a pas été immédiate, univer-
selle, ardente, persévérante, comme elle de-
vait l'être. Ce serait une exagération de dire
que tout le monde a trahi ; c'en serait une
autre de dire que tout le monde a fait tout son
devoir. Parmi les évêques, plusieurs ont paru
complices du gouvernement persécuteur ; plu-
sieurs, sans conniver aux attentats, ont paru
peu soucieux de défendre les intérêts de
l'Eglise. On a allégué, pour excuser l'inertie,
la volonté du Pape qui veut la paix à tout
prix ; le pacte de conciliation qui conseille de
ménager l'Etat, par crainte de pire ; l'inuti-
lité ou l'impossibilité de former un parti de
combat et une résolution de martyre. On est
allé jusqu'à dire que les fidèles n'avaient au-
cune qualité pour défendre la mère Eglise et
que les prêtres étaient, dans les questions po-
litico-sociales, d'une notoire incompétence.
Ce sont là autant d'erreurs et de faux pré-
textes, que nous n'avons pas à réfuter ici. Mais
nous avons une réfutation plus positive, les
faits.
Le premier défenseur de nos églises, c'est le
Pape. Léon XIII a écrit, d'une plume savante,
une série d'Encycliques, où il expose, dans
leur principe et dans leur ensemble, les lois
de la vie individuelle et de la vie sociale. A
chaque aberration de la libre pensée, à chaque
20
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
tltenlal du gouvernement, le Pontife ;i op-
posé, avec un terme esprit, les oracles de la
doctrine catholique. Dans ces actes pontifi-
ix, il n'y a pas un mot qui implique la
moindre solidarité avec la révolution, ni la
moindre concession au libéralisme. Dans l'ex-
position des doctrines orthodoxes, Léon XIII
parle comme Pie IX ; dans la réfutation des
doctrines hétérodoxes, il est môme parfois
plus expressif que l'auteur du Syllabus. L'en-
semble t\c<, Encycliques de Léon XII', c'est la
constitution d'un peuple chrétien, c'est la
charte de l'avenir. Et s'il s'était trouvé, dans
nos rangs, un apologiste intelligent et résolu,
un Pie par exemple, il lui eut suffi de faire
valoir les Encycliques, de leur donner bec et
ongles, pour jeter l'effroi parmi les adver-
saires d'Israël.
Un fait certain, éclatant, c'est que, dans les
écrits du Pape, il n'y a pas ombre de résigna-
tion au triomphe dx mal. Le Pape est le su-
prême hiérarque, le conducteur du peuple
fidèle ; dés qu'il ouvre la bouche c'est pour
tracer un directoire. Des idées d'effacement,
des projets d'abdication, un vicaire de Jésus-
Christ ne connaît pas de tels desseins.
Parmi les Encycliques de Léon XIII, il en
est plusieurs où il pousse expressément à la
bataille. Dans l'Encyclique Sa/iientix chris-
tianx, il enseigne que les chrétiens sont une
race née pour le combat; que ne pas com-
battre pour la vérité et la justice, c'est trahir
et se déshonorer. Dans l'Encyclique aux
Français, il dénonce le dessein diabolique de
déchristianiser la France, de supprimer léga-
lement l'exercice du culte catholique ; et s'il
distingue entre la forme toujours acceptable
du gouvernement et une législation antichré-
tienne, c'est pour prêcher, contre cette légis-
lation désastreuse, non pas seulement une ba-
taille, mais une croisade, mais une campagne
qui doit se poursuivre jusqu'au parfait triom-
phe. Et si nous vivions dans ces temps d'une
foi qui soulève les montagnes, tous, à l'appel
du clairon apostolique, se seraient levés et
auraient dit : Puisque le Pape le veut, Dieu le
veut.
Je ne vois nulle part ce pacte de concilia-
tion qu'on nous oppose, dont l'auteur est in-
connu, dont on ignore les articles, et qui se-
rait, parait-il, d'autant plus sacré qu'il se dé-
robe davantage. Je ne serais pas éloigné de
le considérer comme une ruse de guerre,
comme une fraude de l'ennemi. Jusqu'à phis
ample informé, personne ne doit se croire
tenu d'y obéir. Et il faut croire que si, parmi
nous, s'était levé un Athanase et un Chrysos-
tome, le Pontife Romain n'aurait pas cru cer-
tainement devoir l'arrêter.
De la nature même des choses et de l'ordre
des lois saintes résulte, pour le prêtre, l'obli-
gation de s'occuper des questions politico-so-
ciales, afin de les conformer aux divines pres-
criptions de l'Evangiie. L'histoire, dans son
ensemble organique, prouve que le clergé a
toujours pris part aux questions politico-so-
ciales. Cette même doctrine découle de i
seignemenl de L'Eglise, de la pratique ordi-
ii lire des Pontifes Romains et des évé |uea or-
thodoxes. Les objections élevées a rencontre
sont vaines. L'Eglise est militante ; sou salut,
c'est le combat.
En France, au milieu de cette série ef-
froyable d'attentats, il est certain que plusieurs
évéques se sont montrés peu braves ; mai-, il
est certain aussi que d'autres, les Gouthe-
Soulard, les Trégaro, les Fa va, lesCotton, les
Isoard, les Cabrièrcs, et le plus grand do tous,
Freppel, ont tenu tète, avec une vaillance in-
trépide, à l'ennemi du nom chrétien. C'est le
devoir strict de l'histoire d'honorer ces cham-
pions de la sainte Eglise.
François-Xavier Gmthe-Soulard, né en
1820, dans un petit village de la Loire, prêtre
vers 18 15, avait été successivement professeur
à l'Institut des Minimes, vicaire à Saint-Ni-
zier de Lyon, précepteur dans une famille,
curé-fondateur de la paroisse Saint-Vincent-
de-Paul, vicaire général de Lyon, curé de
Yaise. Ce curé de Vaise avait une tête et u n
cœur ; et, le plus étonnant, c'est qu'il avait
toujours su s'en servir. Les opportunistes,
soupçonnant que ce libéral, peut-être un peu
frondeur, entrerait dans leur jeu, voulurent,
sans transition, le bombarder archevêque. A
celte date, Jules Ferry venait d'édicler ces
fameuses lois scolaires, si nuisibles à la foi et
aux mœurs chrétiennes. « L'élude de la reli-
gion, disait Diderot, est si essentielle à la
jeunesse, qu'elle doit être sa première leçon,
la leçon de tous les jours. » Et, conséquent
avec lui-même, Diderot faisait le catéchisme
à sa fille, ne pouvant trouver rien de mieux
pour en former une femme. Or le livre que
Diderot avait déclaré l'unique fondement de
l'éducation chrétienne était banni sans pitié
de l'école primaire. On le laissait encore dans
les lycées et collèges, comme enseigne trom-
peuse, pour attirer les familles chrétiennes ;
mais, de l'école primaire, il était tellement
expulsé, qu'on en bannit même le Crucifix,
jusque-là qu'un maire, pour plaire au gouver-
nement, jeta le Crucifix de l'école dans les la-
trines.
Ce curé, très aimé des ouvriers de Lyon, que
les opportunistes voulurent pour évêque, une
fois nommé archevêque d'Aix, était l'homme
que Dieu voulait opposer, comme un mur d'ai-
rain, aux lois scolaires ou plutôt à leur im-
piété. Xavier Gouthe-Soulard fut l'arche-
vêque des écoles chrétiennes. A ses yeux
l'école est le sanctuaire où doit se former
l'homme, le chrétien et le Français. L'homme
n'est complet que par le chrétien ; plus il est
chrétien, plus il est homme. A ce point de
vue élevé et juste, Gouthe-Soulard, dans ses
discours sur les écoles, examine toutes les
questions de scolarité : droits de l'Eglise,
droits des familles, devoirs des enfants, des
parents et de l'Etat. Dans ces discours, ce
prélat n'est pas un grand savant qui roule de
gros arguments. C'est un homme d'un imper-
LIVRE QUATREYINGT-QUÀTORZIÉME
.{07
turbable bon b< us, d'un esprit aimable, qui
trouve, .ivre h iilllour, li' mot décisif et l'ap-
plique avec, tant de grâce, qu'il emporte le
morceau. Ses discoure sont pleins « I « î maxim
qui se gravent sans effort dans l'e&pril de l'au-
diteur. En vengeant les droits sacrés de l'édu-
cation, il a, presque sans y penser, eompo
l'un des classiques du presbytère contempo-
rain.
C'est de lui qu'est cette parole qui (it hurler
tous les francs-maçons, dont elle découvrait la
trame: « Nous ne sommes pas en république ;
nous sommes en franc-maçonnerie. »
Malheur aux peuples gouvernés par des
hommes qui tremblent pour leur fortune. Les
eunuques de l'opportunisme gouvernemental
avaient été souvent blessés des discours de
l'archevêque; l'occasion de s'en venger leur
fut offerte en 1891. A cette date, les pèleri-
nages d'ouvriers affluaient à Rome. Ces pèle-
rinages donnaient corps à la question sociale
et la portaient au seul tribunal qui peut la ré-
soudre. Ces pèlerinages pouvaient servir de
préface invisible à une croisade pour la déli-
vrance delà papauté. LesPiémontaisde Rome
et les opportunistes de France ne pouvaient
les voir que d'un mauvais œil. Or, au cours
d'un pèlerinage, une main inconnue avait
écrit sur un registre déposé à l'église Sainte-
Marie des Martyrs, ces mots: Vive le Pape!
Ecrire vive le Pape ! sur un registre déposé
dans une église, ne parait pas un crime ; ce
fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres. La
canaille se rua sur les pèlerins ; ils durent
quitter Rome prématurément. Quand les pèle-
rinages furent suspendus, notre ministre des
cultes crut devoir mander aux évêques qu'ils
eussent désormais à s'abstenir de conduire leurs
ouailles aux pieds du Père commun des
fidèles.
On avait crié à Rome : A bas le Pape ! A bas
la France ! Le gouvernement de ceux qui
viennent de reculer à Fachoda avait offert,
au gouvernement italien, des excuses. L'ar-
chevêque d'Aix, blessé des outrages adressés à
sa religion et à sa patrie, indigné de la couar-
dise du gouvernement, répondit au ministre
Fallières.
Cette réponse eut un immense retentisse-
ment. La France, indignée, y trouva la juste
expression de son mécontentement; en l'hon-
neur de l'archevêque éclata une vigoureuse
acclamation. Fouetté comme il le méritait, le
ministre n'avait pas assez d'esprit pour dé-
vorer sa honte; il regimba avec la mala-
dresse ordinaire des parvenus. Par exploit
d huissier, le prélat fut cité, à la requête du
gouvernement, devant la Cour d appel de
Paris. La lettre du prélat avait été lue ; après
la citation, elle fut dévorée et rapporta, à son
auteur, les plus glorieux témoignages.
Le nombre des prêtres qui s'unissent aux
évêques, [»our acclamer le vaillant champion,
est si grand, que leurs adresses réunies for-
ment un volume. La foi, la piété, la cons-
cience, le patriotisme, l'honneur épuisent,
dam e< toile lei formule-, <i»-
sympathie, du respect, de la vénération, de
l'enthousiasme. On célèbre la nouvel AMit-
nase ; on le compare au Christ qui va cota]
raître devant le Sanhédrin; un lui rend
de cet héroïsme qui va mettre es échec la
franc-maçonnerie, faire appel à la générosité
de la France et inaugurer la série des com-
bats. Quand cinquante évôqoes,des milliers de
prêtres et des millions de Adèle S iront au pré-
toire avec l'archevêque d'Aix, ce sera le
salut... si toutefois nous marchons sur les
traces du glorieux confesseur.
A l'audience de la Cour, l'archevêque était
accusé d'avoir manqué de respect au gouver-
nement; il déclina spirituellement l'accusa-
tion. « Le respect s'en va de partout, dit-il ;
mais il restera toujours dans le cœur des
évêques et dans l'Eglise catholique, qui en est
l'impérissable école : vous en avez si grand
besoin ; on vous en donne si peu l II n'y a
rien à vous faire perdre. » La question n'était
pas là : Xavier Gouthe-Soulard était accusé,
parce qu'il avait défendu sa religion outragée
dans son premier représentant, et son pays
outragé dans ses compatriotes, ses amis, ses
diocésains, par le cri : Vive Sedan ! mort aux
Français 1 L'archevêque eut l'honneur d'être
condamné ; le gouvernement en eut l'oppro-
bre. Le Pape fut informé des résultats du
procès par ce télégramme : « Veuillez dire
au Saint-Père qu'aujourd'hui, devant les
juges, Jésus-Christ, la Papauté, les libertés
de l'Eglise ont été victorieusement défendues.
J'ai eu l'honneur d'être condamné à l'amende. »
Cette condamnation est plus qu'un honneur,
c'est l'immortalité. Notre temps ne lègue plus
à la postérité que les noms de ses vic-
times.
Un autre prélat que l'histoire doit honorer,
c'est l'évêque d'Annecy. Louis-Romain-Lrnest
îsoard était né en 1820, à Saint-Quentin : il
avait été élevé d'abord par sa famille, puis
par des prêtres et était venu plus tard à Paris.
Directeur à l'école des Carmes, prédicateur,
auditeur de Rote, il avait écrit une dizaine
d'ouvrages de bonne marque, lorsqu'il fut
nommé à l'évèché d'Annecy. En le nommant,
le gouvernement était sûr d'avoir appelé à
l'épiscopat un homme de talent et de carac-
tère ; mais il ne croyait pas s'être donné un
adversaire d'une si intègre probité et d'une si
implacable clairvoyance. Une fois évêque, il
ne se produit pas, dans la vie publique, une
déviation qu'il ne signale, pas un attentat
qu'il ne marque d'une flétrissure. Louis Isoard
est le vengeur de l'Eglise et le fouet qui at-
teint au vif l'opportunisme.
A la première apparition des lois scolaires,
il se plaint : 1° de ce qu'un inspecteur des
écoles peut, comme fonctionnaire, insulter
librement à nos croyances; 2° qu'il peut pres-
crire, aux instituteurs, un enseignement con-
traire à la foi ; 3° qu'en fait les instituteurs
sont contraints d'adopter un langage impie ;
4° que les enfants sont obligés de recevoir un
308
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
enseignement qui doit leur enlever la Toi chré-
tienne.
A l;i mise à l'index des premiers manuels
de morale civique, il écrit : Celui-là commet
un péché grave qui achète ou qui garde un
de ces ouvragée ; 2° celui-là commet un péché
grave, qui les fait lire ; 3° les parents et les
mailres ont pour devoir d'empêcher que ces
livres soient étudiés et lus par les enfants.
A la même occasion, il écrit au président
du Conseil que l'opposition aux manuels n'a
rien de politique ; elle est l'effet d'une con-
damnation religieuse, juste en elle-même et
strictement obligatoire.
Le 23 juin l88i, il adhère aux protesta-
tions de trois cardinaux contre les iois atten-
tatoires aux droits essentiels de l'Eglise.
Le 23 juin 1885, il s'élève contre la sup-
pression administrative des indemnités ecclé-
siastiques. Ces indemnités, fondées sur les
confiscations de 1790, constituent une pro-
priété comme les rentes de tous les prêteurs
du trésor ; les supprimer, c'est voler, c'est
rouvrir l'ère des violences.
Le 13 février 1889, à propos d'une commu-
nication russe du ministre des cultes, il ré-
pond que ce ministre n'est point le chef hié-
rarchique des évêques et qu'il n'exerce sur
eux aucun pouvoir disciplinaire.
Le 15 novembre 1890, à propos du toast
d'Alger, il déduit les raisons de l'impossi-
bilité d'une restauration monarchique. En
même temps, il déclare ne point se soumettre
aux triomphateurs du jour: 1° parce qu'ils
sont injustes ; 2° parce qu'ils n'ontaucun litre
à la domination. « Vous n'êtes point la répu-
blique ; vous n'êtes point la France ; vous
n'êtes pas des maîtres et nous ne sommes
pas des sujets. Nous ne vous demandons
rien, que justice. »
Le 23 février 1891, il proteste contre les
procédures, saisies et ventes d'effets mobiliers
en exécution de la loi d'accroissement, loi
qui fait double emploi avec la main-morte.
Le 27 avril de la même année, il met à
néant les paralogismes d'un discours de Jules
Ferry.
En septembre, à des jeunes gens soucieux
de défendre l'Eglise, il écrit, pour louer leur
dévouement, sans doute ; mais aussi pour leur
dire qu'ils ne doivent pas opérer sous le dra-
peau des partis politiques ; mais qu'ils doivent
agir comme croisés et ligueurs, pour Dieu et
pour son Eglise.
En octobre, il s'adresse au président de la
République, pour réclamer la stricte observa-
tion du Concordat, instrument de paix de-
venu, aux mains des partis, une arme de
guerre civile.
En décembre, il démontre, au protestant
Freycinet, que la prétention de ramener le
clergé au droit commun, n'est, ni plus ni
moins, que la suppression du Concordat.
Le 20 janvier 1894 et le 17 mars suivant, il
dénonce la nouvelle législation des Fabriques.
Ces décrets ne sont, à ses yeux, qu'un plan
très étudié pour enlever, par fragments, à la
religion catholique, ce qui la maintient dans
sa constitution divine et la rabaisser au ni-
veau des conceptions humaines et des rela-
tions communes de la loi civile.
Par un autre acte, l'évêque d'Annecy pro-
teste contre cette loi d'aboimcment, qui n'est
qu'une œuvre de confiscation, hypocrite,
comme tout ce qui se fait aujourd'hui en poli-
tique, mais d'autant plus dangereuse.
En réunissant en volumes ?e> ouvres pas-
torales, Mgr Isoard déclare, dans une préface,
quelebulde l'opportunisme n'est pas seulement
d'anéantir la religion catholique et l'Eglise
Romaine, mais de détruire toute idée et tout
sentiment religieux. « Le mal dont souffre ac-
tuellement la religion catholique, en France,
c'est la difficulté d'être. Difficulté, pour l'indi-
vidu, de devenir chrétien : 1° parce que, dans
les écoles, la religion n'est pas enseignée ;
2° parce qu'elle est représentée, par les règle-
ments, comme inutile ; 3e parce que les prê-
tres et les parents ne savent où trouver le
temps d'apprendre le catéchisme ; 4° parce
que la religion est raillée, outragée par un
certain nombre de membres du corps ensei-
gnant. Difficulté plus grande pour conserver
la foi : 1° parce que les signes qui la rappellent
disparaissent ; 2° parce que, à leur place, on
élève d'autres signes hostiles à la religion ;
3° parce que la plupart des actes officiels
contiennent quelque chose d'attentatoire à la
religion ; 4° parce que le soldat, l'employé, le
fonctionnaire sont dans la rigoureuse obliga-
tion de cacher leurs sentiments religieux. —
Les sociétés que forment les catholiques, la
paroisse, l'école, les congrégations religieuses,
le diocèse, sont atteints de la même difficulté
d'être. Les résultats se constatent avec une
précision mathématique. Ces résultats sont
les effets d'un plan de campagne, dont les
opérations sont masquées avec le plus grand
soin... » Et il énumère les artifices de ce plan
de persécution, les actes de ces destructeurs
du christianisme, qui, d'ailleurs, se défendent
de toute hostilité et jurent que le jour n'est pas
plus pur que le fond de leur cœur.
La préface du premier volume découvrait
ce plan de destruction ; la préface du second
s'élève contre l'inertie des catholiques pour la
défense de leurs autels. La force des catholi-
ques est essentiellement en eux-mêmes ; elle
réside dans la vigueur et l'étendue de l'esprit
chrétien qui anime le clergé et les fidèles. Si
nous avons subi tant de défaites, c'est que
l'esprit chrétien est trop faible chez le grand
nombre. Trop mous pour nous raidir contre
la persécution, nous voulons, en la subissant,
nous faire accepter. De là, notre attitude ha-
bituelle ; de là les méthodes préférées pour
les essais de résistance et les tentatives de li-
bération. Altitude timide et embarrassée de
l'homme qui bat en retraite, qui n'a derrière
lui ni défense naturelle, ni place forte et qui
se demande jusqu'où il faudra reculer. Mé-
thode d'attempération, d'amoindrissement,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
309
de sourdine, s'appliquant ;ï tout : exercices de
religion, direction de consoience, procédés de
gouvernement. Etro de son temps, se faire ac
copier de ses concitoyens, tout est la, dit-on.
Or, celte formule ne signifie pas autre chose
que l'effacement de nos personnes, la diminu-
tion de notre rôle, le rétrécissement de tous
nos droits. En d'autres termes, c'est la capitu-
lation devant l'ennemi. Ou si ce n'est pas la
capitulation formelle, la trahison toute crue,
c'est, du moins, l'oubli tristement significatif
des règles de la vie chrétienne dans notre con-
duite privée, dans nos actes publics, et même
dans la célébration de notre culte.
Nous avons donc rencontré, à Annecy, un
évêque. Cet évoque a suivi, d'un regard at-
tentif, tous les mouvements de l'erreur; il a
déterminé, avec une clairvoyance rare, la
portée de ses attentats ; il s'est élevé, comme
un mur d'airain, contre toutes ses entreprises ;
et, parlant à leur personne, il a dit leur fait à
tous les persécuteurs d'aujourd'hui. Depuis
l'humble inspecteur des écoles, jusqu'au pré-
sident de la République, en gravissant tous
les degrés de la hiérarchie, il a dénoncé, à tous
ces hommes funestes, le sens fatal et la cri-
minalité évidente de leurs actes. Calmé
comme il sied à l'intelligence, intrépide
comme il sied à la foi, il remplit depuis
vingt ans la fonction du prophète en Israël.
C'est un des hommes de Dieu, à qui, pour
sauver Israël, il ne manque qu'une chose, la
prison et l'échafaud.
Un autre évêque appelle l'attention de l'his-
toire, c'est l'évêque de Grenoble. Amand-Jo-
seph Fava, né dans le Pas-de-Calais, en 1826,
avait suivi, aux missions des colonies fran-
çaises, Florian Desprez. Fidèle à la loi du tra-
vail, il était devenu, par l'exception du talent,
vicaire général, puis évêque. Le gouverne-
ment, satisfait de ses services, le transférait,
en 1875, à Grenoble. Il se trouva que, dans
ses missions, Amand-Joseph avait étudié à
fond la franc-maçonnerie, société très triom-
phante sous la république, très menaçante
pour l'Eglise. Egalement distingué comme
orateur et comme publiciste, pénétré de très
hautes idées sur la politique, l'évêque de Gre-
noble ne se contenta pas de gouverner son
diocèse; il écrivit, entre autres, deux ou-
vrages capitaux, sur le secret de la franc-ma-
çonnerie et sur le règne temporel de Jésus-
Christ, rédempteur des âmes et roi des na-
tions. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne se
borna pas au travail spéculatif du livre ; il
voulut mettre la force au service de l'idée ; il
conçut le salutaire dessein d'une croisade à
l'intérieur, en dressa le plan de combat, écri-
vit des livres pieux, pour donner, à ses sol-
dats, la ferveur des martyrs. Toujours mis-
sionnaire, il porta, aux quatre coins de la
France, la flamme de ses discours, et montra,
à la France éplorée, l'image d'un évêque qui
eut été un thaumaturge s'il eût obtenu le
concours efficace, je ne dis pas des fidèles et
des prêtres, armés pour toutes les résistances
et prêts à ions les combats, mais le conco
des évoques, trop divisée par la politique,
trop séparés par les intérêts personnels pour
former désormais un concert favorable à
l'Eglise.
Un prêtre de Grenoble, curé de la cathé-
drale, devenu évêque de Valence, Charles-
François Colton, né en 1826, eut son jour de
célébrité. Esprit ferme, caractère généreux,
prélat très fidèle, il gouvernait fort sagement
son diocèse, lorque l'article 7, pour l'interdic-
tion de Fenseignement public aux religieux,
lui valut une lettre de rappel, puis une lettre
de réprimande. Indigné du sans façon insul-
tant qui le traitait comme un valet mitre, il
commenta avec éloquence le Pecunia lua te-
cum sit in perdilionem. On osait le menacer de
supprimer son traitement ; il répondit avec
indignation, flétrit ces ennemis de Dieu qui
sont des voleurs, des persécuteurs de l'Eglise,
qui visent surtout à emplir leurs poches : im-
pies dépourvus, qui rachètent le défaut d'es-
prit par l'avidité féroce qui les tourmente et
les déshonore. La lettre de l'évêque de Va-
lence n'était pas du coton à se mettre dans les
oreilles; c'était bel et bien un coup de cra-
vache appliqué en plein visage au régime
franc-maçon. En pareille occurrence, un
homme d'esprit ensaque le soufflet et en passe
la douleur au chapitre des profits et pertes.
Les vidangeurs, devenus ministres, n'imitèrent
pas cette réserve ; ils firent, à Charles Cotton,
uu procès devant la Cour d'appel de Paris :
instruction judiciaire, comparution, plai-
doierie, jugement : tout ce qu'il fallait pour
que la fameuse phrase de Valence fût lue dans
tout l'univers et pour que la condamnation
servît, au digne évêque, de piédestal.
D'autres évêques marquèrent leur épiscopat
par des actes qui déplurent au gouvernement
persécuteur et honorèrent d'autant plus ces
intrépides prélats. Eugène Rougerie, pris
pour le siège de Pamiers, parce que son zèle
à étudier les étoiles l'avait fait croire perdu
dans la lune, tandis qu'il se montra très en-
tendu aux intérêts de l'Eglise; Abel Germain,
deCoutances, sutfaireentendre avec éloquence
les revendications du droit; Etienne Lelong,
de Nevers,et Frédéric Bonnet, de Viviers, sans
bruit, firent valoir une froide intransigeance qui
exaspéra plus d'une fois les ministres ; Henri
Dénéchau, de Tulle, et Narcisse Baptifolier, de
Mende, atteignirent le même but par l'esprit
de leurs protestations. Celui qui les surpassa
tous, fut François Trégaro, évêque de Séez.
Ancien aumônier en chef de la flotte, il joi-
gnait, à la ténacité de la race bretonne, la
rondeur militaire. Le gouvernement avait cru
que, habitué au régime autoritaire du bord,
il apporterait, dans l'épiscopat, la souplesse
complaisante qui encaisse les disgrâces en
souriant ; c'était une grande erreur. On a dit
que François Trégaro, évêque, conduisit ses
prêtres tambour battant et fut assez malheu-
reux pour désorganiser ce petit séminaire de
Séez que la France admirait depuis cinquante
310
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE i A.THOLICUE
.111-. Si le fait eal frai, il faut en plaindra
l'évoque, assez mal inspiré pour de pareilles
m i n< - . Mais où il Faut l'admirer sans réserve,
!. dans les lettres de protestations qu'il
écrivit pour combattre et au besoin flétrir les
attentats et les impiétés de l'opportunisme...
Louis-Philippe, .Monnyer de Prilly et
Qausel de Montais avaient attaqué fortement
l'éclectisme de Cousin et criblé de flèches
épistolaires les projets ministériels contre la
liberté d'enseignement. Sous la troisième ré-
publique, François Trégaro assuma la même
fonction et la remplit aux applaudissements
des gens de biens. Evèque depuis 1882, il ne
se produisit pas, depuis, ni un acte officiel, ni
un discours, sans que l'évèquc de Séez, par
quelques mots brefs et décisifs, le coulât bas.
En présence des énormilés, il faut une réfuta-
tion ; si la réfutation se fait trop attendre, elle
court le risque de paraître quand l'acte qui
la motive sera oublié. 11 la faut prompte, so-
lide, en quelque façon, à l'emporte-pièce.
Trégaro possédait ce talent et cette vertu.
Avec une lettre de cinquante ou cent lignes
au plus, il déduisait vigoureusement les rai-
sons qui détruisent les actes qu'il combat. Les
raisons ne sont pas seulement solides, elles
sont énergiquement dites et sans dépasser les
limites de la politesse, elles vont, dans le com-
bat contre l'erreur, jusqu'où peut aller la vi-
gueur apostolique. Plusieurs de ces lettres
sont des chefs-d'œuvre ; elles excitaient les
applaudissements du peuple chrétien, plu-
sieurs méritent l'admiration delà postérité. Je
m'étonne que, dans ce siècle, où il se fait par-
fois des choses inutiles ou peu importantes,
il ne se soit rencontré personne, à Séez ou
ailleurs, pour publier ces lettres, le [dus beau
monument qui se puisse ériger à la mémoire
de l'auteur.
Un évèque qui s'éleva plus haut fut Charles-
François Turinaz, savoisien comme Joseph
de .Mai-Ire, prêtre formé dans les écoles de
Rome, professeur de dogme au grand sémi-
naire de Chambéry. nommé à trente-cinq ans
évêque de Tarentaise, transféré à rSancy
depuis 1882 Orateur et écrivain, cet évêque
a sa place à l'Académie et dans la collection
des Pères. Non qu'il ne puisse, comme ceux
qui écrivent beaucoup, être parfois contesté,
mais on ne lui conteste ni le savoir, ni le ta-
lent, ni l'éloquence, ni surtout le courage.
Evêque dans des temps troublés, il s'est sou-
vent porté aux avant-postes de l'armée
d'Israël ; il eut pu être un Alhanuse, si l'épis-
copat, enchevêtré dans les articles organiques,
n'était pas, fût-il un Hercule, chargé de
chaînes. Le gouvernement persécuteur, qu'il
a réfuté plus d'une fois victorieusement, pour
écarter ses coups, dit qu'il a peu de suite
dans les idées, des convictions flottantes et
quelque ambition politique. L'exemple du
cardinal Pie montre qu'un évèque n'a pas be-
soin d'entrer, comme Freppel, à la Chambre
des députés, ou, comme Dupanloup, au
Sénat, pour être une colonne de l'Eglise, et se
transformer, contre l'erreur, en catapulte.
Tout évèque, au surplus, joint, à son titre
lésiastique, ses prérog - de citoyen
français et peut, par son droit constitution-
nel, atteindre, sans mandat, à toutes les puis-
sances du discours. Les droits de la vérité
n'ont d'ailleurs pas île limite-: le devoir de
la servir n'en a que dans la défailiancede nos
vertus. L'histoire de Rohrbacher devait pro-
noncer avec honneur le nom de l'évéqoe de
Nancy.
Un autre nom que la justice ne permet pas
d'oublier est François-Marie-Anatole Roverié
de Cabrières, évêque de Montpellier, né à
Beaucaire en 1830. Fils spirituel du père
d'Alzon, collaborateur d'Augustin l'Iantier,
écrivain et orateur, comme Turinaz et Freppel,
il a eu, plus d'une fois, l'honneur de dire,
dans sa plénitude, le mot de circonstance qui
exprime la vérité et venge le droit. Orateur
né en un temps où l'on ne parle plus, il a su
parler avec cette force et cette mesure et cet
entrain qui marque l'inamissible souverai-
neté de la parole.
Charles-Emile Freppel naquit le premier
juin 1827, à Obernai, Alsace. Le père était
greffier de la justice de paix ; le fils, après
ses études au séminaire de Strasbourg, très
jeune encore, lut nommé professeur. Après
avoir dirigé deux ans le collège de Saint-Ar-
bogast, il fut envoyé en dif-grùce, comme vi-
caire, dans une humble paroisse. Vers 1855,
l'archevêque de Paris ayant fondé, à Sainte-
Geneviève, un collège de chapelains qui de-
vaient se recruter par le concours, Freppel,
qui avait déjà donné, dans la îlevve catholique
de l'Alsace, la marque d'un ferme esprit, fut
reçu chapelain et nommé par après doyen
de la collégiale. Presque simultanément,
l'abbé Freppel fut nommé professeur d'élo-
quence sacrée à la faculté de théologie de
Paris. C'était un prêlre, non pas parvenu,
mais arrivé aux postes que lui assignaient ses
mérites ; il devait, sans tarder, les illustrer
par des œuvres du plus solide éclat et se créer
des litres à de nouvelles ascensions. La note
caractéristique de cet ecclésiastique éminent,
c'est une grande netteté de conception, une
résolution égale à sa lucidité d'idées et la fa-
cilité de traduire en œuvres ses résolutions et
ses idées. Lue fois qu'il est entré dans la lice,
les œuvres naissent, en quelque sorte, sous
ses pas ; à peu près comme les pierres de
Deucalion devenaient des hommes. Du pas-
sage de Freppel à Sainte-Geneviève, il est
resté un précieux volume de conférences sur
la divinité de Jésus-Christ, volume qui n'est
lui-même qu'un fragment du cours complet
d'instructions adressées, par l'ancien vicaire,
aux fidèles de sa paroisse. En 1802, le doyen
de Sainte-Oeneviève prêche le Carême à la
chapelle des Tuileries; de là, un second vo-
lume de sermons sur la vie chrétienne, dont
il explique le développement religieux et les
pieuses phases. Les années suivantes, il prend
à partie, dans VUnivers, l'auteur de la Vie de
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
::l l
Jésus el des Apôtres ; L'un dei premiers cl l'un
«les plus forts, il découd Renan avec une
abondance d'érudition, une force de logique,
une solidité d'argument et de Btyle, qui exci-
tèrent les applaudissements de tous les lec
teurs instruits. A propos de l'édition popu-
laire de la Vie <!<• Jésus, il lil, rire la galerie
aux dépens de l'auteur ; à propos îles Apôtres,
il joua un autre bon tour au mauvais Farceur
qui devait écrire ce livre : il lui indiqua les
ouvrages allemands où il puiserait toutes ses
idées fausses ; il aurait pu lui indiquer aussi
les ouvrages où il en aurait trouve la réfuta-
tion. Après Renan, ce fut le tour d'Havet et
de ]>erenhourg : ce dernier avait soutenu que
les Hébreux n'avaient pas cru à l'immortalité
de l'âme ; Freppel lui répond. Quant à llavet,
c'était un savant éditeur de Pascal, qui. sans
préparation et sans connaissances spéciales,
se flattait d'abattre le christianisme : Freppel
le remet gentiment à sa place, mais non sans
lui administrer, sur les doigts, des coups de
férule, llavet ne fut que plus pressé de faire
voir qu'il n'y avait rien compris, et se mit à
creuser la fosse où il a, depuis, trouvé place.
En Sorbonne, après avoir, pendant deux
années, parlé de saint Augustin et de Bossuet,
cette partie du cours a paru dans la Tribune
sacrée : l'abbé Freppel prit, à l'origine, aux
Pères Apostoliques, la matière de son enseigne-
ment et le poursuivit, sur ce thème, pendant
dix volumes : c'est le monument spécial du
professeur. Après les Pères Apostoliques, il
étudia successivement saint Justin, saint
Irénée, saint Cvprien, Clément d'Alexandrie,
Tertullien et Origène ; il le fit d'après une
méthode propre, avec des vues très larges,
une grande science, des comparaisons et des
applications : nous devons en dire un mot.
Avant lui, la Patrologie avait été étudiée
sous différentes formes. Depuis saint Jérôme,
Gennade et saint Isidore, jusqu'à Bellarmin
et à Philippe Labbe, pour étudier les Pères et
écrivains ecclésiastiques, on s'était contenté
d'une courte notice et d'une appréciation som-
maire. Aux xvne et xvme siècles, dom Ceillier
et Ellies Dupuis, entre plusieurs autres,
avaient beaucoup agrandi le cadre d'études,
mais sans trop sortir du moule primitif.
Sur chaque auteur, ils donnent, fort au long,
sa biographie, le compte-rendu analytique de
tous ses ouvrages, puis des dissertations cri-
tiques sur tel ou tel point d'histoire, de doc-
trine ou de controverse. Parmi les modernes,
sans mettre si grandes voiles au vent, Mœhler
et Alzog en Allemagne, Villemain et l'abbé
Piot, en France, avaient repris, les uns, le
moule traditionnel, les autres, suivi un clas-
sement par ordre de matière, qui parait pré-
parer mieux à l'étude de la Patrologie.
Freppel, par une heureuse innovation, admet
toutes les formes et toutes les méthodes ; non
content de mettre à profit les avantages de
ses devanciers, il agrandit encore son champ
d'études et. porte plus haut sa pensée; par là,
il surpasse, et de beaucoup, tous Les écrivains
qui ont consacré leura veilles à l'histoire I'1
raire de l'Eglise. Dan-; ses leçons les noti
biographiques «ont. au complet; les analyses
d'ouvrages ne vous laissent, presque plus rien
à apprendre; mais la doctrine chrétienne, la
philosophie, l'histoire, L'art, la Légende, la
poésie, la politique, L'économie sociale, la
critique ne posent pas un problème qu'il
n'aborde, ne soulèvent pas une question qu'il
ne s'applique à la résoudre. Le tout esl
exposé dans un beau langage, avec une
science rare, cà et là des échappées d'élo-
quence, qui font penser que les plus illustres
professeurs de l'antique Sorbonne ont trouvé,
dans Freppel, un rival.
Un te! dessein n'offre qu'un inconvénient,
c'est qu'il dépasse les forces d'un homme.
Sans doute, le professeur, si longues années
qu'il pût se promettre, ne pouvait pas sérieu-
sement espérer qu'il conduirait l'étude des
Pères au moins jusqu'à saint Bernard. Mais
quand une telle carrière est ouverte, il n'est
pas nécessaire d'être l'égal du maître, pour y
descendre. Il suffit que l'architecte ait tracé
le plan d'un édifice ; de plus humbles ou-
vriers préparent ensuite les matériaux et exé-
cutent son de^se'n. Parle fait, le professeur a
taillé de la besogne à tout le clergé de France.
La chaire de S rbmne a été renversée depuis
par des mains ignorantes; mais rien n'em-
pêche les religieux dans leurs cellules isolées,
les curés dans leurs presbytères, de s'atteler,
chacun pour sa part, à un ou plusieurs Pères
de l'Eglise, et à en exposer savamment les
œuvres. La force est aux sources; en étudiant
les Pères, on se fait un esprit plus ferme, un
cœur plus généreux, une âme plus résolue.
Je croirais volontiers que Freppel, en étu-
diant les Pères, s'est fait à lui-même ce tem-
pérament d'orateur et de lutteur, qui lui
permet de faire face, presque à lui seul, à
tous les besoins de l'Eglise, et de réaliser,
sous nos yeux, le type d'un autre Athanase.
En 1869, Freppel avait été appelé, à Rome,
comme théologien du Pape, pour élaborer les
matières du Concile ; sur ces entrefaites, il fut
promu à l'épiscopat et sacré dans la capitale
du monde chrétien. Si bien que ce concile
qu'il avait préparé comme consulteur, il de-
vait y coopérer comme Père de l'Eglise : au-
cune mission ne pouvait mieux convenir à ses
antécédents. Les gallicans brûlaient alors leur
avant dernière cartouche; sous couleur
d'inopportunité, ils voulaient empêcher la
définition de l'infaillibilité, qu'ils admettaient,
criaient-ils, mais qu'ils n'admettaient réelle-
ment pas du tout. En homme expert au mé-
tier des armes, Freppel publia d'abord une
brochure, où il prouvait, par des extraits des
derniers conciles provinciaux célébrés en
France, que la doctrine de l'infaillibilité était
désormais la vraie doctrine gallicane, et qu'à
moins d'avoir deux poids et deux mesures, les
réfractaires devaient y passer. Ensuite, il
parut à l'amhon, et, avec sa dextérité déci-
sive, fil mordre la poussière à maints argu-
312
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
mente, jusque-] i très fiers, mais qui n'avaient
plus qu à mourir. Après le Concile, Mur Frep-
pel vienl prendre possession 'le Bon siège
d'Angers; bî bien qne nous avons à l'étudier
maintenant comme ]>;islcur des Ames.
L'installation eut lieu au lendemain de la
déclaration de guerre. Pour sa piï-e de pos-
-ion, l'évêque s'était rappelé à lui-même
devoirs ; il eut à les remplir immédiate-
ment d'une manière cruelle pour ses affec-
tions. Alsacien, il vit son pays natal tombe'
aux mains du Prussien orgueilleux ; Français,
il vit la grande patrie accable'e d'une façon
ruineuse et humiliante; il ne se contenta pas
de prier pour le relèvement de nos armes, il
quêta pour les bles-és et les prisonniers, en-
voya ses séminaristes à l'armée et fit tra-
vailler ses religieuses pour le service des sol-
dats. Après quoi, remontant des désastres aux
causes, il dénonça les ravages de la presse, la
profanation du dimanche, l'insuffisance de
l'éducation publique, la mauvaise entente des
devoirs de citoyen. Dénoncer le mal ne suffit
pas; il fallait y porter remède. L'évêque ap-
puya le grand mouvement des pèlerinages,
rappela les instituteurs à leurs devoirs, pu-
blia un catéchisme pour les enfants, recom-
manda les cercles catholiques, fit l'éloge des
ordres religieux, réorganisa les séminaires, et
couronna toutes ses œuvres par le rétablisse-
ment de l'université d'Angers. N'eùl-il relevé
que cet établissement, cela suffirait à sa
gloire; il le fit en homme expert, qui, maître
lui-même dans toutes les parties de la doc-
trine, était plus capable de recréer une si im-
portante institution. En parcourant les œuvres
pas'orales de Mgr Freppel, on chercherait
vainement une question intéressant son uni-
versité, qu'il n'ait traitée d'une façon à la fois
simple, élevée et juste. Les instructions,
lettres pastorales, circulaires, réunies en vo-
lumes, formeraient le manuel de l'Université
catholique. Toutefois, ce qu'il faut plus ad-
mirer, dans cette initiative, ce n'est pas tant
la science de l'ensemble et des détails, que
l'initiative elle-même. Suivant les traditions
de l'Eglise, l'évêque d'Angers, pour guérir les
âmes et affermir les institutions, vise aux
tètes ; c'est par l'instruction profonde, c'est
par le haut enseignement, qu'il veut défendre
l'Eglise et sauver la patrie. Que les impies en
belle humeur s'ingénient, dans leurs stupides
caricatures, à coiffer de l'éteignoir les gens
d'Eglise ; il n'y a encore que ces gens d'Eglise
pour créer des écoles; et ceux qui se disent
partisans des lumières ne se montrent géné-
ralement tels, qu'en fermant les écoles catho-
liques ou en les volant pour y introduire des
maîtres de perversité. L'Eglise, même persé-
cutée, n'a rien plus à cœur que ses écoles. Au
moment où l'évêque d'Angers relève l'Univer-
sité de sa ville épiscopale, Toulouse, Lille,
Lyon et Paris constituent des universités ana-
logues. Le citoyen catholique paie sa part
d'impôt pour des instituts d'Etat, auxquels il
n'enverra pas ses enfants ; il paie encore pour
des établissements libres où ses enfants trou-
veront une instruction en harmonie avec
leurs croyances et une éducation qui assure
le respect de leur foi. Ce n'est pas là le trait
d'ennemis des lumières.
Dès lors l'évêque d'Angers n'est plus seule-
ment préoccupé des intérêts de son diocèse;
il est appelé partout où l'on a besoin d'une
grande parole. Déjà, lorsqu'il était doyen de
Saiute-deneviève et professeur de Sorbonne,
il ne se renfermait pas strictement dans ses de-
voirs professionnels ; il prêchait à Paris et en
province, tantôt le panégyrique d'un saint,
tantôt l'éloge funèbre d'un "mort de marque ;
tantôt une fête religieuse. A celte date, Pie,
Plantier, Dupanloup battaient leur plein ;
Freppel fut plus d'une fois leur égal dans les
premiers rôles. Non qu'il eut la grande doc-
trine de Pie, la parole électrique de Plantier,
la rhétorique échauffée, monotone, parfois
déclamatoire de Dupanloup ; classique dans
les formes, sobre dans les détails, très fondé
sur l'histoire et sur le droit, Freppel em-
prunte le plus souvent ses idées à ces deux
ordres de considération. La netteté de ses
pensées supplée aux entraînements du dis-
cours ; la force de la parole remplace la puis-
sance pénétrante de l'onction. Vous l'écoutez ;
il n'y a rien à reprendre; son discours vous
remplit de satisfaction; toujours il convainc,
parfois il ébranle. S'il a un défaut, c'est d'être
invariablement parfait. Vous lui souhaiteriez
des défaillances, pour être plus sensible à ses
grandeurs. Mais non ; sa réflexion, concentrée
dans son cerveau, vous saisit de prime-abord
et vous maintient habituellement à la même
élévation. Ce n'est pas Bossuet, dont il n'a
pas le coup d'œil ni le coup d'aile ; mais il y
a en lui, avec une très exacte doctrine, un
zèle prudent et l'intrépidité d'Athanase.
Une fois évêqne, on l'appelle partout. C'est
lui qui prononce l'éloge funèbre de Fruchaud,
de Fournier, de Colet, de Brossais Saint-
Marc ; c'est lui qui inaugure le monument de
Lamoricière et salue la tombe de Courbet ;
c'est lui qui prêche les vertus de Liberman,
de Grignon de Montfort, de l'abbé de la
Salle ; c'est lui qui rehausse du prestige de son
éloquence le monument d'Urbain II, le pape
des croisades. En un mot, Freppel est l'orateur
des grandes circonstances. Non pas qu'il soit
seul ; mais Besson, écrivain disert, n'a pas sa
fermeté de principes et de paroles ; mais Per-
raud, esprit moins facile et trop peu contenu,
jusqu'à s'oublier pour piquer en chaire des
gens qui pourraient le piquer de leurs ré-
ponses, ne peut pas entrer, avec Freppel, en
comparaison. C'est Freppel qui est l'orateur
catholique, le porte-drapeau de l'Evangile in-
terprété selon les plus pures doctrine».
En dehors de ses discours et de ses œuvres
pastorales, Freppel s'était essayé de bonne
heure à la controverse. C'était, on peut le
dire, son goût spécial et son particulier talent
de se livrer aux combats de la plume. Les
succès qu'il remporta dans ces joutes le firent
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
313
rechercher pour la députation. Elu en 1880,
par le département du Finistère, il arriva à la
Chambre juste pour protester contre la pros-
cription des Jésuites, qu'il stigmatisa avec la
plus fière énergie. Depuis lors, toujours sur la
brèche, il n'a pas laissé [tasser un acte de dé-
raison sans le dénoncer, ni une iniquité sans
la flétrir. La dispersion des ordres religieux
par les tyrans républicains, la laïcisation des
écoles, des cimetières et des hôpitaux par les
francs-maçons, la guerre à l'Eglise dans toutes
les appartenances sociales de son ministère
par un ramas de législateurs incongrus, ont
eu, dans l'évêque d'Angers, un intrépide ad-
versaire. L'orateur que vous admiriez dans
la chaire sainte, vous l'admirez, s'il se peut,
davantage encore à la tribune. Questions de
politique pure ou d'économie politique, ques-
tions de droit, d'histoire ou de philosophie,
questions surtout de droit ecclésiastique, il
sait tout ; il excelle à tout ramener à quelques
chefs et à vaincre l'adversaire par l'évidence
triomphale de ses démonstrations. Si la rai-
son, la conscience, la loyauté, l'honneur,
avaient, en république, quelque crédit, nul
doute que l'évêque d'Angers n'eut rendu, à
son pays, les plus éminents services. La force
de ses discours ne fit que mieux voir l'indi-
gnité de ses collègues ; ils s'opiniàtrent depuis
vingt ans à tous les actes de la plus aveugle
et de la plus stérile violence. La fortune poli-
tique gaspillée, l'armée soumise aux expéri-
mentations folles, les affaires réduites à néant,
l'impôt grossi sans mesure et sans terme, la
banqueroute de l'argent et des mœurs, la
chute lamentable de la France, son indépen-
dance en péril : ce sont là les exploits de ces
sectaires imbéciles, plus dignes d'être sou-
doyés par la Prusse que d'être élus par la
France. Du moins, l'évêque d'Angers a mis,
dans toutes leurs extravagances, la hache de
Phocion. Dût-il, comme Phocion, boire la
ciguë, s'exiler comme Démosthènes, tomber,
comme Cicéron, sous le couteau des sicaires
républicains, il n'aura pas moins soutenu, de
sa puissante main, la société sur l'abîme. Et
dans le service de l'Etat, comme au service
de l'Eglise, il n'y aura personne au-dessus
de Freppel, personne, j'entends, pour mieux
suivre les inspirations de la foi et les conseils
du patriotisme.
Depuis la mort de Freppel, celte arène de
combats apostoliques, ouverte par Lammenais
où tant d'évêques avaient porté des coups de
lance enchantée, n'a plus vu de champions
mitres défendre l'Eglise. Ni les anciens at-
tentats, ni les nouveaux n'ont suscité aucun
dévouement. Une douleur muette, quelques
regrets platoniques, de longs gémissements,
une silencieuse prière : Domine, usquequn !
c'est tout ce que l'histoire peut constater. Non
pas qu'on soit resté inerte, mais on n'a rien
fait qui éclate, rien surtout qui abatte l'en-
nemi.
Dans les rangs du clergé secondaire, deux
prêtres du diocèse de Lan gros, dégainèrent
pro Deo el pro pairia. L'un, Françoi Perriot,
supérieur du grand séminaire, auteur d'un
cours classique do théologie en sepl volumes,
directeur de l'Ami du clergé, la premièrerevue
paroissiale du monde catholique, président du
congrès d'Arezzo sur le chanl grégorien, avait
commenté magnifiquement, dans ['Univers,
quatre ou cin<| des grandes Encycliques de
Léon XIII : il fut destitué. L'autre, Justin
Fèvre, resté par choix au dernier rang, avait
publié dix brochures contre le gouvernement
persécuteur, prêché la guerre sainte, posé sa
candidature à la députation : il fut prosent.
Silence aux défenseurs de l'Eglise!
Parmi les fidèles, il s'éleva, dans l'ordre
politique, quelques braves soldats. Au Sénat
français, Chesnelong et Lucien Brun ; à la
Chambre des députés, le comte Albert de
Mun, ancien capitaine de cavalerie, fondateur
des cercles catholiquesd'ouvriers, défendirent,
avec autant d'éloquence que de raison, les
intérêts catholiques. Dans la presse, un nou-
veau journal, la Vérité, prit la place de
Y Univers, devenu feuille diplomatique, et eut,
pour toute politique, la consigne du pape : la
défense de la religion avant tout, la politique
bornée à cette défense, la France et l'Eglise
sauvées par d'intrépides combats. Dans
d'autres journaux, Paul de Cassagnac, au
nom du principe d'autorité, Edouard Dru-
mont, comme adversaire de la conspiration
judéo-maçonnique, portèrent des coups à
l'ennemi de Dieu. Je ne sais pourquoi, cepen-
dant, il n'y eût pas, parmi les catholiques,
unanimité d'efforts, union et concert pour la
croisade. On eut dit que l'anarchie intellec-
tuelle avait pénétré aussi dans l'Eglise. Pour-
tant l'Eglise est une armée rangée en bataille ;
la persécution est l'élément propre de sa vi-
talité, et la guerre sainte est toujours le gage
le plus efficace de ses triomphes.
On ne peut pas admettre que l'Eglise ab-
dique. On doit donc croire que cette inertie
relative, quand tant et de si impérieux motifs
eussent dû nous mettre l'épée au poing, avait
sa raison d'être. Peut-être espérait-on que le
bien sortirait de l'excès du mal, peut-être,
confiant à la vitalité divine de l'Eglise, se di-
sait-on que Dieu suffit pour défendre sa
cause. D'aucuns murmuraient que Léon XIII
ne voulait à l'Eglise d'autres défenseurs que
lui-même ; mais alors pourquoi ce brave Pape
eut-il écrit tant d'Encycliques, dont la vertu
ne peut sortir son effet qu'à condition que le
marteau de la polémique les enfonce dans les
tètes dures et dans les cœurs récalcitrants ? Je
crois plutôt que ce défaut d'action provenait
du défaut d'entente parmi les évoques. La
puissance de l'épiscopat est telle que, dans
toutes les grandes crises de l'Eglise, il a suffi
d'un seul évoque, pour tout sauver. Que se-
rait-ce si quatre-vingt-six évoques élevaient
simultanément la voix et revendiquaient les
droits de l'Eglise.
Depuis vingt ans, les églises de France sont
en butte à la persécution. Cette persécution ne
314
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
vise pas seulement ;i la déchristianisation du
pays; elle vise au triomphe social de
l'athéisme, entreprise plus destructive que ne
le l'ut le paganisme lui-même. Non pas qu'un
veuille mettre l'homme à lu place de Dieu
renversé; on veut seulement établir une
forme de socie'lé qui renie positivement Dieu
et affranchisse les passions de l'homme. Dans
ce de*sein, aussi criminel qu'absurde, un ne
redoute pas les juifs, les protestants, encore
moins les libres-penseurs : ce sont eux plutôt
qui s'attellent, en leur qualité d'onagres, à
cetle ingrate besogne. Or, elle ne peut aboutir
qu'avec la complicité du sacerdoce catho-
lique. Pour prévenir sa résistance, on préco-
nise un type de prêtre dont Jésus-Christ n'est
pas le modèle; un prêtre sans idées précise-,
sans vertu formelle, bon vivant, patriote
énervé surtout, dont le grand mérite est de
bien dire du gouvernement et de ne pas dé-
fendre l'Kglise. Pour ôter aux prêtres toute
velléité de combat, le gouvernement choisit
pour évoques, non pas les prêtres vraiment
distinguée, tous inamovibles par en bas, mais
les hommes qu'il suppose sans hostilité aux
lois de persécution et capables de brider les
préires ardents pour le combat. Enfin, dans
la crainte que, parmi ces évoques tries sur le
volet, il ne surgis.-e quelque vaillant cham-
pion, il leur impose civilement des vicaires gé-
néraux et des secrétaires dont la promesse
d'une mitre fait les crampons des évoques, les
garants de leur invariable soumission au gou-
vernement persécuteur. Par suite de ce com-
plot, déjà vieux, de quatre lustres, l'Eglise, en
France, est victime d'une double persécution :
la persécution législative et gouvernementale
dont le pouvoir civil est l'agent, servi par des
nuées de fonctionnaires mamelucks et, dans
quelques diocèses, la persécution grand-vica-
riale d'un jeune chancelier ordinairement
étranger ou grand vicaire à échine souple,
spécialement chargé par le gouvernement de
la désorganisation d'un diocèse. Dieu protège
la France !
§v.
LE PONTIFICAT DE LÉON XIII
Après avoir parlé de l'avènement de
Léon XIII ; de la persécution de L'Eglise en
Allemagne, en Suisse et en France, nous de-
vons venir à Thistoire positive du Pontife Hu-
main, pour savoir comment le Pape a fait
face à la persécution et comment, dans
d'autres contrées, il a pourvu au gouverne-
ment de l'Eglise.
La mission de l'Eglise à travers les âges,
c'est d'être en butte à la persécution ; c'est de
recevoir des coups pour enfanter par ses bles-
sures ; c'est d'être toujours victime, pour
rester reine et pour devenir mère. — Le
xix' siècle, à l'avènement de Léon XIII, ne
contredit pas ces traditions. Pie IX a été un
pape intransigeant, et il a vu s'élever contre
lui toutes les passions ; Léon XIII est un pape
conciliant et il verra sans cesse les passions
se dérober à ses enseignements, se soustraire
à ses coups et tromper ses vœux de paix.
Mais un pape n'en est pas à compter ses suc-
cès ; pour être le digne vicaire du Dieu de
l'Evangile, mort sur la croix du Calvaire, il
lui est nécessaire et il lui suffit de dire la vé-
rité au monde, de soutenir le droit par ses
actes et d'appeler ses enfants, les enfants de
la sainte m<'re Eglise, à défendre, chacun dans
sa sphère, et pour le bien de sa patrie, les
lumières et les grâces de la Rédemption. Le
pontificat de Léon XIII va noua montrer le
successeur de Pie IX intrépidement fidèle à
toutes les obligations du souverain pontificat.
A l'avènement de Léon XIII, la persécution
sévit en Suisse et en Allemagne ; elle se
montre sournoise, mais implacable en Italie ;
en Erance, elle entreprend, contre l'Eglise, la
plus monstrueuse campagne ; en Espagne, au
Brésil, elle incite les gouvernements à déro-
ger ; en Angleterre et en Amérique, où fleurit
l'ancienne et la nouvelle liberté, les partis
se poussent aux excès que s'interdisent les
gouvernements. .Nous allons voir comment
Léon XIII fait honneur à la situation d'abord
par se- enseignements, puis par tes actes.
I,«'S <>ll<.4>i^llllll«'lllv <|(> |>Olt XIII.
Tout pape est un docteur. Personnellement
il peut n'être pas un homme doué de talents
supérieurs ; par ses antécédents, il peut avoir
été trop distrait par les affaires pour se préoc-
cuper fortement des doctrines; mais una fois
qu'il a ceint la tiare pontificale, il doit ensei-
gner la ville et le monde. Gardien du dépôt de
la révélation divine, il en doit répandre par-
tout les rayons ; vengeur de cette même révé-
lation, il doit en préciser si bien les enseigne-
ments que jamais les témérités de l'orthodoxie
ou les audaces de l'impiété ne puissent en at-
teindre la pureté ou en usurper la place. Mais
quand un pape distingué sous'le rapport du
talent a trouvé des loisirs pour accroître sans
cesse le trésor de ses connaissances, s'il se voit
transporté de la vie cachée à la vie éclatante
du souverain pontificat, il tire, de son trésor,
les choses anciennes et les choses nouvelles ; il fait
valoir les doctrines traditionnelles et les ap-
plique heureusement soit aux préoccupations
des hommes, soit aux transformations des
choses. Comme pape, il est un maître ; comme
savant, il est docteur : il enseigne avec la
double force de l'autorité et de la vérité.
Telle avait été et telle devait être la desti-
née de Léon XIII. Pendant de longues années,
exilé en quelque façon à Pérouse, il n'avait
trouvé, dans l'administration de son diocèse,
qu'un petit champ d'expérience. Les nom-
breux loisirs de la vie épiscopale avaient
fourni, à son âme active et soucieuse, le
temps d'étudier longuement et à fond ; la né-
cessité de diriger les écoles et les séminaires
l'avaient amené à dresser des programmes
d'études et à en approfondir l'étendue. Cu-
rieux d'ailleurs et désireux d'agrandir sans
cesse les horizons de sa pensée, il avait cher-
ché dans les études solitaires et dans les con-
férences académiques les moyens de se créer,
dans son âme, un royaume de lumière. On le
310
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
disait savant, mais on le disait aussi spécula-
tif cl plus rêvaoi qu'expérimenté. CV:lait
pour colorer son espèce de disgrâce, qui
n'était, au fond, qu'une bénédiction, puis-
qu'elle lui permettait les livres et l'amenait
incognito à la plus haute mission d'enseigne-
ment. Pour enterrer Pecci tout vivant, on
prétait même à Pie IX un mot qu'on n'a pas
npélé depuis : « Si Pecci devient pape, ce
sera un malheur pour l'Eglise. » Le fait est
que Pecci, homme d'études, une fois devenu
Léon XIII, pc mit à enseigner le monde, si
l'on peut ainsi parler, comme s'il n'avait fait
que cela toute sa vie. Sans précipitation, il
rédigea et publia des Encycliques, brefs et
lettres apostoliques, dont l'ensemble forme un
cours de doctrines orthodoxes, appliquées aux
besoins du xxe siècle. Nous devons en faire
ressortir l'opportunité et mettre brièvement
en relief les divers enseignements du savant
Pontife.
La première question qui attira et retint
longtemps, pour ne pas dire toujours, l'atten-
tion du pontife, ce fut la question des doctrines
à faire enseigner dans les écoles. Des écoles,
ces doctrines passent dans la société et Ja gou-
vernent. Les principes enseignés à une époque
règlent le droit social ; la corruption de la
doctrine cause la corruption de la société. A
l'origine des aberrations modernes, Luther
avait rompu avec la scolastique, honni Aris-
tote, brûlé la Somme de saint Thomas avec les
Bulles de Léon X. Les philosophes, venus de-
puis, avaient répudié, comme Luther, la sco-
lastique. Bacon l'avait abandonnée parce qu'il
croyait qu'elle ne procédait pas de la science
expérimentale et il n'avait fait qu'ouvrir la
porte au matérialisme. Descartes l'avait pros-
crite, parce qu'il croyait meilleur de s'appuyer
sur le témoignage de la conscience et il n'avait
que préparé la voie aux modernes rationa-
listes. Le trait commun des écoles modernes
de philosophie, c'est d'ailleurs la prétention
d'abattre l'aulorité dogmatique de l'Eglise et
de se substituer à l'État pour régenter les
peuples. Après la mise au jour des nouveaux
systèmes, Fénelon et Leibnitz avaient prévu
qu'ils amèneraient, dans le monde chrétien,
d'épouvantables bouleversements, sinon une
irrémédiable ruine. Depuis 89, après ces
dix ans de guerre civile et ces quinze ans de
guerres étrangères, on n'avait plus pu mécon-
naître la cause néfaste de tous nos malheurs,
et l'on s'était appliqué, timidement d'abord,
puis plus résolument, à la correction des
livres. Lamennais avait donné une poussée
violente pour amener les esprits à Rome ; le
cardinal Gousset, dom Guéranger, Rohrba-
cher et plusieurs autres avec les doctrines ro-
maines, avaient préconisé les docteurs de la
scolastique. A partir de 1850, il s'était pro-
duit dans les séminaires diocésains, au moins
dans ceux où ne régnait pas Saint-Sulpice, un
retour général vers l'Ange de l'école, saint
Thomas d'Aquin. Dans le cours du pontificat
de Pie IX, c'était un fait acquis qu'il fallait
abandonner les systèmes de Descartes et de
Malebranche, pour revenir à la méthode, aux
principes et aux doctrines de la scolastique.
A différentes reprises, Pie IX, déplorant le
bouleversement des idées, avait recommandé
de revenir aux doctrines qui avaient si long-
temps orné les écoles et en particulier aux doc-
trines de saint Thomas dans la lecture et Vin-
telligence duquel on trouverait un remède 1res
apte aux maux présents. La Congrégation du
Concile, approuvant un décret du concile de
Poitiers sous le grand cardinal Pie, avait
écrit : « L'enseignement de philosophie donné
selon la méthode scolastique et accommodé
aux principe0 de saint Thomas est appelé à
produire les meilleurs fruits. Au lieu de philo-
sophie superficielle et à peineébauchée qui est
le partage de tant d'esprits, les jeunes étu-
diants acquerront par ces exercices une
promptitude et une force merveilleuse pour
pénétrer dans la profondeur intime de la vé-
rité, pour atteindre la solidité de la doctrine,
pour démêler et réfuter les erreurs, et ils con-
tracteront par là une aptitude plus grande
aux fortes études théologiques ».
Le retour à la scolastique était donc, à l'avè-
nement de Léon XIII, pour une grande ma-
jorité des séminaires, même en France, un
fait acquis. Léon XIII, dont la vie avait été
en grande partie consacrée à l'élude des sco-
lastiques, fit cette cause sienne et voulut lui
imprimer, dans tous les sens, un mouvement
triomphal. Par des actes successifs, il donna
une Encyclique en 1879 pour recommander
particulièrement saint Thomas ; il fonda, à
Rome, une Académie de saint Thomas ; il dé-
créta une édition nouvelle des œuvres de saint
Thomas ; il donna saint Thomas pour patron
aux écolesde théologie. Lui-même, dans ses En-
cycliques et ses autres actes doctrinaux, s'ins-
pira généralement des doctrines de saint Tho-
mas. Ce qui ressort de ces actes, c'est la ré-
pudiation des philosophies modernes, comme
systèmes et comme principes ; c'est l'invita-
tion, sinon l'ordre, de revenir aux principes
de la scolastique et de s'attacher spécialement
à l'Ange de l'école, auquel il ect bon d'ad-
joindre Albert le Grand, Alexandre de liâtes,
Duns Scot et les grands théologiens.
Nous n'avons rien à dire contre ces actes
pontificaux ; au contraire, nous en sommes le
partisan très décidé, n'ayant fait, nous-mêmes,
nos études que sur saint Thomas. Mais nous
croyons qu'il y a, ici, quelques erreurs à rec-
tifier et quelques excès à prévenir.
Chaque ordre religieux a ses engouements
et ses légendes. Les Franciscains avaient la
légende de saint François comme vivant dans
son tombeau; les Jésuites avaient, dit-on,
une thèse de Suarez sur les mille excellences
de saint Ignace ; les Dominicains ont, sur
saint Thomas, des affirmations que l'histoire
ne peut pas ratifier.
Par exemple, les Dominicains affirment et
beaucoup d'historiens répètent après eux que
la Somme de saint Thomas reposait sur une
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
."il 7
table avec la Bible, au sein du concile do
Trente. Le Concile no l'aurait pu faire qu'en
blessant Duns Scot, notamment sur la péni-
tence et l'Immaculée-Conception. Or, jamais
aucun théologien, aucun docteur, pas même
saint Augustin n'a présidé ainsi les conciles
généraux ; aucune parole humaine ne saurait
garantir la parole infaillible de l'Eglise. Dans
les conciles, a Trente comme ailleurs, il n'y a
sur l'autel i|ue le livre des Evangiles, pour le
serment : la parole de Dieu est la seule source
authentique des paroles de l'Eglise : le céré-
monial de l'Eglise est formel sur ce point.
Les relations du concile de Trente sont muettes
sur cette particularité ; elles insinuent même
clairement le contraire. Les théologiens du
concile de Trente estimaient beaucoup saint
Thomas. Ce fait historique fut la base d'une
amplification oratoire, où Antoine d'Auber-
mont, préchant à Louvain, en 1650, présente
la croix debout au milieu du concile, ayant, à
droite, l'Evangile, à gauche la Somme. Cette
imagination poétique fut prise à la lettre par
Gonet dans son Clypeus thomisticus, sur la
seule autorité de sa tradition domestique, et,
plus tard, avec le concours d'un clerc napo-
litain, qui n'en savait pas plus que Gonet.
Les théologiens de Salamanque confirmèrent
le propos de Gonet, propos que répètent Noël-
Alexandre, Goudin, Touron, Rohrbacher, Ba-
reille; mais, jusqu'à plus ample informé, le fait
manque de preuve.
Les Dominicains prêtent à un pape l'idée
que saint Thomas a fait autant de miracles
qu'il a écrit d'articles, parole absurde si vous
la prenez à la lettre. Au cours du procès de
canonisation de l'Ange de l'école, on objec-
tait qu'il avait fait jusque-là peu de miracles.
Le Pape repartit : Qu'à cela ne tienne, car
Thomas n'a pu professer sans miracle : sine mi-
raculo, une si puissante doctrine. Gerson rap-
pelant cette réponse, la traduit en disant que
le frère Thomas a fait autant de miracles qu'il
a déterminé de questions, sans dire quelles
sont ces questions ni leur nombre. Les Tho-
mistes de Salamanque, trouvant sans doute
Gerson trop mesquin, dirent, en travestissant
la pensée du Chancelier, que saint Thomas
avait fait autant de miracles qu'il avait écrit
d'articles. Si nous supposons 2 000 articles,
nous voilà avec 2 000 miracles.
Le Bréviaire parle de la vision de saint Tho-
mas, à qui le Christ dit : Bene scripsisti de me ;
quarn mercedem reci/nes ? — Nil, nisi te, Do-
mine. C'est une légende pieuse, et pour tous
les auteurs une belle leçon.
Ici se présente une question d'influence.
Au dernier siècle, on reprochait aux Pères de
l'Eglise, notamment à saint Augustin, d'avoir
copié Platon ; depuis on a beaucoup reproché
aux scolasliques d'avoir mis Arislote au pillage
et d'avoir subi la dictature de son génie. On
ne sait pas assez généralement, dit un profes-
seur napolitain, Salvalorc Talamo, qui: u
scolasliques n'ont voulu, en mettant a profit
la philosophie païenne, ni professer aucune
philosophie particulière, ni s affilier à aucune
secte philosophique : ils ne se «ont soumis
qu'à la vérité seule, et c'est là une noble et
heureuse servitude ». « La doctrine sacrée,
dit avec raison le Docteur Angélique, se sert
des doctrines des philosophes, non parce qu'ils
les ont enseignées, mais parce qu'elles sont
d'accord avec la vérité », et un des disciples
de saint Thomas, ailles de Home, ajoute:
« Pour nous, nous n'ajoutons foi aux philo-
sophes, qu'autant qu'ils ont parlé raisonna-
blement» (1). Comme le PèreBaltus a vengé
les Pères, accusés de platonisme, de même,
Talamo a vengé les scolasliques accusés d'aris-
totélisme. Nous n'entendons pas ébranler cette
thèse.
On ne peut pas nier cependant qu'il n'y ait,
dans les entassements volumineux du Moyen
Age, un pêle-mêle indescriptible, où l'on
trouve tout : dogmes et opinions, erreurs et
vérités. On ne peut pas nier davantage que
le style de la scolastique soit loin d'être cor-
rect et concis, c'est-à-dire classique. On ne
peut guère contester non plus que la scolas-
tique ait trop écouté Aristote et n'ait pas cédé
parfois à la tentation de l'innocenter. Aristote
était païen, et, comme tout bon idolâtre, il
professe le panthéisme. Jésus-Christ a posé
les trois dogmes fondamentaux de la philo-
sophie chrétienne : le mystère d'un seul Dieu
en trois personnes, la vérité de la création et
le dogme de l'Incarnation : Aristote n'avait
pu les connaître. Les Pères, dociles disciples
du Christ, professent tous sa doctrine, et
s'écartent avec soin du philosophisme grec.
Au fur et à mesure que se multiplient les ou-
vrages des Pères, on en collige les sentences,
et jusqu'au xne siècle, le Maître des sentences,
Pierre Lombard, ne s'écarte pas de la voie
traditionnelle ; il classe, codifie, systématise
et commente les sentences des Pères. Après
lui, Alexandre de Halès et Albert le Grand,
sans s'écarter de la voie traditionnelle, font
plus de part à l'argument de raison. Les doc-
teurs suivent généralement saint Augustin ;
mais ils n'ignorent ni Platon ni Aristote. Au
xme siècle, les œuvres d'Aristote sont con-
nues plus complètement, et par les Arabes,
Averroès et Avicèues, arrive un flot de com-
mentaires. Les docteurs de Paris et les Pon-
tifes de Rome ne sont pas sans résister à l'in-
vasion ; mais les professeurs de l'Ordre de
Saint-Dominique, plus dévoués à la science
pure qu'attachés à la méthode traditionnelle,
finissent par l'emporter en philosophie. Sans
doute, ils baptisent Aristote, ils cherchent à
le purifier; ils paraissent avoir parfois trop
cédé à cette tendance.
On trouve, par exemple, dans saint Tho-
mas, sur le ciel et les astres, des théories ab-
(t) V Arislotélisme de la scolasliijue, p.
cund. wnlenl. Dist. I, pari. 11. art. U.
'M ; — Super Doetium de Trinilate, quest. II, art. 2 ; — In se-
318
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
solument fautives; on y tronveaussi des prin-
cipes favorables aux erreurs de l'hétérogénie
lu transformisme; il y aurail un change-
menl d'espèce même dans l'embryon de
l'homme qui aurait successivement trois
formes d'âme. La matière première, pure
puissance ou simple possibilité, fait le fond
fragile de la physique de saint Thomas, ainsi
que de ses livres sur la génération et la cor-
ruption. Par une étrange contradiction, saint
Thomas tire de cette matière première, qui
n'est réellement rien à ses yeux, le principe
d'imlividualion et la personnalité même, com-
plément et perfection de l'être. En vertu de
cette théorie, il confond, dans les anges, l'es-
pèce avec l'individualité, au lieu de voir dans
les neuf chœurs et les trois hiérarchies ce
qui répond aux espèces et aux genres. Dieu,
que saint Thomas définit excellemment Yactus
purvs, agit sur les créatures inférieures par les
supérieures; des chérubins et des séraphins,
son action se communique aux autres anges,
puis à l'homme, enfin à la nature; mais ceci
paraît un roman ou donne le vertige. Dans
cette question de l'influx divin, il y a cette
célèbre prémotion physique, avec laquelle on
ne s'explique plus guère la liberté de l'homme.
En logique, la distinction des dix prédica-
ments paraît bien étrange, assez vieille et
bonne à réformer. En théorie, saint Thomas
oppose la création à l'éternité du monde, rê-
vée par Arislote ; mais il croit à la possibilité
d'un monde éternel et ne croit pas démontré
que ce monde éternel ne soit pas infini: doc-
trine qui rend difficile à concevoir la diffé-
rence entre le Fils de Dieu et la créature et
qui mène iogiquement au panthéisme. En ad-
mettant cette hypothèse, les arguments de
saint Thomas pour prouver l'existence de
Dieu croulent par terre ; car leur valeur pro-
vient de l'axiome : Non proceditur in infini-
tum, et si la créature infinie est possible, cet
axiome est sans valeur.
En tout cas, celte théorie a été, pour l'Ordre
des Dominicains, une pierre de scandale. Saint
Thomas avait défini la création par le mot
impropre d'émanation, et croyait à la possibi-
lité de la créature éternelle. Maître Eckart,
provincial de Dominicains saxons et le plus
fort aristotélicien de son temps, conclut comme
réel ce que saint Thomas admet seulement
comme possible. D'après lui, aussitôt que Dieu
a été, il a créé le monde ; autrement dit, le
monde est infini et éternel. Eckart en conclut
le plus horrible panthéisme : il fut condamné
par Jean XXII. Ses confrères, Thomas Cam-
panella et Jordan Bruno tombèrent comme
lui dans cette erreur monstrueuse qui fait de
la créature une portion de la Divinité.
On a relevé, dans saint Thomas, une erreur
contre un canon dogmatique du Concile de
Xicée et l'ignorance de la tradition des Pères
pour la consécration du calice. Il n'est pas
inutile de rappeler que saint Thomas com-
battit, comme une erreur, l'Immaculée-Con-
lion : ce fut encore, pour les Dominicains,
une pierre d'achoppement. Celle opinion fut
la cause d'un long et vif débat entre 1rs Fran-
ciscains et les Dominicains. En 1535, Barthé-
lémy de Spina publiait son traité de la cor-
ruption universelle du genre humain, où il
enseigne que l'Immaculée-Conccption est une
hérésie. Vinceni Bandelliet Jean de Montéson
soutiennent qu'elle est expressément contre la
foi. A l'appui de ces affirmations, certains tho-
mistes invoquaient de fausses révélations de
la B. Dorothée de Prusse, le faux miracle
d'un enfant sorti d'une cuisse d'homme et
même une fausse bulle que l'un d'eux avait
fabriquée. En 1509, ces thomistes, opposés à
l'Immaculée- Conception, ces docteurs que le
peuple appelait Maculistes à cause de la tache
qu'ils infligeaient à la Sainte Vierge, provo-
quaient, à Berne, un grand combat. La con-
clusion fut que quatre Dominicains furent
brûlés vifs, dans cette capitale de la Sui-
Sous le bénéfice de ces réflexions, l'histoire
ne peut qu'applaudir à l'éloge de saint Tho-
mas. « Entre tous les docteurs de la scolas-
tique, dit Léon XIII, brille d'un éclat sans pareil,
leur prince et maître à tous, Thomas d'Aquin,
lequel, ainsi que le remarque Cajetan, pour
avoir profondément vénéré les saints docteurs
qui l'ont précédé, a hérité en quelque sorte de
V intelligence de tous (1). Thomas recueillit
leurs doctrines, comme les membres dispersés
d'un même corps; il les réunit, les classa dans
un ordre admirable et les enrichit tellement
qu'on le considère lui-même, à juste titre,
comme le défenseur spécial et l'honneur de
l'Eglise. — D'un esprit docile et pénétrant,
d'une mémoire facile et sûre, d'une intégrité
parfaite de mœurs, n'ayant d'autre amour que
celui de la vérité, très riche de science tant
divine qu'humaine, justement comparé au so-
leil, il réchauffa la terre par le rayonnement
de ses vertus et la remplit de la splendeur de
sa doctrine. Il n'est aucune partie de la philo-
sophie qu'il n'ait traitée avec autant de péné-
tration que de solidité : les lois du raisonne-
ment, Dieu et les substances incorporelles,
l'homme et les autres créatures sensibles, les
actes humains et leurs principes, font tour à
tour l'objet des thèses qu'il soutient, et dans
lesquelles rien ne manque, ni l'abondante
moisson des recherches, ni l'harmonieuse or-
donnance des parties, ni l'excellente méthode
de procéder, ni la solidité des principes ou la
force des arguments, ni la clarté du style ou
la propriété de l'expression, ni la profondeur
et la souplesse avec lesquelles il résout les
points les plus obscurs.
« Ajoutons à cela que l'angélique docteur a
considéré les conclusions philosophiques dans
les raisons et les principes mêmes des choses :
or, l'étendue de ces prémisses, et les vérités
innombrables qu'elles contiennent en germe,
fournissent aux maîtres des âges postérieurs
(l) In 2. 2. q. 148. a. 4, in finem.
LIVIIK QUATRE VINGT-QUATORZIÈME
::i'j
unt- ample matière à des développements fruc
lueux, qui se produiront en temps opportun.
lui employant, comme il le fait, ce même pro-
cédé dans la réfutation des erreurs, lf grand
docteur est arrivé à et; double résultat, de re-
pousser à lui seul toutes les erreurs des temps
antérieurs, et de fournir des armes invincibles
pour dissiper celles qui ne manqueront pas de
surgir dans l'avenir. — De plus, en même
temps qu'il distingue parfaitement, ainsi qu'il
convient, la raison d'avec la foi, il les unit
toutes deux par les liens d'une mutuelle ami-
tié : il conserve ainsi à chacune ses droits, il
sauvegarde sa dignité, de telle sorte que la
raison, portée sur les ailes de Thomas jus-
qu'au faîte de la nature humaine, ne peut
guère monter plus haut, et que la foi peut à
peine espérer de la raison des secours plus
nombreux ou plul puissants que ceux que
Thomas lui fournit.
« Il ne faut donc pas s'étonner que, surtout
dans les siècles précédents, des hommes très
doctes et du plus grand renom en théologie
comme en philosophie, après avoir recherché
avec une incroyable avidité les œuvres im-
mortelles du grand docteur, se soient livrés
tout entiers, Nous ne dirons pas à cultiver son
angélique sagesse, mais à s'en nourrir et à
s'en pénétrer. — On sait que presque tous les
fondateurs et législateurs des ordres religieux
ont ordonné à leurs confrères d'étudier la doc-
trine de saint Thomas et de s'y tenir religieu-
sement, et qu'ils ont pourvu d'avance à ce
qu'il ne fût permis à aucun d'eux de s'écar-
ter impunément, ne fût-ce que sur le moindre
point, des vestiges d'un si grand homme.
Sans parler de la famille dominicaine, qui re-
vendique cet illustre maître comme une gloire
qui lui appartient en propre, les Bénédictins,
les Carmes, les Augustins, la société de Jésus,
et plusieurs autreB ordres religieux sont sou-
mis à cette loi, ainsi qu'en témoignent leurs
statuts respectifs.
« Et ici c'est vraiment avec volupté que l'es-
prit s'envole vers ces écoles et ces académies
célèbres et jadis florissantes, de Paris, de Sa-
lamanque, d'Alcala, de Douai, de Toulouse,
de Louvain, de Padoue, de Bologne, de Naples,
de Coïmbre, et d'autres en grand nombre. Per-
sonne n'ignore que la gloire de ces académies
crût, en quelque sorte, avec l'âge, et que les
consultations qu'on leur demandait, dans les
affaires les plus importantes, jouirent partout
d'une grande autorité. Or, on sait aussi que,
dans ces nobles asiles de la sagesse humaine,
Thomas régnait en prince, comme dans son
propre empire, et que tous les esprits, tant
des maîtres que des auditeurs, se reposaient
uniquement et dans une admirable concorde,
sur l'enseignement et l'autorité du docteur
angélique.
« Il y a plus encore : leM Pontifef r >m tins,
nos prédécesseui -, ont honoré la de
Thomas d'Aquin de singuliers éloges, el de*
attestations les plus amples. Clément VI (\),
Nicolas v (2), Benott Mil (3), d'autres en<
témoignent de l'éclat que son admirable doc-
trine donne à l'Eglise universelle. Saint
Pie V (1) reconnaît que celle même doctrine
dissipe les hérésies, après les avoir confon-
dues el réfutées, et que chaque jour elle dé-
livre le monde entier d'erreurs pestilentielles ;
d'autres avec Clément XI (5) affirment que des
biens abondants ont découlé de ses écrits sur
l'Eglise universelle, et qu'on lui doit à lui-
même les honneurs et le culte que l'Eglise
rend à ses plus grands docteurs, Grégoire,
Ambroise, Augustin et Jérôme ; d'autres enfin
ne crurent pas trop faire en proposant saint
Thomas aux académies et aux grandes écoles
comme un modèle et un maître qu'elles pou-
vaient suivre d'un pas assuré. Et, à ce pro-
pos, les paroles du bienheureux Urbain V à
l'académie de Toulouse méritent d'être rap-
pelées ici : « Nous voulons, et, par la teneur
« des présentes, Nous vous enjoignons de
« suivre la doctrine du bienheureux Thomas
« comme étant véridique el catholique, et de
« vous appliquer, de toutes vos forces, à Iadé-
« velopper (6) ». A l'exemple d'Urbain v\ In-
nocent XII (7) impose les mêmes prescriptions
à l'université de Louvain, et Benoît XIV (8)
au collège dionysien de Grenade. Pour meltre
le comble à ces jugements des Pontifes su-
prêmes sur saint Thomas d'Aquin, Nous ajou-
terons ce témoignage d'Innocent VI : « La
« doctrine de saint Thomas a sur toutes les
« autres, la canonique exceptée, la propriété
« des termes, la mesure dans l'expression, la
« vérité des propositions, de telle sorte que
« ceux qui la tiennent ne sont jamais surpris
« hors du sentier de la vérité, et que qui-
« conque la combat a toujours été suspect
« d'erreur (9). »
«A leur tour les conciles œcuméniques, dans
lesquels brille la fleur de sagesse, cueillie de
toute la terre, se sont appliqués en tout temps
à rendre à Thomas d'Aquin des hommages
spéciaux. Dans les conciles de Lyon, de
Vienne, de Florence, du Vatican, on eût cru
voir Thomas prendre part, présider même,
en quelque sorte, aux délibérations et aux
décrets des Pères, et combattre, avec une vi-
gueur indomptable et avec le plus heureux
succès, les erreurs des Grecs, des hérétiques
et des rationalistes.
« Enfin une dernière palme semble avoir été
réservée à cet homme incomparable : il a su
arracher aux ennemis — eux-mêmes — du
nom catholique le tribut de leurs hommages,
de leurs éloges, de leur admiration. On sait,
en effet, que, parmi les chefs des parlis héré-
) Huila In oriine. — |2) Brève ad Fratr. ort. Prœd. 1451. — (3) Huila Preliosus. — [4) Bulla Mira-
bilis. - uulla Verlo Dei. — {6) Const. V, data die 3, aug. 1368. ad. cunccll. Univ. Tolos. — (7) Litt.
in forma Brev. die G febr. 1094. — IH) Litt. in forma LSrev. die 21, ang. 1752. — («.)) Serai, de S.
Thoma.
320
HISTOIHK UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE GATËOLIQUE
tii|ues, il y en eut qui déclarèrent hautement,
qu'une loi- [a doctrine de saint Thomas
d'Aquia supprimée, ils se Faisaient forts d'en-
</a/j'> une lutte victorieuse avec tous les doc-
teura catholiques, et d'anéantir C Eglise (1).
— L'espérance était vainc, mais le témoi-
gnage ne l'est point.
« Les choses étant ainsi, vénérables frères,
toutes les fois que nos regards se portent sur
la bonté, la force et l'indéniable utilité de
cette discipline philosophique, tant aimée de
nos pères, Nous jugeons que c'a été une té-
mérité de n'avoir continué, ni en tous temps,
ni en tous lieux, à lui rendre l'honneur qu'elle
mérite : d'autant plus que la philosophie sco-
lastique a en sa faveur et un long usage et le
jugement d'hommes éminents, et, ce qui est ca-
pital, le suffrage de l'Eglise. A la place de la
doctrine ancienne, une façon de nouvelle mé-
thode de philosophie s'est introduite çà et là,
laquelle n'a point porté les fruits désirables et
salutaires que l'Eglise et la société civile elle-
même eussent souhaités. Sous l'impulsion des
novateurs du xvie siècle, on se prit à philoso-
pher sans aucun égard pour la foi, avec pleine
licence de part et d'autre de laisser aller sa
pensée selon son caprice et son génie. Il en
résulta tout naturellement que les systèmes
de philosophie se multiplièrent outre mesure,
et que des opinions diverses, contradictoires,
se (irent jour, même sur les objets les plus
importants des connaissances humaines. De la
multitude des opinions on arrive facilement
aux hésitations et au doute : du doute à l'er-
reur, il n'est personne qui ne le voie, la dis-
tance est courte et le chemiu facile.
« Les hommes se laissant volontiers entraî-
ner par l'exemple, cette passion de la nou-
veauté parut avoir envahi, en certains pays,
l'esprit des philosophes catholiques eux-
mêmes, lesquels, dédaignant le patrimoine de
la sagesse antique, aimèrent mieux édifier à
neuf qu'accroître et perfectionner le vieil édi-
fice, projet certes peu prudent, et qui ne s'exé-
cuta qu'au grand détriment des sciences. En
effet, ces systèmes multiples, appuyés unique-
ment sur l'autorité et l'arbitraire de chaque
maître particulier, n'ont qu'une base mobile,
et par conséquent, au lieu de cette science
sûre, stable et robuste, comme était l'an-
cienne, ne peuvent produire qu'une philoso-
phie branlante et sans consistance. Si donc il
arrive parfois à une philosophie de cette sorte
de se trouver à peine en forces pour résister aux
assauts de l'ennemi, elle ne doit imputer qu'à
elle-même la cause et la faute de sa faiblesse.
« Ce que disant, Nous n'entendons certes
pas improuver ces savants ingénieux, qui
emploient à la culture de la philosophie leur
industrie, leur érudition, ainsi que les richesses
des inventions nouvelles. Nous comprenons
parfaitement que tous ces éléments concourent
au progrès de la science. Mais il faut se garder
avec le plus grand soin de faire de cette in-
(1) Beza-Bucerus.
du-trie et de cette érudition le seul ou même
le principal objet de son application. — On
doit en juger de même pour la théologie : il est
bon de lui apporter le secours et ia lumière
d'une érudition variée; mais il est absolu-
ment nécessaire de la traiter à la manière
grave des scolasliques, afin que, grâce aux
forces réunies de la révélation et de la rai -on,
elle ne cesse d'être le boulevard inexpugnable
de la foi. »
Ces dernières paroles du Pontife indiquent
un écueil à éviter. Léon XIII recommande for-
tement les principes et )a méthode de saint
Thomas ; il recommande aussi, en général, les
doctrines, mais il ne les impose pas ; et les
opinions personnelles de saint Thomas, vulgo
le thomisme, il n'en prononce même pas le
nom. Or, les libéraux français, race qui fait
tout servilement pour arriver à la domination
en vue de tlatter Léon XIII, se sont mis aus-
silot à clamer : Tout saint Thomas, rien que
saint Thomas, il n'y a plus que saint Thomas ;
et conséquents avec leur enthousiasme de
fraîche date, ils se sont tous convertis en exé-
gètes de saint Thomas. Le Pape recommande
saint Thomas, il n'exclut personne et ne dé-
fend pas de philosopher. Or, se cloîtrer aveu-
glément, comme nos pauvres libéraux, dans
saint Thomas, c'est supprimer la philosophie,
c'est ressusciter le thomisme, c'est rendre im-
possible l'accord de la philosophie chrétienne
avec la science.
D'abord, si toute saine doctrine est dans
saint Thomas, personne n'a plus besoin de
cette application de la raison à la philoso-
phie, pour se rendre compte des premiers
principes des choses et des lois de la pensée.
Nous n'avons plus à philosopher, mais à
écouter. Nous n'avons plus rien à chercher,
mais seulement à expliquer saint Thomas.
Saint Thomas est le Korau de la philosophie,
l'Evangile de tous les penseurs. La philoso-
phie perd cette noble indépendance dont elle
a besoin, pour n'être pas confondue avec la
théologie et l'exégèse. Des libéraux nous
offrent ce servilisme. 11 est superflu de pro-
tester contre cette abdication de la pensée et
cette déroute de la raison philosophique. Mais
je veux opposer à cette trahison les fières
paroles d'un grand philosophe du Moyen Age,
d'un maître du Sacré Palais, Durand de Saint-
Pourçain, de l'ordre de saint Dominique :
« Compellere seu inducere aliquem ne doceat
vel scribat dissona ab iis quse determinatus
doctor scripsit, est talem doctorem praeferre
sacris Doctoribus, praecludere viam inquisi-
tioni veritatis et prœstare impedimentum
sciendi et lumen rationis non solum occuitare
sub modio sed comprimere violenter. » Cela
n'est-il pas topique ; mais ce n'est pas tout :
« Omnis homo dimittens rationem propter
auctoritatem humanam incidit in insipientiam
bestialem et comparatus est jumentis insipien-
tibus et similis factus est illis. »
I.IVIIM (jlJATUK-Vl.NfiT nUATORZIÈME
321
D'après Durand, s'asservir strictement à an
docteur déterminé, c'est le préférer aux Pères
de l'Eglise, c'est fermer la voie a la recherche
de la vérité, c'est mettre un obstacle à la con-
naissance, c'est comprimer violemment la
raison, c'est tomber dans la stupidité des
botes. Durand aurait pu ajouter que c'est
s'assujettir à toutes les opinions d'un homme,
dont la raison est toujours faible par quelque
endroit. Ainsi saint Thomas a des opinions
faibles et difficiles à soutenir: 1° en cosmo-
logie et hylomorphisme, sur la matière et la
forme, sur le mouvement et les propriétés des
corps ; 2° en psychologie, sur l'âme des bétes,
sur la spiritualité de l'âme humaine et sur le
libre arbitre ; 3° en théodicée, sur l'éternité du
monde, sur l'Immaculée Conception et sur les
accidents absolus dans l'Eucharistie. Ces opi-
nions, souvent aggravées par les commenta-
teurs de saint Thomas, ne peuvent que fausser
la voie de la philosophie et rendre absolument
impossible cette fameuse conciliation tant
rêvée, tant désirée, entre la philosophie et la
science. Nous ne comprendrions pas qu'on fît
de la philosophie et de la théologie sans saint
Thomas; nous ne comprenons pas qu'on en
fasse en tout et partout avec saint Thomas
seul. Même dans saint Thomas, il y a à
prendre et à laisser.
La promulgation de l'Encyclique de Léon
XIII, disons-nous avec Weddingen, n'en est
pas moins un grand acte religieux : c'est un
événement intellectuel et social, auquel les
circonstances donnent une importance qui
doit grandir avec les années. La philosophie
séparée l'a reconnu avec une bonne foi qui
l'honore : le chef de l'Eglise, en mettant en
relief les mérites de saint Thomas et de son
œuvre dans les recherches de haute spécula-
tion, a rendu justice à un maître dont le ra-
tionalisme lui-même ne conteste pas la supé-
riorité ; on va jusqu'à avouer que l'Encyclique
aura pour résultat l'amélioration des études
philosophiques au sein des écoles de théo-
logie. On ajoute, il est vrai, que tout cet
effort ne les sauvera pas de l'irrémédiable
décadence. N'acceptons-nous pas le (ait de la
révélation ? N'avons-nous pas foi à la parole
surnaturelle commandant l'adhésion de l'es-
prit, à titre d'autorité, malgré l'obscurité im-
pénétrable des mystères? La croyance, nous
dit-on, est opposée au libre examen ; or, le
libre examen, n'est-il pas l'âme de la philoso-
phie? On consent bien à ne pas demandera
l'Eglise démettre la métaphysique au-dessus
du symbole et le droit individuel au-dessus
de la tradition. Mais si l'on ne blâme pas
cette procédure, on la déplore. Dans la su-
bordination de la raison au dogme, on s'obs-
tine à montrer l'incurable infirmité, la fai-
blesse congénitale de la science chrétienne :
l'Encyclique, afûrme-t-on, toutes les Ency-
cliques du monde ne porteront pas remède
à ce mal essentiel. A l'avenir le soin de ré-
pondre; mais nous n'admettons pas que la
raison philosophique décline ou se four-
voie, en écartant Dieu, Jéaus-Chrisl el son
Eglise (1).
Apres avoir donne' ses soins â la restaura-
tion de la philosophie, Léon Xl II se préoc-
cupa de l'étude de l'histoire. Cette science a
(ail, de nos jours, au point de vue des investi-
gations el de l'exactitude, de sérieux progrès ;
mais des événements considérables, l'enva-
hissement de Rome, par exemple, ont fait dé-
vier l'esprit public, excité les passions et
faussé l'orientation de l'histoire. Le docte
Pontife part de là pour dénoncer les périls
que crée la haine de la papauté et du pouvoir
temporel des Papes. Les enseignements qui
ressortent de celle conspiration embrassent
un plus vaste espace; ils s'adressent à toute
la chrétienté, et spécialement aux pays où la
lutte du bien et du mal est arrivée à son pa-
roxysme. Sous prétexte d'indépendance de la
raison et de libre examen, on pousse au
chaos les restes de la civilisation chrétienne.
Partout où cette lutte est engagée, la science
a un rôle à remplir. Le passé contient les
germes du présent; l'étude de ses annales
doit faire revivre les principes de ce qui
n'est plus et fonder l'avenir sur les vertus du
passé.
Ce projet d'études historiques fut l'objet
d'une lettre adressée, en 1883, aux cardinaux
de Luca, Pitra et Hergenroether. De Luca
avait publié, en Italie, les Annales des sciences
religieuses ; c'était, comme Parocchi, un
journaliste devenu cardinal. Pitra, l'auteur
du Spicilège de Solesmes, du Droit canon
des Grecs et des Analecta, était le prince de
l'érudition contemporaine. Hergenroether,
l'historien de Pholius et de l'Eglise catho-
lique, était également un savant de premier
ordre : il avait, comme de Luca et Pitra, dé-
versé, dans des revues militantes, les effluves
de son haut savoir. Les destinataires de la
lettre pontificale l'avaient justifiée d'avance
par leurs œuvres et pouvaient lui faire pro-
duire des fruits par leur exemple.
Le chroniqueur de la Revue des questions
historiques fait, à ce propos, des réflexions que
nous pouvons reproduire en les abrégeant.
L'école fondée, il y a trois siècles, au profit du
protestantisme par les Centuriateurs de Mag-
debourg, compte aujourd'hui en Europe, et
particulièrement en France, de nombreux dis-
ciples, plus dangereux et plus pervers encore.
On peut distinguer, parmi ces adeptes de la
science hostile à l'Eglise trois catégories. Il
y a les violents, qui font à l'Eglise une guerre
ouverte, à qui aucune affirmation, aucune né-
gation ne répugne, pourvu qu'elle serve l'im-
piété de la haine. A ceux-là, toute arme leur
est bonne, mais ils ne peuvent obtenir que
des succès momentanés, et encore près des
ignorants, des demi-savants et des naïfs ;
les simples, pourvu qu'ils soient honnêtes, ne
(1) L'Encyclique sur la restaurai ion de la philosophie, p. 35.
i. IV.
21
IIIsTolIfE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
lu. Il y a aussi
lei habites, qui s'adressent ;i un public plus
éclair* el apportent au service de leur p
Bion, avec une science distinguée, ane t ■"■-
tique savante. Ceux-ci Bavenl leurs.
armes ; ils mettent en œuvf une fluxté*
rilé remarquable, <lcs connaissances réell
ils pratiquent, au service des Fausses doc-
trines, la vraie méthode de la science et
savent Couvrir leurs batteries d'une apparence
spécieuse d'impartialité. 11 y a enfin cens qui,
étranger* à la foi catholique, s'imaginent être
vraiment neutres, parce qu'ils obéissent, sans
le savoir, aux préjugés de leur secte.
A la qualité de l'adversaire, il faut propor-
tionner ses attaques. Aux violents, il faut
rendre guerre pour guerre, et, tout en s ap-
puyant sur une science de bon aloi, s'armer
des ressources de la polémique, et, si on le
peut, écraser l'ennemi. Aux habiles il faut op-
poser l'habileté et, avec une science égale,
sinon supérieure, de'couvrir l'erreur et ilélrir
la fraude. Mais, pour manier des armes d'une
trempe supérieure, il faut user de discerne-
ment, suivre les règles de la critique, re-
courir aux sources et beaucoup travailler.
Quant aux neutres de bonne foi, c'est à force
d'honnêteté et de véracité, qu'on peut les
amènera la plénitude de la vérité.
Mais en dehors et au dessus de la lutte ac-
tive, il y a la science pure, profonde et tou-
jours victorieuse, parce qu'elle est la science.
C'est toujours là qu'il faut en revenir. De pe-
tits livres de propagande populaire, de bons
manuels classiques ont leur utilité ; mais il
faut qu'ils procèdent d'une science à l'épreuve.
Cette science, il faut l'acquérir ; des études
telles quelles ne suffisent pas. L'histoire n'est
pas un champ que l'intelligence et la volonté,
seules, puissent suffire à cultiver. Le zèle ne
dispense pas de critique et ne remplace pas
l'érudition. C'est donc avec une haute raison
que le Pape nous convie à des recherches la-
borieuses et persévérantes, en ouvrant les ar-
chives et labibliothèque du Vatican. Elcomme,
pour s'y livrer avec fruit, il faut des études
préparatoires, le pontife ne se contente pas
d'exhorter, il fonde une école des chartes ; il
appelle la jeunesse à courir sur les traces des
Muratori et des Baronius. Quant à la philoso-
phie de l'histoire, le Pape renvoie à la Cité de
Dieu de saint Augustin.
« Et plût à Dieu, conclut Léon XIII, qu'une
foule de travailleurs se sentissent ardents à la
recherche de la vérité ! ils tireraient de celte
recherche des enseignements dignes de mé-
moire. Toute l'histoire crie qu'il y a un Dieu,
modérateur par sa Providence suprême du
mouvement varié et perpétuel des choses
humaines, et qui, en dépit des efforts des
hommes, fait tout concourir à l'action de
l'Eglise. L'histoire encore proclame que,
malgré les combats et les assauts violents, le
Pontificat romain est toujours resté victorieux,
(1) Is. LIV, 2. — (2) Rom. X, 14, 17.
et que ses adversaires, décos dans leur
ranWB, n'ont fait que provoquer leur pi-
L'histoire non moins évidemment atteste ce
qui a été divinement prévu des l'origine de
Home, c'est qu'elle donnerai! a
du bienheureux Pierre une d • t un
trône, pour gouverner d ici, comme d'un
centre, indépendant de toute puissance, l'uni-
verselle république de la chrétienté. Nul n'a
osé s'opposera ce plan divin delà Providence
que, tôt ou tard, il n'ait vu sa vaine entre] I
échouer. <>
Si Léon Mil se préoccupa surtout de la
philosophie et de l'histoire, il ne néglig
de recommander les lettres et les ari< ; de
pourvoir à la fondation de nouveaux semi-
paire^, pour complélei-, à cet égard, l'œuvre
de Pie IX ; et particulièrement de former une
école de diplomatie pontificale, appuyée,
avant tout, sur les plus saines doctrine-.
D'autre part, le P-onlife n'oubliait point que
l'Eglise n'est pas exclusivement une école,
ou, si elle est une école, c'est surtout l'école
de la vertu. C'est pourquoi, le 3 décem-
bre 1880, il recommandait spécialement, à la
ville et au monde, trois o>uvres françaises : la
Propagation de la foi, la Sainte Enfance et
l'ÛEuvre des écoles d'Orient. Le Pape ex-
plique son dessein avec une grande hau-
teur de vue et la précision d'une sagesse
parfaite.
« La cité sainte de Dieu, qui est l'Eglise,
dit-il, n'étant limitée par aucune frontière, a
reçu de son fondateur une telle force que
chaque jour elle élargit l'enceinte de sa (ente
et elle étend les pavillons de ses tabernacles (11,
Or, bien que ces accroissements des nations
chrétiennes soient dus principalement au
souffle intérieur et au secours de l'Esprit*
Saint, extérieurement toutefois ils s'opèrent
par le travail des hommes et à la façon hu-
maine.
« En effet, il convient à Ja sagesse de Dieu
que toutes choses soient ordonnées et menées
à leur fin par le moyen qui se rapporte à la
nature de chacune d'elles. Mais ce n'est point
par le moyen d'une seule espèce d'hommes
ou d'œuvres que se fait accession de nouveaux
citoyens à la Jérusalem terrestre. Car tout
d'abord ceuxdà sont au premier rang qui
prêchent la parole de Dieu, et c'est ce que
Jésus-Christ nous a enseigné par ses exemples
et ses préceptes. C'est aussi ce sur quoi insis-
tait l'apôtre saint Paul en ces termes : Com-
ment croira-t-on à celui quon n'aura pas en-
tendu ? Et comment entendra-t-un sans quel'
qu'un qui prêche ? Donc la foi vient de l'audition
et L'audition s'obtient par la parole de Jésus-
Christ (2). Mais cette fonction appartient à
ceux qui ont été consacrés régulièrement à
cet effet.
« Or, ceux-ci reçoivent une grande aide et
un grand secours de ceux qui ont coutume soit
de leur fournir les ressources tirées des choses
LIVRE QUATRE-VINGT QUATOHZIÈMI
323
extérieures, soit de leur obtenir I ee cé-
lestea par des prières adi à Dieu. C'est
pourquoi l'Evangile loue Les femmes qui
donnaient de Ictus biens (1) à Jcsus-< 'lui.sl. prô-
chant le royaume de Dieu, et saint Paul at-
teste qu'à ceux qui annoncent l'Evangile, il a
été accordé par la volonté de Dieu qu'ils vi-
vent de l'Evangile (2). Semblablement, nous
savons que Jésus-Cnrist, parlant à ses dis-
ciples et à ses auditeurs, leur a donné cet
ordre : Priez le maître de la moisson d'envoyer
îles ouvriers à sa moisson (3), et que ses pre-
miers disciples, à la suite des apôtres, avaient
accoutumé de s'adresser à Dieu en ces termes :
Accordez à vos serviteurs de publier votre pa-
role en toute confiance (4).
« Ces deux sortes de secours qui consistent
à donner et à prier ont cela de particulier,
qu'étant très utiles pour étendre plus au loin
les frontières du royaume des cieux, ils
peuvent facilement être procurés par tous les
hommes de quelque rang qu'ils soient. En
effet, quel est l'homme de si petite fortune
qui ne puisse donner une faible obole, et quel
est l'homme, si occupé de grandes affaires
qu'on le suppose, qui ne puisse quelquefois
prier Dieu pour les messagers du saint Evan-
gile ! Or, les hommes apostoliques ont tou-
jours eu coutume de fournir ces sortes de se-
cours, et spécialement les Pontifes romains, à
qui incombe surtout le souci de la propa-
gation de la foi. Néanmoins, les moyens de se
procurer ces secours n'ont pas toujours été
les mêmes, mais ils ont été divers et variés,
selon la variété des lieux et la diversité des
temps.
« A notre époque, comme on se plaît à pour-
suivre les entreprises difficiles en associant les
conseils et les forces de plusieurs, nous avons
vu partout se fonder des sociétés ; quelques-
unes se sont même fondées à cette fin de ser-
vir à propager la religion dans certaines
contrées. Mais celle qui brille entre toutes les
autres, c'est la pieuse association qui s'est
fondée en France à Lyon, il y a près de soixante
ans, et qui s'est appelée du nom de la Propa-
gation de la foi. Tout d'abord elle eut pour
but de venir en aide à certaines missions en
Amérique ; mais bientôt, comme le grain de
sénevé, elle crût et devint un grand arbre,
dont les branches portent au loin le feuillage,
si bien qu'elle étend son action bienfaisante à
toutes les missions sur tous les points de la
terre. Cette illustre institution a été prompte-
ment approuvée par les pasteurs de l'Eglise
et honorée par eux d'abondants te'moignages
d'éloges. Les Pontifes romains Pie VII,
Léon XII, Pie VIII, nos prédécesseurs, la re-
commandèrent vivement et l'enrichirent d'in-
dulgences.
« Elle fut favorisée avec beaucoup plus de
sollicitude encore et embrassée avec une cha-
rité vraiment paternelle par Grégoire XVI qui,
dans sa lettre encyclique publiée le 13 août
de la quarantième année de ce siècle, a poi
sur cette institution le jugement que voici :
« cv.st une œuvre assurément très grande et
linte, que Nous estimons très digue de
« l'admiration et de l'amour de tous les bon
■ celle qui est soutenue, accrue, fortifiée pai
« les modiques offrandes et les prières quoti-
« diennes adressées à Dieu par chacun des
<< fidèles; celle quia été fondée pour subvenir
<( aux ouvriers apostoliques, pour exercer en-
« vers les néophytes les œuvres de la charité
« chrétienne et pour délivrer les fidèles de
« l'assaut des persécutions. Et il faut croire
« que ce n'est pas suis une disposition parti-
el culière de la Providence qu'en ces derniers
« temps elle ait été d'un si grand avantage et
« d'une si grande utilité pour l'Eglise. En
«effet, lorsque l'ennemi infernal assaille
« l'épouse bien-aimée du Christ par des ma-
« chinations de toutes sortes, il ne pouvait
« rien lui arriver de plus opportun que de
« voiries chrétiens fidèles s'enflammer du désir
« de propager la vérité catholique, joindre
« les efforts de leur zèle et de leurs ressources
« pour s'efforcer de gagner tout le monde à
« Jésus-Christ. »
« Après avoir ainsi parlé, Grégoire XVI
exhortait les évêques à travailler avec soin,
chacun dans son diocèse, pour qu'une institu-
tion si salutaire prît chaque jour de nouveaux
accroissements.
« Pie IX, de glorieuse mémoire, ne s'écarta
pas des traces de son prédécesseur; car il ne
laissa e'chapper aucune occasion de favoriser
une société si méritante et d'augmenter en-
core plus sa prospérité. En effet, par son au-
torité, de plus amples privilèges d'indulgences
pontificales furent conférés à ses membres ; la
piété des chrétiens fut excitée à venir au se-
cours de celte œuvre, et les principaux de ses
membres, dont on avait constaté les mérites
singuliers, furent revêtus de diverses marques
d'honneur; enfin, certaines institutions, qui
s'étaient adjointes à elle pour la seconder,
furent hautement louées et exaltées par le
même souverain Pontife.
« Dans le même temps, l'émulation de la
piété fit que deux autres sociétés se fon-
dèrent, dont l'une s'appela de la Sainte En-
fance de Jésus et l'autre des Ecoles d'Orient.
La première se proposait de prendre et
d'amener aux habitudes chrétiennes les mal-
heureux enfants que leurs parents, poussés
par la paresse ou la misère, exposent inhumai-
nement, surtout dans les pays chinois, où
cette coutume barbare est plus en usage. Ce
sont ces enfants que recueille avec tendresse
la charité des fidèles, qu'elle rachète parfois
et qu'elle s'occupe de laver dans les eaux de
la régénération chrétienne, afin qu'ils s'élè-
vent avec l'aide de Dieu pour l'espoir de
l'Eglise, ou tout au moins que, s'ils viennent
à mourir, le moyen leur soit donné d'acquérir
le bonheur éternel.
M ; Luc. VIII, 3. — (2) I Cor. IX, IL - (3) Mulh., IX, 38. Luc, X, 2. — (u) Act., IV, 29.
:\2i
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'ÉGLISE CATHOLIQ1 l
« L'antre Bociété que nous avons rappelée
B'occupe dea adolescents et s'efforcp par tous
les moyens de leur inculquer la saine doc-
trine, en même temps, qu'elle veille a écarter
d'eux les périls de la fausse science à laquelle
ils sont souvent exposés en raison de leur im-
prudente curiosité d'apprendre.
« Du reste, l'une et l'autre société viennent
au secours de la société plus ancienne qui a
le nom de Propagation de la foi, et, unies
avec elle par un pacte amical, elles cons-
pirent au même but en s'appuyant aussi sur
l'aumône et les prières des nations chré-
tiennes; car toutes ont pour objet de faire
que, par la diffusion des lumières de l'Evan-
gile, le plus grand nombre possible de ceux
qui sont en dehors de l'Eglise soient amenés à
la connaissance de Dieu et l'adorent, avec
Celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ. C'est donc à
raison que notre prédécesseur Pie IX, ainsi que
nous l'avons indiqué, a loué dans des lettres
apostoliques ces deux institutions et leur a
libéralement octroyé de saintes indulgences.
« Ces trois sociétés ayant donc fleuri avec la
faveur si marquée des Souverains Pontifes et
n'ayant jamais cessé de poursuivre chacune
son œuvre avec un zèle sans rivalité, on les a
vues produire d'abondants fruits de salut,
aider puissamment notre congrégation de la
foi à soutenir la charge des missions, et
prospérer au point de donner pour l'avenir
l'heureux espoir d'une plus ample moisson.
Mais les orages nombreux et véhéments qui
ont été déchaînés contre l'Eglise dans les con-
trées depuis longtemps éclairées par la lu-
mière évangélique ont causé du dommage
aux œuvres mêmes destiuées à civiliser les
nations barbares. Beaucoup de causes, en
effet, sont venues diminuer le nombre et la
générosité des associés. Et certes, quand tant
d'idées perverses sont répandues dans le
peuple, qui aiguisent l'appétit du bonheur
terrestre et bannissent l'espérance des biens
célestes, qu'attendre de ceux qui ne se servent
de leur esprit que pour désirer, et de leur
corps que pour se procurer le plaisir? Ces
hommes-là font-ils, par l'effusion de leurs
prières, que Dieu, touché dans sa miséricorde,
amène par sa grâce victorieuse à la divine lu-
mière de l'Evangile les peuples assis dans les
ténèbres ? Subviennent-ils aux prêtres qui
travaillent et combattent pour la foi? Le
malheur des temps est venu aussi diminuer
les dispositions généreuses des gens pieux
eux-mêmes, soit que l'étendue de l'iniquité
ait refroidi la charité de beaucoup, soit que
la gêne domestique, les perturbations poli-
tiques, sans compter la crainte de temps plus
mauvais encore, aient rendu la plupart
d'entre eux plus âpres à l'épargne et plus
parcimonieux pour l'aumône.
« Par contre, de nombreuses et lourdes né-
cessités pèsent et pressent sur les missions
apostoliques, la provision d'ouvriers évangé-
liques allant chaque jour en diminuant ; et il
ne s'en trouve pas d'aussi nombreux et d'aussi
zélés pour remplacer ceux que la mort a en-
levés, que la vieillesse a accablés, que le tra-
vail a brisés. Car nous voyons les familles re-
ligieuses, d'où sortaient un grand nombre de
missionnaires, dissoutes par des lois iniques,
les clercs arrachés de l'autel et astreints au
service militaire, les biens de l'un et l'autre
clergé partout mis en vente et condamnés.
« En outre, de nouvelles roules ayant été
ouvertes, par suite d'une exploration plus
étendue des lieux et des peuples, vers des
contrées tenues jusque-là pour impraticables,
des expéditions multiples de soldats du Christ
se sont formées et de nouvelles stations ont
été établies; et ainsi on manque maintenant
de beaucoup d'ouvriers pour se dévouer à ces
missions et apporter un concours opportun.
— Nous passons sous silence les difficultés et
les obstacles nés des contradictions. Souvent,
en effet, des hommes fallacieux, des semeurs
d'erreurs se donnent pour des apôtres du
Christ et, abondamment pourvus des res-
sources humaines, entravent le ministère des
prêtres catholiques, ou viennent après ceux
qui sont partis, ou élèvent chaire contre
chaire, croyant avoir assez fait en rendant
douteuse la voie du salut à ceux qui enten-
dent annoncer la parole de Dieu autrement
par les uns et les autres. Plût à Dieu qu'ils ne
réussissent point dans leurs artifices ! Mais
combien il est regrettable que tels et tels qui
ont en dégoût de pareils maîtres ou qui ne les
ont jamais connus et qui aspirent après la
pure lumière de la vérité, n'aient souvent pas
un homme pour les instruire de la saine doc-
trine et les amener dans le sein de l'Eglise!
Petits enfants, ils demandent du pain, et il
n'y a personne pour leur en donner ; les pays
sont comme une moisson blanchissante, et
cette moisson est riche ; mais les ouvriers
sont peu nombreux et ils le deviendront peut-
être encore moins.
« Puisqu'il en est ainsi, vénérables frères,
Nous estimons qu'il est de notre charge de
stimuler le pieux zèle et la charité des chré-
tiens, pour qu'ils s'eiTorcent, soit par leurs
prières, soit par leurs aumônes, d'aider
l'oeuvre des missions et de favoriser la propa-
gation de la foi. Les biens qu'on se propose,
les fruits à recueillir montrent l'importance
de cette sainte entreprise. Elle a, en effet, [tour
objet direct la gloire de nom de Dieu et l'ex-
tension du règne de Jésus-Christ sur la terre ;
elle est aussi un bienfait inappréciable pour
ceux qui sont tirés de la fange des vices et des
ombres de la mort ; car non seulement ils de-
viennent aptes au salut éternel, mais ils sont
amenés de la barbarie et d'un état de mœurs
sauvage à la plénitude de la civilisation. De
plus, elle est pour tous ceux qui y participent,
grandement utile et fructueuse, puisqu'elle
leur assure les richesses spirituelles, leur four-
nit un sujet de mérite et leur donne pour
ainsi dire Dieu comme débiteur. »
En même temps qu'il recommandait les
œuvres, Léon XIII n'oubliait pas d'ordonner
LIVKK niJATILK-VlNGT-OUATniiZlh.MK
325
la prière. En 1881, en 1886 ci en lH'.i'.i il ac-
cordait l'indulgence plénière tin jubilé. En
INSJ, à l'occasion du septième centenaire de
saint François d'Assise, il exaltait, par une
lettre encyclique, le tiers-ordre des Francis-
cains. Dès son enfance Joachim Pecui avait
été prévenu, pour saint François, d'une dévo-
tion particulière ; l'ayant aimé, il l'avait com-
pris, et sachant qu'il avait été, de son temps,
une des colonnes de la chrétienté, il espérait
que, de nos jours, son culte pourrait remédier
à la pénurie de nos vertus. « Comme son es-
prit, dit-il, parlant de saint François, est plei-
nement et évidemment chrétien, et admirable-
ment approprié à tous les temps et à tous les
lieux, personne ne saurait douter que l'institu-
tion franciscaine ne rende de grands services à
notre époque. D'autant plus que le caractère de
notre temps se rattache, pour plusieurs rai-
sons, au caractère même decet institut. Gomme
au xue siècle, la divine charité s'est beaucoup
affaiblie de nos jours, et il y a, soit par igno-
rance, soit par négligence, un grand relâche-
ment dans l'accomplissement du devoir chré-
tien. Beaucoup, emportés par un courant
semblable des esprits et par des préoccupa-
tions du même genre, passent leur vie à la re-
cherche avide du bien-être et du plaisir.
Enervés par le luxe, ils dissipent leur bien et
convoitent celui d'autrui ; ils exaltent la fra-
ternité, mais ils en parlent plus qu'ils ne la
pratiquent ; l'égoïsme les absorbe et la vraie
charité pour les petits et les pauvres diminue
chaque jour. — En ce temps-là l'erreur mul-
tiple des Albigeois, en excitant les foules
contre le pouvoir de l'Eglise, avait troublé
l'Etat en même temps qu'il ouvrait la voie à
un certain socialisme. — De même aujour-
d'hui, les fauteurs et les propagateurs du Na-
turalisme se multiplient : ceux-ci nient qu'il
faille être soumis à l'Eglise, et, par une con-
naissance nécessaire, ils vont jusqu'à mécon-
naître la puissance civile elle-même ; ils ap-
prouvent la violence et la sédition dans le
peuple ; ils mettent en avant le partage des
biens ; ils flattent les convoitises des prolétaires ;
ils ébranlent les fondements de l'ordre civil et
domestique. »
Par ces motifs, Léon XIII recommandait le
Tiers-Ordre de saint François, et, pour assurer
l'effet de ces recommandations, il édicta une
constitution pour réformer la règle de ce Tiers-
Ordre. Il ne pouvait cependant échapper h la
perspicacité du Pontife, qu'un Tiers-Ordre,
si répandu soit-il, n'est pas accessible à la
grande masse du peuple chrétien. C'est pour-
quoi, en vue de concentrer la piété catholique
sur un seul objet, Léon XIII écrivit une ency-
clique en faveur du Uosaire. En préconisant
Celle qui seule a exterminé toutes les hérésies,
le Pape restait fidèle à sa pensée : il voulait,
par là, défendre les droits de l'Eglise, prévoir
et repousser les dangers qui l'assaillent. La
sainte Vierge était, pour sa piété, la Vierge
dei combats. L'Eglise, avec le Rosaire, avait
repoussé autrefois les Albigeois et les Turcs ;
elle avait fait remonter Pie VII sur hou trône.
Léon Xlll ne voulait pas se bornera écrire des
encycliques ; il voulait encore pousser les chré-
tiens fidèles au combat pour l'Eglise, et pour
que la victoire couronnât ses efforts, il voulait
que la bannière de Marie ombrageât, de ses
plis, ses soldats.
Ce ne sont là, en quelque façon, que les
prémices de l'apostolat pontifical. Des son
avènement, Léon XIII avait esquissé comme
un programme d'enseignement ex cathedra ;
au mois de décembre 1878, première année de
son pontificat, il lançait une encyclique sur
les erreurs modernes ; non pas les erreurs
philosophiques et historiques qu'il devait
combattre autrement, mais ces erreurs qui se
font chair et os, puis descendent dans la rue,
un fusil ou une torche à la main, pour mettre
à sac l'ordre public sous prétexte de le réfor-
mer. « Vous comprenez sans peine, dit-il, que
Nous parlons de la secte de ces hommes qui
s'appellent diversement et de noms presque
barbares, socialistes, communistes et nihilistes,
et qui, répandus par toute la terre, et liés
étroitement entre eux par un pacte inique, ne
demandent plus désormais leurs forces aux
ténèbres de réunions occultes, mais, se pro-
duisant au jour publiquement et en toute con-
fiance, s'efforcent de mener à bout le dessein,
par eux inauguré depuis longtemps, de bou-
leverser les fondements de la société civile. Ce
sont eux, assurément, qui, selon que l'atteste
la parole divine, souillent toute chair, méprisent
toute domination et blasphèment toute ma-
jesté (1).
« En effet, ils ne laissent entier ou intact rien
de ce qui a été sagement décrété par les lois
divines et humaines pour la sécurité et l'hon-
neur de la vie. Pendant qu'ils blâment l'obéis-
sance rendue aux puissances supérieures qui
tiennent de Dieu le droit de commander et
auxquelles, selon l'enseignement de l'Apôtre,
toute âme doit être soumise, ils prêchent la
parfaite égalité de tous les hommes pour ce
qui regarde leurs droits et leurs devoirs. Ils
déshonorent l'union naturelle de l'homme et
de la femme, qui était sacrée aux yeux mêmes
des nations barbares ; et le lien de cette union,
qui resserre principalement la société domes-
tique, ils l'affaiblissent ou bien l'exposent aux
entreprises de la débauche.
«Enfin,séduitsparla cupidité des biens pré-
sents, qui est la source de tous les maux et dont
le désir a fait errer plusiews dans la foi (2), ils
attaquent le droit de propriété sanctionné par
le droitnaturel et, par un attentat monstrueux,
pendant qu'ils affectent de prendre souci des
besoins de tous les hommes et prétendent sa-
tisfaire tous leurs désirs, ils s'efforcent de ra-
vir, pour en faire la propriété commune, tout
ce qui a été acquis à chacun, ou bien par le
titre d'un légitime héritage, ou bien par le tra-
(1, Jud. Epist. v, 8. — (2) I Tim., VI, 10.
326
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
intellectuel ou manuel, ou bien par l'A
nomie. De plus opinions monstrueusi
île |ea publient dans leurs réunions, ils les
. nt dans des brochures, et, par la nuée
journaux, ils les répandent dans la Foule.
\us~i la majesté respectable cl le pouvoir d'1-.
rois hmiI devenus, chez le peuple révolté,
l'objet (l'une si grande hostilité que d'abomi-
nables traîtres, impatients de tout frein et
animés d'une audace impie, ont tourné plu-
sieurs fois, en peu de temps, leurs armes
contre les chefs des gouvernements eux-
mêmes.
■ i ir, cotte audace d'hommes perfides qui me-
nace chaque jour de ruines plus graves la so-
ciété civile, et qui excite dans tous les esprits
l'inquiétude cl le trouble, lire sa cause el son
origine de ces doctrines empoisonnées qui, ré-
pandues en ces derniers temps parmi les
peuples comme des semences de vices, ont
donné, en leur temps, des fruits si pernicieux.
En effet, vous savez très bien que la guerre
cruelle qui, depuis le xvi° siècle, a été décla-
rée contre la foi catholique par ces novaleurs,
visait à ce but d'écarter tout l'ordre surnatu-
rel, afin que l'accès fût ouvert aux inventions
ou plutôt aux délires de la seule raison.
« Tirant hypocritement son nom de la raison,
celte erreur qui flatte el excite la soif de gran-
dir, naturelle au cœur de l'homme, et qui
lâche les rênes à tous les genres de passions,
a spontanément étendu ses ravages non pas
seulement, dans les esprits d'un grand nom-
bre d'hommes, mais dans la société civile
elle-même. Alors, par une impiété toute nou-
velle et que les païens eux-mêmes n'ont pas
connue, on a vu se constituer des gouverne-
ment, sans qu'on tint nul compte de Dieu et
de l'ordre établi par Lui; on a proclamé que
l'autorité publique ne prenait pas de Dieu le
principe, la majesté, la force de commander,
mais de la multitude du peuple, laquelle, se
croyant dégagée de toute sanction divine, n'a
plus soutïert d'être soumise à d'autres lois
que celles qu'elle aurait portées elle-même,
conformément à son caprice.
« Puis, après qu'on eût combattu et rejeté,
comme contraires à la raison les vérités sur-
naturelles de la foi, l'Auteur même de la Ré-
demption du genre humain est contraint, par
degrés et peu à peu, de s'exiler des études,
dans les universités, les lycées et les collèges,
ainsi que de toutes les habitudes publiques
de la vie humaine. Enfin, après avoir livré à
l'oubli les récompenses et les peines de l'éter-
nelle vie future, le désir ardent du bonheur a
été renfermé dans l'espace du temps présent.
Avec la diffusion au loin et au large de ces
doctrines, avec la grande licence de penser et
d'agir qui a été ainsi enfantée de toutes parts,
faut-il s'étonner que les hommes de condi-
tion inférieure, ceux qui habitent une pauvre
demeure ou un pauvre atelier soient envieux
de s'élever jusqu'aux palais et à la for-
tune de ceux qui sont plus riches; faut-il
s'étonner qu'il n'y ait plus aucune tranquillité
pour la vie publique ou privée el que le genre
humain soit presque arrivé aux extrémités de
l'abîme? »
Pour réfuter ces erreurs, le Pape établit les
principes chrétiens de l'ordre social, l'ordre
de la famille et le droit de propriété. Le Pape
conclut :
«l'our vou>, qui connaissez L'origine cl la na-
ture des maux accumulés sur le monde, ap-
pliquez-vous de toute l'ardeur et de toute la
force de votre esprit à faire pénétrer et à in-
culquer profondément dans toutes les âmes la
doctrine catholique. Faites en sorte que, dès
leurs plus tendres années, tous s'accoutument
à avoir pour Dieu un amour de fils et à vé-
nérer son nom, à se montrer déférents pour
la majesté des princes et des lois, à «'abstenir
de toutes convoitises et à garder fidèlement
l'ordre que Dieu a établi soit dans la société
civile soit dans la société domestique. 11 faut
encore que vous ayez soin que les enfants de
l'Eglise catholique ne s'enrôlent point dans
la secte exécrable et ne la servent en aucune
manière, mais au contraire qu'ils montrent,
par leurs belles actions et leur manière hon-
nête de se comporter en toutes choses, com-
bien stable et heureuse serait la société hu-
maine, si tous ses membres se distinguaient
par la régularité de leur conduite et par leurs
vertus. Enfin, comme les sectateurs du socia-
lisme se recrutent surtout parmi les hommes
qui exercent les diverses industries ou qui
louent leur travail et qui, impatients de leur
condition ouvrière, sont plus facilement en-
traînés par l'appât des richesses et la pro-
messe des biens, il nous paraît opportun d'en-
courager les sociétés d'ouvriers et d'artisans
qui, instituées sous le patronage de la reli-
gion, savent rendre tous leurs membres con-
tents de leur sort et résignés au travail et les
portent à mener une vie paisible et tran-
quille. »
Ces conseils du Pape répondent aux besoins
de la situation. Une question qui, dans le
cours des siècles, a maintes fois préoccupé les
esprits, réveille de nouveau l'attention uni-
verselle. Cette question, c'est la question so-
ciale. La politique est descendue au second
plan ; non pas qu'elle ait perdu de son impor-
tance; mais avant de savoir comment on sera,
il faut d'abord savoir si l'on sera. Etre ou
n'être pas, telle est la question de la classe
ouvrière; ou, pour parler comme Sieyès:
Qu'est-ce que le quatrième état? — Rien. —
Que doit-il être? — Tout. — Que demande-
t-il ? — Etre quelque chose. Ce problème, posé
en France depuis 89, agité depuis 1830, ré-
solu diversement par les utopistes, descendu
sur le terrain de la pratique par l'Internatio-
nale, demande sa solution. Sous le nom du
socialisme, les ouvriers poursuivent !a réali-
sation d'un état social qui, au sein de toutes
les nations civilisées, leur assure la liberté et
le bien-être. Le socialisme n'est pas seulement
une puissance redoutable ; c'est surtout une
puissance internationale. En soi, le socialisme
LIVRE QUATRE-YINGT QUATORZIEME
.'L'7
est, ivuni tout, une négation, la négation la
l>lus catégorique, la plu* entière. Moua
comprenons pas la Booiété sans h religion,
sans la famille, sans la propriété. H y a là
pour nous, si l'on peut, employer cette
pression, un triple dogme social. Qr, en
t'ait île religion, le socialisme (lit froide-
ment qu'il est athée ou panthéiste; il nie le
Dieu réel et personnel, par conséquent, nie
l'âme, la vie future, et borne au présent, à la
terre, la destinée de l'homme. Le socialisme
parle encore de la famille ; mais il en chasse
Dieu; il ne veut plus de l'union consacrée
par l'Eglise ; il méconnaît les droits du père
sur l'éducation des enfants, travestit et désor-
ganise la vie du foyer domestique.
« La négation la plus précise du socialisme,
dit Sarda, c'est la négation de la propriété
privée, de la propriété individuelle, du sol, du
capital, de la machine, des mines, en un mot
de tous les instruments de travail. Cette pro-
priété, il la combat sans merci ; il lui oppose
tous les abus du passé et du présent ; elle est
la grande coupable dont lacondamnation doit
être irrévocablement prononcée. Le socialisme
veut la remplacer par la propriété collective,
qui doit être celle de tous, tout en n'étant celle
de personne : il veut la livrer à l'Etat ou à la
société. Mais cet Etat auquel il veut la livrer,
n'est pas l'Etat tel qu'il existe. Demandez au
socialisme qu'il définisse son Etat, sa société ;
il ne l'a jamais fait, il ne peut pas le faire.
« 11 est absolument vrai que le socialisme
ne sait pas ce qu'il veut; mais il sait très
bien ce qu'il veut détruire et cela lui suffit. Il
est, comme l'enfer, une puissance de destruc-
tion et de mort. Oui, il faut qu'on le sache
bien; cette puissance de négation ne se con-
tente pas de nier; elle veut renverser et dé-
truire. Elle est âpre à la curée comme ne Ta
été nulle autre révolution. Elle est ardente à
l'œuvre, comme la haine. Il n'est pas un seul
des moyens actuels delà propagande dont le
socialisme n'ait appris à se servir. La presse,
l'association, la réunion, le plaisir, le travail
collectif, le socialisme se sert de tout. La pro-
pagande spécial est la propagande quotidienne,
incessante, de l'usine et de l'atelier (1). »
L'Eglise seule peut combattre victorieuse-
ment le socialisme ; elle le combat effective-
ment par les vertus qu'elle prêche, par la
hiérarchie sacrée qu'elle oppose à son inva-
sion et parles profondes doctrines de l'Evan-
gile qu'elle veut substituer aux aberrations du
■ièele. Léon XIII se plut à répéter souvent
combien le monde était redevable à Jésus-
Christ, et avec quelle résolution, lui, pape,
voulait départir au monde les grâces de
Jésus-Christ. En 1880, au début de l'Ency-
clique Arcanum, la pontife esquisse ce
magnifique programme : a Ec mystérieux
"i" de la sagesse divine, que Jésus-
Christ, le Sauveur des hommes, devait ac-
complir sur cette terre, était, (pie le monde,
atteint de décadence, fût restauré divinement
par Lui et en Lui. C'est ce que l'apôtre oui
Paul exprimait par une grande et magnifique
parole, lorsqu'il eerivait auv Eplr- /./■
si- <■/■<■/, de ta valante,., c'esi tfe restaurer dans, k
Christ toutes les càtuêi 'i".i sunt tut r\<-i e4 su
terre. Et, en effet, lorsque le Christ Notre Sei
ur voulut accomplir la mis. ion qu'il a
reçue de sou Pèra, il imprime aussitôt à
toutes choses une forme et un aspect non
veaux, et il répara ce qui le temps avait l'ait
déchoir. Il guérit les blessures dont la nature
humaine souffrait par suite de la faute de
notre premier père; il rétablit en grâce avec
Dieu l'homme, devenu par natureenfant de la
colère ; il conduisit à la lumière de la vérité
les esprits fatigués par de longues erreurs;
il fit renaître à toutes les vertus des cœurs usés
par toute sorte de vices ; et après avoir rendu
aux hommes l'héritage du bonheur éternel, il
leur donna l'espérance certaine que leur corps
même, mortel et périssable, participerait un
jour à l'immortalité et à la gloire du ciel. Et
afin que ces insignes bienfaits eussent sur la
terre une durée égale à celle du genre hu-
main, il institua l'Eglise dispensatrice de ses
dons, et il pourvut à l'avenir en lui donnant
la mission de remettre l'ordre dans la société
humaine là où il serait troublé et de relever
ce qui viendrait à s'affaisser.
« Rien que cette restauration divine, dont
nous avons parlé, eût pour objet principal et
direct les hommes constitués dans l'ordre
surnaturel de la grâce, néanmoins ses fruits
précieux et salutaires profitèrent largement
aussi à l'ordre naturel. C'est pourquoi les
hommes pris individuellement, aussi bien que
le genre humain tout entier, en recurent, un
notable perfectionnement ; car l'ordre de
choses fondé par le Christ une fois établi,
chaque homme put heureusement contracter
la pensée et l'habitude de se confier en la pro-
vidence paternelle de Dieu, et s'appuyer sur
l'espérance du secours d'En-Haut, avec la cer-
titude de n'être point déçu ; de là naissent le
courage, la modération, la constance, l'égalité
et la paix de l'âme, et enfin beaucoup d'émi-
nentes vertus et de belles actions. — Quant à
la société domestique et à la société civile, il
est merveilleux de voir à quel point elles ga-
gnèrent en dignité, en stabilité, en honneur.
L'autorité des princes devint plus équitable
et plus sainte ; la soumission des peuples plus
volontaire et plus facile ; l'union des citoyens
plus étroite ; le droit de propriété mieux ga-
ranti. La religion chrétienne sut veiller et
pourvoir si complètement à tout ce qui est
utile aux hommes vivant en société, qu'il
semble, au témoignage de saint Augustin,
qu'elle n'aurait pu faire davantage pour ren-
dre la vie agréable et heureuse, lors même
qu'elle n'aurait eu d'autre but que de procu-
rer et d'accroître les avantages et les biens de
cette vie mortelle. »
(i) l),n Soda y Halvany, Le mal social, t. Ilf, p. 08.
32H
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Au lieu de traiter un sujet si vaste,
Léon XIII parle d'abord do la société domi
tique, donl le mariage est la source et la base.
De ce mariage, il marque la constitution di-
vine, surtout l'unité et laperpétuilé ; il expose
très soigneusement combien le pécbé a port»':
d'atteintes à la constitution divine de la fa-
mille ; et explique comment Jésus-Christ a ra-
mené le mariage à son institution divine. Jé-
sus-Christ a nommément réprouvé la plura-
lité'des femmes, le divorce, l'adultère; il a
élevé le mariage à la dignité de sacrement ;
il a voulu que les époux trouvent, dans le
devoir conjugal, leur sanctification et vivent
dans une parfaite charité. « Le Christ, con-
tinue le Pontife, ayant donc ainsi, avec tant
de perfection, renouvelé et relevé le mariage,
en remit et confia à l'Eglise toute la disci-
pline. Et ce pouvoir sur les mariages deschré-
tiens, l'Eglise l'a exercé en tous temps et en
tous lieux, et elle l'a fait de façon à montrer
que ce pouvoir lui appartenait en propre et
qu'il ne tirait point son origine d'une conces-
sion des hommes, mais qu'il lui avait été di-
vinement accordé par la volonté de son Fon-
dateur. — Combien de vigilance et de soins
l'Eglise a déployés pour la sainteté du mariage
et pour maintenir intact son véritable carac-
tère, c'est là un fait trop connu pour qu'il soit
besoin de l'établir. Nous savons, en effet, que
le Concile de Jérusalem flétrit les amours dis-
solues et libres ; que saint Paul condamna, par
son autorité, comme coupable d'inceste un
citoyen de Corinthe ; que l'Eglise a toujours
repoussé et rejeté avec la même énergie les
tentatives de tous ceux qui ont attaqué le
mariage chrétien, tels que les Gnostiques, les
Manichéens, les Montanistes, dans les pre-
miers temps du Christianisme, et de nosjours
les Mormons, les Saint-Simoniens, les Phalans-
tériens, les Communistes.
« Ainsi encore, le droit de mariage a été
équitablement établi et rendu égal pour tous
par la suppression de l'ancienne distinction
entre les esclaves et les hommes libres ;
l'égalité des droits a été reconnue entre
l'homme et la femme; car, ainsi que le disait
saint Jérôme, parmi nous, ce qui n'est pas per-
mis aux femmes est également interdit aux
hommes, et, dans une même condition, ils su-
bissent le même joug, et ces mêmes droits, par
le fait de la réciprocité de l'affection et des de-
voirs, se sont trouvés solidement confirmés ;
la dignité de la femme a été affirmée et re-
vendiquée ; il a été défendu au mari de punir
de mort sa femme adultère et de violer la foi
jurée en se livrant à l'impudicité et aux
passions.
« C'est aussi un fait important que l'Eglise
ait limité, autant qu'il fallait, le pouvoir du
père de famille, pour que la juste liberté des
fils et des filles qui veulent se marier ne fût
en rien diminuée ; qu'elle ait déclaré la
nullité des mariages entre les parents et alliés
à certains degrés, afin que l'amour surnatu-
rel des époux se répandît dans un plus vaste
champ ; qu'elle ait veillé a écarter du mariage
autant qu'elle le pouvait, l'erreur, la violence
et la fraude ; qu'elle ait voulu que fussent
maintenues intactes la sainte pudeur de la
couche nuptiale, la sûreté des personnes,
l'honneur des mariages et la fidélité aux ser-
ments. Enfin, elle a entouré celte institution
divine de tant de lois fortes et prévoyantes,
qu'il ne peut y avoir aucun juge équitable qui
ne comprenne que, même en celte question
du mariage, le meilleur gardien et le plus
ferme vengeur de la société a été l'Eglise,
dont la sagesse a triomphé du cours des temps,
de l'injustice des hommes et des innombrables
vicissitudes publiques. »
Ce mariage ainsi purifié et sanctifié par
l'Eglise, les hommes, des chrétiens, veulent
de nouveau le corrompre ; et, pour le dégra-
der, ils ne trouvent rien de plus expéditif que
de l'arracher à la discipline de l'Eglise.
Léon XIII écrit là-dessus une page qui devrait
être gravée en lettres d'or sur les murs de
tous les parlements des deux mondes: « Or,
comme la source et l'origine de la famille et
de toute la société humaine se trouvent dans
le mariage, ces hommes ne peuvent souflrir
qu'il soit soumis à la juridiction de l'Eglise ;
ils font plus ; ils s'efforcent de le dépouiller
de tout caractère de sainteté et de le faire en-
trer dans la petite sphère des institutions hu-
maines qui sont régies et administrées par
le droit civil des peuples. D'où il devait ré-
sulter nécessairement qu'ils attribueraient aux
chefs d'Etat tout droit sur le mariage, en re-
fusant de reconnaître à l'Eglise aucun droit
et en prétendant que si parfois l'Eglise a
exercé quelque pouvoir de ce genre, c'était
une concession des princes ou une usurpation.
Mais il est temps, disent-ils, que ceux qui
sont à la tête de l'Etat reprennent énergique-
ment possession de leurs droits et s'appli-
quent à régler par leur propre volonté tout ce
qui regarde le mariage. De là l'origine de ce
qu'on appelle le mariage civil; de là ces lois
promulguées sur les causes qui forment em-
pêchement aux mariages ; de là ces sentences
judiciaires sur les contrats conjugaux, pour
décider s'ils sont valides ou non. Enfin, nous
voyons qu'en cette matière tout pouvoir de
régler et de juger a été si soigneusement en-
levé à l'Eglise, qu'on ne tient plus aucun
compte de son autorité divine, ni des lois si
sages sous l'empire desquelles ont vécu pen-
dant si longtemps les peuples qui ont reçu
avec le Christianisme la lumière de la civili-
sation.
« Cependant les philosophes naturalistes et
tous ceux qui professent un culte absolu pour
le Dieu-Etat, et qui, par ces mauvaises doc-
trines, s'efforcent de semer le trouble chez
tous les peuples, ne peuvent échapper au re-
proche de fausseté. En effet, puisque Dieu
lui-même a institué le mariage, et puisque le
mariage a été dès le principe comme une
image de l'Incarnation du Verbe, il s'ensuit
qu'il y a dans le mariage quelque chose de
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
329
sacre cl de religieux, non point surajouté,
mais inné, qui ne lui vient pas des hommes,
mais .le la nature elle-même. C'est pour cela
qu'Innocent III et Honorius 111, Nos prédéces-
seurs, ont pu affirmer sans témérité el avec
raison que le Sacrement du mariage existe
parmi les fidèles et parmi les infidèles. Nous en
attestons les monuments de l'antiquité, les
usages et les institutions des peuples qui ont
été les plus civilisés et qui ont été renommés
par la connaissance la plus parfaite du droit
et de l'équité : dans l'esprit de tous ces peu-
ples, par suite d'une disposition habituelle et
antérieure, chaque fois qu'ils pensaient au
mariage, l'idée s'en présentait toujours sous
la forme d'une institution liée à la religion et
aux choses saintes. Aussi, parmi eux, les ma-
riages ne se célébraient guère sans des céré-
monies religieuses, l'autorité des Pontifes et
le ministère des prêtres. Tant avaient de force
sur les esprits, même dépourvus de la doc-
trine céleste, la nature des choses, le souvenir
des origines, la conscience du genre humain !
— Le mariage étant donc sacré par son es-
sence, par sa nature, par lui-même, il est rai-
sonnable qu'il soit réglé et gouverné non point
par le pouvoir des princes, mais par l'auto-
rité divine de l'Eglise, qui seule a le magis-
gislère des choses sacrées.
« Il faut considérer ensuite la dignité du Sa-
crement, qui, en venant s'ajouter au mariage
des chrétiens, l'a rendu noble entre tous. Mais
de par la volonté du Christ, c'est l'Eglise seule
qui peut et doit décider et ordonner tout ce
qui regarde les sacrements, à tel point qu'il
est absurde de vouloir lui enlever même une
parcelle de ce pouvoir pour la transférer à la
puissance civile.
«Enfin, le témoignage de l'histoire est ici
d'un grand poids et d'une grande force, car
il nous démontre, de la façon la plus évidente,
que ce pouvoir législatif et judiciaire dont
nous parlons a été librement et constamment
exercé par l'Eglise, même dans les temps où
il serait ridicule et absurde de supposer que
les chefs d'Etat eussent accordé en cela à
l'Eglise leur assentiment ou leur participation.
En effet, quelle supposition incroyable et in-
sensée que d'imaginer que le Christ Notre-Sei-
gneur eût reçu du procureur de la province
ou du prince des juifs une délégation de pou-
voir pour condamner l'usage invétéré de la
polygamie et de la répudiation ; ou que saint
Paul, en proclamant que les divorces et les
mariages incestueux n'étaient point permis,
ait agi par concession ou par délégation ta-
cite de Tibère, de Caligula, de Néron 1 II sera
impossible de persuader à un homme sain
d'esprit que tant de lois de l'Eglise sur la
sainteté el la stabilité du lien conjugal, sur
les mariages entre esclaves et personnes li-
bres, aient été promulguées avec l'assentiment
des empereurs romains, très hostiles au nom
chrétien, et qui n'avaient rien de plus à cœur
que d'étouffer par la violence et par les sup-
plices la religion naissante du Christ ; surtout,
si l'on considère que ce droit exercé pai
l'Eglise était parfois tellement eu d< taccord
avec le droit civil, que Ignace Martyr, Justin,
Athénagore et Tertullien dénonçaient publi-
quement, comme illicites et adultère , certains
mariages, qui étaient cependant favorisés par
les lois impériales.
« Après que le pouvoir suprême fut tombé
entre les mains d'empereurs chrétiens, les
Pontifes et les Evoques réunis dans les Con-
ciles, continuèrent, avec la même liberté et
avec la même conscience de leur droit, à pres-
crire et à défendre, au sujet du mariage, ce
qu'ils jugeaient utile et opportun, quelque
désaccord qu'il parût y avoir entre leurs dé-
crets et les lois civiles. Personne n'ignore
combien de décisions qui souvent s'écartaient
beaucoup des lois impériales furent prises par
les pasteurs de l'Eglise au sujet des empêche-
ments de mariage résultant des vœux, de la
différence du culte, de la parenté, de certains
crimes, de l'honnêteté publique, dans les Con-
ciles de Grenade, d'Arles, de Chalcédoine,
dans le deuxième Concile de Milève et bien
d'autres.
« Les princes, loin de s'attribuer aucun pou-
voir sur les mariages chrétiens, reconnurent
plutôt et déclarèrent que ce pouvoir tout en-
tier appartient à l'Eglise. En effet, Honorius,
Théodose le jeune, Justinien, n'hésitèrent pas
à avouer qu'en ce qui concerne le mariage, il
ne leur était permis que d'être les gardiens et
les défenseurs des sacrés canons. Et s'ils pu-
blièrent quelques édits relatifs aux empêche-
ments du mariage, il n'hésitèrent pas à décla-
rer qu'ils agissaient avec la permission et
l'autorisation de l'Eglise, dont ils avaient cou-
tume d'invoquer et d'accepter respectueuse-
ment le jugement dans les controverses tou-
chant la légitimité des naissances, les divorces,
et enfin tout ce qui se rapporte au lien con-
jugal. C'est donc à bon droit que le Concile
de Trente a défini qu'il est au pouvoir de
l'Eglise d'établir les empêchements dirimants du
mariage, et que les causes matrimoniales appar-
tiennent aux juges ecclésiastiques.
« Et que personne ne se laisse émouvoir par
la distinction ou séparation que les légistes
régaliens proclament avec tant d'ardeur, entre
le contrat de mariage et le sacrement, dans
le but de réserver le sacrement à l'Eglise et
de livrer le contrat au pouvoir et à l'arbitraire
des princes. Cette distinction, qui est plutôt
une séparation, ne peut, en effet, être admise,
puisqu'il est reconnu que dans le mariage
chrétien le contrat ne peut être séparé du sa-
crement, et que, par conséquent, il ne saurait
y avoir dans le mariage de contrat vrai et lé-
gitime sans qu'il y ait, par cela même, sacre-
ment. Car le Christ, Notre-Seigncur, a élevé
le mariage à la dignité de sacrement, el le
mariage, c'est le contrat même, s'il est fait
selon le droit.
a En outre, le mariage est un sacrement
précisément parce qu'il est un signe sacré qui
produit la grâce et qui est l'image de l'union
Ï11ST0IRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE i \THOLIQUE
mystique du Christ avec l'Eglise. Mais la
forme el l'ima ette union consistent pré-
ci8émenl dan« n intime qui nuit entre
eux l'homme et la femme, et qui n'est antre
chose que le mariage môme. D'où il résulte
que parmi les chrétiens tout mariage légitime
est sûrement en lui-même et par lui-même,
et que rien n'est plus éloigné «le la vérité que
de considérer le sacrement comme un orne-
ment surajouté, ou comme une propriété ex-
trinsèque que la volonté de l'homme peut, en
conséquence, disjoindre el séparer du contrat.
— Ainsi, ni le raisonnement ni les témoi-
gnages historiques ne montrent que le pou-
voir sur les mariages des chrétiens soit attri-
bué justement aux chefs d'Etat. Et si, dans
cette matière, le droit d'autrui a été violé,
personne, certainement, ne pourrait dire que
c'est l'Eglise qui l'a violé. »
Le mariage civil, lorsqu'il est inscrit dans
la loi, diminue dans l'esprit des fidèles l'es-
time du sacrement; il abaisse, devant les
passions, la barrière sacrée et énerve le frein
des moeurs; bientôt il amène le divorce, et,
avec le divorce, ces mauvaises mœurs qui ont
ébranlé l'empire romain, déshonoré l'Alle-
magne et l'Angleterre protestante, avachi la
France révolutionnaire. D'où le Pape conclut
que les princes doivent, dans l'intérêt de leur
peuple, s'accorder avec l'Eglise sur ce point
comme sur tous les autres ; et que les évêques
doivent s'appliquer de toutes leurs forces à
maintenir l'intégrité du sacrement qui fait et
garde les époux, les pères et les mères, les
enfants, et, par contre-coup, contribue puis-
samment à Tordre civil.
L'année suivante, 1881, le Pontife revenait
sur le même sujet, la christianisa tion de
l'ordre social, en parlant du pouvoir civil.
Après avoir esquissé l'ordre divin de la so-
ciété domestique, il était juste d'exposer
l'ordre divin de la société publique. Léon XIII
commence par établir la solidarité qui rat-
tache l'ordre civil, l'ordre religieux et
l'ébranlement que tout attentat contre l'Eglise
produit dans l'Etat: «dette guerre longue
et acharnée, dit-il, dirigée contre la divine
autorité de l'Eglise, a abouti là où elle ten-
dait, c'est-à-dire à mettre en péril toute
la société humaine et nommément le prin-
cipat civil sur lequel repose principalement
le salut public. — C'est surtout à notre
époque que l'on voit se produire ce résultat.
Les passions populaires rejettent en effet au-
jourd'hui, avec plus d'audace qu'auparavant,
toute force quelconque d'autorité, et de tous
côtés la licence es' telle, les séditions et les
troubles sont si fréquents, que non seulement
l'obéissance est souvent refusée à ceux qui
gèrent la chose publique, mais qu'une ga-
rantie suffisante de leur sécurité ne paraît
même plus leur être laissée. On a longtemps
travaillé à les rendre un objet de mépris et
de haine pour la multitude et, les flammes de
la haine ainsi excitée ayant enfin fait érup-
tion, on a attenté plusieurs fois, à des inter-
valles . à la \ ive-
rains, soit par des embûc
attaques ouvertes. Récemment, toute
l'Europe a frémi d'horreui au meurtre abo-
minable d'un très puissant empereur, el pen-
dant que les esprits sont encore stupéfaits de-
vant la grandeur du crime, des hommes
perdus ne craignent pas île lancer el
pandre des intimidations et des menaces
contre les autres princes de l'Europe.
« Ges périls d'ordre général, qui sont soos
nos yeux, Nous causent de graves inquiétudes,
car Nous voyons la sécurité des princes et la
tranquillité des empires, ainsi que le salut
des peuples, mis en péril pour ainsi dire
d'heure en heure. Or, cependant, la divine
vertu de la religion chrétienne a produit d'ex-
cellents principes de stabilité et d'ordre pour
la chose publique, à mesure qu'elle a pénétré
dans les mœurs et les institutions des Liais.
La juste el sage mesure des droits et des de-
voirs chez les princes et chez les peuples n'est
pas le moindre ni le dernier des fruits de
cette vertu. Car il y a dans les préceptes et
les exemples de Notre-Seigneur Jésus-Christ
une force merveilleuse pour contenir dans le
devoir tant ceux qui obéissent que ceux qui
commandent, et pour maintenir entre eux
cette union qui c?l tout à fait conforme à la
nature et cette sorte de concert des volontés
d'où naît le cours tranquille et à l'abri de
toute perturbation des affaires publiques. »
Le comte de Maistre, en son livre Du Pape,
jugeant, avec sa profondeur ordinaire, cette
question, ramène le problème social à deux
termes : D'un côté, l'homme est déchu, il a
besoin d'être contenu, réprimé, gouverné ; de
l'autre, puisqu'il est déchu, où trouver
l'homme fort et juste, capable de gouverner
saintement et sagement les autres ? Si vous
laissez l'homme au désordre de ses pas-
sions, c'est l'anarchie ; si vous laissez ie
chef d'Etat à la licence de ses mœurs, c'est
le despotisme ; dans les deux cas : c'est le
bouleversement de la société. L'Eglise seule
peut résoudre ce problème, d'un côté, en sanc-
tifiant l'homme, de l'autre, en réglant et limi-
tant le pouvoir de l'homme sur l'homme.
.L'Eglise fait l'u par la divine pharmacie des
sacrements; elle fait l'autre, par l'action des
Pontifes Romains. De là cette société chré-
tienne, ce saint empire romain qui ont assuré,
pendant mille ans et plus, la prospérité du
genre humain et l'honneur de la civilisation.
Mais depuis que Luther a rouvert le puits de
l'abime, les peuples sont devenus moins mo-
dérés, et le monde s'est trouvé jeté dans les
alternatives, également révolutionnaires, du
despotisme et de l'anarchie. Bientôt s'est dé-
chaîné le fléau de la guerre : la guerre de
Trente ans a fait de l'Allemagne un ehamp de
carnage; les guerres du xvn* et du xixe siècle
ont ensanglanté l'Europe; la révolution a
livré les pays civilisés aux furies infernales.
Peudant cette tempête, les Pontifes Romains
ont offert aux princes les lumières de la reli-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
gion et aux peuples tes grâces de L'Eglise. La
est Le salut.
« Nous agissons ainsi, conclut Léon XIII,
pour i|uc Les princes comprennent que Le
même secours, supérieur à tout, leur est tou-
jours offert : et Nous les exhortons énergi-
quement dans lo Seigneur, à protéger la reli
gion, et, ce qui est L'intérêt même de L'Etat, à
permettre que L'Eglise jouisse, d'une Liberté
dont elle ne peut être privée sans injustice et
sans que tous en soufï'rent. Assurément l'église
du Christ ne peut être suspecte aux princes ni
odieuse aux peuples. Elle invite les princes à
suivre la justice et à ne jamais s'écarter de
leur devoir ; et par beaucoup de raisons, elle
fortifie et soutient leur autorité. Elle recon-
naît et déclare que tout ce qui est d'ordre
civil est sous leur puissance et leur suprême
autorité; dans les choses dont le jugement,
pour des causes diverses, appartient au pou-
voir religieux et au pouvoir civil, elle veut
qu'il existe un accord par le bienfait duquel
de funestes confusions soient épargnées aux
deux pouvoirs. Quant à ce qui concerne les
peuples, l'Eglise est née pour le salut de tous
les hommes et elle les aime tous comme une
mère. C'est elle qui, guidée par la charité,
inspire la douceur aux âmes, l'humanité aux
mœurs, l'équité aux lois; elle n'a jamais été
hostile à une honnête liberté, elle est habituée
à détester les dominations tyranniques. Cette
habitude de faire le bien, qui est dans
l'Eglise, saint Augustin l'exprime très bien
en peu de mots : L'Eglise enseigne aux rois à
veiller sur les peuples et à tous les peuples à se
soumel're aux rois, montrant ainsi que tout
n'est pas à tous, mais que la charité est pour
tous el que l'injustice n'est due à personne. »
Trois ans plus tard, 1884, le Pontife, de
plus en plus alarmé sur les progrès de la ré-
volution et de la guerre contre l'Eglise, éle-
vait encore la voix : cette fois il se prenait à
la franc-maçonnerie. Dans l'Encyclique Quod
apostolici, déjà Léon XIII avait frappé les er-
reurs modernes du naturalisme, du socialisme
et du communisme, en tant qu'elles consti-
tuent des doctrines fausses et funestes; ici,
par l'Encyclique Humanum genus, il attaque
ces mêmes erreurs dans leur principe com-
mun d'action destructive. Suivant sa cou-
tume, il le prend de haut et rattache son
dessein à la grande lutte, en ce monde, du
bien et du mal. « Depuis que, dit-il, par la
jalousie du démon, le genre humain s'est mi-
sérablement séparé de Dieu, auquel il était
redevaiile (Je son appel à l'existence et des
dons surnaturels, il s'est partagé en deux
camps ennemis, lesquels ne cessent pas de
combattre, l'un pour lu vérité et pour la vertu,
l'autre pour tout ce qui est contraire à la
vertu et à la vérité. Le premier est le royaume
de Dieu sur la terre, à savoir la véritable
Eglise de Jésus-Christ, le second est le
royaume de Satan. » A ce royaume de Satan
se rattache la franc-maçonnerie, depuis long-
temps condamnée par' le gaint-Siège. Une
nouvelle condamnation paraît n ire :
1" parce que la franc-maçonnerie est devenue
L'égout collecteur de toutes les erreurs pa -
; 2° parce qu'elle est année eu guerre pour
détruire L'Eglise catholique, et ave- L'Egli
toutes les institutions domestiques el civiles,
nées au souille de sa vertu. Léon .Mil ne
propos»; donc pas, connue Clément XII,
Benoit XIV, Pie VI et ses successeurs, de dé-
couvrir le but ténébreux de la franc-maçon-
nerie, dénoncer son esprit, divulguer sou se-
cret, flétrir ses rites grotesques; il veut ex-
poser son programme de destruction et
protester simultanément contre tous ses at-
tentats.
L'histoire doit admirer ici sans réserve la
perspicacité du Pontife. Ou sait, en effet, par
l'ouvrage de Crétineau-Joly, L'Eglise Romaine
et la Révolution, par quelles trames sata niques
la franc-maçonnerie de 1814 à 1848 s'est
acheminée à son but. Depuis 1848, elle agit
au grand jour, comme conseil des gouverne-
ments, parfois comme dépositaire de la puis-
sance publique. En 1848, lord Palrnerston,
grand-martre de la franc-maçonnerie, abat
momentanément le pouvoir temporel des
Papes; en 1870, Bismarck, bras droit des
Loges, abat momentanément la France, fille
aînée de l'Eglise. Précédemment, Napo-
léon III, carbonaro devenu empereur, a repris
en sous-œuvre l'œuvre néfaste de Palrnerston ;
depuis, Gambetta, héritier du pouvoir et des
illusions de Napoléon III, sous le nom de clé-
ricalisme, déclare à l'Eglise une guerre à
mort. Cette guerre se fait avec des idées
fausses et des principes pervers : c'est ce vil
ramas d'impostures criminelles qu'analyse
l'encyclique contre les francs-maçons. Exécu-
tion d'autant plus nécessaire que la franc-
maçonnerie excelle à cacher son jeu : elle se
dit amie des lettres, des sciences et de la phi-
losophie ; elle se targue de n'être qu'une en-
treprise humanitaire ; elle se vante de ne
toucher jamais, au grand jamais, ni à la poli-
tique ni à la religion. Mais elle s'enveloppe
de ténèbres; elle lie ses adeptes par serment
elles oblige à des devoirs inconnus ; puis, un
beau jour, elle leur met en main un poignard ;
mais pour l'ordinaire, elle se borne à les
armer d'une pioche, ou simplement à en faire
des termites, acharnés à la destruction de
l'ordre chrétien.
Maintenant si l'on voit à l'œuvre cette secte
exécrable, elle pose en principe l'autonomie
et l'hégémonie de la raison, elle exclut, par là
même le magistère de l'Eglise et implique le
principe néfaste d'une liberté licencieuse. Par
suite, les francs-maçons excluent des lois aussi
bien que de l'administration la très salutaire
influence de la religion catholique; ils aboutis-
sent logiquement à la prétention île constituer
l'Etat sans entrer en dehors des institutions et
contre les préceptes de l'Eglise. L'Etat franc-
maçon est, par nature, anti-chrétien ; et, par
état, persécuteur; en dernière analyse, c'est
l'athéisme déguisé sous un nom d'emprunt.
332
HISTOIRE UNIVERSELLE UE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
La grande machine dont la franc-maçon-
nerie Be -'il pour expulser Dieu et son Eglise,
c'est la Béparation «ie l'Eglise et de l'Etat, la
constitution de l'Etal alliée, la laïcisation de
tous lea m rvices, la déformation de l'esprit
public par les lois scolaires, la corruption des
mœurs comme résultat de toutes ces mesures.
.Nous reviendrons, ci-après, sur ces sujets et
sur l'action propre de la franc-maçonnerie.
Provisoirement, pour conjurer ces périls, le
Pape recommande la guerre à la secte ma-
çonne, le tiers-ordre de saint François, Je ré-
tablissement des corporations, la société de
Saint-Vincent de Paul, et, en général, toutes
les œuvres de zèle...
Si Pergama dexti â
Defendi possint, eliam hac deftnsa fuissent.
Le mal qui dévore notre siècle s'attache
surtout aux institutions sociales. Au xvi° siècle,
Luther s'était pris surtout à l'ordre intellec-
tuel, moral et religieux ; il avait renversé
l'économie de la religion et de l'Eglise.
D'autres après lui avaient tiré les consé-
quences de ces erreurs et les avaient appli-
quées à l'ordre civil et politique. De ce vil
ramas d'erreurs, s'était formé le cyclone révo-
lutionnaire. Depuis lors, sous le nom de libé-
ralisme, il parait se modérer, mais ne réclame
pas moins la licence d'exercer ses ravages. Le
libéralisme, c'est la révolution endiguée et
apprivoisée ; c'est le mal perpétré, non plus
par des scélérats, mais par des honnêtes gens
et même par des gens d'Eglise. Le nouvel
Islam s'étend à tout et doit être combattu
partout. Ainsi le Pontife, nous venons de le
voir, avait d'abord replacé les lettres, l'his-
toire, les études philosophiques et théologi-
ques au rang qui leur convient, c'est-à-dire
au premier rang. Ensuite, il avait défendu le
mariage contre le sensualisme, la société
contre le socialisme et l'anarchie ; mais il
s'était borné au principe même du pouvoir.
Maintenant le Pontife théologien est homme
de gouvernement, veut fixer les rapports de
l'Eglise et de l'Etat, puis régler la condition
de l'homme dans ces deux sociétés : c'est, en
1885 et 1888, l'objet des deux Encycliques
Immort aie Dei et Libertas.
Ces deux Encycliques eurent un immense
retentissement. Les précédentes Encycliques
avaient attiré la juste attention du monde
chrétien ; celles-ci provoquèrent un enthou-
siasme universel et, chose étrange, parmi les
applaudisseurs figuraient surtout ceux dont
elles combattaient les aberrations. Sous
Pie IX, les libéraux étaient très hostiles au
Pape, et s'ils cachaient leur hostilité avec un
certain art, ils ne laissaient pas non plus que
de la montrer. Sous Léon XIII, ils chan-
gèrent de front; ils louèrent beaucoup le
Pape comme diplomate, entendant cela d'une
diplomatie de prudence humaine, qui est déjà
une dilution de libéralisme; ils exaltèrent
ainsi beaucoup la résolution du Pape d'inter-
dire toute controverse dans l'Eglise, comme
si toute erreur venait de disparaître par en-
chantement, et comme si, en admettant la
persistance de l'erreur, on pouvait, en cons-
cience, s'abstenir delà condamner. On eut pu
appeler cette suspension d'armes, la paix
léonine, car elle dérogeait, entendue ainsi, au
droit et au devoir ; elle favorisait surtout l'er-
reur libérale; et comme la paix clémentine
avait été autrefois, pour les jansénistes, un
avantage ; de même, la paix léonine, pratiquée
comme le voulaient les libéraux, ne pouvait
que favoriser le libéralisme. L'Encyclique
Jmmortale Dei parut, aux libéraux de France,
l'occasion de manifester bruyamment leurs
sympathies ; ils la commentèrent avec des
applaudissements formidables. Dans leurs
commentaires, ils visaient surtout à inno-
center l'hypothèse pour faire passer la thèse.
Parce que le Pape avait dit que, dans cer-
taines circonstances, pour éviter un plus
grand mal ou procurer un plus grand bien,
on peut admettre les libertés modernes, la
promiscuité sociale de l'erreur et du vice,
ils en concluaient que cette tolérance est
une admission sans réserve et que
Léon XIII avait amnistié le libéralisme.
C'était un jeu d'enfants, et d'enfants ou peu
clairvoyants ou peu honnêtes, mais certaine-
ment obstinés dans l'erreur.
Emile Ollivier, Meignan, Hujronin, d'Hulst
et plusieurs autres abondèrent plus ou moins
dans ce sens laxiste de l'Encyclique : selon
eux, c'était un triomphe, et le monde entier
devait se trouver libéral. François Perriot,
supérieur du grand séminaire de Langres, et
Justin Fèvre, prêtre du même diocèse, l'un au
nom de la stricte théologie, l'autre, au nom
de l'histoire, répondirent à ces commenta-
teurs latitudinaires. Selon ces derniers, l'En-
cyclique Immortale Dei, au lieu de conduire
le libéralisme au Capitole, le précipitait du
haut de la roche tarpéïenne, en confirmant les
vrais principes de l'ordre social ; et l'Ency-
clique Libertas, en déterminant les vrais con-
ditions de la liberté, proscrivait absolument
le libéralisme de principe, et ne le tolérait en
fait, que comme un moindre mal ou comme
de la préparation à un plus grand bien.
Après ces deux Encycliques connexes et dé-
cisives, actes de l'autorité souveraine du Pape,
obligatoires en conscience pour les chrétiens,
restait la question pratique : Que faut-il faire?
L'Encyclique Sapientix christianœ y répondait
le 10 janvier 1890. Cette encyclique est un pro-
gramme d'action, écrit, non pas avec la co-
lère d'un Archiloque ou l'enthousiasme d'un
Tyrtée, mais avec la sagesse d'un théologien,
revêtu du pouvoir d'enseignement du Ré-
dempteur des âmes. Yoici l'exhortation,
j'allais dire la thèse du Pape.
Le progrès matériel ne suffit ni au simple
particulier, ni à la famille, ni à la société pu-
blique. Les malheurs actuels nous pressent de
nous exercer à la vie chrétienne, de pratiquer
le vrai patriotisme et d'aimer l'Eglise. Dans
cette belle pratique, il faut obéir à Dieu
plutôt qu'aux hommes. Or, pour lutter contre
le naturalisme, fléau de notre temps, il faut
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
333
s'armer d'abord d'uno foi éclairée et ferme ;
ensuite il faut s'unir et combattre sous la di-
rection du Souverain Pontife, qui a mission
d'éclairer les esprits et de régler les volontés.
Nous distinguons l'autorité de L'Etat et l'auto-
rité de l'Kfçliee ; celle-ci est d'un ordre supé-
rieur. La vie chrétienne, I» charité, l'union,
la prière rendront sans doute efficace notre
action sociale ; mais, de plus, il faut agir et ne
pas se confiner dans l'inertie sous prétexte de
prudence. Les pères de famille nommément
sont particulièrement obligés à la lutte, pour
donner à leurs enfants une éducation chré-
tienne. Maintenant écoutez et gravez dans vos
âmes ces belles paroles :
« Si les lois de l'Etat sont en contradiction
ouverte avec la loi divine, si elles renferment
des dispositions préjudiciables à l'Eglise, ou
des prescriptions contraires aux devoirs im-
posés par la religion ; si elles violent dans le
Pontife Suprême l'autorité de Jésus-Christ :
dans tous ces cas, il y a obligation de résister
et obéir serait un crime dont les conséquences
retomberaient sur l'Etat lui-même.
« Reculer devant l'ennemi et garder le si-
lence, lorsque de toutes parts s'élèvent de
telles clameurs contre la vérité, c'est le fait
d'un homme sans caractère ou qui doute de
la vérité de sa croyance. Dans les deux cas,
une telle conduite est honteuse et elle fait in-
jure à Dieu ; elle est incompatible avec le
salut ; elle n'est avantageuse qu'aux seuls
ennemis de la foi ; car rien n'enhardit autant
l'audace des méchants que la faiblesse des
bons.
'< L'Eglise, société parfaite, très supérieure
à toute autre société, a reçu de son auteur le
mandat de combattre pour le salut du genre
humain comme une armée rangée en bataille.
« Accomplir ces devoirs ne saurait être une
obligation gênante; par contre, refuser de
combattre pour Jésus-Christ, c'est combattre
contre lui. Nous ne nous exposerons jamais
à ce que, dans le combat, notre autorité, nos
conseils, nos soins puissent, en quoi que ce
soit, faire défaut au peuple chrétien ; et il
n'est pas douteux que, dans toute la durée de
cette lutte, Dieu n'assiste d'un secours parti-
culier et le troupeau et les pasteurs. »
La consigne du Pape était, spécialement
pour la France, un mot d'ordre de combat; il
ne fallait remettre l'épéeau fourreau qu'après
la victoire. Cette conclusion n'appelait aucune
détermination nouvelle; le Pape voulut ce-
pendant la déterminer encore avec plus d'évi-
dence. Ce fut, en 1892, l'objet d'une encyclique
spéciale à La France. Par un acte de sa puis-
sance souveraine, le Pape signale un vaste
complot, formé par certains hommes,
d'anéantir le christianisme en France. Ces
hommes se poussent à ces excès sous pré-
texte 'l'hostilité de l'Eglise à la République et
de tentative de l'Eglise de vouloir établir, en
France, sa domination politique. Ce double
mensonge succombe devant ce double fait :
Que l'Eglise accepte toutes les formes de gou-
vernement sans préférence de fait pour au-
cun ; qu'elle accepte ici la monarchie, là la
démocratie ou l'aristocratie; ci qu'elle or-
donne à ses enfanta d'obéir à tous les gouver-
nements de fait, pourvu qu'ils ne soient pas
intrinsèquement mauvais. En conséquence, au
nom de la religion et pour le bien de la paix,
le Pape n'ordonne point aux Français d'abdi-
quer, en politique, leurs convictions ou leurs
préférences personnelles; mais il ordonne, au
for extérieur, de se rallier à la République et
de se soumettre à ses lois dans tout ce qui
n'est pas contraire aux lois de l'Eglise et à
l'honneur de Dieu. Quant aux lois anti-chré-
tiennes, Léon XIII ordonne de les combattre.
En principe, dans sa généralité, la consigne
de Léon XIII, parfaitement assortie à toutes
les espérances de l'Eglise, se résume, en pra-
tique, à trois points :
1° Acceptation du régime en vigueur, du
gouvernement de fait, quant à la forme de
l'Etat, acceptation qui existe d'ailleurs parmi
nous, depuis un siècle, au milieu de toutes les
vicissitudes et transformations du pouvoir.
2° Résistance énergique à la législation
athée, à la laïcisation des institutions so-
ciales, spécialement aux actes de persécution,
et combat de tous, depuis l'humble fidèle jus-
qu'à l'évêque, contre toutes les lois qui visent
à la déchristianisation de la France.
3° Union de tous, clergé et fidèles, à l'épis-
copat, mais pour le combat, mais pour la
croisade à l'intérieur que prêche Léon XIII ;
par conséquent, insuffisance de la défense de
l'Eglise, si elle ne s'effectue que par la pra-
tique d'une charité paresseuse, destructive de
la vérité ou incapable de la défendre.
Voilà, en trois mots, ce que le Pape dit Urbi
et orbi; voilà le mot d'ordre pontifical, tel
qu'il résulte implicitement de toutes les ency-
cliques, formellement de l'Encyclique Sapien-
tix ckristianse, solennellement de l'P]ncyclique
aux Français et de plusieurs lettres à des par-
ticuliers. Sur ces trois points, la négation est
impossible; la distinction, l'équivoque ou la
réserve seraient malvenues. Le programme
du Pape contient trois règles de conduite ; il
les impose avec une autorité certaine et sou-
veraine; tous doivent s'y soumettre. En ac-
cepter une part, en diminuer une autre, ag-
graver le devoir de la soumission, diminuer
le devoir de la résistance, c'est distinguer où
le Pape ne distingue pas ; c'est tomber, au
regard du Pontife, dans une espèce de protes-
tantisme social qui énerve les catholiques
et ne profite qu'à l'ennemi du nom chrétien.
Un des actes mémorables de Léon XIII, ce
fut donc l'Encyclique aux Français, écrite
dans notre langue par le Pape lui-même. Ce
changement de style n'était pas une déroga-
tion aux usages, puisque, depuis trois siècles,
le français est la langue de la diplomatie ; du
moins c'était une bonne grâceenvers la France,
puisque le Pape lui-même, qui jusque-là ne
s'était servi que du latin ou de l'italien, sanc-
tionnait, par son exemple, l'emploi diploma-
'AU
BISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLJ ITHOLIQUE
tique de la Langue française. Cet acte de cour-
toisie avait, du reste, une plus haute portée.
La République était gouvernée par uq parti
impie jusqu'à la moelle; pour tous opportu-
nistes ou radicaux, la violence contre le ca-
Lholicisme était, sinon la mesure, du moins la
marque de la foi démocratique. Les royalistes
s'étaient laits les champions de l'Eglise; ils
rappelaient les jours heureux dont. l'Eglise
avait joui sous la monarchie et affirmaient
que la monarchie seule pourrait les ramener.
Le clergé, uni par devoir aux défenseurs de la
religion, paraissait lui-même le défenseur de
la royauté. En attaquant la religion, le gou-
vernement paraissait donc protéger la répu-
blique contre la monarchie.
Léon XIII voulut dissiper celte confusion.
Les partis monarchiques, loin de rien ajouter
à la force de l'Eglise, compromettaient plu-
tôt ses intérêts et se préoccupaient surtout de
mettre leurs espérances politiques sous la pro-
tection de la première puissance morale du
monde. La République était un gouvernement
de fait et un régime accepté par la majorité
de la nation. Cette même majorité républi-
caine portait à l'Eglise un respect tempéré de
préjugés, affaibli par l'indifférence, profond
encore, mais l'attitude des catholiques bles-
sait cette majorité dans son attachement aux
institutions républicaines. Le jour où les sec-
taires ne pourraient plus dénoncer l'hostilité
des catholiques contre la République, ils n'ob-
tiendraient plus du pays licence de continuer
la guerre impie. Le Pape en conclut que, sans
improuver la foi et les espérances des monar-
chistes, il fallait, dans l'intérêt de l'Eglise,
rompre la solidarité de l'Eglise avec la mo-
narchie. Les catholiques français ne pou-
vaient pas, d'eux-mêmes, effectuer cette rup-
ture : au moment où le gouvernement tenait
le clérical pour un ennemi et identifiait l'ir-
réligion avec la république, les catholiques ne
pouvaient abandonner leurs défenseurs et se
livrer aux ennemis de leurs croyances. C'eut
été capituler et trahir. Une seule autorité
élait capable de dissiper cette fausse appa-
rence, de tracer impérieusement le devoir,
d'apaiser les scrupules et d'entraîner la sou-
mission : c'était la papauté. Voilà pourquoi
Léon XIII écrivit cette encyclique fameuse où
il imposa plus qu'il ne conseilla aux catho-
liques le devoir de respecter les institutions
agréées du pays.
La volonté du Pape, intimée avec éclat,
s'affirmait avec une autorité égale. S'il rom-
pait les anciens liens, ce n'était pas pour en
former de nouveaux et porter le droit divin
de la monarchie à la république. Léon XIII
avait libéré l'Eglise d'une solidarité compro-
mettante avec un régime, non pour l'inféoder
à un autre, mais pour assurer son indépen-
dance. A l'heure où les pouvoirs devenaient
mobiles et changeants, l'Eglise ne devait s'as-
socier ni à leurs victoires ni à leurs défaites.
L'Encyclique portait la déclaration solennelle
que l'Eglise ne gardait pas de fidélité aux
formes de gouvernement abandonnées, qu'elle
n'avait pas d'hostilité aux formes choisies par
le pays. L'Eglise n'attachait pas sa destin*
éternelle aux vicissitudes éphémères îles pou-
voirs politique-. Sûre de leur survivre, elle
leur promettait la paix, elle ne leur assurai!
pas l'avenir.
Moins encore Léon XIII voulait-il aucun ac-
commodement avec les persécuteurs, aucune
transaction avec les mesures hostiles à l'Eglise.
En distinguant entre la constitution el des lois
de circonstances, il insinuait plutotqu'il fallait
combattre ces lois injustes et violentes, atten-
tatoires au droit divin de la religion et aux
stipulations pacifiques du Concordat. Le Pape
connaissait la passion des sectaires au pou-
voir; il ne s'adressait point à eux. Mais sous
un régime d'opinion, le suffrage universel con-
fère ou enlève le pouvoir ; le Pape demandait
donc aux catholiques de mettre à profit les
ressources offertes par ce régime de ne pas
décharger leurs coups sur des formes accep-
tables et acceptées ; mais de rendre ces
coups plus efficaces en les faisant tomber sur
les actes de persécution. Le Pape ne comman-
dait pas de jeter bas les armes, mais de rec-
tifier le tiret d'accepter le régime pour rem-
placer au gouvernement les ennemis de la
foi.
Aucune clarté d'enseignement ne suffit à
faire disparaître les obscurités que caressent
les partis. Jamais paroles plus nettes ne furent
plus mal comprises. Les monarchistes pa-
rurent croire que se résoudre à la république,
c'était cesser toute lutte contre ses chef-, ou,
du moins, contre leurs excès. Les sectaires,
s'autorisant de cette attitude, affectaient de
louer le Pontife, comme s'il eût, en acceptant
la république, déclaré intangibles les lois de
persécution. Ces confusions portèrent le
trouble dans les consciences ; les directions
pontificales, mal comprises, furent mal ap-
pliquées. La parole du Pape subit des com-
mentaires qui l'exagéraient ou l'atténuaient,
de façon à en diminuer malheureusement la
vertu. Malgré tout, si l'union des catholiques
ne produisit pas une unanimité d'action, si
les sectaires déclarèrent intangibles leurs lois
les plus violentes, la puissance du persécuteur
fut atteinte à son point de départ. Le bon
sens de la multitude, rassuré par la parole de
Léon XIII, ne craint plus que l'Eglise ne soit
un instrument de révolution politique et as-
pire à la paix religieuse. Le temps fera le
reste. Cette dure matière qu'on appelle l'es-
prit public ne se laisse pas aisément pénétrer
par un rayon de lumière. Les grandes évolu-
tions de la pensée ne s'accomplissent qu'avec
lenteur, surtout lorsqu'elles ont les masses
pour véhicule. Le jour où les uns et les autres
jugeront l'initiative et l'enseignement de
Léon XIII avec des sentiments justes, les ré-
publicains sectaires y trouveront une défaite,
les catholiques une victoire.
L'Encyclique aux Français appuie sur un
point qu'il faut signaler ; elle trace le pro-
LIVRE ui. \Ti;i:-viX'iT-nr.\'ioit/ii.\n;
gramme d'une politique nouvelle envers la
démocratie. La démocratie est La résultante
alaire de la prédication de l'Evangile aux
pauvres; elle n'a rien qui puisse effrayer
L'Eglise ; elle ne peut produire d'heureux fruité
que par son concours. Politiquement, L'Eglise
ne songe plus à B'attacher à la fortune dea
gouvernements et à obtenir d'eux, par grâce,
accès auprès des peuplée. L'Eglise va au
peuple sans permission de personne, elle
n'espère qu'en sa force de persuader, elle
ne travaille à se concilier que l'opinion cl,
par l'opinion, à conquérir le gouvernement. A
cette espérance se mesure l'étendue des des-
seins de Léon XI 11. L'Encyclique aux Français
est l'acte d'intervention le plus hardi que, de-
puis le Moyen Age, L'Eglise ait tenté dans les
affaires du monde.
Les dépositaires de la puissance publique
n'ont plus le droit de lui opposer les tradi-
tions et les principes de l'Etat : les traditions,
ils les ont détruites ; les principes, elle les in-
voque. Son ambition est inattaquable, puis-
qu'elle ne demande ni privilège, ni faveurs,
ni traités; elle se lie à la volonté nationale,
leur loi, à l'indépendance de l'homme, leur
dogme.
« Par le plus impérieux, des retours, dit
Etienne Lamy, moii:s de trente ans après le
Syllabus. l'Eglise, poursuivie comme l'adver-
saire irréconciliable des libertés humaines, a
trouvé droit d'asile dans ces libertés ; et c'est
à la France, desti uclricede la société ancienne,
qu'un pape a dédié un acte solennel de con-
corde avec la société nouvelle. L'Eglise a ainsi
commenté ses doctrines, qu'on ne voulait pas
comprendre, par sa conduite. Elle a déclaré
légitime le choix des gouvernements par les
peuples ; elle s'est montrée résolue à prati-
quer les libertés privées et publiques. Elle le
pouvait sans contradiction ni hypocrisie,
parce qu'elle leur ajoute, en les pratiquant,
tout ce qui, sans elle, leur manque et les fait
vicieuses. Elle, en effet, a la connaissance des
devoirs qui limitent les droits; elle, dans les
conflits de l'intérêt individuel et de l'intérêt
social, est un arbitre, parce qu'elle possède
des certitudes sur les destinée- de l'homme et
du niond-.' i .
Si quelque partisan du passé objectait
l'alliance séculaire et les bienfaits historiques
de la monarchie, il suffirait, pour résoudre
l'objection, d'alléguer les changements des
temps ; pour les écarter, il suffit de mettre les
choses au point. Uéritiersde ces seigneurs féo-
daux, qui accueillaient les pèlerins et les ran-
çonnaient, Les rois ne donnaient pas leur pro-
tection h l'Eglise, mais la lui vendaient. Non
seulement ils prélevaient sur ses biens une
part croissante avec le désordre des tinan
et l'avidité des cours; mais ils soumettaient
doctrines à la censure et refusaient de re-
cevoir les actes, rnéme simplement doctri-
naux, qu'ils tenaient pour une menace ou
<\j La France chrétienne dans l'histoire, p. Q
pour une gène. Tuteurs de la pensée pu-
blique, ils estimaient que la religion tombai!
s ois leur poli'»'. Il suffisait qu'un roi se tour-
nât contre L'Eglise pour Lui enlever une
lion ; les schismes et les hén ni été,
presque partout et toujours, navres de
princes. L'Eglise, pour accomplir l'essentiel
de son ministère, était (bine obligée de subir
les conditions des souverains; comme la
i osante la plus attachée à l'Eglise, mais lu
plus jalouse de son autorité, était celle de
France, L'ensemble des sûretés prises par elle
contre la puissance de l'Eglise, était appelé
par les rois des libertés et par Hoirie des ser-
vitudes. Si la vieille alliance entre l'Eglise et
l'Etat pouvait renaître, la royauté redevien-
drait ce qu'elle n'a jamais cessé d'être, une
personne interposée, avec ses intérêts, ses tra-
ditions et ses maximes, entre l'enseignement
de l'Eglise et la foi des fidèles ; elle restaure-
rait le régime tout ensemble tutélaire et en-
nemi, qui assurait à l'Eglise la vie, mais en
nouant sa croissance et en gênant, parfois ly-
ranniquement, son action.
L'avènement de la démocratie républicaine
émancipe l'Eglise non moins que les nations.
Le gouvernement n'a plus le droit de se
croiie une puissance supérieure au peuple;
il n'est plus que la volonté collective de la
nation. A lieu d'imposer sans discussion son
autorité, il doit recevoir, des électeurs, sa
propre orientation et son devoir est de proté-
ger tous leurs droits. Sans doute la souverai-
neté populaire peut, par ses mandataires, se
montrer aussi injuste, aussi tracassière que la
monarchie ; mais ses iniquités sont des crises,
non des traditions. La mobilité qui est l'es-
sence du régime, l'indépendance de parole,
d'écrits et d'actions qui accompagne cet état
social, laisse à l'Eglise le moyeu de plaider
sa cause, de convaincre l'adversaire et de
faire fléchir le gouvernement. Les relations
de l'Eglise avec les pouvoirs établis ne sont
donc plus que des rencontres passagères. Que
le pouvoir la poursuive de faveurs ou de me-
naces, elles sont fragiles comme lui et trop
peu sûres pour que l'Eglise leur sacrifie sa
discipline. Ce n'est pas avec eux qu'elle doit
s'entendre ; c'est près des peuples qu'elle doit
établir son crédit, si elle veut obtenir justice
et respect des gouvernements.
C'est sur ces idées que Léon XIII régla ses
rapports avec la France et avec les autres
gouvernements : il noua des relations avec
tous, d'attaches avec aucun. Sans préférence
marquée pour les vieilles monarchies, peut-
être avec une tendance plus favorable à la
souveraineté des peuples, il s'appliqua, avec
une réserve impartiale et une invariable gé-
nérosité, à sauver partout les immunités du
peuple chrétien. Par l'ensemble de ses actes et
de ses enseignements, sans abandonner le droit
divin de la sainte Eglise, c'est sur la liberté
des peuples qu'il s'est appuyé ; c'est en encou-
336
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
rageant les catholiques à employer de préfé-
rence, au profit de lear foi, leurs droits de ci-
toyen', garantis d'ailleurs par le Concordat,
qii'il a obligé, dans le monde entier, les gou-
vernements les plus orgueilleux à compter
avec la Chaire du prince des Apôtres. Le droit
de l'Eglise reste entier ; le droit des citoyens,
hautement proclamé, revendiqué fièrement,
c'est la courbe rentrante qui ramène les af-
faires de l'Eglise à la grande unité du plan
divin.
Après l'Encyclique aux Français, un des
grands actes de Léon XIII ce fut l'Encyclique
lierum novarum sur la condition des ouvriers.
L'importante affaire, en effet, n'est pasdepoli-
tiquer mais de vivre. La première question so-
ciale,c'est la question du pain. C'est la question
detous les temps. Pendant quinze siècles, elle
avait été résolue par la charité publique; en
1789, il existait vingt milliards de biens cha-
ritables. La révolution n'en fit qu'une bou-
chée ; elle jeta ces vingt milliards dans le
gouffre, toujours vide, de ses sept banque-
routes. 11 y eut toujours des pauvres en
France : il n'y eut plus rien pour soulager
leur misère.
Le principe du libéralisme personnel, seul
Credo de la révolution, est d'ailleurs impuis-
sant à résoudre ces problèmes et ne peut
qu'exaspérer les pissions. Les formules ba-
nales d'égalité et de paix sont impuissantes,
je ne dis pas à contenir, mais à concilier les
égoïsmes qui veulent, les uns, tout prendre,
les autres, ne rien céder. La seule autorité
que reconnaissent les réformateurs de 1789,
la raison dit aux prolétaires que tous les
hommes ont un droit égal à la richesse,
qu'un partage inique enlève aux uns le néces-
saire en donnant aux autres le superflu ; que,
par suite, la liquidation sociale est nécessaire.
La même raison dit aux détenteurs de la ri-
chesse que cette richesse est le fruit de leur
travail, de leur talent, de leur habileté et
qu'ils ne doivent rien à la maladresse ou à la
fainéantise d'autrui. Si intolérable que soit,
pour les déshérités, le dénuement, si funeste
que soit, pour les privilégiés, la dépossession,
se considérant comme maîtres absolus de
leur destinée, ils doivent aboutir à une lutte
impitoyable, où les uns laisseront mourir de
faim les multitudes, autour de leurs greniers
pleins et clos, où les autres mettraient à sac
la fortune publique, sur l'espoir, si douteux
soit-il, d'améliorer leur sort.
L'Eglise seule est prête à exercer, entre ces
égoïsmes, une médiation nécessaire, car, pour
parer au péril de guerre sociale, elle n'a eu
qu'à redire, au monde, les vieilles doctrines
de ses livres sacrés. Dans l'Encyclique Rerum
novarum, Léon XIII, sans souci de plaire,
sans crainte de blesser, a présenté, aux classes
en conflit, une théorie complète et juste des
droits respectifs du travail et du capital. Nulle
richesse ne se donne à l'homme sans un la-
beur ; ce labeur la multiplie ; ce qui est créé
par un effort appartient à celui qui a fait
l'effort ; le fondement de la propriété, c'ot le
travail. La propriété doit être individuelle
comme l'effort. Les différences innées et inef-
façables de force physique, intellectuelle et
morale, donnante l'effort de chacun une effi-
cacité inégale, vouent les hommes à l'inéga-
lité des fortunes. L'espoir de niveler, malgré
la nature, les conditions, est une chimère ;
qui voudrait la poursuivre anéantirait le tra-
vail, l'émulation et la richesse même.
Si Léon XIII répudie le socialisme, il en-
seigne que les hommes maintenus, par la loi
de nature, au dernier rang, y sont placés pour
vivre. Ce n'est pas une vie conforme à la di-
gnité humaine, que le sort fait à un grand
nombre de prolétaires par une industrie sans
foi et sans cœur. Le plus humble coopère à
une grande oeuvre ; la vigueur ou l'adresse de
l'ouvrier, seuls avantages que l'industrie
compte et paie, sont la moindre fonction de
sa personne. Par la famille, il doit perpétuer
la nation ; dans le cours de sa vie, il doit cul-
tiver son être intelligent et moral. Ce n'est
plus une condition régulière, s'il est con-
damné pour gagner son pain à un travail ho-
micide ; s'il n'a pas le loisir de vivre au foyer
avec les siens ; si enfin, après avoir été ma-
chine par le travail, il ne goûte jamais, dans
le repos, sa dignité d'homme.
Cette condition inique oùsont réduits un trop
grand nombre de prolétaires ne peut être
changée sans une diminution de travail et un
accroissement de salaire. Léon XIII rappelle,
à ceux qu'il défend contre l'expropriation vio-
lente, les devoirs de la propriété. Les biens
de la terre existent pour l'utilité commune
delà race humaine. Leur inégale répartition
fait des pauvres et des riches : ce n'est pas
pour que les uns meurent de faim et les autres
de pléthore ; c'est parce que l'appropriation
individuelle est le meilleur moyen de conser-
ver et d'accroître la richesse générale. Mais
la remise en des mains diverses et en fractions
différentes, de cette richesse, n'éteint pas le
droit initial de tout homme à en subsister.
Les pauvres sont les créanciers des riches ;
les riches sont les intendants des pauvres.
Le superflu de leur temps et de leurs res-
sources leur a été prêté pour compléter la part
de ceux à qui manquent les ressources et les
loisirs. Là est le devoir strict du riche, non
dans la limite que se trace à elle-même sa gé-
nérosité; mais dans la limite précise où son
superflu est nécessaire à l'entretien du pauvre.
Ce compte a été ouvert par la Providence,
afin que nul ne s'isolât dans le culte exclusif
de soi-même, afin que les hommes se sen-
tissent nécessaires les uns aux autres, que ces
rapports d'aide et de gratitude fissent d'eux
les membres d'une même famille.
En traçant ces devoirs, Léon XIII en montrait
la source dans une communauté d'origine et
dans une destinée future où tous les sacrifices
doivent recevoir leur récompense. Ainsi la
vertu de l'Evangile, ainsi la sagesse de l'Eglise
s'opposaient aux prétentions des philosophes.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
337
Des croyances, proclamées superflues, per-
mettent seules de proposer aux hommes des
résignations ou des dépouillements, sans qu'ils
se croient, dupes ; et, en rattachant la so-
ciété humaine à une doctrine plus haute, on
assure à ta fois sa prospérité et sa réforme.
Quand, en face «les foules menaçantes, «les
intérêts effrayés, de la société impuissante,
de la civilisation aux. abois, l'Eglise énonce
celte doctrine et exerce ce magistère, les
ironies, les dédains elles insultes ne sont plus
de mise. Les ouvriers même les plus préve-
nus écoutent avec respect cette voix, où ils re-
connaissent l'accent de la tendresse désinté-
ressée et trouvent le bienfait des espoirs rai-
sonnables. Les classes riches et sceptiques,
séparées de l'Eglise par l'égoïsme et la vo-
lupté, mais inquiètes pour leurs biens, aban-
donnent quelque chose pour que ce sacrifice
leur assure la possession du reste, et com-
prennent parfois que la loi seule peut obtenir
des pauvres le respect d'un état social où,
réussît-on à diminuer la misère, la vie restera
rude au plus grand nombre. Les intérêts eux-
mêmes ramènent à l'Eglise; jamais les incer-
titudes, les angoisses, les désenchantements
du monde ne lui ont fait un plus haut pou-
voir. L'Eglise est devenue la première per-
sonne publique, un siècle après celte révolu-
tion qui prétendait la reléguer dans les temples
et la cacher, comme un secret ridicule, au fond
le plus obscur des consciences.
En attendant que l'Encyclique lierurn nova-
rum soit la charte économique d'une société
nouvelle, chaque année des pèlerinages ou-
vriers s'acheminent vers Rome. Sous la direc-
tion des Harme), des André, ils portent au
Père commun des fidèles la reconnaissance
des travailleurs. C'est par des pèlerinages
qu'ont commencé les croisades Qui sait ? le
gouvernement usurpateur en a déjà laissé voir
la crainte : peut-être ces pèlerinages sont la
préparation d'un grand mouvement qui déli-
vrera l'Europe de son paupérisme et rendra
Rome au Pape.
Après l'Encyclique sur la condition des ou-
vriers, nous n'avons plus qu'à mentionner et
à expliquer la seconde Encyclique aux Fran-
çais, relative à la formation du sacerdoce.
De toutes les fonctions qui peuvent appar-
tenir à l'homme vivant en société, la plus
élevée par son origine, la plus noble par son
objet, la plus importante par son but, c'est le
sacerdoce. Les autres dignités viennent des
hommes, s'appliquent aux intérêts périssables
et se bornent à l'horizon du temps. Le sacer-
doce, création surnaturelle de Dieu, incarna-
tion continuée de Jésus-Christ, a les âmes
pour objet, l'éternité pour but. Le type du sa-
cerdoce, c'est l'Homme-Dieu ; le premier qui
en esquissa les traits divins, c'est saint Paul.
Les Athanase, les Rasile, les Chrysostome et
les Grégoire en dessinèrent la figure par des
coups de crayons immortels et valables pour
tous les siècles. A chaque siècle, les mouve-
ments des nations et les évolutions de l'erreur
t. xv.
essaient d'altérer le type in variable du prêtre-,
ils veulent l'approprier aux temps, aux cir-
constances et surtout aux pa sions des
hommes. Entrepi ise qui se couvre de prête
plausibles, qui n'est, au fond, qu'un sacrilège
attentat.
Le grand moyen pour conjurer cette i ntre-
prise, c'est la formation du prêtre ; et le secret
pour y réussir, c'est de former le prêtre à la
fonction de rédempteur des âmes. Le code <]e
cette fonction est rédigé en articles définitifs.
La difficulté et le mérite de son enseignement,
c'est de l'interpréter sans l'altérer ; c'est de
l'imposer comme règle invariable, et pourtant
appropriée aux caractères des temps, aux con-
ditions des lieux, aux légitimes exigences des
personnes.
Les dogmes sacrés de la religion, révélés
de Dieu, principes immuables et formes inva-
riables de la vérité, ne peuvent être sujets au
changement. Mais la forme sous laquelle on
peut les présenter dans leurs rapports avec la
nature, avec l'homme, avec la société', sont
changeants ; et de là vient que la doctrine de
l'Eglise a été enseignée de différentes ma-
nières, suivant les temps et les circonstances.
Cette variété a deux causes principales : l'état
des peuples qu'il faut enseigner et le genre
d'ennemis contre lesquels il faut combattre.
Les apôtres et leurs premiers successeurs, qui
convertirent le monde, tenaient un autre lan-
gage que les missionnaires qui convertirent
les barbares du Nord, au v° siècle. Les jésuites
prêchaient leurs néophytes du Paraguay dans
un style qui n'était pas celui de Massillon et
de Rourdaloue ; et les discours de Bossuet ne
ressemblent pas aux conférences de Lacor-
daire.
Dans la polémique contre les ennemis de
l'Eglise, se produit la même variété. Il y a
une différence profonde entre les premières
et les dernières hérésies ; qui voudrait établir
un parallèle entre Nestorius et Eutychès, et
Luther, Voltaire ou Proudhon, se heurterait
à des impossibilités. La même différence existe
entre les œuvres des défenseurs de l'Eglise.
Les écrits de Tertullien ne ressemblent pas
aux écrits de saint Augustin ; les écrits de
saint Jérôme ne ressemblent pas aux écrits
de saint Thomas ; les écrits de Suarez ne res-
semblent pas aux controverses de Bellarmin ;
Bellarmin diffère de Bossuet et les apologistes
des siècles précédents diffèrent des apologistes
de notre siècle.
« Selon les différences qu'on observe dans
l'état intellectuel et moral des peuples, dit
Balmès, il faut leur parler un langage diffé-
rent. Ce qui n'offre pas de difficulté pour
l'homme civilisé, en présente d'insurmontables
pour le barbare ; ce qui est aisé pour le sa-
vant, est impossible à l'homme grossier. A cet
égard, les peuples civilisés eux-mêmes peu-
vent être distribués sur une échelle fort éten-
due ; et suivant le degré de développement in-
tellectuel et moral auquel ils sont parvenus,
il faut leur présenter les mêmes idées sous des
22
;j;j8
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
formes dh I parler à leurcœor un lan-
gage différent. Ne voyons nous pas la preuve
de ci lie vérité jusque dane le sein «le la même
population? D'éprouvons-nous i »a^, à chaque
instant, qu'un discours parfaitement conve-
nable pour un auditoire choisi est tout à fail
disproportionné à la généralitédn peuple. Des
pressions qui répugnent à l'un sont aimées
par un autre; et des traits qui arrachent à
celui-ci des larmes abondantes laisseront
froid celui-là, ou même ne lui inspireront que
le sourire et le mépris (I). »
C'étaitun des grand soucis du pape Léon XIII
de pourvoir supérieurement à la fonction du
sacerdoce. Le '< août 18T9, il avait traité, en
maître, de la philosophie chrétienne, dans
l'Encyclique ,/: 'terni Palris. A son point de
départ, il avait posé, comme principes, le ma-
gistère doctrinal de l'Eglise et la subordina-
tion de la philosophie à la foi. L'homme
écoule les enseignements de Dieu et se sert de
la lumière de ces enseignements pour péné-
trer les mystères accessibles à sa raison. Cette
raison, raisonnablement soumise à la foi. rend
à la foi d'éminents services. D'abord elle est
une institution préparatoire à la foi et à la
doctrine de l'Evangile. Prélude de la foi, elle
en est aussi l'auxiliaire, en ce sens que la théo-
logie sacrée doit recevoir d'elle la nature, la
forme et les caractères d'une science. Enfin il
appartient aux sciences philosophiques de pro-
téger religieusement les vérités divinement
révélées et de résister à l'audace de ceux qui
les attaquent.
Ce rôle de la philosophie dans l'Eglise une
fois déterminé,Léon XIII cherche, dans l'exem-
ple et la pratique des Pères, la méthode de la
formation sacerdotale. Paul le premier avait
appris de David à tuer Goliath avec son
propre fer. Après lui, Justin, Quadrat, Aris-
tide, llermias, Athénagore, et, le plus grand
des apologistes, Tertullien, s'étaient campés
sur le terrain de la foi pour s'approprier
toutes les ressources et toutes les forces de la
philosophie. Clément d'Alexandrie, et le plus
grand des Pères, Augustin, s'arment d'une foi
souveraine et d'une doctrine philosophique
non moins grande, pour combattre toutes les
erreurs. Plus tard Damascène, Boèce, An-
selme, marchent sur les traces d'Augustin.
Enfin les docteurs du Moyen-Age recueillent
les riches moissons de doctrines répandues
dans les œuvres des Pères, et par la philoso-
phie chrétienne, en font comme un seul trésor,
a l'usage des générations futures. Le plus grand
des scolastiques, saint Thomas, reste comme
le point culminant, le plus haut sommet de
celte philosophie subordonnée, plutôt que
soumise, à la foi.
Le principe qui se dégage de celte pratique
des Pères et des scolastiques, c'est, suivant le
mot de saint Augustin : Credo ut intelligam,
je crois pour comprendre ; et cet autre mot
de saint Anselme : Fides quaerens intellectum :
la raison, Informée par la foi, cherchant, au-
tant, qu'elle peut l'atteindre, l'intelligence de
toutes choses. La foi est le point île dépari de
la philosophie; la croyance surnaturelle est
l'âme de l'intelligence. La puissance créatri
de celte ame, c'eal l'Eglise, et l'Eglise, c'est
Home, et Itome, c'est le Pape. Pendant plus
de trente ans, avec toute l'énergie dont il était
capable, Pie IX h fait, du Collège Romain,
V aima mater des écoles théologiques du monde
entier. La création du séminaire français a
li'.me n'avait pas d'autre raison d être que
de créer le séminaire modrle des séminaires
de Erance, sous la protection immédiate de
l'Eglise Itomaine.
Léon XIII continue Pie IX. Avec une sûreté
de coup d'oeil, une profondeur de pensées,
une netteté d'expression qui n'appariiennent
qu'au vicaire de Jésus-Christ, le pontife éta-
blit que le mal moral et le mal social ont leur
source dans les idées fausses. L'Encyclique
/.'terni Patris rattache directement la ques-
tion sociale à la restauration de la philosophie.
Pour entreprendre logiquement, solidement,
la restauration sociale, il faut réorganiser les
études sur l'ancien type catholique. Nous pé-
rissons pour avoir innové ; nous ne pouvons
nous sauver sans revenir aux institutions sco-
laires, ébranlées en France par le protestan-
tisme, le jansénisme, le gallicanisme, le libé-
ralisme et le rationalisme, mais conservées
dans l'Eglise, surtout à Home, et contre les-
quelles il n'y a pas de prescription possible.
D'où vient la déviation, en Erance, des
écoles de théologie? Du système de Descartes,
du doute méthodique et de la raison humaine
posée comme base exclusive de tout l'édifice
de nos connaissances. Descartes, il est vrai,
avait épargné Je Credo catholique, mais dé-
pouillé de ce vaste commentaire traditionnel,
de cette belle philosophie dont les siècles
chrétiens l'avaient entouré. Cette grande doc-
trine, cette langue, cette méthode de la scolas-
tique, qui avaient pour elle la sanction du
temps, le prestige des siècles de foi, le témoi-
gnage de splendides travaux, la vénérable
autorité des saints, que l'Eglise reconnaît
comme ses docteurs, qu'elle honore comme
les maîtres de la vertu et de la science : celte
méthode fut déclarée élroite, ridicule, su-
rannée, insuffisante au progrès, incapable
d'être à la hauteur des intelligences. En con-
séquence de ce divorce, la foi ne devait plus
troubler la raison dans ses ténèbres, ni lui
ôter son doute, ni contrôler ses recherches.
La raison de son côté, devait se cantonner sur
son terrain propre et s'occuper exclusivement
de ses propres affaires. La théologie ne devait
plus raisonner ; la philosophie, plus s'assu-
jettir à la révélation. Plus de cette alliance
intime et féconde de la raison et de la foi ;
plus de cette contemplation rationnelle du
dogme chrétien: mais dans toutes les
sphères, principe et pratique du séparatisme ;
(1) Balmès, Mélanges, t. I, p. 149.
IVRE QUATRE-VINGT Q1 ATORZIÊME
339
anathème au Moyen Age, à sa grandi scien
à son symbolisme, à toutes les merveilles de
la civilisation chrétienne.
Désormais le doute es! à la base de toutes
les connaissances ; la raison indépendante est
seule à la recherche de la vérité ; elle refait
sa méthode d'études , elle l>;\lil des système
tous faux par quelques endroits. La vérité
est diminuée ; les ténèbres envahissent les in-
telligences ; l'incertitude est partout. A la vé-
rité, dans l'Eglise pour répondre à Luther,
on recourt aux recherches de l'érudition et
aux luttes de l'apologétique. Le Concile de
Trente couronne glorieusement cette période.
Notre xvir siècle, à son début, y trouve la
cause de ses grandeurs ; Thomassin, Petau,
Mabillon, sont encore les fruits glorieux des
anciennes méthodes. Malheureusement, le
siècle, si grand par certains côtés, est en
proie, sous d'autres rapports, aux pires er-
reurs ; le doute cartésien, le césarisme poli-
tique, le gallicanisme, le quiétisme, le scep-
ticisme et surtout le laïcisme, s'y rencontrent
comme à une source empoisonnée. Par une
remarquable fortune, la France possède alors
des génies dans tous les genres et les lettres
y trouvent un de leurs grands siècles. Dans
tous ces grands hommes, il y a quelques la-
cunes et quelques ombres. Bref, le xvne siècle,
dégagé à peine des corruptions du xvie siècle,
tombe sans transition dans la putréfaction du
xvme et dans les folies orgiaques de 1789.
Nous en sommes aujourd'hui au matérialisme
athée, servi par les aveugles fureurs du pire
fanatisme.
11 s'agit de sortir de là et d'en sortir par la
vertu de Jésus-Christ. Nous ne devons rien
concédera l'erreur; ce n'est qu'en l'écrasant
que nous verrons lever le soleil et blanchir
nos moissons. Le moyen, c'est de revenir à
Home, c'est de demander au Pape la tradition
scolaire de la chrétienté ; c'est d'imbiber nos
prêtres de toutes les grâces de l'Evangile et
de les former de telle façon, que, pour con-
vertir, sanctifier et gouverner le monde, ils
aient, par la foi, surnaturellement comprise
et prèchée, la vertu divine du Christ-Rédemp-
teur.
C'est à quoi veut pourvoir Léon XIII par
son Encyclique du 8 septembre 1890, aux
évêques et au clergé de France. Léon XIII
aime à honorer le mérite ; il commence par
louer les Gesla Dei per Francos, et comme les
gestes des Francs sont dus à l'enseignement et
au ministère sacré des prêtres, il tire, de la
sublimité de ce ministère, l'obligation de pro-
portionner sa formation à sa grandeur. Si l'on
veut y réussir, il faut travailler de bonne
heure. Le Pape constate que les curés des
p iroisses rurales s'appliquent à discerner et à
instruire les enfants qui; après leur première
communion, offrent des dispositions à la piété
et des aptitudes au travail intellectuel. Des
écoles presbytérales, les enfants passent dans
les petits séminaires, très salutaire institution,
justement comparée à ces pépinières où sont
cultivées les plantes qui réclamenl des -oins
spéciaux. Les maîtres qui leur en nenl la
grammaire, les éléments des lettn
sciences et des aria, doivenl sans doute s'y
appliquer avec intelligence el zèle ; mais sur-
tout ils doivent étudier leur vocation et la
préserver des malignes influences. Une I
en possession de la langue latine et de la
langue grecque, les jeunes K''i's passenl au
grand séminaire pour s'y préparer, par la
piété et par l'élude, aux ordres sacrés. Pour
la philosophie, Léon XIII réclame un cours
de deux ans : il est impossible de rendre, à la
raison, un plus bel hommage. Mai le Pape
ne veut pas que cette science des causes pre-
mières et des fins dernières « se mette à la
remorque d'une philosophie (Cartésiens,
écoutez ceci) qui, sous le spécieux prétexte
d'affranchir la raison humaine de toute idée
préconçue et de toute illusion, lui dénie le
droit de rien affirmer au-delà de ses propres
opérations, sacrifiant ainsi à un subjectivisme
radical toutes les certitudes que la métaphy-
sique traditionnelle, consacrée par l'autorité
des plus vigoureux esprits, donnait comme
nécessaires fondements à la démonstration
de l'existence de Dieu, de l'immortalité de
l'âme et de la réalité objective du monde ex-
térieur ».
En passant, le Pape recommande les
sciences physiques et naturelles, non pas
dans leurs applications presque innombrables
à l'industrie humaine; mais dans leur grand
principe et leurs conclusions sommaires, afin
de pouvoir résoudre les objections que les in-
crédules tirent de ces sciences contre les révé-
lations. Ensuite, il vient à la théologie qu'il
célèbre dans les termes pompeux de Sixte-
Quint. Comme textes classiques, il recom-
mande le catéchisme du Concile de Trente,
spécialement utile pour la prédication, la
confession, la direction et la confusion des
incrédules. Quant à la Somme théologique de
saint Thomas, il ne se borne pas à la recom-
mander, il veut que les professeurs aient soin
d'en expliquer la méthode et les principaux
articles relatifs à la foi catholique. Eu d'autres
termes, le cours classique de théologie, c'est
la Somme de saint Thomas.
Au sujet des Saintes Ecritures, le Pape
rappelle son Encyclique contre les témérités
ridicules de Maurice d'Hulst. Léon XIII re-
commande de mettre les jeunes clercs spécia-
lement en garde « contre les tendances in-
quiétantes qui cherchent à s'introduire dans
l'explication de la Bible, et qui ne tarderaient
pas à en ruiner l'inspiration et le caractère
surnaturel ». Sous le spécieux prétexte d'en-
lever à l'adversaire des arguments contre
l'authenticité des Saints Livres, des écrivains
catholiques ont cru habile de prendre ces ar-
guments à leur compte. Etrange et périlleuse
tactique : faire, de ses propres mains, des
brèches dans les murailles de la cité, qu'ils
avaient mission de défendre.
Aux Saintes Ecritures, il faut joindre l'his-
340
HISTOIKE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
toire, miroir où resplendit la vie de l'Eglise à
travers les Biècles. Pour l'étude de l'histoire,
le Pape appuie sur trois choses : les faits
dogmatiques à mettre en première ligne,
l'élémenl humain à ne pas négliger et la vé-
racité, loi absolue de l'historien. Dût-on se
faire couper en quatre, il faut, en histoire,
comme partout, dire la vérité.
Pour achever le cycle des éludes, Léon XIII
mentionne le droit canon. Celte science se
rattache par des liens très intimes à la théo-
logie, dont elle montre les applications /ira-
tiques au gouvernement de l'Eglise, à la dis-
pensation des choses saintes, aux droits et
devoirs des prêtres, à l'usage des biens tem-
porels dont l'Eglise a besoin pour l'accomplis-
sement de sa mission. Le Pape cite en preuve
le concile de Bourges, tenu au Puy par notre
àmé et féal Amable de la Tour d'Auvergne,
prince archevêque. Une église sans droit
canon est une église mutilée, sans bras pour
agir; de là les nombreuses erreurs contre les
droits des Pontifes Romains et les attentats
contre les prérogatives que l'Eglise tient de
sa propre constitution.
Ainsi, par le fait de son enseignement
propre, le Pape ne veut pas que les petits
séminaires adoptent les programmes des
lycées. Alors même que les humanités se-
raient proscrites de l'enseignement officiel,
elles devraient être maintenues dans les éta-
blissements ecclésiastiques, devenus, au sein
d'une nouvelle barbarie, l'asile des belles
lettres. Le Pape ne veut pas davantage que
les grands séminaires sortent du cadre tra-
ditionnel ; il s'en tient à la discipline tradi-
tionnelle qui nous a donné Mabillon, Petau et
Thomassin. Le Pape répudie Descartes et
Kant, tous deux prohibés par l'Eglise ; il
s'en tient à la philosophie scolastique et à la
Somme de saint Thomas. Bien entendu, il ne
veut pas enfermer la philosophie dans un
cercle de Popilius, dans une lettre morte ; il
admet parfaitement l'accession des nouvelles
découvertes, des sciences nouvelles ; mais la
théologie doit être l'enseignement nécessaire
et rester, comme reine des sciences, sur son
inébranlable trône.
Pour achever la constitution des grands
séminaires, Léon XI II rappelle les paroles de
Paul à Timolhée : « Gardez le dépôt; évitez
les profanes nouveautés de paroles et les ob-
jections qui se couvrent du faux nom de
sciences ; car tous ceux qui en ont fait pro-
fession ont erré dans la foi. » (I Tim., vi, 20).
Après avoir parlé des séminaires, le Pontife
vient aux prêtres employés au ministère pa-
roissial. L'éloge qu'il en fait est magnifique et
frappant de vérité. Ces braves curés de pa-
roisse vont au peuple, aux ouvriers, aux
pauvres. Pour les moraliser et leur rendre le
sort moins dur, ils provoquent des réunions
et des congrès ; fondent des patronages, des
cercles, des caisses rurales, des bureaux d'as-
sistance et de placements. Dans un si difficile
labeur, ils ne reculent pas devant les sacri-
fices de tempset d'argent. De plus ils, écrivent
des livres et des articles de journaux. Par là
ils donnent des preuves non équivoques de
bon vouloir, d'intelligence ou de dévouement
au salul des âmes ainsi qu'au bien de l'ordre
social. Ce sont de braves cœurs que ces curés
de France ; c'est actuellement, sous tous rap-
ports, l'élite delà nation française.
En vue de donner à leur zèle la direction
voulue, Léon XIII recommande de ne pas trop
croire à son esprit et de ne pas en référer
qu'à ses propres inspirations. Dans l'Eglise,
il y a un ordre hiérarchique établi par Dieu;
il faut le respecter en actions comme en pa-
roles ; il faut se soumettre aux évêques
soumis eux-mêmes au Pape, non pas seule-
ment en paroles, mais en actes et par une par-
faite fidélité de vertu. Agir autrement, c'est
manquer aux serments de l'ordination et
renverser l'ordre de Dieu.
Les prêtres doivent donc sortir de la sa-
cristie, non pas pour aller dans la rue et dans
les réunions tumultueuses ; mais d'abord
pour aller dans l'église remplir les devoirs du
ministère ; puis pour aller aux enfants, aux
pauvres, aux malades, aux ouvriers. En bri-
sant les entraves du particularisme français,
il ne faut pas traiter de surannés, d'incompa-
tibles avec le ministère dans le temps où nous
vivons, les principes de discipline et les règles
de conduite enseignés dans les grands sémi-
naires. On doit s'abstenir de toutes les innova-
lions périlleuses de langage, d'allures et de
relations. A plus forte raison doit-on se tenir
en garde contre ces prétendus chroniqueurs
de journaux, qui accablent d'éloges compro-
mettants les plus humbles curés et se sont
fait une spécialité de diffamation envers
l'épiscopat. L'attitude ramassée que recom-
mandait le Concile de Trente, est aussi pVé-
conisée par Léon XIII.
L'Eglise est une armée ; la force d'une
armée, c'est la discipline ; le gage de la vic-
toire, c'est l'obéissance rigoureuse à ceux qui
ont le droit et la charge de commander.
Les temps sont mauvais. « Bien que les
difficultés et les périls se multiplient de jour
en jour, le prêtre pieux et fervent ne doit pas
pour cela se décourager ; il ne doit pas aban •
donner ses devoirs, ni même s'arrêter dans
l'accomplissement de la mission spirituelle
qu'il a reçue pour le bien, pour le salut de
l'humanité et pour le maintien de cette reli-
gion dont il est le héraut et le ministre. C'est
surtout dans les difficultés, dans les épreuves
que la vertu s'affirme et se fortifie ; c'est dans
les plus grands malheurs, au milieu des trans-
formations politiques et des bouleversements
sociaux, que l'action bienfaisante et civilisa-
trice de son ministère se manifeste avec plus
d'éclat. »
Pour inspirer au prêtre français la bra-
voure simple et héroïque, exigée dans ces cir-
constances, le Pape rappelle les exhortations
qu'il adressait, en 1866, au clergé dePérouse.
« En toutes choses, donnez le bon exemple
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIEME
341
par vos œuvres, par voire doctrine, par L'in-
tégrité de votre vie, par la gravité de votre
conduite. Nous voudrions que chaque membre
du clergé méditât ces maximes cl y conformât
sa conduite. »
La gravité, L'intégrité, le dévouement sont
de pure spiritualité sacerdotale ; ils doivent
seulement s'élever à La hauteur des circons-
tances et se décupler en présence des menaces
de l'avenir. Un mirage de terreur s'élève à
l'horizon ; la persécution va aggraver ses
fureurs; elle ne peut amener que de graves
bouleversements. Mais qui donc avait osé
dire, parmi nous, que le Pape nous recom-
mandait l'inertie d'une benoîte charité et fon-
dait une chevalerie pour se croiser les bras.
Qu'ils entendent ce que le Pape entend par
doctrine :
« En présence des efforts combinés de l'in-
crédulité et de l'hérésie, pour consommer la
ruine de la foi catholique, ce serait un vrai
crime pour le clergé de rester hésitant et inactif.
Au milieu d'un si grand débordement d'er-
reurs, d'un tel conflit d'opinions, il ne peut
faillir à sa mission qui est de défendre le
dogme attaqué, la morale travestie et la justice
si souvent méconnue. C'est à lui qu'il appar-
tient de s'opposer comme une barrière à l'er-
reur envahissante et à l'hérésie qui se dissi-
mule ; à lui de surveiller les agissements des
fauteurs d'impiété qui s'attaquent à la foi et à
l'honneur de cette contrée catholique ; à lui
de démasquer leurs ruses et de signaler leurs
embûches; à lui de prémunir les simples, de
fortifier les timides, d'ouvrir les yeux aux
aveugles. Une érudition superficielle, une
science vulgaire ne suffisent point pour cela :
il faut des études solides, approfondies et
continuelles, en un mot, un ensemble de con-
naissances doctrinales capables de lutter avec
la subtilité et la singulière astuce de nos mo-
dernes contradicteurs. »
Le Pape attend de ce ministère laborieux,
souvent pénible, mais éclairé, charitable, in-
fatigable, d'incroyables prodiges de résurrec-
tion.
Les actes «le Léon XIII
Le Pape, dit M. de Maistre, est l'évêque de
Home, le métropolitain de la Romagne, le
primat d'Italie, le patriarche d'Occident,
le chef de l'Eglise universelle. Gomme
chef de l'Eglise, il n'a pas seulement charge
de gouverner en monarque, il est docteur
infaillible, pasteur suprême et père de l'huma-
nité. Pour tout dire d'un mot, le Pape, légi-
time successeur de saint Pierre, est le Vicaire de
Jésus-Christ, Rédempteur dosâmes et Roi des
nations. Les paroles d'un Pape méritent une
très haute considération ; se exigent un
irréfragable respect, j'enti nd les comme
Pape. Mais il Faut dire qu'entre les paroles et
les actes il y a une notable disproportion. Une
parole, c'est une Lumière pure; avec leçon*
cours des mots, une pensée se joue des obs-
tacles et B'affirme dans sa pleine puissance.
Vu acte, fût-il du Pape comme Pape, s'inspire
des règles de la prudence; lient compte des
milieux el s'attempère aux circonstances. Mien
qu'on distingue justement, parmi les succes-
seurs de saint Pierre, deux types : le Pape
intransigeant et le Pape diplomate : le Pape
diplomate doit être aussi intransigeant et
le Pape intransigeant ne peut pas dédaigner
toute diplomatie. Pour apprécier les actes
d'un Pape, il faut donc se remparerde discer-
nement, qualité nécessaire, mais vertu diffi-
cile. Tout homme est enclin à la défaveur,
d'autant qu'il manque plus d'intelligence; et
puis, dit un proverbe, avec la meilleure volonté
du monde, il y a loin de la coupe aux lèvres.
La seule chose que la probité puisse exiger
de l'historien, c'est donc, avec le respect
exigible envers la souveraine puissance, une
scrupuleuse sincérité. Tout le monde se
trompe, excepté ceux qui n'agissent pas, et
encore en s'abstenant se trompent-ils tou-
jours.
Lorsqu'il s'agit d'histoire contemporaine,
le difficile est moins de dire que de savoir et
de donner à sa parole une justesse absolue.
Quand il s'agit d'un Pape, le plus difficile,
c'est d'éviter l'adulation et ne déermer
d'autres louanges que celles de la justice.
Nous venons de rendre compte des paroles
du Pape ; nous avons maintenant à dresser,
de ses actes, une table sommaire.
Le Pape, Vicaire de Jésus-Christ, garde en
dépôt les grâces de l'Evangile et l'autorité de
la Croix. Par le fait de son ministère religieux,
il conserve l'autorité de tout pouvoir, la li-
berté des peuples, l'honneur des puissances
chrétiennes et l'avenir du monde. Léon XIII
était investi de ce glorieux mandat près d'un
siècle après l'éclat de la Révolution. La Révo-
lution avait promis la liberté, l'égalité et la
fraternité, mais ne les avait gravées qu'en
caractères de sang. Chaque fois que cette
devise reparaît au front des édifices, l'écha-
faud sort de terre et la guerre civile soulève
le pavé des capitales.
A l'avènement du nouveau Pape, la Révo-
lution avait ramené un peu partout l'esclavage
de l'Eglise. En Italie môme, elle avait mis la
main sur les propriétés ecclésiastiques et ravi
Rome à la chrétienté. Léon XIII fut élu dans
une prison ; c'est du fond d'un cachot qu'il
devait gouverner la ville et le monde.
La parole de Dieu n'est pas liée. Le Pape,
dont les paroles sont aussi des actes et en
portent expressément le nom, même captif,
avait su, nous ne l'oublions pas, gouverner le
monde par la parole apostolique. Nous avons
à rechercher maintenant s'il l'a gouverné
342
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
aussi efficacemenl par lui-même, avec le con-
cours de Bea nonces, et la coopération [tins ou
moine docile de la chrétienté.
La première question que dut se poser
Léon Mil élail de Bavoir si, pour assurer la
liberté 'I'1 bod gouvernement, il quitterait
Rome. Pie IX avait résolu la question néga-
tivement; Léon XIII s'en tint à cette solution :
Volonté du Pape, volonté de Dieu. Ce séjour,
dan- une captivité de Babylone, est un mal-
heur destiné sans doute à écarter de plus
grands maux. Dans une situation si doulou-
reuse, avec le nombreux personnel de la Cour
pontificale et la multitude considérable des
relations du Saint-Siège, il parait difficile que
le secret des correspondances ne soit pas
violé ; difficile qu'il ne s'établisse pas entre le
gouvernement italien et des prélats, même
haut placés, des compromis fâcheux ; difficile
que le gouvernement intrus ne cherche pas à
amener à ses intérêts le gouvernement central
de l'Eglise. ')n ne peut pas soupçonner la
probité du Pape ; il est le digne successeur
des Pontifes qui, en prison ou en exil, n'ont
pas laissé fléchir leur vertu. On ne doit pas
davantage soupçonner la probité de ses servi-
teurs, il vaut mieux croire que leur foi, leur
piété, leur courage grandissent avec les
épreuves de l'Eglise. Mais le temps a des se-
crets pour tout corrompre. On doit finir par
trouver des complaisances ; on doit chercher
à italianiser graduellement la Cour pontifi-
cale ; on peut par là éveiller la susceptibilité
du peuple chrétien, et qui sait? sans le vou-
loir, sans le savoir, préparer des schismes
aussi redoutables que celui d'Avignon. Même
en écartant ces éventualités, et sans les ad-
mettre même à l'état d'hypothèse, il est clair
que ces circonstances sont, pour le gouverne-
ment pontifical, autant d'obstacles.
La première question que dut se poser le
peuple chrétien était de savoir si Léon XIII
maintiendrait en faveur du pouvoir temporel
les déclarations et les anathèmes de son im-
mortel prédécesseur. On murmurait que cer-
tains personnages lui suggéraient des conseils
de mollesse ; on savait qu'un certain nombre
de Romains voulaient la conciliation. La pre-
mière fois qu'il paria au peuple chrétien, le
Pontife ne laissa aucun doute sur la fermeté
de sa résolution.
« Pour maintenir avant tout et du mieux
que nous pouvons le droit et la liberté du
Saint-Siège, nous ne cesserons jamais, dit-il,
de lutter pour conserver à notre autorité
l'obéissance qui lui est due, pour écarter les
obstacles qui empêchent la pleine liberté de
mitre ministère et de notre pouvoir, et pour
obtenir le retour de cet état de choses où les
desseins de la Providence avaient autrefois
placé le Pontife romain. Et ce n'est ni par
esprit d'ambition, ni par désir de domination
que nous sommes poussé à demander ce re-
tour, mais bien par le devoir de notre charge
et par les engagements religieux du serment
qui nous lie ; nous y sommes en outre non
seulement poussé par la considération que ce
pouvoir temporel nous e-t nécessaire pour
défendre et pour conserver \&. plein?, liberté du
pouvoir spirituel, mais encore parce qu'il a
été pleinement constat'' que c'est la cause du
bien public et le salut de la lé humaine. »
Apres quoi le Pontife renouvelait les protes-
tations de Pie IX, et, tant qu'il vivra, il les
renouvellera avec la même vigueur.
« Un Pape, dit le P. Brandi, dans sa P
tique des Papes, p. 21, est nécessairement
souverain ou sujet, car il n'y a point de
moyen terme, dans la société humaine, entre
sujet et souverain. Un Pape, sujet d'un gou-
vernement quelconque, sera continuellement
exposé à subir, dans des vues et des intérêts
politiques, ses sollicitations et ses pressions,
ou au moins son influence. Kt quoiqu'un Pape
puisse y résister par sa force d'àme et par
l'assistance divine, il ne pourra cependant pas
en persuader les peuples, ni préserver de ces
influences ses serviteurs et ses ministres.
C'est donc un empêchement très grave à
l'exercice de son apostolat qui est d'accom-
plir, « avec abondance de fruits, sa mission
bienfaisante dans le monde ». — Que dans
l'exercice de l'apostolat, confié au Pape par
le Christ, il doive être indépendant, c'est-à-
dire soustrait à toute juridiction politique,
c'est un dogme de foi, car c'est un dogme que
le royaume du Christ, l'Eglise, ne lire pas son
origine de ce monde. Si donc le Pape n'est
souverain, mais sujet ou prisonnier d'un gou-
vernement, comment peut-on garantir devant
les hommes son indépendance et la pleine
liberté qui lui est nécessaire pour l'exercice
de son ministère apostolique envers toutes
les nations? Dans ce cas, au lieu d'être libre,
il est soumis au pouvoir d'un autre, qui
pourra, selon son bon plaisir et selon les cir-
constances, varier les conditions de sou exis-
tence. »
Le P. Brandi confirme nos obserra'iom et
justifie la haute politique de Léon XIII.
Léon XIII, en revendiquant son pouvoir tem-
porel avec toutes les solennités du droit et la
conviction du devoir, ne plaide pas sa cause,
mais défend les intérêts de l'Eglise, les inté-
rêts des âmes et de la civilisation. Il faut que
le Pape soit, à Rome, pontife et roi. S'il est
confiné dans sa prison, le monde sera livré
aux esprits infernaux ; il ne restera pas, dans
le monde, pierre sur pierre. Pour sa destruc-
tion et pour sa ruine, l'Europe seule tient
sous les armes, avec les engins les plus meur-
triers, vingt millions d'hommes.
Malgré sa captivité, malgré l'embarras et
la disgicàce forcée de sa réclusion, Léon XIII,
d'un esprit laborieux et ferme, ne se contente
pas de gouverner l'Eglise, il l'administre
par le menu détail. Par lui-même et par ses
nouces, il est présent à tout et veut tout ré-
gler. Aucun Pape n'a mieux réalisé son titre
de pasteur ordinaire et immédiat de tous les
diocèses. A cause de la multitude de ses actes,
il serait impossible ici d'en dresser même un
LIVRE ni \ïi;i. viNin'-ni: \'Ioi:/ikmi
tableau sommaire. Ce seuil .Tailleurs inutile
el insuffisant, l'ie l\ était tout en dehors :
pen as paroles, ses actes, tout le momie
pouvait les connaître el en parler exactement.
Léon Mil est ce qu'il a été toujours: ionien
dedans ; il ne livre rien à la curiosité, il laisse
ses acte-; de gouvernement dans le> archives
de l'Eglise: la postérité seule pourra en dis-
courir. Dans ces conditions, écrire l'histoire
de Léon X11I avec des journaux, des revues
ou des livres, cela n'en vaut pas la peine. La
seule chose possible et utile, c'est de dresser
une nomenclature un peu sèche des actes
dont la matérialité seule est connue, dont
les péripéties nous échappent et sur quoi il
faut s'interdire le roman.
Le Pape est d'abord évoque de Rome.
Home n'a pas seulement le siège de Saint-
Pierre ; la Rome chrétienne est une création
de la munificence pontificale. Malgré sa pau-
vreté extrême, Léon XIII n'oublie pas cette
tradition : il reconstruit, agrandit et décore
la basilique de Saint-Jean de Lalran ; il ins-
titue, dans l'Eglise de Saint-Clément, la cha-
pelle des saints Cyrille et Mélhodius ; il bâtit,
derrière le Vatican, un lazaret. Carpineto,
Anagr.i, ï-'egni, Pérouse reçoivent des témoi-
gnages de sa générosité. Mais, avant de
s'occuper du matériel liturgique, un Pape
doit s'occuper des âmes. Au lendemain de son
avènement, Léon X11I se rappelle que le ca-
téchisme est proscrit dans les écoles, il fait
ouvrir des écoles chrétiennes et organise,
pour l'instruction des enfants, une œuvre
d'évant:éli;ation laïque. En même temps, il
établit le service religieux dans le quartier de
l'Esquilin et institue, pour le choix des évêques
italiens, unecommission decardinaux. D'autre
part, il se rappelle que le peuple-roi n'est
pas un peuple de mendiants, et qu'un grand
nombre de Romains habitués depuis le haut
Empire à vivre de frumentations, ont besoin
de secours que le territoire leur refuse, et
dont les impôts détruisent encore la maigre
contribution. Des aumônes, sagement distri-
buées, assistent l'incurable misère du petit
peuple. Heureusement pour Rome, la présence
du Pape appelle les pèlerinages et provoque
de3 congrès. Dans les congrès, ie Pape fait en-
tendre la bonne doctrine ; par les pèlerinages,
sans parler des avantages spirituels, il fait
tomber, sur la cité sainte, une manne pério-
dique. Sans le Pape, Rome crèverait de faim ;
et sous le règne des suppôts de Garibaldi,
dont le roi piémontais n'est que l'hypocrite
décoration, elle languirait dans les ombres de
la mort. A la lettre, Léon XIII, de ses mains
tremblantes, soutient Home sur le bord de
l'abîme qui la réclame et qui pourrait, un
jour, la dévorer.
Chef de l'Eglise universelle, le Pape veille
au salut de toutes les nations, et spécialement
à la défense de la fille aînée de l'Eglise, la
France. Pendant son règne, la France est
alternativement livrée aux Opportunistes et
aux radicaux, tous, à degrés divers, ennemis
acharnés de 1 Eglise, et divi-. lement
entre e un par l'art de lai noire avec plui ou
moins d'habileté et de promptitude. Li
taire-, pour dévorer leur règne d'un moment,
niellent la Eranee au pillage. Li feouei d'em-
plir leurs poches ne leur fait pas oublier
l'Eglise, qu'ils appellent, sous le nom de clé-
ricalisme, leur ennemie. La proscription d
ordres religieux, la neutralité des écoles,
l'envoi des piètres à la caserne, la main-mise
sur les oblalions des fidèles et sur les biens
des congrégations sont les plus saillants de
leurs attentats. On ne peut pas croire qu'un
Pape approuve ces énormités, mais, Pape
essentiellement pacificateur, Léon XIII s'abs-
tient, à tort peut-être, de protester en consis-
toire, et se borne aux réclamations diploma-
tiques, fatalement stériles près de pareils
hommes. Du reste, il n'empêche nullement
les catholiques de France, clergé et fidèles,
de défendre leurs intérêts, et vous pouvez
croire que si, parmi nos évèques, il s'était
trouvé un Chrvsostome ou un Thomas de
Cantorbéry, Léon XIII n'eût pas manqué
d'applaudir à sa bravoure et de baiser ses
plaies.
Pour mettre le persécuteur plusdans son tort
et vaincre le mal par le bien, Léon XIII ne se
borne pas à s'abstenir d'agiter l'opinion ; il
veut encore la résolution de tous les partis
politiques, le ralliement à la forme républi-
caine et toute la politique réduite à la défense
de l'Eglise. La défense de l'Eglise, par la re-
vendication de son droit divin, subsiste éter-
nellement, et chacun est libre de s'y dévouer ;
la défense de l'Eglise sur le terrain poli-
tique, comme ont fait O'Connell en Irlande,
et Windthorst en Allemagne; la constitution
d'un parti catholique dont la bannière de
l'Eglise est le drapeau, l'union, l'organisation,
l'action catholique, voilà le mot d'ordre de
Léon XIII.
La parole de Léon XIII fut exprimée
d'abord par un toast à Alger, puis par une
Encyclique, puis par des lettres au comte de
Mun, aux évêques de Grenoble et d'Orléans.
La multiplicité de ces expressions prouve
qu'elle étaii-'peu ou mal comprise. La pre-
mière base de la paix sociale, disait en subs-
tance le Pontife, c'est la religion. L'histoire le
prouve, en particulier, pour la France : ou
elle est un Etat très chrétien, ou elle n'est
qu'une pachalick en délire. La religion étant
menacée de ruine, il faut la défendre ; il
ne s'agit point par là de ménager à l'Eglise
une domination politique de l'Etat, mais
tout simplement d'indiquer aux catholiques
la conduite à tenir envers le Gouvernement.
Toute forme de gouvernement est bonne
en elle-même, pourvu qu'elle tende au
bien commun. 11 faut bien distinguer le pou-
voir constitué de la législation. En France, la
législation est mauvaise ; il faut donc entrer
dans la République pour l'améliorer.
Ce programme déplut beaucoup aux op-
portunistes, dont il menaçait l'assiette au
:;'•'.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
beurre; il ni déplul guère moine aux monar-
chistes purs, aux gallicans racornis el ans
libéraux, parce qu'il niait leur principe d'er-
reur et affirmait la suprématie du Pape sur
les nations. L'Encyclique aux Français ne
sera pas moins un des grands événements du
Biècle, c'est le gage de >alut et une promesse
d'avenir.
Envers les trois royaumes unis de la
Grande-Bretagne, le premier acte de Léon XIII,
dès son avènement, est le rétablissement de
la hiérarchie catholique en Ecosse. Le pays
qui avait donné autrefois les Malcolm, les
David et les Marguerite avait été violemment
jeté par Knox dans le fanatisme presbytérien.
11 n'était plus resté que de rares catholiques
gardés sous main par les missionnaires, puis
augmentés successivement par l'apostolat et
par l'infiltration irlandaise. Pie IX, qui avait
rendu la hiérarchie canonique à l'Angleterre,
voulait la rendre à l'Ecosse. Léon XIII n'eut
qu'à sanctionner ce dessein. Par l'Lncyclique
Ex supremo, il raviva, selon les prescriptions
du droit, la hiérarchie et maintint aux
évêques les privilèges des vicaires aposto-
liques.
Le rétablissement de la hiérarchie soulevait
une question. Pendant la persécution qui
avait sévi trois siècles, en Angleterre et en
Ecosse, le catholicisme n'avait été soutenu,
dans l'île des Saints, que par des mission-
naires qui volaient, au prix de leur vie, au
salut des àrnes immortelles. Les Bénédictins
et les Jésuites, habitués à toutes les proscrip-
tions, s'étaient dévoués à ce ministère, parce
qu'il menait communément à la potence.
Dans une condition si précaire et si glorieuse,
chaque missionnaire était revêtu de tous les
pouvoirs de l'Eglise. Dans un temps de paix
et de liberté, après le rétablissement de la
hiérarchie, il n'y avait plus de raison aux
privilèges extraordinaires des ordres reli-
gieux. 11 fallait, au contraire, coordonner
leur situation avec le pouvoir des évêques. La
constitution Romani pontificis aplanit toutes
les divergences, résolut toutes les questions
soumises par les deux partis à l'arbitrage
pontifical et détermina, avec une parfaite dis-
crétion, les droits et devoirs réciproques.
La catholique Irlande, qui n'avait pas plié
la tête sous le joug de la Réforme, offrait de
plus terribles difficultés. Dans l'impossibilité
de la pervertir, Crorcnvell avait voulu la
changer en désert, il avait exterminé ou
transporté la population et livré la terre aux
landlords protestants. Ces landlords donnent
leurs terres à ferme aux pauvres, dans les
conditions dures : quand la récolte manque,
le peuple meurt de faim ; quand elle abonde,
le landlord, pour retrouver tous les revenus
de sa ferme, expulse le fermier. Un fait suffit
pour juger de la situation : bien que celte
race soit prolifique, la race irlandaise, de-
puis Cromwell, a diminué de moitié. Un
peuple aussi pauvre sur une terre d'ailleurs
féconde, qui est sa terre natale ; un peuple
traité avec une si criante injustice, encon
qu'il soit croyant et pieux, est livré, par sa
misère, à toutes les excitations de la presse,
à toutes les provocations des sociétés se-
crètes. Ce peuple Bensible et inflammable est
d'ailleurs traité sans ju-dice ; il se révolte :
on le tue; j'allais dire on L'assassine. En pré-
sence de ces agitations incessantes el de i
répressions sanglantes, une pat t de l'Irlande
se porte aux représailles du talion ; elle as-
sassine aussi ses bourreaux ; l'autre, celle qui
écoule ses prêtres et ses évêques, forme une
ligue nationale de réparation et de délivrance.
D'un côté, elle veut porter remède aux ini-
quités des landlords, de l'autre elle réclame,
pour l'Irlande, le Self-govemment et le
Home-rule. En d'autres termes, elle veut,
pour l'Irlande, une administration nationale,
un parlement national, sans porter d'ailleurs
aux prérogatives de la couronne aucun préju-
dice. Cette juste demande est admise par les
libéraux d'Angleterre. On ne voit pas, en fait,
pourquoi l'Angleterre refuserait à l'Irlande
un régime qu'elle accorde à toutes ses autres
colonies, et comment ce peuple, 6i prompt à
censurer partout les iniquités des gouverne-
ments, persisterait à se rendre coupable d'un
si grand crime.
En présence d'une situation si compliquée
et si malheureuse, Léon XIII écrivit un pre-
mier Bref en 1882, un second en 1883. Dans le
premier, il montre un grand atlendrissement
sur la misérable condition de l'Irlande; il
condamne les actes de violence auxquels plu-
sieurs se portent pour obtenir justice ; il loue
les évêques de leur zèle à retirer le peuple
des voies mauvaises, à le ramener par des
avertissements opportuns à la modération et
à la justice, enfin il adresse à l'Irlande la pa-
role du Sauveur : « Cherchez d'abord le
royaume de Dieu el sa justice, et le reste vous
sera donné par surcroit. » En d'autres termes,
le Pape réprouve les desseins criminels, mais
il trouve juste la cause de l'Irlande et appuie
ses légitimes revendications.
Dans le second Bref, voyant les délits
croître avec l'aggravation des lois répres-
sives, il sent la nécessité de mettre l'Irlande
en garde contre les sociétés secrètes, surtout
contre les Fénians et les dynamitards, dont le
fanatisme ose poursuivre la ruine de la puis-
sance anglaise. En véritable homme d'Etat,
le Pape préfère une action collective du clergé
et du peuple qui maintienne dans de justes
limites la revendication légale et procure à
l'Irlande un parlement national. La pensée
du Pape fut comprise ; elle calma la fureur
des ressentiments. Ce n'est pas un résultat
complet, mais il permet de concevoir des es-
pérances pour l'avenir de l'de catholique.
Aux trois royaumes, Léon XIII fait entendre
aujourd'hui la voix qui rappelle à l'unité.
Le pays qui appelait le plus la sollicitude
du Pape, c'était l'Allemagne. Un homme que
ses exploits ont fait illustre, dont les vertus
méritent les galères, venait d'abattre la supé-
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
345
riorité de la France et de créer un empire
protestant de Prusse. Pour inaugurer cet em-
pire, ce sauvage n'imagina rien « J « ■; mieux
qu'une persécution à fond contre l'Eglise ca-
tholique. Par une Bérie de luis, publiées
chaque année au mois de mai, il détruisit
tous les titres d'existence légale de l'Eglise et
lit autant de crimes des actes de sou plus né-
cessaire exercice. Dans un pays où Luther
avait fait une révolution, soi-disant pour af-
franchir les moines et les prêtres, les moines
étaient proscrits et les prêtres mis en prison
pour avoir dit la messe ou administré un
mourant. Les seize millions de catholiques
allemands se trouvaient ainsi privés de culte
et réduits à toutes les servitudes dont la Ré-
volution a généralisé un peu partout l'igno-
minie. De tels actes formaient pour le socia-
lisme un appoint, un encouragement et une
justification. A deux reprises, des assassins
avaient tiré sur l'empereur ; Bismarck lui-
même avait eu son apprenti assassin. Les
protestations de Pie IX avaient répondu à
ces lois de comhat et à ces actes de persécu-
tion ; ses anathèmes n'avaient qu'exaspéré
davantage le persécuteur. Léon XIII le prit de
biais par son Encyclique contre le socialisme.
Cette Encyclique, vrai chef-d'œuvre de
science politique, expose la négation de la vérité
révélée et de l'ordre surnaturel. Cette négation
affranchit l'homme, stimule son naturel désir
de s'élever au-dessus des autres, abaisse les
barrières devant les passions, découronne le
pouvoir civil, livre la société à l'anarchie. Le
mal connu, la guérison est facile. Il faut que
les peuples et les rois reviennent à l'Eglise
vengeresse de la vérité, de la morale et de la
justice, par conséquent promotrice et gar-
dienne du vrai bien social. L'empereur et le
chancelier de fer comprirent qu'en persécu-
tant l'Eglise, ils doublaient les forces de l'en-
nemi et l'aidaient à atteindre ses fins per-
verses. Léon XIII ouvrit là-dessus une négo-
ciation pacifique et intervint dans les conseils
du Centre au Reichstag. Les obstacles à la
paix furent écartés. Les lois de mai dispa-
rurent graduellement, et si les catholiques
allemands ne récupérèrent pas tous leurs
droits, ils furent traités avec une plus intelli-
nte justice.
Bismarck lui-même, sur les conseils d'un
prêtre dont la vertu ne justifie pas suffisam-
ment la fortune, hâta l'œuvre de paix en in-
voquant la médiation du Pape. La médiation
des Papes est une conséquence de leur pou-
voir suprême : « Au Moyen Age, dit Ancillon,
la papauté a peut-être sauvé l'Europe de la
barbarie. » Voigt, Hurter, Novalis, protestants
comme Ancillon, confessaient plus explicite-
ment la même chose. Voltaire affirmait que
les intérêts des peuples exigent qu'il, soit posé
des limites à la puissance des souverains.
Fénelon et Leibnitz, sous les inspirations du
génie, avaient réclamé l'établissement «l'un
tribunal international dont le Pontife romain
serait le président. Ifismarck, de son plein
mouvement, au milieu des embarras de sa
politique, vint a confirmer ces réclamatl
du génie.
L Espagne possédait, an milieu du grand
Océan, les îles Carolines et Palaos ; elle les
avait découvertes et évangélisées ; puis,
ruinée par la guerre de la succession d'Es-
pagne après Philippe V, elle avait négligé
leur gouvernement. La Prusse, devenue em-
pire, voulait devenir un empire colonial ;
croyant les Carolines abandonnées, sans plus
de façon elle s'y installa. La plantation du
drapeau prussien sur l'île de ¥/ap mit le feu
aux poudres. L'Espagne se souvint de Charles-
Quint et de Philippe II, du temps où le soleil
ne se couchait pas sur ses terres, elle parla de
guerre. Bismarck était visiblement dans son
tort ; s'il y eût trouvé plus grand profit, la
force eût encore primé le droit, mais après
avoir volé deux provinces, il voulut se donner
le lustre de respecter un moulin. Léon XIII,
invoqué comme arbitre, proclama l'antique
droit de l'Espagne et garantit aux Allemands
la liberté de s'établir sur les terres de l'ar-
chipel, d'en cultiver le sol, d'en développer
l'industrie et le commerce dans les mêmes
conditions que les sujets espagnols, et d'y
établir une station navale. Alphonse XII et
Guillaume Ier acceptèrent cet arbitrage ; par
reconnaissance, l'empereur offrit au Pape une
croix pectorale ornée de brillants, et Bismarck
lui écrivit une lettre où il l'appelle Sire, titre
qui nie implicitement la légitimité du
royaume d'Italie.
L'Eglise, selon saint Augustin, n'est pas
diminuée par la persécution, elle est plutôt
augmentée ; elle s'augmente également par
la résistance et par le sacrifice. Bismarck,
parlant du Fabius pontifical, avait dit :
« Léon XIII est un des hommes politiques les
plus considérables des temps modernes » ;
mais il retenait toujours : « L'eau, disait
Windthorst, s'est quelquefois retirée, le flot
est toujours impétueux ». Enfin, le 9 mai 188G
la législation anti-catholique fut détruite :
l'Eglise sortit triomphante d'une injuste per-
sécution. Il faut ajouter que si Léon XIII
remporta la victoire, Pie IX l'avait préparée
par l'intrépidité de sa résistance.
Léon XIII avait, en Russie, un autre
champ d'action. Dans ce vaste empire, les
catholiques étaient loin de jouir des avan-
tages qu'accordent tous les peuples civilisés.
A l'occasion de l'anniversaire du couronne-
ment du czar, Léon XIII avait chargé l'inter-
nonce de Vienne de porter ses félicitations à
Saint-Pétersbourg. L'accueil fait à l'inter-
nonce fut assez encourageant. Le Pape crut
opportun d'écrire à Alexandre II pour lui
représenter qu'au milieu des révolutions po-
litiques et des convulsions sociales, la liberté
rendue à l'Eglise ferait naître certainement la
paix et produirait la fidélité. Alexandre,
touché des paroles du Pontife, envoya ses
deux fils, Serge et Paul, à Home, pour re-
nouer les relations entre Rome et Saint-Pé-
346
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Lerabourg. La mort tragique de l'empereur,
né pai les nihilistes, oe permit pas à
ses bonnes dispositions d'abontir.
Léon Mil, pour arriver au Lut, prit un
détour. Les pays slaves avaient été évaogé-
lisés par .saints ( L\ ri lie et Methodius, Ces
ai ôlres avaient même créé l'alphabet du
pays slave et inauguré sa littérature par une
traduction uY> livres saints. Leur millénaire
revenait en 1880. Léon XIII voulut le célébrer
par une encyclique. Cet acte obtint, dans
les pays slaves, un retentissement prodigieux.
Ce millénaire lut glorifié avec une solennité
extraordinaiie. D'Autriche, de Hongrie, de
Bulgarie, de Serbie, vinrent à Home de nom-
breux pèlerinages. L'épiscopat de ces contrées
répondit magnifiquement aux avances du
Pape. Sur ces entrefaites, Léon XIII rétablit
la hiérarchie catholique dans la Bosnie et
l'Herzégovine. Par la grâce de Dieu, Alexan-
dre III, le Taciturne, vint à comprendre qu'il
ne pouvait plus tenir les peuples dans l'isole-
ment et les catholiques sous la persécution.
Un chargé d'affaires fut envoyé à Home pour
établir peu à peu la paix. Aujourd'hui, par la
volonté de Nicolas II, il existe à Home une
ambassade russe. Si l'on nous disait qu'un
cardinal russe chantera bientôt la messe à
Saiut-Péieiïibourg, nous dirions : Pourquoi
pas?
Nous ne disons rien ici de l'Autriche et de
l'Italie. L'Autriche est un empire à deux tètes
qui n'a ni cœur ni cervelle : il viole la disci-
pline catholique pour plaire à Calvin ; par
défaut de foi et de vertu, il se divise et se dé-
compose. François-Joseph est le dernier des
souverains. Quant à l'Italie, qui laisse insulter
le cadavre de Pie IX et vole les biens de la
propagande, ce n'est pas un gouvernement,
c'est un ramas de soudards garibaldiens qui
emplissent leurs poches et qui mettent la cou-
ronne à l'encan de la banqueroute. Humbert
premier et dernier n'est que le croque-mort
de l'Italie, parce qu'il est le geôlier de
Léon XIII.
L'Orient avec sa vaste étendue n'attirait pas
moins l'attention du Pape que les pays slaves.
En Orient, il y a l'Eglise Grecque, l'Eglise
Arménienne, l'Eglise Syro-Chaldaïque et
l'Eglise Copte. En faveur de l'Eglise grecque,
Léon XIII agrandit de moitié le collège de
Saint-Athanase, doubla le nombre de ses
élèves et y fit enseigner cette liturgie dont les
Grecs sont si jaloux ; ce collège est, pour
Athènes, une pépinière d'apôtres. En Arménie
Léon XIII mit fin au schisme de Kupélian,
créa cardinal le patriarche arménien Hassoun,
établit à Home un collège arménien, et en-
voya en Arménie des jésuites et des frères de
la doctrine chrétienne pour fonder un collège
et des écoles populaires. Au regard des Syro-
Chaldaïques, le Pape approuva leur patriarche
Abolionan, il lui envoya des dominicains
pour établir un collège où accourut la jeu-
nesse de la Mésopotamie. Joyeuses sont les
nouvelles qui parviennent en Europe de cet
établissement qui ramène le christianisme
pays des anciens patriarches, aujourd'hui
m. Mue, le Pontife adresse un appel aux Coptes
d'Egypte et a toutes les EJglises d'Orient pour
les faire revenir à l'unité. Hier, il avait en-
voyé un légat à Jérusalem, pour célébrer, en
Terre-Sainte, le Congrès icharistique et
hâter le jour où, en Orient, il n'y aura plu-
qu'un troupeau et qu'un pasteur.
lin Perse, Léon XIII protège les lazariste.-:
et, par quelques décorations habilement dis-
tribuées, se fait bien venir de la cour. Aux
Indes, il met fin au schisme de (roa ; il s'ap-
plaudit de la liberté que l'Angleterre accorde
aux missions. En Chine, il défend le.- mi-sion-
naires contre le fanatisme violent des foules
et maintient, près des Fils du Ciel, le protec-
torat de la France dans l'Extrême-Orient. Au
lapon, il soutient, près du Mikado, la sainte
cause de l'Lglise. Dans la récente guerre entre
le Japon et la Chine, grâce a Léon XIII, si les
missions ont beaucoup souffert des rebelles,
elles ont été respectées des troupes régu-
lières.
Dans l'Amérique du Nord, un grand peuple
est en train de se former. L'esprit religieux,
l'esprit conservateur, à peine distincts en
principe, s'y concilient, en fait, avec l'esprit
de travail et une grande force d'initiative.
Pour mettre à profit ces grandes qualités, il
faut, près du berceau de la Hépublique fédé-
rale, une puissante action de l'Eglise.
Léon XIII, pour lui en assurer les bénéfices,
appelle à Rome plusieurs évoques d'Amé-
rique et détermine avec eux les matières
d'un prochain concile. En 1884, il convoque,
par la bulle Rei catholicx inercmentum, le
concile national de Baltimore. Quatre-vingt-
trois évoques se réunissent sous la présidence
de l'archevêque Gibbons ; ils portent les dé-
crets les plus favorables au 6alut des âmes et
à la prospérité de la Hépublique. Le plus im-
portant de leurs décrets se réfère à la fonda-
tion d'une Université catholique à Washing-
ton. Bieu, en effet, ne contribue plus à
l'agrandissement d'un jeune peuple que des
études supérieures, si vous y joignez la pleine
liberté d'action du clergé tant séculier que
régulier ; par ces deux seules causes, ce
peuple doit parvenir promptement à la vraie
grandeur. Afin d'assurer encore mieux la fé-
condité de ces deux puissances, Léon XIII
unit plus fortement l'Amérique au Saint-
Siège, par la création d'une nonciature et
l'envoi comme nonce du canoniste Satolli.
Dans une lettre pastorale collective qui se-
rait à citer tout entière, les Pères de Balti-
more touchent au point qui intéresse le plus
la civilisation : « Affirmer, disent-ils, que
l'Eglise catholique soit hostile à la grande
Hépublique parce qu'elle enseigne que toute
autorité vient de Dieu, parce que derrière les
événements qui préparent la fondation de la
Hépublique, elle voit la Providence de Dieu
qui la guide, et derrière l'autorité des lois,
elle trouve l'autorité de Dieu qui les rectifie :
LIVRE QUATRE-VING1 Ql ATmiizikmi
i une accusation assurément étrange et
absurde, et noua nous étonnons de L'entendre
exprimer même par des personnes de mé-
dioere intelligence. Nous croyons que les
hér<>s de la patrie ont été Les instruments du
Dieu des nations et tous nous levons <lcs re-
gards reconnaissants et respectueux vers
Dieu, et vers Les Instruments qu'il a choisis
pour établir, sur notre sol, la patrie <le la li-
berté. Il ne serait pas moins déraisonnable de
croire que le libre esprit des institutions amé-
ricaines soit incompatible avec la parfaite do-
cilité due à la doctrine du Christ. L'esprit de
la liberté américaine n'est pas l'esprit de li-
cence et d'anarchie; il est essentiellement
formé de l'amour de l'ordre, du respect de
l'autorité légitime et de l'obéissance aux
justes lois. Dans le cœur de l'amant le plus
passionné de la liberté américaine, il n'y a
rien qui puisse empêcher sa soumission à
l'autorité divine et à l'autorité que le Seigneur
a conférée à son Eglise. » Paroles d'or que
nous voudrions voir gravées au fronton de
tous les Parlements, foyers ordinaires de
U utes les passions politiques, qui ne sont, à
bien prendre, que les plus vulgaires passions.
Dans le noir continent d'Afrique, le Pape
maintient les anciennes missions d'Egypte,
d'Abyssinie et du Sénégal ; il ouvre aux Pères
Blancs les missions du Soudan, du Sahara et
des grands lacs ; il confie la mission du Cap
aux Oblats de Saint-François-de-Sales ; il
favorise de toutes ses forces les croisades
anti-esclavagistes. Rien ne sera négligé pour
que les fils d'Ismaël soient soustraits à l'ana-
thème et inclinent enfin leur front devant la
€roix.
Même zèle pour les innombrables îles de
l'Océanie. Léon XIII donne un cardinal à
l'Australie. Quant aux peuplades sauvages,
souvent cannibales, des Archipels, son cœur
s'émeut sur leur sort. Parmi les nations chré-
tiennes, il y a de petites sociétés de mission-
naires qui vivent un peu à l'étroit. Vous de-
mandez à quoi elles servent ; c'est pour que
le Vicaire de Jésus-Christ leur ouvre tous les
horizons d'un apostolat qui n'a pas pu s'exer-
cer depuis deux mille ans.
Lniin, pour toutes les missions, Léon XIII
favorise hautement l'œuvre de la Propagation
de la foi ; grâce à lui, sous nos yeux s'accom-
plit enfin la parole du psalmiste : « La voix
des apôtres a retenti dans tout l'Univers. »
Pour nous : Sistimus hic tandem nobis ubi de-
fuit or bis.
Une biographie, pour être complète, exige
le portiait du personnage, quelques détails
sur sa vie intime, et, autant que le respect
le permet, quelques appréciations sur son
œuvre. La Sainte Ecriture nous défend de
louer l'homme encore vivant; elle ne défend
pas de lui rendre justice, et elle prescrit de
l'honorer.
Léon XIII est de stature plutôt grande, de
Corpulence délicate, de carnation blanc-rosée.
Des sa jeunesse il était maigre, mais sa fibre,
bien que délicate, peul i i aux gra
infirmités, aux occupations ériense si con-
tinues, aux cruelles anxiétés de L'Ame. On
voit, dans cette force, une spéciale ■uce
de la divine grâce. Le regard du Pape exprime
L'énergie, la douceur, une grande iotelli
ei une parfaite pénétration. La maigreur des
joues et le menton quelque peu allongé don-
nent connue perspective plus d'ampleur au
front où se devine l'étendue de la connais-
sance. Les cheveux sont très blancs, clairs
sur la partie supérieure du front, plus dru
sur le reste de la tète. Même sans connaître
la phrénologie de Gall, on voittoul de suite
qu'on est en présence d'un esprit supérieur.
Les yeux cbàlain-clair sont vivaces et scin-
tillants; ils dénotent la vivacité et la promp-
titude de l'âme. La tenue du Pontife est grave,
quelquefois vacillante, par effet de l'âge qui
incline vers la décrépitude. Le son de la voix
a une inflexion légèrement nasale ; il est tou-
tefois robuste et sonore. C'est même une voix
belle à entendre dans la mâle vibration du
discours, surtout du discours latin où la parole
a une spéciale caractéristique, celle de la pro-
nonciation la plus pure et la plus distinguée.
Le Pape Léon XIII n'a rien changé à la sim-
plicité de sa vie antérieure. Le Pape se lève
de grand matin et se fait toujours réveiller à
heure fixe ; ensuite, il se recueille un peu dans
son oratoire, il consacre une demi-heure à
l'oraison mentale, à la méditation de la vérité
évangélique ou des mystères de la foi. Avec
l'assistance de son chapelain, il récite les pre-
mières heures canoniales et se prépare à la
célébration de la sainte Messe. La sainte Messe
terminée, il descend de l'autel et assiste à une
messe d'actions de grâces.
Si quelques fidèles ont eu la bonne fortune
d'entendre la Messe du Saint-Père, le Pape
s'asseoit sur un siège et reçoit ces heureux
visiteurs. L'un après l'autre, ils plient le genou
devant ce vénérable vieillard, en reçoivent
des paroles de réconfort et une bénédiction.
La plupart se retirent émus, parfois les yeux
mouillés de larmes.
Avant de se livrer aux fatigues quoti-
diennes, le Pape entre, près de la chapelle,
dans une salle très simple, où il prend son
déjeuner ordinaire. La collation se compose
d'une tasse de café et d'une petite pagnofte.
Après le déjeuner, le Pape se retire dans
son bureau particulier, où l'attendent les se-
crétaires, pour lui présenter la correspondance
du jour. Cette correspondance est habituelle-
ment chargée, et très digne d'attention. Le
Pape lui consacre quelque temps. Ensuite, il
reçoit les rapports des diverses congrégations
de cardinaux. Toutes les questions impor-
tantes, compliquées, incertaines, traitées
d'abord par les congrégations, sont soumises
au Pape, qui prononce, sur chacune d'elles,
un jugement rapide et lumineux.
Léon XIII ne supporte pas la négligence, le
défaut d'ordre, de régularité et d'exactitude.
C'est un esprit éminemment pratique et qui ne
i
348
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
craint pas d'examiner les particularités les
plus minutieuses. Son entourage est souvent
étonné de la merveilleuse mémoire des faits
les moins importants, mémoire dont il donne
tous les jours la preuve.
Après les congrégations vient le tour du
rétaire d'Etat : Sa Sainteté s'occupe avec
lui des difficiles et délicates relations avec les
gouvernements étrangers. Les luttes âpres et
quotidiennes que le Saint-Siège doit soutenir
non seulement avec les cours non-catho-
liques, mais avec celles qui se disent catho-
liques, montrent quel vaste champ est ré-
servé au Pape dans la politique et la diplo-
matie.
Presque chaque jour, le Pape reçoit, tantôt
des ambassadeurs, tantôt des évoques, tantôt
des pèleiins, des membres de confréries, de
comités et de congrès.
Au milieu du jour, dans la saison douce, il
va se promener au jardin du Vatican. Pen-
dant l'été, il choisit, pour sa promenade, les
heures du soir.
Le repas du Saint-Père est très frugal ; les
viandes les plus simples, quelques fruits, un
peu de vin mêlé d'eau forment le dîner et le
souper. Dans ses repas, selon l'usage constant
des Papes, Léon XIII est toujours seul.
Le soir, après le souper, le Pape récite le
bréviaire avec son chapelain et fait les autres
prières. Après les prières, le vénérable Pon-
tife se retire et se repose. Sa chambre à cou-
cher est de la simplicité la plus sévère. Le
temps qu'il consacre au repos est à peine suf-
fisant pour rétablir ses forces; avec son im-
mense labeur intellectuel, son corps est sou-
mis à une dure épreuve.
On dit que le Pape a coutume d'enlever
quelques heures à son court repos. Ses mer-
veilleuses encycliques, ses allocutions consis-
toriales, ses bulles les plus importantes ont
été composées pendant les heures silencieuses
de la nuit. Plus d'une fois, le camérier, en-
trant le matin, trouva Léon XIII la tête ap-
puyée sur la table : le Pape avait été surpris
par le sommeil et par la fatigue.
Cette humble vie explique les grandeurs du
Pontificat. Trente-deux ans à Pérouse, petite
ville de 13.000 âmes, ne paraissaient pas
destiner le cardinal Pecci à une action si
éclatante. Dans ce bourg juché sur une mon-
tagne, en plein milieu des Apennins, le prélat
avait su entendre tout ce qui se disait dans
l'Eglise et dans le monde, tout voir de ce qui
se faisait, tout méditer de ce qu'il pensait.
Cardinal, s'il ambitionna la tiare, on l'ignore,
mais il y préludait par ses actes d'évêque.
Parmi ces actes, on cite une homélie sur la
civilisation, des lettres pastorales sur la sanc-
tification du dimanche et le pouvoir temporel
des Papes, un mandement sur le blasphème,
un avertissement contre les écoles protes-
tantes, les règles de la vie chrétienne, un dis-
cours sur les prérogatives du Pape, la consé-
cration du diocèse au Sacré-Cœur et à la
Sainte Vierge, des lettres sur la divinité de
Jésus-Christ, sur les erreurs courantes contre
la religion et la vie chrétienne, sur la con-
duite du clergé dans les temps présents, sur
les prérogatives de l'Eglise et les erreurs qui y
portent ail» tinte, sur la lutte chrétienne, sur le
concile œcuménique du Vatican, but l'Eglise
catholique au .\i\'J siècle, enfin sur l'Eglise et
la civilisation. Ces actes épiscopaux sont bien
d'un homme qui prélude, sous la direction di-
vine, aux plus grandes chose-.
On peut juger l'épiscopat de Pérouse, on ne
peut pas juger encore le Pontificat de
Léon XIII : l'œil ne voit pas ce qui le touche ;
pour apprécier un monument, il faut l'éloi-
gnementsous une certaine perspective; pour
apprécier une œuvre historique, il est indis-
pensable d'attendre les révélations du temps.
Nous avons sous les yeux les actes du Pape :
ces actes sont autant de grâces qui produisent
leur elfet ; les bienfaits qui en découleront un
jour sont encore le secret de l'avenir.
Mais si l'on ne peut juger le Pontificat, on
peut juger le Pontife. Pour le juger en toute
vérité, il faut avant tout se rappeler que le
Pape est le vicaire de Jésus-Christ. « Je vis, di-
sait saint Paul, mais ce n'est pas moi qui vis,
c'est Jésus-Christ qui vit en moi.» Ce que le
grand apôtre disait de la vie mystique du
chrétien et de la vie apostolique du converti
de Damas, doit se dire à plus forte raison du
Pontife romain. Le Pontife romain est le doc-
teur, le pasteur, le chef spirituel et le père de
l'Humanité rachetée parJésus-Christ : il en-
seigne au nom et avec l'assistance permanente
de Jésus-Christ ; il conduit son troupeau dans
les pâturages de la vérité, de la vertu et de
la justice, mais avec l'autorité et l'assistance
de Jésus-Christ ; il aime les agneaux et les
brebis, il gouverne les petits et les mères,
avec le cœur et l'âme de Jésus-Christ. L'ap-
préciation d'un Pape exige d'abord qu'on se
metteàgenoux et qu'on rende grâces au divin
Rédempteur.
Ensuite, il faut nous souvenir que le Vicaire
de Jésus-Christ est prisonnier. Depuis vingt-
cinq ans, le blocus du Vatican se resserre
sans bruit et sans arrêt. Le Pape de l'Eglise
catholique peut à peine gérer sa charge
d'évêque de Rome. Là est le nœud de la
question et le secret des actes. Or, il ne pa-
raît pas qu'aucun secours puisse, aujourd'hui,
lui venir de l'Europe. Léon XIII a fait appel
en vain aux cours et aux cabinets; en vain, il
a montré que s'ils ne veulent pas être écrasés
sous des ruines menaçantes, ils doivent con-
solider la clef de voûte du vieil édifice euro-
péen. Personne n'a eu l'air de comprendre.
Les monarchies sont enveloppées dans le
vaste complot qui trame la perte de l'Eglise,
et l'Eglise est la victime qu'ils offrent en
holocauste, dans l'espoir de se sauver.
Et, cependant, le Pape n'est pas seulement
pontife, il est roi. Et ce qui le fait tel, ce
n'est pas cette loi ridicule de garanties que
rien ne garantit, mais qui confesse ce qu'elle
veut nier ; c'est bien l'histoire et la tradition.
LIVRE QUATNE VINGT-QUATORZIÉME
349
Oe i|ui fait du Pape un roi, c'est le consente-
nient de deux cents millions d'hommes, c'est
l'acte de vingt peuples qui entretiennent pies
de sa personne des ambassadeurs, c'est l'at-
tention d'autres peuples qui ne reconnaissent
pas sa principauté religieuse et se. désintéres-
sent des questions confessionnelles, et qui
pourtant lui envoient des plénipotentiaires.
Ce qui confirme sa royauté enfin, c'est ce
quelque chose de plus puissant que tout, le
témoignage universel, l'oracle de l'univers.
A la vérité, quelques centaines d'Italiens,
disciples de Garibaldi, devenus serviteurs de
Cornélius llerz, ont cru réduire le Pape au
titre civique, et le pouvoir menacer d'un
renvoi en police correctionnelle. Cette concep-
tion saugrenue prouve qu'ils n'ont pas lu ou
qu'ils ne savent pas comprendre l'histoire.
La création de ce royaume d'Italie qui nie
la royauté du Pape n'est d'ailleurs qu'un
anachronisme et un scandale. C'est l'effet
d'un complot de bourgeois francs-maçons et
impies, jaloux de substituer l'élément civil à
l'élément religieux, et de garder leur puis-
sance en se déchargeant de vertu. Les conspi-
rateurs n'ont songé qu'à faire fortune. Au
lieu de mettre la terre aux mains du peuple,
ils l'ont gardée pour eux. Les fonds ecclésias-
tiques, indignement volés ou politiquement
gaspillés, n'ont été achetés que par la classe
moyenne. Dans un pays essentiellement agri-
cole, le paysan n'a pas même l'espoir de de-
venir propriétaire. Les séditions fréquentes
indiquent la gène des classes ouvrières. Quant
à l'aristocratie, qui entretenait avec l'ouvrier
et le laboureur des rapports aimables, elle a
été frappée au cœur par la loi de succession.
Une bourgeoisie égoïste et rapace grossit les
fermages, rogne les salaires et met l'Italie à
la besace.
La situation de l'Europe n'est pas meilleure
et pose d'autres problèmes. L'Europe est en
train de passer de la monarchie à la démo-
cratie, de la propriété exclusive au travail
affranchi, du régime bourgeois au règne du
quatrième Etat. Au fond de cette Europe, il y
a une barbarie et un paganisme nouveaux.
Des théories infâmes poussent hardiment au
crime ; des passions féroces ne demandent pas
mieux que de le commettre, au nom du pro-
grès.
Des incertitudes pèsent sur les esprits, une
grande confusion règne dans les choses.
C'est à cette heure, sous le ciel le plus beau
qu'on ait vu, qu'une étoile jette soudain un
éclat tel que toutes les nations en paraissent
illuminées. A la lueur discrète de cette étoile,
les hommes semblent se distinguer dans la
nuit et se diriger sur le chemin tortueux où
ils marchent. A sa lumière, ils comptent
leurs forces, les ramassent, en forment une
puissance collective. On commence à parler
d'équité indulgente là où il n'était question
que d'implacable justice; on supplée à la ré-
volte par la patience ; on invoque des devoirs
là où l'on ne jurait que par des droits. On
met enfin un peu d'esprit de conciliation à
celle loi irritante des pauvres et des riches qui
groupera toujours toute société. Et l'étoile qui
éclaire cette scène, c'est l'étoile de Léon XIII,
qui appelle les peuples, à la délivrance
d'abord, puis à l'exaltation de la papauté;
institution divine qui adoucira les maux des
peuples en corrigeant le Code par l'Evangile.
Léon XIII, dit un publiciste français, est >m
pontife de la plus haute vertu, de l'esprit le
plus éclairé, de l'expérience la plus complète,
de la prudence la plus consommée. En la con-
sidérant sans esprit de parti, sa conduite a
été constamment marquée au coin de la sa-
gesse. Elle n'a pas toujours eu le succès
qu'elle méritait pour ses intentions loyales,
pour ses sages conseils, pour ses promesses
heureuses. Mais sa magnanimité n'a pas
craint d'affronter cet échec prévu!... D'une
doctrine profonde, il ne laissera pas péri-
cliter le dépôt confié à sa garde. Hommes de
peu de foi, rassurez-vous, ce n'est pas parce
qu'il est sobre de paroles qu'il sacrifiera les
intérêts de l'Eglise.
Pendant qu'il supporte, avec l'héroïque va-
leur du martyr, les tribulations qui l'envelop-
pent, Léon XIII attend de Dieu sa délivrance :
Léon XIII manifeste au monde entier son
énergie et sa sagesse. Près des gouvernements
européens, il poursuit les négociations qui
doivent assurer la paix de l'Eglise. Eu Orient,
il prépare les voies pour ramener à l'unité
catholique des millions d'hommes que le
schisme grec a privés pendant des siècles de
la communion avec le Siège de Pierre. En
Occident, il travaille également à réparer les
brèches ouvertes par l'hérésie et le schisme.
Ailleurs, il presse l'exploration des pays in-
connus, jusqu'ici peu accessibles aux mis-
sions catholiques. Sa voix autorisée s'est fait
souvent entendre à tout l'univers ; elle con-
seille avec une sage éloquence ; elle montre
du doigt, dans les plus importantes questions
de philosophie, la voie de la vérité ; elle en-
seigne les moyens d'améliorer la vie humaine
dans toutes ses manifestations individuelles,
domestiques et sociales ; elle indique le che-
min à suivre pour tous les enfants de la sainte
Eglise, afin que toute chair puisse contempler
le salut qui vient de Dieu. Lumen in cœlo . .
L'histoire de l'Eglise, écrite par un prêtre
français, doit rendre grâces au Pontife des
services rendus à sa patrie et, en particulier,
de sa sollicitude à lui conserver le protectorat
de l'Eglise.
La France exerce son protectorat sur les
catholiques du Levant; du Levant propre-
ment dit, ce protectorat s'est étendu à tous
les pays d'Orient, y compris la Chine et,
comme conséquence, à tous les pays de mis-
sions apostoliques. Quelle est la nature de ce
fait? correspond-il au droit? et, s'il y corres-
pond, dans quelle mesure le fait a-t-il créé le
droit ? dans quelle mesure le droit a-t-il créé
le fait? Telle est la question.
350
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Une place deguerredont !<•- bastions fai-
.1 L'Islam : niri>i concevait- on L'Eu-
rope avant François I". Entre cette forteresse
et Le sultan, François I™ baissa le ponL-le\i~.
\ i.( lal.if de la diplomatie, Le sultan, intrus
nie-Il. eut le roi très chrétien pour intro-
ducteur. C'était une impiété, presque une
apostasie. Hais en vertu d'une mystérieuse
destinée, il arrive à la France de servir
.lise, non seulement par ses actes de
piété, mais aussi par les conséquences inat-
tendues de ses actes d'irréligion. Entre la
Croix et le Croissant, François Ier avait passé
contrat. 11 résultait de ce contrat que le
Croissant tolérerait la Croix et que le roi de
France garantirait celte tolérance. C'est parce
qu'il était entré en coquetteries avec la Porte,
qu'il put èlre auprès d'elle le premier avocat
du Christ, le grand protecteur des chrétiens.
Ce protectorat fut reconnu par les fidèles
en souvenir de saint Louis et des services que
la race franque avait rendus au Moyen Age ; il
fut reconnu par les infidèles en échange des
services que nous lui rendions au xvi° siècle.
Cet état de choses fut réglé par une série
d'actes qui s'appellent ca/ntulations. En vertu
de ces concessions, il est licite aux Français
voyageant en Orient d'observer leur religion ;
même faveur est accordée aux sujets du Pape
et des rois d'Angleterre. La visite des Saints-
Lieux est permise, sans nulle entrave, « aux
sujets de l'empereur de France et à ceux des
princes ses amis, alliés et confédérés, sous
l'aveu et protection du dit empereur ». Cette
même protection couvre les religieux du
Saint-Sépulcre, les jésuites, les capucins de
Galata, les Eglises que la nation française
possède à Smyrne, à Saïd, à Alexandrie, dans
les autres échelles, et, d'une façon générale,
« les évéques et les religieux dépendants de
l'empereur de France ». Une autre capitula-
tion englobe dans cette catégorie les capucins
et missionnaires de toutes nations en pays
barbaresques, notamment à Tunis et à Tri-
poli.
Des textes peuvent fonder un droit; c'e-t
en s'exerçant que ce droit se justifie. C'est en
vertu des capitulations que Soliman rend aux
chrétiens un sanctuaire de Jérusalem trans-
formé en mosquée ; qu'un autre sultan fait
sortir, en 1559, quelques pèlerins de prison;
qu'un ambassadeur de Henri IV rouvre l'Eglise
Saint-François de Péra, sauve le Saint-Sé-
pulcre de la profanation et les religieux de
l'esclavage, protège les évêchés de l'archipel,
défend et assiste constamment toutes les
églises et tous les chrétiens ; que le premier
consul Bonaparte prend sous sa protection
tous les hospices et tous les chrétiens de Sy-
rie, d'Arménie et spécialement toutes les ca-
ravanes qui visitent les Saints Lieux ; et que
Napoléon III réclame cette même protection
que les Bourbons avaient fait reconnaître par
des firmans. Cet exercice actif et constant de
notre patronage, ajoute, à la force massive
des traités, la force vivante de la tradition.
La tradition ne confirme | ment les
texte- ; bUs les complète et y supplée. Il
semble que, d'après le.s capitulations, les -culs
clients de la France en Orient, soient les ca-
tholiques des nations occidental, s, ruions ou
pèlerins du catholicisme sur le-> terre* du -ul-
tan. l'ourlant, en vertu des précédents histo-
riques, non des traités, les sujets catholiques
du sultan se sont aussi groupés lentement
sous notre protection. La Porte reconnut gra-
cieusement celle prérogative, elle c>t inscrite
en histoire et repose sur des antécé lents his-
toriques. Les Maronites, par exemple, sont
placés, depuis saint Louis, sous le protectorat
de la France.
En somme, depuis le xvic siècle, le double
rôle de la France en Oient, c'est d'être la
protectrice exclusive des marchands et des
pèlerins. La France n'est pas restée seule
maîtresse du commerce oriental ; les autres
nations de l'Europe ont envoyé, en Orient,
des ambassadeurs et des consuls. En même
temps et par un mouvement contraire, l'im-
portance et la clientèle du protectorat reli-
gieux sont allées en augmentant et les Français
apparaissent, aux yeux des Orientaux, comme
les défenseurs naturels des catholiques de
toute nation, même de la nation turque.
L'Autriche, il est vrai, a fait insérer dans
les traités de Passarowitz, de Belgrade et de
Sistova, des clauses par lesquelles le sultan
garantit le libre exercice du catholicisme en
Orient. Mais ce droit ne crée aucune tradition
et ne s'appuie sur aucune ; c'est la simple ré-
pétition du droit concédé à la France, droit
auquel ces traités ne portent aucune atteinte.
On a prétendu parfois que le traité de Ber-
lin avait prononcé notre déchéance. Or, avant
le Congrès, il avait été expressément réservé,
par notre ambassadeur, « que l'Egypte,, la
Syrie et les Saints Lieux resteraient hors de
discussion ». Dans sa rédaction primitive,
l'article 12 du traité reconnaissait nos droits
« aux Lieux Saints et ailleurs » ; la rédaction
définitive du même article porte : « Les droits
acquis à la France sont expressément réser-
vés ; et il est bien entendu qu'aucune atteinte
ne saurait être portée au statu qm dans les
Lieux Saints ».
Ce discret assaut que livraient, à notre pro-
tectorat, des casuistes de chancelleries, mé-
ritait une représaille. En 1878, nous obte-
nions, de la Propagande, un premier témoi-
gnage ; en 1888, une circulaire plus explicite,
de la même congrégation, atteste solennelle-
ment nos droits.
Depuis un demi-siècle, la Propagande est
devenue une sorte de puissance internatio-
nale. Immédiatement, elle commande à tous
les délégués apostoliques : elle reçoit leurs
rapports fréquents, les examine, y répond, et,
le cas échéant, les oblige à consulter. Au
Pape, ils ne doivent pas seulement l'adhésion
de la foi, mais encore, dans le gouvernement
de leur Eglise, une obéissance scrupuleuse.
Sous Pie IX, la Propagande s'est augmentée
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
351
d'un secrétaire pour les affaires orientales.
Ainsi fortifiée et. centralisée, la Propagande
règle la conduite deB catholiques dans ions
les pays de missions, c'est-à-dire dans les
troi^ quarts de l'univers. Un Etat, soucieux de
son expansion, doit Compter avec la Propa-
gande.
Les capitulations suffirent longtemps à ga-
rantir noire influence et nos droits. Mais la
papauté est une grosse pièce sur L'échiquier
du monde ; et les Ktats ont plus besoin d'elle
qu'elle n'a besoin d'eux. Suppose/, que la Pro-
pagande ordonne aux chrétiens d'Europe éta-
blis en Orient de recourir, en cas de besoin,
aux ambassadeurs et consuls, représentants
divers de leur nationalité : immédiatement
notre protectorat chancelle. L'Italie et l'Alle-
magne nourrissaient de telles prétentions et
peut-être en avaient déjà libellé la formule.
La troisième république vit le péril et eut le
mérite de le conjurer.
Le cardinal Siméoni était alors préfet, de la
Propagande. Le 22 mai 1888, la circulaire
Aspera rerum conditio vint répondre aux
vo'iix de notre diplomatie. Il y a, dans le
Levant, des missionnaires italiens; la circu-
laire ordonne à ceux-ci comme aux autres,
de se conduire envers les représentants du
Quirinal, de telle sorte qu'ils ne puissent être
soupçonnés de dispositions favorables ou de
connivence à l'égard du nouvel ordre de
choses existant à Home ; elle défend, en par-
ticulier, d'inviter les consuls italiens dans les
céréuionies religieuses et de leur rendre des
honneurs dans les Eglises ; s'ils y viennent
spontanément, elle ne permet aux délégués
apostoliques d'accepter pour leurs écoles et
pour leurs oeuvres, des subsides des consuls
italiens, que si ceux-ci ne réclament, en
échange de ces subsides, aucun droit de sur-
veillance ou de tutelle.
« Car on sait, dit textuellement la circu-
laire, que, depuis des siècles, le protectorat
de la nation française a été établi dans les
pays d'Orient, et qu'il a été confirmé par des
traités conclus entre les gouvernements. Aussi
l'on ne doit faire, à cet égard, absolument au-
cune innovation : la protection de cette na-
tion, partout où elle est en vigueur, doit être
religieusement maintenue, et les missionnaires
doivent en être informés, afin que, s'ils ont
besoin d'aide, ils recourent aux consuls et
autres agents de la nation française. De
même, dans ces lieux de missions où le pro-
tectorat de la nation autrichienne a été mis
en vigueur, il faut le maintenir sans change-
ment. »
" t^'est donc, à l'heure actuelle, conclut
Georges Goyan, un précepte de discipline,
une obligation de conscience pour les délé-
apostoliques en Orient, à quelques pays
qu'ils appartiennent, de considérer nos con-
suls comme leurs, protecteurs naturels. Ces
délégués apostoliques et leurs fidèles pou-
(ij Lu France chrétienne dans l'histoire, p. -r)98.
raient être soumis à deux statuts fort diffé-
rents : ou bien vivre, sous la tutelle exclu
de la France, comme les marchands, jadis,
commerçaient exclusivement sous notre ban-
nière ; ou bien se grouper, suivant leurs na-
tionalités, autour de leurs différents consuls,
comme les marchands, aujourd'hui, com-
mercent chacun sous la bannière de leurs
Etats respectifs. Au moment même où l'on
contestait nos droits par de mali< ieuses in-
terprétations du traité de Berlin, la Propa-
gande les a reconnus ; elle en impose la Btricte
observance à ses subordonnés ecclésiastiques;
et notre influence doit rester, dans l'avenir,
ce qu'elle fut dans le passé. Tout délégué de
la Propagande a deux patries dans les terres
de sa llautesse : son pays d'origine et une
seconde patrie désignée par la sacrée Congré-
gation, la France. C'est sur toute une région
que notre protectorat est ratifié : plus les
chrétientés s'y multiplieront, plus s'accroîtra
notre clientèle. La France, à ce litre, doit
souhaiter une Eglise conquérante, comme
l'Eglise doit souhaiter une- France respec-
tée (1). »
Deux faits militent à l'appui de ces consi-
dérations : le premier c'est que la France, à
elle seule, fournit la presque totalité des sub-
sides nécessaires à l'entretien des missions ;
le second, c'est que la France est toujours
aima parens virûm et qu'elle fournit à elle
seule la presque totalité des missionnaires.
Les missions sont en quelque sorte son ou-
vrage ; il est juste qu'elles restent sous sa
protection dans la mesure, au moins, où elles
sont son oeuvre. C'est la conclusion du bon
sens, d'accord avec le droit.
En résumé, notre protectorat est l'œuvre
commune de trois Frances dissemblables,
l'œuvre de saint Louis, des Valois, des Bour-
bons et de la troisième République. A cha-
cune des étapes de notre protectorat oriental,
quelque chose est créé, mais rien n'est perdu.
Par-dessus les générations successives, qui
font le geste de briser l'unité de notre his-
toire, il semble que veille un économe invi-
sible, qui, pour leur profit et pour sa gloire, la
maintient souverainement.
Lorsqu'il s'agit d'un Pape, et surtout d'un
Pape vivant, une histoire ne serait pas com-
plète, si elle négligeait la critique. Dans le
monde tel que la Révolution la fait, depuis
trois siècles, l'histoire n'est pas seulement une
conjuration contre la vérité, mais îe monde
est à l'état de révolte ouverte et de complot
permanent. Un Pape a simplement, devant
sa face, cette masse d'infidèles dont il doit
percer les ténèbres, guérir les vices et surna-
turaliser les vertus ; et une masse de fidèles
dont il doit garder la vertu et la foi. Par là
même qu'il est docteur et chef de l'Eglise il
voit se dresser, contre son pouvoir, trois
sortes d'adversaires : les impies, décorés au-
jourd'hui du nom de libres penseurs, qui
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
n'admettent ni religion, ni Dieu; les héré-
tiques qui n'admettent pas d'Eglise, et les
Bcnismatiquea qui n'admettent pas le Pape.
Nous avons, sur noire table, des écrits an-
glais, allemands et russes, dont les auteurs
masqués essaient d'accabler ie Pape de leurs
critiques : il faudrait un volume pour leur
répondre. Nous ne répondrons, ici, qu'à un
prétendu Russe, qui pourrait bien être
français, puisqu'il s'appelle Wasili. Qu'il
s'appelle Pierre ou Paul, qu'il soit un homme
ou une femme, son déguisement ne relève
pas la qualité de sa marchandise.
A première vue, il est difticile de croire à
sa véracité. Une partialité maladroite inspire
ses jugements sur les deux cours du Vatican
et du Quirinal. S'il parle du roi, de la reine,
des dames d'honneur ou des chambellans, il
ne sait à quelles expressions recourir pour
célébrer leurs grâces. Les chambellans sont
des gentilshommes de la plus belle eau ; les
dames d'bonneur réunissent toutes les ma-
gnificences; la reine n'est plus une femme,
c'est une déesse ; le roi concentre en sa per-
sonne tous les traits honorables des hommes
qui ont brillé sur la terre. Devant le sire Hum-
bert, il faut tomber en extase. La plume qui
se complaît à ces profusions d'encens est, pa-
raît-il, une plume républicaine, peu difficile
sur la qualité des encensoirs, et parfaitement
assortie au rôle de la valetaille littéraire. Ce
ne sont pas là des jugements, mais des pros-
trations.
S'il parle du Vatican, Vasili quitte l'encen-
soir et prend le fouet. Page 68 : « Bien moins
spirituel que Voltaire (qu'en sait-il?), Léon XIII
paraît beaucoup plus fort en politique et en
bien d'autres choses. » Page 69 : « Les mains
sont plus froides que le gros saphir qu'elles
offrent au baiser de l'adorateur. » Page 71 :
« Léon XIII est un tripoteur d'argent. »
Page 75 : « Léon XIII est vaniteux. » Page 68 :
« Léon XIII n'est pas savant. » Page 83 :
« Léon XIII est entier et tyrannique. »
Page 112 : « Léon XIII n'est pas pieux. »
Page 115 : « La politique, c'est le grand
souci de Léon XIII. » Page 06 : « Fondre peu
à peu le ^aint-Siège dans la monarchie ita-
lienne, sans que les autres peuples catholiques
s'en détachent, tel est le plan, telle est l'œuvre
à longue portée. » J'en passe, mais pas de
meilleur.
En prenant toutes ces allégations au pied
de la lettre, que s'ensuit-il ? que Léon XIII
est un homme, et non pas un Dieu comme
Humbert. Vous vous en doutiez, sans doute ;
il n'est pas donné à tout le monde de gravir
les sommets de l'Olympe. Mais, même en sup-
posant que Léon XIII paie son tribut à l'hu-
manité, — ce que je crois volontiers, car l'in-
firmité est la condition première du mérite,
— qu'est-ce que cela prouve en soi et qu'est-
ce que cela fait contre son pouvoir? Absolu-
ment rien.
Le temps n'est pas venu d'écrire l'histoire
de Léon XIII ; quand il viendra, je ne pense
pas que les historiens aienl à écrire en 3e voi-
lant la face. En attendant, aucun homme
sensé n'admettra que le Pape, heureusement
ii.tnl, fasse mauvaise figure. Prisonnier au
Vatican, en ce sens qu'il ne lui est pas pos-
sible d'en sortir, par la seule force de sa pen-
sée et de sa volonté, il a su exercer sa souve-
raine puissance et en faire respecter l'exercice.
La caractéristique du Pape, c'est qu'il est une
volonté ; un homme qui, par sa volonté forte,
s'affirme, agit et triomphe. Qu'on le critique
tant qu'on voudra, on ne critique que ceux
qu'on honore ; la critique même est un hom-
mage. Si le Pape n'était pas la souveraine
puissance de l'Eglise, vous n'auriez pas souci
d'écrire contre lui des volumes.
Trois traits ressortent, dès aujourd'hui, du
pontificat de Léon XIII. Le premier, c'est
qu'il ne veut pas de disputes entre catholiques,
et il ne veut pas de disputes, parce qu'il veut
l'action. La controverse sert à la clarification
des idées, et, au besoin, à la défense des prin-
cipes. Le Pape n'entend certainement pas 61er,
à l'Eglise, son caractère d'Eglise militante;
lui-même, son chef, est homme de combat;
il l'a dit expressément dans son épitaphe ;
mais il combat à sa manière et ne veut point
d' impedimenta. Dites tout ce qu'il vous plaira;
écrivez tout ce que vous voudrez : nous ne vi-
vons pas en un temps où l'on puisse suppri-
mer le flot des écritures : mais, si vous écri-
vez, ne faites rien qui énerve l'action pontifi-
cale. Une digue n'a jamais nui à personne ;
en canalisant les eaux, elle leur donne plus
de force et en augmente l'utilité.
Le second trait du pontificat actuel, c'est le
rappel aux études supérieures et la préconi-
sation de la philosophie de saint Thomas.
C'est là, disons-le hardiment, un trait de
génie et notre meilleur titre à l'espérance.
Depuis longtemps, nous avions perdu, en
France particulièrement, le sens des hautes
études. Même dans nos Eglises, nous avions
des docteurs qui opinaient en faveur de la
médiocrité. L'enseignement ecclésiastique de-
vait être médiocre, parce que médiocres sont
la plupart des intelligences et médiocres aussi
sont la plupart des postes dévolus aux jeunes
prêtres. Avec ce système, nous avions suivi la
pente d'une décadence intellectuelle, et comme
les idées règlent le monde, nous avons suivi,
en toutes choses, une décadence analogue à
la vulgarité de nos idées. Des écoles abaissées
était sorti, comme un fléau, le marasme natio-
nal. Disette de principes, absence d'hommes :
tel était le bilan final de nos médiocres doc-
trines. Le Pape, qui a mission de paître les
agneaux et les brebis, de confirmer ses frères,
de porter sur sa poitrine le môle de l'Eglise
et de rattacher la fortune des peuples à la
prospérité de la Chaire Apostolique, le Pape,
dédaignant toutes ces poussières d'écoles en
ruines, nous ramène à la grande école de la
scolaslique. La langue de la précision, la lo-
gique du raisonnement, la doctrine tradition-
nelle des écoles philosophiques de saint Au-
LIVRE QUATRE-VlNGT-QUATOnZlÉMl
3 •:»
gustin à sainl Thomas : voilà ci' que le Pape
conseille là où il no peut que conseiller, voilà
ce qu'il commande, là où il exerce le com-
ni.iii lement. Par là, le l'api; nous relève de
tous nos abaissements; il pose, par le retour
aux saines doctrines, le principe fécond de
toutes les grandeurs.
Le troisième, ou plutôt le premier Irait de
Léon Mil. c'est qu'il esl homme «l'action.
Réduit personnellement aux conditions où il
est plus difficile d'agir, il agit; il agit suis
cesse et partout ; de sa fenêtre du Vatican, il
voit le monde et sa plume et sa parole en-
voient partout des oracles. D'amicales rela-
tions avec toutes les puissances de terre, un
concordat avec la Russie, la paix avec l'Alle-
magne, la paix partout, sauf en Italie et en
France : n'est-ce rien qu'un tel résultat?
Léon XIII ne voit se dresser contre lui, ou
plutôt contre sa puissance, ni un hérétique,
ni un schistnatique, ni un rebelle quelconque.
Le monde entier adresse, au Vatican, pour les
noces d'or, les plus tendres et les plus expres-
sifs hommages : encore une fois, n'est-ce
là rien, et, devant ce concert magnifique,
que signifie le petit piaulement du comte
Vasili?
Léon XIII, sans doute, est un homme et je
crois bien, entre nous, qu'il ne l'ignore pas.
Nous n'adorons point Léon Xtl.I ; nous le res-
pectons, nous lui obéissons, nous l'honorons.
Le Pape a des droits, nous avons des devoirs,
nous nous appliquons à les accomplir. Telle
est l'économie de l'Evangile et tel l'ordre de
l'Eglise.
Après cela, qu'on vienne nous dire que le
Pape n'a qu'un but : trahir l'Eglise, la vendre
à César : nous trouvons ces allégations encore
plus sottes qu'invraisemblables ; nous croyons
à la Sainte Eglise catholique ; et aux lumières
de cette foi s'ajoute l'agrément d'y puiser
quelque esprit et un peu de fierté.
Le conteur Vasili revient sur le dernier con-
clave. Trois noms émergèrent du scrutin : Bi-
lio, Pecci et Franchi. liilio refusa, Franchi
accéda, Pecci eut la majorité des voix et, sur
la demande du cardinal Donnet, on ne dé-
pouilla môme pas le scrutin jusqu'au bout,
tous les cardinaux acclamant Léon XIII. Une
élection unanime empêche toute objection, et
si Ton veut censurer, il faut convenir qu'on
attaque tout le sacré Collège.
Aprè3 avoir fort maltraité le Pape, le comte
vient aux cardinaux. Ce grand esprit parle du
nez de l'un, du ventre de l'autre: il paraît
que les cardinaux ont un nez et des entrailles ;
il est probable qu'ils ont aussi des yeux et des
oreilles ; je ne serais pas surpris d'apprendre
qu'ils ont une bouche, des bras et des jambes.
L'émotion m'empêche d'en dire davantage. Je
istate seulement pour le châtiment du cen-
seur, que tel est l'objet de ce discours; et il
s'agit d'un sacré Collège où l'on voit briller Pi-
tra, le plus -avant homme de l'Europe; Her-
genrœlher, I< I historien ; Mazella, le
ind thé i ; Zigliara, le grand philo-
sophe, ci une toule d'autres placé par lei
mérites au-de u de la louan
Ce comte a uinsi un mol contn les ôvé p
lui, lin latiniste, il trouve que leur la! n ne
brilla pas au Concile. Le comte devrait sa-
voir: I" que les matières du Concile étaient
indiquées aux évoques depuis trois ans el
qu'ils pouvaient les étudier a loisir ; c2" qu'ils
reçurent, de plus, en arrivant, à Rome,
études îles théologiens du Saint Siège ; 3°que,
pour les observations qu'ils jugèrent utiles de
présenter, ils devaient les écrire, puis les lire,
non les improviser, chose trop peu réfléchie
pour être recevable en pareille rencontre. Si
quelque prélat, deux ou trois lois, se fiant à
sa prestesse d'esprit, réussit moins bien à
s'exprimer, il faut dire que cela n'arriva
qu'aux prélats chers à la république.
D'après la savante théologie de Vasili,
l'Eglise a été d'abord démocratique, puis aris-
tocratique, enfin monarchique. Vasili a em-
prunté cela à Guizot, qui l'avait emprunté
aux protestants. C'est avec celte invention
fragile, que les protestants colorent leur ré-
volte contre Rome ; pour un Russe, la distrac-
tion est un peu forte ; lorsqu'on défère aux
décisions dogmatiques du czar, on est mal-
venu à se récrier contre l'autocratie des
Papes. S'il s'agissait, sous la peau de Vasili,
d'un catholique masqué, je le renverrais au
catéchisme ; il apprendrait, en sa qualité
d'enfant de la Sainte Eglise, que l'evêque de
Rome est le successeur de saint Pierre, chef
souverain et unique du fidèle troupeau de
Jésus-Christ. Autrement nous n'avons pas
marge ici pour réfuter celte affirmation,
d'ailleurs sans preuve.
D'après la savante histoire de Vasili, on
donne, à Rome, des diplômes à qui en veut,
pourvu qu'on paie bien. Docteur en théologie,
docteur en l'un et l'autre droit, docteur en
quoi vous voudrez, venez, je vous prie, mais
passez d'abord à la caisse. J'apprendrai à
Vasili que les examens à Rome sont sérieux
et qu'ils ne peuvent être parfois suppléés que
pard-s titres plus sérieux encore. Les frais
d'examen pour le doctorat sont, à Rome, de
167 francs; et à Paris, pour les lettres, ils
atteignent 1 560 francs et pour la médecine,
1 860. Et à Paris, comme à Rome, ils ne
valent (pie par l'usage qu'on en sait faire ;
autrement ce sont des peaux d'ânes, je veux
dire des tilres qui supposent le savoir, mais
qui ne peuvent pas le donner.
D'après la savante économie de Vasili, la
main-mise de l'Etat italien sur les biens de la
Propagande ne serait qu'une substitution de
renies en argent aux revenus en matières, et,
par le fait, une heureuse opération pour la
Propagande, l'Italie s'entcnrlant à demi mot
avec la Papauté. C'est une erreur gro-se
comme le mont Plane. La conversion des
biens de la Propagande a rapporté d abord
au fisc, six million- ; les douze millions res-
tant rapportent, à 5 0/0, 600 000 francs. Au-
paravant les biens de la Propagande rappor-
t. xv.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGUSl CATHOLIQUE
iiii.nl 7-20 000 francs. Perte Bêcha, L20000 fr.;
['Etal italien Be réserve de convertir gra-
(|u, (| cette dette, c'est-à-dire de confts-
(jM ilement cea biens, plaisante ma-
nière de protéger l'oeuvre des missions. Ar-
ticle premier, nous prenons : voilà le plus
clair de la politique italienne au regard de
Le conteur a encore d'autres apercevances
3Up 1,1 robe rouge des cardinaux qu'il croit
i, ,, h fond d'une armoire et produite
rarement en public ; sur le pouvoir des car-
dinaux qu'il assimile fau^emeut aux vicaires
eapilulaires ; et sur leur revenu dont il
tronque la quotité. On lui voit beaucoup
d'autres erreurs sur des noms d'hommes, Bur
des noms de rues, sur des particularités
connues à Rome, comme le loup blanc, et
sur lesquelles, lui, diplomate incomparable,
il bronche comme une vieille mule. On ne
peut pas tout savoir; et si le conteur a vu
Rome avec une lunette d'approche, peut-être
le jour où il coiffait le bonnet île Nuslradamus
le ciel était-il couvert de nuages. S'il avait
pris, à Rome, un autre bonnet, pour le coût
de 107 francs, sans doute qu'il n'affirmerait
point tant de sottises avec la grotesque suffi-
sance d'un écolier mal appris.
Enfin le diplomate donne le coup de pied
aux Jésuites : c'est le coup de pied de la
mule. Dans le passe, les Jésuites ont Tolet,
Suarez, Bellarmin et Baronius ; dans le pré-
sent, en philosophie, Rothenflue, Tongiorgi,
Liberatore; en théologie, Franzedin, Mazella,
Péronne, Gury et Ballerini. Je souhaite, à
tous les rivaux des Jésuites, une si prodi-
gieuse pauvreté, et à tous leurs censeurs de
pareils maîtres.
Quand il ai rive à la prélalure, le Vasili
passe au ronge foncé; il ne décolère plus.
Camériers, prélats domestiques, prolonotaires,
il abat tout avec les flèches de son dédain ;
les pavots de Tarquin n'ont pas dû subir un
pire massacre. Nous lui disons avec Thémis-
tocle : « Frappe, mais écoute ».
Les protonotaires sont les notaires du Saint-
Siège. Quiconque a visité les archives de
l'Eglise Romaine sait que ce n'est pas une si-
nécure ; et quiconque a parcouru seulement
quelques archives religieuses d'autres con-
trées, sait que les travaux des protonotaires,
répandus dans le monde entier, attestent
l'énormité de leurs labeurs. La supériorité du
collège des prolonotaires est de notoriété pu-
blique ; je rougirais de les défendre.
Les auditeurs de rote sont des prélats cons-
tituant un tribunal, étudiant et jugeant des
procès. Aux membres italiens de ce tribunal,
s'adjo;gnent des juges envoyés par les Etats
réputés catholiques. Chaque Etat ne choisit
pas ce qu'il a de moins bien et l'on doit
croire que Rome ne se laisse pas écraser par
la concurrence du mérite. Si la suppression
momentanée du pouvoir temporel laisse, à la
rote, des loisirs, le Pape, en la rattachant à
la Congrégration des rites, offre à ces labo-
rieui ouvriers un supplément d'occuper
lion.
Les camériers no -ont pas dis valet- de
chambre, ce Bont des chambellans, Bervice
connu dans toutes les cours et qui ne laisse
pas place au mépris, j'entends au mépris des
gens qui ont reçu de l éducation.
Les chanoines des grandes basiliques ne
oivent pas, par an, 12 000 frase», mais
6000; ils sont, comme tous les chanoines,
obligés à l'assistance au chœur; s'ils man-
quait sans motif légitime, il y a un pointeur
et les cen-ures peuvent les atteindre. Rire i
chanoines, cela se fait volontiers depuis Boi-
leau ; on n'en rit pas toujours avec autant
d'esprit, mais toujours avec autant d'injustice.
Quant aux prélats honoraires, ils sont dé-
corés, pour leurs travaux, comme les cheva-
liers de la Légion d'honneur. La République
vient de nous faire voir que la Légion d'hon-
neur peut vendre ses croix, ou, du moins,
que d'aucuns peuvent se Jes faire payer. A
Rome, les décorations ne sont ni à acheter,
ni à vendre. Quand vous rencontrez un prélat,
cherchez un peu dans sa vie, et peut-être
trouverez-vous dans cette existence obscure
des travaux que la modestie peut voiler, mais
que l'équité ne peut pas méconnaître.
La même réflexion s'applique aux camé-
riers de cape et d'épée ; ce sont des jeunes
gens de bonne famille, qui doivent prouver,
par leurs vertus, les traditions de li-urs an-
cêtres et former, pour les Pontifes romains,
une garde d'honneur. Je cherche ce qu'on
peut blâmer dans une telle institution.
Le conteur croit que les chanteurs de la
chapelle Sixtine n'existent plus : ce trait
marque un défaut absolu d'exacte informa-
tion.
11 est superflu de pousser plus loin. L'au-
teur, quel qu'il soit, de la Société de Home,
est un de ces écrivains satiriques, coureurs
de ruelles et happeurs de nouvelles, qui
cherchent moins la vérité des informations
que l'agrément du lecteur. Pourvu qu'ils di-
sent des choses nouvelles, imprévues, grosses
en proportions, fortes en couleurs, amusantes
surtout, ils croient que tout, est bien. Pour
distraire un peu les badauds, cela peut suf-
fire ; mais qu'on instruise par là les hommes
sérieux, il faut bien se garder de le croire.
S'il fallait relever toutes les étourderies du
conteur masqué, il faudrait un livre. Ce livre
pourra s'écrire plus tard ; pour l'heure, il ne
serait ni juste, ni digne de le tenter. L'his-
toire ne s'écrit pas sur le vif, mais sur le mort
et d'après les lois de la perspective.
En attendant, nous empruntons au comte
Vasili, p. 207, un mot qui met à néant toutes
ses critiques : a A observer l'ensemble, on
doit convenir que le Saint-Siège demeure en-
core la plus auguste, la plus vaste, la plus
puissante peut-être des institutions. Faite de
ces matériaux humains, de ce limon terrestre
(que fécondent la grâce et la force d'en haut),
elle domine par la force de l'institution, par
LIVRE Ql ATltK-MM.r-i.il A n i|;zik\||
déments immuables i [u'ells
gar ntretienl par tradition, les socii
laïques perpétuellemenl changeantes, renou-
velés et instal Virlute firmata Dei.
li question la plus importante, pour un
pape, n'est pas sa justification eontre les
imputations vaincs de antiques ignares, c'est
la question de savoir ce < { n L lui resta de li-
berté el s'il exerce encore une souveraineté
réelle.
A la conférence interparletnenlaire de la
paix tenue récemment à Christiania, le «!>•-
en tant qu'elle exerce le suprême pouvoir, doi-
vent être également attribuées au Pape, puis-
qu'il repréf ente, comme chef de l'Eglise, le
suprême DOUVOJC I tique.
Aussi [auteur conclut av i'ar-
ticle l ' de la loi d • garanties, en proel im m-l
la personne du Pape inviolable, n'a lait que
reconnaître un droit préexUanl, -mis le
créer. « Le législateur a proclamé ee qui dé-
rivait des principe de le justice, c'est- k-d
que l'iaviolabilité appartient au ehel
l'Eglise, au même titre qu'au chef de l'Etat.
légué italien, sénateur Pierantoni, a voulu L'Italie n'aurait pu faire autrement
luser son gouvernement d'avoir exclu le
iverain Pontife du Congrès de La Haye.
11 n'a rien trouvé de mieux que de déclarer
en présence des 300 représentants de dix-huit
nations que la souveraineté reconnue au Pape
par la loi des garanties, est purement et sim-
plement honoraire, sans avoir rien de réel et
d'effectif.
11 y a là une thèse dont les prétentions
blessent le sentiment catholique, l'histoire et
le droit : réfutée cent fois, elle ne cesse point
d'être rééditée par certains libéraux italiens;
il ne faut donc point cesser de protester
contre ces affirmations, ne serait-ce que pour
empêcher la prescription de s'établir.
C'est ce qu'a pensé très justement la Civilta
cattollca (1), qu'on trouve toujours au pre-
mier rang quand il s'agit de défendre les
droits imprescriptibles du Saint-Siège aposto-
lique.
Elle démontre que la souveraineté du Pape
est encore, à l'heure présente, une souverai-
neté réelle et effective. Cette démonstration
est d'autant plus intéressante qu'elle s'appuie
sur des arguments de droit international em-
pruntés aux jurisconsultes italiens eux-mêmes
et qu'elle rappelle des détails historiques très
curieux qui passèrent fatalement inaperçus
en France, surtout à l'époque où ils survin-
rent. Cette question de la souveraineté ponti-
ficale a été si violemment soulevée en ces
derniers temps, qu'il semble utile d'insister
sur sa nature, à la suite de la Civilta catto-
lica.
Dans son Traité de droit international pu-
blic, l'avocat italien et libéral Fiore (2) recon-
naît lui-même que la souveraineté du Pape
est antérieure à la loi des garanties.
« Parmi toutes les sociétés religieuses,
« dit-il, dans l'état actuel des choses, la so-
ie ciélé internationale ne peut reconnaître
somme personne morale que la seule
■ Eglise catholique romaine. Il ne peut être
" permis à aucun pouvoir constitué de violer
Iroils internationaux de l'Eglise. »
En conséquence, l'inviolabilité, l'irrespon-
bilité, l'exemption de toute juridiction or-
dinaire, qui appartiennent à toute personne
représentant l'Etat, et qui lui sont attribuées
violer le respect dû aux principes de la jus-
tice et à la liberté de religion. Eu particulier,
on ne peut soutenir que le droit de légation
ait été concédé au Pape par la loi des ga-
ranties, ou que l'Italie aurait eu le droit de
diminuer ou de refuser cette faculté. »
Ces considérations prouvent bien que le
Pape possède une souveraineté véritable,
ayant des conséquences réelles et effective»,
et cela par la nature même de l'institution
pontificale, abstraction faite de toute loi du
gouvernement italien ou d'un autre gouver-
nement. C'est un principe fondamental de
cette discussion.
L'avocat Fiore recule devant cette conclu-
sion logique de son système ; il ne veut, lui
aussi, reconnaître au Pape qu'une souverai-
neté tout honoraire. Il prétend que le plébis-
cite romain du 2 octobre 1870 a mis le Pape
dans la même position que l'ancien duc de
Modène ou que l'ancien roi de Xaples.
On peut suivre les libéraux italiens sur ce
nouveau terrain, les battre avec leurs propres
armes, à la condition d'appliquer dans la dis-
cussion les principes universellement re-
connus par tous les jurisconsultes qui se sont
occupés de droit international, en faisant
toutes les réserves sur leur vraie justice. La
tâche est d'ailleurs facile, grâce à l'excellent
ouvrage du marquis d'Olivart, membre de
l'Institut de droit international, professeur à
l'Université de Madrid, qui, en 1895, a publié
V Aspect international de la question romaine.
Il faut partir d'un fait évident : c'est que,
entre le Pape et le gouvernement italien, dure
toujours l'état de guerre, ouvert par l'assaut
de la Porta Pia, le 30 septembre 1870.
A cette date, les deux pouvoirs étaient
aussi souverains l'un que l'autre.
Depuis l'ouverture des hostilités, il n'y a eu
d'autre acte entre ces deux souverains que la
capitulation militaire signée le même jour par
le général Kanzler et le général Cadorna.
Aux termes de cette capitulation, les
troupes piémontaises occupaient Rome jus-
qu'au Tibre ; la cité Léonine, le château
.- aint-Ange et le Vatican étaient formellement
exclus de cette occupation de par la volonté
formelle du gouvernement italien.
(\, Civilta cattolica, n" du 7 octobre 1899. — (2) Traité île droit international, publié par l'avocat
>re, professeur à l'Université de .Xaples, membre de l'institut de droit international, Turin,
P
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
Celte volonté était en effet tellement ar-
rêtée chez le gouvernement de Florence qu'il
fallut des circonstances pour L'amener au-
delà du ribre. C'est le général Kanzler qui,
dès le -il septembre, écrivit à Cadorna, au
nom du Pape, pour lui demander d'assurer
l'ordre public dans la cité Léonine. Cadorna,
avant pris les ordres du cabinet de Florence,
rèçui cette réponse : o Déclarez explicitement
que les troupes italiennes seront retirées de la
cité Léonine, à la moindre requête, tout
comme elles y ont été envoyées ». D'après la
même ligne de conduite, le gouvernement se
refusa à laisser plébisciter la cité Léonine,
malgré les instances de Cadorna; ce général
y suppléa de lui-même, il trouva la combinai-
son, et lit préparer aux habitants de la cité
Léonine une urne en dehors de son enceinte.
Ces détails historiques prouvent à l'évi-
dence que le Pape était toujours considéré
par le nouveau gouvernement lui-même
comme le maître non seulement du Vatican,
mais du château Saint-Ange et de la cité
Léonine.
Depuis la capitulation militaire du 20 sep-
tembre, aucun acte n'est venu changer la si-
tuation respective des deux puissances. 11 n'y
a jamais eu de traité de paix. Elles sont donc
toujours belligérantes quoique en état de
trêve, et il faut appliquer à cette situation les
règles internationales du droit de la guerre,
pour l'état d'armistice.
Or, pendant l'armistice, aucune puissance
n'a le droit d'étendre ses possessions au-delà
des limites qu'elle occupe effectivement. 11
s'ensuit que, dans l'intérieur des possessions
qu'il n'a jamais quittées, le Pape est souve-
rain aussi pleinement et aussi effectivement
qu'avant le 20 septembre, aussi pleinement et
aussi effectivement que le souverain italien
qui continue de l'entourer de ses forces en-
nemies.
Les italianisâmes prétendent que le Pape a
été effectivement dépossédé de toute souverai-
neté temporelle, par l'occupation de la prin-
cipale partie de ses Etats ; l'occupation maté-
rielle de la plus grande partie de Rome aurait
entraîné l'expropriation morale de tout le
reste.
C'est un principe inouï dans le droit inter-
national, qui dit au contraire très expressé-
ment que, dans l'étal de guerre, le vainqueur
possède seulement ce qu'il occupe par la
force. La situation ne change, les possessions
du vainqueur ne s'accroissent que si le vaincu
disparait de lui-même, ou cède ses droits
dans un traité, ou est absolument réduit à
l'impuissance. Rien de tel ne s'est produit
pour le Pape. Le Vatican, au moins, est tou-
jours resté sous la pleine souveraineté du
Pape, qui continue d'y posséder les carac-
tères nécessaires à un Etat proprement dit,
c'est-à-dire un territoire, des sujets, une au-
torité. Le Pape ne s'est pas enfui comme le
duc de Modène ou le roi de Xaples. Le gou-
vernement italien n'a pas encore osé [tousser
l'occupation jusqu'au bout. Donc à raisonni i
d'après les principes du droit actuel, reconnus
par les adversaires eux-mêmes et quelle que
soit d'ailleurs leur vraie valeur, il faut affir-
mer que le Pape est aussi bien souverain que
le l/.ar ou l'empereur d'Allemagne.
Lee ilalianissimes ont un dernier subterfuge
pour dénier au Pape la souveraineté effective.
Le plébiscite du 5 octobre dxTo, disent-ils, a
changé la situation. Par ce plébiscite,
Romains ont affirmé leur volonté de se sous-
traire au domaine du Souverain Pontife pour
entrer dans le nouveau royaume d'Italie.
L'argument est subtil, reconnaissons-le, sur-
tout si l'on acceptait les principes révolution-
naires de l'appel au peuple.
Toutefois la réponse se trouve dans ce qui
a été dit plus haut. Tout au plus, l'argument
aurait-il quelque valeur pour la cité Léonine,
et encore on a vu dans quelles conditions s'y
est fait le plébiscite.
Mais pour le Vatican, la situation est
claire.
Avant le 20 septembre, il y avait là un
souverain véritable. Les maliieurs de la
guerre lui ont enlevé une partie, la très
grande partie de ses Etats. Depuis lors, il y a
une trêve sans occupation nouvelle. En quoi
et comment, durant cette trêve, sa souverai-
neté aurait-elle pu subir la moindre atteinte
sur la portion de territoire qui n'a jamais été
occupée que par lui ?
Le droit international permettrait même
d'aller plus loin, et d'étendre cette souverai-
neté effective à tout ce qui est resté en dehors
de la capitulation militaire du 20 septembre.
C'est une règle élémentaire, en effet, que
durant l'état d'armistice sont nuls de plein
droit tous les changements politiques de
quelque importance faits par l'envahisseur
dans le pays envahi ; en particulier, durant la
trêve, l'envahisseur ne peut accepter la sou-
mission, même spontanée, de ceux qui se
trouvent dans le territoire ennemi. Cette ac-
cession de nouveaux sujets serait en effet un
acte véritable d'hostilité, incompatible avec
l'état d'armistice. On pensera ce qu'on voudra
de cette argumentation qui s'appliquerait à la
cité Léonine, non comprise de par la volonté
même du vainqueur dans la capitulation du
2Q septembre.
Peut-être son occupation lente a-l-elle été
un coup de force nouveau, une nouvelle
guerre, une violence de plus dans la série des
actes injustes qui ont blessé les droits sécu-
laires de mille générations passées et de
300 millions de catholiques dont la vie reli-
gieuse exige pour leur chef une indépendance
honorable.
Mais il est indiscutable que le gouverne-
ment italien serait bien mal venu à déclarer
ou à agir comme s'il pensait que le souverain
du Vatican n'est pas un souverain effectif et
réel aussi bien que tous les chefs d'Etat de
l'heure présente.
Que l'Etat pontifical soit présentement ré-
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
duit à sa plus simple expre ision, ce n'i
peut-être point vraiment pour le grand
bonheur de la patrie italienne.
M, us au chef de cel Etat, L'Italie reconnatt
elle-même la juridiction intérieure, et le droit
d'avoir el de recevoir des ambassadeurs.
Son attitude lors du congrès de la Haye a
été eu contradiction avec, ses propres lois et
avec celles du monde civilisé; nous ne par-
lons pas maintenant des principes supérieurs.
<>n ne remporte pas deux fois impunément
des victoires sur le bon sens et la conscience
humaine.
Après avoir prouvé contre l'Etat usurpa-
teur la souveraineté du Pape, il faut voir le
cas qu'il en fait sur un terrain où rien ne
l'empêche, mais où tout l'oblige à la recon-
naître.
L'humanité repose premièrement sur la loi
du travail et sur la loi de la famille. C'est
l'ordre de Dieu que tout homme mange son
pain à la sueur de son front, et que tout
homme croisse et multiplie pour occuper la
terre. En travaillant, il ne pourvoit pas seule-
ment à son entretien, il s'assure un morceau
de pain pour les vieux jours ; en s'unissant à
la femme par le mariage, il veut susciter des
enfants qu'il formera à son image et qui tire-
ront plus tard, par héritage, profit de ses
économies. Or, les peuples de l'Europe, par
l'extension de leur empire et par l'augmenta-
tion progressive de leurs armements, arrivent
à dévorer le plus clair des profits du travail et
à vouer le genre humain à l'extermination.
Tout le monde soldat et des impôts excessifs
pour nourrir et armer cette soldatesque,
voilà, aujourd'hui, l'aboutissement de la ci-
vilisation.
L'empereur d? Russie, mû par un senti-
ment de charité chrétienne, a proposé, aux
peuples d'Europe, non pas de désarmer, ce
qui est impossible, mais de diminuer les ar-
mements, mais de ramener l'armée, au sein
de chaque peuple, à un chiffre proportionnel
à son étendue, à sa population et à la régula-
rité de l'ordre intérieur. Une conférence s'est
tenue à la Haye, pour aviser aux moyens pra-
tiques d'accomplissement de la proposition
du csar. Sur les instances de l'Italie, qui est
le péché et la plaie de l'Europe, le Pape a
été exclu de cette conférence. 11 appartient à
l'histoire de protester contre cette exclusion.
S'il doit s'établir, en Europe, un tribunal
d'arbitrage international, pour prévenir au
moins les guerres injustes, a le Saint-Siège,
dit un jurisconsulte, devrait avoir dans cette
assemblée son représentant. En général, l'ex-
clusion du Saint-Siège de toute réunion ins-
tituée dans un but pacifique, nous parait un
oubli singulier du passé et une méconnais-
sance singulière aussi du rôle bienfaisant que
remplit aujourd'hui encore la Papauté. Le
Pape, chef rie la plus grande des commu-
nautés chrétiennes, pourrait avoir, par son
délégué, la présidence de ce tribunal ».
A la Haye, toutes les sociétés indépen-
dantes de L'Europe, le« Etats i fnis d' Amérique
la Perse, la Chine, Le lapon étaient repré-
sentés. L'objet primitif de la conférence était,
au moins, d'arrêter les armements, Binon de
Les réduire. Ce programme ne tarda pas à
s'élargir. A L'ouverture de la session, on y
voyait figurer la question de l'arbitrage entre
les ualions, l'extension de la Convention de
Genève aux guerres maritimes, la codification
de certaine partie du droit de , rela-
tive aux prisonniers, la prohibition éventuelle
de certains engins de guerre considérés
comme trop meurtriers ou suspects de per-
fidie, bateaux sous-marins, halles dum-
dum, etc. Réaliser un certain progrès dans la
civilisation de la guerre, assurer autant que
possible le maintien de la paix, voilà un
double objet, plus moral que politique. La
conférence, s'inspirant de la conscience gé-
nérale de l'humanité, devait sauvegarder les
intérêts de la haute civilisation.
Sous le rapport religieux, les populations
intéressées aux décisions de la conférence se
ramènent à quelques groupes : catholicisme,
protestantisme, judaïsme, popisme, mahomé-
tisme, bouddhisme. Le judaïsme et le protes-
tantisme ne pouvaient pas aspirer à une re-
présentation, parce qu'ils n'ont ni organisa-
tion générale, ni chef attitré et ne forment
pas un corps moral. Le Tzar, le Mikado, le
Sultan, le Fils du ciel et le schah de Perse,
détenteurs des deux puissances, représen-
taient aussi bien leur religion que leur em-
pire. Les Chinois, les Turcs, les Persans, les
Japonais sont admis à défendre leurs intérêts
religieux ; le Pontife suprême de la religion,
le chef incontesté de trois cents millions de
catholiques, le démiurge de la civilisation
occidentale, n'a pas sa place dans la confé-
rence de l'Europe. Pourquoi?
On va dire qu'en 1870, le Pape a perdu son
pouvoir temporel ; que dès lors il n'a pas
d'intérêt direct à l'allégement des charges
militaires. Pas d'intérêt militaire,- pas de
voix au chapitre. Mais, pour peu qu'on réflé-
chisse au rôle et à la mission historique de la
papauté, on ne peut accepter ce raisonne-
ment. Même quand la question serait pure-
ment politique, le Pape aurait sa place dans
les assises humanitaires de la chrétienté. A
qui fera-t-on croire qu'avant les annexions
piémontaises, c'est à titre de souverain tem-
porel que le Pape était appelé dans les con-
seils de l'Europe ? N'était-ce pas surtout à
raison de sa souveraineté spirituelle sur deux
cent millions d'àmes? Poser la question, c'est
la résoudre. Sans doute, la papauté, dé-
pouillée même du patrimoine de saint Pierre,
n'a pas d'intérêt direct dans la question du
militarisme. Mais son passé, son caractère, sa
raison d'être font qu'elle a un intérêt moral
plus considérable que toutes les souverainetés
temporelles. Jamais peut-être l'activité inter-
nationale du Saint-Siège n'a été plus considé-
rable et plus féconde que dans ces dernières
années. Comment oublier le rôle pacificateur
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATflOLIQl E
i< Léo* KHI dame 1 '•flaire dee Caroline*, la
ci<. • uati-eeclav* - iete eirtreprîae par
Il glise aboutissant à l'acte de li i u xil !
l'initiative prise pour obtenir en AbY66inie la
libération des prisonniers italiens, la pacifi-
cation des esprits en Prônée ef en Allemagne,
l'appel MX (lissiden's anglais à l'unité ro-
maine, bec efforts pour conjurer la guerre
entre les Llats-l'nis et l'Espagne. Le question
même de la réduction des armements avait
été posée, au Concile du Vatican, par iee
évèques d'Europe et d'Arménie Prétendre
que l'Eglise abandonne sa mission civilisa-
trice et se désintéresse de l'ordre moral, ce
n'est plus raisonner.
L'intervention du Pape à titre d'ordre
moral étant admise, peut-on motiver son ex-
clusion par la perte de la souveraineté? Non.
\vant 1*71), le Pape possédait une double
souveraineté : la souveraineté spirituelle, celle
qui s'applique à l'ordre moral, il la possède
toujours dans sa plénitude ; la principauté
temporelle, il la possède encore en droit, et
même en fait elle lui est reconnue par la loi
des garanties.
L'objection tirée de l'admis&ion des autres
communions, n'est pas plus recevable. D'une
part, plusii nr - leoot admis ; d'autre part, deux
se sont pas admissibles.
L'histoire confirme ce- ((inclusions en fa-
veur du Pape. Ce n'est pas comme souverain,
mais comme pontife que le pape Alexan-
dre II!, au troisième Concile de Latran, pro-
clame le respect dû aux habitants paisibles
du pays • nnemi et à leurs biens ; qu'ln
cent III proscrit l'usage de l'ai bai .p-
prouve l'Ordre des Trinitaires ; qu'Hono-
rius III et Grégoire î.\ approuvent l'Oidredela
Merci ; que Pie II, Léon X et Paul III élèvent
la voix contre la traite des Ethiopiens et des
Indiens; que d'autres papes avaient introduit
précédemment la paix et la trêve de Dieu ;
que d'autres, depuis, sont intervenus dans
nombre de causes capitales pour l'intérêt des
princes et des peuples.
On ne voit point de motif pour exclure le
Pape d'une conférence pacifique. Au contraire,
une assemblée de celte nature, un tribunal
d'arbitrage, une sorte d'amphiclyonie entre
les nations, ne peut avoir membre plus auto-
risé et chef plus en crédit que le représentant
de Celui qui, depuis dix-neuf siècles, a donné,
en ce monde, la paix aux hommes de bonne
volonté.
VI
L'ÉGLISE EN AMÉRIQDE
L'Amérique est la sixième partie du
monde. Céographiquement, elle va, pour
ainsi dire, d'un pôle à l'autre, n'ayant, à son
extrémité nord, au-delà, que le Groenland ;
et au-delà de son extrémité sud que les îles
Puweler et la terre de la Trinité. Pour parler
avec plus d'exactitude, l'Amérique va du dé-
troit de Behring et de la mer de Baffin, au dé-
troit de Magellan et au cap Horn. A un point
de son extension en longueur, elle se coupe,
pour ainsi dire, en deux et forme deux con-
tinents : l'Amérique du Nord et l'Amérique
du Sud, soudées l'une à l'autre par le fameux
détroit de Panama.
Ce mot, qui vient se placer sous notre
plume, rappelle un des plus tristes faits de
l'ère contemporaine. Quoique notre esprit ait
horreur de s'en souvenir, il faut dire un mot
de la plus grande escroquerie dont il soit fait
mention dans l'histoire.
Notre siècle utilitaire et polytechnique
s'était promis de refaire l'ouvrage du Créa-
teur. Pour abréger les distances ou les sup-
primer, il avait appliqué, aux transports, la
vapeur et l'électricité. Mais enfin le monde
était re.-té dans sa vieille ossature; et si les
distances étaient raccourcies, elles existaient
toujours ; elles se trouvaient même considé-
rablement augmentées par certains obstacles
que le génie et l'argent espèrent vaincre. Ces
obstacles c'étaient l'isthme de Suez, l'isthme
de Panama et la presqu'île de Malacca. L'in-
génieur français, F. de Lesseps, malgré l'op-
position de l'Angleterre, avait creusé un canal
qui relie maintenant la Méditerrannéc à la
mer llouge et dispense, pour aller aux Indes,
de doubler le cap de Bonne-E-pérance.
(F.uvre colossale que la judaïque et carthagi-
noise Angleterre s'empressa d'escamoter en
rachetant les actions données au khédive et
en étendant sa griffe sur l'Egypte. L'enthou-
me français monté, par le succès, au dia-
pason le plus élevé, crut se sauver des suites
du mauvais tour joué par l'Angleterre, en
perçant, sous la direction du grand Français,
avec l'argent français, l'isthme de Panama.
Les études avaient été mal faites, les informa-
tions mal prises, les travaux mal dirigés. On
ensevelit cinq cents millions pour le creusage
d'un canal qui ne fut pas creusé, et lorsqu'il
fallut renoncer à celte folle entreprise, on
apprit que, pour faire mousser l'affaire, on
avait dépensé un milliard. Un milliard, dix
fois cent millions de francs, avaient été iro
par des juifs nommés Eleinach, Cornélius
Herz et autres ; et ce milliard volé avait été
distribué à des députés et sénateurs francs
Les mandataires du peuple français, mem-
bres des deux assemblées qui forment, avec
le président, le gouvernement de la Répu-
blique, avaient été nantis par le juif Alton,
de ce milliard; moyennant quoi, ces concus-
sionnaires, ces voleurs avaient voté tout ce
qu'on avait voulu pour extorquer aux pauvres
les pièces de cent sous gardées dans un bas de
laine. Mais enfin voler n'est pas tout, il y a
des juges, et l'on peut être obligé à restitu-
tion.
La France finit par apprendre que le Pa-
nama n'était qu'une escroquerie. Un député,
un haut justicier, Jules Delahaye (que son
nom soit inscrit sur les tablettes de l'his-
toire !) fit connaître, du haut de la tribune, à
la France et au monde ces prouesses inouïes
du brigandage. Alors il fallut savoir si, à
Paris comme à Berlin, il y avait des juges.
Des juges, il n'était pas difficile d'en trouver;
la difficulté, pour obtenir d'eux un ver-
dict de restitution, c'est que les juges
étaient à la merci des voleurs. On décréta une
enquête, on nomma une commission, on fit
des rapports, puis après des procès en reven-
dication du bien public. La justice trouva
des corrupteurs, mais pas de corrompus, sauf
un qui se confessa concussionnaire de
375 000 francs : c'était le seul honnête
homme de la bande ; il fut condamné à je
ne sais combien d'années de prison ; ses com-
plices mirent une espèce de cruauté à lui
faire expier son crime ; lui-même eut le
double mérite de ne pas les accuser et de
Comprendre la leçon que lui donnait l'épreuve.
Les autres bénéficièrent du non-lieu ; et les pe-
tits voleurs, envoyés en Cour d'assises, furent
acquittés par le jury, bien qu'ils fussent con-
vaincus d'avoir volé, au bas mot, une cin-
quantaine de mille francs; ils furent acquittés
parce que le jury savait bien qu'on ne lui li-
vrait que les volereaux et que le gouverne-
ment épargnait les grands voleurs.
En ce monde, tout finit par se savoir. Le
procureur général, Quesnay de Beaurepaire,
qui avait fait acte de partisan contre le gé-
néral Boulanger, avait été récompensé de sa
faiblesse par un siège de président à la Cuur
de cassation. Mais il savait que l'impunité
360
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
n'.iv.it été assurée aux voleurs que par la
complicité du ministre de la justice : il
cri t i a -a haute présidence el livra le secret. Le
gouvernement avait traîné les choses en lon-
de manière à ait. indre le terme de la
prescription. Le ministre de la justice, Emile
Louber, petit avocat de Montélimar, devenu
dépositaire <les sceaux de Fiance, avait reeu
à temps l'acte de poursuite du procureur gé-
néral contre les cent quatre voleurs ; il le
garda dans sa poche et leur assura, de cette
façon, l'impunité. Ce Loubet, poisseux comme
le nougat de fou pays, avait été accusé
d'avoir fait fortune, comme ministre de l'in-
térieur, en jouant à la Bourse par un homme
de paille et en profitant des secrets d'Etat
qu'il connai-sait comme ministre. Comme
minisire de la justice, il s'assura la présidence
de la Re'publique en couvrant les voleurs du
Panama. De sorte qu'au moment où j'écris,
la République a pour président un homme
accusé de vol par abus de confiance et de
protection de grands voleurs ; de ce accusé,
et provoqué à poursuite devant la cour d'as-
sises où la preuve est de droit, il s'est abs-
tenu de poursuivre; en sorte que, négligeant
de faire la preuve de son innocence, il a au-
torisé le doute, presque la conviction de sa
culpabilité. Je doute que Home fut pire au
temps des Séjan et des Tigellin; je regrette
de n'avoir pas la plume de Tacite ou le fer de
Juvénal pour élever, par mes flétrissures,
l'opprobre à la hauteur du crime.
Au fait, depuis que Panama 1er est président
nous avons eu, pour ministre, un Bourgeois
qui a ouvert la descente de lacourlille opportu-
niste. Aujourd'hui, en plein radicalisme, nous
voyons, au ministère, toutes les extrémités de
l'opinion : le seize mai et l'opportunisme ; le
radicalisme et le collectivisme, sans compter
un appoint de toutes les turpitudes humaines :
le renégat Waldeck-Rousseau donne la main
au semi-juif collectiviste Millerand-Cahen ;
l'escroc Monis fait un avant deux avec Gallifet
le fusilleur de prolétaires ; le révoqué Lanes-
san est le collègue de son révocateur, Delcassé,
le héros de Fachoda. Si la France vient à
finir dans une telle aventure, il faudra ériger,
sur les rochers du Panama, l'inscription com-
mémoralive de sa mort. C'est en manquant
de respect au bien d'autrui, c'est en déro-
geant aux obligations morales du pouvoir,
que les peuples finissent, ou s'ils ne finissent
pas tout d'un coup, ils ne traînent plus
qu'une vie sans honneur, parce qu'elle est
sans vertu.
1/ Amérique «lu .Sud
La grande escroquerie du Panama forme
l'introduction naturelle à l'histoire des répu-
pliques de l'Amérique du Sud.
Ces républiques sont nées d'hier. Depuis la
conquête, l'Amérique du Sud était gouvernée
par L'Espagne. La Cour de Madrid envoyait
des gouverneurs qu'elle ne pouvait pas con-
trôler. Les hiérarchies de fonctionnaires ex-
ploitaient, à leur profil, la situatiou. Les
Indiens étaient refoulés dans les montagnes ;
les enfants nés des Espagnols et des indigènes
étaient traités de haut par les hidalgos cas-
tillans. L'Eglise seule, en travaillant au salut
des âmes, assurait l'obéissance des popula-
tions, et ouvrait aux âmes d'élite, dans les
couvents, un abri sûr. Dans une dissertation
nous avons expliqué comment les reproches
adressés par les incrédules au clergé d'Amé-
rique, manquaient de base et allaient au re-
bours de la vérité. Le grand fait qui domine
cette situation, c'est que, après trois siècles,
le clergé survit à toutes les vicissitudes, ré-
siste à toutes les épreuves et reste en posses-
sion, comme si les églises d'Amérique vo-
guaient sous un ciel toujours calme, sur un
océan inconnu des tempêtes.
L'esprit de la Révolution française avait
traversé les mers et fasciné les peup'es par
ses promesses. De 1818 à 1825, Bolivar s'était
levé et avait appelé l'Amérique du Sud aux
bienfaits de la Re'volution. En pareil cas, la
recette de succès n'est pas difficile à trouver.
Critiquer le régime présent est toujours fa-
cile ; il y a partout des abus qu'on peut
grossir et exploiter ; les beautés de l'avenir
forment un tableau en sens inverse. Quoiqu'il
soit insensé de promettre le paradis sur la
terre, rien n'est plus commun que d'y croire.
Bolivar tabla sur ces deux tableaux, enflamma
les imaginations; la Cour de Madrid dut re-
tirer ses gouverneurs et l'Amérique du Sud,
sans grande effusion de ?ang, se trouva cons-
tituée en République.
Les principales républiques de l'Amérique
du Sud sont : la Colombie, les deux Pérou, le
Chili, la Patagonie, le Paraguay et l'Uruguay,
le Brésil et la Guyane.
La Providence a été, pour ce continent,
prodigue de ses biens. Dans les entrailles de
la terre elle a enfoui des trésors, des monceaux
d'or et d'argent ; à la surface du sol elle ac-
corde les grâces de la température. Une flore
et une faune riche embellissent le pays. Les
forêts ne manquent pas. Les montagnes des
Andes, avec leurs contours, dessinent les ter-
ritoires. Il semble que les peuples, au milieu
LIVItK QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
361
de ces prodigalités de la Providence, n'au-
raient, pour être heureux, qu'à se laisseï
vivre. Mais telle est l'ingratitude de l'homme
que, cherchant le bonheur partout, par sa
faute, il ne peut le rencontrer nulle part.
Non pas que les Américains du Sud soient
plus malheureux que les autres peuples.
Parmi eux, les gens raisonnables, qui goû-
tent honnêtement, pacifiquement, les biens de
ce monde, ne t'ont pas défaut; ils ont même,
sur les Américains du Nord» cet avantage,
qu'ils ne sont pas dévorés par l'exécrable soif
de l'or. Au contraire, un grand nombre
d'entre eux fait plutôt profession de dé-
daigner l'opulence et cherche, dans le déta-
chement de la vie religieuse, avec la paix de
l'âme, l'attente des biens éternels. L'Amé-
rique du Sud est le paradis des âmes pieuses,
un pays aimé du Christ.
Dans ce paradis, la vie active manque un
peu. La race espagnole, si robuste, si valeu-
reuse, transportée sur ces rivages, a laissé
détendre un peu ses ressorts. Ce sont nos re-
ligieux et religieuses de France qui vont à
leur aide. Vous les trouvez dans toutes les
villes, à la hauteur de tous les dévouements.
La meilleure preuve de la catholicité de la
France, c'est que ses religieuses et ses reli-
gieux se rencontrent sur tous les points de
l'univers.
Le fléau de toutes ces républiques, c'est la
lèpre du libéralisme et la fièvre chaude avec
éruptions révolutionnaires : La république
est, sans doute, un gouvernement idéal. La
souveraineté du peuple, le suffrage universel,
les charges confiées aux plus capables, tous
égaux, tous libres, tous frères : cela suppose
une félicité qui vous fait pleurer de tendresse.
Si la Hépublique doit prospérer, c'est, pa-
raît-il, au sein de ces deux ou trois millions
d'âmes, distribuées en petites provinces, à
qui rien ne manque, que de savoir se con-
tenter. Jean-Jacques Rousseau, qui connais-
sait l'espèce humaine, après avoir esquissé la
théorie de la République, ne la reconnaît
praticable que pour un petit peuple et la dit
réservée à un peuple d'anges. Vous seriez
tenté de croire que cet idéal a pris pied dans
les républiques du Sud Américain.
Depuis 1820, date sommaire de la soi-di-
sant libération, ces républiques ont dressé
leurs constitutions, fort belles, sur le papier.
Un président, de,3 ministres, deux Chambres,
un Conseil d'Etat, une magistrature, une ad-
ministration, une armée, où tous les officiers
sont généraux : voilà, en gros, le mécanisme
de la liberté. Ce personnel, invariablement
libéral, entend la liberté dans le sens de ses
attributions propres. Chaque chef veut pos-
Béder toutes les prérogatives du pouvoir, et,
par conséquent, frustre les autres des dou-
ceurs de la liberté. Alors un prétendant fait
îfler par les journaux, que le président est
un dictateur. Les journaux le répètent pen-
dant six mois, et, à force de le répéter, le font
croire. Un beau matin, le prétendant forme
un prononciamiento, c'est à-dire qu'il se déclare
président de la république et marche, ave.
petite année, contre le président légal. Le
président légal se défend contre le président
rebelle. On se lire des coups de fusils, jusqu'à
ce que le sort des armes décide. Après la vic-
toire, le vainqueur fail fusiller les vaincus et
voila la libeite rétablie... jusqu'à ce qu'un
autre la rétablisse par les mêmes procédés, â
coups (h; fusils et par des exécutions mili-
taires. La liberté, dans l'Amérique du Sud,
c'est une série interminable de coups de
force où la constitution ne sert qu'à fabriquer
des cartouches.
Ces révolutions périodiques offrent une
seule variante. Au lieu de se battre entre
eux, les républicains d'un pays cherchent
querelle aux voisins, soit pour disputer un
lambeau de terre, comme cela se fit naguère
entre le I'érou et le Chili ; soit pour s'esca-
moter réciproquement leur république,
comme cela se pratique assez volontiers entre
les quatre ou cinq républiques, voisines de
Guatemala. Pour dire exactement leurs fron-
tières, il faudrait citer le journal du matin,
avec assurance que demain contredira au-
jourd'hui.
La conséquence qui résulte de cet état
d'anarchie, c'est que ces républiques sont dé-
vorées par des sauveurs. Le libérateur est un
article de mince valeur, s'il s'estimait à son
prix ; mais il se cote très haut à la Bourse des
révolutions. Après la guerre, il faut payer les
frais. Le libérateur se récompense de sa bra-
voure en s'allouant de gros honoraires. Tant
et si bien que ces républiques, où l'économie
des finances serait si facile, sont accablées
d'impôts ; et que ces peuples, sans cesse af-
franchis, succombent sous le poids des charges
et sont littéralement mangés par les libéra-
teurs. La liberté pour eux, c'est la servitude
dans la misère.
Un seul pays eut pu faire exception à ces
misères, c'était l'empire du Brésil, sous la
maison de Bragance. Malheureusement l'Em-
pereur, don Pedro d'Alcantara, était un es-
prit mal équilibré, étroit, emprisonné dans
les formules du libéralisme, peu propre à son
métier d'empereur. Lui-même n'attachait à
son litre aucune prérogative sacrée du pou-
voir, et, pour établir son inutilité, au lieu de
gouverner l'empire, s'en absentait. C'était un
Juif errant couronné ; il venait assez volon-
tiers en France, suivait les cours du collège
de France ou de la Sorbonne, assistait aux
séances académiques et se faisait oindre, par
nos savants, de tous les onguents de l'admira-
tion. Don Pedro était même membre de l'Ins-
titut et n'en était pas plus fier. Ses sujets le
voyant inutile, — de quoi Pedro était aussi
convaincu, — le supprimèrent et voilà comme
quoi l'Empire du Brésil devint une Répu-
blique.
Avant sa chute, don Pedro avait à son actif
un mérite et un crime. Le mérite, c'est d'avoir
supprimé l'esclavage au Brésil. Jusqu'à lui, la
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'ÉGLISE I ITHOLIQUE
race noire a\nit en la cli l travaux ser-
vile- ; ( I < -'.-ri acquittait bien ; on pnbticnte
,i même l'ait un gros livre pour prouver que
cet esclavage était, pour les noirs, une con-
dition de bonheur, pour l'Etat, un élément de
prospérité. Il y avait dans ee livre quelque
chose de vrai. Moralement toutefois on ne
peut pas accepter l'esclavage comme institu-
tion permanente, parce qu'il constitue, envers
l'esclave, la suprême injustice. L'empereur
était donc d'avis de le supprimer; il laissa,
pendant un de ses voyages de circumnaviga-
tion scientifique, sa fille, la comtesse d'Eu,
opérer cette importante réforme. On croyait
que c'était, pour la princesse, un prélude de
joyeux avènement; ce fut, pour la régente,
son seul acte de gouvernement, son père
ayant trouvé spirituel de se faire supprimer.
Léon XIII envoya ses félicitations à la prin-
cesse ; l'affranchissement des esclaves est une
des grandes œuvres de la religion et l'hon-
neur particulier de la Sainte Eglise. C'est dans
son ?ein et dans son sein seulement, que les
hommes sont et se sentent vraiment frères.
Le crime de don Pedro, c'est qu'il avait
laissé toute licence à la franc-maçonnerie.
Ces francs-maçons étaient d'une espèce par-
ticulière. Au lieu de se cuirasser d'irréligion,
comme les nôtres, ils étaient bons chrétiens,
allaient à la messe, offraient le pain bénit et
se poussaient dans les confréries. Ce n'étaient
pas des loups rôdant sur les frontières, pour
happer les brebis et les agneaux ; c'étaient
des renards, introduits dans la place, pour s'y
goberger à leur aise. Ces renards faisaient
nommer des curés et des évoques de leur
bord; ils étaient, par eux, les maîtres des
biens et du personnel des Eglises ; ils avaient,
grâce à ce système d'hypocrisie, ligaturé le
Brésil. De Rome on s'aperçut de cette cor-
ruption ; Pie IX voulut y remédier, en appe-
lant, aux sièges épiscopaux, des hommes
fondés, en doctrine et en vertu, naturellement
hostiles à la franc-maçonnerie. On vit alors
se reproduire au Brésil les énormités qui
avaient déshonoré l'Autriche sous Joseph IL
Ces fervents chrétiens francs-maçons cher-
chèrent querelle aux évêques ; ces membres
dévots de confréries appelèrent les évêques
devant les tribunaux; et, comme les juges
étaient aussi francs-maçons que les plai-
gnants, ils condamnèrent aux galères deux
évêques, et, par cette iniquité scandaleuse,
bridèrent les autres. Le libéralisme de don
Pedro consistait surtout à être aveugle et
sourd ; et, en outre, d'une grande suscepti-
bilité d'épiderme. Les évêques allèrent aux
galères; l'Empereur ne leur fit point grâce de
la peine ; il se piqua même de leur taire ex-
pier jusqu'au bout leur fidélité à l'Eglise, es-
timant que le plus beau fleuron des peuples
civilisés, c'est l'égalité devant la loi. — La
conséquence fut que les francs-maçons chas-
sèrent don Pedro ; mais il n'en conta rien à
l'impérial Dumoilet. pour subir ce châtiment
qui lai assurait la liberté de ses voyages.
Pendant que l'Empereur du Brésil faisait li-
tière de l'autorité chrétienne, an républicain
ivait delà restaurer. G-arcia Moreno, d
gîne espagnole, avocat dam la république de
l'Equateur, fut appelé, par les suffrages de ses
concitoyens, à la présidence de la république.
Président, il osa légiférer et commander avec
cette sainte hardiesse, dont parle Bossuel.
Nous n'avons pas, en ce siècle, maa
d'hommes de mérite ; mais ces hommes n'ont
pas eu le eourage de leurs convictions ou plu-
tôt avaient des convictions contradictoires
qui énervaient leur action publique. Guizol et
Melternich, par exemple, n'étaient certaine-
ment pas des esprits vulgaires ; ils eussent été
de grands chefs, s'ils n'avaient pas, dans leur
esprit, été empêtrés par les syst< mes. -te ne
vois, en ce siècle, que deux ou trois hommes
qui sont allés jusqu'au bout de leurs croyances
catholiques : Veuillot dans la presse; Valdé-
gamas, dans la diplomatie, et Garcia Moreno
dans le gouvernement. Je n'oublie pas le
comte de Maistre qui eut tous ces mérites à la
fois. Or, il y a dans la foi catholique, appli-
quée au gouvernement des peuples, une telle
lumière, une si grande force et une si parti-
culière abondance de bienfaits, que tous ces
hommes ont été grands et que Garcia Moreno,
dans une vie d'ailleurs courte, sur un étroit
théâtre, parait s'élever jusqu'à la hauteur de
conception d'un Charlemagne.
Ce simple avocat de Quito entreprit de re-
construire l'Equateur sur le type d'une société
chrétienne. L'Equateur avait été manipulé,
déchiré, ruiné, par les libéraux, pour qui la
liberté est le droit de tout faire, hors le bien.
C'était un pays perdu, livré aux appétits des
brutes élégantes qui le gouvernaient au nom
de la franc-maçonnerie. Garcia Moreno prit
le contrepied de ces malfaiteurs politiques.
Sa devise était : Liberté pour tout, excepté
pour le mal et pour les malfaiteurs. En
d'autres termes, Moreno voulait la pleine li-
berté du bien, sans aucune liberté du mal.
sans aucune licence à ceux qui le perpètrent.
D'abord simple ministre, il avait donné la
preuve d'une grande justesse de coup d'oeil et
d'une extraordinaire énergie. A deux reprises,
président de la République, il esquissa et
poursuivit, dans un laps de temps très court,
son projet de restauration. Travaux publics,
agriculture et commerce, instruction publique,
écoles à tous les degrés d'enseignement, ordres
religieux appelés aux luttes de la concurrence,
concordat avec le Saint-Siège, nomination de
bons évêques, et, avec l'accomplissement si-
multané de si grandes œuvres, une remar-
quable économie dans les finances et une di-
minution sensible de la dette nationale : voilà
quelle fut, en moins de huit années, l'entre-
prise de Oarcia Moreno. Au milieu du monde
agité par les convulsions du volcan révolu-
tionnaire, au milieu des peuples mis au pillage
par les sept péchés capitaux, Moreno démon-
tra la possibilité d'une restauration catholique
et ne fut pas loin d'y atteindre.
LIVRE QUATRE VINGT (.11 ;.\ fOUZlEME
< >n comprend qo^one telle entreprise < enaot
Mwirnr le bonheur d'un peuple, au milieu
d'un monde livré au banditisme libéral, cela
m pouvait se supporter tongiempe. Un monde
ou l'un no peut pas enaeigner librement l'er-
reur, pratiquer ouvertement le libertinage,
opprimer librement! le rertw ci la rente, est
un momie contraire aux principes de 89. Un
homme qui ose renverser cet ordre, prendre
le eontrepied de la déclaration idolàtrïque des
droits de l'homme et du citoyen, doit dispa-
raître, l'n jour, Garcia Moremo, avant de se
rendre à sa chambre, était entré dans une
église. Pendant qu'il puisait, dans la prière,
les hautes inspirations de la politique, des
conjurés sortaient des cafés de la place, ca-
chant, sous leurs vêtements, des revolvers et
des poignards. A la sortie de Garcia Moreno,
ils l'accostèrent et l'assassinèrent lâchement.
fin tombant, criblé de blessures, reconnaissant
les scélérats qui le frappaient, Moreno pro-
nonça ces paroles qui résument sa politique
et assurent la délivrance des peuples : « Dieu
ne meurt pas » !
Il y a un Dieu. Ce Dieu habite les hauteurs
des cieux. Un complot séculaire veut abattre
de son trône le roi immortel des siècles. En
notre siècle, ce sont les libéraux et les francs-
maçons, des fous et des scélérats, qui ont pris
la suite du complot contre le Christ. Jésus-
Christ se rira et se moquera d'eux. Le psal-
miste ne dit pas que le roi des nations des-
cendra du ciel pour écraser ses ennemis sous
le poids de sa colère ; il se contentera de les
tourner en dérision et, pour les vaincre, il ne
lui faut qu'un sifflet. Le coup de sifflet fera
lever la tête aux peuples abusés par le men-
songe. Lorsqu'ils auront compris les grandes
confusions du libéralisme, ils se fieront, pour
leur salut dans le temps, à la maternité de
l'Eglise.
L'aurore de cette grâce libératrice vient de
se lever sur l'Amérique du Sud. Nous en signa-
lons les prodromes et indiquons le fait consi-
dérable qui devient la pierre d'attente de
l'avenir.
Au Mexique, qui fait partie de l'Amérique
latine, c'est un plein renouveau, une saison
de fleurs, qui prépare la récolte des fruits.
La hiérarchie comprend six archevêchés et
vingt-deux évèchés ; elle a, pour conseil, un
homme de Dieu, le vaillant Avérardî, le digne
représentant du Paint-Siège. La basse Cali-
fornie, abandonnée depuis longtemps, a reçu
des missionnaires. La Congrégation de saint
Joseph a porté le flambeau de la foi jusque
dans les montagnes, chez les païens Yaquis.
La ^-"icrreaux communautés religieuses a pris
fin. Les ïésuites, les Franciscain-, les Domi-
nicains, les Augustins, les Lazaristes, les Ma-
ristes, les Carmes, se partagent les œuvres de
zèle. Les Dames du Sacré Cœur, les Ursulincs,
an du Verbe Incarné et de l'Immaculée
aception, les Capucines et les Carmélites se
livrent à l'éducation des jeunes filles. Le
Mexique a quatre facultés de théologie : ce
haiii enseignement est bonjour?, pour l'fjglï
, je as-ui r de i < • 'i ■ !' sueci L'en ngn<
ment primaire préoccupe vivement le Catho-
lique . LOB Mexicains aimenl a faire, pour
l'entretien et La eenstruetion des I
sacrifices d'argent. La riergede Guadaloope
v-l toujours le drapeau de. la nationalité et.
de l'indépendance, le hibarinn de la pairie.
Tontes les grandes œnrres catholiques, nets
en France, ont pris racine au Mexique. L'en-
seignement du catéchisme au foyer et à
l'école se donne dans les meilleures conditions.
La presse catholique, considérablement déve-
loppée et améliorée, continue, près des masses
populaires, l'œuvre du catéchisme. Chaque
archevêque vient de célébrer son concile pro-
vincial. C'est par les conciles surtout que
Jésus-Christ est à la tête de l'épiscopat ; c'est
par les conciles qu'il maintient la pure lu-
mière et excite l'ardeur du feu sacré. Un pays
où se célèbrent régulièrement les conciles
provinciaux, est un pays où personne ne s'en-
dort, où tout le monde travaille, où les âmes
doivent rayonner de tout l'éclat des vertus
chrétiennes.
A l'Equateur, l'œuvre de résurrection de
Garcia Moreno a été entravée par l'assassinat.
Les hommes qui jouent du revolver et du poi-
gnard, indiquent assez de quelle politique ils
sont les agents. La pauvre république est la
proie de la franc-maçonnerie ; cela signifie
qu'elle est livrée au brigandage.
Le Paraguay, opprimé jusqu'en 1840 par
Francia, respira vingt ans sous Antonio Lopez
et retomba, en 1862, sous son fils, dans les
plus terribles aventures. Ce malheureux sou-
tenait, contre le Pérou, une guerre où pérît
presque toute la population mâle de la répu-
blique ; pour comble, il était encouragé, dans
ses fureurs, par l'évoque Palacios. Kn 1879,
l'évêque Jean Aponte et le délégué aposto-
lique, Di Pietro, signaient une convention pour
le rappel des Lazaristes. Un collège fut ou-
vert, ainsi que des écoles pour les jeunes
filles; plus tard devaient s'ouvrir les orphe-
linats de don Bosco. Le premier bienfait qui
résulta de ces réformes, ce fut la nomination,
à l'épiscopat, d'un élève des Lazaristes,
Mgr Bogarin. Ce prélat visita huit fois un
diocèse en dépit des plus terribles obstacles
et des plus énormes fatigues : il restait dix
jours dans chaque paroisse ; il confirma
120 000 chrétiens, donna 70 000 communions
et autorisa 4 000 mariages. Ces détails font
connaître le triste état du pays.
Sur ces entrefaites, le gouvernement, pour
entraver l'action de l'Eglise et démoraliser les
masses, édicta une loi sur le mariage civil, loi
qui fut publiée sans discussion contradictoire,
comme s'il s'était agi d'une ordonnance de
police sur la circulation des chiens. En pré-
sence de l'outrage, l'évoque poussa un cri de
protestation patriotique et religieuse \ avec
l'appui de la [tresse et du peuple, il réussit à
suspendre l'application de cette loi. Les pe-
tits esprits d'Amérique sont à ce point en re-
i
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
tard qu'ils espèrent encore quelque chose du
mariage civil. Si le mariage civil n'empêche
le mariage religieux, il ne peut rien
contre l'Eglise; s'il l'empêche, on demande
de quel droit un gouvernement peut tenter la
suppression d'un sacrement, et quel fruit
il peut espérer pour les mœurs en réduisant
le mariage à un contrat, bientôt à la rupture
du divorce, autant dire à la chiennerie. Les
populations sont chrétiennes, peut-être pas
assez ferventes, mais il semble bien que le
droit de la conscience exige, du gouverne-
ment, au moins le respect.
Dans l'Uruguay, l'évêque Vera, mort en
1881, eut pour successeur Mgr ïérégui. Le
dictateur Santos avait aussi publié une loi
sur le mariage civil et exigé qu'un ne baptisât
les enfants que sur le vu du certificat de ce
mariage. Le clergé se laissa mettre à l'amende
et envoyer en prison ; mais il baptisa les en-
fants sans s'occuper du mariage civil. Le
même Santos, nom assez mal choisi, défendit
de prononcer, avant quarante ans, des vœux
de religion : le vœu n'était pas visible à l'œil
nu, on se demande comment il pouvait cons-
tater la violation de sa loi. L'ajournement
des vœux perpétuels offre d'ailleurs un moyen
facile de l'éluder. Dix communautés d'hommes
et plus de dix communautés de femmes ne
fleurirent pas moins dans l'Uruguay. Empê-
cher la vie religieuse dans ces contrées, au-
tant dire qu'on empêchera le soleil de se lever.
A Mgr Yérégui, mort en 1891, succéda
Mgr Soler, prélat du plus haut mérite, qui
obtint l'érection de Montevideo en archevêché
avec deux suffragants et établit diverses so-
ciétés laïques, Conférences de saint Vincent
de Paul, Cercles catholiques d'ouvriers, voire
un grand club catholique dont le vaillant ar-
chevêque est l'inspirateur, pour faire pros-
pérer, dans son troupeau, le règne de Jésus-
Christ.
Dans la République Argentine, les libéraux,
pour faire produire au mariage-civil, ses effets
corrupteurs, ont imaginé de charger de ce
contrat un personnage éloigné des parties : il
faut faire parfois 200 kilomètres pour le ren-
contrer. L'indifférence des peuples d'un côté,
de l'autre l'imbécillité méchante du gouverne-
ment et le tour est fait. A l'une de nos exposi-
tion?, celte république avait bâti une chambre
en pierres d'argent ; je l'engage à s'en servir
pour élever un temple au bon sens et à la
bonne foi.
Au Pérou, au Chili, au Brésil, l'Eglise est
relativement en paix. Les prêtres de don Bosco
évangélisent les provinces occidentales, parti-
culièrement la Patagonie, qui sort, par eux,
de son état sauvage.
Ce qui énerve l'Amérique du Sud, c'est un
libéralisme rétrograde qui a l'écrevisse pour
symbole : ce qui énerve l'Eglise en Amérique,
c^est le défaut d'ardeur et de cohésion. En 1892,
l'Amérique célébrait, aux applaudissements
du monde entier, le quatrième centenaire de
sa découverte par Christophe Colomb. Cette
solennité suggéra au Pape Léon Mil une de
ces grandes pensées que suggère volontiers
la sollicitude de toutes les i i la pensée
de réunira Home, en concile, tous les évéques
de l'Amérique latine. « Nous nous sommes
préoccupé, écrit le pontife, ave.: attention, du
moyen par lequel nous pourrions pourvoir
aux communs intérêts de l'Amérique latine,
qui représentent plus de la moitié du nouveau
monde. Nous avons pensé qu'il serait excellent,
à cet effet, d'aviser à ce que, évoques de ces
contrées, vous puissiez vous réunir et vous
consulter ensemble, sur votre civilisation et
par notre autorité. Nous étions persuadé, en
effet, que. par la mise en commun de vos
conseils et des lumières de votre prudence, il
serait pourvu à ce que, parmi ces peuples,
unis par l'affinité de race, l'unité de la disci-
pline ecclésiastique fût assurée, en même
temps que la sainteté des mœurs, comme il
convient à la profession catholique, et qu'ainsi
par les efforts réunis de tous les bons,
l'Eglise pût jouir publiquement de la publi-
cité voulue. A la réalisation de ce dessein ca-
tholique contribuait grandement le fait que,
vous-mêmes, requis de votre avis, y aviez
donné votre plein assentiment. »
Sur cent quatre archevêques et évéques qui
composent les divers Etats de l'Amérique la-
tine, cinquante-trois entreprirent le long
voyage de Rome, afin de pourvoir, d'un com-
mun accord, au bien de leurs ouailles et d'éli-
miner les abus auxquels ils sont unanimes à
reconnaître la nécessité de porter remède. Ce
Concile devait donc aborder les plus graves
questions de doctrine et d'enseignement, de
morale et de discipline, de droit canonique et
de liturgie, d'organisation et d'action catho-
lique. L'Assemblée s'ouvrit le 28 mai, jour de
la Trinité, sous la présidence dn cardinal Di
Pietro, préfet de la Congrégation du Concile,
avec toutes les formalités et solennité? du droit.
La messe d'ouverture fut déjà, par elle-même,
un grand acte. Les évéques en chape, par
derrière leurs secrétaires ; sur un second rang,
les membres inférieurs du Concile, huit con-
sulteurs, douze notaires; enfin, au centre, les
élèves du collège américain, espoirs des trou-
peaux respectifs des pasteurs présents. Le tout
sous la présidence d'un cardinal qui représente
le Souverain Pontife.
Le Concile poursuivit tranquillement et la-
borieusement ses travaux jusqu'au 9 juillet.
Contraste saisissant à ce qui se passait de
l'autre côté du Tibre, à Monlecitorio. Ici, des
chambres tapageuses, des partis obstruction-
nistes, un groupe qui réclame une Assemblée
constituante, la foule qui acclame comme si
l'unité révolutionnaire et la monarchie usurpa-
trice n'étaient plus que les ulcères de l'Italie ;
au Concile, un Sénat d'évêques, sous la pré-
sidence du Vicaire de Jésus-Christ, qui pour-
suit l'œuvre immortelle de la Rédemption. La
population romaine, qui, a le sens des choses
de l'Eglise, offrit, aux évéques américains, des
fêtes littéraires et des fêtes d'Eglise ; elle leur
LIVRE OU \TliK VINfiT Ml!.\H>l;zil.\lK
365
témoigna, par ailleurs, ces délicatesses que
la foi et la piété savenl dues aux évéques el
qui ne B'exprimenl nulle pari aussi bien qu'à
Rome. Le Pape, selon nous, eut tort de ne pas
nommer cardinal un de ces évoques d'Amé-
rique, et même pourquoi pas deux ? ils re-
présenlenl bien autre chose que ces cardinaux
de curie, célèbres Bans doute à Rome, mais in-
connus de tout l'univers ; et d'ailleurs rien
n'empêche de pourvoir les titulaires de curie,
sans négliger si peu gracieusement les cent
quatre évéques d'Amérique, qui ne sont,
certes pas, une quantité négligeable; et puisque
nous, en France, nous avons sur quatre-vingt-
six évéques, sept cardinaux, pourquoi l'Amé-
rique latine n'en aurait-elle pas huit? L'Italie,
qui tient l'Eglise en servitude, qui a installé,
à côté du roi usurpateur et peut-être au-
dessus de son trône, la grande maîtrise de
la franc-maçonnerie, qui parle de purger le
inonde du poison de l'Evangile, a perdu ses
droits de préférence au Sacré-Collège. Des
peuples, mieux gouvernés ou plutôt moins
mal, et plus chrétiens, devront, dans les des-
seins de Dieu, prendre la place de ceux qui,
comblés de toutes les préférences, n'ont su les
posséder, je ne dis pas les trahir, mais au
moins pas les défendre sans succès. Je n'ose
pas rappeler le Movebo candelabrum ; l'esprit
se trouble et se confond à la pensée que l'Ita-
lie puisse manquer à l'Eglise ; mais enfin si
elle peuplait un peu plus les prisons et un peu
moins les antichambres, serait-elle diminuée
par la seule chose qui puisse ajouter à sa
grandeur?
Les actes du Concile plénier de FAmérique
latine n'ont pas été publiés encore. On dit
qu'ils contiennent onze cents décrets. Leur
recueil sera l'un des monuments du droit nou-
veau, appliqué à notre siècle et aux peuples
lointains du Nouveau-Monde. Nul doute qu'ils
ne soient d'un secours efficace pour " l'accrois-
sement de la foi catholique, le bien du clergé
et du peuple américain ». Non pas seulement
pour le profit spirituel, mais aussi, par une
influence nécessaire et un contrecoup heureux,
pour le profil temporel des peuples. Est-ce
que celte réunion, en une seule assemblée, de
tous les évéques de l'Amérique, ne constitue
pas une fédération religieuse, un parlement
spirituel ? et, pour établir les Etats-Unis de
l'Amérique du Sud, est-ce qu'il faut autre
chose qu'un Congrès copié sur le Concile et
acceptant ses canons comme règles interna-
tionales du bien public? Mesure de prudence
et de haut patriotisme pour défendre l'Amé-
rique du Sud contre les grifîes crochues et
les longues dents du pantagruélisme anglo-
saxon.
La résolution de Léon XIII offre d'autres
ices. Les Conciles sont interdits dans la
plupart des Etals de l'Europe et pourtant la
célébration des Conciles est l'agent par
du salut des peuples chrétiens.
!. par les Conciles que les évéques s'élèvent
au-dessus d'eux-mêmes et augmentent leur
individualité de tous le appoints donl i
croît la collectivité épiscopale; c'est pai
Conciles que les évéques, devenus pères et
docteurs de l'Eglise, enseignent a ver mu; ;m-
torité plus haute et une tendre e plus p
suasive ; c'est par les Conciles qu'ils règlent et
stimulent Je zèle des prêtres, qu'ils éclairent
la loi et raniment la conscience des fidèles.
Voilà, par exemple, cinquante ans, qu'il ne
s'est tenu, en France, des Concile-, provin-
ciaux. La plupart des nouveaux évéques ne
tiennent même pas de synode. \<>s églises ne
sont plus des églises, selon l'étymologie du
mot qui en fait des officines d'appel ; ce sont
des synagogues, où l'on conduit à la baguette,
qui n'est pas toujours une verge fleurie, le
troupeau confié au pasteur. La vitalité de nos
églises baisse, leur force diminue. Pourquoi le
Pape n'appellerait- ;.l pas nos évéques à Home,
pour la tenue d'un Concile national, au pro-
chain hiver ; et pour décider, par Concile,
toutes les questions posées, depuis un demi-
siècle, par les événements? Le Concile œcu-
ménique paraît moins nécessaire depuis la
définition dogmatique de l'infaillibilité ponti-
ficale ; le Concile national paraît d'une néces-
sité plus urgente pour distribuer mieux, dans
le corps épiscopal, et, par suite, dans tout le
corps de l'Eglise, la lumière et la grâce de
Jésus-Christ. Où d'ailleurs ce Concile peut-il
se tenir plus aisément qu'à Rome, près delà
chaire de Pierre, près de la tombe du Prince
des Apôtres, là où la Fille aînée de l'Eglise
peut reprendre les leçons de son berceau et
puiser, à leur source, tous les oracles du sa-
lul?
L'Eglise dan* 1M m crique «lu \or«l.
L'histoire de l'Eglise catholique dans l'Amé-
rique du Nord, ne commence qu'à sa décou-
verte. Au Xe siècle, celte immense région avait
été visitée par les Suédois et les Norwégiens;
l'absence de relations avait bientôt relégué
ce fait parmi les légendes. Au xV siècle, un
Dieppois, Jean Cousin, emporté par le gulf-
stream, était allé jusqu'au Brésil ; l'accident
qui devait l'immortaliser n'eut, faute de res-
sources, aucune suite. C'est à Christophe Co-
lomb, son contemporain, qu'il faut déférer
l'honneur de cette découverte qui a fait entrer
dans l'histoire, les deux Amérique0. Dans
quatre voyages successifs, cet homme, aussi
éminent par la piété que par le génie, découvrit
les Antilles et le continent. Yasco de Gama
trouva la roule orientale des Indes. Alvarez
Cabrai découvrit le Mexique, conquis bientôt
par l'héroïque Fernand Corlez, Ferdinand Ma-
gellan atteignit le détroit qui porte son nom,
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
Ponce de Léon, Narra**, Soto, Iteieader
pi i i .■ r: t li Floride et par là il (nul entendre
me . |i;u lie 'I ; Nord Américain. Ualboa
el i : ;,; iii,, visitèrent L'i icéan l'aciiique.Espéjo
explora !«• nouveau Mexique, Pizarre conquit
i. A la lin du XVIe siècle, L'E&pag]
■ -.'•dail, dans les deux Amériques, d'im-
mense- possessions.
l.a fortune de^ Espagnols excita l'émulation
le La France. Au nom de François I r, le Vé-
nitien Veraz/.ani visita une partie de l'Amé-
rique du Nord et lui donna le nom de Nou-
velle-France. Jacques Cartier découvrit le
Saint-Laurentet entra en relation avec les sau-
vages. De Mont*, directeur d'une Compagnie,
fonda la première colonie française et prit
possession de l'Acadie. Champlain explora les
rives du Saint-Laurentet posa les fondements
de Québec. La conquête pacifique de l'inté-
rieur par des voyageurs et des missionnaires
commenta dès lors et ne s'arrêta plus. La
France allait remplir, dans ces lointaines ré-
gions, son rôle de peuple apostolique : Gesta
Dei per Francos.
L'Amérique avait été habitée d'abord par
une race préhistorique, les constructeurs de
monts; elle l'était alors par des peuplades
que Colomb nomma les Indiens, parce qu'il
les croyait asiatiques. Ces indigènes étaient
sauvages ou plutôt nomades; ils formaient
des tribus et rattachaient les tribus par les
liens d'une confédération. L'ethnographie les
partage en six races : les Esquimaux ou man-
geurs de chair crue, les Algonquins, les Hu-
rons-Iroquois, les Cherokées, les Mobilians
et les Dakotas. Chaque race avait sa langue
propre, langue gutturale, dure et polysylla-
bique. Leurs facultés intellectuelles étaient
peu développées ; ils n'avaient pas d'écriture
conventionnelle ; ils passaient leurs traités
avec des colliers de coquillages formant
ceinture et avec le calumet de la paix. Comme
presque tous les jeunes peuples, les In-
diens avaient des sentiments courageux et
généreux ; mais, pour se venger, ils se por-
taient volontiers aux plus grands excès.
Scalper son ennemi mort, tuer par d'horribles
supplices son prisonnier, pour eux c'étaient
des tètes ; mais s'ils savaient tuer, ils savaient
mourir. Dans l'usage commun, leur vêtement
était rudimentaire, leur nourriture simple,
leur vie rude. Le mariage était un trafic; la
famille habitait son wigwam mobile ; un
sache m était à la tête du village. De tribu à
tribu, ils étaient presque toujours en guerre,
et s'estimaient au nombre de chevelures qu'ils
avaient enlevées. Chaque tribu avait son em-
blème qui servait à la désigner ; avec des ra-
quettes aux pieds, et leurs vaisseaux d'écorce,
ces sauvages, vêtus de peaux de bète, armés
de l'arc et des flèches, se transportaient ra-
pidement d'un point à un autre. Les In-
diens croyaient à l'existence de l'être infini,
mais leur conception ne s'élevait pas à une
généralisation soutenue et reconnaissaient à
l'infini une forme saisissable et le multi-
pliaient. Les uns a I oleil, d'autres
la lune, la terre et, s'il- croyaient à un Ij i«u ,
auteur du bien, ils avaient l'air de croire a un
autre', producteur du mal Les pratiques reli-
gieuse! étaient bizarres. e( bruyantes. Tel était
l'honni! . de la forêt : l'Eglise seule
pouvait le convertir, et. s'il refusait cette
grâce, il verrait la civilisation le refouler, a
la fin l'anéantir.
Apres Les Espagnols et les Français, l'Amé-
rique vit aborder sur ses rivages, le« A»g ai»,
Hollandais et les Suéde m : Les Anglai- | i
valurent. Avant que le gouvernement britan-
nique s'interes>àt aux émigrations de se»
sujets, l'Amérique du Nord fut le dévergon-
de ses guerres civiles. Indépendants, Puritains,
Baptistes, (juakers cherchèrent successivement
un refuge au delà des mers et fondèrent les
colonies de Plymoulh, du .Mo-r-acliuscts, de
la Pensylvanie, de la Virginie, du Maryland,
des deux Caroline», le Connecticut, le New-
llampshire, le Rode-Island, le Dela\vare, le
New-Jersey, la Géorgie. Aucune loi politique,
ni religieuse, ne reliait l'une à l'autre les co-
lonies. Leur origine était commune ; il y avait
certaines analogies pour la fondation des
villes, des églises, des écoles et de la milice ;
mais elles étaient séparées physiquement par
de grands espaces, moralement par de vives
oppositions de créance. Le lien qui les ratta-
chait à la même patrie, n'était guère mieux
déterminé ; ici, il y avait une charte royale ;
là, on jouissait d'une liberté plus grande;
mais, nulle part on n'était très ^êné par les
lois, ni soucieux d'en provoquer l'extension.
Ces colonies, nées des guerres religieuses et
civiles, avaient dans leur berceau le poison
de la révolte ; elles devaient s'en imprégner
jusqu'au jour où, rebelles à l'Angleterre, elles
devaient constituer les Etats-Unis.
Les rapports des colonies avec les indigènes
dépendaient absolument des circonstances.
Les Indiens furent d'abord très étonnés de se
voir des voisins étrangers, n'ayant rien de
commun avec leurs manières de vivre. Dans
leur étonnement, ils visitèrent les colons
anglais, reçurent des présents et contractèrent
amitié. De leur côté, les colons s'appliquaient
à entretenir, avec les sauvages, des relations
de stricte justice. Lorsque les Indiens virent
occuper leurs forêts; lorsqu'ils se virent re-
foulés eux et leur gibier, ils commencèrent à
concevoir des sentiments moins pacifique*
De part et d'autre, il y eut des actes offensifs.
En vain les puritains cherchèrent à christia-
niser les Indiens. Les guerres éclatèrent : les
sauvages essayèrent de ruiner les établisse-
ments des colonies, les fermes, les villages ;
les colons répondirent, à ces surprises ou à
ces attaques, par le fer et feu, parfois par
l'extermination, toujours en accusant davan-
tage leur volonté de s'étendre. D'autres
guerres entre l'Angleterre et la France, sous
le roi Guillaume, la reine Anne et Georges 11,
établirent, entre les Indiens et les Européens,
des solidarités de combats, des fortunes de
LIVRE QUATRE- VINGT QUATORZIEME
::i,7
guerre, qui effeetuèrenl quelques rsp-proi
iiifnts. Ces guerres aboutirent i la célèbre
guerre franco-canadienne', qui dura de t7S4
,i 1703 Bl amena, en A mer i<] u<*, la prépondé-
rance exclusive de l'Angleterre'. Aptes s'être
servi de l'Angleterre pour se séparer de la
France, les colonies se servir©»! de la France
pour se séparer de l'Angleterre, en I77(>; cl.
si le Canada ne les suit point dans la détection,
c'est dans l'espoir de revenir un jour à la
mère pairie.
Trois nations eonti ihuèrent à introduire !e
catholicisme dans l'Amérique du Nord : FEb-
pagae, la France el l'Angleterre. L'ai! ion de
l'Cspagne s'exerça surtout parles Dominicains,
les Franciscains et les Jésuites ; elle obtint
d'abord de grands succès dans la Floride, le
.Nouveau-Mexique et la Californie; mais les
œuvres qu'elle avait fondées périrent par-
tout. L'action de la France protégée par le
gouvernement et secondée par toutes les
classes de la population, s'étendit des bouches
du Saint-Laurent aux rives de l'Océan paci-
fique et du golfe du Mexique à la baie d'Mud-
son ; c'est-à-dire qu'elle embrassa le continent
américain presque tout entier ; elle ne fut
jamais interrompue ; et non seulement elle
eut pour résultat d'asseoir dans les plaines
du Canada une nation catholique ; mais en-
core c'est sur les fondements qu'elle a posés
i bords des grands lacs, dans la vallée du
Mississipi, au pied des Montagnes Rocheuses,
(pie repose principalement le majestueux édi-
fice de l'Eglise aux Etats-Unis. C'est pour
échapper à l'oppression qui pesait sur les ca-
tholiques dans la Grande-Bretagne, qu'une co-
lonie s'établit, en 1620, au Maryland, sous la
conduite de lord Baltimore. Quelques Jésuites
l'accompagnaient ; mais la liberté de cons-
cience qu'elle avait prétendu importer en Amé-
rique, lui fut ravie bientôt. Les protestants
avaient réclamé la liberté pour eux ; c'était
pour faire peser leur oppression sur les autres.
L'Angleterre, loin de laisser libre le catholi-
cisme en Amérique, le combattit et le persé-
cuta ; elle réussit à le comprimer dans la par-
tie espagnole, à le faire reculer dans la partie
française. On put craindre qu'elle ne l'effa-
çât tout à fait des contrées qu'il avait con-
quise- par la foi de ses apôtres et le sang de
ses martyrs.
La révolte des Etats-Unis contre l'Angle-
terre mit fin à la persécution. La proscrip-
tion des Jésuites en Europe, la proscription
du clergé catholique en France, eurent, pour
contrecoup, le départ des proscrits en Amé-
rique. Jusque-là, indigènes et colons n'avaient
eu que de rares apôtre», des missions sans co-
hérence et sans suite. A partir de 1792, il se
produisit un mouvement d'action, d'où pro-
cède, a proprement parler, l'installation de
l'Eglise catholique dans l'Amérique du Nord.
e autre cause qui avait retardé l'avance-
ment de l'Evangile, c'est que les convertis
relevaient, les uns de l'Espagne, les autres de
!■< France, le plus grand nombre de l'Angle-
lia i I au Canada, il n'y a vail , nulle pai I,
de hiérarchie indigène.] D I 7 '•'.'. 1,1'ie VI,
appelant à l'honneur ceux qui a va ici il i W a la
peine, nommai! ^\ï évoque pour le* Etal I aia;
le choix du Pontife tomba sur le PèreGaroll,
je uite, qui fol érèque de Baltimore.
Nous n'arom point i l'aire l'éloge d<
évéïpic ; ses leuvres le louent assez. « Aux
vertus et qualités d'un bon prêtre, dit L'his-
torien américain Campbell, le docteur Candi
joignait un ferme patriotisme d'Américain na-
tif; l'amabilité, la grâce d'un galant homme
et les connaissances d'un savant accompli.
Son activité dans le travail pour l'avancement
de la religion et de l'éducation, n'avait d'égal
que son activité et son zèle pour le soula
ment des pauvres et la consolation des allli-
gés. Ainsi p.tait- il universellement aimé, Dana
les relations sociales, il ne connaissait pas de
différence de croyances ; et il comptait, parmi
ses meilleurs amis, des hommes célèbres par
leur attachement à des doctrines et à des
formes de foi entièrement séparées de la
sienne ».
Dans un petit écrit qu'il a laissé sur les
premiers temps de son épiscopat, Mgr Caroll
nous apprend qu'il y avait alors dix-neuf
prêtres dans le Maryland, cinq dans la Pen-
sylvanie ; que quatre, très âgés et très in-
firmes, n'étaient capables d'aucun . service ;
que la santé de tous avait d'ailleurs souffert,
dans les fatigues du ministère, de rudes at-
teintes ; enlin que les 24 500 âmes qui com-
posaient, à ce qu'on croyait, la population
catholique des Etats-Unis se partageaient de
la manière suivante : 16 000 pour le Mary-
land, 7 000 pour la Pensylvanie, 1 500 pour
les autres provinces ; mais il ajoute que, plus
tard, cette estimation fut reconnue trop basse,
et que, de plus, on n'y avait pas compris les
Canadiens-Français, tant à l'ouest de l'Ohio
que sur les rives du Mississipi.
Quel que fût le zèle des prêtres, le champ
était trop vaste pour leur petit nombre ; et si
on compare la faible phalange des pasteurs
avec l'innombrable multitude des fidèles et
des infidèles, dispersés dans d'immenses es-
paces, on comprend combien l'Amérique avait
besoin d'éveques et de missionnaires. Dieu lui
vint en aide. Depuis 17G5, les Jésuites avaient
demandé asile au nouveau monde. Fn 1700,
le Père Emery, supérieur général de Saint-
Sulpice, prévoyant les malheurs qui allaient
frapper la France, conçut le noble et géné-
reux projet de transporter, en Amérique, des
rejetons de son séminaire. L'année suivante,
cinq prêtres sulpiciens et cinq séminaristes
débarquaient à Baltimore et y fondaient un
séminaire pour l'Amérique. De 1791 à 1709,
vingt-trois prêtres français vinrent prendre
rang dans le clergé des Etats-Unis. C'était
bien peu pour une «i grande moisson ; mais
la médiocrité du nombre était rachetée par la
générosité de la vertu, et d'ailleurs, parmi
ces âmes dévouées, Dieu sut trouver des thau-
maturges.
308
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLK
. Quoique le diocèse de Baltimore, d'il
C. Moi onstitué et qu'il eût pour le
gouvernei un évéque titulaire, les Etats-Unis
n'en continuaient pas moins d'êlre, sous
quelqui - rapports, un pays de mission. « "«Hait
la même insuffisance de ministres de l'Evan-
gile ; l,i même nécessité d'en jeter, pour ain«i
parler, plusieurs en avant, au milieu de con-
trées presque inconnues, peu habitées, et de
les y tenir dans l'isolement deleuis confrères,
loin de imite direction et de toute assistance
spirituelle ; la même difficulté de réunir les
fidèles et de les organiser en congrégations ;
c'était surtout la même pauvreté de l'Eglise.
11 y avait sans doute un peuple catholique,
mais ce peuple était dispersé. Il fallait aller à
la recherche des uns. qui vivaient dans l'éloi-
gnement, et découvrir les autres qu'on ne
connaissait plus. 11 fallait ramener ceux-ci,
qui étaient égarés ; et reconquérir ceux-là sur
l'ignorance, sur l'indifférence, sur la dissipa-
tion : et tout cela sans s'inquiéter des dis-
tances, sans se laisser effrayer par les fa-
tigues ou par les obstacles, sans être arrêté
par la considération des contradictions et des
oppositions qui nécessairement exciteraient
les sectes dissidentes. En même temps, il
fallait tâcher d'éclairer les hérétiques et les
idolâtres, qui ne marchaient pas à la lumière
de la foi ; car il entrait dans les desseins de
Dieu que l'Eglise américaine s'ouvrit à tous
les hommes de bonne volonté. Pour cette
œuvre immense, le clergé, comme les pre-
miers missionnaires d'Amérique, n'avait rien,
pas même des temples ; il ne pos-édait rien
que sa science, sa charité et la croix de Jésus-
Christ (1 ».
L'alliance des Américains avec la France
avait fait baisser le diapason du fanatisme.
L'Américain n'est d'ailleurs pas hostile, en
principe, à la religion : il croit en Dieu et se
persuade qu'on peut le servir également bien
dans toutes les communions. De plus, il est
chercheur, obstiné dans ses recherches, ami
de la parole publique. Si des pensées calmes
régnaient sur les hauteurs, le. fanatisme n'avait
point abdiqué ; il continuait de dominer dans
les classes inférieures, sous la garde de l'in-
térêt et surtout de l'ignorance. Les ministres
de toutes les sectes, divisés entre eux, mais
unis contre le catholicisme, n'avaient pas
cessé de dénoncer, aux populations crédules,
la nouvelle fiabylone maudite dans l'Apoca-
lypse. La religion catholique, c'était toujours
le papisme ; la papauté, c'était la bête à sept
têtes ; les prêtres n'étaient que des imposteurs
et les fidèles, un vil ramas de bêtes corrom-
pues. On cite, de ces folies, des exemples gro-
tesques.
Les Sulpiciens, établis à Baltimore, avaient
pour chef, Charles Bagot, né à Tours en 1134 ;
Charles Bagol avait, pour assistants princi-
paux, Jean Tessier et Antoine Garnier. La
maison ds Paris leur avait remis 30 000 francs,
provenant d'une personne charitable, qui était
fort probablement le Père Emery; la maison
de Montréal leur en remit à peu près autant.
Avec ces subsides, ils achetèrent, bois de la
ville, une taverne et quelques acres de terre.
Dans la pénurie d'élèves, ils prirent à ferme
la terre de Bohémia, et y réunirent tous les
éléments d'une grande exploitation. Ensuite,
ils lancèrent leur^ prêtres et séminariste- dis-
ponibles, comme missionnaires, à travers celte
masse de peuplades à convertir. A mesure que
les élèves se présentèrent, il- rappelèrent leurs
professeurs. Après avoir fondé, sur de larges
bases, leur grand séminaire, ils fondèrent le
collège de Sainte-Marie, sorte de pépinière
morale, destinée au recrutement du grand
séminaire de Baltimore. Dès 1791, Mgr Ca-
roll avait posé lui-même les fondements du
grand collège de Georgetown, qui fut confié
aux Jésuites. L'histoire doit louer sans réserve
ces institutions et ces beaux dévouements.
Les services de l'enseignement sont presque
toujours obscurs ; ils ne donnent guère la re-
nommée et la gloire; ceux qui s y vouent
avec simplicité, sans aucun retour sur eux-
mêmes, ne voulant qu'accomplir la volonté
de Dieu, ne peuvent recevoir que de Dieu leur
récompense.
Parmi les prêtres qui contribuèrent alors,
par leur vertu, à la propagation du catholi-
cisme en Amérique, il faut citer le bon Mo-
ranvillé et l'abbé Matignon.
Jean-François Moranvillé était né à Cogny,
près d'Amiens, en 17G0. Prêlre en 1784, il fut
envoyé à Cayenne pour évangéliser les nègres.
La persécution révolutionnaire, sensiblejusque
là, le contraignit de chercher un abri en Amé-
rique. D'abord employé à Saint-Pierre de Bal-
timore, il ne contribua pas peu à la restaura-
tion du chant et à l'éclat des cérémonies. Curé
à Saint-Patrick, i! commença par s'établir au
milieu de ses paroissiens. Dès qu'il fut en pos-
session de sa cure, il se fit un devoir de chan-
ter la grand'messe et de prêcher régulière-
ment ; il indiqua les heures qu'il passerait au
confessionnal ; il appela ses enfants au caté-
chisme ; il visita ses paroissiens; en un mot,
il s'appliqua de toutes ses forces, en esprit de
charité, aux fondions du saint ministère. On
ne larda pas à s'apercevoir de l'influence sa-
lutaire du bon curé. L'église se trouva bien-
tôt trop étroite ; il fallut en construire une
nouvelle. C'était, eu égard au défaut de res-
sources et à l'étendue de l'entreprise, une
œuvre effrayante : Moranvillé trouva le moyen
de bâtir la nouvelle église depuis les fonde-
ments jusqu'à la croix du clocher. Le bon
curé ne mit pas moins de soins à l'orner qu'à
la construire ; bientôt cette église fut la plus
belle de l'Amérique. On y célébrait de sphm-
dides offices ; les bons prédicateurs venaient
tous s'y faire entendre. Bon catéchiste autant
que bon prédicateur, Moranvillé savait éga-
lement préparer les enfants à la première
1 1 Les prêtres français émigrés aux Etats-Unis, p. 89.
LIVltK QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
369
communion et maintenir les adultes à La table
sainte, (le l'ut lui qui, après les Sulpiciens et
à leur exemple, eut l'audace d'introduire, à
Baltimore; la grande procession de la Fête
Dieu. Baltimore n'avait jusque-là aucun éta-
blissement pour l'éducation de* fi ] les : ni
l'Etat, ni la ville n'avaient ouvert une seule
école : Moranvillé en fonda une en 1815 et y
admit les jeunes lilles de toutes les dénomina-
tions chrétiennes. Son assistance pieuse fut
également assurée aux Trappistes, exilés de
France ; il les logea dans sa propre maison.
Pauvre dans son intérieur, le digne pasteur
n'était pas moins hospitalier et charitable; il
n'ouvrait pas seulement volontiers sa table
et sa bourse ; il prodiguait, à tous, les dons
et les bonnes grâces. Sa distraction la plus
ordinaire, c'était, sa messe dite, de se prome-
ner dans l'enclos de son église, ou de visiter
les pauvres et les malades. Quand le choléra
se précipita sur la ville, « il sembla, dit Ber-
nard Campbell, s'être élevé au-dessus de ce
qu'il est donné à la nature de montrer de
courage et d'énergie». Moranvillé, c'était le
bon curé, dans toute la force du terme. Quand
il eut donné sa vie pour ses brebis et sentit sa
fin approcher, il revint en France et y mou-
rut, en 1825, quelques mois après son retour.
A côté du bon Moranvillé, il faut placer
Matignon. Né à Paris en 1753, prêtre en 1778,
docteur de Sorbonne en 1785, il était, en 1789,
professeur de théologie au collège de Navarre.
La Révolution le fit s'exiler en Angleterre ;
l'esprit de foi et de piété le conduisit jusqu'en
Amérique. Mgr Caroll le fixa à Boston. A pro-
prement parler, il n'y avait pas de paroisse,
mais une circonscription presque aussi grande
que la France. Le jeune apôtre apprit d'abord
l'anglais et vaqua aux principales fonctions
du ministère. Sa situation était difficile : il
savait tout ce que la secte puritaine nourris-
sait de préjugés contre l'Eglise de Jésus-
Christ ; il ne craignit pas, cependant, d'expo-
ser librement la doctrine de l'Evangile. Son
auditoire s'accrut; les conversions commen-
cèrent. Matignon resta, pendant quatre ans,
chargé seul de la mission de Massachusets ;
ces quatre années furent consacrées à d'inces-
sants voyages, et à la prédication en quelque
sorte dans chaque famille, car il n'y avait pas
d'église. En 1796, lui vint l'abbé de Cheverus,
auxiliaire que la Providence lui envoyait pour
partager ses travaux. Tous deux parcoururent,
au prix de grandes fatigues, celte immense
mission. Dans les intervalles des visites qu'ils
f lisaient aux Indiens, ils se retrouvaient à
Boston. Il y avait, entre les deux mission-
naires, une communauté si entière de senti-
ments et de vues qu'il est impossible de faire
la part de l'un et de l'autre, dans le gouver-
nement des congrégations catholiques qu'ils
dirigeaient ensemble. C'était une seule pensée
et une seule action.
Bu 1803, la Congrégation s'était augmentée
au point qu'il devint nécessaire de construire
une nouvelle église. Les souscriptions af-
T. XV.
Muèrent, môme de la pari des protestante ;
L'église fut consacrée à la Sainte-Croix. Cinq
ans plus tard, en 1808, l'église américaine
avait grandi ; les progrès du catholicisme d<
mandaient une hiérarchie plus puissante
New-York, Philadelphie, Bardstown furent
choisis avec Boston pour être les chefs-lieux
de nouvelles circonscriptions diocésaines ;
Baltimore fut élevé au rang d'archevêché,
siège du primat des Etats-Unis. Matignon
était désigné parlons pour le siège de Boston ,
il s'opposa seul à ce que son nom lût placé
sous les yeux du Souverain Pontife et céda la
place à Cheverus. L'un descendit au second
rang, l'autre monta au premier, sans que la
confiance réciproque de ces deux âmes fût
altérée en rien. Tous deux rendirent égale-
ment service à leur église, l'évéque, par son
dévouement, le prêtre, par son exemple d'ab-
négation, bien fait pour confondre tous les
préjugés des sectes. Matignon vécut encore
dix ans sous l'épiscopat de son compagnon de
prosélytisme ; il mourut en 1818. « De ses pré-
décesseurs dans la mission, dit le Catholic Ma-
gazine, les uns avaient manqué de prudence
dans leur zèle, les autres avaient méconnu le
génie du peuple au milieu duquel ils vivaient;
et tous étaient tombés dans des erreurs de po-
litique que le sage et pieux Matignon racheta
lentement et sûrement. » Matignon était
d'ailleurs un homme instruit et éloquent.
« Les zélés et savants missionnaires, dit l'his-
torien protestant de Boston, ne bâtirent pas
d'édifices, mais ils élevèrent les vrais dis-
ciples de Jésus-Christ dans l'opinion publique ;
ils les établirent solidement dans un état d'es-
time et de considération qu'ils n'avaient pas
connu auparavant. Ils apaisèrent les haines
et ébranlèrent les prétentions des dissidents
sincères. »
Dans les provinces de l'Ouest, sur les rives
du Mississipi, parmi les tribus illinoises, aux
bords des grands lacs, la civilisation était
toute française, par conséquent catholique.
En 1796, les deux péninsules qui composent
l'Etat du Michigan avaient été cédées à l'Union
par l'Angleterre. Mgr Caroll y envoya l'abbé
Bichard. Gabriel Hichard, né à Saintes en
1767, avait fait ses études à Angers et entrait,
en 1789, dans la Compagnie de Sainl-Sulpice.
Emery le fit partir en Amérique avec l'abbé
Maréchal, depuis évêque. Supérieur de la
mission du Michigan, Hichard avait deux ou
trois compagnons, six chapelles et douze pa-
roisses. Une première visite des chrétientés
lui fit comprendre qu'il lui serait impossible
de prêcher, même une fois l'an, la parole de
Dieu, à chacune des Congrégations dont il
avait la charge. Les dislances étaient trop
grandes, les routes trop difficiles, parfois la
saison trop dure. Hichard établit une impri-
merie, publia d'abord un journal, puis, vu la
difficulté de le répandre, remplaça cette feuille
périodique par des ouvrages de piété, d'édi-
fication et de controverse. Plusieurs conver-
sions consolèrent la foi du pieux Hichard ; il
U
370
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
\ eut également, parmi les chrétiens, des re
tours marqués à la pratique; les Indiens
montraient empressés ;'i redire la prière qu'ils
avaient apprise des Jésuites. En 1812, l'abbé
Richard, fait prisonnier par les Anglais, fut
envoyé dans le Bas Canada où il continua ses
travaux apostoliques; pendant son absence,
la mission du Michigan eut beaucoup a souf-
frir. A son retour, liichard dul s'établir le
trésorier et le pourvoyeur des pauvres ; il dut
littéralement mettre la main à la charrue.
Depuis 1805, il n'y avait plus de chapelle au
Détroit ; Richard s'ingénia et travailla si bien,
qu'il construisit, en 1810, l'église destinée à
servir plus lard de cathédrale. En 1820, il dé-
couvrit l'endroit où était mort, en 1675, le
Père Marquette, lui rendit les honneurs fu-
nèbres et entra en relation avec les sauvages
de Chicago. En 1823, il fut élu député, élec-
tion qui lui permit de payer ses dettes et
d'exercer, sur la législature, la plus heureuse
influence. Richard profita de son crédit pour
faire entreprendre, dans le Michigan, de
grands travaux d'utilité publique. En 1820,
non réélu, l'abbé Richard reprit ses travaux
apostoliques, donna un missionnaire aux Ot-
tawas, un autre aux Potowatomies. Quelque
argent lui fut envoyé de France, mais les be-
soins surpassaient de beaucoup les ressources.
Richard avait fondé un couvent pour l'éduca-
tion des filles, il songeait à fonder un collège
et un établissement pour les sourds-muets.
En 1832, tout semblait sourire au pieux
missionnaire. A la demande de plusieurs
pères de famille, ii avait commencé une suite
de sermons sur le dogme catholique; toutes
ses œuvres marchaient, son collège allait
s'ouvrir ; toutes les générations venaient à lui
en même temps. Soudain parut le choléra :
Richard se dévoua pour le salut de ses
ouailles ; mais épuisé de fatigue, il fut atteint
lui-même et succomba. Pendant 41 ans, il
avait travaillé à la mission du Kentucky et
du Michigan; il était question de lui pour
l'épiscopal; s'il ne fut pas évoque du Michi-
gan, il en fut le martyr.
Pendant que les missionnaires semaient la
parole de Dieu, les bons chrétiens se multi-
pliaient. Pour encourager les uns et fortifier
les autres, le Saint-Siège crut devoir créer de
nouveaux diocèses. Outre l'évèché fondé au
Détroit, un siège épiscopal avait été fondé,
en 1821, à Cincinnati; en 1827, à Saint-Louis
du Missouri ; en 1834, à Vincennes ; en 1837,
à Nashville et à Dubuque ; en 18 53, à Chi-
cago, à Liltle-Rock et à Milwankje ; en 1847,
à Cléveland. Parmi les titulaires de ces sièges
il en est un qui doit attirer l'attention spé-
ciale de l'histoire, c'est l'évêque de Bards-
town. Benoit-Joseph Flaget était né en 1765,
à Contournât, paroisse Saint-Julien, près
Billom, en Auvergne. Au terme des études
classiques, , il était entré dans la société de
Saint-Sulpice et avait professé quelque temps
la théologie. A la Révolution, il était parti en
Amérique et professait la philosophie à Saiute-
.M.uie de Baltimore, lorsqu'il fut, en 181
nommé évoque. Pendant deux ans, il oppo
a cette nomination, une vive résistance : il lit
même le voyage de France, avec l'espoir de
faire agréer ses refus. La volonté du Tape
était expresse ; il fallut se rendre. Le P. Eraery
lit, au prélat, comme cadeau de joyeux avè-
nement, un étui d'aiguilles et une Cuisini
bourgeoise, l'un pour relever un peu le menu
de ses repas; l'autre, pour raccommoder ses
babils. On ne peut rien imaginer de plus
gaiement apostolique; le plus gai du cadeau,
c'est qu'il n'était pas inutile. L'évêque repar-
tit avec trois prêtres, un diacre et un sous-
diacre ; plus Simon Brute, futur évoque de
Vincennes. Après son sacre, Mirr Flaget se
rendit à pied dans son diocèse, éloigné de
troi3 cents lieues. A Pittsburg, il acheta un
bateau et s'y installa avec ses compagnons. A
Louisvillc il trouva un carrosse pour lui, des
chevaux pour ses compagnons, des chariots
pour ses bagages. Enfin, il arriva dans sa
ville épiscopale, se vouant à tous les anges
qui y résident ; priant Dieu de le faire mou-
rir mille fois, si, dans ce nouveau diocèse, il
ne devait pas être l'instrument de sa gloire.
A celte époque, la population catholique du
Kentucky se composaild'environ six mille âmes
formant trente Congrégations ; elle possé-
dait six églises et six prêtres pour les desservir.
L'évêque. n'ayant pas de résidence, se fixa
provisoirement à Saint-Etienne ; son palais
était formé de deux cabanes, où il y avait un
lit, six chaises, deux tables et des planches
en guise de bibliothèque. Le vicaire général
couchait au grenier. Le Kentucky n'avait pas
une seule école catholique ; dès 1811 Mgr Fla-
get en fonda une sous la protection de saint
Thomas. L'année suivante, un de ses prêtres,
savant et humble, Nérinckx, jetait, dans le
village de Lorette, les premiers fondements
d'une communauté de femmes, les Amantes
de Marie au pied de la croix, consacrée à l'édu-
cation des filles et au soin des orphelines. En
1813, une seconde communauté de femmes
se fondait à Nazareth, pour joindre, à l'édu-
cation des jeunes filles, l'assistance des
pauvres et des malades : ce sont les Sœurs de
charité de Nazareth, suivant la règle de saint
Vincent de Paul. Cependant Mgr Flaget faisait
la visite de son vaste diocèse ; elle dura cinq
ans, laps de temps pendant lequel l'évêque ne
passa jamais quatre jours de suite sous le
même toit. Le prélat allait tantôt à pied, tan-
tôt à cheval, pauvre, mais fervent comme un
véritable apôtre de Jésus-Christ. En 1819,
il consacrait l'église de Sainte-Anne au Dé-
troit et sacrait son coadjuteur, Mgr David. En
même temps, il bâtissait une cathédrale et un
grand bâtiment de briques qui devait être
palais épiscopal, maison curiale et séminaire
diocésain ; plus un bâtiment plus petit pour
le collège Saint-Joseph. En 18io, la législature
du Kentucky érigea ce collège en personne ci-
vile, lui accordant, avec le droit de posséder,
la faculté de conférer les grades.
L1VIIK QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
37 J
A cette même date, l'évoque s'établit, avec
ses prêtres, sous le régime de la vie commune.
En 1829, lea deux communautés de Nazareth
et de Lorette huent incorporées comme le
collège Saint-Joseph. Une troisième commu-
nauté de le mines avait été fondée, lesTertiaires
de Saint-Dominique, consacrées à l'enseigne-
ment. On établit aussi quelques écoles dans
les campagnes. Vers 1829 lui fondée, sous le
nom de Frères de la Mission, une sociélé de
laïques, pour soulager les missionnaires dans
l'administration temporelle des églises; elle
fut assujettie à une règle extraite de la règle de
Saint-Benoit. Le succès de toutes ces œuvres
provenait de deux choses : d'une bonne admi-
nistration et. d'un fidèle travail. Le prélat
méditait longuement toutes ses œuvres ; il
n'entreprenait aucune fondation sans savoir
comment il pourrait en couvrir les frais ; et si,
contre ses prévisions, les ressources venaient
à lui manquer, il s'arrêtait toujours à pro-
pos. Le travail des mains était la loi générale
du clergé et des écoles. Tout le monde tra-
vaillait : prêtres, professeurs, séminaristes,
écoliers. Ces derniers employaient une moitié
de leur temps à cultiver la terre pour gagner
leur nourriture, et l'autre moitié, à lire, à
écrire, à s'instruire sur la doctrine chrétienne.
Les séminaristes ne donnaient à la culture des
champs ou aux Lravaux de métier, que l'heure
des récréations ; ce temps suffisait pour pré-
parer les matériaux de construction. L'évêque
tirait d'ailleurs un excellent parti de ces bons
ouvriers, qui n'attendaient leur salaire que de
Dieu.
En 1826, Mgr Flaget fit faire à ses diocé-
sains, avec beaucoup de succès, le jubilé de
Léon XII. En 1833, le choléra s'abattit sur le
Kentucky ; les prêtres catholiques assistèrent,
avec le zèle le plus héroïque, les pestiférés ;
l'évêque faillit succomber au tléau. Sa santé
en resta affaiblie ; l'évêque songeait à se
démettre, pour que son coadjuteur, devenu
titulaire, pût se donner un coadjuteur plus
jeune. Le coadjuteur, informé de celte réso-
lution prétendit, avec la plus louable ému-
lation, que c'était au coadjuteur à se dé-
mettre et non au titulaire ; les deux prélats
aspiraient autant l'un que l'autre à descendre.
Le coadjuteur fut remplacé par Mgr Chabrat.
Cependant Mgr Flaget voyant trois nouveaux
évéchés érigés dans le Missouri, leMichiganet
l'Indiana, et trois évéques dans le Kentucky,
fit, en 1. S:;."), le voyage ad limina. Womc le reçut
comme elle reçoit les apôtres, avec un profond
respect. Le Pape voyant cet évêque si pau-
vrement vêtu, lui fit cadeau d'un costume com-
plet ; jamais le pauvre Bennet de Contournât
ne s'était vu à pareille fête: il s'en exprime
avec la naïve amabilité d'une belle âme. Gré-
goire XVI avait laissé voir au pieux prélat
le désir qu'il entreprît, en Europe, une mission
en faveur delà propagation de la foi. De 1837
A 1839, l'évêque de Bardstown parcourut
trente-quatre diocèses' de France, le comté
de Niée, la province de Gènes, le Piémont et
la Savoie, prêchant avec un zèle Infatigable
dans les cathédrales, les éminaires, les com-
munautés, ei recevant pai tout d'abondant
aumônes. A son reloue, il laissa, a Mgr Ch
luat, l'administration du diocèse. Bientôt,
il dut s'occuper de transférer son siège de
Bardstown à Louisville; la cérémonie s'effec-
tua, après les préparatifs nécessaires, avec une
grande solennité. Sur ces entrefaites, arri-
vaient à Louisville, les religieuses du Bon
Pasteur d'Angers ; pour les nourrir, il fallut
prendre le panier du mendiant et, aller chaque
semaine le faire remplir sur le marché. Le
second coadjuteur étant devenu aveugle, il
fallut en sacrer un troisième. Ce fut Mgr Spal-
ding, dont il suffit de prononcer le nom.
Mgr Flaget put encore, en 1849, poser la pre-
mière pierre de sa cathédrale ; il mourut à
85 ans, le 11 février 1850. En mourant il lais-
sait, dans ses régions, dix sièges à la fonda-
tion desquels il avait eu grande part. Le dio-
cèse de. Bardstown et Louisville comptait
deux séminaires, trois collèges, un asile pour
les orphelins, plusieurs écoles, deux maisons
de jésuites, un couvent de dominicains et un
de trappistes, un établissement de frères ou-
vriers de la mission, douze communautés de
femmes, un clergé nombreux et de nom-
breuses paroisses. Flaget est un des Pères de
l'Eglise en Amérique, presque un thauma-
turge.
L'Eglise américaine s'étendait, en même
temps, sur la rive gauche du Mississipi. De
1815 à 1848, quatre évêchés furent créés dans
les limites de l'ancienne Louisiane : à Mobile,
dans l'Alabama, en 1826 ; à Saint-Louis, dans
le Missouri, en 1827 ; à Natchez, dans le Mis-
sissipi, en 1837 ; à Little-Rock, dans l'Arkan-
sas, en 1843; plus tard, en t848, un encore
à Galveston, dans le Texas. Les quatre pre-
miers sont des démembrements du diocèse
d'Orléans, dont le véritable fondateur était
Mgr Dubourg. Guillaume-Valenlin Dubourg
était né à Saint-Domingue, en 1766. Après ses
études à Saint-Sulpice de Paris, il fonda
l'école préparatoire d'Issy en 1791, et en 1792,
émigra, en Espagne. En 1795, il était prési-
dent du collège de Georgetown et fondait, en
1799, le collège de Sainte-Marie, à Baltimore.
C'est dans la direction de cet établissement
que la confiance de Mgr Caroll vint le prendre
pour la création d'un grand diocèse dans la
Louisiane, acquise depuis peu aux Etats-
Unis. Il y avait, à la Nouvelle-Orléans, des
préventions contre les prêtres français, pré-
ventions nées de la différence des caractères,
peut-être d'un certain esprit d'indépendance,
probablement aussi de l'opposition des Espa-
gnols aux maximes gallicanes et au rigo-
risme. A son arrivée, l'abbé Dubourg essuya
des résistances. Pie VII l'appela à Rome et
le nomma évêque de la Nouvelle-Orléans.
D'Italie, Mgr Dubourg vint en France où il re-
cueillit des fonds, des coopérateurs de son
ministère, plus une pacotille d'outils et d'ins-
truments de labourage : Dubourg était né
372
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
fondateur, homme fort entendu aux affaires.
Le roi Louis XXIII lui prêta un bâtiment
pour le transporter, avec sa smalah, en Amé-
rique. Pendant la traversée, Dubourg se con-
duisit en homme apostolique. Au débarque-
ment, il >e mit en route pour Piltsbourg, sur
î'Obio, par le Maryland et la Pensylvanie;
le voyage, en grande partie à pied, fut des
pins fatigants. De Piltsbourg, il gagna Louis-
ville par bateau et prit possession de son
siège à Saint-Louis. C'était une ville à peu
près française, entourée de Congrégations de
même origine. Le peuple était excellent, pra-
tiquement catholique, éloigné de tout ce qui
pouvait porter atteinte à sa foi ou à ses
mœurs. On posa, en 1818, la première pierre
de la cathédrale, l'eu après, l'évèqne, avec le
concours du prêtre Hosati, créait une ferme,
qui devait lui servir de collège et de sémi-
naire ; les élèves tenaient le livre d'une main,
les outils de l'autre. En 1819, le prélat ouvrait
une école, qui, dix ans plus tard, devenait
collège des Jésuites et, depuis, s'est constituée
en université. Dès 1820, il avait établi des
frères de la Doctrine chrétienne à Sainte-
Geneviève, des Dames du Sacré-Cœur à Flo-
rissant, et avec les ouvriers qu'il avait ramenés
de Milan, il avait organisé deux Congrégations
d'hommes, l'une consacrée aux arts méca-
niques, l'autre à l'agriculture. En 1829, il
s'occupait de la création d'une mission spé-
ciale pour les sauvages au nord et à l'ouest
du Missouri ; le gouvernement américain lui
alloua, pour cette œuvre, un subside en ar-
gent. A cette époque, les Jésuites du Mary-
land se voyaient contraints de dissoudre leur
noviciat ; Dubourg les établit dans une ferme
qu'il avait achetée au confluent du Missouri
et du Mississipi. On voit que Yalentin Du-
bourg était un digne émule de Benoît Fla-
8et- , . .
L'évêque, au surplus, payait de sa personne.
S'il n'avait pas tous les métiers de Maître
Jacques, il joignait, à la direction de son
clergé, tous les offices du ministère pastoral ;
il confessait, catéchisait, prêchait surtout, et
avec un succès particulier près des protes-
tants. A la Nouvelle-Orléans, Mgr Dubourg
avait envoyé son vicaire général Portier, et
par lui, fondé deux collèges, l'un en ville,
l'autre à Apelousas. C'est en fondant partout
des collèges et des séminaires, que ces génies
constituants de l'Amérique en font la conquête
et assurent l'avenir: ainsi agissent les apôtres
que les imbéciles coiffent d'un éteignoir,
comme si l'obscurantisme n'était la vertu
exclusive des sots; et l'éteignoir, leur coif-
fure. En 1823, le prélat put établir sa rési-
dence dans sa ville épiscopale ; les Ursulines
lui cédèrent leur maison et s'établirent dans
les environs de la ville. Un vénérable prêtre
donna à l'évêque uue propriété de mille hec-
tares, pour établir une maison d'orphelins.
La Fourche vit aussi venir, du Missouri, une
colonie des Amantes de Marie, qui s'occupèrent
des orphelines sans rien demander pour leur
entretien. Les Dames du Sacré-Cœur vinrent
aussi s'établira Saint-Michel. Le clergé s'était
augmenté de soixante membres. Tout cela ne
s'était pas fait sans lutteg, sans épreuves. La
plus cruelle fut qu'un quêteur chargé de re-
cueillir, en Europe, des aumônes pour la mis-
sion, se les appropria et causa ainsi, à l'évêque,
un tort grave, en même temps qu'il porta
atteinte à sa considération. Le prélat crut
qu'il ne se relèverait pas de cet échec; il avait
laissé Mgr Hozati à Saint-Louis; il fil sacrer
Mgr Portier pour son coadjuteur et donna sa
démission pour rentrer en France. Selon
nous, c'était une faute; un homme juste se
relève de toutes les disgrâces ; quand cet
homme juste est un apôtre, il doit laisser ses
os aux églises qu'il a fondées ; c'est, après la
mort, une prolongation de force apostolique.
A côté de Mgr Dubourg, il faut placer
Mgr Dubois. Jean Dubois était né à Paris en
lfiOi. il lit ses études sous l'abbé Proyart à
Louis-le-Grand ; il comptait, parmi ses profes-
seurs, l'abbé Delille ; et parmi ses condis-
ciples Mac-Carthy, Legris-Duval. Liautard,
Camille Desmoulins et Robespierre. Prêtre en
178G, il passa en Amérique en 1791, et fut
chargé, en 1794, des congrégations du Mary-
land, dont Frédériclown était le centre.
C'est lui qui bâtit la première église. Qua-
torze années durant, il resta au milieu de ces
chrétientés, passant d'une station à une autre,
pour remplir partout les divers devoirs du
ministère. En 1807, il fondait, sur une mon-
tagne, uue église et concevait le projet d'y
joindre une école. L'année précédente, le
Sulpicien Nagot avait fondé, à Pigeon-Hill,
un collège, pour le recrutement de Sainte-
Marie à Baltimore. Par suite d'arrangement,
il fut convenu que Dubois entrerait chez les
Sulpiciens, et que les élèves des Sulpiciens
iraient à son collège du Mont Sainte-Marie.
Dubois, pour agrandir son collège, dut
acheter des cantons de la forêt voisine et se
lancer dans les constructions. Dubois y réussit
magnifiquement grâce à la combinaison habi-
tuelle des missionnaires, qui consistait à
faire travailler leurs élèves. Les progrès in-
tellectuels et moraux du collège ne furent
pas moins rapides et éclatants. Les protes-
tants demandèrent même à y être admis,
moyennant dispense des exercices de reli-
gion ; c'était là une concession insensée, qui
fut révoquée plus tard. Dubois fut d'ailleurs
quelquefois imprudent dans ses libéralités ;
mais s'il s'exposait, c'était pour le bien, et
Dieu sut bien le tirer d'affaires. L'incendie,
vers 1824, en dévora une partie ; l'abbé Dubois
se remit à construire et prit possession de son
collège en 1826. En 1830, ce grand collège
devait recevoir, de la législature, le bienfait
de l'incorporation civile. Mais, dès 1826,
Dubois, qui avait acquis tant de droit au
repos, était nommé évêque de New-York.
Ce diocèse, créé en 1808, n'avait jamais été
administré par le premier titulaire et trop
peu par le second,; le troisième évéque eut
IJVItK QUATRE-YINGT-QUATORZIÉMI
373
tout à faire. Sacré en isi!(i, Mgr Dubois dut
commencer par la visile <\\- smi diocèse;
c'était une opération difficile que de visiter,
en évoque, ces catholiques dispersés parmi
les protestants. La visite dura deux ans; elle
l'obligea à l'aire mille lieues ; on ne saurait en
compter ni les l'alignes, ni les services, ni les
mérites. Le troupeau de l'évoque comprenait
cent cinquante mille âmes. Le diocèse n'avait
pas de séminaire, pas d'autres établissements.
L'administration, rendue difficile par le mé-
lange des deux communions, était plus diffi-
cile encore par le fait des Trustées. Ces
Trustées étaient des laïques formant un con-
seil d'administration pour le temporel du
culte ; en gérant les intérêts temporels, ils
s'étaient immiscésdans les affaires spirituelles
et avaient fini par prendre la place des
évêques. Parce qu'ils tenaient la bourse, ces
trustées s'imaginaient qu'ils pouvaient ceindre
la mitre, en effigie seulement, et manier la
crosse. Tel est l'ordinaire aboutissement des
concessions de l'Eglise; lorsqu'elle accorde
quelque chose sur le temporel, elle se pré-
pare de loin une guerre des investitures. Sans
doute, il est bon d'admettre les laïques dans
la discussion des comptes et budget du culte,
mais il est nécessaire de les tenir toujours
dans les limites du droit et sous l'autorité dé-
cisive des évêques.
L'évêque de New-York résista aux Trustées
et les fit capituler. Le diocèse n'avait pas de
séminaire, les églises étaient en mauvais
état; vers 1829, le prélat partit pour l'Eu-
rope. Au retour, il ramenait dix-huit coopéra-
teurs et avait pu réunir quelques fonds. Au
retour, il acheta une terre et se mit à cons-
truire : ses bâtisses, encore inachevées,
furent dévorées par les flammes. L'évêque
n'ouvrit pas moins un collège et un séminaire ;
de plus, il se mit à restaurer, à bâtir des
églises et à créer des paroisses. Mgr Dubois
sentait sa santé s'affaiblir ; il se choisit, pour
coadjuteur, John Hughes, curé de Saint-Jean
à Philadelphie et le sacra en 4838. Ce fut en
quelque sorte le dernier acte de sou épiscopat ;
atteint de paralysie, il ne fit plus que végéter
jusqu'à sa mort en 1842. En mourant, il
laissait à New-York, 58 prêtres, 54 églises,
49 stations, où le Saint Sacrifice était offert,
où les sacrements étaient administrés à des
époques fixes. Le nombre des catholiques
s'était augmenté de 50 000.
Vous devons citer encore iciM.de Cheverus.
Jean-Louis-Anne-Madeleine Lefebvre de Che-
verus était né à Mayenne en 17G8, d'une fa-
mille ancienne dans la magistrature. Docile
aux leçons d'une bonne mère, le jeune Che-
verus montra, dès le plus bas âge, cette dou-
ceur de mœurs et cette aménité de caractère
qui le distinguèrent dans la suite. Au sortir
d'une enfance chrétienne et même déjà pieuse
il fit, ses études au collège Louis-le-Grand et
la théologie à Baint-Magloire. En 1790,
lorsque déjà grondait l'ouragan révolution-
naire, il fut promu au sacerdoce. Vicaire de
Mayenne, il fut, pour refus de serment à la
constitution civile, obligé de résigner
fonctions ; pour sauver 8a tète, il se réfugia
bientôt en Angleterre. En Angleterre, il
apprit l'anglais, donna des leçons, secourut
ses compatriotes et obtint, du vicaire aposto-
lique, le droit d'exercer les fonctions du
saint ministère. Sur ces entrefaites, lui par-
vint une lettre de l'abbé Matignon, qui le dé-
termina à partir' pour l'Amérique. Au départ,
il avait renoncé à tout son patrimoine , à
l'arrivée à Boston, il fut reçu, par son ancien
ami, comme un ange du ciel. Cette mission
embrassait toute la Nouvelle-Angleterre et les
tribus sauvages de Penobscot et de Passama-
quoddy, c'est-à-dire un territoire de cent
quatre-vingts lieues en longueur et cent en
largeur, où les catholiques étaient disséminés,
sans possibilité de les réunir. Il fallait donc
que les missionnaires se répandissent dans
tout le pays et allassent évangéliser les fa-
milles l'une après l'autre. Tout le pays était
habité par des colonies anglaises ; les protes-
tants, rendus fous par des préjugés d'enfance,
regardaient le catholicisme comme un ramas
impur d'idolâtrie et de corruption. Les
prêtres étaient considérés tout simplement
comme des canailles. Les ombrages des es-
prits rendaient impossible presque toute
œuvre de prosélytisme. Un ancien ministre
converti, Thayer, pour s'y être commis, avait
dû changer de résidence. Les deux amis, Ma-
tignon et Cheverus, se bornèrent d'abord à
prêcher d'exemple. A une union que la reli-
gion peut seule rendre si parfaite, ils joi-
gnirent une vie pauvre et pleine de privations,
mais honorable et supportée avec dignité,
tout employée à la prière, à l'étude et aux
travaux du ministère. Un spectacle si beau ne
pouvait manquer de frapper d'étonnement
les habitants de Boston ; mais rien n'est te-
nace comme un préjugé inspiré par la haine.
Au lieu de se rendre, les protestants épiaient
les deux prêtres, pour les prendre en faute et
les convaincre d'hypocrisie. Un ministre,
aussi convaincu de leur vertu que de leur
bonne foi, voulut essayer de les convertir.
« Ces hommes sont si savants, finit-il par
dire, qu'il n'y a pas moyen d'argumenter
contre eux ; leur vie est si pure et si évangé-
lique, qu'il n'y a rien à leur reprocher. Je
crains bien que par l'influence de tant de
vertus, jointes à tant de science, ils ne nous
donnent ici beaucoup d'embarras. »
Ce changement d'opinion permit à Che-
verus de monter en chaire ; il prêcha avec
tant de succès que les protestants même vou-
lurent l'entendre. La confiance étendit les
rapports ; beaucoup d'âmes se placèrent
d'elles-mêmes sous la direction du mission-
naire ; plusieurs même lui commirent la
garde de leurs intérêts. Ces affaires ne dé-
tournaient Cheverus, ni de ses devoirs, ni de
ses études, qu'il mena toujours grandement.
L'évêque de Baltimore informé de ses mérites,
voulut lui confier la cure de Sainte-Marie de
Il STOIRE UNIYERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQI E
Philadelphie ; le missionnair » et partit
pour l'él il du Maine où il h.ïlii une église, à
Newcastle. De là, poussant plus loin, il a pprit,
d*n ii»' sauvagesse, ta langue des sauvages et
pénétra dans leurs Forêts pour les évangéliser.
C'était là une rude tâche : parcourir ces
forêts sans chemin, sans vivres, sans rien de
ce qui peut soutenir l'existence; s'immoler
tous les jours, laisser une partie de soi-même
à toutes les épines et recevoir en retour, pour
tout casuel, de la vermine : tout cela pour
.ner des âmes à Jésus-Christ. Après avoir
jsé trois mois au milieu de ces sauvages du
Penobicot et du Passamaquoddy, qui l'ai-
maient comme un bon père, Cheverus revint
à Boston en ÎT'.IH. Le dévouement qu'il montra
pendant la fièvre jaune lui gagna définitive-
ment tous les cœurs. Alors il se mit à cons-
truire une église ; mais n'en éleva, par pru-
dence, les murs qu'au fur et à mesure de ses
ressources. Quand elle fut terminée, Mgr Ca-
roll en fil la consécration avec magnificence.
Les parents de Cheverus le pressaient de
rentrer en France; sur les conseils de cet
évêque, il n'y consentit point. A celte date, il
assistait deux Irlandais condamnés à mort ;
dissipait les préventions des protestants et
convertissait Elisabeth Selon à la religion ca-
tholique. En 1808, il fut sacré évêque de Bos-
ton. Cette promotion ne changea rien à la vie
simple et modeste du prètre-apô:re ; elle ne
fit qu'agrandir le cercle de ses opérations et
accroître son autorité. Dès lors, il fut, plus
que jamais, le prêtre vraiment catholique,
c'est-à-dire universel : il prêchait partout,
même d ms des temples protestants, il tenait
des conférences avec les ministres, il écrivait
dans les journaux, exerçait la charité envers
les colons et convertissait les prédestinés de
Dieu. L'archevêque de Baltimore eut voulu
l'avoir pour coadjuteur; Mgr de Cheverus de-
manda à ne jamais quitter sa chère église de
Boston. Lien qu'il fût plein d'affection pour
les ordres religieux, notamment pour les Jé-
suites, cependant il formait des prêtres pour
l'aider dans son ministère. En même temps, il
établissait un couvent d'Ursulines, accueillait
les Trappistes exilés et rendait les derniers
honneurs à l'abbé Matignon. A tant de tra-
vaux, sa santé ne put suffire : il tomba ma-
lade et devait succomber bientôt aux rigueurs
du climat. La volonté expresse du roi
Louis XVIII qui l'appelait, l'affaiblissement
de sa santé, des raisons puisées dans la situa-
tion présente du clergé français, le décidèrent
à rentrer en France. Avant de partir, il
voulut exécuter lui-même son testament : il
donna, au diocèse, la maison épiscopale et le
couvent des Ursulines ; il laissa aux évêques
sa bibliothèque ; enfin il distribua tout ce qui
lui appartenait à ses ecclésiastiques, à ses
amis et aux indigents. Pauvve il était venu,
pauvre il voulut repartir ; il n'emporta
d'Amérique rien que la malle avec laquelle
il était venu vingt-sept ans auparavant. Son
départ fut un deuil ; des Américains traver-
sèrent l'océan pour le voir. En Franco*
Mgr de Cheverus tut évêque de Montauban
[m de Bordeaux : c'esl un évêque
légendaire. On cite de lui des traits d'esprit
qui amusent et des actes de charité qui l'ont
verser des larmes. De tels hommes honorent
grandement la religion catholique.
« La métropole de la Nouvelle' Angleterre,
dit Channing, a vu l'exemple des vertu- chré-
tiennes dans un évêque catholique. Uui de
nos docteurs religieux oserait se comparer au
dévoué Cheverus. Cet homme, bon par es-
sence, a vécu au milieu de nous, consacrant
les jours, les nuits et son cœur tout entier au
service d'une population pauvre et grossi'
évitant la société des grands et des riches
pour se rendre l'ami de l'ignorant et du faible,
abandonnant pour les plus humbles chau-
mières les cercles les plus brillants qu'il au-
rait ornés par son esprit, supportant avec la
tendresse d'un père les fardeaux et les cha-
grins de ceux qui étaient confiés à ses soins
apostoliques, sans jamais donner le moindre
indice qu'il estimât au-dessous de lui ces
humbles fonctions, bravant enfin, pour exer-
cer sa bienfaisance, le soleil le plus brûlant,
les tempêtes les plus violentes, comme si son
ardente charité l'eût défendu contre la ri-
gueur des éléments... Comment, après cela,
pourrions-nous fermer nos cœurs à l'évi-
dence du pouvoir qu'a la religion catholique
de former des hommes vertueux et éminents
en mérites? Il est temps que plus grande jus-
lice soit rendue à cette société ancienne et si
largement étendue. L'Eglise catholique a
produit les plus grands hommes qui aient ja-
mais existé, et c'est une garantie suffisante
qu'elle renferme tous les éléments d'une féli-
cité éternelle ».
Après tous ces noms glorieux, nous cite-
rons encore un nom d'un moindre éclat, mais
d'un incontestable mérite. Simon— Gabriel
Brute de Bémur était né à Reines en 1779.
Formé au bien par une mère chez qui la
piété n'excluait pas l'énergie, l'enfant dut
compléter, à l'école du malheur, cette éduca-
tion virile. Ce fut dans un et it voisin de la
gêne, au milieu des transes et des dangers,
pendant les mauvais jours de la Convention
et du Directoire, que le jeune Breton acheva,
comme il put, ses humanités et commença
l'étude de la médecine. A Paris, où il venait
d'obtenir, en 1803, le grade de docteur, le
prix Corvisart et la direction d'un des per-
miers hôpitaux, sa vocation ecclésiastique se
décida soudain. Peut-être les prières des
prêtres fugitifs et persécutés, qu'il avait ac-
cueillis souvent à Rennes, lui valurent-elles
cette grâce. Entré au séminaire de Saint-
Sulpice l'année même de son doctorat, or-
donné prêtre en 1808, Gabriel Brute fut aus-
sitôt rappelé à Rennes par son évêque et
chargé d'enseigner la théologie au grand
Séminaire. En remplissant ses fonctions avec
dévouement et savoir, /il portait ses regards
plus loin. Les Etats-Unis manquaient de pré-
LIVRE QUATRE VINGT QUATORZIEME
très cal holiques : la moisson était abondante;
les ouvriers trop peu nombreux. En I8i0i
rompant les liens qui l'attachaienl h La patrie,
le professeur passa en Amérique. Longtemps
président du collège de Sainte-Marie à Ifalti-
more, il lut, en 1834, nommé évèque de Vin-
cennes. C'était L'année où Lamennais se sépa-
rait définitivement de L'Eglise; Brute, <]ui
était son ami, ne négligea rien pour Le re-
tenir. Le titre de son siège épiscopal, Vin-
cennes, lui rappelait la France. Cette ville
doit son nom au chevalier de Vinccnncs, com-
mandant, d'un détachement français, envoyé
an Canada. Après la perte de nos colonies,
Vincennes devint possession anglaise, mais
pour un quart de siècle seulement ; la guerre
de l'indépendance lui permet de se détacher
du Canada et d'abriter son sort sous les plis
du pavillon étoile. Dans son palais épiscopal,
— une chambre et un cabinet, — Mgr Brute
ne connut ni l'abondance ni le repos. Evêque
du diocèse et pasteur de la paroisse, direc-
teur d'un collège et professeur de théologie,
il devait trouver encore le temps de visiter les
Indiens en courses dans les bois. Ltudes
courses, où l'évoque partageait souvent, avec
les prêtres et avec ses ouailles, son pain,
ses vêlements et ses derniers dollars. La vie
s'use promptement à ces labeurs ; Mgr Brute
mourut en 1839, en murmurant : « Je vais au
ciel ».
Pendant que les prêtres émigrés de France
travaillaient à l'édification de l'Eglise améri-
caine, dans les missions, les paroisses et les
diocèses, dans les collèges et les séminaires,
tous dus à leur création, une femme jetait à
Baltimore les fondements d'un institut, qui
prit en peu de temps des accroissements con-
sidérables et couvrit de ses établissements le
territoire des Etats-Unis. Cette femme, c'est
Henriette Seton ; cet institut, le couvent de
Saint-Joseph, aujourd'hui des sœurs de cha-
rité. Miss Harriet Bayle, fille d'un médecin
distingué de New-York, veuve de William
Seton, avait été convertie au catholicisme par
l'abbé de Cheverus. Toute sa sollicitude avait
été d'élever ses enfants, deux fils et trois
filles, dans la religion qu'elle avait eu le bon-
heur d'embrasser. La famille de son mari fit
une forte opposition ; pour conserver son in-
dépendance, Harriet dut céder sa fortune.
Bientôt elle ouvrait un pensionnat de jeunes
filles ; le succès ne répondit pas à ses espé-
rances. Dans sa détresse, la pauvre femme
songeait à se retirer, avec ses filles, dans un
couvent de Montréal. Une entrevue avec l'abbé
Dubourg lui fit comprendre que le théâtre
prédestiné de ses efforts devait être aux Etats-
Unis. Pendant une année, elle attendit, dans
le silence et la prière, IMieure de Dieu. Ver^
le commencement de 1808, il fut entendu,
avec son directeur, qu'elle s'établirait dans le
voisinage du collège de Sainte-Marie à Balti-
more. On loua une petite maison de briques
rougi -. à deux étages. L'abbé Babad, ce prêtre
qui a écrit, sur l'histoire naturelle, de si ingé-
nieuses observations, fui directeur de la mai-
son naissante; une demoiselle Cécilia O'Con
way en fut la première recrue. Un converti,
Le prêtre Cooper, originaire d'Emmitsbourg,
décida que la congrégation s'établirait défini-
tivement dans sa ville natale. Une demoiselle de
New-York vint s'adjoindre aux deu a iodés;
et le l"r juin 1809, elles prirent det i
un habit. Les règles n'étaient que provisoires;
néanmoins Henriette Selon fit, pour- trois ans,
les trois vœux monastiques. Les religieuses
furent désignées sous le titre de sœurs de
Saint-Joseph.
Cependant Les travaux de la petite maison
du Mont Sainte-Marie étaient a terme; Les
trois membres de la congrégation, les trois
filles et les deux belles-souirs de la fonda-
trice, plus quelques dames de Baltimore s'y
réunirent. La communauté grandit rapide-
ment. Le nombre des religieuses et des no-
vices s'accrut ; celui des élèves devint consi-
dérable. Il n'y avait encore, aux Etats-Unis,
que trois couvents de femmes : celui des Ur-
sulines, fondé à la Nouvelle-Orléans, en 17:27;
celui des Carmélites de la réforme de Sainte-
Thérèse, fondé en 17(j0, par Ch. Nérinckx,
dans le Maryland ; enfin le couvent des filles
de la Visitation, établi en 1798, à George-
town dans la Colombie. Les évoques devaient
prendre, à la fondation nouvelle, un vif in-
térêt. Sous leur inspiration positive, il fut dé-
cidé qu'on prendrait les règles des filles de la
Charité ; Mgr FI iget, venu en France, dut en
rapporter le texte authentique ; trois reli-
gieuses venues de France, devaient, mais ne
purent l'accompagner pour introduire, en
Amérique, cette intelligence traditionnelle et
pratique des règles, qui peut seule élucider
les textes. La communauté adopta ces règles
en 1812. Dès ce moment, la maison d'Em-
mitsbourg ne fut plus seulement une école,
mais un ordre religieux croissant et multi-
pliant par la bénédiction divine. Le premier
essaim du nouvel Ordre fut pour l'orphelinat
de Philadelphie; la lièvre jaune avait fait,
dans cette ville, de nombreuses victimes ;
pour l'éducation des enfants, les religieuses
seules pouvaient remplacer . les mères. Des
filles de Mmo Seton furent envoyées, en 1815, à
Baltimore, pour prendre soin de l'infirmerie
et de la lingerie du collège ; en 1817, à New-
York, pour visiter ies pauvres et diriger les
maisons d'orphelins. En 1826, elles avaient
des écoles libres, des asiles pour les orphelins,
des pensionnats, des hôpitaux dans les états
de la Pensylvanie, de New-York, de l'Ohio,
de Delaware, du Massachusets, de la Virginie,
du Missouri, de la Louisiane et dans le dis-
trict de Columbia. On ne comptait pas moins
de vingt-trois établissements dans les villes
les plus populeuses de la confédération.
En 1820, la petite maison qui avait dû être
agrandie, en 18(i'J, pour abriter la commu-
nauté naissante, avait reçu des accroisse-
ments considérables. Ce n'était plus un éta-
blissement provisoire, c'était un magnifique
37G
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATIIOLUjlK
couvent, un chef < 1 . . 1 1 i i . ■ . • > 1 1 \ trouvait une
résidence pour les sœurs, un noviciat pour lus
aspirantes, un pensionnat pour les jeunes
filles, une école pour les enfants pauvres, et
un asile pour les orphelins, ('ne magnifique
ferme complétait l'ensemble de ces construc-
tions, que couronnait la coupole de ht cha-
pelle. La maison avait été successivement di-
rigée par les abbés David, Dubois et Deluol,
aucune corporation d'hommes ou de femmes
n'avait été appelée, en Amérique, à des desti-
nées si hautes. En peu d'années, l'institut
avait fourni, aux principales cités de l'Union,
les institutrices des dix-neuf écoles, les ser-
vantes de huit hôpitaux et de seize asiles
d'orphelins; il avait répandu, dans toutes les
classes par ses prières, par son action, par
son exemple, avec l'amour des pauvres, la
science de la charité; il avait arraché la jeu-
nesse à l'ignorance, à la dissipation qui l'ac-
compagne, à la corruption qui la suit ; il
avait préparé des mères pour les familles, et,
par elles, des citoyens pour l'Etat. Son in-
fluence avait pénétré partout où le catholi-
cisme avait pu asseoir ses salutaires institu-
tions.
Au milieu de toutes ses prospérite's, la com-
munauté songeait à se rattacher à la maison
Mère des sœurs de chanté en France. L'Union
lui paraissait comme le dernier mot de la vo-
cation de Mme Seton. En 1836, on avait
sondé le terrain et prévu les difficultés. On ne
pensait pas en France de même qu'en Amé-
rique : c'était une congrégation déjà nom-
breuse qui demandait l'union, et on ne possé-
dait sur elle que des renseignements peu
étendus. Que devait-on espérer desabonne vo-
lonté ou redouter de ses prétentions? JN'avait-
elle pas, dans sa liberté, admis des usages,
toléré des coutumes, souffert des habitudes
dont ne saurait s'accommoder la communauté
française? C'étaient les mêmes statuts et les
mêmes règlements, sans doute ; mais des tem-
péraments inopportuns, sans convenance, sans
utilité, et non sans danger peut-être, pouvaient
avoir été introduits dans la pratique. Les re-
ligieuses américaines possédaient la lettre ;
elles pouvaient n'avoir pas l'esprit. Les mœurs
des Etats-Unis d'ailleurs n'étaient pas les
nôtres. Il y avait, dans ce pays, une indépen-
dance de caractère et de conduite à laquelle
nous n'étions pas accoutumés, qui pouvait
troubler les âmes saintes. Bref, l'affaire, pour
le moment, ne put aboutir. Au lieu d'en par-
ler aux hommes, on crut meilleur de s'adres-
ser à Dieu. Dieu aplanit les obstacles et rap-
procha les cœurs ; l'unité fut établie pleine-
ment en 1850. Les sœurs de la charité en
Amérique ne sont qu'une province de la con-
grégation française de saint Vincent de Paul.
Les Eglises d'Amérique, qui doivent tant au
clergé français, depuis la Révolution, conti-
nuent de nous rester unies par le lien des
filles de la charité. C'est un trait d'union que
Dieu ne se lasse pas de bénir.
En 1889, l'Amérique célébrait le centenaire
de l'établissement et de la hiérarchie catho-
lique. Au bout d'un siècle, les choses ont bien
changé. Là où s'exerçait la juridiction d'un
seul évoque, l'Eglise compte aujourd'hui
treize provinces ecclésiastiques partagées entre
quatre-vingt-trois évê jues. Plus de sept mille
prêtres instruisent et dirigent plus de huit
millions de fidèles. Sur une population de 70
à 80 millions d'âmes, on compterait dix
millions de catholiques. Ces églises ont des
séminaires, des écoles, des congrégations re-
ligieuses. Comme gage d'avenir, l'épiscopat
américain fonde, en 1889, l'Université de
Washington. Les enfants de la génération
présente y apprennent à fortifier le pays par
leur nombre, à l'éclairer par leur sagesse, à le
défendre par leur bravoure.
Ce grand exemple du catholicisme améri-
cain, s'épanouissant au soleil de la liberté, a
souvent servi, à nos libéraux, d'argument
pour leur thèse de l'Eglise libre dans l'Etat
libre. Il n'y a aucune comparaison à établir
entre un pays neuf, où des agglomérations se
sont formées d'émigrants de toutes les con-
fessions religieuses, et de vieux peuples où il
y a des situations acquises et des longues tra-
ditions. La république américaine, il est vrai,
ne reconnaît aucun culte, n'en subventionne
aucun ; mais, en revanche, elle n'est ni libre
penseuse, ni athée. Malgré ses habitudes d'in-
différence, elle est restée, sinon chrétienne,
du moins sympathique à la religion. En dépit
de son industrialisme, elle respecte la loi du
dimanche ; elle ouvre ses congrès par la
prière ; elle consacre, chaque année, un jour à
l'action de grâce, et, dans les temps d'épreuves,
un jour à la pénitence nationale. L'Américain
croit eu Dieu, et, sauf exception, n'est ni fa-
natique, ni impie. L'esprit général est bon ;
le mauvais esprit se réfugie dans les sociétés
secrètes. C'est de là que sortira le lléau de
l'Amérique du Nord.
Mais il ne faut pas voir qu'un côté des
choses, ni attribuer ces progrès au système
politique, ni même trop croire à la prospérité
de l'Eglise aux Etats-Unis. L'épiscopat, sans
doute, est digne des pins grands éloges; le
clergé séculier et régulier est exemplaire ; les
fidèles sont pleins de bon vouloir et résolus
à l'activité morale. 11 ne faut pas oublier tou-
tefois que, depuis un siècle, l'Amérique a reçu
quarante millions d'émigrants, dont la moitié
au moins était catholique. Ces vingt millions
se sont, pour moitié au moins, noyés et perdus
dans l'indifférence ou l'apostasie.
Ces déplorables pertes d'âmes ont pour
causes : 1° L'affluence des catholiques dans
des régions où manquaient les moyens de
remplir les devoirs religieux; 2° le manque
d'établissements scolaires pour les enfants ;
3° le manque d'établissements de charité pour
les pauvres et les malades ; 4° l'absence d'un
clergé nombreux et de paroisses constituées ;
5° le défaut d'entente entre les émigrants de
même race, de même langue et de même
culte ; 6° l'activité des sociétés protestantes,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
:rn
mites appliquées à corrompre les catholiques ;
7° l'esprit d'indifférence et de libre examen
qui résulte de la vie nationale et «les principes
de la constitution.
Trois races constituent la population «les
Etals-Unis : 1° la race rouge, qui comptait au-
trefois dix millions d'âmes, refoulée, '\ler-
minée, corrompue depuis un siècle et réduite
aujourd'hui à 3UO000 ; 2° la race noire, qui a
pu atteindre le même nombre de millions,
mais qui se maintient mieux numériquement,
malgré la disgrâce des mœurs et sa propre
paresse ; 3° la race blanche, formée primiti-
vement d'un apport de réfugies anglais,
d'aventuriers espagnols et de colons français ;
maintenant surélevée par une émigration co-
lossale, composée spécialement d'Irlandais,
d'Allemands et de Canadiens.
Ce peuple de 80 millions d'àmes, sauf la
période de son émancipation, n'a pas d'his-
toire. Partagés en petits Etats qui s'admi-
nistrenttrès librement et reliés par la charte
fédérale, ces Etats se sont développés sous
un régime de travail de concurrence et deself-
government. L'Américain croit ne relever que
de lui-même et tenir son sort dans le creux
de sa main. Celte grande masse, formée
d'unités énergiques, a certainement, en pers-
pective, un grand avenir. Cet avenir peut ne
pas répondre à son ambition, si l'on examine
de plus près les idées, les mœurs, les institu-
tions et les passions du peuple américain. Les
éléments de dissolution disputent, à l'avenir,
ses chances de succès.
L'Amérique a prêté, parmi nous, à une
grande divergence d'appréciation. La diver-
sité des sentiments peut se ramener à deux
écoles : l'école de Tocqueville, toute à l'ad-
miration ; l'école de Claudio Jannet qui
voit, dans cette grande machine, des symp-
tômes de ruine prochaine. Le centralisme, la
constitution d'une grande armée, l'esprit d'in-
vasion et de conquête, la rapacité des politi-
cien s , l'ambition des généraux, peuvent, avec
la complicité des mœurs et la dissolution du
libre examen, exiger le renforcement du pou-
voir central et la transformation de la répu-
blique en empire.
On entend par américanisme l'ensemble des
erreurs, des préjugés et des tendances, spé-
cialement reçus aux Etats-Unis. Le tréfond de
l'américanisme, c'est un orgueil extraordinaire
qu'ont un certain nombre d'habitants de ce
pays pour leur constitution, leurs lois, leurs
écoles, leurs progrès matériels et surtout pour
leurs travers. Cet orgueil se prévaut surtout
de l'abondance des richesses, de la prodiga-
lité des plaisirs sensuels, et de l'art avec le-
quel, par des machines, on peut, sans tra-
vailler beaucoup, et même sans travailler, se
livrer à tous les plaisirs.
11 est impossible qu'une erreur soit de mode
dans un pays, sans que les catholiques, en
plus ou moins grand nombre, laissent enta-
mer leur foi ou leurs mœurs. Les catholiques
américanisant sont libéraux, moins par leurs
Idées rationalistes sur la constitution det
Etats, que par leur conduite lalitudinaire
dans [a pratique de la vie. Ainsi, en matière
de foi, ils en réfèrent plus au libre examen
qu'à l'autorité de l'Eglise; en matière de
conscience, ils sont indifférents, donnent plus
d'attention aux plaisirs qu'aux intérêts spiri-
tuels, s'intéressent à la construction de
temples protestants, amnistient le divorce et
sont grands partisans de la neutralité sco-
laire. L'école nationale est, pour eux, le palla-
dium de la liberté et le gage de l'empire. Sur
cette pente dangereuse, on arrive prompte-
ment à la perte de la foi. Par suite, il y a,
en Amérique, aujourd'hui, quarante millions
d'hommes étrangers à la pratique de tout
culte. C'est un fait nouveau en histoire, et
qui laisse bien loin derrière lui toutes les
grandes perversités dénoncées par les pro-
phètes, frappées ensuite par la justice de
Dieu.
La neutralité de l'Etat en matière de reli-
gion est une erreur grave, contraire à l'ordre
divin qui place Jésus-Christ et l'Eglise à la
tête de l'humanité. La neutralité de l'école est
une pratique abominable qui met du poison
impie dans les berceaux et doit ramener les
mœurs du paganisme. Des catholiques éclai-
rés et sincères ne peuvent, sur ces deux points,
en aucune façon, s'abuser, mais, en règle gé-
nérale, l'erreur, pour tromper, ne s'affirme
pas catégoriquement ; elle s'enveloppe de for-
mules trompeuses, elle biaise dans ses dis-
cours et louvoie dans sa conduite. En Amé-
rique, les erreurs de l'américanisme se firent
jour dans la vie du Père Hecker et vinrent
en France parle véhicule d'une traduction.
Isaac Thomas Hecker avait été protestant ;
il se convertit, se fit prêtre, s'essaya chez les
Rédemptoristes à la vie religieuse, et, comme
il s'était fait mettre à la porte, il s'institua
fondateur d'un Ordre qui ne pourrait pas
l'exclure de son sein. Hecker avait fondé
l'Ordre des Paulisles, petite société qui ne
compta jamais beaucoup de membres, mais
qui, par une innovation heureuse, sous le pa-
tronage du grand Paul, prétendait fournir, à
la presse, de vaillants soldats. La plume est
l'épée des temps modernes ; c'est par la
plume que se soutiennent les combats des
esprits, les luttes des anges : c'est avec cette
arme qu'il faut faire prévaloir la vérité.
Hecker avait été sans doute un brave
homme, un peu excentrique, mais, en somme,
louable. Lorsqu'il fut mort, un de ses dis-
ciples, suivant la coutume, écrivit sa vie, et,
toujours suivant la coutume, fit d'Hecker uu
thaumaturge. Cette vie de Hecker fut traduite
de l'anglais en français, par un littérateur pa-
risien, et grâce à cette traduction, le thauma-
turge devint un type, non plus de perfection,
mais d'hérésie.
La traduction de la vie de Hecker se présentait
d'ailleurs dans toutes les conditions qui pou-
vaient en assurer le crédit. L'archevêque de
Saint-Paul en avait écrit la préface sur la dia-
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
tonique de Péducalion; un cardinal améri-
cain avait donné une lettre Lau lative. Le tra-
iteur français, avec son galoubet, avait
capté les louanges de la [tresse libérale.
Hecker devenait le grand homme de l'Amé-
riqne, le héros du \ixc siècle.
Mais quelqu'un troubla la fête. Le I*. Mai-
gnen saisit l'ouvrage avec de fortes pinces et
de son scalpel le disséqua dans le journal
catholique de l'iris, La l'érilé. De la déduc-
tion et de l'analyse des ingrédients, résulta,
d'une façon terrible, la preuve d'erreur. Un
Jésuite, le P. Delattre, vint à la rescousse et
sahra la vie de Hecker. Un prêtre de Cambrai,
élevant plus haut les esprits, montra que cotte
vie offrait la synthèse accommodalice des
erreurs de notre temps et constituait un corps
d'erreurs. Jusque-là, le catholicisme libéral
s'était borné à altérer l'ordre des institutions ;
ici, il entrait dans le vif de la vie pratique et
jetait le chrétien à l'abîme de toutes les cor-
ruptions.
On n'affirme pas de telles choses dans
l'Eglise sans mettre en mouvement les pou-
voirs. La vie de Hecker avait été, au moins,
tolérée à Paris et parvenait à sa 5e édition.
La critique de la vie de Hecker, par Maignen,
devenue un volume, avait obtenu l'imprima-
tur à Home. A Home, la question fut exami-
née de plus près. Par une lettre du Pape au
cardinal Gibbons, l'américanisme particulier
du P. Hecker, ou plutôt de son biographe et de
son traducteur, fut frappé de condamnation.
Le point de départ de Hecker est celui de
tous les hérésiarques : ils supposent le chris-
tianisme défectueux, imparfait par quelque
endroit, et, pour ramener les errants au giron
de l'Eglise, ils proposent d'en élargir l'accès.
L'Eglise doit s'adapter au temps, à la civilisa-
tion ; elle doit faire des concessions aux idées
et aux tendances des peuples modernes.
Si l'on examine sur quoi doivent porter le
changement, c'est : 1° sur la doctrine ; 2° sur
la discipline.
Sur la doctrine, ces novateurs, dit Léon XIII,
« soutiennent qu'il est opportun, pour mieux
attirer les dissidents, de laisser dans l'ombre
certains éléments de la doctrine, comme étant
de moindre importance on de les atténuer de
telle sorte qu'ils ne conservent [dus le sens
approuvé constamment par l'Eglise ». Or, le
Concile du Vatican a expressément condamné
cette proposition dans les Hermésiens d'Alle-
magne. « La doctrine de la foi que Dieu a
révélée, dit le Concile du Vatican, n'est pas, à
l'instar d'une conception philosophique, pro-
posée aux intelligences comme une chose per-
fectible, mais comme un dépôt divin, confié
à l'épouse du Christ, pour le garder fidèle-
ment et l'interpréter infailliblement. Le sens
des dogmes sacrés, une fois dérlaré, par notre
sainte mère l'Eglise, doit être perpétuellement
conservé, et il ne faut pas s'en écarter, sous
prétexte ou sous couleur de l'entendre d'une
manière plus profonde. »
Quant au silence à garder sur certains
dogmes, il contredît formellement les parole8
de .1 - Chrisl et la mission des apôtres: JJo-
cente» tervare omnia.
Si le dogme doit se conserver sans atténua-
tion, ni changements, la discipline doit se
prêter au temps et aux circonstances. Encore
celte adaptation ne doit-elle pas se faire par
autorité privée, mais par l'autorité ecclésias-
tique. Le besoin d'innovation est le signe de
l'erreur ; l'esprit de tradition et d'autorité,
le caractère de L'Eglise.
Les américanistes, par exemple, admettant
sans doute l'autorité de la Bible et son inter-
prétation par l'Eglise ; mais ils disent que,
dans cette interprétation, l'Eglise doit i
treindre sa vigilance et relâcher de sa ri-
gueur, pour permettre aux fidèles une plus
large mesure d'inspiration et de vertu active.
À l'appui de celte prétention, ils disent que la
définition de l'infaillibilité pontificale permet
au Pape, sans dommage pour sou autorité,
de donner à peu près carte blanche aux
fidèles, ou du moins peu de latitude aux âmes
ouvertes â l'afflux du Saint-Esprit.
Le chrétien, d'après la doctrine de l'Eglise,
doit être éclairé intérieurement par l'Esprit-
Saint, extérieurement, par le magistère de
l'Eglise. Les protestants rejettent ce magis-
tère et n'admettent que l'illumination inté-
rieure. Les disciples d'Hecker ne rejettent
sans doute pas le magistère de l'Eglise; mais
ils disent que l'Esprit divin se répand plus
abondamment qu'autrefois dans l'âme des
fidèles, qu'il les instruit directement, les
pousse par un instinct secret et que l'Eglise
peut, sans péril, les abandonner à celte impul-
sion d'en Haut.
Les hommes de notre siècle, infectés de
naturalisme, considèrent l'ordre surnaturel
comme une chimère et n'exaltent que les ver-
tus de la nature. Les disciples de Hecker ne
nient pas certainement l'ordre de grâce; mais
ils tiennent les vertus infuses pour des vertus
passives, peut-être bonnes au .Moyen Age, de
moindre utilité aujourd'hui. C'est pourquoi
ils préconisent de préférence les vertus na-
turelles et considèrent comme un ouvrage de
mince valeur, l'Imitation de Jésus-Christ, le
plus beau, le meilleur livre qui soit sorti de
la main des hommes.
Les protestants et les rationalistes ont tou-
jours eu en haine la vie religieuse. Les Améri-
cains disent que les vœux sont tout à fait
contraires au caractère de notre époque en
tant qu'ils resserrent les limites de la liberté
humaine; qu'ils conviennent plus aux âmes
faibles qu'aux âmes fortes ; et que, loin de
contribuer à la perfection chrétienne et au
bien de l'humanité, ils sont plutôt un obstacle
au progrès général.
En particulier, ils reprochent, aux Jésuites,
leur esprit d'envahissement, et aux ordres
contemplatifs, leur inutilité ; mais ils louent
fort, chez les Sulpiciens, l'absence de vœu,
une forme plus libérale de la vie commune.
L'esprit catholique admet toutes ces formes
I [VRE 'H ATIII VINGT "I ATltKZIIVII,
:i7!)
d'activité ; mais il loue plus epécialemenl les
mérites de la contemplation el l'esprit mili-
laire des Jésuites. \u simple point de vue hu-
main, on devrail plutôt dire que plus L'acti-
vité publique est répandue, plus elle a besoin
de trouver, dans Les institutions monastiques,
un contrepoids.
Pour venir à leur thèse de conversion uni-
verselle, les disciples de Hecker préfèrent, aux
prédications et aux conférences, les entre-
tiens prive.-' et le journalisme. (Iliaque chose
a son utilité propre; il ne faut rien exclure;
mais, on tout, il faut se tenir aux principes
chrétiens et à l'autorité de l'Eglise.
Le grand tort des américanistes, c'est de
vouloir donner au christianisme un caractère
local, une vie nationale. L'Eglise romaine leur
paraît bonne pour les races latines ; mais,
pour les races anglo-saxonnes, il faut une
église américaine, une église fondée sur le
self-government, le libre examen, la libre initia-
tive, le travail courageux et la plénitude
d'expansion des forces humaines. Si l'on prend
au sérieux ces emphases, leur dernier mot,
c'est le schisme.
Par sa lettre du 22 janvier 1899, Léon XIII
condamna toutes ces erreurs. « De tout ce
que nous avons dit, conclut le Pontife, il appa-
raît que Nous ne pouvons approuver ces opi-
nions, dont l'ensemble est désigné par plu-
sieurs sous le nom d'américanisme. — Une,
par ce mot, on veuille signifier certains dons
de l'esprit qui honorent les populations de
l'Amérique, comme d'autres honorent d'autres
nations, ou bien encore, que l'on désigne la
Constitution de vos Etats, les lois el les mœurs
en vigueur parmi vous, il n'y a rien là, assuré-
ment, qui puisse Nous le faire rejeter ; mais si
l'on emploie ce mot, non seulement pour dési-
gner les doctrines ci-dessus mentionnées, mais
encore pour les rehausser, est-il permis de
douter que Nos Véritables Frères les évèques
d'Amériqne seront les premiers, avant tous
les autres, à le répudier et à le condamner,
comme souverainement injurieux pour eux-
mêmes et pour toute leur nation ?
Cela fait supposer qu'il en est chez vous
qui imaginent et désirent pour l'Amérique
une Eglise autre que celle qui est répandue
par toute la terre.
Il n'y a qu'une Eglise par l'unité de la doc-
trine comme par l'unité de gouvernement, et
c'est l'Eglise catholique, et parce que Dieu a
établi son centre et son fondement sur la
chaire du bienheureux Pierre, elle est, à bon
droit, appelée Romaine, car là ou est Pierre,
là e$t CÈylite. L'est pourquoi quiconque veut
être appelé catholique, celui-là doit sincère-
ment s appliquer les paroles de Jérôme à Da-
m a
'( Pour moi, ne suivant d'autre chef que le
Christ, je me tiens attaché à la communion
de Voire Béatitude, c'est-à-dire à la chaire de
rrc ; je sais que sur cette pierre est bâtie
l'Eglise ; quiconque ne recueille pas avec
Nous, dissipe. »
L'Eglise en Amérique a donc, comme, par-
tout, des périls à conjurer. Mais si, dans son
', l'erreur a des partisans, il ne faut pai
croire que le clergé et les lîdèli e laissent
prendre à la séduction. Il y a des meneurs, il
y a des dupes, mais il -eus de l.on
sens et di! bonne foi qui savent servir |)j(;u
dans La simplicité du cœur. L'épiscopat, at-
tentif au bien de l'Eglise, a célébré plusieurs
conciles, avec, la majesté du droit el la clair-
voyance, d'un zèle vraimeni apostolique. La
discipline, gardienne des vertus, aide au pro-
grès des mœurs. Symptôme des plus encoura-
geants, parmi les évèques d'Amérique, il en
est un, dont la cause de béatification est in-
troduite en Cour de Rome; c'esl Jean-Népo-
mucène Neumann, évêque de Philadelphie.
Jean-Népomucène Neumann appartint,
comme le Père Hecker, à l'ordre du Très-
Saint Rédempteur. De huit ans plus âgé que
le fondateur des Paulistes, il entra dans
l'Ordre cinq ans avant lui. Le Père Neumann
et le Père Hecker vécurent tous deux sous la
même règle et dans la direction des mêmes
supérieurs, en Amérique, pendant deux
années. Tous deux quittèrent l'Ordre des
Rédemptoristes, mais par des voies très dif-
férentes.
Jean-Népomucène Neumann ne sortit pas
de son Ordre pour obéir à une « mission pro-
videntielle » et se livrer plus librement à
l'apostolat ; il y entra, au contraire, après
avoir exercé pendant plusieurs années le mi-
nistère apostolique, avec un zèle et un succès
que les plus ardents missionnaires n'ont cer-
tainement pas dépassés. Il lui sembla que sa
vie serait plus méritoire devant Dieu et son
action plus salutaire encore pour ses frères,
s'il se consacrait entièrement à Notre Sei-
gneur Jésus-Christ par la profession reli-
gieuse ; seule, l'obéissance put le contraindre
à renoncer un jour à celte vie de commu-
nauté qu'il avait embrassée avec tant de fer-
veur.
Elevé à l'épiscopat malgré lui, il ne se con-
sola d'être appelé à un tel honneur que sur
l'assurance donnée par Pie IX qu'il resterait
rédemptoriste autant qu'un évêque peut l'être.
A l'encontre du Père Hecker, Neumann
était un savant. Il avait acquis, par l'étude,
des connais-anees botaniques, astronomiques,
médicales, qui lui furent souvent utiles dans
sa vie de missionnaire. Il était en même
temps polyglotte distingué; il étudia, non
seulement toutes les langues que parlaient les
immigrants, mais encore leurs divers dia-
lectes. On raconte même qu'une vieille Irlan-
daise, qui n'avait jamais pu trouver, en Amé-
rique, un piètre de sa nation capable de la
confesser en patois, s'écria après avoir vu
Mgr Neumann : « Enfin ! nous avons donc un
évêque irlandais ! »
Mgr Neumann était né en Bohême à Pracha-
lilz. On ne croyait pas alors qu'il fût néces-
saire d'èlre né en Irlande pour être un « vrai
Américain ».
380
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
L'apostolat de Jean-Népomucène Neumann
avait été merveilleusement fécond avant son
entrée chez les Rédemptoristes. Il ne le fut pas
moine durant ses douzeannées de vie religieuse
(1840-1852.)
Le Père Neumann bâtit une église à I'itts -
bourg, et fut ensuite recteur et vice-provincial
à Baltimore.
Evêque, il construisit la belle cathédrale de
Philadelphie ; il rédigea un petit et un grand
catéchisme, qui furent approuvés par le con-
cile de Baltimore en 18o2. Son diocèse comp-
tait alors 300 000 catholiques; Mgr Neumann
était trop pauvre pour avoir un secrétaire.
« Je suis encore seul, écrivait-il, pour entre-
tenir toute la correspondance avec mes
prêtres, donner les dispenses, répondre à
toutes les difficultés, grandes et petites que,
soit les prêtres, soit les laïques viennent m'ex-
poser. »
Malgré son isolement et ses modiques res-
sources, l'évêque de Philadelphie accomplit
de grandes œuvres. Il parcourait sans cesse
son immense diocèse et chacune de ses visites
pastorales était une véritable mission. On sa-
vait que l'évêque confessait chacun en sa
langue, aussi tout le monde allait à lui et pas
un prêtre en Amérique, dit son historien, ne
passait autant de temps au confessionnal.
Quelques chiffres achèveront de montrer
l'activité du missionnaire. Durant les cinq
premières années de son épiscopat, plus de
cinquante églises furent construites dans son
diocèse.
Mgr Corrigan, archevêque de New-York,
citait récemment à ses prêtres, réunis en sy-
node, l'exemple du vénérable Jean-Népomu-
cène Neumann, pour les encourager à fonder
des écoles.
Il disait :
« Bien que nous élevions chre'tiennement
près de soixante mille enfant', il reste encore
trente-sept paroisses en ville et cinquante-
cinq à la campagne, qui sont dépourvues
d'écoles. Plusieurs néanmoins auraient les
ressources suffisantes pour en établir. Notre
zèle à cet égard s'animera par la lecture des
lettres du Saint-Père à l'épiscopat canadien et
à l'épiscopat allemand. Vous y remarquerez
le principe essentiel que la religion est ap-
pelée à envelopper l'éducation tout entière, et
que généralement l'enseignement religieux
donné en dehors des heures de classe ne suffit
pas. La vie du vénérable Neumann, évêque
de Philadelphie, nous fournit là-dessus un bel
exemple : dans l'année qui suivit son introni-
sation, il ne fonda pas moins de quatre-vingts
écoles paroissiales. A son arrivée, il n'en
avait trouvé que deux dans tout le diocèse. »
Comme conclusion, se pose la question :
Comment faut-il juger les Etats-Unis? A
cette question, il y a deux réponses tradition-
nelles : la réponse de Tocqueville sur la dé-
mocratie en Amérique, tout à l'admiration,
quelque chose comme la république de Sa-
lente dans Télémaque, l'homme qui fait tout
par lui-même et pour une bonne fin; la ré
ponse de Claudio Jannet qui découvre, dan
ce bel édifice, des lézardes et des pronostics
d'une ruine prochaine. La première réponse
a été récemment reprise en sous-œuvre par
notre académicien Brunetière ; elle a été ré-
futée savamment par notre ami Tardivcl, ré-
dacteur-propriétaire de la Vérité de Québec,
dans un livre intitulé : Rêve et réalité. Vous
reproduisons ici noire compte-rendu de ce
livre, en forme de lettre à l'auteur, lettre pu-
bliée dans le n° du 10 février de la Vérité de
Québec :
« Le comte de Maistre écrivant au vicomte
de Bonald, au sujet de son compte-rendu d'un
ouvrage de la baronne de Staèl, sur la dévo-
lution française, lui disait : Vous l'avez traitée
en grande dame. Vous n'avez pas pu traiter
Brunetière en dame, puisque c'est un mon-
sieur; mais vous avez fait mieux, vous l'avez
traité en prince. Brunetière, vous ne vous êtes
pas trompé dans le choix de votre antago-
niste, Brunetière esl, en effet, un des dau-
phins de notre littérature. Par une maîtresse
critique, il a pris position dans les lettres ;
sur un sujet aussi rabattu que le XVIIe siècle, il
a su introduire des classifications qui sont de-
venues bientôt choses jugées ; il a conquis en-
core davantage l'esprit public par son admi-
ration pourBossuet, dont la grandeur légitime
en effet toutes les admirations. Après avoir
conduit ses études littéraires jusqu'à notre
temps, toujours d'après la même méthode, il
a porté son regard par delà nos frontières et
s'est mis à rendre des oracles. La consécra-
tion de ses mérites par l'Académie augmen-
tait encore son juste prestige. On l'a donc en-
tendu, non seulement à Paris et en province,
mais à Home, à Londres, à New-York ; et
partout l'académicien a rencontré de chaudes
ovations. Sa probité, véritablement exem-
plaire, sa critique et sa remarquable clair-
voyance justifient ses triomphes; mais son
crédit n'a-t-il pas d'autres causes?
« A mon humble avis, deux causes font la
fortune de Brunetière. D'abord, il est libéral,
un libéral honnête, sans contredit, mais enfin
il est absolument dans les idées latitudinaires
du libéralisme; il croit au règne pacifique et
simultané de la vérité et de l'erreur, et, en
effet, lorsqu'on est honnête, mais pas encore
chrétien, on doit y croire. L'illusion, de la
meilleure foi du monde, est toujours illusion,
et bien que Brunetière présente les idées libé-
rales dans une forme brillante, la splendeur
de la coupe qui les contient n'en empêche pas
du tout le poison. Au contraire, le poison est
d'autant mieux venu qu'il est plus habilement
dilué et beaucoup de gens se grisent de Bru-
netière, comme les Chinois se grisent
d'opium.
« Une autre cause des succès de Brunetière,
c'est qu'il traite, avec un profond respect, la
religion catholique et l'Eglise Romaine. Par
le temps qui court, ce n'est pas précisément
une exception ; beaucoup d'autres pratiquent
LIVlii: QUATRE-VINGT-QUATORZIÈM
il Xi
noblement celle mfime vertu ; mais c'est au
moins une singularité qui atteste quelque cou-
rage, étant donné que Le torrent contraire en-
traîne une foule de gens sans réflexion. Le
bruit sVsl même répandu que ltrtinetière était
eu marche vers la vérité totale et qu'il ne
tarderait guère à faire acte, explicite et so-
lennel, d'adhésion, je veux dire de soumis-
sion, au Christianisme. Une telle conduite, un
tel propos revoient un homme de toute la
considération qu'il témoigne et encourage les
espérances qu'il inspire. D'ailleurs, vous
n'ignorez pas que, parmi nous, nombre de
catholiques, nombre môme de prêtres se
désaltèrent volontiers aux sources du libé-
ralisme. On est très opposé à l'anarchie et
au socialisme, qui impliquent le renverse-
ment de la société civile et politique ; mais
on ne l'est pas aux idées libérales, comme
si elles n'étaient pas les idées-mères du so-
cialisme et de l'anarchie. La séduction est
d'autant plus forte, que le libéralisme, déca-
pité par la mort de ses chefs et écrasé,
comme doctrine, par le Concile du Vati-
can, s'est réfugié dans la théorie du con-
ciliatorisme. Pendant que la persécution bat
les remparts de la cité sainte et se flatte de la
détruire, les soldats, chargés de la défendre,
sourient à l'ennemi et lui tendent la main.
C'est la nouvelle manière d'imiter les Chry-
sostôme, les Basile et les Athanase, qui, eux,
se faisaient tuer ou proscrire plutôt que d'en-
trer en composition avec l'ennemi de Dieu.
« J'appuie là-dessus, parce que le libéra-
lisme qui n'est plus, doctrinalement parlant,
qu'une bête morte, se promet une résurrec-
tion et un renouveau de succès par un mou-
vement que je me permets de vous signaler.
Vous savez que le gallicanisme de Bossuet
était tout politique : il exaltait le roi dans la
société civile et abaissait le Pape dans l'Eglise.
Vous savez que le libéralisme de Dupanloup,
qui n'est qu'une transformation du gallica-
nisme de Bossuet, est aussi tout politique, et
aboutit, en se dissimulant et en se prêtant
aux changements de situation, aux mêmes
erreurs. Ce caractère politique des erreurs de
Bossuet et de Dupanloup ne créait pas, pour
l'Eglise, un péril aussi grave que les erreurs,
par exemple, de Jansénius. Jansénius, lui,
empoisonnait les sources de la vie chrétienne
et renversait la morale d'ordre surnaturel
pour emprisonner les âmes dans le fatalisme
de la grâce nécessitante ; — tandis que les
aberrations, d'ailleurs très graves, de Dupan-
loup et de Bossuet, passaient, si vous me per-
mettez ce familier langage, par-dessus la tète.
Or, ce qui manquait au particularisme fran-
çais pour devenir le pire fléau, essaie de nous
venir maintenant d'Amérique. Le mariage du
Père Hecker avec Dupanloup, — deux ca-
davres,— dont des esprits &ans portée célé-
braient naguère les fiançailles, ce n'est pas
autre chose que la préparation complète
d'une grande hérésie. Je n'oublie pas l'acte
glorieux de Léon XIII ; je parle ici selon
l'ordre logique des idées et je dénonce le péril
d une très grave erreur. J'entende l'erreur qui
marie le libéralisme politique avec le libéra-
Marne moral; l'erreur qui met Luther en eau
BUCrée et déclare Pelage orthodoxe; ; l'erreur
qui fusionne l'américanisme avee Le libéra-
lisme catholique et constitue, je le répèle, le
plus grand danger auquel puissent être ex-
posées les âmes, si mal défendues, de nos
contemporains.
« Notre académicien Brunetière est dans ce
connubium ; il y est, avec ses mérites, son
prestige et ses succès ; il y est peut-être de
bonne foi et sans savoir ce qu'il fait ; et, il y
est si bien qu'il s'est mis à célébrer, sur le
thyrse, l'américanisme. L'Amérique du Nord
est l'idéal de la civilisation ; les Etats-Unis,
voilà le type sur lequel doivent se reformer
les vieux peuples de l'Occident. Ainsi vaticine
Brunetière, comme un barde celtique, comme
l'orphée des derniers jours :
Sacra ferens magna virtutis amore sacerdos.
« Tout cela a-t-il le sens commun, et mal-
gré l'ampleur des formes, malgré l'accent de
conviction, y pouvons-nous croire? Déjà le
comte de Maistre s'impatientait des éloges
décernés à la jeune Amérique : « Eh ! lais-
sez-moi donc avec cet enfant au maillot ;
laissez-le grandir; dans cent ans, il sera en-
core temps d'en parler ». Depuis un siècle,
l'enfant au maillot est devenu, par l'immigra-
tion, un grand peuple, ou plutôt un peuple
très nombreux ; mais son accroissement nu-
mérique en fait-il une lumière pour initier les
nations et leur révéler les grâces de l'Evan-
gile?
« Brunetière, sans sourciller, après une ra-
pide promenade en Amérique, répond oui.
Brunetière allègue, à l'appui de ses affirma-
tions: 1° que le catholicisme est parvenu, aux
Etats-Unis, à se soustraire aux haines politi-
ques; 2° que l'esprit du siècle lui est devenu
très favorable ; 3° qu'il a fait tout à coup de
grandes conquêtes. — Ainsi voilà un peuple
formé de toutes les inutilités, de toutes les
impossibilités, de toutes les balayures de
l'univers, et ce peuple, par le fait de son ac-
croissement prodigieux, de la juxtaposition
égoïste des individus, est devenu un peuple
modèle. — A première vue, on n'y peut
croire; ce n'est pas ainsi que la religion, la
philosophie et l'histoire expliquent l'enfante-
ment et la prospérité des nations.
« A l'affirmation de Brunetière, vous op-
posez votre négation. Vous dites à Brunetière
que ses dires sont des rêves, et, à ces rêves,
vous opposez la réalité.
« La réalité, c'est que les beautés de l'Eglise,
en Amérique, viennent, là comme partout, de
la grâce de Jésus-Christ, des lumières de
l'Evangile, de la sainteté de l'Eglise, des tra-
vaux héroïques des missionnaires ; de l'œuvre
des religieuses enseignantes, hospitalières et
contemplatives ; de l'action de l'épiscopat et
du sacerdoce ; et de la sanctification des fidèles
par la communauté de la paroisse.
382
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
« La réalité, c'esl qu'en dehors de l'esprit
du Christianisme, l'esprit particulier de l'Amé-
rique, ['id icaine est un résida de
théories et de pratiques désordonnées des
passions, un ensemble des infractions et des
négations de l'ordre social, la résultante des
faiblesses de l'homme et de la malice de
Satan. Ces idées Là découlent des principes du
paganisme, du protestantisme, du matéria-
lisme el de l'anarchie.
« La réalité, c'est que, depuis le commence-
ment des treize colonies, jusqu'à la guerre de
l'indépendance, les catholiques, dans cette
partie de l'Amérique, n'ont connu que la per-
sécution à la fois violente et légale ; que de-
puis la guerre de l'indépendance, en 1836,
'i(i et 56 le fanatisme a suscité des émeutes
sanglantes ; qu'à Boston, le couvent de Char-
lestown a été livré aux flammes; et que si
d'autres coups de scélératesse collective n'ont
pas atteint les catholiques, c'est parce que
d'autres événements y ont mis obstacle ou
parce que les catholiques se sont effacés pour
ne pas s'exposer aux fureurs des sectes pro-
testantes.
« La réalité, c'est que si l'Eglise est théori-
quement libre, en vertu de la constitution,
comme le sont d'ailleurs toutes les sectes, les
catholiques sont l'objet, dans la presse, d'un
dénigrement constant et universel ; et que
l'Eglise, au regard de l'Etat, est toujours en
butte à la persécution administrative. Un ca-
tholique ne peut pas être président de la ré-
publique. Les catholiques, malgré la supério-
rité du talent et de l'intelligence, entrent en
petit nombre dans les chambres et arrivent
rarement aux positions élevées. Le droit de
pratiquer la religion catholique est refusé
dans toutes les institutions d'Etat. Même à
l'armée, on refuse des aumôniers aux soldats
catholiques. Les sauvages catholiques sont
livrés aux pasteurs protestants. Du haut en
bas de l'échelle, c'est l'hostilité.
« La réaJité, c'esl que l'ostracisme adminis-
tratif et politique des catholiques n'est point
racheté par l'esprit religieux du gouverne-
ment. La république américaine est une créa-
tion d? l'homme ; elle ne connaît que le Dieu
des francs-maçons ; son gouvernement est
aussi athée que le plus athée des gouverne-
ments ; le peuple honore Dieu du bout des
lèvres, non du cœur ; si parfois l'on indique
un jour de pénitence, et, chaque année, un
jour d'action de grâces, ce n'est qu'une occa-
sion pour manger et boire et se réjouir comme
de vrais païens.
« La réalité, c'est que l'Amérique est
Yhabitat du naturalisme maçonnique; que
trente-cinq millions de ses enfants ne pra-
tiquent aucun culte ; que quatre millions ap-
partiennent aux sociétés secrètes ; que les
sectes protestantes y sont en poussière ; et
que l'état général de la nation justifie cet
arrêt de l'Université d'Helmstadt : Protes-
tantimus pnganismo detèrior.
« La réalité, c'est que l'école, aux Etats-
Uni-, est neutre, c'est-à-dire sans Dieu, c'est-
à-dire des pépinières d'impies, de libertins, de
voleurs et qu'elles deviennent ainsi le vesti-
bule des bagnes.
« La réalité, c'esl que toutes les naliona-
lités du monde se retrouvent dans le caravan-
sérail des Etats-Unis, qu'elles n'y fusionnent
pas ou qu'elles n'y fusionnent qu'an détri-
ment de la foi.
« La réalité, c'est que, si les catholiques
sont arrivés, de 40 0UO au chiffre de dix
millions, ce n'est point en vertu de la pro-
miscuité des doctrines, — car les conversions
sont rares, — mais en vertu de l'immigration
européenne et de l'annexion d'une partie du
.Mexique, presque en entier catholique.
« La réalité, c'est que si l'Eglise catholique
atteint le chiffre de dix millions, elle a subi
des pertes énormes par l'effet désastreux de
l'ambiance mentale, des écoles publiques, des
sociétés secrètes, des mariages mixtes, du
manque de prêtres et de l'éparpiliement des
catholiques dans d'immenses territoires.
i La conclusion, c'est que la séparation de
l'Eglise et de l'Etat, l'indifférentisme gouver-
nemental, le libéralisme à tous les degrés, ne
constituent pas l'idéal d'une société, ni l'idéal
d'un gouvernement; que les Etats-Unis sont
moins en prospérité qu'en décadence; qu'ils
viennent, en particulier par la guerre à l'Es-
pagne, de se révéler comme une nation scélé-
rate, qui va glisser sur la pente des grandes
armées, de lourds impôts, emportée par l'es-
prit de tyrannie, d'invasion et de conquête.
a Tout cela, vous l'avez prouvé, non par des
discussions, mais par des faits. Au lieu d'en-
trer dans la lice ouverte par Tocqueville et
Claudio Jannet ; au lieu de livrer bataille sur
le terrain de la métaphysique sociale, vous
vous êtes campé sur le terrain de l'histoire et
vous avez synthétisé les conclusions de la sta-
tistique. Le nombre d'auteurs et d'ouvrages,
cités par vous, est innombrable. Publiciste
catholique et ancien citoyen américain, vous
parlez avec une compétence au-dessus de
toute exception. Votre livre, qui met à néant
les préjugés de Brunetière et de beaucoup
d'autres, est un service rendu à l'Eglise et au
monde chrétien. Vous pouvez jouir de ce suc-
cès en esprit de foi. »
Le dernier mot, c'est qu'avec de bons
évêques, de bons prêtres, de fervents reli-
gieux et de fidèles chrétiens, l'Eglise, en Amé-
rique, comme partout, saura se déprendre du
libéralisme, résister aux sociétés secrètes et
contribuer pour la meilleure part à la prospé-
rité des Etats-Unis.
Le puritain Bancroft, le démocrate Frédéric
Nolte et le libéral Laboulaye, dans leurs his-
toires d'Amérique, ne disent rien ou trop de
choses de l'Eglise, comme si l'Eglise n'était
pas le premier agent de la vie des peuples.
L'âme des peuples est le premier élément de
leur prospérité ; et si cette âme cherche
d'abord le royaume de Dieu, tout le reste lui
sera donné par surcroît. Le passé est le mi-
LIVRE QUATRE- VINGT QUATORZIÈME
roir de l'avenir ; un peuple qui veut voguer
vers les astres propices, doil B'embarquer sur
le vaisseau rfe Is tradition.
L'Eglise, qu'Isaïe appelle la montagne de
la maison de Dieu, à laquelle toutes les na-
tions accourent comme à leur confluent, n'a
donc rien à craindre, ni de la faveur passa
gère des idées libérales, ni de la conspiration
permanente des sociétés secrètes. L'Eglise est
l'école de l'espérance et non du désespoir ;
elle n'abdique jamais sa clairvoyance et, par
conséquent, sait voir le mal ; elle abdique
encore moins sa charité et telle est la force
de son amour et de sa foi, qu'elle est toujours
assurée, même quand elle perd des manches,
de gagner la dernière victoire.
Les espérances qu'elle peut avoir aux
Etats-Unis lui viennent de la dissolution du
protestantisme et du mouvement qui ramène
vers Rome les protestants d'Amérique. Sur ces
deux points je cite des autorités protestantes.
En ce qui concerne la dissolution du pro-
testantisme, voici les paroles du docteur
Percival dans le Mineteenth Gentury : « Je
ne demande pas, dit-il, à mes lecteurs, de
me croire sur parole ; j'en appelle à leur
propre expérience. Où sont ceux qui croient
encore à la justification par la foi seule,
enseignée par Luther ? Il n'y en a pas.
Quel est le disciple de Luther qui conseille-
rait aujourd'hui de pécher le plus possible,
sous prétexte que plus il y a de péché plus il
y a surabondance de grâce ? Quel est, de nos
jours, l'homme qui croit à la doctrine de Cal-
vin sur la damnation ? On croit aussi peu
à la plupart de ces dogmes qu'aux fables de
la mythologie.
« Et, quant au puritanisme, cette puis-
sance qui, à un certain moment, a renversé
le trône et l'autel, et qui a établi une tyran-
nie religieuse dans la Nouvel e-Anglelerre,
qu'en resle-t-il aujourd'hui? Une espèce de
sabatisme pâle, émasculé, et qui disparaît ra-
pidement ?
Môme le protestantisme orthodoxe d'au-
trefois e-t sur son déclin en Amérique. Alors
que la loi de la Pensylvanie, l'état de William
Penn lui-même, punit d'amende ceux qui ou-
tragent la Sainte Ecriture, ou en parlent mal,
beaucoup de ministres protestants de Phila-
delphie croient que le meilleur moyen d'inté-
resser ceux auxquels ils prêt lient le dimanche,
est de démontrer que la Bible n'est qu'une
parole humaine qui fourmille d'erreurs, d'im-
moralité- et d'absurdités.
« On peut dire, sans exagération, que le
Protestantisme se désagrège rapidement, et,
comme doctrine, perd toute espèce de prise
sur les hommes. Il a pourtant été, à son ori-
gine, une institution «l'enseigner tout autant
que le catholicisme. Car, par un manque de
logique qui saute aux yeux, en même temps
qu'ils proclamaient le principe du libre exa-
men, les chefs protestants considéraient
comme criminels ceux qui, dans l'exercice de
jcur libre arbitre, n'arrivaient pas aux mêmes
conclusions qu'eux. C'esl ain i que Luther dé-
clara a Calvin ou à Zwingle (je ne me sou-
viens plus lequel des deux; qu'il irait en enfer
parce qu'il ne s'accordait pas avec lui sur- la
Cène, et que Calvin lit brûler Sri vit qui ne
partageai: pas sa manière de voir sur l'Incar
nation.
« Quel est celui qui, de nos jours, lient
pour la Confession de Westminster ou celle
d'Augsbourg, ou pour le livre de Concor-
dance? Et, en dehors d'une poignée de trac*
tarions surannés, qui se croil tenu encon
d'accepter les .'i'.l articles de l'Eglise d'Angle-
terre? Un évéque américain dont le diocèse,
situé dans la partie la plus sauvage de la
Nouvelle-Angleterre, et qui ne renferme que
vingt-sept ministres, vient d'envoyer à un
journal ecclésiastique une lettre dans laquelle
il soutient que le clergé n'est pus obligé de
croire à ce que disent les prières que contient
le livre officiel de prières dédié au Dieu de
Vérité. Ce brave évêque est, en cela, d'ac-
cord avec le professeur rationaliste allemand
Harnack, lequel prétend que les ministres lu-
thériens qui enseignent le Symbole des
Apôtres n'y croient point.
« Ce n'est donc pas trop s'avancer que de
dire que le Protestantisme, comme corps de
doctrines religieuses positives, se meurt, et
que ceux qui sont chargés de l'enseigner ne
peuvent continuer de le faire qu'au moyen
d'une casuistique qu'ils trouveraient malhon-
nête et déshonorante chez d'autres, et que
tout le monde trouve telle chez eux.
« Un tel état de choses, c'est évident, ne
peut durer longtemps. 11 conduit inévitable-
ment, au point de vue de la doctrine, à l'in-
crédulité et, au point de vue de l'organisation
ecclésiastique, à la décadence et à la mort ».
Dans cette dissolution du protestantisme,
un étrange phénomène se produit, un retour
aux doctrines et aux pratiques de l'Eglise ro-
maine. Suivant le docteur Harnack, le pro
testantisme croyant et orthodoxe se catholi-
cise. Suivant lui, la notion de l'Eglise consi-
dérée comme une institution ayant le pouvoir
de diriger les consciences et de contrôler les
intelligences, cette notion, si antiprotestante,
gagne tous les jours du terrain. Si elle con-
tinue de se répandre, elle amènera le renver-
sement complet du Protestantisme.
« Je crois sincèrement que c'est la voie que
Dieu a choisie pour ramener les peuples au
Catholicisme ».
Le docteur Sedgwick, dans Y Atlantic- M ont-
ley, dit, d'autre part: « La vieille hostilité
contre l'Eglise de Rome disparaît rapide-
ment. Les luttes d'autrefois, entre protestants
et catholiques, ont fait place à une entente
entre eux pour sauvegarder les lois rie la mo-
rale. Les diverses Eglises sentent le besoin de
se rapprocher et de se concerter, pour com-
battre l'incrédulité, la luxure et l'amour ef-
fréné du gain. Laissant de côté pour le mo-
ment leurs croyances particulières, elles s'as-
socient pour faire prévaloir la dignité du
:ih-4
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQU1
travail, la beauté «lu d.'-sintéressement et la
sainteté du mariage, ainsi que pour #-ncou-
rager toutes les aspirations élevées. Toutes
les i glises commencent à s'accorder pour re-
garder la religion comme le boulevard de
l'esprit contre la chair. On comprend partout
que les riches, les pauvre?, les savants, les
ignorants doivent s'unir pour sauver la civi-
lisation, et que la citadelle qui servira le
mieux à la défendre, c'est une Eglise unie.
Même des sectes qui étaient autrefois si vio-
lemment protestantes, comme les Métho-
distes et les Baptistes, sont de nos jours de
moins en moins hostiles à l'Eglise de Home.
Les Presbytériens paraissent vouloir se récon-
cilier avec les Episcopaliens : ils construisent
des Eglises qui ressemblent à la Magdelen
Tower, et y mettent des vitraux coloriés, en
même temps qu'ils sont moins durs pour ceux
qu'ils appellent hérétiques.
« L'Eglise Episcopalienne, qui se rapproche
plus que toutes les autres du Siège de Home,
fait une œuvre méritoire, en dissipant les pré-
jugés qui existent contre l'Eglise Catholique,
el en préparant les voies à une entente défi-
nitive. Chaque nouveau plan d'union qu'elle
forme est un acheminement vers Home.
« Les incrédules eux-mêmes ont bien changé
d'altitude : les passions de leur jeunesse se
sont calmées, et leur enthousiasme pour les
grands principes de liberté intellectuelle et
morale est sur le déclin.
« Lorsque je constate avec quelle facilité le
peuple américain fait le sacrifice de son in-
dépendance devant les trusts et les grandes
corporations, je ne vois pas pourquoi son es-
prit d'indépendance serait une pierre d'achop-
pement à l'autorité de l'Eglise catholique :
quand on a avalé. un chameau, il n'y a pas
de raison pour n'en pas avaler un autre.
Ajoutons que le reproche qu'on fait à l'Eglise,
de manquer du sens moderne, est plus que
contrebalancé par la fermeté et la force de
résistance que sa longue vie lui a données.
« Les dogmes de l'Eglise ne peuvent, non
plus, constituer un obstacle à son succès : il
n'est pas plus difficile à un homme étranger
aux croyances chrétiennes, d'accepter les
dogmes qui lui sont propres, que ceux qu'elle
a en commun avec les sectes protestantes. La
chute primitive, la rédemption, la divinité du
Christ, la Trinité, le Symbole des Apôtres,
sont plus difficiles à admettre que l'autorité
des Saints Pères, l'Immaculée Conception et
l'Infaillibilité du Pape. Accepter les uns et ré-
pudier les autres, c'est avaler un éléphant
sans sourciller et faire la grimace devant un
puceron. »
Notre Américain conclut ainsi : « Le danger
de l'intolérance et de la rapacité cléricales
est une chose du passé : ce qui est à redouter,
de nos jours, c'est celui d'une oligarchie sous-
traite à toute influence religieuse. Je ne vois
donc aucune raison pour que l'Eglise n'ait
pas les sympathies de tous ceux qui n'ont pas
de parti pris.
« Elle va disposer d'une grande force : la
marée montante de la réaction contre le ma-
térialisme moderne s'avance rapidement, et,
sous diverses dénominations bizarres, comme
celles de Healers, Faith-Curers, Christian
ScientisU, il y a toute une armée de gens
doués d'un grand enthousiasme. L'Eglise va
ouvrir ses bras à ces centaines de mille
hommes, qui veulent se rapprocher de Dieu,
et qui se servent d'expressions nouvelles et
étranges pour indiquer de vieilles aspirations
vers le surnaturel et la foi chrétienne. Autre-
fois, l'Eglise aurait été leur refuge, et ils au-
raient augmenté sa puissance. De nos jours,
le prochain Pape, à l'imitation de son prédé-
cesseur d'autrefois, qui avait vu dans un rêve
saint François étançonner les murs de Saint-
Jean de Latran, pourra voir dans tous ces
nombreux enthousiastes un nouveau champ
d'action pour l'Eglise ».
L'Ecrllge au Canada
Pour parler avec précision, il faut distin-
guer entre le Canada et la province de Québec.
Le Canada est un pays en grande majorité
protestant ; la province de Québec est un
centre de forces catholiques, groupées, par
la divine Providence, pour soutenir, dans
ces contrées septentrionales, la cause de la
Sainte Eglise de Jésus-Christ et organiser
l'apostolat. Le Dominion du Canada, ou
confédération canadienne, formé en 1867,
comprend sept provinces : Québec et Ontario,
au centre ; la Nouvelle-Ecosse, le Nouveau
Bruuswick et l'Ile du Prince Edouard, à l'est ;
le Manitoba au nord-est; et la Colombie an-
glaise, sur les côtes du Pacifique. II y a, de
plus, au nord de Québec et d'Ontario, entre
le Manitoba et la Colombie, de vastes terri-
toires qui ne sont pas encore érigés en pro-
vinces ; c'est là que se trouvent les véritables
sauvages du Canada, et non dans la banlieue
de Québec ou de Montréal. Cet immense
pays, dont l'étendue égale presque celle de
l'Europe (5 470 392 milles carrés est baigné
par trois océans : l'Atlantique, le Pacifique et
l'Arctique ; il porte aujourd'hui le nom de
Canada. Sa population est d'environ cinq
millions, dont un tiers est catholique. Le gou-
vernement fédéral du Canada siège à Ottawa,
province d'Ontario. A lui sont confiées les
a flaires générales de la Confédération. Le lien
qui unit le Canada à l'Angleterre est pure-
ment spéculatif; il se réduit à la nomination
du gouverneur général ; une fois élu, ce gou-
verneur n'est plus que le chef constitutionnel
du cabinet, un roi qui règne et ne gouverne
pas, comme disait Thiers.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
:m:>
La plus populeuse, lu plus riche province
du pays, eal l'Ontario, capitale Toronto. L'im-
mense majorité est protestante ; on y compte
loulofois environ cent mille Canadiens fran-
çais, et un nombre considérable de catholiques
irlandais. La province de Québec, la deuxième
en population, est aux six septième française
et catholique ; elle renferme aussi un certain
nombre de catholiques venus d'Irlande. La
population protestante de celte province se
trouve surtout dans les villes et dans les can-
tons de l'est, qui confinent aux Etals-Unis.
Dans la vallée du Saint-Laurent, berceau de
la race française, la population est pour ainsi
dire exclusivement catholique. Cette race fait
même de rapides, mais pacifiques conquêtes,
dans les cantons de l'est qui seront bientôt
aussi français que le reste de la province ; et
du côté d'Ontario, que les catholiques en-
vahissent, à la grande consternation des pro-
testants. La force d'expansion de la race ca-
nadienne française est à peu près sans exemple
dans l'histoire. En 1763, lors de la cession du
pays à l'Angleterre, 'ils n'étaient que 60 ou
70000; on en compte, aujourd'hui, un million
dans la province de Québec, et non loin d'un
million en dehors de cette province. Car, à
part les nombreux groupes français d'Ontario
et de Manitoba, plusieurs centaines de milleCa-
nadiens sont émigrés aux Etats-Unis.
Dans
les provinces de l'Est, Nouvelle-Ecosse, Nou-
veau Brunswick, Ile du prince Edouard, dont
la majorité est protestante, il existe de nom-
breux groupes d'Acadiens, cousins-germains
des Canadiens français. On connaît l'histoire
émouvante de l'Acadie, enlevée à la France
par l'Angleterre, avant Québec. La population
de la province de Manitoba est mixte ; par le
fait de l'immigration européenne, l'élément
anglais et protestant y domine ; cependant les
groupes français y sont nombreux et impor-
tants. II existe ainsi, dans cette province,
comme dans les territoires adjacents, de nom-
breux groupes de métis, franco-sauvages et
quelques métis écossais. Ce sont les descen-
dants des anciens coureurs des bois, qui épou-
sèrent des femmes sauvages. Les territoires de
l'ouest, entre le Manitoba et la Colombie se
peuplent, par l'immigration anglaise, alle-
mande, Scandinave ; l'élément catholique et
français n'a rien à y gagner. La population de
la Colombie anglaise est presque exclusive-
ment anglaise et sauvage ; peu de catho-
liques, encore moins de Français. Les vastes
territoires du nord des provinces de Québec,
d'Ontario et du Manitoba forment le bassin de
la baie d'Hudson ; ils sont exclusivement peu-
[)lés de tribus sauvages, qui vivent de chasse
et de pêche. En fait d'établissements de
blancs, on n'y trouve que quelques postes ou
comptoirs de la Compagnie de la baie d'Hud-
son, association anglaise qui fait un immense
commerce de fourrures et qui, possédant le
monopole, exploite d'une manière indigne les
pauvres sauvages. Sur les cotes du Labrador,
se trouvent les Esquimaux, peuple tout à fait
distinct des aatrds sauvages, el que la légende
dit nés de loups (li! mer qui n'ont pas su re-
trouver l'Océan. Enfin, a l'entrée du golfe
Saint-Laurent se trouve nie de [Terre-Neuve ;
sa population est mixte, en majorité protes-
tante ; elle dépend directement d<: l'Angleterre,
il est question toutefois de la faire entrer dans
le Dominion.
A ce rapide aperçu géographique et ethno-
graphique sur le Canada, il faut joindre un
mot sur l'état de l'Eglise en ce pays. Le Ca-
nada fut d'abord évangélisé par les llécollets
et les Jésuites ; plus tard les Sulpiciens vin-
rent s'établirent à Montréal. Le premier dio-
cèse fut créé à Québec en 1674. Aujourd'hui,
en vertu des brefs pontificaux, le Canada
compte six métropoles ecclésiastiques, savoir :
Québec, Halifax, Toronto, Saint-Boniface,
Montréal et Ottawa. La province ecclésiastique
de Québec compte quatre diocèses suffragants
et une préfecture apostolique : Trois-Itivières,
Rimouski, Chicoutimi, Nicolet et la préfec-
ture du golfe Saint-Laurent. Le seul diocèse
de Québec possède, d'après le Canada ecclé-
siastique de 1888, 320 000 âmes, 332 prêtres,
14 communautés religieuses, 53 couvents,
14 hôpitaux ou asiles, 180 églises, 157 pa-
roisses, deux collèges, un séminaire et une
université. La province ecclésiastique de Mon-
tréal, érigée en 1887, n'a que deux suffra-
gants, Sainte-Hyacinthe et Sherbrooke. La
province ecclésiastique d'Ottawa n'a, pour
suffragant, que le vicariat apostolique de
Pontiac. La province ecclésiastique de Toronto
compte quatre suffragants ; Kingston, Ilamil-
ton, London et Peterboro. La province ecclé-
siastique d'Halifax a également dans sa cir-
conscription métropolitaine quatre diocèses
suffragants: Charlottetown, Saint-Jean, Anti-
gonish et Chatam. La province ecclésias-
tique de Saint-Boniface, a, pour suffragants,
Saint-Albert et les deux préfectures d'Atha-
baska-Mackensie et de la Colombie anglaise.
Le diocèse de Vaucouver, érigé en 1847, relève
de la province ecclésiastique d'Orégon, aux
Etats-Unis. Ainsi le Canada ecclésiastique se
trouve constitué hiérarchiquement et forme
une des grandes provinces de l'Eglise. Vingt-
deux évêques, cinq archevêques et un cardi-
nal y représentent la majesté et la paternité
de Jésus-Christ.
C'est, pour une église, une autre marque de
vitalité, qu'elle possède, en dehors de ses
prêtres et de ses évépues, des communautés
religieuses, fondées sur le principe du renonce-
ment et de l'obéissance, pour mieux faire va-
loir les grâces de l'Evangile. Le recrutement
de ces communautés marque la foi du peuple
et honore sa vertu ; leur action rend, au
peuple, en bienfaits, tout ce qu'il a reçu en
dévouements. Le Canada offre, sous ce rap-
port, de grands motifs d'espérance. La fécon-
dité de la race franco-canadienne multiplie
les sujets ; tous les ordres s'y recrutent aisé-
ment et s'y développent pour le bien du pays.
La plus en vue est la Congrégation des Oblats
T. XV.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Marie Immaculée, fondée à Marseille
an 1816, par l'abbé de Manenod, depuis
évoque, pour joindre, aux missions diocé-
ioes, l'évangéiisatioB des sauvages. Au Ca-
nada, le siège de la maison provinciale est à
Montréal, le jun'iorat à Ottawa ; le tooiaêtùmi
à Afch vil le ; et le noviciat à LacUine. Les
Oblats possèdent des établissements dans plu-
sieurs diocèses et se dévouent avec un admi-
rable /."le, à la conversion des sauvages,
Esquimaux compris. Les Jésuites, longtemps
établis au Canada, s'y étaient maintenus jus-
qu'en INUO; ils y ont repris pied en 1842 et
reçu récemment la reconnaissance civile ; ils
possèdent des résidences dans sept diocèses,
le collège de Sainte-Marie à Montréal et un
noviciat à Sault-au-Recol'et. Les Sulpiciens
régissent les séminaires de Montréal et quatre
paroisses de la môme ville; ils sont riches et
en crédit. La Congrégation de Sainte-Croix,
fondée, au Mans, en 1820, par Dujarié, appelée
au Canada par Mgr Bourget, comme la plu-
part des autres Congrégations, dirige des aca-
démies, collèges classiques et collège de com-
merce. Les Dominicains, les Franciscains, les
Iîédemptoristes, Jes Trappistes de Cileaux,
les Carmes déchaussés, les Pères de la Résur-
rection fondés à Rome en 1842 par Sémé-
nanko et les prêtres de Saint-Basile établis par
Mgr d'Abian en 1822, possèdent aussi des mai-
sons et des missions. L'institut des Frères des
écoles chrétiennes a une administration pro-
vinciale pour l'Amérique et beaucoup d'écoles
au Canada; elles sont fort bien tenues et se
recommandent autant par le zèle des frères
que par leur haute capacité. Les catéchistes
de Saint- Viateur, fondé en 1828, à Vourly,
près Lyon, par Joseph Querbes, très répandus
dans le diocèse de Montréal surtout, unis-
sent le service des autels à l'enseignement de
la doctrine chrétienne. Les Frères de la Cha-
rité de Saint-Vincent de Paul, fondés par le
chanoine belge Triest en 180!) ; les Frères du
Sacré-Cœur, fondés à Lyon, en 1821, par le
Père Coindre; les Frères de Saint-Vincent de
Paul, fondés à Paris, en 1:841, par Le Prévost ;
les Petits Frères de Marie, fondés en 1817 à
Lavalla (France), par l'abbé Champagnat ;
les Frères de l'Institution chrétienne, fondés
en 1816 par Jean de Lamennais ; et les Frères
de la Congrégation de Marie, rivalisent de
zèle pour la tenue des écoles, des hospices et
des établissements qui ne prospèrent que par
la charité.
Les communautés de femmes sont encore
plus nombreuses que les communautés
d'hommes. Les Ursulines, fondée à Québec,
en 1636, par la vénérable Marie de l'Incarna-
tion, remplissent trois monastères et dirigent
plusieurs pensionnats. La Congrégation de
Notre-Dame, fondée à Montréal en 1657, par
la vénérable Marguerite Bourgeois, possède de
nombreux pensionnats, des académies et des
écoles, dans quinze diocèses. Les religieuses
hospitalières de Saint-Joseph, fondées en 1643
par Le Royer de la Dauversicre, pour le soin
des malades, tiennent des hôpitaux, des or-
phelinat- et des externats. Les Bœurs de l'hô-
pital général de Montréal, fondées a Montréal
en L694 par les frères Oharon, diligent
refuges, des asiles et des hôpitaux. Les Filles
de la Charité de l'IIolel-Dieu de Sainte-Hya-
cinthe, fondées en 18'd), par Edouard Crevier,
s'appliquent aux mêmes oeuvres. Ces reli-
gieuses du Sacré-Cœur de Jésus, fondées à
Paris en 1808, par la vénérable Mère Barat,
vaquent à l'éducation des filles dan- quatre
diocèses. Les sœurs de charité de la Provi-
dence, fondées à Montréal en 1843, par
Mgr Bourget et par la veuve Ca^elin, peur
le soulagement des pauvres et des malades,
des orphelins et 'des vieillards, tiennent des
dispensaires et font des visites à domicile. Les
sœurs des saints noms de Jésus et Marie,
fondées en 1843, par Eulalie Durocher, Hen-
riette Céré et Mélodie Dufresne, instruisent
les jeunes filles dans de nombreux pension-
nats. Les religieuses du Bon Pasteur d'Angers,
fondées en 16 il par le Père Eudes, élevées, en
1835, par Grégoire XVI, sous l'inspiration de
la vénérable sœur Sainte-Euphrasie Pelletier,
à la diguité de grand ordre, tiennent des re-
fuges au Canada et dans les deux Amériques.
Les sœurs grises de la Crois, fondées à Ottawa,
en 1846, par la mère Bruyère, gèrent, dans
plusieurs diocèses, des écoles, des hospices et
des pensionnats. Les sœurs Mariantes de
Sainte -Croix, fondées au Mans, en 1837, par le
Père Moreau, introduites au Canadapar l'abbé
Saint-Germain, aujourd'hui indépendantes de
la maison française, tiennent aussi beaucoup
d'établissements. Les religieuses de l'abbaye
de Lorette, fondées à Munich en 1650, ont
une maison mère à Toronto. Les sœurs de la
Miséricorde, fondées à Montréal par Mgr Bour-
get, en 1848, tiennent des hospices de mater-
nité. Les sœurs de lachariié et les sœurs du
Cœur immaculé de Marie, fondées par
Mgr Turgeon, archevêque de Québec, exer-
cent leur zèle dans les hospices et Jes orphe-
linats. Les sœurs de Sainte-Aimée, fondées en
1850 par Mgr Bourget, s'occupent de l'instruc-
tion des jeunes filles. Les sœurs de la Con-
grégation de Saint-Joseph, fondées à Lyon en
1550, introduites à Toronto par Mgr Charbon-
nel, joignent à l'instruction des jeunes filles,
le service des malades. Les sœurs de Saint-
Joseph à Hamilton ; les sœurs de l'Assomption
à Nicolet ; les sœurs de la Présentation à
Sainte-Hyacinthe ; les religieuses de Marie à
Sillery, près Québec ; les sœurs de la Provi-
dence à Kingston ; les sœurs adoratrices va-
quent aux mêmes œuvres ou s'appliquent à
la contemplation. Pour compléter cette édi-
fiante nomenclature et rendre, à ces héroïques
sœurs, nos justes hommages, il faut citer en-
core l'Institut de Notre-Dame du Refuge, les
Filles du Cœur immaculé de Marie, les sœurs
de la Charité, les sœurs des écoles de Notre-
Dame, le Carinel, les sœurs des petites écoles
de Rimouski. les sœurs de Saint-Joseph, les
sœurs de la Sagesse, les fidèles compagnes de
LIVRE QUATRE VINGT QU ITORZlftMl
M7
Jésus, les sœurs du Précieux Saur, les saura
grises de Nicolet. On ne trouverait pas facile*
ment, ni une vertu, ui une bonne œuvra qui
n'ait, au Canada, parmi les vierges de Jésus-
Christ, de dignes représentants,
Dans la confédération canadienne, il y a
avec le gouvernemenl fédérai, pour chaque
province, une Législation particulière ; ils
légifèrenl et administrent pour toutes les ques-
tions d'intérêt local, questions d'éducation,
de droit municipal, de droit civil. En droit et
en fait, les provinces jouissent d'une très
grande autonomie, bien qu'elles aient lieu de
se plaindre des tendances centralisatrices du
gouvernement fédéral, surtout lorsque le
parti tory est au pouvoir. Le gouvernement
central possède, de par la constitution de 1867,
le droit de desavouer la législature provin-
ciale. Cependant, malgré tout, avec une sage
direction, des idées plus saines, une meilleure
entente et une plus solide fermeté, dans la
province de Québec du Bas Canada, les catho-
liques pourraient se gouverner plus catholi-
quement, surtout en matière d'éducation. Le
grand péril qui les menace ne vient pas tant
de la politique partout fort corrompue, que
d'un certain laisser faire inexplicable, d'un
certain libéralisme pratique, inadmissible sur
le terrain social et religieux. Autrefois, il y
avait, parmi les évéques, certaines luttes,
utiles à l'orthodoxie ; aujourd'hui, là où l'on
a fait silence, on croit avoir établi la paix et
fondé l'unité sans souci de la vérité. Mainte-
nant il n'y a plus de controverses, mais il n'y
a plus de direction, ou plutôt il y a lutte
contre les catholiques sans épithètes. Les jour-
naux libéraux de toutes nuances, font tout ce
qu'ils veulent, inondent le pays de feuilletons
malsains, exploitent l'autorité épiscopale au
profit des passions politiques et poussent le
Canada vers l'indifférentisme, c'est-à-dire vers
le culte exclusif de la matière. Contre eux,
jamais un acte de répression épiscopale. Mais,
pendant que ces feuilles libérales corrompent
l'esprit, le cœur et les mœurs du pays, si une
feuille catholique, ultramontaine, fait résolu-
ment opposition, en s'appuyant sur la plus
stricte orthodoxie, à elle les menaces, les la-
cets et à la fin l'étranglement. Les pub lie is tes,
catholiques purs, sont aujourd'hui partout
d'une grande importance ; ils ont, surtout au
Canada, une haute mission à remplir. Dieu
veuille que les évéques les secondent et des-
cendent eux-mêmes dans la lice, pour rallier,
aux bannières cléricales, toutes les forces
d'Israël.
A mesure que les évéques s'effacent, les
partis politiques s'affirment et s'accentuent.
Au Canada, par le fait de la juxtaposition
des catholiques et des sectes protestantes, il
y a pour tous les catholiques qui ne restent
pas bous les armes, tentation de laiitudina-
risme et pente vers L'indifférence, il serait
donc à désirer que catholiques et protestants
formassent des partis tranchés mais il n'y
parait point, au moins sous les couleurs de la
théologie. La présence de la franc maçon-
nerie, société secrète, toujoui née
eenire toute religion positive, mais habili
voiler son serment d Annibal contre Home
devrait inculquai également, aux - atholiqi
un très vif esprit de prosélytisme ; mai- ils
paraissent guère s'eniiammer d'ardeur contre
la libre-pensée, s'imaginant très a torl que
L'hypocrisie e-i un titre à L'indulgence. Les
partis s'assignent plutôt un objet poliliqui
économique; c'est parle côté où ils l'envi-
sagent qu'ils séparent leurs vues et opposent
leurs programmes. On distingue trois partis:
les rouges, les bleus et les blancs. Les rouges
ressemblent aux radicaux de France et
ment l'aile gauche du parti libéral; tous ne
sont pas francs-maçons, mais sont générale-
ment imbus de l'esprit maçonnique. L'aile
droite de ce même parti se compose de libéraux
modérés, dans le genre de Mercier, naguère
premier ministre de la province de Québec.
Entre ces deux ailes, il y a des libéraux de
toutes les nuances; tous, même un certain
nombre de rouges, se disent aussi catholiques
que le Pape, mais pas plus ; ils laissent cette
qualité aux catholiques purs. Le parti bleu,
puissante et malfaisaule organisation, se
compose des tories des provinces protestantes
et des soi-disant conservateurs de la province
de Québec. Parmi les tories, il y a un grand
nombre d'orangistes et de francs-macons ; le
grand chef de ce parti, sir John Macdonald,
était un franc- maçon très en vue. Les bleus
de la province de Québec ne sont conserva-
teurs que de nom, imbus qu'ils sont d'idées
libérales, bien qu'ils professent une grande
horreur du libéralisme, quand ce sont les
rouges qui le pratiquent. Eux aussi se disent
tous catholiques, plus catholiques que les
rouges, contre qui ils exploitent la religion,
mais à qui ils s'unissent dans l'occasion pour
accabler les catholiques purs. Les soi-disant
conservateurs de Québec et leurs alliés tories
étaient récemment au pouvoir fédéral à
Ottawa. A Québec, le pouvoir provincial na-
guère était aux mains d'IIonoré+Mercier, au-
trefois bleu, plus tard rouge, enfin nationa-
liste. D'un côté, il était soutenu par tous les
libéraux, même par les rouges de la Patrie,
dont le directeur Beaugrand s'est dit lui-même
franc-maçon très avancé ; de l'autre, par un
certain nombre de conservateurs nationaux,
séparés des bleus pour diverses raisons, prin-
cipalement à cause de l'atroce pendaison de
Louis Riel. V Etendard de Montréal et la
Justice de Québec, sont les principaux organes
de ce parti. Parmi ces conservateurs natio-
naux, il y a de vrais ultramontains, comme
le sénateur Trudel de Y Etendard; mais il y
en a d'autres qui ne le sont pas du tout.
Voilà pourquoi les catholiques purs, comme
J. P. Tardivel, directeur de la Vérité, bien
qu'ils éprouvent des sympathies pour ce
groupe, à cause de ses principes et de son
personnel, se gardent bien de s'y inféoder.
Pour eux, ils se réservent; ils font profession
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HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
de n'attendre le salut social que de Jésus-
Christ et paB de l'habileté des hommes sans
principes et «le l'amalgame des idées ;ils es-
pèrenl qu'un jour prochain permettra d'orga-
niser un groupe carrément et exclusivement
uîtramontain, catholique et pontifical. Ce sera
le parti blanc, le parti du centre, ou, pour
garder la couleur locale, le parti castor, franc
canadien et franc catholique, sans adultéra-
tion ni mélange.
L'opposition, à Québec, se compose exclu-
sivement de bleus et de quelques tories an-
glais des cantons de l'Est; elle remue ciel et
terre pour reprendre le pouvoir. Jusqu'ici du
moins les catholiques purs préfèrent le ré-
gime Mercier, tempéré par l'élément conser-
vateur national, à ces hypocrites qui se disent
catholiques, mais qui ont pour alliés sir John
et ses orangistes. Au moins, Mercier a donné
la reconnaissance civile des Jésuites, chose
que les bleus n'eussent jamais voulu faire. A
Ottawa, l'opposition se compose, comme le
parti ministériel à Québec, de libéraux et de
conservateurs nationaux, fournis par Québec,
auxquels sont alliés les réformistes ou icighs
des provinces anglaises. En somme, le parti
réformiste, surtout dans Ontario, vaut mieux
aujourd'hui que le parti tory, il est moins fa-
natique, combat un peu l'orangisme et offre,
aux catholiques, plus de garanties. Une
alliance purement politique des catholiques
avec ce parti peut se justifier; mais l'union
étroite des bleus québecquois avec les tories
orangistes d'Ontario est un crime contre na-
ture. Cette alliance monstrueuse, les catho-
liques ne pourront jamais l'accepter, même
pour plaire à leur ancien chef. On peut les
bouder, les dénoncer même, peut-être les
écraser : ils ne céderont pas. On aura beau
dire et laisser dire que ces catholiques intran-
sigeants sont en révolte contre l'autorité
épiscopale; ils aiment mieux souffrir cette
injustice que de trahir leurs convictions anti-
libérales, et ils espèrent que Rome mettra fin
à cette épreuve en enseignant que toute con-
cession au libéralisme est, envers l'Eglise et
la patrie, une double trahison.
Dans tout le Dominion, il y a au-delà de
27000 francs-maçons actifs; c'est plus qu'en
France. Dans la province de Québec, on en
compte environ 2 700. 11 y a, relativement,
peu de Canadiens français affiliés aux loges;
cependant le nombre en est plus considérable
que ne veulent l'admettre les optimistes libé-
raux. Mais le point sur lequel les ultramon-
tains et les optimistes sont aux antipodes,
c'est quand ils croient à l'innocence de la
hèle franc-maçonne. Les optimistes préten-
dent que la franc-maçonnerie protestante et
anglaise (celle qui a formé Yoltaire), est peu
nuisible et qu'il n'y a pas lieu de s'en occuper
parce que peu de catholiques y ont donné
leur nom. Quelques-uns vont même jusqu'à
dire qu'il n'y a, pour un protestant, aucun
mal a s'affilier aux loges, parce que le pro-
lestantisme ne condamne pas la franc-ma-
çonnerie. A ces insanités, nous répondrons, ne
nous appuyant sur Léon XIII, (pie la franc-
maçonnerie est une; qu'il y a beaucoup à
craindre de la franc-maçonnerie, quelle que
soit la secte à laquelle on a appartenu avant
d'y entrer. Pourquoi un protestant ou un
juif, déjà imbu de la haine du catholicisme,
ne serait-il pas aussi dangereux, devenu
franc-maçon, qu'un catholique qui renonce à
son baptême pour s'enrôler sous les bannières
de Satan ? L'ex-catholique, ayant abusé de
plus grandes grâces, ira peut-éire quelquefois
plus loin ; très souvent aussi il sera retenu
par des souvenirs de jeunesse, des relations
de famille et des restes d'éducation chré-
tienne. Une chose certaine, c'est que presque
tous les Canadiens français qui se font agré-
ger à la secte maudite, y entrent plus par
curiosité que par haine de l'Eglise. On n'en
voit pas dans les hauts grades, signe que la
franc-maçonnerie ne les considère pas comme
fervents, ni même comme sûrs. Les hauts
grades sont exclusivement anglais. Il suffit
d'ouvrir les yeux pour voir que la franc-ma-
çonnerie exerce une influence prépondérante
dans la politique, surtout à Ottawa, dans le
haut commerce, les chemins de fer, la finance
les industries, etc. (1). — Il faut tenir compte
aussi de la secte fanatique des orangistes, qui
compte de nombreux adeptes dans toutes les
provinces, surtout à Ontario. Ces sectaires se
vantent d'atteindre le chiffre de 250000; ils
sont Légion. — Enfin il faut compter les
unions ouvrières, la chevalerie du travail, or-
ganisées maconniquement et menées peut-être
à leur aise par la franc-maçonnerie. Un grand
nombre de Canadiens français sont enrôlés
dans ces corporations. Certains écrivains ca-
tholiques de France paraissent avoir un faible
pour ces unions, qu'ils assimilent peut-être
aux cercles catholiques d'ouvriers. C'est une
profonde erreur. La chevalerie du travail et
les unions ouvrières sont affiliées à celles des
Etats-Unis ; c'est l'Internationale de l'Amé-
rique ; ce sont des sociétés occultes et dange-
reuses. On a pu dire le contraire, mais sans
titre, sur des illusions que la réalité ne man-
quera pas de confondre.
En somme, un protestantisme inerte et ma-
térialisé, un catholicisme qui s'efface, un libé-
ralisme qui s'affirme et une franc-maçonnerie
qui conspire : telle est, en quatre mots, la si-
tuation religieuse du Canada. C'est la peste
à l'état latent, la maladie à l'état chronique,
la mort en perspective, avec cette triste con-
fiance qui dissimule le mal et cet aveuglement
qui ne veut pas apercevoir le tombeau. Mais
Dieu a fait les nations guérissables et l'his-
toire, qui sonde leurs plaies, sert, par sa clair-
voyance et son intégrité, les desseins de la
Providence.
Le Canada a été longtemps une colonie
(1) Mémoire sur la franc-maçonnerie au Canada, par le Docteur Boulet.
LIVMK QUATHE-VINGT-QUÀTORZIKME
389
française; depuis 17(>:}, il appartient à l'An-
gleterre. La destinée d'un homme est en
germe dans sou berceau ; la destinée d'uu
peuple s'explique, pour une grande part, en
étudiant ses origines. Lorsque le Canada était
rattaché à la France, le gallicanisme et le
jansénisme sévissaient dans la mère-patrie et
obtenaient dans la colonie ce respect qu'aug-
mentent les dislances. Le gallicanisme ré-
gnait donc dans l'enseignement théologique,
tant au séminaire de Québec qu'au séminaire
de Saint-Sulpice à Montréal ; ces deux mai-
sons, comme tous les établissements qui
s'abusent, prétendaient à une sorte d'infailli-
bilité doctrinale et faisaient, en tout cas, au-
torité. Les études classiques, faites rapide-
ment à cause d'un pressant besoin de prêtres,
étaient, en outre, fort mal organisées. On
étudiait exclusivement les auteurs païens
dans les raflinements d'élégance qui couvrent
une grossière brutalité ; on n'avait, de l'his-
toire, qu'une teinture superficielle et mal
orientée ; en philosophie, on suivait les ratio-
nalistes modernes, en les mitigeant, et en
théologie, on laissait, aux novateurs, le dé
de l'enseignement. Avec une science théolo-
gique incomplète et fausse, avec des connais-
sances moins qu'élémentaires en Ecriture
sainte et en histoire ecclésiastique sans au-
cune notion de droit canonique et de liturgie,
on devenait prêtre et curé. Les idées funestes
de la formation cléricale laissaient, sans
qu'on y prît garde, l'erreur vulgaire pénétrer
à la racine des institutions et la vicier.
L'Eglise et l'Etat étaient également atteints
par lepoison. Les lois et l'enseignement en ont
gardé jusqu'ici une impression générale.
Ainsi, par exemple, les légistes canadiens
ont cru et croient encore que l'autorité civile
peut introduire ou faire disparaître des em-
pêchements dirimants du mariage, se pro-
noncer sur la validité de ce sacrement et,
conséquemment, décréter le divorce. Des lé-
gistes canadiens ont cru et croient encore que
le pouvoir séculier peut et doit s'immiscer
dans l'administration des biens ecclésiasti-
ques, les taxer, déterminer et fixer les limites
au-delà desquelles il n'est plus permis aux
communautés religieuses de posséder. Des lé-
gistes canadiens ont cru et croient encore que
les marguilliers ou fabriciens tiennent leurs
attributions de l'autorité civile et que les pa-
roisses, canoniquement érigées, sont comme
si elles n'existaient pas, tant que l'autorité
civile n'a pas reconnu leur existence. De? lé-
gistes canadiens ont cru et croient encore que
le pouvoir civil a le droit de condamner le
prêtre, qui refuse les sacrements à un in-
digne, comme coupable de diffamation ; de le
forcer à donner la sépulture ecclésiastique à
celui que les lois de l'Eglise privent de cet
honneur; enfin de déclarer, après avoir exa-
miné ses paroles dans une enquête, si, dans
la chaire, il a rempli convenablement ou non
son ministère sacré.
Au Canada, comme en France, le gallica-
nisme parlementaire qui met l'Eglise a la
merci du prince, s'appuyait sur le gallica-
nisme épiscopal des quatre articles. Des
hommes, pieux du reste et d'une vie irrépro-
chable, avaient caressé toute leur vie des
aberrations puisées sur les bancs de l'école. I n
Jérôme Deniers, longtemps supérieur <\u sé-
minaire de Québec, s élevait hautement contre
l'infaillibilité du Pape. Un de ses successeurs,
premier recteur de l'Uni versité-Laval, Louis
Gasault, estimait que pour garder le respect
de la religion.il ne fallait donner, aux élèves,
l'enseignement religieux qu'une fois par se-
maine. De là, l'idée fausse et funeste que la
religion peut être, sans préjudice, absente de
l'étude des sciences, des lettres, des arts, du
droit et de la médecine. Le fait qui caractérise
le mieux, dans l'église du Canada, la prépon-
dérance gallicane, c'est que les évêques re-
gardaient leur autorité comme à peu près ab-
solue. La loi canonique, c'était leur volonté,
le pur arbitraire. A telle enseigne que des
prêtres, ayant appelé à Rome, cet acte cano-
nique fut qualifié, par l'archevêque, de fanfa-
ronnade ridicule ; aux yeux du prélat, suivre
le droit pontifical, c'était un acte irrégulier
qui appelait l'interdiction. Sur cette peute, on
n'est pas loin du schisme.
Lorsque le Canada avait été cédé à l'An-
gleterre, le libre exercice de la religion ca-
tholique avait été solennellement garanti par
le traité. En 1774, l'acte de Québec avait ga-
ranti de nouveau, aux Canadiens français, la
libre pratique de leur culte. Malgré ces ga-
ranties, des efforts continus avaient été faits
par les Anglais pour gêner les catholiques
dans l'exercice de leur liberté religieuse et
l'usage de leurs droits. L'autorité ecclésias-
tique, trop disposée déjà, par la profession
des erreurs gallicanes, à céder au pouvoir
civil, fut loin, au milieu d'embarras croissants
de chercher à s'en défaire. Au contraire, elle
s'y cramponnait comme au seul moyen de
résoudre à l'amiable les difficultés qu'il soule-
vait chaque jour. Les Canadiens surent néan-
moins opposer, aux prétentions de l'Angle-
terre, une résistance opiniâtre, et, grâce à
cette résistance, ils triomphèrent. Leur succès
prouve jusqu'à l'évidence que si, dans la suite
et surtout à l'époque actuelle, on eut résisté
sur toute la ligne avec énergie et persévé-
rance, on eut, à la fin, remporté une com-
plète victoire.
L'abîme invoque l'abîme. L'esprit humain,
que ses passions et sa logique entraînent, ne
reste pas longtemps dans la même erreur. A
la France janséniste et gallicane succéda la
France impie et révolutionnaire. Le Canada,
qui avait gardé ses relations avec la France,
la suivit dans ses nouvelles aberrations. Un
certain nombre de personnages marquants se
laissèrent pénétrer par les idées de la révolu-
tion, prélude ordinaire des mouvements in-
surrectionnels. Le principal auteur de ces
mouvements fut Louis-Joseph Papineau, vé-
ritable tribun dont la parole exerçait un in-
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
contestable empire sur Les m . oir
mis le Canada en feu, il se sauva en France en
I !7. Là il se lia d'amitié avec les. hommes
des pai lis impies; puis, quand la tempête fut
calmée, il revint au Canada avec .-a cargai-
in de poisons français. Les idées de Papi-
neau trouvèrent aisément des organes dans la
presse. Qu'il suffise de citer l'Avenir, le Dé-
fricheur, le Pays, le National de Québec, la
Lanterne, le Journal de Sainte- Hyacinthe , le
Constitutionnel, le National de Montréal elle
Bien Publie. Dans ces journaux, comme dans
le Journal de Québec, Y Evénement, la Tribune,
la Patrie^ la Concorde, la Gazette de Soreî,
VUnion de Sainte-Hyacinthe et Y Electeur, qui
se publient encore aujourd'hui, les principes
que l'on faisait valoir en les commentant,
n'étaient autres que les principes de S9 et la
!>■ claration des droits de l'homme cl du citoyen.
Cette déclaration des droits de l'homme a
surtout pour but d'écarter les droits de Dieu
et de son Eglise ; si elle exalte l'homme, c'est
pour L'affranchir de Dieu, le livrer à la con-
fusion de ses idées, aux faiblesses de sa vo-
lonté et aux emportements de ses passions.
On la fait accepter en disant aux hommes
que c'est un moyen de remédier aux abus,
de prévenir les excès du pouvoir et d'as-
surer, avec la liberté sociale, les jouissances
du bien-élre. Ce n'est là toutefois qu'une
hypocrite dissimulation, et sous couleur de
progrès, ce qu'on fournit, c'est la mise à
néant du Christianisme. Le dernier mot
de 89, c'est le retour aux principes, aux
mœurs et à la dégradation des temps
païens.
Les libéraux travaillent, depuis trois siècles
avec la prudence du serpent, à cet infernal
projet. Pour qu'on ne se délie pas d'eux, ils
disaient, dès le temps de Luther, qu'il s'agis-
sait simplement du respect de la loi et des
consciences. En 89, ils ne voulaient encore
que le retour aux soi-disant beaux siècles du
Christianisme naissant. Aujourd'hui, suivant
l'état des pays, ils s'avancent plus ou moins,
ici radicaux, ailleurs opportunistes, partout
hypocrites et puissants seulement pour dé-
molir. Dans les pays catholiques, comme le
Bas-Canada, lorsqu'ils se sentent serrés de
près ou qu'ils s'aperçoivent que leurs ten-
dances inspirent de graves inquiétudes, ils se
disent catholiques. Lorsqu'ils se flattent
d'aller au but par ce moyen, ils n'hésitent
même pas à signer des professions de foi,
qu'ils font passer sous les veux des Congréga-
tions romaines. Par là, ils veulent faire croire
à Rome qu'on les calomnie et qu'on le.s per-
sécute au Canada, par esprit de parti. (Juaud
ils espèrent réussir, ils ne reculent devant
l'emploi d'aucun moyen ; mais, comme l'ini-
quité se ment à elle-même, ils se démasquent
de temps à autre et font étalage de leurs sen-
timents. C'est ce qui arrive chaque fois qu'ils
croient avoir assez bien préparé les esprits à
recevoir le poison de leurs doctrines.
Au fond, ils veulent, comme les radicaux
français dont ils sont tes hypocrites complices
la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et, sous
ce mot d'ordi l'omnipotence de- l'Etal
qu'ils préconisent. Dan- te noir dessein, ils
cherchent à semer partout la défiance envers
le clergé qu'ils représentent connue affamé
de richesses et de domination ; ils soutiennent
que toute loi, lorsqu'elle exprime la volonté'
d'une majorité parlementaire-, est juste et
obligatoire, fût-elle en contradiction avec le
droit naturel, le droit ecclésiastique ou civil ;
ils refusent, à l'Eglise et au Pape, le droit
d'intervenir dans les questions politiques,
parce que, disent-ils, la religion est tout à
fait étrangère à ces questions; ils réclament
la liberté de conscience, la liberté de la presse,
et l'entière liberté de l'action politique; ils
travaillent de toutes leurs forces à séculari
l'éducation, à laïciser l'enseignement, c'est-à-
dire à nier radicalement le ministère de
l'Eglise ; ils enseignent d'un autre côté que le
Pape, les évêques et les prêtres ont exercé un
empire lyrannique sur les nations ; qu'ils les
ont tenues pendant des siècles dans l'igno-
rance el l'abrutissement; ils disent enfin que
le vrai progrès consiste surtout à se débar-
rasser de cette humi iante servitude et à éli-
miner l'Eglise. Tels sont, à l'heure présente,
les principes des libéraux avancés du Canada ;
et toutes ces abominations, répandues dans
plusieurs journaux, se trouvent condensées
dans la Grande guerre ecclésiastique de Des-
saules, publiée en 1873. Tous les libéraux
avaient encouragé l'auteur ; tous ont applaudi
à ce factum scélérat.
Ainsi, la confédération des provinces du
Canada permettait, aux pays catholiques, de
se gouverner absolument d'après les prin-
cipes de l'Evangile et les lois de l'Eglise ;
mais, la tradition d'erreur gallicane pénétrée
dans les institutions et transformée en libéra-
lisme pour corrompre les esprits, s'appliquait
à introduire, dans les pays catholiques, la
révolution. Si nous écrivions une histoire ec-
clésiastique du Canada, nous essaierions de
suivre le chassé-croisé des intrigues électo-
rales ou parlementaires qui se mena pour la
possession du pouvoir suprême. Ici nous nous
bornons à dire que le catholicisme libéral,
d'un côté, de l'autre, la franc-maçonnerie,
furent les deux forces qui s'appliquent à per-
vertir le Canada chrétien. Pour la franc-maçon-
nerie la connaissance, même élémentaire de ses
programmes ne permet pas le doute. (Juant
au catholicisme libéral, il suffit de dire que le
libéralisme, c'est l'éviction de Dieu, de Jésus-
Christ et du Saint-Siège, non pas des convic-
tions et des consciences individuelles, mais
de l'ordre civil et politique de la société
humaine. La conception du catholicisme qui
vise à transiger avec cette erreur, n'est
qu'une folie ou une trahison. Et quand ces
idées de fausse conciliation sont admises dans
des têtes sacerdotales, elles ne sont pas moins
explicables et ne deviennent que plus sub-
versives. ,
LIVRE QUATRE-VINO l Ql \'i 0RZIÈM1
191
us devons énumérer brièvement les faits
d'on reasorl ce! Immense péril.
l n grand évêque a >aii été damné au Ca-
nada. Ignace Bourget, né en Fi'.».', à la
Pointe-I.évis, de parents d'origine française-,
et ni devenu, au sortir du séminaire de
Québec, professeur, puis secrétaire de L'eWê-
que il'1 Montréal, son coadjuteur eu 1 n : { 7 ri
ru [840 son successeur, Pieux, charitable,
dévoué, il avait, dans l'âme d'un saint, le
cœur d'un héros. Une marque particulière de
grandeur personnelle, c'est qu'il sut. douter
des principes de son instruction gallicane,
qu'il dissipa les ténèbres de son ignorance
relative, et, parvenu à la pleine lumière des
doctrines romaines, il ne cessa plus de lutter
pour leur triomphé. C'est lui qui battit en
brèche le vieux gallicanisme ; c'est lui qui fit
comprendre la nécessité inéluctable d'une
stricte union avec la chaire de Pierre ; c'est
lui qui commença la guerre contre le libéra-
lisme, non au profit d'un parti politique, mais
pour le bien de l'Eglise et le salut des âmes ;
c'est lui enfin qui, dans sa lutte pour le re-
tour aux traditions, aux doctrines et aux pra-
tiques romaines, travailla à conserver, par la
religion, la nationalité canadienne-française.
Et s'il y a encore des catholiques purs, des
intransigeants d'orthodoxie, dans la pro-
vince de Québec, surtout parmi le clergé,
c'est à Mgr Bourget, évêque de Montréal, et à
Mgr Laflèche, évêque de Trois -Hivières, son
disciple et son bras droit qu'est dû ce bien-
fait. C'est là le pitsillusgrex, qui, pour n'avoir
bien fléchi le genou devant le Baal du libé-
ralisme, doit reconquérir un jour le Canada à
la très pure foi de l'Eglise, mère et maîtresse
de toutes les Eglises.
Or, Mgr Bourget, pour dissiper les ténèbres
de l'ignorance et arracher la jeunesse à
l'abime d'une double corruption, avait conçu
l'idée de créer une Université catholique. En
conséquence, il demanda au séminaire de
Québec, établissement le plus ancien et le
plus riche du pays, après Saint-Sulpice de
Montréal, de se charger de cette fondation.
L'évèque de Montréal désirait surtout que
l'Université fût sous le contrôle de l'épiscupat
et même sous sa direction. Les prêtres du
séminaire de Québec voulaient bien une Uni-
versité, mais autonome, ne recevant, des
évéques, que des grâces et des servie
Habiles à dissimuler, ces messieurs se dirent
prêts à fonder une Université, si les évéques
voulaient bien obtenir, du Pape et de l'Etat
anglais, une charte de fondation. Les évéques
signèrent, mais en signant s'aperçurent qu'ils
ne compteraient pour rien dan-; l'organisation
de la future Université. Pour les consoler, on
leur dit qu'on avait arrangé les choses delà
sorte, pour éviter les lenteurs, mais que les
raient représi ntés, au conseil uni-
rire, par l'archevêque de Québec. Le
semis a ;t ainsi obtenu te concours des
Hêqnefl de la province, mai- sans leur rien
concéder. Home et Londres accordèrent l'au-
lorisation. L'Uni versitê*Laval fat fondée en
I.S.'.J. Ce qui montre comluei, peu les l'on-
dateurs avaienl juste ridée de l œuvre émi-
nemment catholique qu'il- entreprenaient,
c'est que loui d'abord spontanément, -ans
provocation d'aucune sorte, ils invitèrent
des protestants, des francs-maçon cu-
per «les suaires de professeur dans la dite
Université. Ensuite, voulant perfectionner
de jeunes ecclésiastiques dans l'étude I
sciences et des lettres, afin d'en faire des
maîtres habiles, ils les envoyèrent étudier à
une mauvaise école de l'aris, à l'école
Carmes, qui était à la remorque de l'Univer-
sité rationaliste de la France. Singulière aber-
ration de gens qui, voulant constituer une
université catholique, envoient leurs futurs
professeurs se former, non pas dans une
haute école de théologie canonique, mais
dans une école littéraire, mais en Sorbonne
et au Collège de France. Ln peu plus tard, il
est vrai, le séminaire de Québec envoya
d'autres ecclésiastiques à Borne ; mais, au
séminaire français, ces ecclésiastiques se
laissèrent circonvenir par un certain abbé
Maynard, envoyé là tout exprès par la fac-
tion Dupanloup pour gangrener les élèves de
libéralisme et faire avorter la pensée de
Pie IX ; et quand ils revinrent de Rome avec
le bonnet de docteur, s'ils avaient le prestige
en plus, ils ne valaient pas beaucoup mieux,
pour les doctrines, que les élèves de l'école des
Carmes. Les cours s'organisèrent donc à
l'Université-Laval, fondée par le séminaire de
Québec, en dehors de l'épiscopat canadien,
comme ils se seraient organisés dans une
Université rationaliste. Médecine, droit,
sciences, arts, lettres, philosophie, tout fut
enseigné au simple point de vue de la matière
et par l'organe de la raison pure. Descartes
régnait en philosophie; Pothier, malgré ses
erreurs et ses crimes, était l'oracle du droit ;
Béchard, Auerchill, Watson, Niemayer étaient
recommandés aux étudiants en médecine. On
avait bien quelques exercices religieux ; mais
l'esprit, vraiment fondateur et rénovateur de
la stricte orthodoxie, était étranger à rétablis-
sement. Le catholicisme pur était remplacé par
le libéralisme, c'est-à-dire par l'espoir et par
l'esprit de conciliation avec toutes les dé-
faillances et les égarements de la pensée
humaine. Hinc prima mal'. Iqjbcs.
Vers l'automne de 1861 arriva, au sémi-
naire de Québec, un prêtre français, origi-
naire de Metz, l'abbé Stremler. Stremler
avait fait ses études théologiques en France,
les avait complétées à Rome et avait été em-
ployé trois ans à la Congrégation du Concile de
Trente. Pendant quelque temps, il avait été le
collaborateur de l'abbé Bouix, le rénovateur
du droit canon; il avait même composé un
traité des peines ecclésiastiques, qui est une
autorité dans l'école. Après Dieu, Mremler
n'aimait rien tant que l'Eglise romaine. Pro-
eur île théologie, il s'appliqua à faire
aimer Dieu, le Saint-Siège et la vérité qu'il
392
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQl E
enseigne. Malgré sa profonde humilité, il ne
tarda pas à éire connu et apprécié comme
il méritait de l'ôtre. Tous les séminaristes lui
portaient la plue haute estime ; les prêtres le
consultaient comme un oracle. L'archevêque
lui-même, Baillargeon, avait confiance en lui
et le consultait dans l'occasion. Stremler
pouvait être le réformateur des pauvretés
canadiennes, et le bienfaiteur du pays ; il ne
fut que la victime de petits intrigants. Les
petits esprits, lorsqu'ils trouvent à s'accré-
diter, exercent souvent un crédit en raison
inverse de leur savoir; ils sont impuissants
par l'intelligence, mais ils ont la force du
diable, l'envie, qui trouve aisément, dans
toutes les bassesses, autant de complices. Les
petits esprits de Québec ignoraient beaucoup
de choses et savaient mal la plupart de celles
qu'ils avaient étudiées. Comme ils ne pou-
vaient se résignera se croire dans l'ignorance
et dans l'erreur, ils accusèrent Stremler d'être
un brouillon, un propagateur d'idées nou-
velles et glapirent leurs plaintes à l'oreille
des supérieurs. Un prêtre, qui devait finir
dans la plus abjecte dégradation, se fit l'agent
de celte conspiration, bien digne de sa vertu.
Elzear Taschereau, qui avait été préparé par
Stemler à ses examens de droit canonique, se
prêta à cette macbination ; il prétendit qu'en
professant les idées romaines relativement à
l'éducation de la jeunesse cléricale, au libéra-
lisme, à la philosophie, Stremler attaquait
l'enseignement de la maison et minait l'auto-
rité de ses directeurs. On mit Stremler à la
porte et avec lui un autre prêtre, imbus des
doctrines romaines et coupables d'avoir dit
que, en comparaison avec nos saints, les
grands hommes du paganisme n'étaient que
des pygmées, de vils esclaves des trois concu-
piscences. Comprenne qui pourra une Univer-
sité qui se croit catholique et qui proscrit
deux prêtres, pour crime de doctrines ro-
maines, quand elle compte, parmi ses pro-
fesseurs, des libéraux notoires, des protes-
tants et des francs-maçons. Il y avait quelque
chose de pourri au Canada.
Au temps où Stremler et Vézina furent
chassés, il y avait, au séminaire de Québec,
plusieurs prêtres convaincus de la nécessité
d'une réforme chrétienne de l'enseignement.
Ces prêtres publièrent, au Canada, des ex-
traits des écrits de Gaume, Vervorst et antres.
L'un d'eux, sous un pseudonyme, composa
même trois brochures où il exposait, d'une
manière plus synthétique, les idées de ré-
forme. Ces brochures, bien accueillies par-
tout, déplurent particulièrement à Québec.
Des hommes rompus aux intrigues et peu
scrupuleux en matière de probité, se déci-
dèrent à faire condamner ces brochures par
le Saint-Office. On prit, pour cela, un biais.
Un fagotleur libéral résuma cinq proposi-
tions qui, suivant lui, représentaient parfaite-
ment les idées du partisan canadien de
Mgr Gaume. Cette intrigue fut nouée et menée
dans le plus grand silence ; le Saint-Office
condamua les cinq propositions, mais sans
avoir sous ies yeux les brochures, sans même
connaître leur existence, car, dans ce cas, il
se fût sagement abstenu. Sur quoi l'évêque
de Québec publia une circulaire mandant que
le Saint-Office condamnait les idées réfor-
mistes de Mgr Gaume et qu'il n'était pas
permis de les soutenir. De la part du prélat,
ce n'était pas un mensonge, mais c'était une
erreur absolue. Une brochure du môme au-
teur répondit que celte allégation était fausse
et démasqua toutes les machinations mala-
droites et malhonnêtes employées pour sur-
prendre une condamnation du Saint-Office.
Une seconde circulaire de l'évêque, rédigée
par son vicaire général, ordonna de brûler la
brochure dans trois jours sous peine d'excom-
munication ipso facto pour les laïques et de
suspense ij>so facto pour les prêtres; elle dé-
fendait, sous les mêmes peines, de rien écrire
et même de rien lire sur la question, fussent
des ouvrages venus de l'étranger, s'ils
n'avaient l'approbation de l'Ordinaire; elle
enjoignait de plus, à l'auteur anonyme, de se
faire connaître et de se rétracter publique-
ment. L'auteur inconnu avait un mois pour
se conformer à ces ordonnances ; ce laps de
temps expiré, il devenait, suivant sa condi-
tion, excommunié ou suspens. L'auteur,
après avoir consulté, ne bouge pas ; les con-
damnations qui le frappaient dans l'ombre
étaient évidemment nulles et même ridicules,
pour ne rien dire de plus. Pour toute ré-
ponse, il dénonça à Rome l'acte de l'évê-
que ; l'évêque demandait en même temps à
Rome l'approbation de sa circulaire. Rome
refusa son approbation à cette brutalité et
par ce refus l'affaire était finie. Mais des
ecclésiastiques vétilleux comme il s'en trouve
partout, braves gens à courte vue, con-
seillèrent à l'auteur anonyme d'écrire à Rome
pour s'informer, huit ans après, s'il n'aurait
pas réellement encouru les censures portées
par l'évêque. L'auteur écrivit, mais trop briè-
vement. Le Saint-Office, pour supplément
d'information, écrivit à l'archevêque de
Québec. L'archevêque, sans rien dire du
refus d'approbation de Rome, ni des bro-
chures en question, ni de rien, répondit som-
mairement que l'auteur, pour avoir attaqué le
Saint-Siège et l'autorité épiscopale, avait été
l'objet d'une juste condamnation. En consé-
quence, le cardinal Calerini écrivit que le
prêtre Alexis Pelletier avait été légitimement
censuré, qu'il s'était rendu coupable en ne
respectant pas les censures, qu'il avait en-
couru l'irrégularité et qu'il ne pouvait être
absous qu'en reconnaissant publiquement ses
torts et en s'abstenant d'écrire désormais sur
la question des classiques. L'archevêque écrivit
à l'évêque de Montréal pour lui intimer cette
condamnation et en requérir d'office la mise
en œuvre. L'évêque de Montréal répondit que
c'était affaire finie depuis longtemps. L'ar-
chevêque répliqua que l'évêque ne pouvait
pas régler l'affaire et insista pour que la con-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
393
damnation fût rondin; publique. Le Saint-
Office n'était pas allé si loin; l'archevêque
excédait encore une fois. Cependant Alexis
Pelletier rendit publique Sa condamnation et
remplit, près de l'évoque de Montréal, Les
antres conditions posées. Mgr Philippe
évoque d'Aqnila, et. Mgr Gaume, qui connais-
saient toutes les brochures de Pelletier, le
félicitèrent d'avoir accepté humblement cette
condamnation, « quoique mal fondée et ex-
torquée par le mensonge ». Dans celte af-
faire, il n'y a, en effet, de condamnable que
l'archevêque de Québec.
En 1862-65, la question d'une nouvelle
Université à Montréal passionna beaucoup
les esprits. Mgr Bourget avait été trompé dans
ses espérances sur l'Université-Laval. Cette
Université n'était pas l'établissement catho-
lique que le prélat avait conçu ; elle mettait,
à l'affiliation des séminaires et collèges, des
conditions trop onéreuses ; elle imposait ses
programmes, ses méthodes, ses livres et réa-
lisait pratiquement, en matière d'esprit, un
despotisme inadmissible partout. Mgr Bour-
get demanda la permission de fonder une se-
conde Université à Montréal. Pour faire
avorter cette demande, le séminaire de
Québec allégua qu'il avait fondé l'Université-
Laval à la demande des évêques ; qu'il l'avait
fondée à grands frais et que la création d'une
seconde Université serait sa ruine. Ces rai-
sons n'avaient d'existence que sur le papier.
Les évêques n'avaient pas demandé une Uni-
versité civilement protestante et catholi-
que seulement en religion. Si le séminaire
de Québec s'était engagé dans de fortes dé-
penses, c'était de son propre mouvement et
sous sa propre responsabilité. Une seconde
Université ne lui causerait aucun .tort,
puisque les élèves de Montréal n'allaient pas
à Québec. La question se résumait à ce point :
Que Québec voulait garder Je monopole in-
tellectuel, asservir le Canada à ses idées libé-
rales et rejeter la concurrence redoutable
des doctrines romaines. La preuve, c'est qu'il
excluait de son sein les professeurs catho-
liques, un Stremler, un Aubry, un Vézina ;
mais quand on lui demandait d'exclure les
professeurs francs-maçons, libéraux ou pro-
testants, — trois mots pour dire la même
chose, — alors il se retranchait derrière son
impuissance. Et cependant, il réussit à se
faire croire à Rome ; mais s'il put surpendre
l'approbation du Saint-Siège, au Canada, on
jugea sa conduite comme un insolent défi à
tous ceux qui censuraient ses doctrines.
Vers le même temps s'agitait, à Montréal,
la question du démembrement de ia paroisse
Notre-Dame. « Messieurs les Sulpiciens, dit
une brochure anonyme, avaient toujours été
eiirés de Montréal, où ils s'arrogeaient une
autorité quasi-épiscopale. Ils avaient toujours
été aussi fort enclins à se soustraire à la juri-
diction des évèque3, et, par leur esprit d'in-
subordination, ils avaient causé les plus
grands déboires, eu particulier à Mgr Plessis,
évoque de Québec, et ■> Mgr Lartigue, premier
évoque de Montréal. Deetinéa par état à
former des ecclésiastiques, ils tenaient à
vivre! d'une vit; commune et régulière, à
habiter la même maison, par conséquent, et
ils tenaient en môme temps à rester curés de
la paroisse de Montréal. Vu les circonstances
et vu leur condition, bien desservir cette im-
mense paroisse était devenu pour eux impos-
sible, d'une impossibilité physique. Nombre
de personnes n'assistaient plus à la messe
depuis longtemps et ne fréquentaient plus les
sacrements. Dans plus d'un quartier de la
ville tout était à l'abandon ». Mgr Bourget,
qui était un saint évêque, soutirait de cet état
de choses; il voulut y remédier. Pour l'em-
pêcher de réussir, les Sulpiciens entassèrent
difficultés sur difficultés ; ils plaidèrent môme
contre lui à Rome et usèrent, là comme au
pays, dit-on, de moyens peu honnêtes. En
agissant sous mains, ils en vinrent jusqu'à
faire intervenir les laïques et même le pou-
voir civil, afin de frapper d'impuissance la
juridiction de l'Ordinaire. Le Saint-Siège ne
se contenta pas d'autoriser Mgr Bourget ; le
cardinal Barnabo lui enjoignit même de dé-
membrer la paroisse sulpicienne de Notre-
Dame. De sa seule autorité religieuse, le
prélat créa des paroisses canoniques. Ces pa-
roisses étaient reconnues par le pouvoir civil,
comme vraiment ecclésiastiques; mais elles
n'étaient pas regardées comme telles pour
certaines fins civiles et politiques. Les bons
messieurs de Saint-Sulpice se prévalurent de
cette restriction et mirent tout en œuvre
pour en exagérer la portée et les inconvé-
nients. Jusque-là, entre le séminaire de
Québec et le séminaire de Montréal, il y avait
eu antipathie ; alors il y eut alliance pour
se prêter main forte contre l'évoque, les uns,
au profit de leur paroisse féodale, les au-
tres, au profit de leur Université libérale.
L'archevêque de Québec se fit l'agent de cette
alliance d'autant plus volontiers qu'il avait,
contre le saint évêque de Montréal, des griefs
personnels. Mgr Bourget tenait beaucoup à
se mettre en tout d'accord avec les prescrip-
tions de Rome. Or, en ce qui concerne la li-
turgie sacrée et la discipline ecclésiastique, il
y avait beaucoup de réformes à opérer dans
la province. L'évêque de Montréal se mit
courageusement à l'œuvre; le premier il créa
un chapitre et tint des synodes diocésains.
Comme on était, à Québec, fort attaché aux
vieux usages gallicans, on traita Mgr Bourget
de brouillon et de novateur. Cependant un
concile provincial fut célébré à Québec en
1850, preuve que Québec se permettait aussi
de pieuses et nécessaires innovations. Tou-
tefois l'alliance entre les libéraux de Québec
et les Sulpiciens de Montréal tint bon pour
mettre, en général, obstacle au progrès des
doctrines romaines et, en particulier, pour
contrecarrer l'influence des Jésuites.
Dans l'été et dans l'automne de 1869, à
l'approche du Concile, les gallicans et les
394
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
libéraux s'affirme reni avec plus d'audace.
I., \ au Monde ée Montréal et le Journal
de Trois- Rivières combattaient le boa combat;
la cot< rie les déniera par d'incessantes ca-
lomnies. V Québec, Les journaux vraiment
catholiques ne pouvaient parier calholique-
menl sans s'exposer aux semonces et aux me-
naces. Tue ci-devant victime, que L'histoire
doit combler d'honneur, Alexis Pelletier, osa,
dans la (Uiz'-iie des campagnes, éerire qu'il
fallait se défier de Mgr Dupanloup, parce que
sa conduite présentait quelque cho-e de fort
loucbe. Là-dessus la presse libérale jeta les
hauts cris. Le vicaire général de Québec
écrivit aux directeurs du collège de Sainte-
Anne, pour leur enjoindre, sous peine d'être
regardés comme indignes de former les
élèves du sanctuaire, de désavouer la Gazette
des campagnes. Les directeurs du collège ne
crurent pas devoir tenir compte de cette in-
jonction ; Alexis Pelletier porta plainte à
Home. Au même moment, le journal libéral
de Québec publiait, avec les plus grands
éloges, le manifeste du Correspondant de
Paris. Cette fois le vicaire généra! de Québec
ne souflla mot ; l'intrépide Pelletier combattit
le manifeste du Correspondant et s'attira, par
sa bravoure, les grossièretés des scribes les
plus vils du Canada. Nous adressons, à travers
les continents les mers, nos félicitations au
vaillant champion de la Chaire Apostolique.
Pendant que Pelletier combattait gallicans
et libéraux conjurés contre l'infaillibilité pon-
tificale, un autre soldat de la sainte Eglise,
Joseph Martel, combattait, daus le Courrier
du Canada, les dangers de l'éducation offi-
cielle. Avec une logique digne de sa cause, il
montrait les vices de la loi canadienne, sa
tendance à la sécularisation de l'enseigne-
ment, l'empiétement sur le pouvoir épiscopal
par le fait d'inspecteurs laïques, souverains
dans les écoles. Les tenants de l'adminis-
tration civile et les prêtres qui faisaient
chorus avec eux, se ruèrent sur le pauvre
Martel; mais lui, fidèle à son nom, conti-
nuait de marteler le système schismalique et
hérétique de l'Etat théologien, enseignant
sans titre sa théologie plus ou moins civile.
En désespoir de cause, les adversaires recou-
rurent au truc qui leur avait réussi à Home,
contre Pelletier, près du Saint-Office. D'après
ce procédé, où la probité n'a rien à voir, une
consultation fut rédigée pour le professeur
De Angelis. De Angelis n'était pas un esprit
sûr ; il donna sa réponse dans le sens de
la question posée. De retour du Concile, l'ar-
chevêque, pour clore les discussions, publia
cette réponse. Or, la dite réponse avait été
tronquée, par conséquent falsifiée, dans les
parties les plus importantes. De cette façon
elle devenait contraire aux principes de Mar-
tel, tandis que, dans son texte authentique,
elle lui était favorable. Défense n'en fut pas
moins faite, à Martel, d'écrire contre le sys-
tème du rationalisme universilaire en usage
au Canada ; de plus, Alexis Pelletier fut exclu
du eollège de Sainte-Anne; et cinq autres
prêtres du même établissement furent requis
donner leur démission. Ces cinq la
refusèrent; menacés de inspensi , ils en appe-
lèrent à Home. Le clergé de Québec, qui
voyait arec peine ces excès et ces violent
supplia L'archevêque de cesser ses injuste
déshonorantes ponrsnitoi L'archevêque y
consentit, el, pour donner star que de bonne
volonté, tle ce requis, les professeurs désa-
vouèrent les écrits d'Alexis Pelletier, mais
seulement pour ce qui avait pu rahonnable-
ment contrister l'archevêque.
Une année auparavant, plusieurs prêtres du
diocèse de Québec avaient demandé à Home,
en prévision de la mort de Mgr Baillargeoo,
qu'on ne lui donnât pas, pour successeur, le
vicaire général Taschereau. A leur sens,
L'élection de ce prêtre eut été la plus terrible
épreuve de L'Eglise au Canada. Malheureuse-
ment, ces prêtres avaient Dégligé les forma-
lités requises pour avoir un évêque de leur
choix ; l'eccié-iastique qu'ils redoutaient fut
nommé. Un de ses premiers actes fut du plus
triste augure. Eu vue des élections prochaines,
des laïques pieux avaient rédigé un court pro-
gramme ; ils pressaient les électeurs de ne
donner leurs votes qu'aux candidats qui pro-
mettraient sincèrement de respecter les droits
et les lois de l'Eglise, et s'engageraient, s'ils
étaient élus, à réformer les lois existantes,
qui seraient en désaccord avec les lois divine
et canonique. Ce programme, dû à la spon-
tanéité de sentiments chrétiens, reçut le nom
de programme catholique. Les évêques de
Montréal et de Trois Rivières approuvèrent et
louèrent hautement ce programme; le jeune
archevêque, par une circulaire, défendit à son
clergé d'en parler, parce qu'il n'avait pas été
dressé de concert avec l'épiscopat. Raison
puérile, car les laïques ont, comme les
prêtres, le devoir de confesser leur foi, même
en politique ; et, s'ils la confessent on ne
comprend plus des prêtres qui voudraient les
en empêcher. Par cet acte, Mgr Taschereau
accusait publiquement deux de ses collègues
et faisait la courte échelle aux libéraux. Les
feuilles libérales ne manquèrent pas de célé-
brer Larchevèque et lancèrent, avec une es-
pèce de furie, pendant plus d'un mois, contre
deux évêques, de sacrilèges anathèmes. Bien
qu'un de ces journaux se publiât à sa porte,
l'archevêque le laissa dire et parut même l'en-
courager. Or, le programme était vraiment
catholique, digne d'un peuple chrétien, très
capable de défendre sa foi, et très propre à
déranger les plans des impies. Un peu plus
tard cependant, l'archevêque demanda, à
Home, de le blâmer ; Rome s'y refusa et
laissa seulement l'archevêque juge de l'op-
portunité de l'application. Malgré ce refus,
l'archevêque osa dire que Home avait con-
damné le programme catholique, à peu près
comme Rome a condamné Mgr Gaume.
Au printemps de 1872, un professeur de
l'Universilé-Laval donna des leçons publiques
LIVRE QUATRE-VINGT QUAT0RZIEM1
:)!>:;
sur le libéralisme. Le chois dn sujet n'arail
pis été s ; 1 1 1 s dessein. Les gens instruits furenl
invites chaudement à venir entendre ces con-
férences. Par une tactique babille, mais dé-
pourvu»' d'intelligence, iv professeur rédnisil
le libéralisme condamné à l'indifférentisme et
conclut ni faveur du catholicisme libéral.
Deux grands vicaires prononcèrent des dis-
cours analogues, et ce que l'un avait avancé
au nom d'une science qu'il n'avait pas, les
autres le soutinrent au nom d'uni- autorité
dont ils méconnaissaient les obligations.
D'après ces singuliers orateurs, il n'y avait,
au Canada, ni gallicanisme, ni libéralisme,
et, en tout cas, le catholicisme libéral était
l'apanage des esprits distingués, au Canada
comme ailleurs. Nous laissons de côté les
questions de probité et de bonne foi ; nous ne
contestons pas la droiture des intentions;
mais ces discours et ces conférences sont au-
tant de crocs-en-jambe à la pure doctrine. Le
libéralisme en soi est une erreur qui exclut,
de la société civile, Dieu, Jésus-Christ, l'Eglise
et le Saint-Siège ; le libéralisme catholique
est le défaut de sens ou le défaut de vertu de
certaines gens qui croient que la religion et
l'Eglise peuvent s'accommoder d'une doctrine,
d'un parti, d'une secte qui conspirent contre
elles et veulent les anéantir. Non, il n'y a
point d'accord possible entre Jésus-Christ et
Béîial. Les ouvertures de conciliation avec
l'ennemi du nom chrétien sont des trahisons.
Sur ces entrefaites, furent célébrées les
noces d'or de Mgr Bourget ; le prédicateur de
la fête fut le Père Braun, jésuite. Le Père
P.raun avait passé au moins vingt ans dans la
ville de Québec, se dévouant toujours avec le
plus grand zèle et prêchant partout la plus
saine doctrine. Parcequ'il était regardé comme
le chef des Romains, il était odieux aux libé-
raux, et, depuis deux ans, avait été appelé à
Montréal. A Québec, prêchant sur le mariage,
il avait combattu Pothier, janséniste appelant,
et flétri l'erreur, disons l'hérésie, des réga-
lisle-. A Montréal, il s'éleva contre le gallica-
nisme et le libéralisme ; il rappela à ses audi-
teurs qu'il fallait accepter le Syllabus et se
conduire en conséquence. Un véritable cri de
haro retentit dans toute la presse canadienne,
surtout à Québec. On ne se lassa pas de dire
que ce discours était une folie, une injure
atroce pour l'archevêque, et l'archevêque pa-
rut lui-même le croire. S'élever contre l'er-
reur n'est jamais une folie ; il n'y a d'insensé
ici que l'acte contraire de silencieuse paresse,
qui donne libre passage à toutes les erreurs.
Quelques jours après les noces d'or, nos
bon- messieurs de Saint-Sulpîce s'ingéniaient
à contrecarrer leur évéque dans l'exercice de
sa juridiction. Le prélat avait prescrit des re-
de catholicité ; les Sulpiciens s'ap-
puyaient sor la loi civile pour refuser l'emploi
registres commandés par t'évêquede Mon-
tréal. Pour prolonger leur résistance, ils en ap-
pelèrent à Mgr- ïaschereau contre Mgr Bonr-
L'archevéque admit l'appel, et, par la
voie des ji m nia u x , cita son Hiillïagant à Cfl
paraître par devant son tribunal. Ce procédé,
dont il n'y avait pas d'exemple, aflligea le,
chrétiens el réjouit les impies. La causa était
majeure el ne relevait que du Pape. Si l'arche-
vêque de Québee avait le droit de juger
collègues, il serait le primat du Canada.
La question d'une Université à Montréal
revint alors sur le tapis. Les catholiques
de Montréal regardaient l'Univer-ité- I.aval
comme un foyer de doctrines malsaines et
dangereuses. On savait plusieurs chaires
occupées, dans cette soi-disant Université ca-
tholique, par des libéraux, des protestants et
des francs-macons. 11 était impossible d'ad-
mettre que ces professeurs, soit comme profes-
seurs, soit comme patrons, n'entraînassent pas
quelques-uns de leurs élèves. Plusieurs même
de ces élèves avaient été sollicités à entrer
dans la franc-maçonnerie. Les journaux agi-
taient ces questions, Rome s'en occupa et
commanda, aux journaux, l'impartialité. Ce-
pendant le parlement de Québec était disposé
à adopter une loi reconnaissant les droits im-
prescriptibles de l'Eglise dans la formation des
nouvelles paroisses. Des prêtres de l'arche-
vêché de Québec, pour nuire à l'évêque de
Montréal, l'en détournèrent. Si cette loi eût
été adoptée, Saint-Sulpice eut été dépourvu de
tout prétexte pour faire la guerre à cet évéque.
Or, aux yeux des libéraux et des gallicans
racornis, il valait mieux sacrifier les droits
de l'Eglise, que de les voir reconnus légale-
ment, si cette reconnaissance devait donner
gain de cause à Mgr Bourget.
Ce fut à .cette époque que parut la Comédie in-
fernale. L'auteur avait pour but de démasquer
les Sulpiciens récalcitrants à l'autorité de
l'évêque. Nos bons messieurs travaillaient dans
l'ombre à réserver son autorité aux yeux des
fidèles ; ils posaient en victimes d'un arbitraire
odieux et disaient que l'évêque voulait s'en-
richir de leurs dépouilles. Ces propos cou-
raient les salons, les bureaux et même les
rues. Un jeune laïque, Alphonse Villeneuve,
entreprit de mettre un terme à ces malversa-
tions. Sans autre conseiller que lui-même, il
crut pouvoir, pour se faire lire, donner à son
travail la forme d'une Comédie, où les démons
figurent comme promoteurs et les gallicans li-
béraux du Canada comme suppôts de l'en-
fer. Cette comédie est littérairement fort bien
l'aile ; elle est un peu longue pour un étranger
peu au courant des affaires canadiennes ; mais
on sent qu'elle dit vrai ; et si la forme prête
à critique, le fond est absolument inatta-
quable, comme l'ont prouvé, au surplus,
un Intermède de cette comédie et trois opus-
cules de pièces justificatives. Et lorsque, en
présence d'un écrit aussi agressif, lesté de
preuves si accablantes, on ne peut qu'inciden-
ter sur les formes, il n'y a plus qu'à rentrer
sous terre.
lui mai 1X73, fut célébré le cinquième con-
cile de la province de Québec ; en automne,
le pouvoir passa au parlement fédéral, des'
396
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
mains 'li1- conservateurs aux mains des libé-
raux. Immédiatement, la question des écoles
do Manitoba et du Nouveau Brunswick fut
résolue contrairement â tout droit, grâce à
l'inqualifiable lâcheté des libéraux.
Dans l'été de 1875, à propos d'une élection
politique, le clan libéral fit rage. Les évoques
de la province, au Concile de Québec, avaient
signalé la présence de quelques libéraux ; â la
vue de ces scandales, ils voulurent se concerter
pour y porter remède. De leurs délibérations
sortit une lettre collective, exposé magnifique
des doctrines politico-religieuses. Celte lettre
disait très bien quelle est la constitution de
l'Eglise, ses droits, ses pouvoirs, sa supériorité
sur l'Etat, puis elle condamnait carrément les
doctrines libérales. Pie IX approuva celte
lettre, loua le zèle des évêques et les félicita
de s'être ainsi élevés contre l'erreur, au nom
de la vérité catholique. Cette lettre était, pour
le libéralisme, Je coup de mort; mais les libé-
raux, il faut leur rendre celte justice, excellent
à se soustraire aux coups et môme à se faire,
du couperet de la guillotine, une arme offen-
sive. Les libéraux, laïques et prêtres, se con-
certèrent alors pour tromper Rome et lui
extorquer un acte qui ferait tomber la ma-
lencontreuse lettre des évêques canadiens.
L'affaire fut conduite à Home, par un porte-
paquet du libéralisme, esprit borné et faux,
rompu aux intrigues. Au Canada, elle sut
s'attirer le concours officieux de Mgr Linch,
évêque de Toronto, et de Mgr Persico, évêque
de Savannah, aux Etats-Unis. De ces deux
évêques, l'un n'entendait rien aux manigances
libérales ; l'autre jugeait, d'après les Etats-
Unis, du Canada. Sur ces informations
inexactes, la Propagande fut amenée à croire
que les évêques canadiens s'occupaient trop
de politique. L'archevêque de Québec publia
une circulaire où il édulcorait, désavouait
presque la précédente pastorale des évêques
du Canada. Les libéraux s'en réjouirent ; mais
il y eut dès lors scission dans l'épicoscat.
Pendant que le mal allait ainsi croissant,
un vénérable vieillard, qui avait eu la sainte
ambition de rendre le flambeau de la vérité
catholique d'autant plus lumineux dans le
Nouveau-Monde qu'il s'affaiblissait davan-
tage dans l'ancien, menaçait de s'éteindre,
à la grande joie de tous ceux qui n'aimaient
pas la vérité entière ou qui n'ont pas le cou-
rage d'en porter l'honneur. Cet homme était
Mgr Bourget ; les libéraux l'appelaient une
nuisance publique, parce qu'il les tenait en
échec et contrariait vaillamment leurs perfides
desseins. Il fallait le frapper d'impuissance
ou s'en débarrasser à tout prix. On commença
par représenter ce saint évêque, qui voyait si
bien et qui aimait tant la vérité, comme un
esprit remuant et brouillon, comme un im-
prudent qui gâtait toutes les afîaires, comme
un perpétuel obstacle au règne de la paix. Ces
lâches calomnies parvinrent jusqu'à Home
où l'on réussit à les ancrer dans certains es-
prits. Oh Dieu ! ayez pitié de votre Eglise !
Vona figurez-vous un Parisis, un Gousset, un
Quel anger, un Pie dénoncés à Home commodes
espèces do fous qui poussent tout à l'extrême;
on fit cela pour leur disciple Bourget et il se
trouva, dans Rome, quelqu'un pour y croire.
O Jésus ! regardez la face de votre Eglise !
Ce plan réussit. Mgr Bourget, se voyant
poursuivi de toutes parts et ne pouvant plus
se faire entendre à Home, donna sa démis-
sion ; elle fut acceptée avec empressement.
D'autres évoques furent l'objet, pour crime
d'orthodoxie intransigeante, de semblables
dénonciations. On les présentait comme d'in-
nocenti passereaux, fascinés par l'astucieux
serpent do Montréal. On s'était dit : « Frappons
le chef et nous aurons raison de ceux qui
marchent à sa suite. La démission acceptée
de Mgr Bourget suffit pour frapper de terreur
ceux qui eussent voulu imiter sa pieuse et
patriotique bravoure. Depuis lors, le vaisseau
qui porte la fortune du Canada s'enfonce dans
les marais de l'indifférentisme. On a la paix à
bord, mais dans les illusions et les défaillances.
La vertu privée est sans nerf, la vertu pu-
blique n'a plus d'objet. L'histoire doit, au ca-
lomniateur du saint évêque de Montréal, un
pilori ; et à Mgr Bourget une couronne de
pierres précieuses.
Désormais les libéraux vont mettre facile-
ment à exécution leurs funestes théories. Par
mille et une malhonnêtetés, on était parvenu
à se débarrasser de l'importante lettre des
évêques du Canada. Un professeur de l'Uni-
versité-Laval, nommé Langelier, avec cet art
perfide qu'ont tous les esprits faux, poussa plus
avant les attaques anti-chrétiennes de libéra-
lisme. La loi canadienne, comme la loi électo-
rale de tout pays, défendait l'influence indue.
Ce professeur entreprit de faire décréter, par
sentence judiciaire, que l'influence indue doit
s'entendre de l'influence du prêtre comme tel,
agissant dans l'intégrité de son ministère. Les
candidats peuvent répandre au sein des popula-
tions, les principes les plus dissolvants ; il peu-
vent multiplier les mensonges et les calomnies ;
il leur est permis d'invectiver, contre l'auto-
rité du Pape, des évêques et des prêtres; mais
il n'est pas permis aux prêtres de prémunir
les fidèles contre la perfidie de leur ensei-
gnement et contre la perversité de leurs
actes. C'est l'application de la séparation de
l'Eglise et de l'Etat. Sur le terrain civil, tout
est permis aux civils et les cléricaux n'ont
pas le droit de s'y montrer. Doctrines et pra-
tiques, ici tout en faux, tout est criminel.
Jésus-Christ a envoyé ses apôtres pour ensei-
gner les nations. La conversion des individus
est certainement l'objet delà prédication apos-
tolique ; mais la constitution chrétienne des
Etats doit en être la conséquence ; et lorsque
cette constitution est établie, c'est le droit et
le devoir de l'Eglise de maintenir dans la foi et
dans l'ordre chrétien, l'âme des fidèles et les
institutions des peuples. Le prétrequi, dans une
élection, intime les vérités de foi et les devoirs
du salut, remplit fort à propos et utilement son
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
397
devoir. Refuser donc au prôtre le droit d'en-
seigner qu'il pcul y avoir péché grave à suivre
telle opinion politico-religieuse, c'est lui re-
fuser le droit d enseigner qu'il lient de Jésus-
Christ. Déclarer que le prêtre qui ;i rempli
fidèlement son devoir sacerdotal est justiciable
des tribunaux civils, c'est faire acte de persé-
cution. Confesser que la seule loi civile peut
diriger avec autorité les citoyens dans les
affaires publiques, c'est faire acte d'hérétique
et d'apostat. Soumettre à la loi civile la loi
ecclésiastique et la loi divine, c'est n'être
plus qu'un païen et un publicain.
Or, ces insanités criminelles furent, dit-on,
mais le fait n'est pas sûr, soutenues par le pro-
fesseur Langelier et non désavouées par le
recteur de l'Université-Laval. De plus, elles
dictèrent la sentence des tribunaux ; trois
élections furent successivement cassées pour
le fait d'ingérence indue des prêtres cana-
diens. L'approbation canonique de L'Université-
Laval intervenant sur ces entrefaites, il fut dit
que Pie IX approuvait ces malversations.
L'évèque de Uimousky, Mgr Langevin, ayant
protesté contre ces attentats fut audacieuse-
ment et impunément traîné sur claie, par les
feuilles libérales, et exécuté en effigie. Le
frère de l'archevêque de Québec intervint,
dans ces tristes affaires, pour soutenir les
prétentions impies du libéralisme. Quant à
l'archevêque, nous devons l'en louer haute-
ment, il n'hésita pas à condamner son frère
et à signer une déclaration, portant que les
évêques protestaient contre la sentence des
tribunaux.
Les choses étaient dans cette triste condi-
tion, lorsqu'on apprit, dans l'hiver de 1877,
que Mgr Conroy, évêque d'Ardagh, en Irlande,
arrivait au Canada, comme délégué du Saint-
Siège. Quelque compliquées que fussent les
affaires du Canada, un délégué apostolique,
zélé et intelligent, pouvait les régler facile-
ment et avec sagesse. Le délégué n'avait
qu'à affirmer les renseignements de Pie IX
sur le libéralisme et à flétrir avec énergie
tout ce qui avait été dit, écrit et fait, au Ca-
nada, en opposition à ces enseignements. 11
n'était même pas nécessaire de désigner les
personnes et les partis ; il suffisait d'affirmer
hardiment la vérité et le droit, puis d'ajouter :
I'ax vobiê ! La paix, une paix féconde, eut
été rendue au Canada.
Il en fut tout autrement. Le délégué apos-
tolique se promena d'abord agréablement
sans prendre aucune information ; il ne parut
viser qu'à une chose : faire croire que sa
mi-sion devait obtenir de grands résultats.
Bientôt il fit voir patte blanche, ou plutôt
patte libérale, ce qui est tout le contraire de
la blancheur. D'abord, il fit savoir son peu de
sympathie pour les écrivains ecclésiastiques
qui avaient soutenu les doctrines romaines;
il déclara même qu'il ne donnerait pas la
main au prêtre Alphonse Villeneuve, qui
■'était ruiné, lui et sa famille, pour la défense
des enseignements de Pie IX. A Québec, il
reçut les plaintes des professeurs libéi
Langelier cl Plynn, et, -ans exiger de rétrac-
tion, il abonda dans leur sens réprouvé. A
Montréal, il n'écouta les défenseui • de la eau .
catholique que pour essayer de les réfuter et
de les convertir au libéralisme. A son avis,
les libéraux canadiens n'avaient pas dn
de programme hostile à l'Eglise ; c'étaient des
agneaux dont les ullramonlains avaient eu le
tort de méconnaître l'innocence. En consé-
quence, Mgr Conroy blâme les ullramonlains
d'avoir engagé la lutte; ils auraient, dû plutôt
tourner leur ardeur contre les protestants. Or,
les protestants, à Québec, ne sont pas à
craindre ; au contraire, les libéraux sont la
peste du pays. Les prêtres, angariés dans leur
parti, par là même qu'ils professent des idées
dangereuses et travaillent à les répandre, doivent
être vigoureusement combattus, parce qu'ils
produisent un scandale propre à séduire les
âmes. Pie IX avait dit, en parlant des calho-
liques libéraux que « s'ils croient que les
ennemis de l'Eglise, fatigués par une longue
lutte, désirent un compromis, alors ils se lè-
vent, aiguillonnés par la prudence de la chair,
s'en prennent aux combattants catholiques,
accusent leurs efforts d'imprudence, et leur
imposent silence, afin qu'il n'y ait point
d'obstacle à la fausse paix qu ils cherchent
ardemment ». Mgr Conroy, comme s'il se fût
donné la tâche de faire le contraire, blâma
Mgr Bourget sans examiner ses actes ; blâma
les écrivains catholiques et voulut les empê-
cher d'écrire, prohibition absolumenteontraire
à toutes les recommandations de Pie IX. En
même temps, cet évêque irlandais faisait si-
gner aux évêques du Canada une lettre par la-
quelle on paraissait laisser tomber la lettre du
11 septembre 1875, lettre par laquelle les
évêques canadiens avaient prévenu les fidèles
contre les embûches du libéralisme. Pour cou-
ronner son œuvre, Mgr Conroy s'abstint de
régler les difficultés pendantes entre l'évèque
de Montréal et Saint-Sulpice. Par contre,
opinant à faux dans le sens du monopole, tou-
jours stérile, parce qu'il lue toute concurrence,
il se hâta d'organiser à Montréal une succur-
sale de l'Université-Laval. Mgr Conroy avait
été vain, il se perdit à la fin dans l'opinion
du clergé et de tous les hommes bien pen-
sants ; et, réserve faite de ses intentions, il est
permis de dire qu'il ne passa au Canada que
comme un complice du libéralisme, ou comme
un étourdi, en tout cas, comme un fléau.
Deux autres choses préoccupaient les catho-
liques: le Conseil de l'Instruction publique et
les biens des Jésuites.
Les catholiques ne blâmaient certes pas le
gouvernement de sa sollicitude pour les
écoles. Les dépenses faites pour l'instruction
publique obtenaient plutôt leur reconnais-
sance. Mais ils remarquaient avec peine
d'abord la tendance de l'Université-Laval à se
constituer un monopole étranger, sinon con-
traire, à toutes les traditions de l'Eglise. En
matière d'enseignement, l'Eglise s'est toujours
398
HISTOIRE DNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
plu à multiplier les centa lire jouir d'in-
dépendance les loyers de lumière el ft susciter,
par In concurrence, les efforts les plus géné-
néraux. Le monopole, au contraire, est oom-
munémenl une création hostile à l'Eglise, un
piège contre la liberté, une arme aux mains
de la tyrannie. On ne conçoit pas que ce qui a
été mauvais partout ailleurs devienne bon au
Canada. D'autant que la tendance du gouver-
nement est précisément en laveur de la laïcisa-
tion des écoles, c'est-à-dire de la pensée
franc-maçonne la plus terriblement efficace
contre l'enseignement de l'Eglise. Les surin-
tendants Meilleur, Chauveau, Ouimet suivent
successivement cette pensée de laïcisation ;
ils osent se croire catholiques, quand ils agis-
sent en plagiaires des Duruyetdes Ferry et de
tous les plus enragés rationalistes. Au Canada,
il est vrai, il y a des prêtres à la tète des
écoles normales qui forment les instituteurs
laïques ; el les évoques ont place au conseil
supérieur de l'institution publique. Or, on a
pu remarquer, en France, que tous ces prêtres,
cnnagés dans les établissements universitaires,
étaient plutôt des prêtres qui se pervertis-
saient, que des prêtres qui exerçaient un utile
apostolat, interdit d'ailleurs par la loi. Ces
prêtres étaient plutôt des transfuges ; ils co-
loraient, comme font encore les aumôniers,
aux yeux des populations, sans défiance, les
lycées d'un vernis qui dissimule leur corrup-
tion. Quant à la place des évoques au conseil
supérieur, elle leur est donnée par l'Etat ;
elle pourra être retirée de même. L'évêque est,
de droit divin, le surintendant de l'instruction
publique ; son devoir est de la surveiller, de
la contrôler, de la diriger, au besoin, de la
contenir. En consentant à le faire au nom de
l'Etat, il ne paraît plus le faire au nom de
l'Eglise, et si la roue de fortune tourne dans
le sens révolutionnaire, il sera dépouillé par
l'Etat de son pouvoir essentiel d'évéque, ou,
du moins, l'Etat en gênera l'exercice. L'expé-
rience prouve qu'il vaut mieux, pour l'évêque,
garder son droit apostolique et l'exercer que
de l'engager et le compromettre dans des con-
seils supérieurs, où il n'est plus que l'égal de
ses sujets, à la fin leur victime.
La question des biens des Jésuites se réfère
aux biens possédés par la Compagnie à l'époque
de sa suppression, biens dont le gouvernement
a aujourd'hui la libre disposition avec le plein
consentement de la couronne qui les avait
confisqués. Ces biens s'élèvent, au minimum,
à cinq millions de dollars ou vingt millions
de francs. Comme les litres authentiques,
tous conservés et même souvent con-ignés
dans des actes officiels, en font foi, presque
tous ces biens ont été autrefois achetés par
les Jésuites ou reçus en reconnaissance pour
services rendus. Une faible partie seulement
avait été donnée pour les écoles des missions,
c'est-à-dire pour l'instruction élémentaire, et
surtout pour l'instruction religieuse. Les Jésui-
tes étaient spécialement autorisés, par bref pon-
tifical, à réclamer ces biens au nom du Saint-
Siége, depuis quatorze ans, spécialement par
mite de l'opposition de l'archevêque de Qué-
bec, sur qui s'e^t appuyé le gouvernement
pour ajourner celle restitution à des temps
indéfinis. Aujourd'hui, l'Université-Lâval tia-
raille, avec l'archevêque, à obtenir ces bi<
Hcs Jésuites pour son caravansérail univei
taire. Ce trait peint bien l' Université-Laval et
montre ce qu'il faut entendre et espérer de
consciences qui ne comprennent même pas
l'axiome de droit : lies clamât Domino.
La question universitaire, l'influence indue,
les biens des Jésuites, la Laïcisation des écoles,
la diffusion du libéralisme sont encore à
l'ordre du jour. La conclusion à tirer de ce
qui précède, c'est que le Saint-Siège doit in-
tervenir au Canada et régler toutes les affaires,
surtout en condamnant les erreurs qui créent
d'insolubles difficulté-. Les partis n'y font
rien ; que l'erreur soit condamnée indistinc-
tement : là est le salut de la société cana-
dienne.
Que toutes les erreurs libérales, signalées
par Pie IX, soient condamnées au Canada;
Que les principes de la réforme chrétienne
de l'enseignement soient mis en vigueur;
Que l'autorité religieuse ^oit affirmée hau-
tement à propos de la visite des écoles, du
choix des livres et de tout ce qui concerne
l'enseignement de la religion ;
Que les hiens des Jésuites soient restitués à
leurs légitimes propriétaires ;
Que Montréal ait son Université indépen-
dante et que Laval soit définitivement et sans
retour une Université catholique, par son
principe, par son esprit et par son personnel;
Que l'autorité des évêques s'exerce selon
les règles lumineuses et vivifiantes du droit
canon ;
Que l'autorité civile soit subordonnée à l'au-
torité religieuse, comme la fin de l'Etat doit
être subordonnée à la fin de l'Eglise.
Alors l'Eglise étendra ses conquêtes au Ca-
nada ; autrement elle perdra, par l'effet dis-
solvant du libéralisme, toute vertu privée et
publique, parce que le libéralisme n'est autre
que le protestantisme social, spécialement
formé par le démon, pour la destruction des
peuples chrétiens.
En relisant ces pages pour les envoyer à
l'imprimerie, nous déclarons qu'elles sont
écrites depuis douze ans. Nous avions com-
posé ce chapitre après plusieurs conversations
avec des Canadiens, fortune rare en France et
qui nous parut offrir, à l'exactitude de ces in-
formations, toute garantie. Nous sommes sûr
d'avoir reproduit exactement les communica-
tions de nos interlocuteurs ; nous n'avons
comme gage de la vérité de leurs paroles,
que l'honorabilité de leurs personnes ; mais
nous y croyons si fort que nous n'hésitous pas
à rendre publiques ces pages.
D'autre part, uous avons lu, dans un ou-
vrage sur les Laurentides, que les Canadiens,
ces dignes fils des Normands, sont les plus
LIVRE QUATRE-YINGT Q1 A ron/ii.MK
vi nuls chicaneurs du monde. Ces pages en
Fournissent une nouvelle preuve ; loi Cane
(liiiisx.nl divisés entre eux cl M rucnl a de
mutuelles funérailles. Le paye esl jeune en-
core ; les passions y sont vieilles. Nous Ba-
sons d'ailleurs que l'historien ne dait rien dire
de Taux, el ne doit rien taire de vrai. Noos
ignorons moins encore qu'a celle distance, il
est facile de s'abuser; la sagesse des Dations
nous a appris qu'il y a péril a inellrc la main
entre l'écorce et l'arbre. Malgré tout, noire
notre devise est : En avant toujours.
Douze ans, c'est presque ce que Tacite ap-
pelle le grand espace d'une rie mortelle; le
comte de Maistre nous dit, à l'encontre,
qu'une vie d'homme, ce n'est, dans la vie
d'un peuple, qu'une minute. Dans c s douze
années, dans cette minute nous avons à signa-
ler la situation du pays, les mouvements
d'opinion, le changement de personnages et
les quelques faits qui fournissent matière à
chronique.
Le Canada, cédé par la France à l'Angle-
terre, était un pays catholique tombé sous un
gouvernement he'rétique et schismatique.
L'acte de cession avail stipule' en faveur des
droits de la créance et des prérogatives de
l'Eglise; en retour, les indigènes devaient se
conduire en loyaux sujets de l'Angleterre. Le
gouvernement britannique ne fit pas, de son
fanatisme, un objet d'exploitation ; les Ca-
nadiens ne manquèrent pas davantage au
respect du drapeau qui les abritait. « La
loyauté des évêques et des prêtres canadiens-
français, s'écrie Mgr Bégin, elle est écrite en
lettres d'or, en traits de feu, dans les fastes
de l'histoire, et tous les souverains, tous leurs
représentants qui se sont succédés ici depuis
la cession du Canada à l'Angleterre, — même
ceux d'entre ces derniers contre lesquels il a
fallu lutter également pour la défense des
droits les plus légitimes, — tous leur ont
rendu le plus légitime et le plus cordial té-
moignage. » En preuve, l'archevêque de Qué-
bec cite les évêques Briand, Denaut, Pless-is,
Panet, Sinay, Taché, Lartigue et Baillargeon.
Et pour prévenir toute contestation de cet ar-
gument, la Semaine religieuse de David Gos-
selin cite les dates, les actes épiscopaux et
les textes, magnifiques témoignages de la
loyauté des Canadiens français. Pour con-
clure, le prélat rappelle que lui-même, dans
la chaire de la cathédrale de Reims, au cen-
tenaire de Clovis, a dit : « Tout en conservant
de l'affection pour notre ancienne mère pa-
trie, nous sommes heureux de vivre à l'ombre
du drapeau britannique ; nous habitons une
des contrées les plus libres de la terre. »
Cette fidèle allégeance ne permit, au peuple
anglais, contre les Canadien?, aucune persé-
cution violente, ni religieuse, ni politique;
maie la juxtaposition des vaincus et des vain-
queurs, par suite de l'opposition de leurs
('r' i ne pouvait pas s'ellecluer sans
heurt. Le peuple canadien venait de naître,
par la prédication et le martyre des mission-
naires catholiques; il l'était formé par rap-
port d'un élément françaî , qui B'étail infl
dans l'élément sauvage, pour le -u hordonii' r
el. l'assimiler. \ la ces-ion en 17j6I, l'admi-
nisiiaiion française disparaissant, il ne res-
tait plus, au Bai Canada, que la population
française, distribuée en paroisses, gouvernée
pai ses curés. L'administration anglaise 'le-
vait respecter el respecta cet état de ehoai
par le fait, elle introduisait avec elle \u\ nou-
vel élément, L'élément protestant. Des lors, il
y eut, dans la province de Québec, à coté de
catholiques, tous travailleurs, des protestants:
le crédit du gouvernement et leur condition
personnelle constituait, avec les catholiques,
un état de nécessaire rivalité. Quand la foi est
Vive, qu'elle sait vaincre les passions, elle peut
rendre cet ordre pacifique ; à la longue, il est
difficile qu'il ne se produise pas quelque dis-
sentiment.
Après les troubles de 1837, l'idée vint, au
gouvernement, pour faire perdre à la pro-
vince de Québec son caractère catholique et
français, de Vunir politiquement à la province
protestante et fanatique d'Ontario. c< L'union
n'ayant pas produit tout le résultat qu'on en
attendait, et l'antagonisme allant toujours
croissant, dit Laverdière, on imagina un nou-
veau système de gouvernement, qui put lais-
ser, à chaque province, le maniement direct
de ses propres affaires et assurer à toutes les
avantages que procure toujours l'union des
forces. » Au contraire de l'union, cette confé-
dération avait été consentie par les chefs ca-
nadiens français. Mais les Anglais se promet-
taient de trouver, dans cette machine, un
moyen de prendre, aux Québecquois, leur re-
ligion, leur langue et leur autonomie pro-
vinciale, ou du moins un instrument pour y
pratiquer de larges brèches. Si Québec eût été
aussi près que Dublin, il fût devenu la capi-
tale d'une seconde Irlande. L'éloignement et
la forme fédérative, peut-être aussi le progrès
des idées et l'expérience, amenèrent une po-
litique coloniale plus large, et, dans le bon
sens du mot, plus libérale. Relativement il en
résulta d'abord quelque avantage pour la re-
ligion et les libertés du Bas-Canada. Mais il y
a, au fond des choses, un dessein hostile ; et
si avant que ce complot soit enfoui, il doit
toujours se manifester quelque part et à cer-
tain délai. Peut-être n'est-il pas téméraire de
croire que le voisinage de la grande répu-
blique est pour quelque chose dans les con-
seils de la sagesse du gouvernement métro-
politain. S'il plaisait, en effet, aux popula-
tions, d'appeler l'Amérique à leur secours, et
s'il plaisait aux Américains de s'annexer le Do-
minion anglais jusqu'à la baie d'IIudson, il
ait difficile à l'Angleterre d'empêcher cette
de'chirure de son empire.
Mais, à défaut de la persécution positive,
les Canadiens n'ont su que trop épuiser leurs
forces dans les divisions. Les idées libérales
et les préjugés gallicans y prédisposaient le
clergé ; les partis, avec leurs ténèbres et leur
•il 10
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE I ATllOLiM E
égoïsme, y précipitèrent Les laïques. Dans un
pays où les populations sont foncièrement
catholiques, on vit des partis écarter l'idée
de former, avec la province de Québec, un
état indépendant et mettre, à son expansion,
de ridicules obstacles. La lorlunc de l'avenir,
par exemple, est dans l'accroissement de la
population, et la natalité de la race justifie,
sous ce rapport, toutes les espérances. Un
appoint sérieux eut pu advenir par la coloni-
sation et l'exploitation de la forêt. Or, la forêt
fut livrée à de gros marchands de bois, qui
l'exploitent au mieux de leurs intérêts, sans
doute, mais qui l'exploitent au détriment de
l'Etat et en cre'ant, à la colonisation, les plus
malheureux obstacles. Un prêtre s'était ren-
contré, qui possédait, pour ce patriotique tra-
vail, quelque génie. On le bombarda député
ministre, bien qu'il ne fût ni l'un ni l'autre ;
l'Eglise lui décerna la prélature ; mais Mgr La-
belle ne fut qu'un heureux accident.
Depuis trente ans, au Bas Canada, l'esprit
de parti se met au-dessus de tout. Dieu, la
religion, l'Eglise passent bien après le parti.
C'est une véritable idolâtrie. Je me demande
comment des hommes qui sont, en leur privé,
bons chrétiens, peuvent ne pas voir qu'il y a,
dans leur fait, un équivalent d'apostasie. Les
commandements de Dieu et de l'Eglise
règlent, sans contredit, notre conduite pri-
vée ; ils ne laissent pas l'ordre public à l'om-
nipotence des nations. Il y a un Christ social ;
un Evangile social ; une Eglise sociale, et ce
n'est pas seulement un idéal qui doit miroiter
sous nos yeux, c'est une réalité qui s'est in-
carnée, pendant mille ans et plus, dans la ci-
vilisation des temps chrétiens. Vous devez
concourir librement à cette réincarnation de
l'Evangile, sur les rives du Saint-Laurent. La
race française a été transportée dans vos
froides régions, pour pénétrer, comme un
coin de fer, dans le protestantisme anglo-
saxon et pour faire s'irradier le christianisme
jusqu'à. la baie d'Hudson. Si vous abdiquez
cette mission providentielle, le métropolitain
ou le voisin vous ramasseront un jour comme
une chose sans raison d'être, appoint sortable
de quelque grande puissance.
Cet épouvantable scandale des partis cana-
diens provient d'idées fausses. Les idées fausses
du gallicanisme épiscopal et parlementaire,
devenues programme du libéralisme, favo-
risent absolument celte doctrine funeste de
séparation. Des chrétiens se croient, comme
citoyens, en droit d'abonder en ce sens, de se
dire bleus ou rouges sans savoir si ces cou-
leurs se concilient avec le Credo. On les laisse
dire et faire sans susciter, au nom de la reli-
gion, aucun obstacle. Or, un théologien a pu-
blié, en latin, trois volumes où il expose que
l'Eglise réprouve cette promiscuité sacrilège
et énumère les moyens de lui créer des obs-
tacles.
Dans une Eglise fermée, il peut se produire
une stagnation d'idées vieilles. Ce péril ne
paraît pas à craindre, pour le Canada, depuis
que ses fils ont pris le chemin de Itome, les
une, pour y verser du sang, les autres pour
en rapporter des semences de résurrection ou
plutôt de surélévation. Je me suis demandé
si la divine Providence n'avait pas dirigé, de
ce côté là, dom Benoît, l'auteur de quatre
volumes contre le libéralisme, pour lui ali-
gner, sur les rives du Saint-Laurent, une
œuvre d'apostolat.
Pour le salut du pays, il faut demander, à
Dieu, la résolution des vieux partis. Ces par-
lis, également libéraux, avec des nuances di-
verses et un dosage différent, sont plus ou
moins des partis du mort. Espérer s'en
saisir est une illusion ; croire qu'on peut les
désinfecter, est une autre vaine créance. Le
virus du poison, même à dose infinitésimale,
est toujours là ; il emprunte aux circonstances
plus ou moins d'àcreté, il est toujours nuisible
et certainement inéliminable.
Des publicistes ont émis l'idée de la forma-
tion d'un nouveau parti, nationaliste par son
objet, catholique par sa foi, faisant sa poli-
tique par le service de la religion et la sou-
mission à l'Eglise. On croit à cette nécessité ;
on s'y dérobe en parlant des obstacles. Nous
périssons, mais il n'y a rien à faire. C'est
du pur fatalisme. Montalembert et Yeuillot
étaient, à eux deux, le parti catholique, et ils
ont fini par entraîner la masse. Aide-loi, le
ciel t'aidera.
Au Canada, deux faits réjouissent l'àme
chrétienne : la restitution des biens des Jé-
suites et l'envoi d'un nonce apostolique.
Après l'anéantissement des Jésuites par Clé-
ment XIV, le décret de dissolution n'avait pas
été publié partout et sa publication était une
condition sine aua non de son application con-
crète. En Prusse et en Russie, par exemple,
le grand Frédéric et Catherine la Grande,
aussi grands tous les deux par leurs vices que
par leurs vertus, avaient eu pourtant l'esprit
de garder la graine de Jésuites pour, plus
tard, en ensemencer l'univers. Au Canada,
l'Angleterre, fanatisée par le No popery,
avait laissé en paix les Jésuites. Les Jésuites
continuèrent leur ministère dans les écoles et
dans les paroisses ; comme ils n'avaient plus
la facilité de se recruter, ils finirent par
s'éteindre. Leurs biens ne furent pas volés,
comme ailleurs ; mais ils tombèrent en déshé-
rence. Le gouvernement eut pu les tenir
comme biens d'aubaine libre et se les attri-
buer ; il se contenta de les garder pour les
Jésuites à venir. C'était justice : exemple de
probité, je ne dis pas rare, mais unique au
monde ; et c'est un grand honneur pour le
Canada, que, pour des biens de Jésuites, il
ne se soit trouvé, ni dans les conseils, ni au
gouvernement, personne pour conseiller ou
perpétrer ce vol, espèce de péché mignon de
tous les gouvernements d'Europe et d'Amé-
rique.
Les Jésuites, longtemps absents, finirent
par reprendre le chemin du Canada. Leurs
biens étaient encore là : ils les avaient acquis,
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIÈME
401
i omme tout le monde, par achat, conlrear-
genl ; ou par une libre attribution, mais
comme prix de services rendus; ou, enfin,
comme don pur, conféré en esprit de foi. Sui-
vant une formule qui m'est suggérée par un
mot spirituel d'Alphonse Karr, les biens des
Jésuites sont les biens des Jésuites ; ils ap-
partiennent aux Jésuites et à personne autre ;
et personne, ni particulier, ni corporation, ni
gouvernement uo peut, à peine de vol, se les
attribuer licitement. Le bien d'autrui, s'il est
abandonné sur la grande route, exerce, vous
le devinez, sur le commun, une grande puis-
sance de se. ludion. L'Université, el je ne sais
quelle autre corporation, couvait des yeux les
biens des Jésuites, el volontiers eut étendu
sur eux sa griffe, sauf à la laisser empêtrée
dans celte laine, ce qui, d'ailleurs, eut été
un profit. Au Canada, comme partout, il ne
manque pas de braves gens, incapables de
voler un mouchoir ou un porte-monnaie,
mais qui, voyant partie prenante pour les
biens des Jésuites, branlaient la têle avec un
air de profondeur el disaient que c'était la
une affaire de haute importance et d'une par-
ticulière difficulté. La difficulté n'était pas de
les rendre, puisque les Jésuites étaient là et
réclamaient leur bien ; la difficulté élait de
les prendre, de tondre les Jésuites sans les
faire crier.
L'affaire se lanternait depuis longtemps ;
elle allait de Caïphe à Pilate, sans se tirer
d'épaisseur, lorsque Honoré Mercier devint
premier ministre de la province de Québec.
Mercier était un homme de talent, un bon
chrétien; il avait été libéral, il était devenu
nationaliste ; sauf un faible, commun à beau-
coup d'au'res, il élait quelqu'un. En sa qua-
lité d'avocat, il parlait fut t bien; dans un
voyage qu'il fit en France, fêté par les catho-
liques de marque, il parla dans toutes ces
fêles, non seulement sans faite de faute, mais
en disant juste ce qu'il fallait dire. Ce n'était
pas un moulin à paroles, comme Laurier,
dont l'abondance oratoire n'a d'égale que la
faiblesse de caractère. Mercier, ai-je dit, avait
aussi sa faiblesse qui consistait à subir le joug
du libéralisme et de s'en faire comme un litre
a la distinction. Or, le libéralisme ne dit pas
précisément que rien n'est légitime ; il dit, au
contraire, que tout est légitime, le mal comme
le bien, el. lorsqu'un esprit se heurte à cette
promiscuité, il ne sait plus ni quoi penser, ni
que faire. Dans son esprit, se rencontrent des
lumières contradictoires; dans son cœur, des
sentiments opposés ; comme conclusion, il
s'abstient d'azir ou, s'il agit, c'est mollement.
L'est par là que le libéralisme est le fléau et
comme l'anal hème contre les grandes âmes.
Mercier avaitcommer.ee par faire rendie,
aux Jésuites canadiens, la personnalité civile;
après leur avoir conféré l'habilité juridique,
il voulut rendre leurs biens. C'est ici qu'il
rencontra, autour de lui, un amoncellement
de toiles d'araignées; plus il en abattait, plus
il s'en formait ; il courait risque d'être suflo-
T. XV.
que par la poussière, lié dans \< - toiles el
dévoré par les filles d Arachné. Kn habile
homme, le premier ministre se dirigea vi
la ville éternelle ; il oubliai! que Rome est le
centre de répercussion de ions les bruits du
momie. A la vérité, l.amarlme dit que lou-
es bruiis viennent à Home, pour y mourir;
c est le cunlraire de la vérité ; il- y viennent
pour y prendre une vie qu'ils ne méritent,
point et, giâce aux complicités, parfois ils
triomphent du droit ou causent a la |u-iice
des torts provisoires. Mercier était homme
ne poinl redouter ces faiblesses.
Je trouve dans nies papiers et je reproduis
textuellement une note où le lecteur retrou-
vera aisément le caractère de celte négocia-
tion.
Note sur la visite que fit le. R. P. Turgeon,
recteur du collège Sainte-Marie, à l'hon. II. Mer-
cier, premier ministre, à son retour de Home,
le 17 mars 18H8.
Après les félicitations d'usage, M. Mercier
nous parla de sa visite à Home. 11 avait
d'abord rencontré plusieurs cardinaux et
causé longuement et souvent avec le Père
Lopinlo. 11 obtint facilement une audience
du S. Père, qui le reçut avec des marques
non équivoques de bienveillance. Le S. Père
félicita M. Mercier d'avoir obtenu la recon-
naissance civile aux Jésuites du Canada, en
lui disant qu'il avait été un exemple aux gou-
vernements, surtout dans leurs relations avec
les ordres religieux. Le S. Père regrette le
différend qui existe entre le premier et le car-
dinal Taschereau, mais S. S. espère qu'il n'y
aura aucune suite.
M. Mercier avait entamé la question des
« Biens », quand le S. Père dit que cela re-
gardait la Propagande. Après un moment de
silence, le S. Père reprend : Que feriez-vous
dans celte question? — Ce que voudra le
Saint-Siège. — Ah ! ainsi vous seriez prêt à
donner ces biens à ceux que le Saint-Siège
indiquerait. — - (Jui, S. Père, mais à une con-
dition. A ce mot le Pape se sentit piqué visi-
blement. — Mais à quelle condition? —
S. Père, vous la trouverez bien juste quand
vous la connaîtrez : à la condition que le
gouvernement recevra une quittance signée
par les Jésuites, maintenant reconnus civile-
ment et seuls propriétaires de ces biens,
comme suc' esseurs des anciens Jésuites. Le
Pipe, montrant par la qu'il est homme d'Etat,
lui répondit que la condition était en effet
juste et raisonnable. Seriez-vous prêt, vous,
monsieur l« ministre, à régler cette question?
— Oui, quand le S. Père voudra. J'ajouterai
que cette question doit être réglée au plus tôt,
et je me sens la force de la régler, et je ne
sais si mes prédécesseurs pouvaient en dire
autant. Dans tous 1rs cas, j'ai pour les Jé-
suites un dévouement que d autres n'ont pas,
car ce sont mes maîtres, mes professeurs et
je les aime. De plus j'arrive celt>- année avec
un surplus considérable, et jamais le gouver-
nement n'aura eu une meilleure chance de
26
402
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATH0LIQ1 I.
rembourser celte somme. T. S. Père, per-
mellez-moi cependant de faire remarquer à
Votre Sainteté que je suis ici le débiteur du
,i Siège; ce n'est pas à moi ;'• presser le
Saint-Siège à exiger le paiement. Si le Saint-
Siège m'autorise à garder l'argent en sûreté
de conscience, je ne m'y oppose pas. Mon
seul but dans la démarche que je l'ai s en ce
moment, est d'accomplir un acte de justice. —
Donnez ces arguments au cardinal Siméoni. —
Je l'ai d'jà fait, S. Père. Je demande encore
à Votre Sainteté de n'avoir pas à agir avec des
étrangers dans cette question, mais avec des
Pères Canadiens. Le pays craindra moins que
l'argent restitué ne passe dans des mains
étrangères, Enfin, si la question se règle,
Votre Majesté voudra bien ne pas attendre le
moment des élections générales.
M. Mercier demande alors au S. Père l'au-
torisation de vendre le terrain du vieux collège
des Jésuites à Québec, et d'en lasser le prix
en dépôt pour être distribué ensuite selon les
vues du Saint-Siège. Le Pape répondit que
c'était une allaire de chancellerie.
A propos des Biens, est venue la question
de l'Université et des degrés. M. Mercier dé-
clara formellement au S. Père que jamais la
paix n'existerait sans que Montréal eùi son
Université, parce que, même si les laïques
finissaient par se soumettre, le clergé ne se
soumettrait pas; et encore aujourd'hui la
masse des curés est opposée. — Mais Mgr
Fahre s'est rallié à Laval. — Oui, S. Père,
mais pas les prêtres.
Si les Jésuites ne donnent pas les degrés, ils
seront considérés comme inférieurs aux autres
collèges.
Le l'ape accorde plusieurs faveurs à la fa-
mille du premier ministre.
Après cette audience, le cardinal Rampolla
dit au Père Lopinto que le Pape en était en-
chanté. « Si nous avions des hommes comme
cela en Kmope, ajouta le cardinal Rampolla!
Pourquoi vos Pères ne forment-ils pas des dé-
fenseurs comme celui-ci ? »
M. Mercier dut quitter Home sans le docu-
ment l'autorisant a vendre le terrain de Qué-
bec. A Paris, il reçut une dépêche du caidinal
Simeoni lui annonçant l'envoi de cet écrit à
Montréal et, en effet, le R. P. Turgeon, à qui il
avaii été adressé, put le lui remettre le 17 mais.
Le commandeur Rossignani avait accom-
pagné M. Mercier jusqu'à Paris et de retour
à Rome lui adressa cette dépêche : « Mes téli-
citalions au sujet de la question Biens des Jé-
suites. »
Le Père Turgeon fit connaître à M. Mercier
la dépêche suivante reçue de Rome au collège
Sainte-Marie avant l'arrivée de M. Mercier :
« Annoncez vite, présentez hill Mercier: Pape
pas opposé. — Leltre bientôt ». Kn voici l'ex-
plication. Le Père Lopinlo avait parlé de la
nécessité des degrés pour le collège Sainte-
Marie. Mais M. Mercier déclara au cardinal
M sella ne pas vouloir recommencer la lutte
de l'an dernier sans un écrit du Saint-Siège
l'anlorisan! Formellement. « Car, dit-il, j'ai
été à deux doigts de ma perle l'an dernier,
<omme homme politique et comme catho-
lique. Si le cardin. il Taschereau m'avait ex-
communié, ce n'est pas tous, Kminence, qui
m'auriez tiré d'embarras. Vous auriez dit :
pauvre homme, il s'est laissé prendre. M >is
avec un écrit du Pape, comme je n'aurai plus
à combattre contre le cardinal Taschereau et
les Eve pies, je suis prél. »
Le Père Turgeon comprit qu'il fallait at-
tendre, en effet, l'écrit du Sainl-Siège pour
agir. Le Père Lopinto a été informé qu'on ne
ferait rien avant de recevoir le document pon-
tifical qui est altemlu d'un jour à l'autre.
J'oubliais deux petits détails : au cours de
la conversation, le cardinal Masella avoua à
Mercier qu'il était impossible d'affilier le
collège Sainte-Marie à Laval et que les de-
grés étaient nécessaires à ce collège. Comme
motif de presser l'arrangement et d'avoir une
quittance des Jésuites, Mercier cita le fait
qu'aujourd'hui on demande au gouvernement
pour Laval une allocation annuelle de vingt-
cinq à trente mille piastres dans le but évi-
dent d'empêcher la restitution.
P. S. Une dépêche reçue de Rome annonce
que la queslim des degrés pour les Jésuites
est remise à plus tard! Laval triomphe à
moitié.
De retour au Canada, Mercier rendit leurs
biens aux Jé-uites, mais pas comme il l'aurait
voulu, absolument. On fit uue cote plus ou
moins bien taillée et l'affaire disparut de la
politique.
Je suis heureux de rendre ici hommage à
Honoré Mercier et aux Jésuites. L^s Jésuites
sont, sans doute, des hommes, mais ce sont
de grands serviteurs de Dieu. A mon avis, ce
sont les meilleurs soldats de la sainte Eglise
et Dalembert ne se trompait pas lorsqu'il les
appelait les premiers grenadiers du Pape.
Très forts par le savoir, très laborieux dans
la vie commune, très vertueux en leur privé,
très désintéressés même, quoi qu'on leur re-
proche une tendance à l'accaparement des
biens et à la domination" sur les personnes,
ils tiennent, ce semble, la tête des Ordres re-
ligieux et ce n'est diminuer personne que de
les saluer au premier rang. Quant à Honoré
Mercier, mort trop jeune, je veux rappeler ici
qu'il me provoquait à écrire l'histoire du Ca-
nada et qu'il voulut me fournir quelques
moyens d'affermir mes convictions d'his-
torien. Je suis peut-être l'homme de France
qui possède, sur l'histoire contemporaine du
Canada, le plus de documents inédits; mais
Venil nox, cum jam nemo opéra fur.
Le second événement joyeux du Cinada
contemporain, c'est l'envoi d'un nonce. Le
2 octobre 1899, débarquait, à Québec,
Mgr Diomède Fnlcûnio, de l'Ordre des Fran-
ciscains, archevêque de Larisse. Précédem-
ment le Saint-Siè.'e avait envoyé, au Canada,
des visiteurs apostoliques, Mgr Conroy,
Mgr Persico, et le Père Smeulders; mais ces
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
lO.'l
délégations, trop rapides, faîtes par des
étrangers, sur un terrain inconnu, n'avaient
pu que créer, dans leur esprit, des incerti-
tudes et n'aboutir, en fait, qu'à de médiocres
résultats. Une nonciature permanente offre
d'autres ressources. Un nonce à demeure,
acquiert une espèce de naturalisation ; il
conuuit, avec le temps, l'esprit et les mœurs
du pays; il voit naître les difficultés et peut
pour qu'il eur fut impossible de .se re-
trouver. Cet enlèvement <le huit mille A
(liens se fit avec le concours de toutes les
plus épouvantables brutalités. On ne les en
leva point, par familles; mais on expédia les
jeunes gens d'un côté, les jeunes tilles de
l'autre, les mères en un en Iroit, les pi
dans un autre. Leur dernier regard
l'Acadie leur permit de voir brûlei le
les prévenir; s'il ne peut les enrayer, par la granges, leurs maisons et leurs églises. Dire
connaissance qu'il a des actes et des per-
sonnes, il peut plus facilement les résoudre.
S'il n'a pas la dextérité suffisante pour pré-
venir ou résoudre les difficultés, il peut en
référer à la secrétairerie d'Etat. Etant connu
que les Canadiens aiment à contester, ils
pourront, au lieu de s'embarquer pour Home,
s'adresser an juge de Home, présent dans
leur capitale, Ôllawa. Ce sera une économie
d'argent et de mauvaise humeur, au profit de
la paix publique.
Que personne ne conçoive de doute sur
les malheurs de ce peuple dispersé, jeté en
exil, dépasse la mesure de nos forces; flétrir
lee scélératesses de l'Angleterre est inutile.
Un certain nombre d'Acadiens avaient
échappéeux Verres anglais ; ils se réfugièrent
au Canada. Ou fond de leur exil, un certain
nombre avaient repris les chemins du Nord.
Après un siècle et demi, à travers de terribles
vicissitudes, ils commencent à sortir de leur
isolement. Grâce à l'influence de son clergé,
grâce à la facilité des communications et aux
progrès de l'éducation chez celte race
l'aptitude «l'un Franciscain à traiter des af- héroïque, elle émerge de sou obscurité, aussi
faires politiques ou religieuses. L'homme le vigoureuse, aussi croyante, aussi française
plus apte à traiter les affaires, disait, par une qu'étaient ses pères avant le drame de 1755.
espèce de paradoxe Donoso Certes, c'est La voix de ses enfants se fait entendre dans
l'homme le plus étranger au monde. Si la chaire de vérité, au Sénat, à la Chambre
j'avais à choisir un amb issadeur, je le pren- des communes, aux parlements provinciaux
drais parmi les religieux; de préférence et sur le banc judiciaire. La terre d Evange-
parmi les religieux cloîtrés; et, de prélé- line, dont le poète américain, Longefellow a
rence, entre tous les cloîtrés, je choisirais les immortalisé le souvenir, ne doit plus rester
plus contemplatifs. C est en regardant le ciel sous l'analhème : tout fait prévoir que son
qu'on acquiert l'intelligenee des choses de la épreuve louche à sa fin et qu'elle va re-
terre ; et si, pour régler les affaires de ce
monde, on ne regarde que la terre, c'est,
d'après saint Augustin, souffler sur la pous-
sière pour s'aveugler.
Une œuvre particulière appelle, au C'tnada,
les sympathies de l'Eglise, l'oeuvre des Ara-
diens. En 1713, Louis XIV. par le traité
d'IJirecht. avait cédé l'Acadie à l'Angleterre.
Le traité de cession réservait, pour les Aca-
diens, les droits réels, personnels et reli-
gieux ; non seulement les Anglais ne devaient
prendre le cours de son ancienne prospérité.
Celte renaissance des Acadiens peut être
une source de dangers, si la religion n'en
règle pas la marche. L'instruction fait naître
des besoins variés et des habitudes nouvelles.
C'est à ce* époques de transforma' ion que les
traditions salut .ires, les autorilé* sociale", les
doctrines morales et religieuses importent le
plus à la renaissance des races proscrites. La
religion et la langue française sont tellement
unies au Canada, qu'on ne peut en détruire la
point molester leurs nouveaux sujets, mais solidarité, sans travailler pour le protestan
devaient les protéger en tout bien, tout tisme. Pour écarter tout malheur, pour hâter
honneur. Les Anglais, pour qui le droit des la résurrection de l'Acadie, il faut souhaiter,
gens n'existe pas, ne tinrent aucun compte du
traité d'Utrecht. En 1735, ils déclaraient la
guerre à la France, pour lui prendre le Ca-
nada. Les Acadiens, qui étaient français de
sang ou de cœur, refînèrent de se battre
contre leur ancienne pairie. Alors trois An-
glais, Laurence, Murray et Winslow con-
çurent contre les Acadiens le plus criminel
complot dont parle l'histoire. D'abord, pour
un vain prétexte, ils leurs enlevèrent leurs
armes; ensuite, ils expulsèrent I urs prêtres;
enfin, soi-disant pour notifier les ordres du
roi d'Angleterre, ils Ls réunirent en divers
en Iroilft, les cernèrent avec leurs soldais, les
chargèrent sur des vanneaux et les expé-
dièrent par mer sur les côtes de l'Amérique du
Nord, eu les dispersant jusqu'à la Géorgie,
aux Aca liens, des chefs habiles et incor-
ruptibles, un clergé nalioua, instruit et dé-
voué, qui dirige ses ouailles avec force et
douceur vers le but à atteindre. Le plus sûr,
c'est de leur donner des évoques de leur sang
et de leur race. On les verra alors progresser
rapidement, marcher à la conquête du s d,
former de nouvelles paroisses et propager
dans les provinces maritimes la véritable ci-
vilisation, elle qui assure les idées sages, ias
bonnes mœ irs et les justes progrès.
C'est a li m >re Eglise qu'il appartient de
donner, aux Acadiens, ces évêques de leur
sang et de leur race; c'est à elle, c'est à sa
sagesse et a sa bonté qu'il appartient d'ef-
facer de l'hi-loire les restes du plus grand
crime rie l'Angleterre (1).
(1) Cf. Casgrain, lin Pèlerinage au pays d'Evatigeline, \ vol. in-12, Pari?, 1889.
404
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'RGLISE CATIlOLk»! E
\n moment, où noua ajoutons ce poBt-
riplum, ilcux choses doivent tomber sous sa pi
l'anathème de l'histoire : l'affaire des écoles
de Maniloba et L'envoi au Cap d'un contingent
mililain contre le Transvaal.
i . -l une Blipuiation de droit naturel et de
droit écrit que les catholiques et les protes-
tants soienl soumis à un égal traitement social
et politique. Egalité pour tous, aucun privi-
lège pour personne: telle est la formule du
bon sens, de la probité et de l'honneur. Or,
vers 1890, un gouvernement libéral succédant,
au Maniloba, à un gouvernement conserva-
teur, son chef, Greenvay, n'eut rien de plus
chaud que de supprimer le droit scolaire des
catholiques, d'interdire l'enseignement de
la religion et de la langue française dans les
écoles, et d'obliger les catholiques à envoyer
leurs enfanls dans les écoles protestantes.
Que si les catholiques voulaient des écoles
catholiques, le gouvernement Greenvay leur
refusait tout subside financier; dans ce cas
les catholiques devaient contribuer, parleurs
impôts, à l'entretien des écoles protestantes,
et, de plus payer un impôt nouveau pour l'en-
tretien de leurs écoles. C'était une iniquité
scélérate ; mais, au point de vue protestant,
c'était un rude coup pour supprimer au Ma-
niloba l'élément français et l'élément catho-
lique. En présence d'une iniquité si révol-
tante, le devoir du gouvernement fédéral,
alors conservateur, était de faire casser 1* loi
manitobaine et de la remplacer par une loi
de justice. Un ne peut pas dire que Charles
Tupper ne lit rien ; à Ottawa et à Londres,
il posa quelques actes de procédure; mais
quand il fallut conclure, il montra lenteur,
nonchalance, indécision telles qu'il fomha du
pouvoir sans avoir rien terminé. C'est le fait
ordinaire du parlementarisme : l'art d'étran-
gler sans bruit et de trahir en iiésertant.
Aux élections générales, sir "Wilfrid
Laurier, Adonis libéral, avait promis, pour
abattre Tupper, que s'il était élu avec une
majorité, il s'empresserait de régler celte
question d'éc.des. Les éleeleurs donnèrent à
Laurier la majorité parlementaire et Laurier
devint premier ministre léderal du Dominion.
Laurier est un catholique pratiquant, un ora-
teur, mais un libéral et une âme faible, joi-
gnant à l'habileté parolière je ne sais quelle
impuissance. Laurier avait promis, Laurier
devait lenir sa parole : c'est l'évidence même.
Au lieu d'aller tout droit, il prit un grand
détour et parla de recourir à Rome dans
l'espoir d'obtenir, par un artifice quelconque,
de Rome une réponse favorahle a son inertie.
Léon XI i I n'est pas un Grégoire VII. c'est un
diplomate; il faut être malin pour le sur-
prendre. Léon XIII répondit en forme solen-
nelle par acte public et mit dans cet acte ce
que dictait le bon sens. Les réparations jus-
qu'ici ollertes aux Manilobains sont bonnes,
nais insuffisantes; il faut leur rendre une
réparation entière. Le devoir «Je Laurier était
d'agir; il ne lit rien. Les électeurs manito-
baina ont, depuis, abattu Greenvay et mis à
sa place un Mac Donald ; les difficultés dimi-
nuent donc et l'obstacle disparaît. Laurier
continue de ne rien faire. Lm- loi provinciale
dépouille, depuis dix au-, le- catholiques du
Maniloba d'un droit que leur assure le [racle
fédéral; le premier ministre a le pouvoir et
le devoir de réparer cette violente injustice;
il n'use pas de son pouvoir, il manque a son
devoir; il devient solidaire du crime qui
laisse prévaloir l'iniquité. C'est un grand
crime ; je ne demande pas qui peut en ab-
soudre sa conscience ; je crois Bavoir que les
crimes des princes sont réservés au Pape ;
mais j'o-e dire que proléger ainsi la violation
du pacte fédéral, c'est détruire implicitement
le Dominion établi pour maintenir partout un
ordre de justice. Si le fait inique continue de
posséder : Teneo quia lento : l'histoire ne «loi l
à Laurier, si catholique soit-il, qu'un pilori,
avec l'inscription : Au complice de la destruc-
tion des écoles catholiques de Maniloba !
L'Angleterre est un pays qu'un humoriste
dit avoir été peuplé par les dix tribus d'Is-
roël transportées à Rabylone et réfugiées au
retour dans ces îles lointaines. Ce peuple au
poil roux, enfermé dans son île, a trouvé,
depuis deux siècles, le moyen de s'emparer
d'un tiers du monde et de se faire, en Europe,
une prééminence. C'est un peuple protestant
par sa religion, juif par sa politique, un
peuple de flibustiers, de pirates, de voleurs,
d'assassins, pour qui il n'y a, to dehors du
succès, ni probité, ni justice, ni respect quel-
conque de l'indépendance des peuples. Un pu-
blieiste fiançais a pu écrire l'histoire crimi-
nelle de la (irande-Brelagne ; s'il en faisait
une nouvelle édition, il pourrait citer, en
pièces justificatives, le règne de la gracieuse
Victoria, tout plein de sang et de crimes
contre les nations. Pour ne citer, en preuves,
qu'un fait, c'est Palmerston qui, vexé des
mariages espagnols, se flattait en lelevant les
basques de son habit, de mettre, avec cent
millions, le feu à l'Europe. Ln 1846, il mit le
feu ^n combattant le Sonderbun-1, alluma la
révolution en Suisse, puis en France, puis en
toute l'Europe et profita, pendant dix ans, de
cet incendie, pour exercer son métier de
pkk-poket international. En 18f»9, le même
Palmerston, lord Brûlot, dit Margolti. vexé
du rétablissement de l'Empire lr.nçais, se
mil, comme chef européen des hordes liancs-
maçonues, à pousser le mouvement unitaire
de 1 1 1 a lie. Par ce coup de maître, lui, le
grand aristocrate, tendant la main à Mazzini
et à Garibaldi ; il créait, à la frontière de
Frai ce, un état ennemi ; il posait la pierre
d'attente de l'unité allemande ; il préludait à
la destruction en Europe de la prépondérance
française ; et, par la destruction du pouvoir
temporel des Pontifes Romains, il mettait
l'Europe dans une situation révolutionnaire;
il provoquait partout le branle-bas, pour tout
détruire. L'Anglais est l'ennemi du genre
humain, le grand écumeur des mers, le
LIVRE OUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
grand voleur de territoires qu'il annexe
chaque jour à Bon grand empire. C'est l'em-
pire du monde conquis, non par la force des
armes, mais par escroquerie, dans un guet-
apens.
\ l'extrémité de l'Afrique, l'Angleterre
possédait une petite colonie, le Gap. A côté
du Cap se trouvait l'état vassal de Natal,
l'état libre d'Orange cl la république do
Transvaal. Ces petits états s'étaient formés
df réfugiés européens, Hollandais pour la
plupart. En Alrique, c'est l'équivalent de la
formation, en Amérique, d'un Etat dont la
première population se composait d'Anglais
proscrits pour cause de religion. Ce protes-
tantisme, qui se vante d'avoir introduit, en
Europe, la liberté de conscience, a prouve'
son libéralisme en chassant d'Angleterre des
sectaires qui ont formé le noyau des Ltats-
Unis. et en chassant de Hollande, après le sy-
node de Uordrecht, d'autres sectaires qui ont
formé le Transvaal. Ces réfugiés s'étaient
établis d'abord au Cap, au milieu des indi-
gènes, avec l'espoir de trouver sous le sceptre
anglican, une liberté que leur refusait le fa-
natisme de Calvin. Déçus dans leur espérance,
ils se retirèrent plus au Nord; ils formèrent
une république indépendante, composée de fer-
miers, occupés de la culture de leurs champs
et de la lecture de la Bible, mais très jaloux,
de ieur liberté. La chose alla bien jusqu'à la
découverte d'une perle dans les fumiers du
Transvaal. Un beau jour, on s'assura que le
sol du Transvaal contenait d'abondantes
mine* d'or, et, hurresco reftrens, des mines de
diamants. Dans notre siècle matérialisé, ces
pépites d'or produisent un grand ébranlement
de peuples. En Californie, en Australie, au
Klondike canadien, ils avaient attiré des nuées
d'exploiteurs ; au Transvaal, ce fut, pour
l'Angleterre, l'occasion d'un nouveau crime.
Depuis que la libre frappe de l'argent est
interdite par le droit public et que ï'or est
l'unique étalon monétaire, le possesseur de
l'or, en vertu des lois du brigandage finan-
cier, devient, par coup de bourses, le m utre
du monde. Les mines d'or du Transvaal fas-
cinèrent la cupidité anglaise; les Anglais ré-
solurent de s'en emparer. Sans déclaration de
guerre, le flibustier Jameson, à la tête d'une
bande de brigands, envahit le Transvaal ; il
était poussa par un autre flibustier, Cécil
Rhodes, et était certain de la complicité du
ministre Chamberlain, c'est-à-dire de l'An-
gleterre. Jameson espérait surprendre les
Transvaaliens à leurs charrues et escamoter
la République avant que les fermiers eussent
le temps de charger leurs fusils. La fortune
ne répondit pas aux espérance de Jamerson ;
il fut battu et lait prisonnier, mais traité avec
une évangélique douceur, lorsqu'on eut dû
lui loger douze halles dans la tête. Après
l'échec de Jameson, Chamberlain leva le
masque et, au lieu de protester contre l'en-
vahissement, le prit à son compte. Pour
couvrir de prétexte* son projet d'invasion, il
intervint en faveur des uillanders, c'est-à-
dire des Européens attirés au l'ransvaal par
la soif s icrilège de l'or ; il réclam i pour eux
des droits politiques qui ivenluriers ne
réclamaient pas; il allégua, contrairement
aux traités, pour motiver son intervention,
que Le Transvaal dépendait de l'Angleterre. A
l'appui de cette allégation fausse, il prépara
une démonstration militaire, qui n'était que
le prélude d'une nouvelle invasion. Ainsi
procède la foi punique des Carthaginois d'An-
gleterre.
Le président de la République du Transvaal
Paul Kruger, était un lin matois. Répondre
aux ruses de Chamberlain, n'était, pour lui,
qu'un jeu. Quand il vit que cette diplomatie
n'était qu'un voile jeté sur un complot, il dé-
clara la guerre à la Grande-Bretagne. Mémo-
rable exemple et qui excite l'admiration ! Un
peuple de trois cent mille âmes qui, fort de
son droit et de sa rabon, déclare la guerre à
un empire de trois cents millions d'habitants !
Les Anglais en lirent des gorges chaudes, ils
espéraient bien, dans une promenade de trois
semaines, mettre, dans une cay;e d'osier,
l'oncle Paul et l'envoyer, avec son patriotisme
sénile, dans l'île qui fut le tomheau de Na-
poléon. Le sort des combats ne justifia pas
ces jactances. Les Boers, à cause de leur
petit nombre, ne peuvent pas atl'ronler, en
rase campagne une grande armée. Au lieu de
former de grands corps de troupes, ils >e dis-
tribuent en commandos d une centaine
d'hommes; ils n'opèrent que par coups de
mains et ne forment de grandes masses
que par l'union de leurs commandos sous
l'autorité supérieure d'un généralissime.
(rràce à celte tactique, le général en chef des
Boërs, Jouhert, assi-té du colonel français,
Yillebois-Mareuil, qui fut tue glorieusement,
envahit les territoires anglais, mit le siège
autour des trois villes de Kimberley, Ladys-
mith et Mafeking, et, pendant plusieurs
mois, infligea, à l'orgueil anglais, les plus
cruelles déceptions. L'Angletene, irritée, se
prit à rassembler des soldats et envoya, pour
les commander, ses deux grands hommes de
guerre, lord Itobertset le sirdar Kiicbener, le
vainqueur des derviches. Boberts, avec
40000 hommes, put battre et prendre les
3 000 hommes de Kronge et débloquer La-
dysmith et Kimberley. Ces faciles triomphes
n'avancent pas beaucoup les affaires. Une
fois parvenu à Blœmfontein, capitale de
1 Etat d'Orange, lord Boberts se vit harcelé
de nouveau par les commandos boërs ; ses
communications furent coupées un peu par-
tout ; et il dut comprendre qu'avec des merce-
naires de pacotille et de stupides généraux,
pour redune le Transvaal.il lui faut encore
deux cent mille hommes. La patrie était en
danger.
Le gouvernement anglais, mis dans cet
affreux pétrin par des coupeurs de bourses,
appela au secours ses colonies. Aux sollicita-
tions de Chamberlain, Laurier, sans consulter
106
HISTOJIIE I NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Le Parlement, envoya au Cap mille Canadiens,
s'engag ■ a à les entretenir, et laissa le proto-
le ouvert poui un Becond millier de Boldals,
destiné* aux boucherie» australes. In député,
Bournspa, pour protester contre celte cynique
violation de la l<»i rédérale. donna sa démis-
sion et fut réélu à l'unanimité. La majorité
des députés fédéraux ne partagea pas sa clair-
voyance et n'uni a pas son patriotisme: ''II*'
amnistia Laurier. Légalement, Laurier se
trouve hors de cause; moralement, il relève
de I» conscience publique et succombe sous
le verdict de l'histoire.
Politiquement les provinces du Dominion
sont auton nies ou à peu près ; le lien fédé-
ral a [tour but de les fortifier et non de les
amoindrir, bien moins encore de les mettre au
pillage. Le litre de colonies leur vaut la pré-
sence d'un lord lieutenant, représentant de la
reine; mais pas un homme n'est obligé d'en-
trer dans l'armée anglaise, et pas un centime
n'est contraint d'entrer dans les cofTres de sa
trésorerie. S'il plaît aux Anglais de s'engager
dans des guerres, ils doivent les soutenir avec
leur argent et avec leurs soldats. Or, voilà un
homme qui, de son autoriié privée, sacrifie l'in-
dépendance de son pays et le réduit à la con-
dition d'annexé de l'Empire anglais ; voilà un
homme qui impose à son pays, libre jusque-
là, le satanique impôt du sang ; voilà un
homme qui détourne les finances, consacrées
au service du pays, au profit d'une expédi-
tion scélérate d ins l'objectif est de dérober des
mines d'or et de supprimer l'indépendance de
deux républiques. L accession d'une poignée
de députés ne change rien à la perpétration
d'un pareil crimeel n'en diminu- pas l'horreur.
On y voit l'avilissement 'les pouvoirs, ce n'est
qu'une circonstance aggravante. Aucun code
n'a prévu cet attentat, il ne relève que de
l'histoire et des justices de Dieu.
L'homme sur qui retombe l'initiative de ce
forfait s'appelait Laurier; il faut désormais
lui donner un nom vengeur et l'appeler cyprès.
Les mères cultiveront cet arbuste dans les ci-
metières canadiens avec une croix voilée,
portant un nom dont le titulaire est tombé,
noblement d'ailleurs, mais pour une exécrable
cause. Quand les enfants demanderont pour-
quoi des cadavres ne reposent pas aux pieds
de ces croix, on leur répondra, en mettant la
main sur sa bouche : Que ces Canadiens, dont
le nom est ici, ont été tués en Afrique pour
soutenir les brigan lages de Chamberlain. Au
Cap, on ne pourra pas mettre l'inscription des
Thermopyles. Si quelqu'un ju^e à propos
d'en modifier la teneur, il pourra écrire :
Passant, va dire à Québec et à Montréal
que nous sommes morts ici pour consacrer
des fluhisteries anglaises et concourir à
l'anéantissement de deux petits peuples, à
peine aussi populeux que la province de (Qué-
bec. J'espère que Wilfrid Cyprès saura se
soustraire au suprême opprobre, qui serait
de mourir dans la peau d'un lord, membre
de la pairie d'Angleterre. En tous cas, Dante
met les traîtres, au fond de l'enfer, à côté de
.1 udas.
^ Au point devin: matériel, la situation du
Canada estsuperbe ; elle est maritime el contû
imitait- ; ouverte sur trois mera qui forment
des limites naturelles; ouverte au — i vers les
Etats-Uuis, limitée pourtant par les montagnes
et les grands lacs, comme instituée dans un
cadre deliniiif. Le Canada ne parait appelé ni
à se restreindre, ni à s'étendre ; c'esl une
nation complète dés le commencement; c'est
un pays qui doit être le siège de l'idée, le mi-
nistère du Dieu fait homme, un peuple apôtre,
voué au prosélytisme.
Le caractère national du Dominion n'existe
qu'à l'Etat d'éléments juxtaposés qui at en-
dent leur fusion. Dans le Bas-Canada, qui,
selon nous, doit former et forme déjà un
peuple à part, le caractère national existe : il
i al français. Français, cela veut dire ardent et
contenu, patriote et cosmopolite, très propre
a l'apostolat. Naguère la /te vue du mouvement
catholique, qui se publie à T rois-Rivières, ou-
vrait le projet d'un séminaire des missions
étrangères, au Canada. Le correspondant de
la /têtue voyait, dans cet établissement, pour
les peuples infidèles, un surcroît d'evan^eli-
salion ; pour le Canada, une grâce de Dieu.
Ce séminaire peut trouver son champ d'action
au Canada même et opérer sur les masses
protestantes. Le protestantisme, comme reli-
gion, est lini s'il a jamais existé comme Corps
de doctrine. Ce n'est plus qu'un préjugé, une
passion ou un intérêt; mais ce sont trois
faiblesses qui ne peuvent tenir contre l'évi-
dence de la vérité catholique, préchée par
d'intrépides apôtres. Au moment ou j'écri*, un
Pauliste en fournit la preuve à .Montréal. La
fusion des races au Canada, fusion par la reli-
gion, c'esl un gage certain de grandeur natio-
nale.
La langue française est parfaitement adap-
tée, au caractère national du Bas-Canada.
C'est la première formée des langues modernes,
très en avance sur l'anglais et l'allemand.
Déjà très répandue au Moyen Age, universelle
au xviii' siècle, a ioptée de nos. jours par la
diplomatie, el e justifie sa prééminence par
sa structure. « Le français, dit Proudhon, est
la forme la plus parfaite qu'ait revêtue le
Verbe humain. » Des expressions nettement
définies; une g-ammaire d'une sévère correc-
tion, la limpidité du diamant ; une phrase qui,
sans exclure I inversion, va du sujet à l'objet,
image vivante de la souveraineté de l'esprit;
un vers qui se coupe, se rime et se découple ;
une logique d'une irréfragable justesse ; une
prose savante, une poésie riche d'images el de
philosophie ; une langue servie par un esprit
calme et profond; un langage fait pour l'exer-
cice d'une sorte de magistrature internatio-
nale, brave au combat, ardent à la conquête,
un idiome enfin comme il en faut pour rem-
plir une mission.
La religion chrétienne, représentée par
l'Eglise catholique, est le dogme, la morale et
LIVRE QUATHL VI.MiT-ni;.\TO]i/li;MK
101
le coite traditionnel du Bas-Canada ; il ne lui
reste plus qu'à pénétrer et vivifier ces institu-
tions, ou plutôt a les délivrer de l'obsession
libérale. « L'Eglise croit au Dieu, dit encore
Proudhon ; elle y croit mieux qu'aucune autre
seele ; elle est la plus pure, la plus complète,
lu plus é< latante manifestation île l'essence
divine, et il n'y a qu'elle qui sache adorer.
Or, comme ni la raison, ni le cœur de l'homme
n'ont pu s'affranchir de la pensée de Dieu, <pii
est le propre de L'Eglise, l'Kgli.-eesl indestiuc-
tible... Kl comme, au point de vue religieux,
le catholicisme latin e->t re té, et de beaucoup,
ce qu'il y a de plus rationnel et de plus com-
plet, l'Eglise de Home, malgré tant et de si
formidables défections, est la seule légitime. »
Ailleurs Proudhon observe que tout ce qui
s'est opposé à Home ou s'en est séparé, n'a pu
sub-isler. Je sais bien que de petits sectaires
rêvent de supprimer, au Canada, le français
et la religion catholique : on ne supprime ni
une religion, ni une langue : s'il s'agit de la
langue française et de la religion catholique,
ceux qui veulent les supprimer ne peuvent être
que de petits esprils, des cœurs bas, des ou-
vriers de ténèbres et des agents de corruption.
Il ne faut pas dédaigner l'élément matériel.
L'élément matériel de prospérité se crée par le
travail, se façonne par l'industrie, se dis ribue
par le commerce. Les Canadiens ont d'abord
cultivé les rives du grand fleuve, le Saint-
Laurent ; puis, par une initiative hardie, ils
ont créé des chemins de fer, notamment ce
grand tronc, qui serait partout une merveille,
plus étonnante encore chez un peuple jeune.
En ce moment ils établissent un grand
port à Montréal et une ligne de paquebots
franco canadienne pour relier le Canada à la
mère-pat' ie, qui e-t toujours le centre du
momie. Que le Canada perce d^ chemins sa
grande forêt, jusqu'à la baie d'Hudson ; que
de nouvelles paroisses et de nouveaux diocèses
se créent partout ; que les catholiques de
Bas-Cmada se déclarent solidaires des ca-
tholiques des autres provinces et favorisent
les œuvres d'évangêli-ation, et l'histoire verra
un jour la Nouvelle-Franc-, une France amé-
ricaine, inaugurer les fastes d'une nouvelle
civilisation. L'epace est ouvert, le sol fertile;
ce qui manque le moins, c'est le bon vouloir.
On a sous la main l'instrument de toutes les
splendeurs, la religion divine, autrement Dieu
opérant par la main des hommes: Gesta Dti
ptr Francos.
Les Canadiens ne se sont, pas bornés à l'élé-
ment matériel ; ils ont aussi les ailes qui élè-
vent l'homme au-dessus de la motte de terre.
La culture des champs a favorisé la vigueur
de la race et la force de sa vertu. La culture
de lame garantit la vertu contre les dé-
faillances ; elle fait monter l'esprit vers les
hauteurs de la pensée et les informations de
la science. Il n'y a pa> de civilisation -ans ces
fleura el ces fruits rie l'âme. Lorsque Dieu nous
gouverne par son église, les âmes éclairées
par bon enseignement, réglées par lui, vivi-
fiée» par ses grâces, restituées dans une cer-
taine mesure a la primitive Innocence, irra-
dieut spontanément par toutes le* splendeurs
de leur nature spirituelle et enfantent des
siècles littéraires. La Grèce et Rome avaient
puisé celle force dam leurs Lradiliont ; la
fiance, l'Italie, l'Espagne, avant-cou rrièi
dans cette arène, de tous les autres peuples
d'Europe, l'ont puisée dans leur loi. Le pro-
testantisme, que des docteurs obtus présentent
comme le loyer ries lumières, est précisément
la cause de le ir éclosion tardive dans tous les
pays qu'il a couverts de son éteignoir.
Le Canada possède deux Universités et
beaucoup de collèges pour tous les degrés
d'enseignement. On m'écrit que c'est assez p >ur
le moment ;qu'on ne pourrait faire plus sans
rompre l'équilibre nécessaire entre les car-
rières libérales et les carrières laboiieuses. On
prétend même qu'il y a une certaine prépon-
dérance au profit de la culture intellectuelle ;
j'aime mieux cet excès que l'excès contraire.
L'esprit n'a jamais rien gâté, ou, s'il gâte
quelque chose, ce n'est pas l'esprit qu'on a,
c'est celui qu'on n'a pas. J'ai demandé quelle
était la valeur morale et intellectuelle des
prêtres consacrés à renseignement universi-
taire ; on m'a répondu qu'ils étaient tous des
saints et de vrais maîtres dans leur partie. Je
le constate avec joie et j'en bénis Dieu. (Jue
faut-il penser aujourd'hui : 1° de la présence
de professeurs de différentes religions; "2° de
l'infection des idées libérales? ces deux ques-
tions sont restées sans réponse ; ce silence
m'inquiète. J'ai vécu dans le temps où le libé-
ralisme était considéré dans l'Eglise comme
une impiété ; j'ai vécu ensuite dans le temps
ou, pour un prêtre, se dire libéral, c'était se
croire plus malin que les autres; je dois à
mon âge de vivre au temps où l'on voit, en
Europe, le libéralisme revenu à son vomisse-
ment révolutionnaire, corrompant, ravageant
toutes les sphères de la pensée el de l'action.
Pour le salut présent et futur du Canada, il
faut l'élimination absolue, l'éradication, même
violente, du virus libéral, sous ses différentes
formes «le dilution.
Le Canada possède un Institut historique,
une société royale de sciences et lettres, et, je
suppose, dans ses provinces, des sociétés sa-
vante-; pour faire valoir tous les talents et
coordonner, au profit du bien public, tous les
bons vouloirs. Ces sociétés, même les plus
humbles, ont leur double utilité : elles créent
des musées, elles créent des bibliothèques,
elles utilisent les loisirs de toutes les profes-
sions libérales, elles permettent à toutes les
initiatives individuelles de se produire en
meilleures conditions. Par le fait, il en résulte
une certaine élévation d'esprit public ; c'est la
préparation lointaine à l'éclosion du génie.
Du sublime au ridicule, il est vrai qu'il n'y a
qu'un pas ; et, dans ces sociétés, on e^t parfois
un peu naïf; mais l'amour -propre ne fait pas
mourir; Fourrier prétend même que ce défaut
ressemble, par divers côtés, à la vertu.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
L'Institut histo! ique doil être une des (
du Canada. L'histoire est partout le témoin
• temps el la maiti esse de la \ érité ; au Ca-
nada, elle offre l'avantage de ne p is remonter
au delà de trois siècles ; de n'avoir point été
ravagée par des guerres el des révolutions : et
d'< voluer dans un cadre magnifique où
posrnt d'eux-mêmes tous les grands pro-
blèmes de la science; Aussi ne m'élonnai-je
point que le Canada ail déjà beaucoup pi oduit.
L'n histoire, il a une école anglaise où brillent
avec plus ou moins d'éclat, Ma-ers. Smith,
Chrislie, Valson, Dent, Miles, Wiihrow,
Mac-Cullen, Parckman et Georges Slewart. Le
Canada a aussi une école française. L'abbé
Verreau s'est consacré au service des archiv
l'abbé Bois, à la publication des Relations des
Jésuites, rapports annuels sur les missioi s îles
Jésuites au Canada. Par une inspiration ori-
ginale, mais qui ne manque pas de valeur
morale, ni même d importance historique,
Mgr Tanguay a dressé la généalogie des fa-
milles du Canada et l'obituaire du clergé
canadien, travail de Bénédictin qu'il doit syn-
thétiser dans un grand dictionnaire. Bibaud,
Garneau, Ferland, Faillon, Benjamin Suite,
avec des mentes respectifs et des développe-
ments inégaux, ont écrit l'histoire du Canada :
dès aujourd'hui, le Canada a plus d'hi.-toriens
que n'en eurent la Grèce et home. Viper s'est
fait une réputation d'antiquaire ; Faribault
s'est donné le mérite d'un habile chercheur
dans les archives de France. L'abbé Cauchon
de Laverdière a réédité les voyages de Cliam-
plain et écrit, pour les écoles, un précieux
précis de l'histoire du Canada.
En décernant, comme il convient, à ces ou-
vrages, une juste louange, nous émettrons un
vœu, le vœu que l'Institut historique du Ca-
nada, déclare institution naùonale, avec
l'appui financier du gouvernement, com-
mence tout de suile une série d'ouvrages dont
il trouve l'exemple dans la mère pairie : 1° Le
Bullairs du Canada ; 2° le Recueil des Conciles
et synodes du Canada: 3" le Recueil des actes
épiscopaux du Canada ; 4° les Annales reli-
gieuses ecclésiastiques el civiles du Canada;
5° le Recueil des historiens du Canada en com-
mençant ù Sagard et Marc Lescarbot; 0° Le
Canada christianisé ou Histoire des diocèses el
des ai/bayes ; 1° La actes des saints au Canada;
8° L'histoire littéraire du Canada. Pour le mo-
ment on ne peut que commencer, mais il faut
commencer et cela est relativement facile ; les
siècles futurs continueront ces ouvrages. Ces
colonnes de livres honorent plus un peuple
que les colonnes de bronze érigées avec des
canons pris dans les batailles. D'ailleurs le dé-
ve'oppemenl progressif des école-, de la li; té-
rature et des travaux historiques sert d'appoint
décisif à l'accroissement continu d'une nation ;
il lui fournit un idéal, un principe d'impul-
sion, une règle et un but.
La société royale de sciences et lettres nous
ollre la réunion des Canadiens, distingués par
.eurs talents, qui s'occupent d'études ou qui
sont réputé- capables de s'en occuper. Nous
distinguons l'abl lin, historien de
PHôtel-Dieu de Québec, d'un voyage au pays
d'Evangeline el de plusieurs publications mar-
quées au hou coin; — Paul de Ca/i , rédac-
teur de notes très précises el très miles sut
quelques points di graphie et d histoire;
Faucher de Saint-Maurice, recommandable
comme conteur de Bea voyages ; Lemoine, au-
teur A' Esquisses et biographies, oh il s'est oc-
cupé surtout de bibliographies historiques '^Jo-
seph Tassé, auteur des légendes canadienn s ;
le juge Routhier, esprit de premier ordre. uu-
teur do conférences, de poésies, et, je cr is,
de voyages ; Louis Fréchette, poète, plus
digne d'estime s'il en usait moins librement
avec les vers d'autrui et retenait un peu plus
ses compliments aux actrices ; l'amphile
Lemay, auteur des Vengeances, choses permises
en vers, mais pas autrement. Au-dessus de
ces habiles vérificateurs, il faut placer un
poète qui eut quelque génie poétique ; il s'ap-
pelait Crémase.
Nous devons noter encore : L'abbé Charland,
auteur d'études d'histoire littéraire; Louis
Turcotte, auteur du Canada sous C Union;
Dionne, auteur d'études historiques sur Car-
tier, Champlain et leur époque ; Gosselin,
historien de Montmorency-Laval ; Télu, his-
torien des évèques de Québec ; Ernest Gagnon,
Arthur Buies, Choinard, auteur de plusieurs
ouvrages; Apollinaire Gingras, le chantre au
foyer du presbytère ; Ernest Taché, historien
légendaire des coureurs des bois ; Beruier, his-
torien du Manitoba ; le Père Grenier, collec-
teur de documents relatifs à l'Instruction pu-
blique, et le Père de Hochemonleix, auteur,
après Parckman, de l'histoire des Jésuites au
Canada.
Nous devons un souvenir personnel à An-
selme Trudel, avocat, sénateur et directeur
de /' Etendard, et à Jules-Paul Tar.iivel, ré-
dacteur propriétaire de la Vérité : ion* deux
indépendants des partis et intransigeants sur
ces questions de politique qui se font, trop
souvent, de marchandages et de compromis-
sions. Honneur aux esprits droits et intègres
qui ne veulent servir qu'au triomphe de la
vérité sociale 1
Nous devons aussi un alinéa spécial à Le-
febvre de Bellefeuille et à Lareau, annota-
teurs du Code civil canadien. Ce sont les
deux seuls jurisconsultes à nous connus, le
Cujas et le Pothier du Canada. Nous lui
souhaitons des Toullier, des Troplong. des
Itogron, des Pardessus, des Beudani. Les
hommes de droit sont les soutiens de la chose
publique, les défenseurs de la liberté. C'est
d'ailleurs par l'étude profonde et la stricte
observance du droit, que se prépare la gran-
deur des nations.
Nous ajoutons encore un souvenir pour
Victor Huard, auteur d'un voyage sur les
côtes de Labrador et l'île d'Anticosti, plus
connu comme naturaliste. L'étude de la géo-
logie, de la minéralogie, de la géographie
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
4 Oïl
descriptive, de la botanique et dea diverses
parties de l'histoire naturelle, nous paraissent
une importante province de la science. Le
Canada doit susciter un Buffbn, un Dauben-
ton, un Cuvier, un Geoffroy Saint-Hilaire, un
Flourcns et d'autres dignes interprètes "le la
science de la nature.
A propos des sociétés historiques et litté-
raires, comme dans les Universités, nous si-
gnalons une liicune. lui dehors de renseigne-
ment classique, nous ne voyons pas de grands
ouvrages consacrés à la philosophie et à la
théologie, La philosophie est la discipline né-
cessaire de l'esprit humain, et, après la théo-
logie, le plus digne souci que puisse se pres-
crire la pensée. La théologie est la reine des
sciences ; son étude profonde n'est pas seule-
ment nécessaire au noviciat du sacerdoce;
elle est encore une préparation nécessaire à la
grande science du gouvernement. Guizot at-
tribue la fortune historique de la France à ce
fait qu'elle avait le sang théologique et que
ce sang a produit toutes les plus belles évo-
lutions de son histoire. Le prince de Talley-
rand, sur ses vieux jours, attribuait la capa-
cité diplomatique à l'étude préalable de la
théologie. Proudhon avait dit : Choœ singu-
lière ! au fond de toutes les questions poli-
tiques, il y a une question de théologie : le
marquis de Valde'gamas s'étonne de Tâton-
nement de Proudhon. L'origine divine de
l'homme, sa nature, sa chute, les races
humaines, les langues, les empires, la des-
tinée des peuples, la rédemption par Jésus-
Christ sont autant de faits dont l'influence
théologique se perpétue à travers les âges.
Qui les ignore, ou veut les ignorer se con-
damne à l'aveuglement, à l'impérilie, aux
aberrations, à l'impuissance.
Ces hommages rendus à la science ne nous
font pas oublier que le meilleur service rendu
à la science et au gouvernement, c'est l'ensei-
gnem> nt de la religion et la propagation de
l'Evangile. Nous n'avons pas à rappeler ici,
même en abrégé, l'évangélisatinn du Canada
depuis Champlain. Le seul fait qui se rap-
porte à l'époque présente, c'est l'évangélisa-
tion du nord-ouest. De longue date, on ne
connais-ail, de ce pays, qe.e la côte de la baie
d'Hudson. En 17. 53, un Français, La Véran-
drye, découvrit la Rivière-Rouge, les lacs elles
forêts qui se trouvent dansées froides régions.
Sous ses auspices, des Canadiens fondèrent la
Compagnie française du Nord-Ouest en con-
currence à la compagnie anglaise de la baie
d'Hudson. Ces deux compagnies se dispu-
tèrent |(; commerce des fourrures, mais s'oc-
cupèrent peu du salut des âmes. En 1820, la
compagnie française fit venir quelques mis-
sionnaires; en 1S22, l'un de <:<•> missionnaires
Joseph Provencher, fut nommé évéque de
Saint-Boni face et gouverna cette mission jus-
qu'en 1S.').'5 ; son successeur, Alexandre Taché,
fil, ériger cet évêché en métropole, et. eut pour
soffragants. Justin Grandin, évoque de Saint-
Albert, et Henri Faraud, évéque d'Alhabaska-
Mackensie. Taché, Faraud el le l'ère Petitot
ont raconté les travaux des missionnaires de
la Rivière Rouge ; leur vie n'est guère qu'un
martyre, qui doit, réitérer, chaque année, par
plusieurs douzaines, les travaux d Hercule,
plus glorieux que les travaux du héros my-
thologique. In missionnaire, (J. Dugas, • < pu-
blié la vie de Mgr Provencher, l'histoire de
l'Ouest canadien, sa découverte, son exploi-
tation et l'histoire d'un coureur des bois,
Çharbonnem-Dugas, est, l'Hérodote de la lii-
vière-Houge.
Le Canada est à peu près conquis par
l'apostolat depuis Vaucouver jusqu'aux Lau-
rentides, il y a, partout, des églises établies
ou des missions, four mener à terme l'œuvre
des missions apostoliques, le plus puissant
moyen d'action, ce sont les ordres religieux.
Ces ordres religieux ont défriché l'ancien
Monde; ils doivent défricher le nouveau. Les
gouvernements civils de chaque province
peuvent appeler des colons dans la partie de
forêts qui avoisine leurs frontières ; mais la
conquête par cette voie est longue, souvent
contrariée, et, il faut croire, peu amorçante.
Quand je pense que un million cinq cent
mille Canadiens, au lieu de perforer leur
forêt, ont préféré s'enfuir aux Etats-Unis, ce
serait à désespérer de l'avenir. L'avenir du
Canada est dans le défrichement depuis la
vallée du Saint-Laurent jusqu'à la baie
d'Hudson. Je rends grâce au Père ParadiG, au
Père Lacombe et aux autres religieux qui
s'attèlent à cette œuvre cyclopéenne. Je vou-
drais voir cinquante monastères s'élever si-
multanément dans l'épaisseur de la forêt et se
renouer entre eux comme les postes militaires
de l'ancienne Rome. C'est là, dis-je, pour
l'avenir du Canada, la consigne de la Provi-
dence ; ce sont là ces tarières puissantes qui
transpercent la vieille barbarie et préparent
partout l'épanouissement des fleurs du Christ.
Celle conquête monastique doit s'effectuer
sous les auspices de l'épiscopat et sous son
impulsion directe. L'épiscopat canadien est
essentiellement apostolique ; il est né d'une
mission ; son berceau est plein du .sang des
martyrs ; et rien ne lui appartient plus que
d'achever l'ouvrage de ses pères et de ses
premiers apôtres. Depuis peu nous avons vu
se renouveler et s'étendre l'épiscopat cana-
dien ; nous l'avons vu s'accroître d'un nouvel
élément, l'élément romain, apostolique par
essence. Plusieurs prélats ont étudie à Rome
et puisé l'esprit romain au tombeau du plus
grand des conquérants, saint Pierre ; tous
l'ont puisé dans l'esprit général, renouvelé
depuis le concile du Vatican. Les B^gin, les
Bruehesi ; les Langevin, les Lahrecque, les
Cloulier, les Aymard sont à l'avant-garde de
l'apostolat et n'en négligeront pas les con-
signes.
Mais ce n'est pas d'aujourd'hui que l'Eglise
a des forets à percer. Les forêts de la Gaule,
la forêt des Anlennes, la forêt pyrénéenne,
les forêts du Nord, les forêts du Midi, c'est
lin
HISTOIRE UNIVERSELLE DK I/KOLISE CATHOLIQUE
L'Eglise qui ,-i traversé toutes ces épaisseurs
pour sami'i les a nés. S;i hache ci sa bêche
son) passées paitaut, ouvrant partout des che-
min-, créant partout des monastères qui de-
viendronl 'les cités. Saint Kloi et saint Ouen
ont abattu les restants de forêts impéné-
trables; saint Arnaud et saint Lambert ont
poussé plus liaul ; saint Boni face apparaît au
cenire de l'Europe, saint Willibrord an nord,
saint Colomban an midi, les saints .Cyrille et
Metbodius à l'ouest. (Test partout la même
métbode.
Or partout, à la tête des moines, les chefs
des colonnes apostoliques sont des évoques
régionnaires. Jesus-Christ avait chargé ses
apôtres de convertir le monde ; l'Eglise con-
tinue au Canada cette mission première. Ces
évoques régionnaires n'ont pas de diocèse li-
mité, ils ont un diocèse à créer. Quatre
évêques nommés avec un siè^e à créer dans
la forêl ; un essaim de moines formant le
corps d'armée de l'évêque : j'aimerais mieux
cela qu'un décret re:idu en chambre et une
amélioration quelconque dans l'exploitation
des bois. Ces llanschaire, ce* Willibrord
lancés dans la grande forêt, ce seraient les
hommes qui achèveraient l'œuvre du Canada,
comme les évêques d'Occident ont créé par-
tout les ruches nationales. Je ne dis pas qu'ils
réussiraient du premier coup ; il peut même
se faire qu'ils échouent; mais partout, pour
fonder plus solidement des églises, il faut des
apôtres el des confesseurs ; et pour sceller des
autels, il faut le sang et les reliques des mar-
tyrs.
D'un oûté donc la forêt à conquérir; de
l'autre, une autre forêt, une forêt humaine à
gagner pour le Christ : « Le peuple canadien
français, a dit éloquemment l'un de ses en-
fants, n'est pas un peuple vulg'ire qui puisse
trouver sa suprême satisfaction dans les jouis-
- incee matérielles, dans les plaisirs grossiers,
dans les raffinements du sensualisme. Le
dollar n'est pas son dieu ; il a une autre mo-
rale que celle de l'utile; la jouissance de la
matière n'est pas l'idéal de ses aspirations.
Sur cette terre d'Amérique, dévorée par la soif
de l'or, nous entendons représenter autre
chose que le capital. Aujourd'hui l'Amérique,
avec ses nations qui se forment, avec son a
lange étonnant de religion, de I.. de
races, de peuples, voilà rimmen.se fournaise
où tous les éléments se confondent el se
heurtent, jusqu'au jour où la main de Dieu
en fera jaillir l'œuvre conçue par sa Ba
Au milieu de ce pêle-mêle de la vie améri-
caine, au milieu de la lutte ardente des inté-
rêts, des cupidités, des convoitises, des pas-
sions, soyons les soldats de la foi catholique,
les défenseurs du ju-te, les propagateurs du
vrai, les apôtres du beau et du bien. Tout en
faisant la part du commerce et de l'industrie,
nous devons conserver sur ce jeune continent,
envahi par le mercantilisme et l'agiotage, un
coin de terre où l'art puisse s'épanouir bbr -
ment, où l'inspiration chrétienne puisse ani-
mer de son souffle puissant, la philosophie,
le passé, l'éloquence, l'histoire, la musique,
toutes les grandes créations de l'intelligence.
Au milieu des conflits obscurs de la vie amé-
ricaine, nous devons concourir au grand des-
sein de la Providence. Dans l'antagonisme
des races, nous devons introduire le principe
divin de l'unité. Voilà notre mission. Diri-
geons nos efforts vers ce noble but. Si notre
courage se sent faihlir, si le lourd fardeau
des realités nous écrase, si le préjugé, l'igno-
rance, la haine essaient de nous arrêter, sou-
venons-nous de celte belle parole d'un ora-
teur français : L'avenir est aux hommes de
foi, l'avenir est aux peuples capables de per-
sévérance !
VII
LES MISSIONS l'OUH LA PROPAGATION DK LA lui
Les missions entreprises pour la propaga-
tion de la foi forment l'un des chapitres les
plus importants de l'histoire.
Nous avons à nous occuper ici de l'his-
toire des missions depuis vingt ou trente ans.
Avant d'entrer dans ce récit, nous dirons
brièvement ce qu'il faut entendre par Mu-
sions, ce qu'est la Propagation de la loi, ce
que doit être la vocalion du missionnaire et
quelle est sa vie; nous rappellerons briève-
ment aussi les bienfaits des anciennes mis-
sions et nous jetterons un coup d'œil rétros-
pectif sur leurs développements à travers les
siècle-, particulièrement en France ou par la
France; enfin nous tâcherons de dresser un
état général des missions, actuellement éta-
b ies, où 1rs apôtres du xrve siècle sèment la
parole qu'ils arrosent de leur sang. Après
avoir pris notre orientation morale et dressé
la carte historique de nos pérégrinations,
nous nous appliquerons à en parcourir la
carrière. Dans le cours de ce long voyage,
nous n'aurons garde d'oublier les soi-disant
missions protestantes; nous en dirons les
travaux et nous en rechercherons les ré-
sultats. Ce périple de circumnavigation ac-
compli, nous reviendrons au point de départ,
pour apprendre de Fénêlon quels retour? sur
nous-mêmes, peuple du vieux monde, doit
suggérer et commander l'histoire des mis-
sions catholiques. Aucun sujet, disons-nous,
n'est plus digne de préoccuper la raison in-
telligente et plus capable d'animer, d'en-
flammer le patriotisme.
S'il est un spectacle au monde qui doive
attirer l'attention et causer à l'homme qui
réfléchit une admiration profonde, c'est sans
contredit la fécondité de cette simple parole
adressée à ses apôtres par Jésus-Chri-t res-
suscité : Allez, enseignez toutes les nations,
Us baptisant au nom du Père, du Fils et du
Saint Esprit; et voici que je suis avec vous
jusqu'à la consommation des siècles.
Parole éiorinante en vérité! Mais parole
dont les événements ont démontré la divine
origine.
Voyez les philosophes de la Gentilîté : les
Socrate. les Platon, les Zenon, les Epiclète.
Certes, il^ ont. dit des choses magnifiques, ils
ont révélé a leora contemporains des vérités
admirables, mêlées d'erreur-, il est vrai, mais
grandes cependant, conquises d'ailleurs sur
l'ignorance par la réflexion du génie et ar-
rachées comme pièce à pièce aux ténèbres et
à la contusion des esprits. Un instant ils ont
enseigné quelques disciples choisis; on lésa
cru immortels parce qu'ils parlaient d'immor-
talité ; tout-puissants, parce qu'ils avaient
ravi à la création une partie de ses mystères.
Et cependant, il n'est venu à aucun û'vaw la
pensée de dire à ses disciples : « Allez, je
vous envoie, je suis avec vous. Voici l'univers,
changez-le. » L'eussenl-ils dit, cette parole,
qu'elle n'en serait pas moins morte avant
eux. Ils ont vécu, ils n'ont pas régné ; ils ont
enseigné, ils n'ont pas régénéré.
Mais un jour, sur ies rives d'un petit fleuve
de la Palestine, un homme parut. On disait
de lui des choses merveilleuses. Les anges
avaient annoncé sa venue, dés rois avaient
visité son berceau, et des bergers, les préférés
de sa tendresse, avaient appris, par ses va-
gissements, les secrets de la vie. Mais il était
pauvre, il fut méprisé ; il prêchait une grande
doctrine, il fut traite d'imposteur ; il apprit
aux hommes la pratique du bien, les hommes
le battirent de verges, le vouèrent à l'infamie,
le clouèrent à une croix... Et voilà que cet
homme méprisé, accusé d'imposture, voué à
l'infamie, crucifié, se lève victorieux de sa
couche funèbre et dit en maître à de pauvres
ignorants, à des bateliers sans savoir, sans
force, sans expérience et sans appui humain :
« Allez, enseignez ». Et ces bateliers parlent
pieds nus, 1-s reins ceints d'une corde, un
bâton à la main, une croix sur la poitrine.
rJ rois siècles plus tard, les apôtres et leurs
successeurs avaient été égorgés, mais les
dieux... les dieux du Capilole étaient ense-
velis dans la poussière et la croix du Nazaréen
dominait le monde.
Et voilà justement ce qu'il faut entendre
par mission. Avoir une mission, ou, ce qui re-
vient au mène, être missionnaire, c'est être
envoyé par Jésus-Christ ou par son vicaire,
c'est être le dépositaire de son autorité et le
héraut de sa doctrine, c'est s'en aller- pieds
nus, la croix dans le cœur, prêcher, mourir...
et convenir.
Ceci se comprendra mieux par opposition.
A côté du missionnaire catholique, nous
avons le placeur de Bibles du protestantisme.
Le mot de missionnaire étant précisément sy-
nonyme de cidui d'envnyé, le protestant, agis-
sant hors de l'unité catholique, est obligé de
dire : Je suis un envoyé, non envoyé. (Juand
M -2
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
même il aurai) été approuvé par un évoque
hérétique ou par un patriarche Bchismalique,
la difficulté subsisterait toujours; ceux-ci
n'étant pas envoyés, n'ont pas le droit d'en-
voyer. Les sectes ont beau faire des essais de
mission, leurs prétendus ouvriers évangé-
liques, Bé parés du chef de l'Eglise, ressem-
blent, dit l<' corn le de Maistre, a ces animaux
que l'art instruit à marcher sur deux pieds et
à contrefaire quelques attitudes humaines.
Jusqu'à un certain point, ils peuvent réussir;
on If.'s admire même à cause, de la difficulté
vaincue ; cependant on s'aperçoit que tout
est forcé, et qu'ils ne demandent qu'a tomber
sur leurs quatre pieds.
Quand de tels hommes n'auraient contre
eux que leurs divisions il n'en faillirait pas
davantage pour les frapper d'impuissance.
Anglicans, Lutin-riens, calvinistes, méthodistes,
baptistes, mcfaves, puritains, quakers, ce sont
ces sectaires, ennemis les uns des autres, qui
convertiraient les infidèles 1 Saint Paul a dit :
Comment entendront-ils si on ne leur parle?
On peut demander avec autant de raison :
Comment 1rs croira-t-on s'ils ne s'entendent
pas ? Obstacle invincible qui avait frappé le
grand esprit de Leibnitz, puisqu'il disait avec
une noble simplicité : « Notre peu d'union ne
nous permet pas d'entreprendre les grandes
conversions. »
Je sais que, pour échapper à la difficulté,
les Anglais, peuple pratique, ont imaginé un
expédient. « Le missionnaire, disent-ils, doit
posséder un esprit vraiment catholique. Ce
n'est point le calvinisme, ce n'est point l'ar-
minianisme ; c'est le christianisme qu'il doit
enseigner. Qu'il soit donc persuadé que le
succès de son ministère ne repose nullement
sur les points de séparation, mais sur ceux
qui reunissent l'assentiment de tous les
hommes religieux. »
A merveille, mais tous les dogmes ont été
niés par quelque dissident. De quel droit l'un
se préférerait-il à l'autre? C'est du reste trop
présumer de l'esprit de secte, qui n'est que
l'esprit de division, que d'attendre de lui
des principes de conciliation. A le supposer
capable de ce sacrifice, il ne toucherait point,
encore au but. Lorsque lord Macartney partit
pour sa célèbre ambassade, le cardinal Borgia
préfet de la Propagande, pria le noble lord
de recommander à Pékin les missions catho-
liques. L'ambassadeur s'acquitta de la com-
mission ; mais quel ne fut pas son étonne-
ment d'entendre le ministre du Fils du Ciel
lui répondre. : « L'Empereur s'étonne fort de
voir les Anglais protéger au fond de l'Asie
une religion que leurs pères ont abandonnée
en Europe. » Du reste, les prédicateurs pro-
lestants, au lieu de s'élever jusqu'à l'esprit
chrétien, trouvent beaucoup plus commode de
débiter à leurs auditeurs, que le christianisme
est la plus belle chose du monde, qu'il a été
malheureusement corrompu par le papisme,
mais que le papisme ne doit avoir qu'un temps,
attendu qu'il soumet à des lois trop sévères
l'esprit et le cœur de l'homme, el que la reli-
gion la plus pure, la plue facile, la plus
agréable, c'est, Bans contredit, le protestan-
tisme. Le mandarin qui entend ces belles as-
sertions, ou se trouve protestant Bans le sa-
voir, OU [«rend le prédicateur pour un fou.
Il faut d'ailleurs distinguer entre les infi-
dèles civilisés et les infidèles sauvages ou bar-
bares. On peut dire à ceux-ci tout ce qu'on
veul ; mais, par bonheur, l'erreur n'ose guère
leur parler. Quant aux autres, il eu est tout
autrement ; mais le fait que je viens de citer
prouve qu'ils en savent assez pour nous dis-
tinguer. S'il y a parmi eux des esprits ca-
pables de se rendre aux vérités du christia-
nisme, ils ne nous auront pas entendu long-
temps avant de nous accorder l'avantage sur
les sectaires. Le bon sens non prévenu s'aper-
çoit bien vite que l'Eglise une et invariable
est d'un côté, et de l'autre l'hérésie aux mille
têtes.
Uno autre raison, qui annule ce faux minis-
tère évangélique, c'est la conduite morale de
ses organes. Ils ne s'élèvent jamais au-dessus
de la probité, faible et misérable instrument
pour tout effort qui exige la sainteté. Le mis-
sionnaire, qui ne s'est pas refusé par un vœu
sacré au plus vif des penchants, demeurera
toujours au-dessous de ses fonctions et finira
par être ridicule ou coupable. On sait le ré-
sultat des missions anglaises à Taïti dans les
premières années de ce siècle: chaque apôtre,
devenu libertin, ne fit pas difficulté de
l'avouer, et le scandale en retentit dans
toute l'Europe.
Au milieu des nations barbares, loin de
tout supérieur et de tout appui qu'il pourrait
trouver dans l'opinion publique, seul avec son
cœur et ses passions, que fera le missionnaire
d'un homme, cet homme fût-il un grand roi?
Ce que firent ses confrères à Taïti. Le meilleur
de ces gens-là, après avoir reçu sa mission de
l'autorité civile, s'empresse de se retirer dans
une maison commode avec sa femme et ses
enfants, et se borne à prêcher philosophique-
ment à des sujets sous le canon de son souve-
rain. Quant aux véritables travaux aposto-
liques, jamais ils n'oseront y loucher du bout
du doigt.
L'immense supériorité de nos mission-
naires est si bien connue qu'elle a pu alarmer
l'ancienne Compagnie des Indes. Quelques
prêtres français, jetés dans ces contrées par le
tourbillon révolutionnaire, lui avaient fait
peur; elle craignait qu'en faisant des chré-
tiens, ils ne fissent des Français. Sans doute
la Compagnie des Indes disait comme nous :
Que votre royaume arrive, mais toujours avec
le correctif : et que le nôtre subsiste.
Dans le sentiment instinctif de leur impuis-
sance, les prolestants ont formé des sociétés
de propagande, ouvert des listes de souscrip-
tion et lancé des commis-voyageurs pour la
diffusion de la lumière évangélique. Une telle
initiative honore certainement leur cœur, elle
n'honore pas aulant leur esprit. Eux, dont le
LIVIIK QUATRE- VINGT-QUAT0RZ1ÈM1
\ i :t
devoir eal de lire l'Ecriture Sainte, n'y voient
point les préceptes du Seigneur lorsqu'il en-
voya prêcher ses apôtres. Ils ne comprennent
ni le grand mystère de l'Evangile, ni la mira-
culeuse puissance de la croix. Aussi nous &p -
prennent- ils chaque année, avec une précieuse
naïveté, les sommes fabuleuees qu'ils ont re-
cueillies et le nombre d'exemplaires de Bibles
qu'ils ont lancé dans le monde ; mais tou-
jours ils oublient de nous dire combien ils
ont enfanté de nouveaux chrétiens. Si l'on
donnait au Pape, pour être consacré aux dé-
penses de> missions, l'argent que ci s sociétés
perdent pour fournir des cornets aux Chinois
et de la tapisserie aux insulaires du Grand
Océan, il aurait l'ail aujourd'hui plus de chré-
tiens que les bibles protestantes n'ont de pages.
Eu suivant cette discussion, je ne me suis
point éloigné de mon sujet, je n'ai fait que
le côtoyer pour en mieux découvrir les splen-
dides horizons. Je voudrais y rentrer afin d'en
goûter les charmes, mais l'impuissance de
l'erreur a suffisamment rendu hommage à la
vérit'\ Je conclus donc par une proposition
qui résume la science des docteurs et le pieux
sentiment des saints :
Avoir une mission, ce n'est pas être envoyé
par la reine d Angleterre ni même par le roi
de Prusse, — car alors on travaille pour le roi
de Prusse, comme nous disons de ce côté ci
du Rhin; — c'est être l'envoyé de Jésus-
Christ et savoir mourir.
En ls.82, une humble fille de Lyon, Pauline
Jarricot, dans le pieux désir de venir en aide
à quelques missionnaires de sa connaissance,
commença de recueillir des aumônes. Elle les
demanda surtout aux ouvriers et aux pauvres
gens de la ville, et, pour leur faciliter celte
bonne œuvre, elle fixa au plus modeste ch i tire
la contribution de chaque semaine. Dieu bénit
sa pensée, le peuple y répondit. Au bout de
quelques années, la pauvreté populaire fit
annuellement une rente de plusieurs millions
à la prédication de l'Evangile chez les nations
infidèles; le nombre des missionnaires s'ac-
crut dans une proportion supérieure à celle
des ressources ; et bientôt leurs récils per-
mirent de créer un recueil qui est maintenant,
en Europe, le journal le plus lu, je veux dire
les Annales, vrais Acta martyrum du xixe siècle.
Telle lut l'origine de la Propagation de la
Foi. Ses commencements furent humbles,
selon la destinée de tout ce qui porte en soi
des conditions de grandeur et des promes-es
d'avenir. Le grain de sénevé, germant sur
une terre engraissée du sang des martyrs,
couvre maintenant la terre de son ombre. Ce
n'est, plus l'œuvre d'une église particulière,
mais l'œuvre catholique par excel ence,
adoptée, proclamée, préconisée comme telle
par l'auguste Chef de la Chrétienlé. lie la
France, comme d'un foyer toujours fécond,
sa flamme céleste a gagné la Suisse, la Bel-
gique, l'Allemagne, les deux Péninsules, la
Grande- Bretagne, les contrées infidèles
com rue |,;-s contrées catholiques, et elle ne
l'arrêtera plus que le sol ne manque ù son ac-
tivité.
L'objet de cette œuvre est d'aider l'Egli
dans sa grande mission de propager l'Evan-
gile. L'Eglise enfante les apôtres, la Propa
galion de la Foi les soutient; l'une leur ins-
pire le zèle qui les fait partir, l'autre leur
assure le pain qui les fait vivre ; celle-H leur
indique le champ qu'ils doivent défricher,
celle-ci leur facilite les moyens d'en prendre
possession et d'en féconder le sol. Il leur faut
un navire pour aller le chercher au-delà des
mers; il leur faut une croix pour subjuguer
les peuples ; il faut, quand ils ont des néo-
phytes, un sanctuaire pour les abriter ; il faut
des vases sacrés pour accomplir les saints
mystères et préparer les fidèles à la confes-
sion de la foi ; il faut enfin des écoles pour
recueillir les enfants, des hospices pour les
malades, des asiles pour les vierges, des sé-
minaires pour préparer des successeurs aux
missionnaires ; et c'est la Propagation <le la
Foi qui fournit le moyen d'élever ces établis-
sements et de se procurer ces ressources.
C'est comme une intendance religieuse pour
couvrir les frais des missions, un budget
pour pourvoir aux besoins du mis-ionnaire,
donner des armes à son zèle, des é'éments à
ses fondations, un autel à son sacerdoce, une
tombe à sa dépouille.
Entre tant de gloires incomparables dont
brille celte incomparable association, l'une
des plus éclatantes est la sublime simplicité
de ses moyens; c'est d'être accessible non
seulement à toutes les fortunes, mais même à
toutes les indigences, et d'arriver par le
néant à de grands résultais. Les richesses de
la Propagation lui viennent des offrandes des
associés, et ces offrandes ne se composent que
d'un sou par semaine, encore se contente-
t-elle de moins pour ceux qui ne peuvent at-
teindre ce modeste niveau. Si une obole est
au-dessus de vos forces, donnez-en la ving-
tième partie, et la Propagaiion la recueillera
avec respect. « Chaque pleur de cette rosée,
dit l'éloquent évêque de Nimes, a pour elle
un prix auguste et sacré, parce qu'elle y voit
la sève du cœur et pour ainsi dire le sang de
la charité. Au fond de ces petites gouttes
d'eau, il y a pour elle comme un monde in-
fini de mérite et de nobles sentiments qui
les élève à toute la grandeur d'un vaste flot.
Isolées, chacune d'elle n'est rien ; rassemblées
elles se fécondent par leur rapprochement;
elles prennent, en se confondant, la profon-
deur d'un abîme et la puissance d'enfanter
des mervt illes. »
Outre l'aumône de cinq centimes par se-
maine, l'œuvre qui cherche av;.nt tout la
grâce de Dieu et le salut de ses membres,
impose à chaque associé une courte prière
(le Palar et VAve), pour demander que le
royaume de Jésus Christ s'étend»- par toute la
terre, avec une invocation à saint François
Xavier, l'apôtre des Indes et le modèle de
tous les apôtres.
114
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
En retour, L'œuvre offre a pes associés, dana
les Annales de l<i Propagation de la Foi, la
lecture la plus précieuse qui se puinse taire.
Ce recueil fait suite ;iux Lettres édifiantes des
Pèrea jésuites, aux /.'(/mi/es du Moyeu A^e et
aux Actes des apôtres ; il s.' compose <ie lettres
écrites par les missionnaires. Ceux qui y
tiennent la plume 1 ; n sont pas des écrivains
commodément assis au coin de leur feu et
rédigeant tout à l'aise des souvenirs plus ou
moins exacts, des impressions de voyage plus
ou moins authentiques. Ce sont des hommes
d'action dressant comme un bulletin de
combat au milieu de la poussière et du bruit
de la bataille. Apôtres épars sur tous les
points de l'univers, ils rendent compte à
leurs amis des cinq parties du monde des
œuvres accomplies à l'aide de leurs offrandes.
Dans leurs récits, tout instruit, console, édifie,
transporte l'âme. Chaque mis-ion ayant son
caractère propre, on y trouve tour à tour
des descriptions attachantes, des anecdotes
pleines d'intérêt, des peintures d-- mœurs, de
savantes dissertations, des plans d'améliora-
tion ou de réforme. Ce qui ajoute encore au
charme de la variété, c'est qu'il y a entre le
missionnaire et l'associé une e-pece d'iden-
tité de personne. Nous traversons avec lui les
vastes pi unes de l'Océan ; avec lui nous des-
cendons sur les plages infidèles. Nous le sui-
vons dans les immenses forets qu'il doit par-
courir ; nous le voyons franchir des marais
impraticables, gravir des roches escarpées,
remonter des fleuves impétueux, affronter des
nations cruelles, superstitieuses et jalouses ;
nous le suivons enfin dans toutes ses cour.- es
apostoli pues, et si nous n'avons pas toujours
la joie d>j voir le sauvage s'attacher à l'apôtre
nous voyons toujours l'apôtre s'attacher au
sauvage, se faire tout à lui et le gagner enfin
à Dieu et à 1 Eglise.
De plus, l'Eglise, qui est la plus grande
école de reconnaissance qui soit au monde, a
enrichi d'indulgence la Propagation de la Foi.
Indulgences plénières à gagner trente fois
dans le cours de l'année. Indulgences par-
tielles : de trois cents jours de<ix fois l'an ; et
de cent jours chaque fois qu'un associé ac-
complit, en faveur des missions, une œuvre
quelconque de piété ou de charité. Faveur de
l'autel privilégié pour toute messe die au nom
d'un associé <n faveur d'un membre défunt;
même privilège personnel, cinq tois par se-
maine, aux prêtres qui sont collecteurs des
aumônes de mille associés.
Ainsi, la PiOpngation de la Fo> est une des
œuvres les plus méritoires. Chaque vertu,
sans doute, a son auréole, chaque victoire sa
couronne et chaque bonne œuvre son mérite
particulier. Mais le propre de cette associa-
tion est de conférer à ses membres toutes les
spécialités de mérites, comme le but de son
institution e4 d'embrasser toutes les diver-
sités de dévouements. Nous disons tous les
mérites, sans excepter ceux qui semblent ap-
partenir exclusivement à des vocations d élite,
telles que la transmission de la vérité par là
prédication de l'apostolat. Ce n'est pas que
l'associé ail besoin de passer les mers et
d'unir sa voix à I • voix de dos apôtres. Non ;
des liens qu'il n'est pas en son pouvoir de
rompre l'attachent à bs famille et a Ba patrie.
Mais M est un autre apostolat que celui de la
parole, c'est l'apostolat de la charité. Du
moment qu'il s'e-t associé à la Propagation
de la Fol, sa prière et son aumône lui donnent
droit à tous les fruits, à tous les mérites
toutes les gloires de l'œuvre elle-même, mé-
rites des apôtres, mérites des confesseurs,
mérites des martyrs. Membres de cette archi-
confrérie, nous catéchisons, noug prêchons,
nous baptisons par toutes ces bouches et
toutes ces ma;ns, instruments de notre zèle;
nous triomphons par tous ces courages que
soutient notre charité; nous avons part à
tout ce qu'ils entreprennent, à tout ce qu'ils
souffrent, à tout ce qu'ils immolent pour la
gloire de Dieu et le salut des homm
La communion des saints triomphe pur-
tout par la mort. Si donc nous participons
aux travaux des missionnaires, à combien
plus forte raison participerons-nous à leurs
suffrages lonsqu bs seront arrivés à l'éternelle
patrie! « Ecrivez, disait le martyr Gagelin à
celui de se^ frères qui allait devenir le témoin
de son sacrifice, écrivez à tous les membres
de la Propagation de la Foi, que dans le ciel
je ne les oublierai pas. » Le saint évêque de
Sozopolis s'écriait à sa dernière heure :
« Après quarante-six ans de missions, at-
taqué maintenant d'une maladio grave, Dieu
va m'appeler à lui. Si je trouve grâce, ain-i
que j'en nourris l'espérance au lond de mon
cœur, je bénirai encore votre charité, ô mes
très chers frères en Jésus-Christ, et je solli-
citerai pour vous les plus abondantes béné-
dictions. »
Tant de peuples qui ont reçu par nous les
biens de la vie présente et les promesses de
la vie future, tant d'âmes qui auront é:é -au-
vées par nos soins, nos prières, le fruit de nos
aumônes, n'intercedront ils pas pour nous
près du souverain rémunérateur?
Enfin cjs bienfaits répandus sur tant de
nations étrangères ne vaudront-ifs pas à la
nôtre la confirmation de la grâce, principe
de toutes ses grandeurs? Nous donnons, on
nous donnera ; ces chrétientés que nout. for-
mons en Océanie, ces églises que nous bâtis-
sons en Alri pie nous mériteront la confirma-
lion de celte foi que nous leur procurons. Les
miracles appellent les miracles; un verre
d'eau froide aura sa récompense. Notre géné-
rosité nous sera donc comptée; elle nous
aura valu de re-ter les enfants de prédilec-
tion, les fils aînés de cette grande famille
dont Dieu voudra bien toujours se montrer
le sauveur et le père.
Bénie sois-tu, œuvre admirable de la Pro-
par/aiion de la Fuit œuvre éminemment ca-
tholique, puisque tu emDrasses, comme but
ou comme instruments, tous les enfants de la
LIVRÉ QUATRE-VINGT-QUÀTORZlfcMK
US
grande ramille humaine; œuvre facile,
|.>liî—«I itf- tu n'exiges de nous qu'une légère
mise de fonds; œuvre féconde, puisque tu
enveloppes l'univers dans un immense réseau
de charité; œuvre méritoire, puisque tu nous
associes s tous les mérites «le* convertisseurs
et tics convertis ; enfin œuvre profondément
opportune, puisque, au milieu de la lutte qui
B'ugrandit chaque jour entre lu vérité chré-
tienne et les contradictions du philosophisme,
tu sauvegardes chez tous les peu pics le pré-
sent, malgré ses infirmités, l'avenir avec
ton les ses espérances.
C'était une parole bien simple que celle-ci :
« Allez et enseignez toutes les nations ». Et
cependant c'était une parole bien extraordi-
naire, puisqu'elle était dite à des gens qui ne
savaient rien ; et eussent-ils su quelque chose,
c'eut été encore une étonnante hardiesse que
de leur confier l'enseignement des peuples;
car, pour enseigner tous les peuples, il faut
que la doctrine, ainsi commise à des lèvres
mortelles, se suscite à jamais des apôtres qui
sachent vivre comme Jésus Christ et trouver
un bénéfice dans la mort. Autrement le monde
ne recueillera pas les fruits de leur ministère,
parce que le monde ne va pas de lui-même à
la vérile, heureux lorsqu'il la reçoit des mains
qui la lui portent, et ne répond point au plus
généreux des sacrifices par la plus lâche des
persécutions.
Cette parole créatrice a toujours donné des
apôtres à l'Eglise. Home tombant de pourri-
ture, l'Occident ébranlé par le* invasions, les
vieux empires d'Asie, les jeunes républiques
d'Amérique, les îles récemment découvertes
de l'Océanie ont vu arriver des missionnaires
à l'heure marquée par la Providence. Avant
de s'élancer à la conquête des âmes, ces
jeunes apôtres s'étaient initiés à leur dur mi-
nistère sous la direction de quelques vieux
combattants de la foi, dans quelque maison
visitée par l'esprit du cénacle. Aujourd'hui
même, par un dessein dont Dieu garde le
secret, ces maisons bénies, ces séminaires
d'apûires pullulent en Europe. Il y en a à
Rome, à Naples, à Milan, à Vienne, à Lou-
vain, à Marseille et jusqu'à Paiis Oui, Paris,
l'enfer des anges et le paradis des démons,
Paris renferme aussi des collèges d'apôtres.
Dans le pêle-mêle de ces maisons où le blas-
phème seul se souvient de Dieu, au milieu de
ces écoles d'affaires, d'ambition et de plaisir,
il y a <\<'ux maisons de missionnaires, deux
écoles d'apostolat catholique où l'ait que l'on
apprend est de mourir pour Je nom, pour la
gloire et l'amour de Dieu.
deux missions sont le séminaire du
Saint-Esprit et le séminaire des Missions Etran-
gères ; l'un, où se forme le clergé du nouveau
monde, l'autre, où se réunissent les jeunes
prêtres qui doivent évangéliser le Thibet, la
Tartarie, I. Mandchourie, le Japon, la Chine,
le Tonking et les îles de l'Océan Pacifique. Le
ime intérieur de ces maisons esl à peu près
celui de nos séminaires. Vie commune, tra-
vaux théologiques, discipline, Loul se rcs-
semble, sauf que la discipline doil préparera
une vie plus pénible et (pu- l'instruction doit
faire connaître la science de convertir, d'ins-
truire fi de moraliser les infidèles. Du re
il y a la des souvenirs el des maire- qui vont
droit au but. Ces directeurs de l'établissement
sont d'anciens missionnaires qui ont acqui
l'expérience au poste du dévouement et qui
souvent portent dans leur corps le-, meurtris-
sures éloquentes de la persécution. Les cellules
habitées par les clercs ont abrité des hommes
dont le nom appartient au martyrologe. A
côté de l'humble chapelle où s immole chaque
jour l'Agneau qui efiace les péchés du monde,
vous vovez les glaives qui les ont frappés, les
chaînes qu'ils ont portées, les cordes et les
fouets qui ont déchiré leur chair, les linges
teints de leur sang, quelques restes de leurs
haillons, quelques débris de leurs ossements
sacrés qui attendent le jugement de l'Eglise
pour monter sur les autels. Un jour, ces mar-
tyrs seront les patrons de la communauté
dont ils furent les enfants; aujourd'hui, leurs
restes reposent sous la garde de la vénéra-
tion publique. Toutes les lèvres baisent ces
pieux trésors, et dans tous les cœurs ils
allument un feu qui ne sait pas s'éteindre.
La vie propre de l'apôtre ne commmence
qu'à son départ du séminaire. Le jour du
départ est, pour les vieux maîtres et les
jeunes condisciples, un jour de fêle, fête de
joie et de deuil, où la crainte et l'espérance
s'unissent dans de saints embrasements,
comme il sied à des hérauts de l'Evangile.
Aujourd'hui donc, c'est fête au séminaire
des missions étrangères. (Juelques jeunes
prêtres partiront demain, et l'on fait ce soir
la cérémonie des adieux. A celte fêle, on ad-
met les amis et les parents qui peuvent la su-
bir.
La cérémonie commence à la chute du
jour. La communauté entoure une statue de
la Sainte Vierge élevée dans le jardin sous un
humble dôme de treillage. On chante le Ma-
gnifient et \'Ave Maris Stella. Tous les chré-
tiens qui ont le bonheur de mêler les paroles
et les chants de l'Eglise aux actions de leur
vie savent quel sens profond et touchant ces
accents inspirés reçoivent toujours de la cir-
constance où l'on est et quelle lumière ils
portent dans l'âme. En ce moment solennel,
ils révèlent de particuliers enseignements. Le
Magnificat est le chant anticipé du triomphe,
le salut au Dieu qui va ouvrir à son Fils in-
carné la porte de nouveaux royaumes. V Ave
Maris stella est le cri de l'humilité sacerdo-
tale, l'accent de la confiance qui. à la veille
de l'épreuve, invoque celle qui a fait luire la
lumière sur les peuples assis dans les ténèbres.
Merveilleuse inspiration, c'est par deux prières
à la douce Marie que commence le chant du
départ.
Les jeunes missionnaires quittent ce jardin,
ce lieu de délassement et de repos, où ils ont
passé quelques courtes années dans l'appren-
116
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
lissage d'une vie qui n'aura plus ni repos ni
délassement. Ils se rendent à la chapelle.
L'étroite enceinte est remplie. Pas de pompe,
pas d'ornements à l'autel ; une pauvreté toute
apostolique. Point de splendeur non plus <i.wis
L'assistance ! Les parents et les .unis des mis-
sionnaires n'appartiennent guère au grand
monde. »>n y voit des soldats, des domes-
tiques, des gens de travail et de petite condi-
tion, des frères de la doctrine chrétienne,
quelques prêtres. Quelquefois un évêque, bote
passager de la maison qu'il aime, apporte là
ses vœux et ses bénédictions.
On fait la prière et les exercices du soir sui-
vant la coutume. Celte prière est la prière des
chrétiens pieux, prière simple et sublime,
éclatante ici de soudaines clartés. Invocation
au Saint-Esprit, mise en présence de Dieu,
examen de conscience, actes de contrition ;
prière pour le Pape, pour les princes, pour
les parents, les amis, les ennemis ; prière
pour les pauvres, les orphelins, les malades,
les agonisants, pour les prisonniers, les voya-
geurs, pour les vivants et pour les morts... 0
noblesse de la vie chrétienne!
Après la prière, le directeur de semaine in-
dique le point de méditation sur l'Evangile du
lendemain. Par une de ces rencontres qu'ex-
plique l'admirable fécondité de l'Evangile, la
lecture tombe sur quelque grande leçon, s^pr
quelque scène saisissante, sur quelque para-
bole pleine «l'a-propos. C'est le conseil du re-
noncement, la béatitude des larmes, le bon-
heur de souffrir persécution pour la justice ;
c'est le Sauveur qui appelle les ouvriers pour
la moisson, c'est le père de famille qui envoie
à sa vi^ne des hommes de peine ou qui invite
les pauvres au banquet des noces; c'est Jésus
choisissant ses apôtres, leur donnant le pré-
cepte ou l'évangile du ministère apostolique,
et les jetant, d'un souftle, sur tous les che-
mins du monde. Il n'y a pas une page des
saints livres qui n'ajoute à l'émotion d'un
tel jour et au grandiose d'une telle situa-
tion.
La prière terminée, le supérieur adresse
aux missionnaires qui vont partir une courte
allocution ; il leur dit la tâche qu'iis auront à
remplir, les ennemis qu'ils auront à vaincre.
Quels ennemis? Le monde, l'enfer et eux-
mêmes : l'enter, à qui ils veulent arracher le
monde; h monde, qui ne veut pas être dé-
livré ; eux-mêmes, qui ne peuvent triompher
de l'enfer et du monde que par une conti-
nuelle victoire sur la vanité des pensées hu-
maines, sur l'excès des fatigues, sur le désir
du repos, sur les besoins du corps et sur les
vœux du cœur. La sagesse humaine les trai-
tera de fous, et ils le sont en effet : stulti prop-
ter Christum; l'enfer leur tendra des piège-. ;
le monde les regardera comme des séditieux.
Vous serez repoussés, battus de verges, em-
prisonnés, vous serez mis en croix... mais
ayez confiance, Jésus a remporté la grande
victoire. Heureux ceux qui partageront les
opprobres du divin Maître et qui, comme lui,
attachés sur l'instrument de supplice, pour-
ront piier comme lui pour leurs bourreaux.
Il y a des hommes qui peuvent tenir un
pareil langage et d'autres qui peuvent l'en-
tendre I et ce ne sont pas de9 formi a de rhé-
tborique arrangées à plaisir, c'est la vérité
toute simple et toute purel Us -ont là; ils
iront ainsi, ils souffriront et mourront ainsi,
et l'unique sentiment qui soit dan» leurs cœurs
est un sentiment d'immense et joyeuse recon-
naissance pour Celui qui les appelle à celle
vie et qui leur promet cette mort.
Les missionnaires se placent ensuite debout
devant l'autel. Ils sont là, victimes heureuses
et pures ; le chœur chante ces belles paroles
qui appartiennent à la fois à la loi ancienne
et à la loi nouvelle, et que saint Paul, l'apôtre
des nations, a prises des prophètes Laie et
Nahum : Quam tpeciosi pedes evangelizcntium
paceni, evangrlizantium bona ! Et, pendant ce
chant, les missionnaires d'abord et tous les
assistants viennent baiser à genoux ces pieds
heureux qui porteront au loin la bonne nou-
velle et la paix du Seigneur.
Une cérémonie si touchante par elle-même
est féconde en incidents qui dépassent tout ce
que la vie peut offrir de contraste et tout ce
que le cœur peut contenir de sentiments.
Louis Yeuillot, à qui nous empruntons le fond
de ce passage, va le clore par le récit d'un de
ces incidents :
« J'assistais un soir, dit le grand écrivain,
à pareille cérémonie. C'était, je me le rap-
pelle, en plein carnaval. Non loin de la mai-
son des missionnaires, j'avais vu les masques
se presser à la porte d'un bal public. Au mi-
lieu du bruit des équipages, la rue n lentissait
de cris aviné-. Ce soir-là, ils étaient sept qui
devaient partir. Les clameurs de la rue ajou-
taient, s'il est possible, au sentiment de véné-
ration avec lequel nos lèvres se posaient sur
ces pieds où la boue allait devenir une parure
plus brillante et plus précieuse que l'or. Tout
à coup, un vieillard mêlé aux assistants
s'avança, marchant avec peine. L'un des di-
recteurs de la communauté, revenu des mis-
sions où il avait répandu son sang, le soute-
nait. Une indicible émotion, à laquelle les
jeunes missionnaires n'échappèrent point,
courut dans la chapelle et lit faiblir les voix.
C'était une sorle d'anxiété que chacun ressen-
tait, quoique chacun n'en connût pas la cause.
Le viedlard s'avança lentement. Arrivé à l'au-
tel, il baisa successivement les pieds des quatre
premiers mis>ionnaires. Le cinquième, comme
par un mouvement instinctif, s'inclina, éten-
dard les mains pour l'empêcher de se melti e à
genoux devant lui. CependanL le vieillard s'age-
nouilla ou plutôt se prosterna ; il imprima ses
lèvres sur les pieds du jeune homme qui pâlis-
sait ; il y pressa son front et ses cheveux blancs,
et enfin il lai-sa échapper un soupir, un seul,
mais qui retentit dans tous les cœurs et que
je ne me rappelle jamais sans me sentir pâlir
comme je vis en ce moment pâlir son lils. Et
ce fils était le second que cet Abraham sa-
LIVItE Ql ATRB VINGT QUATORZIEMl
117
cri fi »' donnait ainsi à Dieu, et il ne lui en res-
tait poinl d'autre...
« On aida le vieillard â se relever; il baisa
encore les pieds des deux missionnaires qui
suivaient son citer enfant, et il revint à B8
place, pendanl que le chœur, un moment in-
terrompu, chantait le psaume Laiulnte, pueri,
Dominum. »
Voici la grandeur, la force et le sublime du
catholicisme.
La vie «les missionnaires est de mourir pour
le nom, pour la gloire et pour l'amour de
Dieu.
Je dis mourir, et je dis peu ; car il ne s'agit
pas de donner une fois sa vie, ni même île
l'exposer pour un temps aux chances d'une
guerre qui doit finir. Ce que le missionnaire
apprend, c'est l'art de mourir à tout, et tous
les. jours, et toujours! Il fait une guerre sans
trêve contre un adversaire immortel, qui ne
sera vaincu momentanément que par des mi-
racles, qui ne sera enchaîué et dompté défi-
nitivement que par la force de Dieu.
Pour s'engager dans ce combat, il faut que
le missionnaire se dépouille de tout. 11 meurt
d'abord à sa famille selon la chair : il la quitte,
il ne lui appartient plus, et, selon toute appa-
rence, il ne la reverra plus. Il meurt ensuite à
ses frères selon l'esprit, parmi lesquels il s'est
engagé pour prendre une part de leurs tra-
vaux ; il quittera aussi cette seconde maison
paternelle, et probablement pour n'y plus
rentrer. 11 meurt encore à la patrie : il ira
sur une terre lointaine, où ni les cieux, ni le
sol, ni la langue, ni les usages ne lui rap-
pelleront la terre natale ; où l'homme même,
bien souvent, n'a plus rien des hommes qu'il
a connus, sauf leurs vices les plus grossiers
et les misères les plus accablantes.
Et quand ces trois séparations sont accom-
plies, quand ces morts sont consommées, il y
en a une autre encore où le missionnaire doit
arriver et qui ne s'opérera pas d'un coup,
mais qui sera de tous les instants, jusqu'à la
dernière heure de son dernier jour, il devra
mourir à lui-même, non seulement à toutes
les délicatesses et à tous les besoins du corps,
mais à toutes les nécessités ordinaires du cœur
et de l'âme. Le missionnaire, la plupart du
temps, n'a pas de demeure fixe, pas d'asile
passager, pas une pierre où reposer sa tête, il
n'a pas d'ami, pas de confident, pas de se-
cours spirituel permanent et facile. 11 court à
travers de vastes espaces. Quelques chrétiens
cachés sur un territoire immense, voilà sa
paroisse et son troupeau. Il en fait la visite
incessante â travers des périls incessants.
Trois sortes d'ennemis l'entourent sans re-
lâche : le climat, les bêtes féroces, et les plus
cruels de tou«, les hommes. Si Dieu lui impose,
au milieu de tant d'amertumes, la cruelle
épreuve d'une longue vie, il vieillira dans ce
dénûment terrible; et, chaque jour, l'amer-
tume des ans comblera et fera déborder le
vase de ses douleurs. Il n'aura [dus celte vi-
gueur du corps et ce-, ardeurs premières de
T. XV.
Tùine qui donnent un charme A la fatigue, an
attrail au danger, une saveur même au pain
île l'exil.
— Il se I rainera sur h"< chemins an
sueurs de si jeunesse, el qui n'ont pas Henri.
Il portera dans «■on âme ce deuil qui fut le liel
et l'absinthe aux lèvres de l'homme Dieu, le
deuil du père qui a enfanté des lil- ingrats I
Contemplant ce peuple toujours infidèle; énu-
méranl i n Bes souvenirs les lâchetés, les obsti-
nations, les refus, les ignorances coupables, les
perversités renaissantes, hélas I les apoatasii
et, pour tout dire, le sann' de Jésus devenu
presque infécond par l'effet de la malice hu-
maine, il baissera la tète, et il entendra dan-
son cœur un écho do l'éternel gémissement
des envoyés de Dieu : Curavimus ûabylonem,
et non est sanata ! Ainsi s'achèveront ses jours,
fanés presque dès leur aurore : Dies mei sicut
timbra declmaverunt, et ego sicut fœnum ami.
Ainsi il attendra que son pied se heurte à la
pierre où il doit tomber, que sa vie s'ac-
croche à la ronce où elle doit rester suspen-
due, une masure, une cachette au fond des
bois, un fossé sur la route. Car le cimetière
même, cet asile dans la terre consacrée, le
missionnaire ne l'a pas toujours; trouvant à
mourir jusque dans la mort, il se dépouille
aussi du tombeau.
Telle est la vie du missionnaire. Suivant la
nature, elle est incompréhensible, et c'est
trop peu de l'appeler une lente et tormidible
mort. Qui nous expliquera pourquoi il se
trouve toujours des hommes pour se consu-
mer dans cet obscur et sanglant travail ; des
hommes qui désirent cette vie, qui la
cherchent, qui l'ont rêvée enfints, et qui,
cachant à leur mère ce grand dessein, mais le
nourrissant toujours, obtiennent des hommes
à force de volonté, de Dieu à force de prières,
qu'il soit accompli? Ah! c'est le secret du
ciel et le plus noble mystère de l'âme hu-
maine. Jusqu'à la fin il y aura des hommes
de sacrifice, illuminés d'une clarté divine, qui,
les yeux tournés vers Jésus, sauront phrlaite-
ment ce que la foule des autres peut à peine
comprendre. In lumine tuo videbimus lumen.
A la lumière de Dieu, ils devinent les joies de
cette vie d'immolation pour Dieu ; ils y as-
pirent, ils les goûtent, ils veulent s'en assou-
vir, et le monde n'a point de chaînes de fleurs
qui les empêchent de courir à ces nobles fers.
Au lendemain du Golgotha, lorsque les Juifs
lapidaient le premier confesseur, lui, le visage
rayonnant, il s'écriait : « Je vois les cieux ou-
verts, et le. fils de l'homme qui est debout à la
droite de Dieu ! » Eh bien, il ne faut pas cher-
cher davantage. Aujourd'hui comme il y a
dix huit siècles, l'attrait de la vie apostolique
est là ; c'est la vie qui ressemble le plus à celle
de l'Homme- Dieu, et, dès lors, celle où il se
communique davantage.
Comment le* hommes peuvent-ils abandon-
ner famille, patrie, rompre leur cœur, renon-
cer à toute ambition, abandonner toute gloire
humaine, chercher le long martyre d'une vie
27
118
HISTOIRE UNIVEUSELLB DE [/ÉGLISE CATHOLIQUE
dont lis priions, les tortures et les bourreaux
i ni les moindres et les plus suppor-
tables accident»? C'est qu'à travers !<•* mille
angoisses de cette vie, ils courent à la con-
quête des âmes; c'est que, quelle que soit
I aridité du sol, la bonne Bemeuce n'y est ja-
mais complètement stérile ; c'esl enfin qu'ils
emporleni leur Christ sur la poitrine ei qu'ils
le voient dans les cieux. Du fond «les cachots,
du haul des bûchers, du milieu des prétoires
et des tortures, ;iu sein des vastes solitudes,
dans les ombres <le la miii parmi les périls de
la mer, voilà leur consolai ion et leur force :
/•'/ce ri len rœlos aperton, et filium hominisslan-
tem à dextris Oei i Louis Vbuïllot).
Pour connail re les servies rendus au monde
par les misions, il faudrait copier les livres
de Chateaubriand, de J. de Maistre, de Haï-
mes ei de tous les auteurs qui ont parlé de
l'influence du christianisme sur l'ordre social.
Los missions, en effet, sont pour l'Eglise le
moyen d'action extérieure, et tous les bien-
faits qu'elles répandent ne sont autres que les
fruits de la religion conquérant des peuples
sauvages, barbares ou civilisés, mais infidèles.
Prendre la question à ce point de vue ne peut
être mon fait; je dois, pour suivre mon plan
et. rester pratique, dresser une simple nomen-
clature des effets immédiats que suppose ou
que produit le zèle «les missionnaires.
J'étonnerai peut-être mes lecteurs ; mais, à
mon gré, le premier bienfait des mis-ions ce
sont les i/iniir qu'ont à souffrir ceux qui portent
le fardeau de l'apostolat. Notre plus grand
bien, à nous chrétiens, c'est la croix de Jesus-
Chrisl, c'est cette triomphante mort qui nous
a rendu la vie, et avec la vie les m >yens d'en
entretenir le feu sacré. Après les souffrances
du Sauveur, il n'y a rien déplus précieux que
les nôtres; or, la vie des missionnaires n'est
qu'un tissu d'épreuves. Ces vaillants apôtres
qui portent à tous les hommes la science du
bonheur par la soumission à Dieu, il leur faut
opérer les plus douloureuses séparations, traî-
ner l'existence la plus dure, finir ou par un
cruel m. u lyre ou par une mo't plus épouvan-
table de délaissement. Un but si élevé, un dé-
vouement si pur, une vie si mort i liée, une
mort si méritoire sont un grand exemple et
une source de grâces, exemple dont la bra-
voure simple provoque partout une émulation
féconde, grâces qui, par les canaux de la com-
munion «les saints, couvrent la terre d'une
rosée de bénédictions.
A. cette émulation d'héroïsme et à ces grâces
de solidarité, s'ajoutent de merveilleuses trans-
formations. Les peuples que visitent les mis-
sionnaires sont : ou des sauvag s, vieillis dans
l'enfance romme les insulaires de l'océanie;
ou d'incultes barbares comme les habitants
des régions polaires du Haut Canada, du Thi-
bet et de la Mongolie ; ou des civilisés dé-
crépits comme les Chinois et les Japonais : ou
des peuples non corrompus encore, jusqu'à la
moelle, mais en danger de retomber, par le
schisme ou l'hérésie, dans la barbarie primi-
tive. Les missionnaires retiennent ces derniers
peuples sur le penchant de la il 'Cadem-e el
peuvent les ramener, par la diffusion de la
vraie foi, à l'honneur de leur première di-
gnit<*. (Juanl aux autres, s'ils n'v trouvent, a
leur ai rivée, qu'une religion g . des
mœurs ignobles, des instincts cruels el un ou-
bli Complet des principes de t., ut ordre, ils
savent y opérer des merveilles d'ennoblisse-
ment. Quand le missionnaire a pu trouver un
gîte4 soit qu'il reste caché dan- une cabane,
soit qu'il exerce son ministère au grand jour,
du moment qu'il peut faire entendre sa pa-
role, sa voix, comme la lyre enchantée du
demi-dieu, accomplit aussitôt «les prodiges «h;
transfiguration. De saines cro\ances, uie re-
ligion douce et pure, remplacent lc:s supersti-
tions slupides et souvent atroces ; des vertus
virginales éclosent de la boue. On voit la dé-
loyauté s'enfuir cédant le sceptre à la droiture ;
plus «le haines traditionnelles ni «le famille*
familles, ni de tribus à tribus ; les guerres
s'assoupissent; les sanglants trophées desti-
nés soit à en rappeler les triomphes, soit à en
perpétuer les fureurs, disparaissent devant la
croix élevée comme un symbole de paix. Pa-
cifiques au dehors, ces petites sociétés de-
viennent plus régulières au dedans. S «ns ab-
diquer totalement leur forme primitive, elles
y combinent dans de plus justes boi nés l'obéis-
sance et le pouvoir. Avec un ordre plus calme
et plus exact, les mœurs nomades s'affai-
blissent, la propriété s'organi-e, le travail
s'établit tantôt autour d'une chapelle agreste,
tantôt à l'ombre d'un monastère. Voila le
germe d'une civilisation qui commence, et là,
comme dans la vieille Europe, c'e-t I apostolat
qui la fonde au nom de l'Eglise et pur su toute-
puissanle charité.
Peut-être dira-t-on que ces conquêtes sont
trop rapides pour être durables, et que les
conversions opérées même par saint François
Xavier n'ont pas résisté a l'épreuve du temps.
Sans doute, un simple passade ne suffit pas
pour asseoir l'Evangile el l'oeuvre de la mis-
sion exige une continuité du min slère, autant
du moins que le comportent les nécesshés de
la mission. D'autre part il est prouvé, ptr les
témoignages les plus certains, que telles sont
bien les transformations opérées par les mis-
sionnaires, malgré l'insuffisance de leurs res-
sources; seulement, pour écarter de l'esprit
tout doute relativement à la solidité de leurs
conquête*, il faut distinguer entre les con-
trées qu'ils évangélisent. Dans les pays d'une
certaine culture, en (dune, par exemple, à
moins d'une vie de thaumaturge, il n'y u pas
de mouvement général, les conversions sont
individuelles, isolées, si l'on veut, mais elles
ne sont que plus solides, elles ne p oduisent
que «le plus fortes vertus, et, par rmt]uence
nécessaire de ces vertus, elles sont connue le
ferment qui met en mouvement toute la masse.
C'est ce qui est arrivé dans l'empire romain à
l'époque des persécutions ; ces conversions
isolées, au jour de l'indépendance, décidèrent
LIVUL QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
111)
la c<wi\ rr-i'iu de l'empire. Oe fait peut nous
amener à la connaissance d'une loi ( > i ■ • > v i < I « *. f i -
lie lie. Dieu demanderai! pour I » foi, dans oe*
sortes de pociéiés, une période <b< Imite* pouf
prép irer les triomphes, Boit pour cacher le,
miracle de sa. victoire, Boit pour v.iinnr la
ti.uie puissance du monde par la faiblesse de
la croix. Au reste, les retarda nécessaire- a
sa conquête n'en doivent pas plus l'aire
méconnut ire les origines obscures qu'elles ne
peuvent diminuer l'evidenee du miracle.
Dana les contrées sauvages ou barbares,
dans les pays où l'homme est, resle plus en-
tant, où une longue et meurtrière décadence
n'a pas inoculé aux âmes le virus de l'opiniâ-
treté dans la malice, l'on arrive pi us promp-
tementau mouvement général de retour. D'en-
fant qu'il était, le néophyte devient bientôt
jeune homme avec sa plénitude de sève, et
homme t'ait avec la puissante énergie de l'âge
viril ; c'est ce qui arriva pour les harhares
du iv" siècle. Hier, coureurs d'a\enlures et
auteurs empresse's de brigandages; aujour-
d'hui chevaliers; — hier esclaves de vices
impétueux et portés aux plus grands excès;
aujourd'hui moines de Saint-Benoit ou de
Saint-Colomban. Ces beaux exemples se re-
produisent souvent, non seulement chtz les
Praux-ltouges, mais même chez les Océa-
niens, malgré la mollesse de leur climat. Le
missionnaire, après avoir fait sa mission,
monte sur sa pirogue pour aller dans d'autres
îles ou chausse le mocassin pour suivre une
bande parlant à la chasse de l'original. Deux
moi-, quatre mois, six mois, un an après, il
revient à ses néophytes, a Et vos serments,
où en sont il»? » Père, les oiseaux des forêts
s'en sont allés chassés par l'hiver, les feuilles
des grands arbres ont été plus d'une l'ois ar-
rachées par la tempête, les flots des rivières
ont couru se précipiter dans les gr unies eaux,
et nos serments sont restés inébranlables !
Nous ne nons en sommes pas écartés même
de l'épaisseur d'un brin de paille. L»t-ce qu'on
peut manquer de parole au (Irand-ftspiit. »
« Telle est, dit l'éloquent éveque de .Vîmes,
l'incorruptibilité de c- s consciences nouvelle-
ment régénérées : leur droiture, leur délica-
tesse et leur vénération pour le devoir vont si
loin qu'elles ne soupçonnent pas la possibilité
d'une. tran-gres«ion. Le martyre leur parait
mille fois plus naturel qu'une infidélité quel-
conque et ils l'affrontent sans peur. (Juand,
après de longues absences, le prêtre qui les a
lavés dans le sang de l'agneau, leur demande
si, depuis, leur tunique a contracié quelque
tache, celte question les étonne, tant le pé-
ché leur semble impossible, et si jamais on
venait a leur parler de nos tiédeurs, de nos
làclietés et de nos crimes, ce récit serait pour
leur foi vierge encore le plus monstrueux des
Mandate*. »
De tel- chrétiens ont l'intelligence du prêtre.
Le missionnaire est à leurs yeux le minisire
de Lieu, le vicaire de Jésus-Christ, l'organe
d ( Saint-Esprit : l'homme a disparu. La res-
peetueoM leadresae dont il est l'objet s'étend
bientôt sur le pays «pli l'a vu naître, mu- la
nation qui produit d>6 tels hommes cl les sou-
iient dans de telles entreprîtes, La loi orée
(lan> les eo'ins reconnaissanis une s.-n-il.il il.;
naturelle, (les barbares, qui n'avaient VéCB
jusqu'à leur Couver-ion (pie d'égd'l :ue cl de
haine, embrassertl maintenant le monde dans
leur charrié. Lu retour des sacrifices que nous
faisons pour eux et des vieux (pie naos loi
nions pour leur bonheur, ils nous envoient
des lettres ou s'exhalent la gralitude la plus
attendrie et les plus onctueuses bénédictions.
On se croirait revenu à ces premier, temps du
catholicisme, où toutes les églises se saluaient
à travers les espaces, dans l'unité d'un saint
embrassement.
A celle communion d'amour s'ajoute une
communion d'idées dont les missionnaires
sont les instruments. Dans leurs moments de
loisir, ils traduisent les livres de la mère-patrie
ou composent des écrits comme l'Histoire des
Antilles de Dutertre, /' Histoire de la Tourelle-
France de Charlevoix, la Mission du Xladuré
du Père Bertrand, ou le Mémoire du Père
Brouillon sur la mission du Kiang-mn. L' His-
toire de ta Corée du Père Dallet, Histoire gé-
nérale des missions étrangère* du Père Lau-
nay, un savant écrit sur le Brahmanisme de
Mgr Laouënan. S'ils ne composent des ou-
vrages de longue haleine, ils écrivent du
moins des lettres avec la maturité de l'expé-
rience el l'autorité du savoir. Un missionnaire
est nécessairement un excellent voyageur;
obligé de parler la langue des peuples aux-
quels il prêche l'Evangile, de se conformer à
leurs usages, de vivre longtemps avec toutes
les classes de la société, n'eût il reçu en par-
tage aucun génie, il parvient encore a re-
cueillir une foule de faits précieux. Ce mois-
sonneur d'observations fait ses gerbes d'autant
plus grosses qu'avant le départ, il a fait pro-
vision de connaissances nécessaires au pays
qu'il doit évangéliser. L'amour du sol natal le
potnse à transmettre à ses compati ioles le bé-
néfice de ses découvertes. Acclimatation de
plantes ou d'animaux, science agricole, pro-
cèdes induslriels, descriptions géographiques,
recherches historiques : tout est de son re-sort.
De manière que le propagateur de la foi et le
héraut des biens céledes se trouve être, par
dévouement, plus que par devoir, le propa-
gateur des biens terrestres et le héraut de la
science sociale.
J'ajoute, avec l'infaillible pressentiment de
la foi, (pie les missionnaires, par l'ensemble
de leurs travaux et par le succès qui les cou-
ronne, occupent les avant-postes du progrès
et préparent au monde un brillant avenir. Eu
ce moment l'univers s'ébranle ; une attente
curieuse et inquiète tient les nations en éveil.
Un nouvel or. Ire d'événements, salué par tous
les voeux catholiques, commence à paraître.
Sans doute le temps est encore éloigné où les
peuples, devenus étrangers parla division des
langues, seront ramenés à l'unité du même lan -
120
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
gage 'l ma l'unité d'une même croyance. Mais,
fi luger de re< onnaltre que les temps accélèrent
leur marche, que les distances tombent, i|iie
les peuples se rapprochent, c'est B'aveugler vo-
lontairement. Or, pour que ce travail de rap-
proi hemenl arrive à un heureux terme, il Tant
qu'il B'eflectue sans profit pour les passions,
sous le patronage de la vérité ri dans l'intérêt
bien entendu des peuples. Si la vérité ne pré-
sidait pas à ce grand événement, si les pas-
sion- y trouvaient leur triomphe, les peuples
ne se rapprocheraient que pour se dominer,
peut-être même pour s'enlre-détruire. Le
prétrr qui déroule dans les missions le dra-
peau de la foi travaille donc à la fusion des
peuples. Les dogmes dont il e^t l'interprète,
les préceptes dont il est le défenseur, les
mœurs dont il est le représentant sont autant
de condiiions indispensables au mélange des
races, l'espoir des nations. « Lève-toi, Jéru-
salem, et reçois la lumière; quitte les vête-
ments de deuil, romps les chaînes de ta longue
captivité, le jour de la délivrance approche,
car la lumière t'arrive et la gloire du Seigneur
a brille sur la tête. »
Nous ne nous piquons pas du don de prophé-
tie ; mais on peut se tenir assuré que jamais des
banquiers, des soldais, des savants, dépêchés
aux pays lointains avec les instruments et les
plans d'une académie, ne feront ce que fait
si bien un simple prêtre avec son bréviaire et
son crucifix.
L'histoire des missions catholiques se par-
tage en quatre grandes périodes : mission des
apôtres et de leurs successeurs avant la chute
de l'empire romain, missions des évêques ré-
gionnaires aux temps barbares, missions des
Franciscains et des Dominicains au Moyen
Age, missions des Jésuites et de la congréga-
tion des missions étrangères dans les temps
modernes.
Au sortir du cénacle, les apôtres, pleins d'un
feu céleste, s'élancent à la conquête du monde.
Entreprise étonnante par le choix du but, par
l'infirmité des moyens et par la grandeur des
résultats. Pierre, après avoir prêché les Juifs
et parcouru l'Asie mineure, vient, sous l'im-
pulsion de la Providence, placer à Rome, dans
la Home d'Auguste et de Néron, le siège de
la principauté pontificale. André, son frère,
évangéli-e la Sogdiane et la Scythie. Taddée
le zélé visite la Samarie, la Syrie, la Lybie,
la Mésopotamie et la Perse. Jean, fils de Zé-
bédée, s'établit à Ephèse, confesse la foi à
Rome et écrit, dans son exil de Pathmos, les
révélations des derniers temps. Jacques, frère
de Jean, arrose le premier, de son sang, la
semence apostolique, et mérite, pour avoir bu
au calice, de s'asseoir à la droite du Fils.
Jacques, frère de Jude, imite de bonne heure
son homonyme dans la confession du martyre.
Mathias se dirige vers la Cappadoce, le Pont-
Euxin et la Colchide. Thomas et Barthélémy
pénètrent jusqu'aux Indes, peut-être jusqu'en
Chine. Simon parcourt l'Egypte, ia Maurita-
nie et la Perse. Philippe se fixe en Phrygie.
Paul, le grand Pau', l'apôtre par exrellenoe,
prêche a Jérusalem, r, Antioche, a t£phè*e
Milet, à Athèni I >rinilie, a Rome < t pa
en Espagne. Chaque apôtre Bur Bon passage
ordonne de- prêtres et des évoques, constitue
des é^li-es qui deviennent le foyer d'autant de
nouvelle^ missions, et arrose de sou sang les
paroles qu'il a semées. A la fin du premier
siècle de l'ère chrétienne, l'Evangile compte
des disciples au milieu des glaces du Nord,
sous les feux de l'Afrique et jusqu'aux extré-
mités de l'Orient. En sorte qu'on en est à se
demander, et c'est la pensée de Bossuet, si les
apôtres n'ont pas travaillé sous terre pour
avoir pu, en si pou de temps et sans qu'on
sache comment, établir tant d'Eglises.
Dans ce premier feu d'apostolat, la disper-
sion des apôires, les fatigues de leur minis-
tère, la grande difficulté des communications
n'avaient pas permis aux apôtres de rattacher
leurs missions à la chaire centrale de l'Eglise.
Avant d'organiser la subordination hiérar-
chique, il fallait enseigner les nations, bapti-
ser et notifier les préceptes du Christ. La con-
version opérée, les rapports de soumission
s'établissent, et Pierre est le directeur des
autres apôtres. Malgré même les persécutions,
Clément envoie saint Denis aux peuples de la
Gaule; Eleulhère dépêche des missionnaires
aux Bretons ; et Célestin charge Patrice et
Pallade d'aller planter la croix jusqu'en
Ecosse, jusqu'en Irlande.
La conversion des empereurs romains ou-
vrit à la foule la porte des basiliques chré-
tiennes. Dès longtemps le sang des martyrs
avait agi profondément sur les convictions
réfléchies. Lorsque vint le jour de la liberté,
les esprits cédèrent facilement. Mais si les
esprits étaient change's, les cœurs ne l'étaient
point. Le Paganisme avait déposé dans ces
âmes qu'il infectait depuis des siècles un li-
mon vénéneux impropre à la végétation des
vertus. Même sous les Césars chrétiens, l'œil
attristé des évêques voyait se perpétuer des
abominations sans nombre. Dieu appela les
tribus de la Germanie et jeta dans toutes les
provinces de l'empire vingt peuples nouveaux,
ariens pour la plupart, tous barbares, dont
le mélange avec les Romains dégénérés offrit
aux missionnaires des éléments de restaura-
tion. C'est à la conversion de ces peuples que
s'appliqua le zèle trop peu connu des mission-
naires mérovingiens. Tâche immense ; car il
fallait amortir le choc des invasions, conver-
tir les nouveaux venus, opérer la fusion des
races, créer la société ^chrétienne et préparer
enfin, par le présent, un avenir pacifiquement
progressif. Tout le monde sait avec quelle
merveilleuse promptitude et quelle sagesse
profonde ils y réussirent. Ce qui ajoute à leur
gloire, c'e«t que, dans l'humilité de leur dé-
vouement, eux qui constituaient l'Europe, ne
songèrent même pas à donner leur nom à la
postérité. Cette humilité n'est plus de notre
âge ; dans les siècles d'avortement il y a une
disproportion habituelle entre l'infinité des
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
121
œuvres et l'éclat de leur renommée. Si l'his-
toire (Joii. abaisser les pygméea <|ui se hissent
siii- un vain piédestal, elle doit aussi, pour
être juste, glorifier, sol on ses moyens, les
grailla qui se cachent, et les thaumaturges
qui ont passé en faisant, le bien.
Au m-. ment même où les Papes ont à se dé-
fendre contre les incursions d'Alaric, de Gen-
séric ou de Totila, ['universelle sollicitude qui
les transporte les pousse à envoyer par-
tout des apôlies. Déjà, dans le Ve siècle, ils
envoient saint Séverin dans le Nori<|ue ;
d'au Ires ouvriers parcourent les Espagnes,
comme l'atteste la fameuse lettre à Décen-
tius , et le pape Hormisdas a la joie de con-
vertir par son vieaire apostolique, saint Itérai,
Clovis et les Francs. Au vi° siècle, saint
Grégoire le Grand envoie saint Augustin en
Angleterre. Au VIIe siècle, pendant que l'Eglise
est menacée, d'un côté par les divisions
religieuses de l'Orient, de l'autre, par le
sabre des Sarrasins, le pape llonorius dépêche
de nouveaux apôtres aux Iles Britanniques ;
le pape Martin tait travailler les célèbres mis-
sionnaires Ileudelin, Amand, Landoald, Va-
leutin, à la conversion des Flamands, des
Carinthiens, des Esclavons et de toutes les
peuplades disséminées sur les rives du Da-
nube; le Pape Couon consacre saint Kilian
d'Irlande, apôtre de la Franconie ; et le pape
Sergius institue saint Willibrord apôtre des
Frisons. Eluff de Werden se transporte en
Saxe au vm° siècle; saint Gorbinien, en Ba-
vière, et saint Boniface remplissent l'Alle-
magne de leurs travaux. Le ixe siècle semble
se distinguer de tous les autres, comme si la
Providence avait voulu, pir de grandes con-
quêtes, consoler l'Eglise des malheurs qui
étaient sur le point de l'affliger. Saint'SitFroy
est envoyé aux Suédois ; saint Anschaire, sur-
nommé l'apôtre du Nord, prêche aux Sué-
dois, aux Vandales et aux Enclavons ; Kem-
berg de Brème, les frères Cyrille et Méihodius,
aux Bulgares, aux Khasars, aux Moraves, aux
Bohémien?, à l'immense famille des Slaves.
Danslesdeux siècles suivants, Jean XIII tourna
ses regards vers les Sarmalhes; Silvestre II
convertit Etienne de Hongrie; Jean X VIII
réussit à faire connaître l'Evangile aux Prus-
siens et aux Musses ; enfin Innocent IV eut la
joie d'unir la Lithuanie à l'Eglise. Tous ces
missionnaires pourraient dire eu chœur :
Hic tan lein sietimus, nobis ubi defuil orbis.
Lorsque l'Europe eut embrassé la foi, les
Papes jetèrent les yeux sur l'Asie. Dans les
steppe; .1 : cette immense partie du monde,
dans la Tarlarie et la Mongolie, erraient des
peuples puissants; à côté, dans l'Inde et en
Chine, végétaient de grands empires, dans nne
immobilité séculaire. La foi avait pénétré de
bonne heure dans ces contrées. L'inscription
de Singan-fou atteste qu'il y avait, au viiesiècle,
dans l'empire du milieu, des chrétientés Aoris-
tes. La légende du prêtre Jean nous
montre, au x siècle, un empire chrétien dans
la Tartarie. Les invasions des Mongols, la
conquête de l'Asie par leurs intrépides chefs,
les dispositions bienveillantes «le plusieurs
khakans tartarea offrirent des facilités trè
encourageantes pour les missions. Des com-
munications s'établirent enlre les descendants
de Sem et ceux de Japhet;on lit de part et
d'autre de nombreuses tentatives d'alliance
et de fusion. Vingt ambassades furent en
voyées par les Tarlares en Italie, en Espagne,
en France, en Angleterre. De leur côté, les
princes chrétiens, les Papes surtout , firent
partir pour les Etals du grand kh m des léga-
tions et des missionnaires. Les ordres de
Saint-François et de Saint-Dominique, alors
dans leur première ferveur, furent chargés de
ces pieuses expéditions. Jean de Plan-Garpin,
Rubruck, Marco Polo, Odéric de Frioul et
M on té-Cor vino (qui fut Archevêque de Péking
et compta sept Evêques dans sa suffragance),
en assurèrent le succès. Les chrétientés fon-
dées dans la haute Asie, au prix d'immenses
sacrifices, ne jetèrent cependant pas des ra-
cines profondes. Les révolutions de la Chine
et l'invasion de Tamerlan précipitèrent leur
ruine. Les nombreuses tentatives de propa-
gande religieuse eurent d'ailleurs des résul-
tats, qui, peut-être, n'ont pas été assez remar-
qués. Les travaux des missionnaires laissèrent
dans l'extrême Orient de curieux souvenirs
de la prédication catholique, et contribuèrent
à préparer les développements de la civilisa-
tion européenne, ne serait-ce que par les pro-
grès de la géographie, par l'introduction de
l'imprimerie, de la boussole et de la poudre à
canon.
Ces progrès et ces découvertes tombèrent au
milieu d'un mouvement d'effervescence qui
agitait l'Europe. Les temps d'agitation ont
cela de singulier qu'ils excitent toutes les
passions, bonnes ou mauvaises : celles-ci pour
les pousser aux excès, celles-là pour leur pré-
parer des triomphas. Les mauvaises passions
qui fermentaient depuis longtemps eu Occi-
dent trouvèrent une issue dans la Renaissance
et dans le prolestant^me ; les bonnes s'exer-
cèrent au-dedans à résister contre ce double
mal ; au dehors, elles coururent les aventures,
et, dans leurs courses, elles trouvèrent la route
de l'Inde et de l'Amérique. Les divisions qui
désolaient l'Eglise et les magnifiques décou-
vertes qui sollicitaient son zèle touchèrent le
cœur de Dieu. La compagnie de Jésus, fondée
par saint Ignace, se leva pour combattre
l'ennemi et prêcher l'Evangile. Le séminaire
des Missions Etrangères, fondé par la duchesse
d'Aiguillon, ajouta de nouveaux bataillons
à l'armée convertissante des Jésuites. Les
collèges établis à Rome, notamment le collège
de la Propagande, donnèrent aussi des recrues.
En sorte que les missionnaires purent suivre
partout les hardis navigateurs qui agrandis-
saient le monrb;.
Tout a élé rlit depuis longtemps sur ces
missions, et d'ailleurs il me serait impossible
de m'élendre en ce moment sur ce grand sujet.
Je citerai seulement un fait et une autorité.
'.J->
HISTOIRE INIVLUSKLI.I 1)1. L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Le f»ii. e'eal f| ie lea voyagea 'le sain! Fran-
çois Xavier, arrangea de Buite, auraient fuil
troi- fois le tour <lu ^.li tho , el il mourut à
quarante -i\ ans; cl i! n'employa que 'lix ana
à l'exécution île ers prodigieux travaux : c'est
II- te m pa qu'employa Cé*ar pour dévaster et
asservir lea Gaules. L'autorité est celle de
Montesquieu, témoin peu suspect, qui nous
il il : Les Jésuites seuls on! guèi i. dans les mis-
sions, une des //lus grandes //tues de l'huma-
nité.
Ce coup d'œil rétro^iectif sur l'histoire des
missions nous l'ail voir comment le zèle «le ses
Apôtres rend hommage à l'Eglise. En pré-
sence du monde païen a convertir, du monde
barbare à civiliser, de l'Asie el de l'Amérique
à ébranler ou à ch mger par la prédication de
l'Evangile, non seulement elle n'a point failli
à sa tâche, mais elle l'a remplie autant que le
permettaient les dilficullés des temps el téter-
nel obstacle de l'infirmité humaine. Gesta Dei
per Apostolos.
Les missions sont catholiques comme
l'Eglise : elles embrassent tous les temps et
tous les lieux. Les missionnaires sont partout.
« Les mers, les orages, les glaces du pôle, les
feux du tropique, rien ne les anèie, dit
Chateaubriand ; ils vivent avec l'Esquimau
dans son outre de peau de vache marine; ils
se nourrissent d'huile de baleine avec le Gruën-
landais ; avec le Tartare ou l'Iroquois, ils
parcourent la solitude; ils montent sur le
dromadaire de l'Arabe, ou suivent le f.afre
errant dans se> déserts embrasés ; le Chinois,
le Japonais. l'Indien sont devenus leurs néo-
phytes : il n'est point d'île ou d'écueil dans
l'Océan qui ait pu échapper à leur zèle et
comme autrefois les royaumes manquaient à
l'ambition d'Alexandre, la terre manque à
leur charité (1). »
On compte autant de missions qu'il y a de
parties du monde : missions d'Europe, mis-
sions d'Asie, missions d'Afrique, missions
d'Amérique, missions d'Oceanie. Les mis-ions
d'Europe comprennent la Grèce, la Turquie,
les principautés danubiennes, l'Ecosse, les
contrées du Nord et les pays plus voisins du
pôle arctique. Les missions d'Asie com-
mencent de l'autre côté du Bosphore, se con-
tinuent par la Perse, !e Thibet, l'Hin lou-lan, la
presqu'île en deçà el au-delà du Gange, Siam,
le Cambodge, l'empire annamite, la Chine, la
Mandchourie, la Corée el le Japon. Les fuis-
sions d'Afrique renferment la cole de Maroc,
les deux Guinées, le Cap, le .Mozambique, le
Zanguebar, l'Abyssinie et l'Egypte. L'Amé-
rique, pourvue d'églises régulièrement cons-
tituées la où florissaient autrefois les plus
brillantes missions, n'a plus guère de mis-
sions qu'au nord et au sud de ses deux pres-
qn'iles. Eutin l'Océanie, avec ses innom-
brables groupes d'îles, est partagée en
quatre vicariats apostoliques.
Chaque mission a son caractère propre et
son genre de souffrances particulier. Les mit-
aions ou .Nord, d'Islande, des lies Férue, de la
Laponie, de la baie dldudson et autres |
circouvoisioa ont à vaincre loua lea ol
que suscite l'ingratitude de La n iture. Durant
les quelques jours d'été, le ciel, il est vrai,
s'éclainit. et, la nuil venue, il s'illumine des
magnificences de l'aurore boréale. Des
ionnes el îles gerbes de feu, des globes éblouis-
sants el mille autres figures capricieuses par-
courent I horizon, changeant à chaque instant
de forme et donnant un aspect aussi étrange
que varié à celte scène grandiose. Mais ce
pâle soleil d'été s'éclipse bientôt devant les
épaisses brumes et les froids glacés de l'hiver.
Un manteau de ueige durcie couvre le sol, à
l'horizon des montagnes de glace éternel e, à
peine quel |U'-s mousses au creux des rocher*,
des populations mortes comme bur climat,
un trou en terre pour demeure, et la nuit, la
grande nuit, qui règne sans interruption du-
rant des mois entiers. Le missionnaire, les
raquette- aux pieds, le corps enveloppé de
lourdes peaux, s'en va chercher, au prix
d'énormes fatigues, les rares familles de son
petit troupeau ; il franchit, pour trouvi r une
àme, des espaces immenses, jusqu'à ce que,
mouranl de faim ou de froid, il s'enseve'Nse
sous un pli de neige pour devenir plus lard la
proie des ours blancs.
Les mis-ions du S îd, missions d'Australie,
des îles Sandwich, des îles Marquises, Girn-
hier, Tahiti, abondent, au contraire, en ri-
chesses naturelles. Les ressources surpassent
les désir-. (lue végétation perpétuelle orne
la terre ; il n'y a qu'à fouiller le soi pour
trouver le taro, l'igname, la palale ; si vous
levez la main, vous délachez un régime de
banane, vous cueillez le coco ou le fruit de
l'arbre à pain. A peine une légère culture à
ces régions paradisiaques et la réco te sera de
mille pour un. Mais plus la terre est féconde,
plus l'homme, à peine élevé au niveau de
l'enfance, s'est laissé envahir par les supers-
titions el corrompre par ses mauvais pen-
chants. Sensuel jusque dans son àme, il ne
sait guère que boire, manger, pêcher, chai 1er,
se battre et se vautrer dans l'ordure avec le
sans-façon d'une bête. Le missionnaire déposé
sur sa plage sera accueilli avec curiosité, en-
vironné de prévenances et mangé lor-qu'on
le jugera suffisamment gras. S'il échappe au
couteau, le voilà dans la nécessité d'ap-
prendre la Ungue des naturel- sans gram-
maire, sans dictionnaire, sans maître. Le bâ-
ton d'une main, le. calepin du l'autre, il s'en
va donc par monts et par vaux, interrogeant
ceux qu'il rencontre et faisant la recherche
des mots comme d'autres courent à la re-
cherche des perles. Le soir, rentré dans sa
case, il met en ordre ses notes volantes ou
attire ies insulaires par les chants, les riles
solennels et toutes les démonstrations de la
foi sans discussion. Lorsqu'il possède la
Génie du Christianisme, livre VIe, chap. ier.
LIVIIL QUATHR-VINGT-QUATOnZIÈME
i 23
langue de manière à être compris, il com-
mence à parler à la foule de ses curieux visi-
teurs. Les uns, âmes droites comme il y en a
heureusement partout, s'inclinent bientôt de-
v;ml la croix ; d'autres enlin, .unes liasses et
mâchantes, ne viennent guère à la. case que
pour voler on pour troubler les réunions. Dès
qu'un petit troupeau est, formé, le mission-
naire s'arme de la hache pour traverser les
bois, monte dans la pirogue ou dans le ba-
leinier, pour aller chercher d'autres tribus.
Mêmes épreuves, mêmes combats, et pas
toujours mômes succès. Lorsque plusieurs gé-
nérations de missionnaires se sont consumées
à la lâche, lorsqu'il y a dans les peuplades
d'une mène île ou d'un groupe, d'iles un
certain nombre de chrétiens, on bâtit, sur une
éminence, avec les plus grands arbres des
montagnes, la première église. Autour de
l'église viennent, comme par enchantement,
se dresser des maisons. Un village se l'orme
dont les habitants commencent à s'appliquer
au travail, dont les jeunes gens étudient à
l'école du missionnaire tandis que les jeunes
filles se réunissent sous la direction d'une
prêtresse convertie, en attendant la cornette
blanche qui viendra d'Europe. Peu à peu les
mœurs s'épurent, les bonnes habitudes se
contractent, l'ordre s'affermit, et, grâce à
une ferveur chaque jour plus éclairée, cette
île, où les hommes se mangeaient il y a
quelque vingt-cinq ans, est maintenant le lieu
du monde ou l'on goûte le plus de bonheur.
Les missions d'Afrique offrent toutes les
difficultés réunies des missions du Nord et du
Sud, avec ce surcroit que la nature y est plus
ingrate et que les hommes y sont plus mé-
chants. Sous ce climat d'airain, les hommes
ont dans les veines moins du sang que du
feu ; leurs passions sont plus vives, leur cor-
ruption est plus féroce. Les aventuriers qui
visitent ces parages n'ayant d'autre religion
que celle des affaires, s'y dépravent plus pro-
fondément et donnent à croire aux indigènes
qu'ils n'ont que faire d'un changement, de re-
ligion. Le ciel meurtrier de la Ligne, les
chaleurs tropicales déciment les missionnaires
et suspendent souvent ieurs travaux. Le ma-
hometisme est là avec son fanatisme ignare
et sanguinaire qui ferme toutes les voies au
projet \ tisme. Les femmes sont cloîtrées et
leur clôture enlève à l'apôtre l'instrument des
grandes et durables conversions. Enfin la vie
nomade du désert oblige à suivre les tribus
dans leur-, courses. Malgré tous ces obstacles,
l'Eglise n'a pas fait moins de conquêtes sur
rives orientales du Monomotapu, de
Quiloa, et sur les rives occidentales du L'ongo,
Angola, Benguela et Loamgo. Aujourd'hui
même se forme à Lyon une société aposto-
lique dont, le but est d'évanjréliser l'Afrique et
d< pénétrer jusque dans l'Etal de Dahomey.
Dieu bénisse Cette courageu-e entreprise!
Les missions du Levant présentent un
spectacle profondément religieux et philoso-
phique. Combien elle est puissante cette voix
chrétienne qui s'élève des déserts et des cités
de la Palestine. Vous voyez Jérusalem qui
respire encore la grandeur de Jehovah el les
épouvantementà de la mort,; Bethléem,
Nazareth, hieh«m, Joppet, le Lil.au, le . Jour-
dain, la mer Morte. Chaque nom renferme
un mystère, chaque grotte déclare l'avenir;
Chaque sommel retentit, des accents (\'m\ pro-
phète. Dieu môme a parlé sur ces bords; les
torrents desséchés, les rochers fendus, les
tombeaux entr'ouveris attestent le prodige ;
les sables de la plaine et les pierres des mon-
tagnes paraissent encore muets de terreur et
l'on dirait qu'ils n'osent rompre le silence de-
puis qu'ils ont entendu la voix de I Eternel.
Quelle autre voiv pleine d'enseignements
fatidiques s'élève des tombeaux d'Argos et
des ruines de Sparte, des tumultes de ('ons-
tanlinople, des débris de Memphis, de Thôbes
ou de Ninive! Dans les iles de Naxos et de
Salamine, dit encore Chateaubriand, dans les
îles d'où parlaient les brillantes théories qui
charmaient les Grecs, un pauvre prêtre ca-
tholique, déguisé en Turc, se jette dans un
esquif, aborde à quelque méchant réduit, pra-
tiqué sous des tronçons de colonne, console
sur la paille le descendant des vainqueurs de
Xercès, distribue des aumônes au nom de
Jésus-Christ, el faisant le bien comme on fait
le mal, en se cachant dans l'ombre, retourne
secrètement à son désert.
Le savant qui va mesurer les restes de
l'antiquité dans les solitudes de l'E rope et
de l'Asie a sans doute des droits à notre ad-
miration ; mais nous voyons une chose plus
belle et plus admirable : c'est quel. pie IJos-
suet inconnu, expliquant les anathèmes des
prophètes sur les débris de Palmyre ou de
Babylone.
Aux Indes, en Chine et dans les contrées
limitrophes, nous voyons des empires dont
les mœurs usent depuis trois mille ans le
temps, !es révolutions et les conquêtes. La
nature, suivant les degrés de latitude et
d'autres circonstances, y est tour à tour fé-
conde et stérile. L'art n'a guère à y étudier
que des ruines. La foi y trouve des peuples,
autrefois civi isés, aujourd'hui complètement
déchus de leurs vertus antiques. A défaut de
vertus, l'homme se distingue par des vices.
L'enfant de ces peuples vieillis est donc
fourbe, faible, cupide, voluptueux, égoïste. A
le bien con-idér. r on se prend a douter s'il
est susceptible de régénération. Si rien n'est
répugnant comme "ces peuples bas, rien n'est
fécond comme la parole, rien n'est puissant
comme la croix de Jésus-Christ. Ces contrées,
où l'Eglise a si peu de conquêtes à attendre,
sont justement celles que la sueur des apôtres
aime le mieux arroser. L'étendue de leur ter-
ritoire, le 'chiffre énorme de la population,
l'espérance d entraîner le pays si l'on en con-
vertissait les chefs, l'espoir d'amener du
même coup a la foi les états voisins sont au-
tant de motifs qui expliquent le zèle des
missionnaires. Jusqu'ici, malgré les fatigues
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
m ii i\ i - el le mérite
pai lie liei di - Jésuites, la Fréquence dea p< i -
aécutions n'avait permis de remporter qu'un
auccès partiel. Ces vieux empires paraissaient
vouloir rester debout comme d'inattaquables
pyramides. Aujourd'hui lt: prestige grandis-
sant de l'Europe i n Aaie, la facilité des com-
munication?, le bénéfice des traités de com-
merce, 1rs brèches faites aux vieilles cou-
tume-, permettent ù l'Eglise de plus grand -
et de plus solides victoires.
En Amérique nous n'avons plus qu'à saluer
les missions de la Californie, du Texas, du
Kansas el de la Guyane. Là on rencontre, au
milieu (1rs naturels du pays, les chercheurs
d'or, les dupes de l'utopie et les déportes de
la guerre civile; là aussi il fallait des mis-
aionnaires cl i's n'or.t pas manqué au rendez-
vous d< s infortunes. Ou je me trompe fort ou
il y a dans ce contraste un grand enseigne-
ment. Un missionnaire secourant les aventu-
riers sur les bords du Sacramento et dans les
forêts de l'icarie ; un prêtre consolant
Billaud-Varenne dans sa case de Synnamary ;
une sœur de charité assistant Collot d'Herbois
au lit de mort !
Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui
évangélisent la paix ! mais quelle est difficile
la tâche de convertir les hommes !
Les missions apostoliques exigent deux
choses : un personnel d'apôtres et des res-
sources matérielles pour leur entretien et, par
là, il ne faut pas entendre seulement le vivre
et le couvert, mais l'argent nécessaire pour
bâtir des églises, ouvrir des écoles, créer en
un mot tous les établissements que compor-
tent les éléments de la civilisation chrétienne.
Nous devons ici nous enquérir de ces deux
choses.
Le personnel français des missions catho-
liques comprend : 1° La société des missions
étrangères, fondée en 1063, qui dessert au-
jourd'hui 28 missions, dirigée par 33 arche-
vêques ou évoques, gérée par environ
1200 missionnaires. Les missions dont elle
est chargée sont: Trois diocèses de l'Inde,
l'Indo-Chine, la Birmanie, Siam, huit pro-
vinces de Chine, la Corée et le Japon. 2° La
Compagnie de Jésus a deux missions en
Chine, une au Maduré, les missions du Liban
et de Syrie, des établissements en Arménie et
en Egypte, les lies Maurice, la Réunion et Ma-
dagascar : elle emploie, dans ces missions,
750 lères. 3° La Congrégation de Saint-
Lazare, fortifiée par les sœurs de Saint-Vin-
cent de Paul et par les Frères des écoles chré-
tiennes, a répandu l'idiome français en
Orient. L'action des Lazaristes s'étend de
Constantinople à la Chine, où ils ont six vica-
riats et une procure. Ces religieux ont encore
des établissements en Perse, en Algérie, à Ma-
dagascar et dans l'Amérique du Sud : ils ont
500 missionnaires au service de la propaga-
tion de la foi. 4° Les Augustins de l'Assomp-
tion ont établi en Orient des séminaires et des
écoles; ils ont institué le pèlerinage de péni-
tence en Terre-Sainte el sauvé en Palestine
l'honneur du drapeau français : ils ont des
missions en Amérique; 220 religieux sont
Consacrés a ces œuvres aposloli pie.-. '■• I. 'Ins-
titut des Frères des Ecoles chrétiennes, auxi-
liaires précieux de l'éducation national.-, en-
tretiennent dea école-, dans le Levant, aux
Indes, en Cochirichîne, en Algérie, en Tu-
nisie, à la Réunion, à l'Ile Maurice, à Mada-
gasc ir et dans les deux Améi iq n a : 82
dirigent ces écoles. G° Les Capucins ont
160 religieux français aux Indes, en Méso|
lamie, en Arabie, en Abyssinie, au Brésil et
aux îles Scychelles. 7° Les Dominicains
mettent 80 religieux dans les missions de
Mésopotamie el du Kurdistan, en Amérique,
à la Trinidad, à Buenos-Ayres ; ils ont fondé
une école biblique à Jérusalem. 8° Les mis-
sionnaires de Saint-François de Sale-, dont
la maison-mère est à Annecy, emploient
00 religieux dans les deux diocèses de Vi-
zagapatour et de Nagpour. 9° Les Carmes
déchaussés ont 14 religieux au Mont-Carmel,
à liigdad et au Malabar. 10° Les Frères
de Marie, outre leurs établissements en Es-
pagne, en Allemagne et en Suisse, envoient
80 missionnaires au Japon, en Syrie, en
Océanie. en Afrique et aux Etats-Unis. Il0 Les
Petits Frères de Marie, dont la maison-mère
est au diocèse de Lyon, ont, hors d'Europe,
300 Frères répandus dans les cinq parties du
monde. 12" Les Oblats de Saint-François de
Sales, dont la maison-mère est à Troyes
comptent 25 religieux en Grèce, à l'Equateur
et dans la préfecture Apostolique du Ûeuve
Orange. 13° Les Franciscains de la Custodie
de Terre-Sainte ont 95 missionnaires, la
plupart dans le Levant, plusieurs en Chine.
14° La Congrégation du Saint-Esprit et du
Saint-Cœur de Marie a son principal champ
d'action en Afrique, dans les Iles voisines, un
peu dans les Antilles et en Amérique ; elle y
emploie 430 missionnaires. 15° Les Pères
blancs de Notre-Dame d'Afrique, dont la
Maison-Carrée d'Alger est le centre, évangé-
lisent quatre grands vicariats du cerrtre de
l'Afnque : ils comptent déjà de nombreux
martyrs. 16° La société des missions d'Air ique
dont le foyer est à Lyon, a 130 mission-
naires pour évangéliser six grands vicariats.
17 Les Oblats de Marie-Immaculée, fondés
par l'abbé de Mazenod, ont plusieurs milliers
répartis dans plusieurs diocèses et dans six
grands vicariats de missions. 18" Les Mariâtes
de Lyon, au nombre de 320, détiennent ac-
tuellement plusieurs missions en Amérique et
en Oceanie. 19° Les Pères de Picpus ont
leurs principaux établissements en Amérique
et en Océanie. 20° La Compagnie de Marie
compte 40 religieux à Haïti el au Canada.
21° Les Frères de Saint-Gabriel, outre leurs
collèges en France, dirigent encore onze
grands établissements au Canada. 22° Les
ltedemptoristes ont environ 10U religieux aux
mission-. 23° Les Prêtres auxiliaires de
Bélharram, destinés aux pays basques, ont
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
i 23
envoyé 80 missionnaires dan-; la république
argentine et a Montevideo. 24° Les Frères de
Ploërmel, qui sont environ 2 ooo, ont envoyé
272 des leurs au-delà de l'Océan, au Sénégal,
Haïti, Gayenne, la Guadeloupe et le Canada.
25° Les Frères de l'instruction chrétienne du
Sacré-Cœur ont 3ï(» Frères dans les missions,
spécialement aux Etats-Unis. 26° La société
drs miseionnaires du Sacré-Cœur dTssoudun
a fondé les missions des i les Gilbert, de la
Nouvelle Guinée et de la Nouvelle Poméranie.
27° La Compagnie des prêtres de Saint-Sul-
pice a 57 prêtres aux Etats-Unis, spécialement
à Boston, New-York et Baltimore, et 71 au
Canada, spécialement à Montréal. 28" Les
Passionisles gèrent les missions de Bulgarie
et de Valachie. 29° La Congrégation de Sainte-
Croix de Neuilly-sur-Seine a 500 prêtres aux
ElaU-Unis et au Canada. 30° Les Prêtres de
la Miséricorde exercent à New-Yorck et
Brooklyn. 31° Les Entants de Marie-Imma-
culée ont envoyé quelques piètres aux mis-
sions de Sainte-Lucie et de la Dominii|ue.
32° Les Frères de Notre-Dame de l'Annoncia-
tion ont GO religieux aux colonies. 33° Les
Frères de la Sainte Famille, employés en
France comme professeurs et comme sacris-
tains ont environ 40 religieux dans l'Amé-
rique du Sud. 34° Les Bénédictins de la
Pierre-qui-Vire ont envoyé 23 religieux aux
territoires indiens de l'Amérique du Nord.
35° Les Pères de Notre-Dame de Sion gou-
vernent, à Jérusalem, une petite communauté
et un orphelinat. 36° Les Pères de la Salette,
outre leur école apostolique de Grenoble, ont.
cinq religieux à Madagascar. 37° Les Trap-
pistes, promenés par la persécution dans tout
l'univers, ont 2i maisons en France et 34
dans les autres parties du monde. 38° La
Congrégation des prêtres du Saint-Sacrement
a une mission au Canada.
En chiffres ronds, la France a 7 700 reli-
gieux dans les missions et 8 000 sœurs.
« Savez vous, écrivait un évêque, quels sont
les meilleurs apôtres de ma mission? Le sont
nos religieux. En pays hérétique, comme en
pays fétichiste, la charité industrieuse de ces
anges produit les plus grandes merveilles. »
Taudis que les missionnaires prêchent l'Evan-
gile en paroles, les religieux montrent l'Evan-
gile en action. À côté de l'église, elles des-
servent un orphelinat, une école, un dispen-
saire, une crèche, un hôpital ; elles achèvent
par la douceur, le dévouement et les immola-
lion-, l'œuvre commencée par la parole apos-
tolique. Dans l'impossibilité de célébrer autre-
ment leurs œuvres, nous devons en dresser la
nomenclature : aucun argument ne peut
rendre un plus significatif hommage à leur
vertu.
1" Les Filles de la charité de Sainl-VinCent
de Paul tiennent la tète, elles sont envi-
ron 1 500 en Egypte, en Turquie, en Syrie,
en Palestine, en Perse, en Chine, en Algérie,
à Madaiçaacar, à la Martinique et dans l'Amé-
rique du Sud. 2° Les sœurs de Saint-Joseph
de Cluny ont environ 1 200 religieuses, A la
Réunion, uu Sénég il, aux Antilles, à Gayenne,
à Pondichéry. 3° Les sœurs de Sainl Paul de
Chartres, au nombre de 410, servent les
missions dans la Guyane, la Martinique, la
Guadeloupe, le Tonkin, la Cochinchine et
l'Annam. 4° Les Carmélites françaises, qui
comptent en France 78 maisons indépen-
dantes, ont joint, à la contemplation, la vie
très active des missions en Palestine, aux
Indes, en Chine, en Afrique et en Amérique ;
elles sont 230 à cette œuvre de missions. 5° Les
petites sœurs des pauvres, aujourd'hui 3 000,
ont 440 de leurs sœurs dans les cinq parlies
du monde. 6° Les Oblates de l'Assomption
sont, au nombre de 300, dans les missions de
Bulgarie, de Turquie d'Europe et de Turquie
d'Asie. 7° Les Dominicaines de la Présentation
de la Sainte Vicge sont, au nombre de 100, à
Bagdad, à Mossoul et dans la Colombie. 8" Les
Dames de Saint-Maur sont, au nombre de ISO,
dans les missions de l'Extrême-Orient, Japon
compris. 9° Les sœurs de Saint-Joseph de
l'Apparition, consacrées presque exclusive-
ment aux missions, au nombre de 430,
exercent à Tripoli, en Grèce, dans les îles de
la mer Egée, en Bulgarie, en Roumélie, en
Palestine, en Birmanie et en Australie. 10° Les
sœurs de Notre-Dame de la Délivrande, ré-
cemment fondées près Grenoble, ont envoyé
déjà 200 religieuses en Egypte et aux An-
tilles. 11° Les sœurs de &aint-Joseub de
Tarbes ont 120 sœurs dans 20 établissements
aux Indes et dans l'Amérique du Sud. 12° Les
sœurs de Saint-Joseph de Savoie ont 140 reli-
gieuses en Algérie, en Amérique du Sud et
aux Indes orientales. 13°- Les Dames de Sion
sont consacrées, par leur titre même, aux
missions do Constantinople, de l'Egyp e et de
la Palestine; elles atteignent le chiffre de 360
à 400 religieuses. 14° Les sœurs de la Sainte
Famille de Bordeaux, congrégation divisée en
sept branches, ont environ 230 religieuses à
Ceylan, dans le Nord et dans le Sud de
l'Afrique. 13° Les sœurs de la Sagesse, de
Saint-Laurent sur Sèvres, sont près de 200
dans leurs nombreux établissements du Ca-
nada et de Haïti. 16° Les sœurs de la Doc-
trine chrétienne, dites Watelolles, ont 400 re-
ligieuses dans nos établissements de l'Afrique
du Nord. 17" Les religieuses trinitaires, au
nombre de 400, occupent également dans
notre Algérie. 18° Les religieuses de Notre-
Dame des missions sont répandues, envi-
ron 200, en Australie, aux Indes et aux Mani-
toba. 10" Les sœurs de Notre-Dame d'Afrique
exercent dans les trois diocèses de l'Algérie et
en Tunisie. 20° Les sœurs de Jésus-Marie sont
environ une centaine aux Indes, quelques-
unes au Canada. 21" Les Franciscaines mis-
sionnaires de Marie, au nombre de 130, se
trouvent en Chine, en Mongolie, en Birmanie,
en Afrique et au Canada. 22° Les dames de
Nazareth, environ 83, occupées en Palestine.
23° Les religieuses de Picpus ont leurs éta-
blissements dans l'Amérique du Sud et aux
120
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE ■: UIMILHJUK
îles Sandwich. 2'»" Les religieuses du Bon
Pasteur d'Angers onl essaimé, depuis cin-
quante ans, dans le munde entier; elles cou-
rent la pénitence par l'apostolat. 25° La
Congrégation de l'Iui maculée-Conception a
\ \ sœurs eu Sénégambie. ^(i° l.e< moeurs Fran-
ciscaines de Calais, outre leurs œuvres in-
signes, sont à Conslanlinop'e et cm Abyssinie.
-21" Les religieuses de Saint-Joseph de Cham-
béry ont une centaine de religieuses disper-
sées aux Etats-Unis, au Brésil, en Suéde, en
Norwège, en Danemarck, en HusMe et en Is-
lande. 28° Les sœurs de Saint-Joseph de1 Lyon
com|)tent une trentaine de sœurs en Orient.
29° Les Marianisles de Sainte-Croix onl une
quarantaine de religieuses à .\c\\ Y<;.k.
30° Les Clarisses ont envoyé une colonie en
Palestine. 31° Les sœurs du Tiers-Ordre de
Saint-François ont une vingtaine de reli-
gieuses en Mésopotamie. 3i° Les sœurs de
Saint-Joseph d'Annecy tiennent des écoles
dans les diurèses de Vizagapatour et de Nag-
pour. 33° Les sœurs de Porlieux ont environ
cinquante sœurs au Cambodge, en Cochin-
chine et en Mandchourie. 3i° Les Francis-
caines de la Propagation de la foi ont 123 reli-
gieuses dans les missions africaines. 35° Les
sœurs de Notre-Dame des sept douleurs ont,
pour le soin des malades, huit religieuses en
Egypte. 36° les Dames auxiliaires du Purga-
toire ont b() religieuses à Nankin et à Shangaï.
37° Les religieuses de la Mère de Dieu ont une
cinquantaine de religieuses au Caire et à
Alexandrie. ;i8" Les sœurs de Saint-Joseph de
Viviers envoient 40 religieuses en Algérie.
39° Les religieuses de Notre-Dame de la Merci
sont 30 à Saint-Eugène près d'Alger. 40° Les
Filles du Sacre-Cœur d'Issoudun occupent les
missions des prêtres de la même con-
grégation. 41° Les Dominicaines de Sainte-
Catherine de Sienne ont 30 relisïLuses aux
Antilles. 42° Les religieuses de Marie Itépa-
ratrice ont aussi 38 religieuses à l'île Maurice
et à la Réunion. — 43° Les Dames de la Sainte
Union aussi 30 religieuses aux Antilles. 44° Les
Ursulines de Montigny sur Vingeanne ont 25 re-
ligieuses au diocèse de Naxos en G'èce. 45° Les
sœurs de l'Instruction du Saint-Enfant Jésus
de Chaul'adles ont envoyé 30 religieuses au
Japon. 40° Les Bénédictines du Calvaire sont
installées au Mont des Oliviers. 47° Les sœurs
de Bon Secours, fondées à Troyes par l'abbé
Millet, pour le soulagement des malades, vont
jusqu'en Algérie et en Tunisie. 4SJ Les caté-
chistes de Marie Immaculée ont 15 religieuses
aux Indes, diocèse de Dacca. 49° Les Filles
de la Ci oix d'Annecy ont 40 religieuses dans
les diocèses de Bombay, de Foonce et de Cal-
cutta. 5u° Les sœurs de la Compassion de
Marseille ont quelques religieuses à Corfou.
51° Les Dames de l'Assomption ont 55 reli-
gieuses dans Nicaragua et San-Sdvador.
52° Les sœurs de Charité de Jésus et Marie
ont un essaim fixé à Cachemire. 53° Les Ur-
sulines du prieuré d'Au^h ont environ 8U reli-
gieuses au diocèse grec de Tenos-Micône, au
Texas et à la Louisiane. 54° Les Dames de
Saint-Michel de Caen ont huit maisons et
200 religii i Amérique I ■< - ïosurs
de la Charité d'Annecy ont une maison à
Malle. 56° Les Filles de la Providence de
Paint-Brieuc ont deux écoles au Can tda.
57" Les -nuis des petites écoles, de l'aramé,
ont un établissement au Canada. 58e Les reli-
gieuses de Lourdes ont une maison à Cons-
lantinople. 59° Les sœurs de la Présentation
rie Viviers comptent 1!) maisons au Canada et
G aux Etats-Unis. 00° Les petites sont- de
l'Assomption ont une maison à New-York.
61" Les Dames du Sacré-Cœur ont de nom-
breux établissements, en Algéiie, en Amé-
rique et en Océanie. 62° Le Tiers-Ordre de
Marie a environ 100 religieuses dans la Nou-
velle-Calédonie, aux Iles Fidji et au diocèse de
Wellington.
Les congrégations religieuses dont nous ve-
nons de dresser la table sommaire onl toutes,
en France, d'autres ministères à remplir ; dans
les missions, elles déversent, si j'ose ainsi par-
ler, le trop plein de leur vigueur apostolique.
A l'étranger, en Italie, en Alemagne, en An-
gleterre, il y a aussi des œuvres consacrées
aux missions, nous n'en parlons pas ici.
L'argent est le nerf de la guerre, il est aussi
le nfrf de l'apostolat. Le budget des missions
en France e-t fourni par la Propagation de la
foi, par la Sainte Enfance, par I œuvre des
écoles d'Orient, par les collectes du vendredi
saint, par l'œuvre des missions d'Afrique et
par la société anti-esclavagiste. La Propaga-
tion de la foi vojrne vers huit million* ; la
Sainte Enfance chiffre, en 1809, 3615845 fr.
L'œuvre des écoles d'Urient, exercice de I8y8,
porte 317 390 francs. L'œuvre des missions
d'Afrique opère par adoption de missions et
de missionnaires, faites individuellement par
des personnes riches. Nous n'en connaissons
pas le total. Les adoptions d'une année
peuvent représenter 50 000 francs. La société
anti-esclavagiste, d'abord montée au pa-
roxysme de l'enthousiasme, paraît s'être un peu
refroidie; elle recueille par an quelque chose
comme 120 000 francs. \ compris la quête de
l'Epiphanie. La collecte du Vendredi Saint
forme, pour la France, 120 000 francs, et pour
l'Europe et l'Amérique, 300 000. Pour sa con-
tribution personnelle, la France fournit aux
missions plus de six millions par an, et n'en
réserve pas un centime pour le service de
ses diocèses.
L'argent n'est pas tout. « Cinq sous et Thé-
rèse, disait la Voyante d'Avila, ce n'est rien ;
cinq sous, Thérèse et Dieu, ah ! voilà qui
compte. » Ce propos ne s'applique nulle part
aus>i bien qu'aux missions. S'il suffisait
d'avoir des millions pour convertir les païens,
il y a beau temps que les sociétés bibliques
auraient achevé ce bel ouvrage. Or, il y a
encore, au monde, neuf cents millions de
païens. Mais l'argent, stérile par lui-même,
permet de former des missionnaires, de les
envoyer au loin avec des frères et des sœurs,
LIVItE QUATRE- VINGT-QUATORZIÈME
de construire des Eglises, des chapelles, des
orphelinats, «les école», des hôpitaux ; de ve-
ti r les entants, de nourrir les infirmes el Les
vieillards, de procurer des médicaments aux
malades. Avec dea sommes modestes, mus
missionnaires l'ont dea merveilles; avec beau-
con|) d'urgent, les missions protestantes eu
font rien. Voilà pourquoi Les oeuvres <|ui
nutient beaucoup d'argent aux mains des
Missionnaires doivent exciter sans eesse la
chaulé uatdolique.II faut nous rappeler le
grand principe : Jésus-Christ seul convertit
les âmes el sauva le monde ; seul il est sau-
veur, et il ne l'est que dans l'Eglise Romaine.
C'est à nous de l'assister par nos offrandes et
de nous ouvrir le ciel en l'ouvrant aux autres.
Nous commençons notre périple par les
missions d'Afrique. C'est une des cinq parties
du monde qui s'ouvre, de nos jours, aux
apôtres de l'Evangile. Un grand espace s'offre
à nos regards ; nous ne pouvons ici qu'en
dresser la carte géographique, en l'expliquant
par quelques notes d'histoire.
En suivant la même route que Vasco de
Gama, nous commençons par 1 Afrique occl-
drniale,(\u Maroc au cap de Bonne-Espérance.
C'est un grand malheur pour cette grande côte
d'avoir été évangélisée par les Portugais qui
l'abandonnèrent et, par la persécution de
Poinbal, ruinèrent absolument bs mission*.
En 1842, Grégoire XVI érigeait le vicariat
apostolique des deux Guinées. Ce vicariat, qui
nVxi-ta jamais que sur le papier, produisit,
par se-* démembrements succe-sif*, toutes les
mi-sions de l'Afrique occidentale. La pre-
mière en date, la mission du Sénégal et de la
Sénégamhie, sous les Bessieux, les Kobès et
les Uuret, s'est pourvue, depuis 1840, de
prêtres, de frères, de religieuse- ; elle a créé
des stations apostoliques ; elle a bâti des
Eglises, des chapelles, des écoles, deux or-
phelinats, quatre pharmacies et un séminaire.
Sur une population musulmane de 3 200000,
elle ne compte que 12 800 catholiques.
La mis-ion de Sierra-Leone, qui s'étend du
Hio-Nunez au fleuve Cavalles, compte envi-
ron trois millions d'habitants, sur lesquels
30 000 protestants et 2 000 catholiques. Cette
mission a dix missionnaires, six églises et six
écoles; elle ne compte guère que des victimes,
notamment Marion de Orésil ac, le fondateur
de- missions africaines de L\on.
La uii-sion de la Côte des esclaves comprend
une préfecture 'le ce nom, puis les préfectures
de Togo, du Dahomey, du Niger supérieur et
le vicariat apostolique du Bessin. Chaque pré-
fecture a son préfel, ses prêtres, des caté-
chistes, des religieuses, des »tei ion«, des
'•oies : ce ^orit autant de tarières
pour percer le continent noir. Il est difficile
• l'en chiffrer la population.
la mis>ion du golfe de Guinée comprend la
préfecture du Niger inférieur el la préfecture
doCsnv roun allemand : environ 6 000 000 ha-
bitants et seulement 8000 catholiques. C
contrées ont été visitées par Victor de Com-
piègns et par de Brazsi ; elles commencent
seulement a s'ouvrir aux bienfaits de la civili-
sation chrétienne.
Les missions du Congo s'étendent sur une
Longueur de ooo lieues du fleuve Zaïre au
fleuve Orange et de II cote aux déserti du
centre de l'\ Impie. La populal ion -Vie ve de
25 a 26000 0QO d'habitants. A la suite du cou
grès de Merlin, le Saint-Siège, toujours dé-
sireux de se prêter aux vieux raisonnables des
puissances, a réglé ainsi l'apostolat de ces
contrées : deux vicariats français du Congo
inférieur et de l'Oubanghi ; deux vicariats du
Congo belge, l'un confié aux missionnaires du
Scheutz-les-Bruxelles, l'autre aux Jésuites ;
le vicariat du Congo supérieur au Tangaaika
confié aux missionnaires d'Alger. Avec l'évè-
ché de Luanda, cela fait sept juridictions dis-
tinctes dans l'ancienne mission du Congo, si
fort admirée de Montesquieu. Sauf le Congo
méridional, où il y a 250 000 catholiques, les
autres préfectures ne sont que des camps
apostoliques, armés contre l'Islam et contre
l'esclavage pris dans tous les sens que com-
porte ce moi plein d'opprobre.
Les missions de la Cimbébasie, s'étendent
du fleuve Cunéas au fleuve Orange : c'est le
pays des Hottentols, très travaillé par les
missions protestantes d'Angleterre. Quatre
régions se partagent ces vastes contrées :
l'Ovampo, le Damara, le Namaqua et les dé-
serts de Kalahari. La population est de IjOOOQ,
surquoi 1 200 catholiques; c'est peu, mais c'est
un coin dans un vieux tronc. Un voyageur lu-
thérien écrit : « Si je n'étais pas un philo-
sophe, je voudrais être un catholique. Après
ce que j'ai vu en Afrique, j'éprouve la plus
vive admiration pour les mission narres catho-
liques : ils font un bien immense. (Juant aux
missionnaires protestants du Congo, ils pré-
parent admirablement le terrain pour les re-
négats de l'avenir ». Ces prédicants du libre
examen sont aussi les fourriers des pirateries
et hauts brigandages de la Grande-Bretagne.
La mis-ion du Cap comprend quatre vica-
riat- : le Cap oriental, le Cap occidental, le
Cap central et la préfecture du fleuve Orange.
Ces quatre missions ont deux vicaires aposto-
liques, un prèle! , 52 missionnaires, 30 églises,
59 écoles, 13 100 catholiques. Ce sont des
chrétientés encore au berceau.
Les mis-ions du sud-est de l'Afrique com-
prennent les deux vicariats de Natal et de
l'Etat libre d'Orange, les préfectures du Trans-
vaal et du Basuloland. En tSOO, ces quatre
missions avaient 54 missionnaires, 58 églises,
05 écoles, 18 000 catholiques. Kn ce moment,
la guerre du Transvaal y produit un mouve-
ment dont l'Eglise recueillera quelque profit.
Les missions de la côte orientale se divisent
en trois groupes : les missions du Zamb'ze et
du Mozambique, les missions du Zanguebar
et les missions d'Ethiopie.
La préfecture du Zambèze a un chef de
mission, 18 missionnaires, 28 frères et sœurs,
0 station-, S églises, un séminaire, un collège,
128
HISTOIRE l NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQI I
des écoles élémentaires el un orphelinat. L
missions du Z inguebar ont deux préfecture
L'une, pour le Zanguebar septentrional, l'autre,
pour le Z inguebar méridional. La première a
plusieurs millions d'habitants, .'looouo musul-
mans el seulement 2 500 catholiques, desservis
comme le sont les catholiques, dans tontes
ces missions ; la seconde, qui vient d<- recevoir
ie baptême du sang, a le même chiffre de
lidel s enfants de l'Eglise.
L'Ethiopie, évangélisée par l'eunuque de. la
reine de Caudace, converiie par saint Fru-
mence, tombée plus tard dans l'hérésie d'i'u-
tychès et le schisme de Dioscore, n'est plus
guère chrétienne que de nom, puisqu'elle
unit à quelques ressouvenirs des pratiques re-
ligieuses, des mœurs à peu près païenne*. Ce
pays est partagé, sous le rapport religieux,
entre le vicariat apostolique de l'Abyssinie,
laissé aux Lazaristes; le vicariat des Ga 1 1 1 s ,
confié aux Capucins, et la prélecture aposto-
lique de l'Erythrée desservie tour à tour par
des Français et par des Italiens. La popula-
tion totale du vicariat d'Abys«inie est de
3OUOO0O d'habitants, sur quoi 30 0UO catho-
liques; la population duChoa est de 151)00 000,
sur quoi 5 000 catholiques. Les deux vicaires
apostoliques de l'Abyssinie sonl assistés d'une
trentaine de prêtres missionnaires et d'autant
de préires indigènes; ils onl, comme dans
toutes les missions d'Afrique, des stations,
quelques églises, quelques écoles et un hô-
pital à Obock.
L'Egypte, la vieille terre des Pharaons, qui
a donné à l'Eglise tant de docteurs et de si
grands anachorètes, tombée dans le monophy-
sisme et conquise par Omar, ne s'est réveillée
qu'à l'expédition d'Egypte par Bonaparte. Mé-
hémel-Ali lui lit emboiler le pa- de la civili-
sation et Ismaïl-Pacha s'illustra par le perce-
ment de l'Isihme de Suez. Depuis, la scélérate
poli'ique de l'Angleterre a mis la main sur la
vallée du Nil, arrache ses sources aux der-
viches, enlevé une partie du centre de l'Afrique
aux Portugais el le sud aux républiques indé-
pendants. Au point de vue religieux, l'Egypte
comprend un vicariat apostolique d.-s Laiins,
deux préfectures pour la haute et la basse
Egypte, un vicariat apostolique des Cophtes,
et un vicariat [jour les rites unis, arménien,
grec-melchile, syriaque, maronite, chaldéen.
Les missionnaires, les communautés reli-
gieuses d'hommes et de femmes s'y trouwnt
en nombre suffisant pour servir environ cent
mille catholiques.
L'Algérie conquise par Charles X en 1830,
augmentée de la Tunisie par la troisième Ré-
publique, a été très contrariée, dans son déve-
loppement religieux, par la politique du libé-
ralisme, plus sympathique au fond à l'Islam
qu'à l'Eglise. Grâce à ses évê.|ues et à son
clergé, non seulement le christianisme n'a
pas succombé, mais s'est étendu petit à petit
dans l'Afrique du Nord. Aujourd'hui, l'Eglise
compte, en Algérie, un archevêché a Alger,
un à Carlhage, un évoque à Constantine, un
à < Iran. L'Algérie esl de a rvie par 150 prêtres;
elle a 310 églises et chapelles; 2uu écoles;
des séminaires et a environ 450000 catho-
liques. Au regard des 3000000 d'Arabes, le
prosélytisme direct est frappé d'interdiction;
les conquêtes de l'Evangile ne peuvent n'effec-
tuer que par la foi et les vertus des chrétiens.
L'archidiocêse de Carthage a cinquante ou
soixante missionnaires, des communautés re-
ligieuses d'hommes el de femmes, des œuvres
d'instruction publique el de charité chré-
tienne. Sut une population de 2 000 000, elle
a 35 000 catholique-, 45 000 juifs ; le reste est
musulman. L'Angleterre, avec l'arrière-p< risée
d'arracher, à la France, le littoral nord de
L'Afrique, a jeté, çà et là, un certain nombre
de prédicants et de sectaires, qui, sous pré-
texte d'écoles, préparent les voies aux atten-
tats criminels de la moderne Carthage. .Nous
voulons croire que l'œuvre des Uupuch et des
Pavy ne périra pas ; et que la France, démem-
brée par la guerre, ramenée au traite de Ca-
teau-Cambresis, ne se laissera pas mutiler de
ses colonies.
Après ce voyage de circumnavigation de
l'Afrique, nous devons parler des ex|iloits de
David Livingslone et de la découverte de l'in-
térieur du continent noir.
C'est sur le continent africain que les entre-
prises des voyageurs modernes se sont portées
de préférence et qu'elles ont produit le plus
de résultats. Là se trouvait, en etlel, le champ
le plus vaste à parcourir et le plus inconnu.
Tandis qu'en Amérique l'exploration suivait
immédiatement la découverte et en deux
siècles s'achevait presque entière ; tandis qu'en
Australie la colonisation, une fois implantée,
prenait un essor prodigieux, nos connais-
sances sur l'Afrique restaient à peu de choses
près stationnaires. Si l'on excepte la partie
septentrionale, qui, grâce à son voisinage de
l'Europe, fut, dès la plus haute antiquité, peu-
plée et reconnue sur une assez grande pro-
fondeur, nous en étions encore, pour lout le
resle, aux notions recueillies au x\T siècle par
les Portugais. Loin de s'accroître, ces notions
s'étaient même si bien obscurcies avec le
temps, que les géographes, désespérant d'élu-
cider ces renseignements confus, quoique non
toujours erronés, finirent par enlever des
cartes la plupart de ceux qui concernaient
l'intérieur du continent. En dehors des côtes
et de l'embouchure des lleuves, l'ignorance,
on peut le dire, était complète.
Les causes qui l'ont entretenue sont mul-
tiples, mais toutes, de près ou de loin, procè-
dent de deux faits primordiaux et naturels
qui sont encore ie grand obstacle des voya-
geurs. Nous voulons parler de la configuration
physique du continent et de son climat. De
même qu'ils ont entravé depuis des siècles les
progrès des peuplades indigènes, de même ils
ont arrêté plus tard le développement de la
colonisation ; en la décourageant, ils ont em-
pêché pendant longtemps ces explorations
hardies qui toujours, et partout, l'ont précé-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
dée, el auxquelles, à défaut de l'amour de La
science, lu nécessité Bervait de stimulant dam
les régions plus favorisées.
!,< s continents les plus accessibles sont ceux
qui pénètrent de tous côtés des mers inté-
rieures ou H es golfes profonds, ou que sillon-
nent des fleuves puissants el facilement navi-
gables. Ur,ces deux conditions, si développées
en Europe, l'Afrique est de tons les conti-
nents celui qui les possède le moins. Elle
forme un hexagone irrégulier et compact,
dont le diamètre, sauf dans la pointe australe,
possède partout une immense étendue. Nulle
part des côtes, à peine découpées, ne présen-
tent ces déchirures profondes qui sont autant
de voies ouvertes au commerce el à la civili-
sation. Elle est arrosée, il est vrai, par un
certain nombre de fleuves importants. Mais
tous ces cours d'eau, sans exception, sont, à
une dislance plus ou moins grande des embou-
chures, semés d'obstacles naturels à peu près
infranchissables, et dont l'existence s'explique
d'elle-même lorsqu'on connaît la configura-
tion du continent.
L'intérieur de l'Afrique est un immense pla-
teau dont les bords, parallèles aux côtes, se
relèvent pour former une région montagneuse
d'altitude très variable suivant les régions,
mais représentant une chaîne à peu près con-
tinue. Au-dessous et autour de cette chaîne
se trouve la zone maritime qui con-tilue les
côtes. Cette zone, réduite quelquefois à une
simple, à une mince bande de terrain, et possé-
dant ailleurs une étendue de près de3i 0 milles,
est formée en certains endroits par une rampe
élevée qui surgit tout à coup près de la plage
et qu'une région basse sépare ensuite du re-
bord du plateau central. Plus souvent elle
présente l'aspect d'un plan incliné qui, des
bords de la mer, s'élève par une pente douce
jusqu'aux premiers escarpements de la mon-
tagne. Aussi certains explorateurs, Livings-
tone entre autres, ont-ils comparé le conti-
nent africain, surtout dans ses parties équato-
ridle et australe, où cette configuration est le
plus nettement dessinée, tantôt à une assiette
renversée, tantôt à un chapeau de feutre mou
dont le fond aurait été légèrement déprimé.
Cette dernière comparaison est en certaines
régions la plus exacte, le plateau intérieur
offrant parfois à son centre une dépression
très manifeste. C'est dans cette partie centrale
que prennent naissance tous les grands fleuves
de l'Afrique. Pour atteindre la mer, ils sont
obligés de traverser la chaîne côtière qui li-
mite la zone maritime.
Dans cette traversée, qui s'effectue par des
déchirures plus ou moins profondes, ils pré-
sentent des cataractes ou tout au moins des
rapides, qui sont les obstacles à la navigation
que non- signalions plus haut — obstacles
toujours infranchissables, sauf peut-être au
moment des grandes eaux.
Inabordable par les fleuve», le chemin le
plus facile et presque toujours le premier
suivi , défendu en outre par la chaîne côtière
qui le borde, le plaleau central de l'intérieur
de l'Afrique est, on le voit, d'un accès plus
facile. La zone maritime était la reule qu'on
pûl parcourir en remontant les cours d eau;
mais ce qu'on en découvrait n'était pus de na-
ture à encourager les explorateurs à pou er
plus avant. ( téneraiement marécageuse el mal-
saine, surtout dans le voisinage des fleuves
où des terrains d'alluvion la constituent,
elle était un foyer de lièvres pestilentielles et
les établissements qu'on y forme n'ont presque
nulle part prospéré. Se hasard d'ailleurs sui-
des reconnaissances poussées en linéiques
points de l'intérieur, on considérait le. pla-
teau central comme un déserl aride et désolé
qui n'offrait nulle perspective favorable au
commerce et à la colonisation.
On comprend qu'en face de pareilles appa-
rences, on se soit, pendant des siècles, dé-
tourné de l'Afrique et dirigé vers des côtes plus
lointaines, mais moins inhospitalières. Pour
all'ronterces dangers, les uns imaginaires, les
autres trop réels, il fallait unir à la curiosité
désintéressée du savant l'infatigable courage
du soldat et l'honneur de les vaincre était
réservé à notre siècle qui a fourni tant
d'hommes possédant à un égal degré ces deux
qualités éminentes.
Nulle part ces dangers ne se présentaient
plus formidables que dans la région equato-
riale du continent. Cette région comprise
entre les deux tropiques, mais dont nous
avons surtout en vue la partie la plus cen-
trale, celle qui s'étend au 10e degré de lati-
tude N. au 10e degré de latitude S. — cette
région est bornée au nord par le Soudan, la
Nubie et l'Abyssinie ; — à l'est, par cette pointe
que le continent projette en face de l'Arabie,
pointe qui forme le golfe d'Aden et constitue
le pays des Somalis, puis par la côte du Zan-
guebar ; — au sud par le bassin du Z unbèze,
un grand fleuve qui coule d'Occident en
Orient, et se jette dans l'océan Indien ; —
enfin à l'ouest par l'Océan Atlantique et le
golfe de Guinée. Elle était de toutes la plus
inconnue, et en même temps celle qui solli-
citait le plus vivement la curiosité. En ce point
central de l'Afrique se trouvaient, on n'en
pouvait douter, la grande ligne de partage
des eaux et par conséquent les sources des
principaux lleuves du continent, celles, si Ion-
temps cherchées, du Nil, qui coule vers le
Nord, celles du Zambèze, le plus grand
affluent de l'Océan Indien, celles enfin de très
puissants cours d'eau ; le Niger qui s Y rat-
tache au moins par son principal affluent le
Bénué ; l'Ogawaï ou Ogooué qui débouche au
sud des établissements français du Gabon, et
le Zaïre ou Congo, le plus méridional des
trois. Là se trouvaient encore, s'il fallait en
croire la tradition et les rapports oraux des
indigènes et des Arabes dont les caravanes
parcourent lintérieur, de grands lacs placés
sur le trajet, ou à la source de ses fleuves et
de leurs affluents.
L'appât de pareilles découvertes était plus
130
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQI E
que suffisant pour ex 'itor le, zèle des explo*
râleurs, el par to«s tes i i la lois : avec
une ardeur que n'onl pu refroidir ni les
éehecs, ni les lit! - m Les <l ingéra, ni les
obstacles, ils ont abordé ces myttérieu
contrées où les attirail le prestige de l'in-
connu. Disons-le tout de ratte, leur attente n'a
pas été déçue ; elle a même été suc beaucoup
de point- dépassée, de grands lacs, véri laides
mers, ont ele découverts ; le cours de- grands
tleuves a été remonté, sinon jusqu'eux
sources, da moins jusque dans leur voisinage,
el le moment est proche peul-èire où, grâce
à Livingstone, le voile qui en couvre l'ori-
gine sera définitivement soulevé. Enfin, au
lieu de ces déserts arides et In niants qu'on
s'attendait à rencontrer, on a trouvé dans
beaucoup de régions un pays bien arrosé, un
sol fécond, de vastes Eure t s, de belles vallées
herbeuses habitées par une population consi-
dérable, et, sous L'Equateur même, une ré-
gion montagneuse dont les plate iux élevés
sont une des contrées les plus salubres du
globe.
Les voies principales que les voyageurs
pouvaient suivre, sont donc : au nord, les
vallées du Nil et de ses aiiluents; à Test, la
route habituellement suivie par les caravanes
qui, de l'île du Zanzibar et de la côte qui lui
l'ait face, se rendent à Kazeh et au lac Tanga-
nika ; au sud, le cours du Z tmtièze et de ses
affluents septentrionaux ; à l'ouest, les vallées
du Niger, de Ogowaï et du Zaïre. Nous ren-
drons compte successivement des tentatives
faites par ce- différentes voies; mais nous de-
vons parler d'abord du voyageur dont le nom
résume toutes les explorations dans l'intéiieur
de l'Afrique, David Living-tone.
David Livingstone naquit verslRIo, à lilan-
tyre, en Ecosse. Fils d'un marchand de thé,
ii fut placé, dès l'âge de dix ans, comme ou-
vrier dans une filature de colon. Malgré les
pressantes occupations du métier, il continua
seul les études, à peine ébauchées, de sa pre-
mière enfance ; puis il alla suivre, â Glasgow,
les cours de langues ancienne*, de médecine
et de théologie. Dès qu'il eut reçu, du collège,
des médecins de celte ville, le grade de licen-
cié, il se fit agréer de la Société des missions
de Londres, avec l'intention d'aller prêcher
l'Evangile en Chine. La guerre de 1840, qui
venait d'éclater, empêcha l'exécution de ce
dessein. Livingstone s'embarqua donc immé-
diatement pour l'Afrique méridionale, résida
quelque temps au Cap, atin de s'y familiariser
avec les i dômes de l'intérieur et se retira,
en 184.'*, dans la belle vallée de Mabotsa.
Celle région devint le théâtre de ses travaux
religieux. Bientôt il épousa la fille du révé-
rend M'dFal et vécut le plus souvent au milieu
des Béchuanas. «'accommodant à leurs moeurs
et partageant même les fatigues de leurs expe-
ditions guerrières.
Les occupations apostoliques, l'étude de la
langue et des mœurs retinrent Livingstone à
son poste pendant plusieurs années. Une sé-
cheresse exceptionnelle cl divers autres acci-
dent- ayant fait péricliter son établissement
religieux, il s'avança de nouveau dans l'inté-
rieur des terres, afin d'y chercher une nitua-
lion plus favorable. Celle recherche lut sans
résultat. Mais les pays qu'avait parcourante
mi-siormaire étaient loifl de répondre à
l'idée qu'on s'en taisait alors. Comme tontes
les choses lointaines et Inconnues, l'intérieur
de l'Afrique prêtait aux suppositions les plue
bizarres. L'imagination, qui revêt de si
brillantes couleurs nos espérances et nos
rêves, donne aussi, par un ell'et opposé, l'as-
pect le plus sombre et le plus fantastique aux
objets qui excitent en nous une vague ap-
préhension. D après les livres des voyageur*
el les rapports des trafiquants, Livingstone
s'était représente l'Afrique centrale comme un
vaste marécage, où fourmillent les monstres
hideux, hippopotames, alligators, reptiles de
tous g Tire-, insectes de toute forme et de
toute grosseur. De ces plaines torrides de-
vaient s'échapper des miasmes infects, en-
gendrant la lièvre, la petite vérole et les ma-
ladies iufl immatoires, qui ne tardent pas à
faire de l'homme le plus robuste un cadavre
ambulant, incapable d'observer et d'agir. Le
premier aspect du pays dissipa peu à peu ces
prévisions. Les renseignements recueillis che-
min faisant promettaient, au voyageur qui
oserait s'aventurer dans ces relions, de
brillantes découvertes. Le missionnaire devait
d'ailleurs n'être pas moins heureux que
l'explorateur. Dès lors, Livingstone ne rési-ta
plus et se consacra tout entier à 6a nouvelle
tâche.
Le 1 r juin 18'»9, Livingstone se mettait en
route p »ur sa première expédition, et décou-
vrait entre le 2 2° et le 20e degré de latitude,
le lac N'gami et les salines Nchocotsa et
Ntoué-Ntoué. LTn autre voyage, qui devait
durer près de cin | ans, le conduisit d'aOord
sur les rives du Zambèze, entre le 18e el le
11° degré de latitude. Le Zambèze est le fVuve
le plus con-idérable de l'Afrique australe; sa
source, encore inconnue, paraîl se t'oaver
dans l'Afrique é piutoriale ; il coule d'abord
du nord au sud, au centre même du conti-
nent, puis, faisant un coude vers l'Est, il suit
désormais celle direction et débouche dans
l'Océan indien, en face de Madagascar. A
cette époque, on n'en connaissait guère que
les parties basses. Le fait seul de l'avoir at-
teint à l'endroit où il fait coude, endroit irès
éloigné de son embouchure, était donc un ré-
sultat d'une haute valeur, car il fixait sa -i-
tuation à l'intérieur et donnait une idée de
son étendue. Non conlent de celte découverte,
Livingstone remonta le Zambèze et se diri-
geant vers le nord-est il constata qu'un peu
peu plus haut, il est formé par deux branches :
l'une venant du nord et appelée par les habi-
tants du pays Liambaïe, paraît être le corps
du fleuve ; l'autre, la Liba, descend du nord-
ouest et n'est qu'on affluent. Puis, côtoyant
cette dernière, ii atteiguit le lac Dilolo et re-
LIVUE QUATRE-VINGT QU ITORZIISMË
'<:n
connul que, dans la vaste plaine où il e«l Bi-
tué, B'opère d'une façon presque insensible la
séparation <l"'s saux qui, au nord, descendent
vers li! bassin du Zaïre, et, au ou I, vers celui
du Zamhèze. Knfln, en mai 1884, il atteignit
la colonie portugaise de Saint-Paul de Loanda
sur les bords de l'Atlantique, et s'y reposa
quelque temps. Alors reprenant la route qu'il
avait déjà suivie, il revint. à Linvanti, son
point de départ sur les bords du Zambèze ;
pois, de cet endroit, il descendit le coursdu
fleuve jusqu'à son embouchure. En |uillel 1836
il arrivait à Quilimane, comptoir portugais sur
la côte de Mozambique, après, avoir traversé
L'Afrique centrale «le l'ouest à I est, et, pen-
dant tout ce trajet, ayant parcouru des con-
trées totalement inexplorées, sauf dans le
voisinage des côtes.
La lacune qu'il venait de combler e'tait im-
mense. « En suivant le Zambèze, dit Ernest
Paligan, depuis son confluent avec la Liba
jusqu'à l'Océan Indien, il avait lixé, d ms toute
cette étendue, la situation de l'embouchure
des affluents. Il avait reconnu le cours de la
Liba et la ligne de partage des eaux entre les
bassins du Zimbèze et du Zaïre. Ce qui était
plus important encore, et bien plus inattendu,
car son voyage était la première exploration
dans l'intérieur de cette partie du continent,
il avait démontré que le plateau central de
l'Afri'|ue, dans la zone australe, n'est point,
comme on l'avait supposé, un désert aride et
inhabitable. Presque partout ce plateau forme
une contrée d'une admirable fertilité arrosée
par de nombreux cours d'eau et occupée par
une population nombreuse, avec laquelle il
serait possible de se créer des relations qui
ouvriraient un champ immense au commerce
et à l'activité des nations civilisées.
Au cours d'un voyage de Livingstone, on le
crut perdu. Un journal américain envova l'un
de ses rédacteurs, Stanley, à la recherche
de l'explorateur. Stanley partit, traversa
l'Afrique à son tour et retrouva Living-tone.
Spelie, Bneker, Hurton, Cameroun, Brazza et
vingt autres explorateurs marchèrent intré-
pides sur les traces; de Living-tone et de
Stanley. L'Europe chrétienne, réunie à
Bruxelles et à Berlin, s'est partagé ce vaste
monde pour l'ouvrir au christianisme, au
commerce et à la civilisation.
Nous, Français, qui avions, depuis long-
temps, un pied en Algérie et un autre au Sé-
négal, ne nous sommes pas trop laissés dis-
tancer par les Anglais et les Américains.
Notre gouvernement, pour pénétrer l'Afrique
du nord au sud et de l'ouest à l'est, envoya,
plus d'une fois, des missions militaires et
scientifiques. Plus d'une fut exterminée par
les Touaregs, entre autres, celles de Elallers
et de Mores, ce dernier assassiné, peut-être
avec la connivence d'indignes Français.
D'autres, celle du colonel Monleil, ont mieux
réussi. Une qui a éclipsé toutes les autres,
commandée par le capitaine Marchand, a
traversé l'Afrique de la Cuinée â Pachoda,
frontière «h1 l'AhysHnie, el nVi Irouvé, au
terme de ses fatigues, qu'un ordre de notre
abominable gouvernement, pour amener h'
drapeau français devant le léopard angluis et
laisser passer te sirdar Kilchener. Le capi-
taine Bomier a pris Tombouctou en violant la
consigne d'un gouvernement lâche el traître
à la France; il a relié l'Algérie au Soudan el
au Sahara el créé, à la France, un empire. Il
sonnais, cette Atrique qui figurait, sur nos
caries, comme payé inconnus, n'a, pourrions,
presque plus de secrets. L'Eglise catholique
n'avait pas attendu les explorateurs et h-s
diplomates pour se préoccuper des intérêts
spirituels de ces contrées. I) s la première
mo'.tié de ce siècle, elle avait créé le vicariat
apostolique du Soudan, et quand Stanley
eut révélé la région des grands lac-, la
Propagande les engloba dans une nouvelle
mission.
De 184fi à 1861, le vicariat apostolique du
Soudan était administré par quelques mis-
sionnaires autrichiens, assistés de quelques
jésuites. De 1801 a 1872, cette mission passa
aux Franciscains -ous la direction du Vicaire
Apostolique des Latins d'Egypte. De 1872 à
nos jours, elle est confiée au séminaire afri-
cain de Vérone et à quelques religieux de
Saint-Camille de Lellis. Celle mission com-
prend un vicaire apostolique, douze mission-
naires, des hères, des sœurs, dont le quartier
général est au Caire. Celte mission et les sui-
vantes n'ont pas, à proprement parler, de po-
pulation catholique; elles ont des écoles, des
orphelinats, des hôpitaux, des dispensaires,
pour former un noyau de population chré-
tienne ; elles se heurtent partout aux négriers
qui enlèvent les sujets pour les vendre sur les
marches d'esclaves et à l'Angleterre, dont la
politique scélérate fait tout servilement pour
dominer le monde.
La mission des grands lacs révélés par
Livingstone et Stanley se divise en cinq vi-
cariats : Vicariat du Victoria. Nyanza, vicariat
du Tanganika oriental, vicaiiat du Tanganika
occidental, vicariat de l'Uunyaniembé, vica-
riat du Nyassa.
En 1878, une double expédition, composée
de dix missionnaires, cinq pour chaque mis-
sion, s'organisait à Zanzibar pour se rendre
au Victoria N\auza et au Tanganika. Le
11) juin, la caravane apostolique partait de
Bagamoyo, sous la direction des Pères Li-
vinhac et Pascal. C'était un voyage de
30o lieues à pouisuivre au milieu ries soli-
tudes, à peine explorées, de l'Afrique orien-
tale, en traînant à sa suite 5(i0 noirs pour
porter les ba^asies et les marchandises des-
tinées aux échanges, dans ces pays où la
monnaie n'a pas cours. A chaque pas, lutter
contre l'indiscipline des porteurs et déjouer
les ruses des tribus pillardes; chaque soir,
disputer avec les roitelets du pays ; subir, de
jour, un soleil de feu, la nuit, une humidité
glaciale ; traverser les marécages, affronter
les fièvres, en mourir parfois : tel fut leur lot
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
de Bouffrancea quotidiennes. Le supérieur de
la mission de Tanganika en mourul api
trois mois d'horribles fatigues; les quairo
autres Pères arrivèrent en janvier InT!). Le
père Livinhac n'arriva qu'en juin dans l'Ou-
ganda, pays du roi Mtésa, dont Stanley avait
espéré faire \\n Constantin noir, mais qui ne
Mit que tromper tout le monde. Bientôl deux
nouvelle- caravanes vinrent lui prêter du
renfort, et alors le Père Livinhac commença
à racheter des enfants de l'esclavage et à
baptiser des adultes catéchumènes. A Mté
succéda Monanga, d'abord très favorable à
nos missionnaires, pour s'en faire une arme
contre les néfliers et un rempart contre les
Anglais. L'Ouganda reproduisit alors les
merveilles du Japon, converti en foule ; il
l'imita aussi en subissant les persécutions du
versatile Monanga, prolecteur devenu persé-
cuteur des chrétiens. Cent marlvrs arrosent
de leur sang la semence apostolique et là,
comme ailleurs, ce sang fil sermer de plus
nombreux chrétiens. Alors les négriers firent
tomber Mouanga et mirent à -a place Karéma
avec l'espoir de constituer l'Ouganda en
royaume musulman. Avec l'appui d» s chré-
tiens, Mouanga remonta sur le trône. Alors
intervint l'Angleterre, la première puissance
musulmane du monde. En 18U2, au nom de
la Compagnie East-African, compagnie de
flibustiers pour enlever le bien d'autrui, un
lieutenant Lutgard, le modèle de Jameson du
Transvaal, avec l'aide des canons Maxim, se
donna mission d'établir, dans l'Ouganda, le
protectorat de l'Angleterre. Lutgard détruisit
les station*, brûla les chapelles, mitrailla les
chrétiens, adjugea aux protestants les i/7 du
pays et relégua les catholiques sur les terres
ingrates du Buddhu. Lutgard n'a pas été
pendu ; je m'étonne que les Anglais n'en
fassent pas leur premier ministre. Mais Dieu,
plus fort que les flibustiers anglais, saura
défendre l'Ouganda contre les foreurs de
l'I-dam et contre les scélératesses de l'hérésie.
L'Eglise, pour éviter le retour de pareils mas-
sacres, a divisé l'Ouganda en trois vicariats
du Nil supérieur, du Victoria Nianza septen-
trional et du Victoria méridional.
La mission du Tanganika oriental a vu les
négriers lui assassiner deux prêtres et s'em-
parer des enfants qu'ils formaient à la reli-
gion ; elle a vu aussi le sacre de l'évêque
Charbonnier, couleur voulue aux pavs. Aux
difficultés du début a succédé la période de
l'afTermissement. Cette mission a maintenant
sept missionnaires, deux frères, douze églises,
deux orphelinats, deux hôpitaux, six mille
catholiques.
Le 'tanganika occidental est à peu près
dans la même condition; il n'a que 1 500
catholiques, mais de nombreux catéchu-
mènes.
Le vicariat de rOunyaniembë* et du lac
Nyassa ne sont pneore que des linéaments de
missions : quelques missionnaires, quelques
stations, quelques écoles où l'on élève des en-
fants racheté» de l'esclavage. Ces enfants sont
l'espoir du troupeau à venir.
Le grand obstacle aux succès du prosély-
tisme apostolique, c'est l'escl ivage et ta
traite. On ne peut guère avoir des catéchu-
mènes qu'en les rachetant ; et. pendant qu'on
les instruit, il Be peut faire qu'une e-couade
de négriers tombe sur le village, enlève tout
'•••qu'elle trouve et emmène se> prisonnière
lié- deux à deux. Ceux qui ne peuvent pas
supporter les fatigues du voyage ont la tète
cassée et marquent de leurs ossements la
route de la caravane ; les autres sont vendus.
La Bociété anti-esclavagiste lutte contre ces
horreurs ; nous espérons qu'elle saura les
vaincre.
Apre- avoir visité l'établi-sement de Kipa-
lala, le major \\ issemann, quoique protestant
écrivait : a II faut croire que le système des
prêtres catholiques est le meilleur, car les ré-
sultats obtenus parlent en leur laveur ».
Wi-semann, pour confondre les calomnies
d'un journal, ajoute : « Au point de vue de la
civilisation de l'Afrique, la mi-sion catho-
lique est, sans nul doute, de beaucoup supé-
rieure. La discipline de l'Egiise catholique
est, selon moi, la cause principale du succès
des missions. Les missionnaires catholiques
partent sans espoir de retour; ils ne sont que
très rarement rapatriés pour raison de santé ;
en outre, les cérémonies de l'Eglise romaine
impressionnent beaucoup plus vivement des
sauvages que la simplicité du culte évangé-
lique. Voilà qui contribue puissamment à
faire réussir les missions romaines. » Le
major protestant ignore que les missionnaires
catholiques ont, en plus, la grâce de Jé>us-
Christ ; et que Jésus-Christ seul est le grand
convertisseur d'âmes.
Parmi hs hommes de notre temps qui
firent un certain bruit et inaugurèrent de
grandes œuvres, il faut citer le cardinal La-
vigerie. Charles-Martial Allemand Lavjg^rie,
né au pays basque en 1825, avait terminé ses
éludes au séminaire de Paris. Successivement
professeur d'histoire ecclésiastique en Sur-
bonne, directeur de l'Œuvre des Ecoles
d'Orient, auditeur de Rote, évêque de N »ney,
il recueillait, en 1866, la succession de
Mgr Pavy, au siège d'A!ger. L'héritage était
difficile ; mais l'héritier était jeune, habitué à
la parole, habile à créer des ressources, plein
d'énergie pour grouper les volontés: ce
Gascon pouvait, sans témérité, se prendre
au sérieux. Dès le début, les circonstances le
mirent à l'épreuve. En 1867, une famine
cruelle sévissait sur l'Algérie ; l'évêque re-
cueidil les orphelins par millier», provo-
qua d'abondantes aumônes pour les nourrir,
et, plus lard, pour les établir, fonda des
villages chrétiens. Ces fondations mirent
le prélat aux prises avec le gouvernement.
Jusque-là, i! était interdit au clergé ca-
tholique de travailler à la conversion des
Arabes. Cette interdiction avait le double tort
d'empêcher l'expansion du Christianisme par
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
433
l'apostolat H de retarder, en Algérie, la fu-
sion des races. La bureaucratie voulut mettre
ibstacle aux créations bienfaisantes du prélat ;
l'évoque, par L'éclat de sa protestation, mit
cet obstacle en poussière. C'était l'aurore
d'une ère nouvelle.
Pour tirer parti de la liberté conquise,
Mgr Lavigerie fonda la société des mission-
naires d'Alger. Trois séminaristes se présen-
taient à l'archevêque pour l'apoatolat africain ;
l'évéque Ifs accepta : ce fui le noyau de la
nouvelle milice. D'abord elle fut employée à
l'évangélisation de la Kabylie. A cette dale,
l'Afrique, dont l'Europe n'avait connu jus-
qu'ici que les rivages, parcourue en tout sens
par de hardis explorateurs, invitait les
peuples civilisés à se partager son étendue,
el appelait L'Eglise à l'évangélisation de ses
races dégénérées. Au Maroc, en Tunisie, jus-
qu'en Egypte, les débris d'une nation autre-
fois chrétienne, mêlés à ceux des invasions
des barbares ; au-delà, sur la surface de ces
continents immenses, la plus aiïreuse bar-
barie, l'ignorance, le meurtre, l'anthropo-
phagie, l'universel esclavage.
L'évéque se trouva une âme à la hauteur de
ces entreprises. Faire de la terre algérienne
le herceau d'une nation grande, généreuse,
chrétienne, d'une autre France ; répandre au-
tour de nous avec celte initiative ardente qui
est le don de notre race et de notre foi, les
vraies lumières d'une civilisation dont l'Evan-
gile est la source et la loi ; les porter au-delà
du désert avec les flottes terrestres qui la tra-
versent et qui iront un jour jusqu'au centre du
continent noir ; relier ainsi l'Afrique du nord
et l'Afrique centrale à la vie des peuples chré-
tiens : teile lui parut, dans les desseins de
Dieu, dans les espérances de la patrie et de
l'Eglise, l'œuvre indiquée par la Providence.
L'évéque, nommé par le Saint-Siège, dé-
légué apostolique du Sahara occidental,
lança ses Pères blancs à la conquête de
l'Afrique. Plusieurs fois dans le cours des
années 1875, 1878, 1881, des groupes de ces
apôtres intrépides furent assassinés en tra-
versant le désert. Au lieu de décourager ces
candidats, les tragiques aventures ne firent
que multiplier le nombre de ceux qui s'en-
rôlent dans celte milice. D'occupation réelle,
proportionnée à l'immense étendue de ces
territoires, il ne pouvait être pratiquement
question. Mais, à l'aide de postes armés,
établis de distance en dislance, sous le pro-
tectorat de quelque nation européenne, ce
n'était pas une chimère irréalisable. Munies
de cartes, dressées par les explorateurs, les
chancelleries s'étaient appliquées à ce travail.
Le compas à la main, il avait été réglé que
tant de degrés de longitude ou de latitude
formeraient L'apanage ou la zone d'influence
de tel ou tel pays. Les apôtres de Jésus-Christ
n'ont, pas a se préoccuper des arrangements
des chancelleries. Leur apostolat enveloppe
dans son universalité géographique toutes les
régions du globe, comme son universalité
I . XV.
chronologique s'étend a loua lei instants de la
durée. Ainsi firent les Pères blancs, rattachés,
par Léon XIII, au centre de L'Afrique, a quatre
foyers de missions. Si le Pape l'eut permis,
L'évéque se lût mis lui-même à la léle de ses
soldats pour combattre avec eux et mourir
au premier rang.
En 1881, la France étudiait son protectorat
sur la Tunisie. Depuis six ans, L'évéque L'y
avait précédée par ses missionnaires. Nommé
archevêque de Carlhage, administrateur apos-
tolique de la Tunisie, primat de l'Afrique,
bientôt cardinal, Mgr Lavigerie bâtit une ba-
silique dédiée à saint Oyprien et à saint Louis;
créa pour la jeunesse un asile d'étude et de
piété ; appela les Carmélites et les Francis-
caines pour féconder, par leurs œuvres, ce
coin de terre immortalisé par les larmes de
sainte Monique.
En 1888, Léon XIII félicitait les évoques du
Brésil de la suppression de l'esclavage améri-
cain ; le pontife n'eut garde d'oublier
l'Afrique. C'est là, en effet, que la chasse à
l'homme, organisée avec une habileté infer-
nale, pratiquée avec une cruauté sans nom,
fait chaque année quatre cent mille vic-
times, dont la moitié à peine atteint les
marchés où elle sera vendue. Léon X11I
chargea le primat d'Afrique de prêcher, en
Europe, une croisade anti-esclavagiste. Le
cardinal se dit que, pour sauver l'Afrique in-
térieure, il fallait soulever la colère du
monde. On le vit, cet homme apostolique, à
Rome, à Paris, à Londres, à Bruxelles, à
Milan, à Naples, pour porter partout le mou-
vement dont le branle était parti du Vatican,
Non seulement il parle, mais il agit; il crée
des comités et des bulletins ; il écrit aux sou-
verains ; il encourage et groupe les hommes
de bonne volonté. On l'écoute, on s'enthou-
siasme, on s'inscrit pour de généreux sacri-
fices.
En 1892 mourait le cardinal Lavigerie,
homme de puissante initiative, dans la pos-
térité tirera de grandes œuvres. Le bronze et
le marbre perpétuent la mémoire de l'intré-
pide soldat, de l'apôtre à l'âme de feu, de
l'infatigable défenseur du continent noir.
Les îles qui entourent l'Afrique du côté de
l'Occident, les Açores, Madère, les Canaries,
les îles du Calvaire, Fernando-Fo sont, pour
la plus grande partie, catholiques. A l'Orient
les îles de la Réunion et Maurice sont égale-
ment catholiques en grande partie. La perle
du grand Océan, Madagascar avec les îles
malgaches, Sainte-Marie, Nossibé et Mayotte,
sont aujourd'hui terres françaises, conquises
par le général Duchesne, pacifiées par le gé-
néral Calliéni. Cette mission, que la France
avait inaugurée dès le temps de Louis XIV,
nous avait été longtemps disputée par les
anglicans, les méthodistes, les quakers et les
luthériens de Norwège. Kn 1896, elle a été
partagée entre les trois vicariats du sud, du
centre el du nord : le premier confié aux
Lazaristes; le second, aux Jésuites; le troi-
28
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
aie me à la Congrégation du Saint-Esprit;
bous le gouvernement des évoques Gazet,
Crouzel et Corbet. Les grandes tribue «1rs
Betsiléos, des Sakalaves el même des Hovas
pourraient, sans L'opposition protestante, fa-
cilement se convertir; mais l'acharnement
des hérétiques oblige a d'incessants combats.
Le n'esl pas. autrement, pour une mission,
une nécessité trop regrettable. D'autant que
les missions catholiques, soutenues par un
vaillant personnel de prêtres, de frères et de
religieux, possèdent (tes églises, dus écoles,
un séminaire, des collèges, une infirmerie,
deux léproseries, plusieurs dispensaires et
même un observatoire. Madagascar, conquis
à la France par les armes, sera conservé par
la bravoure des missionnaires, pourvu que le
gouvernement, aveugle comme il ne l'est que
trop, ne fasse pas de l'anticléricalisme un
article d'exportation.
En quittant Madagascar, nous saluons, aux
îles Seychelles, le diocèse de Victoria et nous
entrons dans le grand océan pour en visiter
rapidement les divers archipels.
Les des malaises de l'Océanie se partagent
en quatre groupes : colonies hollandaises,
colonies anglaises, colonies portugaises et
colonies ci-devant espagnoles.
Les colonies hollandaises comprennent Su-
matra, Java, une partie de Bornéo, les Gé-
lèbes, les Moluques, une partie de la Nou-
velle-Guinée et du Timor. Leur capitale est
Batavia, dans l'île de Java. Les îles comptent
23 000 000 d'habitants, et 50 000 catholiques.
Ce vicariat a 50 missionnaires, des églises,
des chapelles et des écoles. « Unis comme
la phalange macédonienne, dit un protestant,
les catholiques remportent victoires sur vic-
toires. »
Les quatre territoires soumis à l'influence
anglaise forment une préfecture ou, sur
550 000 habitants, il y a environ 1 000 catho-
liques.
L'ile portugaise de Timor a 2 000 catho-
liques. Les Philippine.-, plus heureuses, comp-
tent 5 502 000 catholiques ; elles viennent
d'être arrachées à l'Espagne par l'Amérique ;
mais se défendent courageusement pour gar-
der leur indépendance.
En 1800, l'Australie, la Tasmanie, et la
.Nouvelle-Zélande n'avaient pas un seul ca-
tholique. On y trouvait à peine; un millier
de colons et un million el demi d'indigènes.
L'Australie commença par être la terre de l'or ;
en quatre-vingts ans, elle en produisit sept
milliards. Vers 1830, l'Angleterre y déporta
ses convicts et les laissa, après avoir satisfait
à la justice, se dt brouiller comme ils l'enten-
draient. Aujourd'hui, l'Australie est la plus
grande ile du monde, ou un continent presque
aussi vaste que l'Europe. Politiquement, elle
est partagée en cinq districts : la Nouvelle-
Galles du Sud, capitale Sydney ; Victoria, ca-
pitale Melbourne ; le Queensland, capitale
Brisbane ; l'Australie occidentale, capitale
Perth ; l'Australie septentrionale, capitale
Palmerston. Le chiffre de sa population atteint
trois millions. En 1874, l'Australie fut divisée
en deux provii ûasliques: Sydney et
Melbourne. L'archevêque de Sydney, Moran,
est cardinal; ce prélat a inauguré son cardi-
nalat par un concile national. Il était impos-
sible de mieux célébrer le premier cinquante-
naire de l'Australie. C'est un nouvel empire
qui se forme aux antipodes. Le Père bouvet,
dans les missions catholiques, lui prédit cent
million- d'habitants. Actuellement, 1 arche-
vêque de Sydney a sept suflragants ; l'arche-
vêque de Melbourne, quatre ; l'archevêque
d'Adélaïde, quatre, plus l'abbaye de la Nou-
velle-Nu reie ; l'archevêque de Brisbane, un et
deux vicariats apostoliques ; l'archevêque de
Wellington, trois ; l'archevêque d'Hobar-
town n'a pas encore de suflragant. Au total,
0 archevêques, 10 évéques, un administrateur
apostolique, 1 000 prêtres, i 500 i et
800000 catholiques. Une l'Australie appelle
les moines et elle verra le salut qui vient de
Dieu.
Les îles de l'Océanie, auxquelles lsaie
avait prédit, avec la précision qui le distingue,
qu'elles formeraient un peuple de frères ;
qu'elles produiraient des prêtres et des lévites ;
qu'elles offriraient des présents au Dieu de Ja
Crèche ; ces îles n'ont été découvertes qu'à la
lin du dernier siècle et au commencement
du nôtre. Bougainville, Cook, La Pérouse et
plusieurs autres ont acquis, par ces décou-
vertes, un nom immortel. Les îles de l'Océa-
nie n'entrèrent dans la hiérarchie catholique
qu'en 1830. Un en lit d'abord une dépendance
de la Réunion, puis trois vicariats. Aujour-
d'hui trois vicariats sont confiés aux I'icpus-
siens ; quatre aux Maristes ; trois aux mis-
sionnaires d'Issoudun ; deux missions aux
Capucins. Total, quatre congrégations, dix
vicariats et deux missions.
Les l'icpussiensontles vicariats apostoliques
de Sandwich, de Taïti et des îles Marquise-.
Le groupe des huit îles Sandwich ne vit
arriver qu'en 1870 les missionnaires protes-
tants. Les Méthodistes firent peser sur les
naturels du pays et sur leur embryon de gou-
nernient le plus exécrable despotisme: la
reine était à leur merci; les naturels traités
en bêtes de somme. En 1830, quand arrivèrent
les missionnaires catholiques, les protestants
les expulsèrent. En 1830, le commandant La-
place, outré de ces abominations, fit mettre
en liberté les catéchumènes qui avaient été em-
prisonnés, exigea la liberté du culte catholique,
la cession d'un terrain pour construire une
cathédrale à llowolulu et une caution décent
mille francs. Alors commencèrent les conver-
sions, sous l'impulsion de Mgr Houchouze et
du Père Maigret, qui devint bientôt évêque.
La corruption prote>tanle avait amené la dé-
population de ces îles ; la lèpre y faisait ses
ravages. Les lépreux étaient isolés et aban-
donnés de tout service. Alors le Père Damien
Deveuster se consacra à leur évangelisalion.
Au bout de quelques années, il mourait aussi
LIVRE QUATRE VINGT-QUATORZIÈME
de la lèpre. Ce dévouement héroïque, cou-
ronné d'une glorieuse mort, excita l'admira-
tion du mondeentier el appela buc la mission
un surcroît de grâce. Aujourd'hui cette mis-
sion comprend, bous l'autorité du vicaire
apostolique, 24 missionnaires, '•'- églises el
i pelles , -'■• écoles, et sur une population
totale «le 70000 habitants, 28000 catho-
liques.
Le vicariat de Tahiti comprend les lies de
la Société, l'archipel des Paumotous, lea iles
Gàmbier, Tubuai, l'Ile de Cook et l'Ile de
1 > . 1 1 1 u « • s ; an total, environ 600 iles. Le nom
de Tahiti rappelle le fameux Pritchard, mé-
thodiste qui était, en même temps, minisire
protestant, pharmacien et consul d'Albion.
Ce consul se mit en guerre avec les catho-
liques ; comme il taisait des boulettes, ses vic-
times lui cassèrent quelques fioles. D'un, con-
flit entre la France el l'Angleterre. L'affaire
fut régle'e par une indemnité et le protectorat
de la France, en tenant les mélhodistse en
échec, favorisa la mission catholique. Ce vi-
cariat a 20 missionnaires, 13 frères, 18 sœurs,
des catéchistes, des religieuses indigènes,
iT églises, autant d'écoles, et sur une po-
pulation de 50 000 habitants, 7 000 catho-
liques.
Le vicariat des huit îles Marquises, dont
la principale est Nuka-Hiva, offre, comme les
autres vicariats voisins, outre les obstacles mo-
raux a loute conversion, l'opposition des Mé-
thodistes, le mauvais esprit des déportés et
une abominable corruption de mœurs. Sur
une population de 5 000, il y a 3 000 catho-
liques. Et au total, pour toutes les missions
des Picpussiens, 32 évêques, 53 missionnaires,
188 églises, 77 écoles, 37 000 catholiques.
L - missions de la société de Marie compren-
nent les vicariats de l'Océanie centrale, des
Navigateurs, de la Nouvelle-Calédonie et des
îles Fidji.
Le vicariat de l'Océanie centrale ne com-
prend plus que les îles Wallis, Futuna, Va-
veau, Hapaï et l'archipel de Tonga. C'est à
Tonga qu'est le centre du méthodisme, nous
ne disons pas le foyer, parce que le protestan-
tisme n'en a pas ; mais c'est dans ces lies
qu'on peut le mieux voir ce qu'il peut pro-
duire. En Europe, les protestants sont assu-
jettis au milieu ambiant, s'ils se laissaient voir
ce qu'ils sont, en effet, ils exciteraient une ré-
pulsion universelle et une véritable horreur.
Dans la Mélanésie, la Micronésie, la Polynésie,
la, ils sont chez eux, soustraits aux argus de
la critique, et parfaitement libres de se laisser
aller au libre essor de leurs passions. C'est là
qu'on trouve les Pritchard, là qu'on voit les
Dutron-Bonnier, les mormons, les bandit-,
intrigants, opérant a leur aise -ous l'égide, avec
l'autorité ou l'excuse da libre examen; c'est
la qu'ils dominent les roitelets insulaires, qu'ils
exploitent le-; foules et justifient la décision du
coi l'Helmstadt : Protettantismus i>'i<)<i-
<„>, delerior : Le Protestantisme est presque
le Paganisn
C'est dans ce vicariat de, l'Océanie centrale
<pie le Père Chanel recul la couronne du
martyre; c'est le sainl Etienne de l'Océanie.
Pierre Chanel était né en 1803, à la Poliére,
hameau de la paroi-se de Ciel, diocèse de
Belley, Dans sa première jeunesse, il lisait les
Lettre» édifiantes. Un jour, B'étant fait, pu mé-
garde, une coupui e à la main, ii
son sang, cette résolution : « Aimer la Sainte
Vierge el la rai re aimer. » Prêtre en 1827, il
fut Successivement vicaire, curé, puis membre
de la Société de Marie. Après cinq ans pass
dans la Société de Marie comme professeur,
directeur spirituel et supérieur au petit sémi-
naire lie Belley, que dirigeaient alors le- Pères
Maristes, le serviteur de Dieu vit exa icer ses
voeux les plus ardents. Le 29 avril 1836, pa-
rut le bref de Grégoire XVI qui approuvait
les règles de la Société de Marie et lui con-
fiait les missions de l'Océanie occidentale.
Plusieurs fois, le Père Chanel s'était offert
pour le premier départ de missionnaires ; il
eut bientôt l'assurance qu'il en ferait partie :
« Ah ! la bonne nouvelle que j'ai à vous don-
ner, écrivit-il alors à l'un de ses amis. J'ai ma-
nifesté mes vieux désirs, et mon cœur ne ces^e
de battre de joie depuis que mon nom est ins-
crit pour le premier départ de missionnaires ».
Ce fut après un long et pénible voyage, au
milieu d'horribles tempêtes qui étaient comme
le présage des épreuves par lesquelles le ser-
viteur de Dieu allait passer, qu'il aborda, le
27 juin 1837, aux iles (xambier et Taïti. Là,
malgré les menaces et les persécutions du
roi de Vavao, il fonda avec ses compagnons
la mission de Wallis. Puis il se dirigea vers
l'île de Futuna, où il arriva le 8 novembre.
C'était le champ que le Dieu des apôtres et
des martyrs avait assigné à son zèle.
Il y apprit la langue des insulaires et se voua
avec une admirable ardeur à leur conversion,
en ayant soin surtout de prêcher d'exemple
par les actes de la plus tendre charité envers
les pauvres et les malades. Une terrible guerre
ayant éclaté parmi les diverses tribus de cette
île, il fut contraint de s'éloig aer de sa rési-
dence pour revenir à sa première mission de
Wallis. En avril 1838, il put de nouveau se
rendre à Futuna et y baptiser un grand
nombre d'infidèles, Il y exerça ainsi pendant
trois ans le plus fécund apostolat, au milieu
de souffrances et de privations de tous genres
et aux prix de cruelles épreuves, qui devaient
aboutir à une persécution des plus féroces où
il devait cueillir la palme du martyr.
C'était surtout le roi Niuliki, auprès duquel
il résidait, que le Père Chanel cherchait à ins-
truire et a convaincre, persuadé que, le chef
étant chrétien, la conversion du peuple serait
facile. Mais Niuliki, roi du pays, en était en
même temps le souverain pontife, et sa
royauté était même une conséquence de son
pontifical ; c'es'-à-dire que, suivant l'usage
de ces tribus barbare?, celui seul nue choisis-
sait leur grande divinité pour résidence ou
tabernacle, était de fait le roi de Futuna. Niu-
436
BISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
liki devail donc tenir beaucoup à conserver
|a religion du payi , donl il était le premier
ministre, et à laquelle il attribuait toute non
autorité el Bon influence. Aussi, lorsqu'il vil
que i.i parole du missionnaire ébranlait les
rits, il se refroidit à son égard, cessa peu
a peu (le lui envoyer des vivres et alla se fixer
dans un autre village. Le Père Chanel l'ut
alors obligé de cultiver la terre avec ses deux
compagnons; ils en étaient réduits à cette
extrémité, lorsque leur arrivèrent le Père
Chevron el le l'ère Altale, au mois de mai 1X40.
Les nouveaux venus se mirent aussi au tra-
vail et, à force de peines, ils se firent une
plantation assez considérable pour fournir à
leur nourriture. Mais on se mit à leur voler
leurs fruits, dans le but de les prendre par la
famine et de les obliger à quitter le pays, s'ils
ne voulaient mourir de faim.
Dans cette dure situation, le Père Chanel
ne laissait pas de visiter les principaux chefs
de l'île et de leur enseigner les vérités de la
religion. Sa voix finit par être écoulée. Plu-
sieurs jeunes gens se convertirent. Ils se réu-
nissaient le dimanche dans la case du mis-
sionnaire, où ils recevaient ses instructions et
faisaient leurs prières. Ces réunions et le
nombre toujours croissant des catéchumènes
excitaient l'indignation des naturels de l'île,
qui allaient répétant partout ce cri sinistre :
« Que la nouvelle religion soit combattue,
qu'elle soit frappée de mort l » Ces manifes-
tations hostiles éclatèrent surtout à l'occasion
de la conversion de Meitala, fils de Niuliki.
De ce jour, la mort des missionnaires fut ré-
solue entre le roi et son ministre, Musumusu,
un des Fuluniens les plus acharnés contre le
christianisme. Le Père Chanel n'ignorait pas
que tôt ou tard il lui faudrait sceller de son
sang la prédication évangélique. Un jour
qu'il y avait grande réunion dans le village,
un de ses compagnons vint lui apprendre
qu'on voulait le massacrer : «Vous savez»,
répondit-il, « ce qu'on lit dans la vie d'un
saint: Si l'on venait vous annoncer, lui de-
mandait-on, que vous allez mourir dans une
heure, que feriez-vous ! — Je continuerais à
faire ce que je fais, répondit le saint. — Eh
bien l reprit le Père Chanel, faisons de même».
Et il continua à cultiver son jardin.
Néanmoins, l'orage dissipé pour cette fois
ne tarda pas à se reformer et devint plus me-
naçant que jamais. Le 28 avril, à la pointe
du jour, sous la conduite de Musumusu, une
horde sauvage, armée de lances, de massues,
de haches et de casse-tètes, se rend à Avauï,
où étaient les catéchumènes, les surprend
dans le sommeil, en blesse un grand nombre
et disperse lesautres. Puis les infidèles courent
assouvir leur haine contre celui qu'ils appe-
laient l'auteur de la religion. Musumusu
aborda le premier le Père Chanel ; il le trouva
dans son jardin, occupé à nourrir des poules.
La Providence permit qu'il fut tout à fait seul
en ce moment-là ; il avait envoyé ses caté-
chistes sur la côte occidentale de Futuna,
baptiser le- petits enfants qu'ils trouveraient
en danger île mort.
I.e Père Chanel, voyant arriver Musumusu,
laisse son occupation, et, sans méfiance au-
cune, va a BS rencontre. Pendant que le bon
Père s'entretenait avec ce perfide, les séides
de ce dernier pénètrent dans l'intérieur de la
maison, et jettent par la fenêtre une brassée
de linge. Le peuple, qui attendait hors de
l'enclos, ramassa le linge avec impétuosité.
Ce fut un signal de mort. Musumusu cria:
« Pourquoi tarde-t-on à tuer l'homme 7 >■ Alors
les sauvages, ayant à leur tête deux amis de
Musumusu, qui se nommaient l'un Filitika et
l'autre Umutauli, envahissent le jardin. L'mu-
tauli décharge un grand de coup de massue
sur la tète du Père; pour parer le coup son
hras est cassé et retombe. En même temps
l'héroïque martyr recule de deux ou trois pas.
Filitika la repousse alors avec violence, en
disant à ceux qui l'entourent : « Frappez
promptement, qu'il meure ! » Aus>itôt Umu-
tauli décharge un coup de massue sur la
tempe gauche du Père et lui fait une forte
contusion. Le sang jaillit avec abondance. En
ce moment le Père Chanel s'écria plusieurs
fois : « Très bien 1 » Il regardait ses blessures
et sa mort comme un bien pour lui, faisant à
Dieu le sacrifice de sa vie et buvant le calice
de ses souffrances avec une généreuse résigna-
lion. Tous les témoins de son martyre attes-
tent qu'il ne lui est échappé aucun cri, aucune
plainte, aucune larme, aucun soupir ; il a
toujours conservé son égalité d'âme, et il est
mort comme un agneau, à l'exemple de son
divin Maître.
La rage des insulaires contre le vénérable
missionnaire ne connut plus de bornes. Celui-
ci enfonce sa pique sous l'aisselle du bras
droit ; celui-là le terrasse et le traîne sur du
gravier, le frappant avec son casse-tète ; un
autre, voyant que le patient vivait encore,
lui porte en présence de Niuliki, venu sur ces
entrefaites, un coup d'herminelte (sorte de
hache) sur la tempe. L'instrument s'enfonce
dans le crâne. Il en suri un peu de cervelle.
Ce fut le coup de grâce. Le martyr pousse un
cri et rend son âme à Dieu. Cela se passait le
28 avril 1841.
A l'instant même où expirait le proto-
martyr de l'Océanie, le ciel, bien que serein
jusque-là, se couvrit de ténèbres et l'on en-
tendit dans l'air un bruit épouvantable,
comme un violent coup de tonnerre. Les meur-
triers eux-mêmes en furent remplis d'effroi et
s'enfuirent précipitamment.
Ce prodige, confirmé bientôt après par de
nombreuses conversions, a été dûment cons-
taté dans les actes du procès apostolique de
béatification ; et à la cérémonie solennelle du
17 novembre 1889, on en voyait la représen-
tation sur l'une des bannières qui ornaient la
salle de la Loggia.
Le sang du Père Chanel fut, pour le pays,
la grande grâce du salut. Aujourd'hui ce
vicariat possède 14 missionnaires, des prêtres
LIVRE ni iTRE-VINGT-QUATOHZIÈME
431
indigènes, 60 sœurs, un séminaire, deux
collèges, '•• pensionnats, M écoles, et, sur une
population de36OU0 habitants, 9000 catho-
liques.
Le vicariat apostolique des navigateurs
comprend Samoa, Savaï, Upolu et les lies To
Kelan. C'esl là qu'ont travaillé lesévêquea Ba
taillon cl Elloy ; il- onl eu aussi à batailler
contre les protestants, toujours empressés à
s'emparer du pouvoir, pour favoriser tons les
vices. On trouve, dans ce vicariat, 18 mission-
naires, 67 catéchistes, des sœurs, des écoles
et des pensionnats. Sur une population de
.'55 000 habitants, il y a 0 000 catholiques.
Le vicariat de la Nouvelle-Calédonie com-
prend la Nouvelle-Calédonie et quelques îles
adjacentes, Loyalty et les îles Hébrides. C'est
là qu'on envoie actuellement les déportés : ce
n'est pas une semence de bons chrétiens. La
cruauté des Canaques a tenu prudemment les
protestants à l'écart ; pas de protestants là où
il faut mettre la tête ; mais, pour empêcher
le progrès de l'Evangile, il suffit des admi-
nistrateurs français, républicains, opportu-
nistes ou radicaux, tous aussi impies que les
communards, parfois plus. Ces missions da-
tent de 1844 ; elles ont un monastère de trap-
pistes : des monastères, voilà le moyen de
pénétrer cette masse séculaire de ténèbres. Ce
vicariat possède 45 missionnaires, Gi églises
et chapelles, 35 écoles, et, sur une population
de 170 000 âmes, 29 000 catholiques, 10 000 in-
digènes et 18500 Européens.
Les îles Fidji ont un vicaire apostolique,
22 missionnaires, des frères, des sœurs, des
églises, des écoles et 11000 catholiques. Au
total, pour la Société de Marie, 3 évoques,
92 missionnaires, 200 églises, 150 écoles et
83 000 catholiques.
Les missions des prêtres du Sacré-Cœur
d'Issoudun comprennent les vicariats de la
Mélanésie, de la Nouvelle-Guinée, de la Nou-
velle-Poméranie et de la Micronésie. Ces îles
sont très insalubres et peuplées d'anthropo-
phages. Au début on n'y trouve que des ca-
davres de missionnaires assassinés et mangés
ou morts de faim et de fièvre : je cite les
Epalle, les Colomb et les Verius. On y trouve
aujourd'hui l'archevêque Navarre, l'évêque
Alain de Boismenu, 34 prêtres, 38 frères,
25 sœurs, 30 chapelles, 10 000 catholiques.
. flores martyrum.
La mission des Capucins espagnols com-
prend les lies Caroline?, au nombre de 600. La
population se compose d'environ -40 000 sau-
•s, durs et cruels, mais pas anthropo-
phages. Cette mission ne fait que commen-
cer; elle ne prête pas encore matière à la sta-
[ue.
En résumé, les missions de l'Océanie comp-
tent 3500000 païens 300 000 protestants et
100000 catholiques. Si quelqu'un voulait in-
férer, rie ces chiffres, l'infériorité converlis-
te de l'Eglise catholique, il se tromperait
de tout au tout. Au début, les huiles se préci-
pitent aux riches temples de l'hérésie et il faut
si peu de elei-e | >< > 1 1 1 être protestant, (pie le
protestantisme compte autant de seclati
que de réceptionnai! i - de tes bibles alti 1 1
Les prêtres catholiques groupent péniblement
quelques pauvres dan- quelque chétive ca-
bane. Laissez passer un demi-siècle; la victoire
est passée d'un autre côté. Les prédicants ont
lassé la patience des insulaires. Le règne
missionnaires, premiers ministres ou con-
seillers des princes, est passé -ans retour. Le
commerce lui-même, sous le contrôle jaloux
des vicariats étrangers, a perdu les riches
monopoles et l'occasion des grandes fortunes.
Il ne reste plus, au ministre- protestant, que
l'apostolat et c'est de quoi il se soucie peu ou
se sent incapable. Alors les temples de l'hé-
résie se vident ou se convertissent en églises.
Le petit troupeau catholique a grandi , l'Eglise
a établi ses cadres et augmente le nombre de
ses missionnaires. Les iles, comme l'a prédit
Isaie, entendent la parole de Jésus-Christ ; et
la grâce de Jésus-Christ y opère ses mer-
veilleuses transformations.
« Il n'est pas douteux, écrit l'Américain Hop
King, dans son ouvrage sur les îles Hawaï,
que l'Eglise catholique romaine, avec ses
portes ouvertes, ses bancs libres, sa messe et
ses vêpres quotidiennes, son corps enseignant,
ses religieuses qui vont visiter les malades et
les pauvres, son système de sacrements, son
culte parlant à l'esprit et au cœur par les
yeux et par les oreilles, il n'est pas douteux,
dis-je, que, par tous ces moyens, l'Eglise ro-
maine ne s'attache fortement les facultés,
encore inertes, des indigènes. » — « La reli-
gion catholique, conclut un autre protestant,
est destinée à dominer dans la plupart des
iles de l'Océanie. » Dominer n'est pas le mot
propre ; il ne convient qu'au protestant, pas
du tout à l'Eglise qui se borne à enseigner et
choisit toujours ce qu'il y a de plus faible pour
confondre et abattre toutes les forces de la ré-
sistance.
En Orient, les missions font peu de bruit,
mais elles se poursuivent avec le plus louable
zèle, et sauvegardent, au cœur du mahomé-
tisme, le protectorat catholique de la France.
Nous avons fait connaître les congrégations
qui s'y dévouent; nous avons la bonne for-
tune, pour parler de leurs œuvres, de citer le
décisif témoignage d'un ci-devant proscrip-
teur. Les professeurs du collège Saint-Etienne
de Chàlons, au cours d'un voyage de vacances,
visitèrent, a. Constantinople, l'ambassadeur
Constans. Sur le sol natal, les Français se dis-
putent volontiers ; au loin, ils sont tous frères.
L'ambassadeur dit, à nos compatriotes, qu'il
comprenait toute la grandeur de sa mission ;
il ajouta :
Nous avons de redoutables adversaires à
combattre, des rivaux qui veulent miner notre
influence et, peu à peu, nous supplanter.
Les protestants dépensent beaucoup d'ar-
gent, mais sans grand succès, car leur culte
froid et austère ne plait pas aux populations de
ce pays, avides de démonstrations extérieures.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIl
Ce -'"'i les Bcbismatiqoes, 1rs Russes sur-
toul, donl li 'S niellées 6ont lea plus redoutables
pour nous. En Syrie, il y a trois ans, il» n'éle-
vaient dans leurs écoles que '•) noo enfanta : en
ce courl espace de temps ils en ont gagné
6000 de plus, si ce progrès continue, dans
dix ans, ils auront peut-être porté un coup
mortel à notre protectorat.
Heureusement, nous avons de l'avance.
Dans les écoles dirigées par les religieux
français ou par les Latins que nous patro-
nons, nous .'levons 36000 entants, mais nous
demeurons à peu prés slalionnaires. Ce n'est
pas que nos religieux et religieuses soient in-
térieurs à leur tâche, mais nos ressources sont
trop re-treinles ; nous n'avons que 700000 fr.
à dépenser pour patronner et soutenir tant
d'oeuvres, tandis que les autres nations, la
Bussie en particulier, dépensent des millions
pour favoriser leurs coreligionnaires.
Heureusement, nos religieux, ajoute M. Cons-
tans. sont désintéressés et courageux jusqu'à
l'héroïsme.
Vous êtes peut-être surpris, nous disait-il
encore, de m'entendre parler de la sorte, mais
je rends hommage à la vérité. Je vous dis en
toute simplicité et franchise ce que j'ai vu et
entendu, ce que j'ai constate' par moi-même.
En Orient, les religieux et les religieuses
nous rendent cf immenses services; la France
se doit à elle-même de les aider et de les pro-
téger ; le jour où elle les abandonnerait, c'en
serait fait de son prestige dans tout lOrient.
Les Pères jésuites en particulier (je suis
peut-être peu autorisé à faire leur éloge)
exercent en Syrie une action puissante. Ils
ont une université très florissante à Beyrouth ;
autour de Beyrouth et dans tout le Liban, ils
ont fondé plus de 130 e'coles qu'ils dirigent ou
inspectent, et qui leur assurent dans le pays
une immense influence. Qu'ils délaissent ces
œuvres, et le crédit de la France sera, dans
tout ce pays, complètement ruiné.
— Monsieur l'ambassadeur, lui disait alors
finement un de nos compagnons de voyage,
vous avez donc appris à les estimer ?
— Eh oui, répondit, Constans, je les ai vus
ci l'œuvre, et je suis heureux de rendre hom-
mage à leur activité et à leur patriotisme.
Quant à nos religieuses, elles font merveille
aussi ; elles ont sur les musulmans une in-
fluence extraordinaire. Ah ! si nous avions des
ressources plus abondantes! Tout le crédit
qui nous a été alloué est à peu près dépensé
aujourd'hui, et nous avons encore beaucoup
à faire. Vous avez sans doute rencontré deux
Petites Sœurs de l'Assomption en venant me
rendre visite ; d'ici j'entends leur requête: elles
viennent me demander 400 francs pour une
école qu'elles ont récemment construite. Le
moyen de les leur refuser ! II faudra les
prendre sur les sommes destinées à l'entre-
tien de l'ambassade : les jardins seront un
peu moins bien entretenus, et ces braves
filles pourront continuer à se dévouer et à
Taire aimer la France.
Tout ce (pie je vous dis, ajoutait Constant,
je l'ai écril au Saint-Père en lui demandant
de nous laire allouer quelques crédits supplé-
mentaires sur les ressources de la Propagande.
Je l'ai dit. également à Mgr lionetti, ie dé-
légué apostolique, avec qui j'entretiens les
meilleures relations. Il est italien de race, m
aussi français de cœur que vons el moi.
Vous voyez, nous disait en terminant l'am-
bassadeur, combien important et délicat est
le rôle de la France dans a - I Nous au-
rons beaucoup à faire pour lutter contre toutes
les influences rivales, mais tant que je serai
là, je consacrerai à cette oeuvre toute mon
intelligence et toute mon énergie.
En regard de ce témoignage décisif et par-
ticulièrement éloquent dans la bouche du per-
sonnage qui l'exprime, que l'on place les actes
dirigés en France, par une persécution inces-
sante, contre ces mêmes congrégations reli-
gieuses, et qu'on dise s'il est un mot assez foit
pour qualifier comme elles le méritent l'ineptie
et l'iniquité gouvernementales.
Ces missions d'Orient possèdent, dans la pé-
ninsule des Balkans, 610(00 catholiques. Be-
lalivement, c'est peu, mais l'avenir est plein
d'espérances. Léon XIII pousse vigoureuse-
ment à l'union des rites orientaux tombés dans
le schisme. Pour préparer cette union, les
cadres de l'épiscopat ont reçu un particulier
développement. Depuis moins d'un siècle,
l'Eglise romaine a rétabli la hiérarchie dans
la Bosnie, l'Herzégovine et la Boumanie; elle
a créé les trois sièges archiépiscopaux de Sé-
rajewo.de Bucharest et de Scutari; rétabli
les sièges épiscopaux. de Bunjalukos, de Tré-
bigne, de Mestar, de Tassy, de Candie ; érigé,
pour les Bulgares unis, les deux vicariats apos-
toliques de Thrace et de Macédoine. En même
temps, les ordres religieux se sont multipliés
dans tous ces pays; les églises, les écoles se
sont élevées de toutes parts. Malgré l'exisruité
de ses ressources, le catholicisme peut lutter
avec succès contre l'or de l'Angleterre et les
entraînements politiques de la Russie.
En Asie, l'Eglise catholique a sept rites
unis : le rite grec divisé en cinq groupes ; le
rite arménien qui a un pied en Europe ; le
rite maronite dans le Liban et la Syrie ; le rite
syriaque en Syrie et en Mésopotamie ; le rite
chaldéen dans la Mésopotamie, le Kurdistan,
la Perse jusqu'aux Indes ; le rite copte en
Egypte; le rite abyssin en Abyssinie. Chaque
rite a ses patriarches, ses archevêques, ses
évoques ; cela entraîne une grande complica-
tion de hiérarchie, pour les amours-propres
un péril grave, et, pour les conquêtes de la
foi, moins d'émulations qu'on ne pourrait
croire. Dans tous ces rites, l'Eglise ne compte
que 660 000 fidèles; tandis qu'il reste, en
Orient, 2 000 000 de Grecs schismatiques,
500 000 d'Arméniens grégoriens, 800 000 Ja-
cobiteset 100 000 Nestoriens. Mais il n'y a rien
à craindre de ces foules el de ces patriarches
schismatiques ; ces Eglises gardent la rigidité
de leurs formes, cpmme si elles étaient des
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATOHZIÉME
idavres. En Asie, comme en Europe, le dan-
ger redoutable c'est le péril russe. Si le Czar
signait ses ukases à Conalantinople, ce serait,
dans le monde, un grand événement.
Les éventualités remettent sous nos yeux, la
lutte entre l'Orienl el L'Occident, lutte qui a
commencé avec le genre humain et qui rem-
plit l'histoire de ses vicissitudes. Cette lutte
touche aux entrailles de l'humanité ; elle pro-
cède d'une conception différente des destinées
humaines. En général, L'Asiatique est mou,
esclave de la matière, esclave du pouvoir ci-
vil, esclave même de Dieu par son fatalisme.
Au contraire, la race audacieuse de Japhet
a vaincu la matière, conquis la liberté et
rendu à la divinité un cuite qui grandit
l'homme sans diminuer Dieu. Les fils de Ja-
phet ont voulu vaincre les fils de Sem ; les
fils de Jésus ont voulu asservir les fils de Ja-
phet. Entre eux, la guerre s'est maintenue
durant le cours de tous les âges ; elle a eu,
pour théâtre, toutes les zones et toutes les ré-
gions. Les lointains conquérants de Bahylonc
et de Ninive guerroyaient déjà contre les dé-
positaires de la vérité. La guerre enlre la
Grèce et Troie, enlre la iMaeédoine et la Perse
est un double épisode de cette lutte. Les
guerres entre Home, Garlhage et Mithridate
s'y rattachent. Les croisades les continuent ;
les invasions des Turcs, des Tartares, de Gen-
gi-Kan,de Tamerlan, d'Houlagou et Kublaï
nous en présentent un aspect contraire. Hier
la guerre éclatait entre Constantinople et
Saint-Pétersbourg; demain Saint-Pétersbourg
et Constantinople, devenues capitales du même
empire, mettront aux prises les Cosaques avec
les républicains. D'un coté, le fanatisme et le
despotisme ; de l'autre, les périls de la liberté
et ses promesses souvent trahies : c'est l'avant-
dernier acte de ce grand drame qui doit finir
avec la consommation des temps.
L'Inde, avec ses 250000 000 d'habitants a
subi, depuis cent ans, des changements no-
tables. En 1700, elle n'avait que septévêques,
vingt-deux missionnaires et 500 000 catho-
liques. Aujourd'hui, 1900, on y trouve, un
Délégat apostolique résidant à Kandy ; huit
archevêchés, savoir : Goa, Agra, Calcutta,
Bombay, Madras, Pondichéry, Vérapoli, Co-
lombo ; et vingt évèchés, savoir : Daman, Co-
chin, San-Thomé de Méliapour, Dacca, Kris-
nagar, Allahabad, Lahore, Hyderabad, Poona,
Mangalore, Mat-pore, Vizagapalam, Maduré,
Mvsore, Coïnabatour, Jafl'na, Kandy, Galle,
Trinquemalé. En plus, nous mentionnons les
quatre préfectures apostoliques, savoir: Cash-
mire, Assam, Rajpoutana, l'.elhah ; et trois
vicariats apostoliques, Tsichur, Lrnaculum,
Canganachery, habités par les chrétiens sy-
riaques. Au tota , trente-cinq circonscriptions
ecclésiastiques.
Le personnel du clergé comprend: 800 prê-
tres portugais, 800 missionnaires et 800 prê-
tres indigènes. Déi frère el des sœurs vien-
nent au secours de ces prêtres. Le total des
religieux et des religieuses dépasse 3 000. Cette
petite armée, sous la triple bannii re de la pau-
vreté, de ht chasteté el 'le, L'obéissance, fait, sur
le paganisme, d'incessantes conquêtes. Sous
le gouvernement britannique, elle n'a pas a
craindre la persécution. Le principal obstacle a
la conversion des âmes, c'esl le mahomélisme
avec sa morale facile et le fanatisme obtus qui
ferme l'oreille à la parole de vie. La rapacité
du lise maintient les races autochtones dans
une condition peu aisée. La masse du peuple,
pauvre et ignorant, reste rivée a son métier, a
son champ, à ses usages, velue de haillons,
contente de quelques grains de ri/., souple de-
vant le vainqueur, qu'elle n'aime, pas, et loi
payant, malgré sa misère, de loris impôts.
Dès que la sécheresse compromet la récolte
du riz, c'est la famine; et la famine est une
grande puissance de conversion. Or, sur cin-
quante ans, il y a bien vingt-cinq famines, lo-
cales ou générales. Sous l'impulsion de ce
fléau, les missionnaires font de riches mois-
sons.
Dans les classes élevées, le cours du temps
amène des changements de mœurs. Le Bra-
mine, au lieu de se tenir dans les sphères
éthérées de la contemplation, descend dans
les sphères sociales : il est magistrat, avocat,
médecin ; il embrasse les carrières libérales
qui mènent aux fondions et à la fortune. Les
classes supérieures suivent les brahmes dans
leur transformation ; elles entrent dans les
maisons de commerce, dans les administra-
tions, dans les chemins de fer. Le? préjugés
et les séparations sont toujours vivaces, les
vieilles superstitions se pratiquent sous toutes
les formes. Les Anglais ont ouvert beaucoup
de collèges ; ces collèges battent en brèche les
coutumes nationales ; mais ils ne détruisent les
veilles croyances qu'au profit du scepticisme.
En dehors de l'Eglise, on ne croit à rien. La
science est le dissolvant de l'erreur ; elle ne
peut rien contre l'or de la vérité.
Le nombre des catholiques, dans l'Inde,
était, en 1800, de 475 000; il s'élève aujour-
d'hui à 1800 000. Les catholiques appar-
tiennent en majorité aux classes pauvres ; ce-
pendant on compte, parmi eux, un certain
nombre de familles importantes par leur for-
tune ou par leur emploi. En général, les ca-
tholiques sont plus nombreux au Sud qu'au
Nord ; la différence provient du mahomé-
tisme, beaucoup plus répandu dans les pays
d'Agra et de Lahore. On disait autrefois,
l'herbe ne pousse plus là où est passée une
armée musulmane ; l'herbe repousse, mais les
musulmans se convertissent peu. Le seul phé-
nomène qui puisse entamer ces vieilles croûtes,
c'est la diffusion de l'instruction publique.
Depuis quarante ans, l'extension des études
a pris, aux Indes, des proportions considé-
rables. Le comte de Maistre, dans les Soirées
de Saint-Pétersbourg, en avait salué les dé-
buts el prédit les effets; nous marchons vers
le plein midi. Les grades universitaires sont
devenus une condition essentielle a l'impélra-
tion des charges publiques. L'Indien s'est jeté
140
HISTOIR1 UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
aux écoles tète baissée, non par amour do La
science, pour la formation intellectuelle et mo-
rale de la jeunesse, mais pour obtenir des ri-
chesses et des honneurs. Un tel sentiment ne
peul pas élever bien haut des Ames déjà éner-
vées; mais il est difficile d'entraver ce mou-
vement. L'Eglise signerait, dans l'Inde, son
arrêt de mort, si elle voulait s'opposer aux as-
pirations les plus vives du pays. Son devoir
est de faire concourir, avec un tact mer-
veilleux, au progrès île -on œuvre, les événe-
ments qu'il faut accepter, si l'on veut en es-
compter les bénéfices. On peut déplorer les
excès, on doit prévenir les écarts, il faut abor-
der franchement les obstacles.
Etablir des écoles catholiques, capables
d'attirer les enfants païens, est une des
œuvres principales que doit se proposer
l'Eglise aux Indes. Autrement ils iront aux
écoles protestantes et n'y trouveront que la
dissolution du libre examen, plus active chez
eux que chez les Européens. Pour répondre à
ces besoins, les mis.-ionnaires ont fondé de
grands et nombreux collèges à Trichinopoli,
à Bombay, à Cuddalore, à Bengalore et à Co-
lombo. Sept ou huit mille jeunes gens étu-
dient ; ils doivent, par une entrée successive
dans la société des hommes, mettre dans cette
vieille pâte un levain catholique. A côté de
ces collèges, s'élèvent des imprimeries d'où
sortent une quantité de bons livres. Enfin les
œuvres de charité complètent les œuvres de
science et d'éducation. Une centaine d'hôpi-
taux servent de refuges aux vieillards; 102 or-
phelinats où s'élèvent 6 000 enfants, offrent à
la société des recrues capables d'entendre les
maîtres sortis des collèges et de profiter de
leurs leçons.
L'histoire des missions de l'Extrême-Orient
n'est guère qu'un martyrologe. La Cochin-
chine et le Tonkin continuent les Catacombes.
Si nous en écrivions l'histoire détaillée, ce
travail fournirait autant de pages à mettre à
la suite des Acta sincera martyrwn ; nous ne
pouvons dresser que la table sommaire de ce
livre d'or de l'Eglise annamite. En un seul
jour, Grégoire XYI déclara vénérables
soixante-dix de ces martyrs. Deux remon-
tent jusqu'à 1798, Emmanuel Trieu et Jean
Dat. Le premier, né de parents chrétiens et
d'une noble famille, suivait la carrière des
armes, quand la grâce d'en haut l'appela au
sacerdoce. Dans la persécution de Canh-
Thinh, il fut arrêté, détenu pendant qua-
rante jours, flagellé trois fois et décapité le
M septembre. Jean Dat était un catéchiste
qui venait d'être ordonné prêtre, lorsqu'il fut
mis à mort le 28 octobre, à l'âge de trente-
quatre ans. L'Annam goûta ensuite les dou-
ceurs relatives d'une longue paix.
En Chine, de 1814 à 1840, la persécution
décima plusieurs fois les populations chré-
tiennes. Pierre Ou était un catéchiste plein
de foi et de charité. Pendant qu'il s'appliquait
à faire briller aux yeux des infidèles l'admi-
rable lumière de l'Evangile, il fut jeté en
prison. Dieu lui avait fail connaître, pur ré-
vélation, le jugement rendu à Pékin ; il se
prépara à mourir et mourut, à la lin de 1814,
en prédestiné. Augustin Chili étail un piètre
de soixante-dix ans. Soixante coups de bâton
et quatre-vingts soufflets le meurtrirent pour
l'amener à 1 apostasie ; il mourut laissant, à
bourreaux, l'exemple d'une parfaite con-
fiance en la bonté de Dieu. Chu Yong n'était
qu'un pauvre mendiant; pour L'amener à
l'apostasie, on le priva de nourriture: il
mourut de faim. Gabriel Taurin Dufresse, né
au diocèse de Clermont. étail arrivé en Chine
dès 1777 et avait déjà été emprisonné pour la
foi en 1785 ; rendu à la liberté par l'exil, il
revint à sa mission de Su-Tchuen et fut sacré
évéque en 1800. En 1803, il étail vicaire apos-
tolique et dressait plusieurs règlements qui
ont été étendus aux autres missions; il fut
arrêté en 1815 et traité d'abord avec assez de
douceur; comme Paul, il prêchait au pré-
toire et jusque dans sa prison ; il n'en fut pas
moins condamné à mort et décapité. Joseph
Yuen, prêtre chinois, consommait son sacri-
fice en 1817; Paul Lieou, jeune prêtre, en
1818 ; Thaddée Lieou fut condamné en 1821,
comme son homonyme, à la strangulation.
Lieou Oven-Ven, intrépide vieillard, avait
déjà subi l'exil pour la foi, lorsque apprenant
l'arrestation de son fils et de sa bru, il se dé-
nonça lui-même et fut étranglé. Joachim Ilo
fut martyrisé au Koui-Tcheou ; et Jean Triora,
religieux franciscain de l'Etroite Observance,
fut arrêté dans le Hou-Kouang, détenu pen-
dant six mois, cruellement tourmenté et mis à
mort en 1S1G.
François Clet, missionnaire lazariste, évan-
gélisait la Chine depuis 1792 ; poursuivi dans
le Hou-Kouang, il se réfugia dans le llo-Nan
et fut arrêté le 6 juin 1818. Les mandarins le
traitèrent avec la plus cruelle barbarie; il
reçut, à différentes reprises, trente soufflets
appliqués avec une semelle de cuir; une au-
trefois, on le contraignit de rester à genoux
trois ou quatre heures de suite sur des chaînes
de fer; assisté d'un prêtre chinois et muni
du pain des forts, il consomma glorieusement
le sacrifice de sa vie. Un autre lazariste,. Jean-
Gabriel Perboyre, était arrivé en Chine en
1S36; il exerçait, depuis quatre ans, le saint
ministère, lorsqu'il fut arrêté le 15 septem-
bre 1839. Traîné de ville en ville, souffrant
beaucoup de sa faible santé et d'une hernie,
il fut soumis à de longs interrogatoires, in-
vité à fouler le crucifix aux pieds et à adorer
les idoles, tourmenté avec cet art cruel que
possèdent si largement tous les persécuteurs,
à la fin étranglé..Le bourreau, pour le faire
souffrir davantage, le laissa plusieurs fois re-
venir à lui et lui tordit le cou. Perboxre con-
somma son sacrifice le 1 1 septembre 1840.
Pendant que la Chine tuait ses prophètes,
l'Annam se précipitait dans la persécution,
l'une des plus furieuses qui aient éclaté dans
ces parages propices à toutes les fureurs. La
dynastie régnante ^avait dû, à l'évêque
LIVRE QUATRE VINGT QUATORZIÈME
\\\
d'Adran, su couronne ; et Gia-long, lanl
qu'il vt'u'iit, ?k! manqua pas trop au devoir
de la reconnaissance, lui 1820, Minh-Mang,
un de aea lils, lui auccéda ; sa. politique fut
d'exclure lea Européens cl d'exterminer Lea
chrétiens; mais tant qu'il y eut, en Cochin-
chine, des obligés de la France, il sut pru-
demment s'abstenir. Ce prince ne leva le
masque qu'en 1833 ; à cette date, il publia un
édit dont la violence devait inonder son
royaume du sang des fidèles et faire gagner
la palme du martyre aux généreux serviteurs
de Dieu. Le premier sur cette liste de vic-
times fut Pierre Tuy, prêtre déjà sexagénaire,
aussi remarquable par son zèle que par ses
vertus. Livré aux mandarins en juin 1833, il
fut traité, à cause de son â^c, avec moins de
rigueur que d'autres. Exempt par la loi de la
peine de mort, il fut condamné par le roi à
avoir la tête tranchée : « Je n'aurais pas, dit-
il, osé espérer une si douce et si précieuse
grâce ». On le décapita le 11 octobre.
Jean-Charles Gornay était né à Loudun en
1809. Du séminaire des missions étrangères,
il partit, en 1831, à destination de Chine;
mais les circonstances lui imposèrent la li-
berté du choix et il opta pour le Tonkin.
L'insalubrité du climat le mit promptement à
bas ; il eut permission de revenir en France
pour réparer ses forces ; aux douceurs de la
famille et aux commodités de la patrie, il
préféra, restant au Tonkin, les souffrances et
la croix. Le 20 juin 1837, il fut arrêté, chargé
d'une grosse cangue, puis enfermé dans une
cage. Là, il employait son temps à la prière,
à la méditation, au chant des hymnes et des
cantiques. On lui laissa quelques livres ; il put
écrire la relation de sa captivité et profita de
cette permission pour entretenir une corres-
pondance. Un jour qu'on lui présentait
quelques objets de religion, il en prit occa-
sion pour expliquer les mystères de Jésus-
Christ. Trois fois interrogé, il fut soumis aux
plus cruels traitements ; son sang coulait en
abondance, sa chair volait en lambeaux.
Kntin il fut condamné à mort et exécuté le
2Q septembre 1837. Durant le trajet de la for-
teresse au lieu du supplice, il lisait attentive-
ment des prières ; on remarquait avec un at-
tendrissement mêlé de surprise le calme de
son âme, la sérénité de son visage, une douce
joie répandue sur tous ses traits. Les bour-
reaux fixèrent avec des piquets sa tête, ses
pieds et ses mains. On lui coupa la tète et les
quatre membres, qui furent ensuite exposés
et précipités, comme cela se pratiquait en
Angleterre sous Elisabeth.
Le supplice de Cornay précéda seulement
de quelques semaines celui du catéchiste
François-Xavier Cân, né en 1803, Cân avait
longtemps étudié les livres de religion ; il fut
pria, interrogé, battu. Pour sa justification, il
exposa les commandements de Dieu et, par sa
touchante parole, attendrit son juge. l'aiens
et chrétiens voulaient le sauver, on se fut
contenté d'un semblant d'apoatasie; l'intré-
pide, athlète ne se laissa prendre ni a l'atlrait
des rie hesses, ni a L'habileté des gens d'affaii
ni aux laitues de sa mère éplorée. " Quel
amour pour sa religion ' » s'écria le man-
darin. Le roi lui-même voulait sauver Cân ;
Cân ne lui pas davantage, la dupe d'une ma-
nœuvre miséricordieusement perfide. Les ob
sessions continuèrent jusqu'au lieu du sup-
plice. Lan résista, vit d'un regard intrépide
mourir avant lui plusieurs condamnés et l'ut
étranglé, avec des raffinements de barbarie.
Le ciel rend en gloire ce que la terre inflige
d'ignominie et de cruautés.
A peine un héros avait-il succombé que
de nouveaux martyrs avaient à livrer les
derniers combats. Pierre-Ursule Dumoulin
Borie était né à Cors, diocèse de Tulle,
en 1808. Prêtre avec dispense d'âge en 1830,
il arrivait en Cochinchine le 15 mai 1832. Au
bout de trois mois d'études, il put exercer le
saint ministère ; il obtint les plus consolants
succès dans les provinces de Nghi-An et de Bô-
Chinh. D'une activité intrépide, il ne reculait
devant aucun obstacle, et, pour échapper à la
persécution, changeait tous les jours de domi-
cile. En 1830, malgré les redoublements de la
persécution, il visita toutes les chrétientés de
son immense district. Borie avait conçu le
hardi projet de se présenter lui-même devant
Minh-Mang. Dénoncé, il avait essayé de fuir
par mer ; ramené par la tempête, il s'était
couché dans une espèce de tanière ; mais se
voyant traqué de plus près, il se leva dans
sa grande taille et fit fuir les soldats. Conduit
au chef-lieu de la province, il y trouva deux
prêtres tonkinois, Pierre Khoa et Vincent
Dieus. Pendant de longs interrogatoires,
suivis des plus cruelles tortures, leur courage
ne fléchit pas un seul instant. La sentence de
mort fut exécutée le 24 novembre 1838. Borie
marchait à grands pas, et, plus occupé de ses
dignes compagnons que de lui-même, il se re-
tournait de temps en temps pour voir s'ils
pouvaient le suivre. Les deux confesseurs
furent étranglés en quelques minutes. Le
soldat qui devait trancher la tète de Borie,
depuis peu évêque d'Acanthe, s'était enivré
pour s'enhardir; sa main mal assurée ne put
ahattre la tête d'un seul coup; ce fut après
d'horribles mutilations, répétées jusqu'à sept
l'ois et sou fiertés avec le plus héroïque cou-
rage, que fut accomplie l'œuvre de sang. En
1839, lorsqu'on exhuma le corps de l'évèque
d'Acanthe, il était sain, entier, exempt de
corruption. Les ossements et la eangue du
martyr se trouvent, avec beaucoup d'autres,
à la chapelle des martyrs, du séminaire des
missions étrangères.
Jacques Nàm, un vieillard Antoine Dich et
Michel Mi, son gendre, suivirent de près
Mgr liorie. La foule leur témoigna les sym-
pathies les plus vives; les mandarins durent
prendre des précautions. Paul Mi, Pierre
Duong et Lierre Truat, catéchistes dans la
force de l'âge, avaient été arrêtés avec le Père
Cornay ; après une longue détention et les
'. '. I
[STOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
plus cruelles souffrance ils furent exécutés
en décembre \ 838. Paul Khoan, Pierre Hieô
el Jean-Baptiste Thanh, un vieux prêtre et
deux catéchistes, arrêtés en 1 s;is, ne furent
martyrisés qu'en 1840; Minh-Mang voulait
(liio ses mandarine eussent ions le temps né-
aire pour énerver les confesseurs el les
amener ,'; fouler la croix. Pierre Thi et André
Lac, tous deux prêtres âgés, les avaient de-
vancés de quelques mois au céleste natalitium.
Luc Loan. prêtre octogénaire, avait été saisi
en 1840 par un mandarin qoi voulait se faire
payer cher sa restitution ; les chrétiens ne
pouvant fournir la forte somme exigée par ce
misérable, le vieillard fut livré aux juges.
Aux sollicitations d'apostasie, il eut pu ré-
pondre comme Polyearpe : « Il y a quatre-
vingts ans que je sers Jésus-Christ :.je n'ai ja-
mais reçu de lin que des bienfaits, comment
pourrais-je consentir à l'outrager? » On le re-
conduisit en prison, où il faillit mourir;
l'humble vieillard ne se consolait pas que la
mort put lui faire éviter le glaive. Dieu lui
rendit la santé et lui donna la couronne du
martyre. La persécution commençait à ins-
pirer du dégoût même à ses agents; cepen-
dant le gouverneur de la province de Nam-
Dinh fît encore arrêter Joseph Tghi, curé du
district ; Paul Ngàn, son vicaire ; et plusieurs
autres personnes, même des païens : c'était
une rafle. On dut faire un triage; cinq per-
sonnes sur onze furent retenues ; elles furent
martyrisées le 6 novembre 1X10. Leurs noms
closent la liste des martyrs du Tonkin occi-
dental.
La persécution, décrétée en 1833 par Minh-
Mang, n'avait pas sévi au Tonkin oriental,
avant 1838. Un prêtre indigène, Joseph Yien,
qui évangélisait la province du Nord, en-
voyait à cette date six lettres qui furent in-
terceptées et formèrent, contre les destina-
taires, une indication de saisie. Les deux pre-
miers pris furent Ignace Delgado et Dominique
Hénarès. évoques. Delgado était né en 1763, à
Villa-Félice, en Aragon; il était au Tonkin
depuis 17D0 ; élevé à la dignité épiscopale en
1794, il administrait, depuis plus de 40 ans,
les chrétientés tonkinoises, lorsqu'il fut arrêté
en 1838, à l'âge de 75 ans. La prison, les in-
terrogatoires réitérés, les privations, les tour-
ments hâtèrent la mort du prélat ; le roi ne
put décapiter que son cadavre. Dominique
Hénarès, né à Vaëno en Andalousie, apparte-
nait, comme Delgado, à l'Ordre de Saint-Do-
minique et était, depuis 1800, son coadjuteur ;
il l'ut arrêté un peu après, avec son catéchiste
François Chieu. Les juges multiplièrent inu-
tilement près d'eux les longs interrogatoires,
les questions captieuses et les tentations
d'apostasie ; les deux confesseurs furent exé-
cutés le 12 juin 1838. Joseph Fernandez et
Pierre Tuan, l'un Espagnol, l'autre Tonkinois,
tous deux prêtres, recevaient, à Nam-Dinh,
le 16 juillet suivant, la couronne du martyre !
Vincent Yen, dominicain, était un vieillard
que son juge eut voulu arracher à la mort;
le roi ordonna son exécution. Joseph Uyêa,
profée du tieis ordre de Saint-Dominique, ar-
rêté, comme tant d'antres, mourut par suite
des mauvais traitements et du Bang qu'il
perdit par la bourbe de ses blessures. Bernard
Due, vieillard de 83 ans, saisi d'un saint en-
thonsiasme à la vue de toai ees martyrs, se
dénonça lui-même; il fallut le porter au lieu
du supplice; il fut exécuté le 1' août avec
le Père H an h. Joseph Vieo, l'auteur des
lettres interceptées qoi avaient déchaîné eette
persécution, fut dénoncé par un chrétien et
mis à mort le 21 août. Le Père Pierre Tu et
son catéchiste Dominique l'y, le catéchiste
François Man, François Canh du tiers ordre,
les fidèles Thomas Dé et Augustin Moi gémis-
saient depuis trois mois dans les prisons ou
plutôt se réjouissaient de souffrir pour le
nom de Jésus Christ. Un seul, Moi, fut cruelle-
ment traité; tous résistèrent ;»ux sollicita-
tions ; deux furent condamnés à mort, les
autres à l'exil ; le roi modifia la condamna-
tion en infligeant à tous la peine de mort; ils
la subirent, les uns en septembre, les autres
en décembre 1838. Dominique Moi fut égale-
ment immolé, mais à une date inconnue.
Dominique Huy, Nicolas Thé et Dominique
Dal étaient des soldats; aux injonctions
d'apostasie, ils avaient répondu comme saint
Maurice et ses compagnons ; le mandarin leur
fit prendre un narcotique qui les rendit fou et
en obtint facilement un acte d'apostasie.
Remis en liberté, les trois soldats, revenus de
leur ivresse, se firent de nouveau mettre en
prison ; le mandarin les chassa comme fous :
il avait cru valable leur folie narcotique ;
il rejeta leur retour au sens chrétien. Ces trois
braves allèrent alors trouver le roi; le roi,
furieux, les fit mettre à mort. Thomas Du et
Dominique Doan étaient deux bons prêtres ;
ils eussent pu se délivrer avec un peu d'ar-
gent ; ils préférèrent les plus horribles tour-
ments et furent décapités, à Nam-Dinh, le
26 novembre 1830. Joseph Hieu, prêtre tonki-
nois, sommé vingt-sept fois d'apostasier, ré-
pondit : « Je suis chrétien ; à Dieu ne plaise
que je me souille d'un pareil crime: la mort
me sera douce, pour conserver la pureté de
ma croyance. » On le mit à mort, et pour
empêcher les chrétiens de recueillir son sang,
les bourreaux en firent une boue, que
d'ailleurs les chrétiens recueillirent. Thomas
Toan, catéchiste, était un vieillard de 74 ans,
qui avait eu le malheur d'apostasier ; il ra-
cheta cette apostasie par la plus cruelle ex-
piation et cueillit enfin la palme du martyre.
DominiqueTrach,religieuxde l'Ordre deSaint-
Dominique, clôt cette liste du Tonkin occi-
dental, le 10 avril 1840. A l'invitation de
fouler la croix, il avait répondu : « C'est là
l'image de la croix sur laquelle est mort mon
Sauveur ; c'est l'emblème de la foi et de la re-
ligion que vous devez tous professer ; pour
moi, je l'adore et j'aime mieux mourir que
de profaner un seul instant ce signe vénérable
de ma croyance ».
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈMI
143
Si nous descendons maintenant en Cochin-
chine, nous aurons à compléter notre marty-
rologe. Le premier missionnaire <|ui donne
son sang esl Isidore-François Gagelin, né en
1799 à Montperenx, diocèse de Besançon.
Gagelin était arrivé en Cochinchine en 1 ts 2 1 ;
il administrait en 1833, la province de Quaog-
Ngai. Quand parut l'édit de persécution,
cel excellent missionnaire se livra lui-même,
ne pouvant supposer que la politique anna-
mite put faire la guerre ni à la France, ni à
l'Eglise. Son illusion ne dura pas longtemps ;
ii fui jeté en prison et y resta plusieurs omis,
réconforté par les visites des Pères Jaccardet
Odorico. Enfin, il fut condamné à mort et
exécuté le 17 octobre. L'exécution ne troubla
pas la paix de son àme ; c'était un saint
avant qu'il ne reçut la couronne du martyr.
Son édifiante vie a été écrite par Mgr Jac-
quenet, évêque d'Amiens.
Paul 13oi-L)uong était capitaine des gardes
du roi, lorsqu'il fut arrêté avec six autres
soldats. Paul était une âme d'élite, sainte-
ment avide de confesser sa foi, qu'il prêcha à
ses juges et à ses bourreaux. A son gré, on ne
le toui mentait pas assez et quand on lui par-
lait d'apostasie, il s'étonnait qu'on osât lui
faire une si vile proposition. Condamné à
mort, il devait être exécuté sur les ruines
d'une église ; il demanda qu'on lui tranchât
la tète à la place de l'autel. André Trông était
un jeune homme de 17 ans, une sorte de
Tobie annamite ; il fut décapité le 28 novem-
bre 1835.
Joseph Marchand, compatriote d'Isidore
Gagelin, était né, en 1803, à Passavant et
était entré en mission l'an 1830. A la persécu-
tion, il ne quitta pas son poste et dut se ca-
cher tantôt dans les forêts, tantôt dans des
cavernes. Une rébellion éclata en Cochin-
chine; le chef des rebelles voulut s'adjoindre
le Père Marchand, pour accréditer sa révolte.
Le Père refusa d'entrer dans cette conspira-
tion, mais dut se réfugier à Saigon, ville prise
par les rebelles. Quand la ville fut rendue,
Marchand tomba au pouvoir de Minh-Mang
et fut condamné à mort. Ce qu'on lui fit
souffrir dépasse toute croyance. On lui dépeça
la chair des jambes alternativement avec des
tenailles froides el avec des tenailles rougies
au feu. Ln le conduisant au supplice, les
bourreaux réitérèrent ces mômes actes de
barbaries. On l'attache sur une espèce de
croix ; deux exécuteurs lui tranchent, à coups
de couteaux, les seins, les fesses et ce qui
s tait des jambes. .Marchand meurt; le
bourreau lui coupe la tête. Le tronc est ensuiie
coupé à coups de hache en long et en large.
Les restes sanglants du martyr furent jet'
la mer; sa tète fut promenée dans la pro-
vince. Mgr Jaequenel a écrit la «de et les actes
du mari i Joseph Marchand.
François Jaccard, né en 1799 en Savoie,
lit fait ses études à Chambéry et n'était
parvenu qu'en 1826 en Cochinchine. La répu-
tation de son savoir le lit choisir, par le roi,
pour son traducteur de livres européens ; à
rciic fonction, Jaccard joignaîl naturellement
tonte, les charges de la mission. Kn 1833, il
fut arrêté avec le Père Odorico, qui succomba
d'épuisement L'année suivante. Détenu dans
une pi i on, relégué dans une forteresse, il
(levait continuer de traduire et continuait de
prêcher. En 1838, on loi adjoignil Thomas
Thien, jeune homme d'un eourage à toute
épreuve. I ,es interrogatoires insolents, Les
coups de bâton leur furent prodigués, comme
à tant d'autres. Les mandarins les condam-
nèrent à périr par le glaive ; le roi commua
la peine en celle de la strangulation. Les deux
martyrs confessèrent Jésus-Lhrist le 21 sep-
tembre 1838.
Antoine Nam était le premier catéchiste de
tout un district; il exerçait la médecine. Em-
prisonné en 1838 avec l'évêque d'Acanthe, il
fut réservé, avec Pierre Tu. | our périr plus
tard. Les violences dont il fut l'objet firent
éclater son courage. On le condamna à mort,
avec sursis d'exécution jusqu'en 1840. Le
10 juillet, lorsqu'il arriva au lieu où avaient
été martyrisés les compagnons de Mgr Borie,
il demanda en grâce de mourir à la même
place. Le mandarin y consentit et permit à
ses proches de venir lui dire l'adieu suprême.
Ses enfants, ses petits enfants, ses amis se
précipitent vers lui, l'entourent, se jettent à
ses pieds et les arrosent de leurs larmes :
« Séchez vos pleurs, dit-il, réjouissez-vous et
prenez part à mon allégresse ; et maintenant
ne me saluez plus ; gardez la paix entre vous,
aimez-vous les uns les autres et glorifiez
Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Aussitôt le
mandarin lui ordonne d'étendre ses bras en
forme de croix : « C'est ainsi, répond-il, que
mon Sauveur fut autrefois attaché sur le Cal-
vaire ». Quelques minutes après, Nam avait
rejoint la phalange des martyrs.
Simon Hoai-Hoa était un médecin catho-
lique; il fut arrêté, le 15 avril, avec le pro-
vicaire de la Cochinchine. Ce provicaire était
Gilly-Joseph-Louis de la Motte, né dans le
diocèse de Coutances en 1799 et arrivé en Co-
chinchine en 1832. Le médecin et le provi-
caire furent, après les interrogatoires, horri-
blement meurtris et déchirés en lambeaux.
De la Motte mourut en prison le 10 octobre,
des suites de la torture ; Simon fut longtemps
sollicité de fouler le crucifix : « J'obéirai vo-
lontiers au roi, dit-il, en souffrant la mort,
jamais en abjurant ma foi » . Les mandarins
ne pouvant espérer le pervertir le livrèrent au
bourreau. Simon avait soixante-cinq ans lors-
qu'il mérita la double couronne de la vertu et
du martyre (1).
Outre ces confesseurs de la foi, dont nous
venons de dresser l'imposante nomenclature,
beaucoup d'autres périrent, pour l'amour de
Jésus-Christ, dans les supplices ou par suite
' ! I: ma eau, Notice sur leurs de Dieu mis à morl pour la foi, et Vie de Mgr Borie.
4iï
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
de mauvais traitements, les uns dans leurs de-
meures, les autres on prison ou en exil. Nous
m- les nommons pas ici parce que l'Eglise ne
les a pas encore déclarés vénérables. Leur
avenir d'ailleurs et l'héroïsme de ceux que
doit béatifier la Sainte Eglise, surfirent am-
plement pour montrer que l'Eglise, dans tous
les temps et chez tous les peuples, a des té-
moins qui se font égorger. Chrétiens, nous de-
vons être les émules de ces héros, et si notre
vie ne nous appelle pas à verser notre san^r
pour la foi, du moins nos vertus doivent être
à la hauteur d'un si heau sacrifiée.
En proscrivant les Européens et en tuant
les missionnaires. Minh-Mang commettait une
double faute, il s'isolait de l'Occident et fer-
mait à ses Etats la porte de la civilisation. De
plus, il commettait un double crime, contre la
France, dont il méconnaissait le protectorat,
contre l'Eglise, dont il méconnaissait la mis-
sion divine. Kn 1841, le Néron annamite
mourut d'une chute de cheval. Son fils,
Thieu-tri, aussitôt qu'il eut obtenu l'investi-
ture de l'empereur de Chine, par peur ou par
humanité, se moDtra moins violent que son
père, mais persécuta aussi les chrétiens. Cinq
missionnaires français, captifs à Hué, furent
délivrés en mars 1843, par l'intervention du
capitaine Lévêque, commandant de la corvette
V héroïne. Ln i843, les réclamations du contre-
amiral Cécille firent rendre la liberté à Mgr Le-
febvre, évêque d'Isauropolis. Ce prélat, quelque
temps après, rentrant en Cochinchine avec le
Père Duclos, fut pris de nouveau à l'entrée de
la rivière de Saigon : Duclos mourut en pri-
son ; Mgr Lefebvre revint à Sinsapour. En
1847, dans les premiers mois de l'année, La-
pierre et Rigault de Genouilly, pour traverser
une conspiration, détruisirent, dans la baie
de Touranne.la flotte annamite. Pour se ven-
ger, le roi publia un nouvel édit qui condam-
nait à mort tous les Européens; on revêtait
des mannequins de l'uniforme français et le
prince les faisait fusiller. Afin de mieux mar-
quer sa rage, il brisait, dans son palais, tous
les objets précieux d'origine française. Thieu-
tri mourut le 4 novembre 1847.
Tu-Duc succéda à Thien-tri. C'était un tout
jeune homme qu'on croyait doux; l'empe-
reur de Chine lui donna l'investiture. Sous
l'inspiration des grands mandarins, la persé-
cution contre les chrétiens commença aussitôt.
Augustin Schœfler fut décapité le 1er mai 1851 ;
Jean-Louis Bonnard, le 1er mai 1852. Les têtes
des missionnaires étaient à prix, pour trois
mille francs; ceux qui leur donnaient asile
devaient subir la peine capitale. Cet état de
violences qui ne faisaient qu'augmenter tous
les jours, finit par attirer l'attention du gou-
vernement français. Au mois de septembre
1856, le commandant Lelieur arriva, porteur
d'une lettre où étaient mentionnées les de-
mandes du gouvernement français. Après
avoir subi des avaries de toute nature, ce
brave officier dut recourir aux armes ; il prit
les forts qui dominent Touranne, noya les
poudres qui étaient en dépôt et encloua
soixante canons. Le consul général de Mon-
tigny, arrivé plus tard, ne put rien obtenir;
il rendit toutefois les Annamites responsables
du Ban g chrétien qu'ils pourraient vi
Apres S'.n départ, les Annamites se mo-
quaient des Français, disant qu'il» aboyaient
comme des chiens et fuyaient connue des
chèvres. La persécution contre les chrétiens
redoubla de fureur. Mgr Joseph-Marie Diaz,
évêque espagnol, fut décapité le 20 juillet
lx.')7 et Mgr Melchior-Garcia Sampedro, vi-
caire apostolique du Tonkin central, subit
avec d'horribles tortures la même peine au
mois d'août 1858. Le catéchiste Van, les
prêtres Tru, Huong, Dat Khang, lluan et
llien, plus un grand nombre de fidèles furent
victimes de la haine du gouvernement cochin-
chinois. Les communautés furent dispersées,
des maisons abattues, les collèges fermés, puis
brûlés. En présence de ces attentats, les forces
espagnoles et françaises furent envoyées pour
les punir. Le 1er septembre 1858, le vice-ami-
ral Rigault de Genouilly s'emparadeTouranne
et eut le tort de ne pas prendre Hué, seul
moyen de finir promptement la campagne.
Le 17 février 1850, l'armée française s'empara
de Saigon, capitale de la Basse Cochinchine,
ville importante pour le commerce. On aurait
pu agir aussi au Tonkin, pour favoriser la dy-
nastie des Lée qui, depuis longtemps, agitait
le pays, on ne sut pas ou on ne voulut pas
profiter des circonstances. En 18G0, par une
faute impardonnable, on évacuait même Tou-
ranne, évacuation qui fit espérer à Tu-Duc
que les barbares d'Occident, à l'esprit léger,
sans suite dans les dessins, vaincus par l'in-
clémence du climat, finiraient par retourner
chez eux. Provisoirement, ces mouvement;"
d'avance et de recul ne firent qu'aggraver la
persécution. Plusieurs missionnaires furent
mis à mort : Néron, décapité en 186'J ; Théo-
phane Vénard, en 1861; Mgr llermosilla,
Mgr Berrio-Ochoa. le Père Almato, tous les
trois également décapités le ir novembre
18GI. Au milieu des incertitudes de la poli-
tique, Dieu continuait à recruter des mar-
tyrs.
Une nouvelle campagne était entreprise
contre la Chine. Cependant, la petite garnison
de Saigon se défendait bravement contre les
Cochinchinois. Le meilleur général de Tu-Duc
avait construit le camp de Ki-hoa et, de là,
fatiguait inutilement, par de fréquentes at-
taques, les troupes franco-espagnoles. La paix
signée à Pékin en 1860, l'amiral Charnêr or-
ganise ses forces pour châtier le gouverne-
ment annamite. Dans les journées du 24 et
du 25 février, il prend avec 3 000 hommes le
camp de Ki-hoa, défendu par 20 000 hommes ;
le 12 avril, il s'empare de Mi-Tho et cède le
commandement au contre-amiral Bonard. Le
15 décembre, Bonard enlève la citidelle de
Bien-Hoâ et se rend maître d'un matériel con-
sidérable. En janvier 1862, nos soldats ex-
pulsent l'ennemi de Bà-Ria, dernier poste for-
L1VHE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
US
tifié du côlé de Binh-Thuan. Tu-Duc avait
parqué dans des enclos les chrétiens indi-
gènes ; quand il se vit battu sans possibilité
de reprendre offensive, il mit le feu aux re-
traites des chrétiens ei en fit périr un nombre
considérable. Barbarie inutile I les Français,
maîtres de trois provinces, voyaient se former
au sud-ouest de Saigon un centre de résis-
tance. Bonard attaqua le 25 mai et prit le
lendemain la citadelle de Vinh-Long. Enfin le
5 juin 1862 fut conclu avec la France un traité
qui lui cédait les trois provinces de Saïgon,
Bien-boa et Mi-Tho ; concédait l'ouverture de
trois poils et stipulait une indemnité de
20 0(10 000.
L'amiral La Grandière, par sa persévérance,
son esprit d'ordre et d'économie lit accepter,
à Paris, la Cochinchine comme colonie à con-
server. Après lui, le contre-amiral Boze, le
contre-amiral Obier, le général Faron, les
contre-amiraux Cornulier-Lucinières et Dupré
s'appliquèrent à organiser la colonie et à la
défendre contre la révolte. L'agitation dura
longtemps ; elle tenait à des causes locales et
à ce sentiment profond qui fait regarder, à
un peuple, comme le mal suprême, la perte de
son indépendance. Ce pays, couvert en grande
partie de bois et de broussailles, traversé par
des rivières considérables, coupé en tous sens
par une multitude d'arroyos, est la terre pro-
mise de la piraterie et du brigandage. Près de
ce peuple sans foi et sans bonne foi, le traité
de 1802 était devenu lettre morte. L'explora-
teur Dupuis, qui avait découvert le Fleuve
Rouge, comme moyen de communication
avec les provinces méridionales de la Chine,
ne put s'entendre avec les grands mandarins
de Ha-noi. Le lieutenant Oarnier, pour se ga-
rantir contre leur fourberie, prit, sans eoup
férir, les chefs-lieux des trois ou quatre pro-
vinces circonvoisines, et, pour assurer sa sé-
curité, prit la citadelle de Ké-cho. Les chré-
tiens, confiants dans sa fortune, s'offrirent
comme auxiliaires. Malheureusement, l'intré-
pide Garnier fut tué dans une sortie ; le lieu-
tenant Philastre restitua ce qu'il avait enlevé
à l'ennemi ; et les malheureux indigènes, vic-
times de leur confiance en nous, furent livrés
à toutes les horreurs de la guerre civile. En-
fin, le 15 mars 1874, fut conclu un traité so-
lennel. Ce traité plaçait l'Annam 6ous la pro-
tection de la France; la liberté était donnée
aux chrétiens et aux missionnaires; trois
ports et le fleuve du Tonkin étaient ouverts
au commerce de l'Europe. Celte ère de persé-
cution se couronnait par un traité qui ouvrait
tous les horizons de l'espérance (1).
En Chine, depuis 1840, le développement
des missions avait été aussi rapide qu'en An-
nam, et les persécutions, quoique moins vio-
lentes, y avaient fait plus d'un martyr. La
mission du Su-lchuen perdit, en 1840, la pro-
vince du Yn-Nan, et, en 1846, celle du Kouy-
Tcheou, qui formèrent deux vicariats aposto-
liques ; en 1860, elle fui elle- même divi ée en
huis, sous les dénominations de Satchuen
oriental, occidental et méridional. Les <Ic\ik
provinces du Kouang-Tong el du Kouang-Si,
Pormèrent, en 1856, une préfecture sou- la di
rection de Mgr Guillemin ; le Kouang-Si fut
séparé en 1878 et confié à Mgr Foucard. La
Corée fut donnée à la société des missions
étrangères en 1831 , la Mandchourie en \x'AH,
le Japon en 1843, le Thibet en 1846. Pour pé-
nétrer dans ces immenses contrées, confee
et prêcher, le missionnaire devait surmonter
bien des obstacles, braver bien des périls, dé-
ployer une vigilance de tous les instants. Par-
fois la vigilance de la haine surpassait celle
de l'amour; les prêtres payaient de leur tête
l'honneur d'enseigner le nom de Jésus-Christ.
En Corée, Mgr Imbert écrivait à se3 deux
missionnaires, Mauban el Chastan : « Dans
les cas extrêmes le bon pasteur donne sa vie
pour ses brebis; si donc vous n'êtes pas en-
core partis, venez avec le préfet Sou-Kié-
lluong, chargé de nous arrêter, mais qu'au-
cun chrétien ne vous suive ». Le 21 septembre
1839, tous les trois obtenaient la couronne du
martyre. En Mandchourie, le Père de la Bru-
nière était assassiné en 1846 ; Joseph Bict, de
Langres, noyé en 1855. Au Thibet, Krick et
Bourry tombaient, en 1854, sous le couteau
des sauvages michemis, pendant que le Père
Henou était ramené jusqu'à Canton. Le Japon
continuait à fermer ses portes ; Mgr Forcade
en était réduit à se cacher, avec l'abbé Manon,
dans les îles Liéon-Kiéou. Le 24 février 1856,
le Père Chapdelaine était arrêté au Kouang-Si.
Au soldat, qui lui ordonnait de le suivre :
« J'achève ma prière, répondit-il doucement ;
va dire à ton maître que dans un moment je
suis à lui ». Cinq jours après il était décapité.
Ce n'était pas seulement aux missionnaires
que l'on s'attaquait ; les prêtres indigènes, les
catéchistes, les religieux, les simples chrétiens
avaient à supporter les mêmes combats, à su-
bir les mêmes épreuves. De 1830 à 1860, plus
de 80 000 chrétiens furent emprisonnés, exilés
ou mis à mort.
Mais lorsque l'Empereur de Chine, les sou-
verains du Japon, les suzerains de la Corée et
de l'Annam eurent proscrit le catholicisme,
Dieu se souvint de ses serviteurs. En 1857, la
France et l'Espagne s'étaient unis pour prendre
Touranne et retenir Saigon ; en 1858 et 1800,
la France et l'Angleterre marchèrent contre
la Chine. Le général Cousin-Montauban battit
les Chinois à Palikao, prit Pékin, brûla le
Palais d'été du Fils du Ciel et dicta, à la Chine
vaincue, un traité de paix. Le négociateur pour
la France avait oublié, dans son protocole, les
missionnaires; c'est Mgr Anouilh qui fit in-
sérer la clause protectrice de l'Evangile. En
vertu du traité de Pékin, les missionnaires
obtinrent la liberté; les gouvernements de
l'Extrême-Orient la promirent. Mais s'il y a un
pays où promettre et tenir sont deux, c'est là.
(1) Bouillevaux, L'Annam et le Cambodge, p. 409.etsea.
410
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Les résultats du traité de Pékin Furent
d'abord très importants : dès lors, les repré-
sentante des puissances européennes eurent
le droit de résider dans le sanctuaire même
del'empire; les missionnaires purent voyag
Librement dans le.s provinces, y prêcher pu-
bliquement, traiter avec les mandarins, re-
courir à i'ux dans lus affaires concernant la
religion, acheter des terrains, construire
églises, en un mot jouir d'une assez grande
li ixi té. Ce Furent surtout Ses provinces de l'in-
térieur qui gagnèrent à ce changement : au
Kouéyg-tcheou,les conversionsétaient si nom-
breuses que Fevèque, Mgr Faurie, déclarait
n'y pouvoir suflire ; au Petché-Ly, Mgr
Anouilh obtenait la résidence impériale de
Tchîng-tin-fou, pour y établir séminaire,
église, orphelinat, écoles ; à Canton, Mgr
Guillemin construisait une vaste église Bur les
ruines du prétoire du vice-roi ; les villes de
Shang llaï,.\iogpo, Pékin voyaient des églises
s'élever dans leurs murs. Partout on construi-
sait des chapelles ou des résidences.
Au milieu de ses succès, le gouvernement
chinois et ses sujets travaillaient à rendre
vaines les stipulations des traités. Des pam-
phlets ameutaient les passions populaires ; des
avis confidentiels dirigeaient les manlarins
pour provoquer les foules et amnistier les
criminels. La persécution recommença en 1N02,
au Kouéyg Tcheou. Le 17 février, le général
'lien lit égorger quatre néophites et un mis-
sionnaire français, le Père Néel.
La même année, l'empereur Hien-Foug,
celui-là même qui s'était enfui lâchement de
Pékin, à l'arrivée des troupes anglo-fran-
çaises, mourait de chagrin et de débauche ;
son fils Tong-tché lui succéda, le prince Kong
et les deux impératrices, l'épouse légitime
du défunt et la mère du nouvel empereur, fu-
rent chargés de la régence. Trois ans plus
tard, une nouvelle persécution s'élevait dans
la province du Su-tchuen ; un missionnaire
français, le Père Mabileau, fut mis à mort
dans la ville de Yeou-iang; son procès porte
qu'il reçut de la part des forcenés, soudoyés
par les mandarins, 240 blessures.
Le 2 janvier 1809, le l'ère Higaut était mas-
sacré dans la même ville avec 42 chrétiens,
dont deux enfants et trois femmes. Puis on
pilla et incendia l'église, la résidence, le
catécbuménat. De là, les meurtriers, au nombre
de quelques centaines, se répandirent dans la
campagne, tuèrent environ o0 chrétiens, dé-
truisirent les chapelles. Pour tant de crimes,
il n'y eut que deux condamnations dont l'une
avait une autre cause. Les mandarins, insti-
gateurs de ces attentats, trouvaient aisément
des prétextes pour innocenter leurs auteurs.
Quelque temps après un Français mourait au
Kouéy-Tcheou des suites de ses blessures. Ln-
lin le 21 juin 1870, deux prêtres, dix sieurs
de charité, le consul de France Fonlanier, son
il, Les mitsioyis catholiques, année J8G8,
passim.
18G.
chancelier Simon, nn interprète et bq femme,
un commerçant et .- 1 femme, trois russes, en
tout 21 victimes, étaient massacrés à Tientsin !
En IhT.'f, le Père Rue recevait encore la cou-
ronne du martyre, a En présena . 9 faits,
dit un missionnaire, n'est-il pas permis de
dire (pie les Chinois méconnaissent la foi des
traités et qu'il esl nécessaire de faire contre
eux des expéditions périodiques, comme les
coupes réglées dans les forêts ? N'est-il i
aussi permis de conclure que la religion n'a
jamais joui, en Chine, d'une complète liberté
et que, si les concessions n'y sont pas plus
nombreuses, si l'immense Blet dont, pour ainsi
dire, chaque maille est occupée par un mis-
sionnaire ne produit pas une pèche plus abon-
dante, cela tient à ce manque de vraie liberté,
ù l'opposition continuelle des mandarins qui
jouent un double rôle. Obligés officie, i, ment
de proléger les chrétiens d'après les traités, ils
donnent secrètement des ordres pour les mo-
lester ; ils voient, dans les missionnaires, des
explorateurs, des agents secrets, ne peuvent
comprendre que des hommes se dévouent par
un intérêt pure ment religieux, soupçonnent bon
gré mal gré une cause politique et se hâtent
de dénoncer les traités, dès que l'occasion leur
semble favorable, comme celle des derniers
malheurs de la France (1). »
De la Chine, nous passons à la presqu'ile de
Corée, peuplée de dix millions d'habitants.
Son histoire est un long martyrologe. Depuis
la première apparition des missionnaires à
la lin du \\T siècle, jusqu'au martyre de
Mgr Imbcrt et des 20(J chrétiens qui mouru-
rent avec lui, il n'y a guère qu'à compter des
victimes, la plupart indigènes, dont la liste
serait trop longue à rapporter ici (2). Après
le martyre de Mgr Imbert, il y eut, en 18'tO,
une nouvelle persécution ; André Kim,
Charles llieu et quatre femmes scellèrent la
foi de leur sang. Cependant la guerre de
l'opium en 1842 avait fait brèche aux fron-
tières de la Chine et ouvert cinq ports au
commerce. La Propagande voulut faire servir,
aux intérêts de la religion, les conquêtes eflec •
tuées dans un autre but. Des missionnaires
furent envoyés avec . ordre de pénétrer en
Corée. Joseph Ferréol, né en 1808, au diocèse
d'Avignon ; Ambroise Maislre, né la même
année en Savoie; Antoine Daveluy, né à Amiens
en 1818, furent les principaux membres de
cette caravane. Maistre fut dix ans avant de
pouvoir pénétrer en Corée. Mer Ferréol, de-
venu vicaire apostolique, mourut de fatigue
après dix ans d'apostolat ; c'est le sort ordi-
naire des missionnaires en ce pays : les mis-
sionnaires Janson, Maistre, Joanno, Landre
le partagèrent avec l'évèque. De nouvelles
recrues vinrent prendre la place des soldats
tombés au champ d'honneur : le principal fut
MgrBerneux. Simon-François Berneux était né
en 1814, à Chàleau-du-Loir, diocèse du Mans.
- (2) Ch. Dallet, Hist. de l'Eglise de Corée, t. I,
LIVIU\ QUATRE-VINGT QUATORZIEME
Ml
An terme de ses études, il avait été précepteur,
puis professeur de philosophie. Entre en 1839
;iu\ missions étrangères, il lui envoyé au
Tonkin cl jeté dans la prison tic Thieu-tri.
Délivré par le l 'om mandant Lévêque, il étail
ramené de force en France, lorsqu'il obtint, à
force d'instance, de revenir dans les missions.
Missionnaire pendant dix ans au Leao-long,
il était coadjuteur de Mgr Vérolles, Lorsque
Pie IX le nomma vit aire apostolique de la
Corée. En 1856, il entrait dans sa nouvelle
mis-ion avec Alexandre Petitnicolas, né en
1828, à Coinches, diocèse de Saint-Dié, et
Antoine Pourthie, né en 1830 à Valence-en-
Albigeoie. Pour se mettre en garde contre Jes
ails de la persécution, il sacrait, comme
coadjuteur, Mgr Daveluy, évèquc d Acônes.
Le Père Féron rejoignait inopinément ces bons
ouvriers du Seigneur. En lSuO, les Pères liidel
et Calais venaieiil grossir la petite phalange ;
un peu plus tard, arrivait le Père Au maître.
En 1865, celte légion de futurs martyrs se
complétait par l'arrivée de Just Banfer de
Brétenières, né à Chalon-sur-Saône en 1838,
de Louis Beaulieu, né à Lan go n au diocèse île
Bordeaux, Henri Dorie, né a Saint-Hilaire de
Talmont, au diocèsede Luçon, et de Martin-Luc
Huis, à Cuyonvelle, au diocèse de Langres. La
mission de Corée paraissait constituée cette
fois pour longtemps.
Dieu devait en disposer autrement. Les
missionnaires de Corée vaquaient à leurs pé-
nibles fonctions, administraient leur districts
respectifs, s'épuisaient par l'inclémence de
climat, l'insuffisance de la nourriture et
l'excès de travaux, lorsque mourut le roi
Tchiel-tsong, jeune encore, mais épuisé de
débauche. La reine Tcho s'empara du sceau
royal et nomma roi Miong-pok-i en 1864..0n
ne savait trop ce qu'il fallait attendre du nou-
veau régime : les uns espéraient ; d autres,
plus perspicaces, concevaient des craintes. Le
roi et son père étaient des hommes violents ;
ils commencèrent cependant par dissimuler.
En 1866, les chrétiens Xavier et Jean furent
étranglés dans leurs prisons. Les Russes ap-
prochaient des frontières de Corée, de nobles
Coréens conseillaient l'alliance avec la France
et proposaient la liberté de la religion catho-
lique. Le régent parlait d'avoir une entrevue
avec .Mgr Berneux pour négocier. Les mi-
nistres s'y opposèrent et firent prévaloir le
principe de haine aux Européens. Mgr Ber-
neux lut arrêté ; avec lui, quelques jours après,
Pères de Brélenières, Beaulieu et Dorie.
Devant les juge-, ils expliquèrent pourquoi
ils étaient venu- en Corée' et leur ferme réso-
lution de mourir [joui- Dieu. On fit subir à
l'évéque, entre autres tortures, la bastonnade
sur les jambes et la poncture des hâtons sur
tout le cor|>-, principalement sur les côtes.
Les os des jambes huent aussitôt dégarnis de
or ; le reste, du corps n'était qu'une plaie.
- d'enduire ces plaies
horribles de papier huilé, afin de réserver Je
patient pour le dernier supplice. Tous lurent
condamnés à mort et exécutés le 8 mars, à
Sai-Namto. Dès le matin, une foule énorme
s'était rassemblée à la porte de la prison. Les
uns regardaient curieusemenl ; d'autres pro-
féraient des insultes, a Ne riez pan el ne vous
moquez pas, dit Mgr Berneux; voua devriez
plutôt pleurer. .Nous étions venu pour vous
procurer le bonheur éternel, et maintenant,
qui vous montrera le chemin du ciel? Oh!
que VOUS êtes à plaindre! » Les confe-scurs
lurent placés sur une longue chaise en hois,
portée par deux hommes. Les jambes allon-
gées et les bras étendus étaient liés solide-
ment à la chaise ; la tête, légèrement ren-
versée, était lixée par les cheveux. Au-dessus,
une inscription les disait rebelles, désobéis-
sants, condamnés à mort, après avoir suhi
divers supplices. On les conduisit sur une
grande plage, le long du fleuve. On dépose
les victimes à lerre, au pied d'un grand mat
sur lequel Hotte un étendard blanc, puis on
les détache de leurs chaises cl on les dépouille
de leurs vêtements, excepté un caleçon.
Mgr Berneux est appelé le premier. Ses bras
sont liés fortement derrière le dos ; un bour-
reau replie l'une contre l'autre les deux extré-
mités de chaque oreille et les traverse de
haut en bas avec uno flèche. Deux autres
bourreaux aspergent d'eau le visage et le sau-
poudrent de chaux vive,; puis, passant deux
morceaux de bois sous les bras, soulèvent
l'évéque et le montrent aux spectateurs en lui
faisant faire huit fois le tour de la place, rétré-
cissant chaque fois le cercle, de manière qu'au
huitième tour, ils se trouvent au milieu du
terrain. Le prélat est alors placé à genoux,
la tète inclinée en avant, retenue par les che-
veux lies à une corde que tient un soldat. Six
bourreaux exécutent, autour de la victime,
une danse sauvage, poussent des cris hor-
rihles, brandissent leurs sabres et frappent
comme ils peuvent. Au troisième coup, la
tête tombe. On la ramasse et la place sur une
table entre deux bâtonnets et on la porte au
mandarin pour qu'il puisse constater l'iden-
tité de la personne. On répéta trois fois les
mêmes cérémonies pour les Pères brélenières,
Beaulieu el Dorie. Les corps restèrent exposés
trois jours entiers ; «après quoi h s païens de
Sai-Namlo les enterrèrent dans une même
fosse. Six mois plus tard les corps des inar-
Lyrs devaient recevoir la sépulture chré-
tienne.
Au même moment, Jean Nam et Thomas
Hong étaient exécutés à Nei-Ko-ri. Pierre
Tsong et son associé imprimeur, Joseph Im,
sai-is un peu plus lard, étaient décapités.
Mathieu Ni, sans partager leur supplice, par-
tagea leur martyre. Le jour même de l'exécu-
tion de Mgr berneux et de ses compagnons,
martyrs, étaient arrêtés ensemble, au sémi-
naire de Pai-rong, les Pères Pourihié et
Petitnicolas. A leur arrivée dans la capitale
ils lurent soumis, comme les autres mission-
naires, aux mêmes interrogatoires et aux
mêmes tortures. Pourthie, malade, ne pouvait
rOIKE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
qu'à peine parler; Pelitnicolas porta la parole
devant les juges, avec l'intrépidité que donne
le mépris de la mort; pour l'en punir,
juges doublèrent en sa faveur les loriures.
Leur exécution eut lieu le 11 mars ; 'a tôle de
Pourthié tomba au premier coup; celle de
l't litnicolas, au troisième seulement. Marc
Tien et Alexis On partagèrent, avec eux, la
couronne du martyre.
I.e il mars, Mgr Daveluy fut arrêté; !<•
lendemain, le l'ère Thuis se livra, sur l'ordre
de son évêque ; quelques jours après le Père
Aumaître, sur un ordre semblable, se livra
également. On ne lia point les confesseurs
pour les conduire à la capitale ; une corde
rouge, au lieu de les lier comme grands cri-
minels, était simplement passée sur leurs
épaules; un bonnet à larges bords couvrait
leur tête. Au grand étonnement des païens
accourus pour les voir passer, la joie éclatait
sur leurs visages. On n'a aucun détail sur
leurs interrogatoires et leurs tortures ; on sait
seulement que Mgr Daveluy, très fort sur la
langue coréenne, fit de fréquentes et solides
apologies de la religion chrétienne. La con-
damnation à mort ne fut pas exécutée immé-
diatement parce que le roi était malade et de-
vait bientôt se marier. L'exécution n'eut lieu
que le vendredi saint, à 25 lieues de Séoul.
On avait adjoint aux trois missionnaires, Ni-
colas Fong, serviteur de Mgr Daveluy, et
Joseph Nak-Sio, catéchiste. Les cinq martyrs
lurent conduits à Sou-rieng, à cheval. Au der-
nier moment, le mandarin exigea que Mgr Da-
veluy vînt le saluer à la manière basse des
Orientaux ; l'évêque refusa et se borna au
salut français. L'évêque d'Acônes fut dé-
capité le premier. Le prix d'exécution n'avait
pas été réglé avec les bourreaux. Après avoir
frappé un premier coup, qui fit une plaie mor-
telle, le bourreau refusa de continuer, si l'on
ne fixait son salaire. Le marché fut long ;
après quoi, deux nouveaux coups de sabre
abattirent la tête de l'évêque. Aumaitre, Huin
et les deux Coréens furent décapités pareille-
ment. Les corps restèrent exposés trois jours :
ni les chiens, ni les corbeaux n'y touchèrent;
les païens les ensevelirent dans le sable au lieu
de l'exécution. En septembre 1866, on appre-
nait, au séminaire de Meudon, que neuf con-
frères venaient de recevoir le martyre. Une
illumination fut improvisée sur les grands
érables qui protègent la statue de la sainte
Vierge. Les élèves chantèrent le Te Deum ;
c'était un chant de circonstance: Te martyrum
candidatus laudat exercitus !
Le 15 février, la plupart des missionnaires
comptaient encore sur l'octroi prochain de
la liberté religieuse ; à la fin de mars, la chré-
tienté était noyée dans le sang de ses pasteurs
et de ses fidèles. Il ne restait plus que trois mis-
sionnaires, les Pères Calais, Féron et Hidel.
L'un fut envoyé en Chine ; peu après les deux
autres quittèrent ce pays qui tuait ses pro-
phètes. Une expédition française qui vint en
vue de Séoul, sous la direction du contre-
amiral Itose, re-la sans autre effet que d'irri-
ter les barbares Coréens el rendre pire le sort
des convertis. Les chrétiens Boni proscrits en
masse, comme rebelles, traîtres à leur
pays et partisans des étrangers, leurs biens
sont confisqués; leurs familles sont disper-
sées ; les chrétientés tombent en ruines.
En 1870, on estimait a 10 000 le nombre des
chrétiens égorgés en Corée. Le régent t'-nait
sa parole; il voulait anéantir tout \ du
christianisme. Mais il y a un DieU au ciel,
vivant toujours et toujours interpellant pour
l'humanité rachetée; et il y a un Pape à
Home qui ne se lasse pas d'envoyer des mis-
si-onnaires. Ce sang à répandre, c'est une se-
mence ; ces tombes sont des berceaux ; des
autels s'élèveront bientôt pour recueillir ces
ossements des martyrs.
Au Japon, l'histoire de la mission se ra-
mène à une vie d'évéque. Hernard-Taddée
Petitjean, né à Blanzy, en 18^'J, avait été suc-
cessivement professeur, curé et aumônier,
lorsqu'il se décida, en 1839, à partir pour les
missions. A son arrivée à Hong-Kong, il fut
envoyé aux îles Lieou-Kieou, près du Père
Furet, après le départ pour le Japon des
Pères Girard, Monicou, Mermel. Le Japon
était fermé depuis longtemps; il ne s'ouvrait
qu'aux Hollandais pour le commerce, encore
ces protestants, avant d'être a<lmis au négoce,
devaient fouler aux pieds la croix. En 1854,
il avait signé un traité avec les Etats-Unis ;
en 1858, avec la France. L'art. 4 de ce der-
nier traité est ainsi conçu : « Les sujets fran-
çais au Japon auront le droit d'exercer leur
religion, et, à cet effet, ils pourront élever,
dans le terrain destiné à leur résidence, les
édifices convenables à leur culte, comme
églises, chapelles, cimetières, etc., etc. Le
gouvernement japonais a déjà aboli dans
l'empire l'usage des pratiques injurieuses au
christianisme. » En 1863, Petitjean fut appelé
à Yokohama, puis à Nangasaki, avec son
compagnon. Ces deux missionnaires commen-
cèrent la construction d'une chapelle, sous
l'invocation des martyrs japonais ; c'était la
pierre d'attente de la résurrection de leur
église. La chapelle fut inaugurée solennelle-
ment le 19 février 1865. Le missionnaire se
demandait s'il ne restait rien de cette admi-
rable chrétienté fondée par la parole el les
miracles de saint François-Xavier. Le 17
mars 1865, une quinzaine de personnes vien-
nent à la porte de la nouvelle église. Etaient
ce des curieux ou des fils des premiers chré-
tiens? Le Père Petitjean, poussé par son bon
ange, va ouvrir la porte et s'agenouille à l'inté-
rieur. Aussitôt trois femmes s'agenouillent
près de lui el la main sur la poitrine lui
disent à voix basse : « Notre cœur, à nous
tous qui sommes ici, ne diflèpe point du vôtre.
Chez nous, presque tout le monde nous res-
semble ». A peine ces Japonais se sont-ils ou-
verts au missionnaire, qu'ils se laissent aller
à une pleine confiance. On parle longuement
de Dieu, de Jésus-Christ, de la sainte Vierge,
LIVI1I-; nUATHl^VINr.T-niJATOItZIlMK
449
de saint Joseph, lorsqu'arrivent d'autres gens
du môme village. Les L3 et 14 avril, 1 500 per-
sonnes visitent l'Eglise de Nangasaki. Les pre-
miers jours du mois, les missionnaires appren-
nent l'existence de 2500 chrétiens disséminés
dans le voisinage. Le 10, les chrétiens vien-
nent en si grand nombre qu'il faut fermer les
portes de l'église pour ne pas s'exposer aux
rigueurs. Le 15 arrivent les députés d'une île
peu éloignée. Leur catéchiste apprend au
missionnaire qu'il existe des chrétiens dis-
persés dans tout le Japon ; il cite un point où.
sont groupés plus de mille familles chré-
tiennes. Ensuite, il s'enquit du grand chef
actuel de la religion, Pie IX, et, pour s'assurer
si ces missionnaires sont bien les successeurs
des anciens, il demande s'ils ont des enfants.
Sur une réponse négative, il s'écrie : « Merci,
merci ! ils sont vierges I » Le 8 juin, 25 chré-
tientés étaient connues des missionnaires.
Ainsi, en l'absence de tout secours extérieur,
sans autre sacrement que le baptême, par
l'action Je Dieu et la transmission fidèle des
traditions domestiques, une étincelle de foi
s'était conservée sous l'empire le plus despo-
tique. Il n'y avait qu'à souffler sur cette étin-
celle pour en rallumer la flamme.
Ces événements réjouirent tous les cœurs
chrétiens et dilatèrent particulièrement le
cœur de Pie IX. En mai 1866 le PèrePetitjean
fut nommé évêque de Myriophyle, nom
d'heureux augure, et sacré à Hong Kong. De
retour de sa mission, le prélat se mit à
l'œuvre et déjà plusieurs milliers de chrétiens
avaient été préparés à la réceptiou des sacre-
ments, lorsque parurent, en avril etjuin 1867,
deux édits de Taïcoun, ordonnant la persécu-
tion. Au mois de novembre, cent chrétiens
furent enlevés de l'île de Firando et plongés
dans l'eau glacée comme les martyrs de Sé-
baste. D'octobre 1869 à janvier 1870,4500chré-
tiens furent enlevés d'Ourakanis et des îles
Goto. Toutes les familles furent divisées : les
hommes transportés isolément; les femmes
et les filles vendues en esclavage ; les enfants
foulés aux pieds jusqu'à la mort. La vallée
d'Ourakanis fut changée en désert. Les chré-
tiens résistèrent courageusement à la persé-
cution et se montrèrent dignes des anciens
martyrs.
L'orage ne se dissipa qu'en 1875. Mgr Pe-
titjean, usant de la tolérance, s'empressa d'or-
ganiser la mission, d'ouvrir partout des
écoles, de bâtir des églises et d'installer des
prêtres. La tâche était rude. La Propagation
de la Foi envoya d'abondants secours ; le sé-
minaire des missions étrangères envoya de
nombreux ouvriers. Les religieuses de Saint-
Maur et du Saint-Enfant Jésus de Chaufailles
accoururent au secours des missionnaires.
Vers la fin de 1875, Mgr Petiljean vint en
Europe pour demander le partage du Japon,
entre deux vicariats. Le Japon méridionnal
lui échut en partage. A son retour il se fixa à
Osaca, seconde ville de l'empire, et y bâtit la
plu3 belle église du Japon. Puis la Providence
T. XV.
le, ramena à Nangasaki, on il devait mourir
le 7 octobre in-fi. Avant de mourir, il avait
imposé les mains aux premiers prêtre de
l'église ressusciter du Japon. A sou entrée au
Japon, (in 1863, Mgr Petitjean n'avail trouvé
qui; quatre missionnaires, célébrant la mainte
messe dans une chambre de leur demeure ; il
n'y avait, ni évoque, ni église, ni séminaire ;
on n'y connaissait même pas de chrétiens. A
sa mort, l'empire était divisé en deux vica-
riats apostoliques, comprenant 30000 chré-
tiens; chaque année 1 200 adultes recevaient
le baptême; il y avait 2 évoques, 2'1 mission-
naires, 3 prêtres indigènes, 252 catéchistes,
8i chapelles, 2 séminaires avec 79 élevés et
65 écoles comptant 2 3.'J0 élèves.
Les missions de la Mongolie, confiée aux
missionnaires belges, et du Thibet, confiée
aux missions étrangères, ne nous retiendront
pas longtemps. Dans ces vastes, froids et sté-
riles déserts, les populations sont nomades,
comme les Arabes de l'Algérie. Dans leurs
courses incessantes, elles ne peuvent pas être
facilement ni suivies, ni atteintes par les
apôtres de Jésus-Christ. Les missionnaires ont
des postes fixes; ils voyagent aussi nécessai-
rement, comme on le voit par le voyage du
Père Hue à H'Lassa ; mais ils se heurtent sans
cesse à l'ignorance, aux passions et au fana-
tisme qui les protège. L'histoire de ces mis-
sions, c'est un nécrologe ; il s'y trouve des
pages consacrées au martyre. Au Thibet, le
Père Durand est tué en 1865 ; le Père Brieux,
en 1878 ; et, au moment où nous écrivons ces
lignes, l'Europe apprend l'entière destruction
de la mission du Thibet, administrée par
Mgr Biet, évêque de Diana. Dans les pays où
les Européens pénètrent, les païens peuvent
encore se porter aux violences contre les per-
sonnes ; mais ils sont contenus par les consuls
et quelquefois punis à leur réquisition. Dans
les pays éloignés, quand les passions s'exas-
pèrent, les contrôles et les freins, trop éloi-
gnés, ne peuvent ni prévenir le mal, ni le
punir. Les réclamations vont leur train diplo-
matique, mais avec des administrations pré-
venues et des juges souvent complices des cri-
minels, il est rare qu'on les découvre, plus
rare encore qu'on les frappe. On donne des
semblants de satisfaction, quitte bientôt à
recommencer.
En quittant ces lointaines contrées, nous
saluons encore une fois l'Annam, et cette
fois nous assistons à la plus effroyable bou-
cherie de chrétiens. La République française,
pour masquer son impuissance, s'essaie à la
politique coloniale, prend Tunis en passant,
manque maladroitement Madagascar et s'en
va consumer le plus clair de ses forces au
Tong-King, En principe, cette politique colo-
niale n'est pas condamnable. Avec sa mission
providentielle, ses antécédents historiques et
sa situation dans le monde, la France est
appelée à prendre une large part au mouve-
ment qui doit porter l'ancien mondeausecours
du nouveau, non pour l'exploiter, mais pour
29
150
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
te sauver. C'esl la gloire de Richelieu el de
uig XIV de l'avoir compris. A quel point le
nie expànsif de notre race est apte a s'assi-
miler les peuples d'origine étrangère, !<' Ca-
nada, la Louisiane, Bourbon, Maurice, les
\nlilles, vingl autres contrées, en témoignent
à l'envi Bur la surface du globe. A une époque
où, pour compter en Buiope, il faudra désor-
mais compter dans le reste du monde, «levant
l'Amérique qui menace cl la Chine qui se ré-
vèle, il devient nécessaire de prolonger la pa-
irie sous d'autres latitudes, d'y porter sa
langue, son inlluence el sa religion. A cette
œuvre cependant il faut une heure propice,
des résolutions arrêtées, un but défini, de la
suite dans les desseins. Or, la république des
Ferry et des Paul Bert n'était pas à la hau-
teur'd'un pareil dessein. Par l'insuffisance
des moyni*. par défaut de but et de persévé-
rance, elle ne mena que mollement son en-
treprise. Sauf Courbet qui dicta la paix à
Hué, frappa le Tong King de terreur et tint
en respect la Chine, nos soldats ne paraissent
avoir été envoyés dans l'Extrême-Orient que
pour y mourir sans gloire et déchaîner la
tempête. Les lettrés tonkinois, rendus furieux
par la guerre de France et mal contenus par
nos troupes, tirent tomber leur colère sur les
missionnaires et les chrétiens indigènes. Ln
Cochinchine, le Père Abounrel avait été mas-
sacré en 1872. De 1883 à 1885, nous voyons
périr, le Père Terrasse au Yu-nan ; Béchet,
au Tong King occidental ; Gélot, Rival, Ma-
nissol, Séguret, Antoine, Tamet au Laos;
Sutre et (iras, au Tong-King méridional ;
Guyomard au Cambodge ; Poirier, Garin,
.Macé, Guégan, Cbâtelet, Dupont, Irribarne,
en Cochinchine orientale. 40 000 chré-
tiens furent massacrés en même temps.
Les villages brûlés, les récoltes anéanties té-
moignent de la fureur des lettrés et de l'in-
suffisance de notre action. Le passé avait vu
de? persécutions violentes; à nos jours, qui
vantent la liberté et la paix sous l'égide de la
France, il était réservé de voir cette extermi-
nation de toute une population catholique,
cet anéantissement d'une église.
C'est l'ordre de l'Evangile ; nous ne voyons
des crucifiements que pour assister aux ré-
surrections. Aujourd'hui, 1er juin 1900, la
Cochinchine et le Tong King ont 10 vicaires
apostoliques, 1 coadjuteur, 270 mission-
naires, 400 prêtres indigènes, 3 000 églises,
2 000 écoles et 800 000 catholiques. En Bir-
manie, 50000 catholiques; à Siam, 23 000;
en Malaisie, 20 0' 0. Quant à la Chine sur une
population de 450 000 000 d'habitants, elle a
40 évêques, 800 missionnaires, 400 prêtres
indigènes e' 600 000 catholiques, peut-être un
peu plus, mais sans atteindre 701)000.
Certains tableaux sont coupés en deux ; en
bas, vous voyez ce qui se passe sur la terre;
en haut, vous admirez ce qui se passe au ciel.
L'histoire des missions ne se comprend que
sous cette double perspective. En Indo-Chine,
en Corée, au Japon, nous voyons des mas-
sacres ; en Chine une persécution continue;
en résumé, un fond de dés ice. Li
les yeux. Le pape Léon Mil vient de cano-
niser, en mai 1900, une soixantaine do vic-
time- tombées dans ces missia ix que
le glaive a frappé-, réduits a la pire impuis-
sance, sont maintenant des toutes-puissai
au ciel, et des toutes-puissances protectrices
des missions. Le sang des martyrs n'est plus
seulement une semence de chrétien I un
ciment avec lequel on édifie de grandes chré-
tientés. Nous constatons parfois avec tr i.-tesse
la ruine irrévocable de la chrétienté qui fio-
ri-sait en Europe au Moyn Age. D'un regard
synthétique, embrassez le monde envahi par
l'apostolat catholique ; c'est la construction
d'une nouvelle chrétienté aussi vaste que le
monde; la croix radieuse est définitivement
plantée sur le globe.
Ces transformations, ce que Bacon, déjà
préoccupé de ces idées, appelait irutauratio
nagna, cela ne s'effectue pas sans de grands
ébranlemenls. La Chine s'était cloîtrée dans
son nationalisme; le Japon s'était ouvert à
l'internationalisme ; il avait envoyé des jeunes
gens étudier en Europe ; il s'était créé une
armée ; il s'était donné des formes politiques
et jusqu'à un budget d'état. A propos de rien,
la guerre éclate. Les 40 000 000 du Ja-
pon,'grâce à leur organisation européenne,
battent à plates coutures les 450 0000C0 de
Chinois. Le Japon victorieux s'avance par la
Corée et comme si le partage de la Chine
commençait, la Russie prend la Mantchourie,
l'Allemagne s'installe à Kiao-Tcheo:; ; l'An-
gleterre étend ses grandes tentacules un peu
partout ; et la France, installée au Tong-King
peut étendre son installation jusqu'aux pro-
vinces méridionales de la Chine. Qu'il y ait
partage, c'est peu probable; la coalition des
égoïsmes peut être, pour la Chine, une bonne
fortune, el le Japon, au lieu de la désorga-
niser, peut la soutenir. Or, comme les formes
politiques ne changent rien aux mœurs des
nations, mais plutôt les dissolvent avec une
funeste énergie, il faut prendre vie e1 esprit
là où seulement on les trouve, dans l'Evan-
gile et dans l'Eglise. Ici intervient un coup
d'Etat de la Providence.
Le 15 mars 1890, un décret impérial de
Kouang-Stu, empereur, ré-le ainsi les rela-
tions entre les autorités chinoises et le clergé
catholique. En voici le texte :
Que l'on se conforme à ce qui a été décidé.
5S«'sj>e<'t à eeel !
Des églises de la religion catholique, dont
la propagation a été autorisée depuis long-
temps par le Gouvernement Impérial, étant
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
/..il
construites maintenant dans toutes les pro-
vincesde La Chine, nous sommes désireux de
voir le peuple el les chrétiens vivre en paix
et, afin de remire la protection plus facile, il
m été convenu que les Autorités locales échan-
geront des visites avec les Missionnaires dans
les conditions indiquées aux articles ci-des-
sous :
PDans les différents degrés de la hiérarchie
ecclésiastique, les Evêques étant en rang et
en dignité les égaux îles Vice- Mois et des
Gouverneurs, il conviendra de les autoriser à
demander à voir les Vice-Rois et Gouver-
neurs.
Dans le cas où un Evêquc serait appelé'
pour affaires de son pays, ou s'il venait à
mourir, le Prêtre chargé de remplacer
l'Evéque sera autorisé à demander à voir le
Vice-roi et le Gouverneur.
Les Vicaires généraux et les Archiprêtres
seront autorisés à demander à voir les Tréso-
riers et Juges provinciaux et les Intendants.
Les autres prêtres seront autorisés à de-
mander à voir les Préfets de lreet de 2P classe,
les Préfets indépendants, les Sous-Préfets et
les autres fonctionnaires.
Les Vice-Rois, Gouverneurs, Trésoriers et
Juges provinciaux, les Intendants, les Préfets
de lre et de 2e clause, les Préfets indépendants,
les Sous-Préfets et les autres fonctionnaires
répondront naturellement, selon leur rang,
par les mêmes politesses.
2° Les Evêques dresseront une liste des
Prêtres qu'ils chargeront spécialement de
traiter les affaires et d'avoir des relations
avec les autorités, en indiquant leur nom et
le lieu où se trouve la mission. Ils adresse-
ront cette liste au Vice-Roi ou au Gouverneur,
qui ordonnera à ses subordonnés de les re-
cevoir conformément à ce règlement.
(Les Prêtres qui demanderont à voir les
autorités locales ou qui seront spécialement
désignés pour traiter les affaires devront être
Européens. Cependant, lorsqu'un Prêtre eu-
ropéen ne connaUra pas suffisamment la
langue chinoise, il pourra momentanément
inviter un Prêtre chinois à l'accompagner et
à lui prêter son concours comme interprète).
3° Il sera inutile que les Evêques qui rési-
dent en dehors des villes, se rendent de loin
à la capitale provinciale pour demander à
être reçus par le Vice-Roi ou le Gouverneur,
[u'ils n'auront pas d'affaires.
Quand un nouveau Vice-Roi ou un Gouver-
neur arrivera à son poste, ou quand un
Evéque sera changé et arrivera pour la pre-
mière fois, ou bien encore à l'occasion des fé-
licitations pour la nouvelle année et les fêtes
principale-, les Evoques seront autorisés à
écrire des lettres privées aux Vice-Rois et
aux Gouverneurs et à leur envoyer leur carte.
Vice-Rois et Gouverneurs leur répon-
dront par la même politesse.
Les autres Prêtres qui seront déplacés ou
qui arriveront, pour la première Cois, pour-
ront, selon leur dignité, demander à voir les
Trésoriers et Juges provinciaux, les fnten
dants, Préfets de I" et de 2* classe, Préfets
indépendants, Sous-Préfets el les autres fonc-
tionnaires, lorsqu'ils ieronl pourvus d'une
lettre de leur Kvcijiie.
4° Lorsqu'une affaire de mission, grave ou
importante, surviendra dans une des pro-
vinces quelle qu'elle soit, l'Evéque et les
Missionnaires de. lieu devionl demander l'in-
tervention du Ministre ou des Consuls de la
Puissance à laquelle le Pape a confié le pro-
tectorat religieux. Ces derniers régleront et
termineront l'affaire, soit avec le Tsong-li
Yamen, soit avec les autorités locales. Afin
d'éviter de nombreuses démarches, l'Evéque
et les Missionnaires pourront également
s'adresser d'abord aux autorités locales avec
qui ils négocieront l'affaire et la termineront.
Lorsqu'un Evoque ou un Missionnaire
viendra voir un Mandarin pour affaire, celui-
ci devra la négocier sans relard d'une façon
conciliante et rechercher une solution.
5° Les autorités locales devront avertir en
temps opportun les habitants du lieu et les
exhorter vivement h l'union avec les chré-
tiens ; ils ne doivent pas nourrir de haine et
causer de trouble.
Les Evêques et les Prêtres exhorteront éga-
lement les chrétiens à s'appliquer à faire Je
bien afin de maintenir la bonne renommée
de la religion catholique, et faire en sorte que
le peuple soit content et reconnaissant.
Lorsqu'un procès aura lieu entre le peuple
et les chrétiens, les autorités locales devront
le juger et le régler avec équité ; les Mission-
naires ne pourront pas s'y immiscer et
donner leur protection avec partialité,- afin
que le peuple et les chrétiens vivent en paix.
Pour traduction conforme :
Le 1er Interprète de la Légation de France,
IL Leduc.
Ce décret est, pour la Chine, l'édit de
Milan ; mais comme, après l'acte libérateur
de Constantin, on vit Julien l'Apostat tenter la
résurrection du paganisme ; Constance et
Valérien persécuter les chrétiens comme
s'ils eussent été les émules de Néron ; de
même, après cet édit, la Chine peut revoir
des persécutions. Une nation de 450000000
ne se change pas avec une feuille de papier ;
il faut de plus longs efforts pour transformer
un peuple. Mais enfin l'édit est inséré au
Code chinois; il a force de loi. Les puis-
sances européennes ne manqueront pas d'en
exiger le maintien et d'en punir les violations.
C'est affaire aux missionnaires d'activer le
mouvement de conversion et de hâter les
temps, pour conjurer les jours de perdition.
L'évoque de Péking, Favier, fait ressortir,
dans ses lettres, l'importance de ce grand
événement; l'évoque a raison, son autorité
donne à son opinion un plus grand poids.
Depuis, cependant, la persécution, causée
peut-être par l'édit impérial, s'est rallumée
WV1
HISTOlIlE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
au Su-Tchuen, au Hou-pé, au Tche-Kiang et
au Chang-Tong. Des bandes de brigand» se
forment quelque part, elles sont favorisées
par le» passions populaires. A l'improviste,
elles tombent sur une mission, pillent, tuent,
incendient. Mais ce n'est point là un ucle cou-
vert d'une ombre de législation ; môme pour
la loi chinoise, c'est un crime, et un crime
impuissant. La violence n'esl pas un signe de
Force, c'est un manque de faiblesse. L'Eglise
reste; elle a son Concordat avec la Chine ;
ce Concordat a été stipulé entre le ministre
des affaires étrangères du Céleste Empire
et le représentant de la France, le ministre
Pichon. Ce décret règle l'ordre des rela-
tions officielles; c'est un gage de paix, une
promesse de bienveillance. Mais, en Chine,
comme ailleurs, promettre et tenir sont
deux.
Un tel acte ne se produit pas sans provo-
quer des contre-coups. A l'intérieur et à l'exté-
rieur, il ne manque pas d'intrigants pour en-
traver les bonnes lois. Ces intrigues ont été
assez fortes pour amener Kouang-ssu à se dé-
mettre, à céder la place à un enfant de neuf
ans, sous la régence de l'impératrice-mère.
C'est un grave événement, dont il serait té-
méraire d'escompter les bénéfices. Nous don-
nons, sur le fait, l'appréciation de deux mis-
sionnaires.
« La principale cause de l'abdication, dit
l'un, c'est que l'on voyait en lui un réforma-
teur trop ardent de la Chine à l'européenne,
ce qui déplaisait souverainement au conseil
de l'empire et à l'impératrice-mère.
(( En outre, on croyait dans les hautes
sphères chinoises qu'il" s'était fait chrétien
(quoique non encore baptisé) et on en voyait
la preuve dans l'édit de reconnaissance du ca-
tholicisme, qu'il avait pressé l'impératrice-
mère de signer.
« Je crois cette opinion dénuée de fonde-
ment ; car depuis, il a continué à signer les
actes relatifs au culte de Confucius et au po-
lythéisme.
" « Quoi qu'il en soit, l'édit de reconnaissance
du catholicisme est inséra officiellement dans
le Recueil de lois chinoises ; ce à quoi aucune
autorité en Chine ne pourra désormais s'op-
poser, du moins officiellement et publique-
ment. Cet édit a force de loi maintenant. .
« Mais c'est ici qu'a été l'écueil pour le
jeune souverain.
« D'après l'ancien système, l'empereur ne
peut exercer sa suprématie religieuse qu'en
ce qui concerne le culte de l'Etat, le culte dit
de Confucius, et à l'exclusion de tous les
autres. Et, sous ce rapport, il est réellement
dépendant du grand Conseil des Rites, char-
gés de conserver les traditions et les usages
religieux de l'antiquité. Professant lui-même,
comme étant d'origine tartare, la religion
bouddhique, il ne peut même lui rendre qu'un
culte privé, à côté du culte de Confucius.
« C'est pourquoi, après qu'il eût signé PEdit
de reconnaissance du catholicisme, où l'on a
vu un abus de pouvoir de sa part, on a cher-
ché des prétextes pour le forcer à signer son
abdication.
« Entre autres prétexte-, on invoqua la loi
constitutionnelle à laquelle fait allusion l'acte
d'abdication et qui contient celle clause : a Si
un jeune empereur, après cinq ans de ma-
riage, n'a pas de fils, il devra abdiquer son
sceptre ».
« En Chine, l'hérédité du pouvoir par droit
de piimoireniture n'existe pas. L'empereur ré-
gnant choisit son successeur, ou bien parmi
ses enfants mâles, en arrêtant d'ordinaire son
choix sur celui qui lui paraît réunir le plus de
qualités nécessaires pour faire un bon souve'
rain, ou bien, à défaut de ceux-ci, il choisit
parmi ses neveux les plus méritants.
« Cette faculté qu'a l'empereur de choisir
son successeur corrige, jusqu'à un certain
point, ce que l'hérédité du pouvoir aurait
d'aveuglement fatal, par l'exercice, très res-
treint sans doute, mais enfin quelquefois
utile, de la volonté et de la raison souve-
raine ».
« L'empereur de Chine, écrit un autre mis-
sionnaire, a donné sa démission ou plutôt on
l'a forcé à abdiquer. L'impératrice reste au
timon des affaires et a fait nommer empereur
un enfant de neuf ans. Il s'appellera Pou-
Tsium. C'est le fils d'un prince mantehou.
<( L'abdication de l'empereur a eu lieu à la
suite d'un grand conseil de famille tenu à Pé-
kin, où tous les membres de la famille impé-
riale et les grands dignitaires étaient pré-
sents.
« Il paraît évident que la dynastie mant-
choue trouve que Koang-ssu, ne gouvernait
pas selon les idées traditionnelles. On l'aura
forcé moralement à se retirer ; car le gouver-
nement chinois n'esl pas monarchique à pro-
prement dire, mais plutôt aristocratique, ce
qui fait sa force.
« La religion chrétienne n'a rien à craindre
momentanément. Koang-ssu qui était nova-
teur, était dirigé par une coterie protestante
sous laquelle se cachait l'influence anglaise.
11 avait lancé tout d'un coup toutes les ré-
formes, ce qui était excessif et imprudent.
Pour aller si vile, il lui eût fallu une armée et
lui-même aurait dû être un Pierre le Grand.
a 11 faut en cette déchéance voir la protec-
tion de Dieu sur nous ; car aux mains des pro-
testants le pouvoir nous eût été bientôt défa-
vorable, au moins indirectement. Or, en favo-
risant les protestants avant tout, sans même
nous persécuter, c'était autoriser une persé-
cution dont les protestants, avec leur audace,
eussent été les instigateurs, chacun dans sa
région.
o Les idées rétrogrades de ia dynastie ne
peuvent nous être contraires maintenant. Elle
a bien assez de craintes du côté des gouverne-
ments européens et elle n'ira pas leur don-
ner l'occasion de justes représailles. Quant à
l'œuvre du progrès, un peu trop précipitam-
ment poursuivie par i'ex-empereur, elle suivra
M VUE UlIATIU«]-VIN(iT-OlIAT()llZIK\1I0
433
pou à peu 6a marche ascendante ; elle est suf-
fisamment engagée avec les télégraphes, les
chemina de fer, les arsenaux, les écoles lo-
cales de langues, L'armée même, dont une
pailie est déjà munie de fusils nouveaux, etc.
Cette marche un peu lente est hien préfé-
rable. »
Au siècle dernier, un millier de prôlros suf-
fisaient aux missions ; actuellement 13 500 prê-
tres, 4 500 frères y sont employés, et ce n'est
qu'une partie de ce que le mode nouveau
d'apostolat a créé. Du moment où la charité
en devenait la base, les femmes ont réclamé
leur part, la meilleure part, et ce que les
siècles anciens n'avaient pas vu, nous le
voyons aujourd'hui, où 40 000 Européens,
1O000 indigènes, sont occupés en pays infi-
dèles à soulager les misères.
Mais pour une telle entreprise, il faut des
ressources, et la catholicité n'a plus les biens-
fonds créés par la piété des siècles antérieurs.
Gomment cet immense apostolat sera-t-il sou-
tenu ? Par l'obole des pauvres, par l'œuvre de
la Propagation de la foi qui donne 6 à 7 000 000
par an, par l'œuvre de la Sainte-Enfance, qui
donne la moitié, soit environ 10 000 000 four-
nis par l'obole de 8 000 000 de personnes.
10 000 000, c'est bien peu, comparative-
ment aux 100 000 000 ou 150 000 000 peut-être
de l'Angleterre, et, avec 10000 0UO, l'aposto-
lat catholique couvre le monde entier, il réus-
sit là où les pasteurs ont désespéré. En Bir-
manie et au Siam, le nombre des catholiques
est de 10 000 à 40 000; au Japon, où tout
avait été détruit par la persécution, il est de
400 000; en Annam, il est passé de 320 000
à 700 000; en Chine, de 200 000 a 600 000;
dans l'Inde, où le protestantisme était forte-
ment établi, où, jusqu'en 1887, le Portugal
fit une guerre acharnée aux missionnaires, le
nombre des catholiques s'élève quand même
de 25G000à 2 000 000, etc.
L'apostolat catholique en Asie-Mineure,
aux Lieux-Saints, s'exerce par tous les ordres
religieux à la fois; en Afrique, le chiffre des
catholiques passe de 15 000 à 1 000 000.
Sur toute la surface du globe, les missions
catholiques sont organisées, mais le catholi-
cisme n'a pas borné son action aux pays infi-
dèles : il a pris l'offensive contre l'orthodoxie
russe et le protestantisme, et si l'on peut pré-
voir ce que l'on gagnera du côté de l'ortho-
doxie, on peut enregistrer ce qui a été gagné
sur le protestantisme.
Dans l'Allemagne protestante, le chiffre des
catholiques a passé, en ce siècle, de 6 000 000
à 1 3 000 000; dans la Hollande, de 350 000
L 500000; en Angleterre, de 120 000 à
i 000 000; en Amérique, de 40000 à 10000000.
Dans cette œuvre, ce qui frappe, c'est que
l'apostolat est allé se dégageant de plus en
plus des pouvoirs humains pour ne recourir
qu'aux moyens qu'on pourrait appeler divins.
Mais ne croyez pas qu'on puisse oublier la
part de la Erance dans cet admirable aposto-
lat. Elle donne à elle seule les trois quarts des
prêtres, religieux cl religieuses de cette grande
armée de La civilisation, et ainsi tout ce qui
se fait au monde pour l'extension de L'idée re-
ligieuse se l'ait en môme temps pour la gran-
deur de l'idée française.
Quels que soient les gouvernements, la race
française reste elle-même, et, par la diffusion
de son apostolat, elle est à la tête de L'action
civilisatrice.
D'autres peuvent exporter plus de marchan-
dises que nous, nuls n'exportent autant de
dévouements, de sacrifices, d'abnégalions et
de vertus.
Conservons cette force, aidons à cet apos-
tolat et, en y aidant, nous servirons noire foi
et notre patrie, et nous continuerons ainsi ce
qui fut l'œuvre d'autrefois, les choses de Dieu
par la Erance.
Eénelon, prêchant aux missions étrangères,
émettait, au sujet de leurs conquêtes, des idées
de pessimisme : la foi répandue chez les na-
tions assises à l'ombre de la mort, c'était le
pronostic à redouter des ténèbres venant ré-
occuper nos rivages. Le protestant Macaulay,
faisant écho à Fénelon, nous présente un des-
sinateur des antipodes venant esquisser les
ruines de saint Paul et une arche écroulée du
pont de Londres. Ces idées, revêtues d'un
style pittoresque, prêtent à l'éloquence ; elles
ne sont même qu'une traduction des paroles
du prophète annonçant la translation du chan-
delier divin. J'accorde encore qu'elles ré-
pondent à une espèce de loi historique des
évolutions de la vérité, partie de Palestine, se
dirigeant vers l'Europe, puis traversant les
mers et ne nous laissant plus qu'une pé-
nombre, à ce qu'on dit. Pour moi, j'écarte
résolument ces sinistres présages. Macaulay
et Fénelon sont de grands esprits ; mais ils se
trompent en se plaçant à un point de vue trop
étroit et en négligeant les conditions du pro-
blème.
Je vois des missionnaires à la cour de Char-
lemagne : l'épée du grand empereur ouvre les
portes, ils s'élancent à la conquête morale des
peuples. L'affranchissement des communes a
eu ses missionnaires. Pierre l'Ermite, saint
Bernard, les prédicateurs des croisades, sont
des missionnaires. La plupart des missions
actuelles ont été établies par Colbert, Louvois
et Louis XIV. Napoléon s'y intéressait. Ces
grands noms résument l'histoire de France au
point de vue apostolique; ces grands souvenirs
de nos aïeux sont un noble héritage confié à
la piélé filiale de tous les siècles ; les bienfaits
et la gloire qui en résultent n'admettent pas
qu'on les répudie. Chateaubriand et Louis
Veuillot ont parlé des travaux scientifiques
et littéraires rapportés des missions en
France. D'autres ont dit les avantages indus-
triels et commerciaux dont les missions sont
la source. « Un mouchoir blanc, écrivait en
1801 l'auteur du Génie du Christianismt, suf-
fisait pour passer en sûreté à travers les
hordes ennemies et recevoir partout l'hospi-
talité. C'étaient les Jésuites qui avaient dirigé
154
HlSTuIKi: UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
l'industrie dea colons vers la culture et décou-
vert il-' nouveaux objets de commerce. Kn na-
turalisant sur notre sol des insecte-, dea oi-
ux et des arbres étrangers, ils ont ajouté
dea richesses à nos manufactures, dea délica-
tesses à nos tables, des remèdes ù nus mala-
dies el dea ombragea à nos bois.
Mais ce- points de vue sont secondaires. En
nou> plaçant sur les hauteurs, nous voyons la
France toujours dévorée de la flamme aposto-
lique. Ces! nous, encore nous, toujours nous,
ipii donnons, pour les missions, non pas l'or,
mais nos sous de cuivre en assez grand
nombre pour former des millions, preuve que
dans les plus humbles villages on sait faire
acte de posélytisme. C'est nous qui lirons, de
notre sang, des fils qui parcourent le monde
L'Evangile à la main. Cette double marque de
fidélité est l'antithèse de la réprobation. Je
n'ignore pas qu'il y, dans les multitudes, des
masses énormes de péchés ; et dans les classes
dirigeantes, et dans le gouvernement, un es-
prit diabolique de perversité révolutionnaire;
mais dix justes eussent sauvé Sodome, nous
ne sommes pas Sodome, et nous avons plus
de dix justes. Mais dans cette France démo-
ralisée, dit-on, il se fait encore de grandes
œuvres de salut. La lumière, pour éclairer les
peuples païens, nous laissera assez de rayons
pour diriger nos pas, assez «le vertus pour
nous relever de la décadence, assez de cou-
rage pour rendre la France à la grandeur de
ses destinées.
Après avoir parlé des missions catholiques,
nous dirons un mol des missions protestantes.
Dans une dissertation lue à l'Académie de la
religion catholique, le cardinal Wisemann
avait dénoncé leur impuissance. Deux auteurs,
Marshall et le Père Iiagey, en ont fait le sujet
de plusieurs volumes. Nous n'avons ici qu'à
résumer les conclusions de l'histoire.
Avant le siècle dernier, les sectes protes-
tantes n'avaient pas de missions sérieusement
organisées. Les sociétés destinées à les fonder
n'ont été établies elles-mêmes qu'en 1701 en
Angleterre et au Danemark en 1706. Comme
les missions ne reçurent une organisation ef-
fective que longtemps après la fondation des
sociétés établies pour le placement des Bibles,
il semble assez raisonnable qu'un controver-
siste protestant refuse de chercher le mérite
de la cause qu'il défend dans les succès pra-
tiques obtenus pendant le xvine siècle. Ce
n'est qu'au xixe siècle qu'on peut porter le
débat sur ce terrain. La stérilité complète et
prolongée des sectes protestantes est un fait
reconnu, et ce fait fournit un puissant argu-
ment contre la prétention qu'elles affichent
de succéder à la mission évangélique îles
apôtres, à qui le divin Maître avait dit :
« Allez, enseignez toutes les nations. » Mais,
il faut Favouer aussi, une fois l'œuvre des
missions sérieusement entreprise, les agences
protestantes se sont rapidement multipliées,
et quand on voit l'activité qu'elles déploient,
le terrain immense qu'elles occupent, on est
forcé de reconnaître que cea églises, aujour-
d'hui pleinement constituées, donnent «les
preuves de vitalité supérieures a la faibli
et a l'impuissance qu'elles monti uni duiaut
la période de lutte qui les conduisit gra-
duellement à leur maturité.
En ce qui concerne tes travaux des mis
sionnaires du siècle dernier et du pren
quart du siècle présent, Le cardinal Wisemann
laissait peu de chose à désirer. Il n'esl ;> is le
seul, toutefois, qui ait étudié ce sujet pour en
tirer des conclusions pratiques et en fuire
-or tir les arguments qui peuvent en découler.
Un n'oubliera jamais le formidable exposé du
système <\a> missions protestantes par Sydney
Smith, ni les aveux plus pénibles, et par h
même plus accablants, arrachés aux Quar-
terly fteviewers. Irréprochable pour le temps
où il avait paru, le travail du cardinal avait
cessé de l'être par suile des rapides change-
ments sociaux, religieux et politiques, ac-
complis durant les vingt-cinq ans qui se sont
écoulés depuis la publication des Moorfields
Lectures. Le vaste champ que l'Ucéanie et
la Polynésie oflrent au zèle des missionnaires
s'est étendu et a e'té complètement boule-
versé depuis 1S3 5 ; les rapports qui nous ar-
rivent de ces missions plus récentes, et les
sources d'informations relatives aux mis-ions
plus anciennes et plus solidement établies,
ont été mieux systématisés et sont devenus
d'un accès plus facile. Cette observation s'ap-
plique surtout aux renseignements qui
émanent de sources indépendantes, aux ob-
servations de détail fournies par les voya-
geurs, aux jugements réfléchis des historiens,
sans compter une foule d'au'res matériaux
de toute sorte propres à faire connaître
l'exacte vérité : tout cela s'est accru d'une
manière prodigieuse, grâce à la facilité des
communications, à la liberté de la presse et à
l'intérêt général qui s'attache aujourd'hui aux
travaux de cette nature.
Le moment était donc venu où l'on pou-
vait appliquer de nouveau et avec plus de
certitude d'aboutir à de solides résultats, le
critérium dont nous avons parlé. C'est la
tâche que Marshall s'est proposée. Son ou-
vrage, nous n'hésitons pas à le dire, est un
des plus grands services rendus dans ce siècle,
non seulement à la controverse moderne,
mais encore à l'histoire de la religion, à la
solution des grands problèmes moraux et
sociaux qui intéressent l'humanité, et à l'his-
toire générale du progrès de la civilisation,
surtout dans les contrées les moins connues
de la terre. Cependant, Marshall ne s'est point
renfermé dans l'étude exclusive de la partie
plus moderne de son sujet. Il ne s'est pas
contenté de prendre la question au point où
l'avaient laissée le cardinal Wisemann et les
autres écrivains. Résumant l'histoire entière
des nombreuses missions entreprises par les
différentes sociétés chrétiennes depjis la ré-
forme jusqu'à nos jours, il a recueilli, avec
l'exactitude d'un historien impartial, tous les
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
■
i 1 1
résultais spéciaux obtenus dans chaque cai
particulier; il les a réunis pour nous en
donner un aperçu général. Il les considère
dans leur inQuence sur la doctrine, les mœurs,
l'éducation, l'ordre social, le progrès maté
i ici à la civilisation. Les autorités sur les-
quelles il s'appuie ont été choisies avec dis-
cernement, et lorsqu'il lui arrive, ce qui est
rare, de citer des auteurs catholiques, il a
toujours soin de le dire. Toutes les lois qu'il
l'a pu, il a emprunté ses renseignements aux
missionnaires prolestants eux-mêmes, à ceux-
là surtout qui se sont plus particulièrement
signalés par leur hostilité envers le catholi-
cisme. Son travail s'étend jusqu'aux dates les
plus rapprochées de nous, car il cite des rap-
ports ofticiels, des témoignages individuels
qui ne remontent qu'a l'année dernière. Le
titre de son livre est donc pleinement jus-
tifié ; c'est bien une histoire complète des
« missions chrétiennes, de leurs agents, de
leurs méthodes et dé leurs résultats ».
Marshall s'est proposé d'établir l'origine di-
vine de la religion catholique par une preuve
aussi facile à comprendre qu'il est impossible
d'en contester la force. Il fait ressortir la mer-
veilleuse fécondité de l'enseignement catho-
lique dans tous les temps, sous tous les cli-
mats, malgré la diversité des races, des
usages et des préjugés nationaux, et il a
trouvé une preuve positive, qu'il fortifie par
un argument négatif : avoir accompli, dit-il,
l'ordre donné par Jésus-Christ « d'enseigner
toutes les nations », ne suffit pas pour dé-
montrer le caractère divin des communautés
protestantes. Il s'appuie à peu près exclusive-
ment sur des témoins protestants, apparte-
nant à toutes les classes de la société et à
toutes les croyances ; ce sont des Anglais et
des Américains, des Allemands et des Fran-
çais, des Suédois et des Hollandais, des his-
toriens et des naturalistes, des fonctionnaires
civils et des militaires, des touristes et des
commerçants, des chapelains et des mission-
naires. Laïques et membres du clergé, mo-
narchiques et républicains, ces auteurs qui
appartiennent aux opinions religieuses les
plus opposées, et qui s'expriment sur les
questions religieuses avec une entière liberté,
tout en se montrant constamment hostiles au
eatholicisme, sont unanimes sur un seul
point ; et cette prodigieuse unanimité d'une
masse de témoins indépendants les uns des
autres, fait qu'il est également impossible de
dénaturer leur verdict, et de mettre en doute
leur crédulité. Marshall a donc parfaitement
raison lorsqu'il dit « qu'on doit les regarder
comme des témoins dont la divine providence
s'est servit;, a leur insu et sans leur consente-
ment, pour faire connaître à l'univers un fait
que la coalition des préjugés et des passions
videntes aurait sans cela dérobé à sa connais-
sance ».
Tout, dans cet ouvrage, est comparaison et
Contraste. Marshall divise la terre on huit
grands districts où s'exerce l'activité des mis-
sionnaires ; il les suit paB à pas dans C6 vaste
champ ; il marche alternativement mit les
traces des envoyés de chaque église; il com-
pare leurs ressources respectives, les facilités
qu'ils trouvent pour l'accomplissement de
leur entreprise, leur caractère personnel et,
leur conduite, les motifs qui parais-cul. les
l'aire agir, Les diverses méthodes qu'ils em-
ploient et les succès qu'ils obtiennent.
On ne peut voir sans élonnement I'
énormes ressources dont les diverses missions
protestantes ont joui pendant la première moi-
tié de ce. siècle, l'accroissement qu'elles pren-
nent chaque année Le Times (19 avril 1860)
porte à deux millions de livres sterling les
sommes annuelles perçues par les sociétés an-
glaises pour l'œuvre des missions ; et, d'après
les calculs les plus exacts et les plus modérés*,
il paraît hors de doute que les dépenses des
missions entreprises par les Anglais et les
Américains, sans parler de celles des protes-
tants du continent, ont atteint dans le siècle
présent le chiffre de quarante millions de
francs.
Ces fonds ont été consacrés en grande
partie à payer les employés, à entretenir les
missionnaires, leurs femmes et leurs familles;
mais on a aussi employé des sommes consi-
dérables à l'impression et à la distribution
des Bibles, de livres derrières et d'autres ou-
vrages religieux, publiés dans les langues
parlées par les diverses races répandues sur
le globe.
De tels faits ont, sans contredit, une grande
signification ; ils attestent le zèle et la bonne
foi de ceux qui donnent avec tant de libéra-
lité en faveur de ce qu'ils regardent comme
une œuvre religieuse et divine ; il faut bien
reconnaître que si Jésus-Christ s'était con-
tenté d'exhorter ses disciples à donner géné-
reusement pour la conversion du monde, les
communautés protestantes de nos jours ne
sauraient être accusées d'être restées sourdes
à son appel. Mais l'aposlolicité d'une religion
ne se prouve pas par les sommes distribuées en
faveur de la prédication de l'Evangile ;. elle
se révèle par le succès pratique de ses efforts
pour instruire les nations. Ce qui importe
surtout, c'est moins le nombre des livres
sterling qui entrent dans le tronc des mis-
sions que celui des âmes qu'on fait entrer au
bercail du divin Pasteur. Pour tout homme
sensé qui étudie les résultats des missions, la
libéralité avec laquelle on met tant de res-
sources à la disposition des missionnaires,
l'apostolat, loin de constituer un mérite, ne
fait qu'augmenter la responsabilité person-
nelle ; et ce qui facilite, humainement par-
lant, l'exécution de l'entreprise, ne sert qu'à
rendre l'insuccès plus éclatant et plus com-
plet.
La Chine, l'Inde, l'île de Ceylan, les Anti-
podes, l'Océanie, l'Afrique, le Levant et
l'Amérique, sont les huit districts auxquels
s'étendent les recherches de Marshall. Ne
pouvant examiner dans loua ses détails ce
45 6
II1ST0IHE Ï'NIVEHSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
livre admirable, noue nous contenterons de
donner quelques extraits de ses chapitres les
plus importants, comme spécimen de la ma-
nière dont l'auteur Imite son sujet ; et quant
au contenu général de l'ouvrage, nous nous
bornerons à en indiquer sommairement les
résultats généraux.
Le chapitre consacré aux missions de Chine
est du plus grand intérêt, il traite, dans deux
sections distinctes, des missions catholiques et
de celles des différentes sociétés protestantes.
C'est un tableau pittoresque et frappant; ja-
mais écrivain n'a aussi bien apprécié, non-
seulement le caractère des grands hommes
qui inaugurèrent cette œuvre — Hicci, Adam
Schaal, Yerbifst, et la longue série des frères
qui leur succédèrent — mais encore l'altitude
qu'ils prirent en face de celte race extraordi-
naire, et l'influence que seuls, parmi tous les
étrangers qui visitèrent la Chine, ils par-
vinrent à exercer. Marshall décrit exactement
les alternatives de faveur et de persécution
qu'ils traversèrent. Mais ce qui nous intéresse
particulièrement, c'est le résultat, et par-
dessus tout la durée de ces missions et la vi-
talité singulière dont elles ont donné tant de
preuves.
A la fin de la grande persécution qui, un
moment, sembla devoiraboutir à l'extirpation
totale du christianisme en Chine, les Pères
jésuites avaient sous leur direction plus de
120 000 chrétiens, les lazaristes 80 000, les
missionnaires de la Propagande environ
30 000, et les dominicains environ 20 000; ce
qui faisait un total de plus de 250 000 con-
vertis dans le Ton-King seulement. La persé-
cution continua après leur départ et, à part
quelques apostasies, la grande majorité sup-
porta courageusement l'épreuve. Les écrivains
protestants, tout en montrant plus de sympa-
thie pour les païens oppresseurs que pour
les chrétiens dont ils faisaient leurs victimes,
avouent eux-mêmes qu'un siècle plus tard, il
y avait en Cochinchine environ 370 000 chré-
tiens. Leur nombre s'était donc accru de plus
de 100 000. malgré l'exil et le martyre. Ces
chiffres mêmes ne donnent pas une idée
exacte des résultats prodigieux et presque
incroyables de cette terrible mission. En 1857
Mgr Retord, l'illustre vicaire apostolique du
Ton-King occidental, qui a lui-même bravé la
mort sous toutes ses formes, et dont la con-
servation n'est pas le fait le moius extraordi-
naire de cette histoire, annonça à J'Europe
que les chrétiens annamites étaient au
nombre de 530 000, dont 403 000 avaient reçu
l'année précédente l'un ou l'autre sacrement.
Cette vitalité merveilleuse survécut, dans
ces missions, à la retraite de la grande so-
ciété qui lui avait rendu tant de services.
« Depuis Ricci jusqu'à nos jours les chrétiens
de Chine ont toujours été les mêmes. Ne pou-
vant tout dire, nous n'avons raconté que les
incidents les plus remarquables de la lutte
qu'ils soutinrent. Quelques-uns apostasièrent
au milieu des tourments, mais d'autres s'em-
pressèrent de saisir la palme dont ils s'étaient
montrés indignes. En 1805, après un abandon
de plus de quarante ans, sir Georges Staunton
portait à 200 000 1e nombre des chrétiens de
la Chine proprement dite. En 1840 le Commo-
dore Read disait : a II n'y a pas en ce mo-
ment moins de 5X3 000 personnes converties
au catholici>me ». En 1850, la Cochinchine
seule en avait 530 000, sans compter les
40 000 de la ville de Pékin, les 80 000 du dio-
cèse de Nankin, les 100 000 de la province du
Su-Tchuen, les 60 000 du district de Schang-
Haï, les 40000 du diocèse de Fukien, les
16 000 de la Corée, les 10 000 de la Mongolie,
les 9 000 du Thibet. Si l'on y ajoute la môme
proportion pour les autres provinces du Nord
et de l'Est, et le chiffre moins considérable
des calholiqaes de la Tartarie et de la Mant-
chourie, on aura un total qui dépassera pro-
bablement un million. Malgré l'effusion con-
tinuelle du sang des martyrs, le nombre des
pasteurs comme celui des disciples allait tou-
jours croissant. En 1859, il y avait 51 évoques
et 624 prêtres, dont 428 indigènes. 11 y avait
aussi 18 collèges ecclésiastiques. Enfin, les
femmes chinoises qui ont embrassé la vie re-
ligieuse dans l'Ordre de Saiut-Dominique sont
en si grand nombre, qu'une persécution spé-
ciale fut dirigée, il y a quelques années, contre
les Chinoises du tiers ordre, auquel étaient
agrégées des familles entières. » (Ier vol.,
p. 222-224.)
11 en est de même dans toutes les parties
de ce vaste empire. En 1844, dans le seul vi-
cariat du Ton-King occidental, 1 237 adultes
furent reçus dans le sein de l'Eglise ; en 1845,
il y en eut 1328 ; en 1846, 1 308, ce qui porte
à près de 4 000, pour une seule province, le
nombre des personnes qui embrassèrent spon-
tanément la cause des chrétiens et accep-
tèrent les terribles supplices qu'elle entraînait.
De 1820 à 1858, le nombre total des convertis
s'éleva, au Ton-King, à 140C00, progrès
d'autant plus merveilleux qu'il s'était accom-
pli dans l'espace de trente-huit ans d'une
persécution atroce et presque continue; dans
la seule année 1854, il y eut 5 370 conversions
d'adultes. Enfin voici la statistique sommaire
et presque incroyable de l'état de l'Eglise
annamite en 1858. Malgré l'immolation con-
tinuelle des martyrs, il y avait : 14 évêques,
sans compter plus de 30 dans la Chine pro-
prement dite; 60 missionnaires européens,
240 pi êtres indigènes, 900 étudiants ecclésias-
tiques, 650 catéchistes, 1 600 religieuses indi-
gènes et 530 000 chrétiens. «Nos frères anna-
mites, dit l'annaliste de cette merveilleuse
mission, pensent à bon droit répéter aujour-
d'hui ce que Tertullien disait autrefois aux
persécuteurs : « Nous nous multiplions à
mesure que vous nous décimez ». Les descen-
dants des premiers convertis, de ceux qui, les
premiers, subirent l'influence des saintes pré-
dications et des exemples encore plus saints
des premiers apôtres, sont encore fidèles à la
loi qu'embrassèrent leurs pères. Le révérend
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
151
Milne, un des écrivains protestants les plus
modernes qui se sont occupés de la Chine,
constatait à regret, en 1858, qu'une partie
des descendants de Sem étaient alors catho-
liques. Trois siècles de persécutions sans re-
lâche n'ont pu déraciner les églises fondées
par Ricci ; et l'insuccès a été tel, que le même
écrivain, avec une répugnance qu'il ne dissi-
mule pas, est obligé de reconnaître que les
catholiques sont aujourd'hui au nombre
d'environ 70 000 dans la seule province que
Ricci évangélisa le premier. Le baron de Van
Haxthausen, autre témoin qui ne saurait non
plus être suspecté, assure que dans la capi-
tale, à Pékin, qui est le grand centre des in-
fluences ennemies, il y a encore plus de
40 000 catholiques, et que dans les districts
plus septentrionaux de la Chine, le catholi-
cisme fait tous les jours de nouveaux progrès.
Etudes sur la liussie, t. 1er, p. 441).
La constance avec laquelle ces simples en-
fants de l'Eglise ont persévéré dans la foi
durant les longues années de persécution
qu'il leur a fallu subir, est le plus beau té-
moignage de leur moralité comme de la sin-
cérité de leurs convictions. Aujourd'hui
encore, ils montrent la même ferveur et la
même simplicité ; c'est un fait amplement
prouvé par les aveux qui échappent, malgré
eux, aux émissaires du système rival. Min-
turn, dans la relation d'un voyage de New-
York a Delhi publié en 1858, admire « la fer-
veur avec laquelle une nombreuse Congréga-
tion de Chinois chantait les répons dans la
cathédrale catholique de Sang-Haï (p. 33) ».
Oliphant, visitant la cathédrale de Tonkadoo,
fut également frappé de voir un si grand
nombre de femmes chinoises converties assis-
ter au service divin et montrer, par leur
maintien pieux, la sincéritéde leur conversion.
Smith aussi, missionnaire lui-même, tout en
refusant de reconnaître les sentiments qui
inspirent les faits qu'il rapporte, rend le té-
moignage le plus complet à la fidélité avec
laquelle la plupart des chrétiens chinois
observent chaque jour toutes les pratiques
ordinaires de la dévotion catholique.
Smith, dit Marshall, se trouve quelquefois
en relation immédiate avec les Chinois chré-
tiens, et il ne manque jamais de nous rendre
compte de l'impression que font sur lui ces
sortes d'entrevues. Il se trouvait un jour dans
un bateau qui naviguait sur le Min ; l'équipage,
qui ignorait probablement sa qualité, a monta
à bord, et aussitôt chacun de se signer à plu-
sieurs reprises au front, sur les joues et sur
la poitrine, ainsi qu'il est d'usage chez les
catholiques». Evidemment, ces gens-là étaient
sincères dans leur religion, car ils ne rougis-
saient pas de la croix du Christ. Cette ré-
flexion, bien naturelle, ne vint pas à l'esprit
de >mith. Bientôt après, rencontrant une
ntaine de villageois, il remarque qu'ils pro-
sent presque tous la religion catholique.
Cn de ses compagnons profite de la circons-
tance pour leur faire accroire que la Mère de
Dieu n'est qu'une femme mortelle comme non
tous. Cette observation, ajoute t-il, parut les
émouvoir un peu, et ils se mirent à regarder
en face avec un air d'incrédulité et d<; <lé-
liance. Cependant, ces regards significatifs ne
furent pas une leçon pour Smith et ses com-
pagnons, qui ignoraient peut-être (pie les
Turcs eux-mêmes reprochent aux protestants
leur irrévérence envers celle (pie les rnaho-
métans honorent aussi comme la Mère de
Jésus-Christ.
Smith eut d'autres aventures non moins
instructives. « Je visitais, dit-il, une jonque
coréenne, dont l'équipage se composait de
catholiques. Cette jonque, qui avait traversé
l'immensité de la mer Jaune, non par intérêt,
mais par un motif de religion, avait pour ca-
pitaine un homme qui avait perdu son père
et son grand-père par le martyre. Mais cette
mort tragique n'avait découragé ni le capi-
taine ni son équipage chrétien, car Smith
nous apprend « qu'ils avaient entrepris ce
long et périlleux voyage uniquement pour
obtenir pour la Corée un évêque qu'ils de-
vaient emmener sur leur jonque ». Ils avaient
été plusieurs mois à l'ancre tout près de la
douane, et avaient répondu par les défaites
que leur esprit pouvait leur suggérer aux
questions indiscrètes des officiers, sans re-
gretter le temps, sans se préoccuper du dan-
ger auquel ils s'exposaient si on venait à les
reconnaître, ils attendaient patiemment que
Dieu leur envoyât un évêque. A ces chrétiens
sans peur, Smith offrit quelques-uus de ses
livres, sans songer qu'il était en présence
d'une société de confesseurs pour qui la reli-
gion était la plus grande affaire de la vie ; à
peine une heure s'était-elle passée, et déjà
l'on était renseigné sur la nature de ces livres.
«. Ils revinrent à moi, dit l'écrivain protestant,
et me rendirent tous mes livres, refusant
d'accepter le présent que je leur avais fait. »
On est heureux d'apprendre par le témoi-
gnage de Smith « qu'à la fin ils atteignirent
le but de leur visite et emmenèrent avec eux
un évêque et trois prêtres. Déjà l'évêque
avait été missionnaire pendant sept ans dans
une paroisse de l'intérieur, et maintenant,
escorté p^r les sept enfants des martyrs, il
s'en allait répandre son sang partout où Dieu
exigerait de lui ce sacrifice. » (T. Ior, p. 275-
77).
Portons ailleurs nos regards, et voyons le
contraste qui existe entre les missions catho-
liques et les missions du protestantisme dans
la Chine. Nous passerons rapidement sur les
portraits des premiers missionnaires protes-
tants en Chine, et toutefois Morrison, Medhu-
rot, Gutzlafï'/romlin et Smith, seraient un cu-
rieux pendant aux tableaux de Ricci et de
Schaal, que nous avons vus au début de la
prédication angélique dans le Céleste-Empire.
Les résultats de leurs prédications nous inté-
ressent davantage. Ces résultats nous ne pou-
vons mieux les faire connaître que par quelques
extraits empruntés aux relations des mission-
4.-8
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
naires eux-mêmes. Morrison, clans son journal
des années 18J 3 ivi 181 1, nous parle à plusieurs
reprises du chagrin qu'il éprouve en voyant
« que personne n'a l'air de Benlirla force de
la vérité » ; que son ministère est visiblement
inutile , une ses travaux ne B'étendent |
au delà «le l'étroite enceinte de sa propre
maison. <'ette situation pénible dura jus-
qu'en 1820.
« En 1821, (caria situation ne change pas
avec le temps), le Dr Morrison était vivement
préoccupé du faible résultat de ses travaux.
En 1 S22 (c'est encore lui qui nous l'apprend ,
la vérité divine a fait impression sur la cons-
cience de quelques indigènes. » Eu 1832,
après dix ans de frais énormes, dix personnes
seulement ont été baptisées ; et malgré ce que
Morrison appelle « l'incertitude de leurs dispo-
sitions », la mission les a prises à sa charge,
et les a employées dans une imprimerie, mais
évidemment sans aucune assurance de leur-
fidélité ; car, peu d'années après, le révérend
Howard Malcolm, envoyé pour visiter les
missions protestantes en Orient, dit naïvement
dans le rapport qu'il adresse à ses supérieurs :
« Il n'existe à Canton ni Chinois converti ni ser-
vice dans la langue du pays, ni distribution de
traités ». Le Dr Wells Williams, missionnaire
américain, confirme cette assertion; il recon-
naît, en 18'j'J, « que l'avenir était aussi obs-
cur au moment de sa mort que lorsqu'il dé-
barqua » ; et .Morrison lui-même nous apprend
que « les imprimeurs baptisés étaient d'une
moralité si douteuse, qu'ils se livraient ordi-
nairement au vol, et que, dans une circons-
tance, ils enlevèrent plusieurs casses de ca-
ractères typographiques ». (Tome Ier, p.
240-241.) "
Cette peinture morale des Chinois convertis
au protestantisme n'est que trop générale,
malheureusement.
Medhurst nous donne des renseignements
sur les convertis protestants et il les dépeint
avec sa sincérité ordinaire. Il raconte le trait
suivant, au sujet d'un des premiers baptisés.
« Lorsqu'on lui apprit, dit-il, qu'on ne don-
nait de l'argent que pour payer un ouvrage
acheté ou des marchandises livrées, il devint
indifférent, et maintenant nous craignons
qu'il ne soit revenu à ses premières erreurs. »
Parlant d'un autre individu, il nous dit « qu'il
était indécis au point d'adorer Jéhova, tout
en continuant d'adorer les idoles du pays ».
Ce converti avait sans doute adopté l'univer-
salité des cultes pratiquée autrefois chez les
Romains, et il était parfaitement disposé à
recevoir toute espèce de dieux nouveaux,
pourvu qu'on ne lui demandât pas de renoncer
aux anciens.
Yoici ce que Medhurst nous apprend d'un
certain Chin. autre converti : « C'est un fu-
meur d'opium. Huit ou dix dollars par mois
lui sembleront à peine suffisants ». Voilà
donc, parait-il, la récompense qu'on accordait
à-un converti. « Un jour, comme il était dans
le malheur, il promit de se faire chrétien et
brisa son idole, mais une fois relevé, il lâcha
de nouveau la bride à ses mauvaises habi-
tudes. » (Tome l'r, p. -J. î i
De tels convertis sont gens de bien médiocre
valeur, et pourtant il De parall pas qu'il soit
facile de continuer ce genre de recrute-
ment.
« Les tentatives des sociétés protestantes
pour évangéliser la Chine ont abouti a un
insuccès manifeste », dit l'auteur des Bamp-
ton-Lecturts pour 1843. Et, en 1855, Win-
^rove Cooke ajoute : « Si quelqu'un dit que
les missionnaires protestants l'ont avec les
Chinois des chrétiens sincères, ou il se fait
illusion cni c'est un trompeur.
Le contracte des résultats n'a pas manqué
de frapper les protestants eux-mêmes.
Depuis 182i déjà, il y avai/ à Malacea seu-
lement 3 OUO catholiques, et à Singapour,
comme nous l'apprend le commodore Wilkes,
les catholiques, qui y sont arrivée depui
peu de temps, ont déjà fait une centaine de
prosélytes, tandis que les protestants n'ont
eu aucun sucres. Et Malcolm ajoute que « à
Singapour, où l'on a fait les plus grands
efforts, pas un seul Malais n'a encore été con-
verti à la religion protestante ; tandis que les
missionnaires catholiques, qui ont deux
églises dans cette ville, ont fait parmi les Ma-
lais, les Chinois et autres, un grand nombre
de conversions et réunissent tous les di-
manches dans leurs églises une foule considé-
rable d'hommes de toutes les religions ».
Quelle peut être la raison de cette différence ?
La seule que Malcolm puisse trouver, c'est que
« les missionnaires papistes sont en général
des hommes de mœurs pures et qui vivent
d'une manière plus humble ». Quelques
années plus tard, en 185(3, les catholiques,
qui n'étaient jadis qu'une poignée, sont au
nombre de 7 000, et, dans cette seule année,
ili païens sont convertis et reçoivent le bap-
tême. A son tour, le comte de Windsor nous
apprend « que les travaux des missionnaires
anglais ont complètement échoué ». Il signale
aussi ce fait habituel « qu'ils sont invariable-
ment restés près des grands établissements
des Européens, et qu'on a rarement entendu
parler de leurs travaux, si l'on excepte ce
qu'en disent les publications qui viennent
d'Angleterre ». Walter Gibson, parlant de la
ville de Batavia, en 1856, dit « que le clergé
catholique était le seul qui fit des visites de
compassion et de charité». Cependant tous
ces témoins sont de zélés protestants. Enfin,
quand Papin visita le défunt collège de Ma-
lacea, un des missionnaires protestants lui
avoua franchement « que les dépenses énormes
faites pour sa construction étaient autant
d'argent jeté dans la mer, et que tout ce
qu'on en avait dit en Europe n'était que char-
latanisme ».
Revenons à Medhurst. Dans une lettre à
Morrison, lequel ne faisait point mystère de
l'insuccès complet qu'il éprouvait lui-même,
il lui adressa cette question : Pourquoi ne réus-
LIVRE QUATRE-VINGT QUATORZIÈMI
m
sissons-noua pat à faire tic* conversions ? Il no
parait pas que la véritable réponse lui soitve
aueà l'esprit: la triste désunion qui règne parmi
les missionnaires protestants est la seule ex pli-
cation qu'il découvre. (Tome I "', p. 247-8).
Mais le contraste tienl à des cuises plus pro
fondes, Marshall les fait très bien connaître
dans ce beau passage que nous mettons sous
les yeux du lecteur :
■ Nous avons décrit dans tous ses détails
le contraste que présente les missions de
Chine au point de vue des agents, de la mé-
thode et des résultats. Durant trois siècles,
nous avons vu les missionnaires de l'Eglise
catholique, libres ou enchaînés, au cours
de leur vie aussi bien que dans l'héroïsme de
leur mort, confesser partout Celui dont la
grâce les avait faits ce qu'ils étaient. Nous
avons vu aussi les enfants spirituels qu'ils
avaient engendrés dans chaque province de
cet empire, depuis les déserts de la Tartarie
jusqu'au golfe de Siam, se montrer dignes de
leurs pères dans la foi. Les annales du chris-
tianisme ne racontent pas de plus courageux
exploits, l'histoire de ces combats n'a pas de
plus nobles triomphes. Saint Pierre aurait
embrassé de tels apôtres comme ses frères;
saint Paul aurait dit à de tels disciples : Vous
êtes notre gloire al notre joie.
D'un autre côté nous avons vu les mission-
naires d'une autre religion arriver en foule
dans les ports de la Chine, « curieux de sa-
voir ce qui se passe dans le lointain, à l'inté-
rieur du pays » ; mais jamais nous les avons
rencontrés au Sutchuen, au Tonkin, en Mon-
golie, en Tartarie, au Thibet. Ils ont passé
cinquante ans, et dépensé des sommes inouïe?
à multiplier, sans aucun danger, des livres
que personne ne pouvait lire ni comprendre ;
par leur genre de vie, ils ont scandalisé les
païens eux-mêmes autant que leurs proches
amis, à tel point que les païens les appelaient
des démons prédicateurs de mensonges, et que
leurs amis ne les nommaient que pour rire et
se moquer d'eux ; ils ont réuni quelques dis-
ciples, mais en hésitant à les recevoir, et en
rougissant de les reconnaître ; car ces disciples
recevaient leurs gages sans les remercier, et
les volaient sans remords ; ils ont publié
sciemment des récits mensongers de conver-
sions ; ils n'ont réussi qu'à affermir davan-
tage les païens dans leurs erreurs, à leur
rendre le christianisme odieux et ridicule, et
à entraver l'œuvre apostolique d'hommes
qu'ils insultaient sans les connaître et dont,
malgré eux, ils reconnaissaient l'héroïsme,
san- ■(■ risquer une seule fois à l'imiter. Du-
rant deux générations entières, ils ont vu ces
homme- magnifiques se, précipiter vers le
champ de bataille sans oser prendre part au
Combat. Ils étaient sans vocalion pour cette
guerre apostolique, et ils le savaient. Ils
lient l'air de dire: « Celte manière d'agir
ne convient pas â des hommes comme nous ».
Aussi, quand le sang eut commencé à couler,
et que le moment lut venu de confesser le
nom de Jésus, ils tournèrent la télé el s'en-
fuirent, Et tandis que la l'uni nu . brillait,
sept fois plus que de COUtume » et que les
vaillants « mai ehaienl au milieu des .'lamines,
louant Dieu et bénissant le Seigneur, tandis
que des femmes et des enfanl , hier encore
idolâtres, s'écriaient avec force au milieu de
leurs tourments : « Montrez-leur que vous
êtes le Seigneur cl le. seul Dieu, » ces hommes
se balaient de regagner leurs demeure-, el
lapis dans quelque endroit retiré, ils dar-
daient de là les traits acérés de leur plume
conlrela foi que les martyrs signaient en ce mo-
ment même de leur sang, et contre les apôtres
qui la leur avaient annoncée ». ('tome 1er,
p. 318-20.
Marshall décrit avec plus de vigueur en-
core le contraste qui existe dans l'Inde. Il nous
dépeint saint François Xavier, qui laissa comme
le plus beau monument de sa carrière aposto-
lique 200 000 chrétiens le long des côtes de la
péninsule ; Nobili qui, dans la province de
Maduré, convertit environ 100000 idolâtres,
presque tous de la caste des Brahmines, de
Brilto, qui, dans l'espace de quinze moisr
baptisa de sa propre main 8 000 infidèles;
François Laynez, qui, dans la seule année
1700, baptisa 4 000 convertis, tous instruits
par lui-même; puis leurs saints et dévoués
compagnons, Borghèse, Diaz, Bodriguez et
Péreira. Les portraits de ces grands hommes
sont les plus intéressants morceaux de bio-
graphie religieuse que nous ayons jamais
vus.
Dans l'Inde, plus encore qu'en Chine, ce
qui caractérise surtout les missions catho-
liques, c'est leur permanence dans des cir-
constances qui présentent une analogie frap-
pante avec ce que nous avons déjà vu en
Chine. Dans l'Inde comme en Chine, la sup-
pression des Jésuites arrêta un instant le pro-
grès d'une grande partie des missions. Selon
l'observation éloquente de Marshall, « une
fois encore l'Indou se trouve seul avec ses
idoles, et personne n'était là pour lui dire
qu'il était dansies bras de la mort ». Dans
l'Inde aussi, les quelques fidèles survivants
étaient environnés de difficultés auxquelles la
chair et le sang n'auraient jamais pu résister.
D'un côté, les Indous les insultaient comme
des gens tombés dans l'abjection ; de l'autre,
les farouches mahométans, qui déjà avaient
exercé sur eux les vexations dont ils acca-
blèrent autrefois leurs pères, se jetaient sur
eux avec un redoublement de fureur depuis
la disparition de leurs défenseurs. En 1784,
30 000 chrétiens du Kanara furent mis à mort
simultanément, et ce ne fut pas là le seul
exemple. Outre ces ennemis mortels et, le
fléau non moins terrible dune inondation de
Mahratles, ils étaient entourés de sectaires de
•toute dénomination et de toute croyance, alors
plus audacieux que jamais ; c'étaient des Sy-
riens, des Danois, des Hollandais et des An-
glais, qui tous leur tendaient des pièges. Et
personne n'était là pour les avertir, les guider,
400
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'ÉGLISE CÀTHOLIQUl
leur venir en aide. " Pendant près de loixante
ans, de 1760 à 1820, «lit un de ceux qui les
haïssaient à cuu^e. de leur foi, c'est à peine si
on pensai! aux missions catholiques et au
nid nombre de leurs conversions. Les vieux
missionnaires mouraient successivement, et il
n'en venait point d'Europe pour les rempla-
cer. »
Et cependant, durant ce long intervalle de
silence et d'oubli, le bon grain semé par ces
saints laboureurs avait toujours conservé sa
vitalité. Dieu avait résolu, ce semble, de jus-
tilier ses serviteurs par une providence spé-
ciale et vraiment merveilleuse, à la face de
l'univers entier, s'il avait laissé tomber leur
œuvre dans une situation qui présageait une
ruine inévitable, c'était afin de montrer que
ni le démon, ni la persécution, ni l'artifice,
ni l'oubli, ne pouvaient éteindre leur vie.
Lorsque, après soixanle ans de silence et de
désolation, les hommes tournèrent leurs re-
gards de ce côté, ils trouvèrent une multitude
vivante, là où ils s'attendaient à ne compter
que des cadavres. Quelques-uns, sans doute,
avaient apostasie, d'autres n'avaient retenu
que les vérités capitales de la Trinité et de
l'Incarnation ; cependant, chose vraiment pro-
digieuse, il en restait encore plus d'un million,
qui, après un siècle d'abandon absolu, de-
meuraient invinciblement attachés à la foi de
leurs pères et s'inclinaient avec un respect
mêlé d'amour quand on prononçait devant
eux le nom des apôtres qu'ils avaient perdus.
Tel est le remarquable résultat d'une épreuve
sans exemple dans l'histoire du christianisme,
et qui, tombée sur d'autres chrétiens si fiers
de leur science et de leur civilisation, aurait
pu produire de tous autres résultats. Après
avoir donné uue idée de leur condition ac-
tuelle, et entendu ie témoignage de leurs
propres ennemis, demandons à ces derniers
quels ont été leurs efforts pour la conversion
de Tlnde, et jusqu'à quel point ils ont réussi.
Le tableau suivant sur la situation des mis-
sions catholiques dans l'Inde en 1857, com-
prend les vingt vicariats apostoliques qui par-
tagent maintenant le territoire ; il servira à
montrer que la durée, caractère distinctif de
ces missions, comme des églises de Chine
leurs voisines, n'est pas le privilège exclusif
d'une ou deux localités, mais qu'il se re-
marque également dans tout le reste du pays.
On verra que la mission de Maduré, fondée
par Nobili, compte encore 150000 catholiques,
tandis que celle de Verapoly, cultivée par un
si grand nombre de Jésuites, en compte envi-
ron deux cent trente mille.
LS
i
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Vicariiti
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1.
J. Keuelly . .
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2.
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5.
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ii.
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65!
20.
Colombo. .
»
Cajetano An-
tonio . . .
90 900
Ces chiffres, de beaucoup inférieurs à ceux
d'aujourd'hui, nous apprennent qu'il y a en-
core dans les missions de l'Inde près d'un
million de catholiques ; si nous y ajoutons les
chrétiens attachés au schisme de Goa, qui se
disent catholiques, et dont la réconciliation
graduelle est facile à prévoir, nous aurons
près de douze cent mille témoins vivants qui
proclament les travaux et les triomphes des
missionnaires catholiques. (Tome Ier, p. 3S3-
86).
Les missionnaires protestants eux-mêmes
attestent que cette statistique n'est point sur-
faite et que la même vitalité se remarque dans
les autres missions catholiques de l'Inde.
L'évêque Middlelon signale comme un fait
curieux, la présence de l'Eglise romaine dans
toute l'Asie. « Tout protestant que nous
sommes, dit-il, il y aurait Un aveuglement
fanatique à ne pas reconnaître que l'Eglise
de Rome, bien qu'elle ail pu exagérer ses suc-
cès, a fait des merveilles en Orient. ». Thar-
ton, un des auteurs les plus exacts sur la sta-
tistique de l'Inde, porte à 313 262 la popula-
tion du district de Goa, et « sur ce nombre,
dit-il, les deux tiers professent la religion ca-
tholique ». Un témoin non moins impartial
fait observer au sujet de la même province,
« que les catholiques ont fait bon nombre de
conversions, parmi les indigènes, qu'ils ont
contribué puissamment à les civiliser, et dis-
siper en grande partie les ténèbres du paga-
nisme ». Le Dr Francis Buchanan parle des
classes que les protestants s'attachent le plus
à décrier, et de plusieurs milliers de chrétiens
qu'il visita à Tulava, restes de la persécution
de Tippoo, qui détruisit toute leur église.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
U\\
« Ces pauvres gens, dit-i!, n'onl aucun des
vices généralement attribués à la race portu-
gaise et leur supériorité industrielle est plus
volontiers reconnue par leurs voisins indous
que par eux-mêmes ».
Si nous regardons l'autre côté du tableau,
au lieu des Xavier qui se dévouent et se sa-
crifient, des de Hriltns qui donnent leur sang
et leur vie, nous trouvons une race d'aventu-
riers sordides et mondains dont Mammon est
l'unique Dieu et dont la politique corrompue
et cupide est le seul l»ui de leur présence
parmi les Indous. A partir du moment où les
Portugais furent supplantés dans l'Inde par
les gouvernements protestants qui leur succé-
dèrent, l'action, l'inlluence, l'autorité du gou-
vernement fut entièrement dirigée contre le
progrès du christianisme chez les païens. An
tndian lietrospect. By the Dean of carliste,
p. 6). Hugh Murray établit une comparaison
très peu flatteuse entre la marche suivie dans
l'Inde par les Danois, les Hollandais et les An-
glais, et la conduite de leurs prédécesseurs
catholiques. Mais, en ce qui regarde les An-
glais, cette comparaison est encore loin de la
hideuse réalité. Pendant deux cents ans, ce
fut une maxime reçue parmi les Anglais de
tous les rangs, qu'on ne devait tolérer aucune
tentative ayant pour but la conversion des
Indous ou des Mahométans. « Le grand
principe du gouvernement britannique, disait
lord William Bentinck, c'est la stricte neutra-
lité. » Pour s'y conformer, « la compagnie
des Indes Orientales refusait de recevoir au-
cun missionnaire sur les navires qu'elle expé-
diait en Chine ou dans l'Inde ». En vain
quelques individus essayèrent de s'introduire
subrepticement dans ce pays prohibé. « Deux
missionnaires ayant débarqué sur les bords
du Hoogly, furent immédiatement renvoyés
en Europe sur le vaisseau qui les avait por-
tés » ; c'était là un avertissement sérieux à
l'adresse de ceux qui seraient tentés de les
imiter. En 1812, les missionnaires américains
furent transportés de Calcutta à Bombay, et
mis en prison. S'étant enfuis sur un cabolier
du pays, ils furent poursuivis, repris et en-
fermés dans la forteresse. « Il y avait, dit un
écrivain, une battue organisée contre les mis-
sionnaires du Bengale, et l'on n'en vit pas
moins de cinq, tant Anglais qu'Américains,
expulsés delà contrée par ordres formels d'un
gouvernement inflexible. » Cette politique si
vigoureuse fut imperturbablement suivie tant
qu'elle fut possible. « Avant 1813, aucun mis-
sionnaire ne put obtenir la permission de
s'embar.pier sur un navire anglais. »
On trouva encore moyen de perfectionner
ce régime de répression. « Des règlements ad-
ministratifs datés de 1814 exclurent les chré-
tiens indigènes de toute fonction publique
ayant un caractère honorable. Ainsi un Ci-
paye fut renvoyé de l'armée pour avoir em-
Dl issé le christianisme. » Dans un meeting
i du le 13 avril 1813, par la Çhurch missionary
Society, diverses résolutions furent prises, dont
la septième était ainsi conçue : u I.a société a
vu avec peine les entraves auxquelles le chl
tianisme est exposé par suite de La me tire qui
exclu! les indigènes convertit des position
officielles dans l'Inde, tandis qu'elles sont fa-
cilement accordées aux Indous et aux Maho-
métans ». Ces étran mesurée onl été ap-
prouvées jusqu'à ce jour par les hommes
d'Etat les plus éminents que L'Angleterre ait
envoyés dans l'Inde. « Je crois, disait sir John
Maleolm, que le gouvernement anglais de
contrées ne devrait jamais chercher, ni di-
rectement ni indirectement, à propager la re-
ligion chrétienne. » Voici ce qu'on lit dans
un document officiel signé par l'illustre lord
Macaulay : « Nous nous abstenons, et j'ai la
confiance que nous nous abstiendrons tou-
jours, de donner aucun encouragement public
à ceux qui s'engagent dans l'entreprise de
convertir les indigènes au christianisme ».
En 1823, un directeur de la Compagnie des
Indes Orientales, et ce n'est pas le moins
connu, nous dit encore : « 11 me paraît abso-
lument nécessaire qu'on évite avec soin de se
mêler de la religion des Hindous ». Tout ré-
cemment, en 1859, lord Ellenborough don-
nait ce conseil à la Chambre des lords : « On
ne saurait adopter une mesure plus propre à
calmer l'esprit des indigènes et à nous resti-
tuer leur confiance, que de retirer tout se-
cours du gouvernement aux écoles qui sont en
rapport avec les missionnaires ». Quand le
même pair accusa lord Canning d'avoir sous-
crit pour une société de mission, lord Land-
down, malgré ses sympathies personnelles
pour le vice-roi des Indes, lit observer que, si
ce fait était prouvé, le gouverneur général
de l'Inde ne méritait pas de conserver plus
longtemps son poste ». En même temps Kin-
naird annonçait à la Chambre des communes
que les naturels du pays, considérant l'édit
de la reine qui interdit toute immixtion dans
leur religion comme un blâme infligé à ceux
qui avaient agi autrement, insistaient auprès
du gouvernement local, disant « que les mis-
sionnaires allaient contre l'édit de la reine en
prolongeant leur séjour dans l'Inde, et que
dès lors l'autorité avait le devoir de les expul-
ser immédiatement. ». (Tome Ier, p. 412-14).
Pour achever de déshonorer notre gouver-
nement aux yeux de la chrétienté contempo-
raine, on fit de cette honteuse protection du
paganisme une source de revenus. « Le culte
dégoûtant et sanguinaire de Jaggernaut, dit
Howitt, fut non seulement pratiqué, mais au-
torisé et favorisé par le gouvernement anglais.
Un impôt fut levé sur tous les pèlerins qui se
rendaient aux temples de l'Orissa et du Ben-
gale, et des fonctionnaires anglais et des gen-
tilshommes anglais devinrent les surinten-
dants et les régisseurs de ce culte hideux et
des recettes qu'on en retirerait ». Il paraît
qu'ils devinrent habiles à multiplier ces sources
de revenus; car un missionnaire protestant
nous apprend qu'on levait aussi une contri-
bution sur ceux « qui aspiraient au privilège
162
BISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
de se noyer dans le Gange », et que coite me-
sure « pouvait rapporter 25001 0 roupies » 1
Ce gentlemen ne peul guère être accuséd'i
ration, quand il ajoute que de tels proeé<
issimilaient les chrétiens de profession aux
idolâtres »■
Russel avait donc raison do s'écrier : « Pour
un peuple chrétien, nous luisions danf l'Inde
des choses vraiment étranges! » En 1852, un
écrivain de là Revue de Calcutta dit que jus-
qu'à ce moment « les représentants du gou-
vernement on résidence à Nagpore et à Ba-
rada prennent part aux fêtes païennes. Dans
la présidence de Madras, le mal se fait sur une
échelle plus vaste encore. Jusqu'en 1841, plus
de 400 000 livres sterling provenant des
temples païens, passèrent aux mains du gou-
vernement de Madras, et le revenu annuel
était de 17 000 livres sterling ». Aussi, un
écrivain anglo-indien, faisant allusion à ces
faits et à ce qu'il appelle « l'extravagance dé-
mesurée de notre gouvernement», déclare, en
1857, que « si les cipayes ne s'étaient pas ré-
voltés, les injustices auraient peut-être^ été
toujours en croissant dans l'Inde, jusqu'à ce
que Dieu ne pût plus nous supporter; alors,
nous aurions été chassés de l'Inde, pouj
servir de risée et d'exemple aux nations ».
Dans un tel état de choses, toute entreprise
de missions qui ne venait pas d'en haut de-
vait être condamnée à s'éteindre. L'Inde fut
pour les missionnaires protestants comme si
elle n'eût pas existé. « Aucun clergyman ne
consentit à y aller », dit le Dr Close » ; tous
les missionnaires secourus par la Société de la
doctrine chrétienne, et il aurait pu ajouter que
ce qu'on appelle la Société de la propagation de
l'Evangile, étaient luthériens et étrangers. Il
nous faut maintenant entendre ces émissaires
étrangers, raillant sur ce fait leurs patrons an-
glicans, et s'en servant pour justifier leurs at-
taques contre une église dont ils étaient les
ministres reconnus ! « Pendant longtemps, dit
le Dr Close, il fut impossihle de faire partir un
seul missionnaire. On envoya à Calcutta, eu
1789, un ecclésiastique anglais, qui déserta
bientôt après son arrivée. » C'était découra-
geant. « En 1797, on en envoya un autre, un
Allemand, qui déserta aussi. » Cependant, il
était urgent de prendre des mesures efficaces,
car jusqu'à cette époque, dit Paye, « la reli-
gion protestante avait fait peu de progrès dans
l'Inde. Il y avait bien de temps en temps
quelques conversions, mais elles prenaient
une fausse direction ». Quelques Anglais se
firent catholiques, comme le fils de sir He-
neage Finch, d'autres devinrent mahomé-
tans.
« Le gouvernement s'alarma tellement des
progrès du romanisme, dit un chapelain an-
glican de l'Inde, qu'il fut décidé qu'on appli-
querait à ses adhérents le statut pénal publié
par Elisabeth, XXIIIe statut, ch. I. John da
Gloria, prêtre portugais, ayant baptisé Ma-
then, fils du lieutenant Torpe déjà décédé,
fut arrêté comme coupable de haute trahison
pour avoir travaillé à réconcilier une per-
sonne avec le Pape. »
Au Biècle dernier, les missionnaires protes-
tants qui étaient des luthériens, ne Qrenl an-
cun semblant d'efforts, quoique l'Angleti
entretint toujours un établittemen mas-
tique considérable et coûteux en faveur des ré-
sidants britanniques. Le portrait que .Marshall,
trace de quelques-uns de ceux que le vulgaire
regarde comme ayant travaillé avec succès
dans la mission de l'Inde, dissipera toute illu-
sion. Dans ce portrait sévère, mais impartial,
car c'est le protestantisme qui a fourni tous
les originaux, l'auteur a arraché le Iauiier
qui couronnait le front des héros protestants.
Kiernander et Schuarlz étaient « connus
pour leur immoralité ». Les succès de Martvn,
lui-même l'avoue, se bornaient à une vieille
femme « qui, pensait-il, était sérieusement
convaincge, » et Iléber confesse que « les
exemples de conversions réelles sont, jusqu'à
ce moment, très rares » ; pourtant il y en a
« assez pour faire voir qu'elles ne sont pas
impossibles». (Puller's, And for Christian mis-
sions, app. p. 3. — Indian Journal, H, 203).
Dans l'appréciation de résultats aussi mi-
sérables, il est impossible de perdre de vue les
ressources dont les missions protestantes
dans l'Inde ont dû jouir dans le passé, et
jouissent encore en ce moment.
Outre les facilités qui résultent de leurs re-
lations avec le pouvoir, outre les motifs qui
agissent avec force sur les naturels du pays et
les disposent à recevoir les instructions de
leurs maîtres et patrons, il faut aussi tenir
compte des immenses ressources matérielles
dont elles disposent. Construire des égli-
fonder des collèges et des écoles, doter des
orphelinats, rémunérer les catéchistes et les
professeurs en 1-ur allouant des traitements
considérables, attirer une race sordide et ap-
pauvrie en lui assurant des moyens de sub-
sistance, tout cela était aussi facile aux pro-
testants qu'impossible aux missionnaires ca-
tholiques. Vingt-deux sociétés évangéliques,
anglaises, américaines ou allemandes four-
nissent, dit-on, le magnifique subside annuel
de 187 000 livres sterling, somme qui a atteint
des proportions beaucoup plus considérables.
Il y a vingt ans, les chapelains, beaucoup
moins nombreux qu'aujourd'hui, « s'élevaient
à quatre-vingt-dix, et coûtaient à la com-
pagnie une somme annuelle de 88 000 livres
sterling. » Nous avons vu que, dans la pro-
vince de Maduré, 62 missionnaires catholiques
dépensaient seulement 1 500 livres, de sorte
que chaque missionnaire protestant coûtait
quarante fois plus qu'un missionnaire catho-
lique. Les seuls frais de voyage des mission-
naires protestants avaient coûté 260 000 livres
sterling jusqu'en 1839. En 1851, l'établisse-
ment anglican, à lui seul, coûta 112 000 livres
et l'année suivante, un écrivain presbytérien
annonçait avec une jactance plus conforme à
la vérité qu'à la discrétion, que les dépenses
annuelles des missions protestantes dans l'Inde
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
463
seulement « surpassaient à peu près d'un cin-
quième ce que coûtent chaque année les mis-
sions papales dans toutes les parties (In
monde.» En 1850| le gouvernement dépensa
L07 858 livres pour l'église établie anglo-in-
dienne, bien que les protestants nous disent
(pu; son clergé « sciait tout aussi bien en An-
gleterre que dans l'Inde », en ce qui concerne
les intérêts naturels du pays, tandis qu'on
donne aux catholiques de l'Inde la somme de
5 ïli7 livres, soit 24 livres de moins qu'il n'en
fut accordé dans le courant de la même an-
née, à un seul personnage, l'évèque. protestant
de Calcutta » (Tome 1er, p. 506-8).
Malgré ces brillantes ressources, Marshall a
recueilli les aveux sincères d'un insuccès com-
plet et sans espoir; ces aveux, empruntés aux
rapports officiels les plus récents, regardent
chaque région de l'Inde, le Bengale, Madras,
Bombay, Tranquebar, Tanjore, Tinnevelly,
Bénarès, Travanevre et une infinité d'autres
stations au nord, au sud, à l'ouest et au
centre de l'Inde. « Vous n'avez fait aucun pro-
grés, ni auprès des Indous, ni auprès des
Mahométans », disait en 1858 sire James
Brooke dans un meeting de la Société de
la propagation de l'Evangile, « vous en êtes
encore au même point que le jour où, pour
la première fois, vous mites le pied dans
l'Inde ». « On dirait, s'écrie Clarkson, mis-
sionnaire lui-même, qu'on a fermé toutes
les portes et tous les canaux qui pouvaient,
offrir un passage aux torrents de l'Evan-
gile. Quant aux soi-disant convertis, Irvingt
d'accord avec une centaine d'écrivains anglo-
indiens, assure que « le relâchement de leurs
mœurs va jusqu'à choquer les sentiments
des païens leurs compatriotes ». L'abondance
des matériaux fournis à Marshall par les au-
teurs protestants lait bien ressortir la diffé-
rence des résultats obtenus par les deux sys-
tèmes rivaux. Quels hommes étaient les pre-
miers prédicateurs du catholicisme dans l'Inde,
quels furent leur dévouement, leur désinté-
ressement, leur piété, leur détachement ab-
solu de la terre, de ses plaisirs, de ses hon-
neurs, de ses biens, les témoins les moins sus-
pects nous l'ont fait voir en détail. Quant aux
protestants, nous n'avons qu'à ouvrir les pages
que l'auteur emprunte aux autorités les plus
irrécusables, pour trouver la raison manifeste
de leur insuccès. Côte à côte avec l'humble
Xaxier nous trouvons « un froid et superbe
formaliste, très passionné pour les saints mi-
litaires, et disputant bravement la préséance ».
(Kay's, Chrittianty in India, 301, en parlant de
l'évèque Middleton). Si nous nous éloignons
des ouvriers infatigables de la mission de Ka-
nara ou du Maduré, nous trouvons le Dr Jud-
son confortablement assis dans sa pagode, et
criant, aux passants (Theory aud practice of
■, p. 150). " Hé! que celui qui a soif
vienne boire de l'eau ! vous qui n'avez point
d'argent, venez, achetez et mangez » ! La
laquelle ils se dévouent est évidem-
ment la même que celle de ces hommes qui
déclarent franchement, comme l'évèque Cot-
ton i Première allocution, primaryi ha> >/'■. citée
par Overland Bombay, fîmes, novembre 20,
1850), que » l'ascétisme ne fait point, partie
du système de l'Evangile », et dont les: expé
riences de missionnaires se bornenl aux
alarmes d'une épouse qui, eoniim- celle (]<;
l'évèque lord Middleton, tremble en voyant
B'agiter leur petit chien qu'elle tient sur
genoux, et dont le mari est vivement, impi
sionné par celte scène » .
Voici une autre leçon. Ee traitement an-
nuel des missionnaires catholiques s'élève à
vingt livres, d'après le protestant Malcolm,
qui rend hommage à la pureté de leurs
mœurs et à l'humilité de leur vie. Or, voici
un inventaire prolestant. « Owen, le dernier
chapelain général, mourut l'année dernière,
en 1852, dit lord Teignmouth, laissant une
fortune de 100 000 livres sterling. Je donne
ce chiffre comme positif, d'après l'autorité de
quelqu'un qui se rendit à Doctorscommons et
se procura une copie de son testament ». Et
ce cas, bien qu'excessif, n'était pas isolé. « Il
semblerait, dit un écrivain qui nous a déjà
fourni des renseignements importants, que
les chapelains de la compagnie, à la fin du
dernier siècle, fussent une race de mon-
nayeurs » (A money-making race of men). 11 y
a dans le journal de Kiernander, l'ancien mis-
sionnaire danois, une note curieuse, conçue
en ces termes : « Le révérend Blanchard se
dispose à partir pour l'Angleterre sur un
vaisseau américain, dans une quinzaine de
jours, avec cinq lakhs de roupies (environ
1500 000 francs); Owen avec deux lakhs et
demi (750000 francs); Johnson avec trois
lakhs et demi (1 050 000 francs); une moyenne
annuelle de 2 500 livres sterling d'économie » l
En présence de tels faits, les résultats attestés
par les partisans les plus enthousiastes n'ont
plus rien qui nous étonne. »
« Le christianisme, dit un homme qui fut
longtemps associé aux missionnaires protes-
tants, fait peu de progrès, ou même n'en fait
aucun. Chaque fois que j'en avais l'occasion,
j'avais coutume de demander aux mission-
naires combien d'Indous ou de Mahométans
ils avaient convertis pendant la durée de leur
mission, et l'on me répondait généralement
un, et quelquefois aucun.
« Un ministre qui a passé trente ans dans
l'Inde à prêcher l'évangile aux infidèles, dit
Peschier, président de la société des missions
à Genève, déclare qu'il n'a pas opéré une
seule conversion.
« Le Dr Bryce, ministre presbytérien,
s'écriait dans un sermon prêché à Calcutta :
Hélas! on peut se demander si jusqu'à ce jour le
missionnaire chrétien a pu se glorifier d'un seul
prosélyte gagné à sa croyance, avec l'espoir
fondé qu'il aurait à se réjouir de sa conquête.
Un autre témoin observe que c'est là l'opinion
d'un savant et pieux ecclésiastique, exprimée
en présence d'une congrégation qui avait tous
les moyens de s'assurer de son exactitude ».
40 1
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLKj! I
A mesure que nous avançons vers l'e'poque
actuelle, les mêmes témoignages se repro-
duisent sans la plus légère variation. Nous ne
connaissons pas, disait en 1838 le Ur Hus-
chemberger, plus de trois ou quatre exemples
remarquables de conversions au christianisme
opérées par des missionnaires. La plupart des
gens dont se compose la congrégation, dit Le
D' Brown, ne sont chrétiens que de nom. Et
ceA ainsi qu'ils s'expriment tous jusqu'à la
fin.
« En 1843, le comte de Warren nous assure
que l'influence de3 missions anglaises est
d'une nullité absolue ; elles ne comptent pas
d'autres prosélytes que les orphelins achetés
par les missionnaires, et qui, une fois deve-
nus grands, retournent tous à la religion de
leurs compatriotes. Mais il faut avouer aussi
que les disciples du Christ ne montrent guère
plus de charité et d'humilité que ceux de
Brahma ou de Mahomet. »
« On doit admettre, disait Campbell en
1852, que l'entreprise de christianiser les na-
turels du pays a complètement échoué; nous
avons fait des impies, mais fort peu de chré-
tiens sincères, et avec le système actuel, il est
probable que nous ne ferons pas mieux. »
En 1856, Walter Gibson nous rapporte cet
aveu secret que lui fit un missionnaire améri-
cain : « Les millions et les centaines de
millions s'en vont, en Orient, sans que la do-
mination et les lumières des Européens y
exercent la plus légère influence. »
« De Valbezen, qui a l'air d'affecter en re-
ligion une froide impartialité que certains
Français confondent avec la grandeur d'es-
prit, nous dit en 1857 : La prédication des
missionnaires protestants n'a pas fait la
moindre impression. Si quelque changement
s'est opéré dans le gouvernement de l'Inde,
il y a fort peu de leurs convertis qui ne
soient disposés à retomber dans les grossières
erreur de leur première religion. »
En 185-, nous recueillons les témoignages
suivants : « Les convertis, dit Minturn, sont
en petit nombre et appartiennent pour la
plupart aux classes les plus dégradées. »
— « Pour les naturels convertis au christia-
nisme, écrit à la même époque Malcolm
Qudlovv, je ne les ai pas même comptés
parmi les éléments nettement chrétiens, tant
ils sont généralement sans influence. Sir James
Brooke résume toute l'histoire, quand il dit
aux sociétés des missions d'Angleterre :
« Vous n'avez fait aucun progrès sur les Ma-
hométans et les Indous ; vous êtes encore au
même point que le jour de votre arrivée dans
l'Inde. »
En 1859, le capitaine Evans Bell doutait
« que les missionnaires fissent jamais aucun
bien » ; et Qudlow ajoute : « Nous devons en-
registrer un accroissement de défiance et
d'aversion pour le christianisme chez les
Indous et les Musulmans. » Tout récemment,
en 1860, Russell est venu clore à propos la
série des dépositions, par cette grave an-
nonce, que, r< /"'• au désespoir, bien des
chrétiens dans l'Inde en sont venus jusqu'à
désirer et à supplier qu'on leur permette de
convertir les Indiens par le glaive. » (Tome Ier
p. 520-27.)
Nous serions entraîné trop loin si nous vou-
lions continuer cette analyse et passer en
revue avec Mat -hall les autres districts dont
il trace l'histoire. L'étude de chacune de ces
contrées est précédée d'un chapitre renfer-
mant un choix de témoignages éloquents sur
la stérilité des efforts du protestantisme.
L'ouvrage si connu de sir James Emerson
Tennent sur Ceylan ne nous donne pas une
haute idée de l'avenir des missions dans cette
île et cependant il ne laisse pas entrevoir la
nullité des résultats avoués par les mission-
naires eux-mêmes. « La plupart des Singha-
lais, que je désigne comme appartenant de
nom à la religion réformée, dit le révérend
W. Harvard, missionnaire wesleyen, ne sont
guère chrétiens que par le baptême. » La plu-
part vivent commes'ils n'avaient point d'ànie,
ajoute le révérend James Selkirk, mission-
naire anglican. « La mission a trompé notre
attente presque partout, » disait en 1854 le
Dr Brown, « tous les comptes rendus s'ac-
cordent à nous donner des renseignements
défavorables », ajoute en 1856 le révérend
Tupper. Pridham va plus loin encore, et dé-
plore amèrement l'état du christianisme,
« qui s'en va à la dérive. »
« Sir Emerson Tennent, suppose-t-il que
le Père Joseph Vaz, par exemple, réduit à
fuir au milieu des marais et des bois de Cej'-
lan, ait converti 30 000 idolâtres par la pompe
des spectacles ? Saint François Xavier, dont
tout l'appareil ecclésiastique se bornait à une
clochette et un catéchiste, couvertit-il 700 000
âmes par la magnificence du cérémonial? Fut-
ce par les splendeurs d'un rituel imposant que
le vénérable Jean de Brilto gagna ses dizaines
de mille âmes dans les forêts de Marava?
Est-ce avec de tels accessoires que les apôtres
martyrs de Chine et de Corée, dont les églises
étaient des huttes et les vêtements des haillons,
remportèrent leurs triomphes ! Fut-ce la
pompe des spectacles qui, dans l'Amérique du
Sud, arracha au culte des démons 1 500 000 In-
diens? Fut-ce le rituel qui fit adorer le saint
nom de Jésus sur les bords du lac Huron, de
l'Ohio et du Mississipi, et, à une époque plus
récente, dans les plaines de l'Orégon et les
vallées des Montagnes Rocheuses. Est ce, par
la magnificence du cérémonial que les Francis-
cains renouvellent en ce moment leurs an-
ciennes victoires, comme les Lazaristes en
Syrie, les Jésuites dans la Colombie, les Ma-
ristes dans les îles du Pacifique? Que penser
d'une cause qui déguise ainsi son éternelle
humiliation, et qui voudrait excuser ses per-
pétuelles mésaventures par un prétetxe dont
elle connaît la fausseté, en attribuant les con-
quêtes qu'elle poursuit vainement à des
moyens impossibles, et qui, d'ailleurs, eussent
été entièrement inefficaces?
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
46!
« L'unique explication que l'on ose donner
des triomphes obtenus par les missionnaires
catholiques, et attestés en tout lieu par les
prolestants eux-mêmes, à qui ils sont pour-
tant refusés, mérite d'être étudiée plus à fond.
Examinons-la une l'ois pour toutes, (l'est le
seul argument des protestants, et encore est-il
en désaccord non seulement avec les faits
historiques, mais avec la pratique universelle
des hommes soit païens, soit chrétiens, et
avec les instincts de leur nature. Et d'abord,
il contredit les faits.
« Il n'y a pas, dans toute l'histoire des mis-
sions, un seul exemple de païens attirés à la
religion catholique par la simple influence
des rites. L'ignorance volontaire, ou une ef-
fronterie incurable, peuvent seules attribuer
à une pareille cause la conversion de l'Inde
ou de la Chine. Dans tous les pays où les mis-
sions sont maintenant en progressa pauvreté
des évangiles catholiques est devenue prover-
biale. On dit que dans les îles du Pacifique
il y a des missionnaires catholiques qui
manquent des choses les plus nécessaires à la
vie, et il y a tel évèque qui a pour trône
l'épine dorsale d'une baleine. De nos jours
encore, en Amérique, ils n'ont pas toujours
de quoi manger, et dans certaines provinces,
comme le Texas, l'Orégon et la Californie,
leur nourriture est habituellement très gros-
sière. Dans l'Amérique du Sud, ils partagent
volontiers le genre de vie du pauvre Indien,
qui les honore en dépit, et peut-être à cause
de leur pauvreté apostolique, et leur obéit,
comme ses ancêtres obéissaient à leurs prêtres,
avec un respect mêlé d'amour. Un protestant
américain, visitant naguère la vallée du fleuve
des Amazones, rencontra dans ces solitudes
lointaines des missionnaires catholiques, qu'il
représente, avec un noble enthousiasme,
comme le véritable idéal des prédicateurs
apostoliques. Etonné, dit-il, de la pauvreté
de l'église, je résolus, si jamais je rentrais
dans mon pays, de faire un appel à la géné-
rosité des catholiques des Etats-Unis. Et ceci
est confirmé par un officier anglais qui tra-
versa aussi ces régions lointaines, où il trouva
des missionnaires catholiques traités avec le
plus grand respect et la plus grande déférence,
même par les indigènes qui n avaient quelque
déférence que pour le Padre ; les églises qu'il
vit depuis les Andes jusqu'à Para, ne lui
semblent guère meilleures que de vastes
granges. Et l'on voudrait nous faire accroire
que l'Lglise n'attire les âmes à Dieu que par
les fascinations d'un pompeux cérémonial. »
(T. II, p. 63-5.)
Le passage suivant, que nous ne pouvons
résister au plaisir de citer, donne la raison
philosophique de cette préférence instinctive.
« Cette explication populaire est en oppo-
sition, non seulement avec les fails admis et
proclamés par les témoins les plus compé-
tents, mais encore avec le phénomène le
plus notoire de la vie païenne. Bien qu'il
ait élevé une multitude de temples somp-
T. XV.
tueux, décorés avec toute L'habileté que com
portent ses connaissances artistiques, le païen
n'a jamais eu l'idée de chercher dans un cé-
rémonial imposant l'équivalent d'un culte
plus efficace et plus intellectuel. Mal
dégradation, il conserve partout les traditions
primitives du sacrifice, de lu prière >■/ de la
mortification. L'Indou lui-même couvrirait de
mépris l'imposture d'une vaine parade ecclé-
siastique. Si nous pouvons nous en rapporter
à des écrivains protestants, il adore des
idoles, mais seulement comme les symboles
de la Toute-Puissance. Sir William Hooker
affirme qu'en général le dévot bouddhiste
« n'attache pas une importance réelle à l'idole
même. Son culte est la démonologie, mais
c'est toujours un culte. Bien différent des pro-
testants, il comprend et admet le souverain
domaine du Créateur sur sa créature, l'obliga-
tion et l'efficacité de la pénitence pour une
race déchue, le sacrifice comme essence du
culte. Aussi est-il plus facile à convertir que
les enfants de Luther et de Calvin, qui ont
perdu ces premières notions. Les disciples de
Bouddha et de Confucius, de Brahma et de
Mahomet, malgré leur pénurie spirituelle,
ont du dégoût pour la pompe et le cérémo-
nial, nourriture insipide qui ne saurait apai-
ser la faim de leurs âmes. Et ils ont montré,
dans plus d'un pays, qu'ils savent bien faire
la différence entre les solennités rituelles qui
voilent et symbolisent les augustes mystères
de l'autel chrétien, et ces formes glaciales du
protestantisme qui ne symbolisent rien, et qui
sont le triste accompagnement d'une religion
qui a raison de fuir le cérémonial, parce
qu'elle n'a rien à cacher ni à re'véler, parce
qu'elle commence et finit avec l'homme, parce
qu'elle n'a pas de mystères plus profonds que
les accents variables de la voix humaine.
Aussi le païen se hâte-t-il de quitter le service
protestant pour se livrer à l'adoration de ses
propres divinités; il s'est bien vite aperçu
qu'il n'y a pas même là un semblant de culte.
C'est à peine s'il a compris que cette, froide
cérémonie où il a vu un homme lisant un livre
à d'autres hommes, souvent sans obtenir de
grandes marques d'intérêt, avait la prétention
d'être un service religieux. Il n'y a vu qu'une
ennuyeuse et insignifiante formalité. Mais en
entrant dans l'oratoire catholique le plus mo-
deste, il a reconnu, à première vue, qu'il y
avait là des hommes qui offraient un culte.
Dans les deux cas il a été bien servi par son
instinct. » (Tome II, p. 65-7.)
Aux Antipodes, le caractère des missions
n'a pas été le même que dans d'autres régions.
Ce terrain étant entièrement neuf, l'insuccès
ne peut être attribué à l'influence ni aux intri-
gues des premiers occupants. Mais à la houle
des missionnaires protestants des antipodes,
le seul usage qu'ils aient fait de la priorité
d'occupation a été de prévenir et de devancer
par l'étendue et la rapacité de leurs spécula-
tions, la tourbe des aventuriers du commerce
qui ont trafiqué de l'ignorance et de la sim-
30
166
HISTOIRE 1 N1VERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
plicité des malheureui indigènes. Marsden, le
fondateur de la mission de la Nouvelle-Zé-
lande acheta deux cent» acre* de choix pour
,1 ,ze haches : Lee disciples ne tardèrent pa
;i le -m passer. Une pieuse association de
cinq vignerons acheta, en 18(9, une étendue
de treize mille turcs pour quarante-huit
haches ! Dans d'autres circonstance*, quelques
colliers, quelques couvertures; un fusil, un
peu de poudre et de plomb, sullisent à I a
quisition de terrains qui, dans le Langage des
missionnaires, se mesuraient par nulle
exemples monstrueux de cupidité et de fri-
ponnerie consommée, qui entraient dans le
plan gigantesque d'un industriel rusé, qu'on
appelait Shepherd, et qui acbetail pour deux
chemises de toile et un pot de 1er, une
étendue considérable de terres de première
qualité.
11 ne faut pas s'étonner si on finit par ré-
clamer l'intervention du gouvernement, t m
commission fut nommée pour procéder à
l'examen de ces transactions. Nous n'osons
pas rappeler tous les détails ; mais il vaut la
peine de noter quelques-unes des réclamations
formulées par les missionnaires. Parmi ceux
dont les demandes furent enregistrées jusqu'à
l'année 1811 étaient le révérend J. Malliews,
pour 2 503 acres; le révérend II. Malhews,
pour 3 000 acres ; le révérend T. Ailhen, pour
7 670 acres; le révérend W. Williams, pour
81)0; M. Tlarke, 19 000; M. Davis, 6 000;
M. Fairburn, 20 000; M. Kemp, 18 000;
M. King, 10 300; M. Shepherd, 11860; et
enfin, car nous ne pouvons pas tout énumérer
le révérend H. Williams, d'abord pour 11 000,
et plus tard, d'après le Dr Thompson, pour
22 000 acres.
Mais tout cela n'est rien encore, compara-
tivement. Le révérend Richard Taylor, qui
ne parut dans la colonie qu'en 1858, récla-
mait 50 000 acres 1 xM. Bidwill remarquait, en
1841, que plusieurs missionnaires réclamaient
des étendues de terrains de 100000 a 600 000
acres dans différentes parties du pays. En
1845, M. Hawes disait à la Chambre des com-
munes que ces trafiquants de terrains « étaient
au-si devenus, au moins quelques-uns plus ou
moins négociants ». Aujourd'hui leur rôle
est tellement connu, que M. Châties Buller,
écrivant officiellement à lord Manley, ne
craignait pas de dire que ces hommes n'ose-
raient pas même défendre leur propre con-
duite. « Les missionnaires, dit-il, ne sont pas
en état d'afl'roiiler la discussion publique de
leurs actes antérieurs ; ils accepteraient sans
réplique toutes les conditions qui pourraient
leur être offertes. » Ils étaient devenus un
objet de risée et avaient passés en proverbe.
Mais plût à Dieu que là se bornassent les
accusations 1 Un témoin non suspect, le
Dr Laing, déclare que depuis la réforme, l'his-
toire des missions protestantes ne nous oll're
rien qui, pour l'incapacité et le manque de
dignité morale, puisse être comparé avec
l'ensemble de leur conduite. Voici une révé-
lation étonnante qui servira de pièce justifica-
tive : « Le premier chef de la mission de la
Nouvelle Zelande fut renvoyé pour cause
d'adultère le second pour cause d'ivrognerie,
elle troisième pour na crime encore plus
énorme que les deux antres. « (New Zélandt
in 1839, by. J. D. Laing, D. D., p. 30.) ;
telles révélations noue préparent au résultat
avéré que ce témoin si peu suspect, le
l)r Laing, rappelle longtemps après, sans
faire autre chose que servir d'écho au verdict
unanime de tous ceux qui ont écrit sur ce
sujet. Parlant de l'Australie, le Dr Laing di-
sait en 1852 : « Il n'y a pas un seul cas bien
authentique de conversion de noir indigène
au christianisme, » et M. Minium, en 1858,
ajoutait av<c un sentiment de tristesse :
« Tous les efforts des missionnaires ont échoué
auprès d'eux. » M. Fox, parlant de la Nou-
velle-Zélande disait : '( Pour la plupart des
naturels, le christianisme n'est qu'un nom, il
n'a pas d'influence pratique;» en 1859, le
Dr Thompson répète encore que ce n'est
« qu'une grossière alliance du paganisme et
de la croix ». .M. Wakefield, dont le triste
récit est confirmé par une multitude d'autres
témoins, ajoute que les naturels convertis
« sont visiblement inférieurs aux païens non
convertis, sous le rapport moral ». In autre
protestant déclare, d'après le sentiment ré-
pandu dans la colonie, « qu'ils sont vagabonds
voleurs et menteurs, et qu'ils se disiinguent
en cela des naturels non convertis ».
La situation des missions protestantes en
Océanie n'est pas plus brillante. A Taïti, en
1840, M. Bennett « vil des scènes de dissolu-
tion et de débauche qui auraient fait rougir
les plus ignobles banbourgs de Londres. »
Narrative of a Wlialiny voyage, I, p. 81.) A
Raiatea, où M. Williams, chef de la mission
résida pendant plusieurs années, « la chas-
teté, dit M. Benneth était inconnue, soit dans
le célibat, soit dans la vie conjugale ; les
membres les plus fervents de l'Kglise n'avaient
aucun respect pour cette vertu. Les effets les
plus déplorables de la débauche, ajoute-t-il,
se montraient de toutes paris ». Et nous de-
vons dire ici que ce même écrivain parle
dans les termes les plus magnifiques de la
modestie et des autres vertus qui distinguent
les convertis catholiques de la même classe.
L'échec des missions protestantes en
Océanie est universellement attesté. Déjà en
JS32, un écrivain du Journal asiatique dirait
que « la présence des missionnaires avait fait
plus de mal que de bien ». M. Pridham,
dix-sept ans [dus tard, annonçait qu'ils
n'avaient fait qu'ajouter une nouvelle plaie
aux maux qu'ils étaient venus guérir. » En
185d, le révérend M. Hines reconnaissait
l'immoralité et l'indifférence des disciples des
missionnaires aux îles Sandwich, « depuis la
hutte du dernier serviteur jusqu'au palais
royal ». M. llerman Mclville, vers la même
époque, déplorait « leur extrême mépris de
toute décence ». Le commodore Wilkes
LIVRE QUATRE VINGT QUATORZIÈME
'.liT
s'aperçut que leura catéchismes sut mêmes
u ignoraient la plupart des devoirs impo
au chrétien ; et le capitaine Laplaoe se plai-
tit qu'ils n'eussent réussi qu'à rendre les
naturels sales, brutaux, fourbes et meil-
leurs ».
Le chapitre de Marshall sur les missions
d'Afrique est aussi extrêmement intéressant.
Quelques citations emprunté* s à leurs propres
historiens, peuvent aider a résumer les ré-
sultats ohtenus dans les différentes parties de
ce vaste continent, avec les sommes énormes
et une organisation gigantesque. M. Tracy
compte dans l'Afrique occidentale, indépen-
damment de Sierra-Léone et de Gorée, dix-
huit essais de missions protestantes et autant
d'échecs. M. Brodie CruickshanU, parlant des
convertis de la Cole-d'Or, dit « qu'à peu d'ex-
ceptions près, ils retomhenl tous dans l'immo-
ralité » et M. Duncan déclare franchement, au
sujet de ceux de Dahomey, que l'éducation
donnée par les missionnaires « n'est pour
eux qu'un moyen de se perfectionner en scé-
lératesse ». Quant aux Cafres de l'Afrique
méridionale, le major Dundas disait, en 1835,
à la Chambre des communes : «Je crois que
les missionnaires ont difficilement réussi à
faire un seul chrétien. » Vingt-trois ans plus
tard, en 1858, le révérend M. Calderwood
avouait, lui aussi, « qu'on pouvait dire que
les Cafres avaient repoussé l'Evangile ». En
185% M. Cole affirme que « sur cent Hot-
tentots chrétiens de nom, quatre-vingt-dix-
neuf n'ont point une idée exacte de la vie fu-
ture ». M. Moodies, sir James Alexander, le
colonel Xapier, M. Bunbury, le capitaine
Aitchison, et plusieurs autres, assurent,
d'après leurs observations personnelles,
comme un fait notoire, « que les Hottentots
qui ont résidé pendant quelque temps au
siège de la mission sont en général les plus
paresseux et les plus méprisables de leur na-
tion ! » Quant à des conversions faites au nord
et à l'est de l'Afrique,, il nen a jamais été dit
mot !
Nous avons à peine besoin de nous arrêter
aux missions du Levant. Sir Adolphe Hade,
après plusieurs années d'observations person-
nelles, nous apprend en 1854 : « Qu'on ne
saurait trop signaler leur stérilité complète. »
Selon le Dr Hawes, « celles de Grèce ont
compris la nécessité de se retirer et de re-
noncer à une grande partie du champ qu'elles
avaient entrepris de cultiver ». Cela veut dire,
comme nous le verrons, que les missionnaires
ont été expulsés par les habitants du pays.
S'il faut en croire lord Castelreagh Pévèque
de Jérusalem « n'a guère d'autre congréga-
tion que celle de ces chapelains, de son doc-
teur el de leurs familles ». M. Williams, mis-
sionnaire lui-même se lamente sur « le3
graves erreurs dogmatiques et sur la conduite
scandaleuse de tous les membres instruits »
de cette congrégation. Le Dr Souhtgate,
éréque protestant d'Amérique, reconnaît naï-
vement que les seuls convertis protestants
qu'on trouve en Turquie el daM le I <6\ ml
sont « des infidèles el des radicaux qui ae
merileiil aucune swnpalhie ilu public cbn-
lien ». Le h' Wagner déclare, après un exa-
men attentif, que « les établissements entre-
tenue à grands frais en Arménie n'ont fait
aucune conversion ! »
Les missions d'Amérique mérileraienl d'êtn
étudiées à pari. M. Marshall, dans le chapitre
ravissant qu'il a consacré', nous a donné un
recueil très complet et très étendu de EaiU
empruntes à toute sorte d'écrivains anciens et
modernes. Il traite séparément les missions
du Nord et les missions du Sud, et, sans jamais
perdre de vue le passé historique des deux
continents ni la condition ethnologique de
chacun d'eux dans le temps présent, il exa-
mine les résultats produits par le système
particulier dont on y a fait l'application. « Les
races du Sud ont reçu des missionnaires de
la croix, leur religion et leur civilisation ; les
tribus du nord, condamnées à une destruction
rapide, ont été abandonnées à des docteurs
d'une autre école et à des prophètes d'une
autre foi. Or, voici les résultats de ce par-
tage inégal. Dans le Sud, l'Eglise a tout
réuni, malgré les différences de race, l'igno-
rance et la férocité des sauvages, les fo'ies et
les crimes de quelques-uns de ses enfants, et
elle en a fait une seule famille dans le Nord,
les héritiers primitifs ont été chassés et ex-
terminés, sans pitié et sans remords, et dans
le désert créé par elles, les sectes ont cons-
truit un pandémonium de tumulte et de dé-
sordre où il y a tant de division et de dis-
corde que les esprits malins pourraient s'y
réunir de toutes les régions arides de la terre.,
et s'imaginer qu'ils ont enfin trouvé leur vé-
ritable demeure. »
La condition sociale et religieuse de ces
deux groupes principaux des races aborigènes
offre aujourd'hui un contraste en rapport
avec les conquérants de l'ancien monde qui
ont pris en main leurs destinées, et dès le dé-
but M. Marshall nous présente trois grands
faits qu'il établit selon sa méthode habituelle
avec des témoignages protestants.
« Le contraste que nous allons décrire, dit-
il, est signalé avec loyauté et franchise par des
hommes qui en ont étudié tous les aspects. »
« Il y a dans l'Amérique du Sud plus d'un
million et demi de chrétiens appartenant aux
races aborigènes pures », dit l'auteur de
Y Histoire naturelle de i homme. « L'histoire
des tentatives faites pour convertir les In-
diens de l'Amérique du Nord, dit l'annaliste
des missions protestantes, n'est qu'une suc-
cession d'échecs. » Voilà, dans son aperçu le
plus large, le premier grand fait qui frappera
nos regards, et il faut reconnaître avec un
grand ethnologue anglais, qu'il fait honneur
à l'église catholique, et qu'il répand une
ombre épaisse sur l'histoire du protestan-
tisme.
Un second fait tout aussi frappant, qui a
excité l'attention d'une multitude d'écrivains
168
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
et tonte nation, est ainsi décrit par un voya-
. prévenu, <]ui a vécu parmi les triboa des
,,,,- équinoxiales : « bien loin de dimi-
nuer, leur nombre s'est considérablement
accru. I n accroissement du môme genre a
lieu généralement parmi la population in-
dienne de cette partie de l'Amérique inlertro-
picale. La population indienne dans les mis-
sions augmente constamment ». Dans le
voisinage des Etats-Unis, au contraire, le
nombre des Indiens diminue rapidement.
Aux Etats-Unis, à mesure que la civilisation
avance, les Indiens sont constamment rejelés
de son giron.
« Voici, enfin, une troisième particularité
du prodigieux contraste que nous examinons :
Les innombrables tribus indigènes, qui ont
été converties au christianisme entre le tren-
tième parallèle de latitude septentrionale et le
trente-cinquième de latitude méridionale, sur
une étendue de plus de 4 000 de longueur et
d'environ 3 000 de largeur, n'ont jamais
quitté la foi catholique, et, comme nous l'ap-
prendrons des écrivains protestants, elles y
sont encore aussi obstinément attachées que
jamais ; tandis que, dans les immenses terri-
toires des Etats-Unis, où l'on n'a fait que cor-
rompre ou détruire les Indiens, de soi-disant
chrétiens de la race anglo-saxonne se sont
divisés et subdivisés en un tel chaos de sectes
discordantes, que l'histoire du monde ne
nous offre rien de semblable : c'est ce
qu'avouent leurs chefs eux-mêmes avec un
sentiment de tristesse trop tardif. Dans le
monde occidental, dit un ministre protestant.
la religion n'est trop souvent qu'une source
de disputes, au lieu d'être uu lien d'union et
de paix. » Déjà, à la fin du xvn" siècle, le gou-
verneur anglais de Ne\v-\ork disait que cette
province fourmillait d'hommes « de toutes
sortes d'opinions, et d'une infinité d'autres
qui n'en avaient aucune ».Cent ans plus tard,
un ecclésiastique anglais dit que les habitants
de son district appartiennent a presque toutes
les religions et à toutes les sectes, mais que la
plupart n'ont aucune religion. (Tome III,
p. 3-5.)
Les résultats des deux systèmes sont décrits
avec beaucoup de clarté et de précision, et
prouvés par des témoignages d'une valeur
incontestable pour les esprits les plus pré-
venus, dans le long et intéressant chapitre
consacré aux missions de l'Amérique du Nord
et de l'Amérique du Sud. Qu'il nous suffise
de rappeler un fait étonnant signalé par
Judge Halb de Cincinnati. « Tandis qu'on
exterminait ou vendait comme esclaves les
Péquods et autres tribus du nord, les sauvages
plus fortunés du Mississipi écoutaient les
pieux conseils des missionnaires catholiques.
Ils pratiquaient, par choix, une bonté expan-
sive, à une époque où les protestants, placés
dans la même situation, étaient altérés de
sang et de rapines. »
« Les missions de campagne des Jésuites,
disait en 1857 M. Law Olmsted, sont pour
nous un exemple. Notre devoir de voisin en
ce qui concerne, les Lipans, tribu de la fron-
tière du Texas, est certainement plus impé-
rieux que par rapport aux Peejees ; et si leur
conversion à la décadence devait procurer
moins de gloire, les frais seraient certaine-
ment en proportion. Tout récemment, M. Mel-
ville, qui est aussi un de leurs compatriotes,
parle de l'orgueil avec lequel on proclama
que le paganisme est presque entièrement
éteint aux Etats-Unis, et proleste ainsi contre
cette jactance hypocrite et impie : « La ruche
anglo-saxonne a extirpé le paganisme de la
plus grande partie du continent septentrional
de l'Amérique, mais avec lui elle a aussi
extirpé la plus grande partie de la race
rouge. »
11 est rare qu'on ose révoquer en doute les
faits généraux ; mais on a quelquefois essayé
d'expliquer le résultat par un principe indé-
pendant des influences religieuses. On attri-
bue l'insuccès comparatif des missionnaires
protestants dans le nord au caractère féroce
et intraitable des naturels de ces régions, et
l'on veut que le succès des missionnaires espa-
gnols et autres au centre et au sud de lAmé-
rique, soit dû, non pas à l'influence de la
religion qu'ils prêchaient, mais au naturel
doux et trailable des tribus pacifiques de ces
heureuses contrées. Nous devons produire ici
une autre série de témoins protestants qui
nous diront en détail leurs observations per-
sonnelles sur le succès comparatif des catho-
liques et des protestants, travaillant les wis et
les autres dans le même champ, dans le conti-
nent du Nord, et s'adressant aux mêmes tribus
hautaines et guerrières qui, maintenant,
hélas ! disparaissent rapidement dans cette
partie de l'Amérique devant la perfidie et
l'avarice des professeurs du christianisme
protestant :
« 11 y a juste un siècle que le révérend John
Ogilvie, agent des missions anglicanes en
Amérique, s'adressait ainsi à ses patrons : « Je
trouve des personnes de toutes les nations
qui ont été instruites par les prêtres du Ca-
nada et se montrent de zélés catholiques,
tenant beaucoup aux cérémonies et aux par-
ticularités de cette Eglise. Combien ne de-
vrions-nous pas rougir de notre froideur et
de notre honteuse indifférence à propager notre
excellente religion. Les Indiens eux-mêmes ne
manquent pas de faire des réflexions très j ustes
sur notre négligence ». D'autres témoins si-
gnalent invariablement le même fait jusqu'à
ce jour. Sir Georges Simpson raconte que
« les Chippeways allèrent à sa rencontre à
Fort-William, et lui représentèrent que, étant
tous catholiques, ils désireraient avoir un prêtre
au milieu d'eux ». Comme les chrétiens indi-
gènes de lTndoustan, de Chine et du Para-
guay, ils avaient conservé leur foi, bien que
séparés depuis plus d'un demi siècle de ceux
qui la leur avaient annoncée. Tout le monde
sait que le cardinal de Chéverus réussit à se
concilier en Amérique, par son caractère, une
LIVUE OUATHK-VINdï ni \T< IRZIÊME
469
admiration si grande, que l'Etat <lu Massa-
chusets lui vola nu subside, el que le pre-
mier souscripteur pour sou église de Boston
fui John Adams, président des Etats-Unis. <>n
raconte que, lorsque ce prélat visita le Pé
nobscot, il trouva une tribu indienne qui,
n'ayant pas vu un prêtre depuis cinquante
ans, était cependant pleine de zèle pour le
catholicisme, observait soigneusement le di-
manche et n'avait pas oublié le catéchisme!
En 18:U, l'évoque Penwick trouva une tribu
tout entière de Passamaquoddies, qui était de-
meurée ferme dans la foi, et qui était un mo-
nument vivant des travaux apostoliques des
Jésuites. Le bien-aimé disciple des premiers
missionnaires, Buckingham, voyageur anglais,
parle ainsi des Murons : « Ce sont de lidèles
catholiques, et l'on dit qu'ils remplissent leurs
devoirs religieux de la manière la plus exem-
plaire, et qu'ils ont mieux profilé de leur
commerce avec les blancs que la généralité
des tribus indiennes qui se trouvèrent d'abord
en contact avec les protestants. » Le même
écrivain s'exprime ainsi au sujet des Indiens
des environs de Montréal. « Ils sont toujours
sobres, chose rare parmi les Indiens des deux
sexes. » Cette différence, dit-il, avec franchise,
est due à l'influence duchristianisme, car les
Indiens Caghnawaga sont catholiques. Les mis-
sionnaires protestanîs, après avoir vainement
essayé de pervertir les Aùenakis, dont les
pères entendirent, il y a cent cinquante ans,
la voix de Sébastien Rasles, avouaient avec
douleur, en 1841, qu'ils ne pouvaient rien
contre « l'influence prédominante du sacer-
doce romain. » Voici ce que le Dr Morse, mi-
nistre protestant, disait dans un rapport au
gouvernement des Etats-Unis, au sujet des
Indiens de V Arbre croche, qui fut le siège
d'une mission de Jésuites pendant soixante
ans ou même davantage : « Par leur culture,
leurs dehors et leur moralité, ces Indiens sont
les plus avancés de tous ceux que j'ai visités. »
(P. 280-2.)
Mais cette partie du sujet est si féconde,
les détails qui l'enrichissent sont si intéres-
sants et pittoresques, qu'il faut nous arrêter
ici à notre grand regret. En présence des
échantillons que nous avons donnés de l'ou-
vrage de Marshail, ce serait faire un compli-
ment peu flatteur au goût et au jugement de
nos lecteurs que de les retenir plus longtemps
pour le leur recommander. Nous n'hésitons pas
à lui prédire un succès et une popularité qu'une
œuvre aussi volumineuse atteint rarement.
Amis ou ennemis, tous porteront le même
jugement sur le talent et l'impartialité qui s'y
révèlent. Les protestants les plus prévenus re-
connaitront sa portée, et verront avec intérêt
les documents complets et si variés qu'il ren-
ferme; les catholiques l'accepteront avec recon-
naissance comme le plus frappant témoignage
f|ui ait été rendu dans ce siècle à leur église,
comme l'argumentation La plus concluante
qui ait jamais été employée pour dévoiler
l'impuissance extrême du protestantisme, et
pour montrer « qu'il a violé partout les pro-
messes qu'il avait laites à un monde crédule,
puisqu'il n'a produit, de l'aveu de ses propres
défenseurs, qu'un stérile fanatisme dan,
quelques-uns, une sombre incrédulité dans
le grand nombre, et qu'il a honteusement
échoué dans son entreprise. Au lieu d'initier
les païens uix vertus du christianisme, il n'a
réussi qu'à leur inspirer la haine et le mépris
de la religion de Jésus, et s'est vu ilans l'im-
puissance de maintenir, même parmi ses
propres disciples, les vérités les plus fonda-
mentales ».
Après avoir constaté l'insuccès à peu près
absolu des missions protestantes, nous devons,
pour mettre au point cet important paragra-
phe, mentionner brièvement trois choses : l'ex-
position des Missions à Pari*, le mouvement
d'union en Orient et la grande révolution de
la Chine.
Les missions figurent à l'Exposition univer-
selle de Paris. Ce n'est pas la première fois
qu'elles participent à ces solennités. La Pro-
pagation de la foi prit part à l'Exposition
de 1855 ; le jury lui décerna une médaille de
première classe. A Chicago, elle était repré-
sentée par ses publications en diverses
langues, par des cartes et des graphiques.
A Lyon, on admirait son musée ; à Paris, vous
voyez réunies les pièces justificatives de son
héroïque histoire. Ce qui est raconté depuis
deux siècles par les historiens, est rendu
tangible ici par les monuments. Le Pèrn Pio-
let a dressé et publié le rapport de cette expo-
sition ; pour expliquer la synthèse des objets
réunis, il a donné une histoire sommaire des
missions catholiques.
Le directeur de l'Œuvre des écoles d'Orient
constate, pour la millième fois, la résolution
des nestoriens et des monophysites de se réunir
à l'Eglise catholique. Bien peu de chose les
sépare de nous ; l'acceptation de notre Credo
ne peut rien coûter à la science, encore moins
à la vertu. On peut s'étonner qu'étant ce
qu'ils sont, ils ne soient pas des nôtres. Leur
malheureuse légèreté d'esprit a toujours déçu
nos espérances et parfois abusé de nos sacri-
fices. Le Pape ne se lasse pas de les appeler
au giron de l'Eglise; les âmes pieuses ne se
lassent pas de faire au ciel une sainte vio-
lence. Nous voulons espérer que les frères de
tant de larmes ne voudront pas périr ; et que
nos yeux ré]ouis pourront voir une approxi-
mation vers l'unité du pasteur et dii trou-
peau.
Le grand événement de cette fin de siècle,
c'est la révolution en Chine. Depuis deux
siècles, la Chine était pénétrée par nos mis-
sionnaires ; depuis cinquante ans, elle parais-
sait venir lentement au concert avec les na-
tions civilisées. Les traités avaient ouvert les
ports au commerce; ils avaient pris les mis-
sionnaires sous leur protection ; le Fils du
Ciel paraissait aller lui-même au devant du
progrès. Tout à coup, sans qu'on sache pour-
quoi, cet empereur disparaît ; une impératrice
170
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'É'.I.ISK 'AI IlnLlUUi:
douairière, pour garder entre ses mains le
rvernement, choisit un enfant comme em-
eur. D'autre port, une révolte nationale,
dite des Boxers, qui s'appellent eux-mêmes
Les Grands Couteaux, rejette au second plan le
ivernement officiel et lève une armée d'un
million d'hommes pour l'extermination des
étrangers. Les étrangers, pour les Chinois, ce
sonl loua les peuples du monde. Dans leur or-
gueil, les Chinois s'imaginent qu'ils n'ont rien
à apprendre et rien à recevoir d'aucun peuple.
I )rs lors, ils veulent s'isoler dans leur orgueil et
s'éterniser dans leur civilisation nationale.
Qu'un peuple ait ou n'ait pas le droit de s'iso-
ler ainsi, nous n'avons pas à examiner ici cette
question. Mais, pour s'isoler, les Chinois de-
trui>ent nos missions, tuent nos missionnaires,
tuent même leurs compatriotes convertis à la
foi chrétienne. De plus, outrés sans doute des
périls qu'ils voient créer contre leur indépen-
dance nationale ; blessés de voir les Russes à
Port-Arihur; les Allemands à Kiao-Tcheou, les
Anglais un peu partout, ils ont commis le
crime dont il n'y avait pas eu d'exemple de-
puis l'assassinat des plénipotentiaires français
au congrès de Kasladt. Pour signifier aux puis-
sances européennes leur décret d'expulsion,
ils ont assassiné, à Péking, tous les représen-
tants de ces puissances. Le prince de la ré-
volte, l'empereur de fait, est un certain Tuan,
nom bien choisi pour un tel rôle. 11 n'est pas
impossible, du reste, qu'avec ce peuple fourbe
et cruel, le gouvernement régulier joue la
comédie de la révolution, pour coopérer à
tous les crimes de la révolte et s'assurer les
bénéfices de l'impunité. L'Anglais Seymour.
au nom des puissances, avait essayéde gagner
Péking par la force ; il n'a pu y réussir. Pour
empêcher de nouveaux efforts, les Chinois
ont rompu les digues de leurs canaux et dé-
truit les chemins de fer. Les pui-sances euro-
péennes, prises ai dépourvu, n'ont pu, jus-
qu'à présent, pour m défendre, que miirailler
Tien-Tsin. Leurs flottes, eml à Talion,
ne peuvent que former un bloene el par l'em-
bargo sur le riz, réduire par la famine les
provinces du nord. Pour le moment, l'objectif
de leur politique, c'est la réunion d'une armée
de cent mille hommes, qui ne pourront guère
entrer en ligne qu'au mois d'octobre. Cent
mille hommes de troupes européennes, contre
un million de soldats chinois, contre un Ltat
de 4o<) millions d'âmes défendant leur indé-
pendance, est-ce un gage assuré de victoire?
Ye^t-ce pas plutôt le prélude d'une guerre
d'extermination, ou une moitié de l'humanité
armée contre l'autre, v.a fera plus de la terre
que l'autel de< holocaustes, et répétera, sous
nos yeux, ces grandes tueries, qui ont fait, à
différentes époques, l'horreur de l'histoire.
L'incertitude des événements ne permet
aucun détail. Quant aux mouvements diplo-
matiques d'un Li-llung-Chang el de plusieurs
autres, ils inspirent trop peu de confiance pour
qu'on en fasse mention.
Mais, vive Dieu ! ces grands ébranlements
des peuples ne peuvent profiter qu'a l'Eglise.
Déjà nous avons à constater un supplément de
martyrologe. Dans la Mandchourie méridio-
nale, l'évèque Guillon, le missionnaire Lmo-
net et deux religieuses, ont été assassinés à
Monkden. Il parait impossible que l'évèque
de Péking et son coadjuteur aient échappé
au massacre des plénipotentiaires. D'autres
évoques et missionnaires partis à temps pour
se réfugier dans les consulats, sont-ils à l'abri
des égorgenrs ! Dans ce grand ébranlement
de la Chine, il parait impossible qu'il n'y ait
pas, sans parler des victimes de la guerre,
d'autres victimes réservées au martyre.
-t^o>^ûTe»jo-<i^*
LIVRE OUATRE-VINGT-QUINZIÈMK
l'église comme .gardienne de la vérité et des bonnes mûecrs reste fidèle a ses DOGME»,
A SES LOIS ET A SES TRADITIONS J LA «ÉVOLUTION VEUT L'AMENER A UN RÉGIME DE LIBRE l'JCN-
SÉE ET DE LIBÉRALISME ; GKAND DUEL ENTRE LA RÉVOLUTION ET L ÉGLISE.
L'Eglise, société de Dieu avec les hommes
et des hommes avec Dieu, a, par l'interven-
tion de Jésus-Christ, son histoire propre,
rayonnante de grandeur. Cette histoire se
présente à nos regards, sous deux aspects.
L'Eglise a sa vie interne et sa vie externe. Au
dehors, elle évolue à travers les siècles ; les
nations lui ont été données en héritage. Sous
l'autorité de son vieux pape, avec le concours
de ses évêques, elle s'applique à faire entrer
les nations dans l'héritage du Christ. L'his-
toire doit dire comment les nations entrent
dans cet héritage ou s'en séparent, et, par la
ligne droite ou la ligne courbe, contribuent au
grand œuvre de Dieu à travers les ûges. Or,
depuisl789, ily achangementd'orientation des
pouvoirs publics; la passion révolutionnaire
veut éliminer l'Eglise ; l'Eglise résiste à cette
expulsion tantôt rusée, tantôt violente. De-
puis un siècle, l'histoire se résume en un duel
tragique entre la Révolution et l'Eglise.
L'histoire de l'Eglise est surtout l'histoire
des idées, des mœurs et des évolutions du
droit. Nous n'avons plus, ici, à nous occuper
de l'histoire externe de l'Eglise et des mou-
vements des peuples; elle est suffisamment
connue, par l'histoire des pontifes romains et
par les événements généraux survenus dans
la chrétienté. Notre devoir est plutôt d'étu-
dier les hommes et les œuvres d'ordre intellec-
tuel et d'ordre moral. Les lettres, les arts, les
écoles philosophiques, l'a théologie, la renais-
sance des ordres religieux, l'a résurrection des
conciles provinciaux, le rétablissement de
l'unité liturgique, la conquête de la liberté
d'enseignement, les hommes qui ont préparc
ou effectué ces conquêtes, les saints person-
nages qui sont venus accroître ces bienfaits :
tel est l'objet de ce livre (1).
La convenance, l'utilité, je dirai à certains
égards la nécessité de ces éludas historiques
est, pour ce-» derniers temps, hors de conteste.
Leur obscurité relative ne doit décourager
personne ; elle devrait plutôt enflammer notre
courage. Nous avons vécu avec les hommes
de notre époque, nous avons étudié leurs
livres. Nous serions bien étrangers à noire
pays si nous ne connaissions pas ces hommes
et ces œuvres ; nous serions bien infirmes si,
vivant si prés de ces hommes, nous ne pou-
vions exercer sur leurs idées et leurs senti-
ments, le triage qui doit séparer la paille du
bon grain, ha cognée est à la racine de
l'arbre, disait le Sauveur; tout arbre qui ne
produit pas de bons fruits, sera coupé et jeté
au feu. La hache de la critique doit s'exercer,
dans le même but, au milieu des préjugés
contemporains. L'histoire est le jugement de
Dieu en première instance ; la critique, appli-
quée aux hommes et aux œuvres, doit exer-
cer les justices de l'Eglise.
L'acte divin qui domine tout, les idées et
les faits, les hommes et les institutions, c'est
la vocation providentielle de la France. La
France est née d'un acte de foi sur un champ
de bataille ; le peuple français est le premier-
né de l'Eglise romaine ; la société française,
depuis sa fondation, constitue un Etat chré-
tien, type et agent de la civilisation des
autres peuples. Le symbole de la foi, les pré-
ceptes de Dieu, l'autorité surnaturelle de
l'Eglise, l'action bienfaisante de la Papauté,
c'est le premier élément divin, c'est l'agent
constitutionnel de la société française, c'est
la force qui transformera peu à peu les autres
peuples de l'Europe.
Au moment où Clovis se convertit, il dé-
cide, par sa conversion, la déroute de l'aria-
nisme en Occident et amène les autres nations
aux pieds du vicaire de Jésus-Christ. Lorsque
Charlemagne déploie, sur la mosaïque des
peuples européens, son manteau impérial, il
substitue à la force militaire, jusque-la pré-
pondérante, la force morale, religieuse et
civile ; il constate et assure !a conversion
des peuples au Christianisme. Bientôt Pierre
l'Ermite prêche la croisade ; à sa voix l'Europe
va en Asie, pour l'a conquérir à l'Evangde, se
délivrer elle-même des divisions féodales et
se confirmer dans ses principes. Pendant
mille, ans, les peuples d'Europe ont fourni des
sociétés chrétiennes, dont l'Évangile était la
n'ohh cri avons publié déjà une, partie au tome précédent.
472
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATIIOLlni I.
loi commune, dont l'Eglise ''lait la mère,
flont Jésus-t hrisl étail le roi commun, le roi
immortel des iiècles, dil la Liturgie.
La parole apostolique a retenti, par la
France, jusqu'aux extrémités du monde, lors-
qu'un moine saxon arbore l'étendard de la
révolte, substitue le libre examen à L'autorité
de l'Eglise el veut arracher le monde à l'au-
torité du Pape, c'est-à-dire à la grâce de
Jésus-Christ. L'Allemagne, l'Angleterre, la
Suisse, b's peuples Scandinaves cèdent en
partie à la séduction de Luther. Depuis cinq
siècles, la Russie, encore barbare, s'est laissée
surprendre au schisme de Pholius. Photius
et Luther menacent de devenir les maîtres
du monde et de le ramener aux corruptions
du paganisme. La France, fidèle à Dieu et
à Pierre, vicaire de Jésus-Christ, défend la
chrétienté contre Satan et garde les sages
principes de la civilisation chrétienne. Si la
France, oublieuse de sa vocation et des gran-
deurs qui en glorifient l'accomplissement, se
laisse entraîner par l'erreur et par les hypocri-
sies du mensonge, lesévéques etles pontifes ro-
mains, qui l'ont faite comme les abeilles font
la ruche, savent démêler et dénoncer l'erreur,
dévoiler et combattre l'hérésie, répudier le
schisme et maintenir la France dans les lignes
de sa fondation. La France est toujours chré-
tienne. Que si parfois, elle défaille dans ses
mœurs, tout les attentats qui, pour justifier
le désordre, récusent ou altèrent la foi révé-
lée, sont en même temps qu'une apostasie, un
aveuglement et une trahison.
C'est à la lumière de la foi que nous avons
jugé les événements; c'est à la lumière de la
foi que nous allons juger les doctrines et
apprécier les œuvres. Nous considérons
d'abord L'Eglise comme gardienne et venge-
resse de la vérité.
« Les nombres gouvernent le monde, » disait
Pythagore. La Sainte Ecriture, plus savante
que le philosophe, nous apprend que le
monde physique a été créé selon la triple loi
du nombre, du poids et de la mesure : Omnia
in mensura, numéro et pondère. Cette loi,
applicable au monde matériel, au Cosmos, ne
peut s'appliquer au monde des esprits que
par sa transformation en idées métaphysiques.
L'essence, la nature, la substance des êtres ;
l'unité, la vérité, la bonté, comme qualités
essentielles des êtres ; leurs relations qui doi-
vent se résoudre en dissonances ou en har-
monies; voilà les idées spéculatives, que les
philosophes coordonnent en systèmes. Les
philosophes, comme législateurs des idées,
sont donc les premiers moteurs du monde
des intelligences. Leurs idées, en s'emparant
des générations deviennent des programmes
de gouvernement et fournissent la matière de
l'histoire. Pour s'orienter dans le monde des
idées, dans le royaume de la vérité, il faut
prendre comme points de repère, les théories
des philosophes, mais contrôlées par le juge-
ment de la sainte Eglise.
Depuis les invasions des barbares, les
peuples de l'Europe constituent la chrétien!
ils s'instruisent aux écoles chrétiennes ; ils
Buivent les docteurs chrétiens, spécialement '
Baint Augustin et saint Thomas, dont les
œuvres (dirent le résumé dogmatique et mé-
thodique de la Patrologie. A partir de Luther,
le Libre examen prend la place de l'autorité.
Ce ne sont plus les Pères de l'Eglise qui en-
seignent et dirigent les peuples; ce sont des
hommes qui, de leur propre mouvement,
s'intitulent philosophes et se constituent ar-
bitres des destinées du genre humain. Les
Papes, ils les ont mis de côté; l'Eglise, ils
refusent de l'entendre ; les traditions scolaires
de la chrétienté, ils les couvrent d'anathèmes.
La raison, comme ils l'entendent, mais la
raison seule, voilà pour eux, l'agent exclusif
de la philosophie et l'oracle de l'humanité.
L'homme est un être enseigné. S'il n'écoule
plus l'Eglise, il écoutera les païens du ratio-
nalisme et les publicains de la politique.
A la vie assurée, calme, lumineuse, fé-
conde, qu'il menait jusqu'à présent, va suc-
céder une vie incertaine, agitée, obscure, qui
prend pour des révélations les éclairs qui
sillonnent les obscurités. La chrétienté avait
été le paradis terrestre des peuples baptisés ;
l'ère de la philosophie nous introduit dans le
monde de l'anarchie et de toutes les passions
révolutionnaires, où il n'y a plus d'ordre
stable, mais les ombres de la mort et une
horreur qui se promet l'éternité : Ubi tim-
bra mords et nullus orclo, sed sempiternus
horror.
La période de l'histoire où les peuples, dé-
livrés, croient-ils, de l'Eglise, se remettent à
la direction des philosophes, commence à
Bacon et à Descartes.
Quand nous disons Ecoles philosophiques, il
ne faut pas entendre de pacifiques athénées
où se discutent paisiblement et surtout sé-
rieusement les grands problèmes de la pensée.
Non, ce sont, pour nous servir de l'expression
du premier novateur, des caûernes où des
insensés adorent des idoles. Pape, église,
religion, ils ont mis cela de côté ; ils récusent
la tradition du genre humain et posent en
législateurs de l'univers. Or, sur ce point de
départ, d'impiété et de folie, ils admettent,
en dogme, la suprématie absolue de la raison
humaine : en morale, le sensualisme ; en po-
litique, le césarisme ; en art, la glorification
de la chair; et, en tout, le conlrepied de
l'Evangile. Ce n'est pas ce qu'ils disent tous
formellement ; mais, par divers systèmes, ils
veulent tous aboutir à ces effroyables résul-
tats. L'histoire des trois derniers siècles est
le musée de toutes les abominations.
François Bacon de Verulam, Chancelier
d'Angleterre, qui ouvre celte période, est lui-
même un prototype de bassesse morale: il fut
condamné, pour ses crimes, par un tribunal
régulier, qui ne put lui accorder grâce ; il
récuse tous les antécédents, il prétend créer
un nouvel organe, substituer au syllogisme l'in-
duction, et à l'abstraction, l'expérience. Ba-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
473
con reproche aux scolastiques d'avoir énervé
les sciences par leurs questions minutieuses .
comment auraient-ils pu énerver ce qui n'exis-
tait pas? En attendant le jour de leur éclosion,
ils rendaient l'esprit humain lin, délié, péné-
trant, ami de l'analyse, des définitions
claires et de l'ordre dans les idées. Les scolas-
tiques étaient ce qu'ils devaient être et fai-
saient ce qu'ils devaient entreprendre, et
Bacon reproche aux scolastiques d'avoir
préféré le syllogisme à l'induction. L'induc-
tion et le syllogisme sont deux procédés ana-
logues de l'esprit humain : l'un raisonne en
remontant de l'effet à la cause ; l'autre, en
descendant de la cause aux effets ; celui-ci con-
vient mieux à la théologie ; celui-là, mieux
aux sciences. On le savait avant Bacon ; avant
lui, l'Europe était un grand théâtre d'expé-
riences. Copernic avait écrit sur les révolu-
lions du globe. Galilée en voyant osciller la
lampe d'une église, Newton en voyant tomber
une pomme, Black en voyant une goutte d'eau
se détacher d'un glaçon, concevaient des
idées qui devaient amener une révolution
dans les sciences. La conquête du verre, l'in-
vention du microscope et du télescope ve-
naient au secours du génie formé par la sco-
lastique. La grande erreur de Bacon, c'est
d'avoir écarté la religion et d'en avoir séparé
la science. L'esprit devient plus pur, plus lu-
mineux, plus fort, plus pénétrant, à mesure
qu'il s'approche de Dieu ; son union à Dieu
fait sa perfection. La science a son prix, mais
à sa place, dans la limite de ses utilités et, à
condition qu'elle respecte l'ordre social. Si,
au lieu d'éclairer, elle allume l'incendie, celte
science devient le pire des fléaux.
Le grand vice de Bacon, c'est que, sous
couleur d'expérience, il prend les sensations
pour matière unique des connaissances hu-
maines. Par là, il est l'introducteur de la psy-
chologie matérialiste qui réduit l'homme au
rôle de tube digestif. Gassendi applique ce
principe à la cosmologie des atomes crochus
et en tire l'épicuréisme. Hobbes l'applique à
la morale et en tire le bestialisme et le des-
potisme de Leviathan. Locke et Condillac
l'appliquent à la logique et ne voient dans
l'idée que le résultat de l'impression des sens.
Helvétius, d'Holbach, tous les pourceaux du
xviiie siècle sont les derniers représentants de
cette triste école. Bacon n'est pas le promo-
teur de la science, il est le patriarche de l'in-
crédulité.
Descaries, né en Touraine en lo'JG, ne se
borne pus à écarter la tradition ; il condamne
la raison au doute absolu et l'oblige à re-
conttituer, par sa pensée, la seule chose, dont
elle ne peut pas douter, la science des causes,
la conduite des hommes et la pratique des
arts. Sans scruter ses intentions, on reconais-
Bait qu'il admettait la religion de son prince
et de sa nourrice; il est. évident que Descartes
ne peut pas Bortir de son doute, même artifi-
ciel, puisqu'il le pose comme principe premier
et inéluctable ; et s'il ne sort avec sa raison,
Il est clair qu'il ne peut aboutir qu'au ratio-
nalisme. Les idées personnelles de. Descarl
n'ont retenu personne ; sa révolte contn
l'Ecole est devenue la révolte contre l'Eglise,
le christianisme el le Christ. De les théories
sont nés l'iiléalisme de Malebranche et de Ber«
clay, l'athéisme de Spinosa, le scepticisme de
Bayle, l'anéantissement de la raison, la ru
de la philosophie.
Bacon et Descartes ont été jusqu'à nos jours
les deux grands corrupteurs de la France et
de l'Europe, En pesant les choses avec li
balances de l'histoire, il faut croire aux pro-
pos de d'Alembert dans le Discours prélimi-
naire de l'Encyclopédie. Bacon et Ivscartes
sont, pour ce soi-disant philosophe, les deux
hommes qui ont montré aux bons esprits (à lui
par exempie)àsecouerlejoug delascolastique,
de l'opinion, de l'autorité, et par celte révolte
dont nous recueillons tes fruits, ils ont rendu,
à la philosophie, un service plus essentiel
peut-être que tous ceux qu'elle doit à leurs
illustres prédécesseurs. Un peul les regarder
comme les chefs des conjurés qui ont eu le
courage de s'élever les premiers contre une
puissance despotique et arbitraire (l'Eglise), et
qui, en préparant une révolution éclatante,
ont fondé un gouvernement plus justicier et
plus heureux. Avant eux.il y avait eu des
adorateurs d'Aristote et de Platon, des héré-
tiques et des libertins; eux, ils ont jeté les
bases, non pas de la philosophie, mais du
philosophisme, et, comme l'a dit Ad. Franck,
on peut déduire 8y et 93 du Cogito ergo
sum.
L'abîme invoque l'abîme. A l'influence, en
somme pernicieuse, de Bacon et de Descartes,
s'est ajouté de nos jours l'influence de Kant.
Sans exagérer l'importance de ce philosophe
et tout en reconnaissant que la pensée con-
temporaine contient quelques éléments de la
philosophie antérieure, force est de recon-
naître qu'a l'exception de la pensée chré-
tienne, les principales tendances de notre
époque, procèdent de Kant. Kant est regardé
comme le grand initiateur; sa doctrine est le
point de départ du mouvement philosophique
et social pendant la seconde période du
xix" siècle.
Kant, comme Descartes avait fait de la psy-
chologie, la base de la philosophie. Mais Des-
cartes après s'être enfermé dans sa pensée créa-
trice, s'empresse d'en sortir, pour s'attacher,
par la notion de Dieu, à la réalité d'un monde
extérieur. Kant, au contraire, critique la rai-
son pure, de manière à détruire le rapport de
ses spéculations avec la réalité. Puis, par une
inconséquence ridicule, il attribue, à la raison
pratique qui devrait prendre pour base les
idées de la raison pure, une autorité qu'il re-
fuse à la spéculation. De là, attribuant aux
sensations, la faculté de créer des idées, mais
dans les seules limites de la sensation même,
on arrive, par la donnée des idées et des phé-
nomènes, à un monde de pure- apparence.
Sous une phraséologie qui veut paraître pro-
17'»
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
fonde, et qui .nveni grotesque, Kant,
c'est le prophète de nihili-me.
Après Kant, on voit paraître, par voir de
genèse, de combinaison ou d'opposition, quatre
principaux &J -lemes :
I ' I ," p-ini béi«me germanique représenté par
Eichte, Schelling, Hegel, lu-ause, Schopen-
hauer.
2" L'éclectisme fiançais représenté par
Cousin et .«on école.
3° Le positivisme, représenté par Comte,
Littré, Darwin, Ruebner, Molescholt. elc.
4° La philosophie chrétienne avec ses di-
vers représentants.
Le panthéisme germanique procède de Kant
par voie de filiation directe : l'idéalisme de
Kant enfante l'autothéisme de Pi eh te, la so-
phistique de Ilégel, le pessimisme de Sehopea-
hauer et d'autres théories GOfl génères. L'éclec-
tisme français en procède par voie de com-
binaison entre l'élément germanique et la
psychologie cartésienne. Les rapports entre
le positivi-me matérialiste et le mouvement
Kantien, «ont d'abord une réaction contre les
exagérations idéalistes, puis une filiation des
germes évolutionnistes que renferment les
théories de Kant et de ses successeurs. La
philosophie chrétienne n'en procède que par
voie d'opposition ; elle est une réaction contre
tons les systèmes d'erreurs et une protestation
contre la grande hérésie du rationalisme.
Ces quatre écoles principales embrassent
des écoles secondaires, sans compter les écoles
composites, résultat de l'a: lion et de la réac-
tion des systèmes. Ainsi le panthéisme ger-
manique se décompose en idéalisme transcen-
(lantal et en idéalisme expérimental. Le po-
sitivisme se partage entre le panthéisme
psychologique, le darwinisme et le matéria-
lisme pur. Parmi les écoles nées des débris de
divers systèmes, on peut citer celle d'IIer-
bart. Mais par suite des circonstances de
temps, de lieux et de personnes, la mêlée de
ces systèmes a produit une foule de livres
répandus en Europe et en Amérique. D'ailleurs
la facilité des relations et la propagande ra-
pides des idées ne laissent pas que d'engen-
drer une certaine confusion. Pour l'amener
à une méthode simple et claire, le nombre
prodigieux des écoles et des systèmes, nous
tâcherons de combiner l'élément doctrinal
avec les divisions géographiques. De la sorte
nous pourrons mieux juger le mouvement in-
•?llectuel produit dans chaque nation et arri-
ver, par l'analyse, à une synthèse d'une irré-
cusable clarté.
Nous commençons par l'Italie.
L'Italie apparaît, au poète, comme la terre
de bons fruits et la mère des héros. A l'époque
où Virgile lui décernait cette louange, elle la
méritait. Partie de la chaumière d'Evandre, à
travers ses rois, ses tribuns et ses dictateurs,
Rome était devenue la capitale de l'univers.
Mais cette puissance eut son déclin. Les Coths
et les Vandales livrèrent Rome à Iputs bar-
bares soldats. Cette chute définitive du monde
ancien servit, dans les desseins de la l'rovi-
dence1 à transformer Home. La cité qui avait
eomrnaudé l'univers par les armes, lut appe-
lée a le ré^ir par la doctrine de vérité. aeSM
le gouvernement de son vieux pape, il n'y eut
plus d'empire avec des faisceaux et des con-
suls mu des empereurs : il n'y eu) qu'une Manie
mère Eglise qui enfanta et garda, mille ans et
plus, la fédération évangèlique de- peuples
chrétiens. De nos jours, Home est revenue au
mirage du haut empire; elle a voulu d'abord
commander à l'Italie une ; elle se prépare à
reconquérir le monde. Entreprise ridicule qui
la mène à tenir en échec la puissance dm pon-
tifes romains et à perdre le peu de vitalité qui
lui reste. Ce n'est pas avec des soldats de car-
ton et des pistolets en chocolat, toutes cai-ses
vides, qu'on refait l'empire d'Auguste.
L'Italie n'en est pas venue à ce renverse-
ment de sa condition chrétienne, amas avoir
été abusée par des sophistes. Yietor-Emma-
nuel et Cavour, les deux fantoches de cette
tragi-comédie, avaient eu, pour fourriers de
mauvais philosophes et, par suite, pour com-
plices, toutes les imbéciles passions des
hommes, surtout l'aveuglement. Il faut voir
cela de près pour savoir ce que cela vaut.
Au demeurant, cette éclipse momentanée
du sens chrétien en Italie ne nous fait oublier
ni ses gloires, ni ses espérances. L'Italie a
trop été nourrie par l'Eglise, pour n'être pas
la terre de bon sens et pour ne pas préparer
de nouvelles moissons de gloire. Son sang, sa
tète, son cœur, tout est catholique en elle;
elle verra passer les mirages et ressuscitera
fidèle à ses grands souvenirs, peut-être pour
les surpasser encore.
Ce qui constitue, à proprement parler,
l'Italie doctrinale, ce sont ses théologiens et
ses collèges. Pour la transition entre le xviii8
et le xixe siècle, elle avait eu un homme digne
de mémoire, Vico. Vico représente t rois choses :
1° l'opposition au cartésianisme, 2° une méta-
physique de bon sens, 3" une philosophie mo-
rale, sociale et historique. Dans les idées de
Yico, il y a du mélange et quelques erreurs;
mais il y a des idées d'avenir, qu'ont fait va-
loir de nos jours Ferrari et Michelet. Si bien
que Vico peu connu de son temps, se trouve
de nos jours, non pas un oracle, mais un po-
teau indicateur des secrets desseins de la Pro-
vidence.
Après Vico, nous tombons dans le sensua-
lisme, et, ce qui pis est philosophiquement,
dans le servilisme. En dehors des conceptions
chrétienne*, nous voyons se dessiner trois
ombres d'écoles : une école sensualiste, une
école allemande et une école spiritualiste.
C'est chose étonnante, comme l'esprit hu-
main, naturellement orgueilleux, se plaît aux
ornières et se pare de loques, signes accusa-
teurs de son néant.
Après Vico, la première école italienne est
celte pauvreté qui se traîne derrière Locke et
Condillac, dans l'ornière sensualiste. Ses re-
présentants, je ne dis pas ses coryphées, sont
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
i ; S
le PèB€ Suave et Gioja. Les sens cl l'empi-
risme dans L'ordre spéculatif, l'utilitarisme
dans L'ordre pratique : voilà le résumé de leur
philosophie. Par une initiative à noter, cur
elle a en un singulier retentissement, ils ap-
pellent à leur aide, la Blatistique, dans ses
rapports avec la morale, L'économie sociale
et la politique. Romagneai, qui appartient à
cette école, s'en dislingue en deux points :
c'est que, sans sortir du cercle des sensations,
il admet l'intelligence, comme faculté de ju-
ger, et qu'il se rapproche du spiritualisme
dans son Introduction à Pétude du droit publie.
L'autre école, positiviste et hégélienne, école
métis, compte parmi ses suflraganls, Joseph
Ferrari, Ausonio Franchi, Mazzarella, Yillari,
Arvigo, Trezza, Siciliani. Ces hommes sont à
peine des philosophes ; ce sont plutôt des sec-
taires qui se rattachent tantôt au positivisme
anglais, tantôt à l'illuminisme allemand, tou-
jours à la révolution italienne. Vera et Spa-
venla sont à la tête de l'hégélianisme ; Delzio
et Seltembrini marchent sur leurs traces. Ces
hommes, pour se donner une mine, je ne dis
pas une figure, modifient plus ou moins la lo-
gomachie de Hegel, mais sont des copistes.
Tous ces soi-disant philosophes sont tout sim-
plement des ânes attachés au ciroccio de Ga-
rihaldi et des Piémontais. Je ne relève pas
leurs impiétés : l'histoire n'est pas un ra-
ma-se-croltes de l'esprit humain.
L'école spiritualiste, de beaucoup la plus
importante des écoles d'Italie, avait débuté,
au commencement de ce siècle, par deux
géants, le cardinal Gerdil et Joseph de Maistre.
Gerdil, mort en 1802, attaque, dans ses nom-
breux écrits, avec une grande force, les prin-
cipes philosophiques, politiques et sociaux du
sensualisme et de l'Encyclopédie. Sur le ter-
rain de la philosophie, i! représente une sorte
d'éclectisme chrétien, armé en guerre contre
le rationalisme. Dans ses idées, on discerne
une certaine tendance vers l'ontologisme de
Malebranche. — Le comte de Maistre, mort
en 1821, est moins un philosophe qu'un
homme de génie, d'une spontanéité très ori-
ginale. L'idée mère de ses ouvrages, trop con-
nus pour qu'on en dresse la nomenclature,
c'est !a restauration du principe divin; c'est,
si j'ose ainsi dire, la réincarnation de Dieu et
du principe catholique romain, dans toutes
les sphères de l'activité humaine. En traits
immortels, il anathématise l'impiété du siècle.
« Lien qu'il y ait toujours eu des impies, dit-
il, jamais il n'y avait eu, avant le xvin0 siècle,
et dans le sens du Christianisme, une insur-
rection contre Dieu ; jamais surtout on n'avait
vu une conspiration sacrilège de tous les ta-
lents contre leur auteur, et c'est là précisé-
ment ce que nous avons vu de nos jours. Par
un prestige inconcevable. L'impiété s'est fait
aimer de ceux même dont elle était l'ennemie
mortelle. » En conséquence, le comte de
Maistre poursuit la restauration du christia-
ni me dans Tordre religieux, dans l'ordre mo-
ral, social, politique, scientifique et philoso-
phique. Cet homme est un des rauveuri de la
iété, si la société voulait faire lut.
(jui habet aures audièndi, audiat.
^. près Joseph de Maistre, Pascal Galuppi,
mort ci: 1Mb, continue la tradition du spiri-
tualisme italien. Galuppi est l'émule de \ Lctoi
Cousin ; il lui est toutefois supérieur en deux
manières : 1° il n'admet aucune compromis-
sion avec le panthéisme allemand el la Bopbuv
tique de Hegel ; ï" il professe un spiritualisme
chrétien, en harmonie avec le dogme catho-
lique, tandis que le spiritualisme de Cousin
reste en dehors de l'Eglise, et, s'il se prétend
orthodoxe, ne saurait atteindre à la véritable
orthodoxie. Autrement, Galuppi fait reposer
la philosophie sur la connaissance scientifique
de soi-même. A ce point de vue, Galuppi re-
présente, dans le spiritualisme italien, la psy-
chologie, Itosmini, l'idéologie, et Gioberti,
l'ontologisme.
Ici se produit une scission. Sous l'influence
des événements, une fraction desspiritualistes
italiens s'éprend des rêves de Mazzini. Sa phi-
losophie se meut en dehors des idées, des as-
pirations, des intérêts, des doctrines et de la
discipline de l'Eglise. Les représentants de
cette école sont Louis Ferri, Bonatelli, Can-
toni, Paoli, Bertinaria ; le plus connu est Ma-
miani. Dans ses écrits, il combat avec ardeur
les théories positivistes, matérialistes, darwi-
nisles ; le fond de sa métaphysique est l'idéa-
lisme platonicien, accentué dans le sens de
l'ontologisme. Au regard de l'Eglise, il a un
livre sur la renaissance catholique, qui pour-
rait s'intituler aussi bien : Destruction du ca-
tholicisme. Le fond de ses idées sur le pouvoir
temporel des Papes, sur les rapports entre
l'Eglise et l'Etat, sur la discipline et la hie'-
rarchie ecclésiastique, sont radicalement hos-
tiles. Par transformation de l'Eglise, il entend
l'asservissement de l'Eglise à l'Etat, sa mise
au service de la civilisation moderne.
Ces idées révolutionnaires, jetées en Italie
par les soldats du jacobinisme et de Napoléon
n'auraient pas pris racine dans le sol italien,
si, dés le temps de Gioia et de Komagnesi,
elles n'avaient pas conclu à la confiscation
des propriétés ecclésiastiques, à l'abolition
des immunités et des privilèges de l'Eglise.
On appelait cela libéralisme et sécularisation.
Si ces idées ont fini par prévaloir, si elles ont
produit de monstrueuses violations de la jus-
tice et du droit, si elles menacent l'équilibre
des Etats et la sécurité de l'Europe, c'est
qu'elles ont été préparées, prônées, propa-
gée de nos jours par des philosophes de haut
renom, Rosmini et Gioberti.
Antoine ltosmini-Serbati, né à Hoveredo
en 1797, mort en 1855, était un saint et sa-
vant prêtre : il avait fondé une nouvelle con-
grégation religieuse : c'est surtout, en notre
siècle, un des plus illustres représentants de
la philosophie chrétienne. Ce philosophe est
en même temps un critique de premier ordre.
Son Nouvel Essai sur l'origine des idées est un
monument de critique consciencieuse et éle-
4" G
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'Ê'iLISE CATHOLIQUE
vée. Sa philosophie proprement dite est un
mélange de saint Augustin et de saint Tho-
mas : mais elle apparaît revêtne d'idées nou-
velles, de pensées critique*, de théories origi-
nales. L'idéalisme de Platon, modilié dans un
sens chrétien, parait la théorie dominante et
le caractère fondamental de son système. Le
cardinal Gonzalez, dans, son Hhtoire de la
philosophie, a consacré vingt pages aux compte-
rendu des théories de Hosmini : nous ne pou-
vons qu'y renvoyer.
L'esprit révolutionnaire qui soufflait sur
l'Italie en 184S, s'empara de Hosmini et lui
dicta d'abord les cinq plates de l'Eglise, en-
suite la constitution de la justice sociale. L'ob-
jet de ces deux écrits est de découvrir et de
signaler, de nos jours, les maux qui affligent
et affaiblissent l'Église, et de proposer des re-
mèdes propres à les guérir.
Les cinq plaies de l'Eglise, d'après Hosmini,
sont : 1° Le manque de communication entre
le clergé et le peuple, à cause de l'emploi du
latin dans la liturgie ; 2° le manque d'union
entre les évêques, par défaut de conciles ;
3° le manque d'instruction dans le clergé in-
férieur ; 4° la nomination des évêques par le
pouvoir civil ; 5° le manque d'indépendance
sacerdotale à cause du budget des cultes.
Dans la constitution de la justice sociale, les
articles relatifs à l'Eglise, s'inspirent des cinq
plaies. Après avoir dit que les droits qui
viennent de la nature et de la raison, sont in-
violables, Hosmini demande : 1° Que l'Etat
garantisse à l'Eglise sa complète liberté d'ac-
tion ; 2° qu'il ne mette aucun obstacle, ni à
la célébration des conciles, ni aux rapports
des évêques avec le Saint-Siège ; 3° que l'élec-
tion des évêques soit faite par le clergé et le
peuple avec ratification du Pape; 4° que !a
presse soit libre, mais que la loi réprime ses
abus, et que l'Eglise garde son droit de cen-
sure, sans que l'Etat revête les peines ecclé-
siastiques d'une sanction pénale ; 5° que
l'Eglise, ses administrations, ses corporations
paient leurs impôts proportionnellement et
concourent aux élections suivant leurs reve-
nus. De plus, Hosmini défend le pouvoir tem-
porel ; il proclame, non seulement le droit,
mais la nécessité pour l'Eglise d'avoir des
administrations indépendantes et de posséder
des biens en terres.
« Est-il nécessaire, demanda Gonzalez, de
faire observer que le philosophe de Hoveredo
est plus perspicace en découvrant les maux
qu'en indiquant les remèdes. L'usage de latin
dans la liturgie n'est pas exempt de certains
inconvénients, mais l'usage contraire eu offri-
rait de plus graves. C'est à coup sûr un grand
mal que le manque d'une instruction supé-
rieure et plus universelle dans le clergé, mais
l'on ne remédiera à ce mal qu'en rendant à
l'Eglise et aux Evêques leurs biens. 11 est mal-
heureux que le pouvoir civil intervienne dans
l'élection des évêques ; mais le mal serait en-
core plus grand, si ce privilège était attribué
au peuple, à en juger par ce que nous voyons
dans les élections politique- et administra-
tives. — Ce qu'il faut a l'Eglise pour lutter
contre le mal et pour en triompher, ce ne
sont ni des liturgies en langues vulgaires, ni
des élections populaires d'évèqaes, ni d'autres
mesures qui ont une saveur du synode de
Pistoie. Ce qu'il faut et ce qui suffit, pour
qu'elle puisse pleinement accomplir sa mis-
sion, c'est que l'Etat garantisse sa liberté
d'action, et les droits qu'elle tient de l'Evan-
gile et des conciles ; c'est qu'on lui rende ses
biens et leur libre administration (1). » —
L'Eglise, en effet, forte de la force de Dieu,
pourvu qu'elle puisse user de l'élément tem-
porel et agir librement selon ses lois, trouve
dans sa foi, sa piété, sa discipline, un levier
suffisant pour soulever le monde.
Dans ces derniers temps, une lutte très
vive s'était engagée entre les thomistes et les
partisans de Hosmini. La philosophie de Hos-
mini déférée une première fois à l'Index, en
était sortie exempte de toute note fâcheuse.
Tout récemment, quarante propositions ex-
traites des ouvrages posthumes de Hosmini ont
été frappées de condamnation par l'Index.
Vincent Gioberti né à Turin en 1801, mort
à Paris en 1852, prêtre comme Rosmini, sut
moins bien garder la modération et l'austérité
propres au caractère sacerdotal. Entraîné par
la passion politique, italien exagéré, dit César
Balbo, il tomba dans des erreurs qui méri-
tèrent justement les censures de l'Eglise.
Néanmoins Gioberti, en tant que philosophe,
subordonne toujours l'idée philosophique à
l'idée religieuse. « La philosophie, dit-il,
n'est pas possible, si elle n'est fondée sur la
religion et dirigée par elle. » Son système est
d'aiïleurs essentiellement ontologiste. Le pro-
blème fondamental de la philosophie est de
rechercher et de connaître la nature de la re-
lation qui existe entre l'infini et Je fini, le réel
et l'idéal. Or, le premier être, la première
réalité, origine et raison de toutes les autres,
c'est Dieu. Dieu tire du néant les substances
finies. Cette formule n'est pas l'expression
d'une réflexion ou d'un raisonnement, mais
d'un acte intuitif, d'une intuition immédiate
et spontanée, qui nous fait voir l'être néces-
saire, les existences créées et la création qui
leur sert de lien. A l'intuition primitive de
cette formule succède la réflexion, l'acte de
la raison subjective, qui déroule peu à peu le
contenu de la première intuition. C'est en
cela que consiste la philosophie. Gioberti,
nous le répétons, soumet cette science à l'au-
torité dogmatique de l'Eglise ; cependant on
découvre dans ses écrits quelques propositions
entachées de panthéisme et de rationalisme.
Par exemple quand il dit que dans le premier
acte d'intuition, la raison de l'homme est vé-
ritablement, non substantiellement, la raison
de Dieu.
(1) Histoire de la philosophie, t. IV, p. 320.
UVItK QUATRE-VINGT-QUINZIEME
177
Dans son ouvrage posthume, inlilulé la
Réforme catholique de l'Eglise, Gioberti se
porle aux plus grands excès. Parmi les maux
dont souffre L'Eglise, ce philosophe compte :
le pouvoir temporel des Papes; l'excessive
dépendance des prêtres à l'égard des évèques
et des évèipies à l'égard du Pape, le jésui-
tisme, c'est-à-dire la prédominance des ordres
religieux dans la science, dans le culte et dans
la discipline ; le célihat ecclésiastique dans
quelques climats ; l'état d'oisiveté d'une partie
du clergé ; enlin l'inutilité de quelques insti-
tutions.
Comme remèdes a ces maux, Gioberti pro-
pose : l'abolition du pouvoir temporel ; la di-
vision des prêtres en deux classes, les savants
et les ânes qui laboureront les terres de
l'Eglise ; la réforme de l'enseignement théolo-
gique par la suppression de la scolastique ;
l'abolition de certaines pratiques du droit ca-
non et du culte qui l'ont perdre beaucoup de
temps ; l'abolition des jésuites ; la suppression
des ordres monastiques inutiles et la réforme
des chapitres cathédraux ; l'élévation, à l'épis-
copat, d'hommes remarquables par le talent
et le savoir ; la liberté et des garanties pour
le clergé au regard des évêques ; l'institution
de deux catégories de prêtres, les uns céliba-
taires, les autres mariés.
Ce programme, il n'est pas besoin de le
dire, fut admis par tous les impies qui rê-
vaient la conquête de l'Italie au profit des
idées révolutionnaires. Bertani, Mamiani s'en
firent des trophées. Cavour lui emprunta la
formule : L'Eglise libre dans l'Etat libre ; ou
plutôt l'Eglise libérale dans l'Etat païen :
c'est-à-dire l'Eglise non-catholique, réduite à
l'état de confession humaine et de hiérarchie
civile, dans une société rationaliste, soumise
au gouvernement des athées. Les ouvrages de
Gioberti sont tous à l'Index.
A l'autre extrémité de la péninsule, l'his-
toire salue en Sicile, une école spiritualiste
d'une irréprochable pureté. Pendant que Con-
dillac enseigne à Parme, Miceli enseigne à
Montréal et fonde une école dont l'ortho-
doxie catholique est l'élément fondamental,
mais où les nuances et les variétés ne man-
quent pas. Autour du chef, se distinguent
Rivarola, mort en 1822 et Zerbo mort en 1835.
Plus près de nous, Tédeschi professeur à Ca-
tane, mort en 1858. Mancini et D'Acquisto,
morts tous deux en 1868. Les deux premiers
s'inspirent beaucoup de Victor Cousin, mais
ramené à une stricte orthodoxie. D'Acquisto,
plus original, a écrit de nombreux et grands
ouvrages, tous dignes de la plus haute re-
commandation. La substance de son ensei-
gnement, c'est le spiritualisme des Pères et
des Docteurs, mais accomodé aux nécessités
de l'époque et à la situation des esprits.
Le nom de Cajetan Sanseverino est le pre-
mier qui se présentée l'esprit, lorsqu'on parle
de la philosophie de saint Thomas et de sa
restauration en Italie. Nul n'a plus contribué
au mouvement philosophique, soit par la sa-
vante revue Scienza et Fede soit par le grand
ouvrage Philosophia chrisliana cum antiqua et
nova comparât a. Ce monument, interrompu
par la mort de l'auteur, suffirait à sa. gloire ;
d'autant plus que ce qui y manque, a été, sup-
pléé par un autre ouvrage de l'auteur. Le
style est peut-être un peu Apre ; le critérium
trop rigoureusement scolastique. A part
quelques légers défauts, c'est un ouvrage so-
lide, consciencieux, grandiose. Ce traité jus-
tifie d'abord son litre : Philosophia : il pose
les problèmes dans toute leur plénitude, et,
après les avoir discutés avec une grande abon-
dance d'érudition, il les résout dans le sens
de la philosophie chrétienne. Cum antii/ua et
nova compam ta n'est pas moins noblement
justifié : opinions, théories, sentences des
philosophes de l'antiquité, des Pères de
l'Eglise, des Docteurs du moyen âge, de tous
les scolastiques de marque, enfin des philo-
sophes modernes, depuis Bacon et Descartes,
jusqu'à Schopenhauer et Hartmann : tout
cela se trouve exposé, discuté, réfuté ou dé-
fendu, avec une précision de doctrines et une
abondance de citations, qui révèlent une
lecture immense, à peine concevable dans
une vie d'homme.
Sanseverino a fait école comme Gioberti
et Rosmini, mais plus heureusement. Grâce
à la Scienza et Fede, et à la Civil (a cattolica;
grâce aussi à des académies de saint Thomas,
s'est produit un mouvement philosophique
d'une grande ampleur. Les ouvrages a citer
seraient innombrables; les noms à inscrire
dans les fastes de l'histoire, sont entre autres :
le Père Cornoldi, voué à la conciliation de la
science avec la scolastique ; le Père Taparelli
d'Azeglio connu par ses Institutions philoso-
phiques du droit naturel ; le Père Liberalore,
dont le nom a l'autorité des anciens ; le car-
dinal Zigliara qui a expliqué saint Thomas
comme saint Thomas s'expliquerait lui-même ;
Signorello, Prisco, Battaglini, Tongiorgi,
Gatti, moins illustres, non moins méritants ;
enfin Augusto Conti, auteur, entre autres,
d'une excellente histoire de la philosophie.
La restauration de la philosophie de saint
Thomas ne s'effectue pas ici d'après le servi-
lisme de la lettre, et en faisant des œuvres de
saint Thomas une prison. Cette école italienne
n'est pas une école fermée au progrès. A
côté des problèmes fondamentaux, toujours
nouveaux, toujours anciens, elle pose, dis-
cute et résout les problèmes amenés par le
travail des esprits et le mouvement du siècle.
A coup sûr, celte restauration est beaucoup
plus une philosophie nationale, par exemple
que l'animisme de Manciani, importé du
dehors. Même en faisant abstraction du point
de vue catholique, et en se bornant au philo-
sophique pur, on trouverait difficilement un
nom plus illustre, une philosophie qui réflé-
chisse avec plus d'étendue et de profondeur
le génie italien, que la philosophie de saint
Thomas.
En quittant Naples, nous montons à Rome.
178
HISTOIRE UNIVEHSELLE DE L'ÉGLISE l A/THOLIQUE
Rome Bi^ge de Pierre, est la capHale »lc
L'Eglise : c ssi la capitale de haut ensei-
gnement, des pures doctrine* et des grands
travuux. Pai le fait seul du gouvernement de
l'Eglise il Faut, a Home, une bouche qui
Bafiise a l'univers. Pour la formation typique
du clergé, il faut une abondance de doctrines
et une réunion de professeurs qui réponde
aux besoins de l'Eglise catholique. L'esprit
italien, nulle pari plus parlait qu'à Home,
se prèle à ces exigences et les surpasse par
ses qualités. Esprit fait de simplicité, de rec-
titude, de candeur el de prudence, de pro-
fondeur el de patience, l'esprit romain a su,
dans tous les siècles, illustrer le siège du sou-
verain pontificat. L'érudition, I histoire, la
philosophie, la théologie, le droit le solli-
citent ; il sait où il faut Carreler dans celle
étendue, comment il faut s'élever vers les hau-
teurs. De notre temps, comme dans tous les
temps, nous avons vu à Home des théologiens
de premier ordre, des historiens très érudits.
des eanonistes très entendus, et le difficile,
pour un historien, est de savoir se horner.
En histoire, nous mentionnons Del Signore,
Palma el Tizzani ; dans le haut enseignement
nous ne dirons rien de Mazella, de Buceroni,
de Franzelin ; nous parlerons seulement de
Perrone; et, au-dessus de tous, l'équité nous
oblige de placer le Père Ventura.
Le prince des théologiens contemporains,
Jean Perrone, naquit à Chieri, près Turin en
1194. Au sortir du collège de sa ville natale,
il suivit les cours de l'Université de Turin et
se fit recevoir docteur. Entré au noviciat des
Jésuites, il fut envoyé, l'année suivante,
comme professeur, à Orvieto. Après sept ans
de séjour, il était rappelé à Home, pour l'en-
seignement des élèves de la Compagnie. En
1823, Léon XII rendait aux Jésuites le
Collège Homain; le Père Perrone reçut l'ordre
démonter dans la chaire qu'avaient illustrée
Bellarmin et Suarez. En 1830, nous le trou-
vons recteur à Ferrare. En 1833, il reprend
l'enseignement de la théologie dans cette
chaire du Collège romain, qu'il ne doit plus
quilter que proscrit par les démagogues, ou
obligé par obéissance de se consacrer à
quelque autre œuvre. En 1S 48, il visitait
l'Angleterre. De retour à Home deux\ ans
après, il était en 1853, après trente-sept ans
de professorat, nommé recteur du collège
Romain.
En dehors de ses cours, le Père Perrone
avait quelque fonction à remplir dans sa com-
pagnie ; il était directeur de la Congrégation
dela Sainte Vierge, consulteur de plusieurs
congrégation?, reviseur des conciles provin-
ciaux, correcteur des livres des églises orien-
tales, membre de ta commission de l'imma-
culée-Conceplion, membre de plusieurs aca-
démies, examinateur du clergé et des évoques.
C'est dire que Grégoire XVI et Pie IX l'avaient
en haute estime et l'employèrent plusieurs
fois aux plus épineuses missions.
En dehors de cette vie active, le P. Per-
rone avait su trouver des loisirs, non seule-
ment punr étudier, mais pour écrire. En 18.(3,
il publiait se- Prxiectiones théologies en neuf
volumes; en 1845, il en publiait un co m pen-
dions en quatre volumes et une synopse en
un volume; en 1847, il donnait au publie sa
dissertation sur la déflnibilité de l'Iromacolée-
Conception ; en 1853, le Prttetlanlisme t% la
règle de foi, 3 vol ; et un volume analogue -ur
le /'rotes/uni et la Bible. En dehors de ces ou-
vrages de longue haleine, le Père Perrone a
composé différents opuscules et dissertations
sur !a symbolique de Mœhler, sur les doc-
trines d'Hermès, sur l'histoire d'Innocent III
par Hurler, sur une dissertation de Lamhrus-
ehini, la Théologie de Scavini et la lecture de
la Bible en langue vulgaire par Malou.
Cha-say, un de ses biographes, estime qu'en
1834, les ouvrages tbéo logiques de Perrone
avaient eu soixante éditions ; et il ne compte
pas les ouvrages reproduits séparément, non
plus que les traductions en français, en alle-
mand, en anglais et en arménien.
En relatant ces succès, il faut noter que les
ouvrages théologiques sont des ouvrages où
l'éloquence est mise de cùté ; où l'on ne
cherche pas à émouvoir les foules; où l'on
n'est fort que par la puissance de la vérité,
définie exactement, précisée avec bonheur,
prouvée avec force, présentée enfin de telle
manière, qu'elle doit emporter les convic-
tions, comme d'assaut. Nous ne pensons mal
d'aucun mérite de l'esprit; mais il nous
semble que le plus haut mérite est celui qui
consiste à se dépouiller volontairement de
toutes les ressources humaines de succès et de
n'accréditer la puissance de la vérité que par
la puissance de l'esprit .
Le Père Perrone ne fut pas créé cardinal,
mais rendit d'autant plus de services à
l'Eglise. Les dignités sont faites pour les pe-
tites gens qui, sans cela, ne seraient rien et
que l'histoire oublie volontiers; les hommes
de qualités rayonnent par leur propre mérite
et s'accréditent par leur propre puissance;
honorés ou disgraciés, ils poursuivent leur
tâche devant Dieu ; et quand ils entrent dans
la voie de toute chair, il est écrit que leurs
œuvres les suivent pour les glorifier devant
les hommes et les recommander à lo miséri-
corde de Dieu. L'humilité de condition du
Père Perrone ne l'empêche pas de prendre
place dans la glorieuse lignée des théologiens.
Joachim Ventura naquit à Palerme en 1792.
Le baron de Haulica, son père, le fit instruire
par des prêtres, dont son précoce esprit eut
bientôt épuisé toute la science. Comme il dé-
sirait embrasser la vie religieuse, sa mère le
conduisit chez les Jésuites, où il resia quelques
années et enseigna même la rhétorique. Soit
que son âme ardente ne se pliât pas à l'obéis-
sance absolue, soit que le souvenir du cardi-
nal Tommasi, cher à la noblesse sicilienne,
l'entraînât ailleurs, à 17 ans, Ventura entrait
chez les Théatins. L'année suivante, il était
ordonné prêtre et envoyé à Naples; là, son
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
47!)
éloquence dans la défense < l es ordres religieux
le lii nommer membre du Conseil royal de
l'instruction publique, distinction rare à c itrse
de La jalousie des Napolitains contre les Ôioi
lions. Procureur de ea congrégation, le Péri
Ventura fui envoyé à Rome. Lu 1835, LéonXIJ
le chargeait de prononcer IN loge funèbre de
Tic. VU. C'était un bu jet scabreux, par suite
du sacre de Napoléon. La Restauration se
rappelait avec colère ce sacre, qui avait légi-
time le pouvoir de l'empereur, l'ic VII ne
l'avait pas l'ail sans avoir beaucoup consulté,
beaucoup prié et longtemps réfléchi ; s'il
s'était décidé, c'était pour le bien de l'Eglise.
Ventura saisit, avec autant d'esprit que de
grâce, ce biais : il montra que ce sacre, con-
fère uniquement dans l'intérêt du royaume de
Dieu, procurait par surcroit le bien de tous les
royaumes. En effet, après une révolution qui
avait ébranlé tous les trônes, le sacre les
raffermissait tous, en intéressant au maintien
de la monarcbie, le plus terrible soldat de la
Révolution. Sans doute, pour le salui de tous
les princes, l'un d'entre eux avait été sacrifié
momentanément ; mais les rois n'ont pas été
établis pour le malheur des peuples et pour la
destruction de l'Eglise. Ventura ne se con-
tenta pas de le déclarer avec une sainte har-
diesse ; il en fournit la démonstration. Cet
éloge funèbre eut un effet immense : il eut
plus de vingt éditions et fut lu «tans toutes les
langues de l'Europe. Les gallicans toutefois
ne l'approuvèrent point ; l'orat- ur dut, toute
sa vie, se désintéresser de cette approba-
tion.
Léon XII avait nommé Ventura professeur
de droit public à la Sapience. Le jeune pro-
fesseur s'attaqua immédiatement aux erreurs
des philosophes et des légistes qui avaient
perdu les vieilles monarchies. Dans son noble
cœur, il estimait que le plus utile et le plus
glorieux talent de l'homme, après les fonc-
tions sacrées, c'est de dire toute la vérité et
de la dégager des nuages dont les passions
des hommes ne cessent de l'envelopper. A ce
labeur, il avait d'autant plus de mérite, qu'il
avait été élevé dans les principes de Locke,
de Condillac ; il y tenait avec une opiniâ-
treté, qui était l'un des traits de son carac-
tère. Alors, par une heureuse disposition de
la Providence, les ouvrages des Ronald et des
J. de Maistre tombèrent filtre ses mains. Ven-
tura comprit tout de suite que là était la vé-
rité ; il ne se contenta pas de se nourrir de
ees ouvrages ; il les traduisit en italien et fit tra-
duite VEuai sur l'indifférence de Lamennais.
Dès îors Ventura eut trouvé sa voie; il ne la
quittera plus. S'il étudia toute la tradition
française depuis Deseartee, ii ne s'y laissa pas
prendre. Son esprit, resta, -i j'ose ainsi dire,
fait de deux parties : la première empruntée
■ scobistique desaint Thomas et aux Pères
de l'Eglise, dont il possédait à fond tous les
ignementa ; la seconde prise dans les ou-
vrages de Bonald, Lamennais, de Maistre, les
restaurateurs contem] orains de l'idée catho-
lique romaine. C'esl ainsi que Dieu faisait, de
Joachim Ventura, une nouvelle puissance ao
servie* de le \ si tté.
Le Père Ventura n'avait d'autre ambition
que de servir l'Eglise, i ne négociation d'un
concordat qu'il avait heureusement conduite
avec le due de Modene, le lit demander [tour
archevêque de cette ville ; H refasa de
quitter lio/ue. ou il faisait ,a la jeunesse el dans
le peuple, le plus grand bien. Son Ordre l'en
récompensa en le nommant général le 2o lé-
vrier lK.'iO Après ces trois années de gétiéra-
lat, Ventura ne se dévoua qu'avec plus
d'ardeur à la prédication et à L'enseignement.
Les temps étaient changés. Grégoire XVI
n'avait pas, en Ventura, la même confiance
que Léon Ml et Pie VIII- A quelqu'un qui
lui demandait quel était le premier savant de
Home, Grégoire avait répondu : « C'esl le Père
Ventura. Nous avons sans doute des théolo-
giens, des apologistes, d»s publicistes, des
philosophes, des orateurs, des hommes de
lettres : il n'y a que le père Ventura qui soit,
en même temps, à lui seul, tout cela. » Mais il
estimait le savant plus apte à l'enseignement
qu'au gouvernement, et il y a, dans cette
présomption, quelque chose de vrai. Après
avoir employé toutes les forces de son esprit
à résoudre les problèmes de la philosophie, à
pénétrer les secrets de l'histoire, à sonder les
my-stères de la théologie et de l'Ecriture
Sainte, il est rare qu'on ait, pour les affaires,
beaucoup d'aptitudes et de goût. Le Père
Ventura se contenta donc d'instruire le peuple
de Uome et de lui enseigner des choses qu'il
sait si bien comprendre. Chaque fois qu'il de-
vait monter en chaire, l'égise de Saint-André
était pleine. Par l'ensemble de ses discours,
il avais pris, sur le peuple romain, une grande
autorité et avait conquis le titre de Bossuet
italien. Parole vraie, si vous l'entendez d'un
Bossuet populaire, d'un Cbrysostome de
petites gens, tandis que l'aigle de Meaux
était surtout l'orateur des princes ; aussi
quand la grosse cloche de sa cathédrale
annonçait le sermon de l'Evêque, les pauvres
disaient : Ce n'est pas pour nous aujourd'hui.
L'avènement de Pie IX fit cesser la disgrâce
de Ventura et le mit même en grand crédit,
lorsque ce pape résolut de donner à son
peuple autant de libertés qu'en comportaient
ses devoirs. Pie IX n'était pas le maître de
changer la constitution de l'Eglise; mais il
avait établi un gouvernement consultatif, qui
laissait aux députés et à la presse la faculté
suffisante d'exposer les vœux, les besoins et
les intérêts des masses populaires. C'était
assez pour être libre ; nulle oppression ne
pouvait subsister avec tant de lumière. Alors
il y eut une heure de grande espérance. Ven-
tura avait eu sa part à ce généreux dessein,
qui eût fait sa gloire s'il eût réussi. Le nom de
Lie IX fut acclamé, dans tout l'univers, avec
un merveilleux enthousiasme ; le Père Ventura
eut p.art à celte ovation. Chargé de prononcer
l'éloge funèbre d'O'Connell, il parla comme
180
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
un apôtre de la démocratie et comme un pro-
phèle des grandes Lois de la civilisation. Sa
parole provoqua un applaudissement univer-
sel, et Lacordaire, Bon émule, ne put at-
teindre h sa gloire. I>a révolution ne soutînt
pas longtemps celle ère de prospérité: ce
n'est pas la liberté qu'elle voulait, mais la
ruine de l'autorité. Pie IX dut quitter Rome :
Ventura ne le suivit pas à Gaète. Bien plus,
emporté par le désir de concilier l'Eglise avec
la démocratie et de rendre, au Saint-Siège,
son ancienne influence sur les peuples, il pro-
nonça l'éloge funèbre des morts de Vienne et
donna, au peuple, le jour de Pâques, la béné-
diction pontificale. Voici ce qu'il en dit dans
son testament : « Afin que mes confrères
n'aient pas à rougir de moi à cause des évé-
nements de 18'»9, auxquels j'ai paru prendre
part, je dois déclarer que je n'ai rien fait dans
ces circonstances difficiles, en opposition
aux sentiments de dévotion envers le Saint-
Siège, à la sainteté de mon caractère et à la
dignité de ma personne... J'ai toujours voulu
les vrais avantages du Saint-Siège, du pape,
du peuple romain et de mon pays, auxquels
j'ai toujours été sincèrement et profondément
dévoué. »
C'était une heureuse faute. S'il fût resté à
Rome, le cardinal Ventura neût pu faire,
dans les congrégations, que ce qu'un autre
peut faire aussi bien, peut-être mieux. Tandis
que quittant Rome, pour des motifs que nous
n'avons pas à apprécier, il venait accomplir,
en France, une mission certes très utile à
l'Eglise. Pendant les douze ans qui lui res-
taient encore à vivre, le Père Ventura fut, en
effet, un des chefs du mouvement catholique.
A Paris, et par là il montra la sincérité de
ses sentiments, il refusa de s'unir aux applau-
dissements de ses écarts en 1849 et prouva par
le fait qu'il ne confondait pas le libéralisme
avec la liberté.
Là ne se bornèrent pas ses efforts ; il se
porta de sa personne, avec une grande sûreté
de doctrine et une intrépide vaillance, à tous les
points où la bravoure et la conviction pou-
vaient rendre des services. D'abord, dans
l'état d'anarchie où élait tombée la France
de 1850, le Père Ventura se présenta, à la
jeunesse et aux hommes d'âge mûr, comme
un maître en philosophie. Dès 1827, il avait
publié avec une dédicace à Chateaubriand, un
gros volume intitulé : De melhodo philoso-
phandi. En France, il publia un opuscule sur
l'origine des idées et sur le fondement de la
certitude, un ouvrage contre les sémi-pé-
lagiens de la philosophie moderne et trois
volumes sur la philosophie catholique. Dans
Aventura philosophe, il y a deux hommes,
l'homme de la philosophie scolastique, le
disciple enthousiaste de saint Thomas, le dé-
fenseur énergique de sa doctrine ; il y a, en
même temps, l'homme d'un traditionalisme
modéré, le traducteur du Pape et de la Légis-
lation primitive, l'admirateur de leurs théories
sur l'origine de langage dans ses rapports
avec l'origine des idées et de la science. Le
traditionalisme se comprend comme interpré-
tation adéquate des faits de l'histoire ; il
s'admet comme réaction contre le vol tai na-
nisme et contre l'individualisme rationaliste
qui tend à prévaloir dans toutes les sphères
de la vie humaine. Mais, par exemple, le
Père Ventura distingue entre la philosophie
démonstrative et la philosophie inguisitioe; il
n'admet que la première et rejette la seconde ;
il va un peu loin quand il soutient que la re-
cherche est païenne, protestante, pernicieuse
et fausse. Tout au plus peut-on défendre
cette thèse dans le sens relatif; mais elle n'est
pas vraie au sens absolu et universel ; elle dé-
passe la pensée du philosophe, emporté par
la véhémence de son caractère et l'impétuosité
de son style. Malgré quelques phrases un peu
risquées, le Père Ventura n'a pas moins cou-
firmé la foi par ses discours et fortifié la pen-
sée philosophique par ses ouvrages.
Où le philosophe fut mieux inspiré, c'est,
en 1854, lorsque se séparèrent les deux écoles
de V Univers et du Correspondant. L'Empire
s'était fondé pour enrayer la pensée révolu-
tionnaire et sauver la France du socialisme.
Des catholiques qui avaient rendu à l'Eglise
des services, Montalembert et Lacordaire
notamment, s'en séparèrent sous ce prétexte
qu'il avait détruit la liberté; Y Univers resta
fidèle à l'Empire, tant que l'Empire resta
fidèle à l'Eglise. Là où des théologiens d'une
science médiocre, ne voyaient qu'une dé?er-
tion, le Père Ventura vit un devoir. Il n'est
pas permis d'avilir le pouvoir même lorsqu'il
n'est pas légitime, à plus forte raison lorsqu'il
n'y a pas de doute sur sa légitimité. Le pou-
voir vient de Dieu, qui se sert des hommes
pour gouverner le monde et veut qu'on leur
obéisse tant qu'ils ne commandent rien de
contraire à sa loi. Après le coup d'Etat, le
devoir n'était pas douteux ; Rome ne le laissa
pas ignorer. Qu'eussent gagné les catho-
liques à suivre Montalembert? A voir l'Em-
pire couler tout de suite dans la révolution et
à priver nos églises de vingt ans de paix, où
elles se préparent aux luttes qu'il faut soute-
nir aujourd'hui.
Le nom du Père Ventura, la franchise de
sa parole, la singularité même de sa position
furent, pour Y Univers, une grande force. Certes,
s'il eût eu quelque fiel dans le cœur, il se fût
bien gardé d'appuyer ses adversaires et de
mécontenter ses amis, pour défendre une opi-
nion appuyée par le Saint-Siège dont la vic-
toire assurait la prolongation de son exil. Do
tels sentiments n'entraient pas dans son âme;
l'exil ne lui rendait que plus chère la sainte
Eglise romaine. C'est pourquoi il suivit hau-
tement la voie qu'il jugeait plus utile à
l'Eglise ; il prêcha aux Tuileries une station
de Carême et quand il publia ses conférences
sur le Pouvoir politique chrétien, il pria
Veuillot d'en écrire l'introduction. C'est ainsi
qu'une division, qui devait être funeste, mo-
tiva la publication du ^///aôas.CommeGerbet,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
4SI
Ventura eut le courage d'appuyer le retour
aux saines doctrines de la politique chré-
tienne.
A pics le renouvellement, de l'enseignement
philosophique, Ventura soutint, la campagne
de l'Univers, en faveur des classiques chré-
tiens. Lui-même avait publié, à Rome, pour
les collèges, une petite bibliothèque contenant
les ouvrages les plus élégants des Pères de
l'Eglise ; et, dès 1844, avait composé un ou-
vrage latin sur la nécessité de rendre plus
chrétienne l'éducation de la jeunesse. Gaume
avait posé celte question de réforme par un
livre sur le Ver rongeur des sociétés modernes,
contre le paganisme insullé par l'emploi exclu-
sif des classiques païens. En conséquence, il
avait proposé l'emploi simultané des chefs-
d'œuvre païens et chrétiens, et réclamé, pour
les païens, qu'ils fussent sincèrement expurgés,
et chrétiennement expliqués. Une question po-
sée en ces termes n'eût pas même dû être dis-
cutée ; elle eût dû plutôt être étendue des
lettres aux sciences et à l'histoire. On ne voit
pas, en effet, qu'aucun dommage puisse résulter
d'une éducation foncièrement chrétienne, au
moins pour des chrétiens. L'Univers appuya
cette notion. Un homme qui s'était arrogé,
en France, à peu près sans titre, une dictature
d'opinion, Dupanloup, tomba à bras raccour-
cis sur les sauvages qui rêvaient de christiani-
ser l'enseignement et pour joindre l'exemple
au précepte, fit représenter Philoctète en grec
par les élèves de son petit-séminaire. Les ca-
tholiques romains naturellement n'étaient pas
de cet avis ; les bons évèques, notamment le
cardinal Gousset, abondaient dans le sens de
Gaume. Le Père Ventura ne fut pas d'un autre
avis, et, après une effroyable tempête, Pie IX
donna gain de cause à Gaume qu'il éleva même
à la prélature. La passion des catholiques li-
béraux fit avorter l'Encyclique du Pape. Et
depuis la société française se précipite de plus
en plus vers le gouffre du paganisme.
La question subsiste toujours, non seule-
ment pour les petits, mais surtout pour les
grands-séminaires. Un ne comprend pas que
les Pères de l'Eglise soient, pour nous, des
étrangers et même des inconnus. Des gens qui
ne connaissent pas leurs pères, deviennent fa-
cilement des bâtards. Il ne suffit pas de rendre
classiques les Pères jusqu'à la rhétorique et
de les connaître en gros par quelques notions
d'histoire littéraire ; il faut les rendre clas-
siques pour les étudiants en théologie ; il faut
initier à leur connaissance par un bon cours
de patrologie ; il faut pousser même les élèves
à l'adoption d'un Père qu'ils étudieront toute
leur vie. De la sorte, la lecture, l'étude con-
tinue et approfondie des Pères donne aux
idées une particulière rectitude, aux esprits
une plus sainte vigueur, aux âmes une plus
apostolique résolution de sainteté.
I)ans cette pensée, le Père Ventura ne se
n tenta pas de ses ouvrages philosophiques;
il voulut encore, dans ses discours, montrer
au clergé ce qu'on gagne à l'étude des Pères.
T. XV.
En particulier, il donna une Impulsion très
vive, un mouvement de retour vers saint
Thomas d'Aquin, son auteur de prédilection.
Le Père Ventura montra quelles richesses on
trouvait dans saint Thomas, Le plus étonnant
génie, avec saint Augustin et après saint
Paul ; il en révéla beaucoup dans ses homé-
lies el ses conférences; il sut mettre en lu-
mières les pensées admirables que leur pro-
fondeur môme tenait cachées ; il lit voir enfin
que, pour la philosophie, la théologie, l'in-
terprétation d'une partie des Ecritures, c'est
le maître, c'est le docteur des docteurs, que
nul n'a dépassé, ni même égalé. Mais, malgré
sa clarté et sa précMon, sa langue se rappro-
chant de celle des Anges, est quelquefois
d'une simplicité si sublime qu'elle n'est pas
facilement comprise. Tous ceux qui ont
étudié saint Thomas, savent combien il faut
le lire, le relire, le méditer pour le pénétrer.
Par sa trop vive clarté, sa lumière intellec-
tuelle, comme celle des PZsprits, échappe à
nos faibles yeux. Dans les dernières années
de Grégoire XVI, il y avait, à Rome, un do-
minicain espagnol qui commentait saint
Thomas par les écrits des Pères, et décompo-
sait en quelque sorte cette grande lumière
pour la mettre à portée des esprits communs.
Après l'avoir entendu, il fallait confesser
qu'en lisant la Somme, on avait à peine saisi
la surface, et que, sans commentaire, la subs-
tance même reste cachée.
Le Père Ventura parut dans les chaires de
Paris lorsque le Père Lacordaire en descen-
dait : Dieu l'avait choisi pour continuer
l'œuvre des conférences. Un dominicain et un
jésuite, par leur éloquence, avaient attiré les
esprits dans les voies de la vérité ; le théatin
les dirigea d'une main plus savante et les con-
duisit jusqu'à la connaissance du Verbe de
Dieu, sans quoi il n'y a pas de chrétien par-
fait. Ses prédécesseurs avaient converti et
sauvé beaucoup d'âmes ; mais ils les nourris-
saient du lait de la doclrine et non du pain
substantiel de la vérité : ils proportionnaient,
comme saint Paul, leurs discours à la capa-
cité de leur auditoire. Combien ils durent se
réjouir lorsque la génération qu'ils avaient
formée, se trouva capable de goûter les
leçons du Père Ventura. Avec quelle admira-
tion les catholiques l'entendirent exposer si
clairement les questions de philosophie et de
théologie nécessaires à l'intelligence des
Saintes Ecritures. « J'ai entendu, disait
Berryer, saint Paul parlant à l'Aréopage et
remuant, avec son accent d'étranger, tous les
esprits et tous les cœurs. » Jugement d'autant
plus remarquable que le Père Ventura n'avait
pas cet élan, cette passion, qui rendaient si
puissante la parole de Lacordaire et de
Berryer ; mais il éclairait, il échauffait, il
transportait par l'intensité même de la lu-
mière. On était ravi de se sentir élevé au-des-
sus des régions ordinaires de la pensée hu-
maine et comme illuminé des clartés de la
parole divine. Quelles beautés, quels enseigne-
31
482
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ment--, quelle sagesse I el aussi quelle a utorité!
Ventura Dédisait rien qui ne fût dans la tradi-
tion , c'est là qu'il trouvait des explications
-i belles, HÏ neuves, si hardies el en même
temps si vraies, si anciennes, si touchantes,
qu'elles avaient dû être comme inspirées par
1 Esprit-Saint.
Nul orateur français depuis Bossuet, n'avait
eu une connaissance si approfondie de 1 Ecri-
ture et des Pères. Il y a deux manières de
prêcher : Tune selon la science, l'autre selon
la sagesse : c'est la doctrine de saint Paul. Le
dernier siècle avait rendu plus nécessaire le
discours selon la science ; le Père Ventura
nous ramena le discours selon la sagesse de
Jésus-Christ. Pour mieux faire connaître le
divin Maître, il n'ouvrait pas seulement les
Ecritures ; il invoquait les Papes, les Evèques,
les conciles, les grands docteurs, qui nous
initient à tous les secrets de la révélation.
C'est ainsi que Notre-Seigneur continue de se
révéler dans tous les siècles.
Ce fut l'œuvre du Père Venlura de faire re-
vivre chez nous ce genre tradilionnel de pré-
dication. Ce qu'avait commencé sa parole, il
l'achevait par ses écrits. Nous avons cité déjà
ses écrits philosophiques et le pouvoir poli-
tique chrétien ; nous devons citer maintenant
l'Ecole des miracles, les conférences sur les
paraboles de l'Evangile, sur les femmes de
l'Evangile, sur la passion du Christ, le vo-
lume sur Marie, mère de Dieu, mère des
hommes, et surtout les quatre volumes de
conférences sur la raison philosophique et la
raison catholique. Lorsque ses discours
n'avaient pas épuisé un sujet, il les appuyait
d'un livre, d'un traité de philosophie et d'his-
toire, c'est ainsi qu'il écrivit un volume sur
la question du pouvoir, deux sur la femme
catholique et un sur la sainte Vierge. En
l'entendant, il semble qu'on entendait tous les
échos de la tradition, toutes les voix des
Pères et des conciles, toutes les déclarations
des Papes, l'Orient et l'Occident unis en-
semble. Avant tout, sur les Ecritures, il repré-
sentait Cornélius et saint Thomas. Lorsqu'il
mourut, en 1861, Pie IX lui envoya sa béné-
diction. L'évêque de Versailles, après lui
avoir administré les derniers sacrements, le
salua comme un Père de l'Eglise. A quoi
Ventura, embrassant l'évêque, répondit:
J'embrasse l'Eglise sur mon lit de mort : il
l'embrassait comme une indestructible vita-
lité dont il avait été l'un des agents les plus
illustres.
Pendant les épreuves contemporaines de
l'Eglise, après le Pape, défenseur nécessaire
de ses prérogatives, les plus en évidence
figurent les hommes qui, avec la plume du
journalisme, combattent le bon combat.
L'Italie, si fertile en esprits ingénieux, si dis-
tinguée par son esprit théologique, n'a pro-
duit pourtant que deux journalistes de
marque, Giacomo Margotti et David Alber-
tario. Sous Pie IX, durant ce long assaut que
dut soutenir l'intrépide Pontife, l'homme qui
collabora le plus efficacement à sa résistance
fut le rédacteur en chef de YUnita caltolica.
Margotti, par la sûreté du coup d'oeil et par la
décision de sa parole,, était une puissance; sa
plume valait [dus qu'une armée. Savant au-
tant que publicistê, il publia, outre son
journal, les Victoire* de VEgliie sous le Pon-
tificat de Pie IX, puis Rome et Londres, pa-
rallèle où, mettant en comparaison la capi-
tale de l'Eglise avec la moderne Carthage, il
prouve que Londres, même sons le rapport
du bien-être matériel, le cède à Home. Son
successeur dans l'arène, David Albertario
était né à Filighera, en 1840, d'une trèshono-
rable famille d'industriels. Un oncle l'initia
aux éléments des lettres ; à dix ans, il sui-
vait les cours du collège de Pavie. En 1864,
il vint à Home, suivit pendant quatre ans les
cours de l'Université grégorienne et en sortit
docteur. Prêtre en 180'.», il entra tout de suite
à la rédaction de Y Osservatore cattoiieo. A
partir de ce jour, la biographie de don Alber-
tario, c'est l'histoire de Y Osservatore, histoire
pleine de luttes, de douleurs et d'espérance.
Comme la milice de presse n'est pas encore
classée parmi les services d'Eglise, Albertario
fut, en supplément, professeur titulaire de
dogme et d'éloquence sacrée au grand-sémi-
naire de Pavie. En suivant cette voie progres-
sive, qui est la voie de tout homme d'action,
Albertario, non content de sa collaboration
à YOsservalore, fonda le Popolo Cattoiieo,
journal populaire et le Léonard de Vinci,
revue d'art chrétien. Malgré l'écrasant labeur
de cette triple rédaction, Albertario trouvait
encore le temps de conquérir une réputation
d'orateur, qui égale, si elle ne surpasse sa
renommée d'écrivain. Orateur, il ne se con-
tenta pas de la chaire sacrée, il alla dans les
assemblées laïques et y soutint avec force la
cause des classes laborieuses. L'œuvre de ce
brave soldat ne s'impose pas à l'attention par
de majestueux volumes; c'est comme une
masse énorme, faite de petits éléments : ar-
ticles de journaux et. de revues, opuscules de
combat, sermons, conférences, coups de feu
quotidiens, voués à l'oubli, mais honorés par
leur dévouement toujours, quelquefois, par la
victoire.
L'Italie traversait alors une période ter-
rible de son histoire. Les partisans de Ros-
mini mettaient en désarroi les tètes ecclésias-
tiques ; Cavour, avec son unité, favorisait
toutes les passions. Comme tous les en-
nemis d^ l'Eglise, Cavour aimait à avoir des
complices dans le haut clergé; il en avait mis
un sur le siège de Milan et cet ami de Cavour
considérait {'Osservatore comme une peste.
Qu'un prêtre journaliste ait des ennemis
parmi les adversaires de presse qui reçoivent
ses coups et parmi les fonctionnaires du ré-
gime qu'il combat, cela se comprend ; mais
qu'il ait des adversaires et des ennemis parmi
les prêtres et les évêques dont il défend la
cause, cela ne se comprend plus, mais s'ex-
plique suffisamment par la lâcheté humaine.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIEM]
\h:\
Albertario cul donc des ennemis dont ta
nombre et L'animosité attestent sa haute va-
leur. Il n'eu est pas moins triste de le voir
oblige de st; défendre.
Pendant que ce brave combattait aux
avant-postes, exposé à recevoir une Italie en
pleine poitrine, ils eut des 0 ravi qui s'appli-
quèrent à l'abattre en lui portant, entre les
épaules, des coups de couteau. D'abord on
lui reprocha de manquer de douceur envers
ses adversaires, reproche insensé qui, du
miel de saint François de Sales fait un vi-
naigre pour aigrir les apologistes. Ensuite, il
fut menacé de suspense a divinis, parce qu'il
soutenait l'opportunité de la délinilion dog-
matique de I Immaculée-Conception, menace
lâcheuse pour la mémoire de l'Ordinaire, au
moins depuis la définition du concile. En der-
nier lieu, il fut accusé d'avoir dit la messe
une fois après avoir pris une tasse de café;
et, pour que le coup portât plus sûrement, il
fut incriminé dans ses mœurs. C'est l'accusa-
tion qui se porte de préférence contre tout
prêtre qu'on vent assassiner, sans tacher ses
mains de sang. David dut soutenir, pour sa
justification, deux procès : deux procès dont
il sortit victorieux, mais qui lui coûtèrent
l'un 20 0UO, l'autre 60 000 francs. En sorte
que si ce prêtre calomnié n'eût pas eu
80 000 francs dans sa poche, il eût dû, quoique
innocent, porter les stigmates de la calomnie.
J'avoue qu'à sa place, j'aurais méprisé ces
viles morsures, justiciables certainement de
l'implacable mépris des gens honnêtes. Oui,
j'ai dit la messe après avoir mangé un bœuf,
et ce qu'il y a de plus fort, c'est que je l'ai
mangé sans boire. Oui, j'ai abominablement
forniqué, et si vous piochez dans mon jardin,
vous trouverez vingt squelettes d'enfants,
fruits clandestins de mon libertinage. Mais
laissez-moi passer et permettez que je conti-
nue d'aller chaque matin à l'ennemi.
En présence de ce juste mépris, l'autorité
devrait prendre elle-même, spontanément ou
sur requête, la défense de ses prêtres. Quand
un soldat porte bravement le mousquet ou le
drapeau devant l'ennemi, il n'est pas passible
du conseil de guerre; ses chefs se font
l'honneur de le couvrir. Justice expéditive et
économique, d'autant mieux venue, que les
trois quarts et demi du temps, ces accusations,
venues de haine imbécile ou maladroite, ne
tiennent pas debout ; et fussent-elles plus
compliquées, plus habiles, il y a dans la con-
naissance des hommes et dans le coup d'œil
de la probité, un moyen prompt et décir-if
d'en découvrir la fraude. Mais qu'il faille dé-
penser 'le si grandes sommes, pour garder la
réputation d'honneur, dont on est le posses-
ir incontestable; qu'il faille payer si cher
la tentence d'un tribunal qui vous rendra une
justice strictement due, c'est là une évidente
infirmité et un désordre certain. Pour reven-
diquer ainsi son honneur, il faut, ce semble,
}e ne dis pas y avoir manqué dans unecertaine
mesure, mais il faut en douter cl laisser voir
qu'on en doute. Et quand le tribunal vous a.
rendu justice, l'opinion veut douter à -on lour-
de L'équité du jugement, «le L'innocence du bé-
néficiaire. Que si c'est la, pour les établi
inouïs humains, une infirmité nécessaire, il
faut abandonner ces réflexions. Mais, pour
nous, nous voulons croire qu'il y a Lieu a
modifier une procédure qui aboutit a d l
pareils résultats.
Malgré le gain de ses deux procès, don
Albertario n'en était pas mieux avec l'arche-
vêque de Milan. Les subalternes qui circonve-
naient ce pauvre prélat, en obtinrent môme,
contre le vaillant journaliste, la défense de
prêcher et même, un instant, la suspense a
aivinù. C'est le second volume tle mon histoire.
Du moins ce pauvre victime sortit encore de
ces épreuves, et parce que le pape Léon XIII
voulut le soutenir comme l'avait soutenu
Pie IX et parce que, à son jubilé sacerdotal,
évêques, prêtres, professeurs, journalistes,
simples catholiques, hommes d'Ltat, tous se
réunirent dans un concert d'éloges qui dé-
passe toute imagination.
Les problèmes posés par la démocratie
chrétienne, poussée à l'exaspération par la
misère, amènent, dans l'Italie du nord, des
soulèvements populaires et des émeutes à
main armée. Le gouvernement de l'Italie
usé, cause fatale de cet apauvrissement gra-
duel du pays, déclare l'état de siège et incar-
cère don Albertario, comme l'un des complices
de ces désordres. L'imputation était insensée ;
on ne cause pas de désordres en disant brave-
ment la vérité; on les prévient. Albertario est
condamné à trois ans de prison, pêle-mêle
avec des démocrates, des radicaux, des révo-
lutionnaires et des voleurs. Grand honneur
pour la magistrature italienne et plus grand
honneur pour le défenseur de l'Eglise. Il ne
manque plus rien à sa gloire.
Albertario est une noble figure qui appelle
l'attention de l'histoire. Italien, ami de la
France, dévoué à l'Eglise, il s'est mêlé, comme
publiciste, à tous les combats de notre temps.
Après don Margotti, don Albertario estlhomme
dont l'œuvre est grande comme la valeur. On
le compare à Louis Veuillot. Comme Veuillot,
il a la vigueur, l'ardente conviction, l'infati-
gable activité, la largeur d'esprit qui em-
brassent simultanément tous les sujets. Comme
Veuillot, il a construit son édifice, au milieu
des contradictions; il a délayé son mortier
avec des' larmes, combattu même par ceux
qui auraient dû être naturellement ses protec-
teurs; attaqué dans sa foi, ses convictions et
ses mœurs ; finalement, comme les pires mal-
faiteurs, traîné au bagne. Un écrivain qui
soufire persécution pour la justice est assuré
que son œuvre est bonne, qu'elle porte des
fruits, et que, ne pouvant ni l'entraver, ni la
détruire, on s'en prend à l'homme lui même.
Les épreuves de la vertu confirment, du reste,
les exploits de la pensée, et tous les adver-
saires de tels hommes ne peuvent qu'ajouter
un rayon de plus à leur auréole.
484
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
L'Espagne es) un paya qui a dû, pour re-
conquérir son unité, soutenir une croisade de
huit siècles ; elle s'est personnifiée dans le Cid
Campéador, le héros de toutes les prouesses.
L'esprit de foi a donné, à l'Espagne, une par-
faite rectitude de jugement, une impitoyable
intransigeance; la continuité des combats a
nii>, dans son sang, une inépuisable ardeur.
A ce titre, l'Espagne tient une grande place
dans l'histoire des lettres, des arts et de Ja
théologie, comme dans l'histoire politique des
temps modernes. Dans les temps anciens, elle
avait déjà produit Lucain, les deux Sénèques
et plusieurs autres ; depuis, on lui doit Ray-
mond Lulle, Raymond de Sébonde, Molina, et
Suarez, en qui, dit Bossuet, on entend toute
l'école. De nos jours, la patrie de Murillo, de
Zurbaran et de Vélasquez, de Caldéron, de
Lopez de Véga et d'Alonzo de Ercilla est bien
tombée ; mais elle est restée savante et brave.
Si les commotions politiques et les discordes
civiles n'avaient pas épuisé ses forces, elle
trouverait, dans son génie, un renouveau de
grandeur.
A l'époque présente, pour mieux apprécier
Je mérite des docteurs espagnols, il ne faut
pas les croire plus isolés qu'ils ne le sont du
mouvement général des idées en Europe. Au
xvnr siècle, le sensualisme de Locke et de
Condillac avait eu, en Espagne, des échos
fidèles, jusque dans les ordres religieux ; et,
en ce siècle, Pereira, Ferez Jovellanos ne
s'étaient pas élevés beaucoup plus haut que
leurs devanciers. Cette faiblesse philosophique
fut justement combattue parles Pères Vidal
etÀlvarado. Leurs réfutations n'empêchèrent
pas le rationalisme de pénétrer en Espagne ;
moins par l'action de la France, que par l'in-
fluence plus lointaine, mais plus efficace, de
Krause et de Hegel. Castellar et Py y Margall
sont les seuls écrivains de cette sorte dont le
nom ait franchi les Pyrénées. Au reste leur
succès fut fortement combattu par la Summa
pkiloso/jhica de Koselli, les écrits dAlreida et
de Zévallos. C'est alors que parut le grand
philosophe de l'Espagne contemporaine, Bal-
mès.
Jacques-Lucien Balmès était né en 1810 à
Yich en Catalogne. Enfant, il était d'une santé
débile et d'une extraordinaire puissance d'es-
prit. Au terme de ses études, il fut ordonné
prêtre et attaché, comme professeur de ma-
thématiques, au collège de sa ville natale. Le
jeune homme qui, à Vich et à l'Université de
Cervera, avait étudié profondément la Somme
de saint Thomas et agité dans son esprit tant
de problèmes, ne pouvait pas rester long-
temps confine dans les humbles horizons de
l'enseignement classique. Déjà atteint du mal
qui devait l'enlever jeune, il se sentait impa-
tient d'agir sur un plus grand théâtre. L'état
de l'Espagne le provoquait d'ailleurs à sortir
'I'' son obscurité et son génie ne pouvait pas
rester sous le boisseau : C'était le temps de la
mort de Ferdinand VII ; la minorité d'Isabelle,
la régence de Christine mettaient tout sens
dessus dessous en Fspagne. La soi-disant ré-
gence d'Kspartero avait remis aux main- d'un
ennemi de l'Eglise, le timon des affaires. Les
évoques étaient proscrits, les congrégations
religieuses spoliées. Balmès écrivit une petite
brochure des Observations sur l'importance po-
litique, sociale et religieuse des institutions
monastiques, Cet écrit un peu jeune est, du
reste, tellement fort, qu'il valut, a Bal m
une sentence d'exil. Le régent et ses satellites
commettaient des crimes sans excuse possible ;
ils crurent s'innocenter en frappant leur cen-
seur de proscription. C'est ainsi qu'opèrent les
brutes au pouvoir. Tout briser, tout tuer; on
verra après; mais on ne verra rien que l'im-
bécillité ou la chute des persécuteurs.
Déjà Balmès, établi à Barcelone, sous la
direction du sage et savant Boca y Cornet,
avait débuté, avec son ami Ferrer y Sobinana,
dans la revue périodique intitulée : La Reli-
gion. Après la chute d'Espartero, Balmès
vint se lixer à Madrid ; nature essentiellement
militante, il avait écrit dans deux revues inti-
tulées la Civilisation et la société ; il fonda à
Madrid El Pensiamento de la Nacion et se pré-
senta à sa patrie comme formant, à lui seul,
une puissance de la vérité. Les articles que
publia Balmès dans divers recueils, ont été
réunis sous le titre de Mélanges religieux, phi-
losophiques, politiques et littéraires. C'est là
qu'on le retrouve tout entier avec la fécondité
de ses aperçus, l'élévation constante de sa
pensée, la rectitude de son jugement et l'ar-
deur de son patriotisme. N'eût-il écrit que ces
articles, Balmès serait déjà un de ces hommes
que leur mérite tire de la foule et classe parmi
les patriciens de la pensée.
Cette guerre d'escarmouches mena Balmès
à considérer les périls que courait sa patrie
par l'invasion de la philosophie allemande et
les complots du protestantisme anglais. Dans
le sentiment vrai du péril, il voulut joindre, à
la guerre de broussailles, la guerre plus déci-
sive des grandes publications, élevées comme
des remparts, contre les assauts de l'ennemi.
On doit à son zèle patriotique et pieux :
1° Corso de filosojia elemental en plusieurs vo-
lumes ; 2° Lettres à un sceptique, 1841 ; 3° FI
criterio, in-8&, 1845 ; 4* Filosophia fondamen-
tal, 4 vol. in-8°, 184G; 5" El protestantismo
comparado con el catholicismo en sus relationes
con la civilisation, 3 vol. in-8°, 1848; 6° un
opuscule sur l'art d'enseigner la religion aux
enfants ; 7° une étude sur Pie IX pontife et
souverain. — Dans deux rapides voyages, Bal-
mès avait visité l'Angleterre et la France; il
mourut le 9 juillet 1848, encore dans la fleur
de l'âge.
Le cours de philosophie à l'usage des écoles
publié en Espagne, dès 1837, a été réédité en
Allemagne ; nous regrettons qu'il ne l'ait pas
été en France, où nous manquons encore d'un
bon cours de philosophie. El criterio n'est
qu'un manuel de logique pratique, entremêlé,
comme la Logique de Port-Boyal, de réflexions
d'un grand intérêt. Des pensées ingénieuses,
LIVItE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
485
parfois profondes, presque toujours dictées
par un parfait bon sens, y sont développées
dans un style élégant, un peu diffus. L'auteur
y suit le mouvement de sa pensée, sans s'at-
tacher s l'ordre didactique. Un chapitre sur
le choix d'une carrière se place entre une
théorie de l'attention et des considérations
métaphysiques sur la possibilité et l'existence.
Ces questions ne sont pas généralement ap-
profondies dans leurs principes et si quelques
pages affectent un caractère spéculalif, elles
ne servent qu'à relier entre eux, les conseils
et les réflexions pratiques auxquels l'ouvrage
emprunte tout son prix.
Les quatorze lettres à un sceptique com-
plètent le Critérium, mais seulement pour
une classe de lecteurs. Le scepticisme qui met
les âmes en dehors de la vérité et leur en ôte
même le souci, était alors moins la maladie
de l'Espagne, que le fléau de l'Allemagne et
de la France. Balmès oppose, à cette maladie
de l'âme, des arguments de religion, de phi-
losophie et de morale ; il parle de la pluralité
des cultes, de l'éternité des peines, du sang
des martyrs, du traitement évangélique des
passions, de l'amour de soi, de l'humilité
chrétienne, de l'influence des sentiments reli-
gieux, du progrès et de la tolérance, du pan-
théisme allemand, de l'éclectisme écossais et
de la philosophie de l'avenir. C'est une dis-
cussion de jeunes gens ou plutôt de jeunes
esprits, pleins d'ardeurs et d'espérances,
mise en échec par une erreur qu'il s'agit
d'écarter. Balmès s'y montre fidèle à lui-
même, précis et éloquent.
La Philosophie fondamentale n'est pas une
philosophie dans le sens ordinaire du mot;
c'est un ensemble de discussions sur les points
capitaux de la philosophie. Au lieu de s'in-
génier à la construction de l'un de ces sys-
tèmes gigantesques qui s'élèvent, qui tombent
avec une égale rapidité, l'auteur nous déclare
que, dans l'ordre intellectuel humain, la
science de l'absolu n'existe pas. Le premier
de ses quatre volumes est consacré à la certi-
tude, question mise en vogue par Lamennais.
Balmès ne se borne pas à répondre au philo-
sophe français; il étudie et discute successive-
ment les théories de Platon, de saint Thomas,
Descartes, Malebranche, Leibnitz, Dugald-
Stewart. Cousin, Kant, Fichte, Schelling, He-
gel et met chacun à sa place. Dans les autres
volumes, il étudie les sensations, l'idée, l'éten-
due et l'espace, l'unité et le nombre, le temps,
l'infini, la substance, la nécessité, la causalité,
questions qui le ramènent à la grande erreur
du temps, le panthéisme. Ces questions, Bal-
mès les traite l'une après l'autre, avec une
grande clairvoyance, surtout au point de vue
du bon sens. « Je ne me flatte pas, dit-il, de
fonder une philosophie ; j'ai voulu examiner
seulement les questions fondamentales de la
philosophie ; trop heureux si je contribue,
pour une faible part, à élargir le cercle des
saines études, ;'i prévenir un péril grave, l'in-
troduction dans nos écoles d'une science
chargée d'erreurs, et les conséquences désas-
Ireu-es de ces erreurs. »
« Balmès, dit le cardinal Gonzalez, n'a pas
L'originalité qui a uniquement en vue d'inven-
ter quelque système nouveau. Mais, en re-
vanche, Balmès possède l'originalité propre à
la science, qui l'éclairé, la développe et la
complète ; l'originalité qui jette une vive lu-
mière sur la vérité, qui la défend contre les
attaques de ses ennemis, qui conserve et aug-
mente le patrimoine intellectuel du genre hu-
main : sur le terrain vraiment philosophique,
dans les sciences métaphysiques, il n'y a pas
d'autre originalité, surtout après que l'idée
chrétienne est devenue à la fois la base et le
plus haut sommet de l'idée humaine. A ce
point de vue, Balmès est le type du philo-
sophe chrétien. La base essentielle de sa phi-
losophie est la philosophie de saint Thomas
qui donne la solution la plus synthétique et la
plus compréhensive des problèmes fondamen-
taux de la philosophie. Mais sur cette base
une, sûre et ferme, on peut élever des édifices
qui offrent une variété considérable, dans leur
ensemble, dans leur organisme, dans la beauté
et dans les rapports de leurs parties. Dans
l'édifice élevé par Balmès, à côté de l'élément
thomiste, on distingue le psychologisme car-
tésien, l'harmonisme dynamique de Leibnitz
et l'empirisme idéologique de l'école écos-
saise (1). »
Le protestantisme comparé au catholicisme
est une réfutation de V Histoire de la civilisa-
tion de Guizot. Guizot, disciple de Calvin,
avait écrit cette histoire au point de vue
étroit et faux de son dogmatisme ; il avait été
conduit, sur le rôle de l'Eglise catholique, à
des erreurs nombreuses et graves ; il avait
même fait assez peu de cas des directions de
la Providence. L'histoire pour lui s'expliquait
par les formes du gouvernement, comme elle
s'expliquait pour Cousin, par les idées et pour
Thierry, par les races. Leur conclusion com-
mune, c'est l'éviction de l'Eglise et son rem-
placement par le rationalisme, instrument fa-
tal de toutes les dissolutions et funeste ache-
minement vers les dernières catastrophes.
Balmès s'empare de ce fait complexe de la
civilisation en Europe; il en discute les
causes ; en discerne les éléments et en cons-
tate les grands résultats. Par l'analyse exacte
des faits d'histoire, par la lumière qu'il ré-
pand sur ces faits, il met à nu l'inanité des
prétentions protestantes ; il dénonce, au con-
traire, le protestantisme, comme l'élément gé-
nérateur du libéralisme, du socialisme, et de
tous les monstres d'erreurs qui menacent de
dévorer les peuples euréopens. Bossuet, avant
lui, avait attaqué le protestantisme sur ses va-
riations doctrinales, et le prenant au collet,
lui avait dit : Tu changes, donc tu es I erreur.
Mcehler avait attaqué cette même erreur sur
(1) Histoire de la ]>hilosoi>hie, t. IV, p. 472.
480
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
le (lui de ses doctrines positives et prouvé
qu'elles impliquent la négation du péché ori-
ginel ri de la rédemption, en d'autres termes,
la négation du christianisme. Bal mes laissant
de coté L'œuvre de salut éternel par la reli-
gion, se borne à considérer le protestantisme
dans ses rapports avec notre existence; ici-bas.
Toutes les objections base'es sur l'intérêt so-
cial, sont débattues et réfutées avec autant de
vigueur que d'éloquence. Dans cette sphère
des intérêts, Balmès a su êire l'égal de Bos-
suet et de Mœhler. Cette trilogie épuise en
quelque sorte la controverse contre le protes-
tantisme. Le protestantisme à l'origine était
une révolte contre la monarebie des Papes,
et, sans le Pape, il enteudait revenir à un ca-
Ibolicisme plus pur. Depuis, le libre examen
a dévoré le corps des divines Ecritures ; il n'a
su qu'aligner une série de zéros sans unité
qui leur donne quelque valeur. Ce n'est plus
une religion, ce n'est même plus un lieu pour
en faire une. C'est plutôt une impiété qui
Aient se foudre dans le grand courant révo-
lutionnaire, et qui, annihilée comme dogme et
comme communion, n'est plus qu'un agent de
dissolution nationale.
Balmès a pris rang, dans nos idées et dans
notre estime, à la suite des grands défenseurs
de l'Eglise, Joseph de Maistre, Louis de Bo-
nald, Lamennais. S'il est mort jeune, la place
qu'il a prise à côté de ces grands penseurs
n'en est que plus belle et plus honorable. Sans
doute, il ne possède pas la force d'intuition,
ces mots heureux et puissants, cette invariable
rigueur de principes qui distinguent le pre-
mier ; il n'égale pas le second dans la profon-
deur de son induction, dans la marche lumi-
neuse et féconde de sa logique ; il est évidem-
ment en dessous du troisième quant à la vi-
gueur de la pensée, l'entrain du raisonnement
et la magniticence de style ; mais il possède
toutes ces différentes qualités à un degré telle-
ment élevé, que cet ensemble fait de lui l'un
des esprits les plus éminents de notre siècle.
11 a, de plus, une lucidité d'expression telle-
ment transparente, un ordre si parfait dans
l'exposition de ses idées, dans le développe-
ment de la discussion, une si grande habileté
pour résumer les doctrines qu'il examine, un
tact si sûr pour les juger qu'on serait testé de
le placer au-dessus de ceux qui lui furent
réellement supérieurs sous d'autres rapports.
Balmès est un de ces maîtres dont le poète
a dit : Oui quasi cursores vifaï lampada traduni.
En 1809 naissait, dans l'Eslramadure, un
enfant qui reçut au baptême le nom de Juan,
et qui fut Donoso Cortès, marquis de Valde-
gamas. A seize ans, il avait terminé ses études
littéraires ; à dix-neuf, il sortait de l'école de
droit. Successivement professeur, homme po-
litique, ambassadeur d'Espagne à Berlin et à
Paris, il mourait en 1853. Cette vie hélas! si
courte, fut remplie d'événements et illustrée
par d'incessants ouvrages. Dès l'âge de vingt
ans, il opinait en public comme conseiller de
la couronne et faisait brèche chaque fois dans
l'opinion publique. Dans ses motions pre-
mières toutefois, -'il étail catholique, il sui-
vait inconsciemment l'impulsion du rationa-
lisme et, selon la mesure où il tombait dans
cette erreur, se condamnait à l'impuissance.
! H jour vint où, veuf de sa femme i I -on en-
fant morte, seul au monde, il s'éleva dans la
foi pure jusqu'à en faire la règle souveraine de
toutes ses pensées et de ses actes. Alors il
rendit des oracles. En 18'»'.), encore inconnu,
il devint par son discours sur la dictature,
non seulement une célébrité, mais une auto-
rité. En 1850, par un discours sur la situation
générale de l'Europe, il s'installait dans la
gloire parle plein droit du génie. Bientôt il
écrivait, pour la Bibliothèque nouvelle de Louis
Yeuillol, son Essai sur le catholicisme, le libé-
ralisme et le socialisme, ouvrage qui fut lu de
l'Europe entière. Entre-temps, on s'enquérait
de ses précédents ouvrages, de ses correspon-
dances diplomatiques, discours de circons-
tances, articles de journaux, lettres. Lorsqu'un
homme s'est imposé ainsi à l'opinion, de lui,
on veut tout connaître. Preuve que le genre
humain, si faible soit-il, garde le sentiment de
sa destinée et se sent obligé envers la vérité de
Dieu.
On a publié, en Espagne, les œuvres com-
plètes de Cortès ; on a publié en France trois
volumes extraits de ces oeuvres complètes.
Ces trois volumes ne comprennent guère que
les écrits de Cortès depuis ce qu'il appelait
sa conversion : c'est la substance de son
génie.
« Cet illustre philosophe espagnol, dit le
cardinal Gonzalez, n'est pas un philo^-ophe
dans le sens rigoureux du mot ; c'est plutôt
un écrivain qui. grâce à l'originalité native et
à la force immense de son talent, commu-
nique une saveur philosophique aux problèmes
religieux, sociaux et théologiques qu'il dis-
cute et qu'ii renouvelle. Son ouvrage capital,
à ce point de vue, est V Essai sur le catholicisme,
dont la tendance nettement traditionaliste,
avec des nuances de scepticisme, contraste
avec la direction indépendante, mais modérée,
de la Philosophie fondamentale par Balmès.
« Donoso Cortès est le J. De Maistre espa-
gnol, qui veut ramener l'Europe et le monde
à Dieu, dont ils se séparent de plus en plus et
qui tombent d'abîme en abîme ; qui veut que
l'Eglise catholique occupe de nouveau le trône
de l'Europe et constitue l'axe central du
monde ; qui veut que le principe surnaturel et
divin pénètre toutes les parties de la société,
informe et vivifie l'homme individuel et social
dans toutes les sphères. Mais le marquis de
Valdégamas, qui est supérieur à De Maistre
par la magnificence de son style, par l'éléva-
tion de certaines idées, par la profondeur de
la pensée, par les éclairs que jette son génie,
exagère et dénature l'importance du critère
théologique, au point de tomber daus le tra-
ditionalisme et d'ouvrir la porte au scepti-
cisme.
« Pour Donoso Cortès, la théologie est non
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
4X7
seulement lu première, la plus noble
sciences ; uni-; tile est la science universelle*
la science qui « contient et embrasse toutes
les autres ». Pour L'illustre publicisle, l'enten-
dement humain est faillible, à tel point qu'il
ne peut jamais être certain de la vérité, et,
bleu plus, que « l'incertitude est d'une ma-
nière essentielle dans tous les hommes, qu'un
les considère associés on isolés ».
Les paroles de Donoso Cortès sur l'univer-
salité et l'omnipotence de la théologie, dési-
rent s'entendre cum grano salis. Ce que dit
l'orateur de l'infirmité rationnelle de l'homme
et de l'indispensable nécessité de la foi, n'est
pas plus répréhensible. Une congrégation
romaine a même défendu V Essai sur le catho-
licisme contre les bavures d'une imbécile cri-
tique, et une Revue de Modène a expliqué
en quel sens il faut prendre ce que censure
Gonzalez. Le cardinal, au surplus, ne contre-
dit pas ces réserves.
« Pour juger avec équité le marquis de Val-
dégamas, dit-il, il ne faut pas s'en tenir aux
règles générales de la critique, d'après les-
quelles le sens réel d'une phrase doit être dé-
terminé, eu égard aux antécédents et aux con-
séquents. 11 faut, en outre, ne pas perdre de
vue que Donoso Cortès est de la race des
écrivains dont la parole va quelquefois plus
loin que la pensée, entraînés qu'ils sont vers
les formules et les thèses absolues. Après
tout, qui sait si, dans cent ans ou même dans
quelques années, les hommes de bonne vo-
lonté ne regretteront pas que les peuples de
l'Europe et les gouvernements n'aient pas
conformé leur marche aux règles de l'auteur.
Qui sait si ce que nous regardons comme des
exagérations, comme des thèses paradoxales
de Donoso Cortès, ne sera pas regardé un
jour comme des prévisions conformes aux
mouvements de l'histoire, comme l'expression
authentique des véritables nécessités poli-
tiques, sociales et religieuses de notre
époque ?
'< Quoi qu'il en soit, le nom de Donoso Cor-
tès restera toujours comme relui d'un type
achevé de noblesse castillane, de bonne foi, de
science profonde et de piété chrétienne (1). »
Après Balmès et Donoso Cortès se produit,
en Espagne, un travail intellectuel d'une
particulière étendue et d'une singulière
grandeur. Nous nous bornons à citer : en
philosophie, Orty y Lara, Campoamos, Pi-
dal, Monescillo, Camara, Comellay, Fajar-
nès, Catalina, Nieto ; en politique et en
histoire, Canovas de! Gastillo, Menendezy Pe-
layo, Vincent La Fuenle, Garcia Rodrigo,
Riano, Bravo, Téjado, François d'Aguilar,
Rivas; en droit, C a r ramolino, Alonzo Marti-
ne/, Rioojoza, Itodriguez y Cépeda ; en théo-
logie, les Pères Sanchez et M endive.
L'Espagne, toujours vaillante, si -avante et
si sage au dernier Concile, avait donné, à
l'Eglise, dans la première moitié de ce siècle,
Balmès, le prince des philosophes contempo*
rains, et Donoso Cortès, le prince des doc-
teurs en politique. Dans la seconde moitié du
m\ siècle, elle a fourni, à la défense de la
religion, d'autres soldais, et, parmi eux,
d'abord un voltigeur d'avant* gardon, Sirda y
Salvany. Don Félix Sarda y Salvany naquit
a Sabadelle, près de Barcelone, d'une famille
de fabricants intelligents et honnêtes. Fils
unique, il montra de bonne heure, pour l'étal
ecclésiastique, une vocation très décidée.
Entré au séminaire de Barcelone sous la di-
rection des Jésuites, il fut cultivé avec zèle,
dans son entendement et dans son cœur,
pour l'esprit sacerdotal. Itetiré ensuite au
pays natal, loin du bruit de la capitale de la
Catalogne, qui eût pu nuire à son salut, il y
resta constamment prodiguant à ses compa-
triotes tous les biens et soutenant cet aposto-
lat de la plume qui exerce, en Espagne, pour
la propagande catholique, une si forte in-
fluence. Peut-on imaginer une biographie,
plus simple ? Et, dans une vie si simple, peut-
on trouver une série d'œuvres plus brillantes
que n'en a fourni ce vaillant prêtre ? Depuis
son retour au foyer, sans avoir visité autre ville
que la capitale du monde chrétien, il s'est illus-
tré par le nombre et la qualité de ses publica-
tions. A partir de 1867, presque au moment de
sa sortie du séminaire, voyant la révolution
livrer, à l'Eglise, une guerre cruelle, il entra
en campagne et, avec «les articles périodiques,
des feuilles volantes, des opuscules, lui rendit
coup pour coup. La forme qu'il affecta spécia-
lement fut la forme populaire. Directeur de
la Reoista popular de Barcelone, il donnait
d'abord en articles ses études, puis les réu-
nissait en volumes de cinquante ou soixante
pages. De cette sorte, il composa une ency-
clopédie populaire qui offre des leçons de
théologie morale, de piété et de prosélytisme.
Parmi ses leçons de théologie populaire nous
pouvons citer : La Bible et le peuple, Jeûnes et
abstinences, Le mariage civil, Le concile, Le
purgatoire, Le culte de saint Joseph, Le culte
de la sainte Vierge, Le culte de l'invocation des
saints, Le mystère del'lmmaculée-Conception,
Le protestantisme, Effets canoniques du ma-
riage civil, La chaire et le confessionnal, Le
Pater noster, Les peines de l'enfer, La gloire du
ciel. Parmi les œuvres morales, nous mention-
nons : Au sermon ! A une dame... et à beau-
coup d'autres. Café et billard, Maison et ca-
sino, Le sacerdoce domestique, Le clergé et le
peuple, L'esprit paroissial, Biches et pauvres,^
Minuties catholiques. Parmi sesœuvres de piété
nous distinguons: Bref exercice pour honorer
chaque jour du mois consacré;» saint Joseph,
Petit mois de mai , Dévot exercice de réparation
pour les trois jours de carnaval, Pieuse neu-
vaine à la lrè-> sainte Vierge du Salut, Pieuse
neuvaine à la sainte Vierge dans sa glorieuse
Assomption, Pieux octavaire au doux enfant
de Belen dans le très saint Sacrement, La voix
[i] Histoire de lu philosophie, t IV, p. 476.
488
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE t'ATHOLlnrc
du carême, Montserrat, Le mois de juin con-
sacre au Sacré Cœur, Octavaire .1 Jésus ressus-
cité. Enfin, parmi ses écrits de combat contre
la grande erreur du xix' Biècle, le libéralisme,
don Sarda a dressé de nombreuses batteries;
entre autres : Caractères de la lutte actuelle,
Choses du jour relatives aux catholiques libé-
raux et à certains scrupules, L'Apostolat sécu-
lier ou manuel du propagandiste catholique,
Le laïeisnic catholique, Le mal social et son
remède eflicace, La dynamite sociale, Masso-
nisme et catholicisme, Manuel del'apostolal de
la presse, Les mauvais journaux, Tout le pro-
blème, La secte catholique libérale, La main
noire ou les petits poulets de la dernière cou-
vée libérale. Dans tous ces écrits, sous une
forme populaire, don Sarda expose, avec
autant de profondeur que d'exactitude, l'inté-
grité de la doctrine catholique. Soldat de
l'Eglise militante, zouave consacré à la défense
du Saint-Siège, il continue dans ses écrits,
cette croisade de huit siècles, qu'ont soutenue,
avec tant d'héroïsme, le fils des héros de Ca-
vadonga. C'est un Ségur espagnol, qui donne
de grands coups d'épée sans s'amuser à les
envelopper d'un sourire.
Le nom de Sarda n'avait pas passé la fron-
tière, lorsque, en 188i, le rédacteur de la
Revista popular publia Le libéralisme est un
péché. Dès longtemps, le libéralisme avait été
un crime ; il était devenu, pour certains catho-
liques, une grossière illusion ; Sarda y Sal-
vany montra qu'il est, contre la foi, un péché
grave. Son livre fut dénoncé à l'Index par
Don Pazos, chanoine de Vich, auteur d'un
ouvrage intitulé: Le procès de l'intégrisme. Le
procès de l'intégrisme fut mis à l'Index et le
libéralisme est un péché sortit indemne, honoré
des suffrages de l'Eglise ; depuis, il a passé, en
traduction, les Pyrénées et la mer; il s'est
répandu dans tout le monde chrétien. C'est,
comme les précédents, un livre de combat,
mais avec plus de développements et plus de
fondement sur la théologie pure. Au point
de vue de l'exactitude, les théologiens y ont
relevé quelques fautes, comme, par exemple,
d'avoir classé le libéralisme, dans le prédica-
ment philosophique de l'athéisme. Pour le
combat toutefois, c'est une machine excellente,
une catapulte qui lance ses projectiles à bonne
adresse et fait mouche partout où elle frappe.
Don Sarda y Salvany a pris, par cet écrit, une
place à la suite des plus vaillants lutteurs de
son pays ; il n'atteint pas à la hauteur de
Cortès et de Balmès, mais il sert la même
cause avec une égale décision et une même
vaillance.
De l'Espagne nous montons en Angleterre.
L'Angleterre, autrefois l'île des Saints, ne
donnait plus à l'Eglise, depuis Henri VIII,
d'autres saints que les martyrs. Pendant trois
siècles, son martyrologe est toute son histoire.
Jusqu'au xix" siècle, la Grande-Bretagne n'est
plus, au point de vue catholique, qu'un pays
de mission^, soumis à un vicaire apostolique,
'est en 1850 qu'elle se rattache à la hié-
rarchie catholique et rentre dans l'histoire par
les hommes de doctrine que lui départ la di-
vine Providence. Le premier à tous égards est
le cardinal Wiseman.
Au commencement de ce siècle, le comte de
Maistre prédisait l'apparition d'un génie en-
cyclopédique, aussi familier avec les vérités
découvertes par la science qu'avec les vérités
enseignées par la religion et chargé par Dieu
de faire admirer leur harmonie. « Attendez,
disait-il, l'homme de génie qui va paraître et
qui, fort de l'affinité naturelle de la science et
de la religion, les réunira dans une admirable
lumière, pour mettre un terme aux mauvais
siècles d'incrédulité que traverse le genre
humain ». Jusqu'à ce jour, il nous semble
que peu d'hommes ont aussi bien répondu
que Wiseman au pronostic de J. de Maistre.
(juel autre a pu embrasser avec autant de pé-
nétration un plus grand nombre de sciences?
(Juel autre a su exposer avec plus de clarté,
de méthode et d'agrément, le fruit de ses per-
sévérantes recherches? On peut lui appliquer
ce qu'il a dit lui-même de Leibnitz, dont il
a suivi les études comparées avec plus d'es-
prit chrétien et un art plus parfait d'écrire :
«Un seul rayon, en traversant son génie, était
réfracté en mille nuances variées, toutes
claires, toutes brillantes, toutes fondues les
unes dans les autres, par des gradations
presque imperceptibles, non pas d'ombre,
mais de lumière. Dans ses écrits, nous sui-
vons ce rayon multiforme jouant à travers
toute l'étendue de la science ; et si nous re-
montons jusqu'à sa source, nous découvrons
que toutes les variétés émanaient d'un seul
principe, d'un courant vif et lumineux de
pensées philosophiques ». La gloire de Wise-
man est d'avoir poursuivi à lui seul cette har-
monie des sciences et de la religion, que le
Père Gratry n'attendait que d'une ligue de
penseurs ; et si cette gloire appartient à
l'Eglise catholique, elle doit surtout rayonner
sur l'Angleterre! Ce cardinal, disait Pie IX, a
été, pour l'Angleterre, l'homme de la Provi-
dence.
Nicolas Wiseman naquit en 1802, à Séville,
d'une famille irlandaise. James, son père, avait
une maison de commerce à Waterford, et une
à Séville ; miss Strange, sa mère, descendante
d'une famille ruinée par Cromwell, possédait
encore quelques débris de sa grande fortune.
Dès son enfance, Nicolas fut témoin des ma-
gnificences du culte et des ardeurs de la foi ;
il y puisa ce goût des cérémonies et cette puis-
sance de conviction qui préparaient sa mis-
sion future. A cinq ans, il revint en Angle-
terre et y reçut, dès lors, une éducation es-
sentiellement anglaise, gage certain de ses
succès pour l'avenir. Après deux années pas-
sées dans une pension de Waterford, il en-
trait, en 1810, au collège de Saint-Cuthbert,
près Durham, et y passa huit années ; il eut
entre autres, pour professeur, l'historien Lin-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
gard ; sous la direction de bons maîtres il
s'y lil ce tempérament de virilité et d'énergie
qui le caractérisera toujours.
En 1H1S, Nicolas Wiseman parlait avec cinq
autres jeunes gens pour Homo ; il devint, au
collège anglais, désert depuis longtemps,
suivre les grands cours de théologie, avec
l'espoir d'en rapporter un jour, à sa patrie, la
lumière. Docteur au terme de ses études,
prêtre en 1825, il fut, en 1827, nommé pro-
fesseur de langues orientales à l'Université de
Home et chargé, par Léon XII, de prêcher de-
puis l'Avent jusqu'à Pâques ces nombreux
Anglais qui viennent passer l'hiver (tans la
ville sainte. La prédication n'empêcha pas,
du reste, l'ardent professeur de poursuivre
ses études. En 1828, il en fournit la preuve en
publiant ses Horx syriacx. C'est un recueil de
dissertations savantes. La première est diri-
gée contre un théologien anglican, Thomas
Home. Ce théologien prétendait que la langue
syriaque n'a pas de terme pour dire représen-
ter, symboliser. Si donc Jésus-Christ a dit :
Ceci est mon corps, c'est parce qu'il n'avait
pas de mot pour dire : Ceci représente, si-
gnifie ou symbolise mon corps. Wiseman
montre que cette allégation irait à nier la di-
vinité de Jésus-Christ ; il découvre sa faus-
seté en produisant quarante mots syriens qui
signifient la même idée de représentation, et
en prouvant que les controversistes syriaques
basent précisément leur argumentation eu-
charistique sur l'autorité du mot est et l'ab-
sence des quarante autres mots qui eussent
pu exprimer l'hérésie protestante. — La se-
conde dissertation contient l'histoire des ver-
sions syriaques du texte sacré et en particu-
lier de celle qui est connue sous le nom de
/'eschito. L'auteur décrit ensuite, pour la pre-
mière fois, la version dite Carcapheusienne et
donne un choix de notes inscrites à la marge
du codex. Une élude sur un fragment sy-
riaque, relatif à la chronologie égyptienne,
termine cet ouvrage. Cet essai est écrit avec
une logique, un ordre, une science et une con-
venance qu'on trouve rarement réunis dans
un auteur de 26 ans.
Peu après, Léon XII nommait Wiseman su-
périeur du séminaire anglais; en celte qualité,
il célébrait, l'année suivante, sous Pie VIII,
l'émancipation des catholiques en Angleterre.
L'année suivante, il était élu membre de l'Aca-
démie de la religion catholique ; pour son en-
trée, il fit une lecture sur la stérilité des mis-
ions protestantes. Eu 1835, sur la proposi-
tion du cardinal Weld, il prononçait, devant
un auditoire d'élite, ses conférences sur les
rapports entre la science et la religion révé-
lée. Ces discours, publiés l'année suivante et
traduits en plusieurs langues, rendirent leur
auteur céèhre dans toute l'Europe.
A cette date, la doctrine catholique n'était
plu-, attaquée par la moquerie voltairienne,
qui ne prouvait rien et qu'on n'aurait pu em-
ployer sans honte , on l'attaquait sérieuse-
ment, au nom des sciences. Des sciences nou-
\ elles venaient de naître ou de se transformer.
On interrogeait la géologie, L'ethnographie, la
linguistique, le sciences physiques, l'astro-
nomie, la chronologie, l'histoire. On cher-
chait de tous côtés des objections contre la
vérité de la sainte Ecriture et contre le dogue'
chrétien. Réfuter à l'aide d'une science plus
complète les objections posées par une
science incomplète : tel est le but de Wise-
man. Les révolutions du globe, les évolutions
des langues et des races, les faits de l'archéo-
logie et de l'histoire, les zodiaques de L'Egypte,
les Védas de l'Inde, les Kings de la Chine, le
Zend-Avesta : tout cela lui est connu et
prouve, par son témoignage, l'absolue véra-
cité de la bible.
Depuis 183G, les diverses sciences dont Wi-
seman démontre, avec tant d'autorité, L'har-
monie avec la religion, ne sont pas restées
stationnaires. Plusieurs ont renouvelé leur
méthode et abandonné leurs premières hypo-
thèses, établi de nouvelles théories. Il peut se
faire que les conférences de Wiseman ne
soient plus à la hauteur de la science actuelle;
du moins son principe général est toujours
certain et ses conclusions sont toujours vraies.
11 lui restera toujours l'honneur d'avoir ou-
vert vivement la route et indiqué la méthode
qu'il faut suivre pour éclairer la science par
la théologie et défendre la théologie par la
science. Puisse l'exemple qu'il a donné avec
tant d'éclat lui susciter de nombreux imita-
teurs.
« Ce n'est point, dit-il, par des raisonne-
ments abstraits que nous convaincrons le
genre humain de notre amour pour le progrès
des sciences ; c'est en marchant hardiment à
la rencontre de la science ou plutôt en l'ac-
compagnant dans sa marche progressive, en
la traitant toujours comme une amie et une
alliée, en la faisant servir à la défense de notre
cause. Quand même il n'aurait pas reçu en
partage les talents nécessaires pour ajouter à
la masse de preuves déjà connues, chacun
peut faire servir ses études littéraires à ses
progrès religieux et à l'affermissement de ses
plus saintes convictions. Car si le nombre est
petit de ceux qui sont destinés par la divine
Providence à briller dans l'Eglise comme des
lampes ardentes, qu'on ne doit point cacher
sous le boisseau, chacun a cependant une
lampe virginale à entretenir, une faible mais
précieuse lumière, à tenir toujours allumée
dans son âme, en l'alimentant sans cesse par
une huile nouvelle, afin qu'elle puisse lui ser-
vir dans le rude sentier qu'il doit suivre et
qu'il ne se trouve pas dépourvu au moment
de l'épreuve ».
Ces conférences montrent de quelles hautes
sciences étaient nourris les élèves du collège
anglais et quels missionnaires ils devaient
former pour la conversion de leur patrie. Sur
ces entrefaites, le directeur de la chapelle
royale de Sardaigne à Londres, obligé de
faire un voyage en Italie, pria Wiseman de le
suppléer [tendant son absence. Heureux de
'i'JO
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
celle première occasion d'évangéliser ses com-
patriotes Wisemao prêcha chaque dimanche,
avec mi Lel succès, que le vicaire apostolique
du district de Londres lui demanda une sta-
tion pour Sainte-Marie de MoorGeld. Le doc-
teur accepta et consacra ses premières confé-
rences -à L'étude de la question fondamentale,
qui, une fois résolue, sert à résoudre toutes
le.i aulres. Quelle est la règle de foi légitime?
esl-ce la règle de foi catholique ou la règle de
foi protestante? Faut-il admettre comme fon-
dement des croyances chrétiennes une auto-
rité vivante établie par le Sauveur dans
l'Eglise et préservée par lui de toute erreur?
Peut-on n'admettre d'autre autorité suprême
infaillible, en fait de doctrine religieuse, que
la parole de Dieu écrite? Pour répondre à ces
questions, l'orateur interroge l'ancien et le
nouveau Testament. Non content d'assertions
vagues, il analyse une série de textes, les dé-
composant par mots et par phrases et les
vérifiant au moyen d'autres passages. La con-
clusion est que Jésus-Christ a réellement cons-
titué une société qui a ses lois et son gouver-
nement, un (orps compact qui possède en soi
l'unité, qui es- formé de tous les éléments
constitutifs d'un corps social, qui contient en
lui une autorité qui s'exerce et des sujets qui
s'y soumettent. Ce corps a reçu le pouvoir et
la mission de rassembler sous son empire le
genre humain tout entier. Le sauveur a pro-
mis dVnseigner par son organe jusqu'à la fin
des siècles et de lui prêter une assistance si
efficace, que toutes les doctrines transmises
par lui à ses apôtres et à leurs successeurs
s'y conserveront jusqu'à la fin des temps.
L'Eglise est l'instrument formé de Dieu pour
répandre l'Evangile sur la terre. Afin de main-
tenir l'unité dans son Eglise, Jésus-Christ a
établi un centre unique, un chef suprême,
son représentant et son vicaire sur la terre.
C'est le Pape de Rome.
Après avoir prouvé que l'enseignement de
l'Eglise, parlant au monde par Jésus-Christ,
son auteur, est la seule règle de foi, l'orateur
examine quelques points de doctrine spécia-
lement défigurés par les protestants: le sacre-
ment de pénitence, la satisfaction et le purga-
toire, les indulgences, l'invocation des saints,
l'honneur rendu à leurs images et à leurs re-
liques, enfin la transsubstantiation. Le grand
monde fut surpris par ces conférences. On y
allait comme en Bourdaloue, un peu malgré
soi, mais on entendait avec plaisir. Les pro-
testants surent gré à Wiseman d'avoir ap-
porté dans ses discussions tant d'urbanité. De
vieux préjugés se dissipèrent. Les gens du
monde se firent, de l'Eglise Romaine, une
idée plus juste. Plusieurs personnes distin-
guées par leur éducation se convertirent. Les
catholiques de Londres, fiers du jeune ora-
teur, lui offrirent une médaille d'or en signe
d'admiration.
Ces conférences de Moorfield furent bientôt
livrées à l'impression : elles prouvèrent que
leur auteur avait étudié la théologie et la con-
troverse avec auianl de succès que la linguis-
tique et la géologie. La fortune du livre dé-
cupla le succès des prédications du docteur.
En même temps, Wiseman publiait huit dis-
sertations sur la présence réelle de Jésus-
Christ dans l'Eucharistie, prouvée par les
Ecritures. I es dissertations n'étaient qu'une
partie de l'enseignement donné au collège an-
glais. Quelles solides études faisaient les jeunes
clercs, placés à un tel foyer de science ! Pour-
rait-on citer en France un seul séminaire où
la formation sacerdotale soit elfectuée avec au-
tant d'étendue et île profondeur. « Ces confé-
rences, disait l'auteur, montrent clairement
quelles sont nos idées par rapport à l'étendue
qu'il convient de donner à l'éducation ecclé-
siastique ; ces leçons mettront, en lumière le
système suivi par nous dans toutes les branches
de la controverse théologique. Ce qui est fait,
dans ces dissertations, pour le dogme de l'Eu-
charistie, se fait également pour les preuves
du christianisme, pour l'autorité de l'Eglise,
la pénitence, la messe et tous les autres points
de la controverse moderne. L'étude de l'Ecri-
ture et de la science qui lui sert d'introduc-
tion ont été l'objet d'-jn soin spécial.
En même temps, Wiseman publiait ces
lettres, aussi spirituelles qu'érudite-, au doc-
teur Poynder. Ce Poynder avait publié un ou-
vrage plus méchant que savant, sur le papisme
en alliance avec le payanisme En d'autres
termes, il enseignait que les cérémonies reli-
gieuses de l'Eglise sont empruntées aux rites
de l'idolâtrie gréco-latine. C'était peu curieux
et peu digne d'une réfutation. L'adversaire le
prit par le ridicule. Vous apportez, dit-il à
Poynder, peu de choses neuves ; vous avez
oublié que la verdure dans les églises est em-
pruntée à Virgile, que le pluvial vient du
iacticlave, que l'amict servait aux sacrifices
païens, et que la confession était connue des
Grecs. Pourquoi ne pas découvrir quelques
ressemblances entre nous et les Guèbres?
Pourquoi ne pas comparer notre rosaire à
celui des derviches, nos reliquaires avec les
fétiches d'Afrique et nos exorcismes avec les
cérémonies du schamaïsme tartare ? Comment
n'avez-vous pas parlé du grand Lama et de son
consistoire, des cloches sur les églises du Thi-
bet, des vêtements de ses prêtres et des pompes
des Talapouins, qui font aussi vœu de pauvreté.
Je vous indique encore, pour une seconde édi-
tion, les découvertes d'Abel Rémusat et de
Pitchourienski. Et maintenant que nos rela-
tions sont si étendues, comment avez-vous pu
négliger les peuples de l'hémisphère australe et
les aborigènes de l'Amérique?
Avant de finir sa mission en Angleterre,
Wiseman avait fondé, avec O'Connell, la Revue
de Dublin. Cette revue trimestrielle devait plai-
der, à la fois, la cause du catholicisme et la
cause de l'Irlande. A d'implacables calomnia-
teurs, elle opposait une exposition savante et
raisonnée de la vraie foi. Malgré l'acrimonie
des adversaires, elle ne leur parlait jamais
qu'avec l'accent d'une inaltérable charité.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
Vil
« Nous espérons, disaient les rédacteurs, qu'an
nous adressant .- s i n s i a ceux qui n'uni, pas
noire loi, nous les engagerons à étudier les
points sur lesquels nous ne sommes pas
d'accord; et, s'ils ne retournent pas à la reli-
gion de leurs ancêtres, ils apprécieront au
moins les motifs qu'ont huit millions d'Irlan-
dais et d'Anglais, pour lui conserver leur loi. »
La partie doctrinale de la Revue de Dublin
était réservée au docteur Wiseman, qui ne
s'écarta jamais de son programme. C'est de
Rome qu'il envoyait ses articles et surveillait
les travaux de ses collaborateurs. Ses remar-
quables travaux, dont plusieurs ont été repro-
duits sous le titre de Mélanges, donnèrent à la
Revue une telle importance, qu'elle se lit lire
par les pi olestants désireux de s'éclairer, avec
autant d'attention que par les catholiques.
Avec une érudition qui lui permettait de tou-
cher à tout, Wiseman étudiait tour à tour, dans
ses articles, la discipline ecclésiastique, l'art
chrétien et surtout les questions religieuses,
soulevées par les fameux traites pour le temps.
A cette époque les esprits les plus sincèrement
religieux de l'Angleterre étaient tourmentés
par des doutes profonds sur la légitimité de
leur église nationale. Pouvait on la considérer
comme l'Eglise de Jésus-Christ? N'était-elle
séparée du catholicisme que par des questions
de détail, sans importance, qu'on appelait
le Romanisme? Nous retrouverons ce mou-
vement en parlant tout à l'heure de New-
man.
Malgré ses nombreux travaux à la Revue de
Dublin, Wiseman n'interrompait ni ses leçons
au séminaire anglais, ni ses prédications à
Home. En 1837, il donna, chez le cardinal
Weld, ses quatre conférences sur les cérémo-
nies de la semaine sainte à Home. Là, il révéla
ses facultés esthétiques, son profond sentiment
du beau exprimé par la pensée et les arts, la
sûreté de sa critique en matière de goût. Quand
on l'entendait analyser les premières inspira-
tions de la peinture chrétienne et les sublimes
chefs-il'œuvre de Michel-Ange, faire ressortir
la touchante tristesse des antiennes et des
hymnes de la semaine sainte, caractériser le
chant grégorien, les messes et les lamenta-
tions de Palestrina, le Miserere dAllégri, on
fut forcé d'avouer que ce philologue si sa-
vant, ce controversiste si habile, ce théologien
si profond, parlait au besoin comme un
artiste qui aurait fait, de l'étude du beau,
l'occupation de toute sa vie.
Depuis le règne d'Elisabeth, les prêtres qui,
malgré des lois sanguinaires, exerçaient, en
Angleterre, le ministère pastoral étaient des
victimes vouées au martyre. En I62.'j, ils avaient
été placé-* sous la juridiction d'un vicaire apos-
tolique qui échappait aux lois de sang, en
prenant le titre d'un diocèse étranger. Après
la chute de Jacques H, l'Angleterre et le pays
de Galles furent partagés entre quatre vicaires
apostoliques, dont les attributions lurent dé-
terminées par une constitution de Benoît XIV.
En 1840, Grégoire XVI jugea bon de doubler
le nombre des vicaires apostoliques et nomma
le docteur Wiseman comme coadjuleur de
Mgr Walsh, pour le district du centre. 'Je ne
fut pas Sans regret que le nouvel évéque quitta
Home, où d avail ele si heureux. Tout entier
à ses nouveaux devoirsf il se rendit en Angle
terre, pour se consacrer à l'administration des
affaires ecclésiastiques. Président du coll<
de Sainte-Marie d'Oscott, il travailla de toutes
ses forces au progrèsdu catholicisme. De con-
cert avec le comte de Shrewsbury, il multiplia
les églises et les missions, sans se relâcher un
instant de la prédication et des travaux d'es-
prit. Wiseman possédait éminemment celte
puissance d'application, qui est le trait des
hommes supérieurs.
En 1845, la conversion de Newman vint
montrer avec éclat où pouvait conduire le
mouvement tractarien d'Oxford. En sens in-
verse, l'a flaire Gorham découvrit les ulcères de
l'anglicanisme. Ce Gorham, nommé curé,
avait déclaré qu'il ne croyait pas à l'efficacité
surnaturelle du baptême. L'évêque d'Exeter
refusa d'installer cet incrédule ; Gorham en
appela aux tribunaux et finalement la Cour
suprême déclara qu'il avait raison. E'évèque
d'Exeter dut s'exécuter, tout en rechignant.
On ne saurait ici trop admirer la cafarderie
des Anglais. Qu'est-ce qu'une religion dont le
maître ne croit ni au baptême, ni au péché
originel? et qu'est-ce qu'un peuple qui dé-
clare, par sentence des tribunaux, qu'il est
légal d'exercer ce ministère d'hypocrisie?
Cette dissolution d'une part, cette renais-
sance de l'autre fit hâter le rétablissement de
la hiérarchie catholique en Angleterre. Le
29 septembre 1850, Pie IX créait, par lettres
apostoliques, douze sièges épiscopaux et éle-
vait Westminster à la dignité de métropole.
En même temps il nommait Wiseman arche-
vêque et l'élevait au cardinalat. Le 7 octobre,
le nouveau cardinal recevait, du Pape, le
pallium et adressait à ses diocésains, avec le
bref du Pape, une lettre pastorale. L'île des
Saints rentrait dans les grandes lignes de son
histoire.
Gomment décrire l'agitation des sectes pro-
testantes ? Libéraux et conservateurs, angli-
cans et dissidents, unirent leurs efforts pour
repousser ce qu'ils appelaient l'agression pa-
pale. Des meetings furent tenus dans toutes
les villes, des pétitions furent adressées au
parlement, d'ignobles mascarades eurent lieu
dans les rues de Londres. Le sarcasme, le
ridicule, la satire, les dissertations de théolo-
gie, les thèses juridiques, les déclamations
hardies, les raisonnements artificieux, rien ne
fut épargné pour exciter l'indignation et sa-
tisfaire la vengeance. Au milieu de cette tem-
pête, le cardinal Wiseman vint tranquillement
prendre possession de son siège et adressa,
au bon sens du peuple anglais, un appel, que
reproduisit intégralement le Times. Cet appel
eut, sur les tètes échauffées, l'effet d'une
douche d'eau froide. Du moment qu'on ne
touche pas à sa hiérarchie schismatique et à
402
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CVI'IIOLlnUE
ses grasses prébendes, qu'est-ce que cela peut
faire à l'Angleterre, que les catholiques an-
glais Boient gouvernés par douze vicaires apos-
toliques ou par douze évoques? L'agitation
populaire tomba et le rétablissement de la
hiérarchie acquit l'autorité d'un fait irrévo-
cable.
Pour achever sa victoire, le cardinal n'avait
besoin que de se montrer : il se prodigua
dans des lectures et conférences qu'aiment
tant les Anglais. Avec une constante justesse
de vue, une inépuisable fécondité de dévelop-
pement, il traitait les sujets les plus divers et
les plus étrangers à son service. Pour cou-
ronner son œuvre, il écrivit ses Souvenirs sur
les quatre derniers papes et conçut, pour faire
connaître au peuple l'histoire de l'Eglise,
l'idée d'une série de romans dont il écrivit
le premier, Fabiola, ou l'Eglise des cata-
combes. C'est un roman qui a été traduit dans
toutes les langues et lu dans tout l'univers ;
mais c'est plus qu'un roman, c'est un livre,
où, sous les formes fantastiques d'un récit
imaginaire, on donne plus de notions posi-
tives que n'en donnent de savants ouvrages.
C'est un roman où l'on trouve tout le dic-
tionnaire de Marligny sur les antiquités
chrétiennes. Ceux qui aspirent a l'honneur
d'écrire de bons romans, n'ont qu'à suivre la
voie ouverte par un prince de l'Eglise. C'est
une voie savante, peut-être pas très facile,
mais sûre.
L'auteur des Hors syriacx ne dédaignait
même pas de demander à la lyre les délasse-
ments d'une vie si laborieuse. Un hymne à
saint Edmond, la traduction de l'hymne de
saint Casimir, les bergers de Bethléem, les
fleurs de la campagne romaine, sainte Ursule,
la perle cachée : tels sont les sujets de ses
compositions poétiques. Cet ensemble de tra-
vaux dissipait de plus en plus les présages
protestants et donnait, à la conversion de
l'Angleterre, une impulsion vigoureuse.
En 1863, au congrès de Malines, le cardinal,
sans déroger à la modestie, pouvait en mar-
quer les étapes. Pour convaincre son audi-
toire, il eut pu se borner à la statistique de
ses églises, de ses prêtres, de ses congréga-
tions religieuses et de ses fidèles.
Tant de travaux avaient épuisé prématuré-
ment les forces du cardinal : il mourut, à
soixante-trois ans, le 15 février 1805. L'An-
gleterre lui fit des funérailles aussi solennelles
que celles du duc de Wellington. L'éloge du
défunt fut prononcé par Henri Manning, en
présence de tous les évêques catholiques de
l'Angleterre. Les journaux protestants, ou-
blieux des injustes attaques de 1850, donnè-
rent, à cet éloge, la plus éclatante confirma-
tion. « Le cardinal Wiseman, dit le Star, était
essentiellement anglais de cœur ; c'était tout
à la fois un homme du monde, aux manières
distinguées, un écrivain habile, un orateur
brillant, un savant de premier ordre. Prêtre, il
aimait la société, il savait se faire des amis
dans tous les partis et dans toutes les opinions
religieuses ; il était passionné pour les beaux
arts el pour toutes les branches de la littéra-
ture. Par suite, il représentait l'Eglise ro-
maine, par son côté le plus brillant et le
[dus sociable, en tant qu'elle donne la main
à la société; qu'elle se mêle aux a flaires pu-
bliques d'une manière active, bien que me-
surée ; qu'elle patronne les beaux arts ;
qu'elle se prête aux pompes solennelles et
développe les grandeurs de son système hié-
rarchique. — « Son nom, dit le Tu/tes, ins-
pirera plus d'intérêt et d'admiration que ne
pourrait le faire soupçonner la part considé-
rable qu'il a prise à l'un des événements con-
temporains qui ont le plus excité les passions
religieuses. Sous le rapport de l'érudition, de
la bonté, de la piété, bien des années s'écou-
leront sans doute, avant que l'Eglise catho-
lique d'Angleterre ait retrouvé un nouveau
cardinal Wiseman. » — « Le plus illustre
des grands hommes de l'Angleterre contem-
poraine a cessé d'exister, dit le Hull-Adoer-
liser. Après ses longs et glorieux travmx, le
cardinal Wiseman vient de s'endormir d'une
mort douce et vraiment épiscopale. Remar-
quable comme linguiste et comme philologue
par l'élévation et la sûreté des doctrines;
comme théologien par une rare connaissance
du droit canonique et des Saintes Ecritures
étudiées à leurs sources mêmes ; comme
littérateur et comme artiste par sa connais-
sance approfondie des sciences et des arts ;
doué d'une souplesse d'intelligence qui lui
permettait de se mettre en rapports sympa-
thiques avec les auditoires les plus différents,
par la nationalité, la position sociale et les
opinions politiques ou religieuses, le cardinal
Wiseman, nous n'hésitons pas à le dire, tenait
le premier rang parmi les intelligences de
notre époque. »
« Le cardinal Wiseman, avait dit Pie IX, a
été l'homme de la Providence pour l'Angle-
terre. »
Après le cardinal Wiseman, le second per-
sonnage anglais dont s'ocupera la postérité,
est le cardinal Newman. John-Henri New-
man, né en 1801 , avait, grâce à ses talents,
terminé de bonne heure ses études. Successi-
vement scholar du collège de la Trinité, et
fetlow du collège d'Oriel, c'est-à-dire pension-
naire, il fut nommé bientôt vice-président du
collège d'Alban-Ilall et doyen du collège dont
il avait été fellow. A ce collège, il avait pour
collègues le futur historien Froude et l'archi-
diacre Wilberforce. Quelques réformes propo-
sées par les trois confrères et rejetées ame-
nèrent leur démission. En 1828, Newman,
prédicateur de l'Université d'Oxford, fut
nommé curé de Sainte-Marie, église universi-
taire paroissiale, d'où il pouvait étendre son
influence sur le public. A cette époque, New-
man et quelques amis avaient conçu le pro-
jet de ramener l'Eglise anglicane aux doc-
trines et aux pratiques de l'Eglise primitive.
Aux discours de controverse qu'il prêchait,
Newman ajouta ^ bientôt, comme forme plus
UVHE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
493
précise de sa pensée, des ouvrages écrits sur
les Ariens du iv8 siècle el l'Eglise < l«*s Pèn
La primitive église «-si catholique ; en l'étu-
diant <li' près il n'était pas possible de rester
dans l'hérésie. Dans ces écrits, Newman se
montre très éloigné du luthérianisme et de
l'érastianisme. Déjà l'auteur avait trouvé,
dans l'antiquité chrétienne, une grande partie
des vérités catholiques et l'institution divine
de l'épiscopat.
En 183(>, Newman prenait, part à l'agita-
tion contre la nomination du socinien Ilamp-
den à une chaire de théologie. Voilà les
Anglais: ils nomment curé un (i.)rham qui ne
croit pas au péché originel et professeur de
théologie, un Ilampden, incrédule comme
Voltaire. Voltaire ne se refusait rien ; il est
probable qu'il ne lui eut pas plu et qu'il n'au-
rait plu à personne qu'on le nommât profes-
seur royal de théologie orthodoxe. L'année
suivante, le Christian observer demandait
comment Pusey, homme consciencieux, pou-
vait rester dans une église dont il ne profes-
sait pas les doctrines. L'alter ego de Pusey,
Newman, répondit par une série de lettres,
où il donnait une nouvelle interprétation de
trente-neuf articles du Credo anglican. La
même année, paraissaient trois traités pour le
Temps; deux étaient de Newman. Newman,
Keble et Pusey commençaient la Bibliothèque
des Pères, comme antidote aux passions des
ultras. Excellente entreprise : la lecture des
Pères des premiers siècles contient une grâce
de lumière, de foi et de vertu qui doit, sur la
conscience cautérisée des protestants, pro-
duire, à brève échéance, les meilleurs effets.
En 1 839, le laborieux auteur publiait un
traité de la justification et des serments de
paroisse ; de plus, il collaborait très active-
ment à la revue puséiste, le British-Crilic.
L'objet de cette revue était de prouver que
l'église anglicane était une réprésentation
fidèle de l'Eglise primitive et qu'il fallait en
développer le christianisme latent. Entre au-
tres, Newman donna deux articles qui causè-
rent une grande émotion : l'un sur le jugement
privé, établissant que ce jugement ne doit
s'exercer que pour trouver le Maître de la
doctrine ; l'autre, quoique plein d'erreurs,
prouvait cependant que le pape de Home n'est
pas l'antechrist.
L'école d'Oxford arrivait, en 1841, à une
telle autorité, que le Times crut habile de
prendre la défense du puséisme ; il demanda
la collaboration de Newman. Sous le pseu-
donyme de Caltolicus, Newman donna des
articles où il criblait avec autant d'esprit que
de verve leg doctrines lalitudinaires de Robert
Peel. Mi a alors paraissait l'immortel traité
90, qui souleva tant de récriminations et de
colère-. L'objet de cette discussion était d'éta-
blir que les trente-neuf articles ont eu pour
but de condamner des abus relatifs à certaines
et non pas les doctrines elles-
mêmes. D'après cette exégèse, on peut les
mettre en harmonie avec les décrets du Con-
cile de Treille. 1,'ne telle aflirnia I ion inclina
l'évoque d'Exeter à interdire la continuation
des traités ; ce prélat, partisan du libre exa-
men, s'adjoignait, par une rare inconscience,
le rôle d inquisiteur préventif. Quatre pro-
fesseurs bo ramèrent l'auteur de se découvrir.
Newman se déclara auteur et prit solennelle-
ment la responsabilité de ses doctrines. En
même temps, il rétractait tout ce qu'il avait
écrit contre l'Eglise romaine, se démettait de
sa cure protestante et se relirait dans la re-
traite de Littelmore.
Le 29 septembre 184."), un disciple de New-
man, Dobrée Dalgains, rentrait dans le
giron de l'Eglise, avec son jeune ami, Saint-
John. Sur leur invitation le Père Dominique
de la mère de Dieu, provincial des Passionistes,
se rendait à Littelmore. Ce fut l'heure de la
grâce : Newman se confessa et reçut le bap-
tême sous condition, communia et se trans-
forma comme un autre Paul.
La conversion du célèbre docteur, bien que
prévue, n'eut pas moins un immense reten-
tissement. Jusque-là les champions de l'an-
glicanisme avaient cru pouvoir expliquer les
conversions par des écarts d'imagination, par
l'ignorance ou le défaut de jugement. Ces
pauvres raisons étaient réduites à néant.
L'homme qui avait le mieux compris l'angli-
canisme, qu'on saluait comme le restaurateur
de l'établissement, se rendait à l'Eglise ro-
maine. C'était le coup le plus terrible que
put recevoir l'Eglise de Henri VIII et d'Eli-
sabeth.
Après sa conversion, Newman resta encore
un an à Littelmore, étudiant la théologie sous
la direction du vicaire apostolique, Wiseman.
En 1846, il se rendit à Home, continua ses
études, se fit ordonner prêtre et entra dans
la congrégation de l'Oratoire. A son retour, il
s'occupa de l'accession des Wilfridiens, reli-
ligieux protestants, qui, aux trois vœux, en
ajoutaient un quatrième de dévotion à la
Très Sainte-Vierge. Cette accession obtenue,
le 2 février 4848, fut établie la première con-
grégation anglaise des Oratoriens, d'abord à
Meryvale, puis à Birmingham, enfin à Londres.
Ces retours ne s'accomplirent pas sans con-
tradiction. L'évêque de Norwich s'éleva contre
Newman ; pour toute réponse, Newman en-
voyait, au prélat anglican, la collection de ses
ouvrages. Un membre du parlement demanda
si l'Oratoire n'était pas un repaire de brigands.
Newman répondit que, dans sa maison, il y
avait des caves comme chez tout le monde ;
et que ces caves servaient pour loger le char-
bon, la bière et la boulangerie. Un apostat
italien nommé Achilli, qui avait quitté l'Eglise
après avoir souillé dix femmes et nanti d'une
concubine s'était fait pasteur protestant a
Londres, déclamait très fort contre l'Eglise
romaine. Newman lui répondit avec une
grande force, du haut de la chaire. Achilli
sentit le coup et porta plainte, contre New-
man, du chef de diffamation. En ce cas, le
tribunal anglais admet la preuve. Newman,
m
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE i:\TIIOLlMUE
pour Be justifier, dot donc faire venir des N'-
as de Corfou, de Malte et d'Italie. Toua
tolèrent Achilli; niais les juges protes-
tants, heureux de tenir le transfuge <ie leur
hérésie, n'admirent qu'une faillie partie de
témoignages et condamnèrent Kevmaa,
Cette condamnation entraînait à ISO 000 francs
de frais. Matériellement, c'était la ruine de
l'Oratoire. Une souscription ouverte pour cou-
vrir ces frais produisit 230000 francs. De
sorte que le coup qui devait tuer Newman
lui permit de payer les frais d'un procès ana-
logue au sien et de verser encore 00 000 francs
dans la caisse de l'Université de Dublin. Quant
â Achilli, il dut quitter l'Angleterre et se ré-
fugia aux Etats-Unis, où il embrassa la doc-
trine de Swedenborg. — Ce sera, pour l'An-
gleterre, une honte éternelle d'avoir préféré
l'étranger à l'indigène, l'homme taré à l'homme
juste, et d'avoir condamné l'innocent pour
complaire aux haineuses passions du protes-
tantisme.
Newman commit alors une faute, qu'il re-
nouvela plus tard, avec éclat. L'Uhioers, de
Paris, était le journal qui, par sa souscrip-
tion, avait le plus contribué aux frais du pro-
cès de Londres. Cette feuille, à partir de 1850,
se trouvait en butte à toutes les malversa-
tions des catholiques libéraux. Newman, qui
eut pu facilement garder le silence, trouva
bon de passer la Manche pour se joindre aux
frivoles accusateurs de Y Univers. Plus tard, il
devait accuser avec encore plus de violence ;
mais alors il fil au journal l'honneur de l'en-
glober avec les Pères du Concile du Vatican.
Nous ne pensons pas que celte incartade ait
pu contribuer à sa promotion au cardinalat.
Après ce procès, Newman fut nommé pré-
sident du collège catholique de Dublin. La
direction de cet établissement, la congrégation
de l'Oratoire, l'apostolat de saint Philippe ab-
sorberont désormais tous ses instants.
On doit au Père Newman de nombreux
ouvrages ; nous citerons ici la Théorie de la
croyance catholique, discours sur les rapports
entre la raison et la foi ; Y Essai sur le dévelop-
pement de la doctrine chrétienne, où il déter-
mine les conditions du développement d'une
idée et montre combien la fidélité de l'Eglise
à ses principes se concilie avec la fécondité de
leur développement ; deux volumes de confé-
rences : Le Christianisme travesti par ses enne-
mis, traité de prescriptions contre les calom-
nies des hérétiques ; enfin un plaidoyer pro
domo sua dans l'Histoire de ses opinions reli-
gieuses et de leurs développements.
Les conférences du Père Newman ont été
traduites dans notre langue, avec peu de suc-
cès. Nous ignorons si c'est par la faute du tra-
ducteur ou parle défaut de concordance entre
les idées reçues et le tempérament intellectuel
de l'Angleterre, comparé à l'esprit de la
France. Nous croyons, de plus, que des con-
vertis, même distingués par le talent, comme
Newman et Manning, ont gardé, du protestan-
tisme, certaines impressions fâcheuses et ne
sont entrés dans le christianisme qu'avec cer-
taines limites. Le grand mérite de Newman,
c'est que, né dans le protestantisme et im-
prégné de ses enseignements, il a su briser
les entraves qui le retenaient dans la maison
de ténèbres, frapper hs esprils par l'éclat de
sa conversion et contribuer puissamment, avec
Wiseman, à la conversion de L'Angleterre.
Le troisième grand personnage de l'Angle-
terre, et, à certains égards le premier, c'est le
Père Faber. — Frédéric- William Faber, en
français Fèvre, naquit en 1814, au comté
d'York, d'une famille française réfugiée en
Angleterre après la révocation de l'Edit de
Nantes. Dès ses premières années, il annonçait
d'excellentes dispositions, qui furent culti-
vées par ses parents avec autant de zèle que
d'intelligence. Vif, impétueux, il était, en
même temps, un contemplateur de la b^lle
nature, une âme ouverte aux inspirations poé-
tiques. Après quelques études sous un maître
particulier, le chaste et poétique adolescent
vint à l'Université. En dehors des études
classiques, son premier attrait fut pour les
vies des saints. En 1833, devenu l'acolyte de
Newman, curé de Sainte-Marie, il se jeta
avec ardeur dans le mouvement pour la res-
tauration des principes ecclésiastiques qui se
fit jour dans les Traités pour le temps présent.
Faber s'était toujours destiné au service de
Dieu, comme ministre de l'Egli6e anglicane.
En 1837, après une sérieuse préparation, il
fut ordonné prêtre et, en 1842, il acceptait la
cure d'Elton, au comté d'Huntingdon, tout
entier à son devoir de pasteur des âmes, à
l'étude et à la piété qui seules fécondent ce
doux et précieux ministère. Comme il avait
beaucoup voyagé, beaucoup vu, il se livrait
aux travaux littéraires et aux compositions
poétiques. La poésie n'était pas, pour lui, une
simple fiction, un amusement, des mots ar-
rangés. C'était l'élan des facultés intuitives,
cherchant à percer les voiles et les ombres de
la nature. C'était le rayonnement d'une âme
élevée jusqu'à l'enthousiasme, traduit par un
langage digne du sujet. En lui, l'homme de
méditation et de prière ne faisait qu'un, et
le poète était catholique par instinct, mais
entravé par les faiblesses de la raison et les
liens complexes de l'hérésie nationale.
Dès 1843, Faber songeait à se convertir.
En 1845, lorsque Ward, Dalgairns. Saint-John,
Newman, Bowles, Stanton, W;ilker, OaKley,
Collins, Christie, etc., eurent abandonné la
confession anglicane, Faber quitta Elton avec
Knox, deux domestiques et sept paroissiens et,
le 17 novembre, ils abjuraient à Northamp-
ton. Bientôt Faber se rendait à Rome, fut
promu aux ordres sacrés et entra dans la con-
grégation de l'Oratoire. Successivement no-
vice, profès et supérieur de la petite compa-
gnie, il mourut à quarante-neuf aus, terme
trop précoce d'une existence consacrée exclu-
sivement au culte de la vérité et de la justice.
« Le Père Faber, dit Léon Gautier, réunit
en lui certaines facultés de premier ordre qui
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIEME
! 93
feraient aisément la gloire de plusieurs grands
esprits. One originalité puissante et voisine de
La hardiesse sans jamais aller jusqu'à ta té-
mérité: une poésie riche, abondante, orien-
tale; un sentimenl de la nature exijiiis; une
théologie profonde et empruutée aux meilleures
sources; une érudition presque universelle et
qui ne prend jamais le soin de s'étaler; un
amour obstiné de la beauté qui éclate très
naturellement dans chacune de ses pages;
une éloquence familière, calme, sans grands
mouvements, sans grandes phrases, qui pé-
nètre à la façon de la lumière et de la cha-
leur, et qui, à force de douceur, finit par
vous passionner étrangement, tellement que
j'ai quelque peine à me figurer le degré d'en-
thousiasme où ont dû se monter les auditeurs
de ses Conférences spirituelles ; une science
aimable de la causerie qui atteint sans s'en
douter les plus hauts sommets de l'éloquence ;
une observation admirable du cœur humain,
qui, chose merveilleuse, ne l'empêche pas
d'estimer l'homme ni surtout de l'aimer ; de
la finesse, de la subtilité, de la profondeur, et
surtout de l'élévation ; et, par dessus toutes
choses, un sens incomparable du surnaturel,
l'habitude de pénétrer tout de Jésus-Christ,
de tout tremper dans Jésus-Christ, de tout
christianiser ici-bas ; une sévérité très douce,
une miséricorde très austère, de beaux re-
gards perpétuellement jetés vers le ciel et des
bras opiniâtrement tendus vers le Père qui est
là-haut : tel est le Père Faber. »
En Théodicée, le Père Faber ne sépare pas
l'Etre divin de ses attributs ; il n'est pas onto-
logiste dans le sens condamnable de ce mot,
et parmi toutes les perfections de Dieu, c'est à
la bonté qu'il attribue le premier rôle. — Sur
l'Incarnation, il partage les idées générales de
Duns Scot et pose en principe que, sans la pré-
varication de nos premiers parents, le Verbe
se serait incarné. — C'est par l'amour qu'il
explique les rigueurs de l'ancien Testament,
et si la loi d'amour a succédé à la loi de crainte,
c'est que la Vierge Marie est intervenue, et
que, par son fiât, elle a participé au salut du
monde. — La Rédemption est la substitution
de Dieu à l'homme. Dieu aurait pu nous ra-
cheter autrement, il ne pouvait pas nous sau-
ver d'une manière plus sublime. Ce sang ré-
pandu, nous a rendu d'abord le salut pos-
sible; ensuite il a dû tout régénérer. Il
n'appartient pas aux seuls théologiens de
parler de ses conquêtes ; l'artiste, le lettré, le
savant, le politique, doivent faire, de la ré-
demption, le centre, le but, l'idéal de leur
art, de leur science, de leurs idées, pour le
gouvernement des hommes. Tel est l'ensemble
des idée» du Père Faber.
Mais on ne peut juger cet homme d'après
un aussi sec sommaire. Son premier soin en
entrant dans le catholicisme avait été du se
mettre en harmonie avec l'esprit -le l'Eglise
catholique, tel qu'il vit aux sources, surtout
dan- la cité de Rome et à l'ombre de la Chaire
de saint Pierre. Son but est d'ôlre l'initiateur
des catholiques anglais, non pas aux vérités de
la foi, mais aux splendeurs de la piété. Les
moyens d'atteindre ce but sont divers, Le pre-
mier ce son i les offices de l'Oratoire, la prédi-
cation populaire et la confrérie du précieux
sang; le second, ce sont les vies populaires
des saints anglais; le troisième la prédica-
tion ; le quatrième, les ouvrages d'esprits, des
poésies détachées, des cantiques, des poèmes
et surtout des ouvrages île spiritualités.
Comme prédicateur, il était abondant et
rempli d'onction. Pour parler, il avait une
aisance, une flexibilité d'esprit et de voix,
une vivacité à imaginer et à saisir, une grande
beauté de conception et d'expression; il avait
encore un autre genre de beauté saisièsable à
l'œil et à l'oreille : c'était le rayonnement de
la confiance d'un homme qui vit dans la lu-
mière et la paix de Dieu et qui désire faire
partager aux autres son bonheur. Supérieur à
tout calcul et à toute faiblesse, jamais sa pa-
role ni sa plume ne furent embarrassées par
des considérations humaines ; les formes ab-
solues du dogme, les sévérités de la morale,
les maximes pures de la vie spirituelle, c'était
là sa force et ce doit être la force de tout
prêtre. Jamais le désir d'attirer l'applaudisse-
ment d'une assistance mêlée, n'obtint de lui
la moindre complaisance. Il était trop sainte-
ment fier de posséder la vérité par l'Eglise,
pour l'accommoder aux hommes qui ne
peuvent être que ses disciples.
Pour renforcer sa prédication, le Père Fa-
ber avait fait traduire en anglais plusieurs
livres spirituels d'auteurs étrangers, tels que
Boudon, Surin, Rigoleuc, les deux Lallemant,
Courbon, Lombez, Nouet et Y Esprit de saint
Philippe de Néii. Entre 1853 et 60, il écrivit
lui-même et publia huit forts volumes, savoir :
Tout pour Jésus, Le créateur et la créature, Beth-
léem, Le pied de la croix, Le précieux snng, Le
Saint-Sacretnent, l'rogrès de Came dans la nie
spirituelle, Conférences, plus deux opuscules
sur les dévotions à l'Eglise et la dévotion au
Pape. Ces ouvrages ont été traduits en cinq
ou six langues et lus dans tout l'univers.
L'édition la plus complète est l'édition alle-
mande ; elle contient, les œuvres ascétiques;
Sir Lancelot, les poèmes et les contes angé-
liques.
« Nous ne connaissons personne, dit la
Revue de Dublin, qui ait plus fait pour enga-
ger ses contemporains à aimer Dieu et à
suivre une voie plus élevée dans la vie inté-
rieure. Nous n'en connaissons pas qui nous
représente autant l'esprit de saint Bernard et
de saint Bernardin de Sienne, par l'auréole
de tendresse et de beauté, dont il a entouré
les noms de Jésus et de Marie ».
« L'éloge des ouvrages spirituels du Père
Faber, dit la Civïlta catholica, peut se résumer
à dire que ce beau langage, conception d'une
belle intelligence, n'a pu arriver sous la plume
qu'après avoir passé par les feux d'un cœur
plus admirable encore. S'il fut remarquable
par les dons variés de la parole, de l'esprit et
496
11IST0IHE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLJnlJK
du cœur, il 1»; fui encore davantage par la fu-
sion harmonieuse de ces talents... Parmi les
écrivains ascétiques, combien n'y en a-t-il pas
d'incomplets? Les uns perdent en chaleur et
en onction ce qu'ils gagnent en hauteur de
pensée ; les autres, qui trouveraient aisément
le chemin du cœur, sans une déplorable vul-
garité, rebutante pour les âmes élevées;
d'autres enfin qui ont chaleur et solidité,
mais sans agrément, sans grâce, sans élé-
gance, sans charme de diction. De chacun des
volumes du Père Faber, on peut dire que
c'est à la fois une œuvre littéraire et ascétique ;
une œuvre de grande intelligence, de grand
cœur et de grand talent ; une œuvre d'art ac-
compli, oit la grâce a perfectionné et vivifié
une excellente nature.
Dom (iuéranger confirme d'un mot tous
ces jugements : « Le Père Faber est le plus
grand mystique du xixc siècle ».
Henri Edouard iManning naquit à Cotte-
ridge-IIouse (comté d'ilertfort) le lojuillet 1808
d'une famille protestante, le jour dédié à son
patron saint Henry. Le nouveau-né descen-
dait d'une ancienne famille de chevaliers dont
le blason porte une croix lleurdelisée, avec la
devise : Malo mori quant fxdari, redisant les
hauts faits d'armes qu'ils accomplirent pour
la défense de leur foi et de leur patrie à
l'époque des croisades. Henri était le plus
jeune des quatre fils de William Manning,
riche négociant de Londres, ancien membre
du Parlement, qui fut gouverneur de la
banque d'Angleterre. Le jeune Manning reçut
son éducation première à Harrow, cette école
aristocratique où fut élevé lord Byron, puis
fut envoyé à Oxford où il entra comme unter-
graduate (sous-gradué) au collège de Balliol.
C'est là qu'il se lia d'amitié avec le premier
président Gladstone. 11 fut noté comme se-
cond à Oriel, collège où le docteur Wateley
et le docteur Newman brillèrent plus tard au
premier rang d'hommes de talents supérieurs.
Entré à Oxford avec la réputation d'une
grande capacilé, il s'y livra aux études les
plus assidues et se fit bientôt remarquer par
sa facilité à concentrer son esprit sur toutes
sortes de sujets. Trois ans plus tard, en 1838,
Manning remportait les premiers honneurs
académiques et devenait agrégé ou fellow de
Merton-Collège.
La pente de son esprit l'entraînait à cette
époque vers la vie politique; il serait entré à
la Chambre si des pertes assez considérables,
essuyées par son père dans le négoce, n'eussent
ajourné ce projet. Il demanda donc et obtint,
en vue d'une carrière, soit diplomatique soit
parlementaire, une place dans le Colonial-
Office.
Cependant ses pensées se dirigeaient sur-
tout vers les hautes questions métaphysiques
et théologiques et se concentraient sur les
grandes vérités : Dieu, le monde invisible, la
vie éternelle. Un sermon extrait de ses pre-
miers ouvrages découvre, pour ainsi dire, le
levier moral de toute son existence. Le texte
en était : CharUat Christi urget nos. Ayant
reçu les ordres anglicans, il fut pourvu,
vers 1833, du bénéfice de Lavington au fond
d'un vallon solitaire du comté de Sussex.
C'est ici qu'il commença une série d'études,
d'abord sur la vieille Eglise anglicane, puis
sur les Pères de l'Eglise, qui devaient plus
tard, par la grâce de Dieu, le conduire à la
foi catholique. A cette époque il publia une
séiie de sermons que ses coreligionnaires
d'alors tiennent encore en grand honneur.
En 1840, il fut nommé archidiacre de Chi-
chester, dans le diocèse duquel était sa pa-
roisse. Ce fut vers cette époque qu'il prononça
pour la visite de l'évèque un remarquable
sermon dans la cathédrale de Chichesler.
Dans ce discours il insista, au grand étonne-
ment de ses confrère-, non moins qu'à celui de
l'évèque, sur la doctrine de la succession apos-
tolique et sacerdotale telle qu'elle était ensei-
gnée dans les premiers temps de la commu-
nion anglicane. Un peu plus tard, il établit,
dans son œuvre mémorable sur « l'Unité de
l'Eglise », les principes qui devaient logique-
ment le conduire au catholicisme et lui faire
quitter la robe de docteur, pour s'asseoir en
catéchumène aux pieds de l'Eglise catholique.
Les convictions qui amenèrent enfin cet acie de
soumission furent définitivement établies chez
lui par l'issue du procès bien connu sous le
nom de Gorham-Case. 11 s'agissait non seule-
ment de la question de la régénération bap-
tismale, mais encore de la discussion des
droits de l'Eglise d'Angleterre, où il était im-
pliqué qu'elle n'avait pas renoncé, en abon-
donnant la suprématie de la tiare pour celle
de la couronne, au privilège d'enseignement
autoritaire et à celui d'être considérée comme
faisant partie de l'Eglise établie par Jésus-
Christ.
L'archidiacre protesta formellement contre
la décision du conseil privé et le principe
qu'il représentait. Il fut appelé à une nom-
breuse assemblée des principaux membres
laïques et religieux de l'Eglise haute, et y tra-
vailla à une série de décisions qui furent si-
gnées par la plupart des personnes présentes.
Leur but était d'établir que si l'Eglise angli-
cane ne rejetait pas l'autorité du gouverne-
ment représenté par le conseil privé dans les
doctrines enseignées par cette communion,
elle devait être considérée comme ne faisant
pas partie du corps mystique de Jésus-Christ.
Cependant l'Eglise anglicane ne repoussa pas
la suprématie de la couronne en matière de
doctrine, et Manning, ayant attendu encore
quelques mois dans l'espoir que le clergé se
prononcerait en masse, il abandonna son
archiadaconat et bientôt après la place de
recteur. Il fut reçu au printemps de 1851
dans l'Eglise catholique.
La hiérarchie catholique venait d'être réta-
blie en Angleterre par le Pape Pie IX. Man-
ning fut, pour ainsi dire, une des prémices de
ce mouvement puséiste d'Oxford, qui a fourni
tant de défenseurs au catholicisme anglais. Le
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
191
récent archidiacre de Chicheslcr se prépara,
suivant le désir de Mgr Wiseman, à la récep-
tion des ordres sacrés. Prêtre, il ne resta pas
en Angleterre. Sur la demande du Saint-Père,
il se rendit à Home pour se perfectionner
dans les sciences Ihéologiques qu'il avait étu-
diées avec la plus grande ardeur môme avant
sa conversion. Il y resta jusqu'en 1854. Ue
retour en Angleterre, il se livra avec un grand
zèle à la conversion des protestants. Le Saint-
Père le nomma, en 1859, prévôt de Westmins-
ter, en remplacement du docteur Whitly, dé-
missionnaire. La même année, conformément
au désir du cardinal Wiseman, le docteur
Manuing entreprit d'établir dans le diocèse de
Westminster la congrégation des Oblats de
Saint-Charles, dont il fut le premier supérieur.
En 1860, Pie IX reconnut et récompensa les
services qu'il rendait à la religion en le nom-
mant prélat domestique et protonotaire apos-
tolique. Il s'établit à Bayswater, à l'ouest de
Londres, où il bâtit une église, Sainte-Marie
des Anges, et une maison religieuse.
Le 7 mai 1865, Pie IX préconisait MgrMan-
ning archevêque de Westminster pour succé-
der au regretté cardinal Wiseman, mort le
15 février précédent. Le nouveau prélat fut
sacré dans la cathédrale provisoire de Sainte-
Marie de Moorfields par Mgr Ullathorne, évêque
de Birmingham, assisté de Mgr Turner, évéque
de Salford, le jeudi 8 juin suivant. Cette cé-
rémonie s'accomplit en présence de la hié-
rarchie anglaise tout entière, à l'exception de
Mgr Cornthwaite, évêque de Beverley, et de
Mgr James Brown empêchés par l'état de leur
santé, et de Mgr Goss, évêque de Liverpool,
absent du pays. Outre un nombre considé-
rable de fidèles, la plupart des catholiques
étaient présents, ainsi que beaucoup de
membres du corps diplomatique, notamment
les ambassadeurs de France et d'Autriche.
Les ordres religieux y étaient aussi représen-
tés par les Oratoriens, les Dominicains, les
Capucins, les Augustins, les Carmes, les Pas-
sionnistes, les Jésuites, les Bénédictins.
Mgr Amherst, évêque de Northampton, porta
la parole en cette circonstance et prêcha sur
l'efficacité du Saint-Esprit.
Mgr Manning fut solennellement intronisé
le lundi 6 novembre comme archevêque de
Westminster. Aux félicitations du clergé, il
répondit par un discours qui fit sensation en
Angleterre et dont nous avons extrait le pas-
sage suivant: « ...L'Angleterre n'est pas plus
éloignée aujourd'hui de la foi et de l'unité de
L'Eglise qu'à l'époque où saint Grégoire en-
voya le pallium à saint Augustin. Celui-ci ne
pouvait rn.n plus prévoir les gloires de l'Eglise
saxonne, ni la grandeur à la fois majestueuse
et semée de périls de l'Eglise normande. Que
nous réserve l'avenir? Dieu seul le sait : mais
notre foi exige que nous espérions de grandes
choses et notre fidélité exige que nous les ten-
tions. Deux choses sont parfaitement cer-
taines : dur. côté, le protestantisme, après
avoir, comme tant d'autres hérésies, fourni
T. xv.
une carrière de trois cents ans, tombe en
dissolution et. disparait; de L'autre, la loi ca-
tholique se développe partout d'une manière
irrésistible. Ces deux opérations se poursui-
vent sans relâche. Tout ce qui ressemble à un
système de théologie ou à une Eglise en
dehors de l'unité du seul bercail s'altère d'une
manière sensible et disparait peu à peu.
Encore une génération ou deux, et la religion
anglicane sera ce que sont aujourd'hui l'aria-
nisme et le dunatisme, une page dans l'his-
toire. Mais l'Eglise, immuable et impérissable
au milieu des catastrophes qui se multiplient
sur toute la surface du monde, apparaîtra
plus éclatante que jamais à toutes les nations
comme l'arche du salut, surnageant sur la
surface des eaux... » L'heure n'est pas encore
venue d'écrire l'histoire de l'épiscopat du
savant archevêque dont le zèle et le talent
n'auront pas peu contribué au retour de l'An-
gleterre à la vraie foi.
Après sa conversion, Mgr Manning publia
un grand nombre d'ouvrages : les plus connus
sont peut-être ses Discours sur des sujets ecclé-
siastiques et sou Traité du pouvoir temporel
des vicaires de Jésus- Christ. Ce dernier, le plus
important sur la matière, a été publié en
langue anglaise ; on a également publié de ce
prélat, Y Histoire du Concile du Vatican, avec
introduction, notes et appendice par Chanlrel.
Parmi les opuscules de Mgr Manning, les Fon-
dements de la Foi et l'Office ou Prose du Saint-
Esprit ont puissamment contribué à ouvrir
les yeux de plusieurs à la lumière de la vérité
catholique. Nous ne parlons pas de ses dis-
cours sur YEducation chrétienne, ni de ses
autres travaux sur le Concile œcuménique,
qui le nomma membre des deux commissions
du dogme et de la foi et des Postulata. Depuis
le 17 juin 1867, Mgr Manning était assistant
au trône pontifical.
D'après la statistique de 1872, le diocèse de
Westminster a une population de 2 784 226 ha-
bitants, 264 prêtres, 98 églises, chapelles ou
stations, 19 couvents d'hommes, 37 couvents,
de femmes et 3 collèges. Depuis, ce* chiffres
n'ont pu que croître et embellir. Le ritualisme,
par ses querelles, a tenu la question religieuse
à l'ordre du jour ; la controverse n'a pas
manqué de toucher les esprits sages ; et puis
on prie beaucoup pour la conversion de l'An-
gleterre.
Nous disons un mot de quelques écrivains
de Savoie, de Suisse et de Belgique.
Au terme d'un voyige littéraire en Italie,
en Espagne et en Angleterre, il faut, avant
de passer en Allemagne et en France, jeter un
coup d'oeil sur la Savoie, la Suisse et la Bel-
gique.
La Savoie est, dans l'Eglise, un pays de foi
et de valeur intrépide. Calvin avait établi, à
ses frontières, la Rome protestante; il atta-
chait, à son opposition irréductible, de grandes
espérances. Dieu déjoua ce calcul, en suscitant,
32
198
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
<lc nos jours, parmi les Savoyard?, les deux
de Maiatre, les évèqaes Rey et Rendu,
le missionnaire Fabre, le théologien Marlinet
et, par-d« sas tout, l'incomparable Gaspard
Mcrnnllod, le Chrysostome du \ix' siècle.
La Suisse, autre arène de combats, nous
offre: le traducteur d'une foule d'auteurs alle-
mande, notamment de la Bibliothèque Idéolo-
gique 'lu xix tiède, Pierre Bélet ; le contro-
versiste, Edouard von llorstein, l'homme aux
fortes doctrines, qui s'est opposé surtout, avec
.-avoir el courage, au divorce, à la crémation,
à la laïcisation des cimetières et aux divers
attentats du radicalisme ; Louis Vautrey, le
docte et sympathique historien delà Suisse;
François Decurtins, l'économiste hardi, qui
veut résoudre le problème social par le socia-
lisme chrétien, deux mots qui hurlent de se
trouver réunis; mais il est entendu que l'ad-
jectif doit rogner les griffes et casser les dents
du substantif. Alors tout est bien qui finit
bien.
La Belgique, autre champ de bataille, a vu
s'élever des universités libres et une univer-
sité catholique. Dans son sein, le libéralisme
a poussé les idées aux extrêmes ; le catholi-
cisme ne parait pas avoir opposé, à ces at-
tentats, le radicalisme intransigeant de la
vérité. Les historiens, les philosophes, les pu-
blicités rationalistes, se recommandent vo-
lontiers des gueux et se montrent soucieux de
continuer leur tradition; les politiques chré-
tiens essaient de les combattre et parfois y
réussissent par les ressources de la stratégie
et les bonnes fortunes de l'appel au peuple. A
Louvain, Ubaghs inclinait vers l'ontologisme ;
Laforêt, esprit plus distingué, rendait d'im-
portants services ; son prédécesseur comme
recteur magnifique s'était illustré dans l'ha-
giographie locale, cela v?ut mieux que les
gueusards de terre et de mer. La Belgique
s'était surtout particularisée sous Pie IX, par
les congrès de Malines, dont le catholicisme
libéral, sans le holà du Pape, eût fait des Etats
généraux. Dans les congrès, Guillaume Vers-
peyen et Cartuyvels se firent, à force de bon
sens el d'esprit, une illustration de bon aloi.
L'homme qui domine tout, c'est Victor-Au-
guste Dechamps, simple rédemptoriste, qui
devint évêque de Namur, archevêque de Ma-
lines, cardinal de la Sainte Eglise liomaine.
Dechamps était surtout un orateur; mais il
ne dédaignait pas d'écrire. On lui doit quelques
brochures populaires, un volume intitulé : Le
Christ et les antechrïsts, un autre ouvrage :
Entretiens sur un essai de démonstration de
la vérité catholique, en réponse ou plutôt en
re'futalion des écrits libéraux du prince Albert
de Broglie. Où Victor Dechamps prévalut
avec plus d'avantages, c'est quand il aborda
la thèse de l'infaillibilité et se vit dans la né-
cessité de se défendre contre Dupanloup et
Gratry. Dechamps n'a pas la science victo-
rieuse* de dom Guéranger : mais il triomphe,
de ses bruyants adversaires, par le calme de
l'esprit, la décision des arguments et la grâce
du discours. Les ouvre- complètes du cardi-
nal Dechamps atteignent le chiffre de vingt
volumes.
Faate d'espace, nous donnons ici, pour la
Savoie, Louis Itendu et l'abbé Fabre, pour la
Suisse, Schiibigcr et, pour la Belgique, Van
Doren.
Parmi les écrivains que la Savoie a dom
en ce siècle, à la langue Erant aise, il faut ci-
ter l'évêque d'Annecy. Louis Rendu était m'-
en 17N!» a Mcyrin, pays de Gex ; il atteignait
sa quinzième année, lorsque le curé de Mey-
rin, Bétemps, commença à lui donner des
leçons de latin. En 4807,1e supérieur du sé-
minaire de Chambéry, Guillet, lui fit, par
charité, une place. La place devait être gra-
tuite ; Louis Rendu en compenserait la charge
par ses services. On pensait peut-être en faire
un domestique, il se montra capable d'être
professeur; il enseignait les autres pendant le
jour et étudiait pour lui-même pendant la
nuit. Précepteur ensuite dans les familles de
Saint-Bon et Gosta de Beauregard, il fut
promu au sacerdoce en 1814 et nommé pro-
fesseur au collège royal de Chambéry. Jus-
qu'à 1829, il occupa successivement les chaires
de littérature et de mathématiques; en 1829,
quand le collège fut confié aux Jésuites, Rendu
fut nommé chanoine de la métropole et com-
mença de se livrer aux travaux littéraires. En
même temps, il s'adonnait à la prédication,
prêchait le carême à Montpellier, prononçait
les oraisons funèbres de Mgr Marlinet et de
Charles-Félix, roi de Savoie. Bientôt il était
nommé, par Charles-Albert, réformateur des
études, visiteur des écoles primaires et secon-
daires de la Savoie. Homme de science, spé-
cialement distingué en physique et en géolo-
gie, il ne recherchait cependant les connais-
sances élevées, ni pour lui, ni pour elles, mais
pour servir l'Eglise. En 1842, à la mort de
Mgr Rey, Rendu fut nommé à l'évèché d'An-
necy; il eût voulu éloigner de lui ce fardeau,
qu'il se croyait impropre à porter ; mais, sur
les instances des évèques de la Savoie, il dut
courber la tête. Sacré évêque, -Mur Rendu fut
un évêque selon le cœur de Dieu. Partout il
encouragea la création des écoles, la construc-
tion des églises, la réparation des presbytères.
Pour l'aider dans ce grand travail de restau-
ration, il put singulièrement puiser dans l'iné-
puisable bourse du comte Pillet-Will. Malheu-
reusement, le souffle de la révolution s'élevait
sur la Savoie. La constitution et la loi Sic-
cardi inaugurèrent la persécution. L'arche-
vêque de Turin fut exilé ; l'évêque de Pigne-
rol, pour ne pas subir la censure civile de ses
mandements, donna sa démission. Mgr Rendu,
pour se soustraire à cette injuste vexation,
donna son mandement manuscrit. Dans les
attaques contre le mariage, contre les Jésuites
et contre lea ordres religieux, il maintint avec
fermeté les exigences de l'orthodoxie, sans
déroger aux injonctions de la prudence. Le
gouvernement, qui volait et vendait les biens
des religieux, eût voulu, pour se couvrir, dé-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
corer Mgr Rendu ; le prêtai refusa le grand
conlon des saints Maurice et Lazare. Le
vaillant évoque ne se borna pas i la résis-
lamce. C&vour avait ouvert la Savoie aux mô-
miers de Genève. Pour défendre, contre les as-
sauts de l'hérésie, le diocèse de sainl François
de Sales, sou successeur publia un ouvrage sur
le commerce des consciences: opuscule qui lut
traduit en italien, en espagnol et en allemand,
et devint, par des additions successives, les
Efforts du protestantisme en 'Europe. L'évoque
d'Annecy publia encore une Lettre au roi de
Prusse sur la ne'cessité de l'union des confes-
sions chrétiennes ; par cet ouvrage il enten-
dail assurer le retour des protestants ù l'unité,
non par la discussion, mais par la soumission
au pontife romain. De même qu'il y a des
Grecs-unis, des Huthènes-unis, il y aurait des
protestants-unis, soumis au Pape, parce qu'ils
reconnaissent la nécessité d'un gouvernement
spirituel et puisent dans cette soumission la
créance implicite à tous les articles du sym-
bole. Cette publication mit le prélat en rap-
port avec un ministre protestant et avec le
géologue André de Luc ; mais une telle afl'aire
ne pouvait aboutir que par l'accession du
Saint-Siège Apostolique. A la détinition de
l'Immaculée-Conception, l'évêque d'Annecy
représenta à Rome le clergé savoyard et
rompit ainsi la tradition qui tenait, depuis
longtemps, les évêques de la Savoie éloignés
de Home et nullement soucieux du voyage ad
limina. L'évêque cependant vieillissait ; il eut,
dans ses dernières années, à s'occuper des
dissidences entre Montalembert et Y Univers et
le fit en soutenant ce journal ; il intervint
aussi dans l'affaire des possédés de Morzine et
mourut, en 1859, jeune encore, mais mûr
pour le, ciel.
On doit à Mgr Rendu un traité de physique
publié en 1823, un Mémoire sur la marche
des vents dans la partie inférieure de l'atmos-
phère, un Mémoire sur la cristallisation des
corps comme effet de l'électricité, une Théorie
des glaciers et moyen de transport des blocs
erratiques, deux notices historiques sur un
M. Raymond et sur le comte Paul-Francois de
Sales, dernier rejeton de celte famille, les Ef-
forts du protestantisme en Europe, l'Influence
des lois sur les mœurs et des mœurs sur les lois,
les deux oraisons funèbres de Charles-Félix et
de Mgr Martinet, De la liberté et l'avenir de la
république française, un volume de mande-
ments, trois lettres aux abbés Martinet et Mer-
millod, ainsi qu'à Montalembert, sur l'ori-
gine du droit et du devoir, sur La révolution
et sur les intérêts catholiques. Par ses écrits,
Louis Rendu était quelqu'un ; en Europe, on
estimait son suffrage ; plus d'une fois, il fit re-
culer l'injustice.
Jésus-Christ, après la vocation des apôtres,
enseigne du haut de la montagne. Le sermon
sur la montagne est toujours prêché dans
l'Eglise. A chaque siècle, une foule attentive
et pieuse, réunie autour des héritiers do sa-
MMOce catholique, écoute en silence la pa-
role du salui. Apivs ii révolution, il fallait
pourvoir, b oe besoin de foule , avec d'autant
plue de dévouement que la révolution avait
plus longtemps supprimé le ministère pasto-
ral et l&iesé les masses dans les abjections
misérables d'une vie purement matérielle» 11
fallait reconquérir, presque partout, par des
missions, le peuple à Jésus-Chr isl. ; même Bfl
Savoie, où les froides et stériles montagnes
préservent mieux des affadissements de la vie
charnelle et des crimes qui en sont l'aboutis-
sement, il fallait des missions. Leur fonda-
teur fut l'abbé Labre. Joseph Labre était né
aux Bollus, près Verclaud, commune de Sa-
moëns, en 1791, de parents pieux, pauvres,
mais d'une grande force d'àme. Dès sa plus
tendre enfance, il avait montré, pour l'état
ecclésiastique, un goût prononcé ; il lit ses
études avec succès au petit séminaire de Milan.
Tout jeune, il aimait l'étude, travaillait avec
une méthode à lui et ne laissait échapper au-
cune occasion de discuter ; en même temps,
il se montrait homme intérieur, appliqué aux
vertus. Au grand séminaire de Chambéry,
sous l'abbé Guillet, auteur des Projets d'ins-
tructions familières, il travailla de plus en
plus selon ses idées : il analysait les auteurs,
synthétisait leurs pensées et les ramenait
toutes à un corollaire lucide et profond. Cette
manière de travailler sur les auteurs, indique
un esprit avide de connaissances et forme,
par ce travail même, cet esprit, à la force de
compréhension, à la personnalité des idées, à
la composition littéraire. Pendant le cours de
théologie, le professeur de philosophie venant à
manquer, l'abbé Fabre le suppléa et le suppléa
si bien que, pour la fin de l'année, les élèves
ne voulurent plus d'autre professeur. Prêtre
en 1817, vicaire de Sallencbes, il ne fit, sui-
vant son ex pression, que des bêtises, parce qu'il
s'inspirait du rigorisme enseigné alors, d'après
Bailly, au séminaire. Cependant il se montra
bon catéchiste et déjà orateur, travaillant
beaucoup ses discours ; par son originalité
forte, il attirait les âmes, parfois les fa-cinait.
Après un an de vicariat, il fut, à la fin de 1819,
nommé professeur de rhétorique au petit sé-
minaire de Saint-Louis-duMont. Professeur
original et ardent, déjà homme spirituel, il fit
sur ses élèves une profonde impression ; mais
il songeait à agrandir son auditoire, à aug-
menter son action et à se faire missionnaire.
Après trois ans de professorat, il se prépara
donc, par une retraite de quarante jours, au
ministère apostolique. Ce n'est plus l'élève
qui mérite l'éloge public d'être capable d'en-
seigner la théologie à deux cents condisciples ;
ce n'est plus le vicaire infatigable qui force
l'estime des anciens prophètes d'Israël ; c'est
un apôtre qui a mûri dans la pratique de la
pénitence, de l'humilité et de la charité ; dont
les vastes connaissances, dépassant les limites
de la théologie classique, sont toutes puisées
dans l'Ecriture, les Pères et les Docteurs. Son
vêtement est grossier, il porte un cilice, il
marche sans bâton ni ceinture. Dieu a touché
300
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ses livres d'un charbon ardent. De 1821
à 1828, de 1828 à 1833, el de 1833 à 1838,
date de sa mort, par trois périodes distinctes,
il n'a guère d'autre ministère que celui des mis-
sions paroissiales. Pour lui et ses compagnons,
pendant les missions, il avait un règlement
particulier, très dur pour lui-même, très bon
pour les autre?. Les principes fondamentauxde
la spiritualité moderne dérivent des Exercices
de saint Ignace ; ils ont été appliqués avec
gloire par saint François-Xavier, saint François
Régis, saint Vincent de Paul, saint Alphonse
de Liguori, Seigneri et Bridaine. Fabre s'était
fait une méthode à sa mesure; il subjuguait
les peuples par la clarté décisive de sa parole,
par la résolution de son caractère et par
l'oraison. A ses auditeurs, il recommandait
avec les plus vives instances le recueillement,
la prière, la méditation, le besoin de la direc-
tion, l'examen, le pardon des injures, les ré-
conciliations, les restitutions et les transac-
tions dans les procès. Fabre donnait beaucoup
d'importance aux cérémonies et aux fêles des
missions: le résultat en était toujours admi-
rable. On doit, en Savoie, à ce saint mission-
naire, l'habitude de la prière faite en famille,
la pratique quotidienne de l'oraison mentale,
l'érection du chemin de la croix dans presque
toutes les églises, la propagation extraordi-
naire de la dévotion à la sainte Vierge et à
saint Joseph, une charité exceptionnelle pour
la délivrance des âmes du purgatoire, la créa-
tion des retraites privées, la communion fré-
quente, l'établissement des congrégations des-
tinées à assurer le fruit des missions, les
examens de conscience approfondis, les visites
au Saint-Sacrement, les bibliothèques parois-
siales, l'initiative de l'établissement des Carmé-
lites et du Bon Pasteur à Chambéry, une aug-
mentation extraordinaire du zèle pastoral.
Quant à compter les conversions éclatantes, les
vocations ecclésiastiques et religieuses, il y
faut renoncer.
L'abbé Fabre fut surtout un soldat d'avant-
garde contre le rigorisme et l'un des libéra-
teurs de la Savoie. Avant lui, les pénitents
étaient mis à la torture et le tabernacle bien
gardé. Avec Collet, on disait : Nous ne savons
pas si nn tel est bien disposé, supposons
qu'il ne l'est pas et faisons-lui faire une stricte
pénitence ; ou bien : Nous ne savons pas
qu'un tel est un suppôt du diable, mais sup-
posons qu'il l'est et traitons-le en consé-
quence. On suivait ponctuellement ce que
Fabre appelait les vrais principes du diable.
Fabre, durant son vicariat, avait suivi cet
art de terroriser les consciences ; mission-
naire, il étudia saint Liguori et vint au proba-
bilisme que vengeait alors, par la doctrine,
le futur cardinal Gousset. Dans ses missions,
il était accueillant pour les pauvres pécheurs ;
dans ses livres, il sut justifier sa pratique. On
lui doit, entre autres ouvrages : Le Ciel
ouvert par la pratique de la confession sincère
et la communion fréquente, le Manuel du péni-
tent et la Théorie et pratique de la communion
//■■'//mute. Fabre avait composé ainsi beau,
coup de discours et d'instructions familières,
où il combattait, comme dans ses ouvrages
tous les restes funestes du vieux levain galli-
can. Fabre disait qu'un missionnaire ne doit
pas durer plus de dix ans; il réalisa à peu
près son dire el mourut en 1838 ; il n'avait
pas la cinquantaine ; pour les mérites, c'était
un puissant convertisseur d'àmes et un
vaillant soldat de Jésus-Christ. Par sa guerre
incessante au gallicanisme, guerre où il mit
tout ce qu'il fallait mettre, c'est un homme
que doit honorer l'histoire.
Anselme Schubiger, né à Uznach, petite
ville du canton de Saint-Gall, en 1815, en-
trait, en 1829, au pensionnat de l'abbaye
d'Einsiedeln. Le 8 septembre 1834, il prit
l'habit de l'Ordre en qualité de novice, pro-
nonça ses vœux en 1838 el fut ordonné prêtre
en 1839. Dès le commencement de ses études,
il avait montré de grandes dispositions pour
l'art musical et s'était livré avec ardeur aux
travaux qui devaient le rendre l'émule dis-
tingué des moines illustres d'Einsiedeln et de
Saint-Gall. Théoricien éminent, savant émé-
rite, organiste d'une virtuosité accomplie, il
fut nommé, par le prieur Mùller, maître de
chapelle du couvent et conserva, pendant de
longues années, ses important' s fonctions.
Par une direction habile et dévouée, il sut
donner un nouvel essor à la musique, objet,
depuis tant de siècles, du culte particulier de
l'antique abbaye. Outre ses nombreuses com-
positions musicales, connues du monde en-
tier, dom Schubiger s'était livré à des re-
cherches savantes qui le placent au premier
rang parmi les écrivains du genre. Son his-
toire de l'école de chant de Saint-Gall est un
livre absolument remarquable. On connaît
encore, de lui, les publications suivantes :
Etal de la musique religieuse en Suisse ; —
Henri de Brandi, èvêque de Constance ; —
Monographie du couvent de Saint-Antoine à
Uznach ; — Notice sur le « Salve Rcgina » ; —
Recherches sur la musique et les orgues au
moyen âge. On trouve, parmi ses manuscrits,
des études sur la musique et les œuvres musi-
cales de l'Eglise en Occident, au Moyen Age,
œuvre magistrale, dont la publication fourni-
rait à l'histoire de la musique religieuse de
précieux documents. Dom Schubiger mourut
en 1888 ; son œuvre s'ajoutera aux œuvres de
tant de bénédictins illustres, qui, depuis plus
de quinze siècles, sont les dignes représentants
du génie chrétieu.
Clément-Théodore-Joseph-Ghislain Van Do-
ren, né à Bruxelles le 19 mars 1828, de pa-
rents chrétiens appartenant à la bonne bour-
geoisie, fit ses premières classes au collège de
la Sainte-Vierge à Termonde, ses humanités
au collège Saint-Michel à Bruxelles, et ses
cours universitaires à Louvain. Docteur en
médecine, chirurgie et accouchements, il
aborda, en 1853, la carrière médicale. Marié
en 1855, père d'une jeune fille dont la mère
était morte peu après l'avoir mise au monde,
LIVIIE gUATHK-VlN(JT-(jUINZIKMI
504
le docteur Van Doren trouva, dans son veu-
vage et dans l'état do sa sauté, un motif pour
restreindre, puis pour abandonner la pra-
tique de son art. L'éducation de sa fille attira
ses soins; en 1880, colle enfant mourut au
moment où elle achevait son noviciat chez les
Dames du Sacré-Cœur. Dans les loisirs que lui
laissait l'éducation de sa fille, plus tard dans
la solitude embellie par toutes les pratiques
de la piété chrétienne, le docteur se décida,
par piété même, à écrire. La Belgique, livrée
au constitutionnalisme libéral, lui apparais-
sait, par la forme de son gouvernement et
encore plus par le mauvais esprit qui fait le
fond du libéralisme, un pays voué aux ra-
vages qu'entraîne forcément la promiscuité
des doctrines. Ce qui caractérise, en effet, le
libéralisme, c'est qu'il supprime l'autorité or-
donnée de Dieu qui porte le glaive contre
l'iniquité des fausses doctrine?. Par le jeu
aveugle des élections, le nombre décide de
tout; le pouvoir, législatif et exécutif, n'est
qu'un mandat révocable ; il dispense de cons-
cience et décharge de responsabilité. C'est la
presse qui souffle le chaud et le froid ; son ha-
leine enfle les voiles du vaisseau qui enserre,
dans ses flancs, la fortune publique ; ses colères
en déchirent souvent les voiles, en cassent
parfois la mâture et laissent rarement cette
fortune sans péril. Etant donné l'état général
de l'Europe avec ses trois siècles d'aberrations
protestantes et son siècle de révolutions libé-
rales, la Belgique, séparée de la Hollande en
1830 pour garder sa foi, doit la perdre à bref
délai par l'effet de ce libéralisme gangreneux
dont elle s'est fait une constitution. Le peuple
belge est catholique ; son gouvernement libé-
ral est athée. Ceci tuera cela.
Telle est, en substance, l'idée génératrice des
écrits du docteur van Doren. A la place d'un
gouvernement athée, il veut un gouvernement
chrétien, catholique, apostolique, romain; un
gouvernement qui prenne, pour charte, l'Evan-
gile ; pour lois, le Credo, le Décalogue et les
sacrements; un gouvernement qui suive ponc-
tuellement les dispositions du droit canonique
et s'inspire des consignes du Saint-Siège. En
vue de préconiser cette doctrine et de la faire
pénétrer dans les masses, le docteur van Do-
ren composa un grand nombre d'ouvrages;
en voici la nomenclature : 1° Esther ou notre
espérance; — 2" La constitution belge est-elle
condamnée? — 3° Histoire du peuple de
Dieu; — A" Etudes sur le catholicisme libéral;
— 5° Qu'est-ce que la liberté ? — 6° Les hié-
rarchies terrestres ; — 7° Les apparitions du
diable; — 8" Les deux Tobie. — 9° Ne tou-
chez pas à la constitution ; — 10° Les minis-
tères des Anges dans l'ancien Testament ; —
11" Religion et diplomatie; — 12° Les minis-
tères des anges dans le nouveau Testament.
13" Aperçu de l'Apocalypse; — 14° Les anges
considérés dans leur nature ; — 15° Exposé his-
torique de la question du serment constitu-
tionnel ; — 16° La Belgique indépendante et
catholique libérale ; — 11° Coup d'œil sur
l'histoire de la Belgique pendant les trois der-
Diera BÎècl68 ; — 18° Le lendemain des élections;
— 1'.)" A propos d'un Imprimatur ; — 20" En-
tretien sur le catholicisme libéral ; — 21° En-
tretien à propos de l'encyclique ; — 22° Les
abbés du congrès de 1830 ; — 23" Opportunité
et nécessité de dire la vérité ; — 24° A propos
du prétendu silence ; — 25° Le libéralisme
constitutionnel ; — 20" Un peu plus de lu-
mière ; — 27° Les principes du congrès na-
tional ; — 28° Le lendemain des élections de
1884 ; — 2U° La réforme scolaire jugée par la
presse catholique ; — 30° Les deux manifestes
catholiques du 3 juin et du 13 octobre 1884,
Ces brochures se rapportent toutes à la si-
tuation et aux événements politiques de la
Belgique; elles s'inspirent toutes des vrais
principes chrétiens ; elles en revendiquent
toutes la plus sérieuse et la plus salutaire
application. Si l'auteur s'enveloppe quelque-
fois de voiles et ne pousse pas plus vigoureu-
sement ses thèse?, c'est pour ne pas s'exposer
à ces malversations dont les catholiques libé-
raux sont très prodigues. Parmi ces publica-
tions toutes louables, il faut distinguer parti-
culièrement le traité des anges, et l'histoire de
la Belgique dans les trois derniers siècles ; ce
sont des volumes où l'auteur, fidèle à lui-
même, cherche dans la théologie et dans
l'histoire la justification de ses doctrines.
En 1884, le docteur Van Doren voulut
joindre, aux engagements partiels de la bro-
chure, une campagne continue de journa-
lisme ; il fonda la Correspondance catholique
de Bruxelles. D'après son litre, cette revue
mensuelle reproduit des lettres venues un peu
de partout, mais toutes dirigées contre la
grande erreur du xix' siècle, le libéralisme. Le
point capital était de bien choisir les corres-
pondants et la chose n'est pas si facile qu'on
l'imagine. Il ne manque pas aujourd'hui de
chrétiens, catholiques dans leur vie privée,
mais tout autre chose dans la vie publique.
11 se trouve même parmi les prêtres et des
évêques, des hommes certainement croyants
et fidèles, mais qui, par le libéralisme, ad-
mettent, dans la société, commes licites et sa-
lutaires, des choses qu'ils devraient réprouver
dans leur conscience, comme monstrueuses.
Le monde va par là à une gigantesque hérésie
qui livrera définitivement la Société au démon
et ne laissera plus, à Jésus-Christ, que le for
intérieur. Si le docteur belge eût choisi ses
correspondants parmi des hommes de cette
espèce, il eût jeté de l'huile sur le feu, mais il
eut meilleur flair. Parmi les adorateurs zélés,
il choisit le petit nombre de ceux qui n'ont
pas fléchi le genou devant le Baal de 1789.
Par le fait, cette correspondance est devenue
une Somme contre le catholicisme libéral ; et
quand la Belgique, aujourd'hui bien malade
politiquement, voudra revivre, elle s'appli-
quera les doctrines de la Correspondance.
A la pureté des doctrines, la Correspondance
ajoute un autre mérite, le dévouement. Au
Moyen Age, pour entrer dans le mouv.emen
HlSTOlllE l MYKIiSELLE Dl L'ÉGLISE CATHOLIQUE
rénovateur du monde, il fallait fonder des
églises el des mon rei ; dans les temps mo-
dernes, pour réagir contre la perversité des
doctrines qui ont tout compromis et qui
peuvent tout perdre, il faut recourir à la
plume, écrire de- livres ou publier des jour-
naux. Essayer d'arrêter l'Europe sur la pente
de l'abîme où tout se précipite, c'est, humai-
nement d'ailleurs, une entreprise insensée,
parce que-, en présence de l'infatuation
presque universelle, c'est tenter à peu près
l'impossible. Cependant il le faut ; après la
mort dont «ont menacées les nations qui com-
posaient autrefois la chrétienté, si la Provi-
dence a décrété leur résurrection, cette re-
naissance ne s'opérera que par la vérité. Ceux
donc qui croient et qui voient doivent en pro-
pager la semence, autant qu'il est en leur
pouvoir, puisque ce sera celte semence qui
aidera seule à nourrir les hommes sortis des
ruines. Telle a été la résolution du docteur Van
Doren qu'il a voulu prendre à sa charge tous
les frais de rédaction et de publicité, sans de-
mander, à ses lecteurs, aucun prix d'abonne-
ment, mais seulement les frais de poste. La
gratuité du ministère apostolique est devenue
la loi de sa Correspondance. Pour la soutenir
plus longtemps, il n'a point hésité à sacrifier
sa fortune, à s'imposer des privations, choses
méritoires sans doute, mais de peu à ses yeux,
en comparaison de cette semaille de doctrines
saintes dont la Correspondance est l'aumùnière.
Il y en a, dit saint Bernard, qui étudient pour
savoir, et c'est une curieuse ambition; il y en
a qui étudient pour s'illustrer, et c'est une fri-
vole convoitise ; il y en a qui étudient pour
acquérir de l'argent ou monter aux honneurs,
et c'est une cupidité honteuse. Mais il y en a
qui étudient pour édifier et pour s'édifier, et
c'est devant Dieu et devant les hommes, une
très honorable entreprise.
Tel est le mérite du docteur Van Doren. Si
l'on ajoute qu'au sacrifice de sa fortune, il a
joint constamment les souffrances de la ma-
ladie et n'a poursuivi son œuvre qu'en se cru-
cifiant, on dira qu'il a été à la fois, pour les
bonnes doctrines, un confesseur et un mar-
tyr. Le génie peut conquérir la gloire ; la sain-
teté seule sait multiplier ainsi les vertus.
Nous venons à l'Allemagne.
L'Allemagne, devenue aujourd'hui grand
empire protestant, le contraire de ce que
l'avait fait l'Eglise, se dispose à partager le
monde avec la Russie, l'Angleterre et l'Amé-
rique. Depuis un siècle, elle avait préparé cet
empire par les aspirations de son génie et par
les œuvres de ses savants. Berlin serait la
Rome des âges futurs, la cité de la force par
ses soldats ; mais la cité de la faiblesse, parce
qu'elle n'a pas le vrai Dieu, le vrai Jésus-
Christ et la véritable Eglise. J'ignore ce que
Dieu réserve à cette Prusse, qui est le péché
de l'Europe ; mais je vois la petite pierre se
détacher des montagnes romaines el abattre
le colosse aux pieds d'argile.
L'Allemagne catholique du Moyen Age
n'existe pins depuis Lui lier. Par Luther, elle
a posé le principe de la révolution et coupé
rÉurope en deux ; par Kant, elle a pous.-
son terme la dissolution inaugurée par le libre
examen. Le monde est mûr pour la scblague.
Des hommes comme Leasing, (ju-the,
Schiller, Wieland, ont doté l'Allemagne
d'une littérature et d'une langue à peine dé-
grossie depuis le xvi° siècle. C'est le décor de
la chiourme.
L'histoire de l'Eglise doit s'occuper surtout
des idées religieuses. La théologie estd'ailleurs,
pour l'Allemagne, une science de prédilection.
Inconsidérée dans ses négations avec les pre-
miers réformateurs, tristement sophistique
avec les premiers théologiens protestants, elle
se traîne, depuis le xvin" siècle, à la remorque
des systèmes de philosophie. Spinosa et Kant
sont ses deux principaux Pères. De leurs théo-
ries, les professeurs ont tiré trois systèmes
pour expliquer le christianisme ; le natu-
ralisme, qui répudie l'ordre surnaturel de
grâce et renferme l'Evangile dans la sphère de
la nature ; C école spéculative, qui part du
même principe et interprète la nature par les
concepts de la raison pure ; l'école my-
thique, qui ne voit plus dans les faits de
l'Evangile que des fables appuyées sur des faits
d'histoire ou sur des idées philosophiques. Ces
trois écoles ont une conclusion commune, la
répudiation de l'Eglise catholique, l'asservis-
sement au Dieu-Etat ; et la conclusion n'est
commune que comme application d'un prin-
cipe faux, qui assujettit la religion aux exi-
gences de la nature déchue.
Les principaux représentants de l'école
naturaliste sont Paulus d'Heidelberg, Rchr de
Weimar, Krug et Ammon ; les représentants
de l'école spéculative sont Schleiermacher, De
Wette, Semler ; les représentants de l'école
mystique, beaucoup plus nombreux, sont
Wagner, Heyue, Eichorn, Bauer, Kant, Néan-
der, Herder, Strauss. Ce dernier nie l'existence
historique du Christ. Au delà, c'est le néant,
représenté par Ewerbeck, Feuerbach et plu-
sieurs autres. Ces derniers seuls poussent jus-
qu'au bout la logique de la négation ; les
autres se parquent dans un champ qu'il leur
plaît de limiter et y évoluent selon leurs con-
venances. La foule ignorante suit ses lueurs
incertaines. La politique, exhumée du cime-
tière des Hohenstauffen, entend garder, par
la force, un monde qui a perdu la foi, les
mœurs et retourne au Césaro-papisme. Le
Pape est le gardien de la liberté du monde et
de l'honneur de l'humanité.
Cependant il se trouva, dans l'Eglise, des
esprits assez faibles pour subir le contre-coup
de ces négations. En présence du protestan-
tisme devenu impiété et du philosophisme
tourné au néant, Hermès, Baader, Gunther et
Froschammer furent assez peu fiers pour s'ins-
pirer de si misérables doctrines.
LIVRE QUATRE VINGT QUATORZIEME
Georges Hermès, né en Westphalie, prétfe
en 1799, successivement professeur à M unités et
à Bonn en 1831, chanoine de Cologne,
avait ilcluiir en 1H()7 par une Vue mtMettre eu
christianisme. Plus tard, il publia DM Intrn-
duction philosophig>ue, une Introduction positive
et une Dogmatique, Le principe générateur du
système d'Hermès, c'est le doute méthodique
de Descartes. Comme Descartes, Hermès l'ait
table rase et reconstruit par la raison l'édilice
renversé du christianisme. L'idée de tout
mettre en doute, de tout démontrer, l'anti-
thèse entre la raison théorique et la raison
pratique, sont-elles possibles en fait, réali-
sables avec parfaite certitude, praticables
dans le ministère des âmes et ne sont-elles
pas d'abord l'exclusion du surnaturel? Ce
sont là autant de questions où vient échouer le
système d'Hermès. Dénoncé à Home par Win-
dischmann, longuement examiné par le Père
Perrone, il fut condamné par Grégoire XVI,
comme contraire aux principes du Christia-
nisme. Braun, Elvenich, Ritter, Batzler, dis-
ciples d'Hermès, réclamèrent contre cette con-
damnation ; elle fut confirmée par Pie IX.
François de Baader, né à Munich en 1761,
longtemps professeur dans sa ville natale,
mort en 1841, se rattache à l'école indépen-
dante. Dans ses conceptions, il admet les
dogmes chrétiens ; il les appelle même les
prototypes et les principes organiques de la
connaissance humaine. En même temps, il
distingue, dans les dogmes, un élément per-
manent et un élément progressif. Or, en dé-
terminant ce progrès du dogme, il dénature
certains points de foi, comme la création, le
péché originel, l'incarnation du Fils de Dieu,
les peines de l'enfer. Sans doute, il admet
Dieu comme un être transcendant ; mais il ne
voit, dans la création, qu'une manifestation
temporelle de Dieu ; et prétend expliquer par
là son immanence dans l'univers. Sans doute,
il admet l'immortalité de l'âme; mais il lui
prête deux corps et l'assujettit, dans ses mi-
grations, aux théories d'Origène. La chute des
anges et de l'homme a eu lieu dans un monde
antérieur. Notre science actuelle dépend de
la science divine, au point de n'en être qu'une
participation.
La pensée de Baader, disséminée dans une
foule d'ouvrages, exprimée par aphorismes,
est fort incertaine, sinon obscure. Mais s'il
vaut peu comme théologien, en revanche, il
a rendu de grands services comme apologiste.
Contradicteur absolu de Kant, de Fichte et de
Hége), il a réduit ces philosophes a leur juste
valeur, je veux dire à fort peu de chose. Sous ce
rapport, Haader a rendu de grands services.
C'était d'ailleurs un esprit élevé, profond, pé-
nétrant et dont l'Allemagne doit s'honorer.
Un de ses disciples a publié les œuvres du
maître en 10 volumes.
Antoine < ojnther,né à Lindenau,en Bohême,
en 1785, passa une grande partie de son exis-
tenceà Vienne, et mourutcriLSfîl . Guntheravail
publié, en 1828, une Introduction à la théologie
spéculative, en 1830, ta Cène du pèlerin, en ix.'js,
le Juste milieu dans la philosophie allemande ; plus
tard, tes critiques et méditations B&étalogiq
et un traité sur les rapports de ta philosophie
h de lia théologie. Gunther est un philosophe
distingué, mais il pèche en Rattachant au
principe fondamental de Hegel, sur l'identité
réelle et substantielle entre la pensée et l'être.
\)c. là il conclut justement, mais en se trom-
pant, qu'il n'y a ni séparation, ni distinction
entre les vérités de raison et les mystères de la
foi. La philosophie et la théologie ont le même
objet et la même méthode, ha chute de
l'homme et l'obscurcissement de son esprit
rendent seules nécessaire la révélation par
Jésus-Christ. La doctrine de Jésus-Christ n'est
incompréhensible que par suite du péché. Au-
trement la raison humaine serait capable de
connaître et de démontrer les mystères, non
quant au comment, mais quant au pour-
quoi.
Sur ce faux point de départ, Gunther avait
commis plus d'une erreur sur la notion de
l'homme, sur le mystère de la Trinité, sur la
nécessité de la création. Condamné par le
Saint-Siège en 1837, Gunther se soumit hum-
blement, laissant, à ses disciples, un exemple,
que tous ne surent pas imiter.
La conception philosophique de Frohscham-
mer contient des idées et des tendances con-
traires à l'orthodoxie. La pensée qui le domine,
c'est d'expliquer l'évolution du monde ; il
croit l'expliquer par la puissance qu'il attribue
à l'imagination. L'imagination lui apparaît
comme une force, née de la matière, imma-
nente dans le monde, cause créatrice des
autres forces cosmiques et principe univer-
sel des développements progressifs des êtres.
Si, par imagination, Frohschammer entend
l'exemplaire divin des choses créées, les idées
en Dieu préexistantes à leur réalisation ad
extra, cela s'entend ; s'il attache une telle ima-
gination à la matière, cela ne peut plus ni
s'entendre, encore moins se comprendre.
Dans l'homme, d'après Frohschammer,
l'imagination est une force créatrice d'images,
qui apparaissent, à la conscience, comme ses
premières manifestations. Antérieure et supé-
rieure aux autres facultés, elle leur est force im-
pulsive. L'imagination est ainsi pour Frohs-
chammer, ce que l'idée est pour Hegel, et,
pour Schopenhauer, la volonté. Frohscham-
mer, du reste, admettait l'existence de Dieu,
et attribuait au monde une cause finale. Ce
philosophe était tombé dans plusieurs erreurs ;
il fut condamné par l'Eglise et ne se soumit
point à la condamnation. Sur le terrain de la
physiologie et des sciences modernes, il a
d'ailleurs rendu des services en réfutant le
matérialisme.
Sur le terrain théologique, nous avons à
recueillir les plus abondantes moissons. En
Allemagne, le point important, pour les ca-
tholiques, c'est la défense de la Bible contre
les malversations protestantes. Le premier en
date qui se distingua dans cette lice fut Jean-
504
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Léonard llug. Dé à Constance en I7Go. Elève,
puis professeur à l'université de Fribourg, il
parcourut, pour s'instruire dans l'herméneu-
tique, l'Allemagne, l'Italie et la France. Cha-
noine de Fribourg en 1827, il enseigna pen-
dant cinquante-trois ans ; il mourut en 18iu.
On lui doit, outre plusieurs ouvrages théolo-
giques, une Introduction à l'étude du Nouveau
Testament, un commentaire sur la version
alexandrine du Pentateuque, un autre sur l'an-
tiquité du Codex de la Vaticane, et des re-
cherches sur les mythes des peuples les plus
célèbres de l'antiquité. « Comme exégète, dit
le continuateur de Darras, Hug s'est fait une
place dans l'histoire par son opposition sa-
vante à l'interprétation naturaliste de la Bible.
De prétendus critiques négligent complète-
ment l'histoire et font dépendre la solution
qu'ils donnent aux difficultés des Saintes
Ecritures, de considérations philosophiques
ou d'opinions subjectives. Hug part d'un prin-
cipe auquel il se tient rigoureusement dans
toutes ses études critiques, savoir : Que la
véritable connaissance de la Bible, de ses
origines, de sa teneur, de ses textes dans leur
ensemble ou dans le détail, doit s'acquérir
surtout par l'examen historique, et que les
opinions philosophiques ou les théories sub-
jectives ne peuvent avoir, pour base solide,
que l'histoire. D'après ce principe, Hug s'ap-
puie toujours, dans ses interprétations, sur
des circonstances dûment établies, sur des faits
certains, sur l'autorité d'auteurs qui jugeaient
en connaissance de cause. Ses recherches,
appuyées sur cette base, en ont faP. un puissant
apologiste des textes sacrés. Son talent natu-
rel, la richesse et l'étendue de ses connais-
sances ont relevé encore la vérité de son
principe par l'abondance des développements
qu'il a su en tirer (1). »
Un homme qui fut, de son temps, une
grande puissance de la vérité, Jean-Joseph
Goerrès, était né à Coblentz en 1776. Doué
d'un génie précoce véritablement extraordi-
naire, il entrait, dès l'âge de vingt ans, dans la
célébrité. Professeur d'histoire à Coblentz, puis
à Munich, il embrasse en quelque sorte tout
l'ordre des connaissances humaines. La spécu-
lation n'absorbait pas ses forces. En 1806,
avec Achim d'Arnim et Clément Brentano, il
réveillait le patriotisme de l'Allemagne. En
1814, par le Mercure du Rhin, il concourut à
la débâcle de Napoléon. Plus tard, il osa dire
qu'une restauration sans Dieu et sans Eglise,
n'était que la préface d'une nouvelle révolu-
tion. En 1837, il fulminait contre le gouverne-
ment prussien, pour la défense de l'archevêque
de Cologne, interné dans une forteresse, parce
qu'il avait défendu, sur le mariage, ia doctrine
de l'Eglise. Sur la fin de ses jours, voyant la
mauvaise tournure des affaires, il écrivait :
« L'Etat triomphe, l'Eglise proteste ; priez
pour les peuples qui ne sont plus rien. »
En 1848, il mourut, prédisant la révolution,
qui éclata quelques jours après ses funé-
railles.
On doit à Goerrès de savants mémoires sur
quelques faits d'histoire et la publication de
monuments des langues primitives. Parmi ses
innombrables ouvrages, nous ne citerons que
la Mystique divine naturelle et diabolique,
livre où il a entassé une multitude de faits
curieux, propres à nous mettre en garde contre
le satanisme. Le Père Ventura en a contesté
les doctrines. Goerrès avait fondé les Feuilles
politiques et historiques de Munich, qui vivent
encore; une société savante de l'Allemagne
porte son nom : Defunctus adhuc loquitur.
En rentrant sur le terrain théologique, nous
rencontrons Jean-Baptiste de Hirscher, né en
Suisse en 1788, professeur à l'Université et
doyen du chapitre de Fribourg en Brisgau.
Les ouvrages de Hirscher roulent principale-
ment sur la morale. Nous citons, entre autres,
Considérations sur les Evangiles, la Catéchi-
tique, la Doctrine des indulgences, le Socialisme
et l'Eglise, trois volumes de considérations sur
les principales questions religieuses du temps
présent, et La morale catholique présentée
comme réalisation du royaume de Dieu sur la
terre, aussi en trois volumes. Ce dernier écrit
est le chef-d'œuvre de Hirscher. La morale
n'y est pas présentée en morceaux séparés et
morts, comme cela se fait en France ; mais
comme un organisme divin, préparé, fondé,
appliqué à tout à l'univers. Cette conception
grandiose est exposée, non pas en discours
plus ou moins éloquents, mais dans des formes
île l'enseignement théologique. On ne peut
lire cet ouvrage sans admirer sa grandeur et
sans éprouver, pour l'ordre moral, un véri-
table enthousiasme. On reproche pourtant
à Hirscher un certain esprit de tolérance, qui
dépasserait les limites de la charité.
Un contemporain de Hirscher, Léopold Lie-
bermann. était né, en 1759, près Strasbourg.
Successivement prédicateur, curé, supérieur de
grand séminaire, il fut, avec André îtass, l'un
des instruments de la Providence pour rétablir
la discipline dans le clergé des provinces
rhénanes. On lui doit, entre autres, des Institu-
tions de théologie dogmatique, qui obtinrent, dit
l'abbé Guerber, lesuccès qu'elles méritaient. Sa
dogmatique offre trois avantages rarement
réunis : elle est complète, elle est positive, elle
est d'une extrême clarté. L'auteur est l'un des
derniers représentants de la bonne latinité ; sa
langue est excellente et appartient à la
bonne école. Ses institutions ont été clas-
siques dans beaucoup de séminaires de France,
de Belgique, d'Allemagne et d'Amérique. On
doit encore, à Liebermann, des sermons et des
Institutions du droit canon qui n'existent qu'en
manuscrit. Son meilleur titre à la mémoire,
c'est d'avoir formé de bons prêtres.
Avec Staudenmaier nous entrons dans la
haute science. Fils d'un ouvrier, François-
Antoine Staudenmaier était né en 1800, près du
(1) Uni. de l'Eglise, t. 40, p. 526 ; et Kirschenlexicon, V. Hug.
LIVRÉ QUATRE-VINGT-QUINZIEME
château de llohenstaufen. Prêtre en I SJ7 , bien-
tôt professeur, Staudenmaier consacra toute sa
vie à la science. On lui doit une Histoire des élec-
tions épiscopales, une Encyclopédie des sciences
théologiques, nue Théorie de la religion et de la
révélation, une Dogmatique chrétienne, une
histoire des dogmes, une Histoire de la dogma-
tique et de la symbolique, Le génie du christia-
nisme manifesté par les cérémonies, les temps
sacrés et l'art religieux, la Philosophie du
christianisme ou métaphysique de l'Ecriture
Sainte. Cette philosophie comprend quatre par-
ties : i° la partie ontologique, qui traite de l'idée
en général, de son origine, de sa nature, de
ses rapports avec Dieu et avec le Verbe divin ;
2° la partie physico-philosophique, qui a pour
objet l'être en tant qu'il se manifeste dans la
nature ; 3° la partie pneumatique, qui expose la
doctrine de l'idée en tant qu'elle se manifeste
dans l'esprit, et 4° la partie historique, qui re-
cherche les lois et les formes de l'idée dans
l'histoire, sous l'action de la Providence.
On doit encore à Staudenmaier un volume
sur Scol-Erigène, une critique du système de
Hegel, un livre sur la nature de l'Eglise ca-
tholique, des opuscules sur la paix religieuse
et le devoir au temps présent. Staudenmaier
mourut d'apoplexie en 1856 : c'était un homme
de science, un puissant esprit : son œuvre a
fait époque.
Le plus grand théologien de cette époque
fut Mcehler. Joseph-Arlam Mœhler était né à
Igersheim, dans le Wurtemberg, en 1796.
D'abord apprenti boulanger, bientôt libre de
suivre son penchant pour l'étude, il étudia
d'abord à Elwangen, puis à Tubingue, enfin
dans la plupart des Universités allemandes.
En 1824, il inaugurait sa carrière de profes-
seur ; il mourut en 1836.
Mcehler était plus qu'un homme de talent
et de savoir, c'est un docteur qu'animait une
grande âme. On lui doit un opuscule sur
l'unité de l'Eglise, des études historiques sur
saint Athanase et saint Anselme, une Patrolo-
gie éditée par Keithmayer, une Histoire de
l'Eglise, publiée par le Père Gams, et des Mé-
langes recueillis par Dcellinger. Le plus im-
portant de ses ouvrages c'est la Symbolique, ou
exposé des contrariétés dogmatiques entre les
catholiques et les protestants : c'est le chef-
d'œuvre de Mœhler.
Ce livre ne traite pas du protestantisme,
comme Bossuet, qui relate seulement les va-
riations d'après les textes des formulaires ;
ou comme Ijulmès, qui ne s'enquiert que des
conséquences du christianisme dans ses rap-
ports avec la civilisation des peuples euro-
péens. Mœhler attaque le protestantisme dans
sa substance, moins que dans sa méthode ; il
traite de l'état primitif de l'homme, du péché
originel, de la justification, de la grâce, des
sacrements et de l'Eglise. Sur chacun de ces
points, il montre que l'enseignement du pro-
testantisme n'est qu'une suite de négations ir-
réfléchies, de contradictions ridicules et fina-
lement de doctrines abominables. Philosophi-
quement, scientifiquement, le protestantismi
n'est qu'un ramas de ténèbres, un corps d'er-
reurs propices à tous les renversements. C'est
plus ipie la préface de la révolution, l'amorce
du nihilisme, c'est la révolution dans les
sphères sacrées, d'où elle descendra sur les
peuples pour les désoler et les pervertir.
D'autres, avant Mœhler, avaient abordé ce
sujet ; aucun ne l'avait fait avec une telle
compréhension. Dès le début, entre Luther
et ses antagonistes, la question avait été po-
sée sur ce terrain. Depuis trois siècles, elle
s'éternisait en d'interminables liliges. Avec
Mœhler, la question est épuisée. On sait ce
qu'est le protestantisme ; c'est la théorie de la
corruption irrémédiable, d'une rédemption
purement extérieure, d'une humanité vouée,
par le libre examen, aux disputes ; par !e dé-
faut de foi, à la fange ; par l'absence d'Eglise,
au despotisme de l'Etat. C'est Babylone qui
renaît ; c'est Nabuchodonosor qui va tenter
la conquête du monde, pour le couvrir de ses
propres souillures.
A peine cet ouvrage avait-il vu le jour, que
les défenseurs du protestantisme se ruèrent
contre. Au jugement de leurs coreligionnaires,
ls ne réussirent point à l'ébranler. Le roi de
Prusse se disait prêt à en payer fort cher une
réfutation péreraptoire ; le roi de Prusse igno-
rait que l'argent ne peut rien contre la vérité.
L'histoire, plus intelligente, place la Symbo-
lique de Mœhler au niveau des Variations de
Bossuet, de la Civilisation de Balmès, du Pro-
testantisme de Perrone, du Pape de J. de
Maistre, de YEssai sur l'indifférence de La-
mennais : c'est un de ces ouvrages fondamen-
taux, pierres angulaires de toute bibliothèque
savante.
Henri Klée, né près Coblenlz en 1800, d'une
humble famille, successivement professeur à
Rome et à Munich, mourut en 1840. Klée était
plus qu'un savant, c'était l'homme complet
dans sa perfection. L'Allemagne lui doit un
livre sur la doctrine des Millénaires, des com-
mentaires de trois épîtres de saint Paul, un
Système de dogmatique catholique, une Encyclo-
pédie de la théologie, une Dogmatique en trois
volumes, une Esquisse de la morale catholique.
Klée appartient à l'histoire surtout par son
Histoire des dogmes chrétiens, deux volumes
précieux pour tout homme d'études.
Ignace-Amand Dœllinger, né à Bamberg
en 1799, prêtre en 1822, fut appelé à Munich
pour y enseigner l'histoire. En 1845, il repré-
sentait l'Université aux Etats de Bavière;
en 1850, il était, au parlement de Francfort,
partisan de la séparation de l'Eglise et de
l'Etal ; en 1861, il prenait parti contre le pou-
voir temporel ; et en 1868, il faisait campagne
contre le Concile. Défectionnaire en 1871, il
essaya vainement, avec l'appui de Bismarck,
de fonder la secte des Vieux Catholiques. On
lui doit plusieurs ouvrages, dont l'érudition
est immense et mal digérée. Au fond, c'était
un esprit faible et pervers : il est mort dans
l'impénitence.
306
HISTOIRE GNIYERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Georges Philips, né à Kœnigsberg en 1804,
de parents anglais, fil ses études à Munich et
prit ses grades à Berlin - Après avoir voyagé
et étudié, il embrassa, sur les conseils de
Jarcke, le catholicisme en 1828. on lui doit
une histoire du droit anglo-saxon, les prin-
cipes du droit piicé allemand, une excellente
histoire d'Allemagne, un traité de synodes
diocésains et un cours de droit canon en
quatre volumes. Philips est un canoniste très
orthodoxe, très dévoué à Rome ; c'est un
maître dont il faut propager les doctrines.
Daniel-Boniface Haneberg, né en 1810 à
Kempten m Bavière, devint abbé de Saint-
Boniface et, en 1872, évêque de Spire. On lui
doit, une réfutation savante de Renan et, en
deux volumes, une Histoire de la révélation
biblique, introduction excellente à Vllistoire
de l'Eglise d'Alzog. Haneberg est considéré
comme la plus haute autorité allemande en
matière d'Ecriture Sainte.
Dans un autre ordre d'idées et d'actions,
nous trouvons un grand serviteur de la vérité
et de ta justice, le baron de Ketteler.
Le réveil du peuple allemand avait été pré-
paré, à l'origine, par les écrits de Stolberg et
de Schlegel. Un des hommes qui, dans la
suite, contribua plus puissamment à l'organi-
sation des forces catholiques fut l'évèque de
Mayence, Ketteler. Emmanuel de Ketteler était
né à Munster en 1831, au sein d'une famille
très chrétienne. Au terme de ses études, il en-
tra dans l'administration civile. En 1837,
lorsque le gouvernement prussien mit en pri-
son l'archevêque de Cologne, Ketteler rompit
avec la bureaucratie et se prépara au sacer-
doce. Prêtre en 1844, il devint curé d'IIopstein,
donna son bien aux pauvres, ses soins aux
malades, avec un tel dévouement, que les suf-
frages protestants l'envoyaient, en 1 85-8, au
parlement de Francfort. Au parlement, à
l'assemblée générale des catholiques, et en
Chaire, comme prédicateur, Ketteler se révéla
comme un esprit préoccupé des questions so-
ciales et résolu à les trancher par la doctrine
catholique. Avant iui, les apologistes de
l'Eglise acceptaient généralement la solidarité
de l'Eglise avec l'ancien régime ; Ketteler dé-
serta ce préjugé et agit en précurseur des ré-
formes appelées pour le bien des pauvres. Curé
de Sainte-Hedwige à Berlin, puis évêque de
Mayence, Ketteler put enfin évoluer sur un
champ propice à son génie. Successeur de
saint Boniface, dans une ville ravagée par la
révolution, Ketteler commença par réformer
son séminaire et releva de beaucoup le niveau
de l'enseignement théologique : son premier
bienfait fut de créer des docteurs, hommes
puissants en œuvres et en paroles. Le rongia-
nisme désolait alors l'Eglise d'Allemagne ; un
mauvais prêtre, perdu de mœurs, avait en-
traîné ses pareils dans la sédition : Ketteler
tint tête à l'orage et ne contribua pas médio-
crement à le vaincre. En esprit clairvoyant, il
voyait venir les dangers du libéralisme et
connaissait, par expérience, le péril des so-
ciétés secrètes : ce fut, pour Ketteler, l'occa-
sion d'écrire ses deux premiers ouvrages. Un
plus grand danger menaçait l'ordre social, le
socialisme; Karl Marx avait déclaré la guerre
au capital ; le juif Lassalle embrigadait les ou-
vriers pour les mener à I'msauI du vieux
monde. L'abbé Kolping avait oppusé, à ce
travail destructeur, l'organisation de ses con-
fréries. L'évèque de Mayence, en 1964 pesa
en maître par son livre : La qmettion ouwi
el le christianisme. Des hauteurs de la spécula-
tion, le prélat descendit sur le terrain pra-
tique par son discours sur les rapports du
mouvement ouvrier avec la religion et la mo-
rale. Sur ce terrain, Ketteler réclamait l'aug-
mentation des salaires, la diminution des
heures de travail, le repos dominical, l'inter-
diction du travail aux enfants qui doivent
suivre l'école, enfin l'opposition au travail des
femmes, surtout des mères de famille. En
1870, au concile, Ketteler rompit avec son
ancien maître, Dœllinger, devenu, sous la
figure de Janus, l'insulteur de la papauté. Eu
vieillissant, l'évèque de Mayence devenait de
plus en pius l'évèque des ouvriers : il deman-
dait à l'Etat de protéger leur santé, leur vie et
leur famille. Ce brave évêque mourut en 1877.
Inébranlable dans ses vues ; sachant les
frontières des choses et le bornage des inté-
rêts ; faisant d'une main ferme le départ de ce
qu'il faut maintenir, conquérir ou répudier
dans le torrent contemporain, Mgr de Ketteler
a repétri son pays, comme il a relevé son sé-
minaire et son diocèse. Si M. de Bismarck a
créé un nouveau caractère allemand, Mgr de
Ketteler a formé une nouvelle âme reli-
gieuse.
Orateur, député, journaliste, brochurier,
écrivain, théologien, prédicateur populaire,
amant des pauvres et fondateur d'œuvres im-
mortelles, il a agi en tout d'instinct, de spon-
tanéité, sous l'inspiration d'un seul principe :
c'est que l'évèque, homme universel, homme
de gouvernement infatigable, désintéressé et
fort, doit mettre toutes choses aux pieds de la
Croix.
Voilà la source incomparable de son acti-
vité sociale.
Les idées de Ketteler sur la question sociale
procèdent d'une grande sympathie pour l'ou-
vrier. Ce qui fait la faiblesse et le malheur de
l'ouvrier, c'est son isolement, Abandonné à
ses seules forces, il est le jouet de toutes les
fluctuations économiques, la victime des ca-
prices de patrons sans foi et sans cœur. Seule
l'association peut modifier les conditions de
son existence ; il appartient à l'Etat de rendre
possibles les associations ouvrières. En deux
mots, protéger les familles contre l'exploita-
tion sans conscience et réorganiser les asso-
ciations corporatives ; tel est le devoir de
l'Etat.
L'œuvre de Mgr de Ketteler est continuée
par les assemblées catholiques, par l'action
publique du centre, par le Wolksverein, par
l'Université populaire de Miïnchen-Gladbach,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
501
par les entreprises de L'abbé Hilze, député au
Reichslag.
Parmi les auteurs ecclésiastiques d'Aile—
magne, nous devons citer L'historien Alzog.
Jean Alzog était né en 18U8, à Ohlau en Silé-
sie. Professeur à Posen en 18,'Ki, à llildesheim
en 1845, il fut nommé professeur d'histoire
ecclésiaslique à Fribourg en 1853 et devint
conseiller ecclésiastique de l'archevêque.
En 1870, il fut appelé, par le Pape, au Concile
du Vatican, comme consulteur, mais ne lit
partie que de la seconde fournée, celle qui
fut demandée par les libéraux, dont Alzog
élait censé l'homme. À son départ de Fri-
bourg, il avait sans doute quelques illusions;
à Home, en présence du haut savoir de ses
collègues, il dut les abdiquer. Alzog mourut
en 1876, à Fribourg en Brisgau. On doit, à
Alzog, une histoire de l'Eglise publiée à
Mayence, en 1841, et une Patrplogie, publiée
à Fribourg, en 1867.
De nos jours, de gré ou de force, chaque
homme de science et de conscience est ra-
mené aux études historiques et partout il ren-
contre l'Eglise. Qu'on les aborde comme phi-
losophe, pour observer les phénomènes de
l'esprit humain dans son développement ;
comme jurisconsulte, pour approfondir les
bases et les transformations de notre droit
moderne ; comme artiste, pour étudier les
œuvres du génie ; ou enfin, comme homme
politique, pour suivre l'épanouissement gra-
duel, et souvent contrarié, de la civilisation,
il est impossible de ne pas rencontrer sur sa
route la grande figure de l'Eglise catholique.
Jean Alzog composa son histoire de l'Eglise
pour servir de base à son enseignement uni-
versitaire, el l'offrit comme manuel à ceux
que le défaut d'études obligeait d'y suppléer
par des lectures. Dans le cadre trop étroit de
trois volumes, elle embrasse l'histoire de
l'Eglise depuis Jésus-Christ jusqu'à nos jours.
Pour ne pas se borner à une longue, sèche et
fatigante nomenclature de noms et de faits,
l'auteur s'applique à faire ressortir certaines
circonstances particulières ; à dessiner avec
vigueur les imposantes figuras de l'Eglise ; à
grouper avec netteté les diverses manifesta-
tions de la vie chrétienne ; à indiquer enfin le
vrai caractère des temps et l'esprit de chaque
époque. La division de l'histoire par époque
et l'étude de chaque époque par division des
matières sont faites dans de bonnes condi-
tions. Quant à la partie matérielle de l'œuvre,
Alzog s'inspire de Mœhler ; il met à profit les
publications antérieures de Doellinger, Fluten-
sock, Katercamp ; il consulte aussi parfois les
publications protestantes de Gieseler, Fn-
gelnardt, Néander, Guericke, et Cari Hase.
Les informations bibliographiques sont très
étendues; les citations bien choisies et faites
à propos. Les jugements, selon nous, ne sont
pas toujours sûrs; les historiens d'Allemagne
se laissent trop souvent entraîner par la pas-
sion contre Rome ou par une affectation d'im-
partialité qui touche à l'injustice. Toutefois,
le principal tort de l'histoire d'AIzog, c'est
de n'avoir pas été composée en huit ou dix vo-
lumes. I n manuel de l'histoire de l'Eglise de-
mande aujourd'hui ce développement.
« Quiconque, dit Bossuet, veut devenir un
habile théologien et un solide interpète,
qu'il lise et relise tes Pères. ,Vil trouve dans
les modernes quelquefois plus de minuties, il
trouvera très souvent dans un seul livre des
l'nes plus de principes, plus de cette sève
primitive du christianisme que dans beau-
coup de volumes des nouveaux interprètes ;
et la substance qu'il y sucera des anciennes
traditions le récompensera très abondamment
de tout le temps qu'il aura donné à cette lec-
ture. Que s'il s'ennuie de choses qui, pour
être moins accommodées à nos coutumes et aux
erreurs que nous connaissons, peuvent pa-
raître inutiles, qu'il se souvienne nue, dans les
temps desPères,ellesont eu leur effet etqu'elles
produisent encore un prix infini dans ceux qui
les étudient, parce qu'après tout ces grands
hommes sont nourris de ce froment des élus,
de cette pure substance de la religion, et que,
pleins de cet aspect primitif qu'ils ont reçu
de plus près et avec plus d'abondance de la
source même, souvent ce qui leur échappe
et qui sort naturellement de leur plénitude,
est plus nourrissant que ce qui a été mé-
dité depuis. C'est ce que nos critiques ne sen-
tent pas, et c'est pourquoi leurs écrits, formés
ordinairement dans les libertés des novateurs
et nourris de leurs pensées, ne tendent qu'à
affaiblir la religion, à flatter les erreurs et à
produire des disputes (1) ».
C'est dans ce dessein et pour compléter son
cours d'histoire, que le professeur de Fribourg
composa son Manuel de Patrologie. L'auteur
fut contrarié, dans sa composition, par un mal
de tête et se fii aider par le docteur Kellner,
de Trêves. Tel quel, l'ouvrage n'est pas com-
plet ; il s'arrête, pour les latins, à saint Gré-
goire-le-Grand et, pour les Grecs, à saint Jean
Damascène. Après l'avoir publié, l'auteur pen-
sait qu'il eût fallu, pour amener les étudiants
à lire les Pères, pénétrer plus au fond des
choses. Ce défaut tenait à l'exiguité de son
ouvrage et aussi à sa méthode. La notice d'un
auteur, la nomenclature de ses ouvrages,
quelques aperçus critiques, quelques analyses
d'ouvrages importants, cela ne suffit pas ponr
faire aimer passionnément l'étude des Pères.
Selon nous, il faudrait classer les Pères par
catégories, procéder par genres et par espèces,
exposer dans son ensemble, dans ses détails et
dans son complet développement toutes les
parties de la tradition. De manière que le
lecteur d'un tel ouvrage possède, par ses som-
mets lumineux, tout l'ensemble de la doctrine
catholique et n'ait plus qu'à chercher, dans
les ouvrages, l'approfondissement de ce dont
il a la notion et les détache du principe dont
l) Défense de la tradition, P. I , liv. IV, ch. 18.
50 S
1I1STOIUE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
il possède la synthèse. L'ouvrage d'Alzog est
plus utile pour étudier l'histoire de l'Eglise
<|ue pour étudier les Pères.
A côté d'Alzog, nous citons le docteur
Henri Denzinger, professeur à Wurzbourg,
mort en 1881. Nous lui devons deux ouvrages :
Ritui orientalisum in administrât ione, sacra-
mentorum, Wurzbourg, 1804, et Euchirtdion
de/înitionum de rébus fidei, 1853. Le premier
ouvrage se rapporte aux grandes publications
liturgiques de Mabillon, Tommasi, Gerbert ;
le second nous paraît digne d'une très sérieuse
considération. Parmi beaucoup de maux que
le malheur des temps a inlligés aux écoles ca-
tholiques, ce qui nuit le plus aux études, c'est
que les documents positifs de la foi et de la
discipline, sanctionnés par l'autorité publique
de l'Eglise, sont ignorés ou négligés, et cha-
cun se laisse aller à son propre esprit. Par là il
arrive que les plus saintes et les plus sûres doc-
trines ecclésiastiques sont remplacées par les
ridicules et absurdes conceptions d'hommes
qui étudient toujours, qui ne parviennent ja-
mais à la science de la vérité, mais qui vantent
beaucoup leurs idées propres. Pour nous, nous
tenons pour certain que les définitions et pres-
criptions de l'Eglise sont le très solide fonde-
ment sur lequel doit reposer toute spéculation
des choses divines ; par là s'ouvre devant nous
une voie royale qu'il faut suivre, sans s'écar-
ter ni à droite, ni à gauche ; autrement nous
nous écarterons de la foi et nous tomberons
dans cette licence païenne de penser, qui
écarte toute autorité et ne laisse bientôt sub-
sister que les oracles ou les fantaisies de la
raison. Pour remédier à un si grand mal,
Denzinger imagina de réunir, en un seul vo-
lume, toutes les définitions dogmatiques de
l'Eglise et tous ses anathèmes contre l'er-
reur.
Ce recueil fut limité à la contenance d'un seul
volume ; il commence au symbole des Apôtres,
dont il donne les divers textes, et se termine à
l'allocution de Pie IX sur le mariage civil ; en
tout cent documents. L'auteur termine son
livre par un index systématique des matières,
c'est-à-dire par un programme de théologie,
dont toutes les propositions sont établies par
un renvoi aux décisions authentiques de
l'Eglise. La conception première d'un tel tra-
vail est au-dessus de tout éloge ; son exécution,
bornée à la production des textes définitoires,
peut suffire dans un cours élémentaire de
théologie; mais, selon nous, une telle œuvre,
pour produire tout son fruit, devrait être plus
étendue et donner les textes avec plus d'am-
pleur. Les petits livres sont faits pour les en-
fants, mais ils ne font que des enfants, con-
tents d'eux-mêmes, persuadés de leur omni-
science d'autant plus que leur savoir a de plus
étroites frontières. Les gros livres sont pour
les hommes et en font. Même dans Fécole, un
livre plus dispendieux éclaircirait mieux les
choses ; dans les presbytères, un tel livre est
indispensable. C'est le livre des sources, la fon-
taine aux eaux vives; plus les eaux sont abon-
dantes, plus on peut boire et se faire une âme
à la mesure de son breuvage.
A côté de Denzinger, nous plaçons Kobleret
Kraus. André Kobler, né en 181ti à Miihldorf
en Bavière, entra, en 1844, dans la Compagnie
de Jésus. En 1857, il devint professeur d'his-
toire à Innsbruch, puis à Klagenfurl. On lui
doit : 1° Documents pour l'histoire de la Compa-
gnie de Jésus, Ratisbonne, In il -44 et 2° Etudes
sur les couvents du Moyen Age, Innsbruch,
18G7, François-Xavier Kraus, né à Trêves en
1N'»0, professeur d'histoire ecclésiastique à
Fribourg-en-Brisgau, a donné jusqu'ici :
1° Roma sotterranea, Fribourg, 1878; — 2° Les
Antiquités chrétiennes, 2 vol. Fribourg, 1887;
— 3° Histoire de /' Eglise, Trêves, 1887.
Un membre de l'Ordre de Saint-Dominique,
Denifie, archiviste à Rome, a pris place parmi
les écrivains allemands par une étude sur Tau-
ler, Gratz, 1870 ; et par une Histoire des Uni-
versités du Moyen Age, dont le premier vo-
lume a paru à Berlin en 1885. — Simon Ai-
cher, chanoine et professeur à Brisgau,
depuis 1875 prince-évêque, est auteur d'un
Compcndium juris ecclésiastici, Brixen, 1802.
Un écrivain de plus haute marque est Jean-
Baptiste Heinrich.né à Mayence en 1818. Suc-
cessivement professeur au séminaire de cette
même ville et chanoine, il fut à la fois homme
de cabinet et homme d'action. De concert
avec son collègue Moufang, il prit part à tous
les événements de la renaissance allemande,
collabora au Catholique de Mayence et com-
posa des ouvrages de longue haleine. Nous
citons : 1° Sur la vérité et la nécessité du chris-
tianisme, Mayence, 1804 ; — 21 Jésus-Chr st,
c'est une critique de l'ouvrage de Renan ; —
3° La réaction du soi-disant progrès contre
V Eglise et la vie religieuse ; — La dogmatique,
en six volumes, publiée à Mayence en 1875 :
c'est un ouvrage de premier ordre.
Christophe Moufang, né à Mayence en 1817,
après avoir fait ses études dans sa ville natale,
étudiait la médecine à Bonn en 1834, lorsqu'il
se décida à entrer au séminaire de Mayence.
Prêtre eu 183J, professeur au collège, il colla-
bora avec beaucoup de talent au Catholique,
la première feuille catholique, publiée en
Allemagne. En 1851, lorsque Mgr de Ketteler
monta sur le siège de saint Boniface, il confia,
à Moufang, la direction du grand séminaire.
Chanoine en 1854, député au Landtag de
Hesse à partir de 1803, il fut en 1808 appelé
à Rome pour les travaux préparatoires du Con-
cile. En 1875, il entrait au Reischtag allemand
et en fit partie jusqu'au jour où il sentit les at-
teintes du mal qui devait l'emporter : il mourut
en 1890. — Moufang était surtout un orateur
plein de doctrine, de bonne humeur et de
mouvement. En dehors de sa collaboration au
Catholique, on lui doit un recueil fort intéres-
sant sur le rôle de la Compagnie de Jésus en
Allemagne. Ses travaux historiques sur les
catéchismes lui ont fait une juste réputation
d'érudit. Mais Moufang était surtout un
homme de combat : il faisait autorité dans les
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÉMl
509
questions politico-économiques et l'un des
premiers s'occupa, eu Allemagne, de la ques-
tion sociale. C'était un lutteur qui no ménagea
point ses forces au service do l'Eglise et do la
société.
Joseph llergcnroelher, né à Wur/.bourg
en 1824, se rendit, après ses premières études,
à Rome, pour faire sa théologie au collège
germanique. Prêtre, il fut quelque temps vi-
caireà Zellingen,puis entra, comme professeur
de droit canon et d'histoire, à l'université de
sa ville natale. A peine installé dans sachaire,
il fonda sa réputation scientifique et littéraire
par un grand ouvrage en trois volumes sur
Photius : c'est un chef-d'œuvre, dont il faut
souhaiter la traduction. Pie IX l'appela à Home
pour préparer les Schemata du Concile. Dans
les controverses soulevées alors par Dœllin-
ger et Friedrich, Hergenrcether se signala
par la publication de l'anti-Janus. Entre
temps, il s'appliquait à étudier la civilisation
du xvne siècle, publiait un important ouvrage
sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat, et
donnait enfin au public son Manuel d'histoire
ecclésiastique, dont nous avons une traduction
par Bélet en huit volumes. En 1877, Pie IX
appelait Hergenrcether à Rome et le nommait
préfet des archives du Vatican. A ce titre, il
s'attela au Regestum de Léon X et en com-
mença la publication. En 1879, Léon XIII
l'éleva à la dignité de cardinal, en même
temps que Joseph Pecci et Newmann. Tous
trois moururent presque en même temps, Her-
genrcether au couvent cistercien de Mehre-
rau, près du lac de Constance. Hergenrce-
ther était un esprit droit et élevé ; ses
ouvrages honorent tous sa mémoire.
Franz-Séraphin Hettinger, né à Aschafi'en-
bourg en 1819, après avoir passé par le gym-
nase et le séminaire de sa ville natale, s'en
fut à Rome où il étudia quatre ans la théo-
logie. Elève du collège germanique, il eut
pour maître Perrone, Patrizzi, Ballerini, Mar-
chi, Kleutgen et Passaglia. Ce qu'il apprit sur-
tout à Rome, ce fut l'amour de l'Eglise ; la
note caractéristique de sa parole et de ses
écrits, c'est un sentiment ascétique. Prêtre
en 1843, il fut appelé à prononcer un petit
discours à la Sixtine, un jour que le Pape
chantait la grand'messe. De retour en Alle-
magne, il pratiqua, pendant quelques années,
le ministère pastoral en Franconie. En 1847,
il entrait à l'Université de Wurzbourg.
En 1852, il fit un voyage à Paris ; plus d'une
fois dans la suite, sous Pie IX et sous
Léon XUl, il fut appelé à Home. Mais ce ne
sont là, dans sa vie, que des incidents sans
importance. Hettinger était, par excellence, le
professeur, l'homme qui passe sa vie avec les
livres, qui parle aux élèves et compose des ou-
vrages. Nous ne dirons rien des honneurs aca-
démiques et civils déférés à sa personne ; les
titres les plus glorieux d'un savant ce sont ses
œuvres. Lesouvragesqui ont signalé, au monde
savant, le nom d'Iletlinger sont : Le Sacerdoce
catholique, 1832 ; La Situation religieuse et so-
ciale de /'aria, 1852; I' 'Idée dee exercice» spiri-
tuels de suint Ignace, 1853 ; La Liturgie du
/' Kg lise et la langui', latine, 1856; Le droit et
la liberté de l'Eglùe, 1860 ; Le Rôle de la théo-
logie dons r organisme des sciencetuniversitairet.
1862; L'Art dans le chrùtianitme, 1867 ; Le
combat de l'église au temps présent, 1869 ;
Pie IX et l'idée de la Papauté, 1877 ; quelques
ouvrages sur la Divine Comédie de Darde. Pro-
fesseur d'apologéli.jue, Hettinger s'est illustré
surtout par ['Apologie du christianisme en cinq
volumes, 1803-07; le Plein pouvoir du Siège
apostolique, 1873, et la Théologie fondamentale
ou apostolique en deux volumes. L'apologé-
tique et l'apologie ont été traduits en fran-
çais, le premier par Belet, le second par Jean-
nin : ce sont deux ouvrages de premier ordre.
Il faut rapprocher d'Hergeurœther, Héfelé,
llœfler, Jansen et Pastor, noms diversement
célèbres en histoire.
Charles-Joseph Héfelé, professeur ù Tu-
bingue, puis évêque de Rottembourg, écrivit
une Histoire des Conciles en 11 volumes ; elle a
été traduite en français par l'abbé Delarc. Le
traducteur la dit composée d'après les origi-
naux ; c'est une erreur : elle a été composée
d'après les éditions anciennes des Conciles ;
elle en rapporte fidèlement la science faite ;
cela suffit à son mérite. Héfelé a, sans doute,
ajouté de son fond, ce qu'il a pu prendre dans
les livres contemporains ; il le donne suivant
la méthode de Noël-Alexandre, par des pro-
positions séparées, qu'il prouve de son mieux,
suffisamment pour justifier son opinion. Le
seul reproche à faire, non pas au livre, mais
à l'auteur, c'est qu'au Concile, il se mit en
contradiction avec lui-même. Dans son his-
toire, il avait bien parlé du pape Honorius ;
dans une brochure séparée il s'efforça de
prouver le contraire. Sur le même fait, il se
trouve avoir dit oui et non : c'est une contra-
diction manifeste; pour le caractère épiscopal,
une tache. — L'Histoire des Conciles a été con-
tinuée depuis par Alois Knœpfel. En France,
Paul Guérin en a donné, à moindres frais,
l'équivalent, dans ses Conciles généraux et par-
ticuliers, ouvrage emprunté pour une grande
part au dominicain Richard. En Italie, Vincent
Tizzani, archevêque de Nisibe, a donné aussi
une histoire des Conciles en quatre volumes :
c'est une œuvre très recommandable.
Constantin lloefler, né à Memmigen en Ba-
vière, était, en 1830, professeur à Munich, et
en 1852, professeur d'histoire naturelle à
l'rague. On doit à Hœfler, outre un grand
nombre de dissertations sur des points obs-
curs ou controverses d'histoire : 1° Une His-
toire des papes allemands, ouvrage important ;
2° Une étude très vive contre Y Empereur Fré-
déric Il ; 3° Une Histoire universelle en 3 vo-
lumes ; 4° Scriptores rerum h istoricarum, recueil
de documents inédits; 5° Jean Huss et l'émi-
gration des étudiants de l'rague; 6° Le Pape
Adrien Vl, travail définitif sur ce Pape.
Mais le grand historien catholique de l'Alle-
magne, c'est Janssen. Jean Janssen était né à
510
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Francfort bb 1829, 'le parents pauvres. Son
père L'avaH mis on apprentissage chez un
chaudronnier ; l'enfant avait toujours, sous
son tablier, un livre et faisait le dése-poir du
patron, qui ne voyait, dans l'apprenti, que
l'étoffe d'un savanl. Kn désespoir de chau-
dronnerie, on se décida à envoyer l'enfant à
l'école. Jean passa donc de l'atelier de fer
blanc au collège de Xanten, puis au gymnase
d'une autre ville, enfin aux universités de
Munster et de Louvain. A cause de sa faible
santé, il ne fut appelé au sacerdoce qu'à
trente-et-un ans. Depuis longtemps il était
parti pour la gloire.
Sa vocation d'historien se manifesta, dès
l'âge de huit ans, par la lecture de l'histoire
sainte d'Overberg, dont il faisait l'objet de pe-
tites conférences à ses camarades. Dn volume
dépareillé de l'histoire universelle d'Anne-
garn produisit sur lui l'effet du bardit des
Francs sur Augustin Thierry. A seize ans, il
entamait des négociations avec un imprimeur
pour la publication d'un ouvrage d'histoire ;
ce jeune homme eût pu dire, comme Ovide et
en le modifiant: Quidquid tentabans scribere,
liber erat.
A vingt-cinq ans, Janssen fut nommé pro-
fesseur à Francfort et passa dans cette humble
condition toute sa vie. Malgré l'étendue de
ses services et l'éclat de sa gloire, personne ne
songea à l'élever plus haut ; quant à lui, il se
trouvait plus grand que la fortune. Léon XIII,
digne appréciateur du mérite, éleva Janssen à
la prélature, collation qui honore autant le
pontife que l'historien. Dans son obscurité,
Janssen eut, pour réconfort, l'amitié du pro-
testant Bœhmer, érudit impartial qui sut orien-
ter le talent du prêtre catholique. Janssen
mourut vers 1890.
Voici la liste chronologique des ouvrages
de Janssen : 1° Willibald de Steivels et Cor-
vey, 1855 : c'est l'histoire d'un abbé; 2° His-
toire dn saint Louis, roi de France, 1855 ;
3° Sources de l'histoire de l'évêcké de Munster,
1856 ; 4» Convoitises françaises et politique hos-
tile aux provinces rhénanes, 18til : c'est un
pamphlet contre la France ; 5° Schiller comme
historien, 1863 : c'est la mise à néant du poète-
romancier qui a écrit l'histoire fie la guerre
de Trente ans et de la révolte des Pays-Bas;
6° L'Eglise et la liberté des peuples, 1863 ;
7° Correspondance royale de Francfort de 1372
à 1519, 3 volumes, 1863-66-73; 8° Russie et
Pologne depuis deux cents ans, 186i ; 9° Ori-
gine du premier partage de la Pologne, 1865 ;
10° Gustave-Adolphe en Allemagne, 1865;
11° Charlemagne, 1867 ; 12° François Borgia,
1868 ; 13° Vie, lettres et opuscules de Bœhmer,
3 vol., 1868; 14° Temps et portraits, 1875;
15° Léopold- Frédéric, comte de Stolberg,^ vol.,
1876-74 ; 16° Histoire du peuple allemand de-
puis la fin du Moyen Age, 6 vol., 1876-88 ;
17° Paroles à mes critiques : c'est la réponse de
Janssen aux aboyeurs en révolte contre son
histoire.
L'histoire du peuple allemand est le plus
fort ouvrage qui ait été écrit contre Luther;
c'est le renversement rie loulei • - apologies.
Luther n'apparaît plus que comme un misé-
rable ; son oMivre est sans doute le renverse-
ment de la civilisation chrétienne ; mais c'est
un amas d'immondices, un cloaque où le
monde protestant se fût pourri, s'il n'avait été
défendu par la force. Luther a produit le Kai-
ser, comme Photius a produit le Czar; l'Eglise
a donné au monde saint Louis et Charlemagne.
Un élève de Janssen, Louis Pastor. né I Aix-
la-Chapelle, avait d'abord visité les biblio-
thèques de France et d'Italie; il est mainte-
nant professeur d'histoire a l'Université d'Inns-
bruck. On lui doit : 4° Les tentatives de réunion
entre les catholiques et les protestants pen-
dant le règne de Charles-Quint, 187!); 8° La
correspondance du cardinal C<mta> in> pendant
sa légation en Allemagne ; 3° ffwfaine des
Papes depuis la lin du Moyen Age : cet ou-
vrage doit avoir sept volumes, il est parvenu
au sixième. — Pastor doit, en outre, publier
le tome A'II et composer, avec les notes de
Jansen, le tome VIII et dernier de l'histoire
du peuple allemand. Ces ouvrages sont tous
pris aux sources : c'est ce qui fait la force de
l'auteur et assure le mérite de ses publica-
tions. VLJistoire des Papes est, en particulier,
un service rendu à la science, aux bonnes
lettres, à la société civile et à l'Eglise.
Un émule de Pastor, Paul Majunke, né en
1842 à Gross-Schmogran, fit ses éludes à
Breslau et les termina à Rome. Curé plus tard
en Silésie, il devint rédacteur en chef du grand
journal catholique la Germania et député au
Reichstag, A ce double titre, il prit part à
tous les combats du centre ; il y gagna, pour
sa part, des amendes et la prison. A la paix,
il redevint curé et publia plusieurs ouvrages
se rapportant tous au mouvement religieux,
politique et social que suivait la guerre de 1870.
Son Histoire du Kalturkampf)u\ assure, à elle
seule, une place parmi les historiens que lira
la postérité.
Mathias-Joseph Scheeben naquit à Meken-
heim, près Bonn, le 1er mars 1835. A l'âge de
17 ans, il terminait ses études au gymnase et
partit pour Rome, où il resta sept ans, tout
entier à l'étude de la philosophie et de la
théologie. Prêtre en 1858, il rentrait, l'année
suivante, dans sa patrie et fut employé d'abord
comme anmônier dans un couvent de sœurs.
Eu 1860, il était appelé, comme professeur de
dogmatique, au grand séminaire de Cologne :
c'est là que devait s'écouler son existence,
hélas ! trop courte. Scheeben était très avan-
tageusement doué, d'un grand zèle pour les
sciences et d'une étonnante puissance créa-
trice. Dès 1860, il prenait place parmi les écri-
vains allemands, par la publication des Fleurs-
de-Marie, recueil de vieilles poésies en l'hon-
neur de la mère de Dieu. En même temps, il
menait de front trois ouvrages importants :
JSature et grâce, 1861, exposition des deux
ordres de vie dans l'homme; Quid est homo,
1862, du Père Antoine Cassini, consacré,
LIVRE QUATEE-VINGT-QUINZIÈME
:.li
comme le premier, à la raison et à l'économie
de lu vie surnaturelle ; Le» magnificence* de la
gréée divine, 1863, d'après le Père Nieremberg.
Entre temps, Scheeben donnait ses .soins à une
réédition du Manuel-Gofiiné, cl collaborait en
mémo icm|»s à Y Ami de la iikikid) et à La FetvùUe
pastorale. Par la presse périodique, il répon-
dait encore au Janus de Dœliioger, aux cri-
tiques de Silmlie, défendait le Concile et, sou-
tenait l'infaillibilité du Pape. Parmi ses ou-
vrages de plus longue haleine, il faut citer les
Principaux mystère» du christianisme et par-
dessus tout, la Dogmatique, en A volumes,
traduits en français par l'abbé Helet et publiés
dans la Bibliothèque théologique du \ix'' siècle.
Ce dernier ouvrage n'est pas seulement un
litre glorieux pour l'auteur ; c'est un monu-
ment de la science catholique, très complet,
très précis, de première importance.
Aux oeuvres personnelles, il faut joindre les
oeuvres collectives, et, en premier lieu, le Kirs-
cken-lexion. C'est un dictionnaire en trente
volumes, où l'on trouve la science de la lettre,
la science des principes, la science des faits et
la science des symboles. Chaque article est
écrit par un spécialiste ; l'ensemble du dic-
tionnaire est l'œuvre des plus savants docteurs
de l'Allemagne. On en prépare une seconde
édition, revue, corrigée, complétée. Tel qu'il
est, c'est déjà un livre précieux où l'on ad-
mire justement, malgré la diversité des au-
teurs, ce bel accord où la foi est le principe,
le garant et la sanction de la science. — En
France, nous aurons bientôt deux ouvrages
analogues : le Dictionnaire de la Bible de Vi-
gouroux et le Dictionnaire de Théologie de Va-
cant.
A l'œuvre collective des docteurs d'Univer-
sités allemandes, il faut superposer l'œuvre,
également collective, des Jésuites de Maria-
Laacb. Ces jésuites, rétablis par Pie VII,
proscrits par les radicaux, ruinés par les
unitaires italiens et allemands, avaient eu,
en 1848, une lueur de liberté et en avaient
profité, à partir de 1850, pour évangéliser
l'Allemagne. Eu 1863, ils achetèrent l'abbaye
bénédictine de Maria-Laach, près d'Ander-
nach, y réunirent leur jeunesse studieuse et
leurs plus savants professeurs. La province de
l'Allemagne supérieure nous offre, comme
illustrations, le Père Kleulgcn, le restaurateur
delà philosophie scolastique, le Père Wilmers,
l'auteur du Manuel de lieligion, le Père I)e-
harhe, célèbre dans la catéchitique, et le Père
Damberger, historien. Parmi les professeurs
de Maria-Laach, il faut citer spécialement
Lehm Kuhl, Théodore Mayer, Tilman Pesch,
Scbnéeman, Itiess, Wiedmann, Cornely, Kob-
berg ; parmi leurs élèves, Baumgartner, lliel,
Cielmans, Knabenbauer, llummelauer, Ca-
tbrein, l)re-,sel et Langhor-t. On doit à ces
-avants, trois choses de haute Importance:
1" des commentaires du Syllaîms de 180'*;
2° des œuvres pour la préparation du concile
et son illustration ; 3" en particulier, la collec-
tion des Conciles célèbres depuis le Concile de
Trente, collection très précieuse que cou-
ronnent les actes du Concile An V.ite
En 1899, la faiblesse d'esprit qui avait ég u
Hermès, Baader, Guntber, Balzler, Froha-
chammer, se retrouve dans le professeur
Schcll dont l'Index réprouve quatre ouvra*
Ce professeur donne de la tête dans les idi
du biographe cl du traducteur d'Hecker. Le
point à noter pour l'histoire, c'c-l que la
grande hérésie du xix' siècle, c'est le libéra-
lisme et que ce libéralisme, deux écoles s'ap-
pliquent a le faire accepter de l'Eglise. L'école
de Uupanloup, Montalembert, Broglie, Co-
chin, était surtout politique ; elle s'était can-
tonnée dans les idées de 89, la réparation de
l'Eglise et de l'Etat et avait pris pour formule:
l'Eglise libre dans l'Etat libre, formule que la
logique doit traduire par : L'Eglise esclave
sous l'hégémonie de l'Etal. L'école d'Hecker,
de ses biographes, traducteurs et admirateurs,
est plutôt morale et s'applique à la conduite
privée ou elle ramène le libre examen prélu-
dant à la réhabilitation de la chair. C'est Lu-
ther mis en eau sucrée, une drogue assortie à
la libre pratique de toutes les passions. Ces
innovations ne sont propres qu'à corrompre
le peu de bons catholiques qui nous restent
et à activer le retour du monde aux turpitudes
du paganisme.
La France maintenant nous réclame et
exige de plus longs détails.
« La Gaule est un pays de sapience » . disait-
on en Europe, dès le ive siècle. De saint Iiilaire
à saint Grégoire de Tours, d'Alcuin à saint
Bernard, de Gerson à Bossuet, de Fénelon à
Lamennais,!! s'est toujours trouvé une plume
et une bouche françaises pour rendre hom-
mage à l'Eglise et servir courageusement la
vérité. Nos temps ne font pas exception à
cette loi ; mais de nos jours nous n'avons plus
la même unité de doctrines et d'action. La
France nouvelle est comme la femme du pa-
triarche : elle porte deux enfants dans ses en-
trailles et ces enfants se battent dans le sein
de leur mère. La Fille aînée de l'Eglise n'a
plus seulement au service de l'Evangile, des
docteurs et des soldats ; elle a aussi, contre
les doctrines, des apologistes des ténèbres
et des docteurs de pestilence. Le xvmc siècle
avait engendré deux erreurs graves : le jansé-
nisme et le gallicanisme : l'un, bouleversait
l'économie de la vie surnaturelle, asservissait
les âmes au fatalisme de la grâce et au rigo-
risme de la pénitence ; l'autre, altérant l'ordre
traditionnel de la nature et de la grâce dans les
rapports de l'Eglise et de l'Etat, abaissait le
pape dans l'Eglise et relevait dans l'Etat le
type augustal des Césars. Par une transforma-
tion assez rapide, par des développements
contradictoires et parfois des alliances contre
nature, le gallicanisme se convertit en libé-
ralisme ; au roi absolu, il substitua un roi qui
règne et ne gouverne pas, et bientôt il se rua
à la république, poussant les libertés jusqu'à
la négation des institutions sociales. Le jansé-
nisme, passant, du fatalisme au bestialisme,
na
NISTUIKK IW'IVEHSELLK DE L'EGLISE CATHOLInlK
prit l'homme dans sa liberté extravagante
d'onagre du désert et le posa comme l'atome
générateur du nouvel ordre. Le libéralisme
politique engendre le socialisme économique.
Libéralisme et socialisme voilà, au xixe siècle,
les deux pôles de la pensée, les deux moteurs
de l'action publique.
Nous ne pouvons pas ici, faute de place,
suivre l'évolution de ces deux écoles, de Mi-
rabeau à Proudhon et à Jules (Juesde ; dresser
la biographie de leurs divers représentants,
analyser leurs systèmes ou rendre compte de
leurs livres. Nous ne le devons même pas,
parce que L'histoire embrasse, il est vrai, dans
leurs principes, l'histoire de toutes les sciences ;
mais elle ne doit pas descendre aux infinis
détails de l'application et se borner plutôt au
rapport des conclusions générales et des ré-
sultats généraux avec les bonnes mœurs des
nations, les croyances des peuples et le droit
divin de l'Eglise.
C'est à ce titre que nous mentionnons briè-
vement quelques représentants du libéralisme
et de l'économie politique ; nous citerons
aussi en passant quelques essayeurs d'hérésies.
Lorsque nous aurons suffisamment constaté
l'état sommaire de la pensée publique, nous
viendrons aux représentants de la pensée
chrétienne et nous tàcherousde mieux suivre la
genèse réparatrice de leurs conceptions, ha-
bituellement consacrées à la réformation de
la France, au triomphe de l'Eglise et à la
glorification de la Papauté.
Nous parlons d'abord de ce qui peut res-
sembler à des hérésies.
La véritable histoire d'un siècle est surtout
l'histoire de ses idées. Les intrigues des cours,
les menées de la diplomatie, les bruyants dé-
bats des assemblées, les luttes de la presse,
les agitations de la place publique, tout cela
n'est que le mouvement extérieur de la so-
ciété. La source de la vie est ailleurs : elle est
dans le développement mystérieux des ten-
dances générales, dans la lente élaboration
des doctrines qui poussent ou entravent le
mouvement, dans la réaction des idées et des
mœurs. Car il y a toujours une cause profonde
à tant d'événements, qui, lorsqu'ils éclatent,
paraissent, à première vue, nés de l'occasion
ou du hasard.
Quel était donc, à partir de 1836, l'état in-
tellectuel et moral de la société française?
— Voici la réponse que fait à cette question
l'auteur de Y Histoire de dix ans. Sectaire plus
qu'homme politique et adversaire plutôt qu'his-
torien, Louis Blanc, à travers beaucoup d'exa-
gérations, indique assez fidèlement le carac-
tère général du temps.
« Jamais société n'avait été plus remplie
de désordres. Lutte des producteurs entre
eux pour la conquête du marché, des tra-
vailleurs entre eux pour la conquête de
l'emploi, du fabricant contre l'ouvrier pour la
fixation du salaire ; lutte du pauvre contre la
machine destinée à le faire mourir de faim en
le remplaçant : tel était, sous le nom de con-
currence, le fait caractéristique de la situation
envisagée au point de vue industriel. Aussi
que de désastres ! Les gros capitaux donnant
la victoire dans les guerres industrielles,
comme les gros bataillons dans les autres
guerres, et le laissez-faire aboutissant de la
sorte aux plus odieux monopoles ; les grandes
exploitations ruinant les petites, le commerce
en grand ruinant le commerce en petit ;
l'usure s'emparant peu à peu du sol, féodalité
moderne pire que l'ancienne, et la propriété
foncière grevée de plus d'un milliard ; les
artisans, qui s'appartiennent faisant place
aux ouvriers qui ne s'appartiennent pas ; les
capitaux s'engou tirant, sous l'impulsion d'une
avidité honteuse, dans les placements aven-
tureux ; tous les intérêts armés les uns contre
les autres : les propriétaires de vignes contre
les propriétaires de bois, les fabricants de
sucre de betteraves contre les colonies, les
ports de mer contre les fabriques de l'inté-
rieur; les provinces du Midi contre celles du
Nord, Bordeaux contre Paris ; ici des marchés
qui s'engorgent, désespoir du capitaliste; là,
des ateliers qui se ferment, désespoir de
l'homme de main-d'œuvre ; le commerce de-
venu un trafic de ruses permises et de men-
songes convenus; la nation marchant à la
reconstitution de la propriété féodale par
l'usure et à l'établissement d'une oligarchie
financière parle crédit ; toutes les découvertes
de la science transformées en moyens d'op-
pression, toutes les conquêtes du génie de
l'homme sur la nature transformées en armes
de combat, et la tyrannie multipliée par le
progrès même ; le prolétaire, valet d'une ma-
nivelle, ou, en cas de crise, cherchant son
pain entre la révolte et l'aumône ; le père du
pauvre allant, à soixante ans, mourir à l'hôpi-
tal, et la fille du pauvre, forcée, à seize ans,
de se prostituer pour vivre, et le fils du pauvre
réduit à respirer, à sept ans, l'air empesté des
filatures pour ajouter au salaire de la famille ;
la couche du journalier, imprévoyant par mi-
sère, devenue horriblement féconde, et le pro-
létariat menaçant le royaume d'une inon-
dation de mendiants Voila quel tableau
présentait alors la société.
« D'un autre côté, plus de croyances com-
munes, nul attachement aux traditions, l'es-
prit d'examen niant toute chose sans rien
affirmer, et pour religion l'amour du gain. La
nation étant ainsi tournée au mercantilisme,
il était naturel qu'on y fît du mariage une
spéculation, un objet de négoce, une manière
d'entreprise industrielle, un moyen d'achalan-
dage pour quelque boutique. Et comme le
mariage, quoique contracté de cette façon
hideuse, avait été déclaré indissoluble par la
loi, la faculté du divorce était, à Paris et dans
les grandes villes, suppléée parl'adultère. Aux
désordres nés dans la famille, de la fragilité
du lien conjugal, se joignaient les scandaleux-
débats qu'enfante la cupidité entretenue par
le désir d'hériter ; et chaque jour les feuilles
judiciaires étalaient aux yeux du public le
LIVlUi QUATRE- VINGT-QUINZIÈtMl
513
I liste spectacle de frères se disputant par lam-
beaux l'héritage paternel, ou [home des flls
s'armant contre leur mère, devant des jllg68,
des juges à qui l'habitude de ces odieuses
luttes avait fini par en masquer L'horreur. Au
sein des classes laborieuses, la dissolution de
la famille avait une origine différente mais
un caractère encore plus déplorable. Dans le
registre de la prostitution, la misère figurait
comme l'aliment principal de la débauche.
Le mariage étant, pour le prolétaire, un
accroissement de charges et le libertinage un
étourdissement de la douleur, la pauvreté ne
faisait que s'accoupler avec la pauvreté; de
telle sorte qu'on était dans une voie où la mi-
sère engendrait le concubinage et le concubi-
nage l'infanticide. Autre calamité : s'il arrivait
au pauvre de se marier, il était bientôt forcé
de ne chercher dans la paternité qu'un supplé-
ment de salaire, et d'euvoyer dans des manu-
factures, où la santé du corps se perd par
l'excès du travail, et la santé de l'âme par le
contact des sexes, ses enfants à peine arrivés
à l'âge où l'on a le plus besoin d'air, de mou-
vement et de liberté. Aussi voyait-on se presser
chaque jour, dès cinq heures du matin, à
l'entrée de toute fdature, une foule de malheu-
reux enfants, pâles, chétifs, rabougris, à l'œil
terne, aux joues livides, et marchant le dos
voûté comme des vieillards. Car le régime so-
cial, fondé sur la concurrence, se montrai à ce
point cruel et insensé qu'il avait pour effet, non
seulement d'étouffer l'intelligence des fils du
pauvre et de dépraver leur cœur, mais encore
de tarir ou d'empoisonner en eux les sources de
la vie. Et le moment approchait où Charles Du-
pin viendrait faire à la tribune de la Chambre
des pairs cette déclaration solennelle : « Sur
10 000 jeunes gens appelés au service de la
guerre, les dix départements les plus manu-
facturiers de France en présentent 8 980 in-
firmes ou difformes, tandis que les départe-
ments agricoles n'en présentent que 4 029. »
11 est d'inutile d'ajouter que, dans une société
où une expression semblable était possible, la
charité n'était qu'un mot et la religion qu'un
sourire.
« Et le mal était dans le Pouvoir aussi bien
que dans la société. La royauté, autorité hé-
réditaire que menaçait sans cesse une autorité
élective, s'absorbait tout entière dans le soin
de sa défense. La Chambre des pairs, soumise
à la nomination royale, ne comptait plus dans
le mécanisme constitutionnel que comme su-
perfétation ou comme embarras. La Chambre
des députés était condamnée à vivre sans ini-
tiative : d'abord, parce que, représentant une
seule classe, la classe dominante, elle ne pou-
vait avoir le désir de réformer les abus dont
elle-même profitait; ensuite, parce que, com-
posée en parties de fonctionnaires, elle se traî-
nait sous la dépendance des ministres, auxquels
(lj Hi$t. de dix uns, t. III, p. 84.
T. xv.
une distribution corruptrice des emplois asser-
viesait la majorité.
" Ainsi, et pour réiumer la situation sous ses
trois aspects principaux : dans l'ordre social,
la concurrence; dans l'ordre moral, le scepti-
cisme ; dans l'ordre politique, l'anarchie : tels
étaient les traits caractéristiques du règne fie
la bourgeoisie en France (1). »
Toute société a ses misères ; la meilleure
est encore obligée de faire supporter, à ses
membres, une partie de ses infirmités. L'esprit
humain, qui ne se résigne pas volontiers à la
peine, a cherché de tout temps à se dérober
au monde réel en s'élançant vers le monde
idéal ; non content d'espérer, pour l'autre vie,
l'absence de deuil et de douleur, il a voulu
imaginer, pour ici-bas, une société parfaite, des
hommes parfaits, un régime enfin où, selon la
formule vulgaire, tout serait pour le mieux
dans le meilleur des mondes. De là, ces con-
ceptions utopiques dont l'indestructible lignée
se développe à travers l'histoire. Dans une so-
ciété démoralisée qui n'a ni la foi aux prin-
cipes, ni le courage des mœurs, nous allons
voir pulluler ces conceptions. Les uns, qui
attendent de l'Eglise le remède à tous les maux,
mais ne veulent pas espérer ce remède du ré-
veil de la foi et du progrès du mouvement ca-
tholique, s'ingénient à faire, dans l'Eglise ou
dans la religion, des additions indiscrètes ou
des retranchements interdits : ce sont les hé-
rétiques; — les autres, que le malheur des
temps a rendus étrangers à la foi, au lieu de
rien espérer d'un culte qu'ils croient mort, de-
mandent aux inventions de l'esprit humain ou
aux réformes de la société, les moyens ma-
giques de transformer, d'un coup de baguette,
la terre en Eldorado : ce sont les fabricateurs
de systèmes plus ou moins hétérodoxes en
philosophie, plus ou moins contestables en
politique. Nous devons nous occuper mainte-
nant de ces systèmes et de ces hérésies. De la
vie intérieure de l'Eglise passant à l'étude
des agressions de l'impiété, nous devons juger
les nouveaux hérétiques, les faux philosophes,
les politiques douteux, d'après l'infaillible cri-
tère du symbole catholique.
Le mauvais génie de l'erreur a toujours
suivi, dans ses attaques contre la vérité, une
logique remarquable. L'hérésie, qui n'est que
l'erreur obstinée de l'esprit humain en ma-
tière de religion, a eu aussi sa logique.
D'abord, elle s'est prise au corps des doc-
trines et a nié successivement, tantôt pour un
motif, tantôt pour un autre, tous les articles
du symbole. Ensuite, elle s'est attaquée au
corps de l'Eglise, refusant, au nom du libre
examen, de reconnaître son divin mandat, ou
altérant ses institutions pour exagérer les
pouvoirs des prêtres ou des évoques. Aujour-
d'hui, un prêtre veut faire épouser à l'Église
la cause éventuelle de la démocratie ; il met,
33
;>u
HISTOIRE DNIVERSfiLLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
au contrat, des conditions impossibles qu'il
veul imposer; et pane que ses impérieuses
exigences ne sont point admises, il s'emporte
jusqu'aux dernières extrémités: c'est l'abbé
de Lamennais. Un autre prêtre, au lieu de
pousser l'Eglise en avant, veul la faire rétro-
,iler: il veut supprimer, comme de vaines
formules, les dogmes révélés, écarter, comme
d'inutiles superlétations, les prntiques reli-
gieuses, et, de retranchements en relranche-
menls, fusionner toutes les communions, dans
les banalités du déisme: c'est l'abbé Chatel.
Un troisième, voyant languir L'Eglise au mi-
lieu de tant de défections des peuples et des
rois, se tourne vers le ciel et attend une qua-
trième révélation par le Saint-Esprit : c'est
l'abbé Vintras. Mais le siècle n'est point aux
hérésies: nous ne sommes plus aux temps où
les sujets et les princes embrassaient la cause
d'un Jean Iluss ou d'un Luther et mettaient
l'Europe en feu. Pour se dévouer, même à
l'erreur, il faut ce qui nous manque le plus,
la résolution du cœur et l'énergie des convic-
tions. Nous allons donc voir ces hérétiques
formuler leurs erreurs, agiter le public pour
les faires adopter et aboutir aux plus heureux
avortements.
Dans la biographie de Rohrbacher, au tome
premier de cette histoire, nous avons, pour
dégager la responsabilité de l'historien, parlé
en détail du journal Y Avenir, du voyage de
Rome et des Paroles d'un croyant. Pour ne
pas tomber dans d'inutiles redites, nous pre-
nons, à ce point, la vie, doctrinale et philoso-
phique, de Lamennais.
Dans son livre intitulé : Affaires de Home,
p. 178, l'auteur de l'Essai sur l'indifférence
avait consigné, en ces termes, son acte d'apos-
tasie : « On sent qu'après avoir conçu tout un
ensemble de choses sous certaines notions fon-
damentales, que, de bonne foi, l'on croyait uni-
versellement admises, on est averti qu'on se
trompait, que les bases sur lesquelles l'esprit
s'appuyait n'étaient que de fausses imagina-
tions, qu'en un mot, on a vécu, durant de
longues années, dans une involontaire et com-
plète erreur sur des points d'une importance
première ; on sent, dis-je, que cela fait pro-
fondément réfléchir. Les questions prennent
une face nouvelle, et force est bien de chercher
ailleurs la vérité qui nous échappe. Les contro-
verses, si elles continuaient, ne pourraient,
dès lors, être renfermées dans leurs anciennes
limites: plus générales, elles s'établiraient sur
des sujets différents. Je regarde donc et je dé-
sire qu'on regarde ce court récit comme destiné
à clore la série de ceux que j'ai publiés depuis
vingt-cinq ans. J'ai désormais des devoirs et
plus simples et plus clairs. Le reste de ma vie
sera, je l'espère, consacré à les remplir selon
la mesure de mes forces ».
Avant d'écrire ces tristes lignes, Lamen-
nais était tombé dans la grande hérésie du sé-
paratisme ; après sa séparation de l'Eglise, il
tomba, comme philosophe, dans l'impure er-
reur du panthéisme, et, comme publiciste, il
est difficile de dire a quelle erreur politique
il ne paya pas le tribut déshonoré de ses sym-
pathies.
Sons la Itestauration, la religion avait été
opprimée par le gouvernement et haie par
une grande partie de la nation.
D'une part le gouvernement royal avait
maintenu toutes les lois de l'Empire relatives
à l'Eglise, y compris les articles organiques,
décrétés en fraude du concordat de 1801, et,
par conséquent, la servitude de l'Eglise était
légalement la môme que sous un homme qui
avait excellé dans l'art d'opprimer tout ce
qu'il prenait sous sa direction. Les rapports
des évêques entre eux et avec le Saint-Siège
étaient entravés, et tout prêtre catholique était
passible d'une peine qui pouvait aller jusqu'au
bannissement, s'il eût osé correspondre avec
Rome. Plus de conciles provinciaux, plus de
synodes diocésains, plus de tribunaux ecclé-
siastiques, conservateurs de la discipline ; mais
le Conseil d'Etat pour unique juge de toutes
les affaires contentieuses, relatives à la reli-
gion et à la conscience. L'éducation était con-
fiée à un corps laïque, à l'exclusion du clergé;
la direction spirituelle des séminaires gênée
et l'enseignement même soumis, dans ce qu'il
y a de plus essentiel, aux prescriptions de l'au-
toiité civile ; la pratique des conseils évangé-
liques sous une règle commune interdite par
la loi, à moins d'autorisation toujours révo-
cable et accordée presque exclusivement à
quelques congrégations de femmes ; enfin
tout ce qui fait la vie même de la religion,
énervé ou détruit par le maintien de la
législation impériale. Personne n'ignore les
deux ordonnances célèbres du 16 juin 1828,
qui attestent d'autant mieux la servitude de
la religion que le prince qui les signa le fit à
regret et poussé par la force des choses éta-
blies.
Ces ordonnances supprimaient les seuls
collèges qu'une tolérance sourde avait laissés
quelque temps dans les mains du clergé, et
soumettaient de fait à l'autorité civile toutes
les écoles ecclésiastiques; elles limitaient le
nombre des jeunes gens auxquels il serait per-
mis de se préparer, par l'étude et la prière,
au service de Dieu ; elles leur enjoignaient de
porter un costume particulier dès qu'ils au-
raient atteint un certain âge ; elles voulaient
que leurs maîtres, préalablement approuvés
par le gouvernement, prêtassent serment de
n'appartenir à aucune congrégation religieuse
non reconnue par l'Etat.
D'une autre part, l'Eglise était haïe par une
grande partie du peuple, qui, fortement at-
tachée aux libertés promises par le roi
Louis XVIII, soupçonnait le clergé d'avoir
lait alliance avec un parti pour détruire cet
IJVHi: QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
ordro de choses. Le clergé avail vu avec une
grande i< Ȕe le retour de l'ancienne famille
royale en 1814, et conçu de sou rétablisse-
ment sur le trône des espérances pour la reli-
gion, car ses malheurs avaient commencé eu
France, avec ceux de la royauté, l'Eglise avait
tout perdu au pied del'échafauddeLouisXVï,
et Napoléon ne lui avait donné qu'une chose
qui ne lui manquera jamais, du pain, au lieu
de la seule chose qui lui lût nécessaire, la li-
berté. Il était donc naturel que le clergé de
France, voyant revenir de l'exil les princes de
l'ancienne maison royale, espérât d'eux l'af-
franchissement de la religion. Il ne s'agissait
pas de rétablir les privilèges de l'Eglise, de lui
rendre les biens immenses dont la révolution
l'avait dépouillée, et dont le souverain pontife,
suprême dispensateur des biens de l'Eglise,
avait fait le sacrifice dans le concordat de 1801.
Quelques esprits purent rêver ces choses im-
possibles, mais le grand nombre n'y songeait
pas. On sentait seulement que l'Eglise, asservie
par les lois de l'Empire et par celles des lois
de la République que l'Empire n'avait pas
abrogées, n'était pas dans son état naturel, et
l'on attendait de la Restauration la fin de cet
état violent, créé par un homme qui ne voyait
dans la religion qu'un moyen d'agir sur la
conscience des peuples pour les plier plus fa-
cilement à son despotisme. Ces idées se mon-
trèrent dans la Chambre de 1815, et il est re-
marquable que l'on considéra dès lors le
budget du clergé comme un obstacle à l'af-
franchissement de la religion ; un député pro-
posa de donner à cette allocation annuelle, au
lieu de la forme d'un salaire, la forme durable
qui convient à une indemnité stipulée dans un
traité.
Mais il était déjà trop tard pour réaliser ces
vues sages. A tort ou à raison, l'attachement
du clergé pour la Maison de Bourbon ayant
pris une apparence trop exclusivement poli-
tique aux yeux d'une partie du peuple, qui
crut y voir une sorte d'alliance ou de conju-
ration de l'Eglise et de la royauté contre les
libertés publiques, le clergé fut dès lors traité
en ennemi. Il devint solidaire de tous les actes
du gouvernement, et, pendant seize années,
les actes du gouvernement furent l'objet d'une
opposition violente, d'une haine qui alla crois-
sant jusqu'au bout, et qui retombait sur le
clergé mais plus forte encore contre lui que
contre le gouvernement, parce que toutes les
fois que le clergé est haï, il l'est plus qu'une
institution humaine, et il y avait cela de mal-
heureux, que cette haine même, causée par
l'alliance de l'Eglise avec le pouvoir, resserrait
leurs liens réciproques ; le trône et l'autel, me-
nacés ensemble, se pressaient l'un contre
l'autre, et, quoique l'autel eût de plus que le
trône des promesses divines de stabilité, leurs
surs communs semblaient croire que
leurs destinées étaient inséparables.
La foi et la piété allèrent en diminuant, la
pratique fies devoirs religieux devint chaque
jour plus rare, parce que, dans l'étal des es-
prits, il impliquait une sorte d'abandon de la
cause nationale. A cet égard) Un immi
changement l'opéra, surtout dans la jeunette,
que la crainte d'un despotisme qui semblait
vouloir s' appuyer sur la religion repoussa vers
la philosophie du jevin' siècle. Lei nombres
réimpressions de Voltaire, Rousseau et autres,
n'eurent pas d'autres causes, et en effet, depuis
deux ans, ces réimpressions ont cessé. Enfin
pour juger combien l'état de choses que nous
venons de peindre fut funeste à la religion, il
suffit de dire que le nombre de communions
pascales, qui s'élevait à Paris, sous l'Empire,
à quatre-vingt mille, était réduit au quart vers
la fin de la Restauration. Le même fait se pro-
duisait dans toute la France, de sorte que l'on
peut dire que la révolution de 1830, qui a ar-
rêté cette décadence progressive, a été, sous
ce rapport, un événement heureux.
Il n'était plus question de l'affranchissement
de l'Eglise, la haine qu'une partie de la na-
tion portait au clergé rendait impossible toute
grande mesure législative à cet égard. Si, en
1814, le clergé avait pu séparer sa cause de
celle des partis ; si, moins touché par des
souvenirs qui, au reste, avaient ému to jte la
France, il n'eût pas permis de confondre ses
intérêts avec ceux d'une famille, si illustre
qu'elle fût, et que, se bornant à revendiquer
son indépendance légitime, la nation n'eût ja-
mais vu en lui que le représentant de Dieu et
le protecteur naturel des droits de la cons-
cience, le clergé eût acquis le respect de tous,
il eût obtenu ce que la faveur d'un parti ne
peut donner, la confiance universelle, et ce
que la victoire d'un parti ne donne que pré-
cairement, une position forte et libre. Qu'ar-
riva-t-il, au contraire, et que faisait le gouver-
nement pour la religion, en récompense de la
situation terrible où on l'avait mise par amour
de la Maison de Bourbon, par confiance dans
sa piété, par espérance dans sa force? Il aug-
menta le nombre des évêques, leur accorda
souvent des faveurs particulières, les intro-
duisit dans la Chambre des pairs ; il grossit
leurs tradements et ceux des curés ; il créa
des bourses pour les grands et les petits sémi-
naires, auxquels il permit de se multiplier ; il
entretint et encouragea les pompes du culte ;
il favorisa les missions en leur imposant tou-
tefois un caractère politique et dès lors dan-
gereux pour la religion; il toléra l'établisse-
ment de plusieurs communautés d'hommes;
en un mot, il faisait tout ce qu'un gouverne-
ment peut faire par des actes de faveur, mais
rien qui fût durable, rien qui ne fût exposé à
des variations fréquentes et n'accrût encore la
haine des partis, rien qui ne pût être détruit
par un seul changement de ministère, comme
l'ont prouvé les ordonnances du 16 juin 1828.
Ce jour-là vit périr l'ouvrage de quatorze ans
et le clergé de France put comprendre qu'il
n'avait acquis depuis Napoléon aucune liberté
et qu'il n'avait de plus qu'une seule chose, la
haine d'une partie de la France.
D'un autre côté, l'on voyait se préparer et
51G
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
se développer peu à peu les éléments d'un
schisme. Dès le commencement de la Restau-
ration, l'autorité civile, renouvelant les dé-
crets de Bonaparte, ordonna d'enseigner dans
les séminaires les quatre articles de 1682.
MM. Laine et de Corbière, successivement mi-
nistres de l'intérieur, exigèrent des directeurs
de ces établissements et des professeurs de
théologie de signer la promesse d'enseigner la
doctrine contenue dans la déclaration im-
prouvée du Saint-Siège. Les partis ennemis de
la religion y virent un moyen d'amener une
rupture avec Home. Dès lors tous les journaux
de ces partis, le Constitutionnel, le Courrier,
les Débats, furent chaque jour remplis d'ar-
ticles où l'on pressait le gouvernement de sur-
monter la résistance qu'il trouvait sur ce point
dans une partie du clergé, lequel, à cette
époque, répugnait beaucoup moins au galli-
canisme en lui-même qu'à la prétention du
pouvoir de le lui imposer d'autorité. Plus
tard, au commencement de 1826, un arrêt so-
lennel de la cour royale de Paris déclara que
les articles de 108:2 faisaient partie des lois
fondamentales du royaume. Cette doctrine
faisait de tels progrès, qu'au lieu de la com-
battre directement, les hommes de l'Eglise,
liés au pouvoir par leur position personnelle,
la soutinrent sans détour et cherchèrent seule-
ment à en retarder les conséquences. Ce fut
alors que M. Frayssinous publia la seconde
édition de son ouvrage : Les vrais principes de
l'Eglise de France, dans la préface duquel, en
avouant qu'on voulait se servir des quatre ar-
ticles pour opérer un schisme, il disait qu'il
n'en fallait pas moins les conserver, mais en
les séparant de l'abus qu'on en voulait faire.
Dans le même temps, il annonçait, comme mi-
nistre, la fondation d'une école de hautes
éludes ecclésiastiques pour en perpétuer l'en-
seignement; l'école destinée, disait-il, à rem-
placer l'ancienne Sorbonne, ce Concile perma-
nent des Gaules. M. l'évêque de Chartres publia
aussi une lettre circulaire pour les défendre,
et ce mouvement se communiquait à tous les
diocèses. En ces circonstances, on crut devoir
opposer, à une impulsion qui poussait l'Eglise
de France vers une ruine certaine, une résis-
tance d'autant plus nécessaire que ses enne-
mis et ses amis même, chose étrange ! s'étaient
unis dans une action commune. M. l'abbé de
Lamennais entreprit donc de défendre les doc-
trines romaines; en cela il voyait le double
avantage de combattre les principes du schisme
qu'on préparait, et de poser le fondement de la
liberté de l'Eglise, qui a toujours eu pour ap-
pui la chaire de saint Pierre.
Quoique ces questions ne fussent traitées que
sous le rapport dogmatique, le gouvernement
s'effraya, et tandis que la France était inon-
dée de livres dont l'impunité attestait la li-
cence des opinions, on vit sur les bancs de la
police correctionnelle un prêtre accusé d'avoir
soutenu quelques doctrines théologiques qui
avaient autrefois déplu à Louis XIV. Ce8
qu'entre toutes les doctrines, entre toutes les
croyances, celles de l'Eglise catholique étaient
les seules qu'on pût attaquer impunément,
parce que chaque jour elles trouvaient moins
de sympathie dans la nation ; et le gouverne-
ment qui le savait ne se faisait pas faute d'être
ingrat, quand la peur le forçait de donner des
gages à ses ennemis. Même avant les ordon-
nances du 16 juin 1828, la peur l'y contraignit
souvent, et l'on ferait une longue histoire de
tousies actes de persécution qui accablèrent
successivement le clergé ; à les suivre, on
peut se convaincre que la religion se perdrait,
si Dieu ne venait à son secours (1).
La Révolution de 1830, prévue et annoncée
par ceux qui ne pouvaient croire à la stabilité
d'un ordre de choses où tout était libre, excepté
la religion, vint tout à coup 6ter à l'Eglise de
France le seul appui sur lequel on paraissait
avoir compté depuis seize ans. La religion se
trouva sans protecteur visible, en présence de
ses ennemis victorieux et maîtres des affaires,
tout nouvellement irrités, par des prédicateurs
politiques et par les mandements de plusieurs
évêques. Dieu permit qu'elle fût épargnée
dans le premier moment de la fureur popu-
laire, mais il n'en fallait pas moins songer à
ce qu'elle allait devenir et prévoir toutes les
chances de sa perte pour essayer de les sur-
monter.
Un schisme avec Rome était impossible.
Les controverses des années précédentes
avaient détruit le gallicanisme dans l'esprit
de la très grande majorité du clergé, et
l'avaient affaibli dans- l'esprit même de ceux
qui conservaient encore de vieilles préven-
tions. Toute l'Eglise de France eût repoussé
avec mépris la tentative d'une Eglise natio-
nale.
11 ne restait donc à la Révolution, pour ac-
complir ses vues, qu'une persécution violente
ou un asservissement sourd et progressif,
fondé d'une part sur la protection apparente
des personnes et des choses de l'Eglise, et,
d'autre part, sur l'exécution des lois hostiles
de l'Empire, affermies par la restauration. Le
gouvernement pouvait, dans ce système, s'em-
parer légalement de la hiérarchie, de l'ensei-
gnement,du culte, et réduire le clergé, trompé
par la conservation des formes antérieures, à
n'être plus qu'une branche de l'administration
civile, jusqu'à ce que, perdant avec les années
le9 évêques et leurs doctrines présentes, on
pût tenter sur lui ce qui consomme la servi-
tude des Eglises, le schisme formel. Bona-
parte avait créé sa législation dans celte vue
profonde ; mais un sentiment de l'ordre, très
remarquable, ne lui permettait pas de donner
sciemment à la religion des chefs indignes, et
il n'eût essayé de réaliser le schisme qu'à la
dernière extrémité. La maison de Bourbon
avait conservé cette législation moitié par im-
puissance, moitié par préjugés issus de
(1) Affaires de Rome, p. 38. Mémoire de M. Lacordaire.
LIVItK QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
,17
Louis XIV, et elle se fiait à sa piété pour en
amortir les abus ; mais ni la pensée de Bona-
parte ni la foi (les Bourbons n'animait ceux
que la Révolution de 18.'H) venait de placer à
la tôle des affaires, et l'Eglise de France ne
pouvait plus être préservée d'effroyables
maux, qu'on employât contre elle soit la per-
sécution, soit la légalité impériale, que par
sa propre énergie soutenue de l'assistance di-
vine.
Dans ces conjonctures, il n'y avait que deux
partis à prendre : s'en tenir à l'alliance du
trône et de l'autel et les impliquer dans une
solidarité politique, ou les séparer, mais sans
pousser la séparation au delà des limites mar-
quées pa1' le Concordat. L'abbé de Lamennais
poussa beaucoup plus loin : il proposa la ré-
vocation du Concordat, la suppression du
budget des cultes, qui n'est qu'une indemnité
stipulée par les deux puissances, et préconisa
même la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
Lui qui, dans V Essai sur V indifférence, avait
présenté l'indifférenlisme comme un système
absurde dans ses principes et funestes dans
ses conséquences, par une contradiction que
rien n'explique, offrait, pour le salut de la
société, ce qu'il avait répudié comme la ruine
de l'individu. Ce qu'il avait combattu comme
apologiste, comme apologiste, il le ramenait
par une autre voie. Et, par ces habiletés, il
s'abu«ait grandement. La séparation de
l'Eglise et de l'Etat est incompréhensible et
impossible ; si elle avait un sens admissible et
une réalisation présumable, ce ne serait que
le retour de la société au paganisme et l'as-
servissement, sinon la persécution de l'Eglise.
L'erreur de Lamennais séparait les peuples
du christianisme, sécularisait comme on
dit, l'ordre social et politique. Par le fait, il
rejetait la divinité du christianisme et comme
l'essence de la religion : c'est ici que se
révèle le vice de la conception théologique
de Lamennais. « Dire que Jésus-Christ est le
Dieu des individus et des familles, et n'est
pas le Dieu des peuples et des sociétés, c'est
dire qu'il n'est pas Dieu. Dire que le christia-
nisme est la loi de l'homme individuel, et
n'est pas la loi de l'homme collectif, c'est dire
que le christianisme n'est pas divin. Dire que
l'Eglise est le juge de la morale privée et do-
mestique, et qu'elle n'a rien à voir à la mo-
rale publique et politique, c'est dire quel'Lglise
n'est pas divine. Dire qu'il y a deux ordres de
doctrine, deux ordres de morale, l'un qui re-
lève de la religion, l'autre qui relève seule-
ment de l'Etat, c'est enseigner le dualisme
manichéen. Somme toute, le naturalisme po-
litique n'est rien moins que l'apostasie, s'il
n'est même l'athéisme (1) ».
Nous aurions à parler ici de Y Esquisse d'une
philosophie ; nous l'avons fait longuement
dans Y Histoire générale de l'Eglise. Nous n'y
reviendrons que pour en louer le style et en
réprouver les doctrines. Lamennais était certes
(i ' (ouvres du card. Pie. t. VI, p. 434.
nu grand esprit, très élevé, mais trop absolu
dans ses déductions et sans souci de regarder
à droite ou à gauche, pour voir si sa logique
ne faisait pas fausse route ci n'allait pas jus-
qu'à l'absurde. Dans sa philosophie, où l'on
admire certaines belles choses, par exemple
sur le beau, sur la société première et ses lois,
il chope, comme Spinoza, sur la notion élé-
mentaire de substance et se voit condamné,
par sa définition, au panthéisme. Le langage
est encore chrétien, la doctrine n'est même pas
philosophique. Le livre, manié et remanie de-
puis quinze ans, n'eut d'ailleurs aucun succès.
Ce n'est pour les gens du métier qu'un livre à
parcourir, plus par curiosité que dans l'in-
térêt des enseignements pour l'édification de
l'esprit.
Le livre des Amschaspands et Darwands est
un opuscule nébuleux sur les doctrines reli-
gieuses de la Perse. Dans ce cadre de pure
fantaisie, Lamennais s'était promis de tirer,
par allusions, sur l'ordre de choses incarné
dans Louis-Philippe. Ou fit semblant de ne
pas comprendre et ce fut tout. Irrité alors de
ses insuccès persévérants, Lamennais sortit
des nuages et, dans une courte brochure, prit
le gouvernement à partie. Suivant sa vieille
coutume, il se laissa aller à tous les entraîne-
ments de l'imagination et sabra, avec une
acrimonie venimeuse, tout le personnel gou-
vernemental. Cette fois, on l'avait compris,
mais au lieu de lui verser de l'eau sur la tête,
on l'envoya passer un an à Sainte-Pélagie. De
là, il jeta à la foule le Livre du Peuple et une
Voix de prison, sorte de post-scriptum aux
Paroles d'un croyant. Dans ces compositions
de style apocalyptique, il y a encore de belles
et bonnes choses, dites d'un ton suave et avec
une langue merveilleuse ; mais, fout à coté, on
retrouve ces fureurs exécrables qui rappellent
la vision des sept cadavres buvant, dans des
crânes, le sang des peuples, les pieds sur la
croix. Les ouvriers de Paris firent fête à ces
élucubrations; en 1848, ils nommèrent La-
mennais leur représentant à la Chambre. La-
mennais n'avait jamais été un Adonis ; il
n'était plus qu'un vieillard épuisé, l'ombre mé-
lancoliqued'un grand nom. Dans ce corps mou-
rant, il y avait, toujours des sentiments de
haine ; Lamennais les écoula dans son journal
le Peuple constituant et les distribua en bro-
chures. L'une d'elles était intitulée: Plus de
Pape ! L'auteur de Y Essai de V indifférence
n'était plus qu'un Catilina maladif, prêchant
dans les carrefours. A sa mort, il fut entouré
par les partisans de la métempsycose et refusa
toute réconciliation. Son cadavre fut porté au
cimetière sans passer par l'Eglise et sur sa
tombe il n'eut rien, pas même une croix. De
Lamennais il ne reste rien qu'un grand sou-
venir et un peu de poussière.
Avant de mourir, Lamennais aimait à se
vanter de la paix parfaite qu'il avait trouvée,
soi-disant, dans l'apostasie. Un de ses neveux,
M8
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
délirant écrire sa biographie, avait prié le
Père Ventura de rendre hommage à la quiétude
parfaite dan- laquelle aurait Fécu Bon oncle,
Béparé de l'Eglise : le Père Ventura était
resté L'ami de Lamennais; il avait, en 1847,
essayé de le ramener à Pie IX, sur la sug-
gestion même du Pape ; venu en France
après 1<Si8, il avait gardé, avec Lamennais,
d'amicales entrevues. Sur Ja réquisition du
neveu, il répondit par une lettre que nous
citons en grande partie :
« Je répondrais mal à Ja lettre si pleine de
convenance que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrirc à celle occasion, si je ne vous
parlais avec cette franchise qui m'a valu la
constante amilié de votre oncle, et si je ne
vous faisais part de mes doutes, aussi sincères
que sérieux, au sujet de la paix ultérieure et
de la sécurité d'âme, dont, selon vous, jouissait
M. de Lamennais. Cette expansive commu-
nication de ma part pourra d'ailleurs vous
amener à modifier vos vues dans le travail
que vous vous proposez de publier sur son
compte.
« En réponse à sa lettre du 8 novembre 1847,
il me souvient de lui avoir écrit à peu près
ceci :
« Je crains, très cher ami, que vous ne vous
« fassiez illusion sur l'état de votre àme. Dans
« la position que vous avez prise, il me paraît
« impossible que vous n'éprouviez pas des
« troubles intérieurs capables de vous rendre
« le plus malheureux des hommes ; et, si vous
« ne les éprouviez pas, vous seriez, à mon
« avis, le plus malheureux de tous les pé-
a cheurs. »
« A cette manifestation de ma douleur fra-
ternelle, je ne reçus aucune réponse, ce qui,
pour moi, fut une preuve que mon langage
avait été compris.
« Dans une entrevue que j'eus avec lui
en 1851 chez M. le baron de Vitrolles, et en
présence de ce dernier, il s'exprima dans les
termes du plus profond mépris contre les mal-
heureux à qui il avait fait partager ses nou-
velles opinions touchant la foi.
« Or, tout cela contribue peu, vous en con-
viendrez, à prouver la sincérité de ses convic-
tions, la paix intérieure et la sécurité d'âme dont
vous le supposez avoir joui.
« Souvenez-vous, d'ailleurs, qu'un complice
de ses égarements, M. de Lamartine, l'a dé-
fini un homme toujours en colère. Or, un
homme toujours en colère ne saurait être un
homme jouissant de la paix de convictions
sincères.
« Mais voici encore quelque chose de plus
saillant.
« Dans une seconde rencontre ménagée
entre votre oncle et moi, par M. Martin de
Noirlieu, présentement curé de Saint-Louis-
d'Antin, à Paris, notre ami commun, je crus
devoir, par un sentiment de réserve que vous
saurez aisément apprécier, m'abstenir d'abor-
der aucune question religieuse.
« Il se chargea de le faire lui-même, et,
pendant trois quarts d'heure, je l'écoulai sans
l'intei rompre*
\ nus (lire les extravagances, les absur-
dités, les niaiseries, qui sortirent de cette
bouche autrefois si éloquente, cY-st chose im-
posstbls. Tantôt c'était le monde arrivé à sa
dernière heure; tantôt c'était l'humanité grosse
d'une religion nouvelle, dont, du reste, il
avouait ne pouvoir se rendre compte. Profon-
dément attristé de voir un esprit, naguère si
grand, tomber si bas, je lui fis remarquer, du
ton le plus doux et le plus compatissant, que
cette prétendue grossesse de l'humanité n'est
autre chose que l'hydropisie de l'orgueil, con-
Béqoeoce des mauvaises doctrines dont l'ont
saturée les philosophes impies, et qu'une dose
d'humilité évangélique ferait facilement dis-
paraître.
« Cette remarque fut faite avec d'autant
plus d'à-propos, que c'est lui-même qui, plus
tard, a écrit les lignes suivantes : « Que de
« gens tourmentés, toujours en travail, tou-
« jours sur le point d'accoucher de quelque
« chose ; ils ont la çoliuue, et croient être en
« peine d'enfants. »
« Il entra, toutefois, dans une sorte de fu-
reur et éclata en de tels blasphèmes contre
Dieu que j'en frissonnai de terreur.
« Nouvelle preuve pour moi qu'il n'existait
en lui aucune conviction arrêtée, et que la
paix, qui en est le fruit, n'y existait pas da-
vantage.
« Les sentiments lamentables qu'il a mani-
festés à l'heure de la mort n'ont élé que l'écho
de ceux qui avaient déparé son génie, éclipsé
sa grandeur dans les dernières années de sa vie.
« Sur l'avertissement qui me fut donné par
M. de Vitrolles de la fin prochaine de M. de
Lamennais, je m'empressai d'accourir auprès
de lui. La porte de sa chambre me fut refusée,
ainsi qu'elle l'avait été quelques jours aupa-
ravant à M. Martin de Noirlieu. On prétexta
que l'intéressant malade était dans un état
d'assoupissement qui ne lui permettait de re-
cevoir personne, et qu'il convenait d'attendre
la fin de cette situation. J'attendis en effet ce
réveil pendant six bonnes heures, et dans ma
conversation avec les hommes qui entouraient
son lit de douleur, j'acquis Ja pénible convic-
tion qu'ils n'étaient, pas plus que lui, fixés sur
la religion.
« M. de Lamennais ne revint jamais pour
moi à un état lucide. Je fus dune contraint
de me retirer, navré de n'avoir pas vu, pour
une dernière fois, mon ancien ami.
« Or, de deux choses l'une : les malheureux
qui ont recueilli ses derniers soupirs en ont
agi ainsi avec moi, ou de leur propre mouve-
ment, ou en vertu d'une consigne de leur in-
fortuné maître.
« Dans le premier cas, ils auraient renou-
velé i'infernale comédie qu'ont jouée les dis-
ciples de. Voltaire à l'égard de ce coryphée
de l'impiété, en éloignant de lui tout prêtre,
de peur, selon leur propre expression, qu'il
ne fit le plongeon.
LIVRE QUATRE- ViNGT-QUINZIÈMl
519
« Mais, s'il en fut ainsi, il est évident que
ses tristes amis ne comptaient pas beaucoup
sur Vinébranlabilité, si je puis n'exprimer
ainsi, des convictions qu'il leur avait l'ait par-
tager.
« Dans le second cas, M- de Lamennais au-
rait prouvé qu'il haïssait le ministre sacré au
point de méconnaître un ami sous sa robe
« Si ce qu'on a dit de ses derniers moments
est exact, il aurait fait ôconduire de sa
chamlire, dans les termes les plus amers,
madame votre sœur, cet ange de bonté et
de dévouement que Dieu lui avait envoyé
pour le ramener à lui, mais qui eut la douleur
de voir ses efforts chrétiens se briser devant
les efforts infernaux de gens qui, au point de
vue des qualités du cœur et de l'esprit, ne va-
laient ni la nièce, ni même l'oncle.
« C'est, a-t-on dit, parce qu'il voulait mourir
tranquille ; mais, encore une fois, sa tran-
quillité n'était donc pas bien imperturbable,
puisqu'ils craignaient de la voir compromise
par la présence d'une grande chrétienne ou
d'un prêtre.
« Je le dis avec un profond chagrin : pour
tout homme tant soit peu initié aux tristes
mystères du cœur, une mort où l'homme s'ou-
blie complètement lui-même, n'est, d'après
saint Augustin, que la conséquence nécessaire
du complet oubli ou de son apostasie de Dieu ;
ut qui vivent oblitus est Dei, moriens oblivis-
catur sui; et le calme qui, souvent, vient clore
l'existence des plus grands impies, n'est qu'un
calme apparent, cachant des troubles réels,
qui agitent le fond de l'âme ; ce n'est que du
désespoir froid et la réalisation de ce redou-
table oracle des livres saints, que M. de
Lamennais a mis en tête de son immortel
Essai : Impius cum in profundum venerit con-
temnit.
« Son testament, où il ne s'est montré préoc-
cupé que de l'intérêt de ses ouvrages les
moins dignes d'intérêt, et où il n'est le moins
du monde question ni de Dieu, ni de l'âme,
ni d'une religion, n'est-il pas encore une
preuve qu'il n'avait rien d'arrêté sur ces
graves sujets et qu'il était tombé, à leur égard,
dans l'abîme de cette indifférence qu'il avait
jadis si glorieusement combattue?
« Son testament philosophique sert à con-
firmer cette pénible conviction que son testa-
ment légal avait fait naître. Son livre pos-
thume s'ouvre par cette déclaration : « Qui ne
« se sent aujourd'hui troublé en soi-même ? Un
« voile livide enveloppe toutes les vérités ; elles
« nous apparaissent pendant la tempête, à
'( travers des vapeurs blafardes. Le coeur IN-
" QUIET CHERCHE SA FOI, ET IL TROUVE JE NE
« SAIS QUOI D'OBSCUR ET DE VACILLANT QUI
« augmente ses anxiétés, une sorte de nuage
« aux contours vagues, aux formes indécises,
« qui fuit dans le vide de Came. Les désirs
ci icni au hasard, comme l'amour ; tool
a terne, aride, sans parfum, sans vu;.
« Posez la main sur la poitrine de
« ombres qui passent, rien n'y bal. La volonté
« lunijuit tristement, faute d'un but qui l'attire.
« On ne sait. A quoi se prendre dans ce monde
« de fantômes !
...« Le philosophe, ente moment, rêve qu'il
« tait, et le moment d'après ne sait pat même
« fil rêve. Dérision que tout cela, raillerie
« amère. lilt puis comptez les larmes, lei dou-
« leurs, les désespoirs, les crimes! Von * /-vous
« que je vous dise ce que c'est que le monde t
« Une ombre de ce qui n"est pas ; un son qui
« ne vient de nulle part et qui n'a point
« d'écho ; un ricanement de Satan dons le vide.
« 0 Dieu ! il y a des temps où la pensée tue
« l'uomme, l'un de ces temps est venu tour
« nous. C'est vraiment ici I'ère de la grande
« tentation (1). »
« Plus loin, il laisse tomber de sa plume ces
désolantes paroles :
« Lorsqu'on a vu la vie, ce qui la remplit,
« — s'il y a quelque chose dans ce vide, — avec
« quel travail, avec quelles douleurs, il faut
« traîner, sans relâche, à travers les rochers,
« les sables arides, les marais, ce char de fer
« auquel vous attèle une destinée inexorable,
« ce n'est pas finir qui paraît terrible, c'est
« commencer (2). »
« Cette page, dont il est impossible de con-
tester l'authenticité, n'est évidemment que le
testament du scepticisme et du désespoir, et
évidemment aussi l'auteur s'y est peint exac-
tement lui-même.
« J'ai donc toute raison de craindre que
vous ne soyez bien embarrassé lorsque vous
voudrez constater dans le travail que vous
projetez la sincérité des convictions de M. de
Lamennais.
« II est bien difficile de prouver la sincé-
rité des convictions d'un homme qui s'est
chargé lui-même de prouver qu'il n'en avait
aucune, et pour moi, je défie les personnes
qui l'ont le plus intimement connu de tracer
son symbole religieux et de dire, au juste, ce
qu'il croyait et ce qu'il ne croyait pas.
D'ailleurs, vous aurez bien de la peine à per-
suader aux hommes de sens qu'un prêtre qui
a abjuré la foi catholique, qu'il avait si long-
temps défendue avec conviction, énergie et
dévouement, eût pu demeurer et mourir tran-
quille dans son apostasie.
« Ainsi, permettez à l'intérêt affectueux non
moins que respectueux que vous m'inspirez,
vous et votre si honorable famille, de vous le
dire franchement: l'unique résultat de votre
travail serait, selon moi, d'une part, de ré-
jouir les incrédules et de les confirmer dans
leur incrédulité ; d'autre part, de blesser au
cœur les vrais chrétiens, et surtout les âmes
faibles, que rien n'ébranle davantage, comme
(1) Œuvres posthumes, publiées par M. Forgues. Paris, 183G, p,
en 1838, avait été publié en 1 8 i i , dit l'éditeur.
(2) Ibid., p. 233.
11. — Cet extrait, composé déjà
î?20
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
il a été écril, que de savoir les pécheurs
calmes et heureux dans leur péché : Mei
commoti sunt pedes pacem peccatorum videns.
a Vous ne feriez donc que prolonger ou re-
nouveler, après la mort de M. de Lamennais,
contre vos intentions, sans nul doute, le scan-
dale qu'il a donné dans la dernière période
de sa vie à sa famille, à sa pairie et à
L'Eglise.
« Qu'il me soit enfin permis d'ajouter que
l'honneur de la mémoire de votre oncle n'a
pas besoin d'une pareille oraison funèbre. Oh !
si vous pouviez prouver qu'une vie plus longue
l'eût rendu à Dieu et à lui-môme, en confirmant
l'assertion du journal le Siècle au sujet de ses
derniers instants : savoir, qu'en entendant pro-
noncer le nom de Dieu, il a pleuré! ce serait
le vrai et unique moyen de reconquérir pour sa
mémoire et pour ses ouvrages orthodoxes
l'estime et l'indulgence du monde chrétien. Si
cela ne vous est pas possible, je crois que la
meilleure manière d'honorer la mémoire de
votre oncle, c'est de ne pas faire revivre de fâ-
cheux souvenirs et de ne pas troubler le repos
dont elle jouit au sein d'un heureux oubli. »
Nous ne nous séparons qu'à regret de La-
mennais. Aussi bien c'est à son impulsion
qu'est due cette histoire de Kohrbacher ;
d'ailleurs, personne n'a su depuis se faire une si
grande place dans l'Eglise. Mais enfin La-
mennais allait mourir. Et les catholiques,
qui voulaient se souvenir quand même,
prinient pour lui le Dieude bonté. Pour lui, les
prêtres au saint autel, les religieuses dans
leur couvent, les enfants des écoles et jus-
qu'aux femmes du peuple demandaient au
ciel un miracle. Une chrétienne généreuse
allait se loger près de l'Eglise pour pouvoir y
passer des jours entiers et obtenir la grâce du
repentir au moribond. A Notre-Dame des Vic-
toires, toutes les intentions de messes étaient
engagées « pour la conversion d'un prêtre ».
Dans une ville du midi, détail touchant, une
confrérie d'artisans, depuis l'annonce de la
maladie, faisait célébrer chaque jour une
messe, aux mêmes intentions. De tous les
pays catholiques de l'Iturope, s'élevaient,
chaque jour, mêmes vœux et mêmes prières.
A Bruxelles on ne cessait de dire des messes,
de faire des communions... Nous savons, nous
catholiques, respecter les mourants.
Lamennais allait mourir.
Et autour de sa couche funèbre, on veillait.
« Il serait affreux, disaient ses nouveaux amis
que n'effrayait aucun cynisme, il serait affreux
que M. de Lamennais se démentît à la mort. »
Et ils se relevaient pour le mieux garder. La
consigne était sévère : « Défense d'entrer
dans l'appartement, par or. Ire exprès du mé-
decin. » Ou bien, si on laissait pénétrer au-
près du moribond, c'était à cette condition
qu'on ne lui dît pas une parole. Elle lui parla
cependant, cette noble chrétienne qui, age-
nouillée au pied du lit de Lamennais, lui de-
manda s'il voulait qu'on priât pour lui ?
« Oui », répondit-il. Au nom de la liberté de
conscience, on veillait autour de sa couche
funèbre, car Lamennais allait mourir.
El dans un de ces rêves, comme les mou-
rants doivent en faire, il repassa sa vie entière.
Comme il dut s'arrêter avec prédilection sur
certaines phases de sa vie ! Le succès de
Y Essai sur l'indifférence, l'action féconde par
lui exercée à la Chesnaie, les luttes si vives
de l'Avenir et le reste ! Au moment de l'appa-
rition de son chef-d'œuvre, qui fut traduit
dans toutes les langues de l'r^urope, des rois
se faisaient inscrire chez lui et plus d'un
prince entreprit le voyage de France pour le
connaître. Du haut de la chaire de Saint-
Sulpice, il était proclamé le plus grand pen-
seur qui eût paru depuis Mah'branche, et lui,
alors, de s'écrier : « Je me trouverais bien
mieux loué par une seule conversion ! » Pour
tout ornement, Léon XII n'avait, dans son
appartement privé, qu'un crucifix, une image
de la très sainte Vierge et le portrait de La-
mennais, qu'il avait l'intention de revêtir de
la pourpre.
Puis les huit années de la Chesnaie « sorte
d'oasis au milieu des steppes de la Bretagne »,
dont il avait parlé jadis en termes si tou-
chants. Oh ! la Chesnaie et les disciples en-
thousiastes et si longtemps fidèles qu'il y
avait attirés ! Montalembert, Lacordaire, Ger-
bet et combien d'autres 1 Sortant à ce souve-
nir son visage amaigri ordinairement à demi
recouvert de sa couverture, Lamennais dit ces
mots: « Où est Lacordaire? »
Quelle réponse on aurait pu lui faire, élo-
quent commentaire de ce texte biblique :
« Vir obediens loquelur victorias. L'homme
d'obéissance racontera les victoires par lui
remportées. » A celte heure, en 1854, Lacor-
daire était à Sorèze, occupé d'éducation chré-
tienne ; il nous avait rendu l'Ordre de Saint-
Dominique ; il avait, pendant quinze ans,
remué les âmes par une apologétique adaptée
aux besoins de l'époque, mais ancienne et
traditionnelle dans son ensemble et dans son
fonds. Guéranger était à Solesmes, restaura-
teur de l'ordre bénédictin, apôtre de l'unité
liturgique, à l'encontre des fantaisies galli-
canes et jansénistes du dernier siècle.
Rohrbacher était, à Nancy, auteur d'une
histoire générale de l'Eglise qui avait au
moins détrôné le gallican Fleury. Gerbet était,
à Amiens, grand vicaire de Salinis ; lui-même
allait devenir évèque de Perpignan et mourir
bientôt sur la brèche en combattant pour l'in-
dépendance du Saint-Siège. Combalot prê-
chait et missionnait par toute la France. Mon-
talembert n'appartenait plus qu'à demi à la
vie publique ; mais avant de se réfugier avec
amour dans la société de ses chers moines
d'autrefois, il avait rallié, discipliné, conduit
la France catholique ; à sa tête, il avait brisé
le joug du monopole universitaire. Ainsi tous
étaient à leur poste providentiel, tous utiles
et glorieux serviteurs de ce que Lamennais
leur avait appris lui-même à servir. Entre
eux et lui, quel abîme ! Et pourtant rien
LIVRE QUATRE VINGT-QUINZIÈME
;il
qu'une différence : Lia avaient écouté l'Eglise,
tandis qu'il se révoltait contre elle. Chose
admirable] cet homme qui les avait fascinés
jusqu'à l'idolâtrie, n'en avait entraîné aucun
dans sa rébellion. Et voilà qui avait rendu
leur vie féconde.
Mais, de plus, tout ce qu'il y avait de juste
et de sain dans le programme de la Chesnaie,
de V Avenir, ces hommes l'avaient réalisé. Le
gallicanisme était blessé à mort ; le catholi-
cisme s'était acclimaté sur le terrain de la
liberté commune ; il y avait conquis des li-
bertés précieuses : enseignement chrétien,
conciles provinciaux, vie monastique. Grâce
à leur soumission, l'œuvre de Dieu s'était
faite, à peine attardée par la défection du
maître ouvrier.
Et après cette réponse si réconfortante pour
nous, mais qui eût apporté à son cœur un
immense remords, il eût pu se rappeler cer-
tain soir de la fête de tous les saints. La pluie
tombait à torrents, et le vent d'automne em-
portait dans ses tourbillons les feuilles jaunies
des vieux chênes... Des voies aimées, se mê-
lant aux bruits de l'orage, criaient de la
tombe : « Souvenez-vous ! » Lamennais des-
cendit au salon de la Chesnaie où ses disciples
se trouvaient réunis, et, d'une voix rythmée,
il lut cet hymne des morts :
« Ils ont aussi passé sur cette terre, ils ont
descendu le fleuve du temps ; on entendait
leurs voix sur ses bords, et puis on n'entendit
plus rien. Où sont-ils ? Qui nous le dira ? Heu-
reux les morts qui meurent dans le Sei-
gneur... » Elles strophes se suivaient, ailées,
vibrantes de foi ou teintées de mélancolie,
avec cette finale toujours la même, qui réson-
nait comme un glas des trépassés ou comme
les cloches d'une œuvre de résurrection !
Beati qui in Domino moriuntur. Le poème se
terminait par ces mots : « Et nous aussi nous
irons là d'où partent ces plaintes ou ces chants
de triomphe. Où serons-nous ? Qui nous le
dira ? Heureux les morts qui meurent dans le
Seigneur. j>
Oui, trois fois heureux, ceux qui meurent
dans le Seigneur 1
Et Lamennais expira.
Ce qui s'était passé, au dernier moment,
entre son âme et Dieu, nul ne le sait. Où est-
il? Qui nous le dira? Mais en apprenant sa
mort, les âmes chrétiennes, qui ne doivent
maudire personne, répètent le cri de l'abbé
Gerbet : « Seigneur, grâce et miséricorde ! »
Elles peuvent redire avec Louis Veuillot :
" Nous ne pouvons oublier que M. de La-
mennais a rendu à la religion d'immenses ser-
vice? : il a eu, le premier, toutes les idées que
nous défendons ; il a fait la brèche par où
nous essayons de passer, et, tout en détestant
ses fautes, il nous appartient bien plus de le
plaindre et de prier pour lui que de l'invec-
tiver. »
Ces lignes avaient été écrites huit ans avant
ii mort de Lamennais, près de dix après sa
chute. Plaignons et prions encore.
Après Lamennais, il faut descendre beau-
coup de degrés pour arriver à l'abbé Cbâtel
et l'Eglise catholique Prançai
Il y a peu d'hommes vraiment forts, Ce
qu'on appelle très justement la masse des
hommes n'est guère qu'un amas incohérent
de créatures incertaines dans leurs pensées,
faibles dans leurs résolutions, misérablement
égoïstes, parfois indignement lâches. En temps
ordinaire, elles font assez bonne contenance;
dès que l'horizon se rembrunit, elles se rem-
brunissent comme l'horizon et perdent la tra-
montane. Mais si, de l'horizon assombri sort
un orage, vous voyez aussitôt quelque étoile
tomber du ciel, et, même dans le clergé, se
produire des défections. Ce qu'elles valent, tout
le monde le sait ; ce qu'elles peuvent produire,
tout le monde le voit. C'est l'océan agité qui
jette son écume sous l'impulsion de la tem-
pête ; l'arbre qui semblait avoir provoqué les
fureurs de l'atmosphère, est arraché lui-même
et se noie dans cette écume dont il espérait se
faire une parure. Sectaires et sectes : voilà, en
deux mots, leur histoire.
La Révolution de 1830, sous le couvert du
libéralisme, cachait l'impiété et par sa haine
de l'Eglise mentait à toutes ses promesses.
Cette haine si fâcheuse pour la France et si
funeste à son gouvernement, avait, pour
l'Eglise, qu'elle affligeait, son bon côté;
d'une part, on prétendait sonner le glas de la
vieille foi et mener bientôt les funérailles d'un
grand culte ; d'autre part, en se remparant
d'une impiété fanfaronne, on s'engageait, ta-
citement à ne pas faire de nouveaux accrocs
dans le symbole. Des gens qui se disaient in-
crédules ne pouvaient pas décemment se per-
mettre une hérésie. Que si, parmi eux, quelque
bâtard de Voltaire ou de Luther, essayait de
lever l'étendard de la révolte, sa tentative ne
pouvait commencer qu'en comédie et se ter-
miner en mascarade. Ce serait un réformateur
de foire, un docteur de tréteaux, l'artisan
d'une religion dégénérée en farce.
Ce mauvais farceur se trouva, mais il fut
seul de son espèce et bientôt seul pour former
son Eglise. C'est un point curieux.
Ferdinand-François Chàtel naquit à Gannat,
dans l'Allier, le 9 janvier 1795, de parents peu
fortunés, mais dignes d'estime. Leur fils fut
destiné de bonne heure à l'état ecclésiastique ;
il fit en conséquence ses humanités au petit
séminaire et au lycée impérial de Clermont-
Ferrand ; il se distinguait, dit-on, par des
talents précoces et une certaine aptitude pour
les questions philosophiques. Après avoir fait
sa théologie au grand séminaire de Clermont,
l'abbé Cbâtel fut successivement vicaire à la
cathédrale de Moulins, curé à Monétay-sur-
Loire, aumônier du 20° régiment de ligne,
puis, en 1823, aumônier du 2e régiment des
grenadiers à cheval de la garde. Aumônier de
la garde, Châtel se distinguait par certaines
allures équivoques de libre pensée et collabo-
rait même au Réformateur, journal de la re-
ligion et du siècle, dont le titre seul indique
523
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
les idées confuses. Rien cependant n'indi-
quait encore que Châtel pùl se croire pa-
triarche de quelque chose ni songeai à s'im-
proviser réformalear effectif de la religion
catholique. Sauf quelques critiques de détail,
jusqu'à trente-cinq ans, il s'accommoda, tant
bien que mal, à la religion de ses pères et de
sa patrie.
En 1830, l'aumônerie de l'armée fut sup-
primée. Châtel, désormais sans fonction,
enivré et aveuglé par le mouvement des
idées et l'exalialion des esprits, crut le mo-
ment venu de fonder un culte approprié aux
théories libérales et à la monarchie parle-
mentaire. Louis-Philippe, prince de la branche
cadette, s'était bien mis à la place des Bour-
bons de la branche aînée; pourquoi Châtel,
né à Gannat, dans l'Allier, ne se serait-il pas
mis à la place de saint Pierre, qui, après
tout, n'était qu'un petit pêcheur de Bethsaïde.
Pierre, il est vrai, avait reçu de Jésus-Christ
une mission d'apôtre et une prérogative de
monarque ; à défaut de prérogative et de
mission, Ferdinand-François pouvait toujours
essayer de s'en donner une, et quant à s'ad-
juger des titres, il était vraiment trop facile
de n'y pas manquer.
Voltaire, dans son Dictionnaire philoso-
phique, a dit : « Après notre sainte religion,
qui, sans doute, est la bonne, quelle serait la
moins mauvaise? Ne serait-ce pas la plus
simple? ne serait-ce pas celle qui enseigne-
rait beaucoup de morale et très peu de
dogmes? celle qui tendrait à rendre les
hommes justes sans les rendre absurdes?
celle qui n'ordonnerait pas de croire des
choses impossibles, contradictoires, inju-
rieuses à la divinité et pernicieuses au genre
humain, et qui n'oserait point menacer des
peines éternelles quiconque aurait le sens
commun? Ne serait-ce point celle qui ne sou-
tiendrait pas sa créance par les bourreaux et
qui n'inonderait pas la terre de sang pour des
sophismes inintelligibles? Celle dans laquelle
une équivoque, un jeu de mots et deux ou
trois chartes supposées ne feraient pas un
souverain et un dieu d'un prêtre souvent in-
cestueux, homicide et empoisonne celle qui
ne soumettrait pas les rois à ce prêtre? Celle
enfin qui n'enseignerait que l'adoration d'un
Dieu, la justice, la tolérance et l'humanité? »
Au milieu de l'agitation des partis, un ins-
tinct de religiosité dominait le sentiment hos-
tile que le peuple de Paris portait au clergé.
Châtel crut l'occasion favorable pour annon-
cer des projets de réforme, et, pour assurer le
succès de la parole nouvelle, il ne crut rien
de meilleur, lui, prêtre, que de réaliser le
programme de Voltaire. Voltaire fondant une
religion, c'est assez original ; mais un prêtre
s'inspirant de Voltaire pour cette entreprise,
c'est plus original encore, mais d'une origi-
nalité qui n'accuse pas un haut degré d'in-
telligence. Enfin Châtel crut la chose pos-
sible : il avait assez bien pris sa mesure et
donné la mesure de son temps.
L'œuvre commença modestement. Châtel
appela les hommes qu'éloignait du temple
chrétien le rigorisme catholique ; il en réunit
quelques-uns dans ses appartements, rue de»
Sept- Voies, n° 18, et leur préeha l'Kvangile
débarrassé de jeûnes, d'abstinences et de mor-
tifications. Au mois de janvier 1831, le
nombre des prosélytes du gras en carême et
du gigot le vendredi s'étant accru, le siège de
L'Eglise naissante fut transféré rue d< la Soor-
dière, lieu bien choisi pour une révélation si
commode. Au mois de juin suivant, la côte-
lette et le gigot poursuivant leurs exploits et
produisant des conversions de salle à manger,
Châtel vint s'établir rue de Cléri, salle Lebrun,
qu'il quittait au mois de novembre suivant,
pour un local plus spacieux, rue du Faubourg
Saint-Martin, n° 59. Décidément il fallait offi-
cier sur une table à rallonges. C'e-t sur ce
Calvaire de la gargotte que Châtel établit le
siège primatial de l'Église catholique franc lise.
Bientôt Châtel vit venir à lui quelques mau-
vais prêtres. L'Apocalypse parle d'un ange
qui, dans sa chute, entraîna, avec sa queue,
un certain nombre d'étoiles : c'est le symbole
des conquêtes qu'opèrent dans le clergé les
chefs de secte. Les hommes à esprit faible, à
cœur plus faible encore, faibles contre eux-
mêmes sont volontiers forts contre l'autorité
des évêques légitimes; ils se révoltent aussi
facilement contre le pouvoir ecclésiastique
qu'ils se soumettent facilement à leurs propres
passions. Dans les temps calmes, ces mauvais
prêtres rongent en rugissant le frein de ce
qu'ils appellent l'esclavage; dans les temps
troublés, dès que paraît un étendard sédi-
tieux, ils le suivent. Le plus curieux de l'em-
blème de l'Apocalypse, c'est qu'une queue les
entraîne, sans doute parce qu'ils s'y attachent
par la bouche. Ces deux emblèmes parlent
sans commentaire.
Lorsque Châtel eut donc recrulé quelques
prêtres, il fut élu par eux, suivant les bons
usages, èvêque primat. Pour son fourniment,
il avait simplement adopté le costume des
évêques catholiques ; il n'y avait ajouté que
les favoris descendant au bas de l'oreille et
les bottes : moyen particulier de marcher
avec son siècle et de relever le prestige de la
mitre avec un peu de poil.
Outre le primat, la hiérarchie de l'Eglise
française, — car l'usage supprima bientôt le
mot catholique, — se devait composer :
1° d'évêques coadjuteurs du primat; 2° de
vicaires primatiaux ; 3° de vicaires généraux;
4° de chefs d'églises ou curés ; 5° de prêtres ;
6° de diacres ; 7° de sous-diacres ; 8° de mi-
norés; 9° de tonsurés. Le primat, les évêques
et les curés devaient être élus par le clergé et
les fidèles ; pour la première fois, ils s'élurent
eux-mêmes et firent simplement ratifier leur
promotion. Le primat et les évêques rece-
vaient la consécration des prêtres de l'Eglise
primatiale ou épiscopale qui leur imposaient
les mains, en attendant qu'ils leur imposassent
le pied quelque part.
LIVItW QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME
m
La réforme prit «le faibles développement
cependant quelques succursales fanent fon-
dées, au Fur et à mesure que quelque mau-
vais prêtre te révoltait contre sou évéqne.
A l'Eglise primaliale du faubourg Saint-Mar-
tin, Châtel avait, pour vicaire, Normant, pour
prêtre, Robert, pour lévite, bonnet. Outre le
service de son église primaliale, Cbâlel se bi-
furquait ; il avait une autre église à Boulogne-
sur-Seine et commençait à en bâtir une troi-
sième dans le quartier Saint-Jacques : In om-
nern lorrain ex i vit sonus eorum.
A Nantes (Loire-Inférieure), Lerousseau,
vicaire général ; Sandron, prêtre.
A Lannecorbin (Hautes-Pyrénées), Tres-
cases, vicaire général ; Itousselin, prêtre.
A' Hoches-sur-ltognon et Bettaincourt
(Haute-Marne), Marche, vicaire général : ce-
lui-ci était, de plus, médecin par la méthode
Raspail et assez fort en herboristerie : il chan-
tait les psaumes en français donnait ses consul-
tations en latin ; il donnait deseulogies et des
purges ; il allait jusqu'aux clystères. Le plus
clair de son ministère, c'étaient les bouscu-
lades qu'on se donnait à son prêche et les as-
saisonnements de coups de poings qui mar-
quaient la fraternité. Devenu vieux, il vint à
résipiscence. Un cierge à la main, vêtu du
surplis et de la soutane, il s'agenouilla aux
pieds de son évêque, dans l'église qu'il avait
désertée autrefois, demandant pardon à Dieu
et aux hommes des imbéciles scandales de
sa défection.
A Pouillé (Vendée), Guicheteau, vicaire
général.
A Villefavard et Lasloure (Haute-Vienne),
Papon, vicaire général.
Les églises de Saint-Prix et Ermont, près
de Montmorency, Clichy-la-Garenne, près Pa-
ris, Cbâtenay, près Sceaux, Senneville, près
Mantes, Agy, près Bayeux et la Chapelle
Saint-Sépulcre dans le Loiret, églises fondées
par Châtel, abandonnées de leurs directeurs,
manquèrent à la soi-disant réforme.
La primatie catholique française, dans
ses beaux jours de ferveur, compta jusqu'à
douze villages. C'était beaucoup pour la
France, mais peu pour une catholicité.
Le symbole de la réforme prêchée par
Châtel se résume en ces mots :
\ Je crois en un seul Dieu tout-puissant,
esprit éternel, indépendant, immuable et in-
fini, qui a fait toutes choses et qui les gou-
verne toutes.
2° Je crois que Dieu est infiniment bon et
infiniment juste, que par conséquent il récom-
pense la vertu et punit le crime.
8 Je crois qu'il récompense éternellement,
mais je ne crois pas qu'il punisse de même,
attendu qu'il ne répugne point à ma raison
que Dieu me rende éternellement heureux,
puisqu'il est souverainement bon, tandis qu'il
refuse à croire qu'il doive me punir éter-
nellement, puisqu'il n'est pas souverainement
méchant, ce que supposeraient des supplices
sans fin.
!" Je crois que ('nomme est fait a rima
de Dieu et qu'il est doué d'une émanation de
l'essence divine : cette émanation e*t ion
Ame immortelle qui rentrera dani le sein de
l'Eternel, selon la volonté de ce Dieu tout
puissant, et lorsqu'elle en sera digne.
5° Je crois que Dieu nous a donné la force
de faire le bien ; que quand nous faisons le
mal, cela ne vient ni du fait ni de la permis-
sion de Dieu, mais bien de notre propre vo-
lonté et de l'abus que nous faisons de notre
libre arbitre.
ftp Je crois qu'il n'y a de religion vraie,
bonne, utile, digne de Dieu et inspirée par
lui, que celle qui est gravée dans le cœur de
tous les hommes, c'est-à-dire la religion na-
turelle dont Jésus-Christ a si admirablement
développé les principes, les dogmes et la mo-
rale dans l'Evangile.
7° Je crois que la morale de Jésus-Christ est
si sage, que sa vie a été si pure et son zèle si
ardent pour le bonheur des hommes que ce
grand personnage doit être regardé comme
un modèle de vertu et honoré comme un
homme prodigieux.
8° Je crois qu'on peut faire son salut dans
toutes les religions et y plaire à Dieu, pourvu
qu'on soit de bonne foi dans sa croyance.
9° Je crois que tout le fond de la morale et
de la religion consiste dans ces deux pré-
ceptes du Christ : Faites aux autres ce que
vous voudriez qu'ils vous fissent à vous-mêmes.
Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce
qui est à Dieu.
10° Je crois que les fautes ne peuvent être
expiées que par de bonnes œuvres, qu'on ne
peut les racheter ni par les macérations du
corps qui sont des folies, ni par les absti-
nences de certains mets qui sont contraires à
l'esprit comme à la lettre de l'Evangile, et
que le mal qu'on a fait ne peut être effacé
que par une réparation convenable.
11° Je crois que la confession auriculaire
n'est pas de précepte divin ; que, par consé-
quent, elle n'est pas obligatoire, et qu'elle ne
peut être agréable à Dieu que lorsqu'elle est
faite librement et de confiance à un prêtre
qu'on consulte comme un ami et comme un
médecin spirituel.
12° Je crois enfin que la prière peut nous
donner des inspirations divines, ouvrir notre
intelligence, fortifier notre courage, et que
nous devons offrir nos vœux et nos adora-
tions au grand Dieu vivant, éternel, immuable
surtout dans la réunion de ses enfant?, diri-
gés par les commandements et les règlements
de l'Eglise, lesquels sont établis pour la régu-
larité et la pureté des mœurs.
Voici comment la biographie républicaine
de Saint-Edme et Sarrut, d'ailleurs favorable
à Châtel, fait ressortir l'antagonisme de son
Credo, avec le Credo de l'Eglise Romaine :
La loi naturelle, toute la loi naturelle, rien
que la loi naturelle, tel est le résumé des doc-
trines catholiques françaises.
La révélation, toute la révélation, rien que la
:.J'.
UISTOIltE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
révélation, tels sont la loi et les prophètes de
L'Eglise latine.
La réforme catholique française croit à
l'unité de Dieu dans toute la force et l'accep-
tion du mot.
L'Eglise latine croit à un Dieu en trois per-
sonnes.
L'Eglise française cependant ne rejette
point la Trinité platonicienne, c'est-à-dire la
trinité d'attributs.
L'Eglise romaine repousse une telle Trinité,
pour admettre un Dieu triple en personnes.
L'Eglise française honore Jésus-Christ,
comme un homme prodigieux, comme verbe
de Dieu, comme (ils de Dieu d'une manière
plus excellente que nous, à raison de sa su-
blimité, de sa doctrine et de sa morale ; elle ne
le reconnaît point comme Dieu.
L'Eglise romaine fait Jésus-Chrisf une se-
conde personne divine.
L'Eglise française croit à une détérioration
de l'espèce humaine, et, selon elle, c'est là le
véritable péché originel ; péché dont les ré-
sultats funestes ont été l'ignorance, la supers-
tition et les épaisses ténèbres dans lesquelles a
été enseveli trop longtemps le genre humain.
Jésus-Christ a été notre rédempteur, parte
qu'il a soulevé le voile qui nous cachait la
vérité, et non sous ce rapport qu'il nous a ra-
chetés des peines d'un enfer éternel.
L'Eglise romaine veut que la rédemption
de Christ soit un mystère inextricable qui
nous a rachetés de peines éternelles.
Les sacrements pour l'Eglise française sont
des signes ou symboles.
L'Eglise romaine en fait autant de mystères,
dont il n'est permis à personne de pénétrer le
sens.
La pénitence pour l'Eglise française con-
siste dans la multiplicité des bonnes œuvres
et dans la répression des passions.
L'Eglise romaine la place avant tout dans
les jeûnes, les abstinences et les macérations
du corps.
L'Eglise française ne croyant pas à la pré-
sence réelle, l'Eucharistie pour elle est simple-
ment la commémoration de la Cène que fit
Jésus-Christ avec ses apôtres.
Pour l'Eglise romaine, c'est le corps, le
sang, l'âme et la divinité de Jésus-Christ sous
les espèces du pain et du vin.
L'Eglise française nie l'infaillibilité du Pape ;
elle ne reconnaît d'infaillible que Dieu.
L'Eglise romaine regarde les décisions du
Pape comme venant immédiatement de Dieu,
et par conséquent comme irréfragables.
Le droit divin pour l'Eglise romaine, c'est
le droit des rois et des prêtres.
Pour l'Eglise française c'est le droit des
peuples, selon cette maxime : La voix du
peuple c'est la voix de Dieu.
Là ne se borne pas la dissidence de l'Eglise
française avec l'Eglise romaine; elle porte
encore sur divers point de discipline.
L'Eglise romaine parle aux peuples un lan-
gage que tous ne comprennent pas.
L'Eglise française célèbre en langue vul-
gaire, conformément aux règlements de
saint Paul.
L'Eglise romaine prescrit comme pénitence
le maigre et l'abstinence.
L'Kglise française les supprime d'après ces
paroles de saint Paul : JSe faites point de diffé-
rence entre nourriture et nourriture... Mangez
de tout ce qui se vend à la boucherie ; ce n'est
point ce qui entre dans le corps qui souille
l'âme, etc.
Les dispenses de temps et de parenté pour
les mariages sont abolies. Pour se marier à
l'Eglise française, il suffit de présenter le cer-
tificat constatant le mariage civil.
L'Eglise française, ne se reconnaissant pas
le droit d'excommunier, donne la sépulture
ecclésiastique à tous ceux dont les dépouilles
mortelles lui sont présentées.
L'Eglise romaine défend le mariage à ses
prêtres.
L'Eglise française leur permet de se marier
comme aux siècles de la primitive église.
L'abbé de Eamennais examina, dans l'Ave-
nir, la profession de foi du pauvre Châtel et
n'y découvrit guère que le pur anglicanisme.
Châtel allait plus loin, car il déclarait :
1° Que la raison de chacun doit être la rai-
son fondamentale de ses croyances ;
2° Qu'on doit suivre sa propre conviction,
lors même qu'elle se trouve en opposition
avec les croyances générales ; si l'on se trompe
en agissant de la sorte, la faute n'est que ma-
térielle.
Ces déclarations posées, Châtel s'élevait
contre l'Eglise romaine : « Les opinions des
hommes étant toujours variables et incer-
taines, dit-il, nous croyons qu'aucune société
sur la terre n'a le droit d'imposer ses doc-
trines comme infaillibles et que c'est insulter
Dieu que de prétendre à l'infaillibilité. Nous
estimons donc que le même orgueil qui porta
les mauvais anges à s'assimiler au Très-Haut,
a pu seul inspirer dans l'Eglise romaine la
croyance impie de l'infaillibilité du Pape, ou
même des évêques assemblés en concile gé-
néral. » « D'où il suit, concluait Lamennais,
qu'à moins d'être impie, on doit tenir que le
christianisme tout entier est une doctrine va-
riable et incertaine, car, si elle n'était pas in-
certaine, il faudrait bien que sa vérité fût in-
failliblement connue. Toute foi quelconque
est donc impossible dans l'Eglise catholique
française. » Mais parce que, sans la foi, il est
impossible de plaire à Dieu, impossible d'avoir
une religion et de professer un culte, Châtel
posait une règle de foi :
« Nous admettons, disait-il, comme inspirés
de Dieu, les livres canoniques de l'ancien et
du nouveau Testament adoptés par l'Eglise
primitive.
« L'Evangile étant la vertu de Dieu pour sau-
ver ceux qui croient, nous le prenons pour
notre unique règle de foi ; et afin que l'indica-
tion du code sacré n'exprime pas, d'une ma-
nière trop vague, notre croyance,, nous décla-
LIVRE Mii\Tiii:-\ï\«;T<.>r!\zn;\!i;
rons reconnaître les symboles des apôtres, de
Nicée et de saint Athanase, comme L'expres-
sion de la doctrine évangélique. «
On eut pu lui demander : 1 ■■ Quels sont ces
livres* canoniques que vous admettez, car, sur
ce point, nul accord parmi les prolestants ;
2° pourquoi, reconnaissant dans les livres de
l'ancien Testament la parole inspirée de Dieu,
vous prenez néanmoins L'Evangile seul pour
règle de foi ; 3° comment, s'il n'existe point
d'autorité infaillible, êtes-vous certain que
les livres de l'ancien et du nouveau Testa-
ment ont été inspirés de Dieu.
Tout cela peut se traduire en ces termes :
Nous sommes d'opinion que tous les livres ca-
noniques ayant été, suivant V opinion de la
primitive église, inspirés de Dieu, une partie
des livres canoniques est une bonne règle
d'opinion.
Châtel admettait de nous les sacrements,
mais il avait d'admirables tempéraments.
Ainsi il affranchissait les adultes de Yinsup-
porlable fardeau de la confession auriculaire
et ne la conseillait qu'aux enfants. Ainsi,
comme sa commisération était inépuisable,
il supprimait l'abstinence et s'en rapportait,
pour le jeûne, à la piété des fidèles. Ainsi,
pour soulager ses prêtres, il leur permettait,
comme fils d'Adam, d'avoir une Eve et croître,
multiplier. Sur ce point, comme sur tous les
autres, Cbâtel est précieux à entendre :
« Le célibat des prêtres, dit-il. est opposé à
l'esprit comme à la lettre de l'Evangile...
C'est un état contre-nature et anti-social, que
repoussent également et la religion et la civi-
lisation. Tant que les prêtres ne seront pas
mariés, la religion prèchée par eux sera un
ferment de discorde, un sujet de perturbation
sociale.
« Bien que le célibat soit anti-religieux,
comme il ne nous appartient pas de mettre
les hommes d'accord avec eux-mêmes, et que
la plupart de ceux qui déclament contre le
célibat seraient les premiers à se scandaliser
en voyant des prêtres mariés remplir les
fonctions du ministère, un ecclésiastique en-
gagé dans les liens du mariage n'exercerait,
au nom de la société, que d'après la demande
de la commune. »
Ceci est curieux à plus d'un égard. Châtel
ignorait, cela ne nous étonne point, que dans
l'état actuel de la société en Europe, sur cent
individus parvenus à l'âge de vingt ans et au-
dessus, il y a forcément trente ou quarante
célibataires. Si, avant de fabriquer un sym-
bole d'aventure et créer une s^-cte d'occasion,
il fallait s'enquérir des lois naturelles qui ré-
gissent l'humanité, où en seraient les réfor-
mateurs? Ce serait à décourager l'esprit
d'initiative. Mais, et ce trait est très remar-
quable, c'est qu'on est oblig' de conclure, des
paroles mêmes de Chàtel, que son église aura
des prêtres célibataires, c'est-à-dire des prê-
tres qui, selon sa profession de foi, vivront
dans un état contre-nature et anti-social q»e re-
poussent également la religion et ta civilisation,
et même, car elle tient article pour tous les
goûts, elle s'engage à en fonrnir aux com
m unes qui en désireraient ; bien que la reli
gion préchée pai eux ne puisse étrequ'un/er-
ment <lc discorde, un germe de perturbation s<>-
ciale.ku moins, les com m unes étaient avertit
et si les prêtres célibataires ou anti-religieux
portaient chez elles la discorde el la pertur-
bation, elles l'eussent bien voulu ; l'Eglise ca-
tholique français.: ne leur promettait que de
mauvais sujets ; en tenant parole, et on pou-
vait y compter, il n'y avait pas le moindre
reproche à lui adresser.
Chàtel s'était établi pontife de son Eglise et
avait multiplié les titres de sa hiérarchie clé-
ricale. On se demande pour quoi faire.
D'abord ces messieurs devaient croire el pen-
ser tout ce qui leur plairait, ce qui est tou-
jours agréable. Ensuite, les plus éclairés de-
vaient diriger les autres, supposé que ceux-ci
reconnussent les lumières supérieures des
évèques, qui, quoique faillibles, n'étaient pas
moins chefs de l'Eglise,el voulussent se laisser
diriger par eux ; car, s'ils venaient, de fait, à
faillir, ce dont chacun était juge, où était la
raison de leur obéir?
Toutefois, disait encore Châtel, « chaque
évêque a le droit de faire, pour son diocèse,
des règles de discipline. Mais l'obéissance aux
lois étant le premier et le plus sacré des de-
voirs, un prêtre ne doit jamais obéir aux
règles de la discipline ecclésiastique qui sont
en opposition avec les lois de son pays ». Par
conséquent, toute la discipline devait dé-
pendre de la puissance séculière, c'est-à-dire
qu'en dernière analyse, elle serait le chef su-
prême de l'Eglise française. L'esclavage civil
est le terme fatal où viennent aboutir tous les
schismes.
La profession de foi de Châtel était précé-
dée de quelques réflexions écrites en style de
cabaret, sur l'esprit de l'Eglise romaine et
l'éducation anti-nationale des séminaires. Si
l'on eut dû juger de l'éducation des sémi-
naires par celle que Châtel y avait pii.*e, il y
avait, en effet, grande raison de s'en plaindre.
Châtel avait pourtant bien vu certaines
choses, par exemple, la ruine du gallica-
nisme : « Si vous êtes prêtre, dit-il, gardez-
vous bien d'être gallican ; car, aux yeux de
la plupart des évèques jésuites de nos jours,
le gallicanisme est le symbole de l'impiété.
Au séminaire, si vous êtes de l'opinion de
Bossuet, vous serez suspect à vos supérieurs
et tort mal noté par eux ». Mais bientôt Châ-
tel se laisse emporter aux injures de club et
aux accusations atroces : « Voyez, s'écrie-t-il,
cette admirable population de Pans; elle
rend justice aux ennemis de nos libertés;
aussi la craignent-ils à juste titre, et ne se
montrent-ils an grand jour que sous des
habits empruntés. Mais l'expérience ne sert
de rien aux hommes abrutis par le fanatisme
d'une crasse ignorance ; le gouvernement
français s'abuse donc s'il croit que les chefs
actuels du clergé s'attacheront jamais fran-
S2G
HISTOIRE DN1VERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
chemcnt aux nouvelle» institutions. Nous ne
uns pas ici conseiller la persécution ; à
Dieu ne plaise ! mais ce n'est pas conseiller
l,i persécution que d'indiquer aux hommes
d'Etat des mesures fortes, énergiques et lé-
gales tout à la fois, pour étouffer une vaste
conspiration dont les auteurs ne révent rien
moins que le renversement de nos lois nou-
velles pour y substituer les vieilleries du
Moyen Age... Ainsi, si le gouvernement ne
licencie pas tous les petits séminaires ; s'il
n'oblige pas les familles, dont quelques en-
fants se destineraient au sacerdoce, à faire
élever ces enfants contre le reste des citoyens,
qu'il s'attende à voir dans le clergé un éternel
perturbateur du repos public. — Quant aux
grands séminaires, nous ne pensons pas non
plus qu'on doive les conserver tels qu'ils sont ;
ceux qui les dirigent étant ennemis de nos
mœurs et de nos institutions, doivent y être
remplacés par des prêtres aussi de leur pays,
tolérants, en un mot imbus de vrais prin-
cipes évangéliques et non point fanatisés...
Tremblez, ministres du roi citoyen, Home va
lancer ses foudres, ou plutôt réveillez-vous,
sortez de voire sbrnmeil léthargique, sauvez
la patrie, la religion et les prêtres eux-mêmes,
en les forçant, par des mesures fortes, mais
légales, à devenir raisonnables, et à rendre
ainsi la religion aimable aux peuples qu'ils
sont chargés de diriger dans la voie du sa-
lut. »
Tel était le libéralisme de Chàtel. Hier,
prêtre catholique ; aujourd'hui, défection-
naire et accusateur de ses frères. En présence
des prodiges opérés par tous les clergés du
monde, il vilipendait en France le clergé de
France. Non seulement .il le vilipendait bas-
sement, il demandait qu'on le mit au ban de
la société ; il n'y avait pas, pour les prêtres,
assez de mesures oppressives, il en deman-
dait de plus rigoureuses. Ce crieur de liberté
voulait des chaînes. Pensées criminelles et
surtout lâches. Nous ne ferons cependant pas
à Chàtel l'honneur de le comparer à Luther.
Qu'est-ce que ce pygmée du schisme près du
gigantesque sectaire qui ébranla si profondé-
ment l'Europe au xvie siècle ?« Quand le lion,
sur le soir, sort de son autre, disait encore
Lamennais, quand il rugit et déchire sa
proie, il y a des animaux lâches qui le sui-
vent de loin pour lécher à terre les gouttes
de sang tombées çà et là sur ses traces (1). »
Dans cette débauche de prospectus, il y
avait deux points pour attirer les innocents :
Les offices étaient dits en français et les
fidèles n'avaient point de casuel à payer. Les
chaises étaient gratuites. Chàtel baptisait
pour rien, mariait pour rien, enterrait pour
rien. L'idée d'entendre le Dixit chanté en
français attira quelques flâneurs dans la
souricière de la rue de la Sourdière et dans
le petit logement des Sept-Voies doulou-
reuses; à peu près comme on va voir le
phoque parlant et le veau à trois pattes ou à
deux têtes. Mais après avoir psalmodié ; « Le
Seigneur a dit à mon Seigneur », au lieu
d'ajouter : « A— < \'/-vous à ma droite », on
passait tout simplement le plat, ou on appe-
lait à la sacristie pour prendre des actions,
et, à la sortie, vous trouviez, sur une chaise,
la tirelire. « Un petit sou, s'il vous plaît ! »
paraissait crier ce petit récipient de sapin
noirci. Au fait, il faut vivre; et fût-on Chàtel,
réformateur, primat, archi-primat, du mo-
ment que vous avez compte ouvert chez le
boulanger, chez le boucher, chez l'épicier, le
fruitier, le cordonnier, le tailleur, il faut
payer vos dettes en espèces sonnantes ou faire
un trou dans la lune, à moins que vous
n'échangiez la messe contre un pain de trois
livres, les vêpres contre un jambon, et un
mariage contre une paire de souliers. Ces
églises économiques sont de purs men-
songes, surtout sous le rapport de l'économie.
Ça coûte encore plus cher que l'ancienne et
ça ne vaut pas le diable.
Ces pratiques sordides et cette doctrine de
bric-à-brac voltairien se compliquèrent d'un
incident qui fit rire, comme on sait rire en
France. Chàtel, au début de sa réforme, était
tout simplement un aumônier militaire, et
encore un aumônier hors de service, mis à
pied, dégommé. Pour lustrer en primat un si
pauvre personnage, il y avait pas mal de
vernis à mettre et de trompe-l'œil à ajuster.
Chàtel n'ignorait pas lui-même que, pour de-
venir un simple évêque, il y a certaines con-
ditions de choix, d'ordination, de juridiction
qu'on ne peut sérieusement escamoter. Lu-
ther, en son bon temps, s'était vanté d'avoir
fait un évêque, sans ciseaux ni graisse. On
sait ce que sont devenus ces fameux évêques
de fabrique luthérienne ; un peu d'huile n'y
aurait rien gâté et aurait pu, tant soit peu,
conserver la marchandise épiscopale du luthé-
ranisme. Chàtel, en homme qui sait vivre,
voulut bien faire les choses. Un matin, il va
frapper à la porte de l'abbé Grégoire, ancien
évêque constitutionnel de Loir-et-Cher, un
des tam-tam de la Convention. Grégoire de-
vina à quelle espèce d'homme il avait affaire ;
quoique retiré du monde, il le flaira tel qu'il
en pousse sur le fumier révolutionnaire ; il
fut poli, mais regretta de ne pouvoir remplir
les désirs de M. Chàtel, élu primat des Gaules.
L'abbé Chàtel voulait se faire sacrer évêque
par l'abbé Grégoire. Econduit, il se consola
en disant que les évêques schismatiques de la
Convention n'étaient pas en odeur de sainteté
et que l'épiscopat décerné par de telles mains
pourrait être plus compromis que recom-
mandé. En conséquence, il se rattrapa sur
l'abbé de Pradt, ex-archevêque de Malines.
L'abbé de Pradt, créature de Napoléon, dont
il avait été l'admirateur forcené et l'ardent
détracteur, était un publiciste au courant des
affaires ; il était finot, même quelque peu far-
(l) Lamennais; Œuvres complètes, t.. VII, p. 296.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
527
ceur. Au seul nom de Châtel, il ho fâcha, et
lorsqu'on lui demanda l'épiscopat, il se con-
tenta de l'aire reconduire M. Gbàtel par son
domestique.
Ces deux essais malheureux auraient pu
décourager une âme faible, Châtel ne te tint
pas pour battu ; il alla trouver un abbé Pou-
lard, ancien évoque constilutionnel de Saone-
et-Loirc. Ueureusoment Poulard n'avait pas
fait un pas depuis 93 ; il était resté sous le
Directoire, sous l'Empire, sous les deux Res-
taurations, évoque schismatique. La comédie
fut cependant longue à jouer avec ce vieillard.
Ordonner des prêtres, Poulard y consentait,
mais un évoque, il s'en défendait. Après de
longs colloques, il fut convenu que Chàtel se-
rait ordonné évèque, que deux autres seraient
ordonnés prêtres, que la réforme prendrait
une grande extension ; et surtout, comme
dernière condition, que la réforme, avant le
sacre, assurerait une pension à l'abbé Pou-
lard. Car le vieillard ne se dissimulait pas que
le ministère des cultes, qui lui faisait une
pension, pouvait bien voir, d'un mauvais œil,
sa participation à la résurrection de l'ancien
schisme.
Les deux prêtres furent ordonnés. Châtel se
présenta une dizaine de fois pour être sacré,
mais toujours il arrivait sans façon, les mains
vides. Et le titre de rente ! disait Poulard, car
la rente a été convenue ; l'ancien constitution-
nel ne voulait pas perdre celle que lui faisait
le gouvernement ; toujours il renvoyait Châ-
tel, avec cette raison qu'il pouvait continuer
ses offices comme auparavant, rue de la
Sourdière.
11 y eut une scène violente. Châtel n'ayant
pas d'argent en vue, cassa les vitres, j'entends
les vitres de la raison. Lui et Auzou, son com-
père, allèrent un soir chez le vieillard et lui
firent une scène de religion, telle qu'on n'en
a jamais vu de pareille aux halles. Ils trai-
tèrent le vieil évêque d'avaricieux, de grippe-
sou, lui reprochèrent de tenir plus à un mau-
vais litre de rente qu'à la réforme. Après cette
scène, qui effraya l'abbé Poulard, Chàtel,
croyant avoir triomphé par des éclats de
voix, eut recours aux moyens violents. « Vous
allez procéder au sacre », dit-il d'un ton de
commandement. Mais Poulard, qui avait passé
par les scènes de la Convention, se voyant
traité de la sorte, retrouva un éclair de jeu-
nesse : « Sortez, dit-il aux deux associés, sor-
tez, vous m'avez trompé ; je vois clairement
à quels hommes indignes j'avais affaire. Vous,
dit-il à Auzou, vous êtes indigne de l'ordina-
tion que je vous ai donnée trop facilement ;
mais c'est une leçon pour moi... ne revenez
plus. »
Châtel commençait à douter de son épisco-
pat. Il lui fallut même subir d'autres humilia-
tions dans de certaines quêtes qu'il faisait pour
le triomphe de la réforme religieuse. Sans
doute, des curieux iront rue de la Sourdière,
pour voir une église pot-au-feu, mais de là à
l'entretenir, à faire bouillir le pot, il y a luiu.
Depuis son arrivée à Paris, Châtel s'était
fait recevoir franc-maçon ; il se raccrocha 8
celle BOCÎélé, OU du moins ta perspective
d'obtenir enfin la primatie lui vint par la
filière de cette association gastrosophique.
Au n" 13 de la rue de Grenelle-SainMIo-
noré, il y a une maison sans apparence, re-
connaissalile à un long corridor, c'est la lia-
doute. Les dimanches, lundis cl jeudis soir,
on y dansait; les autres jours, la salle était
louée à des concerts d'amateurs, plus particu-
lièrement à des réunions de franc-maçonne-
rie. La salle était occupée également parla
société des Templiers, compagnie mystérieuse,
plus délaissée, s'il est possible, que la Franc-
Maçonnerie ; malgré tout, pleine d'orgueil,
comme les reines sans couronne, et qui vivait
en hostilité avec le Grand-Orient.
Châtel laissant de côté les querelles des
Francs-Maçons et des Templiers, se souciant
aussi peu du Grand-Orient que de la Loge
Saint-Jean, fit des ouvertures au grand-
maître du Temple. Ces deux hommes se ren-
contrèrent.
Le grand-maître, F. de Spelette, cherchait
depuis longtemps un homme à qui conférer
l'épiscopat ; personne ne voulait le recevoir.
Chàtel cherchait à recevoir l'épiscopat, per-
sonne ne voulait le lui donner. Le chercheur
d'épiscopat et le donneur d'épiscopat s'accor-
dèrent du premier coup. Le grand-maître
surtout était en liesse énorme ; et son raison-
nement, il faut en convenir, n'était pas trop
mal imaginé. « Du jour, se disait-il, où j'au-
rai sacré un évêque, cela prouvera ma puis-
sance, je serai pape. » Depuis longtemps il
avait offert l'épiscopat à quelques-uns de ses
chevaliers, mais ceux-ci, rien qu'à regarder
l'affreuse salle de la Redoute, rien qu'à penser
à leur travail du lendemain, rien qu'à se don-
ner la main sans gants, rien qu'à retrouver le
soir leur femme endormie, se disaient avec
un fond de bon sens : « Je ne suis pas fait
pour être évêque ; je veux bien de temps en
temps parler au Temple, aller faire un extra
avec les chevaliers ; mais mon porteur d'eau,
le voisin et ma portière riraient trop s'ils me
savaient évêque. »
Donc, Châtel était le Messie si longtemps
attendu qui allait servir l'ambition du grand-
maître, M. F... Ce dernier était d'une rare
générosité ; on lui demandait un sou, il vous
donnait un louis. M. Châtel voulait un épis-
copat, il fut nommé primat des Gaules.
— Vous signerez de votre sang, dit le
grand-maître, que vous croirez et professerez
toute votre vie la doctrine templière et que
vous vous soumettrez aveuglément à tous les
statuts lévitiques et militaires de notre Eglise
et de notre Ordre.
— Je le signerai, répondit l'aspirant
évêque.
— Vous adopterez dans votre culte le cos-
tume et les cérémonies de l'Eglise Joan-
nite?
— Je les adopterai.
528
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
— Toutes vos églises seront gouvernées par
notre administration et il vous est interdit de
toucher l'argent.
L'abbé Châtel adopta tout sans marchan-
der, même la question d'argent ne lui fit pas
faire de grimaces.
— Cependant, dit-il au grand-maître, j'au-
rais besoin d'acheter un costume d'évèque et
je ne suis pas très riche en ce moment...
Le Templier réfléchit.
— N'importe, dit-il ; vous donnerez un
reçu de cette avance pour que notre caisse la
prélève sur les premières recettes.
— Il est assez important, dit l'abbé Châtel,
de conserver encore quelque temps l'extérieur
du culte romain, pour ne pas trop effrayer les
fidèles par l'apparition d'un C03tume ou d'un
rit qu'ils pourraient prendre pour un costume
et un rit de franc-maçonnerie, ce qui ne se-
rait pas propre à les attirer à nous.
— A la condition, reprit le grand-maître,
que nous serons les juges du moment où vous
devrez opérer le changement.
— J'ai un officiant, dit M. Châtel, qu'il est
nécessaire de nommer vicaire primatial.
— Oui, mais il faudra qu'il signe de son
sang notre profession de foi ou nos statuts.
L'abbé Châtel s'engagea pour Auzou, et
alla immédiatement lui apporter la bonne
nouvelle. Quel enthousiasme s'empara des
frères en religion ! On ne dort pas ces nuits-
là. Tout Paris nous écoute, nous applaudit,
nous baise la robe... Et puis viennent les pro-
fits sans nombre. Il est nécessaire d'ouvrir
une église vaste, bien ornée, où sera le siège
de l'évèché?
Châtel rêvait à sa mître, à sa crosse ; la
fière mine qu'il aura 1 Auzou pensait à la
gloire qui rejaillirait sur lui ; il est au second
rang, qu'importe! en travaillant il pourra
arriver au premier.
Pendant que l'Eglise catholique française
dormait sur son oreiller bourré de rêves si
doux et si roses, le grand-maître du Temple
faisait mander son sénéchal et convoquait
pour le lendemain un couvent général extraor-
dinaire.
L'assemblée du Temple approuva tout ce
qu'avait promis le grand-maître, et décida
que le lendemain, sans retard, l'abbé Châtel
et son officiant seraient sacrés. Le Temple
était radieux, car les plus âgés ne se souve-
naient pas de pareille cérémonie.
Je ne veux pas entrer dans toutes les co-
médies et simagrées auxquelles donna lieu ce
sacre : cela ressemble aux épreuves franc-
maçonniques, bonnes tout au plus à donner
le cauchemar à des enfants au berceau. Mais
cependant la clause principale du contrat fut
exécutée : la signature au sang 1
Le sang coule sérieusement, le parchemin
est déroulé, la plume est prête, Châtel signe.
Mais, au fond, cette cérémonie est d'une vul-
garité bien bourgeoise. Le grand-maître serre
avec des ficelles les trois doigts des néo-
phytes ; il les pique avec une aiguille et les
disciples et les chefs de l'église catholique
française sont reçus Templiers.
C'est alors que Chàlel s'établit rue de
Cléry, et, primat des Gaules, battit de la
grosse caisse à tour de bras. Les Templiers
chauffaient l'aflaire de leur côté ; mais les
chevaliers avaient avancé des fonds et exi-
geaient le remboursement. Oe plus, ils
avaient ia promesse que la réforme de Châtel
ne serait qu'une succursale du Temple ; ils
réclamaient, en outre, l'exécution de cette
promesse. Mais Châtel n'avait ni fonds, ni
intention aucune de tenir sa parole ; il voulait
bien ne pas payer ses dettes, mais il enten-
dait rester primat pour son compte. Alors les
Templiers firent esclandre jusque dans la
Chapelle de Châtel, puis le déposèrent : voici
la sentence :
« Ferdinand-François Châtel, créé cheva-
lier, sacré évêque, et nommé primat-coadju-
teur des Gaules, par décision de la cour apos-
tolique patriarcale et décret du grand-maitre
de la milice du Temple, et souverain pontife
de la sainte Eglise du Christ, a violé ses ser-
ments de chevalier, d'évèque et de primat ; il
méconnaît aujourd'hui l'autorité de notre
Eglise à laquelle il avait juré de se soumettre.
Mais avant de vous signaler toute l'indignité
de sa conduite et prendre les conclusions
contre lui, il serait nécessaire que la cour
apostolique autorisât son rapporteur à faire
connaître à l'assemblée les considérants qui
avaient motivé son admission dans l'Ordre
des chevaliers du Temple, son élévation à
l'épiscopat et au siège de la primatie des
Gaules, et motivé l'ouverture d'un cours pu-
blic ; car, Messeigneurs, si la cour apostolique
peut, dans ses prérogatives, à l'insu des mem-
bres de l'Ordre, recevoir des chevaliers, sacrer
des évêques, il est de son devoir de faire con-
naître, lors des assemblées générales, les
titres des récipiendaires ; il est de son devoir,
surtout, de motiver à vos yeux la décision
par laquelle elle a autorisé d'ouvrir les portes
du Temple au public. »
Sur ce préambule, les très hauts, très
grands, très puissants seigneurs, pères, che-
valiers et pontifes du Temple, fulminèrent
contre Châtel cet analhème:
1° Le sieur Châtel a violé ses serments ; il a
rougi d'avoir reçu l'épiscopat des mains du
vénérable bailli, Jean de Rutlaud ;
2° Il a menti au public en disant en chaire
qu'il avait été sacré par un évêque romain ;
3° Il a ordonné, suivant le même rite, les
sieurs Plumet et Laverdet ;
4° Il a constamment refusé de rendre
compte des fonds qu'il a touchés, lui qui
s'était engagé à laisser à l'administration du
Temple le gouvernement temporel de son
église ;
j° Enfin, il n'a pas eu honte, après avoir dé-
rangé la Cour apostolique, de la faire insulter
en son nom par son vicaire, lorsqu'elle lui
faisait l'honneur de se rendre à sa chapelle
pour conférer avec lui, et de se déclarer par
LIVRE QUATRE VINGT QUINZIEME
là tniii à fait indépendant du Temple. D'apn
cen faits bien constatés, nous requérons, que
le dit sieur Châtel soit dégradé comme cheva-
lier ei comme évéque et déclaré déchu de son
litre au pouvoir de primat-coad|uteur des
Gaules. Que le jugement, précédé «les consi-
dérants, soit imprimé à vingt-cinq mille
exemplaires ; et qu'en conséquence, somma-
tion lui soit donnée de comparaître à la barre
de l'assemblée, pour que le jugement soit
exécuté.
En attendant mieux, Châtel fut brûlé en
efliirie. Après quoi, un Irère alla lui signifier
le jugement du Temple. Justement, ce jour-là,
il y avait tète rue de Cléry : Châtel faisait des
premières communions, et lèse fant- jouaient
au bouchon, en attendant l'office. Châtel
s'excusa sur sa pauvreté, puis, mis au pied du
mur. lit appel à la police pour expulser le re-
quérant. L'huissier vint bientôt le saisir. C'est
alors qu'il alla s'établir rue du Faubourg
Saint-Martin, dans un ancien établissement des
pompes funèbres ; pompes funèbres, en effet.
Châtel continua d'y déclamer contre l'Eglise
romaine, mais il ne parla plus de la sup-
pression du casuel. Châtel officiait sur un
autel décoré d'un buste de Louis-Philippe et
ombragé de drapeaux tricolores ; il avait dé-
core sou hangar des noms de plusieurs bien-
faiteurs de l'humanité, notamment Confucius,
philosophe chinois, Parmentier, l'introducteur
de la pomme de terre, et le financier Laflitte.
Chaque dimanche il annonçait et faisait pu-
blier dans les journaux, des baptêmes, ma-
riages et sépultures, avec des noms et des
adresses impossibles. Du reste, pour vivre, il
bardait avec le plus grossier sans-façon. Dans
la chapelle deux registres étaient ouverts :
l'un pour reconnaître la primatie de Châtel ;
l'autre, pour demande d'actions, non pas
d'aciionsde grâces mais de coupons de rente à
payer. C'était bien la peine d'avoir tant prê-
ché contre la religion d'argent et la boutique
des sacristies catholiques.
Quand /e.« chardons manquent au râtelier, les
ânes se battent, dit le proverbe: l^s ânes du
caiholicisme français ne manquèrent pas de
justifier le vieil adage. Auzou lit schisme et
s'improvisa, par la yrâce du peuple, curé in-
dépendant de Clichy-la-Garenne. A Nancy,
Lot voulut se faire nommer évêque. A Villa-
Favart, Reb vint à résipiscence. A Nevers,
un autre voulait se préconiser évêque, mais il
fit amende honorable. Bref, l'Eglise croulait
avant d'avoir été bâtie. Il n'y avait plus que
schismes et schématiques, sauf quelques
pauvres niais qui couraient la province pour
chanter, sur le thyr^e des cabarets, Chitel et
ses "loires. A la fin, la farce dégénéra en vi-
rions d'i.luminés ; les sectaires se croyaient
dieux, ce qui ne les empêchait pas de jurer
comme des casseurs d'assiettes et ne les dis-
pensait pas de travailler pour gagner leur
vie. Plusieurs se firent agrafer pour délits et
achevèrent leurs contemplations sous les
verrous.
T. xv.
De tous ces Luthers de ruisseau, il ne res-
tait, en lH48, que Châtel ; il habitait le pas-
sage Dauphine, tout en haut du l'escalier: Ne
pas confondre avec la pièce en fa
a la fête de mai, pour faire Bavoir à l'uni-
vers qu'il n'était point mort. Châtel annonça un
grand banquet de cenl couverts à 1 fr. 50 par
tete. Celle solennité étant la fêle de la fraiernilé
universelle, les dames et les demoiselles y
étaient admises, ain-i que tous ceux qui vou-
laient communier en l'humanité et en Jésus-
Christ, apôtre du socialisme. Châtel y vint,
étalant ses ornements de pontife qui ne ren-
dirent pas meilleur le menu du repas et p'us
entraînante l'éloquence du prima .Proudhon,
qui avait assisté en curieux à cette m isca-
rade, lit observer dans son journal, qu'il n'y
avait là ni foi, ni enthousiasme, ni ordre, ni
décence, ni rien qui pût expliquer ces folies.
Voici comment d achevait l'éloge funèbre de
l'Eglise française :
« Voilà ce que dit l'esprit d'ordre, le génie
aux ailes de Ûamme qui veille aux destinées
de la France :
« Il écrit à l'abbé Chàtei, anti-pape :
« Je t'ai fait prêtre de la canaille, afin que
tu serves d'exemple aux ambitieux et aux
charlatans. Tu as été la première dupe, la
dupe de ton ignorance et de ton orgueil. Tu
croyais qu'au nom de liberté, le peuple en
foule courrait à ton autel et que tu serais pon-
tife de la France raisonneuse. Tu t'es trompé,
téméraire! Tes mascarades font pitié, les
scandales soulèvent le dégoût. Tu le sais, et
tu t'obstines; mais plus tu étales d'impu-
dence, plus ton cœur est abîmé, et plus je
sens redoubler ma joie. »
Ce coup <ie trique de Proudhon est à peu
près le jugement de l'histoire. Nous croyons
toutefois qu'il faut admettre, en faveur de
Châtel, des circonstances atténuantes : vérita-
blement il y en avait. Ce pauvre aumônier
de régiment n'avait jamais eu beaucoup de
tête ; a la fin, il était tellement grotesque qu'il
faut voir, dans son cas, un peu de folie. 11
n'avait plus grand'chose à f tire pour obtenir
une stalle au chapitre de Bicêtre.
Après Châtel, un mot. sur Michel Vintras.
La révolution de 18 10 avait produit Châtel;
la révolution de 18 »8 produisit Vintras. Mi-
chel Vintras était un prètie de Normandie,
qui, sous le coup d-; soleil de février, crut,
pour le sa'ut du genre humain, à la nécessité
d'une seconde effusion des grâces de l'Esprit-
Saint. A la première Pentecôte. l'Esprit était
descendu pour remédier aux confusions 'le la
tour de habel et remplir, de ses dons, l'hu-
manité rachetée parla croix. Suivant Vintras,
il fallait une seconde descente pour remédier
sans doute à l'in-uffisance de la première et
ramener, au culte du vrai Dieu, les multi-
tudes égarées. Celte allégation purement gra-
tuite supposait d'abord que le Saint-Esprit
avait quitté l'Eglise et, par son retour au ciel,
l'avait réduite â l'impuissance. Or, il est écrit
que Jésus-Christ est avec son Eglise tous les
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
tours jusqu'à la consommation de$ siècle» ; et,
_t un dogme de foi que le S rint-Esprit, une
luis descendu, resle également avec l'Eglise
pour l'assister dans ses membres el dans Bon
ehef, pour l;i sanctifier, l'instruire, la fortifier et
|,i consoler. Celle doctrine a en'- très savam-
ment exposée par Mœhler dans son opuscule sur
l'unité de l'Eglise; l'impossibilité du contraire
lia pas été moins savammenl établie par le
cardinal Franzelin. Le nouveau Testament
complète l'ancien ; il ne doit point être com-
plété dans la suite des siècles, el ne doit, res-
tant en qu'il est, se couronner que par la
gloire du ciel: saint Paul nous l'apprend dans
ses épilres. Du reste, il esl superllu d'oppo-
ser des doctrines savantes à de pauvres hères
qui n'avaient, avec la science, rien de com-
mun, et qui ne relevaient que de leurs petites
passions. Les prédications de Vintras ébranlè-
rent deux ou trois prêtres et quelque- pauvres
femmes. On se réunit en société secrète pour
échapper à la police et se livrer à des pra-
tiques fort étrangères aux inspirations du
Saint-Esprit. La police s'en mêla et renvoya
devant les tribunaux les sectateurs de Vin-
tras. La prison fut le tombeau de la petite
secte.
On voit, de temps en temps, surgir, à la lu-
mière, de ces petites sociétés de débauche, qui
paraissent se rattacher aux pratiques du ma-
nichéisme. Ni l'autorité de l'Eglise, ni la
science des docteurs n'ont besoin de les at-
teindre; elles tombent par leur propre poids
au fond de l'abîme ou sont dispersées par le
bras vengeur de l'honnêteté publique.
Après Vintras devrait venir Loyson ; mais
Loyson n'est qu'un prêtre qui s'est marié et
qui mit son esprit à faire part de la naissance
de ses enfants et à les décorer de grands
noms. Un tel homme ne relève que de Juvé-
nal.
Après les fantômes de l'hérésie, il faut par-
ler des erreurs philosophiques.
La philosophie est la science des causes
premières et des fins dernières; ou, d'une
manière plus explicite, la science des êtres en
général et des esprits en particulier, d'après
la double lumière de la raison et de la foi ; ou
enfin, d'une manière tout à fait pratique,
c'est le christianisme sous la forme de la ré-
flexion.
D'après ces définitions, il y a deux sortes de
philosophie : une philosophie naturelle, qui
étudie les êtres dans leur essence métaphy-
sique ; Dieu, l'homme et le monde dans leur
existence réelle et leurs rapports généraux,
d'après la lumière de la raison formée par
l'éducation ; — une philosophie surnaturelle,
qui étudie les mêmes objets à la lumière des
vérités révélées dont le dépôt est confié à
l'Eglise catholique.
La philosophie naturelle peut se com-
prendre comme étude spéciale de l'ordre na-
turel, sans le séparer elteclivement de l'ordre
surnaturel ; mais elle ne peut s'admettre
comme élude complète de l'ordre naturel
laissé dans son isolement et revendiqué comme
condition unique d'existence.
On peut donc, en philosophie, se t romper de
deux manières: d'abord en séparant Tordue
de la création de l'ordre de la foi et en posant
ces grandes hérésies du séparatisme et du
naturalisme, qui sont les deux grandes erreurs
du temps présent ; ensuite en blessant l'ordre
naturel dans les éléments de son concept el
dans la réalité de sa nature.
Nous allons, d'après ces prémisses, étudier
les erreurs contemporaines en matière de phi-
losophie. Nous verrons l'abbé Baolain absot ber
l'ordre de la nature dans l'ordre de la grâce
el tomber dans le super naturalisme ; nous
verrons Cousin, ses émules et ses disciples,
exclure, des investigations philosophiques,
l'ordre de la grâce, et atteindre même tbuti ses
éléments ((institutionnels l'ordre delà nature,
pour aboutir a l 'éclectisme ; nous nous conten-
tons de mentionner ici Saint-Simon, Bazardai
Enfantin ; par une entreprise hardie, ils trou-
blent les deux ordres de la spéculation et de
l'action et formulent un de ces systèmes de ré-
vocation sociale qui constitueront, plus lard,
le socialisme.
Louis-Engène-Marie Bautain, né à Paris
en 1796. se destinait à l'enseignement el en-
tra, en 1813, à l'Ecole normale où il eut, pour
maître, Victor Cousin, et pour condisciple,
Théodore Jouflroy. En ISitt, il fut envoyé,
à Strasbourg comme professeur de philoso-
phie et passa bientôt du collège à la Faculté.
A cette époque, il exerçait sur la jeunesse
une telle influence que ses élèves s'empres-
saient de se modeler sur ses allures et son
costume. L'éclectisme n'offrant, à son esprit,
qu'une médiocre satisfaction, il se jeta dans
les bras de la religion et entra dans les ordres.
Le profess- ur de philosophie fut ordonné
prêtre eu 1828, puis nommé ( hanoine do la
cathédrale et directeur du petit séminaire de
Strasbourg. Après 1830, à propos de son en-
seignement à la Facilté, l'abbé Bautain eut
des démêlés avec l'Eglise : nous en parions
ci-après. L'abbé Bautain, q-ji appuyait son
autorité scientifique sur le quintuple diplôme
de docleur ès-leltres, ès-scienecs, en droit,
en médecine et en théologie, devint, en 1838,
doyen de la Faculté de Strasbourg, et garda
ces fonctions ou plutôt ce titre jusqu 'en 18i'J ;
car, dans les dernières années, remplacé par
des suppléants, il consacrait son activité à
la haute direction du collège de Juillv. Pro-
moteur de Paris en 49, professeur de morale
en Sorbonne en 53, il se distingua comme
professeur, api es s'être, les années précé-
dentes, distingué comme prédicateur, notam-
ment par ses conférences de 18 sur l'accord
de la religion el de la liberté. L'abbé Baulain
est mort il y a quelques années.
Outre des traductions de Y Imitation et des
Paraboles de Krummacher, l'abbé Bautain a
composé une trentaine d'ouvrages (Je philo-
sophie spéculative et de morale pratique.
Dans la première catégorie, nous distinguons :
L1VRK QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
1
Philosophie du christianisme, 1838, 2 vol.;
Philosophie-psychologie expérimentale, 1839,
i> vol. in-8°; Philosophie morale, 1842, 2 vol.
in-N" ; /.c/ morale de t' Evangile comparée à la
morale des philosophes, 1827, in-N° , Z.tf morale
de /' Evangile comparée aux divers systèmes de
morale, 1855, in-8°; £fl couse cure ou la règle
des actions humaines, INlii), in S" ; Philosophie
des lois, 1 vol. ; £e« choses de l'autre monde,
œuvre posthume. Dans lu seconde classe nous
devons citer : La belle saison à la campagne,
conseils Bpirituels, I vol. ; Le Chrétien de nos
jours, <2 vol. ; La chrétienne de nos jours, 2 vol. ;
La /tel if/ ion et la liberté considérées dons leurs
rapports, 1 vol. ; Réponse d'un chrétien aux
paroles d'un croyant et une Etude sur l'art de
parler en publie.
Dans ses écrits, l'abbé Bautain accuse un
esprit grave, un observateur profond, écrivant
comme il parle, c'est-à-dire laissant, dans ses
livres, un peu trop de style technique et de
pédantisme oratoire, au demeurant, écrivain
sérieux, digne, créateur dans le bon sens du
mot, orateur aussi, surtout émin^nt professeur.
— Mais venons à l'affaire du super naturalisme.
Bautain. professeur, avait abondé d'abord
dans le sens du rationalisme ; fatigué bientôt
des incertitudes et des sécheresses de la rai-
son pure, il était passé à l'extrémité opposée
et s'était jeté dans les bras de la foi. Son en-
seignement était moins un cours de philoso-
phie naturelle que l'ensemble des dogmes du
christianisme exposé et synthétisé sous la
forme d'une profonde réflexion. Dans son en-
seignement, il mettait en doute que la raison
pût, sans le secours de la foi, établir la certi-
tude. Ce point de doctrine lit, en 1 822, sup-
primer son cours au collège et suspendre son
enseignement à la Faculté. Ce même ensei-
gnement lui amenait des élèves qui se firent,
comme leur maître, chréiiens, et entrèrent un
peu plus tard dans le sacerdoce : je cite Théo-
dore Ratisbonne, Adolphe Karl, Isidore
Goschler, Jules Level. Un peu plus tard
encore se joignirent à eux Alphonse fïratry,
Nestor Level, Jacques Mertian, Henri de
Bonaechose et Eugène de Régny. Hautain
était, la tète de celte petite société; le cœur,
c'était une demoiselle Loui-e Ilumann, femme
d'une solide piété et d'une haute vertu.
L'évèque de Strasbourg, le Pape de Trév*»rn,
avait confié, à celle petite société, en 1828, le
petit séminaire de Saint-Louis. Pendant six
ce séminaire fleurit sous la direction de
la petite société. Or, ces prêtre-, tous distin-
gués, étaient étrangers au dioec-e ; l'évèque
«'■lait, gallican, le diocèse ne l'était, pas. On
supposa que le prélat gallican avait fait venir
ces piètres OU s'en était empare, pour fonder,
à Mol-heim, une petite Sorhonne. Des jalou-
, trop naturelles, firent de ce prétexte un
motif d'opposition. De là bientôt une guerre
■■' h irriec, en apparence pour des riens que la
Mon grossit, mais où les esprits t-'écba iffent
d'autant plus que l'aliment se prête moins à
l'incendie.
En 1833, Bautain avait publié un opuscule
intitulé : De (enseignement de la philosophn
France uu,\\\v siècle. Dans cet écrit, l'éloquent
auteur l'ait d'abord un tableau poignant du
(diaos intellectuel et moral où se trouve
duite, en notre siècle, la société, a BOCJélé
chrétienne d'origine et de nom, et qui ne I
plus par le fait, puisqu'elle n'a ni la foi, ni la
science, ni la vertu du christianisme. An mi-
lieu de ce bouleversement, l'Ame humaine,
faite pour le bien, le réclame sans cesse; et
son intelligence, toute obscurcie qu'elle est
par Le ravage de lant d'erreurs, cherche en-
core la vérité .. Le plus grand mal de notre
siècle, c'est que la foi religieuse lui manque ;
et elle lui manque parce qu'on a séparé la foi
de la science, parce qu'on les a déclarées in-
compatibles, sinon contraires. C'est la science
qu'il veut, c'est donc par la science qu'il faut
lui parler. L'enseignement scientifique doit
devenir le canal par où un peu d'eau vive
sera versée dans les cœurs brûlants ou dessé-
chés. La philosophie, voilà noire dernière res-
source pour revenir a la vérité quand la
foi est morte »,
Mais de quelle philosophie voulait-il par-
ler ? l/auteur examine les trois écoles qui
s'étaient partagé l'enseignement universitaire :
l'école de Condillac, l'école de Reid et lécole
éclectique de Cousin; il les analyse à grands
trai's et montre leur impuissance à satisfaire
le profond besoin qu'éprouvent les esprits
d'une doctrine nette et assurée. Ensuite il
montre l'insuffisance de la scolasli.pie mo-
derne, fille dégénérée de la scolastique vivante
d'un âge où la raison n'avait point fait .livorce
avec la foi. Enfin il passe à l'examen de
la doctrine du sens commun, imaginée par La-
mennais, et montre que cette doctrine n'est ni
philosophique, ni orthodoxe. Cependant le
professeur avait dit : « Cet écrit expose nette-
ment notre manière de voir, nos convictions
en philosophie, les principes d'où nous par-
tons, la méthode que nous suivons. Nous
avons ainsi à faire au public cette déclaration
de principes, afin qu'on nous reconnaisse pour
ce que nous sommes et qu'on nous juge sur
nos paroles ».
Par la. Hautain se livrait. A un homme qui
écrit, même qui écrit bien, surtout, s'il écrit
bien, on peut Ion tours trouver des crimes. On
lui reprochait, à lui et à ses disciples, de ne
pas enseigner la philosophie cartésienne de
Vala, de n^ pas enseigner en latin, de ne pas
exercer les .iièves à l'argumentation syllogis-
tique : griefs puérils, auxquels on ne pou-
vait aisément repondre. Des discussions s'éta-
blirent entre le vieil évèque et son jeune
professeur. L'évèque se croyail t r es supérieur
a Hautain ; Hautain n'était guère d'humeur à
croire à son infériorité. Ne pouvant vaincre
par ses discours ce qu'il appelait l'obstination,
le prélat sedécilaà formuler six propositions
sur la portée de la raison vis-à-vis de la foi, et
demanda que l'abbé Hautain et ses a mis eussent
à signer ces propositions, «'engageant a ne
532
HISTOIRE UNIVERSELLE DU L'ÉGLISE CATHOLIQUE
jamais les contredire. Rautain avnil répondu
à ces six proposition*, lorsque, soudain et sans
crier gare, parut, on 1834, un Avertùsement
épiscopal condamnant la philosophie du pro-
fesseur de l'Académie. Quelques jours après,
Hautain et ses amis étaient exclus du sémi-
naire, privés du droit de prêcher et de con-
fesser.
D'un coté, la science laïque ne parlait que
de raison autonome, sans aucune dépendance
de Dieu, prétention que Hautain repoussait à
juste titre ; de l'antre, l'évêque préoccupé des
incrédules, insistait sur la force de la raison
sente, écartait toute question de nature et d'ori-
gine de la raison. A ce désaccord sur une
question de psychologie, s'en joignait un
autre sur la logique. Bautain n'accordait pas,
à la certitude morale, la même, force qu'à la
certitude métaphysique. De plus, on repro-
chait, à Hautain, de préférer, dans l'ensei-
gnement, la langue française à la 1 tngue la-
tine et d'introduire dans le langage philoso-
phique des mots harhares, qui défiguraient la
belle langue de Louis XIV. Enfin on lui im-
putait ce crime d'avoir demandé si « les
miracles n'étaient peut-être pas les manifes-
tations les plus éclatantes, les développements
les plus énergiques des lois divines? » D'une
paît, Baulain manquait de justesse sur la dis-
tinction entre la nature et la grâce, distinc-
tion que l'Eglise maintient avec tant de sûreté
et un s^ns si pro'oud ; d'autre part, l'évêque
était bien étranger au mouvement et aux
erreurs des esprits du xix1' siècle ainsi qu'à
leurs besoins. Il y avait là un malentendu
plutôt qu'une matière à scission, et, de part
et d'autre, en «'éclairant on pouvait se rendre
de mutuels services.
L'évêque n'enira pas dans cette intelligente
condescend ince ; il porta un coup tenible.
L* A vertUsement qui condamnait les doctrines
de Hautain fut envoyé à Romcet communiqué
à tout l'épiscopal français. Le philosophe était
mis au ban de l'Eglise ou signalé au moins
comma un novateur dangereux. Dix jeunes
prêtr.-s, honorés jusque-là des faveurs de leur
évêque. étaient tout à coup prives du pouvoir
d'in>truire et de diriger les nombreux lidèles
qui s'adressaient à eux. A celle heure, ils
étaient condamnés comme ignorants et insu-
bordonnés, presque comme schismatiques. En
l'absence des garanties tutélaires du droit ca-
non, ile« évêques sont exposés à ces coups de
force. Autour d'eux bourdonnent des esprits
méchants, incapables parfois de s'élever au-
trement qu'en rabaissant les autres. Si peu
que ces pauvres prélats faiblissent ou vieillis-
sent, d'habiles coteries les enlacent et les
poussent a des excès qui accuseront leur mé-
moire. Combien plus sage et plus honorable
serait une administration qui, ne s'estimant
pas plus entendue que la sainte Eglise, ne se
départirait jamais des procédures du droit
pontifical.
Sur ces entrefaites, l'abbé Bautain publ:ait
sa Philosophie du Christianisme. Ce titre carac-
térisait bien ses idées ; Bautain faisait plutôt
de la philosophie sur le christianisme, que de
la philosophie proprement. Savant, éloquent,
soumis d'ailleurs, il montrait, par celte publi-
cation, qu'il n'avait pas peur «les idées ni des
critiques; pour leur repon ire, il s'élevait au-
dessus d'eux, ce qui est bien la meilleure ma-
nière de répondre, mais le plu- sûr moyen
pour exaspérer ses adversaires. Le diocèse
était en feu. D'une part, suivant un crescendo
ordinaire, on accusait Baulain de vouloir
exclure totalement la raison des choses reli-
gieuses, de pousser au fanatisme, de nier les
miiacles comme signes de I intervention di-
vine et de détruire ainsi l'une des preuves les
Pjiis éclatantes delà divinité de Jésus-Ch: ist.
1) autre pari, la force convaincante que
l'évêque attribuait au raisonnement, semblait
poussée jusqu'au point de vouloir produire
la foi dans les âmes, indépendamment de la
grâce. Alors la question changeait de face et
Bauiain pouvait craindre de trouver l'erreur
semi-pelagienne, dans le rationalisme de
Y Avertissement. En pareil cas on s'occupe
moins de reconnaître ses erreurs que d'en
imputer à son antagoniste et la lutte des
passions ne fait qu'augmenter les lénèbres.
Le 2D décembre 1834, Grégoire XVI répon-
dit, u'une manière conciliante, a Y Avertisse-
ment de l'évêque de Strasbourg, mais sans
trancher. L'évêque somma Bairain de se sou-
mettre aux décisions du Sainl-Sège; Baulain
répondit que le Saint-Siège n'en avait rendu
aucune et qu'il allait, lui, sans délai et sans
intermédiaire, s'adresser à la (maire Aposto-
lique. Cependant le coadjuleur de INancy,
Donnet, intervenait entre les parties pour
amener la paix moyennant ceriaines modi-
fications aux six propositions de i'évêque.
Ces propositions furent signées le 28 no-
vembre 1 8l*5. Divers incidents ne permirent
pas à la paix de s'établir d'une manière
durable; l'évêque, ou plutôt les ie ils persé-
cuteurs qui s'acharnaient contre Hautain
tenaient absolument à l'humilier pour le <tis-
crédiler. Sur l'insinuation de l'ablie Lacor-
dairc, Bautain partit pour Home : c'était un
coup de maître. Home est très susceptible sur
toutes les questions de doctrine; mais Home,
dès qu'elle voit une humble soumission, sait
admirablement ménager ces peiiles délica-
tesses, que la France gallicane n'avait jamais
su comprendre: Rome e-l une mère. A
Home, Hautain, sans faire étalage, ni de ses
sentiments, ni de ses talents, se montra en
toute sincérité de manière à bien laisser voir
sa vertu et sans réussir à voiler ses talents.
Baulain ne soumit pas, à l'examen de Rome,
seulement sa Philosophie <lu Christianisme
mais le manuscrit complet de sa philo-opide.
« Tu es venu ici pour consulter l'oracle, se
disait-il ; écoute-le et fais simplemement ce
qui le sera dit. 11 ne s'agit pas de discuter ni
de raisonner avec Rome ; il faut écouler et
obéir ej, dans celte obéissance, tu trouveras
la vérité, la tranquillité et la dignité. » La
LIVRE QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
Philosophie du Chritianisme Fut confiée à l'exa-
men du cardinal Mezzofaio, t|iii, Buivan! la
coutume romaine, prit son temps; cette lâche
fut ensuite transmise au père Perrone. L'é-
voque de Strasbourg était connue Rome pour
son gallicanisme ; sa Discussion amicale contre
L'anglicanisme, pour solide qu'elle lût, conte-
nait cependant des choses qui avaient éveillé
les justes susceptibilités de l'index : le diffé-
rend avec ce prélat n'éprouverait donc pas de
difficulté à Home. La Philosophie du Chris-
tianisme ne devait pas être mise à l'index.
D'aulant que Hautain et Bonnechose ava'ent
remis au Pape un écrit où ils ont l'honneur
d'exposer :
« 1" Qu'ils sont venus à Home pour témoi-
gner de leur obéissance et de leur dévouement
au Saint-Siège, piêts à faire tout ce qui leur
sera dit, dans la discussion qu'ils ont eue avec
INIgr de Strasbourg, et qu'ils n'ont soutenue
jusqu'ici que par crainte de l'ilermésianisme.
Ils supplient Votre Sainteté de donner des
ordres pour la terminaison de cette affaire.
« 2° Qu'ils soumettent avec toute confiance,
à l'examen du Saint-Siège, l'ouvrage publié
par eux, sous le titre de Philosophie du Chris-
tianisme, et qu'i's sont disposés à retiancher,
à modifier ou à changer toutes les proposi-
tions qui pourraient paraître inexactes ou
susceptibles d'une mauvaise interprétation,
s'en rapportant au jugement du savant et
digne Cardinal que Sa Sainteté a bien voulu
leur désigner pour examinateur.
« 3° Que, comme nouvelle garantie de leur
bonne volonté, ils apportent un autre ou-
vrage manuscrit, fruit de vingt ans de tra-
vail, qu'ils désirent soumettre à la même
épreuve, ne voulant rien dire ni écrire qu'en
conformité parfaite avec le Saint-Siège.
« Les soussignés espérant que ces épreuves
convaincront Votre Sainteté de leur entière
soumission à l'Eglise, et qu'ainsi Elle verra
en eux des enfants affectionnés et dévoués,
osent lui exprimer un vœu, dont la réalisa-
lion les rendrait plus capables de travailler
efficacement à la propagation de notre sainte
religion. Savoir, que le Saint-Siège daigne
ratifier et instituer en corporation la réunion
de jeunes gens qui s'est faite autour de l'abbé
Bautain et par l'influence de son enseigne-
ment ; jeunes gens tous sortis du monde pour
se vouer au saint ministère, et qui vivent
maintenant, au nombre de douze, sous une
m cou- discipline, en communauté de biens et de
sentiments. Le but spécial de celte congré-
gation serait la conversion des protestants et
de-jui s, au milieu desquels elle est placée sur
les bords du Rhin. Elle serait, en outre, par-
ticulièrement dévouée au service du Saint-
Siégf, en France, en tout ce qui se rapporte à
celle fin. » Grégoire XVI eut pour très agréa-
ble cette supplique.
L'évèque ne restait pas oisif. Par ses soins
fut. publié, en double édition, le II apport à
l éi êifue de Strasbourg sur les écrits de M . l'abbé
Bautain. Hautain, de retour en France, se plai-
gnait à Home' de ces procédé* irritants et
maladroits. Les réponses de Rome furent
unanimes à les blâmer. Cependant Trévern
preuait sa retraite; il était remplacé d'abord
par A uguste A fl're, puis par André Rœss. Le
H septembre 1810, Bautain et ses amis si-
gnèrent entre les mains du eoadpitcur les
propositions ci-après; le lendemain (loess, le-
vait la suspense. Voici le texte officiel de cet
acte, mal reproduit dans Y Enchiridion défi'
nitionum de Denzinger :
« Désirant nous soumettre à la doctrine qui
nous a été proposée par Mgr l'évèque, nous;,
soussignés, déclarons adhérer sans restriction
aucune aux propositions suivantes :
« 1° Le raisonnement peut prouver, avec
certitude, l'existence de Dieu et l'infinité de
ses perfections. La foi, don du ciel, suppose
la révélation ; elle ne peut donc pas être
alléguée convenablement vis-à-vis d'un athée
en preuve de l'existence de Dieu.
« 2° La divinité de la révélation mosaïque se
prouve avec, certitude par la tradition orale et
écrite de la Synagogue et du Christianisme.
« 3° La preuve tirée des miiacles de Jésus-
Christ, sensible et frappante pour les témoins
oculaires, n'a point perdu sa force avec son
éclat vis-à-vis des générations subséquentes.
Nous trouvons cette preuve en toute certitude
dans l'authenticité du Nouveau Testament,
dans la tradition oiale et écrite des chrétiens;
et c'est par cette double tradition que nous
devons la démontrer à l'incrédule qui la re-
jette, ou à ceux qui, sans l'admettre encore,
la désirent.
« 4° On n'a pas le droit d'attendre d'un in-
crédule qu'il admette la résurrection de notre
divin Sauveur, avant de lui en avoir admi-
nistré des preuves certaines, et ces preuves
sont déduites par le raisonnement.
« o° Sur ces questions diverses, la raison
précède la foi et doit nous y conduire.
« 6° Quelque faible et obscure que -oit deve-
nue la raison par le péché originel, il lui reste
assez de clarté et de force pour nous guider
avec certitude à l'existence de Dieu, à la révé-
lation laite aux Juils par Moïse et aux chré-
tiens par notre adorable Homme-Dieu.
« Nous déclarons, en outre, condamner
tout ce qui, dans nos ouvrages publiés jus-
qu'à ce jour, aurait pu être ou pourrait être
jugé non conforme à !a doctrine de l'Eglise. »
Ainsi finit celle affaire du supernaturalisme.
Pratiquement, la raison doit être soumise
à la foi et la nature à la grâce ; mais, dans
l'ordre de la démonstration, la raison pré-
cède la foi, et, par la grâce, doit nous y con-
duire, et ne point s'arroger une hégémonie
sans titre aucun et toujours funeste par ses
résultats.
Dans celle affaire, il y eut des torts de part
et d'autre. Les resis'ances de Hautain s'ex-
pliquent, et, dans une certaine mesure, s'ex-
cusent, par les torts et les aberrations de ses
adversaires. S'il s'abusa, ce fut pour de bons
motifs, par une sorte de reconnaissance et de
53A
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
piété ; s'il M soumit, c'est la marque et l'hon-
neur de a vertu. Les torts respecti'8 s'excusent
eux-méaies par l'ignorance où l'on était tombé
Mir la «liiiicili' question des rapports do la na-
ture et de la grâce ; aujourd'hui on ne coin
mettrai! plus de telles tantes. uOh ! s'écrie le
biographe de Bautain, si l'on avait montré à
philosophe du xix" siècle, ce que la philo-
-ophic catholique du Moyen-Age enseignait
louchant la raison naturelle de l'homme ! Si
on lui avait dit que la lumière de la raison
est une participation de la lumière divine,
qu'elle est le lumen dioinitus inditwti, accordé
a la créai lire humaine pour qu'elle puisse l'éle-
ver du monde visible au monde invisible, puis-
que, par sa nature, elle participe des deux et
leur sert de trait d'union; si on lui avait dit
que, au moment même de la perception sen-
sible, l'intellect actif saisit, comme son objet
propre, l'universel dans le particulier, l'être
dans les êtres, l'empreinte du Créateur dans
ses créatures ; et que les premiers principes
apparaissant alors dans l'intelligence, y bril-
lent comme des rellets des idées éternelles,
et vont servir de base à tout raisonnement:
oh! sans aucun doute, cette haute et reli-
gieuse philosophie < ût compté l'abbé Bautain
parmi ses plus fervents adeptes. Et si l'on eut
ajouté que, aujourd'hui, api es le péché, il a
été nécessaire que l'homme lût inslruil par
la révélation divine, parce que la vérité, tou-
chant Dieu, recherchée parla rai.'on,ne serait
saisie que par peu d'hommes après un long
travail et avec un mélange de beaucoup d'er-
reur, oh! alors, l'abbé Bautain, parfaitement
rassuré, eût tout accordé, et, la part faite à
la raison, il eût continué avec joie à donner
la foi pour base à son enseignement de la
science (1). »
Après le supernaturalisme de Bautain, l'at-
tention de l'histoire doit se concentrer sur la
grande erreur du naturalisme, dont le libéra-
lisme politique est la forme la plus funeste
au salut des âmes et à la prospérité des nations.
Le socialisme et le libéralisme sont les deux
grandes hérésies du xixc siècle- Le libéralisme
détruit la constitution chrétienne du pouvoir;
le socialisme re'pudie la constitution chrétienne
delà société ; l'un parles passions qu'il appelle
au gouvernement de l'Etat ; l'autre, par les
appétits qu'il déchaîne dans l'économie de la
société, aboutissent aux mêmes résultats, aux
agitations stériles, à l'anarchie, à une forme
de barbarie dans la décrépitude des nations.
Nous avons parlé des théories de ces deux
erreurs ; nous avons parlé des représentants
du socialisme et du catholicisme libéral ; nous
devons ajouter quelques mots sur les repré-
sentants du libéralisme absolu, espèce de re-
ligion politique des hommes de ce siècle.
Pour comprendre quelque chose à ces ar-
canes, il faut nous reporter à la chrétienté du
Moyen Ag^. A partir du \vi° siècle, la royauté
française, déviant des principes chrétiens, avait
cru se fortifier en l'arrogeant l'absolutisme.
Lee exci.- de l'absolutisme appelaient une ré-
forme; sons L'impulsion des encyclopédistes
français, la réaction contre l'absolutisme royal
dégénéra en révolution. Pendant dix an«, sous
couleur de liberté, la licence, l'anarchie, toutes
les passions conjurée», renversèrent la \ieille
monarchie et mirent la société au pillage. A
l'aurore de ce siècle, Napoléon mit la main
sur cette société aux abois, sur ce gouver-
nement devenu banqueroute de tous les
pouvoirs. Sous prétexte de la guérir, il la re-
constitua selon ses idées et établit, à son profit,
l'omnipotence des Césars. A sa chute, les
princes de Bourbon nous rapportèrent la mo-
narchie constilulionnelle des Anglais. Ben-
jamin Constant et Itoyer-Collard en offrirent,
à la France, la justification philosophique.
L'idée génératrice de leurs théories, c'est que
la religion, pure affaire de sentiment, l'Eglise,
simple association de croyants, ne sont de rien
dans le gouvernement des Elats. La société
repose sur la souveraineté du peuple ; le peu-
ple, impuissant à se gouverner par lui-même,
délègue ses pouvoirs à des mandataires,
suivant des formes déterminées par la consii-
tution. Les mandataires du peuple s'organisent
en trois sphères: le législatif, pour la con-
fection des lois; l'exécutif, pour leur appli-
cation effective; la magistrature, pour la puni-
tion des délits et des crimes attentatoires aux
lois du pays. Sous les trois pouvoirs constitu-
tionnels se trouvent constitués d'autres ser-
vices: les cultes, l'armée, la marine, l'adminis-
tration provinciale, les travaux public-, 1 agri-
culture, l'industrie et le commerce, l'instruction
publique, les colonies, les postes et les télégra-
phes, les arts, les lettres sont sous l'autorité
des trois pouvoirs, les organes vitaux de la na-
tion.La prospérité résulte de leur évolulion pro-
gressive ; l'ordre public est l'affaire du gou-
vernement.
Parmi les hommes qui ont préconisé le plus
savamment ces théories, doit figurer Guizot.
Pierre-Françnis-Guillaume Guizot était né à
Nîmes en 1787. En 1794, son père mourait sur
l'échafaud ; le fils fut transporté à Genève.
Pendant ses jeunes années, le protestantisme
ployait son ferme esprit aux souplesses sans
dignité du libie examen et l'intolérance dog-
matique lui enseignait à formuler en axiomes
tranchants des idées fausses ou faussées par
l'esprit dominateur de Calvin. Né à la science
historique et philosophique dans la Borne
protestante, homme de réflexion et «l'action,
Guizot gardera, comme un pli originel, l'em-
preinte des langes et des croyances de son
berceau. Genève sera sa patrie religieuse et
intellectuelle.
En 1809, Guizot débutait dans les lettres,
sous les auspices de Suard, un des survivants
modérés de la critique du xvuie siècle ; ses
travaux littéraires lui valurent la chaire d'his-
toire moderne en Sorbonne. Dès 1814 il de-
(i) E. de Régny. L'abbé Bautain, sa vie et ses œuvres, p. 222.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
venait secrétaire général au ministère de L'in-
lérie r, Buivaîl Louis Win ., Gand et quittai!
l,i puli tique en l^-l avec le duc Uecazes. [ci
commence la période la plus éclatante di
carrière. Professeur, il forma, avec Cousin et
Villemaîn, un triumvirat dont l'enseignement
ouvre les grands jouis du \i\ siècle pour la
science régénérée. Guizot publie, pour sa part,
des Essai» sur l'histoire de France^ une Histoire
de la civilisation en France ei en Europe et
aborde la Révolution d'Angleterre. Privé de
sa chaire en 1825, il devient l'adversaire de La
Restau i a lion ; il ne reprendra son enseignement
qu'en 1828, sous Marlignae. En IH.'U), il de-
vint minisire. Résumer le iôle de Guizot, de
1830 à 1848, ce serait écrire l'histoire de Louis-
Pbilippe : tour à tour ministre et chef d'oppo-
sition, ambassadeur à Londres et président du
conseil, il ne gouverne pas seulement la
France ; il est, avec Aberdem. Palmorsion et
M et ternie h, l'un des chefs politiques de l'Europe.
Tombé du pouvoir en 1848, pas sans dignité,
il n'avait inè.ne pas acquis la modeste aisance
du sage d'Horace; il avait fait des millionnaires
et était re>té pauvre. Le travail n'avait rien
(jui répugnât à sa modeste vieillesse; Guizot
se remit au travail ; il publia notamment huit
volumes de Mémoires, cinq volumes de dis-
cour-», une Histoire de Fiante, une Histoire
d'Angleterre racontée à ses enfants, et cinq
volumes de méditations religieuses. Entre
temps, Guizot intriguait à l'Académie, et quand
Tbiers y appel ut un aveugle, Guizot y faisait
entier un sourd. Après avoir gouverné, Guizot
était devenu un maître de l'opinion, un des
oracles de la science : il mourut en 1874 et ne
cessa d'écrire qu'a sa mort.
(iuizot a laissé cent cinquante volumes, tous
dignes de considération. La main de l'auteur
est ferme et lourde en proportion. Disciple
d'une école puritaine, il ne sait pas ou ne veut
pas sacrifier aux grâces. Moins f «vorisé que
Jeaa-Jacque-, il n'a pas la couleur du style.
Le sien est net, déuoopé à l'emporte-pièce;
il a celte sonorité particulière de la sape qui
creuae et déblaie le sol autour des erreurs dis-
créditées que l'historien veut abattre. Ce style,
-i bien forgé, a plus de virilité que de correc-
tion ; il trappe l'esprit et s'empare de l'in-
telligence,il ne remue jamais l'imagination.
Le .principe générateur de touies les idées
de Guizot, c'est l'accord de l'autorité et de la
liberté, non d'après le principe religieux de
l'Evai ^'ilc, mas d'après la conception politique
du Libéralisme En droit, il voudrait une
alliance : en lait, tantôt il abandonne la li-
berté a l'autorité, tantôt il fait de l'autorité
une dépend»nce de la liberté. On peut établir
e subordination ou cette alliance, -oitavec
l'intransigeance radicale, -oit avec le couei-
liatorisme opportuniste, Guizot, honnête et
- : reste plutôt, dans la situation illogique de
l'opportunisme ; il se rapproche de la vérité
ab-olue, par la limite des asymptotes, sans
l'embrasser jamais. C'est pourquoi il a Buccombé
à l'ingratitude de la situation et au vice de ses
théories. S'il n'a pas vu toul Ce qu'il S l'ait, il
a préparé to il ce que no i ma.
Gainet, Balmès, Donosn Cortèi onl réfuté
Guizol par de savants ouvrages; Cortôs «t
Gainet ont relevé ses torts envers l'Eglise
tholique et le pontife romain. Balmès a npp<
à l'histoire de la civilisation,. un chef-d'œut iv,
en comparant le protestantisme el le catholi-
cisme dans leur influence respective sur la
civilisation européenne. Lesouvrages de 'iuizot
pourront être lus encore par les éruditS el IfcB
curieux; ils sont dépassés par la science et
sans vertu à cause de leur principe d'erreur
fondamentale. La sociélé ne prospère que par
la vérité ; si la vérité révélée manque à la so-
ciété, la société ne peut se conserver que par
une discipline de ter où elle entre en disso-
lution. Dans la France de (iuizot, L'impiété
exclut la religion, le libéralisme dé-arme l'au-
torité ; il n'y a plus ni frein intérieur, ni frein
extérieur : la société est livrée à la révolte des
passions et à tous les soubresauts de leurs em-
portf ments.
Le grand adversaire de Guizot fut Tbiers.
Adolphe Tbiers était né à Marseille m I71J7.
Après avoir fait son droit à Aix, il vint à
Paris et entra au National d'Armand Carrel.
Journaliste, il lit, aux Bourbons, i.ne guerre
acharnée et se signala par son radicalisme
libéral. En même temps, il écrivait une histoire
de la Révolution française. Jusque-là celte ré-
volution avait été en butte aux déclamations
et aux ai.athèmes ; Tbiers prit le contre-pied ;
il ne se contenta pas de saluer la ruine do ré-
gime féodal, il se pâma d'admiration pour les
actes des agents de la révolution. Conseiller
d'Etat en 1830, plusieurs fois minisire, très
redoutable comme critique, s'il était orateur
habile.il n'était, au gouvernement, qu'un esprit
timide ou excessif et ne tardait guère à se
renverser lui-même. Les longs loisirs qie lui
valut sa maladresse, il sut les consacrer a l'his-
toire du Consulat et de l'Empire. Dans cet ou-
\rage, en vingt volumes, Tbiers admire beau-
coup Napoléon, et ne met guère au dessus que
Tbiers lui même : il lit revenir, en 1840, de
Sainte-Hélène, les cendres de l'Empereur. Ti es
révolutionnaire, dans les dernières années de
Louis-Philippe, il fut, sous la seconde répu-
blique, l'un des chefs du grand parti de l'ordre
el adora ce qu'il avait brûlé auparavant.
Proscrit au coup d'Elat en 1852, il ne rentra
au parlement qu'à la fin du second Empire;
il fut, pour les fautes de Napoléon III, un
cen-enr implacable, mais juste. En 1871), il se
trouva l'un des chefs de la république; il en
fut, en quelque sorte, le fondateur et en devint
le président. Par son esprit dominateur., partial
et maladroit, il ne tarda guère à s'aliéner son
parti et tomba deux fois du pouvoir. A s;;
coude chute, il mourut subitement dans un
hôtel de Sainl-Germato-en-Laye, au moment
où il travaillait à renverser Mac-Mahon.
Tbiers avait toujours cru, de lui-même, qu'il
était le -eul homme capable de bien gouverner
la France. (Juand il gouvernait, il ne savait
536
H16T01HE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOL1QI E
que loul perdre et obliger les autres ;i le
chasser. Critique à outrance, mais In in critique,
quand le gouvernemenl -r trompait, esprit en
quelque t-orle universel, expert dans Tari 'le
capter une assemblée, il n'était, au fond, qu'un
très petit esprit, cloîtré dans l'élroitesse
des idées révolutionnaires, conservateur par
décence, jacobin par goût, grand vulgari-
sateur de la légende impéri île, homme en
deux tomes, l'un positif, l'autre négatif, au
total zéro boursouflé d'amour-propre, bouche
habile à chaud el à froid, apte surtout à pro-
voquer les tempêtes.
Thiers et Guizot furent longtemps les deux
grands chefs du parti libéral ; l'un plus ra-
dical, l'au'replus opportuniste, tous deux as-
servis aux doctrines de 178'.». Cormenin-Timon
les a mis en pirallèle: ils avaient beaucoup
de mérite, mus furent, par leurs fausses
théories, voués à une égale impuissance.
Autour de ces deux chefs d'écoe et de parti
se groupaient des partisans. Autour deïhiers,
Mignel, qui fut son clair de lune. Itémusat, qui
écrivit sur saint Anselme, Duvergier «le Hau-
ranne, qui composa une longue histoire de la
monarchie consti tu1 ionnelle. Autour de Guizot,
Cousin, Villemain, Sauzet, Salvandy, Jaubert,
Duchatel et une foule d'autres qui opinaient,
suivant la formule, comme Monsieur Guizot.
En dehors de ces groupes, mais leurappar
tenant, les deux frères, Augustin et Amédée
Thierry, se frayèrent une voie dans l'érudition.
Amédée se cantonna dans la chute de l'empire
romain et l'étudedes temps barbares ; il écrivit
sur les Gaulois, sur Alaric, At'ila, Stilicon et
sur quelques Pères de l'Eglise, des ouvrages
savants, dépasses aujourd'hui, déparés par un
esprit d'hostilité bourgeoise contre l'Eglise.
Augustin, supérieur à son frère, par le savoir,
par le talent et par le goût, écrivit sur l'his-
toire de France et sur la conquête de l'An-
gleterre par les Normands, G lizot étudiait,
dans l'histoire, le jeu des formes et des forces
politiques; Augustin Thierry s'en réfère à la
théorie des races el explique les faits par leur
antagonisme. Dans l'étude des faits, il est
instruit ; dans les récils qu'il en donn> , il dra-
mati-e et parfois romantise l'histoire. D'abord
hostile, comme son frère, à l'influence reli-
gieuse, il finit par en reconnaître la sagesse
eten glorifier la bienfaisance. Avant de mourir,
il s'était converti et corrigeait ses livres ; ses
éditeurs furent assez peu honnêtes pour ne
tenir, plus tard, aucun compte de ses cor-
rections. En sorte que, par ses ouvrages, Au-
gustin Thierry est censé soutenir des thèses
qu'il avait frappées de sa réprobation.
Au-dessous des Thierry, deux hommes se
frayèrent une autre voie, Jules Michelet t-tKdgar
(Juinet. Jules Michelet, fié à Paris en 17'J8, se
consaera d'abord à l'histoire et l'écrivit avec
une émotion communicative ; plus tard, cédant
à une impiété toile, il poursuivit, en décla-
mateur frivole, son Histoire de France et
écrivit son Histoire de la Révolution. En dehors
de ces deux histoires, il fit un résumé de
l'histoire universelle, une histoire de la répu-
blique romaine, des mémoires de Luther. Sur
le tard, changeantd'objet, il éci ivil sur l'amour,
la femme, l'oiseau, l'insecte, la montagne, la
mer, des ouvrages intéressants à lire, niais dé-
pourvus de science, quoiqu'il affecte toujours
de rendre des oracles. Sous Louis-Philippe,
il avait entrepris, av. c Quinet, de ressusciter
levollairianisme au Collège de France ; les d^ux
frères siamois déclamaient furieusement contre
l'ultramontanisme, les jésuites, le parti-prêtre:
déclamations vaines d'esprits dévoyés que le
gouvernement lit taire. Michelet s obstina de
plus en plus dans celle furie ; il écrivit la Uible
de C humanité et la Sorcière : cette sorcière
malfaisante, c'est l'Eglise, et mourut a'.leint
d'une h \ slérie au cerveau. Homme de talent,
asfiirantà faire de l'histoire, non pas une ana-
lyse comme Guizot ou une. synthèse comme Cha-
teaubriand, mais une résurrection. L'impiété
et la lascivité le menèrent finalement à l'alié-
nation mentale.
Edgar QuTiet, un peu plus jeune que Mi-
chelet, était né dans le Jura. Moins savant,
plus contenu que Michelet, il écrivit sur
Napoléon et sur le Juif errant des ouvrages
d'imagination ; s'il resta ennemi de l'Eglise,
il le montra moins, et lut assez honnête, vers
la fin de sa carrière, pour écrire sur la révo-
lution un ouvrage où il ose relever les aberra
lions et flétrir les crimes. Tout n'est pas
mauvais ni dans Quinet, ni dans Michelet;
mais les vérités qu'ils connaissent, ils les tour-
nent à mal, et sont, à la lettre, des empoison-
neurs publics, des malfaiteurs intellectuels.
Parmi les docteurs du liberalisme.il convient
de faire place à Cousin. Né à Paris en 179:2,
répétiteur à l'Ecole normale en 1812, pro-
fesseur de Sorbonne en 1813, Victor Cousin,
disciple de Laromiguière, suppléant de Royer-
Collard, reagitd'abord contre le matériali:-me
de son maîlre et s'occupa de le combattre en
s'appuyantsurThomas lieid et Dugald-Stewart,
les deux chefs de l'Ecole écossaise. Du sen-
>isme, il s'éleva bientôt aux principes méta-
physiques de la philosophie; il fit d'éloquents
discours sur le vrai, le beau et le bien. Grâce
à l'entraînement <le ses leçons, il devint une
des sirènes libérales de la jeunesse et passa à
l'opposition contre le gouvernement. Destitué
par le ministère et devenu plus sympathique
par son petit air de victime, il fit de son temps
deux parts: l'une pour visiter l'Allemagne et
s'enthousiasmer des doctrines de Kant ; l'autre
pour éditer les œuvres de Platon, les commen-
taires de Proclus sur le 'limée, les œuvres de
Descartes et le Sic et JSon d'Ahailard. Rendu
à l'enseignement par Mailignac, Cousin
éludia, dans son enseignement public, les
diverses écoles de la philosophie dans les
temps anciens, au Moyen Age et dans les
temps modernes. Pair de France sous Louis-
Philippe, un instant ministre, membre de
l'Académie, il cumula les plus hautes fondions
et devint comme l'arbitre de l'enseignement
officiel. Dans son enseignement, l'esprit im-
LIVRE QUATRE- VINGT-QUINZIÈME
537
pressionnable cl enthousiaste du professeur
B*é prenait loiir à loin- de tous les systèmes el
p;»f;i iss.ùt plutôt un disciple qu'un maître,
et encore un disciple très versatile ; dans Bes
livres, il préconise un système à lui personnel
qu'il appelait l'éclectisme. Celait un système
enfantin, qui consistait à choisir, dans tous les
systèmes, ce qui lui semblait meilleur, et de
Bes morceaux de choix tonner sou système.
Comme si un Bystème, dans su rigueur logique,
n'impliquait pas l'exclusion «te tous les autres
et ne se refusait pas A être démoli pour entrer,
par ses matériaux, dans la construction d\.n
autre édifice. En fait, on ne peut, prendre,
dans les écrits des philosophes, que des vérités
expérimentales ; et, par le rassemblement de
ces extraits, on ne fait pas un système, mais
un recueil de littérature philosophique. Tou-
tefois, il est juste de reconnaître que, sous le
nom d'éclectisme, Cousin représentait, en phi-
losophie, le spiritualisme et aboutissait, en
politique, à la monarchie constitutionnelle,
qui lui lit de si belles rentes. Etrange faiblesse
de l'esprit humain ! G-uizot partant de l'évo-
lution des formes sociales, Augustin Thierry
de l'antagonisme des races, Cousin des sys-
tèmes de philosophie, tous aboutissaient à la
glorilicalion «le Louis-Philippe.
Le grand vice du système de Cousin, c'est
qu'il veut faire delà philosophie une religion ;
c'est qu'il veut un Christianisme sans Christ
et sans Eglise ; c'est qu'il s'enferme orgueilleu-
sement dans le rationalisme. La raison dédiée
exalte toutes les passions et les amni-tie ;
elle livre la philosophie à tous les entraîne-
ments, la société à l'anarchie. De son vivant,
Cousin put assister à la ruine de son école et
voir se répandre les pires doctrines. Lui-même
ss désintéressa de l'enseignement, des qu'il ne
fut plus en crédit; retiré dans un fromage de
Hollande, il s'éprit de Jacqueline Pascal, des
dames de Longueville et. de la Maisonfort, du
Cyrus de Scudéry. L'homme qui, pendant
trente ans, avait enthousiasmé la jeunesse des
écoles, n'était plus à la fin qu'un tricoteur de
dentelles et le patriarche de l'éclectisme était
devenu le continuateur, à peine amendé, de
Brantôme. Pour tout esprit élevé, ce serait un
juste abaissement; pour un oracle de la
philosophie, c'est une déchéance et une
honte.
Cousin eut beaucoup de disciples. Les dis-
ciples de la première heure lurent Jouffroy,
Leroux el hautain. Hautain quitta l'enseigne-
ment pour entrer dans le sacerdoce; Pierre
Leroux fut un des maîtres du socialisme ;
'I héodore Jouffroy, qui s'était confiné dans
l'étude du droit naturel, devait mourir jeune.
La philosophie, qui l'avait rendu riche et
puissant, n'avait pas su satisfaire les besoins
de son âme ; il avait entendu dire qu'elle était
l'autorité des autorités, la lumière des lu-
mières, et il la voyait, enfouie dans un trou
plein de ténèbres : il mourut de désespoir.
Après sa mort, Cousin, pour n.: pas trahir les
secrets de son impuissance, mutila un écrit
posthume de Jouffroy et lit scandale par l'im-
probité de sa conduite.
Les disciples de I l seconde h. -lire furent |)a
miron, Vacherot, Bouchitté, Barthélémy Saint*
llilaiie, Lcvesque, llouiller, (mlien Aruoull,
Geruzez, 'lissot. TÏBSot s'occupa du droit pé-
nal ; < leruzez el Damiron écrivirent l'histoire de
la philosophie ; Douillet édita lesceuvres de ba-
con ; Bouchitté composa l'histoire du cartésia-
nisme ; Lévesque se confina dans l'esthétique;
B. Saint-Hilaire traduisit à peu près en entier
les œuvres d'Ari*tote. Vacherot, égaré dans
les théories de Hegel, racheta, par sa sagesse
politique, les écarts de ses doctrines.
Les disciples de la troisième heure furent
Emile Saisset, Amédée Jacques et Jules Si-
mon. Saisset mourut jeune ; Jacques s'écroula
dans le socialisme; Jules Simon, après avoir
collaboré à un manuel de philosophie et pu-
blié l'histoire de l'école d'Alexandrie, étudia,
dans une longue série de volumes, les ques-
tions politiques de la religion naturelle, de la
liberté de conscience, de la liberté civile et
politique, el plus spécialement de Técole, de
l'ouvrier et de l'ouvrière. Passionné un ins-
tant pour la politique radicale, quand il vit
où elle menait la France, il fit volte-face, et se
prit à défendre, comme homme politique et
académicien, cette vieille cause du droit pu-
blic dont l'Eglise est la triomphante incarna-
tion. Quand l'Eglise est spoliée, la société de-
vient la proie du socialisme. — Nous avons
eu, avec les Simon et les Vacherot, de bien-
veillants rapports; nous nous faisons un de-
voir de rendre hommage à leur loyauté.
Un homme qui fit bande à part, fut Au-
guste Comte. C'était un ancien élève de l'Ecole
polytechnique, certainement très fondé en
mathématiques et en science naturelle: par
ses connaissances, il rendit, comme profes-
seur, de réels services. Dans un sentiment
d'hostilité aux systèmes de philosophie en
crédit, il nia la philosophie ou plutôt il af-
firma que la philosophie devait se borner
aux sciences naturell s et aux mathématiques.
A ses yeux il n'existait que la matière ; de sa-
voir s'il y a un Dieu créateur du monde et si
l'homme a une âme ; si, sur celle notion d'âme
et de Dieu, on peut bâtir une philosophie, ce
sont des questions qu'il reléguait dans le
royaume de ['irtcnynosciOle. La philosophie
consistait à ne rien savoir que les mathéma-
tiques et la physique : Comte appelait cela le
positivisme. Mais comme le matérialisme ne
supprime pas les problèmes qu'il nie, Comte
avait dû coudre, à son programme, des
sciences nouvelles, qu'il appelait la biologie et
la sociologie, en d'autres termes, la science de
l'homme et de la société, choses qui ne sont
pas précisément nouvelles! Sa méthode à lui
consistait à partir de l'atome, et par la dyna-
mique de la matière» d'expliquer l'homme et
le monde, sans s'occuper ni de l'âme, ni de
Dieu.
Ce rejet de Dieu et de l'âme, sous pr' texte
d'impuissance a connaître, constitue, envers
538
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE i A.THOLIQ1 I.
les écoles, une grande injustice, et, eu soi,
une absurde prétention. Résoudre par la m i
liàre de§ problèmes qu'où nie, c'est avant
tout une contradiction : on ne résout, rien par
le silence, et eneore moins par la négation.
En tout cas, il est certain que la matière,, s'il
n'existe rien autre, ne peut pas être un ron-
dement de religion quelconque. Le monde
matériel esta l'usage de l'homme; l'homme
s'en sert, il n'a pas à lui demander un culte
et à se forger des idoles, ou a se réfugier dans
la sorcellerie. Par une contradiction étrange,
ce .Comte, qui comptait Dieu et l'Âme pour
rien d'appréhensibla, avait adjoint, au posi-
tivisme, une classiGcation de l'histoire gui
aboutissait à sa glorilication. Comte devenait
le pontife île l'humanité; il avait dressé un
calendrier à l'usage de son culte et deman-
dait à ses adhérents de lui servir un budget.
Des incidents grotesques signalèrent ces in-
cartades. Comte, le rénovalcur de l'huma-
nité, était devenu fou.
Augu«te Comte eut un disciple supérieur à
son maître. Emile Liltré, ancien collaborateur
du Carre! au National, s'était mis à étudier la
médecine el avait donné une édition très sa-
vante des Œuvres d'Ilippocrate. De la méde-
cine passant à la philosophie, il avait étudié
les langues romanes, collaboré à l'histoire
littéraire de France et consacré sa vie à la
composition d'un grand dictionnaire de la
langue française. Entre temps il était venu
aux questions religieuses et avait lia luit de
l'allemand la Vie de Jésus, par Strauss, répéti-
teur de Tuhingue, qui avait trouvé bon de
nier l'exNtence historique «I u Christ. Littré
était donc un s ivant de premier ordre, lorsque,
venant à examiner les excentricités d'Auguste
Comte, il les codifia et écrivit un livre inti-
tulé : Religion, conterai 'ion, positivisme. De
religion, il n'y en a point ; la conservation,
c'est le monde jeté sur le plan fuyant des
idées révolutionnaires ; quant au positivisme,
c'est la seule chose qu'il voulait expliquer,
mais sans pouvoir y réussir.
Littré était venu au mond^ pendant la Ter-
reur; il n'avait pas été bapti-é. Au cours de
sa vie, il avait épousé une femme très chré-
tienne ; il était devenu père d'une enfant qui
fut bien'ot une jeune fille accomplie; le spec-
tacle de ces vertus domesLiques s'imposa à son
respect et à ses réflexions. Malgré les exemples
du contraire, il ne voulut jamais gêner, dans
la pratique de leur foi, ni sa femme ni sa fille.
D'ailleurs il voyait, par expérience, combien
cette foi offre, dans les épreuves de la vie,
d'efficaces consolations. Un a tant besoin
d'appui dans son existence, qu'en briser un
seul est un crime. Littré recevait un des vi-
caires de la paroisse, l'abbé Huvelin; sur le
lit de mort, il se fit baptiser. Ce baptême in
extremis, c'était l'abjuration de toutes les er-
reurs et la confession de la foi orthodoxe.
L'histoire, toutefois, ne peut pas oublier que
ces doctrines positivistes de Comte et de Littré
firent, sur les contemporains, une impression
désastreuse. Cette rédaction du pas-é a tiois
périodes : théologique, philosophique et scien-
tifique ; cette classification d - abou-
tissant à la biologie et partant de la chimie,
ces deux données parurent simples, décisives,
et, malgré leur obscurantisme, fuient accep-
tées. La chimie fut la théologie de la religion
nouvelle, ou plutôt la marque de son absence.
l 'u ne parla [dus que de cornues, que de
cellules, de microbes. Les chimistes furent
cône dérés comme les arbitres de la destinée
du genre humain.
Parmi les chimistes de ce temps, on peut
citer Naquet, Dumas Flourens, Paul llert,
Berthelot, Claude Bernard et le plus grand de
tous, Pasteur. .Naquet était un juif bossa, très
malfaisant, qui ne dépassa jamais les éléments
du savoir. Paul Bert, esprit aventureux, se
signala par de monstrueuses expériences sur
les animaux, par des découvertes fune?tes à
ceux qui y crurent et par une haine violente
du christianisme, qu'il comparait an phyllox
et voulait traiter par les insecticides, tels
que le sulfure de carbone. Comme beaucoup
d'impies, il était dévoré par une avance fé-
roce ; il s'en fut gouverner le Tonkin et y
mourut, lierthelol, camarade de Renan, avait,
comme son copain, l'idée de détruire le chris-
lianisme, l'un avec des textes hébreux, l'autre
avec des expériences. La seule expérience que
réussit Berthelot, ce fut d'accaparer des places
et de cumuler des traitements. On a proposé
d'inscrire sur sa tombe : Ci-gît Berthelot ;
c'est la seule place qu'il n'ait pas ambitionnée.
Avec Claude Bernard, nous entrons dans
une science plus sérieuse. Bernard forme avec
Flourens, Dumas et plusieurs autres, une
école de vrais savant^. Dumas est un bon chi-
miste, selon Bjrzélius et Lavoisier; Flourens
est un physiologiste et un auteur fécond, aussi
apte à introduire dans les travaux de Cuvier
et de Butïon, qu'habile à se frayer une voie
vers les découvertes. Claude Bernard, servant
de messe à Yillefranche en Beaujolais avec
Benoit Langénieux, depuis cardinal, est. à pro-
prement parler, le créateur de la physiologie.
C'est la loi de l'évolution intellectuelle des
peuples, qu'ils produisant des poètes et des
philosophes, avant de former des savants.
Dans ce développement progresr-il de l'huma-
nité, la poésie, la philosophie et les sciences
expriment les trois phases de notre intelli-
gence passant succes-ivement par le senti-
ment, la raison et l'expérience; mais, pour
que notre connaissance soit complète, il faut
encore qu'une élaboration s'accompl^se en
6ens inverse et que 1 expérience, en remon-
tant des faits aux causes, vienne à son tour
éclairer notre esprit, lortifier noire sentiment,
confirmer notre taison. Au lieu de prêcher,
comme les impies, l'antagonisme îles sciences-
el leur révolte contre la foi, il faut donc, non
pas les confondre, mais les unir et les subor-
donner. Au lieu de cloîtrer les sciences, les
unes dans l'esprit humain, les autres dans
la matière, il fautx se dire qu'il n'y a, en ce
,IV!II<: QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
monde, qu'une seule et même vérité. Cette
vérité entière et absolue, que l'homme pour
suit avec, tant, d'ardeur, ne sera que le résul-
tat d'uae pénétration réciproque et d'un ac-
cord définitif de toutes les sciences; soit
qu'elles aient leur appui dans l'étude des pro-
Mêmes de l'esprit humain, soit qu'elles aient
pour objet l'interprétation des phénomène!
de la nature.
La physiologie, qui explique les phénomènes
de la vie, constitue une science intermédiaire,
qui pousse ses racines dans la science physique
de la nature et élève ses rameaux dans les
sciences philosophiques de l'esprit. C'est
comme le trait d'union entre les deux ordres
de siiences, ayant son point d'appui dans les
premières et donnant, aux dernières, le sup-
port indispensable. C'est à ce point de vue
que Claude Bernard approfondit les mystères
delà physiologie; il étudie le système ner-
veux, le système musculaire, le système os-
seux, le cerveau et la moelle epinière ; il
expose, si j'ose ainsi dire, la fonction de
chaque libre. Mais il n'exclut pas l'esprit et
ne nie pas la religion. Au contraire, il com-
prend les fonctions des organes comme agent
coopéraleur des fonctions de l'esprit ; il éta-
hlit une corrélation rigoureuse entre les phé-
nomènes physiques et chimiques et l'activité
des phénomènes de la vie ; il veut expliquer
les phénomènes intellectuels en même temps
que tous les autres, mais si les propriétés ma-
térielles constituent des moyens nécessaires à
l'expression des phénomènes vitaux, nulle
part edes ne peuvent donner la raison pre-
mière de l'arrangement fonctionnel des appa-
reils. En un mot, il y a, dans toutes les fonc-
tions du corps vivant, un côté idéal et un
côté matériel. Le côté matériel répond, par
son mécanisme, aux propriétés de la matière
vivante; le côté idéal delà fonction se rat-
tache, par sa forme, à l'uni'é du plan de créa-
tion et de construction de l'organisme. Comme
conclusion, il n'y a pas de séparation à éta-
blir entre la physiologie Pt la psychologis,
pas plus qu'il n'y en a entre la psychologie
et la religion.
Un jour, Claude Bernard causait à la porte
de la Sorbonne. Vint à passer un jeune prêtre
qui allait visiter un pauvre malade. L'interlo-
cuteur fit, sur le jeune apôtre, une plaisan-
terie déplacée. " Pour moi, repartit Bernard,
j'aimerais mieux être jeté à la Seine avec
une meule, de moulin au cou, que de consis-
ter un prêtre. Le prêtre e-t le consolateur des
malheureux ; qui donc les consolerait s'il n'y
avait que des Bavants comme, nous? »
Claude Bernard conduisait donc la scipnee
jusqu'à 'a porte de l'Eglise; mais que penser
de ceux qui lui défendent d'entrer, sous ce
frivole; prétexte qu'ils expliquent tout par la
matière? l'as'eur va nous l'apprendre.
L'/ui- l'.i-ifiii-, né a iJôle en 1822, devint,
au sortir fie l' Ecole normale, tour' à tour pro-
• ur ,-i Dijon, à Strasbourg, à Lille et enlin
a Pari*. Le professeur était doublé d'un sa-
vant ; bientôt le savant éclips,-i le professeur.
Le fait qui \e mil en évidence fui un mémoiri
sur les l'crne nlalioos, dirigé contre les parti-
sans de l'hétérogônie. in profe leur de Kuuen,
Georges Pouchet, avait prétendu que la ma
tière produit La \i" et que, pour expliquer le
monde, on peut se passer de Dieu. Pasteur
contesta l'exactitude des expériences de Pou
chat, en découvrit le vice, et prouva, par une
expérience, cello vérité ancienne : Ex ni/dlo
nihii fit. Il n'est pas vrai, ni surtout pas dé-
montré qu'il y ait, dans la nature, une puis-
sance créatrice et que, par une évolution
croissante, du moins au plus, de l'atome et de
la cellule soient sortis l'homme et le monde.
S'il y a des germes dans la nature, ils ont été
semés par la main de Dieu, dont il est dit
expressément qu'il a semé des germes; et si
les êtres créés, par génération et croisements
produisent des espèces et des variétés, c'est en
vertu des lois du créateur. Cette controverse
avait attiré l'attention du monde entier ; elle fit
entrer Louis Pasteur dans la gloire.
L'étude sur les ferments conduisit Pasteur
à constater que ces phénomènes n'étaient pas-
des faits de corruption, comme on l'avait cru,
niais une évolution de la vie des microbes.
L'esprit généralisateur et pénétrant de Pas-
teur ne se borna pas à tirer de sa découverte,
quelques améliorations des liquides, il en fit
la base d'une thérapeutique. D'après Pasteur,,
le corps humain apparaît comme un orga-
nisme, physiquement admirable ; mais ses or-
ganes sont envahis parde petits êtres, dont l'ac-
tion mystérieuse produit les maladies. En
sorteque si vous parvenez à découvrir unsérum
quelconque, qui tue le microbe, vous avez dé-
couvert le remède a la maladie dont il est la
cause. Pasteur fut aussi amené à chercher
des bouillons de culture, soit pour produire
les bacilles, soit pour les exterminer. Les appli-
cations de ses découvertes se font aujourd'hui
dans de» établissements où l'on guérit de la
rage, ou par des procédés qui guérissent du
croup, en attendant qu'on découvre le sérum
d'autres maladies. Par ces découvertes, Pas-
teur n'est pas seulement un savant de premier
ordre, c'est un bienfaiteur de l'humanité.
En son privé, Pasteur était bon chrétien,
comme Leverrier, comme llécamier, comme1
Cauchy, comme Blainville, comme Galilée,
Copernic et Nenton. Lorsqu'il venait en va-
cances, il se plaisait à retrouver sa place à
l'églis?e et à présider la distribution des prix
aux enfants des écoles. Lorsqu'il fut reçu à
l'Académie française, au fauteuil de Littré, il
n'hésita pas à faire profession de ses senti-
ments. Le positivisme de Littré était aux an-
tipodes des principes de Pasteur. Pasteur,
louant, dans Littié, ce qui est louable, sa
science, ses mœurs, ses études de philosophie
et son Dictionnaire, ne se contenta pas de
réprouver sommairement l'éditeur athée du
Dictionnaire de Nysten et l'arrangeur, assez
réussi, des folles idées d'Auguste Comte; il
voulut motiver sa réprobation.
540
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Pasteur, qui est un savant comme Claude
Bernard el est un grand savant parce qu'il est
chrétien, pose, comme point de départ, l'm-
connu dans le possible et non dans ce qui a
été. Pour découvrir cet inconnu, il faut re-
courir;! la méthode expérimentale; mais celle
méthode ne doit pas se confondre avec l'ob-
servation einpyriqu*, bornée aux faits visibles;
elle recourt a l'hypothèse et suppose, comme
premier élément, l'infini. Dieu a mis, dans
les créai u tes, les mystères de sa science ;
la science humaine aspire à les résoudre. Si
vous niez l'infini, vous niez par là même
l'ordre des idées et des réalités ; il n'y a plus ni
logique, ni métaphysique, ni science; le monde
est un monceau de poussière. Le savant qui
se borne à l'observation empirique, commet
une erreur de méthode, parce qu'il ne recourt
pas vraiment à l'expérimentation, et une
erreur de calcul, parce qu'il oublie le premier
facteur. Que si, dans ces conditions, il fait la
guerre à la foi, c'est au nom d'une erreur et
avec une cruauté diabolique. « Quant à moi,
dit Pasteur, qui juge que les mots progrès et
invention sont synonymes, je me demande au
nom «le quelle découverte, philosophique ou
scientifique, on peut arracher de l'àme hu-
maine ces grandes préoccupations : elles me
paraissent éternelles, parce que le mystère
qui enveloppe l'univers, est lui-même éternel
de sa nature. » Faraday avait dit précédem-
ment : « La notion et le respect de Dieu
arrivent à mon esprit par des voies aussi
sûres que celles qui nous conduisent à des
vérités de l'ordre physique ».
Comte et Littré croyaient et avaient fait
croire, à des esprits supeificiels, que leurs
systèmes reposaient sur les mêmes principes
que la méthode scientifique, dont Archimède,
Galilée, Pascal, Newton, Lavoisier sont les
vrais fondateurs. C'est une erreur profonde.
Leur positivisme ne pèche pas seulement
par une cireur de méthode. Dans la trame, en
apparence 1res serrée, deleurs propres raisonne-
ments, se révèle une grande et visible lacune.
Cette lacune consiste, dans la conception gé-
nérale du monde, de ne tenir aucun compte
de la plus importante des notions positives,
delà notion de l'infini. Au delà de la voûte
étoilée, l'esprit humain ne cessera jamais de
demander : Qu'y a-t-il? Au delà du temps
et de l'espace, il n'y a plus ni espace ni temps
sans limites. Nul ne comprend ces paroles.
Celui qui proclame l'existence de l'infini et
personne ne peut y échapper, accumule, dit
Pasteur, dans cette affirmation, plus de surna-
turel qu'il n'y en a dans tous les miracles
de toutes les religions : car la notion de l'in-
fini a ce double caractère de s'imposer et
d'être incompréhensible. « La notion de l'infini
dans le monde, s'écrie Pasteur après Faraday,
j'en vois partout l'inévitable expression. Par
elle, le surnaturel est au fond de tous les
cœurs. L'idée de Dieu est une forme de l'idée
de l'infini. Tant que le mystère de l'infini pè-
sera sur la pensée humaine, des temples
ponl élevés au culte de l'infini. El sur la
dalle de «es temples, vous verre/, des hommes
mmillés, prosternés, abîmes dans la pensée
de l'infini. La métaphysique ne fait que tra-
duire au dedans de nous la notion dominatrice
de l'infini. La conception de l'idéal n'est-elle
pas encore la faculté, reflot de l'infini, qui, en
présence de la beauté, nous porte a imaginer
une beauté supérieure. La s. ience et le be-
soin de comprendre sont-elles autre chose que
l'aiguillon du savoir, qui met en notre âme le
mystère de l'univers. Où sont les vraies sources
de la dignité humaine, de la liberté et de la
démocratie moderne, sinon dans la notion de
l'infini, devant laquelle tous les hommes sont
égaux? »
« Il faut un lien spirituel à l'humanité »,
disait Littré. Ce lien spirituel, répond Pasteur,
ne saurait être ailleurs que dans la notion
supérieure de l'infini, parce que ce lien spi-
rituel doit être associé au mystère du monde.
La notion de l'humanité, séparée de Dieu, est
une notion superficielle et suspecte. Il y a, dans
le dessons des choses, une puissance mysté-
rieuse ; les Grecs les exprimaient par le mot
enthousiasme, un Dieu intérieur. La grandeur
de> actions humaines se mesure à l'inspira-
tion qui les fait naître. Heureux qui porte en
soi un Dieu, un idéal de beauté et qui lui
obéit : idéal de l'art, idéal de la science, idéal
de la patrie, idéal des vertus de l'Lvangile.
Ce sont là les sources des grandes pensées et
des grandes actions. Toutes s'éclairent de re-
flets de i'inlini.
Malgré ces grandes refutations.de la chimie
athée, aspirant à créer le monde avec des
animalcules nés dans des eaux corrompues,
il resta encore des esprits forts etfaibies pour
tenir à l'athéisme. Parmi eux, il faut citer
Hippolyte Taine. Taine, né à Vouziers en
1828, sorti docteur de l'Ecole normale, quitta
l'enseignement universitaire pour se livrer
aux éludes personnelles. A l'école, on l'avait
surnommé le bûcheron; il fut un travailleur
infatigable Bien qu'il soit mort à soixante-
cinq ans, ses ouvrages atteignent un to'al con-
sidérable. Nous citons des éludes sur La Fon-
taine et sur Tite-Live, un volume sur les phi-
losophes françaisau.xix0 siècle, deux volumesde
mélanges, des voyages aux Pyrénées et en
Italie, plusieurs volumes sur les arts, une his-
toire de la littérature anglaise en cinq vo-
lumes, et, en six volumes, les Origines de la
France contemporaine.
Taine n'avait pas été appelé, par une voca-
tion particulière, à la culture des sciences.
Voyant l'étude de la nature s'élever vers des
formules chaque jour plus générales, il pensa
qu'elle possédait un instrument universel
applicable à la recherche de toute la vérité.
L'est ainsi que la méthode scientifique, mar-
quant de son empreinte la plupart de ses con-
ceptions, en a déterminé les ligne-magistrales.
Sur La Fontaine, par exemple, sujet rebattu,
il applique pour la première fois la doctrine,
la méthode, le plan, auxquels il subordonnera
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
541
presque tous ses écrits. La Fontaine lui nppa-
ralt, non pas comme uni; irradiation d'âme,
mais comme le produit naturel et condensé
de sa race, «lésa province etde son époque
C'était déjà la théorie de Montesquieu ; elle
est suivie ici avec plus de rigueur. Pour jus-
tifier ces théories par un exemple, La Fon-
taine est considéré comme un type de race
gauloise. L'auteur décrit, avec un grand
charme, celle Champagne, sa patrie, où les
montagnes sont collines, les bois bosquets,
les llcuves de minces rivières qui serpentent
au milieu des aunes : contrée tem| éree et
calme, où le soleil n'est pas terrible comme
au raidi et la neige persistante comme au
nord; où l'on se laisse vivre, mangeant son
fond et s'en allant comme on est venu, sans
cérémonie. Le Champenois n'est ni alourdi,
ni exalté, mais d'un esprit leste, juste, avisé,
prompt à l'ironie. Pour produire un La Fon-
taine, ajoutez la finesse, la sobriété, la ma-
lice. I l'art et Téléjrance du siècle de I ouisXlV.
Voilà le système: le pays, la race, le moment
et la condensation de l'ensemble de leurs
caractères, pour réaliser un type.
Ce sysième est matérialiste et impie- D'a-
près ce système. I homme de talent ou de gé-
nie se prodi.il comme les légumes dans un jar-
din. L'homme pousse comme la plante, par
une gestation ii consciente;il n'a point de
liberté, mais obéit au fatalisme. Conclusion
absurde queTaiue formula parcelle fameuse
phrase: « La vertu et le vice sont des produits
comme le sucre et le vitriol ». Avec celte théo-
rie, l'aine ravageait l'ordre intellectuel et mo-
ral, comme Renan ravageait l'ordre religieux
avec des emprunts aux exégètes d'outre-Rhin.
Entre eux, toutefois, il y avait une différence :
l'un était un êire intellectuellement bas, un
sophiste, un menteur ; l'autre était un homme
droit, probp, sincèrement épris de la vérité et
croyait la servir quand il lui tournait le dos.
i es (Jriyuies de la France con(emj/oraine,o\i-
vrage capiial de Taine, celui par lequel il a
reriiiu les meilleurs services, ne déroge pas à
la théorie des milieux ; il s'inspire encore
d'un historien anglais, Carlisle. Dans cette
œuvre, composé*1, comme une mo>aïqne, de
cent mille, détails pris sur le vif, la dévolu-
tion de 80 se révèle comme une immense ex-
propriaiion, delà noblesse, et du c'ergé, au
profit de la bourgeoisie. Pendant quatre ans,
il y eut ce que Taine appelle l'anarchie spon-
tané», un chaos comparable à celui que rêvent
les anarchistes. La bourgeoisie française avait
encore du tempérament; elle joua de ses
.lisses mains pour se nantir. Les procureurs,
les avoues et avocats de province, robins de
tout poil, fermiers cossus, intendants, domes-
tiques de bonnes maisons savai mt où étaient
les lions endroits ; ils prirent la direction des
coiuii-s, firent guillotiner les maîtres sous
prétexte d'incivisme et achetèrent leurs do-
maines avec une poignée d'assignats. La pro-
priété aujourd'hui est en état de pèche mor-
lei.
Au bout de sepl ou huit ans, l'opération
était terminée; le* nouveaux propriétaires
s'occupèrent de réorganiser l'ordre a cial pour
garantir leur propriété. Au bout d'un siècle,
le renne fondé par la bourgoisie victorieuse
tombe en lambeaux. Le monde féodal, guidé
par son in-iinet de race et soutenu par des
principes religieux, vivifié par la vertu chré-
tienne, avait duré i\<'* siècles, et d ans beau-
coup de pays, dure encore. Le monde bour-
geois, obligé a cela par les théories humani-
taires dont il s'était servi pour arriver au
pouvoir, dut accepter le Juif et il en meurt.
Le Juif en France a confisqué la Révolution à
son profit, cl nous voilà acculés à ce dilemme:
11 faut (pie la France périsse ou que le Juif soit
remis à sa place.
Il y a. sur l'ouvrage de Taine, une réserve à
énoncer. Son livre est exact et impartial à
l'égard de la Révolution : il est injuste envers
respècehumaine.enversl'Egliseetenvers Dieu ;
c'est-a-dire plein de lacunes, inexact et im-
pie, malgré son savoir, son talent et sa bonne
volonté. Si la Révolution estsatanique, comme
le prouve Taine et comme l'aval dil M. de
Mai<tre, Satan, qui l'a accomplie par le crime
et l'injustice, a dû, bien malgré lui, servir Dieu.
Son œuvre n'est pas la fin du monde, c'est une
transformation, qui peut, avec le concours de
l'Egli-e, pioduired'heureux fruits. Nous hono-
rons la droiture qui cherche le bon chemin en
dépit des aveuglements de la science et de
l'esprit du temps ; mais il ne faut pas prendre
ce livre pour un jugement définitif, comme
s'il s'agissait du discours de Bossuel sur l'his-
toire universelle.
Après les lettres et les savants, il faut par-
ler des poètes. Notre siècle en compte beau-
coup ; vous ne croiriez pas que, dans un siècle
si prosaïque, tant d'âmes se plai-enl à chanter.
Dans la quantité, il y en a de bons, il y en a
de mauvais, beaucoup de médiocres, peu de
grands. La palme de lagiandeurse décerne
communément à Victor Hugo et à Lamartine.
La poésie, à la fin du xvme siècle, était en
pleine décadence. Les plus pauvres banalités,
pourvu qu'elles fussent libertines, suffisaient
à l'amusement des salons. Imitations stériles
de l'antiquité, descriptions mornes d'une na-
ture fictive, pastiches décolorés des modèles
littéraires, tontes les compositions nouvelles
n'offraient plus que des vers sans idée, sans
chaleur, sa> s mouvement et sans vie. Le ma-
térialisme et la mythologie avaient afi'idi les
croyances, ilesséché les cœurs, corrompu la
la langue même. Des esprits délicats avaient
pressenti la nécessité d'une renaissance litté-
raire. Après l'écroulement de la société, le
langage appelait une transformation ; la litté-
rature, un renouveau. Sous 1 empire, la pen-
sée est aux mathématiques, la main à l'épée.
Au retour des anciens rois, les sentiments,
longtemps refoulés, font explosion. Chateau-
briand avait • té poète en prose; deux émules
de Chateaubriand vont continuer l'œuvre
commencée par le Génie du Christianisme.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
An début, s'engage la grand* bataille <l a
elassiqnes el des romantiques. Les claesiq
meurent d'anémie; les romantique! entre-
prennenl la transfusion d'un tan g nouveau. Le
porte- étendard du romantisme déclare que
les ailleurs ont le droit de tout user, de créer
leur style, de traîner en laisse grammaire et
dictionnaire. Plus de procèdes d'écoles, plus
de lois conventionnelle-! Au poète, corn me
à la nature le droit, non seulement de mêler
l'ombre a la lumière, mais d'unir le laid an
beau, le difforme au gracieux, le grotesque
au sublime. L'autorité des règles doit le céder
à l'indépendance des natures. L'artiste ré-
clame, pour ses initiative-, une liberté sans
limite. Quant au fond de la langue poétique,
à l'insuffisance des mots, à l'étrohesee des
règles, il repousse les traditions classiques, le
caractère de solennité, la pompe ambitieuse
du style. Les novateurs ouvrent la barrière à
tous les mots, bons ou sublimes, nobles ou
familiers ; ils remplacent les inversions for-
cées, les pbrases laborieuses, par l'expression
propre et, brisant les dernières entraves du
vers, rompent la césure au nom du rythme.
Le premier qui entre en scène est Lamar-
tine. Alphonse de Lamartine naquit à Màcon
en 1790. »n foyer paternel, il subit deux in-
fluences : il lut la Bible avec sa mère et con-
nut, par les livres, la philosophie de Rous-
seau. Ces deux influences sur une âme, as>ez
molle pour les recevoir et assez faible pour
les garder, expliquent ses contradictions. Ln
lui, il y a deux hommes, l'un à peu près chré-
tien, élevé par les Jésuites; l'autre à peu près
philosophe, emporté à tous les rivages de la
pensée. Jusqu'en 1830, Lamartine appartient
à la diplomatie; après, il devient député
d'abord conservateur, puis opposant, à la fin
révolutionnaire; en 1848, chef du gouverne-
ment provisoire, ministre des affaires étran-
gères ; sous l'empire, homme de lettres, ga-
gnant son pain, c'est son mot, comme le cas-
seur de pierres sur la roule : tel est, en
abrégé, la vie publique de Lamartine.
Les œuvres poétiques de Lamartine com-
prennent deux volumes de méditations, des
harmonies, des recueillements, Jorelyn et la
chute d'un an<e. On lui doit aussi des nou-
velles, quelques histoires, des discours et des
mémoires, plus un assez volumineux bagage
de journal sme. Les histoires ont pea de va-
leur; le- di-cours ont leur place dans l'his-
toire parlementaire; les œuvres poétiques ont
été, pour Lamartine, le grand instrument
d'action sur son pays et sur son siècle.
Rarement un homme se rencontra doué
d'inclinations plus heureuses que Lamartine.
Amant de la vraie gloire, son esprit cherche
avidement la vérité, son cœur la justice. Les
plus hautes conceptions, quand elles lui sont
présentées, il les embrasse sans eflort. Per-
sonne ne dé-ire plus q;:e lui servir et illustrer
sa patrie. S'il a la religion du devoir, du
courage dans le danger, il possède, mérite
plus rare encore, la fidélité à ses convictions.
A postez une chasteté de sentimenlsqui rappelle
Bossue! et une puissance de verbe qui tient du
prodige, lui poésie, il ■ tous les sentiments
qui élèvent aux plut hautes régions de l'esprit.
Les hautes idées, les noble- émotions s'expri-
ment, dans ses fera, avec une telle harmonie,
que jamais la langue française n'a chanté; plus
mélodieusement que aur ans lèvres. Son style
e-t fait de musique, comme sa pensée est faite
de poésie. La realité n'est, pour lui, qu'un
marchepied vers l'idéal ; ses œuvres sont un
e^sor perpétuel vers un monde sup rieur. Le
sentiment rie la nature, la contemplation de
l'univers prennent cln z lui la même voit que
les mouvements du cœur; ils l'aident à s'en-
voler an-dessus du monde visible, à monter
jusqu'au principe de tous les mondes, jusqu'à
la source de tous les êtres. C'est là le beau
côté de Lamartine, et par quoi il a séduit et
élevé son siècle.
Mais il a manqué, à Lamartine, une foi
fixe. Catholique à ses débuts, il codera plus
tard aux inspirations du panthéisme. Lni-
mème a voulu nous apprendre que ses poésies
religieuses n'elaient que de- jeux d'esprit et
qu'il en avait composé beaucoup d'autres qui
disent le contraire. Pourtant, il déc'are
n'avoir livré, au monde, que des fragments, et
avoir rêvé la grande épopée du siècle: Pen-
dent o/jern inlerru/jta. En l'examinant bien,
dans ses meilleures poésies, vous verrez que
Lamartine n'est pas le poète catholique
de bon aloi. « Pour lui, dit Uonoso Lortes,
Je catholicisme n'a jamais été une religion,
mais une poé-ie ; il ne l'a pas chante, parce
qu'il était profondément touché de sa beauté
morale, mais parce que ses magnifiques splen-
deurs l'éblouirent, lorsqu'il ouvrit ses yeux
à la lumière. »
Dieu l'avait comblé de ses dons. Lamartine,
malgré ses défaillances, est le plus grand
poète du siècle; nais que se? défaillances sont
terribles! La misérable influence du doute et
de la vanité ont dispersé les dons de Dieu en
œuvres souvent vaines et trop souvent b'à-
mables. Cet homme si bien doué, si hien ins-
tallé dans la vie, qui a connu les revers et
même la pauvreté, a douté de tout excepté
de lui-même, el, par ce double malheur, sa
vie apparaît comme un immense gaspillage.
Il n'y a de beau d »ns ses œuvres que «tes frag-
ments. Ils sont nombreux, quelques-uns sont
grandiose?, aucun n'est parfaitement pur.
Tout y porle la marque du génie et le signe
de la défaillance.
Soit en politique, soit en art, on se de-
mande si Lamartine a bien su ce qu'il pen-
sait, ce qu'il voulait, ce qu'il fai-ait, et si
même il possédait la faculté d'y réfléchir et
de se corriger. L^s inspirations, les visions le
hantaient ; il suivait tout avec empresse-
ment ; il exprimait tout avec éclat. On a dit
de lui qu'il tourn lit toujours, mais en l'absence
du vent. Aucune idée fixe, rien de stable. Ce-
pendant l'idée stable ne lui était pas inconnue
et il ne manquait pas de fermeté dans la tem-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
le. Seulement sa fermeté élail une fermeté
l'orgueil, et il connaissait la vérité, comme les
païens connaissaient Dieu, sans te révérer
comme Dieu. La vérité n'était, pour lui, qu'une
Vérité.
Mais enfin, grâce à Dieu, il est revenu à ses
commencements. Vieux, humilié, infirme, le
pied dans l'antichambre de l;i mort, loin de
toute gloire humaine, il s'est souvenu, il s'est
reconnu, et par une grâce longtemps [-"fusée
peut-être, il a tiré son âme du naufrage de
toutes ses splendeurs.
Victor Hugo naquit à Besançon en 1X03,
d'un père soldat et d'une mère vendéenne.
Les vicissitudes de la guerre conduisirent le
nouveau-né en Espagne, en Allemagne, en
Italie, et le ramenèrent en France : cette vie
déracinée colora fortement son imagination
et déteignit sur son intelligence. A quatorze
ans, il avait composé une tragédie ; à quinze
ans, il concourait aux académies et commen-
çait sa moisson de lauriers ; Chateaubriand
l'appelait un enfant sublime : c'est la qualité
et le défaut qu'il devait garder toute sa vie,
souvent sublime, toujours enfant. Sous la
Restauration, il chantait nos anciens rois;
sous la branche cadette, il chantait Louis-
Philippe et devint pair de France, membre de
l'Académie française ; sous la seconde Répu-
blique, il fut député d'abord conservateur,
puis révolutionnaire ; sous le second empire,
opposant furieux, mais la furie ne nuisait pas à
la vente de ses livres ; sous la troisième répu-
blique, sénateur, en train de devenir dieu ré-
publicain. A sa mort, on chassa Jésus-Christ
du Panthéon pour y placer le cadavre du
poêle : sacrilège qui caractérise également
bien l'homme et ses adorateuis.
Les ouvrages de Victor Hugo sont innom-
brables : vingt volumes de poésie, vingt vo-
lumes de roman, vingt volumes de drames,
vingt volumes de discours, vingt volumes de
littérature et philosophie mêlées, vingt vo-
lumes d'articles de journaux, vingt volumes
d'oeuvres publiées après sa mort. Viclor Hugo
■ i -il un travailleur méthodique, aussi réglé
que le plus sage majordome, aussi fou que le
plus fou des poètes. Homme immense, tou-
jours en parade, un paon éternel, avec une
queue de paille, et, pour l'anéantir, il ne faut
qu'une allumette.
Victor Hugo avait reçu, de Dieu, la plupart
'Ions; qoi font les poètes: l'imagination,
la couleur, l'abondance, la facilité, le senti-
ment du rythme. Hugo pensait en vers ; les
idées lui venaient sous forme de strophes, avec
cran des ailes et une opulente sonnerie. Le
moindre vent qui effleurait son front en faisait
tomber une ode, où il y a toujours quelques
belles strophes, au inoins quelques beaux
vers, au moins t'écorce et" la couleur de la
poésie. Une seule qualité lui a manqué, le
il, el lorsqu'il aura rompu avec le christia-
iii-uie, il tombera dans les plus monstrueux
exe.
Mais enfin, avant de descendre à cette folie,
hélas! Incurable, Hugo avait, été plein de I
de sang, de lai nés et de tempêtes. C'est un
homme: il se sent vivre, il se voit attaqué, il
combat, il va mourir. S'il succombe, c'est
qu'il a préféré la défaite ; s'il a été plus vaincu,
c'est qu'il pouvait remporter une plus écla-
tante victoire.
Dans Lamartine, nous constations des dé-
faillances ; chez Hugo vous trouve/, toutes les
trahisons. Hugo a trahi toutes les causes
qu'il avail servies avec éclat; il u renié tous
les partis qu'il avail embrassés par choix ; il
a apostasie même la foi qui avait glorifié sa
jeunesse. Hugo, que toute critique exaspérait,
était particulièrement sensible à celle accusa-
tion d'apostasie. Alors il s'échappait en ru-
gissements de divinité blessée ; il injuriait ses
critiques avec toules les licences que la langue
peut permettre. Fn même lemps, il tirait va-
nité de ces transformations, l'astiques à ses
yeux. A l'entendre, c'est la raison qui avait
fait d'un royaliste un jacobin, d'un chrétien
un rationalist--. A ces hauts faits de la raison
s'ajoutent les faits de l'expérience. Hugo a vu
les crimes des rois, les misères des peuples,
les évolutions de l'idée humanitaire. Alors
l'unie droite et sainle du citoyen Hugo s'est
éprise d'admiration pour les vertus de Saint-
Just, les douceurs de Carrier et les tendresses
de Robespierre. Mais en disant cela, il écume.
Pourquoi cette fureur si la chose est si hono-
rable et de si facile explication.
Mais quelles réflexions, quelles longues
études, quelles découvertes, quels attraits du
cœur et de la conscience, ont arraché Hugo
du christianisme, pour le jeter dans un pan-
théisme bète, dans un matérialisme grossier,
dans un illuminisme impénétrable où il se
roulera jusqu'à la fin. La réponse était faible
en politique ; ici, il n'y a pas de réponse.
L'amour de la liberté, l'amour du peuple, la
miséricorde envers tous les êtres ne sont pas
des motifs qui puissent faire passer de la reli-
gion de Bossuet aux tables tournantes et de
l'Evangile du Christ au fluide des escargots.
Pourquoi donc Hugo a-t-il cessé d'être chré-
tien ? J'interroge ses ouvrages ; j'y trouve la
longue énumération de ses vertus et de ses ser-
vices... en prélevant des millions sur la vente
de ses ouvrages et en mettant ses éditeurs
en faillite. Ce sont là propos de philanthrope
habile à remplir son pot et à renverser la
marmite des éditeurs? Mais enfin pourquoi ce
philanthrope cossu et tendre a-t-il abjuré la foi
de Jésus-Christ ? Car enfin Jésus-Christ n'a
rien dédaigné d'infime et de bas ; il n'a été
dur ni pour le publicain, ni pour le pécheur.
Home ouvrait des écoles aux pauvres, avant
que Paris fût illuminé au gaz, d'où suinte si
aisément le pétrole. Hugo n'e>t pas l inven-
teur delà lumière; le christianisme a pratiqué
l'enseignement d'une façon plus logique, plus
large, plus généreuse que les poètes ne l'ont
jamais l'ait. Pour relever le laquais, Hugo
abaisse les rois; pour réhabiliter la prosti-
tuée, il diffame les reines ; l'immense ten-
44
HISTOIRE I N1VERSELLE DE L'EGLISE CATHoLKjL'E
dresse qu'il porte aux histrions se change
en fureur contre lea autorités naturelles ;
parloui où il glorifle une bâtardise, il salil
une légitimité. Celte Façon de miséricorde est
à conlre-pens et pleine de misérables aven-
tures. Le t.hri-t et son Vicaire ont le cœur
.'/. ample pour aimer aus*i les honnêtes
cens ; ils ne damnent pas un homme, parce
que cet homme est roi, minisire, grand sei-
gneur, ou, tout simplement, possesseur d'un
état civil régulier. L'Evangile est le point de
départ de la démocratie chrétienne ; le Chris-
tianisme en est l'école; et l'Eglise, l'agent.
C'est cela et. cela seul qui a sauvé le monde.
La réhabilitation de la prostituée ne peut que
corrompre les mœurs, emplir les priions, dé-
soler les familles et jeter la société en pleine
dissolution.
Pourquoi donc Hugo a-t-il apostasie l'Evan-
gile? pourquoi a t-i' été, dans sa longue vie,
l'homme de toutes les contradictions ? C'est
parce qu'il a été le jouet de tontes les passions,
l'esclave de tous les vices. Dans sa suprême
ignominie, il est littérairement assez beau
pour séduire encore ; mais il est trop contra-
dictoire et trop vil pour ne pas succomber
sous l'analhème. Qu'il soit jeté aux gémonies
où pourrissent les cadavres de tous les grands
corrupteurs de l'humanité.
Aux prosateurs et aux poètes, il faut joindre
ici quelques princes de la parole. Dans ce
siècle de partage, ils n'ont pas manqué. Les
deux Dupin, Paillet, Chaix d'Est-Ange,
Bethmont, Crémieux, Duval, Marie ne sont
pas des noms voués à l'oubli de l'histoire ;
deux autres noms les rappellent et les résu-
ment avec honneur : Jules Favre et Rerryer.
Jules Favre était né à Lyon en 18CU.
En 1825, il achevait ses éludes classiques,
a C'é ail, dit Rousse, le temps où notre jeu-
nesse, à peine convalescente des langueurs
d'Obermann et de la maladie de René, s'eni-
vrait à cette large coupe qui, des lèvres de
Goelhe et de Riron, passait dans les mains de
Victor Hugo, de Lamartine et de Musset. Dé-
voré du besoin de savoir, brûlant des sombres
ardeurs ries écoles d'Allemagne, déclamant sur
sa route le monologue de Faust et les stances
désespérées de Manfred, Jules Favre quitta sa
famille et vinta Paris. Pour le connaître et pour
le juger dans tout l'ensemble «le sa vie, il faut
lire le récit qu'il nous a laissé de ses premières
années; de ces journées commencées à cinq
heures, à la lueur de la lampe matinale, dans
sa petite chambre du pays latin ; partagées
par un règlement inflexible entre le travail,
les bibliothèques et les cours ; tourmentées par
mille tentations toujours vaincues; sevrées
même des plus honnêtes plaisirs; et traver-
sées seulement par ces grand- coups de lu-
mière, qui, à ta voix des Guizot.des Villemain,
des Cousin, des Ampère, des Gay-Lussac,
allaient éclairer, au fond de cette âme soli-
taire, les horizons lointains de l'histoire, les
cimes les plus ardues de la philosophie et les
secrets les p US Cachés de la science (i) ».
Ce Jules Favre des premiers jours esl une
espèce de janséniste ou de chartreux ; il s'obs-
tine dans la reclu ion monacale, dans une
ascétique retraite, bientôt de cette puberté,
ebapte et taciturne, sortira cette éloquence
correcte et fongueuse, châtiée jusqu'à l'asser-
vissement, hardie jusqu'à la licence, qui se
recommande par une invariable correciiun et
attire par une harmonieuse apreté.
Favre s'étant destiné au barreau et réservé
pour la tribune, s'était, après son stage, éia-
bli avocat dans sa \ille natale. Le procès
momtre des accusés delyon, qui s'étaient
insurgés au cri de : Vivre en travaillant
ou mourir en combattant, mit sans ret/ird
le jeune avocat en évidence. L'opinion des
autres défenseurs fut qu'il ne fallait pas plai-
der; Favre plaida. Ce coup d'audace lut le
commencement de sa fortune. Ce fut aussi
son premier engagement public (nvers le
parti auquel, pendant toute sa vie, il est de-
meuré fidèle.
« Depuis ce jour, dit encore Rousse, il n'y
eut guère de procès politique où ne liguràt
cet athlète infatigable. Les journalistes au
lendemain d'un article imprudent; les insur-
gés au lendemain d'une détaite; les candidats
malheureux au lendemain d'une élection ora-
geuse ; les diffamés et quelquefois les diffa-
mateurs ; toutes les ambitions, toutes les pas-
sions qui font naître ta choc des partis dans un
pays libre ou qui \eut le devenir : telle fut,
pendant plus de trente ans, la clientèle sans
pitié de celte éloquence sans repos. H sem-
blait que cette grande parole appartint à
tous, et, qu'en se prodiguant à tous, avec sa tor-
tune, son (aient, ses forces et sa vie, l'orateur
ne lit que répandre une richesse publique,
dont il était seulement le dispensateur. *
En 18'«8, Favre tut secrétaire de Ledru-
Rollin au ministère de l'Intérieur, puis député
radical, non socialiste. Après le coup d'Etat,
il fut, au Corps législatif, l'un des Cinq.
En 1870, membre du gouvernement de la
défense nationale, il avait, comme ministre,
déclaré que la France ne céderait ni un
pouce de son territoire, ni une pierre de
ses forteresses. Après la capitulation, il fut
obligé de signer l'armistice et oublia d'y
faire comprendre l'armée de Rourbaki que
Rismark lit lâchement écraser; plus tard il
dut apposer sa signature au traité de Franc-
fort. Ce deuil national déteignit sur son âme,
mais n'affaiblit pas sa vieille passion contre
le christianisme. Lui qui avait été longtemps
un fidèle chrétien, un membre des conférences
d'Ozanam, il était devenu un ardent ennemi
de l'Eglise et du Saint-Siège, bâtonnier de
l'ordre des avocats, il s'était montré souvent
puritain quinteux à l'endroit des stagiaires
un peu légers dans leurs mœurs. Or, on finit
par découvrir que ce puritain janséniste avait
(1) Discours de réception à l'Académie française.
LlVllE QUATRE-VINGT-QUINZIÈMI
18
pris lu femme d'un antre OU déclarait, comme
siens, des enfanta dont la paternité légale
appartenait à i;et autre: crime ou délit juste-
ment punissable, Ce fut, en attendant la
mort, un arrêt de mort civile.
Ainsi Unit cet avocat. Si vous considérez,
l'harmonie de sa parole, la cadence de ses
discours, le vague enchantement de celte mu-
sique >onore qui soutient sa pensée et parfois
la remplace, Favreest le Lamartine du bar-
reau. Mais si vous considérez le libéral, de-
venu tel par abandon de la vérité et de la
vertu cbrétiennes, il ne reste plus qu'un répu-
blicain déisle. Le signataire du traité de
Francfort, l'auteur inconscient de la perle
d'une armée, convaincu d'adultère et d'alté-
ration d'actes de l'état civil, eût pu finir dans
une mai>on centrale. N'eut-il pas mieux fait
de n'être point libéral et de rester fidèle à
l'Evangile de Jésus-Christ ?
Pierre-Antoine Berryer naquit à Paris en
1790. Après avoir fait, à Juilly, sous les Ora-
toriens, assez mal ses études, il entrait, sous
la Instauration, au barreau de la capitale.
Légitimiste par tradition de famille, libéral
suivant l'esprit de son temps, il plaida souvent
pour les partis vaincus. Député en 1830, il fit,
pendant dix-huit ans, à la branche cadette,
une opposition qui le fit marcher de conserve
avec les Hépublicains, et versa partois dans
l'ornière de la dévolution. En 1848. il appar-
tenait au grand parti de l'ordre; sous l'Empire,
il revint à l'opposition contre le gouvernement
et fut. élu, comme tel, à l'Académie française.
Berryer mourut en 1868 comme un chrétien
doit mourir.
Berryer n'a jamais été au pouvoir. Rien ne
prouve qu'il eût été aussi habile dans l'action
qu'éloquent par la parole ; rien ne prouve,
non plus, le contraire. On peut seulement
induire, des infirmités du libéralisme et de
l'élroitesse de la légitimité, qu'il eût apporté,
au gouvernement, la timidité naturelle aux
artistes de la parole et les incertitudes
inhérentes à ses convictions. D'autant mieux
que, tous les libéraux, s'ils sont sincères, re-
connaissant aux sujets les bénéfices de la Dé-
claration des droits de l'homme, se croient
souvent désarmés contre les passions et se
trouvent incapables de les réduire. Notre siècle
n'a pas manqué d'orateurs ; c'est peut être pour
ce motif que les foules se sont trouvées sans
chefs, livrées à l'anarchie de leurs initiatives
et à l'incohérence de leurs emportements,
grisées même par la parole qui ne servait plus
qu'à outrer leurs excès.
Ces réserves faites, et la probité les impose
à l'histoire, il a é'é reconnu, par ses contem-
porain, que Berryer fut le prince des orateurs
de son temps et comme une incarnation de
l'éloquence. Avocat, il plaidait à ravir; orateur
poli li q ie, il était, à la tribune, suivant l'ex-
pre«si(,n de Hover-Collard, une puissance.
La cause qu'il avait à défendre, il la pénétrait
avec une sagacité profonde, il l'exposait avec
une lucidité rare, il excellait à en faire ressor-
T. XV.
tir la force et la grandeur, et ajoutait, à tous
ces avantages, le charme d'une parole qui
possédait toutes les séductions. Entendre
Berryer était une allégresse ; se souvenir de
l'avoir entendu éveillait encore, dans l'âme,
la première émotion de ses discour-.
La Chaîne d'union affirme que Herryer, en
IH'iS, avait été affilié à la Franc-Maçonnerie.
Si le fait est vrai, il explique l'espèce de neu-
tralité que le grand orateur garda au milieu
des périls de l'Eglise. Pendant la longue croi-
sade pour la liberté d'enseignement, il
s'abstint; dans la guerre ignare et fanatique,
faite au Syllabus, il resta muet. Cependant,
pour être juste;, il faut reconnaître qu'il
défendit le pouvur temporel des pontifes
Romains, les associations religieuses, les
gensd'Eglise ; qu'il poussa même jusqu'à com-
battre l'amovibilité des prêtres et à répudier
l'idée de leur mariage. En quoi il agissait,
du reste, plus en avocat qu'en croyant et en
homme politique, comme eussent pu le faire
Crémieux et Jules Favre.
Berryer était, sans doute, un ami de la li-
berté; il savait que la liberté est fille de l'ordre ;
il cherchait, dans la tradition monarchique, la
forte assise sur laquelle pourrait s'élever l'édi-
fice des institutions libérales. Dans ce dessein,
il rêvait un gouvernement pondéré, où se com-
bineraient, dans un savant équilibre, l'autorité
ancienne, la liberté nouvelle ; jamais il n'avait
été partisan de la monarchie absolue.
Ce qui a manqué peut-être à Berryer, c'est
l'instinct des idées démocratiques." Berrver
était surtout un parlementaire: un roi et le9
deux Chambre-:, c'était, pour lui, une espèce
d'Islam. Avec cette, créance arrêtée, il ne pou-
vait pas comprendre les inévitables consé-
quences que l'avènement du peuple à la vie
publique entraînait dans l'organisation du
pouvoir suprême, dans le système des insti-
tutions sociales et jusque dans les relations
du travail avec le capital. Constitutionnel de
1791, il voulait le roi légitime au sommet du
monument dont la souveraineté du peuple
changeait la base, et dont le suflrage universel
devait accélérer la ruine. Du moins, s'il n'entra
pas dans le mouvi ment démocratique, il ne fil
rien pour le combattre ; il appuya même plus
d'une fois ses représentants et accepta la
défense, au barreau, de ses revendications.
Un rédacteur du Temps, Jules Ferry, vanous
dire ce qu'il pense de Herryer. « Berryer était
royaliste dès 1814, mais pour disputer aux
fureurs royalistes les vaincus de Waterloo. I!
resta royaliste après 18 J0, mais pour abriter,
sous la bannière du droit divin, tout le tempé-
rament de la Révolution française. De. la
grande époque qui l'avait vu naître (1790), il
avait conservé le trait dominant: la politique
subordonnée h la morale, l'humanité soumise
au droit, à la justice, à la tolérance. Il in-
carnait en lui tous les grands instincts de 1789.
Son éloquence même avait gardé l'accent de
ces grands jours. Nul n'a. parlé plus haut et
plus ferme que lui, le paladin des royautés
35
546
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOUQUI
déchues, eelte langui I donl Mira-
beau lui parmi nous le Bouveraio maître et
l'inimitable modèle.
a Par la rigueur, la résolution, la hauteur,
rt, l'on peut ajouter, l'entrain révolutionnaire
de sa lutte de dix-huit années contre la mo-
narchie de Juillet, Berryer en remontrait à
la gauche elle-même, ("est par ce côté que
jusqu'au dernier jour, teul vieux qu'il lui, et
dans un vieux parti, il a eu priée sur les géné-
rations contemporaines, l.orsqu'arr iva. il y a
dix-sept ans, le grand écroulement de la liberté
Française, le service que rendit Berryer fut
considérable: il n'émigra pas à l'intérieur; il
resta dans la bataille. La tribune était ren-
versée : il transporta à la barre des tribunaux
les combats de la liberté.
« Pendant seize ans, on le trouva sur toutes
les brèches et derrière tous les droits: la li-
berté de la presse, la libei té d'association, la
liberté de coalition, la liberté des élections,
la liberté des correspondances l'eerent tour a
tour pour défenseur. Les années avaient passé
sur ce grand cu:ur sans l'attiédir; sa carrière
s'achève, comme elle avait commencé, au
service des persécutés, et il semble rajeunir à
plaider pour les vaincus. Use, à la fin, et
frappé à mort, il laisse pour tout testament
politique cette fière parole écrite du bord
même de la tombe, et que l'histoire conser-
vera ; on peut direde lui qu'il e-t mort debout.
a Tel est, dans la plus haute unhe de sa vie,
le grand orateur qui vient de quitter la scène
du monde. Sa place y restera longtemps vide.
Personne surtout ne pourra reprendre, après
lui, le rôle spécial qui a fait ia noblesse et
l'originalité de sa carrière. Il et --•il la grande
influence libérale du parti auquel il avait voué
sa vie. On ne saurait dire qu'il en lût le chef;
il en était l'honneur, non la tète. Mais s'il ne
le menait pas, il le fascinait. Le parii légiti-
miste e.-d, essentiellement, la masse la plus
rétrograde et la plus aveugle du parti conser-
vateur. A ce point de vue, la campagne révo-
lutionnaire conduite par Berryer contre la
royauté de ISjO pouvait pa-ser pour une aven-
ture. Il y entraîna pourtant à peu près tous
les siens ; et il dut, en vérité, leur en rester
quelque cho-e. »
Pour honorer les hommes dignes d'honneur,
il faut les prendre comme ils sont, dans la
dignité de leur principe et la constance de leur
conduite. Si l'on veut réellement respecter la
mémoire de berryer, il ne faut point dénaturer
ce qui a é.e le foyer de son génie et de son
éloquence, ce qui a éclairé son jugement et
animé sa vie. Royaliste et libéral ne faisaient
qu'un (Lins Berryer. C'est dans ces deux titres
qu'il puisait ses inspirations, s<s élans, les
grandes règles de ^a vie publique.
Le* orateurs ont leur destinée. Par un seul
discours, ils peuvent devenir celébies; par
une vie consacrée à la parole et à l'éloquence,
ils acquièrent un grand nom Mais ce grand
nom s'éteint promptement, entraîné par le
poids môme de cette parole, à laquelle il a dû
son resplendissement. Pour plaire, il a dû se
pluraux exigences de, l'opinion. Qui peut parler
toujours et toujours sur la place publique al
durant un demi siècle, sans contracter beau-
coup de ces abaissements qu'exigu la popula-
rité?
Le P. Lacordaire disait que l'orateur et
l'auditeur sont deux hères qui meurent le
même jour. Trop souvent, ils se sur\ ivent ; ils
se ne r ou vent en présence et ne se reconnaissant
plus. La parole publique est mobile comme
l'opinion qu'ede secoue et qui l'inspire. EHeeae
choquent, elles s'embrassent, elles se h [tarent;
du commerce qu'elles ont eu entre elles, elles
emportent l'une et l'autre peu d'estime l'une
pour l'autre et toutes deux ont raison. L'opi-
nion publique s'est égarée dans ses exigences ;
la parole s'est trop peu honorée par ses com-
plaisances.
Il a manqué, à Berryer, et à d'autres con-
temporains, une force intérieure, au côté au
moins de la force morale qui lui fil mépriser
la popularité. Mais à la façon dont il était
engagé dans la vie, à la tribune et au barreau,
la popul i rit é lui était nécessaire. A la tribune,
avocat d'un parti qu'il suivit, au lieu de le
dominer ; au barreau, se chargeant de trop
de cannes : partout plus avocat que docteur.
Irréparable malheur d'une époque sceptique
et frivole, qui exige avant tout qu'on l'amuse
et qui abaisse à l'amusement ceux qui étiient
nés pour l'instruire.
Berryer était éloquent de voix, de geste,
de figure, de passion. La doctrine, la con-
viction, l'amour manquaient. San* c^, corps
et sans ces ailes, qu'est-ce que l'éloquence?
Le charme d'un instant ; un fantôme et an son
qui traversent l'air. A la tribune etau barreau,
il ne restera rien de Berryer, ou, plutôt, c'est
déjà fini.
A Dieu ne plaise que le lecteur entende ici
quoi que ce soit contre l'honneur de Berryer.
Berryer, dans le sens strict et honorable du
mol, a ele tidèle à son parti et à ses clients.
Ce n'était pas la doctrine qu'il se proposait de
faire régner, ce n'était pas le droit qu'il avait
souci de défendre ; c'est son i- lient qu'il voulait
tirer d'embarras ou de péril : il y réuwisaeU.
Nous ne l'accusons pas ; nous accusons le
temps et tout le reproche qui peut l'atteindre,
c'est d'avoir plié au temps. Mais qui se Dallera
d'échapper à ce péril, surtout si, perdant le
bonheur d'une condition obscure, il est em-
porté sur les hauteurs par quelq ne don éclatant
de la nature ou quelque jeu de la fortune. Il
faut que les petits aient pitié des grands et
leur tiennent compte des séductions qui ne les
viennent pas chercher eux même-. C'est par
le malheur du temps et de la situation que
Berryer n'a point discerné, n'u point osé
connaître assez tôt la plus grande cause qu'il
pût défendre. Parmi ces clients, il n'osa pas
compter l'Eglise de Jésus-Christ. Que de fois,
il l'a vue t'ainée à la barre, insullee miséra-
blement. Bcryer était là et sa voix est restée
muette. Berryer a failli à ce devoir, il a man-
LIVRE QUATRE- VINGT-QUINZIÈME
541
(jii('' à cet honneur. L'homme politique crai-
gnait ; l'avocat de In mouarchio eut peur de
compromettre l'intérôl du prince dans la cause
de la liberté du Christ. Paix el miséricorde au
mort ; i m*ii ne peut nous empocher de dire que
cntle couronne, uniquemenl glorieuse, ne doit
pas être déposât' sur son cercueil.
La gloire de l'homme se mesure à son dé-
vouement pour le Christ. Lamoricière, roulant
aux pieds la gloire mondaine qu'il avait amas-
sée sur les champs de bataille, pour embrasser
l'ignominie de lu Croix el Be faire, malgré les
sarcasmes, le premier soldat du Saint-Siège,
s'esl élevé au sommet de la gloire chrétieune.
Si Berryer eût imité Lamoricière, s'il eût
embrassé, comme lui, les ignominies de la
Croix, s'il eût mis son intelligence, son cœur,
sa parole, sa vie au service du Pape ; si, à la
place de ses intermittences ehréPennes, il fût
devenu le champion du Christ ei de la Papauté,
les honneurs de son éloquence eussent ébranlé
le monde, arraché aux torpeurs de l'égoïsme,
aux inanités de la vaine gloire, des générations
entières d'hommes qu'elle eût transformés en
apôtres. — Des apôli es, c'est ce qui, en ce siècle
et en Europe, aura le plus manqué à l'Eglise
et à son histoire.
Nous venons maintenant à quelques repré-
sentants de l'économie politique. Un coup
d'oeil généial sur celte école su Mi t pour en dé-
noncer les périlleuses doctrines et les terribles
ré-ultats.
L'école des économistes s'était associée, au
xviiie siècle, aux innovations de l'école phi-
losophique et elle coopéra sans vergogne à
son œuvre de destruction.
Melon, ce sage disciple de Sully et de Col-
bert, qui ne se laissa leurrer qu'un moment
par les théories de Law, Dupin, l'abbé Coyer,
Forbonnais surtout, cet esprit mpsuré qui
avait adopté, dans ses Principe* et observations
économiques, la devise: Est modus in rébus,
tous ces réformateurs, qu'on appelle les pre-
miers économistes, avaient su se préserver de
l'attrait des utopie». Quesnay et Gournay, au
contraire, rêvaient, au-dessus de la société
réelle, traditionnellement bacée sur l'inégalité
des classes et sur des lois trop omfuses pour
n'èire pas souvent contradictoires, une so-
ciété imaginaire dans laquelle tout serait
simple, ordonné, uniforme, équitable, con-
forme à la raison, et ils cherchaient, dans la
toute-puissance du gouvernement, le moyen
de transformer leurs abstractions en réalités.
Le chef de la secte physiocratique, le doc-
teur Quesnay, l'un des familiers de la marquise
de Pompadour, écrivit à Versailles son 7a-
biiiiu économique, et c'est le roi qui, de ses
main-, lira les premières épreuves.
La phytiocratie, c'est-à-dire le gouverne-
ment d> la nature, repose sur cette donnée
que la terre est la véritable source des ri-
chesses ; qu'elle doit nourrir l'agriculteur sans
aucun prélèvement possible sur le sa aire qui
est nécessaire a son existence, et que le seul
impôt légitime, non destructeur, c'est l'impôt
sur le revenu net du propriétaire, c'est-a dire
sur h; produit brut de la terre diminué dei
avance* permanentes uu annuel ei faites pour
obtenir la récolte. L'excédent matériel de la
quantité 'les produits est, dans ce système, le
seul instrument de la richesse publique.
Quesnay, (ils d'un agriculteur habile, el p
sionné lui-même pour l'agriculture, formule
sa penser dans ses maximes \\lll et XIX en
ces termes : « Qu'on ne fasse point baisser le
prix des denrées ; qu'on ne croie pas que le
bon marché est profitable, même au peuple».
A 86» yeux, le moyen de développer la pro-
duction, c'est la libre concurrence des pro-
ducteurs et le libre échange des produits.
« La propriété, dit l'un de ses disciples, est la
base de toute société et l'échange, le lien de
toute société. » La monnaie est l'instrument
de l'échange, sa valeur est à la fois le type,
l'équivalent et la mesure la plus commode des
autres valeurs; elle sert de dénominateur
commun à toutes choses et active la circula-
tion, qui doit être affranchie des entraves
dont la législation entoure tous les produits
du sol.
Les préoccupations exclusives des physio-
crates en faveur de l'industrie agricole les
amènent à ne reconnaître d'autre classe pro-
ductive que celle des cultivateurs, el à consi-
dérer comme stériles toutes les autres profes-
sions industrielles et libérales, ce qui porte
atteinte à l'égalité des travailleurs devant la
loi. De celle erreur fondamentale découle une
double conséquence : c'est que, par i'exagé-
ration de l'impôt unique sur le pr< doit ne.1,
le propriétaire peut être réduit à déserter
l'agriculture, et que le cultivateur peut se
trouver privé, faute de travail, de tout moyen
d'existence.
De Gournay, fils de négociant et intendant
du commerce, se place à un point de vue tout
différent. L'est moins dans les produits de la
terre qu'il voit les sources de la richesse pu-
blique, que dans la transformation des ma-
tières premières par l'industrie et par les
échanges commerciaux. Mais d'accord avec
Quesnay sur le principe économique, il pense
« que les fabriques et le commerce ne peuvent
fleurir que par la liberté et la concurrence,
qui dégoûtent des entreprises inconsidérées et
mènent aux spéculations raisonnables, qui
préviennent les monopoles, qui restreignent
à l'avantage du commerce les gains particu-
liers des commerçants, qui aiguisent l'indus-
trie, qui simplifient les machines, qui dimi-
nuent les frais onéreux de transport et de
magasinage, qui font baisser le taux de l'in-
térêt ; d'où il arrive que les productions de la
terre sont à la première main achetées le plus
cher qu'il soit pos-ible au profit des consom-
mateurs, pour leurs besoins et leurs jouis-
sances. » Il en conclut qu'il ne faut jamais
rançonner ni réglementer le commerce. Il en
tire cet axiome : laisser faire, laisser /tasser.
Ainsi les deux sectes d'économistes, qui
avaient pris pour objectif, l'une l'agriculture,
sis
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
l'autre le commerce, se réunissaient sur un
terrain commun, La concurrence sans frein ni
limite.
La ihe'orie économique de Law, dont l'in-
fluence n'a pas été moindre que celle despré-
curseuis du libre échange, repose, au con-
traire, sur le principe de l'intervention de
l'Elat dans les relations industrielles et com-
merciales des citoyens entre eux.
Ennemi déclaré de ce qu'on a appelé de-
puis la tyrannie du capital, Law a préparé, à
son insu, la dangereuse théorie du droit au
travail. Ses conceptions portent en germe
l'absorption par l'fclat de toutes les fortunes
privées, immeubles et capitaux, de la produc-
tion et du commerce. Law a été le précurseur
du socialisme et du despotisme, qui en est la
conséquence forcée.
Qiulques-uns d» s disciples de l'école de
Quesnay, notamment Lemercier de la Rivière
et l'abbé Bandeau, se laissèrent séduire par les
théories de Law.
lemercier de la Rivière s'attira, par son
livre sur l'Ordre naturel et essentiel des sociétés
politiques, la conliance de l'impératrice Ca-
therine M et celle de l'empereur d'Allemagne
Joseph IL Un franc despotisme était, aux
yeux de Lemercier de la Bivière, le moyen le
plus efficace d'assurer le bonheur du peuple.
De son côte', Baudeau, dans son Introduc-
tion à la philosophie économique ou Analyse des
Etats policés, s'exprimait ainsi : « Il est plus
aisé de persuader un prince qu'une nation, et
le triomphe des vrais principes est plutôt as-
suré pour la puissance souv. raine d'un seul
que par la conviction difficile à obtenir de
tout un peuple ».
Un autre économiste de l'école de Quesnay,
le marquis de Mirabeau, gentilhomme^ pro-
vençal, plein des souvenirs des pays d'Etat,
hasarda cependant quelques réclamations en
faveur des libertés locales : « Nous sommes
Français, s'écrie-l-il, mais nous sommes et
nous voulons rester Bretons, Normands, Pro-
vençaux, Languedociens. Les états provin-
ciaux seraient avantageux pour le peuple,
sous le double rapport des intérêts matériels,
évidemment mieux ré^is par les notables de
la province que par des commis de la capi-
tale, et de la liberté civile et politique puis-
samment favorisée, par l'intervention des
citoyens dans la gestion de leurs propres af-
faires. Ils seraient avantageux pour l'autorité,
car le gouvernement, semblable à la clef d'une
voûte, tire sa force de l'harmonie et de l'effet
de toutes les parties combinées, et l'ordre
municipal est vraiment l'ordre citoyen. Ces
états protégeaient les arts et les manufac-
tures, l'agriculture surtout, si délaissée, si sta-
tionnais au milieu des prétendus progrès de
la civilisation. Par eux, le crédit public rece-
vrait un nouvel élan, car la confiance a deux
points : la garantie des richesses et celle de la
probité. Le crédit des corps est le plus solide,
et, entre les corps, les plus puissants et les
plus immuables sont les étals. »
Répondant aux parti-ans de la centralisa-
tion : « (tri ne nie pas, — ajoute-t-il — qu'il
De faille réunir toutes les lignes au centre;
mais, le premier rang pour cela, c'est de faire
des lignes; or, je prétends que ces lignes
n'existant pas là où il n'y a point d'autorité
médiate et organisée de façon que le gouver-
nement ne soit que L'inspecteur et non le pré-
cepteur éternel de ses proposés.
Au prince donc le gouvernement, à l'ordre
municipal L'administration du pays; caries
pouvoirs intermédiaires subordonnés et dé-
pendants constituent, comme l'a dit le philo-
sophe de la politique, la nature des gouver-
nements monarchiques.
La voix de Y ami des hommes fut étouffée
au milieu du concert des philosophes et des
économistes en l'honneur du pouvoir absolu.
Baudeau résumait la théorie dans ces mots,
répelés depuis par Danton et Bobespierre :
« L'Etat fait des hommes ce qu'il veut ».
Le grand réformateur dont Louis XVI fit
son ministre en montant sur le trône, Turgot,
le disciple de Quesnay, partageait le dédain
des économistes pour la tradition. Tout en-
tier à la doctrine du lais-er faire, il y chercha
trop exclusivement le salut et le progrès que
la France aurait trouvés dans un retour à ses
vieilles libertés et dans la convocalion immé-
diate des états généraux. Au lieu de s'ap-
puyer sur l'histoire, il se confina dans ses
théories et rêvant, comme ses devanciers et
ses maîtres en économie politique, la régéné-
ration radicale de la société, il voulut y arri-
ver en chargeant le pouvoir absolu d'appli-
quer, c'est-à-dire d'imposer son système. Dé-
truire le pas*è, reconstruire, d'après un plan
uniforme, l'édifice social, miné dans ses fon-
dements, telle était, selon lui, la tâche de
l'autorité.
« Votre nation, disait-il au roi, dont il
créait et confisquait du même coup, à son
profit, la toute-puissance, votre nation n'a pas
de constitution, et je vais lui en donner une.
Je vais aussi relaire la société ; car l'instruc-
tim civique que nous donnerons aux enfants
sèmera dans leur cœur «les principes de jus-
tice, d'humanité, de bienfaisance et d'amour
pour l'Etat, qui porteront le patriotisme à ce
haut degré d'enthousiasme dont les nations an-
ciennes ont seules donné quelques exemples...
Au lieu de la corruption, de la lâcheté, de l'in-
trigue et de l'aviilité qu'elle a trouvées par-
tout, Votre Majesté trouvera pirtout le désin-
téressement, l'honneur et le zèle. »
Pour opérer ces prodiges, Turgot réclamait
le pouvoir absolu pour le roi dont il était le
ministre. « Vos cours les plus accoutumés à
la résistance, lui disait-il, n'oseraient contes-
ter à Voire Majesté, pour réformer les abus,
un pouvoir législatif aussi étendu que celui
des princes qui ont donné lieu aux abus que
l'on déplore. » Le libéral Turgot, comme tous
les gens de son espèce, s'accommodait très
bien, pour le triomphe de ses idées, de la dic-
tature.
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
La dictature de Turgol aboul.il à sa dis-
grâce, après toutefois tjii'il eut. désorganisé lu
France cl précipité la Dation vers les abîmes,
Droz a écrit L'histoire de la révolution, à
l'époque où elle pouvait être prévenue ou di-
rigée. Le fait brutal, Banglant môme, c'est
que rien ne fut dirigé, rien ne fut prévenu.
On marcha la tête dans les nuages et du com-
mencement de la révolution à la fin, ce fut
l'anarchie spontanée, servant de voile à la
ruine des institutions, au vol des biens et à
l'ablation des têtes : Immensum latrociniwn,
occisio ingeus.
Pour le sujet qui nous occupe, la Révolution
française a produit trois choses: la constitu-
tion civile et schismatique du clergé; la
création banale de la religion théophilanthro-
pique, réduite au culte de l'être suprême et à
des représentations de bergeries sentimen-
tales ; enfin la conspiration de Babeuf et de
Buonarotti. Ces conjurés ne s'étaient même
pas mis en frais de théories; ils avaient tout
simplement dressé un plan de spoliation. La
république avait mis la main sur les biens de
la noblesse et du clergé; les conspiratt-urs
voulaient mettre la main sur les biens de tout
le monde et réorganiser ensuite la production,
la distribution et la consommation des ri-
chesses, suivant certains prorata dont la force
eût excusé les violences ou fait subir l'injus-
tice. La Révolution se borna à couper la tète
aux chefs de la conjuration : c'était sa pro-
cédure ordinaire.
Au sortir de la Révolution, les économistes
libéraux reprirent les traditions de la science,
sans y ajouter grand'chose. Adam Smith avait
préconisé beaucoup la division du travail ;
Ricardo avait exposé les théories de la rente ;
Macculloch, les lois de la concurrence; Mal-
thus, les phénomènes de la natalité, les règles
de la population, la nécessité de la contrainte
morale; Jean-Baptiste Say, Sismondi. Rossi,
Michel Chevalier, pour ne p trier que des plus
illustres, avaient synthétisé les oracles de la
science économique. Le monde s'était prêté
à ces oracles. Au lieu d'un régime d'égalité et
de justice, on n'eut alors qu'un régime factice
et superficiel aboutissant, sous nos yeux, à
l'anarchie et au socialisme.
La division du travail, le partage de la
main-d'œuvre, imposant à chaque ouvrier la
même opération, amène naturellement l'ha-
bileté de l'ouvrier, l'abondance des produits
et leur perfection, le progrès du travail et du
bien-être. « L'art fait des progrès, dit Toc-
queville, l'ouvrier rétrograde. » Plus l'indus-
trie est productive, plus elle crée de richesses
à l'entrepreneur et au capitaliste; plus, en
même temps, elle diminue la demande de tra-
vail et le salaire de l'ouvrier. La misère aug-
mente ; des centaines de mille ouvriers sont
les victimes de celte perturbation.
La concurrence est la loi du marché, le
condiment de l'échange, le sel du travail. On
vient au travail aux pièces; on reconnaît
l'idée absurde de l'égalité des salaires et les
avantages de L'association. Supprimer la con-
currence serait supprimer la liberté mené; et
replacer le travail sous le régime du favori-
tisme. Mais dépourvue, de formes légales et de
raison régulatrice, la concurrence, au Lieu de
démocratiser l'industrie, de garantir la sincé*
rite du commerce, de soutenir le travailleur,
n'a servi qu'à former une aristocratie mer-
cantile et territoriale, mille lois plus rapace
que l'aristocratie nobiliaire. Les profits de la
production passent du côté ries capitaux. Le
consommateur, sar s défense contre les frainl
commerciales, est rançonné par le spécula-
teur, empoisonné par le fabricant, volé p ir le
petit marchand « La classe ouvrière, dit Mu-
ret, est livrée, corps et âme, au bon plaisir de
l'industrie. »
De toutes les forces économiques, la plus
vitale, dans une société lahourée par la révo-
lution, c'est le crédit. Dans une nation vouée
au travail, le crédit est comme la circulation
du sang dans l'animal, c'est la source de li
nutrition, la vie même; il ne peut s'inter-
rompre que la société ne soit en péril. Depuis
deux siècles, tous les efforts de la bourgeoisie
n'ont tendu qu'au crédit et à la paix. Après
l'abrogation des droits féodaux et le nivelle-
ment des classes, s'il est une institution qui ré-
pondit aux vœux unanimes et se recommandât
aux législateurs, c'est le crédit. Et pourtant
aucune de nos déclarations de droit, si pom-
peuses ; aucune de nos constitutions, si pro-
lixes, n'en dit mot. Le crédit, comme la divi-
sion du travail, comme la concurrence, comme
l'emploi des machines, est abandonné à lui-
même ; que le pouvoir financier, bien autre-
ment considérable que l'exécutif» le législatif,
le judiciaire, n'a pas même eu l'honneur
d'une mention dans nos chartes. Depuis la
Révolution, le créd t s'est comporté comme il
a plu aux détenteurs du numéraire.
Qu'est-il résulté de cette incroyable négli-
gence? — D'abord que l'accaparement et l'agio-
tage s'exerçant de préférence sur le numé-
raire, sur l'instrument des transactions et la
marchandise la plus rech rchée, le commerce
de l'argent s'est rapidement concentré aux
mains des monopoleurs, dont la ban pie est
l'arsenal ; — ensuite que les Juifs, par divers
moyens, imprévus à la loi et insaisissables à
la justice, ont mis, par les capitaux, la main
sur toutes les affaires et subjugué les peuples
chrétiens ; — que, dès lors, le Pape et le gou-
vernement ont été inféodés au capitalisme et
à la juiverie; — que, grâce à l'impôt perçu
par cette bancocralie, sur toutes les affaires,
la propriété s'est progressivement hypothé-
quée de 15 milliards, et l'Ktat de 35 ; — que
les intérêls, payés par la nation pour celte
double dette, frais d'actes, renouvellements,
commissions, retenues d'emprunt, s'élèvent
à 1 milliards au moins par an ; — que cette
somme énorme n'exprime pas encore tout ce
que les producteurs ont à payer, et qu'il con-
vient d'ajouter un troisième milliard pour es-
comptes, avances de fonds, retards de paie-
. ,.
> I
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ment-, sciions do commandite, dividendes,
obligations, sons seings privés, frais de jus-
lin', etc. D'où suit que le pauvre, en tra-
vail Lui i davantage, est toujours plus pauvre,
et que le riche, Bans travaHler, devient loa-
jours plus riche. Los ouvriers, finalement,
:i livenl devenir une race d'ilotes, inférieurs à
la caste des hommes libres. Le dernier résul-
tat de l'économie politique libérale, c'est l'as-
servissement de la classe laborieuse, la né-
cessité inéluctable de la misère, presque la
Palafilé du vice.
D'autre part, cette économie libérale est
hostile aux croyances chrétiennes. La société
se réduit au doit et avoir. La religion est ban-
nie ; l'Eglise vouée à l'extermination. L'Etat
jouit de l'omnipotence ; le citoyen n'a plus
besoin de vertu ; il peut, sans troubler l'ordre,
s'abandonner au vice.
Celte impieté n'e.-t pas restée dans les ré-
gions abstraites de la théorie. Des milliers
d'hommes, empoisonnés par de perlides rhé-
teurs, ne veulent plus que le Christ règne et
expuLent Dieu. Voyez maintenant les résul-
tats. Vous avez arraché la pierre d'angle; la
maison croule. Tous les problèmes moraux et
sociaux attendent une solution, qui se dérobe.
Vous l'avez promise, vous ne pouvez tenir
votre promesse ; vous ne pouvez même plus
garaii'ir ni autorité, ni liberté. Jamais la per-
sonnalité humaine n'a été plus asservie et plus
écrasée. Vous avez bertu flatter le prolétaire :
votre industrie sans entrailles a transformé le
monde en chaudières et les âmes immortelles
en rouages souffrants et irrités. Qu'arrivera-
t-il demain ? Demain ne nous promet que des
guerres civiles et des guerres sociales. Bella,
horrirfa h fila.
Quand le libéralisme économique a produit
ses fruits de misères et de dissolution, les so-
cialistes se présentent, pour remédier à tous
les maux, par le rappel à l'égalité. Saint-Si-
mon, on 1823, propose une telle application
de l'Evangile à la société que nous n'ayons
plus qu'un christianisme industriel, avec le
travail en commun, la femme libre et les
idylles ridicules de Ménilmontant. Charles
Fourjer, son contemporain, pour parer à la
désertion du travail «ru simplement à sa dimi-
nution, conçoit une organisation économique
fondée sur l'attraction passionnelle, le travail
attrayant, la vie en commun au phalans-
tère.
L'homme naît bon, il n'y a, pour innocenter
toutes ses passions, qu'à leur lâcher la bride.
A ce principe absurdement faux, Fourier
cousait les plus hautes extravagances de
l'imagination : il accordait, à chaque femme,
quatre ou cinq maris; il annonçait, pour
l'homme, la pousse d'une queue avec un œil
au bout ; pour rafraîchir l'homme et la
femme, il y aurait une mer de limonade; et,
pour assurer la sécurité sur la terre, la terre
pousserait des anti-lions, espèce de gardes-
ohampètres velus, qui ramèneraient à l'ordre
les lions, les tigres, les panthères, les léo-
pards, l'hyène et le chacal. On n'est pas
mieux pourvu de ressouri i
Une lois lancé dans ces rêverie», le socia-
lisme n'est plus qu'une descenl de courtille,
une procession de carnaval. Cahel propose
l'établissement du communisme et part, en
1848, à Nauvoo, dans l'I Minois, pour l'insti-
tuer; Louis Hîanc fait appel à la puissante
initiative de l'Etal pour organiser le travail,
ouvrir des ateliers nationaux, donner à
chaque ouvrier quatre francs par jour en le
laissant libre de jouer au bouchon ; Considé-
rant reprend la suite des opérations de Fou-
rier et tente itérativement d'établir des pha-
lanstères ; Pierre Leroux résout le problême
de l'humanité au Circulus, c'est-à-dire, en
bon français, a l'art de manger cornu e Gar-
gantua pour produire beaucoup de fumier,
et, par l'accroissement du fumier, accroître la
quantité des produits et les facilités de la
manducation omnivore ; Proudhon, qui ne
\ oit dans tou* ces concepts que le rêve de la
crapule en délire, ramène les esprits, par sa
critique, à des idées moins folles et plus per-
sonnelles : au culte de la personnalité hu-
maine, à l'éducation polytechnique, à l'anar-
chie, à la banque d'échange avec gratuité du
capital, la rente étant réduite aux frais de
banque, un pour cent. Ces rêves nous jettent
à l'agitation révolutionnaire, à la confusion
des idées, à la tour de Kabel.
Les journaux, par l'exploitation fébrile de
ces idées contradictoires et toutes impossibles,
exaspèrent les ouvriers et les poussent aux
manifestations. En 18i8, la vie publique, le
gouvernement, la Chambre, sont périodique-
ment à la merci de ces manifestations soi-
disant populaires. Soixante ou quatre-vingt
mille ouvriers, fanatisés par les prédications
de Louis Blanc au Luxembourg et .le tous les
chefs de partis dans leurs torchons incen-
diaires, quittant les ateliers nationaux, se
promènent bras dessus bras dessous dans les
rues en vociférant les lampions; puis vont
porter leur mot d'ordre à quelque membre
du gouvernement, qui, pris au dépourvu,
tâche, par des promesses en l'air, de se tirer
d'embarras. Manifestation du 17 mars, ma-
nifestation du 16 avril, manifestation du
15 mai aboutissent à une émeute qui pro-
nonce la dissolution de la Chambre des re-
présentants du peuple. Le couronnement fut
la manifestation du 23 juin, amenant une
prise d'armes, une émeute sanglante, une ba-
taille de cinq jours dans les rues de Paris, a
d'effroyables tueries et aux pires répressions.
Aux journées de juin 1848 répond la Com-
mune de 1870, la France livrée au socialisme,
Paris à l'incendie. C'est le dernier mot du so-
cialisme ; il promet, pour conclure, une révo-
lution en comparaison de laquelle, suivant
l'expression de Heine, les autres ne sont
qu'une idylle.
En résumé, l'économie politique libérale,
l'économie politique socialiste, l'une produi-
sant l'autre, n'ont pu, jusqu'à présent, que
UVItE QUATRE-VINGT-QUINZIÈM1
.1.)
désorganiser I»1. inonde et amener là banque-
route de la société.
Après ces chevauchées à travers les idées et
les mœurs <!<* la France contemporaine, nous
venons aux écrivains cal holiques proprement
dits ; nous devons, pour orienter le lecteur,
dresser le plan , la table sommaire du sujet.
Nous n'oublions pas que la Révolution avait
fait il»; nos livres deux paris: l'une qui fut
brûlée sur les places publiques, dans les faran-
doles de la canaille la plus obtuse ; l'autre qui
réussit à fabriquer des gar gousses et à l'aire
voler les boulets, les obus et les bombes, sur
l'Europe inlidèle à Jésus-Christ. Nous devons
donc un souvenir aux grands éditeurs qui ont
renouvelé le matériel de la science, et rendu,
aux rayons de nos bibliothèques, les livres
détruits.
Après les éditeurs, mais au-dessus, il faut
placer les érudits, Lehir, Glaire, Pitra, qui
ont agrandi, par des rectifications et par la
publication des pièces inédites, le cercle de
nos connaissances.
Au-dessus des érudits, se placeront, par l'im-
portance de leurs œuvres, les hommes dont
le génie a su tirer de. l'abîme la France révo-
lutionnaire, provoquer un réveil chrétien et
effectuer une renaissance catholique. Le plus
grand de tous, c'est Lamennais, 1 homme qui,
par la pureté de ses doctrines et sa puissance
d'entraînement, sut réagir avec vigueur contre
le jansénisme et le gallicanisme. C'est La-
mennais qui ramena la France à Rome. La-
mennais tombé, ses élèves et leurs disciples con-
tinuent son œuvre de restauration catholique
et romaine. En théologie, le cardinal Gousset,
le P. Gury, le P. Hilaire ; en histoire ecclé-
siastique, Itohrbacher et Darras ; en liturgie,
dom fiuéranger ; en droit canon, Bouix,
Craisson, Pelletier, Duballet; en éloquence
religieuse, Lacordaire, Ravignan, F^lx, Mon-
sabré ; en éloquence politique, Montalembert,
Lucien Brun, Chesnelong, Albert de M un;
dans la presse, Veuillot, Bonnetly;dans la con-
troverse, Gaume, Peltier, Martinet; en éco-'
nomie politique, Alban de Villeneuve, Caron
et Périn ; en économie charitable, Armand
de Melun, Tessier ; par la polémique et la
hardiesse des initiatives, Cormenin-Timon et
Leplay : ce sont là autant de noms qui rap-
pellent des œuvres de résurrection et de
progrès.
Après les savants de haute lice, mais au
même niveau, il faut placer le^ évoques qui
eurent, flans l'œuvre collective de repiration,
leur part d'aciion et d'influence: Parais,
évéque de Langres, par ses brochures pour la
liberté d'enseignement et pour le droit divin
de ta sainte Eglise: Sibour, évéque de Digne,
par ses Institutions diocésaines ; les cardinaux
Donnet, Giraud, Bunnecbose, par leurs œuvres
pastorales; Clausel de Montais et Monnyer
de Pcilly, par des lettres courageuses; le
cardinal Pie, par sa guerre sans trêve ni merci
■ ire le libéralisme; Plantier, évéque de
par sa vigoureuse dénonciation des
erreurs de son temps: Salinis, archevêque
d'Auch, par sa démonstration de la divinité
de l'Eglise; Herbert, évoque de Perpignan,
l'abeille, ait ique, par ses livres de liante phi-
losophie; Doney, évéque de Monl a uli i n, le
marteau pilon du gallicanisme; l; illnud,
évéque de Tulle, |(- poète lyrique de l'élo-
quence; Louis de Ségur, le causeur aimable
qui publia tant d'opuscules pour la défense de
l'Eglise; Pavy, l'apôtre de l'Afrique avant
Lavigerie ; Charles de La Tour d'Auvergne,
archevêque de Bourges, par son esprit tout.
romain ; Dupanloup, que ses idées confuses,
sinon fausses, n'empêchèrent pas de détendre
courageusement le pouvoir temporel des
Papes ; Freppel, le dernier en date de cette
vaillante génération d'évèques, en un temps
où tous les évêques étaient les champions de
l'Eglise et du Saint-Siège, les défenseurs de
la vérité, du droit et de la justice.
Au-dessous desévéques, dans cette croisade
qui couvrit de gloire le pontilicat de Pie IX,
il faut citer, parmi les prêtres et les laïques :
Oudoul, curé de Bezançais, acquis à toutes les
idées d'heureuse réforme ; Meslé, curé de
Rennes, qui donnait, dans toutes les contro-
verses, la note juste et le mot décisif ; G ainet,
curé deTraves, grand érudit à qui nous devons
la Bible sans la Bible ; Méthivier, curé d Olivet,
dont la verve heureuse savait couvrir l'erreur
d'une tunique dévorante ; Gorini, un savant
curé de village, qui redressa souverainement
tous les maîtres de la science historique ;
Martin, autre curé du même diocèse, qui écrivit
deux beaux livres sur les moines et sut pro-
nostiquer l'avenir du protestantisme ; Maynard,
chanoine de Poitiers, qui réfuta Pascal, bio-
graphia Voltaire, écrivit l'histoire de saint
Vincent de Paul et fournit le texte à la Vierge
illustrée de Didot ; le père Perny, provicaire
de Kouey-Tchéou, qui composa quatre gros
volumes de classiques chinois et publia, en
trente volumes, les Annales fie philosophie
catholique; le Père At, l'intrépide adversaire
du catholicisme libéral ; Jules Morel, qui
ouvrit avec tant de perspicacité dans Y Univers
le feu contre ce libéralisme soi-disant ortho-
doxe ; Réaume, chanoine de Meaux, historien
de Bossuet, qui se signala contre les sectaires
du gallicanisme ; Bénard, commentateur des
Epîtres et des Evangiles, que Bismarck fit
détenir dans une forteresse, avant de le rendre
à la France; Giidel, le premier défenseur,
authentique et positif, du surnaturel, dont la
doctrine vivifia ses vingt volumes de discours ;
I) avin, chanoine de Versailles, célèbie par ses
infoi tunes ecclé:«iastiques, toutes causées par
sa sincérité en histoire; Timon-David, apôtre
de la jeunesse, aussi sincère que Davin, moins
poursuivi par l'injustice; Jaugey, le pi us illustre '
des trois frères, qui nous donna un Dictionnaire
apologétique de I Eglise ; le sulpicien Vigouroux,
défenseur des Saintes Ecritures contre le ratio-
nalisme, auteur entre autres d'un grand Dic-
tionnaire de la Bible ; Vacant, émule de Vigou-
roux, qui commence un Dictionnaire de la
552
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
théologie ; Christophe, chanoine de Lyon, qui
écrivit l'histeire des Papes du \i\' et du x\°
siècles ; Jager, professeur de Sorbonne, qui
traduisit Voigt, biographie à Pholius, et revisa
l'histoire de l'Eglise gallicane des Pères
jésuites; Baunard, recleur de l'Université de
Lille, avantageusement connu par l'histoire
de plusieurs contemporains ; Jules Didiot,
doyen de laFaculléde théologie. quientreprend
de traiter la théologie d'après la méthode
géométrique; Anselme Tilloy, qui travaille à
renouveler parmi nous le règne du droit canon;
Grandclaude, supérieur du séminaire de Saint-
Dié, qui a donné un dictionnaire descolastique
et un commentaire romain du Corpus juris;
Olive, prêtre de Montpellier, voltigeur d'avant-
garde, qui a brûlé des cartouches pour ce
même droit et combattu très justement cette
simonie, lèpre qui est en train de dévorer la
France ; Michel Maupied, le fournisseur de la
formide de définition de l'infaillibilité ponti-
ficale et le commentateur intransigeant du
Sytlaùns, aussi fort canoniste que grand théo-
logien ; Pierre-Paul Guérin, à qui nous devons
une réédition de Baronius et un grand abrégé
desBollandistes ; le Père B rthier,de laSaletle,
un maître qui excelle à vulgariser les bonnes
doctrines et la haute science; Hébrard, vicaire
général d'Agen, expert en histoire et en droit
civil ecclésiastique ; Duverger, prêtre du même
diocèse, qui a combattu intelligemment le
pseudo-libéralisme et procédé avec succès
au triage des idées , Neyraguet, l'abbréviateur
de saint Liguori; Pillon, de Thury, qui con-
tribua, par le /{osier de Marie, à accroître la
dévotion envers la sainte Vierge ; Bernard,
chanoine d'Avignon, qui égala et parfois sur-
passa Sfgur dans la controverse populaire ;
Léon Godard, mon maître en histoire, qui
dévia de son enseignement tout romain, au
point de se faire mettre à l'Index ; Perriot, le
directeur de Y Ami du clergé^ la première revue
paroissiale du monde catholique, auteur, avec
Victor Jaugey. d'un cours compbtde théologie
élémentaire ; Moigno, diacre d'office de Saint-
Germain-des-Prés, qui logeait dans le clocher
de celte église et là étudiait toutes les sciences
dans leur rapport avec la théologie ; François
Raillard, son successeur, qui fut le Cham-
pollion des neumes en plain-chant; Dessailly,
le secrétaire de Moigno, qui s'est fait une spé-
cialité de la défense des Ecritures, contre le
rationalisme clérical ; Jean-Baptiste et Auguste
Aubry, deux frères aussi méritants l'un que
l'autre; l'aîné, le rénovateur de la science
catholique, le réformateur à la romaine des
séminaires de France; le plus jeune, humble
et intrépide curé de Dreslincourl, dans l'Oise,
éditeur et souvent co-auteur de son frère dans
la publication de ses manuscrits.
Parmi les ecclésiastiques teintés plus ou
moins de libéralisme, il faut citer, après Du-
panloup, le coryphée du parti : le philosophe
Gratry ; Perreyre, mort trop jeune; Louis
Besson, évèque deNimes, littérateur abondant,
qui revêtait d'une couleur d'archaïsme les idées
gallicanes et prononça d'innombrables dis-
cours; Bougaud, l'auteur du christianisme
raffiné à l'usage du temps présent, bon biogra-
phe, élégant orateur; Lagrange, l'historien de
saint P. ul, de saint Paulin et de Du pan loup ;
Landriot, sertisseur expert des pensées d'au-
trui, un interminable polygraphe et qui écrivit
beaucoup pour les femmes; Icard, auteur d'un
cours de droit où le gallicani-me maintient
ses dernières positions ; Carrière, plus juris-
consulte que théologien, pas toujours sûr,
éclipsé d'ailleurs parfiury, Gaspari et Perrone;
et plusieurs autres, plus ou moins capricornes,
que je ne cite point, parce qu'il faudrait
dresser un pilori.
Pami les laïques qui descendirent dans
l'arène, à la suite de Montalembert, je dois
rappeler, en première ligne, Auguste Nicolas
qui écrivit, à lui seul, une demon>lralion com-
plète duchristianisme ; Uio, qui nous ramenait
à l'intelligence de l'art chrétien ; Audin, qui
révéla tous les mystères historiques de la ré-
for me protestante; Ghampagny, qui écrivit
l'histoire des empereurs, depuis César ju-qu'à
Constantin ; Albert de Broglie, qui poursuivit
cette même histoire jusqu'à la chute de l'Em-
pire; Paul Allard,qui la reprend en sous-œuvre
pour écrire, après Belouino. l'histoire des
persécutions de Néron à Julien l'apostat;
Ozanam, qui défricha les premiers et les der-
niers temps du Moyen Age, des invasions à
Dante ; Falloux, l'historien de Saint Pie V, de
Louis XVI et embaumeur de Sophie Swet-
cbine; Gochin, le philanthrope chrétien, grand
adversaire de l'esclavage ;Foissel, le biographe
de Lacordaire et de Monta'emberi, dépassé,
pource dernier, par lePèreLecauuet ; Edouard
Ourliac. dont Veuillota daigné écrire lanolice;
Eugène de Margerie, nouvelliste adonné aux
œuvres pieuses ; Amédée de Margerie, historien
de J. de Maistre, défenseur de la philosophie
chrétienne, de la famille chrétienne et de la
civilisation chrétienne ; Blanc Saint-Bonnet,
philosophe profond, qui examina les problèmes
de la souveraineté, de la légitimité, de la
douleur et de la restauration de la France ;
Pierre Pradié, philosophe jurisconsulte, qui
s'occupa de l'ordre général du Cosmos, de
l'ordre particulier de la France et aussi de sa
restauration par l'Eglise; Victor Gehant, qui
s'essaya à l'élude des mêmes questions philo-
sophiques, surtout à la question du mal ;
Erne:«t Hello, esprit original et profond, qui
donna des leçons sur le style, des notes sur
les caractéristiques des saints et un traité de
l'homme ; Georges Seigneur, le lieutenant
d'Hello ; Henri Lasserre, le fourrier de Notre-
Dame de Lourdes, maladroit traducteur des
saints Evangiles ; Granier de Cassagnac, catho-
lique qui abonda en politique et donna, à son
fils Paul, une intrépidité qui ne sait pas fléchir;
Emile Ullivier, de l'Académie française, dont
les nombreux ouvrages prennent toujours,
quand ils en ont occasion, la défense de
l'Eglise ; Edouard Drumont et son groupe
littéraire qui a su poser, en France, la ques-
LIVItK QUATRE-VINGT Ql INZIKME
lion juive cl en préparer la prochaine so
lotion.
Api es avoir dressé la nomenclature «les
bons ouvriers qui, depuis soixante ans, tra-
vaillent dans la vigne «lu Soigneur, nous de-
vons honorer d'abord ceux qui, dans la mo-
deste fonction d'éditeur, ont eu l'intelligence
des temps et compris la nécessité de rebâtir
la bibliothèque chrétienne. A la vérité, leur
entreprise n'est qu'une affaire d'argent, une
opération de commerce, avec arrière-pensée
de lucr.î ; l'idée de servir la vérité comme des
apôtres, parfois comme «les martyrs, n'entre
pas toujours en compte, mais c'est celle qui se
réalise le plus. Dans celte carrière, nous trou-
vons, au service de l'Eglise, entre autres: la
maison (iaume, très orthodoxe, très réfléchie,
très sage, très dévouée, qui a publié magni-
fiquement quelques Pères et l'histoire de
Rohi bâcher; la maison Debecourt, Sagnier,
Bray et Métaux, aussi orthodoxe, plus entre-
prenante, presque toujours à l'avant-garde ;
la maison Didot, plus versée aux œuvres de
l'Institut ; la maison Didier et Perrin, qui
admet encore les œuvres catholiques, mais
incline vers le rationalisme ; la maison Ha-
chette, qui n'exclut pas non plus les ouvrages
catholiques, mais «tonne ses préférences aux
écrivains de l'Université ; la maison Lecoft're,
dont le chef, Jacques, était autant un soldat
qu'un éditeur ; la maison Poussielgue, con-
fite en catholicisme libéral, qui n'est qu'une
forme atténuée et trompeuse du libie-pen-
ser ; les maisons plus jeunes de Bloud et
Barrai, de Delhomme et briguet, de
Lelhielleux, de Tolra, de Haton inexorable-
ment fermées aux témérités de l'orthodoxie ;
les maisons, jeunes aussi, de Lelouzey et Ané,
de Douniol etTeijui, plus inclinées veisSaint-
Sulpice et les idées d'un libéralisme mitigé
ou inconscient ; la maison Marne, la plus
gramle, la plus riche maison éditoriale de
province ; mais avant tout et pardessus tout,
les maisons île Migne, de Louis Vives et de
Victor Palmé.
L'Eglise a toujours encouragé les éditeurs
et honoré leur personne. « On devra toujours,
dit saintCharles Borromée, recommander l'in-
dustrie de ceux qui s'appliquent à donner une
vie nouvelle aux anciens écrits, et empêchent
ainsi que le temps ne les détruise (1). » A ce
titre, l'histoire de l'Eglise doit particulière-
ment honorer ceux qui, par ie livre, servent
toutes les sciences. Parmi nos éditeurs les
plus dignes d'éloges, il faut certainement dé-
cerner la palme au créateur des ateliers ca-
tholiques du Petit-Montrouge, l'abbé Migne.
Jacques-Paul Migne, né à Saint FÏour
en 1800, après avoir étudié en théologie à
Orléans, fui professeur de grammaire à Ghâ-
teaudon, [mis doyen de Puiseaux. Les préoc-
cupations du ministère n'empêchèrent pas le
jeune il yen de songer aux affaires générales
de l'Eglise. Sa première pensée fut de créer,
à l'usage des gens du monde, un journal ca-
tholique. Il y avait alors quelques revues con-
sacrées aux sciences ecclésiastiques etquelques
feuilles religieuses, légitimistes pour la plu-
pari, qui subordonnaient la religion à la
politique et la confondaient avec les idées
gallicanes. Migne, pour expurger la peu
française de toute idée de particularisme reli-
gieux et de tout préjugé national, conçut
l'excellent mais hardi projet de fonder un
journal exclusivement catholique, voué, de
cœur et de loi, aux doctrines romaines. Dans
cette vaste et incessante discussion qui s'éta-
blit d'un pôle à l'autre par le moyen de la
presse périodique, il fallait que le catholi-
cisme fût représenté ; il fallait qu'au milieu du
va-et-vient des pas-ions et des contradictions
humaines, des clameurs et des injustices des
partis, des calomnies de la Révolution et de
l'impiélé, on entendît une voix forte rappeler
sans relâche les affirmations et les solutions
catholiques et démontrer, par l'affirmation de
la vérité révélée, que l'Eglise est toujours de-
bout, toujours active, toujours féconde. Mais,
pour donner à cette œuvre ce crédit et cette
puissance, il fallait la détacher des coteries et
des partis, la désintéresser même des légi-
times intérêts que peuvent poursuivre de
zélés catholiques. Avec un rare courage, avec
une véritable intrépidité, le bon curé courut
au devant de cette difficile entreprise. Du
consentement de son évêque, Brumault de
Beauregard, muni de lettres testimoniales et de
recommandations personnelles, il vint à Paris
et fonda YUnivers religieux. On était en 1833,
date peu favorable à cette fondation. Mais,
dans l'Eglise, les grandes œuvres se fondent
dans l'humilité, commencent sans bruit et
prospèrent au milieu des contradictions. Le
journal parut; il fut peu remarqué, surtout
des gens du monde, toujours aveugles quand
il s'agit des travaux ecclésiastiques. Enfin
l' Univers eut des lecteurs que toucha la dou-
ceur de sa parole, qu'éclaira la pureté de sa
doctrine. Ce* lecteurs lui en amenèrent
d'autres. Bref, en 1836, l'abbé Migne, qui
pouvait confier à d'autres mains une feuille
désormais établie et porter ailleurs le zèle de
son esprit, vint s'établir au Petit-Montrouge
et entreprit la publication d'une Bibliothèque
universelle du Clergé.
Toutefois, en se vouant à la typographie,
l'abbé Migne ne devait pas abandonner la
presse militante. Un peu plus tard, quand
ses ateliers fonctionneront en grand, il créera,
successivement, la Voix de la Vente, .journal
moins accentué que Y Univers et abondant da-
vantage dans le sens des études ecclésias-
tiques ; le Moniteur catholique, journal de
conciliation, inspiré par l'archevêque Sibour,
rédigé par les abbés Bautain et Uarboy ; le
Journal îles faits, se bornant à la reproduction
des autres journaux et faisant, dans un senti-
ment catholique, ce que faisait, dans un sen-
(1) De amure virlutù, lib. IX, cap. xx.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOL1Q1 i:
timenl républicain, L'Estafette ; la Vérité,
pour faire suite à la Voix de ta Vérité quand
ce dernier journal, venda eu 1836 au ban-
quier Prost, l'ul. devenu le Courrier ée l'avis ;
enfin/." Vérité ayant été vendue à Taconet,
en 1853, pour la création du jou mal Le Monde,
l'abbé Mign* fonda bobs le même titre : La
Vérité canonique, liturgique, etc., une revue
hebdomadaire qui ne tombera qu'eu 1868.
Il n'y a, «lit le proverbe, que les commen-
cements qui eoûtent. ("ne œuvre fondée
marche d'elle-même, le fondateur sent gran-
dir son zèle avec son expérience et, après
avoir consacré ses efforts aux œuvres du
moment, il se sent pressé de vouer sa vie aux
œuvres d'avenir. Telle fut la voie de notre
vaillant prêtre. Au journal, qui a son incon-
testable utilité, mais qui passe comme la
feuille d'automne, il voulut joindre le livre
dont l'utilité est plus haute et la durée plus
stable. A côté de la balle, le boulet; à cAté
du mousquet, le canon.
Le premier ouvrage dont il conçut le des-
sein fut on Cours complet <i Ecriture sainte et
de théologie en cinquante-six volumes in-
quarto. Pour dresser le plan de cette gigan-
tesque publication, l'éditeur se dit à lui-même
que, vu l'immensité des matières e' l'insuffi-
sance de l'esprit humain, un même auteur n'a
pu commenter tous les livres de l'Ecriture
sainte, ou composer une théologie tout entière,
avec une perfection toujours égale et ne lais-
sant rien à désirer. Si l'on veut former un
cours complet très étendu et parfait autant que
peut l'être œuvre humaine, il ne faut donc pas
se borner à la reproduction d'un seul et unique
auteur, si grand soit-il ; mais choisir parmi
les commentaires et les traités généralement
reconnus des chefs-d'œuvre. L'abbé Migne
dressa donc une table des livres, de l'Ecriture,
des traités de théologie et des auteurs qui en
ont écrit ; puis il adressa, en cinq mille
exemplaires, une lettre de consultation à
tous les évè'jues, vicaires généraux, chanoines
théologaux, chefs d'Ordres et de congréga-
tions, super ieurs et professeurs de séminaires
ou d'Université. La consultation portait, en
substance, que, résolu de n'éditer que les tra-
vaux qui réuniraient la majorité des suffrages,
l'éditeur demandait, sur chaque livre de
l'Ecriture et sur chaque Trai'é théologique, le
nom du commentateur et du théologien dont
le travail semblait préférable. Des réponses
concordantes arrivèrent de tous les points de
l'Europe, prouvant que les bons auteurs sont
appréciés partout. On indiquait, pour le Pen-
tateuque, Cornélius ; pour Josué, Masius ;
pour les psaumes, Génébrard ; pour les lieux
thcologiques, Melchior Cano ; pour l'Incar-
nation, Legrand ; pour les lois, Suarez. Migne
reproduisit donc intégralement les ouvrages
désignés, mit en tête la biographie de l'au-
teur, ajouta des notes au bas des pages et
des appendices ou des extraits d'autres au-
teurs à la fin des thèses. Chaque cours se
terminait par une table analytique et par
un grand «ombre d'autres laides. Enfin l'ou-
vrage, promptement achevé, offrit au Clergé,
sur chaque point de la science sacerdotale,
tous les < li.K-d'o'iivri' connu-. Publication
émérite que le clergé accueillit, en effet, avec
d'unanimes applaudissements et dont h |
cieux exemplaires ornent aujourd'hui un
grand nombre de cure«.
('elle publication ferait, à un éditeur vul-
gaire, une gloire peu commune; elle ne fut,
pour l'abbé Migne, qu'un début. L'abbé de
Genoude avait publié en quatre volume-,
sous le litre de liaison du Christianisme^ les
plus beaux témoignages rendus, jiar des
hommes illustres, à la religion catholique.
Ce livre, formé d'extraits, avait rendu de
grands services; l'abbé Migne voulut en dou-
bler la puissance en agrandissant les cadres
de l'ouvrage. Ce fut l'objet des Démons-
trations éiuin/jéiiques. ('et ouvrage contient
sur la vérité du christianisme en géné-
ral et du catholicisme en particulier, les
démonstrations et apologies de Tertullien. ( iri-
gène. Ku-èbe, saint Augustin, Montaigne, ba-
con, Grotius, Descartes, Hiehelieu, Arnauld. de
Choiseul da Ple»sis-Praslin, Pascal, Pélisson,
Nicole, Boy le, Bossuet, Bourdaloue, Locke,
Lami, Burnet, Ma'ebranche, Lesley, i.eibnilz,
La Bruyère, Fénelon, Huet, Clarke, Duguet,
Stanhope, Bayb-, Leclerc, du Pin, Jacquelot,
Tillotson, de Ilall^r, Sherlock, Le Moine,
Pope, Leland, Racine, Massillon, Dilton,
Ueiham, d'Ague-seau, de Polignac, Saurm,
Bnflier, Warburlon, Tournemine, Bentley,
Littlelon, Fabricius. Addison,de Berni-, Jean-
Jacques Rousseau, Para du Phanjas, Stanis-
las 1er, Turgot, Statler, West, Beauzée, Ber-
gier, Gerdil, Thomas, Bonnet, de Grillon,
Euler, Delamarre, Caraccioli, Jenning-, Du-
hamel, s^int Liiiuori, Butler, Bullet, Vauve-
nargues, Guénard, Blair, de Pompignan, De-
luc, Porteus, Gérard, Diessbach, Jacques,
Lamouretle, Laharpe, Le Coz, Duvoi>in. de
la Luzerne, Schmitt, Poynter, Moore, Silvio
Pellico, Lingard, Brunati, Manzoni, Perrone,
Paley, Dorléans, Campien, Fr. Pérennès. Wi-
semàn, Buekland, Marcel de Serres, Keilh,
Charmer», Uupin aîné, Grégoire XVI. Cittet,
Milner, Sabatior, Morris, Bolgeni, Cha-say,
Lomhroso et Consoni ; il contient les apolo-
gies de 11" auteurs, répandues dans 180 vo-
lumes, traduites pour la plupart des diver-es
langues dans lesquelles elles avaient été
écrites, reproduites INTÉGRALEMENT, non
par extraits.
Qu'on veuille bien passer ces noms en re-
vue, et l'on verra si presque tous ne sont pas
de ceux qui ont le plus honoré leur siècle et
leur pays par la grandeur de leur intelligence.
La moitié d'entre eux démontrent invincible-
ment le Christianisme contre les incrédules et
les infidèles de toutes sortes ; les autres
poussent jusqu'au Catholicisme les héré-
tiques et les schismaliques anciens et mo-
dernes. S'il y a dans le monde des esprits et
des caractères de toute espèce, il se trouve ici
LIVIIE QUATRE-VINGT QUATORZIÈME
des preuves pour lea contenter loua; car il
n'oi pas un aspect sous lequel la Religion
puisse être considérée, qui n'y poit traita par
plusieurs apologistes de manière à ne rien
laisser à désirer. Toutes les objections y
trouvent l«-ur tombeau. Celles de la philoso-
phie païenne y sont pulvéïiséea par 0 ri gène,
Eusèbe, saint Augustin, elc. ; celles du Moyen
Age, du xv° et du \vi° aiècles, le sont par B i-
con, Montaigne, Descaries, elc. ; celles du
xvn" siècle par Boseuet, Pascal. Nicole, etc. ;
celles du xvin0 par Gerdil, Laharpe,
Moore, etc. ; celles du xtx" par Poynter, Per-
rone, Wiaeman, etc., etc., et les arguments
ont d'autant plus de force qu'ils ne sont fias
présentés au moyen de simples fragments :
cette publication ne renferme que des ou-
vrages ENTIERS.
Cependant si complet que soit l'ouvrage,
on peut y découvrir quelques lacunes. Les
Pères n'y figurent pas en assez grand nombre:
on aimerait à y trouver d'autres apologistes,
à y lire d'autres traites, comme, par exemple,
le Cammonitorium de Lérins. Les scolastiques
n'y brillent que par leur absence et c'est là
une injustice et une faute : une faute, parce
que cVst confirmer indirectement le dire des
protestants qui déclarent l'Eglise stérile de-
puis l'âge d'or des Pères ; une injustice, car
le M<»yen A.ge a produit de très remarquables
démonstrations évangéliques, par exemple,
celle de l'ierre le Vénérable contre les Maures,
celle de Raymond Lulle, la Somme contre les
gentils. Enfin quelques modernes y manquent,
notamment Napoléon, dont le chevalier de
Beaulerne a recueilli les pensées sur le chris-
tianisme.
Aux démonstrations évangéliques et aux
cours complets d'Ecriture Sainte et de théo-
logie, l'abbé Migne voulut jo ndre une Ency-
clopédie. C'est l'ambition de l'esprit humain
de vouloir embrasser toutes les connaissances.
La plupart des hommes ne sauraient y at-
teindre, mais il se rencontre des hommes de
génie pour leur faciliter la lâche et répondre
à leur dé»ir. Varron, chez les Romains, avait
essayé cette systématisai ion des connaissances
de l'antiquité ; saint I.-idore de Séville, Roèce
et Cassiodere, Vincent de Beauvais, saint
Thomas, Albert le Orund avaient, de leurtemps,
dressé l'encyclopédie des sciences du Moyen
Age. Chez les modernes, celte entreprise, de-
venue [dus difficile, par les progrès du temps,
ne lut tentée, avec éclat, qu'en Fiance au
xvin0 siècle; encore le fut-elle avec le con-
cours de la secte philosophique, avec l'appui
des classes élevées et malgré cet appui et ce
concours, elle ruina trois ou quatre éditeurs.
Or, cette tâche, reprise au \ixe siècle dans
quelq tes encyclopédies fort abrégées, l'abbé
Migne voulut la tentera lui seul et sur les
plus vastes proportions. Ce fut l'objet de son
Encyclopédie théologique en cent cinquante
Volumes. Malgré son titre, l'ouvrage ne s'oc-
cupe p8| lentement de théologie, mais de
Qmni re icibili et de quibutdam aliii. La théo-
logie, il esl vrai, y a la principale part.
L'exégèse, le dogme, ta morale, la discipline,
la liturgie, l'histoire, l'éloquence sacrée, la
patristique sont l'objet d'autant de diction-
naires ; et même lorsque leur objet comporte
des division.-, naturelles OU admel des nuances
importantes, elles sont traitées dans autant de
dictionnaires Béparés. Ainsi vous ave/, un Dic-
tionnaire de la Bible, un Dictionnaire de Phi-
lologie, un d'Apocryphes, un de Géographie
sacrée et un Allas de l'Ecriture Sainte. Ainsi
vous avez un Dictionnaire de droit canon, un
de Législation religieuse, un de Discipline, un
de Législation canonieo-civile, un de Décrets.
Ainsi vous avez un Dictionnaire il histoire ec-
clésiastique, un de* Antiquités Bibliques, un
des Origines du Christianisme, un des Papes,
un des Cardinaux, un des Ordres religieux,
un des Abbayes, un des Hérésies, un des Su-
perstitions, un des Légendes, un de Biblio-
graphie, un des Croisades, un des Missions,
un des Controveises historique-. Chaque par-
tie de la science sacrée est ainsi traitée avec le
détail, parfois avec les utiles répétitions que
comporte l'ordre alphabétique. De plus, la
philosophie, les sciences, les arts, les lettres,
l'histoire, les métiers, les musées, la politique,
l'économie sociale, l'éducation ont égale-
ment leurs dictionnaires. Enfin, dans l'entre-
deux de l'ordre naturel et de l'ordre surna-
turel, pour les questions d influence de la
religion sur la société, vous retrouvez de
nouveaux dictionnaires. Tous ces diction-
naires, sans doute, ne sont pas des chefs-
d'œuvre ; il y en a même qui ne sont pas des
œuvres, mais des rapsodies taillées à la serpe
et cousues avec un fil grossier. A côté de ces
mauvais travaux, il y a, toutefois, dans I En-
cyclopédie, trois parties excellentes : d'abord,
les anciens dictionnaires de Calme', de Plu-
quet, Helyot et plusieurs autres d'un mérite
supérieur; ensuite les dictionnaires emprun-
tas aux Encyclopédies antérieures et qui
offrent, sur leur objet propre, une science
parfaite; enfin des dictionnaires de création
récente confiés à des hommes vraiment ha-
biles, tels que Quantin pour la Diplomatique,
d'Ortigue pour la Musique, Pellier pour la
Dogmatique, Crosnie." pour l'Iconographie,
Melun pour l'Economie chrétienne, Martin
pour l'Economie charitable, Lenoir pour la
philosophie, et plusieurs autres que tout le
monde connaît et que personne n'oublie.
Mais ave M gne, il faut se hâter. Voici
maintenant une Collection intégrale et univer-
selle des orateurs sacrés en cent cinquante vo-
lumes. Ce n'est pas seulement l'histoire de
l'éloquence sacrée en France, ce sont les mo-
numents authentiques et complets de cette
éloquence. Vous assistez à ses commence-
ments, vous suivez ses progrès, son apogée,
sa décadence, sa restauration. L'ouvrage,
partagé en trois séries, n'admet des extraits
que pour la dernière, c'est-à-dire pour les
prédicateurs du dernier rang; en revanche,
il s'augmente des plus remarquables mande-
556
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
mente des évéquea de France el de Belgique ;
des Million'- lie ii"- prédicateurs oonlempo-
rain -, des prônistes anciens et modernes, et
d'une feérie d'ouvrages sur les règles de li
lionne prédication.
A côté de la Collection universelle des ora-
teur- sacrés se place le Cours complet d'f/is-
toire ecclésiastique en vingt-cinq volumes par
le baron Henrion et L'abbé Vervorst. Nous
n'avons pas ici un ouvrage original ; c'est une
compilation, sans doule, 1res intelligente, as-
sembluge heureux d'immenses matériaux,
mais enfin qui ne marque pas un progrès
dans la science île l'histoire. Le Messie pro-
mis et attendu, Jésus-Christ venu et fondant
son royaume qui doit durer jusqu'à la fin des
temps : voilà toute l'histoire de l'Eglise.
C'était, au iv° siècle, la pensée de saint Epi-
phane. au XVIIe celle de Bossuel,au \ixc celle
de Robrbacher. Henrion, qui adopte cette
idée, accepte, pour le partage du temps, la
distinction traditionnelle des six âges. Dans
les considérations générales de l'histoire, il
fait de larges emprunts aux abliés Blanc et
Vidal, aux Pères Ventura et Newmann, à
Roux-Lavergne. Pour la période avant Jesus-
Christ, il prend Y Histoire du peuple de Dieu
de Berruyer, renforcée des dissertations em-
pruntées à la Bible de Vence. au Dictionnaire
de Calmet et aux conférences de l'abbé Du-
guel. Pour la période postérieure, il continue
en suivant le même système d'emprunts et de
dissertation^. Que si l'ouvrage laisse parfois à
désirer en ce qu'il est rarement à la hauteur
du progrès des sciences et laisse parfois à dé-
sirer sous le rapport des doctiines, ce n'en est
pas moins un cours complet d'histoire en
vingt-cinq volumes in-quarto. C'est bien
quelque chose.
A l'histoire de l'Eglise se rattache :
1° L Histoire du concile de T>ente, par Palla-
vicini, précédée ou suivie du Catéchisme et du
texte du même Concile, de dissertations sur
son autorité dans le monde catholique, sur sa
réception en France el sur les objections pro-
testantes, jansénistes, parlementaires et phi-
losophiques, auxquelles il a été en butte ; en-
fin d'une notice sur ceux qui y prirent part.
2° Perpétuité de la foi de l'Eglise catholique,
par Nicole. Arnauld, Renaudot, etc., suivie «1e
la Perpétuité de la fui sur la Confes>ion auricu-
laire, par Denis de Sainte-Marthe, et des
treize Lettres de Schefi'macher sur les matières
controversées avec les Protestants.
3° Les Monuments inédits sur l'apostolat de
sainte Marie-Madeleine dans la province ro-
maine des Gaules et sur b-s autres apôtres de
cette contrée, par l'abbé Faillon, professeur à
Saint-Sulpice. En tout, neuf volumes.
Voici maintenant trois ouvrages dont je
transcris simplement les titres :
Les deux Sommes de saint Thomas, aug-
mentées du Maitre des sentences et d'un vo-
lume contenant onze tables pour la Somme
théotoyique ; la Bibliothèque de Lucius Fer-
raris pour le droit canon, en huit volumes ; et
la Somme d'or de la Sainte Vierge en vingt-
trois volumes.
J'enregistre encore en courant :
Les catéchismes philosophiques, polé-
miques, historiques, dogmatiques, moraux,
disciplinaires, canoniques, pratiques, ascé-
tiques et mystiques de Feller, A irné, SchefT-
macher, Rohrbacher, Pey, Lefrançois, Alletz,
Almeyda, Fleury, Pomey, Bellaroiin, Meusy,
Challoner, Gother, Surin el Olier.
Les Œuvres très complètes de sainte Thé-
rèse, augmentées des œuvres des saints Pierre
d'Alcanlara, Jean de la Croix et Jean d'Avila ;
Les Œuvres complètes de saint François de
Sales suivies des oeuvres complètes de sainte
Jeanne de Chantai ;
Les Œuvres complètes de Bérulle, d'Olier,
de Tronson, de boudon, de Lantages, de la
Chétardie, de Badoire, de Bourdaloue, de
Bossuet, de Fénelon, de Massillon, de Flé-
chier, du Père Noë1, abbrévialeur de Suarrz,
de la Tour, de Le François, de Baudrand, de
Pressy, de Bergier, des deux Pompignan, de
Régnier, Thiébault, Emery, Duvoieiu, Gé-
rard, Laluzerne, J. de Maistre, d'Arvisenet,
Riambourg, Bonald, Frayssinous, Gerdil et
plusieurs autres. En tout, cent volumes.
J'omets la Théologie de Perrone, les /nsti-
tutiones cathoUcx <le Pouget, la triple gram-
maire hébraïque, le Compendium jurit cano-
nici de Maupied, le Lexicon mediœ el infimae
latinitatis, les Actes de l'Eglise de Paris, le
Manuel ecclésiastique et autres menuailles.
Cela nous donne jusqu'à présent cinq cent
cinquante volumes, tous in-quarto, de quinze
cents colonnes l'un dans l'autre, fidèlement
reproduits des anciennes éditions, actualisés
quand il le fallait, corrigés avec soin, enfin,
pour un éditeur, une œuvre de géant.
Le Titan de la typographie ne voulait pas
borner là ses efforts. Il y avait une collection
grandiose, dont aucun éditeur n'avait osé
jusque-là concevoir seulement l'idée et dont
l'abbé Migne entreprit la réalisation. .Nous
voulons parler de la collection des Pères de
l'Eglise. Depuis l'invention de l'imprimerie,
Cassandre, Ciacconius, Jean de Billy, Ilervet
avaient entrepris de traduire quelques Pères
et d'en reviser les éditions. Au xvue et au
xvui0 siècle, les Bénédictins, marchant sur
les traces de ces devanciers, avaient p^-nsé
éditer une palrologie complète et ils avaient,
en effet, publié, avant la Révolution, les prin-
cipaux Pères des premiers âges. Un grand
nombre d'exemplaires de leurs publications
avaient péri, par le malheur des temps. Pour
en réunir la collec'ion, il fallait de longues
années el des centaines de mille francs.
L'abbé Migne osa les rééditer, éditer ce que
n'avaient pas publie les Bénédictins ; et,
cette œuvre colossale, inouïe, impossible, il
a pu, Dieu aidant, la mener à bon terme.
La Palrologie gréco-latine de Migne compte
trois cent cinquante volumes et contient plus
de trois mille auteurs. L'éditeur, pour en
rendre compte, la, qualifiait d'universelle, corn-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
557
plctr, conforme^ commode et économique ; uni-
verselle, parce qu'elle embrassait tous lei Pères
d'Orient et d'Occident, depuis saint Barnabe
jusqu'à Innocent 111 ; complète, parce qu'elle
contenait toutes les œuvres de tous les Pères ;
uniforme et commode, parce que tous ses vo-
lumes portaient le même format, format in-
quarto, d'un usage, en effet, beaucoup plus
lacile (pu1 le coûteux in-octavo et l'impossitile
in-folio; enlin économique, puisque son prix
ne dépassait guère deux mille (rancs.
La grandeur de l'entreprise n'en avait pas
Fait négliger l'exécution. Pour la Patrologie
grecque, partie la plus difficile de l'œuvre,
Migne avait fait d'abord graver des types tout
exprès, en deux modèles, l'un droit, pour le
texte ordinaire, l'autre plus penché, pour les
mots à distinguer dans le texte; ensuite, il
avait fait venir des compositeurs d'Angleterre,
d'Allemagne, de Belgique, de Bavière, «le
Bohême et même de ltus<ie ; puis il avait
choi-i, pour ses correcteurs, les premiers sa-
vants de l'Europe, notamment des savants
grecs. Quand une feuille était composée, elle
était lue sur la copie primitive, puis les cor-
rections étaient revues successivement sur six
épreuves. L'attention la plus minutieuse était
donnée non seulement à la pureté du texte,
mais encore à l'apposition des accents, partie
fort négligée des Bénédictins.
« La tradition chrétienne, disait l'abbé
Migne, se trouve donc reproduite universelle-
ment quant aux auteurs, intégralement quant
aux ouvrages, chronologiquement quant à la
marche, uniformément quant au format,
économiquement quant aux prix : ainsi est
achevée la plus morale, la plus précieuse et
la plus considérable des publications qui soient
jamais sorties des presses du monde entier ;
ainsi, par conséquent, tombent à terre toutes
les sinistres prophéties sur l'impossible réali-
sation par un seul homme d'un travail aussi
gigantesque. Nous ne craignons pas d'avouer
que le jour de son achèvement a été le plus
heureux de notre vie: et ici nous ne parlons
point comme un éditeur ordinaire qui ne le
pourrait et même ne le devrait pas, puisqu'une
bonne partie de notre grande fortune est en-
gloutie dans l'Œuvre : nous parlons comme
un prêtre qui doit s'estimer heureux d'avoir
été trouvé digne de telles avances, peut-être
d'un tel sacrifice.
« Cela dit, que la fortune nous rentre ou nous
échappe, que nous soyons couvert d'honneur
ou d'ignominie, que nous vivions même ou
que nous mourions, le nom du Seigneur sera
toujours béni pour nous, et nous chanterons
gaiement notre Nunc dimittis, parce que sans
grande science, ni grande vertu, il nous aura
été donné d'être plus utile à l'Eglise que bien
des savants et bien des sain'?, et qu'en posant
ce livre fondamental de toute bib iolhèque sé-
rieuse, à l'édiiion duquel nous n'avons pu
délf rrniner ni libraires, ni communautés, ni
gouvernements, nous pourrons en quelque
KM le dire comme saint Paul: Cursum meum
consummavi ; puis nous présenter avec con-
fiance devanl Dieu, notre Coure de Patrologie
à la main. »
Il faut ajouter que notre éditeur, pour assu-
rer la perpétuité de son œuvre, en avait fait
(■//cher les planches d'impression. Autrefois,
après le tirage d'une édition, la planche était
brisée et les caractères servaient a en former
d'autres jusqu'à entière usure. Par un procédé
de notre moderne industrie, lorsque la planche,
est bonne pour l'impression, on applique
dessus un papier mouillé, rendu épais par le
collage de plusieurs feuilles, battu de minière
à reproduire, en creux, toutes les saillies de-,
caractères. On coule ensuite sur celte feuille
de papier un métal composé avec les mêmes
éléments que les caractères d'imprimerie et
le résuliat est une plaque d'étain qui repro-
duit la page composée par le typographe. On
peut ainsi, par le clichage, réimprimer éter-
nellement un ouvrage dont on a composé une
seule fois la planche.
Or, l'abbé Migne avait cliché ses ouvrages,
pour une valeur de six à huit millions de
notre monnaie.
L'abbé Migne, éditeur, avait établi une im-
primerie dans sa maison. Sa force de produc-
tion était telle qu'il pouvait enfanter, tous les
jours, deux mille volumes in-4°. La main
d'un moine autrefois n'aurait pu copier, en
trois ans, ce qui se faisait en une seule minute
à l'imprimerie Migne.
De plus, Migne fondait lui-même ses carac-
tères, fabriquait lui même ses clichés, glaçait
et satinait le papier, brochait et reliait ses
ouvrages. On voyait, chez lui, se commencer,
se poursuivre, se vernisser, sans payer tribut à
aucune industrie étrangère, les plus vastes pu-
blicationsqu'aiententrepris, depuis l'invention
de l'imprimerie, non seulement les particu-
liers, mais les Congrégations et les Gouverne-
ments.
Enfin pour obliger ses confrères pauvres,
en se tenant dans les limites du bon marché
sans trop négliger la question d'art, Migne
avait établi des ateliers de peinture chrétienne
pour les chemins de croix et la réparation
des vieux tableaux, des ateliers de sculpture
pour les statues d'ornementation et des ate-
liers de facture d'orgues à tuyaux de bois,
à tuyaux d'étain et à anches.
Enfin, menant de front de si grosses
affaires, cho-es inouïes dans les fastes d'une
grande entreprise, jamais, durant vingt-huit
ans, soit par oubli de mémoire, soit par né-
gligence de ses employés, soit par vengeance
d'un tiers porteur, il n'avait éprouvé la con-
fusion d'un billet protesté ; et sa signature est
restée vierge, même dans les mois qui ont
suivi l'explosion républicaine, les crises finan-
cières et la calomnie qui lui a fait tant de
mal, mais que la justice a si énergiquement
flétrie.
Aussi quand un évèque, blessé par des ar-
ticles que l'abbé Migne n'avait pas même lus,
avait lancé contre le dit abbé une sentence
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
d'interdit, il avail été pressé, par tou« ses con-
frères dans l'épiscopat, de lever cette senti née ;
el quand un aventurier, en procès avec M igné,
avai présenté, pour sa décharge, une appro-
bation très explicite de son ordinaire, Migne,
pour sa justification, produirait un mémoire
où l'on ne lit pas moins de mille soixante-cinq
approbations. L'abbé Mucne, nnalysant ce
mémoire, disait : Sur les I 063 mères ici con-
signée*, deux font connaître la mis-ion quenous
avons reçue de l'Ordinaire ; deux mention-
nent le plai.-ir qu'ont éprouvé de nos tra-
vaux deux grands Papes: Grégoire XVI et
Pie IX ; une est d'un Concile de France
fort de 50 membres; 33 émanent de cardi-
naux français et 14 de cardinaux étrangers ;
6 des patriarches d'Orient; 50 d'archevêques
français et 29 d'archevêques étrangers ;
341 devêqnes français et 127 d'évéqucs étran-
gers ; 1 d'un vicaire apostolique français;
14 d'abbés mitres français ; i d'un préfet
apostolique français et 7 de préfets aposto-
liques étrangers ; 12 de prélats romains fran-
çais et 10 de prélats romains étrangers ;
49 d'écrivains du clergé régulier français
et 12 du clergé régulier étranger; 158 d'écri-
vains du clergé séculier français et 20 d'écri-
vains du clergé séculier étranger ; 25 d'au-
teurs laïques français et 9 d'auleurs laïques
étrangers ; enfin 45 de journaux français
et 1 \ de journaux étrangers.
Mais, sans parler des 1 065 approbations
écriles, il en e^t de non écrites qui valent bien
les premières. Ce sont les 212 visites épisco-
pales dont les Ateliers catho'iques ont été ho-
norés et dont la nomenclature retrouve ici à la
suite des lettres. Encore, en fixant ce chiffre,
sommes-nous de beaucoup au-dessous de la
vérité, parce que, pendant plus de 10 ans,
nous n'avons eu soin de prendre note d'au-
cune visite !
Il est une troisième sorte de témoignages
qui a peut-être une valeur plus significative ;
ce sont les Recommandations impiiméesou
verbales qui ont eu lieu en sus des Lettres et
des Visites. Il s'es-t, en effet, tenu en France
et hors de France, peu de synodes et peu de
retraites ecclésiastiques; il a élé adressé peu
de programmes de conférences diocésaines ; il
a été imprimé peu d'Ordo ou de Brefs ; il a été
lancé peu de circulaires et de lettres pasto-
rales, sans que les publications des Ateliers Ca-
thc ligues n'y aient été citées ou louées.
En lisant, en effet, ce mémoire, on voit les
plus hauts personnages épuiser, envers Migne,
toutes les formules de l'admiration. Mais en
visitant les Ateliers Catholiques, on était obligé
de confesser que tous ces éloges étaient en-
core au-dessous de la réalité.
Nous avons visité, pour notre part, ces
glorieux Ateliers. Nous nous sommes pro-
mené dans ces vastes pièces où se dressent, en
co onnes triomphales, de* milliers, des mil-
lions de livres. Frappés d'admiration devant
ces nouvelles Pyramides, les anciens auraient
sui nommé l'éditeur l'Atlas du monde intel-
lectuel et moral. Ces pyramides, en effet, «ont
des colonnes de Lumière d'où B'échappeot les
rayons qui ronl porterie Peu sacré jusqu'aux
extrémités de la terre; chaque volume pii en
sort est une langue de feu qui s'en va par li
les chemins de fer de l'ancien et du nouveau
monde, par toute* les voies de terre el de
mer. annoncer la Bonne Nouvelle, la Vérité»
la Science, la Civilisation aux quatre vents du
ciel. Quelle mission I (Juel apostolat! Ce foyer
central, d'où rayonnent tous les trésors qui font
la gloire du Christianisme el l'honneur de l'es-
prit humain, tous les monuments qui forment
l'héiilage des générations et constituent les
titres de l'Humanité à d'immortelles espé-
rances; eh bien ! celte magnifique créai ion,
la devons-nous aux ressources d'un Gouver-
nement tout-puissant que l'on croirait seul
capable de ces grandes choses? Non, c'kst
l'oEOVHe d'un stLL homme! mais d'un homme
inspiré par le génie de celte foi qui transporte
les monraynes et renouvelle la face de la terre.
A soixante-huit ans, mais toujours fort et
toujours résolu, le Napoléon de la typogra-
phie Bongea t à achever sa Bibliothèque uni-
verselle. Une collection des Conciles en quatre-
vingt volumes ; les œuvres complètes de saint
Bonaventure, de saint Thomas, deGerdil et du
Père Berlhier ; deux nouvelles encyclopédies,
l'une pour la philosophie, l'autre pour les
sriences et les arts; la réfutation de toutes
les erreurs et de tous les systèmes philo-
sophiques; un livre de l'unité, un traité des
points fondamentaux, un rituel des rituels, un
ca'echisme des catéchismes, les actes syno-
daux de tous les diocèses et vingt autres pu-
blications figuraient déjà sur des prospectus.
A son dernier jour, il se réservait de confie) , à
une Congrégation religieuse, comme institu-
tion fondée, son établissement. De plus, le bé-
néfice de >-es publications devait passer entre
les mains de la Propagation de la foi. Fnfin,
en chantant d'un cœur joyeux son Nunc di-
mittis, Migne voulait coi. sacrer, de tous ses
travaux, à l'Eglise le protif, à Dieu la gloire.
Triste retour des choses humaines ! Cette
biographie que nous avons écrite dans la joie,
il faut l'achever .tans la tristesse. A la fin de
l'hiver 1868, sur les deux heures du malin, un
incendie éclate dan> le grand atelier de Migne.
Le feu, allumé on ne sait comment, se propage
avec la rapidité de la foudre sur ces masses de
feuilles imprimées. De l'atelier, il gagne les
étages supérieurs où reposent tant de livres,
il se répand contre les parois où sont entas-
sés tous les clichés. Les livres s'enflamment,
les clichés se fondent, des fleuves de métal se
mêlent aux lueurs de l'incendie. En quelques
heures, il ne reste plus rien de tout ce que ren-
fermaient l'atelier du rez-de-chaussée et toutes
les pièces d'au-dessus. Le plomb fondu, les sa-
lons de livres, les machines renversées, voi à ce
quedécouvrel'œildu vit-iteur. Nousavionsvisité
l'atelier dans ça splendeur, nous l'avons revu
dans son affliction. Nous avons vu ces lingots
de métal attendant la vente au poids; ces
I.1VI1K QUATRE-VINGT-QUINZIÊMI
i lichéB brisés donl on espérait faire un triage;
ces machines, si longtemps activées, mainte*
rmiii rougies par la rouille ; ces poutres noir
cie.s a 1 1 < • - 1 .- 4 n t que la d< struction svail menacé
d'être ainotue ; ce bureau, où roarmillaienl lee
savants, silencieux comme le désert; cel ate-
lier enfin, rPoù avait jailli tant de lumière,
traversé par quelques portefaix, inondé par
les pluies du Ciel. NOUS avons revu surlout cel
éditeur si doux et si fort, toujours fart et tou-
jours doux, mais frappé au cœur par la main
de la Provi lence, qui, à tant de mérite, a
voulu en ajouter un plus difficile et plus mé-
ritoire, celui de la résignation. Nous nous
éloignâmes de ce douloureux spectacle, pleu-
raul ei murmurant: 0 altuudol
En tsiti naissait, dans un petit vil'age de
la Haute-Garonne, un enfant qui reçut au
baptême le nom de Louis. La famille était
pauvre, elle avait de nombreux enfants, et ne
pouvant leur donner la fortune, elle leur assura
du moins l'éducation chrétienne et la force
de résolution qu'inspire la foi. Quand Louis
eut atteint sa dixième année, il se prit à jouer
au bouchon: comme il avait le coup d'oeil
just- el la nain sûre, il gagnait, chaque di-
manche, après vêpres, quelques sous. Ces
sous, il les cachait dans une tirelire assez sin-
gulière, dans les interstices des pierres d'un
\ieux mur. (juand il ju^ea que sa fortune
devait atteindre un certain chill're, il éventra
la vieille muraille et se trouva possesseur de
80 francs. Avec ces 80 francs, i! acheta des
vieux livres et s'établit porte-balle. Un beau
malin, le voilà parti la balle sur le dos, pliant
sous le faix (L-s vieilles reliures. D'aventure,
s'il rencontrait un luxueux presbytère, il se
disait d'avance que la vente sérail difticile ;
DSttis s'il rencontrait, dans un presbytère pau-
vre, un cure assez mal vêtu, il se disait : Ici je
vais faire moisson. De presbytère en presbytère,
Louis avait vendu tous ses volumes, mais il
en avait, par échange ou par achat, acquis
le quintuple. Nanti d'une bibliothèque de
vieux bouquins, il établit des dépôt- dans plu-
sieurs vi le», notamment à Chilon-sur Saône et
■ Laogres. Bientôt, à la suite d'> ntenU; avec
les giands éditeurs de Paris, il joignait, à la
vente des vieux livres, les plus nouvelles pu-
blications. Or, un jour, voulant obtenir, des
frètes Gaume, des volumes à ln>s bon marché,
les Gaume lui répondirent: Si vous croyez
qu'on peut céder à ce prix-la, mettez-vous
éditeur. — Pourquoi pas, repartit Vives. Le
fait est que l'année suivante, Louis Vives
avait fait une nouvelle édition du Diction-
naire de Bergîer et la vendait comme du pain
bénit. Ce fut le commencement de sa fortune.
De Cbaion, Vives transféra i-a maison a
Paris, et en fit |e gjège de ses opération*,
gardanl aille ms ses dépôts qu'il confia a ses
frères et aux frères Bordes.
A celle date, il y avait, dans le Clergé, un
nom désir de science el uu voeu ardent
p >ur U reprise des études ; a ee désir s'opposait
un obstacle, la désuétode de la lecture en
latin. Vives t< urna la difficulté ; il lii faire des
traductions qu'il publia. <mi y adjoignant le
texte. En ce g* nre, il édil| notamment les
Œuvres de quelques i', m- de l'Eg'ise, le
Rationat de Durand, les Œuwe* t/riritwlk
saint lîon a vent nre, la Chaîne d'Oi , le» Comrru n
taires de saint Paul, les opuscules el le- deux
Sommes de saint Thomas, les discours du
cardinal Beltarmin, desopuscules du cardinal
Bona, la Sainêe fmniUe de Mora'ès, VAbiégéde
Suarez, le Cntéchisme de Canîsius. Ces tra-
ductions étaient louables comme œuvres d'en-
Beignemenl mutuel, comme préparation à la
lecture des textes originaux, que doil
commander tout esprit un peu lier. Vives le
comprit et «u lieu de s'elerniser, de s'immo-
biliser dans la traduction, il aborda les œuvres
dans leur langue native, sans plus. Migne
avait publié les Pères, Vives voulut publier,
non pas des cours complets de théologie, mais
les œuvres originales des Bcolastiques et des
grands théologiens. C'est ici l'œuvre person-
nelle, intelligente et vraiment grandiose de
Vives.
On lui doit les Œuvres complètes d'Albert
le Grand, de saint rl bornas d'Aqtiin, de saint
Bonaventme, de Duns Scot, de Bellarmin, de
Snatez, de Delugo, les Dogmes (liéologiques
de Petau et de Thomassin, le Clypeus tUomis-
tirus de Gon-t, f.a Théologie de l'esprit et du
cœur de Contenson, les Traités /ihi.'oso/i/iiques
et thi'ologKjUifS de Jean de saint Thomas, les
Œuves mystiqnex d'Alvarès de Paz et de
J «cques Marchant, l' Auri o'lina univerialis du
Père Boherl, l'Upus concionum de Malhias-
Fèvre, la Sommede Billuart, le Jus canonicum
de IteifTensluel, les deux Œ-arium de Joseph
Mansi, le Snnnrium et le Wiridarium de Jean
Busèe, les Commentaires de Cornélius a Lapide,
les Commentaires d Eslius, les théologies de
Thomas de Charmes, de Claude Lacroix et de
Perrone, la Fie des saints de Surius, la Bïblio-
th»ca uianw'lis de Lohner et les Œuvres de
Bernard de Picquignv.
La l'airologie de Migne n'étant pas acces-
sible au commun des prêtres, Vives voulut
encore mettre a leur portée les œuvres des
principaux Pères de l'Eglise et des grands
écrivains qui doivent orner la bibliothèque du
presbytère. Pour orienter le lecteur studieux,
il publia Phisloire générale des auteurs sacrés
et ecclésiastiques de dom Cellier. L'Eglise doit
à Vives des éditions complètes de Tertnllien,
de saint Augustin, de saint Jérôme, de saint
Jean (;br\so-iôme, de saint Bernard, de saint
François de Sales, de Bossoet,de Fenelon, de
Bourdalone. de Dr- xelius et de saint Alphonse
de l.igioii. — Je ne cite que pour mémoire
les Œuvres de Chateaubriand, de Joseph de
Maisire. I* s Mélange* de Venillot, les Œuvres
françaises du père Ventura.
Si," d'u • coup d'œil synthétique, vous em-
brassez cetœ collection d'auteurs traduits,
d'œuvres complètes et de théologiens, sans
parler d'une multitude d'autres publications,
vous devez conclure que Louis Vives a plus
560
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
contribua au succèfl des études ecclésiastiques
et à la défense de l'Eglise que ?ingl générât tons
<; ■ moines écrivant dansleur monastère. Vives
BBt) comme Migne, un Titan de la librairie
chrétienne.
Victor Palmé, né vers 18:10 dans la Sartbe,
puisa, dans le voisinage de Solesmes, l'orien-
tai ion de sa vie. D'une famille aisé--, au terme
de ses études littéraires, il ne songea point à
une de ces carrières insignifiantes où tant de
braves g^ns, contents d'un bonnéte entrelien,
dépensent à peu près inutilement leurs forces.
Après l'apprentissage nécessabe, il s'établit
éditeur à Paris. Les débuts lurent humbles;
mais le pelit éditeur de la rue Sainl-Sulpice
avail une grande âme.
Or, il advint qu'il rencontra un jour des
hom mes de puissante initiative, Jean Garnandet,
PaiilGuérin, Léon Godard. Ces hommes lui
dirent que si Migne et Vives avaient doté la
librairie ecclésiastique d'innombrables mo-
numents, il restait encore une œuvre connexe
à accomplir: c'était la publication des grands
monuments de l'histoire. Palmé avait déjà
publié pour un million de ces petits livres,
que les journaux louent, que les critiques
admirent, dont ils exaltent les auteurs à tour
de bras. Ces livres, tous encensés, font péni-
blement leur chemin, trop souvent ne se
vendent pas, surtout parce que les prêtres
franc m s, et les laïques encore plus, ont à peu
près perdu le feu sacré, ce bel amour de la
vérité, condition indispensable de ses succès.
Le difficile n'était pas de comprendre que les
grandes publications remorqueraientles petites
et sauveraient laF rance en poussant le clergé à
la haute culture. Le difficile était de trouver le
moyen d entreprendre et de mener à bonne fin
un si grand travail. Comment faire?
Victor Palmé imagina de transformer sa
maison en agence générale de librairie catho-
lique ouvrit des souscriptions et entra, d'un
cœur résolu, dans une entreprise dont les
bienfaits certains n'empêoh;iient pas les
énormes difficultés. Palmé entreprit de publier
les (JEunres des Bénédictins et des Bollan-
disles. Hic opus, hic la bar est.
A l'actif glorieux de Victor Palmé, nous
devons inscrire: 1° La reproduction textuelle
des cinquante-quatre volumes in-folio des
Acta sanctorum des Bollandistes : 2° Le Gallia
Chrutiana des Bénédictins; 3° le Recueil des
historiens des Gaules et (te la France, de dom
Bouquet en vingt-trois volumes, l'Histoire lit-
téraire de la France des mêmes Bénédictins,
en seize volumes; ta Théologie morale des
docteurs de Salamanque en vingt volumes.
En même temps. Palmé dans le dessein
d'entraîner le prêtre à l'étude, créait des re-
vues : la Revue du monde catholique pour faire
échecà la Revue rationaliste des Deux- Mondes;
Y Echo de Rame, pour rattacher les âmes à la
ville éternelle ; VAmi dis tiares, pour tenir au
courant de la bibliographie; VA mi du clergé,
pour résoudre chaque jour les cas de cons-
cience du ministère ; les Analecta, pour faire
suite à la Correspondance de Romee\ faire con-
naître an . lergé catholique les décisions de la
Curie romaine.
Migne, Vives, Palmé, en se vouant à de si
grandes entreprises, avançaient sur l'espril de
leur temps; ils préparaient une œuvre, dont
Dieu seul connaît les temps et les moments,
dont leurs yeux réjouis ne devaient saluer que
l'aurore. La cité divine de la vérité e-l liàtie
avec des livres ; mais les livres, à eux seuls,
ne peuvent pas accomplir le travail dont ils
sont les instruments. En vain, vous 'Crirez sur
le frontispice de celte biblio hèque : Praesi-
dium reipublicae chri&tianae; s'il n'y a personne
dans la bibliothèque, la poussière la couvrira
d'un linceul et les rats et les larvps pourront
y exercer impunément leur œuvre de destruc-
tion.
Or, il faut le confesser sans honte, l'esprit du
clergé français n'était pas à la bailleur de si
grands desseins ni capable à lui seul d'y faire
honneur. Nos grands éditeurs réussirent pour-
tant à lui in^ulfler un certain effort de zèle et
s'ils purent mener de front leurs grands et
nombreux ouvrages, c'est avec le concours
des prêtres. Vers 4850 ou 60, le clergé français,
à lui seul, achetait plus de livres que tous les
clergés reunis de l'univers; aujourd'hui le
clergé français est, de tous les clergés de l'uni-
vers, celui qui achète le moins de livres. Ces
deux faits i aractérisent de3 siluations con-
tradictoire-'. Tant que le clergé soutint les
éditeurs, ils purent prospérer; dès qu'il les
abandonna, ils ne purent longtemps se sou-
tenir et succombèrent à l'ingratitude des cir-
constances.
On a fait la-dessus beaucoup de jérémiades
inutiles et inintelligentes. « Les pièces d'argent
sont rondes, disent les paysans, c est pour
qu'on les fas^e rouler. » Je suis beaucoup plus
radical: la monnaie est faite pour qu'on la dé-
pense utilement et je ne lui vois pas d'emploi
plus nob'e que sa consécration aux œuvres de
la presse. La presse est la première puissance
du monde; l'empire appartient a l'hglis- ; la
presse est aujourd'hui l'indispens ible auxi-
liaire de l'apostolat et la sauvegarde de I em-
pire ecclésiastique. Quand même la presse
ne mènerait pas ses campagnes avec un profit
commercial suffisamment rémunérateur, elle
accomplirait encore son œuvre. Mais si elle
vient à subir les pires destinées du concordat
amiable ou d'une banqueroute selon la justice,
il ne faut pas trop pleurer ses malheurs.
L'argenl est fait pour être dépensé. Perdu
'pour perdu, vaut-il mieux qu'il se perle
dans le Panama, dans les chemins de fer du
Sud, dans l'emprunt du Honduras, dans l'em-
prunt de ces mille escroqueries que les juifs
excellent a ma< hiner? Ne vaut-il pas mieux,
même financièrement, qu'il se couopromeite,
par une espèce d'héroïsme, dans le renouvel-
lement de tous les titres doctrinaux, scienti-
fiques et littéraires de la Sainte Eglise? Avec le
Panama, tout est perdu sans retour; avec les
livres, si les prolits sont moindres, les pertes
LIVRÉ QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
sensibles, au moins tout n'est pas perdu,
puisque les livres restent, et même rien n'esl
perdu, puisque l'argent perdu, en diminuant
le prix des livres, aide singulièrement à leur
propagande et remplace les titres du prêteur
déçu par un titre d'apôtre, qui n'est pas, de-
vant Dieu, susceptible de déception.
L'histoire s'apitoie certainement sur les
infortunes des bailleurs de fonds et sur les
malheurs plus graves des éditeurs catholiques ;
mais elle baise leurs glorieuses blessures. Kn
ce siècle, quel est donc l'éditeur français qui
n'a pas connu les misères du métier ? Môme
parmi les catholiques, exception faite pour
les éditeurs de classiques toujours vendus
jusqu'à l'épuisement, et sans qu'on puisse
imputer à leurs désordres leurs échecs, tous
les éditeurs catholiques ont essuyé des revers.
L'éditeur versaillais de l'admirable édition de
Bossuet, Lebel, en fut réduit à se brûler la
cervelle; à Lyon, Guyot et Briday ne firent
pas fortune ; à Paris, Douniol, l'éditeur de
Dupanloup, dont les brochures, d'après Du-
panloup, se vendaient par centaines de mille,
c'est-à-dire ne se vendaient pas du tout, finit
par boire un bouillon. Je ne dis rien, par dis-
crétion, ni de Périsse, ni de Mellier, ni de per-
sonne. Mais l'histoire des éditeurs est un mar-
tyrologe et ce martyrologe n'est ni sans utilité,
ni sans gloire. Je souhaite modestement qu'il
se continue et que les livres, vendus à plus bas
prix, inondent les presbytères, désormais inex-
cusables, s'ils ne se livrent pas à la poursuite
de la haute science.
Après les éditeurs, parlons des érudits.
Au Moyen Age, les études, spéculatives et
pratiques, suivaient fidèlement l'ordre des tra-
ditions chrétiennes. A l'apparition du protes-
tantisme, l'hérésie mettant en cause tout le
corps des doctrines révélées ainsi que l'auto-
rité, divinement instituée, pour les propager
et les défendre, il fallut prouver les traditions
elles-mêmes et invoquer, pour cela, les mo-
numents. Les grands événements qu'entraîna
la réforme protestante ébranlèrent, de plus
en plus, les croyances ; il fallut, de plus en
plus, les soutenir et les corroborer. Les
docteurs, au lieu de se livrer aux grandes
méditations de la science pure, durent
donc élever, autour des dogmes attaqués, de
gigantesques remparts. Les trois derniers
siècles ne furent pas, sans doute, perdus
pour la science spéculative, mais ils furent
surtout des siècles d'érudition. Entre l'oura-
gan séculaire de la révolte luthérienne, et
I ouragan, également séculaire, de la Révolu-
tion française, aux derniers jours de paix,
Dieu suscita d'infatigables travailleurs pour
inventorier les trésors des anciens âges et les
fixer sur l'indélébile airain de la typographie.
Telle fut surtout la mission des ordres reli-
gieux, vraies pépinières d'érudits que do-
mine le grand triumvirat des Baronius, des
Bolland et des .Manillon. Par une admirable
disposition de sa Providence, Dieu avait voulu
opposer d'avance, aux coups les plus mal-
T. XV.
veillants de l'ennemi, d'invincibles boule-
vards.
\|irês la Révolution, les ordres religieux
détruits, le der^,; décimé, le sacerdoce mili-
tant réduit à quelques rares pasteurs, on ne
put renouer immédiatement la chatne
traditions érudites. Il fallait courir au plus
pressé, voler d'abord au salut de A
mesure que le clergé put remplir ses cadres,
il voulut reprendre ce sceptre de la science
qu'il s'était fait l'honneur de porter toujours
avec le sceptre de la foi. C'est ainsi que nous
allons voir surgir des érudits nouveaux. Au
milieu des agitations du siècle, quand la mul-
titude se presse, comme les enfants égarés
d'Israël, autour du veau d'or, il se trouve,
dans l'Eglise, des solitaires d'intention qui se
dévouent, corps et âme, à la recherche de
la vérité. Celui-ci va à la découverte des
textes perdus, celui-là vérifie les textes fal-
sifiés, cet autre explique les textes longtemps
mal compris, cet autre redresse les méfaits de
la critique, tous travaillent à la glorification
du Dieu des sciences. A Dieu soit la gloire de
leurs travaux, à l'Eglise le profit et aux sa-
vants le mérite.
Les principaux érudits de cette époque sont
le cardinal Pitra, l'hébraïsant Lehir, l'exé-
gète Glaire, l'abbé Gorini et plusieurs autres.
L'histoire leur doit une justice d'autant plus
empressée que leur dévouement exigeait un
plus grand courage.
Jean-Baptiste Pitra naquit à Champfor-
gueil, près Chalon-sur-Saône, en 1812. Son
père exerçait les modestes fonctions d'huis-
sier ; sa mère était une femme d'un esprit fin,
d'un jugement peu ordinaire, qui dut exercer,
sur son fils, une singulière influence. Jean-
Baptiste montra, dès ses premières années,
une intelligeuce et une piété supérieure à son
âge. En 1823, il faisait sa première commu-
nion à Ouroux-en-Bresse. Sept mois après,
nous le retrouvons, à Cuisery, au pensionnat
Grognot, sous la direction d'un ancien béné-
dictin, l'abbé Tessier. De cette époque date la
première idée de sa vocation bénédictine.
En 1825, le petit Pitra reçoit la confirmation
des mains de l'évêque d'Autun, qui, par re-
connaissance de quelques services rendus par
un oncle médecin, reçoit l'élève de Cuisery
en son petit séminaire. Jean-Baptiste débute
en cinquième et se maintient, jusqu'en rhéto-
rique, à la première place. Aux succès sco-
laires, le jeune élève joignait des succès
meilleurs. Nature énergique, doué d'une ad-
mirable puissance de raison et de sentiment,
le jeune Pitra se livrait à la piéle encore plus
qu'à la science et, dans ses pratiques reli-
gieuses, il laissait voir les deux faces les
plus attrayantes de la dévotion, l'amabilité et
la franchise. En 1830, il entrait au grand sé-
minaire, pour en sortir prêtre en 1836. A
vingt-trois ans il fut appelé à professer l'his-
toire au petit séminaire d'Autun ; à vingt-
quatre, il fut désigné pour la chaire de
rhétorique qu'il occupa jusqu'en 1841. Dans
36
HISTOIRE I NIVEUSELLE DE L'ÉGLISE i ATHOLIQUE
ses humanités, Jean-Baptiste était sorli sou-
vi ni «lu cadre des études classiques : il aimait
;, savourer les beautés des Pères et la poésie
de la Bible; dans ses cours de théologie, il
avait obtenu la permission de recourir aux
inds auteurs, notamment a saint Tbomas
d'Aquin el à Suarez ; professeur, suivant la
marche ascendante de son talent et de ses
éludes, il fut pris d'une véritable lièvre de
travail qui devint, pour le reste de sa vie, une
condition indispensable de bonne santé. Sa
chambre était encombrée de livres : les
chaises, les tables, le parquet, tout était en-
vahi par les livres ouverts ou les manuscrits
commencés. Le jeune profes-eur buvait à
longs traits dans l'océan de la science catho-
lique et épanchait, en ébauches d'ouvrages,
la plénitude précoce de son abondance. Aussi
quand l'abbé Pitra montait en chaire dans la
chapelle du séminaire, é!ait-ce double fête
pour l'auditoire. Les discours de l'orateur,
semés de traits empruntés à l'histoire, sur-
tout à l'histoire de l'Eglise d'Autun, relevés
naturellement des charmes de l'éloquence,
laissaient une profonde impression dans le
cœur des élèves et des maîtres, fiers, les uns
d'un tel professeur, les autres d'un tel con-
frère.
Un événement providentiel vint mettre en
évidence les mérites éminents de l'abbé Pitra.
Kn 1829, en la fête de saint Hévérien, patron
de l'église d'Autun, l'évêque du Trousset-
d'Héricourt se rendait, en compagnie d'un
savant archéologue, l'abbé Devoucoux, de-
puis évèque d'Evreux, au cimetière de Saint-
Pierre-l'Étriez. Les promeneurs heurtèrent du
pied quelques débris de marbre portant ins-
cription grecque. L'évêque les fit transporter
au petit séminaire. L'abbé Pitra n'eut pas
plutôt considéré celte inscription mutilée,
qu'il courut au cimetière et fit fouiller, jus-
qu'à quatre pieds de profondeur, suivant avec
anxiété tous les coups de la pioche et ne
quittant la place qu'après avoir déterré au
septième fragment. Malheureusement, les
autres fragments restèrent introuvables : l'in-
connu à suppléer fut dévolu aux ingénieuses
suppositions de la science épigraphique.
L'abbé Pitra se mit courageusement à l'in-
terprétation de ce texte, secondé par les lu-
mières de la Société Eduenne. Pans une pre-
mièie lettre aux Anna/es de philosophie chré-
tienne, il annonçait l'importante découverte
el hasardait une traduction. L'éveil donné, de
toutes parts on se mit à l'œuvre. La France,
l'Allemagne, la Hollande, l'Italie, l'Angle-
terre, se livrèrent, avec un courage digne des
plus grands éloges, à la découverte du sens
et de la portée de l'inscription grecque d'Au-
tun. Raoul-Hochette, le l cchi, Ch.
Wordsworih, Dilbner, Windiscbmann, Franz,
Boni t de Warmond, Leemans et d'autres
furent les lutteurs de ce noble pugilat. Pen-
dant que les parties s'acharnaient les unes
contre les autres, un anonyme, modestement
caché sous les initiales L. J. C., adressait aux
Annales de philosophie une série d'articles où
il envisageait la question au point de vue his-
torique, dogmatique, paléographique, litur-
gique et critique;. Cet anonyme, qui était le
vrai juge du camp, tout le monde le devinait,
c'était le professeur de rhétorique du petit
séminaire d'Autun, l'abbé Pitra.
Voici une traduction en vers de cette cé-
lèbre inscription, monument chrétien du
11e au m0 siècle, où le Père Secchi a décou-
vert tout un symbole de seize cents an
Fils de Dieu, le cœur plein de tendresse infini,
ICHTHUS, chez les mortels, prit l'immortelle vie
Et révéla ses lois ;
« Viens rajeunir ton âme, ami, dans l'eau sacrée,
« L'eau divine où descend la sagesse iocréée
« l'hu riche que les rois.
« Prends l'aliment plus doux que le suc de l'abeille,
« ICHTHUS est dans tes mains ! que ta foi se réveille,
« 0 Saint ! prends, mange et bois ! »
Donc, o Maître Sauveur, lcbthus répands ta grâce ;
Fais luire sur la mère un rayon de ta face,
Exauce nos deux voix ; des morts sois la splendeur !
Heureux Ascandius! ô mon bien-aimé père,
Vous, frère, que je pleure ! et toi, ma bonne mère !
De moi qu'il vous souvienne eu la paix du Seigneur!
ICHTHUS est venu,
A souffert, a vaincu 1).
Le vendredi saint de l'année 1840, le jeune
professeur sollicitait son admission au monas-
tère bénédictin de Solesmes. Sur la réponse
affirmative de l'abbé, il y vint pendant les
vacances de la même année; mais l'évêque
d'Autun, qui ne trouvait pas facilement à le
remplacer, voulut éprouver sa vocation, en le
retenant pour une année encore. En 1841,
l'abbé Pitra prit donc définitivement la robe
monacale et. en 18'*3, le 10 février, fête de
sainte Scolastique, sœur de saint Benoit, il
émit sa profession solennelle entre les mains
de Dom Guéranger. Une personne, présente à
la cérémonie, 6aus le connaître, disait à un
ami de Dom Pitra : « J'ai assisté à la profes-
sion d'un jeune Père qui avait l'air d'un
ange. »
Le nouveau moine se donne, de cœur, à
ses devoirs d'état. « Fidèle à remplir toutes
les observances de l'Ordre, dit un de ses bio-
graphes (2), aussi zélé dans les petites choses
(1) Annules de philosophie chrétienne. Voir les années 1839-40-41-42-
u t. III, p. 98, an. 1841. Pourrie plus amples détails sur l'inscription j
-43. Celte traduction se trouve
in. is4i. rour oe puis ampies utnaus sur iiuouiipmju grecque, consulter Spwilegium
solesmense, t. I, p. 554, Nous ajouterons cependant que celte inscription du ne siècle est gravée sur
une tablelte de marbre de Paros ou d'Etrurie, divisée en huit fragments inégaux, dont deux sont per-
dus et doux autres portent l'empreinte dos crampons qui attachaient la tablette au monument fu-
nèbre. Los fragments sont conservés au Musée d'Autun.
(2 Dutron, auleur de la Légende de Sainte-Ursule, clans la Revue du monde catholique, tome V,
p. 6
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈM]
que dans les grandes, plein d'affection et de
déférence pour son abbé, d'un commerce ai
niable avec ses frères, il ne goûta jamais plus
de bonheur que dans toutes les pratiques
d'humilité dont la vie monastique esl pour
ainsi dire lissue. Celte volonté si énergique
dont le travail possédait le don de plier son
caractère à l'obéissance. Lutteur sain égal
sur la brèche, c'était un enfant sans volonté
et docile à la voix de Dieu qui lui parlait par
la sévérilé de la règle de Saint-lîenoit. Ja-
mais il n'usa de dispense, même momentanée,
dans les austérités de l'Ordre. On ne se rap-
pelle pas de l'avoir vu manquer une seule fois
aux offices du chœur qui appellent à l'église
les Bénédictins cinq fois par jour. Attentif à
ne pas perdre un moment, il avait la science
de trouver du temps en abondance, les fortes
études auxquelles le jeune Bénédictin se li-
vrait nécessitant parfois un supplément de
travail, sa forte santé permettait à son abbé
de l'autoriser à des veilles qui tantôt se pro-
longeaient fort avant dans la nuit, tantôt
anticipaient largement sur l'heure matinale
du lever de la communauté. »
L'antiquité ecclésiastique avait toujours
possédé les sympathies de Dom Pitra ; une
fois Bénédictin, il voulut suivre les traditions
de son Ordre et marcher sur les glorieuses
traces des Luc d'Achéry, des Martène, des
Montfaucon, des Durand, des Coustant, des
Ruinard et des Mabillon. A l'exemple des
deux derniers, il songea à rechercher, dans les
bibliothèques, les manuscrits qui devaient le
mettre à même de reculer les bornes de la
science patristique. Le missionnaire de l'éru-
dition débuta par la vi>ite des bibliothèques
de France. Ses premières armes se firent dans
la ville de Troyes. Après un premier voyage,
il se dirigeait, en 1847, vers le nord de la
France; visitait, en passant, Liile et Cambrai;
allait, de là, à Bruxelles où il trouvait les
nouveaux Bollandistes ; et pénétrait jusqu'en
Hollande, jusqu'aux curieuses archives de
l'Eglise janséniste d'Utrecht. Au retour, la
renommée grandissante de Dom Pitra et les
relations amicales avec plusieurs membres de
l'Institut lui ouvraient les bibliothèques de la
capitale. En 184U, le gouvernement de la
république proposait même aux Bénédictins
de Solesmes d'achever la Gallia christiana ;
malheureusement, pour des motifs sans doute
très justes, mais que nous regrettons, l'Institut
renaissant ne put accepter cette offre. L'année
suivante, Dom Pitra se rendait en Angleterre,
visitait successivement le3 bibliothèques de
Londres, d'Oxford et de Cambridge, la tour
de Londres, les archives de Westminster, du
Reeord'a Office, de l'Athéneum Club, de Lam-
bert Palace et le3 mu-ées opulents des membres
d ; la noblesse anglaise. En 1856, le docte
lédictin prenait part, comme membre de
rit- Benoît, au concile de Périgueux. Enfin,
en 18')0, muni d'un passe-port diplomatique
du gouvernement français, il partait pour la
compulsait les bibliothèques de Saint-
Pétersbourg et de Moscou, el naît le
chemin de Solesmes en passanl par Vienm
Berlin. Le Bénédictin du kix* siècle, profitant
des facilités de la civilisation moderne, avait
franchi les limites respectées par les Pape-
brocli et les Mabillon.
Dans l'intervalle de ses voyages, D un Piira
avait été appelé une première fois à Rome, et,
à cette occasion, il avait entamé l'examen des
grandes collections romaines. Kn 18151, une
nouvelle demande de Pie IX l'invitait à dire,
à sa chère Solesmes, de longs adieux et à
venir prendre place dans la section de la Con-
grégation de la Propagande, consacrée aux
églises d'Orient. Le 16 mars 18G.'}, il était
revêtu de la pourpre, à la suite des Sl'ondrate,
des d'Aguirre, des Quirini, des Luchi, des
Grégoire XVI et de tant d'autres Mis du cloître
bénédictin. La France catholique perdait une
de ses gloires, elle s'en réjouissait en pensant
aux services que le nouveau cardinal ren-
dait dans le conseil suprême de la chré-
tienté.
Le cardinal Pitra, après sa promotion, ne
cessa pas un instant ses chères études qui ont
fait, de tout temps, une des gloires du Sacré-
Collège.
On doit, au cardinal Pitra, les ouvrages sui-
vants : La Hollande catholique, la Vie du Père
Liebermann, Y Histoire de saint Léger et de
Y Eglise des Francs au vu* siècle, les Etudes
sur la collection des Bollandistes, le Spicilège
de Solesmes, une étude sur les canons et les
collections canoniques des Grecs, enfin le
Droit carton des Grecs et deux séries d'Ana-
lecta.
La Hollande catholique n'est guère qu'une
distraction d'érudit. C'est une série de lettres
sur la Hollande religieuse, avant et depuis la
Réforme protestante. Ces lettres furent écrites
de Hollande, pendant le voyage de l'auteur,
et adressées à différents personnages. Au
retour, la collection parut à moitié dans les
colonnes de Y Ami de la religion; enfin le tout
fut réuni dans un volume de la Bibliothèque
nouvelle, commencée sous la direction de
maître Veuillot. Le but de cette publication,
c'est d'étudier comment se forme, décline et
se relève un peuple catholique. « Etudier la
Hollande, dit-il, c'est assister à la formation, à
la décadence et à la résurrection d'un peuple
catholique, lequel, sans commotion, sans
révolte, par la seule énergie de sa persévé-
rance et de son droit, arrive au triompha de
la foi. Ce spectacle, de nos jours, est digne
d'attention. — De plus, ajoute-t-il, ce n'est
point perdre de vue la France. En vérité, qui
montre mieux jusqu'où va la propagation des
idées françaises et ce que pourra la France
quand elle comprendra sa mission de première
fille de l'Eglise, de sœur aînée des nations
chrétiennes, qui le montre mieux que ce peuple
barbare, profondément séparé de nous par
la langue, par les mœurs, par la religion, par
le sol et le ciel, et qui pourtant n'a jamais
manqué de se mouvoir à tous nos mouvements,
HISTOIRE DNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
de battre à chaque pulsation de la France?(1).»
Sous cette inspiration patriotique et religieuse,
Dom Pitra étudie, dans une première partie,
les origines chrétiennes de la Frise, les premiers
établissements de la Hollande', saint Willibrord,
la bienheureuse Lidwina de Schiedam et les
autres saints du pays, les légendes de la
Gueldre et de l'Ower-Yssel, la Vehme et les
statuts de réformation pour l'abbaye de
Rynsbourg; dans la seconde, il s'occupe de
la création tardive et destructive de la métro-
pole d'Utrecht, du rôle funeste de la poli-
tique dans les affaires religieuses des Pays-
Bas, des éphémérides protestantes, du jansé-
nisme hollandais, des rois Louis Napoléon et
Guillaume, des effets du protestantisme et de
la réaction des œuvres catholiques. Bien que
cet ouvrage ne soit, avons-nous dit, qu'une
distraction de savant, c'est pourtant l'œuvre
d'un savant, mais écrit peut-être d'un style
trop recherché pour des lettres, trop fardé des
couleurs de la rhétorique.
La Vie du père Libermann est un acte de
gratitude. Dans ses voyages à Paris, Dom Pitra
descendait au séminaire du Saint-Esprit. En
vivant avec ses hôtes, il apprit à connaître cet
illustre converti qui a laissé après lui le sou-
venir d'un grand saint. 11 voulut donc lui
rendre hommage. « Avec l'autorité d'un théo-
logien, la patience d'un savant, la grâce d'un
écrivain habile et heureux, disait Y Univers du
20 août 1855, Dom Pitra a raconté les divers
états de l'âme du père Libermann et les rudes
préparations que lui avait ménagées la Provi-
dence. »
V Histoire de saint Léger est une monogra-
phie d'un mérite élevé, qui a eu son influence
dans la rénovation contemporaine de l'his-
toire. L'auteur l'ouvre par une étude géné-
rale sur le vne siècle, sur le rôle spécial
de la papauté, des évêques, des moines et des
saints : c'est un bel hommage rendu à ce
siècle d'or, un monument achevé de savoir et
d'éloquence. Vient ensuite la vie de saint Lé-
ger, extraite de toutes les légendes authen-
tiques, éclairée de toutes les lumières de l'e'ru-
dition. Le lecteur suit son héros à la cour de
ClotaireII,àl'écoleduPalais(dontnous appre-
nons ici, pour la première fois, l'existence), à
Poitiers, au monastère de Saint-Maixent, à
la chapelle mérovingienne, dans le conseil de
régenceà Autun, où il estévêque et défenseur
dans les affaires générales de la politique. La
lutte d'Ebroïn et de saint Léger n'apparaît
pas seulement comme une rivalité de mi-
nistres et une compétition dynastique ; c'est
une question de nationalité entre l'Austrasie
et la Neustrie, de prépondérance entre l'aris-
tocratie mérovingienne et la royauté et de ci-
vilisation par le respect des droits de l'Eglise.
Quand saint Léger tombe sous les coups
d'Ebroïn, on suit la trace de ses reliques et le
biographe chante sa gloire posthume. La pu-
blication se termine par des Analecta litur-
giques et historique^, puisées à différentes
niirces, spécialement à l'abbaye de Murbach.
Ce livre, composé à la manière bollandienne,
est de ceux qui ne laissent rien à désirer et il
y en a bien peu qui méritent un si court
éloge.
Les études sur la collection des Bollandistes
se relient logiquement h l'ouvrage précédent,
par l'identité de l'objet, et à la Hollande ca-
tholique, par la simultanéité des souvenirs.
C'est en visitant les nouveaux Bollandistes au
collège de Saint-Michel, à Bruxelles, que Dom
Pitra conçut le projet d'un Vade mecum pour
orieuter le lecteur dans la collection des
Acta. L'ouvrage s'ouvre par une disserta-
tion préliminaire sur les anciennes collections
hagiographiques. Dans cette dissertation,
l'auteur expose les origines romaines de l'ha-
giographie, sous les papes Clément, Antère
et Fabien ; son développement scientifique
dans V Assemhlée des martyrs d'Eusèbe et les
tables de saint Jérôme, premier essai de mar-
tyrologe. De là, il passe aux collections des
Orientaux, des Arméniens, des Syriens, des
Coptes, des Ethiopiens et des Arabes. Des
Orientaux, nous venons aux Orecs qui ont
écrit les vies des saints par la plume des no-
taires, par les discours des panégyristes et les
gloses des métaphrastes. Chez les Latins, l'ha-
giographie s'ouvre par le décret du pape Da-
maseet les Vies des Perses, elle se continue
dans les légendes du Moyen Age, se condense
dans les ouvrages de Lipomani et de Surius ;
s'abrège dans les livres de Ribadeneira et de
Giry ; s'étale, avec toute sa splendeur, dans
les Actes des Saints. Ces Actes, le Père Ros-
weyde en eut l'idée ; Bolland et Henschenius
les commencèrent; ils furent continués, avec
des fortunes très diverses, par Papebrock,
Janning, Baerts, du Sollier, Cuypers, Stilting,
Ghesquière ; ils ressuscitent, ou plutôt se re-
prennent par les Pères Van Hecke, de Buch,
Tinnebrœch et Martinof. Dom Pitra n'en écrit
pas seulement l'histoire détaillée ; il en indique
l'esprit, souvent différent de lui-même ; il en
explique l'économie. Désormais, le lecteur
pourra s'aventurer, sans souci, dans cet
immense ouvrage de soixante volumes in-
folio : il peut les lire et il doit, en tout cas,
les aimer.
<i C'est bien là, dit-il quelque part, l'œuvre
de Dieu, comme les héros même dont ces
actes publient la gloire. Ici et là se trouve
empreint ce triple caractère qui reluit eu tous
ses ouvrages, la puissance, la sagesse, l'amour
de la miséricorde. De même qu'un saint est
l'homme innocent rendu plus abondamment
à sa vie première et retraçant plus purement
l'image du créateur, ainsi ce sanctuaire que
l'on nomme Acta sanclorum reproduit à son
tour, par sa plénitude, sa belle ordonnance
et les délices qui s'y trouvent, comme une
(1) La Hollande catholique, p. 8. La Hollande a été étudiée à un autre point de vue et avec un esprit
tout opposé par Alphonse Esquiros, Alfred Michiels et Arsène Houssaye.
L1VHK QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
ressemblance des saints. Qu'on veuille, a\
un cœur droit, en toucher seulement le seuil,
il en sortira une vertu ; ce sont, de page en
page, les saints qui passent, pour guérir nos
langueurs, nous raffermir et nous consoler...
C'est comme un Te Deum qui envoie à chaque
pas du temps, dans la louange sans fin des
ci'-ux, les concerts des anges et des puis-
sances, le chœur glorieux des apôtres, le
nombre harmonieux des prophètes, les accla-
mations de l'armée des martyrs, l'univer-
selle confession de l'Eglise... Les Acta sanclo-
rum resteront un monument impérissable et il
suffira pour attester quel souffle puissant et
fécond passa alors sur le monde. Nous avons
vu, après Alexandre VII et Benoit XIV, après
.Bellarmin, Bona Fontanini, Rlabillon, Du-
cange et Muratori, se rencontrer, mêlés dans
la même ovation, d'illustres protestants, Leib-
nitz, Meibom, Bayle, Ludwig, Fabricius. Na-
poléon s'incline avec le respect de Turenne.
Il n'y a pas longtemps que M. de Hammer et
Gœrres en Allemagne, qu'en France Monge
au nom de la science, Guizot au nom de l'his-
toire, Saint-Marc Girardin au nom des lettres,
souscrivaient implicitement à ces paroles d'un
savant compatriote de Bolland : « Quelle que
« soit, a dit M. de Reiffemberg, l'opinion que
« l'on professe, l'Eglise que l'on ait choisie, la
« philosophie donton suit lesprincipes, croyants
« ou sceptiques, zélés ou indifférents, catho-
« liques ou disciples de Luther ou de Calvin,
« pourvu qu'ils aiment les lettres et qu'ils ne
« renient pas le passé, tous vénéreront les Acta
« sanctorum comme un des monuments les plus
a étonnants de la science. »
Le Spicilegium Solesmense est une collection
d'ouvrages inédits des Pères et des docteurs
des douze premierssiècles. Cette collection fait
suite au Spicilège de d'Achéry,aux Analectes
de Mabillon, au Thésaurus Anecdotorum et à
l' Amplissima collectio de Martène et Durand.
Il en a été publié quatre volumes. Parmi les
fragments d'ouvrages, et les pièces inédites
qu'on est heureux d'y rencontrer, on y admire
surtout la Clef de saint Mélithon de Sardes,
livre très précieux pour le symbolisme. On y
trouve aussi des dissertations sur des points
obscurs ou controversés d'histoire.
Dans le quatrième volume du Spicilège, Dom
Pitra avait produit, entre autres documents
nouveaux, des écrits de saint Nicéphore, pa-
triarche de Constantinople. Les études qui
l'avaient amené à ces découvertes, le condui-
sirent, à l'époque où paraît Photius, à la pé-
riode ou l'abaissement progressif et la stéri-
lité continue deviennent les caractères de
cette malheureuse église d'Orient. Dans ses
études, dom Pitra put se convaincre que toute
la jurisprudence canonique du schisme grec
reposait sur des textes falsifiés. Cette décou-
verte a donné lieu aux études sur les collec-
tions canoniques de l'Egli-e bysantine, et a
produit ensuite le grand ouvrage sur le droit
mon des Grecs. Ce livre n'est pas un traité
didactique, c'est un ouvrage historique, un
composé de pièce-, diplomatiques, une série
di' documents ou ; ira el les archevêques
de Conslanlinople emiles-enl. la principauté
de La Chaire Apostolique. C'est le schisme le
réfutant lui-môme, se confondant par
Pères, sapant, par leurs véridiques aveux, la
hase fragile sur laquelle repose l'œuvre d'une
révolte ignare et d'une aveugle ambition. Cet
ouvrage, en deux volumes, a été' imprimé par
la Propagande : il lui revenait à tous les titres
et il était digne de cet honneur. Des esprits
délicats, il y en a à Home comme partout,
ont fait observer que toutes les pièces pro-
duites n'étaient pas neuves, que plusieurs,
notamment, avaient été empruntées à une pu-
blication faite, à Athènes, vers 1823. Mais un
travail de ce genre, fait pour confondre les
apocryphes, ne pouvait se composer que d'an-
ciennes pièces; s'ilentrouvait dansdes publica-
tions modernes, l'auteur devait s'en emparer.
Après le droit canon des Grecs, le cardinal
Pitra publia encore huit volumes d'Analecta et
deux volumes à'Analecta norissima. Les Ana-
lecta sont consacrées à des pièces inédites; les
Analecta novissùua se réfèrent surtout à des
lettres inédites des Pontifes romains. Dans les
derniers temps, il s'occupait de la métrique des
Grecs et en révélait à la fois les versets et les
chefs-d'œuvre.
Dans tous ses ouvrages, le savant Bénédic-
tin n'a eu qu'une ambition, celle de prouver
son attachement à l'Eglise ; qu'une passion,
celle de découvrir et de publier les plus beaux
litres de gloire de la science patritisque. Tel
a vécu le moine, tel est mort le cardinal.
Au xixe siècle, le débat entre les catho-
liques et leurs adversaires porte principa-
lement sur les bases et sur les origines du
christianisme. Ce n'est plus, comme aux pre-
miers jours du protestantisme, tel ou tel
dogme en particulier qui est mis en doute : on
remonte plus haut et on discute les profon-
deurs même de la religion. Les descendants
de Luther et de Calvin, entraînés par la lo-
gique jusqu'aux dernières conséquences du
principe du libre examen, en sont venus à
nier l'autorité divine de l'Ecriture sainte et de
la Tradition des premiers siècles.
Ce n'est donc plus seulement le catholi-
cisme mais le christianisme même qui est mis
en question. C'est de l'Allemagne surtout que
partirent les attaques : les rationalistes de
toutes les écoles se donnèrent la main : Baur
et l'école de Tubingue, Strauss, Ewald, etc.,
inondèrent l'Allemagne d'un déluge d'éru-
dition. La philologie, la linguistique, l'an-
thropologie, l'ethonographie, l'archéologie,
tout semblait s'être réuni dans une vaste cons-
piration contre la vérité chrétienne. Cette
conspiration était plus sérieuse à beaucoup
près que celle du xvine siècle : ce n'était
plus avec le ridicule, c'était avec l'érudi-
tion, au nom de la critique, qu'on attaquait le
christianisme. Nicolas, Henan, A. Itéville,
furent, en France, les échos des critiques
rationalistes d'outre-lthin. Mais l'Eglise n'est
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pas ma défense exposée aux atta-
ques de l'erreur. Ses enfants ont suivi leurs
advei ii ce nouveau terrain et ont
prouvé que la vérité catholique ne redoute
pas l'épreuve de lu critique.
Au nombre des patients érudits qui con-
suroaient leurs nuils en veilles, discutant
les textes, vérifiant les leçons, prêts à ré-
pondre à toutes les attaques, on remarquait
Le llir, successivement professeur de dogme,
de morale, d'histoire et de langues orientales
au séminaire de Saint-Sulpice.
Mort en 1868, à l'âge de cinquante-sept ans,
Le Hir n'avait pas encore publié d'ouvrage de
longue baleine: il n'était connu que par des
articles dans la Revue critique de. littérature
et d'histoire, et dans les Etudes religieuses, etc.
des P. Jésuites.
Ces articles forment presque entièrement
la matière de deux volumes publiés après sa
mort (1). Le Hir y léfute la notion de la pro-
phétie, donnée par Ré ville, y traite du 4° livre
d'Esdras et d'Apocalypses apocryphes, y
prouve la haute antiquité de la version Pechito,
y démontre l'authenticité du verset de saint
Jean : Très sunt qui testimonium dant in
cœlo, Pater, Verbum, et Spiritus Sanclus et In
très lunnn sunt.
Le savant Sulpicien combat aussi le senti-
ment de Bunsen, qui prétendait faire sortir le
christianisme de l'Avesta de Zoroaslre ; il ré-
fute les Apôtres de Renan ; il réduit à néant
l'hypothèse d'après laquelle Michel Nicolas
veut qu'il n'y ait aucune division entre les Pau-
Unions et les Pétriniens.
il venge le pape saint Callixte des attaques
dont il était devenu l'objet depuis l'appari-
tion des Philosophumena, et attaque, à pro-
pos ô'Epigraphie phénicienne, Renan, autre-
fois son élève à Saint-Sulpice.
On trouve, dans ces écrits, beaucoup d'éru-
dition, des idées neuves jointes à un style
qu'on rencontre trop rarement dans les œuvres
d'exégèse. D'ailleurs, doué d'un esprit supé-
rieur et d'une mémoire prodigieuse, travail-
lant sans relâche, ayant étudié pour les ensei-
gner toutes les branches de la science ecclé-
siastique, possédant près de vingt langues, Le
Hir était on ne peut mieux préparé à la tâche
qu'il avait à remplir.
Un trait pour peindre ce Bénédictin de notre
âge : en 1867, faisant un cours d'arabe, il
passa dix classes à expliquer quatre lettres de
l'alphabet.
L'abbé Glaire était un fils de la savante
Auvergne ; il s'était poussé ou était arrivé,
par ses talents et ses œuvres, jusqu'au décanat
de la Faculté civile de théologie en Sorbonne.
C'était certainement un bon prêtre, mais il
essayait, comme cela se fait en cet endroit,
de concilier Dieu avec le diable, ou, pour
parler plus exactement, l'Université, sa mère
nourricière, avec l'Eglise qui réclamait alors,
contre le monopole, ta liberté d'enseignement.
Trait assez rare, ce fut le diable, sous la
figure de L'abbé Maret, qui se chargea de di
per ses illusions de frivole conciliatorisme. Ma-
ret était alors, non pas ce grand seigneur que
no; s avons vu affronter les feux de la rampe,
mais un pauvre diable, prêtre hors cadre, qui
cherchait à se créer une situation. Maret vou-
lait se faire recevoir docteur ; il avait dressé,
dans ce but, une thèse savante, que Glaire
refusait d'approuver. Maret, ou l'un de ses
complaisants, signa pour Glaire et fut reçu
d'emblée docteur en théologie, par des exa-
minateurs qui n'en savaient pas le premier
mot. 'Maire, en présence de sa signature,
donnée par un faussaire, se démena avec rai-
son et dénonça l'imposteur. Le résultat fut que
les examinateurs de Maret cassèrent aux
gages le pauvre abbé Glaire et mirent à sa
place, comme doyen, le docteur Maret,
1 homme qui, pour avoir profité du faux en
écriture, devenait ainsi son successeur.
Glaire, disgracié et proscrit, se tira d'affaire
en digne savant. On lui doit une traduction
en français de la Bible, traduction qu'on
tient pour préférable à celles de Genoude et
de plusieurs autres. Glaire a publié encore un
Dictionnaire des sciences ecclésiastiques en deux
volumes in-4°, livre trop court pour son objet,
mais parfaitement exact ; une Introduction à
l'étude de l'Ecriture sainte en o volumes et
Les livres saints vengés en deux volumes. Ces
ouvrages étaient classiques avant la publica-
tion des ouvrages de Bacuez et Yigouroux.
Gorini, né en 1803, au diocèse de Belley,
fut, après sa promotion au sacerdoce, placé
dans une petite paroisse près de Bourg. Le
petit curé n'avait pas beaucoup de santé,
mais rien à faire. Idée lui vint de composer
un recueil de morceaux choisis des Pères de
l'Eglise, à l'usage des classes. Dans ce dessein,
il vint à Bourg chercher les volumes de la
Patrologie et se prit à les lire. Sans penser à
mal, pour s'orienter dans ses lectures, il se
procurait les ouvrages de Villemain, Guizot et
autres, alors les grands maîtres de l'opinion.
Quelle ne fut pas la surprise du petit curé
lorsque, ayant sous les yeux les volumes des
Pères et les volumes de leurs critiques, il put
constater que les critiques reprochaient aux
Pères ce qu'ils n'avaient point dit et parfois
leur imputaient des torts manifestement à
l'encontre de leurs discours. D'abord le petit
curé s'en étonna, puis il haussa les épaules,
enfin il prit feu et parla de redresser les
erreurs historiques de Guizot, Tbiers, les deux
Thierry, Cousin, Michelet, Quinet, Henri Mar-
tin et autres maîtres plus ou moins illustres.
Ses confrères eu rirent à se démonter les
mâchoires. Pensez donc ; le curé de la Tan-
clière, le petit Gorini, de son prénom Sauveur,
qui entreprenait de sauver l'Eglise des attaques
des plus savants professeurs de Sorbonne et du
(1) Etudes bibliques, par l'Abbé Le Hir, avec introduction et sommaires par l'abbé Grandvaux. Paris,
Albaael, 1869. Grandvaux a publié depuis d'autres opuscules de Le Hir. «
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
3G7
Collège de France. Les presbytères s'en épa-
nouirent depuis les larmiers de la cave .jus-
qu'aux tuiles des toits. Rnfin Le petit cure
travaillait, toujours, peu soucieux du qu'en
dira- 1 -on et résolu à descendre, comme un
petit pasteur, dans l'arène où il rencontrait
une lésion de Goliath, tous philistins en pré-
sence du catéchisme.
La méthode du petit curé était très simple
et tout à fait décisive. Sur une question don-
née, par exemple, L'évangélisation de la
Grande-Bretagne par les Bénédictins de
Rome, il classe, par numéros d'ordre, les di-
verses imputations anti-ecclésiastiques d'Au-
gustin Thierry, de Guizot et de Michclet. A
chaque numéro, il produit le texte du cen-
seur et met, tout après, le texte du vieux chro-
niqueur qui contredit la censure. Vous n'avez
pas sous les yeux, comme devant les tribu-
naux, deux avocats qui s'époumonnent sur
un thème donné et qui cherchent tous les
deux, par ruses et habiletés de discours, à
tirer à eux toute la couverture. Vous avez
simplement un auteur de nos jours qui arti-
cule un fait et un auteur, ou deux, ou trois,
ou dix du Moyen Age qui disent le contraire.
La conséquence est que l'auteur de notre
temps, en accusant l'Eglise, s'est trompé
grossièrement et peut-être même a menti.
Le travail de Gorini n'embrassait que l'ère
patristique. Chronologiquement il va du
111e au ix* siècle ; géographiquement, il touche
à tous les Etats de l'Occident, convertis, par
l'Eglise, après les invasions des barbares. Les
auteurs qu'il réfute sont tous des hommes
de marque, protestants, rationalistes, libres-
penseurs, révolutionnaires. Et c'est la petite
plume du petit curé qui a crevé tous les
ballons qui se balançaient majestueusement
au grand soleil et obtenaient, sans discus-
sion, les applaudissements de la foule.
Quand le petit curé voulut publier son ou-
vrage, il ne trouva, cela va sans dire, que des
portes fermées et des visages de bois. En
habile homme, il fit d'abord passer une pe-
tite rectification dans une revue lyonnaise ;
puis vint à Paris, dans les bureaux de VUnl-
vers. Louis Veuillot, l'intrépide athlète, diri-
geait alors le feu de toute ses batteries contre
ces mêmes malfaiteurs intellectuels, que com-
battait Gorini. Veuillot avait bien une maî-
tresse plume : mais il ne savait pas l'histoire
de l'Eglise comme le petit curé et n'avait
guère moyen d'en compulser les bibliothèques.
D'un coup d'oeil, Veuillot vit quel service Go-
rini allait rendre à l'Eglise et, par son inter-
vention, trouva un éditeur à la Défense de
l'Eglise contre les erreurs de l'histoire.
L'ouvrage parut d'abord en deux, puis en
trois volumes. Les journaux religieux le recom-
■sandérent ; sur leur présentation, le public
voulut en prendre connaissance. Par courtoisie,
l'auteur de la Défense avait offert un exem-
plaire a chaque historien critiqué dans son
livre. Le public trouva la réfutation décisive;
plusieurs ries réfutés ne le prirent pas aussi
joyeusement, mais la plupart rendirent hom-
mage à Gorini. On s'enquil alors de la situai ion
i auteur. Lorsqu'on sut que le petit curé
d'une petite paroisse, perdue da
et dans les bois, avait fait seul, sans biblio-
thèque, ce gigantesque travail d'information,
de confrontation el de réfutation, ce fui un
concert unanime d'éloges. On rougit de l ini-
quité absurde OU aveugle qui n'avait su ni
aider, ni même soupçonner un tel mérite.
Autant on avait été ingrat envers le travailleur
obscur, autan! on voulut se montrer généreux
envers l'auteur illustre. Plusieurs évoques le
nommèrent chanoine ; l'Institut parla de lui
décerner un grand prix ; Augustin Thierry et
Guizot voulaient même le faire venir à Paris.
Gorini, qui joignait, à un grand esprit, une
délicatesse rare, sut se dérober à ces empres-
sements : il prétexta son âge, sa mauvaise
santé, ses habitudes prises. La vérité est qu'il
préférait, à un palais, sa petite chambre, illu-
minée d'histoire, et, qu'après le travail, rien,
pour le repos, ne lui paraissait préférable à
l'ombre de ses vieux pommiers.
L'ouvrage de Gorini est à recommencer.
Depuis trente ans, les savants officiels de la
présente génération, en se glorifiant beaucoup,
ont réitéré contre l'Eglise les mêmes affir-
mations fausses et mensongères. Plusieurs ont
mis, dans le mensonge, plus d'àpreté encore ;
ils veulent déchristianiser la France et ense-
velir l'Eglise dans la boue. Quoique la bonne
foi ne soit guère leur fait, au moins pour faire
tomber les écailles des yeux de leurs victimes,
il importe de remettre en mouvement la ma-
chine de Gorini. J'aime à penser que ce petit
presbytère de campagne, qui s'est tant illustré
au xixe siècle, viendra, au siècle suivant, ériger,
à l'apologétique, de nouveaux trophées. L'ini-
quité n'a qu'un jour ; la vérité doit la con-
fondre. L'assurancedesa confusion estd'autant
plus certaine, que la méthode de Gorini est
plus convaincante et que son système de duel
privé, de corps à corps entre deux adversaires,
excite plus volontiers les meilleures sympa-
thies des cœurs vaillants.
Après les érudits, les réformateurs.
Le réveil chrétien avait été sonné par
Chateaubriand ; le réveil catholique, par
Lamennais. Après 1830, ce réveil catholique
romain, posé précédemment comme principe
général, vint aux applications nécessaires, aux
réformes qui devaient effacer toutes les aber-
rations du particularisme français. Nous avons
déjà nommé les ouvriers qui, sur l'appel de
la Providence, se consacrèrent à cette grande
entreprise ; nous devons maintenant esquisser
leur physionomie et marquer exactement la
portée de leur action publique. C'est un des
plus beaux spectacles que puisse offrir l'his-
toire, après le renouveau qui s'était opéré en
France au commencement du xvn" siècle. Le
premier en date et en mérite' fut le cardinal
Gousset.
Thomas C.ousset était né en 1792, à Mon-
tigny-les-Cherlieu, dans la Haute-Saône, d'une
508
HISTOIRE UNIVERSELLE DE LKGLISK CATHOLIQUE
humble famille de laboureurs, neuvième
cillant gur douze. Jusqu'à dix-sept an<, Thomas
avail gardé les vaches et accompagne son
ftère à la charrue, lui conduisant l'attelage 6ur
es sillons, l'en fan l se faisait une complexion
vigoureuse. Le fouetà la main, il avait toujours
dans sa poche un morceau de pain qu'il
pinçait de temps en temps, et un livre qu'il
lisait de son mieux. Thomas demandait à
étudier; le père, avant de céder à ses désirs,
en déféra à son frère, curé de Soyères, au
diocèse de Langres ; examen fait du neveu,
l'oncle le déclara propre seulement à garder
les vaches. Le jeune homme se plaignit à sa
mère, qui, plus clairvoyante ou plus sensible,
mit son fils dans une école voisine à Amance,
où la pension se payait en nature. Trois ans
plus lard, Thomas était bachelier, et devenait
élève du grand séminaire, ainsi que de la
Faculté de Besançon, sous l'abbé Astier. Prêtre
vers 1817, Thomas fut un an vicaire à Lure,
puis rappelé à Besançon comme professeur
de morale. Là, il était dans son élément.
D'une musculature vigoureuse, d'une taille
élevée, d'un bon sens porté jusqu'au génie,
il étudiait nuit et jour les mailresde la morale,
et enseignait, en classe, de trois à quatre cents
élèves, venus de partout pour l'entendre.
Qu'enseignait donc cet Orphée de la théologie
morale?
D'abord il enseignait comme l'avaient fait, en
Sorbonne, Tournély et Collet. Thomas savait
choisir ses ouvrages ; il allait aux sources et
ne consultait que les maîtres. A part soi,
enseignant, comme cela s'était fait jusqu'à lui,
les thèses gallicanes et rigoristes, il trouvait
son enseignement faible et ne manquait pas
d'en signaler les faiblesses à ses élèves. Mais
comment rompre cette tradition vénérable au
moins par les années? Un jour, Gousset, qui
était un grand dévoreur de livres, apprend
qu'il y a vente chez un libraire en faillite. Le
voilà parti chez ce libraire, examinant les
livres à vendre, et que trouve-t-il ? Une théo-
logiedesaintLiguori. Thomas en parcourtrapi-
dement quelques pages et l'emporte : c'est le
grain de sable qui allait amener une révolution
dans le gouvernement des âmes.
Gousset, grand travailleur, homme d'une
prompte et juste décision, annotait et publiait,
à Besançon, le Dictionnaire de théologie de
Bergier, les Conférences d'Angers, le Rituel
de Toulouse, Y Histoire de Berruyer et com-
posait un opuscule sur le prêt à intérêt. En
1832, il livrait au public la justification de la
doctrine de saint Liguori sur le probabilisme
et, en 1834, il publiait des lettres à un curé,
pour soutenir cette justification. Déjà, il était
devenu, par choix du cardinal de Rohan,
grand vicaire, et, par nécessité de circons-
tance, administrateur du diocèse, à la place
du cardinal proscrit. En 1833 ou 36, il était
nommé évéque de Périgueux, en 1840, arche-
vêque de Reims, en 1830, cardinal, digne
successeur de saint Rémi, d'Hincmar et de
Gerbert.
En devenant évoque, Thomas n'avait pas
cessé de s'adonner au travail. D'abord il
publia, en deux volumes, la 7 A morale
a l'usage des confesseurs, rédigée en français :
puis sa Théologie dogmatique, en deux volumes
aussi et en français ; puis une Exposition de*
principes du droit canon, puis un traité du
droit de l'Eglise à la propriété ecclésiastique
et au pouvoir temporel, puis un gros volume
sur l'Immaculée-Conception de la très sainte
Vierge ; puis un catalogue de la bibliothèque
privée, forte de 40, 000 volumes. Entre temps,
il avait édité, en quatre volumes in-4°, les
Actes de l'Eglise de Reims. A sa mort, en
18GG, il travaillait à un cours de droit canon,
qu'il voulait établir en quatre volumes, et dont
le manuscrit fut en partie détruit après sa mort,
par une maladresse à jamais digne d'exé-
cration.
En même temps qu'il publiait ces ouvrages
et administrait son diocèse, Thomas tenait
presque chaque année un synode diocésain,
dont il réunit les décisions en un volume;
célébrait trois conciles provinciaux, dont les
actes et les décrets, approuvés à Rome,
forment autant de volumes; et prenait person-
nellement part à tous les grands actes du pon-
tificat de Pie IX.
Ces ouvrages et ces actes sont autant de
titres pour l'histoire et, pour l'historien, la
preuve de l'action réformatrice du grand
évêque. En théologie dogmatique, il a vaincu
le gallicanisme épiscopal et parlementaire ;
en théologie morale, il a vaincu, non-seulement
Jansénius, mais tous les théologiens qui
suivaient ses inspirations en mitigeant ses
rigueurs ; en droit canon, il a protesté contre
l'absolutisme des ArticlesOrganiques et donné,
durant sa vie, mainte marque de sa mansué-
tude épiscopale ; en liturgie, il a préconisé
fortement le culte de la très sainte Vierge ;
et par l'ensemble de sa vie, par ses exemples
surtout, il a montré qu'un prêtre doit être un
homme de haute science, moyennant quoi il
est, dans un siècle sceptique et impie, le
représentant toujours digne et toujours
respecté de Jésus-Christ.
Le cardinal Gousset n'était pas seulement
le modèle des évêques, il était l'homme de
confiance de Pie IX et comme son légat pour
la France. Certainement, il l'emportait sur
ses contemporains par la science, mais si
quelqu'un pouvait croire que la science
suffit au triomphe de la vérité, il serait dans
une grande erreur. Les préjugés gallicans
avaient pris racines dans les têtes et se dé-
fendaient, dans les cœurs, par les passions
qu'ils savaient flatter. Autour de l'arche-
vêque de Reims se groupaient les évêques
gallo-romains, non seulement les suffragants
de Reims, mais encore les Parisis de Langres,
les Doney de Moutauban, les Cartet les Plan-
tier de Nîmes, les Salinis d'Auch, les Gerbet
de Perpignan, les Lequette d'Arras, les Des-
prez de Limoges, les Pierre de Dreux-Brézé
de Moulins, les Debeilay d'Avignon, les Re-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
569
gnier de Cambrai, les Saint-Marc de Rennes,
les million du Mans, les Labouillerie de Oar-
cassonnc, les Villecourt de la Rochelle, Les
Depéry de Gap, les Pa.Hu Duparc de 1M< >ïh,
les Dévie et les Langalerie de Belley, les Pie
de Poitiers, les Berlhaud de Tulle, lesGaverot
de Saint-Dié, les Nogret de Saint-Cloud, les
Mabille de Versailles, Allon de Meaux, Dé-
lai le de Rodez, Uœss de Strasbourg, Grave-
rai) et Sergent de Quimpcr. Les écrivains ec-
clésiastiques, acquis aux doctrines romaines,
reconnaissaient également l'archevêque de
Reims pour leur porte-drapeau. La gloire de
Thomas est le salut de nos églises.
Contre Thomas, il y avait le clan, je dirai
même le camp des gallicans racornis, dont
les chefs étaient Gésaire Mathieu de Besançon
et Félix Dupanloup d'Orléans. Pie IX, qui ai-
mait à rire, les appelait les deux Papes du
gallicanisme : il motore et il mobile : le cons-
pirateur qui ourdissait les complots et l'homme
de plume qui menait, à grands cris, les cam-
pagnes semi-voilées du gallicanisme. Césaire
Mathieu convenait lui-même que si, au début
de son épiscopat, en 1833, il aurait pu comp-
ter 75 évoques partisans déclarés des doc-
trines gallicanes, au milieu de sa carrière,
l'ordre numérique était interverti et les doc-
trines romaines comptaient, comme partisans,
presque l'unanimité de l'épiscopat. A partir
de 1859, date de la guerre au pouvoir tem-
porel, la coterie gallicane obtint, de l'Empire,
des nominations d'évêques qui vinrent réfor-
mer ses rangs dégarnis, mais la laissèrent
toujours en minorité. Du moins, ils rache-
tèrent leur infériorité numérique par une série
d'attentats, qui devaient leur ramener la vic-
toire et qui ne purent qu'accélérer leur con-
fusion.
Dès 1848, ils s'essayaient, dans Y Ere nou-
velle, à donner, à des vieilleries, les couleurs
de la nouveauté ; en 1850, par la loi sur la
liberté d'enseignement, ils s'efforçaient, de
compte à demi avec les vieux parlementaires,
de canoniser les doctrines du libéralisme. Dès
lors, avec l'appui très décidé de l'archevêque
Sibour, ils ne cessèrent d'agiter l'opinion. La
question des classiques païens, posée par
l'abbé Gaume, leur suggéra l'idée d'une dé-
claration d'évêques qu'abattit le cardinal
Gousset. Le retour à l'unité liturgique leur
fournit également matière à diversions réi-
térées ; l'intervention du cardinal Gousset y
mil fin en posant la question de droit et de
devoir. Le Mémoire sur le droit coutumier
leur parut un biais heureux pour maintenir le
gallicanisme en pratique et en appeler à un
Concile national : un mémoire du cardinal
Gousset, contre ce mémoire, brisa la nouvelle
machine. UVnivers, journal ultramontain, opi-
nait ferme dans toutes ces rencontres ; Dupan-
loup lui intenta cinq ou six procès : une lettre
du cardinal Gousset mit à nu l'incohérence et
[»rouva l'inutilité de ces assauts. Des accusa-
tions de Gaduel, d'Orléans, contre Donoso
Cortès, et de Chastel contre le cardinal Gous-
set et plusieurs autres, n'aboutirent qu'A ''ou-
vrir les accusateurs de ridicule. Une cam-
pagne, fort inutile, contre Bonnetty, ne réussit
qu'à faire éclater .sa vertu. Les manœuvres
pour soustraire Cousin a l'Index découvrirent,
au contraire, les témérités du élan libéral. La
suppression de la Correspondance de Rome,,
quils obtinrent de Napoléon III, ne les se-
conda en rien, puis la Correspondance fut
remplacée avec avantages par les Analecta
juris pontificiî. L'inscription de la lloche en
lirenil vint, au contraire, découvrir leur pacte
pour VEglise libre dans l'Etat libre; et les
congrès de Malines manifestèrent définitive-
ment leur obstination dans les fausses doc-
trines. La mise à l'Index de l'abbé Godard,
défenseur des principes de 89, et la correc-
tion publique infligée à la théologie de Tou-
louse par Mgr Jacquenet, montraient de
plus en plus, d'autre part, où étaient les
vraies doctrines de l'Eglise.
A l'approche du Concile de 1870, les ca-
tholiques de France attendaient la codifica-
tion du Syllabus et le retour au droit canon.
Evêques, prêtres et laïques instruits avaient
opiné en ce sens. Les catholiques libéraux,
toujours aveugles sur le bien de l'Eglise, tou-
jours armés pour en ajourner la grâce, me-
nèrent, autour du Concile, un sabbat infernal.
Le Père Hyacinthe, pour rester un vrai libéral,
apostasia et se maria. Louis Maret, évèque in
partibus sorbonnicorum, lança deux gros tomes
où il s'empêtrait dans les contradictions et dé-
couvrait surtout l'inconcevable légèreté de sa
science. L'évêque Dupanloup fit rage contre
l'opportunité d'une définition dogmatique de
l'infaillibilité pontificale. Le Père Gratry com-
posa, d'une plume fiévreuse, sur le même su-
jet, quatre brochures qui furent quatre scan-
dales. Les chefs du catholicisme libéral,
Falloux, Broglie, Foisset, Cochin (en italien
on prononce Coquin) publièrent, dans le
Correspondant, un mémorandum où ils dres-
saient le programme de l'opposition à l'inté-
rieur du Concile. Les gouvernements étran-
gers, surtout la Bavière et la Prusse, en ce
point d'accord avec l'empire français, les ap-
puyaient vigoureusement. A un moment
donné, gouvernements libéraux, absolus et
hérétiques, écrivains libéraux, évoques galli-
cans ne formaient plus, contre l'Eglise, qu'un
grand parti, étonné peut-être de son unité,
mais très ardent contre Pie IX et contre
Rome.
Toutes ces machinations ne pouvaient abou-
tir qu'à rendre plus éclatant le triomphe de
l'infaillibilité au Concile ; elles firent voir
aussi combien ce libéralisme, soi-disant or-
thodoxe, s'approche volontiers des ennemis
de l'Eglise et, probablement sans le vouloir,
se prête à les servir. On en eut bientôt la
preuve en Allemagne où Dœllinger essaya de
fonder la secte des vieux catholiques, et, en
Arménie, où les anti-opportunistes déçus se
jetèrent dans le schisme. Désormais le libéra-
lisme sans épithète n'affiche plus aucune pré-
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
tenlion à l'orthodoxie; il se prétend, au con-
traire, da m mus en France, incompatible
c l'Egli Je fait, <lc celte incompali-
bilité prétendue, lin titre à La persécution.
Depuis trente ans, les libéraux français, sous
couleur d'opportunisme et de radicalisme,
ont déclaré à l'Eglise une guerre à mort.
Dans L'aveuglement cl l'entraînement de leurs
passions, ils veulent anéantir l'Eglise, dut la
France y périr, et telle est leur fureur, qu'ils
sont unis avec les juifs, les protestants, les
francs-maçons, les libres-penseurs, pour pous-
ser à fond cette sacrilège entreprise.
Le cardinal Gousset ne vit pas toutes ces
esclandres; il était mort en 1X66. Après
saint Thomas apôtre, saint Thomas de Can-
torbéry el saint Thomas d'Aquin, Thomas de
Reims est un des hommes que doit le plus
glorifier l'histoire.
Après le cardinal Gousset, l'homme qui,
sous Louis-Philippe, remua le plus puissam-
ment et le plus utilement la France, ce fut
l'évoque de Langres, Mgr Parisis. « Mgr Pa-
risis, nous disait le cardinal Gousset, est un
grand évêque. » La grandeur, depuis, a été
mise en menue monnaie ; on ne sait plus où
la trouver. D'après Lagrauge, le plus grand
évêque du xix" siècle, c'est Dupanloup ;
d'après Ricard, nous avons quatre volumes
de grands évêques : à cinq biographies par
volume, le total est vingt ; si l'éditeur avait
continué la publication, nous aurions, en
plus, autant de fois cinq grands évoques, que
la publication aurait compté de volumes en
plus. On se demande où ont l'esprit des
écrivains qui parlent de la sorte et si, à force
d'en tant avoir, ils en ont réellement. Qu'est-
ce donc qu'un grand évêque?
En France, l'étiquette veut qu'un évêque
ne soit pas seulement grand, mais qu'il soit
la grandeur incarnée. On dit à un évêque,
couramment, monseigneur et votre grandeur;
la politesse le veut; mais ce formalisme d'éti-
quette ne se prend pas au pied de la lettre.
Un évêque n'est vraiment grand que s'il a
compris son temps, s'il en a combattu vaillam-
ment les erreurs, et s'il a lutté, en héros, pour
tout soumettre, rois et peuples, pasteurs et
troupeaux, à la chaire du prince des Apôtres.
De tels évêques, il n'y en a jamais eu foison.
Dans les trente premières années du siècle, le
grand évêque de France, c'est un prêtre ;
c'est ce Lamennais qui, dès 1808, dressait le
programme complet de la renaissance catho-
lique romaine ; qui, en 1816, proclamait la
nécessaire adhérence des évêques au Saint-
Siège; qui, en 1817, soulevait le monde en
tonnant contre l'indifférence ; qui, de 1818
à 1830, combattit, usque ad vincula, les trahi-
sons du gallicanisme. Lamennais tombé, le
plus grand évêque de France, c'est Thomas
Gousset, le marteau du rigorisme et du galli-
canisme ; c'est Pierre-Louis Parisis, le Pierre
l'Ermite de la croisade contre le monopole
universitaire; c'est Philippe Gerbet, le pré-
parateur et l'inspirateur du Syllabus ; c'est
Louis-Edouard Pie, le clairvoyant et irréduc-
tible adversaire du libéralisme ; c'est, après,
avec une moindre grandeur, Henri Plantier
et Emile Preppel, soldats plutôt que géné-
raux, mais intrépides adversaires dont les
autres avaient été les pourfendeurs de pre-
mière initiative. Ln descendant, on trouve
encore de bons évêques, mais plus à celte
faille, et e'est déjà un très grand mérite que
d'être un bon évêque.
Dans le camp opposé, — car la France ec-
clésiastique est divisée en deux camps, —
dans le camp rigoriste, gallican, libéral, op-
portuniste, conciliatoriste, — cinq mots pour
dire à peu près la même chose, à moins que
ça ne signifie simplement le laxisme, — on
trouve encore des évêques qui font du bruit,
qui se haussent, qui se gonflent, mais qui
rappellent involontairement certaine gre-
nouille, toujours en bons rapport? avec les
crapauds politiques. De ce côlédà, il n'y a
pas de grandeur, parce qu'il n'y a pas intelli-
gence des temps, lutte radicale contre les aber-
rations du siècle et dévotion à la chaire apos-
tolique. On crie bien, parfois, très fort : Sainte
Eglise Romaine, que ma main se dessèche,
que ma langue s'attache à mon palais, etc.,
mais on ne suit pas en tout, en pratique
comme en principe, l'Eglise Romaine, mère
et maîtresse de toutes les Eglises. Bien plus,
avec VEx informata conscientia, considéré
comme la formule exclusive du droil canon,
ce serait à croire que Rome a disparu ou
qu'elle n'existe que pour signer sa propre ab-
dication.
Les évêques Gousset et Parisis, nos deux
pères et nos deux maîtres en Dieu, n'enlen-
daient pas ainsi la piété envers l'Eglise; ils
l'entendaient comme le principe unique, cer-
tain et souverain de leur action et de leur in-
fluence : c'est pourquoi nous les proclamons
grands évêques, refusant absolument cette
gloire au Barsumas du dernier Concile, au
paon français qui se montra loup et renard
sur les bords du Tibre... bien qu'il se fût ac-
coutré, pour l'ordinaire, d'une peau de lion.
Pierre-Louis Parisis était né à Orléans en
1796. Son père était jardinier ; sa mère était
une pieuse femme qui n'eut rien de plus
pressé que de pousser son fils, comme petit
porte burettes, au service des autels. De lui-
même, l'enfant était mutin ; il mettait ses
livres en poussière, mais il n'avait pas son
pareil pour balancer l'encensoir. Bientôt il
devint cérémoniaire, objet bienvenu d'une
cordiale sympathie. A celte date, les études
se faisaient rie rac. En entrant au grand sé-
minaire, Pierre-Louis devint professeur de
troisième au petit séminaire et, de plus en
plus, ordonnateur de belles processions. La
théologie expédiée, il fut précepteur dans une
famille riche, en attendant la prêtrise ; prêtre,
il fut vicaire à Saint-Paul d'Orléans, bientôt
curé de Gien, ville importante du Loiret.
Dans ce jeune doyen, l'évêque avait deviné
un homme qui ne, tarda pas à se manifester.
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
,71
jourd'hui, avec une accusation d'orgueil
(jui no coûte rien à personne, et qui esl sur-
tout le fait de petits intrigants dont elle rail
la Fortune, impossible pur leur défaul de mé-
rite, on immobilise par en bas des bomn
de première force; il y a ainsi, dans nos
églises, des quantités de forces perdues. Alors
on n'avait pas cette faiblesse el dès que, parmi
les plus jeunes, se révélait un talent, il était
placé sur le chandelier à sept branches. Le
jeune curé de Gien fut, dès le premier mo-
ment, un doyen modèle. Bon, mais exigeant
pour ses vicaires, plein de dévouement pour
la jeunesse, très sympathique aux .'unes
pieuses, grand ordonnateur de cérémonies
ecclésiastiques, partisan des retraites [tour
les fidèles, de bronze réfractairc contre l'im-
piété, il fit de Gien une bonne ville, mais eut
pour ennemis les ennemis de l'Eglise. A telle
enseigne qu'ils complotèrent de le jeter dans
la Loire ; Parisis alla se promener sur les
rives du fleuve, mais ne rencontra pas les
Pharaons bourgeois qui devaient le noyer.
En 1835, le curé de Gien était nommé
évêque de Langres. En aucun prêtre de son
temps ne s'était peut-être mieux vérifiée Féty-
mologie grecque du sacerdoce. C'était un
jeune évêque, mais dans l'ardeur de sa fer-
veur, il possédait la prudence d'un vieillard ;
il ne fallait pas moins pour rendre, à Langres,
la vigueur de l'aigle. L'antique siège des
Aproncule et des Grégoire avait été supprimé
par le Concordat, rattaché à Dijon et gouverné
de loin par de vieux évèques, qui avaient,
pour grands vicaires, de vieux prêtres. Après
son rétablissement en 1822, le premier titu-
laire était un curé d'Auvergne, bon homme,
mais peu fait pour l'épiscopat. A sa mort, en
183 i, il eut, pour successeur, Césaire Mathieu,
gallican à la vieille mode, esprit fermé et
même hostile à toute idée de restauration
canonique. En arrivant à Langres, Parisis
était tout le contraire de Mathieu. Personnel-
lement de grande foi, d'une régularité presque
monastique, d'une infatigable ardeur, il avait
l'esprit ouvert aux deux horizons de la France
et de l'Eglise. En France, il fallait réparer
toutes les ruines de la révolution ; et pour les
réparer plus vite, avec plus de succès, il fal-
lait rendre à l'Eglise toutes les prérogatives
de son droit, toutes les appartenances tradi-
tionnelles de son histoire. C'est par la maison
de Dieu qu'il commença. De ce diocèse, jusque-
là un peu trop éloigné de l'action épiscopale,
il fit un foyer de résurrection. Impulsion puis-
sante donnée aux deux séminaires, prêtres
plus nombreux à la tête des paroisses, con-
trôle des écoles, publication d'un catéchisme,
d'un Cérémonial et d'un Rituel, création de
maisons religieuses, d'un orphelinat, d'une
>le d'agriculture, d'un collège d'instruction
ondaire, synode diocésain, conférences ec-
iastiques, visite- pastorales à tous les ob-
du ministère: tous chercherez vainement
nne œuvre de i incedont cet. évèquen'ait
pris l'initiative, et, par son action, assuré le
pi'il quitta Langres pour
portera An-as son génie restaurateur, Mgr
Parisis pouvait croire que si son diocèse n'était
pas le premier, il étail certainement l'un des
premiers de Pi ance.
En 183'.), Mgr Parisis, qui élait tout romain;
avait rétabli, dans son diorè-e, la liturgie ro-
maine ; il fut le premier qui eut cet honneur
et s'en montra digne en ne suivant que sa
propre inspiration. En 1844, douze ans a] i
la publication de la Charte, ne vivant pas
s'accomplir ses promesses, il descendait dans
l'arène des combats, pour revendiquer la
liberté d'enseignement. Dès son vicariat de
Saint-Paul, il s'était, seul peut-être de son
diocèse, préoccupé des rapports de l'Eglise et
de l'Etat, basés sur le Concordat seul, mais ou-
vert à tous les retours possibles du zèle catho-
lique. Un de ses co-vicaires nous disait plai-
samment : « Dès 1824, il lisait le Constitu-
tionnel et il le comprenait » : il comprenait
que la politique libérale, c'est l'athéisme eu
principe, l'arbitraire en fait, le gâchis et la sté-
rilité dans les résultats. Pour nous, qui avons
appris à lire dans les brochures de l'évoque de
Langres et qui les avons comprises dès notre
dix-huitième année, nous admirons sincère-
ment ce controversi-te qui, dès 1?40, vit dans
la liberté d'enseignement pour la France et
pour l'Eglise le meilleur instrument de res-
tauration.
Le clairvoyant et intrépide évêque com-
mence par examiner l'enseignement au point
de vue constitutionnel, etprouve que l'octroi de
sa liberté est, pour le gouvernement, un de-
voir strict. Dans son argumentation, il ne se
borne pas aux arguments de légalité pure. Du
terrain constitutionnel, il passe sur le terrain
social, en parcourt l'étendue, en sonde les
mystères, en dénonce les périls : périls pour
la foi, périls pour les mœurs, périls pour la
France menacée de déchoir de son rang, de
perdre même sa prééminence. Le gouver-
nement répond, à ses quatre brochures, que
l'évèque empiète sur le domaine de l'Etat;
l'évèque répond que non-seulement l'Eglise
n'empiète pas sur l'Etat, mais que l'Etat,
au contraire, surtout par l'Université et par
son monopole, empiète affreusement sur l'E-
glise. Le gouvernement riposte que si, pré-
sentement, l'Eglise n'empiète pas sur l'Etat,
elle a, au moins, pour tendance, de le dominer
et de vouloir établir la Théocratie: l'évèque
répond que l'Eglise ne demande rien que la
reconnaissance de son droit comme Eglise,
et la reconnaissance du droit des pères de fa-
mille, en tant qu'ils sont chrétiens. Le gou-
vernement réplique, que si l'évèque a raison,
il ferait mieux de se taire; l'évèque répond
par une brochure sur le silence dont il dé-
couvre les torts el sur la publicité dont il préco-
nise les avantages. — Ces septbrochuressontdes
écrits brefs, composés avec calme, un peumar-
telés pour le style, mais d'autant plus solides
qu'ils n'accordent rien à la phrase, et se bor-
nent à l'expression mathématique de la pensée.
572
BISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
A ce point du débat, Les avocats du gouver-
nement contestent la Bincérité de l'évèque. Kn
parlant, comme vous faites, vu— osé ac-
cepter le principe du gouvernement. Or, nous
Bavons très bien que voue êtes l'ennemi ne de
l'ère moderne et qu'en arguant contre nous,
vous revendiquez des conséquences dont vous
rejetez le principe. Vous jouez le rôle d'un
sophiste. — Le coup est bien porté ; l'évèque
le relève avec une véritable magnificence de
doctrine. Dans deux écrits qu'il intitule Cas de
conscience, pour montrer la portée de ses en-
seignements épiscopaux, il examine: 1° Si le
régime de 89 et des libertés modernes est ac-
ceptable pour un évêque et si, en l'acceptant,
on n'évite pas des inconvénients beaucoup •
plus graves qu'implique toute idée de retour
à l'ancien régime. 2° Si la forme républicaine,
avec la devise : liberté, égalité, fraternité, n'est
pas, pour un évèque, plus acceptable que toute
idée de retour à la monarchie que la France
a répudiée. — Aces deux questions, l'évèque
répond affirmativement; il répond avec une
précision d'idées et un éclat de style qui
laissent loin derrière ses premières brochures.
Non pas que l'auteur, enthousiaste du monde
moderne, prétende, comme Moutalembert et
Dupanloup, que la Déclaration des droits de
l'homme est 1 idéal d'une société chrétienne ; il
se campe plutôt sur le terrain de l'hypothèse,
comme Lamennais; il accepte le libéralisme
comme régime légal, et se borne à dire que,
s'il ne procure pas de grands biens, il permet
au moins d'éviter de grands maux. En tout
cas, il admet, pour l'Eglise, cette situation
militante et se dresse, contre l'ennemi, pour
soutenir d'incessant combats.
La république de 1848 trouva l'évèque de
Langres dans l'arène ; elle l'envoya, comme
député, à la Chambre. Député, Mgr Parisis
acquit, au milieu de ses collègues, un ascen-
dant considérable. Non pas qu'il fût homme à
beaucoup s'entremettre, encore moins à intri-
guer ; mais, ramassé sur lui-même, avec grand
air, il était toujours sous les armes, sans vou-
loir autrement frapper. Deux fois il se mon-
tra avec une puissance plus affirmative ; c'est
quand, au 16 novembre, Pie IX dut quitter
Rome et parut devoir venir en France ; puis
quand vint à l'ordre du jour, en 1830, cette
grande question de la liberté d'enseignement
dont il avait fait, en quelque manière, son
patrimoine d'apologiste.
Sous l'Empire, devenu évêque d'Arras et
membre du Conseil supérieur de l'instruction
publique, il se consacra à ses devoirs épiscopaux
et renouvela, dans le Pas-de-Calais, les trans-
formations merveilleuses effectuées dans la
Haute-Marne. La loi sur la liberté d'enseigne-
ment lui fournit encore matière à quelques
brochures. Dix ans plus tard, les affaires d'Ita-
lie lui remirent plus d'une fois la plume à la
main. Mais, suivant une expression juste ici,
la lame avait usé le fourreau. Le vieil évêque
avait encore, dans le sang, des ardeurs guer-
rières ; il n'avait plus la force d'en suivre les
vaillantes impressions. Dansses derniers jours,
L'homme de foi qu'il avait toujours été, se
retrouvait dans son souci de transformer l'é-
!ié d'Arras en maison de vie commune,
où les prêtres, sous la direction de kjur cory-
pbée, vivaient saintement, comme dans la
primitive Eglise.
Pierre-Louis Parisis mourut d'apoplexie en
186G; son éloge funèbre fut prononcé par un
de ses fils spirituels, Cbarles-Amable de la
Tour d'Auvergne, archevêquede Bourges, éloge
digne d'un homme qui avait toujours eu les
armes à la main et qui couronnait, en mourant,
l'œuvre de ses combats. En un siècle, où la
bravoure est si rare, cet évèque de Langres fut
un Athanase : ce mot le caractérise et suffit à
sa louange.
Aprèâ Thomas Gousset et Pierre-Louis Pa-
risis, l'homme qui a exercé sur son pays une
plus profonde influence, c'est Edouard Pie.
Louis-François-Désiré-Edouard Pie était né
en 1817, d'un cordonnier de Pantgonin et
d'une pauvre femme qui allait à Chartres,
pour préparer des repas ou pour les servir.
Humainement parlant, l'enfant ne pouvait se
promettre que l'exercice de l'alêne et du tire-
pied ; Dieu en disposa autrement. Ce pauvre en-
fant était d'ailleurs de mauvaise complexion:
plus il grandissait, plus il devenait faible ;
mais Dieu lui avait donné une tête. Docile aux
inspirations de sa mère, il fut d'abord un
enfant pieux, puis un servant de messe de
première force ; il connaissait YOremus du
jour. Elève gratuit de Notre-Dame de sous
terre, puis du grand séminaire, il fut souvent
empêché, par la maladie, de suivre ses études ;
mais l'application qu'il ne pouvait pas mettre
aux livres, il l'appliquait intérieurement à sa
pensée. Lui qui devait devenir plus tard un
érudit, il fut un homme qui se forme lui-
même, et qui, par cette auto-pédagogie, de-
vient tout de suite un maître. Prêtre vers
1840, il fut d'abord vicaire de la cathédrale,
puis vicaire général de Chartres; en 1849, il
était évêque de Poitiers. Désormais, pendant
ses trente ans d'épiscopat, il sera l'un des pa-
triciens de la pensée ecclésiastique et l'un
des directeurs de l'esprit français.
Avant sa promotion à l'épiscopat, il avait
parlé bien des fois comme vicaire. Ses
œuvres sacerdotales, publiées en deux vo-
lumes, sont la meilleure preuve de sa précoce
maturité et d'une supériorité indiscutable. De
Chartres, il était allé prêcher saint Louis à Ver-
sailles et Jeanne d'Arc à Orléans : il l'avait fait
en véritable orateur. Nous entrions en théolo-
gie, lorsque YUnivers publia son mandement
de prise de possession. Nous nous rappelons
avec quelle maîtrise il disait : Je suis évêque ;
et avec quelle profondeur de regard, il dé-
nonçait les aboutissements du libéralisme, se
déclarant prêt à les combattre jusqu'à son der-
nier soupir. C'est, en effet, à cette œuvre de
salut que l'appelait la Providence.
Le premier trait qui caractérise l'évèque de
Poitiers, c'est qu'U est exclusivement homme
LIVRE QUATRE-V1NGT-QU1NZ1ÈM1
573
d'Eglise. Thomas Gousset avait composé des
cours de théologie; Louis Pariais, des bro-
chures politiques ; Salinisel Gerbet publieront
des livres ; Dupanloup ne quittera guère l'arène
du journalisme, lùlouard Pie, lui, ne sort
pas de son diocèse ; il ne quille pas sa chaire
d'évêque ; et soit qu'il évoque les afl'aires à
son tribunal, soit qu'il en parle dans ses dis-
cours, il ne remplit jamais que la fonclion de
pasteur et de docteur de son diocèse de Poi-
tiers.
En second lieu, Pie, en homme qui s'est
fait lui-même, s'assigne, pour tache propre et
personnelle, de combattre le libéralisme, non
pas, comme un théologien, avec des thèses,
mais en esprit qui a suivi l'erreur dans toutes
ses manifestations et qui sait en neutraliser le
venin.
Or, le libéralisme lui apparaît principale-
ment sous trois aspects : 1° Dans son énoncé
philosophique ; 2° dans ses rapports avec la
théologie ; 3° dans ses applications à la poli-
tique. Pour spécifier davantage, il ramène le
libéralisme philosophique à l'enseignement de
Cousin ; il pousse le catholicisme libéral à ses
conséquences ; et attaque, dans les destruc-
tions révolutionnaires, l'aboutissement forcé
de ces deux pauvres théories.
Les assauts de Mgr Pie contre l'école éclec-
tique trouveront place dans ses allocutions
synodales ou dans ses entretiens avec les
prêtres réunis en retraite. L'évêqueest d'abord
le docteur de ses prêtres et où peut-il mieux
les enseigner qu'en famille et lorsqu'ils sont
recueillis devant Dieu ? Alors tout se pèse au
poids du sanctuaire. A cette heure où tout est
grave et où tout est grâce, Edouard Pie, avec
un discernement parfait, choisit la question
qui préoccupe les esprits ou le livre qui attire
l'attention publique ; il l'a lu, je ne dis pas la
plume à la main, mais avec un scalpel ; il en fait
l'anatomie, il en marque l'architecture géné-
rale, les lignes de raccord, les ornements.
Alors, comme un chimiste qui a mis de côté
tous les résultats de ses opérations, il analyse
avec tant de sûreté les doctrines fausses, qu'il
faut, bon gré, mal gré, que le philosophe,
l'historien ou le sophiste, se reconnaisse cou-
pable et s'avoue vaincu.
Kn combattant les adversaires de l'Eglise,
l'évêque ne poursuit pas la satisfaction pué-
rile de mettre à mal un ennemi. Parfois, il
est vrai, sa réfutation est si décisive et si
gaie, qu'elle rappelle Apollon écorchant
Marsyas; mais ce n'est qu'un accident du dis-
cours, un passage pour reposer l'auditoire.
La substance des choses et des doctrines, est
le principal souci de l'orateur. S'il combat le
rationalisme, c'est pour inculquer la vraie doc-
trine de la raison ; s'il combat le naturalisme,
c'est pour prèrher la grande doctrine du sur-
naturel ; et si, parfois, il y a un mot de cir-
constance, cela sert à marquer la date du
discours. Dans l'ensemble, renseignement de
l'Eglise, opposé à toutes les erreurs du temps
présent, ressort si bien des instructions syno-
dales de Mgr !'i<\ qu'un Jésuite a pu les: pu-
blier a part, et ian grands frais, en faire un
fort bon, fort beau et très utile ouvrai
La lutte contre Le catholicisme libéral, pour
avoir été moins personnelle, ne fut ni
moins constante, ni moins ardente. Person-
nelle, elle ne pouvait pas l'être, car le grand
amalgamcur de ce catholicisme moderne;
c'était Dupanloup, évoque d'Orléans, avec lui,
un groupe de laïques, et, dans la presse, le Cor-
respondant. L'objectif de ces nouveaux doc-
leurs, c'était, ils l'ont dit cent fois, de récon-
cilier l'Eglise avec la société moderne, de
plier l'éternel Evangile aux exigences de la
révolution. A première vue, ce charitable but
ne paraît pas un secret plein d'horreurs, et
je crois bien que, de tout temps, l'Eglise a su
faire marcher de pair la foi, la charité et la jus-
tice. Mais, après les avoir entendus, si vous
demandez d'abord avec surprise si l'Eglise et la
société moderne sont brouillées, il n'y paraît
point, ou si la brouille est réelle, ce ne peut être
l'objet d'un marchandage. Depuis dix-huit
siècles, l'Eglise est en possession de son dogme
et deses lois ; elle les applique à tous les temps
et à toutes les nations. Pour se les appliquer,
il n'y a qu'à prendre. L'Eglise est une mère ;
elle offreà tous ses enfants le même aliment de
vérité, de vertu et de grâce : que si maintenant
vous venez nous dire que la brouille provient
de la mère Eglise, que les enfants brouillés
avec elle veulent l'amener à capitulation,
qu'ils l'exigent, et qu'à ce prix seulement ils
peuvent désarmer, ici, notre étonnement n'est
pas médiocre.
A parler sincèrement, nous ignorons de
quel droit ces enfants perdus viennent poser,
à leur mère, un ultimatum ; nous ignorons
sur quel point ils veulent éclairer cette
pauvre vieille, devenue sans doute aveugle à
force d'âge ; nous ignorons dans quel espoir
ils peuvent croire permise une si étrange né-
gociation. Sur ces difficultés, ils ne s'expli-
quent point ; ils se bornent à protester de la
pureté de leur cœur, de la sincérité de leurs
sentiments. Nous ne contestons ni leurs ta-
lents, ni leurs vertus. Mais encore faut-il
qu'on sache les conditions d'un accord, jus-
qu'ici manqué, mais dont l'obtention est in-
dispensable à la paix et au bonheur des na-
tions. Or, en dehors de banalités retentissantes
et de hors-d'œuvre dans la discussion, on finit
par nous confesser que l'accord de l'Eglise et
de la société moderne n'est possible qu'à une
condition, c'est que la mère Eglise accepte la
Déclaration des droits de l'homme ; qu'elle
ajoute, aux douze articles de son symbole,
les dix-sept articles de la Déclaration ; qu'elle
change du tout au tout son rapport moral avec
l'homme social ; c'est-à-dire pour dépouiller
de ses oripeaux téméraires cette phraséologie
répugnante, — qu'il faut que l'Eglise admette
comme loi politique ce qui est un péché aux
yeux de son magistère.
On ne comprend plus de si ridicules exi-
gences. Que l'Eglise, dans sa marche à tra-
574
HISTOIRE l NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
vers lus àget, se plie aux nécessités des temps;
qu'elle Bubissedes circonstances inéluclabl<
qu'elle accepte ou tolère des hypothèses plus
ou moins impérieuses, BOÏt. Mais que l'Eglise
ait a changer, je ne dis pas d'attitude bien-
veillante, mais les doctrines qui tiennent à
la .substance de son Credo, aux entrailles de
son Evangile, cela l'Eglise ne l'a pas l'ait et ne
le fera jamais. L'Eglise est l'œuvre de Dieu ;
elle se prèle à tout; mais, dans sa structure
et dans son fond doctrinal, elle ne connaît
pas, elle ne subit pas les changements.
Qu'un piètre, de son propre mouvement et
sans autorité, ait imaginé cela et se soit exta-
sié devant son ouvrage, on le lui pardonne.
Mais que, devenu évèque, il ait poursuivi,
pendant les trente années de son épiscopat,
ce mariage du Pape avec la dévolution, cela
est tellement étrange que, même après coup,
on refuse d'y croire. Et pourtant, la chose est
là sous les yeux de l'histoire. Non pas que le
patriarche du libéralisme soi-disant orthodoxe
ait dogmatisé comme un hérétique; il était
trop fin pour se laisser prendre ; mais il sa-
vait s'envelopper d'arguties et jeter, comme
on dit, de la poudre aux yeux. Sa principale
tactique était moins d'énoncer l'erreur posi-
tive que d'empêcher l'expression formelle de
la vérité. Au Syllabus, par exemple, sous cou-
leur de le défendre, il réussit à le coudre
dans un sac. Telle était son infatuation qu'au
Concile, il poussa l'audace jusqu'à vouloir
domestiquer le Saint-Esprit et mettre sa main
sur la bouche de l'Eglise.
L'évêque de Poitiers, nommé en même
temps que l'évêque d'Orléans, fut, dans les
desseins de la Providence, l'antagoniste
choisi pour combattre ses discours. Non pas
qu'il ait été en tout son adversaire ; en dehors
de son libéralisme, Dupanloup eût été évêque
comme tout le monde, s'il l'eût été, mais il
l'était le moins possible, et quand il l'était,
au diable le libéralisme soi-disant orthodoxe.
En son privé, c'était le moins traitable des
hommes, bon jusqu'à la faiblesse pour les
laïques, sévère jusqu'à la dureté pour les
prêtres. Mais quand l'évêque européen, — c'est
ainsi que l'appelaient ses partisans, — avait
parlé, l'évêque de Poitiers venait à rescousse.
Comme il était plein d'esprit, et du meilleur,
à la première occasion, il faisait tomber un
rayon de soleil sur les brouillards d'Orléans.
Les dix volumes des œuvres pastorales de
Mgr Pie, lues à ce point de vue, non seule-
ment confirment la vérité de ce jugement,
mais offrent la lecture la plus propre pour
mettre les esprits en garde contre la séduction
de ce qui s'appelle la grande hérésie du
xix° siècle. Le cardinal Pie a été, contre le
libéralisme, ce qu'a été, contre l'arianisme,,
le grand Athanase.
La Révolution, dans ses excès les plus
monstrueux, Edouard Pie n'eut pas à la com-
battre, comme Clausel de Montais; il n'eut
pas à écrire un livre pour démontrer la divi-
nité de l'Eglise par les attentats révolution-
naires. Devant lui, il avait un gouvernement
qui se recommandait de Napoléon Ier, mais
qui, au lieu de mettre le pape en prison, se
proposait de L'étrangler avec une corde de
velours et par un long complot. L'étrangleur
intentionnel avait commence par être protec-
teur; il avait conspiré autrefois contre Crc-
goire XVI, mais il avait ramené Pie IX sur
on trône. Après avoir restauré le trône pon-
tifical, Le sire commença par poser ses condi-
tion : code civil, laïcisation, gouvernement
libéral. Ces conditions posées, mais inaccep-
tables, lui servirent pour s'acheminer en tapi-
nois au renversement du trône qu'il avait
rétabli. Nous n'avons plus à raconter cette
histoire.
Ce serait une injustice d'imputer à Dupan-
loup une trahison. Par une heureuse inconsé-
quence, lui qui voulait abaisser le pape spi-
rituel, il voulait garantir le pape temporel ;
il le fit et fit bien. D'autres avec lui, un Plan-
lier, un Gerbet, un Salinis, un Parisis, soutin-
rent aussi ce grand combat. Mais l'évêque
qui amena à lui seul la tâche difficile de le
soutenir, dans l'ensemble et dans les détails,
avec la plus clairvoyante intrépidité, ce fut
Mgr Pie. Dès 1849, il avait posé les bases de
sa discussion ; plus tard, quand il vit les
symptômes s'accuser, il parla de Home
comme siège du vicaire de Jésus-Christ. Quand
le mystère d'iniquité s'opéra, Pie ne fut pas
seulement le plus clairvoyant des hommes, il fut
le plus éloquent, le plus héroïque ; et n'eût-il
interpellé que Pilate, il eut immortalisé le
lavage de ses mains, lavage nécessaire, mais
impossible. Si Ton réunissait en un corps
d'ouvrage toutes les pastorales de Pic sur le
pouvoir temporel, je me persuade qu'on au-
rait produit le meilleur traité pour sa dé-
fense.
Ces actes courageux de Louis-Edouard lui
valurent de fréquentes collisions avec l'Em-
pire. On venait l'espionner en chaire, on l'in-
sultait à la tribune, on le diffamait dans les
correspondances, et quand, impuissant à lui
répondre, on voulait l'abattre, il était envoyé
au Conseil d'Etat. Peut-être est-il, depuis 1801,
l'évêque qui fut appelé le plus souvent devant
ce sanhédrin ridicule et impuissant. Le gou-
vernement, sans doute, n'avait pas, parmi ses
ministres, des gens d'esprit. Provoquer Pie à
une justification, c'était la plus maladroite
imputation qu'on put avoir ; je me persuade
que lui-même en fut heureux. En lisant au-
jourd'hui ces documents, on voit combien les
Myrmidons étaient petits contre cet Achille.
D'un regard pacifique, d'une plume câline, il
rappelle ses prétendus crimes, les discute et
les écarte ; sans recourir à l'ironie qu'il ma-
niait si bien, il prouve que lui, évêque,
est innocent comme l'agneau, tandis que son
poursuivant n'est guère qu'un maladroit pris
dans son propre piège.
Par l'ensemble de ses actes et par son élo-
quence, Pie était donc devenu un aigle ; sur
la plus mince question, il avait toujours un
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
coup d'aile et no savait pas descendre. Les
hauts sommets étaient le séjour habituel de
sa pensée ; il avait caressé un instant, comme
il nous L'écrivait, l'idée de rendre Napoléon
chrétien et d'en faire un empereur à l instar
de Charlemagne. Lorsqu'il se vit déçu dans
cettr espérance et l'empire tombé, comme on
dit vulgairement, dans la mêlasse, il voulut
rester et il resta un puissant éleveur d'âmes.
Non point par des coups de voix ou par des
ruses de Btratégie, mais par la seule force du
mouvement ascensionnel de ses pensées.
Avec le temps, il était devenu un des maîtres
de l'opinion ; pour tous ceux que n'aveuglait
pas l'esprit de coterie, Pie était l'oracle de
i'épiscopat. En France, tant qu'il n'avait pas
parlé, on attendait; dès qu'il avait ouvert la
bouche, l'affaire était entendue, le jugement
rendu sans appel.
On vit, au Concile, la place que Pie occu-
pait dans l'estime de l'Eglise. Le monde entier
l'appréciait comme la France et I'épiscopat le
fit arriver le premier à la commission de la
foi, avec un évoque espagnol, Garcia Gil.
Tant que dura cette sainte assemblée, il n'eut
point à s'embusquer dans quelque villa ro-
maine, à tenir des conciliabules, à lancer des
brochures, à agiter l'opinion, à soulever les
gouvernements. Oh ! non ; il eût regardé ces
manœuvres comme des impiétés et se tint
modestement à sa place, bien qu'elle fût la
première. De ce requis, il fit souvent, au Con-
cile, le rapport des délibérations de la com-
mission spéciale et de l'assemblée conciliaire.
Dans ces rapports, il n'y a pas de phrase,
rien qui annonce le grand esprit, mais la pro-
bité exemplaire d'une pensée qui s'efface,
pour laisser parler les Pères et établir entre eux
l'unité du sentiment. On ne pourrait pas dire
que les décrets du Concile sont son ouvrage;
mais tels qu'ils sont, on peut dire qu'il en a
dirigé la rédaction et fait admettre son thème
en dernier ressort. C'est, pour un évèque, le
plus grand honneur, c'est par là que le cardi-
nal Pie se trouve l'égal des inspirateurs de nos
grands Conciles, les Cyrille et les Athanase.
Ce grand évèque était, en même temps, un
bon évèque. De lui, comme de Bossuet, on
peut dire qu'il n'y avait rien au dessus de lui,
ni rien au-delà. Chargé d'un des grands dio-
cèses de France, il en administre les églises,
sans heurts ni rigueurs contre personne. Certes,
il avait l'esprit trop grand pour croire, comme
nous l'avons vu depuis, que frapper est une
attribution de la grandeur ; il savait que la
force n'est que le biais de la justice, et que,
sans la justice, elle n'est, même dans l'épis-
<at, qu'un brigandage. Dans son long épis-
>:ii,il n'eut jamais ce qu'on appelle des
affaires, entendant par là de mauvaises
ires. Et comme ce n'est pas un grand com-
pliment, on peut, pourtant dire qu'il n'a jamais
un prêtre. Ses mains sont vierges du
sang des prêtres ; l'onction qui les avait con-
lear avait donné la douceur du miel
et, par la douceur, la force du lion.
L'évéque de Poitiers avait reçu dans la pei
pétuelle jeunesse de l'aigle. Les année
saient sur sa tète ; elles y laissaient le prin-
temps à demeure. Non qu'il lût un type de
vigueur ; maladif des le commencement, il
l'avait été toute sa vie el quand l'éloquence
fleurissait sur ses livres, il avait souvent, à
l'endroit sensible, le coup de la douleur ou le
couteau de la maladie. Le cour sauvait tout ;
Pie aimait, et, en somme, vivait heureux, sans
avoir ombre d'illusions. Deux coupa plus dou-
loureux vinrent le frapper : il perdit sa mère,
puis son père, Pie IX. Louis-Edouard avait
toujours beaucoup aimé sa mère ; enfant, il
avait vécu d'elle ; depuis, il vivait par elle et
jouissait de sa présence, se sentant jeune. Dès
qu'elle fut morte, on vit qu'il étaitdcvenu vieux
et qu'il allait bientôt mourir. Pie IX mourut
à son tour ; Pie de Poitiers avait toujours beau-
coup aimé Pie de Home et Pie de Rome avait
aimé beaucoup Pie de Poitiers. Pie IX aimait
comme un père, il fut regretté comme tel. Ces
deux morts furent pour Louis-Edouard le
coup de la cloche d'appel. Léon XIII le revêtit
de la pourpre romaine ; un an après, cette
pourpre était son linceul. L'évéque de Poitiers
s'était rendu à Àngoulême pour y officier
pontificalement ; il mourut dans la nuit
presque subitement, mais réconforté, dans son
agonie, par la grâce de Dieu.
Bien que Louis-Edouard Pie soit un con-
temporain, c'est déjà un père de l'Eglise. De
lui comme de saint Hilaire, on peut parcourir
ses œuvres, sans que le pied heurte contre la
pierre qui offense. L'astre est descendu à
l'horizon , ses rayons doivent éclairer le monde
jusqu'à la fin des siècles.
Un évèque presque aussi remarquable que le
cardinal Pie fut Mgr Plantier. C'était lefilsd'un
pauvre jardinier ; sa mère était morte dans son
enfance ; il grandit parmi les fleurs, mais ne
rechercha que les. fleurs de l'esprit Le curé de
sa paroisse, frappé des talents précoces de cet
enfant, voulut lui donner des leçons. Une fois
à l'étude, Claude-Henri-Augustin joignit, aux
talents, une particulière gravité d'esprit et
d'ardeur au travail. Prêtre, il entra chez les
Chartreux de Lyon, devint professeur, puis
prédicateur. Professeur, il publia des Etudes
littéraires sur les poètes bibliques ; prédicateur,
il donna des retraites dans les maisons reli-
gieuses et dans les séminaires, avec un tel
éclat, qu'en 1848-4'J, il remplaça deux ans
le père Lacordaire à Notre-Dame. Vicaire
général de Lyon, il fut appelé à recueillir, à
Nîmes, la succession épiscopale de Mgr Cart.
Déjà il avait publié, outre ses Etudes, littéraires,
le Directoire du prêtre, recueil de ses confé-
rences aux retraites ecclésiastiques et, en deux
volumes, ses conférences de Paris. Le ministre
qui le nomma, Louis Fortoul, disait dans sa
lettre que Plantier serait, à Nîmes, le successeur
de Fléchier : ce n'était fias trop dire. Evèque,
Mgr Plantier se livra avec feu à sa fonction de
docteur. Dans son administration, il n'y avait
lien au-dessus de lui, ni au-dessous. Parmi
176
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
les nombreux objets d illicitude, églises,
presbytères, maisons religieuses, collèges, il
n'en est aucun qu'il n'ait éclairé de sa lumière
et Bouteno. de ses conseils. Les protestants,
nombreux dans le Gard, ne restèrent pas
étrangers au zèle du bon pasteur. Mais ce par
quoi il se distingua surtout, ce fut par ce
lien qui rattache l'épiscopatau gouvernement
général de L'Eglise. Les œuvres relatives à son
diocèse étaient déjà de première distinction,
supérieures à ce qu'ont laissé en ce genre les
Guiraud, les Donnet, les Bonnechose, les
Guibert, d'ailleurs très estimables; les œuvres
relatives à la défense du pouvoir pontifical,
point particulièrement battu en brèche
depuis Luther, sont particulièrement acquises
à l'immortalité. Dès le début, il fait éclater,
dans la magnificence de son institution divine,
la puissance spirituelle des Pontifes Romains.
A partir de 1859, il n'y a plus, dans l'ordre
des idées, un préjugé ou une erreur; il n'y a
plus, dans l'ordre des faits, une irrégularité
ou un attentat qu'il ne relève, qu'il ne réfute
et qu'il ne flétrisse. Il y a en lui quelque chose
de l'accent des prophètes et des splendeurs
foudroyantes de l'Horeb. Toujours savant,
toujours éloquent, également fondé dans
toutes les parties du savoir, Plantier, est avec
Pie, un des Chrysostome de notre temps, une
bouche d'or et une plume de fer. A ce titre,
il eut plus d'une fois maille à partir avec les
réquisitoires du Conseil d'Etat et avec le
glaive de ses exécuteurs de hautes œuvres :
ce glaive est comme celui de Pétus, il ne fait
pas souffrir et surtout n'entraîne pas la mort.
En 1869, Mgr Plantier publiait encore un
volume sur les conciles et en 1871 un volume
de réflexions sur nos catastrophes publiques.
Mais pendant le concile, il avait été longtemps
malade et après ne tarda pas à succomber.
Homme apostolique dans tous les sens du
mot, aussi régulier, pieux et doux, qu'il était
fort pour la proclamation de la vérité et la
revendication du droit. Ses œuvres ont été
publiées en 16 volumes in-8° ; sa vie a été
écrite en deux volumes par son grand vicaire,
Clastron.
AnloinedeSalinis etPhilippe-Olympe Gerbet
naquirent, le premier à Morlaas, dans les
Pyrénées, le second à Poligny, dans le Jura,
dans les dernières années du xvnr siècle. La
Providence avait éloigné leurs berceaux; elle
devait unir leurs personnes dans une solidarité
intime et constante. Après 1820, nous les
trouvons dans la compagnie de Lamennais :
Gerbet comme l'Elisée du nouvel Elie; Salinis,
comme son intendant. A eux trois, ils fon-
dèrent le Mémorial catholique, petite revue de
philosophie tendre, où ces deux anges évo-
luaient sous l'œil du maître. Salinis était au-
mônier d'un collège de Paris et s'acquittait,
près de la jeunesse, de sa fonction, en digne
apôtre. Ce qui convenait le mieux à Gerbet,
c'était de n'être point occupé des choses ex-
térieures, pour être tout à sa pensée. Gerbet
suivit Lamennais à la Chesnaie et devint l'àme
de sa maison; Salinis restait à Pari- pour les
affaires de presse et autres. Pendant l'orage
de l'Avenir, il se tenait au second plan, en
silence respectueux. Bientôt nous les retrou-
vons à Juilly, on Salinis est de plus en plus
majordome et Gerbet de plus en plus philo-
sophe. Gerbet publie alors ses idées sur la
philosophie de l'histoire, opuscule un peu
confus; et son Coup d'oeil sur la controverse
chrétienne dans ses rapports avec la certitude,
ouvrage où il y aurait à reprendre. Un peu
plus tard, Gerbet compose et Salinis publie
cette Histoire de la philosophie, la première en
date depuis le coucordat et encore aujourd'hui
la première par la limpidité de ses ensei-
gnements. En 1838, Gerbet s'en va à Rome
et n'en revient que dix ans après, avec son
Esquisse de Rome chrétienne. Salinis, resté à
Paris, devient professeur de Faculté à Bordeaux
et se porte candidat à la députation. A son
retour, Gerbetdevient professeur deSorbonne
et vicaire général de Paris. Sur ces entrefaites,
Salinis est nommé évêque d'Amiens ; Gerbet l'y
suit. Salinis, dans une longue instruction sur
le pouvoir, exprime des espérances que par-
tage Pie de Poitiers : Lacordaire lui écrit, à
ce propos, la lettre la plus injurieuse qui se
puisse concevoir. Gerbet, lui, avec sa lyre,
illustre les fêtes de sainte Théodosie, martyre
d'Amiens, ramenée avec sa palme cueillie à
Rome ; il raconte la cabale des oiseaux à
propos delà calotte rouge ducardinal Gousset.
En 1854, Gerbet est nommé évêque de Per-
pignan ; bientôt Salinis devient archevêque
d'Auch, en Novempopulanie. Encore quel-
ques années et la mort fauchera ces deux
fleurs : Flores fructusque perennes.
Ces deux hommes étaient deux grandes
intelligences, mais pas de la même façon.
Gerbet estplusspéculatif ; Salinis, pluspralique
etde moindre envergure. A Salinis, nous devons
la Divinité de t Eglise, ouvrage en quatre
volumes où l'auteur résume l'enseignement
complet de la religion et son enseignement,
à lui, comme aumônier et professeur. C'est un
ouvrage utile et distingué, dont quelques idées
peut-être sont poussées aux extrêmes, mais
solide, éloquent et digne de continuer, par le
livre, l'apostolat du prêtre et de l'évêque. On
a réuni en un volume les pastorales de Salinis
à Amiens ; d'Auch, il n'est plus venu qu'un
écrit pour la défense du pouvoir temporel des
pontifes romains, sujetdouloureux qui abrégea
les jours de Salinis. Salinis avait espéré dans
l'Empire, il l'avait aimé. Quand il le vit quitter,
renier sa mission de salut social, pour se jeter
tête baissée et nous entraîner avec lui dans
l'abîme, il s'enveloppa, comme les philosophes,
la tête dans son manteau et disparut sans se
permettre un appel suprême, ni pousser un
cri de désespoir. F heu ! Quintilium perpetuus
sapor urget !
Gerbet, qui avait été toute sa vie valétu-
dinaire, trouva dans sa pensée une force de
résistance et dans sa grandeur d'àme l'inspi-
ration des plus beaux services rendus aux
IVRE gUATHK-VINGT-QIJINZIKMK
577
âmes et à L'Eglise. Avec Gerbet, L'histoire est
à L'aise , sauf Le coup d'ail sur la m tiludê, qui
est d'ailleurs très remarquable, seulement un
peu excessif, Gerbet n'a produit (piedes œuvres
parfaites, de vrais chefs-d'œuvre.
Les Considérations st^r le dogme générateur de
lu piété catholique, ne sont ni un traite'; dogma-
tique ni un livre de dévotion, mois quelque
ebose d'intermédiaire. La religion nourrit
l'intelligence de vérité, comme elle nourrit
le cœur de seutimeut : de là deux manières de
la considérer, l'une rationnelle, l'autre édi-
fiante. Ces deux aspects, combinés entre eux,
produisent un troisième point de vue, dans
lequel on considère la liaison des vérités, en
tant qu'elle correspond, dans l'âme humaine,
aux développements de l'amour. C'est à ce
point de vue que Gerbet se place pour con-
templer le mystère qui est le fondement du
culte catholique, le cœur du christianisme,
l'Eucharistie. — Un peu plus tard, Gerbet
publiait des vues analogues sur le dogme catho-
lique de la pénitence. Ces deux ouvrages
n'étaient, dans sa pensée, que les premiers
fragments d'un projet plus étendu. L'auteur
se proposait de faire successivement un travail
semblable sur les principales parties du chris-
tianisme ; il avait préparé en silence un assez
grand nombre de matériaux, sans se sentir
pressé d'écrire. Carné reproche à Gerbet la
paresse. Ce reproche est absurde ; la pensée
de Gerbet n'a jamais eu un temps d'arrêt. Mais
il lui fallait un long temps pour mûrir ses idées
et parvenir à faire quelque chose qui fut un
peu solide, sans être trop vulgaire. Le temps
manqua : Ars longa, vita brevis.
Ces deux fragments sur l'Eucharistie et la
Pénitence sont d'ailleurs complets par eux-
mêmes. Ce sont des vues profondes comme
dans les Soirées de Saint-Pétersbourg , sur des
objets différents, sur les deux points principaux
de la vie chrétienne, l'expiation du péché et
la sainte communion à Dieu. Joseph de Maistre
n'avait qu'entrouvert ces deux mystères,
Gerbet s'y plonge en Platon chrétien et y parle
comme s'il avait écrit avec une plume de l'aigle
de Pathmos. Ces deux fragments soulevèrent
l'admiration du siècle ; ils furent traduits dans
toutes les langues de l'Europe. L'auteur eut
la joie d'apprendre qu'il avait affermi beaucoup
d'âmes dans la piété; qu'il en avait ramené
d'autres à la foi en dissipant les préjugés de
l'irréligion. — Ces opuscules, faits avec de la
moelle, conviennent surtout aux grands
esprits.
L' Esquisse de Rome chrétienne, en trois vo-
lumes, est encore un ouvrage inachevé. Gerbet
voyait tant de choses et les contemplait si avi-
dement,qu'il ne pouvait rien finir : il restaitab-
»orbé par l'objet de sa contemplation, en jouis-
sait pour lui-même, n'osant l'exprimer, dans la
crainte d'en détruire la jouissance. Une chose
exprimée est sortie de l'âme et devient comme
morte pour elle. De là, cette espèce d'insatia-
bilité mélancolique, impression commune
des lecteurs de Gerbet. Mais s'il n'a pas tout
t. xv.
dit, il en a dit beaucoup plus que d'autn
dôme Lui apparat! , pour en esquisser les I raits,
comme une œuvre matérielle, dont la maté*
rialilé exprime, paiilc- monuments, l'invisible
constitution de la religion et <br l'Eglise. Pour
se faire comprendre, il applique à Home ce
que le grand Paul a dit de la création par
rapport a Dieu. De même (pie les créatures,
par leur nombre, leur poids, leur mesure, leurs
relations et leurs harmonies rendent visible,
par leur ensemble, les attributs de Dieu ; de
même les architectes de Home chrétienne, en
bâtissant la cité sainte, la ville des papes, ont
exprimé avec des pierres, des lignes et des
couleurs, les caractères de la révélation et
l'institution divine de la papauté.
Dans son premier volume, Gerbet étudie,
sous certains rapports généraux, Rome consi-
dérée comme centre du christianisme ; il fait
de longs voyages dans les catacombes ; il
dresse ensuite le bilan des basiliques cons-
tantiniennes ; enfin il insiste sur les principaux
monuments relatifs à la défense et à la propa-
gation de l'Evangile. De ces études, il fait
ressortir les caractères d'unité, de perpétuité,
d'universalité, qui constituent la forme essen-
tielle de l'Eglise catholique, qui marquent les
contours de la cité de Dieu et la distinguent
déjà de tout ce qui n'e3t pas elle. Mais, pour
embrasser son plan, il ne suffit pas de remar-
quer les lignes extérieures de sa divine archi-
tecture, il faut aussi examiner son organisation
intérieure. Celle-ci comprend d'abord une
puissance ou paternité suprême, saint Pierre ;
secondement, une tradition d'enseignement
qui perpétue les clartés primitives de la révé-
lation, saint Paul ; troisièmement, une effusion
d'amour qui descend de la croix, saint Jean :
c'est l'objet du second et du troisième volume.
Ici, pénétrant au cœur de son sujet, Gerbet
étudie d'abord la papauté considérée dans ses
attributions et ses emblèmes : il en détermine
l'idée générale, il explique son nom, il parle
de sa ville et de son palais, de ses symboles,
de ses attributs et de son cérémonial. Alors de
l'autorité papale passant à la tradition de
vérité, qui constitue son office, il étudie les
monuments primitifs de la foi sur l'unité de
Dieu, la création, l'état primitif de l'homme,
sa chute, le caractère figuratif de l'ancienne
loi, la révélation angélique et l'incarnation.
De là, poussant plus à fond, il insiste sur le
baptême, l'eucharistie, la pénitence, les usages
de l'Eglise, la vie religieuse, la vénération des
images, le purgatoire, la prière pour les morts,
l'invocation des saints, la vie future, la résur-
rection des morts. Pour compléter son sujet,
il parle, dans des chapitres séparés, des monu-
ments relatifs à la vie pieuse et des insti-
tutions de charité. De la sorte, l'esquisse de
Rome devient un cours de théologie composé,
non avec des thèses, mais avec des pierres.
Et comme plusieurs sont allés en Palestine
pour retrouver l'Evangile dans les monuments
de la Judée, de même Gerbet est allé à Rome
pour y retrouver l'Eglise dans les monuments.
37
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ir compléter Bon travail, Gerbet, dans
nn iroi ième point, montre comment Home
païenne i si devenue R e chrétii une Le Pan-
fhéon est devenu l'église des martyrs; YAra-
, a pris la place du temple de Jupiter Ga| >i-
tolin ; le palais des Césars et le Colysée restent
, omme les témoignages perpétuels d'une pnis-
ance morte. I.e temple de Vesta est l'église
Sainte-Marie-du-Soleil ; le temple de Diane
est l'église de Saint-Jean devant la porte
Latine; le siège d'un juge esl devenu Sainl-
(leorges .iu Vélabre ; Saint-Pierre-ès-Lieu,
Saiule-Marie-Majeure, Saint- Jean- de -Latran,
Sointl'aul-llors-des-Murs, le Vatican, c'est le
complément et le couronnement de l'œuvre
sainte.
Même inachevée, celle esquisse de Home
esl un des plus beaux livres du \i\° siècle.
Veuillot le mettait au-dessus de tous. Au-
dessus n'est pas assez dire, il faut entendre
qu'il signifie visite aux plus hauts sommets
où puissent s'élever les grandes âmes.
Gerbet n'avait pas d'ardeur livresque. On
dirait qu'il n'ait écrit qu'à son corps déten-
dant ; mais, dans tout ce qu'il a fait, vous re-
connaissez la grille du lion, ou plutôt de
l'aigle. En 1834, invité à concourir pour un
Keepsake religieux, il écrivit, sur la Sainte-
Vierge Marie, les plus belles pages qui se
peuvent imaginer. Vers le même temps, il
écrit l'introduction de l'Université catholique;
il en fait un tableau des sciences, où, avec des
aperçus profonds, une synthèse gigantesque
et un style inimitable, il laisse bien loin der-
rière lui la fameuse introduction de Dalem-
bert pour l'Encyclopédie de Diderot. Dans le
même recueil, il publie les conférences d'Al-
beric d'Assise et les considérations sur le mo-
nopole universitaire en tant qu'il conduit au
communisme ou au socialisme. Ces études
s'élèvent fort au-dessus de la banalité d'un
article.
Les conférences d'Albéric d'Assise roulent
sur le problème économique, sur la concilia-
tion nécessaire du droit de propriété avec les
exigences de la civilisation chrétienne. La
société ne peut exister sans l'inégalité des
fortunes, et l'inégalité des fortunes sans la
religion. Quand un homme meurt de faim à
côté d'un autre qui regorge, il lui esl impos-
sible d'accéder à celte différence, s'il ne croit
pas en Dieu. Dieu veut qu'il y ait des riches
et des pauvres ; il prescrit aux pauvres et aux
riches, des devoirs stricts, aux uns, la rési-
gnation dans l'espérance, aux autres, l'espé-
rance par la charité. Si, sans religion, vous
oser promettre, aux hommes, un paradis ter-
restre, vous êtes fatalement condamné à les
réduire ici-bas aux horreurs de l'enfer. Gerbet
enseigne cetle consolante et fortifiante doc-
trine, avec l'inimitable charme d'un Platon
chrétien.
Le monopole universitaire considéré comme
principe logique du socialisme, est une autre
œuvre d'économie sociale. On revendiquait
alors la liberté d'enseignement; le gouverne-
ment bourgeois de Louis Philippe - ■ cloîtrait
dan- son monopole. Or, ce gouvernement cen-
i i aire, fondé sur la propriété, s'efforçait,
d'autre part, .avec son économie du laisser
faire, de contraindre la propriété à décupler
ses produits. D'où cet argument ad hominetn
que si le régime libéral est si favorable à la
fortune privée et publique quand il s'agit des
biens matériels, il doit, quand il s'agit des
biens intellectuels et moraux, prodiguer éga-
lement ses faveurs. Gerbet ne se contente |
de relever celte contradiction ; il examine le
monopole, dans l'idée qu'il se fait de la des-
tinée humaine, de la religion, de la famille,
de l'ordre public, et conclut partout que ce
monopole implique le renversement du ré-
gime libéral et l'inauguration du socialisme.
Thèse originale, mais très bien conçue, très
bien déduite et qui sonnait d'aulant plus à
propos que Proudhon venait de dénoncer la
propriété comme un brigandage et que les
bandes socialistes allaient bientôt réclamer la
liquidation du vieux monde.
Une fois évêque, Gerbel dut quitter la
presse et se confiner dans les devoirs de sa
charge. Ses différentes pastorales, émanation
d'un tel espiit, honorent également la noblesse
de ses idées et la délicatesse de ses sentiments.
Un mémorandum des catholiques de France
et une conférence sur Rome sortent de ce
cadre pour appuyer la résistance de l'Eglise
aux aventureux projets de Napoléon III. Une
autre initiative, qui devint plus tard le Sylla-
bus, montre quelle était, par ses idées, la
puissance de Gerbet. Dès 1845, Dupanloup,
avec son esprix faux et emporté, avait mis la
confusion dans la presse catholique. En 1854,
essayant de ressusciter le Corres/>ondant, qui
mourait loujours, il avait fondé une société
libérale donl le Correspondant serait le moni-
teur. Dans les livres de ces hommes-là, que
Gerbet connaissait bien, il y avait une foule
de choses téméraires, peu d'accord avec les
traditions de l'orthodoxie. Pour ne pas s'en-
gager dans une guerre de broussailles, qui
répugnait à ses sentiments, Gerbet résolut
d'extraire de tous ces livres des propositions
qu'il condamnerait comme l'ont fait plus
d'une fois les pontifes romains. Pi-^ IX fut
frappé de cette procédure, empruntée d'ailleurs
à la bulle Unigenitus et à la bulle Auctorem
ftdei. Aussitôt le pontife commanda, à ses
théologiens, un tableau analogue des erreurs
contemporaines et une bulle promulgatoire de
ces propositions condamnées. Ces théologiens
remirent sur le métier l'œuvre de l'évêque de
Perpiguan. De là est né le Syllabus, dirigé
spécialement contre le catholicisme libéral,
qu'exécrait Pie IX et justement, parce qu'il
voyait dans ce libéralisme, faussement ortho-
doxe, la pierre de scandale des catholiques et
la grande hérésie du xix6 siècle.
Gerbet descendit, pour la dernière fois,
dans l'arène, contre Renan, l'audacieux con-
trefacteur de Jésus-Christ. Sons ce titre : la
Stratégie de M. lienan, il ne réfuta pas direc-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
■,r.)
teroenl la Vie de Jésus, écrite par un apostal ;
mais en homme qui possédait â Fond la scier
des controverses catholiques, il expliqua,
d'après quels procédés logiques, avec quels
matériaux, par quelles théories sophistiques,
empruntées la pluparl aux Allemands, cel
apostat était toul simplement un charlatan
?,ur ses tréteaux de la foire. Gerbet ne le prend
pas, d'ailleurs, sur le. ton de la plaisanterie,
comme Henri Lasserre dans son 13* apôtre :
le sujet ne le permettait pas : il pousse sé-
rieusement et savamment sa catapulte contre
la machine artificielle du nouvel Arius; il la
démolit d'une main habituée aux démolitions
et laisse l'arène jonchée de ses débris. Le
Père Gratry fit quelque chose d'analogue
dans les Sophistes et la critique : il ne réfute
pas en détail ces sophistes, il montre simple-
ment qu'ils ont déserté toute logique, toute
critique et que leur soit-disant science n'est
qu'une suite de suppositions sans base, d'hy-
pothèses sans justification, quelque chose
comme une ville bâtie sur des brouillards.
Uu soir, Gerbet était à son bureau ; il ve-
nait d'écrire cette phrase : Jésus-Christ est
Dieu : sa tête s'inclina sur son papier : il était
mort. Dieu vint chercher celte grande âme
après la confession de Jésus-Christ : Mitis
algue festivus Christi Jesu tiùi aspectus appa-
rent, gui te iiiier assistentes sibi jugiter inte-
resse décernât. Gerbet avait été un Platon
chrétien, une abeille attique : il avait écrit
ayant du miel sur les lèvres; il avait parlé
avec la profondeur d'un divin philosophe.
€'est notre éternel regret qu'on n'ait pas
publié ses œuvres complètes, ou au moins
ses trois volumes de mélanges. Par testament,
il en avait chargé un certain Bornet, esprit
méticuleux et sans ouverture, qui classa, re-
classa et régla si bien sa publication, qu'il en
usa les textes sans rien produire. Pour nous,
empêcher un grand esprit d'écrire, ou, quand
il a écrit, ensevelir ses œuvres dans l'oubli,
c'est un double crime : un crime contre les
hommes qui n'entendront pas des paroles
frappées de proscription sur les lèvres d'un
apôtre; un crime contre Dieu qui ne re-
cueillera pas dans les âmes les moissons dont
ces paroles étaient la semence bénie. L'his-
toire couvre ces crimes de ses anathèmes.
Un compatriote de Gerbet, Jean-Joseph
Gaume, était né à Poans, dans le Jura, en
\H')2, le cadet d'un frère qui devint, comme
lui, prêtre, ftaume avait eu pour professeur
le cardinal Gousset; et dès le séminaire de
Besançon, il montrait, par ses rédactions
• 1 élève, qu'un jour il serait écrivain. Dieu,
ii r mûrir Ba vocation, le mit à l'épreuve.
Le frère aîné était professeur au grand sémi-
naire, quand, en 1833, Mathieu, évêque de
Lan grès, fut nommé archevêque de Besançon.
Avant même d'avoir pris possession, Mathieu
fil de Gaume aîné, un professeur de théologie,
acte qui était une usurpation, le séminaire
' administrer lui-même.
lume représenta, à l'évêqûe, qu'il n'avait
aucune science de la théologie, ni aucune ■
pacité pour en acquérir. C'était un acte de
consciencieuse modestie, Pour < ne,
Gaume fut mis a la porte du di et, du
même coup, le frère plus jeune dut prendre
le chemin de L'exil, — J'ai vu dans ma vie,
souvent, de ces pauvres prêtres, arbres arra-
chés du sol qui les avait vu nattre, bas tou-
jours stériles, mais toujours voilés de deuii.
S'ils sont frappé- pour des crime-, la peine
qui les atteint est un acte de mansué-
tude, puisqu'elle leur permet de servir encore
Jésus-Christ dans les âmes; s'ils sont frappés,
malgré leur innocence, sans raison et sans
mesure, il y a encore crime, mais ils n'en sont
plus que les victimes. Je dirais volontiers avec
le poète: Oh! n exilons personne! ohl l'exil
est impie. L'exil est plus qu'impie, il est sot,
car il n'atteint guère que des hommes de mé-
rite. En ce siècle, un grand nombre de
prêtres illustres ont été des proscrits ;
Léon XIII, en canonisant Didace de Baëza,
J. B. de Lassalle et Grignon de Montfort, a
prouvé que des prêtres interdits peuvent être
aussi des saints.
Besançon était donc privé de ses deux
Gaume, comme droit de joyeux avènement.
Gousset, grand vicaire, remit à l'aine une
lettre où il disait qu'un prêtre pouvait avoir
autant de mérites que Gaume, mais qu'il ne
croyait pas qu'on put en avoir davantage.
Gaume aîné fut incorporé à Paris, où ses
frères ouvraient une très honorable maison
de librairie; il devint aumônier de commu-
nautés religieuses, chanoine titulaire de Notre-
Dame, grand vicaire de Paris. Plus tard,
n'ignorant pas les maux du sacerdoce, il put
tendre la perche à d'autres proscrits, et, entre
autres, à des proscrits de Besançon. Le plus
jeune des Gaume, avec une lettre de Gousset,
fut incorporé à Nevers où il devint supérieur
du petit séminaire, vicaire général, mais d'où
il sera expulsé un jour pour cause de mérite.
Gaume aîné a donné, au publia, une tra-
duction des Evangiles et un livre de prières,
un paroissien. Gaume junior est en ce siècle
un des polygraphes de la sainte Eglise.
Homme d'étude, fondé en science, il écrivait
avec une facilité qui tient du prodige. Les
volumes lui tombaient de la tête, comme les
fleurs naissent sur les arbres, pour s'y mettre
à fruils. Dès t$35, il opinait en public sur
cette question de classiques dont il fera plus
tard une question européenne.
L'Eglise doit à Gaume : Un Catéchisme de
persévérance en huit volumes; les Trois Rome,
en qualre volumes ; le Manuel des confesseurs ;
une Histoire de la société domestique, en deux
volumes; un Traité du Saint-Esprit, en deux
volumes ; le Ver rongeur des sociétés modernes
et des lettres sur les classiques païens ; la Ré-
volution, en douze volumes ; des traités sur le
signe de la Croix, sur l'angelus, l'eau bénite
et autres pratiques chrétiennes; deux opus-
cules sur la première communion ; des opus-
cules de piété, dont plusieurs traduits de
SI)
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
sa'ml Liguori, n des biographies évangéliqu
en plusieurs volumes. Nous omettons de citer
quelques écrits de moindre importance.
Un catéchisme est une explication très
élémentaire de la doctrine chrétienne. L'Eglise
a condensé son enseignement dans quelques
courtes formules; les catéchistes les expliquent
le plus clairement et dans le moins de mots
possible. C'est l'inverse des paraphrastes qui
en font des thèmes à hautes considérations,
comme par exemple (iratry, dans la philo-
sophie du Credo. L'un des catéchistes les plus
célèbres, c'est Bellarmin, dont les deux ca-
téchismes sont d'une extraordinaire brièveté.
Cependant, avant Gaume, il s'était trouvé des
catéchistes plus développés que Bellarmin ;
Canisius au xvic siècle, le Père Bougeant
au xvii° avaient donné des catéchismes très
étendus. Le catéchisme du Concile de Trente
est lui-même fort développé, mais il est ad
parochos. Dans ses huit volumes, Gaume dé-
passe tous ses devanciers. Le dogme, la mo-
rale, le culte, la discipline, surtout l'histoire
de l'Eglise sont tour à tour l'objet de ses élu-
cubrations savantes. Au lieu d'expliquer d'une
façon technique, il développe oraloirement ;
c'est même par là qu'il excelle. Gaume était
né éloquent. L'usage s'était introduit alors
de faire, pour les jeunes gens et les jeunes
filles, des catéchismes de persévérance, qui
n'étaient, à bien prendre, que des cours de
théologie à l'usage du peuple. On n'avait pas
encore de livre pour ce service. Gaume vint le
premier et découragea de toute concurrence.
Son livre contient tout ce qui se peut dire et
imaginer, dans un catéchisme de cette nature.
Il s'en est fait huit ou dix éditions, et en plus
des traductions à l'étranger. Enfin, pour aug-
menter encore le succès de son œuvre, Gaume
en a fait un abrégé très réussi, préférable à
l'original pour ceux qui ne cherchent que la
substance de l'idée et veulent composer eux-
mêmes des catéchismes de persévérance.
C'est la juste ambition d'un grand nombre de
curés ; ils s'approprient Gaume et l'appliquent
eux-mêmes à leur paroisse. Les jeunes gens
et les jeunes filles sont astreints à des rédac-
tions, qu'ils couchent, après correction, sur
des registres et forment, pour eux-mêmes,
des ouvrages du plus haut prix, dont ils sont
à demi les auteurs. Mémorable preuve du zèle
que met l'Eglise à l'instruction du peuple.
Les Trois Rome sont le récit authentique
d'un voyage de l'auteur en Italie. A l'exemple
de Montaigne au xvie siècle, du président de
Brosse au xvme, et de beaucoup d'autres de-
puis, Gaume se fait l'historien érudit et inté-
ressant d'un voyage qui éveille toujours les
sympathies de l'âme chrétienne. Gerbet avait
contemplé l'idée de Rome et exposé la théo-
logie qui ressort de sa matérialité ; Veuillot
devait un jour en recueillir les parfums ;
Gaume s'arrête au fait et l'expose tel qu'il est.
Son livre n'est pas seulement un journal de
voyage ; c'est, dans le cadre d'un journal,
une étude érudite, savante de la Rome païenne,
de la Itome chrétienne et de la Borne des cata-
f ninbes. Ce dernier point surtout a été traité
supérieurement. On lira longtemps ce livre
jeune, plein d'attraits et qui répond bien aux
vo.'ux secrets du plus grand nombre des lec-
teurs.
Le Manuel des confesseurs n'est pas un livre
de <iaume, c'est un recueil formé par (laume
d'ouvrages relatifs à la confession. Ces opus-
cules sont dus tous à des maitres. Gaume en
a formé le recueil pour aider au mouvement
réparateur dont saint Liguori avait été l'agent
en Italie et dont le promoteur en France était
le cardinal Gousset.
L' Histoire de la société domestique est une
histoire de la famille dans son évolution à
travers les âges. La famille est la molécule
génératrice de la société. On a écrit l'histoire
de toutes les sociétés, on n'avait pas écrit, en
notre siècle, l'histoire de la famille, base et
explication initiale de l'histoire des peuples.
Gaume se lance dans cette canière et y ex-
pose ces hautes considérations où se complai-
sait son esprit. Le livre n'a pas la précision
juridique d'un livre de droit pur; c'est une
histoire qui résume plutôt les conclusions de
la science et s'applique à en définir la portée.
Le Traité du Saint-Esprit est comme l'Es-
prit des Lois, prolem sine ma.tr e creatam ;
c'est un ouvrage dont il n'existait pas de type.
Gaume le dédie au Dieu inconnu : Ignoto
Deo : Inconnu n'est pas le mot propre. De-
puis l'ascension de Jésus-Christ, l'Esprit Saint
est l'inspirateur de l'Eglise daus son chef et
dans ses membres. Nous vivons tous dans sa
divine compagnie ; nous célébrons tous chaque
année sa fête ; et nous n'ignorions ni ce qu'il
est, ni ce qu'il fait, ni ce qu'on lui doit. Mais
peut-être n'y pensait-on pas assez. Gaume
veut nous le rendre plus présent : il expose
son sujet en théologien et encore plus en his-
torien. Le rôle du Saint-Esprit dans le monde
est exposé là de main de maître. On peut
d'ailleurs aisément le convertir en discours
et c'est là, pour un livre, le meilleur moyen
d'obtenir les résultats que souhaite le zèle
apostolique.
Dans le Ver rongeur et les lettres sur les
classiques païens, Gaume revient sur cette
question qu'il avait posée dès l83o. Le ver
rongeur des sociétés modernes, c'est le pa-
ganisme de l'enseignement classique. Cette
thèse est vraie dans sa généralité ; Gaume le
prouve avec une grande solidité d'esprit et
une grande force d'arguments; mais, dans
ses conclusions, il se borne à trois choses : à
l'exclusion des païens pour les classes de
grammaires, à l'explication simultanée, mais
chrétienne, des auteurs païens et des auteurs
chrétiens dans les classes d'humanité. En
confirmant cet enseignement des lettres, par
un cours d'histoire et par un cours de philo-
sophie, on peut se flatter de donner à la jeu-
nesse l'enseignement et l'éducation néces-
saires. L'ouvrage était approuvé par le car-
dinal Gousset, et, par respect au moins pour
LIVRE niJATRE-VlNGT-OUlNZIKMK
I
celle 1res explicite approbation, il paraissait
difficile d'y mordre. Dupanloup, qui aspirait
;ï renverser la haute directiun du cardinal de
Reims et sa puissante influence sur le clergé
français, ne le prit pas ainsi. Dans l'espoir de
prendre lui-même cette haute direction et de
se créer en France une sorte d'autocratie in-
tellectuelle, il lit marcher son escadron vo-
lant de journalistes littéraux. Lui-même in-
tervint pour calmer les émotions que ses
soldats venaient d'exciter et trancha la ques-
tion en défendant de toucher en rien au sys-
tème classique suivi depuis la renaissance.
Telle était sa solution : Sic volo, sic jubeo ; sit
pro ratione voluntas.
L'opinion, l'ordre de Dupanloup, Dupanloup
évoque pouvait l'imposer à son diocèse ; mais
Dupanloup publiciste ne pouvait en faire une
loi pour les autres églises. La question des
classiques se rattachait d'ailleurs, par certains
côtés, aux questions de gallicanisme, de libé-
ralisme, de liturgie, dedroitcanon, d'histoire,
d'art, problèmes qu'agitaient depuis quarante
ans, avec l'espoir d'en tirer une réforme, les
esprits les plus élevés du temps. Dupanloup,
esprit fermé, ignare et violent, voulant s'en
tenir aux thèses gallicanes, à ses conceptions
libérales, à la liturgie de Paris, à l'histoire de
Fleury, et pour tout, à son despotisme,
engagea, sur les études classiques, son projet
d'universelle résistance. Parce que V Univers
prenait part, comme c'était son droit, à cette
controverse, il interdit YUnivers et le fit in-
terdire à Paris par Sibour. Puis, pour supprimer
la question controversée, il libella une décla-
ration épiscopale qu'il fit signer d'abord par
ses amis du premier degré, puis par ceux du
second degré, puis, espérait-il, par tous les
autres. Cette manière de procéder n'est pas
reçue dans l'Eglise : les affaires d'Eglise se trai-
tent dans les conciles et non pas dans des
conventicules rusés et par d'indignes sur-
prises. La majorité des évêques refusa, à Du-
panloup, sa signature. L'évêque deMontauban,
Doney, et l'archevêque de Reims, le cardinal
Gousset, lui assénèrent de vigoureux coups de
crosse. Tant et si bien que Pie IX intervint par
une Encyclique où il posaitàfondlaqueslionde
réforme des études ecclésiastiques et confirmait
la thèse de Gaume sur les classiques païens
et chrétiens, enseignés simultanément et chré-
tiennement expurgés.
Dans ses lettres à l'évêque d'Orléans, Gaume
avait révélé les turpitudes d^s classiques
païens et l'empoisonnement qui résulte de leur
usage dans le.i basses classes de l'enseignement
secondaire. Pour toute réponse, Dupanloup
obtint, de l'évêque de Nevers, que Gaume fût
expulsé de son diocèse, bien qu'il en fût grand
vicaire. Vous discutez honnêtement et soli-
dement une question controversée ou contro-
versable ; lespharisiensdu libéralisme, qui pré-
conisent laliberté en théorie, l'observenten pra-
tique, par la proscription de leurs adversaires.
Proscrire n'est pas répondre, disait Robes-
pierre; c'est confesser en même temps son
impuissance et son indignité. Cent lois, en ce
siècle, on a déraisonné ainsi passionnément
contre les défenseurs des bonnes doctrines.
Arvisenet expulsé de Langres pour avoir écrit
le Memorialc vitx saceraotalis ; Lamennais,
envoyé en police correctionnelle pour avoir
combattu victorieusement la Déclaration de
1682; les frères Allignol, frappés de peines
outrageantes, pour avoir écrit sur l'irrégu-
larité canonique des églises de France ; Rohr-
bacher, expulsé de Nancy pour avoir écrit
Y Histoire universelle de V Eglise catholique ;
Gridel, disgracié deux fois pour avoir écrit
ses Instructions sur les sacrements, que Pie IX
nous dit avoir lues et trouvées irréprochables ;
Bergier et Maire, proscrits pour avoir défendu
la liturgie romaine; Jacquenet, proscrit pour
avoir préconisé les hautes études et les grades
théologiques ; Darras, expulsé du séminaire
comme l'avait été Rohrbacher ; A ndré, proscrit
à son tour pour avoir réclamé le respect des
constitutions pontificales; Darboy et Drioux,
expulsés de Langres, mais pour leur libéra-
lisme ; Bouix et Davin, expulsés de Paris, l'un
pour avoir défendu une constitution de Sixte-
Quint, l'autre pour avoir écrit l'histoire d'après
les principes de l'Eglise. Depuis vingt ans,
c'est comme un massacre de prêtres et, dans
tel diocèse, on peut trouver vingt victimes :
nous espérons que quelqu'un écrira ce marty-
rologe. Nous devons faire observer que ces
rigueurs et ces violences ne s'exercent que
contre les partisans des bonnes doctrines, et
constituent, contre les proscripteurs, une nou-
velle preuve d'erreur. De l'autre côté, pendant
le concile, par exemple, il s'est écrit des
monstruosités ; pas un cheveu n'est tombé de
la tête des insulteurs de la papauté. Nous
regrettons que trop souvent, les défenseurs des
bonnes doctrines, victimes de leurs justes
convictions, n'aient pas reçu les réparations
nécessaires. Nous nous étonnons de trouver,
d'un côté, tant d'audace, de l'autre, une si
triste absence de répression. Du moins, cette
fois, justice fut faite et il faut la célébrer de
Dan jusqu'à Bethsabée. Gaume, exclu de
Nevers, proscrit pour cause de savoir et d'in-
trépidité, fut nommé vicaire général d'Aquila
par Mgr Philippi, vicaire général de Calvi par
Mgr d'Avanzo, vicaire général de Reims par
le cardinal Gousset, et protonotaire aposto-
lique par Pie IX.
Gaume justifia ces honneurs et les honora
pour le moins autant qu'ils l'honoraient. Dans
un ouvrage en douze volumes intitulé La Ré-
volution, il porta, sur le terrain de l'histoire,
celte controverse des classiques, et l'énucléa
avec une abondance d'érudition et une force
d'argument qui est un nouveau titre à la recon-
naissance de l'Eglise. D'abord l'auteur, dans
le même esprit que Taine et Charles d'IIéri-
caull, expose longuement l'histoire des folies
et des crimes révolutionnaires; puis, la révo-
lution constatée comme fait énorme, il en
recherche les causes, dans le philosophisme
encyclopédique,dausle césarisme de Louis XIV,
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
dane le ration des Descarles el dans le
de la soi-disant Renaissance. Livre
terrible, que confirme au surplus L'état du
monde et les périls qu'il fait courir aux peuples
chrétiens ; livre qui l'ut horion'' des sympathies
de Rohr bâcher, de Ventura, de Combalot, de
Venillot et que nous nous taisons un devoir
de recommander ici, après Hicard, à la jeu-
nesse catholique.
Les opuscules de (Jaunie sur le signe de la
croix, l'angelus, l'eau bénite, le bénédicité et
autres pratiques chrétiennes ont pour but de
ramener aux bons usages les âmes dévoyées
par le rationalisme. C'est encore un savant
qui les écrit; mais c'est un savant pieux. La
piété seule a inspiré d'autres écrits. Nous n'en
parlons pas ici ; mais nous les honorons, à
raison des excellences de la piété et des bonnes
doctrines qui lui servent d'aliments.
Les biographies évangéliques sont un travail
analogue au grand et excellent ouvrage de
l'abbé Maistre, curé doyen de Dampierre, sur
les témoins du Christ. Ce sont des biographies
séparées où l'on essaie de faire revivre le3
traditions de l'Eglise primitive, les ensei-
gnements des Pères et les souvenirs locaux de
chaque église apostolique. Par le fait, ces
écrits sont opposés à l'école hypercritique de
Launoy, le dénicheur de saints, qui s'efforce
de revivre dans les témérités de i'abbé Du-
chesne. Sous prétexte de critique surfine,
Duchesne et ses partisans s'inscrivent en faux
contre toute tradition qui n'a pas en sa faveur
des monuments écrits, actuellement présen-
tables. La tradition orale n'existe pas pour
ces inexorables censeurs, pas plus la tradition
del'Eglise Humaine que les autres. Leur hyper-
critique est une critique excessive, qui ne
procède ni de la piété, ni de la foi, ni même
de la raison ; elle doit conduire, si elle n'est
contenue par l'autorité et réfutée par la vraie
science, aux plus déplorables excès. En soi, ce
n'est pas autre chose que le libre examen de
Luther appliqué, non plus aux Ecritures, mais
aux traditions. A entendre ces novateurs,
nul n'a de l'esprit, hors eux ; et jusqu'à eux
l'Eglise n'a pas eu le sens critique. En lui
appliquant leur savoir, ils vont la tirer d'une
trop longue enfance et l'élever jusqu'à la viri-
lité du savoir parfait. Bellarmin, Baronius, les
reviseurs du Bréviaire et du Martyrologe,
étaient de petits esprits ; les grands esprits,
ce sont les hommes de notre temps, les prêtres
qui ont obtenu le visa de l'Université.
Jusqu'à la fin, Gaume tint bon pour sa
critique des classiques païens, qu'il considère
avec raison comme de pauvres historiens, de
piètres philosophes, de petits esprits et de
véritables empoisonneurs. Ses adversaires
avaient beaucoup usé contre lui du procédé
enfantin qui consiste à prêter des choses
absurdes à l'adversaire et à réfuter avec force
les absurdités qu'on lui prête gratuitement,
(iaume repousse ces accusations; il n'a jamais
nié que l'Eglise ait sauvé les classiques grecs
et latins ; il n'a jamais nié qu'elle s'en soit
rvi ; il dit seulement qu'il ne faut pas s'en
servir sani prudence eL a l'exclusion des clas-
siques chrétien- ; et sa motion se ramène-à
une proposition générale ; c'est qu'il faut chris-
tianiser l'enseignement des jeunes chrétiens,
et ne pas les instruire comme s'ils étaient des
païens d'Athènes ou de Home. On ne voit |
que l'auteur de celte motion puisse être honni
comme un philosophe en sabot ; bien moins
encore traité comme un impie.
Mgr Canine était le répondant d'une très
honnête librairie qui s'est mise en frais pour
quatre Pères de l'Eglise et, entre autres, a
édité Rohrbacher. Mgr Gaurne était l'ami per-
Bonnel des Veuillot, des Bonnetty, des Ventura,
des Ségur ; il était de ceux* dont l'amitié
honore ceux qui en sont l'objet. Mgr Gaume,
auteur du Catéchisme de per, \ce, des
Trois Home, du Manuel des confesseurs, de
Y Histoire de la société domestique, du Traite
du Samt-Esprit, du Ver Rongeur, de la Révo-
lution, des Biographies évangéliques el de cin-
quante opuscules où la piété s'appuie sur le
savoir, est un de ces hommes que l'histoire
contemporaine glorifie, heureuse de rendre
hommage à la justesse de leurs idées, à l'éten-
due de leur science et à l'intensité de leur
dévouement. Pie IX, en l'élevant Motu proprio
à la prélature, avait donné, à son dévouement,
à ses vertus, et à son savoir, la plus haute
consécration. En revanche, lorsqu'on lui
parlait de décorer je ne sais quel vicaire
général d'Orléans: Non, non; répétait-ii, j'en
est bien assez d'un bâtard.
Nous visitions Mgr Gaume la veille de sa
mort. Le lendemain, d'un soubresaut vigou-
reux, il s'assit sur son lit et se mit à sourire:
« La Vierge ! la sainte Vierge qui vient m'ap-
peler. » A celte apparition, il retomha sur sa
couche ; il était mort. Le ciel venait de s'ouvrir
à la continuité de ses généreux combats.
A propos de la résurrection des ordres reli-
gieux, nous avons suffisamment parlé dedom
Guérangeret duPère Lacordaire. A l'occasion,
il faut, sur ce dernier, ajouter un mot, c'est
que Lacordaire était sans doute un très bon
religieux; malgré ses incontestables vertus,
dès que la mauvaise nature prenait le dessus
en lui, ce n'était plus qu'un homme d'un
monstrueux égoïsme et d'un insupportable
orgueil. En preuve, on peut citer sa protes-
tation à saint Hoch contre le coup d'Etat de
1851 et la résolution qu'il prit à la suite, de
descendre de chaire, sous ce prétexte que sa
parole n'était plus libre. Même dans les
chaînes, le verbe de Pieu n'est pas lié, disait
saint Paul ; un véritable apôtre peut toujours
parler, et si ce n'est à temps, ce sera à contre-
temps. C'est exagérer jusqu'au ridicule de
comparer Napoléon III à ces fous d'empereurs
qui faisaient couper les langues ou pilaient
leurs détracteurs dans un mortier. Ce qui
était vrai pour le Père Lacordaire devait né-
cessairement l'être pour tout le monde. Si,
prétextant Je défaut de liberté, les curés de
Paris, que dis-je? les curés de France avaient
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
tous refusé de monter en chaire, je suppi
que les évêqnes auraient eu, pour celte gn
des prédicateurs, de médiocres ménagements.
Evidemment une tel le conduite n'est ni louable,
ni permise. Lacordaire lui-même le sentit si
bien que, descendu de chaire avec fracas, dans
Paris, il remontait bientôt en chaire à Tou-
louse. A Toulouse, s'il ne prêcha qu'en carême,
ce n'est pas que la liberté lui manquât, c'est
que sa force musculaire ne répondait plus à
sa puissance d'esprit : il aima mieux descendre
de chaire que de descendre dans l'estime.
Ce défaut de Lacordaire va se retrouver
dans son illustre ami, Montalembert.
Charles Forbes de Montalembert é! ait né
à Londres en 1810, d'une mère anglaise ; ce
n'était qu'un métis de France. Dans son
enfance, il étudia en Angleterre et selon les
méthodes anglaises. Son père était ambassa-
deur: les événements le conduisirent, dans sa
jeunesse, à Stockholm et le ramenèrent bientôt
à Paris. Les lettres qu'on a publiées de lui à
l'ami Cornudet, font singulièrement honneur
à Montalembert: elles montrent avec quelle
ardeur il se livrait au travail et avec quel dis-
cernement il menait ses études. Tout jeune,
c'était déjà un maître. Le sang anglais, l'esprit
anglais se retrouvent d'ailleurs dans ses incli-
nations. Jeune homme, il voyage en Irlande
et visite O'Connell. Au retour, il va en Alle-
magne, bientôt en Italie: partout il étudie
avec l'aplomb d'un savant, le goût d'un artiste
et les élans d'un chevalier qui unit, dans ces
amours, L'Eglise et la liberté des peuples. Plus
tard, il se marie à une demoiselle de Mérode et
le voilà Belge. Ces notes suffisent pour la vie
privée de Montalembert.
A dix-neuf ans, Montalembert se trouve,
avec Lacordaire, chez Lamennais, je veux
dire à son école et sous sa direction. Ce fut
le propre de ce grand homme d'attirer à lui
tous les hommes d'avenir et de leur donner,
sinon la forme définitive, du moins l'impulsion
qui entraîne. Tous deux étaient ses collabo-
rateurs à Y Avenir et quand les pèlerins de Dieu
etde la liberté allèrentenSiloconsulterl'oracle
tous les trois partirent ensemble. A Home,
Lacordaire comprit le premier, non pas ce que
parler veut dire, mais ce que signifie le silence
et s!en alla ; Montalembert quitta le maître
plus tard, mais pour suivre son humeur
anglaise de voyageur perpétuel. La Providence
réunit tous les trois à Munich, où vint les
trouver l'Encyclique Mirari vos. En parlant
comme il le faisait, Grégoire XIII honorait
singulièrement les trois pèlerins; il répondait
à leur consultation et tranchait la question
du libéralisme accepté comme une simple
hypothèse favorable à la défense de l'Eglise.
Dans leur inexpérience, que favorisa l'enlhou-
me des adversaires, les trois pèlerins tirent
de l'Encyclique un coup de foudre ; Lacor-
dair oumit sans avoir besoin de rési-
tion, Montalembert eut besoin, pour s'in-
cliner, des longues sollicitations île son ami.
Le plus curieux, c'est que ces deux soumis,
pour tout de bon et de la meilleure foi du
inonde, oublièrent celte soumission, pour
revenir, par un mouvement d'approximation
infinitésimale, au libéralisme. L'un se 11 ittera
de mourir en catholique pénitent el en libéral
impénitent', l'autre, avant de mourir, écrira
des livres et. fera des discours sur la liberté,
mais contre Vidoîe du Vatican. Et leur libé-
ralisme ne sera plus seulement une hypothèse,
mais une, thèse qu'ils offriront comme l'idéal
nécessaire du gouvernement moderne.
Lacordaire et Montalembert se retrouvent
bientôt à Paris. Par une inspiration héroïque
et enfantine, ils se décident, pour forcer la
main à Louis-Philippe, à la fondation de l'Ecole
libre. La charte avait promis la liberté d'en-
seiçneriKmt, le roi entendait ne tenir aucun
compte d'une promesse qu'il avait souscrite
à l'hôtel de ville et se conduisait en malhonnête
homme. En ouvrant de leur propre mouvement
une école, en s'instituant de leur chef maîtres
d'une école primaire, les deux amis ne fon-
daient pas la liberté d'enseignement, ils la
prenaient. Le gouvernement ferma l'école et
envoya les deux maîtres en police correction-
nelle. Sur ces entrefaites, le père de .Monta-
lembert mourut ; par son décès, Montalembert
devenait pair de France ; son délit pas-ait
donc du tribunal correctionnel à la Chambre
des pairs constituée en Cour de justice. Dieu
traitait les deux magisters en enfants gâtés
de la Providence. Les deux instituteurs
parurent à la barre df s pairs conscrits. Monta-
lembert parla admirablement et révéla, ce
jour-là, une grandeur qu'il devait justifier ;
Lacordaire parla mieux encore, il recula les
bornes de l'admiration et se montra grand
dans tous les sens du mot. Par ces deux
discours, la liberté d'enseignement était
acquise au droit et à l'histoire et Louis-Philippe
parjure n'était qu'un fétu. En vain des saltim-
banques et des satrapes, pendant douze ans,
conspireront contre la liberté, ils ne prépa-
reront qu'avec plus d'éclat le balayage du
trône et la conquête de la liberté d'ensei-
gnement.
Dans quelques années, Montalembert à la
Chambre, Lacordaire à Notre-Dame, Veuillot
à Y Univers forment, en dehors des cadres
ecclésiastiques, un triumvirat qui sert l'opinion,
l'entraîne et la domine. L'un est le tribun qui
jette à la France des paroles enflammées;
l'autre est le poète lyrique de l'éloquence
chrétienne ; le troisième est l'esprit souple et
fertile, qui soutient les deux autres et accroît
leur puissance. Veuillot n'aurait pu prononcer
ni les conférences de l'un, ni les discours de
l'autre, mais après l'instant de leur fugitif
éclat, il reste l'écho qui les répète et aug-
mente leur crédit. Noble fraternité', qui eut
dû fondre en une ces trois intelligences et
montrer, à la terre, le {dus bel échantillon de
l'apostolat. Malheureusement, les deux autres
firent bande à part, dans une petite coterie
politique ; Veuillot resta avec son amour mé-
connu, décrié et trahi.
584
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
En attendant la cruelle <'t Funeste séparation,
tous trois prennent, sous la haute direction de
Mgr Pariais el <l<; <lom Cuéranger, une pari
très active à la croisade pour la liberté des
écoles. Montalembert, comme chef ostensible,
dresse le programme de la lutte et trace le plan
de la campagne. Ses discours sont des évé-
nements. Veuillot est là chaque matin sur la
brèche entr'ouverte et travaille tout le jour
à l'agrandir. Lacordaire, plus éloigné de
l'arène, soutient le courage des combattants.
L'épiscopat est unanime ; la France ecclé-
siastique n'a qu'un cœur et. qu'une âme pour
la revendication du droit divin de la sainte
Eglise et du droit sacré des familles. Il y a
peu d'aussi belles années dans les annales
ecclésiastiques des Francs.
La chute de Louis-Philippe ne change rien
à la stratégie du combat, elle en augmente
seulement les soucis. L'incertitude du gouver-
nement, l'éclat du socialisme, les complots de
l'anarchie eussent dû rapprocher les esprits et
délivrer du péril en augmentant les gloires
du triomphe. Depuis trois ans, le bâtard de
la Savoie a publié à Paris son plan de bâtar-
dise doctrinale. Au 10 décembre, l'arrivée de
Falloux au ministère fait monter au pouvoir
les idées soi-disant libérales de Dupanloup.
La loi sur l'instruction publique, objet jusque-
là de vœux unanimes el d'unanimes efforts,
coupe en deux l'armée catholique, rejette les
braves dans l'opposition et n'appelle à l'action
que les impuissants. Ce réveil chrétien, cette
renaissance catholique, nés au Concordat, sous
l'aile du Génie du christianisme, fidèles jusque-
là, à travers les vicissitudes, au mot d'ordre
de la Providence, se trouvent ajournés, puis
compromis, enfin détruits au profit de la
révolution, toujours prête à profiter de nos
fautes. C'est de là que sont sortis tous nos
malheurs ; et quand j'entends célébrer Du-
panloup, je me demande où ont l'esprit les
panégyristes de cet homme néfaste, esprit
fermé, sectaire violent, rompu à toutes les
ruses de la diplomatie, mais condamné au pire
des châtiments de l'orgueil, à l'impuissance.
Je n'ai plus à raconter cette histoire (1).
Le nom de Montalembert nous ramène à ses
écrits. Par un don heureux, Montalembert
était également propre à monter à la tribune
et à prononcer d'éloquents discours, nés tout
vivants des belles flammes de son âme ; et à
s'enfermer des mois et des années dans sa
bibliothèque pour étudier l'art ou l'histoire et
en écrire des volumes. La collection des œuvres
complètes qu'il fit à notre demande expresse,
lorsque le gouvernement impérial l'eut rem-
place, comme député, par un chambellan,
compte neuf volumes, qu'il augmenta plus
tard des sept volumes de Y Histoire des moines
d'Occident. C'est là le monument littéraire de
Montalembert, l'œuvre d'un homme qui est
plutôt une âme qu'un esprit.
Les discours de Montalembert forment trois
volumes: ils vont du procès de l'école libre
aux congrès de Malines, de la pleine affirma-
tion du droit à une sorte de désespérance.
Dans la carrière oratoire, Montalembert, sous
Louis-Philippe, sous la République et sous
l'Empire, représente la même cause : la li-
berté. Qualisab in cœpto : tel il était au com-
mencement, tel il est à la fin. Dans son esprit,
il n'y a pas d'incertitude : dans son cœur, pas
d'hésitation ; sur ses lèvres, avec les réserves
nécessaires, la liberté. Montalembert ne nie pas
l'autorité ; mais il n? veut pas que l'autorité
simplifie sa tâche en supprimant la liberté,
et comme l'autorité abuse souvent de ses pré-
rogatives, qu'au lieu de gouverner elle com-
met des excès ou des crimes, Montalembert se
lève avec l'autorité de sa foi et flétrit les abus
de pouvoir avec une suprême énergie de cons-
cience. En Orient, en Italie, en Calicie, en
Suisse, en France, il trouve successivement
l'occasion de ses triomphes oratoires. Ici, par
orateur, il ne faut pas entendre seulement un
homme qui parle avec facilité et éloquence ; il
faut entendre l'homme qui représente la foi et
la conscience violées, qui les venge avec une
ardeur victorieuse, qui flétrit les coupables
avec un fer rouge et s'élève, dans l'estime du
genre humain, au plus haut sommet de la
considération. — Plus d'une fois, Montalem-
bert s'est élevé jusque-là ; il y a en lui de
l'apôtre et du prophète ; nous avons ici des
grandeurs que ne soupçonnèrent môme pas
Cicéron et Démosthènes.
En même temps, Montalembert poursuivait
une campagne contre le Vandalisme dans l'art.
Par vandalisme, il faut entendre la destruc-
tion imbécile des chefs-d'œuvre de notre art
national. Sous Napoléon et sous les Bourbons
on avait à peu près respecté les ruines amon-
celées par la Révolution; sous Louis-Philippe,
une bande noire s'était formée, une sorte de
Sainte-Vehme de la destruction. Peut-être n'é-
tait-ce pas toujours l'impiété qui l'animait;
parfois peut-être ne voulait-on qu'aligner une
rue ou agrandir une place. Le résultat était le
même ; on vendait à démolir et que vendait-
on? Des châteaux, des églises monumentales,
des abbayes célèbres. Avec les abbayes on
faisait des haras ou des prisons ; avec les
églises, des arsenaux; avec les châteaux, des
maisons bourgeoises. Difficilement on eût pu
être plus stupide. VictorHugo, dansuneodeet
dans la Revue des Deux-Mondes, voua ces des-
tructions à l'horreur de la postérité. Monta-
lembert fit chorus à ces plaintes et, avec le con-
cours d'hommes comme Didron et Caumont,
fonda une Revue archéologique et des con-
grès qui se mirent à inventorier les richesses
monumentalesde la France. De grands monu-
ments il ne reste rien, pas même des ruines;
mais, grâce à Montalembert, le mouvement
de restauration s'est accentué de plus en plus.
(1) Cf. Histoire du catholicisme libéral, un vol. in-8o de 555 pages, chez Delhomme et Briguet,
Paris. *
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
588
Aux destructions dos Vandales ont succédé
partout les restaurations dos archéologues. La
France peut admirer encore les chefs-d'œuvre
de son passé.
Aux triomphes artistiques et aux triomphes
oratoires, Montalomhert joignit les triomphes
plus durables de la science. En 1839, à Stras-
bourg, jour de la fête de sainte Elisabeth, sa
parente par les Mérodo, il vit des enfants
jouer sur la tombe de la sainte, dont ils igno-
raient la gloire. Montalembert ne l'ignorait
guère moins que les enfants: il s'enquit de
cette légende, l'étudia avec amour et bientôt
en écrivit l'histoire. C'est le propre de Mon-
talembert qu'entre concevoir et exécuter une
œuvre, il n'y a jamais longtemps ; et c'est son
honneur qu'à chaque oeuvre qu'il produit, il
dompte l'opinion et lui fait partager son sen-
timent. La chère sainte Elisabeth, duchesse
de Thuringe, veuve dès sa jeunesse, épouse,
mère, amie des pauvres, devint le modèle
auquel toutes les femmes voulurent se rap-
porter. On ne jura plus que par sainte Elisa-
beth, et des écrivains, comme Ghavin de
Malan, l'historien de saint François d'Assise et
de sainte Catherine de Sienne, voulurent cou-
rir sur les brisées de Montalembert. Ce fut
une mode d'écrire les vies des saints, dans
des formes archaïques, légendaires, parfois
romanesques, intéressantes daus leur nou-
veauté, mais banales à en être ridicules, si
elles veulent constituer un genre. — La
sainte Elisabeth de Montalembert est un
chef-d'œuvre ; elle dilate l'âme et en prend
possession. Il fait bon de la vivre, mais il ne
faut pas en faire son type ni en multiplier les
exemplaires.
Montalembert le comprit ; s'il fut original,
ils s'abstint de s'imiter. Lorsqu'il vint, nou-
veau Mabillon, à l'Histoire des moines d'Oc-
cident, il l'écrivit dans les formes sévères de
l'histoire, avec une grande sûreté d'informa-
tion, une grande abondance d'érudition, le
charme du récit et la noblesse du style. L'é-
cueil d'un tel livre, c'est que la plupart des
moines se ressemblent. Beaucoup d'entre eux
sont originaux, mais la variété des types et les
écarts même de l'originalité ne s'éloignent pas
beaucoup de l'unité des formes. La seul chose
qui change, dans le livre, ce n'est pas îe héros,
c'est le cadre. Le monachisme a été, en effet, en
Europe pendant mille ans et plus, la forme
préférée de l'activité ecclésiastique. Depuis les
invasions des barbares, les moines sont par-
tout ; ils aménagent les bois, les eaux et les
champs; ils apprivoisent les hommes, les civi-
lisent, les initient à toutes les pratiques du
travail, de l'industrie et de la vie sociale; ils
bâtissent des monastères qui deviennent des
villes; ils créent des prieurés et des granges
qui deviennent des villages. Les institutions
monastiques, c'est le moule de la civilisation
chrétienne, dont les moines sont les thauma-
turges.
Montalembert, l'un des premiers, avait eu
la gloire de le comprendre; il eut le mérite con-
sidérable de le faire entendre à son siècle ; il se
consuma à la lâche et mourut avant d'atteindre
Le terme do son chef-d'œuvre. Tan! et si bien
que saint Bernard, objet premier de sa voca-
tion historique, dont il esquissa La grande
figure, n'a pas sa place dans L'ouvrage do Mon-
talembert.
Je ne m'attarde pas à louer Montalembert ;
je l'ai connu, je l'ai aimé, comme j'ai aimé
Veuillot, Gousset, Parisis, Fie, Plantier, tous
les maîtres d'une génération où je ligurais de
bonne heure comme disciple résolu. Mon âme
s'est formée au soleil de ces intelligences.
Montalembert et Veuillot m'ont tenu sur les
fonts de la publicité ; ils ont honoré mon bap-
tême de généreux pronostics; je les en re-
mercie. Les encouragements décuplent la force
d'une âme ; si elle ne justifie pas toutes les
espérances de ses amis, elle ne se plaindra ja-
mais de leur générosité, mais que ces temps
sont loin ! nous assistons présentement au
triomphe des intrigants et des aventuriers.
La proscription nous épargne les opprobres de
la fortune, elle nous met en demeure de
justifier les espérances de nos parrains.
La correspondance de Montalembert n'a
pas encore paru, sauf pour ses lettres de jeu-
nesse. Les correspondances de Lamennais, de
Lacordaire, d'Ozanam, de Veuillot ont vu en
partie le jour ; Montalembert reste enseveli
dans les ténèbres. Ses articles dans la corres-
pondance de Lausanne ont même été sup-
primés par arrêt de justice. Ce silence a-t-il
pour objet de ménager les amours-propres ou
de ne pas compromettre le glorieux souvenir
deMontalembert?Nousl'igtiorons ; nous savons
seulement que Montalembert, très franc, très
loyal, ne dissimulait pas grand chose au pu-
blic et ne ménageait rien ni personne dans ses
lettres. Nous ne croyons pas autrement que
des torts, même réels, même graves, puissent
diminuer, pour cette belle âme, l'estime de
l'hi3toire.
Montalembert était sans doute grand par
lui-même ; mais il y avait en lui un certain
faible qui lui faisait chercher les conseils et
aimer quelque dépendance. D'abord, il suivit
Lamennais; puis Parisis, Gousset et Guéran-
ger ; à la fin Lacordaire et Dupanloup. En
passant sous ces trois directions, il en prit la
teinte. Sous la direction de Lamennais, c'est le
lutteur intrépide; sous la direction de Parisis
et de Guéranger, c'est le grand orateur; sous
l'entrainoment de Dupanloup, c'est toujours
une belle âme, mais il se cloître dans le par-
ticularisme libéral ; il devient amer, rancu-
neux, presque violent, parce qu'il est devenu
étroit et obscur. Cet homme n'était pas fait
pour une cotte de tôle libérale.
Montalembert, qui avait un château près de
Villersexel, aimait beaucoup le doyen du
canton Pierre Manille, et, à force d'instance,
avait réussi à l'entraîner jusqu'à Paris. Ma-
bille était l'hôte de Montalembert, un jour de
réception, chose bien nouvelle pour ce pro-
vincial. Assis sur le canapé à côté de la mal-
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIÇ
tro- ' i maison, il B'enquérail de chaque
visiteur avec bou franc parler et ane naïveté
pleine d'esprit. Vinrent snccessivement Fois-
. Palloux, Broglie,Cochin et autres gros per-
som: iges, que Mabille esquissait d'un trait pi-
quant. A la fin, sans sonner et .-.ans se soucier
d'aucune forme de politesse, 'titre un prêtre
qui ne salue pas et qui s'avance comme un
dominateur. « Et celui-ci qui entre sans céré-
monie? demande Mabille. — Celui-ci, répond
la dame, c'est le mauvais -énie de mon mari,
c'est M. l'abbé Dupanloup. »
Si funeste qu'ait été l'influence de cet
homme, il faut mettre les œuvres de Monta-
ient berl très au-dessus deVOpus tumultuarium
de l'évoque d'Orléans. Dupanloup a écrit
toute sa vie sans jamais rien étudier; il fai-
sait même écrire d'autres à sa place et La-
grange se vantait d'avoir fait du bruit sous un
autre nom. Laurange avait, en effet, le stylo
convulsionnaire. propre à cette collaboration.
Montalembert, lui, est un vrai savant, un éru-
dit même, un homme de soùt, un esprit dé-
voué, une âme éloquente. Ses rouvres d'art, ses
œuvresd'histoire, ses œuvresde littérature, ses
discours surtout le classent parmi les grands
maîtres. C'était le propre de cet homme d'at-
teindre d'emblée à la perfection et de consa-
crer tous ses efforts au triomphe de la vérité.
C'était un grand champion, a dit Pie IX ;
mais il avait un ennemi, la superbe » ; et
Dupanloup qui sut l'exploiter.
A côté de Montalembert, un peu au-dessous,
un homme qui marqua bien dans son siècle,
fut Ozanam. Des enlhousiates ont même voulu
appeler le xix" siècle, le siècle d'Ozanam :
c'est là une de ces exagérations de l'amitié,
qui ne peut être que le mensonge des bonnes
gens. Le lecteur en jugera.
Antoine-Frédéric Ozanam était né en 1813,
à Milan, où les guerres de l'Empire avaient
conduit sa famille. Ce fut un enfant précoce,
parfois souffreteux ; à 1G ans, il était bache-
lier. Apres deux ans passés dans une étude
d'avoué à Lyon, il vint à Paris étudier en
droit. Pendant ses études, il partagea, avec
des amis, deux inspirations qui, de bonne
heure, appelèrent sur sa personne un reflet
de gloire : nous voulons parler de la société
de Saint-Vincent de Paul et des conférences
de Notre-Dame.
Avant 1830, il ne manquait pas, à Paris, de
sociétés charitables ; 1830 les avait détruites
et avait pour devise : Enrichissez-vous. S'en-
richir, c'est un beau sort; mais si les uns
s'enrichissent, par une sorte de fatalité,
d'autres s'appauvrissent dans la même pro-
portion. Alors la société ne compte pas seu-
lement des pauvres, comme elle en aura tou-
jours, mais elle tombe en proie au paupé-
risme, mal plus profond, terrible surtout
dans les capitales, où les pauvres demandent
à vivre en travaillant où à mourir en combat-
tant. En 1833, des jeunes gens qui prenaient
leurs repas à la pension Bailly et se rencon-
traient à la société des bonnes études, se dirent
entre eux qu'il ne Buffi - d'avoir
conférences d'histoire, qu'il fallait fonder une
conférenci dt charité. Ce mot fut une révéla-
tion. Huit de ces je - se réunirent i
la pension Bailly et Be promirent de tenir
ince régulière. La séance s'ouvrait par une
lecture dans Y Imitation et un chapitre «le la
vie de saint Vincent de Paul ; puis cliacun
parlait des pauvres rencontrés dans la se-
maine et du secours dont ils pouvaient avoir
besoin ; ensuite les membres se partageaient
des bons et terminaient la séance par une pe-
tite quête. La quête entre étudiants ne pou-
vait produire grand chose. Mais Bailly, le
maitre de pension, n'était pas seulement
l'hôtelier de la société des bonnes éludes, il
publiait encore la Tribune sacrée et bientôt
Y l'nirers. Ce papa Bailly était un omnibus en
chair et en os : tout à tous, pour les rattacher
tous à Jésus-Christ, Bailly fit travailler ses
jeunes gens pour la Tribune; il ne payait pas
leurs articles, mais à la quête, il laissait tom-
ber ostensiblement cinq ou six pièces de
cinq francs dans la bourse, les donnant
comme fruit de la collaboration de quelques
membres de la conférence au journal. Ces
dons du Père Bailly furent la source d'un
nouveau Pactole, qui allait devenir un grand
fleuve et arroser la terre des pauvres gi :
Le dessein qu'avait fait naître cet'e confé-
rence, c'était la réconciliation, par les œuvres
de charité, de ceux qui n'ont pas avec ceux
qui ont trop. Cette conférence en engendra
une seconde, puis dix, puis cent, puis mille,
puis cent mille. Aujourd'hui les conférences
de Saint-Vincent de Paul existent dans les
cinq parties du monde, jusque dans les îles
de l'Océanie : en 1877, leur budget dépassait
sept millions par an et depuis la fondation en
1833, atteint 106 millions et plus. Sept
millions par an donnés aux pauvres par les
étudiants, ce n'est pas seulement, comme di-
sait Lacordaire, la plus belle des vertus mise
sous la meilleure des gardes ; c'est un grand
appoint pour la solution du problème social,
comme on dit très bien, depuis que la société
est devenue un problème.
L'autre inspiration d'Ozanam qui est deve-
nue une institution, ce sont les conférences
de Notre-Dame. En 1832, ^erbet avait ins-
titué des conférences en faveur de la jeunesse
chrétienne, pour servir de contre poison aux
doctrines rationa'istes de l'Université. Gerbet,
esprit profond, faisait cela à ravir, mais dans
un petit cercle. Lacordaire, qui avait une
grande voix et une âme de feu, était alors
aumônier à Stanislas ; il fit aussi des confé-
rences qui enivrèrent les étudiants et atti-
rèrent l'attention de Paris. Lacordaire, dans
la chapelle de Stanislas, c'était un lion en
cage. Les étudiants, Ozanam, Lallier, La-
mache, se dirent entre eux qu'il fallait porter
l'aumônier à Notre-Dame. Une supplique fut
adressée à l'archevêque, Louis de Quélen. Le
prélat reçut les étudiants, causa avec eux et
fut comme frappé d'un pressentiment, que
LIVRE QUATRE VINGT-QUINZIKMK
quelque chose de grand allait naître. Gomme
marque de bonne volonté, il décida qu'il y
aurait, chaque dimanche, dans la soirée, une
conférence à Natre— Dame ; et chargea de ces
sept conférences, tes sept orateurs les plus en
vue delà capitale. On Be traînait alors dans
la vieille ornière de Bourdaloue : exorde, di-
vision, trois points, péroraison. Bourdaloue
était devenu Maury, puis Frayssinous ; le
plus retentissant, de ses successeurs, c'était
Dupanloup, parole ardente, mais esprit fermé
et plutôt létrograde. Les sept oracles de l'élo-
quence parlèrent ù Notre-Dame comme s'ils
eussent parlé dans un chaudron sans écho.
L'année suivante, les étudiants revinrent à
la charge. Les sept avaient fait four; ils ré-
clamèrent Lacordaire. Lacordaire avait contre
lui tous les oracles imbéciles, et, par ses té-
mérités, autorisait leur opposition. L'arche-
vêque l'eut agréé, mais il craignait. Enfin il
se décida et, en 1835, Lacordaire montait
dans la chaire de Notre-Dame.
Lacordaire était l'homme de Dieu, le Pin-
dare surnaturel qui allait enchaîner la jeu-
nesse par les chaînes d'or de l'éloquence et
transformer la parole de l'Evangile, ou plu-
tôt lui attribuer une nouvelle force. La suite
est connue. Lacordaire et Havignan alter-
nèrent d'abord, sur un mode différent, se
complétant l'un par l'autre. Aux conférences
qui ne s'adressaient guère qu'à l'esprit, fut
ajoutée la retraite de la semaine sainte et les
Pâques à Notre-Dame. Ce sont des événe-
ments héroïques, et dont je ne parle pas sans
émotion. L'esprit éclairé avait entraîné les
cœurs. Les confessionnaux avaient revu des
foules de pénitents. Quatre mille communiants
s'étaient assis à la table sainte de Jésus-Christ.
Le bourdon de Notre-Dame en avait averti la
France et la France s'était retrouvée chré-
tienne aux ébranlements de la vieille cloche.
Depuis, cette même chaire a vu se succéder
Plantier, Félix, Matignon, Uoux, Monsabré,
d'HuIst ; aujourd'hui c'est un Père Elourneau
qui l'occupe ; je pense qu'il lui a poussé des
ailes d'aigle. Mais aujourd'hui on est trop
malin pour retrouver l'éloquence. Nous avons
perdu la simplicité des belles âmes qui rendent
un son naturel, profond, pénétrant jusqu'au
sublime. Ou plutôt tout le monde est sublime
et du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas,
il n'y en a pas deux : mediocriôus esse poetis
non licet, disait Horace. Qn peut encore être
médiocre sans permission ; mais prétentieux,
c'est défendu et toujours puni.
Pour revenir à Ozanam, en 18.%, il était
u docteur en droit et, en 1838, docteur ès-
lel.tres ; en 1840, il était reçu premier au pre-
mier concours d'aggrégation, ayant pour con-
currents Egger et Berger. Docteur en droit,
il s'était fait inscrire au barreau de Lyon et
t devenu professeur de droit commercial.
L'enseignement aurait pu Lui convenir, mais
la pratique du barreau lui révéla que si la
le dernier rempart des sociétés, son
temple est entouré d'immondices ; ces im-
mondices pénètrent dans les sacrés pai
parfois même montent sur l'autel, el pn que
toujours empoisonnent les prêtres de la
déesse Thémis. Docteur es-lettres, Ozanam
fut professeur de rhétorique à Stanislas;
agrégé, il fut appelé à la suppléance de Pau-
riel, pins titulaire de la chaire de littérature
étrangère à la Sorbonne. Entre temps, il pu-
bliait ses éludes sur la doctrine de eainl Si-
mon, il donnait au public ses deux chancelier*
d'Angleterre et collaborait à différentes re-
vues. Manifestement c'était une vie de sur-
menage, une vie généreuse, noble, mais trop
dépensière. La lame use le fourreau, dit un
proverbe.
En 18i8, Ozanam parut à Y Ere nouvelle.
C'était une feuille religieuse qui venait se
greffer sur la république et prêcher la con-
corde entre le christianisme et la démocratie.
L'idée n'était pas fausse ; mais il y avait ma-
nière de s'y prendre : c'était de mûrir l'idée
et de l'amener à l'application. Pour cela, il
fallait des esprits sages. Or, au lieu d'un chef,
à Y Ere nouvelle, il y en avait trois ; au lieu
d'un programme, s'il n'y en avait qu'un, il y
avait trois interprétations, et, pour comble,
chacune de ces interprétations avait pour re-
présentant, un irréductible. Les trois tètes de
Y Ere nouvelle, c'étaient Lacordaire, Ozanam
et Maret, un orateur, un professeur et un zéro
boursouflé. L'orateur seul avait déjà goûté à
l'encre du journalisme et s'en était grisé ; il
ne pouvait plus essayer de ce capiteux breu-
vage ; il se retira bientôt par la crainte de se
faire pincer dans les pièges à rats de la presse
quotidienne. Ozanam, dont la plume mili-
tante n'avait pas encore essayé de la guerre
de broussailles, s'élança avec plus de candeur,
mais visa trop haut et ne tarda pas à s'aigrir.
Maret, démocrate alors fervent, bientôt impé-
rialiste à tous crins, ne se doutant de rien,
essaya de faire contenance. Gallican pétrifié
el fanatique, il pouvait se faire croire quelque
chose tant qu'il gardait le silence, et se faire
passer pour philosophe parce qu'il publiait
des livres sous des titres philosophiques.
Lorsqu'il fut mis en demeure de parler tous
les jours, il fut clair qu'il n'avait rien à dire.
M Ere nouvelle n'eut rien de nouveau et ne
fournit pas de date : c'est ce qu'on appelle,
dans le conceptualisme d'Abailard, le souffle
d'un mot ou un mot soufflé, synonyme litté-
raire d'une vessie qu'on aurait voulu faire
prendre pour une lanterne.
Aux journées de juin, Ozanam, qui avait le
don des grandes initiatives, devenu garde na-
tional, ne fut pas étranger à la résolution de
Mgr Affre d'aller mourir sur les barricades.
Depuis lors, Ozanam, atteint de consomp-
tion aux reins, ne fut pi us qu'un homme qui
meurt chaque jour. Tantôt malade à garder
le lit, tantôt en voyage, allant un peu par-
tout, il mourut en 1853, à Marseille.
Les œuvres complètes d'Ozanam forment
onze volumes. Dès 1<X2!), âgé à peine de
seize ans, Ozanam avait conçu la pensée d'un
588
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ouvrage qui devait avoir pour litre : « Démons-
tration de la vérité de la religion catholique
Fmr l'antiquité des croyances historiques, re-
lieuses et morales. » Celte œuvre fut l'occu-
pation et le but de sa vie. A dix-huit ans, il
commençait à le poursuivre, ce but, vers le-
quel le professorat applaudi devait, vingt ans
plus tard, faire le dernier pas. Déjà il médi-
tait et commençait les études qui devaient
aboutir à l'histoire de la civilisation aux
temps barbares. La forme de son dessein a
changé ; le dessein a toujours été le même :
c'était de montrer la religion glorifiée par
l'histoire.
Ozanam, mort à quarante ans, distrait
d'ailleurs de ses travaux personnels par le
professorat, n'a pu accomplir l'œuvre rêvée :
il n'en a produit que des fragments. La partie
antique, celle qui devait recueillir les tradi-
tions de tous les peuples pour rendre hom-
mage à la divinité de la révélation, manque
totalement, mais elle a été faite par d'autres,
par Gainet en France, par Lucken en Alle-
magne et surtout par les 96 volumes des
Annales de Bonnetty. De la partie moderne,
du monument conçu par Ozanam, nous ne
possédons que les commencements et la fin,
les leçons sur la civilisation au v° siècle, les
études germaniques, les recherches sur les
écoles franciscaines de l'Italie et les études
sur la Divine comédie du Dante. Le surplus de
ses œuvres, lettres, discours, fragments, ce ne
sont que des hors-d'œuvre ou des ébauches,
esquisses où l'on reconnaît le ferme esprit de
l'architecte, mais où l'on ne peut plus admi-
rer son ouvrage.
Au ve siècle, il semble que tout va finir.
L'historien trouve deux civilisations en pré-
sence : l'une païenne, l'autre chrétienne,
chacune avec ses destinées, ses lois, sa litté-
rature. D'un côté le paganisme survit dans
les esprits, les mœurs et les institutions. Per-
sonne ne croit plus aux dieux, mais on aime
trop leurs exemples pour renoncer à leur
culte. Les luttes de l'amphithéâtre, les jeux,
les fêtes sont au service de toutes les concu-
piscences. La littérature, la poésie, l'élo-
quence flattent les goûts des idoles du jour.
Que va faire le christianisme de ce vieux
monde? Le professeur nous l'apprend. Dans
une suite de tableaux, il nous montre le
droit chrétien qui transforme la société ro-
maine, au lieu de la détruire ; la théologie qui
redresse, par ses dogmes, les mille erreurs du
paganisme ; la philosophie, qui revient à Pla-
ton par saint Augustin ; la papauté, qui, d'un
mot, arrête les invasions ; le monachisme, qui
prépare, aux races nouvelles, les éléments de
toute civilisation ,' les mœurs chrétiennes, qui
relèvent l'esclave, l'indigent, l'ouvrier et la
femme ; Véloquence, l'histoire, la poésie, l'art,
qui jettent des fleurs sur ce monde nouveau.
La civilisation matérielle se transforme ; la
civilisation intellectuelle, morale et sociale
s'illumine des lumières de l'Evangile, se pé-
nètre de la grâce de Jésus-Christ et pose
pour mille ans et plus, les bases de la chré-
tienté.
A la suite de ces leçons, il y a un essai sur
les écoles en Italie aux temps barbares. Il y a
notamment, dans cet essai, un exposé cu-
rieux de la franc-maçonnerie littéraire de ces
grammairiens qui, pendant les siècles bar-
bares, inventèrent, comme un langage caba-
listique pour leur usage secret, onze sortes de
latin, outre le véritable.
Les /études germaniques sont une explora-
tion savante à travers les ombres d'une his-
toire perdue, un merveilleux effort d'érudi-
tion pour retrouver les lois, les croyances,
les mœurs, le génie des Germains, à travers
les débris qui nous restent de leur langue et
de leur littérature, presque toujours à la
lueur de quelques textes de la Germanie de
Tacite. Après avoir dépeint la barbarie de ces
races, dans sa sauvage grandeur, arrive
l'époque où les armées romaines franchissent
le sanctuaire inviolable des forêts germaines.
Rome met la main de ses légions sur les
terres conquises, la main de ses proconsuls
sur les populations. Par ses lois, elle disci-
pline les vaincus ; par ses ingénieurs, elle tra-
verse de routes militaires ce sol rebelle; le
hérisse ça et là de camps retranchés qui de-
viendront des villes. Trois cents ans de guerre
labourent la Germanie, mais Rome n'a rien
à y semer.
Au christianisme de jeter le bon grain et
de préparer des moissons. Les générations
d'apôtres se succèdent, défrichant les terres
ingrates, trop souvent bouleversées. Après les
Francs de Clovis accourent les colonies irlan-
daises, conduites par saint Colomban ; puis
saint Boniface amène ses Anglo-saxons et
évangélise le centre de l'Allemagne. Charle-
magne enfin oppose, aux dernières invasions,
sa forte épée. Plus ambitieux que l'empire
romain, le christianisme finit par s'assujettir,
non seulement les territoires, mais les intelli-
gences et les volontés. A mesure qu'il s'avance,
il jette, au milieu de ces solitudes, comme au-
tant de places fortes pour protéger ses con-
quêtes, des monastères et des écoles, où les
sauvages enfants des forêts viendront s'ins-
truire et se civiliser.
Après avoir montré comment les écoles
perpétuent l'œuvre des missions, l'auteur ré-
pond à ces Teutons du xix' siècle, qui se la-
mentent sur le sort causé, par la mansuétude
catholique, à leurs farouches ancêtres. Qu'ils
se rassurent! Leur barbarie n'est pas si ef-
facée qu'ils le supposent. Leur empereur n'est
pas si fou qu'on le dit, ni si méchant qu'on le
croit; il se tient seulement dans la logique
des situations que Luther a faites et les
pousse à leurs dernières conséquences. Leurs
conséquences, ce ne sont pas seulement les
hordes germaines, envahissant les Gaules, sans
avoir à leur offrir, ni une idée, ni une vertu ,
couronnant leurs exploits militaires par des
assassinats de francs-tireurs et des vols de
pendules. Leurs conséquences, c'est le monde
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈM1
389
armé jusqu'aux dents, consacrant les fruits
de soi» travail à l'extermination du genre hu-
main; c'est, L'empereur teuton voulant s'asser-
vir le monde, non pas pour restaurer Ninivc
ou Bahylone à Berlin, mais pour ressusciter
les autels sanglants de Thor et d'Odin. El si
vous vous récriez, blonds enfants de la Ger-
manie, je vous prie de prendre la statistique
de vos armées, matériel et personnel, et de
me dire si jamais vos dieux scélérats ont bu
seulement le quart du sang que veut répandre
votre artillerie perfectionnée pour faucher les
générations. Au xix siècle, l'abomination et
la désolation germaines sont pires qu'au
temps de Varus et aux amoncellements de
têtes au Teutberg.
Le Dante et la philosophie catholique du
xmc siècle a pour objet de justifier cette sen-
tence poétique : Theologus Dantes nullius
dogmatis expert. Dante avait voulu populari-
ser, sous une forme symbolique, les deux
Sommes de saint Thomas d'Aquin. C'est cette
philosophie qu'il s'agissait de démêler, à tra-
vers les épisodes de ce poème, immense
comme les trois mondes qu'il embrasse. Oza-
nam le fit avec une rare sagacité. Dans l'en-
fer, il vit une théorie complète du mal à tous
ses degrés, considéré tour à tour comme cause
et comme effet, comme crime et comme châ-
timent. Dans le Purgatoire, il vit la lutte du
bien et du mal et le retour graduel de l'homme
déchu vers les rayons de la lumière et de
l'amour. Dans le Paradis enfin, le bien règne
sans mélange et l'homme se rapproche de la
divinité, sans pouvoir jamais avec elle se con-
fondre.
Restait à faire voir les rapports du poète
avec les philosophes, ses maîtres, ses rivaux
et ses disciples. Dante continuait à la fois
Platon, dans ses nobles élans vers l'infini, et
Aristote dont il adopte la méthode et les
classifications ; il réunit dans sa personne le
dogmatisme de saint Thomas, le mysticisme
de saint Bonaventure, la science naturelle
d'Albert le Grand ; enfin, par l'indépendance
et la sagesse de ses vues, il devance et pré-
pare à la fois Bacon et Descartes dans ce
qu'ils ont de pratique et Leibnitz dans ses
conceptions de l'universalité.
Les recherches sur les poètes franciscains
n'avaient paru d'abord qu'un tour de force
d'érudition et n'avaient pas trouvé place dans
les œuvres complètes d'Ozanam, On y revient
aujourd'hui pour en admirer la science et en
continuer les recherches.
C'est là tout ce qu'Ozanam a laissé d'ac-
compli. On a trouvé, dans ses papiers, d'in-
nombrables notes sur l'Italie, l'Espagne,
l'Angleterre. Ozanam en avait pour dix ans de
professorat. Chants dans les nuages et rossi-
gnol au tombeau.
Ozanam, mort en 1853, resta étranger au
complot catholique libéral, qui ne sourdit que
l'année suivante. Par ses amitiés et ses anté-
eédents il eût pu en faire partie ; par ses ten-
dances légèrement naturalistes, par ses illu-
sions de laïque il par sa susceptibilité de pu
bliciste un p^u rageur, il eut pu y entrer. Sa
foi et ses vertus ne permettent pas de croire
qu'il eût pu y courir un péril. A i 'écart des
luttes contemporaines, comme professeur de
l'Université, s'il n'entra pas dans la croisade,
pour la liberté d'enseignement, il est plus
que probable qu'il se fût refusé a une conspi-
ration qui noirs préparait une hérésie en
France et qui ne vit, dans le pontificat de
Pie IX, qu'une crise de la mère Eglise.
Kir décernant à Ozanam une juste louange,
nous ne voulons pas oublier qu'il avait grandi
en quelque sorte sous l'aile du grand Ampère
et qu'il avait été formé par l'abbé Noirot, le
premier professeur de philosophie de France,
disait Cousin. Mathias Noirot était un prêtre
du diocèse de Langres ; il était entré dans
l'Université dès le temps de Frayssinous et
était devenu professeur au collège de Lyon.
C'était un Socrate chrétien ; il excellait à dis-
cerner les talents et à les développer. C'était
surtout un ami de la jeunesse qu'il voulut di-
riger et encourager jusqu'à son dernier sou-
pir. Devenu inspecteur général de l'Université,
il faisait encore d'activés démarches pour
amener un prêtre de son diocèse à la chaire
d'histoire ecclésiastique en Sorbonne. Nous
voulons le remercier des espérances qu'il
avait conçues et du zèle qu'il mit à leur ser-
vice ; nous n'avons pas à excuser la trop fa-
cile modestie qui s'exempta de leur justifica-
tion, trouvant plus juste de servir Dieu par la
science, mais dans l'humilité.
L'homme peut-être le plus merveilleux de
l'histoire ecclésiastique dans tous les siècles,
c'est Louis Veuillot, non pas que d'autres ne
l'aient point éclipsé par l'autorité, par le
génie et par l'éclat des œuvres ; mais ces
autres avaient été formés, par l'éducation, à
l'œuvre qu'ils devaient accomplir. Lui, au
contraire, n'est qu'un gamin de Paris, con-
verti à vingt-cinq ans, qui, par rectitude et
ardeur de foi, a su tout tirer de lui-même
et ne produire que de son propre fonds. —
C'est notre joie, en écrivant ces volumes, de
parler souvent d'hommes que nous avons
connus ; qui nous ont honoré de leur estime
et de leur amitié : nous en parlons avec
l'accent du cœur. Après Parisis et Gousset,
Veuillot est l'homme à qui nous devons le
plus ; et lui, le grand enfant, il daignait nous
consulter et nous appelait un maître. C'est
le seul dissentiment que nous eussions pu
avoir avec cet excellent homme, aussi grand
par le cœur que par l'esprit.
Un tonnelier bourguignon, faisant son tour
de France, rencontrait, à Boynes, Loiret,
dans une fenêtre encadrée de chèvrefeuille, un
visage qui lui fit tourner la tête. On se maria
et Louis Veuillot naquit en 1813. En 1817, il
fut amené à Bercy ; la famille s'augmenta
d'un fils et de deux filles. L'alné put mener à
son aise les campagnes de gamin de Paris.
Dès qu'on put s'en débarrasser, il fut envoyé
à la mutuelle où il apprit, sans trop d'efforts,
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ce qu'on lui enseignait et d'autre* du.
qu'on n'eûl pa! dû lui enseigner. Au sortir
,l, [•, le, pom- qu'il pût gagner quelques
|i voila clerc dans une étude d'avoué,
dont les aaute-ruiaseaux se piquaient de litté-
rature. Par aventure, le gamin avait du talent,
du goût, une grande gaîté d'esprit el un pro-
fond désir de B'inBtruire. En grossoyant, il
se prit à écrire. Tant et si bien qu'à dix-
sept ans, on le jugea assez fruité de littéra-
ture française pour l'envoyer comme journa-
liste en province et bientôt le rappeler à
Paris, lin suivant cette voie, il pouvait deve-
nir sous-préfet, préfet, conseiller d'Etat, dé-
puté, sénateur, ministre, tout ce que peut
être un homme parti de rien, qui se contente
d'arriver à pas grand chose. Dieu, par là, se
contentait de le présenter dans les anti-
chambres d'un monde dont le gamin saurait
bientôt s'interdire les avenues.
En 1838, Louis Veuillot, conduit à Rome
par des amis, se convertit ; visite la Suisse
dont il décrit les pèlerinages ; en 1841, va en
Algérie, comme secrétaire de Bngeaud ; et
en 18ï3, devient rédacteur principal, sinon en
chef, de l'Univers. Dès lors, Veuillot est le
publiciste qui sert l'Eglise ; qui ne sert que
l'Eglise et le Pape ; qui juge, au nom de l'or-
thodoxie, les hommes et les choses ; et qui, par
son journal, puis par ses livres, devient une
des puissances de la vérité catholique.
Ce n'est pas, comme on a tant affecté de
l'écrire, que Veuillot prétende se mettre à la
place de personne, surtout à la place du pape
et des évêques. Au début, c'est encore un
jeune homme, qui vit en famille, qui va de
grand matin à la messe. Après avoir cassé
une croûte et tordu le cou à un verre de vin,
il se met au travail. Sa vie est réglée comme
un papier de musique. A telle heure, il est à
son bureau; à telle heure, il est au journal;
dans les moments libres, il se donne aux livres
et aux amis. L'Univers, pour lui, c'est le jour-
nal au service de l'Eglise, sans attache à
aucun parti, sans sujétion à aucun système,
sans souci d'intérêt personnel; c'est le journal
aux écoutes du Saint-Siège, qui ne vise qu'à
faire prévaloir, dans le monde, l'Evangile de
Jesus-Christ.
L'est l'article qui a fait Veuillot ; auparavant,
Veuillot avait fait l'article. Je serais fou si je
prétendais qu'un article est une mise en de-
meure de l'esprit, et, si bref soit-il, un carton
assez vaste pour les aspirations à la gloire.
rire un article est tout ce qu'il y a de plus
vulgaire ; c'est si peu que rien ; en composer
dix mille sur le môme sujet, ou plutôt dans le
même plan, ce n'est pas la même chose.
Beaucoup s'y sont essayé qui n'ont pas réussi.
Veuillot n'a fait que cela toute sa vie ; et ses
livres ne sont, comme ses articles, que des
appartenances de son journal. Mais dans cet
article, grand comme le creux de la main,
parfois réduit aux proportions d'une carte de
visite, il a su mettre tant d'esprit qu'il en a
fait une force, j'allais dire une catapulte.
Chaque matin, il arrive à son bureau. Sur
son bureau s'entassent les feuilles du jour;
parfois on lui S marqué, d'un coup de crayon,
les articles qu'il doit réfuter. De son côté, il a
médité dans la prière, peut-être porté dans son
cœur, à la table sainte, un sujet d'article.
Parfois le sujet le prend, comme qui dirait
au collet. Sur son buvard, il a du papier; à
côté, plumes et encre, les bonnes gros
plumes d'oie, qu'il aimait tant. D'un coup
d'œil, il a mesuré son sujet; les idées affluent,
mais son regard calme les soumet au contrôle.
Le voilà tète penchée, plume au vent de l'ins-
piration. L'article se tire sans que la plume
crache, ni se permette une rature, et ainsi
jusqu'au bout. Le journaliste n'a eu qu'un
instant ; il a eu à peine le temps de réfléchir.
C'est fait ; un garçon de bureau porte l'ar-
ticle au journal ; l'auteur le relira en corri-
geant les épreuves d'imprimerie.
Pour corriger les épreuves, on va aux bu-
reaux du journal . Là se rencontrent les collabo-
rateurs et les visiteurs venus un peu de par-
tout, pour apporter ou emporter des nouvelles.
On cause, on vérifie les informations. A l'in-
verse du conseil de Boileau, Veuillot effaçai!
peu, mais ajoutait souvent, parfois sans avoir
le temps d'opérer des ratures. L'anicle n'a,
du reste, pour réussir, aucun be-oin d'élé-
gance. L'essentiel est que l'article dise ce
qu'il veut dire, sans le moindre souci de lit-
térature, sans autre préoccupation que de
toucher au but et d'pnleverle morceau. Jeune
prêtre, nous demandions à Veuillot quelques
conseils sur ce pugilat de la presse, sur ce ser-
vice du journal qu'il comparait à une machine
de guerre. Sans rien dire, il cracha dans ses
deux mains, ferma ses deux poings et fit sem-
blant de foncer sur la chiennaille. C'est cela,
nous dit-il en souriant, et rien de plus et rien
autre.
L'article paraît immédiatement dans le jour-
nal. Qu'y trouvez-vous? Deux choses presque
contradictoires, mais, par leur union, d'un
suprême attrait. D'abord l'article est correct,
clair, court ; il n'y manque rien, mais il n'y a
pas un mot de trop ; la pensée qui l'inspire,
l'enfante par son propre rayonnement. Et en
même temps qu'il a cette perfection classique,
l'article a son relief de style, son humour, sa
fantaisie, sa gaieté, sa profondeur ; il est phi-
losophique, historique, moral, sérieux tou-
jours et en même temps comique. D'un mot
vous avez tout compris ; et d'un sourire vous
avez tout accepté. L'article a pris possession
de votre âme.
Mais enfin que dit-il donc, ce fameux ar-
ticle ? Tout ce qui se peut dire sur le fait du
jour, sur l'acte législatif ou gouvernemental
du jour, sur l'homme du jour, député ou mi-
nistre. L'actualité variable de chaque jour est
son objet nécessaire ; l'article fournit le cadre ;
le journaliste le remplit et le remplit de telle
sorte, que vous, lecteur, vous recevez, au jour
le jour, le jugement à peu près définitif de
l'histoire.
LIVRE QUATRE VINGT-QUINZIEME
'.il
Mais encore, quel peu! bien être l'objet
iable, mais concord inl , de cel article ?
Vous me demandez la nomenclature des actua-
lités pendant quarante ans de journalisme:
cet i «' question ne comporte pas de réponse
directe ; mais seulement une indication syn-
Lhétiqne et compréhensive de l'ensemble.
Veuillot est le journaliste de I * sainte Eglise ;
il professe la religion catholique, apostolique,
romaine; il la professe dans son intégrité
absolue, sans addition, sans diminution, sans
adultération, sans mélange, préjugé, parti,
système d'aucune sorte. Au nom de cette or-
thodoxie, il doit caractériser les événements,
comme juge en première instance, non pas à
l'exemple du curé pour en prêcherle dimanche,
mais en journaliste obligé de parler tous les
jours, à f improviste. Un esprit pondéré et
calme perdrait son temps pour peser le pour
et le contre, poser les distinctions nécessaires
et tirer à loisir ses conclusions. Le journaliste
n'a pas ce loisir; il n'a qu'une minute pour
voir, dire et juger, et bien juger ; autrement
il a manqué son coup.
Or, Louis Veuillot, très fort de muscula-
ture, est très susceptible d'esprit et d'épi-
derme. Au fond il est en paix avec lui-même ;
en fait, intransigeant comme il est, il ne peut
rien souffrir de ce qui déroge à l'orthodoxie.
Le fait singulier qui le frappe-, l'excite, l'irrite
ou l'indigne. Bride abattue, il court à l'adver-
saire, l'empoigne, le tarabuste, le gifle, l'as-
somme comme un enfant qui défend sa mère
outragée. Ne lui demandez pas de calme, de
modération, de belles manières. De sang-froid,
c'est le plus doux, le plus aimant des hommes ;
sur le champ de bataille, et il y resta qua-
rante ans, il ne veut rien entendre ; il frappe
comme un sourd. Malheur à qui tombe dans
ses mains !
Ces actes de défense sont là ces fameuses
violences de l'Univers. A entendre les adver-
saires, la France, le monde se fussent conver-
tis si Veuillot, bâtonniste devant l'arche, n'avait
pas empêché les Philistins et les Amalécites
d'en approcher. La vérité est que ces violences
sont des actes de défense contre des adver-
saires sans foi, ni bonne foi ; que ce sont des
articles, relativement calmes, et qui n'ont
d'autres défauts que d'être trop réussis. Ont-
ils converti beaucoup de gens ? Ce n'était
pas leur but ; ils avaient plutôt pour but de
défendre la foi, l'ordre moral et l'ordre social :
personne ne peut leur contester ce succès. Je
me persuade que, plus d'une fois, l'adversaire
de bonne foi, sous les coups de celte vaillante
épée, a dû se prescrire d'utiles réflexions. C'est
le 3ecret de Dieu. Mais combien Dupanloup,
lui, avec ses belles manières et sa salésienne
douceur, a-t-il converti de ces grands adver-
de l'Eglise, dont il était l'ami, qu'il
iblait de compliments, qu'il comblait de
' Aucun. Tous -ont restés ce qu'ils vou-
laient être, des hypocrites ennemis, des tueurs
nés velus de peaux de mouton. S'il n'a
converti ceux du dehors, Dupanloup a
perverti ceux du dedans. A eux deux Falloux,
aussi pervers l'un que l'autre, ils ont pou
aux extrémités le Faible esprit de Montaient
bert; à l'apostasie, le Père Hyacinthe; aux
mdales, Maret et Gralry. El si toul
monde a voulu exterminer Veuillot, briser i
plume, supprimer son journal, c'est parce que
le journal défendait Home et Pie IX ; c'est
parce «pie la plume était intransigeante , c'est
parce que Veuillot était le confesseur de la
vraie foi. La plaisanterie sur les coucous et
sur les queues de singe, ce n'est vraiment pas
là, pour des hommes sérieux, un motif d'exas-
pération pendant quarante ans.
Dans sa longue lutte, Veuillot, entré dans la
lice vers 1840, avait, comme champ d'obser-
vation, les trois derniers siècles de notre his-
toire ; il a eu, comme objet d'action, le règne
de Louis-Philippe, tombé en corruption ; la
seconde république avec les orgues de Lamar-
tine et les blasphèmes de Proudhon ; le second
empire, avec sa longue' conspiration contre
Rome et contre la France ; la troisième répu-
blique, avec celte commune qui en est, à la
fois, le symbole, le principe et le dernier
résultat de ses desseins. Sous ces quatre gou-
vernements, Veuillot, sans être l'ennemi d'au-
cun gouvernement, était l'adversaire de chaque
gouvernement dans ses refus de justice et
dans ses attentats contre l'Eglise ; sans être
l'ennemi d'aucun ministre, était l'adversaire de
tout ministre infidèle au concert légal entre
l'Eglise et l'Etat ; sans être l'ennemi de la
science, ni de l'Académie, ni de l'Université,
était l'adversaire de tout savant d'Université
ou d'Académie, qui entrait, pour la ravager,
dans la vigne du Seigneur; sans être à aucun
prix l'adversaire de la démocratie, lui qui
donnait aux pauvres jusqu'à sa chemise,
l'ennemi de tous ces farceurs, anarchistes ou
socialistes, qui se faisaient des rentes, en leur-
rant Jacques Bonhomme. S ins être, ni prince,
ni noble, ni bourgeois, mais le simple (ils
d'un très petit tonnelier, Veuillot fut le défen-
seur de l'Eglise contre tous ses ennemis, et le
défenseur de toutes les puissances sociales,
parce qu'il défendait l'Eglise.
Dans ce vaste champ d'opération, Veuillot
n'a pu mener aucune élude suivie. Le dé-
cousu est la fatalité du journalisme ; il crée
des habitudes d'esprit, des nécessités de tra-
vail. D'ailleurs Veuillot n'avait pas d'études ;
il a jamais eu les loisirs nécessaires pour com-
biner un plan et composer un livre. Quand
il fut marié et que les enfants vinrent, il fallut
écrire des livres pour ajouter à son médiocre
traitement de journaliste et suslenter les pe-
tits poussins. A l'origine, pour dépenser ses
premières flammes, il avait écrit Agnès de
Luucens, les Pèlerinages de Suisse, Pierre Sain-
tive, les Français en Algérie; plus tard, il écri-
vit Les libres- penseur s, Le lendemain de la Vic-
toire, Le droit du Seigneur, La guerre et l'homme
de guerre, Les odeurs de Paris, Le Parfum de
Home, Rome pendant le Concile, Paris pendant
les deux sièges, La Vie de Jésus-Christ, Etudes
599
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
sur saint Vincent de Paul, Çaet là. Mais tout
ce bagage d'écrivain, si volumineux soit-il,
ce sont encore 'les articles, non des livres.
C'est superbement écrit, très français, très
original, alternativement profond et gai ; ce
n'est pas l'ouvrage comme nous le concevons
avec son but impérieux à atteindre par des péri-
péties prévues, et, sauf les écarts, toujours per-
mis dans une discussion, sur un plan dont il
faut subir les exigences.
Quand je dis que Veuillot n'avait pas
d'études, il faut entendre pas d'études élé-
mentaires, pas de cette discipline scolaire
qui règle nos facultés et leur impose la cotte
de maille des règlements classiques. Veuillot
resta toute sa vie ce que Dieu l'avait fait
et ce qu'il ajoutait lui-même à l'œuvre de
Dieu. Son écolage primaire n'allait pas loin ;
s'il se trouve dans la presse dès la dix-
septième année, c'est que Dieu l'avait créé et
mis au monde pour ce travail. Quand, plus
tard, on lui dit qu'il fallait, à l'étude du fran-
çais joindre l'étude du latin, du grec, de l'his-
toire, de la philosophie, de la théologie, du
droit, des arts et des sciences, il en comprit
la nécessité ; il voulut bien se permettre les
essais et les efforts ; il fut aidé puissamment
par de bons et intelligents amis. Mais, je vous
le demande, est-ce à vingt-cinq ans qu'on en-
treprend des études, quelles qu'elles puissent
être, à moins qu'elles ne soient la continua-
tion d'études précédentes ?
Autrement, quand Veuillot voulait publier
un volume, il n'avait pas la témérité de s'en-
gager légèrement. Non seulement il consul-
tait et étudiait la bibliographie de son sujet ;
il approfondissait le sujet lui-même, selon les
inspirations de son bon sens ; puis il écrivait
et très vite. Ce qu'il empruntait aux autres
était peu de chose ; la trame de son discours
était faite de lui-même. C'est par là que ses
livres possèdent tous le don des dons, la vie.
Quand vous êtes en peine de lecture, pour
vous distraire, en présence des rayons de biblio-
thèque, l'ouvrage que vos mains recherchent
de préférence est de Veuillot. Veuillot repose
et distrait toujours ; il ne se contente pas
d'amuser, il instruit et vous met toujours en
passe de bonne résolution. C'est bien quelque
chose.
Quand je dis que Veuillot n'a pas fait de
livre, il faut excepter sa lie de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Ce n'est pas un traité savant,
comme en ont fait tant de théologiens, d'his-
toriens et d'amateurs ou de savants. C'est un
livre pour lequel Veuillot possédait deux fac-
teurs de première excellence : le texte des
Evangiles et sa propre inspiration qui était
très élevée. Veuillot a composé, sans le savoir,
un ouvrage unique en son genre, pas du tout
tiré au cordeau comme les livres de savants
en ms, mais formant comme un cinquième
Evangile approprié à notre temps. Veuillot
ne dit pas un mot des saligauds à qui il ré-
pond ; mais il oppose à toutes les divagations
des érudits, à toutes les conceptions des phi-
losophes, à toutes les imaginations d« -; poètes.
le Christ, fils du Dieu vivant, celui qui
a les paroles de la vie éternelle, celui que
Veuillot connaît par la sainte communion. Ce
Jésus-Christ n'est pas comme ces Christ
sculptés ou peints par des artistes du métier;
c'est le grand Christ de l'Evangile, de la tra-
dition et de l'Eglise, peint et sculpté par un
homme de génie; sa plume, pour produire ce
chef-d'œuvre, n'a eu qu'à servir d'écho à son
cœur et à son esprit.
Le livre de Veuillot, c'est V Univers; c'est le
journal dont il a été chef pendant quarante
ans ; c'est la feuille où Léon Aubineau a écrit
dix volumes de saints personnages contem-
porains ; c'est la feuille où Gondon a déposé
les prémices de ses études sur l'Angleterre
catholique ; c'est la feuille où Coquille a dis-
tribué ses profondes études en faveur de la
coutume et contre le césarisme ; c'est la feuille
où Louis Rupert esquissait ses travaux sur la
propriété et le pouvoir des hautes classes;
c'est la feuille où débutèrent Auguste Roussel,
Arthur Loth et la brave compagnie qui publie
aujourd'hui la Vérité ; c'est la feuille qui
donnait les conférences de Lacordaire et les
discours de Montalembert ; c'est la feuille où
écrivirent tous les catholiques de marque,
Gaume, Gerbet, Maynard, Rohrbacher, Com-
balot, Martinet, Jules Morel et cent autres
catholiques de haute lice, qui avaient tous bec
et ongles contre l'ennemi de la sainte Eglise.
Tous les numéros de l'Univers portent plus
ou moins la marque de Veuillot ; ce qui l'y
représente le mieux ce sont les vingt-quatre
volumes de mélanges dont on a publié les trois
quarts et les sept volumes de correspondance
publiés, avec autant de volumes inédits. C'est
là le vrai Veuillot, le Veuillot du combat ; le
Veuillot qui ne fait grâce à personne ; le
Veuillot qui se prend à tous les ennemis de la
vérité, à tous les adversaires de l'Eglise; le
terrible Veuillot dont la plume valut à l'Eglise,
mieux qu'une armée, une série de croisades
pour la délivrance de la cité sainte.
Un homme d'esprit, pour louer Veuillot, a
dit qu'il avait toujours été d'accord avec l'or-
thodoxie et avec la grammaire. Sans doute,
il était d'accord avec l'orthodoxie ; c'était un
croyant d'une simplicité d'enfant, un chré-
tien de l'ancienne roche. Il faut ajouter que
son accord avec l'orthodoxie le mit en dé-
saccord complet avec ceux qui ne croyaient
pas, qui croyaient peu ou qui croyaient mal.
Dans le passé, il a balafré la figure de tous les
impies célèbres ; dans le présent, il a tapé
ferme sur toutes les écoles d'hétérodoxie. Gui-
zot, Cousin, Villemain, Béranger, Michelet,
Quinet, Lamartine, Hugo, Favre et tant
d'autres sont passés par ses mains et n'en sont
pas sortis culottes nettes. Sur Berryer, La-
cordaire, Montalembert, Dupanloup, Falloux,
il s'est permis de fortes réserves et, en somme,
il avait raison contre eux. Mais combien
d'humbles serviteurs de la vérité ont connu
son maître esprit et ont reçu, de son cœur,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
VJ.'i
un appui vigoureux, Dana l'Eglise <>n a Qui
par le reconnaître et le consacrer comme un
apologiste de la Bainte Eglise,
Sur la grammaire, veuillot passe pour
irréprochable. Pour être parfait, il lui manque
quelque chose (|ui ne se dislingue pas très Mon,
mais peu de chose, et s'il n'esl pas un claa
sique du icvn" siècle il est certainement un
olasBÎque du nôtre, l'eu d'hommes ont autant
e'erit et aussi bien ; aucun n'a écrit mieux. Ce
qui manque à ses œuvres avait manqué à son
éducation première. C'est merveille qu'un ga-
min de Paris, converti à vingt-cinq ans, ait
pu s'élever de lui-même, par ses propres
forces et ses propres mérites, à une telle hau-
teur.
Les événements de sa vie sont sans impor-
tance. Marié, puis veuf, père de cinq enfants
dont trois moururent jeunes, décoré d'un
mois de prison sous Louis-Philippe, proscrit
par Napoléon III, suspendu par le duc de
Broglie, poursuivi pendant toute sa vie des
animadversions de Dupanloup, Falloux et Ci0,
mais toujours protégé, voire assisté par Pie IX,
toujours environné des sympathies du clergé
etdesfidèlesquipouvaient le connaître, ramolli
du cerveau sur la fin de sa vie, mort au com-
mencement du pontificat de Léon XIII, Veuillot
a son image dans la basilique du Sacré-Cœur
de Montmartre et dans le cœur de tous les
fidèles enfants de la sainte Eglise.
S:il s'agissait d'apprécier ses mérites, on
devrait le comparer à Tertullien, h Labruyère
et à beaucoup d'autres ; il s'élève au-dessus
de toute comparaison. Louis Veuillot est un
des princes de la littérature française au
xix° siècle ; et son image est à genoux devant
l'autel de Benoît Labre : Semper vivens ad
interne llandum pro nobis. Lui-même avait écrit
son èpitaphe : J'ai cru, je vois.
Un Alter ego de Gerbet, de Salinis et de
Veuillot, fut Augustin Bonnetty, né à Entre-
vaux, dans les Basses-Alpes, en 1798. Bonnetty
était destiné au sacerdoce ; empêché de suivre
sa vocation et résolu au célibat, il vint à
Paris, où il se prit à suivre les cours de hautes
sciences, surtout les cours de philologie et d'an-
tiquités religieuses. C'était l'heure où le sys-
tème de Lamennais sur le sens commun des
peuples, avait rendu nécessaire l'élude de leur
tradition. Les circonstances, du reste, favo-
risaient singulièrement cette étude. Cham-
pollion découvrait le secret des hyeroglyph.es
égyp'iens; d'autres, par des fouilles étendues,
pénétraient les secrets de Ninive *t de Baby-
ïone ; d'autres étudiaient les livres sacrés de la
Per-e, de l'Inde etdelaChine. B unnetty se jeta,
à corps perdu, dans toutes ces études. Bientôt,
par le fut, il devenait non-seulement l'élève,
mais l'ami de tous les grands maîtres de la
science et un maître lui-même. C'est à ce double
titre que Dieu voulut s'en servir.
Dieu avait donné, à Bonnetty, une grâce
très particulière ; il lui avait inspiré l'art de
faire une revue et l'art, plus rare encore,
de la faire réussir. Un mois avant la revo-
ir, xv.
lutionde 1830, Bonnetty lançait le prospectai
d'un recueil intitulé: Annaleê de philosophie.
où il voulait fane connaître tout ce que les
sciences humaines renfermaient de preuve
de découvertes en laveur du Christianisme.
La révolution de 1830, comme c'est coutume,
mit toutes les tètes à l'envers; Bonnetty eul
dû craindre un échec. Desabonnéslui vinrent
en nombre suffisant pour paraître et il pourra
seul, sans le secours de personne, poursuivre
cette publication jusqu'au '.)(> volume. « Sa
longue- durée, dit-il lui-même, est une preuve
de l'utilité des travaux qu'elle renferme. Il
faut observer, en efïet, (pie ce ne sont pas
seulement des jugements portés, comme dans
la plupart des revues, sur les auteurs à con-
sulter; ce sont les textes mêmes des auteurs
chrétiens ou païens, constituant la tradition
générale de l'Eglise et de l'humanité, publiés
d'après les meilleures éditions et avec une
exactitude complète. Il n'a rien pari sur les
découvertes faites en Egypte, en Assyrie, dans
l'Inde, danslaCliine,qui touche aux croyances
bibliques, qui ne s'y trouve par la plume
même des inventeurs et investigateurs, les
Rougé, les Saulcy, les Oppert, les Lenor-
manl, etc. Toutes les questions philosophiques
et religieuses, les nombreuses polémiques de
l'époque y sont exposées d'après le sens ortho-
doxe; et les^ pontifes romains, en décorant
l'auteur de leurs ordres, ont voulu récom-
penser son zèle et son orthodoxie. C'est un
recueil où viennent puiser, on peut le dire,
tous les apologistes catholiques. Il tient lieu
d'une bibliothèque scientifique entière. »
Quelques années après avoir lancé les Annales
de philosophie chrétienne, Bonnetty fondait,
avec le concours de Salinis, Gerbet et Mon-
talembert, V Université catholique, recueil reli-
gieux, philosophique, scientifique et litté-
raire. Le titre de cette seconde revue en indique
la pensée génératrice. En France, l'ensei-
gnement public, n'est pas libre ; les anciennes
Universités, institutions de l'Eglise et création
des Papes, ont toutes été détruites depuis
longtemps. Il ne reste plus, en France, que
l'Université d'Etat, création de Napoléon Ier,
espèce d'église et de clergé laïques, organe
d'une religion sans Christ et sans prêtres.
Sous l'Empire, elle sersait le despotisme;
sous la Restauration, elle servait le libéra-
ralisme; sous Louis-Philippe, elle se traîne à
la remorque de Cousin et de son école éclec-
tique. Sous tous les régimes, l'Université est
le foyer du naturalisme social et du rationa-
lisme philosophique ; par son monopole,
comme l'enseigne Gerbet, elle est l'école du
socialisme et pratique l'empoisonnement de
l'ordre social, en d'autres termes, la ruine de
la Fiance, en tant que Fille aînée de l'Eglise,
et même sa ruine en tout état de cause ; car
si la France n'est pas catholique, elle n'a pas
de raison d'être en histoire. En attendant la
conquête de la liberté d'enseignement, Bon-
netty avait, par une inspiration très haute,
fondé une Université à lui seul ; il recrute,
38
HISTOIRE l N1VERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOL1Q1
d.ins l'élite des intclli des professeur*;
il donne des i ours suivis sur ton es les bran-
ches d< • connaissances humaines, tant et si
bien qu'au terme de sou œuvre forte de 40 vo-
lumes in-s", il a constitué le haul enseignement
catholique. « La création récente des l niver-
catholiqves, dit-il, donne une importance
très grande et très actuelle à celte collection,
où sont traitées, en l'orme de leçon-, toute» les
questions qui doivent être exposées dans une
Université catholique. Les nouveaux pro-
fesseurs et les nouveaux élèves y trouveront
les éléments de ce que les uns doivent ensei-
gner et les autres apprendre. »
L'idée est juste et grande, avons-nous dit.
Bonnetty veut prendre la liberté du haut
enseignement, avant d'en effectuer la reven-
dication. La liberté qu'il prend, c'est le haut
enseignement, déjà établi en principe, fondé
par le l'ait d'une revue; il a ses professeurs,
ses cours, sur le papier. Les établbsements
matériels ne sont pas encore sortis de terre ;
les plans ne sont même pas dressés ; mais
l'œuvre intellectuelle se dessine, se prépare,
commence à produire les premiers efforts
d'une grande voix. Peut-être toutes les voix
qui se font entendre ne sont pas également
fortes; il v en a même qui balbutient, qui
tâtonnent. Je n'ai garde de l'oublier ; j'honore
tout de même l'initiative ; et j'ai appris de
Thiers que, pour apprendre à bien faire, il
n'est tel que de courir à ses risques et périls.
Nos docteurs ne sont pas encore de première
force ; patience, ils sauront, sous la loi du
travail et par l'exception du talent, s'élever
plus haut et atteindre bientôt les sommets de
la science.
Ce que j'honore surtoutlàdedans, c'est cette
entreprise de haute science, pour les catho-
liques en général, et, en particulier, pour les
prêtres. Les impies se croient volontiers
savants; ils croient même Pétie seuls; et, en
se rengorgeant, traitent leurs adversaires de
sols. I a science n'est le monopole de personne.
Personne ne nait savant; pour l'être, il faut
le devenir et l'on ne le devient que par des
principes sûrs, des pratiques sages et le labor
improbm qui triomphe de tous les obstacles.
Les catholiques ont tout cela à leur service,
et. de plus, une certaine habitude de réprimer
les bas instincts qui entravent, dans l'âme,
l'évolution de l'esprit. Les prêtres ont, de plus,
comme stimulants, leurs tilres de ministres
de Iheu et de serviteurs des âmes. En un
temps où la foi a beaucoup décru, on ne
révérera peut-être pas partout le caractère
surnaturel de leurs fonctions sacrées; mais
on révérera toujours leur science, comme le
titre d'une inamissible grandeur. Pour plu-
sieurs, le prêtre n'est qu'un diseur de messes ;
s'ib le savent fondé en science, ils mettent le
chapeau bas devant le savant prêtre.
Depui9 cinquante ans que nous disons ces
choses, nous nous étonnons toujours de ren-
contrer, parmi les catholiques, des partisans
de la science moindre, (jue Dieu puisse, par
:e et par ses vertus, suppléei en quelque
mesure au défaut de grande science, non» le
savons. .Mais si Dieu n'a [tas loujoui in
de grande science, je voudrais savoir à quoi
peut lui servir notre ignorance. Je hais ceux
qui disent : Nousensanronstoujoura assez ; c'est
la preuve qu'ils ne savent rien et entendent se
vouer au crétinisme. C'est assez pour des
mercenaires ; ce n'est pas assez pour le prêtre
de Jésus-Christ.
A cet égard, la conviction de Bonnetty était
telle, qu'il ne cessa, par lui-même ou par
d'autres, jusqu'au dernier soupir, de pro-
mouvoir la haute science. En collaboration
avec le cardinal Mai, avec les membres de
l'Institut Alexandre et Paravey, Bonnelty
publia : 1" une dissertation sur le nom antique
et hiéroglyphique de la Judée ou traditions
conservées en Chine sur l'ancien pays de 'I sin
ou de Syrie, qui fut celui des céréales et de
la croix ; T des documents hiéroglyphiques,
emportés d'Assyrie, conservés en Chine et
en Amérique sur le déluge de Noe, les dix
générations des patriarches antédiluviens,
le premier homme et le péché originel. Ces
documents sont suivis d'une disseï talion sur
l'identité d'Adam et de Hoang ti premier em-
pereur chinois et sur la concordance des dix
patriarches avec les dix premiers empereurs;
3° un essai sur l'origine unique et hiérogly-
phique des chiffres et des lettres de tous les
peuples : cet ouvrage est précédé d'un coup
d'oeil sur l'histoire du monde depuis la création
jusqu'à Nabonassar et de quelques idées sur
la formation des écritures avant le déluge ; il
est accompagné de planches qui donnent les
chiffres et les lettres de tous les anciens peu-
ples ; 4° Je chant de la Sybille hébraïque,
donnant le plusancien, le plus important et le
moins contesté des livres sybillins ; S0 une
table alphabétique, analytique et raisonnée
des trente-trois volumes d'auteurs sacrés et
profanes édiiés par le cardinal Mai.
Ln son propre et privé nom, Bonnetty est
l'auteur d'un Dictionnaire raisonné de diploma-
tique en deux volumes, contenant les règles
principales et essentielles, pour servir à dé-
chiffrer les anciens titres, ain-i qu'à justifier
de leur date et de leur authenticité. On y
a joint des planches, avec des explications
pour aider à connaître les caractères et les
écritures des différents âges et des différentes
nations. La matière première de celte publi-
cation avait été fournie par le bénédictin dom
de Vaines; elle fut amplifiée, développée,
surtout précisée par Bonnetty, dont le carac-
tère personnel était le souci de la plus scru-
puleuse exactitude.
On doit encore à Bonnelty des Documents
historiques en quatre forts volumes, sur la
religion des Romains et sur la connaissance
qu'ils ont eue des traditions bibliques. Cet ou-
vrage est rédigé en forme d'annales. Sur
chaque année, sur chaque mois, et pour ainsi
dire à chaque jour, l'auteur donne : 1° les évé-
nements politiques de l'histoire ; 2° les acte:;
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
superstitieux qui dirigeaient les affaires ro-
maines; 3° les rapports des Romains avec les
Juifs; V" les ouvrages publiés, avec leur ana-
lyse au point de vue philosophique et religieux.
Cet ouvrage est le supplément «le toutes les
Vie* de Jésus-Christ ei.de toutes les histoires
romaines. Bonnetty y a joint une table des
auteurs el des matières, où l'on trouve en
abrégé toute la science philosophiq I reli-
gieuse des anciens. C'est par là surtout qu'il
excellait: Bonnetty était une encyclopédie
vivante: nous ne l'avons connu que dans ses
dernières années, lorsque déjà la vieillesse
lui faisait sentir ses atteintes. On ne pouvait
qu'admirer en lui, avec l'admirable foi d'un
chrétien et les vertus d'un savant, les liants
reliefs dune, science qui tenait encore du pro-
dige. Ses écrits, ses revues, ses cent ou deux
cents volumes, il avait tout cela dans sa tète
et ne s'en démenait pas plus fort : il parlait
avec la précision d'un livre et gagnait par sa
grande bonté.
Dans cette vie, nous rencontrons encore le
fantôme de Dupanloup. Ce coucou était
atteint de la manie de vouloir pondre dans le
nid des autres. Dès qu'il voyait une œuvre
prospère, il voulait mettre la main dessus,
quitte à la faire sombrer. Lui qui ne savait
pas écrire et qui était obligé de faire mettre
au jour ses brouillons par des stylistes, il
voulut toute sa vie éconduire Veuillot, le grand
maître de la langue française ; lui qui ne savait
rien de rien, il tenait naturellement Bonnetty
pour un imbécile et voulait l'obliger à lui
céder la place. Bonnetty l'envoya paître et s'en
vit récompensé par de constants succès. S'il
avait eu la faiblesse de céder, Dupanloup eût été
le croque-mort de ses deux revues, comme il a
été Tensevelisseur de tous les journaux fou-
droyés par sa collaboration ou sa direction.
Dupanloup était surtout un moulin à paroles
et, le cas échéant, un orateur à écouter. Aucun
homme sérieux ne lui reconnaîtra, ni en théo-
logie, ni en pbilosophie, ni en histoire, encore
moins en science positive, la moindre compé-
tence. Ce mouiin à paroles était surtout un
moulin à vent, grand useur d'hommes,
ignorant l'usage des idées.
Le prédicateur de la charité et de la paix
était, en plus, le plus rancuneux et le plus
implacable des hommes. Les valets du parti
voulurent faire expier à Bonnetty son indé-
pendance. On machina, contre lui, dans les
sous sols du libéralisme, une accusation de
traditionnalisme. Les Ouasimodo de l'alïairc
sonnèrent le glas dans les clochers de Paris
et poussèrent leurs doléances jusqu'à Borne.
L'Lglise allait périr si l'on ne bridait Bonnetty.
Le Pape, qui connaissait Bonnetty, savait à
quoi s'en tenir sur ces fantasmagories. En
esprit de paix, il fit présenter, à la signature
de Bonnetty, les propositions autrefois signées
par Bautain, à la condition que l'alfaire res-
terait secrète. Bonnetty signa et lorsque l'ar-
chevêque Sibonr sut qu'il avait Bigné, publia
le fait, malgré la défense du Pape. Pour nous
servir d'une phrase de Dupanloup : on ne i
pas cela, ou, si on le fait, on se déshonori
on déshonore son parti. Le 10 ici de la vérité
de Dieu ne se concilie jamais avec le manque
de charité envers les personne-.
Dans sa vieillesse, Bonnetty s'était adjoint,
comme co-direcleur, le Père Perny. Paul
i'< un était né à Pontarlieren 1817. au terme
de ses études, il commençait les cours de
médecine, lorsqu'il fut atteint d'un mal qui mit
ses jours en danger. Ouéri par l'intercessioi
miraculeuse de Notre-Dame de Fourrières, il
changea son fusil d'épaule et se lit prêtre.
Prêtre, il voulut être missionnaire et p.'
trente ansà évangéliser le Kouey-Tcheou. Pen-
dant quatre ans, il fut même provicaire apos-
tolique, l'équivalent d'évéque. On lui préféra
un plus jeune mis-ionnaire, et, pour diverses
raisons, Je Père Perny rentra en France. Les
incohérences des hommes servent souvent les
desseins de Dieu.
Missionnaire, le Père Perny, tout en visitant
ses ouailles, ouvrait les yeux à la science.
Esprit calme, pondéré, juste, pénétrant, il
étudiait à fond la géographie, l'histoire, la
langue, les mœurs et les institutions de la
Chine. A peine rentré en France, Dieu, pour
montrer le prix qu'il faisait de son serviteur,
permit que les communards le missent deux
mois en prison ; ils fusil. èrent même son com-
pagnon,le Père Bouillon. Le Père Perny écrivit
la viedu Père Bouillon, martyr de la Commune.,
et ses deux mois de captivité ; il le fit avec
une distinction d'esprit qui marqua tout de
suite sa place dans les lettres. Après ces lettres
de naturalisation, lePère Perny publia succes-
sivement deux dictionnaires de la langue chi-
noise et deux grammaires : l'une pour la langue
écrite, l'autre pour la langue parlée ; il donna
encore des proverbes chinois et des confé-
rences. A la mort de Bonnetty, il fonda les
Nouvelles Annales de philosophie catholique,
qu'il poussa jusqu'au 30e volume. L\, avec
le concours du chanoine Davin, du Père At et
de nous-mème, si nous pouvons venir après
tous les autres, il continua ses éludes de hautes
sciences. Le recueil qui les contient, con'inue
et égale, s'il ne les surpasse, les Annales de
Bonnetty, surtout par les études du Père Perny.
Avec une science plus jeune, plus profonde
peut-être, le Père Perny projette, sur les pro-
blèmes qu'il pose, toutes les lumières d'une
raison saine et d'une impeccable érudition.
On doit encore, au Père Perny, un volume
sur l'accord des traditions chinoises avec les
enseignements de l'Eglise. Ce volume avait
été composé par le Père Prémare, jésuite ; le
Père Perny le traduisit, le rectifia, le com-
pléta par d'importantes additions; Bonnetty
y mit également son grain de sel et l'ouvrage
parut sous une triple signature. Nous avons lu
et même relu ce volume ; notre ignorance du
chinois ne nous permet pas déjuger certains
arguments basés sur les signes des caractères
chinois ; mais pour les arguments empruntés
à l'histoire, ils portent la conviction dans
396
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
prit du lecteur. Louis Veuillol fail grand
,ge de cel ouvrage, à - n gré, déciail ; et
Léon XIII, après avoir pris l'avis des sino-
logues romains, a confirmé l'éloge de Louis
Veuillot.
Pour revenir à Bonnetty,ses Annales de phi-
losophie chrétienne viennent de célébrer leur
70' anniversaire; elles ont toujours pour objet
l'élude et la vulgarisation de la philosophie
(]c< Pères de l'Eglise, particulièrement de
saint Thomas: l'étude et l'examen critique
des diverses théories philosophiques ; l'étude
des sciences philologiques, historiques, natu-
relles et expérimentales, pour les taire servir
à l'apologie de la religion. Un instant semi-
traditionnalistes avec Bonnetly, plus tard trop
exclusivement spéculatives, elles constituent
aujourd'hui, pour la science sacerdotale, un
appoint nécessaire. Tout d'abord, c'est l'organe
d'informations, pour tous ceux qui se livrent
à l'étude de la philosophie par goût et par
devoir. Catholique avant tout, le directeur
actuel continue un mouvement apologétique,
qui tient compte de deux conditions de succès :
1° garder la vérité du dogme immuable,
intangible, dogme dont l'Eglise romaine
est le dépositaire de droit divin et de droit
historique; 2° ménager l'extrême activité
de l'esprit humain, toujours en quête, même
quand il croit fermement, d'édilier de nou-
velles démonstrations. C'est travailler, par
esprit de prosélytisme religieux, à deux choses
qui semblaient à Lamennais, à Bautain, à
Bonnetty, inconciliables: accorder la spon-
tanéité de la raison et ses manifestations di-
verses, avec les données de la foi.
Personnellement, le directeur des Annales
professe quele christianisme — objetde science
historique, de coordination rationnelle et
d'action morale — constitue l'objection la
plus raisonnée aux systèmes sceptiques, posi-
tivistes, sensualistes et matérialistes. S'il est
vrai que notre foi ne tient aucune philosophie
pour suspecte, il n'est pas moins vrai qu'elle
s'oppose formellement à toute doctrine qui
nie la puissance de la raison à démontrer le
surnaturel. Le temps et l'expérience f feront
voir qu'il n'a pas tort dans la question d'oppor-
tunisme et de succès. Le christianisme est une
philosophie autant qu'il est une démonstration
et une puissance d'action intellectuelle, morale
et sociale ; il est en outre, plus qu'une philo-
sophie, puisqu'il est. une institution divine,
dont l'objet propre et la fin suprême est de
sanctifier les âmes et de glorifier Dieu.
Un malentendu préoccupe le clergé studieux.
Plusieurs théologiens voudraient voir à l'index
les doctrines criticistes, idéalistes, subjecti-
vistes, comme contraires à la démonstration
chrétienne exigée par le concile du Vatican.
La constitution Dei Fitius ne revendique que
la puissance de la raison pour préparer l'acte
de foi et établir la démonstration du christia-
nisme. Or, les systèmes idéalistes sont avant
tout rationnels et impliquent la puissance
démonstrative de la raison. Par exemple,
même pour le subjectiviste le plus absolu, le
moi sub-Me nécessairement comme Subs-
tratum «le- modalités rationnelles. Dans
conditions, peut-on, au nom de la foi, anathé-
maliser des opinions qui ne contredisent la loi
(pie par la manière inexacte de les représenter?
Ces opinions sont à préciser, à rectifier, non
a condamner; si elles abusent, elles sauront
bien elles-mêmes se détruire.
Nous en appelons du clergé au clergé lui-
même. C'est bien a lui qu'il appartient d'étu-
dier à fond le- Annales de philosophie el de
dire, au siècle, le mot philosophique qui peut
contribuer à sa délivrance.
Après avoir glorifié, en histoire, les grands
esprits qui, après Lamennais, provoquèrent
en France le réveil chrétien et la rénovation
catholique, l'équité nous réclame une place
pour leurs adversaires. Le plus important,
ou, du moins, le plus bruyant, c'est Félix
Uupanloup. On lui doit : un Manuel des caté-
chismes, en 3 volumes; le Christianisme pré-
senté aux hommes du monde, par Fénelon ; un
Manuel des séminaires; De l'éducation, en
3 volumes; De la haute éducation intellec-
tuelle, en 3 volumes; Sur la prédication et le
catéchisme, considérés comme œuvres par
excellence, 2 volumes ; Défense de la li-
berté de l' Enlise, 2 volumes; De la pacifica-
tion religieuse, 1 volume ; De la charité,
1 volume; Œuvres choisies de l'évéque d'Or-
léans, 13 volumes; et un grand nombre de
brochures sur divers sujets, ce prélat avant
habitude d'exprimer son jugement, non seule-
ment dans des journaux, qu'il eut toujours à
discrétion, mais dans de petits écrits qu'il
composait à la perfection. Dupanloup est le
thaumaturge de la brochure; pour le surplus,
il a peu d'idées et écrit mal, en rhétoricien
échaufîé, trop abondant pour être clair et
précis. C'est l'Erasme et le Mélanchton du
catholicisme libéral.
Le grand diplomate de ce parti est Alfred
de Falloux. On lui doit une histoire de saint
Pie V, un volume sur Louis XVI, ['Itinéraire
de Turin à Rome, l'histoire du parti catho-
lique, un opuscule d'agriculture, deux vo-
lumes sur Uupanloup et Cochin ; la vie, les
écrits et les lettres de Sophie Swetchine en
6 volumes ; des Mélanges en deux volumes et
les Mémoires d'un royaliste en deux volumes.
Falloux était un roué en diplomatie; il ne
voyait que le but et s'inquiétait peu, pour
aboutir, du choix des moyens. Les deux
Veuillot ont dû réclamer contre ses aberra-
tions et lui administrer de fortes élrivière-.
D'autres pourraient venir à rescousse, mais à
quoi bon ? Falloux est bien mort et ses coups
de plume ne peuvent blesser personne.
Un autre diplomate du parti, c'est Augus-
tin Cochin ; Louis Veuillot le considérait
comme le plus dangereux et ce brave homme
s'occupa surtout de charité. Ses écrits sont
répandus dans le Français, les Anna/es de la
charité et le Correspoiv/ant. On lui doit, en
particulier, une Notice sur Mettra;/, un Ma-
livuk olatiik-vinct-oijinzieme
.VIT
nuel des salles d'asile, un Essai sur Pestalozzi,
Rome et les martyrs du Japon, Quelques mots
sur la vie de ./<:sns par Renan, des conférences
sur divers sujets et un grand ouvrage en deux
volumes sur l'abolition de l'esclavage. L'en-
semble de ses articles dans les revues forme-
rait aisément un cours complet d'éducation à
L'usage des ouvriers. A sa mort on annonçait
un ouvrage posthume sur la philosophie mo-
rale. On avait parlé de Cochin [tour en faire
un ambassadeur au Concile ; il mourut préfet
de Versailles. L'histoire doit louer sans ré-
serve le dévouement de Cochin à l'améliora-
tion du sort des classes laborieuses : ce dé-
vouement est de tradition dans sa famille.
Théophile Foisset, magistrat et homme de
lettres, était un des modérés du parti et un
grand homme de bien. On lui doit un Eloge
historique de Louis de Bourbon, les Œuvres
de Bugniot, la correspondance inédite de
Frédéric avec Voltaire, des lettres inédites de
Leibnitz à l'abbé Nicaise, les Œuvres philoso-
phiques du président Iliambourg, le Président
de Brosses, De l'Eglise et de l'Etat, Catholicisme
et protestantisme, une Histoire de Jésus- Christ,
une Vie de Montalembert et une excellente
Histoire du l'ère Lacordaire. Si donc Théo-
phile Foisset a excédé en quelque chose,
nous voulons croire que Dieu, eu égard à ses
intentions et à ses services, a oublié ses er-
reurs et couronné son dévouement.
Le duc Albert de Broglie est l'homme im-
portant du parti, faible comme politique, très
fort comme orateur et écrivain. Outre ses ar-
ticles a la Revue des Deux- M ondes et au Corres-
pondant, il a traduit du latin le Système théo-
logique de Leibnitz, publié quelques bro-
chures à sensation, donné deux volumes
d'études morales, un volume sur le Moyen
Age, et six volumes sur Y Eglise et ï Empire
romain de Constantin à Théodose. Depuis
qu'il a été rendu par les électeurs à la vie
privée, comme président de la commission
des bâtons dans les roues, le duc de Broglie
est devenu un rat de la bibliothèque natio-
nale, cantonné dans l'histoire politique du
xvm" siècle, dont il a publié quelques vo-
lumes de haute valeur. Le Père Lacordaire,
qui n'était pas un juge en histoire, avait
comblé de louanges les éludes de Broglie sur
l'Eglise et l'Empire Komain; dom Guéran-
, <;ui était un maître, en a fait, au con-
traire, une réfutation détaillée dans Y Univers
réunie depuis en volume. Dans ce volume,
sans contester les mérite" de l'œuvre, le Bé-
nédictin prouve que l'historien abonde dans
le sens du naturalisme et qu'à ce titre, il doit
tomber sous les censures de la stricte ortho-
doxie.
Outre ces cinq personnages, le parti ca-
tholique libéral comptait quelques autres
membres, les uns, assez grands pour que nous
nous en occupions à part ; les autres, trop
petits pour entrer dans l'histoire de l'Eglise.
Un parti attire toujours les esprits faibles ;
s'il vient au pouvoir, il voit bien vite accou-
rir les esprits avides d'argent el d'honneurs.
Ce nombre ne fait pas la force ; il constitue
plutôt pour le parti une faiblesse, et, pour
ambil ieuz, un déshonneur.
L'histoire est obligée de marquer les faux
pas d'un Broglie, d'un Foisset, d'un Cochin,
d'un Palloux el môme de Dupanloup, parce
<pie une admiration, d'ailleurs justifiée par
d'autres mérites, assure a leurs noms un
prestige, presque une autorité. Les idées li-
bérales ont désagrégé le parti catholique,
mis la division parmi les défenseurs de
l'Lglise el arrêté le mouvement régénérateur
dont il faut faire remonter l'impulsion à La-
mennais. Du caillou de David, les idées libé-
rales ont fait une poussière. Avec un boisseau
et même avec un tombereau de poussière, on
ne chargera jamais une fronde. Si nous vou-
lons reconstituer celte force précieuse du ca-
tholicisme militant, il faut écarler et abjurer
le dissolvant qui a ruiné cette force et noter
le dommage qu'en ont souffert et l'œuvre gé-
nérale de l'Ëgli-e el les grands et nobles es-
prits qui s'en sont laissé surprendre et enta-
mer. C'est de là qu'est parti, pour s'en pré-
valoir, le mouvement révolutionnaire qui
nous écrase aujourd'hui.
Un homme à part fut le Père Gratry. Jo-
seph-Auguste-Alphonse Gratry était né à
Lille en 1803. Prix d'honneur du concours
général, sorti premier de l'école polytech-
nique, il échangea son frac contre la soutane
et fit sa théologie à Strasbourg, où l'avait
appelé la grande réputation de l'abbé Bau-
tain. En 1840, reçu docteur ès-lettres, il était
chargé de la direction du collège Stanislas,
dont il fil la perle de l'Université. En 1 8 4 tî ,
démissionnaire de Stanislas, il était reçu, à
Aix, docteur en théologie et devenait aumô-
nier de l'Ecole normale. Là, comme à Sta-
nislas, il était très bien à sa place ; une con-
troverse avec Vacherot, le directeur de l'école,
lui fit donner sa démission. En 1852, il en-
trait à l'Oratoire qu'il quitta, faute de santé,
pour vivre comme grand homme, en chambre :
il devait mourir à Monfreux après avoir ré-
paré le scandale de ses brochures contre la
chaire du Prince des Apôtres.
On doit à Gratry : 1° Les Sources ; 2° Petit
manuel île critique ; 3° Les sophistes et la cri-
tique ; 4° Etude sur la sophistique ; 3° Mois de
Marie de l'Immaculée-Conception ; 6° Henri
Eerreyve ; 7° Souvenirs de jeunesse ; 8° Médita-
tions inédites, œuvre posthume; 9° La Philo-
sophie du Credo ; 10° La crise de la foi, con-
férences à Saint-Etienne du Mont ; il" Lettres
sur la religion ; 12° De la connaissance de Dieu ;
13° De la connaissance de l'âme ; 14° Logique ;
15° La morale et la loi de l'histoire ; lb° Com-
mentaires sur V Evangile selon saint Mathieu.
On peut envisager la doctrine de ces vingt
volumes sous trois aspects : 1° Comme œuvre
d'invitation de la jeunesse au travail intellec-
tuel, c'est encourageant et excellent dans sa
généralité ; 2" comme réfutation de la libre-
pensée, et, comme il dit, de la sophistique,
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
le procédé de Gratry consiste surtout i en
montrer L'inanité et la .contradiction;
comme doctrine positive, il y a, sans
doute, des envolées magnifiques, mais il faut
onnaltre qu'en somme, les catholiques
purs les (('prouvaient el que les adversaû
in les prenaient guère plus au sérieux que
catholiques. D'où suit que Gratry n'a pas
été un maître de son siècle, mais seulement
le maître d'une petite école. Dans celte école,
il a eu des disciples el même des disciples
enthousiastes ; malheureusement, cet en-
thousiasme ne suppose que de la bonté
de cœur et une certaine étroilesse d'esprit.
Son biographe français et son traducteur
allemand se pâment naturellement d'admi-
ration devant les écrits du philosophe. Mar-
gerie le dit grand écrivain, de la famille
de Platon et de Malebranche. Le Père Ka-
mière constate, dans ses écrits, une somme de
vérités nouvelles, que l'acteur offre à la société
et un chaleureux appel pour réveiller l'instinct
du vi ai au fond des âmes. Le Dictionnaire de
la théologie catholique renchérissant sur le
Père Ramière, voit dans les œuvres du Père
Gratry un riche trésor qui deviendra, dans
un avenir prochain, la propriété commune du
monde entier. D'autres, changeant la clef de
la gamme, disent que le Pète Gratry avait
la tête d'un philosophe, le cœur d'une femme
et le caractère d'un enfant. C'était, en effet,
un homme aimable, naïf et pur : il avait des
élans, des épanchements, des ravissements,
des extases et aussi des enfances d'idéologie.
Sans faire aucun mépris de son génie et de
son caractère, les théologiens et les philo-
sophes l'estimaient peu. Gratry avait plus
d'influence que d'autorité; cette influence il
l'exerçait surtout sur les âmes sensibles à la
poésie. « A vrai dire, selon Veuillot, il était
plus philosophe que prêtre. Dans son ardeur
d'embrasser tout le monde, il écartait, au-
tant qu'il le pouvait, l'appareil sacerdotal ;
il semble qu'il craignait un peu d'être traite
de sacristain... Dans .«es entreprises contre
l'incrédulité moderne, Dieu ne l'embarrassait
pas, ni aucun mystère de Dieu ; mai< l'Eglise,
l'obéissance à l'Eglise l'embarrassaient ; car
c'est l'Eglise qui est la grande objection et le
grand refus de l'orgueil mondain. Là était le
péril de son esprit et la cause de son infécon-
dité sacerdotale... C'est par le Fils que nous
allons au Père; mais c'est par l'Eglise que
nous allons au Fils et à tous et que nous
sommes en sécurité partout.
Pour nous, historien, adversaire constant
et aujourd'hui victime de ce parti libéral,
nous opposons, à ses prétentions ambitieuses,
une dénégation absolue. Ce que veulent, au
fond, les Gratry, les Broglie, les Dupanloup,
c'est expurger la révolution, en exclure le
crime, moyennant quoi ils en admettent les
institutions et les idées. D'après eux, la Dé-
claration des droits de l'homme el du citoyen
est dans saint Thomas d'Aquin ; Bellarmin,
et Suarez sont ses précurseurs ; et Suger et
Charlemagne auraient pu en libeller le Coile.
Or, ni dans ses promoteurs lointains, ni dans
préparateurs directs, ni dant nis,
non seulement la révolution n'est chrétienne,
mai-; elle est anti-chrétienne, an li- religieuse,
et, pour dire le mot du comte de Maistre, elle
est talQnhque. Luther, Calvin, Descartes,
Louis XIV, promoteurs de la révolution,
comme protestants, comme | hilo-ophes,
comme politiques, sont, pour l'Eglise, des
ennemis et des adversaires. Voltaire, l'.ous-
11, Bu filon, Montesquieu, Diderot, Dalena-
bert, préparateurs de la révolution, sont peu
chrétiens et souvent ennemis enragés du
Christ. Mirabeau, Danton, Robespierre, Ma-
rai, les agents de la révolution, ne recon-
naissent l'être suprême qu'à la condition de
le murer dans le ciel. Napoléon lui-même,
bien qu'il eût quelque génie, ne voulait
qu'une Eglise esclave et instrument de règne.
Dans les rangs du christianisme, tout ce qui
a le sens commun et le sens catholique,
abhorre la révolution; et ni dans J. de
Mai.-tre, ni dans L. de Bonald, ni dans La-
mennais, ni dans Gousset, ni dans Pie, ni
dans Freppel, — je prends seulement les
sommités — vous ne trouverez personne pour
accorder, à la Révolution, un bill d'amnistie.
La Révolution, c'est le naturalisme en prin-
cipe, le rationalisme comme moyen, le li-
béralisme comme fin et le socialisme comme
résultat. Que Dupanloup, Gratry, Broglie
aient eu des talents, je le crois; qu'ils aient
pratiqué les vertus, je le concède sans y re-
garder; mais, ou fond, ce sont des malfai-
teurs intellectuels. Leur catholicisme libéral
n'est pas seulement, comme disait Veuillot,
une agence de bureaux de tabac ; c'est une
connivence ignare, mais réelle, avec l'ennemi
de Dieu ; c'est le secret de perdre les âmes et
de nuire encore plus à la France qu'à l'Eglise.
Et quand le Pape est prisonnier à Rome et
quand nous sommes, en France, menacés
d'éviction, il faut vraiment un cécité rare
pour oser dire que 8'J est l'incarnation de
l'Evangile. La Révolution ne peut revêtir ce
caractère qu'en brûlant ce qu'elle a adoré et
en adorant ce qu'elle a livré aux flammes. La
Révolution qui a commencé par la Déclara-
tion des droits de l'homme, ne se clora que
par la Déclaration politique des droits de
Dieu.
Un autre homme à part, fut l'abbé Com-
balot. Théodore Combalot était né à Chate-
nay (Isère), en 1792, fils d'un homme qui
s'était livré au tribunal révolutionnaire pour
être guillotiné à la place de son père. Prêtre
en 1815, Théodore était déjà, depuis deux
ans, professeur de philosophie, dévoré d'ar-
deur pour l'étude des écrits des Pères et de la
Somme de saint Thomas. Préfet des études au
grand séminaire de Grenoble, il le quittait
en 1825, pour entrer chez les Jésuites. Sa
santé ou son humeur lui firent quitter le no-
viciat et il s'établit simple missionnaire. Par
l'éclat de sa parole, il était, avant 18J0, déjà
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÊMI
une célébrité ; il avait proche devant le roi.
lui 1830, il était, avec Lamennais, fi ['Avenir',
à l.i chute de Lamennais, il rompit, pas sans
douleur, mais avec éclat, et reprit Le cours de
sea prédications. Au cours « 1 «~ la luit*; pour la
Liberté d'enseignement, il avait public, contre
Le monopole, un Mémoire aux évêques et aux
pères de famille; il y disait antre autres que
Le sanglier universitaire ravageait La vigne du
Seigneur. Ce coup de feu dans la mêlée lui
valut l'amende et un mois de prison,, mais
sans espoir d'amendement. Au terme de sa
peine, il lut invité au château. Dans une con-
versation assez longue avec Louis-Philippe,
il prouva au prince, comme il savait prouver,
avec feu, que l'Université tuerait la France et
renverserait le trône. Le roi fut de son avis et
ajouta même que nous allions à l'anthropo-
phagie : il n'était pas nécessaire d'aller
jusque-là pour abattre le trône de la branche
cadette. A la discussion de la loi Falloux,
Gombalot fit, avec Rohrbacher, acte public
d'opposition. En 1870, il fut admis à servir
une messe au Concile : ce fut la récompense
de se? longs travaux ; à quelque temps de là,
le vénérable vieillard s'éteignait dans l'au-
réole de s'a gloire.
Petit de taille, très fort, une voix tonnante,
un esprit très vif, Combalot n'écrivait pas ses
discours ; il méditait, il priait et se livrait aux
ardeurs de l'improvisation. Dédaigneux de
toute rhétorique, laissant de côté les règles et
les ressources de l'art, il parlait sous l'empire
d'une foi vive et d'une émotion qui agitait
toutes ses facultés ; il y avait en lui comme
la flamme des prophètes; vous eussiez dit
que sa voix n'était qu'un instrument, qu'un
souffle surnaturel anime et fait résonner.
L'impression que produisait ce prédicateur,
ressemblait à des commotions subites. Sans
jamais s'écarter de ce qu'exigent les conve-
nances du langage, retenu dans les justes
bornes par la sûreté de son jugement et la
modération de ses idées, il s'élançait, sans
hésiter, vers les plus hautes régions et de ce
point dominait l'auditoire. La charité surtout
était pour lui une source de transports élo-
quents. Pour dire tout d'un mot, Combalot
était un second Bridaine... s'il y en a eu un
premier.
On doit, à l'abbé Combalot, un livre sur la
connaissance de Jésus-Christ ou le mystère de
l'Inearnation considéré comme la dernière
raison de ce qui est ; deux volumes d'Eléments
de philosophie catholique, où il s'efforce de
créer un manuel de philosophie conforme a
la théorie fautive de Lamennais; et trois vo-
lumes de sermons sur les mystères de la
Sainte Vierge, dont un ofl'rp, du Magnifient,
un éloquent et .solide commentaire. L'ahbé
Ricard, son biographe, a publié, depuis la
morl de l'orateur, d'autres volumes de prédi-
tion ; les revues bibliographiques en ont fait
and éloge ; pour le peu que nous en avons
lu, nous croyons pouvoir y souscrire.
Parmi taurateurs de la théologie en
France, il faul citer, aprè Le cardinal Gou iset,
archevêque de i tei m s, Le Père Gury. Jean Pierre
• iuryétaitnéà Mailleroncourt, Franche-Comté,
en INOI, d'une famille très chrétienne. Au
terme de ses études, Il entra dans la Compa-
gnie de Jésus., d'abord comme auxiliaire. No-
vice en 1824, à Montrouge, il faisait, deu ans
plus tard, ses premiers vœux. 'Jury était sur-
veillant au collège de Dôle, quand les ordon-
nances de 1828 vinrent L'obliger a l'exil ; il
partit avec cinq aulres frères poursuivre les
cour s de théologie du Collège Romain. Pen-
dant trois années, il habita la maison dans la-
quelle s'étaient sanctifiés les Louis deGonzagoe
et les Jean Berchmans; il fréquenta ces classes
où s'étaient succédé les Camille de Lellis,
les Léonard de Port- Maurice, les Rossi ; où
avaient enseigné Bellarmin, Suarez, Vasquez,
Tolet, Lessius, Giustiniani, deLugo. Gury fut
ordonné prêtre, en 1831, par le cardinal de
Rouan- Chabot, et employé d'abord dans les
missions, sous le contrôle du Père Daniel Va-
lentin. Deux ans après, son provincial, le Père
Renauld, le chargea d'enseigner la théologie
morale au Scolasticat de Vais. Acette époque,
Thomas Gousset attaquait avec vigueur le
rigorisme gallican ; Gury, qui venait d'étu-
dier à Rome, n'eut pas besoin des redresse-
ments du futur cardinal, pour se trouver à
l'unisson de ses enseignements: pendant qua-
torze années, il inculqua, à ses élèves, les
pures doctrines de saint Liguori, canonisé
sur ces entrefaites. L'enseignement du profes-
seur n'était pas seulement exempt de rigo-
risme et de laxisme; il était surtout simple,
clair, plein de bonhomie et de gaîté. Le Père
Gury, à chaque classe, donnait un casde cons-
cience; il l'exposait avec tant d'amabilité qu'on
l'attendait comme une grâce. En 1847,1e Père
Roothaan, général de l'Ordre, appelait Gury
à la chaire de morale du Collège Romain.
Cette fois Gury fut atterré : enseigner la
théorie avec intérêt dans la petite solitude
de Vais, cela n'éiait pas trop difficile; mais,
à Rome, devenir le collègue des Pétrone, des
Patrizzi, des Pa-saglia, enseigner des élèves
d'élite, venus de tous les coins du monde;
vivre dans cette atmosphère à part de la capi-
tale du monde chrétien, ce fut, pour ce brave
homme, une terrible perspective. L'obéis-
sance le fit céder, la modestie fit son succès.
Au lieu de s'embarquer dans les grandes
phrases et, la belle latinité, si aimée des Ro-
mains, le Père Gury resta lui-même, l'homme
simple dans ses allures, et l'alléchant profes-
seur du cas quotidien de conscience. La Révo-
lution ne lui laissa pas le temps de prendre
racine à Rome ; il s'en revint à Vais, re-
prendre son enseignement théologique et pré-
parer la publication du Compendium. Cet ou-
vrage parut en 1850; il s'en est fait, depuis,
un nombre incalculable d'éditions, dans tous
les pays de la chrétienté. Les Casus Conscien-
ci.r suivirent le Compendium. Après avoir ex-
posé théoriquement les doctrines morales, il
fallait en montrer l'application aux cas pra-
600
lIISTnilli: UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATIlOLini I
tiqurs. Dana le Compendivm, fiury, plus com-
plet el plus méthodique que Neyraguet, avait
donné sa théologie à lui : nette, exacte, simple,
d'une grande Facilité pour l'étude. Dans les
n cience, il présente les applications
avec une lucidité et une originalité piquante.
Le lecteur dévore ces volumes avec l'avidité
d'un récit attrayant. Le Casns comme le
Compendivm devinrent classiques dans un
grand nombre (rétablissements, à Rome même.
On a contesté quelques solutions de Gury ; on
lui a reproché quelques citations inexactes; on
lui a fait tort d'avoir admis la coutume galli-
cane comme titre d'exemption et il a eu lui-
même le chagrin de voir ries auteurs à l'In-
dex se réfugier à l'abri de sa doctrine pour ne
passe soumettre. LePérefiury a payé, comme
tout le monde, son tribut à l'infirmité humaine :
mais il s'est loyalement corrigé et si quelque
rebelle a pu se couvrir de son patronage, il
ne l'a pu qu'en invoquant des décisions répu-
diées ou corrigées parle pieux auteur. Selon
nous, le tort de fiury est d'avoir composé un
ouvrage qui dispense de tout travail. Avec son
Gury, un esprit médiocre connaît la loi et les
prophètes et se croit dispensé de pousser plus
à fond les choses, L'est une grande erreur dont
Gury n'est, au surplus, que l'occasion. La
morale n'est pas seulement une règle pratique,
elle est surtout la loi d'amour; pour l'aimer,
il faut la connaître dans ses profondeurs; et
pour atteindre à ces profondeurs de l'amour,
il faut de solides études. Le Compendium de
Gury suppose une morale spéculative, une
théologie du devoir. Gury n'est pas coupable
de n'avoir pointfaitee qu'il ne voulaitpas faire ;
il faut toutefois superposer, à sa morale pra-
tique, une connaissance des premiers principes
qui agissent fortement sur l'esprit et sur le sen-
timent et à la rectitude de la décision ajoutent
l'enthousiasme du bien. La vie est à ce prix.
Aussi bien, il ne s'agit pas tant ici-bas d'éviter
le péché ou de le réparer, que de se plonger
dans l'océan divin, d'y puiser la force surnatu-
relle, les élans merveilleux et la belle bravoure
qui triomphent dans les combats de la vertu.
Le Père fiury n'était pas seulement un théo-
logien, c'était encore un apôtre, l'apôtre des
populations rurales, des maisons religieuses
et du clergé. Excellent dans la chaire profes-
sorale, il était excellent aussi dans un caté-
chisme. Directeur expert, bon religieux, pa-
tient dans les infirmités, courageux devant la
mort, tel mourut, en 1866, le Père Gury. Sa
théologie, corrigée par lui de son vivant, sur
les indications de Rome, a été corrigée de-
puis par un Français, le Père Dumas, et par
un Italien, le Père Ballerini. Un jésuite espa-
gnol, le Père Mir, et un Allemand, le Père
Lehmkuhl, continuent son œuvre pour le sa-
lut des âmes et l'honneur de l'Eglise. La
meilleure preuve des services que rendent ces
savants jésuites, c'est que tous les ennemis
de l'Eglise les abhorrent; le Père Gury a été
particulièrement l'objet des imbéciles mor-
sures de Paul Bert : c'est un honneur.
Parmi les théologiens de notre temps, a;
Gury une place de choix doit être n au
l'ère Ililaire. François-Eugène Mougin < tail
à Paris en 1831. Jean-Pierre Mougin et Reine
Desalle, ses père et mère, étaient tous les deux
d'Arbol, dans la Haute-Marne ; l'enfant y fut
envoyé quinze jours après sa naissance et
confié aux soins d'une tante. A celte époque
OÙ les premières impressions sont .-i vives,
l'enfant allait d'Arbol à Paris, de Paris à Ar-
bot, tour à tour campagnard et citadin,
livré à toutes les distractions île la grande
ville, concentré dans le recueillement de la
campagne. A quatre ans il perdit sa mère et
vint habiter Paris. Lorsqu'il atteignit sa sei-
zième année, l'oncle Desalle le plaça au pe-
tit séminaire de Langres. Dans ses cours, il
n'était pas des premiers, mais il y avait en
lui queique chose qui le distinguait de ses
condisciples et annonçait qu'un jour il pren-
drait les premiers ran^s. Au grand séminaire,
il faisait l'édification de ses condisciples par sa
piété et excitait leur admiration par la ma-
nière dont il rendait compte de la méditation
quotidienne ; en philosophie et en théologie,
il était, pour la pénétration de l'intelligence,
un élève hors ligne. Non seulement il saisis-
sait vite et bien l'enseignement du professeur,
mais il le raisonnait avec force et soulevait
parfois des objections fort embarrassantes.
En récréation, c'était un batailleur, non qu'il
fût d'humeur quinteuse, mais parce qu'il
avait des idées très nettes, il accusait, dans
les conversations, très énergiquement, avec
un entrain électrique, sa personnalité. Au
terme des études théologiques, il fut envoyé
à Home pour conquérir ses grades. En mer,
la tempête mit le jeune clerc de Langres en
demeure d'énergie ; il n'en manqua point. Dans
la ville sainte, il se familiarisa d'abord avec la
prononciation italienne de la langue latine et
apprit l'italien comme en se jouant. Pendant
trois années, il suivit les cours supérieurs,
étudia l'hébreu et conquit successivement tous
ses grades en théologie et en droit canon.
Quand il eut deux fois coiffé le bonnet de
docteur, il fallut choisir une carrière ; le jeune
docteur entra chez les Capucins et fit son novi-
ciat àCrest, dans la Drôme. Profès sous le nom
de Père Hilaire de Paris, il fut envoyé quel-
quefois dans les missions, mais appliqué, de
préférence, aux travaux du professorat. De
Crest il fut envoyé àLyon, où on l'invita quel-
quefois aux examens du grand séminaire;
comme on le trouvait trop exigeant pour les
élèves et compromettant pour les maîtres, ces
invitations ne durèrent pas longtemps. Au 4
septembre 1870, la maison des Brotteaux fut
pillée par les amis du peuple ; le Père Pilaire
dut se réfugier en Suisse et échangea, avec
les radicaux, quelques cartouches. Expulsé de
Suisse, il revint à Lyon et fit le pè'erinage
de Lourdes. Après les décrets de proscription
il dut quitter la maison de Fourvières et se ré-
fugia à Rome. De Rome, il revint par la Suisse
en France, habita Bpsançon et enfin Meylan,
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
1,01
dans L'Isère, prêchant parfois (lima de grandes
circonstances, plus ordinairement occupé à
écrire, pour l'édification des fidèles et la dé-
fense de l'Eglise. Telle est, en abrégé, la vie
d'un homme relire du monde, tout au service
des âmes et à sa propre sanctification, et qui
a souvent souffert persécution pour la jus-
tice.
Le Père Hilaire a beaucoup écrit en latin et
en français. Ses œuvres latines sont : 1" Le
Car Deus homo, traité de l'Incarnation sous
un titre fourni par saint Anselme, in-8°, 18(17 ;
2° Theologia universalis, 3 vol. in -8", 1868-
1871 ; 3° De dogmaticis definitionibus, ouvrage
écrit à l'occasion du Concile, où le l'ère Hilaire
fut le théologien de Mgr Mermillod ; 4° Ré-
gula Fralrum Minoruru, in-4°, 1870; — 5°
Liber Tertii Ordinis, 2 vol. in-4°, 1881-82,
publié à Home et dont il s'est fait, en France,
une seconde édition ; — 6° Liber de Cordigeris,
in-4°, Rome, 1883 ; 7° Manuale Tertii Ordinis,
dont il s'est fait deux éditions, l'une in-4°,
l'autre in-8°, en abrégé. — Parmi les ouvra-
ges français du Père Hilaire, nous devons citer :
1° Notre-Dame de Lourdes et l Immaculée Con-
ception, vol. in-8", Lyon, 1880 ; — 2U Exposi-
tion de la Règle de saint François d'Assise, petit
in 4°, Fribourg, 1872 ; 3° Bibliothèque du
Tiers Ordre, comprenant le manuel du Tiers-
Ordre, le Manuel de Cordigères, un avis aux
Tertiaires, le vade-mecum des Tertiaires et
trois cent cinquante billets ; 4" des opuscules
théologiques et philosophiques sur l'union de
la théologie avec les sciences, sur la compo-
sition des corps, sur la notion des arts, sur
l'éducation et sur la parole; 5° des opuscules
politiques sur le souverain pouvoir, la poli-
tique universelle et le Pape ; sur Barrabas, ou
le règne du Christ ou celui d'un voleur; sur
le libéralisme en lui-même et dans ses rapports
avec l'unité catholique, sur le futur drapeau
de la France, les Etrennes à la Suisse et l'asso-
ciation du Pius-Verein; 6° des opuscules et
discours religieux, tels que la Croix de sainte
Colette, opuscule sur l'archéologie et le sym-
bolisme de la croix, le panégyrique de saint
Sigi-mond, roi de Bourgogne, leB. Nicolas de
Fine et la tempérance ; la Madone de saint Luc,
notice historique et explication symbolique ;
la légende primitive de saint Antoine de Pa-
douc, document inédit, vainement cherché
par les Bollandisles ; Où est le ciel? discussion
îhéologique sur le séjour des bienheureux :
une dissertation philosophique et astronomi-
que sur les systèmes du monde avec un ap-
pendice sur le scotisme.
Plusieurs écrits du Père Hilaire, épuisés de-
puis longtemps, appellent une réédition et
des compléments. Nous citerons, entre autres,
la dissertation sur la matière et la forme, la
notion théologique des arts et surtout l'étude
sur les rapports delà théologie avec la mé-
decine Ce dernier écrit s'adresse aux ecclé-
si astiques pour les détourner du régime bour-
geois qui les mène trop vite au tombeau. Gé-
néralement, les prêtres font un usage perpé-
tuel de viande, de cale, liquem I l'.ivirt
du Père Hilaire qu'il faut les ramener au
gime évangélique, au jeûne et à l'abstinence
de l'Eglise, non seulement au nom de l'Evan-
gile, mais au nom d'il ippoerale, de Calien et.
de tous les sages de la médecine. La nécei
de garder sa vie contre les excès d'un régime
trop réconfortant, devrait faire rétablir,
dans l^s grands séminaires, au lieu de la con-
férence spirituelle, à la manière de Saint-Sul-
pice, le cours antique et moyen âge des Parva
nature lia {De brevilale et longitudine vitse,
etc.), cours qui ramènerait la science anthro-
pologique, à l'austérité mâle, à l'ascèse chré-
tienne,, au lieu de l'hypocrisie grimacière des
gens qui mettent tout dans les cérémonies
extérieures. Les cuisiniers, ces dangereux flat-
teurs dont parle î'ialon, ne sont devenus, dans
l'Eglise, gens de service ordinaire, que depuis
l'abandon de l'enseignement du Moyen Age;
et si l'école française n'a pas ce tort à son
dossier, elle n'a certainement rien fait pour ra-
mener sur ce point la vieille tradition.
Si la pénitence monastique assure au Père
Hilaire de longues années, on espère de sa
science un commentaire de la Règle de sainte
Claire, travail analogue à l'étude sur la règle
de saint François, et un manuel de Clarisse.
Nous savons d'ailleurs que le Père Hilaire
possède en manuscrit plusieurs Volumes de
sermons, discours de circonstance, panégyri-
ques, mission, retraite, fêtes ; un cours classi-
que de rhétorique et un livre consacré à
l'expurgation de la pensée française, livre dé-
licat, redoutable et redouté, où le vaillant
disciple du pauvre d'Assise réfute historique-
ment et dogmatiquement le panthéisme, le
pélagianisme, le manichéisme, le pharisaïsme,
enfin toutes les erreurs et opinions particu-
lières qui dérogent à la science et à la piété
de l'Eglise. Toutefois, l'œuvre principale du
Père Hilaire, c'est son double cours de phi-
losophie chrétienne et de théologie fonda-
mentale. La Philosophie chrétienne en huit vo-
lumes, rédigés en français, avec les citations
en textes originaux, reprend, dans son en-
semble et dans ses détails, la tradition philo-
sophique du Moyen Age, mais sans s'inféoder
à aucun auteur. Les Prolégomènes, la Méta-
physique, la Pneumatologie, la Logique y
sont étudiées avec fidélité et originalité. Par
exemple sur la question des catégories, le Père
Hilaire tranche ce problème redoutable avec
une supériorité qui met à mal Aristote lui-
même. La Théologie fondamentale, dont trois
volumes ont été publiés et dont les éléments
ont été synthétisés par le supérieur du sémi-
naire de Besançon, aujourd'hui évêque de
Vannes, doit comprendre vingt volumes. Ces
deux cours sont combinés de manière à cons-
tituer, pour les grands séminaires, cet ensei-
gnement supérieur qui doit prendre la place
de l'encyclopédie catéchétique suivie, en
France, depuis trois siècles. L'un et l'autre
sont en partie composés; pour la théologie,
en particulier, le traité capital De Eucharistia
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
toui be i -''ii terme : la queslii n scabreuse de
la prédestination a été résolue dans ce cours
à l,i Fois contre les Thomistes et les Moli-
niste.-- el exposée à un point «le vue que le
Père llilaire tient pour irréfragable.
D'après ces faits et ces informations, il est
facile d'apprécier la valeur théologique du
Père llilaire. Le docteur Sehéeben, de Colo-
gne, dans sou histoire de la théologie t cite le
Père llilaire comme le seul théologien fran-
çais de notre siècle ; le docteur Sehéeben a
raison, niais ne di(. pa< assez. Par l'étendue
de ses connaissances, par la profondeur de
ses conceptions, par la synthèse de ses idées,
par l'immense érudition qui les confirme et
les justifie, le Père llilaire est un émule des
Beiiarmin et des Suarez, des saint lionaven-
ture et des saint Thomas. C'est un géant qui
s'est élevé seul parmi des pygmées. On ne l'a
point vu, comme lant d'autres, s'angarier
dans la politique ; son espérance pour le relè-
vement de la patrie et le triomphe de l'Eglise,
ne repose ni sur Bourbon, ni sur Orléans, ni
sur Bonaparte, ni sur Naundorf, mais sur
Jésus- < hrisl. On ne l'a pas vu, non plus, épou-
ser, dans l'Eglise, des opinions de parti et
d'école, des sentiments d'homme ou de corps
particulier. Je ne sais pas même, si, parmi
les capucins, il n'a pas eu des frères ombra-
geux et des supérieurs timides, sacrifiant la
doctrine à des vœux de paix, comme s'il pou-
vait s'établir une paix en dehors de la pleine
vérité. La passion irrésistible de la vérité a
été linspiration de toute sa vie. Par le fond
de sa pensée et par la forme de son expres-
sion, le Père Pilaire est également personnel,
mais pas dans le mauvais sens du mot. Le
Quod uliique, quod seutper, quod ab omnibus de
saint Vincent de Lérins, a fait de lui un lut-
teur, comme Ismaël : Mamts contra nmnes
et omnes contra eum. Le Père Pilaire ne fait
pas un pas sans l'escorte d'une formidable
artillerie, tirée des arsenaux de l'Eglise ; il
peut défier ses adversaires de le mettre en
opposition avec la tradition vraiment catho-
lique. C'est pourquoi ce vaillant lutteur a le
droit d'être audacieux et de s'aflirmer lui-
même ; son moi n'est pas le moi haïssable,
c'est le nom de tous les siècles.
Le Père Hilaire n'est pas homme à s'arrê-
ter sur une question inutile. Tout point qui
attire son attention est un point important,
et il veut l'élucider d'une façon victorieuse.
J'émets toutefois le vœu de voir le Père Pi-
laire s'arrêter moins aux questions particu-
lières et concentrer toutes ses forces sur ses
deux grands cours de philosophie et de théo-
logie, (les deux ouvrages sont la base de son
action sur le monde et son meilleur papier
pour l'empire. Je forme le vœu de voir les
Capucins, fiers du Père llilaire, lui prêter le
concours de toutes les bonnes volontés et l'ap-
pui de toutes les ressources. Je formerais, si je
l'osais, le vœu de voir le successeur de ï-ixte-
Quint revêtir de la pourpre romaine l'émule
des Beiiarmin, des Thomas et desBonaven-
ture. Le Pèn llilaire est, pu- ;a pensée, un pi
destiné de toutes les grandeur-; : M>n humilité
a fait jusqu'à présent reluire ei, sa per-
sonne, sa persécution eu a rehaussé le mérite :
il para 1 1 juste et digne que ces vertus, unies
•i une Bi liante science COXtSacrenl simultané-
ment ses oeuvres et honorent, sa mémoire.
De cee théologiens, il faut rapprocher Do-
minique Houix. né en 18os, à BagoèrfS-de-
Bigorre, venu à Paris pour y rendre à l'Eglise
le service que lui demanderait la Providence.
En lH.'iO, il était un de ces petits aumôniers,
qui, au lieu de se complaire dans les bonbons
ou dans le fromage de Hollande, portent dans
leur a me, avec le culte de la sainte pauvreté,
toutes les sollicitudes de la sainte Eglise. A
celte date, il avait fondé l'œuvre de S iint-
Maurice pour les soldats et l'œuvre de Saint-
François-Xavier pour les travailleurs. On
commençait à célébrer des conciles provin-
ciaux et bon agitait, entre évéques, Ja question
de savoir si ces conciles, avant d'être mis à
exécution, devaient être soumis au visa du
Saint-Siège. Une constitution de Sixte-Quint
l'ordonne, mais, pour les gallicans, que vaut
une constitution pontificale? Icard laissait en
doute le devoir de la revision romaine ; un
autre, voilépar l'anonyme, soutenait mordicus
que le Pape n'avait rien à voir dans ces assem-
blées, par la raison que l'évéque est pape
dans son diocèse. L'archevêque Sibour abon-
dait dans ce dernier sens. La conséquence qui
en résulte est claire; si l'évéque peut dans
son diocèse ce que le Pape peut dans l'Eglise,
il ne faut pas de Pape à Rome, ou, s'il en reste
un, c'est seulement pour des cas rares et tout
à fait extraordinaires, comme le dira bientôt
l'archevêque Darboy. Bouix, horripilé de ces
prétentions, s'en fut trouver le Nonce, lui
dénonça le péril de l'Eglise et lui fit toucher
du doigt la nécessité d'une action prompte
et vive, pour mettre à néant ce complot de
casuistes ténébreux opérant pour le compte
du gallicanisme.
Le nonce, c'était Fornari, n'était pas une
poule mouillée, un de ces esprits incertains
qui voient très clair et ne peuvent se résoudre
à l'action. A la clairvoyance, il unissait une
résolution vigoureuse. Le nonce prit la main
de Bouix et lui dit : Monsieur t'abbé, il faut
écrire un article, non pas demain, mais dès ce
soir. L'article parut le lendemain et mit en
grande colère les pères Duchesne du gallica-
nisme. Sibour en fut si vexé qu'il révoqua
immédiatement de ses fonctions d'aumônier
l'abbé Bouix.
Bouix n'était pas homme à craindre la dis-
grâce ; il se croyait plus grand que la for-
tune et appelé à autre chose qu'à jouir de ses
faveurs. Proscrit à Paris, il s'en fut à Rome :
il étudia le droit canon dans les écoles ro-
maines, et quant il eut parcouru savamment
le cycle, il revint en France pour en écrire.
Bouix n'avait pas de livres ; il profita de
l'admirable collection du Père Mathurin
Gaultier, prêtre du Saint-Esprit, et aussi de
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
G03
ses conseils. Pour ses débute, il publia le traité
du Concile provincial, alors de toute utili é
et cause involontaire «le sa disgrâce. Puis,
et successivement, il publia les traités «les
principes «lu droit, des jugements ecclésias
tiques, du droit «les réguliers, «les chapitres,
du cure, des évoques, de la Cour romaine et du
Pape, en tout une (juin/aine de volumes. Ce
dernier traité paraissait à l'époque du Con-
cile du Vatican. L'ensemble <l«^ ces volumes
forme une Encyclopédie du droit, à l'usage
des curés et des évéques, du moins à l'usage
de ceux qui ne réduisent pas le droit canon
à ['Ex informata conscienlia, entendu et pra-
tique comme nous venons de le voir dans Si-
bour. — Pie IX songeait a revêtir Bouix de
la pourpre romaine.
La nécessité du retour au droit, pour nos
églises, est si sensible pour tout le monde,
que tout le monde s'occupe d'en écrire. Après
Bouix, il faut citer : Craisson, Stremler, Ro-
quette de Malvès, Iluguenin, Grandclaude,Du-
ballet, Camillis, Cavagnis, Tarquini, Satolli,
Philips, Vering et plusieurs autres. Cet
empressement des auteurs repose sur les plus
grands principes de l'ordre divin. L'Eglise est
une société ; elle n'existe que par la promul-
gation et l'observation de ses lois. Ces lois
ont pour objet de combattre les passions des
hommes, de les former à la vertu, de les con-
duire à lagloire. Ce triple but, elles l'atteignent
parles lumières de°la foi, par les prescriptions
de la loi morale, par la grâce des sacrements
et l'autorité de la discipline; elles l'atteignent
surtout en s'opposant aux assauts de l'ennemi
éternel de l'Eglise. Si l'on ôte à l'Eglise ses
lois ou si l'on néglige de les observer, on abat
ses remparts et l'on ouvre ses portes à l'en-
vahisseur. Honneur à ces savants qui reven-
diquent hautement l'observation totale des
lois canoniques de l'Eglise; c'est par eux et par
eux seuls que l'Eglise peut compter sur des
triomphes et les sociétés civiles espérer le
salut. Le rejet du droit canon, principe pre-
mier du gallicanisme, c'est, pour la France, un
arrêt de mort.
En dehors de son cours de droit canon,
Bouix avait publié la Solitaire des Rochers,
correspondance de Jeanne de Montmorency
avec son directeur; Y Histoire des 1(> martyrs
du Japon et quatre volumes de méditations ti-
rées des meilleurs auteurs ascétiques.
En 1864, pour avoir relevé une erreur bis-
torique de Mgr Darboy au Sénat, Bouix était
menacé d'interdit; l'évèque de Versailles para
le coup en le nommant grand-vicaire. Enl8fi(J,
il était, au Concile, le théologien d<; Mgr Uo-
ney, évéque de Mon tau ban. Dès 1860, pour
exciter les prêtres au travail, Bouix avait
fondé, sous les auspices de Mgr Parisis, la
Ht > ciences ecclésiastiques, revue inspirée
par les doctrines romaines et sans autre souci
que de les faire prévaloir. Cette revue, qui
se publie toujours, a rendu de grands services
i nos pauvres églises de France.
Prêtre pieux, grand amant de la pauvreté,
lix«' par choix au dernier rang, Bouix re Lera
dans les souvenirs de la postérité, avec l'abbé
Rohrbacher, dom Guéranger, avec les Go
set, les Pariais, les Veuillol et plusieurs autres,
comme l'un des intelligents et intrépides res-
taurateurs de nos églises, trop longtemps dé-
solées par le gallicanisme el la Révolution.
Un prêtre qui l'ut théologien <:t publiciste,
Antoine Martinet, était m'en 1802, au diocèse
de Tarentaise. D'abord berger, puis étudiant,
eulin prêtre, il fut professeur de théologie et
théologal diocésain, dans un pays où ce n'est
pas uni! sinécure. Au fond sa vocation était
d'être missionnaire et apôtre, de prêcher et
d'écrire. Compatriote «le saint François de
Sales, de Vaugelas et de J. de Maistre, con-
temporain des liendu, des Bey, des Gharvaz,
il débuta par un essai en latin sur l'accord de
la raison et de la foi et par un opuscule hâtif
sur la perfectibilité. En 1837, pendant que la
France était aux écoutes de Châtel et d'Enfan-
tin, il écrivait Platon- Polichinelle et la Solu-
tion de grands problèmes. Dans ces sept vo-
lumes, l'auteur posa trois questions : Peut-on
être homme sans être chrétien? Peut-on être
chrétien sans être catholique? Peut-on être
catholique sans s'attacher à l'Eglise romaine?
Ces questions, l'auteur les discute dans Pla-
ton-Polichinelle et les résout avec un mé-
lange de solidité et de plaisanterie; dans la
solution de grands problèmes, Polichinelle est
mis en fourrière et le savant Platon parle avec
toutes les ressources de l'érudition, toutes les
lumières de la théologie et les accents de la
plus haute éloquence. Emmanuel, ou le remède
à tous nos maux, est un commentaire profond
de l'Eucharistie dans son rôle social et son
influence politique. Ces ouvrages ne sont pas
seulement, exempts d'erreur; mais, dans la
variété des détails, ils joignent à l'exactitude,
l'abondance des doctrines, la sûreté des infor-
mations, la profondeur des vues et l'accent
d'un puissant intérêt. Par eux, Martinet
entrait de plain pied dans l'illustration.
En 1848, pendant que la Fiance était prise
de la fièvre républicaine, l'infatigable Marti-
net publiait, presque en même temps : L' Edu-
cation de l 'homme et non pas de l'enfance; la
Science de la vie ou leçon de philosophie uni-
verselle ; la Philosophie du catéchisme, anti-
logie qui révèle son dessein ; et la Science so-
ciale au point de vue des faits. Puis, sans se
copier ni se répéter, mais toutefois pour vul-
gariser ses hauts enseignements et conjurer les
catastrophes, Martinet écrivait : Des affaires
de Home; — Les idées d'un catholique, sur ce
qu'il y aurait à faire; — Que doit faire la Sa-
voie? — L'art d'apprendre en riant des choses
fort sérieuses; — Les réflexions de Polichinelle
sur un souverain comme il y en a peu et sur
un discours du trône qui n'a pas son sem-
blable ; — Le ré ne il du peuple ; — L'Arche du
peuple; — La Statolatrie ou le communisme
légal. Ces quatorze volumes sont, les premiers,
de grands in-8" avec une science du
meilleur aloi et un grand style ; les autres sont
604
HISTOIRE UNIVERSELLE DK L'ÉGLISE CATHOLIQUE
drs opuscules (le combat écrits avec les lil
allmvs de la polémique. « Ces livres, dit Louis
Veuillot, inspirée par un zèle ardent pour la
religion eL pour l'ordre Bocial, ne contiennent
pas une page qui puisse servir de prétexte aux
indignée accusations dont on aurait voulu l'at-
teindre, l'iêtre avant tout, il n'a pas cherché
la gloire de l'esprit : il a désiié servir Dieu et
les hommes el ses travaux ont été, dans
pensée, moins des œuvres littéraires que des
œuvres de foi... Dans tous ses ouvrages, di-
vers de forme et de ton, identiques quant à
la pensée et au but, l'auteur s'est proposé de
rendre évidente et probable la vérité sociale
de l'Evangile. Le salut de l'homme et le salut
de la société par l'Eglise catholique ; hors de
cette Eglise point de salut pour l'homme ni
pour la société : Tel est le thème unique qu'il
développe avec des ressource^ inépuisables de
logique et d'érudition. Connaissant à fond
tous les sophismes et tous les systèmes de l'er-
reur religieuse et politique, il les combat d'une
main exercée et sûre. Uoué à un rare degré de
la faculté de suivre la pensée de ses adver-
saires à travers tous les mensonges de l'ex-
pression, sobre parce qu'il est clair, original
et animé parce qu'il dit juste, il donne à ces
hautes polémiques tout le piquant d'une con-
versation familière et il rend l'accès de la vé-
rité si facile que tous les esprits peuvent y ar-
river. »
En 1852, des personnes dont les conseils
étaient pour lui des ordres, ramenaient le so-
litaire des Alpes à l'œuvre de toute sa vie, à
la rédaction d'un cours d'enseignement théo-
logique. A ses débuts, il avait publié son Con-
cordla rationis el fidei; pour saisir l'esprit pu-
blic de son dessein, il publia un Essai sur la
méthode d'enseignement théologique ; quand le
terrain fut préparé, il descendit dans la tran-
chée et écrivit, en huit volumes, les Institutions
théologiques. Ce qui les distingue dans la par-
tie dogtnatique, c'est que l'auteur suit l'ordre
de l'histoire et appuie beaucoup sur les faits.
Cette méthode, conforme au plan divin, lui
parait plus claire et plus probante; c'est le
commentaire savant du Credo et du Décalogue,
écrit en fort bon latin. Inutile d'en indiquer
ici le plan. « Ces huit volumes de théologie,
dit le cardinal Mermillod, forment un magni-
fique ensemble qui, par l'ampleur de concep-
tion, par l'enchaînement logique, par l'admi-
rable unité, par l'orthodoxie parfaite, par
l'étendue de la science, puisée aux sources
authentiques, offre au clergé un vrai trésor
delà science sacrée appropriée aux idées pré-
sentes. »
En 1869, Martinet publiait : La société de-
vant h Concile. Lui qui, depuis trente ans,
avait approfondi tant de problèmes et sondé
les plaies sociales avec tant de vigueur d'es-
prit, indiquait maintenant les remèdes. Après
sa mort, en 1871, un écrit posthume indiquait
encore le moyen de les appliquer plus sûre-
ment par l'enseignement du catéchisme.
Martinet, dans ses écrits populaires, avec
une science plus précise, est l'émule, souvent
heureux, de Cormenin ; dans ses œuvres d'apo-
logétique, «'est un mélange de Tertullien, de
Labruyère et de Veuillot ; dans la théolog
c est le restaurateur de l'enseignement des sé-
minaires. Après lui, il n'y a plus qu'à amélio-
rer, et son disciple sera un bon mai Ire. Des
auteurs anciens, après cinquante ans, il
encore le plus actuel; lui souhaiter un renou-
veau, c'est présenter à l'esprit public une lu-
mière, indiquer au gouvernement une direc-
tion chrétienne et assurer, à la France, une
i:râce.
Un digne émule d'Antoine Martinet fut
Charles- Adelphe Peltier, né en 1800, a Uoué-
la-Fontaine, au diocèse d'Angers; A viogt-et-
un ans, il était professeur de philosophie,
pensait par lui-même et voyait très bien où
le cartésianisme conduisait la France. A ce
titre, il eut, pendant ses cinq ans de profes-
sorat, des luîtes à soutenir, contre Bernier,
qui se fit mettre à l'index, et contre Régnier,
qui devint cardinal ; pour ce fait honorable,
il subit un retard dans sa promotion à la
prêtrise. Curé de Yauchrétien, puis vicaire à
la Yilletle, il y eut maille à partir avec son
évèque, qui prétendait avoir le droit de dis-
penser au deuxième degré pour le mariage ;
et avec son archevêque qui, autorisé par
un induit, soutenait l'inutilité de la mention
de l'induit pour dispenser. Home consultée
donna raison à l'abbé Peltier, et pour ce tort
d'avoir eu raison, Peltier fut expulsé d'An-
gers, puis de Paris. Le cardinal Gousset ac-
cueillit le proscrit, lui donna la cure de Be-
zannes et le nomma chanoine honoraire de
Reims. Bezannes e>\. un petit village où un
curé a peu de besogne. Libre de ce côté, Pel-
tier se mit au travail avec des entrailles d'ai-
rain. Debout chaque malin dès les quatre
heures, il travaillait tout le jour et travailla
ainsi jusqu'à 80 ans. Homme vigoureux et
souple, moitié bronze moitié acier, et, comme
ces deux métaux, moins soucieux de briller
que de servir.
Les ouvrages de Peltier se divisent en trois
classes : les écrits dont il est l'auteur, les tra-
ductions et les éditions d'ouvrages anciens.
Les écrits de l'abbé Peltier sont: 1° Lamen-
nais réfuté par lui-même; — 2° Réfutation du
système philosophique de l'abbé Caron ; —
3° Défense de l'ordre surnaturel contre trois
ouvrages de Lamennais; — 4° Dictionnaire
universel des Conciles en deux volumes in-4° ;
— 5° Défense de l'Eglise et de soti autorité
contre l'écrit de l'abbé Bernier sur l'Etat et
les cultes; — 6° La Theodicée chrétienne de
l'abbé Maret comparée à la théodicee catho-
lique, suivie d'observations contre Kant et le
Père Chastel ; — 7° Théorie de la foi dans ses rap-
ports avec la ?'aison, ouvrage qui a eu quatre
éditions ; — 8° V Anti-Lupus, ou défense des
quatre propositions souscrites par Bonnetty,
contre leurs défenseurs, Maupied, Cognât et
Lupus; — 9° Lettre au Père Dechamps sur le
traditionnalisme, avec approbation du cardi-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
nal Gousset ; — 10° Affaire de Louvain sur le
traditionnalisme el l'ontologisme; — H8 La
Doctrine de l'Encyclique du 8 décembre 1864,
3 vol. in-S". Cea écrits, sauf La doctrine de
r Encyclique, La théorie de la foi et le Dic-
tionnaire tien Conciles, -ont de simples bro-
chuivs de controverses, où l'abbé Peltier
montre d'ailleurs un "sprii très délié, très fort
sur les principes et d'une inexorable logique.
On se liât quelquefois, en apparence, pour
peu de chose; mais ce peu est gros de consé-
quences qui conjurent pour la détermina-
tion liés précise de la vérité en cause.
Les ouvrages traduits par l'abbé Peltier
sont : 1° Le Protestantisme et la règle de foi du
Père Persone, 3 vol. in-S°; — Le grand Caté-
chisme de Canisius, 5 vol. in-8" ; — 3° Le
traité de la puissance ecclésiastique de Bianchi,
en 2 vol. extraits d'un plus grand ouvrage ; —
4Q L'Anti-Febronius, ou la primauté du Pape
justifiée par le raisonnement et par l'histoire,
4 vol. in-8°.
Les ouvrages simplement édités par l'abbé
Peltier sont : 1° Les Œuvres complètes de saint
François de Sales, en 12 vol. in-8° ; — 2° Les
six tables générales de la Somme de saint Tho-
mas ; — 3° Les Œuvres complètes de Louis de
Grenade, en 22 vol. ; — Les Œuvres complètes de
saint lionaventure, en 15 vol. in-4°; — 5° Les
sermons du Père Lejeune, 10 vol. in-8°; —
6° Les Œuvres complètes de saint A Iphonse de
Liguori, 20 vol. in 8°.
Au total, quatre-vingt-seize volumes, im-
portants par leur objet, irréprochables
sous le rapport de l'orthodoxie, reconnais-
sablés par la science, parfaitemement colla-
tionnés, surtout corrigés avec la plus scrupu-
leuse exactitude. Quel immense labeur! —
Exemple mémorable, pour les prêtres, surtout
en France, où ils doivent tous porter les
armes de la foi et de la science, unir la presse
aux autres agents de prosélytisme et sauver les
âmes avec toutes les ressources de vrais
apôtres. Autrement Venit finis, comme dit le
prophète.
A côté du curé de Bezannes, il faut placer le
curé de Cormonlreuil. Jean-Claude Gainel
était né en 1805 à Beaumolte, près Vesoul. A
quinze ans, il était instituteur primaire, le
premier gamin de son école. Un curé lui
trouva de L'esprit et le mit au latin. Prêtre,
vicaire à Gray, curé de Vernes, l'ancien élève
des Blanc et des Gousset imagina, pour com-
pléter ses études théologiques, de constituer
en Institut le canton de Dampierre-sur-Salon.
Les cinq sections de cette Académie s'étaient
partagé tout le domaine de la théologie :
les uns avaient le dogme, les autres la morale,
le droit canon, la liturgie, la philosophie et
l'histoire. Quand l'archevêque, qui était un
étouffoir, fut informé de cette création, il en
dispersa les membres, et le fondateur de l'Ins-
titut, Gainet, frappé d'une irrévocable disgrâce,
n'eut plus qu'à déguerpir. L'archevêque de
li'-irns, le bon et paternel Gousset, qui aimait
les sciences, accueillit Gainet et lui donna la
cuir de Cormonlreuil, faubourg >\r Reims. Là,
Gainel Be trouvait dans son élément, prôi
«l'une ville savante, assez riche pour se formel
une bibliothèque <!<• vieux livres, et où il réu-
nit jusqu'à vingt-cinq mille volumes. Mois il
se mil a travaille) comme un Bénédictin; il
écrivit et publia des ouvrages dont voici la
nomenclature: l" De la morale chrétienm
dans ses rapports avec Tordre politique, 1 vol.
in-8", ISii; — 2° Essai critique sur lis ou-
vrages historiques de M. Guizot, 1 vol.
in-12, is.'ii ; — ,'{" Dictionnaires et ascétisme et
de patristique, 2 vol. i i > - 4 " 1854-55, en colla-
boration avec l'abbé Poussin ; — \" La Bible
sans la Bible, 5 vol. in-8", 1807; — 5° L'en-
seignement public en France comme principale
cause de la crise actuelle; — 6° Questions prélimi-
naires de la loi sur f enseignement public,
in-8°, 1873 ; — 1° Accord de la Bible avec la
géologie, 1 vol. in-8°, 1870; — 8° La Chine,
1 vol. in-8°. A sa mort, il préparait un livre
sur les raisons philosophiques de l'humilité;
au lieu d'en donner la leçon, il en offrit
l'exemple : Dum adhuc ordirer , succidit me.
Les ouvrages de l'abbé Gainet sur les ques-
tions de morale et d'enseignement sont le
fruit delà méditation et de l'expérience : l'au-
teur s'y complaisait et y excellait. L'étude sur
Guizot est la plus forte opposition qu'ait ren-
contrée l'historien calviniste, après toutefois le
grand ouvrage de Balmès. Balmès et Cortès
l'avaient entrepris, l'un sur les généralités de
la doctrine, l'autre sur les détails de quelques
faits ; Gainet l'entreprend dans l'ensemble
de ses enseignements et de ses doctrines: il
expose loyalement ses idées et les réfute avec
une très haute compétence. Bossuet, Mon-
tesquieu, Voltaire et Chateaubriand avaient
exposé, avant Guizot, celte histoire de la civi-
lisation ; Guizot se fraie une voie moyenne
entre Bossuet et Voltaire, dans le but de lout
ramènera son idéal protestant et constitution-
nel. — Les deux dictionnaires sont affaires
d'érudition. — La Bible sans la Bible est le
chef-d'œuvre de Gainet. C'est un livre où il
veut prouver que, la Bible fût-elle détruite,
on retrouverait l'ensemble de la Bible, au
moins les faits principaux et les plus grands,
dans les traditions de l'humanité. Eusèbe le
premier avait conçu ce dessein et l'avait réa-
lisé dans ses deux grands ouvrages sur l'Evan-
gile ; de nos jours, un grand nombre d'auteurs
avaient repris en sous-œuvre le travail d'Eu-
sèbe. Les plus célèbres sont Huet, Guérin du
Hocher et Banier. D'autres comme Vossius,
Saumaise, Price, Leclerc, Girardet, Brunet,
Pluche, Dongleins, Bogan, Bompart, Turner,
Roger, Perrin, Wilford, Bore, Boselly de
Lorgues, Léon de Laborde, Daniélo, Saulcy,
Vogué avaient étudié quelque point à part.
Gainet reprend en sous-œuvre tout ce travail,
va aux sources, et, avec son maître esprit,
compose un ouvrage que je tiens personnelle-
ment pour le chef-d'œuvre du siècle sur cet
accord de toutes les traditions avec la Bible.
— Sur l'accord de la Bible avec la géologie.
COG
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATlIOLRji
Gaissel prend les conclusions de la science.
Wiseman et Pianciani en Italie : Buckland
et Gérald-Molloy en Angleterre; lloma-
lius d'Halloj en Belgique; rieaseb en Alle-
magne; Cuvier, Desdonit, Marcel de Serres,
Lambert, Sorignet, Debreyne, Chaubard,
Rfeignan parmi nous, avaient tenté la ré-
solution de ce problème. Gainet, après de
longues éludes, spécialement sur le dilttvhtm,
conclut à son tour contre les Draper et les
Zimmermann. En suivant l'ordre des couches
concentriques, depuis le noyau central jus-
qu'à la surface du globe, il est prouvé par la
succession des terrains et des fossiles, qu'entre
la Bibl« et la géologie, il n'y a pas opposition,
mais concordance manifeste. — La Chine e>ï
un recueil de notes prises sur les conversations
du Père Perny.
Le curé de Cormontreuil, supérieur à Go-
ri m par l'étendue de ses connaissances et
l'éclat de ses œuvres, restera, dans la mé-
moire de la postérité, comme l'une des gloires
du presbytère de campagne et l'un des plus
solides apologistes de l'Eglise.
Victor Pelletier, né en 1810 à Orléans, fut
successivement aumônier de5 prisons, curé
de Gien, chanoine et grand vicaire. Chanoine
vermeil et brillant de santé, il ne resta pas en
espalier dans la cathédrale ; il collahora à
VLhiivers et à la Semaine du Clergé. Ensuite, il
écrivit un grand nombre d'ouvrages, les uns
d'intérêt local, les autres pour le bien de
l'Eglise. Parmi ces derniers nous citons : —
1° Une édition annotée du droit canon de
Keiffenstuel ; — 2° Numismatique papale ; —
3° La grande Bible des Noël* ; — 4° Des cha-
pitres cathédraux en France, 1 vol. in-88,
1864; — 5° Mémoire pour le chapitre cathe-
dra' de Nice ; — 6° Décrets et canons du Concile
du Vatican avec les documents qui s'y rat-
tachent ; — 7° Mgr Dupanloup, épisode de
l'histoire contemporaine ; — 8° Défense de cet
opuscule ; — 9° Essai théologique sur le catho-
licisme libéral; — 10° Les Défenseurs du ca-
tholicisme libéral.
Les notes sur le droit canon de Reiffenstuel
ont pour objet de l'actualiser et pour but de
nous obliger à son observation. La Numisma-
tique papule n'intéresse que les érudits. La
grande Bible des Noëls, très complète, se pro-
pose de nous ramener à ces chants naïfs qui
saluaient le Dieu de la crèche et dilataient
joyeusement l'âme des chrétiens. L'ouvrage
et le mémoire sur les chapitres voudraient
faire, de ces ossuaire-, un organisme impor-
tant du gouvernement ecclésiastique. Les
quatre opuscules contre Dupanloup et le libé-
ralisme prennent, comme on dit vulgaire-
ment, le taureau par les cornes.
Dupanloup, comme évêque, avait pour spé-
cia ité d'être sublime ou ridicule ; le chanoine
admirait les sublimités; pour les ridicules, il
les redressait et faisait assez souvent rire la ga-
lerie. Dupanloup, homme politique, était le
grand chantre du catholicisme libéral, le cory-
phée du groupe Falloux, Cochin et Cie. Dans
écrits, arec, beaucoup de ruses, d< .es
habiles et de faux-fuyant-;, il avait distillé le
poison de la nouvelle hérésie. Pelletier en
fournit la preuve par le genre d'arguments
qu'il affectionnait, les citations. Comme le
coupable .-avait se défendre, Pelletier montre
l'inanité de ses échappatoires. Puis du ter-
rain des Faits passant aux forteresses du
droit, il met à néant toutes les théories d'une
erreur que j'appellerai le Lonpianisme. Du-
panloup avait sans doute des vertus, mais il
manquait de patience et savait s'irriter. Dans
l'impuissance où il se trouvait de répondre -
rieusementà son chanoine, l'affaire fut portée
en cour de Home. Rome soutient toujours
l'autorité ; elle ne permet pas, à un subal-
terne, de blâmer publiquement un évèque; et
si elle regretta les altajues du chanoine, elle
ne blâma pas le fond de ses opuscules, cer-
tainement orthodoxes. Dupanloup, pour se
payer des gants, publia le rescrit de Rome,
mais après l'avoir mutilé en quatre pas>a<:
mutilations qui le faisaient tomber sous les
censures et qui dérogeaient à la plus vulgaire
probité. Le grand homme portait légèrement
ces indignités et ces disgrâces.
Pelletier, pendant le Concile, avait composé
un ouvrage terrible pour la mémoire de
l'évêque d'Orléans ; il se proposait de le pu-
blier quand Lagrange aurait mis au jour le
recueil de ses odes à Dupanloup ; à sa mort,
ce mémoire fut remis au successeur de
l'évêque : nous ignorons s'il a été détruit ou
consigné aux archives.
Victor Pelletier n'était pas seulement un
soldat, c'était un savant canoniste, un bon
prêtre, un chanoine exemplaire, un orateur
zélé, un zouave pontifical dont Pie IX voulut
honorer le mérite, en le décorant de la préla-
ture. L'histoire ratifie cette décoration.
Un autre savant soldat de la sainte Eglise
fut Mgr Mau pied . François-Louis-Michel
Maupied était né en 1814 à la Patrie, près
Lamballe (Côtes-du-Nord). Cadet de huit en-
fants, il fut élevé par un oncle, le prêtre
Bourda. A douze ans, il était déjà maître
d'école et catéchiste et commençait l'étude du
latin. Prêtre en 1838, il prit ses grades, de-
vient suppléant de Glaire en Sorbonne, colla-
borateur des Annales de philosophie. En 1848,
la suppléance supprimée, xMaupied viut fonder
en Bretagne l'institution de plein exercice,
Sainte-Marie de Gourin, qu'il cédait en 1854,
à la Congrégation du Saint-Esprit. A cette
date, il se rendait à Rome, chargé de plu-
sieurs missions diplomatiques, la mitre était
au bout, si le prêtre eût préféré, à l'intérêt de
l'Eglise, les intérêts de son amour-propre.
Ces négociations vidées, Maupied se fit rece-
voir docteur en théologie et en droit canon,
puis revint en France pour recruter des
zouaves pontificaux. Le cardinal Antonelli
envoyait à Maupied le questionnaire Catérini ;
Maupied y ht une très importante réponse.
Consulteurau Concile de Mgr Charbonnel, c'est
lui, Maupied, qui fournit aux évéques la for-
LIVRE QUATRE- VINGT-QUINZIÈME
007
nuile déflnitoire de l'infaillibilité. En 1873,
il lui nommé Camérier du Pape; il était déjà
chanoine honoraire de trois cathédrales, et
devint bientôt professeur titulaire à l'Uni-
versité d'Angers. Quand l'âge vint, il fût vi-
caire à Lamballe et mourut dans un état
voisin de la misère. Ce n'étail pas moins,
dans toute la force du terme, un Maître; le
Moyen Age l'eut appelé Doctor fundatissimus
résolut ùsimus.
l'en d'hommes ont autant écrit que le doc-
leur Maupied ; voici l'importante nomencla-
ture de ses ouvrages : — Ie Thèse inaugurale
pour /■■ doctorat ès-seiences : cYst un traité
d'ensemble de la doctrine anatomique et phy-
siologique; — 2° Prodrome d'Ethnographie,
essai sur l'histoire des peuples anciens, no-
tamment du Boudhisme et du Brahmanisme ;
— 3" Histoire des sciences, de l'organisation de
leur progrès et comme base de la philosophie,
3 vol. in-8°, 1845 ; — 4° Dieu on Yhomme et le
monde, connus par les trois premiers chapitres
de la Genèse, 3 vol. in-8% 1851 ; — 5° Disser-
tation historique, scientifique et critique sur le
Déluge ; — 0" Précis d'analyse logique, in-12 ;
— 7° Le livre du sacrifice éternel, ou Dieu et
l'homme réunis dans le sacrifice de la Messe;
— 8° Heures à l'usage des associés île l'Archi-
confrérie du très saint Cœur de Marie ; — 9° La
Vie de saint lionaventure, dans les Vies des
saints illustrées ; — 10" Méditations à l'usage
des frères de Ploermel; — 11° Commentaire
dogmatique et moral des cinq premiers cha-
pitres de saint Mathieu ou Traité de Chicar-
nation ; — 12° Choix de sermons publiés au
tome 86° des orateurs de Migne ; — 13° La
réconciliation de la raison et de la foi; —
14° Juris canonici univérsi compendium, 2 vol.
in-4°,cbez Migne, lh61 ; — 15° L'Eglise et les
lois éternelles des sociétés humaines, 1 vol.
in-8°, 1863; — 16° Theolugia positiva dogma-
tica et moralis, 2 vol. in-4° chez Migne, 18G6 ;
— 1"/° Le futur Concile, traité theologique et
canonique, Guingamp, 1869 ; 18" Les devoirs
des chrétiens devant l infaillibilité doctrinale
des pontifes Romains, 2 vol. in-8°, 1870; —
19° Réponse à la lettre de Mgr /tu pan loup
contre l'infaillibilité ; elle a été traduite en
italien par le marquis Dragonelli ; — 20° Le
triomphe de l'L'gl se au Concile du Vatican,
1 vol. in-12°, 1871 ; —21° De l'origine du pou-
voir civil, réédité depuis sous le litre : Ori-
gine divine du pouvoir civil et constitution di-
vine des nations dam PEglise; — 2i.° Le
Si/llabus, commentaire théologique, cano-
nique, hisiorique, philosophique et politique;
deux éditions, l'une in-8°, l'autre, en quatre
petits volumes ; — 23° Les origines de l'homme
€t det espèces animales, vivants et fossiles,
1 vol. in-8", 1877 ; — 24° Pratique de la li-
turgie romaine, de Herdt, traduite par Mau-
pied ; — 2o" De* articles dans l'Encyclopédie
catholique du xix' siècle, dans la Revue médi-
cale, dans la Revue anthropologique, d&n& la
Correspondance y on Doren de Bruxelles et dans
les Nouvelles Annales du Père Perny.
Pour apprécier exactement tous ces ou-
vrages, il faudrait de nombreuses pages. Ce
travail a été fail dans le Clergé contempo-
rain, lome II, p. !'•• de la biographie de
Mgr Maupied. La seule chose à nous pos-
Bible, c'est de saluer, dans ce savant, uni
science profonde ; dans cet athlète, un cou-
rage à la hauteur d'une conviction ; et par
l'ensemble de ses œuvres, une magnifique in-
telligence de l'Evangile et de l'Eglise. Pendant
cinquante ans, il a servi celte cause avec un
zèle infatigable, une érudition sûre, une péné-
tration extraordinaire, une irréprochable pro-
bité. Cinquante ou soixante volumes consti-
tuent le monument qui honorera, devant la
postérité, son savoir et son zèle. Si l'auteur a
été critiqué, persécuté, méconnu, ces misères
n'onl été, pour sa vertu, qu'une giace d'ac-
croissement, pour sa science, qu'une plus
éclatante manileslalion ; elles n'onl pas laissé
d'amertume dans son âme. Que s'il a élé des-
servi injustement, il a élé honoré de l'amitié
d'évêques illustres comme Sergent deQuimper,
Filippi d'Aquila et Barthélémy d'Avanzo ; des
cardinaux comme Gousset, Bérardi, Antonelli,
Fornari, Chigi, Me^lia ; et de la haute estime
d'un pape qui s'appelait Pie IX. Cela suflit à
sa gloire.
A côté de Maupied, je place un auteur d'un
caractère plus souple, Meignan. Guillaume-
Bené Meignan était né en 1817, à Denazé, dans
la Mayenne. Prêtre, un instant professeur au
collège de Tessé, il profita de la translation
de l'établissement, pour venir à Paris, où il
reçut bon accueil. La vocation de ce jeune
prêtre était d'approfondir les saintes Ecri-
tures ; il eût dû se rendre à Bome, source de
la science scripturaire. Son tempérament d'es-
prit le conduisit en Allemagne, à Munich,
puis à Berlin. Par une autre initiative, qui
découvre le fond mystérieux de cet être, il
pratiqua Dœllinger, le grand ennemi de
Rome et devint le familier des protestants
Tholùck, Ewald, Leslitzsch et Ht ngstenberg.
Dans ce pays, Gambrinus, le patron de la
bière, est une divinité ; la pipe n'y compte
guère moins d'adorateurs. A son retour,
Meignan fut vicaire dans différentes paroisses,
puis professeur de Sorbonne, puis grand vi-
caire, évêque de Châlons et d'Arras, arche-
vêque de Tours et cardinal. Comme évêque,
c'était l'homme qui ne veut pas d'affaires, un
évoque < n caoutchouc, très bien vu de l'Em-
pire et encore mieux de. toutes les fractions
du parti républicain. Correct, sans doute,
mais lalitudinaire, il disait et faisait beaucoup
de choses qui étonnent et qui firent parfois
douter de sa foi : il esl mort, Dieu lui fasse
paix !
On doit à Meignan: i° Les prophéties messia-
niques de l'ancien Testament ou la divin ité du
Christianisme démontrée par la Bible, 1 vol.
in-8", 1856 ; — ï" M. Renan et le cantique des
cantiques ; c'est une réfutation du sulpicien dé-
froqué ; — 3° La Ci ise religieuse en Angleterre,
article favorable au mouvement d'UxIord, qui
608
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
promit plus qu'il ne donna; - ■ 1' Un prêtre
déporté en I"'.»:'., biographie de famille, qu'on
oe peut lire s.in- émotion ; — 5° M. Renan et
h, i le Je Jésus, réfutés par les rationalistes
alleman Is: très heureuse idée; -- Q° Les Evan-
giles et la critique au \\\' siècle, t vol. in-8°,
1864 ; — 7° Lu crise protestante en Angleterre
et en France, deux fascicules; — 8° Instruc-
tions et conseils d'une, famille chrétienne, livre
de religion pratique; — '.)n Lemondeet l'homme
primitif, selon la Bible; c'est le complément
des prophéties messianiques pour l'étude de
la Genèse sous un autre aspect; — 10° Les pro-
phéties des deux premiers livres d>'S /lois, avec
une introduction sur les types ou ligures de
la Bible ; — 11" Léon XIII pacificateur, pour
ri n rire hommage aux vœux du pape; —
12° David, roi, psalmiste, prophète, avec une
introduction sur la nouvelle critique, 1 vol.
in-8°, ISS'.) ; — 13° S a loi/ton, son règne, ses
écrits, 1vol. in-S°, 1890; — 14° Les prophètes
d'Israël, quatre siècles de luttes contre l'ido-
lâtrie, 1 vol. in-S", 181)3 ; — 15° Les prophètes
d'Israël et le Missie, 1 vol. in-8°, 1893; —
16° Les derniers prophètes d' Israël, 1 vol. in-8°,
1894; — 17° L'ancien Testament dans ses
rapports avec le nouveau et la critique moderne
de l'Eden à Moïse, 1 vol. in 8°, 1896; — 18°
V ancien Testament dans ses rapports avec l'Eden :
de Moïse à David ; — 19° L'irréligion systé-
matique, où le cardinal ramone les impies avec
un racloir tranchant : il a beau racler, il n'en
peut faire tomber que la suie, sans espoir
de les blanchir jamais. — A sa mort, le cardi-
nal préparait un volume intitulé : J<sus-Christ
prophète ; un autre sur la réalité de la Bible,
réfutation de ceux qui en font un poème, et
un Dictionnaire des antiquités biblioues.
Un monument avec des épisodes : tel est
l'idéal de l'homme qui pense. Les épisodes,
le lecteur en a sous les yeux la nomenclature;
le monument, c'est la Bible étudiée depuis la
Qenèse jusqu'à l'Evangile. Dans cette étude,
Meignan ne donne pas de la rhétorique
comme Plantier, ni des analyses mortes
comme Péronne, mais de la haute science.
En la formulant, il subit peut-être parfois,
sans le savoir, l'influence étrange des ratio-
nalistes allemands. Mais il s'inspire toujours
des Pères qu'il suit fidèlement et s'astreint ri-
goureusement à l'observation des règles exé-
gétiques de l'Eglise. A aucun titre ce n'est un
novateur ni un esprit téméraire ; c'est une
raison solide mise au service d'une solide foi,
pour laquelle, dit-il, il eût douné vingt fois sa
tète.
Le clergé de France n'a peut-être pas fait,
aux œuvres du cardinal, l'honneur qu'elles mé-
riteni ; il lit trop peu les saintes Ecritures,
pour mettre à profit ces savants ouvrages.
Partisan de la grande science, même pour le
plus humble presbytère, c'est dans les œuvres
de Meignan que nos prêtres doivent puiser la
science des prophéties messianiques. Le Con-
cile du Vatican avait déterminé, en principe,
la notion, l'objet et l'autorité de la prophétie ;
en fait, l'archevêque de; Tours a donné, sur
toutes les prophéties, le dernier mol de la
science. \ nos yeux, c'est un très grand mé-
rite.
I n prélat plus pieux, plus dévoué à
l'Eglise, plus accentué dans le grand combat
entre le9 doctrines romaines et le libéralisme
gallican fut le cardinal Villec iurt. Clément
Villeconrt, né à Lyon en 1787, était devenu
clerc d'avoué, puis collégien, enfin s> mina-
risteet prêtre. Successivement vicaire, curé, au-
mônier d'hôpital, il devint secrétaire d'évéque,
vicaire général de Meaux et de Sens, évêque
de la Rochelle, enfin cardinal de France à
Home. Villecourt fut, dans toute la force du
terme, un bon pasteur ; s'il fut écrivain,
c'est par conviction et par dévouement.
Pour écrire, il avait inventé, à son usage, des
procédés tacbigrafiques. Comme directeur
de communautés religieuses, il traduisi! il-
lettrés de saint Liguori et le traité de saint
Cyprien sur la mortalité ; il composa un
Abrégé de la doctrine chrétienne et une His-
toire des Carmélites de Compiègne. On lui
doit encore cinq volumes de di-cours où l'on
distingue, enire autres, une série d'instructions
sur l'histoire de l'Eglise ; la traduction des
deux épîtres de saint Clément aux vierges,
le Recueil des écrits de Marie EusteUe, un Nou-
veau récit de l'apparition de la Salette, une
Introduction aux sept sacrements de Henri VIII,
quatre volumes sur la vie et l'œuvre de saint
Alphonse de Liguori, deux volumes intitulés:
Soirées religieuses et une réponse aux proles-
tants sous le titre Juste balance. L'ouvrage qui
doit attirer davantage notre attention, c'est
La France et le Pa/je, dédié aux évèque> de
France. C'est un trésor d'érudition et d'argu-
ments invincibles, dont les journaux religieux
ont fait le plus grand éloge. Pour le fond,
l'ouvrage est emprunté à vin ouvrage latin de
Soardi sur l'autorité suprême du pontife Ro-
main. L'objet de i'auteur est de vulgariser les
arguments de l'auteur latin par des emprunts
bien faits; son but, c'est de ptouver que
dans tous les temps, et parlicolièrement au
xvme siècle, la France a été fidèle aux doc-
trines romaines, sinon en totalité, du moins
en grande partie. Dans une récente contro-
verse, un adversaire soutenait mordicus que
tout le monde ei France était gallican; la
preuve du contraire se trouve développée avec
la plus grande force dans l'ouvrage de La Ho-
chelle. Cette contribution du prélat a la défense
du Saint Siège, objet nécessaire en France de
tous les efforts catholiques, valut à l'auteur
la pourpre du cardinalat. Marque décisive du
désir des Papes de trouver la France moins
coupable et de leur volonté de l'arracher dé-
finitivement aux étreintes du particularisme
français.
L'histoire doit également un souvenir à Bou-
vier. Jean-Baptiste Bouvier était né en 178 <,
à Saint-Charles-la-Forêt, dans la Mayenne,
d'une famille extrêmement pauvre. Son curé,
frappé de ses qualités d'esprit, lui donna les
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIEME
609
premières leçons; Bouvier acheva ses étudei
littéraires à Ghâteau-Gontier et fit sa théologie
à Angers. Prêtre eu lsio, il enseigna la phi-
losophie, puis La théologie jusqu'en ls2<).
Supérieur du grand séminaire, vicaire géné-
ral, évoque ci ii Mans en 1833, il devait mourir
à Home en L854, ayant été appelé par Pie IX
pour la proclamation de La Conception Imma-
culée de Marie* Bouvier est le premier en
France qui se hasarda, après la dévolution, à
écrire sur la philosophie et la théologie.
Jusque-là, on s'en tenait, en philosophie, aux
institutions de l'oratorien janséniste Vala, et
en théologie, aux élucubralions du gallican
Louis liai 1 1 y . Bouvier publia des Institutions
de philosophie à l'usage des séminaires et des
collèges, en un volume, et en deux volumes,
une Histoire de la philosophie ; puis Insthutiones
theologiu ad usum seminariorum, 6 vol. in- 12,
I)i<sertatio in sextum Decalogi prœceptum,
1 vol., un Traité historique et pratique des
indulgences à l'usage des euros ; un catéchisme
et différents petits ouvrages à l'usage des
communautés religieuses. En un mot, Bouvier
est, en France, le premier rénovateur de la
pédagogie ecclésiastique : c'est un mérite
d'avoir su l'entreprendre, et un autre mérite
d'avoir mené à bon terme son entreprise.
Vala était cartésien, faible sur les principes,
maigre dans les formes, un livre bon pour
l'enseignement dans les cimetières. Bouvier,
dans ses institutions philosophiques, a un plan
très clair, des idées d'un bon sens scrupuleux,
des arguments de bonne marque et un style
simple. Dans sa pensée, la philosophie natu-
relle n'est qu'une introduction à la théologie.
C'est pourquoi il y introduit un traité des
anges et n'en répète pas lu traité de Dieu et
de l'âme dans sa théologie; c'est pourquoi
aussi il invoque, comme autorités, des Pères
de l'Eglise, témoins sans doute recevables en
philosophie, mais seulement comme philo-
sophes. Bouvier reste cartésien; il ne connaît
pas la philosophie scolastique ; il ne pressent
pas, non plus, la théorie mennésienne du sens
commun, que Doney et Combalot essayèrent
vainement de formuler en philosophie clas-
sique. — Son histoire de la philosophie com-
plète heureusement, mais trop longuement, ses
institutions.
Bailly ne valait pas mieux que Vala. On
l'appelait le bon, le limpide, le méthodique
Bailly; il était limpide comme les ruisseaux
peu profonds, et méthodique comme les ruis-
seaux à sec. Gallican, janséniste et rigoriste,
il faisait négligemment ses preuves, et là où
les preuves le gênaient, il s'en lirait par des
coupures de textes. Très faible sur les thèses,
il abondait en objections inutiles contre
Arius, Nestorius, Eutychès, peu décidé contre
Jaoséniue, à genoux devant Bossuet. L'abbé
Dioux ne l'estimait bon qu'à chasser l'alouette
au miroir; ses arguments et ses objections
devaient tuer à coup sûr cet innocent vola-
til-:
Par des additions manuscrites, Bouvier
T. XV.
avait d'abord complété son auteur; ensuite
il avait composé un traité de la justice el di
contrats. Quand il fut évéque, des person
recommandables par leur science et Leur
expérience réunirent et imprimèrent ses Ins-
titutions théologiques en 1834. I, 'ouvrage
dressé sur un plan de tradition dans les
écoles et contre lequel il y a bien quelque
chose à dire; il est coupé en traites qui
mettent la religion en morceaux, eu ex-
pliquent l'analomie et le jeu des organes,
mais n'en manifestent pas la vie. La théologie
considérée comme réalisation du royaume de
Dieu sur la terre, nous parait un point de vue
plus élevé, une idée plus juste, et qui se
prête, comme l'autre, aux exigences de la
pédagogie dans les séminaires.
Le point capital, c'est de savoir le juge-
ment de Bouvier sur le pouvoir des Papes et
sur les soi-disant libertés de l'Eglise gallicane.
Le gallicanisme n'était pas seulement une at-
teinte portée à la constitution de l'Eglise et
qui avait amené dans nos Eglises les plus fu-
nestes écarts ; il était encore un trouble ap-
porté dans l'ordre civil, politique et écono-
mique, relativement à la propriété, à la rente
des capitaux et à l'exercice du pouvoir. Ce
jugement n'entre pas dans la tête de Bou-
vier; il n'a pas entendu les revendications
justes de Lamennais; il n'a pas le sens des
grandes initiatives et des nécessaires retours.
Même en 183H, dans sa troisième édition, il
hésite encore sur la suprématie du Pape par
rapport au Concile ; il croit aux libertés et
coutumes gallicanes; il craint la chimère
d'un Pape ravageant l'Eglise dans les empor-
tements de l'absolutisme. Certainement, il est
modéré, très modéré sur toutes ces thèses; il
craint de marcher, vous le croiriez prêt à se
rendre; mais enfin il tient encore. Sur la ré-
quisition de Pie IX, sa théologie a été cor-
rigée depuis, par Alexandre Sebaud, évèque
d'Angoulême ; mais nous croyons peu à ces
corrections d'ouvrages, dont il faudrait re-
manier le plan de fond en comble, pour bien
établir, dans l'Eglise, non pas la prééminence
du corps des pasteurs, mais la monarchie des
Papes. Bouvier, Vieuze et d'autres peuvent,
par des corrections, éviter l'Index ; à moins
d'une refonte complète, ils ne peuvent pas de-
venir de bons ouvrages,
Depuis, la théologie, si longtemps et si
tristement négligée en France, a repris son
essor. Après les Gury, les Hilaire, les Marti-
tinet, on peut citer les Carrière, les Lyonnet,
le3 Fragnier, les Tiersonnier, les Neyraguet,
les Vincent, les Jaugey, les Perriot, les Du-
billard. Mous reverrons fonder en France de
grandes écoles de théologie ; nous verrous
reprendre la tradition des Tournely, des Pe-
tau et des Thomassin. Celte restauration des
études théologiques est le prélude nécessaire
au relèvement des esprits, des mœurs et des
institutions : Ministrate in fide vestra virtu-
tem, in virtule autem scientiatn (II, Petr. i, S).
Les étoiles n'ont pas toutes la même clarté;
30
010
H1STOME UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
mais, après nvoii rendu Uomtnage aux élo
de première grandeur, aux grands hommes
qui onl ramené la France à seB tradilione or-
thodoxes el à 6a piété envers la monarchie
des Papes, uous aimons à saluer les astres
donl lea rayons plus Faibles ont éclairé cette
importai) te restauration. Nous en inscrirons
ici plusieurs, tous hommes de mérite et dignes
de figurer dans une histoire de l'Eglise. Ce
sonl d'ailleurs des héros du presbytère, et, en
ce siècle, le presbytère a rayonné d'un vif
éclat.
Joseph Meslé était ne' à Saint-Méen en 1788 ;
piètre en 1811, il fut sacristain, pais curé de
la cathédrale de Rennes. Désireux de faire
fructifier ses talents, il s'imposa un strict
emploi du temps et une constante applica-
tion. Ouand il s'agit des mystères divins, la
science n'est pas tout ; la science doit être
mise sous la garde de l'humilité ; le /.ele sous
\a garde de la discrétion ; la charité sous la
garde de l'obéissance. Levé tous les jours à
quatre heures du matin, il faisait une heure
d'oraison : c'est là le secret de la force.
L'homme qui prie pendant que les autres
dorment et qui travaille pendant que les
autres bâillent, devient nécessairement un
maître homme. Mais comment trouver du
temps? Meslé curé d'une cathédrale ; Gous-
set archevêque, chargé de l'administration
d'un grand diocèse, trouvèrent du temps pour
beaucoup étudier et beaucoup écrire. .Meslé,
comme Sieur de Chaumont, ne quittait ja-
mais son Eglise : service public, œuvres per-
sonnelles, travail : il menait lout de front à
l'Eglise ou à la sacristie. Grâce à cette décou-
verte, qui mériterait un brevet avec garantie
de l'épiscopat, Meslé trouvait le temps d'écrire,
dans toutes les controverses du temps, de très
fortes lettres à Y Univers. On lui doit en outre :
1° Essai d'instructions pou?' les enfants de la
première communion, 2 vol. in- 12, f826; 2" Es-
sai de conférences ; 3° Manuel du rosaire vi-
vant, 1834; 4° Trois lettres sur le retour à
l'unité liturgique; 5° Manuel de l'adoration
perpétuelle du Saint-Sacrement, 1855 ; 5° Dé-
votion du mois de mai ; 7° Motice sur le Jubilé
universel, 18G3 ; 8° Mois de septembre en l'hon-
neur de saint Michel; 9° Dévotion du mois de
mai en l honneur de saint Joseph ; 10° Trois
mots en l'honneur de l Immaculée-Conception,
de la Purification el de l'Annonciation, 1866;
11° Dévotion à li passion; 12° Confrérie de
N. D. du Suffrage, 1868; 13° Mois de mars
pour le triomphe du Concile; I i° Concile gé-
néral et jubilé, 1869; 15° Neuvaine pour la
fête de l'Assomption ; 16° Dévotion au Saint-
Enfant Jésus, 1872. Tous ces écrits honorent
également le labeur et le zèle du bon pasteur ;
ils font de lui une des gloires contemporaines
du presbytère catholique.
Jeau-François-Hilaire Ondoul, né à Saint-
Flour en 1800, amené à Bourges par les sul-
piciens, professeur au séminaire, vicaire de
trois grandes paroisses, curé de Buzançais,
était un de ces hommes que le talent prédes-
tine à tontes les grandeur-, quand la vertu
ne le confine p ls s i premier poète ; il mourut
de ebagrin en 1851, après avoir conduit a
t'éehafaud trois di iroisatens, condamnés
a mort à la Suite des troubles .h; Buzançais
en 1847. Ondoal était un curé bon pour-
vicaire- sage dans ses relations avec le
monde, zé'é pour le bien des âme- el •
laborieux. Ce curé, mort à cinquante an-, a
laissé trente ouvrages; nous citons entre
autres, les Diaconales de Saiat-Flonr, ■
petite Somme des Conciles, un répertoire des
sciences ecclésiastiques, une méthode pour la
conles-ion des enfants, un traité des indul-
gences, des vies de Jésus-Christ, de saint l'r-
sin, de sainle Solange, de saint Honoré, des
saintes Cécile, Catherine et Philoméne, une
histoire générale de l'Eglise et un mémoire
respectueux sur l'organisation unitaire de la
discipline en France.
Ce dernier écrit, qui eut trois éditions,
valut à son auteur de chaudes félicitations et
d'amères critiques. On ne peut guère regret-
ter le manque de discipline en France, sans
paraître censurer l'absolutisme épiscopal et
s'attirer, pour celte irrévérence apparente,
force gourmades. On ne peut non plus amé-
liorer celte situation anti-canonique et très
funeste, lui reprocher ses torts parfois mons-
trueux, sans invoquer la protection du droit,
remède unique et obligatoire aux maux dont
l'arbitraire est la cause. Pour mener cette
campagne, il faudrait pouvoir s'abriter der-
rière une soutane d'évèque. Mais on ne peut
nier le mal grave dont souffrent nos églises.
« Ce qui manque à l'Eglise de France, disait un
ministre de Louis-t'hilippe, c'est l'organisa-
tion. » Sibour, qui cite cette parole, ajoute : « Il
avait raison, car l'Eglise ne forme plus, en
France, un corps organisé. » ÎS'est-il pas dou-
loureux, qu'après tant de vicissitudes et de
révolutions, on puis-e reprocher encore leur
désorganisation séculaire, à ces églises qui
furent autrefois le type et l'instrument de
l'harmonie sociale? X'est-il pas temps d'im-
puter, à l'ingratitude du siècle, les ruines
qu'il a faites et de reconstruire hardiment les
murs de Jérusalem ? « Çm'on le sache bien, dit
Fauteur des Institutions diocésaines ( t. Il, p. I i ,
nous ne regrettons pas que le clergé ne soit
plus un ordre dans l'Etal ; mais ce qu'il faut
pourtant, c'est qu'il reste un ordre dans
l'Eglise, constitué selon les règles de la dis-
cipline. Ce qu'il faut, c'est que des institu-
tions ecclésiastiques réunissent les membres
épars aujourd'hui de la hiérarchie ecclésias-
tique. »
Louis Dubois, né en 1810. à Bassoncourt
en Bassigny, était, au séminaire de Langres,
le condisciple de Georges Darboy. Darboy,
savant, professeur, traducteur de saint Denis
l'Aréopagile, quitta le diocèse et devint ar-
chevêque de Paris ; par testament, il rendit,
à titre de restitution, à Dubois, un prix qui
avait été décerné à Darboy par injustice. Du-
bois fut exclu du séminaire, par le supérieur
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIEME
(iH
Barrillot, parce qu'il étudiail lei languei
orientales «'i même le sanscrit, en vue
d'écrice nue bistoire comparée des sacerdoces.
Dubois vint à Dijon, fut professeur de phi-
losophie où il s'inspira des leçons de Riam-
bourg ; puis curé de Volnay el enfin de Messi-
gny, où i! mourut en 1873.
(),i doit â l'abbé Dubois une Notice sur la,
paroisse, l'Eglise el /'association des vignerons
de Volnay, V notoire de Morùnont, Y fille de
Citeaux, qui eut trois éditions, et X Histoire de
l'abbé de fiancé, deux forts volumes in-8° ;
ces deux ouvrages sont, pour le. Coud et pour
la forme, des chefs-d'œuvre de science et
d'éloquence. Si L'auteur eût été laïque, la so-
ciété civile l'eût couvert d'honneurs; l'Eglise
n'a pas su l'honorer : il est mort inconnu.
« Le* hommes sont injustes, a dit Nodier, et la
renommée est capricieuse. »
Alexandre Itéaumc, né en 1809, aux
Ecrennes (Seine-et-Marne), prêtre en 1833,
successivement curé dans deux paroisses puis
chanoine de Meaux, doit être cité comme un
des prêtres français qui accentuèrent le plus
heureusement le caractère romain de leur
physionomie religieuse. C'était un homme de
beaucoup d'espril. Dans sa paroisse, il s'était
trouvé en relations avec Charles de Feletz, le
jurisconsulte Kives, le cardinal Gousset et
Abel Villemain. De ces relations il tira l'idée
d'un livre : Guide du jeune prêtre dans ses
rapports avec le monde : livre sage dans ses
principes, exact dans ses conseils. Comme
curé fi'ièle, il publia ensuite : Le Carême ou les
quatre fins dernières de l'homme, lectures et
méditations à l'usage du clergé et des fidèles;
— et des Instructions sur le sacrement de péni-
tence, également à l'usage des fidèles et du
clergé. En même temps qu'il fortifiait son
ministère par le travail et les publications,
attentif au mouvement du siècle, aux faits
qui se produisaient et aux idées qui se faisaient
jour, il intervenait dans les controverses, par
des lettres à l'Univers. Sur la Fleur de la vie
des saints de Ribadéneira, sur l'unité du vi-
caire capitulaire, sur les souscriptions pour
le Concile, ses lettres furent, dans le monde
catholique, des événements. Il était impos-
sible de voir plus clair et de mieux parler.
Comme chanoine de .Meaux, Il au me s'oc-
cupa surtout de Iiossuet. Le cardinal de Baus-
set avait écrit, avec un grand succès littéraire,
mais sans théologie, ou plutôt avec une théo-
logie très mauvaise, les histoires deBossuetet
de Fénelon. L'abbé Berton, prêtre très distin-
gué d' \ miens, avait corrigé par des notes l'his-
toire de Fénelon ; dans l'impossibilité de re-
dresser, par le même système de correction,
l'bistoire de.Bossuet, Kéaume entreprit de
l'écrire. Sous la Restauration, le comte de
Mais Ire, avec des précautions infinies, avait
• toucher a L'aigle de Meaux ; sous Louis-
Philippe, Rohrbaeuer avait contesté le demi-
Dieu, et, malgré les retours de l 'esprit public,
on ivait fait crime à ftohrbacher de ses har-
diesses. Iiossuet avait eu le tort très grave de
se mettre à la tète du mouvement qui voulait
affranchir l'Eglise gallicane, c'est-a dire ame
née sou complet et honteux asservissemeot.
Les richéristes, les jansénistes, lei parle
liminaires avaient t'ait de Iiossuet leur porte-
drapeau. Pour eux, Iiossuet était Le plus
vaut des docteurs, le. plus profond îles théo-
logiens, L'oracle de L'Eglise gallicane, le
dernier des Pères. Ga concert de louanges
avait pour but de substituer l'autorité d'un
nom illustre à l'autorité du chef suprême et
infaillible de l'Eglise. Or, Réaume connaissait
les Ouvrages qui avaient réfuté lios-uel, no-
tamment Soardi, Marchetti, Mir/.z uelli, Caval-
canli, Bianchi et Zaccaria. De plus, habitant
Meaux, il connaissait mieux les commence-
ments de Bossuet, son épiscopat et les tripo-
tages de 1682. Dans la sincérité de sa foi,
sans contester ni l'éloquence de l'orateur, ni
la puissance du controversisle, ni la supério-
rité de l'écrivain, il découvre les torts énormes
de l'évêque de Meaux. Trois volumes durant,
et sans se départir de la modération, il dit
son fail à l'auteur de la funeste Déclaration,
et déduit toujours des preuves à l'appui de
son jugement. Que veut-on de plus? Est-ce la
faute de Heaume, si le barde sublime qui
chantait avec tant d'harmonie et de majesté
les gloires de la sainte Eglise, échange sa
harpe d'or contre le fer d'un partisan qui,
embarqué derrière une masure de fraîche
date, attente violemment aux prérogatives
sacrées du vicaire de Jésus-Christ.
L'ouvrage de Itéaume parut à l'ouverture
du Concile ; il fit hurler les gallicans qui
avaient juré d'empêcher, per /as et nefas, la
définition dogmatique de l'infaillibilité ponti-
ficale tet réjouit les esprits cultivés qui pou-
vaient en apprécier l'importance. Un livre
qui donne la colique aux gallicans et l'allé-
gresse aux ultramontains est un livre con-
firmé de part et d'autre par l'opposition des
suflrages.
Réaume mourut en 1872. L'Univers le salua
comme. un des prêtres les plus distingués.
L'Eglise perdait en lui un de ses bons soldats
et le ciel s'augmentait d'une gloire.
L'histoire littéraire d'un siècle ne serait pas
complète si elle omettait les écrivains et ora-
teurs jésuites. Le premier qui doit attirer
notre attention, c'est le Père Loriquet. Jean-
Nicolas Loriquet était né à Epernay, en 1767.
Ordonné prêtre en 1791 à Matines, il revint
en France où il fut mis en prison, mais
s'évada ; plus tard, il exerçait secrètement le
ministère à Reims et publiait, à Leipsick,
contre les intrus un Parallèle entre la doctrine
des novateurs et la doctrine de l'Eglise.
En 17'.)'.), il ouvrait une école ; en 1801, avec
les Pérès Rasac et Jenesseaux, il rétablissait
les Jésuites sous le nom de Pères de la Foi.
.V Amiens, à Lyon, à Meaux, à Aix, il ouvre
des écoles nouvelles; il professée Montmo-
rillon et un peu partout. En 182b, il tient lête
à la dénonciation imbécile de Monllosier et
fait porter, au fameux Dupin, un cordon du
fi] 2
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQl E
Hais à la procession de la Pète-Dieu. 11 est
impossible de trouver un plus brave Nomme
que le Père Loriquet, spirituel au possible et
intrépide à toujours. On lui doit douze éditions
el traductions d'auteurs classiques ; six ou-
vrages sur la grammaire, la rhétorique, la
versification et les mathématiques élémen-
taires ; un cours classique d'histoire en huit
volumes ; et douze ouvrages divers, spéciale-
ment des biographies; il avait encore revu et
corrigé l'histoire des voyages de La Harpe. Son
bagage littéraire est de soixante-six volumes.
Une vie consacrée à l'éducation de la jeu-
nesse n'eût donné, au bon Père, aucune illus-
trât ion ; il est célèbre par la phrase que lui
attribuèrent trois journalistes facétieux : « M. le
marquis de Bonaparte, lieutenant général des
armées du roi Louis XVlIl ». Cette phrase
n'existe ni dans l'édition-princeps qui ne
dépasse pas 8y, ni dans les éditions subsé-
quentes, qui, toutes interrogées, ne contiennent
aucune la fameuse phrase Un prix a été offert
à qui en prouverait l'existence, le prix est
encore à gagner. Mais meniez, mes amis, a dit
Yoltaire, il en restera toujours quelque chose.
Après Loriquet, le jésuite le plus célèbre,
c'est Kavignan. Gustave-Xavier Lacroix de Ra-
vignan était né à Bayonne en 1793, d'une fa-
mille patricienne qui eut le bonheurd'échapper
à la révolution. Sa famille l'avait fait entrer
dans la magistrature debout ; il entra à Saint-
Sulpice et, deux ans après, chez les Jésuites.
En 1837, il succédait à Lacordaire dans la
chaire de Notre-Dame ; sans égaler son prédé-
cesseur, il le continua par son éloquence et le
compléta par la retraite de la semaine sainte.
Le travail de composition coûtait à Ravignan
des fatigues et des peines inouïes ; au travail
il ajoutait la prière et les conseils. Son si^ne
de croix lui gagnait l'auditoire. Trois qualités
le caractérisent comme orateur: une sorte
d'impassibilité, provenant du mépris de soi-
même et du dédain de la gloire ; un sentiment
profond de sa mission, la conviction la plus
intime de sa doctrine; l'autorité portée, dans
la parole, à sa plus haute puissance. Ce qui
dominait chez lui, c'était l'empire du carac-
tère. Joignez à cela une prononciation vi-
brante, une articulation accentuée, un st\ le
nerveux et incisif, enfin un discours, tout
d'une pièce, ébranlant par la logique, entraî-
nant par la conviction, dominant par la ma-
jesté. C'est la vertu qui prêcha la vérité. Un
homme est bien fort pour convaincre si vous
sentez qu'il croit, et tout puissant pour per-
suader, si vous voyez qu'il pratique.
On a publié, en quatre volumes, les confé-
rences du Père de Ravignan à Notre-Dame et
en un volume une retraite qu'il prêcha chez
les Carmélites. Pour juger les orateurs, il
ne faut pas les lire, mais les entendre. On
lui doit, en outre, un opuscule sur lexistence
de 1 institut des Jésuites et deux volumes sur
Clément XIII et Clément XIV. Au jugement de
Veuillot, cet ouvrage a mieux résolu cette
question historique que les ouvrages contra-
dictoires de Crétineau-Jolv et 'lu l'ère Augus-
tin Theiner.
Après Lacordaire et Plantier, les Jésuites
fournirent encore, à Notre-Dame, un autre
orateur, le Père félix. Clément-Joseph
Pélix, né à Neuville sur L'Escaut, en 1 x 1 0 ,
n'était entré que tard au collège de Cambrai,
puis au séminaire. Kn 18:t_>, i! n'était p
encore dans les Ordres; en 1837, il devenait
jésuite ; en 1851, paraissait avec honneur
dans les chaires de la capitale, en 1852, à
Notre-Dame. Pour le sujet de ses conférences,
il eut le bonheur de l'à-propos, il parla du
progrès parle christianisme. Aux jours d'ex-
pansion orgueilleuse de la matière et de la
force, il prêcha la nécessité du progrès par
l'esprit et par la foi. En face des débordements
de luxe et du bien-être, il tonne contre les
trois concupiscences, éternels obstacles au
progrès intellectuel et moral. Aux misères,
aux hontes, aux énervements des prog
corrupteurs, il oppose d'autre- puissances : la
sainteté, l'humilité, l'austérité, la pauvreté, la
charité. Ce n'est pas tout, on veut faire vivre
en progrés la société et la famille : où est ce
progrès? Est-ce dans la devise de la franc-
maçonnerie? Non, le vrai progrès est celui de
la liberté chrétienne, de l'égalité chrétienne,
de la charité chrétienne, annoncées et garan-
ties par l'autorité chrétienne. Le type de cette
autorité e-t en Jésus-Christ, qui a reproduit,
tout ensemble, en lui seul l'autorité de Dieu,
l'autorité des pères, des chefs de peuples et
des pontifes. L'autorité pontificale, en perma-
nence ici bas, dominant les crises et les tour-
mentes et sauvant tout par sa maternité: voilà,
en substance, renseignement du Père Félix.
Après les conférences, les retraites. Le
Père Félix les prêche en pêcheur d'hommes.
Le Père Lacordaire ébran ait et foudroyait,
le Père de Ravignan relevait et convain-
quait : le premier était le docteur du Credo,
le second du Confiteor ; le Père Félix était le
docteur de l'Eucharistie. L'éloquence du Père
Félix était plutôt tirée des entrailles du sujet
et des applications aux désordres des mœurs ;
par lui-même, il était plutôt calme, clair
comme un professeur, mais peu entraînant
par l'éclat de sa personnalité. Certes, il par-
lait bien, il se faisait approuver; mais il n'a
pas buriné sa brûlante parole dans les souve-
nirs des siècles. — Le Père Félix mourut
en 18H I.
Le Père Félix eut pour successeur, à Notre-
Dame, un Dominicain, le Père Monsabré. Né
à Blois en 182", prêtre en 1851, il entrait, en
1853, dans l'Ordre restauré par Lacordaire.
Dès ses premiers pas, il avait pris rang parmi
les prédicateurs de renom. Ses débuts dans
les lettres furent marqués par un opuscule
sur Cor et l'alliage dans la vie dévote et par
des méditations sur le saint Rosaire; son en-
trée en chaire par quatre volumes de discours
qui forment Y Introduction au dogme cathoiir/ue.
Conférencier à Notre-Dame en 1809, il prit
pour thème oratoire le Credo ; pour docteur,
LIVRE QUATRE VINGT QUINZIÈME
013
Baînt Thomas d'Aquin. Avant lui Larnnlaire
avuil fait venir les hommes à l'église; Ravi
gnan Les avait lait entrer au confessionnal ;
Félix les avait confirmés en enseignant lo
progrès par le christianisme; Monsabré entre-
prit de remédier au grand mal du siècle,
L'ignorance. Monsabré lit lo catéchisme ;
mais, entendons-nous, un catéchisme illu-
miné de toutes les lumières de la philosophie,
de toutes les splendeurs de la théologie, de
toutes les irradiations delà haute science. Son
catéchisme ne s'adresse pas aux enfants du
village, mais aux grands enfants du siècle, qui
se targuent de libre-pensée. Ses conférences,
qui remplissent dix-huit volumes, vont de 1872
à 1898. Les années précédentes, cet intransi-
geanl,opposanl radicalisme à radicalisme, avait
tenté d'ouvrir une brèche dans cette matière
obstinée qu'on appelle couramment l'esprit
public. Depuis on l'a entendu à Clermont, à
Lyon, à Montmartre, à Reims, déjà sous le
poids des années, mais trouvant dans son
cœur des accents qui élèvent les urnes jusqu'à
l'enthousiasme.
Plus éloquent que le Père Félix, moins que
le Père Lacordaire, moins pieux que Havignan,
il est, par ses qualités qui lui sont propres, un
des rois de l'éloquence chrétienne. On n'ana-
lyse pas l'éloquence. Monsabré écrit ses dis-
cours ; il les prononce comme Massillon; mais
pa«' l'ordre de ses conférences, il se rapproche
plutôt de Bourdaloue. A l'heure présente, il
est difficile de lui assigner une place dans
l'histoire, mais d'ores et déjà il en a une,juste-
ment illustrée par la pureté de l'orthodoxie,
la profondeur du savoir, la plénitude doctri-
nale et scientifique de son enseignement. Ce
qu'il a ajouté, par l'action oratoire, est déjà
passé ; ce qui reste, ce sont ses immortels
discours et le souvenir de son zèle aposto-
lique.
Les Dominicains ont un autre orateur, le
Pèr* Ollivier ; mais il faut revenir aux Jésuites.
Achille-Paul- Etienne Guidée, né en 1792,
prêtre en 1817, fut, comme le Père Loriquet,
employé dans les collèges de la Compagnie et
condamné à subir sa part de toutes ses
épreuves. Successivement recteur et provin-
cial, le souci qui le caractérise, c'est la pro-
motion des Jésuites aux hautes études. Parmi
ces créations, il faut compter une sorte d'école
normale et une école de hautes études ecclé-
siastiques, où il appelait à professer les pre-
miers savants de France. Le gouvernement, qui
se vante de propager les lumières, en fournit
la preuve en mettant l'éteignoir sur ces foyers
d'enseignement et en poursuivant, contre les
tites, la persécution de 18i;j. La Provi-
dence leur ménagea un supplément d'amer-
tume dans L'opposition de l'archevêque Affre,
qui, mourant, reconnut ses torts. On doit au
re Guidée six manuels: Des jeunes pro/es-
teur<, Du ioldat chrétien, Des mères chré-
tienne , De l'ouvrier, Du marin, et Du labou-
reur ; des notices sur les Pères Estève, Varin,
Mallct, Sellier, Renault, Leleu, Ileigny et
Dubois-Fournier. <in s'étonne qu'ayant été
toujours -i occupé, le Père Guidée ait pu
tant écrire et si bien ; c'est qu'il conn i
l'emploi du temps et savait s'inspirer a la
source; du dévouement. Le Père Guidée esl le
type du Fidelis tervui et prudent; c'est, du
moins, L'hommage que Lévéque d'Amiens
lui rendit à ses funérailles.
Parmi les bons ouvriers de ce siècle, il faut
faire, place à Crélineau-Joly. Jacques Créti-
neau était né en 1803 à Fontenay le Comte, en
Vendée. Le nom de Joly provient d'un parent,
vrai type d'Apollon, que ses camarades avaient
surnommé Joly, et qui transmit ce sobriquet aux
siens, comme correctif ou contraste de Créti-
neau. Après ses études, Jacques entra à Saint-
Sulpice, où il eut pour professeur Ilamon et
pour ange, Philippe de Villefort. Après deux
ans d'études, il fut envoyé à Fontenay comme
professeur de philosophie par Frayssinous.
Simple clerc et secrétaire du duc de Montmo-
rency-Laval, ambassadeur à Rome, il prêcha
le panégyrique de Saint-Louis à Saint-Louis
des Français. Faute de santé et peut-être de
vocation, il quitte la soutane, se marie et em-
brasse la carrière des lettres. Pour se dé-
gourdir la plume, il écrit les Chants romains,
les Inspirations poétiques, un drame sur Cha-
rette et une comédie sur le duc d'Albe. En
même temps, il fait le coup de feu dans les
familles vendéennes et réunit ses articles en
volume, pour les dédier, comme Mélanges à la
duchesse de Berry. En 1840, il devint rédac-
teur en chef de Y Europe monarchique . Alors,
il s'ouvre la carrière de l'histoire, par des
Scènes d'Italie et de Vendée, par l'histoire des
généraux et des chefs vendéens, par la Vendée
militaire, et par Y Histoire des traités de 1815. Ce
sont là ses noviciats littéraires.
Un jour, rencontrant, au Corso, son ange
Villefort, devenu jésuite, celui-ci lui propose
d'écrire l'histoire de la Compagnie de Jésus.
Les archives du Gésu lui sont ouvertes ; Cré-
tineau a trouvé sa voie. Après avoir percé à
jour son sujet, le Vendéen écrivit cette his-
toire en six volumes. Celte publication fit fu-
reur : c'est à la lettre. Avec les Jésuites, il n'y
a pas de moyen terme : on est ami chaud ou
ennemi forcené. Les malins, il y en a beau-
coup, même dans l'Eg ise, prétendirent que
Crétineau n'avait pas tout dit. Pour sa justifi-
cation, l'auteur déposa chez Mellier, son édi-
teur, les pièces justificatives de son travail et
offrit je ne sais quelle somme à qui prouverait
sur pièces, son manque d'exactitude ou de
sincérité. Le prix reste affiché au tableau.
Dans l'histoire des Jésuites, il y a un point
fâcheux, leur destruction par Clément XIV.
Ce fut l'objet d'un travail exprès de Crétineau
où il abîme un peu le destructeur des Jésuites.
Le Père Theiner prit le contrepied et exalta
ClérnentXlV au détriment de Clément XIII. Le
Père de Havignan se plaçaeu entredeux, justifia
Clément XII l sans trop frapper Clément XIV.
Cette joute historique offre encore aujourd'hui
un grand intérêt ; je m'étonne que personne,
614
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
depuis, n'en ail fait, dans nos Instituts catho-
liques, l'objet d'une thèse pour le doctorat.
La révolution «le Février avait mis les
à l'envers el les pouvoirs ;i bas. Comprendre
ce mystère était difficile; peu de personnes y
voyaient clair. Pie IX et RfoUernich comman-
dèrent à Crétineau de résoudre ce logogriphe,
et, a cette lin, lui ouvrirent leurs archh
Tour Crétineau, c'était pain béni; il en tira une
Histoire de l'Eglise Romaine en face de la llë-
volution, oavrage où il prouve (pie les événe-
ments qui se déroulent sur la scène de l'his-
toire, sont lout simplement des actes de la
franc- maçonnerie. A celte date, c'était une
révélation, munie d'ailleurs de preuves
excellentes; aujourd'hui, la démonstration
court les rues.
Après (es mémorables ouvrages, Crétineau
publie encore une histoire du So&derbund,
deux volumes sur Louis-Philippe et tes rap-
ports avec la Révolution, une histoire des
trois derniers princes de la maison de Condé
et les mémoires du cardinal Consalvi; il eut,
à propos du Concordat, une nouvelle prise de
bec avec le PèreTheiner. Cequi distingue tous
les ouvrages de Crétineau, c'est le soin scru-
puleux de recherches, le re(Ours aux origi-
naux et la production de titres authentiques.
Amis et ennemiss'accordaient à lui reconnaître,
dans ses récils et dans ses jugements, une ad-
mirable impartialité, unie à un parfait dé-
vouement aux deux causes qu'il voulait servir,
11 serait impossible de nier qu'il eut, dans les
formes, un tour âpre, et, dans son encre, un
peu d'acide. En résumé, ce fouilleur d'archives
est un juge impartial et un soldat parfois em-
porté par son ardeur. Armand Marrast pa-
raît ne l'avoir pas trop mal caractérisé en
l'appelant le sanglier de l'histoire.
Une histoire de Rohrbacher ne peut pas
oublier le premier biographe de Rohrbacher.
Eloi Jourdain, de son pseudonyme littéraire,
Charles Sainte-Foi, était né à Beau préau en
1803. Eu 1828, Léon Bore i'appelaità laChes-
naie. Tandis que Léon étudiait l'histoire, Eu-
gène Bore les langues orientales, Eloi s'ap-
pliquait à la philosophie. Après la chute de
Lamennais, l'amour de l'étude et l'amour de
l'Eglise ouvrirent à Jourdain une autre car-
rière. De passage à Paris, il se lia avec les ré-
dacteurs du Correspondant, Louis de Carr.é et
Edmond de Cazalès. A Munich, il fréquentait
Baader el Gcerrès; à Berlin, le docteur
Jarcke, Philips, Radowilz et Ranke ; quoique
pauvre, il assistait Papencordt. Metternich
l'appela à Vienne, où il connut la princesse
d'Aiihalt-Kœthen et lePèreBecks, futur géné-
ral des Jésuites. La rencontre d'un jeune gen-
tilhomme polonais, fort riche, qui s'annexa à
Jourdain comme compagnon de voyage, lui
fit visiter la Pologne, l'Italie, la France et
l'Angleterre. En LS38, Jourdain cessait de
voyager; en 1843, il s'unissait par mariage à
une sainte femme; en 1801, il mourut subite-
ment, ayant vécu dans l'humilité, la charité
pratique et la culture de la science.
On doit à Jourdain des où' riginaux et
de* traductions de l'allemand. I es traductions
1 : La Mystique, de Guerres ; la Vie de
du docteur Sepp; l'Histoire de ïimenès, par
Hœfélé; la I ie de Jeanne-Marie île la Croix
par Reda Wéber, la I ie de saint Ignace, parle
Père Géneili ; et les Sermons du bienheureux
Léonard de Port-Maurice, traduits en tort
bon style et avec une remarquable fidélité;
Sainte-Foi sachant très bien les deux langues,
rend les ouvrages plu- clairs en traduction
qu'en original.
Les ouvrages de spiritualité composés par
Sainte-Foi sont : les Heures sérieuses du jeune
âge, d'une jeune personne, d'une jeune
femme et d'un jeune homme, en quatre vo-
lumes séparés : Des devoirs envers les pauvres,
sorte de manuel de charité, Conseils au peuple,
alors fort agité par le socialisme ; le Chrétien
dans le monde, suite aux Heures térie'JSet ; le
Livre des an, es, c'est un recueil de prières ; le
Mois de la reine des saints, titre qui en indique
l'objet et le plan ; le Livre des peuples et <
rois, livre où il enseigne que le Christ est la
réponse à tous les problèmes et la solution de
toutes les difficultés ; et la Théologie à l'usage des
gens du monde, catéchisme très clair, très
sûr, que recommandait le cardinal Gousset.
Livre très propre à guérir les classes élevées,
d'une ignorance de la religion, qui finit par
devenir un malheur public.
Eloi Jourdain a encore publié les Vies des
premières Ursulines de France, de- Jésuites
Anchiéta, Almeida et Ricci, la première no-
lice sur Rohrbacher et une foule d'articles dans
Y Avenir, le Correspondant et Y Univers.
Très orthodoxe, très dévoué à l'Eglise,
Charles Sainte-Foi était ce qu'on appelle un
saint homme, à cela près que, pour des motifs
d'ailleurs pieux, il voulait faire son purga-
toire dans l'autre monde.
Joseph-Epiphane Oarras, né vers 1830,
était Je neveu d'un prêtre du diocèse de Troyes.
L'oncle donna des leçons à Joseph, puis l'en-
voya au petit séminaire où le neveu fit mer-
veille. Au grand séminaire, le jeune clerc se
trouvait poursuivi du désir d'étudier l'his-
toire de l'Eglise; mais n'en recevait que d'une
manière, insuffisante à son gré, l'enseigne-
ment officiel. Bientôt professeur de seconde
au petit séminaire, il se mit à éludier l'his-
toire ecclésiastique, et, comme Timoléon de
Choisy, pour se l'apprendre, il voulut l'écrire.
Dans sa pensée, l'histoire de l'Eglise devait
s'écrire, à l'instar de l'histoire de France, en
ramenant, à chaque pape, les faits qu'il a vus
s'accomplir. Voilà donc Joseph-Epiphane, en-
touré des quelques livres de seconde main
qui pouvaient l'éclairer, tablant sur le cours
de l'abbé Blanc, sur l'histoire d'AIzog, et sur
l'histoire des Pontifes Romains d 'Artaud de
Rfontor. Pendant qu'il s'échauffait à compo-
ser une histoire générale de l'Eglise, suivant
l'ordre des pontilicats, il eut à prononcer le
discours à la distribution des prix : il choisit,
comme sujet, l'éloge historique d'Antoine de
LIVRE QUATRE- VINGT-QUINZIEME
013
i ; > dogue, i\ è me de Troyes, qui av ûl tenu
této à la Révolution el buI résiste* à l'Empire,
jusqu'à Be Faire enfermer au donjon de Vîn-
mes, D.ut.is. <|ui était romain, des piecU a
la tôle, loua Boulogne puhliciste, Boulogne
orateur el Boulogne évéque, Bel on l'équité 'I'1
l'histoire et la justice de la lui. Malheureux
ment, ou plutôt heureusement, il y avait à
Troyes, comme évèque, l'abbé Coeur; l'abbé
Cœur étail aussi orateur, de plus, partisan de
la Révolution el de l'Empire, membre ardent de
ce petit groupe qui, avec Muet, voulait rc-
valider les maximes gallicanes, et, parce ooup
de force, plaire au gouvernement île Napo-
léon III. Cœur, après la distribution, dk à Dar-
ras : Vous avez l'ait un beau discours, et, en ré-
compense, le mil à la porte du petit séminaire.
C'est abominable-, mais c'est ainsi.
Far avenlure, le prince de tîauffremont-
Courten ay avait besoin d'un précepteur pour
son fils et cherchait un ecclésiastique capable.
En général les ecclésiastiques qui se vouent
au préceptorat sont ou des malades qui ont
besoin de se refaire la santé, ou des jeunes
gens qui attendent le sacerdoce, parfois de
pauvres diables qui brûlent du désir de se faire
un boursicot. Il y a peu de bons précepteurs.
Darras élait en disgrâce et y fut assez long-
temps pour voir combien peu le clergé s'in-
téresse aux victimes de l'arbitraire et combien
facilement il change de Front pour encenser la
fortune. Le prince prit à son service le pro-
fesseur en disgrâce et lui fit, dans sa maison,
tant à lirienne qu'à Paris, une magnifique si-
tuation. Darras, fort peu assujetti par ses de-
voirs de percepteur, put achever et publier son
Histoire d'-nérale de /' E alite en quatre volumes.
L'ouvrage parut chez Vives et eut, dansle clergé
un succès tel qu'il est parvenu à sa quin-
zième édition, et qu'il a valu, à son auteur,
un procès en contrefaçon.
Le succès du livre s'explique par ses mé-
rites. Le plan est nouveau. L'idée de rattacher,
à chaque pontificat, les faits contemporains
fournit un agréable synchronisme. On était
alors dans la pleine ferveurde la réaction anti-
gallicane, dont l'auteur célébrait les triomphes.
Le style de Darras élait plein de fraîcheur et
de jeunesse : c'est un style d'écolier, dit-on :
c'e£l possible, mais d'un écolier de premier
ordre, et beaucoup de gens qui ne parviennent
même pas là, s'accommodent furt bien de ce
style. Le livre, tout romain, est d'ailleurs très
français ; il n'a rien de ces incohérences ger-
maniques qui plaident peu aux âmes fran-
çaises; il est Iran:, net, parfois un peu hardi,
peut-être une ou deux fois excessif. Mais qu'est-
ce que ces petites mouches sur un grand la-
iu ?
Le livre eut donc assez de succès pour s'atti-
rer on procès en contrefaçon. Le procès fut
intenté par Jacques LecofFre, éditeur proprié-
taire des trois ouvrage», de Blanc, d'AIzog
et d'Artaud, dont s'était particulièrement
i Darras. A l'appui de sa requête, Lecoffre
fit imprimer un mémoire in-4° d'une cen-
taine de pag ta ; mi liant d'un côlé, le I
ses livres de l'autre, le texte de Dan as, il
prétendil prouver que Darra i n'est qu'un vil
plagiaire. Mais d'abord cent pages, m<
textuellement reproduites, ne prouvent
qu'un ouvrage de 1800 pages esl une contrefa-
çon. Ensuite, pour donner à l'argument toute sa
sincérité, il aurait fallu convenir que Dai
ne s'était pas seulement servi des trois auteurs
en Cause, mais de cent autres. Duras s'était
servi d urs de seconde main; il avait
travaillé en maître mosaïste; mais [dus il
avait consulté d'auteurs, moins il était accu-
sable de plagiat. Darras avait fait ce que font
tous les historiens ; il s'était enquis de ses de-
vanciers el avait ajouté un anneau a la chaîne.
Telle était dès lors notre conviction ; elle fut
ratifiée par la sentence du tribunal.
Avant d'écrire ce manuel d'histoire, Darras
avait traduit, pour Migne, VHittoire du Con-
cile de Trente de Pallavicini, el publié la Lé-
gende de Notre-Dame, livre écrit dans la dia-
tonique de sainte Elisabeth de Montalem-
bert, en donnant à la vie de la Vierge le relief
de la poésie et un caractère de genre ar-
tistique. Bégel, Hirscher, Maynard et beau-
coup d'autres ont depuis l'illustré de diffé-
rentes façons et justifié, parfois glorieusement,
le mot de saint Bernard : De Maria nunquam
satis. Le livre de Darras continue de se lire
avec un grand charme.
Un peu plus tard, Darras soutiendra, contre
l'école critique, la thèse de saint Denis l'Aréo-
pagite, évèque de Paris. Ici il se rencontre
avec Darboy, Faillon, Arbellot et les princi-
paux tenants de l'école traditionnelle ; il
combat l'école des malins qui croient qu'eux
seuls ont de l'esprit. C'est une manière com-
mode d'arriver à l'excellence. Seulement c'est
la libre-pensée opposant, au sens de Ja foi,
l'esprit propre et faisait litière de la tradition.
Personne, au reste, à moins d'être un sot,
n'est dépourvu de critique ; la critique ne
manque qu'à ceux qui en font un tel état.
A Brienne, Darras avait à son service la
bibliothèque du château, qui est importante ;
à Paris, ni les livres, ni le commerce avec les
savants ne pouvaient lui manquer. En travail-
lant pour Migqe et pour d'autres, il avait pu
se procurer la Patrologie et beaucoup d'autres
choses. En 1855, il conçut et arrêta le dessein
d'une histoire de l'Eglise, qui devait, dans sa
pensée, reproduire les textes et admettre les
controverses, mais pourtant se borner à vingt
volumes. Qu'il y ait lieu d'écrire un grand
abrégé d'histoire, en vin^t volumes, dans le
plan de Noël-Alexandre, nous le croyons ;
qu'il fût possible d'écrire une plus grande his-
toire en quarante volumes, comme Orsi et
Becchelli; nous le croyons encore. M os qu'on
pût, en vingt volumes, reproduire les textes et
dirimer les controverses, cela nous parut plus
que téméraire, impossible. Douze n'est pas
loin de Brienne; curé de Louze, nous étions
en relal ion s amicales avec Darras. Darras ai niait
à discuter ; nous discutions son plan et lui
• •.!•;
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
opposions, par argumentation démonstrative,
[ue nous vepons d'écrire. A notre avis, son
plan comportail 70 à 80 volumes et dépassait
ses de l'homme. Vous mourrez à la lâche.
— Eh bien, répliqua-t-il, vous terminerez
mon ouvrage; il a toutà y gagner, mon ami.
Dès lors, il se mit au travail avec cette
ardeur qui servait ses convictions. Lié d'amitié
avec Ycuillol et Bonnetly, il avaif, avec Ions
les Bavants de la capitale, (les relations faciles;
il pouvait mettre à contribution, non-seu-
lement leurs ouvrages, mais leur bon vouloir
et leurs informations personnelles. Ce qu'a tra-
vaillé Darras ne peut pas se dire. Esprit exi-
geant et pénétrant, il ne voulait prendre la
plume qu'après avoir perforé tuus les mys-
tères de l'histoire. Quand il avait acquis la
pleine connaissance, il écrivait ses volumes.
L'ardeur qu'il avait mise à l'élude, il l'aug-
mentait encore dans sa composition. 11 y avait
en lui du Vates historiens. C'est admirable,
mais à ce métier on se tue vite, ou plutôt on
se dévore. Darras le savait; il ne tarda môme
pas à le sentir. Pour conjurer sa ruine, un jour
par semaine, il se vêlait en homme du peuple
et courait Paris pour se désopiler la rate aux
théâtres forains. Une fois même il y conduisit la
princesse déguisée en paysanne; elle rit comme
lui, de bien bon cœur; mais à la quête, elle
s'oublia et donna vingt francs. A ce prix-là,
elle ne pouvait manquer de trahir ï'inco/jnito.
La publication des premiers volumes de
l'histoire, tirés à douze mille, justifia les espé-
rances du public. C'était savant, c'était bien
ordonné, c'était écrit avec chaleur, en un
style que Yeuillot, un bon juge, déclare très
supérieur au fatras de Sismondi. Dans les
idées génératrices du travail, c'était la mise
en application des grands principes de saint
Epiphane, de Paul Orose, de saint Augustin
et de Bossuet, principes d'après lesquels ont
écrit tous les grands chroniqueurs du Moyen
Age, tous plus catholiques que nos contem-
porains. En fait, c'était un travail neuf, pris
aux sources, une résurrection des siècles
passés, faite avec les accents de l'éloquence
ou avec la facilité d'une élocution qui sait
tout dire avec grâce. Gaston de Ségur, Léon
Aubineau, Jules Morel ajoutaient, après
lectures, leurs appréciations favorables au
jugement décisif de Louis Veuillot. L'Eglise
allait avoir une histoire de plus; et notre
siècle, en France, plus heureux que beaucoup
d'autres, suscitait deux émules à Baronius.
Darras et Kohrbacher étaient, en France, les
Baronius du xixe siècle.
Où ces deux écrivains excellent, c'est dans
la répudiation absolue du particularisme
français. La thèse qui, depuis cinq siècles,
traîne dans notre histoire sous différents noms,
ils l'estiment fausse, contraire à l'institution
divine de l'Eglise, à la monarchie des Papes
et au bien des peuples. L'homme que Jésus-
Christ a choisi pour son vicaire, est, après
Jesus-Christ et par Jésus-Christ, l'agent
suprême du sauveur des âmes et du roi des
nations. Qu'il y ait, à cette monarchie suprême,
unique et infaillible des pontifes romains,
des inconvénients qui proviennent de l'infir-
mité humaine, c'est possible. Que tous les
membres de la curie ne soient pas des anges
et que tou9 les ltomains ne soient pas des
-ainls, c'est probable. Mais les faiblesses du
milieu humain dans lequel évolue la plénitude
de- l'autorité pontificale ne portent pa- atteinte
au caractère sacré de L'institution : je dirais
plutôt qu'elles en relèvent encore la splendeur.
Plus les instruments sont infirmes, plus éclate
la puissance.
Dans la quantité des questions qu'il a dû
trancher, que Darras ait pu s'abuser sur la
valeur de certain argument, sur la portée de
certain texte, sur l'exactitude de certain fait,
c'est croyable et même certain. Mais on ne peut
pas admettre que Darras ail écrit de parti pris,
qu'il se soit sciemment trompé, qu'il ait abusé
ses lecteurs. S'il s'est trompé, lui-même l'a
été le premier. Avec un homme aus-i probe,
agissant avec une si haute intégrité, la critique,
sans doute, ne perd pas ses droits, mais elle
ne doit oublier ni ses devoirs, ni sa condition.
Darras, en écrivant sa grande histoire, était
devenu un personnage ; trois évêques lui
avaient donné des lettres de grand vicaire ;
le public attendait ses volumes avec une vive
impatience ; les sympathies qui le poussaient
devaient le tuer. A la fin, il n'y était plus ;
dans son dernier volume, il n'a su enfermer
que quatre années ; il s'enlisait dans son
dessein. La mort vint le prendre à la tran-
chée. Son histoire a eu le sort de ['Histoire
de l'Eglise de Fleury, qui a eu plusieurs
continuateurs, liés inégaux ; de l'histoire galli-
cane de Longueval, continuée par Brumoy et
Berthier ; elle a eu deux continuateurs, l'un,
trop peu versé dans l'élude de l'histoire,
l'autre que nous n'avons pas à juger. Mais
enfin cette histoire, forte de quarante-deux
volumes, a, en plus, deux volumes de tables :
c'est, à notre connaissance, en langue fran-
çaise, la plus volumineuse histoire de l'Eglise
qui ait été écrite. Ce développement pro-
gressif ne doit, au surplus, étonner personne.
Chaque siècle ajoute, à l'histoire, de nouveaux
événementsetlessiècles lesplus récents exigent
d'autant plus de détails qu'ils nous touchent
de plus près. Un temps viendra où l'Eglise
étant le plus constant, le plus grand phénomène
de l'histoire, sonhis-toire, pour être juste, devra
être le plus grand phénomène de la librairie.
La postérité enregistre avec reconnaissance les
noms des hommes dont l'esprit a eu assez
d'élévation pour dominer le mouvement des
siècles, et la main assez de courage pour
esquisser le grand œuvre que mesurait leur
esprit.
A côté de Darras, il faut placer un autre
intrépide soldat de la sainte Eglise, Pierre-
Paul Guérin. Né en 1830, près Buzancais,
(Indre), de braves et honnêtes parents, Paul
Guérin avait fait ses études secondaires au
petit séminaire de Saint-Gaultier et sa philo-
Kl Vit i: QUATRE-VWGT-QUINZIÈM
617
sopbie pendanl deux ans, au grand séminaire
de Bourges, lorsque L'abbé Cruice, depuis
êvéqne de Mai-ci Ile, alorsdhecieur de l'école
des Carmes, l'appela pour le faire entrer dans
l'enseignement. D'une taille unpeuau dessous
de la moyenne, mais d'une puissance d'esprit
extraordinaire, Guérin, pour répondre au
vœu de Patrice O'Cruice, vint à Saint-Dizier
où Mgr Parisis était en train de constituer un
collège libre. Successivement professeur de
lettres et de philosophie, en môme temps
qu'il faisait sa théologie et était ordonné
prêtre, Guérin se livrait encore à des études
supplémentaires et à des projets d'umvres.
Pour se dégourdir la plume, il traduisait le
Paradis perdu de Milton ; et en vue d'avenir,
il écrivait une ]'ie de saint Philippe de Rléri,
dont il rêvait de ressusciter l'Oratoire, relevé
depuis par Pelétot. Paul Guérin avait un
frère Lotus, plus jeune, qui faisait ses études
à Saint-Dizier, pendant que son aine ensei-
gnait. Une fois Louis bachelier, Paul fondait,
à Bar-le-Duc, une imprimerie, dont l'un de-
vait être la cheville ouvrière, et l'autre, l'âme.
Celte imprimerie ayant pris une grande im-
portance, après douze ans de professorat à
Saint-Dizier, Paul Guérin dut se fixer à Bar-
le-Duc ; là, déchargé de sa classe, libre de
vaquer à ses travaux, il pouvait en même
temps soutenir, de ses efforts, cette grande
maison d'imprimerie. Déjà Paul Guérin avait
publié, en quatre volumes in-4°, la Vie des
saints du Père Giry, qu'il avait complétée par
un grand travail et avec beaucoup de succès.
Une fois à la tête de l'imprimerie Guérin à
Bar, il s'élança comme un géant pour four-
nir sa carrière. Ce qui nous reste à dire est à
peine croyable ; pour nous y reconnaître, il
faut distinguer.
Directeur ou plutôt créateur de l'impri-
merie de Bar, Guérin entreprit des éditions
in-'i° à la manière de Migne; il publia, en
traductions, notamment, saint Augustin,
saint Jean Chrysostome, saint Bernard, les
Dogmes théologiques de Petau, la Discipline
de Thomassin, le Palmier séraphique et une
certaine quantité d'autres ouvrages. Une
œuvre importante sollicitait sa pensée, la
réédition des Annales de Baronius avec la
critique du Pagi et les addilions de Mansi.
Guérin s'en fut à Borne, s'entendit avec le
préfet des archives décrètes du Vatican, fit
venir à Bar le Père Theiner et mit sur pied
les quarante in folios de Baronius : grand et
inappréciable service rendu à la science et à
la sainte Eglise, dont la solidarité s'établit par
des liens ei étroits qu'on ne peut les rompre.
Auteur, Paul 'luérin s'appliqua d'abord
aux éditions successives des vies des saints.
Uni d'amitié à Victor Palmé, éditeur des
Bollandistes, 'iuérin n'eut qu'à ouvrir ce
grand recueil, pour en tirer ses petits Bollan-
distes en 17 volumes grand in-8° compacts,
mplétés depuis par trois volumes de dom
Piolin. Lipomani, Surins, Elibadeneira, Giry
rdent leur inamissible valeur; la Grande Vie
des saints de Collin de Plancy et Darras, qui
les résume, conserve l'excellence d'une syn-
thèse. Les petits Bollandistes, [ our la lecture
courante el savante, ne se recommandent p ti
moins par leurs bienfaits et par les nombreux
suffrages dont les a honorés l'épiscopat. —
De ces petits Bollandistes, Guérin a tiré des
Yirs des saints, les unes populaires, en quatre
volume--, les autres illustrées, à l'usage des
gens du monde.
Après les Bollandistes, Paul Guérin, qui
attache, avec raison, une grande importance
au rétablissement du droit canon, s'était
occupé dès longtemps de celte tâche avec son
ami, Anselme Tilloy. A l'approche du Con-
cile, il emprunta le travail du Père Richard,
le revisa, le compléta, le continua, sous ce
titre : Les Conciles généraux et particuliers, en
4 vol. in-8°. André, Roisselel de Sauclières,
Héfélé, Tizzani ont publié des travaux ana-
logues, tous bien méritants de 1 a science. Il
n'est permis à aucun prêtre d'ignorer le droit ;
si quelqu'un l'ignore aujourd'hui, c'est bien
sa faute ; et si quelqu'un le viole, que l'Eglise
le couvre de son anathème.
Entre temps, Paul Guérin, sons le pseudo-
nyme d'un Homme d'Llat, publiait, en deux
volumes, un Catéchisme politique. Ce n'est
pas l'œuvre d'un homme de parti, c'est le
chef-d'œuvre d'un savant. On peut lire, sur la
politique, sur la constitution et le gouverne-
ment de l'Etat, d'innombrables volumes. On
n'en trouvera pas qui n'ait ici un écho fidèle
et un fidèle résumé.
Comme complément à ses Vies des saints,
Guérin a donné des Vies de saint Joseph et de
Jeanne d'Arc, avec illustrations ; et pour
joindre la pratique à l'exemple, il a publié
nombre d'ouvrages de piété populaire.
Cette nomenclature d'œuvres parait déjà
considérable ; ce n'est qu'un péristyle. Cette
grosse tête placée sur un petit corps, aborde,
comme en se jouant, des travaux d'Hercule.
Voici notre homme qui nous offre le Diction-
naire des dictionnaires en 7 vol. grand in-4° à
trois colonnes. Je sais bien, el je l'en loue, que,
pour composer ce dictionnaire, il a fait appel
à tous les savants du meilleur aloi, à tous les
hommes d'élite. Mais qu'un seul homme
revoie et mette au point tous ces articles après
en avoir dressé la nomenclature ; qu'il les
fasse imprimer et qu'il s'occupe encore de la
publication dans tout son détail : je répète
que c'est un travail d'Hercule. Travail
d'ailleurs très louable pour son exactitude, très
recommandable pour son orthodoxie, et à
cent piques an-dessus des encyclopédies ri-
vales, la plupart impies ou rationalistes, ce
qui est pire encore.
Voici maintenant une édition populaire de
la Bible, une Bible illustrée, expliquée en
peu de mois et telle qu'il la faut aux gens
capables de la lire. Ces quatre volumes, qui
réclamaient un si diligent et si scrupuleux
travail, se publient dans les meilleures con-
ditions. C'est une grande joie pour nous que
(>18
HIST01RU UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
la Bible appelle Lao( de lolHciiude. Avec coite
Bible populaire, noua avons des traduclj
comme celles' de Glaire et de Geooude; «1rs
e'iliiinns latines et des éditions polyglottes de
Fillion et Vigoureux. Que les Ames chré-
tiennes recherchent ces travaux et que Dieu
bénisse les savants éditeur*.
Ces travaux poursuivis par Paul Guérin,
depuis cinquante ans, avec l'ardeur intrépide
d'un mineur qui arrache la houille dans ies
entrailles de la terre, pour en départir au
monde la lumière et la llarnme, n'ont pas en-
tamé l'auteur. Corps de bronze, esprit fait
d'aménité et de grâce, cœur ouvert, âme
élevée, Mgr Guérin, camérier de par Pie IX et
protonotaire de par Léon XI I, laisse les
années s'entasser sur sa tète, sans rien relâ-
cher de son travail. Directeur de la Rome du
monde catholique, il donne ses soins, chaque
année, à vingt-quatre livraisons dont l'en-
semble représente un fort contingent, non
pas toujours de soucis, mais de préoccupa-
lion. Laborieux serviteur de l'Eglise et du
clergé français, Mgr Guérin nous parait au-
dessus de la louange ; ce que nous lui souhai-
tons de plus précieux, ce sont des imitateurs.
Lève-toi donc, clergé de France, et ne te laisse
pas écraser ; et, ce qui est pire, ne le laisse pas
duper et corrompre, sans protester contre les
agents de corruption et de mensonge.
Louis-Gaston de Ségur naquit à Paris en
1S20 d'une famille dont tous les membres ont
la réputation de gens d'esprit. L'enfant était
né artiste, il devint prêtre. Au sortir du sémi-
naire, il s'associait avec des prêtres jeunes
comme lui, dans l'espoir de êc confirmer dans
la pratique des vertus sacerdotales, en agran-
dissant tous les horizons de la pensée catho-
lique romaine. Parmi eux, il faut citer Gay,
évêque d'Anthédon, écrivain mystique si
distingué, Gihert etChesnel, plus tard vicaires
généraux, Le Hebours, mort curé de la Made-
leine, et plusieurs autres de moindre renom,
d'égal mérite. L'abbé de Ségur fut d'abord
aumônier d'ouvriers et de soldats : c'était sa
véritable vocation. La politique vint bientôt
le prendre pour en faire un auditeur de rote.
Très sympathique à Napoléon III, qui méri-
tait alors les sympathies des gens de bien,
il fut initié au projet du sacre et eut à en
traiter avec Home. Frappé de cécité en
1856, il rentrait à Paris pour n'en plus sortir.
C'est à Paris qu'il passa les vingt-cinq der-
nières années de sa vie, tout entier au salut
des âmes et à la gloire de Dieu. C'est là qu'il
fonda l'Œuvre de Saint-François de Sales,
consacrée à la bonne presse, à l'évangélisation
des paroisses pauvres, érigée depuis canoni-
queaient dans la plupart des diocèses de
France. C'est de là qu'il évangélisait la France,
soit par ses petits livres qu'il dictait entre deux
confessions, soit par ses prédications dans les
collèges et dans ies séminaires. C'est là enfin
qu'il mourut, enl881, Yalleluia sur les lèvres,
sa porte grande ouverte, accueillant jusqu'à la
fin toutes les visites, bénissant jusqu'à sa com-
plète démolition, recevant après sa mort les
louanges de Paris chrétien, qui pleurait
lui un bienfaiteur et un prie.
ston de Ségur n'était pas seulement un
saint prêtre ; c'était, par la plume, un apôtre.
Dèfl le début, il s'était l'ait, dans h s Hijii,
aux objections populaires conl re la religion,
un genre à part, également décisif, par la soli-
dité du fond et parla piquante originalité de
la forme. Ses objections populaires contre la
religion août elles-mêmes l'effet d'nn long travail
de concentration diabolique ; il y a tout le poi-
son et tout le sel qu'on y peut mettre, plus un
certain semblant de raison qui parait donner
tort à l'Eglise. Ségor cite cette objection, et,
sansdiscours, sans phrase, la coule a bas. L'ob-
jection élait courte; la réponse est courte
aussi et à l'emporte-pièce. Trait d'esprit, trait
de gaieté, raison invincible, plaisanterie irré-
futable, et, comme on dit vulgairement : i
est. Les Réponses ont eu 150 éditions ; files
ont été traduites dans les langues étra: [
après l'Evangile, c'est le livre le plus répandu
dans le monde et son apostolat n'a pas pris
fin.
Après les /{épouses, Ségur composa des
opuscules du même genre, environ deux ou
trois cents. Communément, ce ne sont pas des
volumes, mais plutôt une petite plaquette, ar-
mée en guerre, comme les Réponses, et qui fait
toujours dans la foret des préjugés ou des pas-
sions les mêmes ravages. Très anti-gallican,
très Romain, Ségur combat, dans le clergé, les
préjugés français et découvre les séductions
du libéralisme. Anti-janséniste, il prêche la
fréquente communion et publie, sur ce sujet,
un opuscule à trois cent mille exemplaires; le
cardinal Gousset trouvait qu'il allait un peu
loin. Très pieux, il pratiquait l'union de l'âme
à Jésus-Christ et prêchait l'union de Jésus-
Christ à l'Ame. Trompé, sur ce point, par cer-
taines traditions deson berceau clérical, il ex-
céda et fut mis à l'index, mais se soumit avec
rempressementd'un saint. Trèsdévouéà PielX,
qui l'aimait comme un fils, il était mal vu de
l'archevêque Darbov, qui, pour des propos,
réels ou supposés, de la chambre pontificale,
le frappa d'interdit et s'oublia même jusqu'à
le frapper au visage. En quoi l'archevêque
s'abusait également sur la courtoisie et sur son
droit. Dans l'Eglise, la gifle ou le coup de
poing ne sont pas reçus et ne prouvent que
contre l'homme assez faible pour recourir à
des arguments frappants. Quant à l'interdit
pour une conversation avec Pie IX, il est clair
que les entretiens du Pape ne relèvent pas de
l'archevêque de Paris; et s'il s'y dit quelque
chose qui peut lui déplaire, il est irrépréhen-
sible par le fait que le Pape a voulu l'entendre.
Autrement, on pourrait croire que, ne pou-
vant pas atteindre le Pape en personne, l'ar-
chevêque voulut l'atteindre dans son inter-
locuteur : biais qui n'est ni permis ni décent.
Pie IX avait nommé Ségur prélat de sa
maison et lui avait accordé personnellement
l'usage des insignes pontificaux. En consé-
LIVRE QUATRE VINGT-QUINZIÈMI
019
quence, le gouvernement l'avait nommé cha-
noine de Saini Denis, de l'ordre dea évoquer
Sun éloge funèbre fut prononcé p*T Mgr Mer-
raillod, évéque de Lausanne et < henève.
Pour que rien ne manque a l'honneur de
convictions et de bob vertus, nous citonB
une lettre vraiment royale, du comte de
C ham bord : cette lettre s'adresse au marquis
de Ségur, Frère du défunt, auteur bien méri-
tant de la Vie du comte Rostopchine. «le la
Bonté dans la vie des saints, de la I 'ie de Mgr de
Ségur et de plusieurs volumes de poésies chré-
tiennes.
« Je n'oublierai jamais la vive et douce
impression que je ressentis à Bruges, lorsqu'en
revenant de Chambord, en 1871, j'y trouvai
la lettre d'un pieux prélat, dont je connaissais
les vertus, mais qui, s'adressant directement à
moi à propos des paroles que je venais de
faire entendre à mon pays, me révélait tout
ce qu'il y avait d'élévation et de patriotisme
dans ce noble cœur et dans cette grande âme.
C'est vous dire quelle a été mon émotion en
apprenant la mort de votre illustre frère.
« Je plaindrais ceux qui, après avoir vu à
l'œuvre pendant trente ans Mgr de Ségur, au
centre même de Paris, sans jamais faiblir un
jour aux labeurs de son fécond apostolat, ne
s'inclineraient pas avec respect devant la
tombe de celui qui a fait tant de bien, qui a
tant aimé la jeunesse des écoles, les ouvriers,
les pauvres, tous les déshérités de ce monde ;
qui fut le protecteur, le conseil, l'inspirateur,
le soutien de tant d'œuvres admirables ; de ce-
lui dont la résignation dans l'épreuve, le
charme dans les relations, l'austérité dans la
vie et la sérénité dans les plus ardentes con-
troverses, étaient la plus éloquente des prédi-
cations. Plus la dévolution redoublait d'au-
daces contre l'Eglise, plus il redoublait de vi-
gilance et de perspicacité pour surprendre les
moindres symptômes du péril social, et les dé-
noncer, avec un courage qui ne transigea ja-
mais, dans ses publications populaires, dont
Pie IX admirait la merveilleuse clarté. En face
des ennemis de la foi ou des adversaires des
saines doctrines, il n'a rien craint et a tout osé.
Partout où il a rencontré l'erreur ou la haine,
l'illusion ou la faiblesse.il a revendiqué avec
énergie les droits de la vérité méconnue et
de la conscience opprimée. Il savait trop ce
que les grandes institutions catholiques doivent
attendre des gouvernements athées; il savait
trop que les nations ont chacune leur mis-
sion spéciale, assignée dans les desseins pro-
videntiels, et que, pour notre bien-aimée
France en particulier, si l'Etal sans Dieu est
un contre-sens et une apostasie, l'Etat chré-
tien est une question de vie ou de mort. »
hommages né nous feront pas
oublier combien Mgr de Ségur était spirituel.
La finesse de l'esprit était, après la piété
d'un ange, sa marque caractéristique. -La
dernière fois qu'il nous écrivit, il nous
priait de préparer un registre pour inscrire, à
leur numéro d'ordre, les miracles opérés par
Mgr Darlioy à ion tombeau. Notre acquiesi
ment immédiat ne nous a pas mis en grande
dépense de papier.
Jean-Antoine At, né à Villefrancbe-en Lau-
raguais, diocèse de Toulon-'', vers 1828, fit
ses études au séminaire de son diocc-e et
entra, le jour de sa promotion au sacerdoce,
dans la petite Congrégation des pré res du
Sacré-Cœur, dite du Calvaire. Celle Congré-
gation, fondée par le cardinal d'Asti
vers 1840, avait alors ses jours de prospérité
et d'éclat; le Père Cauasette, par ses talents et
succès, contribuait à son développement.
On doit au Père Causselte divers ou\ rages de
bonne marque : Le lion sens de lu foi, le Man-
rèze du prêtre, Ananie, ou le retour à la foi,
Marthe, ou la bonne chrétienne, et deux vo-
lumes de mélanges oratoires. Ce même
homme, qui remplissait la France du bruit
de ses discours, ne gouvernait pas comme il
convenait la petite Compagnie; de là, un
procès qui dura dix ans et aboutit, grâce à
l'intervention personnelle de Pie IX, à une
séparation. Le Père At suivit, à Notre-Dame
d'Alet, ses confrères autorisés à constituer
une Compagnie indépendante, vouée, comme
l'autre, aux œuvres d'apostolat. Au cours de
ce procès et par l'effet naturel de ses prédica-
tions, le Père At avait pu étudier de près cer-
taines misères qui endolorirent son cœur, mais
aiguillonnèrent son esprit. Sous l'impression
d'une conviction forte et d'une douleur vive,
il voulut ne plus se borner à la parole, et se
mit à écrire. On doit à son zèle : 1° Le vrai
et le faux en matière d'autorité, 2 vol.; —
2° les Principes générateurs du libéralisme,
1 vol. ; — 3" Y Histoire de saint Antoine de
Padoue, 1 vol. ; — ■ 4° Saint Joseph et In ques-
tion ouvrière, 1 vol.; — 5° Lettres à C abbé
Bougaud contre son ouvrage sur le Christia-
nisme des temps présents ; — 0° Y Histoire de
sainte Angèle Mérici; — 1° Histoire des apolo-
gistes contemporains de la sainte Eglise. Ac-
tuellement, le Père At, d'une plume toujours
jeune, poursuit, dans ses discours et par les
articles de revue, la restauration en France
du droit canonique; pour nous délivrer du
laïcisme dans le sanctuaire et rendre à
l'Eglise le libre usage de son droit propre.
Intelligent et zélé apologiste, orateur et écri-
vain, le P. At est un de ces bons et fidèles
serviteurs que Dieu se plaît à couronner.
Parmi les bons et zélés serviteurs de l'Eglise,
une place est due à l'abbé Mérit, curé de
Saint-Pierre à Saumur. Né en 1831, en pleine
Vendée, il était enfant du petit peuple; son
père était charron comme saint Joseph;
sa mère, petite, marchande et grande fileuse
devant le Seigneur, tous deux les plus braves
gens du monde, chrétiens surtout jusqu'aux
moelles. Parmi ses titres de noblesse, il faut
rappeler la bravoure de ses ancêtres : tous
avaient combattu pour bien et pour le roy.
Dans son Histoire d'une paroisse vendéenne, le
comte de Quatrebarbes parle d'une commu-
nion faite sous un chêne, pendant que les
<;.H)
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
Vendéens, postés sur les hauteurs, la cara-
bine à la main, gardaient les petits commu-
niants. le père de l'abbé Mérit avait fait ainsi
sa première communion. Un enfant bercé
avec de pareils souvenirs et placé au foyer de
la piété chrétienne devait y puiser naturelle-
ment la vocation au sacerdoce Elève <ie Mont-
gazon et déjà grand liseur, puis étudiant en
théologie à Angers sous les Sulpiciens, Mérit
s'initia aux pratiques de la piété. Il y eut bien
quelque velléité de lui barbouiller l'esprit
d'ontologisme et gallicanisme. Fort heureu-
sement, le professeur ne comprenait rien à
l'ontologisme, l'élève encore moins, et quand
on eu vint au traité de l'Eglise, le professeur
refusa de se servir de la Théologie de Toulouse,
alors classique dans les séminaires sulpiciens,
et dicta de Papatu quelques propositions qui
remplaçaient fort avantageusement les idées
malsaines de Vieuze. Dès lors l'abbé Mérit fut
comme rivé aux chères doctrines romaines,
un ultramontain fougueux, car, d'après nos
adversaires ou plutôt nos ennemis, — nous
n'avons pas d'adversaires — on ne peut guère
n'être pas fougueux lorsqu'on est ultra mon tain.
Successivement vicaire à Martigni, professeur
de rhétorique à Montgazon et à Angers, curé de
Saint-Lambert, et depuis 1876, de Saint-Pierre
àSaumur, l'abbé Mérit fit, comme le doit tout
bon prêtre, marcher l'étude avec la piété et le
ministère. De cette heureuse alliance sont nés
divers ouvrages, savoir : une Elude sur le
beau dans les arts, une Histoire de V Eglise
pendant l'ère apostolique, un traité De la foi
et surtout une collection de petits opus-
cules pour présenter au peuple les vérités
élémentaires de la religion et répondre aux
objections des impies. OEuvre très méritoire
qui suffit à elle seule pour honorer la mé-
moire d'un curé et immortaliser son talent.
Gaston de Ségur et l'abbé Bernard, sans
parler de plusieurs autres, avaient déjà tenté
cette entreprise ; l'un et l'autre avec succès.
Le succès d'autrui ne doit décourager per-
sonne. Saint Augustin, qui a traité cette
question, exhorte tout le monde à écrire pour
le peuple. Ce grand génie en donne deux
raisons qui gardent toute leur force : la pre-
mière, c'est qu'il en résulte une plus grande
variété d'aperçus ; la seconde, c'est qu'un
livre, même composé avec un humble e-prit,
produit un meilleur frvuit près des humbles.
Mais, en matière de religion, tout le monde
est peuple. Un éditeur de Paris, tout en con-
trevenant aux raisons de saint Augustin, a
sagement pensé que des opuscules élémen-
taires, composés par des hommes de haute
science, produisent, près des savants, encore
de meilleurs fruits.
Jean Berthier, né en 1840 à Chantonnay
(Isère), après ses études à la Côte-Saint-André,
à Roudeau et au grand séminaire de Gre-
noble, entra, comme diacre, chez les mission-
naires de la Salette. Prêtre, il eut à remplir
les différentes fonctions de supérieur de di-
verses résidences, de directeur du scolasti-
cat, d'assistant général, de directeur d'une
œuvre de vocation- apostoliques. Dignitaire de
sa Congrégation, il ne ces-ail de donner des
missions et des retraites ; de plus il consa-
crait ses loisirs à la composition d'ouvrages
d'une doctrine exacte, tous consacrés au
règlement pratique de la vie. On doit, à son
zèle éclairé : i"un livre pour les enfants au-
dessous île 10 ans ; 2° un livre pour les jeunes
filles ; 3° un livre pour les jeunes gens;
4° un livre pour les mères ; 5° un livre pour
les pères de famille ; 68 un livre sur l'état
religieux ; 1" un livre sur le sacerdoce ;
8° un gros volume où il abrège heureusement
la théologie dogmatique; 9° un autre gros
volume sur la prédication; 10° un livre sur
la vocation ; 11° un livre sur la Sainte-Vierge;
12" un livre sur Xotre-Seigneur Jésus-Christ;
13° un ouvrage sur la Salette; 14° le livre
de tous qui a été traduit en plusieurs langues.
Par le fait, le Père Berthier a composé une
Encyclopédie populaire de la vie pratique ; il
donne, dans ses ouvrages, la pure substance
du Christianisme ; il s'applique à préciser
toujours les choses avec la dernière évidence
et sans déroger jamais à la scrupuleuse exac-
titude de son enseignement. C'est un digne
serviteur de l'Eglise, un prêtre comme nous
voudrions en avoir beaucoup à inscrire dans
les fastes de l'histoire.
L'économie politique, par ses doctrines char-
nelles et par ses principes faux d'où est sorti
le socialisme, a contribué, pour une grande
part, à la démoralisation des peuples. Il ne
faut pas croire toutefois que ce double vice
soit inhérent à l'économie des nations. L'éco-
nomie politique peut s'entendre d'une ma-
nière chrétienne ; elle peut multiplier, parle
travail, les produits; elle peut en assurer
mieux la distribution par la charité ; elle peut
en régler la consommation, par l'humilité et
la tempérance. Si donc il y a une économie
politique qui a pu contribuer à la ruine des
peuples et constituer la philosophie de la mi-
sère, il y en a une autre qui peut les relever
de leurs maux profonds et y porter suffisam-
ment remède pour contribuer au soulage-
ment des plus malheureux. Quelques esprits
surent le comprendre ; plusieurs s'essayèrent
à déduire de l'Evangile une doctrine écono-
mique qui fit aux peuples, dans l'ordre maté-
riel, l'application de ses bienfaits. Nous de-
vons leur rendre ici un juste hommage.
Le premier en date, c'est le vicomte Alban
de Villeneuve. Alban de Villeneuve-Barge-
mont était né en Provence, d'une ancienne et
chrétienne famille. Sous l'Empire, en 1811,
comme auditeur au Conseil d'Etat, il avait
été employé à l'administration des pays con-
quis, d'abord dans les Pays-Bas puis en
Espagne; dans les deux pays, il s'était trouvé
en face de toutes ces misères effroyables qu'en-
traîne la guerre. Sous la Bestauration, de
1814 à 1830, il fut successivement préfet de
Tarn-et-Garonne, de la Charente, de la Meur-
the, de la Loire-Inférieure et du Nord. Dans
LIVItK QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
621
sa position de premier magistrat d'un dépar-
tement, il avait à b' occuper îles établissements
de bienfaisance, et, parce qu'il était boa
chrétien, il ne se contenta pas de les gérer
avec prudence et justice, il voulut encore, pour
améliorer le sort des pauvre-, Bonder le
terrible problème du paupérisme. Les divers
pays que lui lit visiter sa fortune administra-
tive le mirent en face de tous les systèmes
de culture, d'industrie et d'assistance ; il put
s'éclairer personnellement beaucoup par expé-
rience. Le prosélytisme qu'inspirent la loi et
le désir du bien l'engagèrent de plus à com-
muniquer ses vues au gouvernement et à
provoquer, près des autres préfets, des en-
quêtes. Quand la révolution de 1830 fit ren-
trer Alban de Villeneuve dans la vie privée,
la cause des pauvres, qu'il avait généreuse-
ment servie, devint l'unique préoccupation de
sa pensée. En 1834, il put livrer au public,
en trois volumes, un ouvrage intitulé: Eco-
nomie politique chrétienne, ou recberche sur la
nature et les causes du paupérisme en France
et en Europe, ainsi que le moyen de les sou-
lager et de les prévenir. Le livre a, pour épi-
graphe, cette belle parole de Burke : « 11 faut
recommander la patience, la frugalité, le tra-
vail, la sobriété, la religion. Le reste n'est
que fraude et mensonge. » L'idée génératrice
de l'auteur, c'est une opposition entre l'An-
gleterre et la France :
« Le système anglais, dit-il, repose sur la
concentration des capitaux, du commerce, des
terres, de l'industrie, sur la production indé-
finie; sur la concurrence universelle; sur le
remplacement da travail humain par les ma-
chines ; sur la réduction des salaires; sur
l'excitation perpétuelle des besoins physiques ;
sur la dégiadalion morale de l'homme. —
Fondons, au contraire, le système français
sur une juste et sage distribution des produits
de l'industrie, sur l'équitable rémunération
du travail, sur le développement de l'agri-
culture, sur une industrie appliquée aux pro-
duits du s»»!, sur la régénération religieuse de
l'homme et enfin sur le grand principe de la
charité. — Dans ce système, loin de faire ré-
trograder l'industrie, nous ne verrons, dans
les machines et les grands capitaux, que des
nt-; de bien-être et de civilisation : la na-
tion tout entière sera enrichie et non quel-
ques individus. La misère, redevenue un
accident individuel, inséparable de la condi-
tion humaine, sera soulagée aussitôt qu'aper-
çue. Le paupérisme n'alarmera plus les gou-
vernements. Qu'on y songe bien, ce n'est plus
de l'ordre politique qu'il s'agit aujourd'hui,
mais de l'existence peut-être de la société
tout entière. Le* signes précurseurs d'une ré-
volution sociale éclatent de toutes parts. On
voit se former des religions nouvelles ; les
voix formi laides des prophètes nouveaux se
font entendre du fond de la solitude, et même
de la tombe. L'Orient est plein de mystères
politiques prompts â se dévoiler; l'Europe
semble frappée de terreur et de vertige; les
intelligences et les passions humaines s'agi-
tent, se croisent , se choquent en ton- sens,
comme pour chercher une issue qu'elles ne
trouvent pas. Les classes riche- escomptent
rapidement la vie, et, Bans souci de l'avenir,
n'aspirent chaque jour qu'à de nouvelles
jouissances matérielles. Les masses prolé-
taires, privées d'aliment moral et de bien-être
physique, demandent à entrer, à leur tour,
de gré ou de force, dans le partage des biens
de ce monde. Tel est l'état de la société dans
plusieurs parties du globe. Que sortira-t-il de
ce chaos? Quel est l'avenir de la civilisation
européenne? Chacun le demande et personne
ne peut le dire (1). »
L'ouvrage d'Alban de Villeneuve n'est pas,
ù proprement parler, un cours d'économie
politique, ou, si c'en est un, il n'est fait qu'au
point de vue du paupérisme. Dans le premier
livre, l'auteur énumère les causes physiques,
morales et sociales de l'indigence; dans le
second, il esquisse la situation et indique le
nombre des pauvres en France et dans les
divers Etats de l'Europe ; au troisième livre,
il s'enquiert de la charité privée et publique ;
au quatrième, de la législation relative aux
indigents ; au cinquième, il traite de l'amélio-
ration des institutions de charité et de bien-
faisance ; au sixième, de la revision des lois
sur les indigents ; au septième, de l'agricul-
ture considérée comme moyen de soulager
l'indigence et de la prévenir. Tout s'explique,
pour l'auteur, par l'enchaînement et la force
des principes qui soumettent l'ordre social et
matériel aux lois éternelles de l'ordre moral
et religieux. Le travail et la charité lui appa-
raissent comme les deux grandes bases des
sociétés humaines, comme les seuls éléments
du bonheur général, éléments unis parla Pro-
vidence, éléments qu'on ne peut séparer sans
détruire l'harmonie du monde. C'est en vain
que la science économique démontre claire-
ment la puissance du travail et de l'industrie.
En négligeant les vertus morales pour ne s'oc-
cuper que des valeurs matérielles, l'économie
politique a bien révélé, à quelques hommes,
l'art de s'enrichir, mais il ne lui est pas donné
de résoudre le problème d'une équitable dis-
tribution des richesses. De là, le terrible fléau
du paupérisme. Si l'on veut faire disparaître
cette maladie antisociale, il faut revenir aux
lois de la Providence. La nature a répandu
sur la terre la source des richesses. C'est au
travail à les en faire sortir, à la charité à les
répartir équitablement entre les membres de
la société humaine. L'égoïsme, centralisant
l'industrie à son profit exclusif, amène forcé-
ment à sa suite l'ignorance, l'immoralité, les
maladies, l'imprévoyance, la misère et enfin
la révolte des ouvriers. La charité, au con-
traire, donne pour compagne à l'industrie,
la santé, la lumière, les vertus, la sobriété,
omie politique chrétienne, t. I, p. 24.
HISTOIRE i M\i RSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 E
l'aisance el I i soumission aux lois civiles et
morales. Telles sont, dan- I ni- ensemble, les
vue- d'Alban de Villeneuve.
D'autres avant lui, d'autres après lui se
préoccupèrent également «lu paupérisme. De
Uérando, Fïx, Frégier, Moreau-Chrietophe,
Blanqui éludèrent la condition des cla-
pauvres, mai? sans réussir beaucoup à les
soulager. Après Villeneuve, l'homme qui ap-
pela, le plus efficacement par les doctrines,
l'attention des classes élevées sur les classes
malheureuses ou dangereuses, fut Charles de
Coux. C'était un disciple de Lamennais ; après
la chute du maître, il fut professeur d'éco-
nomie politique à Louvain et rédacteur en
chef de {'Univers. Dans son enseignemcnt.il
aspirait à créer, lui aussi, une économie po-
litique chrétienne; il en a esquisse le* linéa-
ments dans V Université catholique \ il lai-
cette tâche à un de ses disciples qui devait,
lui, IVrahrasser dans son ensemble, et, par
la puissance de l'esprit catholique, la cons-
tituer sur ses véritables bases.
Henri-Xavier-Gharles lJérin, né à Mons le
25 août 1*15, d'une famille d'administrateurs
et de magistrats, étudia le droit et l'économie
politique à l'Université de Louvain, exerça
quelques années au harreau de Bruxelles,
puis fut nommé, en 1844, par l'épiscopat
helge, à l'Université de Louvain. Chargé
d'abord du cours de droit public, il fut,
l'année suivante, sans quitter celle chaire,
appelé à la chaire d'économie poli'.ique : il
enseigna pendant une quarantaine d'années.
Au cours de cet enseignement supérieur, le
professeur donna., au public, de nombreux
ouvrages : 1J Les Economiste*, les socialistes et
le christianisme, in -8°, 184!) ; — 2° Du progrès
matériel et du renoncement chrétien, in-8°,
1850; — li° De la richesse dans les sociétés
chrétiennes, 2 vol. in-8°, 1861 ; — 4° L*s lois
de la société chrétienne, 2 vol. in-8°, 1875 ; —
5° Les doctrines économiques depuis un siècle,
in-12: — 6° Mélanges de politique et d écono-
mie, in-12, 1883 : — ~° Lf patron, sa /onction,
ses devoirs, ses responsabilités-, in-12, 1886; —
8° L'Ordre international, un vol. in-«°, 1888 ;
— 9° diverses brochures sur l'usure et la loi
de 1807, sur le socialisme chrétien, la cor-
poration chrétienne, etc.
Les Economistes el le Progrès matériel ne
sont que des ébauches de l'ouvrage suivant :
De la richesse dans les sociétés chrétiennes. C'est
un livre analogue à VEconomie charitable du
vicomte de Villeneuve, mais d'après un pro-
cédé différent ; le premier est plutôt d'un
praticien, le second est d'un savant qui pro-
cède avec rigueur et qui déduit, de 1 Evangile,
toutes les bonnes règles de l'économie poli-
tique. < La question traitée dans cet écrit,
dit-il, se résume en la conciliation de deux
choses que nos contemporains regardent
comme inconciliables : le progrès matériel et
le renoncement chrélien. Je prétends établir
que, pour l'ordre matériel comme pour l'ordre
moral, rien de grand et de vraiment utile ne
se peut, faite, et ii" s'esl jamais l'ait, que par
le renoncement, si je navals consulté que
me- forces, je n'aurais pas entrepris cet ou-
vrage. Deux raisons m'y ont déterminé:
d'abord l'importance de la question dans
l'état présent des doctrines et des mœurs;
puis l'irrésistible évidence avec laquelle li
solution chrétienne de ce grave problême de
notre temps s'offrait à mou esprit. Il m'a
semblé que d'eux-mêmes Les faite patient si
haut, qu'il sutlit de la sincérité d'une exposi-
tion simple et claire, pour les mettre en
pleine lumière. C'est par cette conviction de
l'invincible puissance que la vérité porte en
soi el par le sentiment d'un devoir à accom-
plir, que je me suis décidé à écrire. » Sur quoi
l'auteur traite de la richesse en général et
du progrés matériel, de la production et de
l'échange de- richesses matérielles, des bornes
dons lesquelles Dieu a renfermé la puissance
économique, de la répartition des produits,
de L'aisance et de la misère qui en résultent,
enliu de la charité. Sous ces divers titres,
l'auteur expose, en chrétien convaincu, les
diverses quer-tions de l'économie politique.
« En traçant, conclut-il, cette rapide esquisse
des harmonies de la société chrétienne, nous
avons commencé par la charité et c'est par la
charité que nous terminons. Elle est vérita-
blement le premier et le dernier mol de tout
l'ordre 60cial sorti du christianisme. C'est
par les renoncements de la charité, unis aux
renoncement- du travail, que l'ordre matériel
se constitue, s'alï'ermit et se développe. C'est
grâce à ces renoncements, que le nécessaire
est assure aux masses, et que la société est
mise en possession d'une richesse saine, vrai-
ment ulile et féconde, paice qu'elle est tou-
jours contenue et modérée. Sans exposer les
peuples à aucun des périls qui accompagnent
les prospérités exagérées et coupables, cette
richesse, engendrée par le renoncement, leur
donne la puissance matérielle nécessaire pour
réaliser les grandeurs auxquelles Dieu les
convie. La richesse, ainsi conçue, aide à lous
les progrès de l'ordre moral, parce qu'elle
n'est autre ch>se que le fruit des efforts et
des succès de l'homme dans sa vie morale.
En se renonçant à tous les instants, par le
travail dans la vie individuelle, par la cha-
rité dans leur existence sociale, les hommes
accompli-sent leurs destinées terrestres sui-
vant la loi qui régit toutes les créatures
douées de liberté, suivant la loi du sacrilice.
Ce respect de la loi naturelle de l'humanité
fait régner ^n toutes choses la force, la me-
sure et l'harmonie : il assure à la lois la per-
fection de l'ordre moral et la perfection de
l'ordre matérie', dont la vie humaine révèle
partout la féconde et indestructible unité. »
Un peu plus loin, l'auteur ajoute c^s très
importantes paroles : « .Nous sommes mena-
cés d'une ruine Ce ne sera qu'en extirpant te
mal à sa racine, en reconstituant l'ordre mo-
ral sur les éternels principes de toute vertu
et de toute justice, que nous sauverons l'ordre
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
G23
matériel des mortelles atteintes du socialisme.
L'Eglise seule est à la hauteur de cette tâche,
parce que se aie elle possède, dans sa pleine
puissance, l'esprit qui anime, soutient et re-
lève les sociétés, l'esprit de renoncement. Ce
n'est, pas d'aujourd'hui que l'Eglise est enga-
gée dans de semblables combats. Les grandes
Indes qui agitent la BOCiété, depuis la lin du
dernier siècle, ne sonl que la continuation et
le développement de cette guerre sociale ou
déclarée, qu'à toutes les époques les passions
du paganisme soulevèrent contre; les dogmes
et la morale du christianisme... La théorie du
progrès, suivant laquelle l'homme doit s'éle-
ver, par ses seules forces et par le libre déve-
loppement de tous ses instincts, à toutes les
grandeurs et à toules les félicités, résume les
efforts de ce siècle impie, pour fonder la doc-
trine de l'orgueil et de la jouissance, en con-
tradiction avec la doctrine du renoncement.
])e là au dogme de la réhabilitation de la
chair et à la glorification de toutes les pas-
sions, il n'y a qu'un pas. Ce pas, le socia-
lisme l'a franchi, en réclamant la réorganisa-
tion radicale de la société sur le principe de
la souveraineté absolue de l'homme et de son
droit, à la jouissance (1) ».
Tel est ce livre ; c'est, dans l'ensemble, la
théorie sociale de l'économie chrétienne des
sociétés civiles ; c'est l'Evangile appliqué au
bien des peuples ; c'est le progrès matériel
par J'ordre moral ; c'est une charte d'honneur
pour le monde du travail organique. C'est un
ouvrage de très haute valeur.
Les lois de la société chrétienne ont pour ob-
jet le rapport de l'ordre économique avec
l'ordre social, par la constitution de l'ordre
politique. Dans le premier ouvrage, l'auteur
s'occupait surtout de l'économie matérielle;
ici, il s'occupe de codifier les lois de l'ordre
social. Ce sont les lois qu'il cherche, et non
pas, comme Montesquieu, des vocalises sur
l'esprit des lois. « Ce n'est pas assez, dit-il,
en matière de questions sociales, d'avoir re-
connu et caractérisé les grandes lois de
l'ordre moral. Il faut encore rechercher, dans
la vie publique et dans la vie privée, les ins-
titutions qui répondent le mieux à ces lois. Il
faut voir comment, sous l'empire absolu des
principes, l'homme dispose, suivant la diver-
sité des mœurs et le degré d'avancement
des sociétés, de toutes les choses que Dieu
laisse à sa liberté. Ce n'est pas particulière-
ment ce qu'on nomme la politique. J'en ai
abordé les principaux problèmes, en évitant
soigneusement de confondre le relatif avec
l'absolu. Je me suis attaché à distinguer,
dans la vie sociale, ce qui se retrouve et doit
se retrouver partout, de ce qui varie avec les
ps et les lieux. J'ai toujours placé les faits
à côté des principes. Je rie sais rien de plus
Mjctif que ce rapprochement» (Avanl-
propo-j.
Dan ce lh !•', railleur ti aile de l'origine el
de la fin de la Bociété, de condil ion
tielles de la vie sociale, des formes divei
de celte vie collective, des institutions poli-
tiques el de la Bociété que les nations forment
entre elles. L'auteur traite toutes ces ques-
tion* d'après les plus pures doctrines du
christianisme; il ne ae tient pas dans l'abs-
traction pure, mais éclair»; la philosophie par
l'histoire; il prépare, en somme, la législa-
tion que devrait ('dicter un second Cbarle-
magne. Le but qu'il vise, c'est le règne social
de Jésus-Christ. « Il faut, dit-il, que le règne
social de l'Homme-Dieu soit restauré, sinon
le monde périra. Jésus-Christ n'est pas seule-
ment le mailre, le chef et le roi de chacun
de nous; il est aussi le maître, le chef et le
roi de toute nation ; et non seulement de
toute nation, mais de toules les nations et
de cette grande société qui couvre la terre et
dont les peuples sont les membres. — Tous
les âges ont eu le pressentiment d'une grande
unité qui embrasserait toute la race humaine.
Le monde païen la demandait à la force ; le
monde chrétien la demande aux principes qui
établissent la communauté entre les esprits.
Notre siècle, plus qu'un autre, en a l'idée et
le désir ; et jamais pourtant les hommes n'ont
plus travaille, par leur orgueil et leur incré-
dulité, à la rendre impossible. Ils ne pourront
y être conduits que par la justice et la charité
du Christ, dont l'Eglise catholique leur garde
et leur ouvre les trésors » (2).
Les Doctrines économiques depuis un siècle
ont été résumées par nous dans le chapitre
consacré à l'economisme et au socialisme,
deux doctrines procédant du même principe,
l'un enfantant l'autre, comme le vipereau, di-
sait Donoso Cortès, est fils de la vipère. Dans
les Mélanges d'économie politique, l'auteur a
réuni divers opuscuLes sur les libertés popu-
laires, le moderni-me dans l'Eglise, la ques-
tion sociale, la réaction, l'idée moderne dans
le droit des gens, la réforme sociale de Le
Play, des discours prononcés à Malines, à
Chartres et à Lille. Ces opuscules ont tous
leur valeur propre ; c'est de la moelle de
lion.
La fondation d'une école industrielle an-
nexée à l'Université catholique de Lille donna
naissance à l'écrit sur le Patron. L'auteUr
avait été ap -elé au conseil de perfectionne-
ment de cette école ; l'arbitraire l'empêcha
d'y prendre place ; du moins il voulut donner
marque de bonne volonté. Dans quelques
pages, il résume les devoirs en général et les
obligations spéciales qui résultent de la situa-
tion sp ciale du monde économique. Ce n'est
point un traité, c'est un simple exposé, qui
peut faire naître, dans le cœur des hommes
appelés au commandement des ouvriers, le
désir de restaurer, dans l'atplier moderne, les
lois du travail chrétien. En appendice, on
(ij De la richesse dans les sociétés chrétienne», t. II, p. 557. — (2) Lss lois de la foeïJté ckrélicimet
t. il, p. &31,
624
1IIST0IIIK UNIVERSELLE DC L'ÉGLISE CATHOLInl E
trouve un rapport sur les divers essais «le
patronat. Ce livre esl à placer à côté du livre
de Léon Harmel, Manuel de la corporation
chrétienne. L'idée qui domine, c'est ht solida-
rité entre les diverses fonctions de la vie in-
dustrielle, et, pour les chefs, la charge d'âme.
Pour compléter son œuvre, l'illustre pro-
fesseur devait, après avoir traité de l'ordre
économique el de l'ordre politique, ahorder
l'ordre internai ional : c'est L'objet de son der-
nier ouvrage. En parlant de la société géné-
rale que doivent former les nations entre elles,
il ramène son ouvrage à deux pensées : le fait
de la société internationale et la loi qui doit la
régir. Nous n'avons pas ici un cours fie droit
public; mais un exposé des principes qui
doivent en régler la science, en dicter les lois,
en déterminer et sanctionner toutes les déci-
sions. Un ouvrage de cette nature résiste à
l'analyse ; nous ne pouvons qu'en exposer
sommairement les idées mères. Sur la société
internationale, l'auteur esquisse donc d'abord
brièvement fou histoire; il en indique les
raisons d'être, les conditions constitutives et
les traits généraux ; il expose ensuite com-
ment la doctrine catholique y établit l'ordre
et le progrès par la situation qu'elle fait au
pouvoir et aux institutions publiques; puis
comment la Révolution, se référant au déisme,
au positivisme, à la morale utilitaire, détruit
les gages de prospérité assurés aux peuples
par le christianisme.
Sur la loi internationale, le vénérable au-
teur réfute, en autant de paragraphes, les
écoles qui cherchent cette loi en dehors des
principes chrétiens; il comhat nommément
l'école du droit de la nature représentée par
Grolius, PuHendorff et Burlamaqui ; l'école
humanitaire et du droit nouveau, dont les
Italiens et les Allemands ont fait voir de si
belles applications ; l'évolution idéaliste de He-
gel ; l'évolution positiviste de Comte, le trans-
formisme de Litlré et de Darwin, l'atavisme
de Spencer et l'évolutionnisme de Summer-
Maine. La conséquence de ces réfutations,
c'est qu'on ne peut que dans les dogmes
chrétiens, sous l'autorité de l'Eglise, trouver
les éléments d'une vraie loi, ses sources au-
thentiques, sa stricte justice, son efficace sanc-
tion.
« Dans les théories du droit nouveau, dit
l'auteur, tout est faussé; le caractère de la
société internationale, la notion de sa desti-
née suivant l'ordre providentiel, la nature
même des lois qui déterminent son mode
d'existence et qui président aux rapports des
nations. Sous prétexte de grandir l'humanité
en lui attribuant le droit de faire, d'elle-même
souverainement, loi sur toutes choses, on a
mis partout la confusion, l'instabilité, l'im-
puissance, la loi qui doit établir Tordre dans
la société humaine, n'ayant plus ni certitude,
ni autorité. Par le désir aveugle de soustraire
l'homme à toute souveraineté qui n'aurait
point sa source dans la raison, on Ta fait es-
clave, tantôt d'une idée absolue, d'une force
immanente à l'espèce, animant, poussant,
gouvernant tout ; d'autres fois d'un instinct
qui obéit à L'influence des circonstances et des
milieux : si bien que, sous l'action d'un fata-
lisme libérateur parce que Ton met son prin-
cipe dans la seule nature humaine, Tordre de
la liberté a fait place à Tordre absolu de
l'évolutionnisme hégélien, ou du déterminisme
positiviste, et que, dans ce renversement de
toutes les données fondamentales de la vie
humaine, le droit a péri en même temps que
la liberté. — Quel sort attend les peuples en
cette effroyable ruine de tout le monde moral ?
Comment échapperont-ils à la domination de
la force, qui s'impose irrésistiblement dès que
le droit a perdu son empire, et qui ne peut
pas rencontrer grande résistance lorsqu'elle
est si pleinement justifiée par la logique du
fatalisme panthéislique? » (Pag. 495.)
Un trait à noter en faveur de ce livre, c'est
que, outre son orthodoxie parfaite et son ap-
plication à tout faire tomber sous la loi de
Jésus-Christ, l'auteur ne s'applique pas seule-
ment à flétrir les plus grands excès des so-
phistes contemporains ; mais, tout le long de
son ouvrage, il sépare les principes chrétiens
des idées libérales, qui, sous couleur d'édul-
corer le christianisme, ne font, en définitive,
que le trabir. C'est de l'Eglise et de C Eglise
seule que M. Périn attend le salut des nations ;
et, pour l'obtenir, il ne se croit pas en droit de
rien diminuer. « Les principes chrétiens, a
dit Léon XIII, possèdent une merveilleuse ef-
ficacité pour guérir les maux du temps pré-
sent, ces maux dont on ne peut se dissimuler
ni le nombre, ni la gravité, et qui sont nés,
en grande partie, de ces libertés tant vantées,
et où Ton avait cru voir renfermés les germes
de salut et de gloire. Si Ton cherche le re-
mède, qu'on le cherche dans le rappel des
saines doctriues, desquelles seules on peut
attendre avec confiance la conservation de
Tordre et, par là même, la garantie de la
vraie liberté. »
Nous félicitons chaudement M. Périn de sa
sollicitude constante et de son dévouement
absolu pour les doctrines de la plus stricte
orthodoxie. On nous dit qu'il a été, pour ce
crime glorieux, éconduit de l'Université de
Louvain. Cn ce cas, il ne serait pas seulement
le confesseur de la foi, il en serait le martyr.
Mais qu'il se console de l'aveuglement et de
Tingratimde des hommes. Un jour vient où il
ne nous restera plus que Jésus-Christ , ce
jour-là il nous sera doux de n'avoir servi,
avant tout et après tout, en ce monde, que la
cause de Dieu. Cn attendant, c'est une conso-
lation de souffrir pour une belle cause, après
l'avoir si longtemps et si noblement défendue;
c'est plus qu'une consolation, c'est une gran-
deur.
De nos jours, on parle beaucoup de laïcisme,
comme si le titre de laïque était synonyme
d'apostat. L'Eglise appelle tous les laïques
à être les fidèles serviteurs de Dieu, et, si tous
ne répondent pas à celte vocation, dans tous
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
les temps, il s'en esl rencontré plusieurs, pour
ajouter a leur propre sanctification, le savoir
dans la défense de la foi et le zèle dans la
pratique <le la charité. Le nom d'Armand
de Melun esl le nom d'un homme dont
la vie fut consacrée au service de Bes frères
et qui mit, jusqu'au dernier jour, à leur dis-
position, son temps, ses forces et sa fortune,
j'ai nommé le vicomte de Melun.
Armand de Melun ôtail né à Brumetz l Aisne),
le 2'i septembre 1S07. Sa famille, d'aneienne
noblesse, avait donne, à L'Eglise, des prêtres,
à la France des fidèles serviteurs, à l'armée,
de braves soldats. Armand, élevé dans le
culte de ces traditions, reçut, de ses parents,
une éducation forte et pieuse. De bonne heure,
il fut placé au collège Sainte-Barbe, où il con-
nut Montalembert ; il y entra avec un Frère
jumeau : l'intimité des deux frères fut la
meilleure garde de leur vertu. Au sortir du
collège, Armand de Melun fit son droit pen-
dant que son frère se préparait à l'Ecole poly-
technique. « Nous avions, dit-il, pour mentor
une vieille bonne qui avait soigné l'enfance
de ma mère et celle de toute la famille.
Echappés du collège sans avoir été présentés
à personne, nous n'avions, pour nous proté-
ger contre la mauvaise influence de Paris, que
nos cours de droit, de littérature, de physique
et de mathématiques, faible rempart contre
les entraînements de la jeunesse et les nom-
breux pièges semés sous nos pas. Mais nous
étions possédés d'un grand amour du travail,
qui détourne des folles idées et des distrac-
tions malsaines. En dépit de l'éducation anti-
religieuse du collège, nous allions à la messe
ensemble, nous ne nous quittions jamais en
dehors de nos cours de natures différentes, et
nous n'avions d'intimité qu'avec très peu de
jeunes gens de notre âge ; notre profonde affec-
tion de jumeaux nous suffisait. Sans trop en
avoir la conscience, nous nous servions mu-
tuellement d'ange gardien. Il y avait, dans ce
lien plus que fraternel, quelque chose de pur
et en quelque sorte sacré. L'un de nous deux
n'aurait jamais osé proposer à l'autre une
mauvaise action, et l'irrégularité de la vie
n'aurait pas été possible sous le toit qui nous
abritait tous les deux comme le sanctuaire de
la famille. »
Son droit terminé, Armand de Melun se
disposait à entrer dans la magistrature, lors-
qu'il en fut détourné par la Révolution de
1830. Dieu lui donna une plus noble fonction.
Un jour, il fut présenté à Sophie Swetchine,
qui s'éprit d'une tendre affection pour ce
jeune homme dévoré de la sainte ambition du
bien. Sophie Swetchine mit Armand en rela-
tion-avec la sœur Rosalie; cette rencontre
sida pour toujours de sa vocation. Lui-
même va nous raconter son point de départ:
« Un jour, dit-il, que nous nous étions
longtemps entretenus des créations merveil-
leuses qui sont nées de la foi et de la charité,
elle vint a me parler de la sœur Rosalie, qui,
dans le quartier Sainl-Médard, le plus pauvre
t. xv.
et le plus abandonné de Paris, était devenue la
providence de tous Les malheureux et y exer-
çait, avec une puissance incomparable el un
incroyable Buccèi, l'empire de la charité.
Chose singulière I je puis dire que jusque-là
je n'avais jamais visité un pauvre, je ne con
naissais que C6UX qui m'avaient tendu la main
dans la rue; les autres, à la campagne, étaient
secourus par ma famille et venaient chercher le
pain et les médicaments à la maison. Quand
ils étaient malades, ma mère et mes -ours
allaient les voir; je n'avais pas à m'occuper
d'eux. Quant à ceux de Paris, je m'en étais
remis, jusque-là, à L'Assistance publique et aux
Bureaux de bienfaisance, du soin de les con-
naître et de les soulager ; je donnais quelques
pièces à la quête de ma paroisse, quelques
sols, pas beaucoup, aux mendiants que j'avais
en grande suspicion, et ma plus grande au-
mône avait été, s'il m'en souvient bien, les
vingt francs que m'avait coûté un billet [tour
le bal de l'Opéra, que le roi Charles X avait
fait donner pour rendre un peu moins dur,
aux malheureux, le terrible hiver 1829.. Dans
la disposition d'esprit où j'étais, cette vie de
la sœur Rosalie au milieu de ces pauvres me
frappa comme la révélation d'un monde
inconnu qui m'attirait et je demandais à
Mme Swetchine le moyen d'arriver jusqu'à elle.
Rien n'est plus simple et il n'est pas besoin de
lettre d'audience pour être reçu par une
sœur de charité. Cependant, comme celle-ci
était, plus qu'une autre, assaillie de visites et
accablée de toutes espèces d'importuns et de
solliciteurs, il fut convenu que le jour suivant
Mme Swetchine me donnerait une lettre d'in-
troduction aupi es de la supérieure de la rue de
l'Epée-de-Bois, lui annonçant ma bonne vo-
lonté et mon grand désir de devenir un de ses
auxiliaires et de ses serviteurs. Le lendemain,
muni de ma lettre, je m'acheminai vers le triste
quartier de Saint-Médard. non sans un certain
battement de cœur, excité par la curiosité et
aussi par la nouveauté du monde que j'allais
voir et la tristesse des spectacles qui m'atten-
daient. Il me semblait que j'allais entrer
comme dans une grande salle d'hôpital, assis-
ter à toutes espèces d'opérations et rester stu-
péfait et tremblant devant l'exposition de si
grands maux et de telles misères. A dater du
Panthéon, la route qui y conduit n'était pas
brillant et j'eus quelque peine à découvrir,
dans ue au glb de la rue Mouffetard, la toute
petite uue de l'Epée-de-Bois. Je dus, en y en-
trant, trraverser le marché des Patriarches, où
je ne vis pour marchands que des chiffon-
niers, et pour marchandises que des guenilles;
j'arrivais en société de deux ou trois pauvres,
à la maison de secours que, depuis plus de
vingt ans, desservait et habitait, comme su-
périeure, la sœur Rosalie. Tout était nouveau
pour moi, le quartier, le bureau de bienfai-
faisance et aussi la vie et les fonctions des
sœurs de charité. On n'apprenait pas tout
cela au collège; je ne m'en occupais guère en
faisant mon droit, et, depuis que je connais.
40
G20
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
sais M"1 Swetchlne, je m' iriout attaché
a l,i grandeur théorique de la religion, j'avais
plus parlé qu*agi. Au nom de MmeSwetchine,
la Bœur Rosalie me reçut aussi bien que si
j'avais été un pauvre : mais elle était habituée
à voir toutes ces vocations d'apôtres et de
diacres.que la curiosité inspirait plutôt quela foi
et qui si; retiraient à la vue peu attrayante de
la misère. Elle eut la mauvaise pensée, comme
elle me l'avoua en riant plue tard, que je pour-
rais bien être de ces amateurs. Elle résolut
donc de me soumettre, dît le premier jour,
à une sérieuse épreuve, et me mettant quelques
bon? de bouillon, de viande et de cotrets dans
la main, elle me donna une sœur pour me con-
duire, m'indiqua trois ou quatre menaces des
environs, me chargea de les voir, de les ser-
vir et surtout de les consoler. Je devais, au
retour, lui rendre compte de mes observations
et de mes courses. »
La première visite fut heureuse. Armand
assista un pauvre ouvrier que la maladie
paraissait vouer à une mort certaine el que
le visiteur eut le bonheur de sauver. Du reste,
son apprentissage ne l'ut pas long; il appor-
tait, au service du pauvre, une si parfaite in-
telligence et un cœur si dévoué qu'il ne tarda
pas à passer maitre. Dès le début de sa car-
rière charitable, nous le voyons entrer dans
la société des Amis de l'Enfance. L'œuvre
avait pour but de jeunes orphelins en les pla-
çant à ses frais dans divers établissements.
Fondée par un pauvre petit libraire du quai
des Augustihs et par sa pieuse mère, elle se
fortifia par l'accession de M. de Melun qui lui
amena plusieurs recrues. Toutefois, en y con-
sacrant ses efforts, il voulut en agrandir le
cadre ; ce fut, pour lui, l'occasion de créer
VOEuvre des apprentis et des jeunes ouvrières,
pour laquelle il eut dans les fi Iles de la Charité
et dans les frères de la Doctrine chrétienne
d'admirables auxiliaires. Mais d'abord il ne
s'occupa que des jeunes ouvriers; plus tard
seulement des jeunes filles, sorties des écoles
des sœurs, placées, après la première commu-
nion, en apprentissage, et qui n'avaient pas
moins besoin de protection que les jeunes gens.
Dans le rapport de 1875, il est dit que l'Œuvre
des jeunes apprentis compte 2 527 jeunes gens
formant vingt associations; la même année,
l'Œuvre des jeunes ouvrières compte quatre-
vingt-dix patronages, protège 10 000 jeunes
filles et reçoit le concours de 12 000 dames pa-
tronesses.
L'éducation chrétienne de la jeunesse n'ab-
sorbait pas toutes les préoccupations d'Armand
de Melun. Kn 1840, nous le voyons au conseil
central de l'Œuvre de Saint-Vincent de Paul
et dans V Œuvre de la Miséricorde, fondée par
M110 de Martray, pour venir en aide aux fa-
milles que les révolutions ou les revers avaient
fait déchoir d'une position fortunée et dont la
misère était d'autant plus lourde que leur
naissance et leurs habitudes ne les y avaientpas
accoutumées. M. de Melun, qui y fut long-
temps secrétaire, avouait humblement qu'il
paya assez cher pins d'une leçon; ma
rapports prouvent avec quel tact et quel
vouement il s'acquittait de ses charitab
fonctions.
La vie active ne suffisait pas à Armand de
Melon. La réconciliation de l'Eglise et du peuple,
bul sublime qu'il avait entrevu des sa jeu-
nesse, réclama les méditations de son
mùr. Lui-même va nous expliquer comment
il entendait, relativement aux questions ou-
vrières, le devoir des catboliqui
■ Aptes la révolution de juillet, dit-il, com-
mencèrent à s'agiter, dans certains esprits au-
dacieux ou chimériques, des systèmes sur l'a-
mélioration du sort du peuple, basés, non sur
le Ckriitianismej mais sur certaine doctrine de
perfectibilité sociale, de renversement de
l'ordre tout aussi bien dans la propriété que
dans le gouvernement, et qui tendaient à pro-
duire des révolutions au nom de progrès im-
possibles. Le développement de l'industrie par
l'introduction des machines et aussi par les
révolutions politiques, avait introduit de grands
changements dans les conditions du travail, la
fixation et la quotité des salaires, les rapports
entre le maître et l'ouvrier; s'emparant des
difficultés qui naissaient de ces modifications
profondes, improvisées par les événements,
des publicistes en avaient fait des armes de
combat contre la société actuelle; des théories
nouvelles, sous le nom de socialisme, préten-
daient, par l'action de l'Etat, écarter les injus-
tices, effacer les inégalités et faire disparaître
toute souffrance en même temps que tout pri-
vilège; leurs plus solides arguments, leurs
plus forts auxiliaires, étaient la misère de leurs
clients et l'impuissance de la société actuelle
à rendre leur vie plus active et meilleure. 11
appartenait au Catholicisme, aux hommes de
bonne volonté qu'il inspire, d'appliquer leur
intelligence à l'étude de ces questions, à la so-
lution de ces problèmes, à Ja recherche de
tous les moyens propres à diminuer la souf-
france, à faciliter le travail, à effacer les dé-
fiances et les malentendus qui séparent les
hommes et les arment les uns contre les
autres. »
Ce fut sous cette inspiration que M. de Me-
lun fonda, en 1845, la Société d'économie chari-
table. Et depuis quarante ans, cette société,
composée de bons chrétiens, tous voués aux
œuvres de la charité, a étudié, discuté et élu-
cidé toutes les questions qui intéressent les
ouvriers, les pauvres et les petits de ce monde.
De ces discussions sont sorties parfois des lois;
ceux qui les avaient préparées sont devenus,
plusieurs du moins, des orateurs capables de
défendre l'Eglise sur un plus grand théâtre.
M. de Melun dirigeait ces petites assemblées
avec une aménité, une mesure, un tact que
n'oublieront jamais ceux qui ont eu la bonne
fortune d'assister à ces pacifiques réunions.
(Juand, en 18G7, s'agrandit le mouvement
qui réclamait la liberté de l'enseignement su-
périeur, quelques catholiques fondèrent la
Société générale d'éducation et d'enseignement
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
B27
qui devait, à La l'ois, soutenir le droil et dé
Fendre les doctrines. Le vicomte de Melun fui
un des premiers membres du Conseil de cette
société.
EnQo il était membre, el même vice- prési-
dent de la Société de secours aux blessés. On
devine, sans que j'insiste, quel surcroit de
fatigues lui apporta ce titre en 1S70.
Kn 1848, le vicomte de Melun avait été élu
député par le département de l'Ille-et- Vilaine.
Le socialisme agitait alors violemment ses
thèses <le démolition sociale et ses utopies de
restauration spontanée. Le nouveau député
n'était pas au dépourvu ; il était un des rares
hommes de France qui connaissaient prati-
quement les questions de réformes; il les mit
à l'ordre du jour. « Voilà donc, écrivait-il, un
des grands rêves de ma vie qui se réalise;
j'aurai forcé toutes ces hautes et politiques
intelligences à s'occuper de ces questions
qu'elles dédaignaient, et les pauvres ont main-
tenant leur immense place dans les travaux
de l'Assemblée. Le ciel en soit béni ! Je ne
sais ce qui sortira de cette initiative et si la
société se sauvera ; mais, au moins, elle aura
fait tout ce qu'elle pouvait, et, par conséquent,
tout ce qu'elle devait faire. »
Après le coup d'Etat du 2 décembre 1851,
Armand de Melun rentra dans la vie privée
et ne voulut plus prêter son concours au gou-
vernementimpérial, que pour la réorganisation
des sociétés de secours mutuels: il était là
sur son terrain et dans ses éléments. Un 1857,
il épousa Mllc de Hochemore, qui lui donna
deux enfants ; mais il semble que Dieu ne les
lui avait envoyés que pour purifier son âme
par le plus dur des sacrifices et l'obliger à
n'avoir d'autres enfants que les pauvres. La
mort de ses enfants ne paralysa pas son zèle.
Maire de Bouvelinghem, dans le Pas-de-Calais,
il vit l'incendie dévorer la commune entière ;
il entreprit de la reconstruire. Après avoir, à
force de promesses et de secours, relevé un
peu le moral, il obtint, du général Clinchamps,
des soldats pour déblayer le terrain. Après
quoi, il se fit constructeur, maçon, charpentier
et surtout bienfaiteur. Une telle entreprise
épuisa ses efforts. Armand de Melun mourait
le 24 juin 1877. Ses obsèques à Paris, suivies
par une foule innombrable où se mêlaient
toutes les classes de la société, furent un
hommage solennel rendu à un homme de
bien, dont toute la vie s'était dépensée au
service de ses frères. Et quand sa dépouille
mortelle fut transférée à Bouvelinghem, dans
ce village qui lui devait sa résurrection, on
eût dit une grande famille pleurant la mort
d'un père.
Armand de Melun n'avait pasété, seulement,
pour l'habit laïque, un frère de charité ; il
avait été encore auteur et presque écrivain.
Outre ses rapports dans les o:uvresde charité
et ses motions dans les sociétés d'ensei-
gnement et d'économie charitable, on lui
doit, un Manuel des Œuvres ; ■ - une Maison 'lu
faubourg Saint-Marceau, ou se i rouve l'histoire
d'une jeune aveugle qui fit a sez de len ition
pourque Buloz demandai où il pourrait trouve)
l'auteur « pour avoir des histoires d'aVl
dans la Revue des Deux- Mondes » ; - les vies de
.)/"'' de Melun, fondatrice, au jcvi* siècle, de
l'hôpital de Baugé, dans Maine-et-Loire, de
la Sieur Rosalie, de la Marquise de Barolo,
protectrice de Silvio Pellico, dont, la hio-
graphie se trouve à la lin du volume; — et
mu! brochure intitulée : La question romaint
devant le Congrès. Dans ce bref opuscule, a il
résume, dit Veuillot, et réfute avec autant
de clarté que de brièveté, l'amas de calom-
nies et de Bophismes que le concours de la
presse révolutionnaire a élevé depuis six mois
contre le gouvernement pontifical. -s'il s'agissait
d'être juste, il n'y aurait rien à lui répondre ;
mais, quand l'iniquité se connaît assez de
complices, elle se passe de convaincre, elle
se pique moins de raisonner que d'insulter
au bon sens et à la conscience publique par
l'imprudente faiblesse de ses arguments. ».
En donnant ce comp'e rendu, le rédacteur
en chef de ['Univers appelait M. de Melun
« un homme à qui ses lonrçs travaux et toute
sa vie donnent le droit de parler pour les
catholiques (1) » Montalemhert disait qu' « il
avait le secret de rendre la religion plus
aimable, la vertu plus populaire, la charité
plus contagieuse ». Le comte de Mun ajoute
qu'il « fut, chez nous, le grand initiateur des
œuvres de patronage, et, dans le milieu où.
l'avait placé sa naissance, le doux mais pres-
sant apôtre de la grande idée sociale dont
elles sont la forme extérieure. »
Le comte de Mun, qui rend ce témoignage,
fut lui-même le continuateur d'une œuvre
pieuse et patriotique dont il va nous raconter
la genèse et établir la nécessité :
«La charité, dans les siècles passés, inspirait
de sublimes renoncements, d'abondantes géné-
rosités. Les monastères et les hospices ou-
vraient des asiles à toutes les souffrances. Le
christianisme avait faif, de l'aumône, le
devoir sacré et l'universelle coutume des so-
ciétés façonnées par ses lois. L'Egiise en im-
posait et en réglait l'exercice.
« La fonction sociale, dans ces sociétés hié-
rarchisées par le lien féodal ou corporatif,
établissait entre les grands et les petits, entre
les riches et les pauvres, des relations mu-
tuelles de protection et de dépendance, aux-
quelles les vertus individuelles ajoutaient
souvent un confiant échange de bonté et de
reconnaissance.
« Cet ordre ancien, longtemps fécond et
vénérable, peu à peu corrompu par l'oubli du
principe chrétien, et devenu stérile, en s'en
éloignant, s'achemina lentement vers l'irré-
médiable décadence. La Révolution française,
violente explosion de ce long travail, l'anéantit
d'un seul coup, et, sur ses ruines, elle-même
(i) Veuillot, Mélanges, 2* série, t. Vf, p. 207.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQl I.
préparée par un enfantement séculaire, ap-
parul la di mocratie.
es liens Bociaux étaient rompus, les ca
organiques étaient brisés, et les hommes,
mi\ en droits par une loi désormais intan-
gible, inégaux en condition par l'éternelle loi
de la nature, libres de tous devoirs, hors
ceux que dicterait sa propre conscience,
demeurèrent en présence, appelés tous à
monter au sommet, la plupart cependant in-
capables d'y réussir par leurs propres forces.
« Ainsi naquit la société nouvelle, d'abord
livrée aux convulsions de son berceau tra-
gique, puis emprisonnée dans la main puis-
sante qui lui donna ses institutions et ses
codes, et bientôt jetée, par la fièvre ardente
de l'industrie transformée, dans le conflit
soudain, impétueux dès qu'il s'alluma, parce
qu'il mettait aux prises l'intérêt et la vie du
capital affranchi et du travail captif.
« Telle fut notre histoire jusqu'au jour où,
tout à coup, sans qu'une formation suffisante
eût préparé, pour celte définitive révolution,
sa volonté et sa raison, sans que l'organisation
économique eût précédé, en lui donnant une
constitution sociale, la royauté politique, le
peuple fut, par le suffrage universel, investi
de la souveraineté.
« La démocratie se trouva, d'un seul coup,
au milieu de sa lente et pénible ascension,
portée sur le pavois. Son règne fut décrété,
et l'heure parut terrible à tous ceux qui me-
surèrent les responsabilités de l'avenir. »
Le fait est que cette démocratie triomphante,
sans qu'aucune réorganisation sociale eût
préparé son règne, nous donna, à vingt ans
de distance, les journées de juin avec leurs
tueries et les orgies, sanglantes^et incendiaires,
delà Commune. En 1871, le lieutenant de
Mun et le capilaine de la Tour-du-Pin se
rencontraient, au cercle du boulevard Mont-
parnasse, avec Paul Vrignault et Maurice
Meignen.Ges deux hommes appartenaient, l'un
par l'exercice de la charité, l'autre par ses vœux
de religion, à la tradition des sociétés de Saint-
"Vincenl de Paul : ils initièrent les deux of-
ficiers à leurs œuvres, à leurs pensées et à
leurs espérances. Les deux officiers, que leurs
réflexions et leurs résolutions préparaient à
cet apostolat, s'y consacrèrent dès lors.
L'œuvre des cercles catholiques ouvriers
fut fondée ; le comte de Mun va nous en ex-
pliquer la pensée-mère.
« Proclamer et défendre envers et contre
tous le droit de Dieu sur les sociétés humaines ;
en chercher les conséquences dans l'ensei-
gnement de l'Eglise, par un labeur docile et
persévérant, afin de préparer son règne dans
les mœurs et dans les lois ; lui rendre, avant
tout, un premier hommage, en pressant, par
l'exemple du dévouement, ceux que Dieu a
favorisés de ses dons de pratiquer leur devoir
social envers ceux qu'il en a privés ; organiser,
enfin, par l'association, une force capable
d'en assurer le libre exercice ; telle est la
pensée, que j'ose dire immortelle, parce que,
fondée sur la loi divine, elle est supérieure à
ceux qui la formulent et qui, depuis trente
ans, a suscité tous nos travaux, animé toutes
nos entreprises.
« De celle idée fondamentale, après la forme
première, d'antres (ormes ont pain, suivant
les circonstances, les milieux et le tempé-
rament des hommes, qui ont, chacune,
entraîné des cœurs et captivé c'es intelli-
gences.
« Mais, sous ces formes diverses, l'idée de-
meure, magnifique et précise, invincible en
son principe, inépuisable en ses effets, seule
assez forte, étant appuyée sur l'éternelle
vérité, pour soutenir et réunir les âmes à
travers les événements qui passent, les insti-
tutions qui changent et les passions qui divi-
sent.
« J'ai voulu, par ces quelques mots, la pré-
ciser une fois de plus, et affirmer des con-
victions que, malgré lesobstacles, les épreuves
et les défaites passagères, fortifient chaque
jour l'observation des faits et la méditation
des idées et qui, après avoir décidé de ma
vie publique, demeureront, jusqu'à son terme,
l'aliment de mon courage et le fondement de
mon espérance.
« J'ai dit mon espérance et j'y veux insister,
car ce doit être la suprême pensée des réunions
catholiques.
« Quelles que soient lesobscurités du présent
et les menaces mêmes du lendemain le plus
proche, j'admire chaque jour, quant à moi,
en dépit de toutes les apparences, le progrès
constant des idées que nous avons servies, et
qui voient aujourd'hui se lever chaque année
dans les rangs de la jeunesse des apôtres nou-
veaux.
« J'admire comment, parmi les luttes des
partis et malgré les retours offensifs de l'esprit
sectaire, la préoccupation sociale tend de plus
en plus à prendre possession des esprits, à
s'imposer à la politique, à la dominer et à
préparer le terrain de rencontre où pourront
fusionner enfin les intelligences et les cœurs.
« J'admire comment, en particulier, chez les
catholiques, se fait de plus en plus l'union
sur les principes fondamentaux, si longtemps
controversés, du droit social et de l'ordre éco-
nomique. Comment aussi, apparaît à tous la né-
cessitéde l'action sociale, exercée par lesœuvres
pratiques, par la recherche patiente des ré-
sultats, par l'appel confiant à l'initiative des
ouvriers, prenant le pas sur l'action purement
politique, et ouvrant à tous des perspectives
sans cesse élargies, au terme desquelles s'épa-
nouit un horizon apaisé, où les défiances dispa-
raîtront avec les barrières qu'elles élèvent et
les haines qu'elles engendrent.
« J'admire surtout comment cette prétendue
chimère corporative, ce rêve du rappro-
chement pacifique du capital et du travail,
dans l'association professionnelle, comment
cette idée dont nous nous glorifions d'avoir
été les pionniers, parmi les catholiques, est
désormais devenue la charte universelle,
LIVRE QUATRE-VINGT Ql IX/IKMI:
réclamée par tous ceux qui vivent de la vie
des travailleurs, le palladium de tous ('eux
qui ont des intérêts à défendre, des droits à
concilier, le seul moyen qui s'offre à l'industrie,
justement alarmée par le Bocialisme révolu-
tionnaire, pour opposer à ses progrès une
force durable, vraiment et pacifiquement con-
servatrice.
« Enfin, laissez-moi le «lire, j'admire encore,
et pa/-dcssus tout le reste, qu'à l'aurore île
ce siècle, au milieu îles déchaînements impies,
la nécessité de la foi, Le droit supérieur de
Dieu dans l'ordre intellectuel, moral et social,
soient, après tant d'orgueilleuses el vaines
tenlalives, confessés autour de nous par tant
de voix nouvelles et si imprévues dont les
sincères et fortes déclarations sont à la fois
pour nous la plus belle des récompenses et
le secours le plus efficace.
« Tout cela, c'est bien l'épanouissement sous
des formes inattendues de l'idée qui nous
rassemblait il y a trente ans. C'est pourquoi,
bien loin d'être des découragés, nous sommes
des confiants, et nous nous sentons le droit
de tendre la main aux jeunes pour qui l'espé-
rance est la condition même de la vie. »
Le succès des cercles catholiques d'ouvriers
conduisit le comte de Mun au parlement.
Député du Morbihan, puis du Finistère, il
promettait à l'Eglise un défenseur héroïque :
soil que ses forces aient trahi son courage,
soit qu'un mot d'ordre étranger ait paralysé
ses résolutions, il n'a pas donné tout ce qu'on
attendait de son éloquence. Sans contredit,
c'est un maître de la parole, mais plutôt un
académicien qu'un parlementaire. Veuillot
lui reprochait déjà de ne pas assez mordre et
de trop bénir; Drumont lui reproche éga-
lement, au lieu de recourir à cette Canina fa-
cumlia que possédait Montalembert à un si
haut degré, de se tenir dans la placidité du
prône d'un diseur de messe. Nous savons bien,
par l'exemple môme de Freppel, qu'il ne
suffit pas des discours d'un parlementaire
parfait, pour enlever les votes d'un assemblée
de sous-vétérinaires; mais, suivant, l'obser-
vation judicieuse de Freppel, l'homme qui ne
décide pas la chambre, parle par les fenêtreset
peut entraîner la France. Ce fut la gloire de
Freppel et de Montalembert. Ce fut, dans un
autre sens, le genre de succès qu'emportèrent la
hure de Mirabeau, la spirituelle intempérance
de Maury, l'audace de Danton et de beaucoup
d'antres. Si, avec d'humbles plumrs, des jour-
nalistes intrépides ont pu soulever la France
au nom du patriotisme, pourquoi des orateurs
intrépides au parlement n'auraient-ils pas
rcé sur l'opinion publique cette inlluence
entraînante qu'aucun catholique n'a pu exer-
cer ?
Certes, il ne s'agit, pas d'être un O'Connell :
n'est pas d'ailleurs O'Connell qui veut; mais
le petit procédurier du Hanovre, Windhorst,
i mettre Bismarck les quatre fers en l'air,
Les bous -vétérinaires ne sont qu'une poussière
en comparaison ; ils sont le nombre, mais le
nombre infime ; et rien ne parait plu facile
que de les réduire à néant, Encore une foi ,
il ne s'agit pas même de dompter un parle-
ment, mais de soulever la l'vtnrr contre l'in-
justice, La déraison et la trahison.
Depuis la révolution, tes œuvres de zèle
sont en grand crédit dans l'Eglise. A dire
vrai, c'est la nécessité qui les impose. Le mi-
nistère pastoral avec B68 instructions, ses ca-
téchi8mes,son gouvernement des âme?, a bien
aussi ses œuvres de zèle; mais les i,-w.
de zèle que doit spécialement louer l'histoire,
ce sont ces œuvres qui s'ajoutent à la direc-
tion ordinaire des curés, pour préserver ou
cultiver, d'une façon particulière, un coin
du champ confié à leur sollicitude. A l'au-
rore de ce siècle, Jean-Joseph Allemand fon-
dait, à Marseille, une œuvre de jeunesse qui
prospéra plus de trente années ; à Uordeaux,
l'abbé Dasvin créait une œuvre semblable dont
le cardinal Donne t aimait à célébrer les résul-
tats. Ce qui avait été tenté par ces vétérans
du sanctuaire, s'est multiplié, sous le nom
à' Œuvres ouvrières, depuis vingt-cinq ans. Nous
ne saurions parler de tous ces bons ouvriers
du Seigneur; nous voulons en citer au moins
un, comme prototype. Joseph 'limon-David,
né à Marseille en 1823, se mit, au mois de
mars 18ï6, avec l'autorisation de son évèque, à
réunir plus de deux cents jeunes ouvriers, pour
les élever dans les vrais principes de la foi, les
former aux bonnes mœurs et les mettre sous
la garde delà piété. Pendant dix-neuf mois,
l'OEuvre traversa bien des péripéties et bien
des contradictions. Le 1er novembre 1847,
elle s'établit sous sa forme actuelle, dans le
local qu'elle occupe encore aujourd'hui, au
boulevard de la Madeleine. En 1852, elle fut
érigée canonique-ment par Eugène de Mazenod,
évêque de Marseille ; en 1857, le même pre'-
lat lui consacra une église sous l'invocation du
Sacré-Cœur; et en 1859, Pie IX l'élevait à la
dignité d'archi-confrérie, avec le privilège
de s'agréger des OEuvres semblables, faculté
dont ont voulu jouir vingt-deux œuvres di-
verses, toutes consacrées à la jeunesse.
La vie de cette Œuvre se résume en deux
mots : Prier et Jouer. Un ne peut pas gar-
der des jeunes gens sans leur offrir des dis-
tractions: « 11 faut, dit le comte de Maistre,
amuser les jeunes gens, pour qu'ils ne s'a-
musent pas ». Notre siècle a acquis, sous ce
rapport, une habileté remarquable. Malgré
tous ses malheurs, il reste gai, ou du moins il
sait s'égayer de toutes les façons, même, hélas !
en ne prenant pas assez sérieusement les choses
sérieuses. Pour défendre les jeunes gens contre
la frivolité naturelle à leur âge, l'Œuvre as-
sure le condiment de la prière et la grâce des sa-
crements. « Nos jeunes gens, écrit le Directeur,
se réunissent tous les soirs après les heures
de travail, pour vaquer aux devoirs de la
piété, réciter le chapelet, entendre une ins-
truction, recevoir la bénédiction du Saint-
Sacrement... Le dimanche et les fêtes d'o-
bligations,qui sont les jours les plus dange-
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
n u\ dans um filli d de 100 000 an
lu matin au soir. Ils récitent
du Petit Office, assis-
i.-i,) ,i la messe solennelle, récitent le cha-
avant le dîner, reviennent pour les
i mon, la bénédiction du Saint-
nui. Mil; le reste de La journée est occupé
par des jeux -ans danger pour Leur âme. Les
plus pieux onl deux réunions distinctes, L'une
pour ceux qui ont moins de seize ans, l'autre
pour Les plus grands el les plus dévoués, qui
donnenl la vie à toute l'Œuvre. Tous les ans,
ils font les exercices spirituels pendant cinq
jours: les offices se célèbrent avec lapins
mande solennité pour le chant, le grand
nombre et la piété de ceux qui viennent à l'au-
tel, la richesse des ornements sacrés, l'esprit
liturgique étant la tradition de toutes nos
maisons et leur seul luxe. »
Nous ne parlons pas d< s dépenses d'acqui-
sition et d'entretien, des constructions et
transformations d'édifices, des difficultés et
petites persécutions qui s'attachent toujours à
ces sortes d'entreprises. Nous notons seule-
ment que l'Œuvre, dans un laps de trente-six
ans, a donné ses soins à plus de dix mille ado-
lescents.— Pour étendre les fruits de celte
création, le fondateur, après dix-sept années
d'existence, créa l'école du Sacré-Cœur; c'est
une école primaire et une école pour les classes
de grammaire. On y suit les programmes de
l'Université; mais, pour tout le reste, c'est une
école diocésaine, consacrant, par son exi--
tence, le principe du droit de l'Eglise et du
droit des pères de famille en matière d'ensei-
gnement. — En 1864, poursuivant ses progrès,
le Directeur établissait à la Viste, dans une
terre patrimoniale, l'Œuvre de la Jeunesse. —
Pour satisfaire à des œuvres si diverses, dans
un pays où les vocations deviennent tous les
jours plus rares, il fallut établir encore un
Juvénat, sorte de petit collège, pour complé-
ter ks études secondaires jusqu'à la philoso-
phie. Une école de théologie devait couron-
ner toutes ces institutions. On avait d'abord
fait éludier les clercs de la société, au grand
séminaire et au Collège Romain. L'Œuvre de
la jeunesse étantetablie à Aix et ayant accepté
la direction d'un orphelinat agricole, un
scolatiscat fut établi pour la société et ses
élèves suivirent les cours du grand sémi-
naire d'Aix. Enfin, l'Œuvre de la jeunesse
ouvrière ne passa point à une communauté
religieuse; mais la société du Sacré Cœur île
Jésus-Enfant fut constituée partout, exprès
pour assurer, sous la direction à vie du fonda-
teur,Joseph 'limon-David, le fonctionnement
régulier de l'Œuvre collective.
E'écueil de ces créations charitables, c'est
qu'on n'ose pas y faire assez de religion. Les
amusements, on les prodigue; mais se con-
fesser, communier, méditer, dire le chapelet,
faire la visite au Saint-Sacrement et la lecture
spirituelle, on n'ose pas y venir, ou on n'ose
pas y tenir. Pour les en
mais pour , st- à-dire pour
ceux qui ont, de La grâce divine, un plus pres-
il besoin, on n'ose pas les abreuve) fréquem-
ment a ces sources de vie. L'espril natura-
lise de notre siècle a pénétré parla. I. es di-
recteur.-, paraissant ignorer la puissance des
moyens surnaturels dans La conduit! ies,
demandent leur- succès aux moyens humains.
« J'ai donc, écrit le fondateur, employé* une
grande partie de ma vie à combattre cet es-
prit naturaliste ou libéral, soit en prêchant
plus de cent cinq retraites hors de nos mai-
sons, soit par des ouvrage^. Reaucoup d'é-
\iques les ont déjà honorés de leurs approba-
tions. La pensée fondamentale qui inspire tons
ces livres est que l'éducation de nos jours
trop humanitaire, qu'il faut absolument reve-
nir à la foi pure, à la prière, aux sacremei
pour réformer la société civile et religieuse.
'< La Méthode de Direction des ouvre- de
jeunesse, petits séminaires, col' cercles,
patronages, donnent les principes pour con-
duire une maison d'éducation chrétienne. Elle
a eu deux éditions.
« Le Traité de In Confession des enfants et
des jeunes gens traite de la direction des Cons-
ciences au saint tribunal. Il a déjà eu quatre
éditions.
o Et comme plusieurs trouvaient ces mé-
thodes d'une application peu usuelle et même
impossible, j'ai publié sous le titre de Souve-
nir de l'Œuvre de la jeunesse de Marseille la
vie de quatorze congréganistes de tout âge,
appartenant à toutes les conditions sociales,
depuis le prêtre jusqu'au soldat. C'était ré-
pondre à toutes les objections par un argu-
ment ab aclu ad passe, puisque ces quatorze
jeunes gens se sont sanctifiés par celte mé-
thode.
« Enfin, pour encourager mes confrères du
dedans et du dehors par un illustre exemple,
je viens de publier la vie d'un saint absolu-
ment inconnu en Fiance, saint Joseph Cala-
sanz, fondateur des écoles pies. »
Ces divers ouvrages, dus au ferme esprit
du fondateur de l'Œuvre de la jeunesse, sont
tous marqués au bon coin. Précis dans le
style, nets dans la pensée, [zélés par l'esprit,
ils forment comme les classiques de l'œuvre :
ce sont les écrits d'un vrai maître, et d'un
vrai père de la jeunesse. Quant à l'œuvre elle-
même, l'évêque de Marseille dit que « le fon-
dateur et ses prêtres édifient le diocèse par
leurs vertus sacerdotales et qu'ils travaillent,
avec un zèle admirable et un grand succès, à
l'amélioration chrétienne des jeunes ouvriers ».
L'ai chevêque d'Aix, Augustin Forcade. ajoute :
« Aucune œuvre ne répond plus efficacement
à l'une des premières nécessités de notre triste
époque et ne mérite mieux assurément les en-
couragements et les bénédictions du Saint-
Siège ». Les papes Pie IX et Léon XIII l'ont
également encouragée et bénie; le premier en
(1) Rapport quinquennal au Pape Léon XIII en 1884.
LIVRE OU ^.TRE-VINGT-Ql [NZ1ÈME
relevant à la dignité d'archiconfrérle; le se-
cond en écrivant au directeur :« Nous voua
exhortons à persévérer ardemment dans votre
vocation, afin de pouvoir, en ces temps diffi-
ciles, gagner le plus grand nombre possible
d'âmes ii Dieu el conserver autant de fils à
l'Eglise ».
Sous Louis-Philippe, on vit paraître, un
beau matin, des brochures de très petit for-
mat, d'un petit nombre tic pages, couverture
jaune, intitulées : Lettres sur la liste civile.
Questions scandaleuses d'un jacobin, Oui et non,
Feu ! Feu! signées : Timon. Timon d'Athènes
était ressuscité à Paris sous la branche ca-
dette et s'inlituait lui-môme le pamphlétaire
du régime. On voulut savoir qui était ce Timon
et bientôt l'on apprit qu'il n'était autre que
Louis Uelahaye de Gormenin, ancien député
du Loiret, devenu conseiller d'Etat. Cormenin
avait vécu sous l'Empire, il avait assisté,
jeune, à ces fameuses séances où s'agitaient,
sous la présidence de l'Empereur, les plus
graves questions du droit français ; et comme
il était fort intelligent, il avait en quelque
-orte créé le droit administratif. Sur le tard,
se rappelant tous les événements de sa jeu-
nesse, il avait composé, sous le nom de Ti-
mon, un Livre des orateurs. Ce livre était di-
visé en deux parties : la première contenait
les préceptes de la rhétorique et de l'élo-
quence ; elle étudiait l'éioquence ecclésias-
tique, politique et judiciaire, non pas à la
manière didactique des livres de classes, mais
avec bon sens, avec esprit, avec humour,
parfois avec fantaisie; la seconde offrait l'ap-
plication de ces principes, dans une série de
portraits des orateurs parlementaires, depuis
Mirabeau jusqu'à O'Connell. Cette seconde
partie, de beaucoup la plus importante, des-
sinait, d'un burin ferme, les physionomies
des orateurs de la Révolution, des orateurs
de l'Empire, des orateurs de la Restauration
et les orateurs des deux Chambres sous Louis-
Pliilippe. Dans les dernières éditions, elle
s'était augmentée des silhouettes des ora-
teurs de la seconde République, Ledru-Rollin,
Tocqueville et quelques autres de moindre
envergure.
Ce livre des orateurs, écrit avec raison et
avec feu, avait valu, à Gormenin, un prodi-
gieux succès. Cormenin était devenu l'ami de
la jeunesse ; on le lisait dans les. séminaires,
on le commentait, on l'apprenait par cœur.
Que les livres classiques de Lefranc étaient
pâles en comparaison ! C'étaient, sans doute,
des ouvrages sérieux, étudiés avec soin,
poussés jusqu'à l'érudition, écrits avec une
suffisante clarté ; mais c'étaient des livres
obligatoires, que discréditait la contrainte,
que ne recommandait point le défaut de
charmes. Le livre de Timon, à la bonne heure.
D'une invariable bonhomie, d'un républica-
nisme honnête, — on n'en concevait pas
jtre alors, — ceux qui no trouvaient pas,
dan- la république, l'idéal des gouvernements
ivaient, dans le livre des orateurs, le type
idéal des manuels d'éloquence. A La
quelques exemplaires à l!ui
étaient littéralement usés, comme si l'œil
mus en eût dévoré la : ubstanco.
L'évoque il'- cette ville, dès 1843, était
cendu dans l'arène de la controverse et avait
réclamé, au mauvais vouloir de Louis- Phi-
lippe, la libellé, d'enseignement, dont le refus
obstiné et malhonnête devait entraîner
ruine. Les brochures de Mgr Pariais riaient
lues par tous les élèves un peu huppés el les
inclinaient, médiocrement, à la révérence due
au pouvoir. Quand vinrent les brochures de
Timon, ce fui une joie comme on n'eu éprouve
(pie dans la jeunesse. On prenait là Louis-
Philippe en ûagrant délit d'argirancie et d'im-
piété. Ce prince se déclarait le dernier voltai-
rien de son royaume, et, ce disant, caressait
son ventre, siège ordinaire des idées vollai-
riennes. Timon ie prend au collet, comme un
vulgaire voleur ; il l'amène coram populo et,
par certains avis aux contribuable-, montre
l'état flagrant de spoliation établi pour le
budget. Une fois entre autres, il fit reculer le
gouvernement sur le chapitre de dotation
d'un prince. Où Timon est encore plus
louable, c'est quand il défend l'Eglise contre
les indignités de la politique ministérielle.
L'Eglise est sa cliente : il célèbre sa foi et ses
bienfaits: il réclame surtout ses droits. A la
raison juridique, force ordinaire de ses argu-
mentations, il ajoute cet accent de persua-
sion, qui est l'emporte-pièce de tous les dis-
cours. Et en même temps qu'il émeut, il fait
rire. La puissance décisive de ses motions est
saupoudrée à ce sel attique, goûté en France
comme à Athènes. L'histoire doit à Corme-
nin-Timon plus qu'une mention nominale ;
elle doit honorer son esprit, sa foi, sa
vaillance et le remercier de ses succès, dont
elle a recueilli le bénéfice.
Pierre-G-uillaume-Frédéric Le Play, né à
Ronfleur en 1806, fut, de 1825 à 1827, élève
de l'Ecole polytechnique, entra dans le corps
des mines et parcourut les différents grades
jusqu'à celui d'ingénieur en chef de première
classe. Dès 1830, il se fit connaître par des
mémoires dans divers journaux scientifiques
et fut nommé professeur de docimasie à l'Ecole
des mines, en outre, sous-directeur, chargé
de l'inspection des éludes. En 1853, lors des
préparatifs de l'Exposition universelle de l'in-
dustrie pour 1853, il fut attaché, en qualité
de commissaire général, à la sous-commis-
sion impériale, dont il devint président, à la
retraite du général Morin, et dirigea cet im-
portant service avec une activité qui fut ré-
compensée par le titre de conseiller d'Etat en
décembre 1835. Il fut également nommé
commissaire de l'Empire français [tour l'Ex-
position universelle de Londres en 1862 et
commissaire de la grande Exposition de 18U7.
Pour ces services, il fut promu commandeur
de la Légion d'honneur le 15 décembre 1855,
puis élevé à la dignité de sénateur.
On a de Le Play, qui a fait, dans divers
HISTOIRE l NIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
s, plusieurs excursions scientifiques : Ob-
servations sur l'histoire naturelle <t la richesse
min raie de C Espagne is;ji, in-8j : Aperçu
d' mu statistique générale de la Fiance, extrait
de V Encyclopédie nouvelle (1840 ; Description
dry procédés métallurgiques dans le pays de
Galles ( lS'i-K, in S, pi. i ; avec le baron Bru
YAlliiiiu de l'Exposition universelle (1856) : un
grand nombre d'articles, Observations, Des-
criptions, Notices, sur des questions scienti-
fiques ou pratiques, etc. Il faut citer à part,
dans un nouvel ordre d'idées : Les ouvriers
européens 1 N5r>, in-8), et Les ouvriers des di
mondes, ouvrages qui ont fait une grande sen-
sation el dans lequel l'auteur, abordant le
problème du prolétariat, propose comme so-
lution une sorte de retour à l'organisation
féodale de la société industrielle.
Si Le Play n'avait pas publié autre ebose,
il n'aurait point place dans l'histoire de
l'Eglise; mais nous devons à sa plume sa-
vante trois ouvrages qui réclameront l'at-
tention de la postérité, savoir : La lié/orme
sociale en France, déduite de l'observation
comparée des peuples européens, 1864; l'or-
ganisaiion du travail, selon la coutume des
ateliers et la loi du Décalogue, 1870 ; et tout
récemment, Y Organisai ion de la. famille, ef-
fectuée sur les mêmes bases.
En tête de l'avertissement du premier de
ces ouvrages, l'auteur n'bésite pas à dire :
« Je crois le moment venu, pour la France,
de substituer aux tbéories opposées qui
l'agitent depuis 1789, des opinions com-
munes fondées sur l'observation méthodique
des faits sociaux. C'est sous l'influence de
cette pensée qu'a été conçu le livre que je
présente au public. »
Ce que l'auteur propose c'est l'abdication
de 89. A ses yeux, le régime inauguré par
cette fatale époque n'a produit que deux
faits qui démontrent l'urgence de la réforme:
l'antagonisme des personnes et l'instabilité
des institutions. Le mal actuel gît surtout
dans les désordres moraux qui sévissent mal-
gré le progrès matériel. La réforme des
mœurs n'est point subordonnée à l'invention
de nouvelles doctrines : sous ce rapport,
l'esprit d'innovation est aussi stérile dans
l'ordre moral qu'il est fécond dans l'ordre
physique. Nous ne sommes voués fatalement
ni au progrès ni à la décadence ; nos vices
peuvenL être réformés par les institutions et
les mœurs. La méthode qui conduit le plus
sûrement à cette double réforme, c'est l'ob-
servation des faits sociaux, et l'observation
des faits nous presse de revenir purement et
simplement à la religion, à la propriété, à la
famille, au travail, à l'ordre public.
Dans l'état où se trouve notre pauvre pays,
cette œuvre gigantesque, mais impersonnelle,
ne flattant aucune passion politique, ne ren-
trant dans le cadre d'aucun système, ne peut
avoir de prise sérieuse sur l'opinion.
Que veut donc cet homme, dit- on au-
jourd'hui? Comment! il accuse, à la fois,
Louis XIV, la Convention et les Honaparte?
il frappe sur le clergé en exaltant la religion .'
il disculpe nos gouvernante pour taire re-
tomber b;s [au : • - sur les gouvernés?... c'est-
à-dire sur le peuple !... mais alors que veut-il
donc ?...
Cela est vrai. S'il disait que le mal vient
des abus de l'ancien régime ou de la corrup-
tion de l'empire, il aurait pour lui la démo-
cratie tout entière. Si, au contraire, ii n'ac-
cusait que la révolution, il aurait tous les
réactionnaires. Mais, il ne satisfait aucune de
nos passions, il ne sert aucun drapeau, c'est
donc un idéologue, qui doit laisser là toute
espérance !...
Vous demandez ce qu'il veut? Eh bien! je
vais vous le dire : trente ans avant nos dé-
ires, il s'esi dit, la France se meurt; tout
se désagrège; elle a perdu ce qui fait vivre
les peuples, elle n'a plus ni Dieu, ni cou-
tumes, ni classes dirigeantes... lit il est parti
à travers l'Europe, allant jusqu'à ces régions
de l'Asie, qui sont comme le grand réservoir
du genre humain...
... Et après vingt -quatre années d'études
dans le passé et de voyages dans le présent,
il est revenu disant : voici sur quelles bases
reposent toutes les sociétés humaines; celles
de l'Orient comme celles de l'Occident ; celles
de l'antiquité comme celles du Moyen
Age...
Et, [tassant toutes ces nations en revue, il
nous a montré : près de nous, l'Angleterre,
protégée par une aristocratie puissante, s'ap-
pliquant à réformer toujours, sans toucher
aux traditions du passé, et n'ayant point à
redouter « qu'on vienne détruire sa constitu-
tion puisqu'on ne saurait où la prendre... »
Il nous a montré, en Hongrie, l'organisa-
tion féodale conservant un excellent régime
de propriété', et une race de paysans possé-
dant une partie de la terre, avec l'antique
patronage assuré aux établissements de main-
d'œuvre...
En Russie, les engagements forcés entre
patrons et ouvriers, avec le partage pério-
dique de la terre, et la triple protection ac-
cordée aux individus par le chef de famille, la
commune et le seigneur...
En Turquie, les engagements demi forcés,
admirablement tempérés en présence de deux
religions rivales, par des habitudes de pa-
tronage, de tolérance et d'égalité...
Chez les Scandinaves, l'alliance de l'indus-
trie et de l'agriculture, sous la protection des
seigneurs qui sont gardiens de la liberté indi-
viduelle...
Chez les nomades de l'Asie, la vie pasto-
rale liée à la possession indivise des steppes
et des forêts, avec l'autorité du chef de fa-
mille et le respect de la croyance.
Partout, enfin, chez ces peuplades que nous
appelons sauvages comme chez ces peuples
que nous appelons barbares, il nous a montré
une organisation basée sur la nature des
choses, sur les mœurs, sur le climat, avec le
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIEMI
033
respect de la religion, de la coutume el dea
autorités sociales...
Et après uvoir passé toutes les nations en
revue, il nous a ait que, nous, peuple de la
grande Révolution, nous riions les seuls .sur
le globe, dans le passé aussi bien que dans le
présent, qui ayons l'espérance de vivre, après
avoir tout détruit : Dieu, la famille el la tra-
dition.
Il nous reste, dit-il, les apparences trom-
peuses d'une brillante civilisation ; mais, au
tond, la vie de la nation est atteinte dans ses
sources mômes, et ces peuplades qui vivent
de pêche et de chasse, et que nous traitons
avec dédain, ont devant elles l'avenir, tandis
que nous sommes frappe's à mort.
Cette guerre sociale, que nous cherchons à
combattre, ne fera que grandir, parce qu'elle
est fatale. Elle est, non pas dans les hommes,
mais dans les choses. Nous pourrons réunir
des armées, nous pourrons faire de terribles
exécutions, déporter, emprisonner, fusiller...
le mal renaîtra toujours, car le mal est en
nous!
Nous avons déjà renversé onze gouverne-
ments et créé une vingtaine de constitutions;
nous pourrons renverser et créer sans terme
et sans repos ; tant que nous aurons le même
peuple, nous aurons les mêmes maux.
C'est donc dans ce peuple, et non dans ses
gouvernements, qu'il faut chercher la vraie
cause du mal ; car, sans nier leurs fautes, on
peut dite que ces gouvernements ont moins
failli en abusant de leur principe qu'en s'ins-
pirant des erreurs même de la nation.
Avant toutes choses, il faut donc débarras-
ser l'esprit de ce peuple des préjugés dans
lesquels ses flatteurs l'entretiennent. Il faut
recommencer notre histoire, el au lieu de
voir de parti pris le mal dans le passé et le
progrés dans le présent, il faut rechercher ce
qu'il y avait d'utiie et de bon dans les insti-
tutions du Moyen A#e ; il faut étudier la féo-
dalité française, l'arisiocratie de l'Angleterre,
l'organisation allemande.
Il faut dire à ce peuple que l'importance
attachée, de notre temps, aux découvertes
scientifiques lui ont fait perdre de vue les
seules vérités sur lesquelles repose la vie
d'une nation, attendu que ces découvertes
n'entraînent nullement des découvertes cor-
respondantes dans l'ordre moral, où l'esprit
d'innovation est aussi stérile qu'il est fécond
dans l'ordre physique.
Les savants ne pouvant exceller aujour-
d'hui qu'en se renfermant dans des spécia-
lités restreintes, presque toujours, L'homme
-c rapi tisse, tandis que le savant grandit.
Par-dessus tout, il faut apprendre à ce
peuple que, dans l'ordre moral, il n'y a rien
bercher, parce qu'il n'y a rien à découvrir,
et que, depuis le Décalogue de Moïse, divine-
ment interprété par le Christ, aucune vérité
supérieure n'est apparue dans le monde, et
que les nations ont été malheureuses ou pros-
père-., selon qu'elles en ont respecté la loi.
Il Paul lui apprendre que ce Moyeu
tant méprisé, avait uhe organisation plus
vraie, plus vivace, plus solide, que tout ce
que la démocratie nous a donné. A travei
certains abus qu'on a exagérés à plaisir, il
faut lui montrer les paysans des communes,
organisant eux-mêmes leurs jurys, leurs
taxes, leurs impôts, et ayant eu l'are de leurs
seigneurs des allures indépendantes qu'aucun
de nous n'oserait prendre, aujourd'hui, vis-à-
vis de la bureaucratie européenne...
Il faut lui dire que cet antagonisme des
classes, dont on a accusé l'ancien régime, ne
s'est vraiment manifesté que depuis la grande
Révolution. Jadis, chaque patron allait au
combat suivi de ses clients, de ses ouvriers,
de ses domestiques, tandis qu'aujourd'hui, il
les rencontre tous armés contre lui.
Le mal que la Révolution a prétendu gué-
rir n'a donc vraiment commencé qu'avec la
Révolution. La liberté et la fraternité qu'elle
a voulu nous imposer par la force et dans le
sang, sont mortes, tuées par elle ; et comme
pour ces empereurs de la décadence, elle en
a fait des divinités après les avoir assassinées,
nous laissant, à la place, l'égalité seule!...
Une égalité impossible, contraire aux vues de
Dieu, à la nature des choses ; une égalité à
laquelle un peuple n'arrive que par voie
d'abaissement.
C'est ainsi que la Révolution, après avoir
tout ane'anti, nous a descendus au point où
nous sommes : droit d'héritage, qui attente
au droit du père de famille ; suffrage univer-
sel, qui est le règne du nombre imbécile ;
plébiscite, que les populations accueillent
avec fatigue, quand elles n'y voient pas un
moyen de révolte ; peuple sans principes,
sans traditions, sans Dieu, qui, incapable
d'intelligentes réformes, et passant fatale-
ment du despotisme à l'émeute, ne connaît
plus de milieu entre la révolte et une soumis-
sion passive...
Gouvernements imprudents, qui, au lieu de
voir la véritable prospérité dans de riches
campagnes habitées par des classes diri-
geantes, ont concentré toutes les forces vives
dans de nouvelles Rabylones, avec applau-
dissements des révolutionnaires qui y trouvent
une armée toujours prête pour la prochaine
émeute...
Autorités factices, étrangères par leurs ha-
bitudes et leur langage, imposées violemment
en un jour de révolution à la place de ces
autorités naturelles fondées sur l'affection et
le respect des populations.
Antagonisme social, ce redoutable symp-
tôme qui, jadis, n'apparaissait qu'au sommet
d'une société malade, envahissant mainte-
nant le peuple tout entier... La classe élevée,
de plus en plus divisée, tandis qu'un accord
sans précédents s'établit entre tous ceux qui
visent au renversement de l'ordre social...
Alors, la division des partis, broyant la na-
tion en l'ace de l'étranger, ce qui fait que ce
peuple sans Dieu, sans traditions, sans prin-
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE C VI'IIOLinCE
cipes, n'a plus, à la pi - diri-
pensables à tous les peuples, que
hommes qui n rvent de leur fortune,
de leur intel . de leurs Latents, que
pour faire exclusivement triompher leur parti.
Ce qui fail que celte g qui existe déjà
itre l'enfanl el le père de famille, entre
l'ouvrier el le patron, entre le paysan et le
propriétaire... enfin, entre l'homme et Dieu...
est entretenue par ceux-là même qui de-
vraient la faire cesser..., c'est-à-dire, par
vous, par moi, par nous tous, qui devrions
rire les classes dirigeantes, el qui, au lieu île
diriger, comme jadis, pour le bien du pays,
!" respect de La religion el de l'autorité, ne
dirigeons plus que finis l'intérêt de noire dra-
peau, et qui, par cela même, avons augmenté
le désordre, entretenu la lutte et déraciné le
peu qui restait debout !
Le journal, d'ailleurs peu sérieux, auquel
nous empruntons celle Bérieuse analyse, con-
clu! eu ces termes :
« .M. os, je m'arrête. Je vois d'ici tous ceuxqui
lèveront les épaules en enlen lant parler du
Moyen Age, de la Coutume, des Classes diri-
geantes... car, de même qu'en fait de force, il
ne reste plus en France que celle qui détruit,
de même, en fait de principes, nous tien avons
plus qu'un seul : celui du préjugé.
« Levez les épaules, mes chers amis ! cela me
trouble peu ; car il y a une chose que je vous
dis respectueusement: vous êtes profondément
ignorants. Je ne le suis pas moins que vous,
puisqu'il y a trois mois je ne connaissais
même pas le titre de ces livres dont je fais
tant de bruit aujourd'hui. La seule différence
entre vous et moi, c'est que je sais mon igno-
rance, tandis que vous avez L'inappréciable
bonheur de parler chaque jour des questions
sociales sans les avoir le moins du monde étu-
diées.
c< Hélas ! si nous pouvons en rire entre nous,
cela est triste devant les étrangers. « Vraiment,
« dit la /fevue allemande, il est impossible que
« Le Play soit Français !... Comment, à la
' [dace de théories enfantines, prétendant im-
« proviser le bonheur de l'humanité et les
« transformations de la société ; comment, au
« lieu d'unplande réformes bâclé en une heure,
« a l'aide de phrases creuses et brillantes,
« nous avons là le résultat mûri de trente an-
ci nées d'études fondées sur l'expérience et les
« faits, aussi opposé à l'esprit do réaction
«qu'à L'esprit de révolution !... Non 1 il est
« impossible que cet homme soit Fran-
« çais! »
«Si, l'auteur est bien Français; mais, comme
il n'y a que les Allemands et les Anglais qui
Je comprennent, c'est encore plus triste pour
notre pauvre pays.
« El dire que ce peuple, qui, depuiscinquante
ans, court entendre les folies de Fourrier et de
Saint-Simon; ce peuple qui, hier encore, se
levait tout entier pour applaudir aux plaisan-
te: de Rochefort et aux démences
socialistes de Victor Hugo, ce peuple ne lira pas
ce livre, qui véritablement est une co-
Lossale...
« El dire que moi, qui vous p nie. il y a quel-
ques jours ja ne la connaissais pa
a Aus-i, je ne vous laisserai ni paix ni Irèvc
jusqu'à ce que vous l'ayez lu. »
Les lecteurs de celle histoire n'en sont pas
à ce degré d'ignorance ; ils Liront,
oui pas lus, les ouvrages de Le Play. .Nous
croyons superflu de Les prémunir contre cer-
tains préjugés par Lesquels l'auteur paie
tribul aux infirmités de son siècle. L'idéi
réforme est radicale, l'intention généraleest
excellente; mais il j a parfois ignorance en
matière Idéologique et erreur en matière his-
torique; parfois même l'auteur passe les fron-
tières de l'orthodoxie. EL parla, sans qu'il s'en
doute, il court risque de mettre à néant tous
ses projets de réforme. Pour la société, comme
pour la famille et L'individu, il faut toujours
revenir à ia formule révélée du progrès chré-
tien : Crescamus in illo,pkr omnia, qui est caput,
Chris tut (I).
Le point do départ du xixe siècle, c'est le
lendemain de la Révolution. La Révolution,
out collecteur de trois siècles d'aberrations,
avait traduit les erreurs de doctrines par des
ruines : elle avait passé comme un cyclone et
tout détruit sur son pa-sage. Faut-il le dire?
la cause première de ses fureurs ce sont les
aveuglements qui, dèslexvn'siécle, avaient fait
perdre Le sens de l'art chrétien; et pour rele-
ver nos monuments deieurs ruines, il fallait
d'abord en retrouver l'intelligence. C'est par
la poésie du Christianisme que Chateaubriand
inaugura le réveil chrétien ; c'est par la poésie
de l'art que Montalembert el Victor Hugo
commencèrent les réactions contre le stupide
aveuglement des démolisseurs. La Révolution
n'avait pas trop eu le temps de détruire; on
détruisit beaucoup plus après méthodique-
ment, implacablement jusqu'à l'ode contre la
bande noire et à la lettre sur le vandalisme
dans l'art. Ce que l'indignation avait com-
mencé, la science devait l'accomplir. Didron,
Gaillahault et le premier de tous, Arcisse de
Caumont furent les ouvriers de Dieu pour la
restauration en France de l'art chrétien.
Arcisse de Caumont. né en 1803, avait fondé
en lS'2't la Société des Antiquaires de Nor-
mandie. En 1833, nommé membre de l'Aca-
démie des Inscriptions, il étendit à toute la
France sa société archéologique pour la con-
servation et la description des monuments de
notre ait national. Le moyen dont il se servit
pour procéder à l'inventaire exact et complet
de nos richesses artistiques, ce furent les con-
grès. Ces congrès se réunissaient successive-
ment dans toutes les grandes villes, se com-
posaient de tous les archéologues du cru,
inventoriaient savamment les monuments de
chaque pays et réunissaient, dans uu grand
(1) Eph. iv, 15.
LIVRÉ QUATRE VINCI QUINZ1ÊM1
033
compte rendu, leurs travaux ; si bien que la
collection de ces comptes rendus forme comme
un état archéologique delà France.
Le promoteur rie ces congrès en agrandis-
sait, par ses publications, L'importance. Dès
1824, il avait publié, dans les mémoires des
Antiquaires de Normandie, un essai sur l'ar-
chitecture religieuse. Kn 1830, il professait un
cours d'antiquités monumentales, qu'il pu-
blia en sis volumes, résuma dans un ahé-
cédaire d'archéologie et vulgarisa par l'his-
toire de l'architecture religieuse, civile et mi-
litaire. Ces cinq publications seul, accompa-
gnées de planches qui mettent sous les yeux
et qui expliquent le texte des volumes. Ces
ouvrages firent une révolution dans les idées
et dans le j,roût. Avant leur publication, les
églises étaient peu connues; on n'avait même
pas songé à étudier les constructions civiles
du Moyi n Age. Caumont étudie tout cela d'a-
près les principes chrétiens; il l'étudié depuis
l'ère gallo-romaine, jusqu'à la renaissance;
il n'inspire pas seulement l'admiration poul-
ies églises et les cathédrales: il parle des mai-
sons claustrales et abbayes, des hôpitaux, des
palais, des halles, des ponts, des hôtels de
ville. Bientôt des cours d'archéologie furent
fondés dans les grands séminaires ; les sociétés
locales continuèrent l'œuvre des congrès et
créèr-nt partout des musées; les gens du
monde vinrent à étudier et à admirer les âges
de foi qui nous avaient doté de si splendides
monuments. La cause de l'art était gagnée.
Caumont, mort en 1873, à son château de
Magny, en Normandie, vécut assez pour assis-
ter à son propre triomphe. La France, la Bel-
gique, l'Italie, la Prusse, le décorèrent de
leurs ordres; en 1865, une médaille fut frap-
pée en son honneur à Salzbourg ; et Monta-
lembert, !e haranguant peu avant sa mort, lui
appliquait le vieux mot: Te saxa loquuntur.
Les pierres de tous nos monuments nationaux
doivent, à Arcisse de Caumont, un tribut de
reconnaissance.
Pendant que Caumont nous rendait l'archi-
tecture chrétienne, Rio nous ramenait à l'in-
telligence chrétienne de la peinture. Alexis-
François Rio était né en 179!), à l'île d'Arz
(Morbihan). Au terme de ses études, il fut
nommé professeur à Tours, puis à Louis-le-
Grfand. L'n riche mariage avec une catholique
anglaise lui permit de renoncer à l'ensei-
gnement de se livrer aux voyages et aux
études d'art : il mourut en 1874.
Nous devons à Alexis Mio divers articles
dans l' Université catholique, le Correspondant
et VI nh ers ; puis Essai sur l'histoire dt l'esprit
humain dans l'antiquité, 1830, i vol.; — la
Petite Chouannerie dans un collège breton sous
le premier empire; — les Quatre martyrs,
histoire louchante (Je quatre hommes mo-
dem* i, morts pour la foi de Jésus-Christ ; —
peare catholique, dont le titre dit l'objet ;
m, /Je l'art chrétien, \ vol. in-8°, 1844-1867.
Cet ouvrage est, une histoire de la peinture
chrétienne et spécialement de la [teinture
italienne depuis Qiolto jusqu'à Raphaël. Rio
divise l'histoire de la peinture en huit éci i
écoles romano-by anline, l>\ santine, siennoise,
florentine, ombrienne, lombarde, vénitienne et
romaine. Dans la première, les idées chré-
tiennes ; e présentent sous une forme païenne ;
cet emprunt, sans exclure l'originalité qu'on
pose le changement d'idéal 1 1. que commande
la foi, ne se m inifeste pas moins dan- les
catacombes. L'école bysantine se l. il remar-
quer par la laideur des types, maigres, longs,
pâles, efflanqués, sans variation.- possibles;
détruite par les Iconoclastes, cette école
perpétue en Russie. L'école de Sienne, c'est
l'enfance de l'art avec Guido, Duccio, Memmi
et les deux Lorenzo. A Florence, Cimabué
continue la tradition hysantine; Qiolto inau-
gure la tradition chrétienne. Orcagna, J.
de Melano, Giottino, marchent, sur les traces
de Giotto ; sous la fatale influence des Médicis,
l'art chrétien perd son unité. Le naturalisme
paraît dans Ùccello, Mazaccio et dans les
sculptures de Giberti ; le paganisme triomphe
dans Lippi, André de Caslagno, BotticelU et
Ghirlandajo.
La peinture atteint son apogée en Ombrie.
Autour du tombeau de saint François d'Assise
se forme une école mystique qu'illustrent Fra
Angelico de Fiesole, si digne de son nom,
Benedetto Gozzoli, Gentile da Fabriano, le
Perugin, Louis d'As;ise, Pinturicchio et
Raphaël. L'énergique réaction de Savonarole
fait naître, à côlé de l'école mystique, une
école simplement mais sincèrement chré-
tienne ; cette école se recommande par Fra
Bartolomo, Lorenzo di Credi, Luca da Hobhia,
Michèle di Hidolfo, Rodolfe Ghirlandajo. La
décadence commence à Alhertinelli et Pietro
di Cosimo. L'influence des Médicis se fait
sentir, dans Vasari et Salviati. On linit par
revenir au paganisme.
L'école lombarde commence avec Averulino,
Michelozzo, Bramante; elle comprend les
écoles de Milan, Bergame, Lodi, Crémone
et Ferrare ; elle a pour grand maître, Léonard
de Vinci, peintre, sculpteur, architecte, in-
génieur, génie universel et sublime ; après
Léonard, elle s'honore, à Milan, des deux
architectes Busti, des peintres Ambroise le
Bourguignon, Solario, Melzi, Salaïno, Bet-
traffio, Sesto, Kazzi, Ferrari et Luini ; à Ber-
game et Brescia, les deux Coleone, Lotto et
Morelto ; à Lodi, Baltagio, les deux délia
Chiesa et les deux frères Piazza; à Crémone,
Boccasio, Boccacini, Altobello, Galeazzo et
Campi ; à Ferrare, sous la mauvaise influence
des Kste, Costa, Grandi et Garofaro.
L'école vénitienne affecte d'abord la forme
légendaire ; elle subit ensuite dans Guarienlo,
Alichieri, Squarcione, Mantègna, l'influence
des écoles païennes fondées à Trévise et à
Padoue. Un retour sensible aux idées chré-
tiennes se remarque dans les Bellini, Cima fie
Comegliano et Catena. L'école atteint sa pleine
floraison dans Giorgione, Pordenone, Palma,
Titien, Bonifazio,Bordone, leTintorelel Paul
636
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Vérom • L'enthousiasme religieux el patrio-
tique fait le fond du caractère de cette écolo.
L'école romaine n'a, dans Rio, que deux
noms, Raphaël et Michel-Ange, lea deux
auteurs de Moïse et de la Farnesine, des gale'
rics et des chambres du Vatican.
Pour liii», l'art est plus qu'une imitation ;
c'est la réalisation du beau, on, du moins,
un effort pour L'atteindre. C'est pourquoi son
livre offre un caractère si parfaitement distinct
de tous les livres consacre- à l'étude des pro-
duits de l'art et du génie. Telle est aussi la
cause de celonget laborieux effort de l'écrivain
et de sa patience à rendre son travail digne
du noble objet de sa pensée. Ce travail n'a
pas demandé, à l'auteur, moins de vingt-six
ans d'éludés. Lui-même en a rendu compte
dans une sorte d'autobiographie en deux
volumes, l' Epilogue de l'art ch) '■n'en.
Après avoir rendu, à l'Eglise, l'architecture
et la peinture chrétienne, il fallait rendre aux
églises construites selon les règles de l'art, le
chant et la musique qui doivent illustrer leurs
offices. Ce travail imposait une double tàcbe:
la recherche des monuments et leur interpré-
tation. De ces traditions perdues, il (allait
restituer les textes authentiques et les règles
d'exécution.
Coussemaker est l'homme qui a le plus
contribué à la restauration des textes. Charles-
Edmond-Henri de Coussemaker, né à Bailleul
(Nord) en 1805, avait suivi en même temps
les cours de droit et du Conservatoire de mu-
sique. D'abord juge de paix, puis juge en
première instance, il devint, par ses travaux,
jurisconsulte, historien et archéologue. Sur
l'art musical, voici ses principales publi-
cations : 1° Mémoires sur Èucbald de Saint-
Amand et ses (racés de musique, 1841 ; —
2° Notices sur les collections musicales de la
bibliothèque de Cambrai, 1843; — 3° Histoire
de l'harmonie au Moyen Age, 1852 ; — 4° Chants
populaires des Flamands en France, 1856 ; —
o Drame liturgique du Moyen Age, 1860 ; —
6°' L'Art harmonique aux xu" et xm" siècles,
1865 ; — 7° enfin le grand ouvrage intitulé
Scriptorum de musica medii cpvi nova séries a
Gerberlina, editio altéra, 3 vol. in-4°, 1866-68.
rsous avons rendu compte de tous ces ou-
vrages au tome XIV de la Semaine du clergé;
la reproduction de ce travail ne serait pas à
sa place ici; nous devons seulement noter
parmi les émules de Coussemaker, Danjou,
Théodore Nisard, Félis et Lambillotte.
Louis Lambillotte, né au pays de Hainaut
en 1796, eut pour premiers maîtres de musique
les Cloches de Charleroi et deux chanoines de
Nivelles. Organiste jusqu'à vingt-cinq ans et
déjà compositeur, il se décidait à étudier,
devint prêtre, puis jésuite. Les jésuites ne le
détournèrent point de sa vocation ; d'autant
moins que la musique d'Eglise laissait plus à
désirer. On n'y manquait pas seulement de
piété, mais de goût et de sens moral. Un cite
une messe où les Kyrie et le Gloria sont la
marche d'Othello et son ouverture ; le Credo
s'ouvre par une sérénade du Barbier deSéoilte,
se continue par Othello, Tancrèdeei Sémiramis.
VAgnu» esl pris de Tancrède, la Cerenenlola
a fourni la fin du Gloria. Il serait plus simple
d'aller dire la messe à L'Opéra : on aurait les
pièces entières et l'orchestre n'aurait p
déranger.
Ces monstruosités provoquèrent une réac-
tion. John Lemoine, Joseph d'Orligue, Berlioz,
Scudo, Fiorenlino dans la presse, en appe-
lèrent à la tradition, aux monuments, aux
décrets des Conciles et des pontifes romains et
aux coups de fouet. Lorsque Guéranger eut
posé le principe de L'unité liturgique, il ne
fut pas difficile de conclure que, dans nos
églises restaurées, on ne pouvait pas se tenir
aux turpitudes de la musique moderne et aux
plates cantilènes de Lebœuf. Le Père Lambil-
lotte, en particulier, voulut nous ramener au
chant grégorien et à la musique de Paleslrina,
Mozart, Bach et Haydn. On lui doit: l8 Choix
des plus beaux airs de cantiques ; 2" Musée des
organistes, 2 vol. in-4° ; — 3° Première collection
de douze saluts pour les grandes fêtes de l'année,
12 livraisons ; — 4° Choix de cantiques sur des
airs nouveaux pour toutes les fêtes de l'année ; —
5° Chants à Marie, trois volumes ; — 6° Motels
sacrés et oratorios sacres; — 7° Trois messes
solennelles avec orgue et orchestre ; — 8° Petit»
saluts pour les fêtes de seconde classe,
5 livraisons ; — 9° Seconde collection de douze
saluts et quelques saluts en dehors des deux
collections ; — 10° Messe solennelle de cin-
quième mode en style grégorien; — 11° Le
8 décembre 1854, cantate à JTmmaculée-Cou-
ception ; — 12° Deux Tota pulchra es ; —
13° D'autres grands et petits saluts et de plus
vingt cantiques.
Les maîtres reconnaissent, dans Lambillotte,
la facilité, l'abondance, le tour heureux, na-
turel, parfois séduisant ; ils lui reprochent
l'absence fréquente de modulation, l'enchaî-
nement trop souvent défectueux des motifs,
des phrases boiteuses, des ornements d'un
goût douteux, des accompaiinements peu
soignés, des voix écrites d'une manière incer-
taine, enfin des négligences d'harmonie. A
l'époque de nos études, à Langées, on chantait
Lambiliotte, mais on ne dédaignait pas Schu-
biger. Depuis, les frères Couturier ont fait
triompher, à la maîtrise et à la cathédrale, la
musique Alla Palestrina . nous nous plaisons
à saluer ici leur mérite, trop voilé par la mo-
destie.
Ce bagage musical n'est, pour Lambillotte,
qu'une œuvre secondaire; l'œuvre principale,
c'est la restauration du chant grégorien. Dans
le dessein et l'espoir d'y réussir, il se procura
d'abord, dans les maisons de son Ordre, les
graduels et antiphooaires transcrits, depuis
<Tuy d'Arezzo par les moines de Cluny, de
Citeaux et de Clairvaux. Ensuite il se mil à la
recherche des manuscrits, dans les principales
bibliothèques de l'Europe. La France, la Bel-
gique, l'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse,
l'Italie reçurent pendant plusieurs années sa
LIVIIK QUATRE VINGT-QUINZIÉM1
037
visite. A Metz, un savant lui parla avec ailm!
ration du trésor de Saint-Gall et entre autres
d'un antiphonaire, qu'il disaitôtre l'exemplaire
adressé par Léon III a Charlemagne. Les
Bénédictins d'Einsiedeln excellaient dans la
traduction des neumes ; ils avaient môme
fourni une école de chant, donl sortirent
Rupert, Notker, Labéon et Tutilo, D'un saut,
malgré les espaces, les montagnes et l'hiver,
Lambillotte (Huit au couvent ; il s'y fil délivrer
copie authentique de L'antiphonaire, et, après
collation, le publiait à Bruxelles. Un concert
de louanges salua celte publication ; cependant
Pétis ei Danjou contestèrent que Lambillotte
eût réellement trouvé l'antiphonaire de Char-
lemagne. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il voulut
publier, à l'usage des lutrins, le Craduei et
1 Antiphonaire, Lambillotte lui même ne tint
pas, de sa découverte, un compte; suffisant;
oubliant que les neumes avaient été ramenés
à leur juste formule, il les faucha de nouveau
et mutila ainsi la vraie formule du plain chant.
Lambillotte mourut en 1855 ; il laissait en
manuscrits une histoire de plain-chant ecclé-
siastique, une méthode d'accompagnement
pour le chant grégorien et, sous le titre de
Esthétique, une théorie et pratique du chant
grégorien qu'a publiée le pèreDufour.
Quant à cette réforme du chant grégorien,
elle eut pour point de départ la découverte,
par François Danjou, dans la bibliothèque de
la Faculté de médecine de Montpellier, d'un
manuscrit de l'antiphonaire. Ce manuscrit
bilingue renfermait une double notation, en
neumes et en lettres, les unes étant la tra-
duction des autres et en donnant l'explication
fidèle. Chacun savait à quelle note de l'échelle
diatonique correspondaient les lettres de l'al-
phabet, mais on avait perdu l'intelligence des
signes neumatiques qui servaient de notation
aux plus anciens manuscrits. Avec le. manuscrit
de Montpellier, on allait recouvrer cette intel-
ligence et déchiffrer ces précieux hiéro-
glyphes. On pourrait dès lors étudier le chant
de saint Grégoire dans les manuscrits les plus
anciens ; car il y a lieu de croire, d'après
l'abbé Bonhomme, que saint Grégoire se
servit de la notation neumatique, de préférence
à la notation boétienne ou alphabétique.
Cette découverte mit en campagne une foule
de savants et fit naître une foule de publi-
cations. Nous n'avons pas à raconter on grand
cette histoire; nous voulons citer, avec honneur,
les travaux de Fétis, Danjou, Stephcn Morelot,
Joseph d'Ortigues, Vincent, Coussemaker, le
Père Lambillotte, les abbés Tesson, Cloët,
Duval, Dufour, Baillard et Bonhomme, ces
deux derniers prêtres du diocèse de Langres.
Baillard, en particulier, fut le Champollion
des neumes ; il en découvrit le mystère. —
Tons ces auteurs en appelaient à la tradition
et à l'autorité. Or, le chant traditionnel, c'est
léchant de saint Grégoire, et pourtant rien
n'est plus opposé que les moyens qu'ils
prennent pour reproduire ce chant p; i
Les uns prétendent le trouver dans les éditions
laites depuis deux siècles ; d'autl 68 disent qu'il
faut L'extraire des manuscrits ; ceux-ci veulent
la correction des manuscrits ; ceux là une
réforme des livres imprimés. Sans entrer dans
aucuue discussion technique, nous disons:
1° que le chant, traditionnel est grégorien ;
2" que ce chant est écrit dans la gamme
diatonique, avec des neumes, un rythme, des
notes d inégale valeur et une phrase mélo-
dique ; 3° que ce chant ne se trouve plus dans
les livres imprimés; 4° qu'il faut le chercher
dans les manuscrits en prenant pour base le
manuscrit découvert par Danjou.
En présence des discussions des savants, deux
cardinaux, Thomas (lousset de Beims et
Pierre Giraud de Cambrai, ordonnèrent une
commission, avec charge d'aboutir à une
réforme pratique. Cette commission donna le
chant de Reims et de Cambrai. Depuis, les
Bénédictins de Solesmes, dont l'office litur-
gique est une des principales fonctions, éditent,
à nouveau, un graduel et un antiphonaire,
dont l'usage a été enseigné avec succès par
dom Legeay, l'Orphée du plain-chant (1).
L'Eglise ne commande pas seulement, au
prêtre, l'amour de la vérité et le service des
autels ; par leur entremise, la religion, qui
doit assurer la béatitude de l'autre vie, doit
assurer aussi le bonheur de la vie présente et
y ajouter une certaine quantité de bien-être.
On écrirait des chapitres et des volumes sur
les efforts et les inventions des prêtres pour
soustraire les populations aux étreintes de la
misère! L'eau, par exemple, qui joue un si
grand rôle dans la nature, n'en a pas un
moindre dans l'économie de la vie humaine.
Or, notre siècle, qui a produit tant d'hommes
distingués dans toutes les branches du savoir,
a produit aussi un hydroscope, dont nous de-
vons dire un mot.
L'abbé Paramelle était né, en 1790, à Saint-
Céré (Lot). Curé de Saint-Jean Lespinasse,
dans des régions calcaires où l'eau manque,
il se résolut a étudier l'art de découvrir les
sources. Comme il n'avait pas la baguette de
Moïse, pour faire jaillir l'eau du rocher, il re-
courut à la science. La science des anciens
ne pouvait rien lui apprendre que des imagi-
nations absurdes ou de ridicules sorcelleries.
Vitruve, Pline et Cassiodore sont les seuls qui
aient dit quelque chose d'à peu près raison-
nable, mais pratiquement ils se bornent à des
formules fort sujettes à contestation. Para-
melle commença par étudier à fond la géolo-
gie, puis il opéra sur le terrain, et d'abord,
mais sans succès, sur les plateaux.. Alors, il
descendit dans les vallées, et raisonnant sur
le fait des eaux qui tombent du ciel et dont
une partie, amassée dans des réservoirs sou-
terrains, aboutit dans son cours à des orifices
d'où elle s'épanche, il conclut qu'en interro-
geant les inclinaisons du sol, la nature des
(1) Cf. Pèvre, llist. du cardinal Gousset, p. 231.
638
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
terrai i » indications que peut donner ia
niiur.'. il arriverait à découvrir des aourc
Si ètail purement expérimentale,
l'expéri ^nce Benle pouvait la confirmer.
Nul n'eal prophète dans smi pays. Malgré
ouvertures an préfet et au conseil géné-
ral, c î m <] communes du Lot, — je dis cinq,
— consentirent a l'appeler; dam chacune, il
trouva di s sources, entre autres celle de Roc-
Amadonr, qui pourrait fournir de l'eau à tont
le département. Du Lot, il pissa dans la
Creuse et l'Aveyron, où il trouva de nouvelles
source-. Bientôt il fut appelé dans quarante
départements qu'il devait visiter, jusqu'à
épuisement de ses forces. L'évoque de Cahors
le déchargea du ministère; lui permit même
de se vôtir d'habits noirs, qui permettaient
pourtant de voir en lui un prêtre. .Monté sur
un cheval qui ne courait jamais, l'anmelle
allait d'une commune à l'autre; et, dès qu'il
avait fourni les indications nécessaires, conti-
nuait sa route. L"s populations lui faisaient
bon accueil ; plusieurs le portaient en triomphe.
Toujours modeste, il déclarait, sans emphase,
qu'il n'était ni l'envoyé de Dieu, ni nue ma-
nière de baguette divinatoire; mais simple-
ment un homme d'étude qui a confirmé son
savoir par l'expérience. Les administrations
municipales, moins enthousia.-tes, se mon-
trèrent généralement justes ; plusieurs fois ce-
pendant des malins essayèrent de le tromper,
soit par des objections, soit par des manœu-
vres ; personne ne réussit jamais ni à le dé-
monter ni à l'abuser ; il se tirait d'affaire
par quelques mots à l'emporte-pièce ou par
quelque benoîte malice. Un Conseil lui re-
fusait ses honoraires, sous ce prétexte qu'il
n'avait pas découvert de source ; Paramelle
engagea le maire à construire un bassin pour
la recevoir: « Ceux, dit-il, qui croient à ma
source, iront puiser de l'eau à la fontaine; les
autres iront à l'abreuvoir *.
L'abbé Paramelle a publié deux écrits :
1° Vraie théorie des cours d'eau souterrains et
de leur éruption ; et VArt de découvrir les
sources, 1 vol. in-8°. L'abbé Paramelle n'était
pas infaillible et ne songeait point à se donner
comme tel; le nombre des sources découvertes
par lui n'en est pas moins considérable. Ni
l'Etat ni l'Eglise ne lui ont fait honneur; il
n'a |>as moins servi la science et n'en est pas
moins un bienfaiteur del'humanité. Paramelle
mourut à Saint-Céré en 187o, à l'âge de 83 ans,
comme tout bon prêtre, mettant en Dieu sa
suprême espérance.
En parlant des écrivains catholiques, nous
avons voulu rendre hommage à leurs talents,
à leurs travaux et à leurs services ; nous avons
voulu surtout faire comprendre le réveil chré-
tien et le mouvement catholique particulière-
ment en France. En payant au mérite notre
tribut, notre vœu était d'exciter l'émulation
et de pousser le prêtre à la haute science,
couronnement naturel de son instruction sco-
laire et complément nécessaire de ses vertus,
question de vie et de mort où se trouvent im-
pli jués, dans une Bolid irité étroite, le -
I Eglise et l'avenir de la pahie. Une particu-
larité qui ajoute au mérite des auteurs, c'
que la plupart se §ont Formés eux-mêmes, qu'ils
m- sont parvenus que par un héroïque travail
et une- non moins héroïque générosité. Au
sortir de la Révolution, nous n'avions plus
d'écoles. On a relevé d'abord les écoles
pins indispensables; puis, 'oies ressusci-
tées, Dieu a donne des hommes, j'allais dire
des enfants; mais ce- enfanta ont travaillé
c âme et sont devenus les docteurs de
leur siècle. Qu'il y ait des lacunes dans hjurs
œuvres, cela est hors de doute ; ce serait mer-
veille qu'il n'y en eut pas. Mais il faut procla-
mer à leur louange qu'ils ont su prendre con-
seil de nos ruine-, qu'ils ont discerné les
périls de leur temps, qu'ils ont. combattu
bravement l'esprit révolutionnaire, et, trait
qui honore le plus leur intelligence, qu'ils ont
orienté les esprits vers Rome, le grand Orient
de- âmes chrétiennes.
Le plus important succès de leurs effortg,
c'est la conquête de la liberté de l'enseigne-
ment supérieur et la création en France de
cinq Universités. Des esprits étroits et méti-
culeux n'en auraient voulu qu'une : nous au-
rions, disaient-ils, assez de peine, seulem nt
pour ne pas la laisser tomber. L'esprit de Dieu
ne s'est pas tenu à ces timidités ; il a poussé à
faire grand, car ce qui n'est pas grand n'est
rien. On a trouvé des millions pour bâtir des
Universités ; on a trouvé des élèves, matière
rare en notre siècle utilitaire ; mais lorsqu'on
n'en trouve pas, il faut en faire. Enfin on a
recruté des professeurs dans l'élite des intelli-
gences. Nous voici, en 1900, au terme de la
première période des Universités catholiques,
la période de création.
La création est un mystère. Dans les œuvres
humaines, c'est un mystère d'humilité et
d'immolations, prélude obscur d'œuvres ré-
servées a d'ultérieurs éclats. Nous croyons ne
faire tort â personne en disant que les Uni-
versités n'ont pas encore produit le grand
homme qui doit résoudre les grandes ques-
tions et faire la loi au siècle prochain. Du
moins, parmi ces professeurs pris un peu de
tous côtés, tous ont travaillé à l'œuvre com-
mune avec un égal dévouement. Plusieurs
ont émergé un peu au-dessus du commun et
posé la première pierre d'attente de l'espé-
rance. A Toulouse, Douais s'était distingué
par sa haute érudition ; Pierre Battifol se con-
sacre à l'étude des liturgies et des littéra-
tures étrangères. A Lyon, Elie Blanc donne
l'idée d'un grand scolastique. A Paris, Mau-
rice d'Hulst n'avait du génie que les pré-
tentions et n'en a guère connu que les avorte-
ments. A Lille, Groussau pour la défense des
fabriques, Jules Didiot pour la haute théolo-
gie ont commencé des œuvres qui attendent,
avec impatience, leur achèvement. Dans ces
jeunes Universités, l'homme qui paraît comme
l'incarnation, déjà en partie réalisée, de leurs
promesses, c'est le recteur Baunard. Une ré-
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZ1ÈM1
fi.'IO
putation d'esprit difficile ne nous empêche
pas de célébrer ce digne soldai de la sainte
Eglise, bien qu'il n'ail peut ôtre pas frappé
toujours avec assez, de résolution.
Louis-Pierre-André Baunard naquit à Belle*
garde, en 1828, d'humbles el honnôtea ou-
vriers. Au Bortir de l'enfance, Dieu lui lit la
grâce de le confier à un 1res digne prêtre,
"abbé Mèthivier. Méthiviar était l'ami de
Louis Veuillol, titre peu apprécié à Orléans
du I(md|)s de l'abbéGaduel, titre tout de même,
rehaussé d'ailleurs par la publication popu-
laire des Etudes rurales, du Septième jour et
des Mémoires d'un peuplier mort au service de
la république. Mèthivier était, dans toute la
force du terme, un bon curé, un type de per-
fection dans le ministère pastoral. Lui-même
nous a raconté de quels soins il entoura la
première jeunesse d'André Baunard et avec
quelle joie il cultiva les dons naissants du Benja-
min de sa surnaturelle alTection. Baunard avait
reçu, des dons de Dieu, la mesure à peu près
comble ; ce trésor, confié aux mains éclairées
et affectueuses de l'abbé Mèthivier, devait pro-
duire cent pour un. Prêtre en 1852, bientôt
docteur ès-lettres, Baunard fut, pendant huit
ans, professeur de seconde et de rhétorique
au séminaire de La Chapelle; pendant huit
ans, vicaire à la cathédrale, pendant sept
ans aumônier de l'école normale d'Orléans.
Depuis deux ans il était aumônier du lycée,
lorsque l'Université de Lille en fit, en 1877,
un professeur d'éloquence sacrée, chaire qu'il
occupa eum maxima laude jusqu'en 1888. De-
puis 1880, il était directeur légal du collège
de Saint-Joseph. Ses preuves faites, il fut
nommé recteur et Rome, à qui le gouverne-
ment avait enlevé, par les décrets, un supé-
rieur jésuite, le décora de la prélalure. C'est
son bâton de maréchal : Dieu le lui conserve
longtemps et le pousse à le casser sur quelques
têtes d'impies: les débris sont encore plus
glorieux que le sceptre dans son intégrité.
Louis Baunard est un des prêtres les plus
remarquables du clergé contemporain. Un de
ses condisciples analyse ainsi ses mérites :
«De l'esprit jusqu'au bout des ongles, instruit
comme pas un, facilité merveilleuse avec un
don tout particulier d'assimilation. En son
privé, caractère très gai, très spirituel : il est
resté bon enfant, toujours prêt à rire avec les
camarades. Homme public, il parle admira-
blement et écrit encore mieux qu'il ne parle.
En résumé, excellent homme, pas lier du
tout, n'oubliant pas sa petite ville de Belle-
garde, où il entretient une école de sœurs, où
son beau frère est marguillier et d'où son ne-
veu est sorti pour devenir, à 40 ans, curé-
doyen de Meung-sur-Loire. Quand il revient
au pays, Orléans le reçoit avec autant de
fierté que de plaisir. Belle vie de travail con-
sacrée tout entière à la jeunesse, aux caté-
chi ii x petites et grandes écoles. Est-il
étonnant qu'au milieu d'une brillante jeunesse,
il n'ait pas trouvé le temps de vieillir, mais
soit resté, comme il restera jusqu'au bout,
jeune d'espril el jeune de cœur. De tels
hommes sont l'honneur du pays, la -loue du
clergé el une pierre précieuse an diadème de
l'Eglise ». Je transcris fidèlement cel éloge,
heureux que Baunard, avec, ton- m< i
soit resté prophète à ( Irléans : celle sympathie
honore encore plus Orléans que Louis Bau-
nard ei prouve qu'Orléans a au moins ce trait
de ressemblance avec. Athènes.
Louis Baunard a beaucoup écrit ; nous
devons dresser l'inventaire fidèle de ses publi-
cations. A ses débuts, comme œuvres d'une
jeunesse prématurément mûre, trois volum
sur Le doute et ses victimes, la loi et ses vic-
toires. Ce sont des biographies d'hommes
illustres par leur foi OU par leur impiété : les
uns ont honoré leur foi par leurs œuvres ; les
autres, en la reniant, lui ont encore rendu
hommage, par les angoisses de leur esprit et
le martyre de leur conscience. L'aumônier a
donné, sur le collège chrétien, deux ou trois
volumes, où il reproduit son enseignement.
Le publiciste a réuni, en autres volumes, au-
tour de l'histoire, des articles de circonstances
et fait des gerbes avec ces épis. Mais saint
Jean, mais saint Ambroise, mais Mmo Duchesne
et Mmc Barat, mais le cardinal de Poitiers, le
général de Sonis, quels beaux livres ! et
comme l'auteur a su illustrer noblement ces
grandes vies !
Saint Jean, avec les documents que four-
nissent les Ecritures et la tradition, est le
sujet d'un livre qui confine à beaucoup de
mystères : Baunard l'a mis en excellent relief.
Saint Ambroise est le premier évêque com-
plet, l'homme de l'Eglise et l'homme de son
siècle, qui lait face à toutes les exigences de
la situation et se place en quelque sorte au-
dessus de l'Empereur : Baunard en a fait un
chef-d'œuvre où la science de l'histoire n'offre
plus ni lacunes ni ombres. Les mères Barat
et Duchesne, biographies en trois volumes,
sont, à proprement parler, des créations. Ecrire
sur des notes et des manuscrits, sans avoir
même connu ses personnages, réussit mer-
veilleusement à l'auteur. Autour du person-
nage principal, il en groupe une foule d'autres,
les fait parler, non par l'artifice des historiens
de l'antiquité, mais par des extraits de lettres
ou par des citations ; c'est la manière de ces
compositions. Un style bien approprié, pas
de longueurs ; une narration dont l'intérêt ne
faiblit pas, dont la lecture souvent vous émeut
et vous met des larmes aux paupières. J'aime
beaucoup ces livres, mais j'en voudrais un
abrégé pour la jeunesse, afin de la nourrir de
la moelle des lions. Sur Pie, Lavigerie et
Sonis, Baunard a éprouvé peut-être quelque-
fois cette faiblesse qui naît de la sympathie
et s'exalte par l'admiration. D'ailleurs, si j'en
crois Bossuet, l'esprit humain est toujours
faible par quelque endroit ; faiblesse pour fai-
blesse, il faut pardonner généreusement celle
dont l'unique faute est de trop admirer la
grandeur.
Ici se pose une question : pourquoi Baunard
(i'.O
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
n'est-il pas évéque? Le condisciple, oit/- plus
haut, ajoute: Quel évéque il eùi fait, mai- il
n'était pas fail pour être évéque ; c'est un Ra-
yant, cesl un philosophe, c'est un historien,
c'esl un poète, c'est un artiste: rien de l'ad-
ministrateur. l 'n autre nous dit : Pour atteindre
aux postes lea plus élevés, il ri'' lui a manqué
que dos défauts el dus vices ; mais être, si peu
que ce soit, méchant, cela n'est pas dans sa
nature. Si nous posons cette question, ce n'est
pas qu'elle ollre, pour L'intéressé, ombre d'in-
térêt. L'homme qui a reçu de Dieu une plume
et qui peut la tremper dans l'encre, ne peut
s'ouvrir à aucune pensée de lucre on d'ambi-
tion. L'encre, il est vrai, est un breuvage
amer ; mais c'est la boisson de? forts, la
sourre des belles ivresses qui se renouvellent
indûliniment sans péril, que dis-je ? qui peu-
vent se renouveler chaque jour, avec un
accroissement de lumière et de joie. La plume,
il est encore vrai, n'est qu'un roseau fragile,
mais ce roseau est l'organe de la pensée, l'ins-
trument de son expression, el si l'humanité
est grande par le nombre, bien qu'elle ne
pense guère, la plume est plus grande, parce
qu'elle assure, à la pensée, toute sa force ! La
plume constitue une hiérarchie soumise aux
lois, mais une puissance de premier ordre et
de première grandeur. L'intérêt de la quesùon
ne touche que la religion catholique et l'Eglise
romaine, dont les évêques sont, sous l'auto-
rité du Pape, les premiers pasteurs, comme
des juges en première instance, dit saint Tho-
mas.
La première raison du non appel de Baunard
à l'épiscopat, c'est qu'il n'appartient pas, selon
le jargon de la franc-maçonnerie, au clergé
concordataire. A l'époque du Concordat, il n'y
avait pas d'Universités ; le Concordat n'a rien
prévu pour ses dignitaires; ets'il exige quelques
titres, pour ses préférés, il n'a pas pensé qu'il
faudrait quelqu'un pour authentiquer les
diplômes. Les prêtres, appelés au service des
Universités libres, sont donc des prêtres hors
cadre; et parce qu'ils appellent les prêtres à
la haute science, pour l'Etat persécuteur, ils
sont l'ennemi, le pire ennemi, celui qui cons-
titue, par la grandeur du savoir, le plus redou-
table gage de l'indépendance. Le franc-maçon,
qui tient la feuille des bénéfices, ne veut pas
de ces poursuivants de la haute science. « Ni
hommes de talent, ni polissons », disait Louis-
Philippe, qui trouva, le premier, cette formule
de l'abâtardissement ecclésiastique : « mais
de bonnes médiocrités». Le diable en per-
sonne n'aurait pu trouver une formule plus
favorable à ses entreprises.
Si vous jetez les yeux sur l'histoire de
l'épiscopat depuis cent ans, la première géné-
ration, jusqu'à 1830, se compose, en général,
de prélats muets devant Bonaparte ou com-
plaisants pour les Bourbons : braves évêques,
épurés par la persécution ou contaminés par
la constitution civile, corrects, mais trop vieux
ou trop compromis pour s'engager dans les
combats. La seconde et la troisième géné-
ration, -mus Louis-Philippe, sous Napoléon III
et au début de la troisième République, sont
des générations d'évéques militants, toujours
armés pour renfermer l'Etat dans les ju
limites du devoir social, jour défendre les
droits de la famille et faii ter les saintes
prérogatives de l'Eglise. Les questions inté-
rieures d'instruction, d'éducation, d'économie
charitable, de fondations d'écoles, du progrès
des études, de remèdes aux maux de la société ;
la question extérieure du pouvoir temporel
des Papes, des missions apostoliques, du pro-
tectorat de la France les trouvent toujours
debout dans l'arène des controverses ou sur
les remparts de la cité sainte. La politique
qu'ils ont faite en défendant la religion et
l'Eglise e-t la seule politique dont nous avons
tiré honneur et profit. Tout ce qu'ils ont com-
battu a été déshonoré par ses insuccès ou est
tombé par son propre vice, parce qu'il était
en même temps nuisible à l'Eglise et à la
France. Je ne parle pas du mérite littéraire
de l'Académie française que formaient entre
eux, par leurs écrits, nos évêques : ce sont là
de bien petites questions au temps présent ;
mais je n'hésite pas, après MgrPiantier, dans
son mandement d'installation à Nîmes, je
n'hésite pas à dire que les évêques français, au
milieu de ce siècle, ont renouvelé, en France,
les miracles des plus grands Ages de notre
catholique histoire.
La dernière génération épiscopale ne répond
pas aux deux milieux, mais plus au commen-
cement du siècle. Est-ce l'effet voulu des choix
du gouvernement ? est-ce en vertu d'un mot
d'ordre supérieur? est-ce par l'effet du conci-
liatorisme obtus, dernière forme du catholi-
cisme libéral? 11 est difficile de répondre, et,
quand il s'agit des personnes, impossible de
préciser. Le ministère des cultes a fail savoir
plus d'une fois qu'il ne voulait plus d'évéques
soldats ; il marchande avec ses candidats,
sinon pour obtenir toujours leur concours
effectif, du moins pour leur faire agréer l'in-
tangibilité des lois de persécution ; et Ferry a
daigné nous apprendre que, s'il avait réussi
à faire passer ses lois, c'est qu'il avait su
choisir ses évêques. On a beaucoup dit, en
France, que le Pape ne voulait plus de contro-
verse; mais, en distinguant entre la forme du
gouvernement el la législation hostile à
l'Eglise, il a dit ce qu'il fallait respecter, ce
qu'il fallait combattre. Je ne crorai jamais que
si, parmi nous, s'était élevé un Basile, un
Athanase ou un Chrysostome, le Pape l'eût
trouvé mauvais ; et soutenir qu'il exige l'accep-
tation silencieuse des pires attentats, je ne
vois pas que ce soit lui exprimer une suffisante
révérence. D'ailleurs, aux premiers actes de
persécution, les vieux évêques surent encore
protester avec vigueur: le Pape les approuvait.
Si, depuis, il ne s'est produit aucune récla-
mation, c'est que la dernière génération épis-
copale du siècle laisse en oubli les grands
souvenirs de ces évêques qui attaquèrent, avec
une vigueur apostolique, les projets hostiles
UVlti'i MUATi{i:-Vl.\iiT ni!i\xiK\n<;
641
à la liberté de l'Eglise et les écrasèrent avant
• I n' ils fussent devenus des lois ; c'est, il faut bien
en croire Ferry, parce que les Francs maçons
savent choisir de l s évoques.
Dans ce temps de noédioi rite el d'effacement,
je m'étonne que, pour colorer l'écart d'un
candidat hors de pair| on parle d'adminis-
tration épiscopale. L'administration épiscopale
est affaire d'antichambre, ce n'es! pas non,
mais c'esl peu de chose ; les grands seigneurs
mitres ne s'en occupaient pas ; le premier
venu, pourvu qu'il soit honnête, peut y réussir
et y suffit. (Jne peut être la valeur d'un cas
d'exception qui exclurait de l'épiscopat, s'ils
pouvaient ressusciter, les Cyprien, les Augustin
et les Grégoire ; et peut-on l'appliquer à un
homme qui, recteur d'Université, prouve sa
capacité à régir un diocèse?
Ce qu'il faut aujourd'hui à nos diocèses
parfois désorientés, ce sont des évoques pourvus
de deux qualités : il faut des hommes qui
idéalisent, dans leur personne, les splendeurs
de l'Evangile et relèvent plus haut, par leurs
discours, les esprits abattus ou découragés ;
il faut des hommes intrépides, qui combattent
jusqu'à l'effusion du sang, pour le triomphe
de la divine lumière et rejettent dans l'ombre,
ense et sanguine, tous les crimes des persé-
cuteurs. Nous n'accusons personne ; nous
constatons seulement que les catholiques en
France sont des vaincus, des parias, des ilotes ;
que le pape à Hoirie est prisonnier, comme
nous, delà franc-maçonnerie et que Dieu nous
commande aujourd'hui de délivrer son Eglise.
Ce que nous disons ici n'est que l'écho des
paroles immortelles de grands évoques et de
grands papes ; c'est l'application de la parole
divine : Veritas liberabit vos. Ce n'est pas la
sagesse de l'homme qui a vaincu le monde;
c'est l'intrépidité de la foi, jusqu'à l'effusion
du sang.
L'histoire du mouvement intellectuel en
France doit faire une place d'honneur à Jean-
Baptiste Aubry, le réformateur radical des
études ecclésiastiques. Les grands esprits de
ce siècle ont tous été tels par leur opposition
au gallicanisme, au jansénisme, au libéra-
lisme et à la révolution. Lamennais, J. de
Maistre, Louis de Bonald, Rohrbacher, le
cardinal' Gousset, Dominique Bouix, Joseph
(laume, Donoso Cortès, Louis Veuillot, ont
tous été grands pour la lutte, clairvoyante et
ardente, contre les aberrations du particula-
risme traînais. Cette lutte, ils l'ont soutenue
par une longue campagne, qui a compté de
grandes batailles, qui a produit de nombreux
travaux, et (orme, par son ensemble, le
od œuvre du siècle. Aubry appartient à
cette généalogie d'intelligences. Un jour,
quand ses écrits seront connus, inédites, ap-
préciés du clergé, Aubry paraîtra comme l'un
des grands bienfaiteurs de l'Eglise et de la
France.
Jean -Baptiste Aubry naquit en 1844 à Or-
rony, dans l'Oise. J'ai ouï dire (pie son père
était devenu, a Meudon, concierge du sémi-
naire des Mis ions étrangères. Dans ses pn
mières années, l'enfant se trouva doue placé
au foyer de la. science et, de l'esprit apo
lique. Apres ses finies réglementaires en
France, il fut envoyé au collège français de
Home, ci, suivit le baui enseignement du Père
Franzélin. Quand le Père Freyd parlail de
ses élèves, il lou.-tii, leurs mérites respectifs;
en venant à Aubry, il disait : c'est le co-
losse de Rhodes; les autres peuvenl passer,
voiles déployées, entre sis jambes. Au terme
des études romaines, Aubry lut sept an, pro-
fesseur au grand séminaire .le lieau vais et
sept ans missionnaire en Chine. Quelque
temps curé de campagne, aumônier de cou-
vent et de prison, mort en 1882, confesseur
de la foi, presque martyr : Aubry réalise,
dans sa trop courte vie, par ses divers minis
tères, la synthèse des divers apostolats. Sa
vie est une préparation providentielle à for-
muler ex professo les règles de la formation
sacerdotale et les devoirs du clergé, en des
temps obscurs, qui réclament encore plus de
décision que de courage.
A sa mort, Aubry n'avait rien publié; il
laissait une trentuine de volumes en manus-
crits, plus ou moins achevés. Fort heureu-
sement, il avait un plus jeune frère, très
alerte d'esprit, fort au courant de ses idées
et que la mort rendit dépositaire des manus-
crits fraternels. Ce frère, curé à Dreslincourt,
sans se laisser décourager par l'étendue de la
tâche, par la déchéance des études ecclésias-
tiques et par le marasme de la librairie, en-
treprit la publication des manuscrits de son
frère. Au moment où nous écrivons ces
lignes (2i juillet 1900) dix volumes ont paru
des œuvres complètes du Père Aubry. Nous
voudrions en consigner ici une appréciation,
que nous pouvons rendre claire et décisive,
mais que nous ne saurions rendre agréable
aux gens qui ne peuvent lire nos livres sans
éprouver des coliques.
Le premier volume publié a pour titre :
La méthode des études ecctésinstù/ues dans nos
séminaires depuis le Concile de Trente. Dans
ce livre, l'auteur signale les vices de Ja mé-
thode cartésienne, indique les réformes à
opérer et présente ces réformes comme la
base nécessaire des restaurations futures.
C'est sa très ferme conviction que la cause
de tous nos maux est dans les intelligences
et qu'elle y est parce qu'on l'y a mise par
un enseignement dépourvu de principes et
d'ordre. Le doute métho lique de Descartes et
le gallicanisme de Bossuet sont la première
source de nos déviations. Jusqu'à Trente,
nous n'étions pas sorti des voies tradition-
nelles de l'enseignement. Depuis, les fonda-
teurs des séminaires français, obéissant à fa
philosophie de Descartes el à la théologie de
Bossuet, ont donné à nos séminaires une
mauvaise l'orme et une funeste méthode. Par
le fait de leur égarement, il y a, dans l'Eglise,
deux formes de séminaires : le séminaire ro-
main et le séminaire gallican ou libéral. C
.
HISTOIRE UN1VEHSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
deux formes difl renl essentiellement < t en
principe B'excluent. Maie, en fait, nos sémi-
naii licans, depuis an siècle, surtout de-
puis cinquante ans, ont opéré i n eux un lent
travail de réforme, ont effectué on mouve-
ment d'approximation vois la méthode ro-
maine d'enseignement théologique. Le Père
Aubry écrit pour hâter l'achèvement de cette
réforme.
Dans V Essai sur la méthode, le Père Aubry
avait fait le procès des théologiens jansé-
nistes, gallicans et libéraux. Partisan des mé-
thodes romaines, il avait marqué dans leurs
grandes lignes les déviations de l'enseigne-
ment théologique depuis deux siècles; il
avait montré, dans ces déviations, la cause
originelle de la séparation des sciences et de
la théologie, de la morale et de la dogma-
tique; il avait attribué à ces schismes par-
tiels, la décadence religieuse, les divisions
politiques, l'absence de principes et de con-
viction, la progression de l'immoralité, l'af-
faiblissement du ministère ecclésiastique.
Dans son livre sur les Grands séminaires,
après avoir dressé l'inventaire de nos ruines,
il formule un programme de restauration. Les
grands séminaires sont, pour lui, le seul rem-
part qu'on puisse opposer victorieusement à
la sécularisation de l'intelligence publique et
aux désastreuses conséquences qu'elle en-
traîne. Après tant d'essais bâtards et d'efforts
impuissants, il faut revenir simplement aux
idées et aux pratiques romaines. Le sémi-
naire français, organisé officiellement à Rome
par Pie IX, n'a pas d'autre but que la réforme
des séminaires en France. L'Université gré-
gorienne est l'architype, la pépinière du corps
enseignant et, par voie de conséquence, le
point de centralisation des forces intellec-
tuelles de l'Eglise.
Destruam et xdifxcaho : telle est la devise du
Père Aubry. Après avoir démoli les vieilles
halles, il bâtit l'édifice complet du séminaire.
— Le petit séminaire a la première place
dans sa sollicitude. Ceux qui élèvent l'enfance
sont aux sources. Telle ils feront la source, tel
sera le ruisseau et tel le fleuve. Où monte, où
s'étend, où finit ce que commencent les
maîtres du petit séminaire? Il faut la science
de Dieu pour le savoir. La formation, dans
l'adolescent, de l'homme intellectuel exige un
choix sévère des professeurs, une sélection
précoce des vocations ecclésiastiques, l'éloi-
gnement du fusionnisme du laïque avec le
prêtre futur, une grande discrétion dans
l'emploi des auteurs païens, une sollicitude
générale à faire, du séminaire, la pépinière
de l'Eglise, la source pure du recrutement
sacerdotal.
A l'entrée du grand séminaire, le Père Au-
bry, avec Pie IX et Léon XIII, veut deux ans
de philosophie. De ces deux ans, il exclut
l'étude des sciences physiques et mathéma-
tiques, le bachottage, les arts d'agréments,
les petites études de genre. De ce cours, il
exclut encore le séparatisme rationaliste de
Descai li entre la philosophie et l'ordre sur-
nature] et le mépris où il fait tomber la sco-
lastique. Le Père Aubry écarte en tvec
dédain le petit compenaium et la repasse, la
philosophie rédnite à une espèce de c;.
chisme. Le but de la philosophie, c'est de
former la, rectitude des idées et du jugement ;
c'est de fonder la force de la raison sur l'in-
telligence philosophique de la foi ; c'est d'écar-
ter tout le fatras depuis Bacon, de se placer
en plein dans la scolastique et d'étudier la
scolastiquc comme les rensei-
gnaient avec leurs grands livres, leurs
grandes leçons et leurs grands exercices de
tournois philosophique».
Le Père Aubry nous introduit dans le do-
maine de la théologie générale par l'étude de
la Somme théologique de saint Thomas. De
main de maître, il trace le tableau de l'évo-
lution théologique d'après saint Paul, saint
Augustin et saint Thomas; il déclare que si
l'esprit de néologisme et les procédés artifi-
ciel* des modernes sont mortels aux sciences
sacrées, le retour à la théologie de saint Tho-
mas ne doit pas être exclusif des progrès ac-
quis depuis le XIIIe siècle. La théologie à ve-
nir sera l'heureuse union, l'entente absolue
de la vieille scolastique avec la théologie po-
sitive. Cette théologie, avec des caractères de
précision, de clarté et de force, embrassera
dans une seule méthode les procédés em-
ployés tour à tour dans le passé. Les livres
ne seront pas plus gros, les cours pas plus
longs, ni plus difficiles. La science simplifiée
est une ascension vers le centre unique, le
principe éternel des choses de l'intelligence.
Les bases générales de l'enseignement théo-
logique posées, le Père Aubry vient au détail
des cours. Pour la théologie dogmatique, il
s'élève contre l'abus de l'érudition, du com-
pendium, des méthodes de polémique, des
études d'actualité, des concessions faites aux
petites industries ; il donne les idées fonda-
mentales qui doivent présider à la formation
de chaque traité et diriger sa marche. Le
traité de la Religion a subi l'influence du ra-
tionalisme ; il en rétablit l'idée inspiratrice.
Les lieux théologiques sont fort négligés; il
montre, avec Mgr Capri, l'urgence d'étudier
plus profondément les sources de la foi. Le
traité de l'Eglise s'est desséché sous la main
gallicane ; faute de voir dans l'Eglise la
grande règle de foi, on est tombé dans le ra-
tionalisme semi-pélagien ; il faut revenir à
l'idée surnaturelle de l'Eglise.
Mais la base fondamentale de toute science
sacrée, c'est le surnaturel. Puisque la grâce
est le sang qui coule dans les veines du corps
mystique de Jésus-Christ, il faut nous y atta-
cher pour écarter ce naturalisme politique et
social qui nous empoisonne. Le traité de la
grâce doit donc être le nœud, la grande lu-
mière de la théologie de l'avenir; quiconque
ne le comprendra pas à fond ne sera pas
théologien, demeurera incapable d'une ac-
tion vraiment sacerdotale sur la société.
LIVRE QUATEIE-VINGT-QUINZIÈME
(>/i.3
La formation du sens théologique, l'appro-
fondissement des dogmes par la contempla-
Lion, l'harmonie des dogmes dans l'intelli-
gence Bacerdotale, voilà les procédés el les
fruits d'une excellente dogmatique. Le Père
Aubry nous Fait assister à la réiormalion du
>• intellectuel et du jugement par la théolo-
e : il nous conduit jusqu'au sainl des saints
de la révélation. La théologie nous apparaît
comme « une vision discursive sans donte,
m;iis réelledes beautés éternelles » ; car, selon
l'expression du cardinal Pie « ceux-là boivent
à plus longs traits, ici-bas, à la coupe anti-
cipée de l'éternelle vie, qui puisent plus
abondamment la connaissance de pieu aux
sources sacrées ».
Dans l'économie de l'enseignement qui pro-
cède tout entier de la tradition, l'étude «tes
Pères et de l'antiquité ebrétienne doit tenir
une grande place. Le Père Aubry insiste sur
la nécessité du retour au sens de la tradition
par le commerce assidu des Pères et des doc-
teurs. La fréquentation trop exclusive des
modernes a conduit les contemporains à l'exa-
men privé ; il faut revenir aux témoins de la
foi, au sens de la tradition. Que le maître de
la théologie dogmatique s'efforce donc, par
la tournure profondément scolastiqne de sa
méthode, d'inspirer aux étudiants l'estime et
l'amour des ouvrages anciens ; qu'il ne craigne
pas de mettre les jeunes âmes en contact di-
rect avec les docteurs qui peuvent plus effi-
cacement fortifier leur formation doctrinale.
Après la dogmatique, la morale. Les
sources de la morale ont été empoisonnées
,__ par le jansénisme, le quiétisme et le libéra-
lisme. Le Père Aubry combat la théorie sé-
paratiste de l'école utilitaire qui, dans beau-
coup de séminaires, oppose la pratique à la
théorie, l'action aux principes, et, par voie
de conséquence, tombe dans l'abus de la ca-
suistique, dans le scepticisme pratique ou dans
le relâchement. Di-ciple du Père Ballerini,
Aubry expose sa méthode fondée en principe,
large dans ses applications, sûre dans ses
conclusions pratiques, féconde jusque sur le
terrain de la vie mystique où doit se confiner
le vrai prêtre.
En Ecriture Sainte, le Père Aubry veut
avant tout la recherche du sens dogmatique
el du sens théologique. On a Irop abusé de
l'apologétique et de la controverse : l'emploi
de l'Ecriture <lans la théologie et la prédica-
tion a été faussé; l'argument de l'Ecriture
contre les protestants était nécessaire, mais,
depnis il a dégénéré et présente quelque in-
nvénient. La contemplation de la pensée
divine, étudiée avec l'esprit du cœur, est le
premier fie nos devoirs. Les recherches de
udition, les préoccupations de la science,
la réfutation des systèmes allemands, ne sont
que ries poinl - oires : il s'agit premiè-
rement d'approfondir la parole de Dieu, d'en
nourrir les études dogmatiques, d'en fortifier
l'âme sacerdotale.
De I histoire ecelé [ne, le Père Aubry
ne r.iit pas seulement un exposé de faits, une
nlhese de documents. Les faits lurnatu-
nls sont des porte-doymt$, dit-il ; et il fait
l'histoire du dogme, ou, h l'on veut, la philo*
snphic et la théologie de l'histoire. Pour lui,
cette étude, c'est l'étude de la tradition catho
lique, l'étude des manifestations multiforme!
du surnaturel, enfin l'élude de l'apost
sous tous ses aspects et dans toutes ses luttes.
Quiconque embrasserait l'histoire à la lu-
mière de ces principes, tirerait de celle, étude,
au milieu du chaos des idées modernes, une
boussole sûre, une orientation fixe.
Une autre branche d'études, fort estimée
à Home, abandonnée chez nous, méprisée
même de l'école libérale, c'est le droit, canon.
Le l'ère Aubry insiste sur la nécessité du re-
tour à l'étude et à l'observation du droit ca-
nonique ; il montre que cette législation sa-
crée est empreinte d'un grand esprit théolo-
gique; que d'ailleurs les lois ecclésiastiques
ne sont point si inapplicables qu'on veut
bien l'objecter; que leur observance, au con-
traire, e3t une source de lumière et un gage
de force. Mais c'est là que le gallicanisme,
vaincu dans toutes les pphères de la révéla-
tion, s'est concentré, avec espoir, en gardant
ce point, de reconquérir tous les autres. Au-
bry, qui veut écraser la tête du serpent, s'at-
taque à ce gallicanisme administratif ; il de-
mande des tribunaux diocésains et des règles
dans la collation des bénéfices ; il découvre
l'état de scepticisme, le manque de cohésion,
l'absence de vie sociale et politique où nous
met l'absence de droit.
L'amoindrissement des sciences sacrées a
déteint sur la prédication et sur les caté-
chistes. Le romantisme oratoire, l'abus de la
controverse, les sermons d'apparat, le pullu-
lement des répertoires et des sermonaires,
sont autant de préjudices à l'apostolat. Pour y
porter remède, il ne faut pas introduire, dans
les séminaires, les exercices de prédication et
de catéchisme, les conférences d'oeuvres, les
questions d'actualité. La préparation sacer-
dotale doit être toute théologique et spécula-
tive. Des essais prématurés dans une âme qui
n'est pas mûre pour le ministère, nuiraient à
l'étude théologique et pourraient prêter aux
abus qu'on veut, combattre.
La question des cours vidée, le Père Aubry
traite de la direction intellectuelle et spiri-
tuelle des clercs. Son but final est d'en faire
des docteurs et des saints. « Kn France, il n'y
a rien à faire, disait Manning ; ils n'ont pas de
saints. » Nous avons cent évéques, cent
mille prêtres et nous sommes bai tus. si nous
avions seulement un François de Sales, un
Vincent de Paul, un Charles liorromée, la
victoire nous reviendrait. On se moque de
nous ; on ne se moque pas des saints qui tra-
vaillent, prient et se dévouent pour les
peuples.
Après la publication de la Méthode el des
Grands séminaires, Auguste Aubry entreprit
la publication des u:uvres complètes de Jean-
644
HISTOIRE UNIVERSELLE Di; L'ÉGLISE CATHOLIQUE
-!,• Aubry. L'histoire et la fable ont im-
morta isi des hommes unis d'une étroite
amitié ; ici, l'unité de L'enseignement produit
i,i fusion de deux personnes dans une seule
individualité savante. Si Auguste avait pu-
blie tant d'écrits seulement par amitié, ce
m rail déjà grand ; l'avoir fait dans une par-
laite communion d'idées, c'est, pour les deux,
une commune grandeur.
Après avoir exposé la genèse des idées elle
programme d'action du Père Aubry, nous
devons donc dresser une table sommaire des
ouvrages publiés par son frère, avec ses
notes et ses écrits inédits. Eu moins de
dix ans, Auguste Aubry a publie successive-
ment :
1° Quelques liées sur la synthèse des sciences
dans la théologie, ou tbéorie catbolique des
sciences. C'est une œuvre de haute envolée,
qui ne le cède en rien aux idées du comte de
.\iai-lre; (lie indique la vraie manière de
grouper les sciences humaines autour de la
théologie (in-8° de 385 pages.)
Mélanges de philosophie catholique (in-8*
de 3U0 pag.) C'est un puissant rappel à la
philosophie scolastique; c'est la condamna-
tion sans appel des philosophies de Descartes
et de Kant.
3° Etudes sur le christianisme, la foi, le
surnaturel et les missions (in-8° de 415 p.)
C'est un volume de réaction très décidée
contre les tendances rationalistes des mo-
dernes et même du clergé. On y trouve le
procédé divin de l'apostolat, le travail du
surnaturel, la méthode d'installation de la
fui dans les âmes.
4° Etudes sur ï Eglise, le P<ipe, les sacre-
ments (in-S° de 425 p.) C'est un livre qui
explique la vraie notion de l'Eglise et de l'au-
torité pontificale, si mal comprise et si dé-
préciée parmi nous. Le Père Aubry n'est pas
seulement romain des pieds à la tête ; il l'est
avec des pages saisissantes et des accents
d'une mâle énergie.
5° Etudes sur l'Ecriture Sainte (in-8'J de
7i>5 p.) faites pour la masse du clergé au
po n! de vue dogmatique et moral. Les Epitres
de saint Paul y sont l'objet d'une étude
d'aptes saint Thomas d'Aquin et Cornélius à
Lapide. Pour la richesse dogmatique, le ca-
ractère surnaturel du commentaire, ce tra-
vail dépasse tous les modernes interprètes.
.; el 7 ' Cours d'histoire ecclésiastique (2 vol.
in 8° de 56:2 et 401 p.) C'est une théologie de
l'histoire, un livre dont il n'y a pas d'équiva-
dans la librairie : il est tout rempli des
doctrines de saint Augustin.
Méditations sacerdotales et opuscules spi-
i duels (1 vol. in-8° de 440 p.). Vigoureux
el à la vie de la grâce; œuvre sinon lé-
et alignée comme tant d'autres, mais
ordante de sève, de flamme sainte, d'amour
Dieu et de- âmes.
il total, avec lu méthode el les séminaires,
dix volumes. Auguste Aubry promet encore
ublier trois volumes de correspondance,
un volume de sermons et une Etude sur
l'œuvre du Père Aubry el la critique pour el
contre, avec de- notes et éclaircissements.
Lm; partie des lettres a été. déjà livrée au pu-
blic ; plu-, une élude sur les Chinois chez eux
et une biographie de Jean-Baptiste Aubry
par son frère. Ce- différentes publications
ne pourront qu'accentuer le rôle des di
frères et justifier la haute importance que
l'histoire doit attacher à leurs ouvragi
Le point de départ d'une équitable appré-
ciation, c'e-t le fait d'un missionnaire mort
en Chine à trente-huit ans. A sa mort, ce
missionnaire, très goûté de ses supérieurs,
très apprécié de ses amis, laisse trente vo-
lumes de manuscrits. L'œil bienveillant d'un
frère discerne, dans ces trente volumes, deux
ouvrages à peu près achevés, sur l'organisa-
tion cl l'en-eignement des séminaires. Le pe-
tit frère publie, pas sans trembler, ces deux
ouvrages. Non point qu'il faille, pour publier
deux volumes, un courage surhumain ; mais
ces deux volumes parlent du clergé au clergé
lui-même. Or, en France, depuis cent ans el
plus, c'est une idée reçue que le prêtre
français est un être supérieur, en état de per-
fection absolue. Voici pourtant un jeune mis-
sionnaire, qui vient de mourir, penseur pro-
fond, docteur de l'école romaine, qui s'ins-
crit en faux cmtre cette bienveillante opinion.
Ce missionnaire est, par hasard, un écrivain,
mais inconnu : s'il possède un sens doctrinal
exquis, une science théologique consommée,
un dévouement absolu à la grande cause de
la formation cléricale, c'est un mérite, sans
doute, mais d'abord, il en faut faire la preuve.
Enfin le voilà qui affirme notre décadence
nationale depuis trois siècles, par la faute de
nos écoles ; et, d'une main assurée, il dresse
le programme de la régénération française
par la restauration surnaturelle du sacer-
doce.
La thèse d'Aubry est la thèse de tous les
restaurateurs de la patrie française. Lamen-
nais veut efiectuer cette restauration en rele-
vant les mœurs et en déchirant la Déclara-
tion de l'Eglise gallicane. J. de Maistre,
Haller, Bonald, Donoso Cortès, Apariciy Gui-
zarto, poursuivent le même but en combat-
tant la Révolution. A l'encontre. Dupanloup,
Gratry, Broglie, Falloux, véritables malfai-
teurs intellectuels, entendent conjurer le pé-
ril, en expurgeant la Révolution et en l'ac-
ceptant. Thomas Gousset, en théologie, par
le renversement des thèses rigoii-tes et galli-
canes ; René Rohrbacher, en histoire, parla
ruine des soties admirations de Fleury; Do-
minique Bouix, en droit canon, par la pro
clamation du droit canonique et l'exaltation
de la monarchie des pontifes Romains ; Pros-
per Guéranger, par le rétablissement de l'unité
liturgique; Montalembert à la tribune, La-
cordaire à Notre-Dame, Louis Veuiliot à V Uni-
vers, BonneUy dans les revues savantes : lous
ont voulu relever la France du grand ana-
thème et la rétablir dans les lignes de sa vo-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÈME
cation providentielle. La papauté, de Pie VI
à Léon MU, a souri à ces entreprises el en a
béni les efforts. Nombre de petits soldats, de
grenadiers du Saint-Siège) de voltigeurs
d'avant-garde, ont, puni- La môme cause,
brûlé îles cartouches, tiré l'épée et déployé le
drapeau du Christ. Nous avons été témoins de
ces combats : c'est noire joie d'en avoir suivi
les péripéties ; notre devoir de rendre hom-
mage à la vaillance éclairée de tous les sol-
dats et à la sagesse de tous les généraux.
Jean-Baptiste et Auguste Aubry appar-
tiennent à cette phalange de héros. Un mis-
sionnaire mort à trente ans et à trois mille
lieues ; un petit curé enseveli dans un pres-
bytère de campagne, sont venus, après tous
les autres, dénoncer le grand mal, et, comme
Gaunie, le découvrir dans les écoles. Mais la
question, pour eux, ne se réduit pas à l'em-
ploi des classiques païens dans l'enseignement
secondaire ; elle doit s'établir encore contre le
philosophisme naturaliste de Bacon, de Des-
cartes et de Kant, contre l'absolutisme césa-
rien de Louis XIV et le conslitutionnalismede
Mirabeau ; contre le gallicanisme de Kichet,
de Marc-Antoine et de Bo^suet ; contre
l'athéisme politique et économique de Rous-
seau et de Proudhon ; même contre le catho-
licisme libéral de Dupanloup et de Broglie.
Et pour vaincre tous ces ennemis, il faut res-
taurer le prêtre; et pour restaurer le prêtre,
le vrai ministre de Jésus-Christ, il faut réfor-
mer, dans les séminaires de France, la prépa-
ration sacerdotale, plus ou moins faussée de-
puis 1682. C'est là ce que disent, en quinze
volumes, les frères Aubry.
Les frères Aubry ont raison ; et tellement
raison qu'il leur suffit d'œuvres posthumes
pour sonner le branle-bas. La vérité est là, à
peine formulée, mais toute-puissante. Il faut
chasser des séminaires Descartes et Kant,
Louis XIV et Mirabeau, Fébronius et Dupan-
loup : je ne pense pas que les athées aient pu
s'y introduire. Le mal, dont meuri la France,
lui a été inoculé par trois siècles d'aberra-
tions ; et ce mal n'a pu agir qu'en corrom-
pant ou en faisant dévier les séminaires. C'est
aux séminaires qu'il faut mettre, je ne dis pas
la torche ou la hache, mais le grand air de
Rome, la formation romaine, la somme de
saint Thomas, le radicalisme et l'intransi-
geance de la plus stricte orthodoxie. Nous
autres, Français, au milieu de nos ruines sé-
culaires, nous serions cent fois fous de nous
croire parfaits. Non, non et dix mille fois non ;
nous avons ingéré des poisons qu'il faut, vo-
mir ; la vérité seule et la vérité totale, la vé-
rité catholique, apostolique, romaine, effec-
tuera, notre délivrance: Veritas liber abit vos.
Nous terminons ce livre par l'exhibition de
deux originalités significatives et instructives;
elle- nous paraissent dignes de ne pas tomber
dans l'oubli. Joseph Olive, né à Cette, en
iH'M'j, -uivit, dans son diocèse natal, le cours
d'études qui mène au sacerdoce. Au terme de
théologie, Olive, voulant sans doute deve-
nir un olivier hrillanl , deman la i 6 rendre
a Rome, pour y suivre les coin s supérieurs du
Collège Romain ; le supérieur, qui le tenait
pour un noyau, en lui délivrant un celebret, lui
eûl offert aussi volontiers un exeat, poui
faire incorporer à peu importe quel dioci
Par le t'ait, olive, traité tanguant pur g ameuta
hujus mundi, se dirigeait, en 18(i.'f, vers la
ville éternel le et y piochait, pendant un triennal,
le droit canon. Au retour, cet incapable était
docteur en théologie ; il fut bombardé vi-
caire de Sainte Madeleine à Béziers, puis curé
du Mas-Blan, au doyenné de Bédarrieux.
poste qu'il occupa pendant plusieurs années;
après quoi.il se retira à Cette, près de sa vé-
nérable mère, pour entrer, avec une pleine
indépendance, dans la carrière de l'apologé-
tique. En 1885, il se sentit pressé de se rendre
près de la voyante du Boulleret (Cher) et fonda
la Confrérie de Notre-Dame des Sept Douleurs,
qui compte aujourd'hui (1889) quarante-six
mille associés. Directeur de cette confrérie,
qu'il avait rattachée très correctement à la
Confrérie primaire de Rome, il appela l'atten-
tion du Pape Léon XIII sur les apparitions
qu'il disait avoir eu lieu à Sainte-Claire de La-
vaur, au Boulleret et à Saint-Bauzille. C'était
prendre le bon chemin : c'est à Rome, en effet,
et par la voie canonique, qu'il convient d'en
référer sur ces choses, afin de provoquer des
jugements et d'obtenir une prudente direction.
En principe, le bras de Dieu n'est point rac-
courci; il fait, dans tous les temps, éclater sa
puissance et sentir sa miséricorde. 11 ne serait
pas surprenant que, dans un siècle de scepti-
cisme, pour vaincre l'orgueil d'une raison
aussi faible que rebelle, il multiplie les ma-
nifestations du surnaturel. Mais il y a, ici, un
péril : c'est, par réaction contre le scepticisme,
de tomber dans l'illuminisme. C'est, à l'heure
présente, un grand péril. Les hommes ont
tellement méconnu et trahi la cause de Dieu
qu'il paraît nécessaire que Dieu prenne en
main sa cause. En tout cas, dès qu'il est ques-
tion de quelque phénomène surnaturel, on
est, parmi nous, très disposé ày croire. Opor-
tet sapere, sed sapere ad sobrietatem et ne
rien faire qu'après avoir obtenu les consignes
de Rome.
Joseph Olive se fit, comme canoniste, le
disciple de l'abbé André, curé de Vaucluse;
il entreprit'de rétablir, en France, la pratique
pure et simple du droit canon, notamment
pour le concours, l'inamovibilité et les juge-
ments par officialilés régulières. Dans deux
ouvrages de plus forte contenance, il traita
les questions relatives à la restauration de la
discipline de Trente, à un régime de droit
contre lequel on ne peut prescrire. L'ouvrage,
intitulé : Du mérite en fait de nominations eccié-
siastiques, est, en quelque sorte, l'entrée en
campagne. L'auteur n'y fait pas mystère de
ses convictions. « Oui, dit-il, avec une amer-
tume cruelle, la nomination à des paroisses
importantes de prêtres sans talent ni vertu,
ou d'un talent et d'une vertu médiocres, et
64G
HISTOIRE UNIVERSELLE Dl. L'ÉGLISE CATHOLIQUE
il des prêtres d'un mérite incontesté dans
lee p iroisses de montagn tea hameaux,
oo leurs talents, leur science et leurs vertus ni
peuvent porter leurs fruits: oui, c'est là la
plaie lamentable de l'Eglise de France durant
iv Biècle. — Il y a des diocèses où le ta-
lent n'est compté pour rien ; d'autres où avoir
du talent, de la science, de la vertu, du mérite,
enfin, c'est une marque négative. I! yen a où,
pour parvenir aux places importantes, il fal-
lait se garder, il va quelques années, de si-
gner une adresse à Pi(! IX : on était récom-
pensé si l'on refusait de Bigner ; l'on était
puni si l'on avait le courage d'exprimer, à
Pie IX malheureux, l'amour et le dévoue-
ment que l'on avait pour lui. iYa-t-on pas vu
des diocèses où l'on a mi< dans une rigou-
reuse disgrâce les prélres qui, à l'époque du
Concile, oui signé des adresses demandant l'in-
faillibilité ? D'autres, où Les défenseurs du Syl-
labus sont représentés comme les ennemis per-
sonnels de l'évêque. Il va des diocèses en
France où l'on parvient aux places impor-
tantes en mendiant la protection de prêtres,
de laïques, de dames, amis de l'administra-
tion. 11 y en a beaucoup où pour réussir il faut
employer la flatterie : dans ces diocèses, on
appelle ceux qui emploient ces moyens in-
dignes, les chevaliers de l'encensoir. Dans
d'autres diocèses, on ne peut réussir (je me
sers de cette expression à dessein, parce qu'elle
est employée par ceux qui méconnaissent les
lois canoniques), si l'on n'a pas, dans le Con-
seil, un parent, un ami, un compatriote, un
condisciple, un camarade : dans ces diocèseson
entend dire : « Non habeo hominem, je n'ai
point d'homme » ; c'est-à-dire*! je ne connais
personne particulièrement, dans le Conseil, qui
veuille bien pensera moi ».
Après avoir dénoncé le mal, Olive y cherche
un remède et le trouve naturellement dans la
pratique du droit pontifical. Pour faire entrer
dans l'intelligence de ce droit, il en expose la
théorie et l'application traditionnelle; il sert,
en larges tranches, d'après la discipline de
Thomassin, les faits d'histoire qui militent en
faveur du droit. A la médiocratie des intri-
gants, il peut substituer l'aristocratie des
hommes de mérite. Peut-être, dans sa reven-
dication, d'ailleurs très légitime, excède-t-il un
peu au bénéfice du talent. Sans doute, il faut
faire leur part aux dons de l'intelligence;
mais il faut faire leur part aussi à l'âge, aux
vertus, à la prudence et aux autres qualités
propres d'un bon gouvernement. Quant au
talent, tout le monde croit en avoir. De plus,
ceux que Dieu appelle aux éminents travaux
de l'intelligence ne pourraient pas, dans une
grande paroisse, entreprendre ces travaux né-
cessaires à l'édification de l'Eglise. Gorini
aurait-il porté de si rude? coups aux erreurs
historiques des célébrités en renom, s'il n'eût
été curé d'un petit village ? Le docteur Lin-
gard aurait-il composé son immortelle His-
toire d'Angleterre, s'il n'eût été curé d'une pe-
titeparoisse cf Irlande? J'ai observé quela plu-
pat l de- prêtres illustres de l'i aoce étaienl i
dément des disgraciés, mais des proscrits.
On dirait qu'il existe, chez les évêques, ui
laine jalousie contre les écrivains ec
tique-, dont l'inlluence est, en effet, souvent,
beaucoup plus fréquente et beaucoup plus
étendue que celle d'un évèque ordinaire. Je
dis ordinaire, car beaucoup d'évê tonl
d éminents écrivains el alors leur savoir puise,
dans l'autorité épiscopale, un plus haut p>
lige et une plus grande force. Mais les évêques
(pii ne sont que d'humbles administrateurs et
de médiocres écrivains, s'ils voient s'élever à
côté d'eux et briller au dessus d'eux un llam-
beau d'Israël, cèdent volontiers à la tenta-
tion de jouer, à cette lumière, tous les mau-
vais tours de l'éleignoir. Ces misères ne
nuisent pas à l'extension de talent ; je dirai
plutôt qu'elles la provoquent et la mettent en
mesure d'accroître son empire. — Ces réserves
faites, il n'est pas moins certain que les no-
minations ecclésiastiques sont dues au mérite
et que procéder autrement, c'est un crime
contre Dieu, contre l'Eglise et contre les
âmes.
Après avoir posé ce principe du mérite,
Olive, dans une seconde publication, attaqua
la simonie de l'argent et des présents, la si-
monie de la flatterie et de l'obséquiosité. Du
moment que les nominations ne s'elfecluent
pas selon le droit, mais dépendent de l'arbi-
traire épiscopal et ministériel, il est tout naturel
que les ambitieux cherchent à se faire valoir
près de l'évêque et du ministre. Il est beaucoup
moins facile d'acquérir du mérite que de flat-
ter. On peut même dire, en thèse générale,
que le mérite n'est pas flatteur : il a le senti-
ment de son prix, le respect de lui-même et
je ne sais quelle impuissance à se faire valoir
autrement que par .'on réel crédit. Au con-
traire, l'absence du mérite se prêle merveil-
leusement à toutes les affectations qui doivent
dissimuler cette absence. Le plus vulgaire
artifice pour masquer le défaut du talent,
c'est la flatterie. Prêter aux supérieurs des
avantages qu'ils n'ont point, c'est faire croire,
sans frais, à sa haute perspicacité. Or. ici, la
marge est grande et le champ sans limite. Si
un évêque est muet, on le compare à Riche-
lieu ; s'il parle volontiers, on l'égale à saint
Cbrysostôme ;' s'il aime les affaires, c'est un
Ximenès ou un Duperron ; s'il met dans un
mandement trois phrases de philosophie, c'est
un saint Anselme ; s'il est mou, c'est un saint
François de Sales. Fénelon et Bossuet prêtent
aussi à d'aimables comparaisons. Les plus
absurdes sont les meilleures; il suffît de les
faire avec audace et de s'y jeter à corps perdu.
Je ne croirai jamais qu'un évèque soit, de
gaîlé de cœur, la dupe des intrigants ; je me
persuade même volontiers que, se sachant
faillible et peccable, il implore les lumières de
Dieu et les conseils des hommes ; j'aime à
croire qu'il veut le salut des âmes et l'hon-
neur de l'Eglise. Mais, étant donné ce régime
d'arbitraire qui ressort îles articles organiques,
LIVRE QUATRE V1NG l Ql INZ1ÈME
017
étant admis que le prêtre n'est pas persona
juris et que I évoque esl une toute puissance,
il est inévitable que les faibles —souvent [>l us
ambitieux que les autres, — recourent a l'in-
trigue. L'antichambre devient une institution
lésiastique. Les vicaires généraux onl na
lurellement chacun ea clientèle. Autour du
pauvre évoque se forment des complots, se
nouent des intrigues, et il eal à peu près iné-
vitable que trois lois sur quatre, un pauvre
i[ue no tombe dans les pièges tendus sous
ses pas. La considération de l'évèque y perd
beaucoup; mais ce qui perd le plus, ce sont les
âmes.
Cette question delà simonie ofl're un aspect
plus triste encore, c'est la simonie par argent
des candidats à l'épiscopat. On ne peut pas
dire, avec lîosmini, que la présentation des
évéques pur le pouvoir civil est une des cinq
plaies de l'Eglise ; mais on peut dire que telle
présentation faite par tel pouvoir est
réellement une plaie. La situation riche et
puissante faite en France aux évoques par
les articles organiques, ne peut pas manquer
de faire, de l'épiscopat, un objet d'ardentes
convoitises. Nous ne sommes plus au temps
où il fallait raire violence au mérite et à la
sainteté, pour les pousser à l'épiscopat. La
mitre a des prétendants ; et malgré l'adage
Qui petit tndignus est, nombreux sont ceux
qui briguent d'y atteindre. On en a vu 900 à
la fois au ministère des cubes. On les appelle
des briguants; et, c'est le mot propre, seule-
ment il faudrait en rectifier l'orthographe.
Leurs dossiers sont là, au complet, sur papier
timbré, pleins d'attestations relatant leurs ver-
tus, leurs talents, leurs aptitudes extraordi-
naires ; et ce sont eux, modestie à part, qui
ont fourni ces dossiers. Une fois le dossier in-
troduit, il faut le faire valoir. On s'adresse
aux amis dans l'épiscopat, si on en a ; on
s'adresse aux sénateurs, aux députés, aux
conseillers d'Etat, aux préfets, aux juges,
même aux belles dames. Les dames s'entre-
mettent avec une espèce de passion pour
arriver à faire des évoques. Or, pour mettre
en mouvement tout ce personnel, il ne faut
pas seulement des lettre-, il faut des présents.
On offre des livres, si l'on est auteur ; on offre
autre chose, si on ne lVst pas. On oll're môme
de l'a'gent. On cite les sommes dépensées par
tel et tel évéque pour arriver à l'épiscopat ; il
paraît que ça coûte assez cher. On cite tel
prêtre qui avait offert 20000 francs pour être
nommé évéque, et, comme il le fut dans les
colonies, poste aussi peu lucratif qu'enviable,
notre homme refusa cette nomination et ré-
clama ses 20000 francs, alléguant que
pour celte somme, il devait bel et bien avoir
un évéché en France. De là procès. Vous jugez
de l'édification.
Ce son! I i des horreurs, rnais il y a pire. Il
• les brigues Fondées sur les ambitions de
l trtis et sur les intérêts de fausses doctrines.
(,baque pouvoir arrivant tour à tour, vcul
recruter, dans le clergé, desappuis; l'épisco-
pat lui offre le moyen de
A partir de 1899, dali guerre au Pape,
l'Empire ne voulu! plus trouver, dans les
évéques, que des complices et il s'en vanta,
Après !h70, la république libérale proscrivit
les évoques qui avaient voté l'infaillibilité e4
chercha des Benjamins favorables à son lib
ralisme. Depuis que la républi |u< est devenbe
radicale, elle est en quête de nihilistes el elle
en trouve. A des républicains qui lui repro-
chaient de n'avoir pas réalisé toutes ses pro-
messes, Ferry répondit itéralivement et pu-
bliquement : Comptez-vous pour rien nos
choix d'évôques et croyez-vous quo nous au-
rions pu faire passer tant de lois hostiles à
l'Eglise, si nous n'avions pas choisi des
évéques acquis à nos desseins ou incapables
d'y mettre obstacle. Ces propos d'un Ferry et
d'un Raroche sont acquis à l'histoire; on
pourrait en citer d'autres. Ce qui manquerait
le moins pour en motiver la réprobation,
ce sont les faits. Mais il faut les taire ; un peu
plus tard, l'équitable histoire flétrira ces
bassesses de l'Empire et ces indignités d'une
république plus vile encore.
« Personne, dit Olive, ne niera le mal que
nous signalons; pourquoi ceux qui sont à la
tête des diocèses n'en cherchent-ils pas la
cause et n'y remédient-ils pas? La foi peut
transporter les montagnes. L'éloquence de
Démosthènes transportait le peuple d'Athènes ;
la sainteté du curé d'Ars faisait accourir à lui
la France entière ; qu'on donne donc au prêtre
la foi, la science, la sainteté et l'Eglise de
France sortira de son tombeau. Nous l'avons
dit, nous le répétons : Ne point favoriser
l'étude, mépriser les prêtres qui étudient, ne
tenir aucun compte de la piété et de la vertu,
c'est amonceler de plus en plus les ténèbres
sur notre malheureuse Eglise de France. Oui,
les simoniaques sont les pionniers de la bar-
barie (1). »
Après avoir, dans ces deux ouvrages, cité
le Corpus juris, saint Thomas, saint Alphonse
de Liguori, notre pieux et savant Thomassin,
Olive entreprit une œuvre de propagande par
brochures. A propos du Concile d'Aix, il écri-
vit à Mgr l'Archevêque pour lui remontrer que
l'absence de concours produit la paresse et
l'ignorance ; le clergé est sans science, sans
piété, sans énergie pour combattre l'erreur;
par l'ambition, il devient simoniaque. \ pro-
pos du synode de Montpellier, il écrit un
opuscule sur les règles canoniques des sy-
nodes. A propos d'une circulaire de l'évèque
Xevers, il adresse, à Mgr Casimir de La-
doue, une éloquente lettre pour réclamer toute
la discipline de Trente, strictement obligatoire
et contre laquelle on ne peut prescrire. A
l'avènement de Léon XIII, ramassant toutes
forces de discussion, le courageux contro-
versiste ose lui écrire deux lettres pour récla-
(i) De la Simonie, p.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
nier encore, pour le prêtre, la personnalité
jui idique, forum et jus. « Qui le croirait,
rie-t-il, il n'y a point, dans l'Eglise de
l i mce d'ofticialités, ou bien elles n'existeni
que de nom. ou bien ell< >nl pas indé-
pendantes. Dans la plupart des diocèses, un
prêtre <>t-il accusé? il est condamné sans
qu'on lui permette de se défendre, sans qu'on
veuille l'écouler, souvent Mins qu'on lui
donne le motif de sa condamnation, de son
transfert ignominieux dans une paroisse in-
férieure, pénible à desservir. On écoute l'acCU-
sateur, un homme du peuple, une femme, et
le prèlre innocent n'est pas écouté, n'est pas
interrogé! Les tribunaux d'appel des métro*
polilains n'existent pas non plus, l'n prêtre
innocent ou condamne pour des raisons futiles,
suspendu, dépossédé de son bénéfice, est jeté
sur le pavé, suivant une expression vulgaire,
mais marquée au coin de la vérité, et est obligé
de se soumettre, d'accepter une humiliation
amère, une flétrissure sanglante, ou de recou-
rir à Home : il n'y a point de jus' ice pour lui
en France. On lui crie de se soumettre, d'obéir,
et si la sainteté ou l'héroïsme lui manquent
pour accepter son ignominie et celle de sa
famille, de sa vénérable mère, on l'appelle
désobéissant, révolté, presbytérien. Ce prêtre
est donc obligé de recourir à Rome, recours
lointain qui lui cause de grandes dépenses et
mille ennuis ; aussi peu de prêtres relativement
ont recours à Home; le plus grand nombre
passent leur vie dans l'injustice et la souf-
france (1). »
Ainsi parle ce prêtre, avec une ardeur toute
méridionale, mais avec cette très ferme et,
disons-le, bien juste conviction, que notre
salut est dans le retour au droit. En dehors
du droit.il n'y a que l'arbitraire; et, dans
l'arbitraire, il y a place pour toutes les
injustice-, parfois pour les indignités. Mettre
de côté cette économie quasi-divine, comme
disait un orateur du Concile de Trente,
des lois de la sainte Eglise, c'est poser,
comme base du droit, l'individualisme ratio-
naliste; c'est nier implicitement la notion
d'Eglise ; c'est condamner les diocèses à de
perpétuels recommencements ; c'est réduire
le sacerdoce, si grand devant Dieu, à une
condition misérable devant les hommes ; c'est
préférer la flatterie à la dignité, l'ignorance
au talent, l'habileté à la vertu, l'intrigue au
mérite ; c'est vouer les églises à la décadence
et les peuples à la ruine. La fortune des na-
tions est proportionnelle à leur respect du
droit ; si elles le violent, elles se précipitent
dans les abîmes.
Au demeurant, ce prêtre savant et disgracié
ne se borne pas à revendiquer l'observance du
droit ; il plaide, devant les pouvoirs et devant
les masses, la cause de ia religion et de
l'Eglise; il multiplie les allocutions et les
lettn s pour porter partout la lumière ; si une
attaque se produit, il la relève avec une vi-
(1) Lettre à Sa Sainteté Léon XIII, p. 18.
gueur apostolique ; quand le Père Curci s'in-
nie à ces projets de conciliation qu'il ci j lit
devoir obtenir meilleur accès, il accable le
l'ère Curci sous le poids de la science histo-
rique; et, quand le claironne l'appelle pas au
combat, il compose, d'une plume pieuse, la
vie d'un sainl prêtre on s'applique avec zèle
aux (envies de propagande. Ûumb e et solide
ouvrier de Dieu, à qui nous souhaitons de
longues année- pour qu'il soutienne- de [dus
long- combats.
Pour qu'un curé prenne place parmi les
auteurs, il n'est pas nécessaire qu'il ait écrit
des livres; s'il a posé en jublice, [jour la
revendication du droit canonique, des actes
décisifs, celte initiative suffit pour fournir un
titre d'auteur. La situation anti-canonique du
clergé de France n'a d'ailleurs pas manqué
de défenseurs ; je cite au courant de la plume,
les frères Allignol, le chanoine André, Domi-
nique liouix, Craisson, Duballet, Slremler. l'n
prêtre qui ne produisit que fies mémoires aux
tribunaux et aux congrégations romaines lit
plus à lui seul que tous les auteurs : il mil les
intérêts des prêtres aux mains des tribunaux
apostoliques. Nous parlons de lui : (Jnus est
instar omnium : c'est le type des prêtres
sacrifiés à l'injustice. Pierre Roy, ordonné
prêtre en 1828, exerçait depuis trente-quatre
ans le saint ministère dans le diocèse de
Paris, sans avoir encouru un reproche de ses
supérieurs. Depuis son ordination jusqu'en
1853, il avait élé employé sans interruption,
non dans des villages, loin des regards de
l'autorité, mais dans les paroisses de la ville
métropolitaine et chacun de ses déplacements,
très rares d'ailleurs, avait été une récompense.
De Saint-Louis-d'Antin, où il avait rempli
neuf ans les fonctions vicariales, il avait été
envoyé à Saint-Paul, puis à Saint-Germain-
des-Prés, nommé en dernier lieu premier
vicaire à Saint-Philippe-du-Roule. Cn 1855,
il fut nommé curé de Xeuilly et s'appliquait
depuis quatre ans, avec autant de zèle que de
succès, aux devoirs de sa charge, lorsqu'il
commença à être en butte à la persécution.
C'est un point qu'il faut bien préciser.
A Paris, les cures offrent, sous tous les
rapports, une grande importance, et, à cause
de leur petit nombre, sont l'objet des plus
ardentes convoitises. Pour la cure de Neuilly,
l'abbé Roy avait eu un concurrent, qui, par
dépit et en espoir de vengeance, avait dénoncé,
le 2 avril 1856, l'abbé Roy au préfet de police.
Dans sa délation, ce concurrent avait reproché
à son compétiteur plus heureux : l"de n'avoir
pas fait sonner les cloches à la naissance du
prince impérial ; 2° de n'avoir pas fait chanter
le Domine salvum après le Te Deum ; 3" d'avoir
attaqué avec violence l'alliance anglaise ;
4° d'avoir préféré la famille de saint Louis à
la dynastie de l'Empereur et 5° annonçait
comme possible qu'il eût des relations avec
sa belle-soeur qui logeait avec lui et qui serait
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIEME
049
ilans une position intéressante. Régulièrement,
le dénonciateur eût dû s'adresser a L'arche-
vêque de Paris; en B'adressanl au préfet de
police, il ne découvrait que mieux su passion
et sa bassesse. Le préfet de police * * i • référa
à l'archevêque, et lorsqu'on voulut contrôler
ces accusations, le vicaire général de Paris,
Buquet, fut d'avis que le curé de Neuilly ne
devait l'aire aucune concessiun aux calomnies qui
cherchaient à l'atteindre. On eût pu l'aire
fuir le coupable, on préféra le mépriser.
L'abbé Roy eut un autre accusateur, ce fut
son frère. Hippolyte Itoy aurait voulu, dans
sa jeunesse, embrasser l'état ecclésiastique;
il en fut détourné parce qu'à Lvry, Le directeur
lui avait trouvé l'esprit faible et dépourvu de
jugement. Employé dans la librairie, il s'était
trouvé impliqué dans une affaire de femme
et détenu à la préfecture de police ; pour
s'épargner de semblables aventures, Pierre
Roy tira son frère des mains de la police et
le garda dans son domicile. En 1810, il l'avait
marié à une demoiselle Tallard ; le jeune
ménage avait vécu sous le toit du vicaire
pendant quinze ans ; deux enfants avaient été
le fruit de celte union. Une conduite si géné-
reuse de frère à frère n'arien qui étonne, quand
l'aîné est prêtre ; la cohabitation qui en résulte
n'est point défendue par les lois de l'Eglise et,
devant la nature, elle est au-dessus du soup'
çon. Le frère obligé n'était pas, du reste,
plus reconnaissant ; au contraire, il reproebait
à son bienfaiteur d'avoir empêché leur cousin,
curé de Saint-Paul, de le coucher sur son
testament, de lui avoir fait tort dans l'héritage
paternel, de l'avoir arrêté dans ses revendi-
cations injustes sur une parcelle de pré.
Sombre, inquiet, mécontent d'une dépendance
salutaire, Hippolyte Roy avait joui sans recon-
naissance des bienfaits de Pierre Roy : il vou-
lait s'en séparer. Quand Pierre Roy vint à
Neuilly, Hippolyte refusa de l'y suivre : il lui
demandait de lui constituer une rente et
d'obliger, par la famine, son épouse à venir
habiter avec son atrabilaire mari. Pierre Roy
ne pouvait pas constituer une rente à son
frère, il n'avait pas les ressources suffisantes;
il consulta l'archevêché qui, pour ne pas
laisser la femme et les enfants sur le pavé,
lui conseilla de les abriter dans son presbytère,
avec l'espoir que le frère rebelle ne tarderait
pas à les suivre.
En 1859, Pierre Roy fut accusé de nouveau
par deux vicaires, dont l'un était notoirement
ii digne, et l'autre un peu difficile à vivre.
Une enquête fut donc commencée, qui dura
plus de quatre mois, sans que le curé de
Neuilly en eût connaissance autrement que
par le bruit, public. Celle enquête fut faite par
le promoteur Véron, prêtre du diocèse du
Man-, qui depuis... mais alors il se montrait
vertueux, u Pour une information rjpidc et
purement -ommaire, dit l'abbé itoy, on
comprend le silence à l'égard d'un prévenu.
Quelquefois la prudence le conseille, quel-
quefois aussi h; respect. S'il ne se fût agi,
par exemple, que de constater l'opinion
lionne ou mauvaise que mes paroissiens
avaient de moi, c'était chose facile en moins
d'une semaine ; il y a, dans chaque commune,
surtout pour un curé, une espèce de jury
naturel dont le verdict, sagemeut consulté,
est presque toujours infaillible. Il y a 'l'abord
le clergé, les marguilliers, Le conseil muni-
cipal, le juge de paix ; il y a aus«i les membres
des corporations et des confréries religieuses ;
puis les instituteurs et institutrices laïques
qui, en rapport continuel avec L'Eglise et avec
les familles, ont tant d'intérêt à voir un pas-
teur exemplaire ; il y a enfin les notables. Les
visiter tous est inutile ; mais, pour ce qui me
concerne, les eût-on visités tous sans m'en
instruire, je n'aurais eu, on le verra plus tard,
qu'à me louer de celte épreuve. On n'a rien
fait de pareil. Quel était donc le but de cette
enquête? Au milieu des ténèbres dont elle
s'est enveloppée, il est facile de le saisir.
« Au lieu de s'informer discrètement de ma
réputation, on a, dèsle début, donnéàl'enquête
l'apparence d'une poursuite. En d'autres
termes, on a questionné les gens sur les secrets
de mon foyer, sur la pureté de ma vie inté-
rieure, et M. le promoteur, en questionnant, a
feint de me croire coupable ; je dis qu'il l'a
feint, car s'il avait eu, dès l'origine, un seul
fait à ma charge, et, pour l'établir, un seul
témoin digne de foi, toute la peine qu'il a prise
était superflue ; il avait de quoi me faire con-
damner; moi seul, en pareil cas, j'aurais pu
avoir intérêt à réclamer l'enquête, soit pour
prouver la fausseté de ce fait, soit pour faire
apprécier la moralité de ce témoin. J'ai donc
le droit de dire que ce premier témoin man-
quait, et cependant il est certain que M. le
promoteur agissait et parlait comme si ce
témoin eût existé. Or, quand une enquête
prend une pareille tournure, il est étrange
que le prêtre qui en est l'objet n'en ait pas
été averti, et qu'on ne l'ait pas mis en de-
meure ou d'avouer sa faute ou de confondre
ses dénonciateurs. Non-seulement je n'ai pas
été averti de la poursuite, mais je n'ai reçu
aucun reproche, aucun avis, même officieux,
touchant la régularité de ma conduite. La
justice l'eût exigé, et par-dessus tout la cha-
rité. Une enquête qui n'est pas, dans le com-
mencement, mieux motivée, et qui prend néan-
moins un tel caractère, est une véritable
injure que tout prêtre et tout homme de bien
ressentiront. Plus elle dure, plus elle devient
inique, puisqu'elle donne à supposer, à ceux
qu'on interroge, que vous êtes au moins gra-
vement suspect, qu'elle mine votre crédit et
tend à déshonorer votre ministère » (1).
L'enquête ne fut pas menée avec une
entière partialité. Le promoteur s'adressa,
entre autres, à la sœur ({osselet qui répondit
par un non trois fois répété, à des inlerro-
I Mémoire ildlaillé de M. liai/, curé de y eut Uy, p. 29.
G5<)
[IISTOIRK UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
galion- qui la faisaient rougir. « Voua allez
faire du scandale, monsieur le promoteur d,
dit-elle. Le promoteur l'accusa aveuglément
H lui tourna le doSi L'abbé Véron s'adressa
ilemenl à Eugène de Margerie, présidenl de la
Saint- Vincent-de-Paul, avant ageu-
nenl connu par ses verl us h par ses travaux
littéraires. Margerie rendit au curé de Neuilly
le plus explicite nommage el ajouta que qui-
eonque étudierait de près cet ecclésiastique,
déviait reconnaître en lui « un digne prêtre,
travaillant uniquement pour la gloire «le Dieu
et le salut «les aines de ses paroissiens, un
prêtre <pii, du matin au soir, ne s'occupe que
d'une chose, le bien de son église, comme
moyen d'arriver au bien spirituel de son
troupeau ». Véron traita Margerie d'homme
prévenu et relus;! d'entendre la suite de sa
déposition. Kn vain, il demanda à être con-
fronte avec les détracteurs de -on curé ; en
vain, il demanda à être entendu eu confession,
pour faire voir que sa déposition éîait faite
en conscience : le promoteur ne voulut ni
l'entendre, ni le confronter avec personne.
« Une enquête ainsi faite est-elle une enquête ?
demande Margerie. Quant à l'impression qu'elle
m'a laissée, elle n'a pas besoin d'être qualifiée,
elle se qualifie elle-même ».
L'abbé Véron se rabattit sur llippolyte Roy.
On lui avait dit que c'était un homme aigri
par l'isolement, aisé à émouvoir et d'un
jugement peu sur. En entrant, il s'apitoya sur
la modestie de son mobilier, comparé au luxe
des toilettes de son épouse ; p lis, il osa lui
demander s'il était sûr de la légitimité de ses
enfants. Cette question n'est fâcheuse que
pour le promoteur. La loi civile punit l'adul-
tère, mais elle ne le poursuit que sur la
plainte de la partie outragée. Ce crime domes-
tique aurait beau être en quelque sorte
public, le juge séculier l'ignore, si la partie
lésée l'ignore elle-même ou feint de l'ignorer.
On ne va pas, d'une main brutale, déchirer
le bandeau qui couvre les yeux d'un père,
même quand sa femme est" déchue. Il y a
d'aiileurs, sur celte question, un mystère
naturel dont le législateur défend de sonder
les profondeurs. Le promoteur, qui ne sait
rien, va suggérer à un père des doutes sur la
légitimité de ses enfants. Il en fut quitte pour
sa honte. Le frère lui répondit que jamais
pareil soupçon n'avait approché de son cœur.
Ce qui l'avait armé contre son frère, c'était
un bout de pré qu'il voulait tondre de la
largeur de sa langue et dont son imbécile
faiblesse devait faire payer le prix à un taux
de sing dière rigueur.
Le promoteur dit avoir encore interrogé
un éminent ecclésiastique, favorable a l'allé-
gation, et cette allégation fut démentie.
On lui indiqua un témoin à interroger, comme
témoin de haute importance, et il négligea de
le faire. On voit, dans cette enquête, l'oubli
des égards dus au ministère pastoral et à l'âge,
sinon à la personne du pasteur; des témoi-
gnages négligés, des témoignages suggérés,
des témoignages supposés; le mépris des
règles les plus élémentaires de lajusti
du droit naturel. (In lait durer plus de quatre
moi- cette décision judiciaire, sans en souiller
mot au curé de Neuilly, et, [tendant ce temps,
comme si ce n'était pas a-sez do diffamations
et des - in laies du dehors, on tolère le scan-
dai*; et la diffamation jusque dans le sine-
I nain;.
Dans |,. courant rlu mois de mars intervint
uni: décision épiscopale, mandant au curé de
Neui ly d'avoir a se séparer de -a belle-sœur.
Depuis tantôt vingt ans, elle hahitait sous
son toit; il devait la renvoyer. Cet avis émut
profondément, l'abbé Iloy et lui parut outra-
geant à cause de l'enquête; il se demanda s'il
devait dévorer ce nouvel atlront. La vie en
famille n'est pas interdite aux clercs séculiers ;
conciles n'en chassent que les étrangères.
Or, une belle-sœur n'est pas une étrangère ;
elle peut résider avec son époux dans la
maison curiale, et, seule ou délaissée, surtout
dans la capitale de la France, elle a droit d'y
chercher un asile. Le prêtre doit protection
à ses neveux : faudrait-il, pour les recueillir,
qu'il les séparât de leur mère? On dira que
e'esl à l'évêque d'autoriser la réunion d'un
prêtre avec ses parents. Je le veux ; mais la
conduite de J'abbé Roy avait reçu, depuis
vingt ans, l'approbation de deux évoques,
et la mesure tardive dont il était l'objet
atteignait leur administration autant que sa
personne. Quand une de ces sociétés domes-
tiques est régulièrement formée, l'évêque a
moins de pouvoir pour la rompre qu'il n'en
avait auparavant pour l'empêcher. Plus elle
a duré, plus elle est digne de respect. Pour
entreprendre de la dissoudre, il faut prouver
qu'elle a perdu son caractère charitable et
moral. Quand on ne peut faire cette preuve,
et c'est le cas, on n'a aucun motif légitime
de prendre, à l'égard d'un prêtre vivant en
famille, aucune mesure ayant l'apparence
d'un blâme. La raison la plus élémentaire en
fait un devoir. Que deviendrait le prêtre, s'il
était obligé de céder toujours devant les mor-
sures de la calomnie? Aucun, pas même le
plus saint, ne pourrait plus maintenir intact
l'honneur de son foyer.
Par respect pour son ministère et par
respect pour lui-même, l'abbé Roy se sé-
para de sa famille. Une maison fut louée
el la belle-sœur s'y installa avec ses enfants
le 1er juillet 1859. Dès lors, suivant l'expres-
sion du vicaire-général Buquel, il n'y oz
plus rien à dire. Le 8 août, le curé de Neuilly
recevait un monitoire, signé du vicaire-général
Véron, qui depuis... mourut curé de Saint- Via-
cent-de-Paul ; le voici : « Considérant que,
malgré des avertissements réitérés, M. Roy,
curé de Neuilly, continue d'avoir des relations
fréquentes avec sa belle-sœur ; considérant
qu'il en résulte un grave scandale pour la
paroisse de Neuilly et pour le diocèse. Avons
défendu et défendons à M. Roy, sous peine de
suspense, encourue par le seul fait de recevoir
LIVRE QUATRE VINGT-QUINZIKMI
chez lui M""1 Roy, -a belle-sœur, de la visiter
chez elle el d'avoir mutine relation avec elle
HANS TOUT AUTRE LIE! ! » Iprès une lohahi-
tation de vingt ans, une rupture al i'1-
vuit d'autant moins intervenir qu'elle n'avait
pas éfé demandée. Le curé de Neuillj el sa
belle-sœur étaient d'ailleurs obligés de se
voir de temps en temps, dans l'intérêt de la
famille La défense qui étail faite outrepassait
toutes les bornes du bon sens ; par la généra-
lité des expressions, elle dépasse toutes les
limites du droit et se changeait en traque-
nard où l'on ne pouvait manquer de prendre le
soi-disant coupable. Le curé en appela à
l'archevêque ; l'archevêque, — c'était le cardi-
nal Morlot, — lui répondit : « Si je vous voyais,
ce ne serait que pour vous engager à donner
votre démission de votre titre de curé de
Neuillv ; mais vous êtes loin d'y être disposé.
En conse'quence, une entrevue ne mènerait à
rien ; il est préférable que les choses étant
commencées suivent leur cours. M. le Vicaire
général promoteur est dans ses attributions et
agit conformément au droit. » Bconduit de ce
côté, l'abbé Roy demanda une contre-enquête.
Le promoteur lui répondit que l'autorité dio-
césaine était suffisamment informée et qu'il
devait s'en tenir à la défense. Ainsi, l'inculpé
attaquait, devant le juge, la validité de l'en-
quête, offrant d'établir qu'elle était l'œuvre
de la malveillance et de la légèreté et c'est le
promoteur qui répond que l'autorité, informée
par lui, est suffisamment informée. Cette allé-
galion puérile ne parut pas, à l'abbé Roy,
assez bien prouvée pour qu'on la respectât.
Dans l'espace de trois ou quatre jours, il se
fit délivrer, par les notables de la paroisse,
des lelties testimoniales constatant sa bonne
renommée et infirmant les allégations du
monitoire. Ces déclarations étaient signées
par des magistrats, par des fonctionnaires
publics, par des conseillers municipaux, par
de gros propriétaires, tous pères de famille
résidant à Neuilly, tous témoins dignes de foi,
car ils se montraient. Ce n'était là qu'un pre-
mier rayon de lumière jeté sur les ténèbres de
l'enquête secrète, mais a-sez vif pour rendre
indispensable la contre-enquête. Le cardinal
Morlot accepta les racontars venimeux de
l'enquête et n'ajouta aucune foi à la déposi-
tion aulbentique de témoins au dessus de toute
exception.
lors, l'abbé Itoy se trouvait en présence
du monitoire, menacé de suspense par la gé-
néralité des termes, non seulement pour un
acte libre, mai; même pour uni; rencontre
fortuite et involontaire. A moins de s'enfermer
entre quatre murs et renoncer aux devoirs de
la vie active, il était impossible à l'innocence
la plus pare, au cœur le pins soumis, à
fob ;e la plus vigilante, d'échapper aux
nu lu monitoire. S'il brisait toute rela-
tion a\ i parente, il se donnait, quoique
ocent, l'air d'an coupable, et si, ayant bi
honnêtes relations, il l.i rencontrait dans
un lieu quelconque par hasard et qu'on le
sût, l'eiiet en si raît pire ; cai cela p
pour une rencontre cherchée el clandestine,
et, cherchée ou non, la suspens ■ él ûl i d
boni. Les -, dil Poi i dis, »ont oblif
d'exiger des choses raisonnables. Mais con-
trevenir a nn ordre excessif el inexécutable
n'est pas un acte de révolte. L'abbé Itoy vit
donc Ba famille moins souvent, mais loyale-
ment, au grand jour, sans qu'on pût prêter,
acte-, l'apparence honteuse de la clandl
Unité. Cette manière d'agir parut" plus conve-
nable ; en tout cas, il était Impossible d'en fal-
sifier le franc caraclere.
Le d\ janvier iSti-2, le curé de Neuilly reçut
assignation à comparoir et comparut le 30 de-
vant Tofficialité. L'officialité étail mise en
mouvement pour l'inexécution du monitoire ;
elle s'était abstenue sur le corps du délit. Pour
le fond de l'affaire, qui seul est grave, point
de juges ; tout se passe sous le manteau, sans
contrôle, sans débat ; l'accusation seule est
écoutée ; on ferme la bouche à la défense ; on
lui cache même la procédure. Pour une con-
travention sans gravité réelle el rendue né-
cessaire par l'excès de l'ordre, on apprlle des
juges. Pour une faute, qui serait un crime,
condamnation sommaire ; pour une faute
avouée et que l'évèque seul pouvait réprimer,
on s'entoure de formalités sonores, pour don-
ner à une condamnation cette apparence de
légalité dont elle était, au fond, dépourvue.
Le 4 février, fut rendue une sentence, signée
Buquet, où, considérant la conduite du curé
de Neuilly, on le déclarait suspens et irrégu-
lier ; on lui enjoignait de se soumettre pure-
ment et simplement et de s'abstenir de tout
acte de l'ordre sacré jusqu'à ce qu'il eût été
relevé des censures et de l'irrégularité. Le juge-
ment n'alléguait, comme délit, qu'un acte de
désobéissance et quelques paroles irrévéren-
cieuses. On peut se demander si la désobéis-
sance à un monitoire excessif constituait une
faute punissable de la suspense ; quant à
l'irrégularité, qui ne peut s'établir que dans
les cas déterminés par le droit, on peut se
demander encore si elle n'était pas au moins
douteuse. L'abbé Roy cependant se soumit et
se lit relever de l'irrégularité par le Pape. Le
Pape le fit sans délai ; la curie épiscopale re-
tint l'acte du Pape et n'en fit pas immédiate-
ment bénéficier le curé de Neuilly.
En serrant de près les faits, on voit bien
qu'ils ne sont pas inspirés par l'intérêt du
ciel. On demande d'abord que la famille *orte
du presbytère, et il n'y aura />his rien à dire.
La famille sort, on fait un crime au curé de
Neuillv de visiter sa famille et on lui défend
d'avoir avec elle aucune relation en aucun
lieu du monde. Le prêtre cesse de voir les
siens, on exige que la famille sorte de Neuilly.
Cette exigence dépassait assurément toutes
les autres ; elle fera dresser les cheveux sur
la tête de tous les canonistes et de tous les
jurisconsultes. Aucune loi civile, aucune loi
ecclésiastique n'autorise uni? administration
diocésaine de bannir, d'un lieu quelconque
052
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIOJ E
du diocèse, un citoyen quelconque; elle ne
pouvait donc transmettre, a l'abbé Roy, un
pouvoir qui ne lui appartient à aucun titre,
ei bien moins encore le punir, s'il échouait
dans l'exécution d'un dessein si arbitraire.
Cependant par des tiers, à force de persuasion,
l'abbé Roy obtint ce qu'on lui demandait;
malade cl soutirante, la belle-sœur quitta
Neuilly. Pour celle fois, c'était bien fini ; le
plus malveillant serait désarmé Bans retour.
du voudrait le croire; c'e^t ju^e le moment
où va éclater l'orage.
Depuis sa condamnation, l'abbé Roy avait
e'té autorisé à porler l'étolc et à remplir
quelques modestes fonctions. « Quoique
l'évéque ne puisse réhabiliter un prêtre qui
est tombé dans une irrégularité réservée au
Pape, dit le cardinal Gousset, il peut néan-
moins lui permettre d'exercer ses fonctions en
attendant qu'il reçoive de Rome l'expédition
de sa dispense, lorsque le besoin de l'Eglise
réclame cette permission ou lorsque le prêtre
ne pourrait suspendre l'exercice de son ordre
sans danger de se diffamer ou de scandaliser
les fidèles (1). » De plus, le 2 mars élait
venu de Rome l'acte qui relevait l'abbé Roy
de l'irrégularité et, par conséquent, il était, en
droit, rétabli dans ses prérogatives sacerdo-
tales ; et si le bénéfice de cet arte ne lui avait
pas encore été appliqué, c'est parce que le
cardinal Morlot, sans litre aucun, restrei-
gnait l'effet de la souveraineté pontificale. A
la demande de ses vicaires, l'abbé Roy donna,
le 2 mars, la bénédiction du Saint-Sacrement.
Aussitôt le successeur du promoteur Véron,
l'abbé Langénieux, lui écrivit pour l'avertir
qu'il était tombé dans une nouvelle irrégula-
rité. Kn vain le curé de Neuilly allégua pour
sa défense : 1° la permission du vicaire géné-
ral Ruquet et l'impossibilité de voir dans sa
conduite un délit ; 2" en supposant qu'il y eût
délit matériel, y avait-il, dans le tait, la
moindre apparence d'intention délictueuse?
3° l'irrégularité dont on ne l'avait pas relevé
était-elle renouvelée par un délit nouveau de
moindre espèce que ceux qui l'ont fait encou-
rir? Se multiplie-t-elle avec les délits? N'est-
elle pas, au contraire, un état permanent qui
ne peut ni diminuer, ni aggraver le nombre
des fautes subséquentes, surtout quand la
bonne foi est visible? D'autre part, le pardon
arrivé de Rome couvrait tout, et Roy par-
donné, la bénédiction du 2 mars n'offrait plus
même l'apparence d'un délit. Si le pardon
n'avait pas sorti son effet, la faute n'en était
qu'au cardinal Morlot et son administration
ne pouvait pas profiter d'un pareil tort.
L'abbé Roy fut relevé par le Pape de cette
seconde prétendue irrégularité. La fêle de
Pâques approebait ; le curé de Neuilly atten-
dait, avec d'inexprimables angoisses, la fin
de ces cruellesalternatives, lorsque le 16 avril,
le secrétaire de l'archevêché vint lire, le jeudi
saint, une ordonnance épiscopale, qui nom-
i, pour la paroi— i! de Neuilly, un admi-
nistrateur. Celte ordonnance supposait l'abbé
Roy déchu de son titre de curé. L'émotion fui
grande ; à part quelques âmes pieuses, mais
faibles, pour la grande majorité des parois-
siens, ce fut un deuil. Après quelques jours
de stupéfaction, plusieurs des plus honorables
et des plus notables habitants adressèrent, à
l'archevêque, une protestation contre les ca-
lomnies qui auraient dû épargner la vieillesse
de leur curé, et une prière à l'effet de mettre
fin au scandale de la condamnation dans l'in-
térêt même de la religion, du clergé et des
bonnes mœurs. Celle pétition fut revêtue de
200 signatures qui se décomposaient ainsi :
seize conseillers municipaux sur dix-huit, huit
médecins, vingt instituteurs et in.-titutrices
laïques, cent trente-quatre propriétaires. L'au-
torité diocésaine n'est point infaillible ; quand
elle a pris, sur de faux renseignements, une
décision injuste, il est plus fâcheux pour elle
d'y persister que de revenir sur ses pas. Mais
le cardinal .Morlot avait pour principe que
l'administration diocésaine n'a jamais tort.
En conséquence, le lo mai 1802, il rendit une
ordonnance, par laquelle la cure de Neuilly
était déclarée vacante, ordonnance qui fut
renvoyée au ministre des cultes afin qu'un dé-
cret impérial lui fit sortir son plein effet.
L'archevêque s'était peut-être laissé persua-
der que ce serait la fin d'une ennuyeuse
affaire ; ce n'en était que le commencement.
L'ordonnance de destitution avait été pré-
cédée de considérants conçus en termes
vagues, parce qu'on n'avait, contre l'inculpé,
qu'une vague calomnie et qu'on voulait pou-
voir, au besoin, en désavouer le sens homi-
cide ; cependant ils étaient assez caractérises,
pour tout dire par sous-entendu et tuer mo-
ralement un juste. On l'avait lue en chaire
pendant la semaine sainte, le jeudi saint, fête
patronale des prêtres. Ce jour-là, Jésus, le
modèle des pasteurs, avait lavé les pieds de
ses disciples. Dans les siècles de foi, le jeudi
saint, les princes déposaient les armes et les
magistrats, pensant à Pilate et à Caïphe, fer-
maient le code pour méditer la Passion et se
frapper la poitrine. C'est ce jour-là que l'or-
donnance administrative de déposition avait
été lue devant les fidèles consternés.
Ainsi sans citation, sans audition de té-
moins, saus aucun débat contradictoire, en
son absence, sans crime, sans motif cano-
nique, car on n'en allègue aucun, sans juge-
ment même ex informata conscientia, car il
doit avoir lieu sine strepitu et figura judicis,
voilà comment l'abbé Roy avait été dépouillé
de son titre de curé de première classe et
dans quelles circonstances 1 Credat posleri-
tas !
Le crédit du cardinal Morlot était immense
près du gouvernement de l'Empereur. Membre
du Conseil privé, il obtint, du ministre des
cultes, un arrêté en date du 7 juin, à l'effet
(i) Théologie morale, t. II, p. 638.
LIVIIE QUATRE-) INGT-QUINZIÈME
d'enlever, à L'abbé Roy, les deu\ tiers de son
traitement, île le dépouiller entièrement de
son casuel et de l'évincer immédiatement du
presbytère. Cet arrêté élail expressément basé
sur le l'ait allégué de mauvaise conduite. \U\c
triste, mais impérieuse nécessité obligeai!
donc l'abbé Roj de recourir'âu Conseil d'Etat,
seul juge des décisions ministérielles, pour
suspendre l'exécution et prévenir les consé-
quences de cet arrêté. Son honneur, l'honneur
de sa famille, ses droits violés, le- préroga-
tives elles-mêmes du Saint-Siège lui en fai-
saient un devoir. En fait, il ne constituait
point la puissance civile juge des questions
de discipline ecclésiastique ; il expliquait
même au Conseil d'Etat qu'il ne réclamait, ni
n'acceptait sa juridiction en ces matières ; il
demandait seulement à l'autorité judiciaire
du Conseil d'Etat de protéger sa considération
et de sauver ses droits temporels ; et il était
contraint d'agir ainsi par la procédure même
du cardinal Morlot, grand aumônier du sage
et vertueux Napoléon 111.
Fût-on grand aumônier, membre du Conseil
privé, cardinal-archevêque, devant le Conseil
d'Etat, il faut le montrer. L'administration
diocésaine déposa, au Conseil d'Etat, le
i" octobre 1862, un mémoire intitulé : Obser-
vations sur te mémoire de M. Vabbé lioij, <*uré
de Meuilly, et exposé des faits qui ont précédé
et motivé les ordonnances du 10 avril et du
15 mai 1862. Or, ce mémoire ne révèle
aucun fait coupable à la charge de l'abbé
Roy ; il va même, circonstance capitale et
décisive, jusqu'à mettre sa moralité hors de
cause. En effet, page 23, il déclare en termes
forme's : « Que la sentence de l'officialité ne
porte que sur l'infraction faite à la défense du
8 aoùi. 1861 et qu'aucun fait antérieur n'a été
soumis à l'appréciation du tribunal ». Paroles,
du reste, littéralement conformes à la citation
et au jugement. D'où il suit, comme aura
lieu de s'en convaincre tout observateur
judicieux, que le nom de la famille n'a été
réellement mis en cause que pour couvrir le
jeu de passions inavouables. Oq remarque
d'ailleurs que, dans cet étrange procès, plus
la culpabilité diminue, à supposer qu'elle soit
réelle, plus la pénalité augmente. Quand
l'abbé Roy est supposé coupable, on agit
mollement; après séparation totale de sa
famille et pour une bénédiction du Saint-
Sacrement, on l'écrase. Une telle affaire n'a
pas d'exp icalion rationnelle ; la passion seule
en découvre le mystère.
Après cet inappréciable aveu de la moralité
mÎ8e hors de cause, l'administration diocé-
saine confesse, page 9, « qu'il ne s'agissait pas
d'une procédure ei de débats judiciaires, mais
d'une mesure administrative ». Et, comme si
l'on pouvait en douter, elle-même se charge
de fournir la preuve suivante: a On résolut
donc de tirer la conséquence inévitable de
cet1 affaire en déposant M. Roy de son
titre. Je curé •>. En d'autres termes, indicta
un homme comme on lue un
chien, en disant qu'il a Ifl
divines et humaines interdisent de condamner
quelqu'un qui n'a été ni entendu, ni défendu,
et lorsqu'un homme insi frappé, l'acte
île condamnation est d'une nullité incurable :
fnsanabilis, Hit Dévoti.
L'administration diocésaine se rendait bien
un peu compte de celle irrégularité llagranle
de la procédure, mais elle se retranchait
devant l'impossibilité «le la réintégration du
curé de Neuilly. C'était soi tir de la question.
Il ne s'agissait pas de savoir si l'abbé Roy
pouvait être rétabli dans sa cure; il s'agissait
de savoir si sa déposition était canonique et
si l'on pouvait le déposséder ainsi par voie
administrative. Toute autre discussion était
étrangère et superflue. Mais, en fait, il n'est
point vrai que l'abbé Roy fût tombé en
discrédit ; il fut au contraire, de la part de
ses paroissiens, l'objet des plus chaleureuses
démonstrations; on n'en détacha plusieurs
que par pression ; et depuis on a mieux vu
encore que l'abbé Roy, aujourd'hui encore
habitant de Neuilly (1887), n'a perdu l'estime
de personne. En admettant cette impossibilité,
l'abbé Roy n'en serait point l'auteur, mais
seulement la victime; l'enquête de l'abbé
Yéron était seule cause de tout le scandale;
ce n'est pas à la victime à en subir les consé-
quences fâcheuses. Si l'on pouvait se couvrir
d'un pareil prétexte, aucun pouvoir ne serait
possible au monde. Corps et biens, dignités
et distinctions, il n'y aurait plus rien de sacré
sous le ciel.
Cette prétendue impossibilité n'était qu'an
subterfuge. Au fond, la vraie, l'unique raison
de cet incroyable acharnement, c'est qu'on
ne voulait pas se déjuger. Si l'administration
n'a jamais tort, il n'y a plus qu'à supprimer
[es tribunaux et à fermer les portes des Con-
grégations romaines. Dès qu'un homme en
place a fait une sottise, il n'y a plus qu'à
mellre le genou à terre et à crier: Sanctus.
Comme si, quand on a pris sur de faux ren-
seignements une décision injuste, il n'était
pas plus fâcheux d'y persévérer que de revenir
sur ses pas. La loi diviue est formelle; elle
défend de faire tort et ordonne de réparer les
injustices: Non remittitur peccatum msi resti-
tuais ablation. L'évêque, comme le plus
humble prêtre, est soumis à ce droit, et s'il
revendique le droit de se tenir à l'injustice,
il m'oblige à douter de sa raison ou de sa
vertu.
On insi-la beaucoup sur cette prétendue
impossibilité. Mais, disaient les uns, no-
tamment le canoniste Icard (Inst., t. III, p.
(j.sj, avec un pareil raisonnement, l'admi-
nistration épiscopale ne serait plus possible
en France, surtout au temps où nous vivons.
Vous dites que l'administration ne serait plus
pos-ible si elle était obligée au respect du
droit ; alors vous confessez qu'elle ne le res-
pecte pas et vous prétendez même qu'elle ne
peut pas le respecter: c'est une confession
peu honorable et une prétention peu honnête.
.'.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLK
D'autres, plas sii »u moins diplo
n'hésitaienl pas à proclamer qui ce n'était la
qu'une question de pure discipline, où Rome
n'a rien à roir, qni ne regarde que l'évêque
ni. De là, le refus formel de
communiquer le prétendu dossier '1'' l'affaire,
et, sur L'instance d'un avocat, il fut repondu
par le vicaire Sorat, (pie son client étant,
dans l'espèce, un ad ver-aire, on ne pouvait
pas lui fournir des armes. Donc en France,
plus de droit canon, plus (Je recours en
cassation, mais l'arbitraire le plus absolu. Y
a-t-il une doctrine plus redoutable, plus
dangereuse, plus ennemie des prérogatives
souveraines de la Papauté?
Knfiu l'affaire de destitution avait été', pour
cause d'abus, déférée simultanément au
Conseil d'Etat et au tribunal du Souverain
Pontife. Le Conseil d'Etat, par respect pour
l'appel au Pape, avait traîné les eboses en
longueur et promis officieusement de se sou-
mettre à la décision du Saint-Sie^e. Le Pape
fit demander, jusqu'à sept fois, à la curie
épiscopale, les pièces du dossier. Pour divers
prétextes, le successeur du cardinal Morlot,
Mgr Darboy, se refusa à les envoyer et finit,
poussé dans ses derniers retranchements, par
déclarer qu'elles n'existaient pas. Sur quoi le
Pape, après une longue instruction de la
Congrégation du Concile, ca-sa, le 29 août
1864, l'ordonnance parisienne de destitution
et prescrivit, dans le délai de deux mois, la
réintégration du curé de Neuilly : Decretum
privationis paraeciae non sustinei'i... Itelevetur
parochus.
Georges Darboy avait laissé l'affaire suivre
son cours devant le Sùnt-Siège ; il avait même
réclamé la décision du souverain juge ecclé-
siastique et censuré vivement la démarche
nécessaire par laquelle le curé déposé en avait
appelé, contre le cardinal Morlot, au Conseil
d'Etat. La décision du Pape devait donc être
la fin du litige ; elle donna bientôt naissance
aux complications les plus imprévues. Tandis
que l'abbé Roy déclare abandonner, comme
n'ayant plus d'objet, l'ordonnance annulée
par le Pape, l'archevêque se met à contester
le droit d'appel au Pape, qu'il avait précé-
demment reconnu, et sous prétexte que
l'affaire est entre les mains de l'autorité civile,
refuse d'exécuter la sentence. Par là, Darbo\r
renouvelait les excès de Febronius et inclinait
au schisme. Son étrange prétention fut re-
poussée par plusieurs lettres du Souverain
Pontife, notamment parla lettre du 20 octobre
1865. Quant à l'autorité civile, le Pape dé-
clara, ce qui est aussi conforme au bon sens
qu'au droit canonique, que n'ayant aucun
intérêt dans une question de pure discipline
ecclésiastique, elle n'avait pas autre chose
à faire que de réintégrer purement et sim-
plement l'abbé Roy dans son office. En même
temps les notables de Neuilly faisaient itéra-
tivement de nouvelles démarches, près de
l'archevêché et du ministère, pour redemander
leur pasteur légitime.
Mais tandis que Rome et Neuilly faisaient
valoir les droits de la justi émentaire,
l'œuvre de spoliation suivait son coins. Ce
curé de N< uilly, réintégré par le Pape, re-
cevait, le !) mars 1865, notification d'un
décret rendu le 1" décembre 1864, qui, sans
mentionner la décision du Saint-Siège, pro-
nonçait la révocation de sa nomination, en
vertu de l'ordonnance de déposition rendue
par le cardinal Moi lot.
L'abbé Roy s'était pourvu devant le Conseil
d'Etat au contentieux en se fondant sur ce
que, d'après le Concordat, le pouvoir civil
ne peut revenir sur la nomination des curés
inamovibles qu'en exécution d'une sentence
. m lier e de l'autorité ecclésiastique, sentence
qui n'existait plus dans l'espèce. Le minis-
tère des cultes combattit le recours, en op-
posant, comme lin de non recevoir, les articles
organiques, qni ne reçoivent pas en France
les provisions de Rome, si elles n'ont pas été
préalablement enregistrées par le Conseil
d'Etat. Tout en protestant contre celte appli-
cation des articles organiques, pour couper
courte tout débat, l'abbé Roy, curé de Neuilly,
déposa entre les mains du ministère des
cultes, le 9 octobre 1866, une requête en
enregistrement de la sentence pontificale.
La question ainsi posée, suivant la voie
tracée par le ministre lui-même, il semblait
que l'on allait arriver à une solution bonne
ou mauvaise, à l'acceptation ou au refus de
l'enregistrement. Le 13 novembre 1866, !e
ministère adresse la demande d'enregis-
trement au Conseil d'Etat, avec une dépèche
signalant les motifs à l'appui du refus. Le
rapporteur est nommé; mais tout à coup
l'avocat du curé de Neuilly est informé que
l'affaire vient d'être rayée du rôle, la dépêche
du 13 novembre étant prise pour refus de
donner suite à la demande d'enregistrement.
Nouveau pourvoi au Conseil d'Etat contre
ce refus, pour excès de pouvoir, le ministre
des cultes ne pouvant substituer son appré-
ciation à celle du Conseil. Aussitôt le ministre
déclare, par un avis du 5 décembre, qu'on
s'est mépris sur le sens de sa dépêche, et que
le Conseil d'Etat demeure saisi, l'avis du mi-
nistre étant purement consultatif.
Après avoir vidé, non sans peine, cet
incident, qni donne une triste idée de la
justice administrative, le curé de Neuilly
poursuit sa demande en annulation du décret
de déposition, et, au bout de six mois, le
20 juin 1857, la action du contentieux déclare
qu'il y a lieu de se pourvoir en enregistrement
de la sentence pontificale, sauf à faire annuler
le décret civil du 1" décembre 1801, une fois
la sentence pontificale enregistrée.
Le curé de Neuilly croit toucher à la solu-
tion. Le 29 août 1867, il dépose, au secré-
tariat de l'intérieur et des cultes, des obser-
vations tendant à obtenir l'enregistrement,
condition sine qua non de sa reintégration.
Alors le ministre change brusquement de
langage ; le président de la section de Fin-
LIVRE QUATRE-VING I -niiinzi EUE
térieur écrit à l'avocal du curé de Neuilly,
que, dans l'état dea choses, une nouvelle pro-
duction !)<• peut êl re admise, On lui i em
son mémoire, et, depuis celte époque, teins
persévérant de répondre à toute lettre, à toute
demande d'audience. Le déni de justice rie
saurai! être mieux caractérisé.
Enfin le maire de Neuilly obtenait du tri-
banal de la Seine, en référé el sur l'appel
de la cour impériale de Paris, l'expulsion du
curé de Nouilly de sou presbytère, où cepen-
dant il était impossible, sans tomber dans le
schisme, d'installer un autre curé. Cela se
passait sous Napoléon III, prince qui allait
bientôt provoquer sa propre expulsion, et
sous Georges Darboy, archevêque, qu'allaient
frapper presque simultanément les balles de
la Moquette.
Lorsque Pie IX eût réuni le Concile du
Vatican, le curé de Neuilly posa, par voie de
supplique, au Souverain Pontife cl aux Pères
du Concile œcuménique, les doutes sui-
vants :
1° Un évoque peut-il, sans cause canonique
et en dehors des formes canoniques, destituer
et dépouiller un curé inamovible ?
2° L'appel des décisions épiscopales est-il
dévolu au Saint Siège, de droit commun,
seulement dans des circonstances exception-
nelles?
'.)" Est-il permis à un évêque français de se
refuser à la réintégration d'un curé cantonal
ordonnée par décision souveraine du Saint-
Siège, en déclarant que l'affaire concerne le
pouvoir civil ?
4° Un évoque, en France, peut-il s'opposer à
l'exécution d'un rescrit pontifical, délivré pour
un temps indéfini, à l'effet de célébrer les
saints mystères, lorsque, d'après l'ordre de sa
Sainteté, le détenteur l'a mis sous les yeux de
la Curie dans le diocèse de laquelle il désire
célébrer ?
La plupart de ces questions avaient déjà été
résolues par la lettre du Pape à Mgr Darboy,
en 1865. .Mgr Darboy était un grand esprit,
une très ferme volonté, une plume et une pa-
roie d'argent, mais le caractère n'était pas à la
hauteur du talent. A Langres, il avait, profes-
i de théologie, enseigné toutes les doc-
trines romaines; à Paris, tombé dans le mi-
lieu illusionné et passionné du gallicanisme,
il en avait, pour parvenir, épou>é toutes les
passions et toutes les illusions Des rapports
d'amitié l'unissaient au fameux Rouland, gal-
a parlementaire qui avait, sur la fin de
toutes les bases de la persécu-
tion ; c'est à Rouland que Darboy devait sa
fortune. Archevêque, il soutenait tous les
faux principes <Ui gallicanisme radical; il res-
tait Fébronius. Le Paix: Pie IX avait ré-
"I. confondu toutes les illusions et passions
de I m boy. Darboy, au moins en ce
qui concerne le curé de Neuilly, ne s'était pas
; et, pendant le concile, il présidait
cette ré du Palais Salviali, dont l'évèque
ire, Epi vent, disait que c'était un mauvais
lieu, une réunion de con ipiratem dont te
Saint-Espril étail un coucou. Le Concile devait
répondre aux doutes de l'abbé Moyen défi i
saut que le pouvoir du Pape sur chaque dio-
s est ordinaire el immédiat, comme l'avait
au surplus, dès le mu" siècle, i nseign le Con-
t ile de Lai ran.
En IK7I, le curé de Neuilly adressai) encore
une demande en réintégration el subsidiaire-
ment l'annulation du décret du 17 décembre
1864. Mais alors les catholiques libéraux, sp
cialemenl représentés parle prince de Broglie,
étaient toul puissants, et eux qui ne vou-
laient pas faire avancer d'évèque ayant voté
L'infaillibilité, ni pousser à l'épiscopat de
prêtre faisant profession explicite des doc-
trines romaines, ne pouvaient et ne voulaient
pas accepter la requête d'un prêtre bénéfi-
ciaire, en appel à Rome, d'un décret qui le
relevait des excès de pouvoir de deux arche-
vêques.
En 1874, fractus senectute, se d anima erectus,
le curé de Neuilly s'adressait encore à Morne
pour obtenir sa réintégration. Le crime réel
qu'on lui imputait toujours, c'était son recours
à Rome et le motif dissimulé de la longue per-
sécution dont il était la victime, malgré une
sentence pontificale, n'était en définitive que
pour sauvegarder misérablement une autorité
privée, au détriment de la juridiction du chef
légitime, hiérarchique et suprême de l'Eglise
universelle. Véron était mort confessant que
l'affaire du curé de Neuilly pesait d'un poids
immense sur son âme. L'évèque d'Adras, ex-
aumônier de Napoléon, disait que l'archevê-
ché avait été affreusement et entièrement
trompé dans toute cette affaire. Ouin Lacroix,
secrétaire de l'ex grande aumônerie, ajoutait
que le curé de Neuilly avait été victime d'i-
niques manœuvres. Hippolyte Guibert était
devenu archevêque de Paris : il avait été galli-
can à Viviers, ontologiste à Tours, tiers-parti
au concile, républicain rose dans la capitale:
il ne pouvait pas résister à Pie IX. Enfin pour
autant qu'il fût sympathiqueau curédeNeuilly,
il ne l'avait pas rétabli et continuait ainsi
les iniquités de ses prédécesseurs. Sur un rap-
port de Sauveur Martini, Pic IX rendit, le
Ci juillet 1875, un second décret qui intimait
à l'archevêché de Paris l'ordre formel de
nommer le titulaire de Neuilly chanoine de
Notre-Dame et de lui servir une pension via-
gère de 5 000 francs. Après quinze ans de
combat, l'intrépide curé obtenait enfin gain de
cause.
Nous terminerons par que'ques réflexions
du chanoine Pecci dans sa corn spondance à
Y Echo de Home, n° du 24 juillet 1870 : «On
peut s'attendre à de nouvelles luttes, et, au
point de vue pratique, celles-ci intéresseront
encore davantage la masse du clergé! Les ré-
volutions successives qui ont bouleversé l'Eu-
rope n'ont pas épargné la législation ecclé-
tique devenue impossible sur beaucoup
de points. D'un autre côté, le clergé ne peut
pas rester sans lois protectrices. Ses devoirs
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ! I.
D'ayant pas dimiané, il est juste qu'il désire
une garantie pour ses droits, el cela ne peut
avoir lieu que par un remaniement du Corput
/h)/. Pour le même motif, les rapports de
l'Eglise avec les Etals ont été modifiés égale-
ment. A cette occasion, on ne se trouvera pas en
face du gallicanisme, qui esl bien mort, mais
de sa funeste influence qui se fera sentir long-
temps encore. Le proverbe: morte la bête, mort
le venin, ne saurait lui être appliqué. Il faudra
des années el des années, pour qu'on en dé-
sinfecte les lois, les usages, les traditions.
— Plus que jamais, le clergé doit puiser sa
force dans l'union. Une voie lui a été ouverte,
celle des adresses an Saint-Pèi ■ . < letle voie est
parfaitement I ! elle a reçu la plus au-
guste approbation. Que le clergé ne l'aban-
donne pas. S'il désire rentrer dans le droit
commun, bénéficier des règlements cano-
niques que l'Eglise a portes à tu vit- les siê
i ii sa faveur, qu'il le demande avec persistance
et unanimité: ce vœu, je n'en doute pas, se
forme dans le cœur de tous le> évêqui
mais si les évêques sentent derrière eux l'ap-
pui du clergé universel, il n'y a pas d'obs-
tacle matériel ou moral qui puisse paralyseï
leurs efforts. »
LA PIETE ENVERS L'ÉGLISE
LA CONCLUSION OUI DOIT RESSORTIR DE CETTE HISTOIRE, C'EST QUE NOUS DEVONS ÊTRE PIEUX
ENVERS L'ÉGLISE ET PLEINS DE DÉVOTION A LA CHAIRE APOSTOLIQUE
Depuis que l'oratoire du Vatican est trans-
formé en grotte de Gethsémani, toutes les
églises du monde y répandent des larmes avec
des prières. Quand la tête est frappée, les
membres compatissent à sa douleur. D'un
bout de la terre à l'autre, évêques, prêtres et
fidèles ont donc présenté à Dieu leur of-
frande de participation aux angoisses du
Père commun. Pour activer encore le mou-
vement des cœurs catholiques, plusieurs écri-
vains ont donné au public des opuscules pieux
sur la dévotion au Pape et sur nos devoirs
dans les circonstances présentes. Dans plu-
sieurs écrits, autant que nous le permettaient
les ressources de la publicité, nous avons pris
part à celte pieuse croisade ; mais les senti-
ments qui doivent diriger notre conduite en-
vers l'Eglise ne sont pas un simple sujet de
circonstance : cest un intérêt de tous les temps.
Aussi voulons-nous, comme conclusion de
cette histoire, déduire les motifs de notre
piété envers la r-ainle Mère de nos âmes, in-
diquer les hommages que nous devons lui
rendre et assurer enfin, à la dévotion envers
l'Eglise, ce caractère surnaturel d'in elluence
et de dévouement qui seul peut multiplier les
mérites.
Le plan que nous nous proposons de suivre,
dans ces études, est celui de l'histoire. Une
discussion théologique a toujours son prix,
niais elle prêterait ici plus à la polémique
qu'à l'édification : elle pourrait même nous
jeter facilement dans des matières trop abs-
traites pour un opuscule. La notion seule de
l'Eglise est assez complexe et demande, pour
être comprise, un certain degré de science.
D'ailleurs, la métaphysique n'atteindrait pas
notre but. On ne décrète pas la reconnais-
sance, on n'inspire pas la piété avec la fine
pointe d'un argument. Législaler ces vertus,
c'est les méconnaître. Ce qu'il faut aux chré-
tiens, c'est l'impulsion spontanée d'une vo-
lonté prompte el joyeuse, c'est la disposition
généreuse et ferme de pratiquer toujours ce
qui plaît à l'Eglise ; et pour connaître à ce
point ses obligations, il est bon de suivre
plus les affections du cœur que les lumières
de l'esprit.
Peu importe, au reste, que nous n'ayons
pas d'argumentation en forme ni de comman-
dement exprès, si toute la loi évangélique,
examinée dans son esprit, ne nous permet
pas de méconnaître l'intention de la divine
charité. Ainsi, le premier et le plus grand
précepte du Seigneur est d'aimer notre pro-
chain comme nous-mêmes pour l'amour de
Dieu. Notre prochain..., ce mot nous est fa-
milier : mais que signifie-t-il ? La simple ély-
mologie du mot nous dit que celui-là est notre
prochain que notre main peut atteindre ou
que notre regard peut découvrir. La foi nous
fait connaître des proximités d'un ordre plus
sublime que la rencontre des corps, celle
d'une origine commune el d'une charité uni-
verselle qui rapprochent tous les hommes
comme entants de Dieu, tous les chrétiens
comme membres mystiques de Jésus-Chri-t.
La terre est la demeure d'une seule famille,
le séjour d'une grande société de frères.
Le quatrième commandement nous dit
qu'un surcroît d'amour est dû à la paternité.
Nous devons distinguer, par un honneur spé-
LlVItl. QUATRE VINGT-QUINZIEME
cial, ceux donl nous avons Le i «I n -^ reçu. A
ceux qui nous ont transmis la vie el ses biens,
nous devons faire Benlir Le reQux des trésors
qu'ils nous onl versés. Mais comme il y a vie
de nature et vie de grâce, à ceux d'où nous
wriii la vie la plus abondante el la plus di-
vine, à ceux-là nous devons L'honneur le plus
profond et la plus profonde charité. D'autant
que la paternité surnaturelle n'accomplit pas
son ministère en un seul jour ; tous les jours
nous devons mourir à la nature, tous les
jours nous devons revivre à la grâce, et celte
reuaissance quotidienne, tache toujours pour-
suivie et toujours inachevée, nous impose
l'obligation d'une gratitude persévérante en-
vers les pasteurs de nos âmes.
Ain-d, dit justement le Père Philpin, Dieu a
fait de nos relations avec l'Eglise moins une
affaire de précepte qu'une affaire de famille.
L'Eglise nous adopte el nous donne au Père
céleste : la loi est notre institutrice pour nous
amener à Jésus-Christ : Jésus-Christ se rend
nuire précepteur, et l'histoire du monde n'est
autre que le journal de cette merveilleuse
éducation. On y voit les soins de la maison
paternelle, puis les égarements de l'enfant
prodigue, puis une série de misères, de luttes,
de préparations et de développements histo-
riques dont le terme est de remire à la famille
attristée, sa paix, sa joie et son unité (I).
Ce grand mystère commence à se dévoiler
par la création de la femme. Dans la créa-
tion des animaux, les couples sont abandon-
nés à !a loi de leur nature, dès l'instant de
leur formation. Pour l'homme, il vit d'abord
en société avec Dieu et les anges, puis il est
fécondé dans l'extase d'un sommeil virginal
et l'épouse est tirée d'auprès de son cœur. Ce
sacrement du premier mariage est grand,
mais c'est surtout en Jésus-Christ et dans son
Eglise. L'Eglise est née du cœur de Jésus-
Christ. (Jette double naissance est le type de
la soumission aimante et de l'attachement
pieux qui doivent grandir en famille sainte,
puis en société spirituelle, étendant partout
le réseau d'une vie toute pleine de Dieu.
Ce plan de grâce est troublé par la chute
d'Adam; mais au moment où nous le méri-
tons le moins, nous sommes l'objet des plus
insignes promesses, et nous aurons à chan-
ter un jour l'heureuse faute qui nous a valu
un lel Rédempleur. Comment désespérer de
l'Eglise et comment abjurer son amour?
Adam lui-même, réconforté par l'espérance,
rachète son péché parle repentir; l'homme
cultive la terre, la femme se soumet aux dou-
leurs d^-s enfantements, et tous deux trans-
mettent a le. ir postérité malheureuse, mais
coudante, l'espoir de voir un jour le serpent
écrasé et. la terre remplie de vrais adora-
teurs.
Les patriarches reçoivent l'idée religieuse
de la famille et l'instinct de tendresse pro-
phétique envers l'Eglise. Eigurcs vivantes de
lui I, ils doivent trouver, dan- la
femme 'h; leur choix, une vivante figure de
L'Eglise. Aus-a, voyez, comme l'Ecriture
s'étend, avec complaisance, m leur mariage,
et connue ils .-ont attentifs a ne rien eonsul-
ter d'humain dans le choix d'une fiancée. Une
flaUCée, pour eux, c'est avant tout la base de
l'Egliae à venir, un anneau d'or dan- la
chaîne des traditions divines. Investis au mi-
lieu des leurs d'une royauté sacerdotale, iso-
lés sur la lerre en des jours mauvais, ils
sentenl que Dieu va sauver, adopter, divini-
ser les éléments de la grande société d
âmes. Leur pensée se concentre sur la pro-
messe, elle les anime au milieu des épreuves,
et, au lit de mort, recueillant un dernier
souffle, ils prononcent sur leurs enfants, au
nom de Dieu, la bénédiction du monde.
Avec Moïse, l'horizon grandit. Ce n'est
plus seulement la famille, c'est la nationalité
qui se fond dans l'Eglise. La gloire d'Israël,
c'est la gloire du Seigneur; ses ennemis sont
les adorateurs des idoles ; ses revers, un
échec pour la cause de Dbju. En même
temps, la conduite de Dieu devient plus sen-
sible ; le culte se formule; la tribu sacerdo-
tale se distingue; les traditions se fixent
dans les livres du Pentaleuque. Enfin Moïse
laisse après lui comme centre de ralliement,
l'Arche d'alliance et le Tabernacle.
Le Tabernacle deviendra le Temple ; mais
quel que soit le développement de ses pro-
portions, il est la demeure de Dieu habitant
parmi les hommes. C'e-t le foyer d'attraction,
l'image de l'unité, le symbole de la grandeur,
le cœur de la nation sainte. Les cœurs aiment
à se tourner vers les mystères du Tabernacle;
ses fêtes sont des fêles nationales, et la joie
qu'elles procurent, n'est que la joie calme et
solennelle de se rassembler, >ous l'invisible
regard de Dieu, et de parlager même festin,
mêmes parfums, mêmes cantique*, mêmes
sacrilices. Le saint d'Israël est l'homme du
Temple ; il aime la beauté de la maison de
Dieu et jusqu'aux pierres de ses murailles ; il
préfère habiter inconnu dans cette sainte
maison, plutôt que de briller dans les palais
des pécheurs.
Avec les joies du Tabernacle et les splen-
deurs du Temple, Israël voit à sa tête le mer-
veilleux assemblage de toutes les vraies
grandeurs : le zèle des juge", le désintéres-
sement de Samuel, la valeur de David, la sa-
gesse de Salomon, le dévouement de Judith
etd'E-ther, la piété de Josias et d'Ezécbias,
les visions d'Ezéchiel et de Daniel, les chants
de triomphe d'Isïe, les lamentations de Jé-
rémie, ce doux ami de ses frères qui, depuis
le séjour des Limbes, sut faire entendre >a
prière pour le peuple choisi. Ecrivains et
hommes d'action semblent s'être entendus
pour que rien ne manque au grand poème.
A la lin, vous voyez paraître des symp-
tômes de décadence. Les tendances idolâ-
(I; La piété envers l'Eglise, par le R. P. Philpin de Rivière, de l'Oraloire de Londres.
i. iv. 42
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
triqui î el sei prennenl le ; et
peu nombreu* ijui dévejopi
dai ombat les glorieuses | n de
ien, l'espérance contre I e
ranC( ( ia Lendresse endolorie, la vie de pru
,|(. ments et d'expiation. Les vieillards
pleurent Bur l'humilité àa Temple de Zoro-
babel, le sceptre l»i is.« de Jud* passe aux
mains infâmes d'Hérode. Malgré tout, nous
préférons la lin au commencement; et c'est
UI1, de leçon pour apprécier les appa-
rences douloureuses de l'Eglise en ses |oms
de deuil. L'Eglise n'est jamais assez stérile
pour n'avoir pas ses Machabées ; jamais a
abandonnée pour n'avoir pas Jésus à sa porte,
et Jésus suffit pour que la gloire de la d& nu r i
habitation sur/iasse celle de la première. Les
nom< de Siméon, de Zacharie, d'Anne, de
Marie et de Joseph, ferment l'ancienne loi ;
mais qui oserait préférer !c premier Joseph a
lVpoux de la Vierge? Qni oserait comparer la
sœur de Moïse a la Mère de Jésus?
j Ire pieux envers l'Eglise, c'est donc em-
brasser tous les hommes dans l'oll'usiun d'une
universelle tendresse, c'est rendre un parti-
culier hommage de gratitude à ceux qui rem-
plissent les fonctions de la paternité spiri-
tuelle, c'est se tenir en communion d'amour
avec tous les grands hommes et toutes les
grandes choses depuis Adam jusqu'à Jean-
BaptMe, depuis la création jusqu'à la ré-
demption.
Nous venons de relever les témoignages de
l'Ecriture et les événements figuratifs de
l'histoire qui pouvaient nous aider à déter-
miner les caractères de la piété envers
l'Eglise; nous avons maintenant a poursuivre
le même but en esquissant l'idéal de l'Eglise,
sa constitution sacramentelle et les traits
mvslerieux de sa grande figure.
L'Eglise de Jésus-Christ n'est pas un être
de raison sans réalité ; ce n'est pas une fic-
tion légale, un mémorial du passé, une figure
historique de l'avenir, ou une invention de
l'homme. L'Eglise, c'est la société des hommes
avec Dieu. Ce n'est pas seulement l'assemblée
des saints du ciel ou de quelques privilégiés
de la terre : « C'est, dit admirablement le
Père Philpin, le royaume divin dans le ciel
et sur la terre, dans la vie et dans la mort,
dans le temps et dans l'éternité. C'est l'élite
de l'humanité qui marche à travers les siècles
dans l'unanimité de foi et d'a<piration ; c'est
l'infirmité humaine échappant au temps par
la puissance du saint amour (1). »
Bt-elle pas, d'abord, l'œuvre de prédi-
lection du Père céleste? De toute éternité, le
regard de son amour se repose sur les
moindres détails de sa constitution dans la
créa! ion, il tait de la nature le portique de ce
grand ouvrage, et considère l'Eglise comme
Ja partie principale de son œuvre. Dans
l'ordre de giàce, il lui donne les anges comme
coopérateurs, il lui sacrifie son Fils unique,
il verse B«r elle L'Es prit-Saint et lui prépa
au ciel l'éternité des communications de
gloi
Pour le Verbe éf i nel, l'Eg '■ l'objet
d'incompréhensible attraction qui l'a lait
tomber comme une pluie sur La lei i i le
fruit et le complément <!<■ son Incarnation;
st l'objet de es | n- ■ -, de - I raraux et
de ses prières. C'est pour elle qu'il a revéUi
l'humanité ; pour elle qu'il a connu l'humilité
du berceau, les privations de l'exil, le tra-
vail obscur et un pénible apostolat; pour
elle qu'il a parcouru toutes les .stations du
Calvaire comme pour l'agrandir par l'agran-
dissement de ses douleur- : pour elle qu'il a
versé son sang jusqu'à la dernière goutte,
pour elle, enfin, qu'il a institué le sacrement
eucharistique et qu'il se multiplie chaque
jour comme s'il était un grand peuple, pour
ne former de nous tous qu'une seule famille
de frères, un temple unique, une vi-ion de
paix.
Pour l'Esprit-Saint, lEgli-e e-t sa création
spéciale, le domaine de sa puissance, l'œuvre
de sa grâce et la preuve de sa fécondité. Dès
le commencement, il a présidé à toutes ses
préparations, parlant par les prophètes; dans
la plénitude des temps, il a opéré le grand
mystère dans le sein de Marie, et il est des-
cendu comme une colombe sur le front de
Jésus, pour annoncer à l'Epouse l'approche
du Fiancé; dans tous les siècles, il est le
guide et le consolateur de l'Eglise. C'est lui
qui appelle les -âmes pour d'inénarrables gé-
missements, lui qui les régénère et les pu-
rifie, lui qui les éclaire et les confirme, lui
qui les féconde et bs consacre, lui qui les
unit et les fond ensemble dans la sainte cha-
rité, lui qui les adapte à toutes les vocations,
les accommode à toutes les variétés du temps,
à toutes les formes du gouvernement, pour
les faire toutes concourir à ses plans d'amour.
Les anges nous apprennent également à
aimer l'Eglise. Ministres du Très-Haut pour le
service des prédestinés, ils environnèrent de
leur sollicitude les patriarches et les pro-
phètes, et remplirent de divins messages près
d'Anne, de Joachim, d'Elisabeth, de Zacharie,
de Marie et de Joseph. Après la naissance du
Sauveur, ils rassemblent les bergers et les
mages autour de la crèche ; à sa mort, ils en-
veloppent la croix de leurs légions attristées.
Maintenant, i!s nous gardent dans toutes nos
voies, soutiennent nos pas défaillants, versent
le baume sur nos fronts embrasés, visitent la
jeune fille dans la retraite, consolent le pri-
sonnier dans son cachot, animent le malade
sur son grabat, défendent les âmes au lit de
moi t., les présentent au tribunal de Jésus-
Christ et leur ouvrent les portes du ciel.
Ainsi, l'Eglise est le grand sacrement et, par
l'union des hommes tant avec les anges qu'a-
vec les trois personnes de la Sainte-Trinité,
elle est le grand signe de la miséricorde ; mais
(i) la -piété envers l'Eglise, par le R. P. Philpin de Rivière.
LIVRE Ql \Tl;l<: VINGT-QUINZIÈME
noue avions besoin d'avoir entre noas des
points de ralliemenl comme marques visibles
de notre union avec. Dieu : Jésus-Christ ni
a donné les sacrements. Aussi ne faut-il pas
tonner de ce que le système sacramentel
Passe partie du plan idéal de l'Eglise el Berve
à rendre le principal témoignage de noire
union à Dieu par nos frères.
I baptême, c'esl l'Eglise non-; introdui-
sant dans la Bociété des fidèles et nous don-
nant nos armoiries de famille : même foi,
même espérance, même charité. Si nous
étions laissés aux entraînements de la nature,
la diversité des caractères amènerait l'isole-
ment, el la fougue dos passions provoquerait
de perpétuels conflits. Mais dès que nos esprits
sont attirés vers les mêmes lumières, nos
cœurs peuvent se fondre dans un amour
unique. L'unité de foi mène à l'unanimité des
sentiments: le haplème de Jésus-Christ nous
plonuè tous dans l'océan des miséricordes.
La confirmation nous attache à un même
drapeau et fait de tous les hommes autant de
frères d'armes. Jeté- dans le cirque de la vie,
non comme spectateurs, mais comme com-
battants, nous devons conserver la force et
l'onction de la discipline. Avec les dons de
l'L-prit-Saint, nous ne pouvons plus nous
croire perdus d uns la mêlée, unis désormais
par groupes savamment disposés autour des
Evèque<.
La pénitence, toute individuelle qu'elle pa-
raisse, ne doit pas avoir moins de vertu pour
nous unir. Nous voyons les misères du pro-
chain t-t nous en sommes souvent hlessés. De
notre côté nous avons nos accès d égoïsme qui
peuvent éloigner nos frères. Mais voilà la
sainte piscine ; nous nous y plongeons, d'autres
s'y plongent sans nous le dire. La vie renail
dans les âmes; les chaînes des péchés se
changent gn liens d'amour.
La Communion... c'est toute l'Eglise. 0
vous qui ne connaissez pas l'Eglise, sachez que,
du couchant à l'aurore, elle offre chaque jour
une oblalion pure. Partout où le prêtre peut
trouver une voix qui sache répondre Amm et
une cabane pour abriter les saints mystères,
il répèle, en mémoire de Jésus-Christ, le sa-
crifice que ce divin Sauveur a fait de lui-
même- La chair surnaturelle de la victime
nourrit le piètre <t les fidèles qui deviennent
comme de vivants tabernacles de la divinité.
Ignorant le moment, précis ou la présence cor-
Bile de Jésus cesse dans le Communiant,
nous avons a la foi- le bénéfice de la liherlé
et le bénéiiee du doute; nous re-tons les uns
en\ om me si sa présence ne ces-
sait point, - m- cependant plus nous gêner que
h elle ne durait, que pendant un court séjour à
lise. Kiivers nous- mêmes, ni nous n'ou-
blion- i que c'est qu'une communion,
non- étendons a toute la. vie notre respect
me fois sanctifiés par la
Jésus, 'le respect, du i este, ne
i point a l'amour. Ce sang de Jésus-Christ
établit entre les chrétiens une consanguinité
surnaturelle et quasi divine. ,< Le i alioe
bénédiction n'e l-il pas le 8a ng du Chi
mande le grand Ipôtre, pain que m
rompons n'est-il pas |;, communion du ci
ce divin maître ' H donc ce p
unique, étant plusieurs non-, ne sommet
pendant qu'un seul corps par la parti,
lion de tous a ce même pain. »
« Le mariage, dit encore le grand Paul
un grand sacrement, mats en Jésus-Christ et
dans l'Eglise. » Jésus-Christ est lépouj
l'humanité. .Nous m; sommes lous qu'une
seule famille qui doit se croiser comme un
lilet d'affections Bainles dans la uni- de ce
monde, jusqu'à .•.■ qu'il plaise au Pasteur su-
prême de le tirer tout entier sur le rivage
éternel. Dans cette famille de frèi -us-
Christ a voulu une union plus intime encore
que celle delà fraternité, et il a institué l'union
de l'homme et de la femme. A cette union, il
a fait concourir tous les éléments de bien qu'il
avait placée dans l'un et dans l'autre, a Tous
les éléments de beauté, de puissance et d'a-
mour qui attirent les deux sexes l'un vers
l'autre, dit le l'ère Philpin, toutceten-emhlede
respects, de devoirs et de soins mutuels qui
font prospérer leur union, tout le code de fi-
délité, de patience, de travail, qui en assure
les fruits au monde, tout cela est entré tout
naturellement dans le système de l'Eglise, tel-
lement qu'on ne peut l'en séparer. Le mariage,
pour elle, n'est point un hors-d'œuvre : c'est
un rouage de la grande communion des
suints. »
Encore plus que le mariage, l'Ordre con-
court à l'union des cames. S'il établit en're le
clergé et les fidèles une diversité de minis-
tères, il n'en fait pas moins régner entre les
fidèles et le clergé une parfaite harmonie. Il
y a diversité de dons, il n'y a qu'un esprit;
il y a diversité, d'opérations, c'est un même
Dieu qui opère tout en tous. Egaux par la
jouissance de la grâce, n0us devons arriver,
par diverses fonctions, à la jouissance de la
même gloire.
Ce qui fait de l'Ordre un merveilleux ins-
trument d'harmonie, c'est d'abord l'admirable
création du prêtre. Uien ne m'attire comme
sa belle figure, et quoique je n'oie pu léussir
encore à en peindre la physionomie, j'ai tou-
jours joie à en dessiner quelques traits. Sans
le prêtre, que serait le monde? Le pré re est
avecJésus etpaclui le médiateur entre Dieu et
les hommes, il e-t le propitiateur, il se lient
entre le vestibule et l'autel pour crier miséri-
corde. « Magnifiquement isolé au milieu de
son troupeau, dit le Père Philpin avec sa gra-
cieuse justesse, il exerce une autorité incom-
parablement plu- noble et plus sublime que
celle des rois. Incomparable dans sa paternité,
il lait naître le.-, mie- à la vie divine, les puiifie
et les nourrit du pain de la divine parole : il
les fond a la flamme du Saint-Esprit, les allie
a d'autres .une-, les lrau-1'orme en Jésus el les
préparée l'éternité. » Le prêtre, c'e-l le hé-
raut de la foi, c'est l'ange de la morale, c'
iCO
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
l'Eglise en personne. Toule idée de religion
ramène le fidèle à cet homme du Banctûaire
qui l'a baptisé, qui l'a instruit, qui a béni son
;unc, qui ,i connu Bes faiblesses et diri-.': ses
affections. Chaque malin, la cloche annonce
que l'homme de Dieu va prier pour ses enfants.
Une l'ois par semaine, le troupeau vient se
grouper autour du pasteur pour se retremper
dans l'union fraternelle île l'amour divin. Le
prêtre représente la charité de l'Eglise pour les
fidèles et il concentre en sa personne l'amour
des fidèles pour l'Eglise. Il aime divinement
les hommes, il en est divinement aimé ; il est
le nœud -le la religion, le cœur de la paroisse,
le foyer d une ineffable circulation d'amour,
de res|>ect et de crainte filiale. Sa présence est
une bénédiction.
L'évéque est un centre semblable, mais plus
élevé, pour entraîner dans ;-on mouvement
une famille sacerdotale. Il est moins à portée
de l'individu, il est environné d'une dignité
plus grande. L'amour gagne en vénération ce
qu'il perd en intimité. L'épiscopat est la
plénitude du sacerdoce: et la divine bonté
nous le représente comme ruisselant de l'onc-
tion du Saint-Esprit, organe d'une lumière
plus sûre et d'une paternité supérieure.
Aux évoques, il fallait un sig .e permanent
d'unité, une autorité suprême ; Jésus leur a
donne pierre. Nous avions dans la personne
adorable du Sauveur, le Pomife saint, sans
tache, plus sublime que les cieux; nous avons,
dans Pierre, le pontile d'autant plus capable
de compatira nos faiblesses qu'il est lui-même
obsède par la tentation, et obligé d'offrir le
sacrifice aussi bien pour lui-même que pour
les autres. Qu'il est admirable dans son infir-
mité cet éternel vieillard (\u Vatican! assez
homme pour être pécheur, assez divinisé
pour porter les clefs du royaume des cieux>
assez taible pour être toujours victime, assez
fort pour vaincre toujours l'univers conjuré.
Son trône est sur une tombe, et c'est en effet
de la porte du tombeau de Pierre qu'il s'a-
var ce , our nous bénir au nom de Celui qui a
vaincu la mort. Toute œuvre qu'il a béniepros-
père davantage. Toute conquête qu'il adopte
devient plus assurée. Il n'y a de liberté que
pour les entant- de Dieu qui lui sont fidèle- ;
il n'y "de. bénis que ceux qui le bénissent;
il n'y a de sauvés que ceux ijui sont, jusqu'au
dernier soupir, de simples agneaux sous la
houlette.
Par I Extrême-Onction, l'Eglise nous con-
somme dans l'unité. Lorsque la maladie nous
a clou- s au lit de mort, tout est défaillance
dans le corps, et dans l'âme s'obscurcit tout ce
qui seri ordinairement de récipient à la grâce:
la corruption qui va faire sa proie de _ nos
membre-, voudrait faie sa proie aus-i de
noire esprit et de notre cœur. C'est l'heure du
démon ; c'est également l'heure de Dieu. Le
prêtre accourt. A sa prière puissante, les in-
firmités du corps et les vices de l'âme, tout
die parai , tout fuit, tout se ebange en cérémo-
nie du dernier sacrifice. L'Eg.ise qui combat-
tait, languissait, mourait dans la vie, revit
glorieuse dans la mort de Bes enfants. Sa mort
n'est plus la mort, c'e.-t le pa - lu combat
au triomphe.
Tels sont, dans l'Eglise, l'idéal divin et sa
constitution sacramentelle. L'Eglise, dit le
Prophète, c'est la montagne de la maison de
Dieu, c'est la cité attirant, par sa splendeur,
les nations lointaines; — c'e.-t aussi l'humble
cep de vigne, le gain de sénevé, le trésor en-
foui, la perle à trouver, le champ ensemencé,
le levain cache' dans la pâte, la barque au mi-
lieu des flots, le filet tendu sous les eaux. Par
où nous voyons que l'Eglise a deux sortes de
visibilités. La première suffit pour que tout
homme de bonne volonté puisse la reconnaître
parmi la poussière et les tromperies du monde.
La seconde, accordée par la grâce à la bonne
volonté, révèle les merveilles voilées de l'E-
glise et les beautés de son sanctuaire int-ri ur.
Hommes de peu de foi, ne nous arrêtons donc
pas à l'écorce ; enfants de l'Eglise, buvons aux
mamelles sacrées de notre mère el reposons-
nous sur son sein. Que tout aboutisse pour
nous à la communion, à la communion à Jé-
sus-Christ et à la communion des Saints. Et
nous comprendrons que l'in lifTérence envers
l'Eglise ne peut être qu'un manque de foi, de
respect et de reconnaissance envers Dieu, une
cruauté qui nous excommunie des grâces et
des bénédictions que le Seigneur avait en vue,
en p tant les bases de cette organisation
sainte.
Jusqu'ici, nous avons établi deux choses :
la première, que le dévouement pour la sainte
Epouse de Jésus-Christ étai1 inspiré par les
témoignages de l'Ecriture et par les événe-
ments figuratifs de l'histoire, la seconde, que
le même sentiment d'amour et de zèle actif
nous était commandé par les rapports que
l'Eglise entrelient d'un côté avec Dieu, de
l'autre avec les âmes. Nous posons une troi-
sième question : l'Eglise, qui donne leur réa-
lité aux figures et leur accomplissement aux
prophéties ; l'Eglise qui. par ses rapports
avec le ciel et la terre, fait rayonner ici bas,
dans la plénitude des temps, un idéal divin,
l'Eglise a-t-elle exercé, sur un avenir, mainte-
nant passé, une influence de sanctification et
d'anoblissement ?
A cette question qui met en cause toute
l'histoire de l'Eglise depuis l'ère de grâce,
nous répondons par un nui très aftirmatif et
nous disons : l'Eglise, par la transmission de
1 1 foi catholique et de la vie religieuse, par
ses victoires sur le mal, par le développement
de la sainteté, par la création des instituts
monastiques, par son rôle multiple dans les
progrès de la civilisation européenne, l'Eglise
a montré qu'elle n'était pas une fontaine
scellée, puisque ses e u\, répandues partout,
ont produit partout la fécond té. Tout ce qu'il
y a de beau, de bon, (Je j is e et de grand, est
l'œuvre de ses mains, le fruit de ses conseils
ou l'émanation de ses principes: elle a été la
lumière du monde et le sel de la terre. Sans
LIVRE QUATRE V1NGT-Q1 INZll ME
OUI
elle, la terre Berail dans la confusion, le
monde en désarroi.
Démontrer cette proposition par le détail
ne peut être l'objet de ce chapitre. Mon but
est simplement de toucher les sommités des
choses, assez, toutefois pour que l'esprit des
cœurs chrétiens puisse achever la démonstra-
tion.
La transmission de la vérité imposait à
l'Eglise double* devoir : conserver les monu-
ments de la révélation et doter d'organes
convenables la vérité révélée. L'Eglise, en
accomplissant ce double devoir, a fait une
foule de choses merveilleuses. D'abord elle a
dressé le canon des Ecritures, en dépit des
Juifs qui ne voulaient point voir la grande
image du Christ couronner les figures et les
prophéties, en dépit des sectaires qui voulaient
introduire, dans le corps des livres saints, les
rêves de leur imagination. A ces livres elle a
donné une double défense : d'un côté, elle a
maintenu L'authenticité, l'intégrité et la véra-
cité des textes; de l'autre, elle a i'wé les
règles de leur interprétation, et elle-même en
a fou ï ni l'admirable commentaire par les
actes des chrétiens, par les écrits des docteurs
et les méditations des saints. De ces textes
purement conservés et sagement interprète-,
elle a extrait des formulaires de foi, ensei-
gnant avec une sublime simplicité des enfants
qui, sur sa parole, croient avec une simplicité
également sublime. Mais, parmi ses enfants,
il y a des faibles, et parmi ceux qui n'appar-
tiennent pas à son troupeau, il n'y a guère
que des ennemis. L'erreur lève la tête ; elle a
pour elle la plume des sophistes et le glaive
des tyrans. L'Eglise porte, d'une main ferme,
le flambeau de ses doctrines, au milieu des
rafales de l'hérésie, des bourrasques du phi-
losophisme, sous le tonnerre des révolutions.
Elle fait plus, elle donne aux dogmes attaqués
une expression plus précise, en les défendant
à l'aide d'une formule consacrée et en éclai-
rant par la spéculation scientifique le côté
lumineux des mystères. En sorte qu'après
dix-huit siècles de négations qui s'enchaînent,
les vérités définies, défendues, interprétées,
démontrées, versent des torrents de lumière
sur leurs obscurs blasphémateurs. Enfin il y
a, parmi les chrétiens, de grands esprits et de
grands cœurs ; à ces cœurs l'Eglise ouvre les
immenses régions du mysticisme; à ces esprits
elle offre l'ensemble prodigieux des témoi-
gnages de sa tradition.
C int là les choses merveilleuses que
l'Eglise a faites pour la transmission de la
vériié. Sa main nous présente la Bible, le
Credo, le Catéchisme et la Somme de saint
Thomas; son cœur nous présente le prêtre
pour i 0118 apprendre le Credo, nous expliquer
le catéchisme et nous donner la chaîne d'or
des Ecritures.
La possession de la vérité est le commen-
cement de la vie, mais ce n'en est pas La plé-
nitude. Il faut que- la vérité descende de l'es-
prit au cœur, que du cœur elle reflue jusqu'aux
sens, qu'elle triomphe des passions et produi e
les vertus. Pauvres créature ■■que non- omm
combien n - avons besoin que cette diffusion
de la vérité en nous produise la vie ! Non
savons jamais nous borner: non- ne voyons
la liberté que comme une fille perdue, le plai-
sir que comme nue débauche; nous ne trou-
vons pas le milieu entre l'orgueil d'un démon
et les orgies d'une brute. Toutes les folies du
travail et de l'oisiveté, de la civilisation et de
l'état sauvage savent, tour à tour, nous
envahir. Heureusement l'Eglise est la avec sa
science morale de modération et ses trésors
de grâce. Nous penchons tantôt d'un côté,
tantôt de l'autre : elle nous soutient de chaque
côté ; à chacune de nos chutes, nous tombons
toujours dans la corruption : elle verse sur
nos plaies l'huile et le vin ; dans toutes nos
convalescences, nous voulons retourner à nos
vomissements : elle nous distribue le pain des
forts; au milieu de toutes nos incertitudes,
nous trouvons des complices dans les bassesses
des méchants: elle relève en nous la cons-
cience, et hors de nous l'opinion publique;
si nous venons à succomber de nouveau, elle
sait, indulgente et forte, nous appliquer le
remède de l'indulgence et frapper nos idoles
avec le gantelet de fer de l'antique bravoure.
Ah ! que l'Eglise est mère! et comme elle sait
bien donner la vie !
La plénitude de la vie, pour l'Eglise, la
grande manifestation de ses triomphes, c'est
la sainteté. La sainteté est donc le but qu'elle
propose à tous et qu'elle poursuit en tout.
Pour l'atteindre sûrement, elle donne, suivant
le conseil de la sagesse, le précepte et
l'exemple. Le précepte, c'est la science de la
vie spirituelle, ce sont ces immenses travaux
qu'elle a inspirés pour systématiser la sain-
teté, réduire en doctrine les leçons de l'expé-
rience, comparer les méthodes, harmoniser
les conseils avec les besoins des temps, en un
mot, faire une science capable de guider le
vol le plus sublime sans cesser d'être acces-
sible à tous dans sa partie élémentaire.
L'exemple, c'est la vie des saints. Les saints
sont de tous les temps, de tous les lieux, de
toutes les conditions ; et l'Eglise, qui les place
sur ses autels, n'entend ni marquer leur degré
de gloire, ni méconnaître les vertus qu'elle ne
canonise pas. Sans vouloir introduire parmi
les saints une distinction hiérarchique, nous
devons pourtant, suivant le caractère de leurs
œuvres et la nature de leur mission, di-tin-
guer les apôtres, les martyrs, les confesseurs
et les vierges : les vierges qui n'ont point été
souillées parmi les hommes, les confesseurs
qui ont joint à l'innocence de vi>" la publicité
de la lutte, les martyrs qui ont porté l'amour
jusqu'à l'effusion du sang, les apôtres qui ont
su conserver ou conquérir, par l'apostolat de
la parole, la palme des martyrs, l'auréole des
confesseurs et le lys des vierges. Ce sont là
nos porte-étendards. Ce qu'ils ont fait, ils
l'ont fait dans l'infirmité de la chair, malgré
les séductions du monde et les embûches de
BIST0I11E UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
Satan ; ils n'avaient pas plus que nous et noua
n'avoi paa moine qu'eux, la prière, les Bacre-
inii.i , le saint Bucrifice; el ils ont atteint le
somme) de la perfection. A nous, héritiers de
leur foi, de partager leur courage; à nous,
enfants des sainte, d'être les imitateurs de
leurs vertus, les bénéficiera de leurs suflrag
el Les copartageants de leur triomphe.
La Heur de la sainteté peut s'épanouir
parmi les épines du inonde. Cependant Dieu
a fait ses promesses à la solitude, et. la soli-
tude, l'expérience le prouve, est comme le
sol natal de la sainteté. L'Eglise, pour em-
bellir la solitude de toutes les Oeursdu Christ
et rendre la sainteté habituelle aux hommes,
a créé le monastère. Le monastère, c'est la
concentration vivante et sublime de l'esprit
catholique, (/est ià que nous pouvons mettre
la main et sentir battre le rieur, (l'est la que
les unies, dégagées de tout intérêt, de tout
sujet de division, de toute distraction inutile,
forment visiblement l'unité sainte dans le
Christ, autant qu'il est possible dans une chair
mortelle. Leur congrégation, par ses trois
vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance,
est en opposition llagrante avec les concupis-
cences du siècle. Les trois vertus fondamen-
tales sont l'école de toutes les autres. Prudence,
amour de l'étude, stabilité, patience, prière,
zèle pour les malades, charité envers les
pauvres, tout cela se ^rouve à un degré supé-
rieur, dans les cellules du monastère. Grâce
à ce concours de vertu, le monastère est un
paradis terrestre où Dieu dépose les germes
rares el précieux qu'il veut acclimater ici-bas ;
les moines sont ses ouvriers de prédilection
lorsqu'il tente quelques nouveaux et difficiles
essais de grâce. Si quelquefois il est question
de réforme, c'est rarement une réforme de
ma! au bien, c'est plutôt le passage d'une vie
bonne à une vie meilleure. Des abus, puisqu'il
y en a partout, il peut s'en trouver aussi au
monastère; mais les chutes prouvent la réa-
lité du combat et, mieux encore, l'immensité
du triomphe. Là, du reste, et plus prompte-
ment qu'ailleurs, la multitude des chutes
amène la ruine. Si, après mille ans de ferveur,
les ordres religieux ont eu des défectionnaircs,
il faut bien reconnaître que, dans la mêlée,
ils ont eu des martyrs ; el, au retour du calme,
de plus fervents prosélytes. Aujourd'hui, ils
brillent comme des phares pour indiquer la
voie du salut, et leurs, nombreuses recrues,
comme Moïse sur l'iloreb, lèvent au ciel des
mains suppliantes pour conjurer la foudre.
Voilà, dit-on, qui est bel et bien, lit les
scandales, et les défaites de l'Eglise, et la ci-
vilisation qu'en direz-vous? — Nous dirons à
ceux <iui se prévalent de nos malheurs, que
leur triomphe serait cruel s'ils pouvaient en
triompher ; nous leur dirons de plus que les
désordres ne prêtent aucunement matière à
leur triomphe.
La gloire de l'Eglise n'est point de rendre
le crime impossible, mais d'amener à la vertu,
ou du moins à la pénitence. Il y aura toujours
des faiblesses parmi les hommes. En présence
de ces mis< res, l'Eglise convertit le pécheur,
montre au juste, dans la résistance au mal, le
meilleur exercice de son courage, et
par tes succès plus encore que pai ois,
jusque sur les méchants qu'elle m; peut corri-
P. Le diable lui-même est ennobli pal' les
victoires de l'Eglise. Autrefois il se faisait
adorer sous les ligures Les plu
depuis, il s'est fait monothéiste, il
gué à adorer Jésus-Christ ; aujourd'hui, il e-t
poli, élégant, religieux, mystique, philan-
thrope, conciliateur universel.
La gloire de l'Eglise n'est pas de ne point
éprouver la persécution. Satan demande San-.
cesse à la cribler et il en obtient souvent la
latitude. Ce sont là les triomphes- de l'enfer,
mais ils préparent les triomphes du ciel. La
volonté du souverain Maître, sa loi constante
est que. l'esprit malin soit toujours vaincu;
son vœu est que l'Eglise n'acheté les joies
qu'au prix des enfantements laborieux. Au
milieu de ses épreuves, l'Eglise voit donc ses
amertumes tempérées par des consolations
et adoucies, en tout cas, par l'espérance. Sa
destinée est de grandir toujours, même sous
la hache, et de s'étendre partout, malgré
l'apostasie.
Quant à la civilisation, elle est bien l'œuvre
de l'Eglise. Par son esprit, par ses préceptes,
par ses vertus, par ses œuvres, par ses moines
et par ses évoques, par les lois qu'elle a dictées
et par les princes qu'elle a formés, l'Eglise
a bâti l'Europe comme les abeilles lont leur
ruche. La bêche et le marteau des cénobites,
l'épée des croisés, l'oriflamme de Saint-Denis :
voilà ses instruments. Son œuvre, ce n'est pas
une loge ténébreuse pompeusement entourée
de péristyles et de colonnades, c'est cette
magnifique cathédrale où tout est gloire de
la terre et espérance du ciel. Son œuvre, c'est
surtout ce monde de souvenirs et de traditions
qui embellissent l'existence. Partout des droits
acquis, partout de grands travaux, des monu-
ments impérissables qui lient les idées au
sol, les ai ts aux croyances du cœur, la religion
aux hommes, les hommes à leurs devoirs.
Que vos œuvres sont belles, Eglise de Dieu!
que d'amour nous devons à vos tabernacles,
Eglise de Jésus-Christ!
Nous avons dit pourquoi le chrétien doit
être pieux envers l'Eglise ; nous devons dire
maintenant comment il doit tendre à l'Eglise
l'hommage de sa piété. Le pourquoi et le
comment sont, dit-on, la dernière raison de
toute chose.
Le chrétien doit présenter à EEglise la triple
offrande de son esprit, de son cœur et de ses
œuvres.
L'offrande de notre esprit à l'Eglise exige
trois choses : la soumission de la foi, le rè-
glement de nos facultés et la direction de
nos connaissances d'après les principes de la
foi.
D'abord nous devons, par la foi, rendre
hommage à la révélation de Dieu et à 1 infailli-
IVUE QUATRE VINGT QUINZIEME
Ou.'J
bilité de l'Eglise. Cette fol, nous devons la
professer, non avec la crainte d'un esclave,
nui-, avec l'attachement amoureux d'un
enfant. « Nous devons l'aimer intellectuel-
lement, dit le Père Philpin, goûter cette
nourriture merveilleuse que l'Eglise nous
donne, la méditant les jours et les nuits, el
l'appréciant comme le miel le plus doux, le
pain des Alises et la manne céleste. Nous
devons aussi l'aimer pratiquement, cherchant
à la détendre et à la protéger. Nous devons
l'aimer par sentiment et par reconnaissance,
no-us attachant aux canaux d'où elle nous
vient, el bu r tout à son principal organe, la
chaire de Pierre. Nous devons l'aimer au-
dessus de toule sagesse, de. (ouïe persuasion
et de tou'e science humaine qui viendrait à
l'encontre ; car la vérité que nous donne
l'Eglise, c'est la vérité suprême, celle devant
laquelle les anges s'inclinent, hors de laquelle
il n'y a que lueurs insuffisantes et perdition,
is devons enfin la reconnaître et l'aimer
telle qu'elle est, sans contrôle et sans limites,
dans toute la rondeur de sa couionne souve-
raine (1): »
Notre foi ne doit pas se borner à un acte
général de croyance, mais s'incliner en par-
ticulier devant tous les mystères de Dieu et
s'attacher plus particulièrement encore au
dogme qui résume tous les autres, au dogme
de l'Eglise. La foi dans l'Eglise repose sur
Jésus-Christ lui-même, qui est son divin fon-
dement. Il est beau de se sentir membre du
Christ. Il est bon de comprendre cette douce
Providence qui nous a donné Pierre afin que
nous ne soyons pas comme des brebis errantes.
Tant que nous sommes avec le. Maître du
Collège apostolique, peu nous importe qu'on
nous condamne : nous pouvons en appeler à
l'éternité. Mais si nous avion* le malheur de
rougir de l'Eglise, ce serait rougir de l'huma-
nité élevée en Jésus-Christ, à sa puissance
divine ; de nous scandaliser de ses épreuves,
ce serait trébucher contre la croix. Nous
devons donc professer hautement notre foi
dans l'Eglise, non-seulement parce (pie cette
foi est la n.ine inépuisable des divines ri-
chesses, mais parce qu'il irieux d'avoir
une croyance confirmée par toutes les gloires
les plus pures du monde.
L'Eglise, étant la mère de notre foi, doit
cire la souveraine de notre intelligence. Au-
jourd bui, comme au xvie siècle, il ne manque
pas de rêveurs pour proclamer la séparation
et même l'opposition des vérités. A les en-
tendre, autre serait la vérité religieuse, autre
érité entrevue par la spéculation philoso-
phique. Il y aurait divorce entre les facultés
de l'esprit; dans une même âme, vous auriez
la soumission de la foi et les révoltes de la
on. Ces puérilités ne sauraient tenir devant
la contron doivent tomber devant
Je» devoirs de la foi sincère. Tout, en nous,
êtie soumis el coordonné à l'enseigne-
ment de l'Eglfae. Notre rj doit cire, en-
tièrement greffée - ur cet enseign imenl di
.le u-; Chri i est le soleil du monde ; il ne doit
pas seulement éclaireriez hauteurs di intelli-
gences, il fini que si lumière de icende ;
qu'aux facultés secondaires. Une tout
puissances gravitent donc autour de lui rj
h monde des pensées; que tout B'écbauffi
s'enivre de joie «tous ses rayons.
Le divorce des facultés intellectuelles, in-
troduit dans le- âmes en vertu de principes
faux, s'est traduit au dehors par 'lie
sciences. Nous ne saurions contester le
progrès îles sciences matérielles et. le côté
vraiment prodigieux de certaines applications,
mais comment ne pas voir que la plupart de
ces sciences, dépourvues de base el détournées
de leur but, s'empêtrent dans les raffinements
du sophisme ou sont tombées dans les abjec-
tions du matérialisme. Or, la science ne peut.
trouver que dans le Souverain Être ses prin-
cipes, «on centre, ses développements et ses
harmonies: ce n'est qu'en lui qu'elle peut
prendre un vol immense, indéfini, que rien
ne peut arrêter. Bacon a dit à ce sujet un mot
célèbre: « La religion est l'arôme qui em-
pêche la science de se corrompre. » La religion
a pour organe l'Eglise. C'est donc à l'Eglise à
sauver les sciences ; et, en attendant ce grand
oeuvre de salut, c'est au chrétien fidèle à cul-
tiver les sciences de manière à préparer leur
restauration.
L'oflrande de nos cœurs à l'Eglise exige
deux choses: la confiance et l'amour, l'espé-
rance et la charité, complément nécessaire
de la trinité des vertus commencée par la
foi.
Certes, il y a, en ce monde, bien des choses
fragi'es, et nombre d'événements capables
d'inspirer le désespoir. Raisonuab'ement,
nous ne saurions guère asseoir notre espé-
rance ni sur les choses de ce monde, ni sur
les événements de l'histoire, bien moins sur
l'appui de nos ressources et l'efficacité de nos
combinaisons. Cependant il faut espérer. mais
il ne faut espérer qu'en Dieu. Or, la. confiance
dans l'Eglise a ce double avantage de s'ap-
puyer sur Dieu, sans méconnaître pourtant
le côté solide des choses humaines. Espérer
dans l'Eglise, ce n'est pas espérer dans les
hommes seuls, mais dans les hommes unis à
Dieu, dans les hommes quand ils ^ont le
moins eux-mêmes; quand, appelés par Dieu,
ils s'efforcent avec le secours de la grâce de
faire vivre le Christ en eux et de n'agir q-.'en
son nom, sous le souffle de l'Esprit-Saint.
lérer ainsi dans les hommes, c'est compter
sur la miséricorde de Dieu et sur la charité
de Jésus-Christ qui font des vertus de l'homme
instruments de leurs desseins. Que vous
soyez pauvre, orphelin, malade, vieilli, dé-
crépit, a demi mort, ne désespérez donc point.
11 y a toujours une pensée qui vous cherche,
un coeur qui vous garde sa tendresse, une
fl) l'iélé envsrs l'Eglise, paasim.
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIOl I.
main qui ne demande qu'à s'ouvrir [huit vous
fiiiricr l'aumône el vous prodiguer les conso-
alions.
Au reste, le meilleur de noire confiance ne
repose pas sur les hommes en vue des biens
de la terre, mais sur Dieu, en vue «les biens
du ciel. Si le ciel reste ouvert, qu'importe
que !-• monde >oii pour nous un séjour d'amer-
tume et d'horreur? Or, l'Eglise, c'est Jésus-
Uiri>! se multipliant pour être la pierre ferme
sous nos pieds, le pain de notre esprit et de
notre cœur, notre voie, notre vérité, notre
vie; c'est Jésus-Christ devenu comme un
immense filet composé de toutes les cordes
qui meuvent l'homme régénéré ; c'est Jésus
nous attirant par nos amis, nous enseignant
par les prêtres, nous recommandant, par la
prière des âmes saintes, à la bonté de Dieu.
L'Eglise, pour les biens de la teire comme
pour les biens du ciel, a donc également droit
à noire confiance.
L'espérance est l'appui de notre pauvreté,
la charité est la mise en œuvre de nos ri-
chesses. Quand la confiance a été exaucée,
c'est donc à l'amour à appeler nos frères en
partage de nos biens. Ah ! c'est surtout quand
l'Eglise est jetée dans la fournaise des tribu-
lations, que nous devons lui faire sentir noire
tendresse. Compa-sion ! compassion ! Dieu
nous demande moins les grandes œuvres que
la délicatesse du cœur. Mais quand est-ce
que l'Eglise n'est pas assujettie à quelque
épreuve? Habylone a toujours été l'ennemie
de Jérusalem, le monde reconnaîtra toujours
toutes sortes de pouvoirs, excepté celui du
Sauveur; il fraternisera toujours avec nos
ennemis, lapidera nos prophètes et ne s'incli-
nera devant la piété que pour la trahir. Y
a-t il quelque souffrance parmi nos pères ou
parmi nos frères, que tous les cœurs s'ouvrent,
que toutes les langues se dé ient, que nous
paraissions tous autour du gibet de la victime.
Où donc serait notre place, à nous qui avons
un cœur, sinon dans la société de Jean le bien-
aimant, avec Marie désolée et Madeleine péni-
tente? Si nous faisions cause commune avec
le monde, au moins par notre silence, ne
serait-ce pas prendre part aux injures inté-
ressées des Scribes et aux habiles trahisons
des Pharisiens ?
Même en dehors des grandes crises où les
fidèles dans l'angoisse voient persécuter leurs
prêtres, ci l'oreille de notre cœur est attentive,
combien ne trouverons-nous pas de Calvaires
obscurs arrosés de larmes catholiques ou
inondés du sang des cœurs. 11 y a de tous côtés
des veuves, des infirmes, des moribonds qui
nous appellent ; il y a des millions de criminels,
de mondains, d'idolâtres qui souffrent avec
rage et meurent dans l'impénitence ; des mil-
lions d'enfants que les hérétiques et les infi-
dèles nous ravissent ; des milliers de jeunes
Biles que la faiblesse et la misère jettent dans le
vice; des milliers de jeunes gens qui, faute
d'instruction, pré) arent un avenir de corrup-
tion et de désastres ; des milliers de blessés, de
prisonniers, de victimes des guerres el des ré-
volutions ; des milliers de saints que le monde
ne connaît que pour leur infliger adroitement
le martyre. Quelle fièvre d'amour doit s'allu-
mer dans nos Ames pour Beco u ri r toutes ces in-
fortunes par nos aumônes, nos prières et nos
Bympalhies I Et quels chrétiens serions-nous
si nous ne Bavions pas leur venir en aide?
L'offrande de nos œuvres à l'Eglise ne doit
pas s'entendre seulement de certains actes,
mais de tous les actes de notre vie, comme
éléments de la communion des Saints.
L'acte qui témoigne le plus naiurellement
de notre dévotion à l'Eglise, c'est le soin que
nous mettons à embellir nos temples. C'est
montrer notre intelligence à l'Egide, de vou-
loir que le- symbole- répondent aux magni-
ficences du lype ; et que les peuples, voyant la
beauté de la maison extérieure, commencent
à aimer la maison spirituelle, vision de paix,
construite de pierres vivante-, ayant sa base
sur la terre et son couronnement p irmi les
Anges.
Si nous avons soin des temples de pierre,
nous devons avoir un soin plus attentif des
pauvre-, ces temples vivants de Jésus-Christ.
L'Eglise est plus en peine de ses enfants
que de ses ministres. Nous ne pouvons rien
faire qui lui soit plus agréable que de nous
occuper de cette foule qui lui demande tout,
même le pain de chaque jour, comme si elle
avait à son service tous les trésors du monde.
Trop souvent, hélas ! l'Eglise ne sait com-
ment répondre à toutes les demandes! C'est
donc réjouir son cœur que de donner en son
nom.
Si nous sommes charitables envers les co; p=,
combien plus devons-nous l'être envers les
âmes ! Instruire, avertir, visiter, consoler, cor-
riger, s'occuper des enfants, des convertis, des
néophytes, des païens même, voilà des cha-
rités faciles et du plus haut prix. Hélas ! que
nous sommes froids, que nous sommes mornes
pour le salut des âmes. Il semblerait qu'il y a
des classes d'hommes pour lesquels on n'a nul
espoir. Tel n'est pasl'espril de l'Eglise ; elle ne
rejette personne : elle ouvre à tous les grands
bras de son amour, et rien n'intéresse plus
son cœur que le souci des conversions. Sachons
donc secourir, par prières ou autrement, les
vivants les plus délaissés non moins que ceux
qui inspirent les plus vives espérances.
Si nous avons à cœur le salut des âmes, nous
devons premièrement nous occuper de la
nôtre, pierre vivante, diamant précieux, orne-
ment futur de la céleste Jérusalem. Pour f.iire
prospérer l'œuvre de sa propre sanctification,
le vrai chrétien ne considérera donc point son
travail comme un jeu ou comme ;me distrac-
tion ; il ie traitera avec respect et s'efforcera,
par l'attention de son esprit et la droiture de
ses intentions, de trouver, en toute chose,
l'exercice d'une vertu et l'occasion d'un mérite.
Humble, laborieux, persévérant, il mesurera
discrètement ses forces, vaquera à ses fonctions
avec un esprit ecclésiastique, ne cachera point
i
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈM1
ce don I la bienséance et l'édification deman-
dent la publicité, laissant ailleurs ;>u malheur
d'autrui le voile de la discrétion, et à sa propre
charité toute la Heur de ses prodigues mys-
tères.
Mais la charité active du chrétien se mani
lestera surtout à l'égurd lies hommes qui sont
pour lui {'Eglise. L'Eglise charge le prêtre,
l'évoque, le Souverain-Pontife de la repré-
senter dans le monde; cl son choix, guidé par
rEsprit-Saint,e8t le meilleur qui se puisse faire.
Le Souverain-Pontife surtout est l'objet de ses
complaisances. Nul doute qu'il ne le prenne et
ne le rende tel qu'il faut pour être, par une
charité sans bornes et pleine de lumières, le
digne vicaire de Jésus-Christ. Le vicaire élu
de mon Dieu doit donc m'inspirer l'amour le
plus profond. « Vieillard éprouvé dans l'exer-
cice du ministère pastoral, dit admirablement
le Père Philpiu, enchaîné à la suite de ses
saints prédécesseurs à des croix et à des sollici-
tudes sans nombre, il aura plus d'ennemis-nés
qu'aucun souverain et n'aura guère que des
brebis pour défendre les agneaux confiés à ses
soins ; mais la charité le presse ; il courbe sa
tête blanchie. Il se confie dans la prière que
Jésus-Christ a faite pour lui, et le voilà qui
joue le rôle du Dieu incarné sur la terre, au
risque d'être couronné d'épines, d'avoir pour
sceptre un roseau, et de mourir insulté, cloué
sur un trône d'angoisses. Dans le loin-
tain de la ville sacrée, il nous semble encore
un Jésus caché dans son sanctuaire eucharis-
tique et n'en sortir que pour nous bénir et
nous communier à l'unique Vérité. C'est
comme si Jésus avait trouvé moyen de vieil-
lir sur la terre, épuisé pour le salut des
hommes ».
Le Souverain-Pontificat est l'expression
suprême, non unique, du sacerdoce de Notre-
Seigneur : nous devons donc payer noire tri-
but d'honneur, de vénération, de dévouement
à tous les degrés de la hiérarchie. Témoigner
de tous ces sentiments au prêtre, ce n'est pas
amollir son âme par la flatterie, l'enlacer
dans de fades adulations et lui faire perdre
son auréole de vie surnaturelle. C'est, sans
doute, lui exprimer une confiance profonde et
des affections toutes divines, mai* c'est sur-
tout rendre hommage à la grandeur et à la
sainteté du sacerdoce. Au prêtre, les délica-
tesses de l'humilité ; au fidèle, toutes les atten-
tent ioes d'un respectueux dévouement.
( es devoirs de charité envers l'Eglise se di-
versifient nécessairement suivant, les per-
sonnes. A qui a beaucoup reçu, il est beau-
coup demandé. Uue ceux qui ont reçu le ta-
lent, le génie, la bonne volonté, le zèle, le sens
pratique, I humble docilité, la charité ingé-
nieuse, que ceux-là rapportent à L'Eglise la
r< nie des uotis de Dieu. Etre eh iritable, c'est
surtout avoir se donner.
En pratiquant ainsi l'amour de l'Eglise, par
l'affinité de nos habitudes avec tout ce qu'il y
a de pur, de grand, de saint dans nos frères,
nous faisons ressortir ce qu'il y a de bon en
eux, nous nous améliorons nous-mêmes, el
nous fécondons le bien par l'union des forces.
Unis d'esprit, de cœur et d'oeuvres, nous ne
pOUVOns être troublés par les illusions OU
compromis par le danger, et nous nous
préparons des millions d'amis secrets pour
nous introduire dans les lahei m.eh s éter-
nels !
Il y a, sur la terre, un homme à qui il a été
dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai
mon Eglise el les portes de l'enfer ne prévau-
dront pas contre elle. » « Pais mes agneaux,
[tais mes brebis. » « Confirme les lrèrc>.. » Et
l'homme qui a entendu ces paroles a été cons-
titué, par Jésus-Christ, chef spirituel de l'hu-
manité. On parle beaucoup, dans le monde,
de pouvoir constituant. Le pouvoir consti-
tuant, le voilà, c'est l'Hommc-Dieu : et après
la rédemption, acte principal de ce pouvoir
divin, le voici, c'est la souveraineté spirituelle
des Papes.
Ce sujet, d'un éternel à-propos, emprunte
aux circonstances un à-propos particulier.
Une pensée sehismatique s'agite au fond de
beaucoup d'intelligences dévoyées, qui, ayant
à moitié perdu la foi par suite de l'indiffé-
rence pratique, et de la perversité des doctrines
révolutionnaires, ne comprennent plus l'Lglise
catholique. Dans des esprits égarés s'est for-
mée une espèce de protestantisme vague qui
enlève le sens catholique et fait perdre à des
hommes, honnêtes d'ailleurs, les notions les
plus simples et les plus fondamentales de la
religion. Entraînés par un aveugb ment d'au-
tant plus funeste qu'ils croient nager en
pleine lumière, ils ne compiennent [dus la né-
cessité de l'unité pour la vérité, la nécessité
d'une autorité infaillible et visible pour cette
unité, la nécessité d'un centre unique pour
l'exercice permanent de cette autorité ; en
un mot, ils ne comprennent plus ni la foi,
ni l'Eglise, ni le Pape.
C'est donc rendre service aux catholiques
sincères, mais non indépendants, que de leur
faire toucher du doigt la fausseté et les dan-
gers de tout système religieux qui n'est pas
l'unité catholique, apostolique et romaine,
l'obéissance pure et simple au Souverain-Pon-
tife, vicaire de Jésus-Christ, seul pasteur et
seul juge suprême des chrétiens sur la terre.
Là ou est Pierre, là est l'Eglise, disait saint
Ambroise ; on peut, pour achever cette grande
parole, dire que là où est l'Eglise, la est le
Christ; là où est le Christ, là est Dieu. Le
schisme qui menace sourdement l'Europe est
donc, quelle que soit sa forme, une scission sa-
crilège avec Dieu même, et en dénonçant les
ruses sataniques qui pourraient colorer cette
apostasie aux yeux d'un grand nombre de chré-
tiens, nous ne voulons pas seulement ré-
pondre à des brochures impies, ou résumer
les excellents travaux de nos modernes con-
trovcisisl.es ; nous visons plus haut, nous vou-
lons démasquer le Protée de l'hérésie con-
temporaine, frapper au cœur l'hydre sans
cesse renais.-jinte du schisme et faire moins
666
HISTOIRE l NIVEKSELLE DE L
i Ll>
CATIIULlnlJI
mit' œuvre de charité que remplii un devoir
de foi.
.1, I liri-i, Bis de Dieu, deseendanl
ruchi 1er 1 humanité, forma une
iritucile d< Minée a recueillir ceux
qui ienl en lui eL institua pour la gou-
verner un sacerdoce nouveau, un corps de
pasteurs chargés do perpétuer L'apostolat de
la vérité dans le monde et de dispenser les
trésors de La gi Pour ne pas abandonner
ct.'li té aux caprices des hommes el aux
hasards des événements, il donna au corps
des pasteurs un chel Buprême.Ce chef, investi
de la suprématie royale et pontificale, fut Si-
mon, fils «le Jonas, du bourg de Bethsaïde.
Nous avons à suivre, dans l'Evangile, le d
sein de Jésus-Christ dans le choix et l'insti-
tution tlu lieutenant qu'il appelait à régir
l'Eglise jusqu'à la fin des temps el à la défendre
partout conlie les puissances de l'enfer.
Lorsque Simon parut pour la première fois
devant le Sauveur, Jésus-Christ, le regardant
avec intérêt, lui dit : « Tu es Simon, lils de
« Jonas ; lu seras appelé Céphas, e'est-à-dire
Pierre. » En choisissant ies autres apôtres,
Jésus-Christ ne leur donnait pas un nom nou-
veau, mais se bornait à leur notifier son élec-
tion; ici, le Sauveur annonce avec solennité
cette substitution et nécessairement avec une
intention profonde. Dans une intention sem-
blable, le Seigneur avait changé le nom
d'Abram en celui d'Abraham, avait nommé
Jacob Israël, et fait ajouter au nom d'Usée
celui de Josué. Aujourd'hui, le Sauveur, en
annonçant à l'apôtre le changement futur de
son nom, lui prédit en même temps sa voca-
tion à devenir, en sa place, la pierre fonda-
mentale de l'Eglise.
En effet, Jésus étant allé du côté de Césarée,
interrogea ses disciples, disant : Que dit-on du
Fils de l'homme? — Ils répondirent : Les uns
disent que c'e-t Jean-Baptiste ; d'autres, que
c'est Élie, d'autres encore, que c'est Jérémie
ou un autre prophète. — Et vous, reprend
Jésus-Christ, qui dites-vous que je suis? —
Simon-Pierre prenant la parole, lui dit: Vous
êtes le Christ. Fils du Dieu vivant. — Et Jésus
lui répondit: Tu es heureux, Simon iJar-Jona,
parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui
t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans
le ciel. Et moi je te dis : « Tu es Pierre et sur
cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes
de l'enfer ne prévaudront pas confie elle, et je
te donnerai les clefs du royaume des cieux, et
tout ce que tu délieras sur la terre sera délié
dans le ciel et tout ce que tu lieras sur la terre
sera lié dans le ciel ». (Math, xvm, 18.)
D'abord par ces paroles : Tu es Pierre, Jésus
a fait de Simon la pierre angulaire de son édi-
fice. Les fidèles, il est vrai, sont édifiés sur le
fondement des apôtres et des prophètes, mais
Jésus-Christ est le roc sur lequel s'appuie la
divine constitution. Or, ce roc, cette pierre
principale, cette pierre angulaire s'identifie et
se perpétue d'une manière visible dans le bien-
heureux Pierre. On remarque ensuite, dans le
texte qne nous venons de rapporter, •
rôles : al je te donnerai 1rs clefs du royau
det cieux. Chez tous les peuples, les ciels sont
le symbole du pouvoir, de l'autorité, du com-
mandement. Saint Pierre est doue investi,
comme l'indiquent d'ailleurs les paroles de
i.«— Christ, du droit de commander, du
pouvoir de gouverner e. Toutett tour
à ces clefs, B'écrie Bossuet, tout, roiselpeuplts,
urs el ti oupeatt , .
Avant la Passion, Jésus, parlant de tous les
apôtres, dit à Pierre: « Simon, Simon, voilà
que Satan a demandé à vous cribler comme
froment » ; puis il ajoute, en parlant a Pierre
ei en ne parlant que de Pierre : s J'ai prie
pour toi, afin que ta loi ne défaille point ; et
quand tu seras converti, affermi* les frère- ».
tte dernière p noie n'est pas un commande-
ment que Jésus-Christ fait àPierre en partit
lier: « C'est, dit Bossuet, un office qu'il éri
el qu'il institue dans son Eglise a perpétuité...
Il devait toujours y avoir un Pierre dans
l'Eglise pour confirmer -es frères dans la foi :
c'était le moyen le plus propre pour établir
l'unité de sentiments que le Sauveur débitait
plus que toutes choses; et celte autorité était
d'autant plus néce.-saire aux successeurs des
apôtres, que leur foi était moins affermie que
celle de leurs auteurs. »
Après sa résurrection, Xotre-Seigneur, se
montrant à ses disciples, «lit à Pierre: Simon,
lils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci? —
Oui, Seigneur, lui répondit-il, vuu- jue
je Vous aime. — Jésus lui dit : l'ais n
agneaux. — 11 lui demanda de nouveau:
Simon, lils de Jean, m'aimes-tu ? — Pierre
lui répondit : Oui, Seigneur, vous savez que je
vous aime. — Jésus lui dit: fais nies
agneaux. — 11 lui demanda pour la troisième
Ibis: Simon, fils de Jean, m'aimes-tu? —
Pierre fut affligé de cette troisième demande
et-il lui dit : Seigneur, vous connaissez toutes
choses, vous savez que je vous aime. — Jésus
lui dit: Pais mes brebis (Jean. XXI, 15 )
Remarquez que saint Pierre est chargé par
Jesus-Christ de paître non -seulement les
agneaux, mais encore les brebis. « Il n'y aura,
dit le Seigneur, qu'un bercail el qu'un pas-
teur. » 11 n'y aura qu'un troupeau, qu'un
pasteur en chef. Quel est ce pasteur? Jesus-
Christ, sans doule ; mais Jésus-Christ a voulu
être représenté sur la terre dans la personne
de Pierre et de ses successeurs ; c'est pourquoi
il a conlié à Pierre, ses agneaux, ses brebis,
son troupeau tout entier. « C'est à Pierre, dit
encore Bossuet, qu'il a ordonné premièrement,
d'aimer plus que tous les autres apôtres, et eu-
suite de gouverner tout, et les agneaux et les
brebis, e! les petits et les mères, et les pasteurs
même. Pasteurs à l'égard des peuples, et brebis
à l'égard de Pierre, ils honorent en fui Jesus-
Christ. »
Après ces citations de l'Evangile et ces
commentaires empruntés la plupart à Bossuet,
le premier des éciivains français par le génie
et un de ceux qui ne passent pas pour très f'avo-
[VUE ni ^TRE-VINGT-QUlNZlÈtME
(i(i7
rablea à la papauté, nous prenons Les deux
conclusions suivantes :
On voit, d'après l'Evangile, premièrement»
que Simon, Ali de Jean, est appelé replias,
Pierre, la pierre principale sur laquelle Jesus-
Christ doit édiûer l'Eglise ; qu'il est le ronde-
ment qui porte tout l'édifice divin, le roc
contre lequel se briseront toujours les puis-
sance- de renier, le dépositaire des ciels dont
les sentences doivent être ratifiées an ciel ;
qu'il es! le vicaire infaillible, chargé de con-
firmer à perpétuité tousses frères ; qu'il est le
parleur qui doit pail re les agneaux et les brebis,
les petits el les mères, et les pasteurs môme,
ondement, ces paroles ' de Notre-Sei-
gneur ne s'adressent qu'à Pierre, qu'à celui
qui est le fondement de l'Eglise catholique.
Prince et chef des apôtres, colonne de la foi et
fondement de la vérité, le bienheureux Pierre
a seul reçu les clefs du royaume des cieux avec
pouvoir de lier et de délier les consciences.
Aussi, dans tous les temps, Pierre est-il le
premier partout et toujours le supérieur. Après
l'Ascension, il préside constamment le collège
apostolique. A la Pentecôte, c'est lui qui
prêche le premier les Juifs et convertit trois
mille hommes, lui qui fait le premier miracle,
lui qui dirige la première communauté chré-
tienne, lui qui établit saint Jacques évoque
de Jérusalem, lui enfin qui adresse au grand
prêtre cette parole qui a fait rugir tous les
tyrans : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux
hommes ».
Quand la persécution a disséminé les
apôtres, Pierre a une vision sur la vocation
des Gentils et baptise bientôt le centurion
Corneille. Nous le voyons ensuite établir pro-
visoirement son siège à Antioche, où les dis-
ciples du Sauveur reçoivent le nom de chré-
tiens, et entrer enfin dans la Babylone ro-
maine, où il tixe à tout jamais la Chaire
apostolique. C'est là cette chaire romaine,
tant célébrée par les Pères et acclamée par
les Conciles, celte chaire où ils ont exalté
comme à l'envi, dit Bossuet : « la princi-
pauté de la Chaire apostolique, la principauté
principale, la source de l'unité, et dans la
place de Pierre, l'éminent degré de la chaire
sacerdotale ; l'Eglise mère qui tient en sa
main la conduite de toute-, les autres Eglises ;
le chef de l'épiscopat d'où part le rayon du
gouvernement; la chaire principale, la chaire
unique en laquelle seule tous gardent l'unité.
Vous entendez dans ces mots saint Optât,
saint Augustin, saint Irénée, saint Prosper,
saint Avit, saint Théodoret ; vous entendez
Léon, les Grégoire, les Innocent et les
Boniface ; von- entendez les Conciles œcumé-
niques d'Ephèse, de Chalcédoine, de Nicée,
de Constanlinople, de Latran, de Lyon, de
rence, de Trente; les couciîes provinciaux
de lleims, de Paris, de Tours, d'Alby, d'Aix,
de Bordeaux, de Sens, de liouen, de Bourges,
de Lyon, de Toulouse, d'Aueh ; tous les |>eres
de- Gaules, l'Afrique, l'Orient et 1 Occident
unis ensemble.
Durant les persécutions el depuis la paix
de l'Eglise, la souveraineté epii iluelle di
l'Evoque île Itome est si peu contestée, qu'il
exerce sa jui idiction sur toute la tei re. L<
papH Clément intervient a Corinthe, le pape
Victor à Ephèse, le pape Etienne en Afrique,
le pape sanii Déni., a Alexandrie; saint Alha-
nase en appelle au pape Jules, saint Clirysos-
lôme au pape Innocent. On retrouve le pon-
tife romain partout, dans les décisions du
dogme, dans les décrétâtes de la discipline,
dans la convocation et la présidence des Con-
ciles, dans les appels, dans les missions ci
les barbares, dans le8 luttes avec les piinc
au sommet enfin de la hiérarchie ecclésias-
tique et des monarchies européennes. Môme
depuis la révolte protestante, on remarque je
ne sais quelle présence réelle du Souverain-
Pontife sur tous les points du monde chié-
tien. 11 est partout, il se mêle de tout, il
regarde tout, comme de tous côtés ou le re-
garde. — C'est bien là le Vicaire de Jésus-
Christ.
L'histoire de l'Europe est l'histoire de la
civilisation; l'histoire de la civilisation est
l'histoire du christianisme ; l'histoire du chri -
tianisme est l'histoire de l'Eglise catholique ;
l'histoire de l'Lglise catholique est l'histoire
du Pontificat suprême, avec toutes ses splen-
deurs et toutes ses merveilles. C'est l'histoire
des hommes envoyas de Dieu pour réf-oudre,
au jour et à l'heure marqués, les grands pro-
blèmes religieux et sociaux, au profit de l'hu-
manité et dans le sens des desseins de la Pro-
vidence.
La mission des Papes, c'est d'émanciper à
la fois et pacifiquement la société civile et la
société religieuse, c'est de réaliser, dans le
monde, la nécessaire alliance de l'ordre et de
la vraie liberté.
L'harmonie de ces deux puissances n'est
pas l'ouvrage des hommes, c'est l'œuvre de
Jésus-Christ. Les Papes sont les hommes pré-
destinés pour appliquer aux nation-, au nom
de Jésus-Christ, les lumineuses et très bien-
faisantes solutions de l'Evangile ; celte mis-
sion magnifique fait leur grandeur et fonde
leur gloire.
Pour apprécier le travail historique et civi-
lisateur des l'apes, il suffit de comparer les
peuples païens et les peuples chrétiens ; de
mettre en relief l'antagonisme de leurs prin-
cipes; d'expliquer enlin par la genèse lo-
gique des doctrines reçues de part et d'autre,
les événements de l'histoire.
Si l'on nous demandait quel est le carac-
tère dislinctil des sociétés qui sont de l'autre
côté de la croix, el. celui des sociétés mo-
derne-, nous n'hésiterions pas à affirmer que
l< ur distinction consiste en ce que les der-
nières sont fondées sur trois vérités, et les
premières sur trois négations. Les négations
qui servaient de fondement aux sociétés an-
ciennes sont :
1° La négation de l'unité du genre humain ;
2° La négation du libre arbitre ;
DOS
HISTOIRE l N1VERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
(l'uni de toute de distinc-
tion entre le pouvoir civil et le pouvoir reli-
gieux.
Par contre, les trois vérités qui servent de
rondement aux sociétés chrétiennes sont lea
suivant
1 L'unité du genre humain ;
2" Le libre arbitre de l'homme ;
\i" La distinction et l'indépendance réci-
proque du pouvoir civil et du pouvoir reli-
gieux.
La somme des conséquences qui découlent
de ces vérités et de ces négations Corme tous
les traits dislim-tifs des sociétés modernes et
des sociétés antiques.
1° Dr la négation de l'unité du genre hu-
main procéda, chez les anciens, celle de la
fraternité des hommes ; de celle-ci, la négation
de leur égalité devant Dieu et devant les lé-
gislateurs ; et, de toutes ces négations, la di-
vision de la société en castes, division qui fut
la hase des constitutions politiques de l'Orient,
et la distinction des hommes en libres et en
esclaves, distinction que nous voyons établie
de toutes parts, car elle découlait de principes
qui étaient alors communs à tous les peuples.
2° De la négation du libre arbitre en Dieu et
dans l'homme sortit la négation de la liberté
divine et humaine, et des deux la conception
terrifiante et fataliste d'un D\eu-destin, anté-
rieur et supérieur à tous les hommes et à toutes
ies divinités, et auquel obéissaient, pleins
d'épouvante, les rois et les peuples, les dieux
et les hommes, les deux et la terre ; dieu im-
mobile, silencieux, redoutable, qui envoyait
les Furies vengeresses et impitoyables dans les
palais des princes pour les précipiter dans
l'abîme, du haut de leur fortune ; qui condam-
nait ceux-ci à être adultères, ceux-là à être
incestueux; d'autres à être fratricides; qui
inspirait aux rois des passions infernale», aux
familles des rois des haines inextinguibles, et
aux femmes des rois des amours infâmes ou
sans nom ; dieu qui ne pensait qu'aux races
régnantes, oubliait ou dédaignait les races
esclaves, c'est-à-dire la grande masse du
genre humain, comme indigne de s'élever
jusqu'à la grandeur du crime, ainsi que de la
vertu.
3° De la nég ition de toute espèce de distinc-
tion entre le pouvoir civil et le pouvoir reli-
gieux naquit, chez les anciens, la confusion
absolue des deux pouvoirs, et il est un fait
clairement établi dans l'histoire : c'est le ca-
raclè e th ocraiique de toutes les sociétés an-
tiques. Le gouvernement des Hébreux, très
évidemment et de plein droit, divin ; puis
ceux des Chinois et des Japonais furent, par
tradition et imitation, théocratiques ; celui des
Indiens, des Perses et des Egyptiens, ihéocra-
tique, touiours théocralique ; celui des Etrus-
ques, des Gaulois et des Germains, théocrali-
que ; celui enfin des bretons, des Grecs et des
Romains, théocratique.
La théocratie n'était un fait dans la société
que parce qu'elle était une théorie acceptée
par tons les législateurs et proclamée par tous
les philosophes, Lycurgue, Dracon, Solon,
Komulus, Numa, Zaleucus cl Ch.irondus, dont
la renommée a traversé les siècles, se servi-
rent de la religion pour élever sur elle l'édi
fice de leurs institutions. Platon et Aristote ne
concevaient la société que sous l'empire d'un
pouvoir tout-puissant émanant de l'autorité
divine et de la société religieuse.
Or, lorsque leSouverain ett en même temps
Roi et Pontife, lorsque le dépositaire du pou-
voir a tous les pouvoirs, ceux de Dieu et ceux
des hommes, ce chargé de pouvoir, qu'il s'ap-
pelle Roi, Dictateur, Consul ou Président, ab-
sorbe en lui el confisque à son profit toutes
les libertés; c'est le tyran de Hobbes, e'e-t-à-
dire un homme absolument libre, mis à la tête
d'un peuple absolument esclave ; car, si l'on y
regarde bien, qu'est-ce que le pouvoir absolu
sinon la liberté absolue d'un seul?
De là, dans les sociétés anciennes, l'anéan-
tissement de l'individu et la déification de
l'Eia'. L'individu, comme tel, n'y était capa-
ble d'aucun droit, l'Etat n'y pouvait être lié
par aucun devoir. Quelle plus grande absur-
dité, en effet, que de supposer, dans ce qui
e^t divin, des devoirs à l'égard de ce qui est
humain, et dans ce qui est humain des droits
à l'égard de ce qui est divin ?
La déification de la loi et de l'Etat engendra
ce patriotisme absurde, opiniâtre, féroce, qui
nous étonne dans les républiques anciennes.
Etre patriote dans l'antiquité, c'était servir
une ville et se mettre en guerre avec le genre
humain ; c'était considérer tous les étrangers
comme des barbares et des ennemis, les en-
nemis comme des hommes condamnés à l'es-
clavage par les dieux de la patrie; c'était
consacrer le principe de la guerre universelle
et sans motifs raisonnables, comme sans nul
respect ; c'était diviser en partis hostiles les
mortels habitants de la terre, et avec eux les
divinités dont on peuplait le ciel : c'est ce
qu'on voit dans les épopées d'Homère, de
Virgile et de leurs imitateurs.
E-quissons maintenant le tableau des idées
fondamentales et constitutives des sociétés
modernes, c'est-à-dire de nos sociétés chré-
tiennes.
1° De l'unité du genre humain, enseignée
par la révélation, nait comme de soi l'idée de
la fraternité ; de celle-ci, l'idée de l'égalité;
des deux, celle de la démocratie. A la voix de
Jésus-Christ enseignant aux nations l'unité de
l'espèce humaine, les murs des antiques cités
tombent, et d'autres murs s'élèvent, les murs
de la Cité de Dieu dont l'enceinte renferme la
terre entière, afin d'embrasser toutes les na-
tions dans un même amour. C'est le beau spec-
tacle que doit toujours donner au monde la
Home sainte des Papes, image du Ciel.
A la voix de Jésus-Christ enseignant la fra-
ternité et l'égalité, l'esclavage disparaît et
tous les habitants de cette, cité immense, de
la Cité sainte, se proclament frères, el sainte-
ment libres. Cette démocratie est si gigantes-
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIÉMI
OGU
que, si générale, qu'elle s'étend jusqu'aux
extrémités du monde. Les pauvres ut les ri-
ches, I'"- nobles el les plébéiens, les heureux
et les malheureux, tous sonl citoyens. Qu'on
suppose un moment les hommes réduits à
celte se h l<* révélation, et L'immense el Bainte
démocratie qui en résulte, sagement et divi-
nement constituée. Dans celte supposition,
toute espèce de gouvernement oppressif est
absolument impossible : car ces sortes de
gouvernements ont pour base la notion du
commandement, d'une part, et, d'autre part,
la notion de servitude, et puis, ces deux no-
tions sont incompatibles avec celles d'égalité
et de fraternité chrétiennes. Maintenant, pour
triompher de cette difficulté, aura-t-on re-
cours aux prétendus contrats sociaux ? Mais
les contrats sociaux sont des absurdités ; car
stipuler que des hommes commanderont et
que d'autres leur obéiront, c'est stipuler qu'ils
cesseront d'être ce qu'ils sont, qu'ils change-
ront de natme ; qu'ils remplaceront, par une
création humaine, une création divine ; qu'ils
cesseront d'être hommes pour être autre
chose ; et il est clair qu'un contrat de cette
nature n'est pas un contrat, mais le suicide
de l'espace. L'hypothèse est donc fausse : la
révélation dont nous parlons n'est pas venue
seule et isolée ; avant de révéler a l'iiomme
l'unité du genre humain, Dieu lui révéla sa
propre unité, c'esl-à-'tire sa divine monar-
chie. Ces deux révélations réunies sont les
éléments constitutifs d'où résultent les no-
tions d'obéissance et de commandement, de
liberté et d'ordre, de force et de limite, de
mouvement et de règle. Si le droit de com-
mander et l'obligation d'obéir ne se peuvent
comprendre lorsqu'on part de cette seule
donnée que tous les hommes sont égaux et
frères, ce droit peut se concevoir, dans le
Créateur, et ce devoir dans la créature ;
puisque entre la créature et son Créateur, il
n'y a ni égalité, ni fraternité.
Dans les société> catholiques, l'homme obéit
toujours à Di-'U et n'obéit jamais à l'homme
seul. Dans les sociétés catholiques, le liîs
obéi* à son père, parce que Dieu a voulu que
le père le représentai dans la famille ; et parce
qu'il a fait de la paternité une chose vénérable
et sacrée. De même le peuple chrétien obéit à
l' au'orité suprême, parce qu'il sait qu'en lui
obéissant il obéit a Dieu, qui a voulu que celte
autorité le représentât dans l'Etat, et qu'elle
fût une chose -ainle : Orunis poteslas a Deo est :
Toute puissance vitwt de Dieu, dit saint Paul.
Or, partout où l'homme n'obéit qu'à Dieu
■il, il y a liberté; et partout où il ohéit à
l'homme, il y a servi ude ; aussi n'est-il aucune
société catholi pie, quelle que puisse être la
rme de non gouvernement, où l'homme ne
il libre; tandis qu'on ne peut citer aucune
i.-ie de ['«niiqui'é, même républicaine où
l'homme ne foi esclave, sous la république
de nom comme s mis la tyrannie. L'âge mo-
derne en a fait ant ml,
2° De l'afiirmalion du libre arbitre jaillit
spontanément l'idée de In liberté de l'homme,
et quand nous disons la liberté de L'homme,
nous ne parlons pas seulement de cette Liberté
particulière el contingente qu'accordent d'or-
dinaire les constitutions politiques: nous par-
lons surtout de cette autre liberté élevée,
inconditionnelle, universelle, complète el abso-
lue, qui repose dans le sancl uaire de la cons-
cience humaine, qui est là, parée que Dieu
l'a mise là de sa propre main, hoi s de l'atteinte
de la tyrannie, cl, qui plus est, hors de sa
propre atteinte. La doctrine catholique, sur
ce poinl, est d'une sublimité qui atterre, qui
écrase l'imagination et humilie l'entendement.
Dieu, à qui toutes les créatures rendent culte
et hommage, respecte à son lour la liberté hu-
maine. L'Ecriture sainte ne nous permet pas
d'en douter: on y lit que Dieu regarde la li-
brté de l'homme avec respect, cum magna
révèrent ia. 11 y a plus : Dieu qui met une
borne à toutes les forces et à toutes les puis-
sances, a voulu, si on peut s'exprimer de la
sorte, marquer aussi une limite à sa propre
puissance et à sa propre force : celte limite
est la liberté de l'âme humaine. Dieu qui ne
trouve poiût d'obstacle à sa volonté, ne veut
pas forcer notre libre arbitre ; il a, pour ainsi
dire, partagé l'empire du monde avec notre
liberté : en lui donnant l'existence, le Hoi des
rois l'a faite reine. Telle est la grandeur de
l'homme et l'inviolable puissance de sa liberté
aux yeux du catholicisme.
Lorsque fut venu le jour, grand entre tous
les jours, annoncé par la voix des prophètes,
où le Sauveur des hommes se fit homme, le
monde assiste au plus sublime de tous les
drames, au plus grand de tous les spectacles,
le spectacle de la Croix où figurent deux per-
sonnases : le Fils de Dieu, d'une part, qui
veut être reconnu; la liberté humaine, de
l'autre, qui refuse de le reconnaître et qui le
traîneau Calvaire; au Calvaue, Ihéàtre mys-
térieux de deux victoires opposées, de Dieu
dans l'avenir et de la liberté humaine dans le
présent, de Dieu dans l'éternité et de la liberté
dans le temps ; le Fils de Dieu voulut mourir,
plutôt que de faire violence à la liberté des
homme, même coupables; car l'amour divin
voulait en triompher.
Venez à moi, vous tous qui êtes chargés des
chaînes de vos fléchés, et je vous rendrai libres.
Celte parole de Celui qui ne promet jamais
en vain a élé accomplie avec l'Iivangile : la
la femme esclave portait les chaînes de tous
les caprices de son mari, Jésus-Christ l'en a
délivrée ; le (ils portait les chaînes du père, il
les détacha ; l'homme éla;t l'esclave de
l'homme, il lui donna la liberté des enfants
de Dieu ; le citoyen portait les chaînes de
l'Etat, il le tira de sa prison. Le catholicisme
a brisé toutes les servitudes dans le inonde et
a donné au monde toutes les libertés: la li-
berté domestique, la liberté religieuse, la li-
berté politique, la vraie liberté humaine qui
qui est toujours faite pour la vertu, et jamais
pour le vice et le désordre.
670
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
De li distinction et de l'indépendai
I m- il a pouvoir civil el du pouvoir religieux
proclamées par le catholicisme est soi tiela^i ic-
toire définitive sur l'omnipotence tyranniqui
l'Etui >r proclamant Dieu. Cette distinction ren-
■I Mil iué\ itable la lutte entre les Forces morales
Les forces matérielles de l'humanité écarte
jusqu'à ta possibilité de c"tte. servitude, qui
résultait, chez Ps païens, de la réunion des
ha Forces dans une Beule main. Le prince
lépositaire de toutes les Forces matérielles de
!a Bociété peut opprimer les corps, mais son
joug n'atteint pas 1rs .'une*. Le pouvoir reli-
gieux, dépositaire des forces morales de l'hu-
manité, et sut tout des vérités divines, n'exerce
aucune domination sur les corps, il ne fonde
son empire que sur les consciences.
L'homme étant à la fois corporel et incor-
porel, ne peut être complètement esclave que
d'un pouvoir qui réunisse ces deux natures,
qui soit matière et esprit, corporel et incor-
porel, humain et divin. C'est précisément ce
qui avait lieu dans les républiques anciennes ;
c'est ce qui a lieu, aujourd'hui même, dans
les pays où sont établies des religions natio-
nales, et où, en conséquence de cet établisse-
ment, le souverain est en même temps roi et
pontife suprême. Voilà comment le protestan-
tisme qui a rétabli celte confusion, a rétabli
le despotisme, renversé par la doctrine catho-
lique et Fait revivre avec le despotisme toutes
les traditions païennes.
La proclamation de l'indépendance respec-
tive îles deux grands pouvoirs qui dirigent et
veinent le monde est un fait historique à
l'abri de toute espèce de controverse.
Pour éviter ici deux erreurs très graves, il
faut noter: t° que le pouvoir religieux, pou-
voir spirituel par nature, n'e-t pas spirituel
en ce sens qu'il n'ait aucun droit sur les biens
temporels ; 2° que les deux pouvoirs, indépen-
dants tant qu'ils s'exercent dans leur sphère
propre, ne jouissent pas d'une indépendance
absolue, mais sont, par institution divine,
soumis à la loi de subordination.
Sans doute. l'Eglise est avant tout une so-
ciété spirituelle, et, comme telle, elle tient de
Jésus-Christ la puissance de régler directe-
ment les choses spirituelles, les choses qui
concernent le salut. Man elle ne saurait ac-
complir son ministère spirituel et surnaturel
qu'en employant des moyens sensibles exté-
rieurs, matériels et sans étendre son autorité
sur les personnes et les cluses de ce monde.
Ainsi, quoi de plus éminemment spirituel
que les différents actes du ministère pastoral ?
Et pourtant il faut au prêtre, une chaire, un
autel, le pain et le vin du sacrifice, l'eau,
l'huile et les autres éléments matériels des
sacrements et du culte divin ; il lui faut un
asile convenable et une église pour réunir ses
ouailles. Il faut à l'Evéque une cathédrale pour
le son gouvernement, des séminaires
ir recevoir et former son clergé, des
moyens malérielsd'existence honorable. Enfin,
il faut au Chef suprême de l'Eglise, au Vicaire
du Chris! . un jour y ériger la Ch i
Apostolique, el la propriété d'un Etat pour
garantir Bon indépendance el rehaut . su-
prême dignité.
De même, quoi de plus évidemment tem-
porel que les personnes et les choses de ce
monde? Et cependant, à cause de l'union et
de la subordination du temporel el du spiri-
tuel; il est certain que l'usage de ces choses
et la conduite de ces personnes quelle- qu'elles
soient, inl it directement l'ordre moral
et dès lor- sont du domaine spiriluel de l'Eglise.
Le simple particulier, pour les actes divers
qui remplissent sa vie, le prince lui-même,
pour l'exercice de la puissance civile, qui
n'est, au fond, qu'une série d'actions morales,
sont l'un et l'autre soumis au pouvoir des
Clefs de saint Pierre. Le temporel dépend du
spirituel, parce qu'il a essentiellement un
côté spiriluel.
Et qu'on ne croie pas qu'en assujettissant
ainsi tout à l'Eglise, « tout, rois et peuples,
pasteurs el troupeaux », comme dit Bossuet,
on porte atteinte à l'indépendance du citoyen
ou à l'indépendance politique du prince. Nous
écartons celte objection en disant que si le
prince chrétien, le magistrat, le citoyen, le
père de famille, si nt dépendants de l'auto-
rité religieuse, c'est uniquement par le côté
qui intéresse U conscience et le salut. Certes,
personne ne le niera, ce côté- là appartient
essentiellement à l'ordre spirituel et surnatu-
rel. Et comme il est supérieur à l'autre, au
côté purement humain, naturel et terrestre, il
est tout '-impie qu'il le règle et qu'il le domine.
L'Eglise est donc une société spirituelle,
mais qui emploie nécessairement les moyens
matériels et étend sa juridiction sur loul
l'ordre temporel.
Enlever à l'Eglise ce double caractère, c'est
anéantir de fait sa constitution, c'est la priver de
l'exercice régulier de sa puissance, et la relé-
guer, comme di-ait ironiquement le comte
Mirabeau, « da^ les espèces intelligibles du
néant métaphysique ».
De cette fausse notion de l'Eghse découle,
en effet, et très logiquement, la ruine de la
puissance temporelle. du Saint-Siège, la nég
tion de la propriété ecclésiastique et de l'im-
munité cléricale, le renversement des lois
religieuses sur le mariage, la famille et feiiu-
cation, l'abolition des conséquences extérieures
des vœux religieux, et, en général, de toute
discipline ecclé*«iastique.
Dès lors, le ciel est d'un côté et la terre de
l'autre; et il y a. non plus distinction, mais
séparation radicale entre l'Eglise et le monde.
Cette impiétéouve libre carrière aux ennemis
de Dieu et des âmes, aux ennemis de l'Eglise
et de la société civile. Alors les nuages ^a-
moncellent a l'horizon, alors éclatent les^randes
tempêtes, et les sociétés qui ont admis, d ns
leur constitution, les idées révolutionnaires
du séparatisme, sont emportées comme des
feuilles mortes par l'ouragan ou brisées sur
place par la barbarie des passions.
LIVRE QUA rRE VINGT Ql ME
an
Phénomène singulier et triste I Celte Pa-
pauté, qui ne passe, dan» le monde, que les
mains pleines de grâces el de bénédictions,
voil Bans cei se s'élever, contre elle, le braa de
l'ennemi. Sans doute, il esl écrit que l'< rjnemi
De prévaudra jamais, mais il est certain qu'il
cherche toujours à prévaloir. C'est un fait
constant, dans les annales des peuples, que
celle attaque Forcenée contre la Chaire Apos-
tolique. Rien n'est plus curieux que d'en étu-
dier le détail; rien n'est plus important que
d'en comprendre le décisif témoignage.
Les ennemis de l'Eglise ont suivi, contre
la Papauté, quatre plans distincts; ils ont
voulu : 1° la renverser par la violence; 2° l'a-
vilir par les humiliations; 3° la priver de tout
appui extérieur pour la laisser seule en face
de la révolte ; et 4° l'éloigner de Rome pour la
confiner à Avignon ou à Jérusalem.
Le projet de destruction par la violence
dite de Néron, qui fit crucifier le premier
Pape. Les chrétiens, voués dés lors à l'exter-
mination, ne purent trouver un abri même
dans les catacombes. Les successeurs de saint
Piètre, pourchassés jusque dans ces souter-
rains, se virent arrache's de l'autel où ils con-
sacraient le pain de vie, et de la chaire d'où
ils versaient des paroles d'immortelle espé-
rance. L'anéantissement de leur œuvre fut re-
cherché avec le même acharnement par les
Trajan et Domitien, les Caracalla et les Marc-
Aurèle. La haine du nom chrétien n'inspi-
rait pas moins les hommes d'Etat du Palatin
et les jurisconsultes du Forum que la vile
multitude des amphithéâtres et les bourreaux
du cirque. 11 était même passé en axiome qu'il
valait mieux tolérer un rival sous la pourpre
qu'un Pape à Rome. Dioclétien alla même
jusqu'à négliger la défense de l'empire pour
exterminer plus sûrement les chrétiens. Mal-
gré l'énergie de l'attaque, létendue de ses
sources et les emportements progressifs de
sa fureur, que firent les Césars après deux
siècles et demi d'une guerre à outrance? Une
amende honorable, un acte éclatant d'hom-
mage et de soumission à la Papauté, dans la
personne de Constantin. Le temple du Vati-
can et la ville du Bosphore sont encore là
comme deux trophées sans égaux, témoins de
cette victoire.
Le projet d'avilissement par les humilia-
tions succède au projet de destruction par la
violence : c'est le système des successeurs dé-
générés de Constantin, des rois barbares et
tristes Césars de Byzance. Durant toute
cette époque, le caprice des empereurs pro-
longe les vacances du siège apostolique. La
•i tellement esclave, que les pontifes
élus rie peuvent prendre possession sans un
pla uvernements. Dans l'exercice de
leurs fonctions, ils ne rencontrent, partout
qu'entraves. On connaît les exploits de Cons-
; d< Va le us. Odoacre, après la morl de
Simplice, déclare nulle toute élection faite
on avis. Théo do rie fait mourir Jean Ier,
repoaise une élection légitime el choisit de
propre mouvement Félix. Son petit -fil p
Al ha la rie, est came du BChisme entre I loin lace
et Dioscore. Théodat fait accepter sous peine
de morl son élu, le pape Silvère ; Bélisaire et
Théodore nommaient, en même temps, Vigile
à Lon laniinoplc. Personne n'ignore aujour-
d'hui les attentats de Luitprand, de Rachis,
d'Astolfe, de Didier, de Léon risaniienel.de
Constantin Copronyme. On épuisa donc, pen-
dant trois siècles, toutes les ressources de la
brutalité et de la perfidie; pendant trois
siècles, on tracasse les Papes, on les dépouille,
on les outrage, on les assassine. Lerte
projet n'a pas réussi, ce n'est ni manque de
zèle, ni défaut. le persévérance. El le résultat !
— Charlemagne mettant la dernière main à la
puissance temporelle des Papes.
Si le projet d'humilier la Papauté ne ré
pas mieux que le projet de l'anéantir, il faut
l'isoler, la séculariser et laisser agir contre
elle la révolution : c'est le système en vigueur
à la chute de l'empire carlovingien. L'histoire
de la Papauté n'a pas d'époque plus désas-
treuse. L'Italie est attaquée de toutes parts,
par les Madgiares, les Normands et les Sarra-
sins. La ville éternelle n'est plus qu'une agglo-
mération de places fortes garnies de tours.
Les Stéfaneschi dominent le Janieule, les
Frangipane le Palatin ; ici les Conti, là les
Massinii ; partout des retraites redoutables
munies de bastions. Le môle d'Adrien, domi-
nant le seul pont qui réunisse les deux rives
du Tibre, est la forteresse des Cenr.i, pillards
qui rançonnent sans pitié tous les passants.
Autour de Rome, on ne voit que châteaux ha-
bités par des brigands et campagnes ravagées
par des légions de bandits. Que devient la
Papauté ? Ln 1)65, Rodfred enlevé le Pape et
le jette dans un fort de la Campanie. Huit ans
après, Benoît VI est étranglé. L'n antipape
pille le tombeau des Apôtres. Donus il est
assassiné. Jean XIV meurt de faim dans un
obscur donjon. Jean XV est enfermé au Vati-
can. Un peu plus tard, les élections pontificales
passent aux mains des empereurs allemands.
Certes, jamais la barque de Pierre n'avait
été assaillie d'une plus violente tempête; ja-
mais elle ne s'était vue si près d'être engloutie
dans ce sombre océan, couvert des débris des
institutions humaines. « Age néfaste, s'écrie
Laronius, où l'épouse du Christ, défigurée par
une affreuse lèpre, devint la risée de ses en-
nemis 1 » Age doublement néfaste, pouvons-
nous ajouter, parce que la société voyait éga-
lement tomber ses principes et s'évanouir ses
espérances. Et le résultat? La Papauté, re-
levée par llildebrand, exerçant sur les nations
chrétiennes, et dans toutes les sphères de l'ac-
tivité sociale, un pouvoir incontesté, depuis
Grégoire Vil jusqu'à Boniface VIII.
Enfin.il reste un dernier projet, plus modéré
que les autres, qui ne veut ni déduire, ni hu-
milier, ni séculariser la Papauté, mais la por-
ter hors de l'Italie : c'est le système choisi
pendant le séjour des papes à Avignon. Ce
séjour, nommé par les Italiens eux-mêmes
1172
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQ1 i:
captivité de Babylone, n'a rien ajouté au pres-
tige je la Papauté Lé un élément de du-
niuir le grand schisme d'Occident; lîoni'-
et l'Italie y ont-elles trouvé du moins la pros-
périté? Ughelli répond que» les malheurs des
Italiens, pendant 1 absence des Papes, surpas-
sèrent de l'ion loin ceux qu'ils avaient endurés
des hordes barbares. » En feuilletant Mura-
tori, on voit en effet se renouveler et s'aggra-
ver les malheurs des époques passées. De
puissantes familles dominent ou se disputent
clans les principales villes; des bandes de ma-
raudeurs dévastent les campagnes : c'est le
v siècle avec des éléments additionnels
d'impiété et de libertinage. Home cependant
est partagée entre les Orsini et les Colonna. La
population diminue. La partie habitée de la
cité présente un spectacle révoltant de négli-
gence et de désolation ; les rues sont encom-
brées de débris; les basiliques sont sans or-
nements, les autels dépouillés, les offices sans
majesté; plus de voyageurs, plus de pèlerins;
partout des scéléiats qui commettent des vols,
des rapts, des meurtres et toutes sortes de
crimes. « Rome, dit Pétrarque, étend vers le
Pape ses bras amaigris, et le sein de l'Italie,
implorant sont retour, est gonflé par les
sanglots de la douleur. » Eles-vous contenis,
Romains? Des ronces là où vos pères couron-
naient les héros; des vignes sur le champ de
la victoire ; un jardin potager au Forum et
les bancs des sénateurs cachés par du fu-
mier : tels sont les monuments qui rappellent
les triomphes des Colonna, des Arnaud de
Bresce, des Brancaleoneet des lîienzo.
Admirable attention de la Providence et loi
mystérieuse de l'histoire 1 A chaque épreuve
de la Papauté, Dieu tire de ses tré-ors un
grand homme, et le grand homme n'est tel
que par son dévouement à la Chaire aposto-
lique. Après les persécutions, Constantin ;
après les humiliations, Charlemagne ; après
les déchirements, Grégoire VU, Innocent III,
Grégoire IX et Boniface VIII ; après la trans-
lation, Nicolas V, Pie II, Jules 11, Léon X,
S. Pie V et Sixte-Quint. Au contraire, ceux
qui se heurtent contre la pierre fondamentale
de l'Eglise se brisent dans leur puissance, et
s'avilissent infailliblement aux yeux de la
postérité.
Vogue sans crainte, barque de Pierre, tu es
sans mâts, sans voiles, sans rameurs ; tu n'as
de pilote qu'un vieillard, mais tu n'en peux
braver qu'avec plus d'assurance le choc des
vents et la fureur des flots.
L'histoire de la Papauté s'offre à nous sous
deux aspects différents, l'un terrestre, l'autre
céleste ; d'un côté les épreuves, de l'autre les
triomphes. Le Pape est toujours persécuté, il
est toujours vainqueur de la persécution. Deux
forces, les seules dont les succès soient du-
rables, l'aident à remporter celte perpétuelle
victoire : la force de Dieu et la furce de
l'homme, l'assi>tance d'Eii-Haut et la fidèle
correspondance aux grâ' es qui fortifient la
nature. Entre les qualités éminenles qui ont
été pour le Saint-Siège le résultat de -a fidé-
lité aux Becoura du ciel, il en c-i deux princi-
pales qui expliquent presque toute Bon his-
toire: : une prudence consommée et un cou-
rage passif à toute épreuv
Le monde va lentement et dans le dévelop-
pement de sa destinée il est soumis a une
double loi : d'une part, la matière doit servir
à la sanctification de l'esprit ; d'autre part,
le-, événements de la terre doivent cultiver les
germes de la création et de la grâce de ma-
nière à glorifier Dieu. L'erreur et la faute des
hommes qui sont à la tète des choses hu-
maines est de méconnaître celte double loi et
de vouloir précipiter le mouvement des siècles.
Dans l'impatience de leur génie ou dans l'in-
firmité de leurs passions, ils veulent plier les
faits au gré de leurs vues personnelles, con-
centrer sur le bien-être l'activité des peuples
et créer, les uns la société, les autres la reli-
gion, ceux-là un parti, ceux-ci l'avenir. Tra-
vaillant au rebours de Dieu, tous ces hommes
usent leur vie dans ce pénible labeur, et
presque toujours, avant de mourir, voient les
choses mêmes qu'ils ont arbitrairement ré-
gentées, se rire de leurs desseins. Lisez l'his-
toire : vous y verrez clairement celte perpé-
tuelle contradiction entre la volonté de
l'homme et le succès de ses efforts.
Alexandre, César, Napoléon, les grands
hommes et les grands peuples subissent tous
les mêmes vicissitudes. La force peut leur
assurer des succès d'un jour, mais la force
n'est qu'une grande faiblesse quand elle n'est
pas le bras de la vérité. Le conquérant dispa-
raît, avec lui son œuvre.
Celui-là seul sait ce qu'il fait qui sert Dieu
dans son EtUise et qui, tournant les choses
passagères au triomphe des choses perma-
nentes, prend conseil, non des intérêts qui
passent, mais des lois qui demeurent. C'a été
là une vertu des souverains pontifes et le
principe de leur prudence. Durant les trois
premiers siècles de l'Eglise, contents de leur
pain et de leurs devoirs do chaque jour, ils
vivent pauvres et meurent martyrs. Tirés des
catacombes par Constantin, enrichis par la
pieté des fidèles et des empereurs, ils restent
simples dans leurs désirs, l'âme humble et
forte, les mains ouverte». A la chute de I em-
pire, souvent menacés, emprisonnés, exilés,
meurtris, ils soutiennent de leur majesté la
confusion du Bas-Empire et amortissent le
choc des invasions. Au ixe .siècle, l'affaiblis-
sement de l'empire d'Orient, la protection des
rois lianes contre les attaques îles rois lom-
bards, et l'amour des Romains, élèvent le
trône temporel des pipes. Enfin, toujours
tranquilles sur les desseins de Dieu, toujours
occupes à répandre la vie, la lumière et
l'amour dont ils ont le dépôt, les souverains
ponld'esne font pas violence aux événements;
ils les reçoivent de la main de Dieu qui les
produit ou les permet, se bornant, lorsqu'ils
sont accomplis, à se conduire envers eux
selon les règles de la sagesse chrétienne. Ce
LIVIIE QUATRE VINGT-QUINZIEME
n'est pas là le rôle qui plaise à l'orgueil, l'ac-
tion qui frappe lea regarde distraits ; mais
comme celle action el ce rôle sent conformes
aux desseins de la Providence el à là nature
des choses, ils assurent à la Chaire aposto-
lique la situation qui est la sienne, incompa-
rable en durée, en légitimité et on succès,
avec aucune autre situation.
Celte patience si méritoire envers le temps,
cette Bagesse si perspicace en présence des
principi SM> °l patience <pii élèvent
si haut la prudence pontificale, deviennent
plus dignes d'attention, si l'on considère
qu'elles n'exigent pas seulement une foi
imperturbable dans l'avenir, mais réclament
encore un courage héroïque pour tenir
tête à la rapidité et à la violence des évé-
nement-. Le courage qu'ont à déployer les
pontifes romains n'est pas celui du soldat
qui brave la mort en la donnant, courage
estimable quand il est juste, commun du reste
parmi les hommes. C'est un courage plus
difficile et plus rare, qui supporte froidement
les ressentimen s ou les caresses des princes
et des peuples ; qui, étranger à toute exalta-
tion, sans espérance humaine, sacrifie le
repos à la conscience et affronte ces tristes
morts de la prison, du besoin et de l'oubli.
Surgit-il une difficulté ? Les Papes négocient
et, dans leurs négociations, ils poussent la
condescendance jusqu'à ses dernières limites.
Après avoir attendu, profité des conjonc-
tures, joint la prière à la revendication du
droit, si le persécuteur s'obstine, les Papes
présentent leurs mains aux chaînes et leur
tète au bourreau, offrant dans toute sa pu-
reté le spectacle de la justice humble et dénuée
aux prises avec l'orgueil de la force. De Néron
à Dioclétien, ils tiennent dans la capitale de
l'empire, avertis du genre de leur mort par
celle de leurs prédécesseurs, et sauf un seul
qui fut soustrait par la vieillesse à l'épée,
tous eurent la «luire d'être frappés sur leur
siège. De Dioclétien à Michel Cérulaire en
passant par Constance, Yalens, Constantin
Copronyme, Léon PIsaurien et toute cette
cohue de princes lâches, de femmes viles et
d'eunuques ambitieux dont les ineptes bas-
sesses ont donné leur nom à l'histoire de
Constantinople, nous voyons les Papes re-
pousser sans relâche les subtilités grecques,
subir les avanies d'un préfet impérial, prendre
le chemin de l'exil plutôt que de céder, et
résister, s'il le fau», jusqu'à l'effusion de leur
sang. Au Moyen Age, les guerres des sei-
gneurs, les liens le la féodalité qui tendent à
embarrasser l'Lglise des charges du vasselage,
l'ambition 'tes» ésarsallemands, nous montrent
dan* Grégoire VII, Innocent III, Grégoire IX,
Innocent IV, Boniface VIII, et bien d'autres,
le courage des Papes toujours égal à lui-
même. Enfin, de nos jours, les attentats
de la révolution fournissent à Pie VI, à
Pie VII, à Pie IX, l'occasion de s'élever à la
<\) Lettre sur le Saint-Siège.
T. XV.
hauleur des Léon, des Grégoireet des Inno
cent .
En ": umé, depuis l'ère de grâce, la ve-
nté n'a eu de perpétuel délenseur que
Evoque de Rome. Les évéquea grecs ont
livre l Eglise d'Urienl aux théologastres cou-
ronnés de Bysance ; les évéquet anglais ont
vendu à Henri VU] les églises de la Grande-
Bretagne; une partir des évoques du Nord a
remis à Gustave Wasa el à Christian les
églises des royaumes Scandinaves; les
évoques -laves ont abandonné les églises de
Russie au czar Pierre : jamais un pontife ro-
main n'a rien cédé de semblable. Dans celte
longue généalogie de la papauté, il ne s ■
trouvé personne d'assez lâche pour laisser la
puissance séculière empiéter sur l'intégrité du
dogme, la pureté de la morale et l'indépen-
dance du ministère apostolique. H y a, dans
le courage à subir le sort que l'on s'est attiré
par son inexpérience, une noblesse qui
touche les cœurs et les dispose au pardon ;
mais quand une prudence consommée a pré-
cédé un courage d'airain, et que ces .leux
vertus viennent se réunir sur le même front
avec la grâce de l'innocence, la gravité des
années et la majesté du malheur, cela produit
quelque chose qui émeut de soi les entrailles
et dont nulle gloire ne peut contrebalancer
sur les hommes l'infaillible effet.
« Non, s'écrie le Père Lacordaire, quand
jamais un rayon de la grâce divine n'eût illu-
miné mon entendement, je baiserais encore
avec respect les pieds de cet homme qui, dans
une chair fragile et dans une âme accessible
à toutes les tentations, a maintenu si sacrée
la dignité de mon espèce et fait prévaloir,
pendant dix-huit cents ans, l'esprit sur la
force. J'élèverais un temple au gardien incor-
ruptible d'une persuasion de mes semblables
et quand je voudrais me donner de la vérité
une idée digne d'elle, je viendrais m'asseoir
au parvis de ce temple, où voyant dans l'er-
reur une si haute majesté, de si grands bien-
faits, un courage si sublime, je me demande-
rais ce que sera donc la vérité quand son
jour sera venu et ce que fera Dieu sur la
terre si l'homme y fait de telles œuvres. Mais
Dieu seul a fait celle-là, seul il eu était ca-
pable, et nous, catholiques, qui le croyons,
avec quel amour ne devons-nous pas re-
garder la chaire où s'est visiblement ac-
complie celte parole d'une familiarité créa-
trice : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai
mon église (1).
Nous devons être pieux envers le Saint-
Siège et pratiquer, envers le Pape, une pro-
fonde dévotion : nous le devons en tout
temps, nous le devons surtout dans les
malheurs de l'Eglise. Pourquoi sommes-
nous astreints à cette piété? Comment de-
vons-nous en remplir les obligations?
La dévotion au Pape repose sur tous les
titres qui peuvent motiver la dévotion. Le
43
674
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
Pape i i ère, le Pape est roi, le Pape
prêtre, le Pape est évoque, le Pape est Sou-
verain Pontife, et, pour tous ces titres, il a
droit -ii :' t à outre piété.
Le Pap« est père. L'humanité est une
grande famille, tous les hommes Bont frères,
mais du Pape seul ils sont les enfants, parce
que l<; Pape seul est le chef spirituel du genre
humain. I! y a, ici-bas, d'autres paternités; il
y ;i la paternité du pouvoir, et, pour bien
dire, toute suprématie humaine doit se ré-
soudre en paternité. Mais ceux qui sont réelle-
menl pères et ceux qui en méritent, par leur
dévouement, le doux et glorieux nom, n'éta-
blissent, parmi les hommes, qu'une très res-
treinte ou très imparfaite fraternité. Dans la
famille, un père ne compte <]ue plusieurs en-
fants ; dans la société civile, un magistrat
en compte un plus grand nombre, mais sa
paternité n'est qu'une disposition générale à
la bienveillance, une habituelle honte mani-
festée par une équité scrupuleuse et récom-
pensée par l'estime. Du reste, dans la famille,
cetle paternité, d'ailleurs si tendre et si ai-
mante, ne sait pas s'élever toujours à la per-
fection de son état; souvent, par défaut de
lumière, quelquefois par défaut de zèle ou de
vertu, elle n'est guère, pour des enfants d'une
même chair, qu'un obstacle à la division et
elle empêche plus le mal qu'elle ne réalise le
bien. Dans la société civile, les paternités su-
bordonnées, qui l'administrent ou la gou-
vernent, n'empêchent ni l'égoï-sme, ni la
haine, ni les concurrences malfaisantes, ni
les guerres sourdes que se livrent entre elles
les passions. Dans la gramle société des âmes,
au contraire, se trouve la paternité parfaite
et la parfaite fraternité. L'homme, qui en
est devenu le membre volontaire, a bien s?s
infirmités et sa malice; mais c'est sa volonté
suprême et sa résolution très arrêtée de sou-
mettre son esprit aux enseignements de la foi,
sa volonté à la loi de Dieu, son âme entière
au joug de Jésus-Christ. Dès lors, l'homme
qui est ici-bas le Vicaire de l'Homme-Dieu
est, pour lui, l'homme de Dieu, le vrai père,
Celui qui a nécessairement le cu'.ur plein de
miséricorde et les mains pleines de grâces,
Celui enfin qu'il ne voit, à travers le loin-
tain du monde, qu'enveloppé d'une douce
auréole, souriant et bénissant. Le Pape est
le père de son âme, celui que l'esprit ré-
vère et que le cœur aime. Assurément, ce
Père peut avoir aussi ses imperfections; s'il
est infaillible, il n'est pas impeccable ; mais
il n'entre pas dans l'esprit qu'il puisse n'être
pas bon, de cette bonté pénétrante qui fait
la force de la tendresse et la douceur de
l'amour. Aussi quand je le salue de loin,
quand je lui dis: « Mon père! » il y a
quelque chose en moi qui tressaille; je sens,
dans mon âme, comme un écoulement de
grâce ; et je trouve, immédiatement, dans ma
piété filiale, la révélation de celte admirable
et unique paternité.
Depuis l'ère de grâce, il n'a pas manqué
d'hommes pour disputer, au Pape,
raineté Bprituelle. Mahomet, Pholius, Luther
ont voulu établir des souverainetés rivale*, et
manquant à leur entreprise, devenus Berfs du
pouvoir- civil, ils ont, par le l'ail, fondé autant
de suprématies religi qu'il y » de prin-
cipats politiques. L'empereur de Russie, le
roi de Prusse, la reine d'Angleterre tu-
veraioe et papes; ils commandent au spirituel
et au temporel ; mais, chose remarquable,
s'ils ont usurpé la souveraineté des âmes, ils
n'ont pas même songé à en prendre la pater-
nité. Jamais aucun d'eux n'a pensé à -appe-
ler père ; jamais aucun de leurs esclaves n'a
songe à >e dire leur enfant. On les craint, on
ne hs aime pas. Et parmi ceux qu'ils font
trembler tout en partageant leur foi, il en est
plusieurs qui donnent volontiers au Pape, le
nom de Père, non point par étiquette, mais
par une sorte d'instinct élevé, supérieur a
leurs préjugés ou a leur créance, qui leur dé-
couvre, dans le Pape, le Père, du genre hu-
main.
Le Pape est roi. — Parmi les homme- ii
y en a qui ceignent le diadème, mais le Pape
n'est point roi comme sont ce> rois. Il est
roi, sans doute, parce que rien ne sied mieux
à son front qu'une couronne royale ; mais il
est roi surtout pour que les autres le soient
dignement. Sa royauté représente la royauté
de Jésus-Christ. Si vous renversez son trône,
assurément vous n'ébranlerez pas le trône du
Roi immortel des siècles, mais vous ébranlerez
immédiatement tous les trônes élevés parmi
les nations. Les rois ne seront plus que des
spectres tremblants, réduits, par une sorte de
fatalité, à l'alternative également funeste, du
despotisme et de la déchéance. S'ils exagèrent
le pouvoir jusqu'à cette insolence impie qui
leur asservit les âmes et les C"rps, ils sont les
oppresseurs iniques et les lâches corrupteurs
des peuples. S'ils cherchent, dans des combi-
naisons humaines, un certain équilibre des
forces sociales, les passions, qu'ils cessent de
dompter sans pouvoir les guérir, se ruent à
l'assaut du pouvoir et poussent la société vers
l'abime de l'anarchie. Mais si vous voyez,
dans la société des rois, un roi dont l'origine
historique remonte jusqu'à la royauté patriar-
cale • t dont le caractère dogmatique repré-
sente, avec le principe divin du pouvoir, la
coexistence des autres principes divins, l'exis-
tence de ce prince mystérieux offre tout de
suite la solution des choses humaines et le
remède à leur profonde infirmité. L'ordre
s'établit dans le monde par la royauté des
Papes ; avec l'ordre, vous voyez lleurir la
vertu. Les rois, ou les détenteurs du pouvoir
civil, sous quelque nom qu'ils l'exercent,
s'élèvent aussitôt dans l'estime des hommes :
mais ils sont astreints à des lois d'une juste
rigueur et obligés au plus pur dévouement.
La pratique du dévouement les sacre aux
yeux des peuples ; les lois qui les obligent les
défendent contre leur propre faiblesse; et le
roi du Vatican, rappelant également, aux
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
princes el aux peuples, leura réciproques
obligations, est vraiment ici-bas le n>i des
rois. C'esl un grand service rend a à la pauvre
humanité, un motif puissant de dévotion au
Pape.
Le Pape est prêtre, évéque, Souverain-Pon-
tife. Prêtre, il est l'homme de Dieu, pour con-
férer, aux âmes, la grâce de Jésus-Christ;
que, il possède la plénitude du sacerdoce;
Souverain-Pontife, il est l'évoque des évoques,
le prince des prêtres, le pasteur surnaturel de
l'hum mité régénérée. Père, il se présentail à
nos cœurs avec tous l<\s attraits, et répondait
à tous les vœux de la tendresse; roi, il sau-
vait, par sa présence, tous les intérêts hu-
mains et toutes les institutions de la société :
souverain-piètre, il rattache les choses du
temps aux choses de l'éternité. Le Pape est
l'homme du ciel. De sa main, ii tire, des tré-
sors de Dieu, de quoi éclairer, guérir et sau-
ver. Par lui, tous les hommes et toutes les
institutions des hommes se relient à Dieu. Si
l'homme vivant peut être, pour nous, un sujet
de vraie dévotion; si notre frère, l'enfant,
l'adulte, le pauvre et suitout le prêtre, doi-
vent être considérés comme l'image vivante
et le tabernacle pensant du créateur, que
dirons-nous du Pontife suprême ? Jésus-Christ
l'a associé à ses fonctions saintes de docteur
et à sa divine charité de pasteur ; il a fait de
Pierre et de ses successeurs le centre reli-
gieux de l'humanité ; par suite, il leur a donné
part spéciale à son rôle de Sacrificateur à
l'autel et de Victime sanglante à la croix. De
plus, ayant édifié son église en la forme d'un
corps mystique, les fidèles ne font vraiment
qu'un avec le Souverain-Pontife, comme lui-
même n'est qu'un avec le Christ et le Christ
avec son père. De cette dignité suréminente et
de cette union intime découle notre dévotion.
Notre dévotion envers le Saint-Siège est fondée
sur des mystères de présence divine, sur des
privilèges d'assistance d'en haut, sur une repré-
sentation elfective de Jésus-Christdansl'Eglise.
Dans la personne auguste du Pape, le lidèle
a le bonheur d'apercevoir Jésus-Christ, le
Prince unique des pasteurs ; il vénère dans un
pontife, dans un roi et dans un père, l'assem-
blage ineffable de toutes les grandeurs ; et
dans ces grandeurs il admire la source de
toutes les douceurs, de toutes les vertus, de
tous les intérêts, de toutes les espérances qui
relèvent ses immortelles destinées. 0 Pontife !
6 Roi, ô Père ! de quelles louanges vous exal-
ter? de quel cœur vous bénir? et mon âme
peut-elle bien se trouver assez grande pour
vous offrir tout ce qu'elle vous doit d'hom-
mau<
Comment exprimer notre dévotion au
Pape?
Nous devons exprimer notre dévotion
d'abord par le confession plénière des préro-
gatives de la Chaire Apostolique. Les schis-
matiques et les hérétiques ne reconnaissent
pas son autorité doctrinale ; les libéraux et les
révolutionnaires ne reconnaissent pas son
autorité sociale ; tous se son! donné la m on
pour ienv mee temporelle. Ni
enfants de l'Eglise el Bujets spirituels du
Pape, nom devons confesser, dans le Pa
ce triple pouvoir que symbolise sa triple cou-
ronne. Nou i turions nous contenter d'un
demi Pape ou d'un quart de Pape; il non-
faut le Pape tout entier, tel que l'i
Jésus-Christ. Evoques, prêtres, fidèles ne pre-
nant conseil que de Di< u el ne suivant que loi
inspirations spontanées de la foi, nous faisons
profession de reconnaître et de vénérer la
pleine et infaillible puissance de la. Chaire
Apostolique.
Nous devons, en second lieu, exprimer
notre dévotion par la piété. Quand Pierre est
dans les chaînes, la prière de l'Eglise doit se
faire suns intermission : c'est la règle qui nous
a été tracée dès les premiers jouis. Les
évoques prescrivent partout des prières, que,
partout les fidèles y répondent. Que des
millions d'âmes vraiment religieuses, répan-
dues sur toute la surface de la terre, offrent à
Dieu des supplications ardentes, répandent
ces larmes qui achèvent les prière-, et
reçoivent dans leur cœur le pain des anges
comme pour parler de plus près à Jésus-
Christ. La prière est le secret des forts : elle
fait entrer Dieu plus intimement dans nos in-
térêts et, en nous assurant sa coopération,
assure notre triomphe. Ah ! qu'il fera beau,
dans nos églises, après l'office du soir, quand
d'une voix attristée, mais pleine de confiance,
nous chanterons : « Pardonnez, Seigneur,
pardonnez cà votre peuple. Donnez la paix en
ce jour, Seigneur, parce qu'il n'est plus per-
sonne que vous pour nous défendre ».
Nous devons, en troisième lieu, exprimer
notre dévotion par la dîme volontaire de nos
biens. L'usurpation des Etats-Pontificaux en-
lève au Saint-Siège toutes les ressources né-
cessaires à l'administration de l'Eglise. Il
faut que chaque fidèle, par le denier de Saint-
Pierre, contribue, pour sa quote-part, à l'en-
tretien de cette administration ; et il faut que
toutes nos offrandes réunies forment une
somme suffisante pour la sustentation du
Pape et des Cardinaux, pour le service des
Congrégations Romaines, l'envoi des légats,
missionnaires et autres délégués du Pape
dans toutes les contrées du monde. Des sou-
verains, sensibles à cette détresse, ont ouvert
leur caisse au père commun des chrétiens ; le
Pape n'a pu accepter ces offres sans mettre
en péril sa dignité et compromettre son indé-
pendance : il se tourne vers ses enfants. En
ce siècle de pénurie, après la spoliation de
tous les clergés du monde, l'offrande des
prêtres ne pourra être que modeste ; il faut
cpie celle des fidèles en compense la néces-
saire et amère modestie. Et si l'on veut que
le trône spirituel du Pape reste debout,
dans la majesté de sa séculaire grandeur, il
est indispensable qu'il voie arriver, à ses
pieds, des pièces de monnaie à l'effigie de
toutes les nations.
876
HISTOIRE UNIVERSELL1 DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Noua devrons aussi, pour remplir jusqu au
bout le devoir de la dévotion, offrir noire
sant:. Victor-Emmanuel a pris Rome an Pape,
à l'Eglise, au monde chrétien; il faudra,
p0ur |e salul <lii monde et l'indépendance de
f'Eglisi Jer de Rome Victor-Emmanuel.
Nous le chassons déjà par nos prières et par
tous les actes de notre piété : celle guerre
spirituelle, toutefois, ne saurait sullire. Il sera
nécessaire que la capote des zouaves pontifi-
caux recouvre les vaillants cœurs cl devienne
l'uniforme de l'armée de la foi. Malgré tous
les obstacles de la législation politique, mal-
gré la défaveur jetée par la Révolution sur
celte noble cause, malgré les chances d'insuc-
cès et les perspectives de mort, il faudra, à la
Chaire Apostolique, des soldats de son indé-
pendance, et des martyrs.
Et il le faudrait, ai-je dit, dans l'intérêt du
monde. Le triomphe de Victor-Emmanuel se-
rait le triomphe de la démagogie qui par-
court l'Europe, comme les furies antiques,
couronnée de serpents; qui disperse, dans
des mares de sang, les trésors de la civilisa-
tion ; qui trouvant, pour son ambition, tous
les théâtres trop étroits, veut élever son trône
et établir son joug dans Rome la sainte, la
pontificale et éternelle cité choisie par la
Providence.
Là où le Vicaire de Jésus-Christ bénissait
la Ville et le Monde, se dresse aujourd'hui, ar-
rogante, impie, haineuse, comme prise de
vertige et du vin de la colère céleste, cette
démagogie sans Dieu et sans loi, qui veut
opprimer la cité et troubler l'Univers.
Les collines de Rome ont vu passer la foule
des barbares qui, ministres de la vengeance
de Dieu, venaient, avant d'assujettir la terre,
saluer la reine des nations. L'implacable At-
tila, le superbe Alaric sentirent leurs forces
défaillir, leur orgueil s'humilier en présence
de la Ville éternelle et de ses saints Pontifes.
Dans tous les temps et chez tous les peuples,
vous ne trouverez pas un seul membre de la
race humaine qui n'honore pas la vertu, et
ne respecte pas la vraie gloire. La démagogie
seule ne respecte ni la vertu, cette gloire du
Ciel, ni la gloire, cette vertu des nalions : at-
taquant tous les dogmes religieux, elle s'est
mise hors de toute religion ; attaquant toutes
les lois divines et humaines, elle s'est mise
hors de toute loi ; attaquant simultanément
toutes les nations, elle n'a pas de patrie ; at-
taquant tous les intérêts moraux des hommes,
elle s'est mise hors du genre humain. La dé-
magogie est une négation absolue : négation
du gouvernement dans l'ordre politique, né-
gation de la famille dans l'ordre domestique,
négation de la propriété dans l'ordre écono-
mique ; et, pour tout dire d'un mot, négation
de Dieu. La démagogie n'est pas un seul mal,
c'est le mal par excellence ; elle n'est pas une
erreur, c'est l'erreur absolue ; elle n'est pas
un crime, c'est le crime dans son acception la
plus terrible et la plus étendue. Ennemie ir-
réconciliable du genre humain, avec lequel
elle engage la plus grande lulle qu'aient vue
les siècles, elle trouvera sa lin dans la lin de
cette lutte gigantesque, et ce sera la fin des
temps.
Toutes les choses humaines marchent au-
jourd'hui, avec une rapidité merveilleuse,
vers un dénouement. Depuis 89 U',i. les déma-
gogues renouvellent la guerre des Titans : ils
luttent pour renverser le trône des Tapes et
les autels de. Jésus-Christ, comme les Titans
luttèrent pour escalader le Ciel. Vains efforts,
misérable orgueil, insigne folie. Dans ce duel
du démagogue contre Dieu, qui donc crain-
dra pour Dieu..., si ce n'est peut-être, dans
sa démence, le démagogue.
Au train où vont les choses, l'heure de
l'expiation de tant de crimes va enfin sonner.
Ni le monde dans sa patience, ni Dieu dans sa
miséricorde ne peuvent supporter plus long-
temps ces abominables attentats. Dieu n'a
pas mis son Vicaire sur un trône pour qu'il
devienne aujourd'hui un prébendier piémon-
tais, et demain la victime des sicaires. Le
monde catholique ne peut souffrir que le
uardien du dogme, le promulgateur de la foi,
le Pontife saint, auguste, infaillible, soit le
prisonnier de tourbes aveugles et violentes.
Le jour où le monde catholique souffrirait
un pareil forfait, le catholicisme aurait dis-
paru du monde; et le catholicisme ne peut
passer. Dieu a promis le port à la barque du
pêcheur : Dieu ne permettra pas que la dé-
magogie arrête le pilote en route. Sans
l'Egiise catholique, il n'y a de possible que le
chaos ; sans le Pontife, il n'y a pas d'Eglise ;
sans indépendance, il n'y a pas de Pontife.
Telle que l'ont posée les démagogues de Rome,
la question n'est pas une question politique,
c'est une question religieuse et divine ; ce
n'est pas une question locale, c'est une ques-
tion européenne ; c'est plus encore, c'est la
question de l'humanité entière. Le monde ne
peut tolérer,- il ne tolérera pas que la voix du
Dieu vivant puisse paraître l'écho des déma-
gogues du Tibre ; que ses sentences soient les
sentences d'assemblées tumultueuses, s'arro-
geant la souveraineté ; que la démagogie con-
fisque à son profit l'infaillibilité du Pontife de
Rome; que les oracles démagogiques rem-
placent les oracles du Vicaire de Jésus-Christ.
Non, cela ne peut être, cela ne sera pas ; à
moins que nous ne soyons arrivés à ces ter-
ribles jours de l'Apocalypse, où un grand
empire anti-chrétien s'étendra du centre aux
pôles de la terre, où l'Eglise du Christ subira
d'épouvantables affaiblissements et où, après
des catastrophes inouïes, l'intervention di-
recte de Dieu sera nécessaire pour sauver son
Eglise, pour renverser l'orgueilleux et terras-
ser l'impie ; et alors l'Enfer comme le Ciel
proclamera éternellement qu'à Dieu seul ap-
partient la gloire.
Mais écartons ces sinistres présages. Nous
voyons l'attentat d'aujourd'hui ; il faut croire,
d'une foi ferme, à la résurrection de demain.
Quand on se souvient de Salerne, de Valence,
LIVRE QUATRE- VINGT QUINZIÈME 671
de Savone, de Fontainebleau, on ne peut pas Ainsi, quand nom voyons le dernier di at-
admeltre que l'injustice de la conquête éta- tentais s'accomplir, nous devons gémit
blisse un Biège durable sur le tombeau de prier ; mais, en même temps, attendre, s
saint Pierre. 11 en sortirait, au besoin, «les une assurance profonde, les représailles de la
flammes pour dévorer ce trône sacrilège. Providence!
P0ST-SCR1PTUM
J'ai fini. — Au lernie de ce long travail, je
ids grâces à Dieu quia voulu permettre àma
rieilletse de mener à terme celte difficile en-
irepiise. Je demande pardon à Dieu et aux
hommes des fautes où j'ai pu involontaire-
ment tomber. Itien que ma plume n'ait point
couru à l'aventure, j'ignore si, dans !a mul-
titude des faits dont j'offre le récit, il a pu se
glisser quelques erreurs. Je le présume vo-
lontiers de la difficulté d'avoir, sur des faits
contemporains, des informations complètes;
je le présume encore plus volontiers de ma
faiblesse. Je suis d'ailleurs prêt à épurer, mo-
difier, corriger ce qui pourrait être, à mon insu,
inexact, douteux, contestable ou simplement
inopportun. Non pas sur la réquisition du pre-
mier venu, qui peut aussi s'abuser, surtout
s'il s'agit rie sa propre cause ; mais sur le ju-
gement ou l'avis maternel de la sainte Eglise
ealholi pje, apostolique, romaine, mère et maî-
tresse de toutes les Eglises.
Je n'ai parlé, au surplus, que selon ma foi
et ma conscience, également intransigeantes,
lorsqu'il s'agit de la monarchie des Papes et
de la plénitude de ses prérogatives. Je ne crois
pas avoir écrit un seul mot par rancune contre
les personnes, par intérêt de parti, préjugé
d'école ou passion de système. Mon nom est,
catholique; mon surnom, romain.
Cette intégrité de conviction et de senti-
ment, cet'e résolution de la parole et de la
plume n'empêchent pas les inimitiés ; je di-
rai plutôt qu'elles les provoquent. Je pardonne
donc, de tout mon cœur, à tous mes ennemis,
à tous mes calomniateurs, à tous mes détrac-
teurs, à tous ceux qui m'ont nui ou qui m'ont
voulu du mal. Leurs emportements consti-
tuent, contre eux, une preuve d'erreur. Plus
ils frappent, plus je me rassure; je suis trop
peu de chose pour dire, avec le grand Paul:
« Je me glorifie dans mes tribulations. »
Un très grand nombre de saints ont été vie-
limes de la calomnie et de la détraction, non
pas seulement de la part des méchants, mais
encore de la part des bons, qui se sont laissés
mire et se sont faits les persécuteurs des
justes. Saint Ignace de Loyola fut enfermé
dans les cachots de l'Inquisition ; saint Phi-
lippe de Néri fut longtemps en proie à diverses
accusations de la part des meilleurs habitants
de Home; saint bernardin de Sienne fut re-
gardé par le Pape comme suspect de supers-
tition et forcé de comparaître devant le pon-
tife : sainte Thérèse et ses compagnes, sous le
poids d'accusations calomnieuses, furent défé-
rées au Saint-Office; saint Joseph Calazanz
fut mis en prison. Les bienheureux Grignon de
Montfort, Didace de Baëza, de la Salle, furent
frappés d'interdit par leur évêque. Gaston
de Ségur fut frappé d'interdit par Georges
Darboy, qui, lui, put impunément provo-
quer César a l'abandon de Home, livrer ainsi
à la révolution le Concile et l'Eglise.
« Quelquefois, dit un auteur ascétique,
Schram, ce sont des confrères jaloux, d'un
esprit étroit, qui cherchent à rai des
hommes vraiment apostoliques, prédicateurs,
confesseurs, écrivains, zélés pour le salut des
cames. » Le même auteur ajoute : « L'est là
une croix bien pesante, surtout si l'on met en
question la pureté de leur doctrine ou de leurs
mœurs. Je ne connais pas de mortification [dus
grande que de supporter en silence une contra-
diction imméritée... Cette croix est plus insup-
portable encore, lorsque la sainteté du persé-
cuteur donne du poids à sa parole; car l'inno-
cence du persécuté se trouve alors absolu-
ment sans défense ».
Le cardinal Baronius rapporte dans ses An-
nales, à l'an 1049, que le pape saint Léon IX,
trompé par des manœuvres de calomniateurs,
se laissa prévenir contre saint Pierre Damien
et lui devint hostile. « Je le dis, ajoute le sa-
vant cardinal, pour la consolation d- ceux qui
sont les victimes des mauvaises langues; et
aussi pour rendre plus précautionnées les per-
sonnes trop crédules, et leur apprendre à ne
pas facilement prêter l'oreille à la calomnie
contre les hommes que recommande une vie
longue et honorable. » D'après Baronius, les
supérieursdoivent donc se tenir en garde: rien
n'est plus pénible pour leurs inférieurs inno-
cents, que de se voir réprimandés, rebutés, mé-
prisés, punis « C'est, dit encore Schram, une
croixquiempoisonneleurvie, laremplir d'amer-
tume et de douleur. » L'abandon sans réserve
à la sainte volonté de Dieu peut seul les sou-
tenir. Celui-là le comprend qui subit cette
épreu\e.
Cependant il ne faut pas être trop surpris
que même de saints personnages se laissent
quelquefois prévenir contre des innocents. Au
livre premier de ses dialogues, saint Grégoire
pape rapporte que saint Equilius fut accusé
injustement près du Saint-Siège et que le
Pontife de [tome ajouta foi à la calomnie..
Comme Pierre, son interlocuteur, s'en étonne,
saint Grégoire le grand lui répond : « De quoi
vous étonnez-vous, Pierre ? De ce que nous
nous trompons? De ce que nous sommes
LIYItL QUATRE-VINGT-Q1 INZIÊME
<m
hommes ! Avez-voua donc oublié que David,
<|ni avait ordinairement l'esprit de prophétie,
condamna le lils innocent de Jonathas, but
l(> rapport d'un esclave calomniateur. Qu'y
:i-t-il d'étonnant que nous, qui ne somme-;
pas prophètes, nous soyons quelquefois induits
on erreur par des mensonges? »
Cela ne doit pas, en effet, étonner de la
Faiblesse humaine. Mais il ne faut pas oublier
la leçon de Baronius: il faul se tenir eu garde
et n'accepter qu'avec une grande réserve les
rapports contre le prochain. Le droit divin
est d'ailleurs exprès à cel égard: « Gardez-
vous de recevoir une accusation contre un
prêtre, si ce n'est sur deux ou trois témoi-
gnages : Noli accipere accusationem ad versus
presbylerum nisisub duo bus et tribus testibus. La
vénérable fondatrice des Qrsulines de Ghava-
gnes, digne servante de Dieu, disait : « Lorsque
j'entends des rapports, j'en retranche les
trois quarts et encore je suis trompée sur
l'autre quart ». Un gouvernement spirituel
qui néglige les principes et les formes de la
justice est, pour ce seul fait, coupable ; s'il
prête l'oreille à la délation et s'en inspire dans
ses actes, ce n'est plus qu'un gouvernement
sans raison, sans probité et sans honneur.
Dieu permet la persécution contre ses servi-
teurs, pour leur parfaite purification. Par là,
il vpuI les élever à une haute perfection et
en faire les copies de son divin Fils, persécuté,
traité de menteur, de blasphémateur, d'im-
posteur, de séducteur, de perturbateur du
repos public, d'homme de bonne chère et
d'ivrogne. Quel plus énergique moyen que la
persécution de la part de supérieurs abusés?
C'est un creuset plus puissant pour épurer
l'or de l'amour divin. Hue les victimes de celte
persécution s'abandonnent à Dieu pour entrer
dans ses desseins ; le moment viendra où Dieu
doit mettre chaque homme et chaque chose
à sa place : In te speravi, non confundar.
Cette question offre un autre aspect. La
perse'culion dans l'Eglise ne vient pas seule-
ment de ceq'ie les supérieurs sont des hommes
et peuvent agir comme cendre et poussière;
elle vient encore du caractère militant de
l'Eglise, de l'opposition des hérésies, des
schismes et des persécutions de l'erreur armée
par la complicité ordinaire du pouvoir poli-
tique. Le berceau de l'Eglise est déjà attaqué
par la violence ; tous les apôtres ont été
martyrs. L"g Gnostiques et les Donalisles
ne se bornaient pas à dogmatiser ; avec l'épée
Circoncellions, ils mettaient tout à feu
et à sang. Dans l'histoire de toutes les grandes
hén depuis Arius jusqu'à Luther, vous
verrez leurs partisans persécuter les fidèles
enfants de la sainte Eglise et tuer, s'ils le
peuvent, les confesseurs de l'orthodoxie. Au
xvu* siècle, le gallicanisme de Louis XIV et
courtisans mitres persécutait les intré-
pides défenseurs de la monarchie des Papes ;
le jansénisme des parlements persé-
cutait les défenseurs du surnaturel et de la
départis par l'Eglise. Depuis un siècle,
illicanisme 'est transforméen libéralisme ;
le, jansénisme en nal uralU me et du natui
lisme, connue du puits de. l'abîme, nous
avons vu sortir tous ' lilieux
qui promènent, dans nos rues, le drapeau,
rebelle d'abord et. bientôt ensanglanté, de
leurs revendications. Les gouvernements
successifs, hostiles à l'Eglise, par iufalualion
révolutionnaire, ont, depuis un siècle, plus
on moins persécuté les bons prêtres. Les
pies, inféodes, par faiblesse, ou par intérêt,
à ces gouvernements persécuteurs, lui ont
prêté main forte. C'est une situation qu'il faut
déplorer, mais il faut en dénoncer les exi
Lu IS2b, Lamennais, l'homme <U:~, temps
nouveaux, pour avoir attaqué vigoureusement
et justement la Déclaration de 1(5X2, fut, sur
l'avis de vingt-six évoques, envoyé en police
correctionnelle et condamné à l'amende. En
1836, lesfrères Allignol, plus tard l'abbé André,
pour avoir préconisé savamment et pru-
demment le retour au droit canonique, furent
traités avec la plus extrême rigueur, ce dernier
réduit même à chercher abri dans une écurie.
En 1840, Charles Peltier et dom (iuéranger,
pour avoir réclamé le retour au droit canon
et à l'unité liturgique, sont en butte à l'ana-
thème et voient prématurément leurs cheveux
blanchir dans l'épreuve. On citerait diffici-
lement un diocèse où quelques victimes et
parfois le clergé en masse n'ait pas eu à souffrir
des impatiences gallicanes. A Besançon, les
deux Gaume, Jeanjacquot, Bergier, Jac-
quenet, Maire, Decez,Thiébaud furent envoyés
en exil ou à la guillotine sèche. A Xancy,
Rohrbacher, Régnier, Gridel, Hémonet et
d'autres moins illustres subirent la même
peine. A Langres, Darboy et Drioux durent
émigrer ; Denis, Perriot, Sieur et dix autres
furent frappés sans rime ni raison. D'autres
encore que je ne cite point, parce que personne
ne les oublie, comme Maupied, Bouix, Davin,
Rover, etc., eurent a subir presque des outrages,
en tout cas des violences arbitraires encore
plus qu'injustes. — Dans le camp adverse,
dans le camp gallican et libéral, il n'y a pas
de victimes. L'Eglise a horreur du sang, surtout
du sang des prêtres qui pleurent entre le vesti-
tibule et l'autel.
Depuis vingt ans, la clairvoyance du Pape,
en présence des attentats réitérés de la légis-
lation révolutionnaire, a dénoncé, à la ville et
au monde, la déchristianisation éventuelle de
la France. Cette déchristianisation ne peut
s'obtenir que par la complicité des prêtres
français; car si les prêtres résistaient jusqu'à
l'effusion du sang, non-seulement la déchris-
tianisation serait impossible, même et surtout
par la violence ; mais le christianisme sor-
tirait triomphant de l'épreuve et ne se ven-
gerait qu'en pardonnant. Pour démolir le3
églises, il faut le concours des mauvais prêtres.
Le gouvernement des juifs, des protestants,
des francs-maçons, des libres-penseurs et des
libres-faiseurs ne l'ignore pas ; il traite les
catholiques en ilotes, en parias ; il ne traite
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pas autrement les prôtrea fidèles. Mais, pour
r des complices, il a toutes les lalilud
des Articles organiques, toutes les ressources
du budget, et, chose tiïsie à dire, il n'a jamais
manqué, il manque encore moins aujourd'hui
de prêtres Bensibtes à La séduction de l'argent,
des plaisirs et «les honneurs.
Le prêtre, autrefois tiré des classe? élevées,
n'était pas toujours insensible à ces vulgaires
amorces; plus il s'est démocratisé, plus, sous
L'impression du besoin, il est devenu ou timide
ou avide. Du moins, c'est l'idée que s'en font
les gens du monde. Le gouvernement, qui
est comme l'égout collecteur des passions
politiques, s'appuie sur ce préjugé pour
corrompre les prêtres, ou du moins pour les
tenter. Le grand moyen dont il se sert, c'est
le trîsor publie ; il supprime arbitrairement,
sans aucune forme de procès, les indemnités
d'un prêtre accusé sans preuve par la délation ;
il accorde, avec le même arbitraire, les
cumuls, les sinécures et les émoluments aux
prêtres qui consentent au rôle de valets du
despotisme. Cela se fait sans bruit, comme
toutes les œuvres corruptrices, et par une
lente et silencieuse décomposilion.
P<?r cette action en sens contraire de l'argent
octroyé ou retiré, le gouvernement a répandu,
d'un côté, la terreur, de l'autre, le servilisme.
Par suite, le clergé, sans qu'il y paraisse beau-
coup, a décru en vertu morale et a perdu dans
l'estime. Le prêtre aujourd'hui, pourbeaucoup
de gens, ne pèse guère plus qu'un très humble
serviteur. Mais le moyen le plus terrible dont
ce gouvernement d'impies se soit servi pour
avilir le clergé, ce sont les choix d'évêques.
D'après les prévisions du Concordat, ce gou-
vernement qui n'est plus catholique ni en
droit ni en fait, qui est même persécuteur,
devrait être déchu du droit de présenter les
pasteurs de premier ordre ; par la condescen-
dance de Léon XIII, il garde le bénéfice de
nomination épiscopale. Or, nous savons, par
des aveux et par des discours officiels, que,
pour être évêque, non-seulement on ne re-
quiert plus les talents, les vertus, le savoir,
le caractère ; on se contente d'exiger des
candidats, qu'on choisit de préférence parmi
les faibles, qu'ils soient, sinon favorables, du
moins conciliants et non résistants à la légis-
lation perséculrice. Je ne voudrais pas dire
qu'on choisit des loups, mai* on cherche des
mercenaires, et dans un si grand nombre de
prêtres, il est facile d'en trouver. Je consens
à ordre qu'on n'y a jamais réussi. En tout
état de cause, je ne pose aucune question de
personnes. Je sais même que la confusion des
idées et l'habitude de se tromper assurent,
aux plus coupables, le bénéfice de toutes
les excuses, et aux autres l'amnistie de l'igno-
rance.
Par la corruption gouvernementale des
prêtres et des évêques, la religion catholique
est donc, parmi nous, en péril grave.
l.a secte, qui s'est emparée du pouvoir,
prétend faire disparaître la foi en Jésus-Christ,
dans notre patrie, comme les Mu-ulmans
l'ont (ail disparaître des contrées de l'Orient.
Pour y parvenir lentement, mais sûrement,
le gouvernement supprime ou asservit le
temporel de L'Eglise et ne néglige rien pour
empoisonner les âmes.
Léon XIII nous Bignale le péril quand il
dit aux prêtres : « Montrez, comme nous \ous
en avons averti très souvent, que les biens les
plus précieux et les plus désirables sont en
péril. Il ne faut reculer devant aucun efiort
pour en conjurer la perte: Pro 'juorum con-
servatione omnes esse patibiles labores. Dans
L'Encyclique Sapientiœ, Léon Xlll prononce
beaucoup d'autres paroles dans le même sens
et ne néglige pas de dire que, ne ptoint résister,
ne point combattre, c'est se rendre coupable
de trahison.
Emile Ollivier, qu'il faut considérer comme
un des patriciens de l'intelligence et de
l'honneur, disait à un journaliste, dans Itome
même : « Jamais l'Eglise de France ne fut
dans une plus misérable condilion. L'évêque
est nommé par un délégué de la franc-ma-
çonnerie. Le curé de canton (le chanoine, le
supérieur du grand séminaire, le vicaire
général) n'est agréé que si le politicien radical
du lieu n'y fait pas opposition. Après l'école,
l'Eglise vient d'être laïcisée par l'ordonnance
sur les Fabriques. Que voulez-vous que fasse
une Eglise ainsi conspuée, ainsi garrottée,
ainsi annihilée. Pour moi, cela ne fait aucun
doute, le résultat sera Y anéantissement moral de
l'Eglise en France. »
Ces attentats du gouvernement persécuteur
se perpétuent aux applaudissements de la plus
vile presse. « Jamais, dit le cardinal Mer-
millod, jamais peut-être il n'y eut une sem-
blable conspiration. L'Evangile est déchiré;
l'Eglise est menacée ou insultée ; tout est
discuté par la presse quotidienne ; les droits
les plus saints, les plus évidents; les libertés
les plus élémentaires du catholicisme sont
niées ou bafouées tous les jours. Depuis les
revues habilement écrites jusqu'aux feuilles
brutalement rédigéesqui s'adressent au peuple,
tous ces organes de la publicité travaillent à
un but commun qui éclate aux yeux de tous :
avilir l'Eglise de Dieu et l'enchaîner sous le
double despotisme du césarisme et de la déma-
gogie. »
Dans ces extrémités, en présence d'une
presse cyniquement impie, d'un gouvernement
à la fois corrupteur et persécuteur ; avec un
clergé ébranlé, terrorisé ou défaillant, le plus
grand péril de l'Eglise, ce n'est pas le schisme
ou 1 hérésie. Un évêque hérétique succom-
berait sous les clameurs de la foi ; un évêque
schismatique serait vomi par la conscience
catholique, comme un ver est vomi par l'es-
tomac d'un malade. Le plus grand danger de
l'Eglise, c'est un évêque nul, sans talent, sans
savoir, sans vertu, sans caractère. Vous allez
me dire qu'un prêtre aussi dépourvu ne sera
jamais élevé à l'épiscopat. Je vous en demande
bien pardon: un prêtre de rien, que son
LIVRE QUATRE-VINGT QUINZIÈME
ôvêque tient, comme curé, pour an Imbécile,
peut devenir évoque, s'il a dans sa parenté
«les excommuniés ou «1rs francs-maçons en
haut crédit dans le monde politique. En vain
.son évoque et tout le clergé du diocèse
s'élèvent, indignés, contre ce choix ; en vain
ce prêtre sans conscience décourage tous les
lions vouloirs par la visibilité de son néant;
en vain sont avertis du crime de son élévation
ceux qui pourraient l'empêcher; du moment
que les francs-maçons et les excommuniés
s'obstinent, il est élu évoque, et alors malheur
à lui, malheur à l'Eglise, si le Nonce l'accepte
et m le Pape le préconise.
Uu év&pue nul n'est pas nécessairement un
mauvais évoque. Son orientation dépend de
- entours, et, suivant qu'il est bien ou mal
dirigé, il va à droite ou à gauche. Le gouver-
nement, pour s'assurercontre ses bons vouloirs,
lui impose un secrétaire en sus, quelquefois
deux grands vicaires, pris parmi les prêtres
hors cadre du clergé de Paris, et ils sont
nombreux ceux qui grattent à la porte du
ministère des cultes pour en recevoir la
pitance. On les bombarde grands person-
nages ; hier inconnus du diocèse, demain ils
en seront les maîtres. Ces misérables, — car
il n'y a point d'autre mot pour les flétrir, —
une fois dans les honneurs, font tout le mal
qu'ils peuvent pour obtenir, en récompense,
un accroissement de fortune. S'ils rencontrent
des obsiacles, ils les brisent ; si le clergé local
les laisse faire, ils poussent per fus et nefas,
au but de leur ambition, en exécutantles con-
signes de L'Etat persécuteur.
Le gouvernement ne choisit pas que des
évoques nuls, il en choisit d'autres d'un cer-
tain relief, et même de bons, quand il se
trompe ; mais il les veut complaisants ou com-
plices, complaisants s'ils s'engagent au moins
verbalement à respecter les lois intangibles;
complices, s'il s'engagent par leur signature
à se mettre et à rester aux ordres du pouvoir.
Le gouvernement réussit-il dans ses desseins
d'asservissement de l'Eglise? — Par ses lois,
il y réussit: par ses actes, il y travaille sans
cesse ; s'il rencontre des obstacles dans
l'Eglise, nous voulons le croire, soit parce
que la conscience des évêques se refuse à la
trahison ; soit parce qu'ils déjouent, par
leur ministère saintement épiscopal, le grand
complot ourdi et poursuivi contre nos églises.
Maison peut croire, sans présomption, que ce
complot a, d'ores et déjà, des agents cachés
même dans l'Eglise.
faiblesses toutefois ne constituent que
des défaillances personnelles et un énervement
sans honneur, tant que le Pape ne s'est pas,
comme Pascal II, laissé surprendre par quelque
Concession malheureuse. Or, Léon XIII, sur
qui repose en définitive l'Eglise, a donné aux
Français, par une Encyclique expresse, une
double consigne, la consigne de ralliement
i li république, la consigne de combat contre
la législation anti-chrétienne du persécuteur.
Cette consigne est sage, elle est claire, elle
eût pu suffire à notre salut; mais oit parla
maladresse des commentaires, soil par l'inertie
qui s'est mise insolemmentà la place de l'action
commandée, elle n'a été suivie d'aucun effet.
Pour expliquer le ralliement dicté par la
simple prudence et limité par ses conseils, un
orateur de haute envergure a voulu le mettre
sur le compte de [à flexibilité divine. Flexibilité
divine 66 1 un grand mot qui fait bien dans
un discours ; mais si vous l'analysez à
l'appareil de Marsh, le résidu qui parait à
la lentille fait une triste ligure.
« Flexibilité divine dil un journal, signifie,
en d'autres termes, d'une parfaite équivalence,
que Dieu est flexible. Jusqu'à présent, cet
attribut ne brillait, dans les traités l)n Deo,
que par son absence ; en retour, on y trouvait
surabondamment tous les contraires. Dieu est
celui qui est ; Dieu est l'absolu dans l'ordre des
concepts et dans l'ordre des réalités ; Dieu est
l'être nécessaire, rigoureux dans sa vérité,
juste dans sa bonté, tout-puissant créateur du
ciel et de la terre.
« Dans la logomachie oratoire, tous ces
attributs disparaissent pour faire place à la
flexibilité divine. Un Dieu en caoutchouc, qui
s'étire dans tous les sens, se prête à toutes
les formes, admet toutes les variations, voilà
qui serait imbécile à penseret odieux à dire...
et pourtant la flexibilité divine ne se prête
pas à une autre interprétation. Ce Dieu flexi-
ble, c'est le magot que chantait Béranger,
pour l'usage exclusif des bonnes gens; c'est
le Dieu in fieri dont parle le philosophe alle-
mand, pour l'approprier à toutes les folies de
son imagination.
« On va dire que cette flexibilité n'est pas
attribuée à Dieu en lui-même, mais à Dieu
vivant dans son Eglise. Voici, là-dessus, tout
ce qui peut se dire sagement : 1° Que l'Eglise
se prête à toutes les constitutions, à tous les
systèmes politiques, à toutes les formes de
gouvernement; 2° qu'elle ne s'inféode à aucun
gouvernement, quelle qu'en soit la forme,
mais doit et veut jouir de toutes les préroga-
tives de sa divine institution.
« En parlant d'une manière abstraite, rien
de plus vrai : mais en parlant d'une manière
pratique, selon les sages de tous les temps,
selon la grande expérience de l'histoire, j'ose
dire que toutes les préférences de l'Eglise sont
pour la monarchie. Les philosophes, même
païens, un Platon, un Aristote, un Sénèque,
ne pensent pas, sur ce point, autrement que
Bellarmin, Suarez et tous les grands docteurs
de l'école. Ces grands esprits reconnaissent
sans doute la souveraineté du peuple, comme
dérivée de la souveraineté de Dieu ; mais ils
n'admettent, dans l'exercice de cette souve-
raineté populaire, aucune exception qui porte
préjudice à la souveraineté de Dieu.
« Par conséquent, si nous attribuons à l'E-
glise un esprit de charitable condescendance
envers les personnes ; si nous reconnaissons,
dans l'Eglise, un grand esprit de conciliation
lorsqu'il s'agit d'intérêts purement temporels,
682
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
nous < 1 <■ \ < 1 1 1 - procl imer 1res haul que, quand
il s'agit de choses contraires à la Foi, aux
bonnes moeurs, à la discipline sacrée, l'Eglise
ne peul ni les approuver, ni môme les tolérer,
ni même se taire devant les auteurs Je ces
atti ntats.
« Les saints ne se sont jouais tus. Nous
avons onze millions de martyrs qui se sont fait
hacher plutôt que de consentir au mensonge
et à l'injustice. Ce chiffre me parait suffisant
pour prouver, à la face du genre humain et
malgré toutes ses défaillances, la souveraine
intransigeance de l'Eglise.
« Vous avez donc cent mille fois raison lors-
que vous dites : « Faire la couràDumay pour
se faire nommer évêque ; aduler les ministres
francs-maçons et persécuteurs, ce n'est pas
de la flexibilité, c'est de la bassesse, de la
lâcheté... » et vous pourriez ajouter: de la
trahison.
« Vous ave/, cent mille fois raison quand
vous ajoutez: « Et il n'est fias d'obstacles, de
barricades, de pavés, de portes de prison, de
verrous et de chaînes, que la république ac-
tif lie ait épargnés en vue de barrer la route
à l'Eglise. »
« Le pape Léon XIII est allé plus loin lors-
qu'il a signalé, en France, un ensemble de
législation hostile à l'Eglise et un parti de
francs-maçons, de juifs, de libre-penseurs,
qui veut, qui poursuit, avec acharnement et
fureur, la déchristianisation de la France. Je
souligne le mot déchristianisation, qui est le
mot propre du Pape.
« La réalité, c'est qu'on nous prend à la
gorge pour nous étrangler.
« Parler après cela de flexibilité divine, de
laisser pause)-, c'est se soustraire à la réalité
des choses et au devoir de résistance que cette
réalité impose à l'homme de foi.
« Non, non, pas de flexibilité', pas de solli-
citations énervées par nos attitudes ; mais
debout sur l'arène, l'épée au poing et toujours
en avant !
« Marchez, marchez. Les braves ont toujours
gouverné le monde ; et, s'ils ne le gouvernent
pas, ils doivent l'arrachera la séduction. Dieu
est chez lui en France ; le dernier mot doit
rester à ses soldats.
« C'est un vieux Malhathias qui écrit ces
choses, d'une main alourdie par l'âge mais
d'un cœur que fait toujours vibrer l'amour de
la sainte Fglise. »
En présence des exagérations et de ces dé-
faillances qui se produisent partout, l'archevê-
que de Bourges interroge Rome. Home lui ré-
pond qu'il n'y a rien de changé dans la consigne
de Léon XI 11 au regard tic la France. L'n corres-
pondant de |ournal di-eute ainsi cette réponse :
« Rien de changé, c'est à merveille, et, en
preuve, la lettre du Pape en réfère à l'Ency-
clique aux Français, relative au ralliement ou
à l'Encyclique Rerwn novarum sur la condi-
tion d^s ouvriers.
« J'admets sans discussion que le Pape,
dans son for intérieur et dans l'expression de
conseil-,"''» pw changé ; j'en suis même
persuadé et convaincu. Mai- la parole du
Pape, tombée dans le milieu français, a pro-
duit une telle divergence, une telle opposition
de commentaires qu'on n'a jamais bien su à
quoi se prendre dans ce monde de contradic-
tion.
" Pour m'en tenir à l'Encyclique aux Fran-
çais, le Pape recommandai! l'acceptation du
ivernemenl de fait, devoir que le gouver-
nement pontifical a toujours inculqué depuis
un siècle. En même temps, le Pape exhortait
catholiques à combattre cette législation
antichrétienne qui vise à introduire l'athéisme
ial dans les institutions de 1 a France. Pen-
dant qu'il préconisait la soumission, le Pape
prêchai! une croisade à l'intérieur, une œuvre
collective de défense vigoureuse contre l'Islam
révolutionnaire.
« Or, cette parole, si réservée d'une part,
si vaillante de l'autre, n'a point été prise à la
lettre. On a exagéré l'obligation du rallie-
ment, on a 7ni< de côlé la prédication de
combat. On a fait table rase des crimes de la
République, et l'on s'est attaché à celte forme
de gouvernement comme à un idéal de per-
fection politiqu .
« De là ces deux conséquences :
« 1° Les évêques les moins énergiques, les
plus inertes ont été tenus pour des proto-
types de sagesse, carillonnés dans les feuilles
républicaines, décorés de la Légion d'hon-
neur ;
«2° Fes évoques les plus braves, les plus
forts en doctrines les plus intrépides a l'ac-
tion : les Gouthe-Soulard, les Trégaro, les
Isoard, lesFava, les Cotton, les Cabrieres, ont
été réputés imprudents, excessifs, plus propres
à nous attirer des malheurs qu'à les conjurer.
« Je ne puis pas sérieusement croire que le
Pape ait pu approuver un instant les soldats
aux bras croisés, les partisans du farniente
épiscopal, si aimés du gouvernement; mais
rien ne prouve non plus que le Pape les ait
condamnés.
« Je ne puis pas davantage croire que le
Pape ait pu désapprouver les vaillants défen-
seurs de l'Eglise : que le Pape ait pu ré-
prouver ceux qui, parmi nous, marchent sur
les traces glorieuses des Jérôme, des Basile
et des Athanase. Mais rien ne prouve non
plus que le Pape les ait approuvés, recom-
mandés à l'imitation, exhortés à la persévé-
rance.
« On a même dit que le Pape avait regretté
les initiatives les plus courageuses, et l'on
sait que tel prêtre, proscrit pour avoir dé-
fendu courageusement l'Eglise, n'a jamais
reçu du Pape le mot qui pouvait le relever
de la plus vile et de la plus injuste des dis-
grâces
« Alors quoi ? Il n'y a rien de changé dans
la consigne du Pape, mais on ne sait pas
quelle est cette consigne.
« La consigne est-elle de se croiser les bras
et de ronfler en toute espérance ? La consigne
LIVnK QUATRE-VING1 QUINZIEME
083
eBl-elle de desci odre dana l'ai 'ne el de com-
battre pro !><<> n pro patriaPNoun n'en sa-
vons rien.
« Si la consignées! de ne rien faire, il faut
le dire ; si la consigne est de lutter vaillam-
ment, il faut le dire encore, et ne plus nous
laisser dans cette incertitude, dans cette op-
position d'idées et de conduites, qui prête a
toutes les lâchetés, à toutes 1rs trahisons, et
qui donne parmi nous, au Saint-Siège, une
fausse couleur si mal assortie aux splendeurs
de son histoire.
«J'ai toujours pensé que Léon XIII, esprit
si rigoureux dans ses lot mules, avait quelque
chose des ardeurs d'un Grégoire VII ; mais je
suis obligé de reconnaître que ces leçons mal
comprises lui donnent une autre apparence,
une apparence qui n'ajoute pas, à l'éclat des
doctrines, l'énergie des grands combats. »
La réponse de Home à l'archevêque de
Bourges n'a pas fait la lumière dans les têtes
rebelles à toute illumination ; le cardinal-ar-
chevêque de Paris interroge à son tour. Le
Pape répond une seconde fois sur l'éternelle,
toujours pressanteet toujours obscure question
de ia défense de l'Eglise en France. Voici, sur
celte réponse, quelques notes empruntées à
un journal.
« En principe, il est plus que certain que
l'Kglise doit être défendue; elle ne peut ni ne
doit se laisser condamner sans se faire en-
tendre ; elle ne peut ni ne doit souffrir qu'on
la frappe, sans protester contre la violence.
« En droit, il est également certain que la
défense de l'Eglise en France peut et doit se
développer dans trois sphères connexes et
;inctes : 1° dans la sphère du droit divin
de la sainte Eglise ; 2° dans la sphère du droit
international déterminé pour nous par le Con-
cordat; 3° dans la sphère du droit constitu-
tionnel et social, tel qu'il résulte de nos insti-
tutions et des principes de 89.
« Or, dans sa nouvelle lettre, Léon XIII,
écartant, au moins par prétermission, nos
deux premiers moyens de défense, écrit à
l'archevêque de Paris : « Que les catholiques
se placent donc résolument sur le terrain des
institutions existantes que la France s'est
données, pour y travailler à l'intérêt commun
de la religion et de la patrie, avec cet esprit
d'unanimité et de concorde dont tout bon ca-
tholique doit être animé. »
a D'autre part, M. Et. Lamy, président de
la Fédération catholique, qui «avait toujours
. é et dirigé la défense politique de
• : dans le sens du Pape, sur le terrain
ulionnel et social, seul admissible, lo-
[uement, pour une défense politique, est
igé, pour cause de dissentiment avec les
catholique-, de donner sa démission.
" De plus, le Moniteur universel nous in-
forme que la désunion règne de plus en plus
catholiques. Dans leurs congrès, on
ute plus, on se dispute, sur le crescendo
d'un diapason analogue à la dominante des
publiqui
« En d'autres tenues, ce qui prévaut,
parmi les cal ludiques, sur le terrain de la dé-
fense nécessaire et obligatoire, c'esl la confu
sion des idées, c'esl l'antagonisme des résolu-
tions, c'est la neutralisation des acti
« Résultai : zéro.
lors1 on demande de nouvelles explica-
tions et, plus il nous eu vient de Rome, plus
les ténèbres s'épaississent, plus les hostilités
s'accusent, plus le néant triomphe.
« La chose est pourtant, bien simple : veut-
on ou ne veut-on pas que l'Eglise soit dé-
fendue contre la persécution ?
« Si c'est non, < roisons-nous les bras, cou-
eboas-nous par terre et donnons carte
blanche a l'ennemi. Si c'est oui, en avant et
guerre sur toute la ligne !
« L'est l'un ou l'autre ; il n'y a pas de
moyen terme, et ni la foi ni la conscience
n'admettent de déclinatoire.
« Un homme de sens, qui tiendrait la
plume pour préciser la consigne du Pape,
voudrait poser deux ou trois points, et les
po-er avec une telle évidence, une telle déci-
sion, qu'il n'y ail plus place ni pour l'igno-
rance, ni pour la confusion, ni pour l'inertie,
ni pour la perfidie, ni surtout pour cette so-
phistique absurde qui nous énerve et nous
déshonore, en attendant qu'elle nous tue.
« Je n'écris point cette lettre en esprit d'op-
position. Je demande seulement un mot
d'ordre clair, une proclamation du généra-
lissime de l'armée catholique.
« Je suis de ceux qui pensent que, pour
l'Eglise: exister, c'est comhatlre; ne pas
combattre, c'esl abdiquer. »
Dans ces ténèbres, et ces incertitudes, il
faut, pour nous orienter, prendre à la main
le llambeau de l'histoire. A l'aurore de ce
siècle, la révolution avait fait table rase du
Christianisme; elle avait fermé les Eglises,
détruit les écoles et les maisons de charité,
confisqué les vingt milliards de biens qui ali-
menteraient ces institutions. Ces ruines, ef-
fectuées par le cyclone révolutionnaire,
avaient été préparées par le gallicanisme de
Bossuet, le rigorisme de Jansénius et le phi—
losophisme de Voltaire. En 18ul, lorsque le
Concordat rouvrit les églises, il les rendit
nues au culte et laissa aux catholiques le soin
de les orner, de reconstruire des écoles et de
rendre aux édifices religieux tous les complé-
ments assortis aux splendeurs d'autrefois.
Par une contradiction étrange, au moment
où il voulait rétablir l'exercice légal du Chris-
tianisme, il entendait le river à toutes les
fausses doctrines qui avaient entraîné sa
ruine. L'histoire de l'Eglise en France au
XIXe siècle, c'est l'histoire d'un clergé qui
veut se défendre des aberrations du particu-
larisme français et sceller du sceau de la
durée ses œuvres restauratrices en les éta-
blissant sur le roc de Saint- Pierre, suc la
pierre fondamentale de l'Eglise, mère el maî-
tresse de toutes les églises.
Lamennais le premier conçut ce dessein et
684
HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pendant plus de vingt années en poursuivit
l'exécution. La prédication de Lamennais lui
iia. finis toutes les Bphèrea de la science
ecclésiastique, des disciple- zélés et forts,
qui amenèrent, en France, la création d'ane
école romaine ; mais, en même temps, l'école
gallicane, avec l'appui du gouvernement, et
le concours ordinaire de toutes les passions,
entendait ne restaurer nos églises que d'après
le gallicanisme de Bossuet. Le duel fut, dès
lors, entre Bossuet et Lamennais, ou plutôt
entre Gousset, Guéranger, Gerbet, Parisis,
Veuillot et Frayssinous, Dupanloup. Mathieu,
plus queques sectaires aveugles, étroits, obs-
tinés, mais trop petits pour que leurs noms
appartiennent à l'histoire. Au fond, ce combat
séculaire entre gallicans et ullramonlains,
visa toujours le maintien ou le rejet de la dé-
claration gallicane de 1G82. Dans la forme, il
changea d'aspect suivant les événements qui
se produisaient; le gallicanisme se métamor-
phosa même en libéralisme et, principalement
par Dupanloup, voulut se donner les couleurs
de l'orthodoxie et les gloires du triomphe.
Mais s'il put compter, dans son sein, des
hommes de talent, ce parti, par le défaut ou
l'erreur de ses doctrines, fut condamné à de
continuelles défaites. C'est un parti qui n'a pu
se survivre qu'en se disant romain sans l'être
en se donnant une apparence vaine, qui ne
peut plus excuser que l'ignorance.
En même temps que se poursuivait, pen-
dant un siccle, ce duel entre gallicans et ul-
tramontains, les doctrines du philosophisme
impie se prêtaient à d'autres transformations
et, pour le dire, à une dégradation continue.
Le matérialisme, il est vrai, faisait place au
spiritualisme; mais ce spiritualisme excluait
l'Evangile et l'Eglise ; il se disait rationaliste
et se précipitait vers l'abîme de la libre-
pensée. Tour à tour éclectique, positiviste,
mais pas chrétien, il se dit maintenant anar-
chiste et socialiste. Par l'anarchie il pose la
divinité de l'homme ; par le socialisme, il le
supprime, pour l'asservir à l'omnipotence de
l'Etat. C'est la résurrection simultanée de
César et de Brulus, tous deux misérables ty-
rans.
Ce qui se dit dans les écoles a peu d'impor-
tance ; ce qui se clame dans les journaux,
s'établit par les lois, se poursuit par les ma-
nœuvres des partis, s'accomplit par les at-
tentats du gouvernement, c'est cela qui doit
attirer l'attention et provoquer l'effroi.
Le trait caractéristique de la situation pré-
sente, ce qui rend nos incertitudes plus fu-
nestes, nos divisions plus fâcheuses, nos iner-
ties plus lamentables, c'est que, tandis que
l'ennemi pousse à fond le programme de des-
tructions sociales, l'Eglise qui seule peut sau-
ver la Fiance, mais qui ne peut la sauver que
par Jésus Christ, par l'Evangile et par la
Croix, entend tout sauver par la politique,
par l'habileté humaine, par une prudence qui
ne sauve rien, pas même les apparences.
Ce qui me confond, ce qui me navre, c'est
que, même la menace de déchristianisation ne
secoue pas les torpeurs, ne réveille pas les
convictions, n'exaspère pas les sentiments et
n'arme pas les bras. Où donc sont en France,
le- derniers tenants de L'Ecole Romaine ?
D'ailleurs, si j'en crois un journal, il y a
pire :
« Nous dites que le gouvernement républi-
cain, dans toutes les fractions de son parti,
vise à la déchristianisation de la France.
C'est incontestable ; mais, à mon avis, il va
beaucoup plus loin ; il va jusqu'à l'anéantis-
sement de toutes les confessions religieuses,
et le dernier but de ses efforts, c'est le triomphe
de l'athéisme social.
« Cet athéisme, que l'antiquité n'a pas
connu, que l'ère moderne avait réprouvé au
nom de la philosophie, les républicains de
parti ne le préconisent pas seulement comme
principe nécessaire de la pensée, mais comme
règle de législation.
« La franc-maçonnerie a conçu ce projet
dans ses lo^es ; un ramas de fanatiques, plus
ou moins furieux, pousse à sa réalisation.
Pour faire aboutir ce complot, les meneurs
n'ont pas affiché crânement la résolution
d'athéisme; celte cynique maladresse eût
provoqué les bravos compromettants île
l'anarchie et du socialisme. Dans leur hypo-
crisie, ils n'ont même pas abordé, en bloc,
l'entreprise d'une constitution civile du clergé,
dogmatisme législatif trop déshonoré par la
trahison et décrié pour ses crimes. Leur pru-
dente habileté les pose tout simplement
comme patriotes fidèles à 89, revendicateurs
forcés des prérogatives de l'Etat. Sous ce
couvert, ils ont multiplié les attentats contre
l'Eglise et détruit à peu près le Concordat.
Mais ce n'est là qu'un article de leur pro-
gramme, une épisode de la lutte, un achemi-
nement voilé vers le dogme destructeur de
l'athéisme et la morale à rebours du be-tia-
lisme. Tenez, que tel est bien l'objectif du
parti, son credo et sa loi.
« On ne peut en arriver là, comme Néron,
Dioctétien et Robespierre, par la force; on ne
veut même pas y arriver par une ruse mala-
droite comme Julien l'Apostat. La consigne
républicaine est de procéder en douceur, en
corrompant le clergé et en préparant sa trahi-
son. Vous avez très bien vu qu'on espère at-
teindre ce double but en mettant, à la mort
de chaque évèque, les biens de son diocèse à
l'encan, et en nommant pour évêques deR ec-
clésiastiques incapables de résistance. Mais
li puissance d'un évèque est si grande, si ter-
rible, que, dans toutes les crises de l'Eglise,
même quand la majorité des évêques se tai-
sait, il a suffi d'un seul champion intrépide
pour tout sauver. Or, et c'est ici le point sur
lequel je veux attirer votre attention, — pour
s'épargner les protestations épiscopales, qui
seraient victorieuses si elles étaient coura-
geuses, — le directeur des cultes ne se con-
tente plus de demander aux épiscopables le
respect des lois qu'il appelle intangibles ; il
UVI1K QUATRE VINGT-QUINZlf ME
085
s'applique encore, pour les prémunir contre
1rs lenlationB de bravoure, à leur imposer ci-
vilement dès vicaires généraux et des se-
crétaires acquis d'avance à son programme.
« Autrefois l'évèque choisissait libremenl
ses grands-vicaires ; l'Etat les agréait, pure
formalité ipio n'entravait jamais un refus,
Aujourd'hui l'agrément de l'Etat est un veto.
Depuis vingt ans, le ministère dos cultes im-
pose civilement, au nouvel évéque, deux ou
trois crampons, garants de son esclavage.
« Aux yeux de la conspiration judéo-maçon-
nique, l'évoque doit être un serviteur timide,
un laquais mitre ; ses coopérateurs, acquis à
la conspiration par la promesse d'une récom-
pense simoniaque, sont des seifs de la franc-
maçonnerie, serfs aussi légers de mœurs que
de doctrines, mais des princes irresponsables,
des despotes tout-puissants, des persécuteurs
très résolus.
« Ainsi, l'Eglise, en France, est en butte à
une double persécution : la persécution lé-
gislative et-gouvernementale, dont vous com-
battez chaque jour les attentats ; et la persé-
cution grand-vicariale, qui poursuit de ses
rigueurs tous les prêtres dont le zèle contre-
carre les projets du gouvernement, et dont
les œuvres menacent de renversement ses sa-
crilèges entreprises. Au dedans et au dehors,
l'Eglise est battue en brèche : ici, par la fu-
reur de ses ennemis ; là, par l'aveuglement
de ses infidèles serviteurs et la félonie des
traîtres.
« J'ai cru important d'attirer l'attention sur
cette persécution par des gens d'Eglise. C'est
là un élément très actif de dissolution et la
préparation évidente à de plus graves catas-
trophes. Nous arrivons aux Loménie, moins
la nais-ance, aux Talleyrand, moins l'esprit,
aux Gobel. Pour moi, j'en connais plusieurs ;
il n'est que temps de crier haro. »
Le prêtre qui écrit l'histoire dans des temps
si confus, est obligé, par devoir, à porter, sur
les événements et sur les hommes, le jugement
de l'orthodoxie et l'appréciation de la loyauté.
Ce jugement, toujours délicat, est plus dif-
ficile encore, lorsqu'il s'agit des incidents de
la veille. L'obscurité des choses, les passions
des hommes, les mensonges de la presse, la
faiblesse même de notre esprit rendent plus dif-
ficile de s'orienter et conseillent de ne trancher
jamais. Pour nous, sans nous targuer d'aucun
privilège, l'œil fixé sur la boussole de la sainte
Eglise homaineet sur les enseignements de ses
pontifes, sans que notre cœur tremble ni que
noire plume hésite, nous avons prononcé, en
première instance, les jugements de Dieu. —
Les Allemands ont émis, sur la mission divine
de l'historien et du philosophe, certaines idées
d'indépendance absolue; nous ne donnons
pas de la tête dans ces imaginations et ne re-
vendiquons aucune autocratie. Nous parlons
humblement sous les inspirations de la foi et
de la conscience chrétienne ; quand nous écri-
vons sous cette impulsion surnaturelle, nous
croyons la franchise permise, môme néces-
saire, dûl on la considérer comme une. har-
diesse.
Nous ne, nous dissimulons point la gravité
de la situation. Il ne faut pas croire qu'il a
sufli d'écrire sur un boni, de papier, que le
Pape est le chef souverain, infaillible et
unique de l'Eglise; qu'il possède, but chaque
diocèse, un pouvoir personnel, direct, immé-
diat; qu'il est, comme Pape, l'évèque de l'E-
glise universelle ;— pour effacer, d'un trait
de plume, la fausse créance, les préjugés, les
illusions, les passions et les ignorances du
particularisme français. Pendant cinq siècles,
de grandes erreurs avaient altéré la franchise
de notre tempérament national et inoculé à nos
âmes le bas esprit de la sophistique; les er-
reursjanséniste, gallicane, libérale, nesont plus
que des hérésie frappées par la Chaire Aposto-
lique, maisil serait puéril de croire que le coup
de foudre qui les atteint a pu complètement les
anéantir. Pour les enfants de lumière, sans
doute, le jugement de l'Eglise procure cette
grâce ; mais combien sont-ils ? Dans tous les
temps, chez tous les peuples et surtout dans les
temps modernes, la grande masse des enfants
de ténèbres ne voient, dans les anathèmes de
l'Eglise, les uns, qu'un prétexte à une plus au-
dacieuse révolte ; les autres, qu'une mise en
demeure de modifier les couleurs de leur dra-
peau.
Alors l'hérésie, frappée par l'Eglise, ne se
présente plus sous la forme foudroyée ; elle
se modifie dans ses expressions.se transforme
dans ses agissements, et parfois, sans affecter
aucune allure dogmatique, exerce, dans les
âmes et au sein des nations, plus de ravages
que l'hérésie audacieuse. Après les conciles
de Nicée, d'Ephèse et de Chalcédoine, n'est-
il pas vrai que, malgré l'évidence des dé-
finitions et la solennité des anathèmes,
malgré même la vivacité de la foi populaire,
les hérésies d'Arius, de Nestorius et d'Euty-
chès surent se maintenir et se perpétuer?
Vous me citerez, comme exception, Béranger
qui se rétracta et disparut sans laisser de trace.
La foi du Moyen Age opéra cette merveille. Il
n'en est plus de même aujourd'hui ; d'autant
plus que, d'hérésies formelles, il n'y en a pas;
il y a plutôt de grossières aberrations philo-
sophiques, politiques et économiques. Mais
il y a toutes les prétentions du schisme, toutes
les pratiques du schisme, toutes les illusions
et les folies qui peuvent assurer, au schisme,
son triomphe, et si quelqu'un se récriait, je
lui répliquerais brutalement : Le schisme est
fait.
Photius était certainement un esprit extra-
ordinaire. Neuf Papes, cinq Conciles épuisèrent
les ressources de leur autorité, sans dompter
son orgueil. Cependant Photius n'est pas le
premier auteur du schisme grec ; il n'est que
le continuateur des précédents patriarches de
Conslantinople. Malgré son génie, ses ruses et
son audace, il n'aurait pas obtenu de tels suc-
cès, s'il n'avait rencontré des dispositions fa-
vorables à ses vues et des esprits préparés
686
HISTOIIIE IJNIVEHSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLÏI
pool -■ lesseins. Il faut remonter plus haut
pour comprendre cette scission ru nés te de deux
ce schisme qui a été, i our le
are humain, la source des (.lu- terribles ca-
lamhi
L'Occident suit les voiesde l'Orient. Qu'en-
lend-on par schisme ? La rupture de l'unité de
l'Eglise. L'unité de l'Eglise Be compose de trois
éléments: de l'unité dogmatique, de l'unité
morale el de l'nnité sociale, qui doit régner
enlre la hiérarchie de l'Eglise et ses enfants,
plis dans leur douhlc condition de personne
privée et de membre d'une société nationale.
Cette triple unité de l'Eglise catholiqueexisle-t-
elle en France? Oui, répondent les pieux
croyants. La Fiance est la fuie aînée de l'E-
glise, la race liés chrétienne, la milice sacrée,
le pays des croisades, de Jeanne d'Arc, des
apparitions de la Sainte, Vierge et des triomphes
du Sacré-Cœur. Je n'ai gai de d'ouhlier ces
grands souvenirs; mais le présent est- il à cette
hauteur? Sans doute, la vocation divine de la
France n'est pas révoquée ; sans doute la foi
vive et active pousse encore, dans notre sol, des
racines pro'ondes; mais souterraines et qui ne
produisent que timidement leurs faibles re-
jetons ; sans doute, la voix des piètres, le
cœur des vierges et le bras des chevaliers
peuvent encore opérer des prodiges, mais plu-
tôt dans l'univers qu'en France. En Franc?,
l'unité dogmatique subsiste encore en partie
pour les individus; mais, à côté des quatre-
vingt-six diocèses, il y a le grand diocèse delà
libre-pensée qui détient formellement un
grand nombre de prosélytes et répond aux
tendances d'un plus grand nombre. L'unité
morale est la plus ravagée, il n'y a pas, en
France, dix millions de bons chrétiens, vrai-
ment croyants et pratiquants ; trente millions
n'ont plus souci ni même idée de vertu surna-
turelle. L'unité sociale est rompue depuis un
siècle, ou plutôt s'est refaite à contre sens. La
société française n'est plus catholique ; elle est
antichrétienne et même athée. Dans son aveu-
glement et sa fureur, elle s'expurge de toutes
les appartenances d'Fglise, rejetées comme
des poisons ou des servitudes ; elle entend
non-seulement exclure l'Eglise de sa consti-
tution, mais la supprimer par la ruse ou par
la force. Au lieu du Christ qui aime les Francs,
nous aurions un Confucius ou un Bouddah
quelconque : Quorum Deus venter est.
En France, le schisme est fait : il existe
avec son dogme latitudinaire, sa morale char-
nelle et son culte de fantaisie, facultatif pour
tout le monde. Au moment où j'écris, la seule
question qui s'agite, c'est de trouver le biais
pour supprimer le Christianisme, avec le con-
cours des défectionnaires, s'il s'en trouve, et
pour le régir par le patriarcat d'une larve de
Photius.
Ce travail sacrilège se poursuit : 1° par la
proscription des religieux et la confiscation
de leurs biens; 2° par l'empoisonnement des
écoles et leretrait delà libeitéd'enseignement;
3° par la laïcisation de tous les services pu-
blics;4°par l'envahissement de tout le tem-
porel du culte;.')' par l'enseignement libre-
penseur île l'Université; 6° par l'asservie
ment, la séduction ou la proscription du
catholique. C'est une nouvelle constitution
civile.
Le train ordinaire de la vie politique
prime d'ailleurs très exactement cet état de
choses. Les élections manipulées par la fraude,
donnent, dans les Chambres, la majorité à un
ramas de Juifs, de prolestants, de francs-ma-
çons, de libres-penseurs, de voleurs, d'i-
diots et de vile canaille. Habituellement, à
l'exécutif, figurent toutes les impuretés so-
ciales, toutes les variantes de la trahison. A la
tête, vous voyez un président accusé de vol et
de protection des voleurs, qui n'ose même
pas confondre l'accusation. La magistrature
n'inspire plus aucune confiance à personne.
L'administration est livrée aux juifs el aux
aventuriers. L'armée est vilipendée affreuse-
ment dans seschefset démoralisée dans ses sol-
dats. Dans les bas-fonds, l'anarclfle. le socia-
lisme, le collectivisme, avivent leurs limes et
aiguisent leurs poignards. Ce qu'ils rêvent ne
se réalisera jamais; maisl'assassinalde l'Eglise
et de la patrie, ils y travaillent par les com-
plots, par les grèves, par la violence.
L'Eglise ne peut plus faire entendre sa
voix au Parlement, ni réclamer, du pouvoir,
le respect. Les trembleurs, qui gardent la foi,
essayent à peine de parler et ne réussissent
pas à être entendus. En aucun cas, ils ne
peuvent plus espérer le triomphe d'une seule
loi chrétienne. Nous descendons rapidement
la pente d'une dégradation continue. 11 suffît
de hurler le mot de cléricalisme pour voir
écumer les fauves. L'unique souci actuelle-
ment, c'est, en attendant qu'ils les suppriment,
de dépouiller l'Eglise et de trahir la reli-
gion.
Dans des conjonctures si tristes, le clergé
français pouvait excercer un grand rôle ; il
pouvait écrire, il pouvait parler, il pouvait se
défendre, il pouvait mourir. Ce serait une
exagération de prétendre qu'il n'a rien fait
pour la cause sacrée de Dieu et des âmes ; ce
serait une autre exagération de se flatter
d'avoir fait ce que réclamait le grand péril de
l'Evangile. Je ne prononce pas les grands
noms des Thomas, des Chrysostome, d'-s Ba-
sile et des Alhanase ; depuis trop longtemps,
hélas ! ces grands noms ne s'appliquent plus
à personne; mais je veux avoir l'honneur de
regretter publiquement la faiblesse de convic-
tion et les défaillances de vertu qui n'ont su
ni comprendre grandement ni remplir noble-
ment tout le devoir.
Et pour quelques-uns qui ont affronté les
fureurs de !a populace et les sévices du gou-
vernement, combien se sont tus par une
fausse prudence ou pour quelqu'aulre motif
inconnu. Au temps de saint Cyprien, au mi-
lieu de la persécution, il y avait des chrétiens,
qui, pour ne pas confesser leur foi en péril,
livraient les livres sacrés et demandaient aux
LIVRE QUATRE-VINGT-QUINZIEME
0X7
persécuteurs un faux certilicai de paganisme.
On les appelait traditeurs et libellat/'ques. Des
libellai iquea qui offrent, au ministère des
cultes, l'ansurance de leur respect pour les
lois anti-rchrétiennes ; des traditeurs qui, en
négligeant la défense de l'Eglise, trahissent
positivement ses intérêts, je dis qu'il y en a.
C'est avec la charité de saint Cyprien que je
veux les appeler à résipiscence; je les con-
jure, par les entrailles de Jésus-Christ, de
racheter par la piété de leurs résolutions et
l'éclat de leurs œuvres, l'insuffisance «le leur.;
personnes et les irrégularités de leur vocation.
Je Hais bien qu'ils disent s'être tus pour
éviter un plus grand mal, ou pour attendre,
de la continuité des excès et de la violence
des attentats, un plus grand bien. Mais qui
ne voit combien celle sagesse politique est
indigne de vrais croyants et contraire à l'hé-
roïsme de nos traditions? Qui ne voit que
cet te fausse sagesse ne sert qu'à énerver nos
trop faibles vertus et à encourager l'audace
des persécuteurs? Qui ne voit que vingt ans
de déceptions amères et de défaites succes-
sives, n'ont servi qu'à nous opprimer avec
plus d'audace, sans réussir même à éveiller
en nous l'instinct de conservation ?
C'est un principe certain que l'Eglise,
fondée par la parole et le sang du Christ, ne
se maintient, ne se défend, ne triomphe que
par la parole et le sang de ses fidèles et de
ses prêtres ? C'est un fait certain, grand
comme le monde, démonstratif comme l'his-
toire, que toutes les périod» s glorieuses de
l'Eglise sont dues à l'héroïsme de ses confes-
seurs et au sang de ses martyrs. C'est un fait
certain que toutes les périodes basses et hon-
teuses n'ont été entachées de bassesse et
souillées de trahisons, que par la substitu-
tion de la prudence et de la faiblesse humaine
à la sagesse du Calvaire et à la vertu de Dieu.
Ma barque est bien peu de chose ; elle est
amarrée dans une anse bien inconnue ; les
coups de vents qui l'ont jetée aux vagues,
soulevées de la haute mer, ont déchiré ses
voiles el brisé sa mâture. Pour m'encourager
cependant, je n'éprouve pas le besoin de me
dire: Quid thnes, Christum vehis ? Je sais
qu'il faut combattre pour vaincre, et que ne pas
combattre, c'est se prêter au triomphe de l'en-
nemi. Je n'hésite pas décrier à la France:» Fille
aînée d>- l'Eglise, si tu ne veux pas lentement,
ignominieusement mourir, il faut revenir au
Christ, de Uieu et à l'inviolable Eglise. »
Maintenant, [tour finir, un mot de nos petites
infortunes.
Rohrbacher, qui écrivait au déclin des
guerres gallicanes et à l'aurore des guerres
libérale-, fut proscrit sans qu'on pût lui im-
puter d'autres crimes que cette histoire en
trente volumes, qui a abattu Fhury, qui nous
a rendu le Pape et qui en est à sa seizième
édition, c'est-à-dire qui s'est répandue dans
la sainte Eglise au chiffre d'un million de
volumes. La proscription ajoute un rayon de
[dus à son auréole.
Le ri viseur et le continuateur de llohi b i-
cher, écrivant, depuis quarante année»», au
moment où les illusions libérales nous rmi
Dent les attentats révolutionnaires ; écrivant
avec la clairvoyance d'espril el la résolution
du cœur qui ne recule jamais ni «levant
la revendication du droit, ni devant le nii-
ficea nécessaires à son triomphe, n'a pas
traité avec un moindre aveuglement et une
moindre, fureur.
Le parti révolutionnaire, pour écraser les
chrétiens, sans se donner l'odieux du crime,
se proposait, Comme couronnement de
entreprises impies, la séparation de l'Eglise et
de l'Etal. Je publiai?, contre la séparation de
l'Eglise et de L'Etat, un livre, qui a obtenu les
suffrages des maîtres de la science.
Le parti révolutionnaire, pour nous inter-
dire la défense, appuyait sur les Articles orga-
niques, désorganisation audacieuse du Con-
cordat. J'écrivis un volume sur la restauration
du droit canonique, seul moyen d'écarter le
Nomq-Canon qui anémie la France, en atten-
dant qu'il la supprime ou la courbe sous le
joug de Photius.
Le parti révolutionnaire, pour arracher
l'Eglise du sol, avait mis à néant la propriété
ecclésiastique. J'écrivis, sur ce droit de pro-
priété, un volume qui a eu l'honneur d'une
seconde édition.
Le parti révolutionnaire, pour pousser à
bout son projet d'anéantissement, mit la main
sur les oblations des fidèles. J'écrivis un opus-
cule pour prouver que cet attentat exigeait,
des consciences chrétiennes, la résistance à la
persécution.
Le parli révolutionnaire, en présence de la
dispersion des religieux, de la confiscation de
leurs biens et des laïcisations multiples qui
rendaient toute Eglise inutile, prétendait que
le Pape commandait la résignation et le si-
lence. J'écrivis un opuscule pour montrer que
l'Eglise est militante et que la consigne d'un
Pape, c'est de combattre.
Le parli révolutionnaire, pour tromper les
(ideles, prétendait que l'Etat, loin de songer à
persécuter, se bornait à la défense de ses in-
tangibles prérogatives. J'écrivis trois volumes
pour dresser l'effroyable nomenclature des
attentats et définir, comme saint Cyprien,
contre les traditeurs el les libellaliques, le de-
voir des chrétiens dans la persécution.
Parce que j'avais écrit, en quatre ans,
douze ouvrages pour la défense de l'Eglise,
le gouvernement demandait qu'on m'appli-
quai, dans l'Eglise, l'arrêt de proscription
qu'il a rendu, dans l'Etat, contre tanl de géné-
raux, de magistrats et d'intrépides soldats de
la presse militante. J'eusse été proscrit dès
1894, sans l'opposition inattendue d'un sé-
nateur, qui refusa de consentir à cet acte,
non par horreur du crime, mais parce qu'il
redoutait justement, pour son parti, l'ineffa-
çable opprobre de la proscription.
Je n'ignorais pas que l'épée de Damoclôs
était suspendue sur ma têle par un fil. Lorsque,
088
HISTOME UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE CATHOLIQI !
par deux Encycliques, Léon XIII nii signalé,
,-i l'aniraad version dea H station
anti-chrétienne et dénoncé le péril de déchris-
tianisation, à la prière de membres diocésains
du comité catholique, je descend b, contre un
candidat essentiellement ami-clérical, dans
l'arène ouverte par les élections. Pour ce fait,
1res légitime, nouvelle demande et instances
répétées | M>iir obtenir ma proscription.
En présence de ce fait épouvantable qu'il y
a, au ministère des cultes, plus de cinq cents
candidats inscrits pour obtenir une mitre, sa-
chant de science certaine que ces candidats
sont, la plupart, simoniaques, concubin aires,
traîtres a l'Eglise, vendus à la franc-maçonne-
rie, j'écrivis, en toute discrétion, pour dénon-
cer ce péril, aux légitimes représentants de
l'Eglise et de l'Etat. Cette initiative, dont je
m'honore, fut la goutte d'eau qui lit déborder
le vase et amena mon arrêt de mort.
lui quel temps et dans quel pays vivons-
nous? Depuis vingt ans, la persécution s'est
déclarée en France, les catholiques s'abstien-
nent de ré-islance et livrent même leurs sol-
dats. Un prêtre a gouverné quarante-deux
ans la même paroisse ; il e^t irréprocha-
ble dans sa conduite, louable dans son
ministère ; il a édité Bellarmin, continué
Darras, revisé Uohrbacher. publié les Actes
des saints et Y Histoire apologétique de la pa-
pauté ; il a été vicaire général de Gap et
d'Amiens ; nommé protonotaire par motu pro-
prio de Pie IX ; c'est un vieillard que recom-
mandent ses longs services et que sacrent, pour
ainsi dire, les cheveux blancs. Un beau matin,
sansprincipeni forme de justice, sans avis préa-
lable, sans enquête, sans discussion, on le
jette dans le fossé de la route. On, pour parler
sans figure, on l'expulse de sa paroisse, on ne
l'appelle à aucune autre, on lui interdit la
collation des sacrements et le ministère de la
parole; on le menace de l'interdit a divinis,
du retrait de la soutane et de la prélature...
Et, trait épouvantable ! il n'y aurait plus ni à
Samarie, ni dans Jérusalem, personne pour
relever la victime et panser ses blessures.
Je m'abstiens de faire observer que le
prêtre, n'ayant pas de droit canon dans nos
églises et étant puni pour l'usage de son
droit civil, se trouve, par le fait, sans droit,
exlex, non plus une personne, mais une chose ;
une machine qu'on use et qu'on jette à la
vieille ferraille.
Je m'abstiens de toute réflexion sur le dis-
crédit que des procédés pareils font retomber
sur le ministère sacerdotal et remonter jus-
qu'à l'autorité ecclésiastique.
Je ne veux même pas m'apitoyer sur mon
sort, estimant qu'être frappé pour avoir haï
l'iniquité et aimé la justice, c'est une grâce
de choix, un profit spirituel et, humainement
parlant, un honneur.
Je ne me résigne point toutef"is à cet aban-
don. J'ai été frappé, non pour des crimes, pas
même pour des fautes ; mais pour des services
dont je m'honore et pour des résolutions qui
supposent, à défaut d'autre mérite, quelque
coin ■■■ Je ■ sollicite ni grâce, ni indulgence ;
je refuserais un bill d'amnistie ; je provoque
un acte de justice, et, tant que justice n'aura
pas été rendue, je demande à me faire en-
tendre. J'ai appris de saint Ambroise qu'un
homme sage n'est jamais ému par le désir
d'exercer des représailles. Aucune ardeur de
sang ne m'entraîne ; aucune passion d'esprit
ne m'inspire ; je n'ai, dans l'âme, aucune idée
d impiété, aucun sentiment de révolte, tout au
plus quelque velléité de critique. Eh ! puisqu'il
n'y a qu'un infaillible et qu'il n'y a pas d'im-
peccable, pourquoi la critique n'aurait-elle
plus ce droit inamissible de dénoncer les dé-
faillances, les erreurs et les iniquités du pou-
voir? On a toujours le droit de parler lorsqu'on
a raison.
Au demeurant, je ne poursuis personne ; je
ne demande qu'une réparalion de droit strict,
réparation qui ne peut m'èlre refusée qu'au
prix impossible du déshonneur.
Les torts illusoires qu'on m'impute, les
griefs imaginaires dont on a cru pouvoir s'ar-
mer, la peine énorme dont on s'est servi pour
m'abatlre : je sais que ces misères de l'Eglise
doivent sp traitera huis-clos, devant le tribu-
nal de l'Eglise. Je l'ai dit, suivant le conseil
de l'Evangde, à l'Eglise; à l'Eglise, je n'ai pu
faire entendre ma voix. Par un déni de justice,
je suis contraint de dire mes grieTs à l'histoire
et d'émettre ici un appel à la postérité.
Une requête obstinée ne s'appuie, du reste,
que sur la plus juste confiance. Impossible que
l'Eglise admette, sciemment, persévéramment,
maladroitement, la violation de ses lois. Il peut
exister, iians l'Eglise, des malentendus, des
oublis, des aveuglements subalternes ; il ne
peut pas exister de complicité permanente
avec le crime ; et, s'il y a crime, pour le dissi-
per, il suffit de crier cent fois plus fort.
Dans IVspoir de me réduire au silence, j'ai
été menacé ofticieusement de l'interdit a divi-
nis, du retrait de la soutane et de l'enlèvement
de la prélature. Je le répète pour qu'on sa^he
quel sentiment ont, des prérogatives sacrées du
sacerdoce, de pauvres gens qui ont brigué la
mission d'en faire valoir les grâces; j'ajoute
que ces menaces me laissent parfaitement
froid et me confirmeraient plutôt dan< les
présomptions d'indignité, à moinsqu'uneaccu-
mulation. si inutilement odieuse, ne soit l'effet
d'un système et la marque caractéristique
d'une école où l'on croit pouvoir dissimuler
l'aveuglement par des coups de force. Mais
fussé-je réduit, comme Jérôme, à habiter une
caverne, à couvrir de haillons mes membres
amaigris par les années, j'espérerais encore
dans la justice de l'Eglise. Cette ardeur de foi
tient ma plume, levée comme un glah e, centre
toutes les iniquités du temps présent ; quand
la vieillesse fera tomber la plume de ma main,
je veux qu'on sache que j'ai cru au Tu es
Petrus; et que je meurs dans la foi que les
inerties et les inepties, les bassesses et les
trahisons ne prévaudront pas plus que les
portes d** l'enfer, contre la Chaire du Prince
des Apôtres.
TABLE DES MATIÈRES
TOME QUINZIÈME
Livre qualre-vingt-quatorzième.
de 1870 a 1900.
La Révolution, tenue en bride par Pie IX, se rue sur
le monde. Le successeur de Pie IX, Léon XIII, lu
combat par l'affirmation solennelle des vrais doc-
trines et par le3 tempéraments de la diplomatie.
Le monde se refuse aux tempéraments diploma-
tiques et aux affirmations dogmatiques ; par ses
aveuglements et ses attentats, il prépare de grandes
catastrophes et appelle une révolution.
Préface relative aux infortunes du tome XI V et à
sa protection par le Saint-Siège 1
Préambule sur le caractère général du xixe siè-
cle et sur le sens du pontificat de Pie IX. . 2
§ I. — La mort de Pie IX et l'élection de Léon XIII.
Le deuil de Pie IX, son caractère 15
L'élection de Léon XIII 18
La vie de Joachim Pecci avant son élévation au
trône pontifical 21
Les armes du nouveau Pape et ses actes de
joyeux avènement 25
La première année du pontificat de Léon XIII. 31
§ IL — La persécution en Prusse.
La situation de l'Eglise en Prusse et l'avène-
ment de Guillaume. ......... 32
Les griefs imaginaires de Bismarck .... 33
La vraie raison de Bismarck 37
Les lois de mai 39
La réaction contre Bismarck 47
L'ouverture de négociations par Léon XIII. . .51
§ III. — La persécution en Suisse.
Situation légale de3 catholiques dans la libre
Helvétie 53
Comment le protestantisme les attaque ... 55
^e commencement des hostilités 57
Résistance de Mgr Mermillod ; nouveaux atten-
tats 59
Un nouveau clergé, mais schismatique. ... 64
Un régime de brigandage 68
Lu situation du Jura bernois 70
L'entrée en campagne des radicaux 72
La protestation de l'Europe catholique ... 75
La destitution des curés et la proscription de
M ' Lâchât 76
Les vieux catholiques en Suisse 81
Le règlement de Léon XIII 83
§ IV. — La persécution en France.
Le discours de Romans prononcé par Oambella. 85
Le traité de Berlin 95
r. xv.
L'Exposition universelle de 1878 98
La fête républicaine du 14 juillet loi
Le centenaire de Voltaire et de Jeanne d'Arc. 111
La réorganisation du protestantisme .... 123
L'amnistie en faveur des communards. . . . 428
La franc-maçonnerie comme promotrice de la
persécution 134
La franc-maçonnerie italienne contre le Saint-
Siège. 135
La franc-maçonnerie française 138
La juiverie complice des francs-macous contre
l'Eglise . . . 147
L'article Sept 166
Les décrets de proscription du 29 mars . . . 183
La proscription des Jésuites 203
L'expulsion des congrégations non autorisées . 227
Les religieux expulsés et lajustice républicaine 248
Les lois Ferry 262
Les écoles libres devant la juridiction de l'Uni-
versité 277
Les lycées de filles 290
Les attentats contre le temporel des cultes . . 296
La résistance à la persécution 303
Gouthe-Soulard, Isoard, Fava,Gotton,Cabrières,
Turinaz, Freppel 306
§ V. — Le pontificat de Léon XIII.
Les enseignements de Léon XIII 315
Le rappel à la scolastique 316
La promotion des études historiques .... 321
La recommandation des œuvres françaises . . 322
La défense de la famille, du mariage et de la
propriété 326
La défense du pouvoir civil 33o
Les Encycliques Immortale Dei et Libertas . . 3g2
Les Encycliques Sapienlix et Aux Français . . 332
L'Encyclique Rerum novarum 336
Seconde Encyclique aux Français 337
Les actes de Léon X11I 341
La protestation contre l'envahissement du pou-
voir temporel 342
La parole île paix à la Frauce 343
L'action pontificale Outre-Manche 344
La médiation entre l'Espagne et lu Pruse . . 345
L'action du Pape en Orient, en Amérique et
dans les missions 346
La vie intime du Pape 347
La garde du protectorat français en Orient. . 349
Les critiques de Vasili . . . 354
Le maintien, en droit, du pouvoir temporel . 355
Le Pape au congrès de la Haye 357
§ VI. — L'Eglise en Amérique.
Les divers pays de l'Amérique du Sud . . . 360
L'Eglise aux Etats-Unis depuis le xvin,: siècle. 365
L'Eglise au Canada 384
44
G'.IO
TAliLK DES MATIÈRES
S VII. — Le» miuiom /"<<>• la propagation de la foi.
Ce qu'on entend pur mission LU
Lu propagation de la foi 413
l.c départ do missionnaire il">
l.a vk; du missionnaire ili
Lei bienfaits «les missions . il8
Coup d'œil géuéral sur les missions .... 422
Le personnel des missions L24
Les sociétés consacrées aux missions .... 4^5
Missions d'Afrique iSTi
Missions d'Océauie 433
Missions d'Orient 437
Missions de l'Inde 439
Missions de l'Extrême-Orient 440
stérilité des missions protestantes 154
Livre quatre-vingt-quinzième
1800-1900
L'Eglise, comme gardienne de la vérité, des bonnes
mœurs et de la vraie civilisation, reste fidèle à ses
dogmes, à ses lois, à ses institutions ; la Révolution
veut l'ameoer à un régime de libre-pensée et delibé-
ralisme ; grand duel entre la Révolution et l'Eglise.
Gomment le présent découle des erreurs du
passé 472
Les écrivains catholiques en Italie 474
Sanseverino, Perrone et Ventura 477
Margotti et Albertario , . ... 482
Le3 écrivains catholiques en Espagne, Balmès,
Donoso Corlès 484
Don Sarda y Salvany 487
Les écrivains catholiques en Angleterre. Wise-
man 488
Newmann, Faber et Manning 492
Quelques écrivains de Savoie, de Suisse et de
Belgique • . 497
Les écrivains hétérodoxes de l'Allemagne . . 502
Goerrès, Ilirscher, Liebermann, Mœhler, Klée. 504
Ketteler, Alzog, Heinrich, Moufang, Hergen-
rœther 506
Héfélé, Hœfler, Janssen, Pastor 509
Majunke, Scheebeu,le»Jésuites de Maria-Laach. 510
La France, son état social et moral 512
La fin de Lamennais .Mi
Les scandales de Ghalel et de Vintras . . . 521
Baulain et l'affaire du inpernaturalisme . . . 530
Les coryphées du libéralisme, Guizot, Thiers
Thierry. Cousin, etc
Comte, Littré, Claude llernard, P.isteur, Taine.
Lamartine et Victor Hugo 541
Jules Favre et Berryer 5i^
Les économistes libéraux et les eocialisles . . 547
Nomenclature des savants chrétiens .... 551
Les grands éditeurs, Migne, Vives et Palmé. .
Les érudits Pitra, Lehir, Glaire, Gorini . . .
Le cardinal (îousset, archevêque de Reims . .
Mgr l'arisis. évêque de Langres ......
Le cardinal Pie, évêque de Poitiers 572
Mgr Plantier, évêque de Nimes 575
Salmis et (ierbet, évêqueî 576
Mgr c>aume, Protonotaire Apostolique. . . . 579
Montalembert 583
Ozanam
Louis Veuillot 589
Augustin Bonnetty et le Père Perny .... 593
Dupanloup, Falloux, Rroglie, Foisset, Cochio,
Gratry 596
Théodore Combalot, les Pères Gury et Ililuire.
Dominique Bouix 602
Martinet, Pellier, Gainet, Pelletier
Mnupied, Bouvier, Meiguan, Villecourt . . . 606
Meslé, Dubois. Réaume 610
Les Pères Loriquet, Ravignan, Félix, Monsabré,
Guidée 611
Crétineau-Joly, Charles Sainte-Foi 613
Epiphane Darras et Paul Guériu 614
Gaston de Ségur, le Père At, Mérit, le Père Ber-
thier 618
Alban de Villeneuve et Charles Périn .... 620
Armand de Melun, Albert de Mun et Timon
David 625
Cormenin-Timon et Le Play 631
Caumont et Rio 634
Coussemaker et Lambillotte 636
L'abbé Paramelle 637
Baunard et les deux frères Aubry 638
L'abbé Olive et Roy, curé de Neuilly .... 647
La piété envers l'Eglise 656
Post-Scriptum . * 678
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dès lors, celui
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Les ennemis du lord
dut les saisir pour les convertir
sa sœur naturelle, et,
ont-il hésité
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fit noter
il ne trouvera
le gouvernement aura eu intérêt
la haute Sibérie
diocèse de Varmie
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le Riechstag
1871
La loi de Cortée
Posen-Quesen
la Haute-Sibérie
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Lire
Diepenbrock
avait été longtemps hostile
Ledochowski
Melchers
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à ces ridicules gluaux
formé au parlement
fundanientum
idées prussiennes de statolatrie
Hegel
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dès lors, est celui
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Les ennemis du Pape
sut les saisir pour les opposer
sa sœur naturelle, est,
eut-il hésité
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Janiszewski
fit voter
il ne trouva
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diocèse de Warmie
assez louer
le Reichstag
1874
La loi de sortie
Posen-Gnesen
la Haute-Silésie
Mallinkrodt
Melchers
Saiat-Amuid (Cher). — Imprimerie BUSS1KUK
BX 945 .R64 1901 v.15 SMC
Rçhrbacher, René François,
Histoire universelle de
l'Eglise catholique
Nouvelle éd. /
■./